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UNIVERSITE PIERRE MENDES-FRANCE
1
(GRENOBLE II)
1
-----.- ----
U.F.R. FACULTE DE DROIT
THESE
Pour le Doctorat en Droit (Régime Unique)
présentée et soutenue le 27 avril 1998 à 14 h 30
devant la Faculté de Droit de l'Université Grenoble II
par
\\\\,1. Via madon B.\\ D.f1
1
JURY DE LA THESE
Président: Monsieur Gérard CHIANEA, Professeur à l'Université Pierre - Mendès- France
Grenoble II
SUFFRAGANTS:
- Monsieur Pierre ARSAC, Maître de Conférences à l'Université Pierre - Mendès- France
Grenoble II
- Monsieur le Doyen François-Paul BLANC, Professeur, Faculté de Droit et des Sciences
Economiques de Perpignan
- Monsieur Philippe DIDIER, Professeur à l'Université Pierre - Mendès- France Grenoble II
- Monsieur Bernard MOLEUR, Professeur à l'Université d'Avignon et des pays de Vaucluse
GRENOBLE
1998
3
TABLE DES MATIERES
Pages
INTRODUCTION
6
PREMIERE PARTIE:Les fondements socio-juridiques de l'esclavage
12
TITRE PREMIER: L'empreinte du système juridique traditionnel
16
Chapitre 1: Le maintien d'un statut socio-juridique de l'esclavage
19
Section 1 : La condition d'esclave
20
Paragraphe 1 : La condition juridique des esclaves
24
A - L'esclave de case
29
B - L'esclave de traite et l'évolution du mode de production traditionnel
33
Paragraphe 2 : La condition économique et sociale des esclaves
40
Section 2 : Les sources de l'esclavage
46
Paragraphe 1 : Les guerres, les calamités naturelles et les famines,
sources originelles de l'esclavage
48
Paragraphe 2 : La traite, facteur d'accentuation de l'esclavage
54
Chapitre 2 : L'effondrement institutionnel de la société indigène
89
Section 1 : Les causes ataviques de faiblesse
91
Paragraphe 1 : Les feux croisés de l'accentuation de l'esclavage
et du despotisme
98
Paragraphe 2 : L'exaspération des clivages statutaires
102
Section 2 : Les conséquences de la défaite des règles traditionnelles
sur la persistance de l'esclavage
106
Paragraphe 1 : La contestation du pouvoir comme réponse
de la société contre l'esclavage
108
Paragraphe 2 : La réaction conservatrice des souverains traditionalistes,
cause de la persistance de l'esclavage
113
TITRE 2 : L'apport du système juridique français
120
Chapitre 1 : La mise en oeuvre d'une législation dictée
par l'impératif de l'expansion coloniale
122
Section 1 : L'interdiction de la traite des Noirs
124
Paragraphe 1 : La perpétuation de la traite des captifs
128
Paragraphe 2 : Les limites de la suppression de la traite
131
4
Section 2 : La réformation de l'esclavage
138
Chapitre 2 : La vulgarisation d'un droit taillé sur mesure
152
Section 1 : La reconnaissance d'un droit local d'origine coutumière
153
Paragraphe 1 : Le maintien d'usages locaux en marge du Code civil
154
Paragraphe 2 : La survivance de règles coutumières spécifiquement adaptées
à la captivité
161
Section 2 : L'application du droit du colonisateur
165
Paragraphe 1 : Le poids des réalités socio-économiques
166
Paragraphe 2 : Les limites du droit applicable tenant au contenu variable
de l'ordre public colonial
198
DEUXIEME PARTIE: La condamnation de l'esclavage et la conquête des libertés 189
TITRE PREMIER: La condamnation de principe de l'esclavage
192
Chapitre 1 : La caution scientifique des théoriciens du droit naturel
195
Section 1 : La conceptualisation d'une théorie de l'Etat de droit garant
des droits de l'homme
203
Section 2 : Les incidences du développement de la notion de droits de l'homme 226
sur l'expression du refus de la traite dans la société indigène
Chapitre 2 : La prévalence des conceptions coloniales françaises
235
Section 1 : La consécration de la primauté du droit naturel sur les us
et coutumes indigènes contraires à la civilisation française
238
Section 2 : La portée des principes proclamés
242
TITRE 2 : L'abolition de l'esclavage
247
Chapitre 1 : L'application différée du décret de 1848
255
Section 1: Les considérations pratiques
256
Section 2 :Les raisons d'opportunité
282
Chapitre 2 : Le retour à la légalité objective
304
Section 1 : Le résultat de l'attraction des institutions et du droit français
sur le système juridique indigène
306
5
Section 2 : L'effet de la consécration des principes de liberté et d'égalité
comme principes juridiques fondamentaux de l'Etat de droit
313
CONCLUSION
321
SOURCES
356
La Faculté n'entend donner aucune approbation ni
improbation aux opinions émises dans les thèses ;
ces opinions doivent être considérées comme propres
à leur auteur
INTRODUCTION
La considération première de ce travail est l'existence de l'esclavage dans les
sociétés sénégalaises pré-coloniales. Nous faisons ressortir le fondement juridique de
l'institution servile à travers la double analyse du système traditionnel et du système
juridique français. Le maintien du statut servile dans les sociétés traditionnelles est analysé
au regard de la condition d'esclave envisagée in globo et de ses sources. A 1a captivité de
case exprimant une certaine intégration des captifs dans une société communautariste,
s'ajoute la captivé de traite, à raison d'une précarité dans les conditions d'existence de ces
sociétés; précarité accentuée évidemment par les demandes extérieures transsahariennes et
atlantiques.
. Les captifs étaient vendus contre des marchandises apportées par les Arabes 1•
A l'origine, ces transactions ne portaient que sur de petites quantités d'esclaves, la
majeure partie des esclaves noirs étant à usage domestique, agricole et minier. Ce réseau
caravanier allait être supplanté par la traite atlantique, qui apparaît comme un facteur
d'accentuation de l'esclavage dans les sociétés exposées à l'influence atlantique, depuis la fm
du XVe siècle, et surtout, depuis l'installation permanente des Européens au XVIle siècle.
La conséquence de l'accentuation de l'esclavage est la désintégration des sociétés
politiques traditionnelles; la traite, en effet, a permis la privatisation de l'usage de la violence
légitime dans la plupart des Etats côtiers; l'émergence de souverains autoritaires suffisamment
forts pour imposer à leurs peuples, comme sanction pénale, la réduction en esclavage des
délinquants, va générer de nouveaux codes serviles. C'est ainsi que des tendances hérétiques
apparaissent dans le système juridique. Elles le résultats des feux croisés de l'accentuation de
l'esclavage et du despotisme et elles vont se concrétiser dans l'exaspération des clivages
statutaires. Les conséquences de ces tendances nouvelles, en dépit d'une contestation parfois
violente du pouvoir en place, vont se traduire par la réaction conservatrice des souverains
traditionalistes et la persistance de l'esclavage.
L'apport du système juridique français est appréhendé à deux niveaux:
D'abord par la mise en œuvre d'une législation dictée par les impératifs de l'expansion
coloniale,
Ensuite par la vulgarisation d'un droit spécifique, dérogatoire aux règles posées par le
colonisateur.
J _ Edrisi, Description de l' Afrique et de / 'Espagne ( trad par Dozy et Go/je), Leiden, 1866, p. 90
7
L'impact colonial, au niveau scripturaire se traduit, à partir du Congrès de Vienne (1815),
par l'interdiction de la traite qui va cependant persister clandestinement tout en générant
une série d'expériences agricoles destinées à sauver la colonie du Sénégal, privée
désormais du principal aliment de son commerce. Une représentation de la population
locale, en l'espèce le Conseil privé de Saint- Louis, rejeta expressément toute idée
d'abolition que le gouvernement royal souhaitait mettre en œuvre; une réformation de
l'esclavage, au travers de la procédure d'affranchissement, traduira cependant une notable
évolution. L'esclavage finit par sécréter un corpus juris adapté au contexte sénégalais.
fondé tout à la fois sur la persistance de l'ordre socio-économique ancien et une application
nuancée du droit français, bridé par l' « Ordre Public Colonial ».
La considération deuxième de ce travail est l'existence d'un certain nombre de facteurs qui
sont à la base des transformations subies par l'institution servile dans les sociétés
sénégalaises. Les
idées véhiculées par le Siècle des Lumières ont ainsi généré une
condamnation
de
principe
de
l'esclavage
que
l'abolition
« juridique»
viendra
ultérieurement confirmer. La condamnation de principe de l'esclavage est ainsi cautionnée
scientifiquement par les grands auteurs des 1r et 18e siècles, les théoriciens du droit
naturel. La réception de ces constructions idéologiques influencera l'organisation juridique
in situ. La caution des philosophes des Lumières se traduit dans la formulation d'une
doctrine dont le retentissement au Sénégal peut être analysé à un double niveau:
- Nous remarquons tout d'abord que lorsque le pouvoir colonial se structure et que se
substitue à son fondement initial qu'est la force, un fondement juridique, les textes
extirpent les us et coutumes indigènes jugés contraires à la civilisation française,
consacrant
ainsi
la
primauté
du
droit
naturel.
- La portée des principes ainsi proclamés est plus théorique que fondée.
Nous nous sommes intéressés pour l'évolution de cette pensée à des documents
d'archives, notamment le fonds « colonies» des Archives nationales françaises qui constitue
un ensemble documentaire fort riche, en dépit de quelques inconvénients: sa discontinuité,
son laconisme trop fréquent (renvoi à des documents qui n'existent plus, rapports et mémoires
incomplets ou anonymes), son classement désordonné (toutes les séries ne sont pas classées
selon un ordre chronologique). En revanche, on y trouve des mémoires du XVIIIe siècle sur
l'esclavage, des données économiques sur l'état des compagnies de commerce, des rapports
sur les révoltes des esclaves.
La section « Outre-mer» des Archives nationales françaises d'Aix-en-Provence
8
constitue une immense banque de données pour tout ce qui touche aux principaux aspects de
la mise en œuvre du décret
du 27 avril 1848, portant abolition de l'esclavage dans les
colonies françaises.
Pour terminer sur ce point, on signalera dans les archives de la République du
Sénégal, la série K qui conserve d'intéressants papiers sur la traite et l'esclavage, ou des
rapports sur la captivité en A.0.F.2.
Nos investigations s'appuient également sur les ouvrages de doctrine, les articles et les
notes, publiés entre le XIXe et le XXe siècles. Il ressort de celles-ci que le droit, en tant
qu'appoint scientifique à la justification de l'idéologie du co10nisateur- , tend à caractériser
l'indigène, c'est-à-dire le colonisé, dans son infériorité. Il s'est créé en effet une convergence
doctrinale vers le Pouvoir colonial, en vue de vulgariser ses objectifs et d'améliorer ses
moyens, en même temps que celui-ci était un pôle d'auto-légitimation qui, par son action,
était orienté vers une adhésion de la France européenne à l'entreprise coloniale.
La disparition du matériau ou sa dispersion, des voltes-faces inattendus que nous
n'avions pas toujours les moyens de vérifier en jurisprudence, sont les principales difficultés
auxquelles nous avons été confrontés.
Il ne ressort pas moins assez nettement de nos sources que J'idée courante au sujet du
décret du 27 avril 1848 est souvent erronée du moins quand il est proclamé que ce texte
consacre la « deuxième assimilation républicaine »4, après celle de 1789. En réalité -et nous
nous proposons de le montrer- l'application scrupuleuse de ce décret aurait dû avoir pour
conséquence d'accorder à tous les membres de la communauté indigène composant la société
coloniale, les « bienfaits» du Code civil. Or, il n'en a rien été.
2 Afrique Occidentale Française.
3 Cf M Eliesco, Essai sur les conflits de lois dans l'espace sans conflit de souveraineté (les
conflits d'annexion). Thèse droit, Paris, 1925, p. 61 : « Le droit, dont d'ailleurs la principale
mission est de promouvoir la civilisation sera un des moyens et non le moindre que le souverain
mettra en oeuvre pour étendre, entre les frontières de son Etat, le rayonnement de la civilisation
supérieure ».
4 H Deschamps, Les méthodes et les doctrines coloniales de la France. Paris, A. Colin, 1953.
pp.I 06 et ss.
9
Tout en reconnaissant que « la prudence dans la mise en oeuvre générale» du décret abolitif
de l'esclavage « est recommandée par des considérations d'ordre politique et économique », le
gouverneur des colonies affirmait que « le respect des droits de ceux qui revendiquent leur
liberté n'en est pas moins de principe »5
Cependant, dès 1904, on observe une évolution dans les conceptions, et la façon de
voir des administrateurs chargés d'appliquer la législation française.
Il sera donc intéressant de voir comment, au-delà de la proclamation des principes, ils
ont laissé se développer un droit colonial, résultat des feux croisés du conflit entre le droit
français (réputé supérieur) et les coutumes indigènes considérées comme trop attardées.
Ce droit colonial devait extirper des coutumes indigènes des pratiques contraires à la
civilisation française. En attendant cette échéance, les administrations coloniales tentent de
convaincre les Bureaux du ministère des colonies de la nécessité de ménager les transitions,
d'éviter
de
heurter
les
susceptibilités
des
indigènesv.
L'abolition de l'esclavage en 1848, fut de facto reportée au Sénégal. Le colonisateur
français, en effet, apparaît écartelé entre la défense de ses principes et la pesanteur
exprimée au niveau des populations
locales pour le maintien de
l'esclavage
et
principalement la captivité de case.
Le décret du 27 Avril 1848 est généralement considéré comme la base de la législation
abolitionniste.
Cette étude nous ayant conduit à des conclusions différentes de
celles qui sont
communément admises et enseignées aujourd'hui, nous nous sommes préoccupés avant
d'en publier les résultats de rechercher quelle pouvait être la raison d'une contradiction
aussi notable entre les faits tels qu'ils nous ont paru s'être présentés dans la réalité et
l'interprétation qui en a été traditionnellement donnée. Cette raison, nous croyons la
'.
trouver dans l'axiome (qui a commandé jusqu'ici toute l'interprétation du décret du 27
Avril 1848) d'après lequel l'esclavage a été supprimé dans les colonies en 1848. Or, il
s'agit d'une pure pétition de principe à laquelle on peut opposer un ensemble de
témoignages dont le plus significatif doit être attribué aux sources archivistiques.
5 A.KS., KI6, pièce 43, circulaire du Gouverneur Général aux administrateurs et commandants de cercle sur
la non reconnaissance de la captivité de case, 10 décembre I90J
6 A.R.S. 2B27; fol. 121. Gouverneur à ministre, 10 juin 1848; ibid, 3 février 1849 ; ibid. 2B27,
fol. 162, gouverneur à ministre, 12février 1849.
10
C'est à cette démonstration préliminaire qu'a été consacrée la deuxième partie de notre
thèse.
Il ressort de nos investigations que les principes du droit colonial s'inscrivent moins dans
ce qui est proclamé par les textes que dans la mise en œuvre réelle des dispositions
juridiques. Or, l'attitude de l'administration à cet égard est de s'attacher en permanence à
affirmer l'infériorité juridique de l'Indigène par rapport au colonisateur et lui dénier le «
bénéfice
des
bienfaits
de
la
loi»
métropolitaine.
C'est dire que le droit colonial exprime un phénomène de domination, même si en
l'occurrence, l'abolition de l'esclavage va, bien sûr,
à l'encontre de ce phénomène. La
domination est donc une donnée de l'assimilation, et le non de principe premier de
l'entreprise coloniale. Il faut tordre le cou, une bonne fois pour toutes, à l'idée selon
laquelle la volonté du colonisateur a été de transplanter dans les colonies un ordre juridique
semblable à celui de la métropole. Il y a loin de la théorie à la réalité. En effet, « dans un
monde très différent de celui pour lequel s'était forgé le système juridique métropolitain, le
colonisateur ne pouvait faire de ces valeurs juridiques qu'un usage très prudent ».7
Ces considérations pratiques ne pouvaient que tenir en échec la portée de la législation
française. Au demeurant, l'application (différée) du décret du 27 Avril 1848 au Sénégal
tient, par ailleurs, à une raison d'opportunité. En effet, confronté à des problèmes
logistiques, et faute de volonté, le pouvoir colonial estimait qu'il fallait ménager les
susceptibilités locales, élever le « niveau de développement mental et social» de l'indigène
avant de lui appliquer le droit français, instrument de progrès et de civilisation.
Certes, l'interdiction était faite aux Européens et aux Habitants de Saint-Louis de posséder
des esclaves ou d'en faire un objet de commerce, mais le pouvoir colonial observait que les
principes républicains ne s'appliquaient pas aux indigènes de la Grande Terre et qu'il
n'était pas question de « faire de leur réalisation immédiate la condition préliminaire et
rigoureuse de (l') établissement (des indigènes) sur (le) sol» français."
Le changement de dimension de l'entreprise allait contraindre les autorités à plus de
fermeté dans l'application de la loi, relativement à la répression de la traite. Au demeurant,
les différentes mesures prises 9 ne touchaient pas au fondement de la « captivité de case».
7 B .Moleur, « Traditions et loi relative au domaine national (Sénégal) », in Annales Africaines 1979-1980,
p.24
8 Rapport du Gouverneur Brière de L'ISLE au ministre, sur les dangers d'application du principe selon
lequel le sol français cffranchi l'esclave qui le touche, 23 mars 1881, A.N.S.o.M, Sénégal et Dépendances
XlV, dossier 15, chemise 15e
9 Rapport de présentation du décret du 12 décembre 1905 relatifà la répression de la traite des esclaves en
Il
Le Gouvernement du Sénégal, en effet, considérait que le régime juridique des captifs
domestiques ne portait nullement atteinte à la liberté individuelle ou à la dignité humaine
et que, par conséquent, l'ordre public dans la colonie ne pouvait être troublé par son
maintien.
Il semblait même dire que c'était l'immixtion de l'administration dans l'organisation de la
famille indigène en vue d'extirper cette institution coutumière qui produirait un tel résultat.
C'est dire que l'esclavage n'est, en dépit du décret du 27 Avril 1848, « ni aboli en droit, ni
toléré en fait ».10
Le Sénégal, devenu indépendant, a le bonheur de réaliser le triomphe des droits naturels,
c'est-à-dire d'inscrire dans le marbre du droit « les pouvoirs et libertés que l'Individu isolé
possède dans l'état de Nature »11, par l'application de la même loi pour tous.
Devenu le 24 septembre 1958, « un Etat autonome, libre de légiférer ainsi qu'il
l'entend »,12 le Sénégal se dote d'une législation nouvelle. Le droit sénégalais opte, enfin,
non pour un retour à l'esclavage, à des pratiques attentatoires à la liberté et à la dignité des
personnes, mais pour l'émancipation humaine et la démocratie. La justice applique le droit
nouveau. Elle va ainsi contribuer à maintenir l'ordre, à créer au niveau de l'administration
de nouvelles habitudes d'obéissance à la loi, qui auront pour effet de modifier l'état social
du pays dans le cadre de la politique des pouvoirs publics.
Les deux temps de notre analyse se décomposent ainsi: dans une première étape
couvrant l'époque qui s'étale des origines à la première moitié du XIXe siècle, notre propos est
de montrer qu'il y a un enracinement de l'esclavage dans la société traditionnelle (première
partie).
Dans une deuxième étape, couvrant le milieu du XIXe siècle et la marche de la
Sénégambie à l'indépendance, nous montrerons pourquoi et comment l'esclavage a pu
survivre au-delà de 1848 et quels sont les ressorts à l'origine de l'extinction définitive de la
servitude (deuxième partie).
Afrique occidentale etau Congo français, Jo. AOF,
janvier 1906, pp /7-18
ô
la Discours du gouverneur général Roume devant le conseil de gouvernement, 14janvier 1913. A.R.S, /7U
39
Il -M. Villey, leçons d'histoire de la philosophie du droit, 2'tme édition, Paris, Dalloz, 1962, p.58
12 _ Cour d'appel de Dakar, 21 janvier 1959, Rec. JA.N, 1959,jurisp. P.35
12
PREMIERE PARTIE
N1;S,$OCIO-JURIDIQUES
~~~V1\\6E
13
L'esclavage était pratiqué au Sénégal sans que l'on puisse avec certitude retracer
son régime juridique; peut-être distinguait-on entre l'esclave né chez le maître et l'esclave
acquis, le premier ne pouvant être ni vendu, ni cédé. Ce qui est certain, c'est qu'avant le
XVe siècle, l'esclavage n'était pas très répandu. A partir du XVe siècle, le nombre des
esclaves s'est accru. Ainsi, l'exploitation du sol, la garde du troupeau quand il n'est pas
confié aux Peuls, les tâches domestiques de la résidence des « grands» et les opérations
militaires normales reposent sur les différentes catégories de captifs : les captifs étrangers,
employés comme simples valets de ferme dans les familles paysannes, les esclaves nés
dans la maison (diâmdioudou) bénéficiant d'un statut ou des droits plus importants que les
esclaves achetés ou capturés à l'étranger (diâmsayor ou esclaves de traite) 13. Les
diâmdioudou étaient soit esclaves des particuliers, soit esclaves du roi ou diâm-i-bour ; ces
derniers pouvaient appartenir à la couronne: jekk-bayitUl4 ou en propre au roi tdiâm-i-
negue).
Enfin, les diâm-i-negue ou esclaves personnels, royaux ou non, avaient des statuts
différents suivant qu'ils étaient hérités du père (diâm-i-neg-i-bayej l-' ou de la mère (diâm-
i-neg-ndeye) 16.
S'interrogeant sur l'origine de cette condition servile, Jean Boulègue relève que
l'esclavage était alimenté par les famines, les disettes, les sécheresses de la première moitié
du XVIIIe siècle 17. Hubert Deschamps, pour sa part, soutient qu'il est surtout provoqué par
« les guerres entre royaumes, les razzias exécutées par les rois en cas d'insoumission ou
simplement de besoin et la traite intérieure provenant du Soudan nigérien.
13 Diâm sayor : litt., esclave exposé.
14Fekk-bayitil : esclaves qu'on trouve et qu'on laisse (à son successeur). Ces esclaves
"permanents" n'appartiennent à aucun souverains ou aucune famille royale, ils doivent servir la
royauté.
15 Littéralement: esclaves de la maison du père, c'est l'équivalent du verna en droit romain.
16 Esclaves de la maison de la mère.
17 1. Boulègue : La traite, l'Etat, l'Islam. Les royaumes Wolof du XVe au XVIIle siècle, Thèse
14
Les deux royaumes Bambara, celui de Ségou (sur le Niger) et celui de Kaarta
(entre le Niger et le Sénégal), se faisaient fréquemment la guerre pour se procurer des
esclaves ou en exporter» 18.
Quoiqu'il en soit, il nous semble que dans les sociétés sénégambiennes, la source
principale de l'esclavage reste la capture d'individus. La capture en temps de guerre non
suivie de rachat, la naissance servile, l'insolvabilité pouvaient faire tomber dans la
condition de l'esclave de case.
Au demeurant, la condition des esclaves varie selon les régions. Au Fouta, les
esclaves étaient sévèrement traités. Toute velléité de fuite était punie de mort. A toute
rébellion, écrit Majhemout Diop, dans son Histoire des classes sociales dans l'Afrique de
l'Ouest, « l'esclave était entravé, fustigé. Les esclaves pouvaient être vendus dès l'âge de
deux ans, sans tenir compte ni des parents, ni du conjoint éventuel, chaque fois que la
nécessité s'en faisait sentir» 19. Ce sont là des règles qui correspondent à des situations très
tranchées. Au demeurant, les usages locaux ont progressivement essayé d'amenuiser les
effets qui y étaient attachés. Par exemple, si dans les royaumes soninké et foutanké,
l'esclave n'a pas de personnalité juridique et est une sorte de mort civile, en revanche il y a
des particularités et des exceptions à la règle (les Lébous par exemple, n'avaient ni
royaume, ni noblesse). Dans les Royaumes du Sine et du Saloum, les Bours (rois) avaient
pris des mesures pour protéger les esclaves sur lesquels les maîtres n'avaient plus de droit
de vie ou de mort. C'est dire que le statut des esclaves est bien défmi par le système
juridique traditionnel (Titre premier).
Mais avec la traite des captifs qui se développe à la fin du XVe siècle, et le
nombre croissant des esclaves, il fallut modifier la situation de l'esclave. Utilisés dans
l'agriculture et les « travaux de force », les captifs de traite constituent un des fondements
de la division sociale du travail; groupés sur les grandes propriétés (au Fouta Djallon,
notamment), ils mènent une vie de plus en plus dure.
Mais on voit aussi, en particulier dans la société wolof, un nombre de plus en plus
dactylographiée, Paris J, 1987.
18 H. Deschamps .' Histoire de la traite des noirs, de l'Antiquité à nos jours, Paris, éd.
Fayard,1970,p.102.
15
grand de représentants des «esclaves de la couronne » orientés vers des fonctions
administratives ou politiques. Au cours de l'histoire, avec l'accroissement des guerres et
des rivalités politiques, ils ont pu jouer un rôle réservé jadis aux Ndiambours 20. Ceux-là
ont une situation matérielle plutôt bonne et expliquent les transformations juridiques qui
s'opèrent dans la condition de l'esclave ; principaux soutiens du pouvoir politique dont ils
constituent la force armée permanente (formant ainsi la garde personnelle du roi), ils sont
protégés contre les abus les plus graves. Certains droits leur sont reconnus : droits
familiaux, notamment. Ainsi, on relève de nombreuses alliances matrimoniales entre
garmi, doomi-bour et diam-i-bour. Mais ces transformations ne touchent pas l'ensemble
des catégories serviles.
Sans personnalité juridique, inconnus du droit indigène, les esclaves de traite ne
profitent pas de ces changements. Le contact des Européens avec les principautés côtières à
la fin du XVe siècle, et surtout depuis le XVIIe siècle n'opère pas non plus de changements
sur leur statut. Au contraire, on note une accentuation des clivages et des guerres, des
pillages et des razzias, pour alimenter le trafic des captifs. Il faudra attendre le
déclenchement de la révolution industrielle en Europe, pour susciter, à la faveur du
mouvement des idées qui se développe, la remise en cause de la traite des noirs2 1. La
France, garante en cette matière, du respect des engagements pris lors du Congrès de
Vienne, décide de réprimer toute infraction à la loi. Mais, sitôt engagée la répression de la
traite des noirs, et réalisée l'infiltration du système juridique français dans l'organisation
sociale indigène, l'on observe une forte mouvance visant à ménager au Pouvoir colonial
une marge de manoeuvreê-.
C'est dire qu'au-delà du discours officiel, l'apport du système juridique français se
révèle malicieux, voire limité, puisque de nombreuses exceptions sont venues en atténuer
la portée (Titre 2.).
19 Ed. Maspéro, 1972, t.2, p.22.
20 A. Bara Diop, La société wolof Tradition et changement. Paris, éd.Karthala, 1981, p. 119.
21 S. Daget, La traite des Noirs, op. cit. pp. 235-262.
22 22 A.R.S., 2B27. Gouverneur à ministre, 10 juin 1848 "ibid., 20 août 1848 " ibid.. 12 février
1849.
16
TITRE PREMIER
INTE DU SYSTEME
tJETRADITIONNEL
17
La
pratique
de
l'esclavage
qUI
marque
les premiers
siècles
des
sociétés
sénégambiennes 23 a certainement laissé son empreinte
durable sur les institutions
sénégalaises.
Chez les Soninké du Wagadou, l'origine de l'esclavage remonte sûrement à l'époque
antéislamique; il semble s'y être développé, par la suite en corrélation avec les guerres dues
aux « hégémonies soudanaises ». C'est que l'esclavage est tributaire de la superstructure socio-
économique; l'esclavage est une question de productivité sociale. Au demeurant, le maintien
d'un statut particulier pour l'esclave procède d'une conception inégalitaire de la société; ce
statut n'en est pas moins encadré par le système juridique24 traditionnel (Chap. 1).
Il nous semble que le Sénégal n'a pas connu l'esclavage de type antique et, par
conséquent, le mode de production esclavagiste--'. Il
Y avait des individus réduits en
esclavage, notamment à la suite des guerres. Mais leur condition n'était guère différente de
celle des familles auxquelles ils étaient incorporés. D'ailleurs, au bout d'un certain temps, ils
étaient affranchis, tout en conservant socialement la marque de leurs origines serviles. En
outre, les esclaves ne jouaient qu'un rôle économiquement marginal. Il n'y avait pas
d'appropriation privée des moyens de production et d'échange, il n'y avait pas d'exploitation
de l'homme par l'homme26. Le travail nécessaire à la production des moyens de subsistance
était le fait de tous. Tout au plus pouvait-on observer une division sociale du travail, c'est-à-
dire une distribution des tâches en fonction du sexe, de l'âge et des dispositions personnelles
(capacités, talents, expériences).
L'individu était enserré dans un réseau de solidarité sociale: ce qui comptait, ce n'était
pas son essence mais son existence, excluant toute autonomie27.
23 L'esclavage existait en tant que mode de production dans la plupart des sociétés bien avant
l'arrivée des Portugais sur la côte occidentale d'Afrique, du Sénégal au Congo. L'esclavage existai!
à des formes diverses, du XIè au XVIè siècle au Soudan Occidental.
24Par système juridique, il faut entendre, selon Arminjon .. lD7 groupement de personnes unies par
une règle juridique qui ordonne les principaux événements de leur vie sociale et souvent aussi par
des institutions juridictionnelles et administratives .. (P. Arminjon, Précis de droit international
privé, Les notions fondamentales de droit international privé, 3è édition, Paris. Dalloz, 1947.
R·Ul).
25 P.F. Gonidec, L'Etat africain, Paris, L.G.D.J, 1970, pp. 36-37.
26 Ibid, pp. 6-7.
27 B.. Durand, Histoire comparative des institutions, Dakar, NEA, 1983, pp. 324 et ss.: A. Moyrand
18
La liberté existait mais elle s'exerçait dans les limites de sa compatibilité avec les normes qui
régissaient la cellule sociale28. Ceci explique les inégalités sociales et, par suite. les rôles
différents joués sur le plan politique.
Ce système a pu se maintenir jusqu'à la fm du XVe siècle. L'accentuation de
l'esclavage, opérée par la traite atlantique va ébranler les fondements de la société politique
dans l'espace sahélo-soudanais. D'une part, elle perpétue la structure duale des sociétés : à
l'aide des techniques maritimes se développe une demande beaucoup plus importante de la
main-d'oeuvre captive en faveur du Nouveau-Monde. La guerre, encouragée par la logique du
commerce atlantique fait vivre les aristocraties politiques et commerçantes du monde
soudanais. D'autre part, elle entraîne une remise en cause des règles traditionnelles et les
règles applicables aux litiges font désormais largement place à l'arbitraire. Les sanctions
pénales dans les sociétés de la côte infligées aux délinquants au XVIIe siècle sont
généralement la captivité29.
C'est dire que les mécanismes régulateurs dépérissent inexorablement d'autant que la
traite ébranle les institutions de la société indigène (Chap. 2).
"Réflexions sur l'introduction de l'Etat de droit en Afrique noire francophone ", Revue
internationale de droit comparé, n °4, oct-déc; 1991, pp.872-875.
28 M Niang, «Place des droits de l 'homme dans les traditions culturelles africaines », Noies
iticaines, n" 170, avril 1981, pp. 48-51.
J Suret-Canale, Essai d'histoire africaine, Paris, éd. sociales. 1980, p. 76.
19
CHAPITRE 1
LE MAINTIEN D'UN STATUT SOCIO-JURIDIQUE
DE L'ESCLAVAGE
Le système juridique traditionnel révèle une conception inégalitaire de la société.
Elaboré au sein d'une société inégalitaire, le droit dégage un statut particulier pour
l'esclave, variable selon les communautés d'accueil des esclaves.
Sur la rive gauche du fleuve Sénégal, par exemple, «les captifs forment une
classe reconnue de la société; classe inférieure, sans doute, mais non privée de droits et de
garanties que sanctionnent les coutumes locales »30. Ainsi, le captif peut se marier; les
formes de son W1Ïon ne diffèrent pas de celles usitées pour les hommes libres.
Le captif vit dans la maison de son maître; « le chef de famille qui a un droit de
correction corporelle sur sa femme, ses enfants et ses neveux, le possède également sur le
captif: mais ce droit qu'il tient des usages séculaires, n'a rien dans ces conditions,
d'humiliant pour le captif »31.
Le droit public n'ignore pas les captifs ; il met certaines barrières aux atteintes à
leurs droits; ils ne sont pas totalement exclus du cadre des institutions publiques. Les
hommes de confiance du Damel du Cayor et du Brack du Walo sont des captifs. Au Cayor,
un captif du Damel commande l'armée.
Au demeurant, si le statut de l'esclave semble défini, il n'en reste pas moins que le
principe même de l'esclavage est une injure faite à la dignité de la personne humaine.
L'esclavage, est en effet une institution contraire au droit naturel. «Il est l'acte le plus
attentatoire à l'égard des droits de l'homme puisqu'il nie la dignité humaine, fondement de
ces droits, à une catégorie d'individus »32. Cette vérité a trouvé son expression dans
plusieurs textes des jurisconsultes romains33.
30 A.NS.o.M Sénégal XIVI15 b. Rapport du chefdu service judiciaire au gouverneur du Sénégal,
10 avri/1855.
31 Ibid.
32 K Mbaye, Les droits de l'homme en Afrique, Paris, PédoneIC.I.J, 1992, p. 89.
33 On peut citer, entre autres, la définition de l'esclavage que donne Florentinus, L. 4, Parag. 1.
s
1
20
Mais bien que le christianisme l'ait hautement proclamée, elle n'est guère sortie
du domaine de la théorie.
L'institution a pénétré trop profondément dans les sociétés sénégambiennes où son
abolition n'a pas été instantanée. Mais traiter de l'esclavage suppose que l'on en ait retracé
le régime juridique. Il convient de définir celui-ci avec précision, prendre la mesure de
l'idée que la société indigène s'en fait. Il nous faut par conséquent parler de la condition de
l'esclave (Section 1).
Au demeurant, on ne peut limiter l'étude de la condition de l'esclave au seul aspect de
son régime juridique, il faut par ailleurs caractériser le mode de production des sociétés
sénégalaises et donc parler des sources de l'esclavage (Section 2).
Section 1 : La condition d'esclave
Rappelant, il Y a quelques années, l'inexistence d'une théorie générale de
l'esclavage, Claude Meillassoux34 soulignait opportunément la part de l'empirisme dans
l'élaboration des critères utilisés pour la reconnaissance de l'institution. Ce propos est
toujours d'actualité: s'il ne fait pas de doute que le caractère unique de l'expérience gréco-
latine d'une économie fondée, à titre principal, sur ce type de relation sociale35 a pu
compliquer le recours à la voie comparative, c'est bien, pour l'essentiel, de méthode qu'il
s'agit.
1/- L'énoncé classique définit la condition de l'esclave par la réduction d'un
individu au rang d'objet de propriété.
D., de stat. hom., 1, 5 : Servitus est constitutio juris gentium qua quis dominio alieno contra
naturam subjicitur. - Ad. Ulpien, L. 32, D. de reg. jur., L., 17.
34 C. Meillassoux, L'esclavage en Afrique précoloniale. Paris, Maspéro, 1975. V l 'introd., p. 19.
35 Cette affirmation n'a de valeur qu'en référence à la catégorie marxienne de mode de prduction
qui renvoie à une totalité dotée d'une causalité endogène. Pour F. Engels, les esclavagismes
américains ne possèdent pas une telle autonomie : « l'esclavage aux Etats-Unis d'Amérique
reposait... sur l'industrie anglaise du coton» (Anti-Dûhring, Paris, éd. Sociales, 1973, p. 189).
Voir aussi Guy Dhoquois, Pour l'histoire, Paris, Anthropos, 1971. « Le mode de production
esclavagiste ne s'est probablement rencontré qu'une fois dans cette histoire (de l'humanité) », p.
21
D'évidence, une telle formulation limite l'extension du concept, puisqu'elle
exclut, a priori, le rapprochement des formes de servitude pratiquées dans des sociétés
dotées de cadres juridiques différents36. Mais même en Occident où le Code de Justinien
sert de modèle, on a pu relever l'analyse discordante de Stanley Elkins qui assimile la
situation des travailleurs africains des possessions espagnoles et portugaises du XVIIIe
siècle à un engagement contractuel par lequel « le maître possède le travail d'un homme et
non l'homme lui-même »37.
On retiendra, du débat engagé autour de la position d'Elkins, deux arguments
critiques, de grande portée méthodologique. D'une part, l'analyse des mécanismes
complexes de la création des normes juridiques dans les sociétés esclavagistes américaines
a montré que la dépendance politique et institutionnelle de ces dernières vis-à-vis de leurs
métropoles européennes pouvait déterminer un décalage structurel important entre le statut
légal de l'esclave et la réalité de sa condition. D'autre part, certains auteurs, en insistant sur
la nécessité d'une appréhension dynamique des structures esclavagistes (celles-ci se
développent, s'altèrent et dépérissent selon des rythmes différents), mettent en cause la
pertinence, dans la construction du concept d'esclave, de la comparaison de systèmes
esclavagistes situés à des phases différentes de leur histoire 38.
2/- Une autre démarche se réfère à une combinaison de traits économiques
et juridiques. Ainsi d'un courant important du marxisme contemporain-V, dans sa
recherche d'une typologie des modes de production.
Les auteurs du Dictionnaire Economique et Social publié par le Centre d'Etudes et
de Recherches Marxistes (C.E.R.M.) de Paris définissent l'esclavage comme un « régime
économique qui, essentiellement fondé sur la reconnaissance du droit de propriété
d'hommes et de collectivités publiques sur d'autres hommes, permet aux premiers
127.
36 Sur cette base, la distinction entre « esclavage patriarcal» et « esclavage-bétail» (Chattel-
slavery) manque de rigueur. On ne sait, chez M Lengelle, par exemple, s'il y a, entre les deux
Lormes, une différence de degré ou de nature, V. M Lengelle, L'esclavage, Paris, P. U. F., 1955.
37 S. M Elkins, Slavery in Capitatist and Non-Capitalist cultures, in Slavery in the New-World. A
reader in Comparative History, éd. by Foner and Genovese, Prentice-Hall, Englewood Cliffs. New-
Jersey, 1969.
38 V. Gwendolyn M Hall, « Social Control in Slave Plantation Societies. A Comparison of St-
Domingue and Cuba », The John Hopkins Press, Baltimore, 1971.
39 Parmi les exceptions, Meillassoux dont nous donnerons plus loin les positions.
22
d'exploiter les seconds par appropriation de la totalité du surproduit »40.
Cette démarche est critiquable : les auteurs cèdent, sans se justifier, à une
déformation héritée d'une longue tradition et qui consiste non seulement à privilégier la
dimension économique mais à exclure les autres aspects de la vie matérielle des hommes.
En plus, il est paradoxal que des marxistes caractérisent un rapport entre hommes à partir
de l'idée de propriété d'un objet, alors que, chez Marx, la relation de l'homme à l'objet
dissimule précisément une relation sociale. On élude ce qu'il s'agit d'expliciter : la
différence entre le pouvoir sur un objet inanimé (une charrue) et le pouvoir qui s'exerce sur
un homme. Nous ne sommes pas mieux renseignés sur la manière dont la « reconnaissance
du droit de propriété» s'impose à l'asservi.
3/- Une approche empruntant à la fois aux analyses historique, économique,
sociologique de l'esclavage, illustrée par Claude Meillassoux'll , prend, de façon logique,
place dans le prolongement des critiques adressées aux démarches évoquées plus haut.
L'objectif est de donner une nouvelle définition de l'esclavage. Selon cet auteur, la
spécificité économique de l'esclavage est de se perpétuer par la capture, par le « vol» d'un
nouvel être humain. On ne cherche pas à assurer sa reproduction par la filiation, on lui
dénie la parenté. Un être humain, capturé ou acheté, pouvait produire par son labeur
l'équivalent de ce qu'il avait coûté en quatre ou cinq ans, alors qu'il faut trois fois plus
longtemps pour « produire» un esclave, c'est-à-dire assurer sa survie depuis sa naissance
jusqu'à ce qu'il soit en âge de travailler.
M. Claude Meillassoux insiste donc sur la singularité génétique de l'institution et
sur son mode de reproduction: l'esclave est « un étranger absolu, un non-parent »42.
L'esclavage se reproduit par la capture et l'achat. Il se tarit quand on ne peut plus capturer
suffisamment de gens.
Nous reprendrons certains éléments de cette approche dans nos développements,
mais nous proposons, pour notre part, la définition suivante: L'esclavage consiste dans le
contrôle direct, la subjugation totale, établis par la contrainte physique et exercés à titre
40 Article Esclavage. Cette conception est également celle de Dhoquois, op. cit., pp. 127-128.
41 C. Meillassoux, Anthropologie de l'esclavage, le ventre defer et d'argent, P. U'F: 1986.
42 Ibid.
23
privé par des individus sur d'autres individus 43. En effet, l'esclavage est né des nécessités
impérieuses de la vie économique, politique et sociale des populations sénégambiennes ; il
s'est formé dans la logique de leurs sentiments et de l'organisation sociale du travail. Ainsi,
pour les sociétés d'ordres, l'idée d'esclavage se confond avec celle de travail et de
hiérarchie. « Or, le travail, c'est la production en abondance, le développement continu des
forces productives; la hiérarchie, c'est l'ordre »44.
Si l'esclavage heurte nos sentiments du XXe siècle, et s'il est contraire aux
fondements du droit naturel et des droits de l'homme, il reste que l'attachement à cette
institution est fortement ancré aussi bien chez le captif que chez son maître. Pour celui-là
comme pour celui-ci, le captif doit travailler, au besoin par la force, obéir, n'avoir aucune
responsabilité. Au contraire, un homme libre, c'est celui qui est responsable, qui peut
commander.
L'étude de la condition juridique des esclaves permettra de mettre en évidence
cette situation (Paragraphe 1) ; il s'agira ensuite de montrer les rapports socio-économiques
qui existent entre les esclaves et leurs maîtres (Paragraphe2).
43 A rapprocher d'autres définitions. Celle de la société ami-esclavagiste de Londres. par exemple:
« L'esclave est une personne qui, travaillant pour une autre, n'est pas libre de refuser son travail »
ou « une personne qui est propriété d'autrui et n'a donc ni libertés, ni droits» (1973). Selon la
Convention des Nations Unies de 1926 relative à l'esclavage, « l'esclavage est l'état ou condition
d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété ou certains d'entre eux » (art.
1). Quant à la traite des esclaves, elle comprend tout acte de capture. d'acquisition, ou de cession
d'un individu en vue de le réduire en esclavage.
44 A.RS. K25 : L'esclavage en A. 0. F. (étude historique, critique et positive) par M Deherme.
Rapport de mission adressé au service des affaires politiques du gouvernement général de 1'A.0.F.,
Sd. (Gorée, le 25 février 1907).
24
Paragraphe 1 : La condition juridique des esclaves
Le statut juridique des esclaves varie d'une société hiérarchisée à une autre. Le statut
de l'esclave des royaumes Wolofs était différent de celui du Fouta Djallon ou de l'esclave
soninké, par exemple. L'esclave Wolof pouvait être titulaire d'un patrimoine, avoir des droits
personnels (droits politiques, familiaux). Il pouvait conclure un mariage reconnu par le maître,
fonder une famille. Toutes ces règles étaient d'origine coutumière. Avant d'aller plus loin, il
n'est pas sans intérêt d'apporter quelques éléments de clarification.
La validité juridique de la coutume est consacrée à un moment donné de l'histoire de
la collectivité. C'est la violation de la coutume et la sanction de cette violation qui lui
confèrent sa qualité de règle de droit ainsi que sa validité juridique. Car la coutume reste une
"tradition" (au sens où l'a défini G. Balandier'l-) tant qu'un comportement social contraire ne
donne pas l'occasion d'affirmer sa juridicité. Mais comme le disait M. Verdier (parlant de
l'introduction des" coutumes" togolaises dans l'ordre juridique moderne), la "coutume ou
règle de droit d'origine coutumière n'est pas " condamnée" à préserver l'ordre ancien, elle est
appelée à s'adapter aux conditions de la vie à différentes périodes historiques'iv,
Elle peut tomber en désuétude lorsque sa pertinence sociale n'est plus évidente, ou
bien lorsqu'apparaissent des valeurs sociales nouvelles. La "coutume est de la sorte, "un
exemple typique de la règle de droit d'origine " jurisprudentielle ,,47. C'est dire que la règle
d'origine coutumière dans sa formulation théorique ou simplement systématique, doit être
distinguée du droit naturel.
En effet, les deux constructions juridiques sont réellement différentes48.
D'abord, la théorie du droit naturel tire sa force de ce qu'elle" est fondée sur la nature
humaine en tous lieux et en tout temps "49, alors que la coutume tire la sienne du fait qu'elle
est à la base de la société : "substrat juridique du groupe, elle l'oeuvre des ancêtres
45 G. Balandier, Sens et puissance, 2è éd. Paris, Quadrige/ PUF, 1981, p.1 05.
46 R. Verdier, "La formation juridique au Togo ", in la formation juridique en Afrique Noire,
Bruxelles, Bruylant, 1979, p.286.
47 M Kamto, Pouvoir et droit en Afrique noire, Paris, LGDJ, 1987, p.175.
48 Cf R David, Le dépassement du droit et les systèmes de droit contemporains. Archives de
philosophie du droit, Paris, Sirey, 1963, n" 8, pp. 3-9.
49 W. Friedmann, Théorie générale du droit. trad. de l'Américain, 4è éd., Paris, LGDJ, 1965, p.12.
25
fondateurs, lesquels continuent d'exercer par ce biais leur influence sur le groupe ,,50.
Ensuite, la transcendance du droit naturel vient du fait qu'elle est universelle : "Le
principe qui sert de départ au droit naturel reste le même, à savoir qu'il y a un droit naturel,
lequel est constitué par un ensemble de règles reconnues comme vraies d'après la nature des
choses et la raison, qui sont supérieures à toutes les lois positives,,51.
Au contraire, la transcendance de la coutume tient, "à son rattachement aux
fondateurs du groupe dont le passage ou l'élévation à la catégorie d'ancêtres à travers la mort,
confère aux normes juridiques dont ils furent les auteurs, la force (ou l'autorité) de la chose
sacrée ,,52.
Enfin, bien qu'elle soit transcendante, la coutume reste au contraire du droit naturel,
une norme positive. Cela ne signifie point qu'elle est identique au " droit transpositif" proposé
par G. Burdeau53.
Cela veut dire qu'elle relève de la sphère du "droit positif" tout en restant
philosophiquement rattachée au domaine du transcendant, celui des ancêtres, qui se situe en
dehors du monde des vivants. Dire que la coutume appartient à la sphère du droit positif,
signifie simplement qu'elle constitue un ensemble de normes applicables et effectivement en
vigueur54.
50 M Kamto, Pouvoir et droit en Afrique noire, op. cit., p.179.
51 P. Roubier, Théorie générale du droit. Histoire des doctrines juridiques et philosophie des
valeurs sociales, 2éd., Paris, Sirey, 1951,p.184.
52 M Kamto, Pouvoir et droit en Afrique noire, op. cit., p.179.
53 G. Burdeau, Traité de Sc. Po., 3ème. ed., Paris, 1966, pp.216-219. Cette théorie est fondée sur
" l'idée de droit ", qui, selon lui, "échappe aux critiques dirigées contre le droit naturel "(p.219).
L'idée de droit "procède de la représentation de l'ordre social susceptible d'assurer le bien
commun ... H(p.217)
54 1. Poirier, « L'originalité des droits coutumiers de l'Afrique noire ». ln Mélanges H.L. Bruhl.
Paris, Sirey, 1959, p. 485 et s. ; H.L. Bruhl « Introduction à l'étude du droit coutumier africain ».
In R.lD.C., 1956, p. 67 et s.
26
Elle est donc dotée de l'effectivité -caractéristique principale de la règle juridique- 55 de
même que sa primauté est garantie par la vigilance des différentes forces qui au sein du
groupe, veillent à son respect.
La garantie du respect de la règle d'origine coutumière est, en effet, assurée à la fois
par le chef lui-même - c'est l'une de ses fonctions -, par le conseil des anciens qui, autour du
chef: assure le rôle de "gardien" des comportements du groupe, et par le "corps social" qui
est attaché à ces comportements, car le droit des sociétés traditionnelles exprime le projet
social intériorisé en chacun. La transgression de la coutume donne lieu à des sanctions. C'est
la sanction (quelle que soit sa nature) qui fait naître l'impératif juridique.
La juridicité d'une nonne suppose effectivement qu'elle se réfère à un système de
sanctions préalablement établies.Tel n'est pas le cas en ce qui concerne les principes du droit
naturel. C'est donc dire que c'est cette juridicité doublée de l'effectivité qui oonne à la
coutume le caractère de norme juridique positive.
Au regard de ces considérations, la coutume existe ab initio; elle est "l'ensemble des
règles juridiques nées par la répétition d'actes générateurs de droit dans un milieu social
donné,,56.
Le trait le plus général de la coutume est, par-dessus le critérium juridique de
définition, son caractère non écrit: la coutume est par nature le droit qui ne se trouve ni dans
les codes ni dans les traités de législation. La coutume apparaît comme un procédé habituel de
création (ou de constatation) du droit57.
Les allégations de la plupart des auteurs relatives à l'absence de personnalité juridique
de l'esclave concernaient les esclaves de traite. Au Soudan, les redevances fournies par cette
catégorie d'esclaves sont innombrables58.
55 G. Heraud, l'ordre juridique et le Pouvoir originaire, Paris, Sirey, 1946, pp. 20 et ss.
56 J. Gilissen, "La rédaction des coutumes dans le passé et dans le présent. Essai de synthèse ".
in la Rédaction des coutumes dans le passé et dans le présent. Colloque organisé les 16 et 17 mai
1960 sous la dir. de John Gilissen, Université Libre de Bruxelles, Institut de Sociologie, 1962, p.24.
57 P. F Gonidec, Les droits africains. Evolution-Sources. Paris, LGDJ, 1976, p.15.
58 D. T Niane, Le Soudan occidental au temps des grands empires, XI-XVIè siècle, Paris,
Présence Africaine, 1975, p.184.
27
La condition servile a subi toute une évolution, elle s'est généralisée au cours du
XVIIe siècle et a englobé au xvme siècle des catégories d'individus qui, jusque là, avaient la
qualité d'hommes libres. Au demeurant, la condition des captifs n'était pas toujours
considérée comme «vile, basse, dégradante », et n'inspirait guère «de répulsion »59. La
comparaison est ici intéressante avec les institutions européennes.
Parmi les esclaves qui vivaient chez le maître, sous sa maison, et recevaient de lui leur
nourriture, en existaient d'autres, établis dans des villages d'esclaves où ils cultivaient un lopin
de terre ne leur appartenant pas, mais dont ils tiraient leur subsistance. Il s'agissait là d'une
situation comparable à celle des servi casati, des esclaves chasés du Bas-Empire romain et de
l'époque franque. La situation des uns et des autres était fort différente. Ainsi, la multiplicité
des appellatifs utilisés par les langues vernaculaires pour désigner l'esclave ne constitue pas
un simple luxe inutile, mais répond à un besoin de précision.
La plupart des individus de condition servile, hommes et femmes, étaient affectés aux
travaux agricoles sous la surveillance de l'un d'entre eux (chef-esclave ou fanfa au Soudan
ancien) jouant le rôle d'agent ou fonctionnaire du roi. D'autres, en plus petit nombre,
exerçaient des fonctions de percepteurs des impôts en nature. Mais il était une catégorie
d'esclaves qui paraît avoir joué un rôle particulièrement important dans la vie politique, il
s'agit des esclaves de la couronne. Le droit public ne les ignorait pas et mettait certaines
barrières à leur soumission; ces esclaves n'étaient pas exclus du cadre des institutions
publiques.
A ces esclaves, qui étaient choisis avec le plus grand soin parce qu'ils avaient la
confiance des souverains, il faut en ajouter d'autres, qui, sans exercer les mêmes fonctions,
n'en étaient pas moins nécessaires à la vie de la cour, tels que les diâm-i-bour, ou les diam-i-
nègue.
Il est bien évident que les conditions d'existence de ces différents esclaves n'étaient
pas identiques : elles devaient varier considérablement selon le statut de leurs maîtres et le
rôle qui leur était assigné. Les esclaves affectés aux travaux agricoles qui vivaient en troupe,
sous la conduite arbitraire de chefs d'équipe, étaient vraisemblablement bien plus durement
59 A.R.S. K18. Rapport sur la captivité par le commandant de Podor, 1904.
28
traités que les esclaves de case. Les esclaves de la couronne jouissaient, dans la société Wolof,
d'un statut privilégié échappant à de nombreuses corvées et prestations, afin de se consacrer
exclusivement au service de l'Etat. Il Y avait là un état de choses tout à fait comparable à celui
qui existait à l'époque franque pour les esclaves d'église qui bénéficiaient d'une situation très
supérieure à la condition servile commune60.
La condition servile était perpétuelle et héréditaire. Seul l'affranchissement, semble-t-
il, pouvait y mettre fm. Les exemples d'affranchissement parvenus jusqu'à nous sont
extrêmement rares pour les XVIIe et XVIIIe siècles6 1, et ne deviennent relativement
fréquents, qu'au XIXe siècle62. Ils sont généralement inspirés par des sentiments religieux63,
ou par les autorités coloniales64 et pouvaient dans ce dernier cas s'accompagner du paiement
d'une compensation au maître. L'affranchissement était, selon les cas, individuel ou
collectit65.
La liberté accordée était aussi plus ou moins complète. Quelquefois, en effet,
l'affranchi demeure soumis à des « engagements à temps »66. Reste à savoir quel est le regard
que la société porte sur l'esclave. Pour l'indigène, l'esclave était un instrument utile que le
hasard de la guerre avait mis à sa disposition, un individu privé d'une partie de ses droits mais
dont la dignité morale était à peine atteinte67. Etant donné la situation précaire de l'homme
libre, il était du reste impossible que l'élevât entre les esclaves et les maîtres cette barrière
infranchissable qui sépare les castes de l'Inde.
60 B. Durand, Histoire comparative des institutions, Dakar, NEA, 1983, pp. 139-140.
61 Nous n'en avons pas trouvé pour les XVII et XVlIIè siècles.
62 A.RS.K6, Actes d'affranchissements, 1834-1841.
63 A.RS., K17. Rapport Poulet sur la captivité dans le cercle Tivaouane.
64Cf Cl. Schneider, l'esclavage de case au Sénégal et le rôle des Français dans sa disparition.
Mémoire. Sorbonne, Centre d'études africaines, Paris, 1970.
65 A.R.S.K7, Actes d'affranchissements, 1840. Les affranchissements ne portent jamais sur des
groupes bien nombreux.
66 F Zuccarelli, "le régime des engagés à temps au Sénégal", Cahiers d'Etudes Africaines n IYJ,
voUI, 1972, pp.420-461.
67 M Niang, « Place des droits de l 'homme dans les traditions culturelles africaines », art. cité.
pp. 49-50.
29
Une analyse de l'idéologie68 relative à l'esclavage dans la société Wolof permet de
noter que les esclaves sont traités comme des êtres inférieurs. La rationalisation de leur statut
social tend à leur attribuer des qualités encore plus négatives que celles des paysans libres non
castés: absence de sens de l'honneur, indignité, malhonnêteté, indécence. Pour A. Bara Diop,
« cette infériorité s'appuyait sur une idéologie biologique de discrinùnation et de reproduction
de l'ordre social servile »69. Les esclaves étaient considérés comme «des êtres de nature
inférieure dont l'impureté de sang se transmettait par hérédité»70. Si la condition des esclaves
de case (A) pouvait réussir à effacer cette tare, à la faire oublier, il n'en était pas de même pour
les esclaves de traite (B) astreints à des « travaux de force».
A - L'esclave de case
Les esclaves domestiques ou «captifs de case» ne peuvent être considérés
seulement comme des choses, ce qui sera la conception romaine. L'esclave de case peut se
marier, est capable de passer des actes juridiques. Les captifs de case étaient bien traités.
Ce n'était évidemment pas un sentiment de tendresse qui poussait les maîtres à bien traiter
leurs captifs « domestiques ». Leur intérêt matériel était en jeu car les esclaves étaient le
fondement de la richesse familiale, si étroitement liée à la fortune personnelle du maître.
Les esclaves de case, parfois admis dans les coutumes locales sont « des captifs
ou des descendants de captifs appartenant à un groupe vaincu et qui sont attachés au
service d'un chef de famille ou de tribu» 71. L'esclave domestique peut accomplir ainsi des
tâches productives au même titre que les surga, dépendants du chef de famille de statut
libre. L'esclave travaille le matin le champ du maître, mais comme il est souvent chef de
ménage lui-même, il doit travailler l'après-midi son propre champ à moins de consacrer
une ou deux journées entières par semaine pour mettre en valeur ses propres cultures selon
les régions 72.
68 L'idéologie est entendue ici au sens de théories, croyances, mythes, etc...destinés à fonder et
justifier des comportements, des attitudes, des positions cf L. Dumont, Homo Aequalis, Genèse et
épanouissement de l'idéologie économique, Paris, 1977.
69 A. Bara Diop, la société Wolof, Tradition et changement. Les systèmes d'inégalité et de
domination, Paris, Karthala, 1981, p. 161.
70 R. Rousseau, "Cahiers de Y. Dyâo", 1929, p. 189.
71 Cf L. Rolland et P. Lampué, Précis de droit des pays d'Outre-Mer, Paris, 1949, n,261.
72 A. B. Diop: La société Wolof Tradition et changement, éd. Karthala, Paris, 1981, p. 200.
30
Le captif de case fait partie de la maison et devient en quelque sorte un membre
de la famille. En principe, il ne peut être vendu; il est traité avec certains égards. Le captif
de case a des droits: il n'appartient à son maître que dans une certaine mesure; il dispose
en effet de certaines heures dans la journée pour lui-même. Il a des biens propres. Il lui
était même permis de s'enrichir, mais dans des limites qui ne pussent exciter la cupidité de
son maître. Cette fortune était essentiellement viagère et à sa mort ne passait pas à ses
enfants mais revenait au chef de famille: le « patron », Ce droit de vocation n'existe qu'à
défaut d'héritiers, « directs », mais même dans ce cas une quote-part est due au patron. La
veuve n'héritait jamais de son mari, pas plus que les enfants de leur père73.
S'il travaille, le produit lui revient de droit. Au Baol ou dans les royaumes sérères
(Sine et Saloum), comme dans les Etats du Cayor, du Walo et au Fouta Toro, le captif de
case a deux jours à lui et ne travaille pour son maître que jusqu'au salaire de deux heures.
Cela ne relève évidemment d'aucune règle écrite mais les coutumes et les usages avaient
fmi par fixer des règles acceptées par tous74. Le captif de case dispose donc de la
possibilité d'avoir des biens mais il ne peut ni tester ni hériter. Ainsi, lorsqu'il meurt, les
biens qu'il peut avoir sont au maître et il ne saurait être question d'un problème de
successibilité. Toutefois dans le Baol, le Sine, le Saloum, le maître laisse toujours la plus
grande part de ses biens au fils aîné de son esclave. Dans le Haut-Sénégal-Niger, le captif
de case ne doit que la moitié de son temps. Chez les khassonkés, les maîtres donnent
toujours leur consentement au mariage des captifs de case ; mais pour que les enfants
restent dans la case ils font en sorte que les captifs se marient entre eux.
Les esclaves nés en captivité sont affranchis après deux à trois générations. Cette
émancipation est souvent dictée par des considérations religieuses, l'islam considérant la
bienveillance envers les esclaves comme un acte
de piété75. Chez les wolofs,
l'affranchissement crée un lien entre le patron et l'ancien esclave que la coutume considère
comme un lien de parenté. Le fait d'affranchir un esclave est donc créateur d'un véritable
lien de parenté « qui a subsisté après l'abolition de l'esclavage »76.
73 A.RS. 1G330. Coutumiers juridiques du Sénégal, 1907.
74A.NS.o.M, SénégallXVI15 b. Rapport du chefdu service judiciaire au gouverneur du Sénégal,
10 avril 1855.
75 A. Samb;« L'Islam et l'esclavage ». Notes Africaines, n° 168, 1FAN, oct. 1980. pp. 93-97.
76 J. Chabas, « le droit des successions chez les wolofs », Annales Africaines, 1956, n" 1, p. 88 el
31
En principe, le captif de case n'est nullement livré à l'arbitraire d'une autorité
absolue qui dispose de sa personne. Si ses droits sont assez réduits, ils n'en existent pas
moins, et ses relations avec son maître sont toujours réglées par les prescriptions
coraniques ou par les «usages séculaires ». Son maître peut le punir pour des fautes
caractérisées « d'après des pénalités établies par la tradition»77. Les motifs étaient sérieux
qui obligeaient à exécuter les prescriptions coraniques ou à prévenir le respect scrupuleux
des usages séculaires.
Il n'en reste pas moins que l'idée selon laquelle les esclaves sont d'une nature
inférieure est ancrée dans certaines communautés ou l'on justifie ainsi la coupure sociale
entre villages des hommes libres et villages d'esclaves. Il en est ainsi du Fouta Djallon où
le nombre élevé d'esclaves et la ségrégation qui en résulte prouvent une étonnante sinon
totale fixité. Les principes constitutionnels mis en branle par cette société politique
relèvent d'un droit inégalitaire d'essence religieuse. Ce droit pose le principe d'une société
inégalitaire fondée sur une stratification intra-juridique entre hommes libres et esclaves.
La multiplication des villages d'esclaves ou Runde dans le Fouta Djallon
s'explique par la nécessité d'assurer la sécurité du royaume par rapport aux invasions
extérieures d'une part, et par l'importance de l'esclavage dans la production d'autre part78.
L'origine des esclaves est double et le statut des deux groupes est assez différent.
- Certains esclaves sont des étrangers. Ce sont les prisonniers de guerre. Ils sont
employés par l'Almamy comme esclaves publics pour le travail agricole, les « travaux de
force» et l'approvisionnement en grains des bateaux négriers.
90.
77 A.N.S.o.M, Sénégal XIVI15 b. Rapport du chef du service judiciaire au gouverneur du Sénégal,
10 avril 1855, précité. Ainsi, l'esclave qui commet une faute encourt des peines dites légères qui
consistent dans l'administration de la chicote et l'emprisonnement. Ces peines sont prononcées par
le chefdu village au nom du roi.
78 M S. Baldé, L'esclavage en Afrique Occidentale Française. L'esclavage et la guerre sainte au
Fouta Djal/on, Paris, éd. Maspéro, 1975, pp. 195-201.
32
- Les non-musulmans (les Djallonké et les Pulli, réfractaires à l'Islam et
anciennement installés au Fouta Djallon) peuvent être réduits en esclavage à titre pénal
(voleurs).
C'est dire que le Fouta Djallon est une société profondément inégalitaire.
En effet, l'inégalité entre les individus s'exprimait à travers les profondes
différences de statuts juridiques, et les rapports de dépendance et d'assujettissement. On
distingue les musulmans des non-musulmans, les premiers ayant tous les droits d'un
homme libre et les autres ayant un statut inférieur. Le droit du Fouta Djallon est le reflet
parfait de la société qui le réglemente. Elaboré au sein d'une société inégalitaire, le droit
dégage des statuts particuliers pour les individus, variables selon les classes sociales79.
Outre la distinction entre hommes libres et esclaves, notons une hiérarchisation
au sein de la classe des hommes libres qui reflète avant tout des rapports d'inégalité et de
dépendance. Ainsi on distingue, d'une part « l'aristocratie du sabre et de la lance », et
« celle du livre et de l'encrier », d'autre part80 .
Ce sont les descendants des « grandes familles» maraboutiques ayant déclenché
la Djihad (guerre sainte) qui monopolisent l'essentiel du pouvoir sans partage. Ils forment
une classe politique et religieuse ayant une large clientèle de vassaux et de dépendants qui
exploitent sur une grande échelle une masse importante d'esclaves concentrés dans des
villages d'esclaves (Runde)81.
La condition des hommes libres varie selon les rapports qu'ils entretiennent avec
la classe politique régnante ou la classe maraboutique détentrice du savoir. En dessous des
hommes libres, on a les Fulbe de brousse, descendants pour la plupart des Pulli convertis
tardivement à l'Islam après la guerre sainte, ayant pour seule richesse le bétail ; ils sont
taillables et corvéables à merci par l'ensemble de la classe dirigeante politique et
maraboutique.
79 B. Durand, Histoire comparative des institutions, Dakar, NEA, 1983, pp. 340-341.
80 B. Barry, la Sénégambie du XVe au XIXe siècle, Paris, éd. L'Harmattan, 1988, p.152.
81 W. Rodney, « Jihad and social Revolution in Futa Djalon in the Eighteenth century. .!.H.S.N.. 4,
33
Les Fulbe de la brousse travaillent eux mêmes la terre bien que cette tâche soit
considérée comme impure par les membres de l'aristocratie politique et militaire, et n'ont
presque pas d'esclaves. Cependant, ils doivent payer des impôts et des redevances diverses
à la classe dirigeante.
Il existe une autre forme d'esclavage, dont le développement au XVIIIe siècle,
aura largement contribué au dérèglement du pouvoir politique dans les principautés de la
côte occidentale de l'Afrique: l'esclavage de traite. Le régime juridique des esclaves de
traite doit être retracé.
B - L'esclave de traite
L'esclavage de traite, avec la vente comme destination, ne s'est généralisé que
tardivement, sous des influences étrangères et pour alimenter des marchés extérieurs (la
côte et l'Amérique, ou le Sahel et le monde arabe)82.
C'est la traite qui a introduit l'esclavage chez beaucoup de peuples forestiers ou
littoraux demeurés au stade communautaire: mais l'esclave (prisonnier de guerre) ne le
devenait réellement qu'entre les mains des traitants; pour les vainqueurs il n'était qu'une
marchandise, un bien inutilisable sous sa forme naturelle, mais permettant d'obtenir par
échange des marchandises de traite, au même titre que l'or ou la gomme.
A la différence du captif de case, l'esclave de traite n'a aucun droit. Même si sa
condition n'a rien de comparable à celle des esclaves des Antilles, elle n'en est pas moins
précaire.
L'esclavage de traite est la forme de captivité la plus répandue au Sénégal.
Jusqu'en 1895, de Bakel au Kaarta, ce n'était qu'un vaste marché d'esclaves, alimenté par
les Bambaras et les Dowiches.
« Les escales du Fleuve ont été des marchés plus ou moins dissimulés, alimentés
1968, pp. 280-282.
821. Suret-Canale, « La Sénégambie à l'ère de la traite ». Revue canadienne des études africaines,
vol. XL n" 1, 1977, pp. 125-134 .. Ch. Becker, « La Sénégambie à l'époque de la traite des
esclaves », Paris, S.F.H.o.M, n" 325, 1977, p. 220.
34
par les maures (la traite se fait plus aisément la nuit, sur la rive droite, loin des centres
habités). Une fois le fleuve franchi, les captifs achetés sont amenés et parfois revendus
dans le Cayor, le Baol, le Djo110fet dans la « banlieue» de Saint-Louis »83.
Les Soninkés avaient le monopole du commerce des esclaves entre les pays
producteurs (sud de la boucle du Niger) et les pays consommateurs (Sahel et zones
subsahariennes). Ce n'est qu'en 1902 que cette voie de traite a été stoppée 84. Acheté ou
pris, le captif de traite est astreint à des travaux durs, à ceux du champ, au portage. Le
captif de traite peut devenir par l'effet de l'achat ou de la capture, un captif ordinaire; la
captivité ordinaire n'est qu'une étape qui est toujours franchie par les enfants du captif (ils
auront plus de droits). Une captive ordinaire, par le seul fait de la maternité devient captive
de case ainsi que son enfant. Le captif ordinaire peut être ordinaire ou être mis en gage. Si
les engagements ne sont pas remplis au terme du contrat (aucune formalité écrite n'est ici
exigée), le captif pour dette est acquis ou vendu. Il s'agit d'une pratique courante dans le
Haut-Sénégal-Niger. L'esclave de traite est rarement libéré.
Ce qui explique qu'au Soudan, quand un notable meurt sans aucun héritier, les
captifs de case sont libérés mais ses captifs ordinaires reviennent au chef de village. Si un
esclave se perd, s'enfuit et se cache, le délai de prescription est d'un an environ; mais il
n'est pas libre pour autant. Il deviendra la propriété de celui qui l'aura trouvé, « amarré» ou
recueilli. En principe, il ne peut se marier sans la permission du maître.
On peut rapprocher la condition des esclaves du Soudan à celle des esclaves du
Fouta Djallon. Au Fouta Djallon, les esclaves rassemblés dans les Runde sont relégués au
bas de la pyramide sociale. L'existence d'un nombre considérable d'esclaves correspond à
une division sociale du travail85 : aux hommes libres, et en particulier les membres de
l'aristocratie politique et militaire l'exégèse du Coran, aux esclaves le travail manuel.
L'esclave se voit ainsi privé de toute éducation religieuse susceptible de remettre
en cause l'idéologie qui justifie l'inégalité sociale entre « celui qui sait» (gando) et
l'esclave sans culture (mathioudo ho mo dianga)86.
83 A.R.S., k25. L'esclavage en A.o.F. Rapport Deherme, s.d. (Gorée, 25 février 1907).
84 Ibid.
85 M.s. Baldé, L'esclavage en Afrique précoloniale. L'esclavage et la guerre sainte au Fouta
Djallon. Paris, Maspéro, 1975, pp. 190-193.
8fJ Ibid.
35
A ce titre, l'esclave n'a aucun droit, aucune personnalité juridique. Objet
d'appropriation privée, il ne peut quitter le Runde sans l'autorisation expresse de son maître
sous peine de subir le supplice des fers.
Bien meuble, l'esclave peut être vendu ou échangé. Cependant, le maître n'a pas
le droit de vie ou de mort sur la personne de son esclave dans la mesure où il ne peut le
tuer délibérément. L'esclave a même la possibilité de changer de propriétaire en causant
des dommages à un autre propriétaire bienveillant pour servir par la suite de réparation.
La condition des esclaves de la première génération est la plus éprouvante au
regard du statut des esclaves de la seconde et troisième générations. Nés et élevés dans le
pays, ceux de la seconde génération sont moins enclins à s'évader; leurs enfants restent
attachés à la famille du maître qui évite de les vendre en dehors du Fouta Djallon en cas de
nécessité. Le statut des esclaves de la troisième génération est proche de celui des
affranchis.
Ainsi, ils bénéficient de la confiance du maître et ils peuvent accéder à des
responsabilités politiques, économiques renforcées par des liens matrimoniaux'[Î.
Malgré tout, l'esclave n'a ici pas plus que dans l'ancienne Rome88, de personnalité
juridique. De cette absence de personnalité juridique découle l'irresponsabilité personnelle
de l'esclave. C'est au maître qu'il incombe de rembourser les dommages causés à autrui par
son esclave. L'esclave est par définition celui qui est possédé, il est privé de tout droit de
succession. C'est une règle que consacre le droit musulman89, mais la règle de droit
coutumier remonte sûrement à une époque antérieure à l'islamisation de l'Afrique
occidentale.
Les situations varient d'une société à l'autre, d'un espace géographique à un autre,
selon les régions.
87 Voir MS. Baldé: L'esclavage en Afrique précoloniale. L'esclavage et la guerre sainte au Fouta
D~a/lon, éd. Maspéro, Paris, 1975, pp. 195-201.
8
Jusqu'au Ile siècle av. J.e.
89 L. Milliot et F.P. Blanc, Introduction à l'étude du droit musulman, Paris, Sirey, 1987, 2e éd.. n"
313.
36
Reste à expliquer les circuits de la traite.
On note une exportation des esclaves vers le Nord, en direction de la Mauritanie,
du Maroc ou de l'Egypte, et celle-ci se fait au compte goutte jusqu'à la fin du XVe siècle.
Selon les auteurs européens citant des sources arabes 90, ce trafic ne portait que sur les
femmes, et les enfants qui étaient attachés au service de la maison ou utilisés comme
eunuques et. occasionnellement. comme soldats. Les sources ne sont pas explicites sur
l'origine ethnique des captifs. On peut supposer qu'il y a eu autant de Berbères que de
Noirs expatriés au Nord du Sahara par l'esclavage transsaharien.
Une recherche
approfondie permettrait de vérifier ce point qui reste, en l'état, une hypothèse de travail.
L'impression d'ensemble qui se dégage des sources est que le trafic d'esclaves du
Soudan vers le Sahara était plus important entre la fin du VIlle siècle et le milieu du XIIIe
siècle 91. Le net ralentissement des exportations de captifs vers le Sahara observé à partir
de cette date s'explique d'une part par l'hégémonie mandingue sur le Mali (grand
pourvoyeur d'esclaves) et, d'autre part, par l'ascension des Almoravides qui affranchit les
Berbères du Sahara Occidental. Certains auteurs soulignent que ces deux phénomènes ont
eu des conséquences sur les crises qui ont affecté le Haut Sénégal durant les XIIe et XIIIe
siècles92. Ils estiment que l'esclavage de traite pratiqué au Soudan occidental entre le VIne
et le XIIIe siècles, a été principalement dirigé vers le Maghreb et le monde arabo-
musulman. Une meilleure interprétation des faits montre que le trafic a plutôt été dirigé
vers le marché intérieur du Soudan (Wagadou, Etats du fleuve Sénégal où les esclaves
constituent la force de travail dans l'agriculture, la métallurgie, le textile) et du Sahara. Les
guerres de conquête étant fréquentes, il n'est pas exclu que les esclaves aient formé les
bataillons de la plupart des armées permanentes de la Sénégambie septentrionale.
Les sources arabes mentionnent l'existence d'esclaves Berbères qui, parmi les
90 J. Cuoq: Histoire de l'islamisation de l'Afrique- 16e siècle, Paris, 1975, p. 70 ( Ibn Hawkal est
cité ici).
91 B. Durand, Histoire comparative des institutions, op. cit., p. 223; R. Mauny, Les siècles obscurs
de l'Afrique noire, Paris, 1969.
92 C'est l'opinion notamment d'Abdoulaye Bathily qui fait observer que : "Les conquêtes
entreprises par les trois fils de Xasan Mariyan" dans la vallée du Sénégal et en Haute Gambie
répondaient sans doute, au moins en partie, à la recherche de nouveaux "gisements" d'esclaves
pour maintenir le niveau de l'offre sur le marché intérieur soudanais, en général, et au Gajaaga en
particulier (A. Bathily: Les Portes de l'or, p. 183).
37
captifs soudanais, constituaient la principale source de main-d'oeuvre dans les oasis et dans
les mines du désert (mines de sel, de métaux, de pierres précieuses). Il est permis de penser
que les esclaves que l'on trouve dans les différentes branches de production de l'économie
saharienne au Moyen-Age étaient d'origine ethnique diverse 93.
C'est dire que le trafic des esclaves en provenance du Soudan n'a pris une part
significative dans l'économie servile des pays méditerranéens que plus tard, au milieu du
XVIe siècle, époque de l'implantation des premiers empires coloniaux en Afrique94.
Le poids de l'esclavage est cependant tellement important qu'il rompt l'équilibre
préexistant entre les différents Etats et les chefferies
lignagères.
Les royaumes
sénégambiens se trouvent dès lors être à la fois les acteurs, les bénéficiaires et les
principales victimes de la chasse à l'homme relative à l'esclavage. Le professeur B. Durand
écrit: «Désastreuse sur le plan cuhurel et démographique aussi bien qu'économique
(désormais la richesse dont on fait commerce c'est l'homme, un commerce honteux qui
relègue loin derrière les profits tirés des autres productions et qui, par là même, les rend
secondaires), la traite va dresser les populations africaines les unes contre les autres et
provoquer l'atomisation des sociétés; pendant trois siècles, l'histoire politique est commandée
par la chasse aux esclaves (...) »95 .
Le royaume bambara, qui à la fm du XVIIIe siècle occupe toute la région entre haut
Sénégal et Niger, se structure pour résister aux chasseurs d'esclaves venus du Sud. Par contre,
les Etats dont le développement est lié aux activités de traite, ne parviennent que difficilement
à sauver les bases de leur économie car la prospérité que procure la traite a disparu.
Ce bouleversement entrave le développement durable des sociétés politiques
sénégambiennes et la constitution d'Etats stables. Toutefois, il « semble être dû aussi à des
causes « ataviques », tenant aux conceptions africaines du pouvoir »96 et l'inadaptation du
champ politique par rapport à la société. C'est ce décalage entre la pratique politique et les
93 R Mauny, Tableau géographique de l'ouest africain au Moyen-Age. Dakar, 1961.
94 R Mauny, « Le Soudan occidental à l'époque des grands empires ». ln Histoire générale de
l'Afrique, t. 1, pp. 185-201 ,. L.E. Koubbel, « De l 'histoire des rapports sociaux au Soudan
occidental, VllIe-XVIe siècle. ln l'Afrique dans les études soviétiques, 1968, pp. 120-141.
95 B. Durand, Histoire comparative des institutions, op. cit., p.303 et s.
96 B. Durand, Histoire comparative des institutions, op.cit., p. 304.
38
aspirations populaires qui explique les nombreuses crises sociales comme par exemple la
crise qui frappe le Cayor entre 1750 et 1818.
Sans doute retardée jusqu'à la conquête militaire française, elle tire toutefois ses
origines des trois plaies de la Sénégambie : l'esclavage97, les guerres intestines et les
famines98.
Pour comprendre cette crise, il faut prendre en compte trois types de facteurs: la
position géographique du Cayor, les relations commerciales de cette principauté avec le
comptoir français de Saint-Louis, et l'importance prise au sein du pouvoir central par les
tiédos99.
Par sa position géographique, le Cayor est situé entre les fleuves du Sénégal et de
la Gambie en fonction desquels s'opèrent des transactions commerciales, suivant des routes
commerciales orientées Est-Ouest permettant de drainer des produits du Soudan. La
première de ces routes, Saint Louis, est un comptoir français fondé dans l'embouchure du
fleuve Sénégal en 1658.
La VOle gambienne deviendra, dès le milieu du XVIIIe siècle, presque
exclusivement anglaise, le comptoir français d'Albreda perdant progressivement son
importance économique. En effet, depuis que la France s'était installée sur la côte
occidentale d'Afrique, une lutte acharnée l'opposait à l'Angleterre, dont le principal point
d'appui était le fort Saint-James, à l'embouchure de Gambie100. Le modeste fort Saint-
James se trouvait ainsi au centre géométrique d'une Sénégambie dont tous les grands
commis et gouverneurs français rêvèrent en se référant souvent à André Bruë, ancien
97 A .N.Col.c614- Lettre du Conseil Supérieur du Sénégal à la Compagnie, 20juin 1853.
98. Divers auteurs (Boubacar Barry, op. cit., pp. 161 et s .. Charles Becker, cité par B. Barry (t'Les
conditions écologiques et la traite des esclaves en Sénégambie. Climat, sécheresse, famines et
épidémies aux XVIIe et XVIIIe siècles" C.N.R.S. LA 94, Kaolack, 1982, pp. 25-29) ; Etienne Le
Roy, art. cit. pp. 62 et s) mettent l'accent sur l'intéraction entre les conditions naturelles, le climat
politique marqué par les guerres entre les Etats et la violence à l'intérieur de chaque Etat et les
famines ou l'hémorragie de ces Etats comme facteur d'accentuation de l'esclavage dans les
sociétés sénégambiennes exposées à l'influence atlantique.
99 M Diouf, Le Kajoor au XIXe siècle et la conquête coloniale. Thèse Lettres, Paris 1. 1980, pp.
124-130.
100 Yves-Jean Saint-Martin rend compte, d'une manière très poignante, de cette rivalité dans sa
thèse d'Etat ès lettres; "Laformation territoriale de la colonie du Sénégal sous le second Empire",
Nantes, 1980.
39
directeur de la Compagnie Sénégal. La querelle durera plus de deux cents ans 101. Si le
Cayor est ainsi tiraillé entre toutes sortes de prétentions européennes, ses rapports
économiques avec l'extérieur sont essentiellement déterminés par la position de Rufisque
devenu le point de traite du Cayor face au comptoir français de l'île de Gorée (prise aux
Hollandais en 1677, conquise par les Anglais en 1758 puis restituée à la France en 1763).
Or, on exporte principalement de Rufisque des peaux, du sel, de l'eau douce et des
esclaves originaires, principalement, du Cayor.
Cette situation est lourde de conséquences: les esclaves vendus au Wâlo et dans
le Cayor étaient non seulement des prisonniers de guerre mais aussi les propres sujets des
souverains.
En effet, ces derniers revendiquaient le monopole du commerce avec les
Européens; ils étaient donc « responsables de la mise en esclavage de leurs sujets,
soit qu'il les aient pris eux mêmes, soit qu'ils aient été incapables de contrôler les esclaves
de la couronne », les tiedos10 2.
On le verra, par la suite, la demande d'esclaves pour les Antilles françaises ou les
colonies d'Amérique introduit les guerres intestines pour faire des captifs, entraînant ainsi
la naissance et le développement
de l'effet tiedo. Le pouvoir tiedo émerge dans cette
principauté sénégambienne au cours du
XVIIIe siècle.
Symbole de
la violence
institutionnalisée, il caractérise le régime monarchique, autocratique et centralisateur! 03.
Les tiedos étaient autorisés à razzier les paysans ou bada/os chaque fois qu'ils étaient
avides de pillages ou que le souverain sentait le besoin de vendre des esclaves pour acheter
de la pacotille européenne. Les razzias étaient effectuées pour des raisons de politique
intérieure ; aussi, les victimes étaient rarement choisies au hasard. En effet, les tiedos
n'opèrent pas seulement l'extorsion d'une rente foncière, ils organisent par leurs pillages, la
disparition de jeunes adultes et privent donc la société de bras valides.
101 Pour cette question, voir principalement : .LM, Gray: A History of the Gambia, Cambridge
University Press, 1940 ; P. Cultru : Histoire du Sénégal, des origines à 1870, Paris. éd. Larose,
1913.
102 P.D. Curtin: Economie Change in PrecoLonial Africa : Senegambia in the Era of the slave
Trade, madison (Wisconsin), The University ofWisconsin Press, 1975.363 p.
103 B. Barry: La Sénégambie du XVe au XIXe siècle. op. cil, pp. 128-133.
40
Dans un tel contexte de violence et de servitude, les mécanismes régulateurs ne
subsistent qu'au sein des lignages, des familles des villages ou des confréries 104, les turuq
sufi. Par ailleurs, les principes constitutionnels qui ont vu le jour avec le royaume du Cayor
continuent à s'appliquer 105 .
L'étude de la condition économique et sociale des esclaves permettra de mettre en
évidence cette idée, en montrant les rapports socio-économiques qui existent entre les
esclaves et leurs maîtres.
Paragraphe 2 : La condition économique et sociale des esclaves
L'esclave de case a un statut qui fait de lui, non une chose, mais une personne; il peut
se marier, même avec une femme libre et dans ce cas, une quote-part des acquêts de la
communauté reviendra au décès de l'esclave à son maître. Par son travail, ou les libéralités de
son maître, l'esclave peut se constituer un pécule; il est protégé contre les excès de son maître.
Les esclaves « domestiques » pouvaient totalement ou partiellement utiliser pour
leur usage personnelle produit de leur travail. Seuls les esclaves de traite n'avaient ni droits
ni effets personnels.
Au demeurant, les hommes réduits en esclavage à l'occasion des guerres de
conquête sont soit vendus, soit utilisés dans les familles pour la production agricole et
artisanale. Ceux des esclaves qui rentrent dans cette dernière catégorie sont totalement ou
partiellement assimilés à la famille du propriétaire après plusieurs générations.
Dans certaines sociétés (au Gadiaga, au Kabou notamment), l'esclave est un
producteur économique. La production marchande y est assez développée, le commerce,
l'artisanat, les métiers d'art y sont pratiqués sur une échelle très vaste.
Les esclaves y jouent un rôle important comme éléments de l'appareil d'Etat,
104 M A. Klein, « The moslim revolution in nineteenth-century Senegambia ». In Mc Cali D.F.
e.a., Western African history. New-York, Praeger, 1969, pp. 69-101.
105 G. Hesseling a étudié la question de la fonctionnalité de l'Etat et, donc, des principes
constitutionnels des royaumes sénégambiens. Se reporter à son ouvrage : Histoire politique du
Sénégal, Paris, éd. Karthala, 1985, pp. 101-114.
41
caractéristique du mode de production esclavagiste 106. L'idée selon laquelle ces sociétés
précoloniales ont un mode de production esclavagiste est renforcée par le fait que l'esclave,
force productrice, demeure le bien du maître dont l'autorité, selon les relations de
dépendance, s'étend directement à une masse d'esclaves qui ne possèdent pas une parcelle
de la terre cultivée. Ainsi, le rapport des esclaves à la terre est un rapport d'extériorité,
d'aliénation. Au demeurant, une meilleure interprétation de l'histoire permet de retenir que
l'évolution du mode de production de ces sociétés vers le mode de production esclavagiste
est bloquée non seulement par les formes communautaires de production, et par la
« déportation» des producteurs (les esclaves), mais aussi par l'inefficacité économique de
l'appareil d'Etat. C'est dire que ces principautés avaient une structure duale 107.
Le ressort du pouvoir étatique ou ce qui en tenait lieu fut le contrôle du commerce à
longue distance,
et
la participation directe aux
échanges
transsahariens
par
la
commercialisation de certains produits (or, sel, etc.), par la fourniture de captifs faits dans
les guerres menées contre les populations des zones forestières plus au Sud 108. Loin de
disparaître, lorsque les flux commerciaux liés au développement du trafic des captifs dans
les sociétés exposées à l'influence atlantique prirent une importance prédominante à partir
de la fm du XVIe siècle 109, la structure duale marqua de son empreinte les sociétés
politiques.
C'est dire que la structure duale subsista à l'époque coloniale. La transformation
fondamentale du mode de production concerne alors essentiellement l'Europe et non
l'Afrique. Etienne Le Roy résume assez bien le problème. Il écrit, notamment: « L'Europe
est en train de passer du mode de production féodal au mode de production capitaliste
grâce aux surplus dégagés de la traite des esclaves et de produits tropicaux. Si le mode de
production tributaire dominant dans cette région concourt puissamment à l'extorsion de la
plus-value au profit des marchands, il n'est qu'assez indirectement et assez lentement
106 P.F. Gonidec, L'Etat africain, Paris, L.G.D.J.. 1970, pp. 36-37.
107 C. Coquery-Vidrovitch et H Moniot, L'Afrique noire de 1800 à nos jours, Paris. P.U'F;
1984, pp. 304-309 (Ière éd., 1974 .. 2e éd. 1984 .. 3e éd. 1992).
108 B. Durand, Histoire comparative des institutions, op. cit., pp. 223-224.
109 La part de la traite dans le commerce avec les européens fut majoritaire dès le début du XVIIe
42
influencé par les transformations qui affectent l'économie européenne à partir de la fin du
XVIIIe siècle »110 .
Reste à préciser ce qu'il faut entendre par mode de production.
La définition unanimement acceptée du mode de production est celle qui met
l'accent sur le rapport que les hommes établissent entre eux, dans la production de leur vie
matérielle, c'est à dire l'aspect purement structurel des rapports de production, mais non
toutes les superstructures idéologiques qui peuvent intervenir pour modifier ou qualifier le
mode de production.
Qu'est-ce que le mode de production tributaire?
F. G. Snyder en donne la défmition. Selon lui, « le concept de mode de production
tributaire est une abstraction concrète qui indique un mode de production spécifique. Il
requiert, mais ne peut être réduit à une conception du tribut... ». Je considère, écrit-t-il
« que le mode tributaire requiert deux séries de relations de production; celles-ci sont
« toutes les relations économiques qui sont simplement des relations nécessaires à un mode
spécifique de production» 111. Ion Banu 112 nous en donne une défmition plus précise.
Selon lui, le mode de production tributaire est une autre appellation du mode de production
asiatique l 13, il est caractérisé par l'existence de communautés patriarcales détenant la
siècle, pour devenir presque exclusive à lafin de ce siècle et au XVIIIe siècle.
110 E. Le Roy: « Mythes, violence et pouvoirs. Le Sénégal dans la traite négrière », Politique
africaine, 1/(7), septembre 1982, p. 69.
111 F G. Snyder: « Colonialism and legal Form : The Creation ofCustomary Law in Senegal",
Journal ofLegal Pluralism and Unofficial Law, N° 19, pp. 49-90 .. du même auteur: Folk Law and
Historical Transitions: Conceptual and Theoritical Issues, Symposium of the Commission on
Contemporary Folk Law ofLUA.E.S. Bellagio Italie, 30 p.
112 L Banu, « La formation sociale « asiatique» dans la perspective de la philosophie orientale
antique », in Sur le mode de production asiatique, Publication du C.E.R.M, Paris, éd; sociales,
1974, pp. 285-307.
113 Cf M Godelier, « la notion de « mode de production asiatique» et les schémas marxistes
d'évolution des sociétés », in Sur le mode de production asiatique, op. cit., pp. 47-100. Selon lui, le
mode de production asiatique ne se limite pas à sa fonction essentielle et sa raison d'être, en
particulier l'organisation des grands travaux hydrauliques; l'Etat apparaît comme une puissance
suprême d'action permettant la réalisation de ces travaux. L'essence de celui-ci est « l'existence
combinée de communautés primitives où règne la possession commune du sol el organisées,
partiellement encore, sur la base des rapports de parenté et d'un pouvoir d'Etat qui exprime
l'unité réelle ou imaginaire de ces communautés, contrôle l'usage des ressources économiques
essentielles et s'approprie directement une partie du travail et de la production des communautés
qu'il domine ». M Godelier, « Préface ». Sur les sociétés précapitalistes, Textes choisis de Marx.
43
possession collective des terres qu'elles exploitent; ces communautés rurales vivent de
l'agriculture et de l'artisanat dont elles tirent un surplus qui est accaparé par l'appareil
d'Etat.
Au demeurant, si l'Etat est le propriétaire éminent du sol, les communautés n'en
restent pas moins les propriétaires réels. L'Etat n'intervient donc pas directement dans le
système de production. Il n'y a pas non plus apparition de propriété privée de la terre.
Selon cette définition et ces caractéristiques, le mode de production tributaire est apparu
dans la société wolofl 14 (une société fortement hiérarchisée) dès l'époque du Lamanat 115.
Dans cette société, en effet, il y a, selon A. B. Diop, « deux systèmes imbriqués, mais
différents, celui des castes et celui des ordres. Le premier, qui se fonde sur la division
sociale du travail, se réfère essentiellement au facteur professionnel et fonctionnel. Il ne
renvoie pas au pouvoir politique, contrairement au système des ordres qui repose sur celui-
ci. Une disjonction nette apparaît donc entre le statut et le pouvoir, qui appartiennent à
deux systèmes différents» 116.
Mais, dans certains Etats, la possession héréditaire de domaines par l'aristocratie
pouvait offrir une base pour l'usage productif des esclaves dans l'agriculture. Il en était
ainsi tant que l'esclavage avait pris un caractère massif, c'est-à-dire tant que les captifs
étaient organisés en familles patriarcales et en villages117.
Il est difficile néanmoins de ne voir là qu'un développement de l'esclavage
productif, dans la mesure où il n'existe pas de propriété privée du sol au sein des
communautés rurales. Sur le plan social, la traite aggrave la pénurie démographique, non
sans révéler la situation d'aliénation dans laquelle se trouve le captif On peut expliquer la
situation d'aliénation du captif de traite par sa condition qui ne « résulte jamais d'un
Enfels, Lénine, Paris, éd. sociales, 1973, p. 133.
11 E. leroy, « Mythes, violences et pouvoirs. Le Sénégal dans la traite negriere IJ. Politique
1f/caine, II (7), sept. 1982, pp. 53-54.
15 Le Lamanat est une cellule de base « dont les préoccupations sont tournées vers une survie qui
ne peut être assurée que de l'intérieur. L 'homme y est avant tout préoccupé de la terre. Le lamane
est avant tout un paysan qui rend grâce au sol des moyens de sa subsistance. Les quelques rapports
politiques qui se développent avec l'arrivée d'immigrants restent orientés vers l'intérieur, pour
organiser la communauté agraire ». B. Moleur, « Traditions et loi relative au domaine national
(Sénégal) », Dakar, Annales Africaines, 1979-1980, pp. 14-15.
116 A. B. Diop, op. cit, p. 59.
117 J. Suret-Canale, « Les sociétés traditionnelles en Afrique tropicale et le concept de mode de
production asiatique », in Sur le mode de production asiatique, Paris, éd. sociales, 1974, p. 118.
44
processus interne de différenciation social» 118. C'est dire que l'esclave de traite est un
étranger « introduit dans une nouvelle société par la violence et de façon traumatique »119.
La désocialisation opérée par la capture « se trouve reproduite dans le milieu d'accueil
puisque l'esclave est empêché de nouer les relations sociales qui caractérisent la personne,
hors par l'arbitraire du maître et sur le mode de la précarité. Mais on ne doit pas occulter le
contenu fonctionnel de la relation sociale» 120. La désocialisation ne trouve, en effet, pas
en elle-même sa propre fin et l'insertion du captif s'effectue dans des sphères différentes
d'activités 121 selon la société d'accueil.
Le système des ordres implique une domination politico-juridique mettant en
cause les statuts de noble (garmi ou Diambarï, homme libre exploité (badolo) et captif
(diâm), les rapports de classe apparaissant dans les rapports entre nobles et hommes libres
d'une part, homme libres et captifs de l'autre. L'intrusion des guerriers tiedo dans la vie
politique, à partir du
XVIe siècle, ne remettra pas en cause la hiérarchie traditionnelle
essentiellement caractérisée par la domination des bours sur les badolos ; les guerriers
tiedo ne sont en fait que des instruments au service d'un système de pillages et de
prélèvements (impôt).
L'effet « tiedo », fonctionne en effet soit par le prélèvement direct auprès des
badolos sous forme de butin ou de pillages de récolte, soit par le prélèvement indirect
auprès des populations voisines sous forme de captifs qui deviendront esclaves de guerre
vendus par la couronne aux producteurs, puis, après une génération, esclaves de cases
(Diâm dioudou) et dès lors principaux responsables de la production des produits vivriers.
E. Le Roy analyse ce système « comme un cycle où ce sont ces produits qui,
pillés, permettront de subvenir aux besoins des tiedos, ce qui leur permettra ensuite de
razzier les voisins pour fournir des esclaves, lesquels seront vendus soit à l'extérieur pour
permettre l'achat des produits d'importation (alcools, draps, fusils de traite, chevaux...) soit
118 Cf. Meillassoux, L'esclavage en Afrique pré coloniale. Dix-sept études présentées par Claude
MeiLLassoux, Paris, éd. François Maspéro, 1975, p. 22.
119 Moses Finley, The idea of Slavery : critique ofD. B. Davis "The problem ofSlavery in western
culture", in Slavery in the New World.
120 Mintz (S.), "All Slavery may be Slavery, but not all slaveries are the same, economically or
culturally" (Slavery and Emergent capitalism, in Slavery in the New World, op. cit. p. 28).
121 La ligne de partage s'établit d'abord entre les sociétés où l'esclave est affecté à des tâches
productives et celles où sa fonction est improductive (bien de prestige. serviteur de cour. guerrier).
45
à l'intérieur pour assurer la reproduction des producteurs» 122.
Il existe par ailleurs un secteur communautaire dans les principautés wolofs. Le
développement de ce secteur est lent. Son support productif est constitué par les esclaves.
Mais ce secteur n'a pas été exploité dans sa production agraire, sinon un lien
entre gouvernants et gouvernés aurait été établi à partir du XVIe siècle 123.
Or il n'en est rien. Tant que le système tiedo peut fonctionner, l'exploitation se
développe, en même temps que s'accentue « la différenciation sociale de classes
antagonistes avec l'exercice du pouvoir par la violence » 124.
Reste à étudier les sources de l'esclavage, à montrer comment on pratique
l'esclavage dans les sociétés sénégambiennes.
122 E. Le Roy, op. cit, p. 70.
123 A. B. Diop, La société wolof, op. cit., p. 185.
124 Ibid., p. 186.
46
Section 2: Les sources de l'esclavage
L'esclavage était héréditaire. On pouvait donc soit naître esclave, soit le devenir après
avoir vécu libre.
La naissance était la source normale de l'esclavage. Possédait la qualité d'esclave, en
vertu de la filiation, du jus sanguinis, l'enfant issu de parents esclaves. C'est à la mère, que
certaines coutumes locales rattachent toujours l'enfant de condition servile 125. Cependant,
cette règle n'est pas suivie au Fouta Djallon où l'enfant d'une mère esclave est libre. Il n'est
pas impossible que la naissance ait encore, un autre rôle dans l'établissement de l'esclavage,
cette fois-ci en vertu d'une sorte de jus soli. Il semble qu'aient existé au Soudan, à l'époque des
grands empires, des cas de servitude réelle, la naissance en certains lieux suffisant à créer la
condition servile ou tout au moins à la faire présumer 126.
Il existe un autre mode d'acquisition de la condition servile qui joua également un rôle
primordial jusqu'à la fm du XIXe siècle: il s'agit de la capture, par guerre ou razzia, destinée à
alimenter les marchés d'esclaves127.
Des exemples de servitude, consécutive
à des condamnations pénales, nous sont
fournis par la tradition Rédigés à l'époque moderne, ceux-ci se rattachent à un vieux fonds de
légendes et de récits qui, pendant longtemps, se sont transmis exclusivement par les traditions
orales. Il est malheureusement difficile de les dater ; aussi leur témoignage, à lui seul, ne
saurait suffire et ne pourrait être invoqué.
En effet, « la richesse des traditions orales impose une utilisation rationnelle, à mi-
chemin entre l'utilisation naïve et la méfiance systématique» 128.
Au demeurant, leur utilisation est légitime, au moins lorsqu'il s'agit à leur lumière de
confirmer ou d'éclairer les indices trouvés dans les écrits.
125 A.NS.o.M, Sénégal XIV/14. Conseil d'administration de la colonie, séance du 5 septembre
1827.
126 D. T. Niane, op. cit., pp. 182-183.
127 A.R.S., K25, l'esclavage en A.o.F., ...Rapport de mission de G.Deherme au service des affaires
politiques du Gouvernement Général de 1'A.o.F., 1906
128 B. Durand, Histoire comparative des institutions, op. cit., p.214.
47
Enfin, comparativement à ce qui se passait dans la Gaule franque, un individu, soit
qu'il fût poussé par la misère et la famine, soit qu'un sentiment de réparation envers un
débiteur l'inspirât, avait la possibilité de se vendre lui-même ou de vendre un élément de son
entourage comme esclave.
Souvent, l'on voit ainsi un homme, sous l'empire de la nécessité, promettre à un autre
homme de devenir son esclave jusqu'à sa mort si celui-ci consent à le tirer du risque de mort
par inanition dans lequel il se trouve 129.
On relève par ailleurs une autre forme de ravitaillement du marché en esclaves :
certains individus donnaient, afm d'emprunter à intérêts des marchandises européennes, en
échange un esclave pour payer le prix de la marchandise. La question qui se pose est celle de
savoir s'il s'agit d'une vente pure et simple ou d'un contrat de vente fiduciaire.
Il s'agit en fait d'un contrat d'un type spécial, servant à réaliser un prêt à intérêts et
prenant la forme d'une vente à réméré. Ce contrat ressemble beaucoup au gage: comme dans
le gage, l'emprunteur remet en effet au prêteur un objet, en garantie de sa dette, objet qui est
ici un esclave, et dont les services dispensent alors l'emprunteur du paiement des intérêts.
Une différence capitale sépare toutefois la vente fiduciaire du gage, au
moins
lorsqu'elle porte sur un être humain: alors que dans le gage si le prêt n'est pas remboursé au
bout d'un certain temps, le bien remis en gage devient la propriété du créancier gagiste, en cas
de vente fiduciaire, la faculté de rachat peut s'exercer indéfmiment, car les parties n'ont pas
entendu conclure un marché définitif: le vendeur est un individu contraint par la nécessité à
vendre l'un de ses esclaves, mais qui conserve l'espoir de le reprendre dès que les conditions
redeviendront plus favorables. Mais, ceci dit et bien qu'il ne s'agisse que de réaliser un prêt,
l'opération s'analyse en une vente et cette vente si menacée qu'elle soit n'en produit pas
moins, à l'égard de la personne qui en fait l'objet, des effets aussi définitifs que ceux d'une
vente pure et simple. Elle la fait bien entrer dans le patrimoine de l'acquéreur.
Une observation attentive des faits montre que les guerres et les famines constituent le
mode habituel de ravitaillement du marché en esclaves ~ en ce sens, elles apparaissent comme
129 AN Col. C6, 24 juin .. C8, 28 mars 1724 ,. A.N. Col. C615. mémoire sur le Sénégal. 1758 ..
A.N. Col., C361, NOJ39, Lettres de Littleton, 1786.
48
les sources originelles de l'esclavage (paragraphe 1). Cependant, le commerce atlantique
apparaît comme un facteur d'accentuation de l'esclavage dans les sociétés sénégambiennes au
contact des Européens, depuis la fin du :xve siècle et, surtout, depuis leur installation
permanente au XVIIe siècle (paragraphe2).
Paragraphe 1 : Les guerres, les calamités naturelles et les famines, sources
originelles de l'esclavage
Les guerres, les famines et l'esclavage sont les trois plaies de la Sénégambie 130 .
Les famines sont dues à la sécheresse, à l'invasion de sauterelles, mais aussi à la part des
hommes dans la modification de l'environnement. En effet, si la montée du climat
intertropical plus au nord (du XVe au XVIe siècle) a permis la pratique de l'agriculture
dans le Sud de la Mauritanie et la présence dans cette région de communautés wolof,
toucouleurs ou soninkés, il en va autrement à la fin du XVIe siècle : le climat devient sec,
le maximum d'aridité ayant été atteint au milieu du XVIIIe siècle. Cette péjoration du
climat entraîne une sécheresse cyclique dont l'un des effets immédiats est la fréquence des
famines 131. Au demeurant, la fréquence des famines ne s'explique pas seulement par la
détérioration des conditions climatiques et écologiques, elle est liée au trafic des captifs et
aux guerres qui ont souvent lieu au cours de la période des travaux agricoles.
Les études relatives à J'histoire de J'esclavage africain ont très peu abordé cet
aspect. Les travaux qui en parlent 132 sont fragmentaires, ils n'insistent que sur les
calamités naturelles sans les mettre en rapport avec les guerres de pillage. Naturellement, il
ne saurait être question de nier l'influence nettement défavorable des facteurs naturels.
L'invasion des sauterelles à Portudal, près de Rufisque, en 1606, puis entre 1639
et 1641, avait non seulement causé la mort de nombreux habitants, mais elle avait obligé
130 V. Ch. Becker: "La Sénégambie à l'époque de la traite des esclaves" - Société Française
d'Histoire d'Outre Mer, 1977, p. 219.
131 Ch. Becker, (( Notes sur les conditions écologiques en Sénégambie au XVIIe et XVIIIe siècles ». Africa
Economie History, 14, 1985, pp.167-216.
132 Philip Curtin (Economie charge in Precolonial Africa : Senegambia in the Era of the slave"
trade, op. cit.) et André Delcourt (t'La France et les établissements français au Sénégal entre 1713
et 1763, Dakar 1952, 432 p.) insistent davantage sur les conditions naturel/es ou les guerres pour
expliquer les famines sans les mettre en rapport étroit avec l'esclavage qui est à l'origine de la
violence politique. B. Barry corrige ces lacunes.
49
les survivants à vendre leurs enfants ou à se vendre eux-mêmes afm de subvenir à leurs
besoins et de sauver leur vie.
Par ailleurs, les crises de subsistance se multiplient au XVIIIe siècle 133. Elles
sont un frein au développement de l'activité commerciale de la colonie comme en témoigne
la lettre du conseil supérieur du Sénégal, en date du 20 juin 1753, alertant la direction
parisienne de la Compagnie des Indes de la situation qui prévalait dans le Walo 134 :
« La misère générale du pays a rendu le Roy Bracq notre voisin et tous les gens
d'Ouâl (Walo) plus importuns et la crainte de nous brouiller avec lui nous a rendu plus
faciles; jamais la concession n'avait vu une famine si générale; elle s'étend depuis le
Ruisseau jusqu'en Galam et nous avons toutes les peines du monde à trouver la subsistance
de
près de
six cent
captifs à
la chaîne que
nous
avons dans
les
différents
départements... »135.
Ces crises de subsistance sont provoquées par
la dégradation des conditions
écologiques, quand bien même les problèmes qui accompagnent le trafic des captifs
«s'ajoutant à certaines difficultés
«ataviques» tenant à la conception du pouvoir»
exercent une influence défavorable.
Une autre lettre du Conseil supérieur du Sénégal, en date du 25 octobre 1753,
insiste sur les crises de subsistance, tout en faisant observer que dans certains cas la
situation est pire 136.
« (...) Nous pourrions nous flatter d'une bonne traite en Galam si l'on peut parvenir
à s'y procurer des vivres, sans quoi on sera obligé de refuser les captifs. Nous avons été
réduits à Gorée à cette extrémité le manque de vivres a empêché le sieur Oussenac de
133 A.NCol., C6 13 - Mémoire sur le commerce de la côte d'Afrique, 1752. On y évoque la
fréquence des guerres internes aux sociétés sénégambiennes, ou des épidémies.
134 La généralité des termes de la lettre suppose que la crise frappe toute la Sénégambie à cette
époque.
135 A.N.Col.. C6 14 - Extrait de la lettre du Conseil supérieur du Sénégal à la Compagnie, 20 juin
1753.
136 Cf Ch. Becker, « Conditions écologiques, crises de subsistance et histoire de la population à
l'époque de la traite des esclaves en Sénégambie », Revue Canadienne des études africaines, 20,
1986, n" 3, pp. 357-376.
50
traiter plus de 100 captifs qui lui ont été présentés par les Roys du Cayor et du Sine qui
sont en guerre, ce département depuis plus de trois mois ne peut même pas se fournir de
boeufs, la famine a obligé les gens du Pays de les manger et ils y sont devenus si rares que
nous sommes obligés de leur en fournir d'ici. .. »137.
La plupart des documents interrogés évoquent souvent la mortalité dans les
comptoirs de Gorée, de Saint-Louis, d'Albreda, de Rufisque, de Galam et parmi la
population des esclaves, en notant en général le lien entre les famines ou les disettes et les
maladies 138. Il semble que les principaux épisodes épidémiques connus au XVIIIe siècle
ont lieu en 1724-1725 (variole en Gambie) et en 1750, 1759, 1764-1765-1766, 1769 et
1778 (fièvre jaune au Sénégal et à Gorée) 139. Les établissements côtiers ne sont pas les
seuls atteints, les pays de l'intérieur ont connu, eux aussi, les affres des épidémies et des
maladies qui y ont causé des morts nombreuses. Ainsi l'état sanitaire s'est détérioré alors
que les conditions écologiques devenaient plus précaires, avec une accélération des crises
de production agricole et de subsistance.
Le problème des crises de subsistances domine toute la vie de manière incessante
et impitoyable 140. La période 1650-1750 fut dans l'ensemble, pour les pays du Haut-
Fleuve, une période de crises de production agricole: les habitants de Saint-Louis étaient,
en 1759, confrontés à une situation de famine que le directeur de la concession de Galam
décrivait comme « des plus fâcheuses» 141.
Au Gadiaga, les sécheresses des années 1723-1724 et 1753-1755 ont été
particulièrement dures pour les populations. La crainte des disettes, de la famine hante la
société de l'époque. La menace de crises est toujours présente car il est impossible
137 A.N.Col., C6 14 - Extrait de la lettre écrite à la Compagnie par le Conseil supérieur du
Sénégal le 25 octobre 1753; A.N.Col., C6 14, 1754. Extrait de la lettre du Conseil supérieur du
Sénégal à la Compagnie, 15 mai 1754.
138 A.N.Col., C6 14 - Lettre du Conseil supérieur du Sénégal à la Compagnie, 3 juin 175..J.
139 C. Becker, Quelques repères pour une histoire des épidémies et des endémies au Sénégal
(1985, 28 p.). Esquisse d'une bibliographie commentée sur l'histoire de la santé en Sénégambie.
p'ar C. Becker et R. Collignon (Paris. INED. Travaux et Documents. 1988).
140 A.N. Col., C 6 6, 24 juin; C 6 8, 28 mars 1724.
141 A,N Col. C 614. Mémoire de M Oussenac, directeur de la concession de Galam, 8 janvier
1759: « Les habitants de l'Isle tous chrétiens pour la plupart sont déjà dans une misère affreuse,
leur situation est des plus fâcheuses. Ils manquent de tout, et sont à la veille de passer à la Grande
Terre avec leurs femmes et leurs enfants, où ils se flattent d y être moins mal qu'ils ne le sont icy ».
51
d'échapper aux caprices de la nature, mais le contexte social et politique est également
nettement défavorable. Les changements introduits dans les usages de la guerre produisent
un sentiment d'insécurité chronique et eurent pour résultat d'hypothéquer la production
agricole. Cette situation incite les contemporains à considérer leur époque en termes qui
peuvent, à la lecture des témoignages révélés par les archives, paraître exagérément
tragiques : alors que, durant la période précédente, la guerre se déroulait pendant la saison
sèche, au XVIIIe siècle, elle se pratique toute l'année, la saison des pluies étant privilégiée
par les négriers. En 1724-1725, les champs étaient laissés en friche à cause de la guerre. La
correspondance de la concession de Galam signale certaines exactions commises par les
Ormans ou d'autres groupes de guerriers qui n'hésitent pas, lors de leurs incessantes
invasions, de couper le mil sur pied avant les propriétaires.
Ces changements dans les usages de la guerre font naître des craintes et des
comportements qui ont une réalité spécifique indépendamment du problème des récoltes:
les populations et les envahisseurs se livraient à une véritable course pour s'approprier la
récolte de l'année142. Par ailleurs, l'obsession des subsistances forge d'étranges liens entre
les souverains et les négriers. Les souverains vendent leurs propres sujets pour se procurer
les produits manufacturés. Leur désir partagé d'y pourvoir sert en quelque sorte de monnaie
d'échange. Ils y sont encouragés dans la mesure où leurs sujets sont obligés de manger
leurs boeufs ou de se faire captifs pour obtenir la nourriture dont ils ont besoin 143.
A la différence de ce qui s'est passé ailleurs sur le continent africain, l'institution
servile exerça dans les pays du Haut-Fleuve Sénégal une ponction importante de la
population qui n'était pas seulement à usage domestique, économiquement marginale :
cette ponction est aggravée d'une part par un phénomène de migration du Nord vers le
Sud, et d'autre part par une migration interne vers les centres musulmans où les marabouts
assurent la protection de leurs disciples contre les pillages des guerriers tiedo. C'est dire
que la dégradation des conditions naturelles et la violence politique ont pour corollaire une
accentuation de l'esclavage.
Sans en exagérer l'importance ou la gravité, les crises de subsistance et l'état de
guerre, en brisant l'appareil de production ou tout au moins en freinant son expansion,
142 AN Col., C 67, 18 décembre 1723.
143 B. Barry, Le royaume du Waalo, le Sénégal avant la conquête, Paris, Maspéro, 1972, p. 133
52
devinrent des facteurs générateurs du déclin de plusieurs branches de l'économie
domestique.
Nous pouvons recueillir de nombreuses informations sur les périodes de crises de
subsistance, de maladie ou d'épidémies 144, mais il est beaucoup plus difficile de savoir ce
qui s'est passé dans les années qui n'ont pas laissé de souvenirs exceptionnels. Le caractère
disparate et disproportionné des sources'< ne permet guère d'en savoir plus. Le problème
des crises de subsistance prend de l'importance pour l'historien des faits quand il entraîne
des formes de disettes, d'épidémies.
Les crises sont spasmodiques. En l'absence de témoignages plus substantiels et
d'une meilleure compréhension des relations entre les calamités naturelles, les guerres, les
famines et la captivité, il est prématuré de se prononcer sur la disparition des crises de
subsistance meurtrières. Le taux de mortalité des esclaves n'est pas toujours une donnée
fiable ou suffisante pour permettre d'évaluer l'importance ou l'acuité des famines, des
disettes et des épidémies. Les calamités naturelles, les guerres et les famines peuvent
produire un effet de choc sur les individus, les sociétés et leurs institutions sans faire
d'hécatombes pour autant. La pénurie démographique ne doit pas être la seule preuve de
l'existence de calamités naturelles ou de crises de subsistance.
Les résultats d'une recherche démographique doivent être placés dans un contexte
historique précis; de ce point de vue, il ne faut pas qu'un tableau global brossé
rétrospectivement déforme la vision du chercheur de ce qui s'est réellement passé à un
moment donné. Les affirmations péremptoires à l'emporte-pièce doivent être proscrites.
Ce qui est certain, c'est que les crises de subsistance et les conséquences qui en
découlent -les famines- et que l'on devine aisément, rendent difficiles la reproduction des
individus. Situation des plus fâcheuses pour les peuples, dans la mesure où la guerre est,
elle aussi, toujours présente.
En pays Wolof, la guerre était non seulement sanglante et privait les vaincus de la
liberté, mais elle donnait lieu à de nombreuses exactions : les villages étaient
et ss.
144 ANCOL, (;6 14, 20 juin 1753,. C613, 5 septembre 1753 .. 3 juin 1754.
53
systématiquement brûlés et les greniers également. « Le pouvoir, organisé sous la forme
monarchique, s'exerçait essentiellement par la violence» 146.
Les Wolofs sont pourtant décrits comme un peuple prudent à la guerre ; les
archives parlent cependant de conflits qui ont opposé le Cayor et le Walo, de 1730 à 1734,
puis vers 1750, le Cayor et le Djolof de 1758 à 1760, la conquête du Baol par le Cayor en
1777147, d'une manière particulièrement saisissante 148 .
Dans la Sénégambie septentrionale, les populations sédentaires de la Vallée du
Fleuve Sénégal font l'objet des pillages des Orman régnant sur les Emirats du Trarza et du
Brakna. Ainsi, de 1719 jusqu'en 1724, ces populations alimentèrent le commerce atlantique
et le commerce transsaharien en main d'oeuvre servile nécessaire à la cueillette de la
gomme. La gestation d'un mode de production esclavagiste fondé sur l'emploi dans la
production agricole de milliers d'esclaves noirs (les haratine) dans les sociétés arabo-
berbères au Nord de la Sénégambie s'explique par ce phénomène mais il faut noter les
multiples calamités naturelles qui accentuent la crise alimentaire observée dans cette
région jusqu'en 1744, avec quelques années d'interruptions temporaires l 49.
Par ailleurs, on peut déplorer, à partir de 1764 jusqu'en 1776, les nombreux
pillages auxquels se livrent les Maures alors qu'ils exercent le monopole du commerce de
mil et de la gomme 150 . Le pillage du Wâlo, en 1775, par les Maures Trarza avec la
complicité du gouverneur anglais, O'hara, est caractéristique de la violence des Arabo-
Berbères dont sont victimes les populations sédentaires de la Vallée du fleuve Sénégal. En
1786, la sécheresse et l'invasion des sauterelles ont causé des famines en Gambie: pour
échapper à la misère et à la détresse, les habitants de cette contrée ont été obligés de se
vendre les uns les autres. Dans le Kabou, la situation est presque comparable : les
145 ANCol, C14, 20juin 1753,. C613, 5 septembre 1754
146 A. Bara Diop, La société wolof, op. cit., pp. 129-131. Selon Cada Mosto (1895, p. 97), les
souverains wolof régnaient par la violence et n'hésitaient pas, au milieu du XVe siècle, de
s'emparer de leurs sujets pour les vendre comme esclaves aux Portugais.
147 La chronologie de la conquête du Baol par le Cayor est diversement appréciée par les sources
les unes parlent de 1785, d'autres de 1784. En fait, le Baol étant redevenu indépendant après 1720,
les damels du Cayor vont s'efforcer de le reconquérir jusqu'à lafin du siècle.
148 A. N col. C615, Mémoire sur le Sénégal, 1758. On y insiste sur les guerres, les pillages et les
calamités naturelles qui ont sévi dans le Cayor en 1758 mais il s'agit d'une situation générale à
l'ensemble de la Sénégambie du XVIIIe siècle.
149 A. N col. c68, 28 mars 1724.
150 La destruction des forêts de gommiers est étroitement liée au commerce intense de la gomme
54
Mandingue vendent comme esclaves des milliers de Floup qui habitent la région située
entre le Cap Sainte-Marie et le Cap Roxo, grâce à leur réserve de grains 151 .
Il ressort nettement de nos investigations qu'il Y a une corrélation entre la
péjoration des facteurs naturels, les guerres et le développement de l'esclavage 152. Au
demeurant, l'on s'accorde sur le fait que la traite apparaît davantage comme le facteur
d'accentuation de l'esclavage dans les sociétés exposées à l'influence atlantique dès la fin
du XVIe siècle.
Paragraphe 2 : La traite.facteur d'accentuation de l'esclavage
La traite apparaît comme un facteur d'accentuation de l'esclavage depuis le XVIe
siècle et surtout depuis l'installation permanente des Européens sur les côtes d'Afrique au
XVe siècle153.
L'Europe ne fut malheureusement pas le marchand d'esclaves le plus important
de l'histoire. Comparé à la traite des Noirs organisé par les Européens, le trafic d'esclaves
du monde musulman a démarré plus tôt, a duré plus longtemps et, a touché un grand
nombre d'esclaves.
Selon certains auteurs, « le trafic remonte au VIle siècle et se poursuivit jusqu'à la
fin du XIXe siècle. Pendant toute cette période, la déportation toucha 14 à 15 millions de
dans la vallée du Fleuve Sénégal et sur la côte mauritanienne entre Portendick et Saint-Louis.
151 A. N. col. C361,fo239, lettres de Littleton, 1786.
152 Pour le XVIIe siècle, les sources mentionnent l'existence de famines et de disettes dues à la
sécheresse ou à la pluviosité mais aussi aux invasions de sauterelles pour une quinzaine d'années
environ. Pour le XVIIIe siècle, on signale une dégradation des conditions climatiques et
écologiques liées à des facteurs humains et naturels et qui provoquent des famines et des disettes
pour une trentaine d'années au moins. Ainsi, il faut noter la persistance de la détérioration des
conditions écologiques avec des séquences parfois assez longues d'années difficiles de 1719 à
1725, de 1729 à 1737 et, surtout de 1747 à 1758 et de 1782 à 1789 (cf B. Barry, op. cit, pp. 166-
167 et Ch. Becker, « Conditions écologiques, crise de subsistance et histoire de la population à
l'époque de la traite des esclaves en Sénégambie (XVIIe - XVIIIe siècle) », RCEA, 20, 3, 1986, pp.
357 et s.
153 Pour un résumé récent de la question, voir B. Etemad, « L'ampleur de la traite négrière (Vl]'»
XIX siècles) : un état de la question », Bull. du dépt. d'histoire économique, Université de Genève,
n" 20, 1989-1990, pp. 43-46; S. Daget, "Le prix de la traite des Noirs", Le Monde, 5 mars 1991.
p.28.
55
personnes, dont 8 à 8,5 millions entre 1500 et 1890154 ». Le nombre d'esclaves
transportés d'Afrique subsaharienne vers le monde musulman et les colonies européennes
serait donc de 25 à 26 millions au total 155. Sur la période de recoupement des deux trafics.
c'est-à-dire de 1500 à 1880-1890, le total est de 19 à 20 millions 156. Ces chiffres
n'incluent pas les pertes dues aux guerres liées à l'esclavagisme, mais ils doivent être
maniés avec prudence 157. En effet, le réseau caravanier qui alimente le monde musulman
est intégré au commerce atlantique, probablement dès le XVIIIe siècle.
La traite des Noirs organisée par les Européens est donc la dernière d'une très
longue série ; et elle est la dernière parce que l'Occident a décidé d'arrêter ce trafic
contraire aux justes règles du commerce international et aux principes du droit naturel.
L'essor de la traite européenne sur les fleuves Sénégal et Gambie entraîne la ruine
du négoce traditionnel des dioulas le long de ces voies d'eau. Les dioulas, soumis à la
pression de la concession de Ga1am et du comptoir de Saint-Louis, en sont réduits à jouer
un rôle de relais sur ces deux fleuves. Le commerce européen ne leur offre d'autre solution
que l'émigration dans le Haut-Niger et dans les Rivières du Sud. Leur marginalisation
progressive résultant de la perturbation des circuits du commerce transsaharien se
confirme. Toutes les caravanes convergent désormais vers les escales. On vendait des
esclaves contre des armes à feu et, grâce aux armes, on pouvait capturer de nouveaux
esclaves. Les captifs avaient entre 14 et 40 ans, tandis que les captives étaient choisies
entre 13 et 35 ans158. Les capitaines de navires sont tenus de prendre 3 % au-dessus de cet
âge, de diminuer l'âge des captifs jeunes et d'augmenter celui des captifs âgés de plus de 30
ans 159. En somme, les captifs étaient choisis parmi les adultes les plus valides de la
société pour être vendus.
Dans la Sénégambie méridionale, les propriétaires d'esclaves vendent les hommes
154 P. Bairoch : Mythes et paradoxes de l 'histoire économique, Paris, La Découverte, 1994, pp,
204-205.
155 Ibid.
156 Ibid. Quelle que soit la méthode utilisée, ces chiffres sont à manier avec beaucoup de
prudence.
157 Ch. Becker, « Note sur les chiffres de la traite atlantique française au XVIlle siècle », CEA,
104,26,4, pp. 633-679.
158 Observations sur le commerce du Sénégal, A.N col., ('614,31 oct. 1754, sans nom d'auteur,
159 Idem.
56
aux négriers et conservent sur place les femmes et les enfants 160. La vente des hommes,
hors du pays, à l'exclusion des femmes, permettait d'assurer le maintien d'une réserve de
main d'oeuvre esclave
et de satisfaire en même temps la demande des négriers. La
déportation des hommes n'est pas une règle générale. Dans certains cas, le pourcentage des
femmes réduites en esclavage et vendues hors du pays dépasse la norme généralement
admise, une femme pour deux hommes, c'est le cas par exemple à Bissau où, selon Jean
Mettas, la proportion des femmes passe à 37 % entre 1758 et 1764 et à 43 % entre 1766 et
1777 parmi les esclaves capturés par les Bijago, les Ba/ante ou les Houp qui ne
connaissent pas la pratique de l'esclavage sur le plan interne.
Les éléments capturés et vendus aux négriers européens sont sans doute des
baïnounk, mandiago et pape/ parmi lesquels il est plus facile de kidnapper les femmes que
les hommes 16 1. Une fois réduites en esclavage, les femmes vont jouer un rôle essentiel
dans la reproduction des enfants et dans la vie économique. Au Fouta Djallon, les femmes
ne sont pas vendues hors du pays, elles constituent une source importante de la famille
légitime, à travers l'institution du concubinat légal. Cette institution du droit musulman
permet à l'Almamy d'avoir un nombre illimité de concubines esclaves avec lesquelles il lui
est canoniquement licite d'entretenir des relations sexuelles normales. Mamadou Saliou
Baldé signale qu'au Fouta Djallon, de nombreux chefs politiques importants sont d'origine
servile par leur mère 162 . Selon cet auteur, l'ensemble de la société Djallonke est lié au
système esclavagiste dans lequel « le processus d'affranchissement est soigneusement
codifié pour intégrer dans la communauté des hommes libres, (rimbe), certains esclaves
privilégiés pour services rendus à leurs maîtres» 163. Les femmes interviennent également
dans la production, du fait de la concentration des esclaves (tous sexes confondus) dans les
Rundes où ils deviennent des instruments au service des aristocraties locales.
Dans le Gadiaga précolonial, une région située « à la frontière entre le monde des
Arabes nomades et celui des paysans noirs sédentaires, c'est à dire entre islam et
160 B. Barry, op. cit, p. 173.
161 J. Mettas, "La traite portugaise en Haute-Guinée, 1758-1797. Problèmes el méthodes".
Journal ofAfrican History, XVI, n" 3, 1975, pp. 352 et 356.
162 MS. Baldé,: op. cit, pp. 205-206, cité par B. Barry, op. cit, p. 174.
163 Ibid.
57
animisme» 164, les captifs étaient plutôt intégrés dans le système économique 165. Ainsi,
jusqu'à la fm du XIXe siècle, la masse de richesse qui y circulait semblait justifier le
renforcement de l'institution esclavagiste : les esclaves étaient utilisés dans la production
pour le marché mais ils participaient également par le portage au développement des
échanges.
Podor
a
été
le
centre
pourvoyeur
d'esclaves
pour
les
compagnies
européennes 166 .
Au Soudan nilotique, le sultan encourageait les rapports sexuels entre les femmes
esclaves de la Cour et les hommes libres, et les enfants nés de ces rapports devenaient
esclaves du sultan qui les recrutait dans l'armée et dans l'administration 167.
Dans l'ensemble, les rapports serviles s'intègrent dans le cadre d'un mode de
production tributaire ; le rôle économique des esclaves dans la production est certes
prépondérant au Fouta Djallon et au Gadiaga, mais reste secondaire dans les royaumes
Wolof et Sérère où en raison des guerres de succession, des pillages et des conflits qui
accompagnent la traite à partir du XVIe siècle, les esclaves de la couronne renforcent
considérablement leur pouvoir 168.
Les esclaves de la couronne et les diârn-i-bour, constituent le corps de garde des
souverains et l'essentiel de leurs forces armées. Ils occupent dans l'organisation politico-
administrative, des postes importants. Il s'agit d'une catégorie d'esclaves dont on
récompense les services et dont on tient à se ménager le concours éventuel.
Les esclaves de la couronne ne paient ni rente, ni impôts ; ils participent à des
pillages des paysans (baadolo), organisés au nom de l'aristocratie à laquelle ils sont
attachés par des alliances matrimoniales et des relations de clientélisme 169. Gerti
Hesseling peut donc écrire à ce sujet: « (...) la société Wolof se caractérisait non seulement
164 J.M Deveau, La traite rochelaise, Paris, éd. Karthala, 1990, p. 182.
165 A. Bathily, Les portes de l'or. Le royaume de Galam, op. cit, p. 225.
166 A. N. col. C 18, Mémoire sur le commerce du Sénégal en faveur des compagnies, février 1783.
Anonyme, ce texte est sans doute écrit par Repentigny et non par André Brüe.
167 R. S. O'Fahey et 1. Spaulding, Kingdoms of the Sudan, Londres, Methuen, 1974, p. 50, cités
par A. Bathily, op. cit, p. 227.
168 B. Barry, La Sénégambie du XVe au XIXe siècle, op. cil .. pp. 128-136.
169 A. B. Diop, op. cit, pp. 196-199.
58
par un système de subordination sociale dont l'interprétation n'est pas facile, mais aussi par
la redistribution des biens économiques entre les diverses catégories sociales» 170.
Mais le renforcement du pouvoir des tiedos s'explique par l'accentuation de
l'esclavage de traite. Désormais, il y a confusion des esclaves de la couronne avec le
régime tiedo lui-même, ils deviennent le pivot du pouvoir monarchique Ü! . Quant aux
guerriers tiedo, ils participent, avec leurs armes à feu, à tous les coups d'Etat qui secouent
régulièrement les royaumes de la Sénégambie septentrionale. Ils supplantent les paysans et
les notables dans la vie politique, devenant ainsi les instruments de l'arbitraire et de la
centralisation monarchiques.
L'exemple le plus frappant de l'intrusion des esclaves dans l'armée est fourni par
les royaumes Bambara du Kaarta et de Ségou où les esclaves de la couronne imposent une
nouvelle dynastie au pouvoir, celle de Ngolo Diara (1766-1790) qui conserve le pouvoir
jusqu'en 1860.
Mais le mode de production capitaliste se manifeste très tôt en pays Wolof, dès
1840, et à en juger par l'étude réalisée par Martin Klein 172 , il s'opère de façon très directe
avec l'imposition de la culture de l'arachide.
Ainsi, « en moms de cinquante ans, écrit Etienne Le Roy 173, le mode de
production tributaire ancien disparaît sous ses contradictions internes et les paysans sont
« libérés» de leurs sujétions anciennes pour devenir, par confréries musulmanes
interposées, des producteurs à domicile, voire des paysans sans terre dans la zone
arachidière nord et durant la période contemporaine ». Mais « cette soumission formelle au
système capitaliste », poursuit E. Le Roy, emporte celle du système politique qui disparaît
également. Ce qui avait justifié la permanence d'une expérience politique explique donc
également sa disparition dès lors que ce système est un obstacle à l'évolution et au contrôle
170 G. Hesseling, Histoire politique du Sénégal, Institutions, droit et société, Paris, Karthala.
1985, p. 109.
171 Il faut distinguer les esclaves de la couronne ou tiedo, entièrement attachés au service de leur
maître, du terme guerrier tiedo.
172 M Klein, Islam and Imperialism in Senegal : Sine Salum 1847-1914, Edinburgh, Edinburgh
University Press, 1968, pp. 39-44.
173 M Klein, Islam and Imperialism in Senegal : Sine Salum 1847-1914, Edinburgh, Edinburgh
59
par l'Etat colonial de la production (sinon de la reproduction) des relations sociales» 174 .
C'est dire que l'économie de prédation qui en résulte bloque toute transformation
qualitative de la société, du fait de la stagnation de l'économie et des techniques. Ainsi,
l'évolution du commerce fondé à titre principal sur la vente du producteur (esclave)
empêche la gestation d'un véritable mode de production esclavagiste. Au Galam, cette
évolution est perceptible à travers l'introduction massive d'articles européens et la
prépondérance des esclaves dans les exportations. L'exportation des captifs se fait cette
fois d'une manière tout à fait différente du commerce transsaharien 175 dont le réseau
caravanier est désormais intégré au commerce atlantique. Les caravanes maures opérant au
Haut-Sénégal revendaient leurs produits soit sur la côte saharienne, soit à des
intermédiaires méditerranéens qui les faisaient parvenir en Europe.
C'est dire que
contrairement à l'opinion de certains auteurs comme M.
Malowist 176 et C. Meillassoux177, le commerce des esclaves du Soudan Occidental n'a
pas été dirigé principalement vers le Maghreb et le monde musulman.
Même si la lecture de la plupart des sources donne plutôt cette vague impression,
il n'existe pas de données sûres permettant de dire que les entreprises d'asservissement
massif des populations de la zone soudanaise s'inscrivaient dans le processus de vente à la
criée d'êtres humains destinée à fournir le Maroc (Fès), le Sud de l'Espagne et la Sicile en
captifs. A notre avis, le trafic des esclaves notamment dans le Haut-Sénégal était destiné à
satisfaire la demande du marché intérieur du Soudan et du Sahara. D'ailleurs, l'essentiel de
la force de travail dans l'agriculture, le textile ou la métallurgie du Wagadou et des Etats du
fleuve Sénégal repose sur la main d'oeuvre servile. Ces « travaux de force» pompent ainsi
des masses énormes d'esclaves.
University Press, 1968, pp. 39-44.
174 E. Le Roy, "Mythes, violences, pouvoirs - Le sénégal dans la traite négrière", Politique
africaine II (7), Sept. 1982, pp. 70-71.
175 Ph. D. Curtin, Economie change in Precolonial Africa Senegambia... op. cit., p. 256 est plutôt
d'un avis différent.
176 M Malowist, "Le commerce d'or et d'esclaves au Soudan occidental", Africana Bulletin, 4,
1966, pp. 49-72.
177 C. Meillassoux,
Anthropologie de l'esclavage. Le ventre de fer et d'argent, Paris, P. U.F..
1986.
60
Le fer et le cheval jouent à cet égard un rôle politique important: la maîtrise des
armes et l'utilisation du cheval dans la conquête de l'espace politique ou pour la capture et
la vente de captifs participent d'une logique de guerre. Les esclaves servent de monnaie
d'échange contre les armes, le sel, les chevaux, produits qui servent à conforter l'autorité
des souverains, de la classe dirigeante et de ses alliés dans le cadre du commerce
transsaharien. Ces esclaves, capturés le plus souvent, à l'occasion des guerres intestines qui
jalonnent l'histoire de la Sénégambie, sont vendus pour partie ou utilisés pour une autre
partie dans les familles comme artisans ou cultivateurs. Ils sont, dès lors, des esclaves
domestiques qui seront partiellement ou totalement assimilés à la famille de leurs maîtres
après une, deux ou trois générations. L'importance exacte de ces esclaves dans la
production n'est pas facile à évaluer. Mais l'Etat a sa propre exploitation agricole. Il s'est
en effet assuré le contrôle d'un secteur agrico le important, différent du secteur agraire
communautaire, et fondé sur l'emploi de la main d'oeuvre esclave.
Mais on peut difficilement soutenir l'existence d'un
mode de production
esclavagiste dans les sociétés sénégambiennes (hormis le cas du Galam ou du Fouta
Djallon où l'évolution des rapports de production s'est manifestée par de réelles possibilités
d'évolution du mode de production tributaire vers des formes voisinant avec le mode de
production esclavagiste). Deux facteurs de blocage existent: l'inefficacité économique de
l'appareil d'Etat et l'inertie du secteur agraire communautaire. C'est dire que même si le
mode de production tributaire se perpétue dans le cadre du commerce atlantique, et
concourt à l'extorsion du surplus dégagé par le trafic des esclaves au profit des marchands
européens, il n'est cependant influencé que d'une manière indirecte et progressive par les
transformations internes de l'économie européenne à partir de la fm du XVIIIe siècle 178.
Par ailleurs, la structure des principautés du Gadiaga, du Fouta Djallon est
semi-féodale, mais pas le mode de production.
La propriété foncière constitue certes, la base du pouvoir politique (chez les
wolof, notamment), mais l'exploitation de la terre est différente aussi bien de la
communauté rurale primitive que de la féodalité européenne.
Les esclaves ne sont pas « attachés à la glèbe ». L'esclave africain n'avait rien de
178 E. Leroy. art. cit., pp. 69-71.
61
commun, soit avec le colon du Bas-Empire romain, soit même avec le serf du Moyen Age.
L'idée de propriété a donc ici un contenu spécifique qui se dérobe à toute similitude avec
l'Europe féodale 179.
Certains analystes des sociétés africaines ont malgré tout tenté de faire un
rapprochement entre le mode de production de ces sociétés et le mode de production féodal
de type européen. J. Suret-Canale écrivait: « En réalité nous voyons apparaître en Afrique
noire, sur la base de la décomposition de la communauté primitive, qui sous beaucoup de
ses aspects demeure extrêmement vivace, à la fois des rapports esclavagistes et des
rapports de suzerain à tributaire ou à vassal qu'il faut bien qualifier de « féodaux» 180.
Ce rapprochement est-il possible ? Certes, en utilisant l'expression « féodalité»
pour caractériser les sociétés africaines préoloniales la plupart des auteurs, lui donnent une
signification essentiellement politique l 8 1. Au demeurant, l'emploi de ce terme est
susceptible de
semer des confusions dans les esprits. «En effet, s'agissant tout
spécialement de la féodalité, les rapports politiques qu'elle impliquait ne se concevaient pas
sans les rapports de production qui les sous-tendaient puisque l'un des traits essentiels de la
féodalité résidait justement dans la confusion qui s'y réalisait entre la souveraineté
politique et la propriété foncière. Les rapports politiques de sujétion se formaient à partir
des rapports économiques et juridiques de dépendance» 182.
C'est dire que l'emploi de l'expression «féodalité» doit être manié avec
prudence 183. Même si la situation particulière de certaines sociétés politiques comme le
Gadiaga présente, sous certaines réserves, une analogie superficielle avec les rapports
179 P.F. Gonidec, Les systèmes politiques africains, tome 1, Paris, 1971, pp. 38-41.
1801. Suret-Canale, Afrique noire, Paris, éd. Sociales, 1961, p. 101. L'auteur fait lui-même des
réserves en ce qui concerne le terme "féodaux". Il reprend la même idée dans un débat général sur
le mode de production asiatique, cf Sur le mode de production asiatique, centre d'études et de
recherches marxistes, éd. Sociales, Paris, 1974,pp.101-133.
181 H Labouret, Paysans d'Afrique occidentale, Paris, Gallimard, 1941, p.19 .. 1. Maquet, « Une hypohtèse
pour les féodalités africaines ». In Cahiers d'Etudes africaines n" 6, 1961 .. 1. Lombard, « La vie politique
dans une ancienne société de type féodal : les Bariba du Nord-Dahomey ». In Cahiers d'Etudes africaines,
I 960,p. 545et s.
182 G. A. Kouassigan, Afrique: Révolution ou diversité des possibles, Paris, éd. L'Harmattan,
1985,p.85.
183 G. A. Kouassigan, L'homme et la terre, Paris, éd. Berger-Levrault, 1966, p. 161 et ss., P.F.
62
féodaux, il est préférable de définir les « féodalités africaines » « non par référence à celles
du moyen âge occidental, mais selon leurs traits spécifiques et dans leurs cadres
propres »184.
Dans le système féodal européen, le seigneur concédait une terre à son vassal à
charge de services nobles ou au roturier à charge de redevances. Contrats de fief ou de
censive; rapports contractuels qui se créaient notamment dans le cas du vassal par la
cérémonie de l'hommage et se consolidaient par la prestation de serment de fidélité 185.
L'élément personnel ne disparaissait cependant pas puisque aux premiers temps surtout,
c'était un contrat viager qui ne liait que les parties en présence et qui mettait à la charge de
l'une et de l'autre parties des obligations réciproques : le vassal s'engageait à être fidèle
(féal) à son seigneur et à ne rien faire contre lui et à lui fournir l'auxilium et le
consilium 186.
Le seigneur s'obligeait à l'égard du vassal et lui fournissait un fief et la protection.
Cette concession de fief fmira par supplanter les autres objets de l'obligation du seigneur et
par changer tout le fondement du système.
On en était venu à préciser que le vassal était juridiquement engagé à l'égard du
seigneur parce qu'il avait reçu de lui une terre. Les rapports féodaux se défmissaient alors
comme des rapports réels créés par la concession du fief187.
Gonidec, L'Etat africain, Paris, L.G.D.J, 1970, pp. 36-39.
184 R Verdier, « Féodalités et collectivismes africains », Paris, Présence Africaine, 1961, 4e
trim., p. 83.
185 Cf M Garaud, La Révolution et la propriété foncière, Paris, Sirey, 1958, chap. 2, pp. 15-109.
186 Cf F. Olivier-Martin, Histoire du droit français, des origines à la révolution. Réimpression de
l'édition de 1948, Paris, éd. du C.N.RS., 1988, pp. 222-224, 261-263, 299, 365-367,373-374,391-
396, 410-411.
187 Le contrat du fief est en effet le fondement de la directe et le support des droits féodaux. Le
vassal qui dénie sciemment et de propos délibéré la qualité de seigneur à celui dont il tient son fief
commet une faute plus grave que l'inobservation des formalités prescrites dans le cas d'une
mutation de cette tenure. Cf G. Chianéa, Histoire des institutions publiques de la France, tome 1,
P.UG., 1994, pp. 50-63 .. du même auteur.' « L'émancipation de la terre, le travail et la liberté »,
in Les droits de l'homme et la conquête des libertés (présentation M. Vovelle), P.U G., 1986, pp.
241-247.
63
Dans les monarchies Wolofs, par exemple,
les rapports de dépendance
ne se
forment pas propter rem et les liens de dépendance sont surtout personnels. Le Souverain
administre les personnes sans toujours gérer directement les terres. Cette prédominance des
rapports politiques sur les rapports fonciers empêche ainsi l'émergence d'un mode de
production féodal avec des paysans rivés à la glèbe l 88. Dans la société Wolof, le mode de
production est caractérisé par l'existence de communautés patriarcales détenant la
possession collective des terres qu'elles exploitent; le surplus qu'elles tirent de l'agriculture
et de l'artisanat est accaparé par l'Etat 189.
L'Etat prélève des redevances foncières sous forme d'impôts en nature auxquelles
on peut ajouter une multitude d'autres prélèvements fiscaux. 19ü Mais on peut dire que la
pénurie démographique des Etats, provoquée par la traite des esclaves, et la stagnation des
techniques agricoles ne permettent pas à ces sociétés de passer d'une économie de
subsistances à une économie de type domanial. Souveraineté et propriété foncière ne se
confondent pas, et le pouvoir local foncier n'a pas du tout
les caractéristiques
fondamentales du système féodal 19 1.
Par ailleurs, la forme collective et le caractère inaliénable de la propriété foncière
ne s'opposent pas à l'existence et à l'exercice de droits individuels. Mais ce serait une erreur
que de voir en cela, selon le schéma du système féodal, un démembrement de la propriété
en vertu duquel la collectivité conserverait la nue-propriété, comparable au domaine
éminent seigneurial de l'époque féodale, pendant que chaque membre exercerait le droit
d'usage ou d'usufruit comparable au domaine utile 192. Le schéma paraît plus complexe et
irréductible aux catégories juridiques occidentales.
G. A. Kouassigan fait remarquer qu'« en réalité, puisque l'appartenance à la
collectivité est /a condition nécessaire de l'attribution des droits individuels, les droits que
188 A. B. Diop, La société Wolof, op. cit., p. 185.
189 Ibid., pp. 184 et 189.
190 Selon L. Geismar, "Economiquement on peut expliquer l'existence de redevances foncières
pour une certaine pénurie du sol. Il est étonnant dans ces conditions qu'on les rencontre au
Sénégal où la densité de la population est si faible. Mais, il faut tenir compte de l'état d'insécurité
qui régnait autrefois et obligait les habitants à s'agglomérer dans certaines zones". L. G. Recueil
des coutumes civiles des races du Sénégal. Imprimerie du Sénégal - Saint-Louis, 1933, p.152, n J.
191 Cl. Mei//assoux, Femmes, greniers et capitaux, Paris, éd. Maspéro, 1975, p. 61.
192 Cf à ce sujet l'analyse pertinente de G. A. Kouassigan, L'homme et la terre, op. cit., pp. 135 et
64
chaque membre exerce sur une parcelle de la terre ne sont pas différents de ceux que la
collectivité tout entière y détient. En d'autres termes, poursuit-il, chaque individu exerce
sur la terre les droits de sa collectivité» 193. L'étude des modes originaux d'appropriation
du sol dans le système féodal a permis de dégager les traits essentiels d'une société où l'on
n'est pas propriétaire de la terre, mais où on la tient 194. Rendue possible par la diffusion
des liens vassaliques qui a fmi par étouffer l'autorité du pouvoir central, et par l'extension
du système des tenures qui a fmi par ruiner la propriété, la domination des hommes sur la
terre est un enjeu fondamental dans les rapports de production agricoles et en premier lieu
du régime foncier.
La tenure, dans le système féodal, est une propriété non plus entière et autonome,
mais divisée et dépendante, sur laquelle s'exercent deux types de droits 195 : ceux du
concédant, celui qui a attribué la terre et de qui la terre continue de relever, ceux du
concessionnaire, celui qui a reçu la terre et qui la tient sous sa possession immédiate 196.
La terre en tant que support de droits a un statut juridique qui en détermine les
modes d'occupation ou d'exploitation en fonction de sa signification sociale et de sa valeur
économique.
Dans toutes les vallées fluviales à agriculture riche (Sénégal ou Niger par
exemple), les chefs sont les titulaires du droit éminent sur la terre. Dès lors, les éxpéditions
du Wagadou dans la vallée du fleuve Sénégal, celles du Mali dans les pays du Niger et de
la Gambie, et celles du Songhay dans la vallée du Niger étaient dictées par la volonté de
s'approprier les terres et de subjuguer les hommes qui y vivent. Le cas du Gadiaga illustre
en fait la formule de Marc Bloch selon laquelle la domination du souverain sur les tenures
foncières n'était motivée dans le fond que par la dépendance des hommes qui vivaient sur
celles-ci: « (...) à terre sans hommes, chef sans prestige» 197.
ss.
193 G. A. Kouassigan, Afrique: Révolution ou diversité des possibles. op. cit., pp. 86-87.
194 R. Boutruche, Seigneurie etféodalité, Paris, 1959.
195 G. Chianéa, Histoire des institutions publiques de la France. Tome 1, P.u.G., 1994, pp. 61-
70.
196 Bien entendu, ces droits sont différents. Mais à côté de ces droits différents, il existe aussi des
tenures différentes : les tenures paysannes et les tenures politiques. Nous n'insistons que sur ces
dernières.
197 M Bloch: Les caractères originaux de l'histoire rurale française, t. 1, Paris, A. Colin, 1976,
p. 75 (réédition 1988).
65
La conversion des guerriers soninke en une aristocratie terrienne eut pour
conséquence d'une part, d'instaurer une certaine médiatisation du pouvoir, et d'autre part,
de consacrer une certaine parcellisation des terres.
Le terme de médiatisation recouvre, ici, un clivage politique fort nuancé et fort
complexe, en ce sens qu'à chaque niveau de la pyramide s'insèrent des marabouts et leurs
alliés qui s'interposent entre le tounka (le souverain) et ses propres sujets, chaque marabout
n'a d'autorité directe que sur son clan, sans rien pouvoir ordonner aux autres groupes
sociaux alliés de l'ensemble du clan régnant. S'agissant de la parcellisation des terres, elle
se caractérise par le partage des terres en deux parties comprenant chacune des terroirs de
décrue et des terroirs de cultures sous pluie. Une moitié est distribuée par lots entre les
principales « maisons» des différentes provinces. Ces lots constitueront des « terres
familiales» qui, à leur tour seront réparties en fonction de l'importance numérique des
« maisons » 198 ou en fonction des reclassements qui naissent des conflits internes.
On voit ainsi se développer de petites propriétés au fur et à mesure de l'extension
de la classe dirigeante et des tenures politiques consenties aux nombreux alliés du pouvoir.
Mais la parcellisation affecte essentiellement les terres de décrue. L'autre moitié est mise
en réserve par la classe dirigeante et est constituée de « terres communales». La gestion de
ces terres est confiée au tounka. Ce domaine de réserve est cédé à titre de beneficium
(bienfait), c'est à dire à titre de gratifications foncières aux marabouts et à leurs alliés, pour
les rémunérer de leurs services personnels. Ce qui en restait était loué à ceux qui désiraient
les mettre en valeur, à charge pour les concessionnaires de payer des redevances dont les
produits, collectés chaque année, étaient portés au tounka. Une fois la collecte de ces
redevances faite, l'assemblée des agents royaux se réunissait, et procédait au partage,
comme pour le butin de guerre et les tributs sur le commerce. Mais, les biens acquis par le
souverain durant son règne lui appartenaient en propre et ses enfants en héritaient, à
l'exception des habits mortuaires, de son cheval et d'un esclave qui revenaient au chef des
marabouts.
Les Bathily qui régnèrent pendant longtemps sur le trône avaient à la faveur des
198 Ce mot ne doit pas être pris au sens propre mais littéral car il s'applique ici aux domaines
concédés aux membres de l'aristocratie et à leurs alliés qui forment le clan royal.
66
conflits internes et à cause de la faiblesse du tribut prélevé sur le butin de guerre,
dépossédé les clans autochtones de leurs charges de « maîtres du sol» 199. Les familles de
l'aristocratie terrienne étant éliminées manu militari, les Bathily s'emparèrent de l'essentiel
des fonctions politiques et militaires, cumulativement avec celles de « maîtres du sol».
Cette situation contredit l'opinion selon laquelle, en Afrique Noire, chaque individu exerce
sur la terre les droits de sa collectivité. Mais il s'agit de la situation prévalant dans une
société politique spécifique, à une période donnée de son histoire. Par conséquent, si
l'acquisition des tenures foncières par la force à une époque est dictée par une volonté de
domination des hommes qui y vivent200, cette situation n'est pas constatée partout. Le
Gadiaga présente donc des traits particuliers et mérite qu'on s'y attarde.
Vers 1780, le Gadiaga fournissait à lui seul les esclaves à meilleur marché que
tout le reste de la Sénégambie201.
On y trouvait non seulement les articles de la traite classique, mais aussi toutes
sortes de produits servant aux besoins de la population africaine de Saint-Louis. Toutefois,
le gros de ce commerce est constitué par le trafic des esclaves, suivi de la traite du mil et de
l'or.
Le commerce des esclaves apparaît dès lors comme un des rouages du bullionisme
mercantile et aiguise les appétits des puissances européennes202.
Entre 1720 et 1730, la plupart des esclaves provenait essentiellement de la haute
Falémé, débouché naturel du Fouta Djallon. Des caravanes entières déversaient les captifs
enlevés dans le pays Tenda (Coniagui et Bassari) et Djallonké par les guerres de conquête
Peu1203.Dans le même temps, les razzias opérées par la dynastie des Ormans firent de
nombreux captifs dans l'Etat soninke du Gadiaga.
Le traité du 19 août 1858, qui cédait à la France le territoire situé entre Bakel et la
199 A. Bathily, Imperialism and colonial expansion, in Senegal in the nineteenth century... Ph. D.
Centre ofWest African Studies, University ofBirmingham, 1975, pp. 31-32.
200 G. Balandier, Anthropologie politique, Paris, P. UF., 1967, p. 115.
201 A. Bathily, Les Portes de l'or, op. cit., p. 225 ets.
202 Ch. Becker, « La Sénégambie dans la traite atlantique du XVlIle siècle». In Gorée et
l'esclavage. Actes du Séminaire sur « Gorée dans la traite atlantique: mythes et réalités» (Gorée,
7-8 avri/1997, I.FA.N., Initiations et études africaines n° 38, 1997, pp. 63-103.
203 A.N.CoJ., C68 - Mémoire sur Je commerce du Sénégal, lû juillet 1725.
67
Falémé et plaçait les villages en aval du poste sous protectorat français, marquait la fin de
l'intégrité territoriale du Gadiaga.
Si jusqu'à cette date, le pouvoir était resté aux mains des autorités indigènes, il
avait subi néanmoins une progressive désintégration sous l'effet des nombreux conflits
suscités et entretenus par le commerce français, à l'intérieur du Gadiaga et dans ses
relations avec les Etats voisins204. Bien avant l'expansion territoriale française,
l'immixtion européenne dans les affaires du Gadiaga s'est traduite par l'importance du
commerce, par le démantèlement des institutions politiques et par l'évolution des rapports
entre l'aristocratie guerrière et les commerçants islamisés.
Le commerce occupe une place importante dans l'économie du Gadiaga205. Au
niveau local, le mil est échangé avec les Maures de la rive droite du Fleuve et avec les
Peuls du Boundou, il intervient également dans la traite atlantique car les Européens ne
s'approvisionnent pas qu'au Fouta Toro.
Pendant la saison sèche, forgerons et cordonniers se déplacent de village en
village pour écouler leur production. Après les récoltes, les hommes libres organisent des
expéditions commerciales, à l'exception de l'aristocratie guerrière, Bathily et mangu, pour
qui cette activité représenterait une dérogeance. Les pagnes de coton, tissés par les
esclaves, servent de monnaie et de premiers biens d'échange contre l'or du Bambouk, les
esclaves et l'ivoire du Soudan.
Le commerce à longue distance intéresse surtout les dioulas, membres des
familles maraboutiques ; ils s'appuient sur un réseau de relations d'affaires qui sont aussi
familiales et religieuses. C'est une tradition ancienne, liée à la diaspora soninke dans le
Haut-Sénégal et aux échanges transsahariens206. Les familles guerrières y participent de
leur côté comme pourvoyeuses de captifs, ce qui constitue un autre aspect de leurs liens
avec le milieu maraboutique.
Cette région fut intégrée au début du XVIIIe siècle à la traite atlantique. En effet
après les voyages de Chambonneau en 1686, de La Courbe en 1690 et d'André Brüe en
204 M Chastanet, « De la traite à la conquête coloniale dans le Haut-Sénégal: L'Etat soninké du
Gajaaga de 1818 à 1858 », in J Boulègue (sous la direction de). Contribution à l'histoire du
Sénégal, Cahiers du CRA n05, Paris, Ed. AFERA, 1987, pp. 87-108.
205 Ibid., p. 93.
206 B. Barry, Le Sénégal du XVe au X/Xe siècle. op. cit., p. 40.
68
1698, la concession du Sénégal fit construire en 1700 le fort Saint-Joseph entre les villages
de Daramanne et Makhana au Kaméra. Dès lors, et jusqu'à l'abandon des postes français
dans le Haut-Sénégal, à la suite des guerres avec la Grande-Bretagne, le Gadiaga fut pour
la France le principal centre de trafic des esclaves en Sénégambie.
Le Gadiaga recevait des esclaves provenant des royaumes bambara de Ségou et du
Kaarta, en somme des gens capturés dans tous les pays du Haut-Sénégal-Niger. Les
relations entre négociants africains et chefs politiques en furent profondément modifiées.
« Les redevances ou « coutumes» versées par les Européens à ces derniers les incitaient à
faire pression sur le commerce, étant proportionnelles au volume des transactions de
chaque escale »207.
Les commerçants de leur côté disposaient de sérieux atouts : ils pouvaient en effet
détourner les caravanes du Soudan vers la Gambie si les conditions leur paraissaient plus
avantageuses. « Aussi un nouveau rapport de forces se mettait-il progressivement en place
à leur profit. De plus la recherche des « coutumes» accentuait les rivalités à l'intérieur de
la famille dirigeante et les convoitises des Etats voisins »208.
Les esclaves domestiques des rois et des dioulas servaient au travail agricole de
leurs maîtres, seuls les captifs enlevés dans les pays voisins étaient vendus comme
monnaie d'échange aux négriers européens. S'y ajoutent les auteurs de crime ou délits,
vendus, eux aussi comme esclaves. Au demeurant, les gens capturés et vendus étaient soit
de condition servile, soit appartenaient à la masse de la population. On mettait rarement en
captivité un membre de la classe dirigeante. Plus généralement, les autochtones ne font pas
de captifs entre eux. Idée corroborée par les sources de «première main» qui mettent en
relief le sentiment qu'ont les habitants du Galam d'être libres et d'appartenir à une nation
fière de l'être: cette « nation se pique d'être libre et franche. Ils ne font pas de captifs entre
eux »209. C'est ce qui explique sans doute le sentiment de défaveur qu'on a observé chez
les négriers qui préféraient de loin les esclaves Bambara à ceux du Galam proprement
dit2l O.
207 Ibid.
208 M Chastanet, art. cit., pp. 93-95.
209 Manuscrit de la B.N., n° 9339, F O 158, avril 1725 - cité par A.B athily, op. cit.. p. 265.
210 Sauguier : Relations de plusieurs voyages à la côte d'Afrique à Maroc, au Sénégal, à Gorée, à
69
Par ailleurs, les esclaves capturés dans le Haut-Fleuve et les pays voisins furent
acheminés, par convois, vers les comptoirs de Gambie ou d'autres points de traite. Pruneau
de Pommegorge faisait observer avec quelque peu d'exagération qu'en 1734, toutes les
caravanes d'esclaves en provenance du fort de Galam avaient été détournées vers la
Gambie à la suite de différends opposant les dioulas au fort, rendant le commerce de la
concession nul 211,
Cette voie gambienne est mentionnée par les récits de la plupart des voyageurs
comme Mungo Park ou Francis Moore.
Le développement de la traite de la gomme dans le Bas-Fleuve et dans la
moyenne Vallée du Sénégal entraîna l'essor du trafic des esclaves au Galam. L'entrée des
Maures dans ce commerce a eu pour conséquence de multiplier les razzias dans tous les
pays situés au pourtour du Fleuve, ou au Galam pour capturer des hommes nécessaires à la
cueillette de la gomme ou le transport, le gardiennage et le pesage de ce produit.
Les maures seraient à exclure de cette étude s'ils ne s'étaient introduits dans les
circuits du commerce atlantique, dès le début du XVIIe siècle, et s'ils n'étaient désireux de
jouer un rôle accru sur la rive méridionale grâce à l'importance du commerce de la gomme.
La récolte et le commerce de la gomme font d'eux les principaux partenaires économiques
des Français, et des partenaires qui posent de sérieux problèmes.
En fait, la gomme est une matière première stratégique pour l'industrie textile
européenne en pleine expansion et son commerce domine désormais la vallée du fleuve
Sénégal2 12 sans toutefois supplanter définitivement le commerce des esclaves achetés au
Galam, etc., Paris, 1792, pp. 207-208 - "On a point de révolte à craindre de leur part (des
bambara); et on ne les met que rarement auxfers : il en faut cependant pour les mauvais sujets que
la nation Saracollet au lieu de les punir de mort vend aux bâtiments. On ne peut prendre trop de
précautions avec ces derniers; il serait même avantageux si la chose était praticable de les séparer
des Bambara, nation douce mais qui se porte quelque fois aux dernières extrémités quand elle est
animée".
211 A. Bathily: "Job Ben Salomon, 1700-1773, marabout négrier et esclave affranchi", in Les
Africains, tome VI, Jeune Afrique, Paris, 1977, pp. 191-227.
212 A.NCol., C6 14, 1753-1762 - Voir en particulier les liasses concernant le commerce du
Sénégal (le commerce de la Compagnie).
70
Gadiaga ou GaJam. «La gomme provient d'acacias2 13 d'une espèce particulière, qui
forment, au nord du Sénégal, ce qu'on appelle là des forêts, c'est-à-dire des groupes assez
espacés, qui paraissent couvrir une large étendue de terrain, lorsqu'on les aperçoit de loin ;
mais si l'on y pénètre, on se rend compte que les arbres sont isolés, et forment plutôt des
buissons que des forêts telles que nous l'entendons en Europe.
Lors de la saison sèche, les vents brûlants de l'est en font éclater l'écorce, elle
transsude la gomme, qui apparaît sous forme de gouttes de grosseur variable. A ce
moment, vers le mois de septembre, les Maures se rapprochent du fleuve avec leurs
troupeaux, cherchant le voisinage de l'eau; maîtres et esclaves vont recueillir la gomme,
chaque tribu dans ses propres forêts »214.
La gomme entre aussi dans « l'apprêt des soieries, des rubans, des gazes, des
batistes et des chapeaux, dont on se sert aussi dans la préparation de la médecine et dans
celle des confiseurs, dont la peinture fait usage, ainsi que la dorure qui sert dans beaucoup
d'autres occasions et qui a tant d'utilité, joint aussi le précieux avantage d'être une
nourriture saine et très substantielle »215. Pour s'assurer le monopo le du commerce de la
gomme, la France applique de 1713 à 1763 le « régime de l'exclusif», ce qui revient à
s'opposer à la présence des autres puissances européennes sur la côte de Mauritanie2 16. Le
régime de l'exclusif repose sur l'idée que les colonies fourniront prioritairement à la
métropole les denrées et les matières premières que celle-ci ne peut produire. En revanche,
elles ne pourront importer les marchandises dont elles auront besoin que de la métropole.
Appliqué strictement, le régime de l'exclusif ne peut qu'alimenter des rivalités entre
puissances européennes217. C'est ce qui s'est passé avec ce qu'on a appelé « la guerre de la
gomme» dont la première phase se situe de 1717 à 1727.
A l'origine de cette guerre, on trouve la volonté des Français d'écarter par tous les
moyens d'Arguin et de Portendick2 18, les interlopes anglais et surtout hollandais. Ainsi,
213 L'acacia Vérek, ou acacia Sénégal (mimosées).
214 P. Cultru, op. cit., p. 26.
215 Golberry (S.MX) : Fragments d'un voyage en Afrique pendant les années 1785, 1786. 1787.
Paris, 1802, p. 196.
216 Delcourt (A.) : La France et les établissements français au Sénégal... op. cit., p. 179.
217 Sur lafin du régime de l'exclusif en Afrique, cf B. Schnapper, "Lafin du régime de l'exclusif
le commerce étranger dans les possessions françaises d'Afrique tropicale, (1817-1870) », Annales
Africaines, 1959, pp. 149-199.
218 Portendick (étymologie discutée: le port d'Haddi - père d'Ali Chandora -, ou le port de la
digue - Poortendijk des navigateurs hollandais du XVIle siècle ?) se trouve à peu près à
71
dès le 28 juillet 1717, André Brüe, directeur de la Nouvelle Compagnie du Sénégal, signe
avec Ali Chandora, l'Emir du Trarza, un traité d'amitié pour confirmer à celle-ci le
privilège exclusif du commerce de la gomme sur la côte mauritanienne. Mais Brüe, « grand
colonial »219, tente une série de croisières sur la côte de Mauritanie pour écarter les
concurrents anglais et hollandais. Il essuie un échec car la prise d'Arguin par Salvert en
février 1721 ne met pas fin à l'intense activité des interlopes.
Une expédition française, avec cinq bâtiments (l'expédition de la Rigaudière)
assiège de nouveau Arguin du 17 au 22 février 1723 mais ne parvient pas à imposer la
mainmise française sur la côte mauritanienne. André Brüe et ses successeurs doivent se
résoudre à traiter avec les maures Trarzas et Braknas, non sans avoir déployé une véritable
offensive politique et militaire à l'égard des chefs du Walo et des émirats maures 220.
La deuxième phase de cette guerre de la gomme se situe entre 1752 et 1762,
années marquées par un déficit chronique du commerce de la gomme dû à la guerre et à
l'activité des interlopes anglais installés à Portentick (les Anglais font de la surenchère sur
les prix d'achat à la production). D'autres raisons sont invoquées dans les archives pour
justifier la chute du commerce du Sénégal 221 : les forêts des gommiers subsistent toujours
mais les récoltes sont moins abondantes depuis 1751 que par le passé. Par ailleurs, la
Compagnie du Sénégal refuse de faire la traite de la gomme pendant la guerre, au moment
où les Maures se reconvertissent dans la culture et le commerce du mil 222.
Malgré l'importance de la gomme dans la première moitié du XVIIIe siècle,
importance dont les statistiques ne rendent suffisamment pas compte223, la traite des Noirs
l'emplacement de Fort-Coppolani, à 10 km au NiO. de Nouakchott, cf 1. Delcourt, "OÙ se trouvait
Portendick ?", in Notes africaines, n° 123, juillet 1969, pp. 74-77. On trouve, selon les sources,
l'orthographe Portendick ou Portendik.
219 M Chailley: Histoire de l'Afrique occidentale française, 1638-1959, Paris, éd Berger-
levrault, 1968, pp. 108-116. L 'auteur qualifie Brûe de plus grand colonial de l'Ancien Régime en
Afrique, ce qui est dans l'esprit de l'époque très flatteur.
220 Delcourt (A.) : op. cit., pp. 179-229.
221 A.N.Col., C6 14, observations sur le commerce du Sénégal, 22 avril 1754.
222 A.N.Col., C6 14, observations sur le commerce du Sénégal, 3 mai 1754. Le fait que ce mémoire
reproduise les mêmes arguments sur les causes de la chute du commerce du Sénégal et les remèdes
à prendre indique que son auteur n'a pas été entendu, à moins que les difficultés de la
communication avec Paris explique les lenteurs dans la prise de décisions.
223 Au début du XVIIIe siècle, la récolte de la gomme était évaluée à 8000 quintaux. soit 800.000
72
alimente pour une large part, le commerce des puissances européennes avec le Sénégal.
Outre la voie évoquée ci-dessus, concernant les convois du Galam en direction
des comptoirs de Gambie, les récits de voyage soulignent l'importance d'un axe reliant le
Galam aux comptoirs portugais de Guinée et à la Sierra Léone. Bien que des auteurs
mentionnent l'émigration de marchands soninké du Gadiaga et du Djafounou, ou celle des
Diakhanké vers le Haut-Niger et la côte guinéenne 224, seul un sondage dans les archives
portugaises permettrait d'évaluer à sa juste valeur la part du Haut-Sénégal-Niger dans le
trafic des esclaves du golfe de Guinée et des Rivières du Sud.
Le commerce esclavagiste a connu des amplitudes variables au cours du XVIIIe
siècle 225. Périodes de prospérité alternent avec des périodes de déclin de manière
irrégulière.
Deux phases de prospérité sont à noter, en 1714-1740 et en 1783-1790. Les
années 1741-1754 furent des années plates. Une baisse très sensible est perceptible en
1755-1758 et en 1790-1800. La demande européenne reste constante dans l'ensemble de la
période. Vers les années 1780, alors que la zone côtière était presque épuisée, la demande
restait forte déplaçant ainsi vers l'intérieur les centres du recrutement et de la capture des
esclaves. Ce ne sont pas les guerres intestines, comme on l'a trop souvent écrit, qui ont
déterminé le rythme de la traite, mais ce fut la demande extérieure qui a conduit à la
multiplication des guerres esclavagistes. L'offre variait en volume, au gré des circonstances
et des événements. Plusieurs facteurs concourent à la forte poussée de l'offre:
- la saison sèche, plus propice à la traite pour les dioulas, surtout à cause de la
facilité des communications. S'y ajoutent la facilité du ravitaillement à la fin des récoltes et
la rapidité des expéditions militaires;
- les périodes de guerres intestines, de famines, et les crises alimentaires. Selon les
correspondances de la concession avec la direction parisienne de la Compagnie des Indes,
ce sont autant de plaies qui affectent périodiquement l'ensemble de la Sénégambie;
/ivres. De 1730 à 1742, la Compagnie du Sénégal bornait son exportation à 10.000 quintaux. On
disait même qu'elle faisait détruire l'excédent, ce qui n'est pas exact.
224 y. Person : Samori : Une révolution dyula, Dakar, lF.A.N., 3 vol., tome 1.
225 P.E. Lovejoy, « The volume ofAtlantic slave Trade : A synthesis ». Journal ofAfrican History,
3, 1982,4, pp. 473-502 .. S. Daget, « Le prix de la traite des noirs », Le Monde, 5 mars 1991, p. 28.
73
- la concurrence européenne restaurée après la fm du privilège de la Compagnie
suscita un certain temps une augmentation de l'offre;
- l'arrivée d'une cargaison d'articles de traite au fort Saint-Joseph attirait davantage
les dioulas.
Le reflux du trafic des esclaves s'explique, lui aussi, par des causes variées, dont
trois nous paraissent essentielles :
- Les crises politiques au Fouta Toro: La révolution musulmane conduite par les
Almami Torodo est décisive. Elle contribua à ralentir, voire même arrêter quelque fois
entre 1787 et 1806 le trafic des esclaves dans le Haut-Sénégal. En 1787, un traité de paix
fut signé entre le gouverneur de la colonie et le Fouta, qui allait faciliter le passage des
navires montant au Galam226.
La Compagnie explora par ailleurs d'autres moyens, notamment la possibilité de
relier le Galam à Saint-Louis par la route afin de contourner l'obstacle constitué par les
aléas du trafic fluvial. Durand, directeur de la concession, fit en personne le voyage
d'exploration en passant par le Baol et le Ferlo 227. Rubault, un agent commissionné par
lui, mena une expédition similaire. Mais cette solution comportait des difficultés énormes
pour la Compagnie elle-même et, à plus forte raison, pour les traitants particuliers.
Cette route terrestre fut finalement construite et inaugurée par l'explorateur
Mollien en 1818.
- la concurrence anglaise et portugaise en Gambie et dans les Rivières du Sud;
- mais le reflux du trafic des esclaves est lié essentiellement aux méthodes
commerciales de la Compagnie que des témoins de l'époque décrivent comme brutales et
déloyales à l'égard des partenaires africains, et trop conservatrices du point de vue de ses
propres intérêts à long terme.
En effet, malgré les conventions passées avec les dioulas et les dirigeants des
226 A.N.Col., C822, 1787 - Une copie de ce traité en français et en arabe se trouve dans les
liasses.
227 1. B. Durand: Voyage au Sénégal de 1785 et 1786, Paris, 1803, 2 vol.
74
Etats, le directeur du fort tenait rarement à payer le prix convenu. Ce qui amène André
Brüe, directeur général de la concession, à formuler des instructions précises au nouveau
directeur de Galam dans lesquelles il lui demande de respecter les marchés passés avec les
indigènes : «ce que je lui enjoins très expressément de faire payer la quantité de
marchandises portées suivant le tarif que je lui remets : attendu que les Guaincas
(Diakhanké) m'ont appris que si on leur payait légalement ce qui doit leur revenir ils
n'iraient point en Gambie »228.
La plupart des mémoires sur le commerce du Sénégal contiennent de véritables
réquisitoires contre les méthodes de gestion de la concession de Galam229. Ces mémoires
insistent par ailleurs sur l'existence d'activités dont le développement aurait été nul sans la
main d'oeuvre esclave : il s'agit de la traite des produits tropicaux mais aussi de la
recherche de l'or.
Bien que peu d'études abordent la question du lien entre esclavage et traite des
produits vivriers, il suffit de lire la plupart des correspondances des témoins de l'époque
pour constater que le commerce des esclaves aurait été impossible, dans une certaine
mesure, sans le ravitaillement constant des captiveries et des navires négriers en produits
vivriers. S~ d'une manière générale, la traite des esclaves permettait la déportation vers les
Amériques d'hommes et de femmes valides, on peut noter aussi que ceux qui sont restés ne
sont pas épargnés pour autant car leurs produits de subsistances sont confisqués par les
esclavagistes. Les transactions sur le mil, denrée vitale en Sénégambie, furent un facteur
d'une importance considérable dans l'histoire économique de la région.
Ainsi, l'évolution du trafic des esclaves dans la concession de Galam est marquée
par des courbes soit ascendantes, soit descendantes selon que les réserves en mil dans les
magasins des forts sont grandes ou non. En cas de mauvaises récoltes, le Galam fournit
beaucoup de captifs.
228 Manuscrit de la B.N, n° 9339, 9 décembre 1716, cité par AiBathily, Les Portes de l'or, op. cit..
p.275.
229 A.NCo/., C6 27 - Mémoire sur le commerce du Sénégal, 1752; A.NCo/.. C6 14 - Mémoire sur
le commerce du Sénégal, 1762.
75
La concession de Galam reste donc tributaire de la situation des récoltes230.
Ailleurs, les mauvaises récoltes entraînent les mêmes conséquences fâcheuses
pour les individus: de nombreux cas de servitude volontaire sont en effet possibles dans la
mesure où pour échapper à une mort certaine, ils se vendent eux-mêmes comme esclaves à
la concession.
On mesure au mieux l'importance du mil si l'on prend en compte deux facteurs
essentiels : la nourriture des esclaves dont près d'un millier23 l étaient gardés dans les
captiveries durant la saison sèche (6 à 7 mois), et la ration journalière du personnel
subalterne. Il arrivait d'ailleurs que ce personnel européen complète son ordinaire avec du
mil, en cas de rupture de stocks. A défaut de froment, de fèves ou de gruau, la farine de mil
entrait dans la fabrication du pain et de la « bouillabès ».
Naturellement, pour résoudre le problème du ravitaillement en mil du département
de Galam, on tenait compte de deux situations extrêmes : les situations d'abondance de
vivres et les situations de pénurie.
Les années 1743232,1744233,1750234,1751235,1755236 ont été des années de
bonnes récoltes. Elles n'ont donc pas permis de faire plus de captifs 237.
230 A.N.Col., C67, 18 décembre 1723 - "La Cie ne doit pas être surprise de voir que depuis trois
ans Galam n'a fourni que très peu de captifs dans la basse saison parce que le mil y a été d'une
rareté étonnante. J'avoue même, Messieurs, que sans les précautions que j'ai prises pour avoir du
mi/j'aurais été aussi embarrassé que les autres, si je n'avais profité de l'absence des Maures pour
l'envoyer de côté et d'autre en traite de mil sans m'arrêter à aucun lieu précis cependant, traite que
j'ai vu fuir avec chagrin dès que les Maures ont été arrivés en ce pays quoique je puisse nourrir
d'ici aux barques 300 captifs".
231 Cette population captive de traite répresente dans la meilleure hypothèse, 25% par rapport à
la population saint-louisienne au milieu du XVIIIe siècle, ensuite moins de 10% à la fin du XVIIIe
siècle, cf André Villard, Histoire du Sénégal, op. Cit., p. 73.
232 A.N.Col., C612, 15 juillet 1743 - "On y (Galam) a traité une grande provision de mil pendant
la basse saison. .. ".
233 A.N.Col., C612, 28 avril 1741 - "On a traité une bonne provision de mil au Galam".
234 A.N.Col., C612, 16 novembre 1750 - Cette année-là la traite du mil en Galam fut si abondante
que ce comptoir en envoya par deux fois au bas de la concession qui en manquait.
235 A.N.Col., C613, 30 janvier 1751; 20 août 1751 - Deux campagnes de traite menées en juin et
juillet 1751 rapportèrent des quantités si considérables que le Galam en envoya encore à Saint-
Louis.
236 A.N.Col., C614, 15 mars 1756 - La traite de 1755fut la plus "extraordinaire". Nous avons tiré
500.000 livres qui ont permis defaire subsister le bas de la concession".
237 B. Barry, Le Royaume du Waalo, op. Cit., pp. 133 et ss. Pour échapper à une mort certaine, les
hommes se mettent volontairement au service de puissants dont ils deviennent des captifs.
76
Nombreuses sont les années de pénurie. Selon une correspondance du directeur de
Galam, les pénuries seraient liées à la guerre entre le Khasso et le Bambouk « qui a
tellement troublé le pays qu'à peine nous pouvons avoir des vivres pour notre subsistance
journalière »238. Les pillages comme ceux commis en 1731 par les Ormans sont
susceptibles de perturber tout le trafic y compris celui du mi1239. En 1737, le Département,
confronté à des difficultés de transport, s'en remit aux laobé ou « bûcherons» qui allèrent
lui chercher du mil dans l'émirat du Boundou avec leurs ânes, sans toutefois parvenir à lui
procurer la ration nécessaire pour tenir au-delà du mois de juin240.
La guerre entre le Boundou et le Bambouk en 1744 fit tarir le ravitaillement de
Galam à sa source. La même année les Maures s'emparèrent du mil sur le marché pour le
revendre contre des toiles, en conséquence le prix du mil renchérit 24 1.
Les famines qui ravagèrent la Sénégambie, depuis le Nord jusqu'aux Rivières du
Sud, plongèrent le département de Galam dans une situation critique : les archives
rappellent les conséquences de celles de 1753242 et de 1754243 avec une certaine gravité.
La guerre et les famines cristallisent l'inquiétude et l'insécurité des populations face à la
pénurie des denrées et au chantage sur le mil.
Denrée alimentaire de base, le mil a fait l'objet de spéculation à cause des récoltes
déficitaires qui prédominèrent au cours de la période, mais aussi à cause des méthodes de
gestion de la compagnie et de ses dirigeants, à l'instar de Pierre David, sur lesquels
Golberry a laissé un témoignage édifiant244 .
238 A.N.Col., C6 7, 18 décembre 1728.
239 A.N.Col., C6 19, 10 juin 1731. Le pillage illustre l'existence d'un marché anarchique où le
rapport de force l'emporte sur l'échange.
240 A.N.Col., C6 11, 1er mars 1737.
241 A.N.Col., C613, 24 février 1752.
242 A.N.Col., C6 14, 20 juin 1753.
243 A.N.Col., C613, 5 septembre 1753; 3 juin 1754 - "Jamais la concession n'avait vu une famine
si générale dans le pays. Elle s'étend depuis Bisseaux jusqu'en Galam". En 1754, tous les pays du
Fleuve étaient en proie à la famine et le département de Galam informait la compagnie de la forte
mortalité dans les captiveries à cause du manque de mil. Une bonne récolte enregistrée en août
1754 ne put redresser la situation à cause de l'afflux des réfugiés des pays voisins.
244 Golberry MX: Fragments d'un voyage en Afrique, Paris, Treuttel et Wûrtz, 1802, 2 vol.
77
Par ailleurs, il apparaît que les pénuries de mil furent provoquées ou aggravées
tant par les effets du trafic des esclaves (guerres intestines, spéculation sur les denrées
vivrières par la Compagnie) que par les fluctuations pluviométriques en dépit de la
récurrence de ceux-ci et de leur coïncidence avec celles-là.
Mais au-delà des produits vivriers, un autre facteur contribue à la perpétuation de
l'esclavage en Sénégambie, il s'agit de la recherche de l'or du Galam-Bambouk245.
Dès le début du XVIIIe siècle, les Français signent des traités avec le Boundou
pour empêcher le passage des caravanes vers la Gambie alors aux mains des Anglais. A
"L'année 1744 fut fort sèche dans cette partie de l'Afrique on pouvait dès le commencement de
cette année, prévoir que les récoltes seraient mauvaises; le vent d'Est avait régné avec une
constance pernicieuse depuis le mois de novembre 1743; les pluies de cette année là n'avaient pas
été considérables et par conséquent les débordements qui fertilisent les terres basses du Bambouk.
ne l'avaient pas été non plus, les récoltes de riz, de maïs, de fèves et de pois pistaches, et celle du
mil, avaient été ou devaient être fort médiocres, et les bamboukains avaient à peine assez de ces
différentes graines pour se nourrir. "11 fallait occasionner une disette; il y parvint. Ses agents de
Galam avec des verroteries, de l'ambre, du corail, de l'agate cornaline, réussirent à tirer de
Bambouk une grande partie des graines de subsistance, indispensables pour la nourriture des
habitants et ces accaparements furent emmagasinés au fort Saint-Joseph.
"On suscita ensuite les Nègres Kassons contre les Bamboukains, on provoqua des éruptions (sic)
de ces sauvages sur les terres du Bambouk, qui furent brûlées, pillées, ravagées et dès le mois de
mai 1744, le pays éprouvait la crainte et lafamine.
"Pendant que cette conjuration s'exécutait en Galam, M'David accaparait tout le mil des environs
de l'île de Saint-Louis du Sénégal et ses magasins en contenaient assez, pour en charger plusieurs
bateaux.
"Les Nègres du Bambouk pressés par la disette, demandèrent des vivres à Galam,
mais n'en
obtenaient pas; les agents de MDavid leur répondaient que c'était au gouverneur du Sénégal qu'il
fallait s'adresser, que ses magasins de l'île Saint-Louis étaient remplis de mil, et que lui seul
pouvait donner des secours.
"Les rois du bambouk envoyèrent par terre des ambassadeurs à M'David, pour le supplier de leur
vendre du mil; il était préparé à ce dénouement; il promis des secours aux Bamboukains,
s'embarqua sur le Sénégal le Il juillet 1744, suivi de plusieurs bâtiments chargés de mil, arriva à
Galam le 6 septembre suivant, se fit bien solliciter, et vendit son mil, et les accaparements de
Galam, au poids de l'or, aux Bamboukains affamés, qui s'estimèrent encore bien heureux de
l'acheter au prix qu'il voulu bien y mettre; ils commençaient à ressentir toutes les angoisses de la
famine.
"MiDavidvit tout le Bambouk à ses pieds, et perdit soixante et onze jours à Galam et à Kaignou, à
traiter avec les chefs du Bambouk de l'or en échange des denrées de subsistance qu'il leur donnait;
il accomplit ainsi sa spéculation, au milieu des bénédictions de ces simples et stupides
Bamboukains, qui n'avaient pas deviné, que la disette qu'ils éprouvaient était son ouvrage, et qui
dans leur détresse, le bénissaient comme le sauveur.
"On assure que cette opération valut cinq cent mille francs, dont la Compagnie des Indes eut la
plus petite part, dont MDavid garda pour lui trois cent mille francs, et dont une partie fut partagée
entre les agents affidés de ce gouverneur".
245 X Guillard, « Un commerce introuvable: l'or dans les transactions sénégambiennes du XVIe au XVIIIe
siècle ». InJ. Boulègue, (sous la direction de), Contribution à l'histoire du Sénégal, Paris, éd AFERA. 1987,
p. 31 et s.
78
partir de ce moment, la Compagnie des Indes entreprend une politique de construction
d'une série de petits forts le long de la Falémé, au Boundou et au Bambouk pour
s'approprier et contrôler le commerce de l'or fourni par cette région. De 1710 jusque vers
les années 1750, cette politique a des résultats mitigés à cause de la position prépondérante
des Anglais en Gambie, où ils sont en mesure d'offrir au commerce du Haut-Fleuve des
prix nettement plus compétitifs.
Navigable en toute saison par des bateaux de haute mer jusqu'à la limite des
chutes de Barakunda 246, le fleuve Gambie, à la différence du fleuve Sénégal (dont l'accès
est gêné par la barre), est un débouché naturel qui assure aux Anglais une omniprésence en
Sénégambie.
La recherche de l'or fut le premier motif de l'expansion française dans le Haut-
Sénégal, cette préoccupation est résumée dans de nombreux mémoires consacrés au
commerce du Sénégal dont on trouve les reliques dans les archives françaises:
«Toutes les nations policées de l'Univers conviendront avec moi, s'exprimait
l'auteur d'un mémoire anonyme, daté de 1752, que l'or est le nerf de toutes choses, qu'une
nation qui en a beaucoup est crainte et respectée, enfm que par lui l'on fait tout et l'on
entreprend tout» 247.
Malgré la minceur des résultats, la recherche de l'or dans la région de Galam-
Bambouk restera, jusqu'à la conquête du Sénégal, une obsession pour les officiels de la
colonie, si l'on en juge par les termes des instructions en date du 23 octobre 1719, remises
à Jean-Baptiste Collé, directeur du département du Galam, par André Brüe, Ce dernier lui
demande fermement de « pousser la traite de l'or au plus haut point où elle puisse aller » et
de donner des « soins curieux et viriles pour la découverte non seulement des mines d'or en
nous les rendant praticables mais encore nous familiariser le chemin et les richesses de
Tombut qu'on dit être immenses et que l'on croit à 300 lieues à l'est de Galam » 248.
Les petits royaumes du Bambouk sont peu peuplés et, malgré cet or, faibles et
246 Curtin (P. D.) : Economie change in Precolonial Africa Senegambia in the era of slave trade,
Wisconsin, 1975, tome 1, pp. 83-85.
247 A.N.Col., C6 14 - Mémoire sur le Sénégal, 1752.
248 Manuscrit de la B.N., n" 9339, F" 125, cité par A. Bathily. op. cit., p. 283.
79
pauvres. A Farabana, afin d'attirer les hommes, une république égalitaire s'est instituée,
refuge pour les esclaves en rupture de ban.
Les explorations françaises n'ont pas manqué dans la région 249 ; les illusions
d'une Californie africaine où les indigènes sont accueillants et l'état politique du Bambouk
seront pour beaucoup dans l'intérêt que l'autorité coloniale portera au Haut-Sénégal à partir
de 1855.
Dans les milieux dirigeants de la colonie, trois thèses se sont affrontées à propos
de cette ruée vers l'or du Galam-Bambouk et de la politique à suivre:
- la première prône l'implantation et l'occupation militaires suivant l'exemple des
colonies d'Amérique;
- la seconde est favorable à une occupation pacifique visant à faire travailler les
indigènes sous la direction d'ingénieurs français;
- quant à la troisième, si elle exclut toute intervention directe dans le circuit de
production de l'or, elle n'en est pas moins favorable au commerce de ce métal au
profit des Français.
Au-delà des thèses en présence, c'est le pragmatisme du colonisateur qUI
l'emporte sur les considérations par trop théoriques.
Dès 1723, André Brüe dressa un plan d'occupation des placers de la région. En
1725, il Y intéressa le roi (Brak.) du Walo et les maures Trarza qui devaient lui fournir des
contingents de captifs pour appuyer « une armée de Blancs». L'opération devait être
rondement menée dans le secret 250. Le départ d'André Brüe de la colonie met une
sourdine à ce projet sans l'enterrer réellement; il revient à l'ordre du jour en 1731.
249 En 1850, le dernier explorateur français en date est Anne Raffenel. Voir Xavier Gui/lard, « Un
commerce introuvable: 1'or dans les transactions sénégambiennes du XV!' au XVII!' siècle », in J.
Boulègue (sous la direction de), Contribution à l'histoire du Sénégal, Paris, Ed. A FERA, 1987, pp.
31-75.
250 Pour ne pas éveiller le soupçon et l'hostilité des Etats voisins, le corps expéditionnaire devait
prendre la voie terrestre en évitant les agglomérations. A.N.Col., C6 9, 18juin 1725.
80
Les tentatives françaises vont cependant échouer. L'échec réside dans la situation
du marché mondial de l'or et des circonstances de l'époque qui ont déterminé l'abandon des
projets d'exploitation des mines de Bambouk. Contrairement à ce qu'écrit P.Curtin, l'or du
Bambouk n'était un mirage ni au XVIIIe siècle, ni à l'époque préco loniale25 1. De toute
façon, l'exploitation des mines d'or de cette région n'était pas de mise alors que les hommes
et les capitaux font cruellement défaut : comment les intéresser à un pays sans routes, sans
pistes carrossables et sans traction hippomobile?
Le seul produit qui a le mérite de se transporter, et même de se multiplier, dans
des conditions satisfaisantes d'entretien est le captif, l'esclave. La plupart des caravanes
reliant Galam aux comptoirs de la Gambie transportent une grande quantité de captifs avec
un peu d'or. Malgré la course effrénée vers la recherche de l'or, rappelons néanmoins que le
trafic des esclaves, reste avec la traite de la gomme, de loin l'activité de base des
puissances européennes en Sénégambie.
Cependant, l'histoire des activités commerciales de ces puissances dans cette
région est une longue cascade de faillites déguisées, qui passent sous silence les bénéfices
réalisés par les compagnies à chartes elles-mêmes et les particuliers souvent à l'origine du
manque à gagner. La direction parisienne de la compagnie du Sénégal se plaignait souvent
de la lourdeur de ses charges en personnel et en infrastructures.
Par ailleurs, jusqu'en 1740, la Compagnie éprouva de sérieuses difficultés à se
faire rembourser ses créances par les planteurs des Antilles qu'elle fournissait en esclaves.
Depuis le XVIIIe siècle, les mêmes compagnies se succèdent à elles-mêmes sous des noms
différents et sollicitent avec un réel acharnement le soutien de l'Etat ainsi que le monopole
exclusif du commerce en Sénégambie ou ailleurs.
Tous ces faits sont cependant insuffisants pour accréditer l'idée qui filtre dans la
plupart des correspondances et reprise par certains historiens, selon laquelle le commerce
des esclaves aurait été une opération ruineuse pour les compagnies à chartes et pour l'Etat
qui, souvent, payait des faux frais.
251 Curtin (Ph. D.) : "The lure of the Bambuk Gold", Journal ofAfrican History, vol. XIV, 1973.
n° 4, pp. 623-.631
81
De nombreux mémoires dénoncent régulièrement
les responsables de
la
Compagnie du Sénégal qui avaient tendance à trop maquiller la tenue fmancière de leur
entreprise. Ainsi, un mémoire anonyme de 1762 : «Dans les années 1727-1728, la
Compagnie voulut absolument se défaire de cette concession du Sénégal et pour prouver
qu'elle lui était à charge, elle disait qu'elle lui coûtait 18 millions, tout en faux frais qu'en
pure perte, mais elle n'ajoutait pas qu'il était dû 35 millions à Saint-Dorningue de la vente
des Nègres et autres denrées provenant du Sénégal pendant neuf (9) années ; dans les
suivantes c'est-à-dire en 1729 et 1730, l'on commença à parler des mines d'or, pour lors,
elle changea de ton et ne voulut plus l'abandonner »252.
En fait, la faillite des compagnies à chartes s'explique par la mauvaise gestion des
directeurs et surtout par les difficultés qu'elles rencontrent pour imposer leur monopole
contre la concurrence étrangère d'une part et contre la concurrence des commerçants
nationaux favorables à la liberté du commerce d'autre part253 .
En effet, le monopole des compagnies à chartes est battu en brèche très tôt par les
partisans de la liberté du commerce qui s'imposent en Sénégambie dès la guerre de
succession en Espagne. Ouvert légalement aux bateaux français en 1713, le privilège du
commerce du Sénégal est réservé de 1720 à 1725 et de 1789 à 1791254 aux seuls
habitants. Ce n'est qu'après 1848 que la liberté du commerce est de nouveau reconnue à
tout le monde255.
A partir de 1725, les maures, marchands de bestiaux, et plus tard les dioulas
étrangers, prirent l'habitude de venir installer leur foirail à l'ombre du Fort Saint-Joseph
pour se soustraire au paiement de redevances et taxes fiscales qu'ils versaient auparavant
aux chefs de la localité et aux responsables des marchés 256. La direction de la concession
de Galam fit construire des abris provisoires autour de l'établissement pour accueillir les
maîtres de caravanes. La Compagnie avait recours à des intermédiaires (« les maîtres des
252 A.N.Col., F3 62 - Mémoire anonyme sur le Sénégal, 1762.
253 Cf le point de vue d'André Delcourt : La France et les établissements français au Sénégal
entre 1713 et 1763, IF.A.N., Dakar, 1952,432 p., qui partage la même analyse.
254 Curtin (Ph. D.) : Economie change in Precolonial Africa... op. cit., p. 105.
255 Faidherbe (Gén.) : Le Sénégal - La France dans l'Afrique occidentale, Paris, éd. Librairie
Hachette et Cie, 1889, p. 116.
256 A.N.Col., C69 - Mémoire sur le commerce du Sénégal, 1725.
82
chemins ») dont le rôle consistait à aller au devant des caravanes pour convenir d'avance
des conditions de la traite de la saison. La haute saison constitue « le temps où les chefs de
caravanes vont
se mettre en
marche pour aller chercher des
captifs »257.
Les
intermédiaires de la Compagnie organisaient, en son nom, l'accueil et le séjour des
étrangers.
Les villes dioulas perdirent ainsi leur rôle de pnncipaux centres de l'activité
commerciale du Gadiaga, au profit du commerce français.
L'économie du Gadiaga est atteinte de plein fouet par la traite. Sur le plan
politique les Etats du Fouta Toro et du Khasso258 absorbent des pans entiers du Gadiaga,
grignotant son espace géographique et territorial, tandis qu'émergent d'autres Etats
adverses comme le Boundou259 et le Hayre qui affirment très tôt leur puissance.
Par ailleurs, le Gadiaga fut agité durant tout le XVIIIe siècle par des conflits
institutionnels et des crises de succession au trône dont fait état la correspondance de la
concession de Galam. Les observateurs de l'époque faisaient observer que les crises de
succession n'étaient que la manifestation ou l'expression d'un certain comportement des
princes « sarracolets », une « nation turbulente, factieuse, d'un naturelle plus inconstant et
qui dépose aisément ses rois »260. La compétition pour la conquête, la conservation et la
transmission du titre de tunka était motivée au XVIIIe siècle, par des raisons d'ordre
économique et politique : les coutumes payées au tunka par les Européens constituaient
une source supplémentaire de revenu qui participait au renforcement de l'autorité de la
fraction royale dont l'un des membres accédait à la dignité de tunka.
A Podor, le paiement des coutumes au chef des Maures par le commerce français
obligeait l'almami du Fouta Toro à en réclamer le partage, et les conflits entre les maures et
les habitants du pays sans être un obstacle dirimant à la traite européenne n'en perturbaient
257 A.NCol., C6 14 - Extrait de la lettre du Conseil supérieur du Sénégal à la Compagnie. 20juin
1753.
258 S. M Cissokho, Contribution. à l'histoire politique des royaumes du Khasso dans le haut
Sénégal, thèse, Paris, 1979, 2 vol.
259 Fondé par le prédicateur toucouleur Malick Sy, est gouverné par la dynastie des Sissibé.
Exemple de régime absolutiste, de droit coranique, « le Boundou était un carrefour de races et de
trafics, et un riche terroir », grenier à mil déjà vanté par la plupart des explorateurs européens de
l'époque (Mungo Park, p. 45).
260 Se reporter à P. David: Journal d'un voyage fait en Bambouc en 1744 (présenté, publié et
commenté par A. Delcourt), Paris, Librairie orientale, 1974.
83
pas moins son essor 26 1.
Mais la lutte pour le contrôle de la traite des grains et des esclaves est au centre
des rivalités entre le Goye et le Kaméra d'une part, et les différentes maisons du Kaméra,
province qui abritait la plupart des esclaves, d'autre part.
Dans la région côtière, la traite provoque des déséquilibres économiques et
sociaux et une crise politique dont tous les effets restent à éclaircir mais que traduit
l'inexorable montée du millénarisme.
Partout ailleurs, la traite modifie sensiblement la base sociale des Etats ainsi que
la nature même de ceux-ci. Au Gadiaga, par exemple, plusieurs éléments sont à noter, et
qui sont caractéristiques des bouleversements économiques engendrés par les changements
qui accompagnent la traite. L'affiux d'immigrants renforçait le pouvoir économique de la
classe dirigeante, dans la mesure où chaque groupe social qui s'installait dans le pays
devait verser un tribut au tunka. En même temps, se nouaient des alliances militaires dont
l'objectif est de décupler la capacité de défense de l'Etat. L'esclavage y a été le moteur de la
plupart des guerres et a motivé le recours à de telles alliances. L'utilisation de la main
d'oeuvre servile, dans le cadre d'une économie locale désormais dominée par la traite, aura
pour conséquence d'augmenter le surplus prélevé par l'Etat et par la classe dirigeante sur
les paysans badolos.
Les changements qui accompagnent la traite entraînent des guerres civiles
successives dans les principautés wolofs où les différentes familles royales s'affrontent262.
Les esclaves de la couronne vont, à la faveur de ces guerres, prendre le pouvoir au
détriment des membres élus des assemblées, ou des agents royaux, investis de charges
héréditaires au niveau de l'Etat ou dans les provinces263.
Les exactions commises par les seigneurs de la guerre qui règnent sur le trône,
privent la monarchie du soutien populaire. L'accaparement du pouvoir par les seigneurs de
261 A.N.Col., C6 14 - Extrait de la lettre du Conseil supérieur du Sénégal, 20 juin 1753.
262 A. B. Diop, La société wolof, op. clt. pp. 196-199.
263 Avec les rivalités qui se sont développées par la suite pour l'accession au pouvoir, les
différentes familles royales se sont appuyées sur leurs propres esclaves pour conquérir le trône et
le conserver. Ces « esclaves royaux» se sont donc substitués, presque partout aux esclaves de la
84
la guerre, consécutif au développement de l'esclavage, entraîne des flux migratoires. Ces
migrations affectent
la répartition du peuplement264. Mais il faut préciser que
l'importance prise par les migrations dans le remodelage de la carte politique de la
Sénégambie date de longtemps.
En effet, la longue période allant de la fin de la protohistoire à l'époque de la traite
atlantique florissante (1720-1730), a été marquée par des migrations familiales très
nombreuses, par des constructions et des destructions des sociétés politiques remarquables
(Djoloff, Fouta, Kassa, Kabou, Cayor, Saloum)265, par le maintien de relations suivies
entre les différentes monarchies et confédérations266 ainsi qu'entre leurs groupes humains
constitutifs.
A partir du XVIe siècle, des bouleversements démographiques considérables se
produisent, suite aux changements des circuits commerciaux traditionnels. « Ainsi, les
courants migratoires suivent à peu près symétriquement l'orientation nouvelle du
commerce. Le remodelage de la carte politique du Sénégal se réalise donc à partir de la
fondation de villages, de provinces ou de royaumes sur l'autel des formations sociales
esclavagistes qui n'ont pas résisté au changement de mode de production imposé par la
traite atlantique »267.
A partir de 1670 et pendant le XVIIIe siècle, la crise du commerce transsaharien
et le développement de la traite atlantique s'accompagnent de modifications des structures
de peuplement268.
couronne, saufau Djoloffoù ces derniers se sont maintenus.
264 Le peuplement désigne "à la fois les modalités selon lesquelles un territoire reçoit sa
population et les résultats de ce processus quant à la répartition géographique qui en résulte" (R.
Pressat, Dictionnaire de démographie, PUF, 1979, p.150).
265 Consulter avec profit les cartes publiées par Ch. Becker et V. Martin dans l'Atlas national du
Sénégal (Paris, IGN, 1977, pp. 52-55, 60,61) qui délimitent ces entités étatiques et évoquent leur
évolution postérieure - Voir également B.Barry, La Sénégambie du XVe au XIXe siècle... op. cit.,
pp. 28-29 ou Y. 1. Saint-Martin, op. cit., p. 58.
266 Nous empruntons cette typologie à Y. J. Saint-Martin, Le Sénégal sous le second Empire... op.
cit., pp. 65-81.
267 Ch. Becker, "Histoire de la Sénégambie du XVe au XVIIIe siècle, un bilan", C.E.A., 25, 12,
1985, n° 98, pp. 213-242.
268 P. Manning, « A demographie Madel ofAfrican Slavery ». Edinbourg, 1981, pp. 371-384 .. 1.
Thornton, « The demographie effect of the slave Trade on Western African,
/500-1850 »,
85
Il semble qu'au cours de cette période, et jusqu'au début du XIXe siècle, les
monarchies soninké ou wolof et les confédérations musulmanes possèdent des contours
bien définis.
On ne peut pas s'empêcher de constater que si les frontières sont stables, par
contre à l'intérieur de ces limites, des mutations s'opèrent tant au niveau des structures
socio-politiques, des flux commerciaux et migratoires que de l'organisation foncière. Par
ailleurs, les sources de « première main» mettent en valeur une série d'événements dont la
dimension historique est considérable: outre la multiplication des conflits et des guerres
entre royaumes 269, on note l'augmentation des crises de succession, surtout en
Sénégambie septentrionale, avec parfois de véritables guerres civiles.
Mais il ne faut pas oublier d'autres événements plus parlant dans les archives : les
facteurs d'instabilité, les relations conflictuelles et l'intrusion directe et/ou indirecte des
commerçants et des militaires européens dans la vie économique et sociale des différents
Etats et dans l'instauration d'un climat de violence qui repose sur la chasse à l'homme 270.
Les sources imprimées retiennent l'épisode de la « guerre des marabouts» comme
un tournant aussi bien dans l'histoire politique que dans l'histoire démographique de la
Sénégambie. Selon B. Barry271, cette guerre met en scène entre 1673 et 1677 tous les
pays riverains du fleuve Sénégal, le Cayor, le Djoloff, le Baol et sans doute le Sine et le
Saloum. Elle a constitué un tournant, car elle a été à l'origine de la montée de pouvoirs
autocratiques dans la plupart de ces Etats côtiers et a eu comme contrecoup l'essor des
groupes musulmans et des migrations dont la plus notable fut celle qui permit la prise du
pouvoir au Boundou par la dynastie Toucouleur des Sy272. A partir du dernier quart du
XVIIe siècle, la répartition des peuplements se modifie considérablement et on peut
évoquer quelques faits démographiques.
Edinbourg, 1981, pp. 691-720.
269 Par exemple, pour le Baol et le Cayor, A.NCol., C6 15, Mémoire sur le Sénégal, 1758.
270 W A. Richards, "The import offirearms into West Africa in the eighteen century, J.A.H, 21.
1980, n" 1, pp. 43-59; A.N.Col., C66, 24 juin 1724; C6 8,28 mars 1724.
271 B. Barry, Le royaume du Walo, 1659-1859... op. cit., pp. 135-159. Voir également du même
auteur, La Sénégambie du XVe au XIXe siècle... op. cit., pp. 88-95.
272 P. D. Curtin, Economie change in Precolonial Africa... t. 2, Supplementary Evidence.
86
On assiste à des courants de migrations orientés dans le sens Nord-Sud, vers le
Baol, le Sine, le Saloum, vers le Cap-Vert et vers le Boundou. Au Baol où la couronne est
souvent réunie à celle du Cayor273, les immigrés Wolof, pour la plupart, s'installent dans
les parties centrale et septentrionale du royaume ; des villages assez nombreux sont ainsi
fondés par des ressortissants du Cayor qui s'installent avec l'aval des damels-teignes-Z'l.
Au Sine, quelques villages sont créés par des familles Wolofs ou maure, venues surtout du
Cayor et du Baol, tandis qu'au Saloum, le mouvement de la population renforce des
migrations anciennes et concerne tout au plus des provinces du pays ainsi que ses franges
orientales.
L'impulsion est souvent donnée par les familles régnantes ou nobles et par les
familles détentrices de charges héréditaires qui entretenaient auparavant des relations
d'affaires avec les pays du Sud et qui cherchent refuge loin de leur propre pays où elles
avaient été impliquées dans des conflits. Sur la vallée du Fleuve, la pression des maures
Trarza et Brakna s'accentue fortement à partir du début du XVIIIe siècle. Ici, la
multiplication des raids des maures, avec l'appui du sultanat marocain, s'accompagne d'un
repli des populations noires sur la rive sud du fleuve Sénégal, aussi bien dans le Walo que
dans le Fouta.
Le besoin plus grand de sécurité amène les populations à se fixer autour des points
d'eau. Le fleuve Sénégal et ses affluents ont constitué un pôle d'attraction pour les
populations du Sahel pour qui l'eau est une source de vie et une denrée rare. On peut dire
que les attitudes des populations pendant les périodes de tensions et de violence sont
révélatrices, dans une certaine mesure, de la permanence de cette donnée de base.
Les faits qui se rattachent aux changements qui accompagnent le démantèlement
progressif des circuits commerciaux traditionnels sont très parlant. Par exemple, la forte
pression démographique du Gadiaga s'expliquerait par le flux migratoire venu du
Gidimakha. En effet, l'attrait de l'or et du potentiel agricole, ainsi que la croissance des
échanges commerciaux ont, semble-t-il, joué un rôle important dans le maintien d'une
population nombreuse dans le pays du Gadiaga.
Madison, University wisconsin Press, 1975, appendice 6, pp. 30-35.
273 M Diouf Le Kajoor au XJXe siècle et la conquête coloniale, Thèse, Paris J, 1980, pp. /010-/014.
274 Damel est le titre porté par le souverain du Cayor et tègne par celui du Baol; le damel-tègne
87
Dans la Sénégambie méridionale, les Rivières du Sud275 et le massif montagneux
du Fouta Djallon regroupent des sociétés terriennes, égalitaires, structurées autour du
village comme cellule de base et de la religion comme système d'expression de la
conscience collective. Ici, le système d'initiation constitue un puissant ciment socio-
culturel et un précieux trait d'union entre l'homme et la nature.
C'est une région caractérisée par l'absence de vastes entités politiques mais aussi
par un certain cloisonnement, jusqu'au XVIe siècle. On y observe d'importants réseaux
commerciaux qui se sont développés sous l'impulsion des appareils d'Etat précoloniaux.
Ce sont les Baïnounk et les Mandingues qui dominent ces réseaux où ils sont relayés par
les Beafada dont le commerce par cabotage procure la cola, la malaguette, l'indigo, le fer et
d'autres produits tropicaux, au-delà de la Sierra Léone276.
Tous
ces produits ont surtout alimenté
le commerce régional
à longue
distance 277, qui a dû s'ajuster avec le monde extérieur dès l'instant où l'influence
musulmane a ouvert les routes du Sahara. Or, celui-ci repose avant tout sur la recherche de
l'or soudanais, le monde méditerranéen souffrant, depuis l'antiquité, du manque de ce
métal. Secondairement, le trafic portera sur les esclaves et sur l'ivoire.
Par ailleurs, un événement majeur paraît s'être produit au nord-ouest de cette
région dès la première moitié du 13e siècle et qui aboutit à la formation d'un foyer
mandingue dans le Kabou. Il s'agit d'un événement majeur dans la mesure où le Kabou -
une sorte de confédération de petits royaumes, surtout Malinké- s'émancipe de l'Empire du
Mali, avant de devenir lui-même un Etat autonome et puissant dès le XVIIe siècle278.
est donc un souverain règnant sur les deux royaumes.
275Le nom de Rivières du Sud est employé par les Français à partir de leurs comptoirs du Sénégal
et désigne en même temps le Northern Rivers ou le Upper Coast des Anglais à partir de leur
position de Freetown, en Sierra Léone. Les traveaux de Walter Rodney et de Georges Brooks
(Rodney, w., A History of the Upper Guinea Coast 1545 to 1800. Charendon Press, Oxford. 1970,
XlV, 283 p.; Brooks, G., Yankee Traders coasters and african middlemen - Boston University
Press, 1970, XlV, 370 p.) jettent un éclairage saisissant sur les réseaux commerciaux de cette
région avant l'arrivée des Portugais.
276 Brooks, G., "Kola Trade ans state building in upper Guinea Coast and Senegambia XVe-XVIIe
century" - African studies center Working papers, n" 38, 1980, p. 15.
277 Ibid
278
1. Boulègue, La Sénégambie du milieu du XVe siècle au début du XVIIe siècle, Thèse
88
Peuplé essentiellement par les immigrants Mandingues venus, depuis le XIIe
siècle, s'intégrer aux populations autochtones diolas, baïnounk, balantes de la région279, le
Kabou impose son autorité sur toute la Sénégambie méridionale. L'autorité
mandingue
s'étend en direction de l'ouest, où l'ancien royaume Baïnounk du Kassa décline, sa capitale
Brikama sera d'ailleurs détruite vers 1830 280.
On assiste dans le même temps à des regroupements de populations au long des
axes fluviaux (Gambie et Casamance), mais aussi à l'afflux d'émigrés Soninké et
Diakhanké qui s'installent près de la Gambie. Les souverains du Kabou participent
activement au commerce atlantique281 : ils perçoivent d'importants droits de passage des
conducteurs de caravanes venus de l'intérieur et livrent eux-mêmes des esclaves aux
Européens282 en jouant sur les rivalités entre Anglais, Français et Portugais. Les
expéditions militaires se multiplient contre les populations côtières et surtout contre les
Tandanke qui font un nombre considérable de captifs.
Au Sud-Ouest, dans la Casamance occidentale, les groupes rattachés à l'ethnie
diola conservent leur emprise sur des terroirs d'accès difficile et installent leurs villages à
l'écart des voies de communication. Le cloisonnement du domaine estuarien les protège
des attaques venant de l'Est, mais les confine dans un rôle de spectateurs face aux
Baïnounk qui participent activement au commerce inter-régional Sud-Nord. La voie du
trafic passe en fait par le marigot de Bintang, descend le Soungrougrou pour rejoindre
Cacheu à travers le pays Baïnounk ; le commerce entre la Gambie et Cacheu s'effectue
ainsi par l'intérieur des terres en longeant les frontières orientales du peuplement et des
groupes rattachés à l'ensemble Diola283. Ces changements entraînent des bouleversements
considérables tant sur le plan institutionnel que social.
Université de Dakar, 1968, p. 183.
279 M Mané, "Contribution à l'histoire du Kaabu, des origines au XIXe siècle", Bull. I.F.A.N., B..
n" l,janvier 1979, pp. 95-99; S. M Cissoko: Introduction à l'histoire des Mandingues de l'Ouest
l'empire du Kabou (XVIe-XIXe siècle) - Communication au Congrès des Etudes Mandingues,
Londres, S.o.A.S., 1972,21 p., multigr.
280 J. Boulègue.: "L'ancien royaume du Kasa (Casamance)", Bull. l.F.A.N., B., 1980, 42, n" 3, pp.
475-486 - C. Roche: Conquête et résistance des peuples de Casamance, Dakar, éd. NEA, 1972
rééd. Karthala, 1985), pp. 21 et ss.
81 D. T. Niane, Histoire des mandingues de l'ouest.Paris, Karthala, 1988, p. 76.
282 M Mané, « Contribution à l 'histoire du Kabou »" art. cit., p. 128.
283 P. Pélissier, Les paysans du Sénégal: les civilisations agraires du Cayor à la Casamance,
Saint Yrieux, éd. Fabregue, 1966, p. 674.
89
CHAPITRE 2
L'EFFONDREMENT INSTITUTIO NNEL
DE LA SOCIETE INDIGENE
La traite atlantique, en tant que facteur d'accentuation de l'esclavage a contribué à
l'effondrement institutionnel de la société indigène. Selon le professeur B. Moleur, elle
« fut aussi une incitation permanente au dérèglement du pouvoir politique africain dont le
support productif fut bientôt constitué presque uniquement par la substance humaine du
secteur communautaire »284. En effet, « si ce secteur avait été exploité dans sa production
agraire, un lien entre gouvernants et gouvernés aurait été établi à l'instar de ce qui s'était
produit dans la seigneurie en Occident vers l'An Mil. Ce ne fut pas le cas»285. La traite a
par ailleurs provoqué une altération des mécanismes régulateurs qui ont vu le jour avec la
formation de certaines principautés comme le Cayor. Pourquoi?
Parce qu'elle a permis la privatisation de l'usage de la violence légitime dans la
plupart de ces Etats286. Celle-ci a été favorisée, bien évidemment, par l'avènement de
souverains autoritaires à la tête des royaumes côtiers 287. Elle ne saurait surprendre, car
elle procède du conflit des intérêts entre une base (la population) qui ne supporte plus les
exactions, les corvées et les impôts, et un sommet (les souverains et les agents royaux)
plutôt soucieux de composer avec les négriers, de trafiquer des êtres humains.
De l'altération des mécanismes régulateurs du système traditionnel, certaines
manifestations apparaissent particulièrement révélatrices. Désormais les règles juridiques
applicables aux différends entre individus font largement place à l'arbitraire. Les sanctions
pénales dans les sociétés de la côte infligées aux délinquants au XVIIe siècle sont
généralement la réduction à l'esclavage. Avec la traite européenne, la soif de main-d'oeuvre
devient quasi inextinguible qui va entraîner des formes d'esclavage sans commune mesure
avec la captivité de case.
284 B. Moleur, « Ce droit colonial qui n'existe pas ... », article in Revue de la Faculté de Droit
d'Avignon et des Pays de Vaucluse, 1992, pp. 48-49.
285 Ibid.
286 J. Suret-Canale, « Contexte et conséquences sociales de la traite africaine », Paris, Présence
1t/caine, n° 50, 1964, pp. 145-147.
7 E. Leroy, « Mythes, violence et pouvoirs. Le Sénégal dans la traite négrière », art. cit., pp. 53-
54.
90
Les activités de traite entraînent les sociétés sénégalaises dans une sorte de
précipice. On assiste à la disparition des grands empires, à l'atomisation des sociétés, à la
naissance de monarchies dirigées par des souverains absolus ou influencés par les négriers
(Cayor, Baol, ...). Là, se prépare le terreau des futurs amalgames culturels sénégalais. D'un
côté, un monde perdu de l'Afrique idéale à préserver, tant bien que mal. De l'autre, des
lignages à réinventer, d'ancestrales valeurs à respecter.
Les divisions entre ethnies ou groupes sociaux antagonistes , non seulement ne
sont pas surmontées, mais sont au contraire avivées par le processus en cours de
différenciation sociale. Au demeurant, une bonne interprétation des changements qui
accompagnent la traite doit permettre de démonter les causes de la défaite des droits
traditionnels (Section 1). Par ailleurs, l'altération des droits traditionnels est à bien des
égards trop profonde, trop contraire à l'équilibre interne des sociétés qu'il convient d'en
analyser les conséquences sur le respect des droits de la collectivité (Section 2).
91
Section 1 : les causes ataviques de faiblesse
Il convient de faire ressortir les principes de base sur lesquels s'édifient les droits
traditionnels et qui ont été détruits à la suite du développement de l'esclavage.
Certes, « la connaissance des droits africains précoloniaux présente de grandes
difficultés car ce sont des droits non écrits »288. On peut néanmoins mettre en exergue la
particularité de ces droits. Dans les sociétés fortement islamisées (exemples du Boundou,
du Fouta Djallon, du Fouta Toro), la plupart des norrnes289 sont inspirées directement du
système juridique du Coran. Dans la société Wolof, on était souvent en présence de règles
« qui constituaient un cadre coordonné et hiérarchisé, qui étaient susceptibles d'exécution
forcée, sanctionnées
selon des procédés
propres
au
monde juridique (...) »290.
L'argumentation selon laquelle les collectivités africaines n'avaient pas de caractère
politique était donc discutable, « une meilleure interprétation de l'histoire (ayant) montré
que certains empires avaient un haut degré d'organisation politique »291.
L'idée selon laquelle les systèmes juridiques africains devraient, pour pouvoir être
considérés comme tels, être comparables à ceux des Etats européens est également
critiquable. Il convient en effet d'apprécier la plupart de ces institutions à la lumière des
valeurs des sociétés africaines.
Sans doute, l'Etat précolonial africain «n'était pas doté d'un organe qualifié,
indépendant, chargé de légiférer et de réviser les lois. Ce phénomène s'explique par la non-
différenciation des fonctions sur le plan politique (le roi et le conseil exerçaient le pouvoir
suprême) et par le fait que le droit trouvait ses sources dans la coutume et la révélation
divine (animisme, catholicisme et islam) »292.
288 P. F. Gonidec, Les droits africains-Evolution et sources. Paris. L.G.D.J.. 1968. p. 7. Voir
l'ouvrage remarquable de M Kamto : Pouvoir et droit en Afrique noire. Essai sur les fondements
du constitutionnalisme dans les Etats d'Afrique noire francophone, Paris. L.G.D.J.. 1987.
289 Nous donnons à la norme le sens d'instrument de mesure constituant
"des modèles de la
survenance d'événements dans le cours des choses" (Paul Amselek : Norme et loi, in Archives de
Philosophie du droit, tome 25, La Loi, Paris, Sirey, 1980, p. 95. On trouvera dans cet article de M
Amselek une classification rationnelle des normes juridiques.
290 P..F. Gonidec, Les droits africains, op. cit., p. 9.
291 P. F. Gonidec, Droit d'Outre-Mer, Paris, Monchrestien, 1959, i.t. p.207.
292 G. Hesseling, op. cit., p. 111.
92
Il n'en existait pas moins une fonction normative assurée par des organes qui en
avaient la compétence. Par ailleurs, l'épithète « coutumier» accolée au droit africain par
opposition au droit occidental qui, lui n'est pas un droit coutumier parce qu'écrit et produit
de l'activité normative des organes et des institutions du Pouvoir de l'Etat « n'a pas de sens
du point de vue juridique, précisément parce que l'épithète de «coutumier» n'a aucun
contenu juridique »293.
Si l'on admet avec Kelsen, que le «droit ... est un ordre de règlement normatif de
l'action humaine, c'est-à-dire un système de normes qui règlent la conduite des êtres
humains »294, on peut défmir le droit africain comme un « ensemble de normes créées ou
constatées qui cherchent à provoquer des conduites humaines en attachant aux conduites
contraires des actes de contraintes socialement organisés »295.
La sanction de l'obligation était assurée «non pas tant par l'exercice de la
contrainte physique à l'égard de l'individu réfractaire que par la pression sociale »296.
D'ailleurs, la coutume se distingue par l'absence de tout organe qualifié chargé de réviser la
coutume; et le droit divin ne confère à aucune autorité politique ou humaine le pouvoir de
remanier la parole de Dieu 297.
Cette indissociabilité, dans les sociétés anciennes, du politique et du religieux
expliquerait que le principe de l'autonomie de la volonté soit une notion étrangère aux
droits africains298.
Le collectivisme est une des marques distinctives du droit. C'est sans doute ce qui
explique le rôle majeur joué à cet égard par ce qu'un auteur qualifie de «sanctions
293 M Kamto, Pouvoir et droit en Afrique noire, Paris, LGDJ, 1987, p.169.
294 H. Kelsen, Théorie pure du droit, traduction française de "Reine Rechslehere" par Ch.
Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962, p.6.
295 M Kamto, op. cit., p. 170, par "normes créées", l'auteur entend les règles de droit issues de
l'activité normative du pouvoir traditionnel alors que les "normes constatées" évoquent les règles
de droit d'origine coutumière.
296 Taslim Olawale Elias, La nature du droit coutumier africain, Paris, Présence Africaine, 1961,
pp. 73-93.
297 G. Hesseling, op. cit., pp. 111 et ss.
298 P.F. Gonidec, Les droits africains, op. cit.. p. 13.
93
sociologiques »299, lesquelles trouvent leur fondement dans le lien particulier qui unit
l'individu à sa communauté d'origine.
La VIe communautaire telle qu'elle est conçue dans les sociétés politiques
sénégalaises pose cependant la problématique de la place de l'individu et de ses droits. La
question a son intérêt d'autant plus que l'absence d'une déclaration des droits permettant,
par la vulgarisation des principes, d'en garantir l'effectivité sur le plan interne, fait surtout
ressortir la difficulté à concilier la protection des droits individuels avec l'existence de
rapports socio-économiques inégalitaires.
C'est dire que le système juridique traditionnel ne foumit pas les bases théoriques
d'une conceptualisation, à un niveau comparable de la conception occidentale, d'une doctrine
des droits de l'homme.
Mais on y trouve un système conceptuel qui rationalise le droit de l'homme dont la
richesse de contenu prouve qu'il est au centre des préoccupations de la société. En effet, il y a
dans les sociétés politiques africaines des spécificités immanentes qui marquent le droit et
l'organisation sociale. On peut donc utiliser ici le concept de droit de l'homme «parce que et
seulement dans la mesure où il est susceptible de plusieurs interprétations »300.
Le vocable « nit », par exemple, dans la pensée Wolof du Sénégal (concept dont
l'équivalent se trouve dans d'autres langues africaines) signifie à la fois l'individu.e: l'homme
en tant que valeur, en tant qu'idéalité. Le substantif nit peut très bien traduire toute la
collectivité.
Cette dimension morale et sociale est le socle sur lequel repose l'ensemble des droits
accordés à l'individu par la collectivité. Dans l'ordre des valeurs, l'individu n'est jamais isolé,
il se définit par rapport à la collectivité à laquelle, il appartient. La primauté de la collectivité
réside non seulement dans l'ordre des fins, mais aussi dans l'ordre des moyens : le groupe est
considéré comme l'instrument du progrès social; il est dès lors investi de fonctions multiples
299 T. 0. Elias, op. cit., pp. 77 et ss.
300 R. Verdier, « Problématique des droits de l 'homme dans les droits traditionnels de l'Afrique
noire »" Droit et cultures, 1983, n" 5, pp. 87-103 ,. K Mbaye, Les Droits de l 'Homme en Afrique, Paris,
Pédone, 1992, pp. 49-55.
94
à la dimension de la société elle-même : fonctions politiques, économiques et religieuses.
Cette situation entraîne des conséquences, notamment sur la mutation du pouvoir des autorités
traditionnelles.
Sans préjudicier du « caractère fondamental des libertés individuelles dans le
constitutionnalisme (occidental) classique »30 l, l'équilibre communauté-individu impose ses
règles au travers desquelles est assurée la protection des droits de l'individu302. L'autorité du
chef déjà limitée par la tradition, est en plus contrôlée par le conseil des Sages, le conseil des
chefs de villages, parfois par des assemblées de femmes ou des associations mystiques.
L'absence de référence aux libertés individuelles ne signifie donc pas que l'individu est
étouffé par la collectivité. Au contraire, il y avait une imbrication étroite des droits de l'un et
de l'autre.
Dans les Rivières du Sud, tout comme dans les royaumes Wolof, la liberté
signifiait le règne de la « loi» et la participation de l'individu au processus de décision,
même si on ne peut dire pour autant qu'il s'agissait de la possession de droits inaliénables.
Sur le plan politique, les sociétés sont organisées tout d'abord sur la base du
lignage avant leur passage à un régime monarchique fondé sur l'inégalité et la violence. Le
système des castes auquel se superpose celui des ordres, justifie, sur le plan social, cette
inégalité.
Mais dans l'ensemble, l'exigence du respect des droits de la collectivité réduit le
degré d'exploitation de la paysannerie par une aristocratie souvent exclue des activités du
commerce à longue distance. L'homme vit dans un environnement social, s'intègre dans un
réseau de relations caractérisé par une certaine complémentarité entre l'individu et le
groupe303. L'insertion de l'individu dans ce
réseau de relations lui assure une certaine
forme de sécurité, ce qui confirme que la tâche principale de tout système consiste à lutter
contre l'entropie qui ne cesse de menacer chaque société indépendante304.
301 A. Hauriou, Manuel de droit constitutionnel. Paris, Montchrestien, 1975, p. 183. Le
constitutionnalisme est le moyen de limiter le pouvoir des gouvernants.
302 R. Verdier, "Problématique des droits de l'homme dans les droits traditionnels d'Afrique",
Présence Africaine, 1961, p. 79.
304 Cf GiBalandier .' Anthropologie politique, Paris, 1969, p. 43.
95
Ainsi, la fonction du groupe est de maintenir l'ordre social et de garantir le confort
des membres qui le constituent par la solidarité. Mais l'importance de la place prise par le
groupe par rapport à l'individu amène à s'interroger sur les droits de celui-ci dans la
société.
Le professeur B. Durand fait remarquer qu'« en l'absence d'une autorité
individualisée, détenant le pouvoir de conciliation
ou l'emploi de la force. il faut
qu'existent des mécanismes, des moyens de régulation obligeant chacun à se conformer
aux normes. Ce sont très exactement des « schémas institutionnalisés» mis en branle par
le groupe »305.
Cheikh Anta Diop faisait observer que «la société envahit tout l'espace privé
disponible: de sorte que, souligne-t-il, les névroses des sociétés occidentales sont dues à
un excès de solitude, tandis que celles des sociétés africaines ou communautaires en
général doivent être recherchées dans un excès de vie communautaire même »306. Cette
fiction de la préséance du groupe doit être appréciée à sa juste valeur et replacée dans le
contexte des traditions culturelles des sociétés africaines.
Car si l'environnement social apparaît ici comme un carcan qui étouffe l'individu,
il fonde aussi ses droits parnù lesquels on peut mentionner le droit naturel à la terre, le
droit naturel de propriété, cependant limité concernant
la terre qui était en effet
« considérée
comme (...) la propriété des dieux prêtée aux ancêtres, puis à leurs
descendants »307 et ne pourrait pas, par conséquent, faire l'objet d'une appropriation
privée 308.
Mais si la condition naturelle de l'homme est de vivre dans la liberté et l'égalité,
celle-ci doit être conçue en dehors de la partition libres-esclaves. De ce point de vue, « la
30S B. Durand, Histoire comparative des institutions, Dakar, NEA, 1983, p.139, cf P. F Gonidec,
"constitutionnalismes africains", 8 RADIC (1996), p.1S.
306 C. A. Diop, L'étude comparée des systèmes politiques et sociaux de l'Europe et de l'Afrique,
de l'antiquité à la formation des Etats modernes, Paris, Présence Africaine, 1960, p. 152.
307 P.F. Gonidec, Les droits africains, op. cit., p. 14.
308 Cette remarque vaut pour les sociétés lignagères des Rivières du Sud et les sociétés Wolof, par
exemple, mais non pour le Gadiaga ou le Fouta Djallon où le pouvoir sur les hommes est
96
conception de la liberté, c'est-à-dire la non soumission au pouvoir d'un autre suppose une
théorie des pouvoirs, la nécessité d'une déclaration de droits. Car la constatation des droits
de l'homme ne suffit pas à en assurer le respect ; la déclaration doit garantir par la publicité
des principes, leur mise en oeuvre »309 .
Certes, la conception traditionnelle du pouvoir et de la justice (la plupart des
sociétés sont structurées sur un mode segmentaire) est un obstacle à l'avènement d'un Etat
de droit3 1O. Mais on ne doit pas perdre de vue le dynamisme interne de ces soci6tés3 11que
certains auteurs ont souvent négligé pour mieux faire ressortir la non-historicité de
l'Afrique 312. L'inconvénient relatif que présentait le fonctionnement des sociétés
africaines, au détriment de la liberté individuelle, était positivement compensé par une
solidarité collective qui rendait ces sociétés « plus humaines et plus secourables que
l'individualisme parfois égoïste et féroce des civilisations plus évoluées »313. On peut
retenir de cette analyse que les sociétés africaines avaient un droit des personnes digne de
ce nom.
Cependant, l'irruption des despotismes dans les sociétés politiques africaines3 14 et
surtout les « bouleversements importants qui accompagnent le développement de l'esclavage
s'ajoutant à certaines difficultés « ataviques» liées aux conceptions traditionnelles, vont
imprimer aux
sociétés
politiques
une
direction
particulière »315.
C'est
dire que
l'effondrement institutionnel de la société indigène apparaît dans ce contexte comme le
résultat de l'accentuation de l'esclavage et du despotisme
(paragraphe 1). Il s'agit d'un
facteur de blocage qui opère négativement sur la garantie des droits de la personne humaine,
conduit à l'exaspération des clivages statutaires, même si certains principes constitutionnels
considérés comme fondamentaux sont maintenus.
inséparable de l'appropriation de la terre.
309 F. Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, Paris, P. U'F: 1992. pp. 1Jet s.
310 A l'origine l'Etat de droit n'est pas l'Etat soumis au droit, mais bien le moyen d'une lutte
contre le pouvoir, cf G. Koubi : « Déclaration de 1789 et Etat de droit », in Les Droits de l'homme
et la conquête des libertés, op. cit., pp. 215 et ss.
311 M Delafosse, Les Noirs de l'Afrique, Paris, Payot, 1922, p.140 .. du même auteur: les
civilisations négro-africaines, Paris, stock, 1925, pp. 43-45.
312 Hegel, Philosophie de l'histoire, Berlin, 1830, p.80.
313 M Delafosse, Les civilisations négro-africaines, op. cu. P. 58.
314 P. F. Gonidec, Les systèmes politiques africains, 1ère éd., vol.I, pA2 et s.
315 B. Durand, Histoire comparative des institutions, Dakar, NEA, 1983, p.303.
97
Dans les sociétés d'ordres, la société wolof en particulier marquée par la
domination politico-juridique mettant en cause les statuts de noble, homme libre exploité et
captif, les rapports de dépendance apparaissent dans les relations entre nobles et hommes
libres d'une part, hommes libres et captifs de l'autre.
Dans l'Etat soninke du Gadiaga, « les rapports de dépendance structurent la vie
socio-politique en définissant les rôles de chacun, au moyen de serments révocables, laada,
ou inviolables. jongnu. Ils atténuent les rapports hiérarchiques par les services réciproques
qu'ils impliquent entre patron et client, entre guerrier et marabout »316. Les rapports de
dépendance ont joué un rôle fondamental dans la répartition des pouvoirs au niveau de la
cellule villageoise et dans la formation de l'Etat. Ainsi, c'est en contractant des rapports de
dépendance avec des familles maraboutiques et guerrières que les Bathily ont légitimé leur
domination sur leurs sujets.
Parmi ces familles, les mangu constituent des alliés privilégiés. Certains étaient
installés au Gadiaga avant la venue des Bathily et furent subjugués par eux, comme les Siirna,
d'autres émigrèrent ultérieurement, comme les Goundjamou ou les Diallo. Ils procèdent à la
désignation et à l'intronisation du Tounka, participent à son conseil et jouent le rôle de
conciliateurs entre les Bathily, entre le tounka du Goye et du Kaméra3 17 en particulier. En
temps de guerre, ce sont des chefs militaires et ils sont chargés du partage du butin.
Mais si leur fonction repose sur un serment qui les engage vis-à-vis de l'ensemble
des Bathily, chaque famille de mangu est l'alliée spécifique d'un lignage.
Aussi apparaissent-ils davantage comme des groupes de pression sur lesquels
s'appuient les branches rivales de la famille dirigeante dans leur compétition pour la conquête
et la conservation du pouvoir. Les rapports de dépendance jouent donc un rôle contradictoire:
éléments de cohésion sur le plan social, ils accentuent plutôt les facteurs de division sur le
plan politique. Tandis qu'ils consolident le système politique dans son ensemble en
constituant un système de contre-pouvoirs, ils entretiennent les rivalités au sein du groupe
dirigeant.
316 M. Chastanet, "De la traite à la conquête coloniale dans le haut-Sénégal", art. cit., pp.87 et s.
317 A. Bathily, lmperialism and colonial expansion in Senegal in the nineteenh century... op. cit.,
98
La traite atlantique en tant que facteur d'accentuation de l'esclavage avive les
tensions; les forces centrifuges vont l'emporter et approfondir le clivage, jusque là pacifique,
entre l'aristocratie guerrière et les commerçants islamisés (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 -
Les/eux croisés de l'accentuation de l'esclavage et du
despotisme
L'accentuation de l'esclavage dans la société indigène a favorisé la mise en place de
nouvelles règles juridiques applicables au règlement des conflits.
Par ailleurs, le droit dégage un statut particulier pour le captif, attentatoire aux droits
naturels, c'est-à-dire aux « pouvoirs et libertés que l'Individu isolé possède dans l'état de
Nature »318. Les droits naturels de raison, inaliénables et imprescriptibles, sont la liberté et,
sa réciprocité, l'égalité3 19 et surtout le droit de sûreté.
La jouissance de tels droits confèrent un privilège que l'esclave ne connaît pas. En
effet, l'homme libre appartient à une souche ethnique, il a des droits reconnus comme tels par
sa communauté d'origine.
La caractéristique des esclaves est d'être soustraits du milieu social qui les a conçus et
formés « pour être introduits et reproduits comme étrangers »320 dans un autre milieu, « le
milieu esclavagiste ». Il en résulte un contrôle direct, une subjugation totale de leur personne,
établis par la contrainte physique et exercés à titre privé, qui les dépersonnalisent, les
désocialisent.
La condition des esclaves est dés lors l'aboutissement d'une succession d'avatars qui
contribuent à en faire des objets de droits, des choses. Certes, la dignité morale des captifs de
case est à peine atteinte, mais les captifs de traite sont inconnus du droit indigène. «Par la
capture, ils sont arrachés à leur société d'origine et désocialisés ; par leur mode d'insertion
1J!J' 262 et 284.
18 M Villey, Leçons d 'histoire de la philosophie du droit, 2e éd., Paris, Dalloz. 1962, p. 58.
319 F. Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, Paris.P. U'F; 1992, p. 13.
99
dans la société d'accueil, et le lien univoque qu'ils entretiennent avec le maître, ils sont
déstabilisés, éventuellement dépersonnalisés »321.
L'esclavage écarte nécessairement le captif des rapports SOCIaUX qui font la
citoyenneté. Par ailleurs, l'esclavage conduit à neutraliser les règles de la solidarité gentilice
afin d'octroyer aux autorités traditionnelles, le monopole des moyens de production.
En conséquence, la vie communautaire perd ses caractéristiques anciennes pour
acquérir des traits nouveaux. En toute logique (celle de l'accentuation de l'esclavage par le
phénomène de la traite), les droits de l'homme ne sont pas respectés.
Les atteintes aux droits naturels trouvent leur source dans le refus de l'égalité naturelle
entre les hommes et l'absence de référence aux droits fondamentaux qui portent les sociétés
hiérarchisées à adopter une conception organiciste et seigneuriale de la société et, au-delà,
vers des doctrines qui réévaluent l'esclavage, exaltent les nuances entre les catégories sociales.
Certes, les principes constitutionnels qui ont vu le jour avec la formation de certaines
sociétés politiques comme le Cayor continuent à être considérés comme fondamentaux 322,
mais la persistance de l'esclavage pose problème.
En effet, la garantie et la protection des droits individuels sont une des
conditions de la conservation de l'individu lui-même 323. Or, l'esclavage est une menace
permanente à la conservation de l'individu et révèle une forme de despotisme, celui du
pouvoir que confère la propriété sur les êtres humains.
Dans les sociétés lignagères, réputées égalitaires, la structure familiale de base
repose en réalité sur des relations inégalitaires entre les membres.
320 Cl. Meillassoux, L'esclavage en Afrique précoloniale, Paris, éd. Maspéro, 1975, p. 22.
321 Ibid. voir Moses Finley, The idea of Slavery : critique of D. B. Davis "the problem of Slavery
in Western culture", in Slavery in the New World, op.cit.
322 E. Le Roy, "Mythes, violences, pouvoirs. Le Sénégal dans la traite négrière", art. cité.
323 Spinoza exprimait parfaitement cette idée: le droit naturel est la puissance vitale de chaque
individu par laquelle il peut et doit faire tout ce qui tend à sa préservation. C'est chez Spinoza que
ce droit est considéré comme "imprescriptible", puisqu'il constitue la vie même de l'homme, mais
100
En admettant une hiérarchie entre les membre du lignage, selon les liens de parenté,
la classe d'âge, le sexe, etc., on aboutit à un état de fuit, à une situation attentatoire à « la
condition naturelle» de l'homme.
Selon Locke, «la condition naturelle des hommes...est un état où ils sont
parfaitement libres d'ordonner leurs actions, de disposer de leurs biens et de leurs personnes
comme ils l'entendent dans les limites du droit naturel, sans demander ['autorisation d'aucun
autre homme ni dépendre de sa volonté. Un état aussi d'égalité, où la réciprocité marque tout
pouvoir et toute compétence, nul n'en ayant plus que les autres )}324.
Les guerres intestines, les conquêtes de territoires s'accompagnent de la capture
d'êtres humains et de la privation de la liberté pour les vaincus.
Pour mire face aux crises de subsistance, les souverains procèdent à des
changements dans la philosophie politique de l'Etat et dans l'économie: ils vendent leurs
propres sujets pour se procurer des produits vivriers ou même des armes à feu325.
L'obsession des subsistances forge d'étranges liens entre les souverains et les négriers.
Leur désir partagé d'y pourvoir sert en quelque sorte de monnaie d'échange. Ils y
sont encouragés dans la mesure où les sujets des rois sont obligés de manger leurs boeufs ou
de se faire captifs pour obtenir la nourriture dont ils ont besoin. Il y a un lien entre les actes de
violence (guerres entre monarchies, guerres religieuses, crises de succession) ou les crises de
subsistance (l'existence de famines endémiques signalées par les archives amenèrent des
individus à aliéner volontairement leur liberté pour échapper à la mort par inanition) et le
développement, local et temporaire, de la déportation d'êtres humains.
Les individus victimes de l'asservissement perdent l'exercice de leurs droits
subjectifs326. Les captifs ont avec leurs maîtres des rapports de subordination que la violation
aussi celle du poisson ou du lion (cf le chap. 16 du Traité théologico- politique).
324 J Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, trad. fr. Par B. Gilson, Paris, 1977, Il, p.77 ..
V.E. Kant, "Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique", 1784, 4e proposition.
325 A.N.Col. C66. 24 juin ; ibid. C68. 24 mars 1724 .. ibid. C6 15, Mémoire sur le commerce du
Sénégal, 1758.
326 C'est ainsi qu'en cas de vol, les esclaves étaient déportés aux Antilles, pour être vendus au
profit de maîtres qui payaient le dommage. Cf A.N. Col. B 198, Mémoire du Roi pour servir
d'instruction au sieur Blanchot, commandant du Sénégal, 20.x 1788.
101
des droits naturels et l'importance des abus font dégénérer en une dépendance incompatible
avec le principe de la liberté.
C'est au Cayor et au Baol que le changement a été des plus significatifs, favorisant
des tensions sociales, voire politiques. Ces principautés «ont connu un bouleversement
profond des structures et des rapports socio-politiques. Les modifications survenues sont
étroitement liées à l'intervention du commerce européen, et français en particulier, dont le
souci était d'exporter une quantité maximum de captifs »327.
Ces faits sont indubitablement liés au contexte économique de la traite qui « a
largement déterminé
l'éclosion des conflits
intérieurs et des guerres
civiles,
la
multiplication -sinon l'instauration- des « pillages» sur les populations paysannes Wolof et
Sérère, ainsi que la fréquence des campagnes contre les pays voisins »328.
Ce contexte a ouvert une crise socio-politique dont les conséquences se mesurent
encore jusqu'au XIXe siècle : là où les instances de pouvoir étaient diversifiées et
empêchaient donc certains abus d'autorité, on voit émerger la puissance des « seigneurs de
la guerre» qui renforcent leur pouvoir par la force des armes, s'appuient sur la classe des
tiedo et participent au commerce atlantique 329. La violence engendrée par la traite des
esclaves renforce l'arbitraire et la centralisation du pouvoir des souverains, entourés par les
tièdos dont le nombre croît sans cesse, et par les gens de caste comme les griots et les
artisans.
Les Européens profiteront des bouleversements ainsi créés par la violence
politique et tenteront de justifier leur interventionnisme par la nécessité d'une «action
éducative» en faveur des indigènes et , « la libération du peuple asservi et opprimé par ses
chefs tyranniques ».
Or, au Baol et au Cayor, le système de la traite est imposé par les Européens; il
consiste à exporter les esclaves noirs en chargeant
les souverains locaux de la
327 C. Becker et V. Martin, « Kayor et Baol : Royaumes sénégalais et traite des esclaves au XVI/le
siècle », in Revue française d'histoire d'outre mer n0226/227,Paris1975, pp. 290-299.
328 Idem., p. 270 et s.
329 B. Barry, La Sénégambie du XVe au XIXe siècle, op. cit., pp. 127-142.
102
responsabilité de la capture, du trafic, des guerres, de la vente, et en fournissant les armes à
cet effet.
Les conclusions de J. Suret-Canale sur les conséquences sociales de la traite
s'appliquent dans une certaine mesure à la situation qui prévaut dans les royaumes du Baol
et du Cayor : « L'Europe put se dispenser en règle générale de se livrer directement à la
chasse aux esclaves... C'est ainsi que les Africains devinrent eux-mêmes les artisans de
leur propre ruine au seul bénéfice des négriers. Au lieu de l'activité productive,
l'occupation la plus lucrative devint la guerre, avec son cortège de destructions humaines
et matérielles, la guerre pour l'acquisition d'esclaves de traite... C'est alors que l'insécurité
permanente, les guerres, et les razzias incessantes, génératrices de misères et de famine,
devinrent des traits permanents de l'Afrique noire, et seulement alors... La traite africaine
n'a pas été l'aboutissement d'un processus de développement interne, mais elle a résulté
d'une sollicitation, d'une intervention extérieure »330.
Ce diagnostic ne peut cependant être généralisé car il tendrait à accréditer
l'irresponsabilité des sociétés sénégambiennes dans la capture et la vente de certaines
catégories sociales. L'investissement de ces sociétés dans le développement de la traite des
esclaves témoigne au contraire d'une rationalité particulière. Il vise d'abord le renforcement
du pouvoir physique et militaire par l'appropriation des armes à feu.
Les guerres étaient souvent le prétexte pour faire des captifs dont le rôle était de
cultiver les terres de leurs maîtres. Mais la capture et la vente d'êtres humains prenait
naissance dans le besoin d'intérioriser certaines normes collectives pour ne pas céder aux
appétits des pays ou des villages voisins et aux fantasmes de la volonté de puissance.
Il en résulte une exaspération des clivages statutaires.
Paragraphe 2 - L'exaspération des clivages statutaires
L'exaspération des clivages statutaires, en particulier dans la société wolof, est
3301. Suret-Canale, "Contexte et conséquences sociales de la traite africaine", Présence africaine,
n" 50, 1964, pp. 142-143, cité par C. Becker et V. Martin, op. cit., p. 291.
103
liée à l'avènement à la tête des principautés de la côte, de régimes autoritaires33 1. Elle est
révélatrice de l'ascension au sein de l'appareil d'Etat des seigneurs de la guerre qui tirent
profit de la traite des captifs pour obtenir les armes nécessaires à leur puissance et plongent
la Sénégambie dans un cycle infernal de guerres civiles et de guerres extérieures entre
Etats.
Ces bouleversements impriment aux royaumes côtiers Wolofs une direction
particulière: ces changements affectent aussi bien l'exercice des fonctions exécutives, les
rites qui les rattachent à « l'empire» du Djoloff que les rapports entre les souverains et
leurs sujets 332.
La crise provoquée par le commerce esclavagiste est en grande partie responsable
du passage
de ces royaumes Wolofs d'un
régime
de «démocratie oligarchique
traditionnelle »333 à un système de gouvernement centralisé, autoritaire, répressif. « Bien
qu'ils soient désignés par une assemblée représentative de l'ensemble de la société et
révocables par celle-ci, observent C. Becker et V. Martin, les rois ont été entraînés à
multiplier les abus de pouvoir, qui ne pouvaient guère être sanctionnés »334.
Les changements survenus dans la relation entre souverains et sujets, surtout au
Baol et au Cayor335 reflètent l'état de deux royaumes qui, pris dans l'engrenage de la traite
des esclaves, donnent un statut politique à la violence.
Or, on peut dire que la dislocation du Djoloff au XVIe siècle marquait déjà un
tournant politique décisif. Ce changement engendre sur le plan institutionnel des
bouleversements considérables : le système politique du Djolof passe en effet "d'un
pouvoir largement décentralisé, reposant sur l'autonomie de communautés locales, au
développement d'un appareil permanent de gouvernement qui réduit progressivement les
331 1. Suret-Canale, Afrique noire, t. 1 : géographie, civilisation, histoire, Paris, 1973, pp. 112 el
s.
332 V. Bomba, « The pre-nineteenth century political ofthe wolof », Dakar, Bull. IFAN, 197{ 36,
t. pp. 1-13.
333 C. Coulon, Contrepoints, in E. Le Roy: "Mythes, violences el pouvoirs. Le Sénégal dans la
traite négrière", art. cit., p. 80.
334 C. Becker et V. Martin, "La traite des esclaves au Kayor et au Baol", op. cit., p. 293.
335 Pour le détail de ces changements, se reporter à Coifman (V B.) : History ofthe Wolofstate of
Jolof until 1860. Including comparative Data from the Wolof state of Walo, Ph. D.. dissertation,
104
« libertés» locales, affirme de plus en plus nettement son caractère guerner, alourdit
l'impôt et les corvées »336. A l'évidence, ces bouleversements sont prévisibles dans la
mesure où « la constitution Wolof est en retard sur ces pratiques, elle a pour substance un
imaginaire politique antérieur, elle est de plus en plus dépassée par les faits »337. La
centralisation du pouvoir monarchique, le développement de l'Etat, la traite des esclaves,
constituent des éléments décisifs (mais non exclusifs) qui institutionnalisent la violence.
C'est dire que la violence dans les Etats Wolofs ne date pas de l'arrivée des
Européens en Sénégambie, elle lui est bien antérieure. « Elle est, note A. Bara Diop,
inhérente, comme support, à l'organisation politique dans la mesure où celle-ci, dépassant
les limites de la parenté - lignage ou clan - n'a plus à sa tête un aîné, prêtre du culte des
ancêtres dont il est le représentant sur terre, mais un chef qui a sous son autorité des
communautés autres que son groupe d'origine »338.
Cette violence est imputable à la montée en puissance des ordres et à la pratique
politique en vigueur dans les royaumes Wolof du Baol et du Cayor où l'on observe une
forte mouvance tendant à consacrer la prépondérance des tiedos339 et des captifs du
matrilignage Guedj340 dans le conseil, qui était chargé de l'élection et du contrôle des rois,
au détriment de la traditionnelle représentation des badolos (roturiers) : en effet, les conflits
qui opposèrent les rois aux laman (chefs paysans, maîtres des tenures foncières) se
soldèrent par la victoire des souverains soutenus par leur entourage et les tiedos34 1.
Les chefs, nommés par les rois, entourés de tiedos mais aussi de gens de caste
(griots et forgerons) se livraient constamment à l'activité guerrière, en participant aux
conflits intérieurs et aux guerres de conquête contre les villages voisins.
University of Wisconsin, 1969.
336 C. Coulon, Contrepoints, in E. Leroy, art. cit., p. 80.
337 Ibid.
338 A. B. Diop, La société Wolof, op. cit., p. 130.
339 Selon A. B. Diop, ("Lat Dior et le problème musulman", Bull. I.F.A.N., t. XXVIII (1966), série
B, n" 1-2, pp. 497-499), le mot tiedo "désigne un homme qui détient un pouvoir politique. Il
s'oppose au mot Badolo qui désigne un homme qui détient aucun pouvoir à aucun niveau". Selon
cet auteur, les tiedos pouvaient être aussi bien d'origine noble que d'origine castée (Griots, captifs,
forgerons). Les tiedos étaient le plus souvent des captifs de la couronne. appartenant en réalité à la
famille dont était issu le souverain ou le prince.
340 M. Diouf, Le Kajoor au XIXe siècle et la conquête coloniale, Thèse, Paris l,1980, pp. 119 et
130.
341 L.A.G. Colvin, Kajoor and its diplomatie relations with Saint-Louis du Sénégal. 1763-1861, Ph. D.,
Dissertation An Arbor. Xeros, University Microfilms, 1972, pp. 577-597.
105
L'utilisation des armes à feu favorise la création d'armées de métiers, composées
en grande partie d'esclaves de la couronne.
Ecartés du Conseil chargé de l'élection du roi, les badolos seront exploités,
assujettis à toutes sortes d'impôts, corvées et taxes qu'ils versent au roi. L'évolution de
leurs conditions matérielles de vie ne va pas dans le sens d'une amélioration.
La péjoration des conditions matérielles des paysans libres a provoqué plusieurs
types de réactions.
C. Becker et V. Martin342 retiennent trois types de réactions
auxquelles on peut, naturellement, rattacher la faiblesse de la légitimité des Etats Wolofs:
les migrations vers les régions islamisées s'expliquent par l'attraction de cette religion qui
se révèle comme structure et idéologie de contestation de l'autorité monarchique, de refuge
et de remplacement343.
La conversion en masse des badolos à l'islam est une réaction contre l'absolutisme
des souverains et le développement de la traite des esclaves. Plus les ingrédients de la
violence politique s'accumulent, plus la religion musulmane apparaît comme le rempart
contre les exactions des monarques Wolofs et contre l'esclavage.
Par ailleurs, on note un repli des Sérères sur eux-mêmes, qui se manifeste par une
tendance autarcique et une volonté de résister aux razzias; les paysans libres non castés
acceptent volontairement ou de force de passer dans la classe des captifs pour obtenir la
protection de leurs chefs «en échange de leur travail et de leur changement de
condition »344.
Les bouleversements engendrés par les changements qui accompagnent la traite à
partir du XVIe siècle et surtout à partir des XVIIe et XVIIIe siècles contribuent au
gonflement numérique des esclaves de case dont les uns restent au service des rois et les
autres sont distribués aux dignitaires, en fait les chefs de province, les chefs de famille
342 Ch. Becker et V. Martin, "La traite des esclaves au Kayor et au Baol", art. cit., p. 294.
343 V. Monteil, « Introduction à l'article: chronique du Walo sénégalais, par A. Wade», Dakar,
Bull. de /'IFAN, 26, B, 3/4, 1964, pp. 440-454.
344 Idem.
106
musulmane Wolofs et maures345.
Ces faits observés dans les royaumes côtiers Wolofs ont également eu lieu dans
les autres royaumes sénégalais avec des connotations particulières.
Partout l'augmentation du nombre des esclaves est forte, alors que les souverains
et leurs soutiens (les tiedos) généralisent l'utilisation des armes à feu dans les conflits
internes ou avec les villages voisins346.
Dans le sud du
Sénégal, le royaume du Kabou subjugue les populations
regroupées en de petits Etats dans les Rivières du Sud, grâce à des expéditions militaires et
à une puissante machine de guerre. Mais imperceptiblement, les bouleversements observés
ici et là avaient glissé vers une flétrissure de l'esclavage. Les atteintes à la collectivité sont
trop flagrantes pour ne pas susciter des révoltes. Des conséquences sont à en tirer.
Section 2 - Les conséquences de la défaite des règles traditionnelles sur la
persistance de l'esclavage
Les difficultés « ataviques» liées aux conceptions traditionnelles du pouvoir ont
accentué les rancunes mutuelles, les haines et les tensions plus ou moins latentes entre les
souverains et les communautés islamiques. Dès lors, le fondement légitime du pouvoir des
souverains s'étiole, la contestation se manifeste.
Né dans le dernier tiers du XVIIe siècle347, le mouvement de contestation de
l'esclavage cristallise
les haines et les tensions sociales, en dénonçant des atteintes
fondamentales à la collectivité, à la notion que celle-ci se faisait de ses droits les plus
importants348.
345 A.N. Col., C6 14,16 octobre 1756; C6 18 (Etat... 1783 ?). L'implantation des maures au Baol
et au Cayor et les liens conservés par ceux-ci avec la Mauritanie ont pu favoriser une exportation
d'esclaves vers le nord. Les attaques fréquentes des Maures, contre les populations riveraines du
Sénégal, ont pu avoir lieu pour des motifs politiques ou religieux, mais ceux-ci restent secondaires
par rapport aux causes économiques: les besoins créés par la traite atlantique et surtout les ventes
d'armes à feu aux Maures ont été les raisons prépondérantes qui ont favorisé la multiplication des
guerres et le développement du trafic des esclaves vers le nord, cf G. Désiré-Vuillemin
Contribution à l'histoire de la Mauritanie, Dakar, Clairafrique, 1962, 412 pages.
346 B. Barry, La Sénégambie du XVe au XIXe siècle, op. cit., pp. f 27 et ss.
347 E. Le Roy, "Le Sénégal dans la traite négrière", op. cit., p. 67. Notons que la réprobation de la
traite des esclaves se situe dans la ligne des révoltes du XVIIe siècle.
348 J. Boulègue, "Le développement de la notion de droits de l'homme dans les sociétés
107
Depuis que les mémoires de 1. Moreau de Chambonneau ont été exhumés par
Carson I. A. Richtie 349, on sait - par des faits qu'il rapporte et dont il est un des témoins
privilégiés - que les sociétés sénégalaises étaient confrontées dès le XVIIe siècle, à un
problème d'inadaptation du champ politique par rapport aux besoins de la société 350.
On peut en effet parler d'inadaptation du champ politique par rapport à la société
eu égard à la conversion en masse des paysans libres à la religion musulmane pour se
protéger des exactions mêmes des rois et de la pratique de l'esclavage 351.
Le politique n'a pas su canaliser le mécontentement populaire, encore moins
apporter aux populations des réponses à leurs revendications. Les populations se
convertissent à l'islam, religion susceptible à leurs yeux, de combler le vide créé par le
pouvoir. A l'évidence, la contestation du pouvoir s'analyse ici comme une réponse de la
société contre l'esclavage (paragraphe 1).
L'islam permet en effet une théorisation, au plan moral et idéologique, de la
condamnation de l'institution servile, et constitue un appoint scientifique à l'expression
contestataire.
C'est ce qui explique la présence aux côtés de ces populations des lettrés berbères
et arabes, dont divers documents montrent l'influence, inquiétante pour les missionnaires
chrétiens, dès la fin du XVIe siècle 352. La multiplication de marabouts poulophones -peuls
ou toucouleurs- en facilite le succès, en profitant de l'éclatement du Djolof
sénégambiennes", in Le Mois en Afrique, n° 245-246,juin-juiLLet 1986. p.129.
349 Carson 1. A. Richtie, "Deux textes sur le Sénégal (1673-1677)", B.lFA.N., Série B, Sc.
humaines, t. XXX n° I, 1968, pp. 289-359.
350 B. Barry, Le royaume du Waalo - Le Sénégal avant la conquête, Paris, Maspero, 1972, pp. 133
et 159 (rééd. Karthala, 1985).
351 C. Coulon, « Le marabout et le prince: Révolution islamique et pouvoir en Afrique occidentale
(Sénégal)», Communication au Colloque sur Sacralité, pouvoir et droit en Afrique, Paris,
Laboratoire d'Anthropologie juridique, 1980.
352 G. Th/Imans et N 1. de Moraes, « La description de la côte de Guinée du père Balthasar
108
Si l'islam était porteur d'un message d'espoir pour les paysans et prêtait sa voix à
leur révolte353, l'échec de la révolution sociale et morale qu'il incarnait révélait
l'intensification de l'esclavage dans les sociétés sénégalaises (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : La contestation du pouvoir comme réponse de la société
contrel'esclavage
L'expression d'une contestation du pouvoir, de ses excès et de la violence
politique a pris forme au Sénégal dès la fin du XVIIe siècle354. Si l'écho de la voix des
sectateurs de cette situation ne nous est pas parvenu et si on ne sait comment ils formulent
les droits au nom desquels ils s'opposent à la capture et au trafic des esclaves, les
soulèvements populaires contre la centralisation du pouvoir monarchique et contre la
tyrannie fiscale dénotent quant à eux le début d'un conflit idéologique 355.
De nombreux auteurs considèrent en effet que la crise de la fm du XVIIe siècle
tient dans une certaine mesure au décalage qui existe entre l'aristocratie traditionnelle et le
peuple: les souverains avaient en effet coutume de soumettre leurs sujets à des pillages
perpétuels, à des
impôts356 et des captures d'êtres humains étaient fréquentes, à la
demande du commerce européen (qui est devenu le concurrent sérieux du commerce
transsaharien).
Par ailleurs, les exactions des rois avaient affaibli les autorités traditionnelles ;
l'adhésion massive de la population à l'islam réformateur était la preuve du clivage qui
existait entre celles-ci et le peuple. L'Islam réformateur apparaissait comme un appoint
Barreira (1606)), Bull.1.F.A.N., t. 34, série B, n" l,janv. 1972, p. 48, n. 153.
353 Il s'agit du mouvement connu sous le nom de "Toubenan" - Le mot "toubenan" est formé sur le
Wolof tuub (se réformer, se convertir), dérivé lui-même du radical arabe 1WB dont le champ
sémantique couvre les notions de repentir et de retour à l'islam (il n'est pas employé pour la
conversion des non-musulmans).
354 1. Boulègue, « Dynamique de la contestation du pouvoir central dans les royaumes wolofs' »,
in Droit et cultures, n° 6, 1983, pp. 67-73.
355 V. Martin et Ch. Becker, "Les teen du Bawol : essai de chronologie". Bull. /.F.A.N., série B,
1976, 3, pp. 473-476; P. Alexis de Saint-Lô, Relation du voyage du Cap-Vert, Paris, Targa, 1637,
pp. 149-151 et pp. 160-164. La description des protagonistes par ce dernier (missionnaire français
qui se trouvait sur les lieux lors des derniers évènements) est éclairante: elle met en scène d'une
part les révoltés, non musulmans et donc réduits en esclavage, et d'autre part le roi, pourvu
d'attributs musulmans et entouré de ses marabouts maures.
3561. Boulègue, « Dynamique de la contestation du pouvoir central dans les royaumes wolofs ».,
art. cil. in Droit et cultures, n" 6, 1983, pp, 67-73.
109
scientifique357 aux revendications du peuple, en dénonçant l'ignominie de l'esclavage des
populations musulmanes, et fournissait à l'expression du refus de la traite une certaine
légitimité.
Comment en est-on arrivé là ?
La traite de la gomme et des esclaves attisait la rivalité entre les Maures d'origine
berbère et les tribus hassanes d'origine arabe, dans le sud de l'actuelle Mauritanie. Ces
discordes n'ont pas tardé à déborder au sud du fleuve Sénégal sur les Etats Wolofs et le
Fouta Toro. Entre 1600 et 1613, les musulmans revenus à l'orthodoxie ou fraîchement
convertis, les toubenan, sont nombreux et agissants, surtout en milieu rural. En franchissant
le fleuve Sénégal, la poussée des marabouts maures d'origine berbère (Sanhadja du
Kamama) prit la forme d'une révolte populaire contre le Pouvoir en place.
Les prédicateurs musulmans, sous la direction de Nasir AI-Din, proposent à la fois
l'instauration d'un islam pur, la reconquête du marché des grains et celui des esclaves 358 et
la conversion des populations indigènes. Ils en appellent à la guerre sainte contre les
négriers. Par sa doctrine qui prône entre autres l'égalité de tous les hommes, quels qu'ils
soient, devant Dieu, l'islam réformateur subvertit la mystique royale qui fait des souverains
absolus des surhommes. Par là même, il constitue également un élément de dislocation des
structures de l'Etat traditionnel 359.
Certains auteurs voient la main des Hollandais derrière cette croisade. « Installés à
Arguin depuis 1638, ces protestants verraient volontiers les catholiques et concurrents
français chassés d'une base commerciale aussi judicieusement située »360.
Au demeurant, il est facile de convenu que cette croisade s'élève contre la
357 J
Boulègue, "Le développement de la notion des droits de l'homme dans les sociétés
sénégambiennes... ", Le Mois en Afrique, n0245-246, juin/juillet 1986, p.131.
358 A la suite des Portugais. les Français détournent le commerce des esclaves vers l'Atlantique et
traitent les grains sur la Vallée du fleuve Sénégal. Les maures qui vivaient auparavant de ce
commerce se sentent menacés d'une part, par les prix proposés par les Européens faute d'avoir les
moyens de les contrer, et d'autre part par l'inéluctable descente des Arabes des Emirats du Trarza
et du Brama vers le sud.
359 E. Leroy, « L'Islam corfrérique, la tradition politique wolof et l'appareil de l'Etal moderne
au Sénégal», Communication au colloque sur Sacralité, pouvoir et droit en Afrique, Paris,
Laboratoire d'Anthropologie juridique, 1980.
360 J M Deveau, La France au temps des Négriers, Paris. éd. France-Empire, 1994, p. 128.
110
pratique politique en vigueur dans la plupart des principautés sénégalaises, et qui jure avec
le respect de la liberté et de la dignité de la personne humaine : la guerre sainte lancée en
1673 simultanément au Cayor, au Djolof, au Fouta Toro361 et au Walo était dirigée contre
la vente des esclaves aux infidèles et constitue une réaction contre les souverains engagés
dans la traite des esclaves, et contre les tiedos 362.
En effet, la croisade de Nasir AI-Din, telle qu'elle est rapportée par L. Moreau de
Chambonneau dans son mémoire avait pour but de rappeler « que Dieu ne permet pas aux
Roys de piller, tuer, ni faire captifs leurs peuples, qu'il les a, au contraire, pour maintenir
et garder de leurs ennemis, les peuples n'étant point faits pour les Roys, mais les Roys pour
les peuples »363.
Moreau de Chambonneau qui était en mission au moment des faits, avant
d'être le directeur de la concession de Saint-Louis un peu plus tard, notait l'adhésion
populaire au message des prédicateurs musulmans « de qui la troupe s'agrandit de plus
en plus à chaque village» et constatait la singularité du mouvement toubenan mené
par Nasir AI-Din en ces termes:
« Mais on n'a point encore vu jusqu'ici..., on n'avait point encore vu dis-je, un
simple marabout quitter sa patrie et s'en venir de loin, en un pays pour en faire
soulever les peuples, et leur faire tuer ou chasser leurs Roys, sous prétexte de Religion
et révélation divine, pour s'emparer et les gouverner, comme il est advenu de cette
sorte »364.
Naturellement, les rois furent déposés et remplacés, soit par un rival plus
dévot, soit par un marabout. En même temps qu'il exprime le refus du commerce
européen qui commence à accorder la priorité à l'achat des esclaves, le discours
populiste est une réaction de la traite transsaharienne contre la traite atlantique.
361 D. Robinson, « The Islamic revolution of Futa Toro », International Journal of African
HlstoricalStudies, 8, 2, 1975,pp. 185-221.
362 B. Barry, le royaume du Waalo, op. cit., pp. 133 et 159.
363 "L 'histoire du Toubenan ou changement de souverains et réforme de religion desdits nègres,
depuis 1673, son origine, jusques en la présente année 1677", Bibliothèque Municipale de Dieppe,
ms n° 66, publié par C. A. Richtie, "Deux textes sur le Sénégal (1673-1677)". B.I.F.A.N., série B,
1966, l, pp. 290-353.
364 Ibid.
III
Malheureusement, les Maures
ne demandent pas la liberté
des esclaves
domestiques, puisque partout où ils convertissent les animistes (païens), ils ne se privent
pas de prélever des esclaves lorsqu'ils ne s'acquittent pas du paiement du tribut.
L'islamisation gagne néanmoins du terrain, la multiplication des conversions en facilite le
succès. Peu à peu le pays retrouve le calme, la conversion préserve de l'esclavage.
A la mort de Nasir AI-Din en 1674, l'édifice trop hâtivement élevé commence à
s'effondrer. Les souverains des Etats Wolofs et du Fouta Toro se lancent alors à la
conquête de leurs terres, avec le soutien des Français qui, en un an, ont vu tarir la source de
leur commerce.
Perturbateurs du trafic des esclaves 365 et soupçonnés par le directeur du
comptoir de Saint-Louis, M. de Muchins, de vouloir monopoliser le commerce de la
gomme 366, les marabouts sont défaits par des intérêts coalisés. Dans la deuxième moitié
du XVIIIe siècle, une nouvelle vague de révolutions islamiques ramenait à l'ordre du jour
l'interdiction de la traite des esclaves.
Ce fut en effet une des premières mesures prises par l'Etat du Fouta Toro, après le
triomphe de la révolution torobé de 1776367. La relation qu'en a faite Pruneau de
Pommegorge est, à cet égard, susceptible d'une théorisation du droit à la liberté : «Il
(l'almaami) a défendu dans tout son pays les pillages, ni de faire aucun captif; et enfin par
d'autres moyens politiques (et au fond très humains) il est parvenu à repeupler son vaste
royaume, a y attirer des peuples qui y trouvent leur sûreté. Il commence même à se rendre
redoutable à tous ses voisins par sa bonne administration. A insi, poursuit Pruneau de
Pommegorge, voilà un homme d'une contrée presque sauvage qui donne une leçon
d'humanité à d'autres peuples policés, en défendant dans tous ses états la captivité et les
vexations »368.
365 Les Maures interceptaient quiconque tentait de conduire des esclaves à Saint-Louis et des
maraboutsy ajoutaient une intensepropagande antifrançaise.
366.B. Barry, Le royaume du Walo.: op. cit.., pp. 147-150.
367 0. Kane, "Les causes de la révolution musulmane de 1776 dans le Fouta Toro", in 1. Boulègue
(sous la direction de), Contribution à l'histoire du Sénégal, Cahiers du CREA, n" 5, 1987, pp. 127-
134.
368 Pruneau de Pommegorge, description de la Nigritie, Paris, 1789, p. 14. La date de publication
es/ symbolique.
112
Ce texte écrit en 1789, n'est pas une simple inflexion complaisante de la
description des réalités sénégalaises dans le sens des événements révolutionnaires qui se
déroulaient en France.
Même si l'auteur avait pratiqué la traite des esclaves sur la côte du Sénégal dans
les années 1740-1750 (il s'est donc repenti sur le tard), son témoignage permettait
d'authentifier la convergence de la notion de droit à la liberté, théorisé dans ce texte. En
réalité, la révolution torobé s'inscrit dans le sillage de l'islam réformateur prôné par Nasir
Al-Din (fin XVIIe siècle) dont elle prolonge aussi bien le discours militant que les objectifs
fondamentaux. Par ailleurs, l'inspiration du mouvement torobé est la même que celle des
révolutions musulmanes qui ont triomphé au Boundou et au Fouta Djallon au début du
XVIIIe siècle. Mais, contrairement à ce que soutient A. Samb, il n'est pas établi (sur le plan
historique) que « toutes les dynasties qui ont régné, depuis les Peuls diawobé de 934 à
1534, jusqu'aux almamis de 1776 à 1881, en passant par les saltigui de 1534 à 1776, ont
fait de l'islam une religion d'Etat et de leur pays un Etat théocratique »369.
Ce qui est important, semble-t-il, c'est la présence auprès des souverains, de
marabouts possédant l'écriture arabe et des connaissances en droit musulman et jouant,
parfois, le rôle de convertisseurs. Les sources européennes expliquent le succès de l'islam
ici par des conditions politiques, économiques et sociales imposées par le comptoir de
Saint-Louis. Il apparaît que la crise du Walo contamine ainsi le Fouta Toro en raison de la
coalition des intérêts du commerce français et des Emirats du Brakna et du Trarza.
La défaite de l'islam réformateur370, ouvre la voie au commerce de la concession
de Saint-Louis, dont les alliés objectifs, les Maures, reprennent pied, dans le commerce
atlantique. La reprise en mains des Etats wolofs se fait par des souverains absolus et alliés
à des tiedos, leurs bras armés qui organisent des pillages et des raids esclavagistes contre
les populations.
La
défaite des paysans et de leurs marabouts se traduit par la persistance de
l'esclavage.
369 A. Samb, "L'islam et l'histoire du Sénégal", B.!.F.A.N., série B, XXXIII, p. 467.
370 A l'exception du Galam où l'islam est conservateur (cf A. Bathily, Les Portes de l'or, op. cit.,
p. 349). toute la Sénégambie a peu à peu connu le phénomène de révolution sociale)
113
Paragraphe 2 : La réaction conservatrice des souverains traditionalistes,
cause de la persistance de l'esclavage
Il s'agit d'une réaction dirigée avant tout contre les marabouts orthodoxes et la
guerre sainte qu'ils prônent. La guerre sainte (ou jihad) lancée en 1673 dans les royaumes
Wolof et au Fouta Toro se nourrit des mots d'ordre du prédicateur maure d'origine berbère,
Nasir Al-Din, que nous résumons brièvement: convertir les populations indigènes, purifier
les moeurs, reconquérir le marché des grains et des esclaves face au comptoir de Saint-
Louis371.
En traversant les limites territoriales de la Mauritanie actuelle, ce marabout maure
qui s'est d'abord attaqué dans son propre pays aux pratiques non orthodoxes et à la tyrannie
des guerriers hassane d'origine arabe, entend incarner, au-delà des frontières, le retour à
l'orthodoxie islamique. L'opposition s'organise et c'est la « guerre des marabouts» (1663-
1677) durant laquelle les souverains traditionalistes (brak du Walo, bourba Djolof, damel
du Cayor et saltigui) en viennent à s'unir pour chasser les prédicateurs musulmans. Si
« l'histoire du Toubenan », c'est-à-dire de la conversion religieuse imposée s'est déroulée
sur fond de crise sociale et institutionnelle, la guerre des marabouts offre l'occasion au
comptoir de Saint-Louis d'accentuer la pression sur le Walo et les Etats voisins où il
impose, par les armes, son hégémonie commerciale. Les marabouts cèdent du terrain.
même s'ils continuent de prêcher clandestinement ou prônent la guerre sainte. C'est dire
que l'attitude des souverains traditionalistes n'est pas du tout favorable aux tenants d'un
discours orthodoxe. Or, « ce discours, bien reçu en général, constitue l'élément fédérateur
d'une opposition souterraine à l'aristocratie qui a repris ses exactions et dirige de nouveIles
colonnes d'esclaves vers Saint-Louis »372.
Le rétablissement du commerce français perturbé par la poussée des marabouts
s'opère plus facilement parce qu'il y a «une étroite corrélation entre l'anarchie ou la
dispersion politique et l'offre importante d'esclaves, cette dernière entretenant à son tour
l'état de guerre »373.
371 B. Barry, Le royaume du Walo, op. cit., pp. 135-159.
372 J M Deveau, La France au temps des Négriers, op. cit., pp. 129-130.
373 A. Ly, La compagnie du Sénégal, op. cit., pp. 290-291 (rééd. Karthala, 1993).
114
Les conséquences qUI en découlaient ont été diversement appréciées par les
auteurs. Selon A. B. Diop, « ...Cette guerre a eu surtout pour conséquence une méfiance
durable, voire une hostilité, envers les marabouts qui dégénéra en conflits violents chaque
fois que ces derniers manifestaient une volonté de résistance non déguisée vis-à-vis du
pouvoir. C'est de cette époque que date l'opposition, retenue par la tradition orale comme
une réalité permanente de l'histoire monarchique, entre les chefs politiques et les
marabouts, le parti païen (ceddo) et le parti musulman (cërin), l'exercice du pouvoir étant
considéré
comme
incompatible
avec
l'adoption
de
l'islam,
avec
sa
pratique
h ..1
374
ort ouoxe ... »
.
Il n'est pas exagéré, cependant, de lier le développement de l'institution servile en
Sénégambie méridionale aux conséquences de la guerre des marabouts.
Après la défaite de l'islam réformateur, les familles de marabouts fuient la
répression et se réfugient au Fouta Djallon. Là, non seulement elles recommencent à
prêcher, mais leur influence tourne à la domination sur des sociétés encore marquées par le
système lignager.
Agriculteurs groupés sous l'autorité d'un chef choisi dans la lignée du fondateur
du village, les Djallonkés vivent dans un cadre familial où le sentiment de solidarité est très
fort. Mais l'émiettement politique et économique du pays offre peu de sécurité aux
populations animistes (païennes) qui succombent à la tentation de fuir la collectivité
musulmane plus structurée. Celle-ci en retire une supériorité politique et s'irnpose 375.
Les Djallonkés qui s'étaient réfugiés dans des villages autonomes après avoir été
refoulés de l'empire du Mali subirent des raids fulgurants et d'une extrême violence.
La guerre sainte est décrétée en 1725, elle se prolonge jusqu'en 1750. Les villages
tentent vainement de résister. Les habitants sont réduits en esclavage et sont cantonnés
dans des villages d'esclaves dont ils ne peuvent plus en sortir. Le jihad est donc détourné
de son objectif initial, il vise plutôt la recherche du butin et des esclaves.
374 A. B. Diop, La société Wolof, op. cit., pp. 223-224. Voir M Diouf, Le Kajoor au XIXe op. cit.,
Pj!,' 83-105.
5 B. Barry, « Crise politique et importance des révoltes populaires au Fuuta jal/on au XIXe
siècle », in Africa Zamani, Revue d'histoire africaine, Yaoundé, décembre 1978, n" 8-9, pp. 51-61.
115
Le marabout de Timbo s'impose comme le nouveau souverain du pays, avec le
titre d'almamy, et une monarchie relativement décentralisée s'impose sur les terres du
Fouta376. Le commerce des esclaves devient un monopole de l'Etat qui contrôle les
réseaux commerciaux et organise les caravanes vers la côte. L'almamy fait la guerre à ses
voisins pour obtenir des esclaves qu'il livre aux Européens en échange de marchandises ou
des armes à feu.
La captivité frappe les non-musulmans qui sont vendus sur la côte ou cantonnés
dans des villages d'esclaves. Le village d'esclaves apparaît comme une institution originale
du Fouta Djallon dont la fonction est d'assurer, grâce à des producteurs, les besoins
alimentaires de l'aristocratie et de satisfaire la demande en grains des bateaux négriers pour
la nourriture des esclaves déportés- 77.
Les non-musulmans, réduits en esclavage, perdent également la jouissance de
leurs droits naturels. L'almamy répartit la propriété lignagère entre ses compagnons de
lutte. Toute l'évolution interne du Fouta Djallon est marquée par la constitution d'une
société hiérarchisée, profondément inégalitaire, et fondée sur la loi musulmane. Les
musulmans sont protégés dans l'exercice de leurs droits naturels, alors que les païens sont
réduits en esclavage.
Société d'ordres, le Fouta Djallon fait coexister des artisans, des forgerons, des
tisserands et des esclaves. Certains esclaves entrent dans la garde de l'almamy, et
participent au jihad d'où ils tirent un butin pour racheter leur liberté. « Les gardes du palais
sont castrés pour éviter les tentations du harem qui abrite des concubines esclaves du
souverain »378. Les enfants issus des liaisons extra -conjugales du souverain seront libres
et pourront même accéder à certaines fonctions dans la hiérarchie politico-administrative.
Les esclaves domestiques sont affranchis par une sorte d'adoption qui les assimile
à la progéniture de leurs maîtres. Leur nombre s'est accru avec les troubles liés au
développement du commerce esclavagiste de la fm du XVIIIe siècle.
376 Th. Diallo, Les institutions politiques du Fouta Djallon au XIXe siècle, Dakar, IFAN. 1972,
pp. 205-208.
377 Cf Rodney w., Jihad and social revolution in Futa Djalon in the eighteen century. Journal of
the historical society ofNigeria, vol. IV, n° 2, 1968. pp. 280-282.
378 1. M Deveau, La France au temps des négriers, op. Cit., pp. 130 et 55.
116
On relève une série de révoltes serviles, consécutives à la concentration des
esclaves dans les Runde. Profitant du désarroi de l'almamy, qui doit faire face à la rébellion
des Soussou, les esclaves regroupés dans les runde mettent le Fouta Djallon à feu et à sang.
Les témoignages de la plupart des observateurs européens font remonter la plus ancienne
des révoltes d'esclaves aux environs de 1756. La révolte des esclaves coïncide avec une
période de troubles politiques au Fouta Djallon.
A la mort du Grand Almamy Ibrahima, le Fouta Djallon entre dans une zone de
turbulences, dans la guerre civile qui affaiblit la position de l'aristocratie, et favorise les
révoltes serviles et la remise en cause des fondements de l'Etat théocratique. Cette crise
politique amène les chefs de province ou Diwe (sing. Diwal) à taire momentanément leurs
différends pour réprimer sans pitié les révo ltes serviles.
Du Fouta Djallon, des campagnes sont lancées vers les pays voisms. Les
opérations conduites par l'almamy en personne gagnent la Sierra-Léone, la Gambie et la
Guinée; elles sont destinées à alimenter les négriers européens qui sillonnent le pays entre
1770 et 1805379. L'esclavage domestique est maintenu, les aristocrates musulmans opérant
des razzias sur leurs terres et celles de leurs voisins. Les esclaves domestiques sont utilisés
comme cultivateurs, ce qui permet à l'aristocratie de se consacrer à l'enseignement et à la
lecture du Coran.
Alors que l'islam était un appoint scientifique à la condamnation de l'esclavage, le
régime dont il est le fondement en est progressivement devenu l'un des principaux
pourvoyeurs380. C'est la fin d'une ère. L'islam réformateur est défait.
Au-delà de la défaite de l'islam réformateur, notons que plusieurs facteurs
alimentent et entretiennent le développement de l'institution servile: le besoin d'une main-
d'oeuvre servile pour les plantations de café et la culture de l'arachide; l'attrait des maisons
de commerce européennes pour la région; la volonté hégémonique du Fouta Djallon de
contrôler le commerce des produits dans les Rivières du Sud; le maintien des courants
traditionnels du commerce transsaharien vers le Haut-Niger, le Niokolo, vers l'Ouest et le
Sud.
379 MS. Baldé, L'esclavage en Afrique précoloniale, op. cil. pp. 192-193.
380 B. Barry, La Sénégambie du XVe au XIXe siècle, op. cit., pp. 151-153.
117
Mais la politique d'expansion du Fouta Djallon tend surtout à relever un double
défi : il s'agit, d'une part, de mettre fm au déséquilibre commercial qui existe entre les
produits traditionnels de l'intérieur comme la cire, les cuirs ou le bétail, et les nouveaux
produits de rente comme l'arachide, l'huile de palme et le café.
Il s'agit , d'autre part, de compenser les pertes subies par les difficultés de vente
des captifs, suite à l'interdiction de la traite. Les guerres ou les razzias organisées sur les
franges du Fouta Djallon corrigent ce déséquilibre. On échange des esclaves contre des
chevaux.
Les captifs sont vendus aux intermédiaires soninké qui les écoulent sur les
marchés de Tombouctou ou de Djenné. Le développement de ce trafic est une forme
d'adaptation des soninke à la crise de la traite atlantique; ils utilisent une partie des esclaves
achetés pour les cultures d'exportation et surtout pour le portage, en se servant de Kita et de
Keniera sur le Bakoy comme entrepôts381.
Au XIXe siècle, alors que la traite est interdite, l'aristocratie musulmane se livre à
des achats massifs d'esclaves382, pour satisfaire la demande du Fouta Djallon en captifs de
case. L'almamy de Timbo encourage le passage des caravanes sur son territoire, en
échange du prélèvement d'un tribut. Jusqu'en 1720-1730, les caravanes se dirigent surtout
vers la Falémé et de là, par le fleuve Sénégal, vers le comptoir de Saint-Louis.
Les Anglais qui occupent le comptoir de Fort-James arrivent, en profitant de la
conjoncture, à les détourner sur la Gambie vers 1750.
Ces faits ne doivent nullement faire oublier qu'au Fouta Djallon, le critère
discriminant de la non-appartenance à la religion musulmane partage les esclaves des
hommes libres.
Il semble qu'il faille trouver la raison dans la source même de la norme
institutionnelle:
381 Cf A. Bathily, lmperialism and colonial expansion in Senegal, in The nineteenth centry. ..,
1975, p. 218.
382 Voir M. S. Baldé, L'esclavage en Afrique précoloniale, op. cit., pp. 191-193.
118
la théocratie constitue le fondement de la stratification inégalitaire du pays; la
norme est révélée, elle est d'essence religieuse383.
Le Coran et la Sunna reconnaissent la licéité de l'esclavage, tout en faisant de
l'affranchissement « un acte pieux qui sera récompensé dans la vie future »384. L'idéal
posé par la norme révélée n'a cependant pu s'imposer à l'institution servile et, en ce
domaine, les principes de liberté et d'égalité de l'islam orthodoxe en sont restés au niveau
des voeux pieux. L'esclavage apparaît ainsi comme une « donnée de l'islam »385, une
« dominante sociologique »386 qui s'impose à l'historien des institutions et des faits
sociaux désireux d'analyser les structures et les institutions sociales. L'esclavage est connu
et pratiqué par les théocraties musulmanes du Fouta Toro, du Boundou et du Fouta Djallon
dont les principales familles ont noué entre elles des liens religieux, politiques et
matrimoniaux387.
Le droit musulman applicable dans ces théocraties musulmanes relève, en principe,
du rite malékite 388 et ce dernier pose de façon non équivoque le principe d'une société
inégalitaire fondée sur une stratification intra-juridique entre musulmans (hommes libres)
et païens (réduits en esclavage). Au demeurant, le rôle du groupe servile était fondamental
à un double point de vue : les esclaves étaient utilisés dans la production agricole pour
satisfaire les besoins alimentaires de l'aristocratie et pour les besoins externes du commerce
atlantique.
L'esclavage domestique était, par ailleurs, une pratique constante des familles
maraboutiques du Fouta Djallon et « une source importante de la famille légitime »389, à
383 B. Durand, Histoire comparative des institutions, op. cit., pp. 340-341.
384 Gaudefroy-Demombynes, Les institutions musulmanes, Paris, 1946, p. 141 " L. Gardet .' les
hommes de l'islam, approche des mentalités, Bruxelles, 1984, p. 105.
385 G. H. Bousquet, L'éthique sexuelle de l'islam, Paris, 1966, 2e édition, p. 99.
386 A. Boudhiba, La sexualité en Islam, Paris, 1975, p. 129.
387 Cf D. Curtin, Jihad in West Africa : Early phases and interrelations in Mauritania ans
Senegal - Journal ofAfrican History, XII, L 1971, pp. 21-22.
388 L. Milliot, Introduction à l'étude du droit musulman, Paris, 1953, p. 11 sq. et 245 sq. Pour
appréhender le rite malikite, il importe de se référer à Khalîl ben Ishâq, dont le mokktaçar, publié
au XIVe siècle, demeure une référence obligée. Voir également G. H. Bousquet, Abrégé de la loi
musulmane selon le rite de l'imam Malêk; 4 vol., Alger, 1956-1962, t. l, chap. XX, p. 213.
389 G. H. Bousquet, L'éthique sexuelle de l'Islam, op. cit., p. 99.
119
travers une institution spécifique du droit musulman, le concubinat léga1390. « Au cours de
concubinat légal, la naissance d'un enfant rend la mère umm walad, statut de faveur qui la
rend inaliénable et lui veut la liberté à la mort du maître »391.
Il importe donc de chercher quels sont les effets de la reconnaissance par l'islam
de l'institution servile au Fouta Djallon. Cette reconnaissance a deux effets. Le premier est
de justifier la guerre sainte de conversion et, par là, la réduction en esclavage des païens
réfractaires à la religion musulmane.
L'assujettissement en masse des populations paënnes Djallonke et Pulli
«réfractaires à l'Islam et anciennement installées au Fouta Jallon »392 a donc un
fondement religieux.
Le deuxième effet de la reconnaissance de l'institution servile tend à légitimer la
dimension discriminatoire de cette institution à travers le statut juridique des captifs, de
sorte que le but de la société n'est plus la conservation des droits naturels mais l'exercice
des droits de l'homme en société. Il ne peut en être autrement dans la mesure où toutes les
sociétés d'ordres ont bénéficié de l'apport de main d'oeuvre servile par lequel le sujet de
droits est devenu objet de droit.
Au demeurant, le mouvement d'idées qur a pns naissance avec la révolution
industrielle, et les changements intervenus dans la politique économique de l'Europe
occidentale, inclinent les grandes puissances à abolir la traite des Noirs, l'objectif étant à
terme, la prohibition de l'esclavage393.
En attendant cette échéance, qui ne peut être que lointaine, compte tenu de l'état
social et politique de la colonie, le colonisateur s'emploie par une « action éducative» des
indigènes, de vulgariser les principes du droit français.
390 Outre ses épouses légitimes limitées à quatre (Coran, IV, 3), l'almamy pouvait posséder en
nombre illimité de concubines esclaves avec lesquelles il lui était canoniquement licite d'entretenir
des relations sexuelles normales (Coran, IV, 3), c'est le concubinat égal.
391 B. Durand, Histoire comparative des institutions, op. cit., p.193.
392 B. Barry, La Sénégambie du XVe au XIXe siècle, op. cit., p. 169.
393 E. Rau, « Quand les chaînes se dénouent »... Annales Africaines, 1959. p. 252 et s.
120
TITRE
121
Le retour des Français à Saint-Louis (1817), après l'intermède anglais, s'effectue
dans le cadre d'une transformation socio-économique de la colonie.
Il fallait, alors que l'interdiction de la traite venait d'être entreprise, rompre avec
« le dés-ordre juridique colonial »394 qui caractérisait la période antérieure et tenter de
maîtriser l'ordre social des établissements français et d'y appliquer la loi métropolitaine. On
assiste, dans le même temps, à un déploiement des moyens et méthodes de l'expansion
coloniale, avec la création des premières structures administratives, « la régularisation
textuelle de l'ordre juridique »395 et les projets d'exploitation agricole et de commerce,
centrés sur Gorée et Saint-Louis. Tout cela était conçu dans le but de servir durablement
les intérêts de la domination coloniale.
Les pressions de la Grande Bretagne pour mettre un terme au trafic des captifs
aidant, le Pouvoir colonial multiplie les initiatives en vue d'en tarir la source. Mais
l'interdiction de la traite des noirs n'était possible que dans le cadre d'une application de la
législation française, dont les principes s'opposent à ce qu'un individu soit réduit à la
servitude396. Bien évidemment, la question est de savoir si l'Etat de droit va s'en trouver
garanti. L'observation des faits montre que la méthode suivie visait plutôt à assurer la mise
en valeur, objectif premier de l'expansion européenne (Chap. 1).
Il fallait, par ailleurs, modifier le statut des esclaves, faute de ne pouvoir mettre
fm à l'impitoyable logique qui faisait d'eux des objets de droit. On aurait pu concevoir et
construire un ordre juridique prohibant la pratique de l'esclavage. Le Pouvoir colonial fait
valoir que l'expansion française doit se faire sans révolution sociale, donc dans le maintien
des institutions juridiques indigènes, le droit applicable dans la colonie ne devant, dans ces
conditions, que favoriser la convergence des intérêts locaux et français (Chap. 2).
394 B. Moleur, "Le dés-ordre juridique colonial dans tes anc. éts. français de la côte occidentale
d'At/que", Droit et cultures, n09l1O, Paris, 1985, pp. 28-34.
39 Ibid., p.36.
396 Cf H. Solus, Traité de la condition des indigènes en droit privé, op. cit. n" 282.
122
CHAPITRE 1
LA MISE EN OEUVRE D'UNE LEGISLATION
DICTEE PAR L'IMPERATIF DE L'EXPANSION
COLONIALE
Le problème qui était posé à la France au milieu du XIXe siècle était celui de la
mise en valeur du so1sénégalais.
La mise en valeur impliquant l'emploi d'une main-d'oeuvre locale, se posait la
question de l'esclavage, à un moment où l'Angleterre après avoir aboli la traite dans ses
colonies, était désireuse de rendre universelle la mesure qu'elle venait de prendre.
Après avoir obtenu certains arrangements lors de la signature du traité de Paris de
1814, la France s'engageait à interdire aux sujets français de se 1ivrer à la traite ... en 1817.
Cependant, cette mesure n'a pas eu pour conséquence immédiate l'abandon de la
main-d'oeuvre esclave: au lieu de relâcher les esclaves saisis à bord des bateaux négriers.
on les confiait aux planteurs à charge de les affranchir au bout de 15 ans, puis comme on
ne pouvait plus transporter les nègres du Sénégal aux Antilles, on songea plus tard à les
utiliser sur place.
Il était donc évident que la traite allait se poursuivre, les pays pourvoyeurs de
captifs s'enfermant par ailleurs dans une logique économique qui tendait à faire de
l'homme la seule marchandise recherchée.
Le Pouvoir colonial qui n'était pas loin de penser qu'une reconversion
économique des comptoirs français renforcerait ses positions en Afrique, s'attacha à
convaincre leurs habitants de renoncer au trafic des captifs. Les Goréens étaient ainsi
invités à trouver « sur la Grande Terre... des terrains susceptibles d'employer leurs captifs
à la culture »397, l'administration se bornant à « signer avec les princes du pays des traités
qui, au moyen de redevances annuelles, leur faciliteraient ces opérations et les mettraient à
397 A.R.S., 2B4,fol. 45, Gouverneur à ministre, 22juin 1819.
123
même de travailler avec sécurité »398. Les Saint-Louisiens étaient quant à eux priès de
porter l'excédent de leur population esclave sur une île du fleuve ou sur le Cap-vert que
« l'on se ferait céder pour former une colonie agricole »399. Aucun résultat significatif
n'était cependant enregistré. Le Pouvoir colonial justifie cet échec par l'importance de la
traite dans
l'économie locale; il entend néanmoins agir,
étant
persuadé
que le
démantèlement de la structure esclavagiste passait par l'attraction des conceptions
françaises sur les institutions indigènes, la « persévérante influence de la France »400 sur
les sociétés politiques africaines (Section 1). En fait, l'attitude du colonisateur aurait été
déterminée autrement que par un simple manque d'imagination, le Pouvoir colonial aurait
considéré qu'il était de son devoir d'agir ainsi.
Mais au souci d'assurer la mise en valeur de la colonie, le colonisateur joignait
volontiers le devoir d'apporter aux peuples attardés la civilisation401. Dès lors, le Pouvoir
colonial dégagera un niveau de respect de l'institution servile qu'il estimait incompressible,
en songeant à l'état social et mental des indigènes et en dégageant notamment le lien
indissoluble qui enserrait en Sénégambie, « gradation dans l'échelle sociale» et esclavage.
C'est dire que le Pouvoir colonial entendait se ménager une marge de manoeuvre, la lutte
contre l'esclavage ne devant en aucune façon empêcher la colonisation d'atteindre ses
objectifs civilisateurs et économiques (Section 2).
398 Ibid.
399 A.N.S.O.M, Sénégal XIV/J7, Rapport du directeur des colonies, mai 1816.
400 A.N.S.o.M, Sénégal XIV/15b, Délibération du conseil d'administration du Sénégal, /0 avril
1~~
.
401 Cf Le Myre de Vilers, « Rapport sur la condition juridique des indigènes, in Compte-rendu du
Congrès international de sociologie coloniale, t. 1, Paris, 1900, p. 167 .. A. Girault, « Rapport sur
la condition juridique des indigènes », op. cit., p. 55.
124
Section 1 : L'interdiction de la traite des Noirs
Depuis que les Anglais ont supprimé le trafic des captifs dans leurs colonies en 1807,
les demandes du Cabinet de Londres tendant à impliquer les autres puissances européennes se
sont faites pressantes. Mais il faudra attendre la tenue du Congrès de Vienne (1815) pour que
le principe d'une abolition de la traite soit accepté par « toutes les puissances de la
chrétienté ». Les instructions données à M. Schmaltz par le Ministre de la Marine et des
Colonies sont extrêmement précises sur ce point: il ne doit plus y avoir de traite des Noirs. Le
Commandant et Administrateur pour le Roi au Sénégal en retransmet l'ordre au capitaine
Baignères, commandant particulier de Gorée, dans une lettre du 26 janvier 1817 :
« D'après les traités, la traite des nègres étant abolie, vous tiendrez la main à ce que
ce trafic ne soit pas fait par les habitants de Gorée et exercerez la surveillance nécessaire
pour vous en assurer. Vous sentirez combien il importe de ne laisser aucun doute sur les
moyens pris pour empêcher la moindre infraction aux traités sur ce point »402. Il était
cependant impossible que ce commerce cessât du jour au lendemain, surtout à Gorée dont il
était l'unique aliment.
La réalité économique faisait que, malgré les recommandations du Congrès de
Vienne403
et
les
mesures pnses pour en
tarir
la source404,
la traite
subsistait
clandestinement.
Repliés sur leur base de Gambie, les Anglais trouvaient un prétexte commode
d'intervention dans le droit de visite des navires français.
402 A.R.S., 2B2, fol.30, Le commandant et administrateur pour le Roi au Sénégal au capitaine
Baignères, commandant particulier de Gorée, le 26janvier 1817.
403 L'Angleterre a profité de la tenue de ce Congrès en 1815, pour demander l'insertion d'une
annexe à l'Acte final portant interdiction de la traite des Noirs.
404 Parmi les mesures d'ordre interne prises par la France. on peut citer:
- l'ordonnance royale du 8 janvier 1817 : elle interdit la traite des Noirs, mais elle
sanctionne le trafic des captifs comme une simple contravention;
- la loi du 15 avril 1818 : elle reprend les termes de l'ordonnance royale de janvier 1817
en les étendant à la France entière. Ainsi, « le trafic connu sous le nom de traite des noirs» est
légalement interdit aux ressortissants français. Les demandes du Cabinet de Londres en vue de la
concession réciproque du droit de visite furent repoussées. Une telle concession suggérée par le
Baron Séguier, Consul Général de France à Londres, sous sa forme d'égalité entraînait en fait, par
suite de la disproportion des forces navales des conséquences fâcheuses pour l'honneur français:
l'inspection des navires français effectuée beaucoup plus fréquemment que l'inverse par une
125
Le Général Mac-Carthy, gouverneur des Etablissements britanniques ayant adressé
une plainte au gouvernement français, le colonel Schmaltz donne les indications suivantes au
ministère: « la traite des esclaves ne s'est pointfaite au Sénégal, mais les habitants de Gorée,
longtemps contenus par les Anglais (en fait de 1807 à 1817) la font aujourd'hui avec si peu de
retenue et tant de maladresse qu'il n'est pas étonnant qu'ils soient dénoncés par les
négociants de cette nation restés dans nos établissements ... Ce n'est pas à Gorée qu'elle se
fait, mais sur les côtes voisines de cet établissement »405. Le trafic des captifs subsiste, donc,
en dépit des proclamations d'intention, mais il est question de l'interdire.
M Fleuriau ayant été chargé d'assurer l'intérim du colonel Schmahz en 1817, prend à
coeur de continuer à mener la répression. Il écrit au commandant de Gorée pour lui rappeler
les ordres de son prédécesseur406.
Pour l'organisation de la répression,
la France et
l'Angleterre
s'accordèrent
mutuellement par des conventions signées en 1831 et 1833 le droit de visite407. Ces deux
puissances navales n'allèrent pas toutefois jusqu'à prévoir des commissions mixtes pour le
jugement des négriers, à l'exemple des organismes déjà imposés par l'Angleterre au Portugal,
d'une part, et à l'Espagne, d'autre part. La France désirait garder son indépendance sur le plan
judiciaire, et elle limitait son abandon de souveraineté à la seule police maritime.
Même assorti de réserves, cet esprit de conciliation ne dura qu'un temps. La crise
européenne de 1840 réveilla les anciennes susceptibilités, et les accords conclus devinrent
lettres mortes. On ne se résignait pas cependant à un vide juridique total en la matière alors
que se préparait la prohibition de l'esclavage aux colonies, et une nouvelle convention fut
établie en 1845408. Elle marquait un retrait par rapport au droit antérieur avec l'exclusion du
droit de visite. Celui-ci était remplacé par la simple vérification du pavillon sur les navires
suspects de déployer frauduleusement les couleurs de l'autre partie afm d'éviter le contrôle de
leur chargement; mais ce contrôle lui-même restait interdit en cas de pavillon légitimement
arboré, eut-on de bonnes raisons de croire qu'il recouvrait un transport d'esclaves. Un autre
puissance navale rivale trop puissante.
405 A.RS., 2B2, n° 54 du Il juillet 1817, Gouverneur à Ministre (à la date).
406 A.RS., 2B3, à la date du 24 mai 1818.
407 A.RS., K5, Conventions et traités internationaux relatifs à la répression de la traite des noirs,
1831-1843.
408 A.N S.o.M, S.A., 150-1260, Convention du 29 mai 1845.
126
point consistait dans la coordination des forces navales des deux nations employées en
Sénégambie à la répression de la traite.
Dans ses « instructions au chef de la station des côtes occidentales d'Afrique »,
l'amiral Ferdinand Hamelin, Ministre de la Marine et des Colonies, tenait à rappeler que le
principe d'une coordination des forces navales anglaises et françaises employées à la
répression de la traite n'ajamais été entendu de manière absolue dans la convention du 29 mai
1845, liant les deux parties, principalement parce que le contraire aurait conduit à reconnaître
la validité des traités de 1831, 1833 et 1845, « abrogés par le seul fait de leur non-
renouvellement»409, et donc l'inspection des navires français effectuée par une puissance
navale rivale trop puissante; la marge de manoeuvre des autorités coloniales n'y trouverait
plus de place. Il avançait comme argument pour étayer sa thèse « l'absence de toute
vérification de Pavillon oPérée sur nos bâtiments de commerce par les croiseurs anglais dans
les dernières années» ; il n'était donc pas loin de penser que « le gouvernement de la Grande-
Bretagne partage cette manière de voir »410. A partir de ce moment, poursuit-il, « les deux
gouvernements n'ont plus à subordonner à leur agrément réciproque les arrangements
territoriaux, commerciaux ou autres que les chefs des stations françaises et anglaises peuvent
avoir à conclure avec les chefs indigènes des parties du littoral qui n'appartiennent en propre à
aucune des deux puissances»411. C'est dire que « le droit de vérification des Pavillons
substitué par la convention de 1845 au droit de visite des navires cesse lui-même de pouvoir
être exercé par des croiseurs anglais sur les navires français et réciproquement », en d'autres
termes la France dénonce les accords passés avec l'Angleterre et assure qu'eUe est à même
d'exercer la police de son pavillon
On peut donc retenir des instructions du Ministre de la Marine et des Colonies que la
surveillance des navires français se livrant à la traite est du ressort de la marine française dont
les bâtiments de guerre sont seuls à même de "constater, de poursuivre et de réprimer toute
opération de traite tentée ou accomplie sous Pavillon Français, à eux seuls, (le soin) de visiter
les navires portant notre Pavillon, d'exercer, en un mot dans toute son étendue le droit de
visite et de police rappelé par l'article 106 du décret de 1851 sur le service des bâtiments de
409 A.NS.o.M - Sénégal XIV/23a, Instructions du ministre de la Marine et des Colonies au chef
de la station des côtes occidentales d'Afrique, 7 novembre 1856.
410 Id.
411 Id.
127
l'Etat »412. Il s'agit là d'une position de principe, d'autant plus que la France s'interdit tout
droit de visite et de police sur les navires étrangers. Ce principe souffrait quelques excep-
tions4 13 et le ministre n'en indiquait pas moins que l'objectif de la France était l'abolition de
l'esclavage par des voies perceptibles dans lesquelles il était possible d'appliquer les traités de
18144 14 et 18154 15 ou la législation existante en matière de répression de traite4 16.
L'accord sur ce point était facilement réalisable, d'autant que la traite des Noirs était
sur le point de disparaître à tout jamais.
L'interdiction de la traite des Noirs est donc une solution provisoire. Le but final
doit être d'abolir l'esclavage dans les régions mêmes qui fournissaient les captifs de traite;
mais cette abolition suppose une extinction des sources de l'esclavage.
Or, pour le Pouvoir colonial, ce résultat ne peut être atteint qu'au terme d'« une
action prolongée et puissante, exercée par les nations civilisées»417 (Paragraphe 1).
L'observation des faits montre que les tâtonnements du Pouvoir colonial pour substituer le
travail agricole au commerce esclavagiste n'aboutissent qu'à une impasse. L'expérience de
ses intérêts, face à la résistance des traitants, aura en effet décidé le Pouvoir colonial à
transiger (Paragraphe 2).
412 Id.
413 Dans l'étendue des possessions françaises, les bâtiments de la marine française doivent
empêcher toute opération de traite quel que soit le Pavillon sous lequel cette opération s'abriterait.
En matière de piraterie, le droit de visite sur mer et même le droit de juridiction appartiennent à
toute Nation, sans distinction de Pavillon. Ce droit est non seulement consacré par les usages
maritimes, mais il est inscrit dans la loi du 10 avril 1825, art. 1 et 2 (pour des cas bien déterminés).
414 Par l'article 1er des articles additionnels au traité de Paris du 30 mai 1814, le Roi Louis XVIII
s'engage à unir, lors du prochain Congrès de Vienne, ses efforts à ceux de la Grande-Bretagne
pour faire prononcer par toutes les puissances chrétiennes l'abolition de la traite des noirs.
415 Un nouvel article additionnel au deuxième traité de Paris du 20 novembre 1815, après
l'intermède des Cent-Jours, porte une nouvelle déclaration enfaveur de l'interdiction de la traite.
416 Il s'agit notamment de la loi du 4 mars 1831 qui précise un peu plus les éléments constitutifs
de l'infraction à la répression de la traite des Noirs. Tout navire français qui chercherait à se livrer
à des opérations de traite à destination de pays où l'esclavage existe encore (États-unis
d'Amérique, Cuba, Brésil) devait être saisi et arrêté.
417 A.N.S.o.M, Sénégal XIV/15b. Délibération du Conseil d'administration du Sénégal sur le sort
à réserver aux captifs se trouvant dans les villages déclarés français le long du Fleuve, 10 avril
1855.
128
Paragraphe 1 : La perpétuation de la traite des captifs
Malgré l'interdiction de la traite4 18, la réalité économique fait que celle-ci a
subsisté clandestinement, en particulier dans les Rivières du Sud. Les Rivières du Sud
constituent durant toute la première moitié du XIXe siècle une zone de prospérité
économique (c'était déjà le cas au XVe et au XVIe siècles) par rapport à la Sénégambie
septentrionale. En effet, elles sont à la fois un marché clandestin d'esclaves et aussi un
centre actifdu commerce licite en net progrès depuis l'interdiction officielle de la traite des
esclaves.
Avant même la tenue du Congrès de Vienne (1815), la colonie de Sierra Leone
constituait un bastion anglais pour lutter contre la traite des esclaves à partir de la ville de
Freetown fondée en 1787 par des philanthropes avec le soutien du gouvernement
britannique. Tant que les Portugais, les Français et les Américains ne coopèrent pas
réellement, l'efficacité de cette lutte s'avère nulle. Non seulement, les croisières anglaises
cèdent devant le refus de ces puissances de contrôler leurs bateaux, mais elles sont
incapables de bloquer le trafic opéré par des métis établis dans les Rivières du Sud depuis
le XVIIIe siècle. En fait, la configuration géographique de cette région, avec ses nombreux
estuaires, est propice au commerce en fraude des captifs de traite qui se poursuit durant
toute la première moitié du XIXe siècle dans le Rio Nunez, le Rio Pongo, et le Rio Cacheu.
Profitant de l'éclipse prolongée des puissances européennes lors des guerres de la
Révolution française et de l'Empire, ces métis qui formaient une bourgeoisie indigène 419
avaient pris le contrôle du commerce esclavagiste en s'attaquant aux intérêts des maisons
commerciales soutenues depuis la métropole par l'Angleterre, la France et le Portugal. En
raison de son caractère clandestin et illégal420, les données statistiques sur le nombre des
esclaves traités sont extrêmement rares.
418 La traite est interdite dans les possessions et colonies françaises par le décret impérial du 29
mars 1815.
419 Mouser (B.) : Trade ans politics in the nunez and pongo rivers 1790-1865, Indiana University
Ph. D., 1971, p. 39.
420 Ce trafic clandestin des esclaves est illégal aux termes de l'acte final du Congrèes de Vienne.
C'est le premier texte à portée internationale puisqu'il fait obligation à tous les signataires de
l'Acte final de ce Congrès de renoncer à la traite des Noirs. Le trafic est par ailleurs illégal aux
termes de la loi française du 4 mars 1831.
129
Deux facteurs contribuent néanmoins à inférer un gonflement du trafic: d'une
part, la permanence de la demande en main d'oeuvre servile dans les Amériques où
l'esclavage est maintenu jusque vers 1865 pour le Sud des Etats-Unis et plus tard pour
Cuba et le Brésil421 et, d'autre part, l'incapacité des Anglais à eux seuls de mettre un terme
à cette "fraude" à la loi. Une étude de G. Brooks révèle qu'entre 1820 et 1830, le nombre
des esclaves dépasse un chiffre global jamais atteint les siècles précédents 422. En fait, le
développement économique en Europe reste tributaire du système esclavagiste, à partir de
l'exploitation coloniale (en dépit de la révolution industrielle). C'est dire que la répression
de la traite n'a pas produit tous les effets escomptés.
Naturellement, l'échec des tentatives d'interdiction de la traite des esclaves
favorise la montée en puissance du Rio Pongo, avec ses nombreux estuaires difficiles à
contrôler, et du Rio Geba., où on continue à faire la traite des captifs. Mais la coexistence
entre le commerce illégal des esclaves et le commerce licite de produits tropicaux,
notamment oléagineux, engendre une période de troubles et de guerres commerciales.
Le Rio Pongo devient vers 1830 un pôle attractif, un débouché commode pour les
produits et surtout pour les esclaves en provenance du Fouta Djallon423 . La culture du
café et plus tard celle de l'arachide justifient l'utilisation de milliers d'esclaves dans les
factoreries. Quant au Rio Nunez, il s'adapte plus facilement à la crise du commerce
atlantique grâce à l'arrivée d'une nouvelle classe de commerçants, à la suite des
nombreuses guerres civiles; celle-ci développe le commerce licite.
Le nouveau gouverneur de Sierra Léone, Charles Mac Carthy tente, dès le début
de son arrivée, d'ouvrir une route commerciale directe entre Timbo et Freetown.
421 G. Freyre, maîtres et esclaves - Laformation de la société brésilienne, Paris, Gallimard, 1974,
pp. 261 et ss.
422 Brooks (G.), Yankee traders and african middlemen - Boston University Press, 1970, XlV, p.
112. La recherche historique dégage actuellement la responsabilité de l'Europe atlantique dans
son ensemble. Les chantiers navals emploient des bois de Scandinavie, ou des goudrons de
Moscovie et de la Baltique. Une bonne partie de la métallurgie et des fabriques de textile de
l'Europe entière travaillent pour fournir les marchandises de traite avec lesquels on achète les
esclaves. Les tisserands de Carcassonne protestent violemment en 1789 lorsqu'on propose
l'abolition de la traite. Les raffineries de sucre distillent jusqu'à Orléans. Environ un Français sur
huit travaille plus ou moins directement pour le sucre dans la France du XVIIf siècle.
423 Cf Mouser (B. L.), Trade coasters and conf/ict in the Rio Pongo from 1790 to 1800 - Journal
ofAfrican History, 1973, pp. 216-221.
130
Cette initiative est appuyée par les almami du Fouta Djallon dont l'objectif est de
réduire l'influence des intermédiaires des Rivières du Sud et d'exercer un contrôle de fait
sur le commerce caravanier tenu par la puissante province du Labé.
Tous ces événements, auxquels il faut ajouter d'autres comme la fermeture de
Freetown au commerce américain dès août 1815, ou l'occupation des Iles de Loos pour y
développer le commerce licite, ou encore les succès remportés par des croiseurs anglais de
Freetown en 1832, contribuent dans une certaine mesure, au déclin du commerce des
esclaves et au développement du commerce licite des cuirs, de l'ivoire, de la cire, de l'or,
du café et de l'arachide à partir de 1840424.
La substitution du commerce licite au trafic des captifs dans le Rio Nunez a été
lente en raison des résistances locales : certains commerçants et les chefs locaux veulent
maintenir le statu quo, tandis que d'autres profitent de la conjoncture économique en
essayant d'exercer leur contrôle sur les droits de douanes. En fait, l'introduction du
commerce licite dans cette région coïncide avec l'arrivée en masse des maisons
commerciales françaises, basées à Gorée et à Saint-Louis, qui tentent de supplanter les
Anglais et les Américains restés longtemps maîtres des lieux, du moins jusqu'en 1835.
La perpétuation des intérêts privés entre les métropoles et les colonies entraîne le
développement de la traite clandestine, activité dont se détournent petit à petit les maisons
de commerce.
L'arrivée de ces maisons commerciales soutenues par le capital métropolitain à
partir de leurs bases de Saint-Louis, Gorée, Bathurst et Freetown s'explique par la crise
commerciale qui frappe la colonie du Sénégal depuis sa reprise en main par les Français en
1817, mais aussi par le succès de la lutte anti-esclavagiste sur les côtes de la Sénégamb ie
septentrionale. Pour faire face à la crise économique et sociale de la colonie, les Français
tentent des expériences de colonisation agricole, l'objectif étant de reconvertir les captifs
affranchis en ouvriers agricoles.
L'échec du projet pose le problème de l'effectivité de la suppression de la traite.425
424 Mouser (B. L.), op. cit., pp. 137-147. Lire la synthèse de John Lonsdale, « The European
scramble and conquest in African history », in The Cambridge History ofAfrica, vol. 6, Cambridge
University Press, Cambridge, 1985, pp. 680-766.
425 S. Daget, La traite des Noirs. Rennes, éd. Ouest France Université, 1990, pp. 235-262.
131
Paragraphe 2 : Les limites de la suppression de la traite
Ces limites ne s'apprécient en dehors du contexte des années 1819-1822,
marquées par l'incertitude de l'entreprise coloniale.
Si la colonie du Sénégal « apparaît historiquement comme la première pierre de
l'empire»
français
en
Afrique noire,
son
organisation et
sa
structuration n'ont
véritablement commencé qu'à la fm des guerres napoléoniennes. En effet, dès 1817, les
autorités coloniales vont essayer « de constituer en Afrique une colonie fondée sur la mise
en valeur du sol par une main d'oeuvre que l'interdiction de la traite négrière ne permettait
plus en principe de transporter dans les plantations des Caraïbes et de l'Amérique »426. Au
demeurant, « faute de moyens et de volonté», la France ne voulant pas «agrandir sa
colonie par la conquête» se contente d'acquérir «du chef du Walo -région qui était
apparue finalement la plus propice à l'entreprise- « la propriété» ou plus exactement la
part de souveraineté qui donnait compétence exclusive en matière foncière »427. Tel fut,
selon le colonisateur, l'objet du « traité» de Ngio.
Le 8 mai 1819, est signé entre le représentant de la nation conquérante et les chefs
traditionnels du Walo, un traité aux termes duquel ces derniers promettent de « remettre au
roi
de France à titre de propriété et pour toujours les îles et autres terres fermes du
royaume du Walo qui paraîtront
convenables au
commandant du Sénégal pour la
formation des cultures, à présent et à venir »428. Le traité présentait
l'avantage pour le
gouvernement français d'obtenir des concessions429 sur toutes les terres du Wal0 4 30.
Ce traité, moyen pratique de gouvernement, n'en sera pas moins critiqué431.
426 B. Moleur, «Traditions et loi relative au domaine national (Sénégal) », Dakar, Annales
$icaines 1979-1980, p. 25.
7 Ibis., p. 26.
428 M Dubois et A. Terrier, Un siècle d'expansion coloniale, Paris 1900, in 8°, pp. 133-13./.
429 Bull. Adm. du Sénégal, tome l, p. 31. Règlement des concessions à faire dans le pays de
Oualo, 15 mai 1822.
430 La politique coloniale française à l'égard du Walo semble sinueuse, puisque des mesures de
désannexion seront prises plus tard, et des traités conclus en 1890.
431 A..R.S., 2B32, p. Il. Dans une lettre du gouverneur à Conseil d'Etat, en date du 9 avril 1857 le
gouverneur Faidherbe affirmait que "le traité de 1819 avec le Brack n'ajamais été pris au sérieux
au Sénégal par personne", la pratique coloniale étant d'enivrer les chefs indigènes pour obtenir
d'eux des concessions.
132
Le colonel Schmaltz choisit Dagana comme le centre de cette colonisation
agricole et entreprend la construction de blockhaus sur les rives du Fleuve Sénégal afm
d'assurer la protection des établissements agricoles. L'Etat colonial appuie le projet et
apporte son aide financière, « mais la tentative de colonisation agricole tourna court et
l'ancienne colonie un instant troublée atteignit le milieu du 1ge siècle dans ses limites
territoriales et avec son activité mercantile traditionnelle. La logique foncière de la
colonisation moderne et sa traduction juridique, que l'on avait vu poindre vers 1819-1822,
retournèrent au néant »432.
Les résultats catastrophiques des cultures de renté 33 (coton, canne à sucre et
tabac) amènent dès lors la France à reconsidérer, dès 183 l , cette première entreprise
agricole. Deux facteurs expliquent l'échec du projet.
- L'hostilité des Etats: Les Etats voisins du Trarza, du Cayor et du Fouta Toro,
ébranlés par cette entreprise agricole qui risque à long terme de déboucher sur une
expansion territoriale, scellent une sorte d'alliance tripartite et créent un climat d'insécurité
de nature à décourager les Français. Le Trarza et le Fouta revendiquent tour à tour, leur
souveraineté sur le Walo et obligent la France à signer avec eux des traités dont la
contrepartie - la garantie de la paix dans le Fleuve - n'est pas assurée pour autant.
- La perpétuation de la traite de la gomme et des esclaves par le comptoir de
Saint-Louis. Les mulâtres de Saint-Louis et les petits traitants anglais s'opposent
farouchement au développement agricole. En effet, l'arrivée du capital industriel et
fmancier dans une zone réservée jusque là à leur monopole exclusif 434 ne peut que
menacer leurs intérêts et aboutir à terme à la disparition de ce monopole.
Mais on peut prendre en compte une autre donnée dans l'appréciation de l'échec :
432 B. Moleur, « Traditions et loi relative au domaine national (Sénégal) », art. cit., p. 26.
L'auteur qualifie, non sans raison, la tentative de mise en valeur du Oualo « d'escroquerie où
chacun voulut trouver son compte, de l'administration aux négociants de Saint-Louis, et où
~uelques colons venus de métropole laissèrent leur vie », note 69.
33 Cf Les instructions données à Gerbidon et surtout Jubelin (Paris, 20 novembre 1827
(Scheffert, t. l, p.424) : " ... il ny a rien à attendre d'avantageux au Sénégal de la culture de
l'indigo ni d'aucune autre culture coloniale ... If.
434 B. Barry, Le royaume du Walo, 1659-1859 : Le Sénégal avant la conquête, Paris, Maspéro,
133
la volonté manifeste du damel du Cayor, de confiner les établissements français de Gorée
et de Saint-Louis dans une spécialisation strictement commerciale435, à l'exclusion de
toute expansion territoriale.
Néanmoins, le comptoir de Saint-Louis s'emploie à poursuivre ses efforts pour
développer le commerce dans la Vallée du Fleuve Sénégal. L'objectif des Français est de
détourner à leur profit le commerce des caravanes du Haut-Fleuve se rendant en Gambie
dans les comptoirs anglais, de contrôler la traite de l'or du Bambouk ou le commerce des
esclaves.
Malgré le renforcement des croisières anti-esclavagistes sur les côtes d'Afrique et
le vote d'une 104 contre le trafic clandestin des esclaves, par le Parlement français en 1831,
l'utilisation des affranchis dans le cadre de la colonisation agricole du Wal0436 favorise, la
poursuite de la traite des esclaves437. La Compagnie de Galam, seul élément de
l'expansion du commerce français dans le Haut-Fleuve à partir de 1831, poursuivait la
traite des captifs (en dépit de la loi de 1831) tout en visant d'autres marchés, dont celui par
exemple, de la Boucle du Niger prétendument riche438.
Certes, la traite demeurait interdite, mais la Compagnie de Galam représentait
jusqu'en 1846, la plus grande source de profit pour le commerce libre439. Elle continuait
ainsi sous d'autres formes; un arrêté de 1836 obligeait la Compagnie de Galam à fournir
vingt à cent « engagés à temps» par an, qui seraient employés pour une période de 10 à 14
ans de service dans la Compagnie indigène du Sénégal ou dans la Compagnie des
Pionniers de Cayenne. C'est dire qu'au Gadiaga, le «commerce légitime» « n'a pas
bouleversé les anciens courants d'échanges, à l'exception du sel marin qui supplanta le sel
saharien »440.
1972, pp. 256-258.
435 M Diouf, Le Kajoor au XIXe siècle et la conquête coloniale, thèse 3e cycle, Paris l, 1980. p.
117 (Publié chez Karthala sous le titre: Le Kajoor au XIXe siècle, Paris, 1990).
436 F. Zucarelli, "Le régime des engagés à temps au Sénégal", CEA, n07, vol. II, 1972. pp.424-
426.
437 Curtin (Ph. D.), op. cit., pp. 187-196; Voir aussi F Zucarelli, op. cit.. pp. 454-460. A partir de
1830, le prétexte principal du régime des engagés disparaît.
438 A. Bathily, Les portes de l'or, op. cit., p. 174.
~~~ A. Raffenel, Nouveau voyage dans le pays des nègres, t. 2, p. 122.
M Chastanet, art. cit., p. 99.
134
Emargeant sur le budget de la colonie, la compagnie de Galam s'allie aux maisons
commerciales bordelaises qui cherchent, comme elle, à supplanter les mulâtres de Saint-
Louis et les commerçants indigènes du Haut-Fleuve. Malgré de réels bénéfices, accumulés
depuis 1824, elle n'avait pas réussi à étendre durablement ses activités, à cause de la
précarité des comptoirs sur le Sénégal et de la difficulté à s'implanter au Boundou44 1. Sa
suppression intervient en 1848.
Dans l'immédiat, les conséquences sont prévisibles.
Une crise économique et sociale frappe les comptoirs de Gorée et de Saint-Louis,
dont l'économie déjà vacillante se trouve ruinée. Pour
la stimuler, l'autorité
coloniale
organise la liberté du commerce, dans le cadre de rapports d'échange inégal et tente de
conquérir les marchés des Rivières du Sud et de spéculer sur la gomme442.
La crise qui frappe les établissements européens ne profite qu'aux filiales des
maisons de commerce de Bordeaux ou de Marseille, au détriment des traitants européens
ou des mulâtres de Gorée et de Saint-Louis qui ne jouent plus qu'un rôle secondaire
comme agents commerciaux dans les escales du Fleuve.
L'abolition de l'esclavage, en 1848, consacre le déclin, sur le plan économique, de
cette classe de traitants métis. Mais à Gorée, l'abolition de l'esclavage a moins perturbé les
rapports sociaux que les situations économiques443 : « La liberté arriva comme un coup de
foudre. Les captifs continuèrent leurs travaux et augmentèrent leur salaire de la portion qui
leur était retenue auparavant444. Les maîtres furent réduits pour la plupart à une grande
gène. (...) Gorée était donc anéanti sous le rapport commercial. Dès que l'habitant n'a plus
de ressources, les commerçants français n'ont plus de débouchés »445.
441 A. Bathi/y : Impertalism and colonial expansion in Senegal in the nineteenth century with
particular reference to economie, social and political developments of the kingdom of Gajaaga,
Center of West African Studies University of Birmingham, 1975, pp. 181-190. Voir du même, Les
Portes de l'or, op. cit., pp. 253 et ss.
442 Voir Désiré-Vuillemin : Essai sur le gommier et le commerce de la gomme dans les escales du
Sénégal, Dakar, éd. Clairafrique, 1961. Thèse complémentaire.
443 y. 1. Saint-Martin: op. cit., pp. 123-124.
444La moitié de ce salaire al/ait au propriétaire de l'esc/ave "loué" à l'administration ou aux
maisons de commerce.
445 Boi/at (abbé Pierre-David) : Esquisses sénégalaises, Paris. éd. Bertrand, 1853 (rééd.
135
Quant au comptoir de Saint-Louis, s'il a connu une très grande transformation
sociale depuis l'abolition de l'esclavage, c'est parce que les esclaves saint-louisiens étaient
surtout des domestiques, des tâcherons, des artisans. Après 1848, étant donné l'absence
quasi totale d'exploitations agricoles, beaucoup restent au service de leurs anciens maîtres
en tant que salariés.
L'existence d'une main-d'oeuvre nombreuse et désormais salariée aggrave les
difficultés économiques des traitants plus que des négociants français, aux activités
diversifiées446.
La situation économique de Gorée et Saint-Louis allait peu à peu changer avec le
déploiement de la culture de l'arachide447. La fortune des négociants, sinon celle de la
colonie, se développa au rythme de la commercialisation de ce produit. La culture de
l'arachide se développe tout d'abord dans les Rivières du Sud où la relative prospérité du
golfe de Guinée n'a pas tardé à attirer l'attention des négociants - blancs, noirs, métis - du
Sénégal448.
Elle sera ensuite étendue au Cayor, son terrain de prédilection . Le choix de la
culture de l'arachide s'impose à la France pour répondre aux progrès de son industrie au
XIXe siècle dont les besoins en huile et en graisses justifient la recherche du savon bon
marché indispensable à l'hygiène des cités industrielles naissantes449. Le développement
de la culture de l'arachide est facilité par la conjonction de plusieurs facteurs.
Tout d'abord, l'arachide bénéficie, en 1840, de tarifs douaniers réduits et
supplante, dès 1845, les huiles de sésame, de lin ou de pavot du marché français. Ensuite,
le puissant lobby fmancier constitué par les chambres de commerce de Bordeaux, le Havre,
Karthala, 1985), p. 39.
446 B. Barry, la Sénégambie du XVe au XIXe siècle, op. cit., p. 201.
447 La culture de l'arachide était pratiquée depuis longtemps par les populations de Sénégambie
comme culture d'appoint, mais personne en dehors des négriers qui semblent l'avoir ramené
d'Amérique pour servir à l'alimentation des captifs n y avait jusqu'alors prêté attention.
448 B. Schnapper, La politique et le commerce français dans le golfe de Guinée, de 1838 à 1871,
Paris, éd. Mouton et Cie, 1961, pp. 120 et ss.
449 Pour leur part, les Anglais optent pour l'huile de palme et s'implantent dans le Delta du Niger.
abandonnant la Sénégambie aux Français.
136
Nantes, Marseille et Rouen encourage le développement du commerce de l'arachide par le
biais de leurs maisons de commerce installées en Sénégambie, comme celles de Gorée qui
se lancent à la conquête des Rivières du Sud450.
Si les Rivières du Sud restent incontestablement la région où le développement de
l'arachide est précoce (avec le café, autre nouveau produit), en intégrant harmonieusement
le commerce des esclaves, par contre c'est à partir des années 1860 que la Sénégambie
septentrionale s'y engage.
Bientôt, le Sine et le Saloum, la Petite Côte (avec Rufisque comme centre
commercial), ou plus tard le Cayor et le Fleuve Sénégal assurent la commercialisation de
l'arachide. Enfin le Gouverneur Louis Faidherbe (1854 et 1861 et 1863-1865) encourage
l'activité des traitants de l'arachide (avec le soutien des milieux politiques et économiques
rnétropolitains).
La culture de l'arachide maintient une forte demande du marché intérieur en
esclaves cultivateurs et porteurs.
C'est dire que dans ces conditions, tout concourt à perpétuer l'esclavage: pilage
des céréales, corvées d'eau, pour lesquelles les cultivateurs n'utilisent pas les animaux.
qu'ils ne possèdent certainement pas.
A l'esclave de terre s'ajoute l'esclave porteur : les captifs escortent certains
moyens de transport lorsque les conditions climatiques ne sont pas favorables. Au sud du
Fleuve, en effet, en dehors des régions disposant d'une artère navigable, il n'existe que des
sentiers étroits; la plupart sont impraticables durant la saison des pluies et plusieurs
semaines après, tant que les marigots n'ont pas cessé de couler dans les profonds ravins
déjà bien malaisés à franchir en saison sèche451 .
Dans le Haut-Fleuve, la Compagnie de Galam s'investit dans la culture du coton
dont le développement est accéléré par la guerre civile aux Etats-Unis vers les années
450 Cf B. Barry, la Sénégambie du XVe au XIXe siècle, op. cit., pp. 203-205.
451 A.R.S. 1G32, pièces 1 et 2 - Correspondance de Mage, 1860: description des pistes du Haut-
Sénégal de Médine à Gouïna.
137
1860, et le Gadiaga devient ainsi un grand exportateur de cotonnades pour les populations
côtières de la Sénégambie, de coton brut pour les Français 452.
La construction du chemin de fer Dakar-Saint-Louis contribue à y développer la
culture de l'arachide. Achevée à la fin du XIXe siècle, elle favorisa des migrations vers
l'ouest (entre Thiés et Louga ) et la création
d'escales
de commercialisation
et
d'évacuation de l'arachide4 53.
Le Cayor, jadis en partie inculte, s'est trouvé mis en culture comme par
enchantement depuis la construction du chemin de fer Dakar-Saint-Louis. Mais la logique
du projet de chemin de fer «dépassait la question du mode de colonisation et
d'exploitation de la région du Sénégal, pour atteindre celle de la maîtrise de l'intérieur de
l'Afrique »454
(stratégies
de
pénétration
vers
le
Soudan)
contre
les
appétits
concurrents455.
Par ailleurs, pendant que l'entrée en force des maisons commerciales françaises
dans le commerce de la colonie du Sénégal ruine les mulâtres, et leurs sous-traitants noirs
(wolofs pour la plupart), qui se déplacent vers Médine, Nioro et Kamama, les soninké se
reconvertissent dans le commerce des ânes456, du sel et des esclaves domestiques. Les
esclaves de case sont utilisés dans la culture de l'arachide et pour le portage. Les cultures
d'exportations, et principalement la culture de l'arachide, maintiennent une forte demande
du marché intérieur en esclaves cultivateurs et porteurs.
Quant aux Anglais, ils reprennent possession de la Gambie à la faveur du Congrès
de Vienne. Dès lors, ils accordent une certaine priorité à la lutte contre le commerce illégal
des esclaves à partir de leurs bases de Freetown en Sierra Léone et de Bathurst (fondé en
1816) en Gambie. Mais ce retour de l'Angleterre sur les côtes de la Sénégambie est dicté
452 Cependant, lafin de la guerre civile aux Etats-Unis ainsi que la production égyptienne mettent
un terme à la culture du coton dans le Haut-Fleuve devenu trop cher sur le marché mondial...
453 Après l'achèvement de la construction du chemin de fer, une bande de cent mètres de part el
d'autre des rails et « un cercle e 600 mètres de diamètres autour des gares étaient réservés à la
nationalité et aux lois françaises ». Ces territoires avaient le même statut juridique que le sol de la
France continentale. Cf G. Garnier, « Lat-Dior et le chemin de fer », Dakar, Bull. IFAN, 1965, t.
XXVII, p. 259. Il n'est pas sûr que les esclaves ayant foulé le sol de ces territoires aient pu
bénéficier du privilège du « sol libérateur » qui s Ji attache.
454 B. Mole ur, « Traditions et loi relative au domaine national (Sénégal), art. cit., p. 32.
455 A.N.S.o.M, Sénégal XI/41 a, Lettre du gouverneur Brière de l'Isle au ministre de la Marine, 8
avril 1879.
138
par d'autres considérations: il s'agit, comme aux siècles précédents, d'entrer en compétition
avec la France, pour s'assurer le monopole du commerce de l'arrière-pays, l'une au
détriment de l'autre et pour le contrôle des mers.
Dans cette étape, les Anglais qui ne s'intéressent pas à la création d'une économie
de plantations, se bornent au commerce du cuir, de l'ivoire, de la cire et de l'or en
provenance de l'intérieur. A partir de 1823, la concurrence entre les intérêts anglais et
français devient exacerbée, chacune de ces deux puissances cherchant à tout prix à prendre
le contrôle du commerce du Boundouké qui se situe à la jonction des deux axes vers le
Fleuve Sénégal et le Fleuve Gambie.
Les Anglais sont constamment harcelés par les habitants du Wouli et du Niani
dont les raids visent à déstabiliser le commerce anglais. Profitant des guerres intestines, les
Anglais interviennent et maintiennent une pression militaire sur le Boundou. En 1843,
l'almami du Boundou autorise les Français à construire le fort de Sénédoubou sur la
Falémé dans le but d'empêcher les caravanes de se rendre en Gambie.
Au-delà de ces péripéties, on peut considérer la première moitié du XIXe siècle
comme une période de transition consacrant le déclin de la traite au profit du commerce
licite dominé par les maisons de commerce bordelaises et marseillaises457.
C'est la fin d'une ère. Le projet de « colonisation moderne» du Sénégal insiste sur
le contrôle politique des populations, ce qui passe par la domination territoriale, la maîtrise
du sol sénégalais. Dans cette vue, le Pouvoir colonial s'engage dans la réformation de
l'esclavage, non sans étaler une certaine contradiction entre ses objectifs civilisateurs, le
respect des principes de droit et la sauvegarde des intérêts du commerce co lonial.
Section 2 : La réformation de l'esclavage
Le gouvernement de la Restauration qui cherchait sans heurter les susceptibilités
locales, à prohiber l'esclavage dans les colonies françaises, demande au gouvernement du
Sénégal de recueillir l'avis de la population sur la question. Le projet donna lieu à un débat
456 En 1844, les Français exportent près de 3000 ânes vers la Guadeloupe.
457 Curtin (P. D.), Economie change in precolonial Africa Senegambia... op. cit., pp. 136-152.
139
animé au sein du conseil privé458 de Saint-Louis. Le maire de la ville, porte-parole des
traitants, déclara inopportune la mesure projetée , la jugeant dangereuse pour les esclaves
eux mêmes. Selon lui, « elle diminuerait l'universelle bienveillance dont les maîtres étaient
animés pour leurs captifs », et porterait atteinte aux intérêts des maîtres, car «guidés par
l'unique souci de se libérer, les captifs ne présenteraient plus rien à leurs maîtres »459. Il
lui fut répondu par le président du tribunal de première instance de Saint-Louis, que le
projet provoquerait au contraire une « heureuse révolution des mentalités et des moeurs
sociales »460.
Pour l'administration, il fallait au nom du mouvement d'idées portées par la révolution
française, défendre le principe de la liberté humaine46 1. L'esclave devait jouir du droit de
posséder, les parents captifs pourraient racheter leurs enfants âgés de moins de douze ans
et les maîtres n'auraient plus le droit de séparer la mère de l'enfant462. Il s'agissait, en
somme, de faciliter aux captifs le passage de la servitude à la liberté. Mais le projet heurtait
en apparence les intérêts des maîtres. Pour eux, accorder aux esclaves la faculté de se
racheter malgré leurs maîtres serait une atteinte à la propriété. Malgré cette violente
opposition, le conseil privé de la colonie adopta un projet d'arrêté reconnaissant aux
esclaves le droit de racheter leur liberté463.
Le rachat n'était nullement une entorse au droit de propriété. Le prix du rachat était
fonction de la valeur réelle du captif, il devait être calculé sur la base de l'aptitude du captif
au travail. Des pénalités étaient prévues en cas de recours à des moyens illicites pour
acquérir la liberté.
Sans personnalité juridique propre, sous l'autorité d'un maître intéressé par sa force de
travail, l'esclave se définissait comme un être inconnu du droit indigène. Mais la volonté
juridique autour de laquelle s'est entendue l'administration est présentée comme devant
458 A.RS. 3E2. Conseil privé de Saint-Louis, séance du 1er avril 1819.
459 A.R.S., 3E8, Conseil privé de Saint-Louis, séance du 4 mai 1829.
460 Id.
461 E. Rau, « Quand les chaînes se dénouent ... », art. cit., p. 253 et s.
462 A.R.S., 3E8, Conseil privé de Saint-Louis, séance du 4 mai 1829.
463 A.RS., 3E8, Conseil privé de Saint-Louis, séance du 28 septembre 1829. Poursuite de la
discussion.
140
produire une amélioration dans la "moralité" des esclaves464.
L'ordonnance du 12 juillet 1832 fixant les formalités à suivre pour les concessions
d'affranchissements rappelle dans l'exposé de ses motifs qu'elle n'a d'autre but que de
faciliter les libérations que le gouvernement souhaite. Elle fut promulguée le 2 février 1833
au Sénéga1465. L'article premier de ce texte prévoit expressément que: « Toute personne
qui voudra affranchir son esclave en fera la déclaration au fonctionnaire chargé de l'état
civil dans le lieu de sa résidence ». Cette déclaration sera inscrite sur un registre spécial, et
transmise, dans les huit jours de sa date au procureur du Roi pour être affichée par ses
soins en différents lieux que fixe le texte.
Elle devra en outre être insérée trois fois consécutivement dans un des journaux de la
colonie. Une telle publicité avait entre autres buts, de permettre à toute personne intéressée
de former opposition à l'affranchissement. Formulée dans le délai de six mois cette
opposition devait être motivée et contenir assignation en validité devant le tribunal de
première instance. Le ministère public pouvait lui-même former opposition (article 3),
dans le cas où l'affranchi serait reconnu hors d'état de pourvoir à sa subsistance en raison
de son âge ou de ses infirmités.
Le tribunal de première instance était chargé de statuer sur ces oppositions. 11 devait se
prononcer sommairement et, de son côté, l'appel interjeté dans la quinzaine de la
signification du jugement, devait être jugé comme affaire urgente466. « S'il n'y a pas de
réclamation, prescrit l'article 5 de l'ordonnance, ou si les réclamations sont reconnues non
fondées, le procureur général proposera au gouverneur un arrêté pour faire inscrire
définitivement comme homme libre, sur les registres de l'état civil, l'esclave qui a été
l'objet de la déclaration d'affranchissement.Le gouverneur statuera immédiatement». Et
l'article 6 précise: « Les divers actes relatifs à l'affranchissement ne seront soumis qu'au
droit fixe d'un franc467».
Ainsi, donc, l'esclave pouvait moyennant une procédure dépouillée de tout formalisme
464A.R.S., 2B15, Gouverneur au Ministre, 5 avri/1832.
465A.NS. o.U, Sénégal-XIVI13, Gallois, rapport sur les affranchissements, 3 juillet 1838.
466 A.NS.o.U, Sénégal XlV113, Gallois, Rapport sur les affranchissements, 3 juillet 1838.
467 Ibid.
141
et dans un délai relativement bref - sept à douze mois -passer, de sa condition d'objet à
celle de sujet de droits. Il suffisait à son maître de se présenter avec lui devant l'officier de
l'état civil pour y passer l'acte traditionnel qui marquait la volonté des parties, de verser la
somme d'un franc, et d'attendre... L'administration fait le reste.
Cette politique, secondée par le courant d'idées qui, depuis la révolution française,
n'avait fait que s'amplifier, devait porter ses fruits. Elle provoqua au Sénégal, tout
particulièrement une vague d'affranchissements. On en compte à Gorée: Il pour la seule
année 1835, 13 pour l'année 1842, 6 pour l'année 1845 et 14 pour l'année 1846. Il s'agit là
des seuls actes d'affranchissements que le transfert du Palais de justice de Dakar a permis
de decouvrir. On peut bien sûr ergoter sur le nombre peu élevé des cas d'affranchissements,
« car il parait inconcevable que, de 1832 à 1842 par exemple, ou de 1842 à 1845, il n'ait été
procédé à aucune libération» 468.
Une meilleure interprétation des faits permet de dire que les maîtres ne se présentent
pas toujours avec leurs captifs devant l'officier d'état civil pour y passer l'acte traditionnel
qui marque la volonté des parties469. Par ailleurs, les actes qui nous sont parvenus
constatent des affranchissements dont le moins qu'on puisse dire sont intéressés. Sur les 33
actes passés de 1842 à 1846, « cinq seulement d'entre eux se trouvent passés à titre gratuit,
les autres à titre onéreux »470. A Saint-Louis, on dénombrait entre 1840 et 1847, 576 cas
d'affranchissement, par rachat volontaire471. Ces cas ne concernaient que des esclaves
ayant une qualification professionnelle : les laptots et les ouvriers. Les autres étaient
démunis des moyens qui leur permettraient de reconquérir personnellement leur liberté.
Mais il faut reconnaître qu'un arrêté du commandant Roger, gouverneur du Sénégal et
dépendances, en date du 28 septembre 1823, poussait les maîtres à «monnayer de la sorte
un acte que l'on ne conçoit guère aujourd'hui que comme essentiellement gracieux»472.
L'article 4 de ce texte, après avoir posé le principe que l'affranchissement est un acte
468 E. Rau, "Quand se dénouent les chaînes", Dakar, Annales Africaines, 1959, p.253.
469 A.N.S.o.M, Sénégal XIVI13, Gallois-Mont Brun, 3 juillet 1838.
470 E. Rau, "Quand se dénouent les chaînes", art. cité, p.254.
471 A.RoS., 1B48,folo258, Ministre au gouverneur, 7 mai 1848.
472 E. Rau, p.254.
142
« pur et simple et irrévocable» prévoit en effet la possibilité pour le maître d'assortir la
libération de cette condition que l'affranchi restera à son service comme engagé pendant
une durée qui ne pourra excéder quatorze années473 et, comme ces services étaient
entièrement gratuits -les actes d'affranchissement ne prévoyaient aucune rémunération-, il
faut bien convenir que la situation des affranchis « conditionnels» n'était guère enviable.
Aussi, pour se soustraire à cette obligation léonine, les esclaves préféraient-ils parfois
verser de très fortes sommes pour obtenir leur libération immédiate.
Appréciant ces actes d'émancipation dit conditionnels, qui subordonnaient la libération
du « captif» à l'accomplissement de quatorze années de service en qualité d'engagé, M.
Eric Rau n'en relevait pas moins l'absurdité du système en des termes que nous partageons
: « En tant qu'elle tendait à perpétuer un état de choses désormais proscrit par la loi, la
condition qui grevait de tels actes se trouvait frappée de nullité. Cette nullité rejaillissait
sur la convention proprement dite qui, en vertu de l'article 1172 du code civil, devenait
elle-même nulle, d'une nullité absolue »474. Par ailleurs, le maître n'est pas recevable,
« pour faire obstacle à l'effet rétroactif du texte, à invoquer la fameuse théorie des droits
acquis qui, s'agissant d'une matière touchant à l'ordre public, ne pouvait trouver place en ce
domaine» ; dès lors, en libérant conditionnellement son esclave,
il « aurait dû,
normalement, voir la convention qui obligeait son ancien « captif» à lui fournir un certain
nombre d'~ées de service, devenir, du jour au lendemain, caduque »475. Cependant, il
n'en fut rien: pour servir les intérêts français, les autorités coloniales trouvèrent des raisons
qui militaient puissamment contre la libération des esclaves.
D'une part, l'argumentation des autorités était que la suppression de la servitude serait
désastreuse pour toutes les classes de la société, même en indemnisant les maîtres. A
l'appui de cette argumentation, on faisait remarquer que le prix du rachat « serait
promptement dissipé dans des mains peu habiles et peu ménagères »476, engendrant
misère chez les patrons et désolation chez les captifs âgés ou infirmes, susceptibles d'être
jetés hors du toit patronal.
473 Bulletin administratif arrêté du 28 septembre 1823.
474 E. Rau., "Quand se dénouent les chaînes", art. cit., p.254.
475 Id.
476 A.RS., K7, Rapport de l'ordonnateur, Gallois, 29 janvier 1836.
143
D'autre part, il est facile de convenir cependant qu'à côté de cette réserve tenant à l'état
social existant dans la colonie, le colonisateur a entendu faire passer au premier plan la
mise en valeur, objectif premier de l'expansion européenne. Il lui importe dès lors de ne
pas laisser s'installer le désarroi en ménageant les susceptibilités locales par une politique
d'sune sage lenteur» pour «éviter des secousses»477.
Bref, l'administration reconnut que l'émancipation des esclaves n'était pas pour dans
l'immédiat. La servitude était avant tout une question de productivité sociale, une affaire
économique. Son abolition passait tout naturellement par la recherche d'un produit de
substitution à la traite. Il fallait, pour aller dans ce sens, obtenir l'adhésion des propriétaires.
Or l'accord était d'autant moins réalisable que ceux-ci considéraient l'esclavage comme non
seulement la condition fondamentale de la division sociale du travail, mais encore comme
une institution naturelle qu'on ne pouvait modifier sans bouleverser les structures de la
société.
L'esclavage était pour eux « un élément de gradation dans l'échelle sociale au même
titre que le sont la fortune et l'homme dans les diverses classes de la société
européenne»478.
Ne pouvant accélérer le mouvement d'émancipation des esclaves, l'administration a dû
se contenter de solutions de compromis, celles-là qui, tout en proclamant le principe de
l'abolition de l'esclavage consistaient à «ne prendre en considération dans le contexte
colonial que le minimum incompressible au-delà duquel l'efficacité de la (mise en valeur)
ne serait plus évidente4 79 ».
477 A.N.S.o.M, Sénégal XIVI13, Gouverneur au ministre, 23 mars 1836.
478 A.RS., 2B18,foI.143, Gouverneur au Ministre, 15février 1842.
479 P. Ngom, L'Ecole de droit colonial et le principe du respect des coutumes indigènes en Afrique
occidentale française.Analyse historique d'une théorie de l'inapplicabilité du code civil au
144
AUSS4 on procéda au recensement de la population active dans les établissements
européens. L'annonce de la nouvelle agita les esprits, et à Saint-Louis certains propriétaires
d'esclaves, décidés à garder leur propriété, quittèrent l'île pour la Grande Terre480.
Ces départs qui risquaient de se généraliser si l'abolition de l'esclavage était décrétée,
semblaient administrer la preuve que la prohibition de l'institution servile se heurtait à bien
des obstacles. Au premier signal, les habitants déserteraient la colonie et l'on n'était pas
sans l'entrevoir à Saint-Louis48 1.
Il est donc possible de retenir que l'émancipation des esclaves était dictée par le souci
de répandre « la civilisation », non moins que par une volonté de direction du devenir des
autochtones. A l'examen, la décision porte la marque du contexte colonial, ses initiateurs
n'ayant pris qu'un risque mesuré face à la crise économique et sociale qui frappe la colonie
à cette époque.
Gorée et Saint-Louis sont en effet confrontés, au milieu du XIXe siècle, à une
crise grave aux dimensions multiformes482 : le déclin de la traite des esclaves, l'échec de
la colonisation agricole du Walo en sont les causes
La gomme a été pratiquement l'unique aliment
du commerce dans le fleuve
durant la première moitié du XIXème siècle (après le retour des Français à Saint-Louis,
hormis un temps de fraude à la traite des noirs). Cependant, la spéculation qui accompagne
le commerce de la gomme est ruineuse pour les « habitants» et, en particulier, les petits
traitants de Saint-Louis. Si en 1838 et en 1839, les récoltes de gomme dépassent,
largement, les quatre millions de kilogrammes (4 475 857 kg en 1838), le régime de la
libre concurrence (établi entre 1818 et 1833) est si ruineux que les autorités en viennent à
accorder des privilèges à une nouvelle société, chargée de préserver les intérêts du
commerce 483. Néanmoins, la crise économique s'accentue, la spéculation sauvage n'ayant
colonisé, des origines à J'indépendance. Thèse Droit. Dakar, 1993, p.95.
480 A.RS., 2B20,[01.13, Gouverneur au ministre, 1er avril/842.
481 Id. cf B. Moleur, "Le droit de suffrage et la citoyenneté dans la colonie du Sénégal", Annales
1[icaines, Dakar, 19891199011991, pp. 14-15.
82 Celle-ci fait l'objet d'une analyse minutieuse et fouillée de Roger Pasquier : Le Sénégal au
milieu du XIXe siècle: la crise économique et sociale, thèse, Paris, 1987 (v. 2ème partie).
483 Malgré ces précautions, le rétablissement de la libre concurrence en 1836 (à nouveau abolie
en 1837) ne résoudpas la crise commerciale.
145
pas été jugulée 484. Cette crise frappe inégalement les « habitants» de la colonie.
Les gens de Gorée et ses dépendances sont beaucoup plus affectés que les
«habitants» de Saint-Louis485. La situation perdure jusqu'en 1847. Elle s'explique par la
concurrence des puissances européennes (Angleterre, France et Portugal) qui cherchent à
imposer une économie libérée de tout privilège et un régime douanier mieux adapté486.
Pour les négociants français, tout irait mieux si les comptoirs étaient transformés
en une colonie véritable, avec plus de liberté du commerce et plus de contrôle de l'espace.
La France maintient, pour l'heure, la régularité de la traite aux escales
commerciales du Fleuve. Elle est conduite à verser des « coutumes» aux Emirats maures
qui sont ses partenaires traditionnels. La politique française sur les deux rives du Fleuve se
traduira, à partir de 1854, par la réoccupation permanente du site de Podor (contrôle des
pays toucouleurs), la fermeté envers les Maures, la fin du système des « coutumes» et
surtout par l'affirmation du contrôle politique sur les populations487.
Le gouverneur Protet (1850-1854) inaugure ce qu'il faut appeler la « nouvelle
politique du Fleuve », qu'il résume en ces mots : «Nous n'arriverons vraiment à la
position que nous devons occuper sur le fleuve que par la crainte que nous inspirons aux
populations riveraines »488.
Pour lui, s'il n'est pas possible de poursuivre les maures sur la rive droite du fleuve
Sénégal, il faut les chasser du Walo :
« Le fait de gouverner le Wâlo est donc, dans mon opinion, un fait accompli que
nous ne devons pas tolérer plus longtemps ( ..) Une simple course militaire dans ce pays,
avec les renforts attendus, serait peut-être suffisante, et ferait grand effet sur les deux
rives, en particulier sur le Fouta ( ..) L'établissement d'un fort à Podor et à Makhana (..)
484 Cf M Courtet: Etude sur le Sénégal, Paris, Challamel, 1903, p. 15. L'évolution glohale du
commerce et l'analyse sectorielle donnent une idée de l'ampleur de la crise qui est aussi sociale.
485 Boi/at (abbé P. D.), Esquisses sénégalaises, Paris, 1853, pp. 39 et ss.
486 B. Schnapper, "La fin du régime de l'exclusif.' le commerce étranger dans les possessions
françaises d'Afrique tropicale (1817-1870)", Annales Africaines, 1959, p.149-199.
487 Cf Adama Gnokane .' La politique française sur la rive droite du Sénégal : le pays maure.
1817-1903, thèse, Doctorat 3e cycle, Paris, 1987, notamment 2e partie.
488 A.N.S.o.M, Sénégal, 1 37b. Protet au ministre, 1.2.1851.
146
rendrait la campagne du Wâlo beaucoup plus puissante »489. Le but était de faire du
fleuve Sénégal un fleuve dominé par la France, afm que celle-ci disposât d'un axe de
pénétration commerciale SÛT.
Mais la réalisation de la politique que défend
le gouverneur Protet implique un
renversement durable du rapport des forces. Le gouverneur Faidherbe
va donner un
contenu à ce projet en inaugurant la « colonisation moderne» au Sénégal (1854-1861),
c'est-à-dire « une colonisation passant par la domination territoriale et l'exploitation du
sol »490. Mais l'ère coloniale était jusqu'au dernier quart du XIXe siècle marquée par
l'incertitude.
La répression de l'esclavage au Sénégal durant toute cette seconde moitié du
XIXe siècle en porta les stigmates491. «En dépit des progrès rapides de la culture de
l'arachide, relève le professeur B. Moleur, le modèle colonial restait fondamentalement
celui de l'ancienne colonie, c'est-à-dire l'exploitation coloniale des produits apportés par
les Africains »492, Les circonstances allaient contraindre la nation conquérante à se
tourner en direction du Soudan.
Si la convoitise des richesses du Soudan a pour objectif de relier l'axe du Soudan
aux Rivières du Sud pour intégrer le Fouta Djallon dans l'espace sénégambien et, assurer
ainsi, à la boucle du Niger une ouverture sur la mer, la crise économique et sociale qui
frappe les comptoirs de Gorée et Saint-Louis au milieu du XIXe siècle exaspère le
colonisateur français, d'autant qu'elle porte un coup rude à son projet d'extension délibérée
de sa souveraineté directe. C'est dire que dans le cadre de la lutte contre l'esclavage les
objectifs coloniaux de domination et de mise en valeur constituent une option irréductible.
A l'origine, la lutte contre l'esclavage engagée par le colonisateur, devait être
l'accomplissement d'une oeuvre de civilisation493. L'observation des faits montre que la
mise en oeuvre des principes proclamés ne pouvait pas échapper au poids du contexte
489 A.N.S.o.M, Sénégal, 1 37b. Protet au ministre, 1.8.1851.
490 B. Moleur, « Traditions et loi relative au domaine national (Sénégal) », art. cit.. p. 26.
491 J. Duval, dans Journal du Havre. n° 4770. du 21 janv. 1858. reproduisant un article du
Journal des Débats.
~~~ B. Moleur, « Traditions et loi relative au domaine national (Sénégal) », art. cit.. p. 26.
A. Girault, Rapport..., op.cit., p. 55.
147
colonial ; à une époque où l'influence française en Sénégambie était encore faible, la
prohibition de la captivité ne pouvait se faire sans l'adhésion des indigènes494. Si ceux-ci
ont pu considérer l'esclavage comme l'armature de leur société, il n'en reste pas moins que
les autorités françaises ont par des « dispositions scélérates» et dans le but de servir les
intérêts de la domination coloniale, laissé se perpétuer, chez les autochtones la captivité de
case. C'est dire que l'action des autorités françaises connaît des limites. L'autorité coloniale
justifie son indécision par le souci de ne pas heurter les susceptibilités locales, le respect
des institution indigènes495. L'idée du respect des institutions indigènes consistait à
ménager une marge de manoeuvre, à permettre le contrôle efficace de celles-ci.
Ainsi, à la différence de son prédécesseur, Protet, le gouverneur Faidherbe est
favorable à plus de souplesse dans la lutte contre l'esclavage pour mieux servir les intérêts
de la domination coloniale496. Il fait valoir contre l'application intégrale du décret du 27
avril 1848 un certain nombre d'arguments qui la rendaient, à ses yeux, impraticable: d'une
part, les usages qui sont de la part des indigènes l'objet d'un profond respect et qui
présentent l'esclavage comme une tentative de fixation des droits et des devoirs, selon leur
place, des membres d'un groupe social donné497. D'autre part, le souci de faire évoluer
des comportements, des attitudes, des façons de sentir et de penser que des siècles ont
forgés et qui avaient fini par se cristalliser498. Le gouverneur Faidherbe estimait qu'en
dehors des postes militaires et des comptoirs européens, dans l'intérieur du pays, maîtres et
esclaves étaient loin de penser que les rapports qu'ils entretenaient, et que la division
sociale du travail avait consacrés, faisaient l'objet d'une remise en cause par les Européens.
Il était facile de convenir que l'administration coloniale soucieuse de la durée, avait fermé
les yeux sur une pratique contraire aux droits de l'homme mais dont la suppression
immédiate risquait de ruiner les alliances entre Français et souverains locaux499.
Ainsi, le principe du « sol libérateur» resta fermé dans les limites étroites des
494 A.N.S.o.M, Sénégal XIVI15b. Conseil privé du Sénégal, séance du 10 avril 1855.Compte-
rendu de Fontaine, secrétaire archiviste.
495 Ibid.
496 A.R.S. K25 : L'esclavage en A.o.F. (étude historique, critique et positive) par M. Deherme -
Rapport de mission adressé au Service des affaires politiques du gouvernement général de
1'A.o.P., s.d. (Gorée le 25 février 1907), 377 pages.
497 ANSOM, Sénégal XIV/15b, Conseil privé du Sénégal, séance du 10 avril 1855, compte-rendu
de Fontaine, secrétaire archiviste.
498 A.N.S.o.M, Généralités J24/1086. Faidherbe. Note sur l'esclavage en Afrique, 29 nov. /858.
499 Faidherbe, Le Sénégal, la France en Afrique occidentale, Paris, Hachette, 1889, p. /16 et s.
148
établissements français de la côte et des postes militaires. Dans ces limites seulement,
l'esclave fugitif a le droit de demander un jugement, en foi duquel lui sera remise une
« patente de liberté », document attestant l'authenticité de l'acte libérateur prononcé par un
tribunal civil. Le prononcé du jugement est publié dans le Moniteur du Sénégal et
Dépendances.
L'extension de la souveraineté française au Cayor, au Walo ou au Fouta Toro,
avait en principe étendu ce principe juridique à tous les territoires annexés500. Mais en se
refusant à généraliser le principe du «sol libérateur» au-delà du pavillon français, les
autorités coloniales pouvaient tirer une ligne de conduite politique501 : le maintien de
l'esclavage doit assurer la régularité des cultures et du portage. La souveraineté extérieure
et la surveillance militaire de la France doivent s'exercer sur le « Sénégal utile », qui n'est
plus celui des comptoirs, mais celui du terroir arachidier.
L'expansion territoriale et le développement économique devraient se faire, dans
le maintien pour quelque temps encore, d'une institution sociale certes contraire à la loi
civile française, en respectant les alliances nouées avec les chefs et les souverains locaux.
Les autorités françaises avaient donc opté pour la prudence. Pas question de
prendre un arrêté local qui vint généraliser l'application du droit français, ni bousculer
l'organisation de la famille et de la propriété indigènes: en effet, « mieux que la terre, c'est
l'esclave qui fonde la propriété, meuble et immeuble »502.
Il fallait, alors que l'expansion territoriale était en cours, ménager les intérêts des
souverains et des chefs qu'une extinction radicale de l'esclavage domestique eût révulsé, et
ne point ignorer que la poursuite du commerce dépendait de la « pacification» des
populations. Dans la démarche de l'occupant français, l'opportunisme fut de rigueur, et le
politique prima sur toute autre considération. Ce qui avait été taxé de monstruosité au
regard du rationalisme juridique, apparut parfaitement tolérable, pour des raisons
mercantiles.
500 Au début de 1870, le gouverneur Valière soumettait à l'avis du conseil d'admistration la
question de la désannexion "dont la solution (devait) avoir sans doute cette conséquence de donner
satisfaction aux voeux exprimés depuis si longtemps par le commerce", ARS, 3E35, Conseil
d'administration des Il et J2 avril 1870.
501 A.N.S.o.M, Sénégal IV/45a. Arrêté du 24 septembre 1855. Minute de l'arrêté, de la main de
Faidherbe.
502 A.R.S. K25, L'esclavage en AOF. Rapport G. Deherme.
149
Hier, la France avait une conquête à justifier ; dans la seconde moitié du XIXe
siècle elle était plutôt soucieuse de durer.
« Ces considérations marqueront, et pour longtemps, les limites de toute politique
d'assimilation, et imposeront, sauf cas exceptionnel, la renonciation aux annexions pures et
simples. On leur préférera l'exercice d'une souveraineté extérieure sur des territoires
protégés, et contrôlés par quelques points d'appui intérieurs »503.
Devant les insuffisances de l'outillage économique (absence de charrue, non-
utilisation de la roue comme moyen de transport ou comme instrument de transformation
des produits), on n'hésitait pas à fermer les yeux sur le trafic des esclaves504. Comment
assurer la cueillette de la gomme, comment produire et même transporter sans esclaves?
Les traitants (européens et mulâtres), les militaires et, de manière insidieuse, les
fonctionnaires du gouvernement français n'étaient pas favorables à l'affranchissement des
esclaves505.
Conscient de la précarité de ses succès militaires, le gouverneur Faidherbe
s'emploie à garantir l'expansion commerciale française sans bousculer l'organisation
interne des sociétés sénégalaises506.
Comme le gouverneur Faidherbe, son successeur Pinet-Laprade reste ferme sur le
principe du « sol libérateur », tempéré par les circonstances locales.
Précurseur de Lyautey, il avait cependant mieux compris que Faidherbe lui-même
le besoin de dignité, de respect des institutions indigènes, et de libre discussion qu'a
503 Y. J Saint-Martin, Le Sénégal sous le second Empire, op. cit., p. 277.
504 On lesJerma si bien et si longtemps qu'on délivrait encore en 1896, à Bakel, des laissez-passer
à des traitants en spécifiant le nombre et le sexe des esclaves qu'ils convoyaient vers les marchés
du Fouta ou du Cayor.
505 Voir à ce sujet Y. J. Saint-Martin, Les rapports de situation politique, Dakar. /966 (182 p..
cartes, ill. chap. XlI: "La question de l'esclavage", pp. 143-149). Les esclaves représentent en effet
une réserve bon marché de main d'oeuvre et de soldats.
506 A. Bathily, "Aux origines de l'africanisme: le rôle et l'oeuvre ethno-historique de Faidherbe
dans la conquête française au Sénégal': in Le Mal de Voir, Paris, UGE (10/18), 1976, pp. 77-/07.
ISO
toujours éprouvé, face aux Européens, l'homme africainS07.
Il savait, malgré son hostilité à l'esclavage, que la «captivité de case» était le
fondement de la civilisation, la base de la hiérarchie sociale. Il savait aussi que les razzias,
les guerres intestines offraient l'occasion de capturer et de vendre des êtres humains. La
nécessité de concentrer
les efforts et moyens au service d'une conquête bien pensée
l'amène malgré tout à fermer les yeux sur la persistance de l'esclavage.
Maintenir l'esclavage présentait d'autant plus d'avantages que
les intérêts
coloniaux n'en étaient pas moins bien protégés; le maintien de l'esclavage, au nom du
principe du respect des institutions indigènes permettait par ailleurs de tenir en échec le
respect des contraintes de l'Etat de droit sur l'administration coloniale française.
La bienveillance des autorités coloniales, voire
leur connivence avec
les
souverains et chefs locaux s'analysent comme une option irréductible qui tend à défendre
les intérêts de la domination coloniale et à relèguer au second plan le respect des droits
naturels de l'homme.
La victoire de cette mentalité, plus SOUCIeuse d'ordre et de hiérarchie, sur le
respect des principes, s'explique par la prudence des Français devant la persistance des
liens serviles au Cayor (désannexé en 1871)S08, au Walo, à Dimar et dans la « banlieue»
de St-Louis (désannexés en 1890), le maintien de protectorats économiques.
C'est donc dire que les mesures de réformation de l'esclavage prises dans le milieu
du XIXe siècle montrent leurs limites : les unes tiennent à la nécessité de ne pas
compromettre la réalisation des objectifs coloniaux, les autres tiennent à la précarité des
succès militaires des Français.
507 A. R. S; 3B89, page de garde du Registre. Instructions du gouverneur p. i. Pinet-Laprade au
chefde bataillon Ringot, commandant supérieur de Gorée, ainsi qu'aux commandants de cercle du
deuxième arrondissement (N'Dander, Kaolack, Casamance) : Gorée, 18.4.1865.
508 A.R.S., 3E35. Conseil d'administration de la colonie. Séances des 1le t 12a vril 1870. La
désannexion fait suite « aux voeux exprimés depuis si longtemps par le commerce ». Quant au
gouverneur Faidherbe, il avait dès le milieu du XIXe siècle, dénoncé l'illusion des annexions de
territoires en constatant que les concessions ne fonctionnaient que par l'emploi d'une main
d'oeuvre contrainte, mise à disposition par l'administration; C1 Communication au Conseil
d'administration de la colonie, le 21 mai 1864, A.R.S. 3E31, 21 mai 1864.
151
A l'analyse, il nous semble que la volonté exprimée par le Pouvoir colonial a
suscité un certain nombre de perfectionnements techniques qui portent néanmoins la
marque des événements coloniaux.
152
CHAPITRE Il
LA VULGARISATION D'UN DROIT
TAILLE SUR MESURE
Depuis que l'Angleterre a aboli la traite des captifs dans toutes ses colonies en 1807, la
question a été de savoir comment impliquer « toutes les puissances de la chrétienté» dans la
mise en oeuvre de mesures tendant à la prohibition de ce « genre de commerce qui repousse
les principes de la loi naturelle... » dans leurs colonies.
Prises entre le principe juridique qui tenait l'esclave pour une chose et la réalité qui
obligeait à voir dans l'esclave une personne humaine, les autorités coloniales françaises
avaient adopté une attitude plutôt pragmatique, dictée par les nécessités de la gestion
coloniale.
Elles laissent se développer un droit original jusqu'au moment où il y aura
reconnaissance d'un droit indigène.
Les auteurs expliquent la pertinence de cette démarche par l'existence d'un «dés-ordre
juridique colonial» et, par là, la tolérance d'un droit préexistant: le droit du Sénégal ancien
(Section 1).
Cette démarche, que l'on croyait conforme à l'intérêt à la fois des indigènes et de
l'autorité coloniale, allait changer à partir de 1820.
Il fallait, après le traité de Paris de 1814 qui consacrait sur le plan du droit des gens le
principe de l'abolition de la traite, joindre leurs efforts à ceux des Anglais pour faire interdire
cette pratique par chacun des pays de la chrétienté. Il fallait, surtout, adopter une attitude de
fermeté face à l'esclavage. Celle-ci se révèlait à l'épreuve des faits fort ambiguë (Section 2).
153
Section 1 : La reconnaissance d'un droit local d'origine coutumière
Le droit applicable aux indigènes509 du Sénégal aurait dû être au XVIIIe siècle la
coutume de Paris, considérée comme « la loi municipale des colonies françaises »510, et
puis au début du XIXe siècle le Code civil.
Si les Habitants511 des comptoirs avaient su affirmer «temporairement» leur
« existence juridique par l'invention d'une coutume locale »512, il n'en fut pas de même
pour les Nègres libres513. « Souvent de confession musulmane, ils excluaient de soumettre
l'organisation de leur famille, leur succession à un autre droit que le droit musulman »514.
Le statut personnel musulman était de facto reconnu à Saint-Louis, par le gouverneur Eyres
en 1780 déjà, mais celui-ci à la différence de l'usage des Habitants, n'eut officiellement
droit de cité qu'au milieu du XIXe siècle, avec la création d'un tribunal musulman 515.
La reconnaissance officielle du statut personnel musulman apparaissait comme un
moyen de « contrôler juridiquement toutes les populations, et il fut bien entendu que cette
prise en considération officielle du droit musulman interdisait à tout indigène s'en
réclamant, de se hisser au niveau des civilisés caractérisés par l'adhésion au Code civil
français »516. Les Habitants des comptoirs étaient donc sommés de choisir entre le droit
musulman et le Code civil, et par voie de conséquence entre le statut d'indigène et le statut
civilisé.
509 Les indigènes étaient nommés, avant le milieu du X/Xe siècle, dans les comptoirs du Sénégal.
les Nègres libres.
510 A.N. Col. PC 7, Mémoire sur les successions des propriétaires des terres dans les colonies.
s.d.
511 Les Habitants étaient des notables, la frange supérieure de la population, souvent, métissée,
des comptoirs.
512 B. Moleur, « Ce droit colonial qui n'existe pas ... », art. in Revue de la Faculté de Droit
d'Avignon et des pays de Vaucluse, 1992, p. 42.
513 B. Moleur, Le dés-ordre juridique colonial dans les anciens établissements français de la Côte
occidentale d'Afrique. art. in Droit et cultures n" 9-10, Paris, 1985, pp. 27-49.
514 B. Moleur, « Ce droit colonial qui n'existe pas ... », art. in Revue de la Faculté de Droit
d'Avignon et des pays de Vaucluse, 1992, p. 42.
515 B. Schnapper, « Les tribunaux musulmans et la politique coloniale au Sénégal, 1830-1914 »,
art. in Revue historique de droit français et étranger, janvier-mars 1961, n° 1, pp. 90-128.
516 B. Moleur, « Ce droit colonial qui n'existe pas ... », art. cit., p. 42.
154
Le maintien d'un statut personnel musulman en marge du Code civil, et
l'existence d'usages locaux n'étaient pas une simple nécessité pratique. Ils s'inscrivirent
dans une logique de cantonnement de l'indigène, lequel n'était qu'un Individu en gestation
dont l'achèvement n'interviendrait qu'à la suite d'un « lent et persévérant travail de
civilisation» (Paragraphe 1).
La logique de l'entreprise coloniale allait se traduire par la reconnaissance de la
spécificité indigène, et en ce qui concerne la condition des esclaves, la reconnaissance de
règles de droit local spécifiquement adaptées à la captivité (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : Le maintien d'usages locaux en marge du Code civil
Voyons tout d'abord le cheminement qui a conduit à la reconnaissance de la
spécificité indigène.
Les compagnies à chartes, et même l'Etat français à partir de la deuxième moitié
du XVIIIe siècle, étaient hostiles au « mélange du sang », et donc contre la célébration de
mariages mixtes. « Les compagnies étaient déchirées entre le désir de voir leurs employés
européens se stabiliser au Sénégal, et la crainte de voir se développer un commerce en
fraude de leurs intérêts, que des relations stables avec la population indigène ne manquerait
pas d'encourager »517.
Les Français établis au Sénégal « n'ont pas le droit de se marier, ni d'y amener des
femmes de France »518.
Il s'agit là d'une position traditionnelle car la Direction de la compagnie des Indes
rappelait au Conseil supérieur du Sénégal que le mariage entre « les Blancs et les naturels
de ce pays» était interdit (...) « dans la vue de détruire les commerces particuliers que ces
gens mariés pourraient faire plus facilement à cause de leurs femmes et des connaissances
qu'elles leur procureraient parmi les nègres... »519.
517 B. Moleur, "Le dés-ordre juridique colonial ...". Droit et cultures, n °9110, Paris, 1985, p.29.
518 A.N.Col., F360, Mémoire de M Adanson, 26 mai 1763.
519 A.N.Col, C6 11 - Extrait de la correspondance du Conseil supérieur du Sénégal avec la
155
Le remède était dérisoire, car cela n'empêchait point que les employés du
commerce, les fonctionnaires et les militaires français aient des liaisons avec des fenunes
africaines520.
Jean-Baptiste Durand, l'un des directeurs de la Compagnie du Sénégal donne son
sentiment sur ces femmes: « elles sont belles, douces, tendres et fidèles... Elles ont un
penchant indicible pour l'amour et la volupté »521.
Au départ, le manage d'un blanc avec une indigène, sans être véritablement
interdit, n'avait aucun caractère
officiel.
Les premières
liaisons clandestines
se
transformeront bientôt en unions affichées, deviennent par là une véritable institution
d'autant que ceux qui détiennent l'autorité dans la colonie du Sénégal usaient de ces
pratiques avec tant de naturel que les populations ne peuvent que les tenir pour légitimes à
l'aune de leur société.
Dans la plupart des cas, les unions sont pratiquement officialisées par le « mariage
à la mode du pays ))522. Ce type de mariage dit à la mode du pays pose un tout autre
problème et nous introduit hors de la sphère du droit français. « Une demande en la forme
est présentée au père de la fille convoitée. Après enquête sur le prétendant et versement des
cadeaux de la dot, a lieu l'installation au domicile conjugal. Elle donne lieu à des
réjouissances de plusieurs jours afm que nul ne l'ignore »523. Ainsi se marque une
évolution sociale dans la recherche de la dignité, de la respectabilité.
Le métissage se produisit très tôt en dépit des interdictions constamment et
Direction de la Compagnie, 2 août 1737.
520 Selon G. Wesley Johnson, "Les Français, comme d'ailleurs avant eux les Portugais, n'avaient
pas été longs à succomber aux charmes des fèmmes Wolofs, qui avaient la réputation d'être parmi
les plus attirantes des Africaines". Voir G.W.Johnson, Naissance du Sénégal contemporain. Paris,
1991, p. 35.
5211. B. Durand: Voyage au Sénégal, Paris, Agasse, An 10, tome 2, pp. 27 et ss.
522 Cf S. Sankalé, Le mariage à la mode du pays, Mémoire D.E.A, Histoire du droit, Fac-droit,
Dakar, 1982; voir R.P.Boilat, Esquisses sénégalaises, Paris, éd. Bertrand, 1853, p. 222. Selon cet
auteur, le mariage à la mode du pays n'a commencé à tomber en désuétude qu'en 1840 (p. 227).
523 F. Zuccarelli: La vie politique sénégalaise, Paris, Publications du CHEAM, 1987, p. 13.
156
vainement rappelées par les diverses compagnies à leurs employés européens524. Jean
Delcourt, un des grands connaisseurs de l'histoire de Gorée pouvait écrire à cet égard :
« petits commis, soldats et ouvriers étant le plus souvent des célibataires, et les principaux
commis et officiers étant rarement accompagnés de leurs épouses, le personnel européen
de l'île n'attendit pas évidemment le dernier quart du XVIIIe siècle pour s'intéresser aux
femmes africaines qui résidaient dans l'île, cuisinières, lavandières, esclaves de case ou de
traite »525.
Par ailleurs, l'auteur accrédite la thèse du métissage précoce dans les comptoirs
français de la Sénégambie en faisant remarquer que les mulâtresses ont joué un rôle
important dans la vie quotidienne de Gorée où, malgré la relative faiblesse de la population
africaine, au milieu du XVIIIe siècle se forment des « mariages à la mode du pays» par
opposition aux « mariages d'amour », plus transitoires et beaucoup moins considérés526.
Bien qu'il soit difficile de vérifier la consistance de cet argument quant à la durée
relative des « mariages d'amour» par rapport aux mariages à la « mode du pays », on peut
néanmoins soutenir que de véritables traditions familiales se constituèrent tant à Gorée qu'à
Saint-Louis. Sauf de rares exceptions, les indigènes ne soumettaient pas leurs propres
unions à la loi française. Non seulement, ils étaient dans l'ignorance de celle-ci, mais
l'influence considérable de l'Islam et l'irrégularité avec laquelle les charges ecclésiastiques
furent assurées à Gorée et à Saint-Louis tout au long du XVIIIe siècle et jusque dans la
première moitié du XIXe siècle, étaient des motifs sérieux de découragement-i-".
Le droit français en devenant laïc avait progressivement supprimé toute
prohibition tenant à la différence de race ou de religion. En ce qui concernait les races, le
Code noir de 1724 qui prohibait les unions entre individus de couleur différente avait été
abrogé pour la France continentale par les lois du 28 septembre et 16 octobre 1791, pour
les colonies par une ordonnance de février 1831.
524 A.N.Col., F3 60 - Mémoire de M.Adanson, 26 mai 1763; P. Cultru (publié par) : Premier
voyage du sieur La Courbe fait à la Côte d'Afrique en 1685, Paris, éd. Champion et Larose, 1913,
p. 38 : "Les employés protestant contre des mesures qui voulaient les faire vivre comme des
religieux".
525 J. Delcourt: Gorée, six siècles d'histoire, Dakar, éd. Clairafrique, 1984, pp. 49-50.
526 !idem.
527 Voir B. Moleur, « Le dés-ordre juridique colonial.: », article précité, pp. 30-31.
157
Pour ce qui était des manages interconfessionnels, le droit français avait
longtemps interdit ou limité de telles unions à cause des liens étroits qui unissaient alors le
droit privé français et les règles du droit canon. Mais cette conception avait été
abandonnée. Donc, non seulement le droit français ne distinguait plus selon les religions,
mais au contraire, prohibait tout empêchement basé sur la religion; l'ordre public devait
intervenir pour écarter l'empêchement religieux. Les spécialistes de droit international
privé de l'époque étaient unanimes sur ce pointS28. De même, la jurisprudence, quelques
décisions isolées mises à part529 refusa toujours de prendre en considération un
empêchement fondé sur des motifs politiques, raciaux ou religieux 530 et dans ce dernier
cas, quelque soit la religion en cause.
Les enfants portent le nom de leur père. Ils héritent de la totalité ou du moins
d'une partie des biens gagnés durant son séjour au Sénégal. Doit-on regarder cette situation
comme la consécration d'une véritable capacité de recevoir, ou l'amorce d'une dévolution
successorale, conforme à l'esprit de l'ordre juridique métropolitain et traduisant dans la
réalité coloniale, la diffusion des valeurs de civilisation propres à la France?
La question n'a pas été tranchée d'une manière brutale. En effet, une tentative de
l'autorité coloniale d'imposer la loi française aurait l'inconvénient majeur d'irriter les
indigènes. Il fallait tenir compte, dans la volonté d'implanter le droit français des usages,
qui sont de la part des indigènes l'objet d'un profond attachementS31. Si la majorité de la
population de la colonie « fit l'aveu permanent de son infériorité en vivant en état de non
528 Audinet, Principes élémentaires du droit international privé, Paris, Durand et Pedone-Lauriel.
1894, n" 521,. Despagnet de Boeck, Précis de droit international privé, 5e éd., n" 225, p. 737.
529 V. par ex. Trib. civ. de la Seine, 15 juillet 1920, R.D.1.P, 1923, p. 778. : annulation d'un
mariage contracté entre deux sujets russes, l'un chrétien, l'autre juif.
530 Paris, 17 novembre 1922, J.D.J.P., 1923, p. 437 : « Si sont admises en France les lois
constituant le statut personnel des étrangers, l'application en demeure subordonnée au respect de
l'ordre public français qui exclut toute prohibition au mariage d'un caractère purement
confessionnel ; d'ailleurs, l'examen d'un tel moyen implique la connaissance de questions d'ordre
religieux qui échappe au juge français ». (Rapprocher : Trib. civ. de Pontoise, 12 juin 1884.
J.D.J.P., 1885, p. 296 : refus d'appliquer les dispositions de l'article 94 du Code noir de la
Louisiane).
531 A.R.S., 2B16, f'040/41 - Correspondance du gouverneur au ministre de la Marine, 11 juillet
1834, n" 145 - Fait état de l'existence des "lois du Coran" pour régir les mariages et les
successions de la population "comme par le passé", le droit français ne s'applique que quand les
parties se présentent "volontairement" devant les juridictions civiles, "ce qui a lieu fort rarement".
158
droit ))532, la frange supérieure de celle-ci « souvent métissée, constituée par les Habitants,
avait su affirmer temporairement son existence juridique par l'invention d'une coutume
locale que les juridictions officielles prirent en considération jusque dans la première
moitié du 1ge siècle ))533.
Le statut des métis, dont la naissance est le fruit des « habitudes criminelles »534
des Européens, est par conséquent reconnu par le Pouvoir colonial.
Si un tel système paraît en apparence cohérent, en revanche il soulève, sur le plan
juridique, bien des difficultés. Comment, en effet, déterminer les modes d'établissement de
la filiation des métis, auquel des parents seront-ils attachés suivant l'ordre des
reconnaissances, enfin, s'il n'y a pas eu de reconnaissance, quel statut personnel leur sera
accordé?
« Le principe demeurait que le code civil était inapplicable et le plus intéressant
dans le contexte local de l'époque, c'était que l'administration s'arrogeait le droit de
constater une telle inapplicabilité ))535. Mais il était évident que les métis faisant partie de
la frange supérieure de la population des comptoirs536, constituée par les Habitants,
avaient parié sur la prise en considération officielle de leur existence juridique. C'était
chose faite jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Ils pouvaient ainsi accéder à certaines fonctions.
« Les garçons mulâtres ont été employés au service pour ouvriers ou matelots
mais toujours comme maîtres, étant nés de français, et non comme esc/aves, quand bien
même leur mère a été esc/ave ». Dés le début du XIXe siècle, le Conseil d'administration
de la colonie se montrait favorable à l'antique règle romaine partus sequitur ventrem (le
part, c'est-à-dire le nouveau-né, suit le ventre) selon laquelle les mulâtres provenant d'une
mère esclave devaient normalement garder le même statut que leur mère. La règle devient
532 B. Moleur, « Ce droit colonial qui n'existe pas... », art. cit., p. 42.
533 Ibid.
534Expression qui revient souvent dans la plupart des correspondances du gouverneur et
administrateur avec le ministre.
535 P. Ngom, L'Ecole de Droit colonial et le principe du respect des coutumes indigènes, thèse
droit, p.66.
536 A.N.Col., F3 60-61 - Mémoire de MMichel Adanson, 26 mai 1763.
159
applicable à Saint-Louis537 où un noyau initial de chrétiens, noirs ou métisses, s'est
constitué538.
A Saint-Louis, les unions légitimes musulmanes étaient fréquentes entre un libre
et une captive, sans que cette situation soit par elle-même un indicateur absolu de statut
social pour la mère et son enfant.
Au demeurant, la capacité successorale des enfants issus des unions conclues en
marge de l'ordre juridique métropolitain est reconnue. D'ailleurs, il ne pouvait pas en être
autrement quand on sait que ces enfants naturels (au regard du droit français) étaient
considérés comme légitimes à l'aune de l'opinion publique de la colonie.
On ne pouvait pas, non plus, invoquer à leur égard la coutume de Paris539 qui « a
toujours été regardée comme la loi municipale des colonies françaises »540. Le titre 15 de
cette coutume règle les successions en ligne directe et collatérale des biens autres que les
fiefs ou les francs alleux nobles. Aux termes de l'article 302 les enfants héritiers d'un
défunt en ligne directe viennent à la succession en parts égales, à l'exception des biens
tenus en fiefs ou francs alleux nobles.
En ce qui concerne les successions collatérales, les articles 325 et 327 appellent
les plus proches parents d'un de cujus sans hoirs à la succession des meubles et acquêts
immeubles et au partage égal par tête, et non par souche, des biens meubles et biens non
tenus et mouvants en fief.
L'article 326 appelle à la succession des propres « les parents les plus proches du
537 A.N.S.o.M, Sénégal, XIV/14, conseil d'administration de la colonie, séance du 5 septembre
1827.
538 Gorée fut nettement plus christianisée que Saint-Louis, du moins jusqu'en 1767. Selon un
recensement opéré à Gorée le 11 juillet 1767 on ne dénombrait dans l'île que 2 musulmans sur les
64 chefs de case, les autres étant tous chrétiens, A.R.S 3G2/123.
539 Selon la coutume de Paris, les enfants naturels ne succèdent en rien à leur père et mère, elle
admet que ces enfants prouvent leur filiation tout en ne leur accordant dans la succession de leur
père naturel d'autres droits que celui de porter son nom.
540 A.N.Col., F2 C7 - Mémoire sur les successions des propriétaires des terres dans les colonies.
S.d
160
côté et ligne d'où sont avenus et échus au défunt les dits héritages »541. Il exclut de la
succession des biens tenus en fiefs les filles du même degré que précédemment.
Selon le professeur B. Moleur, « considérer que la coutume de Paris était
applicable eut constitué une provocation. Les juridictions locales (provisoires ou établies
définitivement par l'ordonnance sur l'organisation judiciaire du 7 janvier 1822) l'évitèrent
et observèrent que cette coutume était « depuis longtemps tombée en désuétude» dans la
colonie; elles attribuèrent à ces enfants les droits accordés par l'article 757 du Code civil -
à titre de raison écrite, ce qui mécontentait les habitants des comptoirs français 542 ». Ces
habitants souhaitaient au contraire perpétuer un droit ancien du Sénégal -celui d'avant
1848- qui voulait « que les enfants indigènes nés d'Européens succèdent aux biens et droits
de leurs pères qui sont situés ou qui sont à exercer dans la colonie, par préférence aux
héritiers d'Europe par la raison qu'il n'est pas d'usage qu'ils aillent faire concurrence à ceux-
ci pour le partage des biens d'Europe »543.
« L'autorité coloniale n'entreprit jamais, relève le professeur B. Moleur, de faire
appliquer la coutume de Paris, privilégiant ainsi l'extension d'une coutume du Sénégal plus
conforme aux réalités locales. Ainsi en 1736, alors que les comptoirs français prenaient
une certaine consistance démographique, le Conseil supérieur du Sénégal s'inquiétait
auprès des Directeurs de la Compagnie des Indes de ce qu'il convenait de faire à propos des
biens laissés par les habitants à leur mort, alors que leurs enfants n'étaient jamais issus de
mariages célébrés selon les règles du droit civil français. Les Directeurs répondirent qu'ils
pouvaient laisser subsister l'usage de la concession tant qu'il ne serait pas demandé au
Conseil d'intervenir comme juridiction »544.
« Dans une correspondance avec le ministre de la Marine, Poncet de la Rivière,
gouverneur de Gorée constatait que la population de l'île s'était faite des coutumes ou des
541 Idem.
542 B. Moleur, "Le dés-ordre juridique colonial ... " art. cité, p.31.
543 A.RS, Registre des actes d'appel, 1822-1842 - cf Appel O'Hara contre le jugement du Tribunal
de Saint-Louis du 13 février 1830... qui dénonça cet usage non au profit de la Coutume de Paris,
mais des règles du Code civil comme raison écrite.
544 A.N.Col., C6 Il - Lettre du Conseil supérieur du Sénégal datée du 15 juin 1736 (Question).
Réponse de la Direction en marge, datée du 6 septembre 1736. Cl B. Moleur, art. cité, note 44.
pp. 31-32.
161
lois qui (étaient) entièrement étrangères à celles de la France 545 ». Il ajoutait qu'en matière
de succession, les signares546 n'étaient pas fondées, en droit français, à hériter « et par la
même raison, leurs enfants qui ne sont pas plus légitimes doivent prétendre à leur
succession »547, Enfin, sous le gouvernement de Blanchot, les contestations d'héritage,
bien que portées devant les juridictions prévues par les instructions ministérielles548, ne
furent jamais réglées selon la coutume de Paris, mais selon l'usage de la colonie que
l'autorité pouvait, le cas échéant, compléter549 .
C'est également l'usage de la colonie qui fixe le statut des esclaves.
Paragraphe 2 :
La survivance de règles coutumières spécifiquement
adaptées à la captivité
La survivance de règles coutumières spécifiquement adaptées à la captivité est la
constatation de l'existence d'une diversité, puisqu'on va avoir non pas une solution unique,
mais deux régimes juridiques distincts: d'une part le Code noir, et d'autre part la coutume
de Saint-Louis.
Le Code noir constituait le droit applicable aux Antilles et à la Réunion.
Il donne un pouvoir de correction aux maîtres sur leurs esclaves. Il leur fait
défense cependant «de leur donner la torture» ou d'user à leur égard de « traitements
barbares et inhumains », à peine de confiscation et de poursuite contre les maîtres (art. 26
et 42).
545 La restitution de cette île aux Français s'est faite à la faveur du Traité de Paris (art. 10) de
1763. Cf B. Moleur, "le désordre juridique colonial ... ", article cité, p.32, note 45.
546 On appelait ainsi les concubines des Européens, terme sans doute tiré de "senhora" en
portugais, cf A.N.Col., F3 60/61 - Mémoire de MiAdanson, précité, 26 mai 1763.
547 A.N.Col., C6 15 -lettre au ministre de la Marine, 25 mai 1764. Cf B. Moleur, article cit., p.32.
548 A.N.Col., C6 35 - Enregistrement de correspondances relatives au Sénégal, Xl/Ille-XlXe
siècle. Voir également C. Scheffer : Instructions générales données de 1763 à 1870 aux
gouverneurs et ordonnateurs des établissements français de l'Afrique occidentale, Paris, Sté
d'éditions géographiques, maritimes et coloniales, tome 1, 1927, p. 261.
549 Ainsi, l'usage qui imposait à un héritier résidant sur la Grande Terre, de venir habiter Saint-
Louis dans un délai de deux années pour pouvoir être mis en possession des biens.
162
Dans l'esprit du temps, ce texte apparaît comme « une oeuvre de civilisation
fondée sur
l'amélioration théorique de la condition des esclaves en envisageant leur
baptême et certains cas d'affranchissements »550.
Le Code noir est complété par un certain nombre d'édits et déclarations55 1 qui
fixent les règles relatives à la discipline des esclaves dans les colonies de plantations552.
Les arrêts du Conseil du roi ôtent tout pouvoir en la matière aux Conseils supérieurs des
colonies553.
Ce texte est influencé par le droit romain dans une quarantaine de dispositions. Le
code noir, considère l'esclave comme une res. De ce point de vue, l'esclave est dépourvu de
patrimoine, et ne pouvant acquérir que pour son maître. Cependant, « les règles sur
l'affranchissement sont plus libérales que la manumissio romaine sur laquelle e Iles sont
calquées »554. L'esclave devient personne juridique selon le code noir s'il est baptisé. Il peut
se marier.
L'application du code noir se fit dans la rigueur555.
Tandis que la Louisiane a eu son propre Code Noir556, l'enregistrement de l'Edit
550 R. et M Cornevin, La France et les Français Outre-Mer, Paris, éd. Tallandier, 1990. pp.
129-130.
551 Le Code noir a ainsi été complété par l'édit d'octobre 1716, la déclaration du 15 décembre
1721, les déclarations du 15 juin 1736 et du 1er février 1743.
552 A.N.Col., A4 P 14 - Déclaration concernant la discipline des nègres esclaves des îles et des
colonies françaises de l'Amérique, et ordonnant l'exécution de l'édit de mars 1685. 1er février
1743. Voir nos développements supra concernant la condition de l'esclave.
553A.N.Col., A12 P24 - Arrêt qui casse l'arrêt rendu au conseil supérieur du Cap le 21 juillet
1767, au sujet des nègres fugitifs épaves, parce que l'arrêt est contraire à l'article 38 de l'édit de
1685, que le roi a réglé la matière par l'ordonnance du 18 novembre 1767, et que le conseil n'avait
pas le pouvoir législatifà ce sujet - 10février 1768.
554 P. Jaubert, "le code noir et le droit romain", in Histoire du droit social. Mélanges en hommage
de Jean Imbert, publié sous la direction de 1. L. Harouel. Préface par B.Chenot, Paris. P.U'F;
1989, pp. 321-331, 2e éd., 1996.
555 Cf L. Sala-Molins, Le Code noir ou le calvaire de Canaan. P.U'F; 1988, introduction.
556 A.N. Col., A22 FOl19. Mars 1724 - "Code noir, ou édit du roi servant de règlement pour le
gouvernement et l'administration de la justice. police, discipline. et le commerce des esclaves
nègres dans la province et colonie de la Louisiane": A.N.Col., A23 F050 - Mars 1724 - Edit du roi.
ou "code noir", qui concerne entièrement les esclaves de la Louisiane. sauf l'article premier
163
de mars 1685 puis sa mise en oeuvre n'avaient pas été constatés dans les établissements
français de la Sénégambie557.
On a même pu observer un certain « détachement des habitants du Sénégal ancien
et de l'autorité coloniale vis à vis des édits et ordonnances qui composaient le Code
Noir »558.
Au demeurant, ce n'est qu'au début du XIXe siècle que les autorités françaises
constatèrent qu'il n'y avait «jamais été mis en activité »559.
C'est qu'au Sénégal, les esclaves comptaient moins pour leur productivité que
pour le témoignage qu'ils portaient sur le rang et l'honneur de leurs maîtres. Hormis un
nombre assez limité d'esclaves employés pour former la marine locale, pour servir à la
défense de la garnison, et plus tard pour aider les traitants et négociants dans leur
commerce en rivière 560, la plupart des esclaves des comptoirs français étaient largement
désoeuvrés, on déplorait leur «fainéantise »561. La Compagnie des Indes eut d'ailleurs
l'impression que la population esclave s'engraissait à ses dépens 562.
Elle déplorait le sous-emploi des esclaves dans les établissemens européens de la
Côte Occidentale d' Afrique 563. Par ailleurs, non seulement les gouverneurs flétrissaient
leur abondance, mais ils en arrivaient à l'idée de « mobiliser» cette richesse en instaurant
ordonnant aux Directeurs de chasser les juifs et les protestants (en marge des articles :
nombreuses annotations sur les conditions de vie des esclaves, particulièrement à la colonie, et sur
l'obéissance des habitants aux différents ordres contenus dans l'édit).
557 A.RS., 2B6 F0110 - Correspondance du commandant et administrateur au ministre de la
Marine, 24 octobre 1821. Les dispositions de cet édit furent reprises dans diverses ordonnances
particulières telles que les ordonnances concernant les fies du vent: l'ordonnance du 25 mars
1783 pour la Martinique, ou l'ordonnance royale du 15 octobre 1786. Aucune de ces dispositions
particullères ne fut promulguée en Sénégambie.
558 B. Moleur, "Le dés-ordre juridique colonial dans les anciens établissements français de la côte
occidentale d'Afrique", Droit et Cultures, n09l10, Paris, 1985, pp. 32-34.
559 A.RS 2B6, F" 110 - Correspondance du commandant et administrateur au ministre de la
Marine, 24 octobre 1821 ; déjà citée précédemment.
560 A.N.C.ol. C20. Conseil supérieur du Sénégal à M. Godheu, 1754. Les laptots sont d'une
« absolue nécessité pour le commerce ».
561 A.N.Col., C6 16 - "Observations sur l'île de Gorée donnée par M. de Rocheblave gouverneur.
à MBoniface son successeur", 1772.
562 A.N. Col., C 14; Conseil supérieur du Sénégal à M. Godheu, 1754.
563 A.RS K7 - Rapport de l'ordonnateur Guillet, janvier 1836.
164
un système de sûreté sur le rapport moyen d'un captiP64. Mais l'existence de règles
coutumières spécifiquement adaptées à la captivité était un argument juridique rédhibitoire
qui pouvait justifier l'inapplicabilité du Code noir.
Les articles 22 à 27 du Code Noir mettaient à la charge des maîtres un certain
nombre d'obligations (nourriture, habillement des esclaves) dont personne ici, n'était
capable de remplir. Aussi, « les habitants (étaient) dans l'usage de ne donner aucune
subsistance à leurs captifs et de les livrer à leur industrie »565, cet usage voulant, rappelle
le professeur Bernard Moleur, « que le captif qui trouvait à s'employer conservât la moitié
de son salaire pour son entretien et celui de sa famille, et versât l'autre moitié à son
maître »566.
Les dispositions des articles 33, 34, 35 du Code Noir établissant la peine de mort
en cas de rébellion contre le maître ou en cas de vol qualifié n'eurent guère d'application.
Elles ne correspondaient pas en effet à la nature de la captivité, encore moins aux usages
des habitants des établissements français. Ici, compte tenu de la nature de la captivité, la
rébellion des captifs contre les maîtres n'avait pas à être redoutée et une sévérité des
sanctions n'était pas de mise.
En matière de mauvais traitements à captifs567, on a pu observer au début du
XIXe siècle que l'usage de la colonie du Sénégal était paradoxalement muet sur ces points.
"Dans les années 1820, souligne le professeur B. Moleur, certains Européens fraîchement
installés dans cette partie de l'Afrique crurent pouvoir user librement des châtiments
inhumains sur la personne de leurs
captifs. Ils furent poursuivis sur dénonciation
publique568. Faute de ne pouvoir appliquer le Code Noir et à défaut d'une disposition
expresse du droit traditionnel569, il fallut sanctionner ces cas de violence physique selon
un "principe d'équité naturel qui (voulait) que l'abus fut puni par la privation" et citer à
titre de raison écrite le Code Noir (art. 26) et l'Ordonnance de la Martinique du 25 mars
564 Idem, 1841.
565 A.R.S 5D1, pièce 11 - Lettre de Lebrasseur à Mgr. de Sartines, 10 février 1776.
566 B. Moleur, « Le dés-ordre juridique colonial... », art. cu., pp. 32-33.
567 Les articles 26 et 42 du Code Noir donnaient un pouvoir de correction des maîtres sur leurs
esclaves et leur faisaient défense "de leur donner la torture" ou d'user à leur égard de "traitements
barbares et inhumains", à peine de confiscation et de poursuite contre les maîtres.
568 A.RS 3B25, FO 15V - Lettre du gouverneur Roger au Président Butignot, 13juillet 1826.
569 On ne pouvait pas non plus régler ces cas de violence selon les règles du droit pénal qui ne
165
1783 (art. 10) afm de prononcer la confiscation du captif,,570.
Les libertés prises en Sénégambie avec l'ordre public colonial concernaient
également l'instruction et la conversion des africains à la religion catholique romaine. A
l'époque de l'administration directe des comptoirs français du Sénégal (Gorée en 1763. et
Saint-Louis et dépendances en 1783), le gouvernement royal prit à son compte le principe
d'administration ecclésiastique limitée.
On aurait pu penser que, reprenant possession du Sénégal en 1817, le Roi Très-
Chrétien qui nourrissait de vastes projets de mise en valeur agricole les assortirait d'une
oeuvre missionnaire d'envergure.
Certes, l'interdiction de la traite intervenue dans la première moitié du XIXe siècle
laissait le champ libre à une évangélisation massive des Africains. En réalité, ce n'est pas
ainsi qu'il faut interpréter les ambitions françaises en Sénégambie.
"Les vues du gouvernement français ne concordaient pas, écrit Yves-Jean Saint-
Martin, avec les perspectives missionnaires ,,571 qui animaient notamment les soeurs de
l'ordre de Saint-joseph-de Cluny arrivées dans la région en mars 1819.
Au demeurant, l'expansion européenne et la mise en valeur étant soumises au
progrés que le colonisateur entend réaliser dans son action éducative de l'élément indigène.
il a fallu modifier le milieu social indigène par l'application de la même loi pour tous.
L'observation des faits montre cependant un décalage entre la volonté affichée de
vulgariser le droit français et la réalité.
Section 2 :
L'application du droit du colonisateur
La réglementation française semble avoir été taillée sur mesure, les autorités
s'intéressait qu'à la violence d'homme libre à homme libre.
570 Cette ordonnance n'a pas été publiée dans la colonie du Sénégal. Elle a dû être communiquée
au commandant et administrateur à titre de raison écrite. cf B. Mole ur, "Le dés-ordre juridique
colonial... ". article cité, pp. 32-34.
571 Y. J S'
I I
' .
.
53
. .
aint-Martin : op. cit., pp.
et ss.
166
coloniales cherchant à créer les conditions d'une «politique indigène» paraissant coller
aux réalités du terrain. Ce qu'il faudrait d'abord signaler dans ce sens, c'est qu'on était sorti
subitement d'une phase de "dés-ordre juridique colonial"572, où les préoccupations
beaucoup plus immédiates n'ont pas manqué d'influencer le comportement du colonisateur,
pour passer à une phase de " régularisation textuelle de l'ordre juridique,,573dans laquelle
un certain pragmatisme vint à être déployé.
On pouvait s'attendre, de l'interventionnisme du colonisateur, à une analyse juste des
réalités débouchant sur une application rigoureuse de son droit, vecteur de la rationalité et
de la civilisation.
L'observation des pratiques coloniales montre que pour l'administration française du
Sénégal le progrès réalisé par les populations ne suffisait pas à justifier une réforme en
profondeur des normes applicables au statut des esclaves; elle se contentait donc au regard
de ce que le progrès des indigènes aurait dû être, de fixer une ligne de conduite ou des
directions devant lesquelles on décriait à la France de s'opposer, ou de les contrarier.
Pour analyser ce pragmatisme colonial, nous allons voir comment a été redéfmi le
droit local, de façon à rendre possible l'intervention de la puissance colonisatrice dans ce
domaine (paragraphe 1) ; nous verrons aussi que ces mesures locales ont servi à asseoir
durablement les intérêts de la domination coloniale, dès lors que l'autorité coloniale s'était
interdite toute aventure dont les effets néfastes étaient redoutés (paragraphe 2).
Paragraphe] : Le poids des réalités socio-économiques
L'écart existant par rapport au droit français, assurément, découle des conditions
économiques et sociales des colonies. Elles font pression sur le législateur qui prescrit des
normes adaptées, pour entériner des pratiques locales.
"Il s'est agi simplement, à l'origine, de faire avec les moyens du bord, au moment où
572 B. Moleur, "le dés-ordre juridique colonial dans les anciens établissements français de la côte
occidentale d'Afrique,", Droit et cultures, n09/lO, Paris, 1985, pp. 27-49.
573 Ibid., p.36.
167
la France n'avait pas tous les moyens de sa politique ,,574 indigène. C'est dans l'idée de
substituer à long terme le droit français, performant et techniquement supérieur aux usages
du Sénégal ancien, "complexes, incertains et rétrogrades" parce qu'accusant un retard sur
le premier, que les autorités coloniales ont décidé de vulgariser un « droit de l'esclavage»
taillé sur mesure.
Cela avait été rendu possible dès le XIXe siècle, lorsque les autorités françaises
constatèrent que le code noir n'avait "jamais été mis en activité ,,575 dans les
établissements européens de Sénégambie.
On y introduit le code civil, par un arrêté local du 5 novembre 1830576.
Au demeurant, pour se soustraire à l'application du code civil métropolitain,
"émanation d'une idée révolutionnaire de la société "577, le Pouvoir colonial n'avait pas
manqué d'en limiter les effets578, arrivant ainsi à se créer des droits et avantages dont les
lois révolutionnaires avaient prononcé la suppression à l'encontre des esclaves579. La
législation coloniale prit donc en compte la diversité des états.
Ainsi, l'arrêté du gouverneur du Sénégal, du 5 novembre 1830 déclaratoire de
l'applicabilité du code civil dans la colonie proclamait sans ambages : "les esclaves
rattachés à l'exploitation des habitants sont immeubles; les autres sont meubles ',580. Le
captif de case apparaît ainsi comme un élément de l'avoir du maître, un instrument, un bien
de production.
574 P. Ngom, L'Ecole de droit colonial et le principe du respect des coutumes indigènes en Afrique
occidentale française, thèse d'Etat Droit, p. 72.
575 A.RS. 2B6, fo 110, correspondance du commandant et administrateur au ministre de la Marine.
24 octobre 1821.
576 P. Dareste (Traité de droit colonial, t.l, Paris, 1931, p.271) soutient pour sa part que le code
civil français a été introduit au Sénégal par arrêté du 8 Vendémiaire an XlV, puis appliqué "en fait
"jusqu'à l'arrêté du 5 novembre 1830 qui l'a rendu expressément obligatoire.
577 AJ .Arnaud, Essai d'analyse structurale du code civil français. La règle du jeu dans la paix
bourgeoise, Paris, L.G.D.J., 1973, p.17.
578 Cf l'arrêté colonial du 16 Brumaire an
14 promulgant le Code civil à la Martinique :
" Considérant que de tout temps on a connu dans les colonies la distinction des couleurs... que
cette distinction d'états et de couleurs a donné lieu à plusieurs lois locales dont le maintien et la
conservation sont également nécessaires... "(art. 3).
579 Décret du 16 pluviôse an 11, Duvergier, t. 7, p. 36.
580 Bull. Adm. des actes du gouvernement du Sénégal,
1819-1842, pp.303-305 (c'est nous qui
soulignons, MB.).
168
Bien meuble, l'esclave de traite sera, quant à lui, sujet à vente, saisie, partage entre
héritiers. Il est une chose.
Inspirées sans doute par les conclusions présentées à la Cour de cassatiûn581par
Favard en 1824582, ces modifications statuées du code civil s'expliquaient par la nécessité
de ne pas faire violence aux "habitants" du Sénégal ancien, en ne changeant rien en
apparence dans leurs institutions. Sur le fond, la motivation du Pouvoir colonial est simple
: Saint-Louis est une société coloniale dont le ressort est d'éduquer le "mineur" qu'est
l'indigène, son inaptitude naturelle le prédisposant mal
au système colonial fait de
rationalité, de précision et de sécurité juridiques.
Dès lors, la mise en oeuvre des normes du droit colonial applicables aux esclaves ne
pouvait pas échapper au poids du contexte socio-économique.
L'interdiction de la traite des Noirs décidée à Vienne en 1815, puis à Vérone en 1822,
prive en effet le comptoir français de Gorée de son principal débouché 583. Le comptoir de
St-Louis est lui aussi confronté au même problème, la gomme, unique aliment du
commerce dans le fleuve (hormis un temps de fraude à la traite), subissant une spéculation
ruineuse pour les petits traitants Saint-Louisiens.
La crise s'installe et affecte les intérêts français; elle soumet les traitants à la pression
de leurs créanciers584. Désireux d'obtenir sous forme de prêts de nouveaux crédits auprès
581 Req. 1er déc. 1824, jur. gén., 1ère éd. p. 674 ad. not. V, Merlin, Rép. universel et raisonné de
jurisprudence, t.4, O
V
"Esclavage ", pp. 737-744.
581 D'après ces conclusions, "l'esclave est une propriété dont on dispose à son gré (...) .. cependant,
la femme, le mari et les enfants impubères ne peuvent être vendus séparément s'ils sont sous la
puissance d'un même maître; (...) cette propriété est mobilière, toutes les fois que l'esclave n'est
pas attaché à la culture, mais (...) dans ce dernier cas il devient immeuble par destination .. (...) il
ne jouit d'aucun droit civil .. (...) ne possède rien qui n'appartienne à son maître .. (...) ne peut se
marier sans le consentement de celui-ci; (...) sa postérité naît comme lui dans l'esclavage (...)
l'enfant (suivant) toujours la condition de la mère".
583 FiZuccarelli,
"L'entrepôt fictif de Gorée entre 1822 et 1852 ", Annales africaines, 1959,
pp. 264-266.
584 Les établissements français sont confrontés, à partir de 1835, à un marasme économique. De
1838 à 1841, les traitants passent, pour faire face à la crise, des conventions privées avec des
négociants. Beaucoup d'entre eux sont poursuivis en justice par leurs créanciers, alors que leurs
immeubles sont déjà grevés d'hypothèques. Comme ressources disponibles, ils n'ont plus que leurs
embarcations et des captifs. Ces derniers sont devenus oisifs entre leurs mains, en raison de
l'inactivité qui les frappe depuis que les négociants leur ont fermé le crédit. Pour les aider à sortir
169
des négociants français, ils leur proposent d'immobiliser leurs esclaves 585. Dès lors que les
esclaves de traite sont des biens meubles, les créanciers en sont réduits à les regarder
comme « une garantie trop fugitive des remboursements »586. Mais en assimilant les
esclaves de case à des immeubles, les créanciers seraient sûrs que ces gages ne leur
échapperaient pas et accepteraient volontiers d'ouvrir leurs magasins aux traitants dont le
crédit se relèverait immédiatement. On faisait valoir que l'intérêt que les traitants
attachaient aux captifs les porterait à ne rien négliger pour les dégager de l'hypothèque. Ils
travailleraient alors avec prudence et s'imposeraient même « des privations pour les
maintenir sous le toit domestique »587. Les dispositions modificatives du code civil dont
l'effet est de consacrer des restrictions ou des exclusions, quant à la jouissance des droits
civils sont d'application territoriale stricte. Elles précisent le statut des affranchis et des
engagés à temps : "l'affranchi et l'engagé à temps, quoique libres, sont assimilés aux
étrangers nés en France et habitant le territoire. Ils pourront réclamer les avantages attachés
à la qualité d'homme né libre depuis leur majorité jusqu'à l'âge de trente ans. Ceux qui
seront majeurs à la publication de la présente loi pourront dans les trois ans qui suivront sa
promulgation, réclamer également les avantages attachés à la qualité d'homme libre"588.
A ceux qui, dans la colonie, semblaient ignorer les modifications statuées du code
civil y relatives, le Ministre rappelait que les affranchis étaient assimilés aux étrangers nés
en France européenne et habitant le territoire 589.
Ils ne pouvaient réclamer les avantages attachés à la qualité d'homme né libre que
trois ans après leur affranchissement, s'ils étaient majeurs, et dans les trois ans qui suivaient
leur majorité s'ils étaient affranchis étant mineurs 590.
Les parents collatéraux ne pouvaient pas hériter des affranchis décédés sans laisser
d'héritiers légitimes. Cela se comprenait sans peine, car les collatéraux étaient souvent des
esclaves. En faisant d'eux les héritiers d'affranchis, on transmettait en réalité à leurs
maîtres, des biens qui ne devaient pas leur revenir de droit. C'était pour éviter des
de la crise, il faut une réglementation qui les protège et assure la sécurité des transactions.
585 A.R.S., 2B18,jol.120-121, Gouverneur à ministre, 16 septembre 1841.
586 Ibid.
587 Ibid.
588 Bull. adm. des actes du gouvernement du Sénégal, 1819-1842, pp. 303-305.
589 A.R.S.,2B23,jol. 228, Ministre au Gouverneur, 4 septembre 1835.
170
contestations que le gouverneur Lecoupé prit un arrêté, le 17 octobre 1821, pour
réglementer la succession des affranchis, morts sans héritiers légitimes. Désormais leurs
biens reviendraient de droit à leurs anciens maîtres, s'ils en avaient reçu la liberté à titre
gratuit. En revanche, l'héritage de ceux qui avaient acheté leur liberté serait dévolu à l'Etat.
Les affranchis occupaient une situation beaucoup plus proche des esclaves que de
celle des hommes libres, car malgré les textes, il y avait un obstacle de taille à leur
insertion dans la société : les préjugés séculaires qui poussaient les uns à mépriser les
autres en raison de leurs origines. Aucune législation ne pouvait vaincre de tels préjugés,
les affranchis portant la marque indélébile de la servitude, qu'ils transmettaient
héréditairement à leurs descendants.
Entrevoyant
déjà
la
contradiction
entre
la
volonté
proclamée
d'élever
progressivement les affranchis à un niveau de richesse et de bien-être égal à celui de leurs
anciens maîtres591 et l'impossibilité de leur procurer des moyens de vivre honnêtement et
sans risques d'être asservis à nouveau, l'autorité coloniale n'en militait pas moins pour la
création de" villages de liberté ",
Là, espérait-elle, "les affranchis placeraient nécessairement le bienfait de leur
libération ailleurs que dans l'oisiveté ,,592.
Le gouverneur Baudin, qui en eut l'initiative écrivait au ministre que le besoin
s'était fait sentir de "procurer à ces malheureux sans aucune autre dépense qu'un peu de
travail, c'est-à-dire la peine d'aller couper quelques piquets et de la paille "593, pour les
aider à se loger et se coucher.
Toutefois, il ne faut pas perdre de vue les objectifs poursuivis qui ne se
définissaient guère en dehors de la sauvegarde des intérêts français. Il était admis que le
village de liberté serait installé sur les lieux de l'autorité française qui pouvait intervenir à
tout moment pour protéger les affranchis.
590 Ibid.
591 A.RS., 2B29, Protêt au ministre, 27 septembre 1851.
592 A.R.S.. 3E5, Conseil privé de Saint-Louis, séance du 3 janvier 1848.
171
C'est sous le prétexte de respecter l'ordre social, plusieurs fois séculaire, que tout en
poursuivant la construction des villages de liberté594, l'administration propose le maintien
de l'esclavage dans des territoires nouvellement conquis.
En définitive, c'est donc la force des choses qui l'a emporté, l'accommodement
perpétuel de l'autorité avec les réalités finissant par se traduire dans la réglementation. Une
observation des faits montrait que l'option était prise par ailleurs de n'accorder aux engagés
à temps qu'une liberté de façade.
Le système des "engagements à temps" est le fruit d'une expérience accumulée
progressivement595, et son époque a été marquée par l'attraction du modèle anglais.
Le but était à l'instar des Anglais, d'introduire dans les colonies françaises des captifs de
l'intérieur, sous réserve d'un affranchissement immédiat et d'un engagement de quelques
années au profit de celui qui avait acquitté le prix de leur libération.
En janvier 1822, le ministre de la marine et des colonies donna au gouverneur
Roger, des instructions dans ce sens. Les planteurs étaient autorisés à acheter des captifs
qui étaient en grand nombre dans l'intérieur, où l'on assurait que les traitements qu'on leur
infligeait étaient inhumains et dégradants.
Toutefois, ces captifs devaient être, à l'instant même du rachat, déclarés libres par un acte
public dont la minute serait déposée au greffe de Saint-Louis.
C'est à cette seule condition qu'ils pourraient être dans la colonie, et leur
engagement n'excéderait pas quatorze ans.
Le gouverneur Roger devait également exercer une surveillance vigilante pour
empêcher l'esclavage de se développer sous les dehors des engagements-'".
Il invita le capitaine Garçon, commandant de Bakel, à faire comprendre aux
593 A..NS.o.M, Sénégal/135, Baudin au ministre, 27 novembre 1849.
594 Cf D. Bouche, les villages de liberté en Afrique noire française, 1R87-1910. Les villages de
liberté n'étaient pas nombreux au Sénégal, car la conquête du pays n'avait pas été immédiatement
suivie de l'abolition de l'esclavage partout.
595 F. Zuccarelli, " Le régime des engagés à temps ". art. cit., pp. 420-451.
173
jamais été absents, constituant au contraire une option irréductible formulée dés le départ.
Par ailleurs, la différence entre les impératifs coloniaux et la pertinence du système social
indigène sera invoquée pour estimer qu'une éducation des engagés était nécessaire pour les
amener petit à petit à jouir pleinement de la liberté : "des hommes déjà réduits à
l'esclavage, condamnés eux et leur postérité à subir cette dégradation sociale, se
trouveraient élevés tout d'un coup, et leurs enfants à naître, à la dignité d'hommes libres en
achetant cet inappréciable avantage par quelques années de travail qui sont pour eux une
transition, une éducation nécessaire pour apprendre à jouir de la liberté et pour apprendre
aussi les devoirs qu'elle impose,,600.
Le Ministre accorda aux habitants de Saint-Louis et de Gorée l'autorisation
d'affranchir et d'engager des captifs, non sans demander au gouverneur Roger de veiller à
ce que ces rachats ne se fissent pas en vue d'une exportation par la mer60 1.
Le 13 mai 1827, le gouverneur Roger publia l'arrêté qui accordait aux habitants de
Saint-Louis et de Gorée le droit d'introduire légalement des engagés dans les deux villes.
L'arrêté interdisait aux engagistes de vendre des engagés à des étrangers" c'est-à-dire à
toute personne non domiciliée au moins depuis deux ans dans les villes dépendant de la
colonie,,602.
Conformément aux dispositions de l'arrêté du 13 mai 1827, les habitants qUI
désiraient acquérir des engagés se présentaient devant l'officier de l'état-civil en
compagnie de leurs témoins. Ils déclaraient affranchir de toute sujétion les captifs qu'ils
avaient rachetés, à charge pour ceux-ci de travailler pour eux ou pour les personnes
auxquelles ils céderaient leurs droits.
A l'échéanche fixée, les engagés jouiraient de leur pleine et entière liberté6ü3. Le
contenu du contrat était traduit aux engagés dans leur langue maternelle.
600 A.RS., 2 B 10,/01.57. 58, Roger au ministre, 31 janvier 1826.
601 A.RS., 1b13, Ministre à Roger, 20janvier 1827.
602 Ibid.
603 A.RS. , K 6, Actes d'affranchissements, 1834-1841.
174
A la fin de la cérémonie, ils étaient d'office mis à la disposition des engagistes604. Du fait
des libérations ou des décès qui survenaient de temps en temps, le nombre des engagés
oscillait, à l'apogée du système entre 2500 et 3000 individus.
Cette période se place entre 1839 et 1841. La période précédente n'a été, dans
l'ensemble, qu'une" période plate ,,605. Le système était en déclin en 1848.
La condition des engagés était réglée par les arrêtés locaux instituant le régime des
engagements à temps. En principe, les engagés devaient être traités avec "douceur et
humanité ,,606. Les engagistes étaient tenus de leur procurer un logement décent, une
nourriture saine. Pour éviter les abus, le gouverneur les plaça sous la protection des
présidents des tribunaux de première instance, chargés de recevoir leurs plaintes607, la
législation leur garantissant également les économies qu'ils réaliseraient sur leurs gages.
Les engagés faisaient quatorze ans de service, qui étaient pour eux " une éducation
nécessaire pour apprendre à jouir de la liberté et pour apprendre aussi des devoirs qu'elle
impose ,,608. Pendant ce dur apprentissage de la liberté, il n'existait pas de différence entre
la position du captif et celle de l'engagé.
Certes, dès leur arrivée, figuraient-ils obligatoirement sur le registre matricule des
engagés. Mais cette immatriculation n'était que l'expression de «l'intention de faire
affianchir et non l'acte du gouvernement proclamant l'affranchissement légal et la
jouissance de tous les droits attachés à la qualité d'hommes libres »609.
Les engagés du gouvernement étaient mieux traités que ceux des particuliers. Le Il
septembre 1823, le gouverneur Roger décida que les engagés du roi, quoique n'ayant pas
604 Ibid.
605 En 1822, les engagés n'étaient que 100 .. en 1825, leur nombre augmenta pour atteindre le
chiffre de 250, et 300 en 1826. Les engagés du gouverneur (non compris les soldats) s'élevaient à
107 en 1826 et à 99 en 1830. ANSOM - Sénégal XIV/19. Jubelin au ministre.
606 Bulletin administratifdu Sénégal, 1819-1956, p.30.
607 Bulletin administratifdu Sénégal, arrêté du 28 septembre 1823.
608 A.R.S., 2B10,fol. 57-58, Roger au ministre, 31 janvier 1838.
609 A.R.S., Rapport Gallois, président de la Cour d'appel, 3 juillet 1838.
175
droit à une solde, auraient cependant une indemnité à titre de prime d'encouragementv! O.
Un arrêté en date du 25 mars 1824, la fixa au dixième du salaire attribué aux ouvriers de
leur profession.
Dans l'ensemble, les droits des engagés n'étaient pas respectés. Le système
d'immatriculation mis sur pied pour en garantir la conservation n'empêcha guère les
fraudes. Au moyen de substitution, les engagistes transformèrent leurs engagés en esclaves
à vie611. En 1843, le gouverneur Bouet-Villaumez relevait les mêmes entraves à la liberté
totale des engagés. Or c'était uniquement leur force de travail que les engagés devaient aux
engagistes. Ils n'en constituaient pas la propriété6 12.
Dénaturé dans son principe après l'échec manifeste de la colonisation agricole du
Walo, le système des engagements à temps prolonge indirectement la traite dans des
régions où son abolition aurait bien pu être effective après 1815.
Le ministre de la Marine et des colonies inclinait à penser que l'on pouvait, " sans
se préparer à des regrets pour l'avenir, renoncer à un système créé pour des circonstances
qui n'étaient pas de nature à se reproduire au Sénégal ,,613. Le projet de suppression du
système des engagés à temps était donc dans l'air et les fraudes dont avaient été victimes
les engagés allaient emporter la décision. Le 16 janvier 1844, le gouverneur Bouet-
Villaumez prit l'avis du conseil privé de la colonie sur la question614. Un arrêté fut pris
interdisant toute nouvelle introduction d'engagés dans les établissements français de la côte
occidentale d'Afrique615 ; l'arrêté réservait à l'Etat le droit de recruter des engagés
nécessaires à l'organisation des troupes noires, propres à la défense et à la sécurité de la
"colonie3 ,,616.
Toute infraction à cet arrêté était punie d'un emprisonnement de cinq jours, d'une
610 A.R.S., 3E5, Conseil privé, séance du 11 septembre 1823.
611 A.N.So.M - Sénégal XIVI13, Rapport sur les engagés, septembre 1847.
612 A.RS, 2B27, fol. 122, Gouverneur à ministre, 25février 1848.
613 A.RS, 1B29,fol. 353, Dupré au gouverneur, 28février 1839.
614 A.RS, 3E17, conseil privé, séance du 16janvier 1844.
615 A.N.So.M, Sénégal XIVI18, arrêté du 16janvier 1844.
616 Ibid.
176
amende de 15 francs et de la perte des captifs qui seraient immédiatement libérés dès leur
entrée au Sénégal. La condamnation était assortie du versement de dommages et intérêts
pour "le préjudice souffert par le captif en raison de son déplacement "617, par
l'introducteur. Dès sa promulgation, les habitants en contestèrent la légalité. Ils allèguèrent
que la matière sur laquelle portait l'arrêté dépassait les attributions du gouverneur. Elle était
du ressort du roi, plaidèrent-ils en se fondant sur les termes de l'article 52 de l'ordonnance
organique du 7 septembre 1840 qui plaçait les colonies sous la juridiction directe du
roi618. Le tribunal leur donna raison, en soutenant que l'arrêté avait statué sur un objet
" supérieur à la compétence du gouverneur ,,619.
Cette décision fut lourde de conséquences: en deux ans, des centaines d'affranchis
furent introduits dans la colonie. La plupart d'entre eux furent vendus à l'étranger dès leur
arrivée à Saint-Louis. Selon le gouverneur Baudin, "ces ventes ont été autorisées et
conseillées par l'autorité supérieure de l'époque. On avait adopté ce moyen pour
débarrasser la colonie le plus vite possible d'un élément qu'on supposait gênant et onéreux
dans le cas où le gouverneur croirait devoir accorder une indemnité aux engagistes ,,620.
En 1847, une ordonnance royale supprima les engagements à temps621. Elle
punissait d'un emprisonnement de 16 jours à 3 mois et d'une amende de 101 francs à 500
francs quiconque se livrerait désormais au recrutement des engagés. En cas de récidive,
l'emprisonnement pourrait être porté à 6 mois et l'amende à 1000 francs.
Les engagistes devant être dédommagés, on demanda aux officiers du ministère
public de vérifier l'origine de tous les engagés et la date de leur engagement. Toute
introduction postérieure au 1er mars 1844 ne pouvait bénéficier de l'indemnité due aux
propriétaires. Les investigations des magistrats permirent la libération de nombreux
engagés. L'effet immédiat de la suppression du système fut la reconversion économique
des populations de l'intérieur, qui cherchèrent dans l'agriculture une compensation à la
perte des profits qu'elles tiraient de la traite622.
617 Ibid.
618 A.RS., 2B23,fol. 108, Gouverneur au ministre. 24 avril 1844.
619 A.R.S. 2B27,fol101-102. Baudin au ministre, 29 février 1848.
620 A.RS, 2B27,fol. 102, Baudin au ministre, 29 février 1848.
621 ANSo.M, SénégaIXIV/13, Rapport du Conseiller d'Etat. septembre 1847.
622 F Zucarrelli, "Le régime des engagés à temps au Sénégal ". C.E.A., n° 7, vol. II, 1972, pp.
454-460.
177
Les modifications statuées du code civil devaient résorber l'anachronisme des
usages du Sénégal ancien, tout en modulant l'infiltration du droit français dans le droit
local qui, intempestive, entraînerait
un bouleversement des institutions
indigènes
préjudiciable aux intérêts du commerce français.
Ce droit taillé sur mesure a inspiré certaines décisions des tribunaux chargés de mettre
en pratique la législation coloniale et d'amener les juges à pratiquer les principes du droit
français.
Le 28 septembre 1838, par convention privée, faite devant témoins, le sieur Mathurin
Bougouma donna plein pouvoirs à son captif, Séni, de travailler pour son propre compte, à
charge pour ce dernier de lui verser mensuellement 60 francs. Nanti de cette autorisation,
Séni se présenta chez le sieur Monteillet et obtint de lui des marchandises pour la traite de
la gomme. L'opération fut infructueuse et Séni resta débiteur de Monteillet de 1. 283 kg de
gomme et 5.254,97 francs. Le créancier qui avait fait livraison des marchandises à Séni, en
considération de l'autorisation de son maître, se crut alors en droit d'actionner le maître
comme garant et responsable de la dette contracté par son esc1ave623.
Le tribunal fut d'avis que l'acte du maître renfermait en faveur de Séni, l'esclave, la
" dotation d'un attribut de liberté, une nature d'émancipation semblable en quelques-uns de
ses effets à celle permise par le droit civil ; que l'esclave est une propriété dont le maître
peut disposer, qu'il peut modifier à son gré ,,624.
En accordant à son esclave la faculté de traiter avec lui, le maître lui reconnaissait
celle d'en faire autant avec les autres. Sans cela, il ne pourrait se livrer à cette industrie que
lui interdisait d'ailleurs l'état de sa personne625.
Du moment qu'il y aurait immoralité à ce qu'un maître pût .. profiter des bénéfices
opérés par son captif sans être tenu au moins de le laisser remplir les obligations
auxquelles les opérations l'avaient soumis ", le tribunal débouta le sieur Monteillet de son
action contre le sieur Bougourna, à charge pour ce dernier cependant de cc maintenir la
convention du 28 septembre 1838 jusqu'à l'exécution des obligations souscrites par son
623 A.NS.o.M, Greffe de Saint-Louis, 19 octobre 1839.
624 Id.
625 Id.
178
captif,,626, et accorda à Monteillet tous droits contre Séni, l'esclave, lequel fut condamné
par corps à lui payer 5 254,97 francs et la quantité de 1 283 kg de gomme.
Cette décision reconnaissait donc la responsabilité personnelle du captif, Séni,
puisqu'il était condamné par corps à payer sa créance. Le principe demeurait pourtant que
l'esclave était un mineur; placé à la tête d'un commerce par son maître, il engageait ce
dernier pour l'ensemble de son activité, créances ou dettes.
Avec la complexité des relations juridiques, qui apparaît au milieu du XIXe siècle et le
nombre croissant des esclaves, il fallut modifier quelque peu leur situation. Utilisés par les
"grandes familles" de St-Louis et Gorée, ils en deviennent un des fondements ;
désoeuvrés627, mais intégrés à la famille du maître dont ils sont la propriété, les esclaves
de case sont protégés contre les abus les plus graves. Mais le maître a un pouvoir de
correction sur eux.
Aussi, pour éviter tout" despotisme domestique" de la part des maîtres, le gouverneur
Bouët - Villaumez règlementa en 1844 le pouvoir disciplinaire des propriétaires sur leurs
captifs dans les établissements français. Il fixa à 29 coups de fouet la sanction maximale
qu'un maître pouvait désormais infliger à son captif indocile. Et encore devait-il faire appel
au service du commissaire de police. Les maîtres protestèrent contre la décision du
gouverneur qui allait manifestement à l'encontre de l'usage du Sénégal ancien: selon
l'usage, en effet, la correction corporelle des esclaves était un attribut exclusif des
maîtres628. Certaines indications laissent penser que la réglementation a néanmoins été
plus ou moins suivie car, du 15 octobre au 15 novembre 1844, le commissaire de police de
Saint-Louis administra des sanctions corporelles à 39 esclaves. Les maîtres qui en faisaient
la demande étaient assujettis au paiement d'une taxe de 1,50 franc, perçue au profit du
sergent de la ville qui exécutait la besogne629.
626 Id.
627 A.R.S., Rapport de l'ordonnateur Guillet, janvier 1836.
628 A.RS., Rapport de l'ordonnateur Guillet, 1841.
629 Si l'autorité des maîtres dans l'administration des châtiments devait se borner à une correction
raisonnable, la coutume n'en avait pas moins précisé la procédure qui permettait aux captifs
d'échapper à la tyrannie de leurs maîtres. En cas de faute grave commise par un captif, son maître
ne pouvait le vendre qu'aprés en avoir référé au chef du lieu qui examinait si la faute qu 'on lui
reprochait méritait une telle sanction.
179
Faute de ne pouvoir supprimer l'esclavage, l'autorité coloniale était soucieuse
d'améliorer la condition des captifs, laissant le temps de faire évoluer les indigènes vers un
" état de civilisation" où ils se débarrasseraient à jamais de l'institution servile.
Mais depuis que les Anglais ont aboli l'esclavage dans leurs colonies (1833), la
question a été agitée à plusieurs reprises par les autorités françaises.
Selon Mackau, le moyen le plus efficace était de procéder à la christianisation des
captifs630.
Dieu lui-même étant Summa ratio, on peut en associant maîtres et esclaves dans la
même foi, montrer aux premiers que l'institution servile n'était valable que dans le cadre de
la cité terrestre. Devant Dieu, toutes les créatures sont sur le même pied d'égalité, parce que
portant en elles une parcelle de la divinité. L'esclavage apparaît dès lors comme un fait
d'histoire contra naturam. L'égalité des hommes devant le Créateur qu'enseignait l'Eglise
serait finalement appliquée dans les relations sociales, ce qui logiquement conduirait à
l'abolition de l'esclavage qui, lui, fonde des rapports socio-économiques sur le principe de
la supériorité de la force sur le droit.
Le projet n'avait pas abouti, car les maîtres refusaient de baptiser leurs esclaves.
L'administration du sacrement du baptême équivalait, en effet, à un affranchissement631.
Mais sa réalisation se heurtait surtout à un obstacle de taille: la plupart des maîtres étaient
de confession musulmane et s'opposaient à l'adhésion de leurs esclaves à une religion autre
que la 1eur632. Dans le souci de ne pas heurter les susceptibilités locales, le gouverneur
Roger préconisa une politique de prudence, de tolérance et de protection de l'islam. Car.
écrit le gouverneur Roger, si "l'esprit de prosélytisme prenait (chez les Français)
indiscrètement trop d'essor, il se réveillerait bientôt chez les Noirs, avec ardeur. Il
deviendrait pour eux du fanatisme ,,633. C'est dire que l'accord sur l'application de règles
minimales sur la condition des esclaves était d'autant moins facilement réalisable que la
plus grande confusion régnait sur le point de savoir s'il fallait respecter ou non la captivité
630 A.R.S., 1B38,fol. 176, Ministre à gouverneur, 27 octobre 1844.
631 B 'l
01 at, op.
.
ctt., p. 5.
632 A.R.S., 2B9, fol. 31, le gouverneur Roger au ministre, 15 avril 1824.
633 A.R.S., 2B9,Jol. 31-32, le gouverneur Roger au ministre, 15 avril 1824.
180
de case634. Une analyse historique et juridique des pratiques du Pouvoir colonial montrera
qu'une telle confusion est voulue par le colonisateur qui estime que le contenu de l'ordre
public colonial étant variable dans les colonies, il doit transiger chaque fois qu'il y va des
intérêts de la domination coloniale. Le respect du principe de légalité en a donc souffert.
Paragraphe 2 : Les limites du droit applicable tenant au contenu variable de
l'ordre public colonial
L'application du droit colonial a souffert de la frontière qui sépare l'Européen de
l'indigène, frontière dont l'expression juridique est contenue dans la notion d'" ordre public
colonial ". Bien qu'elle soit latente dans différents textes portant organisation judiciaire des
colonies635, cette notion est d'origine doctrinale.
La théorie de l'ordre public colonial a été élaborée par H. Solus 636. Elle a pour
fondement la mission civilisatrice du colonisateur. Elle part du principe que tout ce qui
était contraire aux règles morales, aux règles juridiques, au fondement même de cette
civilisation devrait être proscrit.
En raison du principe de la subordination des colonies aux valeurs et règles
métropolitaines, l'ordre public colonial ne devrait pas être différent de l'ordre public de la
France continentale. Les différences pouvaient, à la rigueur, provenir des lois qui
régissaient les matières d'ordre public, mais non des matières elles mêmes. Mais il n'en a
pas été ainsi637. "Conçu au départ comme un ensemble de principes garantissant le
respect de la personne et de la dignité humaines, fait observer Guy A. Kouassigan, l'ordre
public colonial s'était, très tôt, confondu avec l'ordre public social et économique instauré
par le colonisateur et conforme à sa politique; ce qui n'est pas la même chose" 638.
C'est donc dire que cette notion est une tentative de justification de la colonisation
et des actes de l'administration coloniale; "tentative dans laquelle, écrit M. Kamto, le droit
634 A. Girault, Principes de colonisation et de législation coloniale. t. 1, n" 510 et s. ; cl " Le délit
d'esclavage ", Paris, Dar., 1905.2.17.
635 Cf A. Girault, Principes de colonisation et de législation coloniale, t. 2, p.407.
636 H Solus, Traité de la condition des indigènes en droit privé, Paris, Sirey, 1927., pp, 302 et ss.
637 Ibid., p. 312.
638 G. A. Kouassigan, Quelle est ma loi? Tradition et modernisme dans le droit privé de la famille
181
apparaît comme un appoint scientifique à l'idéologie de la colonisation ,,639. Quand il
parle d" ordre public colonial", le professeur Solus entend par là que "la loi de statut
personnel indigène, dont le respect a été cependant proclamé par la métropole, ne peut
prévaloir lorsqu'elle est en opposition ou en contradiction avec une règle que la nation
civilisatrice considère, dans la colonie, comme étant essentielle au succès de l'oeuvre de la
colonisation »640.
Cette définition est donc la consécration de la primauté des lois adoptées en
métropole et des décisions de l'administration coloniale sur les us et coutumes indigènes
qui seraient en contradiction avec elles64 l. Henry Solus est formel : "En déclarant
respecter la législation privée indigène écrit-il, la métropole n'entend pas, en effet, abdiquer
l'obligation qui lui incombe d'assurer et de maintenir dans la colonie, un ordre social et une
organisation juridique conformes à son action colonisatrice"642. Le complexe du
colonisateur, complexe de race et de civilisation réputées supérieures, trouve là, son
expression juridique. Tout se tient: le Blanc domine parce qu'il est de "race supérieure ".
Or la colonisation ou la domination coloniale, est oeuvre de "civilisation ". La " nation
civilisatrice" ne peut donc admettre que les" coutumes" indigènes compromettent sa
"mission ". La notion d'ordre public colonial se veut souple, évolutive et réaliste643 .
Selon le colonisateur, le niveau des contraintes de l'Etat de droit est variable dans
les colonies, en fonction des progrès réalisés par celles-ci dans leur marche vers ., la
civilisation ". Ainsi, la notion d'ordre public colonial peut conduire. à maintenir certaines
institutions indigènes qui sont, par nature, contraires aux valeurs de la civilisation
française, leur survivance ne gênant pas l'expansion coloniale dans ses fondements
économiques644. Par contre, d'autres matières dans lesquelles le droit français a consacré
la liberté d'action comme conséquence de l'autonomie de la volonté sont déclarées d'ordre
public. Il en est ainsi dans le domaine contractuel pour assurer la sécurité des transactions,
en Afrique noire francophone, Paris, éd. A. Pedone, 1974, p. 55.
639 M Kamto, Pouvoir et Droit en Afrique noire, op. cit., p.261.
640 H Solus, op. cit., p.303.
641
CfA. Bonnichon, .. L'ordre public colonial, facteur d'évolution du droit indigène ". art. in
L'Action Populaire, 10janvier 1932, pp. 1-18.
642 Ibid.
643 Pour une critique de cette notion, cf P. Ngom, L'Ecole de droit colonial et le principe du
respect des coutumes indigènes en Afrique occidentale française. Thèse droit, citée, 1993, pp.211-
222.
644 Solus, op. cit., pp. 309-310.
182
ce qui est essentiel au progrès économique et social. Telle qu'elle est formulée, la notion
d'ordre public colonial apparaît comme" une adaptation opportune aux circonstances du
moment '0645, c'est-à-dire à l'état social et mental de chaque colonie. Du moment que cette
notion est mal définie, son contenu est variable, elle justifie les démarches du colonisateur
tendant à réserver au système juridique français une option sur le devenir de la société
indigène.
Selon une partie de la doctrine, il n'y a pas à proprement parler d'ordre public
colonial" quand le législateur métropolitain modifie la loi applicable aux indigènes, ce qui
rentre dans son rôle normal de législateur, mais seulement quand le juge se refuse à
appliquer une loi indigène demeurée certainement en vigueur d'après les textes et qui serait
applicable "646. C'est dire que la théorie de l'ordre public colonial est faite d'exceptions.
L'accommodement du Pouvoir colonial avec l'esclavage de case à l'intérieur des
établissements et des postes militaires sous pavillon français en est une illustration.
L'esclavage est contraire à l'ordre public colonial en raison de l'atteinte qu'il porte
au respect de la personnalité, de la dignité et de la liberté humaines.
Selon H.
Solus,
"Les principes du droit
français
considérés
comme
fondamentaux à cet égard, s'opposent à ce que l'être humain puisse faire l'objet d'une
appropriation ou d'un marché ,,647.
Certes, le législateur colonial a-t-il interdit la pratique de l'esclavage; il a même
sous certaines conditions, frappé de sanctions pénales ceux qui transgresseraient cette
interdiction648.
Cependant, une meilleure interprétation des faits montre que l'esclavage n'est
considéré par le Pouvoir colonial comme contraire au droit naturel et aux droits de
645 Ibid., p. 321.
646 A. Bonnichon, "L'ordre public colonial, facteur d'évolution du droit indigène ", art. cil.. p.3.
647 H Solus, op. cit. n° 282.
648 Le décret du 27 avri/1848 abolissant l'esclavage; la Constitution du 4 novembre 1848. art. 6.
déclarant que "l'esclavage ne peut exister sur aucune terre française" ; le sénatus consulte du 3
mai 1854, art. 1 portant que l'esclavage ne peut jamais être établi dans les colonies françaises.
183
l'Homme, qu'au début du XXe siècle. L'histoire de la colonisation française, dans ses
aspects juridiques est de ce point de vue, celle d'une inapplicabilité du droit civil français
aux indigènes.
Ne peut-on pas considérer l'esclavage comme un des modes habituels de la
domesticité, comme une sorte de "servage domestique ,,649 ? Une réponse affirmative
donnée de manière absolue serait sans doute excessive. L'ordre public colonial ne semble
point troublé par de telles pratiques, à condition bien entendu qu'elles n'aboutissent pas à
conférer au maître un droit de vie et de mort650. S'il n'est pas accompagné de
circonstances aggravantes, l'esclavage de case ne tombe pas davantage sous le coup de la
loi pénale elle-même 651.
C'est dire que la notion d'ordre public colonial est une notion fluctuante,
contingente, qui présente un caractère exceptionnel. Si le contenu de cette notion est à tout
le moins variable, son domaine d'application reste toutefois bien défini.652
Il semble que cette notion reflète bien le complexe de supériorité de la
" civilisation ", et par voie de corollaire, du droit de la nation conquérante par rapport aux
institutions juridiques indigènes. Elle s'inscrit dans la doctrine coloniale de l'époque qui,
marquée par l'idéalisme républicain, était convaincue de sa valeur universelle et n'avait
jamais considérer les sociétés colonisées comme des sociétés politiques porteuses de
valeurs et de civilisations complètes. C'est dans cette vue qu'elle ne toléra leurs us et
coutumes qu'en tout ce qu'ils ne pouvaient avoir de contraire à la " civilisation", but ultime
de la colonisation française dans l'esprit du professeur Solus.
Dans la formulation de la théorie de l'ordre public colonial telle qu'elle est faite
649 Kersaint-Gilly (de), "Essai sur l'évolution de l'esclavage en AOF ; son dernier stade au
Soudan ", in Bull. Comité Etudes Hist. et Scient. de l'A.o.F., 1924, p. 226.
650 H Solus, op. cit., p. 317.
651 L'esclavage de case avait d'ailleurs été mis à part, à la conférence de Berlin du 26 février
1885. C'est seulement en 1919, avec la 3e convention internationale du 19 septembre (art. 2) que
les puissances contractantes se sont engagées à prendre toutes les mesures tendant à la
s,!,!ression de l'esclavage sous toutes ses formes.
6
D'après H Solus, la notion d'ordre public colonial permet d'expliquer et de justifier les
dispositions par lesquelles sont assurées: 1- Je respect de la personnalité et de la dignité humaine;
2- l'identité juridique des personnes (état civil) ,. 3- la sécurité des transactions et l'exécution des
obligations,' 4- la bonne organisation du régime foncier et la sécurité du crédit immobilier; les
dispositions concernant le droit pénal". op. cit. p.313.
184
par H. Solus, apparaît en filigrane une certaine idéalisation de la civilisation et du droit
français. A ses yeux, cette théorie "peut être considérée comme étant à la base de très
nombreuses dispositions que sans elle, il serait difficile d'expliquer rationnellement et de
justifier ,,653 .
Au demeurant, le rêve d'un ordre juridique identique dans ses fondements et ses
objectifs à l'ordre juridique métropolitain transformé en ordre public colonial s'est émoussé
face à des intérêts, que la mise en oeuvre de cet ordre public colonial aurait par trop
contrariés. Ainsi, à défaut d'imposer son propre système juridique, la France applique un
droit colonial taillé sur mesure. Le changement de cap n'intervient qu'au dernier tiers du
XIXe siècle.
Déjà, lors de la conférence tenue à Berlin en 1885, les puissances coloniales se
disaient préoccupées d'accroître le bien-être matériel et moral des indigènes654. Plus tard,
l'Institut de Droit international, dans la conférence qui a eu lieu à Lausanne en 1888,
adoptait un projet de résolution développant les points laissés dans l'ombre par l'" Acte
général ,,655 de Berlin, notamment au sujet des droits des indigènes.
Le but de la déclaration de Lausanne qui" n'a pas d'ailleurs un caractère officiel, a
été d'étendre l'application des principes posés par la conférence de Berlin, qui avait légiféré
exclusivement pour les territoires situés sur les côtes d'Afrique ,,656.
Les desiderata exprimés dans la déclaration de Lausanne ne sont pas d'ailleurs
restés lettre morte, puisque, suivant M. Cattier : "La conférence anti-esclavagiste de
Bruxelles a été réunie pour modifier en un point et pour compléter en d'autres points
l'oeuvre commencée à Berlin ,,657. Les articles 5 et 9 de l'acte de la conférence de Berlin
ont établi le principe de l'extinction de l'esclavage dont l'Acte de la conférence de
Bruxelles (1890) a déterminé les règles précises d'application658.
653 H. Solus, op. cit. p. 312.
654 Cf Le Préambule de la conférence.
655 Pradier et Foderé, Traité de droit international public (1885-1906), Tome V
656 Vernier de Byans, Condition juridique et politique des indigènes dans les possessions
coloniales, Thèse Droit, Paris, 1905, pp. 5-7.
657 M Cattier, Droit et administration de l'Etat indépendant du Congo, Paris, 1898, p.157.
658 A.N.S.o.M, Sénégal XIVI}? Application de l'Acte général de la conférence de Bruxelles, 1892-1895.
185
Malgré l'énergie des mesures prises, on n'a pas réussi à tarir la source même de
l'esclavage.
Certes, l'antiquité a pratiqué l'esclavage d'une manière générale 659, mais sous
l'influence du christianisme, le Moyen-Age a transformé cette institution en servage et
cette forme de semi-liberté a disparu à son tour de l'Europe lors de l'affranchissement des
serfs de Russie660.
Après le stoïcisme et en s'appuyant sur les Ecritures des évangiles, les auteurs
chrétiens proclament l'égalité de tous les hommes66 1 et le principe de la liberté naturelle,
ce qui n'implique d'ailleurs pas qu'ils veuillent l'immédiate disparition de l'esclavage sur
lequel reposait l'économie antique 662. Plus que d'une contradiction, il s'agit d'une
dissociation entre un principe moral, qui représente un idéal souhaité, et la prise en
considération d'une situation historique donnée, que l'on ne saurait bouleverser d'un seul
coup sans provoquer une crise sociale d'une extrême gravité.
Or, les Apologistes et les Pères de l'Eglise se plaisent à montrer dans les chrétiens
des citoyens respectueux de l'ordre établi. Sous l'inspiration de la doctrine évangélique, les
textes de Justinien affirment fréquemment l'égalité naturelle des hommes 663.
En ce qui concerne l'Afrique, la plupart des auteurs se déterminent par rapport à
l'état social et mental des indigènes et recommandent des mesures graduelles et non
brutales de suppression de l'esclavage 664.
Comme le fait d'ailleurs remarquer M. Cattier, l'Acte général de la conférence de
659 Cf 1. Gaudemet, Institutions de l'Antiquité, Paris, 1982, 2e édition, Sirey, pp. 715-720 (à
propos des institutions politiques romaines).
660 Cf 1. Bart, "De l'esclavage au servage et à la mainmorte. La doctrine juridique au service de
la société", in Mélanges en hommage à Gérard Boulvert, Nice, 1987, pp. 35-36.
661 Cf 1. Gaudemet, L'Eglise dans l'empire romain (Paris, 1958), pp. 564-567, où l'on trouvera la
bibliographie. Critique de l'esclavage dans Augustin, Civ. Dei, XIX, 15 ,. l'Ambrosiaster (Quaest.
Novi et Veto Test., 115, 47,. CSEL, 50, 333) reconnaît, avec les juristes romains, qu'if est le fruit de
la guerre.
662 Cf les textes cités dans: 1. Gaudemet, L'Eglise dans l'empire romain, Paris, 1958, p.565.
663 I. 1., 1,2,2,. 1, 5, pro ,. 1, 3,2,. c.i., 7,24, 1 (abrogeant la S.-C. Claudien) ,. Nov. 89, 1. pro etc.
664 Cf. Cl. Schneider, L'esclavage de case au Sénégal et le rôle des Français dans sa disparition,
Mémoire, Sorbonne, Centre d'études africaines, Paris, 1970,. G. Deherme, L'esclavage en A.o.F.,
Paris, 1908 qui estime qu'en Afrique, l'esclavage est dans son milieu naturel.
186
Berlin qui est formel au sujet de l'interdiction de la traite" est beaucoup moins impératif en
ce qui concerne l'esclavage. Celui-ci, en effet, pour si malfaisant qu'il soit, a de profondes
racines dans la constitution des sociétés africaines,,665.
De fait, la condition des esclaves domestiques est jugée moins dure que celle des
captifs de traite, si bien que certains administrateurs coloniaux affirment hautement que les
mesures d'abolition inspirées par la révolution de 1848 constituent une faute.
Certes, l'esclavage cadre très bien avec l'état social de la plupart des sociétés
indigènes; mais l'existence même d'une telle institution est" contraire à la Raison et une
nation qui se dit civilisée peut difficilement la tolérer à l'abri de ses lois et de ses
institutions ,,666. C'est dire que" l'homme naît naturellement libre et indépendant, il est
doué d'une personnalité que nul n'a le droit de lui ravir ,,667.
Lorsqu'une puissance civilisée exerce sa souveraineté sur un territoire, l'une de ses
premières missions doit être de rendre, en principe, à tous les individus, la liberté à laquelle
ils ont droit.
C'est dans ce sens qu'il faut interpréter la position ultérieure de la doctrine qui
estime que" les coutumes indigènes ne doivent subsister que dans la mesure où elles ne
sont pas incompatibles avec le respect de la vie et de la liberté d'un être humain. Une
nation civilisée ne peut... tolérer l'esclavage... sur le territoire où elle est désormais
souveraine ,,668.
Au demeurant, le Pouvoir colonial, soucieux d'éviter les désordres, maintient les
coutumes indigènes, non sans transiger lorsqu'il y va des intérêts de la domination
coloniale.
La pratique avait progressivement infléchi l'idée de départ de respecter les
665 M Cattier, Droit et administration de l'Etat indépendant du Congo, op. cit., p.140.
666 A. Girault, "Rapport sur la condition juridique des indigènes ". ln Comptes rendus du
Congrès de sociologie coloniale, tome 1, Paris, 1900. p. 55.
667 Vernier de Byans, Condition juridique et politique des indigènes..., op. cit., p. 48.
668 A. Girault, "Rapport sur la condition juridique des indigènes ". ln Comptes rendus du
Congrès de sociologie coloniale, tome 1, Paris, 1900, p. 55.
187
institutions indigènes, depuis 1903669 ; en effet, c'est par décret qu'il avait été tenté de
mettre un terme à la contrariété entre certaines coutumes indigènes et les " principes de la
civilisation française ".
En effet, le décret du 10 novembre 1903, organisant les tribunaux indigènes de
l'AOF, disposait que la justice appliquerait en toute matière les coutumes locales, mais
seulement en ce qu'elles n'avaient pas de contraire aux principes de la civilisation
française.
Il posait donc des limites dans lesquelles l'autorité coloniale entendait respecter les
coutumes.
Ainsi, la circulaire du gouverneur général p.i., Merlin, du 20 août 1904 pour
l'application du décret du 10 novembre 1903, soutenait que les autorités coloniales ne
pourraient pas "davantage tolérer le maintien à l'abri de (leur) autorité de certaines
coutumes contraires à (nos) principes d'humanité et au droit naturel ,,670. Dans ce sens, le
gouverneur général avançait en exemple l'impossibilité pour les tribunaux indigènes de
reconnaître l'état de captivité, en statuant sur de pareilles questions 671. D'après le
gouverneur général p.i., les juges indigènes devraient aussi appliquer une loi égale pour
tous, sans distinguer parmi les justiciables selon la "qualité de captif par opposition à celle
d'homme libre" : cette distinction, pour conforme à la coutume qu'elle était, n'en heurtait
pas moins, disait la circulaire Merlin, "nos principes fondamentaux de justice". A quoi
répondait une interrogation du gouverneur du Sénégal: "n'y a-t-il pas à craindre qu'en
raison de l'importance des questions de captivité dans la vie indigène, il se crée, à côté de
la justice officielle une justice clandestine réglant ces cas ,,672 ?
Les instructions Roume du 25 avril 1905 (visant toujours l'application du décret du
10 novembre 1903) prescrivaient aux lieutenants-gouverneurs: " notre ferme intention de
respecter les coutumes ne saurait nous créer l'obligation de les soustraire à l'action du
669 A.N.S.o.M, Sénégal XIV/28 bis. Réglementation au sujet de l'esclavage, 1903.
670 A.R.S., M 79, NCJ2, p.9 - Circulaire Merlin, 20 août 1904.
671 Ibid., p.10.
672 Ibid.
188
progrès. Avec le concours des tribunaux indigènes ..., il sera possible d'amener une
généralisation des usages compatibles avec les conditions sociales des habitants et de
rendre ces usages de plus en plus conformes... aux principes fondamentaux du droit
naturel source première de toute législation ,,673.
Dans la réalité, le droit civil français était inapplicable et le plus intéressant dans le
contexte socio-historique sénégalais, c'était que l'administration coloniale" s'arrogeait le
droit de constater une telle inapplicabilité en même temps qu'elle se reconnaissait de
pouvoir apprécier de la compatibilité ou non, de certaines coutumes, avec quelques
principes fondamentaux ,,674.
En prescrivant que les principes d'humanité et de droit naturel s'imposaient contre
les coutumes en cas de conflit, le gouverneur général p.i. de l'AüF ne formulait aucune
norme précise, sinon que des concepts flous dont l'imprécision se prêtait à tous les abus.
Comment, "respecter les coutumes, les appliquer, sous une réserve illimitée que
représentait la non contrariété avec les "principes de la civilisation française "7 Et surtout,
" comment apprécier de la contrariété ou de la compatibilité avec ces principes, lorsqu'on
ne connaissait (ni n'avait les moyens de connaître) les coutumes en question" s'interroge le
professeur Paul Ngom675.
L'application du droit français était donc des moins évidentes, d'autant plus que la
conduite des administrations s'accommodait bien des réalités locales.
Au demeurant, la .. nouvelle politique indigène" que l'on concevait pour la
Sénégambie devait mieux opérer la pénétration du droit français dans le droit local en
assurant, "une protection efficace à ceux que d'anciens préjugés ou de vieilles habitudes
menaçaient dans le libre exercice de leurs droits et de leur liberté ,>676.
Notre propos sera d'analyser les différents facteurs qui en ont permis la réalisation.
673 A.R.S., M 79, p.29, Instructions Roume, 25 avril 1905.
674 P. Ngom, L'Ecole de droit colonial et le principe du respect des coutumes indigènes en Afrique
Occidentale Française. Thèse Droit, p. 66.
675 Ibid. p. 67.
676 A.R.S., k 23, Gouverneur du Sénégal au gouverneur général AOF, 27 janvier 1904.
189
DEUXIEME PARTIE
190
Un certain nombre de
facteurs
sont à la base des transformations subies par
l'institution servile dans les sociétés sénégalaises. Il est établi que les idées véhiculées par les
Lumières et revendiquées par la Révolution française ont joué un rôle.
Celle-ci a en effet tenté d'abolir l'esclavage, au nom du principe que tout homme a
des droits naturels, sacrés, inaliénables677. Ce principe est tiré de la théorie du droit naturel,
dans sa version rationaliste du XVIIIe siècle.
Selon les tenants de cette théorie,la Nature ne connaît pas des rapports sociaux. « S'il
y a un droit naturel, c'est seulement au sens subjectif, non un Droit, des droits naturels, les
pouvoirs et libertés que l'Individu isolé possède dans l'état de Nature »678.
Dans cette optique, la Ile République déclare l'abolition de l'esclavage dans les
colonies françaises et décide que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés
dans ces colonies, sont citoyens français et jouissent de tous les droits assurés par la
Constitution679. Mais s'il est aisé de proclamer l'abolition de l'esclavage, l'accord ne s'est
jamais fait quant à l'application concrète des mesures prises680.
Pour bien mesurer les difficuhés d'application du décret du 27 avril 1848, il nous
suffit d'insister sur l'inadéquation du système juridique métropolitain à l'entreprise coloniale
qui se développe en Afrique, du XVIIe siècle à l'indépendance.
L'essence du système métropolitain est de type subjectif, c'est-à-dire que « le droit est
avant tout un pouvoir ou une capacité inhérente à l'Individu qui est le centre de tout le
système. La Société n'est que le cadre particulier dans lequel se concrétisent ces droits. Son
intervention n'est justifiée que dans la mesure où elle tend à établir le minimum de cohésion
nécessaire pour le plus grand bien de chacun» 681. Cette conception, fondée sur le primat de
l'Individu, et sur le principe de l'autonomie de la volonté (sauf disposition de la loi), est en
677 F. Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, Paris, P.U.F, 1992, pp. 235-
243.
678 M Villey, Leçons d 'histoire de la philosophie du droit, 2e éd. Paris, Dalloz, 1962. p. 58.
679 J. Murat, La Deuxième République, Paris, Fayard, 1987, pp. 158-163.
680 N Schmidt, Victor Schoelcher et l'abolition de l'esclavage, Paris, Fayard, 1994, pp. 99-148.
681 B. Mole ur, « Traditions et loi relative au domaine national (Sénégal) », art. cit.. pp. 23-24.
191
contradiction avec le projet colonial qui, lui, est par nécessité une entreprise de péjoration de
l'Indigène, c'est-à-dire le colonisé.
C'est dire que le conflit entre deux conceptions aussi opposées, ne peut qu'être ouvert.
En effet, si l'autorité représentant la nation conquérante était favorable à la prohibition de
l'esclavage, elle n'en demandait pas moins d'en différer les effets, le temps d'une éducation
de l'élément indigène. Selon elle, il fallait tenir compte de 1'« esprit flottant» de celui-ci, de
son niveau de développement social; bref, la nécessité de « ménager les transitions» était
ressentie comme de bonne « politique indigène ».
Notre propos sera de voir comment cette idée a pu être conciliée avec l'application du
décret du 27 avril 1848, portant abolition de l'esclavage dans toutes les colonies françaises.
Par ailleurs, le Pouvoir colonial a lui-même hypothéqué la viabilité de ce qui allait constituer
un dualisme juridique en s'attaquant à la pratique de l'esclavage dans les régions sous
influence française.
A partir de 1903, il va plus loin en subordonnant le maintien des coutumes indigènes
en tout ce qu'elles ne peuvent avoir de « contraire aux principes de la civilisation
française» 682.
Au demeurant, la prohibition de l'esclavage est le résultat d'un double processus,
marqué par la condamnation de principe de toute forme de sujétion de la personne humaine
par les Lumières (Titre premier), et par des réalisations concrètes au Sénégal, par le respect
des contraintes récurrentes à l'Etat de droit (Titre deuxième).
682 A.R.S., M79, pièce 50. Décret du JO novembre 1903. Texte du décret.
192
TITRE PREMIER
:P,anyCIPE··
AG)f
193
Pour s'être imposée dans la littérature, l'idée que les Noirs sont voués à l'esclavage683 ne
s'en est pas moins heurtée au choc des Lumières et aux contraintes de la gestion coloniale
qui inclinaient les autorités chargées d'administrer les colonies au changement de
mentalité.
Mais il convient de préciser que c'est en France continentale que se produiront les
évènements dont le retentissement inattendu dans les colonies permettra la suppression de
l'esclavage.
Ceux qui se trouvent au cœur de ces évènements sont des libéraux (au sens de la
tradition philosophique des Lumières), de sensibilités différentes (protestants, antic1ériaux,
etc..), mais tous partagent la conviction qu'il faut apporter des réformes à la politique
coloniale de la France684, abolir l'esclavage dans les colonies. L'observation des faits
montre que les changements qu'ils proposent ne s'attaquent pas au fond du problème.
Soucieux de ne pas bousculer l'ordre naturel des choses, il leur fallait une abolition
graduelle, qui respectât le droit naturel de propriété des colons et qui mît en place une
organisation paternaliste du travail, garante du maintien de l'ordre social voulu par les
colons685. Il leur fallait, en somme, réformer le système de l'intérieur sans saper ses
fondements, gagner la sympathie des défenseurs de l'esclavage eux-mêmes. Cette mentalité
ne change qu'avec la renaissance du mouvement abolitionniste français, au XVIIIe
siècle686. Ce mouvement emprunte aux valeurs de la culture judéo-chrétienne, et plus
particulièrement aux courants d'idées liés au protestantisme britannique687. Deux facteurs
y ont contnbué : d'une part, l'émergence d'une philosophie sociale et d'une anthropologie
qui repoussent l'esclavage de l'ordre naturel des choses; d'autre part, le développement,
dans la théologie, de la croyance en un ordre providentiel, accessible par une éthique de
683 R. Mercier, L'Afrique Noire dans la littérature française, Premières images, 1Z", 18° siècles.
Dakar, Faculté des Lettres, 1962 ,. S. Daget, « Les mots « esclave », « nègre », « noir» et les
jugements de valeur sur la traite négrière dans la littérature abolitionniste française de 1770 à
1845 », in Revue Française d'Histoire d'Outre-mer, n° 221, Paris, 1973.
684 J. Tudesq, Les grands notables en France, PUF, 1964, t.2, pp. 834 et ss.
685 Sur la philosophie sociale des notables, voir encore J. Tudesq, op. cit., pp. 566-605.
686 Th. Nata, La pensée anti-esclavagiste dans la littérature française du Xl/Ille siècle, Thèse
Doctorat 3e cycle, Paris 111, 1976.
687 Sur le rôle de l'élite protestante dans la renaissance du mouvement abolitionniste français,
voir Y. Debbasch, Poésie et traite. L'opinion sur le commerce négrier au début du XIXe siécle,
R.F.H.o.M, 1961, pp. 3JJ-352 ,. A. Quénum, Les églises chrétiennes et la traite atlantique du
XVème au XIXème siècle, Paris, Karthala, 1993., pp. 201-220.
194
charité, objectivée dans la réforme sociale 688.
C'est dire que la renaissance du mouvement abolitionniste français a pour corollaire
le développement d'une idéologie dont le premier ressort est l'exclusion de l'homme du
monde des marchandises.
L'idéologie est comprise ici comme un système de croyances et de valeurs et reflète
les besoins d'un groupe social. Elle lui apporte une interprétation du monde qui l'aide à
définir ses intérêts et, pour
autant qu'elle fait l'objet d'un consensus, légitime ses
conduites 689. Mais le débat est avant tout doctrinal. Les théoriciens du droit naturel y
apportent leur caution scientifique en développant des idées sur la liberté des individus
quelle que soit leur race (chap. 1Jo Notre propos sera de voir dans quelle mesure la
réception de ces idées ont été prises en compte dans la gestion coloniale relativement à
l'organisation de la famille et de la propriété indigènes (chap. II).
688 Cf R Anstey, The Atlantic Slave Trade and British Abolition, Mac Mil/an, Londres, 1975, pp.
46-49.
689 J. M Cammet: Antonio Gramsci and the origin of Italian Commun ism, Stanford, 1967, cité
par Davis, the Problem ofSlavery in the Age ofRevolution, Cornell, University Press, 1975, pp. 14
et 349-350.
195
CHAPITRE 1
LA CAUTION SCIENTIFIQUE DES THEORICIENS
DU DROIT NATUREL
L'homme, selon la théorie du droit naturel, dispose de droits et libertés avant même
leur consécration par le droit positif. L'individu est considéré comme étant au centre du
système juridique et social. Il est à la fois la source et la fin du droit 690. Cette idée,
véhiculée en France européenne, ne s'est pas imposée totalement dans les colonies. et il
s'en faudra de beaucoup, jusqu'au XXe siècle 691.
C'est que, dans les colonies, le conquérant européen se prévaudra de l'absence de
liberté et de sécurité avant l'arrivée des Européens pour réclamer une « action éducative»
en direction des indigènes et, pour reprendre la formule du gouverneur général Brévié, le
droit d'inculquer « dans ces consciences obscures ces grandes idées que notre civilisation a
péniblement conquises après deux millénaires d'efforts et de dures épreuves }}692.
Certes, les légistes du Siècle des Lumières ont contribué à la formulation des
principes de liberté 693 et d'égalité694, considérés comme des principes juridiques
fondamentaux de l'Etat de droit, mais l'exposé ne s'est toujours pas fait clair quant à la
mesure dans laquelle il serait tenu compte de ces principes dans la vulgarisation de l'idée
que tout homme, quelle que soit sa race, a droit à la liberté.
Le XVIIIe siècle, siècle de la Raison, a certes dénoncé la traite et l'esclavage des
noirs, mais il n'a pas su (ou pu) imposer les moyens d'une abolition immédiate et
radicale 695, encore moins légitimer le régime politique qui garantira la stricte prise en
690 G. Del Vecchio, L'Etat et le Droit, Paris, Dalloz, coll. Philosophie du droit, 1964, pp. 64 et ss.
691 W.B. Cohen, Français et Africains, Les Noirs dans le regard des Blancs, Paris, Gallimard,
1980, p. 393.
692 Brévié, « Colonisation », in Outre-Mer, Paris, Larose, 1934, p.136.
693 A. Jardin, « Liberté »; in Nouvelle histoire des idées politiques (sous la direction de Pascal
~, Coll. Pluriel, Paris, Hachett, 1987, pp. 183-191.
69 L. Sfez, « Egalité », in Nouvelle histoire des idées politiques, op. cit., pp. 228-236.
695 Cf entre autres A. Cochin, L'abolition de l'esclavage, Paris, 2 tomes, 1861 et 1864 ,. Wallon
H, Kersaint-Gilly (de), Essai sur l'évolution de l'esclavage en A.o.F ... Bull. Comité d'études hist.
et scient. de 1'A.o.F, Paris, 1924, pp. 469 et ss.
196
compte des principes de 1789 dans une existence concrète 696.
Dès lors, la dénonciation du trafic des esclaves ne pouvait pas échapper au contexte
sociohistorique dans lequel évoluaient les auteurs.
Certes, la plupart des textes sont écrits par des intellectuels dont le souci est de
dénoncer les abus de l'entreprise coloniale. On ne peut pas dire pour autant qu'ils sont
animés par un certain humanitarisme religieux697 ou guidés par des références à des
valeurs éthiques ou morales clairement identifiées.
Sans qu'il soit nécessaire de commenter ici tous les textes qui parlent de l'esclavage
et de la condition des esclaves, on peut s'interroger sur les liens qui existent entre les
auteurs. D'aucuns parlent d'humanisme. Ainsi, de l'humanisme des intellectuels des
«Lumières» qui se veut éclairé par la science et la raison, ou celui des légistes s'exprimant
par la théorisation des droits individuels, dans une perspective résolument étatiste, où il
s'agit de défmir le rapport et les limites des droits du Souverain et de l'Individu.
On peut également évoquer l'humanisme colonial qui apparaît comme un exercice
occidental oscillant entre la description ethnologique, nourrie souvent de préjugés socio-
raciaux, et l'interprétation pseudo-scientifique des mythes et symboles des cultures
africaines.
Les récits des explorateurs, des négociants et des marchands, les témoignages des
missionnaires catholiques, les rapports des administrateurs-philosophes décrivent les
Africains comme des êtres inférieurs, sauvages, « primitifs» qui conçoivent la pratique de
l'esclavage comme un fait positif de leur organisation socio-politique. Ils se prévaudront
de l'avance technique des nations européennes pour réclamer, au nom du conquérant
européen, le droit de « conduire les peuples attardés en dépit de leur ignorance et de leur
apathie, et parfois de leurs résistances, vers un niveau d'humanité supérieur »698.
696 F. Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution. op.cit.,p.235-243.
697 L 'humanitarisme et l'idéologie égalitariste du XVIIIe siècle ont leurs racines dans la culture
judéo-chrétienne mais ne s'en réclament pas explicitement. Mais c'est à la Bible que les Etats de
droit occidentaux sont retournés lorsqu'ils ont choisi l'abolition de l'esclavage par la loi.
698 Brévié, « Colonisation », in Outre-Mer. Paris, Larose, 1934, p.136.
197
L'auteur d'un mémoire sur le commerce des esclaves au Sénégal699 n'hésite pas à
écrire que « le nègre ne s'enrichit que par le nombre d'esclaves dont il se rend maître ».
Tout en estimant que les Noirs cèdent cependant à la force, il en déduit qu'on peut vaincre
leur « férocité» et les civiliser, car « ils aiment, ils s'habituent à un gouvernement qui les
défende, qui leur présente toujours l'image de la justice et d'une autorité qui les protège.
Bien dirigés, bien conduits, on peut vaincre leur férocité, les civiliser»700. Même si la
démarche est univoque -puisqu'il s'agit précisément de civiliser les populations du Sénégal-
l'auteur du mémoire précité avance l'idée que les nouveaux rapports entre les indigènes et
l'autorité coloniale ne se réduisent pas à une hiérarchie unilatérale, mais que, dans la
mesure où l'autorité coloniale s'engage à protéger la population, le lien de dépendance
implique une réciprocité et prend la forme d'un contrat personnel. Le développement de la
traite des esclaves procède donc de ce contrat. La stratégie des négociants et des
marchands européens consistera à s'approprier l'espace politique et, à partir de celui-ci, le
commerce des esclaves, de la gomme ou de l'or que comptent les espaces sociaux
privés 701.
Au demeurant, le point de vue exprimé par l'auteur du mémoire ci-dessus rapporté
reflète assez bien celui des explorateurs et surtout celui des officiers qui sont souvent les
premiers à porter sur les sociétés africaines un regard de géographes, voire d'historiens.
Appelés à exercer l'autorité sur quelques points de traite, ils s'autorisent des jugements sur
l'ensemble des sociétés africaines et en décrivent les institutions.
Aussi. prenant le relais des anthropologues et des ethnologues, ils reproduisent
l'image d'une Afrique dont les rapports sociaux se transforment qualitativement au contact
de la civilisation et des valeurs de l'Occident. Ce contact civilisateur ne commence
véritablement selon eux qu'avec l'arrivée des Européens puis avec l'occupation territoriale
par voie de conquête car, avant la « découverte », l'Afrique était une terre anonyme
peuplée de « primitifs» et n'avait rien à voir avec l'Europe702.
Le souci de légitimer et de justifier le rôle de l'Europe est tel qu'il conduit à des
699 A. N Col., C 18. Mémoire sur le commerce du Sénégal avec les Compagnies, février J 783. Ce
mémoire est sans doute écrit par le gouverneur de Repentigny.
700 Idem. Cf également Vernier de Byans, La condition juridique et politique des indigènes.... op.
cit p.258.
j
70
1. Suret-Canale, Afrique noire. Tome 1, Paris, éd. sociales, 1968, pp. 203-205.
198
gommages aberrants de l'histoire réelle de ces rapports. Les sociétés africaines n'ont pas été
vues par les anthropologues et les historiens comme le résultat d'un processus historique
antérieur, mais plutôt comme un état de choses atomisé, inerte, sur lequel la vocation
civilisatrice de l'Occident et sa perception mathématique du monde allaient pouvoir être
testées.
Jusqu'au XVIIe siècle, cette vision étriquée des réalités et des cultures différentes,
ainsi que la conscience religieuse provinciale et intra-européenne de ceux qui portaient leur
regard sur les sociétés politiques africaines, contribuaient, au nom de la nature et de la race,
à classer et à hiérarchiser les êtres humains.
Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l'opinion la plus « éclairée» de
l'intelligentsia réalise que les principes de base du droit naturel sont les mêmes chez tous
les peuples. En France, entre 1750 et 1790, de nombreux écrits d'une densité variable et
d'inégale qualité, ont mis en évidence cette sensibilité de l'opinion, l'esprit d'humanité des
« philosophes ». Au demeurant, même si les uns et les autres invoquent le droit naturel et
la loi naturelle quand ils critiquent le système esclavagiste, les solutions qu'ils proposent
pour réformer l'esclavage sont vaines, à tout le moins inefficaces, « les solutions possibles
étant ici un adoucissement apporté au sort des esclaves par les maîtres eux-mêmes,
l'affranchissement des esclaves, la révolte»703.
D'un point de vue théorique, la condamnation du système esclavagiste s'inscrit dans
une démarche intellectuelle qui s'inspire de la tradition anglo-saxonne (exemple du
radicalisme évangélique des Quakers)704. Elle est liée à une idéologie de la contestation et
de la rupture, invoque le droit naturel, au nom duquel l'esprit même du colonialisme est
rejeté, tout en exaltant le rationalisme de la liberté humaine. L'anti-esclavagisme français
ne se rattache pas à cette tradition et ne se développe qu'après la guerre de Sept ans.
Il apparaît comme la formulation d'une doctrine rejetant, d'une part la rigidité
intellectuelle des tenants de l'idéologie coloniale (l'époque ne conçoit de colonie autrement
702 Cf Brévié, « Colonisation », art. cit., p. 136.
703 M. Duchet: Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières, Paris, Flammarion, 1971, pp.
120-121.
704 A. Quénum, Les Eglises chrétiennes et la traite atlantique, du XVe au XIXe siècle, Paris.
Karthala, 1993, pp. 201-220.
199
structurée que sur la base du mercantilisme et de la main-d'oeuvre servile pour sa mise en
valeur) et, d'autre part, l'ordre établi comme un compromis avec le pêché.
Non seulement, il condamne la conquête coloniale au motif que les peuples
coloniaux sont les propriétaires naturels et légaux des différents territoires qu'ils habitent -
ce qui réduit à néant toute prétention universelle à la conquête de ces territoires- mais il
estime que les autres peuples, les autres races et les autres
civilisations doivent être
respectés en tant qu'ils sont porteurs des valeurs inaliénables de l'humanité tout entière705.
La vieille idée des missions -le royaume de Dieu englobant toutes les mers et toutes
les terres- prend, de ce point de vue, un éclairage nouveau. Toutefois, le problème du
rapport aux civilisations non occidentales n'est pas uniquement celui de l'humanitarisme
chrétien, c'est aussi une question de curiosité et d'intérêt scientifique. L'anti-esclavagisme
français n'est pas réductible à une opposition entre un courant conservateur, soucieux
d'assurer la grandeur de l'Empire colonial et un courant d'inspiration libérale, désireux de
faire prévaloir le droit naturel des peuples à disposer d'eux-mêmes706.
Voilà qui force à interroger autrement l'histoire, à mesurer l'impact des arguments
soutenus par les antiesclavagistes: de quoi était faite la critique antiesclavagiste, qui parlait
contre l'esclavage, que disait-on, quelles raisons profondes invoquait-on ? Pourquoi la
formulation d'une telle critique ? Etait-elle une protestation contre un certain mode
d'exploitation des colonies ou bien l'affirmation d'un anticolonialisme de principe ?
On ne peut répondre à ces questions qu'en montrant que les réponses les plus
pertinentes au problème de l'esclavage n'ont pas été formulées par les Africains eux-
mêmes.
Paradoxalement, c'est surtout en Europe (en
Angleterre, pUIS en
France,
notamment) que le débat a été le plus vif, le plus passionné707. Dans ce continent, même
si l'anti-esclavagisme a souvent changé de visage au cours du temps, le débat fait
705 Damilaville, « La liberté, propriété de l'existence inaliénable ». In L'Encyclopédie, rubrique
Psgulation. Ed. de 1766, XIII, p. 102.
7
M Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, op. cit., p. 121 et s.
707 A. Quénum, Les Eglises chrétiennes et la traite atlantique du X Ve au XIXe siècle. op. cit.. pp.
201 et s. ,. E. Rau, « Quand les chaînes se dénouent », art. cit., pp. 252-253.
200
apparaître deux thèses dominantes dont chacune exprime divers courants, qui évolueront
par la suite en des sens très différents.
La première thèse s'interroge sur les facteurs déterminants, les mobiles essentiels de
la prise de conscience des intellectuels. Cette thèse, que l'on qualifie d'idéaliste montre
qu'à des dates différentes et sous des formes différentes, l'anti-esclavagisme apparaît
comme irréductible à un courant d'idées qui puise son inspiration dans les seuls propos
« humanitaires» répandus par les philosophes. Elle marque le point d'inflexion d'un débat
particulier où se retrouvent, simultanément et contradictoirement invoqués, tous les
thèmes, toutes les aspirations de la conscience européenne, mais aussi les plaies ou les
tares des sociétés.
La seconde thèse est articulée autour de quelques principes simples : la contrariété
et non simple opposition de l'esclavage aux
valeurs de la civilisation occidentale (le
respect de la personne humaine et du droit).
La plupart des thèmes agités par les tenants de la thèse idéaliste sont connus, même
s'ils ne sont pas forcément les plus cohérents ou les plus percutants. On peut évoquer par
exemple les thèmes répandus par les intellectuels au cours des siècles passés à propos des
« sauvages ». On se pose à leur sujet la question de savoir si finalement ils ne sont pas les
modèles que la Nature offre à la contemplation de l'Occident, de ses préjugés et de ses
modes de vie. Une telle interrogation n'est pas absente de l'analyse du rapport de l'Europe
à l'Afrique.
Jusqu'à la veille des voyages du XVe siècle, l'opinion européenne est traversée par
la pensée augustinienne, qui spécule sur le personnage de l'Aethiops 708 « tantôt considéré
comme une variété particulière de l'espèce humaine, tantôt comme un être à part, plus
accordé aux déterminations extraordinaires de son milieu naturel» 709. A partir de la
seconde moitié du XVIIIe siècle, on note un renversement complet de la vision des
sociétés occidentales par rapport au fait colonial. Sur le plan théorique, les abus et les
préjugés sont dénoncés.
708 Augustin, La cité de Dieu, Uv. XVI, ch. 8.
709 F. Medeiros, L'Occident et l'Afrique (XIIIe - XVe siècle), Paris, éd. Karthala, 1985,p.158.
201
La dénonciation des abus et des préjugés inhérents au système colonial s'inscrit
dans un mouvement de pensée qui se réfère à la théorie du bon sauvage. Ce que les auteurs
mettent en cause, c'est moins le caractère inhumain et dégradant de la conquête que
l'hypocrisie et la corruption des « civilisés» qui, au mépris de leurs lois protectrices de la
personne, se livrent à l'achat et à la vente de millions d'êtres humains vivant à l'état de
nature.
Les autres critiques viennent d'un autre horizon, celui de la dénonciation des
appareils négriers africains. Chapitre d'autant plus confus qu'il n'est pas sans contradiction
avec la poursuite des objectifs coloniaux, et que les auteurs, non contents de mettre en
cause les fondements de l'esclavage, justifient également le maintien des institutions des
pays qu'ils décrivent, en s'attachant à établir l'infériorité de l'Indigène.
Ainsi, Jean-Baptiste Anne Raffenel fait observer, dans son « Nouveau voyage dans
le pays des Nègres» que « la traite des nègres par les blancs peut devenir un moyen de
moralisation pour les esclaves mêmes» 710. Il suffit, souligne-t-il, que les esclaves soient
rachetés par les agents du gouvernement français et, une fois rendus à la liberté, ils soient
employés comme travailleurs libres et salariés dans le cadre « d'une discipline qu'on
pourrait rendre à la fois paternelle et sévère»711.
Si l'auteur suggère un tel « moyen de moralisation pour les esclaves », il fait
également appel, dans l'optique de la charité chrétienne au « bon sens» des Africains pour
mettre un terme à l'esclavage
: « Il faut al/er dire aux Africains que la fraternité
évangélique, basée sur le travail et l'amour de son semblable, doit être substituée à
l'antagonisme qui a la guerre pour moyen et l'esclavage pour fin " il faut leur apprendre
que le travail de l'homme est une source de richesses toujours jaillissante, et que le prix
qu'ils obtiennent en le vendant ne donne qu'une satisfaction d'un jour à leurs joies
grossières »712.
Soutenir que « la traite peut devenir un moyen de moralisation pour les esclaves
mêmes », c'est admettre, d'une certaine manière, l'irréductible infériorité du Noir. Car
710 Anne Raffenel : Nouveau voyage dans le pays des Nègres, suivi d'études sur la colonie du
Sénégal, tome 2, Chaix et Cie, Paris, 1856, pp. 144.
711 Idem.
712 Ibid, p.145.
202
l'argument avancé par A. Raffenel consiste à dire que la traite des Noirs, loin d'être une
infâmie, apparaît au contraire comme un facteur de progrès, comparativement à l'état
social des indigènes.
Pour sa part, Pruneau de Pommegorge, ancien commandant du fort de St-Louis du
Sénégal 713 d'abord favorable à un esclavage rationalisé7l 4 se montre, dans un mémoire
au ministre, en date du 5 juin 1788, plutôt hostile au maintien de cette institution : se
flattant d'avoir passé 22 ans dans plusieurs endroits de la côte d'Afrique, il expose « par des
vues d'humanité, l'injustice et la barbarie du commerce des esclaves ». Il affirme même
qu'il est « flatté de l'idée que la France pourrait donner l'exemple de la suppression de ce
commerce avant les Anglais qui s'en occupent »715. L'injustice du commerce des esclaves
est si frappante que l'auteur a cru devoir adresser ce mémoire en expiation des crimes
auxquels il a eu le malheur de participer malgré lui dans cet infâme commerce.
La critique du comportement de l'administration française elle-même porte
beaucoup moins loin. L'objet en cause est l'abus d'autorité des officiers militaires et des
gouverneurs. Les exemples ne manquent pas. L'extrait d'un mémoire rédigé dans les toutes
dernières années de l'Ancien Régime à l'intention du ministre de la marine en fournira un
cas et une version: « Les plaintes qui partent journellement du Sénégal et dont le ministre
est incessamment obsédé méritent une attention d'autant plus sérieuse, qu'elles sont de
nature à indiquer qu'il y a quelque dire dans son administration (...) C'est que cette
autorité (celle des officiers militaires et du gouverneur, M B.) ne peut faire un contrepoids
avec les prétentions de tout genre élevées par ceux-ci et consacrées par l'usage étrange où
ils sont les uns et les autres de se mêler de ce qui ne les regarde point, et de négliger les
devoirs de leur Etat. Qu'arrive-t-il de cette espèce d'anarchie ? Que les Français du
Sénégal offrent plutôt l'image d'une association de flibustiers qui se disputent du butin :
qu'une société dirigée par des lois» 716. Les racines du mal résident, selon l'auteur du
mémoire, « dans la cupidité, dans le plus sordide intérêt qui puisse dégrader les hommes.
Cette passion qui s'élève en raison des moyens qu'on a de la satisfaire, divise tous les
713 A N. Col., E 343. Ce dossier, établi à l'intention de Pruneau de Pommegorge, contient une
pièce, la dernière, signée: "A. Pruneau de Pommegorge, ancien commandant du fort Saint-Louis.
rue de la Lune n" 31 " A Paris ce 17e !Ire 1786,.f'7ro".
.
714 Le développement de la population par l'accroissement des naissances en milieu esclavagiste
lui apparaît, à cet égard, comme une des mesurespour y parvenir.
715 Citations extraites de : André Delcourt : "Antoine-Edmé Pruneau de Pommegorge ? Joseph
Pruneau, A Pommegorge ? Qui est qui ?" - Notes africaines. n" 188, oct. 1985. pp. 105-1J3.
203
esprits au Sénégal, produit en eux l'oubli des devoirs et des bienséances, les éloigne de
leur sphère et méprise l'autorité qui veut y mettre un frein» 717. Belle tirade mais enfin,
tout ceci peut paraître réformable et ne touche pas au fond du débat. Le problème est donc
ailleurs. Il est dans la mise en place d'un Etat de droit, garant des droits de l'homme. La
question est abordée par les théoriciens du droit naturel. Les positions sur lesquelles ceux-
ci s'aligneront se veulent générales (Section 1), si bien qu'on croit déceler dans
l'expression du refus de la traite par les sociétés sénégambiennes, une rencontre avec les
idéaux de 1789 (Section 2).
Section 1 :
La conceptualisation d'une théorie de l'Etat de droit garant
des droits de l'homme
Selon nous, l'Etat de droit commence quand il est reconnu à l'Individu vivant dans
un groupe humain, soumis à une autorité, la propriété de sa propre personne. Il s'agit d'un
Etat fondé sur les lois, un Etat qui libère les esclaves et les serfs.
L'Etat de droit, fruit d'un long processus de transformation de la nature du pouvoir
en France ou en Angleterre, marque la fin de la domination féodale, et la mise au point du
concept moderne de propriété.
La propriété est rigoureusement limitée aux objets, dont il faut désormais distinguer
le pouvoir (sur les êtres), lequel sera réservé à la puissance publique. L'alternative est ainsi
posée entre pouvoir et propriété : le souverain gouverne dans la mesure où il ne possède
pas. L'individu, en revanche, possède dans la mesure oû sa propriété ne lui confère aucun
pouvoir, en principe, sur ses semblables. Pouvoir et propriété s'équilibrent, se bornent
mutuellement. C'est donc à l'analyse faite à cet égard par les légistes qu'il faut revenir
pour comprendre le concept d'Etat de droit.
Dans le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes718, Rousseau
expose « à l'échelle de l'histoire universelle, le péril et la fécondité de l'affrontement des
716 A. N. Col., C619, Mémoire sur le commerce du Sénégal, 1785.
717Id.
718 J. J. Rousseau, Discours sur l'inégalité, tome III des oeuvres complètes, Paris, Pléiade. 1964.
Le texte pris en compte est celui de l'édition de 1754.
204
circonstances» 719. Non seulement ce texte est marqué par l'esprit de l'Encyclopédie et par
l'influence de Diderot, mais il apparaît tout entier comme « un acte religieux d'une sorte
particulière, qui se substitue à l'histoire sainte.
Rousseau recompose une Genèse
philosophique où ne manquent ni le jardin d'Eden, ni la faute, ni la confusion des langues.
Version laïcisée, « démythifiée» de l'histoire des origines, mais qui, en supplantant
l'Ecriture, la répète dans un autre langage» 720. Rousseau crée ce que l'on appellera plus
tard la sociologie historique : on ne peut comprendre l'homme si l'on ne connaît la société
qui l'a vue naître et l'a éduqué, et l'on ne peut comprendre la société, si l'on ignore la façon
dont elle s'est constituée.
La fiction rousseauiste de « l'homme de nature» est issue de l'insatisfaction de
l'individu face à la société absolutiste des cours rococo.
Par ailleurs, l'optimisme anthropologique qui caractérise la pensée de Rousseau (de
ce point de vue, il contre-balance le pessimisme historique du Discours) l'amène à
considérer que «l'homme est naturellement bon ». Cette bonté naturelle n'est jamais
perdue que si l'on considère les structures sociales (le mal ne réside pas dans la nature
humaine).
L'originalité de Rousseau est double: il affirme que des sociétés « naturelles» et
non contractuelles auraient pu subsister sans la culture et le partage des terres, sans la
propriété, qui ajoute les effets de l'inégalité économique à ceux de l'inégalité naturelle, et
conduit nécessairement à « l'inégalité d'institution ». Il fait de l'état de lois le résultat d'un
contrat passé entre des individus inégaux.
Ce qui autorise Michèle Duchet à faire observer, que « loin de marquer un progrès
dans l'histoire des hommes (l'état des lois) n'est que violence et misère, corruption et vices.
Il n'est que l'état de guerre légitimé» 721.
Au demeurant, le Discours s'achève sur une impasse. Le sentiment d'une telle
719 J Starobinski : Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l'obstacle, Paris, Gallimard, J97J
~. 332.
20 Idem, pp. 339-340.
721 M Duchet. Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, op. cit., p. 196.
205
impasse réside, aux yeux de Franck Tinland, dans le fait que cet ouvrage « décrit le terme
d'une histoire qui lie progressivement les multiples attaches de la dépendance et installe les
hommes dans le malheur et la méchanceté sans pour autant laisser entendre la possibilité
d'autre chose que la succession cyclique de l'anarchie et de la tyrannie» 722.
Par opposition à l'ensemble de la tradition issue des Grecs, Rousseau réfute la thèse
d'une sociabilité naturelle de l'espèce humaine. De ce point de vue, il considère que
«chacun vit sous la règle de cet attachement à lui-même qu'est l'amour de SOI,
éventuellement tempéré par une pitié dont on retrouve au demeurant la trace chez
l'animal»723. Reste pourtant un principe, fondamental de distinction entre les hommes et
les animaux : la liberté.
D'une certaine façon, c'est parce que la liberté est essentiellement capacité de
distanciation par rapport à l'impulsion naturelle, que Jean-Jacques Rousseau croit en la
capacité des « sauvages» à produire un environnement humain au sein duquel s'opère la
restructuration de leur existence, se manifeste leur capacité de distanciation à l'égard des
déterminations naturelles. Cette capacité est bien ce que le Discours nomme perfectibilité,
y voyant la trace empirique de la liberté. A la différence de l'anthropologie de Rousseau, le
système de Voltaire (ses idées sur les races humaines, l'état de nature, l'origine et le progrès
des sociétés) demeure invariablement le même, tirant toute sa force du préjugé qui le
fonde.
Associant étroitement la notion de race à celle de singularité, remarque Michèle
Duchet, « ce système qui collectionne les variétés d'hommes comme autant de preuves de
l'infmie liberté du Créateur, ne va pas sans difficultés.
Il ne laisse de choix qu'entre deux solutions : ou multiplier à l'infmi les espèces
singulières, ou admettre que celles qui offrent des caractères plus accusés sont des races,
les autres n'étant que des variétés»724.
722 F. Tinland : Droit naturel, loi civile et souveraineté à l'époque classique, Paris, PUF, 1988, p.
76.
723 Ibid, p. 77.
724 M Duche! .' op. cit., p. 296.
206
Cette indétermination doctrinale tient à une mythologie tenace qui hésite à admettre
la constance de la nature humaine et le principe de l'unité du genre humain.
L'Essai sur les moeurs apparaît comme un ouvrage où Voltaire affirme, d'une
certaine manière, la volonté de lire « l'histoire du monde» en la reliant aux principes du
Traité de métaphysique, au point que les deux textes ne forment qu'un seul corps de
doctrine. C'est ce caractère systématique qui a échappé à beaucoup de commentateurs725.
La démonstration de Voltaire conduit, par une sorte de glissement intellectuel, à
opposer la thèse de l'homme identique dans tous les temps et sous toutes les latitudes à
l'antithèse de deux mentalités inconciliables : une mentalité dite «primitive», rétive à
toute capacité de distanciation à l'égard des déterminations naturelles, et une mentalité dite
« moderne », discursive, analytique et antagoniste.
Au demeurant, Voltaire croit possible d'humaniser l'esclavage. A l'instar du « code
humain» établi par Locke en Caroline, et qui ordonne de traiter les esclaves noirs « avec la
même humanité qu'on a pour ses domestiques », il propose un statut juridique de
l'esclavage calqué sur le modèle antique romain726. Mais il prévient, par cette modération
(il ne met pas en cause le principe même de l'esclavage, mais seulement ses modalités) les
excès du Code noir, sans toutefois émettre la moindre idée d'une assimilation possible -
même partielle- de l'esclave à son maître.
Une telle idée, d'ailleurs inopérante dans l'histoire de l'esclavage colonial, reste une
simple vue de l'esprit, tant que les tenants de l'idéologie coloniale ne réussiront jamais à
surmonter le préjugé raciste de la couleur.
Loin d'être en avance sur son siècle, « l'humanitarisme» voltairien «n'est qu'un
reflet de la mauvaise conscience des philosophes, impuissants à poser le problème dans ses
véritables termes »727.
725 Ulrich lm Hof: Les lumières en Europe, Paris, Seuil, 1993, p. 229.
726 Les jurisconsultes de l'époque classique et u Bas-Empire ont reconnu à l'esclave une
personnalité juridique limitée, dont l'existence ne se manifeste guère qu'après l'affranchissement.
Les jurisconsultes ont admis que les engagements contractés par l'esclave envers son maître ou
envers d'autres personnes, étaient valables en droit naturel (jure naturali) et faisaient naître à sa
charge une obligation naturelle qu'il pourrait valablement exécuter après son affranchissement.
Cette réforme nous paraît datée du Ile siècle après J.e. .. cf G. Micolier, Pécule e capacité
qatrimoniale, Paris, 1932, pp. 605-620.
27 M Duchet, op. cit., p. 263.
207
Mais cette appréciation n'enlève en rien à la pertinence, à la force des arguments de
la critique formulée par d'autres auteurs. Montesquieu, sans doute déchiré entre son besoin
de comprendre et son désir de juger, ironise sur le principe même de l'esclavage colonial :
« ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez écrasé qu'il
est presque impossible de les plaindre ... Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui
constitue l'essence de l'humanité que les peuples d'Asie, qui font les eunuques, privent
toujours les Noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus marquée»728.
Hobbes, le théoricien de l'Etat moderne in statu nascendi, propose une théorie des
droits individuels qui, quoique, controversée n'en est pas moins fondamentale.
Michel Villey écrit à ce propos, en se référant au chapitre 14 du Léviathan: « Ce
texte est le premier, que je sache, où soit défini le « droit de l'homme». Nous n'afftrmerons
pas que Hobbes ait été l'inventeur du terme. Mais que dans son oeuvre apparaissent en
pleine lumière ses sources, son contenu, sa fonction originelle» 729.
La position de M. Villey a cependant de quoi surprendre. Le jugement qu'il porte
sur le rôle joué par Th. Hobbes dans la formation de la doctrine des « droits de l'homme»
a, selon F. Tinland, « la valeur d'une provocation» 730.
Naturellement, il ne peut s'agir que d'une provocation à la réflexion, «dans la
mesure où le Léviathan demeure, au regard de l'opinion commune, le symbole d'un
écrasement des droits individuels par la toute-puissance d'un Etat lui-même régi par la
volonté exclusive du détenteur de la souveraineté»731.
Le Léviathan rompt avec la doctrine d'Aristote et des stoïciens selon laquelle
l'homme est un être politique, « actualisant dans l'existence sociale ses virtualités dans le
cadre d'une organisation de la cité elle-même en accord avec sa nature »732,
Th. Hobbes exprime dans le Léviathan
cette double conviction que le pouvoir
728 Montesquieu, De l'esprit des lois, Uv. XV, ch. V.
729 M Villey, Le droit et les droits de l'homme, 2ème édition, Paris, P. UF.,1990, p. 136.
730 F. Tinland , Droit naturel, loi civile et souveraineté, op. cit., p. 203.
731 Iidem.
732 F. Tinland , op. cit., p. 203.
208
souverain ne peut exercer de droit sur la vie et qu'il n'est pas une propriété. Il montre par là
toute l'importance que prennent, dans l'Etat de droit, la reconnaissance du caractère sacré
de la vie et le statut juridique de sûreté, ainsi accordé au droit à l'existence.
Le droit à la sûreté est « l'affirmation d'un droit individuel mais non individualiste,
qui s'épanouit à l'intérieur de l'Etat, et qui est fondé sur la loi naturelle: celle-ci fait de la
conservation de l'existence un devoir» 733.
Le droit à la sûreté apparaît comme le premier, et le plus fondamental, de tous les
droits. Pufendorf en fait d'abord un droit déduit, un droit posé sous le préalable de
l'obligation. Selon la première loi de la sociabilité, il ne faut faire de tort à personne.
Pufendorf en tire l'affIrmation du droit à la sûreté des personnes, et des biens :
« Cette maxime tend donc à mettre en sûreté et à faire respecter comme autant de
choses sacrées, non seulement ce que nous tenons immédiatement de la nature,
comme notre vie, notre corps, nos membres, notre honneur, notre liberté, mais
encore tout ce que l'on a acquis en vertu de quelque convention ou de quelque
établissement humain »734.
De ce droit dérivé, la théorie de l'état de nature fait un droit originaire
l'indépendance individuelle qu'elle permet de constater s'y défmit en effet comme le soin,
pour chacun, de veiller à sa propre conservation.
Selon Catherine Larrère, « ce droit est premier, et dernier. A ucun rapport
hiérarchique institué, établissant dépendance et obligation nouvelles, ne l'abolit : ni
l'esclavage (que Grotius, Hobbes et Pufendorf admettent comme un droit institué, mais,
qu'ils n'identifient pas avec un droit sur la vie de l'esclave), ni l'autorité politique (le droit
de vie et de mort, qui appartient à la souveraineté, ne met pas la vie des sujets à sa
disposition arbitraire) »735.
La sûreté, enfin, est le motif de la formation des sociétés civiles, « dont la raison
733 B. Barret-Kriegel , L'Etat et les esclaves ,( Paris Calmann - Levy, 1979, 2ème édition, 1980).
Réédition Payot, 1989, pp. 68-84.
734 Pufendorf, Droitde la nature et des gens, VIII, I, parag. 1.
735 C. Larrère, L'invention de l'économie au XVIIIe siècle, Paris, P. U.F, 1992, p. 27.
209
d'être se mesure à leur capacité à assurer cette sécurité» 736.
C'est fixer les bornes au pouvoir des gouvernants : « Le but des législateurs de la
terre, considérés comme tels, est de régler les actions extérieures de chacun le mieux qu'il
est possible, pour maintenir la sûreté et la tranquillité publiques, et non pas proprement de
rendre tous les hommes gens de bien »737, précise Barbeyrac, dans la défense qu'il fait du
droit naturel contre les critiques de Fénelon et de Ramsay 738.
Véritables héritiers de la prétention de la théologie chrétienne à "organiser
l'ensemble de la vie, et donc à fournir un « système complet» de prescriptions morales,
ceux-ci voulaient «unir la politique la plus parfaite avec les idées de la vertu la plus
consommée» et tenaient que les rois gouvernent les peuples pour les rendre bons et
heureux» 739.
Sans avoir la prétention de répondre au scepticisme en lui opposant la totalité d'un
système complet, le droit naturel trouve dans la conservation de soi un invariant, « dont le
caractère rninimaliste laisse place à une pluralité d'élaborations possibles» 740. Par là, il
rompt avec l'esclavagisme qui fait marché de la vie et trafique des corps.
Mais les théoriciens du droit naturel ne défendent pas tous avec la même rigueur les
droits de l'individu contre l'autorité et le pouvoir (laïque ou religieux).
Si John Locke réfute la doctrine de la servitude volontaire, c'est pour admettre que
l'esclavage « n'était rien d'autre que la poursuite de l'état de guerre entre un conquérant
légitime et son captif... Celui qui conquiert, dans une guerre injuste, ne peut avoir par là
aucun droit à la soumission et à l'obéissance du vaincu. Les captifs pris dans une guerre
juste et légitime, et eux seulement, sont soumis à un pouvoir despotique» 741. Si le
théoricien anglais parle ici de la notion de « guerre juste» chère à Augustin742 puis « aux
736 Ibid., p. 28.
737 Barbeyrac, note 3 au parag. 17 de Droit de la guerre et de paix, Amsterdam, 1724. reprint
Centre de philosophie politique et juridique, Caen, 1984,1, 1.
738 Dans la préface à sa traduction de Droit de la guerre et de paix.
739 C L '
.
28
. arrere, op. cit., p.
.
740 Ibid.
741 E. Williams, De Christophe Colomb à Fidel Castro, Londres, 1970, pp. 211-212.
742 De civitate Dei, XIX, 15.
210
moralistes du XYlème siècle, il ne dit pas pour autant que les guerres de conquête menées
par les Européens sur la côte occidentale d'Afrique étaient justes et légitimes.
En revanche, son argumentation lie la loi naturelle 743 à la liberté : la vie est de
nature, l'homme doit être libre pour la conserver. Il considère que la vie est inaliénable,
incessible. Comme Hobbes, John Locke défend l'idée d'une conservation de soi, des droits
naturels et inaliénables de l'homme.
La déduction du droit à la sûreté « comme droit pour chacun à l'appropriation de
son corps propre »744 suppose donc une mise en rapport de l'homme avec la nature. Si la
vie est inaliénable, «c'est qu'elle est un don de Dieu ou de la nature, qu'elle a une
dimension transcendante ou anthropologique, qu'elle concerne l'espèce avant même de
déterminer la particularité du sujet»745.
Tout l'effort des légistes classiques a donc été d'élaborer, quelle que soit la nature
du régime, les limites théoriques du pouvoir à partir de ce repoussoir que constituait le
système féodal. Alors que le seigneur possède « les biens et les personnes », tirant son
pouvoir de la force et de la guerre, le « monarque légitime» appuie le sien sur la loi, à
laquelle il est lui-même soumis, et dont il est le « dépositaire ». Historiquement, il n'est pas
douteux qu'en France l'autorité royale a cherché dans le tiers état un allié pour affermir
son autorité face aux féodaux.
C'est pourquoi, en même temps que s'affirment les souverainetés nationales, se
dessine aussi la sphère des sûretés et des libertés de l'individu. Cette conception plus
proche de celle de « l'Etat de droit» s'oppose par principe à celle de « l'Etat despote»
dont les fondements idéologiques sont à rechercher dans le romantisme allemand.
On retrouve chez les théoriciens de l'école allemande l'idée de l'homme comme
sujet, inconciliable avec la doctrine des droits de l'homme et la loi naturelle. C'est donc à
juste titre que Maurice Hauriou leur fait ce reproche: « Les premiers laïcisateurs allemands
de l'école du droit de la nature et des gens en omettant la notion de l'espèce humaine
743 Sur les distinctions entre les concepts de loi naturelle et de droit naturel, cf B. Barret-Kriegel,
Les droits de l'homme et le droit naturel, Paris, P.UF., 1989, pp. 71-72.
744 B. Barret-Kriegel , L'Etat et les esclaves, op. cit. Préface à l'édition de 1989.
745 Ibid.
211
envisagée comme espèce morale pour ne retenir que la donnée de l'individu et celle de la
société, oublient l'homme» 746.
Cette conception subjectiviste du droit naturel, qui met l'accent sur
les libertés
civiles747 est non seulement battue en brèche par Hobbes, mais surtout par Spinoza et
Locke. L'étude comparée des réflexions défendues par ces derniers permet d'y voir clair.
Selon Spinoza, il n'y a pas d'antinomie entre la nature, la raison et la cité.
«La raison ne demande rien contre la nature, elle demande que chacun s'aime soi-
même, et qu'il cherche l'utile qui est le sien, c'est-à-dire ce qui lui est réellement utile, ce
qu'il désire, tout ce qui conduit réellement l'homme à une plus grande perfection et
absolument parlant que chacun s'efforce, selon sa puissance d'être de conserver son
être »748. La raison est fondée sur la loi naturelle, et la nature de l'homme c'est de vivre
sous la raison avec d'autres hommes.
La société civile spinoziste ne repose pas sur l'individualisme subjectif. Spinoza
laisse plutôt entrevoir l'idée d'une norme juridique qui est à la fois naturelle et rationnelle,
l'idée d'un droit rationnel qui se confond avec un besoin naturel de l'homme comme être de
nature. « L'homme qui se conduit par la raison est plus libre dans l'Etat où il vit selon le
décret commun que dans la solitude où il n'obéit qu'à lui seul» 749.
Ce qui fonde l'Etat selon Spinoza, c'est sa fm. Or celle-ci ne signifie pas que
l'homme doit être dominé. L'Etat n'a pas été institué pour qu'il tienne l'homme dans la
crainte ou qu'il fasse de lui la propriété d'un autre. Au contraire, l'homme a un droit naturel
d'exister et d'agir. L'Etat a été institué pour garantir ce droit. Sa tâche consiste à libérer
l'individu et à assurer sa sécurité d'homme libre.
La liberté d'exister et d'agir de l'individu s'exerce dans le strict respect de celle des
autres. C'est pour assurer cette réciprocité des droits que l'Etat
a été institué. Spinoza
insiste sur cette dimension de conservation de l'Etat, gardien des libertés individuelles. Le
746 M Hauriou, Aux sources du droit, Paris, 1933, reprint Centre de philosophie politique et
juridique, Caen, 1986, pp. 13 et s.
747 Cf Barret-Kriegel, L'Etat et les esclaves, op. cil.. pp. 69 et ss.
748 Spinoza, Ethique, liv. 4, scolie 2 de la prop. 18, p. 505. Nous citons d'après oeuvres complètes,
Paris, 1954.
212
rôle de l'Etat n'est pas de faire régresser l'humanité en faisant passer l'homme de sa
condition naturelle d'être rationnel à celle, artificielle, d'un automate, ou avilissante de bête
brute. Les fonctions de l'homme, aussi bien physiques que spirituelles doivent s'exprimer
en sûreté.
L'Etat est dès lors comptable des conditions dans lesquelles s'exerce ce droit.
Spinoza donne au droit à la sûreté, un fondement naturel en faisant du droit individuel à
persévérer dans son être et à s'approprier sa vie, la loi immanente de la société civile. Idée
qu'on retrouve chez John Locke, pour qui l'Etat de nature est un Etat de parfaite liberté et
d'égalité, mais pas un Etat de licence car soumis à la loi naturelle750.
La vie. le corps, la sûreté, ne peuvent être l'objet d'une appropriation despotique
parce qu'ils ont été donnés à l'homme ; l'état de nature n'est pas un état de guerre et de
destruction où la vie est exposée.
L'état de nature établit un rapport de servitude et de domination, et c'est pour
retrouver l'ordre et la justice naturelle que « les hommes ont formé des sociétés et quitté
l'état de nature»751. Les lois de la nature subsistent dans l'état civil comme des règles
éternelles pour tous les hommes et les législateurs.
Selon Montesquieu, le but de toute société humaine est, à l'origine, la protection des
droits naturels de l'homme, lequel, afm de pouvoir en jouir, transmet une part de ses
pouvoirs à l'Etat, renonçant ainsi à certaines de ses libertés susceptibles de contrarier celles
de ses semblables. Conception Spinoziste, donc, qui a pour effet d'assurer l'harmonie de la
vie de la société752.
Dans son traité sur l'éducation, Emile, dont le cinquième livre traite de politique,
Rousseau soutient l'existence de la loi naturelle et l'obligation morale de respecter les
conventions.
749 Spinoza, Ethique, Uv. 4, prop. 73, p. 552.
750 B. Barret-Kriegel, Les droits de l 'homme et le droit naturel, op. cit., p. 72 et s.
751 Spinoza, Ethique, Uv. 4, prop. 35.
752 Cf P. Gascar, Montesquieu, Paris, Flammarion, 1989, p. 252 et s.
213
Rousseau est philosophe, il se préoccupe de la nature et du bonheur de l'homme. A
sa manière, il reprend des problèmes autrefois soulevés par Hobbes, par les théoriciens du
droit naturel, Grotius, Pufendorf, Barbeyrac. Mais ces auteurs, juge Rousseau, sont plus
soucieux de justifier ce qui est, de partir des « faits» que de chercher ce qui doit être. Par
exemple, Hobbes pense que chacun voulant sa sécurité, il faut un Etat absolutiste qui
empêche l'homme d'être un loup pour l'homme. Rousseau reproche aux théoriciens du droit
naturel classique de justifier l'ordre établi, de négliger l'analyse des lois « qui résultent de
la nature des choses ». Or précisément l'état de nature fait question.
Dans le Discours sur l'inégalité, qui est l'une des clefs du Contrat social, Rousseau
met entre parenthèses la société, pour mieux viser ce qui est naturel et non culturel; il
imagine un « état de nature» où chacun vit seul. « L'homme originel est une sorte d'animal
tranquille, mû par peu de besoins, indivise, sans contrainte et par conséquent heureux, lié
au seul présent» 753.
Mais il reste « stupide et borné ». Or, selon sa nature, il est aussi perfectible, donc
appelé à se développer. Ici intervient la société: elle seule permet d'acquérir les lumières.
Rousseau dégage ainsi la mauvaise socialisation qui est la perversion de la nature
primitive par le jeu de l'appropriation privée de la terre (Nature sans loi). « Il n'en résulte
pourtant pas que la socialisation soit par nature mauvaise, elle est ambiguë : indispensable
pour accomplir l'homme pourvu de toutes les facultés que la nature lui octroie, elle pourrait
l'aider à trouver son bonheur, mais elle le corrompt. Il suffisait de concevoir une bonne
socialisation: les cités antiques montrent qu'en certaines conditions ce fut possible» 754.
Une bonne socialisation ne peut venir que de la volonté raisonnable, consciente de ses fins
et de ses moyens.
Le contrat social apparaît dès lors comme le passage à l'état civil en tant
qu'aliénation légitime de la violence naturelle (loi sans nature). Rousseau réfute la base
théorique de la conception hobbéenne du pacte, car selon lui le pacte qui donne naissance
aux premiers « corps politiques» a la forme juridique d'un contrat liant deux parties qui en
acceptent les clauses. Mais ce contrat n'est en réalité qu'un instrument au service du plus
753 Pierre Burgelin, J J Rousseau, Du contrat social, Paris, GF-Flammarion, Paris, 1966, pp.
17-18.
214
fort « qui n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en
droit et l'obéissance en devoir ». Il ne met donc pas fin à l'état de guerre, il le perpétue sous
le masque de la loi, en faisant d'une « adroite usurpation» (...) « un droit irrévocable» 755.
Cependant, il y a bien « contrat », puisque les deux parties « s'obligent à l'observation des
lois qui y sont stipulées et qui forment les liens de leur union» 756.
Pour Rousseau, « il n'y a pas de corps politique sans contrat et sans consentement
de tous aux termes de ce contrat, et inversement il suffit qu'il y ait contrat pour que, quelle
que soit la nature de celui-ci, une organisation politique apparaisse»757.
Ainsi, le contrat social est l'acte de fondation
d'une
cité.
Il y a donc
incontestablement une originalité de la théorie rousseauiste : « il affirme que les sociétés
« naturelles» et non contractuelles auraient pu subsister sans la culture et le partage des
terres, sans la propriété qui ajoute les effets de l'inégalité économique à ceux de l'inégalité
naturelle et conduit nécessairement à « l'inégalité d'institution ».
Il fait de l'état de lois le résultat d'un pacte passé entre les individus inégaux : dès
lors, loin de marquer un progrès dans l'histoire des hommes, il n'est que violences et
misère, corruption et vices. Il n'est que l'état de guerre légitimé» 758.
Tout s'organise autour de la notion de loi. Celle-ci est l'expression de la volonté
générale. La volonté est générale quand elle est raisonnable, c'est-à-dire quand son objet
est lui-même général, quand elle pose un principe valable pour toute raison. Elle est
infaillible en ce sens qu'elle a l'infaillibilité de la raison devant l'évidence des principes. Or
celle-ci est un caractère de tout homme éclairé. Les droits civils sont le fondement de la
volonté générale qui permet de substituer, sur le mode de la décision libre, la relation du
citoyen à la loi, aux relations particulières d'homme à homme. Mais la volonté générale
n'est pas la volonté de tous, somme de volontés particulières subjectives, voire
passionnelles.
754 Ibid., p. 19.
755 1. 1. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, p. 178
,. cf 1. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l'obstacle, Paris, éd. Gallimard,
1971, pp. 330 et ss.
7561.1. Rousseau, Discours... p. 184.
757 M Duchet, Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières, Paris, Flammarion, 1977, p.
295, (réédition 1995).
758 Ibid., p. 295.
215
Pour sa part, Montesquieu, qui est juriste et sociologue, donne dans son « De
l'esprit des lois» les thèmes d'une analyse politique dont le but essentiel est de lutter contre
le despotisme, c'est-à-dire la concentration des pouvoirs aux mains d'une seule puissance:
roi, aristocratie ou bourgeoisie759. Son projet consiste à confier l'exercice des pouvoirs
législatif et exécutif entre les
mains de plusieurs autorités de telle sorte qu'aucune ne
puisse les cumuler760.
« Le sens de ce partage est, non une séparation rigide érigée en mythe par une
partie des juristes, mais la modération constante des prétentions d'une autorité par celles de
l'autre »761. Montesquieu ne reprend pas l'idée de séparation entre état de nature et état
civil, il substitue à la conception conventionnaliste de l'ordre social une étude sociologique
du climat, du terrain, des moeurs, du commerce, de la monnaie, de la population.
Mais « De l'esprit des lois n'a évidemment aujourd'hui qu'une valeur historique;
« ce livre marque, et même illustre, un stade du progrès des « lumières », mais ne peut être
retenu en tant que critique des institutions civiles et politiques actuelles, sans rapport avec
celles qu'il analyse. Les considérations philosophiques qu'il comporte sont elles-mêmes
quelque fois entachées du conformisme religieux de l'époque où il a été publié» 762.
Par ailleurs, la classification des régimes politiques sur laquelle il fonde sa
démonstration n'a en fait qu'une réalité théorique. « La monarchie qu'il décrit n'existe nulle
part, en ce temps; sa république reste sans exemple; son despotisme est un épouvantail
conçu de pages arrachées à des récits de voyages en Orient»763.
Tout en faisant en sorte que le pouvoir ne voit rien dans sa peinture du despotisme
qui rappelle la monarchie sous Louis XV, Montesquieu met en relief son libéralisme (au
sens des Lumières). Chez lui, l'idée de nature concerne un régime politique collectif et non
759 L. Althusser, Montesquieu, la politique et l'histoire, Paris, P. U.F, 1959, p. 115.
760 Cf « L'Esprit des lois et la séparation des pouvoirs»; in Mélanges Carré de Malberg, 1933.
pp. 190 et ss . .. « La pensée constitutionnelle de Montesquieu », in Rec. du Bicentenaire de l'Esprit
des lois, 1952, pp. 133 et ss. (Eisenmann).
761 P. Albertini, « Commentaire de l'article 16 de la déclaration» in La déclaration des droits de
l'homme et du citoyen de 1789 (sous la direction de G. Gonac, M Debene et G. Teboul), Paris,
Economica, 1993, p. 338.
762 P. Gascar, Montesquieu, Flammarion, Paris, 1989, pp. 252 et ss.
763 Ibid.
216
pas une nature humaine individuelle 764. De même que Rousseau la déplace de l'homme au
citoyen, Montesquieu la transfère de l'individu au régime politique. Cette translation a fait
perdre aux droits de l'homme : au lieu de transcrire le droit à la sûreté, comme le
fondement des droits de l'homme, il l'inscrit dans la liberté civile.
Comme Spinoza, Montesquieu passe de la loi de nature à la loi positive: l'Etat a la
mission de ramener les hommes aux lois de nature par des rapports individuels et sociaux.
La ligne de fracture entre les deux théoriciens est ailleurs.
Spinoza fonde les droits civils sur les droits inaliénables de l'homme, eux-mêmes
inscrits dans la loi naturelle, selon les dimensions psychologique, théologique et
politique765. Montesquieu ne conçoit la liberté civile que dans le cadre de l'équilibre des
pouvoirs qui dérivent des rapports des forces naturelles et civiles selon les dimensions
politique, juridique et sociale où on fait silence sur l'homme.
L'idée de droits de l'homme subsiste chez tous ces auteurs, mais elle n'est plus le
noyau central766.
Rousseau, dans son idée de la nature, abandonne la représentation de l'existence
d'une loi immanente et Montesquieu dans son idée de la loi, insère une place à la nature qui
n'est pas celle d'un commandement universel.
Les droits naturels, inaliénables et imprescriptibles de l'homme doivent être
déclarés et fondés sur la loi naturelle. De ce point de vue, la consécration des droits
individuels, des droits de l'homme en principes constitutionnels passe par la prise en
compte de la philosophie de la loi naturelle et par une rupture avec la théorie de l'homme
comme sujet.
« Dans une telle philosophie en effet, prévient B. Barret-Kriegel, le sujet n'est plus
en rapport avec la nature que par l'intermédiaire de son entendement. Il n'est d'abord que
pure pensée, chose qui pense. Du coup, il n'est pas d'abord nature parmi les natures, corps
764 Ibid.
765 Spinoza, Ethique, Uv. 4, prop. 35.
766 B. Barret-Kreigel, L'Etat et les esclaves. op. cit.. Préface à l'édition de 1989.
217
parmi les corps, et il est moins fondamental pour le sujet de s'approprier son corps propre
que d'élargir ses propres déterminations. Le corps n'est plus que le point d'application de
la bonne police par l'entendement du sujet »767.
Spinoziste dans sa conception des droits naturels de l'homme, Montesquieu n'a pas
de mal à démontrer que l'esclavage est contraire au Droit naturel. Son argumentation est
originale quand on la compare à la position des fondateurs de l'école du Droit naturel: la
position de ces derniers est en effet très confuse.
« Loin de prononcer contre l'esclavage la condamnation absolue qu'aurait dû
impliquer, semble-t-il, la doctrine de l'égalité naturelle et du contrat, ils le justifient en
effet, au nom de cette même doctrine. L'esclavage est légitime, disent-ils, lorsqu/il est fondé
sur le consentement de l'esclave,' consentement forcé de la part d'un prisonnier de guerre
qui évite ainsi une exécution sommaire " consentement spontané dans le cas où un homme
vend à un tiers sa liberté »768.
Comparée à celle des théoriciens de l'école du droit de la nature et des gens769, la
position de Montesquieu apparaît infmiment plus novatrice et plus cohérente770. La
timidité relative des conclusions du livre XV « De l'Esprit des lois» n'enlève en rien de sa
netteté à la double condamnation de principe qu'il formule contre l'esclavage.
Il insiste sur le fait que l'esclavage enfreint les règles élémentaires du Droit naturel:
« la loi de l'esclavage », qui apporte tout au maître et rien à l'esclave, « est contraire au
principe fondamental de toutes les sociétés» 771.
Montesquieu défend une interprétation libérale de la philosophie du droit naturel et
s'appuie sur la notion de contrat social pour rejeter l'esclavage.
767 B. Barret-Kriegel, L'Etat et les esclaves, op. cit., préface à l'édition de 1989.
768 J. Ehrard, L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Paris, éd.
Albin Michel, 1994,pp. 499-500.
769 Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, livre III, chap. VIII .. Pufendorf, Droit de la nature
et des gens, livre VIII, chap. VI .. Burlamaqui, Principes du Droit politique, seconde partie, chap.
III.
770 Cf Jameson, Montesquieu et l'esclavage, Paris, 191l, in _8 0, thèse, lettres.
771 De l'esprit des lois, xv, 2.
218
Au demeurant, par rapport à l'esclavage pratiqué hors d'Europe, sa position est
paradoxalement assez troublante : « Mais, comme tous les hommes naisse ni égaux,
il faut dire que l'esclavage est contre la nature, quoique dans certains pays il soit
fondé sur une raison naturelle ; et il faut bien distinguer ces pays d'avec ceux où les
raisons naturelles même le rejettent, comme les pays d'Europe où il a été si
heureusement aboli »772. Nous touchons ici à la principale lacune de son livre,
lacune d'ailleurs présente dans tous les ouvrages de science politique du temps.
Malgré sa sensibilité, sa vision humaniste, sinon idéaliste des sociétés, Montesquieu
enferme le problème de l'esclavage colonial dans une conception anthropo-philosophique.
Les arguments de sa thèse sur l'indolence des peuples des « régions chaudes» et donc des
pays tropicaux et la nécessité de leur esclavage y sont présentés de manière péremptoire.
Jean-Jacques Rousseau, pour sa part, s'appuie sur le droit naturel pour condamner
l'esclavage773. Renoncer à sa liberté, c'est en effet, selon lui, «renoncer à sa qualité
d'homme» 774. Mais quand il écrit qu'un « esclave fait à la guerre, n'est tenu à rien du tout
envers son maître, qu'à lui obéir autant qu'il y est forcé »775, il semble éviter le problème
de fond : il ne s'agit pas, en effet, de savoir si l'esclave obéit à la force ou non, mais
d'établir si le maître a le droit de le contraindre à l'obéissance.
Sans doute, faut-il revenir à la notion de contrat comme fondement du droit pour
comprendre la position de Rousseau. Le contrat est la forme d'association « qui défende et
protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par
laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre
qu'auparavant». De ce point de vue, l'ordre social que souhaite Rousseau sert de base à
tous les autres droits, y compris celui de propriété. Cet ordre social ne vient pas cependant
de la nature : « celle-ci n'a désigné personne pour commander aux autres, aucun homme ne
détient une autorité naturelle sur son semblable; et par ailleurs, la force ne produit aucun
droit »776.
772 Op
.
xv. 7
. cu.,
, .
773 M R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, 1950, p.
202.
7741.1. Rousseau, Contrat social, livre 1, chap. IV
775 Ibid.
776 1. 1. Chevallier, Histoire de la pensée politique, Paris, Payot, 1993, p. 503.
2]9
Au demeurant, tout le système de Rousseau peut se résumer dans cette formule :
«Ainsi, de quelque sens qu'on envisage les
choses, le droit d'esclave est nul, non
seulement parce qu'il est illégitime, mais parce qu'il est absurde et ne signifie rien. Ces
mots, esclavage et droit, sont contradictoires ; ils s'excluent mutuellement»777. L'idée de
droit est antinomique de l'esclavage. La critique de Rousseau est incisive: selon lui ,il faut
déduire, à partir de la conservation des droits naturels, les règles éthiques universelles.
C'est dire que selon Rousseau, le Droit est une construction qui, par sa formalité même,
impose une règle valable pour tous.
Or, la condamnation de l'esclavage par Montesquieu (il est « contre la nature») 778
VIse
non
seulement
Aristote779
«mais
également
ce
qui,
dans
la
conception
aristotélicienne du mercantilisme, permet qu'on admette l'esclavage colonial» 780. 11 est
donc facile de convenir que les légistes ne se contentent pas de formuler une doctrine des
droits individuels; ils édifient une notion du pouvoir politique éloignée de « l'imperium»
et du « dominium » romains, le premier fondé sur la force militaire, le second sur
l'appropriation des hommes assimilés aux choses. Que l'esclavage soit la suppression de la
liberté et la négation de la personne et que l'espèce humaine envisagée comme espèce
morale soit unique, tels sont les postulats de la philosophie du droit naturel moderne. Il ne
peut exister de hiérarchie au sein de la famille humaine. La liberté est un droit naturel de
l'homme, le propre de l'être humain. La première propriété de l'homme est sa personne.
Cette propriété est inaliénable, imprescriptible et incessible781.
Selon Jean-Jacques Rousseau, la vie et la liberté sont des « dons essentiels de la
nature », qui ne sont ni aliénables, ni susceptibles d'être dans le commerce sans entraîner
leur disparition.
L'esclavage est une violence faite à la nature qui dépossède l'esclave de sa qualité
d'homme: «de sorte que comme pour établir l'esclavage il a fallu faire violence à la
777 1. 1. Rousseau, Du contrat social, livre 1, chap. 4.
778 Montesquieu, De l'esprit des lois, xv, 7.
779 Aristote n'a pas une conception anti-individualiste de la liberté. mais il ne saisit l'individu que
dans son rapport au groupe.
780 C. Larrère, L'invention de l'économie au XVIIIe siècle, op. cit., p. 118.
781 M F. Renoux-Zagamé, Origines théologiques du concept moderne de propriété, Genève-Paris.
Droz, 1987, pp. 362 et ss.
220
nature, il a fallu la changer pour perpétuer ce Droit, et les jurisconsultes qui ont gravement
prononcé que l'enfant d'une Esclave naîtrait esclave, ont décidé en d'autres termes, qu'un
homme ne naîtrait pas homme» 782.
La philosophie du droit naturel utilise le concept d'esclavage politique, qui diffère
du précédent, pour caractériser « la dépossession spécifique que le despote réalise en
s'appropriant la souveraineté d'un peuple, soit par la conquête, soit par la tyrannie» 783. La
liberté en société est conçue comme participation à l'exercice du pouvoir législatif: on est
libre en société lorsqu'on obéit à des lois (et non aux hommes) et à des lois à l'élaboration
desquelles on a participé. « La participation à l'exercice du pouvoir législatif est alors une
propriété de la liberté. De même que la vie et la liberté personnelle sont des qualités
naturelles de l'être humain, la liberté en société, la citoyenneté est une propriété de droit
naturel de tout être humain vivant en société, et fonde la libre détermination des
peuples»784.
Le despotisme, en ôtant à la citoyenneté toute sa quintessence juridique, établit un
esclavage particulier, l'esclavage politique. Esclavage civil et esclavage politique sont sans
doute des formes différentes de suppression de la liberté, mais ces formes sont cumulées
dans l'esclavage civil.
Comme le souligne Montesquieu: (( l'esclavage est d'ailleurs aussi opposé au droit
civil qu'au droit naturel. Quelle loi civile pourrait empêcher un esclave de fuir, lui qui n'est
point dans la société et que, par conséquent, aucune loi civile ne concerne? Il ne peut être
retenu que par une loi de famille, c'est-à-dire par la loi du maître »785.
Le courant anticolonialiste en France a posé clairement la question de savoir s'il est
juste qu'une puissance européenne ait des colonies. Damilaville, Raynal, Diderot répondent
que la conquête par la force ne fait pas le droit, et opposent le droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes.
782J.J Rousseau, (( Sur l'origine de l'inégalité », Ecrits politiques, op. cit., p. 184.
783 F. Gauthier, triomphe et mort du droit naturel en Révolution, Paris, PUF, 1992, p. 165.
784 Idem.
785 Montesquieu, De l'esprit des lois, op. cit., Xv, 3.
221
Damilaville se place sur le terrain juridique et distingue deux formes de
colonisation: la colonisation d'une terre habitée et celle d'une terre inhabitée.
Si dans le premier cas, il reconnaît aux indigènes un droit naturel de propriété sur
leurs terres, en revanche il accepte le principe de la colonisation, dans le cas de « terres
vacantes» : «Quand un pays est inhabité sans que la violence et la force l'aient fait
abandonner, c'est une marque à peu près certaine que le climat ou le terrain n'est pas
favorable à l'espèce humaine»786. Ce raisonnement, repris de Montesquieu, sera démenti
par les faits : des pays considérés au début comme « inhabités» (îles du Cap-Vert, par
exemple) ont pourtant été transformés par les Européens en colonies esclavagistes.
D'une certaine manière, on retrouve la même argumentation chez Diderot, avec des
nuances notables, dans la troisième édition de l'Histoire des deux Indes en 1780, au
chapitre 1 du livre VIII, intitulé: Les Européens ont-ifs été en droit de fonder des colonies
dans le Nouveau monde ? Selon lui, il y a trois, et non plus deux cas de figures, parce qu'il
y aurait aussi des pays à moitié habités, à moitié inhabités.
Tout en reconnaissant aux Européens le droit de s'installer dans la partie inhabitée,
Diderot estime cependant que cette installation ne doit en aucun cas menacer
l'indépendance des peuples de la partie habitée. Au demeurant, à la différence de la thèse
de Damilaville, son texte restreint le droit de colonisation aux seules terres inhabitées.
Malgré ses contradictionsë", ce texte est une contribution décisive aux relations
internationales : Diderot y condamne toute forme de conquête, et exalte la coopération
entre les peuples, fondée sur le respect de leur droit à disposer d'eux-mêmes. Du coup, il
anéantit l'épouvantail, agité par les colonialistes, de la brutale interruption de toutes les
relations commerciales en cas d'indépendance des colonies. L'indépendance des peuples
colonisés est un thème revendiqué par une minorité d'intellectuels.
En revanche, l'unanimité est presque faite dans leur camp pour rejeter l'esclavage.
786 Cité dans Y. Benot, la révolutionfrançaise et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 1987.
p.22.
787
Id., p. 23.
222
Mais, alors que la condition des esclaves ne suscite pas toujours des prises de
position nettes, Damilaville, fidèle à la philosophie du droit naturel moderne, affrrme que
« la liberté est une propriété de l'existence inaliénable qui ne peut ni se vendre ni
s'acheter ; que les conditions d'un tel marché seraient abusives .. qu'enfin les hommes
n'appartiennent qu'à la nature, et qu'ils l'outragent par une coutume qui les avilit et les
dégrade» 788. Le principe des droits de l'homme exclut la pratique de l'esclavage. Or,
l'économie du XVIIIe siècle (jusqu'à la fm du XIXe siècle) repose sur le commerce
colonial et le système esclavagiste.
Imbus de l'idée que tout homme a droit à la liberté, des intellectuels mènent, à la
fm de la guerre de Sept ans, une vigoureuse campagne contre l'institution de l'esclavage. Il
s'agit d'un mouvement qui prend dès le début des années 1780 une certaine ampleur.
Au demeurant, il y a loin de la critique à l'action en vue du changement.
L 'Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des
Européens dans les deux Indes parut en 1772 sous le nom de l'abbé Guillaume Thomas
Raynal (il s'agit d'un ouvrage collectif, en réalité). Cet ouvrage devait sous-tendre de
nombreux débats antiesclavagistes de la fin du XVIIIe siècle; il n'en prônait pas pour
autant une abolition immédiate de l'esclavage, mais une suppression lente et progressive de
cette institution789.
Malouet, inspirateur de Raynal, évoque l'infériorité des Nègres pour rejeter d'un
revers de main les critiques des antiesclavagistes: il y a selon lui une « distance immense
de l'homme blanc à l'homme noir» 790, découlant de la différence des COllleurs. Il écrit que
la couleur noire est une tache ineffaçable, dès lors que les métis « ont par cette couleur
cette portion d'avilissement qui est dans tous les pays le partage du dernier rang de la
société »791.
Si l'influence de telles propositions d'action sur l'opinion publique792 ne fait plus
de doute, notons qu'il a fallu plus d'un siècle de débat pour ébranler les certitudes forgées
à partir des écrits de Malouet-Raynal.
788 Damilaville, in L'Encyclopédie, rubrique Population, édition de 1766, XIII, p. 102, cité dans Y
Benot, La Révolutionfrançaise et lafin des colonies, op. cit., p. 30
789 Op. cit., chap. LII et LW.
790 Malouet, Essai sur l'administration de St Domingue, Paris, 1785, p. 37.
791 Id., p. 38.
792 Sur le concept d'opinion publique au XVIIIe siècle, cf Mona Ozouf: L'homme régénéré -
Essais sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989, pp. 21-53.
223
Mais au lendemain du traité de Paris de 1763, l'idée qui prévalait était celle d'une
réforme des institutions coloniales. L'ouvrage publié en 1781 par Condorcet, Réflexions sur
l'esclavage des Nègres, sous le pseudonyme de Joachim Schwartz, propose, pour aller dans
ce sens, l'abolition de l'esclavage colonial 793. Dans ses Réflexions, Condorcet aborde en
premier lieu l'abolition de principe et propose dans un deuxième temps des modalités
concrètes. D'emblée, il pose le postulat de l'appartenance des Noirs au genre humain, au
même titre que les Blancs : « La nature vous a faits pour avoir le même esprit, la même
mison, les mêmes vertus que les Blancs »794. C'est dire qu'à ses yeux, les «défauts qu'on
attribue aux esclaves sont en fin de compte le résultat de l'esclavage, mais non l'expression
d'un caractère inné : « ils sont dit-on, paresseux, stupides et corrompus, mais tel est le sort
de tous les esclaves (...) ; tous les tyrans (...) apporteront toujours pour excuser de leurs
crimes les vices de ceux qu'ils oppriment, quoique ces vices soient partout leur propre
voyage» 795.
Les valeurs morales auxquelles Condorcet attache une grande importance sont la
liberté, la justice et l'humanité qui s'opposent à la tyrannie (des maîtres d'esclaves), à
l'injustice. Priver une personne de sa liberté (« de la propriété de son temps, de ses forces,
de tout ce que la Nature lui a donné pour conserver la vie ou satisfaire à ses besoins») est
contraire au droit de la nature. Condorcet, pour cette raison, qualifie constamment
l'esclavage de crime (c'est toujours le plus fort qui dépouille le plus faible). Il combat
toutes les raisons invoquées pour le justifier. Aucune loi ne saurait donc le rendre légitime.
La liberté est la première propriété de l'homme qu'on ne saurait aliéner même
volontairement.
793 Condorcet exprime son intérêt pour le problème de l'esclavage dans une lettre adressée à B.
Franklin le 2 décembre 1773 : "Je voudrais bien savoir si dans les colonies anglaises. il y a des
Nègres qui ayant eu leur liberté y aient vécu sans se mêler avec les Blancs. Si leurs erfarus nègres nés
libres et élevés comme libres ont conservé l'esprit et le caractère nègre ou ont pris le caractère européen. Si
on a vu des gens d'espritparmi eux."- Papers of Benjamin Franklin, Yale University Press, 1976. vol. XX p.
490; cité dans E. Badinter - R. Badinter, Condorcet, un intellectuel en politique, Paris, Le livre de
~oche. 1990, p. 191. Dans ses Réflexions, l'esclavage est traité aufond.
94 Cité par Joseph Jurt, Condorcet: l'idée de progrès et l'opposition à l'esclavage, Actes du
colloque international sur Condorcet, mathématicien, économiste, philosophe, homme politique,
Paris, Minerve, 1989, p. 389.
795 Idem.
224
Des arguments économiques ne sauraient pas non plus légitimer l'esclavage, la
justice étant un bien supérieur à la prospérité du commerce et à la richesse de la nation:
« intérêt de puissance et de richesse d'une nation doit disparaître devant le droit d'un
seul homme»796.
Les arguments économiques sont pour Condorcet aussi inconsistants de droit que
de fait. Car les colonies pourraient également être mises en valeur par des Blancs ou des
Noirs libres. Aux yeux de Condorcet, le progrès moral et social et le développement
économique vont de pair : « La destruction de l'esclavage ne ruinerait ni les colonies, ni le
commerce ; elle rendrait
les colonies
plus florissantes
; elle augmenterait
le
commerce» 797.
L'auteur des Réflexions sur l'esclavage reprend aussi les calculs des physiocrates
selon lesquels la main-d'oeuvre servile n'est pas rentable en elle-même et constitue un
véritable gaspillage du capital investi. Condorcet exprime des réserves sur ce calcul car
celui-ci supposerait qu'on remplaçât toujours les esclaves morts par l'achat de nouveaux
esclaves. Selon lui, «la masse entière des hommes y gagnerait, tandis que quelques
particuliers n'y perdraient que l'avantage de pouvoir commettre un crime utile à leurs
intérêts»798.
La suppression de l'esclavage ne nuirait par conséquent ni au commerce, ni à la
richesse des nations. Puisque la possession d'esclaves est « contre la Nature », les maîtres
n'ont, pour Condorcet, aucun droit à une indemnisation.
Mais, si Condorcet est inflexible en ce qui concerne les principes, il se montre très
prudent quant aux modalités, quant aux "choix des moyens et du temps" 799.
En réalité, Condorcet considère que le maintien de l'esclavage n'est absolument pas
nécessaire, mais son extinction passe par une action éducative du milieu indigène,
796 Ibid.
797 Ibid.
798 Ibid., p. 390.
799 Cité par B. Baczko, Une éducation pour la démocratie, Paris, Garnier, 1982, pp. 206 et ss. Cf
également Louis Sala-Molins, Les misères des Lumières - Sous la raison, l'outrage, Paris. Robert
Laffont, 1992, pp. 19-73. L'auteur y dénonce l'attitude de Condorcet coupable, à ses yeux, de
mollesse à l'égard des maîtres d'esclaves et du système esclavagiste.
225
l'interdiction de la traite des Noirs étant l'étape préalable; Louis Sala-Molins n'y voit
qu'un simple « gémissement »800 du philosophe. Il considère en effet que derrière ce
«gémissement» se cache un non-dit : l'outrage à la Raison.
Le raisonnement de Condorcet est en fait le suivant: si l'abolition de l'esclavage
est souhaitable, il convient d'en différer les effets compte tenu de l'état mental et social des
colonies, afm que l'Etat ait les moyens de concilier les nécessités de l'ordre indispensable
avec l'impératif du respect de la liberté individuelle: d'une part, en protégeant les droits de
l'esclave qui est avant tout un homme [« l'humanité exige que la législation concilie la
sûreté de cet homme avec ses droits»]. D'autre part, en prévenant par le respect de la loi
toute atteinte à la sécurité des personnes [« [...]il faut que la loi s'assure qu'en cette
nouvelle qualité ils ne troubleront point la sûreté des citoyens»].
Les Réflexions de Condorcet n'eurent, selon Elisabeth et Robert Badinter, « aucun
retentissement lors de leur première publication en 1781. La cause de l'esclavage était si
bien entendue que nul ne prit la peine de réfuter les arguments de Condorcet »801. Selon
L. Sala-Molins, en revanche, ce texte n'est pas passé inaperçu « si on en juge d'après les
témoignages de l'époque de l'édition »802.
Il est facile de convenir que la sortie du livre de Condorcet a amené le
gouvernement royal à faire quelques réformes notables. Une ordonnance royale du 3
décembre 1784 prescrit le repos du dimanche, le repos avant le jour et après la nuit. La
nourriture doit être abondante et des vêtements neufs doivent être donnés deux fois l'an aux
esclaves.
La deuxième édition des Réflexions a un retentissement dans l'opinion tel qu'il
amène Malouet à réfuter les arguments de Condorcet, dans un Mémoire sur l'esclavage des
nègres (1788), où il affirme qu'on peut rendre l'institution pratique et humaine, non par
l'émancipation, mais par une réforme du Code noir803.
800 0'P. .
cit., pp. 64 et ss.
801 E. Badinter, R. Badinter: Condorcet, op. cit., p. 195.
802 L. Sala-Molins: Les misères des lumières, op. cit., p. 66.
803 Cf L. Lokke : Le plaidoyer de Malouet en faveur de l'esclavage en 1789, Ann. Hist. de la
Révolution française, n" 85, 1938, pp. 193-204.
226
Ce débat fait apparaître de nombreuses contradictions, qui portent la marque des
circonstances qui l'on vu naître: d'une part, on déclame les droits naturels de l'homme, au
nom de la raison et de la liberté, d'autre part, on présente ces mêmes valeurs à un niveau
très abstrait subsumant de fait la civilisation occidentale comme universelle804. Reste à
savoir si dans le contexte colonial de l'époque, il est possible de lier ce débat et
l'expression du refus de l'esclavage par les populations sénégalaises.
Section 2
Les incidences du développement de la notion de droits de
l'homme sur l'expression du refus de la traite
dans la société indigène
La condamnation de l'esclavage en référence au droit naturel et aux principes alors
à l'ordre du jour en France (1789) est-elle perceptible dans le discours des indigènes?
Si l'on s'en tient à certaines études faites sur le sujet805, la réponse ne fait pas de
doute, elle est affirmative ; une investigation au niveau des faits permet cependant de
relativiser ce premier jugement, sans l'infirmer totalement.
Le discours des damels du Cayor, et la politique des almaami (al-imam) du Fouta
Toro, offrent à cet égard deux exemples concrets de la perception des sociétés
sénégambiennes par rapport à l'esclavage en référence aux principes de la philosophie des
Lumières.
La notion d'humanité commune est admise par les damels du Cayor et elle « prime,
selon M. Jean Boulègue, sur tout ce qui pourrait faire apparaître les Européens comme des
êtres si différents que la comparaison n'aurait pas de sens »806. L'Islam, religion de cour
au Cayor, (on notait des marabouts maures auprès du roi) façonnait déjà cette
804 Cf La position de la Société des Amis des Noirs telle qu'elle est exprimée par Clavière, dans
son « Adresse» du 28 mars 1791. In La Révolution française et l'abolition de l'esclavage. Tome
VII Paris, 1968, pp. XI-XIII.
805 J Boulègue, « Le développement de la notion des droits de l'homme dans les sociétés
sénégambiennes, du XVIIIe siècle, face à la traite atlantique », le Mois en Afrique, n0245-246.
juin-juillet 1986, pp. 126-132, entre autres.
806 Id.
227
représentation du rapport avec les Européens. « Il facilitait d'abord la perception de cette
notion d'humanité commune en apportant un savoir, une géographie déjà élaborée dans
laquelle
venait
s'intégrer
la
nouveauté
que
représentait
la
connaissance
des
Européens »807.
Rapporté à son temps, le constat sous-jacent était la formulation d'une invite à aller
au-devant de la vision coloniale des problèmes, celle-là qui avait toujours cherché à
regarder les Noirs comme des « primitifs» ou à leur épargner l'élargissement trop précoce
de l'Etat de droit.
La conversation que le navigateur vénitien Alvise Da Cada Mosto, plus connu sous
le nom de Cada Mosto aurait eue avec le roi du Cayor, en 1455, est une clef pour
comprendre l'état d'esprit des Africains. Comme le vénitien l'interpellait sur les bienfaits de
la religion chrétienne, le damel aurait fait savoir qu'il était sûr que la foi chrétienne était la
bonne mais qu'il ressentait en tant que musulman l'inégalité économique entre les
Européens et les Noirs comme une frustration. Par ailleurs, le roi met l'accent dans sa
réponse sur la compensation dont les Noirs devraient bénéficier dans l'Au-delà.
Symétriquement, « ce raisonnement semblerait justifier, au nom de la compensation
dont parle le damel, l'inégalité des rapports d'ici-bas, et donc l'esclavage »808. Bien que le
raisonnement du damel était susceptible d'apporter une justification, les individus ou les
communautés réduits en esclavage sont ceux dont on dénie l'appartenance à l'Islam. Ainsi,
il était plus facile de considérer comme infidèles ceux qui s'y conformaient moins bien. On
notera que la plupart des expéditions esclavagistes visaient des régions dissidentes ou
acquises à des rivaux du roi, donc des populations qu'on catalogue plus facilement809.
L'obstacle religieux est levé quand on sait que le grand bataillon d'esclaves est fourni par
les populations parennes situées sur les marges du Cayor et du Baol.
Jusqu'au XVIIe siècle, les réductions à l'esclavage se fondaient sur la non-
appartenance des victimes à la religion musulmane. Or, dans l'Etat du Cayor, l'Islam était
807 Id.
808 Ibid.
809 Cf Baron Roger, Kélédor, Histoire africaine, Paris, 1829,p.209 et s.
228
surtout de cour, il était pratiqué par le souverain et par l'aristocratie'[! O.
Selon la tradition orale recueillie par Yoro Dyaô8 11, il Y avait au Cayor un roi
autoritaire, centralisateur et qui accrut la fiscalité. Sa politique provoqua des révoltes qui
aboutirent à sa déposition, solution politique qui n'est pas sans intérêt idéologique: ce roi
du nom de Ndaw Demba, « empêcha les gens de se marier, chasse les vieillards de sa
présence et défendit de porter des culottes et de mettre du sel dans leur couscous, disant
que tout cela était bon pour les rois et les princes et nullement fait pour les sujets »812.
A travers ces extravagances, écrit M. J. Boulègue, « la tradition dénonce des
atteintes fondamentales à la collectivité, à la notion qu'elle se fait elle-même de ses droits
les plus importants »813, et notamment la revendication du bien-être social et de la dignité
considérés comme inhérents à la personne humaine. Mais en tête vient le droit des
vieillards ( les notables) à conseiller le souverain. Cette volonté de recourir à la tradition
traduit le souci de la collectivité d'une reconnaissance de droits jusqu'alors non écrits mais
qui pourtant semblent indispensables au bon fonctionnement du corps social.
Elle s'insurge également contre l'autoritarisme monarchique dans son équilibre et
dans sa hiérarchie, considérée comme naturelle pour marquer l'importance des devoirs du
roi envers la société. C'est dans la mesure où le souverain aura rempli ses devoirs envers la
collectivité qu'il pourra exercer ses droits d'une façon indépendante et légitime.
Cette résistance de la population à la centralisation du pouvoir monarchique est en
même temps génératrice d'ordre et d'entropie : elle impose une règle de conduite sans
pouvoir réaliser une meilleure répartition du pouvoir entre le souverain et ses sujets.
A partir de 1673, par l'adhésion massive de la population à l'Islam, cette religion se
trouvait à la base de la contestation des paysans face aux exactions des damels.
810 1. de Moraes, contribution à l'histoire de la Petite Côte (Sénégal), XVIlè siècle, thèse de 3è
WfJ.le, Paris1 ,. CR.A., 1976, t. 2, pp. 184-231.
11 Yoro Dyaô, "le Sénégal d'autrefois. Etude sur le Cayor", publié par R.Rousseau, Bull. du
Comité d'études hist. et scient. de 1'A.o.F., 1933, II, p.270.
812 Id.
813 J. Boulègue, «Le développement de la notion de droits de l 'homme dans les sociétés
sénégambiennes... », art. cit., p. 129.
229
C'est une révolution qui se produisit: non seulement l'adhésion à cette religion n'est
plus le monopole de la Cour et de l'aristocratie, mais les marabouts ont supplanté, à la fm
du XVIIe siècle, les autorités traditionnelles dans leur rôle de guide des collectivités rurales
et exprimaient leurs aspirations à la liberté 814.
L. Moreau de Chambonneau, qui fut directeur de la concession de Saint-Louis,
verra dans cette révolution qui durera jusqu'en 1677, une condamnation des agissements
des souverains, dans leurs « tyrannies, pillages et esclavages »815, et donc implicitement
selon J. Boulègue, « dans leurs relations avec le système commercial français »816, le
trafic des captifs.
Cette contestation est d'autant plus vive qu'elle trouve une résonance dans la révolte
des populations face à la centralisation et à la fiscalité jugées excessives et imposées par
les monarchies.
L'Islam apportait à cette contestation l'appoint scientifique qui lui manquait : par
son message qui, faisait apparaître plus insupportable les actions esclavagistes des rois sur
les populations musulmanes, il fournissait à « leur condamnation un support théorique et
une légitimité» 817.
Loin d'être un phénomène isolé, cette contestation semblait s'inscrire dans un
mouvement général de protestation contre les exactions des souverains traditionalistes8 18 :
814
JBoulègue,
« L'expression
du
refus
de
la
traite
negriere
dans
les
sociétés
sénégambiennes(XVIle-XVIlle siècle) », communication au colloque international sur la traite des
Noirs, Nantes, 1985, 6 p.
815 Carson I..A.Ritchie, « Deux textes sur le Sénégal 1673-1677 », Dakar, Bull. 1.F.A.N,
t.xXX,1968, série B, nOl, pp. 338 et 339.
816 Id.,p. 130.
817 Ibid., p. 131.
818 Dans la société wolof, la pression fiscale et la traite des esclaves fournissent de sérieux motifs
de contestation de l'autorité des souverains. Certes, jusqu'au XVIè siècle, la fiscalité était très
faible, le roi vivant essentiellement de ses domaines et recevant par ailleurs des tributs
symboliques. Dans la seconde moitié du XVllè siècle, on notait en revanche un changement de cap
dans la politique monarchique: les rois prélevaient des impôts que la population supportait mal.
Parallèlement, la demande européenne en esclaves incitait les rois à effectuer des expéditions
esclavagistes sur leurs propres sujets ; d'ailleurs la distinction ne se faisait pas toujours nette entre
ces deux formes de prélèvement, le refus de l'impôt entraînant des pillages pourvoyeurs d'esclaves.
230
le Fouta Toro allait connaître à son tour une révolution islamique en 1776819.
Cette révolution avait porté au pouvoir l'almaami Abdul Kader. Une des premières
mesures prises par son régime a été l'interdiction de la traite des captifs. Dans une lettre
adressée au gouverneur Blanchot (en 1789), il prenait nettement position contre la traite,
non seulement dans le Fouta Toro, mais aussi dans les Etats voisins820.
Geste symbolique qui impressionnait un des témoins français de l'époque, Pruneau de
Pommegorge, ancien membre du Conseil du Sénégal: « I/( Abdul Kader) a défendu dans
tout son pays les pillages, ni de faire aucun captif.. et enfin par d'autres moyens politiques
(et au fond très humains) il est parvenu à repeupler son vaste royaume, à y attirer des
peuples qui y trouvent leur sûreté. Il commence même à se rendre redoutable à tous ses
voisins par sa bonne administration. Ainsi voilà un homme d'une contrée presque sauvage,
qui donne une leçon d'humanité à d'autres peuples policés, en défendant dans tous ses
Etats la captivité et les vexations »821.
Ce texte écrit en 1789, marque incontestablement une évolution idéologique des
témoins français. S'agit-til d'une inflexion complaisante de la description des réalités
sénégambiennes dans le sens des événements révolutionnaires en France?
Il semble, malgré le caractère tendancieux de l'observation de l'auteur de la
lettre822, que l'opposition de l'Almaarni à l'esclavage a été constante, et permet d'établir
une rencontre entre celle-ci et les idées véhiculées par la Révolution Française.
Un certain nombre de témoignages confortent ce point de vue.
Ainsi, dans une lettre de Th. Clarkson à Mirabeau, datée de Paris, le 23 décembre
1789, on pouvait lire: « Almamy(n) roi d'une des tribus des peuls (peuls, n. de M. B.) sise
8190. Kane, "les origines de la Révolution Tooroodo (1776)", Dakar, [F.A.N., Notes africaines,
n0190, avril 1986, pp.25-28.
820 A.N.Col., P62 Copie de la lettre du roi Almamy à M Blanchot, mars 1789.
821 Pruneau de Pommegorge, Description de la Négritie, Paris, 1789.
822 Ainsi, à « la leçon d'humanité» d'une contrée sauvage (allusion à l'absence de société
politique), oppose l'organisation politique des « peuples policés », montrant par là même la
spontanéité, les limites objectives de l'action de l'almaami, par rapport aux Européens.
231
sur les rives du Sénégal, frappé de l'inhumanité, de l'injustice et des effets pernicieux du
commerce des esclaves, résolut de l'interdire. Il ne se contenta pas d'abolir ce trafic dans
ses propres domaines, il refusa le pssage des esclaves sur ses propres
territoires. La
conséquence de cette résolution fut que la fourniture des esclaves du royaume du Bambara
(il s'agit en fait des royaumes bambaras de Ségou et du Kaarta, n. de M. B.) ne parvint pas
cette année au Fort Saint-Louis. Les agents de la Compagnie ne surent pas sitôt cette
nouvelle qu'elle fut suivie de plusieurs incursions extraordinaires des Mores, pour
remplacer à la Compagnie les esclaves dont la route avait été interceptée... Ces féroces
Mores attaquèrent les sujets d'Almamy lui-même, dont ils enlevèrent plusieurs et qu'ils
continuèrent de harasser jusqu'à ce qu'enfin ce prince vertueux ayant assemblé ses
troupes, vainquit les Mores en bataille réglée où leur roi perdit la vie»823.
Nous nous trouvons ici devant le cas d'un refus de la traite. II fallait pour que cela
devint possible, que les ravages causés par les Maures, alliés objectifs de la Compagnie du
Sénégal, fussent intolérables. Mais la politique de l'almaami rencontrait l'aspiration des
populations, y compris les populations voisines qui venaient chercher la sécurité dans son
pays.
L'insécurité devant les razzias des Maures et les exactions des rois principalement
devant le risque d'être vendu et déporté vers les Antilles, était fortement ressentie 824.
L'opposition de l'almaami Abdul Kader se traduira de façon plus concrète pendant
les années d'expansion du commerce des esclaves où selon une lettre de Clarkson, datée de
Paris, le 26 décembre 1789, il adopte une attitude de fermeté tant à l'égard de la
Compagnie du Sénégal qu'à l'égard des Européens qui s'aventurent à l'intérieur de ses
pays825.
823 Th. Clarkson, Letters on the slave-trade and state ofthe natives in these parts ofafrica Which
are contigus to fort Saint-Louis and Gorée, London, 1781, 4°, 81p.
824 Les Antilles font désormais partie de la vision du monde des sociétés sénégambiennes au
contact avec les Européens, en même temps que le terme siil, formé sur le français "îles". entre par
exemple dans la langue wolof pour les désigner le wolof disposait déjà du terme duun, pour
désigner les îles en général. Elles ne sont pas confondues avec la France qui est appelée Tugal en
Wolof et l'était déjà au XVIe siècle puisque l'étymologie du nom (Portugal) montre qu'il s'est formé
lorsque les Français ont succédé aux Portugais. La distribution des rôles dans le commerce
transatlantique était donc perçue, la spécialisation des Antilles reconnue. Il existait donc une
représentation géopolitique assez large (sans que l'on puisse en repérer une formation selon une
chronologieprécise) qui constituait un support au refus de la traite.
825 F. Thésée, « Au Sénégal, en 1789. Traite des nègres et société africaine dans les royaumes de
232
« Ce roi est actuellement ce sage, ce vertueux Almammy, que je vous ai dit avoir
extirpé de ses Etats la traite des esc/aves...Cet excellent prince refusa les présents de la
Compagnie du Sénégal en 1786(..) donnés dans l'intention souverain. Il n'y a donc point
d'esclaves dans les territoires de ce prince et ce commerce se trouve interrompu, non
seulement le long des rives du Sénégal, mais jusqu'au royaume de Galam situé à environ
250 lieues dans les terres (...) d'où les Français tirent des esc/aves »826.
La « Révolution Tooroodo » a en effet contribué à ralentir, voire même arrêter
entre 1787 et 1806 la traite des esclaves dans le Haut-Sénégal. Mais la Compagnie du
Sénégal, gênée dans ses ambitions a tenté de relier Galam à Saint-Louis par la route afin de
contourner l'obstacle constitué par l'opposition de l'almaami et les aléas du trafic fluvial.
En 1787, un traité de paix fut signé entre le gouverneur français de la colonie,
Blanchot, et le Fouta, qui allait rétablir le paiement des coutumes et faciliter le passage des
navires montant au Galam827. Dans ce dernier Etat, l'interruption du trafic des esclaves ne
s'explique pas seulement par des causes politiques.
D'autres facteurs sont à prendre en compte :la concurrence anglaise et portugaise en
Gambie et dans les Rivières du Sud, mais aussi les méthodes commerciales de la
Compagnie du Sénégal que des témoins de l'époque décrivent comme brutales et déloyales
à l'égard des intermédiaires africains, et trop conservatrices du point de vue de ses propres
intérêts à long terme. Dans l'ensemble, la traite des Noirs est rejetée par les populations,
qui voient en elle le facteur de désintégration des sociétés politiques.
Le baron Roger, gouverneur du Sénégal de 1822 à 1827, parlant des révoltes des
sujets de l'almaami, qu'il désigne sous le nom de Foulhes (Peuls ou Foulhe) écrit: « rien ne
pourrait être de l'idée des Foulhes qu'en défendant la traite des Noirs, les Européens ont été
Sallum, de Sine et de Cayor », communication au colloque international sur la traite des Noirs.
Nantes, 1985, 23 p. (avec 1 carte et 4 planches).
826 F Thésée, « Autour de la Société des Amis des Noirs. Clarkson, Mirabeau et l'abolition de la
traite (août 1789- mars 1790) », Présence Africaine, n0125, 1er tr. 1983. Il faut apporter ici une
précision : le Galam et le Khasso constituent deux principautés distinctes. Le Khasso a un
peuplement composite (Peuls et Mandingues forment un mélange ethnique et voisinent avec des
Bambara, des Soninkés) .. sa capitale, Médine, sert de transit et d'entrepôt de marchandises
européennes de Saint-Louis. Il s'agit donc, ici du Khasso en proie à des attaques périodiques des
Bambara, et non de Galam.
233
déterminés par leur exemple. Ils sont fiers de nous avoir devancés dans la carrière de la
raison, de la justice et de l'humanité »828. A travers cette affirmation, il semble que
l'auteur admet l'universalité de certains droits notamment le droit à la liberté et à la sûreté
des personnes, mais aussi le rôle pionnier joué par les populations sénégalaises dans la
défense du droit à la liberté face à la traite atlantique. Le droit à la liberté, droit individuel,
est aussi un droit politique. Il ne s'exerce pleinement que par la réalisation de sa
réciprocité, l'égalité. Ce qui n'est pas sans contradiction avec l'existence de l'esclavage.
Le baron Roger, reconnaît aux sujets de l'almaami un droit personnel à la liberté et
à la sûreté qui restreint la domination, oblige le Prince. Mais il faut reconnaître que le droit
à la liberté n'est pas complet s'il n'est porté par sa réciprocité, l'égalité. L'égalité est liée dès
le départ à la dignité humaine qui constitue la véritable raison d'être des droits de l'homme.
Au demeurant, quand les sujets de l'almaami du Fouta s'élèvent contre la tyrannie
fiscale et la centralisation monarchique. on est loin de la revendication de véritables
libertés politiques. Il ne s'agit pas de la destruction de toutes les disciplines, de la fm
d'homo hiérarchicus.
Mais les indigènes ont une représentation géopolitique de leur situation qui déborde
largement le cadre territorial de leurs contrées. Ils connaissent les pôles du « commerce
triangulaire », et cette vision leur pennet d'avoir une prise de conscience des effets négatifs
de l'esclavage.
Il est probable qu'au Cayor, l'expression du refus de l'esclavage ait pris des
proportions grandissantes sous l'effet conjugué de la demande massive et permanente
d'esclaves pour la traite
atlantique829.
Les
pillages
pourvoyeurs
d'esclaves,
le
développement des guerres intestines ou des razzias, la fréquence des famines dans des
conditions climatiques difficiles, surtout entre 1750 et 1760, l'exportation de la main-
d'oeuvre servile dans les royaumes sérères et wolof entre 1685 et 1789 sont autant de
facteurs générateurs de violence et d'atteintes aux droits de l'homme. C'est dire que dans
827 A.N. Col. C622, 1787. Une copie de ce traité en français et en arabe se trouve dans les liasses.
828 Roger, Kélédor, histoire africaine, 1829, p. 209.
829 1. Boulègue, « L'expression du refus de la traite négrière dans les sociétés sénégambiennes
(XVIIe-XVIIIe siècle) ». Communication au colloque international sur la traite des Noirs, Nantes,
1985,6 p.
234
l'expression du refus de l'esclavage par les populations sénégalaises, on peut déceler une
rencontre avec les principes à l'ordre du jour en France830 ; toutefois, il ne faut pas perdre
de vue les contradictions et les dérives dont cette expression est porteuse. La liberté
politique dont se réclament les nouvelles aristocraties guerrières est en contradiction avec
la réduction des êtres humains en esclavage. Cette contradiction va venir au jour pendant la
révolution du parti maraboutique sous forme de réduction à la captivité des minorités
ethniques, les païens. Ainsi, la structuration de la société musulmane, fondée sur
l'application de la loi coranique, les soumet à la pression des monarchies soninké ou des
confédérations musulmanes qui les subjuguent831. Dans ces conditions, la rencontre de
l'expression du refus de la traite chez les populations sénégalaises avec les principes
déclarés en 1789 est, disons, passagère, fortuite.
C'est dire que ce n'est pas du point de vue de ces populations qu'il convient de se
placer pour apprécier les changements qui aboutissent à l'abolition de l'esclavage, mais du
point de vue du colonisateur. C'est en effet ce dernier qui portera le coup de grâce à la
captivité en proclamant le maintien des institutions indigènes, sauf en ce qu'elles peuvent
avoir de contraire aux « principes de la civilisation française 832 ».
Cette réserve du colonisateur tenant à la contrariété -et non simple opposition- à la
civilisation833 allait permettre par 1'« action éducative» du milieu récepteur de prohiber
l'esclavage comme attentatoire aux principes du droit naturel. Une meilleure interprétation
des faits montrerait que la mise en oeuvre des principes proclamés ne pouvait pas échapper
au poids des événements, l'administration se taillant une marge de manoeuvre pour en
limiter les effets.
830 Cf J Boulègue, la traite, l'Etat, l'Islam-les royaumes wolof au XVlle siècle, thèse, Paris,
1987.
831 B. Barry, la Sénégambie duXVe auXIXe siècle, Paris, éd. L'Harmattan, 1988, pp. 142-159.
832 A.R.S., M 79, pièces 50. Décret du 10 novembre 1903 potant organisation de la justice
indigène de l'AOF. Texte du décret.
833 Les Français, qui parlèrent pendant longtemps, non pas de civilisations (au pluriel) mais de
La Civilisation (française, bien entendu) trouvèrent en Afrique une population qui leur parut
barbare, attardée et non civilisée. Imbus de leur avance technique, ils se sentirent obligés
d'éduquer la population africaine afin qu'elle accède à la civilisation et rejette par conséquent la
pratique de l'esclavage.
235
CHAPITRE Il
LA PREVALENCE DES CONCEPTIONS
COLONIALES FRANCAISES
Lorsque les partisans du droit naturel soutinrent que ce droit était irremplaçable834, le
souci était de montrer que l'individu avait (« par nature ») des droits immuables, des droits qui
préexistaient à la société même, des droits naturels.
Au-delà des controverses que la théorie du droit naturel avait suscitées835, ses
partisans n'en soutenaient pas moins qu'elle tirait sa force de ce qu'elle était « fondée sur la
nature humaine en tous lieux et en tout temps »836. Ils caressaient le rêve « d'un droit
intemporel »837. La permanence de cette norme originaire limite la marge de création des
règles juridiques nouvelles. C'est dans ce facteur particulier de transcendance que réside son
originalité et la spécificité de la théorie qui s'en dégage, par rapport à la conception africaine
du droit.
La théorie du droit naturel est une construction juridique occidentale838. Elle pose
comme postulat de base, la liberté de l'individu. Ce postulat de base a une portée universelle
dés lors que les philosophes des Lumières posent le principe de la liberté de l'individu, quelle
que soit son origine raciale ou sociale. Mais si « la colonisation française vise d'instinct à
l'assimilation »839, encore faut-il savoir que « le terme de l'évolution contrôlée par le
colonisateur est évidemment situé à l'infini »840 En effet, le XIXe et le XXe siècles
834 Ce droit est irremplaçable, d'une part, parce qu'il jette les fondements de l'Etat en dehors de
tout droit positif et, d'autre part, parce qu'il supplée à la carence, à l'insuffisance ou à
l'imperfection de la règle positive.
835 B. Barret-Kriegel, L'Etat et les esclaves, Paris, Payat, 1989. V. Préface; du même auteur: Les
Droits de l'homme et le droit naturel, Paris, PUF, 1989. p. 70 et ss.
836 W. Friedmann, Théorie générale du droit, op. cit., p.12.
837 M Villey, Préface historique à "Forme de Rationalité en droit" Arch. de Philos. du droit. tome
3, publié avec le concours du c.N.R.s., Paris, Sirey, 1978, p.4.
838 J Maritain, Les droits de l'homme et la loi naturelle, Paris, éd Paul Hartman, éditeur, 1945,
pp. 62-63 ,. M Villey, L'Abrégé de droit naturel classique, in Arch. de Philos. du droit, 1961, p.25 et
ss.~ du même auteur: Leçons d'histoire de la philosophie du droit, Paris, 1962, pp. 109-165.
83
P. Legendre, Histoire de l'administration de 1750 à nos jours, Paris, PUF, Coll. Thémis,
1968, p. 174 Cité par B. Moleur, « Ce droit colonial qui n'existe pas... H, art. cit., p. 46, note 38.
840 B. Moleur, « Ce droit colonial qui n'existe pas ... H, art. cit., p .46
236
européens ont vu se substituer à la conception des Lumières, le dogme de l'infériorité du
Négro-africain.
Dans le cadre tourmenté des sociétés colonisées, la liberté est une idée abstraite pour
l'indigène dont la colonisation a ébranlé l'organisation sociale. Le ressort de la colonisation est
la «péjoration de l'Africain dont la mentalité à l'image de son organisation sociale, était
censée accuser un trop grand retard de développement pour qu'on pût, au début de l'expansion
européenne surtout, songer y introduire les principes juridiques européens »841.
Cette manière de voir s'est tempérée avec le mouvement abolitionniste. Les
Républicains de 1848, héritiers des révolutionnaires de 1789, ébranlent la société coloniale en
décrétant l'abolition de l'esclavage. Accédant à la dignité d'homme, les nègres n'en ont pas
moins été relégués aux strates inférieures de celle-ci, les réaménagements de la politique
indigène ayant largement entamé la pertinence du principe que tout homme a droit à la liberté
et rétréci amplement son champ d'application.
Comme l'explique R Delavignette, « les républicains de 1848 voulaient purifier les
colonies de la servitude et la servitude dans leur esprit ce n'était pas la subordination des
colonies à la métropole, mais l'esclavage dans les colonies »842. Pour l'abolir et affianchir les
esclaves, «on ne vit pas de législation plus anti-esclavagiste ni plus généreuse que de les
doter de la même citoyenneté que leurs anciens maîtres »843. C'est ce que M. Deschamps
appelle, après celle de 1789, la« deuxième assimilation républicaine »844.
La troisième a lieu également avec le retour de la République en 1870. Bien que
rentrée par la «petite porte », elle tend à revenir à la politique d'assimilation de 1848845.
Cependant, hormis l'octroi de la citoyenneté (et des droits électoraux antérieurs) aux
841 P. Ngom, L'Ecole de droit colonial et le principe du respect des coutumes indigènes, thèse
Droit, p.19.
842 R. Delavignette, L'Afrique noire française et son destin, Paris. Gallimard. 1962, p. 95.
843 Ibid., p.96.
844 H Deschamps, Les méthodes et les doctrines coloniales de la France. Paris, A. Colin, 1953,
pp. 106 et ss.
845 Ibid, p. 220 et ss.
237
ressortissants des communes sénégalaises846 -ce qui était une « exception ordinaire» à
l'ordre colonial847, les mesures prises en application du décret du 27 avril 1848, sont de
simples allusions aux principes du droit naturel que des étapes juridiques sur la voie de
l'éradication totale de la servitude.
L'observation des faits montre que le colonisateur a entendu imposer dans la colonie
du Sénégal un ordre normatif capable d'assurer la mise en valeur, objectif premier de
l'expansion économique et commerciale européenne.
Mais l'expansion européenne a souffert du manque de cadres administratifs. Dans un
premier temps, la coutume indigène est temporairement tolérée. Dans un second temps, qui
commence au début du XXe siècle, à mesure que le Pouvoir colonial se structure, et que se
substitue à son fondement initial qu'est la force, un fondement juridique, les textes ont
entendu extirper des coutumes indigènes, des pratiques contraires à la « civilisation » (Section
1).
Ainsi, a-t-il semblé à la nation conquérante que le succès de son « oeuvre de
civilisation» se traduisait par l'assimilation, non seulement des institutions, mais aussi, sinon
d'abord, de l'esprit qui les inspire848.
Il est facile de convenir cependant qu'à côté de la réserve tenant à la contrariété à la
civilisation, le système français est un constant compromis entre les intérêts de la domination
coloniale - que l'on retrouve dans les textes dès 1903 - et la fameuse oeuvre de
civilisation 849.
Nous allons voir, que malgré les propositions de réformes de la justice indigène sur
des points touchant à la captivité, le principe de légalité ne s'en était pas trouvé observé ou
renforcé (section 2).
846 B. Moleur, "L'indigène aux urnes. Le droit de suffrage et la citoyenneté dans la colonie du
Sénégal", Annales Africaines, 1989/1990/1991, pp. 13-46.
847 Conférence du gouverneur Delavignette rapportée dans la Revue Preuve de juin 1958, n " 88,
cité par B. Moleur, "L'indigène aux urnes", art. cit., p.14, note 3.
848 Sans doute la France a-t-elle tenu à ménager les transitions, les susceptibilités locales et à
sauvgarder la culture autochtone. L'instauration progressive des conceptions françaises restait le
but final.
238
Section 1 :
La consécration de la primauté du droit naturel sur les us et
coutu mes indigènes contraires à la civilisation française
Après l'échec final de la traite des captifs à travers l'Atlantique et pour justifier
l'intervention coloniale dans l'hinterland africain, le colonisateur fait appel à une bonne
conscience qui légitimera sous le vocable «d'oeuvre de civilisation » son action contre
l'organisation sociale indigène.
Il n'est que de lire les textes successifs relatifs à l'organisation et au fonctionnement
des tribunaux indigènes850, où l'on trouve des généralisations abusives, des excès du
vocabulaire liés à un complexe de supériorité et aux préjugés d'une civilisation déjà forte de sa
rationalité, pour imaginer que l'objectif du colonisateur était d'asseoir sa domination sur les
institutions juridiques indigènes.
La formule est celle de l'article 75 du décret du 10 novembre 1903, portant
organisation de Iajustice indigène de l'AOF851, utilisée pour définir l'attitude à prendre vis-à-
vis des coutumes locales : Art. 75 : « La justice indigène appliquera en toute matière les
coutumes locales en tout ce qu'elles n'ont pas de contraire aux principes de la civilisation
française »852.
La clause de non-contrariété aux « principes de la civilisation française » conditionnait
toute application des coutumes locales ; elle n'en révélait pas moins la projection sur des
sociétés colonisées des règles juridiques en vigueur en France européenne. C'est pourquoi on
débouche dès la fm de l'année 1903 sur la très explicite circulaire du gouverneur des colonies,
Merlin, du 10décembre 1903 :
« (...) La liberté individuelle est de droit naturel ; elle est proclamée par nos
lois et le gouvernement de la colonie (du Sénégal) a le ferme désir autant que le devoir d'en
849 Exposé des motifs. décret 10 novembre 1903. Penant 1904, L..p.16.
850 A.o.F., décret du 16 août 1912, art.36 (Dar., 1913. 1. 25; Penant., 1912.3.282). Le décret
du 22 mars 1924 (Dar., 1924.1. 206; Pen., 1924. 3. 144) qui a abrogé le décret de 1912 n'a pas
repris la disposition aux termes de laquelle « les juridictions indigènes appliquent la loi et les
coutumes locales en tout ce qu'elles n'ont pas de contraire aux principes de la civilisation
française ».
851 Sur les raisons d'être d'une justice indigène, cf P. Ngom, l'Ecole de droit colonial et le
principe du respect des coutumes indigènes, thèse Droit, citée, p.46 et ss.
852 A.R.S., M 79, pièce 50. Texte du décret.
239
maintenir à tous lapossessionet l'exercice »853.
La tonalité de cette disposition cadre mal avec la réalité première de l'entreprise
coloniale, qui apparaît comme « la domination d'une nation sur (non pas des nations mais)
des peuplades primitives ou attardées, pour la satisfaction prioritaire des intérêts de la nation
colonisatrice »854.
Ainsi, le principe demeurait que le droit français était inapplicable, et la générosité de
cette circulaire étaitpeu compatible avec l'état politique et social des indigènes.
C'est ce qui explique sans doute l'évolution dans les conceptions, et la façon de voir
des administrateurs chargés d'appliquer le décret du 10 novembre 1903. Ainsi, pour
l'application de ce décret, le gouverneur général de l'AüF, Merlin, prescrivait dans une autre
circulaire du 20 août 1904, d'écarter de l'examen des tribunaux indigènes toutes questions
d'état de captivité, et de ne tenir compte aucun de la qualité d'esclave des justiciables ; cette
distinction (homme libre - esclave), écrivit-il, « modifierait profondément, en conformité de la
coutume mais en opposition avec nos principes de justice, le jugement soumis au tribunal
suivant la qualification des parties en cause »855; la même circulaire expliquait par ailleurs
après la nécessité de ne pas imposer le droit français aux indigènes, qu'il n'était pas non plus
question de tolérer le maintien, à l'abri de l'autorité française de «certaines coutumes
contraires à nos principes d'humanité et au droit naturel »856.
A quoi répondait une interrogation du gouverneur du Sénégal: « n'y a-t-il pas à
craindre qu'en raison de l'importance des questions de captivité dans la vie indigène, il se crée,
à côté de la justice officielle une justice clandestine réglant ces cas ? »857. En fait le
gouverneur ne croyait pas que les objectifs visés par le décret du 10 novembre 1903 auraient
pu être atteints, en les imposant brutalement par la voie détournée des décisions judiciaires.
Les instructions Roume du 25 avril 1905 confirmèrent celles de Merlin du 20 août
853AR.S., K16, pièce 43. Circulaire aux administrateurs et commandants de cercle sur la non-
reconnaissance de la captivité de case, 10 décembre 1903.
854 B. Moleur, « Traditions et loi relative au domaine national (Sénégal) », art. cit.. p. 23.
855 A.R.S., M 79, n" 72 - Circulaire Merlin, 2 août 1904.
856 Ibid., p.9.
240
1904 quant à la réformation des coutumes que les tribunaux allaient avoir à appliquer.
Les gouverneurs généraux, Merlin et Roume, s'entendaient par ailleurs pour prescrire
aux lieutenants-gouverneurs : «notre ferme intention de respecter les coutumes ne saurait
nous créer l'obligation de les soustraire à l'action du progrès. Avec le concours des tribunaux
indigènes..., il sera possible d'amener une généralisation des usages compatibles avec les
conditions sociales des habitants et de rendre ces usages de plus en plus conformes ... aux
principesfondamentaux du droit naturel, source première de toute législation »858.
Formule bien vague qui souffre quelques critiques. Celles du professeur Paul Ngom
méritent notre approbation: « En prescrivant que les principes d'humanité et de droit naturel
s'imposaient contre les coutwnes en cas de conflit, le gouvernement ne formulait aucune
norme précise sinon que des concepts vagues dont l'imprécision se prêtait à tous les
abus »859.
L'efficacité d'une répression de la captivité était donc des plus aléatoires, d'autant plus
que l'administration éprouvait des difficultés à préciser la mesure dans laquelle il serait tenu
compte de ces concepts dans la vulgarisation du droit du colonisateur.
L'observation des faits montre non seulement une continuité dans la façon d'aborder
l'esclavage mais encore l'opportunisme coloniaL C'est qu'au-delà de la proclamation des
principes, le droit appliqué se voulait un droit situé à la lisière entre le droit français (dont la
rationalité est affirmée) et des coutumes indigènes trop attardées. Ce droit colonial devait
extirper des coutumes des pratiques contraires à la civilisation, tout en modulant l'insertion du
droit français dans les coutumes indigènes. C'est ce qu'on peut constater en consultant certains
travaux où les auteurs tentent de justifier l'oeuvre de colonisation.
Une tentative de justification de la frontière existant entre le colonisateur et le
colonisé, tentative dans laquelle le droit apparait comme un appoint scientifique à l'idéologie
de la colonisation, est fournie par le professeur Solus.
857 Ibid.
858 A.R.S., M79, Instructions Roumedu 25 avril 1905, p.29.
859 P. Ngom, L'Ecole de droit colonial et le principe du respect des coutumes indigènes, thèse
Droit, p.67.
241
Selon lui, « la loi de statut personnel indigène, dont le respect a été cependant
proclamé par la métropole, ne peut prévaloir lorsqu'elle est en opposition ou en contradiction
avec une règle que la nation civilisatrice considère, dans la colonie, comme étant essentielle
au succès de l'oeuvre de la colonisation »860.
Cette définition est donc la consécration de la primauté des lois adoptées en métropole
et des décisions du Pouvoir colonial sur les us et coutumes indigènes qui seraient en
contradiction avec elles. Henri Solus est fonne1 : « En déclarant respecter la législation privée
indigène, écrit-il, la métropole n'entend point, en effet, abdiquer l'obligation qui lui incombe
d'assurer et de maintenir dans la colonie, un ordre social et une organisation juridique
conforme à son action colonisatrice »861.
Ce complexe du colonisateur, complexe de race et de civilisation réputées supérieures,
trouve là, son expression juridique. Tout se tient: le Blanc domine parce qu'il est de « race
supérieure ». Or, la colonisation ou la domination coloniale, est oeuvre de « civilisation ». La
« nation civilisatrice» ne peut donc admettre que les « coutumes» indigènes compromettent
sa « mission ». Ce qui fait dire à M Kamto que « le raisonnement a de la cohérence, bien que
ses prémisses soient fausses. En fait, écrit-il, la trouvaille de Solus est une conséquence
logique de ce raisonnement appliqué au domaine du droit. Car, si la civilisation métropolitaine
est supérieure (c'est la Civilisation), le droit métropolitain, en tant que porteur des valeurs de
cette civilisation, est assurément supérieur aux droits indigènes et ne saurait souffrir leur
contradiction »862. Par conséquent, les juridictions indigènes appliqueront la loi et les
coutumes, sous la seule réserve de celles réprouvées par le droit naturel.
En réalité, l'application des principes du droit naturel ne pouvait échapper aux
contradictions qui travaillaient la société coloniale. La logique de la colonisation mit à rude
épreuve l'idéal républicain. De fait, la prohibition de la captivité était suspendue à l'extension
de la souveraineté directe de la France sur les territoires de l'Afrique Occidentale Française
(AOF).
860 H. Solus, op. cit., p.303.
861 Ibid.
862 M Kamto, Pouvoir et droit en Afrique noire, Paris, L.G.D.J., 1987, p. 262; cf Eliesco, Essai
sur les conf/its de lois dans l'espace sans conflit de souveraineté (les conf/its d'annexion), thèse.
Droit, Paris, 1925, p. 61 : "Le droit, dont d'ailleurs la principale mission est de promouvoir la
civilisation sera un des moyens et non le moindre que le souverain mettra en oeuvre entre les
242
Section 2 :
La portée des principes proclamés
L'appareil politique colonial s'affirmait à mesure que la France imposait sa domination
sur ses possessions africaines. En 1904, l'autorité française était en contact direct avec la
masse des sujets 863. C'est dire qu'elle avait les moyens de garantir la sécurité des anciens
captifs, ceux-là mêmes que « d'anciens préjugés ou de vieilles habitudes menaçaient dans le
libre exercice de leurs droits et de leur liberté »864.
Le 9 juin 1904, le gouverneur général de l'AüF abrogea les dispositions des arrêtés de
1857 et de 1862, qui instituaient des patentes de liberté. Ces documents administratifs
permettaient aux: esclaves désireux: de profiter des bienfaits du décret du 27 avril 1848, de se
prémunir « contre les poursuites et les reprises de leurs anciens maîtres et les plaçaient d'une
façon tangible sous la protection de la France »865.
Donner à un affranchi une patente de liberté, c'était reconnaître implicitement que la
liberté individuelle avait besoin d'être prouvée par un acte authentique. Or l'idée que l'homme
avait des droits naturels inaliénables et sacrés, affirmée ou sous-jacente dans toute la
philosophie politique des Lumières était largement partagée par les Républicains de 1848866.
C'est dire qu'en supprimant les patentes de liberté, le Pouvoir colonial entendait
affirmer que tous les hommes avaient la même vocation à la liberté et avaient droit à la même
sûreté.
L'observation des faits montre cependant un glissement de l'idée que tout homme a
des droits naturels inaliénables et sacrés à la justification du dogme des intérêts de la
domination coloniale.
En effet, le Pouvoir colonial se contente de bannir le mot esclave des textes officiels,
frontières pour étendre les frontières de son Etat, le rayonnement de la civilisation supérieure".
863 A.R.S., 17 G39, Gouverneur à ministre, 14 Janvier 1913.
864 A.R.S., k23, Gouverneur du Sénégal à Gouverneur de l'AOF, 27 janvier 1904.
865 Bull. Adm. du Sénégal, 1904, pp.425-426.
866 Cf V. Schoelcher, Abolition de l'esclavage. Examen critique du préjugé contre la couleur des
243
ce qui équivaut à une non-reconnaissance juridique de l'esclavage, pas sa prohibition.
La non-reconnaissance juridique de l'esclavage n'implique nullement l'intervention
directe de l'autorité pour rompre les liens serviles. L'état de captivité reste inchangé en tant
qu'il ne donne pas lieu à réclamation, mais sur le plan juridique on considère l'esclave
indistinctement comme libre.
Il peut donc ou demeurer chez son maître en maintenant avec ce dernier les mêmes
rapports qu'auparavant, ou bien le quitter pour aller s'installer dans un village de liberté, dans
un poste ou un centre français867. En ce cas, le maître n'a plus aucun recours contre le captif
devant les instances administratives et judiciaires en se fondant sur des liens de fidélité, et, s'il
tente de le retenir par la contrainte ou de le reprendre malgré lui, il devient alors pénalement
justiciable pour faits de séquestration, rapt, ou coups et blessures868.
La suppression des patentes de liberté provoqua des lézardes dans l'organisation
sociale indigène, non sans révéler la fragilité d'un système qu'aucun texte n'était venu régler
définitivement. La prospérité de bien des régions dépendait souvent du nombre d'esclaves.
Aussi, les départs des captifs vers les postes français privaient les anciens maîtres d'une main-
d'oeuvre «taillable et corvéable à merci ». Beaucoup d'entre eux se résignèrent à ce
changement de situation et durent travailler personnellement pour assurer leurs besoins. Les
autres, conscients du vide juridique qui entoure le sort des captifs de case, s'opposèrent par la
force à leur fuite. Ils enfermèrent dans leurs villages les femmes et les enfants des captifs pour
retenir les hommes dans le pays. « Ce geste ne fit qu'exaspérer les rancunes et les deux parties
s'affrontèrent de façon sanglante »869.
Pour calmer les esprits, le gouverneur général exerça son arbitrage: on ne pouvait pas
laisser partir les esclaves en masse sans transformer à brève échéance le pays en désert. Mais
d'un autre côté, il aurait été contraire au droit naturel de les retenir de force et immoral
d'entériner les prétentions des maîtres. Après de longues négociations,
les maîtres
Africains et des sang-mêlé, Paris, Pagnerre, 1840, 187 p.
867 A.R.S., 17 G 39, Gouverneur à ministre, 14 janvier 1913.
868 A.R.S., M 91, pièce 88. Gilbert - Desvallons, « Formalités prescrites par la chambre
d'homologation pour les jugements des tribunaux de cercle en matière répressive », 6 sept. 1907.
869 F. Renault, "L'abolition de l'esclavage au Sénégal ". in Revue Française d'histoire d'outre
mer, 1972, p.59.
244
s'engagèrent à ne plus recourir envers leurs captifs à des traitements inhumains ou dégradants
comme la séquestration des femmes et des enfants. Ils devaient aussi leur accorder des
moyens de mener une existence décente. Chaque captif recevrait un champ sur lequel il
cultiverait deux jours par semaine. Tout conflit entre maître et esclave serait réglé devant le
cadi.
Cet arbitrage ne réglait pas sur le fond la question de l'esclavage, les autorités
cherchant avant tout à ménager les transitions, à ne pas heurter les susceptibilité locales. Il
aurait fallut appliquer le droit français, mais le Pouvoir colonial estimait que « les
changements sociaux ne pouvaient être brutaux, car ils faisaient partie de ceux qui ne se
décrètent pas »870. Il avançait comme argument qu'il fallait agir avec infiniment de mesure et
. de prudence, si l'on ne voulait pas risquer de compromettre à la fois le succès final de
l'oeuvre à réaliser et le maintien de la domination française.
Un certain changement intervient en 1905. Au nom des grands principes, et
considérant que son «autorité s'étend maintenant à l'intérieur du continent africain, sur de
vastes territoires »871 la France souhaite protéger les indigènes contre certaines pratiques
locales portant atteinte à la liberté et à la sûreté des personnes. Elle entend dès lors mener une
lutte énergique contre les faits de traite.
Le constat étant fait que « la traite ne peut être actuellement poursuivie d'une façon
directe qu'en vertu de la 10i du 4 mars 1831 (puisque cette 10i vise uniquement la traite
maritime et prévoit contre les coupables seulement une peine de deux à cinq ans
d'emprisonnement) et du décret du 27 avril 1848 »872, l'objectif est de combler les lacunes
de la législation antérieure, "afm de permettre d'atteindre les faits de traite qui se produisent
sur terre au même titre que ceux visés par la loi de 1831 »873 ; le décret du 12 décembre
1905874 y pourvoit.
870 ARS, k26, Discours de Roume au Conseil du gouvernement, 4 décembre 1905.
871 JO, AOF, 6 janvier 1906, pp. 17-18. Rapport de présentation du décret du 12 déc. 1905 relatif
à la répression de la traite des esclaves en Afrique occidentale et au Congo français.
872 Il s'applique à tous les faits de traite caractérisés, mais n'édicte comme sanction que la perte
de la qualité de Français.
873 JO, AOF,
janvier 1906, pp. 17-18. Rapport de présentation du décret du 12 déc. 1905 relatif
ô
à la répression de la traite des esclaves en Afrique Occidentale et au Congo français.
874 Ibid.
245
Désormais, quiconque aura conclu une convention ayant pour objet d'aliéner soit à
titre gratuit, soit à titre onéreux, la liberté d'une tierce personne,
sera puni d'un
emprisonnement de deux à cinq ans et d'une amende de 500 à 5 000 francs.
La tentative sera punie comme un délit. L'argent, les marchandises et autres objets en
valeurs reçus en exécution de la convention ou comme arrhes d'une convention à intervenir
seront confisqués (art. 1er).
Sera puni des mêmes peines le fait d'introduire ou de tenter d'introduire dans les
possessions françaises des individus destinés à faire l'objet de la convention précitée, ou de
faire sortir ou de tenter de faire sortir des individus de ces territoires en vue de ladite
convention à contracter à l'étranger (art. 2).
Des pénalités sont prévues. Les condamnés pour faits de traite seront privés des droits
civiques pour une durée de temps variant entre cinq et dix années. Il pourra, en outre, leur être
fait défense de paraître pendant une durée de cinq à dix ans dans les lieux dont l'interdiction
leur sera signifiée avant leur libération.
Cependant, ce texte ne porte pas atteinte à des coutumes ou des usages, même
« contraires aux principes de la civilisation européenne» sauf s'ils constituent une mise en
servitude temporaire ou définitive au profit de tiers, des mineurs ou des femmes 875.
C'est ainsi que les droits résultant de la puissance paternelle, tutélaire ou maritale sur
les mineurs ou les femmes mariées sont garantis par le décret.
Les infractions aux dispositions de ce texte, commises en AüF par des personnes
justiciables des tribunaux indigènes, seront déférées aux tribunaux de cercle 876. Lorsque des
individus justiciables des tribunaux français et des individus justiciables des tribunaux
indigènes seront impliqués dans la même poursuite, les tribunaux français seront seuls
compétents.
875 Cf Cour d'Appel de l'A. a.F, 14 février 1917, Pen. 1918.1-34 et note Joue/a.
876 Ibid.
246
On aurait pu penser qu'après ces mesures tendant à l'extinction de la traite, le Pouvoir
colonial allait prendre d'autres visant à l'abolition immédiate de l'esclavage de case 877. Il n'en
était rien. Le gouvernement considérait en effet que le régime des captifs de case ne portait
nullement atteinte à la liberté individuelle ou à la dignité humaine, et que par conséquent,
l'ordre public dans la colonie ne pouvait être troublé par son maintien. Il semblait même dire
que c'était l'immixtion de l'administration dans l'organisation de la famille indigène en vue
d'extirper cette institution des coutumes locales qui produirait un tel résultat 878.
En définitive, il apparait que la projection sur le territoire sénégambien de principes en
vigueur en métropole s'est fuite dans l'indifférence au Droit. L'indifférence au Droit née de
l'ignorance de la loi et des coutumes locales de la part des Européens, indifférence au Droit
née de l'ignorances des actes du Pouvoir colonial de la part des Africains.
Comme on va le voir, l'esclavage n'est en dépit du décret du 27 avril 1848, « ni aboli
en droit, ni toléré en fuit »879, Le Sénégal, devenu indépendant, va extirper cette pratique des
institutions sociales.
877 Invité dès 1903, à ne plus tolérer le maintien, à l'abri de l'autorité française de certaines
coutumes locales réputées contraires (aux) principes d'humanité et de droit naturel, le Gouverneur
du Sénégal y répond par une interrogation qui en dit beaucoup sur l'inefficacité des moyens utilisés
: "N' Y t-a-if pas à craindre qu'en raison de l'importance des questions de captivité dans la vie
indigène, if se crée, à côté de la justice officielle une justice clandestine réglant ces cas ", ARS,
M79, NCJ2.
878 Cf « Le délit d'esclavage >J. Dar., 1905.2.17.
879 ARS, 17G39, W. Ponty, le 14 janvier 1913.
247
TITRE 2
248
La suppression de la servitude pose à l'administration française du Sénégal à la fois
des questions de principe et d'opportunité.
Sur le plan des principes, la « captivité de traite» est considérée selon les canons du
droit français comme attentatoire aux droits naturels de liberté et d'égalité. De ce point de
vue, l'autorité coloniale essaie de protester contre la vente ou l'achat d'êtres humains et de
faire entendre raison au discours abolitionniste. Mais l'existence de la « captivité de case»
pose des problèmes politiques dont dépend le progrès de la conquête territoriale. Alors, si
les fonctionnaires français tentent d'imposer l'application de normes conformes au système
juridique en vigueur en métropole, tant à Saint-Louis, à Gorée que dans les postes, ils
admettent qu'en marge de ces limites les indigènes puissent se forger des règles
spécifiquement adaptées à leurs coutumes.
Pourtant, les auteurs européens eux-mêmes font valoir que la distinction entre
captivité de traite et captivité de case, qui structure la division sociale du travail, est d'un
anachronisme total880. Au demeurant, l'autorité coloniale invoque le principe du respect
des coutumes indigènes pour fixer les limites de son action: d'une part elle juge que la
suppression brutale de la captivité de case risque de mécontenter inutilement les indigènes,
cette institution étant de la part de leurs chefs, l'objet d'un profond attachement881.
D'autre part, elle estime que la France ne peut, au risque de bouleverser l'organisation
sociale indigène, imposer de façon souveraine, son système de valeurs jugé trop rationnel
aux peuples africains dont les « consciences (sont) obscures». Cette attitude, oscillant
entre l'affirmation du principe du respect des coutumes indigènes et l'opportunité d'agir,
ne vise qu'à asseoir durablement les intérêts de la domination coloniale.
C'est ce que nous ont donné à penser nos investigations au niveau des faits. Le
gouvernement de la Restauration, tout décidé qu'il est de s'attaquer à la traite des esclaves,
n'en assurait pas moins son intention de le faire en tenant compte du contexte local882. La
loi du 15 avril 1818 votée par les deux chambres sans trop de difficultés, y pourvoie, contre
les intérêts économiques en cause. Plus brève encore que l'ordonnance royale de janvier
880 A. R. S. K25 - L'esclavage en A. 0. F... Rapport de mission au service des affaires politiques
du fouvernement du général de l'A. 0. F., par G. Deherme, s. d; (1906),.r 197.
88
A.NS.o.M, Sénégal X/VIl5 b. Rapport du chef du service judiciaire au gouverneur du
Sénégal, lO avril l855.
882 E. Rau, « Quand les chaines se dénouent... », art. cit., p. 252 et s.
249
1817, la loi de 1818 en reprend les termes et les étend à la France tout entière. Ainsi, « le
trafic connu sous le nom de la traite des noirs» est légalement interdit aux Français. Le
baron Roger, gouverneur du Sénégal, promulgue la loi du 15 avril 1818 dans la colonie: de
nouveaux captifs ne peuvent être introduits à Saint-Louis. Cette loi institue une croisière
française de répression de la traite sur la « côte d'Afrique» 883. Le Il mai 1824, le code
pénal français est mis en vigueur au Sénégal. Désormais, toutes les infractions au trafic des
captifs peuvent être réprimées sur le fondement de la loi pénale.
La Cour de cassation rend, le 16 janvier 1826, un arrêt sur le fondement duquel la
croisière française de répression de la traite des Noirs doit agir.
Selon la Cour, l'autorité doit agir contre les négriers métropolitains ou coloniaux
avant qu'ils n'appareillent pour la traite, voire au cours de leurs opérations de chargement
lorsqu'elles apparaissent suspectes.
Sur la côte occidentale d'Afrique, la force répressive française est à peu près
comparable à la force répressive britannique. Mais cette comparaison est abstraite : la
réalité de la répression des négriers doit être matérialisée par la capture de leurs navires.
Or, sur ce point, l'action répressive montre ses limites. Une nouvelle loi est nécessaire. Elle
sera adoptée le 25 avril 1827884. Ce texte considère la traite non plus comme un délit,
.
.
mars comme un cnme.
Désormais, les armateurs, les capitaines de navires armés pour la traite seront punis
du bannissement, cumulativement à une amende égale à la valeur du navire. Le navire sera
confisqué. Les hommes de l'équipage seront frappés d'une peine de 3 mois à 5 ans de
prison, sauf de leur part dénonciation du fait de traite; la publicité des condamnations est
obligatoire. L'administration maritime est déchargée des pratiques coercitives auxquelles
elle est astreinte depuis 1818 ; les douanes sont dépossédées de leur pouvoir de juridiction
contre les négriers. Les crimes de traite seront dorénavant jugés par les tribunaux criminels
ordinaires de la colonie.
En 1830, le gouverneur publie un nouvel arrêté local interdisant formellement
883 Par côte d'Afrique, il faut entendre dans l'acception de ce terme à l'époque, la colonie du
Sénégal et dépendances.
250
l'achat de captifs provenant des pillages faits dans les environs de Saint-Louis.
Le comte d' Argout, ministre de la Marine, produit et fait discuter à peu près sans
opposition puis fait promulguer une loi pénale, cette fois draconienne sur la traite 885.
Selon l'exposé des motifs, le texte vise deux objectifs : « réaliser une promesse (en
ouvrant) une ère nouvelle », et « frapper d'épouvante» les marchands de chair humaine. Il
est voté le 22 février 1831 et adopté définitivement le 25 par 190 voix contre 37886.
Les cours d'assises sont déclarées compétentes, sauf au Sénégal où il revient au
conseil d'appel de statuer. Un à cinq ans de prison frappent l'équipage d'un navire négrier;
dix à vingt ans de travaux forcés pour les armateurs; les bailleurs de fonds et les assureurs
sont passibles de la réclusion à perpétuité ; les matelots sont exemptés de peine s'ils
dénoncent l'expédition négrière moins de quinze jours après son désarmement. La loi tend
à définir un statut du captif saisi, à qui la liberté immédiatement octroyée par acte
authentique et gratuit n'implique cependant pas sa jouissance totale: un engagement de
sept ans constitue une sorte de stage vers la liberté, mesure rétroactive aux captifs des
saisies antérieures, tous placés au service des ateliers publics. Les vendeurs, détenteurs,
acheteurs de captifs de traite sont passibles de six mois à cinq ans de prison, mais la
prescription intervient au bout d'une année.
Il y a sans doute une volonté humanitaire dans l'adoption de la loi de 1831. Mais
elle répond à quinze ans de pression de la diplomatie - et des forces navales britanniques.
Par surcroît, la monarchie de Juillet en quête de reconnaissance internationale d'une
légitimité mal assurée, ne trouve pas sans intérêt d'offrir à la Grande Bretagne l'acte
qu'elle réclame de diverses manières depuis le Congrès de Vienne, la conférence de
Londres, le Congrès de Vérone.
La mise en place du système des engagements à temps887 par le baron Roger,
gouverneur du Sénégal et Dépendances, devait faciliter la reconversion économique de la
colonie. Il n'en était rien888.
884 A.R.S., K4. Législation et procédure en matière de traite. Loi du 25 avril 1827.
885 Le Moniteur du 14 décembre 1830 publie l'exposé des motifs du projet présenté la veille par
~'ttrgout devant ses pairs.
6 Le Moniteur universel, n" 65, 6 mars 1831.
887 Bull. Adm. du Sénégal (1819-1856), p. 30. Texte de l'arrêté du gouverneur Roger instituant les
e1!fJagements à temps, 28 septembre 1823.
8
A.N.S.o.M, Sénégal XIV/Ho Rapport sur les engagés, septembre 1847.
251
En 1846, le chef du service judiciaire de la colonie du Sénégal signale qu'à Saint-
Louis, plus de 3000 individus sur 6000 sont « injustement et frauduleusement retenus en
état de captivité, quoique ayant acquis depuis longtemps les droits les plus légitimes à la
liberté 889 ». De nombreuses fraudes ont en effet été constatées: les décès, les fuites ne
sont pas déclarées et la plupart des captifs portés disparus sont remplacés par des captifs à
vie ou des « engagés à temps» transformés en captifs à vie.
Au départ, les opérations de rachat étaient entourées de toutes les garanties
désirables. Les esclaves rachetés et affranchis prenaient le chemin de la colonie agricole où
l'inspecteur des cultures pouvait empêcher le détournement de l'engagement à temps. Il en
fut différemment au lendemain de l'extension du système en 1827890.
Les engagistes qui ne nourrissaient plus d'espoir pour l'avenir de la colonisation
agricole se débarrassèrent d'une main-d'oeuvre devenue inutile. Ils vendirent leurs engagés.
En raison du bon marché, la plupart des engagés furent achetés par des « noirs eux-mêmes
captifs »891. Cette infraction à la réglementation était patente. Mais après l'échec de la
colonisation
agricole,
l'administration
ne
pouvait
moralement
empêcher
les
concessionnaires de revendre leurs engagés qui étaient devenus pour eux davantage un
fardeau qu'une source de profits. Tout au plus, pouvait-elle faciliter les mutations
conformément à la réglementation. Même à ce niveau, on constate encore des fraudes. Les
acquéreurs étaient trop rusés pour ne pas « dérober leurs captifs à la connaissance de
l'autorité »892. Certains habitants de Saint-Louis trouvèrent même superflu de se soumettre
aux formalités. Par les navires qui
faisaient le commerce du haut- Sénégal, ils en
introduisirent clandestinement un grand nombre. Ils les déposaient ordinairement sur les
bords des marigots se trouvant dans les voisinages de Saint-Louis pour ensuite, à la faveur
de la nuit, les introduire dans l'île où ils devenaient l'objet de « transactions occultes,
889 Cf A. R. S. K25 - L'esclavage en A. 0. F. (étude historique, critique et positive), par G.
Deherme, s. d. Rapport de mission adressé au service des affaires politiques du gouvernement
§énéral de 1'A.0.F., Gorée, le 25février 1907.
90 Le 13 mars 1827, le Baron Roger, gouverneur de la colonie a pris, sous La press ion des
traitants, un nouvel arrêté complétant l'arrêté du 28 septembre 1823 sur Le régime des engagés à
temps, par lequel il accorde la faculté d'introduire dans la colonie des captifs achetés dans la
fiande terre et alors engagés seulement 14 années.
91 A.R.S., 3E9, Conseil privé, séance du 11 décembre 1832.
892 Id.
252
qu'aucune pénalité ne pouvait atteindre »893.
Ces introductions frauduleuses accrurent évidemment la population servile de
Saint-Louis. En vérité, l'engagement à temps, dénaturé dans son principe par l'arrêté du 13
mars 1827, n'était plus qu'un manteau commode pour « couvrir des introductions de captifs
au sein de la colonie »894.
Le 28 février 1839, le ministre de la Marine et des colonies inclinait à penser que
l'on pouvait, « sans se préparer à des regrets pour l'avenir, renoncer à un système qui avait
vu le jour dans un contexte qui n'était pas de nature à se reproduire »895.
Dès sa prise de fonction, le gouverneur du Sénégal, Bouët-Willaumez s'attaqua à
cette question. Le 16 janvier 1844, il prit l'avis du conseil privé de la colonie sur
l'opportunité de la suppression du système des engagés à temps896. Pour lui, la colonie en
tirerait le maximum de profit, en orientant
désormais l'activité des engagés vers
l'agriculture ou le service militaire. Pour les habitants, l'éventualité de la suppression de
l'institution des engagés à temps irait à l'encontre des intérêts de la colonie, d'autant que la
prospérité de Saint-Louis en dépendait897. Ces objections n'ébranlèrent nullement la
volonté du gouverneur d'en finir avec un système dévoyé et en informa le ministre898.
Il mit sur pied une commission d'enquête pour déterminer le degré d'attachement
des populations à l'esclavage. Celle-ci révéla que certains propriétaires étaient disposés à
libérer leurs captifs en échange d'une juste indemnité 899. Au demeurant, l'administration
étant soucieuse d'éviter les désordres et d'avoir l'opportunité d'agir,
laissa le débat se
poursuivre. En janvier 1845, elle estimait que la population saint-Iouisienne était préparée
à ce qui allait être l'oeuvre du gouvernement provisoire de la deuxième République900. Par
décret en date du 27 avril 1848, celui-ci abolit en effet l'esclavage dans les colonies
893 A.R.S., K7, Notes de l'ordonnateur Guillet, sur les engagés, 29 janvier 1836.
894 A.R.S., 3E17, conseil privé, séance du 16 janvier 1844.
895 A.R.S., 1B29, fol 353, ministre à gouverneur, 28 février 1839..
896 A.R.S., 3E17, Conseil privé, séance du 16janvier 1844.
897 Id,
898 ARS, 2B23,fol. 108, Gouverneur à ministre, 24 avril 1844.
899 ARS, 2B22, fol. 5, I. Le procès-verbal de l'enquête fut transmis au ministère le 24 mai 1844.
900 Cf I. Murat, La Deuxième République, Paris, Fayard, 1987, pp. 158-163.
253
françaises. Ce décret fut enregistré au Sénégal
le 23 juin 1848, pour prendre effet à
compter du 23 août 1848.
Dès qu'ils prirent connaissance de ce texte 90 l, certains
maîtres protestèrent
violemment et menacèrent même de vendre leurs esclaves avant la mise en application du
décret902. D'autres envisagèrent de s'exiler sur la Grande-Terre, hors des limites où
pouvait être appliquée la législation française. Ce mouvement n'était pas nouveau. En
1842, une dépêche ministérielle, ayant demandé à l'administration de recenser toute la
population servile, certains propriétaires qui y voyaient l'intention de prohiber l'esclavage
s'étaient retirés au Walo, avec leurs captifs, pour s'y consacrer à l'élevage et à
l'agriculture903. En 1847 une délégation des notables, mais aussi des noirs libres de Saint-
Louis conduite par le maire de la ville alla rencontrer le gouverneur p.i., Duchâteau, pour
lui dire « combien la mesure adoptée par la métropole de donner suite aux lois,
ordonnances et arrêtés sur l'esclavage était préjudiciable à leurs intérêts »904. Le
gouverneur Baudin demande à Paris d'attendre « des circonstances favorables », car il était
à craindre, selon lui, que l'application du décret du 27 avril 1848 ne devînt un agent de la
désagrégation de la société indigène en même temps qu'un artisan d'anarchie905. Rien n'y
fit. Il lui est intimé l'ordre d'appliquer le décret d'abolition, même s'il devait, pour cela, se
tailler une marge de manoeuvre afm de ne pas heurter les susceptibilités locales906.
Le respect de la légalité en a souffert, d'autant plus que les tribunaux ne
sanctionnaient
que les contrats dont
les captifs pourraient faire l'objet , la doctrine
soutenant même que « le fait de posséder un esclave ne tombe sous le coup d'aucune loi
quand il n'est accompagné d'aucune violence ni séquestration »907.
En France continentale, les intérêts économiques en présence ne trouvent plus
quant à eux d'inconvénients à la suppression de l'esclavage ; les consommateurs de sucre
901 Le 23 août 1848, à 8 heures du matin, une proclamation affichée et publiée au tam-tam rendait
leur liberté à tous les captifs.
902 A.R.S., 2B27, fol. 114, gouverneur à ministre, 12 février 1849.
903 A.RS., 2BI8,fol. 144, gouverneur à ministre, l S février 1842.
904 A.R.S., 2B17, fol. 61, Gouverneur p.i. à ministre. 18 septembre 1847.
905 A.RS., 2B27, Gouverneur à ministre. Selon le gouverneur, c'est par l'éducation de l'élément
indigène que le Pouvoir colonial peut l'amener à admettre l'idée que tout homme a droit à la
liberté.
906 A.RS., K8, ministre à gouverneur, 18 avril 1849.
907 Dareste, Traité de droit colonial, Cour d'Appel de l'AOF, 31 oct. 1935.
254
n'ont plus de souci à se faire pour l'approvisionnement ; le blocus continental a en effet
obligé à chercher des substituts à la canne à sucre dont l'un, le sucre à betterave connaît
un réel succès. Par ailleurs, le commerce et l'armement n'ont plus besoin, comme par le
passé, de ces échanges que représentent les divers éléments du commerce triangulaire ;
d'une part, l'amorce d'une révolution industrielle qui s'amplifie encore sous le second
Empire provoque une expansion des courants internationaux d'échanges; d'autre part, une
nouvelle conception de la mise en valeur de l'Afrique se fait jour, marquée non seulement
par la colonisation de l'Algérie908, mais surtout par la recherche de relations différentes
avec l'Afrique Noire, réservoir de ressources naturelles diverses. Ainsi, tous ont des
raisons d'entériner la décision qui vient d'être prise en 1848 et la réaction politique des
années qui suivent ne doit pas remettre en cause cette incontestable avancée909. Nous
tenterons d'en évaluer l'applicabilité, d'autant qu'en Sénégambie, la mise en oeuvre des
mesures prises par le gouvernement provisoire montre qu'il est trop tôt pour crier vraiment
victoire (Chap. 1er).
En effet, les « libertés» de 1848 passent d'un statut de l'esclavage sanctionné
juridiquement à un esclavage rationalisé : à Saint-Louis et à Gorée, les « nouveaux
citoyens» restent attachés à leurs anciens maîtres par des liens coutwniers qu'il est
difficile d'endiguer91O. D'esclaves, ils sont devenus des sortes de « serfs domestiques»
dans une société où la différence de condition renforce la hiérarchie sociale.
C'est contre cette situation
que les autorités politiques du Sénégal devenu
indépendant ont entendu élever des garde-fou en décrétant le respect de l'Etat de droit
(Chap.2).
908 Cf L. de Baudicour, Histoire de la colonisation de l'Algérie, Paris, 1860, 584 p. Sur les colons
de 1848 en Algérie, on se référera à l'article de Y. Katan, « les colons de 1848 en Algérie: mythes
et réalités », in Revue de l 'histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1984, pp. 177-202.
909 L. RoI/andet P. Lampué, Précis de droit des pays d'ou/re-mer, Paris, 1952, 2e éd, pp. 267-268, n" 259-
261.
910 Mb. Guèye, « La fin de l'esclavage à Saint-Louis et Gorée en 1848 », in Bull. I.F.A.N., t.
XXVIII, série B, N° 3-4, Juillet-octobre 1966, pp. 637-656 et extrait; R. Pasquier, « A propos de
l'émancipation des esclaves au Sénégal en 1848 », R.FH.o.M, 1967; t. 54, p. 188-208.
255
CHAPITRE 1
L'APPLICATION DIFFEREE DU DECRET ABOLITIF
DE 1848
Le pnncipe de la prohibition de l'esclavage dans les colonies et possessions
françaises est consacré par le décret du 27 avril 1848, prohibition confirmée par la
constitution de la ne République, du 4 novembre 1848, qui déclare dans son article 6:
« L'esclavage ne peut exister sur aucune terre française ». Ce texte a force législative et sa
portée est générale. Fondamentale est son incidence : à partir de cette date, en effet,
l'esclavage fut aboli de plein droit dans les territoires soumis à la souveraineté
française 9 11.
La mise en oeuvre du décret du 27 avril 1848, notamment l'art.7, s'avérait difficile,
et cette difficulté a été invoquée pour en différer les effets.
Le Pouvoir colonial, confronté à des problèmes logistiques, estimait qu'il fallait
ménager les susceptibilités locales, élever le niveau de développement mental et social de
l'indigène, avant de lui appliquer le droit français réputé techniquement
supérieur aux
coutumes indigènes, considérées de ce pont de vue comme attardées, archaïques.
Dans cette étape, qu'on a estimé judicieusement préalable à l'application du décret
de 1848, il fallait obtenir l'adhésion des indigènes aux « moeurs» françaises, tout en
plaçant leurs institutions sous le contrôle étroit de l'autorité coloniale.
Pareille attitude ne pouvait que tenir en échec les contraintes légales récurrentes à
l'Etat de droit sur le Pouvoir colonial.
La vulgarisation du principe selon lequel le sol français affranchit l'esclave qui le
touche a souffert de l'indécision des autorités. Une interprétation des faits montrera que
cette indécision n'est que le résultat des contradictions entre les objectifs coloniaux et la
911 Le sénatus consulte du 3 mai 1854 pose en son article 1 : « l'esclavage ne peut jamais être
établi dans les colonies françaises ». L'Angleterre avait précédé la France puisque le Slavery
Abolition Act date de 1834. Il s'en suivit la libération à Maurice de 61.000 Noirs. Pour l'histoire
de l'abolition en Angleterre, cf Lord Denning, Landmarks in the Law, pp. 214-227.
256
pertinence de l'organisation sociale indigène (Section 1).
Dans
une
seconde
étape,
le Pouvoir
colonial
entend,
par
une
politique
interventionniste, modifier le mode de vie indigène, et porter le coup de grâce à la captivité
de case.
L'interventionnisme du colonisateur était cependant fragilisé par des limites tenant
à la « pédagogie coloniale ». En effet, s'il fallait extirper des coutumes des pratiques
attentatoires à la liberté et à la sûreté des personnes, n'a-t-on jamais entendu faire de
l'insertion du droit français dans le système social indigène qu'un moyen efficace d'assurer
la domination des intérêts français; l'acconunodement perpétuel du Pouvoir colonial avec
l'esclavage ne s'expliquerait donc que dans ce cadre (Section 2).
Section 1 :
Les considérations pratiques
Les autorités coloniales justifient l'impossibilité d'appliquer l'article 7 du décret
du 27 avril 1848, par la nécessité de ne pas heurter les susceptibilités locales et par la
nécessité de préserver les intérêts français9 12. Selon cet article, « le principe que le so 1de
France affranchit l'esclave qui le touche est appliqué aux colonies et possessions de la
République ».
Une application stricte de l'article 7, tel qu'il est formulé, pose pour les
établissements français de Sénégambie la question même de leur existence.
A l'époque, le Sénégal français ne comprend que quelques établissements
minuscules le long de la côte, de Saint-Louis au golfe de Guinée, ne subsistant que par le
conunerce de la gomme et la traite des esclaves. Ces échanges se font avec les populations
de l'intérieur. Or l'esclavage rentre dans la division sociale du travail des populations
locales. Faire du principe du sol libérateur un principe général d'émancipation des esclaves
risque de provoquer une révolution sociale et de voir affluer à Saint-Louis et à Gorée les
esclaves étrangers en quête de liberté9 13.
912 A.R.S., 2B27. Gouverneur à ministre, 20 août 1848 .. ibid., 12 février 1849.
913 A.N.S.o.M, Sénégal XIVI15b, Rapport du chef du service judiciaire au gouverneur du
257
On n'est pas sans l'entrevoir dans les bureaux de la Marine, et le ministère élabore
aussitôt à l'adresse du «citoyen commissaire de la République au Sénégal et
dépendances », des directives qui apportent quelque tempérament.
Le principe y est maintenu mais on attire l'attention du gouverneur sur le fait que
les alliances avec les chefs africains doivent être préservées:
« D'après l'article 7, les établissements de la côte occidentale d'Afrique deviennent
comme terre française un pays de franchise dont il suffira à tout esclave d'avoir franchi le
sol pour être libre de droit. La situation de ces établissements, à proximité de tant de pays
où l'esclavage existe sans doute à cette mesure, en ce qui regarde la colonie, une
importance particulière et peut en faire naître quelques difficultés politiques. Mais il n'y
avait pas là motif suffisant pour placer le Sénégal en dehors d'un principe essentiellement
national, auquel la République ne peut faire d'exception. Je sais d'ailleurs que, dans les
possessions anglaises de ce littoral, le même régime existe, et que les populations
indigènes, qui les avoisinent s y sont facilement habituées. Il en sera de même à Saint-
Louis, à Gorée et dans nos autres comptoirs, pourvu qu'on s'abstienne de provoquer en
quelque sorte la désertion des noirs captifs de l'intérieur, en y propageant l'opinion que le
Sénégal est un refuge où l'autorité française est désireuse de les attirer. Vous restez
d'ailleurs investi des attributions de police nécessaires pour surveiller les noirs qui
viendraient ainsi dans nos villes chercher leur affranchissement, et même pour les expulser
de notre territoire si leur présence y devenait dangereuse pour le bon ordre... » 914.
On continuera, comme l'exigent les rapports de bon voisinage, à restituer les
fugitifs à leur maître 915.
Schoelcher prétendra plus tard que ces directives ont été datées postérieurement à
sa démission du ministère, survenue le 1er mai 1848 916. Pourtant, les textes d'élaboration
Sénégal, 10 avril 1855.
914 A. R. S., K8, Ministre au citoyen commissaire de la République du Sénégal et dépendances. 7
mai 1848. Prudence également dans l'application de l'article 8, imposant aux Français, résidant à
l'étranger et propriétaires d'esclaves, d'affranchir ces derniers dans un délai de trois ans sous
peine de perte de la citoyenneté (en 1851 le délai d'exécution, arrivé à son terme, fut étendu à dix
ans) ,. cf A. N. S. 0. M, Sénégal XIVI1 56, Conseil d'Etat, Exposé des motifs d'un projet portant
modificationde l'art. 8 du décret du 27 avril 1848. Avril 1858.
915 Cf Mbaye Guèye, L'Afrique et l'esclavage. Une étude sur la traite négrière, Paris, Martinsart,
1983, pp. 219-274.
916 V. Schoelcher, L'esclavage au Sénégal en 1880, p. 53. Sur le rôle joué par V. Schoelcher dans
l'émancipation des esclaves, cf N. Schmidt, Victor Schoelcher et l'abolition de l'esclavage, Paris,
258
(duplicata conservé aux archives du Sénégal) sont contresignés de son nom.
Quoi qu'il en soit, cette restriction paraît insuffisante. Le gouverneur intérimaire,
Bertin Duchâteau, chargé de la mise en application de la nouvelle législation917 demande
au ministre, le 20 août 1848, qu'on revienne à plus de souplesse dans la mise en vigueur de
l'article 7 918. Le gouverneur Baudin appuie cette demande et la justifie par la survenance
d'un faisceau de faits graves et concordants. A la suite de la libération de captifs réfugiés à
Saint-Louis, les Maures Trarza refusent de se rendre aux escales du Fleuve pour le
commerce de la gomme919.
Les Maures posent comme condition au rétablissement des relations normales, la
restitution des captifs fugitifs, la suspension du décret du 27 avril 1848.
Une dépêche ministérielle du 26 octobre 1848 y répond: (...) « il ne pourrait plus
être expressément et formellement dérogé pour le Sénégal que par voie législative. Je ne
dois pas vous laisser ignorer qu'il me paraît très difficile de saisir l'Assemblée nationale
d'une proposition en ce sens» 920.
Comment sortir de cette situation? Les traitants de Saint-Louis proposent que
l'article 7 du décret du 27 avril 1848 soit suspendu en ce qui les concerne 92 1. Le
gouverneur Baudin, pourtant acquis à l'abolition, écrit le 12 février 1849 une lettre des plus
alarmistes au ministre 922, mais il sait que l'Assemblée nationale ne reviendra pas sur son
vote. II faut donc trouver une autre solution.
Le principe du versement d'une indemnité étant écarté par les éventuels
Fa7ard, 1994, notammentpp. 99-121.
91 La législation française de l'abolition de l'esclavage en 1848 ne s'applique, au Sénégal, qu'à
Saint-Louis et à Gorée. Le décret du 27 avril y est rendu public le 23 juin en vue d'une
émancipation des esclaves des possessions françaises le 23 août suivant. Le commissaire général
de la République, Duchâteau, est chargé de la mise en application de la nouvelle législation. 6703
esclaves sont recensés en vue du versement d'une indemnité à leurs anciens maîtres. Une
législation spécifique accorde peu à peu des délais aux Français propriétaires d'esclaves au
Sénégal quant à l'application du décret d'émancipation.
918 A.RS., 2B27, Duchâteau au ministre, 20 août 1848. Finalement seul fut modifié l'article 8.
~Article modifié par la loi du 28 mai 1858: Revue coloniale, août 1858, p. 255).
19 A. R. S., 2B27, Baudin au ministre, 12février 1849.
920 A. R. S; 2B27, Ministre au commissaire de la République, 26 octobre 1848.
921 A. N. S. 0. M, Sénégal XIV/15a .. 15février 1849, pétition signée de 270 noms.
922 A. R. S; 2B27, Baudin au ministre, l Zfévrier 1849: « Je sens bien que des coeurs généreux en
France souffriront... mais il faut attendre des circonstances plus favorables N.
259
bénéficiaires923, on convient que seuls les anciens esclaves des établissements français,
vendus frauduleusement à l'extérieur entre la promulgation du décret du 27 avril 1848 et
son application effective, seront soumis aux dispositions de l'article 7. Les fugitifs venus
des territoires situés au sud du fleuve ne bénéficient pas de la protection de la loi, ils
doivent être expulsés924.
De nouvelles directives complètent les précédentes et réaffirment le principe du sol
libérateur, non sans l'enfermer dans des limites permettant de protéger durablement les
intérêts de la domination coloniale: « En proclamant le principe de l'affranchissement par
le sol, le gouvernement de la République a sans doute entendu en assurer sincèrement la
conséquence libérale, mais il n 'a jamais eu la pensée de le faire au mépris de la protection
à laquelle ont d'abord droit les citoyens français qui habitent nos possessions d'Outre-
mer... Tout individu non domicilié dont la présence est réputée dangereuse pour la sécurité
de l'établissement colonial peut en être immédiatement expulsé, et ce pouvoir s'étend, dans
ces cas graves, aux citoyens même de la colonie »925.
Comment déterminer le mode selon lequel l'asile peut être refusé? Réponse du
ministre:
« Je n'ai pas besoin, de faire remarquer que l'expulsion dont il s'agit doit être pure
et simple, et qu'il ne saurait y avoir lieu en aucun cas de remettre les fugitifs aux
mains de leurs maîtres. J'ajouterai qu'il sera toujours préférable de procéder,
autant que possible, au renvoi de ces individus au moment même où ils entreront à
Saint-Louis et à Gorée; qu'il vaudrait encore mieux s'appliquer à prévenir même
leur débarquement, et que les scrupules qui devront être apportés à leur expulsion
seront nécessairement plus fondés selon la longueur du délai pendant lequel ils
auront habité le sol de la colonie »926.
Au moment même où se précise cette orientation, l'apport de la jurisprudence est
923 Ils préfèrent leurs esclaves à un pécule.
924 A. N. S. 0. M, Sénégal XIV/15a, Baudin au ministre, 2,20 mars, 24 mai 1849.
925 A. R. S; K8, Ministre Tracy au gouverneur, 18 avril 1849. Il est fait allusion ici à
l'ordonnance organique du 7 septembre 1840, qui confère, entre autres, à l'autorité de la colonie
le pouvoir d'expulser tout individu dont la présence est réputée dangereuse pour l'ordre public, la
sécurité et la tranquillité de la colonie. Déjà, les directives d'Arago du 7 mai 1848 y faisaient
référence, et leur application devait s'étendre aux « difficultés politiques» qui pourraient surgir
avec des chefs à la suite d'évasion de captifs.
926 A. R. S., K8, Ministre Tracy au gouverneur, 18 avril 1849.
260
décisif. La Cour Suprême (toutes chambres réunies) précise, dans un arrêt du 3 mai 1852,
la portée réelle de l'article 7 du décret de 1848 : l'article 7 du décret du 27 avril 1848
« s'applique même aux esclaves qui, embarqués sur un navire à défaut de matelots libres,
auraient seulement mis le pied sur le sol de France, sans y séjourner, sauf à ces esclaves à
achever le voyage en vertu de leur engagement non plus comme esclaves, mais comme
libres »927. Formule alambiquée mais qui réaffirme le principe que le sol de France
affranchit l'esclave qui le touche.
Cet arrêt rend ainsi justice à Victor Schoelcher, sous-secrétaire d'Etat «chargé
spécialement des colonies» et président de la commission d'abolition de l'esclavage928.
C'est lui qui, lors d'une séance de cette commission, a proposé l'insertion dans le
projet du décret d'abolition, d'une clause permettant à tout esclave foulant le sol d'un
territoire français d'acquérir la liberté 929.
Malgré les objections du directeur des colonies, Mestro, redoutant les réactions
927 A R S; K25, L'esclavage en A. 0. F. .. Rapport de mission au service des affaires politiques du
~ouvernement général de l'A. 0. F., par G. Deherme, s. d. (1906).
28 A.N.S.O M, Généralités C16211326, procès-verbaux des séances de la commission d'abolition
de l'esclavage. La commission ouvre ses travaux le 6 mars 1848 en se fixant les objectifs suivants:
« 1 - arrêter les termes du décret qui donnera la liberté aux esclaves ; 2 - proposer les moyens les
plus sages pour assurer le travail avec la liberté ». Elle fut l'un des organes de réflexion sur les
affaires coloniales qui ne comptât pas une majorité de représentants de colons, négociants des
grands ports et membres de l'administration concernée. Les ANSOM conservent l'ensemble des
manuscrits des procès-verbaux de réunions de la commission d'abolition de l'esclavage que nous
avons consultés sous les cotes: Généralités 119-1061 : Commission d'abolition de l'esclavage
(minutes et décrets), 1848,. Généralités 43-350: travaux imprimés de la Commission ; Généralités
162-1324 : notes, rapports et décrets ; Généralités 162-1325 : mémoires divers sur l'esclavage,
1848, ainsi que les documents qu'étudièrent les membres de cette commission, réunis dans les
dossiers suivants
: Généralités 170-1375 : abolition de l'esclavage, mémoires et lettres de
nombreux auteurs sur la question, 1828-1848,. Généralités: 177-995 et 186-1447 : rapports sur la
condition des esclaves, la traite, les affranchissements, première moitié du XIXe siècle. La
Commission d'abolition de l'esclavage fut également chargée par Schoelcher, son président, de
s'informer sur les effets de l'abolition dans les colonies britanniques. Voir également aux Archives
de la République du Sénégal: Ki, Procès-verbaux de réunions de la Commission chargée de
préparer le décret d'abolition de l'esclavage,
I 848 ,. K5, correspondance administrative
concernant l'application du décret,
1849-1850; K6, correspondance
échangée avec les
commissaires du gouvernement dans les colonies intéressées, 1848-1850; K8, états de règlements
définitifs et états nominatifs des indemnisations du Sénégal, 1849-1850.
Les dossiers relatifs aux lois votées à la suite de l'abolition de l'esclavage (et, en premier lieu, aux
« décrets d'accompagnement ») sont conservés aux Archives nationales de France sous les cotes:
Série C (Archives des Assemblées) : C992 (n° 374), 988 (n" 289-299), 994 (n" 786), 996 (n? 937-
93~, 1057 (n. 87) et 2777 (p. 103).
92 'A.N.S.o.M, Généralités: 162d11326 : Procès-verbaux des séances de la Commission pour
l'abolition de l'esclavage, 7 mars 1848.
261
négatives des chefs et des maîtres frappés par des évasions rendues SI faciles, la
proposition est adoptée, la commission y trouve le plus grand intérêt930.
Au demeurant, le Pouvoir colonial avait estimé que l'abolition défmitive de
l'esclavage n'était possible que dans le cadre d'une maîtrise par l'Etat du sol sénégalais, et
donc dans le cadre de la « colonisation moderne ».
L'arrivée de Protet, puis de Faidherbe et de Pinet-Laprade, comme gouverneurs de
la colonie93 1, est tenue comme inaugurant ce type de colonisation moderne932.
Avec l'arrivée de Protet tout d'abord. Nommé gouverneur du Sénégal en juin 1850,
Prote! débarque à Saint-Louis le 10 octobre 1850, muni d'instructions extrêmement vagues
: il lui faut « pénétrer la réalité de la situation et réunir tous les éléments qui seront de
nature à mettre le gouvernement en état de se faire une opinion...933 ». Il comprend vite
que la liberté des échanges, réclamée impérativement par les négociants, passe par le
contrôle des pays toucouleurs (ce qui suppose l'occupation permanente du poste de Podor),
la fermeté envers les Maures, la fm du système des coutumes et surtout par l'affirmation du
contrôle politique sur les populations.
Les négociants européens, alliés aux « habitants» métis et traitants noirs déposent
entre les mains de Protet, le 8 décembre 1851, une pétition par laquelle ils attirent son
attention sur les changements à apporter dans la colonie:
- la suppression des escales sur la rive droite du Fleuve;
- la création d'au moins deux postes fortifiés sur la rive gauche, reliés en saison
sèche par des patrouilles de spahis ;
- des concessions de terrain pour les « habitants» et les maisons de commerce à
930 Ibid.
931 Y J. Saint-Martin, Le Sénégal sous le Second Empire. op. cit., pp. 183-595.
932 Cf B. Moleur, Le droit de propriété sur le sol sénégalais. Analyse historique du XVIIe siècle à
l'indépendance, Thèse Droit, Dijon, 1978, pp. 100-197 notamment. La colonisation moderne se
caractérise par une emprise territoriale en Afrique et par l'assujettissement des populations
désormais soumises à la Souveraineté française.., d'où un problème de droit..
933 y J. Saint-Martin, « Auguste Léopold Protet (1808-1862) », Hommes et destins, t. V/lI. pp.
352-361. Les A.N.S.o.M conservent une variante de ces instructions: « Vous devez aussitôt votre
arrivée, Monsieur le Gouverneur, vous efforcer de pénétrer la réalité de la situation, et de réunir
tous les éléments qui seront de nature à mettre le gouvernement en mesure de se faire une opinion,
afin de s'arrêter aux résolutions que pourront comporter les circonstances », .. cf A.N.S.o.M.,
Sénégal, 1 37a. Ministre à gouverneur, 23 août 1850.
262
côté des nouveaux forts et sous leur protection;
- la liberté totale en tous temps et lieux ;
- le maintien de la liberté totale sur le Haut-Fleuve, et donc l'abandon des projet de
reconstitution d'une compagnie privilégiée comme la défunte Compagnie
de
Galam;
- le maintien de l'interdiction faite aux Européens de se livrer eux-mêmes aux
opérations de traite, ce qui entraîne l'obligation de s'y faire représenter par des
traitants noirs934.
L'affaire de la pétition du commerce sénégalais va traîner en longueur jusqu'au
moment où ses auteurs déçus alerteront le groupe de pression colonial bordelais qui a ses
entrées auprès du ministre Théodore Ducos, originaire de cette ville. Dans le climat
d'euphorie des débuts du second Empire, les crédits se débloquent, les projets prennent
corps et Protet est rappelé à Paris, à la fin de 1854. Un nouveau gouverneur est nommé, en
la personne de Louis Faidherbe. Il débarque à Saint-Louis le 10 décembre 1854. Les
instructions ministérielles venues de Paris lui demandent de mener une politique hardie
d'expansion économique:
« Le champ dans lequel surtout paraît devoir se trouver la moisson de l'avenir,
c'est celui du Haut-Pays, c'est surtout de ce côté que se dirigeront vos vues, et que doit
tendre à se déployer votre intelligence des choses africaines. Par les mots Haut-Pays, je
n'entends pas seulement la région de Galam, où le fort de Bakel sert pour nous de point
d'appui à des échanges commerciaux d'un intérêt si sérieux ,. je veux parler aussi de ce
bassin supérieur du Sénégal, si curieusement exploré et si bien décrit il y a trois ans par
M Rey, qui commandait alors le poste de Bake/. Conduire le commerce du Sénégal à se
porter jusqu'à ce point et à y chercher des éléments d'échange, ce serait déjà un progrès
remarquable. De là, on peut par la pensée se représenter ce commerce se frayant ensuite
la route à travers le Kaarta, organisant par ses caravanes la jonction du Sénégal et du
Djoliba, et touchant enfin Tombouctou. Quelle peut être dans l'accomplissement de cette
idée la part d'action du gouverneur du Sénégal? C'est le gouverneur qui peut le savoir,
bien plus que le ministre. L'impression très arrêtée que j'exprime, c'est que les cataractes
934 A. N. S. 0. M, Sénégal, XIII la. Pétition adressée à M le Gouverneur du Sénégal, Saint-Louis,
8 décembre 1851, 6p. de 50 lignes, ms. 3Ox20. Cette interdiction était formulée par l'ordonnance
royale du 15 novembre 1842, tempérée par la possibilité offerte aux Européens de surveiller leurs
employés.
263
du Félou ne peuvent pas être les colonnes d 'Hercule du Sénégal. Le premier but que je
vous assigne, c'est de les faire franchir par les traitants du Sénégaz935 ».
Dès leur réception, le 18 janvier 1855, le gouverneur Faidherbe répond aux
instructions ministérielles par une longue lettre936. Il indique au ministre que son
programme aura pour but de desserrer l'étau que les souverains des Etats limitrophes du
fleuve exercent sur Saint-Louis et d'étendre par la suite la domination française sur l'arrière
pays937. Dans cette vue, le gouverneur pense qu'il faut mettre fin aux « coutumes»
versées aux souverains locaux et étendre corrélativement le principe du « sol de France»
aux villages construits à proximité des établissements français, où des populations seront
attirées par la sécurité offerte. Mais se posa la question des esclaves. Leurs maîtres
émigreraient si l'extension de la souveraineté directe de la France à leurs villages entraînait
l'émancipation des captifs938. Pour «tourner» cette difficulté, le chef du service
judiciaire, Carrère, suggère un bricolage juridique: les nouveaux habitants ne jouiront pas
du statut de citoyens, on les considérera à la limite comme des sujets français. Ainsi, ils
peuvent conserver leurs esclaves domestiques selon le même statut939.
Pour remporter la décision des autorités administratives, le chef du service
judiciaire du Sénégal avance deux arguments. D'une part, il allègue l'impossibilité où se
trouve l'administration d'appliquer telle quelle la législation française, celle-ci se révélant
peu compatible avec l'état social et mental des indigènes. Il importe, écrit-il, que par l'effet
de la «loi d'imitation », les indigènes en viennent à «prendre goût aux moeurs»
françaises et à « modifier leur conception de la famille »940. D'autre part, le chef du
service judiciaire estime qu'il est préjudiciable aux intérêts français à court terme la mise
en place précoce d'un Etat de droit au Sénégal.
Les contraintes morales et intellectuelles du moment inclinaient donc le pouvoir
colonial à renoncer aux principes républicains, à ne pas « faire de leur réalisation
935 A.N.S.o.M, Sénégal1/41a, Ministre Ducos à Faidherbe, Paris, 8 décembre 1854.
936 A.N.S.o.M, Sénégal 1141 b, Faidherbe au ministre, 19 janvier 1855.
937 Au milieu du XIXe siècle, il avait dénoncé l'illusion des concessions qui permettraient au sol
colonial de révéler toutes ses richesses, en constatant que celles-ci ne fonctionnaient que par
l'emploi d'une main d'oeuvre contrainte, mise à disposition par l'administration. A.R.S. 3E31.
Conseil d'administration de la colonie, séance du 21 mai 1864.
938 A.R.S., 3E26, Conseil privé, séance du 10 avril 1855.
939 A.N.S.O.M, Sénégal XIV/15b, Faidherbe au ministre, 25 avril 1855.
264
immédiate la condition préliminaire et rigoureuse de (l') établissement (des indigènes) sur
(le) so1» français941.
Le bricolage proposé par M. Carrère constituait, à l'évidence, une violation de la
légalité objective942. Cependant, le ministre de la marine et des colonies, sensible aux
arguments du chef du service judiciaire, ordonnait au gouverneur du Sénégal de
reconnaître aux indigènes qui viendraient se placer sous la protection française le droit de
posséder des captifs943. Il fallait, selon lui, éviter de susciter des révoltes, de mécontenter
inutilement les chefs locaux, « les captifs formant une classe reconnue de la société, classe
inférieure, sans doute, mais qui a ses droits et ses garanties dont l'établissement touche à
des institutions séculaires »944. Certes, le respect des institutions indigènes est l'argument
juridique irréfragable brandi par les autorités coloniales pour retarder les effets du décret
du 27 avril 1848. En réalité, elles estiment lente la marche accomplie par les sociétés
africaines vers la civilisation; l'application de la même loi pour tous n'est donc réalisable
que lorsque le pouvoir colonial aura « les moyens de transformer peu à peu ces sociétés...
et de faire disparaître ainsi progressivement chez elles jusqu'aux dernières traces de
l'esclavage »945.
En attendant que les moyens soient réunis, les autorités coloniales estiment que leur
« ligne de défense est donc facile à tenir», et il n'est pas question pour elles de s'en
« laisser écarter par des scrupules sans fondement »946. Le gouverneur Faidherbe en
déduit que les grands principes ne sont pas intangibles. Conscients de la précarité de ses
succès militaires, il prend le 24 septembre 1855 un arrêté qui tempère la volonté d'autorité
et de puissance qu'affirment les « traités» conlus avec les Etats du Haut Fleuve947 :
940 A.R.S. 3E26; Rapport Carrère, Conseil privé du Sénégal, séance du 10 avril 1855.
941 Ibid.
942 Ibid.
943 A.RS., IB66,fol. 293. Ministre à gouverneur, 21 juin 1855.
944 A.R.S., 1B66,fol. 293, Ministre à gouverneur, 21 juin 1855.
945 Ibid.
946 A.N.S.o.M, Sénégal XIV/15b, Hamelin au gouverneur, 21 juin 1855.
947Les premiers « traités» conclus avec les Etats du Haut Fleuve. le seront avec les Khasso, le
Makhana, le Kamera et Guidimakha. Ils poseront tous dès les premiers articles les principes
suivants:
-les Français sont les maitres dufleuve ainsi que des terrains où ils ont des établissements. Ils ont
le droit de passer et de séjourner partout, dans leur fleuve sans rien payer à personne (A.R.S.,
13G9, pièce 36, 23 octobre 1855. Projet de traité à imposer au Fouta) ;
- le commerce et l'établissement de nouveaux forts, comptoirs et magasins seront libres. Pas de
coutume, mais indemnisation des propriétaires des terrains occupés,'
265
« Arrêté du 24 septembre 1855. Au Camp sous Médine.
« Le gouverneur du Sénégal,
« Conformément à l'esprit de la dépêche du 21 juin 1855, explicative du décret
d'émancipation du 27 avril 1848,
« Arrête:
« Article Premier - Les populations qui viendront s'établir sous nos postes autres
que Saint-Louis auront le droit de conserver leurs captifs et le décret d'émancipation
précité ne leur est applicable dans aucune de ses dispositions »948.
L'article 2 de cet arrêté réitérait l'interdiction qui était faite aux Européens et aux
habitants de Saint-Louis de posséder des esclaves ou d'en faire un objet de commerce.
Il prend le 18 octobre 1855, un autre arrêté qui règle, pour longtemps, la question
au Sénégal et au Soudan949.
Ce texte distingue, d'une part, « les Européens et les natifs de Saint-Louis» qui
demeurent seuls soumis aux dispositions de J'article 7 du décret du 27 avril 1848, d'autre
part, les populations qui viennent s'établir dans les établissements français autres que
Saint-Louis. Ces dernières ont le droit de conserver leurs « captifs» . Ainsi,selon le droit
suivi on aura : d'un côté, les citoyens français, de l'autre, les sujets et les protégés. Les
premiers peuvent même louer des esclaves à leurs propriétaires bien qu'il leur restât
interdit d'en posséder en propre. Quant aux esclaves étrangers tentant de se réfugier sur le
territoire français, on ne recevrait et on n'affranchirait que ceux provenant d'un pays
ennemi. Les autres seraient restitués à leur maître, s'ils étaient réclamés sous certains
délais. Le « délai raisonnable », laissé par le gouverneur Faidherbe aux maîtres pour
réclamer leurs fugitifs, fut limité à trois mois. Aucun ordre écrit ne précisa la longueur de
cette échéance. Pendant le temps ainsi fixé, une navette circulait entre le bureau des
Affaires politiques et celui du Service judiciaire.
- la protection française est assurée aux populations et à leurs chefs. Cette protection doit
permettre d'intervenir pour assurer la tranquillité nécessaire aux cultures et aux transactions
commerciales.
948
A.NS.o.M, Sénégal IV/45a. Minute de l'arrêté de la main de Faidherbe. Médine, 24
s~tembre 1855.
9 9 A.R.S., KJJ, Arrêté du 18 octobre 1855.
266
Chacun des responsables fournissait un avis motivé sur la suite à donner à la
demande du réfugié selon les mauvais traitements subis, les réclamations du maître, les
complications à en attendre, etc. Le gouverneur à Saint-Louis ou le commandant particulier
à Gorée décidaient en dernier ressort.
Selon un arrêté du gouverneur Faidherbe, en date du
5 décembre
1857950, les
esclaves rachetés ou amenés à Saint-Louis devaient « être remis, le jour même de leur
arrivée en cette île, entre les mains du chef du service judiciaire ». S'ils avaient plus de dix-
huit ans, ils pouvaient disposer de leur personne. Au-dessous de cet âge, la tutelle officielle
les placerait en apprentissage ou les confierait pour les élever à des personnes de son choix,
dont elle conserverait les noms et qu'elle contrôlerait régulièrement jusqu'au terme de leur
rrussion,
Une circulaire confidentielle (!) du ministre de la Marine et des colonies,
Jauréguiberry, prescrivait que tout maître ayant perdu des esclaves était tenu dans un délai
de 8 jours d'en faire la déclaration au commandant de l'arrondissement ou au chef de poste
le plus proche en donnant tous les détails pouvant faciliter l'identification de l'esclave
évadé 95 l. Son souci était d'éviter de restituer aux maîtres des esclaves qui avaient fait un
long séjour dans le territoire français. Le parquet de Gorée ne voulait pas s'embarrasser de
tels scrupules. Pour lui, le seul texte de référence restait le décret du 27 avril 1848 et il
fallait l'appliquer, en accordant leur liberté à tous les esclaves qui la réclamaient. Selon le
chef du service judiciaire, M. Bazot, toute attitude tendant à restituer aux maîtres leurs
anciens captifs ne pouvait que nuire à l'autorité morale de la justice, et l'entraîner « hors du
domaine de la légalité pure d'où elle ne devait jamais sortir »952.
Certes, l'attitude de l'administration était dictée par la nécessité de servir les
intérêts du moment, mais elle sacrifiait les principes au nom desquels elle devait réprimer
la pratique de l'esclavage. Faute de trouver auprès de sa hiérarchie, l'appui nécessaire pour
sanctionner les infractions à la loi, le chef du service judiciaire se contente de délivrer des
certificats de liberté aux esclaves qui en font la demande. Il sera par la suite relevé de ses
fonctions, donnant ainsi des coudées franches à l'autorité administrative pour faire droit
950 Moniteur du Sénégal et dépendances, 15 décembre 1857. Préambule et arrêté du 5 décembre
1857.
95J ANSOM, Sénégal XIV/15d, Circulaire de Jauréguiberry, 6 mars 1863.
952 ANSOM, Sénégal XIV/15b, Gouverneur à ministre. 28 décembre 1867.
267
aux demandes des maîtres de captifs.
Puisque les renvois d'esclaves se font pour des motifs politiques, ils constituent des
actes relevant de la seule autorité politique. En conséquence, le Service judiciaire sera
écarté de toute intervention en cette matière953.
Sous le gouvernement Pinet-Laprade, successeur de Faidherbe à la tête de la
colonie, le souci de respecter la légalité objective tout en s'accommodant avec les intérêts
du moment conduit -dans un cadre strict- à un plus large accueil. On aboutit ainsi à des
solutions exagérées, à tout le moins attentatoires au respect du principe d'égalité devant la
même loi pour tous.
Les esclaves domestiques sont rendus sur réclamation de leurs maîtres, alors que les
commandants de poste sont invités à accorder l'asile aux esclaves de traite en vue de leur
mise en liberté 954.
La plupart des esclaves de traite qui cherchent un refuge sous pavillon français se
prétendent originaires de pays annexés955, et capturés malgré l'interdiction faite de toute
vente à l'extérieur. Mais leur afflux risque de provoquer l'encombrement des postes près
desquels ils se regroupent. Un commandant pense trouver une solution en les plaçant dans
des familles de villages voisins : l'astuce conduit en réalité à un changement de
propriétaires car ceux-ci, outre les enfants, reçoivent également les adultes qui n'ont pas
besoin d'être confiés à d'autres personnes.
Le gouverneur Pinet-Laprade fait cesser ces actes qu'il qualifie d'«arbitraires956 »,
Les instructions officielles recommandent plutôt d'opérer un tri en procédant pour chaque
cas à une « enquête minutieuse ». S'il s'avère que le fugitif est réellement sujet français, né
de condition libre et réduit en esclavage après la date d'annexion de son pays, alors la
patente de liberté doit lui être délivrée.
953A.N.S.o.M, Sénégal, XIV/15b, Pinet-Laprade au ministre, 23 novembre 1867 ; note du 3e
bureau, 28 décembre 1867; Rigault de Genouilly, ministre, au gouverneur, 11juin 1868.
954 ARS., 3B90, Pinet-Laprade au commandant, 31 décembre 1865, 2 avri/1866.
955 Lorsqu'un pays est annexé, les traités passés avec les chefs locaux spécifient l'interdiction de
toute réduction en esclavage d'individus libres. C'est le cas, par exemple, au Walo en 1859 et au
Fouta Toro en 1863.
956 A.R.S., 13G124, « Etat des captifs réfugiés à Podor », avec note de Pinet-Laprade.
268
Sinon il est remis à son maître en cas de réclamation957.
Quant aux habitants de l'intérieur, employés par l'administration française, ils ne
sont pas assimilés aux sujets ou citoyens français et peuvent donc conserver leurs esclaves,
à condition qu'ils les laissent chez eux durant leur temps de service et ne les introduisent
pas dans les établissements dépendant directement de la colonie.
Une application trop rigoureuse du principe de l'égalité devant la loi aurait éloigné
des serviteurs dont on avait besoin958. Toute opération de traite, par contre, leur restait
interdite.
Les Africains ne sont pas seuls en cause dans ce genre d'opérations. Dans les
Rivières du Sud, les négociants européens exigeaient de leurs débiteurs des mises en gage,
indispensables dans
ces régions d'accès difficile pour s'assurer le paiement des
marchandises livrées à crédit. Or, « le captif est la valeur la moins sujette aux fluctuations
dans un pays donné. Elle sert d'étalon. Le captif est le titre au porteur d'Afrique, la
marchandise de change idéale, c'est un billet qui s'endosse indéfmiment959 ». En cas de
non-remboursement, les créanciers, naturellement, procédaient à la mise en vente de ceux
qui leur avaient été remis 960.
Ils se conformaient ainsi à une pratique bien établie et, une fois rentrés dans cette
voie, s'y engageaient davantage. Devant séjourner un certain temps sur place pour les
besoins du commerce, la plupart d'entre eux vivaient en concubinage avec les femmes du
pays, possédant des esclaves et en trafiquant. De telles pratiques montrent les limites d'une
répression de la traite.
Ainsi, le poids des habitudes héritées des siècles précédents, les contradictions entre
les objectifs coloniaux et la pertinence du milieu social indigène, et l'ignorance des
« libérés» eux-mêmes quant à leurs propres droits se conjuguaient pour perpétuer
l'esclavage.
957 A.R S; 3B90, Gouverneur p. i. Trédos aux commandants des postes de Saldé, 9 mai 1867, et
Matam, 7 septembre 1867.
958 A R S., 3B90, Pinet-Laprade au commandant du poste de Dagana, 2 janvier 1866.
959 A.R.S., K25, L'esclavage en A. 0. F..., Rapport de mission de M. Deherme, adressé au Service
des affaires politiques du gouvernement général de l'A. 0. F., Gorée, 25 février 1907.
269
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, pour préserver l'expansion territoriale et
économique, notamment en direction du Soudan, les Français expulsent les esclaves de
leurs établissements sur réclamation des maîtres96 1, sacrifiant ainsi le principe du « sol
libérateur ». Après l'installation des républicains au pouvoir, en 1879, coïncidant avec une
réactivation du discours abolitionniste, les entorses aux « principes déclarés» sont
dénoncées en France avec une vigueur croissante. Le 1er mars 1880, Victor Schoelcher,
alors sénateur, attire l'attention du ministre de la Marine et des Colonies, sur la survivance
de l'esclavage en Sénégambie et accuse l'administration d'en être responsable.
Trois jours après cette interpellation, le ministre de la Marine et des Colonies,
Jauréguiberry, prescrit de donner au principe du sol libérateur une interprétation plus
large962.
L'amiral Cloué, qui lui succède quelques mois plus tard au département de la
Marine et des Colonies, craignant de voir la question portée de nouveau devant la
Chambre, juge utile de préciser davantage la ligne de conduite à tenir: « J'estime, écrit-il
au gouverneur du Sénégal, qu'il convient de donner à la franchise de notre sol toute
l'étendue compatible avec la sécurité publique et avec le maintien des bonnes relations
existant entre nous et nos voisins. En conséquence, je vous invite à proclamer que nul ne
pourra désormais posséder de captifs, non seulement dans l'enceinte de nos différents
postes, mais également dans les villages placés sous la protection de ces postes, à la
portée du canon des forts. En conséquence, les traitants qui, de l'intérieur, viennent
trafiquer avec nos négociants dans ces établissements ou escales seront prévenus que les
captifs par eux amenés seront libres quand ils auront touché le sol compris dans ce
périmètre. Par conséquent les maîtres ne pourront ni employer la force pour les emmener
avec eux, ni requérir notre aide pour se les faire livrer »963.
Ces directives sont fraîchement accueillies au Sénégal, où Brière de l'Isle et ses
successeurs Canard et Vallon redoutent, entre autres, l'isolement commercial de la
960 A.N.S.o.M, Sénégal, XIV/15a, Servatius au ministre, 24 avril 1833.
961 Cf « Une souillure à laver ») et lettre de Villéger dans l'Eglise libre, 26 septembre 1879, pp.
305, 308 .. collection de la Société d 'histoire du protestantisme français. Imprimé en italiques.
complément manuscrit en caractère romains.
962 A.N.S.o.M, Sénégal, XIV/15d, Jauréguiberry au gouverneur, 4 mars 1880.
270
colonie 964 et, pis, des tensions politiques, notamment au Cayor.
Du côté du Cayor, en effet, le Damel Lat-Dior avait fait du maintien de l'esclavage
une question de principe: « Je ne puis vivre sans avoir des captifs, ni sans pouvoir les
envoyer à Saint-Louis» où ils seraient libérés, rappelait-il965.
Pour calmer le jeu, le gouverneur Brière de l'Isle propose de différer les effets du
décret du 27 avril 1848. Il suffit pour cela que l'administration s'abstienne de vulgariser le
principe du sol libérateur dans les villages placés sous la protection des postes français, à la
portée du canon des forts. Faire le contraire, écrivait-il, c'est accepter de faire
« immédiatement de nos communes de véritables refuges non pas seulement pour des
captifs paisibles qui, d'initiative s'enfuieraient de chez leurs maîtres, ceux là sont les plus
rares, mais pour des vagabonds qui ne manqueraient pas de se servir de la protection
assurée pour narguer ouvertement ceux au profit desquels leur liberté était aliénée, et
d'autre part, pour des groupes entiers de tributaires (captifs travaillant librement sous la
condition de payer un tribut aux maîtres: des villages entiers ne sont souvent,
exclusivement composés que de cette catégorie) que les jalousies des compétiteurs ou
même l'intérêt particulier de quelques-uns de nos nationaux pourraient pousser vers
nous »966.
Le gouverneur craint qu'une application inconsidérée du principe du « sol
libérateur» ne conduise à une crise d'adaptation, préjudiciable au succès de l'oeuvre de
colonisation. Il entendait, par cette modération, prévenir les risques de démantèlement des
institutions indigènes. Dès lors, écrivait-il, la proclamation du principe du sol libérateur au-
delà de Saint-Louis se révélait à tout le moins prématurée, non seulement « dans les
circonstances actuelles », mais aussi «pour plusieurs années encore autour de nos postes
et escales».
C'est dire que pour servir les intérêts de la domination coloniale, le Pouvoir
colonial suspend l'application du décret du 27 avril 1848 dans les villages placés sous la
963 A.N.S.o.M, Sénégal, XIV/15d, Cloué au gouverneur, 31 décembre 1880.
964 Selon eux , adopter une politique rigoureuse ferait fuir les traitants des zones où ils
risjUeraient de perdre leurs esclaves.
96 A. N. S. 0. M, Sénégal I/ôôb. Canardau ministre, 23 janvier 1882.
966 ANSOM, Sénégal XIV/15e, Rapport du gouverneur Brière de l'Isle sur les dangers
d'application du principe selon lequel le sol français affranchit l'esclave qui le touche, 23 mars
1881.
271
protection française, à la portée du canon des forts, non sans justifier cette atteinte à la
légalité objective par le souci de ne pas faire de « ces points des lieux de refuge, des sujets
de difficultés insurmontables que toutes les instructions antérieures ont eu la sagesse de
prévoir pour recommander de les éviter »967.
La mise en vigueur des directives ministérielles, prévenait à son tour le gouverneur
Vallon, « amènera inévitablement une conflagration générale968 ». Le Conseil général
adoptait, quant à lui, une opinion différente en demandant que le décret du 27 avril 1848
fut « réellement appliqué dans la colonie969 ». Ce tiraillement témoigne des soucis
distincts entre l'autorité et les maisons de commerce qui fondent désormais leur activité sur
l'arachide et se préoccupent peu de l'esclavage.
Jusqu'en 1880, les esclaves qui se réfugiaient dans un établissement français
devaient attendre trois mois avant de recevoir leur patente de liberté.
Pendant ce temps, le bureau des Affaires politiques procédait à une enquête et, si
les maîtres venaient les réclamer, ils étaient en principe expulsés. A la suite d'une
vigoureuse campagne de presse 970 et de l'interpellation de Victor Schoelcher, ce délai fut
réduit à huit jours par Brière de l'Isle, puis supprimé en 1883 par le gouverneur Servatius.
Les fugitifs n'avaient plus à se soumettre au contrôle des Affaires politiques: on les
dirigeait, le jour même de leur arrivée, vers le service judiciaire qui - retrouvant la
plénitude de ses prérogatives - leur fournissait leurs papiers sans autre formalité 971. Le
nombre des libérations s'accrut donc sensiblement : de 1875 à 1881, il oscilla
annuellement de 350 à 674 pour passer, de 1881 à 1889, à des chiffres plus importants,
c'est-à-dire entre 1058 et 2198972. Au-delà de ces chiffres, il semble que la rupture avec le
difficile équilibre entre respect du principe de légalité et protection des intérêts français est
consommée en 1881, même si le gouverneur Servatius assure que dans la colonie, « il ne
peut et ne doit y avoir que des hommes libres et nul n'a le droit d'y venir réclamer ou
967 Id.
968 A.N.S.o.M, Sénégal I/67b, Vallon au ministre, 12 août 1882.
969 A. N. S. 0. M, Sénégal XIV/l5e, Deville au minitre, 8 septembre 1881.
970 La France, 3 et 5 octobre 1879; Le Nouveau Journal, 10 octobre 1879.
971 A.RS., K12, Directeur des Affaires politiques à ses bureaux, 17 mars 1884.
972 A.N.S.o. M, Sénégal XIV/l7, Roberdeau, gouverneur p.i., au sous-secrétaire d'Etat aux
272
prendre un captif. Telle est la loi973 ».
En effet, la distinction, si nette auparavant, entre les secteurs de la colonie, venait
précisément d'être affectée par de récentes décisions. Des décrets, datés du 12 octobre
1882, plaçaient sous administration directe le Walo et le Dimar, et instituaient à cet effet
une direction de l'Intérieur du Sénégal 974.
Dans son arrêté d'application, le gouverneur Vallon en étendit encore la portée
puisqu'il inclut dans les régions concernées le cercle de Saldé, avec Matarn, qui se trouvait
très en amont du fleuve 975.
Pour le Fouta Toro et certaines principautés de la rive gauche, l'annexion prit une
forme plus brutale. Jusqu'alors, leurs habitants restaient entièrement sous l'autorité de
leurs chefs qui ne relevaient du gouverneur que pour les affaires de politique générale. Ce
régime s'apparentait plutôt au protectorat.
L'administration directe, au contraire, comportait une intervention dans les affaires
internes. A notre connaissance, aucun texte ne fixe les limites de cette intervention.
C'est dire que « le fait seul d'y être présents, implique la liberté pour tous les
captifs tant qu'ils y séjournent976 ». L'application qui en est faite révèle cependant des
situations juridiques différentes : les sujets français conservent non seulement leurs
coutumes, et donc le droit de posséder des esclaves en propre, mais relèvent d'un bureau
spécial, dit des Affaires indigènes et dépendant de la direction de l'Intérieur.
Le régime de l'administration directe, si peu défIni qu'il füt, avait entraîné de
sensibles modifications en divers domaines.
- Sur le plan administratif et fiscal : Les cercles, dirigés par des administrateurs
européens, avaient été divisés en cantons dont les chefs étaient choisis parmi les notables
Colonies, 27 septembre 1892.
973 A.R. S., K12, Circulaire de Servatius aux commandants de cercle, 8janvier 1884.
974 Moniteur du Sénégal et dépendances, 7 novembre 1882, pp. 199-205.
975 Ibid., 14 novembre 1882, p. 208.
976 A. R. S., K25, Rapport Deherme, p. 118. citant une note du Directeur des Affaires indigènes à
273
du pays. Pour couvrir les frais supplémentaires occasionnés par leurs traitements, l'impôt
personnel avait été relevé de l,50 francs à 3 francs. De mauvaises récoltes successives
ayant empêché beaucoup de cultivateurs de s'en acquitter entièrement et de verser les
arriérés qui s'accumulaient, ils craignirent des sanctions de la part de l'autorité. Les Peuls,
répartis entre la «banlieue» de Saint-Louis et le cercle de Dagana, furent parmi les
premiers à s'irriter de l'établissement du régime de l'administration directe. Bien que
pasteurs, et donc nomades, ils étaient peut-être encore plus touchés que les sédentaires, car
la plupart d'entre eux avaient acquis des terres de culture977. En plus de la capitation, ils
se trouvaient donc soumis aux deux catégories d'impôts sur le revenu: le 1150 sur le bétail,
et le 1140 sur les produits du so1978.
Mais leur irritation portait davantage sur les atteintes portées à leurs coutumes qu'à
la fiscalité elle-même. La coutume exprimait et façonnait à la fois des modes traditionnels
d'organisation des rapports sociaux. Or l'administration directe avait introduit des
éléments qui y contredisaient.
C'est dire que le motif essentiel du mécontentement des Peuls résiderait dans la
libération devenue trop facile des esc/aves. L'autorité coloniale chercha donc à apporter
des apaisements de ce côté. Des commandants de cercle laissèrent fléchir les principes, non
sans demander toutefois aux maîtres qui venaient se plaindre d'éviter les mauvais
traitements et de patienter car on s'occuperait de leurs affaires979. Mais les Peuls,
confrontés aux abus des chefs de canton, ne voulaient plus se contenter de bonnes paro les.
Il fut décidé que leurs litiges de captifs seraient désormais traités par leurs propres chefs :
ceux-ci en rendraient directement compte à l'autorité supérieure sans avoir à passer par des
intermédiaires, «trop disposés à confondre leurs intérêts privés avec ceux de la
colonie980 ». Sous cette forme, le souci de concilier la vulgarisation des principes français
et le respect des institutions indigènes s'exprimait en assurance d'une légitime protection.
On agissait naturellement suivant les circonstances, ce qui ne devait pas laisser
l'administrateur du Cayor, 1899.
977 ARS, k12, gouverneur à ministre, 18 octobre 1899.
978 A R S; 13G41, Directeur des Affaires indigènes au gouverneur, 1889.
979 AR S; 13G41, Rapports aux gouverneurs des commandants des cercles de Podor. 24 mars
1886, et de Dagana, 13juin 1886.
980A.R.S., 13G41, Circulaire du chef du bureau des Affaires indigènes, 13 avril 1887, registre de
correspondance des Affaires politiques.
275
serviteur désireux de s'émanciper pourra, s'il ne possède pas le prix de son rachat,
constituer une caution acceptée par son maître qui conviendra du délai qu 'il lui accordera
pour se libérer entièrement. De ce jour, il deviendra libre par le fait et pourra quitter le
pays pour aller travailler ailleurs s'il le juge opportun Le maître d'un captif ne pourra,
dans aucun cas, lui refuser la faculté de se libérer. Ces dispositions sont du reste
conformes à la loi du Coran qui régit les habitudes du pays. Dans le cas où, par suite d'un
crime ou d'un délit puni d'amende, un homme devrait suivant les coutumes actuelles être
privé de ses serviteurs, ceux-ci ne pourront être livrés contre leur volonté à un autre
maître. Ils seront immédiatement libérés de toute obligation envers leur ancien maître,
sous condition de concourir au payement de l'amende dans une proportion qui ne pourra
excéder 200 francs par tête.Dans le cas où un débiteur n'aurait pour tout bien que des
captifs, le cadi l'obligerait à libérer un certain nombre de ses captifs. Le cadi déterminera
dans ce cas les conditions d'un contrat temporaire d'engagement dont le produit sera
attribué au créancier»983.
Cette disposition renvoie à une sorte d'engagement à temps, de type indigène, mais
sans limitation de durée. Cette sorte d'engagement est permise par la loi islamique. Dans
ce cas, l'affranchissement se présente sous deux formes: il est soit unilatéral, soit
contractuel.
Unilatéral, il consiste pour le maître à déclarer son intention de façon explicite ou
tacite. Contractuel, il consiste pour le maître à octroyer la liberté à son esclave moyennant
le versement d'une somme convenue, soit par paiements échelonnés, soit en une fois.
Mais dans les deux cas, l'affranchi reste lié à son ancien maître et sa famille par un
lien de clientèle ou Wala, ce qui n'est pas une restriction à la liberté, mais un avantage
social considérable, moyennant une soumission morale.
Le régime juridique des « serviteurs» est en plus contraignant que ce qui existait au
début du XIXe siècle. Les autorités coloniales s'en accommodent, dans la mesure où elles
estiment que cette convention transforme le rapport de sujétion unissant l'esclave à son
maître: certes, l'engagement pris par les chefs du Walo, du Djolof de Mérina, de Gandiole
et du N'Diambour ne prohibait pas l'esclavage domestique dans
la mesure où
l'appartenance du « serviteur» à une maison créait des liens mutuels de fidélité, il avait
983 A. R. s. KI2, pièce 89.
276
cependant pour conséquence de réduire à néant, selon eux, le droit de propriété fondant
initialement les prérogatives du maître.
L'affranchissement ne pouvant désormais être refusé à l'esclave, seuls demeuraient
en servitude ceux qui, de leur plein gré, souhaitaient pérenniser, selon une convention
implicite, leur sujétion juridique. Ceci correspondait à une orientation de la loi coranique,
mais l'invoquer explicitement en incluait en même temps les limites. En droit musulman, il
était de bon ton d'établir une distinction entre les esclaves de la « vraie religion» et les
païens (les infidèles). Les premiers étaient susceptibles d'être affranchis, et il était
méritoire de leur faire recouvrer la liberté. Vis-à-vis des seconds par contre, les positions
s'avéraient plus flexibles984. Dans le cas présent, toute latitude était laissée aux maîtres
pour faire la distinction. Il leur revenait de fixer le délai au terme duquel le captif serait
libéré si ce dernier ne disposait pas immédiatement de la somme requise à cet effet. Or
cette éventualité devait être la règle générale car le maximum fixé à 500 francs constituait
un plafond fort élevé.
A une époque postérieure où les prix s'augmentèrent à la suite de la raréfaction des
esclaves jetés sur le marché, seules les plus belles jeunes femmes atteignirent cette cote.
Au-dessus de vingt-cinq ans elles ne valaient plus que de 100 à 200 francs, et l'homme
robuste dans la force de l'âge se vendait, selon E. Joucla, « entre 200 et 250 francs 985 ».
Avec la somme reçue d'un captif qui s'affranchissait, le maître pouvait donc en
« racheter» deux ou trois autres.
Comment ce nouveau type de relations, tendant à l'extinction progressive de la
bipartition socio-juridique, fut-il accueilli par les musulmans des autres principautés
sénégalaises?
Contre toute attente, la convention fut renouvelée telle quelle en 1892986, et
d'autres chefs y adhérèrent l'année suivante987. Un pas plus décisif, sur le plan juridique,
984 M Gaudefroy-Demombynes, Les institutions musulmanes, Paris, 1946, p. 141 " L. Gardet, Les
hommes de l'Islam, approche des mentalités, Bruxelles, 1984, p. 105, du même auteur, La cité
musulmane, pp. 69-79.
985 E. Joucla, « l'esclavage au Sénégal et au Soudan », Bull. de la société des anciens élèves de
l'Ecole coloniale, Ier novembre 1905, p. 3.
986 A.RS., K18, Convention du 2 décembre 1892.
987 A R.S., KI2, pièce 104.
277
fut franchi en 1894 au Fouta Toro. Une partie de cette région s'était soulevée et il fallut
envoyer de fortes colonnes pour la soumettre. Cette affaire réglée, le gouverneur de
Lamothe fit accepter par les chefs torobé une procédure d'affranchissement qui cette fois
fixait un délai précis. Les esclaves devaient être transformés en tenanciers : ils
travailleraient les terres, à eux assignés par leurs maîtres, pendant dix à douze ans, au terme
desquels ils seraient entièrement libres, sans autre redevance que le versement du loyer de
leurs exploitations988. Les accords conclus établissaient, pour l'essentiel, la distinction
suivante: possibilité d'achat d'esclaves sous le nom de serviteurs pour les garder à son
service, mais interdiction de les revendre.
La perpétuation de l'esclavage de case à travers
le régime juridique des
« serviteurs» se trouvait en contradiction avec l'Acte général de la Conférence
internationale de Bruxelles, paraphé le 22 juillet 1890, dans lequel les puissances
signataires s'engageaient à combattre toute forme d'esclavage dans les territoires soumis à
leur autorité. Mais l'administration française du Sénégal pensait que, dans l'impossibilité
de faire respecter une exigence rigoureuse, il était préférable de l'atténuer pour la rendre
acceptable par les populations locales; et l'interdiction de la revente des esclaves paraissait
l'ultime limite des engagements que l'on pouvait en obtenir.
Deux remarques s'imposent à l'évidence: il est tout d'abord certain que le droit
français ne pouvait être appliqué, sans porter atteinte au principe du respect des coutumes
indigènes.
En effet « la nécessité de concentrer les efforts et moyens au service d'une conquête
bien pensée »989 a amené le colonisateur français à faire avec les institutions indigènes, à
laisser se perpétuer les « lois et coutumes » des indigènes, notamment en matière civile et en
matière de statut personnel.
Ainsi, dans les « traités» de protectorat que les officiers coloniaux avaient eu à
988 A.RS., KI3, Note de Merlin, directeur des Affaires politiques, 5 décembre 1895.
989 P. Ngom, l'Ecole de droit colonial et le principe du respect des coutumes indigènes en
Afrique occidentale française, thèse Droit, p.39.
278
conclure au Sénégal, on y insérait des clauses consacrant le respect des coutumes locales990.
On peut relever à travers la plupart de ces documents, l'engagement par les signataires
français que la France ne s'immiscerait ni dans le gouvernement ni dans les affaires intérieures
des pays: c'est l'objet de l'article 9 du traité avec le Walo du 8 mai 181999 1. L'article 2 du
traité avec le Ndiambour du 2 février 1883 avait le même objet992, ainsi que l'art.9 du traité
avec le Baol, conclu le 8 mars 1883993, l'article 3 du traité avec le Djoloff en date du 3 juin
1890994. L'analyse juridique de ces traités montre qu'ils n'ont qu'un but, gagner du temps;
dès lors la base des protectorats stipulés résidait dans « la volonté seule de l'Etat protecteur »
qui pouvait les modifier « ad nutum »995.
Mais si le recours à ces « protectorats» s'expliquait par le souci de ne pas heurter les
susceptibilités locales en ne changeant rien en apparence dans les institutions indigènes996, le
comportement de l'administration française du Sénégal révélait un opportunisme qui faisait
990 J. B. Forgeron, Le protectorat en A.o.F. et les chefs indigènes. Thèse Droit, Bordeaux, 1920,
p. 17; C.H Alexandrowicz, The European-African confrontation, Leiden, éd. Sijthoff 1973.
991 Traité signé entre le colonel Schmaltz et le roi Amar Boye, Brack du Walo, le 8 mai 1819,
art.9 : "il ne sera rien changé aux lois et usages actuels du royaume de Wallo en ce qui concerne
les rapports maintenant existants entre le roi, les principaux chefs et sujets ou subordonnés; ils
conserveront, comme par le passé, l'entier exercice de leurs droits et de leur police sur les
indigènes qui ne seront point employés dans les établissements de cultures formés par les habitants
français" ; cf M Dubois et A. Terrier,
un siècle d'expansion coloniale, Paris, 1900, in -8 ~
pp.133-134 ; A.R.S. 2B 32, p.l I, Faidherbe, Dépêche n0211 du 9 avril 1857. Selon la lettre de
Faidherbe à Conseil d'Etat, "le traité de 1819 avec le Brack n'a jamais été pris au sérieux au
Sénégal, par personne", la pratique étant d'enivrer les souverains pour obtenir des concessions. La
politique française à l'égard du Walo semble par ailleurs assez sinueuse, puisque des mesures de
désannexion seront prises plus tard, et des traités conclus en 1890, dont les articles 2 disposaient:
"le gouvernement français ne change rien aux moeurs, coutumes et institutions traditionnelles et
religieuses du pays", cf Moniteur du Sénégal et dépendances, n °1790-1890, pp. 160 et 170.
992 Art. 2 : "il n'est rien changé aux moeurs, coutumes et institutions du pays; les chefs actuels
conservent leurs anciens droits et privilèges". Cf Moniteur du Sénégal et dépendances, 1883, p.25.
993 Art..9 : "la République Française ne s'immiscera ni dans le gouvernement, ni dans les affaires
intérieures du Baol..." cf Moniteur du Sénégal n °1420, P.56.
994 "11 n'est rien changé aux moeurs, coutumes et institutions du pays. Le Bourba Djoloffréglera
toutes les affaires intérieures de son royaume d'après les lois en vigueur. Tous les différends entre
indigènes continueront d'être jugés par les chefs d'après les conventions du pays".
995 De Byans, la nationalité aux colonies, Dar. 1911, p.17.
996 J. B. Forgeron, Le protectorat en A. 0. F. et les chefs indigènes,thèse droit, cit. p.17 : « l'on ne
peut élever des noirs dans la hiérarchie sociale et politique que par une certaine accélération de
leur marche et non par déviation du chemin ancestral qu'il ont parcouru ». Il est donc du devoir
moral du protecteur de veiller au « respect de la constitution mentale de ces peuples, des
organisations politiques et sociales qui sont la résultante de leurs besoins matériels et moraux »
(ibid.) ,. cf J Harmand; Domination et colonisation, Paris, Flammarion, 1910, pp. 71-72.
279
!
j
bon marché des contraintes de l'Etat de droit.
l
j
i
1
Pourtant l'ordre public international engageant la France en tant que puissance
1J1
coloniale, était inconciliable avec le maintien en Sénégambie d'une structure esclavagiste.
1t
On se trouve donc en présence d'un dualisme juridique: d'une part, le principe non
contesté du droit coutumier dont l'incidence se traduit par le maintien d'usages séculaires
qui sont de la part des indigènes, l'objet d'un profond respect997 ; d'autre part, les
engagements conventionnels et internationaux de la puissance coloniale, garante, en cette
qualité, non seulement du respect des droits de l'homme, mais aussi du droit des gens998.
Faut-il en conclure que la France n'a pas assumé ses obligations et que l'égalité des
ressortissants sénégalais, affirmée aux niveaux conventionnel et international, ne fut
qu'une façade destinée à masquer une réalité différente?
Comment analyser cette contradiction entre les pnncipes proclamés en France
européenne et le droit appliqué par l'administration française au Sénégal?
- L'on peut tout d'abord penser que l'administration française au Sénégal n'était
pas à même d'imposer aux populations une mesure d'abolition prise nécessairement sous
la forme d'un acte des autorités métropolitaines.
Cette première hypothèse paraît fondée, car, jusqu'en 1850, les établissements
français du
Sénégal formaient un ensemble dispersé et d'étendue très réduite : îles de
Gorée et de Saint-Louis, postes fortifiés à Mérinaghen dans le Walo, Dagana, Bakel et
Senoudébou sur le fleuve, Albréda en Gambie, Sédhiou en Casamance, et quelques
factoreries.
Etablissements à vocation mercantile et commerciale, ils n'étaient pas affectés dans
leur structure interne par l'abolition de l'esclavage comme les colonies de production des
Antilles et de la Réunion.
997 A.N.S.o.M, Sénégal XIV/15b. Rapport du chef du service judiciaire au gouverneur du
Sénégal, 10 avril 1855.
280
Là, une masse de travailleurs abandonnèrent les cultures sur lesquelles ils se
trouvaient, et le changement introduit dans les structures sociales et économiques exigea
une difficile réadaptation. Au Sénégal, par exemple, le décret du 27 avril 1848 ne porta que
sur 12 000 esclaves999, possédés dans leur quasi-totalité non par des Européens mais par
des « habitants », métis ou Africains.
Très peu travaillaient la terre. Hormis un nombre assez limité d'esclaves loués
comme matelots, employés pour servir à la défense de la garnison et plus tard pour aider
les traitants et les négociants dans leur commerce en rivière, la plupart d'entre eux
servaient d'éléments de luxe dont aimaient s'entourer les grandes familles.
Toute initiative en ce domaine venait de la France et était sanctionnée par elle grâce
au visa de son administration installée sur place; les conventions signées entre celle-ci et
les chefs locaux était donc de pure forme.
- L'on peut aussi penser que la contradiction entre les principes proclamés en
France européenne et le droit appliqué par le Pouvoir colonial provient du maintien des
coutumes,
des
coutumes dont
l'autorité
coloniale
a
pris
l'engagement
écrit
de
respecter1000. Il serait possible de retenir, dans le domaine des influences qui ont amené à
ce maintien des coutumes, « que le nègre ayant été considéré comme un être inférieur, son
système social aussi a été jugé trop archaïque, pour pouvoir servir de cadre dans le système
colonial. C'est cette différence entre les impératifs coloniaux et la pertinence du système
social indigène qui sera invoquée pour accréditer l'idée qu'un temps plus ou moins long
était nécessaire pour amener les sociétés indigènes à pouvoir user judicieusement du code
civil et des institutions françaises» 1001. On peut également estimer, à l'instar d' Henri
Solus que le colonisateur a jugé « inopportun et même dangereux» d'accorder aux
indigènes les droits politiques et libertés individuelles à la jouissance desquels ils n'étaient
pas préparés. Mieux valait qu'ils restassent des «sujets », des «protégés» ou des
998 Acte général de la conférence internationale de Bruxelles, 22 juillet 1890.
999 J. Martin, L'empire renaissant 1789-1871, Paris, Denoël, 1987, p. 165.
1000 A.N.S.o.M, Sénégal XIV/l5e. Rapport du gouverneur Brière de l'Isle, cité, 23 mars 1881.
1001 P. Ngom, L'Ecole de Droit colonial et le principe du respect des coutumes indigènes en
Afrique occidentale française. Thèse droit, citée, p. 32.
281
administrés français l 002. Cependant, la reconnaissance d'un statut personnel coutumier en
dehors du statut personnel musulman (reconnu aux indigènes de confession musulmane par
le décret du 20 mai 1857) s'inscrivait dans « la même logique d'expression permanente de
l'infériorité et de la domination du co Ionisé» 1003.
Ainsi, les mots d'ordre de la Deuxième République semblaient s'être arrêtés aux
frontières de la France continentale, laissant la place dans les colonies à une réalité froide,
faite de remise en cause des contraintes récurrentes à l'Etat de droit et de renonciation au
droit naturel.
En effet, « respecter les coutumes présentait d'autant plus d'avantages que les intérêts
français n'en étaient pas moins bien protégés, et qu'il permettait de tenir en échec les
contraintes de l'Etat de droit» 1004 sur l'administration française du Sénégal.
Pour le colonisateur -l'idée était largement partagée en doctrine- le maintien des
coutumes indigènes est de bonne politique dans la mesure où 1'« acheminement progressif»
de l'indigène vers l'organisation sociale des pays européens demandait nécessairement
« beaucoup de temps» 1005. Il convenait, donc, de procéder, « en cette matière, avec
beaucoup de mesure et de prudence» 1006. Cette prudence dictée par les réalités du terrain,
visait à éviter les « effets subversifs» de la législation coloniale 1007. Une mutation était
jugée nécessaire pendant laquelle le Pouvoir colonial devrait prendre en compte son
obligation de « respecter la double organisation de la famille et de la propriété à laquelle les
indigènes sont habituellement attachés» 1008.
1002 H. Solus, op. cit., p.15.
1003 B. Moleur, « Ce droit colonial qui n'existe pas.: », art. cit., p. 42.
1004 P. Ngom, l'Ecole de droit colonial et le principe du respect des coutumes indigènes. thèse
Droit, p. 58.
1005 A. Girault, Principes de colonisation et de législation coloniale, 3è édition. Paris. Sirey,
1907, t.1, p.50.
J006 Ibid.
J007 Ch. Vernier de Byans, Condition juridique et politique des indigènes dans les possessions
coloniales, Thèse Droit, Paris, 1905, pp. 8-15,' Jèze, Traité théorique et pratique de l'occupation,
Paris, 1898.
1008 Ibid., p.58.
282
- Le Pouvoir colonial évitait d'appliquer toute loi assimilatrice 1009 qui eût pu avoir
pour effet d'étendre l'Etat de droit au Sénégal, et d'amener ainsi au respect du principe de
l'égalité devant la même loi pour tous. En effet, il faisait valoir contre l'application du
décret du 27 avril 1848, un argument qui le rendait, à ses yeux, impraticable: l'état social et
mental des indigènes concernés qui présentaient à peu près partout, des conditions
analogues: les esclaves faisaient ainsi partie de la famille loto sensu. C'est dire que le
Pouvoir colonial s'accommode du statu quo.
Section 2 :
Les raisons d'opportunité
La répression de la traite des esclaves bute sur les insuffisances de la législation
française, sur la conception des sociétés sénégalaises du droit de propriété s'étendant de
façon abusive sur des êtres humains réduits à objets de trafics1010, mais aussi sur l'attitude
du Pouvoir colonial en cette matière.
Le décret du 27 avril 1848 portant prohibition de l'esclavage s'appliquait
imparfaitement au statut de l'esclavage au Sénégal: il ne visait qu'en partie l'esclavage
domestique qui avait un contenu essentiellement juridique et n'impliquait pas le rôle
déterminé dans la production qui caractérise une classe sociale; il ne portait pas non plus
sur l'ensemble de la Sénégambie; et de toute façon ce texte prévoyait une sanction qui ne
touchait que les citoyens français, c'est-à-dire un nombre infime. On devait alors recourir à
une loi antérieure, celle du 4 mars 1831, qui fixait des pénalités assez lourdes à
« quiconque aura sciemment recelé, vendu ou acheté un ou plusieurs noirs introduit par la
traite dans une colonie depuis la promulgation de la présente loi» 10 Il : emprisonnement
de six mois au moins à cinq ans au plus.
La loi du 4 mars 1831 tendait à réprimer le transport d'esclaves à travers l'Océan
Atlantique,
soit,
au
Sénégal,
toutes
les
activités
gravitant
autour
de
leur
embarquement1012. Elle fut appliquée d'abord avec une certaine rigueur, durant les trois
1009M Marchal, « La condition juridique des indigènes ». Rapport du congrès de sociologie
coloniale, tome 1, Paris, 1900, p.237.
1010 Jusqu'à lafin du second Empire, il n'était pas dans les moyens de l'administration française
du Sénégal de la restreindre sur ce point sans créer l'impression d'une attaque contre les
fondements des sociétés indigènes.
1011 A. N. S. 0. M, Généralités, 155/1294.
1012 A.N.S.o.M, S.A. 155-1292. Répression de la traite des Noirs, 1831-1846, loi du 4 mars 1831.
283
années consécutives à sa promulgation, contre des Européens frappés de peines diverses se
montant, selon la culpabilité, jusqu'à dix ans de travaux forcés 1ü13. La sévérité des
sanctions avait même été prononcée en vertu du code pénal français.
Au cours du XIXe siècle, des procès furent intentés contre certaines personnes
coupables au regard du droit français, de détournement ou séquestration d'autres personnes
et de traite des Noirs 1014.
Si entre 1832 et 1834, la plupart des procès concernaient des Européens, des
affaires visant principalement des Africains furent jugées entre 1849 et 1882.
Dans les circonstances de ces affaires, une lecture rapide des minutes pourrait faire
penser que l'attitude de rigueur observée par l'administration française au Sénégal, entre
1830 et 1833, s'était maintenue.
Cependant, en parcourant le relevé des Arrêts rendus par la Cour d'appel du
Sénégal en cette matière, on constate que le nombre des inculpations paraît faible par
rapport aux faits qui se produisaient réellement. Certaines causes s'en trouvaient dans les
résistances locales à une extinction de l'esclavage.
Mais intervenaient également des motifs d'ordre politique pour éviter des mises en
jugement, susceptibles de provoquer la ruine des intérêts de la domination coloniale.
« Quant à la conclusion des affaires qui vinrent en jugement, écrit François Renault, on
constate que la proportion des acquittements dépassa celle des condamnations 1015 ».
L'explication se trouve, sans doute, dans le fait que trop d'intérêts étaient enjeu.
- Les contraintes morales et intellectuelles, telles qu'elles sont formulées par la
doctrine. Selon H.Solus, « le peuple colonisateur ne peut du jour au lendemain abolir ou
transformer l'état politique et social existant dans une colonie...Ce qui ne peut se faire qu'à la
1013 A.RS., K7. Relevé des arrêts rendus par la Cour d'Appel de Saint-Louis en vertu de la loi du
4 mars 1831.
1014 ARS., K27, pièce 37. « Relevé des Arrêts rendus par la Cour d'appel du Sénégal pour faits
de traite de noirs, de détournement et de séquestration de personne depuis la loi du 4 mars 1831.
1015 F. Renault, « L'abolition de l'esclavage au Sénégal », op. cit., p. 65.
285
trouve de se tailler une marge de manoeuvre aussi large que possible dans l'éviction de la
captivité de case1022. Là était -soutenait la doctrine coloniale- le véritable libéralisme, et non
dans l'application systématique de la législation française ou l'élargissement précoce de l'Etat
de droit au Sénégal.
Les tribunaux adoptaient la même attitude de prudence, mais obéissaient à d'autres
motifs. D'après la réglementation en vigueur, la Cour d'assises était présidée par le chef du
Service judiciaire, assisté de quatre assesseurs choisis parmi les chefs de services
administratifs. Cette juridiction, par sa composition et son fonctionnement, donnait la
prédominance à des personnes étrangères à la magistrature, et nécessairement soucieuses,
de par leurs fonctions, des rapports politiques et commerciaux à entretenir avec la société
indigène, ce qui ne s'alliait pas toujours avec une bonne administration de la justice et avec
le respect du principe de l'égalité devant la même loi pour tous.
- Une autre difficulté dans l'application de la législation française tenait à son
inadaptation par rapport à un territoire plus vaste que celui dans lequel l'administration
avait prise directe1023. La loi du 4 mars 1831 visait des actes commis dans les quatre
communes de plein exercice (Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis) et s'appliquait aux
personnes qui en étaient originaires et aux Français de la métropole. La création de la
Fédération de l'Afrique Occidentale Française en 1895 impliquait par là même une refonte
totale du dispositif de la lutte contre l'esclavage et une législation plus adaptée au
changement de dimension de l'entreprise coloniale.
Au début de l'année
1904, pour mettre fm à la carence manifestée par
l'administration dans la répression du trafic d'êtres humains, le procureur général demanda
une réforme dans le fonctionnement et la composition de la Cour d'assises en vue de la
préserver des pressions et de l'influence des intérêts locaux. Il s'attacha en particulier à
relever les lacunes de la législation, proposant de les combler par l'adoption d'un nouveau
décret dont il avait préparé le projet1024• Sa suggestion ne rencontra pas l'écho nécessaire
auprès du gouverneur général dont il espérait une réponse positive. Ce dernier estimait
suffisante, en ce qui concernait la juridiction française, la loi du 4 mars ]83] rendue
1022 L'administration coloniale devait s'atteler à l'évincer radicalement par une action mesurée.
p'aliente mais fermement tendue vers plus de respect des principes d'humanité et du droit naturel.
1023 Bouët-Villaumez, Campagne aux côtes occidentales d'Afrique, Paris, 1848. p. 8.
/024
A. R. S; K24, Cnapelynck, procureur général. au gouverneur général. 26 janvier 190./.
286
applicable en Sénégambie par l'interprétation qui avait finalement triomphé en 1876, selon
laquelle le législateur entendait, par ce texte, réprimer toute forme de traite là où s'exerçait
une autorité française1025.
Quant à la juridiction indigène, il était dès lors établi que tout individu jouissait de
la libre disposition de sa personne. Pour réprimer les infractions à cet égard dans le respect
des traditions les tribunaux recourraient au droit musulman, même vis-à-vis des païens: on
pouvait en effet, toujours d'après le gouverneur, considérer l'esclavage comme une
importation musulmane que ces derniers avaient acceptée, et avec elle les dispositions
juridiques qui le codifiaient 1026. De fait, les non musulmans appartenant à une
communauté tolérée par la shari 'a et vivant sous la loi coranique, ne pouvaient être réduits
en esclavage.
C'est dire que le gouverneur général considérait que les tribunaux étaient
suffisamment bien armés pour faire face, dans les circonstances de l'époque, à la
répression de l'esclavage de traite. Dans les faits, l'administration française au Sénégal ne
s'attaqua véritablement au problème de l'esclavage de traite qu'à partir de 1905. Jusque là,
les escales du Fleuve étaient des marchés à captifs, plus ou moins dissimulés, alimentés par
les Maures (la traite se fait plus aisément la nuit, sur la rive droite, loin des centres
urbains). Une fois le fleuve franchi, les captifs achetés sont conduits et parfois revendus
dans les monarchies Wolof du Cayor, du Baol, du Djolof, et dans la « banlieue» de Saint-
Louis.
Quant à la justice, elle fut saisie d'un certain nombre d'affaires dont l'une
d'elles 1027 constitua, par son retentissement et les révélations qu'elle apporta, « le point
de départ de toutes les mesures prises pour combattre l'esclavage» 1028.
En septembre 1903, une femme de Dagana se présenta au parquet de Saint-Louis,
1025 Moniteur du Sénégal et dépendances, 2 janvier 1877 .. A. N. S. 0. M, X/V/16, le Ministre
Chasseloup-Laubat au gouverneur, 18 janvier 1864, qui précisait que tout achat ou vente de
cw7f en territoire français devait être sanctionné par la loi de 1831.
1 2 A.R.S., K24, pièces 4, 6, 12-15, Echange de correspondances entre le procureur général et le
10uverneur général, Il mai - 26 novembre 1904.
027 Cf M'Baye Guèye, «L'affaire Chautemps (avril 1904) et la suppression de l'esclavage de
case au Sénégal », Bull. de 1'1. F. A. N., t. XXVII, série B, n" 3-4, juillet-octobre 1965. pp. 543-559
1028 A.R S., M76, Guy gouverneur du Sénégal, au gouverneur général, 4 mai 1904.
287
se plaignant que sa petite fille âgée d'environ six ans avait été capturée par des Maures.
Partie à sa recherche, et venue au chef-lieu, elle l'avait effectivement retrouvée, mais en
possession d'une nommée Aïssa Koyo, qui s'en déclarait légitimement propriétaire pour
l'avoir achetée et refusait de la rendre.
Après vérification de ces dires, le parquet fit restituer la fillette à ses parents et
ouvrit une enquête. On « découvrit» alors que la transaction s'était conclue par
l'intermédiaire d'un agent de commerce, Victor Prom, qui se rendait régulièrement dans
les escales du Fleuve pour la traite d'arachides. Au début de l'année, alors qu'il devait
partir pour Podor, Ahmadou Fall, le mari d'Aïssa koyo, lui avait demandé de lui acheter
une jeune captive pour le service de sa femme. Il s'était acquitté de cette mission en
s'abouchant avec un Maure et avait envoyé la fillette à ses commanditaires, non sans leur
recommander de se mettre en règle suivant les formalités de rachat instituées par l'arrêté
du gouverneur Faidherbe, en date du 5 décembre 1857, et toujours en vigueur 1029. Les
conjoints avaient effectivement présenté l'enfant au magistrat qui, selon la coutume quand
il s'agissait de mineurs, la leur avait confiée en « tutelle ». Peu après, la plainte des parents
révéla qu'un rapt se trouvait à l'origine de ces opérations, et, dès son retour à Saint-Louis,
Victor Prom fut arrêté avec Ahmadou FaU. Cette mesure suscita une vive réaction dans la
communauté des traitants et négociants de Saint-Louis, d'autant que Prom appartenait à
une des familles les plus en vue de la ville. De vives pressions furent aussitôt exercées
auprès du parquet en vue de la mise en liberté de l'inculpé; mais le juge d'instruction
maintint son mandat de dépôt et, malgré une véritable campagne d'intimidation, l'affaire
suivit son cours.
Les faits une fois établis, il fallait déterminer les chefs d'accusation. Le délit de
détournement de mineurs ne pouvant être requis 1030, il ne restait au procureur général
1029 Moniteur du Sénégal et dépendances, 15 décembre 1857 .. Préambule et arrêté du 5 décembre
1857. En vertu de cet arrêté, les captifs rachetés et amenés à Saint-Louis devaient « être remis, le
jour même de leur arrivée en cette fie, entre les mains du chefdu Service judiciaire ». S'ils avaient
plus de dix-huit ans, ils pourraient disposer de leur personne. Au-dessous de cet âge, la tutelle
officielle les placerait en apprentissage ou les confierait, pour les élever à des personnes de son
choix, dont elle conserverait les noms et qu'elle contrôlerait régulièrement jusqu'au terme de leur
mission.
1030 Selon les dispositions du code pénal français, en vigueur à cette époque, ce délit devait
légalement se caractériser par des moyens de violence ou de fraude, ce qui ne pouvait être sans
conteste retenu contre Prom : celui-ci n'avait procédé lui-même au rapt, et le rachat avait été
ensuite régulièrement déclaré.
288
qu'à retenir l'inculpation de traite d'esclaves, ce qu'il fit 1031. Il revenait ensuite à la
chambre des mises en accusation de trancher l 032. Cette affaire révélait un état de choses
généralisé, une survivance d'une pratique contraire au système juridique français mais
conforme à l'évolution des institutions indigènes 1033.
De fait, l'ameutement provoqué à la suite de l'arrestation de Prom ne tenait pas
uniquement à sa personne, mais aux sentiments de toute une population surprise et
indignée, qui redoutait la remise en cause d'une pratique ancrée dans les moeurs
sénégambiennes : l'apport d'enfants qui fournissaient une main-d'oeuvre sûre et à bon
marché. Cette faculté avait été laissée autrefois par le gouverneur Faidherbe à titre de
concession1034.
Le mineur délivré de la captivité reçoit des mains du procureur général près la Cour
d'appel du Sénégal, chef du service judiciaire, un certificat de liberté. En vertu de l'article
7 du décret du 27 avril 1848, de nombreux mineurs indigènes ont pu ainsi accéder à la
liberté et être confiés à des particuliers entre 1900 et 1908.
La personne à qui un mineur affranchi a été confié par le chef du service judiciaire
ne peut en disposer au profit d'une autre personne de quelque manière que ce soit. Elle est
tenue de le représenter à toute réquisition du chef du service judiciaire et de le lui remettre
lorsque celui-ci le juge convenable dans l'intérêt du mineur. Elle doit subvenir aux besoins
du mineur, lui assurer les soins convenables en cas de maladie et de lui faire apprendre un
métier ou lui donner une profession qui lui permettra plus tard de gagner sa vie.
Dans le cas où cette personne viendrait à changer de résidence, elle devra en donner
préalablement avis au chef du service judiciaire, à qui il appartient d'autoriser le
déplacement du mineur, en lui faisant connaître le lieu de sa nouvelle résidence. Les frais
1031 A.R S; M76, pièces 53-79 " cf E. Joucla, «L'esclavage au Sénégal et au Soudan N, Bull. de
la Société des anciens élèves de l'Ecole coloniale, 1er novembre 1905, pp. 11-12. Joucla était
procureur de la République à Saint-Louis.
1032 A.RS., M76, pièce 68. Celle-ci rendait son verdict le 27 août 1904 : ne retenant des faits
commis que leur aspect conforme aux règlements en vigueur à leur époque, elle conclut à un non-
lieu. Elle affirmait en outre pour justifier sa décision que la loi du 4 mars 1831 visait la seule traite
maritime, et ne pouvait en conséquence, s'appliquer à la traite continentale. Cette prise de
Rosition, sur un principe jusqu'alors discuté, constituait un net retour en arrière.
1033 Cf Meillassoux, L'esclavage en Afrique précoloniale, Paris, Maspéro, 1975, pp. //-13
J034 Moniteur du Sénégal et dépendances, 15 décembre 1857,' Préambule et arrêté du 5 décembre
289
de déplacement du mineur ainsi que les frais de son rapatriement lorsqu'il aura été amené
hors de la colonie sont à la charge de la personne à qui il a été confié. Les mineurs des
deux sexes ne peuvent, tant qu'ils sont sous la tutelle du service judiciaire, contracter
mariage sans son autorisation. A dix-huit ans révolus, les mineurs sont libres de toute
tutelle et peuvent disposer de leur personne.
Avec le temps, la faculté de confier des mineurs affranchis à des particuliers avait
dégénéré en règle générale, et la patente de liberté, délivrée en de telles circonstances, était
devenue dans la pratique « un certificat officiel d'esclavage 1035 ». La suppression d'abus,
ainsi couverts par les aspects de la légalité, exigeait la réforme du système entier.
Un premier arrêté fut pris en ce sens, prescrivant que tout mineur racheté serait
confié par l'autorité à des établissements d'assistance ou d'apprentissage 1036. Le Conseil
général s'en émut, et il intervint pour que « beaucoup de tempérament» rut apporté dans
l'exercice de cette protection 1037. Mais le gouverneur du Sénégal était décidé à la mettre
en oeuvre, et il ordonna le recensement des mineurs rachetés pour en diriger un certain
nombre sur l'Ecole professionnelle Pinet-Laprade qui venait d'être fondée. Malgré les
précautions prises, le système allait se révéler peu efficient : non seulement les
administrateurs ne recueillirent qu'une liste de dix-huit candidats, mais la plupart des
enfants restaient chez leur « tuteur ». Par ailleurs, la grande majorité d'entre eux ne
pouvaient être retrouvés, car on en avait perdu la trace 1038.
Certes, dans certains cas la police effectuait des contrôles sur réquisition du Parquet
général; mais la plupart des enquêtes auxquelles on procéda démontrèrent la carence du
Service chargé de la tutelle.
Ses responsabilités en ce domaine furent dès lors transférées à l'administration,
1857.
1035 ARS., M76, Guy au gouverneur général, 4 mai 1904.
1036 A.N.S OiM; Sénégal, XVII28 bis, Arrêté du 24 novembre 1903. Le ministre des colonies
Doumergue était lui-même intervenu pour que fût modifiée la réglementation concernant les
rachats: lettre au gouverneur général, 31 octobre 1903.
1037 A.R.S., K23, Séance du 30 décembre 1903. Extrait des délibérations.
1038 A. R. S., K23, Guy au gouverneur général, 2 mai 1904 ,. A. R. s.. E68, le Président du
tribunal, président de la commission chargée des enfants mineurs au gouverneur du Sénégal,
Saint-Louis le 2 mai 1904 : « Ma conviction est que le véritable but poursuivi n'est pas celui qui
est indiqué et je ne crois pas apporter ici un jugement téméraire en déclarant que ces personnes
ont tiré un profit quelconque de ce changement de destination ».
290
assistée d'une commission spéciale de surveillance et de protection des mineurs 1039. Cette
fonction incombe désormais à une institution créée à cet effet, sur le modèle de
l'Assistance publique existant en métropole.
L'arrêté sur l'envoi des mineurs rachetés dans les établissements d'assistance, avait
introduit une autre mesure : tout enfant, présenté dans ces conditions au service compétent,
devrait être considéré comme « libre de plein droit sans qu'il soit nécessaire de constater
cette liberté par un papier ou charte quelconque ». Les patentes de liberté n'avaient donc
plus de raison d'être1040, Le sort réservé aux mineurs n'en sortait pas toutefois
entièrement clarifié. Malgré sa forme absolue, la mesure concernant leur envoi dans des
établissements publics admettait encore que des particuliers les recueillent chez eux à titre
d'apprentis. Moyennant salaire inscrit sur un livret pour leur être remis à leur majorité.
Ces réglementations visaient
un courant allant de l'intérieur des sociétés
sénégalaises vers les établissements français. Un autre courant existait en sens inverse.
Dans les villes de la région côtière, il naissait un certain nombre de métis déclarés à l'état
civil« de père inconnu ». Les mères laissées seules s'en occupaient bien durant les
premières années, mais, ne pouvant ensuite subvenir à leurs besoins, elles les vendaient sur
le marché de Saint-Louis, ou directement à des Maures qui en trafiquaient.
Le Pouvoir colonial exprimait au début du XXe siècle ses préoccupations devant
ces pratiques manifestement attentatoires à la dignité des personnes 1041, mais il était
évident que le vrai changement résidait dans l'abolition de la traite.
Dans l'immédiat, la Cour de cassation allait, dans un arrêt du 6 avril 1905 1042
entériner une interprétation restrictive de la loi du 4 mars 1831, en réservant la sévérité des
tribunaux pour la traite maritime (forme de traite qui n'existe plus), En se rangeant à une
interprétation aussi restrictive, la Cour privait l'administration de tout moyen de sévir
1039 A.RS., K23, Arrêté du 1er octobre 1904.
1040 A.RS., k.16, Circulaire Merlin aux administrateurs et commandants de cercle, 10 décembre
1903. La décision est rendu officielle par arrêté du 9 juin 1904. Bull. Adm. Du Sénégal. 1904, pp.
425-426.
1041 Bull. adm. du Gouvernement général de l 'AOF, 1903, pp. 839-840. Rapport de Camille Guy,
Lieutenant-gouverneur du Sénégal au Gouverneur général de l 'AOF, 22 novembre 1903.
1042 A. R. s.. K24, Arrêt du 6 avri/1905, pièce 31.
291
contre de flagrants attentats au droit des gens.
L'arrêt du 6 avril 1905 avait, par ailleurs, tranché le débat entre le procureur général
et le gouverneur général : celui-ci se rangea sans restriction à l'avis du premier,
reconnaissant que la juridiction française se trouvait à peu près désarmée et que le cadi
découvrirait peu de motif de sévir dans la seule loi coranique 1043. Le vide juridique était
presque total, et il devenait urgent de le combler.
Les formalités dès lors allèrent vite. Elles aboutirent au décret du 12 décembre
1905, destiné à l'Afrique occidentale et au Congo français 1044. Quiconque sur ces
territoires, se rendait coupable d'aliénation ou de tentative d'aliénation de la liberté d'une
tierce personne encourrait des peines sévères de prison et d'amende: emprisonnement de
deux à cinq ans et amende de 500 à 5000 francs, sans préjudice de la confiscation d'argent
ou de marchandises reçus en conséquence du marché conclu. En outre le coupable pouvait
être frappé de cinq à dix ans de perte de ses droits civils ou d'interdiction de séjour lO45.
La législation, cette fois, devenait claire et constituait une base solide pour lutter contre le
trafic d'esclaves.
Le décret visait les actes commis sur les territoires de l'Afrique occidentale et du
Congo français, ainsi que le fait d'y introduire ou d'en faire sortir des individus dans le but
de les revendre 1046. La Chambre d'homologation, chargée de contrôler la régularité des
juridictions indigènes, précisa que ces dispositions « n'atteignaient pas l'introduction d'une
personne achetée à l'étranger, et non destinée à faire l'objet de la convention (de traite)
susvisée» 1047.
C'était en revenir aux traités passés avec certains chefs de la « banlieue» de Saint-
Louis en 1890-1893, bien que le chef du Service judiciaire les ait entre temps considérés
comme caducs 1048 : autorisation d'apports extérieurs exclusivement destinés au service
1043 A. R. S, K24, Roumeauprocureur général, 2juin 1905.
1044 Dar. 1906.157,. Pen. 1906.3.40.
1045 Journal officiel de l'Afrique occidentale française, 6janvier 1906, pp. 17-18.
1046 Cour d'appel de l 'AOF, 14février 1917, Dar., 1918.3.37,. Pen. 1918.1.34.
1047 A.R.S., M91, pièce 88, Gilbert-Desvallons,
« Formalités prescrites par la Chambre
d'homologation pour les jugements des tribunaux de cercle en matière répressive », 6 septembre
1907.
1048 A. R. S., K27, Cnapelynck au gouverneur général, 16 juillet 1904.
292
domestique de l'acheteur. La situation avait beaucoup évolué depuis lors puisque
l'esclavage de traite se trouvait également interdit au Haut-Sénégal-Niger. Mais ces
facultés de rachat qui n'avaient pas été
abolies concernant les mineurs, entraient en
contradiction avec le décret du 27 avril 1848.
- En définitive, les conflits qui mettent aux pnses l'administration française au
Sénégal et les populations s'expliquent par le dualisme juridique découlant du respect
proclamé des institutions indigènes. En effet, devant les difficultés rencontrées sur le
terrain pour implanter le droit français et sans l'altérer, le Pouvoir colonial a estimé
judicieux de laisser les indigènes évoluer
dans
le cadre
de
leurs institutions
coutumières1049. Cependant, s'il faut respecter les institutions indigènes, le but du pouvoir
colonial n'en est pas moins d'affirmer -dès 1903- que le respect de la liberté humaine est
de principe lOSO.
La lutte contre l'esclavage de traite prend dès lors une autre dimension, notamment
avec le décret du 12 décembre 1905. Désormais, la traite des esclaves est devenue un
crime, punissable comme tell OSl, et que tout captif peut légalement quitter son maître
quels que soient les mobiles de sa détermination 1OS2.
Reconnaissons qu'au début de l'année 1880, déjà le ministre de la marine et des
colonies Jauréguiberry avait demandé au gouverneur du Sénégal de réaffirmer avec plus de
fermeté, la volonté de la France d'abolir l'esclavage 10S3. L'amiral Cloué, successeur de
Jauréguiberry au ministère de la Marine et des Colonies, confirme cette orientation, non
sans préciser toutefois «qu'il convient de donner à la franchise de notre sol toute
l'étendue compatible avec la sécurité publique et avec le maintien des bonnes relations
existant entre nous et nos voisins. En conséquence, écrit-il, je vous invite à proclamer que
nul ne pourra désormais posséder de captifs, non seulement dans l'enceinte de nos
différents postes, mais également dans les villages placés sous la protection de ces postes,
à la portée du canon de ces forts. En conséquence, les traitants qui, de l'intérieur, viennent
1049A.N.S.o.M, Sénégal XIV/l5e. Rapport du gouverneur du Sénégal au ministre, 23 mars 1881.
1050A.R.S., K16, pièce 43. Circulaire du gouverneurgénéral de l 'AOF, 10 décembre 1903.
1051 Cour d'appel de l 'A OF, 14février 1917, Pen. 1918.1.34.
1052 Ibid.
1053 A.N.S.o.M, Sénégal, XIV/15d, Jauréguiberry au gouverneur, 4 mars 1880.
293
trafiquer avec nos négociants dans ces établissements ou escales seront prévenus que les
captifs par eux amenés seront libres quand ils auront touché le sol compris l 054. dans ce
périmètre. Par conséquent les maîtres ne pourront ni employer la force pour les emmener
avec eux, ni requérir notre aide pour se les faire livrer »1055.
La tonalité de cette circulaire ne devait cependant pas dissimuler l'intention du
colonisateur qui ne s'exprimait guère en dehors de ses intérêts1056. En effet, même si la
prohibition de l'esclavage était proclamée par le gouvernement français, ses effets étaient
retardés au Sénégal pour diverses raisons.
D'une part, une ingérence intempestive prolongée dans la vie domestique avait
l'inconvénient majeur d'irriter les indigènes et de les dresser contre l'administration.
D'autre part, le besoin de « rassurer les populations» et le dessein d'éviter de « soulever
des révoltes» étaient souvent invoqués, le Pouvoir colonial devant se tailler une marge de
manoeuvre avant de porter le coup de grâce à l'esclavage. Le décret du 10 novembre 1903
organisant l'exercice de la justice sur l'ensemble de l'Afrique occidentale française 1057
est le texte de référence en la matière même s'il traite le sujet par prétérition l 058.
Aux termes de l'article 75 du décret, « La justice indigène appliquera en toute
matière les coutumes locales, en tout ce qu'elles n'ont pas de contraire aux principes de la
civilisation française» 1059,
1054 Iibid., XIV/15e, Brière de l'Isle au ministre, 23 mars 1881 ,. Canard au ministère, 20 mars, 23
mai 1882,. ibid., I/66b, Canard au ministre, 23 janvier 1882 ,. ibid., I/67b, Vallon au ministre, 12
août 1882.
1055 Ibid., XIV/15d, Cloué au gouverneur, 31 décembre 1880.
1056 Ibid., XIV/15e, Brière de l'Isle au ministre, 23 mars 1881 ,. Canard au ministre, 20 mars, 23
mai 1882; ibid., I/66b, Canard au ministre, 23 janvier 1882,. ibid., I/67b, Vallon au ministre, 12
août 1882.
1057 A côté d'une juridiction de type européen, dont relèvent les Français et assimilés, est
organisée une juridiction « indigène », Celle-ci est constituée de tribunaux de village et de
province, composés de juges coutumiers qui se prononcent sur les délits mineurs. La procédure
d'appel et les crimes sont portés devant les administrateurs de cercle - européens - assistés de deux
notables. Ces derniers n'ont qu'une voix consultative. Il est recommandé aux administrateurs de
tenir compte de leur avis pour ne pas s'inspirer dans leurs sentences
de l'esprit législatif
eurréen,
105 Décret du 10 novembre 1903 portant réforme de l'organisation judiciaire de l'AOF, Pen.
1904.3.16
1059 A.R S; M 79, pièce 50. Texte du décret. Cf Alain Quellien, La politique musulmane dans
l'Afrique Occidentale française, Thèse Droit, Paris, 1910, pp. 218 - 243.
294
En consuhant l'article 75 du décret du 10 novembre 1903 créant les tribunaux
indigènes, le sentiment qu'on éprouve est que cette disposition semble viser dans son effet ce
que des coutumes indigènes pouvaient avoir d'attentatoire au droit à la liberté et à la sûreté des
personnes, de cruel, d'inhumain et dégradant.
Cette impression se confirme au regard des termes employés par les circulaires
d'application du décret du 10 novembre 1903 pour caractériser la contrariété des coutumes
réprouvées par rapport aux «principes de la civilisation française ». La diversité extrême des
traductions montre néanmoins une certaine difficulté à donner un contenu précis à la notion
de «principes de la civilisation française », même si les aspects moraux semblent cependant
prédominants dans les différentes analyses 1060. Le professeur H. Solus relève que cette
formule «ne nous apprend rien de précis et par conséquent d'utile relativement à la
détermination des dispositions auxquelles il faut reconnaître le caractère d'ordre public
colonial» 1061.
Bien plus, dans sa généralité même, elle pourrait souvent conduire à des
solutions exagérées.
Le gouverneur général de l'A.O.F, Brévié, songeant aux institutions éprouvées de
l'Europe Occidentale écrivait par exemple que la sécurité était le bien le plus précieux qui
n'était pas donné aux populations africaines avant l'arrivée des Européens. «Les premiers
pionniers de la civilisation n'y rencontrèrent que l'arbitraire et l'anarchie. Quelques roitelets
sans envergure, -chefs de guerre pour la plupart-, exerçaient leur despotisme sans autre règle
que le bon plaisir ou l'intérêt personnel» 1062.
Le contenu de la notion de « principes de la civilisation française », semblait avoir
aUSSI une connotation chrétienne. Mais ici, il ne fallait pas confondre principes du
christianisme et civilisation française, cette dernière n'étant qu'une manifestation imparfaite de
ceux-ci.
1060 Vernier de Byans, condition juridique et politique des indigènes dans les possessions
coloniales, thèse Droit, Paris, 1905, p. 11 : "Tout en respectant leur arche sainte (souligné dans le
texte) nous devons, au moins, les obliger à ne pas froisser les principes élémentaires de notre
morale" ,. A. Girault, Rapport sur la condition juridique des indigènes pp.55 : "les coutumes
indigènes ne doivent subsister que dans la mesure où elles ne sont pas incompatibles avec le
res[.ect de la vie et de la liberté d'un être humain". Congrès de sociologie, séance du 4 Août 1900.
10 J H. Solus, Traité de la condition des indigènes en droit privé, op. cit., n" 275.
1062 Brévié, "colonisation". Revue générale d'Outre-mer, n" 2, Juin 1934.
295
La préoccupation du colonisateur est sans doute réelle de donner un contenu précis à
la notion de « principes de la civilisation française ».
Mais les mesures prises par le Pouvoir colonial lorsqu'il résolut d'appliquer la
législation française, avaient contribué à exprimer en permanence l'infériorité des
indigènes et par voie de conséquence la renonciation au droit naturel. Or si « la
colonisation française vise d'instinct à l'assimilation» 1063, encore faut-il que les
indigènes puissent jouir des « bienfaits» de la législation française. Le Pouvoir colonial se
contente de refuser de « laisser juridiquement reconnaître» l'état de captivité 1064. Sous
cette réserve, le Pouvoir colonial décide que les tribunaux indigènes ne doivent tenir
compte (aucun) « de la prétendue qualité de captif en opposition à celle d'homme libre ».
L'affaire est d'importance, non seulement par le nombre d'individus inclus dans cette
catégorie, estimé alors au Sénégal à 174.245 1065, mais surtout parce qu'elle touche à une
institution solidement ancrée dans la logique des sentiments et des idées des populations
sénégalaises.
Les décisions à prendre requièrent donc une grande connaissance du terrain, de
l'ampleur du problème. A cet effet, une vaste enquête fut prescrite dans tous les territoires
de l'Afrique occidentale française. On y avait déjà procédé en 1894, mais dans un espace
géographique limité: les rapports provenaient principalement du Soudan où l'esclavage de
traite s'exerçait avec une certaine ampleur 1066. En 1904, bien que l'esclavage de traite
subsistât, il avait pris des dimensions réduites avec la présence française dans cette région,
et l'intérêt se reportait sur l'esclavage domestique 1067. Les réponses à l'enquête en
analysaient les diverses conditions. Quelles sont, à cet égard, les mesures proposées pour
en amener l'extinction ?
Les administrateurs de la colonie du Sénégal envisagent, en ce qui les concerne, de
lutter sur deux fronts: d'une part, ils entendent réprimer sérieusement l'achat et la vente
d'êtres humains pour éviter l'augmentation du nombre d'esclaves, et d'autre part, ils
1063 P. Legendre, Histoire de l'administration de 1750 à nos jours, Paris, PUF, 1968, p. 174.
1064 A.R.S, Il D1/0977. Texte de la circulaire d'application du décret du 10 novembre 1903.
1065 A. R. S, K 16, pièce 45. « Etat synoptique sur la captivité ».
1066 A. R. S, K14, captivité au Soudan. Rapports sur la captivité dans les cercles du Soudan,
1894,
1067 Kersaint -Gilly (de), « Essai sur l'évolution de l'esclavage en AOF ; son dernier stade au
Soudan », Bull, du Comité d'études hist. et scient. de 1'A.o.F., 1924, p. 469.
296
proposent de déclarer libres tous les enfants à naître. Cette dernière solution suppose non
seulement l'établissement d'un état civil afin d'éviter les fraudes
ou les cas de
substitutions, mais surtout la collaboration des maîtres pour qu'ils ne soient pas tentés
d'abandonner dès leur naissance ceux dont ils ne pourront plus rien espérer: les enfants
resteront à leur service jusqu'à un certain âge, en échange de l'entretien reçu.
Ces mesures ne paraissent guère de nature à démanteler la structure esclavagiste des
établissements français et des pays de l'intérieur.
D'autres mesures, plus radicales, sont alors envisagées, mais elles rencontrent des
avis divergents par suite des difficultés d'exécution:
- La déclaration d'affranchissement général, assortie du versement d'une indemnité
aux maîtres. C'est la procédure suivie en 1848 à Saint-Louis et à Gorée, par exemple. Mais
la solution est coûteuse et peu pratique 1068. Faut-il alors substituer le rachat personnel par
un certain temps de travail passé au service du maître? Une telle formule, par l'initiative
demandée aux esclaves, a l'avantage de les préparer à une vie autonome. La réalisation
effective n'en laissait pas moins prévoir de graves incertitudes, propres à en réduire
considérablement la portée.
Les maîtres regardaient leurs esclaves comme des biens matériels leur appartenant à
perpétuité, et ils ne se consoleraient jamais d'en être dépossédés. Ils gardaient en outre des
esclaves domestiques, non pas tellement pour leur rôle dans la production qu 'à titre de
prestige personnel et d'entourage correspondant à un rang social : allaient-ils sur leur
demande, fournir une activité salariée à ces derniers et, par conséquent le moyen de
recouvrer leurs droits naturels bafoués ? Jusqu'ici, les candidats à l'affranchissement
devaient, pour obtenir le paiement de leur rançon, se procurer un pécule. Il est impossible
de le leur mire espérer de l'obtention d'un salaire, les offres d'emploi étant rares. La
colonie étant confrontée à des difficultés fmancières ne peut non plus faire des avances.
- une autre solution fut alors avancée
le métayage. Le captif aurait reçu du
1068 R. Pasquier, Le Sénégal au milieu du X/Xe siècle: la crise économique el sociale, thèse,
Doctoral d'état, Lettres, Paris, 1987.
297
maître un lopin de terre, exploité contre versement partiel du produit, pour en devenir, à la
fm d'une période déterminée, entièrement propriétaire. Le premier stade de semi-liberté lui
aurait permis d'avoir un mode d'existence plus rationnel, et l'acquisition finale d'un bien-
fonds de s'insérer vraiment dans une société rurale, dans laquelle une telle possession
assurait considération sociale et bien-être matériel.
Mais ce système ne pouvait s'appliquer qu'à des cultivateurs, et tous les intéressés
ne l'étaient pas. Il nécessitait l'établissement d'un cadastre, et cette tâche dépassait les
disponibilités d'une administration aux effectifs très réduits et limitée aux établissements
français. Il s'avérait enfm en opposition avec les coutumes existant en certaines régions,
soit que la propriété rut collective, soit qu'elle rut dévolue au premier occupant d'une terre
vacante et, en ce dernier cas, le captif s'y serait tout de suite rendu plutôt que de travailler à
moindre profit pour lui-même sur la portion allouée par son maître.
Mais, aussi importants soient-ils, ces changements n'apportent pas, sur le plan
institutionnel ou social, de bouleversements considérables. Or toute méthode utilisée en
vue de les favoriser, ne laissait entrevoir bien souvent, comme résultats, que des
modifications superficielles 1069, tant que les contraintes morales et intellectuelles dans
lesquelles le Pouvoir colonial enserrait son action demeuraient intactes. Il fallait donc
avancer, et le 27 janvier 1904, le gouverneur général de l' AOF 1070, sur proposition du
gouverneur du Sénégal, décidait de supprimer les « patentes de liberté» 1071.
La portée d'une telle mesure fut
certes limitée mais l'inspirait une nouvelle
position de principe, expliquée en termes clairs par le Gouverneur général lui-même pour
justifier sa décision: « La possession de ces documents semblerait indiquer en effet que
ceux-là seuls qui / 'ont obtenue sont reconnus libres moyennant des conditions déterminées
et que d'autres qui ne rempliraient pas les mêmes conditions ou n'accompliraient pas les
mêmes formalités pourraient être considérés comme maintenus à l'état de captivité avec le
consentement de l'autorité française» 1072.
1069A. R. S; K18, Réponses des administrateurs du Sénégal à l'enquête sur la captivité, décembre
1903 - février 1904 A. R S; K27, Brunaud, procureur général p. i., au gouverneur, 17 novembre
1903.
1070A.RS., K23. Gouverneur du Sénégal à Gouverneur de l 'AOF, 27 janvier 1904.
1071 Il s'agit de documents administratifs délivrés aux affranchis pour garantir leur nouvelle
situation.
1072 A. R. S., K16, Circulaire de Merlin aux administrateurs et commandants de cercle, 10
298
La suppression des patentes de liberté signifiait donc que l'on cessait officiellement
de reconnaître le statut de l'esclavage.
Cependant, beaucoup d'esclaves restaient dans les « grandes familles»
auxquelles ils étaient attachés par des liens de clientèle. Le Pouvoir colonial, tout en
invoquant la difficulté qu'il avait d'éradiquer l'esclavage, n'en soutenait pas moins que cet
état de fait se maintenait « sans obligation ni contrainte légale d'aucune sorte» 1073. Mais
il reconnut lui-même la nécessité de concilier le droit avec les faits. Cette position devait se
traduire sur le plan réglementaire, par le décret du 10 novembre 1903 et la circulaire du 20
août 1904 qui avaient réorganisé l'administration de la justice en prévoyant le maintien des
coutumes locales en ce qu'elles ne pouvaient avoir
de « contraire aux principes de la
civilisation française ».
Le gouverneur général p.i., Merlin prescrivait dans sa circulaire du 20 août 1904
d'écarter de l'examen des tribunaux indigènes, toutes questions d'état de captivité, et de ne
tenir compte (aucun) de la qualité d'esclave des justiciables ; cette distinction (homme
libre/esclave), écrivait-il, « modifierait profondément, en conformité de la coutume mais en
opposition avec nos principes de justice, le jugement soumis au tribunal suivant la
qualification des parties en cause» 1074,
D. Penant, faisant la critique
du décret
du
10 novembre
1903, définissait
extensible ment les coutumes respectables, en posant, comme clause d'abrogation, la
contrariété avec le droit public, la morale 1075. En définitive, soutenait Penant, il y avait lieu
de respecter les coutumes pour « démontrer ( ainsi) spécialement» la volonté de la nation
conquérante d'instaurer « la liberté et l'égalité pour tous », sous la seule réserve de celles (des
coutumes séculaires) « réprouvées par le droit naturel» 1076.
L'évolution ultérieure de la doctrine coloniale semblait aller vers une plus grande
tolérance, quant à la différence entre coutumes et civilisation, évolution marquée par des
décembre 1903. Cette décisionfut rendu officielle par l'arrêté du 9 juin 1904: Bull. administratif
du Sénégal, 1904, pp. 425-426.
1073 A.R.S., l Gouverneur général à ministre, 10 mai 1904.
1074 A.R.S, M 79, n '72, pp. 9-10, circulaire Merlin, 20 août 1904.
1075 D. Penant, « la condition juridique des indigènes », Penant 1906, Il, p.4.
1076 Ibid., p.38.
299
variations autour des conceptions et de la façon de voir des autorités coloniales 1077. Le
contenu de la notion de « principes de la civilisation française» était indéfmissable et elle
n'avait qu'un sens : « créer une marge de manoeuvre aussi lâche que possible, pour sembler ne
modifier en rien le mode de vie indigène, tout en se donnant les moyens d'intervenir le cas
échéant» 1078.
D'ailleurs, dès la circulaire Merlin du 20 août 1904, portant application du décret du
10 novembre 1903, l'objection avait été soulevée dans le texte, que les indigènes seraient
tentés de créer « une justice clandestine chargée de régler les questions de captivité» en
marge de lajustice officielle 1079 ; l'explication avancée était que la question avait une grande
importance dans la vie indigène, notamment avec la captivité de case.
Des instructions postérieures du gouverneur général Roume en date du 25 avril
1905, explicitèrent les dispositions du décret du 10 novembre 1903 : « Nous ne pouvons
en effet imposer à nos sujets les dispositions de notre droit français, manifestement
incompatibles avec leur état social. Mais nous ne saurions davantage tolérer le maintien, à
l'abri de notre autorité, de certaines coutumes contraires à nos principes d'humanité et au
droit naturel. C'est dans cet ordre d'idées que les tribunaux indigènes ne doivent pas être
admis à statuer sur les litiges relatifs à l'état de captivité que nous ne pouvons
juridiquement reconnaître. Ils ne devront point non plus tenir compte, dans le règlement
des différends qui leur sont soumis, de la prétendue qualité de captifs par opposition à
celle d'homme libre. Cette distinction modifierait profondément, en conformité à la
coutume, mais en opposition avec nos principes fondamentaux de justice, le jugement
soumis au tribunal suivant la qualification des parties en cause »1080.
1077 Le gouverneur général Brévié dans sa circulaire du 19 Mars 1931, ne parlait plus que de
"principes essentiels de notre civilisation" (Jo. A.o.F., p.313), pour spécifier après -en citant le
gouverneur général Roume (1903) : les ''principes de la civilisation française", ou les "principes
d'humanité et droit naturel", ainsi que les "principes fondamentaux du droit naturel". En tout état
de cause, les "principes" n'étaient qu'une marge d'appréciation administrative qui devait servir à
matérialiser l'infériorité des coutumes indigènes.
1078 P. Ngom, l'Ecole de droit colonial et le principe du respect des coutumes indigènes, thèse
Droit, p.112.
1079 A.R.S., M 79, n" 72, p.lO.
1080 Ibid., M79, pièce 7. Instructions de Roume aux administrateurs, 25 avril 1905 ; cf également,
ibid., M79, pièce 92. Instructions de Merlin pour le territoire de Sénégambie-Niger, 20 octobre
1904.
300
Ces instructions sont, si l'on s'en tient à une première lecture, uniquement destinées
à préciser l'attitude que les tribunaux indigènes doivent adopter « sur des litiges relatifs à
l'état de captivité ». En fait, ces instructions vont beaucoup plus loin et, le principe
fondamental qu'elles entendent poser est celui de la contrariété, voire de l'incompatibilité
de l'esclavage avec les « principes d'humanité» et la théorie du droit naturel. Deux règles
impératives sont donc posées, toutes destinées à faciliter la disparition de l'esclavage.
1°)_ Le commerce public des esclaves est désormais interdit. Cette prohibition étant
la conséquence immédiate de l'établissement du pavillon français, il importe seulement de
la réaffirmer en refusant que les tribunaux indigènes tiennent compte, « dans les
règlements des différends qui leur sont soumis de la prétendue qualité de captifs par
opposition à celle d'homme libre ». C'était pourtant de jure la première fois qu'une telle
prohibition était posée par le gouverneur général ; la formule du gouverneur général est en
fait spécieuse; il « découvre» en 1905, que l'on peut, sur la base du décret de novembre
1903, imposer une norme qui n'avait de facto jamais été respectée.
2°)_ En matière de propriété d'esclaves, toute introduction d'instance devant la
juridiction indigène est désormais interdite. Cette mesure était particulièrement importante
puisqu'elle aboutissait, en fait, à interdire à la personne qui se prétendait propriétaire d'un
esclave d'en apporter la preuve aussi bien au moyen d'un titre de propriété que d'un acte
d'acquisition ou d'un acte notarié constatant la possession d'état. Ainsi démunies de
preuves, les requêtes éventuelles ne pouvaient aboutir.
Au demeurant, le gouverneur général ne tire pas toutes les conséquences juridiques
des principes auxquels il se réfère, impliquant par là même l'abolition immédiate de
l'esclavage. Il se borne au contraire à dégager des principes éthiques et moraux applicables
aux sociétés politiques africaines et capables de présider à une évolution de leurs systèmes
juridiques traditionnels vers l'adoption du droit français1081, le terme de l'évolution
contrôlée par le colonisateur étant en revanche indéfmi. En optant pour une formule
alambiquée- la non-reconnaissance juridique de l'esclavage- l'autorité coloniale ouvre une
brèche en laissant au temps le soin de l'élargir et de renouer avec les principes du droit
naturel humaniste. C'est dire que la non-reconnaissance juridique de l'esclavage statuée
dans le texte n'implique pas son abolition.
1081 Arrêté du 9juin 1904, Bull. adm. du Sénégal, 1904, pp. 425-426.
301
La différence entre abolition et non-reconnaissance juridique de l'esclavage n'est
pas de pure forme. La première implique une intervention directe de l'autorité pour rompre
les rapports de sujétion. Par une déclaration générale et publique de l'autorité politique, les
maîtres se voient dépossédés de leurs esclaves et ceux-ci incités à les quitter. Quelle que
soit la méthode utilisée, des bouleversements au niveau des rapports sociaux sont
inévitables.
En définitive, la non-reconnaissance juridique de l'esclavage n'est qu'un bricolage.
Les situations des personnes restent inchangées en tant qu'elles ne donnent pas lieu à
réclamations, mais sur le plan juridique on les considère indistinctement comme
libres 1082. L'esclave peut donc ou demeurer chez son maître en maintenant les mêmes
rapports qu'auparavant, ou bien l'abandonner quand bon lui semble. En ce cas, le maître
n'a plus aucun recours contre le captif devant les instances administratives et judiciaires en
se fondant sur des liens de fidélité, et, s'il tente de le retenir par la contrainte ou de le
reprendre malgré lui, il devient alors pénalement justiciable pour faits de séquestration,
rapt, ou coups et blessures 1083.
Les principes ainsi posés ne produisent leurs effets qu'après 1905, y compris au
Haut-Sénégal-Niger. Dans cette région, l'administration civile laissa se développer, de
1905 à 1909, des troubles serviles qui permirent aux victimes des guerres de Samory de
rentrer dans leur pays d'origine. « Ce mouvement, bien au-delà des 10 000 à 12 000
habitants des villages de liberté, aurait entraîné, peut-être, plus de 200 000 individus qui
avaient conservé le souvenir de leur patrie et qui ne s'étaient pas résignés à l'état de
captivité »1084.
Le changement de dimension de l'entreprise coloniale- désormais la souveraineté
française s'exerce sur des ensembles territoriaux et des populations considérables- permit
de tarir la source de l'esclavage de traite. L'administration interdit et fut en mesure
d'empêcher les guerres entre les populations et les raids esclavagistes des Maures sur les
deux rives du Fleuve.
1082 A.R.S., 17 G 39, Gouverneur à ministre, J4 janvier J9 J3.
1083 Dareste, Traité de droit colonial, Cour d'appel de l'A. OF., 3J octobre J935.
1084 D. Bouche, Histoire de la colonisation française, t. 2 - Flux et reflux (l8 J5- J962), Paris.
1991, p. 216 .. du même auteur, « Les villages de liberté en Afrique noire française: un aspect de
l 'humanitarisme à la fin du XIXe siècle », in Actes du colloque international sur la traite des Noirs,
302
Interrogé sur la perpétuation de l'esclavage dans certaines régions d'Afrique,
notamment au Soudan, le ministre des Colonies, Decrais, déclare devant la Chambre des
Députés, qu'il a adressé « dès le mois de janvier 1900 », une circulaire aux gouverneurs et
aux commissaires généraux (sic) de l'Afrique occidentale, par laquelle il leur rappelle
qu'ils ne doivent « ... pas perdre de vue que la France doit à ses traditions et à ses
principes de rester à la tête des nations libérales et civilisatrices qui, après avoir proclamé
l'abolition de l'esclavage ont la mission d'en détruire les derniers vestiges. Il importe donc
au progrès de la civilisation et à 1'honneur de notre pays que, dans tous les territoires sur
lesquels notre domination est assise, les indigènes soient amenés à renoncer complètement
à la pratique de l'esclavage. Il est surtout essentiel que la traite des esclaves, leur
exportation d'une contrée dans une autre contrée, se heurte à une surveillance et à une
répression d'une sévérité telle que, là où elle existe encore, elle disparaisse à bref
délai» 1085.
Une simple circulaire ne saurait poser de normes nouvelles par rapport au décret du
27 avril 1848, et qui plus est, susceptibles de remettre en cause les usages séculaires
régissant l'organisation sociale indigène. La circulaire du ministre des colonies allait donc
à l'encontre des stipulations des « traités» signés avec les chefs africains, qui imposaient à
l'Etat colonial le respect des institutions indigènes. Or, la stratification intra-juridique de la
société soudanaise
étant
sans conteste
d'origine
coutumière
puisqu'elle
dérivait
directement des droits traditionnels, ce texte constituait à tout le moins une ingérence dans
un domaine réservé et dans lequel le Pouvoir colonial s'était interdit, par écrit, d'intervenir.
Il est par conséquent facile de convenir que cette circulaire ne saurait modifier l'état du
droit existant au Soudan, d'autant plus que le ministre a entendu dans le même texte laisser
une marge de manoeuvre suffisante au Pouvoir colonial « pour apporter dans les mesures
(à) prendre les tempéraments que comportent le caractère, les coutumes, et les traditions
des indigènes placés sous (son) administration» 1086.
Il paraît illusoire d'espérer un changement d'échelle tendant à accorder aUSSi
facilement aux indigènes « les droits et les libertés individuelles à la jouissance desquels ils
De la traite à l'esclavage, t. 2, op. cit., pp. 717-730.
1085 Chambre des Députés, séance du 30 novembre 1900, Journal officiel, Débats parlementaires.
P.. 2398.
1086 A.R.S., K19. Ministre à gouverneur général de l'AOF, 6 janvier 1900.
303
n'étaient pas (aux yeux du colonisateur) préparés »1087.
C'est dire que la mesure dans laquelle il est tenu compte des principes républicains
-proclarnés en France européenne- laisse la place dans les sociétés sénégalaises à une
réalité froide, faite de remise en cause des principes du droit naturel. Il faudra attendre les
années 1903 - 1918 lorsque la pratique aura progressivement infléchi l'idée de départ de
respecter les coutumes et les institutions indigènes, pour donner le « coup d'envoi» d'une
répression plus efficace de l'esclavage.
Au surplus, comme les décrets du 10 novembre 1903 et du 12 décembre 1905
interdisaient pour l'avenir que les questions de propriété d'esclaves puissent être invoquées
devant les tribunaux indigènes 1088, seule fut à même de se poser, pendant toute la période
de
l'emprise coloniale française, la question du maintien des coutumes, et c'est
précisément dans ce domaine, celui du maintien de l'organisation juridique indigène que
l'esclavage a pu survivre à son abo lition officielle 1089.
C'est dire que l'ordre juridique voulu par la métropole a trop souffert du legs du
passé. Pour imposer l'ordre juridique voulu par le colonisateur, il fallait donc modifier le
mode de vie indigène et, donc, s'attaquer aux usages séculaires qui fondaient la condition
esclave et qui étaient de la part des indigènes l'objet d'un profond respect.
1087 H Solus, op. cit., p. 15.
1088 A.R.S.,M 17, Rapport du Président de la Chambre d 'homologation de l'A. o.F., Jer janvier-
31 décembre 1907.
1089 E. Joue/a, « L'esclavage au Sénégal et au Soudan. L'état de la question en J905 ». ln Bull.
de la société des Anciens élèves de l'école coloniale, Jer novembre 1905, p.3.
304
CHAPITRE II
LE RETOUR A LA LEGALITE OBJECTIVE
Les exigences pratiques de l'administration ont amené le Pouvoir colonial à
ménager les susceptibilités locales et à tolérer le maintien de l'institution servile au
Sénégal. C'est que l'étendue du territoire à administrer, la protection des intérêts
particuliers et la faiblesse numérique des agents de l'Etat ont imposé de fait un
accommodement perpétuel avec la captivité de case. Témoin cette lettre écrite au moment
des faits par un juge de Gorée :« A Dakar même, dans la ville, sous les yeux de l'autorité,
il y a des esclaves, et lorsque l'un d'eux réclame sa liberté, l'administration le force à se
racheter ou la lui refuse. Pourtant, leurs maîtres sont citoyens français, soumis aux lois
françaises, et en cette qualité ils votent» 1090.
L'auteur ne se contente pas de relever la persistance de l'esclavage, il dénonce
l'attitude du Pouvoir colonial qui tend à mettre « au panier sous prétexte de politique », le
décret de 1848. Puisque ce décret est promulgué, observe-t-il, il devrait être appliqué, et
l'administration ne devrait pas le violer «en se faisant l'intermédiaire de marchés entre le
maître et son esclave» 1091. En n'appliquant pas le décret, le Pouvoir colonial mène une
«politique de faiblesse, de complaisance, la plus dégradante qui soit », parce que
ressuscitant par « un singulier retour à des principes déchus », des pratiques attentatoires à
la liberté et à la dignité des personnes 1092.
A la fin du XIXe siècle, il était question de changer cet état de choses. Aussi,
lorsque le décret du 10 novembre 1903, organisant la justice indigène en AÜF a proclamé
le respect des coutumes locales, la réserve a été émise que l'intention du Pouvoir colonial
de respecter les coutumes ne saurait créer l'obligation de soustraire celles-ci à l'action du
progrès.
1090Lettre de M Batut, juge à Gorée, à un ami. 10 mai 1878. Rapportée par E. Rau, « Quand les
chaînes se dénouent », art. cit., pp. 256-257.
1091 Ibid. p.257.
1092 Le décret du 27 avril 1848 est pourtant applicable à Dakar, depuis le 27 avril 1877;
A.R.S.,K11, Commandant de Gorée à Gouverneur du Sénégal, 1er décembre 1877. Rufisque
devenait à son tour une terre de franchise, le 1erjuillet 1879; 1bid., 30 juillet 1879. Mais comme à
Dakar, le décret de 1848 n Ji avait pas été respecté.
305
Dès lors, écrit M. Paul Ngom, « l'on s'est retrouvé devant le besoin de soumettre
les juridictions indigènes à contrôle, dans l'application aux autochtones de leurs coutumes
ancestrales» 1093.
Certes, l'objection avait été soulevée dans une circulaire portant application du
décret du 10 novembre 1903 que les indigènes seraient tentés de créer « une justice
clandestine chargée de régler les questions de captivité» en marge de la justice
officielle1094, mais le Pouvoir colonial entendait jouer un rôle important dans l'évolution
des sociétés traditionnelles.
Convaincu de l'idée que les institutions juridiques comme toutes choses humaines
évoluent nécessairement avec le temps, le Pouvoir colonial pense - suivant en cela une
partie de la doctrine lO95 - que l'exemple librement choisi, qui est la seule influence
véritablement civilisatrice, suffit à modifier les institutions juridiques indigènes 1096. Et
dans le sens de cette nécessaire évolution, on incitait les esclaves à abandonner leurs
maîtres.
En effet, il était entendu que l'agent actif de cette évolution serait et devait être
l'esclave lui-même qui, conformément à la loi d'imitation, impulserait un changement de
son statut, sans même qu'il fut nécessaire de perturber l'organisation de la famille.
Nombreux furent les esclaves qui, naturellement, abandonnèrent leurs maîtres à la faveur
de la protection du Pouvoir colonial.
Il n'en restait pas moins que le nombre de ceux qui continuèrent de s'asseoir aux
foyers de leurs maîtres était assez significatif1097. Peut-être avaient-ils préféré aux
éventualités « d'une existence nouvelle qu'ils ignoraient la vie rustique précaire, simple
mais certaine qu'ils connaissaient et qui les avait soutenus jusqu'à ce jour» 1098. C'est dire
1093p. Ngom, l'Ecole de droit colonial et le principe du respect des coutumes indigènes en Afrique
occidentale française, Thèse Droit, p. 182.
1094 A.RS., M79, n" 72, p.lO. Circulaire du gouverneur général p.i. de l 'A OF, Merlin, 20 août
1904.
1095 A. Girault, « La condition des indigènes dans les pays de protectorat ». Rapport au Conseil
Swérieur colonial. Dareste, 1922. ll., pA.
1
6 Je. Escarras, « Introduction à une recherche sur le phénomène d'imitation ». Article in
Annales du Centre universitaire de Toulon, 1972, pp. 67- 109.
1097A.R.S., K17, Poulet, Rapport sur la captivité, 1905.
1098 Ibid.
306
que pour le Pouvoir colonial, le mouvement entre les coutumes indigènes et le droit
français ne devait être impulsé que par la seule faculté d'attraction 1099du droit français sur
les indigènes eux-mêmes (Section 1).
Mais au XXe siècle l'entreprise coloniale ne pouvait plus être défmie par rapport au
seul Sénégal ; la logique coloniale embrassait désormais des ensembles territoriaux et des
populations considérables. Les indulgences que l'on avait eues à l'égard de certaines
coutumes au XIXe siècle devenaient gênantes dans l'entreprise nouvelle. En effet,
jusqu'aux premières années du XXe siècle, il parut possible de s'accommoder de
l'esclavage de case, tant que cet exercice se déroulait dans le cadre connu du Sénégal du
temps des comptoirs.
Avec le XXème siècle et le changement de dimension de l'entreprise coloniale,
cette tolérance à l'égard de cette institution coutumière devint contre nature et le Pouvoir
colonial entreprit d'y mettre un terme.
Mais, pour avoir trop négligé le poids de sa propre désinvolture, et celui de la
tradition historique, le Pouvoir colonial assista impuissant à la survivance de celle-ci. Cette
situation devait prendre fin à l'indépendance du Sénégal, avec l'instauration d'un Etat de
droit (Section 2).
Section 1 :
Le résultat de l'attraction des institutions et du droit français
sur le système juridique indigène
Le colonisateur estimait que l'esclavage est « la cause du peu de progrès que font
(les indigènes) depuis qu'ils sont en contact avec des Blancs »1100. Après avoir supprimé
la traite des Noirs, le but doit être naturellement de détruire totalement l'esclavage pour
1099 "Ainsi, quand bien même les représentants de l'Etat protecteur se confineraient dans un
laisser faire indifférent et dédaigneux, l'action de la civilisation ne se ferait pas moins sentir" -
RaBBort A. Girault précité, p. 4.
lJ
A.N.S.o.M,
Sénégal
XlV115b,
Délibération
du
conseil
d'administration
de
la
colonie.Compte-rendu de M Fontaine, secrétaire- archiviste, 10 avril 1855.
307
mieux assurer la domination coloniale. La seule limite à la destruction totale de la captivité
tient au manque de cadres administratifs métropolitains. Dans l'attente de l'échéance,
l'esclavage de case est toléré. Dans un second temps qui commence avec la Première
guerre mondiale pour se terminer avec la fm de la Deuxième guerre mondiale la politique
indigène est caractérisée par un interventionnisme tous azimuts mais de portée limitée.
La première guerre mondiale précipita dans une certaine mesure la marche que le
Pouvoir colonial avait souhaité lente. Un arrêté pris par le gouverneur général W. Ponty en
1909 avait promulgué en AOF la loi du 21 mars 1905 qui réglait le service militaire des
citoyens Français; un décret du 7 février 1912 réglait pour l'AOF le service militaire des
indigènes.
En ce début d'année 1914, les besoins en hommes furent tels qu'en AOF comme en
AEF1101, les hommes valides furent réquisitionnés. On estimait que l'AOF pouvait fournir
300.000 hommes en quelques semaines! Les nouvelles recrues étaient dans leur immense
majorité d'origine servile. Les originaires des quatre communes du Sénégal échappaient à
la conscription, « non par une répugnance qui n'avait rien de très originale, mais pour des
raisons politiques» Il 02: ils n'avaient pu être réduits au rang des autres indigènes.
« Adossés à leur droit de suffrage, à leur privilège de juridictionl ! 03, à leur exonération
de l'indigénat1104, les originaires se refusaient à être soumis au décret de 1912 sur le
service militaire des indigènes, et l'administration qui n'avait pas osé relever le défi de
l'indigénat... n'a//ait certainement pas soulever celui-là »1105.
1101 AEF: Afrique Equatoriale Française.
1102 B. Moleur, "L'indigène aux urnes. Le droit de suffrage et la citoyenneté dans la colonie du
Sén1al", Annales Africaines, Dakar, 1989-1990-1991, p.43.
110 Jusqu'en 1848, le Sénégal avait vécu dans la fiction d'une application du code civil à tous les
indigènes. Ce code avait été promulgué en novembre 1830. En fait, depuis la fin du 18è siècle, les
musulmans réglaient presque officiellement leurs affaires de famille selon le droit coranique. cf B.
Moleur, "Le dés-ordre juridique colonial dans les anciens établissements français de la côte
occidentale d'Afrique", Droit et cultures, n°911 0, Paris, 1985, pp. 30-31. A titre tout à fait officiel
cependant, le décret du 22 avril 1848 était venu créer dans le principe un Tribunal musulman (le
statut musulman était de facto reconnu à Saint-Louis par le gouverneur Eyres, en J 780 déjà), les
autorités locales étant chargées des modalités de mise en oeuvre (le tribunal musulman devait être
installé." le 20 mai 1857). cf B. Moleur, "L'indigène aux urnes"..., art. précité. note 34.
1104 Le régime de l'indigénat est une pratique extra-légale, empruntée à de vieux usages et qui
soumettait les indigènes à des mesures de police et même à des sanctions exceptionnelles pour des
infractions non prévues par le droit commun ( les pénalités prévues : J00 F d'amende et J à 15
jours de prison ).Il répondait en fait à la volonté de l'occupant de réprimer toute opposition à
l'ordre établi.
1105B III
"1" d' ,
"
. ..
43
. Mo eur, L ln 1gene aux urnes ..., art. precite, p.
.
308
Dans les pays de l'intérieur, les hommes libres qui avaient de nombreux griefs
contre la France répugnaient à la conscription, la discipline militaire leur donnant
l'impression d'être des esclaves. Ils refusaient de se présenter aux lieux de recrutement. La
« chefferie administrative», tenue de présenter devant les commissions des hommes
valides, faisait enrôler les anciens captifs 1106.
Les soldats qUI revinrent en Afrique reçurent en récompense des avantages
matériels et moraux d'une grande importance: exonération de l'indigénat, décorations en
faveur de ceux qui se sont distingués sur les champs de bataille, retraite et emploi dès le
retour en Afrique 1107. Ces avantages profitèrent aux esclaves enrôlés.
Un problème cependant demeure. S'il était concevable et admis qu'un affranchi
accède au niveau de son ancien maître, il était inconcevable que cet affranchi puisse
appartenir à la catégorie des hommes libres sans se démettre de tout ce qui le rattachait à la
catégorie des esclaves: esclave ou libre, il fallait choisir. Sur ce fondement les anciens
esclaves utilisèrent les pensions perçues ou l'emploi qui leur était proposé pour se donner
les moyens de rompre avec les familles de leurs anciens maîtres.
Même si la plupart d'entre eux décidèrent de rester au village qui les avait vu naître,
ils entendaient assumer leur nouvelle condition d'hommes libresIl 08.
Mais le Pouvoir colonial exprimait déjà ses inquiétudes sur les futures relations
entre les maîtres et leurs anciens esclaves. Si les esclaves démobilisés se transformèrent en
« agents bénévoles chargés de canton », appréciant ainsi les bienfaits de la protection du
Pouvoir colonial, il en allait autrement pour ceux qui étaient restés en Afrique. Ces derniers
continuaient de vivre le plus clair du temps dans la case patronale. La disparition des
villages de liberté favorisait une telle situation 1109.
1106 Bulletin de l'Afrique française, le bimestre 1918, p.149.
1107 Ibid.
1108 Ibid.
l109La disparition des villages de liberté, notamment au Soudan, avait déprécié les résultats de
l'oeuvre entreprise en 1887. Faute de pouvoir trouver dans les villages de liberté le lien familial
qu'ils recherchaient, la plupart des affranchis préféraient s'engager comme tirailleurs ou
retournaient simplement auprès de leurs anciens maîtres. Par ailleurs, « nés des nécessités de la
conquête, les villages de liberté soudanais, auxquels avaient été surajoutées des considérations
humanitaires étrangères à leur dessein primitifdisparurent, quand la conquête fut achevée presque
sans laisser de traces ». Cf D. Bouche. Les villages de liberté en Afrique noire française, 1887-
309
L'Afrique n'étant pas prête -selon l'occupant- à accepter les valeurs occidentales
fondées sur le principe de la liberté individuelle 1110, le changement moral qu'on désirait
opérer ne pouvait se réaliser que par l'attraction des institutions et du droit français sur les
indigènes. Mais, il fallait pour que cela devint possible, que cette évolution se fasse en
dehors de toute influence extérieure, dans un sens déterminé et selon un certain rythme. La
citation suivante du gouverneur général 1. Brévié nous paraît illustrer la position la plus
favorable à la politique de cette époque :« L'indigène apparut aux coloniaux sous son
véritable aspect ,. un mineur incapable dont il fallait d'abord entreprendre l'éducation,
sans vaine précipitation, en le laissant évoluer dans le cadre de ses institutions
coutumières,
en
l'élevant progressivement par
une
direction
vigilante
vers
une
collaboration de plus en plus intime aufur et à mesure des progrès réalisés »1111.
Au demeurant, le dualisme juridique en AüF, qui découlait du respect proclamé des
coutumes indigènes, ne manquait pas de tourner le dos au droit naturel, sur lesquels a été
bâtie une prétendue oeuvre de civilisation. En effet, au lieu d'appliquer le code civil aux
indigènes, qui serait un « bienfait» et à la fois un moyen d'exercer sur eux une « influence
favorable à la civilisation », la France avait choisi de protéger ses intérêts.
On attendait de la justice une condamnation sans appel de toutes les pratiques
esclavagistes, et une interprétation très large du délit d'esclavage. Celle-ci s'enfermait au
contraire dans une logique qui faisait bon marché de tels scrupules.
Elle reconnaissait, par exemple, que la mise en gage, par le débiteur, chez une tierce
personne, d'un membre de sa propre famille, en garantie d'un paiement d'une dette était
certes « contraire aux principes de notre civilisation» en tant qu'agissement « de nature à
porter atteinte à la liberté individuelle» 1112, mais elle la considérait comme la
conséquence du régime patriarcal traditionnel chez les peuples non musulmans de
l'Afrique occidentale. C'est dire que selon elle, cet acte ne produit pas les effets de
l'esclavage et ne doit point à ce titre, être sanctionné avec sévérité.
191O,p.166.
1110 Par intérêt, la puissance coloniale avait des fois aggravé des notions indigènes anciennes, «
fait marcher en arrière les indigènes»
en« ravivant délibérément» des états révolus de leur
cursus historico-culturel : R Maunier, Sociologie coloniale, tome 2, Paris, 1936, p. 92.
1111 Circulaire de M le gouverneur général J. Brévié sur la politique indigène, 18 août 1932.
"Le~rincipes" - Gorée, 1932.
111
Cour d'appel de l 'A OF, 20 septembre 1912, Dar., 1912.3.303 et note, adde, l-tfévr. 1917,
310
En cela, elle ne fait que suivre les dispositions de l'article 4 du décret du 12
décembre 1905 1113 sur la répression de la traite en AüF et au Congo, texte qui déclare ne
point préjudicier aux droits résultant de la puissance patemel1e, tutélaire, ou maritale sur
des mineurs ou femmes mariées, mais qui ajoute « à condition que les actes accomplis ne
constituent une mise en servitude temporaire ou définitive, au profit de tiers, de ces
mineurs ou de ces femmes ».
Les nécessités de l'évolution juridique inclinent toutefois le Pouvoir colonial à
adopter, à la fm de la Deuxième guerre mondiale, une série de mesures destinées à
transformer le milieu social indigène. D'une part, en effet, l'introduction des droits
politiques nouveaux au nom de la liberté et de l'Egalité républicaines, permet aux
affranchis d'accéder au niveau de leurs anciens maîtres, en tant que citoyens jouissant des
mêmes droits et des mêmes devoirs.
D'autre part, dès le mois de février 1946, un acte réglementaire de la métropole
essaie d'améliorer la condition des indigènes. Il s'agit du décret du 20 février 1946 portant
suppression de l'indigénat l l 14. Un autre décret du 30 avril 1946 supprime la justice
indigène en matière pénale et donne compétence aux seules juridictions françaises, à
l'exclusion de toute juridiction indigène, et pour tous les litiges et toutes les infractions
commises par les indigènes 1115.
La tendance à l'amélioration des conditions statutaires des indigènes se poursuit
avec l'adoption, le Il avril 1946 1116, par le Parlement métropolitain, d'une loi portant
suppression du travail forcé et du système de réquisition. En effet, non seulement cette loi
« interdit de façon absolue le travail forcé ou obligatoire» (art. 1er), mais encore elle frappe
Dar"j 1918.3.37, Pen., 1918.1.34 et note Joucla.
111
Dar., 1906.1.57, Pen., 1906.3.40. Ce décret a été étendu à toute l 'AOF et l'AEF par le décret
du 8 août 1920; Dar., 1921.1.135, Pen, 1921.3.11.
1114 Cf D. n046-277 du 20 février 1946 portant suppression des peines de l'indigénat en AEF, en
AO~ au Togo et au Cameroun. JOR.F.février 1946, p.1581 .. (rectificatifs p. 1848 et p.2757).
111
Cf D .no46-877 du 30 avril 1946 portant suppression de la justice indigène en matière
pénale en AEF, en AOF, au Togo et au Cameroun. JOR.F., avril 1946, p.3680, et D. n046-2252
du 16 oct. 1946 complétant le décret du 30 avril 1946 portant suppression de la justice indigène en
matière pénale dans les territoires relevant du ministère de la France d'Outre-mer .J.OR.F., oct.
1946 p.8828.
1116Cf L n046-645 du II avril 1946 tendant à la suppression du travail forcé dans les territoires
d'Outre-mer. J.OR.F., avril 1946, p.3063.
311
d'une sanction correctionnelle, « tous moyens ou procédés de contrainte directe ou
indirecte aux fins d'embaucher ou de maintenir sur les lieux du travail un individu non
consentant» (art.2). Une loi, en date du 7 mai 1946 1117, délibérée et votée par la
Constituante, étend à tous les ressortissants des territoires français d'Afrique noire, la
citoyenneté française ; c'est la naturalisation en bloc dans leur statut, de tous les Négro-
africains des colonies françaises au Sud du Sahara. Cette loi opère, selon les auteurs, une
révolution dans le droit public français: elle réunit tous les ressortissants des colonies avec
les Français de la Métropole dans la même citoyenneté sans discrimination de race, de
couleur, de religion, de statut civil personnel et de condition sociale.
La constitution adoptée le 27 octobre 1946, confirme en matière de citoyenneté
française, la perspective ouverte par la loi du 7 mai 1118. Non seulement son préambule
proclame sa fidélité à la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen de 1789, mais
deux de ses dispositions consacrent définitivement les mesures prises par la loi du 7 mai
1946. La première dispose : « tous les ressortissants des territoires d'Outre-mer ont la
qualité de citoyen au même titre que les nationaux français de la métropole ou des
territoires « d'outre-mer» 1119, et la seconde : « tous les nationaux français et les
ressortissants de l'Union française ont la qualité de citoyen qui leur assure la jouissance des
droits et libertés proclamés par le préambule de la présente constitution» 1120. Toutefois,
du point de vue de leurs conséquences, ces deux articles n'apportent pas « grand chose pour
les ressortissants des colonies et territoires associés» 1121car la Constitution française leur
est déjà entièrement applicable au seul titre de la loi du 7 mai 1946. Elles sont cependant
capitales sur le plan individuel (amélioration de la condition statutaire des ressortissants
des colonies).
Mais la justice ne les a jamais invoquées. Tout au plus a-t-elle sanctionné la plupart
des faits de captivité sur le fondement de leur contrariété par rapport aux « principes
fondamentaux de la civilisation française ».
1117 Cf L. n 046-940 du 7 mai 1946 tendant à proclamer citoyens tous les ressortissants des
territoires d'Outre-mer J.o.R.F. mai 1946, p.3888.
1118 Pour un point de vue critique, voir P. Ngom, l'Ecole de droit colonial et principe du respect
des coutumes indigènes en Afrique Occidentale française. Thèse droit, pp. 331-352.
1119 Art. 80, constitution du 27 octobre 1946.
1120 Art. 81 de la même Constitution.
1121 Cf F. Borel/a, L'évolution politique et juridique de l'Union française depuis 1946. Paris,
LGDJ, 1958, p. 347.
312
Un exemple : le 29 mai 1957, la dame Salimata Sow adresse une plainte au
président du tribunal coutumier de Thiés contre Cheikh Ndiaye. Selon la déclaration de la
plaignante, celui-ci prétend avoir des droits à la succession de feu son mari, Mamadou
Guèye, sous prétexte que c'était son esclave. Le jour même du décès de Mamadou Guèye,
Cheikh Ndiaye avait vendu quelques-uns des effets appartenant au défunt et arraché à sa
veuve, Salimata Sow, les papiers et le livret des prestations familiales. Il ne lui laissa
aucune nourriture. De plus, il lui fit observer un délai de viduité de 65 jours exigé par la
coutume aux captives. C'est pour ces motifs que la veuve s'adressa au tribunal pour obtenir
la restitution de ses papiers et la reconnaissance du droit de son enfant à la succession de
son père.
Salimata Sow fit comprendre au tribunal qu'elle ignorait au moment de son mariage
que son conjoint était esclave, que les gens qui étaient venus demander sa main n'avaient
pas non plus précisé à ses parents que le prétendant était un « homme inférieur ».
Cheikh Ndiaye affirma de son côté que Mamadou Guèye était son esclave. Les
témoins qu'il cita abondèrent dans son sens. Le tribunal ordonna à Cheikh Ndiaye de
remettre à la veuve ses papiers d'état civil et de prestations familiales, mais précisa que ni
Salimata Sow ni son enfant n'avaient droit à la succession de Mamadou Guèye,
« succession qui reste la propriété coutumière de Cheikh Ndiaye ».
Salimata Sow interjeta appel auprès de la Cour d'appel de Dakar qui lui donna
raison. Selon la Cour, « en reconnaissant la validité du lien de maître à captif ayant existé
entre l'époux: décédé de la demanderesse et le nommé Cheikh Ndiaye, et en consacrant au
profit du maître les droits coutumiers sur l'héritage de son captif au détriment de l'enfant
légitime et des droits de la veuve, le tribunal de Thiés a statué contrairement à l'un des
principes fondamentaux: de la civilisation française» 1122.
Cette décision qui mérite notre approbation s'inscrit en fait dans le cadre d'un
interventionnisme tous azimuts, dans lequel la notion d'ordre public colonial, jusque là
11220. Sylla, « Persistance des castes dans la société wolof contemporaine », Bull. IFAN, H, nO]-
4, Dakar, 1966, p. 744.
313
inopérante- reprenant du service- vint à être redéployée.
L'esclavage n'est donc plus susceptible de degrés. Un accord sur ce point est
d'autant plus facilement réalisable que le juge a , à travers cette décision, « tourné» la loi
indigène, afin d'aboutir au même résultat que la loi française.
Admettre qu'il puisse encore y avoir des esclaves au Sénégal heurterait violemment,
à l'évidence, les principes de liberté et d'égalité, principes ayant autorité au lieu et au
moment des faits de la cause.
On n'admettra pas davantage qu'il puisse y avoir en pareille matière justification par
l'usage: les principes de liberté et d'égalité- principes de droit naturel- ne peuvent laisser
place à cette justification.
Le jugement du tribunal du premier degré, de droit local, marque néanmoins l'état
de la mentalité des hommes d'une certaine époque. Cependant, si les faits n'étaient pas
encore en accord avec le droit, le droit devait finalement triompher, et l'esclavage devait
disparaître défmitivement du Sénégal en 1960, le droit positif consacrant par ailleurs les
principes de liberté et d'égalité comme des principes fondateurs d'une doctrine des droits de
l'Homme.
Section 2 :
L'effet de la consécration des principes de liberté et d'égalité
comme principes juridiques fondamentaux de l'Etat de droit
Si une investigation au niveau des faits, donne l'impression que le Pouvoir colonial
a su gagner du temps et économiser les moyens d'une action contre l'esclavage 1123,
l'argument est brandi à partir du décret du 1°novembre 1903 qu'on ne doit soustraire les
coutumes indigènes à l'action du progrès 1124. Mais, dans le même temps, il était entendu
que le Pouvoir colonial ne saurait s'attaquer à la captivité de case sans ruiner les
fondements de la famille indigène 1125. La mise en oeuvre de la législation relative à la
1123 E. Joucla, « L'esclavage au Sénégal et au Soudan. L'état de la question en 1905 )), art. cit.,
p'.3 et s.
J124 A. R. S; M79, pièce 92. Instructions Merlin pour le territoire de Sénégambie-Niger. 20 oct.
1904.
1125 A.NS. o.M, Sénégal XlVI 28 bis, Réglementation au sujet de l'esclavage, 1903.
314
prohibition de l'esclavage sous toutes ses formes est, dès lors, suspendue au progrès que
réalisera l'indigène dans sa marche vers un « état de civilisation» 1126. Quant à la
jurisprudence, si elle a cautionné l'idéalisme républicain, étant convaincue de la valeur
universelle des principes du droit français, elle n'aura pas accepté de tirer toutes les
conséquences de l'ingérence du législateur colonial dans la transformation du milieu
récepteur, du moins quant à ses effets sur la condition des esclaves 1127.
Le paradoxe colonial s'est donc perpétué, la contrariété voire l'incompatibilité de
l'esclavage avec les « principes de la civilisation française» étant brandie d'un côté,
pendant que de l'autre, l'indigène était cantonné dans ces coutumes ancestrales.
Il est facile de convenir que « la conquête a mis en présence deux ou plusieurs
nations, dont les moeurs, la religion, les lois sont profondément différentes et le vainqueur,
qui ne veut pas adopter les lois des vaincus, se sent incapable ou dédaigne de leur imposer
les siennes» 1128. Cependant, l'évolution qui s'était produite au tournant des années
d'après-guerre, allait dans le sens d'un large accueil des solutions françaises, notamment à
Saint-Louis et dans les grands centres urbains où l'esclavage ne s'alimentait plus par la
traite ni par le pillage.
Dans les pays de l'intérieur, moins touchés par les idées du colonisateur sur
l'égalité et la liberté, il n'est pas sûr que l'esclavage de case ait disparu au cours de ces
années l 129. D'une part, parce que l'existence de liens de « parenté» entre le maître et
l'esclave, le besoin de se prêter mutuellement main forte constituent des obstacles à la
disparition brutale d'une institution à laquelle les indigènes sont eux-mêmes attachés.
Certes, le maître cherche à prolonger aussi longtemps que possible une situation
avantageuse mais qu'il sait irrégulière; le captif n'en trouve pas moins son compte, dans la
mesure où aucun déshonneur ne s'attache plus à la condition d'esclave inexistante en droit,
même aux yeux des indigènes.
1126 A. R. S; K26, Discours de Roume au conseil de gouvernement, 4 décembre 1905.
1127Cour d'appel de l'A.o.F. , 20 septembre 1912, Dar. . 1912. 3. 303 et note, adde, 14 février
1917, Dar., 1918.3.37.
1128 Lainé, « le droit international privé en France considéré dans ses rapports avec la théorie
des statuts », J.D.I.P., 1885, p. 137.
1129 Le nombre des captifs ne peut être fixé d'une manière certaine car il varie évidemment en
sens inverse de la compréhension que l'on donne à ce mot.
315
Une telle
situation ne pouvait changer qu'avec
l'accession du
Sénégal à
l'indépendance. Devenu le 24 septembre 1958, « un Etat autonome, libre de légiférer ainsi
qu'il l'entend »1130, le Sénégal se dote d'une législation nouvelle. Le droit sénégalais opte
non pour un retour à l'esclavage, à des pratiques attentatoires à la liberté et à la dignité des
personnes, mais pour l'émancipation humaine et la démocratie. La justice accueille avec
beaucoup de faveur le droit nouveau. Elle va ainsi contribuer à maintenir l'ordre et à créer
de nouvelles habitudes d'obéissance à la loi, qui ont pour effet de modifier les us et
coutumes dans le sens souhaité par les pouvoirs publics. L'affaire qu'a eu à connaître la
Cour d'appel de Dakar dans son arrêt du 21 janvier 1959 113 1 est à cet égard édifiante.
Un individu se présente au domicile d'un défunt et s'empare des effets mobiliers et
des papiers familiaux de ce dernier, ainsi que le linceul fourni par la mairie et du produit
d'une collecte faite au profit de la veuve- cette dernière, accablée par la douleur, ne cessant
de protester contre ces agissements.
Poursuivi pour vol, l'auteur de ces soustractions fait valoir que le défunt, étant le
ms d'un esclave de sa mère, était donc son captif, et que par conséquent, selon la coutume
wolof islamisée, tous les biens que celui-ci pouvait laisser à sa mort devenaient la propriété
de son maître, et non celle de sa veuve ou de ses enfants.
« L'argument, écrit le Professeur Larguier (commentant l'arrêt de la Cour), ne
saurait avoir la moindre valeur (sauf à admettre une application macabre et distendue de
l'accession) en ce qui concerne le linceul et le produit de la collecte, biens ne faisant pas
partie de la succession» 1132. Mais quel pouvait être son poids - s'interroge le pénaliste-
« quant aux effets mobiliers de cette succession» 1133?
Un tribunal du premier degré, de droit local, avait, certes, déclaré le « maître»
propriétaire de la succession l 134, en déboutant la veuve de sa demande en restitution:
mais cette décision avait été infirmée par la Cour de Dakar, de sorte que le prévenu, ne
pouvait, à l'extrême, invoquer sa bonne foi qu'au moment des faits seulement. La Cour
1130 Cour d'appel de Dakar, 21 janvier 1959, Rec. J.A.N., 1959, Jurispr., p.35.
1131 Ibid.
1132 « Chronique de jurisprudence criminelle» , Annales Africaines, 1960, pp. 123-125.
1133 Ibid., p.123.
1134 Cf 1. Chabas, « le droit des successions chez les wolofs » , Annales Africaines, 1956, pp. 79-
108.
316
d'appel de Dakar, tout en tenant compte, en fait des circonstances de l'espèce (notamment
du faible intérêt personnel du coupable) pour ne prononcer qu'une peine légère, estime que
le vol est néanmoins constitué, et cette décision mérite pleinement approbation.
Et le professeur Larguier a écrit à cet égard ces mots que nous partageons : «il
faudrait, en effet, pour rejeter la qualification sur le plan de l'élément légal, admette qu'il
puisse encore y avoir des esclaves au Sénégal: une telle possibilité heurterait violemment,
à l'évidence, les principes du droit ayant autorité au lieu et au moment des faits de la
cause »1135.
Certes, comme le relève la Cour, le Sénégal est devenu, le 24 septembre 1958, « un
Etat autonome, libre de légiférer ainsi qu'il l'entend ». Et si le droit sénégalais avait alors
opté pour un retour à l'esclavage, cette loi nouvelle, plus douce que la règle ancienne, eût
pu s'appliquer à des faits pourtant antérieurs- à s'en tenir, il est vrai, aux solutions
traditionnelles du droit français concernant l'application dans le temps des lois pénales.
« Mais rien ne fait apparaître, dans le droit du Sénégal ou du Mali (où l'on parle- la Cour
de Dakar le rappelle- de démocratie et d'émancipation humaine), on ne sait quel retour à
des pratiques anciennes, justement honnies, abandonnées depuis longtemps au moment de
la proclamation de l'autonomie du pays dont il s'agit. Ne serait-il pas choquant, du reste,
sinon tout à fait paradoxal, de voir l'indépendance nouvelle d'un Etat se traduire par une
dépendance des individus, et l'autonomie de la collectivité dissimuler l'esclavage des
hommes ?»1136.
La force et la constance de l'ordre public ne sauraient être effacées rétroactivement
par des pratiques nouvelles - dont l'établissement, d'ailleurs, est plus qu'incertain. Reste à
apprécier l'intention du prévenu: ce dernier ne pouvait-il pas, de bonne foi,
croire à
l'existence et à la vigueur de la règle coutumière ancienne? La Cour de Dakar rejette, à
juste titre, cette prétendue erreur de droit, ou ignorance de la loi. Elle affirme sans ambages
que la liberté humaine est de droit naturel.
Peut-être le prévenu regrettait-il (avec, le cas échéant, « d'autres personnes de son
entourage ») un état de choses révolu, qu'il aurait désiré symboliquement faire revivre ».
1135 Chronique précitée, in Anna/es Africaines, 1960, p. 124.
1136Ibid.
317
Et le prévenu avait si précisément à l'esprit la vraie règle, que lorsqu'il avait été interrogé
par les gendarmes, il avait déclaré considérer le défunt comme son « parent », n'osant pas
dire son « esclave ». C'est pour lutter contre cet état du droit que le législateur moderne
interdit l'esclavage sous toutes ses formes, En effet, l'ordre public acquis est trop fortement
et trop directement intéressé pour laisser place à cette institution coutumière.
S'inspirant très largement du modèle métropolitain, le constituant sénégalais
proclame son attachement à la constitution d'une société politique, fondée sur le droit et le
respect de la dignité de la personne humaine 1137.
Le droit sénégalais tente dès lors de renouer d'une part avec les principes du droit
naturel- sacrifiés sur l'autel du principe du respect des coutumes indigènes- et, d'autre part,
avec la doctrine des droits de l'homme 1138. Cette conciliation est exprimée dans la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, à laquelle renvoie le Préambule
de la constitution sénégalaise du 26 août 1960 1139.
En premier lieu, on peut voir dans l'attention que les rédacteurs de la constitution
sénégalaise accordent à la Déclaration des droits de 1789 la conséquence de l'expérience
coloniale des sociétés sénégalaises: le Pouvoir colonial violait lui-même les principes qu'il
plaçait au coeur de la « civilisation française », à savoir le principe de la légalité et le
respect de la dignité de la personne hwnaine. En effet, « lorsque dans la première moitié du
1ge siècle, la France, résolut de mettre un terme » à la traite des Noirs et ensuite de mettre
de l'ordre au Sénégal « jusqu'à y exercer le pouvoir », l'administration qui ne voulut
jamais renoncer à son pouvoir, avait trouvé « bien plus de commodité à gérer
des
Indigènes plutôt que des Individus »1140.
En second lieu, on peut considérer la référence à ce texte comme une réaction
contre les atteintes aux droits de l'homme dans les sociétés traditionnelles. Dans ces
sociétés, en effet, le droit de propriété illimitée des biens matériels s'étendait sur les êtres
humains réduits à objets de trafic.
1137 G. Mangin, « Les droits de l 'homme dans les pays de l'Afrique contemporaine ii, Revue des
droits de l'homme, 1,3, 1968,pp. 453-470.
1138 D.G. Lavroff, « Documentation législative et administrative africaine », Annales Africaines,
1960, pp. 273-274.
1139 Loi constitutionnelle du 26 août 1960 ,. Jo.R.S. du 31 août 1960, p .881.
318
C'est dire que la déclaration des droits de 1789 offrait un cadre juridique permettant
de rationaliser une doctrine des droits de l'homme 1141. C'est dire également que la
référence à cette déclaration est l'argument juridique irréfragable qui tend à justifier toutes
les interventions de l'Etat dans le domaine socio-politique, et, ainsi, à présenter les
individus comme les sujets de droit.
La consécration des droits individuels n'aurait qu'une portée limitée si elle
demeurait une simple déclaration d'intention contenue dans le préambule, puisque le
préambule n'avait pas de force légale positive. Mais, pour leur donner un contenu réel, ils
avaient fait l'objet de dispositions expresses de la constitution elle-même. Ainsi de l'article
6, de la constitution: il garantit le respect de la dignité humaine et reconnaît l'inviolabilité
et l'inaliénabilité des droits de l'homme comme base de toute communauté humaine 1142.
En outre, il garantit le droit au libre développement de la personnalité et déclare
l'inviolabilité de la personne humaine.
Sur ce fondement, le droit constitutionnel va exercer une influence indirecte sur les
sources du droit privé pour contrer les effets pervers de la loi elle-même ou de l'application
de la loi. Ainsi, on considérera que les principes fondamentaux, à partir du moment où ils
ont reçu valeur constitutionnelle, sont de droit positif et sont susceptibles de s'appliquer, en
l'absence de toute loi, lors de la conclusion de conventions privées.
Dans une certaine mesure, il paraît exister une certaine analogie entre cette formule
et celle qui consiste à interdire l'esclavage par la notion d'ordre public 1143.
La question, loin de ne présenter qu'un intérêt théorique, est essentielle et constitue
un enjeu important. Si l'on considère que l'effet des principes constitutionnels est limité
aux seuls pouvoirs publics, l'on en revient à une technique que l'on peut assimiler à la
1140 B. Moleur, « Ce droit colonial qui n'existe pas ... », art. cit., p. 46.
1141 Pour qu'il y ait une doctrine des droits de l'homme, il faut :
- reconnaître l'homme comme valeur, le promouvoir comme idéalité;
- donner un statut juridique à cette idéalité;
- garantir ce statut juridique par l'autorité politique. cf B. Barret - Kriegel, l'Etat et les
esclaves, Paris,Payot, 1989, p. 67.
1142 G. Hesseling, Histoire politique du Sénégal, op. cit., p. 200.
1143 Cf A. Cocatre-Zilgien, « La justification de l'institution de l'esclavage dans la « Théorie des
lois civiles» de Linguet (1736-1794) », Annales Africaines, 1960, pp. 115-122.
319
fameuse théorie de la loi - écran. Le respect des normes constitutionnelles s'impose alors
au législateur soumis au contrôle du juge constitutionnel l J'H. Et il s'impose également au
juge chargé de l'application de la loi.
C'est dire que le juge chargé de l'application de la loi ne peut, sauf à commettre une
erreur de droit, reconnaître le caractère constant d'une « coutume contraire aux dispositions
constitutionnelles du Sénégal qui proclament l'égalité des citoyens ».
C'est ce qu'en a décidé la chambre d'appel, de droit local, de Saint-Louis dans une
affaire portée devant elle en 19671145.
Les faits sont les suivants : en 1963, Arona Diallo intenta un procès devant la
justice de paix de Matam pour revendiquer la propriété d'une parcelle de terrain que son
oncle, feu Ifra Woury Diallo, aurait, avant sa mort, confiée au nommé Hamidou Racky, à
charge pour ce dernier de la restituer à ses héritiers à leur majorité. Hamidou Racky
soutenait par contre que si les auteurs de Diallo avaient effectivement occupé le dit terrain,
voilà plus de 30 ans, ce n'était qu'à titre précaire et révocable d'esclaves serviteurs de sa
mère Altiné Racky. Leur condition servile, selon la coutume toucouleur, ne leur donnait du
reste aucun droit de propriété, mais un simple droit de jouissance ou d'usufruit révocable à
la discrétion de leur maître.
Par jugement en premier ressort en date du 30 juillet 1963, le juge de paix de
Matam débouta Diallo en se fondant sur le caractère constant de la coutume. L'affaire fut
portée alors en 1967 devant la chambre d'appel, de droit local, de Saint-Louis. Celle-ci,
usant de motifs différents, confirma la première décision sur la base de la prescription
acquisitive. Elle reconnut toutefois que la coutume invoquée par le juge de Matam, en
dépit de son caractère persistant, était contraire aux dispositions constitutionnelles du
Sénégal qui proclament l'égalité des citoyens. Cet exemple montre que la fracture qui
existe entre les gouvernants et les gouvernés dans la société traditionnelle peut être réduite
par l'application de la même loi pour tous, le respect des « droits naturels », c'est-à-dire
« les pouvoirs et libertés que l'Individu isolé possède dans l'état de Nature »1146.
1144 En l'occurrence, la Cour Suprême (selon la Constitution du 26 août 1960).
1145 Cf M Sy, Etude historique de jurisprudence coutumière au Sénégal (XIX-XXè siècle), thèse
Droit, Paris, 1980.
1146 M Villey, Leçons d 'histoire de la philosophie du droit, op. cit., p. 58.
320
Au demeurant, ce qu'il faut comprendre, quand on parle de la réduction de la
fracture entre gouvernants et gouvernés dans la société traditionnelle, c'est l'éviction déjà
réalisée par laquelle la logique du pouvoir, fondée sur l'assujettissement des personnes, a
été confinée dans ses derniers retranchements, en attendant sa disparition totale.
Certes, le colonisateur avait maintenu la barrière qui jadis, séparait le peuple de ses
dirigeants mais, la substitution du droit moderne au droit colonial avait consacré
l'unification du droit par l'intégration des différents systèmes de droit. Ce droit s'est
imposé ; il supplante également le droit coutumier appelé dès lors à être « mis en
harmonie» avec des principes constitutionnels ou supra constitutionnels d'importation,
inspirés des idées de la révolution de 1789, de la déclaration des droits de l'homme et du
citoyen, ou de la constitution française de la cinquième république. Ce droit, à la différence
du droit colonial qui s'attache en permanence à établir l'infériorité de l'indigène, et des
droits traditionnels qui fondent la hiérarchie entre les personnes, proclame l'égalité des
citoyens 1147.
Mais puisque l'égalité est la négation même de l'esclavage ; étant donné que
l'égalité est synonyme d'Etat de droit et de légalité objective l 148, la question est de savoir
si le décret du 27 avril 1848 - en réalité peu équivoque quant à la prohibition de l'esclavage
- n'a pas été "mis au panier" pour soustraire le Pouvoir colonial de son
obligation de
respect des contraintes récurrentes à l'Etat de droit.
1147 G. Hesseling, Histoire politique du Sénégal, op. cit., p. 199.
1148 C. Entrevan, « Réflexions sur la valeur des constitutions », Annales Africaines, 1963, pp.
107-133.
321
CONCLUSION
L'abolition de l'esclavage s'est opérée selon un double plan contradictoire, opposant la
Sénégambie en tant que société colonisée, et la France européenne en tant que nation
conquémnte. Des divergences d'intérêts ont souvent opposé les deux composantes de l'empire
français (le Sénégal français et la métropole) au sujet de la « captivité de case ».
En effet, selon les époques, chaque fois qu'une des deux composantes a réagi en
s'appuyant sur ses intérêts, l'autre a opposé une démarche contraire, contribuant à créer un
mouvement de balancier qui a fait passer l'histoire de l'émancipation des esclaves par deux
étapes fondamentales.
A l'origine, l'idée de différer l'application du décret du 27 avril 1848 portant
prohibition de l'esclavage dans la colonie du Sénégal est née au Sénégal même. Dans ce
premier mouvement, nous voyons les représentants locaux de la nation colonisatrice mettre en
avant les intérêts français, sacrifiant ainsi la portée réelle de la législation métropolitaine.
La volonté de la France européenne d'implanter dans les colonies un ordre juridique et
des institutions statuées pour l'Europe n'est pas équivoque. Or, devant l'impossibilité
matérielle d'imposer sans les altérer, les institutions et le droit français aux indigènes, l'autorité
administrative coloniale décide de concentrer les forces disponibles, dans le cadre d'un Etat de
droit minimal, en rappelant surtout que l'application immédiate du décret du 27 avril 1848
entraverait la mise en valeur, objectifpremier de l'expansion européenne.
C'est du Sénégal qu'est venue l'idée de ne pas appliquer la législation républicaine à
tous ceux qui se rangent sous la domination française, tant qu'il n'aura pas été possible de
transformer l'état politique et social des indigènes par un «lent et persévérant travail de
civilisation ».
Dans un deuxième temps, la «politique indigène» de la France devient plus
interventionniste ; on voit s'initier des réformes visant à transformer le milieu indigène. Le
statut de droit privé des indigènes que la doctrine a expliqué par le détour de la notion de
«l'ordre public colonial », participe de cette politique. En effet, sauf la conviction des
républicains français dans l'universalisme de leurs idéaux, et la foi des juristes tels le
322
conseiller d'Etat Portalis, les Professeurs Girault et Solus, etc...dans la supériorité du droit
français par rapport aux coutumes indigènes, nulles autres raisons n'auraient poussé la France
européenne à introduire
son ordre
juridique et
ses
institutions dans
les sociétés
sénégambiennes au risque de violenter le milieu récepteur.
Le décret du 10 novembre 1903, organisant les tribunaux indigènes de l'AüF, marque
à notre sens une orientation de la « politique indigène» de la France vers un humanisme qui
est tout de même débridé : l'humanisme « co lonial ». En effet, si « la co Ionisation française
vise d'instinct à l'assimilation », encore faut-il savoir que le terme de l'évolution contrôlée par
le colonisateur est indéfini, « situé à l'infini ».
Ainsi, lorsque les administrateurs coloniaux prescrivent dans leur circulaire d'écarter
de l'examen des tribunaux indigènes toutes questions d'état de captivité et de ne tenir compte
(aucun) de la qualité d'esclave des justiciables, il s'agit d'objectifs plus coloniaux qu'une
volonté d'appliquer les principes du droit naturel qui sont à la base. L'application laxiste du
décret de 1848 n'est dans ce sens, qu'une manoeuvre dilatoire devant permettre à
l'administration coloniale de renoncer au respect des principes du droit naturel. Il était bien
loin, l'objectif fixé par la convention de Saint-Germain-en-Laye du 19 septembre 1919, de
suppression complète de l'esclavage sous toutes ses formes dans les colonies et possessions
européennes.
A cet objectif clairement affiché de supprimer complètement l'esclavage, le Pouvoir
colonial allait opposer une politique subtile, qui faisait la part entre la proclamation du
principe de l'abolition de l'esclavage de case et l'application laxiste qui lui donnait les
coudées franches pour agir.
Le
maintien d'une telle situation, favorable en défmitive à la persistance de
l'esclavage, devait prendre fin avec l'indépendance du Sénégal, et le retour à la légalité
objective.
Le retour à la légalité objective (la mise en place d'un Etat de droit) suppose la
réduction radicale des atteintes aux droits de l'homme. C'est chose faite en 1960. L'esclavage
a vécu,
323
Il ne reste plus devant le législateur moderne que des citoyens dont l'égalité juridique est
établie.
Cela a été rendu possible par la prise en compte des « droits naturels », c'est-à-dire des
droits que l'Individu isolé possède dans l'état de Nature. C'est la fin d'un système où le
pouvoir, au lieu de plonger ses racines dans la population, la domine sans jamais avoir de
compte à rendre.
En réalité, l'abolition de l'esclavage sous toutes ses formes passe par l'inscription en
positif dans le droit de l'Etat, de la liberté et de l'égalité des individus composant la
communauté nationale, l'application du principe de légalité.
En s'inspirant des principes généraux du droit, le législateur sénégalais a fait de la
liberté un principe régulateur de l'ordre social. C'est dans l'acceptation de ce principe comme
principe du droit positif que se situeront la garantie et la protection des droits naturels de
l'homme.
La suppression de la servitude avait donc été possible parce que la logique du pouvoir
qui tendait au maintien d'une fracture entre gouvernants et gouvernés au sein de la société
traditionnelle, avait été réduite. Par conséquent, la question doit être posée aujourd'hui par
rapport au futur : la période que nous traversons est-elle simplement une transition maladroite,
surchargée et tâtonnante vers une liberté encore informe, ou au contraire, la marche vers un
nouvel enracinement dans l'esclavage?
Cette question ne peut trouver ici une réponse rigoureuse. Car elle relève moins de
l'histoire du droit que du caprice des Princes qui gouvernent et du hasard de l'évolution
politique.
Si l'Afrique veut construire un ordre juridique susceptible de garantir la protection des
droits de l'homme, il faut que ceux qui sont en charge du pouvoir transmis par le colonisateur
au moment de l'indépendance, soient soucieux du respect des contraintes légales récurrentes à
l'Etat de droit, et des droits naturel
324
ANNEXES
325
1848 : ABOLITION DE L'ESCLAVAGE
Déclaration de Lamartine, en février 1842 lors d'un banquet organisé par le Comité pour la
libération des esclaves
« Nous voulons introduire graduellement, lentement, prudemment le Noir dans la
jouissance des bienfaits de l'humanité auxquels nous le convions, sous la tutelle de la mère Patrie,
comme un enfant, pour la compléter et non pas comme un sauvage pour la ravager 1
« Nous voulons que l'accession des Noirs à la liberté soit un passage progressif et sûr
d'un ordre à un autre ordre, et non pas un abîme où tout s'engloutira, colons et Noirs, propriété,
travail, colonies! »
Décret du 27 avril 1848 portant abolition de l'esclavage
« Le Gouvernement provisoire
« Considérant que l'esclavage est un attentat contre la dignité humaine;
« qu'en détruisant le libre arbitre de l'homme, il supprime le principe naturel du droit, du
devoir;
« qu'il est une violation flagrante du dogme républicain. Liberté, Egalite, Fraternité;
« Considérant que si des mesures efTectives ne suivaient pas de très près la proclamation
déjà faite du principe de l'abolition il en pourrait résulter, dans les colonies, les plus déplorables
désordres,
« DECRETE
« ARTICLE PREMIER. _ L'esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et
possessions françaises, deux mois après la promulgation du present décret dans chacune d'elles. A
partir de la promulgation du présent décret dans les colonies. tout cbâtimcnt corporel, toute vente
de personnes non libres seront absolument interdits.
« ART. 3. _ Les gouverneurs ou commissaires généraux de la République sont chargés
d'appliquer l'ensemble des mesures propres à assurer la liberté à la Martinique, à la Guadeloupe
et ses dépendances, à l'île de la Réunion, à la Guyane, au Sénégal ct autres établissements français
sur la côte occidentale d'Afrique, à l'île Mayotte et dépendances et en Algérie
326
« ART. 4.
Sont amnistiés les anciens esclaves condamnés à des peines afflictives ou
correctionnelles pour des faits ,qui, imputés à des hommes libres, n'auraient point entraîné ce
châtiment. Sont rappelés les individus déportés par mesure administrative.
«ART. 5.
L'Assemblée nationale réglera la quotité de l'indemnité qui devra être
accordée aux colons.
« ART. 6. _ Les colonies, purifiées de la servitude, et les possessions de l'Inde seront
représentées à l'Assemblée nationale.
«ART. 7. _ Le principe que le sol de la France affranchit l'esclave qUI le touche est
appliqué aux colonies et possessions de la République.
« ART. 8. _ A l'avenir, même en pays étranger, il est interdit à tout Français de posséder,
d'acheter ou de vendre des esclaves, et de participer, soit directement, soit indirectement, à tout
trafic ou exploitation de ce genre. Toute infiaction ù ces dispositions entraînera la perte de la
citoyenneté française/
«Néanmoins, les Français qui se trouvent atteints par ces prohibitions au moment de la
promulgation du présent décret, auront un délai de trois ans pour s'y conformer. Ceux qui
deviendront possesseurs d'esclaves en pays étranger, par héritage, don de mariage, devront, sous
la même peine, les affranchir ou les aliéner dans le même délai à partir du jour OlJ leur possession
aura commencé.
« ART. 9.
Le ministre de la Marine et des Colonies et le ministre de la Guerre sont
chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent décret
Fait à Paris, en conseil du gouvernement, le 27 avril 1848.
Les membres du gouvernement provisoire!
signé: Dupont (de l'Eure), Lamartine, Armand Marrast, Garnier-Pagès, Albert, Marie,
Ledru-Rollin, Flocon, Crémieux, Louis Blanc, Arago.
327
DECRETS, ARRETES, RAPPORTS OFFICIELS.
Délibération du conseil d'administration de la colonie du Sél/égal sur le sort à
réserver aux captifs se trouvant dans les villages déclarésfrançais le long
dl/fleuve. _Arch. nat., S. 0. M; Sélléf{al XlV115b.
CONSEIL D' ADMINISTRATION
Séance du 10 avril 1855
Aujourd'hui Dix Avril Mil-huit-cent-cinquante-cinq ,
Le Conseil d'Administration composé de
MM. FAIDHERBE, Gouverneur, Président,
CARRERE, Chef du Service Judiciaire
CaSTET, Chef du Service Administration P L,
LHOUMEAU, Contrôleur Colonial P l.,
FOY
Habitants Notables, Membres titulaires du Conseil
MARTIN
d'administration,
FONTAINE, Secrétaire Archiviste,
s'est réuni au lieu ordinaire de ses délibérations à 2h de l'après-midi.
La séance étant ouverte .
MI' le Gouverneur fait connaître à MM. les membres du Conseil, que son intention serait
de déclarer Villages français, tous les villages qui sont construits sur le fleuve à portée de canon
de nos forts; mais la question des captifs lui ayant paru de nature él arrêter provisoirement
l'accomplissement de ses projets, il a prié MI' le Chef du Service Judiciaire de vouloir bien lui faire
connaître son opinion sur cette grave question.
Voici le rapport que lui a remis à ce sujet, MI' Carrère.
328
RApPORT,
Monsieur le Gouverneur,
Vous m'avez invité à vous présenter un rapport sur une difficulté grave qui, entrave les
combinaisons actuelles et peut compromettre, dès le début, les résultats ultérieurs de l'oeuvre
dont vous poursuivez la réalisation.
Le Département de la Marine et des Colonies entend que la race noire, débarrassée de
l'oppression des Trarza, retrouve Je travail, la sécurité, présages de sa réorganisation.
Avant peu, tout nous le fait espérer, les Trarza à force de se replier sur eux-mêmes,
devront laisser les populations de la rive gauche se livrer à des travaux productifs pour elles et
pour nous. Ces populations ne tarderont pas à comprendre tout ce qu'il y aura de profitable pour
elles dans notre protection.
Elles s'en rendent compte déjà, car certaines familles, des villages entiers, ceux du
Canton de Gandiol, par exemple, sollicitent dès ce moment notre souveraineté.
Quand le Oualo, malheureux pays qui, dès l'année 1819, s'est placé sous la suzeraineté
de la France, aura été, par vous, purgé de ces maures qui l'ont dépeuplé et exténué, il offrira aux
émigrants des pays voisins, de vastes plaines aujourd'hui désertes
La sécurité qu'ils rencontreront là, à l'ombre de notre drapeau, les amènera en grand
nombre à y solliciter des concessions.
L'immigration se fera par familles entières.
Mises en contact avec nous, elles s'assimileront bientôt quelques-unes de nos idées, et on
peut prévoir que dans un temps prochain, nous aurons fait du Oualo une sorte de province
française où notre influence et notre commerce pourront rayonner sur le Fou ta, le Yoloff et le
Cayor.
L'intérêt de cet avenir commande, dès à présent, que la rive gauche du fleuve soit bordée
de villages peuplés d'hommes dévoués à la France ~ obstacle pour les Maures, sauvegarde des
populations qui seront plus tard établies en arrière de cette 1le liglle
C'est là que devront être agglomérés et les anciens habitants du Oualo et les immigrants
D'un autre côté, Saint-Louis, pour obtenir une complète liberté de mouvement doit
s'entourer, dans un rayon assez vaste, des populations amies attachées à notre sol, en
communication incessantes avec nous.
329
Mais si nous avions la prétention d'imposer, dès l'abord, toutes les loi françaises à ceux
qui se rangeront sous notre domination, en dépassant le but, nous le manquerions infailliblement.
La loi, dont l'application intempestive ruinerait à n'en pas douter l'oeuvre si bien
commencée, est le décret du 27 avril 1848, abolitifde l'esclavage.
Sans doute personne ne songe ici à revenir au Système, qUI, avant 1848, régissait au
Sénégal et ailleurs l'état des personnes.
Puisque ce régime a heureusement disparu, qu'il ne revive jamais, ni à Saint-Louis, ni à
Gorée, villes complètements françaises.
Mais rendre libre tout captif qui vivra sur un sol adjoint (lI/X notres , ce serait ne tenir
aucun compte de l'esprit des peuples de la Sénégambie et des nécessités politiques de nos
établissements.
En Afrique et sur la rive gauche du Sénégal, les Captifs forment une classe reconnue de
la Société: Classe inférieure, sans nul doute,' mais non privée de droits et de garanties que
sanctionnent les coutumes.
Ainsi; le Captif peut se marier: les formes de son union ne diffèrent pas de celles usitées
pour le maître: le Captif vit dans la maison: le Chef de famille qui a un droit de correction
corporelle, sur sa femme, ses enfants et ses neveux, le possède également sur le Captif, mais ce
droit, qui sommeille la plupart du temps, n'a rien dans ces conditions, d'humiliant pour le Captif
Le Captif doit travailler à la terre pour son maître. Celui-ci ordinairement partage ses
travaux, mais il ne peut exiger à son profit, que la moitié de la journée; le reste, le Captif peut
l'employer à cultiver un champ particulier, dont le produit lui appartient. Après le travail de la
terre et la récolte, Je Captif peut voyager et exercer à son profit exclusif une industrie quelconque.
Au Cayor, les Captifs sont presque tous tisserands. Ils ne sont tenus de revenir auprès du maître
qu'au commencement des pluies, et ils y reviennent, ce qui prouve que leur condition est
supportable.
Les hommes de confiance du Damel et du Brack sont des Captifs. Au Cayor, un Captif
du Damel commande l'armée.
Quand les maures ont voulu consolider leur domination sur le Oualo, n'ont-ils pas
remplacé les anciens chefs des villages par des Captifs de N'deteïalla ')
Dire en ce moment à la race noire que, pour vivre sous nos lois, il faut renoncer à la
captivité, ce serait plonger dans un étonnement profond les maîtres et les esclaves eux-mêmes.
330
Ce serait, dans tous les cas, inspirer de la défiance et des répulsions aux chefs des
familles, car ils tiennent invinciblement aux institutions qui leur viennent des ancêtres,
Sans doute, plus tard, lorsqu'ayant pris racine dans notre sol, et goût à nos moeurs, ils ne
pourront plus se passer de notre assistance, il sera possible de modifier leurs idées et leurs règles
touchant l'organisation de la famille, Mais leur imposer de prime abord, nos principes, faire de
leur réalisation immédiate, la condition préliminaire et rigoureuse de leur établissement sur notre
sol, c'est leur offrir d'une main, des avantages que nous semblerons vouloir leur arracher de
l'autre.
Comme en venant à nous, ils n'obéissent qu'à des espérances incomplètement définies;
qu'en se soumettant au bouleversement de leurs familles, ils perdraient des habitudes qui leur sont
chères et des droits certains, ils reculeront devant cette extrémité et si, de gré ou de force, ils se
jettent définitivement dans les bras du Roi Trarza, d'amis qu'ils auraient pu devenir, nous ne
aurons fait des adversaires,
Le Roi des Trarza ne manquerait pas de profiter de ces dispositions' En effet, déjà en
1848, il chercha à entraîner toute la Sénégambie dans sa sphère d'action en annonçant que notre
but était d'appeler à la liberté tous les Captifs de la rive Gauche, Ce fait est public à Saint-Louis,
11 serait donc éminemment politique de ne pas appliquer le décret du 27 avril 1848, aux
établissements qui se formeraient.
J'ajoute qu'en restreignant l'application du décret à Saint-Louis et à ceux qui l'habitent,
en ne tolérant jamais que le sol de la ville porte des esclaves, en défendant aux Citoyensfrançais,
qui s'établiraient en Rivière
de posséder des Captifs, on donnerait au décret , la portée
raisonnable qu'il comporte.
Il ne s'agit pas en effet de concéder aux immigrants le titre de Citoyens français, et les
droits qui découlent de cette qualité.
Les nouveaux Colons sont sujets de la France, sans en être Citoyens; Quel inconvénient
vraiment sérieux y aurait-il à les laisser se régir par leurs lois, sans leur imposer brusquement la
nôtre.
Les hommes pratiques de ce pays ne sauraient en apercevoir' aucun' ils ne songent pas le
moins du monde à voir restaurée à Saint-Louis une institution à jamais détruite, mais ils sont
convaincus que le dévouement à nos intérêts s'éteindra chez les populations voisines, si elles ne
doivent trouver accès et protection sur notre sol, qu'au prix d'une perturbation absolue dans leurs
habitudes.
332
marchands, tributaires de petits princes du pays. Jusqu'à présent notre influence a été nulle; nous
sommes ici isolés et impuissants.
Depuis 1854, le Gouvernement a prescrit les mesures nécessaires pour nous faire sortir
de cet isolement et de cette impuissance.
La meilleure manière d'en sortir, c'est sans faire la conquête de vastes territoires, d'avoir
autour de chacun de nos postes une population indigène nombreuse à nous, soumise à nos lois
autant que possible, participant à nos idées et à nos usages, s'armant pour nous au besoin et
servant d'intermédiaire entre les naturels et nous.
Or, cela est impossible si de prime abord, nous exigeons de ces populations qu'elles
renoncent à une institution qui est aussi vivace dans Je pays.
C'est donc pour que, Grâce à notre influence sur le pays, nous puissions arriver à la
longue, à détruire l'esclavage, que nous demandons que des familles ayant des esclaves puissent
venir s'établir à côté de nos postes, sur notre domination.
Le Conseil à l'unanimité partage la manière de voir de M. Le Gouverneur et de M. Le
Chef du Service Judiciaire, et il pense que l'avenir du pays dépendra peut-être de la solution de la
question qui vient de lui être soumise.
Pour Extrait Conforme:
Le Secrétaire Archiviste
(signé :) Fontaine
Vu:
Le Gouverneur
(signé :) L Faidherbe
Circulaire confidentielle du gouventcur Faidherbe, rédigJe ci la suite Je la délibération
précédente. _ Arch. Sénégal, KIl.
Considérant que des difficultés surgissent chaque jour au sujet des esclaves fugitifs ou
introduits dans nos établissements, ou appartenant aux habitants des villages annexés à nos
possessions dans ces dernières années; que la justice, d'une pan, sc trouve souvent saisie des
333
affaires de cette nature pour l'application du décret du 27 avril 1848, et que le bureau des affaires
Indigènes y intervient aussi fréquemment, soit pour chercher ou donner des renseignements, soit
pour faire valoir les motifs politiques qui peuvent influer sur les décisions à prendre;
Considérant qu'il est nécessaire de poser quelques bases qui servent de règle de conduite
à tous les services dans leur désir d'appliquer la loi autant que cela est possible, et en même temps
de mettre dans ces sortes d'affaires toute la prudence, toute la circonspection recommandée à
plusieurs reprises par le Ministre lui-même;
Vu le décret du 27 avril 1848, et les dépêches du 21 Juin 1855 na 198, du 18 Avril 1849
n" 115, et du 7 Mai 1848 n? 72.
Décidons:
1° Le décret d'émancipation du 27 Avril 1848 ne s'applique pas aux villages et territoires
annexés à la colonie postérieurement à l'époque où il a été mis en vigueur, c'est-à-dire depuis le
27 juin 1848.
Il ne s'applique donc qu'à la ville de Saint-Louis, à ses faubourgs Guet N'Dar, Bouët et
N'Dar-Toute, et à l'enceinte milit~ire de tous nos postes du fleuve.
Partout ailleurs les indigènes devenus sujets français, mais non citoyens français, ont le
droit de conserver leurs esclaves, de les vendre et d'en acheter
2° L'article 8 du décret reste naturellement applicable aux français qui habitent le
Sénégal. Ainsi il est interdit à tout français de trafiquer d'esclaves directement ou indirectement,
ou de participer seulement directement ou indirectement à un trafic d'esclaves.
3° Quand il aura été déclaré officiellement que nous somme en guerre avec un état ou
fraction d'état du fleuve, une décision du Gouverneur fera connaiire si les esclaves fugitifs de cet
état ou fraction d'état seront reçus dans nos établissements où on leur donnera leur liberté. Dans
ce cas, on perdra leurs noms sur un registre ad hoc.
4° Dans les postes du fleuve, si des esclaves se sauvent des états en paix avec nous, on
les expulsera comme vagabonds dangereux pour l'ordre et la paix publique, sur la réclamation de
leurs maîtres, qui seront libres de les saisir il l'extérieur du fort
5° Lorsqu'il se trouvera à SI Louis des esclaves fugitifs des pays amis et que leurs
maîtres prouveront qu'ils ont fait tout leur possible pour retrouver leurs traces de suite après leur
disparition, et viendront les réclamer dans un délai raisonnable, ces esclaves seront expulsés
334
comme vagabonds dangereux pour l'ordre et la paix publique, et transportés dans l'Île de Sor, où
leurs maîtres seront libres de les reprendre.
Dans aucun cas on ne les remettra directement entre les mains de ceux-ci à SI Louis
même.
6° S'il est prouvé que le maître, au lieu de chercher à retrouver son esclave, l'ait envoyé
exprès à s' Louis pour le louer, le faire travailler ou en tirer un profit quelconque, ou qu'il ait mis
une négligence évidente et trop prolongée à le rechercher, sur la demande de l'esclave, la liberté
lui sera donnée.
7° Les esclaves accompagnant les chefs ou les gens des pays qui viennent pour affaires
politiques à st Louis, s'ils s'adressent à l'autorité pour être déclarés libres, seront expulsés
immédiatement à Sor.
8° On pourra employer comme travailleurs en dehors de SI Louis, de ses faubourgs et de
l'enceinte militaire de nos postes, les esclaves des populations annexées ou voisines, mais on
n'aura sur ces travailleurs que les droits qu'on a sur des travailleurs libres.
S' Louis le 14 Novembre 1857
Le Gouverneur,
Signé: Faidherbe
Arrêté déterminant les formalités à remplir pour le rachat de captifs. - Moniteur du
Sénégal et Dépendances, 15 décembre 1857.
AU NOM DE L 'EMf'ERFJ1/1,
,)'WIlI-fj)/IIS, le 5 décembre f ss7.
Nous, Gouverneur du Sénégal et dépendances,
Considérant que s'il convient de ne point interdire les rachats de captifs sous la condition
d'affranchissement immédiat, il est urgent d'environner cette mesure de garanties contre les abus
auxquels elle pourrait donner ouverture ;
Sur la proposition du chef du service judiciaire;
335
Le conseil d'administration entendu,
Avons arrêté et arrêtons:
ARTICLE 1er. Les captifs rachetés et amenés à Saint-Louis, pour être libérés, doivent être
remis, le jour même de leur arrivée en cette île, entre les mains du chef du service judiciaire
2. Si les individus, ainsi rachetés, ont plus de dix-huit ans, ils seront libres de disposer de
leur personne.
3. S'ils ont moms de dix-huit ans, le président du conseil de tutelle les mettra en
apprentissage ou en tutelle chez des personnes de son choix, jusqu'au jour où ils auront atteint
l'âge de dix-huit ans, ou jusqu'à celui où ils seront réclamés par leurs parents.
4. Le président du conseil de tutelle remettra immédiatement leur certificat de liberté à
chacun des étrangers introduits ainsi à Saint-Louis. JI inscrira, sur un registre tenu ad hoc, leurs
noms, le lieu de leur naissance, les noms et âges de leurs père et mère, et lorsqu'ils auront été
placés, les noms des personnes à qui ils auront été confiés.
5. A la diligence du président du conseil de tutelle, aura lieu, tous les mois, l'insertion au
Moniteur local des déclarations et des présentations d'individus rachetés et libérés, qui lui auront
été faites dans le cours du même mois, avec cette indication à côté du nom du libéré mineur:
« Confié à telle personne ou Placé sous la tutelle de... »
6. Trimestriellement, le tuteur officiel nous remettra un rapport sur tout ce qui aura été
accompli dans l'exercice de sa fonction de tuteur.
7. A la fin de chaque année, et à la suite des mentions de libération inscrites au registre
matricule, il sera dressé un répertoire alphabétique avec renvoi au numéro d'ordre.
8. Le chef du service judiciaire est chargé de l'exécution du présent arrêté, qUI sera
enregistré au greffe, au contrôle, publié et affiché partout où besoin sera.
L Faidherbe
Par le Gouverneur:
Le Chef intérimaire du service judiciaire,
A. de Marguerie de Monfort.
Commentaire officieux de l'arrêté précédent. - Moniteur du Sénégal et dépendances, 15
décembre 1857. Partie non officielle.
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L'arrêté que publie aujourd'hui le Moniteur a été pris pour couper court à un désordre
qui devenait de jour en jour plus grand: l'introduction, à Saint-Louis, d'enfants esclaves, qu'on
déclarait affranchis, mais qu'on traitait en véritables esclaves.
On sait que le décret d'émancipation n'a pas été reçu avec plus de plaisir au Sénégal que
dans les autres colonies, où les propriétaires d'esclaves se trouvèrent subitement frappés dans la
source même de leur fortune; mais au Sénégal, quoiqu'entourés de pays où l'esclavage subsistait,
on prit assez vite son parti, car c'est de toutes nos colonies celle qui peut le plus facilement se
passer d'esclaves. S'abord, les produits du pays ne sont pas cultivés dans de grandes habitations,
appartenant à des blancs, et qui nécessitent des ateliers de travailleurs noirs, mais bien par les
indigènes, qui les cultivent isolément, chacun pour son compte, et sur des territoires qui ne nous
appartiennent pas. Pour les industries urbaines, pour la navigation du neuve, pour le service des
maisons de commerce, on trouve des travailleurs volontaires en nombre suffisant. et qui ne sont
guère plus insupportables ni plus exigeants que dans beaucoup d'autres pays. Les plaintes les plus
vives ont toujours eu lieu au sujet de la domesticité. Les habitants indigènes, à Saint-Louis, étaient
habitués à avoir un très nombreux personnel d'esclaves des deux sexes dans leur maisons. C'était
plutôt une affaire de luxe et d'ostentation que d'utilité réelle. Quoique la plupart de leurs anciens
esclaves soient restés chez eux, ils sont naturellement devenux indépendants, et on ne peut plus en
obtenir les mêmes services, puisqu'ils ont été rachetés par le gouvernement, et sont libres de
quitter la maison dès qu'elle ne leur plaît plus. Aujourd'hui, ceux des habitants, en grand nombre,
sui sont dans la gêne, et les Européens qui habitent momentanément la colonie, se procurent
difficilement de bons domestiques L'inconstance des noirs est telle, qu'ils changent de condition
au moment où, mis au courant de leur service, ils commenceraient à être utiles ; mais cet
inconvénient, qu'elle est la ville de France qui ne l'éprouve aujourd'hui. N'est-ce pas une clameur
universelle, en France, qu'on ne trouve plus de bons domestiques, qu'on est obligé d'en changer à
chaque instant, etc...
Nous nous trouvons donc à cet égard, au Sénégal, clans le cas de tout le monde
Quoi qu'il en soit, de J 848 à 1854, on sc passait parfaitement desclaves à Saint-Louis
Les infractions à la loi étaient rares et faciles à réprimer, avec un peu de vigilance. Il n'en est
malheureusement pas de même depuis la guerre
Des razzias considérables de prisonniers ont été faites par les troupes, par les volontaires
de Saint-Louis et par nos alliés du dehors.
337
Les prisonniers, ramenés par les troupes et les volontaires, ont, par ordre, été rerrus,
entre les mains du gouvernement, qui a dépensé des sommes considérables pour nourrir les
hommes en prison; les femmes et les enfants ont été confiés à des familles de Saint-Louis, qui les
demandaient; mais les bandes de volontaires firent des expéditions seules, et on ne put toujours
convenablement surveiller l'usage qu'elles firent de leurs prisonniers.
Quant aux prisonniers faits par nos alliés, on n'avait pas le droit d'empêcher ceux-ci de
les vendre, et ils agissaient suivant leurs habitudes.
Or, au Sénégal, il est impossible de classer nettement la population en catégories. Qu'est-
ce qu'un homme de Saint-Louis? Quelles sont les conditions légales, combien faut-il d'années de
séjour pour qu'un étranger soit considéré comme habitant de Saint-Louis. Rien de cela n'est réglé
; il Y a un va-et-vient continuel d'indigènes entre Saint-Louis et les pays voisins; il résulte de là
que, malgré la surveillance des autorités, des habitants, ou prétendus habitants de Saint-Louis,
vendirent des prisonniers de guerre, et que, dans le désordre qui suit toujours une expédition ou
une razzia, il fut impossible de constater, et par suite, de réprimer ces délits.
Dès lors, la propension des noirs à faire commerce de leurs semblables, qui les a fait
mettre au ban du monde entier, et qui, dans les discussions violentes auxquelles a donné lieu la
question de l'esclavage, leur à fait presque refuser le titre d'hommes par des publicistes
passionnés, cette propension se réveilla à Saint-Louis, et des contraventions en assez grand
nombre furent constatées.
A la suite de l'expédition de Médine et des razzias de Sornsom et de DanaMakhounou,
on fit près de 1,200 prisonniers. Les contingents alliés du Kaarta, du Bambouk, du Khasso, etc.,
emmenèrent les leurs. Les laptots, et les militaires reçurent la défense d'en faire aucun. Les
volontaires de Saint-Louis, au nombre d'une centaine, avaient aussi ramené des prisonniers en
assez grande quantité. Qu'en faire? On n'avait pas, à BakeJ, de prison pour les garder, de vivres
pour les nourrir. On permit aux volontaires de les laisser à Bakel, en les confiant à leurs
connaissances; mais défense absolue leur fut faite d'en amener un seul à Saint-Louis.
A BakeJ, voici Je parti qu'ils pouvaient en tirer; ils pouvaient exiger une rançon de leurs
familles. Il leur était alors permis de les rendre, et c'était une manière de récompenser leurs
services par un petit profit.
Mais il arriva qu'un assez grand nombre de femmes et d'enfants, parrm ces pnsonruers,
fut amené à Saint-Louis par des personnes qui déclarèrent immédiatement qu'elles leur donnaient
la liberté.
338
Ces déclarations étaient plus ou moins sincères; quelques ventes eurent même lieu près
de Saint-Louis, à Gandiole ; l'attention de l'autorité fut éveillée, et le conseil d'administration
s'occupa de la question.
Il était, de prime abord, évident qu'on ne pouvait pas défendre de libérer des esclaves:
c'eût été aussi contraire à l'esprit de la loi que de laisser mettre des gens libres en esclavage.
Il ne fallait donc qu'entourer ces libérations de toutes les garanties nécessaires.
Pour les grandes personnes, c'était tout simple. On leur dit: « Vous êtes libres, en âge de
vous conduire vous-même; veillez à sauvegarder
votre liberté, j'autorité est là pour vous
protéger au besoin ».
Mais pour les enfants, c'était plus difficile; il Y avait à choisir entre deux systèmes:
laisser les enfants libérés entre les mains de celui qui les avait rachetés, ou bien les lui retirer, pour
les confier à des personnes de choix. Si on eût adopté la première mesure, beaucoup de maisons
de Saint-Louis eussent bientôt été pleines d'enfants prétendus libres; rnais un enfant ne peut être
libre, un enfant est fait pour obéir, on en fait ce qu'on veut. Comme les faits le prouvent, certains
individus eussent surtout acheté, dans le fleuve, des petites filles de sept à dix ans (c'est ce qu'il y
a de plus recherché), pour leur faire faire les plus sales ouvrages de la maison d'abord, et deux ou
trois ans après, abuser de leur jeunesse ou les revendre en mariage, car le mariage musulman est
une véritable vente de la femrne.
La traite des enfants se mt faite régulièrement dans le fleuve. Les villages riverains
eussent eu en magasin des enfants à offrir aux traitants, en même temps que leur mil et leurs
peaux de boeufs; les Maures eussent très-volontiers fourni cette marchandise, qui ne leur eût pas
coûté cher, la peine d'aller la voler sur la rive en face, et, enfin, certains traitants noirs, pour les
avoir à meilleur marché, les eussent volés eux-mêmes sur les rives du fleuve; il n'y a absolument
rine d'exagéré dans ces assertions; ce sont, malheureusement là, les habitudes de quelques
habitants noirs du Sénégal. Les archives de nos Cours d'assises en font foi.
Pour éviter tous ces désordres, pour épargner à l'autorité mille peines, mille tracas, on a
préféré prendre une mesure qui détrounât les traitants noirs d'acheter des enfants. Les enfants
racheté leur seront retirés le jour même de J'arrivée à Saint-Louis, et donnés, par le président du
conseil de tutelle, en apprentissage ou en tutelle dans les familles respectables, jusqu'au jour où
leurs parents les réclameraient, ou jusqu'à celui où ils auront l'âge de dix-huit ans.
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Modification de l'arrêté du 5 décembre 1857 concernant lesformalites à remplir pOlir
le rachat des captifs. «Moniteur du Sénégal et Dépendances, 13 jutlle! 1858.
Monsieur le Gouverneur,
En conformité de votre arrêté du 5 décembre dernier, quand un enfant noir âgé de moins
de 18 ans, venant de l'intérieur, m'est amené, en ma qualité de président du conseil de tutelle, je le
place toujours chez une personne autre que l'introducteur.
Cette mesure, dont le but a été expliqué lors de la promulgation de l'arrêté précité,
pourrait subir une légère modification en faveur des maîtres ouvriers.
J'ai pu constater, en effet, que, sous l'influence de causes diverses, le nombre des
apprentis diminuait sensiblement.
II me paraîtrait donc, si non urgent, au moins utile. de pourvoir. dès à présent, aux
éventualités de l'avenir.
Or, il me semble qu'il serait sans inconvénient que je fusse autorisé à laisser, entre les
mains de l'ouvrier qui l'aurait racheté, le jeune noir introduit pour devenir apprenti.
Si ma proposition, obtenait votre approbation, j'aurais l'honneur de vous soumettre,
Monsieur le Gouverneur, le projet d'arrêté suivant.
Veuillez agréer, Monsieur le Gouverneur, J'hommage de mon respectueux dévouement.
Le chef du service judiciaire, tuteur officiel,
F C;\\RRLRF
ARRETE relatif ail placement des enfants connue apprentis.
Saint-Louis, le 21 juin 1858.
Nous, Gouverneur du Sénégal et dépendances,
Vu l'article 51 de l'ordonnance royale du 7 scpicrnhrc 1X·lO .
Vu notre arrêté du 5 décembre dernier;
Sur la proposition du chef du service judiciaire,
Le conseil d'administration entendu,
Avons arrêté et arrêtons:
340
ARTICLE
1er. Le président du conseil de tutelle est autorisé à laisser, en qualité
d'apprentis, entre les mains ouvriers européens ou indigènes, d'une moralité connue, les jeunes
noirs, de moins de douze ans, qu'ils auront rachetés dans les contrées voisines, et à qui ils auront
donné la liberté.
2. Le maître s'obligera a les loger, nournr et entretenir pendant le temps de
l'apprentissage.
3. A partir du jour où l'une des personnes ci-après désignées, le directeur du génie et des
ponts et chaussées, le capitaine de port, l'entrepreneur des travaux du Gouvernement, soit
d'office, soit sur la demande du maître ou du tuteur officiel, aura nommé l'apprenti ouvrier de 3e
classe, celui-ci devra encore trente mois de service à son patron
4. A partir de la même date, Je quart des salaires acquis par l'ouvrier lui appartient ; il le
touche directement : le maître n'en demeure pas moins obligé de pourvoir, à ses frais, au
logement, à la nourriture et à l'entretien du jeune ouvrier.
5. L'apprenti doit demeurer avec son patron, lui obéir et travailler sous sa direction; il
ne peut être employé qu'aux travaux de sa profession.
6. L'apprenti qui, arrivé à l'âge de dix-huit ans, veut quitter son patron avant de lui avoir
fourni les trente mois de service comme ouvrier, doit payer audit patron un dédit de cinq cents
francs.
7. Le chef du service judiciaire est chargé de l'exécution du présent arrêté, qUI sera
enregistré, publié et inséré au Bulletin officiel de la colonie.
L. FAIDHERBE.
Par le Gouverneur:
Le Chef du service judiciaire,
F. C;\\I~IŒIŒ
EDUCATION ET PROMOTION INDJGENES
SELON FAIDHERBE
Discours à la distribution des prix au collège de Saint-Louis, 14 juillet 1860
341
Suivant la VOle qut nous est tracée par le Gouvernement de l'Empereur, nous nous
intéressons d'une façon particulière à la question de l'enseignement pour les indigènes et en cela
comme en bien d'autres choses nous n'avons qu'à imiter ce qui se fait en Algérie,
Le branle est donné dans toute l'étendue de nos possessions,
L'organisation est encore bien imparfaite sans doute car c'est par des expédients, c'est
avec des moyens insuffisants que tout a été commencé; mais c'est maintenant à l'Administration
à améliorer les conditions de l'institution ; à multiplier les écoles, à construire des locaux
appropriés et commodes, à faire un bon choix d'instituteus, à assurer la bonne direction des
études par une surveillance constante et par le moyen d'un inspecteur des écoles primaires chargé
lui-même de faire un cours supérieur à Saint-Louis,
L'Administration ne faillira pas à cette tâche,
Il n'est pas sans intérêt dans cette circonstance de vous faire connaître la statistique de
nos écoles, y compris les écoles chrétiennes qui continuent à être des modèles sous tous les
rapports. Il y a de l'école des frères à l'école laïque, à celles des Dagana et de Podor, tant classes
du jour que classes du soir, à J'Ecole des otages, à l'école libre de Mme Fièvre, à l'école des
soeurs et à la crèche 800 enfants (600 garçons et 200 filles) qui reçoivent j'instruction primaire,
sans comprendre l'arrondissement de Jorée. Quoiqu'on puisse admettre que la moitié seulement
de ces enfants tire quelques fruits de ces études à cause du peu d'exactitude avec laquelle les
classes sont encore suivies, c'est un bon commencement.
Qu'on craigne pas en présence de ces chiffres croissant que l'instruction se répande
tellement que les jeunes gens instruits ne sachent plus que faire
loin de là, On attend à peine
qu'un jeune homme ait fini son cours primaire pourse l'arracher prématurément.
C'est
l'Administration qui est en quête de bons écrivains et d'agents capables, le commerce de commis,
les différents services d'employés et de dessinateurs, l'armée les appelle dans ses rangs, divers
professeurs, l'enseignement lui-même, le clergé cherchent des sujets qui leur manquent..,
Habitants du Sénégal, pour la plupart vous avez reçu de vos pères la religion Arabes,
mais nous n'y faisons pas d'objections tout en le regrettallt clans votre intérêt. Nous Ile venons
pas vous conseiller d'en changer, nous avons comme tout le monde de la répulsion pour celui qui
quitte la foi de ses pères, à moins que cela ne soit l'effet d'une forte conviction: mais la question
de croyance réservée, vous n'êtes nullement obligés d'imiter les Arabes dans leurs coutumes, dans
leurs moeurs, dans leur ignorance, dans leurs vices, dans leur malpropreté, dans leurs idées
arriérées, dans tous leurs travers, Ces coutumes, ces maux, ces idées conviennent peut-être à la
342
nature des Maures et à leur vie nomade; or votre nature et votre genre de vie essentiellement
sédentaires sont diamétralement opposés à ceux des Maures. La culture et le commerce sont dans
vos goûts, les affections de famille, le luxe des vêtements, les jeux et les danses, voilà vos besoins.
Presque tout cela est étranger aux Maures du désert, race intelligente ct énergique sans doute,
mais dont les intérêts sont aussi rudes que les affreuses contrées qu'elle habite. Ce n'est donc pas
chez les Maures que vous devez aller chercher vos exemples et vos directeurs intellectuels, mais
bien chez nous qui aimons la paix et J'ordre, qui sommes sédentaires, producteurs, commerçants
aimant le bien-être, les plaisirs et le luxe, comme vous Noirs du bassin du Sénégal, si vous
n'écoutez pas ces conseils, si vous ne vous pénétrez pas de ces vérités, vous éprouverez de grands
dommages, vous et vos descendants vous resterez dans des conditions d'infériorité bien
humiliantes vis-à-vis des autres races noires à qui le contact des Maures n'aura pas inspiré de
l'éloignement pour l'Européen.
Voyez ce qui se passe au bas de la côte: des Noirs de races comparativement arriérées,
délivrés par les anglais sur les bâtiments négriers; après avoir profité des moyens d'instruction
mais à leur disposition par la libéralité des sociétés abolitionnistes et grâce à la sollicitude
permanente des missionnaires qui les suivent dans toutes les circonstances de la vie, deviennent
des commerçants, des négociants, des propriétaires riches ayant maison et équipage; d'autres
remplissent dans la société coloniale des fonctions élevées et tel individu né sauvage dans la
région du Congo se trouve vingt ans après administrateur ou magistrat anglais.
Or, vous le savez, chez nous non plus, il n'y a pas d'exclusion de couleur ni de caste, et
tous pensent arriver à tout en satisfaisant aux conditions exigées également pour tout Je monde et
qui nous mettons aujourd'hui à votre portée. Vous voyez les jeunes gens de familles chrétiennes
de Saint-Louis, après avoir commencé de bonnes études aux écoles des frères, aller les continuer
dans les lycées de France et revenir aptes à remplir les premiers emplois de la colonie. Cette voie
vous est également ouverte à vous tous. A tout enfant qui montrerait dans ses études des
dispositions extraordinnaires, nous serions disposés à faciliter \\' accès dans les carrières libérales
sans nous informer s'il est du Fauta, du Bondou, de Bambouk ou de Saint-Louis. Profitez de ces
bonnes dispositions, que nous ne voyions pas les Ouolopp, les Peul, les Mandingues, les
Sarakalets, ces races supérieures du Soudan, se laisser distancer par les Bushmans de la Côte 1
Qu'une noble émulation s'empare des Sénégalais pour qu'ils conservent parmi les nations de
l'Afrique la première place que la nature leur a assignée'
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OPINION DU MINISTRE CHASSELOUP-LAUBAT,
SUR LES ECHANGES TERRITORIAUX
SUGGERES PAR FAIDHERBE
EN VUE D'UN AGRANDISSEMENT DU SENEGAL.
Paris, le 23 juillet 1864.
Mon Cher Général,
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le compte rendu de la séance du conseil où vous avez
parlé de Maba, ainsi que les propositions que vous me faites au sujet de la politique à suivre pour
atteindre le but que, selon vous, nous devons poursuivre au Sénégal.
Comme vous, je pense qu'il serait bien à désirer qu'il pût y avoir une entente complète
entre le gouvernement de S. M. B. et le gouvernement de l'Empereur pour arriver à un échange,
entre les comptoirs possédés par nous sur la côte d'Or et Sainte-Marie de Bathurst. Mais il ne
faut pas nous dissimuler que la solution que nous pouvons désirer se fera sans doute attendre
longtemps, et que nous aurons bien de la peine à obtenir un échange qui serait, en définitive, fort
avantageux.
D'abord, il faut reconnaître que nous ne possédons 'lue le Gabon et le protectorat de
Porto Novo qui méritent d'être enviés par les Anglais.
Le Gabon, le seul port de cette côte, où notre commerce est insignifiant, tandis que le
commerce anglais y est assez important, pourrait d'autant plus être désiré par le gouvernement de
S. M. B. que c'est pour notre station un point qui lui permet de protéger l'émigration du Congo,
si nous avions à la reprendre un jour, dans l'intérêt des colonies
Mais, par cela même, serait-ce bien prudent de nous en dessaisir') Nous éprouvons de
singulières difficultés pour nous procurer des coolies dans les Indes anglaises; le traité fait avec la
reine de la Grande-Bretagne a bien stipulé 'lue l'émigration pour nos colonies se ferait aux mêmes
conditions que pour les colonies anglaises, mais Je gouvernement de l'Inde a de grands pouvoirs
sur lesquels la métropole n'a peut-être pas beaucoup daction.et sur lesquels, surtout, elle affecte
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d'en avoir peu... La possession du Gabon est donc, dans une certaine mesure, le gage de
l'exécution telle quelle de la convention.
Quant à Porto Novo, je suis loin d'être fanatique de notre protectorat qui sera peut-être
bien gros d'embarras. Mais pourtant, on ne peut sc dissimuler que Porto-Nove nous ouvre une
route qui, par Abbéocuta, peut mener au Niger, et jusqu'à ce que nous ayons fait avec les Anglais
une convention qui nous assure que la navigation du fleuve restera libre, nous aurons un sérieux
intérêt à conserver le gage que nous avons près de Lagos.
Instructions aux commandants de postes de Saldé, Matant et Bakel sur les captifs
réfugiés du Djolof, 21février 1867. - Arch. Sénégal, 3 B 90, f. 101 et 102.
Extrait.
La protection que nous accordons aux gens du Djolof, captifs dans le fouta, ne peut que
nous susciter des difficultés avec les habitants de ce pays, sans qu'il en résulte aucun avantage
pour nous. Un mouvement d'humanité m'avait engagé d'abord à les acceuil1ir près de nos postes,
pensant qu'aussitôt que les circonstances le permettraient, ils s'empresseraient de retourner dans
le Djolofpour y rétablir leurs villages et se grouper autour de leur Roi. Mais puisqu'ils persitent à
ne pas s'occuper davantage des intérêts de leur pays, et qu'au lieu de rechercher à reconstituer le
Djolof, ils ne songent plus qu'à rester sous notre protection, sans s'inquiéter de ce qui pourra
arriver plus tard, je suis décidé à ne plus m'occuper d'eux et à ne pas compromettre les intérêts de
la colonie et la tranquillité qui règne dans le fleuve pour des gens qui n'ont pas le courage de rien
entreprendre d'eux-mêmes.
Vous préviendrez donc tous ceux qui se sont réfugiés au poste depuis le 1er décembre
1866, et ceux qui y viendront encore, que si leurs maîtres viennent les réclamer, on les expulsera
(vous tiendrez parole lorsque les maîtres se présenteronty, et vous leur direz que nous avons fait
pour eux tout ce qu'il était possible de faire, et que c'est tant pis s'ils n'ont pas su en profiter, que
nous ne pouvons pas les garder plus longtemps, et que s'ils veulent se soustraire à J'esclavage, ils
n'ont qu'à rentrer dans le Djolof ou à venir retrouver le Bomba qui est actuellement à Coki, et
que je leur donnerai, s'ils veulent travailler, des terrains à cultiver dans le N'Diambour pour y
fonder de grands villages.
345
CLEMENTEL.
Le Garde des sceaux, Ministre de la Justice,
CHAUMIE.
346
(...)
Le Gouverneur
Signé' E. Pinet-Laprade
Instructions au commandant du poste de Saldé sur les captifs originaires du Cayor, 9
mai 1867. - Arch. Sénégal, 3 B 90, f. lOS
Extrait.
Les captifs originaires du Cayor ne doivent pas être traités comme ceux du Djolof. Ils
appartiennent à un pays français dans lequel il est formellement défendu de voler et de vendre les
gens libres, et nous ne pouvons pas les reconnaître comme captifs C'est ce qu'il faut répondre
aux maîtres quand ils veinnent les récalmer ; seulement il est nécessaire d'agri avec prudence dans
l'application de cette mesure qui aurait pour résu1tat, si on l' appliquait d'une manière trop
absolue, de faire réfugier vers nos postes tous les gens du Cayor captifs dans le fouta depuis de
longues années, ce qui nous occasionnerait nécessairement des difficultés avec les populations de
ce pays, ce que nous devons chercher à éviter. Vous devez donc, toutes les fois que le cas se
présentera, faire une enquête minutieuse, et, s'ils vous est démontré que la personne en question
était captive avant J'annexion du Cayor à la colonie, vous l'expulserez quand le maître viendra la
réclamer.
Recevez ..
Le Gouverneur p. 1.
Signé. Trédos
Instructions du Gouverneur (1/( commandant dn IJo.I/(' de Sald« .1111' la nuse en liberté
des captifs fugitifs, 10 septembre 1869. - Arch. Sénégal, 3 B 90, f. 159.
Extrait.
347
Vous devez toujours juger les affaires des captifs en vous conformant à l'esprit de la
circulaire confidentielle de M. le Gouverneur en date du IS9bre 57 et à sa lettre en date du 9 avril
(lire: mai) 67 et vous devez éviter autant que possible de prononcer la liberté des captifs lorsque
cette mesure pourra provoquer le mécontentement des populations aves lesquelles nous
entretenons de bonnes relations d'amitié. Vous devrez aussi prendre en considération avant de
prononcer la mise en liberté Je temps pendant lequel le réclamant aurait été en captivité. II ne
serait pas juste, en effet, de faire perdre leurs débours à des acheteurs de bonne foi.
Rapport du gouverneur Brière de l'Isle sur les dangers d 'application du principe selon
lequel le sol français rend libre j'esclave qui le touche. - Arch nat, SOM., Sénégal XIV/lSe.
Saint-Louis, le 23 mars 188/
Monsieur le Ministre 1.
Je suis en possession, depuis deux mois, de votre dépêche du 32 décembre 1880, N°S68,
(4e Direction - Colonies - 1er Bureau), et, depuis deux mois, elle fait l'objet de toutes mes
méditations. Ce n'est point des principes qui y sont rappelés car, en fait. ils ont toujours été
largement appliqués sous mon administration, autant pour me conformer aux instructions
ministérielles que pour donner satisfaction à mes sentiments personnels d' humanité. l'aurai cru, en
effet, manquer à mon devoir, aussi bien qu'aux aspirations libérale du Gouvernement de la
République, en ne faisant pas grandir progressivement, et dans les limites les plus avancées, dans
le sens de J'extinction de la captivité autour de nous, les cercles de protection de l'esclave contre
le maître, la zône dans laquelle le principe que le sol français affranchit l'esclave doit être appliqué
de façon la plus absolue. Si M. le député du Sénégal veut être de bonne foi, il vous répètera ce
qu'il m'a dit d'initiative, quelques jours après son élection en 1879
qu'il avair reçu des
réclamations contre mon libéralisme il cet egard - des habitants de Saint-Louis estimaient que les
grrandes facilités que je donnais à la libération des captifs fugitifs indisposaient les populations et
les chefs voisins contre le gouverneur, contre l'influence française 1
1 Amiral Cloué.
348
Mais, Monsieur le Ministre, ce qui me préoccupe c'est votre invitation « de proclamer le
principe» pour « les villages placés sous la protection des postes, à la portée du canon des forts»
-.
Cette proclamation ferait immédiatement de chacun de nos postes et, à plus forte raison,
de nos villes et de leurs faubourgs, du territoire de nos communes de véritables refuges non pas
seulement pour des captifs paisibles qui, d'initiative, s'enfuiraient de chez leurs maîtres, ceux-là
sont les plus rares, mais pour des vagabonds qui ne manqueraient pas de se servir de la protection
assurée pour narguer ouvertement ceux au profit desquels leur liberté était aliénée, et, d'autre
part, pour des groupes entiers de tributaires (captifs travaillant librement sous la condition de
payer annuellement un tribut aux maîtres : des villages entiers ne sont souvent exclusivement
composés que de cette catégorie) que les jalousies des compétiteurs ou même l'intérêt particulier
de quelques-uns de nos nationaux pourraient pousser vers nous.
Nous serions dès lors en butte à d'incessantes réclamations Le gouverneur ne pourrait
prendre sur lui, ni même proposer au Ministre d'appliquer, sous forme de mesure de police,
l'expulsion de ces groupes. Nous aurions bien vite le désordre tout autour de nos postes, des
hostilités de la part des chefs indépendants
Dire aux « traitants qui, de l'intérieur, viennent trafiquer avec nos négociants dans les
escales, que les captifs par eux amenés seront libres quand ils auront touché le sol compris dans ce
périmètre» (la portée de nos canons soit 2 kilomètres), équivaut à la défense d'approcher de nos
escales quant au vide qui se produirait dans ce périmètre. Ce dire équivaudrait à la proclamation
qui vient d'être mentionnée plus haut - car le soin pris d'éviter les approches de nos forts
indiqueraient naturellement aux captifs le refuge qui leur serait offert. Tout cela ne serait,
Monsieur le Ministre, que de l'incitation à la désertion, au désordre, pratiqué chez des gens dignes
sans doute de toute notre pitié, mais qui soufTrent peu ou point de leur état social. Quand, par
exception, l'un deux, pour une cause quelconque sent le besoin de se soustraire à cet état, nous ne
manquerons jamais de lui en donner toute facilité et de le protéger Que nous veillions strictement
à empêcher tout trafic d'esclaves sur tout territoire soumis à note action, que nous poursuivions,
ainsi que j'ai eu l'occasion déjà de le faire en plusieurs circonstances, des marchands de captifs
traversant notre territoire pour leur enlever et rendre à la liberté les petits troupeaux humains
qu'ils allaient vendre en pays étranger, rien de mieux. C'est dans ces sages mesures que nous
devons, ce semble, nous maintenir tant que nous n'aurons pas les moyens de briser ouvertement
1
,1
l
349
avec toutes les peuplades qui nous entourent, ou qui sont placées sur notre route de la mer au
Soudan.
Nous nous efforçons de prendre possession pacifiquement des vallées du Haut-Sénégal
et du Haut-Niger, en proclamant bien haut que nous ne voulons toucher en rien aux usages et
coutumes des populations. Malgré cela, nos ennemis disent partout que notre but principal est
l'abolition de l'esclavage, l'enlèvement des captifs. C'est dans cette crainte, perfidement inspirée
par ceux qui voudraient voir arrêter notre marche civilisatrice vers le Soudan, qu'il faut voir la
cause principale de toute l'inertie, sinon de l'opposition que nous trouvons de la part des
populations dont quelques-unes étaient naguère prêtes à nous prêter leur concours. C'est au
moment où nous créons de nouveaux postes que nous irions dire à ces peuplades inquiètes, à leurs
chefs pleins de défiance: tout captif qui viendra isolément ou avec son maître à 2 kilomètres
autour du point que nous occupons sera libre, ce qui voudra dire, pour ces gens ignorants: sera
confisqué par nous et à note profit. Et si, par exception, il nous est permis de nous taire dans ces
nouvelles contrées, ils devineront nos desseins par ce que nOLIs aurons proclamé autour de nos
anciens postes.
Mais,
Monsieur
le
Ministre,
permettez-moi
de
vous
faire
remarquer
très
respectueusement qu'agir ainsi serait vouloir, pour satisfaire d'une façon presque illusoire à un
intérêt de sentiments, élever le plus grands obstacles au succès de l'oeuvre grandiose entreprise
par le gouvernement de la République dans l'Afrique occidentale. Cc serait compromettre, par
une imprudente impatience, la réalisation des seuls moyens par lesquels la civilisation pourra
combattre victorieusement la plaie qui sévit sur les nombreuss populations dont l'état social
émeut, à si bon droit, les sentiments de générosité qui font l'honneur de notre nation. Qu'on laisse
au gouverneur de la Colonie le soin de continuer à marcher avec prudence dans la voie de la
protection à accorder aux captifs dans des mesures de plus en plus élargies; que j'opinion
publique qui a admis en France, depuis 33 ans, des aucrmoicments obligés, prenne patience,
encore quelques années, 4 ou 5 ans, et alors seulement nous pourrons dire ce que nous voudrons
aux populations du Sénégal et sans doute aussi du Haut Niger - nous aurons la force et les
moyens de la faire sentir, nour pourrons imposer notre volonté sur les contrées où des voies de
communications rapides et permanentes pourront nous porter à notre gré Ce n'est pas dans la
situation précaire que nous avons sur une ligne de postes si peu assurée qu'il nous est permis de
nous laisser aller à un imprudent platonisme. Pourquoi le télégraphe trouve-t-il tant d'ennemis
dans le Fouta ? C'est assurément parce qu'au milieu des légendes absurdes racontées aux
350
populations sur ce merveilleux moyen de communiquer la pensée, on leur a certifié que le
télégraphe préparait l'émancipation des captifs. les systèmes bâtis par quelques habiles sur les
causes de l'appui que trouve Abdoul Boubakar parmi les Toucouleurs ne sont que des songes
creux et plus généralement des manoeuvres de mauvaise foi de ceux qui veulent prouver que
l'autorité a toujours tort dans ces actes.
Aujourd' hui nous avons pour nous, contre les bondes d' Abdoul Boubakar et les
toucouleurs du Bosséa, toutes les populations noires et maures du bas fleuve. La tâche de rétablir
la paix sur des bases solides et durables sera relativement assez facile ; mais que demain on
proclame ce que désirent les auteurs des interpellations passées et futures et nous aurons contre
nous toutes les populations du Sénégal. Ce ne serait pas un incendie pariel à éteindre, ce serait
une conflagration générale qui ne pourrait être combattue qu'au prix du sang et de la vie de
milliers d'enfants de la France. Et lorsque, décimées ou fatiguées, les populations renonceraient à
la lutte elles feraient le vide autour de nous pour aller continuer leur pratique odieuse dans des
régions plus éloignées. Le but proposé serait manqué, la solution désirée reculée pour longtemps
et peut-être pour des siècles.
Je vous avoue, Monsieur Je Ministre, que mon patriotisme est très alarmé de la confusion
qui existe en France, dans beaucoup trop d'esprits, sur les moyens de faire pénétrer la civilisation
dans l'Afrique occidentale. C'est prendre la question tout à fait à rebours que de vouloir
proclamer au Sénégal autre choses que ce qui existe actuellement, tant que la navigation du neuve
ne sera pas améliorée et les chemins de fer construits.
Je vous demande instamment de me laisser continuer, avec une générosité et un
libéralisme en rapport avec les aspirations du gouvernement de la République, la ligne de conduite
qui m'a été tracée par votre prédécesseur l, un ancien gouverneur du Sénégal qui connaît toutes
les difficultés de la situation.
En fait, tous les efforts tendent ici à l'application du principe
le sol français affranchit
l'esclave - mes instructions aux chefs de poste sont dans ce sens - mais la proclamation de ce
principe dans les circonstances actuelles et pour plusieurs années encore autour de nos postes et
escales serait désastreuse; Elle ferait forcément de ces points des lieux de refuge, des sujets de
difficultés insurmontables que toutes les instructions antérieures ont eu la sagesse de prévoir pour
recommander de les éviter.
1. Jauréguibérry.
351
Un gouverneur qui, avec cinq ans d'expérience du Sénégal, se serait simplement
conformé en 1881 à vos instructions du 31 décembre 1880, sans vous en signaler les dangers, ne
serait ni un honnête homme, ni un fonctionnaire il la hauteur de sa situation. Je ne me dissimule
pas tout ce que la question a de délicat, mais mon devoir est, avant tout, de faire connaître la
vérité et toute la vérité au Ministre.
je suis, avec un profond respect,
Monsieur le Ministre,
Votre très-obéissant serviteur
Le Général de Brigade,
Gouverneur du Sénégal et Dép. ces,
(signé :) G. Brière de l'Isle
Circulaire aux administrateurs et COflI/IIWIL!O/ltS Je cade sur /0 non reconnaissance Je
la captivité de case. - Arch. Sénégal, K 16, pièce 43.
Après avoir prescrit II/te enquête sur / 'esclavage. /e Secrétaire t;(>/lJra/ ajoute :
Mais en attendant que la conclusion de cette vaste enquête poursuivie à la fois dans toute
l'Afrique Occidentale Française, permette au chef de la Colonie de décider et de promulguer les
mesures qu'il jugera utiles, vous ne devez point vous désintéresser des cas isolés qui pourraient se
produire dans votre cercle ni en ajourner la solution.
Vous ne perdrez point de vue que si la prudence dans la mise en oeuvre générale d'une
réforme aussi importante est commandée par des considérations d'ordre politique et économique,
le respect des droits de ceux qui revendiquent leur liberté n'en est pas moins de principe.
Vous n'hésiterez donc pas à rejeter de façon absolue toute réclamation de prétendus
maîtres qui invoqueraient des droits au titre de la captivité, sur la personne d'autres indigènes
quels qu'ils soient. Vous les préviendrez que toute entreprise destinée à s'emparer de ceux qu'ils
diraient être leurs captifs, toute voie de fait exercée contre eux les exposeraient à des poursuites
judiciaires.
A ceux qui viendraient se plaindre de leurs maîtres ou simplement réclamer leur liberté,
vous expliquerez, s'ils sont majeurs ou tout au moins en état de comprendre suffisamment leur
352
situation et de se suffire, qu'ils sont libres de droit ct que l'autorité française fera respecter leur
liberté.
S'il s'agit d'enfants qUI pat suite de leur trop jeune âge, ou de leur manque de
discernement ne pourraient comprendre leur état ni pourvoir par eux-mêmes à leur existence,
vous devrez les remettre à leurs parents si seux-ci peuvent être retrouvés et s'ils ne sont pas
indignes de garder leurs enfants.
Dans le cas contraire vous m'en référerez pour que Je puisse prendre à leur égard les
dispositions utiles; mais il ne sera point nécessaire de délivrer ni de demander des patentes de
liberté. La possession de ce document semblerait indiquer, en effet, que ceux-là seuls qui l'ont
obtenu sont reconnus libres moyennant des conditions déterminées et que d'autres qui ne
rempliraient point les mêmes formalités pourraient être considérés comme maintenus à l'état de
captivité avec le consentement de l'autorité française.
Il importe de faire disparaître cette équivoque La liberté individuelle est dc droit naturel
; elle est proclamée par nos lois et le gouvernement de la colonie à le ferme désir autant que le
devoir d'en maintenir à tous la possession et l'exercice.
Enfin s'il venait à se produire quelque cas exceptionnel de traite ou de trafic, vous
n'hésiterez pas à déférer immédiatement à la juridiction compétente les auteurs et les complices de
ces actes qui seraient poursuivis avec toute la rigueur des lois.
Saint-Louis le 19 décembre 1903
Le Gouverneur des colonies,
Secrétaire général du Gouvernement Gal
(signé) M. Merlin
Décret relatif à la répression de la traite des esclaves L'II Afrique occidentale et ail
Congo français. - Journal officiel de l'Afrique occidentale française, 6janvier 1906, p. 17-18.
RAPPORT
Au PIŒSIDENT DL: LA REI'UI)L1Ql JE FRANÇAISE
353
Paris, le 12 décembre 1905
Monsieur le Président,
La traite ne peut être actuellernent poursuivie d'une façon directe qu'en vertu des Jais du
~ mars 1831 et du 27 avril 1848. La première vise uniquement la traite maritime et prévoit contre
les coupables unepeine de deux à cinq ans cl'emprisonnement ; la seconde, beaucoup plus
générale, s'applique à tous les faits de traite caractérisés, mais n'édicte comme sanction que la
perte de la qualité de Français.
Ces textes étaient sans doute suffisants à une époque où nos possessions de la Côte
occidentale d'Afrique consistaient en quelques escales et où la traite maritime était seule à
redouter. Il n'en est plus de même aujourd'hui. Notre autorité s'étend maintenant à l'intérieur du
continent africain, sur de vastes territoires; d'autre part, si l'infâme trafic que j'humanité civilisée
réprouve unanimement a cessé d'exercer depuis longtemps déjà sur Iller, grâce à la surveillance
active de toutes les nations, certains évènements recents ont malheureusement démontré qu'il
pouvait encore subsister d'une manière dissimulée, il est vrai, dans certaines contrées reculées où
le contrôle de nos administrateurs Ile peut que difficilement se faire sentir en raison de
l'éloignement et de la difficulté des communications. 11 est indispensable, à mon avis, de combler
au plus tôt la lacune existant dans notre législation afin de permettre d'atteindre les faits de traite
qui se produisent sur terre au même titre que ceux visés par la loi de 1831.
Le texte que j'ai élaboré, dans ce but, frappe, sous quelque forme qu'il se présente, tout
acte accompli avec l'intention de disposer de la liberté d'un individu contrairement à sa volonté,
qu'il s'agisse d'une convention ou même des préliminaires d'une convention. Sa portée est
générale: il s'applique dans nos Colonies et Territoires de l'Afrique occidentale française et du
Congo à tous les individus, citoyens français, sujets français et étrangers; qu'ils aient directement
ou indirectement participé à un fait de traite.
Il frappe également celui qui, sans avoir consommé J'acte de vente, entraîne avec lui hors
du territoire français des individus dans l'intention d'en disposer
I'étranger.
à
Il ne saurait être question, on le comprend, de porter atteinte ù des coutumes ou à des
usages qui, bien que contraires ,1LI\\ principes de notre civilis.uion europeenne, n'ont cependant
rien d'immoral ou d'illicite. C'est ainsi qu'on ne touche en aucune filçon, notamment aux droits
essentiels qui résultent de la puissance paternelle, cie la puissance mariraie ou de la tutelle.
Tel est l'objet du projet de décret ci-joint que, d'accord avec la Garde des Sceaux,
Ministre de la Justice, j'ai l'honneur de soumettre à votre haute sanction.
354
je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'hommage de 1110n profond respect.
Le Ministre des Colonies,
Clémente)
DECRET
LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE FRANÇA]SE
Sur le rapport du Ministre des Colonies et du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice,
Vu l'article 18 du sénatus-consulte du 3 mai 1854 ;
vu la loi du 4 mars 1831, concernant la répression de la traite maritime;
Vu la loi du 27 avril 1848, abolissant l'esclavage dans les Colonies françaises,
Vu le décret du 17 mars 1903, portant réorganisation de la justice au Congo français;
Vu le décret du 10 novembre 1903, portant réorganisation du service de la Justice dans
les Colonies du Gouvernement général de l'Afrique occidentale française;
Vu le décret du 29 décembre 1903, portant réorganisation des possessions du Congo
français et dépendances;
Vu le décret du 18 octobre 1904, réorganisant le Gouvernement général de l'Afrique
occidentale française;
DECRETE:
Article premier. - Quiconque, sur les Territoires de l'Afrique occidentale française et du
Congo français, aura conclu une convention ayant pour objet d'aliéner, soit à titre gratuit, soit à
titre onéreux, la liberté d'une tierce personne, sera puni d'un emprisonnement de deux à cinq ans
et d'une amende de 500 à 5,000 francs.
La tentative sera punie comme le délit. L'argent, les marchandises et autres objets ou
valeurs reçus en exécution de la convention ou comme arrhes d'une convention à intervenir seront
confisqués.
Art. 2. - Sera puni des mêmes peines le fait d'introduire ou de tenter d'introduire sur les
Territoires de l'Afrique occidentale française et du Congo français des individus destinés à faire
355
l'objet de la convention précitée, ou de faire sortir ou tenter de faire sortir des individus de ces
territoires en vue de ladite convention à contracter à l'étranger.
Art. 3. - Dans les divers cas prévus aux articles précédents, les condamnés seront privés
des droits mentionnés à l'articel 42 du Code pénal pour une durée de temps variant entre cinq et
dix années. Il pourra, en outre, leur être fait défense de paraître pendant une durée de cinq à dix
ans dans les lieux dont l'interdiction leur sera signifiée avant leur libération
Art. 4. - Les dispositions qui précèdent ne préjudicient point aux droits résultant de la
puissance paternelle, tutélaire ou maritale sur les mineurs ou les femmes mariées, en tant que les
actes accomplis ne constituent point mise en servitude ternporarie ou définitive, au profit de tiers,
de ces mineurs ou de ces femmes.
Art. 5. - Les infractions aux dispositions du présent décret sont déférées aux tribunaux
ordinaires, soit français, soit indigènes, dans les conditions prévues aux décrets des 17 mars et lO
novembre 1903. Toutefois, lorsqu'elles auron été commises en Afrique occidentale française par
des personnes justiciables des tribunaux indigènes, elles seront déférées aux tribunaux de cercle,
Les jugements des tribunaux de cercle, prononçant condamnation, sont soumis à
l'homologation de la chambre spéciale visée au chapitre IV du décret du 10 novembre 1903
susvisé.
Lorsque des individus justiciables des tribunaux français et de individus justiciables des
tribunaux indigènes seront impliqués dans la même poursuite, les tribunaux français seront seuls
compétents.
Art. 6. - L'article 463 du Code pénal est applicable aux infractions prévues par le présent
décret.
Art. 7. - Toutes les dispositions contraires au présent décret sont abrogées.
Art. 8, - Le Ministre des Colonies et le Garde des Sceaux, Ministre de la justice, sont
chargés de l'exécution du présent décret, qui sera publié aux JOlll'l11U/IX officiels de la Métropole,
de l'Afrique occidentale française et du Congo français et inséré au Bulletin des lois
et au
Bulletin officiel du Ministère des Colonies,
Fait à Paris, le 12 décembre 1905
Emile LOUBET
Par le Président de la République :
Le Ministre des Colonies,
356
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
Les abréviations les plus couramment utilisées sont les suivantes:
A.N.C.O.L. : Archives Nationales de France, Colonies (Paris).
A.R.S. : Archives de la République du Sénégal (Dakar).
A.N.S.O.M. : Archives Nationales de France, Section Outre-mer (Aix-en-
Provence).
Bull. Comité Etudes hist, et scient. de l'AOF : Bulletin du Comité d'Etudes
historiques et scientifiques de l'Afrique Occidentale Française.
B. I.F.A.N. : Bulletin de l'Institut (français) Fondamental d'Afrique Noire.
CE.A. : Cahier d'Etudes d'Etudes Africaines.
R.F.O.M. : Revue Française d'Histoire d'Outre-Mer.
R.CE.A. : Revue Canadienne d'Etudes Afrciaines.
CJ.A.S. : Canadian Journal of African Studies.
J.A.H. : Journal of African History.
S.F.H.O.M.: Société Française d'Histoire d'Outre-Mer.
357
1 - SOURCES MANUSCRITES
A - Archives Nationales de France, Paris (A.N.)
Nous attirons l'attention des chercheurs que le fond ancien Colonies dont la
conservation a été maintenue à titre provisoire à Paris lors du déménagement de 1986 est
transféré à Aix-en-Provence au cours de l'année 1995.
Mais Paris conserve encore toutes les sources relatives aux délibérations des
assemblées révolutionnaires sur les colonies et certains papiers des autres assemblées des
périodes postérieures à la révolution.
1 - Période d' avan t 1789
a - Fonds Colonies
Al à 14 : Edits, ordonnances, arrêts rendus sous le règne de Louis XV, 1723-1774.
A15 à 20 : Instructions remises aux agents du gouvernement dans les différentes colonies,
1789-1804.
C61 : Compagnie des Indes Occidentales, d'Afrique et du Sénégal, 1664-1689.
C6 2 à 25 : Compagnies du Sénégal et des Indes, 1719-1739.
C6 12 à 14 : Compagnie des Indes. Correspondance des directeurs du comptoir du Sénégal
: David, La Brüe, Estoupan de St-Jean), 1740-1757.
C6 15 : Gorée et dépendances. Correspondance des gouverneurs : Poncet de la Rivière,
Mesnager, La Gastière, Rocheblave, 1763-1768.
C6 16 : Idem. Rocheblave, Desmaretz de Montchaton, Boniface, Le Brasseu 1772-1774.
C6 17 : idem. Le Brasseur, Armeny de Paradis, Lauzun, Eyriès, Dumontet, 1777-1781.
C6 18 : idem. Compagnies de commerce. Gouverneurs
Dumontet, le Gardeur de
Repentigny, Chevalier de Boufflers, 1783-1785.
C6 19 et 20 : idem. Boufllers, d'Aigremont, ordonnateur, Blanchot, commandant, 1786-
1801.
C6 21 à 23: idem. Blanchot. 1802-1808. Correspondance et mémoires divers, 1769-1823.
358
C6 28 : Affaire d'Arguin. Mémoires sur le Sénégal et les côtes d'Afrique, 1720-1802.
C6 31 : Extraits de la correspondance du Sénégal (analyses seulement), An V - 1809.
C632: Correspondance du gouverneur Blanchot avec le ministre) An X - 1808.
C6 35: Enregistrement de correspondances relatives au Sénégal XVIle-XIXe siècles.
F1 BI à 4 (1776-1784). Police des Noirs.
(F1 B2 concerne les colonies et possessions françaises en Afrique).
F2 BI à B7 : Mémoires et documents divers sur le commerce entre la France et ses
colonies. 1663-1788.
F2 B8 : Mémoires sur le commerce et le régime commercial des colonies avant 1790.
F2 B14 : Mémoires, ordonnances, arrêts sur le commerce des colonies, 1668-1776.
F2 C4 : Mémoires divers et états de commerce. Toutes colonies, 1645-1755.
F2 C5 : Minutes de rapports au ministre, 1733-1775.
F2 C6 et 7: Mémoires et circulaires. Toutes colonies, 1765-1775.
r 60 : Recueil de documents concernant le Sénégal, 1763-1808.
r 62 : idem, 1710-1797.
r 90 : esclaves.
F3 128 : Notes et documents concernant la traite des nègres, 1788-1790. Débats sur
l'abolition de la traite des Noirs dans les colonies britanniques à la Chambre des
Communes.
F7 4344 : Mémoire sur les Nègres pour servir de matériaux aux cahiers de doléances, 1789,
40 p.
b - Fonds Marine
4JJ62 à 68 : Voyages au Sénégal, 1723-1778.
B4 149 : Instructions de sa Majesté au duc de Lauzun, en partance pour son gouvernement
du Sénégal, 20 novembre 1778.
2 - Période de la révolution
ABXIX 3316 (2) : Collection de cahiers de doléances, 1789. Toutes les régions et les trois
ordres. Pas de trace du Cahier de doléances des Saint-louisiens aux Etats-Généraux.
ABXIX 3359 (4), 3492 (7): Imprimés sur les Etats-Généraux 1788-1789.
ADVII /34 : Compagnie du Sénégal, 1791 - An XI. Rapport fait à l'Assemblée Nationale
359
au nom du Comité d'agriculture et de commerce, sur le commerce du Sénégal, par M.
Roussillon, Député de Toulouse, 18 janvier 1791. Ibid : Rapport et projet de décret
présentés au nom du Comité colonial sur l'organisation des établissements français aux
côtes d'Afrique, par M. Jean-Adrien
Queslin, Député du département de la Manche. s. d.
DXVI - Comité de la Marine
DXVI 46 : Volumes factices, imprimés.
Recueil des lois votées par les assemblées
révo lutionnaires.
D*XV 15 - Comité des Colonies
Travaux et délibérations, 27 octobre 1792 - 5 septembre 1793.
DXXV 85 à 90: Archives du club Massiac, Août 1789 - An III.
DXXV 91 à 109 : Affaires des colonies à la Convention.
Procès-verbaux des séances,
Pluviose an III - Fructidor an III.
DXVI 4, dossier 31 : Correspondance des ministres avec le Comité de la Marine au sujet
des évènements des colonies 1788-1793.
DXVi 15 : Recueil des lois votées par les assemblées concernant la Marine et les Colonies,
10 juin 1790 - 4 octobre 1793.
3 - Période postérieure à la révolution
C2858, nO 356-357: Projets de lois sur les colonies, 1871-1877.
C331, nO 527-533 : Projets de lois sur les colonies, 1881-] 885.
CI061, nO 25-32: Projets de lois sur les colonies. Sénégal, 1859.
c - Fonds particuliers
ADXViii : Documents législatifs. Débats concernant les questions coloniales 1789-1875.
ADXViii C 336, 340-348, 398-399, 464-466,492, 519-521 : Débats sur les questions
coloniales.
223 AP 17(2) Colonies - Mémoire sur le Sénégal, par Paul Berryer, 24 mars 182 1.
446 AP : Papiers personnels de Brissot de Warville (J.P.).
446 AP5
1788 : Minutes et lettres de Brissot.
- Société des Amis des Noirs.
360
- A Brissot, au sujet de l'esclavage, 5 janvier.
- Notes de Brissot sur les gens de couleur, s.d.
B - Archives de France, Section Outre-Mer, Aix-en-Provence lA. N. S.O.M.)
Le catalogue de référence est l'ouvrage suivant :
Conseil international des archives (U.N.E.S.C.O.), Guide des sources de l'histoire de
l'Afrique, III : " Sources de l'histoire de l'Afrique du sud du Sahara dans les archives et
bibliothèques françaises, 1. Archives 1\\.
Ont été dépouillés les fonds suivants :
Série Sénégal et dépendances
a - Sénégal 1 : Correspondance générale
(Une cote numérique par gouverneur, titulaire ou intérimaire). De Sénégal Il5 (1832) à
Sénégal 156(1869-1873).
Reflet détaillé des relations épistolaires entre les bureaux
parisiens (parfois les ministres), et les gouverneurs; instructions ministérielles; mémoires
des gouverneurs.
b - Sénégal II : Mémoires; publications
Sénégal, II 4. Carrère, 1854-1869 ; Vallon, Casamance, 1861 ; Vallon, " Mémoire sur la
colonie ", 1867.
Sénégal, Il 6. Bouët - Willaumez, Côte occidentale d'Afrique, 1846-1848.
c - Sénégal, IV : Expansion territoriale et politique indigène
Ont été principalement utilisés :
Sénégal, IV 17. Affaire de Podor, 1854.
Sénégal, IV 18 et IV 19. Affaires du haut fleuve, 1853-1854.
Sénégal, IV 24. Sine, Saloum, 1849.
361
Sénégal, IV 44 et 45. Politique indigène sur le fleuve, 1854-1879.
Sénégal, IV 46. Situation militaire, 1867.
Sénégal, IV 51. Expansion en Casamance, 1859-1867.
Sénégal, IV 52. Rio Nunez, 1861-1865.
d - Sénégal, XIV: Travail et main d'oeuvre
Sénégal, XIV 11. Condition des esclaves amenés en France, 1820-1851.
Sénégal, XIV 12. Etat civil et police des noirs.
Sénégal, XIV 15. Abolition de l'esclavage, 1828-1882.
Sénégal, XIV 16. Esclavage et traite. Affaires judiciaires, 1828-1882.
Sénégal, XIV 17. Application de l'Acte général de la conférence de Bruxelles, 1892-1895.
Sénégal, XIV 28 bis.
Traite des négresses,
mariage des indigènes,
1899-1900.
Réglementation au sujet de l'esclavage, 1903.
Soudan, XIV 1 (numéro de la série). Esclavage, traite des Noirs, 1890-1895.
Série Généralités
Généralités 124 1086 : Faidherbe, Note sur l'esclavage en Afrique, 29 novembre 1858.
Série Gorée et dépendances (1854-1859)
Gorée, 1. Correspondance générale, 1854-1859
Il. Monléon.
12. Portet.
Gorée, IV, Expansion et Politique indigène
IV1. Gorée, Sine-Saloum.
IV2. Gambie, Sierra Léone.
VII la. Instructions du ministre sur la séparation des deux colonies, 28.11.1854.
C - Archives de la République du Sénégal, Dakar (A.R.S.)
362
Répertoire des Archives publié par Claude Faure et Jacques Charpy, 1954-1958, pour la
période 1762-1920.
Fonds A. O. F. : série B, correspondance générale; série D, affaires militaires, 1763-1920 ;
G, politique et administration générale, 1782-1920, dont particulièrement sous-série 13G,
Sénégal (répertoire par séries: JACQUES CHARPY, Gouvernement général de l'A. O.F.
Répertoire des Archives, Rufisque, 1954-1955).
Fonds Sénégal: séries B, D (sous-séries ID, 10, 11D), G (sous-série IG, 13G, 22G), H, J,
K, Q, pour la période 1840-1959.
Pour les institutions de l'Afrique occidentale française et du Sénégal, les ouvrages
de références auxquels on peut se reporter sont les suivants:
- JACQUES CHARPY, Introduction aux archives de l'Afrique occidentale française.
Guide des recherches, Dakar, Paris, Ronéoté, 1959, 179 p. in-4°.
- SALIOU MBAYE, Guide des archives de l'Afrique occidentale française, Dakar, 1990,
200 p. in_So.
- SALIOU MBAYE, Histoire des institutions de l'Afrique de l'Ouest, lS16-1960, Dakar,
1991,340 p. in-S".
Ont été dépouillés :
Série B : Correspondance générale
a - Sous-série lB : Ministre à gouverneur.
De 1B32 à IB103, notamment:
1B36 à IB41. Correspondance avec le gouverneur Bouët-Willaurnez, 1843-1844.
1B54 à 1B64. Correspondance avec le gouverneur Protet, 1850-1854.
1B66 à 1B79. Correspondance avec le gouverneur Protet, 1854-1869.
IB99 à 18102. Correspondance avec le gouverneur Valière, J869-187 J .
b - Sous-série 2B : Gouverneur à ministre.
Masse considérable sur tous les sujets, de 2B13 (1828) à 2B33 (1863-1864). S'y
ajoutent quelques registres non répertoriés dans le catalogue de Faure et Charpy.
363
Correspondance confidentielle de 1850 à 1857.
c - Sous-série 3B : Gouverneur à toutes personnes autres que le ministre.
De 3B22 à 3B97
Dont Gorée: commandant de Gorée, 1850-1868; 3B59, 81, 86, 88.
Haut-Fleuve: Chefs de poste, chefs indigènes, chefs de service, 1851-1870; 3B66, 77,78,
82,87,89.
Bas-Fleuve: Chefs de poste divers, 1859-1869; 3B79, 80, 87, 90.
Divers particuliers: 1846-1871 ; 3B74, 75.
Chefs indigènes: 1847-1871 , 3B64, 89, 91 à 96.
d - Sous-série 4B26 : Commandants de Gorée et commandants supérieurs du
2° arrondissement.
De 4B26 à 4B35. 1850-1868 ; 1859-1900 (Recrutement indigène).
6BI.
e - Sous-série 6B : Correspondance reçue par le commandant de Gorée.
6B62 à 6B67. Dakar et Albreda, 1856 et 1857.
Série D : Affaires militaires
a - Sous-série ID : Opérations militaires.
Contient tous les ordres et rapports d'opérations de 1849 à 1871.
De ID4 à 1D13
b - Sous-série 2D : non numérotée
6 registres sur la Casamance de 1859 à 1870.
c - Sous-série 4D : Personnel militaire.
4DI. Garnison du Sénégal et premières troupes noires, 1779-1858, tirailleurs et laptots.
d - Sous-série SD : Défense et organisation militaire.
Etudes et cartes concernant postes et forts.
5DI. 1763-1802.
364
5D2. Carte de la Côte occidentale d'Afrique fondant les droits de la France depuis le traité
de Versailles,1782-1873. La France depuis le traité de Versailles) 1782-1873.
5D3 à 5D63. 1802-1879.
e - Série E : Conseils et assemblées
2E3 et 4. Conseil d'administration de Gorée, 1855-1861, P. V.
3EI4 à 3E29. Conseil d'administration du Sénégal, 1840-1869, P. V.
3E17. Rapport de Bouët sur les engagements, 16 janv. 1844, en Conseil privé.
E68. Commission chargée de la tutelle des enfants mineurs affranchis.
Correspondance de son président, avec le gouverneur du Sénégal, 1904-1905.
Série G : Politique et administration générale
a - Sous-série AG : Etude générale, missions, notices, monographies.
b - Sous-série 3G : Institutions municipales.
3G3. Saint-Louis, 1824-1891.
c - Sous-série 7G : Affaires politiques. Rivières du Sud.
7GI à 7GI9.1831-1891.
d - Sous-série 9G : Maures
9GI à 9GI9.1799-1897.
e - Sous-série 13G : Affaires politiques, administratives et musulmanes. Sénégal.
13GI à 12. Traités conclus avec les chefs indigènes, 1782 - 1893.
13G23 à 35. Affaires politiques et administratives générales, 1839-1885.
13G41. Emigration des Peuls du Fleuve dans le Nioro, 1885-1889.
13G80 à 163. Le fleuve, de Saint-Louis à Matam, 1839-1894.
13GI64 à 250. Bakel, le Haut-Sénégal, le Bambouk, 1821-1872.
13G253 à 292. La côte et l'intérieur, de Saint-Louis au Cap-Vert, Cayor, 1844-1873.
13G312 à 320. Le Saloum et le Sine.
13G360 à 369. La Casamance, ] 820-1874.
Sous-série 15G : Affaires politiques, musulmanes et indigènes. Soudan.
365
15GI. Traités, dont traités avec les représentants d'El Hadj Omar, 1855-1879.
15G2, 15G62, 15G63, 15G64. Autres traités et correspondances, 1821-1883.
15GI08, 15GI09. Correspondance du poste de Médine.
Série K : Esclavage et captivité,
KI. P. V. des réunions de la commission chargée de la préparation du décret d'abolition de
l'esclavage, 1848.
K5. Correspondance administrative concernant l'application du décret, 1849-1850.
K6. Correspondance échangée avec les commissaires du gouvernement dans les colonies
intéressées, 1848-1850.
K8. Etats de règlements définitifs et états nominatifs des indemnitaires du Sénégal, 1849-
1850.
Kil. Abolition de l'esclavage.
K12. Esclavage et captivité, 1881-1892.
K13. Captivité au Sénégal. 1893-1894.
K14. Captivité au Soudan. Rapports des administrateurs, 1894.
K15. Captivité en A. O. F., 1900-1903.
K16. Enquête sur la captivité en A. O. F., 1903-1905.
K17. Enquête sur la captivité en A. O. F. Rapport Poulet, 1905.
K18. Enquête sur la captivité. Sénégal, 1904.
K19. Enquête sur la captivité. Sénégambie-Niger, 1904.
K23. Tutelle des mineurs délivrés de la condition de captivité, 1903-1908.
K24. Captivité et répression de la traite en A. O. F., 1904-1906.
K25. L'esclavage en A. O. F. Rapport Georges Deherme. S. d. (1906).
K26.
Captivité et répression de la traite en A. O. F., 1907-1915.
K27. Captivité et répression de la traite au Sénégal, 1902-1907.
K28. Captivité et esclavage en Guinée, 1904-1905.
K29. Captivité et esclavage en Guinée, 1907-1911.
Série L : Concessions et domaines au Sénégal
LlO à L19. Problèmes domaniaux, possessions du sol, appropriations publiques et privées
à Dakar et Rufisque.
366
Série M : Justice
M76. Justice française. Affaires, 1904-1907.
M79. Justice indigène. Réglementation, 1901-1903.
M91. Justice indigène. Principes. As à Ca (Cette liste alphabétique inclut les captifs),
1903-1914.
II - SOURCES IMPRIMEES
Cette bibliographie retient les ouvrages, thèses, mémoires et articles dont la consultation
s'est révélée utile pour l'ensemble ou pour quelques données importantes.
Toutefois, pour ne pas s'en tenir exclusivement aux notes de bas de page, nous avons cru
utile de publier les titres et références d'une série de travaux qu'il est essentiel de consulter
si l'on veut approfondir certains problèmes.
A l'intérieur de chaque rubrique, les publications sont classées par ordre alphabétique
d'auteurs.
Annuaires, notices officielles
Almanach impérial, publié en juin chaque année, Guyot et Scribe, 1853-1870.
Annales du Sénégal et Dépendances pour l'année 1858.
Annales sénégalaises (inspirées par Faidherbe), campagnes et nombreux traités de 1854 à
1885, Paris, Maisonneuve, 1885, XII - 884 p., in-8°.
Annuaire du Sénégal de 1858 à 1904, Imprimerie du gouvernement, Saint-Louis.
Notices sur les colonies françaises et Atlas de 14 cartes publiés par ordre du ministre de la
Marine et des Colonies, Paris, Challamel, 1866, 768 p. (Sénégal et dépendances, pp. 149-
246). Officiel, mais très utile.
Journaux et périodiques
a - Officiels
Bulletin administratif des actes du gouvernement du Sénégal. 1819-1870,
Imprimerie
367
royale, nationale, impériale.
Bulletin administratif de Gorée et dépendances, 1855-1850, Dakar, Imprimerie de la
rmssion,
Moniteur universel,' J O. R. F. et Moniteur impérial ; J O. de l'Empire français,
1848-1870, Textes administratifs, comptes rendus, statistiques.
Moniteur officiel du Sénégal et dépendances, 1856-1871, remplacé provisoirement de
janvier 1860 à juin 1864 par Feuille officielle.:
Reflet de la vie politique, administrative,
militaire, économique de la colonie.
Revue coloniale, 1843-1858.
Nouvelles annales maritimes et coloniales .- Revue
algérienne et coloniale, 1858 - 1861 " Revue maritime et coloniale, 1861-1871, ministère
de la Marine (ou de l'Algérie) et des Colonies. Nombreux rapports et articles.
b - Publications non officielles consultées
• Période 1850-1873 :
Le Journal des Débats.
• Période contemporaine :
Bulletin du Comité d'Etudes historiques et géographiques d'Afrique occidentale
française et ses Annales et Mémoires (B.C.E.H.S.A.O.F.), Paris.
Bulletin du Comité de l'Afrique française (B.C.A.F.), Paris.
Bulletin de l'Institut français, puis fondamental d'Afrique noire (B.I.F.A.N.), série B,
Dakar.
Revue de l'histoire des colonies françaises (R.H.C.F.), Paris, puis Revue française
d'histoire d'outre-mer (R..F.H.O.M.).
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