UNIVERSITE NATIONALE DE COTE D'IVOIRE
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FACULTE DES LETTRES, ARTS ET SCIENCES HUMAINES
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THESE DE DOCTORAT
DE TROISIEME CYCLE
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'E'ÉlJ1JJE,'DE''@IfrS
Présentée par:
Sous la Direction de :
AT8AIN N'CHO François
Bernard ZADI Zaourou
ANNEE 1989


Sommaire
1
Introduction. . . . . . . . . . . . . .. .. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . ..
.
6
PREMIERE PARTIE: AUTOUR DES NOTIONS ET CONCEPTS
12
Introduction
. .... ..... 13
Chapitre premier: LE CONCEPT DE TRADITION ORALE
15
. Controverse autour du concept de tradition orale: force
du texle, force de la parole.. . .. . .. . .. . .
. .. . .. . .. . .
.
16
II . L'orientation actuelIe du débat et les analyses de réajustement
méthodologiques. . . . .. .. . .. . . . . . . . . . . .. .
19
Chapitre deuxième: LE CONCEPT DE POESIE NEGRO-AFRICAINE: DU
MYTHE A LA REALITE.
.
'
26
1 . L'état de la question
.
.................................................. 27
Il . La controverse
.
.
27
III . Le concept négro-africain: notre position ....
.
39
Chapitre troisième: LE CONCEPT DE POESIE NEGRO-AFRICAINE
D'EXPRESSION FRANCAISE
. ... 47
. Problèmes de réajustement terminologique: la nécessité
d'une définition terminologique
.48
Il . La problématique d'une poésie négro-c!!ricaine d'expressiun
française
..
50
Chapitre quatrième: LE CONCEPT DE SPECIFICITE OU LA PROBLEMATIQUE
D'UNE ECRiTURE NEGRO-AFIUCAINE D'EXPRESSION FRANCAiSE
82
1 . L'idée de poésie et la problématique d'une spécificité africaine
de la poésie
83
II . Les rapports du spécifique à l'universel à travers la
problématique d'une spécificité négro-africaine de la poésie
84.
III . L'analyse critique française face à la problématique de la
spécificité: analyse d'une critique de la spécificité......
.
.
87
IV . Des formes spécifiques de la poésie négro-africaine
d'expression française
93
:2

DEUXIEME PARTIE: TRADITION ORALE ET POESIE NEGRO-AFRICAINE
D'EXPRESSION FRANCAISE :ESSAI D'ANALYSE
DES PROCEDES D'EXPRESSION FONDES SUR LE
RyTHME......................... .. . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . .
. .. 102
Introduction
"
103
Chapitre premier: LA PROBLEMATIQlJE DE L'EXISTENCE D'UN RYTHME
AFRlCAIN DANS LA POESIE NEGRO-AFRICAINE
D'EXPRESSION FRANÇAISE.
.. 107
1 - Les options sur le plan du rythme ...
.
108
II . La problématique d'un rythme africain dans la poésie
négro-africaine d'expression française.........................
.
118
III - Essai de mise en théorie du rythme africain: vers une théorie
de la spiralité
.. . .
. . . . . . . .. . . . . . . .. .
113
Chapitre deuxième: LA SPIRALITE ET SON ENCODAGE AU NIVEAU
PROFOND DU RYTHME: LE ROLE STRUCTURATEUR
DE L'AGENT RyTHMIQUE
121
1- L'encodage rythmique traditionnel du rythme profond dans la
relation émetteur - agent rythmique
122
Il- L'encodage rythmique traditionnel dans la relation émetteur - agent
rythmique et son transfert dans la poésie négro-africaine
d'expression française.....
..
124
Chapitre troisième: LA SPIRALITE ET SON ENCODAGE A TRAVERS LE
RYTHME IMMEDIAT :DU POUVOIR UNIFIANT DU
RYTHME
.
146
1- L'encodage de la spiralité à travers le rythme immédiat:
les structures d'improvisation.......
.
148
Il - Manifestation de la spiralité à travers le rythme immédiat:
les effets d'appel-réponse
157
III - Manifestation de la spiralité à travers le rythme immédiat:
les effets de saturation phonique
160
IV - Manifestation de la spiralité à travers le rythme immédiat:
le pouvoir unifiant du noyau rythmique. . . . . . . . . . .. . .. . . . . . . .. .
.
165
3

Chapitre quatrième: L'ENCODAGE R YTHNnQUE DE LA SPIRALITE A
TRAVERS LE RYTHME TERNAIRE: LE ROLE
INTEGRATlONNISTEDE L'AGENT RYTHMIQUE
171
l - L'encodage traditionnel du modèle triadique
.
..172
Il - Le modèle triadique à travers l'écriture des poètes
négro-africains francophones. . . .
. . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . ... .. . . . 175
TROISIEME PARTIE: TRADITION ET POESIE NEGRO-AFRICAINE
D'EXPRESSION FRANCAISE: ESSAr D'ANALYSE
DES PROCEDES FONDES SUR LA SYMBOLIQUE
189
Introduction .... " ...
.
190
Chapitre premier: LE SYMBOLE: ETAT DU PROBLEME ET QUESTIONS
METHODOLOGIQUES.....................
.
192
1 - Généralités: Autour du symbole
'
.
.
193
Il - Réflexion sur le symbole à partir des différentes positions
exprimées. . . . . . . . . . .. . .. .. . . .. .
. . . . . . .. .
..... l 97
IIl- La fonction initiation ou la sémantique de l'univers chez les peuples
africains: de l'impossibilité du modèle emblématique... . . . ... . .. .
..... ' .203
IV - Les fondements de la fonction initiatique ou la problématique
d'une sémantique de l'intégration sociale
205
V - Stratégies pour une herméneutique du langage symbolique
africain...
. .. '
.
207
Chapitre deuxième : ANALYSE DES FORMES SYMBOLIQUES DANS LA POESIE
NEGRO-AFRICAINE D'EXPRESSION FRANCAISE:
LES ENONCES SYMBOLIQUES ESSENTIELLEMENT
LINGUiSTIQUES....
.
213
1 - La symbolisation de premier degré ou symbolisation
métaphorique.. . . ..
.
;214
II - La symbolisation de troisième degré ou symbolisation
complexe. .
. .' . . .. .. . . . . . . . .
.
24 l
Chapitre troisième. ANALYSE DES FORMES SYMBOLIQUES DANS
LA POESIE AFRRICAINE D'EXPRESSION
FRANCAISE: LES FORMES SYMBOLIQUES
HETERO-LlNGUIS TIQUES. . .
. . . . . . . . . . .. . . . . .
.
250
4

1 - La symbolisation de second degré ou la référence
historique
.
. ... 251
Il - Le proverbe ou la symbolisation de la double
dénotation
. ........ 262
Conclusion générale
272
Index
.
.
277
Bibliographie
.
.
285
5

6

Notre sujet s'intitule:
Tradition orale et poésie négro-africaine d'expression
française: étude de cas.
Ainsi formulé, il met en évidence deux concepts: tradition orale, d'une part,
poésie négro-africaine d'expressionfrançaise , d'autre part.
Si la tradition orale est un pur produit de la terre africaine, l'univers premier auquel
renvoie la poésie négro-africaine d'expression française est celui de la culture occidentale, de la
civilisation occidentale.
Aujourd 'hui, face à la tradition orale et de façon particulière, face à la littérature orale qui
a déjà bénéficié de recherches nombreuses et fécondes, prospère la littérature écrite qui présente
par sa nature même un caractère double, lié à son mode d'existence et d'expression.
Elle s'exprime, en effet, dans une langue non africaine. Elle se trouve ainsi contrainte
d'emprunter très largement au génie d'un autre peuple et aux faits de culture de cet autre peuple.
Elle est, pour cette raison, une littérature piégée à sa racine même parce qu'elle emprunte
l'essence de son langage à une aire de civilisation autre que celle à laquelle elle prétend appartenir
et qu'elle prétend servir. Or elle revendique malgré cela, le statut d'africanité, car elle entend être
dénommée littérature africaine.
D'ailleurs la spécification d'expression française dont elle est obligée de s'affubler et qui
jure, du reste, avec cette autre spécification négro-africaine, montre très clairement la
contradiction irréductible à laquelle elle est confrontée.
En tout état de cause, nous pensons que c'est par pudeur que les critiques ne l'ont pas
dénommée littérature française, car enfin, n'est-ce pas la langue qui constitue le fondement de
toute littérature? Et comment la langue utilisée par cette littérature-là, pourrait-elle être, non
africaine pendant que cette littérature conserverait sa nationalité africaine? André Martinet
n'énonçait-il pas - et nous le paraphrasons - que parler une langue, ce n'est pas mettre de simples
signes sur des objets familiers, mais consiste à entrer dans l'univers clos d'une culture, d'une
civilisation?
De toute évidence, et eu égard à ce qui précède, nous relevons, de façon flagrante, une
contradiction, entre la volonté de cette littérature d'affirmer son africanité et la nécessité
historique piégeante dans laquelle elle se trouve de s'exprimer dans une langue qui tend
perpétuellement à la nier en tant que littérature africaine.
Dès lors, la question fondamentale qui découle de cette problématique est celle de savoir si
en dépit de ce
dilemme dû à la double source de la littérature africaine, il existe des facteurs
suffisamment performants, sur lesquels il est possible de se fonder pour prouver que cette
littérature appartient bel et bien aux cultures africaines, à la civilisation africaine. Quels seraient
ces facteurs? De quels poids réels pèseraient-ils dans les oeuvres de nos écrivains?
Cette question à multiples ramifications qui
naît
du
problème central
constitue
l'interrogation majeure de notre thèse.
Cette interrogation articule.le devenir de la Nation nègre qui, aujourd'hui, s'interroge sur
ses propres choix. La poésie, pensons-nous, a des réponses à apporter, des solutions à proposer.
Et là sera le mérite de la critique qui devra trouver un métalangage de décryptage de la poésie,
7

capable de l'amener à se nommer elle-même, de définir les outils à partir desquels elle soutient la
lutte des peuples. Ce métalangage critique, pour être efficace, doit, tout en insérant son objet dans
la problématique du débat sur l'art et la culture, dans un choc en retour, vivifier la création
poétique elle-même. La nécessité d'une réflexion de cette nature apparaît à l'évidence :
1. Les Négro-africains ne peuvent plus vivre, rivés à un passé qui ne fonctionne plus que
comme un mythe encombrant quelquefois, surtout lorsque ce passé se fossilise, face au présent
qui affirme des besoins nouveaux;
2 Les grandes nations d'aujourd'hui, sont les peuples qui ont réalisé l'articulation du passé
et du présent pour inventer l'aujourd'hui, à partir de synthèses et de découpages dynamiques;
3. La réalisation de tels objectifs en Afrique passera par une analyse serrée qui se fera sans
mimétisme. Eu égard aux circonstances historiques particulières de l'Afrique, ces nécessités se
muent en exigence de programme.
4. C'est là, l'œuvre commune à bâtir, pierre après pierre, dans la douleur des
renoncements, des tourners en rond nécessaires, au bout desquels, les succès sans nombre,
élèveront l'édifice dans le ciel, irradiant son souille puissant et régénérateur.
Nous voudrions que ce travail soit la pierre que nous traînons à travers les pentes
escarpées pour l'édification de l'œuvre commune, contribution négro-africaine à l'humanité.
Si toute réflexion critique doit indiquer l'intérêt de son objet, nous voudrions également
que ce soit l'urgence et la nécessité de la tâche qui révèlent cet intérêt.
Pour ce qui est des problèmes méthodologiques, la double nature de la réalité que nous
analysons, à savoir, la poésie négra-africaine d'expression française, nous impose une certaine
prudence. Nous nous gardons ainsi d'insérer,
a priori,
notre réflexion dans un carcan
méthodologique ou d'appliquer une méthodologie classique, de façon mécanique.
Nous nous adresserons de façon prioritaire aux méthodes nées de l'observation de la
contradiction que nous avons repérée et exprimée dans notre problématique centrale.
Par exemple, le révérend Père Engelbert Mveng a apporté une réponse au problème du
rythme africain.
Jean Cauvin a produit une thèse de doctorat d'Etat sur la pensée imageante et clarifié
avec bonheur la situation d'emploi du proverbe dans le discours africain. Il a par la même
occasion réfléchi au problème du rythme;
Lylian Kesteloot, de manière moins systématique et donc sans volonté de mise en théorie,
a apporté une foule d'informations sur la pesanteur du mot africain, avant son intégration à la
chaîne parlée;
Wéréwéré Liking, se fondant exclusivement sur les interférences entre les courants
mystiques africains et les courants mystiques non africains, a mis au point (même si elle est encore
balbutiante), une méthode d'approche des textes africains desquels la mystique n'est pas toujours
absente;
8

Bernard Zadi Zaourou s'est penché sur le problème de la symbolique, du langage
médiatisé, de la pertinence des tons et du rythme pour proposer des prolégomènes à une analyse
plus spécifique de la parole poétique africaine.
Bref, ici et là, des travaux se publient aujourd'hui, qui sont le fait des Africains ou des
africanistes et préoccupés, avant toute chose d'étudier le problème posé par la double nature de
notre littérature écrite.
Bien que le parachèvement de ces travaux appartienne aux générations à venir, il nous
paraît fondamental que ce soit ces travaux qui nous inspirent de façon prioritaire, pour nous
permettre justement d'ajouter la contribution dont nous sommes
capable, même si notre
contribution doit aboutir à de nouvelles interrogations. Et comme ces chercheurs n'ont jamais nié
l'intérêt scientifique des travaux venus d'ailleurs et qu'ils s'en servent eux-mêmes, même si c'est
en les critiquant, nous aurons recours, chaque fois que nécessaire, aux méthodes que nous avons
appelées classiques et qui sont, par exemple, la socio - critique, la stylistique, etc ... pour mener à
bien notre réflexion.
Au total, il nous faut souligner que notre souci ne sera pas de prendre le chemin des
écoliers. C'est-à-dire, en fait, de choisir la stylistique ou la sémiotique pour l'appliquer à tout prix
à tel ou tel texte des auteurs du corpus.
Dans son cheminement, notre travail sera sous-tendu par trois axes principaux:
Le corps de notre sujet est constitué de concepts qui alimentent aujourd'hui des débats
sur l'Afrique. La première partie, tout en clarifiant les termes du sujet, s'intéressera aux conflits
qui sommeillent tout autour.
La seconde partie, partant de présupposés connus, examinera les facteurs d'africanisation
qui, malgré la primauté de la langue française, font que la poésie négra-africaine d'expression
française est avant tout, une poésie africaine.
S'appuyant sur les mêmes présupposés, la troisième partie analysera les facteurs
d'africanisation, du point de vue du contenu.
Le cheminement que nous venons d'annoncer reposera essentiellement sur des oeuvres
d'auteurs négro-africains. Pour des raisons d'efficacité, nous avons procédé à un choix qui
s'articule autour de trois auteurs. Il s'agit d'Aimé Césaire de la Martinique, de Wéréwéré Liking
du Cameroun et de Jean-Marie Adiaffi de Côte d'Ivoire. Il nous faut justifier ce choix.
Il n'échappe pas, disons-le, à la subjectivité qui caractérise tout choix. Mais des critères
plus objectifs l'ont, cependant, guidé:
1 . Notre souci a été celui de la représentation régionale, eu égard au sujet que
nous traitons.
2.
Ces trois auteurs du corpus, en même temps qu'ils présentent de très fortes
convergences qui témoignent de ['unicité de la poésie négro-africaine, sont autant de spécificités
qui en montrent cependant la diversité. Cette diversité dans un cadre culturel commun, la négro-
9

africanité , devrait nous permettre de voir comment ces différents auteurs se situent par rapport à
un même problème.
3.
La tradition orale, en tant que creuset des valeurs traditionnelles négro-africaines,
constitue leur source d'inspiration privilégiée. Ils ne le nient pas; bien au contraire, ils définissent
tous trois leur rapport à cette tradition orale.
Césaire parlant en 1941 de l'influence de la tradition orale sur la poésie de la négritude,
écrivait que tout narcisse nègre qui tiendrait à se découvrir et à se contempler devrait plonger
ses regards dans le miroir du merveilleux: ses contes, ses légendes, ses chants où il se verra lui-
même.
C'est dire que Césaire - et cela se vérifie dans son œuvre - s'est lui-même fortement inspiré
de la tradition orale négro-africaine.
Wéréwéré Liking avouait dans un entretien qu'elle nous a accordé en juillet 1985 :
Je dois dire que toute mon œuvre est inspirée de la tradition orale.
Jean-Marie Adiaffi, dans un entretien qu'il nous a également accordé en mars 1986,
déclarait à propos de ses rapports avec la tradition:
J'ai avec la tradition orale des rapports naturels. C'est le fondement de ma
culture. Elle a pour moi l'importance qu ;une bibliothèque a pour un
Occidental
4. Notre désir de faire connaître des auteurs plus jeunes, parce que arrivés sur le
terrain de la pratique poétique après le courant négritudien, mais possédant un savoir-faire qui
autorise à les désigner comme des espoirs de la poésie d'aujourd'hui, a constitué une de nos
motivations. Mais en même temps, nous n'avons pas voulu rompre en visière au passé qui a
produit de grandes gloires. La perspective diachronique que nous envisageons à cet effet et qui
articule la poésie d'hier (celle de la négritude) et la poésie d'aujourd'hui (celle du courant dit de la
deuxième génération) aura l'avantage, pensons-nous, de montrer, à travers les catégories espace-
temps, la permanence du style africain, mais à l'intérieur duquel des ruptures ont pu se produire,
par la recherche de formes plus hardies.
5.
Notre subjectivité de lecteur, enfin, a été également mise à contribution dans ce
choix: en effet, chacun de ces poètes nous a marqué de manière positive. Leur choix est aussi
l'hommage que nous leur rendons pour leur fidélité à leur peuple.
Ces auteurs pratiquent
le mélange des genres inspiré de l'esthétique négro-africaine
traditionnelle. Cette pratique fait que l'œuvre littéraire négro-africaine est un brassage de genres,
une alternance de plages poétiques et de plages prosaïques, créant un va-et-vient permanent qui
tisse par ce brassage même, un réseau de structures et de significations. Chaque genre intervient à
des niveaux précis de compétence. La poésie y est donc moins systématique, moins concertée,
mais y est plus que jamais présente, officiant au niveau de sa compétence, ce qui lui confère plus
d'efficacité. Jean Christophe Deberre le montrait bien, à propos du roi Christophe de Césaire et de
certains de ses proches :
Leurs propos, écrit-il, deviennent poèmes aux moments cruciaux du drame. Les
moments lyriques où le langage des personnages devient effusion de sentiments
10

ne sont pas gratuits .. ils interviennent aux temps forts, notamment lorsque le
héros confronté aux obstacles de l 'histoire ou à l'inertie de son entourage

invoque avec exaltation le destin de sa race. Le monologue est alors l'expression
d'une conscience volontaire qui se mesure au monde]
Nous n'avons donc pas cru devoir passer outre aux œuvres qui affichent de telles
dispositions d'écriture au nom du rituel de l'étanchéité des genres, consacrée par des conceptions
littéraires étrangères à l'Afrique. Et puis Roman Jakobson prévenait déjà une telle attitude:
Si la poéticité, dit-il, une fonction poétique d'une portée dominante apparaît
dans une œuvre littéraire, nous parlerons de poésie. 2
Pour toutes ces raisons, nous avons retenu: Cahier d'un retour au pays natal et Les
Chiens se taisaient d'Aimé Césaire; Une Nouvelle terre et Orphée Dafric de Wèrèwèrè Liking ;
D'Eclairs et de foudres et Galerie infernale de Jean - Marie Adiaffi.
Mais au cours de notre analyse, ces œuvres, chaque fois que nécessaire, saurant s'ouvrir à
d'autres œuvres pour montrer avec elles, dans la diversité, l'unicité de l'écriture négra-africaine.
1 Jean - Christophe Deberre. La Tragédie du roi Christophe. Paris - Abidjan; Nathan - NEA, 1984, p. 66.
2 Roman Jakobson. - Huit questions de poétique. - Paris : Ed. Seuil, 1977, p. 46.
11

12

INTRODUCTION
13

La première partie aura à définir les notions et concepts qui fondent notre sujet, à les
clarifier et à exprimer notre position à leur sujet. Deux raisons justifient la réflexion de cette
première partie :
La poésie négro-africaine d'expression française, nous l'avons dit, est une poeSie
problématique à cause des circonstances piégeantes de sa naissance. On ne peut, de ce fait, parler
de cette poésie sans un certain malaise.
Ce malaise, aujourd'hui, donne lieu à de vifs débats, où s'expriment diverses sensibilités.
Le problème est surtout de savoir si on peut légitimement parler d'une poésie négro-africaine,
s'agissant de cette tranche de la poésie africaine qui s'exprime par la langue française; il s'agira
également de poser le problème des limites géographiques que recouvre cette poésie.
Des travaux de provenance diverse ont eu à réfléchir à cette poésie qui se dénomme négro-
africaine. Rares sont cependant ceux qui ont posé le problème de sa dénomination et qui l'ont
instruit en toute rigueur. A. Rouch et G. Clavreuil, par exemple, refusent de prendre position
après l'avoir posé. Cette attitude des critiques s'explique : pour eux, en effet, cela va de soi, car il
ne s'agit que de cette poésie africaine qui s'exprime en français. Mais seulement, lorsqu'on s'y
prend à analyser de plus près cette dénomination, on se rend compte qu'elle pose
plus de
problèmes qu'il ne semble, à première vue. C'est pourquoi nous allons faire à ces débats, toute la
place qu'ils méritent. Nier toutes les questions que soulève la dénomination de la poésie africaine
ou les méconnaître serait assurément une grave lacune dans la conduite de notre travail.
Ces différentes questions à débattre seront abordées à travers quatre chapitres.
Le chapitre premier s'intéressera au concept de tradition orale, non pour le légitimer, mais
pour faire l'état de la question, dans le contexte de la vie culturelle africaine d'aujourd'hui. Nous
situerons l'objet du débat, les controverses qui l'ont alimenté et les résultats auxquels il a abouti.
Le chapitre second réfléchira à la problématique d'une poésie négro-africaine, c'est-à-
dire une poésie qui réunit dans une même expression culturelle, les Noirs d'Mrique et ceux de la
diaspora.
Poursuivant dans la voie de l'analyse des concepts, le chapitre troisième s'interrogera
également sur une autre problématique, celle d'une
poésie négro-africaine d'expression
française.
Le chapitre quatrième, le dernier de cette première partie, posera la problématique d'une
spécificité négro-africaine de la poésie. Les conclusions à ces différents débats détermineront
l'orientation que devra suivre la suite de ce travail.
14

15

Ce chapitre vise essentiellement à situer l'état du problème à propos de la tradition orale
qui, pendant un moment, était au centre d'une vive querelle.
1 - Controverse autour du concept de tradition orale:
force du te"\\:te. force de la parole
1
- objet de la querelle
Jean-Jacques Rousseau distinguait trois manières d'écrire: peindre non pas les sons mais
les idées, représenter les mots et les propositions par des caractères conventionnels et analyser
la parole en alphabet. 1
De ces trois manières d'écrire, Rousseau tire la conclusion suivante :
Ces trois manières d'écrire correspondent exactement aux trois divers états
sous lesquels on peut trouver les hommes rassemblés en nation. La peinture
des objets convient aux peuples sauvages,.

les signes des
mots et des
propositions aux peuples barbares,. et l'alphabet aux peuples policés. 2
Plus près de nous, en 1959, James Février, après avoir défini l'écriture comme un attribut
de l'homme civilisé, écrit:
Le primitif, lui, ne part pas du concept pour aboutir au mot parlé puis au mot
écrit, il n'a pas le souci désintéressé de couler sa pensée dans le nom et de
noter le nom par l'écriture. Il agit
- et cela lui suffit: vivere primum?
Quelles que soient leurs intentions - bienveillantes ou malveillantes -, ces propos traduisent
à travers les âges, l'attitude de certains théoriciens européens, face au problème de la tradition
orale et introduisent, du coup, la controverse sur celle-ci. Comme cela se perçoit clairement à
travers ces propos, l'oralité est ainsi disqualifiée par rapport à l'écriture. Les implications de cette
disqualification sont nombreuses. Les peuples se répartissent désormais entre peuples à écriture
et peuples sans écriture. Les premiers, pour avoir pu mettre au point un système scriptural,
disent les théoriciens, ont par là, accédé à la civilisation; quant aux seconds, pour n'avoir pu
réaliser une telle performance, disent-ils, sont abandonnés au hasard de l'histoire.
Ces théoriciens établissaient, on le voit, une relation organique entre écriture et
civilisation. La relation écriture - civilisation génère ainsi la nouvelle bi - partition du monde entre
peuples civilisés et peuples sauvages.
Cette théorie, dans le contexte africain, déchaîna bien vite des réactions.
11. 1. Rousseau. Essai sur l'origine des langues, édition de 1817.
2 Jean - Jacques Rousseau. Op. Cit. P. 508.
3 James Février. Histoire de l'écriture. Paris, 1959, p. 9.
16

Quant au second point, Jahn développe sa pensée à partir de la fonction initiale de
1
l'écriture qui, dit-il, est destinée à la communication et non à la conservation des connaissances.
Sur cette base, il considère le langage tambouriné remplissant les mêmes fonctions de
communication, comme une écriture. Il en vient à parler d'une écriture acoustique tout comme le
professeur Niangoran Boua qui, partant des mêmes bases d'analyse que lui, parle d'une écriture
..
2
audztlve
Dans le prolongement du débat sur la tradition orale, s'est inscrit un autre débat portant
celui-là sur la littérature orale. Partant de l'étymologie latine littera du concept de littérature,
certains en étaient venus à nier qu'on puisse parler d'une littérature orale, la pratique de la
littérature étant avant tout, disent ceux-ci une activité liée, selon eux, à la pratique des lettres;
cela, disent ces théoriciens, ne peut se concevoir dans un contexte oral.
Ici également, les intellectuels africains ne sont pas restés inactifs. Après mille troubles et
hésitations, Alexis Kagamé qui s'est laissé prendre au piège de l'étymologie finit par prouver à
lui-même qu'on est bien en droit de parler de littérature orale3 . Ainsi se résument dans les
grandes lignes, pour aller à l'essentiel, les réactions aux différentes thèses des théoriciens
européens. Maintenant, nous allons examiner les travaux de réajustement méthodologique.
II - L'orientation actuelle du débat et les analyses de réajustement
méthodologique
Aujourd'hui encore, des travaux d'érudition se publient ou des mises au point
méthodologiques se font, à propos de la tradition orale, dans le cadre de réflexions ponctuelles.
Ces travaux qui, tant par leur ton que par leur démarche, rompent avec la fureur qui caractérisait
nombre considérable d'individus et leur hiérarchisation en castes et classes. L'écriture, conclut l'ethnologue,
paraît favoriser l'exploitation des hommes avant l'illumination. » (p. 212)
1 Pour Jahn, en effet, la fonction essentielle de l'écriture est son pouvoir de communication. Qu'elle serve à
thésauriser des connaissances, c'est là, pense-t-il, une fonction secondaire. Dès lors, l'exploitation langagière,
selon lui, que les Africains font du tambour est bien une écriture: l'Afrique, écrit-il, n'éprouvait aucunement le
besoin de recourir dans ce but à un procédé graphique, car en ces lieu et place, elle avait développé au maximum
les ressources de la langue des tambours, laquelle à plus d'un égard surpasse l'écriture comme moyen efficace de
transmettre les messages avant que la radiophonie d'invention toute récente, constitue manifestement un moyen
de transmission réellement supérieur à celui-là.

2 Le professeur Boua que cite Zadi dans son étude sur la parole poétique écrit de son côté: De nos jours,
l'ensemble des notes sonores enregistrées par un artiste chanteur constitue des volumes. Dans le même esprit,
l'ensemble des textes enregistrés au tambour constitue un livre, mais un livre, à la manière africaine, un livre de
textes anciens, légués par les anciens. Le tambour parleur dans ce contexte précis reste le précurseur du

magnétophone. Nous pouvons même avancer l'idée que le tambour est l'ancêtre du principe de la téléphonie.
3 En vérité, le concept de littérature orale a été lent à se dessiner dans l'esprit de l'abbé Kagamé. Le propos suivant
traduit bien son trouble: « De soi (..) le terme littérature évoque étymologiquement l'écriture, car il dérive de
littera. Les civilisations à écriture devaient-elles, de ce fait, monopoliser l'usage de ce terme, lequel aurait été
interdit, pour ainsi dire, aux civilisations sans écriture?

Et l'auteur poursuit: « Si pareille argutie avait pu se faire jour, le bon sens aurait pu rappeler aux
civilisations à écriture que, de leur propre aveu, tout ce qui est écrit ne répond pas par le fait même, à la notion
de littérature. Ne répondent à cette notion que les productions intellectuelles conformes à certains critères de
valeur plus ou moins exceptionnelle» (203)

« On voit par là, renchérit-il, que la définition réelle de littérature s'éloigne notablement de la
signification étymologique. »
18

les premieres réactions, exacerbées par l'européo-centrisme, visent à donner une orientation
no~v~lle, c:es.t-à-di:e, plus scientifique et moins idéologique à l'analyse des faits de culture
afncams. AinsI les différents problèmes que soulève la tradition orale reçoivent des réponses sous
la forme de réajustements méthodologiques. Ces travaux, par leur objet, sont essentiellement
critiques à l'endroit des uns et des autres, sans ménagement.
A propos de la disqualification de l'oralité par certains théoriciens, Louis-Jean Calvet
dénonce dans son étude sur la tradition orale1les fondements sur lesquels repose la bi-partition des
peuples entre peuples à écriture et peuples sans écriture. Pour lui, une telle bi-partition relève
de simplifications excessives qui procèdent elles-mêmes d'une vision purement idéologique des
rapports entre la connaissance et l'écriture. Il faut donc, pense-t-il, se démarquer de telles
simplifications et situer l'oralité et l'écriture dans leurs contextes historiques respectifs.
Pour sa part, s'agissant de l'écriture, Paulin Houtondji2 , prévenant certaines attitudes,
mettait les intellectuels en garde, face à l'européo-centrisme outrancier, contre toute tendance à
distendre les concepts européens pour leur faire prendre en compte les faits de culture africains. 3
A côté de ces travaux de mise au point à caractère tout à fait ponctuel sur tel ou tel aspect
de la tradition orale, Zadi Zaourou, dans son étude sur la parole poétique, propose un travail plus
systématique sur le sujet en posant le problème de l'oralité à sa base4. C'est à ce jour, à notre
connaissance, le travail qui situe le mieux l'état du problème, à propos de la tradition orale. C'est
donc aux conclusions de l'auteur que nous allons nous référer pour situer l'orientation nouvelle
imprimée aux études sur le concept de tradition orale, tout en faisant état de J'itinéraire qui l'a
conduit à ces conclusions.
Partant des différentes options qui se sont exprimées par rapport à la tradition orale, Zadi
dégage quatre courants de pensée dont il analyse pour chacun, les positions.
Le premier courant, selon lui, concerne l'attitude de certains intellectuels à considérer la
tradition orale, non pas comme un fait de culture avec sa logique propre. Le second courant, Zadi
le présente comme un courant raciste dans la mesure où, dit-il, pour ce courant de pensée,
l'écriture est tout, et l'oralité, rien. 5
l Louis-Jean Calvet. - La Tradition orale. Op. Cit. p.S.
2 Paulin Houtondji. - Sur la philosophie africaine. - p. 130 et suite.
3 Le philosophe béninois écrit à propos de la tendance à la distension: «On pourrait être tenté au nom d'une
réaction légitime contre l'ethna-centrisme de l'Europe, de dire qu'après tout la parole est aussi une forme
d'écriture et que ses plus belles formes transmises de père en fils et prodigieusement conservées dans la mémoire
des peuples dits sans écriture, n'ont rien à envier aux informations transmises par voie d'archives sous forme de
documents visibles, matériels, manipulables,. qu'en fin de compte la tradition orale est déjà un commencement

d'écriture, puisque non seulement la parole (..) suppose une articulation, un contraste phonologique, donc un jeu
de différence qui n'est autre en substance que le jeu même de l'écriture, mais encore la parole transmise,
véhiculée de père en fils sans support d'archives, n'est possible que grâce à d'autres procédés mnémotechniques
qui, en tant qu'adjuvants de la mémoire, jouent le même r61e que l'archive ou le document. »
4 Zadi Zaourou. Ibid. p.192.
5 Dans ce courant de pensée, ce que critique Zadi, c'est moins les positions défendues que
le suivisme de certains
intellectuels africains par rapport à l'idéologie dissolvante des savants européens racistes: « Bon nombre
d'intellectuels africains ont été profondément influencés par l'idéologie dissolvante des savants racistes,. ils ont
fini par douter d'eux-mêmes, de notre peuple et de la capacité de l'Afrique à proposer au monde quoi que ce soit
qui vaille. Dans leurs travaux de recherche, ces intellectuels se montrent hésitants et suivistes à l'égard des
thèses que pr6nent les Européens. C'est parmi eux que se sont recrutés en grand nombre les disciples de
Tempels
» (p. 245)
19

Le troisième courant regroupe, selon l'auteur, les intellectuels africains pour lesquels, rien
ne vaut en Afrique qui n'ait pas été validé par l'opinion européenne. l
Dans le quatrième et dernier courant, Zadi range les intellectuels qui reflètent de l'Afrique
une conception idyllique.2
Sur la base des positions que défend chaque courant de pensée, Zadi procède à une
évaluation des faits de tradition orale. Nous retiendrons pour les besoins de l'analyse, sa critique
des thèses de Jahn sur les causes de l'absence de l'écriture en Afrique et celle des positions de
Jahn, d'une part, et de Niangoran Boua, d'autre part, à propos de leurs concepts respectifs
d'écriture acoustique et d'écriture auditive, relatifs au langage du tambour.
Concernant le langage tambouriné, Zadi pose la question essentielle suivante:
Faut-il attribuer, dit-il, à notre Afrique ce qu'elle n'a pas voulu ou pu inventer elle-
même au cours de sa longue histoire? Ou encore, dit-il, faut-il se mettre à genoux et
demander à l'Europe de nous pardonner de n'avoir pas voulu ou su nous doter de telle ou
telle valeur culturelle qu'elle considère, elle, comme le premier critère d'appréciation de
toute civilisation
?
Zadi répond à ce double questionnement en deux temps :
Dans le premier cas, dit-il, il s'agit de séduire les Africains par la fausse et dangereuse
théorie de l'originalité à tout prix. 3
Dans le second cas, fait remarquer l'auteur, il s'agit d'amener les Africains à faire de
l'Europe le censeur de l'Afrique; dès lors, de ne rien prendre en considération qui ne soit
préalablement jugé conforme à ses critères d'appréciation des valeurs.
1 Zadi range dans ce courant un Alexis Kagamé. L'auteur partage les conclusions de Kagamé sur le concept de
littérature orale. Mais ce qu'il critique en lui, c'est la démarche par laquelle il est parvenu à ce résultat, marquée
par des troubles et des hésitations sans nombre. Ce courant, précise Zadi, né de la négritude, se préoccupe surtout
de savoir ce que l'Europe pense du Noir et de l'Afrique et non ce que le Noir pense de lui-même et de l'Afrique.
2 Dans ce courant Zadi souligne l'influence manifeste de l'Allemand Janheinz Jahn sur bon nombre d'intel -
lectuels africains. Jahn ne trouve aucune insuffisance dans les faits de culture africains. Zadi estime que s'agissant
des entreprises humaines, quel que soit l'enthousiasme que l'on peut avoir pour une culture, n'être pas critique du
tout peut nuire mortellement. Pour lui, l'Afrique d'aujourd'hui doit observer d'un regard froid, et son passé, et son
présent, pour mieux choisir les chemins de son avenir.
3 Zadi se demande à ce propos, pourquoi on veut faire à tout prix du langage tambouriné une écriture.
Ce serait, dit-il, vouloir faire porter à tout prix à un homme de quarante ans l'habit d'un enfant de six ans ou
inversement. L'auteur considère l'une ou l'autre des deux tendances mortelle à la culture africaine, à sa civili-
sation et à sa dignité. Il définit dès lors l'attitude qui devrait être, selon lui, celle des intellectuels africains devant
les faits de culture et qui est aussi la sienne. « Face à ces positions, l'une sournoise, l'autre nal've, notre position
de principe est la suivante: ce que nos peuples n'ont pas inventé ou découvert au cours de leur histoire, ils ne
l'ont ni inventé, ni découvert. Ce qu'ils ont inventé ou découvert, eh bien, ils l'ont inventé ou découvert. Dans les

deux cas, ils n'ont fait que faire ce qu'ont fait tous les peuples: créer leur histoire à leur manière et en parfaite
conformité avec leur génie propre et les conditions objectives et subjectives qui étaient les leurs dans les périodes
considérées»

Sur la base de ces considérations, Zadi appelle les intellectuels africains à une plus juste évaluation des
faits de culture afin de juger sainement l'avance réelle comme le retard réel des Africains par rapport à la marche
générale de l'humanité. Une telle démarche, pense l'auteur, permettrait au vieux continent de proposer, à son tour,
au monde, sa version du bonheur de l'Homme.
20

Sur la base de ces deux éléments de réponse, Zadi fait en trois points, une mise au point
sur ce qu'il appelle le véritable statut linguistique du tambour - parleur :
- la place du tambour - parleur parmi les codes sonoresl
- le problème théorique de son fonctionnement2
- les rapports de l'écriture avec le système interne de la langue3
1/ Zadi, tout d'abord fait remarquer que tous les tambours africains parlent, mais qu'en plus des tambours, de
nombreux autres instruments parlent également. Si, dès lors, pense-t-il, l'hypothèse selon laquelle le langage du
tambour est une écriture était retenue et vérifiée, il conviendrait d'inférer que l'Afrique noire a inventé, non pas un
système d'écriture acoustique, mais de très nombreux systèmes d'écriture acoustique. Pour Zadi, le langage
tambouriné ne peut être considéré comme une écriture pour deux raisons :
- Au sens où, selon lui, Saussure définit linguistiquement la parole, elle est un attribut attaché à l'humain. Le
tambour qui, selon Zadi, est un objet inanimé, ne peut prétendre à la parole.
- Au sens vulgaire du terme parole, les capacités vibratoires du tambour qu'exploite positivement le batteur
pour en tirer des sons organisés, note l'auteur, ne peuvent résoudre que le problème de la phonation qui, dit-il, sans
être inutile, ne saurait suffire à définir la parole. Pour que le tambour, selon l'auteur, puisse prétendre à une telle
qualité, il aurait fallu qu'intervienne - facteur décisif - l'articulation qui, selon lui, met en jeu tout le système
articulatoire, système que ne peut posséder l' attoungblan.
2 /
Zadi démonte le mécanisme sur lequel fonctionne le langage de l'attoungblan et qui permet donc d'en
organiser les sons par tambourinage. Ce principe, selon l'auteur, repose sur la capacité vibratoire du cuir tanné qui
le recouvre et qui lui tient lieu de corde vocale, d'ébauche d'une cavité buccale et de fosses nasales. Ces deux
derniers organes, explique Zadi, sont fournis, pour le premier par le tambour mâle qui par cela ne peut produire
que les notes graves qu'affecte le ton descendant. Le second organe est fourni par le tambour femelle qui, explique
Zadi, ne peut produire que les notes aiguës qu'affecte le ton montant. La base du langage de l'attoungblan,
souligne en synthèse Zadi, repose sur quatre unités en interaction deux à deux: grave/ aigu; aigu/grave; haut/bas ;
bas/haut. Il s'agit-là des associations possibles sur lesquelles opère, par exemple, l'attoungblan. On le constate, ce
sont des associations du ton montant etdu ton descendant ou des tons mélodiques.
Ce sont là autant de limites objectives qui permettent à Zadi de faire remarquer qu'il s'agit-là d'une
entrave fondamentale pour que le tambour accède au phénomène si essentiel, dit-il, de la discrimination qui
constitue le fondement de tout système d'écriture.
Sur la base du fonctionnement de l'attoungblan, Zadi conclut à propos de ce premier point :Au total, il
faut cone/ure que la parole de l'attoungblan n'est rien moins que l'imitation du rythme et de la ligne mélodique
de la parole humaine: une mélodie et un rythme incorporés. Et comme plusieurs mots, termes, syntagmes et
phrases à la fois peuvent épouser fidèlement la forme de ces lignes mélodiqueset leur rythme, une initiation est
indispensable pour que s'opère par une discrimination consciente, le choix de tel mot, terme, syntagme ou phrase
à propos de telle ligne mélodique et rythmique donné. (P. 237)
3/ Sur les rapports de l'écriture avec le système interne de la langue, Zadi fait un premier constat d'où il se dégage
que toute écriture est étrangère au système de la langue qu'elle est appelée à transcrire. Un tel constat, note - il, ne
se vérifie pas dans le cas du langage tambouriné pour les raisons simples, explique l'auteur, que ce langage se
fonde d'une part, sur les tons qui constituent un élément essentiel de la structure interne des langues d'Afrique
noire, et d'autre part, sur le rythme et la mélodie de ces langues, sans lesquels il n'y a pas de langage tambouriné.
Et l'auteur conclut partiellement:
On le voit, le langage tambouriné, c'est la langue elle-même dans ce qu'elle a de plus profond, de plus
vivant et non sa simple figuration symbolique comme c'est le cas dans tous les systèmes d'écriture
inventés dans le monde et en Afrique même.

Dans le prolongement de l'analyse des rapports de l'écriture et le système interne de la langue, Zadi pose
le problème de l'arbitraire lié au signe linguistique, ainsi que le problème du support de la parole dans les relations
entre l'écriture et le système de la langue.
21

Au terme de l'analyse de ces différents points, Zadi conclut avec le philosophe béninois
Paulin Hountondji que le vrai problème n'est pas tant de dilater ou de contracter à souhait le
concept d'écriture, mais de savoir si l'écriture et le langage tambouriné sont rigoureusement
équivalents ou jouent le même rôle et produisent les mêmes effets dans l 'histoire de la Culture 1

En réponse à cette problématique, Zadi écrit que la pratique de l'oralité est un choix
délibéré des peuples africains anciens. L'auteur reconnaît que cette oralité, eu égard à son mode
de conservation du savoir, est en partie responsable du retard qu'accuse aujourd'hui l'Afrique
Noire dans le domaine particulier des sciences exactes et dans ses rapports avec les autres grandes
civilisations du monde.
Mais à dire cela, il s'agit pour Zadi de situer l'oralité dans son contexte de vérité
historique et non de la discréditer ou de la mépriser, car l'oralité n'est pas que le mode de
conservation du savoir. Pour lui, au contraire, l'oralité est une expérience rare dans le monde
d'aujourd'hui et qui est passionnante et pleine d'enseignements en tant qu'expérience de relations
entre les hommes.
L'oralité pour Zadi, est un trésor dans le contexte historique qui est celui des Africains
d'aujourd'hui. C'est là tout l'intérêt que l'auteur accorde à la tradition orale comme choix de
culture, répondant aux nécessités du moment d'un peuple. C'est sur la base de cette opinion que
Zadi appelle les intellectuels à une analyse sans complaisance de cette tradition orale dans ce
qu'elle peut encore apporter en enseignement pour l'édification d'un avenir africain. C'est ce
contexte qui informe les critiques de l'auteur contre les thèses sur le langage tambouriné comme
système scriptural. C'est sur les mêmes bases qu'il critique les thèses de Jahn sur les raisons du
maintien de l'oralité, critiques qui constituent la seconde étape de notre analyse des réajustements
méthodologiques.
A propos de la thèse écologique par laquelle l'ethnologue allemand Janheinz Jahn tente
de justifier l'absence d'écriture graphique sur le continent, en insistant, d'une part, sur le caractère
dévastateur du climat tropical et de certaines espèces d'insectes rongeurs, et, d'autre part, sur la
rareté de la pierre et de son caractère friable, Zadi pense que si cette thèse n'est pas dénuée de
tout fondement, il reste, dit-il, qu'il s'agit là d'un argument assez faible. A la thèse climatique,
Zadi opposera la diversité des climats sur le continent africain qui eût permis, dans les zones
tempérées, au moins, de voir s'imposer une écriture.
Quant à la thèse de la fragilité des supports de l'écriture que sont la pierre, le papyrus et le
cuir tanné, Zadi fait remarquer que toute l'histoire des supports graphiques est finalement
l'histoire d'expérimentation de matériaux divers avant de parvenir au choix du papier actuel?
l'important message à livrer - la parole donc - dans son cerveau et possédant une technique (et non un système de
signes), l'autre offrant ses facultés vibratoires, qu'il faut pour que soit libéré le message que les sages destinent
aux générations successives. Que dans ces conditions vienne à disparaître le batteur, le ventre du tambour restera
vide. désespérément vide parce qu'il n 'ajamais rien contenu. (P. 243).

1 P. Houtondji, cité par Zadi Zaourou. - La parole poétique. Op. Cil. P. 247.
2 Zadi relève que partout où l'écriture a pu naître et s'imposer, divers matériaux ont été expérimentés, parmi
lesquels, il cite la pierre, l'ivoire, l'os, le fer, le bronze, les carapaces de tortue. Certains des matériaux tels l'ivoire,
l'os, l'ivoire et le verre que les Africains savaient travailler depuis des siècles, dit Zadi, ne peuvent passer pour des
matériaux fragiles. Quand au fer, fait remarquer l'auteur, il se fabriquait depuis plus de 2000 ans au centre du
Nigéria. En appui à sa réflexion, Zadi cite deux témoignages: le premier, de Charles Higounet, fait état de ce que
23

L' Mrique, dit l'auteur, n'aurait pas été dans ce cas-là, la première et la seule expérience au
monde.
Zadi montre par cette dernière analyse qu'à un moment donné,
les conditions
intellectuelles et matérielles étaient bien réunies pour que naisse l'écriture en Mrique, pourtant,
constate-t-il, l'écriture, bien qu'elle ait existé, ne s'est pas développée. Pour Zadi donc, les raisons
profondes du maintien de l'oralité sont à rechercher ailleur
Le second argument de Jahn à propos du maintien de l'écriture est celui où le savant
allemand affirme que l'écriture comme moyen de conservation n'est qu'une fonction secondaire,
sa fonction principale, dit-il, était la fonction de communication. Dans ce domaine, soutient Jahn,
les Mricains ont développé les ressources du tambour qui surpassaient ce qu'on connaissait de
mieux dans ce monde.
Zadi exprime son accord avec la fonction première de l'écriture, évoquée par Jahn. Mais il
pense qu'accréditer cette thèse signifierait que les Mricains ayant inventé, dans la conjoncture
historique de l'époque, ce qu'il y avait de mieux à inventer dans le domaine de la communication,
n'éprouvaient aucunement le besoin de s'embarrasser outre mesure, de la recherche d'un moyen
de conservation de leurs connaissances.
Zadi pense, lui, que si les Mricains ont ressenti les besoins d'une communication efficace et
surtout rapide, ils se sont également préoccupés de la conservation des connaissances. L'auteur
évoque en cela, le soin particulier apporté à la formation des griots et des batteurs. Pour lui, il
s'agit dans ces deux cas de confier à la mémoire et à elle seule, de conserver sans défaillance les
textes dont le passage à la postérité est jugé indispensable.
Pour lui donc, les thèses de Jahn, aussi séduisantes quelles soient, ne résistent pas vraiment
à l'analyse. Il pense que la question du maintien de l'oralité est une question fort complexe dont
l'étude exigerait une analyse complète des structures politiques, économiques et culturelles de la
société africaine.
Pour l'auteur, en effet, l'oralité qui est une institution, ne saurait être analysée en dehors
des autres institutions auxquelles elle s'intègre pour que se précisent la forme et le contenu du
système social de l' Mrique Noire. A défaut de ne pouvoir, dans le cadre de la problématique qui
est la sienne, entreprendre une telle étude, Zadi propose quelques éléments d'analyse. Mais ce qui
retient notre attention après que l'auteur eut critiqué les différentes prises de position à propos de
la tradition orale, dont celle de Jahn, c'est son analyse de la tradition orale elle-même, qui
débouche sur une définition du concept.
L'oralité, dira Zadi, est un fait de civilisation, un choix culturel. Il écrit à ce propos:
L'oralité ce n'est pas seulement le fait de communiquer avec l'autre au
moyen de paroles non écrites. L'oralité c'est aussi et surtout un ensemble
tous les papiers utilisés au Moyen-Age à base de lin et de chanvre avaient le défaut de la fragilité. Les peuples, dit
Zadi, s'en sont bien servis, en attendant mieux.
Le second témoignage est celui des historiens de l' Mrique qui, selon Zadi, soutiennent tous que beau-
coup de lettrés noirs dans bon nombre de pays islamisés d' Mrique Noire, détiennent de très anciens manuscrits
arabes qui, dit-il, sont parvenus jusqu'à nous, grâce aux soins minutieux des générations qui se sont succédé dans
ces familles.
24

d'institutions visant à instaurer entre les membres du groupe social un type
particulier de rapports (rapports communautaires) , un style de relations et de
vie (éthique communautariste) , un art d'aimer la terre des ancêtres, le pays
'intégration posiüve de l'intérêt collectif'. L'oralité, c'est toute une vision du
monde, tout un art de servir la cité pour le bien de tous. 1
La tradition orale, dira-t-il, plus tard, est tout à la fois une institution, un contenu et un
style.
Par cette définition, Zadi donne au concept de tradition orale un contenu nouveau qui ne
le confine plus seulement, comme bien des définitions de ce même concept l'ont fait auparavant,
aux limites de la communication verbale, mais en fait un art de vivre dans un contexte
communautaire, avec ce que cela suppose de productions culturelles, artistiques et littéraires. La
tradition orale apparaît dès lors comme un ensemble opaque à interroger pour déterminer dans
quelle mesure, en tant que totalité, elle a pu imprimer ses marques propres aux activités
auxquelles elle donne naissance. C'est sous ce rapport que la tradition orale s'envisage aisément
dans ses relations avec une activité productrice telle que la poésie négro-africaine d'expression
française, autres concepts que nous allons, dans les chapitres suivants, analyser, en attendant plus
tard, d'examiner le résultat de leur imbrication.
\\ Zadi Zaourou. La Parole poétique dans la poésie africaine. Op. Cit. P. 258.
25

26

1. L'état de la question
L'histoire des Noirs d'Afrique a connu un épisode tourmenté, marqué par la traite négrière
qui transplanta sur les terres d'Amérique, plusieurs millions de Noirs pour la culture de la canne à
sucre, du coton, du tabac, du café...
Quatre cents ans après ce départ, se pose la question du rapport de ces Noirs, dans le
domaine culturel, avec ceux restés en Afrique.
Cette situation a conduit les critiques à désigner les productions littéraires et artistiques
des Noirs de l'Afrique et ceux de la diaspora sous la mention négra- africain, fondant tous les
Nègres dans une même unité culturelle. Les critiques sont ainsi amenés à parler de culture, de
littérature ou de poésie négra-africaine.
Mais, de plus en plus, la mention négra-africain pose problème, car elle est de moins en
moins tolérée. En effet, certains Noirs de la diaspora, les Antillais tout particulièrement, voient
dans l'emploi d'un tel concept, une tentative des Africains de récupérer leur culture. Ces Noirs
défendent l'idée d'une entité culturelle antillaise autonome et distincte de l'Afrique.
La question se pose donc de savoir si à l'heure actuelle, la caractérisation négra-
africain se justifie ou pas. En d'autres termes, existe-t-il aujourd'hui, une unité culturelle et
littéraire du monde noir qui permette de parler d'une littérature ou d'une culture négro-
africaine? Le concept négra-africain conserve-t-il encore quelque pertinence?
Il s'agit là d'un problème important qui se situe au coeur de notre sujet et que nous ne
pouvons, de ce fait, pas éluder. Ce chapitre trouvera donc dans l'urgence de ce problème toute sa
motivation.
Les réactions sont venues de partout, des Antilles surtout, de l'Europe, mais aussi de
l'Afrique, aussi passionnées les unes que les autres, mise à part l'opinion des Africains qui a
toujours été, en la matière, fort modérée.
Nous exposons chacune de ces réactions en commençant par les positions défendues par
les Noirs de la diaspora.
lI! La controverse
1. Autour du concept de paésie négra-africaine: le point de vue de la
diaspora noire.
27

a. Le concept négro-africain selon Maryse Condé.
Maryse Condé, dans l'introduction à son ouvrage intitulé Civilisation du bossale, pose bien
le problème lorsqu'elle écrit à propos des nègres transplantés sur le sol américain:
On ne pense pas que placé dans des conditions nouvelles et radicalement
différentes, l 'homme noir ne s'est pas borné à répéter ce qu'il savait déjà
comme l'abeille qui se répète depuis l'Antiquité, mais qu'il a créé de nouvelles

formes de civilisations. 1
Ce point de vue, Maryse Condé va le reprendre au cours d'une table ronde à la
télévision ivoirienne,2 mais cette fois à propos des rapports de l'Antillais avec l'Afrique, le
continent d'origine. Elle dira:
Je découvre mon ongzne, mais en même temps, je m'aperçois que,
toutefois, à cause de mon histoire, de mon passé, je suis subtilement différent.
Avant toute analyse, examinons le point de vue d'Anthony Phelps.
b. Anthony Phelps et le concept négro-africain
Anthony Phelps, poète et romancier haïtien, exprime son opinion sur la question lors du
congrès mondial des littératures de langue française qui s'est tenu à Padoue, en Italie, en 1983. 3
Phelps pose, comme on ne l'a jamais fait aussi clairement, la question de l'unité culturelle
nègre. Dans une communication qu'il intitulait Littérature négro-africaine d'Amérique: mythe ou
réalité?, Phelps y dénonçait ce qu'il croit être une attitude partiale des critiques devant les
productions littéraires et artistiques des Noirs de la diaspora, en affublant ces productions d'un
préfixe qui disparaît, dit-il, lorsqu'il s'agit des autres peuples, eux aussi, émigrés comme les
nègres aux Etats-Unis d'Amérique.
On est donc amené, selon l'auteur, à parler de littérature négro-africaine d'Amérique
pendant que personne ne songe à parler de littérature
leuco-européenne d'Amérique
qui
désignerait les productions québecoises.
Après avoir ainsi dénoncé l'attitude de discrimination des critiques, Phelps vient sur cette
base à s'élever contre le fait que lui, nègre de la Caraïbe, on l'invite à ce congrès, en tant que
négra-africain et à parler par conséquent de la littérature négro-africaine d'Amérique:
1 Maryse Condé. La Civilisation du bossale. Paris: Ed. L'Harmattan, 1978. P. 7.
2 Cette table ronde qui a eu lieu au Centre Culturel Français, le 5 décembre 1984 a été reprise à la télévision
ivoirienne de Côte d'Ivoire. en Janvier 1985.
3 Anthony Phelps. « Moi, n'ègre d'Amérique. »In Notre Librairie. nO 74, 1984, pp53-59.
Initialement, cette communication était intitulée: Littérature négro- africaine d'Amérique: mythe ou réalité?
28

ne voilà-t-il pas que moi nègre de la Caraibe, donc américain, neuf,
original, autre, je reçois une invitation à participer à un colloque mondial sur
les littératures de langue française et à présenter une communication sur la
littérature négra-africaine .dans les Antilles.

Il va donc réagir à cette nouvelle étiquette en ces termes :
Je ne me savais pas un écrivain négra-africain. L'Afrique: connais si mal. Ne
suis allé qu'au Nigéria. Pour 21 jours seulement.
Ce rejet de l'Mrique va s'accompagner d'une affirmation de son appartenance
haïtienne et des contraintes que cela lui impose:
Haut, dans ce pays d'Amérique dont je suis orzgznaire et qui continue
d'alimenter mon écriture créatrice, il existe un dicton qui s'appliquerait à mon
cas: nommer un chiot d'un nom illustre équivaut à le condamner à mort. Il

m'est déjà difficile de m'expliquer et de créer valablement dans une langue
d'emprunt, bien que l'ayant sucée à la mamelle,' il m'est prouesse de lui
casser sa syntaxe ainsi lui dictant tout rythme mien,' ce m'est si pénible vertu
que de résister à la magie de cette langue, me préservant de ses pièges et
chausses - trappes culturels, politiques, philosophiques,' c'est épuisante
victoire de réussir, en utilisant, pliant la langue de l'autre, à me dire tel que je
suis, établissant ainsi nos différences à travers un même véhicule! Alors, me
voir, encore une fois, perçu par l'autre sous une fausse identité, me voir en
dépit de quatre siècles d'Histoire, étiqueté, nommé, baptisé par l'autre d'un
nom sans contenu aucun sinon simplement commode pour le nommeur, mot
passe-partout, fourre-tout: alors me voir obligé chaque fois de me représenter
tel que je suis, tel que je me suis nommé selon MON PROPRE ETAT CIVIL
(sic), être obligé de m'introduire auprès de vous en faisant appel à ma

généalogie, c'est, vous le reconnaîtrez avec moi, chose suprêmement irritante.
Au terme de cette longue explication, comme si on ne l'avait pas assez compris, Phelps
insiste:
Ainsi donc, de nouveau, je me trouve dans l'obligation de répéter pour
la mille et unième fois: Moi Nègre d'Amérique, je ne suis pas un écrivain
négra-américain. Je ne suis pas un écrivain afro-américain. Il n'existe pas de
littérature négra-africaine en Amérique. Il n'existe pas de littérature afro-
américaine. Nous Nègres du Nouveau Monde, nous ne sommes pas des

Africains en exil en Amérique. Iln 'est donc pas question que nous soyons des
écrivains affublés de préfixes.

Et l'auteur de s'interroger:
Le Nègre d'Amérique ne peut-il être musicien, religieux, danseur, poète,
dramaturge, etc.
que grâce à un préfixe? Autrement dit, le Nègre serait-il
atteint d'une incapacité sui generis, le rendant inapte à se faire des racines
dans un lieu inconnu où il est obligé de vivre? Le Nègre serait-il dans
l'impossibilité de dépasser, dominer, maîtriser ce lieu inconnu. ? Le Nègre
29

serait-il incapable de s'adapter à un
nouvel environnement et, parce que
Nègre, il ne pourrait pas inventer, tout comme le blanc, une langue, des
religions, une nation, une culture propre essentiellement différentes de celles
de ses arrières, arrières, arrières grands-parents africains?

Cette attitude de l' Mrique à l'égard de la diaspora noire apparaît aux yeux de Phelps
comme une attitude impérialiste qui tend à faire de l' Mrique le juge des productions artistiques et
littéraires des Antilles :
Je vois mal pourquoi il faille obtenir le parrainage de l'Afrique, une Afrique
mythique. S'agirait-il d'une nouvelle forme d'impérialisme?
Phelps conclut sa réflexion en invitant les uns et les autres à le considérer tel qu'il
est, c'est-à-dire:
tel que je me suis nommé selon mon état-civil ,. vous me feriez grand plaisir
en voyant en moi un écrivain AMERICAIN, un écrivain caraibéen, un écrivain
haitien ou, plus simplement, plus humainement: ni Noir, ni Blanc, ni Rouge, ni
Jaune: un poète, tout court.
c.
Critique de la position de Phelps
Le point de vue d'Anthony Phelps recoupe pour l'essentiel celui de M. Condé. C'est
donc à Phelps que nous allons nous intéresser principalement; la pensée de Condé trouvera
dans
certaines de nos opinions, la réponse aux problèmes qu'elle soulève.
Phelps, en parlant de la parenté culturelle entre le Noir d' Mrique et celui des Caraïbes
comme le lieu d'élaboration d'un mythe, n'en crée pas moins lui-même un mythe, celui de
l'Antillais sans racine d'aucune sorte, sans lien aucun avec ce qu'il appelle lui-même ses arrières,
arrières, arrières grands-parents africains.
Phelps cherche à imposer à l'inconscient collectif antillais, une nouvelle structure mentale
qui viendrait se substituer à la structure mentale en place. Ceci reviendrait à effacer dans l'esprit
antillais, tout souvenir de l' Mrique. En nourrissant un tel projet, Phelps ne nourrit qu'une position
idéologique. L'auteur a tout à fait le droit d'agir de la sorte, et nous n'aurions levé la moindre
contradiction, si par certaines de ses affirmations, il ne tendait pas à falsifier l'Histoire.
Dans toute sa communication, Phelps s'est employé à nier toute africanité à la culture
antillaise sans jamais vraiment le prouver. Lorsqu'il pense que quatre cents ans suffisent pour
abolir toute parenté culturelle entre Mricains et Antillais, nous pensons qu'il s'agit d'un argument
bien mince et qui, à la limite, n'en est pas un.
Phelps rejette la notion d'unité culturelle nègre, non pas à partir de l'observation du
comportement culturel de l'Antillais, mais à partir du fait que les autres peuples, comme les
Antillais, venus peupler l'Amérique, ne se sont pas vus adjoindre des préfixes.
Après une analyse de la pensée de l'auteur, une première question s'impose: sommes-
nous en droit de penser que le seul fait de l'intégration sociale du Noir dans la société américaine
réglerait tous les problèmes d'ordre culturel? C'est-à-dire que le Noir en oublierait, par exemple,
30

le vaudou ou les rythmes qui marquent sa musique? Si le problème social auquel le Noir est
confronté en Amérique peut se résoudre totalement à partir d'une reconversion des mentalités, en
est-il de même pour le problème culturel que pose Phelps ? Il est, en tout cas, permis d'en douter.
Il ne peut en être ainsi, car le fait culturel relève de ce que l'individu a de plus intrinsèque, de
moins corruptible. Les quatre cents ans de souffrance dont parle Phelps n'ont, au contraire, eu
l'effet que d'affermir la foi du Haïtien dans le vaudou par exemple, sur un continent américain où
le rationalisme est érigé en dogme.
Le temps n'a jamais constitué une menace vraiment seneuse pour la culture. Il
appelle tout juste la culture à des adaptations nécessaires, mais sans que celle-ci perde rien de ses
caractéristiques essentielles. Les particularismes régionaux qui s'expriment en Europe, continent
qui a pourtant procédé à l'intégration nationale depuis des siècles, montrent encore une fois que
l'argument temporel n'est pas de taille. Sim Copans, à ce propos, faisait remarquer que le Noir en
Amérique a pu résister pendant trois siècles et demi, grâce à sa musique, à l'hostilité vive de
l'Amérique blanche:
Mais n'est-ce pas une forme réelle de protestation d'avoir su, pendant
plus de trois siècles et demi, exprimer son humanité, affirmer sa dignité dans
sa musique au sein d'un monde blanc hostile 'l1
Plutôt donc que de poser de manière très empirique la question du temps, le problème,
nous semble-t-il, est celui-ci: moi, Antillais d'aujourd'hui, dont les parents ont été transplantés
depuis quatre cents ans en Amérique, reste-t-il encore en moi, des traits de la culture africaine qui
justifient la mention négro-africain? En d'autres termes, la personnalité culturelle que j'assume
aujourd'hui est-elle assez personnalisée pour affirmer son autonomie cu1turelle, par rapport à
l'Afrique?
Cette question dès lors qu'on la pose, appelle des réponses techniques, fondées sur un
relevé typologique objectif qui doit permettre de conclure à la parenté ou non des deux milieux
culturels. Rien de tout cela chez Phelps qui se répand plutôt en effusion de foi.
Le problème n'est pas celui de savoir si en quatre cents ans, l'Antillais n'a pas été capable
d'inventer une nouvelle forme culturelle. Ce problème est sans objet, car le monde entier
reconnaît que les Noirs de la diaspora ont eu le mérite d'avoir créé dans les conditions
extrêmement pénibles qui étaient les leurs, et peut-être même à cause de ces conditions, des
cultures originales et vivantes mais... mais avec un levain bien africain. On avait en son temps
donné de l'esclave noir américain, une image tout à fait déformée qui tendait à faire de lui un
esclave docile et passif. Cette imagerie s'est désintégrée depuis. Il y avait bel et bien une
résistance collective, finement organisée autour du blues et du négro-spiritual. Voici ce qu'écrit
Jones Leroi à ce propos:
La musique religieuse noire a toujours contenu un élément de protestation.
Leurs chants parlaient de liberté, quoique le plus souvent exprimés dans le
langage métaphysique de la Bible, mettant à leur place les Hébreux, pour
tromper le maître. 2
1 Sim Copans. « Une Epopée tragique: blues et negro-spirituals ». ln Notre Librairie, 77,1984, p. 18.
2 Jones Leroi. Musique noire. Paris: Buchet- Chastel, 1969, p. 207.
31

Et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres. Le mythe du nègre-marron n'est pas
né du néant.
Nombre d'auteurs dont Lawrence W. Levine mettent l'accent sur le fait que cette vague
de protestation communautaire va donner naissance, sur le socle de l'exploitation et de l'injustice
raciales, à une culture :
Les Américains noirs ont forgé et nourri une culture sur le dur rocher de
l'exploitation et de l'injustice raciales, sociales, économiques, une culture
riche et expressive dans laquelle ils ont exprimé leurs sentiments, espérances et
~
1
reves
La question culturelle donc ne se pose pas vraiment. La formuler dans le sens où le fait
Phelps ou Condé, c'est nier que les rapports de production puissent influencer et forger leur
propre superstructure. Des cultures sont ainsi nées qui ont pu s'imposer. Mais le problème se
pose plus sérieusement à l'Antillais à propos de son origine. Sim Copans dit à propos de la
musique noire d'Amérique:
Son origine pose toute une série de questions qui sont loin d'être résolues:
quel est l'apport africain? Quel est l'apport de la culture blanche dominante?
La plupart des musicologues acceptent comme primordiale l'influence de la
musique (surtout des rythmes) africaine.
2
A propos d'une objection possible au sujet des rapports entre les esclaves et la culture
blanche dans la détermination de l'origine de la culture noire américaine, Copans fait remarquer:
Bien entendu, il n'existait pas de frontière hermétique entre les esclaves et
la culture blanche, surtout dans le cas des esclaves attachés comme
domestiques à la demeure du maître. Mais ceux-ci ne représentaient guère que
5 % des esclaves adultes. D'ailleurs tout fut mis en oeuvre pour que l'esclave
reste une bête du travail et les innombrables restrictions du code noir firent de

lui un véritable prisonnier dans la plantation.. Apprendre à /ire ou à écrire à
un esclave était considéré comme un crime dans la plupart des Etats du Sud. 3
Le seul et vrai problème à se poser à propos de la culture est celui de son autonomie.
Phelps, d'autre part, accuse l'Afrique d'impérialisme, c'est-à-dire de vouloir s'annexer la
culture antillaise.
Nous craignons que cette accusation ne soit grossière et fantaisiste, car il n'a jamais
été dans les visées de l'Afrique de vouloir imposer, encore moins de revendiquer une culture
antillaise. Ici également, les faits prouvent à l'évidence qu'il n'en a jamais rien été. D'abord
l'Afrique n'a jamais posé un acte qui visait la récupération des Noirs de la diaspora. Dans le cas
présent, les conditions objectives d'un impérialisme sont remplies, mais pas les conditions
subjectives. Puis, bien souvent, les Africains ont été à l'école des Noirs de la diaspora. Les
rapports de l'Afrique avec la diaspora noire étaient très fraternels. Sur le plan politique, on sait le
1 Lawrence W. Levine, cité par Sim Copans, Op. Cil. p. 18.
2 Sim Copans. Op. Cil. p. 18.
3 S. Copans. Op. Cil. P. 19.
32

rôle joué par des Antillais tels que D'Arboussier ou Damas. Damas a bien conduit la commission
ayant enquêté sur les massacres en Côte d'Ivoire. Aucun chef d'Etat africain n'a jamais tenté de
s'annexer sous quelque forme que ce soit, la diaspora noire; au contraire, des Antillais sont venus
en Afrique et ont collaboré avec des gouvernements africains. On se souvient de Du Bois au
Ghana de Kwamé N'krumah. On le voit, il n'y a trace, nulle part, d'impérialisme.
L'Afrique est plus simplement le continent d'origine de la culture nègre qui
s'exprime en Haïti et aux Antilles. C'est de cette antériorité africaine que rendent compte les
préfixes afro et négro. De tels préfixes ne se justifient pas lorsqu'il s'agit des Blancs, car la
culture blanche qui est la culture dominante ne fait que prolonger la culture européenne dont elle
est l'émanation. Bien sûr que cette culture blanche se spécifie, mais elle n'en présente pas moins
les caractères de la civilisation occidentale.
Cette situation n'est pas celle de la culture noire américaine qui relève, à l'origine, d'un
milieu culturel hétérogène appartenant à une autre aire de civilisation. Les mentions afro et
négro signifient que la culture des nègres de la diaspora est la résultante de deux civilisations. La
mention négro renvoie au facteur racial certes, mais en tant que facteur de rencontre, d'unité et
de cohésion de peuples divers vivant des espaces différents. Il indique donc le caractère composite
de la culture qu'assument tout à la fois, les Noirs de la diaspora et ceux du continent. Et puis, les
Noirs de la diaspora eux-mêmes, n'ont-ils pas fondé la naissance de ces préfixes? William Du
Bois et d'autres après lui, parlaient de la renaissance nègre. Face à une Amérique blanche
profondément raciste, Du Bois a bien dit:
Je suis nègre! et je me glorifie de ce nom;
je suis fier du sang noir qui coule dans mes veines.
Refuser la mention négro et toutes les autres qui ont servi à marquer l'origine de la
culture noire américaine, c'est nier une influence quelconque de la culture africaine en Amérique.
Ce serait là une falsification grossière de l'histoire. Les caractéristiques négro - africaines sont
d'abord et avant tout, des caractéristiques africaines. C'est là une vérité historique.
Mais dire que les caractéristiques négro - africaines sont avant tout africaines, ne
signifie nullement un droit de regard de l'Afrique sur les productions artistiques et littéraires
antillaises. Comment est-ce cela possible? Cela signifie plus simplement qu'Africains et Antillais
s'inspirent de la même matrice culturelle dans le cadre d'une même civilisation qui s'est forgée en
Afrique.
Phelps et Condé savent fort bien que les Africains, non plus, ne se sont pas bornés à
répéter les schèmes culturels initiaux, dans la mesure où la culture qu'ils assument aujourd'hui a
connu bien des évolutions.
Nous doutons fort que Phelps n'ait pas compris cela. Il convient, pensons nous, de ne
voiler la face à personne. Le but inavoué de l'auteur en reniant la parenté culturelle africaine est
de pouvoir se rapprocher le plus possible de la culture européenne et singulièrement de la culture
française. Phelps ne tente-t-il pas de ressusciter la vieille langue française avec toutes ses
tournures archaïsantes, indiquant par là, ce qui lui semble ses origines vraies? Il m'est prouesse
de lui casser sa syntaxe ainsi lui dictant tout rythme mien,
écrit-il. On est loin de la syntaxe du
créole et du combat que mènent pour se réhabiliter, bon nombre d'intellectuels antillais.
33

Cette attitude de Phelps traduit bien la contradiction dans laquelle se débattent
certains Antillais, entre leur désir de défendre et d'illustrer la culture française ou américaine et le
boulet de la culture dominante qui affirme ses origines africaines. Face à cette contradiction
irréductible, on tente de confier à l'idéologie ce que la volonté politique ne peut réussir. On
comprend dès lors que Phelps se détourne des voies d'analyse scientifiques dont le verdict déjà
connu, s'annonce désastreux pour lui.
En attendant de revenir à Phelps plus tard, au moment où nous donnerons notre
position à propos du concept négra-africain, laissons d'autres opinions s'exprimer sur ce même
concept.
2/ Autour du concept de poésie négro-africaine: le point de vue des Africains et
africanistes.
al Le point de vue des africanistes

Lylian Kesteloot et la mention négra-africain
Kesteloot s'est beaucoup intéressé à la question. Elle le prouve à travers deux ouvrages
qu'elle a publiés et qui tous les deux en font le tour.
Le premier ouvrage, 1 issu d'une thèse de doctorat convie à deux types de
réflexions: la première, sur les sources de la littérature négra-africaine d'expression française,
la seconde, sur les influences que cette littérature a subies. Au terme d'une longue analyse,
Kesteloot conclut en ces termes sa réflexion:
A l 'heure où le continent africain se réveille et réclame sa liberté, il est
temps de reconnaître que les écrivains noirs de langue française forment un
vaste et authentique mouvement littéraire.
2
Cette originalité, selon elle, se reconnaît à des traits distinctifs:
L'abondance et la qualité des oeuvres, la diversité des styles et des
genres, l'incontestable originalité des tempéraments. Tout nous invite à
considérer les auteurs néo-africains comme les créateurs d'une
nouvelle
école littéraire. 3
4
Ces opinions, Kesteloot les réaffirme de manière plus précise dans son anthologie ,
le second des deux ouvrages que nous évoquions ci-dessus. L'auteur met un accent particulier sur
le mot nègre, à propos duquel elle s'explique:
1
Lylian Kesteloot. Les Ecrivains noirs de langue française: naissance d'une littérature. Bruxelles: Ed. de
l'Institut de Sociologie, 1971.
2 L. Kesteloot . Op. Cil. p. 18.
3 Ibid. p. 18.
4 L. Kesleloot. Anthologie négra-africaine. Verviers: Marabout Université, 1976.
34

Pourquoi avons-nous adopté le titre d'anthologie négro-africaine pour
présenter des oeuvres tant orales qu'écrites (..) propres aux hommes noirs
d'origine africaine?
Kesteloot poursuit:
Pourquoi ne parlons-nous pas de littérature nègre ou mieux de littérature
africaine. Et pourquoi 5pécifie-t-on la race ? A-t-onjamais parlé de littérature
blanche ou jaune ?
Elle répond :
Négro-africain indique une nuance géographique mais qui est aussi une
référence culturelle importante: il ne s'agit pas des Noirs de Malaisie ou de
Nouvelle-Guinée. Mais bien de ceux d'Afrique qui ont, au cours des siècles,
développé une civilisation bien particulière que l'on reconnaît entre toutes.
Nous considérons donc la littérature négro-africaine comme manifestation et
partie intégrante de la civilisation africaine. Et même lorsqu'elle se produit
dans un milieu culturellement différent, anglo-saxon aux USA, ibérique à Cuba
et au Brésil, elle mérite encore d'être rattachée à l'Afrique tant le résu!Lat de

ces métissages conserve les caractères de l'Afrique originelle.
Le temps a passé depuis que Kesteloot a tenu ces propos. A l'occasion de ce
travail, dans une correspondance enregistrée au magnétophone en date de mars 1986, nous lui
avons demandé de repréciser ses vues sur la question. Voici ce qu'elle a répondu:
Oui, malgré le temps, je continue à garder cette idée. Qu'on le veuille ou
non, la civilisation négro-africaine est dominée par l'Afrique, c'est-à-dire son
lieu d'origine. La mention négro-africaine est une mention qui contient
l 'historicité de cette aventure qu'a été l'aventure des Noirs

américains de
l'Afrique à l'Amérique. Les caractéristiques négro-africaines sont aussi des
caractéristiques spécifiquement africaines d'abord. Qu'elles se modifient en
arrivant en Amérique, c'est certain. Ce
17 'est pas un problème d'échelle de
valeur. Peut-être que le jazz par exemple, est une formation noire américaine
de la musique qui peut être supérieure à des productions qui sont
traditionnelles, rurales, en fait, populaires, mais peu importe. L'idée négro-
africaine est d'abord une idée historique. Les Noirs d'Amérique sont héritiers
de cette tradition, quitte à la modifier comme ils veulent, bien entendu, cela

n'enlève en rien leur liberté. C'est simplement un rappel de ce que eux-mêmes
ne nient pas, c'est-à-dire leur rattachement culturel physique, historique à
l'Afrique Noire.

Par sa position, Kesteloot se démarque très nettement des points de vue de Phelps.
Elle en prend même le contre-pied. Pour elle, la mention négro-africain a tout son sens dans le
35

contexte où
on l'emploi. L'interrogation qu'elle formule à cet égard est fort édifiante: Qui
niera, par exemple, l'africanité du jazz ou des rythmes cubains ?i

Janheinz Jahn et la mention négro-africain
L'Allemand Janheinz Jahn n'intervient pas directement dans le débat, à la
différence de L. Kesteloot. Il pose plutôt, lui, le problème d'une dénomination plus appropriée de
l'Afrique. Il trouve, à ce propos que toutes celles qui ont été employées jusqu'à maintenant sont,
soit impropres, soit inadaptées. Si, cependant, lahn trouve sa place dans ce débat, c'est du fait
que le problème de la dénomination a, d'une certaine façon, partie liée avec le concept négro-
africain.
Pour Jahn, en effet, le problème ne s'est jamais posé de savoir si les Noirs d'Afrique et
ceux de la diaspora constituent un même ensemble culturel ou non. Pour lui, les uns sont
inséparables des autres. Voici ce qu'il en dit, parlant de l'usage incommode du terme Afrique
Depuis quelques siècles déjà, la culture négro-africaine et l'Afrique noire
ne se superposent plus (..). Si l'Afrique noire ne s'est pas étendue dans le
Nouveau Monde, par contre, la culture négro-africaine
s y est répandue. 2
Par la manière dont il pose le problème terminologique, Jahn reJolllt
parfaitement notre débat. Pour lui, il s'agit de trouver une terminologie plus appropriée qui
résolve le problème de la mention raciale et permette ainsi de désigner cette forme culturelle
spécifique sans trop de tourment.
L'ethnologue allemand explique pourquoi pour lui, l'Afrique Noire et la culture négro-
africaine ne se superposent plus:
Les oeuvres littéraires ne se laissent répartir que d'après les styles .. plus
précisément d'après une analyse phénoménologique du style.. analyse qui
laisse à chaque oeuvre son originalité, mais qui permet de situer, en partant de
ses schèmes

idéaux, littéraires et formels de pensée et d'expression en
conformité avec des oeuvres aux structures identiques. 3
Jahn, en reconnaissant les traits communs au style qui caractérise l'oeuvre africaine et
celle des nègres de la diaspora, justifie l'unité culturelle nègre. Il rejoint par là Kesteloot. Tant
pour lahn que pour Kesteloot, on est tout à fait en droit de parler d'une unité culturelle nègre qui
légitime, à son tour, l'usage de la mention négro-africain. Mais pour Jahn le problème se pose
sur le plan d'une terminologie capable de traduire de façon plus appropriée cette unité culturelle
et qui surtout ne privilégie pas la race, mais la culture.
bl La position des Africains
La caractéristique négro-africain n'a pas vraiment mobilisé les intellectuels africains, de
sorte qu'aujourd'hui, à notre connaissance, il n'existe pas de points de vue organisés qui analysent
1 L. Kesteloot. Anthologie négra-africaine. Verviers. p. 5.
2 1. Jahn. Manuel de littérature néo-africaine: du XVIè siècle à nos jours, de l'Afrique à l'Amérique. Paris: Ed.
Resma, 1960, p. 14.
3 J. Jahn. Ibidem p. 16.
36

cette mention, à la manière d'un Anthony Phelps. Mais dans leurs différents travaux dont le but
n'était pas de s'intéresser à la question, ils ont, cependant, fait part de réflexions dont se dégagent
quelques opinions, somme toute, assez divergentes.
Bernard Zadi Zaourou, concluant une longue étude qui visait à montrer la parenté
possible entre Aimé Césaire et un poète de tradition orale africaine, dans son Césaire entre deux
cultures, fait remarquer que si l'essence de la poésie est la même partout, dans le monde, la
différence, vient, cependant, de l'attitude que les uns et les autres affichent face au monde
extérieur et face à la vie. C'est parce qu'il en est ainsi, écrit-il, qu'Aimé Césaire bien que grand
lettré de la culture française est d'abord et surtout un produit du monde noir, et plus proche

d'un Dibéro que d'un Breton. J
Tout en reconnaissant une certaine influence de la culture française sur l'oeuvre littéraire
de Césaire, Zadi affirme la primauté de la culture africaine sur le poète martiniquais. Pour lui
donc, implicitement, la notion de négro-africain se justifie.
Senghor, sur la question, affiche une position parmi les plus tranchées en Mrique. Pour lui
les nègres d' Mrique et ceux de la diaspora forment une même entité culturelle. Cette opinion
transparaît dans toute son oeuvre et surtout dans sa théorie des races. Il écrit:
La constitution psychique chez chaque peuple explique sa civilisation. C'est
en d'autres mots une certaine façon à chaque peuple de sentir et de penser, de
s'exprimer et d'agir. Et cette certaine façon
(..) est la symbiose des influences
de la géographie et de l 'histoire, de la race et de l'ethnie. 2
Senghor, on le voit, identifie race et civilisation. Cela revient à dire que pour lui, à chaque
race correspond une forme de civilisation que la race, finalement, ne fait qu'illustrer. Dans ces
conditions, il est permis de penser que pour lui, il est hors de question que les Antillais partis
d' Mrique puissent prétendre créer une civilisation qui soit en rupture avec celle que leur impose
leur structure mentale, c'est-à-dire la structure mentale de la race noire.
L'idée d'une unité culturelle nègre, Senghor la reprend également dans sa postface à
Ethiopiques, en parlant de la question des influences subies par les écrivains noirs:
La vérité est que j'ai surtout lu, plus exactement écouté, transcrit et
commenté des poèmes négro-africains. Et les Antillais qui l'ignoraient (..) les
retrouvaient naturellement en descendant en
eux-mêmes, en se laissant
emporter par le torrent, à mille mètres sous terre .3
Pour Senghor également, le problème de l'unité culturelle nègre ne se pose pas4. Si pour
Senghor également la mention « négro-africain» se justifie, il reste que la démarche par laquelle
il conclut à cette parenté culturelle l'expose à des critiques.
1 B. Zadi Zaourou. Césaire entre deux cultures. Abidjan: NEA, 1978, p. 176.
2 L.S. Senghor. Les Fondements de l'Africanité ou Négritude et Arabité. Paris: Ed. Présence Africaine
3 L. S. Senghor. Comme les lamantins vont boire à la source. In Poèmes. Paris: Ed. Seuil, 1964 et 1973, p. 155-
156.
4 Si Senghor affirme l'unité culturelle nègre, il convient cependant de revenir sur sa théorie de la race. Cette
théorie telle que la défend, en effet, Senghor, enferme l'homme culturel dans un véritable carcan. L'auteur nie
l'influence des conditions déterminantes du mode de production sur l'activité humaine.
37

Barthélémy Kotchy, lui, exprime une position beaucoup plus nuancée. Dans une réponse
qu'il nous a faite sur la question, au cours de l'entretien que nous avons eu avec lui en mars 1986,
il nous faisait remarquer que le concept « négro-africain» se justifiait à un moment donné de la
lutte des Noirs, dans la mesure où cette lutte alliait classe et race, aujourd'hui, il conviendrait,
selon lui, de s'interroger si Africains et Antillais continuent de tenir le même discours à travers
leurs créations littéraires et artistiques. La crainte de Kotchy se fonde sur le fait que l'usage du
concept négro-africain, aujourd'hui, ne vienne installer les intellectuels dans les questions de race
et par là, leur faire perdre de vue l'essentiel, c'est-à-dire le problème néo-colonial qui, selon lui,
engage dans un même destin, non plus uniquement les nègres, mais avec eux, tous les peuples dits
sous-développés.
Puis Ngandu Nkashama, analysant les conditions historiques de la naissance de la
littérature négro-africaine d'expression française, soutient l'idée que si l'unité culturelle nègre
s'est un moment exprimée, les conditions qui fondaient en ce moment-là cette unité ne se sont pas
maintenues aujourd'hui, et qu'à mesure que s'opérait l'évolution dans les différents pays
d'Afrique et des Caraïbes, l'unité nègre s'est peu à peu fondue sous la pression des difficultés
économiques :
... à mesure que les Etats se fondent et se déterminent les uns vis-à-vis des
autres, les liens qui unissaient les Noirs entre eux, en particulier les liens
culturels se dissolvent, s'amenuisent. A tel point que l'écart a fortement grandi
entre les productions littéraires et les créations poétiques des Noirs américains
et les Noirs africains. D'autre part, les points de convergence ne résultent plus

des conditions
culturelles, mais plutôt des éléments
économiques de
l'insertion du Noir vu comme prolétaire, comme opprimé, exploité par une
société blanche, capitaliste,

industrielle,
inhumaine.
C'est pourquoi les
revendications actuelles des Noirs ne se font plus autour des thèmes culturels,
mais autour des besoins économiques. 1

Abou Siril, pour sa part, à propos de la mention négro-africain, s'interroge:
Qu'if s'agisse des réactions à l'environnement,
d'idéologies ou de
structures sociales, et à plus forte raison si on y inclut les Noirs Haitiens,
Cubains, Brésiliens et Américains du Nord, on ne saurait parler d'unité
africaine qu'au prix d'une dangereuse simplification par le moyen d'un
subterfuge un peu simpliste
( . .) Une telle attitude que ne légitime pas l'état
actuel de nos recherches, ne risque-t-elle pas de nous faire manquer l'infinité
des nuances
?2
Nous pensons pour notre part que la forme de civilisation que développe un peuple n'a rien à voir avec la
race, mais se justifie essentiellement par le milieu physique, humain et par les rapports de production. Dès lors
nous disons avec Roger Bastide que le concept Afrique n'est pas une nuance biologique, mais une nuance
culturelle.
Jacques Maquet faisait remarquer à ce propos que race et culture sont des variantes indépendantes, l'une
de l'autre: ce n'est pas, écrit-il, parce qu'on appartient à telle race qu'on parle telle langue, et que l'on pratique
/ 'agriculture. Ce n'est pas, ajoute-t-il, parce que les Africains sont noirs qu'ils ont crée l'africanité.
(cf.
Africanité traditionnelle et moderne, p. 17).
1 Pius N'Gandu N'Kashama. La Poésie africaine de langue francaise(l950-1970) : Eléments d'analyse poétique,
Tome 1 - Strasbourg, p. 34.
2 Abou Siril, cité par Pius N'Gandu. Ibid. p. 35.
38

Le concept Négra-africain pour Abou Siril ne semble pas être un concept de rigueur.
Pour lui, en effet, parler d'unité culturelle nègre rompt en visière à la réalité. Les nègres de la
diaspora, pense-t-il, se sont dans leur expression culturelle, éloignés de l'Afrique, tout comme les
pays d'Afrique se sont eux-mêmes éloignés les uns des autres par les nuances culturelles qui les
séparent. Cette réflexion de Siril nous impose deux interrogations :
1/ L'auteur en parlant de « Civilisations africaines au pluriel )) que voulait-il signifier,
puisque c'est ainsi qu'il a intitulé l'article duquel nous avons extrait cette citation?
Que les
cultures africaines, chacune prise à part, constituent autant de civilisations autonomes, distinctes
les unes des autres?
2/
Peut-on parler de « civilisations africaines au pluriel» à partir de « nuances» ? Il
faut craindre que Siril ne vienne à confondre plus simplement culture et civilisation.
Voici exprimées, ça et là, diverses opinions à propos de l'idée d'une unité culturelle nègre
et qui apparaît dans la mention négra-africain à propos des productions artistiques et littéraires
des Noirs d'origine africaine. Nous allons à présent apporter notre contribution à cette réflexion.
m. Le concept négro-africain : notre position
Le concept négra-africain est extrêmement complexe du fait qu'il implique cette réalité
aussi mouvante que la civilisation. On juge de cette complexité par la diversité des positions
défendues. Ceci nous impose donc beaucoup de prudence
Au plan de la démarche, nous nous attacherons à certaines des pOSitions de façon
particulière pour dire les idées qu'elle nous inspirent. De cette analyse découlera notre position
personnelle.
1 - Vers un néo-bovarysme antillais
Nous avons, plus haut, critiqué la position idéologique exprimée par A Phelps, à propos
de la mention négra-africain. Nous insistions alors sur ses motivations et fondements en même
temps que nous en indiquions les limites et les errements méthodologiques. Nous revenons,
cependant, à Phelps pour tenter de montrer, sur un plan plus technique, et en interrogeant
constamment l'histoire, quels ont été par le passé, les choix des noirs de la diaspora.
L'histoire de la poésie en Haïti fut dominée par deux événements contradictoires qui dans
leur aboutissement, justifient l'usage de la mention négra-africain.
Le premier de ces événements est constitué par la profession de foi de l'école éclectique, le
second par le manifeste, Ainsi parla l'oncle. 1
Le courant haïtien de la Génération de la Ronde, féru des courants littéraires français à la
mode, à partir de l'indépendance jusqu'à l'invasion américaine de juillet 1915, proclamait qu'il ne
pouvait avoir en Haïti, de la poésie haïtienne et que, de toutes les façons, il n'était pas question
1 Jean Priee-Mars. Ainsi parla l'oncle. Montréal: Ed. Leméac, Coll. Caraïbe, 1973.
39

d'en faire. Cette posItIOn reposait sur une triptyque qUi situait l'esprit de cette époque,
particulièrement des années 1930 :
française est notre civilisation.
françaises sont nos mœurs.
française est notre âme.

Dans la mouvance de cette profession de foi, on sait la gloire qu'en ont tiré certains
milieux intellectuels haïtiens du couronnement par l'Académie Française de l'œuvre d'Etzer
Vilaire. Le romantisme et le parnasse dominaient l'écriture poétique haïtienne: les poètes
rivalisaient d'ardeur et de maîtrise avec les grands poètes français. C'était la glorieuse épopée du
bovarysme haïtien. Ce qu'on reniait alors d'Haïti, c'était son âme africaine qui s'exprimait dans
l'inconscient collectif du peuple.
Mais la vérité historique pendue aux poteaux de la falsification ne tarde pas à s'imposer. En
effet, une nette évolution va se faire sentir dans les positions qui s'exprimaient jusque-là. Cette
évolution déjà préparée au début du siècle naissant (1900) par Hannibal Price dans De la
réhabilitation de la race noire par la République d'Haïti, va être surtout le fait d'un homme, Jean
Price-Mars, sociologue de formation. Ce dernier écrit un ouvrage retentissant, Ainsi parla l'oncle
qui définit ce que doit être la nouvelle attitude de l'Haïtien.
Jean Price-Mars montre, en effet, à travers ce livre, l'illusion dont se bercent les intellectuels
haïtiens de se donner une âme française. L'auteur révéla aux Haïtiens la nature véritable de leur
âme qui, dit-il, est d'ascendance africaine. S'il y a, par conséquent, une âme à revendiquer, pense-
t-il, c'est du côté de l'Afrique qu'il convient de la rechercher, c'est-à-dire dans la masse haïtienne
appauvrie qui parle le créole et pratique le vaudou Price-Mars écrira cette mise en garde:
Nous n'avons de chance d'être nous-mêmes que si nous ne répudions
aucune part de notre héritage ancestral. Eh bien! Cet héritage, il est pour les
huit dixième un don de l'Afrique. 1
Cet appel de Price-Mars va constituer un tournant pour l'écriture poétique haïtienne. En
effet, la période après Ainsi parla l'oncle va être marquée d'une importante floraison poétique qui
embaumera l'atmosphère d'une exhalaison nouvelle et dont le ton va se faire de plus en plus dur
comme en témoignent les recueils de poèmes publiés autour des années 40. L'écriture désormais
s'inspire des modes de composition hérités des vieilles traditions africaines. Le bovarysme haïtien
et antillais connaît son coup d'arrêt. Un aphorisme de l'époque traduit bien ce nouvel esprit:
« Kréol parlé, kréol comprann », parler le créole, c'est se faire comprendre. 2
Le mouvement ainsi amorcé n'a jamais été contrarié. Il se caractérise, dans sa rupture
avec la poésie française de l'époque, par la destruction de la syntaxe, par l'usage du rythme dans
ses différents aspects, par l'abondance et la spontanéité avec lesquelles les images surgissent;
tous ces traits auxquels on reconnaît aujourd'hui la poésie africaine. Certains ont vu dans cette
manière d'écrire une influence du surréalisme. Nous traiterons de ce problème dans le chapitre
suivant.
1 1. Priee-Mars. Cité par L. Kesteloot, Anthologie négra-africaine. P. 42
2 Albert Valdman. La diglossie haïtienne. In Notre Librairie, n° 48, 1979, p. 79.
40

En parcourant les études et anthologies parues ces dernières années sur la poésie haïtienne
et antillaise, tant du point de vue de la forme que du contenu, on ne peut pas vraiment parler de la
poésie antillaise comme d'une écriture à part, distincte de l'écriture africaine. Les nouvelles
tendances qui s'expriment à travers les Sonny Rupaire, les Willy Alante-Lima, les Alfred Melon-
Degras... n'autorisent pas une telle conclusion.
Le contenu est dominé par les questions d'identité culturelle, alliée à une certaine
ferveur militante, par l'expression de l'angoisse individuelle, par une analyse du problème noir
quelquefois élargi aux dimensions du Tiers-monde et même à l'ensemble des peuples exploités
économiquement, à travers le monde. Nous espérons que des travaux ultérieurs permettront à
nous-mêmes ou à d'autres chercheurs d'étudier les similitudes si frappantes qui attestent de leur
unité culturelle (nous ne parlons pas, encore une fois, d'uniformité culturelle), ceci tant du point
de vue du contenu que la forme. Ce n'est pas ici le lieu d'une telle étude qui, ou nous éloignerait
trop de notre sujet, ou serait finalement trop sommaire pour ne donner que des conclusions
hâtives.
2/ De la pertinence de la mention négro-africain
Certains intellectuels pensent que l'évolution politique dans les pays d'Afrique et dans les
Antilles a amené avec elle une spécification des problèmes et un changement de perspective dans
la lutte des peuples concernés. Abou Siril pense même qu'on ne peut vraiment parler d'une unité
culturelle nègre qu'au nom de la mauvaise foi. C'est bien ce qu'il dit lorsqu'il parle de
dangereuse simplification par le moyen d'un subterfuge un peu simpliste.
Les remarques de ces intellectuels ne manquent pas de pertinence. En effet, on ne peut
nier que l'évolution de la société en imposant de nouveaux modes de production ait entraîné une
restructuration de la superstructure. Mais le problème est de savoir si cette restructuration
survenue sur le plan de la superstructure est si importante que chaque pays peut se prévaloir de
défendre et d'illustrer une civilisation? Abou Siril répond en partie à cette préoccupation lorsqu'il
situe les différences culturelles au niveau des nuances qui peuvent exister à l'intérieur d'une même
expression culturelle. Et c'est par là que nous entrons dans le débat.
Il nous semble, sur ce point qu'Abou Siril confond deux choses. Il confond culture et
civilisation. Et là est tout le problème.
Ces deux concepts ont été si souvent utilisés l'un pour l'autre qu'on en est souvent à ne
pas les distinguer et quelquefois à les considérer comme des termes interchangeables. Culture et
civilisation sont en effet, deux concepts assez proches l'un de l'autre parce qu'ils se définissent en
contiguïté l'un par rapport à l'autre, mais ce n'est pas pour cela qu'ils sont identiques.
La culture est l'effet le plus immédiat qui découle des rapports de production. Ceci
explique que la culture dans sa spécificité ne concerne qu'un groupe dont l'unité est assurée par
les mêmes rapports de production. Il en ressort que de plus en plus, la culture prend un caractère
national dans la mesure où les limites territoriales des Etats maintiennent les peuples dans un
même système de production. Césaire écrit dans Culture et colonisation] à propos de la culture:
1 Aimé Césaire. Culture et colonisation. Premier Congrès des Ecrivains et Artistes noirs. Paris, 20-22 mars 1956.
Paris: Présence Africaine, 1956.
41

je pense qu'il est très vrai de dire qu'il n y a de culture que nationale »'
puis définissant la culture par rapport à la civilisation, il écrit:
La culture c'est la civilisation en tant qu'elle est propre à un peuple, à une
nation partagée par nulle autre et qu'elle porte indélébile, la marque de ce
peuple et de cette nation. Si on veut la décrire de l'extérieur, on dira que c'est
l'ensemble des valeurs matérielles et spirituelles créées par une société au
cours de son histoire, et bien entendu, par valeurs, il faut entendre des

éléments aussi divers que la technique ou les institutions politiques. une chose
aussi fondamentale que la langue et une chose aussi fugace que la mode et les
arts aussi bien que la science ou que la religion. 2

A propos de la civilisation, il écrit :
Les cultures nationales, toutes particulières qu'elles sont, se groupent par
affinités. Et ces grandes parentés de culture, ces grandes familles de cultures,
portent un nom: ce sont des civilisations. 3
Et l'auteur poursuit, en précisant:
Autrement dit si c'est l'évidence même qu'il y a une culture nationale
française, une culture nationale italienne, anglaise, espagnole, allemande,
russe, etc... , il n'est pas moins évident que toutes ces cultures présentent entre
elles, à côté de différences réelles, un certain nombre de ressemblances
frappantes qui font que si on peut parler de cultures nationales, particulières à
chacun des pays que j'énumérais tout à l 'heure on peut tout aussi bien parler
de civilisation européenne .4
Il conclut sa définition des concepts de culture et civilisation en ces termes :
... Civilisation et culture définissent deux aspects d'une même réalité:
la civilisation définissant le pourtour le plus extrême de la culture, ce que la
culture a de plus extérieur et de plus général .. la culture constituant de son
côté le noyau intime et irradiant, l'aspect en tout cas le plus singulier de la
civilisation. 5

Par sa définition, d'une part de la notion de culture, et d'autre part, de la notion de
civilisation, Césaire apporte un éclairage particulier au problème qui nous occupe en même temps
que par là, il fournit une base d'analyse fiable. C'est au regard de l'analyse que fait Césaire et qui
définit les deux concepts comme jamais ils ne l' ont été, que pourront s'analyser à leur tour les
positions respectives de Siril et de Ngandu.
1 Aimé Césaire. Op. Cit., p. 191.
2 Ibidem. P. 191.
3 Ibidem. P. 191.
4 Ibidem. P. 191.
5 Ibidem. P. 191.
42

Lorsque Abou Siril parle de nuances pour justifier ce qu'il considère comme une pluralité
de civilisations, il y a deux choses qui méritent d'être prises en compte:
- ou l'auteur confond culture et civilisation, comme nous le disions déjà;
- ou pour lui, culture et civilisation ne sont que deux concepts interchangeables qui
désignent exactement une même réalité.
Dans le premier cas nous ne pouvons que l'inviter à une observation plus rigoureuse des
faits que désigne chacune des deux notions. Si c'est au contraire le second cas, il ne nous reste
plus qu'à considérer comme civilisation toutes les expressions culturelles; on en arrive ainsi à
autant de civilisations qu'il y a d'Etats constitués, tant il est vrai qu'il n'y a de culture que
nationale. Sur ce plan, on peut même aller jusqu'à inscrire au tableau des civilisations, les
particularismes régionaux à l'intérieur des Etats.
S'il est possible de parler d'une infinité d'expressions culturelles, les civilisations sont en
nombre relativement restreint. Ceci s'explique, comme le montre Césaire, par le fait que la
civilisation assemble dans un même moule, plusieurs cultures qui, malgré leur particularité, se
rejoignent à un niveau plus général pour exprimer leur unité dans la civilisation. C'est dans ce sens
que nous pensons qu'on peut parler d'une grande famille de cultures négro-africaines qui se
regroupent pour donner naissance à une civilisation négro-africaine, supra-nationale.
Abou Siril parle de nuances. Ces nuances sont les traits qui permettent de distinguer les
unes des autres, aussi particulières soient-elles, les cultures qui appartiennent à une même
civilisation. C'est également par ces nuances que, de la même façon, dans leur particularité, les
cultures relevant d'une même famille présentent des traits de ressemblance.
C'est cela même qui a fait dire à Césaire que la civilisation enserre le pourtour le plus
extrême de la culture ou qu'elle est ce que la culture a de plus extérieur et de plus général.
Dans ces conditions, en parlant des écarts qui séparent les cultures africaines, les unes des
autres, Abou Siril n'est pas si loin de Césaire. On peut même dire qu'ils se rejoignent, mais la
différence vient de ce que Siril fait une confusion grave en parlant de civilisations africaines au
pluriel plutôt que de cultures africaines. Sur ce point, personne ne nie la diversité des cultures
africaines, diversité qui autorise à parler d'unité culturelle africaine, plutôt que d'une uniformité
culturelle africaine.
Si nous prenons le cas d'un trait de la culture africaine qui connaît aujourd'hui encore,
malgré les quatre cents ans d'esclavage, une certaine fortune dans l'archipel des Antilles et au
Brésil, en l'occurrence, le vaudou, nous constatons que la diversité se vérifie bien.
Le Panthéon vaudou, au Brésil, fourmille de divinités dont certaines ont conservé leur
dénomination africaine: Olornn, le Dieu suprême. Mais du fait de son éloignement des hommes,
ceux-ci lui adressent leurs prières par l'intermédiaire des Orichas qui, eux vivent parmi les
hommes. Ces Orichas sont donc les légats d'Olornn. Ils administrent en son nom.
Obatala, encore appelé Oshala, est la divinité de la création. Il créa le monde à Ifé, au
Nigéria. Shango, la divinité du tonnerre et de la foudre, se caractérise par son esprit viril. Il est
gaillard, violent et justicier. Il châtie sans pitié les malfaiteurs.
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Ogun est la divinité du fer. Tant dans les îles qu'au Brésil, il continue d'être nourri, comme
c'est le cas dans le culte africain, de viande de chien, d'escargots cuits dans de l'huile, de haricots
et de vin de palme.
Nous passons les Oya, les Omulu, les Oxala, les Legba, les Demballa-Wedo, les Agoué,
etc.
Si la syntaxe sémiologique de toutes ces divinités s'est maintenue malgré les quatre cents
ans, ainsi que leurs dénominations africaines, cette ascendance africaine ne s'est pas à tout point
de vue maintenue; des apports extérieurs sont venus enrichir le culte du vaudou. Ainsi certains
rituels dans certaines des îles associent à Oxala, le Christ, une autre divinité de la création.
L'introduction de cet élément, par exemple, est un simple élément de disparité qui pose le
problème de la diversité et non celle de l'autonomie. On comprend, par référence à la situation
des Noirs en Amérique, que Jésus-Christ qui, par sa Rédemption, a racheté tous les fils de Dieu,
officie aux côtés d' Oxala .
Les nuances dont s'inquiète Siril, on le voit, ne peuvent servir de fondement à une
civilisation autonome.
La mention négro-africain face
à cette argumentation se justifie
parfaitement. A présent, nous allons poser la question de l'évolution politique.
3/ L'évolution politique a-t-elle entraîné une compartimentation culturelle tranchée?
Pius Ngandu, et avec lui quelques intellectuels, pense que l'évolution politique a distendu
les liens culturels entre les Noirs d'Afrique et les Noirs américains.
Sur cette question, nous pensons que les intellectuels qui ont posé le problème n'ont pas
tout à fait tort et qu'ils ont raison sur nombre de points. En effet, depuis que Karl Marx, dans son
Capital, a mis en évidence l'influence réciproque de la base et de la superstructure, l'une sur
l'autre, pareille prise de position se justifie très largement. Les modes de production déterminent
effectivement la structure sociale correspondante. Mais il serait, cependant, hâtif de faire de
l'évolution politique le moteur unique du changement. A cet égard A. Césaire qui reconnaît lui-
même le déterminisme de la base à la superstructure, met cependant en garde, contre toute
tendance à considérer les rapports de la base et de la superstructure comme des rapports
mécaniques:
Il est bien vrai de dire qu'il y a une civilisation féodale, une civilisation
capitaliste, une civilisation socialiste. Mais il saute aux yeux que sur le terreau
d'une même économie, la vie, la passion de vie, l'élan de vie de tout peuple
enracine des cultures très différentes. Cela ne signifie pas qu'il n y a pas un
déterminisme de la base à la superstructure. Cela signifie que le rapport de la

base à la superstructure n'est jamais simple et ne doit jamais être simplifié. 1
Puis, citant Marx lui-même, Césaire fait remarquer:
C'est toujours dans les rapports immédiats entre les maîtres des conditions
de production et les producteurs, c'est toujours dans ces rapports que nous
découvrons le secret intime, le fondement caché de toute la structure sociale.

Cela n'empêche pas que la même base économique - la même, du moins quant
aux conditions principales - peut en
raison
des innombrables conditions
1 Aimé Césaire. Op. Cil. P. 192
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empiriques distinctes - facteurs naturels et raciaux - influences historiques
agissant de l'extérieur
... - présenter dans sa manifestation une infinité de
variations et de gradations qui ne peuvent être saisies que par l'analyse de ces
circonstances empiriques données. 1
Il n'est donc pas permis de dire d'emblée que tout mode de production est
immédiatement nanti de moyens qui lui permettent de générer une nouvelle superstructure. De la
même façon, on ne peut dire que parce qu'il s'est produit telle évolution dans le paysage
politique, il va s'ensuivre une égale évolution dans les activités spirituelles, à caractère culturel.
Pour parvenir à une telle conclusion, il faudrait, à notre avis, prendre en compte ce que Marx
appelle les innombrables conditions empiriques distinctes et qui se résument, selon lui, dans les
facteurs naturels et raciaux, influences historiques agissant de l'extérieur.
Sur ce plan, l'examen des formes culturelles en Afrique et dans les Antilles laisse
subsister, à côté de spécificités locales, de puissantes résistances qui autorisent aujourd 'hui encore
à parler d'unité culturelle nègre. Ceci nous permet de répondre à Maryse Condé pour lui faire
remarquer que s'il est tout à fait juste de dire, comme elle l'a fait que l'homme noir placé dans
des conditions nouvelles et radicalement différentes ne s'est pas borné à répéter ce qu'il savait,
il est plus juste de dire qu'il n'a cependant pas créé de nouvelles formes de civilisations, mais
plutôt crée de nouvelles formes de cultures. Sur ce point, nous sommes d'accord avec Ngandu
lorsqu'il affirme que l'écart a fortement grandi entre les productions littéraires et les créations
poétiques des Noirs Américains et les Noirs Africains. Nous marquons, en revanche, notre
désaccord avec lui également pour dire que cet écart reste encore assez proche de la matrice
africaine. C'est ce lien ombilical non encore rompu qui justifie la mention négra-africain, dans le
cadre d'un pluralisme culturel et non d'un monolithisme culturel. Nos conclusions à présent.
Conclusion
Nous sommes parti de vues dont les unes niaient à la mention négra-africain toute
pertinence, pendant que les autres insistaient, au contraire, sur cette pertinence.
Nous avons, contre la première prise de position, montré qu'il n'est pas tout à fait
exact de défendre cette opinion et qu'il est en un sens même, faux de raisonner ainsi. Nous avons
indiqué à la lumière des faits, que la différence entre les éléments culturels africains et antillais
sont seulement de degré, c'est-à-dire d'intensité et non de fond. Cette réflexion nous amène à
conclure sur quelques points sous la forme de thèses.
Thèse 1:
Les Noirs de la diaspora se sont certainement, dans leur exil forcé, adaptés à de
nouvelles conditions de vie, d'où à n'en point douter, sont nées nécessairement de nouvelles
formes culturelles qui permettent aujourd'hui de constater certaines différences entre la culture
africaine et la culture antillaise.
Mais ces différences sont dans la plupart des cas trop peu marquantes, pensons-nous, pour
permettre de parler de la culture antillaise comme d'une culture autonome, distincte, pouvant
donner naissance à une civilisation à part.
1 Karl Marx. Le Capital. Tome III, p. 841.
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Thèse 2: Il n'y a donc pas d'impérialisme, mais une relation d'antériorité, comme dirait Cheikh
Anta Diop, entre Africains et Antillais. Ceci signifie que ces deux peuples puisent à la source de la
même civilisation qui est avant tout africaine, mais que chaque peuple illustre à sa manière dans
des directions plus ou moins différentes, au gré des contraintes liées à ses conditions de vie. Telle
partie peut avoir le sentiment d'illustrer cette civilisation mieux que l'autre, dans tel ou tel autre
de ses aspects.
Thèse 3 : La civilisation négro-africaine reste pour le moment dominée par le lieu de ses origines
qui est l'Afrique. Un tel constat n'écarte pas, cependant, pour les Noirs de la diaspora antillaise, la
possibilité d'avoir conservé tel ou tel aspect de cette commune civilisation. Il s'agit donc bien
d'une communauté culturelle et non d'une dépendance culturelle et qui aujourd'hui encore
s'impose à ces différents peuples. C'est pourquoi nous parlons d'une communauté culturelle
négro-africaine qui s'exprime à travers les arts, les lettres, les us et coutumes. Ce lien historique
que souligne Césaire dans La Tragédie du Roi Christophe demeure encore vivace.
Thèse 4: Nous ne sommes pas opposé à ce qu'on puisse parler d'une culture antillaise, mais cela
signifierait pour nous que les Antillais - pour ce qui est des aspects africains de cette culture -
assument une partie de la civilisation venue d'Afrique et qu'ils la développent à leur manière.
Mais ceci doit être clair dans l'esprit des Antillais qu'ils n'ont pas forgé une nouvelle civilisation,
mais une nouvelle culture,
Thèse 5 : On soutient souvent la contre-thèse selon laquelle le problème qui se pose aux pays dits
sous-développés n'est plus racial, ni culturel, mais économique et implique dans son objet, non
plus seulement les Noirs, mais également d'autres peuples qui constituent le Tiers-Monde.
Nous pensons qu'il ne s'agit pas aujourd'hui de mener une croisade culturelle comme la
négritude en son temps l'avait si opportunément fait - encore que ce combat n'est pas
définitivement clos et qu'il gagnerait à définir une nouvelle plate-forme qui prenne en compte tout
le devenir de l'Homme noir, et non plus seulement le devenir culturel - Il s'agit pour les Noirs,
conscients de leur spécificité culturelle, de mener le combat de leur libération, aux côtés des
autres races opprimées. Personne ne peut nier que dans la fosse tiers-mondiste, ce nouvel
ensemble idéologique, la montée vers la lumière s'est hiérarchisée et que là aussi, le nègre reste au
plus bas de la fosse, dans l'ordre de la richesse.
Thèse 6: C'est pourquoi nous pensons fermement que tel que les faits le prouvent, le concept
négro-africain
est
un concept absolument encore opératoire.
Nous l'emploierons,
par
conséquent, tout au long de ce travail sans le moindre tourment.
Nous définissons ainsi notre position quant au problème posé par la mention négro-
africain. Mais tous les problèmes que pose la formulation de notre sujet ne sont pour cela pas
résolus. En effet, en intervenant dans notre sujet, la mention négro-africain entre en conflit avec
la caractérisation d'expression française avec laquelle elle jure. C'est à cette contradiction que
nous relevions déjà dans notre introduction générale que nous allons consacrer le chapitre qui va
sUivre.
46

47

Le troisième concept qui participe à la définition de notre sujet, après les concepts de
Tradition orale
et de
négro-africain, est celui de poésie négro-africaine d'expression
française, c'est-à-dire l'idée d'une poésie qui se réclame de l' Mrique, mais qui, dans le même
temps, s'exprime en langue française. Une telle poésie, comme nous l'indiquions déjà dans notre
introduction, est une poésie problématique. Mais avant de réfléchir aux problèmes liés à sa nature,
nous allons examiner une question annexe qui se rattache à elle. C'est le problème de la
terminologie.
Lorsqu'en effet, on parie de poésie négro-africaine d'expression française, on est amené à
s'interroger sur le domaine d'extension de cette poésie. Nous pensons donc qu'il est nécessaire de
définir les différentes formes que recouvre cette poésie.
L'intérêt que nous portons à cette question s'explique par le fait que la poesIe négro-
africaine d'expression française a depuis un certain temps évolué et déborde par suite de cette
évolution, les limites traditionnelles dans lesquelles elle était reconnue. Cette donnée nouvelle
impose que nous nous entendions autour d'une dénomination rigoureuse qui prenne en compte les
caractères nouveaux de cette poésie, afin que nous n'ayons pas, chaque fois, à préciser ce qu'il
convient d'entendre par poésie négro-africaine d'expression française.
1 - Problèmes de réajustement terminologique: la nécessité d'une
définition terminologique.
Par habitude, lorsqu'on parie de poésie négro-africaine d'expression française, on est
spontanément amené à penser à la poésie écrite. De la sorte, une corrélation s'est établie entre la
dénomination de cette partie de la poésie africaine et l'écriture, c'est-à-dire la graphie. Cette
situation est née du fait que l'écriture était l'unique voie par laquelle s'exprimait la poésie
africaine écrite des débuts à l'indépendance. Jusque-là donc, l'idée de
poésie négro-africaine
d'expression française impliquait le livre comme seul véhicule. Mais à partir de l'indépendance,
une révolution s'est opérée dans la chanson qui, progressivement, a modifié les termes de cette
observation. Cette révolution dans la chanson est elle-même consécutive au cosmopolitisme des
grandes cités africaines; elle répond ainsi au besoin de la chanson de s'ouvrir au plus vaste public
possible.
Comparativement à la branche
écrite,
elle
est
quantitativement
inférieure,
mais
suffisamment représentative par la qualité de son inspiration et de son contenu formel. Elle est
essentiellement le fait des artistes chanteurs, mais aussi des confessions religieuses, ces dernières
dans leur effort d'intégration liturgique.
Quelques titres parmi les plus célèbres ont connu une gloire dont ceux de la branche écrite
n'ont pas encore fait l'expérience. On se souvient encore de Soir au village du Camerounais
Manu Dibango, de Contraste de l'Ivoirien François Louga, de Piroguier du Gabonais Pierre
Akendengué, etc ...
Ces poèmes entretiennent bien souvent dans leur texture, un certain bilinguisme qui alterne
langue française et langue africaine. Ce sont là les signes de l'écartèlement de cette poésie entre
son désir de s'ouvrir au plus vaste public possible, par l'usage de la langue française et à la fois
d'affirmer les bases historiques orales qui lui ont initialement donné naissance.
48

On reconnaît à ces signes, le malaise linguistique dans lequel se débat ce courant poétique,
malaise qui est en fait une autre figuration de la contradiction qui caractérise la poésie négro-
africaine d'expression française elle-même, entre son désir d' africanité et les voies par lesquelles
elle exprime cette africanité.
Notre intention en abordant cet aspect de la question n'est pas tant de traiter le problème
dans ses moindres ramifications, ce qui serait la matière d'un travail entier de recherches. Nous
voulons simplement attirer l'attention de la critique (et la nôtre propre d'abord) sur les faits
suivants:
- que la poésie négro-africaine d'expression française ne recouvre plus, du point
de vue des formes dans lesquelles elle s'exprime, la même réalité qu'à ses débuts;
- que le concept s'est désormais élargi et s'est étendu au-delà de ses limites
originelles;
- que dès lors, parler de cette poésie, ne revient plus seulement à parler de la poésie
écrite, mais qu'elle cumule désormais un aspect oral. Pour cette raison, nous
appelons à une définition terminologique plus rigoureuse qui prenne en compte la
réalité que recouvre aujourd'hui cette poésie. Cette définition terminologique
devrait permettre de la distinguer sans ambiguïté de la poésie orale traditionnelle
qui subit elle aussi, du coup, une restructuration de son mode d'existence.
Que la fausse équation qui allie écriture et langue française et qui fut vraie
jusqu'à un moment, est désormais niée par la réalité nouvelle à laquelle renvoie
cette poésie.
Jahn qui posait déjà dans son Manuel de littérature néo-africaine le problème d'une
terminologie pour l'ensemble de la littérature dite négro-africaine
propose
le concept
de littérature néo-africaine. L'auteur, par l'usage de la mention néo, veut ainsi contourner le
caractère racial lié à la mention négro, mais cependant, le préfixe néo
ne lève pas cette autre
ambiguïté qui s'installe entre elle et la poésie traditionnelle orale qui, de son côté, nous l'avons
dit, s'est restructurée depuis. C'est pourquoi malgré son impropriété et son ambiguïté, et à défaut
de n'avoir pu forger un concept qui exprime mieux la situation littéraire nouvelle que nous venons
de décrire, nous maintenons la dénomination poésie négro-africaine d'expression française dans
son acception première où elle réfère à la poésie écrite.
Dans la mouvance de ce problème, nous voudrions en évoquer un autre qui, lui est lié à la
formation du concept de poésie négro-africaine d'expression française. Il s'agit pour nous de
nous justifier sur les éléments constitutifs de ce concept. On remarquera qu'il inclut dans sa
formulation le concept négro-africain dont il a été longuement question dans le chapitre
précédent. C'est en effet, la présence de la mention négro-africain qui du fait de son conflit avec
la mention
d'expression française
révèle les ambiguïtés de la
poésie négro-africaine
d'expression française. L'absence de la mention négro-africain entraîne la destruction de la
contradiction que nous avons relevée dans notre introduction. Notre sujet ne se réduirait plus qu'à
étudier les influences possibles de la tradition orale africaine sur toute poésie d'expression
française. Les bases de pertinence d'une telle étude n'apparaissent dès lors plus. On mesure alors
la place de la mention négro-africain comme constituant du concept de poésie négro-africaine
49

d'expressionfrançaise. Maintenant, nous allons nous attaquer aux problèmes fondamentaux liés à
ce macro-concept.
II - La problématique d'une poésie négro-africaine d'expression française.
Les écrivains négro-africains et avec eux, leurs critiques, à peine sortent-ils des dédales
pour s'affranchir des formes occidentales et désuètes de l'écriture que de nouveau, ils doivent
apporter des réponses à d'autres problèmes qui se dressent sur la voie de la création, notamment
le problème de la langue par laquelle ils expriment leur sensibilité littéraire.
Si on peut considérer les écrivains négro-africains, ainsi que l'affirme très
justement L. Keste1oot, comme les créateurs d'une nouvelle école littéraire, il reste que la voie
africaine de l'écriture que salue Kesteloot trouve en contrepoint, et la niant à chaque instant dans
son fondement même comme poésie africaine, l'obstacle de la langue française. Comment peut-
on, en effet, écrire d'une manière africaine en usant de la langue française qui est avant tout une
langue étrangère, avec toutes les implications qu'entraîne l'usage d'une langue étrangère? Les
écrivains et critiques ont apporté des réponses diverses à cette question. Leurs positions se
répartissent entre deux tendances: les adversaires, mais aussi les partisans d'une poésie négro-
africaine d'expression française. Les premiers trouvent qu'il est absurde qu'une poésie qui
s'écrit en langue française puisse revendiquer le statut de poésie négro-africaine. Les seconds,
tout en reconnaissant l'obstacle majeur constitué par la langue, soutiennent, cependant, que
l'analyse phénoménologique des poèmes autorise à parIer d'une
poésie négra-africaine
d'expression française.
Nous laisserons chacune des
tendances
s'exprimer,
puis
nous
interviendrons pour faire les synthèses générales qui nous permettent d'exprimer nos propres vues
sur le concept.
11 L'impossibilité d'une écriture traditionnelle africaine en français
Quelles que soient les raisons différentes qui les ont amenés à aborder la question, les
auteurs qui interviennent ici apportent leur contribution à ce débat.
al Le point de vue d'André Breton
Ce point de vue se lit dans l'hommage que Breton rend au Cahier de Césaire. A propos
de l'écriture césairienne, l'auteur écrit:
Et c'est un Noir qui manie la langue française comme il n'est pas
aujourd'hui un Blanc pour la manier./
Malgré sa brièveté relative, ce point de vue de Breton pose assez clairement le problème
du statut de la poésie écrite par les Noirs, telle que nous l'avons définie plus haut. Pour Breton, en
effet, la poésie de Césaire n'est ni plus, ni moins que de la poésie française.
Nous ne pensons pas nous tromper dans notre analyse d'autant plus que le chef de file du
surréalisme concluait par ce propos une définition de ce qu'il appelle la poésie authentique et
1 André Breton. Un grand poète noir. Préface au Cahier d'un retour au pays natal. P.IS.
50

qu'il distingue de la fausse poésie, c'est-à-dire de la poésie simulée d'espèce vénéneuse.
L'auteur dégage les traits de cette poésie authentique :
Et d'abord on y reconnaît ce mouvement
entre tous abondant, cette
exubérance dans le jet et dans la gerbe, cette faculté d'alerter sans cesse de
fond en comble le monde émotionnel jusqu'à le mettre sens dessus dessous qui
caractérise la poésie authentique, par opposition à la fausse poésie, à la poésie
simulée d'espèce vénéneuse qui prolifère constamment autour d'elle. Chanter

ou ne pas chanter voilà la question et il ne saurait être de salut pour qui ne
chante pas
(..). Aimé Césaire est avant tout celui qui chante. 1
Breton insère ainsi donc bien la poésie césairienne dans la poésie française.
bl Le point de vue de Claude Roy
Roy faisant une analyse de la grande qualité du souffle poétique qui caractérise les écrits
des Noirs, écrit:
Les descendants authentiques des Parisiens Villon, Voltaire, Hugo, etc. Ce
sont plutôt ces Nègres qui écrivent en empruntant, en employant, prolongeant
et réinventant le français de nos grands écrivains.
2
Roy rejoint parfaitement Breton: les Nègres sont pour lui, ceux-là mêmes qui redonnent
aux lettres françaises leurs pages glorieuses.
cl Le point de vue de Bernadette Cailler
Contrairement à ses deux prédécesseurs, on note chez Cailler une volonté plus clairement
affirmée d'intervenir dans ce débat, même si la perspective qu'elle a choisie ne limite ses propos
qu'à Césaire, qu'elle considère d'ailleurs comme unique parmi les écrivains nègres.
C'est dans l'ouvrage que Cailler consacre à l'œuvre poétique de Césaire que l'auteur
exprime ses vues sur la question. Les problèmes qu'elle aborde dans ce chapitre sont nombreux et
aussi intéressants les uns que les autres. Nous ne retenons, cependant, que ceux qui intéressent la
question que nous examinons.
Intervenant sur la question controversée des sources de l'écriture césairienne, Cailler
écrit:
Son oeuvre est mythique lorsqu'il se réclame d'un certain monde africain,
d'un certain mode de vie ou d'expression artistique - compte tenu, on l'a dit,
des traces que l'univers antillais ait pu conserver de cette tradition3

1 Ibidem. P. 17.
2 Claude Roy, cité par 1. Jahn. Muntu. P. 176
3 B. Cailler. Op. CiL P. 37.
51

L'auteur étaye sa pensée en faisant remarquer que s'il se véhicule une culture noire à la
Martinique qui ait pu inspirer des images au poète, elle pense qu'il y aura nécessairement
déplacement de vision dans l'usage même des mythes africains. Elle écrit à ce propos:
Une allusion à Shango, dieu yoruba de la foudre ne relève pas du même
mythe qu'une prière faite au dieu par un croyant yoruba ou que l'apparition
du même Shango dans un poème déclamé par un conteur de village ou encore
dans une pièce de Wolé Soyinka. J
Cailler en vient à réfléchir à la question particulièrement discutée de l'appartenance
littéraire de Césaire. Répondant sur ce point à un critique qui affirmait ne pas voir dans Césaire du
surréalisme, l'auteur réplique:
Déclarer qu'il n y a rien de proprement surréaliste dans Césaire, c'est être
sûr qu'on possède pour ainsi dire, une théorie en mémoire, en l'occurrence la
surréaliste - lorsque le surréalisme se déclare être tout sauf une théorie
définie, précise: on pourrait dire en somme que tous les moyens sont bons,

donc surréalistes, si ce qui jaillit vient du plus mystérieux, incorruptible, et en
même temps créateur de l'être. 2
Cailler tente alors de montrer le surréalisme à travers un poème écrit par Césaire,
batouque. Dans cette lecture, elle retient le mot batouque qui sature le poème et qui a été
souvent au centre des controverses entre critiques, à propos de Césaire. Le but de Cailler est donc
de montrer, conforme en cela à l'esprit du débat, que contrairement à l'opinion de certains
critiques soutenant que batouque est un nonsense ward, que ce mot, non seulement, à un sens,
mais qu'en plus, il s'insère dans un contexte surréaliste:
Si le lecteur non averti reçoit le choc de la sonorité du seul mot alors privé
de ses résonances sémantiques et culturelles, ce mot garde, nous semble-t-il, sa
place dans un contexte surréaliste ( . .). Ce batouque qui frappe d'abord
l'ouïe, il est vrai, comme un cri de victoire sonnant, barbare, il est, pensons-
nous, légitime de le rapprocher de cet acte d'automatisme psychique pur dont
parle Breton, acte qui doit ouvrir la voie aux courts circuits multipliés de l'art
surréaliste... 3
Au terme de cette réflexion, Cailler conclut :
Nous aimerions avoir fait entendre que contexte négra-africain et redécouvertes
surréalistes ne nous paraissent pas s'opposer en éléments irréductibles 4
On le voit bien, en posant le problème de Césaire dans ses rapports avec la culture et la
littérature françaises, Cailler pose par la même occasion, le problème du statut de la poésie
négro-africaine d'expression française, même si l'auteur, d'une certaine façon, s'en défend,
1 B. Cailler. Ibidem. P. 37
2 B. Cailler. Ibidem. P. 73.
3 B. Cailler. Ibidem. P. 73.
4 B. Cailler. Ibidem. P. 73.
52

arguant que Césaire est unique dans la race des écrivains noirs, unique comme un amant, dira-t-
elle.
Avant nos synthèses, nous voudrions faire quelques remarques à propos de la réflexion de
Cailler.
Nous commencerons par dire qu'il est très regrettable que Cailler ne soit pas toujours allée
au fond de sa pensée, lieu où, comme elle le dit elle-même, l'expression naît du plus mystérieux
incorruptible, et en même temps créateur de l'être,
pour livrer sa vraie substance, débarrassée de
tout impensé et de tout a priori idéologique.
Ainsi lorsque Cailler parle du nécessaire déplacement de la vision dans l'encodage des
mythes africains par Césaire, nous aurions voulu savoir:
1 - de quelle (s) vision (s) nouvelle (s) relèvent ces mythes césairiens.
2 - Par quels contenus nouveaux il les remplace.
Malgré ces omissions, délibérées ou non, la pensée de Cailler se laisse aisément lire pour
ne pas constituer une entrave à toute réflexion contradictoire, encore que les précisions que nous
réclamons nous auraient permis d'apporter des réponses plus précises.
Une première approximation se dégage de la pensée de Cailler qui rejoint finalement la
problématique centrale: un élément culturel donné, quels que soient les traumatismes auxquels il
est soumis et quel que soit le lieu où il est transplanté, peut-il pâlir au point de rompre tout lien
avec ses origines?
La première réponse viendra de David Grossvogel que cite Cailler elle-même:
The myth never dies symply because no myth is ever alive, and
.so it endures concomitantfy with the life it enfolds 1
Ainsi pour Grossvogel le mythe n'existe que parce que la vie ou l'homme existe pour
l'entretenir et lui donner à la fois vie et contenu. Le mythe, pour l'auteur, est à l'image du peuple
qui le forge.
Le second élément de réponse, nous le tirons de la mise en garde de Jean Laude à propos
des emprunts que peut faire l'artiste :
A partir de
quelles
obsenJations sommes-nous
habilités
à parler
d'influences. L'on ne saurait limiter l'enquête au repérage des ressemblances
entre les formes de tel tableau et celles de tel masque ou de telle sculpture(.).
L'origine d'un emprunt ne peut être identifiée que si nous le saisissons dans

l'ensemble dont il est partie constitutive et non pas isolément ( . .) il convient
à lafois de ne pas se laisser duper par les apparences mais aussi de savoir les
dépasser, de déterminer jusqu'à quel point il est légitime d'outrepasser leur
niveau. Il est en effet des œuvres où nulle ressemblance artificielle ne vient
1 David Grossvogel, Proposition poétique. P.38.
53

alerter l 'œil, où toute référence directe est abolie et où, cependant, pour être
discrète et quasi invisible une influence s'est exercée. 1

Citation un peu longue qui se justifie de la clarté qu'elle apporte au problème des
influences que Cailler traitait sans grandes précautions. Nous savons, en règle générale, que les
poètes qui empruntent à la tradition orale ne procèdent pas à une simple transposition, mais
traitent les éléments de tradition orale à partir de leur propre sensibilité, modelée par leurs
conditions de vie. On serait dès lors surpris qu'un génie de la dimension de Césaire se complaise
dans une reproduction plate et immédiate des sources orales auxquelles il emprunte. Césaire est
un homme de ce monde et rien de ce monde ne saurait donc le laisser indifférent. Il en a d'ailleurs
la plus claire conscience et c'est bien cette conscience qu'il exprime lorsqu'il dit que c'est gros
du monde que le poète parle.
Notre troisième élément de réponse, enfin; nous irons justement le chercher chez
Césaire lui-même. Dans la tragédie du Roi Christophe, au moment de l'inhumation du Roi
Christophe, le page africain célébrait son maître en ces termes:
Père, nous t'installons à Ifé sur la
colline aux trois palmiers
Père, nous t'installons à {ré dans les
seize rhombes du vent
( ..)
Force de nuit, marée du jour
SHANGO

Je te salue.
o... Quand tu passeras par
les promenoirs du ciel
monté sur les béliers enflammés de l'orage.

(Le Roi Christophe, P. 152)
On remarquera que la syntaxe de Shango telle qu'elle se dégage de ce passage ne
vérifie pas du tout le propos de Cailler à propos de la certitude d'un nécessaire déplacement de
vision.
La structure de sens de Shango pour ['essentiel demeure ce qu'elle a toujours été, c'est-à-
dire au niveau sémantique, la divinité du tonnerre et de la foudre; au niveau culturel et
idéologique, Shango continue d'être le génie tutélaire dont l'invocation en cet instant, répond à
la prise de conscience qui naît subitement chez le peuple, quant à la valeur réelle du Roi
Christophe. Christophe - Shango devra de sa fureur, secouer la torpeur, l'immobilisme de ce
peuple pour qui l'indépendance signifie le laisser-aller, le prélassement et la paresse.
Le Shango de Césaire subit de cette façon le contrecoup de la sensibilité du poète
face aux tensions sociales et politiques. La divinité du tonnerre et de la foudre subit une
adaptation de sens face à l'esclavage puis au colonialisme et face à la terreur de la plantation.
Shango s'intègre, en tant que génie tutélaire, à la lutte politique et sociale. Originellement, d'un
sens profondément religieux, Shango s'est mué en un instrument de défense et de contestation.
Mais en s'intégrant à la lutte politique et sociale, la divinité n'a vu son sens se modifier en aucune
façon. Il demeure le fétiche à l'orée dont l'esclave et plus tard, le colonisé a besoin dans le
combat inégal qui l'oppose au Blanc. Seul, le cadre a changé. Shango intervient dans un nouveau
contexte de lutte qui est celui de la libération. C'est cela qui explique que le page africain vienne à
1 Jean Laude. La Peinture française (1905-1914) et l'art nègre. Paris: Ed. Klincksieck, 1968, pp. 13-14.
54

l'invoquer à ce moment precIs de l'inhumation où les yeux du peuple se dessillent pour
reconnaître la grandeur du Roi Christophe. On l'enterre au plus haut sommet afin que
symboliquement, sa parole s'irradie et ruisselle sur son peuple et l'inonde même.
Si nous revenons à la façon dont plusieurs utilisateurs d'obédience idéologique
diverse peuvent se déterminer par rapport à un même mythe, nous disons qu'il est bien évident
que leur perspective tout à fait différente, les oriente vers des utilisations hétérogènes. Deux
auteurs yoruba n'encoderont pas forcément un même mythe - celui de Shango , par exemple - de
la même façon. Il en va ainsi parce que la créativité dont parle Cailler dans son analyse de
batouque, procède de cette faculté de création qui soude, en les fondant dans un même moule,
hommes, divinités, mythes et vie par l'alchimie du verbe, capable d'opérer toutes les mutations
jusqu'aux plus inattendues. C'est cela aussi Césaire; mais ce Césaire-là sait, cependant, qu'il vit
dans un monde où tout ne commence pas avec lui. Il a un héritage à assumer. Nous voudrions à
cet égard penser que Cailler fait une boutade lorsqu'elle affirme que le surréalisme se déclare être
tout, sauf une théorie. Nous y reviendrons. Nous allons à présent recueillir d'autres points de vue.
2/ La négation de la poésie négro-africaine d'expression française:
un non-sens
al Le point de vue de lahn
L'essentiel de la contribution de Jahn à cet autre débat est tout entier contenu dans son
ouvrage Muntu l , consacré en totalité à l'art et à la culture négro-africains.
Pour lahn, il existe bien une poésie négro-africaine d'expression française, car selon lui,
les Négro-africains ont une manière bien spécifique de l'écriture qui les distingue entre tous les
peuples. Il écrit à propos de cette manière spécifique des poètes noirs:
(Ils) transformaient ainsi des mots européens en paroles authentiques
africaines. Les Européens ne pouvaient plus reconnaître leurs propres
vocables. Ces mots à eux, on les leur rendait métamorphosés. 2
Pour le critique allemand, cette poésie ne doit son rayonnement qu'à elle-même,
c'est-à-dire qu'aux moyens qu'elle a su se créer:
La philosophie africaine assigne à toute parole une fonction que d'autres
cultures ne lui reconnaissent que dans l'exercice de l'expérience poétique. Là,
poursuit-il, est le secret de cette
audience mondiale qu'a su conquérir la
poésie africaine, dès qu'elle a pu se faire entendre au-delà des limites du
continent africain. 3
Au terme d'une longue étude visant à démarquer l'écriture africaine de l'écriture
européenne telle qu'elle se réalise à travers l'impressionnisme allemand, d'une part, le surréalisme
français d'autre part, lahn conclut:
1 Janheinz Jahn Muntu. Paris: Ed. du Seuil, 1958.
21. Jahn. Op. Cit. P. 150
31. Jahn. Ibidem. P. 151.
55

Pour eux tous la manière africaine de composer un poème avait été à la
fois un départ, une libération et une profession de foi. 1
Jahn parlait en ces termes des poètes négro-africains et il poursuit:
C'était fini désormais pour eux des étalons et des modèles étrangers ( . .)
On se permettait de penser, d'écrire à la manière africaine c'était la
redécouverte, le réveil de l'Afrique. La culture africaine devait fournir ses
propres mesures, et elle les donnait. On renouait, dans un enthousiasme inspiré,
avec les traditions africaines et, on retrouvait sa propre dignité en donnant à
une culture jusque-là méprisée et bafouée de nouvelles lettres de noblesse.2
Cette spécificité de la poésie africaine, c'est dans le mot que, selon Jahn, elle trouve son
terrain d'expression, notamment dans la manière dont ce mot va être traité.
L'auteur indique le traitement que subit le mot africain en l'opposant au mot européen.
Dans la poésie africaine, affirme-t-il, le mot est soumis à la pression constante du Nommo, une
force vitale, sous l'impulsion de laquelle, précise-t-il, toutes les choses de la vie se meuvent. La
réalisation concrète de ce Nommo, selon Jahn, est la parole. Mais l'auteur relèvera une autre
différence qu'il qualifiera d'essentiel:
Une des différences essentielles entre la poésie européenne et la poésie
africaine est la fonction différente qu y assume l'image. Dans la poésie
occidentale, l'image précède le mot ( . .) mais dans la poésie africaine, c'est
le mot qui précède l'image. Le mot, Nommo, engendre l'image. Initialement il

y a là une chose, Kintu qui n'a rien d'image, qui n'est rien d'autre que cette
chose même. Mais à l'instant même où la chose est appelée, évoquée
par
Nommo, elle subit une métamorphose qui la transmue en image. 3
Telle est la substance de la pensée de Jahn dans ce débat. Avant de passer à d'autres
points de vue, nous voudrions faire une mise au point à propos de cette pensée.
Au sujet du mot, d'une part et de l'image, d'autre part, Jahn fonde une théorie qui rompt
avec toutes les théories linguistiques élaborées depuis Saussure jusqu'à ce jour. La théorie du mot
défendue par Jahn gêne par son caractère éminemment ésotérique. Le mot négro-africain en
devient quelque chose de mystérieux.
La parole perçue comme une force est un attribut de tous les peuples connus. C'est dans le
cadre de cette conception commune qu'il convient de situer la force que les peuples négro-
africains reconnaissent à la parole. Mais la force du mot et de la parole négro-africaine ne saurait
être reliée à aucune transcendance comme la théorie de Jahn semble le faire croire. A la base du
mot et de la parole se trouve un traitement spécifique par les Négro-africains et qui vise à donner
au mot et à la parole toute leur charge expressive. Le mot négro-africain relève de ce fait, comme
1 1. Jahn. Ibidem. P. 238.
21. Jahn. Ibidem. pp. 238-239.
31. Jahn. Ibidem. p. 171.
56

tous les mots du monde, des lois de la linguistique et ne s'explique qu'à partir d'elle. Maintenant
qu'il soit une spécificité par rapport aux autres mots, cela est un autre problème dont nous
parlerons plus tard.
bl Le point de vue de Carl Meinhof
En fait de point de vue sur la question, il s'agit plutôt d'une exégèse que l'auteur faisait de
la poésie négro-africaine, conforme en cela au goût de l'époque, avec la découverte de l'art nègre.
Nous avons, cependant, retenu l'auteur d' Atlantis dans ce débat car les idées qu'il exprime éclaire
d'une certaine façon le problème. Nous devons l'exposé des vues de Meinhof à Jahn qui en
reproduit de larges extraits dans son Manuel de littérature néo-africaine dont il a été question plus
haut.
Meinhof, comme beaucoup de critiques de son temps, commente la poésie néo-africaine
qu'il vient de découvrir:
La poésie s'écoule en lignes irrégulières, naturellement sans rimes. Pour
autant que je puisse m'en rendre compte, les rythmes sont différents de ceux de
la prose ( . .) on n'a encore guère étudié la chose et elle présente de grandes
difficultés pour les Européens ( . .) c'est déjà là quelque chose de nouveau
pour l'oreille européenne( . .) Il faudra encore quelque temps jusqu'à ce que
nous puissions mettre au clair les lois du ton poétique. Nous ne savons qu'une
chose: nous avons affaire à des rythmes si compliqués et si variés qu'on
n'arrive pas à les croire possibles. 1

Cette appréciation de la poésie africaine trahit chez son auteur la surprise de voir les
Africains écrire des poèmes d'une si grande richesse. Le pluralisme culturel exalté par les siècles
précédents, notamment le XVIIIè, vient, à travers cette analyse, de faire la preuve de son
incontournable réalité et par la même occasion, de rallier les plus irréductibles. Malgré les accents
heurtés de son propos, Meinhof a le double et grand mérite, d'une part, d'avoir relevé la
spécificité de cette poésie, et d'autre part, de ne l'avoir pas considéré comme une suite ennuyeuse
de répétitions comme certains n'ont pas hésité à le faire, mais plutôt à y voir, au contraire, les
traits d'une culture spécifique. Par ce témoignage, Meinhof contribue à éclairer le débat.
cl Senghor et l'idée d'une poésie africaine spécifique
Senghor, en postface à son recueil poétique Ethiopiques, dans un titre fort imagé,
emprunté à un mythe ancien, Comme les lamantins vont boire à la source, répondait à des
critiques européens sur un certain nombre de reproches que ceux-ci ont souvent formulés contre
les poètes négro-africains, notamment contre Césaire. Senghor donc précise les motivations de
cette poésie, ses caractéristiques esthétiques, ses démarches de création, mais aussi et surtout ses
sources tant formelles que thématiques.
Parlant des sources d'inspiration des poèmes négro-africains et des sIens propres, en
particulier, Senghor écrit:
1 Carl Meinhof. In Manuel de littérature néo- africaine. pp 74- 75
57

Tous les êtres et toutes les choses qu'ils évoquent sont de mon canton:
quelques villages sérères perdus parmi les tamIs, les bois, les bolongs et les
champs. Il me suffisait de les nommer pour revivre le royaume d'enfance à
travers des forêts de symbolesJ•

Les critiques français reprochaient aux poètes nègres, les uns, d'écrire français et de ne
pas sentir français; les autres, au contraire, leur tendance à imiter les grands poètes français.
Aux premiers, Senghor répond:
En vérité nous sommes des lamantins qui, selon le mythe africain,
vont boire à la source. 2
Aux seconds, Senghor répond également :
La vérité est que j'ai surtout lu. plus exactement, écouté, transcrit et
commenté des poèmes négra-africains ( . .) Si l'on veut nous trouver des
maîtres, il serait sage de les chercher du côté de l'Afrique. Comme les
lamantins vont boire à la source de Simal. 3
Au sujet de l'esthétique formelle, Senghor fera remarquer que les poètes négro-africains,
que ce soit ceux qui usent de l'écriture ou ceux de la tradition orale, privilégient les facultés
auditives, et cela se traduit au niveau du poème, selon l'auteur, par la prédominance du rythme. Il
dira à cet égard :
Les poètes nègres, ceux de l'Anthologie comme ceux de la tradition orale,
sont, avant tout, des auditifs, des chantres. Ils sont soumis, tyranniquement, à
la musique intérieure et d'abord au rythme. 4
Il ajoute plus loin: le rythme demeure le problème. Senghor en vient à aborder le
problème de l'organisation du poème. Il souligne à un critique qui lui propose une manière
d'organiser le poème, que le poème négro-africain, à la différence du poème français, est
symphonie, c'est-à-dire un ensemble où chaque élément aussi moindre, soit-il, à quelque niveau
qu'il se situe, concourt à la réalisation de cet ensemble. Le poème dès lors intègre toutes les
émotions et s'offre par là à tous les niveaux de perception. Il devient ainsi accessible à la fois aux
bambins, aux fileuses de coton. aux mentons velus, aux talons rugueux.

Par cette analyse à différents niveaux du poème, Senghor montre implicitement qu'on est
en droit de parler d'une poésie négro-africaine d'expression française.
Ainsi s'affirme chacune des deux tendances. On notera qu'elles campent sur des positions
tranchées. Leur point de désaccord tourne, nous l'avons dit, autour de la langue qui pour les uns
1 L. S. Senghor. Comme les lamantins vont boire à la source. Postface à Ethiopiques In Poèmes. Dakar: Ed. SeuiI-
NEA, 1973,pp. 153-166.
2 L. S. Senghor. Op. Cit. 153.
3 L. S. Senghor. Ibidem p. 153.
4 L. S. Senghor. Ibidem. p. 159.
58

enracine toute poésie;
les autres ne nient pas cela, mais pensent qu'en dehors de la langue,
d'autres facteurs contribuent à l'enracinement du poème dans le terroir d'origine.
L'enjeu d'un tel débat, s'il est d'abord et avant tout littéraire, n'en est pas moms
idéologique. Il y a donc nécessité à clarifier tous les problèmes qu'il draine à sa suite.
3/ L'africanité de la poésie négro-africaine d'expression française.
a - La langue comme fondement de la poésie
La tendance depuis longtemps affirmée des critiques à classer les différentes poésies dans
le monde et à les rattacher à des groupes culturels à partir d'une analyse phénoménologique de
leur style,
rencontre de nombreuses difficultés,
s'agissant de la
poésie négro-africaine
d'expression française. Cette poésie en effet, qui se veut africaine est véhiculée par la langue
française. Quand on sait le rôle prépondérant de la langue dans la matérialisation du fait littéraire,
cette poésie peut-elle légitimement revendiquer une appartenance africaine? En d'autres termes,
peut-on dire qu'une poésie appartient à un peuple alors qu'elle s'exprime au moyen de la langue
d'un autre peuple? Tels sont les termes du débat que nous ne faisons que rappeler ici.
Nous dirons pour répondre aux préoccupations de ce débat que dans la mesure où la
poésie est d'abord et avant tout un fait de parole, elle intéresse en premier lieu la langue qui la
véhicule. Il apparaît dès lors, d'un certain point de vue, illusoire, voire absurde de parler d'une
poésie africaine francophone, car tout, jusqu'aux sonorités nie un tel statut.
Depuis Saussure, on le sait, la langue n'établit pas de correspondance terme à terme avec
une autre langue, mais exprime vis-à-vis de cette autre langue, sa spécificité qui tend
perpétuellement à nier cette dernière, au regard de ses propres mythes, de ses propres images,
nourries et vivifiées au suc du terroir auquel appartient cette langue; au regard également de sa
propre vision du monde, à nulle autre pareille. Tout ceci impose donc une analyse complètement
différente de l'expérience vécue. Face à cette construction théorique, y-a-t-il place pour des
éléments de provenance africaine dans cette poésie?
Certains critiques, on le sait, ont poussé l'analyse jusqu'à parler du rythme du tam-tam
chez Césaire, chez Senghor ou chez Damas. Ces poètes et bien d'autres, disent-ils, assourdissent
par le rythme saccadé et incessant de leur tam-tam. Senghor lui-même n'est pas étranger à cette
réflexion. Il écrit à propos de la composition du poème:
Souvent la première ébauche du poème est un mot, une phrase qui fait leit-
motiv, le rythme dans lequel couleront tous les mots et les images du poème. Et
ce rythme est tam-tam. J

A l'analyse de cette réflexion, on est porté à se demander par quels moyens, à la limite, les
poètes parviennent à reproduire le rythme du tam-tam, dans la mesure où, nous le disions, tout
jusqu'aux sonorités, conteste le caractère africain à cette poésie. Les phonèmes qui sont avant
tout ceux de la langue française peuvent-ils traduire la musique du tam-tam?
) L. S. senghor. Liberté 1. Paris: Ed. Seuil, 1964, p. 144.
59

Michel Hausser d'une part, Jean Dérive et Daniel Delas, d'autre part, dénoncent très
justement l'intrusion constante du tam-tam dans l'analyse des textes. Pour Dérive et Delas, cette
situation devient d'autant plus intolérable que cette intrusion tend à remplacer l'analyse critique
du texte lui-même. Sans à aucun moment nier l'influence de la musique négro-africaine sur la
poésie, ces auteurs s'élèvent contre la tradition que se sont faite les anthologies de parler dans
leur introduction de sanglots du jazz, de battements du tam-tam ou de rythmes 5yncopés.
Pour revendiquer une nationalité africaine, on le voit, cette poésie est piégée à sa base
même. Les implications de cette situation piégeante sont multiples et variées. Nous les situons à
deux niveaux principalement qui se résument l'un, dans la tendance à intégrer les meilleurs poètes
négra-africains à des courants littéraires français, l'autre, à porter un jugement de valeur,
généralement négatif, sur les productions poétiques africaines.

La critique francaise et les productions littéraires négro-africaines
Aujourd'hui, la France juge souverainement des œuvres poétiques africaines et négro-
africaines. Le signe irréfutable de cet état de chose est que c'est de la France que sont attribués
tous les prix littéraires qui couronnent les œuvres des auteurs négro-africains. Quelle est la part
des Africains eux-mêmes dans l'attribution de ces prix? Dans quelle direction travaillent les
différents jurys et quelles orientations déterminent leurs conclusions? En attendant un jour de
pouvoir répondre à ces interrogations, le constat qui suit la proclamation d'un lauréat est que
celui-ci est désormais consacré en Afrique même. On lui fait alors gloire.
Nos interrogations de tout à l'heure sont d'autant plus importantes qu'aux écrivains
négro-africains se pose un autre problème et non le moindre: celui de l'édition.
En effet, les maisons d'édition françaises imposent ou cherchent à imposer aux créations
poétiques
et
littéraires
négra-africaines
le
principe
sacro-saint
des
genres
littéraires,
caractéristique de la littérature française. C'est là une autre contrainte imposée aux auteurs négro-
africains qui doivent désormais imposer des formes préconçues, rigides à leur sensibilité. Il ne
s'agit plus pour eux de solliciter telle forme parce qu'elle rend le mieux l'émotion qu'ils ont
ressentie. Alors que, héritant de la tradition orale africaine, dans sa pratique, l'écrivain négro-
africain passe du roman à l'épopée, de l'épopée au mythe ou à la poésie sans pour cela ménager
aucune transition particulière. L' œuvre littéraire est par cela, une œuvre de la totalité qui consacre
le mélange des genres. Elle sort de cette fusion comme une symphonie, c'est-à-dire un amalgame
de genres, dans lequel chaque genre brode sur les notes de son propre code, mais se retrouve sur
le même accord en même temps que les autres genres, pour ensemble produire un sens, si sens il y
a. Ainsi organisée, l'œuvre littéraire négro-africaine se prête à toutes les lectures possibles
relevant des différents plans de sensibilité.
L'écrivain négro-africain tente par cette structuration d'un autre genre, de rendre les
sensations éprouvées par lui d'une expérience spécifique, naturelle. Mais il est sommé par les
maisons d'édition d'étiqueter ses oeuvres et de les ranger par rapport à des genres. Pour donner
toute la mesure de cette situation, nous allons interroger les faits eux-mêmes.
Pacéré Titinga du Burkina Faso réagit à cette pression des institutions françaises de
production et d'analyse des oeuvres:
60

Il Y a lieu de nous justifier pour de bon sur un concept utilisé par nous à
titre exceptionnel et qui fait couler beaucoup d'encre et de salive; il s'agit de
l'étiquette poésie. Nous n'avons jamais voulu utiliser à dessein cette référence
en voulant parler de nos écrits dits 'poétiques' ; afin qu'on ne pense pas à une
sorte de phobie de ce genre, nous avons toujours tenu et parlant seulement de
notre plume, à ce que pour le moins ce mot soit pris dans un sens particulier
,.
nous l'utilisons cependant ici (poésie des griots); ou ailleurs il y a lieu
d'éviter une confusion,. en effet: pour permettre un catalogage immédiat dans

la production littéraire, il est nécessaire que les auteurs en dehors de certains
noms de baptême, affichent une étiquette des genres. L'éditeur, pas plus que

l'étalagiste n'entend pas
transiger en la matière devant un candidat que
manipule une époque de simplification à outrance .Contraint en la cause, il
nous apparaîtra souvent
(et c'est ici le cas) que l'oeuvre produite ou
transcrite par nous aura l'apparence de la forme poétique; nous l'intitulerons
si exigence s'impose 'poésie' mais nous tenons à ce que ce mot soit entre
guillemets. 1

Jean-Marie Adiaffi de Côte d'Ivoire réagit également contre l'empire des genres et
explique comment fonctionne l'oeuvre littéraire négro-africaine au regard duquel fonctionnement
l'exigence des genres devient, à terme, un suicide pour l'écrivain négro-africain:
La tradition orale africaine ignore absolument la notion de genre. Les
contes sont accompagnés par la musique, celui qui récite le conte joue de la
comédie. Il est fréquent d'arrêter le conte par des charades, des proverbes, par

tout un ensemble de jeux qui permettent au conteur de reprendre son souffle.
Il n y a donc pas de genre. L'épopée, le conte, la fable, la devinette ( . .)tout
'1
,2
est me ange.
Et l'auteur poursuit, en parlant de sa propre pratique:
En ce qui concerne mon travail, et tout particulièrement D'Eclaires et de
foudres il est difficile de le classer dans un genre littéraire parce que j'ai
essayé de suivre la tradition orale africaine. 3
Le caractère par moments quelque peu excessif de ce propos qui tend à faire croire qu'il
n'y a pas de genres en Afrique ne fait pas perdre de vue l'essentiel: la classification en genres
constitue également un problème pour Adiaffi.
La camerounaise Wéréwéré Liking parle de son côté de son expérience avec
l'édition:
J'ai reçu des Editions Grasset où j'avais déposé un manuscrit, une lettre
qui, après avoir décrit les qualités de mon texte concluait ainsi Or, Place
1 Pacéré Titinga. Fondements à la poésie des griots. In Poésie des griots. Paris: Ed. Silex, 1982, p. 110.
2 Jean-Marie Adiaffi. Entretien avec B. Magnier, à Paris, en novembre 1982, dans le cadre du Grand prix Littéraire
d'Afrique Noire.
3 1. M. Adiaffi. Op. Cit.
61

nouvelle race est un étrange texte par trop composite .. vous le sous-titrez
« journal d'une misovire », mais il se révèle n'être ni un journal, ni un roman,
se présentant davantage comme un curieux mélange de genres divers, du
poème à l'essai, du récit au souvenir. Dans ces conditions nous ne voyons
comment assurer à l'ouvrage un placement intéressant. 1
Ces différents témoignages d'écrivains montrent bien le drame de l'écrivain négro-africain
dont l'inspiration est obligée de se mouler dans d'autres créneaux, pour répondre au besoin du
placement intéressant. Si de telles exigences persistent, quel sera l'avenir de l'oeuvre littéraire
négro-africaine dans la mesure où, de plus en plus, les écrivains tentent de retrouver les voies
traditionnelles de l'écriture? Devra-t-elle afficher une étiquette de pure forme ou devra-t-elle
remettre en cause les formes dans lesquelles elles s'expriment?
Mais plus que l'édition, c'est la critique qui adopte les positions les plus tranchées et les
plus égocentristes. Ces positions apparaissent sur deux plans d'analyse, le premier sur la critique
des oeuvres littéraires, le second sur la critique des travaux de recherches.

La critique des oeuvres littéraires
Certains adoptent sur ce point une attitude tout à fait normative. C'est le cas,
par exemple, d'un Victor P. Bol qui, dans son analyse des formes du roman africain écrit:
Seul y existe, dirait-on, le narrateur ou le personnage central. Les autres
ne sont guère que des silhouettes. On y trouve peu de complexité psychologique,
pas ou guère de caractère dont on présente la richesse intérieure. Le milieu
social lui-même dans lequel se meuvent les personnages ne semble pas décrit en
profondeur dans ses lignes de forces essentielles et dans son épaisseur, mais par
touches et traits séparés qui composent bien rarement un tableau total avec ses
profondeurs et ses perspective!
Outre le personnage et le milieu social, l'auteur analyse également l'intrigue:
Quant à l'intrigue, les auteurs n'ont guère le souci de la nouer et de la
serrer fortement. Les événements s y déroulent comme le fruit du hasard ou
plutôt de l'arbitraire dans un déroulement chronologique à peine organisé, ou
encore, des antagonismes sont indiqués entre des personnages, et l'auteur ne
se préoccupe pas de les amener à l'affrontement et au conflit .. des actions
sont préparées qui ne trouvent pas leur développement et leur dénouement.
3
L'auteur conclut son analyse en ces termes:
1 Wéréwéré Liking. Naissance de nouvelles esthétiques en Afrique. Communication faite au colloque sur la
littérature africaine. Dakar, Faculté des Lettres, 1983.
2 Victor P. Bol. Les Formes du roman africain in Actes du Colloque sur la littérature africaine. Dakar, Faculté des
Lettres, 1963.
3 Victor P. Bol. Op. Cit.
62

L'inconsistance de structure de leurs romans me semble l'effet assez exact
de la difficulté d'être, de leur difficulté à s'évaluer eux-mêmes, à évaluer le
monde.]

C'est également le cas d'un Henri Hell qui écrit à propos de Césaire:
Le poème qui se contente d'ajouter les énumérations
aux énumérations, les cris aux cris n'est plus un poème. 2

Il s'agit-là de jugements de valeur qui se définissent négativement par rapport à une forme
romanesque ou poétique, se donnant comme la Référence et qui réfèrent à la culture de celui qui
juge. C'est là le modèle du jugement normatif qui est d'essence prescriptive. La conclusion de
l'auteur évite la question de la bavure éditoriale; il ne s'agit pas en effet, d'écrivains qui
s'essayent à l'écriture, mais bien d'écrivains confirmés. Dès lors les écritures romanesque et
poétique que dénoncent les deux critiques relèvent d'une tradition d'écriture chez ces écrivains.
Alors d'où vient qu'on cherche à leur imposer une manière d'écrire qui, loin des passions, peut
s'avérer désastreuse à l'analyse?
Tout dépend de ce qu'on privilégie dans une oeuvre et des buts qu'on se propose
d'atteindre. On est parfois surpris de constater que des critiques qui ont fait leurs preuves ailleurs,
évitent la nécessaire question méthodologique qui leur permettrait d'aborder avec la rigueur
souhaitée, la question de l'écriture négro-africaine. L'histoire de la narration en Afrique ne
commence pas avec le roman, elle commence bien plus tôt. Le critique devrait à notre avis en
avoir conscience pour démarquer ses positions d'homme de science de celles de l'irréductible
idéologue. Mais une telle attitude ne s'explique-t-elle pas par le fait que les critiques assimilent
l'écriture négro-africaine à l'écriture française? C'est là aussi une autre source d'erreur qui
n'excuse en rien leurs auteurs.

La critique des travaux de recherches
Aujourd'hui, le domaine de la recherche constitue un champ où s'affrontent
partenaires et adversaires d'une recherche qui, partant des acquis de la linguistique moderne,
propose d'autres voies d'analyse du poème africain, à partir des spécificités propres à cette
poésie. Ainsi, bien des théories élaborées par des critiques partisans du modèle linguistique sont
soumises à la vive contestation. Il en est ainsi des thèses de Senghor sur le problème de la
nomination et de bien d'autres questions. Le très volumineux ouvrage, en double tome, écrit par
Hausser, semble s'être fixé pour but de contester la spécificité de l'écriture négro-africaine.
Les travaux de Zadi qui, sur le plan de l'analyse, visent à mettre en relief la spécificité
négro-africaine de l'écriture poétique, et de ce fait, font figure de proue, ont souvent inspiré
Hausser dans son Essai sur la poétique de la négritude. L'auteur s'attaque principalement à la
théorie de Zadi sur la symbolique africaine, mais surtout à celle relative à l'espace triadique. A
cette forme d'écriture donnée comme spécifique par Zadi, Hausser oppose le roman par lettres
qui, selon lui, est le répondant en Europe de cette technique d'écriture. Nous reviendrons dans le
chapitre suivant sur cette question. Pour l'heure, nous allons aborder le second aspect des
questions liées à l'usage du français par les poètes négro-africains.
1 Victor P. Bol. Ibidem
2 Henri Hell, cité par Senghor In Comme les Lamantins vont boire à la source. Op. Cit. P. 160.
63


Les poètes négro-africains face aux courants littéraires français : Césaire devant
le surréalisme
Dans leur tentative pour assimiler la poésie négro-africaine d'expression française, certains
critiques n'ont pas hésité à rapprocher les poètes négro-africains de certains courants littéraires en
vogue en France. C'est bien ce travail d'assimilation que fait Bernadette Cailler en établissant un
rapport d'influence entre Césaire et le surréalisme. Ce sont là quelques-unes des implications liées
à l'usage de la langue française par les poètes négro-africains.
Si d'un certain point de vue, la critique française réagit en bon droit, car il s'agit pour elle
d'analyser le texte à partir des critères et outils critiques français, ne tombe-t-elle pas dans le
défaut inverse de penser que la langue à elle seule suffit pour régler tous les problèmes liés au
texte, notamment ceux liés à la personnalité et à la sensibilité de l'écrivain? En ce sens, n'y a-t-il
pas d'autres facteurs pertinents qui, malgré la langue, peuvent influencer d'une manière ou d'une
autre, la création littéraire, et imposer une empreinte qui la dénature par rapport à la langue qui lui
sert de support? N'est-il pas, en d'autres termes, possible de trouver à l'intérieur d'un même
ensemble linguistique telle la francophonie, différentes expressions culturelles qui transforment la
francophonie en des francophonies et qui se distinguent :
- par les thèmes et leurs fonctions sémiologiques;
- par la représentation idéologique des codes sociaux et leurs fonctions symboliques;
- par la structure des œuvres et leur relation à un code du genre ou à leurs motivations
sociales?
b / Le parricide de la poésie négro-africaine d'expression francaise: de
l'absurdité du critère linguistique
Le problème de la langue comme fondement unique du fait littéraire doit s'apprécier par
rapport à une certaine évolution de la situation littéraire en Afrique.
Il faut ici rappeler le rôle joué par la colonisation en imposant au colonisé, sur la base
d'une politique assimilationniste, la langue de son vainqueur, et partant ses formes littéraires,
annihilant par cela les formes dans lesquelles le colonisé exprimait ses propres expressions
littéraires. Mais le colonisé ne tarde pas à comprendre que le salut pour lui réside dans la
recherche des sources africaines que la colonisation tend à lui faire oublier. La dialectique
Caliban-prospéra naît du coup en Afrique. La négritude qui est à la base de cette renaissance
nègre essaie de nouvelles voies d'écriture en interrogeant la tradition orale africaine encore très
vivante et qui manifeste chaque jour sa vigueur et sa bonne santé. Depuis lors, la quête consciente
des poètes négro-africains a été de se rapprocher le plus possible des sources africaines. Ce
questionnement des sources orales africaines dont il faut situer le début autour des années 30 ne
s'est jamais démenti; les générations nouvelles s'essayent de plus en plus dans de nouvelles voies,
en explorant en profondeur la tradition orale africaine.
Le résultat de cette orientation nouvelle donnée à l'écriture poétique se traduit par une
sensibilité qui, en dépit de l'emploi de la langue française, est en nette rupture avec la poésie
française, que ce soit sur le plan de la forme, absolument révolutionnaire, ou sur le plan
du
64

contenu, qui désormais, prend en charge des problèmes spécifiquement négro-africains ou leurs
aspects spécifiquement africains.
Le flux de l'africanité dans la poésie négro-africaine d'expression française est si forte
aujourd'hui qu'elle contrebalance l'influence de la langue française.
Dans les années 70, parut aux Editions du Seuil, un ouvrage que la critique unanimement
salua comme une grande réussite de la littérature africaine. On a alors longuement épilogué sur la
beauté formelle de l'œuvre. Il s'agit de Les Soleils des indépendances d'Ahmadou Kourouma.
C'était vraiment du nouveau sur le plan du langage. L'auteur lui-même interrogé à propos de ce
langage répondit: je n'ai pas créé de langage nouveau, j'ai dit des choses simples. Loin d'être
une boutade, ce propos traduit bien la situation d'écriture de l'œuvre. Il a en effet suffi à
Kourouma de dire les choses telles qu'il les ressentait par rapport à son appartenance malinké,
pour inventer un langage nouveau. Pour Kourouma donc, s'il y a des mérites personnels à
reconnaître à l'écrivain, c'est d'avoir réussi à dire en français la parole malinké. Le Français lira
Les Soleils des indépendances, pourtant écrit dans sa propre langue, avec moins d'aisance que,
par exemple, La Route des Flandres réputé, cependant, être d'une lecture difficile.
A la différence de Claude Simon où la difficulté de lecture naît de l'agencement du récit, la
difficulté dans l'ouvrage de Kourouma, pour un français, naîtrait du langage, c'est-à-dire d'une
certaine utilisation de la langue française. C'est donc au cœur de sa propre culture que vont naître
les difficultés de lecture chez le Français. C'est là un premier cas qui conteste la primauté de la
langue en tant que fondement unique du fait littéraire: le contenu culturel que véhicule. Les
Soleils des Indépendances n'est plus celui du peuple qui a inventé la langue qu'utilise l'œuvre. Le
Français devient du coup étranger à sa propre langue. Ceci montre bien de quel poids pèsent les
éléments culturels dans une œuvre.
Au second niveau qui nous paraît tout aUSSI Important, les cntiques qui défendent la
spécificité littéraire négro-africaine opposent à la position de leurs contradicteurs, la particularité
de la langue des poètes négro-africains francophones. Ce point de vue découle d'une situation
qu'il convient de développer.
La langue française sous la plume des poètes négro-africains subit de nécessaires
mutations liées aux besoins d'expressivité de leur sensibilité particulière. C'est de ces mutations
que parle lahn lorsqu'il écrivait: Les Européens ne pouvaient plus reconnaître leurs propres
vocables. Ces mots à eux on les leur rendait métamorphosés.
C'est également cet usage
particulier de la langue française qu'exaltent de leur côté, Breton et Roy, dans les passages que
nous avons cités plus haut.
Mais ces mutations, sous quelque forme qu'on voudra les aborder, soit pour les expliquer,
soit pour les justifier, laisseront en blanc la question de l'expression du fait littéraire qui devrait
être abordée séparément. C'est la contrepartie du coefficient différentiel que constituent les
spécificités littéraires et culturelles de chaque peuple. Le poétique apparaît en fin de compte
comme une langue qui défie dans un texte, la langue elle-même. Ceci fait de la poésie une langue
supra-nationale au-dessus de toutes les langues et explique qu'on accède d'une certaine façon au
texte poétique sans nécessairement passer par le contenu.
N'importe quel francophone pourra lire Les Soleils des Indépendances, mais ce sera bien
plus, par sa maîtrise du système référentiel social et culturel malinké que par la maîtrise de la
65

langue française. C'est pourquoi il ne peut exister un Ahmadou Kourouma français de culture qui
écrive Les Soleils des Indépendances ou un Jean-Marie Adiaffi de cette même condition qui écrive
La Carte d'identité. De tout cela, se dégage deux remarques à propos des poètes négro-africains:
1. Ces poètes réalisent les performances qu'on leur reconnaît aujourd'hui grâce
aux ressourcements qu'ils ont opérés en interrogeant l'âme africaine qui
sommeille en eux.
2. L'inadéquation langue-culture dans la poesIe négro-africaine francophone a
l'effet heureux de transférer dans des registres catégoriels nouveaux, dans bien
des cas, les mots de la langue française qui en ressortent avec relief. On
comprend alors l'émerveillement d'un Breton dont le regard se dessillant sur les
possibilités illimitées de l'écriture poétique, à partir du cas des transferts de
sens, s'interroge:
Qu'est-ce-qui me retient de brouiller l'ordre des mots, d'attenter de cette
manière à l'existence toute apparente des choses! Silence, afin qu'où nul n'a
jamais passé je passe, silence. 1
Le nègre, lui, n'a jamais éprouvé, même dans sa propre langue, le besoin de briser des
carcans qui annihilerait sa créativité, car le nègre n'a jamais imposé de limites à son imagination.
La poésie est pour lui une situation de communication qui, pour reprendre le mot de Kesteloot,
tourne le dos à la communication.
Il s'agit là donc de faits qui prouvent à l'évidence que la langue, malgré tout, ne peut plus,
à elle seule garantir la production littéraire et en rendre compte; le facteur culturel mérite
largement, comme cela apparaît dans nos réflexions, d'être pris en compte, car il manifeste de plus
en plus, sa tendance à exprimer la spécificité des peuples. L'orientation actuelle de la poésie telle
qu'elle s'annonce chez les jeunes poètes comme les Jean-Marie Adiaffi, les Pacéré Titinga, les
Zadi Zaourou, les Wéréwéré Liking... si elle se maintient et se renforce, posera, nous en sommes
convaincu, avec plus d'acuité, d'ici quelque temps, le prablème dont nous débattons maintenant, à
savoir l'influx culturel dans le poétique. D'autres temps, d'autres prablèmes 1
Aujourd'hui, il importe de reconsidérer le fait littéraire tel qu'il se manifeste dans les pays
africains anciennement colonisés, à la lumière de l'inadéquation langue-culture. Il s'agit d'exercer
un regard nouveau sur la littérature, particulièrement sur la poésie négra-africaine d'expression
française. Ce regard nouveau entraîne sur le frant de la critique, l'élaboration d'un outillage
critique qui rende compte de cette poésie avec moins d'exotisme. C'est de cela qu'il va être
maintenant question.

De la nécessité d'un outillage critique adapté à la poésie négra-africaine
d'expression francaise
Les tenants d'une poésie négra-africaine d'expression française fondaient leur prise de
position sur les caractéristiques formelles et esthétiques de cette poésie. Jahn, Kesteloot, Senghor
et Zadi ont chacun en ce qui les concerne, insisté sur ce point.
IL. Kesteloot. Césaire 1985 ou pourquoi et toujours le surréalisme. Inédit.
66

Les caractéristiques formelles et esthétiques de la poésie négro-africaine francophone se
voient bien souvent appliquées des outils d'investigation critiques forgés pour d'autres
expériences littéraires. Ces outils, à cause de leur détermination historique particulière, ne sont
pas toujours aptes à rendre compte de la spécificité et du génie des textes africains.
Victor Bol n'a pas hésité, on l'a vu, à parler d'intrigue sans noeud, ou Henri Hell, de ton
poétique monotone. Ces propos sont bien le signe d'une critique qui se désavoue elle-même: en
effet, les poètes négro-africains d'expression française ont choisi d'exprimer leur propre sensibilité
et non celle des autres. Ils ont alors eu recours à ce que Jahn appelle la manière africaine de
composer un poème.
C'est là un choix délibéré qui témoigne à la fois d'une claire conscience du
pluralisme culturel, mais aussi de son extrême relativité.
Les poètes négro-africains d'expression française empruntent par ce choix, une VOlX
africaine de l'expression littéraire que la critique se doit de prendre en compte. C'est à une
véritable reconversion des mentalités que convie auj ourd' hui l'analyse poétique négro-africaine
d'expression française. Le critique ne peut plus feindre ou nier, sans mauvaise foi, que l'usage de
la langue française - quoiqu'on puisse dire, en bien, des théories de Mounin à propos des rapports
de la conscience et de la représentation du référent, exposées dans ses .Problèmes théoriques de la
traduction - ne peut plus justifier qu'on applique au poème négro-africain, intégralement, une
grille conçue pour les textes européens comme si, en la matière, l'Afrique n'avait rien à apporter
au monde, l'Europe ayant déjà tout dit. Pour nous, tout critique qui se cantonnerait dans une telle
attitude se condamnerait à la pure spéculation et non à une réelle évaluation du poème négro-
africain. Bernard Mouralis l'a bien compris. Tirant les conclusions d'une analyse de J. Dérive et
D. Delas sur tout le mal que le tam-tam dans son intrusion à l'analyse littéraire a fait au poème
négro-africain, l'auteur écrit:
Si ces thèses qui aboutissaient à privilégier un signifié (..) ont rencontré un
tel écho auprès des Occidentaux, c'est qu'elles avaient une vertu particulière;
elles permettaient de retarder le moment toujours redouté, où il faudrait enfin
considérer les Africains comme des producteurs sur le plan du langage comme
sur celui de la conceptualisation. 1

Pour Mouralis l'enseignement des littératures africaines constitue un enjeu dont il vient de
définir les termes. Mais l'auteur indique la condition à laquelle cette discipline d'enseignement
présentera tout l'intérêt qu'on en attend :
Par là même, on aura deviné l'enjeu essentiel que représente la littérature
africaine comme objet d'enseignement et de recherche. L'invention de cette
discipline ne pourra offrir un intérêt scientifique à condition qu'ait été claire-

ment reconnue, à titre préalable, la dimension littéraire de celle-ci et que l'on
accepte sans arrière
- pensées de retrouver dans la littérature cette sorte
d'extension et d'application de certaines propriétés du langage dans lesquelles
Valéry voyait tout simplement la définition de la littérature. 2
1 Bernard Mouralis. Réflexions sur l'enseignement des littératures africaines. Nouvelles du Sud, 1, 1988, p. 12.
2 B. Mouralis. Op. Cil. P. 12 ;
67

Pour que cette condition se réalise pleinement, l'auteur dégage trois sortes de médiations
qui, selon lui, doivent permettre de mettre en valeur la littérature des textes. A propos de la
troisième médiation, l'auteur note:
Face à la résistance qui se manifeste à l'idée que les Africains pourraient
être producteurs de langage et de concepts, il convient d'envisager l'étude de
la

littérature africaine en donnant à celle-ci une définition large, qui
comprenne non seulement des textes de fiction - poésie, théâtre, roman, mais
encore les essais, les ouvrages théoriques et les travaux de recherches. J

Les textes littéraires négro-africains et plus particulièrement les textes poétiques doivent
être considérés comme les produits d'une culture spécifique et être analysés dans un tel esprit.
Michel Hausser fait remarquer que pour peu que le poète négro-africain décale le mot français, il
parviendra à faire dire à la langue française, l'âme africaine. Nous commencerons par dire que le
poète négro-africain qui utilise la langue française ne fait rien d'autre que ce travail de réinvention
du français.
Mais cette opération n'est qu'une solution d'attente pour le poète négro-africain qui
voudrait pouvoir dire sa sensibilité à travers des mots plus justes, parce que nés de cette
sensibilité et qui comblent son désir de précision et de perfection. Même si aujourd'hui le poète
assume historiquement le français, l'usage de cette langue ne peut constituer pour lui une solution
définitive. Il serait pour nous par ailleurs abusif de penser que le poète négro-africain qui utilise la
langue française le fait dans les mêmes dispositions d'esprit qu'un poète français.
Lorsque Breton parle d'un Noir qui manie la langue comme il n'est pas aujourd 'hui un
Blanc pour la manier et que Roy fait des poètes nègres les descendants authentiques des grands
maîtres français, il y a dans ces propos quelque chose qui ne saurait laisser indifférent et ce
quelque chose, c'est la question du comment les poètes nègres écrivent en empruntant, en
employant, prolongeant et réinventant le français de nos grands écrivains.
C'est bien à cette
question que B. Mouralis tente de répondre à travers les propositions qu'il a faites pour l'étude
des littératures africaines.
La réflexion de Mouralis est d'autant plus juste que le poète négro-africain, en réinventant
le mot français, n'accomplit pas une activité bénigne: il prend en compte le français au double
niveau de la déconstruction et de la reconstruction des structures propres à cette langue. Le poète
négro-africain se pose la question de l'utilisation de tel mot français par rapport à l'idée qu'il se
propose d'exprimer. La plupart du temps, le poète négro-africain transfère le mot de son réseau
lexical et sémantique habituel vers un autre réseau lexical et sémantique. Césaire peut ainsi écrire:
Je porte les écrouelles du roi
ou Pacéré Titinga : Il s'immolait en recevant chaque ami ou
encore Jean-Marie Adiaffi : Mourir la mort.
C'est bien cette opération que Thomas Melone appelle moment de naufrage généralisé
et qui par cela ne va pas sans poser quelques problèmes spécifiques. Il y a là incontestablement la
mise à contribution du langage pour qu'il en ressorte un contenu. Le pouvoir de nomination des
mots est ici engagé. C'est là certainement l'apanage de tous les peuples, mais il s'agit de dire
comment chaque peuple nomme par le biais des mots. Hausser cite l'exemple du pouvoir de
nomination des mots chez Saint-John Perse. On aurait aimé le voir proposer d'autres cas qui alors
nous convaincraient mieux, parce que justement exempts de toute possibilité d'influence.
1 11 B. Mouralis. Ibidem P. 12.
68

L'exemple de Saint-John Perse n'échappe pas vraiment au problème de l'influence
tel que Jean Laude l'a formulé. Tous ces exemples et contre-exemples nous font dire que les
poètes négro-africains ont contribué à un renouveau poétique à des niveaux très divers que nous
nous efforcerons d'indiquer plus tard, dans la seconde partie de ce travail. Rejoignons pour le
moment Sartre pour dire, à quoi s'attendaient Hausser et l'ensemble des Européens en posant le
bâillon aux nègres, par la confiscation des langues africaines? Que ceux-ci se convertissent en
autant de Ronsard, Voltaire, Hugo, Villon, Diderot? En autant de grands maîtres français?
Insensé, qui crois que je suis toi!
Ces nègres ont tout naturellement retrouvé la voie du lointain et bien proche
Kaydara. Lieu où les masques tombent et où l'on est nu comme un ver de terre. Plus de
falsifications, ni de plaquages. Le poète négro-africain apparaît avec ce qu'il a de plus intime, de
jamais corruptible. Cela, nous semble-t-il, Bernadette Cailler l'a quelque peu perdu de vue
lorsqu'elle tente de faire de Césaire, un surréaliste. En effet, au double plan théorique et pratique,
la Canadienne s'essaye à convaincre de l'influence surréaliste subie par Césaire.
Aussi séduisante que soit ce point de vue de Cailler, il ne pêche pas moins par
certaines prises de position qui, dans la démarche, détourne le problème. L'auteur, en effet se
comporte comme si le surréalisme relevait d'un phénomène de génération spontanée et qu'il
n'était pas déterminé par une historicité. Le surréalisme, dira-t-elle, se déclare être tout sauf une
théorie. A ce compte reste -t - il encore quelque chose qui échappe au surréalisme?
Cailler lie Césaire au surréalisme car, selon elle, par sa pratique, il s'en rapproche.
Nous retrouvons ici des conséquences ataviques de l'usage de la langue française par les poètes
négro-africains. Mais la question essentielle qu'élude Cailler ou à laquelle elle répond de manière
très insatisfaisante est bien la suivante: si Césaire relève du surréalisme, comme elle le soutient,
de quoi relève le surréalisme lui-même en tant que pratique sociale? Quels en sont les fondements
historiques? Ces questions sont celles, à notre avis, capables d'apporter la lumière au problème
de l'appartenance ou de la non appartenance de Césaire au surréalisme.
Le surréalisme, quoi qu'on voudra en faire, reste d'abord et avant tout une donnée
de la praxis sociale; sous ce rapport, il ne peut échapper aux conditions déterminantes de sa
naissance. Une telle vérité d'évidence impose au plan de la démarche que l'on s'interroge:
- d'une part, sur les sources du mouvement surréaliste en le situant dans le
contexte culturel de l'époque, c'est-à-dire le premier quart du XXè siècle. On se
livrera alors à une étude des influences possibles subies par les promoteurs du
mouvement.
- d'autre part, dans la mesure où Césaire lui-même revendique les sources
culturelles africaines de son art, il devient dès lors une exigence de rapprocher sa
pratique de celle des poètes traditionnels africains. Il pourrait y avoir là des voies
fécondes de recherche qui, à terme, aboutiraient à situer Césaire, mais aussi
l'ensemble des poètes négro-africains par rapport aux courants littéraires français.

Le surréalisme dans l'effervescence culturelle du
début du XXè siècle.
La critique n'a pas consacré assez de pages à l'apport de l'art nègre à la culture
69

française et européenne. On s'est bien souvent contenté de bout de phrases pour dire cet apport.
Les seuls ouvrages consacrés à la question, à notre connaissance, sont ceux de Jean Laude et de
Jean Claude Blachère. 1 Ces deux auteurs soulignent, dans leurs ouvrages respectifs, la portée
réelle et les limites de cette influence. Même si certaines de leurs analyses et conclusions appellent
des remarques, ces auteurs ont eu le mérite d'avoir mis l'accent sur cette influence et d'avoir
insisté sur ce point.
Cailler consacre une seule phrase à cette influence, juste le temps de dire la prise de
conscience par les Européens de la richesse artistique et culturelle de l'Afrique. Nulle part, elle ne
parle d'influence. Pour elle d'ailleurs, le renouveau culturel de l'Europe au début du XXè siècle,
n'était dû qu'à un retour des Européens à leur passé enfoui, mais qui, selon elle, n'est pas
étranger aux vieilles cultures du continent européen. Ce retour, selon elle, s'est effectué sous la
pression et l'attaque menée par les sciences humaines et expérimentales et les philosophies de
l'existence que sont le bergsonisme, le marxisme et le freudisme contre les valeurs reçues.
Nul ne peut, en effet, nier l'importante contribution de ces sciences et systèmes de
pensée au renouveau culturel européen. Mais il convient également de souligner la teneur réelle de
cet apport et ses limites objectives.
La révolution scientifique du début du XXè siècle a eu l'heureuse contribution de
relever certaines dimensions de l'humain jusque-là méconnues et leurs rôles dans la pleine
réalisation de l'être. Un accent va être particulièrement mis sur le rôle de l'inconscient dans la
constitution de l'être; c'est lui qui, hors de la conscience, conditionne les actes et pensées de
l'humain. Par cette théorie de l'homme, c'est un loup qui vient d'être introduit dans la bergerie.
Les fondements traditionnels de la pensée occidentale vont être ébranlés, les valeurs jusque-là
béatifiées, telle rationalisme, vont être contestées.
Cette effervescence scientifique va s'étendre à d'autres domaines; les lettres et les
arts vont désormais se tourner vers les sociétés dites primitives où, pense-t-on, l'inconscient
fonctionne mieux. La mentalité primitive de Lévy-Bruhl n'avait-elle pas révélé que la mentalité
primitive était essentiellement mystique et qu'elle assumait des fonctions telles que la réflexion, le
sentiment et l'action? Ici prend fin la contribution des théories scientifiques à l'essor culturel en
Europe, au début du XXè siècle.
Dès lors, la théorie de l'inconscient ainsi échafaudée crée une exigence nouvelle
sur le front poétique: désormais le poète demande à l'inconscient de lui livrer ses secrets. Cette
exigence s'exprime en termes de spontanéité expressive. Là est tout le mérite du surréalisme
d'André Breton, né des circonstances que nous venons d'indiquer, d'avoir su définir très
clairement les conditions de cette expression littéraire qui se caractérise par, pour employer le
langage surréaliste, l'écriture automatique dont les conditions de réalisation sont définies dans les
Secrets de l'art magique surréaliste, en ces termes:
Faites-vous apporter de quoi écrire après vous être établi en un lieu aussi
favorable que possible à la concentration de votre esprit sur lui - même. Placez-vous
dans l'état le plus passif, ou réceptif que vous pourrez (..) Ecrivez sans sujet préconçu,
assez vite pour ne pas retenir et être tenté de vous relire (..)
1 Jean-Claude Blachère. Le Modèle nègre. Dakar-Abidjan: NEA, 1981.
70

Continuez autant qu'il vous plaira J
Mais à dire ceci, le surréalisme ne va guère plus loin que l'avant-garde: Rimbaud
rêvait déjà d'une expression poétique qui fUt accessible à tous les sens. Mais où trouver une telle
expression poétique dans la mesure où l'attitude que prescrit le surréalisme n'est pas elle seule
génératrice de l'écriture automatique? Elle n'est qu'un cadre où le poète est plus réceptif à la
voix de l'inconscient. En effet, les récits de rêve et les expériences de sommeil hypnotique ne
relèvent pas de l'entreprise surréaliste elle-même, mais du vécu du poète qui se prête à cette
expérience. Peut-on encore parler de poésie puisqu'il ne s'agit plus que d'un diktat de
l'inconscient qui, semble-t-il, supprime la liberté créatrice? Problème.
Pour en revenir à l'inconscient, il ne peut livrer que le vécu du surréaliste. Mais ce
vécu, par rapport à la nécessité de la spontanéité expressive, bute sur un mur de silence dans la
tradition poétique française. Comment Césaire peut-il, dans ces conditions, être influencé par le
surréalisme qui est, plus une méthode pour accéder à une expression poétique, qu'une esthétique
qui prescrit des règles d'écriture? Il est vrai, on l'a quelquefois dit, le surréalisme a partie liée
avec le mysticisme et l'ésotérisme. Dans ce cas-ci, peut-être, il est possible de concéder au
surréalisme d'être l'expression d'une technique, car le poète surréaliste est avant tout prédisposé à
la pratique mystique et ésotérique !
Cailler parle d'un passé européen enfoui qui inspire le poète surréaliste. Ce propos nous
semble quelque peu outré. A quand remonte ce passé? Quelle en est la caractéristique? Quelles
sont les circonstances de la redécouverte de ce passé? Ce sont là autant de questions auxquelles
nous aurions voulu voir Cailler répondre. Mais à propos de la renaissance de l'art moderne en
Europe, voici ce que dit le peintre Maurice Vlaminck, dans une déclaration à M. Sauvage:
La soi-disant renaissance de l'art moderne n'est qu'un arrangement
abâtardi des conceptions littéaires des Noirs Africains. Pour retrouver une
jeunesse, notre civilisation qui se dit raffinée s'est jetée sur l'art des sauvages
et l'a pillé. 2
L'artiste précise les domaines où s'est opéré ce pillage:
Les cadences, les rythmes, les sonorités des mélodies noires se sont
infiltrées dans la grande musique, à travers le jazz. Tout ce qui constitue
l'apanage de l'art de notre temps, nous l'avons volé aux nègres, aux
anthropophages. Vraiment, il fallait notre époque sans génitoires pour que
l'on voie les musiciens, les sculpteurs, les peintres, les littéraires, à la
remorque de nos frères de couleur... et les voir en tirer bénéfice et vanité. 3
Cette déclaration de Vlaminck témoigne de la crise intellectuelle que vécut l'Europe au
début du xxè siècle et au cours de laquelle le problème qui se posait aux Européens et que nous
formulions déjà, était de savoir où trouver cette spontanéité expressive dont Rimbaud et l'avant-
garde exprimaient déjà l'idée: une poésie qui soit un dérèglement des sens.
1A. Breton. « Secrets de l'art magique surréaliste », cité par M. Nadeau. Histoire du surréalisme. Paris: Seuil,
1970, p. 94.
2 J. Laude. Op. Cit. p. 174.
3 J. Laude. Ibidem. P. 174.
71

C'est ici qu'interviennent les circonstances de la rencontre culturelle entre l'Afrique et
l'Europe et dans laquelle l'Afrique a joué le rôle de la culture source et a informé la culture
européenne.
Lorsque Cailler répond à la question de la spontanéité expressive en la situant en Europe,
nous pensons qu'il y a chez l'auteur un parti-pris qui ne s'avoue pas. Faut-il le rappeler?
L'Europe, depuis l'antiquité, avait défini ses critères de la norme artistique dont les grandes lignes
tournaient autour des concepts tels que l'harmonie, l'équilibre. Ce choix esthétique a entraîné de
nombreux refoulements. Les époques successives n'ont jamais remis en cause ces normes et les
ont même renforcées jusqu'à la fin du XIXè siècle. L'ouvrage de synthèse de Michel Ribon, L' Art
et la nature, 1 montre bien cette constance dans les choix esthétiques faits par l'Europe. 2
La
codification de l'art aura définitivement mis en cage la liberté créatrice de l'artiste européen.
Lorsqu'en Europe, au début du siècle, on eut senti l'importance de ce que par le passé, on
a considéré comme du primitif et donc inapte à la société civilisée de l'Europe, on s'est vite rué,
non pas sur un passé à jamais enfoui de l'Europe, mais sur les arts de la sauvagerie. L'Europe va
à l'assaut des sociétés perçues par elle comme primitives et où l'art ne s'est jamais imposé de
restrictions qui pouvaient, comme en Europe, mutiler la liberté créatrice de l'artiste. A partir de
1925, la révolution surréaliste publie des reproductions de masques du Pacifique. Jean-Louis
Bédouin faisait remarquer qu'il s'agit par cette recherche surréaliste de mettre l'accent sur ce qu'il
appelle la vertu magique de l'art plutôt que sur sa valeur esthétique ou simplement décorative.
La revue YVY montrera de son côté l'importance des poupées katchimas des
Indiens de l'Arizona. Breton dira de ces poupées qu'elles sont la plus éclatante justification de la
vision surréaliste. Ces Indiens étaient surréalistes avant la lettre!
Bonnoure, pour sa part,
révélera l'art de certaines tribus polynésiennes. A propos de ce recours au primitif qui enverra les
Européens aux quatre coins du monde, Maurice Nadeau situe l'objet de cette quête:
1 M. Ribon. L'Art et la nature. Paris: Ed. Ratier, 1988.
2 L'auteur montre comment le concept de mimesis va drainer autour de son objet, pendant deux millénaires, des
générations d'artistes qui vont ainsi se réclamer de la formule d'Aristote, l'art imite la nature. L'art devient donc
une représentation du réel. Des effets d'illusion célèbres relevant de l'esprit de l'époque font bonne fortune dans les
livres d'histoire de l'art, parmi lesquels les raisins du peintre Zeuxis dont l'effet naturel trompait, dit-on, les
pigeons, l'image d'Alexandre par Appelle qui faisait hennir joyeusement Bucéphale chaque fois qu'il venait à
passer devant la statue de son maître.
Mais plus récemment encore, c'est-à-dire de la Renaissance à la fin du XIXè siècle, le propos d'Aristote
sur les rapports de l'art et de la nature a continué d'exercer le plus grand attrait sur les grands maîtres de la
peinture en Europe. Voici le commentaire que fait M. Ribon à propos de certains de ces maîtres el de leur
conception de l'art :
Dans son Traité de la peinture, Léonard de Vinci énonce que la peinture la plus louable est celle qui est conforme
à l'objet imité et qu'elle doit représenter pour les sens, ffi'ec vérité et exactitude, les oeuvres de la nature. (p. 50).
- Ribon fait remarquer à propos de Van Eyck que les artistes le louaient d'avoir découvert et su utiliser les
propriétés siccatives de l 'huile de lin qui, mêlée à l'huile de noix, permet à la peinture ce miracle d'égaler enfin
la nature. (p. 50).
- Au XVlIè siècle, note Ribon, Poussin définit la peinture comme une imitation, faite de lignes et de couleurs en
quelque superficie, de tout ce qui se voit sous le soleil, et sa fin est la délectation (p. 51)

- Au XVlIIè siècle, l'abbé Du Bos érige la mimesis en doctrine en soutenant que s'il faut louer l'art du peintre à
bien imiter, il convient de le blâmer quand il choisit un sujet qui intéresse peu,. que l'art, dans le pouvoir de

plaire, ne saurait égaler la nature dont il tire sa substance et sa beauté.
Par sa conception de l'art, note Ribon, Du Bos influencera bien des artistes du XIXè siècle dont le
sculpteur Rodin qui affirme qu'il a pour seul principe de copier ce qu'il voit (p. 5/)
72

Il s'agit de faire reconnaître la valeur plastique d'un masque océanien, non
par goût du scandale ou du changement, mais parce qu'il apparaît comme le
résultat d'une création exemplaire en ce qu'elle ne connaît aucune des
restrictions mentales que l'Europe a imposées à ses artistes et, en tant que tel,
possède un incontestable pouvoir de révélation et de libérationl .
On vogue, en tout cas, très loin des vestiges du passé européen. Mais ce n'est pas
tout. L'Afrique a également fortement et profondément contribué à la résolution de la crise
intellectuelle de l'Europe.
Les figurines et les statuettes africaines vont tenir la vedette dans les musées
européens. Un fructueux commerce va faire connaître cet art en Europe. Des artistes de renom
tels Picasso, Matisse, Derain, Braque, Brancusi, Lipchitz, et la liste continue, avaient chacun sa
collection de peintures et de statuettes africaines. L'influence de l'art nègre était partout réelle,
car il s'agissait bien d'influence et non d'une mode comme certains l'ont prétendu. Il suffit de lire
quelques commentaires sur l'époque pour s'en convaincre;
Pour Paul Guillaume, l'art nègre fut le sperme vivificateur du xxè siècle. 2
Nille M. Rousseau dira: l'apport nègre à la plastique fut aussi important que
celui des formes gréco-latines au temps de la Renaissance. 3
André Malraux dans son discours d'ouverture du colloque organisé à l'occasion du
festival des arts nègres de Dakar, en avril 1966, déclara que la découverte de l'art nègre et son
influence sur l'art occidental constituent un événement majeur dont la portée fut déterminante et
orienta l'art d 'aujourd 'hui. 4

Jean Laude, pour sa part, écrit:
L'art nègre n'apporte point seulement à l'art occidental que des solutions
plastiques
et esthétiques. Il intervient de plus en plus dans un mouvement
d'opinions en faveur des solutions archaïques pour atteindre la poésie et la
réflexion philosophique. C'est que s'il n'est pas à son déclin, l'occident ne
peut désormais plus se camper dans sa superbe méprisante, comme seul
détenteur des valeurs universelles, ne peut plus honnêtement identifier sa
civilisation à la civilisation elle-même. 5
Level et Clouzot pensent, à leur tour, que par son caractère primitif et par la
grande liberté dans le jeu des proportions, l'art nègre a exercé une influence considérable sur
l'art ultra moderne qu'il a aidé à concevoir une large échappée hors des vieilles formules.

Level reviendra une dizaine d'années plus tard pour préciser à quoi se résume
l'influence réelle de l'art négro-africain sur Picasso. Pour l'auteur, l'art nègre n'a apporté à
Picasso que :
1 Maurice Nadeau. Histoire du surréalisme. Op. Cit. P. 181.
2 Jean Laude. Op. Cit. P. 527.
3 Jean Laude. Ibidem pp. 19-20.
4 Jean Laude. Ibidem. p. 527.
5 1. Laude. Ibid. p. 535
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L'amplitude des libertés créatrices que les sculpteurs noirs ont prises
dans leurs réalisations et qu'aucun art ethnique n'a dépassé, ni même
atteintes. Il s'est trouvé que dans le cadre des traditions rituelles, ils ont
formulé, traité et victorieusement résolu - chose étrange! - plus de problèmes
plastiques qu'aucune autre race. La conscience, poursuit l'auteur, de cette
hardiesse, de ce savoir traditionnel et intuitif si étendu, lui ouvrait (à Picasso)
un horizon nouveau pour des créations strictement personnelles. 1
Dans cette longue et obligée citation, Level, malgré un ton quelque peu réservé, ne nie
nulle part l'influence de l'art nègre sur le grand maître de la sculpture et de la peinture cubistes.
Dans le domaine proprement littéraire, la période du début du xxè siècle se
caractérise par le grand intérêt qu'elle attache également à la littérature nègre. Commentateurs et
écrivains européens vont s'orienter vers la littérature orale africaine: contes, fables, légendes,
récits... Des compilateurs en tous genres vont employer leur génie à faire connaître cette
littérature: Tristan Tzara présente en 1916 au théâtre Voltaire à Zurich des poèmes nègres;
Blaise Cendrars publie en 1922 une Anthologie. Un même souci animait tous ces spécialistes: il
s'agit pour eux de chercher dans la littérature orale, une forme qui les éloigne du classicisme
formel. Cela, ils en trouvèrent le modèle dans le poème nègre: celui-ci se manifeste à travers la
destruction de la syntaxe, la suppression de tout cloisonnement entre les différents étants, en un
mot, un langage libéré de toute pesanteur de nature à corrompre l'émotion comme la poésie
européenne en témoigne aujourd'hui. Ce sont autant de réponses que le poème nègre apportait au
souci de spontanéité expressive de l'Europe. Le poème nègre a ainsi fourni au surréalisme ce qu'il
recherchait et que l'Europe ne pouvait lui apporter.
Le mérite du surréalisme a été, sous l'impulsion des sciences humaines et des
philosophies de l'existence tels la psychanalyse et le marxisme, d'avoir attiré l'attention de
l'Europe sur les conditions d'un art véritable, c'est-à-dire un art qui ne connaît aucune mutilation
comme les sociétés considérées par elle comme primitives2 en donnent l'exemple.
Contrairement à ce que pense Cailler, l'art nègre en particulier et les arts primitifs
dans leur ensemble, ont profondément influencé l'art européen d'aujourd'hui. Cailler déclare que
le renouveau culturel du début du xxè siècle en Europe est dû à un retour opéré par les européens
dans les vieilles cultures de leur continent. Nous voudrions là aussi dire non. Dire cela, c'est en
fait refuser de prendre en compte l'histoire des peuples, notamment leurs rapports d'échange dans
les époques plus anciennes. Untel retour sur le passé permet de constater qu'il existait bien des
relations scientifiques et culturelles entre l'Egypte des Pharaons et la Grèce Antique et dans
lesquelles l'Egypte dans bien des domaines a influencé la civilisation grecque3 . Cette influence, on
ne peut sérieusement la nier.
1 1. Laude. Ibidem. P. 324.
2
Par primitivisme, il faut entendre une tendance des Européens à considérer certains groupes sociaux non
européens, notamment ceux d'Afrique et du Pacifique, dont les déterminations esthétiques et sociales, fortement
encore enracinées dans les traditions archaïques, échappent à celles de l'Europe.
3 On sait l'ascendance de la civilisation hellénique sur l'évolution scientifique et culturelle de l'Europe. Or
aujourd'hui plus que jamais, à mesure que les recherches archéologiques avancent, on sait également que la
civilisation égyptienne qui a instruit des générations de savants grecs panni les plus brillants, est bien celle des
noirs. Sur la base de tous ces rapports, il convient de distinguer trois étapes dans l'évolution de l'Europe:
74

Cailler cite Suzanne Césaire qui dit « avoir trouvé dans le surréalisme une force,
celle qui lève toute barrière entre le monde intérieur et le monde extérieur ».
Nous venons de le dire, tel est réellement le mérite du surréalisme: un guide. Il a,
en effet, révélé aux peuples qui ne le savaient pas encore que par le jeu de l'inconscient lié à une
certaine vision du monde, le monde intérieur et le monde extérieur constituent une entité unique.
Si affirmer cela est une révélation pour certains, ce n'est pas le cas de l'Africain pour lequel ces
deux mondes n'ont jamais été séparés. Suzanne Césaire et le peuple antillais, suite au traumatisme
de tous ordres vécu, ont dû perdre cette conscience du monde, encore que les Haïtiens et les
Brésiliens, par la pratique du vaudou, se le démontrent chaque jour à eux-mêmes. Que le
surréalisme le leur révèle ne change absolument rien au problème, car l'inconscient que les
Antillais vont dès cette prise de conscience exprimer, ils le trouvent là net, rien qu'en descendant,
en eux-mêmes, c'est-à-dire dans la tradition négro-africaine. Le surréalisme leur en indique
seulement la voie.
Cailler, d'autre part, s'appuie sur la définition par Senghor d'un surréalisme
africain. Disons tout de suite que pour nous, il ne saurait exister un surréalisme africain par
opposition ou en référence à un surréalisme européen et cela pour les raisons suivantes :
1 - Le surréalisme tel qu'il est apparu en Europe n'est pour nous, nous le disions,
qu'un guide contrairement à ce que l'on pourrait penser. Il ne saurait par conséquent se constituer
en une esthétique dont on retrouverait les traits et les influences ailleurs. Le vrai problème est que
les Européens ont baptisé une réalité qui préexistait à leur pratique à eux. N'est-ce pas en fait
cette fusion entre le monde intérieur et le monde extérieur et l'interaction de l'un sur l'autre qui
fondent en théorie la pratique de la psychanalyse, pratique très largement répandue en Afrique?
2
Pour l'Africain, il ne s'est jamais posé le problème des dispositions
particulières qui favorisent une meilleure réceptivité de l'irruption brutale d'autre chose dans le
monde,
en un mot l'écriture automatique. Celui-ci trouve dans les effets de symbolisation un
moyen d'exploitation du subconscient qui révèle des mondes insoupçonnés; il n'a pas attendu
qu'une crise sociale et intellectuelle, datée du début du siècle le lui enseigne.
3- Senghor, en parlant d'un surréalisme africain éprouve le besoin de rapprocher
la pratique africaine de l'invention verbale de ce qui n'est pas à proprement parler un art de la
parole, mais plutôt un mode d'accession à l'invention verbale elle-même. L'expression employée
par Senghor ne nous semble pas dans ces conditions très heureuse.
la période égyptienne, période qui correspond à l'ère de l'influence égyptienne sur la civilisation
grecque par le biais de savants grecs venus en Egypte pour apprendre le savoir.
- la période hellénique où la Grèce a forgé nombre de concepts parmi lesquels le concept de Sophia,
une notion bien égyptienne. C'est l'ère des artistes et des grandes théories esthétiques. C'est ici qu'il faut, par
exemple situer les prises de position de Platon, d'Aristote ou de Plotin sur l'art. La position étrange de Platon pour
lequel l'art ne doit pas être une imitation servile lui vient d'Egypte et de nulle part d'autre ailleurs. De la
confrontation de ces différents points de vue sur l'art, celui qui l'a emporté est le point de vue exprimé par
Aristote, c'est-à-dire l'art comme mimesis( voir supra p. 139).
- la période africaine. Lassée par deux millénaires d'une conception mimétique de l'art, l'Europe en
crise intellectuelle exprime de nouveaux besoins parmi lesquels la spontanéité expressive, c'est-à-dire l'art de la
dialectique comme Platon l'a prescrit, dans la tradition de l'art égyptien. Cette forme d'art, seule l'Afrique qui
assume encore certains aspects de la civilisation pharaonique en recèle. D'où l'engouement des intellectuels du
début du Xxè siècle pour l'Afrique. Leurs besoins, comme on l'a vu, seront largement comblés.
75

4 - L'écriture automatique que revendique le surréalisme est depuis l'aube des
temps pratiquée par d'autres cultures dans le monde, notamment l'Afrique noire. Le surréalisme,
encore une fois reste pour nous, redevable de ce qu'il a enseigné à ceux qui ne le savaient pas ou
en avaient perdu l'habitude, comment accéder à une expression poétique qui défie toutes sortes de
cloisonnement.
Cailler, suite logique à ses différentes prises de position que nous avons analysées
jusqu'à maintenant, entreprend de faire une lecture surréaliste du mot batouque, titre et à la fois
mot-thème d'un poème de Césaire.
L'auteur propose alors de retirer au mot batouque toutes ses résonances
sémantiques et culturelles, c'est-à-dire de faire de ce mot un cénème, comme les poètes négro-
africains le font, nous l'avons vu, dans le traitement des mots français. Mais contrairement à eux,
Cailler ne remplace pas les déterminations sémantiques et culturelles du mot par d'autres; elle
n'en retient plus que l'aspect acoustique pour que du fait du caractère désormais étranger du mot,
le caractère surréaliste puisse opérer. Elle dira à ce propos :
(..) si le lecteur non averti reçoit le choc de la sonorité du seul mot, alors
privé de ses résonances sémantiques et culturelles, ce mot garde, nous semble-
t-il, sa place dans un contexte surréaliste. 1
C'est donc cela la lecture surréaliste d'un texte! Ce texte sera d'autant plus
surréaliste qu'il sera le plus étranger possible au lecteur. Pour ce faire, il faut que le signe ne soit
plus réduit qu'à sa face signifiante. Devons-nous croire avec Cailler et le néo-surréalisme à une
nouvelle théorie du signe linguistique? Comment un Yoruba qui a sucé ce mot à la mamelle
parviendrait-il à abolir en lui les segments sémantiques et culturels de batouque, lui qui est si
familiarisé avec ce mot? Si l'opération de transformer le signe batouque en un cénème batouque
échoue chez ce Yoruba du fait de la familiarité qu'il a avec ce mot cela signifierait-il qu'il doit,
dans son décryptage, considérer le mot comme non surréaliste? Que devient dès lors le texte
surréaliste entre deux critiques dont l'un est parfaitement étranger à la culture qui sous-tend le
texte, et l'autre, au contraire, le plus proche possible de cette culture?
Cailler voudrait contraindre le surréalisme à être ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire une
esthétique. Sa lecture de batouque en a tourné court. Ce n'est pas sa conclusion tout aussi peu
satisfaisante qui y changerait quelque chose;
Ce batouque qui frappe d'abord l'ouïe, il est vrai, comme un cri de
victoire sonnant barbare, il est, pensons-nous, légitime de le rapprocher de
cet acte d'automatisme psychique pur dont parle Breton, acte qui doit ouvrir
la voie aux courts-circuits multipliés de l'art surréaliste...

Dans le commentaire d'un texte, le problème est de dire comment au moyen du
langage le texte parvient à exprimer un contenu. A quel contenu a abouti la lecture surréaliste de
Cailler? A rien sinon qu'à se perdre dans une effusion lyrique.
1 B. Cailler. Op. Cil. p.73.
76

Cette situation de lecture pose en entier le problème de l'outillage crItIque,
problème que nous analysions tantôt. Tout texte doit pouvoir générer son propre outil critique qui
rende son intelligibilité. Cailler nous donne ici l'exemple d'un outil critique mal adapté. Le
problème que nous posons est d'autant plus juste que lorsque l'auteur abandonne la voie de
l'analyse surréaliste du texte de Césaire, sa lecture s'éclaire des mille facettes de l'écriture négro-
africaine. L'analogie qu'elle établit alors entre la pratique du shaman et le rythme poétique négro-
africain est des plus enrichissantes. Par ce biais seulement, Cailler montre de quoi procède la
poésie de Césaire:
Le poème (batouque) déroule un film de tableaux multiples que chaque
'batouque fait surgir un à un, injonction d'autant plus forte qu'elle se contente
souvent de la préposition 'de ' ou des articles contractés « du », « des» :
batouque de... La répétition de batouque est à mettre en parallèle avec la
technique obsédante du shaman créant dans le sujet une géographie

émotionnelle. 1
Cette pratique n'est pas à mettre en parallèle seulement avec celle du Shaman, elle
prend également en compte une large part des pratiques thérapeutiques négro-africaines fondées
sur l'exploration du subconscient.
Pour la clarté de notre propos, voici le passage qu'analyse Cailler:
Batouque des yeux pourris
Batouque des yeux de mélasse
Batollque de mer dolente encroûtée d'îles
Batollque des mains

Batouque des seins
Batouque des sept péchés décapités...
Batollqlle de la princesse tisonnant
mille gardiens inconnus
mille jardins oubliés sous le sable
et l 'arc-en-ciel.

Dans cet extrait, le rythme constitue l'essentiel. C'est le procédé qui par son
caractère obsédant, permet au shaman de créer les conditions propices à la guérison du malade.
Les différents tableaux que déroule le poème à mesure qu'il se déploie, sont autant d'évocations à
valeur cathartique qui doivent provoquer chez le malade, le déclic nécessaire comme dans les
cures psychanalytiques. Mais l'effet de répétition dont parle Cailler n'est pas gratuit, il joue un
rôle essentiel dans la guérison du malade.
Au plan esthétique, l'effet de répétition, du fait de la mise en mouvement constante
du noyau batouque, donne à ce terme, toute la puissance d'émotion qu'il transfère chez le malade
pour s'imposer à lui, dans le cadre des croyances que le malade a lui-même intériorisées et qui
investissent toute sa foi en batouque.
Le poème ainsi analysé par Cailler est beaucoup mieux compris, hors tout contexte
surréaliste. L'effet cathartique de batouque est certainement lié aux sonorités graves du mot, mais
1 B. Cailler. Ibidem. P. 79.
77

ces sonorités ne peuvent produire d'effets que parce que dans le vécu du malade, il renvoie à un
référent déterminé. C'est ce référent qui motive l'usage de la répétition pour que son expression
s'impose au malade. C'est donc cette fonction utilitaire de la répétition qui oriente toute la lecture
du passage. Encore une fois, les peuples ont été surréalistes avant qu'un mouvement ne se
proclame tel.
Nous disons pour notre part que toute exégèse sur l'herméneutique négro-africaine
doit nécessairement fortifier ses propres outils d'analyse, les éprouver à partir de la pratique
sociale qui informe le texte et le sous-tend. Il ne s'agit pas pour nous de penser que les outils
forgés à partir de textes étrangers ne sont pas applicables aux textes négro-africains. Ce serait là
une contre-vérité que démentiraient bien de travaux de recherches qui se publient aujourd'hui.
Notre position est que, eu égard aux déterminations sociales qui sont à la base de tout texte, dont
le texte négro-africain, il siérait de considérer la culture négro-africaine comme spécifique et poser
la question préj udicielle de l'efficacité de l'outil dont on se sert pour l'analyser.
Comme on le voit, le problème des influences tel qu'il est posé par Cailler est en
bute à un certain nombre de difficultés. Rien n'est moins sûr, à l'heure actuelle, que d'affirmer que
les poètes négro-africains qui se servent du français écrivent à partir d'une manière française de
l'écriture poétique. Mais si ces poètes ne peuvent se réclamer d'une tradition française de
l'écriture poétique comme nous le soutenons, à quelle tradition puisent-ils? Avec cette
interrogation, nous abordons le second type de réflexion devant nous permettre de répondre à la
question sur l' africanité de la poésie négro-africaine d'expression française.

La poésie Césairienne et la pratique des poètes africains de
tradition orale.
Dans le paragraphe précédent, nous nous sommes attaché à montrer assez longuement que
s'il est indéniable que la poésie césairienne, tout comme celle des autres poètes négro-africains,
participe pour une large part de la culture française, eu égard à l'usage de la langue française, on
ne peut toutefois faire de Césaire et des autres, simplement des poètes français, encore moins des
surréalistes. Notre thèse est que l'écrasante majorité des poètes négro-africains d'expression
française pratiquent des formes poétiques qui sont avant tout africaines, malgré la contradiction
linguistique que nous avons relevée. C'est pourquoi après avoir évoqué les raisons pour lesquelles
un Césaire ne saurait être considéré d'emblée comme un surréaliste, nous allons tenter de montrer
qu'il est plus proche des sources africaines que des sources européennes. Nous nous fonderons en
cela sur une analyse de Bernard Zadi Zaourou qui visait à montrer la parenté entre Césaire et un
poète de tradition orale: Gbazza Madou Dibéro.
Cette analyse, Zadi l'intitulait: parole africaine et poésie: Césaire et Dibéro. 1
L'intention affirmée de l'auteur dans l'établissement de cette parenté était d'insister sur la
conception du mot et de la parole dans la poésie négro-africaine. Cette réflexion de Zadi rejoint
nos préoccupations actuelles; c'est pourquoi, plutôt que de nous engager dans une nouvelle
étude qui serait de toutes les façons fastidieuse et recouperait pour beaucoup celle de Zadi, nous
préférons nous référer à la réflexion de l'auteur sur la question. La réflexion critique s'est depuis
toujours faite tradition de prendre en compte ce qui existe déjà et se déterminer par rapport à cela.
Notre contribution se limitera à certaines citations des auteurs, à certaines conclusions à tirer et à
quelques renforcements.
1 Bernard Zadi Zaourou. Césaire entre deux cultures. Op. Cil. pp. 153-176.
78

Pour son analyse, Zadi Zaourou retient trois domaines:
- l'idée que les deux poètes se font de la parole;
- l'utilisation et la fonction du cri;
- le phénomène de la mutation des étants les uns dans les autres.
Sur le premier point de l'analyse, Zadi montre que la parole est considérée comme
une force par les deux poètes et que cette force s'exprime sous la forme du feu et de l'eau qu'ils
rendent tous deux en solidarité expressive avec la parole. Dans un entretien que cite l'auteur de
Césaire entre deux cultures, à propos des rapports de la parole avec le feu, Dibéro dit :
Je n'éparpille les braises de ma parole
que sur le front de ceux qui me défient.
Césaire, lui, dira à la page 87 de Cahier:
Des mots? ( . .)
des mots qui sont des raz-de-marée ( . .)
des laves et des feux de brousse, et des
flambées de ville...
La citation de Dibéro, contrairement à Césaire, n'est pas extraite de son poème;
c'est plutôt une explication que le vieux maître du Wiégweu donne à propos de son art. Mais ici se
dégage une claire idée de la parole. On comprend que Dibéro ne pouvant accéder à l'abstraction,
théorise à partir d'un raisonnement fondé sur l'image et qui aboutit au même résultat que chez
Césaire. On remarquera chez les deux poètes, à travers leurs citations respectives que la
symbolisation opère de la même façon dans la recherche des analogies.
Zadi n'exploite, pour les besoins de l'illustration, que le rapport entre la parole et
le feu. Mais il aurait pu tout aussi bien le faire du rapport de la parole et de l'eau. Dans le passage
précédent, Césaire parle des mots qui sont des raz-de-marée. Dibéro parle, lui, dans son poème
pluie diluvienne de la pluie en ces termes: je dis l'étonnante pluie de paroles en écheveau est
venue dormir sur la nuit. On comprend que le poète de Klissérayo en s'identifiant à la pluie, parle
plutôt de sa parole.
Dans sa conclusion partielle, Zadi montre que la parole comme énergie s'exprimant
sous la forme de l'eau ou du feu est une permanence négro-africaine. L'auteur en donne une
illustration en indiquant comment les positions respectives exprimées à ce propos par Césaire et
Dibéro recoupent celle du vieux sage dogon Ogotemmêli.
Abordant le thème du cri, Zadi montre également la parfaite concordance de vue
des deux poètes. Ils insistent tous les deux sur la violence offensive du cri. Et Zadi de se
demander alors si le cri est le degré suprême de la parole. En effet, Dibéro ne dit-il pas dans pluie
diluvienne,
Viens
Viens transformer en cri ma parole
Oh!
79

Zadi tente de le vérifier:
Césaire pour mettre les éléments en mouvement crie :
Voum rooh oh
Voum rooh oh ( ..)
à contraindre la pluie (..)
Le cri, de la même façon, chez Dibéro contraint :
Moi, parmi l'assemblée des oiseaux enchanteurs,
vampire mâle qui, lorsqu'il tonne,
fait taire l'assemblée des oiseaux
comme si les oiseaux n'avaientjamais eu de bouche
A propos du troisième et dernier thème, celui du pouvoir de métamorphose du
poète, Zadi met d'abord l'accent sur la prééminence chez ces poètes à briser tout cloisonnement
entre les mondes, avant de noter l'unicité de leur conception.
Césaire que citait Zadi faisait remarquer que la faiblesse de beaucoup d'hommes
est qu'ils ne savent pas devenir ni une pierre, ni un arbre. Mais l'idée de la transmutation dont il
parle ainsi, Césaire la reprend à la page 59 du cahier.
Je retrouverais le secret
des grandes communications
et des grandes combustions
Je dirais orage
Je dirais fleuve
Je dirais tornade

Je dirais feuille
Je dirais arbre.
Chez Dibéro, c'est au plan poétique que la notion de métamorphose est le mieux
exprimée, même si dans son entretien avec Zadi, le poète de Klissérayo parlant du pouvoir
d'évocation du poète qui métamorphose le nommé, dit:
A mesure que je l'évoque ainsi,l son image reparaît ,. comme c'est de ma
bouche que surgit cette image, ses partisans finissent par l'identifier à moi.
Dans Pluie diluvienne, le poète se transmue en une pluie torrentielle qui fige tout
et paralyse la vie :
Je dis,
l'extraordinaire pluie diluvienne
Gnahoré Gbazza Madou Dibéro
qui, lorsqu'il se déchaîne (est tel)
que nul n'ose sortir de sa maison,

1 Il s'agit du mort que le poète est appelé à veiller et à faire renaître à chaque instant dans la mémoire des siens.
80

que les éternels faiseurs de travaux
durs n'osent sortir de leur maison
ni s'engager dans la tortueuse voie
du milieu
qu'ils n'osent aller troubler le sommeil des singes
qu'ils ne peuvent mettre bout à bout

de champs collectifs...
Ce rapprochement entre Césaire et Dibéro qui s'inscrit dans notre démarche
méthodologique visant à situer Césaire particulièrement, mais également les autres poètes négro-
africains par rapport à leurs sources culturelles africaines et françaises nous amène à des constats:
11 Les similitudes entre Césaire et Dibéro sont si troublantes qu'elles dépassent le
seuil du hasard et de l'heureuse coïncidence.!
2/
Ces similitudes vérifient et confirment les vues que nous avons jusque-là
exprimées, à savoir que Césaire bien que nourri à différentes sources, reste malgré tout un poète
négro-africain.
3/
Les points de convergence ne sont pas seulement observables au niveau
thématique, ils le sont également au niveau formel où les structures de pensée, dans bien des cas,
procèdent de la même vision du monde. C'est le cas, par exemple, sur le plan des effets de
symbolisation, de la conception qu'ils ont tous deux de la parole, perçue comme feu. Mais faut-il
pour cela conclure à la parenté des deux expressions poétiques? Nous pensons que bien que tout
autorise une telle conclusion, il faudrait attendre de travailler sur des corpus d'auteurs de tradition
orale plus variés qui garantissent les conditions d'une telle conclusion.
Pour l'heure, la similarité que nous constatons constitue une base supplémentaire
qui justifie que nous puissions nous interroger sur les influences que les poètes négro-africains
francophones ont reçues de la tradition orale africaine. C'est à cette réflexion que nous destinons
les deux dernières parties de ce travail. Pour l'heure, il nous faut tirer les conclusions de ce
chapitre.
Ce chapitre, par son objet, à savoir l'élucidation du concept de poesIe négro-
africaine d'expression française, nous situait au coeur même de la contradiction qui donne à notre
sujet tout son intérêt. Nous avons dans la mouvance de cette contradiction, examiné nombre de
questions qui piègent la poésie négro-africaine francophone et la mettent constamment en
situation de se nommer et de se définir elle-même. Au terme de tous ces débats qui tournaient
autour du problème de la langue, la poésie négro-africaine d'expression française est malgré tout
une poésie africaine pour laquelle il faudrait forger des outils d'analyse qui l'évaluent et lui
permettent de se développer davantage à cause de son caractère tout à fait spécifique qui apparaît
aux travers de formes poétiques éprouvées, de formes de composition telles qu'elles s'expriment
dans le rythme et au travers de l'expression du contenu par le jeu de la symbolique. Mais la
spécificité de la poésie négro-africaine constitue aujourd'hui l'objet d'un autre grand débat. Nous
lui consacrons le chapitre quatrième, le dernier de cette première partie.
1 Zadi fait remarquer dans son analyse que toute influence entre les deux poètes est nulle dans la mesure où Dibéro
qui ne parle, ni ne lit le français, n'avait auparavant jamais été enregistré par les media et été révélé au grand
public.
81

82

Nous avons dans le chapitre précédent, dénoncé la tendance de certains cntlques et
maisons d'éditions européens à assimiler purement et simplement la poésie négro-africaine
d'expression française à la poésie européenne, et pour ce qui est du domaine francophone, à la
poésie française. Nous avons à cet égard insisté sur deux points:
- Que la poésie négro-africaine écrite est bel et bien un produit de la terre africaine
et que par-delà sa nécessaire universalité, elle comporte par conséquent des aspects
qui ne le doivent qu'à cette terre africaine et ne s'expliquent que par elle.
- que du fait de ce rattachement à la terre africaine, et malgré la prééminence de la
langue française comme fondement et véhicule de cette poésie, la poésie africaine
affirme par bien des côtés, une tendance très nette à la spécificité.
Ce chapitre sera le lieu d'aborder systématiquement le problème de la spécificité que nous
avons par endroits effieuré, en l'envisageant dans sa dialectique avec l'universalité par rapport à
laquelle le spécifique se détermine.
L'intérêt que nous portons à ce problème naît d'une part, de sa relation avec la
problématique centrale de notre sujet, d'autre part, de l'état actuel du débat qu'il instruit.
Le caractère spécifique de la poésie négro-africaine d'expression française a été de tout
temps affirmé par les exégètes de la négritude. Mais cette position est de plus en plus
controversée par certains critiques européens qui pensent que la poésie africaine ne diffère pas
tant des autres poésies produites à travers le monde, et particulièrement de la poésie européenne,
la française notamment. Certains même vont jusqu'à penser que la poésie négro-africaine écrite
n'est qu'un sous-produit de la poésie européenne et française. Ce dernier point est abondamment
illustré par la critique négative que nombre de critiques européens adressent à la poésie africaine.
Bien que ces critiques ne soient pas toutes dénuées de tout fondement, on y relève
certaines outrances qui nous portent à poser le problème de la spécificité en nous demandant si la
poésie négro-africaine d'expression française peut ou non prétendre à une quelconque spécificité.
En fait, poser le problème de la spécificité tel que nous le formulons, revient à
poser dans une certaine mesure, et en seconde analyse, le problème des relations de la tradition
orale et de la poésie négro-africaine d'expression française. Dès lors, comment contourner une
question aussi importante qui implique en entier notre sujet.
1 - L'idée de poésie et la problématique d'une spécificité
négro-africaine de la poésie
Lorsqu'on analyse certaines conclusions consacrées à l'idée que certains peuples se font
de la poésie, on est vite frappé par la tendance de toutes ces poésies à l'universalité.
Zadi Zaourou concluant une étude sur l'idée que les Africains et les Européens se
font de la poésie, écrit :
La notion de parole poétique est, en Afrique infiniment plus vaste que celle
qui nous vient de la culture européenne. Ces deux notions, cependant,
83

recouvrent des réalités qui interfèrent sur plus d'un point. Ici et là, la parole
poétique est avant tout une parole au second degré et le discours poétique, un
discours fondamentalement métaphorique. Ici et là, contrairement à l'opinion
d'un grand nombre de critiques africains, c'est précisément cette parole
poétique qui fonde l'existence de la poésie en tant que genre artistique et non
une certaine pensée poétique. 1
Dans son Introduction à la poésie de l'Ancien Mexique, Jean-Clarence Lambert dégage les
caractéristiques de la poésie aztèque:
Comme dans toutes les sociétés vivant sous l'emprise du sacré, le langage
poétique est dominant chez les anciens Mexicains, avec les caractères
constants attachés à cette forme d'expression et dans ces mêmes conditions:
rigueur de laforme, répétition monotone desformules et des images. 2

Le sinologue François Cheng,
parlant de la poésie chinoise sous la dynastie des
T'ang (VII-IXè siècle) dans son Ecriture poétique chinoise3 insiste sur deux traits qu'il considère
comme caractéristiques de cette poésie: la symbolisation systématique des éléments de la nature
et du monde humain, d'une part, et d'autre part, le soujjle rythmique et l'opposition plein-vide
qui sont selon les explications de l'auteur, autant de réponse au problème de la forme.
Ainsi l'idée que ces différents peuples se font de la poésie est fortement marquée
par une nette tendance à l'universalité fondée sur l'étroite relation entre le fond et la forme.
Mais cette universalité conjure-t-elle la possibilité qu'il s'exprime une certaine
spécificité sur le plan de l'écriture poétique? En d'autres termes, si l'idée que les peuples se font
de la poésie est la même partout, ces peuples traduisent-ils tous leurs formes poétiques de la
même façon? Pareille uniformité peut-elle, à terme, être envisagée? La poésie chinoise des
T'ang, façonnée par la vision taoïste du monde et rendue par les idéogrammes, recouvre-t-elle les
mêmes exigences que, par exemple, la parole médiatisée ou la danse parlante des Africains,
modelée par la tradition orale? Dans une formulation générale du problème, l'universel peut-il
jamais se concevoir, en particulier, dans le cas précis de la poésie, en dehors de toute spécificité?
Nous allons répondre à cette dernière question dont la réponse implique toutes les autres en
examinant les rapports qui unissent le spécifique à l'universel et l'universel au spécifique.
Il - Les rapports du spécifique à l'universel à travers la
problématique d'une spécificité négro-africaine de la poésie
Dans le processus dialectique, le spécifique et l'universel apparaissent comme deux
aspects d'une même unité. Ils ne se déterminent, de ce fait, jamais seuls, mais se définissent
toujours dialectiquement, l'un par rapport à l'autre. Dans leur articulation au sein de l'unité qu'ils
constituent, ils empruntent, du fait de leur étroite relation, les traits l'un de l'autre. L'analyse doit,
pour cela, faire preuve d'une grande rigueur pour distinguer dans un phénomène mis en
observation, l'aspect universel et l'aspect spécifique. En tout cas, là où apparaît un aspect du
concept, apparaît nécessairement et dialectiquement l'autre aspect.
1 Zadi Zaourou. La Parole poétique... Op. Cit. pp.71-72.
2 J. C. Lambert. Introduction à la poésie de l'Ancien Mexique. Mercure de France, n° 1164, 1960, p. 619.
3 François Cheng. L'Ecriture poétique clùnoise. Paris: Ed. Seuil, 1977.
84

Dans leur relation, l'aspect universel est ce qu'il Y a de plus général. Il est
constitutif du concept. C'est par ces traits que s'opère une description du phénomène. C'est, par
exemple, le caractère universel qui permet de dire au plan théorique que la poésie est fond et
forme.
L'universel, ainsi donc, éclaire les multiples aspects du phénomène dès lors qu'ils
sont envisagés du point de vue de la totalité.
Le spécifique est dans un phénomène donné ce que celui-ci a de plus intérieur,
c'est-à-dire de plus intrinsèque. Il est tributaire des conditions particulières du milieu physique ou
humain où le phénomène est en observation. En ce sens, le spécifique ne se reproduit que là où les
mêmes exigences historiques ont été vécues. Dans son articulation avec l'universel, il ne vise à
aucun moment à briser ses liens avec lui. Il reste absolument solidaire dans le phénomène où
l'aspect universel intervient et tend à le réaliser du mieux qui soit.
Ce sont là les bases théoriques qui posent le problème des rapports du spécifique et
de l'universel. Il s'agit à présent, au regard de ces déterminations théoriques, d'analyser la
possibilité ou non pour la poésie négro-africaine d'expression française de revendiquer une
spécificité de l'écriture poétique.
Les différents peuples dont nous avons recueilli la conception de la poésie donnent
celle-ci comme la manifestation d'un fond et d'une forme. C'est le plan de l'universel. Mais une
question demeure et que nous posions déjà, à savoir, si la poésie est l'expression d'un fond et
d'une forme partout dans le monde, les différents peuples traduisent-ils, cependant, ce fond et
cette forme de la même façon? Telle est, semble-t-il, la question fondamentale qui pose le
problème de la spécificité d'une écriture poétique, particulièrement, celui de l'écriture poétique
négro-africaine d'expression française par rapport à la poésie européenne et française.
En attendant que l'exemple africain nous permette, plus tard, d'aller plus en
profondeur dans notre analyse, nous allons nous servir de l'exemple chinois pour éclairer notre
interrogation.
L'exemple de l'écriture poétique chinoise, en effet, constitue un modèle de ce que
les conditions déterminantes de vie peuvent imposer à un peuple, sur le plan de ses choix
culturels: d'abord une écriture idéographique, qui, par la grande et infinie possibilité de
combinaisons qui la caractérisent, donne au poème chinois, une extrême richesse et une
expressivité peu communel . Ensuite, l'usage d'une forme d'expression, marquée par l'ellipse et
principalement par l'effacement du sujet personnel. Ce sont là des acquis poétiques qui ne se lisent
qu'en regard aux exigences de la philosophie taoïste articulée sur la théorie du yin et du yang.
Comment dès lors, rendre compte de cette forme d'expression poétique, sans interroger ce seul et
unique référent?
1 Cheng montrait dans son ouvrage que nous avons cité, comment la poésie chinoise a pu trouver dans les signes
idéographiques une source d'enrichissement qui, selon lui, se traduit sur le plan de l'écriture poétique par une
symbolisation systématique de tous les éléments de la nature et du monde humain, par la constitution de figures
symboliques en unités signifiantes,
par la structuration de ces unités selon certaines lois fondamentales,
étrangères à la logique linéaire et irréversible, par l'engendrement d'un univers séculaire où l'homme et le monde
sans cesse s'impliquent et se prolongent.
85

S'agissant de la poésie négro-africaine d'expression française qui réclame encore
de puissants liens avec la tradition orale, peut-elle prétendre à une quelconque spécificité par
rapport à la poésie française qui lui nie cette spécificité? La réponse à cette question semble se
trouver dans ces propos de Zadi Zaourou, dans sa conclusion à la conception européenne de la
poésie et où l'auteur insiste sur le caractère nécessairement spécifique des théories forgées, ça et
là :
Il convient de constater que dans toutes ces théories (..) nous retrouvons les
caractéristiques propres à toute parole poétique, mais rien qui rappelle, ni de
près, ni de loin, les traits distinctifs d'une parole poétique orale. Ces théories
donc, poursuit l'auteur, malgré leur vocation spontanément universaliste - et
elles sont toutes universelles par bien des côtés - nous semblent culturellement
connotées et donc a priori inaptes à rendre compte de toutes les nuances
d'autres paroles poétiques qui seraient étrangères à l'Europe. J

Les propos de Zadi n'apportent pas seulement des réponses à certaines de nos
interrogations, mais aident à poser d'autres interrogations. Ainsi lorsque l'auteur parle des
nuances d'autres paroles poétiques
étrangères à l'Europe et dans lesquelles les théories
européennes perdraient bien de leur pertinence, il s'agit là d'une reconnaissance très explicite de
la spécificité de la poésie négro-africaine d'expression française, mais qui, en même temps pour
nous, nous incline à poser le problème définitionnel du concept de spécificité. En effet, que faut-il
entendre par spécificité?
Spécificité, bien évidemment ne signifie pas propriété exclusive d'un peuple donné
à propos d'un phénomène donné et qui du fait de cette exclusivité, réduirait chez les autres
peuples la possibilité d'exprimer à leur manière et d'illustrer ce phénomène. La spécificité, c'est
bien au contraire, la porte ouverte à tout peuple ou à toute nation de pouvoir traduire à partir de
sa propre sensibilité et sur la base de l'universalité, un phénomène qui possède en lui-même une
valeur universelle. Par rapport à ce phénomène, peuvent s'exprimer - et c'est toujours le cas -
autant de spécificités que les peuples sont divers2. C'est finalement les différentes expressions,
aussi spécifiques qu'elles soient, qui confèrent au phénomène lui-même, sa valeur réelle en
l'enrichissant de toutes ces facettes spécifiques. En ce sens, les poésies asiatique , européenne,
aztèque, africaine devraient, en principe, correspondre à autant d'illustrations spécifiques du
concept de poésie et révéler dès lors qu'on les interroge, leur caractère spécifique qui fait d'elles
les produits de conditions particulières de vie déterminantes.
Sous ce rapport, le problème de la spécificité soulève nécessairement un autre
problème lié à l'écriture poétique: celui de la grille d'analyse critique que requièrent les
conditions d'écriture. La question se pose de savoir si, s'agissant de la poésie négro-africaine
écrite, l'outil critique élaboré en Europe peut rendre compte de toutes les subtilités de l'écriture
poétique négro-africaine d'expression française. Tel est l'enjeu véritable de ce débat sur la
spécificité et qui pose en termes de survie le devenir de la culture africaine.
1 Zadi Zaourou. Ibidem. P. 40.
2 Aucune de ces différentes expressions, quel qu'en soit le rayonnement, ne saurait s'envisager comme universelle
ou manifestant le phénomène sous ses traits universels. Le croire, c'est penser que cette manifestation recoupe celle
que proposent les autres peuples. Et ce serait là ne pas faire grand cas des fondements historiques sur le terreau
desquels naissent et se développent ces différentes expressions poétiques.
86

ID - L'analyse critique face à la problématique de la spécificité:
analyse d'une critique de la spécificité
La question de l'outil critique a été largement abordée dans le chapitre précédent.
Nous avons alors précisé ce que devrait pour nous être la critique pour répondre aux besoins des
textes produits à partir de la sensibilité africaine. Il ne s'agit donc pas de revenir à cela, mais
d'analyser le problème de la spécificité à la lumière d'une réflexion critique tendant à battre en
brèche l'idée de spécificité.
A vrai dire, l'idée affirmée de la nécessité d'une critique africaine adaptée n'est pas
tout à fait nouvelle; cette idée a été déjà défendue pour la première fois à l'échelle continentale,
au colloque de Yaoundé sur Le critique et son peuple comme producteurs de civilisation. Les
critiques africains alors réunis à ce colloque ont défini une attitude sans équivoque, sur la
nécessité pour tout critique analysant un texte africain, de se départir de tout a priori pour
n'interroger que le texte en tant que tel. Aujourd'hui plus que jamais, à l'heure où la veine
francophone se ravive, la question se pose avec acuité.
Pour notre part, à la préoccupation de l'outil critique nous reprécisons que toute
grille d'analyse critique, d'où qu'elle provienne et aussi particulière qu'elle soit, du fait du
caractère universel du phénomène poétique qu'elle sert, comporte nécessairement, quelque part,
une dimension universelle qui la rend par conséquent apte à l'analyse de n'importe quel texte.
Mais une telle grille reste cependant, à jamais trop générale, compte tenu de l'historicité
particulière dont elle est le produit et qu'elle est donc appelée, avant tout, à servir, pour rendre
compte très efficacement d'une expérience, produit d'une autre historicité.
L'exemple chinois dont nous nous servions tantôt prouve à l'évidence que si la
sémiologie, pour nommer une méthode, peut être appliquée dans le dénombrement des figures,
des parcours figuratifs, même des configurations discursives et en décrire l'organisation
systématique, l'analyse du niveau discursif ne peut être le fait que de la seule vision du monde,
forgée et affermie dans le sanctuaire taoïste. Or quelle est cette critique qui ne peut rendre compte
que d'une partie de l'essence du fait poétique? Problème.
Michel Hausser, par exemple, conteste la spécificité africaine de la poésie et en
particulier la communication à structure ternaire que les chercheurs africains et africanistes
considèrent comme une donnée fondamentale dans l'organisation structurelle de la parole
poétique.
La réponse que fait ainsi Hausser de manière particulière à la théorie de l'espace
triadique cher à Zadi Zaourou, situe le débat autour d'un élément de la communication africaine
que Zadi appelle, à cause du rôle qu'il joue dans la circulation de la parole, l'agent rythmique. Les
thèses de Zadi sur cette question sont assez connues des universitaires pour que nous nous y
attardions. En tout cas, il les expose abondamment dans Césaire entre deux cultures et plus
encore dans sa Parole poétique dans la poésie africaine. Jean Cauvin qui, dans ses travaux, a
également mis en relief l'existence de l'agent rythmique sous l'appellation d'intermédiaire en fait
la présentation suivante :
Entre l'émetteur et le (s) récepteur (s), se place un intermédiaire. Pour
certains textes, il sert de relais dans la transmission du message. Il ajoute
87

quelque chose, au moins au niveau de la forme. Il peut avoir un vrai rôle
social dans la dynamique de groupe}.
Zadi va plus en profondeur dans la description de l'agent rythmique et dans son
comportement dans la communication de type ternaire :
Cette troisième personne rythme le discours du destinateur jusqu'à ce qu'il
cesse de parler..Non seulement il rythme, mais il s'emploie à en clarifier le
message. Il répète tel passage, il interroge pour savoir si tel mot, telle
expression, tel nom qu'il vient d'entendre est bien celui ou celle qu'a prononcé
l'encodeur
(...)
Après quoi il se convertit en son propre contraire. Le
destinateur I ayant cessé de parler, il prend la relève, devient donc destinateur
JI, reformule le message MI du destinateur I qui devient dès lors un message
M2. C'est ce second message qu'il répercute sur le destinataire JI. 2
L'auteur analyse, à la suite, les implications poétiques et stylistiques de la présence
de l'agent rythmique dans le circuit de la parole :
Deux phénomènes se conjuguent pour assurer la mutation de la parole - le
rythme et le recodage artistique du message ( ..)
Rythmer le discours de
l'encodeur, c'est le polir, y introduire massivement le beau dont la vocation
naturelle est de plaire et non d'irriter, c'est le poétiser

(...) Quant au
recodage, au contraire, du rythme qui tramformait, lui, le signifiant, il
transforme le signifié, dans l'intention bien affirmée de rendre moins brutal le
contenu sémantique du discours. 3
A ce rôle, Hausser oppose la technique du roman par lettres sur la base de laquelle
il conteste la spécificité africaine de la structure ternaire articulée sur l'agent rythmique. Hausser
réplique, parlant de Zadi et de l'agent rythmique:
Il le donne comme spécifiquement africain. Il faudrait néanmoins s'assurer
s'il est connu de toute l'Afrique, et même des Antilles, ou, simplement de
quelques ethnies.
4
Et l'auteur poursuit:
Il se manifeste sans doute avec plus d'évidence dans la négritude que dans
les oeuvres du domaine français, par un jeu de dialogues assez subtil et des
interférences entre allocutaires et destinataires. Toutefois non seulement

l'image qui en résulte n'est pas conforme au modèle triadique de Zadi, même
encore en admettant une certaine ressemblance, cette image n'est pas
nécessairement une projection du modèle africain puisque le processus est
solidement implanté dans la communication littéraire occidentale (le roman

par lettres n'en est qu'une manifestation exemplaire). L'intérêt du phénomène
africain est qu'il prend sa place dans une conception généralisée de
1 Jean Cauvin. La Parole traditionnelle. Paris: Ed. St-Paul, 1980, p. 12.
2 Zadi Zaourou. Césaire entre deux cultures. Abidjan: NEA, 1978" pp. 148-149
3 Zadi Zaourou. Ibidem. P. 149.
4 M. Hausser. Es~ la poétique de la négritude. P. 607.
88

l'analogie, qu'il est, en quelque sorte, ce qu'il n'est pas en France, l'analogie
d'une analogie.
1
Nous avons longuement cité Hausser pour ne pas tronquer sa pensée dont certains points
ne sont pas sans fondement. Il s'agit, entre autres, des remarques de l'auteur sur la présence chez
Césaire, et particulièrement dans le cahier, du modèle triadique tel qu'il est décrit par Zadi lui-
même. Mais à côté de ces remarques tout à fait justes, il y a ce que nous croyons être des
outrances et qui portent sur les questions de fond qui nous occupent en ce moment-ci.
Hausser se demande si le modèle triadique que Zadi donne comme spécifique est
connu de l'ensemble du monde négro-africain. Cette réaction appelle de notre part deux
remarques. La première, nous la formulons sous la forme d'un double questionnement:
1/ Le problème de la spécificité tel qu'il est envisagé et posé par Zadi a-t-il partie
liée avec le domaine d'extension du phénomène considéré comme spécifique?
2/
Devons-nous nous résoudre à comprendre qu'un phénomène considéré
n'affirmera sa spécificité que lorsque celui-ci s'étend à l'ensemble d'un peuple chez qui apparaît le
phénomène? Cette seconde question amène avec elle notre seconde remarque: l'histoire des
peuples nous a rarement instruit de ce que les phénomènes qui connaissent aujourd'hui les plus
grandes fortunes, ce sont au départ, étendus aux peuples où ils connaissent leur prospérité
actuelle. La Sophia dont toute l'Europe revendique, de nos jours, la paternité n'est en fait qu'un
héritage initialement ionien, même pas de la Grèce entière. Et pourtant! Poser le problème de la
spécificité en rapport avec le champ d'extension d'un phénomène nous semble une bavure.
S'agissant de la communication à structure ternaire, elle est loin d'être le fait de quelques ethnies,
mais bien de communautés linguistiques entières qui engagent des nations africaines définies à
l'intérieur de limites territoriales.
Hausser oppose au modèle triadique, le roman par lettres comme étant la
contrepartie de ce procédé d'écriture africain. Cette technique d'écriture qu'est le roman par
lettres privilégie un personnage par lequel s'établit la communication entre tous les autres
personnages impliqués dans le procès de communication. Mais ce
personnage a-t-il commune
mesure avec l'agent rythmique tel que Zadi l'a défini ? La communication à structure ternaire se
caractérise par trois traits :
- la structuration de l'espace qui impose un circuit à la parole,
- les effets de rythmisation qui influencent sur le plan formelle discours du
destinataire,
- le recodage poétique par l'agent rythmique.
Le roman par lettres fonctionne-t-il sur les mêmes modalités? Voilà des réponses
qu'on aurait aimé voir Hausser apporter à sa théorie du roman par lettres. Nous pouvons d'ores
et déjà noter que du fait du fondement même de ces deux procédés d'écriture, arc-boutés, l'un sur
le mode oral, l'autre sur le mode écrit, il y aura nécessairement décalage quant au résultat obtenu
par chaque modalité d'écriture. Et ce décalage, inévitable pose le problème de la spécificité que
Hausser, à son insu, ne semble pas nier. Il dira du modèle triadique, qu'il est en Afrique, ce qu'il
n'est pas en France, l'analogie de l'analogie. Cela nous semble-t-il, est déjà assez pour induire la
1 M. Hausser. Ibid. p. 607.
89

notion de spécificité, du moins tel que nous l'entendons, c'est-à-dire illustration particulière d'un
phénomène qui possède un caractère universel.
Reste la notion de communication analogique, syntagme par lequel Hausser
désigne le modèle triadique de Zadi. Nous nous demandons bien pourquoi Hausser insiste sur la
notion d'analogie au point qu'il réduit le modèle triadique à un effet d'analogie, l'analogie d'une
analogie, dit-il.
Que le modèle triadique présente un effet d'analogie, c'est certain, car le discours
de l'agent rythmique est analogique par principe et cela, Zadi s'y est longuement étendu. Nous ne
percevons pas tout à fait l'intérêt qu'il y a à insister sur ce point. Mais ce mot d'analogie employé
par Hausser nous amène à nous demander si l'auteur ne tend pas à dire que le modèle triadique
n'est finalement qu'un jeu de répétition, idée que traduirait alors le syntagme analogie d'une
analogie pour nous à tout point de vue obscur et sur lequel nous espérons voir un jour Hausser
s'expliquer. En attendant, à penser ainsi, c'est négliger le travail de recodage ou de réécriture de
l'agent rythmique et sans lequel le modèle triadique ne présente plus aucun intérêt social et
esthétique et devient donc banal. Faut-il le répéter? C'est le rôle social de l'agent rythmique et
sur lequel insistait également Zadi dans sa théorie qui donne au modèle triadique tout son intérêt.
Que meure l'agent rythmique, mais surtout que disparaisse son travail de réécriture rythmique
pour que disparaisse le modèle triadique, du moins l'intérêt qu'il présente pour les Africains. Le
message M2 de l'agent rythmique, qualitativement différent de Ml se distingue de celui-ci du
point de vue de la forme. C'est en effet par le travail qu'il accomplit sur la forme du message que
l'agent rythmique rompt l'analogie plate qui pourrait s'installer entre lui et le destinateur du fait
que tous les deux expriment le même contenu.
D'autre part, il convient de faire remarquer qu'il ne saurait s'envisager un rapport
analogique entre l'agent rythmique et le destinataire réel du message conatif du destinateur. A
aucun moment, en effet, ne se confondent dans l'esprit du destinateur, le destinataire réel et le
relais qu'est l'agent rythmique, concept que nous adoptons par ailleurs désormais. La virulence
que peut avoir le propos du destinateur, l'agent rythmique et le destinateur en sont conscients, ne
s'adresse pas au relais, mais bien au destinataire réel. C'est pourquoi l'agent rythmique quelle que
soit la violence des mots, ne peut être vexé. Son problème à lui est de trouver une forme qui
socialise un tel propos.
Autant le magnétophone - toute proportion gardée, bien entendu - n'est pas
l'analogie de l'auditoire d'un message enregistré, mais un simple canal, autant l'agent rythmique
qui est un relais spécifique de la communication n'est pas l'analogie du destinataire du message
conatif. La différence du magnétophone d'avec l'agent rythmique est dans le fait que celui-ci
réécrit le message et celui-là, non.
De la même façon et pour les mêmes raisons, on ne saurait parler de relation de
nature iconique entre le destinataire et l'agent rythmique. Une telle relation ne peut s'envisager
pour la raison bien simple que l'agent rythmique ne peut être le frère du destinataire. Si pour une
raison ou pour une autre, une telle relation existait entre l'agent rythmique et le destinataire
comme dans le cas évoqué par Hausser du mari cocu, le rapport familial est immédiatement
disqualifié au profit du rôle social à jamais dévolu à l'agent rythmique dans le contexte oral qui est
90

celui de l'Mrique1. L'erreur que pourrait commettre un critique par insuffisance d'information,
finalement, pour nous est infiniment moins importante que la tendance à une certaine ingéniosité.
Hausser écrit à propos de la communication triadique : L'intérêt du phénomène africain est qu'il
prend sa place dans une conception généralisée de / 'analogie qu'il est, en que/que sorte, ce qu'il
17 'est pas en France, / 'analogie de / 'analogie. Le phénomène africain comme l'appelle de ses
propres mots Hausser, du fait qu'il est en Mrique ce qu'il n'est pas en France ne trouve - t- il pas
là une motivation profonde à la spécificité? Un phénomène n'est-il pas donné comme spécifique
que parce que l'application qu'en fait un peuple n'est pas exclusive, mais a un écho chez d'autres
peuples selon des modalités différentes?
Le problème de la spécificité, on le voit, contrairement à l'apparence qu'il donne
d'être intérieur à la critique, c'est-à-dire à l'objectivité scientifique, n'en cache pas moins des
tendances idéologiques. Certains critiques européens se font profession - bien que certaines de
leurs remarques présentent un réel intérêt pour le progrès et la rigueur de l'analyse critique - de
nier toute différence aux œuvres littéraires africaines et par conséquent toute hardiesse à la
critique qui en émane. Ainsi, pour l'exemple, au pouvoir de nomination des mots africains
défendu par Senghor, Hausser s'empresse de proposer un modèle du même type chez Saint-John
Perse.
Nous sommes tout à fait d'avis que des critiques veuillent ramener à la vérité des
faits, d'autres critiques égarés. Loin de nous donc toute tendance à la sensiblerie. Mais nous
aurions aimé alors qu'on nous convainque vraiment en partant de faits probants: l'exemple
d'Alexis Léger que cite Hausser nous semble un cas trop limite. L'écriture poétique de Saint-John
Perse n'est pas nécessairement une projection du modèle français. On aurait souhaité des cas
moins litigieux provenant de la longue tradition poétique française.
Ces cas-là existent
certainement, mais encore une fois, s'agit-il des mêmes motivations socio-culturelles qui
déterminent le phénomène dans l'une et l'autre cultures? Là dessus, Senghor s'est montré moins
impressionniste que dans bien d'autres de ses prises de position. Pour lui, ce pouvoir de
nomination des mots africains leur vient de leur base concrète qui leur permet d'établir la relation
mot-objet, dans un type de rapports presque iconiques. Dans ces conditions, il n'est pas
impossible, toutes les langues étant fondées sur le même principe de nomination, que la poésie
française figure un tel usage des mots. Hausser s'empresse de citer cet usage chez Saint-John
Perse. Ceci laisse penser que le phénomène de la nomination est assez peu répandu chez les
Européens. En Mrique, elle est une constante incontournable de l'écriture.
L'attitude à vouloir nier toute spécificité à l'écriture poétique négro-africaine au
point de s'installer dans la confusion parfois, comme en témoignent Hausser et bien d'autres, n'est
qu'un relent atavique de l'usage de la langue française. Mais ce problème, il faut ici l'envisager
dans le cadre institutionnel de la francophonie. En effet, le concept de francophonie pose en entier
le problème de la place et de l'avenir de la culture africaine. On l'a définie comme un creuset où
s'expriment les différents peuples francophones à travers leur universalité, leur diversité et leurs
1 Sur ce point, nous pensons fermement que les faits découlant de l'oralité doivent être vécus de l'intérieur, à
moins de pouvoir disposer d'une description très détaillée qui en expose les arcanes et les abysses; autrement toute
prise de position fondée sur une description sommaire du phénomène qu'en donne un critique pour les besoins de
sa réflexion du moment ne peut permettre à un autre critique, aussi chevronné, soit-il, d'avoir assez de recul pour
justifier d'une certaine prise de position sur le phénomène. Dans le cas d'espèce, Hausser a-t-il l'information
nécessaire à la saisie du phénomène dont il parle?
91

spécificités. Aujourd'hui, plus que la francophonie, il s'agit plutôt des francophonies\\ les faits le
prouvent à l'envi, car les différents peuples n'ont jamais renié leur culture. Il suffit d'observer
leurs arts et leurs lettres pour s'en convaincre.
Le pluriel que nous réclamons au concept de francophonie et qu'adopte par ailleurs
le Festival de Limoges montre que désormais la francophonie s'exerce dans un cadre d'hétéro-
culturalité. Réagir autrement en maintenant dans les carcans du français, les cultures qui lui sont
étrangères comme tente désespérément de le faire Hausser, c'est tourner le dos à la vérité des
faits, et, partant, à l'histoire.
Mais que faut-il entendre par hétéro-culture?
Hélène N' gbesso en précise le
contour :
L 'hétéro-culture est caractérisée par la structure dualiste d'une société qui
s'organise à partir de deux mamelles culturelles: la tradition et la modernité,
ces deux sources étant considérées par les membres du groupe comme étant à

la fois indispensables et contradictoires entre elles. 2
N'Gbesso situe sa réflexion à l'intérieur d'un groupe ethnique, mais cela ne change
en rien la nature du problème lorsqu'on l'étend à plusieurs cultures comme le cas de la
francophonie; ces différentes cultures se définissent toujours contradictoirement les unes par
rapport aux autres.
Comme on le voit, on ne saurait sérieusement rejeter la question de la spécificité.
Si le problème se pose à l'intérieur d'un même pays, sous la pression conjuguée du temps et de
l'engagement, pourquoi refuserait-on d'accéder à l'idée qu'il se pose entre des cultures de
différente nature?
Nierait-on une spécificité bretonne ou corse en France, ou basque en
Espagne? Nierait-on de la même façon que la poésie d'un Villon n'est pas, sur bien des points,
comparable à celle d'un Appolinaire? N'empêche, cependant, que ces deux poésies s'intègrent
tout à fait dans ce qu'il est convenu d'appeler la poésie française.
Si la spécificité s'exprime dans un cadre aussi étroit d'une même nation, par quel
tour une telle spécificité serait-elle impossible entre des cultures différentes?
Cette interrogation pose avec acuité le problème d'une critique, non pas vraiment
spécifique, mais qui adapte ses outils d'analyse aux exigences historiques et sociales qui ont
produit les oeuvres dans l'analyse desquelles cette critique intervient. Nous arrêtons sur cette
opinion le débat sur le problème de la spécificité pour nous intéresser à la manifestation concrète
de cette spécificité.
1 n convient ici de noter la prise de position du festival de Limoges sur ce problème. Sous la pression de la
diversité extrême des expressions culturelles, la dénomination du festival est passée en 1984 de Festival de la
francophonie à celle plus conforme de Festival international des francophonies. Cette évolution· est un début de
réponse aux problèmes que nous posons quant à la spécificité des différents peuples francophones.
2 H. N'gbesso. Aliénation culturelle, retour aux sources et hétéro-culture en Afrique Noire. l'exemple de la Côte
d'Ivoire. Communication faite à Nice au stage organisé par l'Institut européen des hautes études de 22 au 28
janvier 1986.
92

IV - Des formes spécifiques de la poésie négro-africaine d'expression française
Nous demeurons dans cette analyse sur un plan tout à fait général pour montrer l'existence
et le fonctionnement des formes spécifiques à la poésie africaine et les influences que ces formes
spécifiques exercent sur la poésie négro-africaine d'expression française.
Pour ce qui est de la méthode, il ne s'agit pas pour nous de faire un relevé
exhaustif de toutes les formes spécifiques. Un tel relevé ne présente pas un très grand intérêt dans
le cadre de ce travail. Nous aurons plutôt à nous intéresser, parmi les cas spécifiques, à ceux qui
se détachent le plus des formes poétiques produites ailleurs par les autres peuples.
Avant tout propos, nous tenons à repréciser les deux points suivants:
1 - Le spécifique ne fonde pas en théorie le fait poétique, mais apporte un élément
de diversité au plan formel et qui influence le contenu du poème lui~même.
2 - La poésie est la même partout. La spécificité dont cependant nous faisons état
et dont nous avons montré tout l'intérêt, vient de la diversité des peuples, - pour autant qu'ils sont
fondamentalement les mêmes - de leur tendance à privilégier tel aspect plutôt que tel autre de
l'écriture poétique et de donner à cet aspect-là une expression qu'on ne retrouve aussi massive,
nulle part, que chez ce peuple et qui finalement sert à le caractériser.
Ceci reprécisé, nous situons le problème de la spécificité à trois niveaux:
- les formes poétiques.
-les procédés de composition tels qu'ils s'expriment dans le rythme.
-l'expression du contenu par le jeu de la symbolique.
Nous nous intéresserons dans ce chapitre seulement aux formes poétiques, les
questions de rythme et de symbole occuperont les deux dernières parties.
1 - Contribution négro-africaine à une expression poétique
universelle : la parole médiatisée
Si la poésie, on peut le dire est un attribut de l'homme, les formes dans lesquelles chaque
peuple exprime sa poésie, sont, du moins, en rapport avec les exigences et les pressions du milieu.
En Afrique, le contexte oral de la vie communautaire a ainsi généré des formes poétiques qui
prospèrent aujourd'hui encore sur le continent et qui, du fait de l'audience qu'elles ont auprès des
populations, connaissent un regain d'intérêt, notamment auprès des jeunes générations. Il en est
ainsi de la parole médiatisée.
a. Caractéristiques de la parole médiatisée
Le concept de parole médiatisée a été formulé par Zadi Zaourou qui définit la
forme poétique qu'il recouvre en ces termes:
93

Nous appelons parole médiatisée, une parole non humaine et donc non
articulée mais qui s'exprime en épousant avec plus ou moins de rigueur - tout
dépendant du média et de la maîtrise avec laquelle on le fait parler
- les
contours des lignes mélodiques et rythmiques qui sont particulièrement
contrastées dans nos langues africaines, à cause du jeu complexe et varié des
tons qui font partie du système interne de ces langues et qui en constituent l'un

des traits distinctifs. 1
Sur ces bases, poursuit Zadi, la parole médiatisée nous apparaît comme le
squelette mélodique et rythmique - sonore donc de toute parole poétique africaine, parole au
sens saussurien du terme

Voici une séquence de cette forme poétique, extraite de l' attoungblan, forme
poétique akan.
o duma gama buadje
o ba dadie dei
o duma gama buadje
o boli crema
o duma gama crema
o ko mani bja
ye fie woa bla
Traduction littéraire
Dieu le créateur, en organisant le monde
Qu'a-t-il créé en tout premier lieu?
Dieu le créateur en organisant le monde
a créé en tout premier lieu la parole,
le tambour et le tambourineur
Tambour de l'éternel
Où que tu sois dans la nature
Nous t'invoquons, viens.
b. Le fonctionnement de la parole médiatisée
La parole médiatisée est ainsi appelée car c'est une forme poétique qui est
véhiculée au moyen d'un média. Dans le passage ci-dessus, la parole est véhiculée par un
tambour-parleur, l'attoungblan qui donne en même temps son nom à cette forme poétique. Nous
avons dit dans le premier chapitre, citant en cela Zadi, les conditions techniques qui permettent la
réalisation d'une telle parole2. Disons pour renforcer cela que la parole du tambour-parleur est
bien un texte linguistique traduisible en n'importe quelle langue du monde comme dans l'exemple
ci-dessus. Cette forme poétique n'existe pas en dehors du tambour qui le véhicule. De la sorte, il
n'est pas possible de voir un homme, au cours d'une assemblée, dire des versets d'attoungblan.
Ce rôle est dévolu au seul tam-tam. Là est tout l'intérêt de cette forme poétique pour le linguiste
1 Zadi Zaourou. La parole poétique ... Op. Cil. P. 64.
2 Supra, p. 28.
94

ou le critique littéraire. D'abord cette forme poétique est la seule au monde où le tam-tam sert à
véhiculer la poésie. L'intérêt linguistique et stylistique de ce choix poétique est que la poésie par
ce biais n'est plus réduite qu'à l'aspect signifiant des mots. L'aspect signifié est en première
analyse discriminé; le message ne fonctionne plus que comme une suite sonore, c'est-à-dire une
forme. L'accession au contenu nécessite une initiation préalable. La parole médiatisée constitue
un cas où le mot est vraiment libéré du sens.
c. La parole médiatisée et la poésie négro- africaine d'expression francaise
La parole médiatisée exerce sur les poètes négro-africains francophones un réel attrait.
Ceci se traduit par l'enthousiasme des uns et des autres à traduire par l'écriture les conditions
orales de la production de cette parole poétique. Les expériences encore peu nombreuses, se
multiplient cependant. Nous en citerons deux: Zadi Zaourou et Sévérin Gohoré Bi.
On peut lire dans Fer de lance de Zadi Zaourou, aux pages 16 et 17 :
Kidi kidi
Ta
Tata

Kidi Kidi
Ta
Tata
Kidi Kidi
Vents
Ventres creux

Kidi Kidi
sang
San-Pedro
Kidi Kidi
Riz
Plus de riz

Kidi Kidi
Vis
Riviera
Kidi Kidi
Toi
Toi le roi

Kidi Kidi
Prends

Garde à toi
Kidi Kidi

Révolution
Kidi Kidi
De la même façon, dans Souffles sans fini de Sévérin Gohoré Bi, on lit:
J Il s'agit d'un poème inédit, déclamé par l'auteur lui-même, lors de la veillée funèbre en l'honneur du professeur
Christophe Dailly, dans l'enceinte même de l'Université Nationale de Côte d'Ivoire, devant le corps du défunt.
95

Quel malheur!
Quel malheur!
Zoua!

Quel malheur!
Ecoute le tambour - note guerrière
Dessus la colline
- Forte
Ecoute le tambour, l'ultime voix des Maîtres!

( . .)
Brisé...
L'homme
Quel malheur!
Le tambour appelle et la terreur glace la terre...
Ah! Ce jour-là...

Ce jour entre tous piégé
Ce jour-là!
...
( . .)
Le tambour gronde !
Quel malheur!
Dessus la Colline Ardente ! ...
Que les oreilles ouvrent!
Le tam-tam appelle !
Que les oreilles ouvrent
Que les oreilles de la terre ouvrent
ONAHIO!

La terre s'embrase dessus la Colline-Forte!
Que les oreilles écoutent !
Le tambour appelle,
appelle! ...
L 'Elégie gronde,
Et la terreur glace,
Et la terreur glace...
DALLY CHRISTOPHE
DALLY IROKO CHRISTOPHE
Et la terreur glace les
os !
Ces deux séquences poétiques sont remarquables par la place qu'elles font au tam-
tam. Le tam-tam est en effet constamment présent. Nous réservons l'analyse stylistique des deux
séquences pour plus tard. Nous voudrions cependant noter que si Zadi tente de reproduire la
musique du tam-tam en recourant au syntagme kidi kidi qui ne vaut dans la séquence que par son
signifiant récurrent, Gohoré Bi, lui, suggère idéellement la présence du tam-tam.
96

2. Contribution négro-africaine à une expression poétique universelle: l'oriki
a. Caractéristiques de l' oriki
üRIKI. C'est le concept par lequel les peuples du Nigéria désignent une forme bien
particulière de la parole anthroponymique, c'est-à-dire la parole poétique fondée sur les noms. A
cause de son caractère motivé - issu de la langue du peuple qui pratique cette forme poétique - et
à cause du fait que le concept s'est imposé à tous depuis que Jahn l'a révélé au monde des
critiques, nous l'avons préféré au concept parole anthroponymique par lequel on a tenté, à
certains moments de le traduire et qui recouvre une réalité bien plus vaste que ne l'est l'oriki. La
parole anthroponymique recouvre en effet plusieurs formes poétiques fondées toutes sur la
pertinence stylistique des noms et parmi lesquelles on peut citer les noms de louange, l'éyi-dV le
Zab-youré, 2 etc.
L'oriki qui à nos yeux manifeste le plus la spécificité africaine parmi toutes les
formes d'anthroponymie est strictement défini par Clement Martyn Doke :
Les oriki sont des phrases qui décrivent les actes et le caractère d'une
personne. Ils peuvent être trouvés par des parents ou des voisins, mais ils le
sont la plupart du temps par les tambourineurs. Ils restent attachés au
personnage, et chacun, dans les environs, les sait par coeur. 3
Jahn cite dans son Manuel de littérature néo-africaine
différentes formes de
paroles anthroponymiques. Pour illustrer notre propos sur l' oriki, nous citons un poème de Mahi
Bataki, intitulé Petit homme de Kliyiri.
1. Boa-on-ne-touche-à-tes-oeufs.
2. Eléphant, fils de Zalia Goblë
3. Aigle d'éternelle renommée

Qui, lorsqu'il joue de la patte, arrache
Grappe d'intestins.
4. Enfants sans beauté mais si cher au coeur
de sa mère
5. Gbalé Gofa5 qui se laisse prendre pour
une araignée
6. Petit homme de Kliyiri
7. Petit bout de chemin, si vieux, qu'on déserte

et qu'on emprunte à nouveau
8. Morceau de bois tournoyant qui cueille l'aigle
sur la cime du Gbotoul
l Mlle Ngbesso écrit à propos de l'Eyi-di : C'est tout simplement le fait de porter un nom en abbey .. mais pas
n'importe quel nom. Ce nom que l'on porte revêt des propriétés particulières sans lien avec le nom par lequel le
groupe social vous désigne. Ici, il s'agit d'une convention établie entre deux femmes, ou exceptionnellement entre
un homme et une femme. (p.6)
2 Pacéré Titinga définit le zab-youré comme une sorte de devise que se choisit une zone géographique, un organe
de pouvoir ou un individu. (Poésie des griots, p.116)
3 Clément Martyn Doke, cité par Jahn In Manuel de littérature néo-africaine. Op. Cil. P.86.
4 De la famille des coléoptères.
5 La mygale
97

9. Bec de colibri qu'aucun vieillard ne redoute
b.
Le fonctionnement de l'oriki
Cet extrait de Petit homme de Kliyiri comporte 9 oriki dont l'ensemble constitue le
poème. Mais chaque oriki considéré en lui-même est un poème entier produisant son propre sens,
à la manière du proverbe. Cette construction si lâche donne à l' oriki une immense possibilité
commutative de sorte que pour dire un oriki il suffit simplement de sélectionner les versets qui
s'adaptent le mieux aux circonstances présentes qui motivent l'usage de l'oriki. Cette forme
poétique est généralement bâtie sur le mode du défi, du point de vue du contenu sémantique. Il
repose pour cela au plan structurel, sur une construction antithétique qui favorise l'expression du
défi.
c. L'oriki et les poètes négro-africains francophones
A cause peut-être de ses déterminations fondées sur le défi, l' oriki ne connaît pas une très
grande fortune chez les poètes négro-africains francophones. Ce sont essentiellement les formes
de louange et de gloire qui se sont le plus imposées à ces poètes. On trouve des aspects de cette
autre écriture, surtout chez Pacéré Titinga dans sa Poésie des griots.
Ma tantefut
un descendant des masques
le mystère l'entoure
jusqu'au départ.
Le conjoint
fut le lion de Manéga.
(P. 37)
On reconnaît à travers lion de Manéga la devise de Naba Guieguemdé. De la même façon,
de nombreuses autres devises saturent l'oeuvre. Nous notons, entre autres, celle de Naba
Bougoume:
Le père
Qui mit au monde un lion
fut lefeu.
(P. 38)
En effet, Naba Bougoume, père de Naba Guieguemdé avait pour devise, le feu.
Notons également la devise de Naba Gouagba :
La gauche
retournera sa main,

pour qu'il se réveille ..
le feu
retournera sa main

pour qu'il se repose ..
1 Arbre immense de nos forêts.
98

la montagne
fera frissonner l'humanité.
La gauche est bien la devise de Naba Gouagba et la montagne celle de Naba
Tanga.
3 - Contribution négro-africaine à l'expression poétique universelle:
la danse parlante
a - Caractéristiques de la danse parlante
La danse parlante est une forme poétique qui a assez peu attiré l'attention des
chercheurs. Zadi Zaourou qui a entrepris des recherches en ce domaine définit ce qu'il faut
entendre par danse parlante :
Nous appelons danse parlante, non pas toute danse - langage, mais
certaines de nos danses africaines - et certaines seulement - conçues et
exécutées de manière telle que chaque geste, chaque attitude équivaut
conventionnellement à une parole préalablement mémorisée que tout initié

peut restituer à un tiers fermé à ce langage ésotérique, de ce fait,
discriminatoire l
Zadi exploite, suite à cette définition, un exemple de danse parlante, danse exécutée par le
roi de Bonoua, dans la région de Grand-Bassam, lors des obsèques d'un dignitaire du royaume:
Je suis roi
Je suis éléphant
Le roi est Dieu

Je suis Dieu
Et Dieu a foulé le sol pour un Dieu
J'avance

J'avance
J'avance
Le roi ne recule pas

Un roi n 'a qu'une parole
Un roi ne revient jamais sur sa parole.
Un roi est parole

Il avance
Il crée

Il avance
Il crée
Il avance

Même sur les princesses de sant
1 Zadi Zaourou. La Parole poétique ... Op. Cit. p. 64.
2 Danse parlante abouré de Bonoua en Côte d'Ivoire.
99

b - Le fonctionnement de la danse parlante
Dans son fonctionnement, la danse parlante est une parole dont le signifiant des mots qui
constituent le texte de cette parole reposent sur chacun des gestes, chacune des attitudes
qu'adopte le roi au cours de sa danse. Le message se précise à mesure que les gestes et les
attitudes se développent et se multiplient.
Compte tenu de son caractère non verbal, la danse parlante ne peut exercer
d'influence directe sur des poètes usant de l'écriture. Mais l'intérêt de cette forme poétique et qui
justifie la place que nous lui accordons dans cette étude est consécutif au fait qu'elle donne à la
notion de parole poétique une base très étendue et qui déborde par cela les limites dans lesquelles
l'Europe l'enserre.
La parole médiatisée, l'oriki et la danse parlante constituent, comme on le voit,
trois formes tout à fait spécifiques de la parole poétique africaine. Elles se justifient toutes des
conditions de la production dans les sociétés africaines où ces formes ont émergé. En dehors de
ces conditions déterminantes, la parole médiatisée, l' oriki et la danse parlante tombent dans la
banalité.
Il s'agit là des formes poétiques qu'on ne trouve vraiment qu'en Afrique et qui
exercent une influence plus ou moins grande sur les poètes francophones. Au vu de l'engouement
que certaines formes suscitent, on peut augurer d'un avenir meilleur pour la poésie négro-
africaine d'expression française qui par cela, apportera un souille nouveau à la poésie universelle,
en harmonie avec ce que les autres peuples apportent, notamment le peuple chinois dont les
dispositions pratiques du système scriptural offrent des possibilités illimités d'enrichissement du
texte poétique.
Ce sont là quelques aspects de la spécificité négro-africaine tels qu'ils s'expriment dans
l'écriture poétique de ce peuple.
Le chapitre nous a permis de traiter en détail, la question de la spécificité. Nous sommes
ainsi parvenu à la conclusion que spécificité ne signifie pas exclusivité et que de ce point de vue
on est en droit de parler d'une poésie négro-africaine d'expression française comme d'une poésie
spécifique, mais qui entretient de nécessaires et incontournables rapports avec les autres formes
de poésie produites à travers le monde, particulièrement avec la poésie européenne qui l'a naguère
influencée.
Le débat sur la spécificité clôt ainsi la série des débats sur les concepts à propos desquels il
nous fallait situer l'état du problème et en même temps préciser à chaque fois notre propre
position. Ce que nous pouvons retenir de tous ces débats est que la poésie négro-africaine
d'expression française, compte tenu des circonstances historiques dans lesquelles elle est née,
constitue pour les intellectuels et chercheurs négro-africains, un sujet de grande préoccupation.
Les déterminations historiques qui ont présidé à sa naissance ont fluctué à l'heure actuelle:
- les pays négro-africains ont acquis leurs indépendances individuellement. De ce fait, si
même les problèmes qui se posent à eux sont encore les mêmes, axés sur le développement, il n'en
est pas moins vrai que l'idée de nation constitue la toile de fond de leurs réflexions aujourd'hui.
Cela ne va pas sans poser des problèmes au front négro-africain qui pourrait petit à petit se
dégarnir. Mais ce n'est pour le moment pas le cas
100

- les nègres de la diaspora, Césaire et quelques-uns exceptés, parlent d'une culture
caribéenne spécifique: le cas d'Anthony Phelps en témoigne.
sur le plan poétique proprement dit, la poésie négro-africaine d'expression française
est ballottée par un vent au courant opposé: d'un côté on lui conteste une nationalité
africaine, de l'autre, on lui oppose un jugement négatif en la passant au tamis d'une
vision qui lui est étrangère.
Il se dégage de toutes ces situations que nous venons d'évoquer que la poésie négro-
africaine francophone est soumise à une certaine spéculation qui la menace à terme dans sa
légitimité à se constituer comme une poésie autonome, par rapport à la poésie des autres peuples.
Le moment est donc venu de lui porter notre intérêt à fin de fixer les acquis qui sont les siens.
C'est à cette préoccupation que répondent la deuxième et la troisième parties de ce travail et que
nous abordons à présent.
101

102

103

La première partie de ce travail a été entièrement consacrée à l'analyse des concepts qui
constituent la matière de notre sujet. Nous avons alors réfléchi à des problèmes liés à la culture
africaine. Au terme de ces réflexions et analyses, nous avons alors posé la problématique de la
spécificité par rapport à l'universel, et particulièrement, le problème d'une spécificité de la poésie
africaine.
Nous avons abouti à la conclusion que malgré la contradiction irréductible à laquelle elle
est confrontée, la la poésie négro-africaine d'expression française est bel et bien une poésie
africaine.
Cette seconde partie poursuivra dans une certaine mesure, la réflexion de la première et
devra confirmer sur un plan plus pratique, les vues que nous avons exprimées. Il s'agira donc pour
nous de montrer ici, l'influence décisive de la tradition orale africaine sur les poètes négro-
africains d'expression française.
La nécessité d'une réflexion de cette nature apparaît à l'évidence: elle s'inscrit dans le
sillage du colloque de Yaoundé sur la critique littéraire, en particulier, l'herméneutique de Mveng
où l'auteur exprimait la nécessité, pour la survie des lettres et des arts africains, que s'élabore une
critique qui prenne en compte la spécificité des peuples négro-africains, au plan de la production
littéraire et artistique.
Pour notre part, nous pensons que pour jouer pleinement le rôle qui est le sien, cette
critique devra décrire les démarches de création des artistes africains, par cela et à son tour
influencer la création littéraire et artistique, la stimuler de plus en plus vers la recherche de formes
hardies, capables de prendre en compte et d'assumer les exigences de plus en plus grandes des
sociétés africaines, dans leur quête d'une plus grande justice sociale et vers plus d'équité. Cette
critique devra en outre - et là nous semble une de ses plus grosses tâches - éduquer le goût
esthétique du public.
Notre analyse explorera les poèmes pour y découvrir les éléments auxquels se reconnaît
aujourd'hui la poésie négro-africaine comme une entité spécifique. Il s'agira de décrire ces
éléments, au besoin de les évaluer, indiquer dans la mesure du possible, leur degré de réussite,
mais aussi leurs altérations dans les structures où ces éléments en repérage sont intégrés et cela
par rapport à leur fortune dans la tradition orale.
A aucun moment, notre analyse ne s'inscrira dans la perspective d'une poétique des
possibles littéraires que semble défendre un Makouta Mboukou. Notre option procède d'une
triple convergence:
104

1. La critique littéraire en tant que disciple autonome élaborant un métalangage théorique
sur la création littéraire est une expérience assez récente qui vient seulement de poser
ses jalons sur le continent noir. 1
Il est donc nécessaire, eu égard à cette situation, de fixer les acquis sur la base desquels la
création littéraire pourra explorer des possibilités nouvelles de création.
Il faut noter que ces acquis sont ceux qui découleront de l'observation des modes de
création des artistes. C'est là une indication pour la critique littéraire d'influencer dans un choc en
retour la création.
Une poétique du futur, c'est-à-dire des possibles littéraires nous semble déjà condamnée
par son propre objet, du fait qu'elle se définit comme normative et prescriptive. Y a-t-il danger
plus mortel à l'art que le dogmatisme?
Aucune poétique des possibles littéraires
n'a pu survivre à ses propres contradictions:
ou ces poétiques sont trop particulières, c'est-à-dire propres à un écrivain et donc hermétiques,
ou elles imposent leurs vues comme normatives, donc offrant peu de perspectives inventives. Une
poétique du futur est donc en soi une poétique de l'impossible à cause de l'arbitraire qui la fonde
et la met par conséquent en situation de rupture avec les habitudes de consommation artistique de
l'artiste et de son public. Eduquer le goût artistique à partir des oeuvres réelles nous semble être
la mission de la critique littéraire et artistique.
Dans le contexte de la problématique posée par notre sujet, il s'agit de montrer les
fondements africains de la poésie négro-africaine d'expression française. Cette exigence nous
impose de partir de poèmes effectivement écrits.
Mais la difficulté de l'étude que nous projetons apparaît dès lors: du fait de l'absence
d'une tradition critique distincte, le critique se trouve en face d'une terra incognita et son seul
recours demeure l'opaque tradition orale. Mais la tradition orale elle-même est loin de constituer
un objet d'analyse cohérent. Ces deux aspects du problème sont de taille et il n'est pas dans notre
intention de les minimiser. Mais nous pensons que si une connaissance profonde de la tradition
orale est souhaitable, elle n'est cependant pas indispensable. Nous partageons en cela tout à fait,
le point de vue de Jahn sur la question:
Il Lorsque nous parlons de la
critique littéraire comme d'une expérience nouvelle, cela ne signifie pas que la
critique littéraire était auparavant inconnue de l'Afrique. Ce serait une simple vue de l'esprit qui ne résisterait pas
à l'empire des faits. La critique littéraire était, en effet, implicite à la création. Elle ne s'était jamais constituée en
une discipline autonome, distincte de la création. La forme donnée à l'œuvre d'art n'a jamais été l'objet d'un débat
théorique chez les africains. La tradition semble avoir déjà fixé la nomle qui permet au consommateur d'art
africain de se reconnaître dans les productions littéraires et artistiques du créateur. De cette façon, l'auditoire
influence profondément l'œuvre d'art. L'artiste de talent se reconnaît à sa capacité, tout en partant de la norme, de
pouvoir moduler en s'écartant de cette norme afin de proposer des formes qui activent et renouvellent
continuellement la jouissance intellectuel de son auditoire. De cette base naît la possibilité d'établir une hiérarchie
entre les artistes dans la société ancienne.
Ceci nie bien évidemment, la tendance à penser que la poétique africaine traditionnelle est une poétique
collective. Les artistes africains qui ne diffèrent pas en cela des autres artistes, quelle qu'en soit la provenance,
partent tous d'une base formelle commune, qu'ils marquent chacun, du sceau de son originalité, en rapport avec
ses propres perfommnces artistiques. Ainsi s'explique, par exemple, la singularité d'un Tima Gbahi, par rapport à
Sroulou Gabriel, maître comme lui, du Towulu bété de Côte d'Ivoire ou celle d'un Yapo Djonké, par rapport à Assi
Sahouin, tous deux, maîtres du Xô dans la poésie traditionnelle akyé de Côte d'ivoire.
105

Il ne s'agit pas de connaître l'ensemble des esprits de la brousse et leur
signification spécifique.. le problème est de savoir dans quel contexte on
rencontre dans la poésie traditionnelle par exemple l'esprit de brousse

« Femme rouge» de Tutuola et ce qu'il signifie dans cette poésie. Et si l'on
rencontre un rythme, le problème sera de savoir si ce rythme spécifique existe
dans la tradition et avec quelle fonction? Il n'est donc pas nécessaire de

connaître tout le système rythmique de la poésie orale, encore que ce soit
souhaitable. 1

Et puis si le problème que nous posons quant aux difficultés de la recherche en tradition
orale, est réelle, il reste qu'aujourd'hui, il ne se pose plus tout à fait dans les mêmes termes qu'il y
a quelque temps; des travaux d'analyse, en effet, portant sur la tradition orale se sont, ces
derniers temps, multipliés, offrant ainsi une base fiable à quiconque désire étudier les faits de
culture négro-africains et particulièrement la poésie africaine.
C'est donc sur la base de ces travaux que nous analyserons la poésie négro-africaine d'expression
française. Cette seconde partie, pour ce qui la concerne, analysera, à travers ses quatre chapitres,
les réponses que les Mricains apportent au problème du rythme.
Le premier chapitre posera au plan conceptuel, la problématique d'un rythme négro-
africain dans la poésie négro-africaine d'expression française et fera la synthèse des analyses
théoriques sur la question d'où émergera une méthode pour l'étude des textes. Les trois derniers
examineront les manifestations diverses du rythme à travers les textes.
1 1. Jahn Manuel de littérature néo-africaine. Op Cil. p. 18
106

107

La nécessité ce chapitre trouve
sa motivation dans
deux attitudes globalement
contradictoires. La première réfère à l'attitude des critiques à insister sur la primauté du rythme
chez les négro-africains.
La seconde relève d'un constat: bien des critiques qui se proposent d'analyser les
questions de rythme dans la poésie négro-africaine d'expression française se comportent comme
s'ils analysaient des oeuvres de composition purement et simplement française.
Face à ces deux attitudes par rapport au problème du rythme nous ne pouvons engager
notre propre étude sur la question, sans poser le problème du rythme africain.
1 - Les options sur le plan du rythme
Africains et Européens se sont de tout temps préoccupés du rythme. Sa constante chez les
Africains, comme les critiques l'ont souligné, résulte de choix historiques et culturels assez
connus pour que nous nous y étendions. Les Africains ont dans leurs compositions toujours
privilégié le rythme alors que les Européens privilégient l'harmonie et la mélodie, reléguant le
rythme au second plan. Il ressort de ces différents choix qu'à l'écoute du morceau musical ou du
poème, les pulsations rythmiques qui dominent les créations africaines font penser que le rythme
est absent dans les créations européennes. Il n'en est absolument rien. Ceci dit, les préoccupations
européennes à propos du rythme ont été constantes, depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours. Les
travaux sur la question n'ont pas manqué durant cet intervalle.
Nous évoquerons les travaux des atomistes, notamment Démocrite, qui tendaient à faire
du rythme, une configuration particulière du mouvant], également les travaux de Socrate qui
présentent le rythme comme résultant du rapide et du lent, d'abord opposés, puis accordés,2 tout
comme ceux de Platon qui innovent à partir de l'héritage ionien, en définissant le rythme comme
l'ordre dans le mouvement. 3 Avec Platon, le rythme est directement appliqué au mouvement
régulier des flots en établissant une liaison sémantique entre le rythme et le verbe couler. 4
A l'époque moderne, cette réflexion s'est poursuivie, en se diversifiant, ouvrant parfois
des perspectives nouvelles d'analyse.
Paul Fraisse reconnaîtra dans le rythme un facteur essentiel qui est, selon lui,
la
succession d'unités équivalentes, avec à l'intérieur des structures temporelles basées sur la
distinction des brèves et des longues.
5
Benveniste, dans un travail essentiellement de mise au point étymologique, montre avec
.
force érudition, comment il ne saurait y avoir de liaison sémantique entre le concept de rythme et
le verbe couler, évoquant les flots, contrairement à ce que soutiennent certains6 .
1 Démocrite, cité par Meshonnic Fragments d'une critique du rythme. In Langue française, 23, 1974, p. 9.
2 Socrate, cité par E. Benveniste. Problèmes de linguistique générale, 1. Paris: Ed. Gallimard, 1966, P. 334.
3 Platon, cité par Benveniste. Ibidem, p. 334.
4 Benveniste, dans son livre que nous citions ci-dessus, fait remarquer que c'est à partir de cette restructuration du
concept de rythme qu'on est venu à parler, par exemple, du rythme d'une danse, d'une démarche, d'une diction,
d'un travail, en un mot, du rythme de tout ce qui suppose une activité continue décomposée par le mètre en temps
alternés.
5 Paul Fraisse. Psychologie du rythme. Paris, PUF, 1974, p. 130.
6 E. Benveniste. Ibidem. P. 328.
108

Les travaux de Filiollet sur la lecture spatiale du rythme, ainsi que ceux d'Henri
Meschonnic où l'auteur tente d'expliquer les raisons de la confusion qui entoure le rythme et le
mètre, sont autant de travaux qui posent en des termes divers le problème du rythme dans le vers
1::

1
lfançalS .
Le rythme n'est pas, on le voit à travers cet échantillonnage de travaux, une exclusivité
africaine, mais bien une pratique universelle. La question ne se pose plus de savoir s'il existe une
spécificité du rythme chez les différents peuples; l'étude du rapport du spécifique et de l'universel
nous a permis de répondre globalement à cette question. La question qui se pose pour nous, dans
le contexte de la poésie négro-africaine d'expression française est celle-ci: les Négro-africains
ayant hérité d'une tradition d'écriture sur le plan du rythme (nous l'avons indiqué dans le dernier
chapitre de la première partie), peuvent-ils, même s'ils usent d'une langue étrangère qui leur
impose de nouvelles structures, évacuer absolument cette tradition d'écriture? Nous abordons
ainsi le second aspect de la problématique qui sous-tend ce chapitre.
fi - La problématique d'un rythme africain dans la
poésie négro-africaine d'expression française
Est-il possible pour les poètes négro-africains d'expression française de faire abstraction
de la culture de leur peuple pour n'écrire plus que français? C'est à cette interrogation que nous
convient des situations d'analyse dans lesquelles se complaisent certains critiques de la poésie
africaine écrite. Ces critiques se comportent, en effet, dans leurs travaux comme si les poètes
africains de l'écriture pouvaient se défaire des habitudes séculaires de leur peuple comme d'une
vieille peau et n'entretenir en eux plus que les subtilités et les finesses de la prosodie française.
Dès lors, ils n'envisagent pas la possibilité qu'il existe un problème sur le plan de
l'organisation rythmique du fait de la double appartenance des poètes. Certains même rejettent,
pour ainsi dire, cette éventualité. Léon Koffi, par exemple, se borne au plus à ne pas nier qu'il
puisse exister une certaine particularité du rythme chez les poètes africains francophones, mais
s'empresse très vite de mettre en garde contre la tendance à présenter cette nouvelle poésie
africaine comme totalement distincte de la poésie française, car selon lui, même si elle affiche
des particularités esthétiques ou sémantiques en raison des contextes culturels et référentiels
différents, elle n'en est pas moins héritière d'une tradition prosodique française 2 Ceci dit, Koffi
use des voies traditionnelles prosodiques de la critique française sans plus jamais se poser de
question.
Entre temps, les cntlques parlent des poètes négro-africains francophones comme les
héritiers d'une tradition prosodique française. Mais en sont-ils moins héritiers d'une tradition
prosodique africaine? Nous pensons que ces auteurs formulent mal le problème; nous y
reviendrons.
1 Il
s'agit par cette revue des publications, de donner une indication des travaux sur le rythme. Nous n'oublions
pas, à cet égard, entre autres, les travaux de Wilhem Tenint (1844),L. Bonloew (1862), André Spire (1912), Pius
Servien (1925), A. W. De Groot (1933), Yves le Hir(1956), M. Grammont (1965),J. Mazaleyrat (1974), M. Deguy
(1974), M. Jousse (1977) ...
2 Léon Koffi. Traditions orales et formes d'expression littéraire: Etude comparative de trois poèmes africains
d'expression francaise. Thèse de doctorat 3èrne cycle, Université de Strasbourg 11, 1986, p. 153.
109

Contrairement à Léon Koffi, Renée Tilloe et Osman Gusine Gawdat2 qui abordent
également la question de la prosodie ne se préoccupent nullement du problème que tentait de
poser Koffi. Pour ces auteurs - notamment Tillot - les écarts constatés, liés aux habitudes
langagières de Senghor dont ils se proposent tous deux3 d'analyser l'œuvre et qui proviennent de
la langue africaine de l'auteur ne semblent être que de simples accidents de parcours et non la
manifestation d'une culture qui se refuse à mourir. En effet, nulle part n'apparaît le moindre effort
de systématisation qui prendrait en compte ces survivances africaines pour leur faire la place qui
leur revient. Tillot, par exemple, se contentera d'affirmations de ce genre, à propos de Senghor:
Le poète reconnaît implicitement que la syntaxe de juxtaposition favorise
l'éclosion des images analogiques. Déjà habitué à cette façon de parler dans
sa langue maternelle, il est normal que le poète ait préféré celle-ci en

français.
Nous craignons qu'il ne s'agisse là d'un point de vue trop simpliste sur la question. Ce
style s'impose-t-il à Senghor comme la manifestation de la culture qui l'a nourri avant toutes les
autres ou s'agit-il là d'un choix lucide fait par l'auteur de transférer sa culture de base dans le
français ? Avec quelle intention, alors?
Il y a ici, manifestement inconscience d'un tel problème ou refus de le considérer comme
tel. Dans tous les cas, nous relevons dans cette démarche, une erreur méthodologique que nous
situons sur le plan de la recherche pure: au moment où ces trois auteurs abordaient la question du
rythme, elle n'était pas tout à fait neuve, c'était même un domaine assez visité par des critiques
de toute provenance.
Lilian Erlich notait à propos du rythme, la liberté qui caractérise les artistes africains
nullement, dit-elle, soumis à aucune loi rigide qui leur imposerait dans le morceau musical
l'endroit où les temps forts doivent tomber 4
Généviève Calame-Griaule, s'agissant de ce que communément les critiques considèrent
comme la structure fondamentale du morceau musical négro-africain, écrivait:
Toutes les
formules rythmiques ou mélodiques se composent de deux parties qui sont jouées soit par deux
instruments différents, soit par les deux mains du batteur5.
Evoquant ce même effet de polyrythmie dans le rythme africain, Lucien Maison, à propos
de Max Roach qu'il considère comme un fervent disciple des batteurs africains, note: tant il crée
de rythmes simultanés, tant il fait résonner à la fois de sons divers6
L. Erlich parlera à propos de la structure fondamentale, de structure d'appel réponse,
concept qui sera repris, développé et appliqué par Jahn au texte, dans son étude sur le blues.
1 Renée Tillot. Le rythme dans la poésie de Léopold Sédar Senghor. Dakar: Les Nouvelles Editions Africaines,
1979.
2 Osman Gusine Gawdat. L'Afrique dans l'univers poétique de Léopold Sédar Senghor. Dakar: Les Nouvelles
Editions Africaines, 1978 .
4 L. Erlich. Petite histoire du jazz américain. New-york: Ed. Nouveaux Horizons, 1969.
5 G. Calame - Griaule, citée par Zadi Zaourou.
Notes brèves sur les rythmes négro africains. Revue de
littérature et d'esthétique négro-africaines 1 .Université d'Abidjan, 1977, P.24
6 L. Maison. Cité par Zadi Zaourou. Ibid., P.24
110

Le révérend père Mveng, après avoir donné le rythme africain comme indéfinissable parce
que, dit-il, il est refus de la limite, le présente également comme l'expression la plus souveraine
de l'âme africaine. 1
Elie Faure écrit, parlant de la vie: Le nègre en a le sens rythmique à tel point qu'il ne
peut le concevoir ni l'exprimer autrement que selon des rythmes sonores, formels ou colorés
élémentaires, mais aussi irrépressibles que les battements de son cœur. 2
Senghor dira pour sa part que le rythme est incontestablement le sceau de la négritude.
Ce propos intervient en conclusion à une étude comparative sur le rythme, entre la Vénus de Milo
et la Vénus de Lespugue. Voici ce que l'auteur dit de l'une et de l'autre. D'abord la Vénus de
Milo:
Regardant la Vénus de Milo, les Grecs devaient avoir une réaction
matérialiste, c'est-à-dire intellectualiste, en rêvant d'avoir une telle femme:
grande, les muscles longs, finement galbée - et blonde, par surcroît 3
Ensuite la Vénus de Lespugue :
Mais regarder la Vénus de Lespugue. Au premier coup d 'œil, ce n'est pas
une femme. Ce sont des formes: sphéroïdes, ovoïdes, cylindriques, qui se
répondent sans se répéter. Et l'on découvre dans un examen plus attentif, que
ce sont une tête, un ventre, des seins, des bras, des cuisses. La Vénus de
Lespugue, c'est une image, mais ce sont d'abord, des rythmes. Aucune envie,
même chez les Nègres d'avoir une femme ainsi formée. Mais le rythme, les
rythmes de l'image vous saisissent. 4
Césaire dira du rythme qu'il est une donnée essentielle de l'homme noir5. Zadi Zaourou
pose également le problème d'un rythme donné comme africain, à deux reprises: la première fois,
à l'occasion de l'étude que l'auteur a consacré aux rythmes négro-africains, étude que nous
citions plus haut et qui le portait à faire une mise en regard du rythme musical négro-africain et du
rythme dans la poésie française. Dans une seconde étude, Zadi revient sur le problème et
l'analyse, à partir, cette fois, de la spécificité des langues africaines. 6
Dans l'une et l'autre étude, l'auteur aboutit à la conclusion qu'il y a bien lieu de parler
d'un rythme africain; il en dégage par une démarche inductive, ce qui en constitue le trait
distinctif au regard du rythme en Occident :
1 E. Mveng. L'Art d'Afrique noire. Ed. CLE, Yaoundé, 1974, p. 86.
2 Elie Faure, cité par Senghor. Négritude, arabisme et francité. Réflexion sur le problème de la culture. Beyrouth:
Ed. Dar el Kitab Allubnani, 1967, p. 15.
3 L. S. Senghor. Op. Cil. P. 13.
4 L. S. Senghor. Ibid. p. 13.
5 Aimé Césaire, cité par Ngal. L'homme à la recherche d'une patrie. Dakar: Les Nouvelles Editions Africaines,
1975, P. 129
6 Zadi Zaourou. La Parole poétique... Op. Cil. 450-511.
111

Il n'est parole ou musique au monde qui ne possède son propre fond
rythmique. De fait, toute expression musicale se constitue de trois éléments: le
rythme, la mélodie et l 'harmonie. Toutefois lorsqu'on compare les cultures
dans le domaine spécifique de la musique ou des arts de la parole, le problème
qui se pose est celui de la hiérarchie de ces trois éléments .. c'est de ce point

de vue que nous pouvons marquer la différence entre le mode d'expression
occidentale et le mode d'expression africain. 1
L'auteur indique la dominante chez chaque peuple:
En Afrique et dans le monde noir en général, c'est la pulsation rythmique
qui constitue indiscutablement l'élément primordial, la mélodie et l'harmonie
ne jouant qu'un rôle secondaire.
En Occident, au contraire, le rythme demeure en arrière plan tandis que la
mélodie et l 'harmonie constituent le trait distinctif du fait musical et des arts
de la parole. 2

Jean Cauvin affirme également l'existence d'un rythme africain pour l'étude duquel il
propose des outils d'analyse fondés sur les concepts de rythme immédiat et de rythme profond.
Tillot et Gawdat, notamment, peuvent-ils ignorer toutes ces prises de position pour ne pas
esquisser la moindre critique à leur égard? Cela est d'autant plus intolérable qu'il est de notoriété
que les poètes africains francophones n'ont pu révolutionner le langage poétique qu'en se référant
à la tradition orale de leur peuple. Aimé Césaire, sur ce point, est formel, lorsqu'il parle des
influences:
Quand je parle de gisements les plus profonds,
c'est par delà toutes les
strates de la civilisation européenne, le gisement africain fondamental,
ancestral, oit me paraît résider le secret de moi-même. 3

Senghor affirme, péremptoire, que si l'on doit trouver des maîtres aux poètes négro-
africains, il serait plus sage de les chercher du côté de l'Afrique4• Dans ces conditions lorsque
Tillot et Gawdat, chacun de son côté, se proposent d'étudier le rythme chez Senghor, on
s'attendait à les voir poser la problématique du rythme africain dans la poésie négro-africaine
d'expression française, eu égard à la double influence subie par cette poésie. Tout au moins,
poser le problème, puis procéder à des choix d'analyse.
S'agissant de Tillot et de Gawdat, pour les incliner à une telle problématique, il y a surtout
les propres déclarations de Senghor, même si - nous concédons - ces déclarations ne peuvent être
prises pour argent comptant, elle constituent tout de même la première approche de l'œuvre.
Entre autres, Senghor déclarait à propos des influences que son œuvre a subies:
1 Zadi Zaourou. Notes brèves sur les rythmes négra-africains. Op. Cil. p. 23.
2 Ibid. p. 23.
3 Aimé Césaire; « Négritude et antil/anité ». Entretien avec Jacqueline Leiner. Notre Librairie,
Caraïbe II, 74, 1984, p.9.
4 L. S. Senghor. Comme les lamantins vont boire à la source. Op. Cit. p. 156.
112

Je n'ai pu créer un style original en concevant une poétique, que sous
l'influence de la littérature orale traditionnelle. Je dois beaucoup, à cet égard,
à la poésie orale sérère1•
A un critique qui reprochait à Césaire la trop grande monotonie du rythme, Senghor
répond:
Je dis que le rythme demeure le problème ( ..) Si l'essence de la poésie est
partout la même, les tempéraments et les moyens des poètes sont divers.
Reprocher à Césaire et aux autres leur rythme, leur monotonie, en un mot leur
style, c'est leur reprocher d'être nés nègres, antillais ou africains et non pas
français sinon chrétiens.. c'est leur reprocher d'être restés eux-mêmes,
irréductiblement sincères. 2
Poser la problématique du rythme africain aurait éclairé chez ces deux auteurs,
notamment chez Gawdat bien des situations d'analyse auxquelles ils s'étaient essayés, et les aurait
justifiées. Gawdat parle du procédé des coups sourds et des coups secs qu'il donne comme
spécifique au tambour et qui, dit-il, sont obtenus à partir des effets de syncope; c'est dans une
certaine mesure une affirmation défendable, mais comment y parvenir, sans donner l'impression
d'affirmations gratuites, si au départ, les conditions pouvant favoriser une telle immixtion du
tambour ne sont pas définies?
L'attitude qu'affichent Tillot et Gawdat pose le problème de l'indépendance d'esprit avec
laquelle doivent être analysés les faits de culture africains comme la manifestation d'une culture
autonome. Dans cette voie, des travaux aussi importants les uns que les autres ont précédé le
nôtre. Ces travaux constituent pour nous une base à partir de laquelle nous dégagerons une
méthodologie pour l'étude du rythme dans la poésie négro-africaine d'expression française .Nous
allons donc les interroger. De ce point de vue, pour aller plus loin dans cette manifestation du
rythme africain, nous limiterons à dessein notre étude uniquement à l'examen du rythme externe.
ID Essai de mise en théorie du rythme africain:
vers une théorie de la spiralité.
Dans le domaine des lettres et des arts bien plus que dans les autres domaines de l'activité
humaine, du fait de leur commune appartenance, les hommes ne se distinguent pas tant totalement
les uns des autres. Ils ont, cependant, conscience d'illustrer tant soit peu de manière spécifique,
l'héritage commun, les uns par rapport aux autres. Cette prise de conscience est de plus en plus
marquante chez les Négro-africains où les écrivains, d'abord eux, ressentent l'autonomie qu'ils
ont conquise sur le plan de l'écriture. Voici ce que dit Ahmadou Kourouma de ses Soleils des
indépendances :
Fama et Salimata mes personnages sont décrits selon ma propre technique
romanesque indissociable de mon appartenance malinké. J'ai simplement
donné libre cours à mon tempérament en distordant une langue classique trop
rigide pour que ma pensée
s y meuve.
1 L. S. Senghor. Cité par D. Garrot, Léopold Sédar Senghor, critique littéraire, Dakar, NEA, 1978, p. 146.
2 L. S. Senghor. Comme les lamantins... p. 163.
113

J'ai donc traduit le malinké en français en cassant le français pour trouver
et restituer le rythme africain. 1
Il est donc, comme on le voit, illusoire et à la fois vain de vouloir assimiler la poesie
négro-africaine d'expression française à la poésie française en insinuant l'héritage de la seconde
ainsi que la note d'édition en quatrième page de couverture de l'ouvrage de Henri Lemaître ne
s'est pas privée de le faire:
De Baudelaire à Senghor: cent ans de poésie française, peut-être le siècle
où véritablement résurrection d'Orphée, la poésie, brille de son éclat le plus
pur et le plus riche. 2
Cette illusion est, en effet, ruinée par les critiques qui, dans leurs travaux, proposent des
théories qui prennent en compte la spécificité africaine de l'écriture poétique, et dans le cas
présent, la spécificité du rythme. Nous nous intéresserons à trois de ces théories: celle de Cauvin,
de Mveng et celle de Zadi, desquelles nous tirerons de la matière pour une analyse pleine et
entière du rythme africain dans la poésie négro-africaine d'expression française.
11 La théorie cauviniste du rythme.
Dans son tout petit ouvrage qui est en fait l'émanation de sa volumineuse thèse de
doctorat d'Etat et qu'il a intitulé La parole traditionnelle3, Jean Cauvin définit le rythme comme
étant la perception d'une forme dans le successif. De cette définition, il dégage deux éléments
qu'il présente comme deux manifestations de cette forme dans le successif: ce sont les concepts
de rythme immédiat et de rythme profond Zadi5 et Léon Koffi, dans leurs travaux respectifs,
synthétisent suffisamment cette théorie pour que nous ayons à nous y étendre plus longuement.
Retiendra cependant un peu plus notre attention, la théorie du groupement rythmique par laquelle
Cauvin détermine le fonctionnement du rythme.
Selon l'auteur, le groupement rythmique fonde en théorie, l'existence du rythme immédiat
et du rythme profond Il est composé, selon lui, d'un noyau fixe que Cauvin donne comme étant
le temps fort du rythme, et d'un élément neutre ou variable qui, lui, est une sorte de repos pour
l'attention rythmique.
L'auteur conclut en indiquant que la succession de plusieurs groupements
rythmiques produit le rythme
La théorie du rythme chez Cauvin s'articule donc autour d'un élément central qui est le
groupement rythmique qui, selon le type d'encodage choisi dans le poème, se développe sous la
forme de rythme immédiat ou de rythme profond, chacun d'eux comportant un noyau fixe et un
élément variable.
1 Ahmadou Kourouma, cité par Coulibaly Mawa in Lecture de : Les Sofas, L'œil, Fer de lance de Bernard Zadi
Zaourou. Thèse. Université de Paris Nanterre, 1984, p. 24.
2 Henri Lemaître. La Poésie depuis Baudelaire. Paris: Armand Colin, 1965.
3 Jean Cauvin. La Parole traditionnelle. Paris: ED. Saint-Paul, 1980.
4 1. Cauvin. Ibid. p. 14.
5 Zadi Zaourou. La Parole poétique... Op. Cit. 571- 575.
114

La théorie de Cauvin présente ainsi le rythme sous la forme d'une structure binaire qui
dans le contexte de l'oralité où l'auteur situe son observation, interpelle la relation émetteur /
récepteur, nécessaire pour la communication artistique et au cours de laquelle l'échange se
produit entre deux temps notés 1.2 ou 1/ II.
Cette observation de Cauvin présente pour l'analyse le plus grand intérêt, car elle permet
d'envisager dans le poème, les rapports de solidarité expressive qui se tissent entre le noyau et sa
variable, c'est-à-dire entre l'émetteur et le récepteur, et les implications poétiques et stylistiques
que ces rapports peuvent entraîner.
Mais la théorie cauviniste, si elle apporte des réponses originales à l'analyse du rythme,
connaît cependant quelques limitations: entre autres, Cauvin ne dit pas comment opère le
groupement rythmique, et ses concepts de rythme immédiat et de rythme profond, bien
qu'appropriés, ne sont pas assez descriptifs pour rendre compte du fonctionnement du
groupement rythmique qui reste finalement trop statique, trop peu actif. Bien évidemment, dans la
situation de pionnier qui est celle du chercheur en tradition orale, celui-ci ne peut tout découvrir
tout seul, l'apport d'autres chercheurs est en cela nécessaire. Celle-ci n'a d'ailleurs jamais fait
défaut, à en juger par la qualité des travaux entrepris.
2/ La théorie de Zadi Zaourou à propos du
noyau rythmique et de la variable
Zadi dont les travaux semblent avoir suivi ceux de Cauvin définit sa position par rapport
aux résultats obtenus par ce dernier:
Nous sommes pour l'essentiel d'accord avec ces notions. Nos propres
prémisses rejoignent quant au fond les prémisses de Cauvin. Il y a cependant
un point de désaccord - nous devrions plutôt parler d'insatisfaction de notre
part - car Cauvin de semble accorder aucune importance à la concentration
rythmique dont le changement de degré opère dans la parole poétique un
changement qualitatif d'où surgit ce que nous avons appelé la fonction
rythmique!

Par ces propos, Zadi exprime nos propres préoccupations au sujet de la théorie de Cauvin.
Nous n'avons donc plus qu'à le suivre dans l'exposé de sa théorie.
Pour Zadi, en effet, il existe une fonction rythmique dans la parole africaine qui lui assure
une plus grande efficacité sur le plan de ses effets. Le pilier sur lequel repose cette fonction
rythmique est constitué par cette médiation que Zadi dénomme l'agent rythmique et dont il a été
question plus haut.
Dans la situation de communication organisée autour de l'agent rythmique, Zadi observe
non pas un
noyau fixe, contrairement à Cauvin, mais deux noyaux qu'il appelle noyaux
rythmiques originels : le noyau rythmique originel 1 (Nr1) et le noyau rythmique originel 2 (Nr
2). L'auteur décrit le processus au terme duquel Nrl prend forme:
1 Zadi Zaourou. Op. Cil. p.574.
115

Un premier émetteur parle et encode un message Ml. Un premier récepteur
Rl reçoit ce message. Il l'accomplit en lui incorporant un rythme puisqu'il
ponctue de manière extrêmement mesurée la parole de El. C'est parce qu'il
joue un tel rôle que nous dénommons agent rythmique le Rl (.). Cet agent
rythmique donc découpe en séquences le discours de El dont la parole obéit
alors à un rythme binaire, c'est-à-dire à deux temps
(1.2) (1)
Puis celui qui voit également naître Nr2 :
Quand cesse de parler El, Rl se convertit en son contraire, et, de récepteur
qu'il était, devient à son tour émetteur 'Er. Ce nouvel émetteur, après avoir
synthétisé, enjolivé, désamorcé le message Ml de El, le transmet à un

deuxième récepteur R2 (.) Ici la parole de E2 à R2 est un monologue et aucun
rythme ne
s y incorpore, mais la manifestation de R2, troisième pôle du circuit
de la parole, introduit un troisième temps qui brise la monotonie de la binarité
observée tout-à-l 'heure dans la communication entre El et Rl. Nous avions la
structure binaire
(1.2), nous avons maintenant au terme de ce processus, une
structure ternaire
(1 .2.3.)
Si ces noyaux rythmiques originels peuvent exister individuellement et mener une vie tout
à fait autonome, ils ont la possibilité également, fait remarquer Zadi, de se combiner de diverses
façons et ainsi donner naissance à ce que l'auteur appelle un syntagme rythmique :
Lorsque le circuit ternaire de la parole est exploité dans sa totalité, non
seulement chacun de ces noyaux peut être réitéré un nombre x de fois pour
donner naissance soit à une série de séquences du poème, soit même à un

poème tout entier, mais encore, ces deux noyaux peuvent se combiner pour
constituer un syntagme rythmique originel (sr), la première unité rythmique
complexe 1
De ces analyses, Zadi dégage la loi générale qui, selon lui, régit le rythme africain, du
moins le cas des poèmes comportant un noyau rythmique originel:
R = O~r1 + Nr 2)x.
Par l'intensité du mouvement qu'ils créent, par la vive accélération qu'ils introduisent dans
le poème en se concentrant
à tel moment ou à tel autre du poème, les noyaux rythmiques
originels ou leur arrangement en syntagmes rythmiques génèrent ce que Zadi appelle la fonction
rythmique et qui se caractérise, dit-il, par la tendance unifiante et participationniste . La fonction
rythmique est,
selon l'auteur, un puissant facteur de mise en mouvement des foules, même
hétérogènes. »
l(l} Zadi Zaourou Ibidem, P.56.
116

Par sa théorie du noyau rythmique originel, Zadi enrichit profondément l'observation
initiale de Cauvin. L'intérêt de sa théorie est d'avoir pu mettre en évidence l'agent rythmique et le
rôle essentiel qu'il joue dans la communication artistique et qui génère des effets poétiques et
stylistiques très importants. Mais, c'est aussi d'avoir pu montrer que dans le poème, la
communication ne se passe pas nécessairement à deux, à l'intérieur d'une structure binaire comme
l'a révélé l'analyse de Cauvin, mais elle peut également se développer entre trois éléments, à
l'intérieur d'une structure ternaire, en développant non plus seulement un noyau rythmique
originel comme l'observait Cauvin, mais deux noyaux rythmiques qui sont en mouvement
permanent, en rapport avec le contexte oral qui initialement les a générés.
Mais si Zadi apporte autant à l'analyse du rythme africain, il reste que sa propre
observation du développement des noyaux rythmiques originels laisse, à son tour, un vide. En
effet, l'analyse de Zadi ne prend pas en compte le rythme monochrome sur lequel, cependant,
Mveng insiste dans ses théories.
3/ La théorie de Mveng à propos
de l'onde d'amplification
La
théorie
du
rythme
chez
Mveng
se
développe
autour
du
concept
d'onde
d'amplification par lequel l'auteur réagit contre la tendance à penser que le rythme africain est
fondé sur le mouvement respiratoire. Il développe dès lors sa théorie de l'onde d'amplification
pour
montrer
que
si
le
mouvement
respiratoire
est
répétition
et isochronie,
donc
un déterminisme réglé, le rythme africain est dialectique et apparaît comme le diagramme
d'une vie agitée des éruptions créatrices de sa liberté triomphante l . Il est donc cela, selon lui,
refus de la limite et se développe, indique-t-il, selon une loi fondamentale reposant sur un double
moment dialectique: monade/dyade/triade. Dans cette théorie apparaît un élément nouveau qui
est la monade, le rythme monochrome dont nous parlions tout à l'heure. Mveng met ainsi en
relief trois noyaux rythmiques originels. Disons au passage que la dyade correspond dans les
catégories de Zadi au rythme binaire et la triade, au rythme ternaire.
Par la mise en évidence de la monade, Mveng contribue fortement à une analyse plus
complète du rythme africain. Pour lui, ces trois moments, ainsi qu'il les appelle, constituent des
facteurs de disparité par lesquels le rythme africain conjure la monotonie et le déterminisme du
rythme primitif binaire, dont celui du mouvement respiratoire, en lui opposant un rythme à un
temps (monade), à deux temps (dyade) et à trois temps (triade).
Ces trois théories qui sont à l'heure actuelle les plus avancées en matière de recherche sur
le rythme africain, ne se définissent pas tant de manière tranchée les unes par rapport aux autres.
Elles se situent plutôt dans un mouvement linéaire qui vise à une description pleine et entière de la
vie culturelle africaine. Zadi dira, par exemple, de la théorie de l'onde amplificatrice qu'elle est
intéressante. Il insiste à ce propos sur l'observation du dépassement de la binarité par
l'intervention du rythme monochrome (à un temps qui crée le déséquilibre et transforme
qualitativement le mouvement sinusoïdal (relation El-RI) en onde d'amplification (Il
Ces théories, pour nous donc, se relaient harmonieusement, au-delà quelquefois de
l'hétéroclisme des terminologies, pour donner les moyens d'une étude sinon exhaustive, au moins
1 E. Mveng. Le Rythme in L'Art d'Afrique noire. Op. Cil. 87.
2 Zadi . Z. La parole poétique. OP Cil. Pp 570-571.
117

satisfaisante du rythme africain. C'est dans l'amalgame de ces théories dont aucune
n'est
suffisante par elle-même pour nous garantir une analyse efficiente que nous dégagerons une
méthode pour l'étude du rythme africain dans la poésie négro-africaine d'expression française.
D'abord et avant tout, la notion de rythme, telle qu'elle se dégage de ces théories, apparaît
comme la manifestation périodique et régulière d'unités repères dans le contenu discursif, par un
effet de distribution.
Une telle définition recoupe bien les préoccupations de Zadi lorsque l'auteur parle de
l'agent rythmique comme ponctuant de manière extrêmement mesurée la parole de El
et
découpant ainsi cette parole en séquences qui obéissent alors à un rythme binaire, ou celles de
Cauvin qui donne le rythme comme la perception d'une forme dans le successif (1) ou encore
celles de Mveng à propos de spirale.
Dès lors, une telle perception du rythme qui par ailleurs reJomt toutes celles qu'ont
proposées les autres peuples, trouve dans les concepts de noyau rythmique, de variable, de
séquences, de rythme immédiat et rythme profond, les outils pour son analyse.
Les concepts de rythme immédiat et de rythme profond permettront, sur le plan de
l'encodage, de répartir les différents rythmes selon leur modalité et d'analyser les implications
quant à l'efficacité du message.
La relation binaire (El-RI) telle que l'a observée Zadi offre l'opportunité d'analyser
toutes les situations qui dans le poème mettent le poète principal face à son agent rythmique. De
la même façon, la relation ternaire El-RI; E2-R2) sera l'occasion pour analyser toutes les
situations où la communication artistique ne se fera plus à deux, mais à trois. Les concepts de
noyau rythmique et de variable seront alors particulièrement efficaces pour montrer le caractère
unifiant du rythme. Ces concepts seront analysés à travers les différents niveaux d'efficacité que
leur reconnaissent les théoriciens.
Il est, cependant, une autre notion qui se dégage des propos de Zadi et de Mveng, c'est la
notion de spirale. Les deux théoriciens ne semblent pas lui accorder toute l'attention qu'elle
mérite, en tout cas, pas autant qu'ils en accordent au noyau rythmique et à la variable. Voici ce
qu'ils en disent cependant. D'abord Mveng :
Notre musique engendre une espèce de tournoi qui entraîne l'auditoire
dans une spirale sans fin. Tout point semble un nouveau point de départ .. on
ne voit nulle part de borne d'arrivée. Et cependant on peut rompre la course
quand on veut sans donner l'impression d'avoir mutilé l'ensemble}

Ensuite Zadi qui parle du comportement de la constante (c ) et de la variable (v) dans
l'accomplissement du rythme:
La tendance de c est à la fixité, à l'immobilisme tandis que v, au contraire,
a une tendance très marquée au mouvement. C est borné et borne le discours
tandis que v ouvre constamment le discours et lui imprime un mouvement
interne qui devrait théoriquement l'amener à se développer à l'infini. Le

1 E . Mveng. Le rythme in L'Art ct' Afrique noire. Op. Cit. p. 92.
118

résultat du jeu contraire de c par rapport à v, note Zadi, est que le discours qui
se développe en El-RI prend nécessairement la forme d'une spirale dont Cl,

C2,C3... constituent les noeuds et VI, V2, V3... les spires}
Zadi et Mveng insistent sur le mouvement rythmique dû au jeu dialectique du noyau
rythmique et de la variable, et qui transforme le poème en un vaste jeu de spirale dont la structure
apparaît sous la forme de cette formule déjà présente chez Zadi :
P = (Cl+VI) + (C2+V2)
+... + (Cx + Vx).
Cette structure du poème nous inspire le concept de spiralité qui devient dès lors un concept
opératoire. Nous en proposons des voies d'analyse.
4/ Vers une théorie de la spiralité.
L'intérêt que présente le concept de spiralité réside, selon nous, dans sa capacité à rendre
compte, à partir d'un outil technique, de l'organisation des structures narratives dans le poème.
En effet, du fait du jeu contradictoire des noeuds et des spires, le poème se structure sous la
forme d'une série de séquences dont chacune, autonome en elle-même, est également solidaire de
l'ensemble dont elle participe, pour le maintien de l'unité du poème.
Le concept de spiralité offre dès lors l'avantage d'un découpage rigoureux du poème,
nécessaire à son analyse. Sous sa pression, les concepts de noyau rythmique et de variable
montrent toute la vitalité que nous leur reconnaissions déjà tantôt: ils structurent chaque
séquence, avec le noyau comme point de départ, et la variable comme borne d'arrivée 2 De la
sorte, la spiralité impose véritablement une loi d'analyse au poème, par le biais de son outil
d'expression qui est la séquence. Cette loi permet de dégager la formule suivante, mise en
évidence par Zadi :
Q =Nr+ V 3
Etudier la spiralité dans un poème, revient donc à analyser dans ce poème le mode
d'existence du noyau rythmique et de la variable, c'est-à-dire leur déploiement selon la modalité
binaire ou ternaire et toutes les implications possibles, avec la prise en compte des variantes
éventuelles d'une séquence à l'autre. Les concepts tels que noyau rythmique,
variable et
séquence sont donc, comme on le voit, régis par une loi plus générale qui est la loi de la spiralité.
C'est donc là le sens de l'intérêt que nous lui portons, en tant que concept majeur et que nous
situons sur un double plan:
- sa forte capacité d'intégration structurelle et même sémantique (il permet de dresser des
réseaux de sens) du poème pour une analyse plus efficiente
1 Zadi Zaourou. La Parole poétique. p. 552 -553.
2 Mveng disait tout à l'heure, dans sa citation, qu'on ne voyait nulle part de borne d'arrivée; il pensait bien aujeu
individuel de la variable, le lieu où ce jeu s'arrêterait, une fois le thème constitué par le noyau, lancé pour ainsi
dire. La variable en effet n'est soumise à aucune loi qui lui impose des limites.
Lorsque de la même façon, l'auteur parle de rupture possible à tout moment désiré du poème, il va sans
dire qu'il pense à la possibilité pour le poème de s'interrompre à tout moment, eu égard à l'autonomie de chaque
séquence par rapport aux autres séquences et par rapport à l'ensemble du poème.
3 Q= séquence; Nr noyau; v= variable
119

- sa nature englobante et sa tendance à se définir comme le creuset des lois sur le rythme
africain, du moins, les lois soumises à la modalité spirale.
Voici les outils émanant des voies d'analyse proposées par les théoriciens que nous avons
interrogés et au moyen desquels nous allons à présent tenter de lire les poèmes négro-africains
d'expression française.
120

121

Le chapitre précédent nous a permis d'établir les repères suivants:
1. Profond désaccord avec la tendance de certains critiques, africains ou non, à ne pas
prendre en compte la dimension tout à fait africaine du rythme dans leur analyse des
questions de rythme dans la poésie négro-africaine d'expression française. Nous avons
alors indiqué pourquoi on ne peut nier cette dimension africaine sans s'exposer à des
critiques.
2. Sur cette base, nous avons exprimé la nécessité pour quiconque désire étudier la poésie
négro-africaine écrite de se départir des a priori pour poser nécessairement la
problématique liée à la double nature de cette poésie.
3. En conformité avec notre propre prise de position, nous avons, à partir de déclarations
et de théories forgées pour rendre compte de la dimension africaine du rythme, opté
pour une analyse des moyens dont se sont servis les poètes négro-africains pour
imposer un rythme spécifiquement africain dans leurs poèmes, parallèlement aux
aspects du rythme que ces poètes ont reçus de leur culture française.
Il s'agit à présent, au cours de ce chapitre, de montrer comment sur le plan de l'encodage
rythmique, la tradition orale a pu influencer l'écriture poétique négro-africaine d'expression
française.
Nous envisageons ici de traiter la question sur le plan du rythme profond, en examinant le
rôle fonctionnel d'intégration du noyau rythmique sur l'axe E 1 - RI qui met face à face, dans un
échange sans médiation l'émetteur (E 1) et l'agent rythmique (RI).
Notre démarche consistera, du fait de nos prémisses - où nous revendiquons des sources
orales africaines - à partir d'un texte de tradition orale qui, par sa mise en regard avec le poème
négro-africain écrit, nous servira de support pour l'analyse du trait mis en repérage.
Sur l'axe de communication artistique El-RI le jeu contraire de l'émetteur
(l'artiste
principal) et de l'agent rythmique (l'artiste second ou le public-choeur) développe une binarité. Le
poème se déroule dès lors entre un noyau rythmique et sa variable. Il s'agit là de la forme très
classique de l'agencement rythmique, postulée par la communication de type oral, parce que
nécessaire à l'accomplissement du poème. Cette forme constitue de loin, l'essentiel des
compositions orales.
1 - L'encodage rythmique traditionnel du rythme profond
dans la relation émetteur/agent rythmique.
Le poème traditionnel « Assi Chadon Hélène et Yapo Sopie Marguerite sont deux
Sandofianoman » (l) de Assi Chadon et de Yapo Sopie1 figure bien le face à face émetteur -
agent rythmique sur l'axe de communication E l-R1.
1. L'éléphant abattu, toute tentative de le cacher sous un panier est vaine.
1 Ce poème a été recueilli, transcrit et traduit par Agnès Monnet in Chants et chansons en pays akyé : valeur
expressive, valeur didactique. Tome II. Thèse. Université Nationale de Côte d'Ivoire, Abidjan, 1985, 53.
122

2. Ne dépose pas le bâton avec lequel tu tentes de tuer un serpent tant que le
serpent n'est pas mort.
3. Ne t'avise pas d'approcher avec un coussinet un fardeau que tu ne peux porter.
4. C'est l'idiot qui va butant contre les obstacles.
5. Il ne faut jamais lancer un projectile dans un fossé,
6. Il risque d'aller au-delà et de blesser quelqu'un.
7. La nuit ne doit pas nous surprendre sur les longues distances.

8. Presse donc les pas afin de vite arriver au village
9. Assi Chadon Hélène et Yapo
Sapie Marguerite sont deux Sandofianoman (1)
10. En les reniant, tu renonces à l'argent
Il. En les reconnaissant, tu épouses la misère
12. Morte la grenouille s'allonge
13. Quand l'oiseau meurt ses plumes ne demeurent pas éternellement dans

l'arbre.
14. En les reniant, tu renonces à l'argent.
15. En les reconnaissant, tu épouses la misère.

Deux séquences sous-tendent ce poème, articulée chacune sur un refrain. En VOICI
l'organisation structurelle:
QI =1.1 à1.11
Q2 = 1. 12 à 1.15
Dans sa structure, chaque séquence est symétriquement construite, l'une par rapport à
l'autre. On s'aperçoit qu'à l'intérieur de la séquence, une variable (v) s'adjoint un noyau
rythmique (Nr). On reconnaît le noyau rythmique à la réitération à laquelle elle est soumise dans le
poème.
En les reniant, tu renonces à l'argent
En les reconnaissant, tu épouses la misère
Mais c'est une réitération qui n'est pas très forte, car elle n'apparaît pas au premier regard.
C'est après coup qu'on se rend compte de son rôle rythmique, comme effet de distribution
d'unités repères. Le noyau rythmique opère ainsi selon la modalité du rythme profond où, selon
Cauvin, les éléments de la pulsation rythmique ne se succèdent pas dans l'immédiat, seule la
mémoire, ajoute-t-il, aide à reconnaître les ressemblances.
Du fait de la présence d'un noyau rythmique et d'une variable dans le poème, la relation
binaire E 1-RIs' observe intégralement
La variable développe une série d'aphorismes qui préparent la naissance du macro-
symbole (parce que conduisant le poème) de Sandofianoman. Le noyau rythmique vise pendant
ce temps à briser l'opacité que tisse la variable autour du macro-symbole en le rendant plus
transparent.
La relation binaire établit ainsi les conditions d'une solidarité expressive entre le noyau et
la variable. Une telle structure de composition apparaît dans bien de poèmes négro-africains
d'expression française, notamment dans les poèmes de nos poètes de référence.
fi L'encodage rythmique traditionnel dans la relation
123

émetteur-agent rythmique et son transfert dans la poésie
négro-africaine d'expression française
1. L'encodage du rythme profond chez Wéréwéré Liking.
Une Nouvelle Terre fait le récit d'un rituel d'investiture d'un nouveau village qui renaît
ailleurs après que les différents partenaires eurent reconnu leurs responsabilités dans le
pourrissement du premier village et décidé de repartir sur de nouvelles bases.
L'œuvre qui apparaît sur le plan du code du genre sous la forme d'une pièce de théâtre,
construit en rapport avec ce genre, un premier niveau d'homogénéité par son organisation en
tableaux dont chacun correspond en une unité d'action au niveau des structures narratives.
Mais
l'intégration structurelle de l'œuvre peut être également et plus efficacement
obtenue à partir de repères textuels qui par leur rôle et leur distribution dans Une Nouvelle terre
permettent de reconstruire non seulement l'unité de la séquence (du tableau), mais également celle
de l'œuvre entière. Ces unités repères au nombre de trois, sont:
J Encore un matin sale
Depuis la nuit noire, une si longue nuit
Depuis qu'on attend, on attend, on attend.
2 Et l'unité demeurera .
3 Heureux lesfils de Kôba et de Kwan.
La première unité repère sous-tend dans l'évolution dramatique de l'œuvre le temps de la
déchéance. La seconde apparaît tout au long de la période où le peuple tente de retrouver
l'harmonie primitive telle qu'elle a été instaurée par les ancêtres mythiques, Kôba et Kwan. La
troisième unité naît et se développe au moment où le peuple retrouve la plénitude.
ai L'unité repère 1 :
Encore un matin sale
Depuis la nuit noire, une si longue nuit
Depuis qu'on attend, on attend, on attend.
Cette unité apparaît sous des formes diverses dans l'œuvre: il n'intervient pas toujours
sous sa forme pleine et entière; c'est tel syntagme ou tel autre qui apparaît. L'unité repère éclate
pour ainsi dire en lambeaux. Mais chaque éclat est assez structuré pour être perçu et reconnu dans
l'œuvre comme une récurrence de l'unité.
Cette unité repère 1 intervient de la page 22 à la page 33. Ce volume de pages correspond
à une étape de l'évolution du drame. C'est l'étape de la souffrance du peuple:
Attendre qu'on ait souillé jusqu'à nos âmes...
que les incirconcis aient profané tous nos lieux sacrés...
124

Tu attends...
Et les frères meurent en exil. ..
Les femmes perdent leur dignité...
Les enfants sont déracinés.

Le pays est morcelé et vendu, en silence...
(p. 20)
Dans cette situation d'inertie dans laquelle vit le peuple qui attend que cela change un jour,
une voix s'élève par moments et fait le constat de la situation présente, la voix de Ndinga,
l'artiste. Cette voix intervient aux moments cruciaux où le peuple ressent le plus durement, sa
condition d'opprimé. Ainsi à la page 22, Ndinga déclame:
Encore un matin sale :
La mauvaise nourriture éternise dans la marmite

Le soleil boude les jours de misère
Les chats fuient les moribonds
Encore un matin sale
La sueur des mécréants suffit pour créer la brume

L'eau ruisselle sur les sentiers tant qu'il pleut
Et il n y a pas de clair matin pour le forçat
Tant qu'il n'a pas franchi les murs de sa prison
Encore un matin sale
Un comme tant d'autres
Depuis la nuit noire, une si longue nuit
Depuis qu'on attend, on attend, on attend.
A la page 25, la voix s'élève de nouveau:
Encore un matin sale
Depuis la nuit noire, une si longue nuit
Depuis qu'on attend, on attend, on attend.
Elle s'élèvera ainsi aux pages 27 et 33.
Cette unité repère par sa manière de structurer le texte, fonctionne en position de noyau
rythmique. Ndinga qui prend en charge ce noyau intervient pour appeler le peuple à ses devoirs,
en tant que moteur de l'action. Sans être une réplique aux différents propos des autres
protagonistes du drame, les interventions de Ndinga rythment chacune de leurs interventions. Le
noyau revient 5 fois en 12 pages. C'est là un très faible taux de réitération qui fait de l'unité
repère le noyau du rythme profond.
La variable est le fait des autres personnages. Chacun d'eux est perçu à travers son effort
individuel pour assumer sa part de responsabilité dans la ruine du village, mais aussi pour dire
celle des autres.
Le chef se donne l'image du martyr du peuple en accusant ce dernier d'avoir cédé le père à
la nation:
125

Et mes enfants ont cédé leur père
à la natioll. ..

Mort aux fils indignes! ! !
(P. 24)
et de n'avoir pas joué le rôle qui est le sien:
C'estfaux
le peuple était pourri et j'étais mal soutenu,

mal conseillé.
Le peuple ne produisait plus que des larbins
et des filles vénales qui mendiaient
dans mon dos à l'ennemi et trahissaient

pour un maigre pourboire.
Mais le chef n'oublie pas, cependant, qu'il a lui aussi contribué à pourrir la situation présente:
Et moi qui incriminerai-je ?
Tout me retombe sur le dos
Un chef devrait sans doute tout vérifier,

tout achever lui-même, mieux prendre ses
responsabilités.
(p. 40)
Il devait alléger la machine :
C'est ça!
Alléger...
Et n 'aurais-je pas allégé mon propre pouvoir
?
Je ne pouvais pas l'accepter...
Je n y étais pas préparé

Les chefs ne sont plus préparés au pouvoir
Nous y sommes propulsés par Dieu sait

quelles forces pour des motifs et des intérêts
qui nous échappent...
Sauf le nôtre qui est de garder
la place à vie coûte que coûte.

(p. 41)
Un des aspects de la variable, c'est également le peuple. Celui-ci accuse:
C'estfaux!
C'est le système qui était pourri.
Installé par des puissances étrangères et ennemies
nos dirigeants étaient justes bons pour ramasser des

miettes: miettes de nos terres vendues
de nos mines surexploitées
de nos fils sacrifiés

126

Le système était payé pour nous museler
Nous n'avions plus un vrai chef:

il était au service de l'ennemi et se servait
de nous. (p.
31)
Mais s'accuse également:
Attendez!
Le chef n'est peut-être pas si mauvais!

C'est un fils du cœur du pays quand même.
Sans doute a-t-il un plan. ..
Attendez...
Les exils forcés, les disparitions s'accumulaient
On évitait de se signaler singulièrement.
Alors on souffrait de la stabilité

Et on attendait, et on piétinait.
(p. 39)
Le flic constitue, le troisième pôle de la variable. Il accuse lui aussI. Pour lui, la machine du
pouvoir aurait dû être allégée par un partage des responsabilités :
Les partager chef
Que tout cesse de traîner faute d'avoir reçu
des ordres.
Que chacun puisse travailler sciemment
par conviction
Il aurait fallu décentraliser chef, alléger
la machine ...
Mais le flic reconnaît aussi ses responsabilités dans le pourrissement de la situation:
Je voulais être un vrai guerrier
et je rêvais d'une vraie décoration
que j'aurais gagnée aufront
en défendant mes frères contre l'ennemi.

Mais le mérite s'évaluait
au nombre d'ennemis du régime dénoncés,
tous des frères.
Je n'ai pas su dire non,
Titres
galons
barres rouges
étoiles d'or
artifices du non-être...
Et tout gît en cendres, en poussières. (p. 42)

Ce vaste acte d'accusation est une option volontaire qui vise à reconstruire l'harmonie
primitive.
127

Seul, le Ndinga ne semble être impliqué dans cette action commune. Une telle analyse
relèverait plutôt d'une vue de l'esprit. Le Ndinga est en fait le maître d'initiation. C'est la force
qui favorise la prise de conscience chez le peuple. A la seconde apparition du noyau rythmique, le
peuple réclame la paix.
La paix
la paix seulement
Pitié
(p. 25)
A la troisième, Soo, un homme du peuple, analyse la situation présente:
Attendre dans son pagne la pétrification
la putréfaction
Jusqu'à ce qu'on en crève, s'aplatisse
et finisse
(p. 27)
A la quatrième apparition du noyau, le sage se décide à l'action en prenant une décision:
Hommes d'ici et d'ailleurs
Ne pleurez pas sur ce qui fut
Ne pleurez pas sur ce qui aurait pu être
Ici vivaient des hommes:

Hommes de ruse, hommes d'action
Hommes d'envie, hommes de peur
Hommes de force, hommes d'amour

Ici gît une vie qui ne demande
qu'à renaître ailleurs.
Parce qu'elle recèle toujours et encore sa pureté initiale
Venez... (PP. 33- 34)
L'idée d'une nouvelle terre, lancée sans grand échos par le peuple, une première
fois, prend corps avec sa reprise par le Sage, mis en mouvement par la force créatrice de la prise
de conscience, Ndinga. L'idée de départ, dès cet instant, gagne tout le monde qui dit en choeur :
Partir et renaître ailleurs ...
Que Ngué nous parle !
Nous voulons revivre...
Vivre! ! !
Revivre
Vivre! ! !
P. 34)
Puis le chef tout seul:
Mais tout peut encore changer
Il nous faut quitter ces lieux de l'échec
Partir sur d'autres bases

128

Réviser notre sens du senlice ...
(P. 42)
Suivi du flic :
Oui chef
Partir
et renaître ailleurs
L'idée de partir s'impose ainsi à tous. C'est le résultat du travail de matraquage produit
par le noyau rythmique par l'effet de réitération, à des moments
cruciaux du drame. Les
conditions de l'harmonie primitive sont réalisées. La mission de ce noyau est dès lors close, et
c'est àjuste titre qu'à cette étape de l'évolution du drame, il disparaît du champ discursif et relayé
par l'unité repère 2.
bl L'unité repère 2.
Et l'unité demeurera
Un consensus s'est fait autour de l'idée de partir ailleurs et de tout recommencer:
Partir et renaître ailleurs (P. 37)
Cette nouvelle étape de la vie de ce peuple va être ponctuée par l'unité repère 2 qui en est
le noyau rythmique. Ce noyau relève à la fois du mythe et de l'incantation. Il faut, en effet,
conjurer le mauvais sort et consolider les bases de l'unité retrouvée. La récitation du syntagme
vise à recréer l'harmonie primitive. 1 On comprend alors que le noyau, bien que structurant le texte
au niveau profond du rythme, connaisse une assez intense réitération par rapport au noyau
rythmique 1. Il est réitéré 9 fois en Il pages et dès sa naissance, par tout le peuple et non plus par
le seul Ndinga.
Le Sage prépare les voies qui conduisent à l'unité:
La pourriture implantée ici
sourd de la terre... (P. 37)

Il ponctue son propre propos :
Et l'unité demeurera (Idem)
Le peuple également récite la formule:
Et l'unité demeurera (Idem)
Ngué, sous forme incantatoire, à la manière du Sage explique:
1 Eliade Mircea insistait dans le mythe, sur les vertus thérapeutiques de la reconstruction du temps primordial qui
permet au récitant du mythe de coïncider avec les êtres surnaturels et d'obtenir les mêmes résultats qu'eux. Le
noyau rythmique vise donc à reproduire l'acte posé au temps primordial par Kôba et Kwan, les ancêtres mythiques.
129

Car le poisson libère la source
Et l'eau arrosera la terre tout entière
Et l 'homme réapprendra il vivre
avec moi, en lui-même. (Idem)

Ndinga magnifie la nuit qui voit se réaliser cette grande œuvre:
Nuit
Nuit humide et inquiétante

Les ténèbres s'épaississent, se lustrent et reflètent des visages tordus
Labourés par la honte et l'angoisse
Des visages tabous que nous-mêmes ignorons
Et que seule la nuit pourrait décrire
Nos propres visages...

Nuit
Nuit d'épreuves
Les fantômes vont se mirer au fond des coeurs
A mesure que se consolident les bases de l'unité retrouvée, progressivement, l'unité repère 2
disparaît peu à peu et cède enfin la place à l'unité 3.
cl L'unité repère 3
Heureux lesfils de Kôba et de Kwan.
Ce troisième noyau rythmique apparaît au moment où l'unité s'est totalement faite et
l'harmonie primitive retrouvée. Il célèbre alors la plénitude dans laquelle vit désormais le peuple.
Ce noyau naît au cœur du mythe de l'acte primordial des ancêtres Kôba et Kwan. C'est bien ce
mythe que récite Nguimbus qui vient de ramasser une racine:
Bienheureux les fils de Kôba et de Kwan
qui emportèrent de la pierre au Trou
les racines de Yamb,
l'arbre à l'unique branche,
l'arbre de l'Esprit de Vérité
Et en vérité ils ne connurent jamais l'esclavage.
(p.44)
C'est ce même mythe que prolonge l'Enfant :
Leurs pères eurent le courage de partir.
Les mains nues,

ils traversèrent le Fleuve Blanc
sur une feuille de Likogui.

Ils nagèrent jusqu'à la pierre au Trou,
la porte d'une nouvelle terre.
( ..)
Ils marchèrent à la lumière de l'équilibre
et de l'harmonie...
( ..)
130

Ils conservèrent la clé de la conscience...
( ..)
Ils surent toujours recréer leur dieu!
(45)
Le Sage conclut ce mythe des origines :
Alors la vie engendra Kôba et Kwan
et ce fut le début des mondes
car les hommes étaient préparés
Le drame dans Une Nouvelle Terre est ainsi sous-tendu par trois noyaux rythmiques qui
servent à construire trois niveaux d'homogénéité suivant la courbe d'évolution du drame lui-
même.
Le noyau rythmique l (Nrl) rythme le temps du désordre et de l'échec, caractérisé par un
pouvoir tyrannique qui, pour sa survie entretient la peur et contraint les peu courageux à la
courtisanerie. La courbe est à son bas niveau.
Le noyau rythmique 2 (Nr2) ponctue les interrogations et les remises en question qui
caractérisent cette étape de l'œuvre: des privilèges à perdre, des positions confortables à
abandonner. C'est le prix de l'unité et que reformule le noyau rythmique. La courbe atteint un
niveau d'équilibre.
Le noyau rythmique 3(Nr3) célèbre la plénitude. La courbe est à son point le plus élévé
grâce à l'harmonie retrouvée, parcelle de l'harmonie primitive initiée par les ancêtres Kôba et
Kwan, à l'ombre des bras tutélaires de Ngué.
Les noyaux rythmiques dans Une Nouvelle Terre apparaissent par leur organisation et leur
déploiement dans l' œuvre comme le reflet de la conscience du peuple.
Comme on l'a vu, ces noyaux ne se situent pas à la charnière de séquences, mais bien à
l'intérieur des unités narratives. Ils constituent par cela un autre niveau de perception et de
compréhension de l'œuvre, car rien qu'à partir des noyaux, le lecteur ou le spectateur accède à un
certain niveau de la lecture de l'oeuvre.
Examinons à présent comment la relation binaire El -RI apparaît dans les autres oeuvres
de Wéréwéré Liking, notamment dans Orphée Dafric.
Un jeune amour se brise prématurément: la traversée rituelle du fleuve par un
jeune
couple, le jour de son mariage, se termine tragiquement; l'épouse, Nyango disparaît, en effet,
sous les flots tumultueux. Après plusieurs jours d'une vaine attente, le corps de Nyango n'est pas
rendu par le fleuve comme de coutume. Orphée, l'époux, convaincu que sa femme n'est pas
morte, mais vit quelque part, décide d'aller à sa recherche.
Mais la recherche de Nyango se mue en une quête initiatique dont deux noyaux
rythmiques organisent le parcours. Ces deux noyaux sont l'un, linguistique et textuel, l'autre
131

extra-linguistique, plutôt idéel. Ce second noyau est lié aux effets physiologiques, de nature
sexuelle que ressent périodiquement Orphée à chaque étape du parcours.
Par sa réitération, cette unité repère découpe le récit du parcours initiatique en séquences
selon la formule Q = Nr + v. Mais du fait de son caractère non textuel (il est suggéré) il ne
retiendra pas notre attention. Un seul noyau constituera donc le fondement de notre analyse, c'est
le noyau rythmique qui comme Nd dans Une Nouvelle Terre apparaît sous des formes diverses, et
dont la structure canonique est :
Ngué le Magnanime
Le Haut et le Bas
Ngué le contant renouvellement

Ce noyau apparaît dès qu'Orphée emprunte le chemin qui, selon lui, devrait le conduire vers
Nyango. Le héros lui-même qui raconte sa quête se dit happé par une spirale au premier détour du
chemin qu'il a emprunté. C'est une spirale parlante:
Je suis le chariot de Ngué
Ngué le justicier
Ngué le Magnanime
Je suis la providence du voyageur fatigué
Je l'aide à continuer sa route
Je te conduirai dans le sens de ton choix

(p. 30)
Le noyau rythmique est réitéré 5 fois, de la page 29 à la page 39, soit 10 pages. Cette
réitération est prise en charge exclusivement par les seuls légats de Ngué : la spirale et les deux
collines jumelles. Dans leur rôle, les légats visent à instruire le jeune Orphée des choses de Ngué,
de sa prééminence, et lui faire comprendre que le monde qu'il affronte à présent est régis par les
lois de Ngué. C'est pourquoi ils ne manquent pas un seul instant pour situer chacun dans son
rôle: le leur, celui du néophyte, mais aussi la suprématie de Ngué.
A peine ai-je abordé le tournant
que j'ai été happé par une spirale ;
une spirale en forme de sept,
une spirale qui parle

pendant que je descends
descends, descends
interminablement vers le cœur de la terre...
je suis le chariot de Ngué
Ngué le Justicier
Ngué le Magnanime
Je suis la providence du voyageur fatigué
Je l'aide à continuer sa route
Je te conduirai dans le sens de ton choix

L'aller ou le retour
Indique-moi ta volonté
- Je cherche Nyango. L'as-tu vu passer?
132

- Je vois passer beaucoup de jeunes femmes qui
vont dans les deux sens...
- Je l'aurais rencontrée si elle était retournée,
si elle est passée c'est dans le sens de l'aller
L'as-tu vue
?
Qui te dit qu'elle a emprunté cette voie?
A quoi l'aurais-je reconnue ?
Et quand je le saurais, pourquoi te le dirais-je ?
Car les hommes ne font pas la part des choses.
Je suis le chariot de Ngué
Providence du voyageur fatigué
Je le conduis d'après son choix
Vers son équilibre
Vers sa propre justice
Là s'arrête mon rôle assigné par Ngué
Ngué le Magnanime
Le Haut et le Bas
Ngué le constant renouvellement...

Cette séquence préfigure l'étape qui prépare Orphée à l'initiation proprement dite. Elle
marque la rupture entre le quotidien des hommes et celui qu'Orphée va maintenant affronter.
Le noyau rythmique en affirmant la prééminence de Ngué vise à l'en instruire. C'est
pourquoi le noyau se fait lancinant, ponctuant chaque propos des légats de Ngué. Le résultat ne se
fait pas attendre : à la quatrième réitération du noyau, Orphée dit:
Nyango, bénis sois-tu entre toutes les femmes
Mon amour pour toi exalte le dieu des dieux,
l'Ancien des anciens
Pour toi Ngué a eu pitié de moi
et me voici devant les deux greniers
du deuxième vallon de huit, sain et sauf

Rien mon amour,
rien ne peut plus me séparer de toi.
Attends-moi, j'arrive...
(pp. 38-39)
La variable du noyau dans cette séquence est constituée par la narration du parcours
initiatique faite par Orphée et par ses propres réflexions. Ici, contrairement à Une Nouvelle Terre,
le noyau ne procède pas vraiment à une intégration structurelle de la séquence, encore moins de
l'œuvre, il réitère la part d'information qu'il contient et qui bien que réduite, est essentielle dans le
processus initiatique qui s'élabore: Orphée ne doit pas en effet perdre la mémoire de Ngué, ni
celle de sa prééminence. Il s'agit par la réitération du noyau d'imposer l'image de Ngué.
La loi de la spiralité, par ses outils, régentent, pour ainsi dire, l'écriture de W. Liking sur le
plan du rythme.
2. L'encodage du rythme profond chez Aimé Césaire.
133

Certains exégètes de Césaire ont affirmé que le poète martinIquais n'était pas
particulièrement préoccupé par le problème du rythme dans le Cahier. C'est la position que
défend, par exemple, Lilyan Kesteloot. Si cette position reflète une certaine vérité, nous serons
alors heureux de constater qu'à l'insu de son auteur, le Cahier, n'est que la grande fête du rythme,
sous des registres divers.
A mesure que le lecteur avance dans la lecture du Cahier, il est épisodiquement accroché
par un syntagme apparemment anodin, au bout du petit matin. Mais à l'examen, ce syntagme,
révèle qu'à chacune de ses réitérations, il introduit un thème nouveau ou sous-tend un aspect
particulier du thème précédent. Par cet effet de distribution, ce syntagme se constitue ainsi en
noyau rythmique. Il découpe dès lors l'œuvre en séquences sous la forme d'une spirale et lui sert
de noeud.
Le noyau dans sa substance, signifie une tranche de la journée, en l'occurrence, le petit
matin qui, selon Kesteloot, exprime symboliquement l'éveil de la conscience sur les réalités du
monde. Le regard se pose donc sur tout et partout. Différents lieux sont ainsi brassés et poétisés,
des plus vastes aux plus restreints ou inversement. Lilyan Kesteloot en fait un relevé
systématique: la Martinique, les Antilles, l'univers, le monde noir, la plantation, Bouc ile-prison,
Mon pays, Plantation-négrier, le Cosmos, l' Mrique, etc.
Partout où le regard se pose, le constat est désolant. Ce rapport éveil - prise de conscience
se traduit sur le plan formel par l'imbrication du noyau rythmique et sa variable à l'intérieur de la
même structure de pensée:
Au bout du petit matin
bourgeonnant d'anses frêles les Antilles qui ont faim.
C'est le face à face de l'émetteur avec son agent rythmique dans la relation binaire El - RI de
formule Q = Nr + v que nous relevons depuis le début du chapitre.
Par rapport à Une Nouvelle Terre et à Orphée Dafric cependant, le Cahier diffère dans
l'organisation de la séquence. En effet, dans cette œuvre, c'est par le noyau que s'ouvre la
séquence. En comparaison avec le poème traditionnel, c'est l'agent rythmique qui intervient le
premier dans le Cahier. Avant tout propos, disons que Césaire n'innove pas en la matière, car des
exemples de ce genre foisonnent dans le poème oral.
Pour comprendre le pourquoi d'une telle organisation structurelle, il faut remonter aux
conditions de production du poème oral: le poème est aménagé de façon à favoriser
l'intervention de l'agent rythmique. De ce fait le poète chante au départ la partie réservée à ce
dernier pour le préparer à l'assumer. La présence du noyau rythmique au début de la séquence
répond donc au besoin de participation communautaire.
En plus des exigences du mode oral de composition que nous signalons, l'organisation de
la séquence dans le Cahier répond à un autre besoin, celui de l'écriture : en effet, cet arrangement
séquentiel sous la forme ( Nr + v ) traduit d'une part, l'ordre dans la relation binaire éveil - prise
de conscience et d'autre part, constitue une sorte d'appel au lecteur qui dès lors s'attend à se voir
introduire à chaque retour du noyau comme nous le disions, dans un autre espace où se déroule le
drame humain.
134

L'intérêt de la relation binaire dans le Cahier réside dans le caractère actif du noyau
rythmique Au bout du petit matin qui, par la relation directe qu'il entretient avec la variable,
construit une véritable isotopie structurelle qui donne à chaque séquence une certaine autonomie.
De la sorte, chaque séquence est un poème en miniature qui peut exister seul ou entrer en
combinaison avec d'autres séquences. Cette élaboration structurelle de la séquence confère au
poème un caractère très commutatif 1
La lecture du poème peut se faire à partir de n'importe quel moment de l'œuvre, pourvu
que le lecteur parte d'un noyau. Sa lecture n'en sera pour autant pas amoindrie par rapport à un
autre lecteur qui aura commencé le poème à son début? Césaire tire à travers cette organisation
de la séquence, grand parti du mode oral de composition.
Le Cahier, tout comme le poème oral, est une œuvre éternellement commençante. La
spiralité que nous retrouvons ici dans une de ses nombreuses applications affirme ainsi son
extrême efficacité en tant que mode d'écriture; elle aura permis dans le poème, un travail de
montage particulièrement facilité qui a consisté dans le déplacement de séquences, à côté d'autres
séquences, sans liens nécessaires et motivés entre elles 3
Le Cahier donne ainsi l'image d'une grande spirale, engagé dans un vaste mouvement et
dans une valse continue qui embrasent divers lieux et divers personnages. A mesure que le noyau
se répète avec sa puissance d'incantation, sous l'impulsion du démiurge - poète, le grand corps du
monde déroule au rythme des contradictions, ses hideuses plaies.
Une telle intégration structurelle du poème offre l'avantage de montrer jusqu'au détail, les
différentes facettes du refus qu'exprime le poète face au drame de son peuple, et plus tard, sa foi
en une lutte libératrice.
De la même façon, le cahier développe d'autres noyaux rythmiques qui ont moins
d'ampleur que celui que nous venons d'analyser, mais qui ne manquent cependant pas d'efficacité.
Le premier de ces noyaux est partir. Sa réitération va de la page 57 à la page 65. Le second
noyau est ce qui est à moi. Son effet va de la page 65 à la page 71
1 Ce caractère commutatif a certainement facilité les rajouts et les insertions que Césaire a pu faire et à propos
desquels il précise dans le numéro 14 de Notre Librairie, à la page 12, dans un entretien: Si vous regardez bien,
les éléments que vous signalez ne constituent pas, à vrai dire, des corrections. 11 y a surtout des rajouts des
choses qui ont été insérées, des choses qui sont venues déformer selon les uns, ou enrichir selon les autres le texte

premier
2 C'est bien à cette organisation du poème que faisait allusion Mveng lorsqu'il parlait de tout point comme un
nouveau point de départ et que de la même façon il indiquait qu'on pouvait rompre à tout moment la course sans
donner l'impression de mutiler l'ensemble.
3Une telle possibilité d'écriture est d'autre part confirmée par Kesteloot qui écrit: Ce poème n'a pas été écrit d'un
seul jet, ni dans la structure qu'il présente actuellement. 11 y a des passages qui furent rédigées avant d'autres,
puis placées après ou intercalées par-ci par-là

Cà la page 39 de son étude sur le Cahier, aux Editions Les
Classiques Africains.
135

Ces noyaux interviennent de manière très ponctuelle et disparaissent dès lors qu'ils ont
servi à mettre en place les idées pour lesquelles le poète les a sollicités. Ils règnent cependant sans
partage dans les séquences où ils interviennent. Mais sont néanmoins encadrés de part et d'autre
par le noyau rythmique principal, Au bout du petit matin. Cette organisation du poème fait qu'à
des moments très courts, du reste, le poème superpose deux noyaux rythmiques créant ainsi un
effet de polyrythmie. Si nous appelons Nrlle noyau principal Au bout du petit matin et Nr2 les
noyaux secondaires Partir et ce qui est à moi la structure polyrythmique du poème se présente
sous la forme suivante:
Nrl
v
Nr2
v

Nr2
v
Nr2
v
Nrl
v
Les rythmes secondaires ont ainsi enchâssés dans la matière du rythme principal. Ceci
signifie qu'au cours de son parcours, l'émetteur change momentanément de support rythmique.
Ce temps d'interruption avec Nrl crée une diversité sur le plan des repères rythmiques; ceci
constitue un effet d'enrichissement à la fois formelle, par la variation du timbre de la voix par R2,
et sémantique par le contenu du Nr2. C'est cette écriture que nous appelons polyrythmie 1
1 Nous savons que le concept de polyrythmie peut être critiqué ici. Zadi Zaourou pense que quelles que soient les
fantaisies qu'on lui imposera, la poésie écrite ne peut se lire que d'une seule voix.
Nous pensons que cette opinion de Zadi ne manque pas de pertinence, et qu'elle est même très juste à bien
des égards. La polyrythmie est en effet un concept initialement né de la production musicale. Il concerne les
différents niveaux d'intervention des instruments à l'intérieur du morceau musical. Chaque instrument, partant du
rythme de base, joue sur son propre rythme, tout en restant asservi à ce rythme de base dans un temps t. Ainsi, il se
produit un effet de polyrythmie qui, dira Mveng, a son unité dans la période, c'est-à-dire au point d'accord de tous
les instruments. De telles conditions ne peuvent pas être réalisées intégralement par la parole poétique écrite. Les
réaliser signifierait que la parole poétique est capable de superposer deux ou trois locuteurs qui parlent en même
temps.
Mais notre prise de position pour une expression polyrythmique dans la parole poétique écrite vient de
l'analyse des théories qui ont été développées sur le phénomène de la polyrythmie, notamment celle de Mveng à
travers sa théorie sur l'onde d'amplification dont nous parlions déjà plus haut
Le rythme, selon Mveng, naît de deux moments donnés comme s'opposant. Dès que le premier moment
est posé, celui-ci est immédiatement nié par le moment qui lui succède. Ce moment est à son tour nié par le
moment qui le précède. L'unité rytlunique, fait remarquer Mveng, cependant, n'est pas rompue; elle sera
constituée par le contraste des deux moments successifs. L'auteur montre par son schéma des ondes
d'amplification multiples à l'intérieur de la période que les unités rythmiques se décuplant avec le prolongement
du morceau musical, chaque moment rythmique finira par développer sa propre loi interne d'évolution.
De la même façon, la parole poétique écrite soumise à la loi de la spiralité développe dans un temps t qui
est celui de la séquence poétique, mais aussi de la période en tant qu'unité de base, deux moments rythmiques, tJ et
136

Le rythme profond chez Césaire tout comme chez W. Liking est mIS au servIce de
l'efficacité de la parole poétique.
3 - L'encodage du rythme profond chez 1. M. Adiaffi
Galerie infernale est marquée de bout en bout par un noyau qui structure selon le mode du
rythme profond les différentes séquences. Ce noyau apparaît au début de l'œuvre:
Toutes ces chaînes à mes chevilles
Sa réitération est consécutive à l'évocation de la souffrance nègre. Au terme d'une
longue et douloureuse évocation de cette souffrance, apparaît le noyau rythmique
Toutes ces
chaînes à mes chevilles qui est véritablement un condensé de cette odyssée nègre. Il est réitéré 17
fois en 56 pages, soit une récurrence à toutes les trois pages qui en fait le noyau du rythme
profond.
/2 qui prennent respectivement en charge le noyau rythmique et la variable. Mais chacun de ces moments est
constamment rivé à la loi interne qui le détermine. Ce langage transféré sur le terrain de l'écriture poétique se
traduit par le jeu de la variable visant à se structurer de manière à répondre à la loi de son moment. Elle y est
surtout contrainte par le jeu aux visées contraires du noyau qui, lui,
tend à empêcher tout débordement de la
variable hors de son moment. Ceci explique l'intervention brève et mesurée de l'agent rythmique de manière à
imposer un rythme à l'émetteur dans le cadre de la relation binaire El - RI, relation sur laquelle insiste Zadi lui-
même. Lorsque le poème développe deux ou plusieurs noyaux, ce sont là autant de rythmes divers qui emplissent la
séquence considérée comme unité rythmique de base. Le lecteur perçoit bien ces différents moments rythmiques.
La différence de la Polyrythmie musicale avec la Polyrythmie poétique réside en la simultanéité des
rythmes qui caractérisent le morceau musical; mais celle-ci ne nous semble pas fonder en théorie l'existence d'un
effet qui lui, se construit sur la base de la diversité des rythmes à l'intérieur d'une unité donnée, la période en
musique, la séquence en poésie. 11 s'agit - là d'une manière propre à la poésie
de traduire le phénomène
polyrythmique tout comme le rythme lui-même s'exprime par des moyens divers selon qu'il se manifeste dans tel
ou tel domaine (musique, poésie, arts plastiques, chorégraphie, etc.)
Si nous considérons la séquence polyrythmique de la page 65 à la page 71 du Cahier, nous obtenons la
structure suivante:
Nrl : Au bout du petit matin
v:
..
Nr2 : Ce qui est à moi
v:
.
Nr2 : Ce qui est à moi
v:
..
Nr2 : Ce qui est à moi
v:
.
Nr 1 : Au bout du petit matin
v:
.
L'examen de cette structure permet de constater la manifestation de trois agents dans ce conte>..1e de
communication: le poète et ses deux agents rythmiques qui interviennent à des niveaux de compétence différents.
Le concept de polyrythmie, conçu comme outil critique permet d'analyser à l'intérieur de la séquence les
rapports divers qui se tissent entre les différents agents. Voici les bases qui motivent l'usage du concept de
polyrythmie en poésie
137

La variable développe la pensée aphoristiquement exprimée par le noyau. Elle étale, en
effet, à chaque fois, la souffrance endurée par le nègre en une suite longue comme le laisse
mesurer la périodicité du noyau
Dans l'organisation du poème, la séquence que développent le noyau et la variable ne
présente pas les mêmes aptitudes que celle du Cahier de Césaire. En effet, la séquence n'est pas
apte à la commutativité qui, on l'a vu dans le Cahier , confère au poème une extrême mobilité.
Elle ne procède pas non plus à une intégration, ni structurelle, ni thématique de l'œuvre. De la
sorte, il est pratiquement impossible de prévoir ce que sera la suite: un thème nouveau ou la
poursuite du thème précèdent. Le noyau surgit dès que l'émotion parvenue au summum de son
ascension, éclate; elle crève alors en un condensé, toutes ces chaînes à mes chevilles. Ceci se
produit généralement en plein milieu du développement d'un thème, presque jamais à sa fm;
l'organisation thématique du poème procède d'un autre mécanisme:
Sentence irrévocable des siècles
Je suis l'esclave de tous les maîtres de la terre
Toutes ces chaînes à mes chevilles
Valet de la hideur

Le feu me damne de sa passion de tout consumer.
(p. 10)
Ah les nouveaux justes
Ah les justes de l'injustice
La justice: elle est belle à voir.

Mais ne voit rien la tête dans le sable
Le cul en l'air fait le trottoir
en quémandant des fourrures
pour vêtir sa petite vertu
Ah les magistrats de l'imposture
Et ces chaînes à mes chevilles
Par delà l'injustice et lajustice
Je suis... muet.
(p. 25)
lM. Adiaffi exploite également la relation binaire émetteur - agent rythmique dans D'Eclairs et de
Foudres.Tout comme dans Galerie infernale, un noyau rythmique ponctue toute l'œuvre, selon la
modalité du rythme profond :
Frappe-moi ça balafon
Frappe-moi ça cora

Frappe-moi ça tam-tam
La structure de ce noyau, sous l'effet de l'émotion qui le régit, tout comme le noyau dans
Une Nouvelle terre, est constamment rompue. Elle peut s'enrichir de nouveaux instruments de
musique ou en perdre d'un noyau à un autre. Le noyau est réitéré 22 fois en 106 pages. Il
présente les mêmes caractéristiques que le noyau dans Galerie infernale, du point de vue de son
intervention, dans l'œuvre et de la manière dont il la structure. Nous ne nous y arrêtons donc pas
plus longtemps.
Mais la structure binaire telle que nous l'envisageons dans ce chapitre n'apparaît pas que
dans les œuvres de nos poètes de référence, elle est également le fait de bien d'autres poètes que
138

nous appelons dans le cadre de l'élargissement de notre étude à la rencontre de Wéréwéré, de
Césaire et d'Adiaffi.
4.L'encodage du rythme profond chez d'autres
poètes négro-africains.
Nous examinerons la question chez trois poètes pour ne pas allonger démesurément notre
réflexion. Ce sont: Pacéré Titinga, Senghor et Zadi Zaourou.
al Pacéré Titinga
Le poème Aux anciens combattus du Burkinabé Pacéré Titinga, paru dans le recueil
Refrains sous le Sahel retiendra notre attention:
Ils sont morts
Morts,
Ils sont morts
Tous les tirailleurs Sénégalais!
Morts sur les champs de batailles,
Bataille de Verdun,
Bataille d'Orient,

Du levant,
Du Danube,
De Sébastopol,
De Monastir,

De Wiesbaden!
Nul ne saura jamais
Leur nom,
Leur patrie,
Leur mère patrie.
L'Afrique,

L'Afrique vous ceint d'un diadème de Gloire.
Ils sont morts
Tous ces Mossés des courages inégalés,
Ils sont morts
Tous ces Mossés des courages inégalés,
Ils sont morts
Tous ces nègres aux corps tatoués,
Ces Bobos
Ces Samos
Ces Dagaris
Ces Gourmantchés,
Ces Peulhs,
Ces Dioulas,
Ces Bantous!

Morts!
Morts en vrais combattants nègres.

Votre patrie,
139

Votre mère patrie vous ceint d'un Diadème de Gloire
Hommes des régiments
Régiments aux multiples visages,

Visages de Verdun
Visages d'Orient

Du Levant,
Du Danube,
De Sébastopol,

De Monastir,
De Wiesbaden,
Zouaves inconnus,
Chapardeurs sans vergogne,
Zouaves inconnus
Goums supplétifs

Sahariens
Méharistes,
Tirailleurs improvisés,
Méconnus,
Inconnus,
Inconnus
Innommés,

Mal nommés,
Sans étiquettes,
Travestis,
Salis,
Enterrés ou ressuscités!

Tirailleurs Sénégalais,
Vous êtes morts
Morts!
Morts!
Votre patrie
Votre mère patrie, vous ceint d'un diadème de gloire
Anciens combattus
Des grands échiquiers,

Soleils des âmes,
Engloutis
Dans la médisance des Noirs-Minuits,

Anciens combattus,
Chairs à canons des fours crématoires,
Criblés de balles à Tyaroye ou à Madagascar,

Morts ou ressuscités au pied de Mont-Valérien,
ou dans la flamme des Soldats Inconnus!
Tirailleurs Sénégalais,
Vous êtes morts,

Morts
!
Morts
!
Votre patrie,
140

Votre mère patrie, vous ceint d'un diadème de gloire.
Ce poème, avant tout, se veut un hommage rendu aux
tirailleurs sénégalais morts et
enterrés dans l'oubli des cimetières et des chancelleries. Cette thématique ne tient qu'en quelques
versets dans le poème. Elle est essentiellement contenue dans les noyaux rythmiques
Votre patrie,
Votre mère patrie, vous ceint d'un diadème de gloire
et
Ils sont morts
Morts!
Morts!

qui construisent, notamment pour le premier, plusieurs niveaux d'homogénéité dans ce poème où
le rythme est tout.
Même la variable n'échappe pas au mouvement spiralé qui emporte tout le poème du fait
du phénomène de la réécriture, ici poussé à son extrême limite. La même information est reprise
sous des formes diverses. La variable soumise au jeu des énumérations ressuscite la mémoire des
différents champs de bataille et des peuples entiers engagés dans la boucherie. L'axe de la
sélection se confond ici avec celui des contiguïtés.
On notera l'intégration structurelle du poème à partir de la distribution des noyaux qui par
leur organisation, donnent une grande mobilité aux séquences du poème. Nous avons à dessein
survolé le poème comme tous ceux qui l'ont précédé. Notre but n'est pas vraiment d'analyser les
poèmes en profondeur; il s'agit pour nous de décrire leur agencement structurel.
bl Senghor
Le problème du rythme négro-africain n'a pas préoccupé Senghor qu'au niveau de
ses théories, le poète l'a également transcrit dans ses créations poétiques. Les quelques points de
réflexion que nous ne pouvons malheureusement développer jusqu'au détail, sauront, cependant,
faire mesurer à quel point le rythme négro-africain est présent chez lui. Voyons-le avec le poème
Joal.
Joal !
Je me rappelle
Je me rappelle
les signares à l'ombre verte des vérandas
les signares aux yeux surréels comme

un clair de lune sur la Wève.
Je me rappelle
les fastes du Couchant
où Koumba Ndofène voulait faire tailler

son manteau royal.
Je me rappelle
les festins funèbresfumant du sang
des troupeaux égorgés

141

du bruit des querelles, des rapsodies des
griots.
Je me rappelle
les voix païennes rythmant le Tantum Ergo
Et les processions et les palmes et les arcs
de triomphe.

Le poème est construit autour du syntagme récurrent Je me rappelle. Par sa
réitération et par le rôle qu'il joue à la manière des formules d'incantation qui contraignent l'objet
pour lequel ils sont récités à s'exécuter, ce syntagme ouvre sur différents casiers du souvenir.
C'est par lui que le souvenir qui constitue le fondement thématique du poème s'alimente et
produit la signifiance. Le syntagme Je me rappelle à ce jeu, se définit comme noyau rythmique. Il
organise le poème en procédant à l'intégration et à l'homogénéité des séquences: à mesure que se
développe numériquement le noyau, la séquence s'anime en redonnant vie au passé. Ainsi défilent
divers tableaux: le royaume d'enfance avec les évocations caractéristiques des cours royales, les
joies d'enfant, les images fortes de l'exil-prison. Ici le noyau rythmique est tout; c'est lui qui
fonde le poème. Nous ne croyons pas nous tromper à entendre les propos mêmes de l'auteur,
quant à sa manière de composer le poème :
Pour moi, c'est d'abord une impression,
une phrase, un verset, qui m'est soufflé
à l'oreille comme un leitmoti/
Cette phrase ou ce verset qui fait leitmotiv, c'est ce que dans sa terminologie Makhily
Gassama appelle le mot-accoucheur et à propos duquel il écrit:
Que le mot-accoucheur soit,
le poème est né2

Dans Joal, c'est la thématique du souvenir réitérée par le noyau rythmique qui permet au
poème de brasser des tableaux aussi divers et liés aux différents moments de la vie du poète.
Une meilleure compréhension de ce poème, nous pensons, devrait prendre en compte le jeu
structurateur du noyau rythmique qui développe à chacun de ses retours, des séquences
nouvelles et justifie la juxtaposition d'idées nouvelles qui sans lui donneraient l'impression
d'une parfaite incongruité. Dans ce poème comme dans bien d'autres qui épousent la modalité
spirale, le système signifiant repose avant tout sur le mécanisme de composition. Les émotions
d'enfance si puissamment revécues et que rendent les effets d'allitération et les ruptures de
construction ne le sont que grâce à la force d'incantation du noyau rythmique créant les
conditions d'une géographie émotionnelle chez le poète et plus tard chez le lecteur. En cela, les
séquences de Joal ne diffèrent pas de celle-ci :
batouque des yeux pourris
batouque des yeux de mélasse
batouque des mains
batouque des seins
batouque des sept péchés décapités. (Césaire)

l L. S. Senghor. Comme les lamantins ... Op Cit. p. 159.
2 Makhily Gassama. Kuma. Dakar: NEA, 1978, p. 65.
142

Le modèle de composition de Joal n'est pas unique chez Senghor. Ce modèle emporte
autant des poèmes entiers que des séquences à l'intérieur de poèmes. Femme noire ou le chant II
de Chaka répètent bien ce modèle d'écriture poétique. Le Chant II est sous-tendu par le noyau de
pulsation rythmique suivant :
Bayété Baba
Bayété
ô zoulou
Le chœur célèbre par ces versets, la grandeur de Chaka. La structure binaire selon la
modalité spirale est ainsi solidement implanté chez Senghor.
c - Zadi Zaourou
Fer de Lance' constitue une indication à propos de l'intérêt que Zadi attache à la question
du rythme, particulièrement la manière dont les Africains, de ce point de vue, affirment leur
singularité poétique.
Fer de lance est une symphonie qui superpose plusieurs noyaux rythmiques :
Nrl = Doworé, porte au loin ma voix
Nr2 = Lafine et douce chanson fluée de ma gorge
Nr3 = Longue la nuit que nous veillons
Nr4 = Didiga
Ces noyaux éclatent littéralement dans le poème et l'envahissent de leurs bruits. Les quatre
noyaux enchâssés les uns dans les autres développent diverses variables qui leur sont asservies.
Mais de tous ces noyaux, seul Nr4 procède à l'intégration structurelle du poème, en développant
des séquences autonomes, nanties du pouvoir de commutativité du fait de la loi de commutation
qui les régit comme dans le Cahier de Césaire.
Le signe didiga qui connaît une extraordinaire récurrence dans le poème avec ses 43
réitérations en position de noyau rythmique, soumis à la loi commutative (car toutes les
réitérations n'ont pas cette qualité) intervient dans bien des cas, au début et à la fin de la séquence
Didiga!
Qui donc fera échos à ma voix si tu n y parviens toi, Doworé
Mon piège aérien qui enlace un buffle
Didiga
(p.13)
Didiga!
Et ce coq aux pétales rouges que Dieu refuse de me restituer

(Je le lui avait prêté pourtant)
Didiga
Didiga - pièges - à nigauds!
(idem)
1 Zadi Zaourou. Fer de lance. Paris: P. j. Oswald, 1975.
143

La récurrence que connaît le concept didiga est en rapport avec le contenu que lui donne
la tradition orale bété comme le symbole de l'art suprême. Il vient donc ponctuer le propos du
poète.
C'est là une indication de la manière dont W. Liking, Césaire et Adiaffi, mais aussi tous les
poètes négro-africains, utilisent sur le plan du rythme profond la structure binaire dans les
échanges entre l'émetteur et le récepteur. Dans le domaine que nous étudions, c'est-à-dire la
poésie, cette structure met face à face le poète et son agent rythmique. Après cette analyse, la
question qui se pose est celle de savoir l'intérêt de cette structure.
Dans le poème soumis à cette forme d'écriture, l'élément auquel le poète porte le plus
grand intérêt et auquel par conséquent il donne le plus grand soin est le noyau rythmique. C'est lui
qui porte l'essentiel du message si message il y a. Il constitue à lui tout seul le premier niveau de
lecture du poème.
Du point de vue de l'organisation du poème et de sa signification, le noyau profond du
rythme est un puissant moyen pour le poète de ramener constamment son auditoire ou son lecteur
au contenu: la variable, en effet, n'est pas toujours - elle l'est même rarement - étroitement liée
au thème principal par un rapport de sens transparent; le noyau rythmique intervient donc pour
éviter que le message se brouille.
En outre, le noyau rythmique est un moyen pédagogique qui exploite les techniques
mnémotechniques et en tire le meilleur parti. A mesure que le poème se développe, le noyau
rythmique, par ses périodiques et sporadiques apparitions, envoûte peu à peu l'auditoire qui finit
par le mémoriser. De tout le poème, c'est généralement la partie réitérée qui reste gravée dans sa
mémoire. On comprend le sens du soin que le poète lui accorde, tant dans son élaboration que
dans son usage dans le poème.
En troisième lieu, le noyau rythmique répond à des exigences pratiques. Le noyau apparaît
en effet comme une espèce de canal d'irrigation pour la mémoire et pour le souffle. Quand
l'inspiration et le souffle viennent à manquer, dans les conditions orales qui sont celles du poète
de tradition orale, le noyau rythmique aménagé à cette autre fin, permet au poète de reprendre son
souffle et de songer aux symboles et autres images qui meubleront la variable à venir. Le poète de
tradition orale, Madou Dibéro, interrogé à cette effet, à propos du retour cyclique de certains
termes dans le poème, répondit :
C'est comme quand on ouvre les portes et que le vent circule
Et caresse les gens. Ainsi le mot repris plusieurs fois envoûte
les gens}

Le noyau rythmique est ainsi dans le poème, outre ses autres fonctions sus-citées, un
moyen d'aération.
Ces propriétés du noyau rythmique ne sont pas le monopole du seul noyau profond du
rythme. La particularité du rythme profond est qu'il soumet le noyau rythmique à une faible
réitération.
1 Ce propos de l'auteur fait suite à un entretien que B. Zadi a eu avec lui.
144

Un tel usage présente l'avantage de préserver le noyau de toute usure; de la sorte,
chacune de ses apparitions comble le désir de jouissance de l'auditoire. Mais le rythme
profond n'est qu'une des formes d'arrangement rythmique. Nous allons en examiner les
autres formes.
145

146

La seconde forme d'encodage rythmique que distingue Cauvin dans ses théories, outre le
rythme profond, est le rythme immédiat. Voici ce qu'il dit de son organisation dans le poème oral
où il l'observe :
Dans le rythme immédiat, les différents éléments sont perçus
comme un tout continu( ..) L 'élément fort du rythme réapparaît
alors que le précédent n 'a pas encore disparu du champ
du présent psychologique ( ..)Ce rythme est appelé rythme
immédiat, car il se manifeste surtout dans les effets audibles,

perceptibles immédiatemenl
Un tel encodage rythmique recoupe les procédés stylistiques fondés sur les effets de
répétition tels que les effets d'assonance et d'allitération, d'anaphore et de scansion. Il implique
également tous les effets de binarité : le parallélisme sous toutes ses formes, l'opposition et ses
différentes expressions, la symétrie à travers ses diverses manifestations. Ce sont là autant de
techniques d'écriture connues de tous les peuples. Dès lors, dans quelle mesure la spiralité telle
qu'elle s'exprime dans le rythme immédiat peut-être considérée comme un legs de la tradition
orale africaine ?
Le spécifique, avons-nous dit dans le chapitre quatrième de la première partie, se fonde sur
deux points :
- la loi dialectique qui, au terme du processus, transforme la quantité en qualité et
l'érige en trait caractéristique signifiant.
- les motivations socio-culturelles qui informent la caractéristique donnée comme
spécifique.
Sous ce double rapport, les manifestations du rythme liées au rythme immédiat répondent
d'abord et avant tout au besoin de communion et d'intégration communautaire. Ce n'est donc
pas, nous en convenons, dans les effets d'assonance et d'allitération ou d'anaphore, ni dans les
effets binaires classiques tirant l'essentiel de leurs ressources du jeu phonique qu'il faut rechercher
l'influence de la tradition orale africaine. C'est là, un niveau d'analyse où tous les peuples se
rejoignent, même si certains aspects sont privilégiés par rapport à d'autres, chez ces peuples. Ces
effets visent essentiellement à l'intégration du verset et qui d'ailleurs les absorbe entièrement;
c'est pourquoi ils en dépassent rarement les limites. Ce niveau situe l'analyse sur le plan des
micro-structures. Il nous semble d'ailleurs vain de vouloir à ce niveau établir un quelconque
rapport entre poésie orale et poésie écrite car on est déjà assurer du résultat: nous sommes au
niveau de l'héritage commun de l'humanité
L'influence de la tradition orale africaine sur la poésie écrite n'apparaît qu'au second
niveau d'analyse, celui des macro-structures, c'est-à-dire la séquence poétique. C'est là que,
pensons-nous, sur la base du legs commun, les peuples diffèrent.
A ce niveau-ci, le chapitre précédent l'a bien montré, les Africains sollicitent le noyau rythmique
qui est organisé massivement pour être le foyer de pulsation d'une activité rythmique importante;
1 Jean Cauvin. La parole traditionnelle. Paris: Ed. Saint-Paul, 1980, pp. 19.20.
147

le noyau imprime alors du fait de cette pulsation, la relation dialectique émetteur-agent rythmique,
c'est-à-dire l'artiste face à son public-choeur. Cet encodage rythmique s'observe intégralement
dans le cas présent du rythme immédiat dont l'analyse occupera tout ce chapitre. Mais, bien
entendu, cette observation repose sur les moyens propres à l'encodage immédiat du rythme et qui
peuvent s'analyser à partir de quatre formes d'écriture:
- les effets liés aux structures d'improvisation.
- les effets dits d'appel-réponse.
- les effets de saturation phonique liés à l'usage d'un mot.
- le pouvoir unifiant du noyau rythmique.
1 L'encodage de la spiralité à travers le rythme
immédiat: les structures d'improvisation
1- Le modèle traditionnel de l'écriture paradigmatique
du noyau rythmique.
Nous appelons structure d'improvisation, toute organisation du poème ou d'une séquence
du poème qui, par la manière dont elle est structurée, à partir du jeu d'intégration rythmique du
noyau (exprimé ou non), révèle un élément textuel. Cet élément, par cela, devient une occurrence
ou un contexte linguistique qui favorise l'usage d'autres occurrences de sorte que se développe à
l'intérieur du poème ou de la séquence une isotopie formelle ou sémantique. Le poème est alors
soumis à un vif effet de syncopation : toute idée qui naît ne peut se développer sur un rythme
ample et fluide; elle est à chaque instant rompue par l'accumulation des co-occurrences qui,
parce que saturées du point de vue phonique ou sémantique, vivent chacune de leur vie solitaire
vibrant de la peine force de leurs sonorités ou de leur contenu sémantique. C'est une forme
d'écriture poétique qui ramène la sélection à son niveau le plus faible. Les axes de similarité et de
contiguïté sont ici confondus. Analysons cela à travers le poème oral akyé de Côte d'Ivoire,
Maître Camille d' Adou René.
1
0 Maître ! Jamais tu ne connaîtras l'infortune
2
0 Maître! Jamais tu ne connaîtras l'infortune
3
0 Maître Camille nous te supplions
4
0 Maître nous te supplions
5
Si en consommant le charançon, tu ne trouves pas de graisse
6
0 Maître! attends de consommer la larve du charançon
7
0 Maître ! attends de consommer la lan1e du charançon
8
L'arbre est droit, et tu vas le couper
9
L'arbre est droit, et tu vas le couper
10
Ah père! Le vent! L'arbre s'est penché
11
Mais grâce à la bonté divine tu trouveras un à couper qui est droit.
12
Mais grâce à la bonté divine tu trouveras à couper qui est droit
13
Houphouet Félix!
14
Tu trouveras à couper un qui est droit
15
Assi Camille !
16
Tu trouveras à couper un qui est droit qui est droit
17
Ahoua Gabriel
148

J8
Tu trouveras à couper un qui est droit
J9
Adou René
20
Tu trouveras à couper un qui est droit
2J
Aké Bosco 1
22
Tu trouveras à couper un qui est droit]
Par son mode de composition, ce poème présente deux séquences (Q) .
QI
1.1 à 1.12.
Q2
1.13 à 1.22.
La première séquence est constituée d'un ensemble de distiques, la seconde alterne un
noyau rythmique et une variable. Par sa structure, cette seconde séquence retiendra notre
attention. Elle répond en effet aux exigences du rythme immédiat : elle développe au niveau de
chaque micro-séquence, la relation émetteur-agent rythmique à partir d'une réitération très
rapprochée du noyau rythmique selon la formule Q = Nr +v. La binarité est ainsi intégrale.
Dans l'organisation de la séquence, la variable est soumise à un effet de syncope2,.du fait
de la nécessité de suspendre la voix en observant une pause légère au point de passage entre la
variable et le noyau.
Assi Camille
1/
Tu trouveras à couper un qui est droit
La dentale t qui frappe la première syllabe du noyau et à effet occlusif, renforce cette
syncope. La pensée qui se développe dans la variable ne parvient pas à son terme; elle est
occultée par le noyau. Mais elle ne s'interrompt pas pour autant. Cette pensée réapparaît et se
développe dans la même période que la précédente fois et selon la même onde de durée bâtie sur
la dyade.
Assi Camillfl. 1 J.2.
Tu trouveras à couper un qui est droit
Ahol:{a GabrielI J.2.
La variable ainsi structurée n'échappe pas à cette loi, ni ne développe aucune une autre
pensée. La même pensée est reprise à travers différentes images, mais relevant toutes du même
paradigme grammatical: le paradigme nominal. La suppression du noyau le laisse observer:
Houphoufl.t Félix 1
J.2.
(..)
1 Ce poème a été recueilli, transcrit et traduit par Agnès Monnet in Chants et chansons en pays akyé. Op. Cit pp
130-132.
2 Il est vrai que Zadi critique également la notion de syncope en poésie écrite. Mais si la remarque de Zadi est juste
dans la mesure où l'effet de syncope tel qu'il se produit en poésie écrite n'atteint pas en qualité le niveau de l'effet
en musique et la manière dont la musique réalise cet effet, c'est tout de même là des moyens propres à la poésie
pour traduire un tel effet. On nous objectera qu'il n'est pas nécessaire de parler de syncope en poésie. Nous
répondons que tout comme la polyrythmie, il s'agit d'une exigence d'écriture que la critique se fait fort de relever
en l'accrochant à ce dont par sa manifestation il se rapproche le plus.
149

Assi Camille!
1.2.
(...)
Ahouq Gabri~l
1.2
(...)
Adou René
1. 2.
(...)
Aké Bosco
!
1.2.
(...)
Toutes les variables suivent la même structure que celle imposée par la première variable.
Elles sont uniformément nominales et dyadiques (1). Le poème aménage ainsi une structure ou
constitue un paradigme qui permet la succession d'autant de variables qu'il en sera nécessaire.
Dans ce poème le paradigme (p) du noyau est :
P
=
Houphouet Félix
Assi Camille
Ahoua Gabriel
Adou René
Aké Bosco

L'élaboration paradigmatique, par sa tendance fortement intégrationniste, fait du poème
un ensemble constamment ouvert. A terme, tous les noms de personnes peuvent entrer dans cette
séquence.
Le noyau. Nous parlions de sa tendance à la fixité par le blocage qu'il impose
constamment à la variable qui, elle, est de tendance plutôt expansionniste. Par cela, le noyau
donne au poème le plus d'efficacité possible.
Dans la séquence, le noyau nie la monotonie du temps 1 en lui opposant un second temps,
le temps 2. Par ce jeu du noyau, le poème est désormais soumis à une structure binaire (1.2) :
v
Aké Bosco
II
Nr =
Tu trouveras à couper un qui est droit 21
L'intérêt d'une telle structure est qu'elle favorise la participation communautaire: la variable est
assumée par l'artiste et le noyau, par l'agent rythmique qui, on le sait, peut être soit un individu
tout seul (l'artiste second), soit le public-choeur. Le poème se déroule dès lors, non dans l'espace
clos du poète, mais intègre l'espace communautaire. Sur le plan du message, son efficacité, du fait
du caractère unifiant du rythme, est incontestable.
2. L'écriture paradigmatique traditionnelle du
rythme et sa manifestation dans la poésie écrite
al L'écriture paradigmatique chez Césaire
Aux pages 69 et 71 du Cahier, Césaire écrit à propos de Toussaint Louverture:
La mort décrit un cercle brillant au-dessus de cet homme
la mort étoile doucement au-dessus de sa tête

150

la mort souffle, folle, dans la cannaie mûre de ses bras
la mort galope dans la prison comme un cheval blanc
la mort luit dans l'ombre comme des yeux de chat

la mort hoquette comme l'eau sous les cayes
la mort est un oiseau blessé
la mort décroît

la mort vacille
la mort est un patyura ombrageux
la mort empire dans une blanche mare de silence
L'unité de la séquence est fondée sur le noyau rythmique la mort qui procède à
l'intégration rythmique de la séquence en la découpant en micro-séquences dont la structure
syntagmatique de base est :
Nom + verbe
Ou thème + prédicat
Cette structure est maintenue tout le long de la séquence. Même l'usage de la copule est ne rompt
pas cette uniformité. Le noyau développe alors le paradigme suivant:
Pr Mort :
décrit
étoile
souffle

galope
luit
hoquette

est
décroît
vacille
est
empire
Ce n'est pas là un cas isolé dans l'écriture césarienne. A la page 42 de Et les chiens se taisaient.
on lit:
Je bâtirqi de ciel
d'oisflaux
1.2
de perroquflts
1
de c!Qches
1
de foulqrds
1
de tambours
1
de fumées lég~res
1.2
de tendresses furieuses
1.2
de tons de cuivre
1.2
de nqcre
1
de bastri!1gues
1
de mQts d'enfants
1. 2
de mQts d'amour
1.2
d'amour
1
151

de mitaines d'enfants
1.2
un monde notre monde
mon monde aux épaules rondes
de vent

1
de soleil
1
de ly:'ne
1
de pluie
1
de pleine ly:'ne
1.2
un monde petites cuillers
de velours
1
d'étgjJe d'or
1.2.
de pitons
1
de vallées
1
de pétqles
1
de cris de fqon effarouché
1.2//1.2
La séquence est orchestrée par le noyau rythmique prépositionnel de. Sa structure
syntagmatique repose sur la combinaison d'une préposition et d'un nom. Mais dans cette
séquence, si l'uniformité syntagmatique de base est respectée, la variable est parfois rompue dans
sa période. On constate ainsi différentes ondes de durée : la monade domine la séquence, mais son
règne est par moments contesté par les ruptures créées par la dyade ou son redoublement comme
on le voit à partir du squelette accentuel de la séquence. Il s'agit pour le poète de conjurer par
moments la monotonie de la séquence en introduisant d'autres mètres.
bl L'écriture paradigmatique chez Wéréwéré Liking.
Dans Une Nouvelle terre, à la page 33, le Sage déclame:
Hommes de ry:'se
1.2
Hommes d'action
1.2
Hommes d'envie
1.2
Hommes de peur
1.2
Hommes deforce
1.2
Hommes d'amoY:.r
1.2
Ici gît une vie qui ne demande
qu'à renaître ailleurs.
Pr: Hommes de
- ruse
- action
- envie
- peur

- force
- amour

D'autres constructions du même type traversent l'œuvre de l'auteur, notamment Orphée
Dafric:
152

1
Partir de nulle part et de partout
2
Partir de tout et de mes riens
3
Partir enraciné dans mon désenracinement
4
Me développer dans mon sous-développement
5
Alphabétiser mon analphabétisme
6
Partir vide de mon trop plein de vide
7
Partir fort de mafaiblesse
8
Partir mort de ma vie de mort (F.5})
Le noyau de la séquence est partir. On notera que si ce noyau développe un paradigme, la
construction de ce paradigme nécessite qu'on lui consacre quelques commentaires. En effet, le
paradigme est loin d'être homogène. Il est soumis à trois types d'écriture syntagmatique dont les
structures sont les suivantes :
li et 12 : Infinitif +préposition
13
: Infinitif + adjectif à valence verbale
ll6, 7et
8 : Infinitif +adjectif à valence verbale
Le paradigme est ainsi construit sur deux registres d'écriture. Ce fait est favorisé par les
possibilités de composition syntagmatique de l'infinitifpartir. Toute monotonie est ainsi conjurée.
Mais la loi spirale fondée sur l'uniformité du noyau rythmique qui contraste avec la diversité
phonique de la variable est maintenue.
Dans cette séquence de nouveaux rapports syntagmatiques se créent entre les constituants
immédiats, produisant des contextes de parole peu habituels: la juxtaposition de l'infinitif partir
et du participe passé mort est un usage qui bien que correct reste peu courant. On voit en cela la
capacité d'intégration du noyau rythmique comme nanti d'une force magnétique qui attire dans
son champ tout élément épars pour le fondre avec lui-même. Un tel usage ne laisse pas le mot
capté avec ses valences de sens habituels.
Le contexte d'emploi réactive le mot qui acquiert une nouvelle énergie, c'est-à-dire une
nouvelle valeur. A travers cet usage, c'est le travail créateur du poète et que justifie un certain
état poétique qui trouve lui-même dans les structures d'improvisation un contexte de création
propice. Le poète tente par ce contexte de recréer le monde, de faire dire au mot ce qu'il ne
signifie pas habituellement, de tisser des rapports syntagmatiques nouveaux pour les besoins d'un
langage soucieux de traduire avec le maximum de justesse l'émotion qui naît de la sensibilité vive.
Aucun mot n'est alors assez juste pour combler ce désir de précision; d'où l'accumulation qui à
l'énumération ajoute l'énumération. Le mot dès lors n'a nullement besoin d'autres mots pour
exister. Il est solitaire et vibre de ses sonorités et de ses sens.
Vibre mot
vibre essence même de l'ombre
en aile en gosier c'est à force de périr
le mot nègre
sorti tout armé du hurlement

d'une fleur vénéneuse.
(Césaire, Cadastre)
153

Mais ce mot s'éclaire à la fois du chaos torride constitué par l'ensemble énuméré:
Je dirais orage
Je dirais fleuve

Je dirais tornade
Je dirais feuille
Je dirais arbre

pour atteindre aux dimensions de l'incantation.
CI L'écriture paradigmatique chez Adiaffi
La construction paradigmatique apparaît dans bien de séquences de D'Eclairs et de
Foudres:
Quand toutes les têtes coupées
Quand toutes les mains coupées
Quand tous les pieds coupés
Quand tous les rêves coupés
Quand tous les espoirs coupés
Quand tout 1amour coupé

Quand tous les cœurs coupés
Quand tous les germes des semences coupés

reprendront vie ( ..)
Un nouveau corps
Un corps invulnérable
Un corps transpercé du secret de la vie

Un corps pour le porter haut
Juste le temps d'un cri féroce de victoire
Juste le temps d'un hochement d'épaule
Juste le temps d'un pas pour traverser l'enfer
Juste le temps d'ouvrir les yeux pour voir le soleil

(P. 43)
Cette séquence comporte trois noyaux rythmiques qui développent chacun son propre
paradigme:
Pr1:
Quand tout... coupé
- têtes
- mains

- pieds
- rêve
- espoir

- amour
- cœur

- germe
154

Pr2:
Corps
- nouveau
- invulnérable
- transpercé

Pr3 :
Juste le temps
- cri
- hochement
-pas

- ouvrir.
Ces trois noyaux se déterminent de la façon suivante: ils se développent dans le
prolongement de la pensée contenue dans la variable précédente. De la sorte, nous avons un
développement ininterrompu du rythme dont l'effet est d'autant plus saisissant qu'il n'est pas un
simple prolongement du même paradigme, mais le développement d'un paradigme nouveau.
Cette écriture rappelle ce
que Mveng
dénomme
l'effet de
démultiplication
et
d'englobement. l.La démultiplication étant, selon lui, à l'intérieur de la période, l'engendrement
de plusieurs ondes avec leurs nœuds propres selon la volonté de l'artiste; l'englobement ou
l'enveloppement est selon lui, le fait que des mouvements plus amples en absorbent d'autres plus
petits sans cependant les supprimer. La séquence n'en ressort plus que comme une suite de
constructions rythmiques où le noyau de tout à l'heure, donc temps fort s'efface, supplée par un
nouveau noyau. Mveng voit dans cette structure, le mécanisme du caractère ensorcelant et
envoûtant des rythmes africains.
Adiaffi construit d'autres séquences aussi vertigineuses dans son poème:
J. Vous les avez assassinés les éclairs du ciel
2. Vous les avez assassinés les foudres du ciel
3. Vous les avez assassinés les tornades du ciel
4. Vous les avez assassinés les sources de la terre
5.
Vous les avez assassinés les grands fleuves de la terre
6.
Vous les avvez assassinés les soleils de la terre
7. Vous les avez assassinés les lions de la terre
8
les panthères
9
les buffles
IO
les catmans
Il
les aigles
(p. 82)
Cette séquence s'organise à partir de deux versants:
- le premier versant s'étend de la ligne 1 à la ligne 7.
1 E. Mveng. L'art d'Afrique Noire. Op. Cit. P.89
155

- le second, de la ligne 8 à la ligne Il.
Dans le premier versant, on note un parallélisme presque intégral. Le rythme dans ce
versant confinerait presque à la monotonie, voire à la platitude, n'eut été la présence de la
variable. Mais la monotonie n'est-elle pas une caractéristique de l'écriture nègre? Senghor dira
que le Nègre est d'un monde où la parole se fait spontanément rythme dès que l 'homme est ému,
rendu à lui-même, à son authenticitél .. D'autre part, la séquence de l'attoungblan abouré que
nous citions dans le chapitre quatrième de la première partie témoigne de cette forme d'encodage
rythmique, où le rythme est vu avant d'être lu
Dans le second versant, on note un changement de mètre qui implique une évolution au
niveau de la période. Ce changement découle de l'ellipse du noyau dans le second versant. Mais
ceci ne doit pas faire parler de rupture entre les deux versants; le second versant reste en effet, à
tout jamais tributaire du premier. C'est bien de lui que le second versant reçoit l'influx nécessaire
à sa propre existence : la régularité orchestrée dans le premier versant impose un tel rythme de
diction à la sous-séquence qu'elle arrive à un rythme d'accélération qui à la fin du versant ne peut
s'éteindre immédiatement. Ce rythme d'accélération s'amende donc et s'investit dans des périodes
plus brèves (celles du second versant), une plus grande accélération, en rapport avec leur propre
onde de durée.
Dans le second verset, l'émotion atteint ses limites extrêmes. A ce point toutes les
pesanteurs tombent, le langage devient nu, la syntaxe se désintègre, les mots dès lors parviennent
à une plus grande autonomie qui leur permet de vivre d'une vie tout à fait solitaire, sans le
support nécessaire d'aucun autre mot. C'est cette activité de l'émotion qui rend compte de la
pertinence du versant second et de son élaboration paradigmatique. Le point d'arrêt d'une telle
construction est dans l'émotion elle-même, lorsque celle-ci ne s'anime ou ne retentit plus d'échos.
Un tel procédé de construction de la séquence se reproduit indéfiniment chez d'autres
poètes négro-africains francophones. Le seul exemple du Burkinabé Pacéré Titinga suffira pour
s'en convaincre:
1. Il faut séparer
1
2. Ilfaut séparer
1
3. Séparer l'homme
1
4. Séparer la femme
1
5. Séparer les enfants .1
6. Séparer la poule,
1
7. le coq,
1
8. les poussins,
1
9. le taureau,
la. la vche,
Il. Il faut partager,
12. Ilfaut partager

13. le mil en deux,
14. le chien en deux

15. l'eau du puits en deux
16. les amis en deux

1 L S.Senghor « Comme les lamantins vont boire à la source» Op. Cit. P. 154
156

17. les ennemis en deux
18. le village en deux

19. la ville voisine en deux,
20. la terre en deux,
21. le soleil et la lune en deux
22. Dieu en deux
23. Son paradis en deux

24 Son enfer en deux.
(Ca tire Sous le Sahel, P.44)
On notera la ressemblance de construction entre le passage de D'Eclairs et de foudres et
cet extrait du poème Devant le juge. Nombre de variables (L. 7,8 ,9 et 10) sont elliptiques de leur
noyau rythmique. Les commentaires que nous avons faits à propos du poème de lM. Adiaffi nous
dispensent donc d'autres commentaires. Il s'agit là d'un trait du caractère unifiant du rythme,
question que nous aborderons plus tard.
II - Manifestation de la spiralité à travers le rythme
immédiat: les effets d'appel- réponse.
Le concept d'appel-réponse a été vulgarisé par Janheinz Jahn qui l'a appliqué à l'étude de la
structure du blues.
L'appel-réponse consiste dans le poème en un arrangement rythmique dans lequel la
relation noyau rythmique - variable se spécifie et évolue vers une organisation de la séquence sous
la forme d'un appel et d'une réponse. La réponse, précise Jahn, intervient dans la séquence pour
expliquer, fonder, développer, justifier ou amplifier l'appel. Ce procédé, à nouveau, situe la
communication sur l'axe émetteur - agent rythmique dans un face à face entre les deux agents du
discours. C'est là un procédé avant tout oral que Jahn présente comme un élément rythmique
proprement nègre ou africain. Ce procédé est à la base de bien de formes poétiques, notamment
du proverbe africain. Nous allons en examiner le fonctionnement à travers le modèle traditionnel.
1. Le mécanisme de l'appel-réponse dans le
modèle traditionnel.
Le proverbe obéït à des règles de fonctionnement et d'usage que tous les peuples lui
reconnaissent. Mais pour une plus grande efficacité dans sa fonction pédagogique parmi ses autres
fonctions, l'Afrique ancienne fait du proverbe un autre usage qui emprunte le canal du modèle
appel-réponse. Cet usage est en vigueur à toutes les occasions sérieuses et lourdes de
conséquences ou non et où deux ou trois personnes au moins se réunissent pour boire ensemble.
La boisson servie, avant de se séparer, celui à qui revient l'honneur de la boisson qui vient d'être
bue énonce la protase d'un proverbe qui sied à la circonstance. Ce fragment est repris par le
serveur de tout à l'heure. Alors l'émetteur intervenant comme en réplique, profère l'apodose. En
voici le mécanisme de fonctionnement :
l'émetteur: Lorsque tu fabriques une amulette de piment.
L'agent rythmique: lorsque tu fabriques une amulette de piment
l'émetteur: c'est avec du piment que tu la vénères.
157

Dans cette situation d'échange, on le voit bien, le proverbe est intégralement reconstitué:
Lorsque tu fabriques une amulette de piment
C'est avec du piment que tu la vénères.
Nous avons ainsi affaire à une séquence poétique comportant deux micro-séquences (MC) :
Mel
Lorsque tu fabriques une amulette de piment
Mc2
C'est avec du piment que tu la vénères.
La micro-séquen/ce 1 (MC1) constitue l'appel et la micro-séquence 2 (MC2), la réponse. Dans
leur relation, MC2 vise à clarifier, à expliquer MC 1. De la sorte elle se pose en élément de
réponse à MC 1. Ainsi la présence de MCI postule celle de MC2 qui est comme appelé. Cet usage
en appel-réponse renforce la vitalité du proverbe, en lui offrant d'autres possibilités d'expression.
Mais, ainsi que nous le disions, le proverbe n'est pas la seule parole traditionnelle à
solliciter l'appel-réponse; bien de formes d'élaboration poétique recourent à ce procédé. Le
poème Maître Camille emprunte ce canal : le noyau rythmique tu trouveras à couper un qui est
droit est structuré de manière à fonder chacun des moments de l'appel que sont :
Houphouet relix
Assi Camille
Ahoua Gabriel
AdouRené
Aké Bosco

L'anaphore grammaticale tu épuise l'objet du discours de la variable. Par ce jeu, le noyau
apparaît comme un contexte qui vient au secours de la variable pour la fonder, en éclairant les
circonstances de son évocation. Cette forme d'écriture détermine bien des séquences ou des
poèmes entiers dans la poésie négro-africaine francophone.
2
- L'appel-réponse chez les poètes francophones
a - Césaire et l'appel-réponse
Je dirais
Orage
Je dirais
Fleuve

Je dirais
Tornade
L'artiste et son agent rythmique sont face à face. Le premier exprime le vœu et le second
en précise la nature.
Voum rooh oh
voum rooh oh
à charmer les serpents
158

à conjurer les morts
voum rooh ho
à contraindre la pluie
à contraindre les raz-de-marée

voum rooh oh
à empêcher que ne tourne l'ombre

que mes cieux à moi s'ouvrent
(p. 79)
L'incantation voum rooh oh, noyau rythmique de la séquence se définit en appel à l'acte que la
parole de la variable est appelée à accomplir.
bl L'appel-réponse à travers l'écriture de W. Liking
Le Ndinga : Heureux les fils de Kôba et de Kwan !
L'Enfant: Ils emportèrent de la pierre au trou les racines de l'arbre de
vérité
Le Ndinga: Heureux les fils de Kôba et de Kwan!!
L'Enfant: Ils marchèrent à la lumière de l'équilibre et de l'harmonie
Le Ndinga : Heureux les fils de Kôba et de Kwan!!!
L'Enfant: Ils conservèrent la clé de la conscience
Le Ndinga : Heureux!!!
Heureux les fils de Kôba et de Kwan!!!
L'Enfant: Ils surent recréer leur dieu!
La variable VIse constamment à expliquer les conditions du bonheur que réitère le noyau
rythmique.
cl Jean-Marie Adiaffi et l'appel-réponse
Vous qui n'avez que vos pieds
Et même pas pour marcher
Vous qui n'avez que vos mains
Et même pas pour enfermer vos ombres
Vous qui n'avez que vos ventres
Et même pas pour manger ni boire
Vous qui n'avez vos lèvres
Et uniquement pour sourire
Vous qui vivez
Et même pas pour mourir
(D'Eclairs et de foudres, p. 71)
Cette séquence est organisée en une série de distiques. Chaque distique est organisée en appel-
réponse. La séquence cependant présente deux particularités:
la structuration de la séquence
la nature de la réponse par rapport à l'appel.
159

La séquence ne génère aucun noyau rythmique qui intègre les distiques dans un ensemble
structuré. 1 Elle recourt pour cela à un autre moyen, la construction du distique. Elle est en effet
élaborée sous la forme d'une protase et d'une apodose, de sorte qu'à la fin de la protase, il se
produit un effet de suspension de la voix, commandé par le passage à l'apodose et sa chute
brutale à la fin du distique.
Quant à la réponse, elle se définit en opposition par rapport à l'appel. La réponse, pour
ainsi dire, se détourne de son horizon d'attente: les ventres ne pourront manger, ni boire, par
exemple.
Les effets d'appel-réponse tels que nous venons de les analyser, recoupent parfois les
mêmes séquences poétiques que les structures d'improvisation. Lorsque c'était le cas, nous
n'avons pas cru devoir choisir d'autres séquences, nous avons utilisé les mêmes séquences que
celles qui nous ont servi dans l'étude des structures d'improvisation. Cela signifie que ces
séquences sont structurées par deux procédés qui interviennent à deux niveaux de pertinence
différents: les structures d'improvisation permettent, d'une part, le développement infini du
poème, d'autre part, l'intégration communautaire, du fait du pouvoir unifiant du rythme.
Les effets d'appel-réponse situent, eux, leur pertinence sur le plan de la relation El - RI,
c'est-à-dire la situation dans laquelle se trouvent dans les deux agents du discours, le noyau
rythmique et la variable de se soutenir mutuellement et d'éclairer l'un, le sens de l'autre.
ID - Manifestation de la spiralité à travers le rythme immédiat:
les effets de saturation phonique
Par effet de saturation phonique, nous désignons dans le poème ou dans la séquence, le
traitement particulier que connaît un mot ou un syntagme et qui le soumet à une récurrence très
rapprochée dans le poème ou dans la séquence.
Ce mot ou ce syntagme ne dégage pas en tant que noyau, nécessairement une variable qui
lui est asservie ou avec laquelle il est en solidarité expressive. Mais du fait de sa forte récurrence,
ce mot emplit, c'est-à-dire sature par sa réitération le poème ou la séquence.
I - Le modèle traditionnel des effets de saturation phonique
Analysons-en les manifestations à partir de ce poème towulu des Bété de Côte d'Ivoire.
1
A cause d'une embuscade
2
Kpatakolou n 'a pu vaincre Gbeugbeugbeu
3
Embuscade
4
Il n'est chanteur ne clame, c'est à cause d'une embuscade
5
Et c'est pourquoi je dis aussi que c'est à cause d'une embuscade que
Kpatakolou n'a pu vaincre Gbeugbeugbeu.

6
Embuscade
7
A cause d'une embuscade
8
Kpatakolou n 'a pu vaincre Gbeugbeugbeu
1 On note tant dans l'appel que dans la réponse, un noyau secondaire, mais dont l'effet trop limité, ne permet ni à
l'un, ni à l'autre d'intégrer structurellement la séquence.
160

9
Embuscade
10
Faites écho à ma voix
11
Que je parle, moi, Zougoua Gbahi fils qu'on prénomme Gogo
12
Et que les peuples comprennent.
13
Embuscade
14
A cause d'une embuscade
15
Kpatakolou n'a pu vaincre Gbeugbeugbeu
16
Embuscade
17
Victime d'une embuscade
18
Kpatakolou a dû suivre Gbeugbeugbeu dans la mort
19
Prêtez oreille, je vous prie
20
Car je ne me suis pas encore trompé
21
Embuscade
22
A cause d'une embuscade
23
Kpatakolou n'a pu vaincre Gbeugbeugbeu
24
Embuscade
25
L 'homme le plus brave de Zogbeuhi, mon village maternel se nommait
Kpatakolou
26
Et Kpatakolou guerroyait les guerres antiques
27
Embuscade
28
A cause d'une embuscade
29
Kpatakolou n 'a pu vaincre Gbeugbeugbeu
30
Embuscade
31
Guerroyant ces guerres, le secondait Zébrié Tapé Adjié Yibo, natifde cette
même terre de Brogrou.

32
Si brave était Kpatakolou qu'il décida un jour et brusquement d'aller
guerroyer, lui, en pays Niaboua.
33
Son frère Bogouhi ZébriéTapé lui conseilla de n y point aller
34
Il dit non!
35
Embuscade
36
A cause d'une embuscade
37
Kpatakolou n 'a pu vaincre Gbeugbeugbeu
38
Embuscade
39
Et prêtez bien l'oreille afin que vous sachiez le redire un jour
40
Car lorsqu'ils se mêlent de chanter
41
Jamais ils ne s'avisent de livrer le sens des choses.
42
Ainsi parla Niaka, précepteur des peuples,
43
Moi Zébro Tadjé
44
Dakouri-Ie-têtu qui jamais ne se dédit
45
Dakouri est venu qui va tout clarifier
46
Embuscade
47
A cause d'une embuscade
48
Kpatakolou n 'a pu vaincre Gbeugbeugbeu
49
Embuscade
50
Je dis donc,
51
Voilà que part Kpatakolou
52
Et il part sans dire au revoir à sesfétiches de guerre!
53
Prenant son yatenga
54
Ille porte en bandoulière
161

55
Embuscade
56
A cause d'une embuscade
57
Kpatakolou n'a pu vaincre Gbeugbeugbeu
58
Embuscade
59
Sonjrère Bogouhi Zéhié Tapé lui dit :
60
« Bien loin le pays Niaboua où tu veux te rendre;
61
Je t'en supplie, demeure ici ».
62
Kpatakolou lui répond:
63
« De quoi t'inquiètes-tu ?
64
Ne suis-je pas le plus intrépide des guerriers?
65
Que ne consoles-tu ton cœur, Tapé, fils de ma mère? ...
66
Une fois là-bas,
67
C'est moi qui terrasserai les cités ))
68
Il dit: «waa J
waa J...
69
Waa /... waa J .
Ce poème towulu compte 123 versets. Trois mots le dominent de leurs différentes expressions:
embuscade qui est réitéré 48 fois, soit une fréquence à tous les deux versets et demi; Kpatakolou,
réitéré 28 fois, soit une réitération tous les quatre versets, et Gbeugbeugbeu, réitéré 24 fois
Ce qu'il importe de retenir est que rien ne permet de prévoir le moment où ces réitérations
interviennent. Elles sont disséminées partout dans le poème. Mais on les trouve surtout localisés
en certains endroits du poème, notamment au niveau des noyaux JY1:hmiques,
en une
concentration JY1:hmique :
Embuscade
A cause d'une embuscade
Kpatakolou n'a pu vaincre Gbeugbeugbeu
Embuscade

Les réitérations développent en ces moments du poème une véritable PolyJY1:hrnie.
2 - Les effets de saturation phonique dans la poésie écrite
a - Aimé Césaire
Au bout du petit matin,
le morne devant la boulimie
aux aguets de foudres et de moulins,
lentement vomissant ses fatigues d'hommes
le morne seul et son sang répandu, le morne
et ses pansements d'ombre, le morne et ses
rigoles de peur, le morne et ses grandes
mains de vent

(Le Cahier, P.37)
La négraille aux senteurs d'oignon jrit
162

retrouve dans son sang répandu
le goût amer de la liberté

Et elle est debout la néwaille
la néwaille assise inattendument debout»
(Idem, P. 147)
bl Wéréwéré Lilang
Et l'on fabriquait des poisons
de plus en plus sophistiqués: poisons téléguidés,
poisons par contact, poisons transportés par
des insectes dressés, poisons sur les ombres.
(Orphée Dafric, P.2i)
Autour de lui, rien que des visages tordus
par une sourde haine. Haine du voisin,
haine de soi-même peut-être ? .. Qui était cette haine?
( Idem, P. 20)
cl Jean-Marie Adiaffi
Cette forme d'expression est une des constantes de l'écriture d' Adiaffi. Plusieurs unités dans
D'Eclairs et de foudres produisent les effets de saturation phonique. Nous les relevons:
Nrl =
Frappe-moi ça balafon
Frappe-moi ça cora
Frappe-moi ça tam-tam J

Ces différents noyaux rythmiques interfèrent constamment, mais s'agglutinent également à des
endroits du poème :
arroser la terre de déluge...
Terre, Terre, je te dégusterai par passion du ciel
pareil à un gingimbe de couleur
de rocher à soulever le ciel de son socle
orageux. L 'hirondelle suit bien les toits, les saisons
pour de moins nobles raisons,
alors continue ton chemin entre Terre et Ciel
jusqu'à les boucler à l'horizon
pour ouvrir enfin l'aventure à l'affût
jusqu'à les tisser à l'aide de tes cheveux
d'amour
en guide de laisse à tenir la vie, la terre
1 Il s'agit bien de cette unité selon la modalité du rythme immédiat. Elle connaît deux formes
d'arrangement dans le poème.
163

pour laisser couler
toutes les eaux prisonnières des digues
tous les feux prisonniers des cendres
tous les vents prisonniers des tempêtes tyranniques.

Le ciel et la terre se sont bien séparés par passion
par amour pour le feu, l'eau, l'air
qui n'en finissent de leur rendre hommage
à toujours remuer ciel et terre pour ce don total de soi
Passion des autres que voilà, amour que voilà...
Ciel, Ciel, je te fumerai pareil à un gros cigare
de colère
de grosses bouffées de nuages noirs

pour arroser la terre de déluge ...
Terre, Terre, je te dégusterai par passion du ciel
pareil à un gingimbe de couleur
de rocher à soulever le ciel de son socle orageux
Frappe-moi ça tam-tam
Frappe-moi ça cora
Parole de pierre

Parole à planter dans la matrice purulente
du ciel pour avoir enfanté la terre
d'un songe d'enfer à caresser le rêve du

paradis qui écume en crinière de feu au
purgatoire

Frappe-moi ça cora
Frappe-moi ça balafon.

(D'Eclairs et de foudres, pp 25-26)
Les différentes séquences qui nous ont servi dans l'observation du procédé chez chacun
des auteurs permettent de dire que les effets liés à la saturation phonique ne relèvent pas du
hasard, mais bien du souci de ceux-ci de les imposer à l'esprit du lecteur. Il s'agit là d'un mode
particulier d'arrangement rythmique dans lequel le noyau ne présente pas les qualités qui lui sont
reconnues dans l'organisation de la séquence. Dans ce cas-ci, le noyau ne s'asservit véritablement
aucune variable.
Le terme réitéré s'impose comme noyau du fait de sa forte récurrence dont il sature le
texte. Par cette récurrence, il se définit dans la séquence comme un centre de rayonnement à la
fois rythmique et sémantique. Les deux composantes du signe, le signifiant et le signifié, ainsi
embarquées dans le processus de rythmisation sont profondément sollicitées. Nous parlerons du
signifié lorsque nous aborderons dans la troisième partie, les questions liées à la production du
sens. S'agissant du signifiant, il sature la séquence par sa dominance phonique. Dans la séquence
relative à D'Eclairs et de Foudres, le couple ciel-terre ou ciel et terre, ou encore ciel et terre, est
constamment présent et régente pour ainsi dire la séquence. Les autres signes de la séquence
n'ont de sens que par rapport à lui. Son effet est d'autant plus remarquable qu'il se développe par
164

périodes en tel ou tel endroit de la séquence, sous la forme d'une concentration rythmique,
caractéristique même de la fonction rythmique.
IV L'encodage de la spiralité à travers le rythme immédiat:
le pouvoir unifiant du noyau rythmique
Les formes d'encodage rythmique que nous analysons dans ce chapitre sont par les effets
qu'elles produisent dans la séquence assez proches les unes des autres sans cependant se
confondre sur le plan de ces effets. Nous avons dans ces conditions remarqué qu'une séquence
était structurée et nivelée par plusieurs procédés. Autant de concentration de moyens expressifs
donne au rythme immédiat, modalité rythmique qui régit ces différents procédés, une grande
efficacité. Mais chacun de ces moyens expressifs ne vise qu'une chose, l'intégration de la
séquence sur le plan rythmique. C'est ce qui nous vaut ce paragraphe où nous envisageons
d'examiner les moyens par lesquels le rythme procède à l'intégration communautaire de la
séquence.
Dans ces théories, et ainsi que nous l'avons relevé plus haut, Zadi insiste sur l'effet de
concentration rythmique et sur le phénomène de polarisation du rythme dont le changement de
degré, selon lui, entraîne dans la séquence, un changement qualitatif, effet qui, dit-il, fonde la
fonction rythmique. L'intérêt de la fonction rythmique, réside dans ses effets. Selon Zadi, elle
introduit dans la séquence un mouvement accéléré duquel naît et se développe le pouvoir par
lequel elle unifie l'assemblée - hétérogène ou non - et sollicite sa participation.
1 - Manifestation du pouvoir unifiant du
rythme dans le modèle traditionnel.
La poesie traditionnelle africaine, du fait des options communautaires des peuples
africains, sollicite à bien des égards la valeur unifiante du rythme et les embrayeurs par lesquels
elle recherche la participation du public. Le poème liturgique chanté Victoire du culte catholique
nous servira de support d'analyse:
Victoire
Victoire
Le Seigneur est vivant
Il est ressuscité
Victoire
Le Seigneur est puissant
Victoire
Vraiment il est vivant
Victoire

Il a vaincu la mort
Victoire
La mort est engloutie
Victoire
Elle n 'a plus de pouvoir
Victoire
o Victoire
165

Victoire
o Seigneur tu nous a donné ton fils
Il a souffert, il est mort et il vit
Victoire
Victoire
Le Seigneur est vivant
Il est ressuscité

Victoire
Le Seigneur est puissant
Victoire
Vraiment il est vivant

Victoire
Il a vaincu la mort
victoire
Victoire
La mort est engloutie
Victoire
Elle n'a plus de pouvoir
o Victoire
Victoire
La mort est engloutie par la vie
o Mort où est donc ta victoire ?
Victoire
Victoire

Le Seigneur est vivant
JI est ressuscité
Victoire
Le Seigneur est puissant
Victoire
Vraiment il est vivant
Victoire

La mort est engloutie
Victoire
Elle n 'a plus de pouvoir
o victoire
Victoire.
Ce poème à cause de sa nature chantée, est organisé en refrain et en couplets. Pour les
besoins de notre analyse, c'est uniquement le refrain qui retiendra notre attention.
1.
Victoire
1.
2.
VictQire
1.
3.
Le Seigneur est vivgnt
1.2
4.
Il est ressy:'scit~
1.2
5.
VictQire
1.
6.
Le Seigneur est puissant
1.2
7.
Victoire
1.
166

8
Vraiment il est vivant
1.2.
9
Victoire
i.
10
Il a vaincu la mort
1.2.
11
Victoire
1.
12
La mort est engloutie
1.2.
13
Victoire
1.
14
Elle n'a plus de pouvoir
1.2.
15
o Victoire
1.
16
Victoire
1.
Le bilan de la séquence du point de vue du rythme accentuel permet de constater que le
noyau rythmique, centre de rayonnement rythmique se développe dans une période comportant un
nœud ou moment d'intensité unique engendrant un rythme monochrome ou monade, noté (1.).
Cette structure monolithique s'est maintenue sans la moindre diversité tout au long de la
séquence. C'est là un premier contexte de concentration rythmique.
La variable, elle également, se développe dans une période à deux nœuds ou moments
d'intensité donnant ainsi naissance à un rythme binaire de structure dyadique, noté (1.2.) C'est là
un second contexte de concentration rythmique. Les deux contextes de concentration rythmique
sont remarquables par leurs périodes respectives brèves, fondées sur des noyaux originels simples.
La variable qui devrait introduire l'élément de disparité par rapport à la régularité rythmique
imposée par le noyau rythmique, confine elle-même à l'intégration rythmique par une isochronie
extrêmement mesurée qui nivelle chacune des variables de la séquence. Du fait de cette régularité
isochronique à période faible (1.2), le noyau affleure.
De la sorte, le moindre retour de la variable le met par conséquent en orbite, en lui
imposant une vitesse de rotation si accélérée qu'il emplit de son expression phonique, la séquence.
De cette façon, progressivement, le rythme se dilue dans la foule, l'envahit peu à peu, l'envoûte et
la contraint à se nommer elle-même par une réaction positive qui se traduit par sa participation au
poème qui se crée. La fonction rythmique telle qu'elle se manifeste dans cette séquence du
poème, apparaît comme le moteur de la participation communautaire.
2. La fonction rythmique unifiante dans la
poésie négro-africaine francophone.
al
Aimé Césaire
Le Cahier sollicite bien des fois cette forme d'encodage rythmique exploitant le pouvoir
unifiant et participationniste du rythme.
Je dirais orgge
1.
Je dirais fleuve
1.
Je dirais tornade
1.
Je diraisl?uille
i.
Je dirais grbre
1.
(P.59)
.debout dans la cale
1
167

debout dans les cabines
J.
debout sur le pont
J.
debout dans le vent
' J.
debout dans le sçmg
J.
debout dans le soleil
J.
(P.J49)
bl
Wéréwéré Liking
Sois sqble
J
Sois rQche
J
sois mqrbre
J
sois charbon
J
(Orphée Dafric, P. 63)
cl
Jean-Marie Adiaffi
Frappe-moi ça balafçm
Frappe-moi ça corq

Frappe-moi ça tam-tam
Parole de pierre
Parole d'épine
Parole de fleuve
Parole de lion
(D'Eclairs et de foudres, p.5)
Chacune de ces séquences reproduit dans les mêmes conditions la fonction unifiante telle
que nous l'avons analysée dans le poème oral d'inspiration traditionnelle. Nous allons donc nous
contenter de quelques constats qui découlent de ses conséquences.
- Chaque séquence produit un effet de concentration rythmique, signe de la présence de la
fonction rythmique.
- A l'intérieur de la séquence, le noyau et la variable sont soumis à un déterminisme qui les
somme l'un et l'autre de procéder à l'intégration communautaire, par l'effet unifiant du rythme,
ainsi que nous en avons décrit le mécanisme plus haut. De la même façon, ce procédé d'écriture
apparaît chez bien d'autres poètes négro-africains. C'est le cas dans cette séquence de Fer de
lance:
Kidi kidi
Ta
Tata
Kidi kidi
ta
tata

Kidi kidi
168

vents
ventres creux

Kidi kidi
Sans

San-Pedro
Kidi kidi
riz
Plus de riz
Kidi kidi

vis
riviera
Kidi kidi

toi
toi le roi

Kidi kidi
prends
garde à toi
Kidi kidi


révolu
Kidi Kidi
révolution
Kidi Kidi
Kidi Kidi

(pp 16-17)
La séquence est remarquable d'un double point de vue : le caractère singulier du noyau
rythmique (mise à contribution du langage médiatisé) et la manière dont le poète sollicite le
pouvoir unifiant du rythme. C'est pour ces deux raisons que nous lui consacrons quelques
commentaires.
Le noyau rythmique est fondé sur la reproduction onomatopéique du tambour. 1 Le
tambour découpe ainsi le poème en sous-séquences à travers lesquelles se développe et s'organise
la pensée du poète.
Si la séquence en elle-même est une concentration rythmique par rapport à l'ensemble du
poème qu'est Fer de lance de Zadi Zaourou, l'articulation noyau rythmique-variable est une autre
concentration rythmique où le noyau et la variable s'équilibrent du point de vue de leurs périodes
respectives :
1 Les critiques ont souvent parlé du rythme du tambour dans la poésie négro-africaine d'expression française.
Cette séquence est un cas d'illustration où Zadi tente d'introduire le langage du tambour dans la poésie négro-
africaine écrite. Mais cette tentative n'est encore qu'une fantaisie bien que le résultat soit assez probant. Ce
résultat, en e.fJèt, n'est pas obtenu à partir de sonorités de la langue française, mais de la reproduction

onomatopéïque du son du tam-tam,. 11 s'agit là d'une illustration heureuse de la manière dont les poètes négro-
africains impliquent l'Afrique dans leur écriture en langue française. On notera cependant que les sonorités
venues du tambour ne prennent pas place dans les mots du français, mais combinent avec les mots français à un

niveau de l'écriture où ces sonorités tambourisnesques ne déforment ou n'influencent en rien la langue elle-même.
Elles donnent plus d'efficacité à l'expression du message en tant que noyau rythmique.
169

1. Kidi Kidi
1. 2.
2.
ta
1
3.
tata
1.
Ils se déroulent tous deux dans un temps binaire en développant une isochronie parfaite et
intégrale de la micro-séquence quant à leurs ondes de durée. Le noyau et la variable sont ainsi
soumis à un même mouvement rotatoire qui les met en branle d'une micro-séquence à l'autre.
Mais dans ce mouvement qui implique de la même façon les deux composantes du rythme, le
noyau est le plus en vue, car lui ne se renouvelle pas, alors que la variable, elle, est embarquée
dans un constant mouvement de mutation lié à sa nature.
De cette façon, l'auditoire attend chaque retour de la variable pour jouir d'autres images
que celle de la variable précédente; mais pendant ce temps le noyau procède à l'intégration de cet
auditoire par le travail nivelant et unifiant du rythme qui finit par l'accrocher en s'imposant à lui.
Une telle élaboration de la séquence donne au poème plus de vigueur et constitue un moyen pour
solliciter la participation du public. L'élément à retenir dans cette séquence de Fer de lance est la
nature du noyau rythmique; il est essentiellement rythmique et n'apporte pas au plan sémantique
la solidarité traditionnellement due à la variable. Mais loin de constituer pour elle un handicap, la
variable y trouve un moyen de se structurer pour produire le sens du poème.
Il convient de noter en conclusion que le rythme immédiat dans la relation binaire
émetteur-agent rythmique constitue pour la poésie africaine un contexte de création qui permet au
poète de pouvoir procéder à l'intégration d'autant d'éléments qu'il lui en faudra pour combler son
désir d'expressivité. Le rythme immédiat constitue sous ce rapport un contexte favorisant pour la
production des images. L'influx rythmique qui part du noyau rythmique ainsi que nous l'avons
montré, est tel que l'image n'a pas besoin d'autres supports syntaxiques qu'elle-même. Une fois
les conditions créées (soit par le biais des structures d'improvisation, soit par l'appel-réponse, soit
par la saturation phonique) le poète peut juxtaposer autant d'images qu'il voudra. L'énumération
exacerbée que condamne un Henri HeU devient dans le cadre du rythme immédiat qui en justifie
l'usage, un procédé majeur au service du rythme.
Mais en Afrique, sous un régime spécifique comme nous l'avons indiqué plus haut, on ne
parle pas qu'à deux, mais on parle également à trois. Nous allons analyser dans le chapitre suivant
les implications de cette parole à trois.
170

171

Zadi écrivait à propos du rythme ternaire :
Dans nos pays, pour peu qu'il y ait risque de paroles profondes
ou graves et lourdes de conséquences, on ne s'adresse plus à
l'ancien, à l'assemblée, au compagnon querelleur traduit en
justice, à sa femme ... On ne parle plus à deux parce que cela
est dangereux. De binaire qu'elle était, la communication
linguistique devient ternaire]
Ce propos de Zadi définit l'objet de ce chapitre. Il s'agit d'analyser les implications rythmiques du
rythme ternaire généré par le fait qu'on parle à trois 2. Nous avons fait la synthèse, dans le
chapitre premier de cette seconde partie, du processus décrit par Zadi et au terme duquel le
rythme ternaire se met en place. Qu'il nous suffise de rappeler que le discours d'un émetteur est
par la suite repris par l'agent rythmique qui le répercute à son tour sur un second récepteur qui est
en fait le destinataire du discours de l'émetteur. Le discours passe donc par un relais. Sa structure
se modifie ainsi et de binaire, elle devient ternaire. Cette forme d'arrangement rythmique se
remodèle selon les circonstances pour prendre en compte les différents aspects de la vie sociale.
Elle sous-tend tant les assemblées juridiques que les veillés poétiques. La structure ternaire telle
que nous le voyons, n'est donc pas au départ, ni à l'arrivée, un procédé stylistique qui ne vit que
par l'écriture; ce sont les implications de ces usages sociaux qui produisent les conditions d'une
jouissance esthétique et érigent le modèle ternaire en fait stylistique et non l'inverse.
1 -L'encodage traditionnel du modèle triadigue
1
1 -
L'on a parlé au mange-mil
2-
Le mange-mil a informé le phaéton
3-
Le phaéton a informé le garde
4-
Le garde a parlé au commandant
5-
Le puissant commandant, après avoir écrit la lettre, a dit :
6-
Toi donc qui passes
7-
Va dire au Chef Suprême
8-
Dis-lui qu'ilfaut que vienne Congo Tout-Puissant
II
9-
Beauté de la dent de panthère au jour des fêtes populaires
10 -
Si nous la portons pour nous rendre à lafête populaire
11-
Jamais ne nous vaincra lafête populaire
1 Zadi Zaourou. - Césaire entre deux cultures. Op. Cil. p. 148
2 Nous ne revenons plus sur la critique formulée par Hausser contre le modèle triadique donné spécifiquement
africain par Zadi. Les réponses apportées par nous à cette critique définissent notre position. Nous tenons
cependant à préciser que le modèle triadique n'est pas inconnu en Europe, mais le modèle européen diffère
qualitativement du modèle africain: une première personne (El) parle à une seconde (Rl) en lui demandant de
traduire ses sentiments du moment à une troisième personne (R2). Mais les propos de El parviennent directement
à R2 sans l'intervention de Rl. Le rôle si essentiel de l'agent rythmique et qui détermine le modèle triadique
africain est absent de ce modèle qui ne se produit que lors de la querelle. Le modèle africain pâlit en face d'un tel
modèle. Il ne s'agit pas de pratiquer un ethnocentrisme à rebours, mais bien de situer les peuples par rapport à
leurs pratiques culturelles.
172

III
12 -
Africa
1
13 -
Congo Tout-Puissant ayant donc couru, couru, couru, courucouru...
14 -
Massivement sur notre sol il débarque
15 -
Comme se réjouirent les cités!
16 -
Comme tonnèrent les cors parleurs!
17-
Et comme répondirent (à toutes ces clameurs) les cors parleurs
18 -
Il a dit alors Houphouet-Boigny :
19 -
« Englebert est donc venu? Eh bien
20 -
Lorsque paraîtra le jour après l'interminable nuit
21 -
L 'Africa vous vaincra au foot-bail.
22 -
Vous vous en retournerez ensuite au pays qui est le vôtre»
II
23 -
Beauté de la dent de panthère au jour des fêtes populaires
24 -
Si nous la portons pour nous rendre à la fête populaire
25 -
Jamais ne nous vaincra lafête populaire
III
26-
Africa
1
27-
Comme se levait le jour après l'interminable nuit
28 -
L'engagement était à peine amorcé qu 'Africa était couché dessus et
l 'Englebert sous terre
29 -
L 'Africa triomphait
30 -
Et explosion de bruits!
31 -
Toute la foule était folle de joie
II
32 -
Beauté de la dent de panthère au jour des fêtes populaires
33 -
Si nous la portons pour nous rendre à la fête populaire
34 -
Jamais ne nous vaincra la fête populaire
III
35 -
Africa
1
36 -
Kalaladonc
37 -
Ayant couru à vive allure à la manière de la panthère a dit :
38 -
« Ceux d'Africa donc
39 -
Parce qu'ils ont gagné
40 -
Je vais courir à vive allure à la manière de la panthère
41 -
Et sans vous déplaire, m'en aller prendre un nouvel élan»
II
42 -
Beauté de la dent de panthère au jour des fêtes populaires
43 -
Si nous la portons pour nous rendre à la fête populaire
44 -
Jamais ne nous vaincra la fête populaire
III
45 -
Africa
1
46 - Où il s'en était allé prendre son élan, il a dit :
47 - « 0 mange-mil
48 - De grâce, cours et viens
173

49 - Pour que tu informes le phaéton
50 - Afin que le phaéton informe le garde
51 - Et que le garde parle au commandant
52 - Le puissant commandant
53 - Et qu'il écrive une lettre, le commandant.
54 -
Une lettre invitant l'Africa
II
55 - Beauté de la dent de panthère au jour des fêtes populaires
56 - Si nous la portons pour nous rendre à lafête populaire
57 -
Jamais ne nous vaincra lafête populaire
III
58 -
Africa J
Ce poème Africa du groupe Digbeu Kobi, du point de vue structurel, engage les trois
pôles que postule le rythme ternaire: l'émetteur ou poète principal (1), l'agent rythmique ou poète
secondaire (II) et le chœur (III) 2
Le poète principal raconte l'aventure héroïque de l' Africa. C'est le temps 1. Le poète
secondaire, sans reprendre la parole du poète principal, la relaie cependant en proférant une parole
différente, mais qui est en solidarité expressive avec celle du poète principal. C'est le temps 2. Le
chœur intervient à son tour. Son propos exprime également sa solidarité avec ses deux
prédécesseurs. C'est le temps 3. Les trois pôles de la communication artistique sont ainsi mis en
mouvement selon une structure comportant deux noyaux rythmiques: en effet, le poète
secondaire et le chœur, on le constate, ne varient pas du tout dans leurs propos. Leurs temps (2.3)
sont ainsi engagés dans un vaste mouvement rotatoire qui les structure en unités constantes de la
séquence, contrairement au temps 1 de l'artiste principal qui, lui est extrêmement changeant.
Dans cette forme d'encodage rythmique, la parole de l'émetteur n'est pas une parole
linéaire qui ruisselle sur l'assemblée et tente de l'envahir, c'est au contraire une parole socialisée
par l'apport de chacun et de tous à sa réalisation. Une telle parole, malgré la part nécessairement
prépondérante de l'artiste principal, est une parole qui s'impose, du fait de son caractère unifiant
et participationniste, à tous. Au plan esthétique, cette parole, tout en usant au niveau de ses
différents temps, d'un lexique diversifié qui semble en rompre l'unité sémantique, n'en n'est pas
moins une parole sémantiquement intégrée où les trois temps disent tous la victoire héroïque de
l'Africa.
Au plan de la réception du message, cette forme de l'écriture rythmique qu'est le modèle
triadique garantit les meilleures conditions de réceptivité et assure au message la plus grande
efficacité en exploitant les ressources de la redondance : l'artiste principal situe les circonstances
du triomphe de l'Africa, les périls qui l'ont entouré et qui, de ce fait, en ajoutent à la gloire de
l'Africa; l'artiste secondaire, dans une séquence très poétique (force et beauté des images)
magnifie la force de l'Africa ; le chœur nomme le héros.
Le jeu de l'agent rythmique et du chœur est d'autant plus efficace qu'il est soumis à l'effet
récurrent du noyau rythmique qui ainsi les impose à l'attention de l'auditeur. Leur structure
1 Poème recueilli, transcrit et traduit par Zadi Zaourou in La Parole poétique ... Op. Cit T. II, p. 164.
174

simple et parfois brève, marquée par la saturation phonique (reprise de fête populaire) en facilite
la mémorisation.
Par rapport au modèle triadique que développent les assemblées villageoises et que Zadi
traduit en langage esthétique, une légère distorsion se produit: les trois temps de la
communication sont présents et manifestent leur temps de parole. Mais l'agent rythmique ne
ponctue pas la parole du poète principal, ni ne la reprend; il répond au propos de l'artiste
principal par un autre propos qui est une projection symbolique du thème développé par lui. C'est
de cette façon-là que la poésie orale, généralement, sollicite la structure ternaire.
II
Le modèle triadigue à travers l'écriture
des poètes négro-africains francophones.
Nous examinerons cette question chez Jean-Marie Adiaffi et chez Zadi Zaourou. Ce choix
d'analyse constitue une rupture par rapport à notre démarche habituelle. Ceci s'explique par le fait
que le rythme ternaire telle que nous en envisageons l'étude n'apparaît, ni chez Césaire, ni chez
Wéréwéré, ni chez la plupart des poètes africains. Il ne commence qu'à faire une entrée timide
dans l'écriture poétique négro-africaine francophone. Mais est-ce là une raison pour ne pas le
prendre en compte dans notre analyse? Nous pensons que non. Car la tâche du critique ne devrait
pas être, encore une fois, d'établir des statistiques de popularité d'une technique d'écriture, mais
bien, dès qu'une démarche de création s'annonce chez un écrivain ou un groupe d'écrivains, de la
faire connaître par la description qu'il peut en faire. C'est par cette voie que la critique peut
contribuer au rayonnement d'une technique d'écriture et ainsi influencer la création elle-même.
Nous prenons donc le parti d'analyser chez les poètes où il apparaît, le rythme ternaire.
Le peu d'enthousiasme que suscite cette forme d'arrangement rythmique est lié à la
difficulté pour l'écriture poétique de le transcrire tel qu'il se manifeste dans les assemblées de
village. Voyons comment ces poètes tentent de le rendre.
11 Le rythme ternaire chez Jean-Marie Adiaffi
D'Eclairs et de foudres reproduit une assemblée villageoise où circule la parole selon le
modèle suivant :
Le roi: « Telle est ma parole
Notables et griots annoncez parole de roi»
Notables
et griots : « Parole du roi
parole d'or à suspendre dans le cœur
comme feuillage d'acajou au ciel»
Le roi : « Annoncez parole du roi »
Le village : « 0 roi le village écoute la parole du roi
o roi le village entend la parole du roi
Le roi: « Notables parlez» !
Notables: « Les vautours sur le village »...
175

Le village : vautououououou-ou-ou-ou-ou-ou-ou-ou-ou-ou-ou-ou-ou-ours
Notables: les vautours suspendent à leur cou tortueux à leur corps serpentant
des colliers d'épines
des colliers d'os
les hyènes sur le village...

~e village :
llyè-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-
è-è-è-è-è-è-è-è
è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-è-ènes
Notables:
~es hyènes sur le village décorent
leurs poils lugubres
de médailles
de morts
nos morts
nos os...

Le griot:
Saigne-moi ça Attoungblan
de pleurs

et de mort...
Notables:
~es chacals sur le village...
Le village:
~haca-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a-a­
aIs
Le griot:
~hacals de mort et de cadavres Attoungblan.
Notables:
~es chacals sifflent,
des pirogues sur la savane de sangliers,
sur la forêt de tigres

sur les fleuves de caïmans et de crocodiles
plein les crues...
les chacals ornent leur cou
de tombes
de colliers
de calebasses à venir
dégueulant la montagne de nuit

~e village:
o venin
o montagne de nuit...
Le griot:
Instruisez parole de roi
Attoungblan au vent messager!

Mais dites roi, est-ce là toute la parole du roi?
Et le mal qui frappe le village de ses griffes de dragon
?
~e roi a-t-il une solution, un remède dans son sac à miracle?
~e roi:
~ontinuez, notables, continuez.
~ 'éléphant met deux ans pour mettre bas...
176

Ainsi en est-il de la parole du roi...
Le village:
Parole de roi taille d'éléphantforee d'éléphant
Notables:
On n'a jamais vu un lion mettre bas un mouton. ..
Le village:
On n'a jamais vu un lion mettre bas un mouton
Notables:
On n 'a jamais vu un aigle prendre peur de cheminer aux cieux de son royaume...
Le village:
On n'a jamais vu un aigle prendre peur de cheminer aux cieux de son royaume.
(pP. 78-79)
Cette séquence témoigne de l'usage du rythme ternaire. Dégageons les différentes composantes
par lesquelles la parole emprunte la structure ternaire :
- le roi
- les notables
- le village.
Ces trois composantes, partant de présupposés connus, permettent d'organiser l'aire de
mutation de la parole dont elles constituent les différents pôles d'émission: il s'agit d'une
assemblée villageoise: le roi est présent; en face de lui, le peuple, les notables. On reconnaît dans
cette répartition des groupes, l'espace triadique avec :
le roi
émetteur
(El)
les notables
agent rythmique RI
le peuple
le récepteur
R2.
Dans cette séquence, dans quelle mesure le roi prend-il la parole et dans quelle mesure celle-ci
est-elle reprise par les notables?
C'est au niveau profond de l'analyse du texte que se dégage la structure triadique que
nous croyons être celle de la séquence.
C'est d'abord le roi qui parle :
Telle est ma parole.
C'est le pôle El. Le roi enjoint ensuite les notables et les griots de répercuter cette parole:
Notables et griots
Annoneez parole su roi.

Il situe par ce dernier propos, l'agent rythmique dans sa fonction de relais entre l'émetteur El et le
récepteur R2. C'est là une parole destinée au peuple. Le pôle de l'agent rythmique sollicité
s'anime immédiatement:
Parole du roi
parole d'or à suspendre dans le cœur
Comme feuille d'acajou au ciel
177

Le roi lance d'autres injonctions :
Annoncez parole du roi
Notables parlez
Et le peuple de réagir, à son tour:
o roi
le village écoute la parole du roi

o roi
le village entend la parole du roi
Les différents pôles de la communication sont ainsi mis en place. La parole alors circule.
Tout porte à croire que cette parole est d'essence binaire, dans la mesure où elle ne se déroule
qu'entre les notables et le village. Mais une lecture en profondeur permet de voir que cette
structure binaire est en fait un glissement de la structure ternaire, car dans ce schéma, les notables
ne font que véhiculer la parole du roi. Les instances de parole des notables cumulent en fait deux
temps: le temps de l'émetteur (El) et celui de l'agent rythmique (RI).
Sur le plan de l'écriture, Adiaffi recourt à des subterfuges : le roi annonce dès le départ sa
situation de parole. Ensuite il laisse aux notables la charge de transmettre cette parole dont le
thème n'apparaît nulle part dans son propos. Dès cet instant, il s'efface derrière les notables qui
deviennent, en tant qu'agent rythmique, l'émetteur E2 et reformulent au plan thématique le
message à l'intention du peuple 1
Mais quelle est l'efficacité d'une telle écriture? Nous répondrons à cette question après
avoir analysé le rythme ternaire dans Fer de lance de Zadi Zaourou.
2/ Le rythme ternaire chez Zadi Zaourou
Dans son organisation, le poème de Zadi se donne comme une assemblée villageoise ou
l'émetteur, en l'occurrence le poète parle à une foule par l'intermédiaire de son agent rythmique,
Doworé.
Nous voici, Doworé
à la racine de la nuit
et lajoule est compacte
lajoule (son cœur son corps et son âme en rut)

Cette séquence qui ouvre le poème consacre la mise en place des pôles de la communication ainsi
que nous les avons identifiés ci-dessus.
La joule est compacte la joule (son cœur, son corps et son âme rut)
C'est la manifestation du peuple désormais accroché aux lèvres du poète dans l'attente de la
bonne parole (en rut). L'agent rythmique est sans équivoque situé dans son rôle de relais de la
parole entre le poète et le peuple:
1 Le I)'thme ternaire, tel que nous le justifions chez Adiaffi doit beaucoup au référent social qui prescrit au roi de
ne pas parler en public. Si par nécessité il doit parler, cette parole doit être la plus brève possible.
178

Nous voici à la racine de la nuit Doworé
Prends garde à ce bissa fameux que tu tiens
Prends-y garde et porte au loin ma voix
Dévide ma griotique
Rythme
Rythme-laferme, ma griotique

et qu'elle vibre
et qu'elle s'ébranle
et qu'elle ruisselle la foule

en lassos de chairs souples
en méandres de pas inédits
en hurlements de fauves pour ma survie

(P.8)
Le bissa apparaît dans la séquence comme la marque première de l'agent rythmique. C'est par le
bissa, en effet que l'agent rythmique harangue la foule. Sa marque seconde est définie par
l'attitude qu'il a avec la parole de l'émetteur El:
Porte au loin ma voix
Dévide ma griotique

Il s'agit ici non seulement de relayer l'émetteur El, mais également de veiller à la qualité de la
parole afin qu'elle produise son effet sur la foule:
et que l'entende le peuple assemblée
et qu'elle vibre
et qu'elle s'ébranle
et qu'elle ruisselle

lafoule
en lassos de chairs souples
en méandres de pas inédits
en hurlements de fauves pour ma sun1ie

(P.8)
On mesure bien l'effet du rythme sur les sens ainsi que son pouvoir unifiant et participationniste à
l'occasion des veillées poétiques. Celle constituée par Fer de lance commence à minuit, l'heure
des initiés (racine de la nuit) et s'arrête à l'aube :
Sue ma face Doworé
lajine fécondante et lumineuse rosée
(P.49)
Dans cet intervalle de temps, le poète est présent, mais avec lui, sont également présents,
d'un bout à l'autre du poème, l'agent rythmique et le peuple. Pour donner une idée de cette
présence, signalons que Doworé est interpellé 57 fois dans les 46 pages du poème. Cette
récurrence donne une idée du harcèlement que pratique le poète pour imposer l'agent rythmique à
l'esprit du lecteur, l'agent rythmique, et avec lui, le peuple. Avant tout commentaire à propos de
179

cette présence, nous faisons un relevé de certaines des formes qui manifestent ces deux pôles du
discours. D'abord l'agent rythmique:
p. 5
Tien~ferme, Doworé mon frère et port~ au loin ma voix
Dis et redis après moi
P 8: Prend~-ygarde et port~ au loin ma voix
Dévid~ ma griotique
Rythm~
Rythme-la ferme, ma griotique
Pll
Multiplie ma voix et que s 'amplifif mon poème, Doworé mon frère
P.l3
Qui donc fera écho à ma voix si tu n y parviens toi, Doworé ?
Port~ au loin ma voix
Dévide mon poème

Pl4 : Livre-leur pour ma paix le savoir que jalousementJ1l. caches sous ta langue
P.l5
: Port~ au loin ma voix
Pl6
: Qui donc mieux que toi peut se vanter de redonner vigueur aux invalides
par la chanson ?
P.l8 :Prend§. garde à ce que nulle syllabe ne se perde
Prend§.-y garde mon frère et laboure comme il faut le fond de ton oreille
P2l :Port~ au loin ma voix, Doworé
P23
:Port~ au loin ma chanson Doworé
Fructifi~ ma querelle
P 25 :Port~ au loin ma voix jeJ'en prie et prend~ garde qu'aucun mot de ma
bouche ne s'éloigne des oreilles qui nous veillent et qu'il nous faut
instruire
P.26 :Redis après moi, Doworé
Redis après moi et neR lasse point
P33 :Chant~ Doworé Chante après moi
P
38 :Port~ au loin les noms multiples du roi de Sikasso Babemba
P.39 Chante donc Doworé

Chant~ après moi et port~ au loin ma voix Doworé
P. 40
Ebranl~ la foule et redis après moi, Doworé
PA3
Et vous autres hommes et femmes du Yakolo ( ..) Prêtez l'oreille à sa voix
pour ma survie
P 49
Dis et redis après moi, Soukoukalba
P.5l
Porte au loin ma voix Doworé
Marche droit sur la foule .flagelle de ta voix l'inertie qui la guette.
Les formes qui manifestent la présence de l'agent rythmique sont celles que nous avons
soulignées. Elles sont, comme on le constate, assez diverses et toutes liées à la fonction du
langage que Jakobson dénomme la fonction conative et à propos de laquelle l'auteur de Essais de
linguistique générale (1) écrit :
L'orientation vers le destinataire, la fonction conative, trouve
son expression la plus pure dans le vocatif et l'impératif qui,
du point de vue syntaxique, morphologique et souvent même

phonologique, s'écartent des autres catégories nominales et
180

verbales.]
Il précise, s'agissant de la valeur de cette fonction:
La poésie de la seconde personne est marquée par la fonction
conative, et se caractérise comme supplicatoire et exhortative,
selon que la première personne est subordonnée à la seconde ou la
seconde à la première. 2
Par rapport à cette analyse théorique de Jakobson, on note dans notre relevé ci-dessus,
l'usage tout à fait fréquent de l'impératif, mode par lequel se manifeste le désir du poète de voir
l'agent rythmique jouer auprès de son peuple, le rôle qui est le sien, à savoir, répercuter sa parole
pour que celui-ci l'entende. L'allocutaire lui-même est constamment suggéré, soit par des
syntagmes nominaux Doworé, mon frère, soit par les formes personnelles de la seconde personne,
tu, toi, ton.
Ensuite les marques textuelles de la présence du peuple:
F8:
Et que l'entende le peuple assemblée
FI3 : Et que l'entende le peuple assemblé
FI4: Livre-leur pour ma paix le savoir
P.2I
: Et que les peuples m'écoutent
F 25: Qu'aucun mot ne s'éloigne des oreilles qui nous veillent
Les marques liées à l'évocation du peuple sont celles en rapport avec ce que Jakobson
appelle, d'autre part, la fonction dénotative ou référentielle. Voici ce que dit Mademoiselle Parent
qui fait le point de la théorie Jakobson, à propos de cette fonction:
A la fonction dénotative, correspond le pronom de la troisième
personne et un large éventail des temps verbaux, en particulier
l'usage des temps du passé3.
A propos du siège du procès dénotatif, Jakobson lui-même parle de la troisième personne comme
le quelqu'un, ou le quelque chose dont on parle (2).
Dans notre relevé, apparaissent des syntagmes nommaux de la troisième personne
(peuple, oreilles), ainsi que des pronoms personnels.
Cette présence massive des deux agents de la communication dans la texture du poème
relève d'un parti - pris. Il s'agit, en effet, pour le poète, de marquer à chaque instant du poème,
la manifestation du circuit ternaire en donnant au lecteur le sentiment que deux voix interviennent
l'une après l'autre dans les instances de discours que nous avons relevées :
Multiple ma voix et que s'amplifie mon poème Doworé mon frère
1 R. Jakobson. Ibid. p. 216
2 R. Jakobson. Ibid. p. 219.
3 M. Parent,
181

Il Y a d'abord la parole du poète (ma voix) et celle de l'agent rythmique qui est suggérée
par l'acte que celui-ci est chargée d'accomplir et dont le procès est exprimé par multiplie. Le
sentiment chez le lecteur qu'il y a émission de deux voix est obtenu à partir de deux moyens:
d'une part, l'ethnologie, d'autre part, le langage:
- Le lecteur a, au niveau ethnologique, connaissance d'une telle disposition de parole. Il
n'éprouve donc pas de grandes difficultés à se retrouver et à intégrer les différents agents du
discours.
- Sur le plan du langage, le poète recourt à la valeur performative des énoncés
illocutionnaires. Les verbes, tiens, dis, redis, prends, rythme, dévide, multiplie, porte, livre,
laboure, fructifie, chante, ébranle...
réalisent, pour ainsi dire, l'action qu'ils dénomment. Tous
ces verbes, dans leur diversité, restent cependant autant de formes (nombreuses) par lesquelles le
poète vise un même résultat : son contact avec le peuple par la médiation de l'agent rythmique.
L'effet de réécriture est ici total. Ceci justifie le mot harcèlement que nous employions
tantôt. Il faut à cela ajouter l'effet de renforcement de l'impératif. On le voit donc, la parole à
structure ternaire influence profondément l'écriture de Fer de lance. Mais, contrairement aux
assemblées juridiques et aux veillées poétiques, l'espace triadique de Fer de lance tout comme
d'ailleurs celui de D'Eclairs et de foudres, reste idéel, c'est en effet par le langage, comme nous
l'avons vu, que le poète tente de créer, mieux de suggérer, cet espace de parole. C'est pourquoi
sa saisie exige que l'analyse parte de présupposés connus, référant à la distribution de la parole
dans les assemblées villageoises. C'est ce recours qui nous a permis de justifier la manifestation du
modèle triadique chez Adiaffi et chez Zadi.
Mais quel que soit le résultat obtenu, la structuration idéelle du modèle triadique n'avoue-
t-elle pas en fait l'échec de l'écriture poétique à transcrire cet aspect de la parole africaine? Le
mot échec s'entend ici au sens noble du terme, c'est-à-dire des efforts à fournir pour faire aboutir
ce procédé.
Cette question sur la structuration idéelle du modèle triadique nous apparaît essentielle:
en effet, pour le critique, dans quelle mesure, l'effet de stylisation qui aboutit à la structuration
idéelle du modèle triadique dans Fer de lance et D'Eclairs et de foudres traduit-il encore le
modèle traditionnel dont il est sensé être le reflet? Quelle est l'efficacité d'une telle parole par
rapport au modèle traditionnel que propose le poème Africa et qui est déjà lui-même un écart par
rapport à l'aire de mutation de la parole juridique? N'est-ce pas avec une certaine ingéniosité
finalement que tant dans D'Eclairs et de Foudres que dans Fer de lance nous parvenons à parler
d'un rythme ternaire mettant en mouvement les trois pôles de la communication comme le poème
Africa l'a illustré?
Adiaffi, d'une part, Zadi, d'autre part, suggèrent à partir de moyens qui leur sont propres
en tant que créateurs, le modèle triadique ainsi que nous l'avons décrit dans chacune de leur
démarche; mais dans sa forme, le schéma que propose chacun de ces poètes est-il encore
triadique?
Dans D'Eclairs et de Foudres, la parole se déroule finalement entre les notables et le
village. Même si le circuit de la parole dans le modèle traditionnel autorise une lecture du type
ternaire, il reste que le modèle textuel qui s'en dégage est purement binaire.
182

S'agissant de Fer de lance, malgré les nombreuses injonctions et interpellations faites à
l'agent rythmique, Doworé, et les références multipliées à l'adresse du peuple, on n'aboutit, ni
plus ni moins, sur le plan du texte qu'à un seul temps de parole qui est celui du poète. La présence
de l'agent rythmique et du peuple est simplement suggérée, donc idéelle; en effet à aucun
moment ces deux agents n'interviennent directement dans le circuit de la communication. Si nous
considérons un tel circuit, malgré tout, comme ternaire, ce n'est qu'en référence au modèle
traditionnel qui l'informe. Ce sont là autant d'hypothèques qui pèsent sur la transcription du
modèle triadique au moyen de l'écriture.
Ces réflexions, il convient de le precIser, ne remettent pas en cause la présence ou
l'implication du modèle triadique dans le texte écrit, mais posent gravement le problème d'une
écriture du modèle triadique avec toute l'efficacité requise. Mais cette difficulté, les poètes eux-
mêmes ont été les premiers à en prendre conscience. Zadi lui-même disait du modèle triadique que
quelles que soient les subtilités et les finesses mises en jeu, sa transcription constituera toujours un
problème, dans la mesure où l'espace de l'écriture est un espace unidimensionnel qu'il est
impossible de le tourner autrement i
Mais à poser tous ces problèmes à propos des poètes et de leur écriture, et les poètes eux-
mêmes à dire leur insatisfaction, les uns et les autres sont bien injustes envers l'artiste; car en fait
le problème qui se pose ici, ne concerne pas du tout le poète, mais plutôt le critique. Le poète
peut ne pas être satisfait; les grands maîtres en la matière l'ont-ils jamais été?
A vrai dire le problème se pose au critique de rendre compte de cette écriture triadique,
car quoi qu'on en dise et quoi qu'il en pense lui-même, le poète usera toujours de cette forme
d'expression. Le critique va-t-il alors ignorer souverainement ce modèle sous prétexte qu'il ne
reproduit pas le modèle traditionnel ? Le problème que nous posons est d'autant plus important
qu'à l'heure actuelle les expériences se multiplient, soit sous la forme ternaire, soit sous la forme
binaire mais engageant dans tous les cas l'interférence entre les temps de parole. Nous retiendrons
deux cas qui témoignent de la pertinence du problème: le Burkinabé P. Titinga
et l'Ivoirien
Séverin Gohorébi.
La Poésie des griots de Pacéré Titinga pose gravement le problème des temps de parole;
mais avant tout propos, faisons connaissance avec le texte:
1.
Le petitfils
2.
Pense,
3.
Pense et écoute.
4.
Raclez
5.
Raclez encore,
6.
Les fonds de marmites,
7.
Et,
8.
Debout
9.
Tout ceux qui vivent
10.
Dans la mort
11.
Ou
1 Il faut penser que Zadi, en investissant l'espace triadique au théâtre, art du spectacle et de la représentation,
entend se venger de la difficulté de sa traduction en poésie. Ce modèle hante en effet nombre de ses créations
dramatiques: Le Secret des dieux avec le personnage de Doozie, quelque peu, directeur de conscience du
monarque Kaya Maghan, mais aussi intermédiaire entre le roi et le peuple; Voyage au pays de l'or, etc.
183

12.
Dans le ciel ouvert.
13.
Debout,
14.
Debout,
15.
Nous allons chanter
16.
Et chanter
17.
La mort.
18.
Raclez
19.
Raclez enfin
20.
Toutes les marmites
21.
Tous ceux qui vivent
22.
Se lèvent
23.
L'empire va chanter la vie;
24.
Et debout,
25.
Debout tous ceux qui vivent;
26.
Le premier pas
27.
Est toujours
28.
Un tam-tam
29.
Qui,
30.
Rappelle,
31.
Rappelle,
32.
Rappelle
33.
Le message
34.
Des aînés.
35.
Condoléances,
36.
Douleur,
37.
Condoléances.
38.
C'est la barbe poussiéreuse
39.
Qui soulève
40.
Les castagnettes du message
41.
Condoléances,
42.
Douleur,
43.
Je suis venu
44.
Vous présenter
45.
Mes condoléances»
(pP. 9-10)
La séquence cumule deux temps de parole qui se répartissent de la façon suivante:
QI = 1.1 à 1. 34
Q2 = 1. 35 à 1. 45
La première micro-séquence (QI) est débitée par le tam-tam qui, selon Pacéré, en pareille
circonstance, prend le premier la parole pour déclamer une formule introductive au terme de
laquelle il annonce le thème à développer. Dans cette séquence, c'est le thème de la mort. Le tam-
tam est ensuite relayé par le poète qui ici assume la seconde micro-séquence (Q2). Le passage
d'un temps à l'autre n'est marqué autrement que par un renvoi en notes. Aucune marque
stylistique ne prend en compte cet état de fait. A la fin de la déclamation le tam-tam décline son
identité et son rôle dans la production de l'œuvre poétique:
184

Le premier pas
est toujours
un tam-tam
qui
rappelle,
rappelle,
rappelle,
le message des aînés.
Au niveau du poète, il y a certainement un travail d'intégration stylistique des différents
temps de parole à faire. Mais faute de ce repère stylistique, l'organisation du poème offre tout de
même des clés pour une lecture moins exotique: Pacéré parle de la parole du tam-tam comme
d'uneformule introductive. Au critique se pose le problème de la mise en relief de cette formule
et de sa distinction de la parole proférée par le poète. Mais ceci suppose que le critique est
familiarisé avec cette forme de parole. C'est à cette seule condition qu'il pourra en rendre les
subtilités sur le plan des échanges entre le tam-tam et le poète. Ces questions que nous soulevons
posent encore une fois, s'il en est pesoin, le problème d'une critique adaptée aux conditions de
production du texte, du fait de son imbrication avec la tradition orale qui informe nombre de ses
démarches et sans laquelle le texte tombe dans la banalité. Ce point de vue trouve un échos dans
le poème Souffle sans fin de Séverin Gohorébi et qui reproduit sur un registre différent l'espace
triadique où s'organise le rythme ternaire:
« Quel malheur 1
Quel malheur 1...
Zoua,

Quel malheur 1
Ecoute le tambour - note guerrière
Dessus la Colline-Forte;
Ecoute le tambour l'ultime voix des Maîtres 1
Brisé
Brisé...
L'homme.
Brisé.

Quel malheur 1
Zoua
Quel malheur 1
Ecoute ce tambour de guerre.
Ah 1ce jour-là...

Ce jour entre tous piégé
Ce jour-là 1...

( ..)
Le tambour gronde
Quel malheur 1
Dessus la Colline-Ardente 1...
Que les oreilles ouvrent 1
Le tam-tam appelle 1

Que les oreilles de la terre ouvrent 1
DNAHID 1
La terre s'embrase dessus la Colline-Forte
185

Oue les oreilles écoutent !
Le tambour appelle, appelle 1
(pp. 9 -10)
On notera dans la séquence, l'organisation de la structure ternaire :
- le poète et son double incontournable, Zoua comme émetteurs.
- le tam-tam parleur qui répercute le message en tant qu'agent rythmique.
- le public-choeur signifié par la synecdoque oreilles.
La séquence est dominée, outre le poète, par la manifestation de l'agent rythmique et pour
lequel le poète sollicite la parole médiatisée. Les formes suivantes:
Ecoute le tambour»
ou le tam-tam appelle!
ou encore le tam-tam gronde.
sont autant d'évocations par lesquelles le poète tente d'imposer idéellement la parole médiatisée.
Ces formes sont réitérées six fois. C'est par exemple le tam-tam qui dit ONAHIO et non le poète.
La stylisation très poussée de la structure ternaire entraîne les matériaux dans une certaine fusion.
Mais le critique a le devoir de les reconnaître et de les analyser.
Ce passage est consécutif au décès d'un dignitaire. Le poète qui dans nos pays est appelé
dans de telles circonstances à célébrer le mort est là. Il a avec lui, son second (Zoua) qui double sa
voix. En face du poète et son double, se trouve la foule; et sur un troisième espace, le tam-tam
parleur. C'est là un premier niveau de lecture incontournable: l'organisation spatiale. Le second
niveau est consécutif à la circulation de la parole, dans l'ordre des interventions, dans cet espace.
C'est le poète principal qui en premier lieu parle. Cette parole est destinée au peuple
assemblé et qui veille le mort. Elle ne s'adresse pas à Zoua de sorte qu'il ne serait pas tout à fait
exact de voir à travers lui, une implication de la fonction conative. Zoua, doublant la voix du
poète, participe de la fonction émotive.
La parole du poète est ensuite reprise par le tam-tam qui la prolonge le plus loin possible.
C'est la manifestation du tam-tam que le poète stylise sous les formes que nous avons relevées ci-
dessus et qui sont une manière d'imposer le tam-tam à l'esprit du lecteur, de sorte que celui-ci
reconstitue toutes les émotions liées à ces conditions d'émission de la parole. Le poème ne
recouvre pas la même vitalité et la même densité pour un lecteur qui le lit dans la perspective du
modèle triadique qu'un autre qui le lirait comme on lit n'importe quel poème.
Les conditions d'énonciation déterminent le poème - c'est certes là un lieu commun - mais
ici plus qu'ailleurs, les données énonciatives influencent profondément le poème et en déterminent
l'organisation et partant la compréhension. On ne peut accéder au sens profond des deux poèmes
qui nous servent de référence ainsi que les deux premiers qui les ont précédés si le registre
énonciatif n'est pas épluché.
Toute cette réflexion pose encore une fois le problème de la prise en charge de la
spécificité négro-africaine pour ne pas appauvrir par une lecture trop exotique les productions
1 Poème inédit, dit par l'auteur lui-même, devant la dépouille mortelle du Pr Christophe Dailly, lors de la veillée
académique, dans l'enceinte de l'Université d'Abidjan-Cocody.
186

littéraires et artistIques négro-africaines. Dans cette perspective, le modèle triadique et les
interférences de la parole constituent pour nous des sujets de grande préoccupation, car il s'agit -
là de formes d'arrangement du discours en rupture avec les habitudes d'écriture. Cette rupture
apparaît dans la spatialisation du message, donc son morcellement, mais un morcellement qui lui
assure son maximum d'efficacité, quant à son impact sur l'auditoire, mais aussi sur le lecteur
lorsque celui-ci a présent dans son esprit, des schémas qui y réfèrent. Les critiques et les poètes
doivent donc se relayer pour lui assurer un meilleur épanouissement.
Pour conclure ce chapitre, notons que notre analyse des questions de rythme à tourné
essentiellement autour d'un point qui visait à situer le rythme dans la pratique des peuples
africains. C'est le sens qu'il faut donner à notre effort pour combattre les deux préjugés
contradictoires qui pèsent sur la question.
Ainsi notre conclusion selon laquelle le rythme est un attribut de l'homme où qu'il naisse
ne nous a cependant pas fait oublier la note particulière que les Africains apportent pour une
meilleure intégration du rythme dans leurs activités créatrices.
Nous avons, sur cette base, posé la problématique d'un rythme africain et dont l'influence
pouvait se prolonger dans la poésie négro-africaine francophone, avec ses moyens propres,
surdéterminés par la structure sociale qui les informe.
Notre observation de l'activité productrice des Africains et celle de travaux, plOnmers
pour la plupart, nous ont permis de dégager trois modes d'arrangement du rythme que nous
considérons comme relevant de la tradition orale africaine :
Ce sont:
- Le rythme profond
- Le rythme immédiat
- Le rythme lié au modèle triadique
Ce n'est pas que ces formes d'arrangement ne soient pas connues fondamentalement ailleurs, bien
au contraire; leur spécificité vient du fait que ces formes connaissent une transcription
particulière. Cette transcription ad' ailleurs parfois valu aux Africains des reproches, notamment
celui d'absence de génie. 1
Ces modes d'encodage du rythme, bien que divers, constituent leur unité autour de ce que
nous avons appelé la spiralité. Il va donc sans dire que toute la poésie produite par les Africains
n'est pas spécifique par rapport à la question du rythme: seules répondent à cette exigence de
spécificité, les formes poétiques soumises à cette loi générale que nous avons décrite plus haut.
L'écriture africaine du rythme coexiste dans le poème francophone avec la prosodie de
lOutre Henri Hell qui disqualifiait l'écriture poétique de Césaire pour trop donner, dit-il, b dans l'énumération et
pour trop solliciter le rythme, le Chef du Deuxième Bureau Militaire d'Abidjan écrivait dans un document sur l'art
nègre, paru le 12 juillet 1937 : La naïveté de l'exécution qui caractérise en général les arts nègres ne cache en
réalité qu'une répétition de formules banales, passés de génération en génération, qu'une routine sans
personnalité, qu'une méconnaissance complète de l'observation et de l'inspiration que l'on peut et doit tirer de la
nature...
Il est de notre devoir de civilisateur d'éveiller parmi nos sujets les notions d'observation de la nature, de retour
aux sources et d'inspiration personnelle.
187

provenance européenne; celle-ci opère particulièrement sur le plan de l'arrangement syllabique et
phonétique. Il serait fort intéressant de savoir comment les Africains se situent par rapport à la
matrice européenne. Il nous faut maintenant voir comment les poètes africains parviennent à
produire la signifiance dans leurs œuvres.
188

189

~l
190

La réflexion de cette troisième partie s'inscrit dans la même perspective que celle de la
seconde. La symbolique constitue, en effet, avec le rythme que nous avons analysé, les deux
domaines où, au regard de la nécessaire articulation dialectique du spécifique et du général, les
peuples africains, loin de fonder la civilisation de l'universel, lui apportent une contribution
spécifique. Nous défendions déjà dans le chapitre consacré aux problèmes de la spécificité cette
vue; il s'agit dans cette troisième partie, de confirmer cette vue-là quant à l'existence d'un
encodage symbolique dans la poésie négro-africaine d'expression française, hérité de la tradition
orale africaine.
Mais le domaine que nous abordons, celui de la symbolique, reste à l'heure actuelle, l'un
des plus discutés sur le plan de la critique littéraire. Les problèmes soulevés sont nombreux et
divers, mais touchent le plus souvent aux effets de signification et impliquent de cette façon nos
choix d'analyse. Nous ne pouvons, ici également, ignorer ce débat au moment où nous posons la
problématique d'une écriture symbolique africaine.
Nous consacrerons donc un chapitre - le premier - aux questions relevant du symbole dans
ses rapports avec le référent. Les conclusions auxquelles nous aboutirons, nous permettront
d'examiner le processus par lequel le symbole africain signifie son référent dans l'écriture des
poètes négro-africains francophones. Cette question, nous l'envisageons à travers deux chapitres
dans lesquels nous analyserons, pour le premier, les procédés de symbolisation fondés sur les
effets stricts de l'analogie; pour le second, les effets de la double dénotation, fondés sur
l'homothèse.
191

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192

1- Généralités: Autour du Symbole
1.
Les Africains et le symbole
La question fondamentale que pose le symbole en tant qu'objet d'analyse est celle du
comment signifier le référent; les rapports mimétiques que suppose l'acte de signification
constituent dès lors la base de l'analyse.
Sur ce point, on sait depuis l'Antiquité grecque et depuis Aristote, les divergences qui ont
toujours existé entre les différents points de vue et qui font qu'à l'heure actuelle, le symbole reste
un des problèmes les plus discutés dans le domaine de l'analyse littéraire. Un tel débat, dès lors,
est si général qu'il n'aurait pas vraiment retenu notre attention s'il ne s'était agit du
développement nouveau de la question, avec la prise de position exprimée par les critiques
africains et les réactions que celle-ci a suscitées. Cette prise de position, c'est par exemple,
lorsque Boubou Hama écrit:
L'arbre qui pousse dans le creux du sommet d'un arbre et qui le dépasse
est signe de grandeur. C'est à partir de celui-ci que le sonianké fait les gris-gris
à l'intention des princes et des rois. Le cri de la hyène, le hennissement du

cheval, le beuglement de la vache, le cri de la tourterelle sont interprétés par les
Peuls, les chasseurs ou les simples voyageurs. Les moments de la journée, les
jours de la semaine sont fastes ou néfastes pour les entreprises humaines. Le
point de jonction de deux routes qui se croisent, la termitière, la fourmilière, ont
leur signification profonde qui conditionne la vie de l'animiste Songhay. 1
C'est également lorsque Senghor écrit de son côté:
Tout est signe et sens en même temps pour les Négro-africains .. chaque
être, chaque chose, mais aussi la matière, la forme, la couleur, l'odeur et le
geste et le rythme et le ton et le timbre: la couleur du pagne, la forme de la
Mra, le dessin de la sandale de la fiancée, les pas et gestes du danseur et le
masque, que sais-je 1
?
ou que Zadi affirme :
La fonction symbolique est au centre de tout problème relatif au traitement
du signifié. Dans ces conditions, il nous apparaît pratiquement impossible de faire
progresser les études littéraires des œuvres négro-africaines et même certaines
questions de linguistique africaine s'il ne naît et ne se développe une sémantique
d'inspiration proprement africaine capable d'ouvrir une voie nouvelle pour le
décodage de notre production littéraire.
2
L'orientation nouvelle que Zadi propose de donner à la réflexion critique est consécutive
aux possibilités expressives que, selon l'auteur, le symbole confère au mot négro-africain.
1 Boubou Hama. Essai d'analyse de l'éducation africaine.
p.217.
IL. S. Senghor. Liberté 1. Seuil, 1956, p. 220.
2Zadi Zaourou. Césaire entre deux cultures. Op. Cil. p. 200.
193

Il s'en explique:
La fonction sémantique confrère au mot négra-africain un champ sémantique
très large et une autonomie suffisante qui l'émancipe relativement par rapport à
l'axe des contiguiïés. C'est d'ailleurs cette autonomie qui permet aux poètes négro-

africains d'ériger l'énumération et l'accumulation en fait stylistique signifiant] .
Cette prise de position de Zadi et toutes celles qui l'ont précédée ont, dans bien des cas,
suscité une réaction négative dans les milieux de la critique occidentale. Ces positions n'ont pas
eu grand échos en Mrique, mise à part la réaction de Ngal. Nous allons distinguer ces différentes
réactions et les situer par rapport à leurs niveaux respectifs de pertinence.
2
- La critique face à la notion de symbole par les Mricains.
a.
Hausser et le symbole
A travers une longue réflexion, Hausser analyse le fonctionnement du référent dans la
vision africaine du monde, cela en réaction contre ce que les Africains eux-mêmes appellent
symbole. L'auteur écrit à ce propos:
Senghor écrit: l'éléphant est la force, l'araignée, la prudence .. les cornes sont
lune ,. et la lune, fécondité. Relation, comme on le voit, diverses. Elles sont
chaque fois motivées:
« naturelles », si l'on veut en ce qui concerne l'éléphant-
force (synecdoque physique aisément universalisable). Il est, dès lors, possible
au sein d'une culture donnée, de dresser un lexique emblématique.2
Sur la base de cette réflexion, Hausser définit une classification:
Sous le terme général d'élément symbolique, nous avons donc affaire à
trois catégories nettement distinctes, bien qu'elles ne soient pas sans rapport les
unes avec les autres: le symbole, l'indice et l'emblème. 3

L'auteur précise à partir de cette catégorisation, la nature de la vision telle qu'elle se manifeste
chez les peuples négro-africains:
A vrai dire lorsque nos auteurs ou leurs exégètes parlent de symbole ou de
langage symbolique, ils n'ont guère en vue que l'emblème. La vision du monde
telle

qu'elle
se
manifeste
dans
la
négritude
serait
essentiellement
emblématique. 4
1 Ibid. p. 200.
2 L. S. Senghor. Op. Cil. p.21O.
3 Hausser. Ibid. p. 368.
4 Ibid. p. 368.
194

b -Xavier Cuche et B. Cailler par rapport au problème
d'une sémantique africaine.
Cuche et Cailler réagissent à la proposition de Zadi Zaourou d'adjoindre aux six fonctions
de Jakobson, deux autres fonctions qui, selon l'auteur de Césaire entre deux cultures, seraient
proprement africaines: la fonction rythmique et la fonction symbolique. Cuche écrit en réplique:
Lorsqu'il se propose d'adjoindre aux six fonctions du langage déterminé
par Roman Jakobson deux nouvelles fonctions qui seraient purement
africaines, Bernard Zadi paie d'audace. Et l'on peut légitimement se
demander si sa fonction rythmique

et sa fonction symbolique peuvent
s'appeler fonction dans le même sens que celui employé par R. Jakobson. 1
Et l'auteur de s'interroger:
La fonction symbolique consiste à l'enrichissement sémantique du mot
africain par les différents symboles qu'il peut recouvrir à différents
niveaux, cela revient - il à dire que le langage assure une fonction nouvelle?
Sans doute, sommes-nous en face d'un certain type de code particulier au
langage poétique: c'est l'usage poétique de la fonction référentielle en
Afrique.
Mais Cuche n'écarte pas tout à fait la possibilité qu'on pUIsse parler de fonction
symbolique
Peut-être pourrait-on néanmoins parler de fonction dans la mesure où la
fonction symbolique permet au destinateur de s'adresser en même temps à
plusieurs destinataires qui, selon leur degré d'initiation, interprètent le
message à des niveaux de sens différents?
Bernadette Cailler, de son côté, réagit à la notion de fonction symbolique proposée par
Zadi:
Je ne suis pas toujours convaincue de l'existence d'une fonction
symbolique intrinsèquement africaine.
Il me semble que la notion de
paradigme symbolique est toute déjà présente chez Saussure, qUOique je
comprenne bien l'explication de Zadi Zaourou. Cette explication souligne que
le mot, en Afrique, arrive au poème par avance enrichi, ce qui agrandit
énormément son champ sémantique.
2
1 X. Cuche. Aimé Césaire devant la critique ivoirienne ln Oeuvres et Critiques, III, 2, 1979.
2 Bernadette Cailler. Cahiers césairiens, 4, 1980.
195

b - La problématique d'une sémantique proprement africaine:
la position de Ngal.
Les récents développements que connaît la réflexion sur la symbolique n'ont pas eu
beaucoup d'échos sur le continent africain. La seule réaction, à notre connaissance, demeure celle
de Ngal à propos des voies nouvelles que propose Zadi pour une étude de la sémantique africaine.
A propos des
fonctions rythmique et symbolique que l'auteur donne comme spécifiques à
l' Mrique, celui-ci s'interroge:
Mais sont-elles inconnues de l'expérience linguistique et scientifique
occidentale, de sorte que l'on puisse parler d'une spécificité propre à l'Afrique
occidentale
? 1
L'auteur cite en appui à cette thèse, H. Meschonnic qui définit le rôle du rythme dans le
langage comme l'organisation des marques par lesquelles les signifiants linguistiques et extra -
linguistiques produisent une sémantique, distincte du sens lexical, appelée signifiance.

Au terme d'un exposé à propos de ce que Zadi pense être le fondement de la fonction
rythmique et de la fonction symbolique, à savoir, la structure contrastée des langues à tons
d'Afrique, pour ce qui concerne le rythme, et les effets d'agglutination pour la symbolique, N'gal
interroge à nouveau:
L'infime portion d'Africains qui ne sont pas locuteurs de langues à tons
ne participerait donc plus de l'unité culturelle proclamée entre tous les négro-
africains dans Césaire entre deux cultures, puisqu'elle n'est pas régie par la
double fonction rythmique et symbolique, génératrice de rythme, ciment d'union
entre les négro-africains.
? 2
Cette voie, selon N'gal, mène vers une impasse. L'auteur propose donc de situer le
problème de l'analyse littéraire ailleurs que dans la postulation et la multiplication des fonctions.
La vérité se trouve du côté des nuances et non dans la postulation (et
multiplication)
des fonctions.
Une
lecture
symbolique
n'impose
pas
nécessairement la postulation d'une fonction symbolique spéciale.
N'gal pose ainsi le problème des méthodes qu'il nomme réductionnistes
et dans
lesquelles il perçoit un danger pour l'analyse littéraire. Ce sont là autant de prises de position par
rapport au problème de la poétisation du référent, particulièrement la symbolisation.
Les différentes positions exprimées, on le voit, impliquent à chaque étape du processus
réflexif gravement notre propre perspective d'analyse qui postule un encodage symbolique
africain dans la poésie négro-africaine francophone, dans une relation d'intertextualité avec la
tradition orale africaine. Nous allons donc considérer les différents niveaux de pertinence à partir
desquels le problème de la poétisation du référent a été analysé par les différents auteurs. Notre
1 M. aM N'Ga!. Césaire 70. Paris: Silex, 1984, p. 181.
2 N'Ga!. Ibid. p. 193.
196

intention n'est pas vraiment d'apporter des réponses à chacune des positions exprimées, tant les
problèmes sont complexes et tant ce travail nous donne peu de recul pour mieux analyser ces
positions-là. Nous éviterons donc les dangers d'un embourbement certain dans des questions si
générales. Ainsi, notre contribution, si elle existe, se limitera pour l'essentiel à des interrogations
qui aboutiront, tant soit peu, à situer l'état actuel du problème sur la défmition du symbole.
fi
Réflexions sur le symbole à partir des différentes positions exprimées
1. La vision du monde des Africains est-elle emblématique?
Hausser donne la vision du monde telle qu'elle se reflète chez les poètes africains et leurs
critiques comme emblématique et non symbolique comme ceux-ci le font croire. Hausser pose là
un problème fondamental qui en articulant la question du comment signifier le monde, traduit celle
essentielle de la terminologie qui elle seule, en dernière analyse, détermine l'attitude que les
peuples - les Africains notamment - entretiennent avec le monde qui les entoure et la manière dont
ces peuples tentent de le refléter à travers l'activité créatrice du langage. On perçoit dès lors
l'urgence d'une telle question dans le contexte herméneutique africain.
Hausser pense que la vision du monde des Africains, telle qu'elle est reflétée par leurs
productions littéraires est emblématique, c'est-à-dire qu'un être ou un objet concret est érigé par
la tradition pour représenter une idée abstraite. L'auteur à dire cela tranche trop vite, à notre avis,
un problème qui fait l'objet de vives controverses, si on en juge par les différentes opinions
qu'expriment les auteurs à son sujet.
Le Vocabulaire technique et critique de la philosophiel
par André Lalande montre à quel
point des divergences peuvent surgir à propos d'un même concept. 2 Le constat qui se dégage,
suite aux différentes positions exprimées est que les auteurs de la table ronde expriment tous des
positions qui contrastent fortement avec celles que défend Hausser. Un Delacroix, par exemple,
parIe du renard comme symbole de la ruse au moment où Hausser parIe de l'éléphant comme
l'emblème de la force. Hausser soutenant qu'on ne peut confondre l'emblème avec le symbole, on
est alors fondé à se demander, face à ces deux définitions - la sienne propre et celle de Delacroix -
où se trouve la confusion, surtout que toutes les deux se fondent sur le caractère naturel de
l'analogie dans l'un et l'autre concepts.
Lalande à son tour détermine le symbole comme un moyen de mise en rapport de deux
éléments relevant de systèmes différents.
Dans quelle mesure l'éléphant et la force ne répondent-ils pas à ce critère de définition du
symbole? Il convient de noter que la discussion que nous avons reproduite en notes à partir de
1 André Lalande. Vocabulaire technique et technique de la philosoprue. Paris: P.U.F, 1982.
André Lalande reproduit dans son ouvrage le débat suivant:
H. Delacroix: Il me semble que symbole, au sens moderne, emporte toujours l'idée d'une correspondance
analogique naturelle et non conventionnelle entre forme concrète et l'objet qu'elle symbolise.
e .Hémon s'associe à cette observation. Des numéros matricules ne sont pas des symboles.
A. Lalande: J'ai reçu de M. D. Karrnin une observation où il propose au contraire de définir le symbole: «une
représentation sensible et conventionnelle, suppléant un objet concret ou un élément psychique.

197

l'ouvrage de Lalande, date de mars 1918. Il Ya là une bonne raison de penser que les définitions
ont pu vieillir avec le temps. Nous allons donc interroger des positions plus récentes
R. Wellek et A. Warren, dans leur Théorie littéraire, en page 264, définissent le symbole en ces
termes:
Objet qui renvoie à un autre objet, mais qui demande aussi
qu'on s'intéresse à lui - même en tant que présentation.
Les deux auteurs relèvent à la suite deux attitudes que, selon eux, les critiques adoptent face aux
signes ou face aux images. La seconde attitude qui intéresse notre propos consiste, selon eux, à
voir dans le symbolisme quelque chose de calculé et de prémédité, une traduction intellectuelle et
délibérée de concepts en termes imageants, pédagogiques et sensuels
Ils en viennent à se demander si le symbole diffère de la métaphore. Voici leur réponse:
Fondamentalement, il en diffère, croyons - nous, par sa récurrence et
sa persistance. On a le droit de parler de métaphore une fois à propos d'une
image .. mais si cette image revient de manière persistante, à la fois comme
présentation et représentation, elle devient symbole ou même parfois élément
d'un système symbolique (ou mythique). 1
Deux points dans les propos des deux auteurs retiennent l'attention: leur dénonciation
sans détours de l'attitude à regarder le symbole comme quelque chose de figé, immuable, et la
démarcation qu'ils établissent entre symbole et métaphore. Peu de choses jusque-là dans ces
opinions rappellent celle de Hausser qui dit de l'objet représentant et de l'objet représenté que
leur relation est naturelle.
2
Michelle Guern écrit dans sa Sémantique de la métaphore et de la métonymie :
Quant Péguy écrit dans le Mvstère des Saints Innocents la foi est un grand arbre, on
peut affirmer qu'il fait de l'arbre le symbole de la foi. Qu'il y ait symbole ici est
rigoureusement exact 1
L.Brunschvieg: Ce n'est pas le sens précis du mot symbole; le symbole s'oppose au signe artificiel en ce qu'il
possède un pouvoir interne de représentation; par exemple un serpent qui se mord la queue, symbole de l'éternité.
E. Van Biéma : Cependant on dit bien que le poisson était le symbole du Christ en tant qu'il représentait les
initiales I.X.O.R.E.
C. Hémon :C'était plutôt au sens primitif: signe de reconnaissance entre les chrétiens.
A.
Lalande: On passe par transitions sensibles de ce qui est naturel à ce qui est artificiel. Et par suite les
différents auteurs étendent plus ou moins l'application de ce mot. Une feuille de papier qui ne vaut pas un
centime, dit Ribot, peut devenir le symbole de millions. Un mathématicien parle bien des symboles +,-,V, etc.
H. Delacroix: Mais ce ne sont plus des symboles au sens où le renard est le symbole de la ruse.
Lalande lui-même définissant le symbole écrit: système continué de termes dont chacun représente un élément
d'un autre système.
Pour renforcer sa propre définition, Lalande cite Jules Lemaitre en ces termes: Un symbole est une
comparaison dont on ne nous donne que le second tenne, un système de métaphores suivies . ( p.l081)
1 On peut sur la même question consulter bien d'autres auteurs, parmi lesquels François Moreau (L'image
littéraire, 1981), René Alleau (la science des symboles, 1982), John Lyons (Eléments de sémantique, 1978) Henri
Morier (Dictionnaire de poétique et de rhétorique, 1961). L'encyclopédie Universalis (vol 15), etc.
2 M. le Guern. Sémantique de la métaphore et de la métonymie. Paris: Librairie Larousse, 1978.
198

L'auteur détermine les conditions pour que naisse le symbole:
Il Y a symbole quand le signifié normal d'un mot employé fonctionne comme
signifiant d'un second signifié qui sera l'objet symbolisé.
le Guern, non plus, comme on le voit, ne partage pas les vues de Hausser sur la question.
Nous dirons même qu'il confirme les conclusions de la table ronde de 1918, mais va quelque peu
au-delà en apportant une information supplémentaire sur la valeur linguistique du mot
symbolisant: il est le signifiant d'un autre signifié.
Il convient également à cette étape de notre réflexion de faire remarquer que jusqu'ici les
différents auteurs qui interviennent dans notre analyse ne morcellent pas ou prou le signe. Ceci
peut constituer un handicap par rapport à l'approche du signe faite par Hausser; c'est pourquoi
nous allons faire appel à des auteurs qui comme l'auteur de Essai sur la poétique de la négritude,
distinguent le symbole, l'indice et l'emblème.
Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov dans leur Dictionnaire encyclopédique des sciences du
langage définissent la relation dans le symbole comme non - nécessaire, donc arbitraire, car
diront-ils, le symbolisant et le symbolisé existent indépendamment l'un de l'autre. Cette relation,
selon les deux auteurs, est donc motivée. Autrement, concluent-ils,
rien ne pousserait à
l'établir. 2 Michel Hausser dira de la relation éléphant-force qu'il définit comme emblématique,
qu'elle est motivée, naturelle. On constate dès lors l'imbroglio total dans lequel nous mènent
les différentes définitions du concept de symbole.
Notre intention n'était pas d'apporter une contribution personnelle à une meilleure
approche du symbole, mais bien, suite à la position exprimée par Hausser, de donner une idée de
ce qu'est la situation définitionnelle du symbole. Aujourd'hui, au regard de l'état actuel des
recherches, comme notre analyse a permis de le faire mesurer, le champ définitionnel du symbole
est très confus, tant les divergences de vue sont profondes; ce qui, au départ de notre analyse
semblait être une simple lézarde, atteint parfois, au fil de notre réflexion, les dimensions du
gouffre.
Sous ce rapport, la conclusion de Hausser selon laquelle la vision africaine du monde est
emblématique ne nous satisfait pas du tout, car si cette position se justifie d'un certain point de
vue, dans la mesure où l'emblème est un moment du signe linguistique, et que par cela, le symbole
renferme un aspect emblématique, il reste cependant inexact de dire sur le plan du langage
littéraire que tel signe est emblématique et n'est que cela, surtout s'agissant des Africains. Réagir
ainsi, c'est refuser de prendre en compte deux choses: la première, l'état du problème, la
seconde, le point de vue des africains eux-mêmes dont les langues expriment bien la notion de
symbole. Erreur méthodologique ou mépris des cultures négro-africaines? Dans tous les cas,
nous pensons que dans ce domaine où les définitions sont très fluctuantes, la vérité n'est pas du
côté du dogmatisme, ni des vues personnelles à imposer comme normatives. Nous partageons en
cela, la recommandation de René Alleau qui, au plan méthodologique, devrait contribuer à
rapprocher les positions en prenant en compte la spécificité des peuples. L'auteur en effet
recommande:
1 Ibidem. P.39.
2 O. Ducrot - T. Todorov. Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. Ed. Seuil, 1972, p. 135.
199

Toutes les herméneutiques doivent être considérées à la fois comme
nécessaires et insuffisantes. Elles exigent donc de tous leurs spécialistes un
minimum de tolérance à l'égard des systèmes qui ne s'accordent pas avec celui
qu'ils tiennent pour le plus cohérent et une capacité suffisante d'auto - critique
pour ne pas se dissimuler la part d 'hypothèses et de postulats qui, de façon
inévitable, interviennent dans tout choix d'un critère de la connaissance et d'un
ordre de référence expérimentale. J

Cette recommandation semble pour nous tout à fait justifiée dans la mesure où la notion
d'emblème telle qu'elle est défendue par Hausser n'est pas absente du symbole, mais n'en
constitue qu'un aspect secondaire. Le fondement de tout symbole repose sur l'accumulation
d'images et c'est cela qui ruine la thèse emblématique. Si nous prenons le mot éléphant, il ne
symbolise pas que la force, il recouvre bien d'autres particules symboliques. On ne peut pas nier
dans l'absolu que chaque particule symbolique constitue un attribut particulier du signe et justifie
donc un vision emblématique. Mais notre désaccord, encore une fois, et cela est fondamental,
vient de ce que Hausser tend à privilégier ce qui n'est qu'un moment du phénomène et non le
phénomène totalement accompli, car le mot ne se transforme en symbole que lorsqu'il étincelle de
toutes ses facettes de sens, pas avant. La vision du monde des Africains de toutes les façons
récuse toute vision emblématique. A tel moment où à tel autre du signe, selon les besoins de
l'artiste, telle facette de sens peut dominer dans le signe mais, ce n'est jamais que pour mieux
marquer sa dépendance par rapport aux autres facettes.
2. La fonction initiatique du langage symbolique: la problématique
d'un usage particulier du langage symbolique.
Ngal fait remarquer, suite à l'idée qu'on 'pourrait parler d'une fonction symbolique
spécifiquement africaine, qu'une lecture symbolique ne postule pas nécessairement une fonction
symbolique spéciale.
Cette idée est dans le fond très juste, car la nationalité, selon nous, qu'on peut attribuer à
une situation d'analyse ne change rien du tout au problème de sa pertinence et de sa perspicacité.
Seuls comptent les outils sur lesquels se fonde cette analyse. Mais les faits ne sont pas si simples,
surtout face aux généralisations telles qu'elles apparaissent dans les positions exprimées par les
Européens. Henri Meschonnic dit du rôle du rythme dans le langage qu'il est d'organiser les
marques par lesquelles les signifiants dans le texte produisent la signifiance.
Burgos et G. Durand dans leurs études respectives donnent le dynamisme de l'imaginaire
comme essentiel à la fonction symbolique. Nous voudrions dire qu'autant les méthodes
réductionnistes que dénonce à juste titre Ngal constituent un danger, autant les généralisations
peuvent être une menace. On ne peut nier sur le plan du rythme, le rôle potentiel d'un élément
textuel donné, en entrant dans un rapport d'intertextualité avec d'autres éléments textuels. Il se
produit soit en surface, soit en profondeur du texte, un ou plusieurs niveaux d'homogénéité
notamment dans la production sémantique.
De la même façon, on ne peut nier qu'un tel usage soit l'apanage de tous les peuples, car
il suffit qu'une telle élaboration soit absente du texte pour que le texte lui-même soit détruit et la
lRené Alleau. La Science des symboles. Paris: Ed. Payot, 1982.
200

production sémantique irréalisable. La combinaison entre les différentes composantes du texte est
ainsi une loi pour l'existence même du texte, à quelque niveau que cette combinaison se produit
(lexical, syntaxique, accentuel, prosodique). Mais il est de toutes ces combinaisons, de toutes ces
marques - formelles ou non formelles - qui produisent la signifiance ou la valeur dans un texte, des
aspects qu'un peuple sollicite plus que ne le font les autres peuples et qui deviennent par
conséquent organisateurs de son rapport au monde et le particularisent ainsi. Est-il besoin de
brandir cette singularité comme au temps de la négritude? Peut-être pas, et surtout pas comme la
négritude; mais compte tenu de ce qu'on sait des rapports culturels dans le monde - extrêmement
discriminatoires, où les grandes nations, du fait de leur puissance éditoriale et du fait des
conditions de recherche particulièrement favorables dans ces pays, nivellent pour ainsi dire, le
niveau actuel des connaissances.
De la sorte, consciemment ou inconsciemment, ils donnent leurs vues comme normatives.
Il se produit dès lors une généralisation à outrance qui ne repose, la plupart du temps que sur
l'observation des données culturelles de ces seuls pays. En effet, il est rare que pour dégager telle
ou telle loi générale, les critiques fassent mention - contrairement à l'objectivité scientifique - des
apports des nations considérées communément comme arriérées. Cette situation par laquelle les
nations dites développées tendent à maintenir le contrôle sur l'activité critique explique les mises
au point critiques dont celle de Hausser, en double volume, n'est qu'une des illustrations.
L'important enjeu que représente l'activité critique souffre parfois qu'on reproche aux
autres, ce qu'on ne reproche pas à soi-même; les divergences de vue entre critiques européens à
propos du symbole le prouvent. Hausser, en effet, reproche aux critiques africains de confondre
emblème
et symbole, mais il se garde bien de souffier le moindre mot de la position d'un
Delacroix ou d'un Michelle Guern.
Bien souvent la réflexion de Hausser sur la poétique de la négritude est parcourue par
cette situation d'analyse qui témoigne du manque de retenue de l'auteur, mais surtout de bases
méthodologiques scientifiquement très contestables. C'est pourtant sur cette base que Hausser
écrit plus de mille pages de constante mise au point pour en appeler les critiques africains à ce
qu'il croit être un usage plus rigoureux des concepts. On mesure dès lors que si les méthodes
dites réductionnistes présentent le danger de la parcellisation, ce danger n'est rien, comparé à
celui lié à la généralisation qui, lui, ampute le patrimoine de l'humanité.
Il ne s'agit pas pour nous de revendiquer quoi que ce soit, car il n'y a rien à revendiquer, il
n'y a qu'à faire connaître la culture de nos peuples. C'est pourquoi il ne faudrait pas voir dans nos
positions actuelles la quête de l'originalité à tout prix, mais plus simplement, une contribution à
une meilleure connaissance de ce que l'HOMME culturel a produit où qu'il se trouve sur cette
terre.
Cailler, Burgos et Durand, chacun pour ce qui le concerne, parle de la fonction symbolique
comme le lieu où se révèle le dynamisme de l'imaginaire. Nous voudrions douter qu'il soit venu à
l'esprit des Africains de penser que l'activité symbolique ou la faculté d'imagination est le
monopole des peuples africains. Leur lecture des auteurs français depuis les plus petites classes de
l'école devrait les en préserver. Mais il convient de noter que la source commune de l'imaginaire
laisse cependant en blanc la question de la motivation. Celle qui pousse les peuples à signifier
symboliquement le monde et qui explique bien de leurs comportements langagiers, notamment la
conception qu'ils ont du monde et les rapports qu'ils établissent entre les différents éléments de ce
monde. Ces différents points déterminent ce que nous considérons comme la jonction initiatique
201

du langage symbolique. C'est ici que se situe, en effet, le problème et non dans le recours à
l'imaginaire commun.
Ce n'est en effet nulle part que dans les buts que les peuples assignent au langage
symbolique et la démarche par laquelle ces peuples tentent d'atteindre ces buts qu'il convient de
poser le problème de leur spécificité ou de leur attitude face au langage symbolique.
La symbolisation en Afrique, avant d'être un moyen esthétique vise avant tout à l'initiation
et à l'éducation de l'individu au sein de sa société. Cette exigence sociale impose un traitement
particulier au mot pour que celui-ci réponde à la fois au désir d'éducation de tous, c'est-à-dire
tous les niveaux intellectuels hiérarchisés du public si hétérogène des veillées de contes ou
poétiques. C'est bien à cette fonction initiatique pour les besoins de laquelle le message s'étale à
divers niveaux de sens que le conteur de Kaïdara fait allusion lorsqu'il écrit:
Pour les bambins qui s'ébattent au clair de lune, mon conte est une
histoire fantastique. Pour les fileuses de coton pendant les longues nuits de la
saison froide, mon récit est un passe-temps délectable. Pour les mentons

velus et les talons rugueux, c'est une véritable révélation. Je suis donc à la
fois futile, utile et instructeur. J
Dans ce propos du conteur, se profilent à la fois, les buts et la démarche du langage
symbolique. C'est précisément ici que le très commun recours aux sources de l'imaginaire se
spécifie chez les différents peuples. Selon que l'on aura fait tel ou tel choix, les implications sont
nombreuses et nous voudrions douter, contrairement à Cailler, Burgos et Durand que les peuples
se rejoignent et se superposent sur ce plan.
A propos des différents niveaux de sens hiérarchisés, l'éditorialiste de la page culturelle du
quotidien d'Abidjan,
Fraternité-Matin2,
Kinimo Man Jusu, écrit dans un article intitulé
Hermétisme, le propos suivant:
Les œuvres inspirées de la tradition orale sont vues en général comme des
œuvres compliquées. Cela est certes dû au degré d'acculturation des lecteurs
africains, mais il n'en demeure pas moins que les écrivains ne font pas la part des
choses, en mélangeant les niveaux du langage.

Et l'auteur d'expliquer ce qu'il croit être la démarche de la tradition orale à propos de l'encodage
sémantique du texte:
En Afrique, du moins dans la plupart des sociétés à initiation notamment - il
Y a plusieurs niveaux de langage qui vont avec les
classes d'âge. Or dans leur
création d'œuvres populaires, les écrivains traditionnistes s'emparent du langage
1 Amadou Hampaté Ba. Kaydara. Abidjan-Dakar: NEA, 1978, p. 17.
2 Kinimo Man Jusu. Hermétisme. Fraternité-Matin, 15 février 1980, p. 20.
202

traditionnel dans son
ensemble.
On comprend donc pourquoi ces œuvres
apparaissent hermétiques au public. 1
Nous sommes d'accord avec Kinimo lorsqu'il dit que la tradition orale gradue le message
par niveaux hiérarchisés. C'est bien là l'idée que nous défendons et qui trouve son fondement
chez l'artiste ou chez le maître d'initiation, dans la recherche d'une pédagogie intégrée. Nous ne
suivons plus Kinimo lorsqu'il parle de la distinction que ferait la tradition orale entre plusieurs
niveaux de langage qui vont avec les classes d'âge. Un tel cas ne peut s'envisager que lorsque
l'auteur s'adresse à un public homogène comme le donnent à voir les deux versions différentes de
Kaydara. Mais lorsque l'auteur se trouve face à un public hétérogène - et là est tout l'intérêt de
l'encodage symbolique en Afrique -le symbole se présente sous sa forme massive.
C'est chaque membre de l'assemblée qui, selon son niveau intellectuel, décode comme il
peut, le signe. Ainsi un symbole peut ne pas avoir de sens pour tel membre de l'assemblée, alors
que c'est ce qu'il y a de plus juste pour un autre. A cet égard, l'introduction de Kaydara est
formelle, à propos de l'enseignement magistral:
Ne nous faisons point d'illusions. Ce n'est point parce qu'il est oral, sans
classes et anecdotique que cet enseignement est facile (..) chaque image ou presque,
recèle comme un piège, un symbole et derrière le
symbole, une idée souvent
complexe. 2
Les différents niveaux de sens sont donc bien imbriqués. C'est là, la manifestation de la
fonction initiatique liée au langage symbolique. Mais on ne peut réellement mesurer la portée d'un
tel usage du langage qu'en interrogeant la conception du monde chez les Mricains et les rapports
que suite à cette conception, chaque élément de l'univers entretient avec les autres éléments.
ID - La fonction initiatique ou la sémantique de l'univers
chez les peuples africains: de l'impossibilité du modèle emblématique
Nous avons ci-dessus exprimé notre désaccord avec Hausser lorsqu'il donne la vision du
monde des Mricains reflétée par leurs productions littéraires et artistiques comme emblématique.
Une telle conclusion signifierait que chez les Mricains à tout élément de l'univers correspond un
signe et un seul qui sert à l'exprimer, à le signifier. Cela revient à dire que chez les Mricains il
suffit d'évoquer cet élément pour qu'apparaisse avec lui sa valence unique. Dire éléphant, c'est
signifier nécessairement la force. Ainsi apparaît le procès emblématique.
Encore une fois, nous l'avons dit plus haut, le procès emblématique est présent quelque
part dans le signe. Selon qu'il s'exprime avec une grande vigueur dans le signe, l'emblème
contraint le signe à la lexicalisation. C'est à la fois le cas des images usées et d'autres effets de
lexicalisation telle l'image associée. Ce phénomène qui est d'abord purement linguistique
s'observe nécessairement dans les productions littéraires de tous les peuples. Une réflexion
1 Ces propos de l'auteur sont consécutifs au débat qui a en ce moment cours en Côte d'Ivoire et qui est né à la suite
de l'émergence d'esthétiques nouvelles comme le « didiga» de Zadi Zaourou, le« théâtre-rituel» de Wéréwéré
Liking et Marie-Josée Hourantier, la « Griotique» de Niangoran Porquet et qui se proposent d'interroger les voies
africaines de l'écriture dramatique et du spectacle théâtral.
2 A. Hampaté Ba. Op. Cit. p.8.
203

critique sur l'écriture d'un peuple ne devrait pas, pensons-nous, s'appuyer sur ces manifestations
linguistiques pour tirer des conclusions. C'est négliger cette vérité sur l'image associée, mais bien
plus, c'est refuser de prendre en compte les fondements mêmes de la pensée africaine qui
détermine l'attitude des Africains face à l'univers.
Il faut rechercher les raisons de cette attitude dans la conception qu'ils ont de l'univers et
qui elle-même remonte à deux concepts bien universels, les concepts de matière et d'esprit. Si le
problème pour les Africains également, a été de savoir lequel a la prééminence sur l'autre, ceux-ci
ont surtout privilégié dans leur réflexion le rapport dialectique qui les relie l'un à l'autre. Leur
conclusion est que l'un et l'autre sont liés de manière organique. Parlant de ce choix idéologique,
Kwamé N'krumah, dans son Consciencisme, écrit à propos de la dialectique de la matière et de
l'esprit:
En fait, bien des sociétés africaines anticipaient sur ce genre de perversion.
Elles réduisaient la contradiction dialectique entre intérieur et extérieur] en admettant
une continuité entre le monde visible et le monde invisible. Pour elles, le ciel n'était
pas
hors du
monde,
mais à
l'intérieur.
Ces
sociétés
n'acceptaient pas
le
transcendantalisme et on peut estimer qu'elles ont tenté de faire la synthèse entre les
notions dialectiques opposées d'intérieur et d'extérieur en les rendant continues
autrement dit, en les abolissant.
2
Du fait de la réduction de la contradiction entre la matière et l'esprit, le monde dans la
pensée africaine constitue une unité où tout s'interpénètre, pour ainsi dire, tout est désormais dans
tout. Toute barrière est, de ce fait, abolie entre les différents étants. Zadi Zaourou tire les
conclusions d'une telle vision, sur le plan philosophique:
C'est l'univers tout entier et chaque être qui s'imprègnent intimement
jusque dans leur essence, du Souffle de l'esprit, de sa parole, de sa force,
d'autant de choses dont d'ailleurs, seul l'homme a le privilège. Du coup
prend fin le compartimentage de l'univers et la discrimination des objets
inanimés et des bêtes par rapport à l 'homme. Le principe qui en découle,
c'est le principe d'universalisme de la vie, d'identité substantielle de tous les
êtres .. et ce principe suppose avant tout la fraternité entre tout ce qui est:

entre l 'homme et l'animal, l'animal et la plante et le minéral, la plante et
l'homme. 3
Zadi en tire également des conclusions sur le plan esthétique :
On devine ce qu'une telle vision du monde et de telles conceptions
religieuses peuvent offrir d'élan, de créativité poétique à de tels peuples. En
chantant l'univers et tout ce qui le peuple, en l'organisant symboliquement à
l'image de sa propre société, en poétisant donc le monde, c'est son propre
règne que célèbre l 'homme de l'Afrique ancienne.
4
1 Les concepts d'intérieur et d'extérieur reprennent ceux de matière et d'esprit.
2 Kwamé N'Krumah, cité par Zadi Zaourou. La Parole poétique... pp. 323-324.
3 Zadi Zaourou. Ibid. p. 325.
4 Ibid. p. 326.
204

La pensée africaine, établit donc à la fois, des relations horizontales et verticales entre tous
les étants. Dieu lui-même n'y échappe pas. Une telle vision de monde conjure déjà théoriquement
toute analogie de type emblématique: les possibilités qui s'offrent à chaque étant de s'identifier à
tout autre étant sont illimitées. C'est cette possibilité qui donne à la notion de fonction initiatique
toute sa pertinence, du fait justement des rapports qu'un étant considéré peut entretenir avec
d'autres étants et les niveaux de sens où peuvent se situer ces rapports, sur la base d'une analogie
plus ou moins rapprochée avec chaque étant. C'est ici qu'il convient de rechercher la pertinence
de l'usage exacerbé de la répétition et de l'énumération qui prennent, du coup, valeur de procédés
majeurs parce qu'expliquant un trait de la culture africaine, en l'occurrence, l'usage symbolique.
Tout étant considéré devient dès lors plurivalent. Senghor exprime la plurivalence dans le langage
symbolique à propos de Césaire :
Chez Césaire, les images sont plus qu'ambivalentes: Multivalentes, et
doublement. La même idée - sentiment s y exprime par toute une série
d'images et chaque image y vit de sa propre vie, rayonnant de toutes ses
facettes de sens comme un diamant. J
y a-t-il vraiment place pour un modèle emblématique avec une telle conception du
monde? En Afrique l'attitude est nettement plus à la symbolisation qu'à l'emblématisation, car
pour les africains, il s'agit d'instruire sur les différentes relations de sens qu'un élément de
l'univers,
du fait de son essence commune avec tous les autres éléments, entretient avec eux.
C'est de cette démarche que naît la fonction initiatique que nous considérons comme particulière
au langage symbolique africain. Il importe de nous interroger sur les fondements de cette fonction
initiatique pour mieux comprendre ses motivations, mais aussi et surtout les possibilités immenses
d'expression qu'elle retire de la conception africaine unitaire du monde et qui explique que le
surréalisme dans ses modes de création ne surprend nullement l'Africain, habitué à cette hardiesse
de l'expression.
IV
Les fondements de la fonction initiatique ou la problématique
d'une sémantique de l'intégration sociale.
Le langage symbolique, de façon universelle, repose sur le principe de l'analogie. C'est par
elle que s'opère la transmutation et l'interpénétration des entités psychiques rapprochées par les
effets de symbolisation.
Le symbole africain distingue de ce point de vue quatre types pnnCIpaux d'analogie,
organisés par niveaux hiérarchisés. La pertinence de ces différents niveaux est fondée sur la nature
des rapports que le référent entretient avec son interprétant. Ces rapports vont des plus simples,
c'est-à-dire directement observables, sans un nécessaire concours extérieur, aux rapports les plus
complexes, c'est-à-dire hermétiques et qui confinent à l'ésotérie.
Là est tout l'intérêt du modèle symbolique africain: un tel usage du langage symbolique,
au-delà des besoins esthétiques, répond d'abord et avant tout à un besoin social de l'Afrique
ancienne: le besoin d'éducation de l'individu. Mis à part certains rites initiatiques qui se déroulent
sur une période bloquée et qui par conséquent coupent le néophyte de ses activités habituelles,
l'éducation, dans cette Afrique-là, se fait de façon spontanée. Elle est liée au rythme de la vie. De
1 L. S. Senghor. Comme les lamantins... Op. Cil. p. 160.
205

la sorte, toute occasion est propice à l'enseignement. Mais les veillées poétiques ou de contes qui
réunissent beaucoup de monde à la fois se prêtent le mieux à la formation de l'individu et de la
collectivité tout ensemble: ces veillées regroupent tant les bambins, les fileuses de coton que les
mentons velus et les genoux cagneux.
Il s'agit, on le voit, d'un auditoire très hétérogène. Cette hétérogénéité impose des
contraintes au maître d'initiation, en l'occurrence le poète ou le conteur. Celui-ci doit
nécessairement encoder son message de sorte qu'il réponde en même temps, non seulement aux
besoins d'expressivité, mais également au désir de compréhension de chacun et de tous, en
rapport avec les niveaux intellectuels diversifiés.
Cet auditoire tout aussi composite ne doit cependant, à aucun moment, avoir le sentiment
que le poème ou le conte qu'il entend s'adresse plutôt à telle frange ou à telle autre de
l'assemblée. L'expression d'un tel sentiment serait un aveu d'échec pour le poète ou le conteur.
Le message, par son caractère ésotérique, doit combler le désir de toujours apprendre des
initiés, et par son caractère éxotérique, celui des non-initiés. Pour répondre à une telle attente, le
poète ou le conteur soumettra le mot le plus ordinaire à une vive pression qui le mettra désormais
sous tension, en lui inventant un ou plusieurs sens nouveaux, parmi lesquels chacun trouvera ce
qu'il lui faut, et tous seront ainsi nourris équitablement du même message.
Dans cette opération, ce qui importe pour l'analyste, c'est moins la question du qu'est-ce
qui est dit, c'est-à-dire le sens du message - car ce sens demeure le même par sa nature, quel que
soit le niveau intellectuel auquel on se situe - que la question du comment cela est dit, c'est-à-dire
le mode d'évocation ou d'existence du référent. Avec cela, nous touchons au très délicat
problème de l'interprétation des différents sens produits.
Todorov, dans son Symbolisme et interprétation Ivoit dans le procès d'interprétation, un
acte psychique à deux volets qu'il désigne à la suite de Piaget par
accommodation
et
assimilation. Le psychisme humain serait, selon
l'auteur, à tout moment riche de certains
schèmes qui lui sont propres de sorte que, lorsqu'il se trouve confronté à des actions et des
situations qui lui sont étrangères, il réagit, en adaptant les schèmes anciens à l'objet nouveau
(c'est l'accommodation) ou en adaptant le fait nouveau aux schèmes anciens (et c'est
l'assimilation).
De ce point de vue, l'acte d'interprétation pour être possible, requiert que le schéma
proposé par la production littéraire échappe à la similarité avec les schèmes disponibles dans le
psychisme de l'interprétateur. Là réside tout l'intérêt de la fonction initiatique qui pose le
problème du symbole en termes de niveaux hiérarchisés. Un tel, non-initié, s'enflammera pour
telle forme d'expressivité, là où l'initié qui aura lui, assimilé immédiatement cette forme ne verrait,
par exemple, que platitude langagière; au contraire, tel initié trouvera comblé, son désir de
jouissance là où tel néophyte ne verrait qu'absurdité et obscurité. Cet effet contradictoire repose
sur l'idée éternellement africaine de la possibilité pour un mot donné de posséder plusieurs sens
symboliques,2 du fait de la perception du monde comme une seule entité organique. Mais le
1 Tzvetan Todorov. Symbolisme et interprétation. Paris. Ed. Seuil, 1978, p. 25.
2 Il convient, en effet de distinguer le sens symbolique des autres sens possibles, notamment le sens littéral
du mot(car la pluralité sémantique est inhérente à tout mot, d'où qu'il vienne) qui asservit les autres sens
possibles au sens le plus apparent. Le sens symbolique, lui, passe par la médiation d'un signifié second.
206

problème
demeure
toujours
celui
du
moyen
par
lequel
le
sujet
parvient
à
réaliser
l'accommodation, puis l'assimilation du mot par rapport aux schèmes produits par son système
psychique. Ce problème se rattache à ce que Todorov appelle la stratégie de l'interprétation et
dont il fait reposer le principe sur le double sens du mot: le sens immédiat venant du mot lui-
même et les sens seconds venant du contexte qui motive le texte. Dans l'exégèse biblique où
Todorov choisit d'analyser la stratégie de l'interprétation, ce second sens est fourni par ce qu'il
décide d'appeler la doctrine chrétienne.
Ces théories générales ramenées au contexte immédiat du symbole africain pose le
problème de l'interprétation en termes d'analogie entre le symbole et son interprétant, et le type
de rapport qu'ils entretiennent. Cette démarche requiert une méthode fiable qui permette de
distinguer les différents niveaux de sens, pour éclairer le mode de la poétisation du référent,
d'analyser le mécanisme de l'assimilation des sens seconds, en un mot, une méthode adaptée à une
herméneutique négro-africaine du symbole. Ceci nous amène donc à la recherche des voies à
partir desquelles analyser le symbole africain.
V
Stratégies pour une herméneutique du langage symbolique africain
A l'heure actuelle, les propositions pour une analyse du symbole sont nombreuses.
Il nous suffirait de citer parmi tant d'autres, celle de René Alleau ou de Wellek et Warren ou
encore et surtout celles de Roland Barthes ou de T. Todorov et qui sont fondées, pour ces deux
derniers, sur l'exégèse biblique. Autant nous ne récusons aucune de ces méthodes qui peuvent,
pour tel aspect ou tel autre aspect du texte nous être secourables, autant nous désirons pour des
raisons d'efficacité et de rigueur nous adresser en priorité, restant en cela fidèle à nos options, dès
le début de cette étude, exprimées et que nous suivons jusque-là, aux méthodes de l'observation
de la pratique du langage symbolique chez les Africains. Nous avons en mémoire la mise en garde
de Mveng à propos de l'herméneutique négro-africaine:
S'agissant des œuvres de civilisation négra-africaine, le premier écueil à
éviter sera de forger ou d'emprunter une méthode à priori de déchiffrement ou
d'analyse, et de tenter de soumettre ces œuvres à cette méthode au risque de

les violer. /
Par rapport à cette opinion, Roland Barthes propose bien une méthode axée sur quatre
niveaux de sens hiérarchisés à partir de l'exégèse biblique. Mais c'est là, une méthode qui ne
satisfait pas tout à fait les besoins sociaux de l'Africain dont le modèle symbolique est avant tout
un modèle pédagogique et initiatique. Voici ce qu'écrit Barthes:
Il était admis par la théologie que l'Evangile, l'Ecriture sainte ou une
parabole ou même une phrase de cet Evangile, avaient toujours quatre sens à
la fois: un sens littéral, celui des mots eux-mêmes, puis derrière un sens
historique se rapportant à l'humanité de Jésus, et derrière encore un sens
moral qui impliquait l'éthique, le devoir de l 'homme, et enfin quatrièmement,
le plus important, le sens dernier, le plus profond, le plus caché, mais le sens

vital, celui qu'on appelait le sens anagogique, parce que c'était celui qu'on
trouvait quand on avait remonté tous les autres sens. 2

1 R. P. Mveng, cité par Zadi. Op. Cit. 537.
2 Rolan Barthes
207

Cette indication d'analyse ne prend pas en compte la nécessité pour chacun de ces niveaux
de sens de contribuer en même temps à l'éducation et à l'initiation de l'individu, principe qui
constitue le fondement même du recours à la polysémie hiérarchisée chez les Africains. C'est
pourquoi, plutôt que de solliciter Barthes, c'est à Zadi, qui propose un modèle du même type,
mais adapté aux besoins d'expressivité du langage symbolique africain que nous nous adressons
sur ce point.
1. Le modèle initiatique ou approche analytique
de la polysémie hiérarchisée.
La théorie de Zadi sur la symbolique repose sur ce que l'auteur lui-même appelle la
fonction initiatique du langage symbolique. Le concept de fonction initiatique décrit le rôle que
la symbolique africaine, du fait l'organisation du message en niveaux hiérarchisés, fait jouer à la
parole poétique. Zadi situe ce rôle à plusieurs niveaux d'analyse:
C'est elle qui permet au poète de s'adresser au public si hétérogène de
l'oralité et de rendre possible le décodage de son message par des couches de
tous niveaux intellectuels. C'est également elle qui permet d'élaborer le
langage secret et discriminatoire de tous les initiés d'Afrique Noire. C'est
enfin par elle que le poète et le conteur initient les jeunes générations. 1

La fonction initiatique telle que Zadi précise son rôle dans la parole poétique africaine
pose en fait la question du comment signifie le texte en Afrique noire. L'auteur lui-même répond
en décrivant l'activité de production de la part du poète et qui confère à la fonction initiatique ce
rôle. Il distingue trois niveaux de pertinence ou niveaux d'encodage symbolique qui se traduisent
chez l'auditoire par trois niveaux de réception du message. Zadi distingue un premier niveau qu'il
appelle symbolisation de premier degré Voici ce qu'il en dit:
Elle se contente de découvrir, de constater et d'exploiter stylistiquement des
rapports analogiques existant objectivement entre les phénomènes, les êtres

et les chose!.
Et l'auteur conclut à propos de ce premier niveau de symbolisation:
La symbolisation de premier degré tout comme la métaphore, doit être
considérée comme essentiellement passive?
Le second niveau, l'auteur le dénomme symbolisation de second degré ou niveau
historique. C'est sur la base du ergot du coq dans Kaïdara que Zadi définit ce second niveau de
symbolisation
Pour décoder ce sous - élément, il faut se référer à l 'histoire de
Maghan Soundjata, empereur du Mali, donc aux paroles profondes des griots
du Manding. Là on saura comment après une extraordinaire épopée, le fils de
1 Zadi Zaourou. La Parole poétique. Op. CiL pA53.
2 Zadi Zaourou. Ibidem. P. 540.
3 Zadi Zaourou~m. P. 540.
4 Il s'agit de la particule symbolique ergot.
208

la femme - buffle est parvenu à bout du redoutable Soumangourou, roi du
Sosso, grâce à un ergot de coq ajusté au bout d'une flèche. J

Le troisième niveau, Zadi l'appelle .symbolisation de troisième degré ou symbolisation
complexe. Voici ce qu'il en dit:
Celle-là opère également sur des analogies, mais sur des analogies
qu'elle crée elle-même, développe et entretient ( ..) entre elle et la métaphore
la différence est qualitative.
2
Et Zadi conclut à propos de ce troisième niveau:
Elle est essentiellement dynamique, autodynamique même. 3
Ce sont là les niveaux d'analyse symbolique que propose Zadi. 4 Le modèle initiatique que
nous avons exposé présente pour l'analyse de la symbolique africaine le plus grand intérêt. En
effet, par rapport aux méthodes proposées, ça et là, en Afrique ou ailleurs, le modèle initiatique
en insistant sur le mode d'évocation du référent, pose le problème du rapport entre le référent et
son interprétant. Par cette voie d'analyse, l'activité de réception du message sera ramenée à
chaque niveau de l'encodage symbolique, au type de rapport par lequel le poète ou le conteur
poétise le référent.
C'est donc là une méthode très ouverte qui permet d'analyser toutes les formes
d'analogie, même celles que l'auteur n'a pas incluses dans son champ d'analyse, le proverbe par
exemple. Une telle extension est rendue possible par le caractère exploratoire du travail de Zadi
dont la haute teneur intellectuelle n'en fait cependant pas un ensemble doctrinal destiné à prescrire
des normes. Par sa souplesse, le modèle initiatique n'est pas chauvinement réductionniste ; il est
ainsi apte à s'adapter à d'autres méthodes pour une étude plus complète de l'usage symbolique
africain. Nous n'hésitons donc pas à lui adjoindre la théorie de la pensée imageante de Cauvin.
2. Le modèle imageant comme forme
de poétisation du référent.
Jean Cauvin analyse dans sa thèse de doctorat d'Etat, le mécanisme selon lequel le texte
oral signifie. Il donne le nom de pensée imageante à l'activité productrice dont émane cette
Il Zadi Zaourou. Césaire entre deux cultures. Op. Cit. p. 194.
2 Ibid. p. 540.
3 Ibid. p. 540.
4 M. Hausser qui se proposait de réajuster l'analyse symbolique faite par Zadi, à propos du symbole coq, voit dans
la hiérarchie des sens, deux niveaux d'encodage symbolique en réduisant les niveaux 1 et 2 en un seul, car, ces
niveaux, dira-t-il, relèvent tous deux du culturel.
Pour notre part, nous pensons que le problème dans l'évocation des symboles est moins dans celui de la
nature du processus analogique impliqué que celui du
mode de l'évocation du référent. Les sens hiérarchisés
relèvent tous de la même nature. Le niveau 3 échappe-t-il au culturel? Hausser ne répond pas à cette question, se
contentant d'opposer enseignement laïc et enseignement religieux. L'enseignement religieux qui, selon lui,
caractérise le niveau 3, serait-il non culturel? Quoi qu'il en soit, tous les niveaux hiérarchisés aboutissent tous à la
sémantisation de l'objet ou du référent; le problème demeure le processus qui aboutit à la signification du référent.
Tout est donc dans le mode de l'évocation de l'objet qui pose à son tour le problème d'une herméneutique de
l'interprétation.
209

signification. Son objet en tant que concept descriptif est, selon l'auteur, d'étudier la démarche
par laquelle s'effectue le transfert de sens d'un registre sémantique vers un autre registre
sémantique, principe qui fonde le langage symbolique, en tant que forme du contenu. La pensée
imageante
situe donc par son objet l'analyse non plus seulement sur le plan de la production du
message, mais surtout sur celui de sa réception, c'est-à-dire de l'herméneutique.
Pour Cauvin, un tel transfert n'est possible qu'à cause du fait que dans le langage
imageant, entre le référent et le mot-image, vient prendre place ce que l'auteur appelle une
image-concept et qui favorise, selon lui, la focalisation de l'esprit sur un aspect seulement du
référent. Le mot-image fonctionne dès lors sur le principe de la double dénotation, c'est-à-dire
qu'il possède une dénotation première en tant qu'il signifie une relation d'origine, et plusieurs
dénotations secondes en tant qu'il est apte à signifier diverses relations dans les emplois par
transfert de la signification. J
L'outil qui permet le rapprochement entre la
relation d'origine
et la
relation
d'emploi est l 'homothèse, concept que Cauvin définit ces termes:
Nous appelons homothèse la figure
qui résulte de
l'intentation.
Homothèse, car dans cette figure sont posés comme semblables une situation
vécue et une situation signifiée par un énoncé, alors que cet énoncé semble
n'avoir rien en commun et au besoin aller à l'encontre de la situation vécue?
L'intentation
elle-même, Cauvin la
définit comme étant l'acte par lequel on met en
relation une situation vécue ou supposée telle avec un énoncé apparemment étranger à cette
situation.
Le modèle imageant tel que nous venons de l'exposer brièvement, mais essentiellement,
cependant, nous sera utile à un double niveau :
D'abord, il constitue pour nous un cadre conceptuel heureux pour l'étude de la relation
qui s'établit entre le référent et le mot-image, relation qui est à la base du transfert de sens. L'outil
privilégié sera ici le trait dominant, notion sur laquelle insiste Cauvin. L'auteur dit à son sujet:
Une image comporte plusieurs traits imagés. Parmi tous ces traits il y a généralement un qui est
principal: c'est le trait dominant. 3
- Ensuite, il nous offre les conditions pour un rapprochement plus aisé des différents
champs sémantiques associés et impliqués dans le processus symbolique. L'homothèse permettra
alors d'examiner les questions liées à la double dénotation. Nous entendons appliquer de façon
systématique ce principe à toutes les formes de symbolisation. 4 L'homothèse par son caractère
dynamique, rapproche les champs associatifs dont l'interaction les uns sur les autres provoque le
1 Jean Cauvin. Proverbes mynianka. Thèse de doctorat d'Etat. Université de Paris, 1977, p. 580.
2 Ibid. p. 584.
3 1. Cauvin. La Parole traditionnelle. Op. Cit. p. 29.
4
1. Cauvin, il est vrai, n'a appliqué la double dénotation qu'au proverbe. Nous pensons cependant que
l'homothèse, telle qu'elle se définit peut s'appliquer également aux formes de symbolisation,
autres que le
proverbe, eu égard à leur principe commun : l'expression par analogie.
210

surgissement du trait sémique unitaire qu'est le trait dominant, passif par essence, en tant que
siège du procès analogique.
Mais le langage symbolique, c'est aussi une pédagogie. C'est pourquoi nous sollicitons
une troisième théorie, celle de Wéréwéré Liking sur les méthodes du maître d'initiation.
J.
- Le modèle pédagogique comme moyen d'étude de la fonction
cognitive du langage imageant.
Wéréwéré Liking propose une approche pour l'analyse du mécanisme du système
pédagogique africain à partir des rites d'initiation. Celle-ci repose sur les méthodes du maître
d'initiation pour instruire son disciple et les efforts de ce dernier pour accéder à cette instruction.
Seul, le point de vue du maître - c'est-à-dire l'activité de production - intéressera notre propos.
C'est elle que l'auteur nomme la technique du maître. Elle en précise le but:
Son but sera d'obtenir les meilleurs résultats escomptés lors d'une
initiation .. il doit frapper l'imagination, marquer de façon indélébile la
perception du disciple, afin que les leçons soient imprimées et enregistrées à
coup sûr, même si elles ne sont pas immédiatement comprises. 1
L'auteur développe la technique du maître en une série de recettes parmi lesquelles nous
retenons l'envoûtement et la distanciation.
Par l'effet d'envoûtement, le maître d'initiation cherchera, note W. Liking, à charmer les
disciples, à les captiver, car s'ils se désintéressent, c'est lui qui échoue. Pour ce faire il jouera à
fond sur ce que l'auteur appelle la pédagogie magique des images. Voici ce que dit l'auteur de
cette pédagogie :
Le maître de l'oralité s'adresse à l'oreille avant tout. Et comme il
connaît les failles de sa technique, il va les combler en créant des images si
fortes et si vivantes que le disciple en arrive à les voir. 2
Le maître excitera ainsi la faculté imaginative du disciple, dira l'auteur, en enfilant des
métaphores, en animant l'inanimé, en personnifiant les éléments.
Le modèle pédagogique vise ainsi à mettre en relief dans le processus InItIatIque, les
ressorts pédagogiques qui facilitent l'acquisition des connaissances. Ce modèle nous sera donc
d'une très grande utilité pour l'analyse du réalisme à travers l'activité créatrice des poètes.
C'est à travers ces trois modèles, initiatique, imageant et pédagogique que nous entendons
analyser l'expression symbolique africaine à travers la
poésie négro-africaine d'expression
française. Il va sans dire que ce choix n'est pas exclusif et que toute autre méthode, capable de
nous guider, trouvera sa place dans cet ensemble conceptuel.
1 Wéréwéré Liking. Une Vision de Kaydara d'Hamadou Hampaté Ba. Abidjan: NEA, 1984, p. 83.
2 W. Liking. Ibidem. P. 86.
211

Il faut conclure. Ce chapitre nous a permis d'instruire certains problèmes liés à la
symbolique, particulièrement à la symbolique africaine. Au terme de ces différents débats, nous
avons abouti à la conclusion que si le symbole en Europe apparaît comme une simple prouesse
stylistique ou réservé à des loges secrètes de mystiques,l en Mrique, il sert à la formation de
toutes les couches sociales. Ce trait donne à la symbolique africaine une coloration qu'elle n'a pas
vraiment en Europe. Nous allons à présent examiner les différentes formes de symbolisation dont
l'organisation dans le symbole fonde la fonction initiatique.
1 Les sociétés secrètes ne sont pas absentes de l'Afrique, mais l'usage de la symbolique dans ces sociétés closes
répond à d'autres besoins qui n'intéressent pas le grand public.. Nous signifions bien cette fonne profane, destinée
à la formation de l'individu.
212

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213

Le chapitre précédent a examiné les questions d'ordre théorique liées au langage
symbolique africain. Il nous faut, à cette étape de notre travail, concrétiser les conclusions
auxquelles nous sommes parvenu, par une étude technique des formes symboliques.
Ces formes, autant qu'on en dénombre, réfèrent à une commune nature, fondée sur
l'expression et la démarche analogiques. Celles-ci sont cependant loin d'être uniformes. Elles se
distinguent les unes des autres, par le type de relation qu'elles entretiennent avec leur référent
respectif, c'est-à-dire par leur mode d'évocation du référent. Ce mode est assez divers. On
distingue cependant deux types de rapports: les formes symboliques intra-textuelles établissant
des relations plus ou moins directes avec leur référent, et qu'on pourrait appeler pour cela, des
formes symboliques in praesentia, et les formes partiellement intra-textuelles et que de la même
façon, on pourrait appeler in absentia.
La première typologie regroupe les formes symboliques dans lesquelles le référent et le
symbole qui l'interprètent sont tous deux présents dans l'énoncé, et entièrement pris en charge par
l'activité linguistique. Dans ce groupe se classent les symbolisations de premier degré et de
troisième degré.
La seconde typologie rassemble les formes symboliques dans lesquelles l'énoncé
linguistique ne prend en charge qu'une partie du processus analogique, la face symbolique; le
référent, lui, est toujours absent de l'énoncé, bien que ce soit par lui que s'éclaire le message
symbolique. Dans cette classe se retrouvent toutes les formes symboliques fonctionnant sur le
mode du procédé allusif et particulièrement, la symbolisation de second degré et le proverbe.
Ces deux registres symboliques ne peuvent, par exigence de rigueur et d'efficacité,
s'analyser à partir des mêmes méthodes. Le présent chapitre aura donc à charge d'analyser les
formes
de
symbolisation qui
s'épuisent
dans l'activité
linguistique.
Les
autres formes
constitueront l'objet du chapitre suivant.
1 - La symbolisation de premier degré ou
symbolisation métaphorique
La base de pertinence de la classification que nous opérons entre les différentes formes de
symbolisation repose, nous l'avons dit, sur le mode d'évocation du référent. Un tel contexte
d'analyse acquiert tout son sens, s'agissant de l'Afrique ancienne où le langage symbolique, avant
d'être une esthétique, constitue une pédagogie, un moyen d'éducation de la multitude; l'usage
symbolique était en rapport avec les besoins sociaux. Le poète ou le conteur sollicitera telle forme
ou telle autre forme de symbolisation selon que celle-ci comble son désir d'expressivité du
moment. Ainsi, face à un auditoire jeune, le maître d'initiation qu'est le poète ou le conteur usera
de formes symboliques moins fermes, en rapport avec le niveau intellectuel atteint par cet
auditoire; au contraire, face à un auditoire d'initiés, le maître usera de
symboles les plus
hermétiques. Tout le travail d'encodage symbolique dans l'Afrique ancienne de tradition orale, eu
égard à cette détermination, était essentiellement de degré, c'est-à-dire un rapport de sens entre le
référent et le symbole.
214

Dès lors toute l'exégèse sur le symbole, dans ses rapports avec son référent, devra être
celle de l'histoire du sens, tel qu'il se manifeste à travers le symbole. C'est, convaincu de ceci que
nous envisageons tout au long de ces deux chapitres(celui-ci et le chapitre à venir) de placer notre
étude dans la voie de la recherche du sens. Notre choix méthodologique, de toutes les façons,
nous y inclinait déjà.
1- Le processus imageant à travers le modèle traditionnel:
le cas de la symbolisation de premier degré.
a - Les particules symboliques et la formation du symbole.
Les symboles qui exploitent en empruntant le trajet stylistique de la symbolisation dit de
premier degré se reproduisent indéfiniment dans les œuvres poétiques de création orale, chez les
peuples africains. La séquence oriki bété de Mahi Bataki, intitulé Petit homme de Kliyiri atteste
bien de cette permanence symbolique :
Boa - on - ne - touche - à - tes - œufs
Eléphant, .ftls de Zalia Goblé
Aigle d'éternelle renommée qui, lorsqu'il
joue de la patte, arrache grappes d'intestins
Gbalé Gofa qui se laisse prendre pour une araignée
On note dans cette séquence, une élaboration structurelle du poème constamment rompue.
Cette rupture est en rapport avec la nature même de la forme poétique pratiquée, à savoir, l'oriki
qui développe des versets parfaitement autonomes, les uns par rapport aux autres, et qui sont en
eux-mêmes un poème, à la manière du proverbe. Cette construction structurelle donne à la
séquence, une prodigieuse richesse de micro - contextes clos et qui développent de façon interne,
une suite de particules symboliques, convergeant toutes vers un référent unique, en l'occurrence,
Petit homme de Kliyiri. Par cette forte accumulation, le référent, au départ si transparent, se
sature sémantiquement et se transmue en noyau symbolique, en générant les constituants ou
particules symboliques suivantes :
1. Boa - on - ne - touche - à - tes - œufs 1
2. Eléphant
3. Aigle
4 Gbalé Gofa
Toutes ces particules symboliques établissent leur relation avec le référent sur la base d'un
rapport d'identification métaphorique. Par analogie, en effet, le poète s'identifie à chacune des
particules symboliques. Il se constitue ainsi un paradigme symbolique dont le poète, figuré par
Petit homme de Kliyiri
est le centre de rayonnement ou noyau symbolique. Ce rapport
symbolique peut se schématiser ainsi :
1 On notera l'effet d'agglutination dans cette particule symbolique, qui en fait une image complexe et nécessite par
conséquent que la particule soit citée avec le contexte qui la manifeste pour éviter de tronquer le constituant
symbolique
215

Eléphant
Boa - on - ne - touche
- à - tes - œufs
Petit homme
de Kliyiri
Aigle
Gbalé Gofa
Paradigme symbolique
Mais, face à ce vaste phénomène d'identification métaphorique qui nivelle la séquence en
construisant une isotopie sémantique, la question se pose de savoir par quel processus se produit
l'analogie entre le poète et chacun de ses interprétants, analogie qui les somme de se nommer
l'un, l'autre.
b - Vision du monde et effet de sémantisation
La projection religieuse des Africains, rappelons - le, établit entre les phénomènes et les
choses, une origine organique commune. Il suffit donc de nommer un objet en relation avec un
autre, pour mettre en mouvement le principe de cette essence unitaire. Cette vision du monde
transférée sur le terrain de la création littéraire et sur celui de la critique, pose le problème du
mécanisme de l'identification du noyau symbolique avec chacune des particules symboliques qui le
traduisent.
Cauvin recommande, pour ce faire, le rapprochement des différents champs associatifs
entre le référent et la particule qui le signifie. L'auteur propose pour l'analyse des champs
associatifs rapprochés, comme outil de travail, ce qu'il appelle l'intentation1. Il s'agit donc pour
nous de mettre en rapport de sens, ce que Cauvin désigne comme étant la relation d'origine,
d'une part, et la relation d'emploi, d'autre part, et qui consiste en un relevé systématique des
éléments de sens de chaque être ou de chaque objet impliqué, pour en ressortir les traits
sémantiques communs ou homothèse.
Les quatre particules symboliques qui entrent dans la formation du paradigme, utilisant le
même mode d'évocation avec leur référent, il nous suffira de nous servir de l'exemple d'une seule
particule symbolique.
1 Il convient de noter que compte tenu de l'efficacité que nous reconnaissons au modèle imageant de Cauvin, nous
en étendons l'application hors des limites dans lesquelles l'auteur l'avait consigné initialement, à savoir, le
domaine du proverbe.
216

Relation
d'origine

Boa-on-ne-touche
à-tes-oeufs
Relation
d'emploi

Petit homme de Kliyiri
Mécanisme de mise en place de l'homothèse
Ce schéma figure la mise en place des conditions de l'identification métaphorique. La
question est maintenant de savoir le mécanisme par lequel les champs ainsi associés opèrent l'acte
si essentiel de l'identification, dans le processus symbolique.
c - Expérience et phénomène imageant : effet de polarisation
sémantique du mot
L'intentation est le procédé qui a permis le rapprochement des champs associés, par le
recensement des traits sémantiques minimaux. Ce recensement a été rendu possible grâce à un
élément fondamental qui est à la base de l'intentation, cet élément est l'expérience qui constitue,
de ce point de vue, un recours primordial dans l'établissement des registres sémantiques. Todorov
montre à la suite de Spinoza, la place de l'expérience dans les textes à caractère idéologique, par
opposition aux textes où le caractère scientifique reste dominant. IMais si la question des registres
1Dans son analyse des stratégies interprétatives, Todorov, se fondant sur la typologie des discours chez Spinoza,
dans son exégèse philologique, axée sur le décryptage de l'écriture sainte de la bible, distingue deux types de
discours: le discours qui s'adresse à la seule raison du lecteur et le discours qui sollicite l'expérience de ce dernier.
Faisant le point sur cette distinction qu'il établit entre les deux types de discours, Spinoza fait remarquer que le
premier type de discours ne concerne que très peu de gens à cause de ses exigences: ne peuvent, en effet, y
accéder, selon lui, que ceux qui possèdent une vaste culture et par conséquent un esprit clair. Dans la mesure où,
dit-il, ces esprits sont rares, il recommande qu'on s'adresse plutôt à la multitude, c'est-à-dire qu'on ait recours au
second type de discours fondé sur l'expérience et qui, dira-t-il, prodigue ses enseignements, non sous la forme de
définitions et de déductions, mais sous la forme de récit. Ce dernier discours est, bien entendu, celui qui informe
l'écriture, objet d'analyse de Spinoza Todorov tire de cette exégèse philologique de Spinoza, la conclusion
suivante: L'Ecriture sainte n'est faite que de ce dernier discours .. il en découle que son contenu notionnel est
faible, mais saforce de persuasion grande. (Todorov, Symbolisme et interprétation, P. 126).
Le langage symbolique relevant du domaine du sacré, et poursuivant le même but, instruire, le trajet de
l'expérience comme moyen d'une approche interprétative, et par conséquent de sémantisation du texte, constituera
un élément fondamental dans notre stratégie d'interprétation du texte.
217

sémantiques est résolue, demeure celle de l'interprétation, c'est-à-dire de la production d'un sens
unique à partir des deux champs associés. Par quelle voie, en effet, le sens du texte est-il produit
dans une particule symbolique? Cauvin recommande de rechercher la plus petite communauté de
sens qui résulte des deux champs sémantiques associés. Ce trait sémique unitaire, l'auteur
l'appelle trait dominant.
Il naît de la confrontation des champs sémantiques associés,
confrontation rendue possible grâce à l'homothèse. 1
Toutes ces déterminations ramenées à notre poème de référence, Le petit homme de
Kliyiri, nous pouvons dire que poème de défi par nature, l'oriki met en reliefles qualités de celui
qu'il loue. On comprend dès lors que le poète se donne l'image de quelqu'un de redoutable qui
représente un danger pour ses adversaires éventuels. Voici schématiquement comment le sens du
texte est produit par la mise en évidence du trait dominane
Relgjion
Petit homme
d'origine
de Kliyiri
Trait sémantique
dominant
Relation de sens
Danger]
Relation
Boa - 011 - ne - touche -
d'emploi
à - tes - œuf'i
1
Mécanisme profond de l'homothèse
On notera, dans le processus symbolique que nous venons d'analyser, l'enrichissement
sémantique du référent Petit homme de Kliyiri. Il évoque désormais d'autres étants avec lesquels
il est dans ce texte oriki, en rapport de solidarité expressive et sémantique, et qui sont, par
conséquent sommés de le signifier dès lors que le référent est évoqué en quelque situation de
parole que ce soit. Petit homme de Kliyiri établit sur cette base le paradigme synonymique
suivant:
Boa - 011 - ne - touche - à - oeujs
Petit homme
de Khyiri
Eléphant
Aigle
Gbalé Gaja
1 Jean Cauvin n'a limité l'usage de l'homothèse qu'à ['analY'se du proverbe. Nous pensons pour ce qui nous
concerne qu'autant l'homothèse sert {l confronter, l'une à l'autre, la situation exprimée dans l'énoncé du proverbe
et celle qui motive le proverbe. autant elle peut servir, en tant que mode d'exploration du sens, ,1 rapprocher
différents champs associés, autres que le proverbe. Nous n'avons donc pas hésité un seul instant à étendre son
application à d' autres formes symboliques.
1 Il faut se garder, par trait dominant, de croire que le symbole établit avec son référent une unité de sens; il se
produit dans le rapport des deux champs associés, une infinité de sens parmi lesquels dans telle relation d'emploi,
tel sens domine les autres.
218

Gbalé Goja
Polarisation sémantique du mot
Ce sont là autant de sens nouveaux qu'acquiert le signe Petit homme de Kliyiri. Dans le
processus herméneutique, chacun de ces signifiés, mais aussi de ces signifiants - car le phénomène
de la symbolisation n'enrichit pas seulement le signifié du signe symbolisé, mais également son
signifiant
- s'anime. Chaque particule arrive dans cette opération de haute fusion, nourrie de
toutes ces connotations particulières qui finissent par transmuer le référent en un vaste champ
d'ébullition sémantique. Alors se développe à sa suite, une cascade de sens, en rapport les uns
avec les autres l
sél
sé2
sé3
Petit homme
i----.boa - - . danger - -..~ ensemble des connotations
de Kliyiri
co - occurrentes de danger
(étouffement, engourdissement. etc.)
sé = signifié
L'image symbolique fonctionne, comme on le voit, à la manière d'un atome, riche de ses
électrons, dont aucun ne se perd dans le travail de fusion qui fait passer un mot très ordinaire, tel
boa, au rang de mot - joyau, par l'alchimie verbale. C'est ce travail de création, commencée chez
le poète qui se prolonge et se termine chez l'auditeur, par l'activité cérébrale de décodage, mis en
mouvement par l'énergie de la pensée. Mais quelle est la teneur de l'expérience qui a permis la
focalisation de l'esprit sur un trait dominant? En d'autres termes, quelle est la nature de la
relation existant entre le symbole et son référent? Selon quel mode le symbole évoque-t-il son
référent? Nous allons examiner les rapports qui lient l'expérience à l'activité intellectuelle dans le
modèle initiatique, à ce niveau-ci de la symbolisation de premier degré.
d - L'expérience comme fondement de l'activité intellectuelle
dans le modèle initiatique
Dans son exposé sur la stratégie de l'interprétation, Todorov montrait que l'esprit humain
disposait de certains schèmes qu'il confronte à toutes les situations nouvelles qui se présentent à
lui. Cette activité aboutit à deux types de relations: soit que l'esprit adapte les schèmes anciens à
la situation nouvelle; il se l'accommode; soit que l'esprit adapte la situation nouvelle aux
schèmes anciens; il l'assimile. L'auteur insiste sur la nécessité que la situation nouvelle qui est
l'objet de l'interprétation ne se laisse pas absorber par les schèmes anciens de sorte que petit à
petit l'esprit l'associe pour qu'il soit conforme aux schèmes déjà construits. Le processus décrit
1 Hausser parle, à ce propos, de relation emblématique. Il y a, en effet quelque part dans le signe, une relation de
type emblématique, mais cette relation n'est pas là où Hausser veut la voir. Nos analyses le montrent, le signe est
trop riche de sens pour qu'on puisse chercher là une relation de type emblématique. Le rapport emblématique
pourrait naître à un niveau de sens où la relation n'est plus que transparence, ne renvoyant à autre chose qu'eIIe-
même. Le rapport signifiant / signifié constitue le modèle emblématique parfait, c'est-à-dire à un signifiant
correspond un signifié. Dans le phénomène de symbolisation en Afrique, ce type de rapport est difficilement
envisageable.
219

par Todorov pose le problème de l'interprétation, en rapport avec le niveau intellectuel atteint par
l'auditoire.
Qu'est-ce qui permet à boa - on - ne - touche - à - tes - œufs d'échapper à l'assimilation
pure et simple par les schèmes construits? Sans doute le niveau intellectuel ou l'expérience
accumulée par le sujet décodeur. La teneur de ce niveau intellectuel devra s'apprécier
en
confrontation avec le niveau degré zéro du sens, c'est-à-dire le sens de base du mot, en fonction
du contexte d'énonciation et sa non intégralité au sens de base, par un effet de non-sens:
Boa - on - ne - touche - à - tes - œufs
Relation d'origine
Relation d'emploi
- dangereux en cas d'agression
poète - boa
- gros serpent
- non venimeux

- étouffe sa proie
Le sens poète - boa qui découle de la relation d'emploi est un non-sens que l'esprit doit
intégrer en con struisant des schèmes qui l'assimilent, à partir de la relation d'association entre le
sens de base et le sens symbolique, en interrogeant en permanence le principe de pertinence ou la
motivation qui fonde le non-sens du niveau symbolique. Cette quête aboutit à l'opération
suivante:
poète + boa
poète - boa
C'est là une synthèse de sens. Cauvin parle d'une éviction du sens de base. Pour nous, ce
sens participe à l'opération de fusion dont nous parlions plus haut. Au terme du processus de
sémantisation, il est simplement transfiguré comme le montre le schéma ci-dessus. C'est ce sens
de base qui, parce qu'il se maintient, polarise la tension sémantique et permet de mesurer l'écart.
A la teneur de l'écart se mesure, à son tour, le degré de poétisation du référent.
La synthèse de sens ou sens symbolique a pu être mis en relief grâce à l'adjonction
sémantique des deux champs associés, à partir de l'expérience. Il a suffi, en effet de comparer le
comportement du serpent boa, en cas d'attaque et celui du poète face à l'adversité.
Nous pouvons en conclure que la symbolisation de premier degré établit entre le référent
et son interprétant des rapports presque immédiats. Ces rapports préexistent à l'effet de
symbolisation. Zadi disait de cette forme de symbolisation qu'elle se contente de constater et
220

d'exploiter stylistiquement des rapports analogiques existant entre les phénomènes, les êtres et
les choses.

Nos analyses vérifient bien cette position. Mais il ne faut pas croire cependant que la
symbolisation de premier degré ne requiert aucun effort. Nous l'avons vu, dans l'assimilation des
schèmes, ce niveau de symbolisation est loin d'être immédiat. Sa médiation passe par la synthèse
de sens ou l'image-concept, procédé par lequel le maître d'initiation tente de frapper l'imagination
de l'auditoire, en créant des images fortes qui s'impriment de façon indélébile dans le
subconscient de ce dernier. Il s'agit pour le maître de réaliser le procès du faire, du réel par le
dire. C'est bien cela la pédagogie magique des images.
Le poète, en réalisant la synthèse de sens poète-boa, communique mieux l'impression qu'il
a lui-même ressentie. L'auditoire mesure mieux par cette médiation la parole du maître. Il n'aurait
pas atteint le même effet, s'il se contentait de dire, par exemple, je suis dangereux. Le recours au
mot boa constitue, de ce point de vue, une échelle de valeur. C'est là une des facettes de
l'incroyable capacité de la symbolique à poétiser le référent. Dans le contexte de la médiation
symbolique de premier degré, le mot le plus ordinaire devient par son enrichissement symbolique,
la clé d'un univers absolument merveilleux. Plus rien n'est à sa place désormais: le poète
s'identifie au boa, à l'aigle, à l'éléphant, à la mygale... C'est là un rayonnement à la dimension du
monde. Et un tel mouvement est ininterrompu.
Telle est la trajectoire sémantique du mot africain soumis à l'effet structurateur de la
symbolisation de premier degré, comme l'Afrique ancienne l'enseigne, à travers la double
subjectivité du poète et de l'auditoire. Cette forme de symbolisation exploitant, comme nous
l'avons constaté, l'analogie préexistant entre les phénomènes, les êtres et les choses est une des
constantes de l'écriture, dans la poésie négro-africaine d'expression française avec des fortunes
diverses selon les auteurs.
2/ Le processus imageant dans la poésie négro-africaine
francophone : le cas de la symbolisation de premier degré.
a - L'écriture symbolique de premier degré chez Césaire
Et les chiens se taisaient, l'œuvre de Césaire est dominée par la présence permanente du
Rebelle. Celui-ci polarise l'attention du lecteur, non pas tant du fait qu'il est le personnage
principal, mais bien plus, du fait de la relation de sens qu'il y a entre le nom qu'il porte, le Rebelle,
et l'orientation prédicatif du matériel verbal dans l' œuvre.
Antigone, c'est l'expression d'une passion, c'est-à-dire le désir justifié de réaliser un
vouloir: assurer une sépulture à Polynice. Hegel veut voir dans l'expression d'une telle puissance
substantielle (le vouloir justifié), le vrai contenu de l'action tragique et des buts poursuivis par les
acteurs. C'est conformément à cette orientation de l'écriture tragique antique que le Rebelle veut
mourir au nom de la liberté, et que l'amante et la mère, de leur côté, obéissent aux impulsions les
plus immédiates de leur cœur.
Mais, jamais chez un personnage tragique, le nom ne s'est autant identifié à chacune de ses
actions, à chacun de ses refus, comme cela apparaît aussi nettement chez le Rebelle. Nom et acte
coïncident en se superposant. Le nom devient alors performatif et en parfaite harmonie avec le
caractère illocutionnaire de bien des énoncés:
221

Dans l'acte II de l'Edition de Présence Africaine, l'amante accourue, tente de dissuader le
Rebelle, en lui montrant que mieux qu'un exemple dans la mort (l'héroïsme), c'est de soins
attentifs qu'il faut nourrir un fils; et pour prodiguer ces soins, vivre, selon elle, devient une
nécessité impérieuse. A ce propos, le Rebelle fait la réplique suivante :
Ah, oui, de cette vie que tous m'offrez!
Merci. Ah c'est cela qui tous vous perd et le pays
se perd de vouloir à tout prix se justifier d'accepter
l'inacceptable.
Je veux être celui qui refuse l'inacceptable
(P.59)
Dans ce micro - contexte, apparaît dans sa nudité hideuse, l'expression du refus qui eut
permis parfaitement au Rebelle de se passer de se nommer tel. L'énoncé, par un effet illocutoire,
dans sa mise en regard avec le nom Rebelle s'épuise en entier dans ce nom qui est censé traduire
l'esprit du personnage.
Dès lors, le lecteur se doute, du fait de la redondance du nom et de l'énoncé, que Rebelle
n'est pas un simple nom, mais un nom habité, à la manière dont, selon la vision africaine, un esprit
habite un arbre ou un cours d'eau. C'est là un premier signe.
A la page 62, le Rebelle réplique à nouveau à l'amante qui l'accuse de sacrifier à l'orgueil:
Mon amie...
Mon amie des jours difficiles,
Sois mon amie du dernier combat

Monfils?
eh bien tu lui diras la grande lutte trois siècles de
nuit amère conjurés contre nous.
Dis lui que je n'ai pas voulu que ce pays fut seulement

une pâture pour l 'œil, la grossière nourriture du spectacle,
je veux dire ce confus amas de collines coupé de langues d'eau
Ce micro - contexte articulant le refus, éclaire d'une certaine façon le combat du Rebelle.
C'est une rébellion contre l'histoire qui est imposée à son peuple (nous). Le refus prend donc
place dans un contexte d'intérêt collectif et non individuel qui ne concernerait que le Rebelle. Ce
micro - contexte tend à élever le Rebelle à la dimension du typique.
A la page 69, cette fois contre le sentiment de sa mère selon lequel son enfant serait un
cœur sans pitié, un désert de béton, celui-ci se définit contradictoirement à elle:
Mon nom: offensé ;
Mon prénom :humilié
Mon état :révolté ;
Mon âge: l'âge de la pierre

(la mère) :
Ma race: la race humaine.
222

Ma religion: lafraternité
(le Rebelle) :
Ma race : la race tombée
Ma religion...

mais ce n'est pas vous qui la préparez avec votre désarmement...
c'est moi avec ma révolte et mes pauvres poings serrés
et ma tête hirsute.

Le présent micro - contexte du refus révèle d'autres indications à la lumière desquelles se
justifie le vouloir tragique qui informe la motivation du héros tragique. La commune religion de la
mère et du fils ( la fraternité), reste à conquérir par la suppression de l'oppression qui établirait les
bases d'une société égalitaire. Cette égalité pour le Rebelle passe par la liberté pour tous. Et cette
liberté ne s'acquiert que par la violence:
A l 'heure rouge des requins
à l 'heure rouge des nostalgies
à l 'heure rouge des miracles

j'ai rencontré la liberté
(P. 66)
Le refus du Rebelle s'éclaire également d'autres micro - contextes qui, eux, insistent sur le
fondement de ce refus. Celui-ci se dégage du programme testamentaire du Grand Promoteur,
dressé devant les dignitaires de l'oppression :
Traquez, traquez
par les terres, par les mers, par les airs
Serrez, serrez... Là... doucement !
Qu'il n y ait pas une motte de terre non piétinée
non retournée, non travaillée

Serrez, serrez...
Que la terre gémisse à se briser
dans notre étreinte virile
Abattez les barrières, brisez les dieux,
que ces noms bizarres
Ces faces mal calculées

disparaissent sous nos souffles!
Ah! Voilà! Le monde est pris aufilet.
Ah ah ha
! Piétinez, piétinez!
Ils m'appellent Avidité, Avare comme ils disent

nous pourrions laisser ceux-là danser?
Mon nom est le Découvreur,
mon nom est l'Inventeur,
mon nom est l'Unificateur

Celui qui ouvre le monde aux nations!
Tenez: j'étends ma dextre
j'étends ma senestre
je lance mon pied droit
je lance mon pied gauche

223

Ah ! je suis bien
La liberté... leur liberté...
Et ils croient m'arrêter en me jetant entre les pattes

l'impedimenta de ce mot creux.
Mais en dépit de leurs sots sobriquets
toute l 'Humanité sue, cherche, trime, pense,
Mais je vous le demande, est-ce pendant
que (il rit)
La belle carte de visite!
Ces Messieurs seraient les danseurs de
l'Humanité !
Assez de ces foutaises!
Je suis l'expropriateur.
(PP 22-23)
Comment autant d'assurance, de démesure et de mépris peuvent ne pas forger un contexte
de rébellion? Et l'Echo répond comme en écho :
Architecte aux yeux bleus
je te défie
Dès lors, l'œuvre entière s'éclaire pour le lecteur d'un sens second: l'acte qu'engage le
Rebelle est un acte qui vise la libération de l'opprimé. Ce sens est présent d'un bout à l'autre de
l'œuvre. Le Rebelle, de ce fait, se confirme dans son épaisseur collective; il se mue par cela en
son propre contraire et devient un type: c'est-à-dire un symbole, celui de tous ceux qui engagent
l'action révolutionnaire contre l'oppression. Le terme, rebelle, lui-même, sous la pression des
différents micro - contextes qui le révèlent différemment, à travers son projet unique - le combat
pour la liberté - se polarise positivement par un processus dont il convient d'expliquer le
mécanisme:
le Rebelle
Relation d'origine
Relation d'emploi
- qui recommande la guerre
- refus
- qui ne reconnaît pas l'autorité
- modèle
- tout malfaiteur devient rebelle
- fraternité
- insoumis
- combat contre l'oppression
- révolté
- désarmement
-insurgé
Mise en place de l'homothèse
224

La relation d'emploi du mot rebelle apparaît comme traditionnellement dénotée
négativement. Mais ce terme, ce n'est pas l'opprimé en lutte qui se l'attribue, c'est par ce signe
que le désignent ses adversaires. Le Rebelle s'en saisit et lui donne une charge positive :
- Fraternité entre tous les peuples du monde
- Liberté pour tous
- Combat contre l'oppression

Cet usage n'est pas nouveau chez Césaire,
de
s'emparer d'un terme,
le plus
péjorativement connoté, pour le recharger d'un sens positif. Il en est ainsi des termes nègre et
négraille dans le Cahier et qui vont donner naissance à négritude dont on sait la fortune. Le
terme rebelle connote dans Et les chiens se taisaient, la liberté, l'égalité et la fraternité, valeurs
cardinales que le Rebelle revendique désormais pour tous:
Présen1ez-moi de toute haine
ne faites point de moi cet homme de haine
pour qui je n'ai que haine
Car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique

vous savez que ce n'est point par haine des autres races
que je m'exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c'est pour lafaim universelle

pour la soif universelle
la sommer libre enfin
de produire de son intimité close

la succulence des fruits.
(Le Cahier, pp 123-125)
Mais le sens symbolique qu'acquiert le mot rebelle et qui surgit dans sa mise en regard
avec la pratique et les desseins du Rebelle, relève de la symbolisation du premier degré, car ce
sens ne se définit pas tant en rupture avec le sens de l'action impliquée dans l'activité désignée
comme rebelle et qui est en fait une rébellion contre l'ennemi de l'humanité. Il suffirait donc de
replacer le mot dans le contexte qui l'a forgé, ensuite de le confronter à l'action qu'il engage pour
que sa relation d'origine et celle d'emploi s'éclairent mutuellement.
Le raisonnement par lequel se révèlent l'un et l'autre sens du mot ne relève pas, lui, du
domaine symbolique, mais bien de l'activité langagière. Dès qu'on y parvient, le mot rebelle se
dépouille de ses oripeaux, pour revêtir la toile de l'action révolutionnaire, en vue de la liberté pour
tous.
C'est donc l'œuvre tout entière qui est ainsi engagée dans le processus de symbolisation,
car si certains micro - contextes l'illustrent mieux que d'autres, il n'est pas un seul qui échappe à
cet effort constant d'élaboration symbolique, au premier degré du sens. Et les chiens se taisaient
en devient la poétisation du référent qui génétiquement informe l'œuvre, à savoir, le combat de
l'aïeul Césaire de l'insurrection de décembre 1833. Et les chiens ressort de cette vaste
symbolisation orchestrée autour du Rebelle comme un hymne à l'action révolutionnaire. C'est là
225

une forme d'encodage symbolique au premier degré chez Césaire. D'autres formes emplissent
l'écriture de leur vive rumeur.
C'est le cas de nombreuses constructions symboliques moins étendues par rapport à
l'élaboration symbolique de rebelle et dont l'éclairage symbolique se consume en entier dans les
micro - contextes qui les révèlent, créant par cette forte concentration, les conditions d'une rare
sensibilité.
Nous examinerons exclusivement dans le Cahier, et de ce point de vue, l'élaboration
paradigmatique des noyaux symboliques des contextes symboliques suivants: ville, morne, et
mots.
D'abord, la ville. Le regard panoramique du poète, parti de l'archipel des Caraïbes, vient
se poser sur la ville, probablement, Fort-De-France, au terme d'un transit par l'île de la
Martinique.
Cette ville est décrite dans sa tragique réalité,
et les mots pour le dire
s'entrechoquent, dans le fracas sourd de leur accumulation:
Au bout du petit matin,
cette ville plate, étalée
trébuchée de son bon sens,
inerte essoufflée
Sous son fardeau géométrique de croix éternellement

recommençante,
indocile à son sort,

muette, contrariée de toutes façons
incapable de croître selon le suc de cette terre,

embarrassée, rognée, réduite, en rupture de faune et de
flore
(P.33)
Aucun signe nécessaire au besoin de prédication du signe ville n'échappe à sa capture
linguistique. Ce travail de capture sémantique se traduit par l'élaboration d'un paradigme de mots
d'horizon divers et dont chacun désigne son propre registre sémantique et symbolique dès lors
que le poète le nomme :
muette
en rupture
essoufflée
réduite
plate
inerte
rognée
trébuchée
embarrassée
étalée
cette terre
incapable
contrariée
Effet d'accumulation sémantique
226

Plate et couchée, cette ville trébuchée de son bon sens est ainsi une ville vaincue, étalée, à
plat ventre, sur le crucifix, martyre, à jamais. Réduite à la passivité de ceux à qui toute volonté,
semence de l'action, peut-être révolutionnaire, a été retirée. Alors se profile à l'horizon du sens
symbolique, l'image peu reluisante de la déchéance et celle de l'oppression présente dans le
procès des participes, réduite, étalée, rognée...
Cette évolution sémantique transfigure le signe
ville en un signe symbolique de déchéance qui préfigure celle du peuple, étonnamment passé à
côté de son cri.
Avec la ville, le morne qui le jouxte, lui faisant un collier:
Au bout du petit matin,
le morne oublié, oublieux de sauter
Au bout du petit matin,
le morne au sabot inquiet et docile son sang
impaludé
met en déroute le soleil de ses pouls surchauffés
Au bout du petit matin,

le morne accroupi dans sa boulimie
aux aguets de foudres et de moulins,
lentement vomissant ses fatigues d'hommes,
le morne seul et son sang répandu,
le morne et ses pansements d'ombre,

le morne et ses rigoles de peur,
le morne et ses grandes mains de vent.

Au bout du petit matin,
le morne famélique
et nul ne sait mieux que ce morne bâtard

pourquoi le suicidé s'est étouffé avec complicité de son
hypoglosse en retournant sa langue pour l'avaler
(p. 37)
Comme dans la séquence précédente, le mot morne construit un paradigme sémantique,
mais contrairement à cette séquence, ce paradigme sémantique est d'essence symbolique. Le mot
morne développe directement, sans médiation de sens comme ci-dessus, une série de particules
symboliques auxquelles il s'identifie, en dessinant un large parcours sémémique qui converge vers
lui en tant que noyau symbolique:
227

Morne
et ses grandes mains de
/vent
enquête d'une igni . n
et ses rigoles de peur
l'incendie contenu
son sang impaludé
et ses pansements d'ombre
au sabot inquiet et docile
oublieux de sauter
seul et son sang répandu
le morne accroupi
Parcours sémémigue de morne
A propos de ce parcours, le rapprochement entre la relation d'origine et la situation
d'emploi par l'effet de l'intentation laisse défiler des images symboliques successives:
celle du cheval
oublieux de sauter
celle de la maladie qui affaiblit
son sang impaludé
celle du volcan
incendie contenu
en quête d'une ignition
celle plus fugace de la
misère(peuple sans travail)
~
morne accroupi
évoquant les bidonvilles sur les collines cerclant la ville, traînant dans la pauvreté et espérant un
emploi dans les sociétés sucrières. Ces sociétés sont évoquées par la synecdoque filée de
boulimie, defoudres et de moulins, rappelant respectivement l'égoïsme des possédants d'Outre-
mer, le travail de broyage de la canne à sucre et de la mise en ruts du jus (tonneaux de rhum).
celle de son état physique et psychologique
seul et son sang répandu
et ses pansements d'ombre
et ses rigoles de peur
et ses grandes mains de vent

famélique.
Au terme
de ce parcours sémémique puissamment symbolique, transparaît en toile de
fond, le trait dominant de l'Antillais, plus précisément du Martiniquais, car le cheval négativement
connoté n'est - il pas finalement cet Antillais passif alors que tout l'invite à l'action, à la révolte,
donnant ainsi l'impression d'un homme malade, c'est-à-dire vidé de son énergie vitale? Le mot
morne si puissamment enrichi sémantiquement établit alors le rapport de sens suivant :
228

Trait sémantique
Relation
Morne
dominant
d'origine
1
Antillais
Relation
d'emploi

cheval
maladie
volcan éteint
misère
Le morne apparaît ainsi silencieux, à l'image du peuple antillais lui-même, réduit au silence
et à la passivité. Cette relation de sens entre morne et antillais est à peine médiatisé, au regard du
peuple antillais et de sa situation politique. Mais les images, malgré leur transparence (premier
degré) restent poétiquement très belles, impressives et bouleversantes par leur charge suggestive
qui dénote pour le lecteur, un peuple réduit au silence.
Nous dirons juste deux mots de l'encodage symbolique de mots et nous terminerons là-
dessus ce paragraphe sur Césaire.
Des mots?
quand nous manions
des quartiers de monde,
quand nous épousons
des continents en délire,
quand nous forçons des fumantes portes,
des mots, ah oui, des mots!
mais des mots de sang frais
des mots qui sont des raz-de-marée
et des érésipèles

des paludismes et des laves et des feux de brousse
des flambées de chair

et des flambées de ville
(P. 87)
A la manière des micro - contextes que nous avons analysés précédemment, le lexème
mots développe à sa suite un paradigme sous la pression duquel son sens s'enrichit de sens
nouveaux. Un réseau de sens ou parcours sémémique se développe, qui transforme la quantité en
qualité. Cette pression charge sémantiquement le lexème mots et le transmue en une image
symbolique dont il est le centre de rayonnement et d'irradiation
229

Mots
flambées de ville
flambées de chair
érésipèles
des feux de brousse
raz - de - marée
de sang frais
des laves
Parcours sémémigue de mots
On reconnaît à travers les particules symboliques ainsi dessinées, la parole - force dont
nous analysions des aspects dans le chapitre troisième de la première partie. Dans le cas précis de
ce passage, la parole montre sa capacité à engendrer divers maux (érésipèles, paludismes), donc à
semer la désolation par le feu et l'eau( laves, raz - de - marée). Les rapports d'une telle parole
avec les signes qu'elle capture sémantiquement sont presque évidents. Il s'agit donc d'une
symbolisation de premier degré, remarquable par le style très flamboyant qui la traduit et enseigne
ainsi la force de la parole.
C'est là, l'utilisation que Césaire fait de la symbolisation de premier degré. En attendant
nos conclusions générales sur cette forme de symbolisation, nous pouvons dire que Césaire, d'un
certain point de vue, reste fidèle au modèle traditionnel de la pensée imageante. Examinons la
question chez Jean-Marie Adiaffi.
b- La symbolisation de premier degré à travers l'écriture
poétique de Jean-Marie Adiaffi
A la lecture de D'Eclairs et de foudres, l'attention du lecteur est attirée par deux signes
dont la présence assez constante dans l'œuvre, tranche d'avec celle des autres signes. Ces signes
ne sont pas tout à fait nouveaux pour nous, du moins, l'un d'entre eux. Ce sont les signes terre -
ciel et vieux nègre pendu en fétiche d'entrée, ainsi que ses variantes stylistiques, Ananzé ou vieil
Ananzé . Ces deux signes constitueront la base de l'analyse dans la symbolisation de premier
degré chez Adiaffi. Nous les examinerons tour à tour. D'abord le signe ciel- terre
230


Le noyau symbolique ciel - terre : du mythe au symbole
La présence matérielle de ce signe est si marquante dans D'Eclairs et de foudres que tout
relevé tendant à prouver celle-ci est d'emblée vain. Ce que nous allons nous attacher à montrer,
c'est sa valeur symbolique. Les premières paroles du poème disent ceci:
La terre s'ouvre sur le trou
du ciel
Et le ciel enferme la terre dans
son trou
Dès cette apparition, le signe accroche déjà l'attention du lecteur par sa très forte
saturation mythologique. Le lecteur, en effet, apprend l'acte cosmogonique originel par lequel le
ciel et la terre comme couple primordial enfantent le monde l . Outre le caractère mythologique de
ce micro-contexte, c'est son aspect symbolique qui polarise surtout notre attention, car nous nous
trouvons face à un acte de symbolisation majeur. C'est là en effet une manifestation de l'univers
parallèle d'essence magique, fait à l'image du monde réel dont il est le négatif.
Que le ciel et la terre s'accouplent pour donner naissance au monde, répond bien aux
exigences de l'univers parallèle. Ce n'est donc pas l'accouplement en tant que tel qui intéresse
l'analyse (il n'a servi qu'à mettre en place le mécanisme imageant), mais la relation qu'il établit
avec la parole poétique.
Il convient pour cela d'interroger le mythe cosmogonique lui-même. Adiaffi crée une
distorsion à ce niveau, dans le récit du mythe: l'étreinte sacrée du ciel et de la terre rappelle
plutôt l'acte originel par lequel les deux divinités fécondent toute chose pure. Adiaffi parle du trou
du ciel comme celui de la fécondation de toute chose pure, notamment de la parole pure. De tout
ceci se dégage un double niveau de symbolisation. Le premier est de fait, c'est-à-dire
d'antériorité: le couple ciel-terre participe nécessairement de l'essence de toute chose en tant
géniteur du monde. Le second niveau est d'invention purement littéraire: la poésie en tant parole
revendique une parcelle de la pureté dont la source est dans le couple ciel-terre. La parole
poétique se résorbe ainsi en totalité dans la pureté première des temps immémoriaux des êtres
surnaturels, Nanan Niamien Kwamé et Assiè Yaba. Ce double niveau est de nature, comme on
peut en conclure, de type iconique, ce qui implique une symbolisation de premier degré que nous
schématisons ainsi :
1 Adiaffi écrit à propos de cette cosmogonie: le trou du ciel c'est le trou sexuel de la fécondation de toute chose
pure et particulièrement de la parole pure. Chez nous (les Akans) au commencement Nanan Niamien Kwamé (le
ciel) et Assiè Yaba (la terre) formaient un couple. C'est de leur union qu'est né le monde. Et c'est pourquoi chez
nous, avant tout acte de parole sérieuse, et lourdes de conséquences, le parleur invoque le ciel, la terre et leur
union, pour les prendre à témoin, afin de prouver l'authenticité du propos, car la parole vraie est sacrée. Elle est
au commencement de toute chose sérieuse, et elle est la chose sérieuse, par excellence.
231

Relation
d'origine

ciel-terre
Trait sémantique
dom'nant
- source du monde
- source de la pureté primordiale

Pureté
(vérité)
Relation
d'emploi

Parole sérieuse
(poème)
- acte de parole
- manifestation de la pureté originelle

C'est là une première justification symbolique de l'évocation ciel-terre tel qu'il surgit des
replis multiséculaires du mythe. Mais ce n'est pas tout; le matériel verbal lui-même est organisé
de manière à marquer la prééminence du couple ciel-terre et le soutien que l'homme peut en
attendre,

L'organisation du matériel verbal
Aucun micro-contexte n'échappe pour ainsi dire à l'emprise du couple ciel-terre,
régulièrement présent de page en page, à mesure que la parole étripée à vif dégueule et gueule,
répandant, tenue en laisse, sa diluvienne diarrhée préventive. Divers contextes sémantiques
s'entrechoquent, développant des paradigmes sémantiques de divers ordres, Celle de l'étreinte
primordiale:
Ciel et Terre
mon corps un pont séculaire de lianes
balafré des ailes rapaces de l'aigle
annonciateur des crues antérieures à la pluie
et mon bras arc-en-ciel

bouclant fragile ment ton vol
et l'envol des temps viaducs
pour joindre les rives rivelaines terre-ciel
des cieux
et la terre geignant de l'étreinte lierre qui
escalade le zénith des arbres inconnus.

Bel arbre génésique que voilà.
(p. 6)
ou celle de l'invocation, en vue de l'action révolutionnaire devant mettre un terme à la souffrance,
232
J

o Terre
baptise-moi

donne-moi un nom
un nom de serpent

un nom de pierre
un nom de volcan
un nom de ciel...
un nom d'homme

o Terre
nos patiences meurent de décrépitude:
leur belle mort...
Des siècles de patience à vivre la mort

Aujourd'hui,
o Terre qui s'enracine dans la terre
qui s'enracine dans le ciel,

donne-moi la force de mourir la mort
o Terre faites qu'à présent nos mains tendues
ne soient plus de prières, ni d'aumônes
mais de sabres.

o Terre j'ai volé aux volcans
leur rage persévérante

o Terre à présent
nos poings ne sont plus de velours
mais de griffes de sagaies

(p. 21)
Ces deux micro-contextes suffisent à eux seuls à montrer l'omniprésence du symbole ciel-
terre et la manière dont il éclaire de son rayonnement les situations de parole où il est intégré.
C'est par exemple dans le micro-contexte ci-dessus, de la divinité terre que le petit nègre châtré
attend l'élan révolutionnaire qui devra conjurer son asservissement. Le langage est alors marqué
du sceau de la violence, à en juger par les réseaux léxématiques organisés autour de leurs
particules symboliques, sous la forme de paradigmes symboliques(PS) :
PSI: noyau symbolique(NS)
Nom:
de pierre
de volcan
de serpent
de ciel
d'homme

PS2: NS
233

mains tendues:
de prières
d'aumônes
de sabres

PS3 : NS
volcans
poings
rage persévérante
C'est là une organisation symbolique tentaculaire qui peut être représentée de la façon
suivante:
ciel-terre
nom
mains tendues
volcans
'd'homme
rage
de ciel
de sabres
persévérante
de volcan
de prières
d'aumônes
poings
de pierre
Parcours sémémigue de ciel-terre
Comme notre schéma le laisse voir, la primauté du ciel-terre en tant que lieu de pertinence
d'une organisation discursive n'est pas seulement fondée sur le contexte mythologique, mais est
également assumée par l'orientation et le traitement sémantiques. Avec cela, nous analysons le
second signe dominant de l'œuvre: le vieux nègre pendu enfétiche d'entrée

Le noyau symbolique le vieux nègre pendu
en fétiche d'entrée
On est dès le premier contact avec le signe, frappé, non pas par un contexte mythologique,
bien que demeure remarquable, le rapport d'intertextualité de la particule symbolique vieux nègre,
mais par cette autre image intertextuelle assez répandue dans la littérature africaine - la motivation
symbolique n'en est certes pas toujours la même - du vigile à la porte de la Cité Interdite, créée
en correspondance par le fétiche d'entrée :
A l'orée du village
234

un vieux nègre
tout nègre
mais nègre couleur cloaque
des ans terrifiants

Un vieux nègre
est pendu enfétiche d'entrée
aux banquets maléfiques
des temps goulus

(p. 37)
Relation donc d'intertextualité en un sens avec la fourmi géante aux portes de la cité de
Ngué le Magnanime,
le Haut et le Bas,
Ngué le constant renouvellement.
Relation
d'intertextualité également avec la mare mystérieuse défendue par ce que la terre possède de
plus venimeux en fait de reptiles au pays de Kaïdara, le lointain et bien proche Kaidara. Donc
dès le départ, la manifestation d'un fort sentiment symbolique chez le lecteur. Ce sentiment
resurgit à la page 49, mais sans grand changement sur le plan des indices sémiologiques du signe.
Aux pages 50 et 51, le lecteur apprend qui sont les bourreaux du vieux nègre et la cause
de sa pendaison :
Un matin plein de fourmis
dans l'air épais qui surplombe le village
des hommes blancs habillés de noir
et casque de mort,
des hommes noirs habillés de blanc

et masqués de douleur et de honte ensemble
ont pendu le vieux nègre au village...

D'aimer tout le monde
on trouvera le vieux nègre bizarre, lunatique
de sourire quand il a faim
de rire quand il souffre

On décréta le vieux nègre coupable
de trop aimer sa sale vie pourrie,
de donner ce qu 'il a

le vieux nègre suivant son cœur
de tendre la main à tout le monde

A partir de ce moment, un discours développant la syntaxe sémiologique du signe et plus
rien du tout jusqu'à la page 68 où apparaît un signe majeur: l'or; d'abord seul comme une luciole
qui n'a assez de feu jamais que pour elle-même. Puis comme Prométhée qui apporte le feu à tous,
le signe or s'éclaire de l'état du signe vieux nègre dans un rapport syntagmatique:
Et le ventre du vieux nègre se met à pleuvoir
de l'or
Et les yeux du vieux nègre se mettent à pleuvoir
de l'or

Et la main du vieux nègre se rajustant au chas du ciel
se met à pleuvoir de l'or
235

De l'or pur comme l'or pur de l'espoir
L'espoir brillant et précieux comme de l'or

(pP .69 - 70)
Mais le vieux nègre, c'est aussi le vieil Ananzé :
Un jour, une nuit ohé ohé tam-tam
Ohé, ohé le noeud gordien changera
de main et de cou
Ohé ohé miracle vieux nègre Ananzé
Vieil Ananzé invendu
De l'or, de l'or
des flammes de ton regard
Vieil Ananzé.
Ce sont quelques-uns des micro-contextes à l'intérieur desquels le vieux nègre pendu en
fétiche d'entrée signifie. Il nous faut à partir de ces micro-contextes organiser les réseaux de sens
dont résultera la signification du signe lui-même.
Nous avons au début de ce paragraphe, à partir du constat d'un rapport syntagmatique (le
texte en rapport avec d'autres textes) d'intertextualité cristallisant les éléments impliqués sur un
socle sémantique et formel constant, dégagé un contexte symbolique autour des particules
symboliques vieux nègre et enfétiche d'entrée.
Il s'agit maintenant de décrire ces deux particules et avec elles, toutes les autres qui
traduisent le signe dans les différents contextes qui le prennent en charge, pour dégager cet autre
sens symbolique, celui qui l'émancipe relativement et le fait échapper à la menace de la
stéréotypie, mortelle à l'art et à l'artiste.
Le vieux nègre. Ici surgit l'image très commune, fortement connotée symboliquement, de
l'esclave, ensuite du colonisé, soumis à l'arbitraire de son vainqueur. Les raisons avancées qui
motivent le meurtre du vieux nègre en sont une confirmation. Le vieux nègre symbolise donc
l'Afrique dans son martyre.
Le fétiche d'entrée. C'est le rempart qui défend l'entrée de la Cité Interdite, à la manière
des génies tutélaires, image commune à bien des peuples. Ailleurs, ce sont les fortifications dont
celle de Vauban ou de Paris. Le fétiche d'entrée, c'est l'Afrique divisée contre elle-même, utilisée
en fétiche contre.elle-même.
La pendaison. C'est l'obstruction opérée par le colonisateur, en vue d'empêcher l'Afrique
d'avancer selon sa propre voie d'évolution. C'est le décentrement colonial dont l'Afrique ne
reviendra jamais et qui clôt la porte d'accès à la Cité Interdite, c'est-à-dire au plein
épanouissement. Et pour réussir cette mission, c'est l'Afrique que le colonisateur dresse contre
elle-même.
Mais le vieux nègre, c'est aussi le vieil Ananzé. C'est une particule symbolique qui au plan
sémantique se situe sur le même paradigme d'emploi que le vieux nègre. L'étymologie agni qui
structure cette particule situe ses origines dans le temps primordial, temps dont personne n'a
236

gardé la mémoire. Ananzé, c'est donc un être originel qui a toujours été comme son équivalent, le
vieux nègre tout nègre mais nègre couleur cloaque des ans terrifiants. C'est la pure espèce.
Ananzé a sur le vieux nègre, cependant, le prestige du mythe, lié à ses origines. Nous y
reviendrons dans l'analyse intégrale du signe. C'est là, la structure paradigmatique du signe vieux
nègre pendu enfétiche d'entrée.

L'intégration syntagmatique du signe
Il ressort de notre étude paradigmatique des contextes sémantiques que le signe vieux
nègre pendu enfétiche d'entrée a pour support référentiel symbolique, l'Afrique, dans l'effort des
puissances colonisatrices pour lui forger un destin autre que celui auquel elle aspire pour son plein
épanouissement. Cette pendaison (ce détournement) de l'Afrique par le colonisateur porte en elle
les signes d'une nouvelle naissance ( re - naissance), mais par le phénomène dialectique de la
naissance du nouveau sur les ruines de l'ancien. Le cadre de cette mutation dialectique est la
putréfaction, présente à travers le micro - contexte suivant:
Et le vieux nègre pendu sur la potence
de ses rêves d'enfance
Est veillé par la vieille folle Akissi

La vieille folle Akissi
La vieille folle Akissi
Qui ne veut pas lâcher
le cadavre déjà entamé

par les mouches
les grosses mouches qui vrombissent
d'une manière infernale
dans l'air torride du village

(p. 50)
Mais cette putréfaction n'est pas elle-même moins symbolique. Point sous ce signe, en
effet, l'image de l'embrasement révolutionnaire qui aboutit à un autre signe participant de la
mutation dialectique et dont nous faisions état, l'or. Métal incorruptible, imputrescible qui porte
inscrit dans sa syntaxe symbolique, une Afrique libre parce qu'elle aura retrouvé son vrai centre.
C'est là tout le sens mythologique et à la fois symbolique d'Ananzé, réactualisé par le poète, sous
la forme d'une idéologie de développement, l 'anazéisme, tout en maintenant la base mythologique
d'enracinement. Adiaffi définit ce concept d'anazéisme :
Le mot développement est un mot qui camoufle le traumatisme
colonial. On parle de développement comme si nous étions en train
de nous développer normalement, par rapport à notre histoire, alors

qu'on veut nous développer à partir du décentrement colonial qui a
été opéré. Par conséquent, pour moi, il faut d'abord se libérer,
revenir à son centre comme l'araignée. 1

1 cf. entretien déjà cité
237

Ce propos donne à la particule symbolique Anazé toute sa place dans l' œuvre. Anazé ne
peut donc pas s'assimiler purement et simplement à la particule vieux nègre, même si celle-ci
s'identifie à elle.
Tout au long de ce parcours symbolique, nous avons eu à décoder les signes
suivants :vieux nègre, pendu, en fétiche d'entrée, Anazé, putréfaction et or. Chaque fois le trait
sémantique dominant a été mis en relief par la relation de sens que nous avons établie sur la base
de l'expérience la plus immédiate entre la particule symbolique et la situation sociale et politique
que nous connaissons, parce que nous la vivons tous les jours. La particule symbolique exploite à
chaque fois des rapports objectifs existant entre elle et son référent social. Cette stratégie
interprétative nous situe encore une fois dans la symbolisation de premier degré, comme tous les
signes que nous avons eu à interpréter jusque-là.
La symbolisation de premier degré est ainsi solidement implantée chez Adiaffi. Les
contenus sont souvent arrachés au fond culturel des mythes.
c - La symbolisation de premier degré dans l'écriture
de W. Liking
Dans le second tableau de Une Nouvelle terre, le Ndinga déclame:
Encore un matin sale :
la mauvaise nourriture s'éternise dans la marmite
le soleil boude les jours de misère
les chats fuient les moribonds

Encore un matin sale:
la sueur des mécréants suffit pour créer la brume
l'eau ruisselle sur le sentier tant qu'il pleut
et il n y a pas de clair matin pour le forçat
tant qu'il n 'a pas franchi les portes de sa prison
Encore un matin sale
un comme tant d'autres
Depuis la nuit noire, une si longue nuit
Depuis qu'on attend, on attend, on attend

(p. 22)
A la page 25, au milieu de la répression brutale et aveugle, le Ndinga intervient à
nouveau:
Encore un matin sale...
Depuis la nuit noire, une si longue nuit
Depuis qu'on attend, on attend, on attend.

De la même façon, à la page 27, le Ndinga scande:
Depuis qu'on attend, on attend, on attend.
238

Dans chacune de ces séquences, le travail d'intégration sémantique du syntagme que nous
avons reconnu dans la seconde partie comme étant un noyau rythmique est assez remarquable; il
s'agit de la formule:
Encore un matin sale
Depuis la nuit noire, une si longue nuit
Depuis qu'on attend, on attend, on attend.
Nous avons insisté dans l'étude du rythme sur son rôle d'intégration structurelle du drame
et qui fait de lui en même temps le moteur de l'action. Par rapport à la question sur le symbole,
cet élément rythmique fonctionne également comme un noyau symbolique.
Dans les séquences que nous avons relevées, le traitement auquel est soumis le noyau
symbolique révèle un non-sens par rapport à l'usage habituel de la langue: encore un matin
sale.
Ce sentiment de non - sens est renforcé par les aphorismes qui tissent la séquence. Le sens réel ne
se dégage que lorsqu'on se réfère aux propos des autres protagonistes du drame. Ainsi le sens est
codé dans chacune des séquences. On comprend alors que le noyau rythmique fasse le point de la
situation qui prévaut dans le village. Au moment où les insurgés s'apprêtent à passer à l'attaque,
le flic réagit :
Qui vive
les mains en l'air ou je tire

(au chef) On ne va pas se rendre ainsi.
(P.25)
Cette réaction très prompte du flic est récompensée par le chef:
Je te nomme général de mes armées
pour cette brillante intervention
(idem)
Le village est ainsi sous les bottes de la tyrannie et de la dictature. Le Ndinga alors
intervient :
Encore un matin sale
Depuis la nuit noire
Sur le plan de la relation de sens, deux syntagmes prédiqués servent de siège au procès de
la dictature dans le noyau symbolique :
- matin sale
- nuit noire
C'est sur eux que s'exercera notre approche exégétique. La particule symbolique matin
sale. Que signifie chacun des deux termes dans leur relation d'origine?
matin
-----+~ les premiers moments du réveil
sale
-----+~ malpropre
souillé
boueux
dégoûtant
infâme
239

Relation
- -Feu,jeu
d'origine
-Les mains en l'air ou je tire
Trait sémantique
dictature
- Cris, pleurs, coups de s{fflet
'lmillatll
cOf?fiscation
de la
Relation
- la mauvaise nourriture dans la marmite
d'emploi
- soleil des jours de misère
un matin sale
- les chatsjuient les moribonds
Il se dégage de cette structure que la particule symbolique réfère à une situation de
dictature.
La particule symbolique nuit noire. La nuit est connotée par rapport au jour comme un moment
négatif. C'est l'heure des sorciers et des forces du mal. Elle a toujours inspiré la peur aux
hommes, à cause de cette connotation négative. Cette vision de la nuit influence le langage de
sorte que sur le plan de l'histoire, pour parler d'un moment d'éclipse, où un peuple donné, n'a pas
connu de grands succès, on dit que ce peuple est entré dans la nuit. Dans le domaine littéraire, on
appelle nuit, un moment où on ne comprend rien à une situation donnée, ou encore dans le
domaine politique, dans un pays où sévit la dictature, on dit que le peuple est entré dans la. nuit.
C'est donc là une image très commune et très traditionnelle que sollicite Wèrèwèrè Liking. Cette
image de nuit est renforcée par noire qui lui confère redondance pour mieux marquer le caractère
particulièrement dure de la dictature qui sévit.
Relation
d'origine

Trait sémantique
dominant
dictature
+
éclipse du peuple
Relation
Nuit noire
d'emploi
e
Les images qui dominent le noyau symbolique sont, comme le montrent les deux schémas,
orientées vers un même référent. Il se produit donc un effet d'accumulation qui enrichit le référent
240

Les images qui dominent le noyau symbolique sont, comme le montrent les deux schémas,
orientées vers un même référent. Il se produit donc un effet d'accumulation qui enrichit le référent
et le transforme du fait de cette accumulation en symbole. Le travail d'exégèse que nous avons
fait, montre que nous avons établi à chaque fois la relation entre la particule symbolique et
l'expérience vécue, fournie par le texte et qui, réfère à la situation de dictature que vit le peuple et
qui motive de la part du Ndinga ce propos symbolique. Son but est d'amener à une plus grande
prise de conscience; Ici, il n'y a rien de plus efficace que le rituel pédagogique des images, seul
capable de frapper l'imagination du peuple qui ne dispose pas toujours du recul nécessaire pour
pleinement apprécier la situation.
Tout comme chez Césaire et chez Adiaffi, Wéréwéré Liking traite un syntagme imagé et le
soumet à un mouvement rotatoire qui le polarise sémantiquement et le contraint par cette rotation
à conduire, du point de vue du contenu, la séquence entière. Il nous faut conclure sur cette forme
de symbolisation
Nos analyses montrent bien que cette forme symbolique est constamment présente chez les
poètes négro-africains francophones. Nous constatons à ce propos que le symbole relève de deux
types de démarches :
- Dans le premier cas, le signe symbolique est une pure invention du poète, seule sa modalité
de premier degré le confinant à la métaphorisation permet de le signifier assez aisément.
- Dans le second, le signe symbolique est un legs de la tradition orale, issu des profondeurs
mythologiques de la culture des peuples africains. Le poète ne s'en empare pas cependant en
entier. C'est-à-dire avec sa pesanteur symbolique traditionnelle. Souvent le poète maintient
le fondement mythologique qui enracine son écriture, mais y intègre ses préoccupations
personnelles en rapport avec les problèmes politiques parce que sociaux d'aujourd'hui, en
évinçant le contenu traditionnel.
Nous allons examiner à présent d'autres formes de symbolisation, notamment la
symbolisation de troisième degré.
fi - La symbolisation de troisième degré
ou symbolisation complexe
La symbolisation de troisième degré est cette forme de symbolisation à propos de laquelle
Zadi écrivait :
Celle-ci opère sur des analogies qu'elle crée elle-même,
développe et entretient. Entre elle et la métaphore, la
différence est qualitative.
Examinons la manière dont la tradition orale encode cette forme symbolique.
241

1 - Le processus imageant à travers le modèle traditionnel
la symbolisation de troisième degré.
Cette forme de symbolisation est assez répandue dans la tradition orale. Mais l'illustration
la plus typique est celle que nous donne Kaydara de Hampâté Ba.
Au désir exprimé par Hammadi de savoir le sens du neuvième symbole du pays des nains,
le vieux mendiant qui n'est autre que Kaydara, lui-même, métamorphosé, lui dit:
Au pays de Kaydara, le merveilleux, dans le village de la métamorphose,
le coq devient bélier, puis taureau et enfin incendie, symbolise le secret.
Quand il reste entouré de silence, il est figuré par un coq dans une case,
quand on le divulgue aux proches et aux intimes, il devient un bélier dans

la cour. Quand le peuple l'apprend, il se transforme en taureau qui court
dans les rues et charge les passants. Dès que l'ennemi le capte, il devient
un grandfeu de brousse, il dévaste et tue tout. Cet incendie symbolise les

guerres qui amènent avec elles la ruine et la désolation des villages.
Hammadi, tu n'en avais vu que les signes, et maintenant tu as la

signification du neuvième secret du pays des nains. Il appartient à Kaydara,
le lointain et bien proche Kaydara1

Ce micro-contexte comporte un certain nombre de particules symboliques, toutes
.
.
asservIes au sIgne coq.
Coq
I~bé~;~reauincendie
_ _ _ _ _ _ _ _----'
secret
Ici tout comme dans la symbolisation de premier degré, nous pouvons user de la démarche
par intentation, pour rapprocher les traits propres à chacun des champs sémantiques associés.
Montrons-le à partir de l'exemple de la première particule symbolique.
1 Amadou Hampâté Ba. Kaydara
242

Relation
d'origine

- oiseau de basse-cour
coq
- mâle de la poule
- le chant du coq
- possède plumage, oreillons, faucille, etc.

Trait sémantique
dominant
l 'intentation ne dégage
Relation
aucun trait commun
d'emploi
bélier
- mâle non châtré de la brebis
- mouton
- cris du bélier, etc.
Bien que tous les traits soient réunis, l'homothèse par l'intentation ne peut produire le trait
sémantique dominant. Rien dans les champs associatifs ne permet d'établir la relation de sens.
Non pas que ce trait est inexistant, non pas que non plus, le mode d'évaluation des champs
sémantiques associés, l'intentation, est inefficace. La difficulté que nous avons à dégager un sème
commun est ici en rapport avec l'expérience, non pas en tant que
stratégie de l'interprétation,
mais par rapport à sa capacité à médiatiser le rapport sur l'axe référent - symbole. L'axe mis en
cause est dès lors celui qui implique le rapport consommateur - expérience vécue.
La question est alors celle de savoir si dans l'expérience de vie du récepteur, quelque
chose lui permet de comprendre le rapport que le conteur établit entre coq et bélier. En d'autres
termes, face à l'impossibilité de l'esprit du récepteur d'assimiler le sens nouveau qui s'impose aux
schèmes disponibles, cet esprit est-il à même d'élaborer des schèmes nouveaux capables
d'assimiler l'élément nouveau? Cela est bien sûr possible, mais le néophyte ne peut y parvenir
tout seul; il faut pour cela, la direction d'un maître d'initiation qui lui apprenne à établir d'autres
types de rapports qui ne sont plus ceux auxquels l'ont habitué sa perception traditionnelle de
l'univers. Nous donnons à la suite de Zadi cette forme de symbolisation comme initiatique à cause
de la pédagogie spécifique qu'elle revendique.
2 - Le processus imageant dans la Poésie négro-africaine
d'expression française: la symbolisation de troisième degré
Contrairement aux autres formes symboliques, notamment la symbolisation de premier
degré que nous venons d'analyser, la symbolisation de troisième degré n'est pas quantitativement
bien représentée dans la poésie négro-africaine francophone . Les raisons sont liées à la nature
243

même de cette forme symbolique qui, du fait de l'éclatement des structures pédagogiques
traditionnelles qui naguère assuraient les conditions fertilisantes de son expression, ne retrouve de
structures nouvelles intégrées qui la prennent en charge. Dès lors, les artistes modernes n'ayant
pas accès à ce patrimoine, ne peuvent donc le solliciter. Le besoin d'un dictionnaire de symbolique
africaine devient, de ce fait, une exigence. Le niveau initiatique par rapport aux différents niveaux
de sens, tend donc de plus en plus à être évacué. Mais, perdus dans le délire verbal, à la manière
des sorciers africains ou des quimboiseurs caraïbéens, les poètes négro-africains font resurgir le
fond culturel africain. C'est ainsi que nous lisons dans le Cahier de Césaire, le propos suivant:
Ce qui est à moi
c'est un homme seul

qui défie les cris blancs de la mort blanche
C'est un homme seul
dans la mer inféconde de sable blanc
c'est un moricaud vieux dressé
contre les eaux du ciel

La mort décrit un cercle brillant
au-dessus de cet homme
la mort étoile doucement au-dessus de sa tête
la mort souffle, folle, dans la cannaie
mûre de ses bras
la mort galope dans la prison
comme un cheval blanc

la mort luit dans l'ombre comme des yeux chat
la mort hoquette comme l'eau
sous les Cayes
la mort est un oiseau blessé
la mort décroît
la mort vacille

la mort est un patyura ombrageux
la mort expire dans une blanche mare de silence
(Le Cahier, PP69-71)
On notera l'accumulation des particules symboliques organisées autour du noyau
symbolique mort. Ainsi la mort souftle comme le vent, étoile comme des constellations, elle est un
cheval, elle est un homme (hoquet). Elle décroît comme la lumière, vacille comme la lumière
d'une bougie. La relation de sens est vite franchie entre le noyau symbolique mort et chacun de
ses interprétants qui tendent à signifier la présence constante de la mort dans la cellule géolière de
Toussaint Louverture. Cette construction symbolique donne une idée du danger de mort qui pèse
à chaque instant sur le héros de la lutte haïtienne. Cette relation de sens est du premier degré de
symbolisation pour l'ensemble des particules, sauf une seule, qui échappe à la structuration
sémantique. C'est la relation de sens qui unit mort à oiseau blessé.
244

Relation
d'origine

mort
..........................
' - - - - - - , - - - - - '
Trait sémantique
...........
Tinan'
1 - - - - - - + Relation de·;~ns··..... ......
, .
.
.
Relation
..... .....
d'emploi
....::~ Interroger l'arbitraire
.....................................
du poète ou de son peuple'
................
1
oiseau blessé
!
l .
~H
..!
•••••••••
. . . . . . . . . .
Rien de notre environnement immédiat ou lointain, c'est-à-dire de notre expérience, ne permet, en
effet, d'établir une telle relation d'analogie. Le recours demeure donc l'arbitraire du poète.
Alors que nous avons jusque-là donné l'organisation hiérarchisée des sens symboliques
comme africaines par ses démarches et ses motivations, cette forme de symbolisation est la seule
intrinsèquement africaine à cause des rapports que le signe symbolique y entretient avec le
référent. Ce n'est pas, comme on pourrait le croire, le caractère initiatique qui fait la spécificité de
cette forme symbolique, car le caractère initiatique n'est pas absolument inconnu des Européens,
notamment, certains cercles d'initiés et de mystiques. Ainsi la théologie médiévale distinguait
quatre sens nécessaires pour une lecture profonde du message biblique. Le quatrième sens appelé
anagogique correspond à ce que dans notre terminologie nous appelons symbolisation de
troisième degré ou niveau initiatique. Jugeons - en des quatre niveaux de sens à travers l'analyse
qu'en font, d'une part, Thomas d'Aquin, et d'autre part, Roland Barthes.
L'analyse de Thomas d'Aquin est fondée sur l'exégèse biblique:
La première signification, à savoir celle par laquelle les mots employés
expriment certaines choses, correspond au premier sens, qui est le sens
historique ou littéral.1La signification seconde, par laquelle les choses
exprimées par les mots signifient, de nouveau, d'autres choses, c'est ce qu'on

appelle le sens spirituel, qui se fonde ainsi sur le premier et le suppose. A son
tour le sens spirituel se divise en trois sens distincts. En effet l'Apôtre
dit
: « La loi ancienne est une figure de la loi nouvelle» .. Denys ajoute: «La
loi nouvelle est une figure de la loi à venir )) .. enfin, dans la nouvelle loi, ce
qui a lieu dans le chef est le signe de ce que nous
- mêmes nous devons faire.
Quand donc les choses de l'ancienne loi signifient celles de la nouvelle loi, on
a le sens allégorique
" quand les choses réalisées dans le Christ ou concernant
les figures du Christ sont le signe de ce que nous devons faire, on a le sens
moral .. enfin, si l'on considère que ces mêmes choses signifient ce qui est

245

l'éternelle gloire, on a le sens anagogique}
Roland Barthes, de son côté, écrit à propos de la théorie des quatre sens:
Il était admis par la théologie que l'Evangile, l'Ecriture Sainte ou une
parabole ou même une phrase de cet Evangile, avait quatre sens à la fois: un sens
littéral, celui des mots eux-mêmes, puis derrière un sens historique se rapportant à
l 'humanité de Jésus, et derrière encore un sens moral qui impliquait l'éthique, le

devoir de l 'homme, et enfin quatrièmement, le plus important, le dernier sens, le plus
profond, le plus secret, le plus caché, mais le sens le plus vital, celui qu'on appelait
le sens anagogique, parce que c'était celui qu'on trouvait quand on avait remonté
tous les autres sens. 2
Roland Barthes appelait cette paradigmatique du sens, polysémie hiérarchisée. En dehors
des différences terminologiques, les deux niveaux de sens se rejoignent au niveau de l'activité
exégétique qui permet d'en rendre compte. Le niveau initiatique en tant qu'approche du sens est
ainsi connu des Européens. Une différence, cependant, sépare le sens initiatique du sens
anagogique; cette différence réside dans le mode d'évocation de son référent par le symbole, et
apparaît dans l'analyse de Saint Thomas d'Aquin dont l'approche est plus explicite que celle de R.
Barthes.
Le niveau anagogique en étant mystique, tout comme le niveau initiatique, du reste, ne
brise nulle part, la relation de sens, entre la loi(ancienne ou nouvelle) et le fondement mystique de
cette loi. Ainsi à ce quatrième niveau, les deux niveaux de dénotation qui s'articulent dans un
rapport symbolique sont, d'une part, tel aspect de la vie du Christ, relaté par la bible, et ce que
veut réellement signifier le scribe en disant cela. Cette distorsion de sens fonde le niveau
anagogique. Lorsqu'on analyse les deux lois dont l'interaction génère le trait dominant, on
constate que le lien analogique n'est pas rompu; un sème commun persiste entre la parole
biblique et le sens réel de cette parole. La logique métaphysique est d'une certaine façon
maintenue.
La difficulté de lecture du niveau anagogique vient du sens réel à donner à tel fragment
biblique. C'est ce sens qui requiert une initiation préalable. Voyons-le avec cette séquence de
Exode, 24. 15-18, relative à la montée de Moïse sur le Sinaï:
Moise monta sur la montagne
et la nuée couvrit la montagne.
La gloire de l'Eternel repose
sur la montagne de Sinai;

et la nuée la couvrit pendant six jours.
Le septième jour, l'Eternel appela Moise
au milieu de la nuée.
Moise entra au milieu de la nuée,
et il monta sur la montagne.
Moise demeura sur la montagne
quarante jours et quarante nuits
} Saint Thomas d'Aquin. Somme théologique, Question 1, article la. Conclusion.
2 Roland Barthes. - Critique et vérité. - Le Seuil, 1966.
246

Quel sens accorder à cet enseignement biblique? Faut-il penser que Moïse a réellement
escaladé le mont Sinaï, à la rencontre de son dieu? Ne s'agit - il pas plutôt d'une élévation
intérieure qui est parvenue à un tel degré de spiritualité que Moïse pouvait, dans cet état, entendre
les paroles de l'Eternel?
Dès lors que nous avons en notre possession cette anagogie, c'est-à-dire l'interprétation
mystique de ce pan du texte sacré, la relation de sens devient plus aisée; elle est même banale.
Le rapport analogique entre la quête spirituelle de l'élévation intérieure et la montée sur le
Sinaï, point culminant, rejoint le premier degré de symbolisation qui peut-être figuré de la façon
suivante:
Relation
d'origine
élévation spirituelle .............
Trait sémantique
..............
...... .... ..............
r
Relation de sens
élévation
Relation
1---------
...........
......
d'emploi
..........
.....
.....
............
Mont Sinaï
.'
Schéma du mécanisme profond de l'anagogie
Cette lecture anagogique tout à fait spirituelle indique les conditions pour entrer en
contact avec l'Eternel. Mais cette information est généralement réservée à des cercles d'initiés.
Par rapport au problème de la manifestation du sens dans la pensée symbolique, nous
voyons qu'il ne se produit aucune rupture de sens entre le référent et le symbole qui sont dans un
rapport analogique tout à fait ordinaire, c'est-à-dire de type métaphorique. La difficulté du niveau
anagogique et qui fait qu'en première analyse il ne peut se confondre avec la symbolisation de
premier degré, réside dans la relation entre le sens spirituel et son rapport avec l'élément figuratif
( le Sinai) qui signifie l'éternelle gloire du Tout-puissant. Mais un repère existe pour la recherche
du sens caché: c'est le sens divinement inspiré et qui relève de la doctrine chrétienne. Le sens
anagogique naît ainsi de la relation d'origine du texte biblique, confronté à l'enseignement de la
doctrine chrétienne. L'opération finale requiert cependant l'intervention de la raison, c'est-à-dire
l'expérience. Spinoza, à ce propos, recommande:
Il est vrai sans doute qu'on doit expliquer l'écriture par l'écriture aussi
longtemps qu'on a peine à découvrir le sens des textes et la pensée des
247

prophètes mais une fois que nous avons enfin trouvé le vrai sens, il faut user
nécessairement du Jugement et de la Raison pour donner à cette pensée notre
assentiment.
1
Si nous rapportons ce propos à notre texte de référence sur la montée de Moïse au Sinaï,
l'indice qui permet de songer à l'élévation spirituelle comme relation d'origine de Sinaï dans le
texte biblique se trouve dans cette prescription de Saint Augustin :
Tout ce qui, dans la parole divine, ne peut se rapporter, pris au
sens propre, ni à l 'honnêteté des mœurs, ni à la vérité de la foi, est dit,
sachez-le bien, au sens figuré. 2

Moïse n'a certainement pas escaladé le Mont Sinaï; il n'avait pas les moyens de le faire.
Comment dès lors a-t-il rencontré son dieu? La doctrine chrétienne enseigne que par la prière et
la méditation le croyant accède au plan du divin. A cet égard, cet autre propos de Saint Augustin
est édifiant:
Lorsqu'une pensée expnmee par des termes pris au sens propre est
absurde, il faut de toute force se demander si cette pensée que nous ne
comprenons pas, n'a pas été, par hasard, exprimée sous la forme de tel ou tel
trope.
3
Cette incursion de notre part dans l'exégèse patristique et philologique était nécessaire
pour une meilleure approche de la démarcation entre le niveau anagogique dans un texte, et le
niveau initiatique dans un autre texte. Dans la lecture anagogique, le référent par rapport à quoi se
lit la relation d'emploi d'un élément symbolique existe bel et bien, mais bien en dehors du texte
comme la plupart des formes symboliques. Il suffit de se référer à ce hors - texte, dans les
conditions indiquées ( ce n'est pas toujours chose aisée) pour parvenir au sens anagogique. C'est
ici que se situe la rupture qualitative entre niveau anagogique et niveau initiatique. Il n'y a, pour
ainsi dire, aucun indice qui motive et justifie la relation de sens entre le symbole et son référent
dans le modèle initiatique. Cette relation est ce qu'il y a de plus arbitraire, de plus immotivé.
Kaydara dit :
Quand on le divulgue aux proches et aux intimes,
il devient un bélier dans la cour.

La relation de sens entre coq et bélier est ici rompue. Elle est tout simplement arbitraire
et constitue en cela un autre niveau de résolution de la contradiction entre le fond et la forme.
Mais à dire que l'arbitraire fonde le niveau initiatique ne signifie pas l'anarchie ou encore moins,
l'arbitraire du poète, comme le surréalisme l'a illustré. Cet arbitraire a sa source dans le peuple,
dans la culture du peuple. Les Africains de l'ancienne société ont à cet égard constitué un trésor
commun où chaque artiste pouvait puiser pour les besoins de son écriture.
Ainsi, le modèle initiatique fondé sur l'arbitraire est, proprement africain, du fait de ce
mode arbitraire de l'évocation du référent comme nos analyses l'ont montré.
1 Spinoza. - Traité théologico-politique. - Paris: Garnier Flammarion, 1965. La première éditionn date de 1670.
2 Saint Augustin. La Doctrine chrétienne. Ch. III, X, p. 14.
3 Saint Augustin. Ibid. Ch. III, XXIX, p. 41.
248

Ce chapitre nous a permis d'examiner la relation de sens dans les formes symboliques
entièrement prises en charge par le discours linguistique . Il se dégage de cet examen que la
pensée imageante est assumée par les instances de discours à partir d'une logique propre à la
démarche analogique, en imbrication avec l'expérience vécue ou le niveau intellectuel atteint par
le sujet décodeur. Quant à la relation de sens entre l'interprétant et le référent, elle procède de
différents modes d'évocation; l'éventail oscille entre les simples effets d'analogie dans lesquels tel
champ associatif s'identifie à tel autre champ et les effets d'analogie qui rompent toute relation de
sens entre les champs sémantiques associés, en passant par l'identification symbolique ou
métamorphose symbolique, c'est-à-dire le phénomène par lequel, suite à une très forte tension
interne, le poète subit idéellement une métamorphose en s'identifiant à tel être, tel animal ou telle
chose. Les formes symboliques ici impliquées offrent des possibilités illimitées à l'artiste pour des
productions de qualité.
Il faut retenir dans ce chapitre la particularité que constitue la symbolisation de troisième
degré qui par le type de relation qu'elle établit entre les champs associés est une contribution de
l'hermeunétique négro-africaine à la culture universelle.
Mais ces formes symboliques que nous avons décrites ne sont qu'une première approche
de la fonction initiatique dans le langage symbolique. Nous allons en analyser d'autres approches
dans le chapitre que nous abordons maintenant.
249

250

Les énoncés symboliques hétéro-linguistiques sont les fonnes d'expression symbolique
dans lesquelles le symbole n'a de sens que par rapport à un hors-texte, c'est-à-dire à une situation
réellement vécue, qui n'est pas présente elle-même dans l'énoncé symbolique, mais qui en
constitue le fondement sémantique et symbolique.
En cela, ces fonnes symboliques s'opposent fondamentalement aux fonnes précédentes
qui ont constitué l'objet de notre étude dans le chapitre précédent.
Ces énoncés hétéro-linguistiques tirent le maximum de profit des ressources de la double
dénotation. Celle-ci, il est vrai, n'est pas absente des fonnes symboliques essentiellement
linguistiques, mais la démarche qui aboutit à cette dénotation double diffère profondément: si
dans les formes symboliques essentiellement linguistiques, il s'agit de constituer les paradigmes de
sens des différents champs associés; dans les formes hétéro-linguistiques, la correspondance tenne
à terme des deux énoncés linguistiques et non - linguistiques déjà établie, suffit pour opérer un tel
rapprochement des champs associés. Il s'agit là, on le voit, de deux méthodes d'analyse
différentes qui justifient que ces deux catégories symboliques ne soient pas étudiées ensemble.
Les formes symboliques hétéro-linguistiques que nous envisageons d'étudier dans ce
chapitre concernent la symbolisation de second degré ou niveau historique et la symbolisation de
la double dénotation
1 - La symbolisation de second degré
ou la référence historique
1 - La symbolisation de second degré et le modèle traditionnel
de la double dénotation.
La symbolisation de second degré, Zadi la présentait comme le niveau qui fait référence à
l'histoire et ne se lit qu'en regard à l'histoire. La manifestation de ce second niveau symbolique se
retrouve dans la symbolique du coq dans Kaydara, exemple dont s'est servi d'ailleurs l'auteur
comme base d'illustration. Le vieux mendiant initiant Hammadi au langage ésotérique dit:
Le mâle aux tempes garnies d'oreillons, à la tête couronnée d'une crête
rouge et le menton terminé en barbillon, est une victime prédestinée. Son sang
plaît aux dieux parce qu'il est la terreur des éléphants et son ergot employé
comme une arme est fatal aux chefs.
Le segment à propos duquel doit s'exercer l'acte d'interprétation est: et son ergot est
fatal aux chefs. Cette information à propos du coq repose sur la double dénotation: le segment à
interpréter possède un dénoté, dit de cette façon. C'est le sens littéral de l'énoncé. Cauvin
l'appelle dénoté premier. Mais l'auditoire ne peut se contenter de ce niveau de sens. Il lui faut un
second sens. C'est celui que Cauvin appelle dénoté second et qui renvoie au sens profond du
message. Comment y accéder? Par l'expérience du quotidien comme dans la symbolisation de
premier degré?
Non, mais par une expérience de type documentaire, c'est-à-dire historique.
L'histoire du Manding révèle que le roi Sosso, Soumangourou a été défait par Soundjata grâce à
251

une flèche surmontée d'un ergot. Ce nIveau de symbolisation peut s'analyser de la façon
suivante:
domaine
de l'énoncé
Et son ergot est fatal aux chefs
-----+
Dénoté premier
ou sens littéral
domaine réel
absent de l'énoncé
Défaite de Soumangourou
Dénoté second
-----+
grâce à un ergot
ou sens historique
Mécanisme de la double dénotation
On notera que dans cette forme de symbolisation tout se passe au niveau dénotatif. Le
transfert de sens qui caractérise la symbolisation de premier degré et qui atteint son niveau de
perfection avec la symbolisation de troisième degré, comme nous l'avons vu dans les deux cas, est
réduit à son niveau d'expression le plus faible. Nous sommes dans les deux niveaux de dénotation
pratiquement au niveau zéro du sens. Le degré de symbolisation qui informe cependant ce niveau
réside non dans une relation de sens entre le dénoté premier et le dénoté second (cette relation est,
à la limite, redondante), mais dans la manière dont le dénoté premier qui concerne l'énoncé à
propos duquel s'exerce l'exégèse interprétative évoque son référent, l'histoire mandingue
supposée réellement vécue. Ce mode repose sur l'allusion comme activité productrice au niveau
du poète ou du conteur et qui déclenche en mettant à contribution, un type particulier
d'expérience, l'expérience qui vient de la connaissance qu'on a de l'histoire. Par l'effet de
l'allusion qui implique une lecture au second niveau du sens (au-delà du sens littéral ), le dénoté
second absent de l'énoncé devient un niveau médiatisé, donc symbolisé.
Le mécanisme ainsi décrit constitue pour le maître d'initiation un moyen supplémentaire
pour mettre en éveil l'imagination du néophyte. Si la vertu magique des images au sens strict du
mot est reconnue, le maître ne néglige aucun domaine de la connaissance qui peut contribuer à la
formation de l'individu dans la cité. Mais la nécessité d'un tel niveau d'initiation ne justifie pas
que le maître sacrifie à la platitude de l'expressivité, d'où l'utilisation d'un certain nombre de
moyen dont l'allusion, mais également la synecdoque de ergot. L'anachronisme est ici certain,
mais on ne peut cependant nier que cette préoccupation de la tradition orale d'instruire par la
forme du contenu produit un écho chez Edouard Glissant :
Pour que la relation du roman nègre à la réalité soit totale, il faut que
le romancier ne sacrifie pas les qualités essentielles à la revendication, mais
aussi qu'il ne poursuive pas une expression abstraite de ses qualités, c 'est-à-
252

dire qu'il ne méconnaisse pas la revendication comme fondement actuel, et
sans doute temporaire, de ses qualités.
Ces propos de Glissant nous servent de transition pour analyser les manifestations de la
symbolisation de second degré à travers l'écriture des poètes négro-africains.
2- La symbolisation de second degré dans la poésie
négro-africaine d'expression française
La parole africaine enseigne:
Lorsque vous façonnez une amulette de piment
c'est avec du piment que vous la célébrer.
C'est par l'histoire en effet, qui jadis, avait constitué le terrain privilégié de la conquête
coloniale, que les poètes négro-africains tentent de redonner à leur peuple l'initiative historique
perdue. Ils en avaient une conscience très aiguë à en juger par leurs propos. Jacques
Rabemananjara écrit au sujet de la solidarité raciale née de l'histoire commune:
L'écrivain noir n'aura pas seulement à résoudre, comme il est requis
de tout poète le malaise de sa propre conscience dans l'affrontement du
mystère essentiel qu'est la vie. Il s'apercevra aussi dans ses efforts de

libération que sous peine d'un échec total, sa délivrance personnelle postule
impérativement, la délivrance simultanée de ses frères de race: la tension ne
se circonscrit plus au seul niveau d'un désaccord dialectique entre son âme et
la nature ambiante, mais le conflit se prolonge, étend au-delà du problème ses
ramifications à l'échelle de tout un peuple. Ici nul ne sera sauvé si tout le
monde n'est pas sauvé. La solidarité du poète avec son peuple n'est pas libre;
elle constitue le fondement même de sa poésie et en assure la chance de
grandeur et de beauté. La raison d'être de son œuvre et son originalité
existentielle.

René Depestre, de son côté, exprime cette solidarité raciale:
(Celle-ci) m 'a été imposée du dehors comme une consigne, comme un
mot d'ordre étranger à mes préoccupations et à mes inquiétudes les plus
profondes. C'est chez moi un drame humain qui correspond à celui de
l'ensemble de mon peuple tenu jusqu'ici à l'écart des beautés les plus
élémentaires de l'existence.

a - La symbolisation de second degré à travers l'écriture de Césaire :
la double dénotation au service de la dénonciation et de la
solidarité raciale.
L'arrière-fond puissamment dénotatif au second degré du Cahier de Césaire tend à
transformer l'œuvre en un manuel d'histoire. Il suffit pour cela de décoder le moindre rnicro-
contexte pour que le pan d'histoire qu'il sous-tend apparaisse dans sa nudité hideuse. Dès lors se
pose pour l'analyse, le problème du choix des énoncés. Ne pouvant matériellement et
rationnellement analyser tous les micro-contextes, nous retiendrons ceux qui attirent le plus
l'attention, au regard de nos préoccupations actuelles.
253

Le Cahier est remarquable par la présence d'unités sémantiques qui par leur récurrence,
dominent l'œuvre. C'est le cas par exemple du syntagme rythmique Au bout du petit matin. Nous
avons, dans la seconde partie de ce travail, insisté sur son rôle d'intégration rythmique par lequel
il construit des niveaux d'homogénéité thématique. Il s'agira, ici de montrer son caractère
symbolique. Compte tenu de sa récurrence dans l'œuvre, nous nous passerons de procéder à des
relevés.
Nous avons montré dans l'étude du rythme, le rôle qu'il joue dans la séquence, le rapport
qu'en tant que noyau rythmique, il entretient avec la variable. Nous avons insisté également sur
les possibilités illimitées que, placé en amont de la séquence, le syntagme donnait à la variable
jusqu'à épuisement de son souffie, de développer le thème: C'est en effet le syntagme au bout du
petit matin
qui, du point de vue sémantique et rythmique, fournit à la variable son impulsion; il
convient dès lors de s'interroger sur son rôle sémantique.
Au bout du petit matin...
Ce syntagme se situe par rapport à l'axe du temps, à la charnière du jour et de la nuit,
c'est-à-dire à leur point de rupture qui figure le conflit dialectique au terme duquel le jour
triomphe de la nuit annonçant l'éveil, c'est-à-dire la prise de conscience, sur les forces
obscurantistes de la nuit. C'est, en dernière analyse, le processus au terme duquel le conflit jour
Inuit préfigure celui par lequel le peuple noir sort de l'esclavage pour accéder à la liberté, à partir
de l'éveil. Le syntagme au bout du petit matin est ainsi un puissant noyau symbolique dont le
paradigme est constitué par chacun des micro-contextes qu'il asservit.
La lecture symbolique que nous avons proposée s'articule sur le contenu de l'œuvre que
nous pouvons regrouper autour d'une thématique à trois composantes 1 : la redécouverte du pays,
la présence du nègre et le combat victorieux.
Ces trois moments thématiques révèlent à chaque fois une prise de conscience très nette de
la part du poète. C'est cela qui nous fait parler d'éveil au sens tout à fait camusien où la prise de
conscience débouche sur le non-sens. Prenons ces trois moments tour à tour:
N La redécouverte du pays et la dénonciation
Partout, c'est l'image de la misère:
Au bout du petit matin bourgeonnant d'ansesfrêles les Antilles qui ont faim les
Antilles grêlées de petite vérole les Antilles dynamitées d'alcool, échouées

dans la boue de cette baie
dans la poussière de cette ville sinistrement
échouée.
(p. 31)
de la passivité :
Dans cette ville inerte, cette foule désolée sous le soleil, ne participant à
rien de ce qui s'exprime, s'affirme, se libère au grand jour de cette terre
1 La critique a proposé différentes structures du Cahier. Celle que nous adoptons s'aligne sur la proposition de
Maryse Condé et elle est fondée sur l'organisation thématique ternaire et la structure stylistique.
254

sienne. Ni à l'impératrice Joséphine des Français rêvant très haut au-dessus de
la négraille. Ni au libérateur figé dans sa libération de pierre blanchie. Ni au
conquistador. Ni à ce mépris, ni à cette liberté ni à cette audace.

(p. 35)
de la peur :
Au bout du petit matin, cette ville inerte et ses au-delà de lèpres de
consomption, de famine, de peurs tapies dans les ravins, de peur juchées
dans les arbres, de peurs creusées dans le sol, de peur en dérive dans le
ciel, de peurs amoncelées et ses fumerolles d'angoisse.
(P.35)
Au total, c'est l'image d'un peuple endurci dans la résignation et qui n'ose plus
s'embarquer. Mais ceci est la conséquence immédiate des longues années d'asservissement. On
est véritablement aux antipodes de l'image de colonies privilégiées dont se félicitaient les
déclarations officielles. La colonisation aux yeux du poète n'a fait que nourrir le peuple de faux
espOIrs:
va-t-en, je déteste les larbins de l'ordre
et les hannetons de l'espérance.

(p. 29)
C'est le refus de l'ordre colonial, suite à l'éveil, à la prise de conscience. La dénonciation
qui est donc le point de départ d'un combat libérateur, car pouvoir dire la cause de cette misère et
la nommer, n'est-ce pas se donner les pleins moyens de l'exorciser?
Dès lors, on perçoit l'effet mobilisateur du syntagme symbolique, au bout du petit matin
comme expression de la prise de conscience, dans ses relations syntagmatiques et de sens avec la
dénonciation comme forme d'exorcisme. Mais il s'agit de la dénonciation coloniale qui régente la
vie en Martinique. La colonisation constitue ainsi le dénoté second qui sous-tend cette partie de
l' œuvre. Les allusions discrètes servent au poète de moyen
pour irriguer et tenir en éveil la
mémoire collective :
- L'impératrice Joséphine des Français. Cette femme ainsi désignée est bien l'épouse de
Napoléon, de son non Joséphine de Beauharnais, née en Martinique.
- Le libérateur. C'est une allusion très discrète à Schoelcher à propos de sa loi sur
l'esclavage.
- Le conquistador. Il s'agit de Belain d'Esnambuc qui planta en 1635, le drapeau en
Martinique au nom du roi de France.
Toutes ces indications historiques éclairent la lecture sur la ville et sur le peuple. On notera
la finesse avec laquelle l'histoire est impliquée sans que cette implication détruise le mécanisme de
la double dénotation: Joséphine qui rêve haut au-dessus de la négraille est une évocation du
mépris de l'impératrice pour les Noirs; Schoelcher devient le libérateur et Belain d'Esnambuc
devient le conquistador. Une expression prosaïque de ces évocations aurait, à coup sûr, supprimé
255

la médiation sémantique des faits historiques ainsi nommés. Toutefois, l'usage de la double
dénotation ne pose pas de problèmes graves de lecture, car il suffisait d'être instruit de l' histoire
des Antilles pour que la lecture s'enrichisse du contenu, mais aussi des formes dans lesquelles sont
relevés les faits historiques.
BI La présence du nègre et de l'opprimé dans le monde
Cette présence est signifiée à travers la souffrance nègre, marquée au sceau de la traite
négrière et de l'esclavage. Il ne s'agit plus seulement de la prise en compte de l'espace antillais,
mais également celui de la race noire et de l'opprimé, à l'échelle du monde.
Le noyau symbolique au bout du petit matin est là pour dire la solidarité du poète avec
son peuple d'opprimés. Il veut au nom de cette solidarité aller partout dans le monde où se trouve
cet homme soumis, le soutenir, partager sa souffrance et sa condition. Cette volonté ferme
d'identification donne au verbe partir, siège du procès d'exécution du désir exprimé, une telle
force émotive qu'elle le soumet à un effet de réitération qui
le charge sémantiquement; le
syntagme verbal, soumis à ce traitement se transforme du fait de sa mise en orbite constante en un
noyau symbolique et gouvernera, enchâssé dans le premier noyau, quelques micro-séquences
fortement stylisées qui s'animent elles-mêmes de faits historiques relevant de divers registres;
celui de l'évolution de l'opprimé:
Partir comme il y a des hommes-hyènes et des hommes- panthères je
serais un homme-juif un homme cafre un homme-hindou-de-Calcutta un
homme- de- Harlem
- qui ne - vote - pas
(P.57)
Celui de sa souffrance :
Et je me dis Bordeaux et Nantes et Liverpool et New-york et San-
Francisco pas un bout de ce monde qui porte mon empreinte digitale et mon
calcanéum sur le dos des gratte-ciel et ma crasse dans le scintillement des
gemmes! qui peut se vanter d'avoir mieux que moi? Virginie. Tennessee.
Géorgie. Alabama.
Putréfactions monstrueuses de révoltes inopérantes,
marais de sang putrides trompettes absurdement bouchées terres rouges, terres
sanguines, terres consanguines.

(p. 69)
Celui du combat héroïque d'opprimés par cela rendus illustres :
Ce qui est à moi aussi: une petite cellule dans le Jura, la neige la double
de barreaux blancs la neige est un geôlier blanc qui monte la garde devant une
prison.
(P.69)
Celui des châtiments prévus par le Code Noir établi en 1685 :
J'accepte. J'accepte. Et le nègre fustigé qui dit : Pardon mon maître et
les vingt-neuf coups de fouet légal et le cachot de quatre pieds de haut et le
25f

carcan à branches et le jarret coupé à mon audace marronne et la fleur de
Lys qui flue dufer rouge sur le gras de mon épaule.

(P129)
Celui aussi de l'évocation de noms tristement historiques :
Et la niche de Monsieur Vaultier Mayencourt, où j'aboyai six mois de
caniche et Monsieur Brafin et Monsieur de Fourniol et Monsieur de la
Mahaudière .
(p.131)
Dans ces différentes évocations des souvenirs, le moindre mot, le moindre syntagme, le
moindre constituant contextuel est une turbine ouverte sur les casiers de l'histoire. Dans ce
contexte, des mots comme Jura, virginie, Tennessee, homme-juif, signifient à eux seuls, des pans
entiers de l'histoire. Leur forte connotation historique leur vaut d'exister dans l'énoncé, seuls,
sans le support d'aucun autre mot. Par rapport au problème de la double dénotation qui constitue
le trajet critique sous lequel nous envisageons l'étude de la symbolisation du second degré, ces
constituants représentent différents usages de l'allusion dont le décodage est nécessaire pour une
lecture profonde de l'œuvre. Nous en analysons le mécanisme dans le tableau ci-dessous:
DOMAINE DE L'ENONCE
DOMAINE ABSENT DE L'ENONCE
OU DENOTE 1er
OU DENOTE 2nd
Evocation de l'holocauste juif par les nazis
homme - juif
homme - cafre
Persécution du noir en Mrique du Sud
homme hindou-de-calcutta
Evocation de la misère hindou
homme-de-harlem-qui-ne-vote-pas
Le Noir des Etats-Unis privés de ses droits
politiques et civiques
Bordeaux et Nantes et Liverpool
Ports d'où partent les navires négriers pour
l'achat d'esclaves en Mrique
Virginie. Tennessee. Géorgie. Alabama.
Villes des Etats-Unis, caractérisées
putréfactions
monstrueuses
de
révoltes par leur racisme exacerbé.
inopérantes
les révoltes écrasées. l'histoire des Etats-Unis et
des Antilles en retentit.
257

une petite cellule dans le jura
Evocation de l'emprisonnement de Toussaint au
Fort-de-joux.
et les vingt-neuf coups de fouet légal, et le Enumération de quelques articles du code noir.
cachot de quatre pieds de haut, et le carcan à Ce sont là divers châtiments selon la gravité de
branches, et le jarret coupé à mon audace la faute.
marronne, et la fleur de lys qui flue le fer rouge
sur le gras de mon épaule.
et le pian, le molosse, le suicide, la promiscuité, Evocation de degrés dans la cruauté.
le brodequin, le cep, le chevalet, le cippe, le
frontal.
Mécanisme de la double dénotation historique
Ainsi la présence du nègre dans le monde est un long tissu de souffrances que le moindre fait de
l'histoire ravive.
CI Le Combat victorieux et triomphateur
C'est le dernier épisode de la tragédie. Le vouloir tragique humain cher à Hegel arrive à
son terme. Le héros tragique, nécessairement, marche vers l'échafaud qu'il a lui-même dressé de
sa main propre. Le nègre, telle phénix, renaît alors de ses cendres :
Et voici soudain que force et vie m'assaillent comme un taureau et
l'onde de vie circonvient la papille du morne, et voilà toutes les veines et
veinules qui s'affairent au sang neuf et l'énorme poumon des cyclones qui
respire et le feu thésaurisé des volcans et le gigantesque pouls sismique qui bat
maintenant la mesure d'un corps vivant en monferme embrasement.

(p.l39)
C'est le triomphe du nègre et dont les signes s'annoncent à l'horizon:
Je dis hurrah! La vieille négritude se cadavérise l 'horizon se défait,
recule et s'élargit et voici parmi des déchirements de nuages la fulgurance
d'un signe le négrier craque de toute part son ventre se convulse et résonne...
L'affreux ténia de sa cargaison ronge les boyaux fétides de l'étrange

nourrisson des mers.
(p. 147)
C'est désormais, la voie de la liberté retrouvée:
La négraille aux senteurs d'oignonfrit retrouve dans son sang répandu le goût
amer de la liberté et elle est debout la négraille, la négraille assise

inattendument debout, debout dans la cale, debout dans le vent, debout sous le
258

soleil, debout dans le sang. Debout et libre et le navire lustral s'avancer
impavide sur les eaux écroulées.
(P. 149)
On notera ici le ton prophétique projetant l'avenir de la négraille. On comprend dès lors
que cette partie ne soit pas marquée par des faits historiques. Cependant, avec le recul dont nous
disposons aujourd'hui, par rapport au moment de la parution du Cahier, on peut dire que la
prophétie de Césaire avec l'accession des pays africains à l'indépendance et la situation
d'association des DOM-TOM avec la puissance colonisatrice, s'est traduite dans les faits.
Ainsi au bout du petit matin en tant qu'élément symbolique, aura joué le rôle qui est le
sien: l'éveil, la prise de conscience pour le combat et l'accession du Noir à la liberté. Ce
syntagme symbolique aura été le signe qui à chaque évocation donne aux faits évoqués toute leur
valeur historique en tant que forme du contenu, sur le plan de la double dénotation.
Césaire a ainsi bien traduit dans le langage poétique la revendication et surtout la solidarité
de race et de condition, à travers la synecdoque particularisante du moi qui lui a ainsi permis, non
seulement la métamorphose complète qu'il a réalisée poétiquement, mais surtout la dénonciation,
là où beaucoup se sont tus :
Au bout de ce petit matin
Le vent de jadis qui s'élève,

des fidéli tés trahies
du devoir incertain qui se dérobe
».
(P. 57)
Examinons la question chez Adiaffi.
b. La symbolisation de second degré à travers l'écriture d'Adiaffi :
la synecdoque historique et l'usage de la double dénotation
Tout comme dans le Cahier de Césaire, deux syntagmes dominent Galerie infernale de
Jean-Marie Adiaffi. Ce sont:
- Toutes ces chaînes à mes chevilles -
- Toutes ces libertés à mes chevilles.

Le déploiement des deux syntagmes et leur distribution dans le poème en rapport avec les micro-
contextes qui les prennent en charge, permettent une lecture plus transparente du poème.
Analysons quelques micro-contextes pour tenter d'en dégager le sens symbolique attaché
aux deux syntagmes. D'abord le syntagme toutes ces chaînes à mes chevilles:
Sentence irrévocable des siècles je suis l'esclave de tous les maîtres de
la terre. Toutes ces chaînes à mes chevilles Valet de la hideur. Le feu me
damne de sa passion de tout consumer. J'ai la couleur amère de la cendre.

(P. 10)
259

Ce micro-contexte fortement lyrique révèle quelques anomalies de sens : un homme Ge)
qui serait l'esclave de tous les maîtres de la terre et l'absence physique de chaînes aux chevilles de
cet homme qui parle cependant de toutes ces chaînes à ses chevilles. Au plus, la symbolisation de
premier degré est présente.
Aux pages 12 et13, on peut lire, entre autres:
Toutes ces chaînes à mes chevilles cruauté ô divine cruauté, je demande
un maître cruel qui atteigne les hauts sommets de la malédiction, la perfection
dans le vice j'ai en horreur les cruautés honteuses, je réclame des
professionnels du vice je suis un esclave professionnel je veux un interlocuteur
valable un maître à ma hauteur. Sanguinaire, tyrannique, impitoyable comptez
les branches de mon arbre généalogique aucune n'est royale fils d'esclave

petit-fils d'esclave les fruits forcément vils et inapts à la liberté au progrès au
commandement je suis l'esclave absolu, innocent et immaculé de 1'histoire je
n'ai aucune faculté qui fasse de moi un homme même la raison.
Ici apparaissent des indicateurs qui tendent à éclairer mieux le syntagme toutes ces chaînes
à mes chevilles. Ce sont :
- Le verset je suis un esclave professionnel qui fait écho à cet autre verset je réclame
des professionnels du vice auquel répond à son tour ce verset de la page 10 :j'expose les âges de
toutes les souffrances.
- D'autre part, le verset comptez les branches de mon arbre généalogique, aucune n'est
royale
développe à sa suite une lignée d'esclaves organisée en générations successives et
que prolonge comme en déduction, le verset je suis l'esclave absolu, innocent et
immaculé de l'histoire.

- Une dernière indication clôt toute cette orgie sur la condition du poète: Je n'ai aucune
faculté qui fasse de moi un homme. Ce verset est appuyé par même la raison.
Autant d'indications et de précisions contraignent à chercher ailleurs, à lire au-delà du
sens littéral, à interroger l'histoire qui à première vue semble informer ce propos. On se rend bien
vite compte qu'il s'agit d'une évocation de la grande souffrance nègre. Ce référent historique
explique dès lors bien des contextes tels que sentence irrévocable des siècles qui contient la
mention du destin nègre d'être esclave ou celle de sa souffrance à travers le temps, les époques
qui se succèdent: J'expose les âges de toutes les souffrances.
De la même façon, la lecture du poème par rapport à la souffrance nègre explique que le
poète réclame pour lui, en tant qu'esclave professionnel, son antithèse, un maître, professionnel
du vice qui se caractérise par sa cruauté, ô divine cruauté, donc qui soit sanguinaire, tyrannique,
impitoyable. Sa situation d'esclave professionnel dès lors ne surprend pas, car le Code Noir le
prévoit, le fils d'esclave est esclave de même maître que sa mère. Un article, en effet, de ce code
voulait que l'esclave qui naissait suive la condition de sa mère. Le nègre est alors esclave absolu
innocent et immaculé de l'histoire.
On comprend dès lors aisément qu'au niveau du ton, le poème
fonctionne sur le mode de l'humour. C'est là, la forme de dénonciation la plus cinglante:
l'opprimé feint d'accepter sa condition au point de réclamer des professionnels du vice.
260

Après ce travail de décodage au niveau du référent et qui pouvait constituer l'obstacle
pour une lecture pertinente, le poème devient
une transparence au degré zéro du sens. Son
épaisseur poétique est fondée sur le procédé de l'allusion et de l'humour par rapport à quoi nous
allons faire la lecture symbolique de toutes ces chaînes à mes chevilles et par contrecoup celle de
toutes ces libertés à mes chevilles.
Les syntagmes toutes les chaînes à mes chevilles et toutes ces libertés à mes chevilles se
lisent au regard de l'histoire et de la grande souffrance nègres.
Ces syntagmes par leur
distribution dans l' œuvre, interviennent pour faire le point. Il convient de les analyser en rapport
avec cette distribution.
Le syntagme 1 toutes ces chaînes à mes chevilles qui occupe la première partie du poème
intervient au terme d'une longue évocation de la condition du Noir. Il intervient comme si toutes
les situations dénoncées n'étaient pas assez claires pour l'esprit du lecteur et qu'il faille faire pour
lui le point. C'est ce qui explique son caractère redondant par rapport à tous les faits évoqués et
dont il constitue un point de concentration, eu égard à son contenu sémantique. Les faits évoqués
par le poète étant eux-mêmes de nature historique, le syntagme venant en sur-impression de ces
faits, acquiert une valeur historique qui d'ailleurs éclaire, à son tour, son sens symbolique de
premier degré que nous relevions tantôt. C'est donc le recours à l'histoire seule qui permet
d'accéder au sens profond de ce syntagme symbolique. Ce que ne peut faire la symbolisation de
premier degré qui frappe à la première lecture. Ceci nous permet donc de conclure que nous
avons affaire avec ce syntagme symbolique à la symbolisation du second degré.
Le syntagme 2 toutes ces libertés à mes chevilles supplée le syntagme 1 au moment où
l'opprimé brise ses chaînes et sort victorieux de son combat contre l'oppresseur :
Horreur! Maître - Charité ne tient qu'à une cravate qui le tenait aveugle
dans le vide où le manchot-aveugle-muet-bossu en colère l'avait mis dans cet
état peu charitable
- un état irréprochable. Piètre épouvantail à l'orée des
champs et de la nuit que picoraient les étourneaux l'ayant pris pour de l'ivraie
dont il fallait débarrasser la terre.

(P.56)
Ce syntagme 2 se lit en rapport avec le syntagme 1. C'est la liberté retrouvée qui
historiquement correspond à la période de l'indépendance. Cette lecture symbolique de second
degré est d'autant plus juste que le poète s'interroge, maintenant que la liberté est acquise, ce
qu'on en ferait ou ce que sera demain:
Liberté,
Liberté, tu es née

Corps
mon beau corps
à ta vigueur, je reconnais
ta miraculeuse guérison

De douloureuse césarienne tu es née
261

Mais quelles prisons
tes monstrueux seins
vont-ils encore enfanter demain ?
Quelle chaînes
tes mains encore ceintes de cicatrices
d 'hier vont-elles inventer demain ?
Liberté créatrice,
réponds-moi
Hors de quelle nuit cette frêle aurore

cette lumière vacillante
mais déjà fière et conquérante

Cette blême, douce et voluptueuse
lueur
va-t-elle saillir?

Héroïque et lâche liberté
Quel est le nom de l'enfant
Qui va naître
?
(pP. 76-77)
La réponse à cette interrogation sur laquelle se referme le poème est inscrite encore une
fois dans la syntaxe de l'histoire qui ne pourra être lue que demain. Cette réponse servira, pour
reprendre le mot de Hourantier, à filer d'autres métaphores, à reprendre d'autres chants, à
compléter d'autres proverbes.
Ainsi se situent les poètes négro-africains francophones, notamment Césaire et Adiaffi par
rapport à la symbolisation de second degré. Il est à retenir que ces poètes se servent de l'histoire
comme référence imageante à partir du procédé de la double dénotation qui, au sens littéral (celui
présent dans le texte), superpose un sens second, lui, absent du texte, mais qui éclaire le sens
littéral. En cela les poètes négro-africains suivent les traces de la tradition orale. La seule
différence qu'accusent ces poètes avec l'oralité - elle n'est d'ailleurs pas fondamentale - est liée
aux circonstances respectives de leurs écritures: les poètes négro-africains francophones se
situent dans le contexte de peuples colonisés. Ce contexte impose à leurs évocations des accents
inconnus des poètes traditionnels; entre autres, la mélancolie née de la souffrance imposée de
l'extérieur et les problèmes de race. Ainsi la pensée imageante fondée sur l'allusion historique
constitue un moyen de médiation du référent de manière à tenir en éveil l'imagination du
néophyte.
fi
Le proverbe ou la symbolisation
de la double dénotation.

Le proverbe est le domaine par excellence de la symbolisation de la double dénotation. Ici
la double dénotation se fonde, non pas sur un effet quelconque d'allusion, mais sur l'homologie de
deux situations dont l'une est linguistiquement exprimée par le proverbe, alors que l'autre relève
du vécu. C'est la situation d'énonciation mettant face à face les deux interlocuteurs qui permet de
repérer la situation imageante, elle, toujours absente de l'énoncé. La double dénotation dans le
proverbe est totale dans la mesure où il y a une correspondance terme à terme des deux champs
associatifs, ce qui n'est pas le cas, par exemple, de la symbolisation fondée sur l'histoire qui, bien
que se réclamant de la double dénotation, tire largement partie des ressources de l'allusion. Dans
262

le proverbe, c'est la correspondance de structures entre les deux situations semblables qui fonde
l'analogie. Le proverbe a de ce point de vue une grande valeur illustrative et démonstrative. Dans
ses théories, Cauvin insiste sur le phénomène de la double dénotation dont la pertinence repose,
selon lui, sur la démonstration que deux situations données sont semblables. Comme outil de ce
rapprochement, l'auteur propose le procédé de l'homothèse. 1
Sur la base de tous ces éléments, nous abordons l'étude de la symbolisation de la double
dénotation en examinant d'abord, conformément à notre démarche, la manière dont le modèle
traditionnel manifeste la prise en charge de cette double dénotation.
1. La symbolisation de la double dénotation et son
expression à travers le modèle pédagogique traditionnel
Plus que les autres formes de symbolisation que nous avons examinées jusque-là, le
proverbe constitue la forme que sollicite le plus souvent l'Afrique ancienne pour les besoins de
formation de l'individu dans la cité. Cet usage est favorisé par, nous le disions plus haut, la
capacité du proverbe, à s'adapter à bien des situations de la vie et à les médiatiser: le proverbe,
c'est en effet l'expression d'une idée par la médiation d'une image qui lui est consubstantielle. Par
1 A
propos de la figure de l'homothèse, nous avons indiqué, plus haut, pourquoi nous en faisons un usage plus
étendu, contrairement à Cauvin qui ne semble la réserver que pour l'analyse du proverbe. D'autre part, certains
auteurs pensent qu'on ne saurait rechercher dans les poèmes écrits, la figure de l' homothèse qui, disent ces auteurs,
intervient généralement dans une situation où deux partenaires dialoguent. Cette position met en porte à faux notre
option de baser l'analyse des formes symboliques sur le procédé de l'homothèse. C'est pourquoi nous avons choisi
ce paragraphe sur la symbolisation de la double dénotation où s'exprime le mieux l'homothèse pour répondre aux
préoccupations de ces auteurs.
J. Le poème écrit peut-il ou non reproduire une situation où deux partenaires dialoguent?
2. Sur quel a priori se fonde cette position ?
En réponse à la première question, nous relevons les deux conditions que, selon Cauvin, requiert l'étude
de la double dénotation qui fonde en théorie l'homothèse : le lien, pour la première condition, selon l'auteur, entre
l'énoncé et la situation réellement vécue ne doit pas se manifester sur le plan linguistique. En second lieu, au titre
de la deuxième condition, Cauvin retient que la situation d'emploi existe effectivement pour que l'énoncé signifie
en dénotation seconde. Mais surtout, l'analyse de l'homothèse, à partir des poèmes écrits, tout à l'heure, saura être
la meilleure réponse que nous pourrons apporter à la position exprimée par les critiques, car plus que tout autre
argument, celui fondé sur la vérité de terrain a force de loi.
Il est d'autre part inexact de dire comme le font ces auteurs, que la figure d'homothèse intervient dans une
situation où deux partenaires dialoguent. Ce cas constitue sans conteste une situation de production de l'homothèse
et non la seule situation où se manifeste 1'homothèse. Il y a également toutes les situations aussi nombreuses que
celles qu'évoquent ces auteurs où un individu tout seul, de manière lyrique, évoque sa propre situation. Nous
relevons en guise d'illustration, l'exemple que fournit Et les Chiens de Césaire à la page 39. Le rebelle tout seul
apprend à ses dépens, face à ses reniements: On a beau peindre le pied de l'arbre, la force de l'écorce en dessous
crie. De la même façon, un individu peut faire un constat à propos d'une situation collectivement vécue. C'est ce
que fait le Ndinga à la page 22 de Une Nouvelle Terre: L'eau ruisselle sur les sentiers tant qu'il pleut. Nous
montrerons dans les pages suivantes, la manifestation de l'homothèse à travers ces exemples ou à travers d'autres.
Chacune de nos deux positions pourront dès lors s'éprouver.
263

et pour cela, la sagesse populaire le sollicite dans bien des cas comme ici, dans Soundiata ou
l'épopée mandingue, où la reine-mère Sassouma Bérété, inquiète de la popularité de Soundjata et
la menace que cette popularité fait peser sur le règne de son fils, Dankaran Tournan, commandite
un meurtre contre lui. Elle reçoit à cet effet, les neuf grandes sorcières du Manding et leur
propose de mettre fin aux jours de Soundjata contre de fortes récompenses, mais une des
sorcières réplique au désir de la reine-mère:
Mère du roi, reprit Soumosso Konkoumba, la vie ne tient qu'à un fils
très mince; mais tout est lié ici-bas. La vie a une cause, la mort aussi. L'une
sort de l'autre; votre haine a une cause, votre action doit avoir une cause.
Mère du roi, tout se tient, notre action n'aura d'effet que si nous sommes en
cause, mais Mari-jata ne nous a rien fait de mal; il nous est donc difficile de
l'atteindre. Mais vous êtes en cause; répliqua la reine-mère, car le fils de
Sogolon sera un fléau pour nous tous.
- Le serpent mord rarement le pied qui ne marche pas, dit une des sorcières.

- Oui, mais il y a des serpents qui s'en prennent à tout le monde.
Laissez
grandir Soundjata et nous nous en repentiro,!s tous.
(P. 51)
Nous reconnaissons par la nette rupture qu'il introduit dans le fil de la pensée des personnages, le
proverbe,
Le Serpent mord rarement le pied qui ne marche pas.
En effet, rien d'autre que le proverbe ne saurait justifier une telle pensée à l'endroit où
celle-ci intervient. Les deux conditions définies par Cauvin sont ici remplies. L'énoncé n'articule
que la seule situation qui permet la dénotation seconde. Nous allons montrer la manifestation de
ces deux conditions à travers cet exemple.
L'attention du styslisticien est alertée par la rupture brusque de sens intervenue dans
l'échange entre les différents personnages. Le serpent mord rarement le pied qui ne marche pas
n'a en effet, aucun sens apparent par rapport au propos des personnages. Il n'y a rien qui
immédiatement permette de signifier clairement ce dire. En effet, il
n'y a aucun contexte
favorisant l'intrusion de serpent, ni de sa morsure, encore moins du pied qui ne marche pas. Cette
impression d'absence, puisque ce n'est qu'une impression, naît du fait que l'énoncé est seul
apparemment sans support de sens. C'est la première condition.
Mais de cette première condition paradoxalement, naît la seconde condition : le fait que
rien ne permet de donner immédiatement un sens à l'énoncé est finalement la cause de la naissance
du sens profond de l'énoncé; en effet, l'absence de sens amène le stylisticien à s'interroger sur le
sens réel de l'énoncé puisqu'il se rend compte que l'énoncé a un sens quelque part, sinon il ne
serait pas présent là. On ne parle pas pour ne rien dire, en dehors de la parole du fou. Alors le
stylisticien engage la réflexion à propos du sens réel de l'énoncé. Nous parlons de sens réel, c'est-
à-dire profond, caché, car l'énoncé a lui-même un sens; le pied ne sera pas mordu par le serpent
tant qu'il n'aura pas esquissé le moindre mouvement. Dès que le pied bouge, il pose un acte qui
justifie la réaction du serpent. L'élément dominant ou trait dominant du sens de l'énoncé se
dégage petit à petit; c'est l'action du pied ou son mouvement. Par rapport à la double dénotation,
nous nous situons ici au niveau de la dénotation première ou dénoté premier.
264

Par rapport à ce premier niveau de sens, le stylisticien doit rechercher la dénotation
seconde car il est désormais convaincu, du fait des conditions d'énonciation de cette parole, qu'il
est en face d'un énoncé codé qui signifie en dénotation seconde. Il analyse pour cela la situation
de parole qui implique le propos dont le caractère imagé est désormais acquis: Soumosso fait
remarquer à la reine-mère que l'efficacité de leur action sera fonction de l'implication de
Soundjata dans la cause pour laquelle il doit mourir, or sur ce plan, le personnage n'est pas en
cause, car il ne leur a rien fait. Sassouma qui sent la situation lui fluer entre les mains évoque la
cause nationale sur laquelle Soundjata ferait planer une menace. Les sorcières ne peuvent se
dérober cette fois, car elles sont partie prenante de cette cause nationale. Sassouma, la reine-mère
ne semble pas aux yeux des sorcières bien comprendre le sens profond de leur propos; il faut
donc le rendre le plus clair possible. Alors intervient le proverbe où s'exprime la force des
tmages:
Le serpent mord rarement
le pied qui ne bouge pas.
Intéressons-nous d'abord aux relations de sens entre les protagonistes du procès exprimé
dans le proverbe. Par rapport à la situation énonciative, le serpent est la médiation de Soundjata et
le pied, celle de Sassouma Bérété. Si nous signifions ces relations de sens par un schéma, nous
obtenons:
Relation d'origine
Relation de sens
Relation d'emploi
ou dénoté premier
ou dénoté second
serpent
Soundjata
Pied
Sasouma Bérété
Interrogeons, à présent, les relations de sens liées au procès. La morsure évoquée du
serpent médiatise la réplique à l'action de Sassouma Bérété et le pied qui marche réfère à l'acte de
spoliation de Sassouma à l'égard de Soundjata. Le système complet des relations de sens se
traduit par le jeu suivant de correspondance entre les images:
Relation d'origine
Relation de sens
Relation d'emploi
ou dénoté premier
ou dénoté second
Serpent
Soundjata
mord
attaque
pied
Sassouma Bérété
marche
-0lIl
agresse
Mécanisme de la double dénotation
ou manifestation de l' homothèse

Si nous formulons le proverbe selon la modalité positive, ce qui revient au même, nous
obtenons:
26':;

Domaine de l'énoncé
Le serpent
mord
le pied
qui marche
(ou linguistique)
Relation de sens
Domaine absent de
l'énoncé (ou non
Soundjata réplique à Sassouma qui l'agresse
linguistique
Mécanisme profond de l'homothèse
La relation des images permet de situer les faits qui se produisent dans l'énoncé du
proverbe, les uns par rapport aux autres, et de dégager les responsabilités. Dans une telle
perspective d'analyse, le serpent qui mord est la conséquence du pied qui marche. En situant les
responsabilités, on comprend que Sassouma Bérété la reine - mère est responsable de ce qui lui
arrive.
Ce qui lui arrive, c'est en fait la conséquence de la spoliation voulue de Soundjata et qu'un
retour à l'histoire du Manding permet de comprendre.
Il s'agit maintenant de justifier le caractère symbolique de cette forme que nous avons
appelée la symbolisation de la double dénotation. Ce n'est pas de la double dénotation que naît le
caractère symbolique de cette forme. Le symbole, nous le savons, se démarque de la métaphore,
par exemple, par l'effet de répétition et d'accumulation de l'élément symbolique. Dans le cas du
proverbe, et ceci en constitue une particularité par rapport aux autres formes symbolisation, ce
n'est pas de l'accumulation exprimée que l'énoncé tire son sens symbolique, encore moins de sa
relation de sens avec le dénoté second, mais plutôt de sa relation avec les emplois possibles du
proverbe, c'est-à-dire de sa capacité à signifier, non un dénoté second unique, mais toutes les
situations dont le procès se manifeste selon la structure symbolique que nous avons dégagée plus
haut (le serpent ne mord que le pied qui marche).
Cette structure rend le proverbe apte à médiatiser toutes les situations qui se présentent
sous cette forme, c'est-à-dire dans lesquelles un comportement donné, motive un autre
comportement qui en est la réplique immédiate, comme une sorte de loi d'immanence. Nous
produisons quelques-unes des situations d'emploi de l'énoncé du proverbe.
Emploi 1 : Un homme âgé, sans raison, profère des injures à un enfant. Celui-ci réplique en se
montrant peu respectueux à l'égard de cet homme âgé. Un passant survient et au nom du principe
sacro-saint du respect des aînés, s'en prend à l'enfant. Ce dernier réagit en signifiant au passant
que le serpent mord rarement le pied qui ne marche pas.
Emploi II : Kouassi, depuis quelques temps, est accablé par une suite de malheurs. Son voisinage
le plaint. Mais son ami Esmel qui sait la cause de ces malheurs explique à ce voisinage que le
serpent mord rarement le pied qui ne marche pas.
266

Ce sont là deux situations d'emploi de ce proverbe, mais qu'on peut multiplier
indéfiniment. Tous ces sens virtuels confèrent au proverbe son caractère symbolique.
La symbolisation de la double dénotation est en cela, une symbolisation du virtuel, c'est-à-
dire du non-accompli. Mais pour comprendre cet aspect particulier à cette forme de
symbolisation, il faut remonter à ses objectifs qui sont avant tout pédagogiques. De la sorte, la
tradition a analysé bien des comportements des hommes et a forgé en conséquence des situations
qui les traduisent. Le proverbe est en cela l'aboutissement des pensées fort analytiques. Il découle
de mythes ou de contes ou d'autres situations dans lesquelles la société des hommes a fait l'objet
d'une réflexion. C'est pourquoi malgré leur grand nombre, les proverbes n'évoluent pas
numériquement. Ils sont déjà forgés par la tradition et quiconque veut éduquer par le proverbe
choisit l'une ou l'autre forme qui s'adapte à la situation qu'il veut médiatiser (ou choisira parmi
des images déjà sélectionnées) pour mettre en éveil l'imagination du néophyte. C'est une autre
illustration de la vertu magique des images dont parle W. Liking. Tout ceci fait du proverbe une
parole éminemment traditionnelle. Voyons comment les poètes négro-africains francophones
reflètent cette parole traditionnelle dans leurs créations.
2. La parole traditionnelle et la symbolisation de la double
dénotation dans sa prise en charge d'une parole
poétique négro-africaine francophone.
Malgré sa raideur traditionnelle, la symbolisation de la double dénotation n'est certes pas
très employée, mais n'en existe pas moins dans la poésie négro-africaine d'expression française.
a - Wéréwéré Liking et l'usage de la symbolisation
de la double dénotation
Wéréwéré Liking est parmi les poètes négro-africains, un de ceux qui sollicitent le plus cette
forme de la parole traditionnelle qu'est le proverbe. Elle intervient à plusieurs reprises dans son
œuvre, notamment dans Une Nouvelle Terre.
Dans le premier tableau de l'œuvre, N' guimbus à qui Soo, son épouse, reproche, à lui et
aux autres, de ne rien faire pour changer la situation présente du pays par crainte de répression,
réplique:
Tu nous prends pour des couards
mais tu te trompes.
Le temps d'agir arrivera pour nous, bientôt:
On n'emmure pas un crabe avec de la terre meuble
Mais pour l'instant, ilfaut ....
(P.21)
Dans le deuxième tableau, c'est Ndinga qui, face à la situation présente déclame:
Encore un matin sale :
La mauvaise nourriture s'éternise dans la marmite
Le soleil boude les jours de misère
Les chats fuient les moribonds
Encore un matin sale:

267

La sueur des mécréants suffit
pour créer la brume.
l'eau ruisselle sur les sentiers tant qu'il pleut
Et il n y a pas de clair matin pour le forçat tant qu'il n 'a pas
franchi les portes de sa prison ».
(P. 22)
A la page 34, dans le deuxième tableau, le Sage indique au peuple la nécessité d'oublier le
passé et de repartir sur de nouvelles bases. Le peuple de son côté, réagit :
Les cousins assistent à l'accouchement s 'il devient critique
Et quand on se noie, on ne juge pas l'essence de la bouée de

sauvetage
Les jeunes n'ont pas encore d'entailles dans l'âme:
ils incarneront Ngué
Ils l'incarneront malgré leur manque d'expérience
Pour la survie du village
Pour la survie du clan
Pour la survie des hommes.

Ainsi foisonne dans Une Nouvelle Terre
la symbolisation de la double dénotation. l
Examinons le fonctionnement du proverbe dans le premier micro-contexte.
On n'emmure pas un crabe
avec de la terre meuble .
Au moment où Soo reproche à Nguimbus de rester passif par peur, celui-ci répond que la
terre bouchant sa voie ne peut empêcher le crabe de sortir du lieu où il se trouve. Nous
reconnaissons par la forme de l'énoncé, renforcée par la situation d'énonciation, les traits
distinctifs du proverbe :
Deux propos en rupture de sens, l'un par rapport à l'autre:
- L'énoncé ne figure qu'un seul dénoté, le dénoté premier;
- Mais la situation d'emploi est cependant présente qui motive le recours au proverbe et
qui à la fois justifie l'énoncé comme étant celui d'un proverbe. Analysons-en le mécanisme de
signification :
Relation d'origine
Relation de sens
Relation d'emploi
ou dénoté premier
ou dénoté second
Crabe
......1------.. Nguimbus et les rebelles aupouvoir
Emmurer
......1------... Dissuader, faire peur
Terre meuble
......1------... Répression (ce qui relève de
l'environnement quotidien)
1 Il convient cependant de faire remarquer que dans l'intervention de Ndinga, le proverbe côtoie d'autres paroles
aphoristiques fortement imagées, mais qu'il convient de distinguer des proverbes présents dans ce micro-contexte.
268

Nguimbus veut par ce propos signifier à Soo qu'on ne peut faire peur ou empêcher
quelqu'un d'agir en utilisant un moyen qu'il connaît bien et avec lequel il compose chaque jour,
dans le cas présent, la répression brutale et aveugle. Ce que Soo considère comme une passivité,
Nguimbus le met en rapport avec le moment propice à saisir pour agir. De la même façon que la
peur et la répression ne peuvent réduire Nguimbus à la passivité, de la même façon la boue avec
laquelle compose le crabe - elle y creuse sa galerie et s'en nourrit - ne peut servir à la retenir
prisonnière. L'homothèse est ainsi incontestablement présente par la double dénotation qui opère
un rapprochement par intentation des deux champs sémantiques associés.
Sur un autre plan, le peuple acquiesçant à la proposition du Sage de partir sur de nouvelles
bases, conclut :
Quand on se noie,
on ne juge pas l'essence de la bouée
de sauvetage.

Le peuple exténué exprime son désir de sortir de sa situation de déchéance; dès lors tous les
moyens sont bons qui permettent d'en sortir, d'où le proverbe ci-dessus:
Relation d'origine
Relation de sens
Relation d'emploi
ou dénoté premier
ou dénoté second
Noyade
...
~
Chute, dégénérescence
Bouée de sauvetage
...
Moyen de solution
~
Essence
...
Nature des moyens utilisés
~
b.
Césaire et la symbolisation de la double dénotation.
Dans Et les Chiens se taisaient, le Rebelle dit :
« J'ai pacte avec cette nuit
depuis vingt ans je la sens
qui vers moi doucement hèle ...
J'ai hélé mes dieux àforce de reniements
et j'ai peur des dieux méchants et jaloux
et leur bras est long, immense,
et leur main est palmée.
Pas moyens d'échapper
je dis que je suis fichu
je dis que je ne peux pas

Comment leur faire comprendre
Que je ne peux pas

Pas une touffe de sommeil
269

pas une touffe de silence qui ne cache un dieu
et les voix disent que je suis un traître,
je ne suis pas un ingrat
je me prosterne je baisse la tête
et le chevreau bêle en mon cœur
Me voici.
On a beau peindre blanc
le pied de l'arbre

la force de l'écorce en dessous crie
(P. 39)
Le Rebelle n'a pas peur des fantômes qui l'entourent car son passé culturel africain dans
lequel il est profondément enraciné lui donne suffisamment d'énergie pour leur résister. Aussi il
n'entend pas renier cette origine culturelle. De toutes façons, il ne peut s'en défaire; plus il
répudie ce passé, plus ce dernier est présent, car la peinture dont on décore le tronc d'un arbre ne
tue pas l'écorce qui est plus que jamais vivante en dessous.
La rupture de sens entre l'aliéné qui répudie sa culture et l'arbre dont on peint le pied est
totale, du moins pour le sens premier par lequel les mots signifient d'abord quelque chose. Mais le
rapprochement des deux situations semblables permet de dégager une analogie:
Relation
Relation de sens
Relation
d'origine
d'emploi
Pied d'arbre
Reniement de sa culture
peint
Cris de la force
..
Présence de cette
de l'écorce
culture
En conclusion, on notera à propos de la symbolisation de la double dénotation qu'elle est
également sollicitée par les poètes négro-africains francophones comme moyen d'expression. A
propos de cette utilisation, nous ferons remarquer que par rapport à la tradition orale, les poètes
innovent très peu. Leur apport consiste à appliquer des images très traditionnelles du trésor
culturel commun à des situations d'écriture au plan thématique tout à fait modernes. Ceci donne
aux images impliquées dans le processus symbolique une plus grande fraîcheur. Il n'y a aucun
travail sur le contexte qui donne aux images un sang nouveau, une valeur nouvelle. La structure
de la symbolisation s'insère dans l'une ou l'autre des typologies définies par Cauvin.
Nous ne pensons pas que ce soit une carence, car ces poètes négro-africains qui
manipulent avec une certaine dextérité l'humour nous ont habitué à un travail de réécriture sur les
contextes. Nous citerons de mémoire parmi tant d'autres, l'exemple de Césaire à propos de je
porte les écrouelles du roi et dont Lylian Kesteloot analyse le mécanisme de fonctionnement dans
sa communication lors du colloque Aimé Césaire. Le roi de France ne guérit plus les écrouelles
qu'il a la réputation de guérir par simplement attouchement. A travers l'écriture de Césaire, c'est
plutôt lui qui en donne par l'oppression qu'il exerce sur l'esclave. C'est le roi qui moralement est
270

malade. On voit ainsi comment une image aussi vieille et défraîchie peut retrouver toute sa
fraîcheur sous la plume d'un créateur de langage comme Césaire. Faut-il y voir un désir de dire les
choses comme la tradition orale? Ce serait un voie de recherche féconde quant à l'attitude des
poètes face à la symbolisation de la double dénotation.
Ce chapitre nous aura ainsi permis d'analyser une autre catégorie de l'expression
symbolique qui se caractérise par une démarche tout particulière quant au processus symbolique
par lequel elle médiatise le réel et donne à la pensée toutes ses possibilités imageantes. Faisons le
point de cettetroisième partie.
La motivation de cette partie - elle rejoint en cela celle de la seconde - était fondée sur
notre conviction que l'imagination créatrice des poètes négro-africains d'expression française a
été nourrie par des sources culturelles africaines. La symbolique que nous considérons comme
l'un des piliers de l'écriture poétique africaine devait révéler ces sources africaines. Au terme de
cette réflexion, nous sommes plus que jamais convaincu de notre position de départ: l'écriture
symbolique recouvre un aspect tout à fait africain qui ne saurait se démentir. Cette spécificité
africaine apparaît à deux niveaux d'analyse; le premier niveau est dans les buts que les africains
assignent à l'usage symbolique, lesquels buts, justifient entre autres, l'usage du syntagme fonction
initiatique du langage symbolique
; le second niveau est dans la manière dont le troisième niveau
de symbolisation que nous avons appelé niveau initiatique établit son rapport avec le référent.
Il ne s'agit pas pour nous de présenter l'Afrique comme un îlot culturel coupé du reste du
monde; nous avons à ce propos, à maintes reprises, affirmé l'unité de l'homme où qu'il se trouve
sur cette terre. Mais c'est justement au nom de cette unité que nous entendons révéler l'homme
culturel africain au savoir commun de l'humanité. Pour cela, nous pensons qu'on ne doit pas
craindre de mettre l'accent sur la spécificité dans ce que celle-ci peut apporter d'enrichissant pour
la culture des autres peuples et pour une meilleure connaissance du peuple africain lui-même.
Sur le plan du langage symbolique, les Africains apportent aux autres peuples, le
traitement spécifique qu'ils imposent au symbole de manière qu'il instruise en même temps, des
individus situés sur divers plans de compréhension. Ce traitement du symbole fonde ce que nous
avons appelé la fonction initiatique du langage symbolique, concept par rapport auquel nous
avons différencié les diverses formes de symbolisation.
Les africains apportent, d'autre part, une réponse spécifique au problème du fond et de la
forme. On sait que par l'usage symbolique, l'humanité tout entière a par cette voie, réduit
considérablement la contradiction des deux composantes du signe. Les Africains vont plus loin
dans ce sens avec la symbolisation de troisième degré ou niveau initiatique qui rompt tout lien
sémantique entre le symbole et son référent.
Ce sont les réponses des Africains face à la difficulté de signifier le référent dans le langage
poétique. N'est-ce-pas pour les autres peuples autant d'opportunités pour une écriture encore
plus féconde et plus diversifiée? C'est là, la motivation de cette troisième partie, mais aussi celle
des deux autres qui l'ont précédée. Il nous faut conclure l'ensemble du travail.
271

272

Notre travail, à première vue, peut sembler revêtir un caractère racial, voire ethnique.
L'objectif, en effet, était de rechercher les acquis culturels et esthétiques négro-africains hérités de
la tradition orale africaine dans les créations poétiques des auteurs négro-africains. Or face à cette
entreprise, se trouve la critique littéraire, de plus en plus engagée dans un vaste mouvement de
nivellement à l'échelle planétaire. A cette objection, nous opposons les faits.
- La recherche de traits stylistiques propres aux Africains à travers la production poétique
des auteurs négro-africains est un sujet de recherche qui ne saurait s'envisager dans le contexte
français, anglais ou allemand, par exemple; une telle interrogation serait sans objet dans la mesure
où le matériau utilisé, à quelque niveau qu'on se situe, appartient au génie de ces différents
peuples. Le constat n'est pas le même s'agissant des Africains, le matériau linguistique est
étranger à ce peuple.
- Si aujourd'hui la cntIque littéraire tend vers une planétarisation, les outils et les
démarches par lesquels s'éprouve cette critique, ne sont jamais que particuliers aux peuples qui les
ont forgés et qui les utilisent. Qu'ils tendent à l'universalité, c'est certain; mais ils n'ont jamais
pour cela renié leurs sources et leurs déterminations particulières et ethniques.
D'autre part, leur tendance à l'universalité n'est, à notre avis, que la contrepartie de la
censure consciente ou inconsciente que s'imposent bien des critiques à interroger de manière libre
la culture de leurs propres peuples ou de peuples étrangers, de manière que ces différentes
cultures livrent leurs spécificités. Cette situation dans laquelle se trouve la critique littéraire avalise
des généralisations parfois excessives. Ainsi Roger Caillois parlera des impostures de la poésie (1)
Roland Barthes s'insurgera contre la poésie moderne qui,
selon lui, détruit la nature
spontanément fonctionnelle du langage et n'en laisse subsister que les assises lexicales (2), Julia
Kristeva observera, pour sa part, une révolution du langage poétique (3) R. Wellek et A. Warren
décrivent la théorie littéraire. (4).
Quelles observations fondent le socle scientifique sur lequel émergent ces études se
donnant ingénieusement comme universalistes? Ces généralisations, loin d'être anodines,
présupposent que la culture qu'illustrent ces auteurs constituent un système référentiel qui
rassemble les expressions culturelles des différents peuples. C'est là un danger contre lequel doit
se prémunir tout critique d'où qu'il vienne afin d'éviter par cette erreur d'analyse de tronquer le
patrimoine culturel de l'humanité.
C'est convaincu de cette nécessité de faire connaître la spécificité des autres peuples que
nous avons consciemment donné à notre étude cette orientation qui n'a d'autre but que
d'exhumer une parcelle du patrimoine de l'humanité qui tend à être ensevelie. Nous assumons
ainsi par la même occasion une des conclusions du colloque de Yaoundé sur la critique littéraire
africaine et que Thomas Melone reformule en ces termes :
Il est grand temps qu'une critique littéraire africaine émerge, pour
présenter au public mondial, les œuvres les plus significatives de notre
littérature sur la base de notre propre sensibilité esthétique, de notre propre
273

évaluation des civilisations négra-africaines, de notre propre vision du devenir
africain, dans le cadre de l'originalité de notre rythme, du mouvement inquiet
de notre langage, et des lois du patrimoine culturel universel.
Cette conclusion commande par ses exigences, que nous posions les problèmes inhérents à
la poésie négro-africaine d'expression française à la base. Nous avons consacré à ces problèmes
les quatre chapitres de la première partie. Notre démarche a consisté pour chacun d'eux à
interroger cette poésie par rapport à son histoire, histoire qu'elle porte inscrite dans sa
dénomination même et qui fait que cette poésie est à la fois africaine (par le lieu et les hommes qui
la produisent et surtout par le substrat culturel qui l'informe pour une large part), américaine et
caraïbe (par le prolongement que lui donnent les Noirs d'origine africaine, anciens esclaves
déportés sur le continent américain et dans les Caraïbes) et française (par la langue qui la
véhicule).
Ce sont autant de circonstances historiques qui, au moment où les Africains prennent
conscience de leur spécificité et de la nécessité de fixer leurs acquis culturels à partir de leur
propre sensibilité, constituent autant d'occasions à débat. Il ressort des conclusions de chacun de
ces différents points que malgré les influences diverses, dont celle fondamentale exercée par la
langue française, la poésie négro-africaine d'expression française a su trouver dans le fond culturel
africain des ressources qui la préservent aujourd' hui encore de l'émiettement et lui permettent
d'assurer l'unité culturelle nègre.
Dans les deux dernières parties de ce travail, nous avons décrit les différentes démarches
par lesquelles la poésie négro-africaine affiche non seulement son originalité, mais aussi et surtout
son africanité. Un tel trajet critique n'est pas allé sans faire surgir de graves problèmes de
méthode, eu égard à l'orientation que nous avons imposée à notre réflexion et qui se voulait en
rupture avec la démarche thématique et historique pour se consacrer au texte lui-même, c'est-à-
dire l'écriture.
Dès lors, il ne s'agissait plus de recourir à des outils méthodologiques figés, souvent
rendus tels par un usage peu critique à leur égard, et élaborés avec des intentions bien différentes,
mais d'interroger la pratique multiséculaire des Africains. Les outils qui nous ont servi ont été
ceux que nous imposait cette pratique-là. Il est alors apparu dans l'une et l'autre des deux parties
portant sur l'analyse des textes, que la tradition orale influence très largement la poésie négro-
africaine écrite qui recourt à nombre de ses modes de composition. Ainsi dans la seconde partie
consacrée à l'étude du rythme, nos interrogations nous ont conduit au constat que la conception
communautariste de la vie chez les Africains qui se traduit jusque dans leurs activités créatrices
informe pour une large part, la poésie négro-africaine d'expression française.
Cette influence se traduit dans le poème par l'implication de la communauté tout entière
qui participe à sa vie, une fois que le poème est crée. L'artiste de valeur semble se reconnaître,
entre autres qualités, à sa capacité de solliciter et d'impliquer justement cette communauté. Ceci a
souvent fait penser à une création collective en Afrique. Il n'y a rien de plus faux, s'agissant de ce
niveau de production de l' œuvre.
Des voies de déchiffrement, dans notre lecture, se sont imposées spontanément à nous. Ce
sont d'abord et avant tout celles capables de rendre compte de l'organisation d'un tel poème qui
postule la participation du public. A partir de ce moment, il nous a suffi de nous tourner vers les
études qui se sont intéressées à ces modes de composition. Les modèles monochrone, dyadique et
274

triadique interpellant les concepts de noyau rythmique et de variable, articulés sur les concepts de
rythme immédiat et de rythme profond, eux-mêmes fondés sur le modèle spirale s'affirmaient
comme des outils de déchiffrement efficaces.
Sur la base des mêmes exigences méthodologiques, nous avons également dans la
troisième et dernière partie examiné la démarche par laquelle la poésie négro-africaine
d'expression française évoque l'univers symbolique. Notre conclusion est que la tradition orale
tout comme dans le rythme, influence l'écriture symbolique des poètes négro-africains qui lui
empruntent sa lecture graduée du symbole et qui nous a fait parler d'une fonction initiatique du
langage symbolique, fondée dans la pratique, sur un usage gradué du symbole de manière à le
mettre à la portée de tous les niveaux intellectuels hiérarchisés.
Ce sont là certaines données heuristiques de la culture africaine et qui indiquent elles-
mêmes les outils critiques permettant de les décrire. Ces valeurs heuristiques sont spécifiques par
les conditions sociales qui les déterminent et font qu'elles ne recouvrent pas le même contenu
pour tous les peuples, même si les formes sont
proches ou se confondent avec celles de ces
peuples. Ces heuristiques ne sont cependant pas exclusives.
Quant à la question de savoir si les outils d'analyse, désignés sous d'autres dénominations
parfois, ne sont pas connus ailleurs, question qui pose le problème d'une critique africaine
spécifique, le problème ne se pose pas pour nous en ces termes, car ainsi posé, il est sans intérêt
et mène nécessairement vers l'impasse. La question se pose plutôt, pour nous, de savoir la
démarche qui conduit aux outils de déchiffrement dont nous avons usé. Cette question pose le
problème d'une critique adaptée qui enracine la discipline (la critique littéraire) et l'africanise.
L'africanisation des méthodes n'est pas à attendre, comme le font certains, de
l'élaboration d'outils critiques qui
n'ont jamais été auparavant révélés à l'homme. Une telle
position pose le problème d'une poésie exclusive à l'Afrique qui revendiquerait alors des outils
d'analyse exclusifs. Nous refusons toute exclusivité qui relèverait du fondement poétique, dans la
mesure où l'essence de la poésie est la même partout. Une exclusivité dans les formes est non
seulement possible, mais réelle; nous l'avons montré dans le chapitre quatrième de la première
partie.
Les questions que nous avons soulevées tout au long de ce travail sont nombreuses,
certaines délicates et complexes. Nous n'avons pas le sentiment, bien que nous ayons tenté de les
poser du mieux que nous pouvons, de leur avoir toujours apporté des réponses complètes.
Compte tenu du peu de recul que nous avons par rapport à certaines d'entre elles, des erreurs
d'appréciation ont pu se produire sur tel ou tel aspect de ces questions. Pour certaines, nous
aurions pu aller plus loin dans nos analyses. C'est le cas à propos de l'unité culturelle nègre.
L'analyse théorique que nous avons faite aurait pu être renforcée par une étude technique et
phénoménologique plus approfondie de ce que nous considérons comme le style négro-africain.
En un sens, cette approche a été tentée dans les deux dernières parties de ce travail, à
travers le repérage d'un trait commun chez Césaire et chez Adiaffi ou Wéréwéré Liking. Mais une
approche comparatiste systématique aurait donné de bien meilleurs résultats. D'autre part,
l'application de l'homothèse par nous à toute forme symbolique constitue une brèche nouvelle qui
aurait pu être poussée plus loin. A terme, une telle voie d'analyse devrait permettre de
comprendre comment les Africains, dans le cadre de la symbolique, élaborent les réseaux
d'analogie dans le contexte de la fonction initiatique du langage symbolique. A propos de la
275

symbolisation de troisième degré, les recherches devraient être poussées de manière à aboutir à la
rédaction d'un dictionnaire de symbolique africaine pour une création poétique plus dense et plus
variée. Tout ceci fait de notre travail, une promesse pour des recherches futures.
276

277

Index alphabétique des auteurs cités
A
Adiaffi (lM.) : 9 113 ; 450 ; 461
Adou (R): 293.
Alleau (R): 388 ; 389.
Assi Chadon (H.) : 246 ;247.
Atta (K.) : 19.
B
Barthes (R.) : 408 ; 531.
Benveniste (E.) : 217 ; 218.
Blachère (lC) : 134.
Bol (Y.P) : 115 ; 116.
Breton (A.) : 89; 90; 125 ; 136; 141.
c
Cailler (B.) : 19; 91 ; 92; 93; 119; 120; 152; 377.
Caillois (R.) : 531
Calvet (L.I) : 23 ; 24.
Cauvin (l) : 176; 226 ;230 ; 290 ;412 ; 413 ; 414.
Cheng (F.) : 167.
Césaire (A.) : 8 ; 69 ; 70 ; 71 ; 75 ; 76 ; 97 ; 224 ; 226 ; 268 ; 269.
Césaire (S) : 147.
Clouzot (H) : 144.
Condé (M.) : 40,41.
Copans (S) : 47.
Coulibaly (M.) : 284.
Cuche (X.) : 377; 378
D
Deberre(J.C): 10.
Delas (D.) : 109
Depestre (R) : 488.
Dérive (1.) : 109.
Démocrite : 217
Dibéro (M.) : 157; 158; 159; 160; 287.
Doke (C.M) : 198.
278

Du Bois (W.) : 51.
Ducrot (O.) : 387.
E
Erlich (L.) 222 ; 223.
F
Faure (E.) : 223.
Février (l) : 18.
FiliolIet (l.) : 218.
Fraise (P.) : 217.
G
Gassama (M.) : 282.
Gawdat (G.) : 220 ; 228.
Glissant (E.) : 487
Gohorébi (S.) : 361
Griaule (G.C) : 222.
Grossvogel (D.) : 95.Guillaume (p.) : 143.
H
Hama (B.) : 373.
Hampâté Ba (A.) : 394; 395 ; 397.
Hausser (M.) : 109 ; 178 ; 179 ; 182 ; 184 ; 375 ; 376 ; 377 ; 429 ; 430.
HelIe (H.) : 166; 366.
Houtondji (p.) : 24 ; 32.
J
Jahn (1.) : 20; 57 ; 58 ; 86 ; 99 ; 100; 101 ; 213 ; 309.
Jakobson (R.) : 351 ; 352 ; 353.
K
Kagamé (A.) : 22.
Kesteloot (L.): 53; 54 ; 55 ; 56; 88 ; 127.
Kinimo (M.J.) : 395 ; 396.
Koffi (L.) : 219 ; 220 ; 221 ; 231 ; 510 ; 511.
Kotchy (B.) : 61
Kourouma (A.) : 122 ; 229.
Kristeva (l) : 531.
279

L
Lalande (A.) : 382; 383.
Lambert (le.) : 167.
Lemaître (H.) : 229.
Laude (J) : 95 ; 96 ; 134; 143.
Leroi (l): 48-49
Level (A.) : 144
Lewine (L.) 48.
Le Guern (M) : 386
Liking (W.) : 9 ; 114; 415 ; 416.
M
Mahi (B): 199; 421.
Makouta (M.) : 210.
Malraux (A.) : 143.
Maison (L.) : 222.
Meinhof(e.) : 103
Mesehonnie (H.) : 218 ; 379.
Melone (T.) : 532.
Monnet (A.) : 246 ; 294
Mouralis (B.) : 128 ; 129 ; 130.
Mveng (E.) : 223 ; 236 ; 237 ; 239 ; 240 ; 242 ; 40
N
Nadeau (M.) : 142
N'gal (M.aM.) : 379 ; 380.
N'gandu (P.) : 62.
Ngbesso (H.) : 187.
Niangoran (B.) : 21.
Nkrumah (K.) : 339.
p
Parent (M.) : 353.
Paeéré (T.) : 112 ;277.
Phelps (A.) : 42 ; 43 ; 44; 45.
Priee (H.) : 66.
Priee-Mars (l) : 65 ; 66.
Platon: 217.
R
Rabemanandjara (l) : 488.
Ribon (M.) : 139; 140.
280

Rousseau (M.) : 143.
Roy (C.) : 90.
S
Saint-Augustin: 479.
Senghor (L.S.) : 59; 60; 104; 105 ; 106; 108; 223 ; 224; 226; 227 ; 282; 306; 374; 401.
Siril (A) : 63
Socrate: 217.
Spinoza: 478.
Srolou (G.) : 211
T
Tillot (R.) : 220
Thomas (d'A) : 474.
Tima (G.) : 211
Todorov (T.) : 387 ; 404 ; 405 ; 406 ; 426 ; 427.
Vlaminck (M.) : 138 ; 139.
w
Warren (A) : 384 ; 385 ; 531.
Wellek (R.) : 384 ; 385 ; 531.
y
Yapo Djonké : 211
Yapo Sopie (M.) : 246 ; 247.
z
Zadi (Z.): 25; 26; 27; 28; 29; 30; 31 ; 33; 34; 35; 36; 59; 166; 171 ; 172; 177; 191 ;
202; 224; 225 ; 232 ; 233 ; 234 ; 235 ; 236 ; 238 ; 239; 240; 241 ; 271 ; 284; 294 ;
335 ; 374 ; 375 ; 400 ; 401 ; 409 ; 410 ; 411.
281

Index alphabétique des concepts et termes
A
Accommodation: 405
Agent rythmique : 177
Appel-réponse: 308; 310
assimilation: 40.
c
Civilisation : 70 ; 71.
Culture: 69 ; 70 ; 71.
D
Danse parlante: 202.
Double dénotation: 413.
E
Ecriture: 19 ; 24.
Ecriture acoustique : 21
Ecriture auditive: 21.
Elément neutre : 231
Eyi-di : 198.
F
Fonction initiatique: 409.
Fonction rythmique: 233 ; 235.
Francophonie: 186.
G
Groupement rythmique: 231.
H
Hétéro-culture : 187.
Homothèse : 413.
282

1
Intentation: 414.
Intermédiaire: 176.
Image-concept : 413.
L
Littérature orale: 22.
M
Monade : 237.
N
Négro-africain: 39.
Noyau fixe: 231.
Noyau rythmique originel 1 : 233.
Noyau rythmique originel 2 : 233 ; 234.
o
Onde d'amplification: 236 ; 237.
Oriki: 198.
p
Parole médiatisée : 191.
Parole poétique: 166.
Pensée imageante : 412.
Poésie négro-africaine d'expression française: 84.
Polyrythmie : 271.
R
Rythme immédiat: 230 ; 290.
Rythme profond: 230; 248.
Rythme monochrome: 237.
S
Saturation phonique: 315.
Spécificité: 168 ; 169 ; 173.
Spiralité : 241 ; 242.
Structure d'improvisation: 292.
Syncope: 294.
283

Syntagme rythmique: 235.
Symbolisation de deuxième degré: 410.
Symbolisation de premier degré: 409.
Symbolisation de troisième degré: 410.
T
Technique du maître: 415.
Tradition orale: 25 ; 36.
Trait dominant : 414.
v
Variable : 231.
z
Zab-youré : 198.
284

.:.;.:.:::
285

Corpus
ADIAFFI (Jean-Marie). -D'Eclairs et defoudres. - Abidjan: CEDA, 1980, 107 p.
Galerie infernale. - Abidjan: CEDA, 198479 p.
CESAIRE (Aimé) - Cahier d'un retour au pays natal. - Paris :Présence Africaine, 1975, 107 p.
Et les chiens se taisaient. - Paris: Présence africaine, 1974, 125 p.
LIKING (Wéréwéré). - Orphée Dafric. - Paris: L'Harmattan, 1981, 127 p.
. Une Nouvelle terre. - Abidjan: NEA, 1980, 95 p.
286

Poésie africaine écrite
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BOGNINI (Miézan). - Herbe féconde. - Paris: P. l Oswald 1963,67 p.-
BOHUI (Joachim). - Maiêto pour Zékia. - Abidjan: CEDA, 1988,61 p.-
BRIERE (Jean François). - Découvertes. - Paris: Présence Africaine, 1966, 36 p. -
CESAIRE (Aimé). - La Tragédie du roi Christophe. - Présence Africaine: 1970, 157 p. -
GONTRAN (Léon Damas). - Pigments.- Paris: Présence Africaine, 1962, 80 p.-
DEPESTRE (René). - Minerai noir. - Paris: Présence Africaine, 1956, 61 p. -
DIOP (David). - Coups de pilon.- Paris: Présence Africaine, 1973, 93 p. -
LIKING (Wéréwéré). - On ne raisonne pas le venin. - Paris: St Germain des Prés, 1977, 60 p. -
MAUl'ilCK (Edouard). - Ensoleillé vif. - Paris: St. Germain des Prés, 1976, 115p. -
NDEBEKA(Maxime). - Soleils neufs. - Yaoundé: Clé, 1969, 109 p. -
NENE (Amélia). - Fleurs de vie. - Paris: Présence Africaine, 1980, 79 p. -
NOKAJ~ ( Charles). - Abraha Pokou ou Une grande Africaine (suivi de) La voix grave
d'Orphimoï. - Paris: P. l Oswald, 1970, 89 p. -
NOKAN (Zégoua). - Cris rouges. - (précédé de) La Traversée de la nuit dense. - Paris: P. J .
Oswald, 1972, 86 p. -
KONE (Maurice). - L'Argile du rêve. - Dakar : NEA, 1979, 82 p.
PACERE (Titinga). -Ca tire sous le Sahel. - Paris: P.J.Oswarld , 1976, 64 P. -
PACERE (Titinga). - Quand s'envolent les grues couronnées. - Paris: P.J. Oswald, 1976,64 p. -
PACERE (Titinga).- Refrain sous le sahel. - Paris: P.lOswald, 1976,89 p.-
PACERE (Titinga).- Poèmes pour l'Angola. -. Paris: silex, 1982, 142 p.-
PACERE (Titinga).- La Poésie des griots. Paris: silex, 1982, 133 p. -
SENGHOR (Léopold Sédar). - Poèmes. - Paris: Seuil, 1964, 255 p. -
U TAM'SI (Tchicaya). - Arc musical (Précédé de) Epitomé. -Paris: P.l Oswald, 1970, 172 p.-
ZADI (Zaourou Bernard). - Fer de lance. -Paris: P.l Oswald, 1975, 51 p. -
ZADI (Zaourou Bernard). - Césarienne. - Abidjan: CEDA, 1984, 165 p.-
287

POESIE ORALE AFRICAINE
AMADOU (Hampâté Ba). -DIETERLEN (Germaine). - Koumen - Paris: Cahiers de l'homme,
1961,95 p.-
AMADOU (Hampaté Ba) - Kaydara. -Abidjan: NEA, 1978, 96 p. -
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DIABATE (Massa Makan). -L'Aigle et l'épen1ier. Paris: P. 1. Oswald, 1970,90 p.
DJIBRILL TAMSIR (Niane). - Soundiata ou l'épopée mandingue. Paris: Présence Africaine,
1971, 153 p.
IŒSTELOOT (Lylian). - DUMESTRE (Georges). - La prise de Dionkoloni. - Paris: Armand.
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Anthologies
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CONDE (Maryse). - La Poésie antillaise. - Paris: Nathan, 96 p.
KESTELOOT (Lylian). -Anthologie négro-africaine. - Verviers: Marabout Université, 1976,
426 p.
SENGHOR (Léopold Sédar). - Anthologie de la nouvelle poésie africaine et malgache de.
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277 P
VAILLANT (Florence). - Poètes noirs d'Afrique du Sud. -Paris: Présence Africaine, 1975,
190 p.
II - Poésie orale traditionnelle
MONNET (Agnès). - Chants et chansons en pays akyé : valeur expressive, valeur didactique.
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dactyl.
ZADI ZAOUROU. - La Parole poétique dans la parole africaine: domaine de l'Afrique de
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289

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· - Les Contes. - Paris: Saint Paul, 1978, 79 p.
· - La Parole traditionnelle. - Paris: Saint Paul, 1980, 88 p.
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Zaourou. Paris : Université de Paris Nanterre, 1983. - 228 f. dactyl Thèse
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Librairie Delagrave, 1967,508 P.-
GUIRAUD (Pierre).- La stylistique.- Paris: Ed. PUF, coll. Que sais-je? 646, 1975, 126 P .-
GUIRAUD (Pierre).- KUENTZ (Pierre).- La stylistique. Paris: Ed. Klincksieck, 1975, 327 P.-
GUIRAUD (Pierre).- La Sémantique.- Paris: PUF, 1964.
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Strasbourg,
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294

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SENGHOR (Léopold Sedar).- Négritude arabisme Francité.- Beyrouth: Ed. Dar Al-Kitab
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SENGHOR (Léopold Sedar).- Liberté 3: Négritude et Civilisation de l'universel.- Paris: Ed.
Seuil, 1977,573 P.-
SENGHOR (Léopold Sedar) .- « Comme les lamanlins vont boire à la source» P. 153-166 In :
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SENGHOR (Léopold Sedar) Liberté 1 Négritude et Humanisme.- Paris: Ed. Seuil, 1964,446 P.-
TOWA (Marcien).- Poésie de la négritude: approche structuraliste.- Sherbrooke: Ed. Naaman,
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SONGOLO (ALIKO).- Aimé Césaire: une poétique de la découverte.- Paris: Ed. L'Harmattan,
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WELLEK (René) ; WARREN (Austin).- La théorie littéraire.- Paris Ed. Seuil, 1971,399 P.-
297

ESSAIS DIVERS
ADOTEVI (Stanislas). - Négritude et négrologues. Paris: Ed. Union Générale
d'Editeurs- (coll 10/18, 718), 1972,304 p. -
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