UNIVERSITE DE PARIS-SORBONNE
PARIS IV
U.E.R. DE PHILOSOPHIE
THESE DE
DOCTOR.J\\.T 3e CYCLE
SUR
mSTOIRE ET RESPONSABILITE
(ETUDE D'INSPIRATION HEGELIENNE)
Présenté et soutenue
Sous la direction
Par
du Prof. Claude BRUAIRE
YAO SEKOU JEAN
Paris-Sorbonne
Année 1982 - 1983

A ma grand'mère, terrassée par la maladie, alors
qu'elle était privée de mon soutien par le fait de
mon
séjour
d'études
en
France,
pour
lui
témoigner mon filial attachement.

A ma mère qui s'est reslgnée à me laisser
partir, et qui n'a cessé de nourrir la réalisation
de ce projet par ses prières et sa bénédiction;
A mon épouse dont la présence laborieuse à
mes côtés et le soutien moral ont permis à ce
travail de se terminer dans les délais souhaités ;
A tous ceux qui m'ont prodigué conseils et
encouragements ;
Et enfin, à Frédéric et à toutes les personnes qui
m'ont consacré quelques moments de leur temps
précieux en m'envoyant quelques fois de notre
lointaine Afrique un mot d'amitié,
J'adresse mes très sincères remerciements.

3
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
5
PREMIERE PARTIE: LES SIGNIFIES DE L'HISTOIRE
25
1- La science historique et son objet.
26
1 - Les différentes manières d'écrire l'histoire
26
2 - Le caractère social de l'honlnle et le passé historique
40
Il - La manifestation historique
42
1 - Sous le soleil, il ne se produit rien de nouveau
42
2 - Histoire et temporalité
49
DEUXIEME PARTIE: CONSCIENCE ET HISTOIRE
56
1- La conscience phénoménologique
57
1 - De la signification scientifique à la signification historique
de la phénoménologie
57
2 - Le négatif comme processus de réconciliation
59
Il - Esprit et Histoire
66
III - Les peuples et l'histoire
71
1 - Les peuples et les hommes historiques
71
2 - Le but de l'histoire: l'Etat.
77

4
TROISIEME PARTIE: LE MOUVEMENT
HiSTORIQUE
82
1- Les conceptions du mouvement historique
83
1 - Histoire cyclique et histoire linéaire
83
2 - Le processus dialectique du mouvement historique
111
11- Dialectique et idéalité
114
1 - L'Idée absolue dans la dialectique de l'histoire
114
a) Connaissance et idéalité
b) Les présupposés de la dialectique
2 - La liberté, sujet absolu de l'histoire
140
2 - Examen de la critique marxiste de l'Idée
147
4 - Appendice: la problématique de la responsabilité africaine
dans l'histoire (illustration de la détermination dialectique
de la liberté)
164
QUATRIEME PARTIE: PRESUPPOSITION THEOLOGIQUE
DE L'ONTOLOGIE HEGELIENNE DE
L'ESPRIT
177
1- Perspective phénoménologique
181
Il - Perspecl'Ive h'ISt .
onque
186
1 - Héros de l'histoire et fatalité historique
187

5
2 - L'Etat hégélien, une autorité de droit divin
194
3 - La religion et l'état de droit hégélien
205
CINQUIEME
PARTIE
L'ONTOLOGIE
DE
L'ESPRIT
HUMAIN
2ü9
1 - Ontologies non conformes à l'esprit dans l'histoire:
monisme parménidien et onto-théologie hégélienne
21 Ü
Il - L'être de l'esprit humain, un être-de-don
214
CONCLUSiON
217
BIBLIOGRAPHIE
219

6
INTRODUCTION
Abordant le continent africain, et précisément l'Afrique
Noire, dans son « histoire Philosophique», Hegel avait fait noter à
ses étudiants :
« L'Afrique
proprement
dite,
aussi
loin
que
remonte l'histoire, est restée fermée, sans lien
avec le reste du monde; c'est le pays de l'or,
replié sur lui-même, le pays de l'enfance qui, au-
delà de l'histoire consciente, est enveloppé dans
la couleur noire de la nuit» 1
Mais il est probable qu'au simple rappel de cette
affirmation, on veuille nous interrompre en nous reprochant de
nous attarder, ou de revenir sur un sujet qui n'a plus d'actualité ni
d'intérêt philosophiques réels. En effet, si l'allusion hégélienne à
l'Afrique et aux Africains a soulevé chez les intellectuels africains,
en particulier, des protestations qui, en leur temps, ne tarirent
point sur ce qui était apparu comme le racisme de ce philosophe
bien-pensant au service de l' inlpérialisme occidental, il n'empêche
qu'aujourd'hui, il y ait des raisons qui donnent pour admise l'idée
que les propos tenus par Hegel au sujet du rapport des Noirs à
l'histoire étaient simplement de circonstance.
Cependant,
en
dépit
de
cela
que
nous
tâcherons
d'ailleurs d: expliquer, nous voudrions assurer, dès à présent, que
ce n'est pas la question de l'historicité ou non de l'Afrique qui
1 Hegel, Leçons sur la philosophie de j'histoire. Vrin, Paris 1963, trad. Gibelin, p.75

7
nous intéresse directement. Elle n'est qu'un élément d'introduction
pour notre sujet, même si elle doit réapparaître à la fin de notre
étude ; dans la nouvelle perspective que notre analyse tentera
d'ouvrir.
Ce que nous nous proposons de présenter, c'est, à partir ~
de
l'oeuvre
de
Hegel,
une
manière
d'appréhender
philosophiquement l' histoire.
Cela
dit,
expliquons-nous
donc
sur
le
caractère
circonstanciel de l'allusion hégélienne à l'Afrique. Ce point nous
permettra de circonscrire l'enjeu de notre étude.
Le point de vpe de Marcien Towa a été exprimé dans
une publication parue aux éditions Clé, à Yaoundé, en 1971. 2 Mais
il importe de signaler tout de suite que l'intention de cet auteur
n'était guère de faire explicitement la réplique à Hegel sur sa
conception du rapport des Noirs à l'histoire.
En fait, Marcien Towa est tout simplement parti des
considérations
du
philosophe
allemand
sur
l'Afrique
pour
déterminer le contexte qui à vu naître, chez les Africains, la
revendication de la philosophie africaine. Selon lui, « Le monopole
philosophique de l'Occident », dont ont fait état Bréhier et Hegel,
notamn1ent, constitue le motif de la réaction qui a engendré, chez
2 Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophie dans l'Afrique actuelle, Yaoundé, Clé, 1971, pp23-
33

8
les Africains, le projet d'une philosophie africaine. C'était une
réaction contre l'impérialisme occidental. Et sur la question,
Marcien Towa précise que le premier moment dans l'attitude des
intellectuels africains contre l'impérialisme politique et culturel de
l'Occident a été celui de la négritude. Ensuite, est venue la
philosophie africaine,
«dans le sillage de la négritude»,
et
précisément, selon l'auteur, de la négritude senghorienne.
En effet, Senghor, dans un vers resté célèbre, avait fait
de l'Africain un être d'émotion dans son essence, contrairement à
l'essence grecque qu'il avait proclamée rationnelle. Qu'on se
rappelle la phrase tant contestée de l'écrivain sénégalais : « la
raison est hellène, et l'émotion est nègre». Dans cette phrase,
pense-t-on,
l'auteur
concède
à
l'Occident
le
monopole
de
l'intelligence.
Mais il est à noter que Senghor est revenu, quelques
années plus tard, sur sa pensée pour la préciser. C'est ainsi que,
d'une part, il entend par émotion une faculté qu'il dit supérieure à
l'intelligence : l'intuition intellectuelle qui n'a rien de primitif, et
par laquelle il redonne au Noir la dimension que les critiques lui
reprochaient d'avoir niée et, d'autre part,
il relève que les
prédicats «émotion» et
raison» dans sa pensée, ne sont pas
exclusifs l'un de l'autre. Ils traduisent seulement le trait dominant
chez le Noir et chez l'Occidental.

9
Ainsi, des écrivains, comme le mlSSlonnalfe belge
Placide Tempels, et les Africains Alexis Kagamé,
~e$s~he
N'Daw, B.J. Fouda, prolongeront la spécification de l'homme noir
jusqu'à sa philosophie, une philosophie authentiquement africaine,
différente de la philosophie occidentale. 3
Et con1ll1ent s'y prennent-ils? C'est ici que se dégage
de façon explicite l'intention de Towa, du reste, déjà perceptible
dans le n1aître-n10t du titre de son ouvrage : «Problématique
philosophique». En effet, au lieu d'engager une critique ouverte de
l'ethnocentrisme occidental représenté par Hegel, il s'en détourne
au contraire pour s'en prendre aux tenants de la philosophie
africaine en leur reprochant leur indifférence au regard de la
rigueur conceptuelle du mot « philosophie».
«Le concept en est dilaté jusqu'à prendre la
même extension que celui de culture, au sens
sociologique du terme ».4
Il notera que cette indifférence à l'égard de la spécificité
du concept a pour conséquence l'inversion sémantique du rapport
de la culture à la philosophie. Au lieu d'être un élément de le
culture, la philosophie devient un ensemble renfermant tout ce qui
3 Placide Tempels,
la philosophie bantoue - Alexis Kagamé, la philosophie bantoue -
rwandaise de l'être - Alessane N'Daw, Peut-on parler d'une philosophie africaine? B.l.
Fouda, la philosophie négro-africaine de l'existence
4 Marcien Towa, op. cil. P. 26

10
compose la ViSion du monde chez les Noirs. Le concept de
philosophie devient ainsi coextensif à celui de culture.
Deux idées émergent de la critique de Towa, qu'il nous
suffira de relever pour conclure nos propos sur le point de vue de
cet auteur.
La première est que la philosophie africaine, entendue
de la manière que nous venons de décrire, signifie «ostracisme
philosophique des Africains». Ici en effet, la revendication du
droit à la différence philosophique est un aveu d'incapacité à
philosopher.
Quant à
la deuxième
idée,
elle
consiste
d?ns
la
dénonciation de la méthode non philosophique de la prétendue
philosophie africaine. C'est, selon Towa, une méthode «ethno-
philosophique », autrement dit une
« théologie qui ne veut pas dire son nom ~~. 5
Il ressort donc de cet exposé que la préoccupation du
philosophe
camerounaiS
s'installe
au
cœur
d'un
débat
sur
l'existence de la philosophie africaine. Aussi n'aura-t-il fait que
retracer la genèse de ce débat. Il s'agit d'une réaction contre
5 Cette méthode, selon Towa, passe subrepticement d'exposés théoriquement descriptifs à
des opinions métaphysiques non critiquées, et les soustrait par là même à la critique
philosophique.

Il
l'impérialisme politique et culturel de l'Occident dont participent,
d'après lui, les considérations de Hegel sur le rapport de l'Afrique
à la raison et à l'histoire.
Pour cela donc, nous espérons qu'on nous comprendra
de n'avoir fait que signaler la réaction de Marcien Towa. En
revanche, nous insisterons sur le point de vue de l'historien Joseph
Ki-Zerbo.
C'est dans
un
impressionnant ouvrage
consacré
à
l'Afrique Noire6 que l' historien voltaïque évoque l'affirmation de
Hegel,
en convoquant,
de
manière
implicite,
le
philosophe
allemand à comparaître devant le tribunal de l'histoire africaine.
En
effet,
le
ton
polémique
qUI
parcourt
toute
l'introduction de l'ouvrage, de même que la reproduction d'autres
affirmations sur l'Afrique Noire à la suite de celle de Hegel, et le
tout coiffé de la formule lapidaire
(Â.
barrage des mythes»,
montrent assez bien l'indignation de l'historien africain devant
l'idée que l'Afrique Noire est en dehors de l'histoire. Et le ton de
l'ouvrage révèle l'intention manifestement critique de l'auteur.
Nous reproduisons ici ces affirmations qui partagent la
même tendance que la pensé de Hegel, telles que citées par
l'auteur lui-même :
6 Ki-Zerbo (Joseph), L'histoire de l'Afrique Noire, Hatier, Paris, 1978 (introduction).

12
«Jusqu'à D.
Livingstone, on peut dire que
l'Afrique
proprement
dite
n'avait
pas
eu
d'histoire. La majorité de ses habitants étaient
restés, durant des temps immémoriaux, plongés
dans la barbarie. Tel avait été, semble-t-il, le
décret de la nature. Ils demeuraient stagnants
sans avancer ni reculer»
« Les races africaines proprement dites ( ... ) n'ont
guère participé à l'histoire tel que l'entendent les
historiens» .
« Ces peuples n'ont rien donné à l'humanité ( ... ).
Ils n'ont rien produit: ni Euclide, ni Aristote, ni
Galilée, ni Lavoisier, ni Pasteur. Leurs épopées
n'ont été chantées par aucun Homère. »
« L'Afrique Noire, la véritable Afrique se dérobe
à l'histoire; » 7
Certes, dirons-nous, pour notre P?Tt, toutes ces pensées,
celle de Hegel comprise, exposent la même opinion sur l'Afrique,
à savoir qu'elle est an~istorique, et de cela même, elles pourraient ~
entrer sous la même appréèiation· de racislue et d'impérialisme.
Mais certains éléments méritent considération en ce sens qu'ils
pourraient amener sans nul doute à observer des proportions dans
le rapprochement de la pensée de Hegel et, l'intention des autres
affirmations.
D'abord, il faut remarquer l'écart de temps qu'il Y a
entre ce qu'on a appelé « la thèse raciste de Hegel» et les autres
thèses : au moins un siècle. Et cet écart ne doit pas être sans
7 Cf. Ki-Zerbo (Joseph), op.cit, (introduction)

13
importance pour nous, surtout à l'idée que jusqu'au milieu du
XIXe siècle,
l'Afrique Noire restait encore mal connue des
Européens.
« Au milieu du XIXe siècle ( ... ), si la présence
européenne se faisait déjà sentir sur le continent
africain,
du
moins
était-elle
peu
structurée.
Certains Etats (en particulier ceux de l'intérieur)
n'avaient
pratiquement
pas
été
touchés
par
l'arrivée
des
marchands
et
des
gouverneurs
portugais, anglais ou français.
8
»
Il faut donc admettre que le philosophe allemand n'avait
pas d'informations précises sur le continent africain. Il importe en
outre de noter qu'il ne tenait pas un discours d'historien sur
l'Afrique, contrairement aux autres auteurs qui, faisant oeuvre
d'historiens de manière explicite, prétendaient apporter à propos de
F Afrique Noire des informations objectives.
De même,
il
n'est pas
indifférent de
saVOir que
l'intention de Hegel n'était pas d'élaborer une philosophie de
l'histoire spécifiquement sur l'Afrique Noire. Dans sa pensée,
l'histoire est l'histoire des peuples qui forment un Etat, remarque
qui,
à notre avis,
n'est pas
pour dénier l'existence d'une
organisation politique dans l'Afrique traditionnelle, mais pour
rappeler que dans l'oeuvre de Hegel, ni l'Orient, ni même la cité
grecque ou l'empire romain ne parviennent à forn1er un Etat au
8 Elikia M'bokolo, Des missionnaires aux explorateurs, 1977, ABC, Paris, P. 28 in
Histoire générale de l'Afrique (volume 7)

14
sens hégélien du terme. D'ailleurs, lorsque Hegel, dans son
oeuvre, aborde la partie africaine du monde, il en parle sans
attrait, sans ce souci de précision qu'il manifeste cependant à
propos de la cité grecque et de l'empire romain. Et cela tient au
peu d'intérêt scientifique attaché à l'Afrique de cette époque. Les
Européens ne s'embarrassaient pas de cOill1aître scientifiquement
l'Afrique, puisqu'ils trouvaient sur la côte ce dont ils avaient
besoin : des marchés pour leurs produits manufacturés. Mais cela
est surtout le fait de la méconnaissance de ce continent. Aussi le
temps de discours qu'il lui consacre ne va pas au-delà de celui
d'une allusion d'intérêt vaguement illustratif.
«Là-dessus nous laissons l'Afrique pour n'en
plus faire mention par la suite». 9
Par ailleurs, Hegel glisse dans ses considérations sur
l'Afrique des comptes rendus de missionnaires et de voyageurs
qu'il reconnaît lui-même prolixes. 10
Il en résulte donc que le philosophe allemand, ne
connaissant pas l'Afrique et les Africains, s'est laissé entraîner
dans les préjugés qui existaient déjà chez les Européens au sujet de
ce continent. Cela se voit à des allusions dans lesquelles la pensée
de Hegel pêche dans la légende ll .
9 Hegel, op. cit, PP. 79-80
10 ibid. PP. 76 et 79
11 ibid. P. 78

15
C'est que dans ses développements, Hegel pUlse tout
simplement à la source des
idées
reçues
pour des besoins
d'illustration.
Aussi
retrouvons-nous
notre
remarque
du début
:
l'allusion de Hegel à l'Afrique Noire, telle qu'il l'a exprimée, était
liée à des données qui ne pouvaient pas en garantir le sérieux. Et
ici
apparaît avec plus d'intérêt la présentation de
l'histoire
philosophique, à savoir que dans ses « leçons», Hegel expose une
« histoire philosophique» qu'il distingue de « l'histoire originale»
et
de
« l'histoire
réfléchissante».
Cependant,
il
utilise
indifféremn1ent,
selon
Jacques
d'Hondt,
les
expressIOns
«philosophie de l'histoire» et «histoire philosophique» pour
désigner l'objet
de ses « leçons ». 12
C'est que dans toute présentation de l'histoire du
monde, on devrait admettre que le tout n'est jamais dit, parce que
l'objet de l'histoire n'épuise jamais ses révélations. Et c'est ainsi,
sen1ble-t-il, que nous devrions comprendre les leçons de Hegel, si
nous regardions l'oeuvre sous le jour de « l'histoire philosophique
du monde», ce qui préciserait d'ailleurs le sens de son autre
perception, celle de « la philosophie de l'histoire. »
12
Jacques d'Hondt ,Hegel : philosophie de l'histoire vivante, Presses_Universitaires de
France, 1966, Paris, P. 420

16
Dans le développement de l'histoire du monde, tel qu'il
nous est présenté, l'Afrique Noire est absente, parce qu'on n'en
sait pas grand'chose. Quant aux mondes oriental, grec, et romain,
ils se succèdent contradictoirement pour laisser un héritage dont
vient se nourrir le génie allemand qui, lui-même, épuisera son
expérience et se laissera consommer par l'esprit d'un autre
moment du développement historique. Voilà donc la logique de
l'histoire du monde. Quant à la philosophie qui s'en dégage, nous
aurons le loisir de la découvrir avec Hegel. Et, pour nous, cette
philosophie est la plus importante. C'est pourquoi nous estimons
que les scènes du monde auxquelles Hegel a eu recours pour
illustrer tel ou tel moment du développement général de l'histoire
ne devraient pas passer pour l'essentiel de son oeuvre) si nous
voulons comprendre réellement la pensée du plus grand philosophe
de l'histoire.
*
*
*
Jacques d' Hondt constate :
«la philosophie de l'histoire reste l'une des
parties les plus décriées de l'oeuvre de Hegel.
Ses adversaires, plus soucieux de la combattre
que de la comprendre, refusèrent de l' évaluer

17
dans la perspective historique
qu'elle
tentait
d'ouvrir. » 13
En ce qui nous concerne, il serait difficile de dire de
quel can1p nous somn1es, n'en sachant pas assez de la pensée de
Hegel pour la contredire ou pour la défendre valablement. C'est
d'ailleurs pour cette raison que nous nous laisserons reprocher de
mettre de nous-mêmes dans cette pensée au risque de la déformer.
Mais si, pour nous justifier, il pouvait nous suffir de
rappeler la réprobation de Hegel pour la récursivité qui s'empare
des systèmes et les rend dépourvus d'innovation, alors nous
n'hésiterions pas un seul instant à le faire.
Toutefois, nous
voudrions y aller par un chemin plus modeste avant de nous servir
de cet argument.
C'est que nous n'avons nullen1ent la prétention de
commenter l'oeuvre de Hegel. Des spécialistes, nos maîtres, l'ont
déjà fait abondamment. Tout simplement donc, nous voudrions, en
partant du tremplin que nous offre « la philosophie de l'histoire »,
et plus précisément la philosophie hégélienne de l'esprit dans
l'histoire,
présenter un facteur d'appréciation de
l'historicité
comme telle.
13 Jacques d'Hondt, Hegel : philosophie de l'histoire vivante, Presses Universitaires de
France, 1966, Paris (avant-propos).

18
Aussi, eu égard à notre objectif, SI nous sommes un
interprète d'une trop piètre valeur pour être fidèle à la pensée du
philosophe, que l'on comprenne que nous sommes tout autant
d'une bien grande inexpérience pour qu'il nous soit possible de
nous en passer. D'ailleurs, pour revenir à l'argument que nous
avons décliné provisoirement, avouons que nous passerions pour
hégélien en étant capable de reproduire sa philosophie, cela ne
nous donnerait aucun mérite à ses yeux, car l'esprit, pense-t-il,
meurt dans les reCOffilnencements ; aussi ne doit-il pas se laisser
emprisonner dans ses cristallisations. C'est, aussi, que la vérité,
selon les commentaires de Jacques d'Hondt, n'est pas une monnaie
frappée une fois pour toutes. Aussi ne nous déplairait-il pas que
l'on s'accommode du fait que n0US puissions être mauvais hégélien
si c'est seulement de cette façon qu'il nous sera possible de porter
la responsabilité de ce que nous considérons comme notre audace.
L'oeuvre
de
Hegel
offre
la
possibilité
d'une
appréciation philosophique de l'histoire à partir du critère de la
responsabilité. L'histoire est la réalisation par les actes ; elle est
matérialisation du vécu et de l'existence des hommes.
Mais suffit-il d'agir ou de se mOUVOIr pour actualiser
historiquement
son
existence
?
En
d'autres
mots,
SI
nous
supposions une horde d'animaux dont le comportement ne soit rien
d'autre qu'un système de réponses spontanées à des stimuli

19
purement instinctifs, ou un peuple asservi par une société policée
qui lui dicte toutes ses volontés, quelle signification historique
donnerions-nous à la vie de ces animaux et au vécu de ce peuple
tant qu'il reste asservi?
L'histoire, selon Hegel, est la révélation progressive de
1
l'esprit, autrement dit la transformation de la conscience implicite L
en conscience de soi. Or l'implicite de la conscience, c'est la
substance spirituelle qui est liberté. Et il Y a comme inhérente à
cette substance la nécessité de son auto-développement à partir
duquel la conscience se donne comme sujet.
Aussi, la conviction et le savoir de soi auxquels la
conscience s'élève témoignent de cette nécessité d'auto-mouvement
qui place l'être de la conscience dans la négation.
L'histoire d'un peuple,
c'est le développement de
l'esprit de ce peuple, c'est-à-dire l'actualisation de sa liberté. Et
cela aboutit à la réalisation de l'Etat comme personne, autrement
dit comme sujet d'une existence objectivement reconnue.
Mais l'Etat répond à une modalité de l'être qUI se
définit par la souveraineté. Dès lors, l'histoire, pour l'esprit d'un
peuple, en ayant l'Etat pour but, a par là même pour objectif la
souveraineté, ce qui revient à dire qu'elle vise la modalité de l'être
qui s'assume. Encore faut-il que l'esprit, dans sa révélation,

20
s'assume déjà pour atteindre l'objectif de l'Etat qUI est la
consécration de sa volonté et de son autonomie.
-----
Voilà donc la responsabilité : elle est manifeste dans le
processus par lequel l'esprit du peuple accède à la souveraineté, et
elle se retrouve comme l'enjeu de ce processus.
Un peuple qui n'est pas responsable de ses options est
un peuple sans capacité pour accéder à l'autonomie. C'est un
peuple qui ne s'assume pas, et donc qui ne peut réaliser l'Etat.
C'est dire que l'enjeu de l'histoire se poursuit en se jouant. Mais
d'un autre côté, nous nous apercevrons que pour un peuple, trop
de fantaisie dans les initiatives fait également chavirer, et fait
manquer la réalisation de l'Etat. Car il empêche l'esprit du peuple
de se consolider pour répondre à la demande de l'histoire. Par
ailleurs, un peuple parviendrait-il spontanément à la souveraineté,
par quelque miracle, que cette souveraineté ne serait rien de plus z
qu'une illusion dans la mesure où il lui manquerait la conscience
de sa propre réalisation. Il est impossible de franchir le Rhodus,
affirme Hegel.
La
responsabilité
pour
l'être,
comme
le
fait
de
s'assumer, parcourt donc tout le processus historique de l'esprit,
de sorte que là où elle n'est pas, le vécu n'est que silence et atonie,
signe d'une absence historique.

C'est ce que nous nous proposons de montrer dans notre
étude.
Mais
il est clair que
l'être
de
l'esprit,
dans
la
philosophie hégélienne, a un présupposé théologique. En d'autres
mots, l'esprit hun1ain n'est qu'une forme participative de l'esprit
divin. Et l'histoire elle-même comme révélation de l'esprit, est le
retour à soi de cet esprit divin qui s'absente de son autel pour
mieux s'y retrouver. De cette façon donc, la responsabilité n'existe
pas pour les peuples et les Etats. Leur autodétermination est le jeu
polymorphe d'un déjà-là qui se dévoile, sans nouveauté et sans
surpnse.
C'est pour cela que nous aurons recours à une ontologie
de l'esprit qui s'inscrit dans la logique du don pour libérer l'esprit
humain de toute provenance et de toute destination figées afin qu'il
soit le sujet réel de son histoire en témoignant de responsabilité,
autrement dit d'appartenance et de présence à soi.
Mais nous ne saurions terminer cette introduction sans
annoncer la perspective que nous assignons à notre étude.
C'est que le repérage de la responsabilité, comme
critère de l'histoire des peuples, pourrait orienter une approche de .;
~
philosophie politique ayant pour champ d'étude la situation des
Etats et des peuples d'Afrique Noire. Nous espérons y parvenir

22
ultérieurement
comme
pour
investir
dans
le
champ
de
la
compréhension de l'expérience politique africaine ce que nous
aurons élaboré comme théorie de 1'histoire à partir de Hegel.
*
*
*
Passons à présent aux questions de méthode:
Ce qui a motivé cette étude, c'est, comme nous venons
de le dire, la recherche d'un instrument d'analyse de la situation
politique des peuples indépendants d'Afrique Noire.
On s'est senti choqué par Hegel lorsqu'il avait affirmé
l'anhistoricité de l'Afrique Noire.
On a organisé des conférences et des débats pour faire
le procès de «ce philosophe raciste au service de l'impérialisme
occidental». Mais jamais il n'est venu à l'idée des détracteurs
d'envisager qu'à la faveur du cours des événements dans le monde,
les propos tenus par Hegel sur l'Afrique et l'histoire, même de
circonstance et tout à fait à titre simplement allusif, pouvaient se
révéler comme une mise en garde pour amener les intellectuels et

23
les responsables politiques africains àse ressaISIr dans leur
léthargie historique et à se départir de leur état de néo-colonisés.
On s'est plu souvent à ressasser que les tirailleurs noirs
étaient présents aux deux guerres mondiales de la première moitié
de ce siècle, que l'économie et la prospérité des puissances euro-
américaines ont été bâties sur le dos, à la sueur et dans le sang des
Africains, pensant ainsi aligner les arguments et les preuves de la
participation africaine à l'histoire du monde. Mais, ne nous en
déplaise, il est unanimement établi aujourd'hui que durant toute la
période qui va de la traite à la colonisation, la présence africaine
dans l'histoire mondiale n'a été qu'une présence nominale. Les
Africains et l'Afrique ont été une source d'énergie et de richesses
pour les Européens et les Américains qui régnaient en maîtres
absolus dans le monde.
Et
avec
l'accession
des
peuples
africains
à
l'indépendance, on eût pensé que l'Afrique s'éveillait à son
histoire.
Mais cette renaissance achoppa, étouffée dans le concert
des idéologies des deux blocs, devant la fascination des promesses
du marxisme-léninisme qui voilèrent dans la conscience des jeunes
Etats le discernement entre liberté et idéologie. La suite, on le sait,
ce seront, dans la plupart des cas, des peuples qui s'insurgent,
armes à la main, contre les n1aîtres occidentaux d'hier, encouragés

24
par ceux-là mêmes dont le jeu secret est de régner à la place des
anciennes puissances colonisatrices, puis des frères aguerris qui se
retournent les uns contre les autres dans des querelles idéologiques
à n'en plus finir.
Ce que nous voudrions contribuer à montrer, c'est donc
l'idée
que
l'Afrique
des
indépendances
n'a
pas
plus
de
« responsabilité» dans l 'histoire que l'Afrique de la traite et de la
~
colonisation. Et pour cela, nous accueillons les propos tenus par
Hegel comme l'instrument de la problématisation du rapport de
l'Afrique à l'histoire.
!
Notre étude se voudrait alors comme la plate-forme
d'une étude de philosophie politique, ainsi que nous l'avons déjà 1
mentionné.
Nous consacrons la première partie aux différentes
significations de l'histoire pour marquer, d'une part, la distinction l ___
entre les formes orales ou écrites, non scientifiques, et la science
historique propren1ent dite, et d'autre part, la différence entre
l'intellection du vécu définissant la discipline historique et le vécu
dans le processus de son développement, c'est-à-dire l'idée de
l 'histoire et sa réalisation.
La
deuxième
et
la
troisièn1e
parties
traitent
respectivement du processus historique à partir du développement

25
de l'esprit humain; et de la forme dialectique du mouvement
historique qui aboutit à la liberté comme sujet absolu de l'histoire.
Et enfin, dans les quatrième et cinquième parties ; nous
examinons, d'une part, le présupposé théologique de l'être de
l'esprit dans l'histoire chez Hegel, et d'autre part nous définissons
une ontologie de l'esprit à partir de «la logique du don» pour
justifier la responsabilité comme fondement de l'histoire des /
~--
peuples.

26
PREMlERE PARTIE
LES SIGNIFIES DE L'HISTOIRE

27
1 - LA SCIENCE HISTORIQlTE ET SON OBJET
L'histoire, c'est aussi bien le déroulement des actions
de l'humanité dans sa vie et dans son existence que l'intellection de
ces actions. Autrement dit, le terme recouvre l'évolution de L
l'humanité dans le temps et la représentation théorique de cette
évolution. Dans un sens, on a affaire à la science, tandis que dans
l'autre, il est question de l'objet de cette science. Aussi nous
importe-t-il de voir d'abord la science, et cette dernière nous
conduira ensuite à son objet.
1. Les différentes manières d'écrire l'histoire
Pour aborder les formes d'écriture de l'histoire, ou plus
généralement les formes de sa représentation, afin de spécifier la
science historique, nous partirons d'une définition empruntée à
Henri-Irénée Marrou :
« L 'histoire est la connaissance ( ... ) scientifique
du passé humain». 14
Cette définition, comn1e on le voit, exclut d' errlblée tout
ce qu'on pourrait être tenté de considérer à tort comme histoire,
autrement dit les opérations et les formes de récit encore très loin
de la science historique proprement dite : la compilation, la
14 Henri-Irénée Manou, De la connaissance historique, Paris, Editions du Seuil, 1954,
PP. 32-33

28
narration, la chronique, la légende et les récits de traditions
populaires.
a) La compilation
Elle est l'opération qui consiste à -recueillir les faits, les
témoignages, en somme, les donnés bruts.
On est ici à un niveau préliminaire de l'histoire dans la
mesure où ces donnés sont dépourvus de l'intelligence de leurs
rapports. Aussi manque-t-il à la compilation la synthèse pour être
proprement histoire.
b) La narration
Pour Hegel, c'est « l'histoire réfléchissante» sous les
formes qu'il définit comme: récit sans rapport avec le présent et
qui, cependant, tire du passé le principe de la compréhension du
présent.
«Il s'agit de l'histoire dont la narration n'est pas en rapport
avec l'époque, mais qui, pour l'esprit, dépasse le présent». 15
La narration peut se donner pour objet l'histoire d'une
nation, d'un pays, d'un peuple : c'est la première forme de
l'histoire réfléchissante.
15 Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Vrin, Paris, 1963, P. 19

29
« L'essentiel
est
ici
l'élaboration
du
donné
historique; le travailleur y apporte son esprit qUI
diffère de l'esprit du contenu». 16
Hegel reproche à cette forme d'être une chronique
incomplète, puisque c'est ainsi qu'elle apparaît lorsqu'elle se met à
faire la totalité de l'histoire événementielle d'un pays.
« Une histoire de ce genre que veut embrasser de
longues périodes, ou l'histoire universelle toute
entière,
doit
véritablement
renoncer
à
la
représentation individuelle du réel et se résumer
en abstractions non seulement en ce sens que des
événements et des actions doivent être omis,
mais aussi en ce sens que la pensée est le plus
puissant abréviateur ».17
Mais la narration peut aUSSI consister à traiter d'un
événement lointain dans le passé en proclamant le principe comme
adéquat à l'explication du présent. C'est « l'histoire pragmatique»
qui, selon Hegel, méconnaît la spécificité de chaque période
historique et son irréductibilité à une autre.
« Chaque époque se trouve dans des conditions si
particulières,
constitue
une
situation
si
individuelle que dans cette situation, on doit et
l'on ne peut décider que par elle.
Dans ce
tumulte des événements du monde, une maxime
générale ne sert pas plus que le souvenir des
situations analogues, car une chose comme un
pâle souvenir est sans force en face de la vie et
de la liberté du présent» 18.
./
16 ibid. P. 19
17 ibid. P. 19
18 ibid. P. 20

30
Il Y a par ailleurs d'autres problèmes plus aisés à
percevolr sur lesquels achoppe la narration. Etant donné qu'elle
consiste à exposer des faits, le souci du narrateur quant à la fidélité
de son récit l'entraîne dans les détails, et l'expose au risque de se
perdre dans le fouillis des faits.
Aussi le premier problème qui se pose, c'est l'oubli. Il
est impossible à un homme de tout retenir, ce qui explique la
nécessité du recours à des documents lorsqu'ils sont accessibles.
Or il est de fait que les documents historiques sont d'abord des
objets qu'on érige après seulement en documents. De cette façon
donc, ils peuvent n'avoir eu pour leurs contemporains qu'une
importance secondaire, pour autant que ces objets ne fussent pas
simplement banals, par rapport à la valeur que leur confère la
postérité. Il arrive en effet que ces documents ne témoignent que
des aspects ponctuels ou sans importance du vécu dont ils relèvent.
Il faut dire en outre que si le narrateur est de mauvaise
foi, il fait intervenir sa subjectivité dans le récit. Et dans ce cas,
c'est l'imagination qui féconde la mémoire pour pallier ses
lacunes.
Quant au deuxième problème que pose la narration,
c'est la tendance à l'arbitraire qui fait privilégier un élément de
second plan pour l'ériger en cause, alors que des faits importants

31
peuvent être rendus secondaires en perdant leur statut causal. Et
cela constitue un autre motif de subjectivité.
C'est dans la narration que consistait la pratique des
griots d'Afrique. Mais chez eux, le récit avoisinait plus souvent la
légende et les traditions populaires.
~
c) La chronique
C'est une forn1e particulière de narration dont le champ
se situe dans le présent. Hegel la désigne par « histoire originale».
Il s'agit d'un récit sur des événements et des situations
qUI passent sous le regard de l'auteur.
Les «leçons sur la
philosophie de l'histoire» n1entionnent les chroniques d'Hésiode et
de Thucidide. Mais nous pouvons citer également en exemples les
récits des chroniqueurs arabes Ibn BatQuta et Ibn Kaldhoun entre le
XIVè et le Xve siècles.
« Les historiens lient ce qui se passe fugitivement
et le déposent dans le Temple de Mnémosyne
pour l'éternité» 19
La
chronique
est
un
genre
que
Hegel
qualifie
d'« immédiat» à cause de son particularisme. Son champ se limite
à l'hic et nunc, au domaine clos du présent.
19 ibid. P. 17

32
Dans cette histoire, la représentation du vécu sectionne
le temps et l'existence ; l'esprit se trouve entièrement accaparé par
le spectacle du présent. C'est une histoire si « adhérente» au vécu
dans sa ponctualité, et tellement remplie de la personnalité de
l'écrivain, sa formation, ses sentiments voire ses intérêts que
l'esprit ne s'ouvre guère sur le futur.
«Ce
sont
des
époques
peu
étendues,
des
formations individuelles d'hommes et de faits, ce
sont des
traits
isolés
non
réfléchis
dont
il
(l'historien)
compose
son
tableau
pour
représenter à la postérité une image aussi précise
qu'il
l'avait
lui-même
devant
les
yeux
par
intuition ou grâce à des récits imagés». 20
Ces deux formes de récit que nous venons de voir, la
narration proprement dile et la chronique, ont un écart par rapport
à la légende et aux récits de traditions populaires. Certes, si ces
deux formes, sont élaguées et réfléchies, elles peuvent servir de
matériaux, ainsi que la narration et la chronique, pour l'élaboration
du travail historique proprement dit. Mais quant à la forme et à
l'état d'utilisation scientifique, celles-ci présentent dans l'immédiat
plus d'intérêt que celles-là, encore qu'elles manquent de synthèse
et induisent la pensée dans le dédale des faits particuliers.
2°ibid. P. 18

33
d) La légende et les récits de traditions populaires.
L'espace
et
le
temps
n'ont
aucune
détermination
géographique et historique dans ces formes. Les acteurs sont des
espèces de personnages mythiques et mythologiques. Et les récits
qui relèvent ici de la connaissance par ouï-dire, autrement dit de
l'opinion,
se
transmettent
invariablement
de
génération
en
génération sous une forme impersonnelle. Ce sont des produits de
la mémoire mais surtout de l'imagination collectives. Hegel y
voit:
« des modes confus et, par suite, particuliers aux
représentations de peuples d'esprits confus». 21
Aussi les sous-estime-t-il par rapport à «l'histoire
originale» dans laquelle ce qui se passe, c'est ce qui se passe et se
manifeste pour et par un peuple qui a une certaine conscience de
lui-même.
«Ici nous
avons
affaire
à des
peuples
qui
savaient
ce
qu'ils
étaient
et
ce
qu'ils
voulaient». 22
En ce qui concerne la légende et les récits de traditions
populaires auxquels il faut revenir pour préciser notre pensée, ne
disions-nous
pas
que
les
récits
des
griots
d'Afrique
les
avoisinaient ? En effet, les griots, en partant de la réalité,
21 ibid P. 17
22 ibid P. 17

34
c'est-à-dire de faits vécus et de personnages historiques, puisaient
par l'imagination à des sources eschatologiques communiant avec
la confusion de la nuit des temps. D'ailleurs ces récits prétendaient
expliquer les origines et les fins dernières de 1'humanité.
A toutes ces formes d'écriture de l'histoire, il convient
d'en ajouter une dernière dont Hegel fait cas dans ses leçons.
e) L'histoire réfléchissante
Nous avons déjà mentionné l'histoire réfléchissante sous
sa première forme : la narration. Mais elle existe aussi sous deux
autres formes :
Dans « l'histoire critique », on cherche à faire
«une appréciation des récits historiques ou une
enquête sur leur vérité et leur crédibilité». 23
Mais le risque ici, c'est que dans cette critique, on
peut mettre des chimères pour prétendre qu'elle tiennent lieu de
vérités historiques, et en revanche, mettre en doute des vérités
solidement établies. Ainsi, des considérations peuvent-elles voir le
.
.
Jour, qUI
« reposent
davantage
sur
des
mesquines
circonstances sans importance et contredisent ce
qu'il y a en histoire de plus décisif ». 24
23 ibid. P. 21
24 ibid. P. 21

35
Enfin, la dernière forme de 1'histoire réfléchissante se
signale par son caractère particulariste. Elle traite, par exemple, de
l'art, de la religion, du droit, en se situant à des points de vue
généraux.
Et la question que se pose Hegel se rapporte alors au
but d'une telle ramification: vise-t-elle le projet d'une synthèse, ou
alors se contente-t-elle de demeurer dans ces particularités ? Le
dernier cas de cette alternative serait de peu d'intérêt scientifique,
pense Hegel :
«Dans
ces
derniers
cas,
.elles
apparaissent
comme des particularités tout à fait contingentes
des peuples». 25
Et cela s'explique par le fait qu'on n'en saisit pas l'unité sous la
forme du mouvement d'ensemble qui définit le développement
global de l'humanité.
*
*
*
Tout ce tour d'horizon que nous venons de faire des
différentes manières d'écrire l'histoire n'était qu'une approche
négative ayant pour but de nous donner une idée approximative de
25 ibid. P. 22

36
la science historique. A présent donc, essayons de l'approcher de
façon positive.
L'objet de l'histoire, c'est le passé humain collectif.
Mais le « collectif» se présente ici sous le mode d'un singulier qui
spécifie l'histoire par rapport aux « sciences du général». En effet,
l'événement est un phénomène singulier, daté, géographiquement
localisé. Il est irréversible. On ne peut pas le reconstituer, à moins
de tronquer les conditions sociologiques et affectives de sa base, ou
de les feindre par un travestissement qui les déforme, et donc qui
ruine l'événement.
C'est vrai que le fait historique dépasse l'individu. C'est
la société, ou ce sont des ensembles plus vastes qui sont en jeu,
avec leurs sentiments, leurs motivations, leurs actions et leurs
passions. Mais, comme nous le verrons plus loin, ces passions, ces
actions, ces motivations et ces sentiments n'ont de force pour
marquer une période que parce qu'ils sont canalisés dans un
mouvement centripète autour de subjectivités fortes qui, par leur
personnalité, réussissent à incarner la volonté populaire et à
recevoir les suffrages et l'adhésion de la cOllUl1unauté. Ainsi se
produisent les moments et les faits qui composent le tableau et la
dynamique de l'histoire.
Le caractère scientifique de l'histoire, s'il ne vient pas
de ce qu'elle est une science du général, au moins il tient au fait

37
que l'histoire est une approche rationnelle du passé, tendant à
découvrir la cohérence interne des faits pour élever leur factualité
à une signification sociologique. Le terme de « signification» est
ici employé à dessein pour marquer l'écart qu'il y a entre
l'intelligence d'un rapport causal des donnés, qui intègre les
intentions et le libre arbitre, le cas de l'histoire, et l'intelligence
d'un lien simplement logique d'objets matériels sans pensée, qui
n'aurait pas de sens pour l'historien.

38
L'objet de
l'histoire
est
certes,
d'après
François
Châtelet:
«une organisation (... ) qui est le dynamisme
effectifdes res gestae elles-mêmes en tant qu'elles
s'engendrent les unes les
autres, entrent en
combinaison et interfèrent. » ; 26
« la pensée historienne admet quelque chose qu'il
faut bienappeler la causal ité ». 27
Toutefois, la causalité historique n'exprime pas de
rapports logiques entre des donnés simplement objectifs, inanimés.
Son but n'est pas d'expliquer un agencement de choses n1atérielles.
L'objet de l'histoire est, selon l'expression de Marrou, une
« réalité humaine». C'est ce qui permettrait de voir que le Château
de Versailles est, d'un point de vue historique, quelque chose de
bien différent de cette bâtisse qui continue d'être matériellement
présente, identique à ce qu'elle était au temps de Louis XV.
Devant un tel objet, la pensée a une attitude simplement mécaniste,
ou
contemplative,
l'objet
étant justement
dépouillé
de
ses
intentions originaires. Mais, pense Marrou :
«supposons
que
nous
ayons
pour
but
de
retrouver
l'idée
que
s'en
faisaient
les
contemporains, ceux qui l'ont bâti, ceux qui l'ont
commandé, ceux qui y vivaient. L'objet en ce
cas est composé de faits de conscience qui ont été
(ou si l'on veut, ont été vécus) ».28
26 Ji Châtelet, La naissance de l'histoire, Paris, Editions de Minuit, P. 12
27ibid. P. 12
28 Henri-Irénée Marrou, op. cit. P. 32

39
Aussi convient-il de dire comme lui:
« l'objet de l'histoire est une réalité qui a cessé
d'être (... ) les gestes des combattants étaient
significatifs, et la bataille n'est pas un fait
matériel, elle est un ensemble non entièrement
incohérent,
composé
par
les
conduites
des
acteurs, conduites suffisamment coordonnées par
la discipline des armées et les intentions des
chefs pour que leur unité soit intelligible ».29
Ces considérations devraient permettre de tempérer la
créance à quoi Bossuet encourage, aveuglén1ent sernble-t-il, dans le
détern1inisme historique, en voyant dans l'intellection du passé le
principe qui permettrait de comprendre le présent
« Si l'expérience leur (aux princes) est nécessaire
pour acquérir cette prudence qui fait bien régner,
il n'est rien de plus utile à leur instruction que de
joindre aux exemples des
siècles passés les
expériences qu'il font tous les jours ». 30
En fait, la causalité historique ne devrait pas être
conçue de manière aussi rigoureuse que la causalité dans les
sciences de la matière, parce qu'on n'est pas toujours certain
d'avoir perçu toutes les intentions des contemporains telles qu'elles
ont animé les données objectives, ainsi que le pense François
Châtelet.
« L'historien sait que la lecture qu'il donne de
telle période n'est pas définitive et qu'il ne dit
29 ibid. P. 33
30 Bossuet, Discours sur l'histoire universelle, (avant propos), Paris, Garnier-
Flammarion, 1966, P. 39

40
pas tout ; il sait (... ) qu'il a méconnu des faits et
des relations, et cela en grande partie parce qu'il
est lui-même l'homme d'une époque et qu'il
entreprend sa recherche avec des préoccupations
déterminées ».31
La même idée se retrouve chez Raymond Aron qui fait
remarquer que les interprétations du passé sont toujours liées aux
intérêts du présent :
« Il n'existe pas une réalité historique toute faite
avant la science, qu'il conviendrait simplement
de reproduire avec fidélité. La réalité historique,
parce qu'elle est humaine,
est équivoque et
inépuisable. Equivoque la pluralité des univers
spirituels à travers lesquels se déploie l'existence
humaine, la diversité des ensembles dans lesquels
prennent place les idées et les actes élémentaires.
Inépuisable la signification de l'homme pour
l'homme, de l'oeuvre pour les interprètes, du
passé pour les présents successifs (... ). D'où
l'impossibilité de séparer connaissance du passé
et devenir de l'esprit». 32
Ainsi donc, les leçons que nous tirons de l'histoire
doivent être regardées avec beaucoup de circonspection. Et nous
comprenons alors que Hegel, critiquant « l'histoire réfléchissante»
qui prétend appliquer au présent le principe d'explication du passé,
attire l'attention sur les particularités et les originalités des
périodes historiques.
31 F. Châtelet, op. cit. , P. 12
32 Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire, Paris, Gallimard, 1948, P.
120.

41
Si l'histoire est déterministe, il faut dire cependant que
les rapports des faits historiques entre eux sont des rapports
qualitatifs,
c'est-à-dire
qUI
permettent
seulement
des
interprétations,
et
qui
n'instruisent
pas
de
prévisions
aUSSI
rigoureuses que celles des
lois quantitatives qui régissent la
matière.
En histoire, ces rapports suggèrent simplement des
probabilités.
Telle se présente donc la scientificité de l'histoire. Il
reste alors des précisions à donner sur son objet, c'est-à-dire le
passé.
2 - Le caractère social de l'homme
Nous revenons ici sur le caractère « collectif» du passé
historique. Et cette précision nous permettra de mieux appréhender
le mode d'évolution que recouvre le passé, objet de l'histoire.
Le «collectif» ou le « social» est intrinsèque à l'être
humain. Et cela est une vérité que nous savons communément avec
Aristote33 , mais qui date en réalité d'avant Aristote.
Ciceron pensait déjà ceci:
33 Raymond Polin, Séminaire de DEA de philosophie politique, « Le contrat social »,
1981-1982 Paris IV : « La communauté, pour Aristote, existe. On n'a pas besoin de la
créer »

42
« Le droit, c'est-à-dire l'état politique n'est pas
une affaire civile, et nullement naturelle »34 .
Il est une fabrication de
la cité.
Autren1ent dit,
l'humanité est une espèce animale, ni sociale ni politique, qui se
donne après coup un état de droit. Une telle conception qui est
apparemment opposée à la sociabilité congénitale de l'être humain,
la suppose au contraire. En effet, le fait même que l'humanité
conçoive, ne serait-ce qu'après coup, la nécessité du contrat,
témoigne de son naturel social. D'ailleurs Ciceron affirme que
cette espèce animale est douée de langage. 35 Et si nous partons du
fait que le langage est au moins en partie conventionnel et
prédisposition à la convention, alors nous comprenons qu'il ne peut
être question, parlant de l'humanité, que d'une espèce anim? le
douée de sociabilité.
De même, après Aristote, les théoriciens de l'état de
nature accréditeront l'idée de l' homme «animal social», ou du
moins, l'allégorise de l'individu humain pré-social. Il en est ainsi
'--/'
chez Hobbes qui écrit:
« on pensera peut-être qu'un tel temps n'a jamais
existé, ni un état de guerre tel que celui-ci. Je
crois en effet qu'il n'en a jamais été ainsi, d'une
manière générale, dans le monde entier». 36
34 Ciceron, République, livre III, art. 8 (cité par Raymond Polin in « Le contrat social»
35 ibid.
36 Thomas Hobbes, Leviathan, traduction F. Tricot, Editions Sirey, 1971, Paris V, PP.
125-126

43
Pareillement,
Rousseau
n'aura
fait
qu'imaginer
l'homme originaire, ce solitaire tranquille et heureux que viendra
corrompre la civilisation.
Si donc l'homme est naturellement social, sujet et
membre d'une société organisée,
il va sans dire que pour
l'historien, ce qui est à retenir du passé humain comme objet
d'étude, c'est, plus que le passé à cOlillotation biologique, quelque /
chose d'un ordre plus élevé qui est le témoignage d'un génie,L/
d'une conscience.
II - LA MANIFESTATION HISTORIQUE
Nous allons expliciter ici l'idée que nous venons
d'effleurer. Et en cela va consister le deuxième élément de la
spécification du passé historique.
Si l'objet de l'histoire est le passé humain, il faut dire
que le tern1e « hun1ain », dans la définition de Marrou, est porteur
d'un déterminant d'ailleurs implicite dans la sociabilité.
1 - Sous le soleil, il ne se produit rien de nouveau
Le passé historique n'est pas un passé qui renverrait à
une évolution au double point de vue phylogénique et ontogénique.
Autrement dit, le développement historique n'est pas l'évolution
biologique.
Celle-ci
renVOIe
à
l'histoire
naturelle
comn1e

44
perspective de son approche scientifique, alors que celle-là est
l'objet de l'histoire proprement dite.
Cette distinction de l'historique et du biologique, nous
la retrouvons chez Hegel qui, reprenant la pensée anaxagorienne
de la «raison (qui) gouverne le monde», fait remarquer que la
signification historique de « l'esprit du monde» ne s'embarrasse
pas d'élément physique quoique le développement historique ne
soit pas une abstraction.
Selon Hegel, la nature physique intervient certainement
dans l'histoire. A ce propos, nous devons noter d'ailleurs ceci: le
fait que l'homme, d'après les historiens, se soit démarqué dès les
origines par rapport à l'animal ne doit pas amener à exclure du
domaine de l'histoire la présence de la nature. Selon l'historien
Ibrahim Baba Kaké, l'unanimité scientifique était déjà faite sur
l'idée que l'homme se distingue fondamentalement de l'animal au
moment où Darwin publiait le résultat de ses travaux, au point
qu'il fit rire les savants du monde entier en soutenant que l'être
humain descend du singe37 • Par ailleurs, l'idée de la démarcation
fondamentale de l'être humain par rapport à l'animal se retrouve
également chez Joseph Ki-Zerbo.
« Tout se passe, selon Joseph Ki-Zerbo, comme
si depuisle tertiaire, de nombreuses tentatives
d'accéder au statut et à la stature d'homme
37 Ibrahim Baba Kaké,
l'Afrique, berceau de l'humanité, ABC, 1977, Paris, P. 29

45
avaient avorté.
Des branches collatérales ont
abouti à des impasses. C'est ainsi que les singes
ont été confinés dans une voie de garage dès le
départ, cependant que le pithécanthrope (homo
erectus),
l'australopithecus
robustus
et
le
néandertalien étaient lancés sur des pistes qui
n'étaient pas assez
longues ou bonnes pour
prendre l'envol et accéder à l'humanité. Seul
l'Homo Sapiens, ancêtre de l'homme actuel,
arrive
au
décollage
et
se
sépare
fondamentalement du clan simien »38
En effet, on ne peut dire que la prodigieuse aventure du
génie inventif de l'être humain, avec les performances atteintes
dans le contrôle de l'univers, ne s'explique tout au moins en partie
par des transformations organiques enregistrées au cours de son
évolution biologique, et par l'apparition d'aptitudes (consécutives)
conséquentes. Par ailleurs, il n'est pas improbable que l'émergence
de
l'Homo-sapiens
au-dessus
du
clan
simien
tienne
à
des
prédispositions naturelles spécifiques qui lui ont permis de réagir à
de puissants facteurs de mutation sous la forme des déterminations
qui caractérisent aujourd'hui sa descendance.
Aussi, sans chercher à raffiner sur l'idée de «nature
humaine» rejetée par Lucien MaIson, ce qui peut se comprendre
dans une perspective de sociologie de l'éducation, nous pensons
qu'elle est peut-être la seule explication possible du décollage de
l'être humain, et que pour cette raison au moins le développement
historique est tributaire de l'évolution biologique.
38 Ki-Zerbo (Joseph),
L'histoire de [' Afrique noire, op. cit, P. 43
Hegel op.cit p.26

46
Toutefois,
lorsqu'on
parle
d'histoire,
la
sphère
biologique est secondaire; et comme le pense Hegel:
«le substantiel, c'est l'esprit et la suite de son
évolution».39
Ce qui frappe spontanément dans le vécu humain, c'est
en effet le fait qu'il témoigne d'une volonté d'affranchissement de
l'ordre naturel, qui se concrétise dans l'intentionnalité immanente à
toutes les inventions et les productions humaines. D'où cette
volonté qui cherche à dépasser la nature ne peut en dériver. La
nature est positive et immédiate, il n'y a que l'esprit qui nie pour
se donner continuellement de nouvelles directions et s'affranchir de
l'immédiateté de l'être-là.
La nature est un immense système de déterminisme qui
exclut l'inouï. Elle est «inerte », ou bien témoigne d'une vie
biologique. Mais nous savons que la vie biologique elle-même suit
une loi de répétition, et se déroule dans un mouvement circulaire
d'auton1atisme.
«Dans la nature, la revivification n'est que le
recommencement d'une seule et même chose;
c'est une ennuyeuse histoire, avec toujours le
même mouvement circulaire ». 40
39 H l ·
/6
ege , op.clL p_
40 Hegel, Die vernuft, PP. 35 et 70, cité par Jacques d'Hondt in Hegel: la philosophie de
l'histoire vivante, Presse Universitaires de France, 1966, Paris, première partie.

47
C'est donc avec beaucoup de prudence que nous devons
retenir l'idée de la détern1ination de la nature physique sur le
développement historique. Il faut se garder des excès des marxistes
qui, parce qu'ils confondent expérience et matière, tirent l'esprit
de la matière, et fondent la dialectique de l'histoire sur }(
~
matérialisme. Si Marx a critiqué « la base idéaliste» de la méthode
hégélienne, c'est parce qu'il lui reprochait d'instituer la fin des
contradictions dans l'idée une abstraction,
pour le fait que
l'expérience du contenu de l'Idée dépasse la matière.
Or l'Idée représente pour Hegel, le réel réconcilié avec
SOI après ses déterminations qui sont les médiations qu'elle se
donne pour faire absolument l'expérience de sa substance.
«On
nomme
expenence,
écrit
Hegel,
ce
mouvement au cours duquel l'immédiat et le non
expérimenté, c'est-à-dire l'abstrait appartenant
soit à l'être sensible soit au simple seulement
pensé
s'aliène
et,
de
cet
état
d'aliénation,
retourne à soi-même ; c'est seulement alors
quand il est aussi propriété de la conscience que
l'immédiat est présenté dans sa réalité effective
et dans sa vérité» 41
A la vérité:
« L'esprit
est
indérivable
de
la
matière
et
irréductible à la matière». 42
41 Hegel, La phénoménologie de l'esprit, (trad. J.)
42 Claude Bruaire, « Philosophie de la méthode », cours de préparation à l'agrégation,
Paris IV, 1981-1982.

48
L'histoire commence avec la Vie de la conSCIence, de
sorte que si l'on faisait abstraction de toute conscience dans la
nature, les levers et les couchers du soleil n'exprimeraient aucun
changement, tout serait identique à tout :
« Il ne se produit rien de nouveau sous le soleil
C... ), et en cette mesure, le jeu polymorphe de
ses formations n'est point sans monotonie »43
«Les
montagnes
inépuisables
ne
sont
pas
supérieures à la rose vite effeuillée dans sa vie
qui s'exhale ».44
Toutes ces considérations devraient nous conduire à
l'idée que l'histoire, comme science du passé, est l'approche de
l'évolution de l'humanité entendue comme création de valeurs
morales,
religieuses,
artistiques,
techniques,
idéologiques,
philosophiques, tout ce par quoi les hommes matérialisent leur
vécu dans l'espace et dans le temps.
Mais cette approche du passé n'épuise nullement le
contenu notionnel du mot « histoire» ; et l'évidence s'en perçoit
par le fait que l'historien, en interrogeant le passé, ne s'abstient
pas pour autant de scruter prospectivement le futur. D'ailleurs,
comme nous le verrons plus loin, le fond de l'événement, en
43 Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, P. 50
44 Hegel, Philosophie der Geschichte (Glockner), P. 292 - 293, cité par Jacques d'Hont,
op. cit. (avant propos).

49
quelque période où il se situe, répond, d'une manière ou d'une
autre, aux mêmes motivations humaines.
Le passé historique est seulement la phase de l'évolution
rendue thétique. Aussi devons-nous dire qu'il y a toujours un
décalage qu'observe l'historien entre la partie du temps qu'il étudie
et sa partie continuée encore en attente du compte rendu de sa vie
et de son animation. Et ce décalage qui est dicté par le souci
d'objectivité inhérent à toutes démarches scientifiques, aussi bien
dans les sciences exactes que dans les sciences humaines, se traduit
ici par une exigence méthodologique que signale Joseph Ki-Zerbo
devant le problème épistémologique que lui pose l'approche de la
période encore trop récente des indépendances africaines :
«Bien
des
événements
ont
scandé
cette
évolution. Mais elle est trop récente encore; trop
d'acteurs sont encore vivants; trop de documents
manquent encore au dossier de l' historien pour
que ce récit soit beaucoup plus qu'un fil directeur
chronologique». 45
En de telles situations, il faut, dirions-nous, comprendre
que l'histoire a épuisé provisoirement sa matière, et qu'ainsi,
l'historien doit céder sa place aux chroniqueurs et aux hommes de
presse qui prépareront la pâture de l'oeuvre historique à venir.
Tel est donc le premier signifié de l'histoire : la
science. Qu'en est-il de l'autre?
45 Ki-Zerbo (Joseph), op. CiL, P. 488

50
2 - Histoire et temporalité
La science historique nous a révélé que son domaine est
un champ continu, un tout à parcourir,
mais
qui ne peut
s'appréhender que par étapes succeSSIves. Aussi, disons que ce
tout constitue
le
deuxième
signifié de
l'histoire.
Il
est le
développement continué de l'humanité. Et partant de cela, SI nous
écrivons « Histoire» au lieu de « histoire», ce n'est pas pour céder
à un souci d'abstraction métaphysique, mais pour permettre tout
simplen1ent à la notion de dépasser l'instant ou la période.
L'Histoire, c'est tout à la fois le temps vécu et le temps à vivre,
autrement dit le devenir.
Mais le rapport de l'Histoire au temps mérite d'être
explicité.
L'Histoire n'est pas le temps, et le temps n'est pas une
donnée préalable à l'Histoire. Il n'y a d'Histoire que là où il y a
conscience. Et c'est la conscience historique qui engendre la
conscience du temps.
Sur la question, il semble que Bergson a cru que le
temps est une substance préalable à la perception. C'est pensait-il,
la « durée pure» qui transcende le « temps cinématographique» de
la science et de l'entendement. 46
46 Henri Bergson, Evolution créatrice, 1963, Edition du

51
Mais à le VOir de près, ce temps-substance est une
fiction.
C'est un temps qui laisserait toujours un au-delà à
l'histoire. L'Histoire ne l'épuiserait guère, en ce sens que la partie
historique de ce temps serait sa partie chargée des actes de
l'existence
humaine.
Et
nous
avons

quelque
chose
qUi
s'apparente au temps comme forme a priori, selon Kant :
«on ne saurait exclure le temps lui-même par
rapport aux phénomènes en général, quoiqu'on
puisse fort bien faire abstraction des phénomènes
dans le temps »,47
«la success ion ne tomberait pas ( ... ) sous la
perception si la représentation du temps ne lui
servait a priori de fondement». 48
Il nous sernble, quant à nous, que c'est le contraire qui
est vrai. Autrement dit, c'est la succession qui nous donne
l'impression d'un temps-substance. Plutôt que le temps fonde la
perception, c'est donc la perception qui engendre la conscience du
temps.
La conSCience temporise ; et elle temporise en se
référant à l'événen1ent. Le temps, c'est, pour ainsi dire~ le repère
et le
repéré de
la conscience.
Il est,
d'un' point de vue
phénoménologique, par le témoignage des phénomènes psychiques
ou physiques :
47
E. Kant, Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1963, P. 54
48 ibid. P. 54

52
« Il (le temps) n'est ( ... ) pas comme un ruisseau,
il il' est pas une substance ft uente (... ) il naît de
mon rapport avec les choses ».49
Le temps est donc le temps actualisé par l'événement ou
le phénomène qui sont eux-mêmes la conscience des choses
vécues. Et en ce sens, il n'y a de ten1ps que de temps vécu, ou à
vivre au sens de la projection dans le futur d'expériences possibles,
susceptibles d'être actualisées. Aussi, de ce point de vue, le passé
devient la destination du futur. Le vecteur du temps est, de ce fait,
inversé : le passé est avenir, et le· futur est provenance du passé .
.Cela revient à dire concrètement que dans le mouvement général
de l'humanité, le temps, entendons « le temps vécu »~ va du futur
vers le passé selon un vecteur qui fait du futur l'origine du temps,
et du passé sa destination. C'est d'ailleurs en ce sens que
s'exprime Hegel dans un passage de l'Encyclopédie: « la vérité du
temps est que ce n'est pas le futur, mais le passé qui ést le but».
Voilà donc comment se conçoit la totalité du champ de
l'évolution historique.
Et l'Histoire~ de cela même,
est le
mouvement continué de l'humanité dans un seul courant, sans
distinction~ dans ce courant, de séquence préhistorique ou
protohistorique.
Mais
nous
devons
rendre
cette
affirmation
plus
explicite.
Aussi
invitons-nous
à
ignorer
dans
le
cours
du
49 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, 1948, Gall imard, pp.4 70-4 7 L

53
mouvement
historique,
les
distinctions
ou
les
coupures
méthodologiques ou pédagogiques traditionnellement instituées
entre les trois termes d'histoires, de préhistoire et de protohistoire,
et cela pour deux raisons.
En ce qui concerne la première, rappelons-nous que la
préhistoire et la protohistoire ne diffèrent de l'Histoire proprement
dite qu'au niveau de la connaissance. Elles expriment des états ou
des degrés de notre connaissance du passé. C'est ainsi que l'esprit
de la distinction des trois notions fait apparaître la spécificité de
l'histoire, et par conséquent celles des deux autres régions du
passé:
« L'histoire est la partie suffisamment 80nnue du
passé, qui émerge des brumes de la protohistoire
et des ténèbres de la préhistoire». 50
La préhistoire est la région du passé humain qUI
s'obscurcit à notre connaissance ; et par rapport à cette région, la
protohistoire est, quant à elle, une région moins obscure. Mais
dans les deux cas nous n'avons pas cette possibilité de dialoguer
avec le passé, comme dans le cas de l'histoire.
Notre première raison réside donc dans le fait que ces
distinctions sont de l'ordre de notre état d'information sur le passé,
et non de l'ordre du passé lui-même. Or en ce qui concerne la
50 L. Wincler, « Histoire linéaire, histoire cyclique », Conférence à la Nouvelle Acropole, Paris le 27 octobre
1981

54
signification de l'Histoire, nous nous sommes promIS de ne plus
revenIr ICI sur la science ; nous nous attacherons plutôt à VOIr
désormais
l'évolution
de
l'humanité,
autrement
dit
les
manifestations de la vie et de l'existence des hommes.
Quant à la deuxième raison qui découle de la première,
elle consiste en ce que les ténèbres et les brumes que représentent
respectivement, pour l'état de notre connaissance, la préhistoire et
la protohistoire, ne signifient pas que ces régions du passé n'aient
pas connu de vie et d'animation humaines. Ainsi, par exemple,
c'est beaucoup plus à tort qu'on avait pensé que l'Afrique Noire,
en des périodes qui avaient été qualif~ées de « siècles obscurs», 51
était inhabitée, ou, tout au plus, peuplée de « sauvages». On voit
ainsi que ce jugen1ent qui était lié au fait des difficultés de
pénétration continentale et du repliement de l'Afrique Noire sur
elle-mên1e, au point qu'elle ne livrait au monde extérieur aucune
infoffi1ation sur sa vie intérieure, tenait à la méconnaissance des
Européens quant à l'Afrique de cette époque. Plus tard, en effet,
des
chercheurs
établiront
grâce
à
des
méthodes
modernes
d'investigation du passé, comme le carbone 14, qu'en ces « siècles
obscurs», l'Afrique était bef et bien habitée:
«(Mais) l'obscurité de ces siècles ne doit pas
nous porter à 'minimiser leur importance capitale
pour l'essor de l'Afrique Noire telle que nous la
51 Ki-Zerbo (Joseph) situe cette période immédiatement autour de la naissance du Christ.
(voir Ki-Zerbo (Joseph), op.cit, P. 85).

55
connaissons aujourd'hui. En effet, c'est durant
cette période que des migrations et des brassages
décisifs vont s'opérer au Sud du Sahara». 52
Ces deux raisons nous font donc considérer dans un
ensemble unifié le mouvement évolutif de l'humanité sous le terme
d'Histoire.
Ainsi la dernière formulation dans laquelle nous
pensons
qu'il
conviendrait
de
rendre
adéquatement
l'idée
d'Histoire,
c'est
celle
que
l'Histoire
est
le
n10uvement
multimillénaire des peuples qui les amène continuellement d'un ~
état de civilisation à un autre, de manière que même lorsqu'ils
semblent attachés à conserver leurs valeurs de civilisation, ils ne
s'appliquent
pas
mOIns
à
les
rendre,
consciemment
ou
inconsciemment, sous des formes de plus en plus affinées et
opérationnelles. Et ce mouvement est la manifestation du génie
humain par des créations techniques, scientifiques, artistiques,
philosophiques et spirituelles qui entraînent inévitablement des
modes de pensées et de comportements sans cesse nouveaux.
Il apparaît dans cette définition que le mouvement de
l'Histoire universelle s'effectue autour de la civilisation, et par
civilisation, nous comprenons l'ensemble des moyens que se
donnent les hommes, depuis que l'humanité existe, pour traduire
leur rapport à la nature et au monde. Aussi ce terme embrasse-t-il
toutes les particularités régionales et temporelles des manifestations
52 ibid. P. 85

56
du génie humain dans le mouvement d'ensemble que nous appelons
Histoire. C'est dire qu'il faut se garder de percevoir dans notre
propos le sens normatif que la tendance ethnocentriste des temps
coloniaux crut bon de consigner dans ce mot de civilisation.
Ainsi donc, en signalant que c'est le deuxième signifié
de 1'« Histoire» que nous devons retenir pour la suite de notre
développement, nous concluons cette première partie de notre
étude en disant que l'Histoire, c'est tout le développement de la
civilisation, étant entendu que par « civilisation» nous con1prenons
tous les faits
du vécu humain qui relèvent directement ou
indirectement de la conscience.

57
DEUXIEME PARTIE
CONSCIENCE ET HISTOIRE

58
1 - LA CONSCIENCE PHENOMENOLOGIQUE
Dans la première partie de notre étude, il nous est
apparu que l'Histoire se passe dans le domaine de la conscience.
Cela revient à dire qu'elle est le développement de la civilisation,
autrement dit la manifestation du désir d'affranchissement de l'être
humain de la condition de la pure naturalité.
Ici donc, nous allons approcher la conSCIence dans le
processus du développement historique. Et ce ne sera pas la
conscience immédiatement réflexive du «cogito ergo sum», car
une telle conscience est abstraite par le fait que sa ré-flexion est
une réflexion noétique qui la fait stagner dans l'identité, ou
l'éternité de l'être parménidien. Au contraire, une conscience dans
l 'Histoire et qui fait l'Histoire, la conscience historique, doit être
contradictoire en elle-même, dans la négation permanente de soi.
Or la conscience immédiatement réflexive du cogito cartésien opte
délibérément pour l'éternité afin d'affirmer sa supériorité sur le
corps. Aussi pense-t-elle confirmer cette supériorité par le critère
de
son
identité
onginaire.
Or
en
cela
elle
est
affectée
d'indétermination.
Tout cela
nous
amène
à
dire
que
la
conSCience
historique est une conscience phénoménologique.

59
La conscience phénon1énologique n'est pas, cornn1e une
chose, un être-là figé. Elle est toujours au-delà d'elle-même, sans
cesse en transcendance à soi. Elle est une conscience dont le mode
de présence à soi est d'être au-delà de soi. Et c'est bien aussi le
point de vue de Hegel:
« La conscience est pour elle-même son propre
concept,
elle
est donc
immédiatement l'acte
d'outrepasser le limité, et quand ce limité lui
appartient,
l'acte
de
s'outrepasser
soi-même
devient sa nécessité» 53
L'irréductibilité de la conscience à la matière ne l~rend
pas pour autant immobile ou éternelle, ni réversible ou répétitive.
Elle est mouvement et vie, en continuel accomplissement de soi. Et
le p? radoxe apparent de la vie d'une telle conscience, c'est que
c'est dans la mort qu'elle trouve son expression, alors que la vie
biologique est infirmée par la mort, et qu'en cela, la vie biologique
n'a rien de vivant au plan historique.
« ... la mort est un mouvement nécessaire par le
moyen duquel la conscience se survit et s'élève à
une
forme
nouvelle.
Cette
mort
est
le
commencement
d'une
nouvelle
vie
pour
la
.
54
conSCIence ».
La mort, dans l'être-là naturel, consomme et anéantit la
matière. Elle est une négation extérieure, abstraite que subit l'être
et à laquelle l'être ne peut subsister.
53 Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Aubier-Montaigne, 1941, Paris, tome I, P. 71.
54 Jean Hyppolite, Genèse et structure de la phénoménologie de l'esprit, Aubier-
Montaigne, 1946, Paris, p. 23

60
Dans la conscience, le mouvement, comme mouvement
de négation, est une négation positive, autrement dit la mort est ici
déterminative.
«
(s'il est vrai que Joute position déterminée
o
• •
est une négation .c~)~ffirmatio negatio est), il
est non moins v(ai'~e toute négation déterminée
est une certaine position) ».55
C'est pour cela que Hegel inscrit l'épreuve pour la vie
et la liberté de la conscience dans la lutte à mort. Cette lutte
permet à la conscience de tendre vers sa pleine réalisation.
« C'est seulement par le risque de sa vie qu'on
conserve la liberté, qu'on prouve que l'essence
de la conscience de soi n'est pas le mode
immédiat dans lequel l'être surgit d'abord, n'est
pas son enfoncement dans l'expansion de la
.
56
Vie ».
Mais si la conscience est transcendance, quelle est, en
fin de compte, sa vocation ? Vers quoi doit-elle tendre ? Selon
Hegel, la réponse à cette question est la suivante:
«L'être-là
immédiat
de
l'esprit,
c'est
la
conscience »57
Elle annonce ainsi, le rapport de la conscience à l'esprit
: c'est un rapport d'identité par le nécessaire détour de l'altérité.
55 Hyppolite reprend d'ailleurs Hegel à la page 20 de l'ouvrage citée: « tout néant est néant
de ce dont il résulte» in Hegel Phénoménologie de l'esprit, l, PP 70-71
56 Hegel, op. cit. P. 159
57 ibid. P. 31

61
«L'esprit (... ) devient l'objet parce qu'il est
mouvement: (il est par le fait de) devenir à soi-
même un autre, c'est-à-dire devenir objet de son
propre soi, et supprimer ensuite cet être-autre »58
La conscience est la première manifestation de l'esprit,. ,
",
Son contenu, c'est donc la spiritualité à laquelle elle doit tendre, et
son but, c'est la connaissance de soi-même dans la substance
spirituelle qui est ce que la conscience est en soi, et qu'elle doit
rendre pour soi.
« La conscience ne sait et ne conçoit rien d'autre
que ce qui est dans son expérience ; en effet ce
qui est dans son expérience est seulement la
substance spirituelle, et en vérité comme objet de
son propre soi ». 59
Mais le point de vue de la connaissance comme, pour la
conscience, jugement de sa propre nature, rencontre le point de
vue de l'Histoire, autrement dit le point de vue de la détermination
de la conscience comme conscience de soi ou esprit. C'est ainsi
qu'on doit comprendre le
rapport de la phénoménologie à
l'Histoire.
« On peut dire de l'Histoire mondiale qu'elle est
la représentation de l'esprit dans son effort pour
acquérir le savoir de ce qu'il est ; (... ) les
premières traces de l'esprit contiennent déjà
aussi virtuellement toute l'Histoire». 60
58 ibid. P. 32
59 ibid. P. 32
60 Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, P 27

62
Cependant,
en
partant
du
fait
que
la
première
signification de la phénoménologie est un acte de représentation,
son approche devrait tout d'abord nous la révéler dans la
perspective de la science.
Ici donc, nous devons partir de l'idée que le savoir n'est
pas en soi, et que son évolution vers l'Absolu part de ce qu'il est
dans la conscience. Aussi celle-ci se l'approprie-t-elle pour en faire
un
pour-sol.
C'est
une
tâche
que
la
conscience
poursuit
inlassablement, au point que le savoir qu'elle vise à atteindre n'est
pas le savoir d'une conscience humaine, dans un entendement
humain, puisqu'il est alors l'aboutissement d'un processus de
dépassement de toutes les figures limitées de la médiation.
Il y a
d'ailleurs dans cette idée un présupposé théologique sur lequel
nous reviendrons plus loin, dans la partie critique de l'esprit
hégélien.
Pour l'instant, revenons au premier mouvement de la
conSCience pour dire qu'il préfigure le mouvement proprement
historique. Ainsi Hyppolite fait-il remarquer que la finalité du
système hégélien, c'est de rendre compte du développement
historique au-delà et par le moyen du processus scientifique. Voilà
pourquoi pour comprendre cette finalité, nous devons partir de la
signification pédagogique de la phénoménologie.

63
La phénoménologie est d'abord une théorie de la
connaIssance.
C'est
bien
aInSI
que
Hegel
l'entend
fondamentalement, autrement dit comme :
«la tâche de conduire l'individu de son état
~--;o
inculte jusqu'au savoir ».6l
La conscience empirique, la conSCIence encore inculte
de l'individu doit intérioriser les étapes de son ascension qui, en
l'élevant à la conscience de sa spiritualité, la réconcilie avec les
autres consciences dans le savoir absolu de l'esprit.
« L'individu dont la substance est l'esprit à un
stade plus élevé, parcourt ce passé de la même
façon que celui qui aborde une plus haute science
parcourt
les
connaissances
préparatoires,
implicites en lui depuis longtemps pour se rendre
à nouveau le contenu présent». 62
On est ici dans une toute autre situation que dans la
théorie platonicienne de la connaissance, où la réminiscence de
l'Absolu se fait au mépris des médiations temporelles, c'est-à-dire
les apparences, traversées par le sujet connaissant. En d'autres
termes, nous voulons dire plus exactement qu'ayant accédé aux
idées en soi, le sage platonicien peut s'accorder désormais le droit
d'ignorer souverainen1ent les apparences. Il peut en sorte les
renier, con1me un voile qu'il aura déchiré pour sortir à la lumière,
de même que le papillon qui, après avoir quitté le cocon, s'en
61 Hegel, Phénoménologie, I, P. 25
62 Ibid P 26

64
éloigne et l'oublie. La pensée retrouve ainsi l'éclat de son lointain
~
passe,
«
quand elle cheminait avec l'âme divine et
que, dédaignant ce que nous prenons ici-bas pour
des êtres, elle se redressait pour contempler
l'être véritable» 63
Aussi, selon Platon,
« élevant ses regards là-haut, (elle) contemple
la
beauté avec l'organe approprié et vit dans
son
commerce » 64
Dans la perspective de la phénoménologie, l'esprit, dans
le saVOIr absolu, n'est pas coupé des médiations antérieures.
L'intemporel intègre ICI le temporel continué des contradictions,
car pour Hegel:
« La chose (l , idée)
n'est pas épmsee dans son
but, mais dans son actualisation »65.
On pourrait rendre métaphoriquement l'idée de la
différence des deux conceptions du savoir, celle de Platon et celle
de Hegel, en évoquant l'image du fugitif qui, au moment où il
gagne la rive espérée, ne voit plus que le but qu'elle aura été pour
lui, sans même s'occuper de savoir comment il a pu l'atteindre, et
cela par rapport à l'athlète pour qui la signification de la médaille
63 Platon, Phèdre, 248e - 249d
64 Platon, Banquet, 211b - 212b
65 Hegel, Phénoménologie de l'esprit, I, P. 6

65
remportée intègre à la fois la rIve et l'étendue d'eau comme
l'expression et la condition de sa performance. 66
Cela étant, revenons à la conscience phénoménologique
dans le processus de la connaissance pour dire que si la conscience
de l'individu s'élève à la conscience universelle, c'est parce qu'elle
porte en soi cet universel qui est la substance spirituelle. C'est
d'ailleurs en cela que consiste l'explication de la contradiction
apparente du particulier qui est universel chez Hegel. C'est que la
vérité du particulier, c'est la rencontre de tous les particuliers dans
le savoir.
« Toute conscience véritable est une conscience à la
fois particulière et universelle capable de découvrir dans sa
particularité l'universalité qui lui est essentielle. Ce mouvement
par le moyen duquel toute conscience particulière devient en
même temps conscience universelle, constitue la singularité
authentique, et le devenir de cette singularité à travers toutes les
phases
de
son
développement
et
précisément
la
phénoménologie»67
On voit ainsi que c'est par la culture que l'immanence
de l'universel dans le particulier se développe et s'accomplit. Mais
précisons notre pensée sur ce point avant de conclure notre
approche de la conscience phénomélogique.
La conscience phénoménologique dans
l'expérience
scientifique est une conscience dans le développement continu de la
66 D'ailleurs la performance n'est pas définitive, puisque l'athlète revient toujours à cette
étendue d'eau pour chercher à battre son propre record.
67 Hegel, Phénoménologie, 1. P. 190

66
connaIssance de soi. Or cette connaIssance est l' élevation de la
conscience à la certitude de sa substance par l'explicitation de cette
dernière. Et la spiritualité comme contenu latent de la conscience,
et comme but vers lequel elle doit tendre, a pour concept la liberté.
Autrement dit, pour la conscience, l' élevation à la spiritualité
signifie la réalisation de la liberté.
Ici donc, la converSlOn historique de la signification
pédagogique de la phénoménologie s'explique :
« L'être singulier doit ( ... ) parcourir les degrés
de culture de l'esprit universel' s~lon le contenu
(... ) ; et dans la progression pédagogique, nous
reconnaissons comme esquissée" en projection
l'Histoire de la culture universelle ». 68
Le développen1ent de la conscience, dans lequel la
conscience doit faire sienne en l'épuisant l'expérience de chaque
étape,
le chemin qu'elle suit,
est l'histoire détaillée de sa
formation. Mais étant donné que ce parcours la conduit à la
conscience universelle, c'est-à-dire au savoir absolu, l'histoire de
sa formation
individuelle est aussi l'Histoire de
la culture
universelle et, partant, l'Histoire de l'humanité.
68 ibid P. 26

67
II - L'ESPRIT ET L'HISTOIRE
Nous venons de nous apercevoir de la conversion de la
signification pédagogique de la phénon1énologie en sa signification
historique.
Le mouven1ent de la conSCIence, c'est de tendre à
l'esprit, parce que c'est dans la spiritualité qu'elle réalise le savoir
et la liberté. Et de cette façon, elle rend compte de l' Histoire de
l'humanité qui coïncide avec 1'histoire de sa propre formation.
Voyons alors comment dans l'esprit,
se réalise la
liberté, et con1ffient par lui le développement historique s'effectue.
Et pour cela, partons de l'idée que dans la perspective de
l'Histoire, la conscience n'est plus une individualité singulière, un
individu humain, parce que l'évolution dont il est question dans
cette perspective, est celle de l'esprit au sens des phénomènes
généraux de civilisation. Il s'agit de l'évolution de l'esprit du
monde.
Aussi, pour en venir à la manière dont se réalise la
liberté, disons que la liberté consiste à n'être limitée par rien
d'autre que par soi. Or le propre de l'esprit, c'est d'être en
n1ouvement,
c'est-à-d.ire dans
le
dépassement progressif des
n1édiations, ce par quoi s'effectue la réconciliation de soi avec soi.

68
« En vérité, l'esprit ne se trouve jamais dans un
état de repos ; mais il est toujours emporté dans
un mouvement indéfiniment progressif». 69
C'est ce qui explique que sa substance, c'est-à-dire sa
vérité, soit la liberté, comme l'atteste Hegel:
«C'est
une
connaissance
de
la
philosophie
spéculati ve que la liberté est uniquement ce qu'il
Y a de vrai dans l'esprit ( ... ) ; l'esprit est l'être
en soi-même. Cela est justement la liberté »70.
Mais un tel être qui aspire à la liberté et qUI oeuvre
pour la négation du limité doit avoir sa caractérisation profonde
dans le pouvoir de nier. Aussi l'être de l'esprit, c'est d'être pour et
par la négation. La liberté est sa nécessité, ce qui veut dire que
l'esprit est nécessairement porté à révéler sa substance en épuisant
toutes les médiations qui l'en séparent. Son identification à soi doit
être une réconciliation par l'épreuve de l'aliénation de soi qui le
livre en objet à soi pour subir la négation positive, c'est-à-dire la
détermination du sujet qu'il est.
La
détermination des
médiations
comme
niées
et
dépassées est donc l'oeuvre du négatif. L'esprit, en tant que sujet,
ne peut se développer qu'à l'occasion de l'objet qu'il se donne à
être par l' extranéation de soi.
69 ibid. P. 12
70 Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, P. 27. Hegel écrit par ailleurs: « la liberté n'existe que
dans la réflexion du spirituel en lui-même, dans sa distinction d'avec la nature, et dans son action réfléchie
sur elle ". In Principes de la philosophie du droit, Gallimard, 1940, Parag. 194

69
« L'esprit
est
cette
puissance
seulement
en
sachant regarder le négatif en face, et en sachant
séjourner près de lui. Ce séjour est le pouvoir qui
convertit le négatif en être»71.
L'identité que l'esprit doit réaliser n'est pas une identité
sans mouvement,
autrement dit,
elle n'est pas une
identité
originaire ou immédiate, mais une identité par le moyen de
l'altérité. Et les différentes figures qui apparaissent le long du
mouvement continu de l'esprit n'ont de réalité et de vérité que par
le tout qui constitue la forme de l'esprit dans sa substance, et
auquel sa forme divisée dans sa manifestation phénoménale le
conduit à se convertir.
« L'esprit est ( .. ) l'essence absolue et réelle qui
se
soutient
soi-même.
Toutes
les
figures
antérieures de la conscience sont des abstractions
de cet esprit. Elles sont du fait que l'esprit
s'analyse,
distingue
ses propres
moments
et
s'attarde aux moments singuliers». 72
Il ressort de cela que le mouvement de l'esprit, ou, pour
dire la même chose, le mouvement que l'esprit est, est un
mouvement d ',auto-détermination. L'esprit s'auto-détermine :
« L'esprit agit par essence, il se fait ce qu'il est en
soi, son acte, son oeuvre, il devient ainsi son objet;
lui-même se trouve placé devant soi comme une
existence ».73
71 Hegel, Phénoménologie, l, P. 29
72 Hegel, Phénoménologie, II, P. 11
73 Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, p; 63

70
Et l'altérité qui est la forme générale que prennent les
médiations, n'est pas extérieure, mais, au contraire, intérieure et
inhérente à l'esprit, comme l'expression de l'exigence de son être
par négation, et de sa liberté. L'auto-détermination est donc cette
libre manifestation de soi qui caractérise l'esprit comme sujet.
Aussi se révèle-t-il que c'est de là que le développement historique
tire son principe.
« L'histoire de l'esprit,
c'est son action, car il
n'est que ce qu'il fait; et son action c'est de faire
de soi-même, et cela en tant qu'il est esprit,
l'objet de sa conscience, se concevoir soi-même
en se comprenant». 74
Nous disions par ailleurs que la liberté est la nécessité
de l'esprit. Or un être dans lequel la liberté et la nécessité
s'unissent, autrement dit un être dont la nécessité, c'est d'être
libre, est un être par lequel l'Histoire se développe, et sa
nécessaire réalisation le porte à des formes qui sont aussi les étapes
du développement général de l' Histoire.
L'esprit
est
donc
Histoire.
Et
chacune
de
ses
déterminations, comme figure niée et dépassée, introduit par son
écoulement et sa fin, une ère nouvelle de la culture universelle à
laquelle ont préparé les figures antérieures, et dans laquelle elles
ont été consomn1ées pour subsister, participant ainsi au mouven1ent
de l'esprit dont le résultat,
74 Hegel, Principes de la philosophie du droit, parag. 343

71
« ...
c'est
( ... )
que
l'esprit,
tandis
qu'il
s'objective et pense son être, détruit d'un côté la
détermination de son être, et en saisit d'autre part
l'élément universel, donnant ainsi à son principe
une direction nouvelle»75
Voilà donc cornn1ent dans l'esprit se réalise la liberté
par négation et par le dépassement des médiations que l'esprit se
donne soi-même à être, et qui, originairement, le séparaient de sa
substance. Aussi le développement de l'Histoire est le fait de
l'auto-mouvement de l'esprit dans lequel il se porte par-delà les
limites des figures particulières à une forme unitaire et identique
qui traduit la réconciliation de soi avec soi.
Disons donc que l'Histoire est l'oeuvre de l'esprit, et
que son accomplissement est l'auto-mouvement par lequel l'esprit
se développe et convertit l'altérité en identité.
Mais l'esprit dans l'Histoire n'est pas un sujet abstrait.
Il a une forme concrète qui n'est pas pour autant un individu
humain singulier, comme c'est le cas dans la perspective des
sciences exactes. Certes, l'esprit est essentiellement individu. Mais
dans la perspective de l'Histoire, on n'a plus affaire à des
personnes singulières réduites à leurs individualités particulières.
Ici en effet, l'esprit est l'individu d'une nature à la fois universelle
et déterminée: c'est un peuple.
75 Hegel, Phénoménologie,
I, P. 13

72
III - LES PEUPLES ET L'HISTOIRE
1 - Les peuples et les hommes histoiriques
Dans le contexte de l'Histoire, le peuple, comme nous
venons de le dire, devient l'individu. Autrement dit, c'est dans les
peuples que l'esprit universel prend forme.
« o. 0 dans l'Histoire universelle, l'idée de l'esprit (o. 0)
se manifeste par une suite de formes extérieures
dont chacune se révèle comme un peuple
véritablement existant». 76
Mais si les peuples sont les formes que prend l'esprit
dans l'Histoire, cela signifie que l'esprit de chaque peuple est la
manifestation régionale et circonstancielle de l'esprit du monde.
Il faut préciser cependant que cet esprit ne prend pas
forme de la même manière partout. Il ne se manifeste pas de façon
abstraite. La forme qu'il se donne dans chaque peuple répond aux
conditions particulières de ce peuple.
« Les principes de l'esprit de chaque peuple sont
essentiellement limités à cause de la particularité
dans laquelle ils ont leur réalité objective et leur
conscience de soi en tant qu'individus existants». 77
Aussi faut-il examiner ces conditions pour comprendre
le processus de la formation de l'esprit populaire.
76 Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, p. 66
77 Hegel, Principes de la philosophie du droit, parag. 340.

73
C'est autour de certaines subjectivités au sein du peuple
que se forme l'esprit. Et ces honlffies qui font l'Histoire, ce n'est
pas parce qu'ils sont les sujets d'une abnégation exceptionnelle,
dans l'oubli de leurs intérêts particuliers; ce n'est pas parce qu'ils
font abstraction de ce qui les touche en propre pour ne voir que les
intérêts des autres. Les hommes de l'Histoire sont tout au contraire
des hommes de leur temps et de leur monde, c'est-à-dire qu'ils
s'expriment et agissent à partir d'eux-mêmes, de ce qui les rattache
au monde, leurs intérêts. Et, aussi paradoxal que cela puisse
paraître, c'est parce qu'ils partent de leur subjectivité qu'ils sont
au-dessus des autres. Ce sont des hommes en réconciliation avec le
réel, des hommes qui ont une représentation objective du vécu par
la médiation de ce qui leur est propre.
« Si les hommes doivent s'intéresser à une chose,
il faut qu'eux-mêmes s'y retrouvent et qu'ils y
voient leur amour-propre satisfait (... ) Il n'arrive
donc rien, rien ne s'accomplit sans que les
individus
qui
participent
à
cette
action
se
satisfassent eux aussi.
Ce sont des hommes
particuliers, c'est-à-dire qu'ils ont des besoins,
des instincts et des intérêts à eux )).78
Cela dit, leur adhésion à la réalité s'explique par le fait
que c'est de la représentation qu'ils ont de leurs intérêts qu'ils
conçoivent les buts de leurs actions. Ainsi ces buts sont en même
temps
des
fins
qui
expriment
les
aspirations
de
toute
la
communauté.
78 Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, PP. 30-31.

74
« Les grands hommes de l'Histoire sont ceux
dont les fins particulières renferment le facteur
substantiel
qui
est
la
volonté
du
génie
uni versel ».79
Ainsi donc, c'est lorsque la communauté se retrouve
dans les buts exprimés par ces individualités qu'elle fait siens les
propos et les actes qui les défendent. Et c'est alors que ces
hommes reçoivent les suffrages de la communauté dont la force
des aspirations et des objectifs se détern1ine en une volonté
commune canalisée dans la même direction, qui est l'esprit du
peuple. Et un tel esprit s'inscrit dans le mouven1ent de l'esprit
universel -vox populi vox dei- dont il représente l'expérience du
moment.
Mais s'il y a des hommes qui arrivent à rallier l'esprit
du peuple, il y en a également qui échouent dans cette mission. Ce
sont, d'une manière générale, les utopistes dont l'erreur consiste à
vouloir court-circuiter le n10uvement de l'Histoire. L'esprit de
l'Histoire, dans sa manifestation phénon1énale, autrement dit, dans
la phénoménologie, est toujours l'esprit d'un moment, moment
dans lequel il séjourne aussi longtemps que cela est nécessaire pour
en épuiser l'expérience. Or les utopistes sont des hommes qui
poursuivent des idéals abstraits, sans rapport avec l'ici et le
n1aintenant, et qui, pour cela, sont à la marge des aspirations et, de
ce fait, en contradiction avec les intérêts de la communauté. Il y a
79 ibid. P. 35

75
là, dans ces subjectivités, l'illusion de l'empirique qUI se prend
pour l'universel. Et c'est ce qui explique leurs échecs.
« Ces idéaux qui font naufrage en s'échouant sur
l'écueil de la dure réalité pendant la traversée de
la vie ne peuvent être que subjectifs ; ils ne
peuvent
appartenir
qu'à
l'individualité
de
l'homme particulier qui se tient pour ce qu'il y a
de plus élevé et de plus sage». 80
Aussi, dans un peuple où il n'y a pas de meilleur porte-
parole pour les intérêts de la communauté, ces utopistes trahissent
l'esprit de l'Histoire et font échouer leur peuple dans sa mISSIon
historique.
Mais dans ces cas-là où le rôle historique est perdu pour
le peuple, rien n'est perdu pour l'Histoire en général, puisque
l'échec d'un peuple est entraîné dans le n10uvement historique en
se convertissant en victoire pour un autre peuple dans lequel se
trouve un «héros» réussissant à rallier l'esprit populaire pour
favoriser sa réconciliation avec l'esprit du monde. On voit alors
que l'utopie devient une étape vers le réalisme, comme le fait
remarquer Jacques d'Hondt, et que l'échec constitue un élément du
progrès de l'Histoire. Et c'est dans le contexte des rapports entre
les peuples que cela se comprend.
«Leurs destinées,
leurs actions (... ) sont la
manifestation phénoménale de la dialectique de
ces
esprits
en
tant
que
finis
;
dans
cette
80 ibid. P. 39

76
dialectique se produit l'esprit universel, esprit du
monde en tant qu' ill imité ».81
Il Y a dans ces rapports comme une compétition à
réaliser l'esprit qui s'installe entre les peuples dont chacun tend à
manifester son génie:
«un génie déterminé qui se construit en un
monde existant, qui est maintenant et demeure,
quant à sa religion, son culte, ses usages, sa
constitution et ses lois politiques, toute l'étendue
de
ses
institutions,
ses
événements
et
ses
actes ».82
Dans tout ce qui précède, nous avons montré que les
peuples constituent le théâtre et les agents de l'Histoire.
L'Histoire est le mouvement dialectique des peuples qui
sont les formes multiformes de l'esprit universel. Selon leurs
déterminations
particulières,
les
peuples
se
développent
en
réalisant chaque fois un moment de cet esprit. Et cela se passe
dans des rapports qui traduisent une concurrence pour gagner le
leadership de l'Histoire mondiale dont ils sont les agents de la
réalisation. 83 Encore faut-il qu'il y ait au sein de ces peuples des
individus qui saisissent le principe par lequel il est permis de faire
jouer à leurs peuples le rôle que 1'histoire en attend. Ainsi, le
peuple qui a réalisé son esprit l' exprin1e dans le monde selon ses
81 Hegel, Principes de la philosophie du droit parag. 340
82 Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, op. cit, P. 63
83 Hegel, principes de la philosophie du droit, op. cit, parag 352

77
déterminations, comme l'expérience d'un moment nécessaire du
développement de l'esprit universel.
«Le peuple qui reçoit un tel élément comme
principe naturel a pour mission de l'appliquer au
cours du progrès en conscience de soi de l'esprit
universel qui se développe. Ce peuple est le
peuple dominant dans l' Histoire universelle pour
l'époque correspondante». 84
Il est de cette façon donc le peuple de l'Histoire, et
domine sa période selon l'orientation de son génie économique,
culturelle ou militaire.
2 - Le but de l'Histoire: l'Etat
Avant d'aborder ce point, nous voudrions faire une
remarque.
C'est
que
les
spécifications
de
l'Etat
hégélien,
notamment celle qui en fait une organisation sans contrat, et
différente de la société civile, cette autre qui fait obéir l'Etat au
même principe que la religion, et enfin la spécification qui inscrit
l'Etat dans la forme de la monarchie constitutionnelle, n'entrent
pas en considération ici. De l'Etat hégélien, nous retenons pour
l'instant la seule idée d'une organisation politique définissant, pour
les cOffill1unautés, une existence objective et souveraine. Aussi, ce
qu'il nous importera de montrer, c'est l'idée que l'Etat est une
détermination de l'esprit universel,
autrement dit le but de
l'Histoire, et que la souveraineté est l'objectif des peuples dans
R4 ibid. Parag. 347

78
l'Histoire. Le sens de ces conclusions se précisera alors dans les
toutes
dernières
déductions
de
notre
étude,
notamment
les
déductions sur le critère de « responsabilité» dans l'Histoire des
peuples.
L'Histoire est le registre de la politique, mais elle est
aussi le processus de sa réalisation. En effet, c'est au « Temple de
Mnémosyne » que sont destinés les actes de l'existence humaine ;
et le mouvement historique est une suite de déterminations qUI
s'inscrivent dans l'activité politique de l'humanité.
Nous avons pu voir que les peuples sont les agents
de l'Histoire mondiale. Or l'Etat est la forme politique que se
donne un peuple pour se définir comme une individualité objective
dans l'espace et dans le temps. Il est la conscience qu'un peuple a
de lui-même comme sujet de liberté. C'est d'ailleurs pour cela que
Hegel précise bien:
«Dans 1'Histoire universelle,
il ne peut être
question que de peuples qui forment un Etat. Car
il faut savoir qu'un Etat est la réalisation de la
liberté, c'est-à-dire du but final absolu, qu'il
existe pour lui-même }}85.
Que cette restriction sous-entende implicitement qu'il y
a des peuples sans Etat, cela ne doit présenter aucun intérêt pour
nous. Par contre, retenir l'idée que dans l'Histoire, il n'y a pas de
85 Hegel, Lecons sur la philosophie de l'histoire, P. 42

79
peuple qui ne vise à se donner une existence objective et reconnue
comme telle importe pour la compréhension de nos conclusions
ultérieures.
Mais à partir de ce que nous avons déjà dit, nous
pouvons faire une première déduction : si la substance spirituelle
c'est la liberté, étant donné que les peuples sont les formes que
prend l'esprit pour réaliser cette substance, le mode d'existence
objective que se donnent les peuples dans l'Histoire, c'est-à-dire
l'Etat, est une détermination de l'esprit, le lieu de sa plus grande
réalisation.
« La liberté ne consiste qu'à savoir et vouloir des
objets généraux substantiels, comme le droit et la
loi,
et à {Jroduire une
réalité
qui
leur est
conforme : - l'Etat». 86
De plus, pour les peuples, il n'y a pas d'autre forme au-
delà de l'Etat qui soit visée comme réalité objective de leur
existence. L'Etat se présente donc comme une fin en soi, et
son but, c'est de se conserver, ainsi que le fait remarquer Eric
Weil :
« L'Etat
est
1'organisation
rationnelle
et
raisonnable de la communauté ; il ne peut lui être
assigné d'autre but que celui de durer
en tant
qu'organisation ».87
86 idem
87 Eric Weil, Philosophie politique, Paris, librairie J. Vrin, P. 1956, P. 139, Remarque
du parag. 32.

80
Aussi une deuxième conclusion s' in1pose, n1alS qui est
une idée qUI nous est à présent familière : l'Etat est le but de
l'Histoire.
Il est essentiellement une individualité parmi d'autres,
irréductible, qui n'est subordonnée à aucune autre, et qui, tout au
plus, entretient des liens moraux avec d'autres individualités, c'est-
à-dire les autres Etats.
« L'Etat
est la réalité en acte de la liberté
concrète; or la liberté concrète consiste en ceci
que l'individualité personnelle et ses intérêts
particuliers reçoivent leur plein développement et
la reconnaissance de leurs droits pour soi, en
même temps que d'eux-mêmes ils s'intègrent
dans l'intérêt général, ou bien le reconnaissant
consciemment
et
volontairement
comme
la
substance de leur propre esprit, et agissent pour
lui, cornn1e leur but final ».88
Ainsi,
l'Etat
est
un
mode
d'être
en
tant
que
souveraineté. Et du coup, le fait qu'il soit le but de l'Histoire nous
permet de penser que la souveraineté est l'objectif que poursuivent
les peuples dans l 'Histoire mondiale.
Cette conclusion est, comme on le voit, une allusion au
rapport de la liberté, autrement dit l'Idée, à l'Histoire;
ce qUi
revient à dire que nous touchons là à la place de l'Idée dans la
dialectique.
88 Hegel, Principes de la philosophie du droit, parag. 260

81
Mais pour parvenIr à la conception dialectique du
mouvement historique, il convient d'examiner préalablement les
autres conceptions qu'on pourrait avoir du cours de l'Histoire.

82
TRüISIEME PARTIE
LE MOUVEMENT HISTO~IQUE

83
1 - LES CONCEPTIONS DU MOUVEMENT HISTORIQUE
1 - Histoire linéaire et Histoire cyclique
De ces deux conceptions, la première, la conception
linéaire, confère au mouvement historique une idée de progrès,
tandis que la deuxième, la conception cyclique, fait penser à un
mouvement répétitif.
a) L'Histoire linéaire.
On peut penser qu'elle découle de la thèse de Darwin
qui fait descendre l 'homme du singe. Aussi serait-elle, cette
conception, l'expression de la peur que l'être humain connaisse un
retour à ses origines animales. Le cycle ferait retourner l'homme
au point de départ, alors que la ligne droite l'en éloigne. La
conception linéaire comporte en effet l'idée que l'homme dans
l'Histoire est amené à accéder à des degrés d'évolution de plus en
plus élevés. La révolution scientifique du XIXè siècle a d'ailleurs
très largement contribué à faire croire en cette idée d'évolution et
de progrès continu de l'humanité.
Ainsi l'Histoire linéaire exclut les retours et les arrêts.
C'est un mouvement suivi, en continuel éclaten1ent de nouveautés
toujours positives pour l'hun1anité.

84
Mais une telle conception suppose que les choix et les
décisions des hommes dans l'Histoire ne rencontrent jamais
d'obstacles, et qu'ils se traduisent toujours concrètement, de
manière rigoureusement déterminée. Elle suppose également que
les hommes savent d'avance les choix qu'ils doivent effectuer, les
décisions qu'ils doivent prendre. Et elle suppose enfin que dans
l'Histoire tout va toujours pour le mieux.
Or nous savons que l' Histoire des peuples connaît
souvent des moments d'hésitations et d'arrêts, et qu'elle effectue
parfois même des bonds en arrière.
Dans la mouvance des événements, il n'est pas toujours
facile de décider d'options qui soient judicieuses et qui conduisent
aussitôt au succès. Il y a des ratés dans l'Histoire. Si la révolution
scientifique du XIXè siècle a fait croire que tout irait pour le mieux
dans l'Histoire des homn1es, il n'y a qu'à regarder 14-18 et 39-45,
entre autres événen1ents, pour adn1ettre le contraire.
Dans la vie des Etats, et malgré le désir d'évolution des
hommes, des problèmes surgissent qui empêchent l'exécution de
tel plan de développement,
la réalisation de tel progran1ll1e
d'actions. Malgré le désir de paix et les aspirations des homn1es à
une vie de sécurité et d'abondance, des conflits éclatent, et
s'ensuivent la famine et la misère qui échappent au contrôle des

85
hommes. Les Etats veulent la paix, et ils n'arrêtent pas de préparer
la guerre.
Ce sont des moments difficiles qUI constituent
essentiellement l'Histoire. Les périodes de concorde et de bonheur
en sont des pages blanches. 89 Certes en ces moments de difficultés,
surtout quand elles sont particulières, certains hommes entrent
souvent en scène, trouvent et appliquent le principe d'une stratégie
qui fait bouger l'Histoire du bon côté, comn1e Napoléon entrant,
victorieux, à Iéna.
Mais ils ne se moissonnent pas, les grands
hommes de l' Histoire, les « héros », et il faut évaluer à 1/ 1000 ces
occasions particulières dans le champ immense des difficultés, où
la ponctualité d'une étincelle se convertit dans l'universalité d'une
splendeur. Souvenons-nous de Napoléon entrant, victorieux à Iéna.
Le goût du pouvoir et la perversion des moyens de la politique ont
plus souvent donné aux sociétés des aventureux et des viveurs, ou
des tyrans et des fous pour les immoler, que des sages pour les
conduire. Ce fut le cas de Alcibiade, à Athènes, après le règne de
Périclès.
Le cours de l'Histoire ressemble à un rUIsseau. Dans
son lit, le ruisseau avance, tortueux. Mais qu'un obstacle, une
branche ou le tronc d'un arbre, par exemple, se présente, alors le
courant diminue de vitesse, hésite, et le ruisseau s'arrête. Il
89 « L'histoire universelle n'est pas le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont
ses pages blanches ; car ce sont des périodes de concorde auxquelles fait défaut
l'opposition» in Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, P. 33.

86
cherche à contourner l'obstacle, ou attend que son eau se gonfle
pour le franchir. Mais à supposer inexistantes les possibilités de
vaincre ou de contourner l'obstacle, alors le ruisseau attend, ou
recule par assèchement progressif, tarit et disparaît dans le pire des
cas.
De
toute évidence
donc,
tout cela
révèle
que
la
conception linéaire n'explique pas le mouvement historique.

87
b) L'Histoire cyclique.
Elle
suggère
imn1édiatement
l'idée
d'un
perpétuel
recommencement. La conception cyclique relève de la conscience
du ten1ps sacré. C'est un temps liturgique qui, dans son expression
festive, est périod.iquement récupéré par le truchement des rites. Il
est un éternel présent mythique, ce qu'explique les formes imagées
empruntées
à
la
mythologie
sous
lesquelles
les
différentes
traditions présentent les grands cycles du monde, comme le fait
remarquer Jeanine Chanteur. Les cycles du temps prennent des
formes différentes selon les traditons, mais les significations en
restent les mêmes. Aussi les voici présentés dans quelques-unes de
ces traditions :
la tradition iranienne : or, argent, acier, fer ;
"
kaldéenne : feu, air, eau, terre;
, ,
hébraïque : or, argent, airain, fer ;
"
égyptienne: dynasties des dieux, des den1i-dieux,
des
hommes;
,,
indou : satya yuga, tetra yuga, tapara yuga, kali yuga ;
,,
astèque
cinq soleils dont les quatre premiers
représentent

88
les
quatre
temps.90
Les
textes
chinois,
ceux
de
Conficius
notamment, désignent les quatre cycles du temps par des saisons
Printemps, été, automne, hiver.
Le cycle du printemps est une phase magique où tout se
trouve à l' éttat de puissance. C'est la pyuissance du n1ythe sur la
réalité, mythe des héros fondateurs comme Romulus et Remus
pour Ron1e, Osiris pour l'Egypte, Prométhée pour la Grèce. 91
Le caractère commun à toutes les conceptions du temps
cyclique,
c'est que les cycles,
décrivent un mouvement de
dégénérescence pour les civilisations, partant d'une aurore, qui
serait « l'âge d'or», et qui finirait par un âge de la souffrance et de
la dégradation.
L'analyse de Jeanine Chanteur, montre que l'âge d'or
qui signifie la supériorité et la pureté des origines est l'âge de la
vérité, de la stabilité spirituelle, le lieu de l'incorruptible. A cet
âge correspondrait l'attribut « olympien».
L'âge d'argent est la phase où la spiritualité cesse d'être
apollinienne pour devenir démétrienne. Ici les qualités solaires
s'obscurcissent,
ce
qUI
se
manifeste
par
une
gynocratie
90 cf. Jeanine Chanteur: « politique et notion de progrès» séminaire de DEA, Paris IV-
Sorbonne, 1981-1982.
91 L. Wincler : « Histoire linéaire, histoire cyclique », conférence à la Nouvelle
Acropole, Paris le 27 septembre 1981.

89
sacerdoçale : la femme est comme une déesse à la recherche de ce
qui relève du solaire.
La
pren1ière
déviation
de
cette
phase
est
la
manifestation amazonielme, la bravoure et les exploits militaires au
féminin ; et la deuxième déviation, c'est l'étape aphrod.isienne où
les qualités de la mère deviennent leurs contrefaçons : la sensualité
remplace la tendresse.
La race d'argent est une race puérile : à une longue
période d'enfance succède un bref moment d'adolescence que suit
aussitôt la mort.
L'âge d'acier ou d'airain, c'est l'âge des héros, qUI
essaiera de retrouver la spiritualité solaire. Les héros combattent
non pour leur orgueil personnel, mais pour le roi, autrement dit
pour défendre l'honneur de la collectivité.
Vient enfin l'âge de fer, âge de la race promIse à la
souffrance. Cet âge correspond au temps des hommes actuels.
C'est la phase de la déraison, de la passion et de l'égoïsme ; le
temps du divorce entre l'action et la théorie. L'attache à la
spiritualité est rompue ; on cherche le matériel. C'est le règne de
la force et de la violence, période crépusculaire de l'humanité.

90
Ainsi présentée la conception cyclique de l'Histoire a,
comme nous le disions, un aspect mythologique. Aussi nous
placerons -nous dans l'interprétation la plus immédiate et la plus
fréquente de cette conception pour en examiner les conséquences,
après quoi nous nous interrogerons sur son sens profond.
Sous
l'angle
d'une
interprétation
immédiate,
la
conception cyclique tend à présenter l'Histoire comme un éternel
recommencement. C'est un mouvement circulaire qui tourne sans
se déplacer, à l'image d'un disque.
Aussi, vue sous cet angle, cette conception cache le
même principe de «régularité» que la conception linéaire. En
effet, il est vrai que le mouvement historique est ici l'expression
d'une identité intemporelle, et que de ce point de vue, il diffère du
mouvement linéaire qui est, quant à lui, supposé produire sans
cesse du nouveau. Mais considéré dans la prévisibilité in1plicite de
sa forme rotative, le mouven1ent circulaire de l'Histoire traduit
l'idée que l' Histoire ne connaît pas l' « inouï», et que tout se passe
de la même façon, c'est-à-dire régulièrement. Or, nous l'avons vu,
il n'y a pas de régularité dans l'Histoire.
Le déterminisme
historique obéit à la loi du probable, et non du nécessaire.
Cela dit, changeons donc de perspective pour approcher
autrement la conception cyclique. Nous y décelons alors trois
idées.

91
La première est que les cycles correspondent à des
instances ontologiques qui vont de la plénitude de l'être à l'ex-
croissance
du devenir,
autrement dit de
la
substance
à
la
dégénérescence, soit de l'essence à l'existence. Or le mouvement
dans
toutes
les
traditions
que
nous
avons
présentées,
mais
particulièrement dans la tradition grecque qui nous est familière,
est recherche de stabilité et d'équilibre. Aristote ne disait-il pas
que le mouvement conduit la matière à la forme?
Ainsi, l'âge d'or, comme l'expression de la pureté
originelle, ne serait-il pas, au lieu d'un simple commencement des
temps, la représentation allégorique de l'essence humaine? Vue de
cette façon donc, on pourrait dire que dans la conception cyclique
de l'histoire, il s'agit pour l'homme de réaliser l'essence qu'il
porte en lui. On s'en aperçoit d'ailleurs par le fait que le règne
humain sous sa forme actuelle n'intervient réellement dans les
différentes traditions qu'au quatrième âge.
C'est
pourquoi
l'âge
d'or
ne
nous
apparaît
pas
seulement comm~ étant antérieur au cycle de l'existence humaine ;
il
est
l'expression
d'une
transcendance,
le
stade
d'une
représentation archétypique.
La deuxièn1e idée que suggère la conception cyclique,
c'est
l'idée
que
les
civilisations
naissent,
se
développent,
ren1plissent leur cycle de vie et meurent.

92
Concrètement,
la
dégénérescence
se
traduit
par
l'aliénation actuelle de l'esprit dans la matière. L' homme est épris
d'un intérêt direct à la matière qui lui fait perdre ses attaches avec
le spirituel. L'action ne suit plus la pensée. L'homme croit que la
machine remplace la pensée. Aussi subit-il le contrecoup des
actions émanant soit directement de lui, soit indirectement, par la
médiation de ses inventions. C'est l'âge de la ratiocination, le
règne de la pensée calculatrice des intérêts. Chacun cherche à
l'emporter sur l'autre. Aussi la pensée est-elle en divorce avec
elle-même,
se détournant délibérément de l'homme pour se
déporter sur le profit. La tendance aux fins universelles s'estompe
au bénéfice de la poursuite effrénée des intérêts particuliers.
Mais si nous nous souvenons de ce que nous avons vu
sur la nécessité d'extranéation de l'esprit, nous nous apercevrons
que son aliénation dans la matière n'a rien de surprenant. En
donnant l'impression de le perdre,
elle est au contraire la
médiation par laquelle l'esprit s'élève à une instance de réalité plus
grande. Autrement dit, son intérêt pour la matière objective l'esprit
pour lui faire subir la négation déterminative qui lui permet de se
révéler dans la certitude et dans la plénitude de sa vérité.
Donc l'aliénation de l'esprit dans matière devrait le
disposer à se réconcilier avec soi-même au tern1e d'un processus
qui aura eu pour but de convertir l'altérité en identité, selon

93
l'exigence même de cette identité que veut réaliser l'esprit, une
identité spéculative et non mécanique ou statique.
Vient enfin la troisième idée. Il faut la VOir dans la
différence des cycles. Un cycle qui commence est différent du
cycle précédent. Et cette différence est dépassement:
« Les cycles commencent tous par une aurore, et
se terminent par un crépuscule qui est l'aurore du
cycle suivant }}. 92
Il y a donc l'expérience accumulée du cycle finissant,
qui fait que chaque commencement est unique et nouveau, tout en
restant dans la continuité du cycle finissant. Plus précisément, ici,
il faut dire que la rupture est extension; ce qui suit n'est pas la fin
de ce qui p:-écède.
Aussi se dévoile ici l'idée d'un enchaînement des
figures qui, dans la dialectique des cycles, se succèdent mais ne se
répètent pas, et ne se substituent pas non plus extérieurement les
unes aux autres. Dans l'enchaînement des cycles, pas un moment
d'aucun âge ne peut se comprendre par abstraction de la totalité
qui constitue toute la chaîne des âges dont chacun représente une
étape. Et cette totalité, c'est l'esprit dans le processus de son
développement. Tel est le propre du mouvement essentiel de
l'esprit, le mouvement dialectique qui, selon Hegel,
92 Hésiode, cité par Jeanine Chanteur in « politique et notion de progrès».

94
«est de produire la détermination,
non pas
comme une pure limite et un contraire, mais d'en
tirer et d'en concevoir le contenu positif et le
résultat, puisque c'est par là seulement que la
dialectique
est
développement
et
progrès
immanent. Cette dialectique est par suite non
l'action externe d'un entendement subjectif, mais
l'âme propre d'un contenu de pensée qui propage
organiquement ses branches et ses fruits» 93.
C'est donc le résultat de la détermination que de
produire chaque fois un commencement de cycle qui correspond au
début d'un esprit nouveau dont Hegel dit ceci:
« Le début de l'esprit nouveau est le produit d'un
vaste
bouleversement de
formes
de
cultures
multiples et variées, la récompense d'un itinaire
sinueux et compliqué, et d'un effort non moins
ardu et pénible. Ce début est le tout qui, hors de
la succession, et hors de son extension, est
retourné en soi-même et est devenu le concept
simple du tout. Mais la réalité effective de ce
tout simple consiste dans le precessus par lequel
les précédentes formations (... ) se développent
de
nouveau
et
se
donnent
une
nouvelle
configuration, et ce dans leur nouvel élément,
avec le sens nouveau qu'elles ont acquis par
,
l
94
a »
De tout cela nous pouvons conclure que la conceptlon
cyclique de l'Histoire n'est pas l'idée d'une simple répétition
mécanique ni celle d'une succession extérieure. Le mouvement de
1'Histoire dans cette conception devrait être conçu comme un
93». Hegel, Principes de la philosophie du droit, p. 55.
94 Hegel, Phénoménologie de l'esprit, I, p.l3.

95
mouvement qui, en étant en rotation, progresse en même temps.
C'est un mouvement en spirale.
Mais cette conclusion appelle quelques remarques.
La première est que le cours de l'Histoire intègre le
cycle et le progrès, puisqu'il tourne et avance en même temps. Il
faut montrer alors ce qui se répète et ce qui change.
Deuxièmement,
le mouvement spiralé de l'Histoire
témoigne d'une harmonie de forme et de matière. La forme se
traduit par l'évolution à laquelle aspire l'homme, comme une
tendance inscrite dans sa nature; et la matière, c'est le lieu dans
lequel se réalise cette tendance, autrement dit le monde extérieur
qui ne dépend pas de l'homme. Aussi faut-il en déduire que ces
deux perspectives, la forme ou l'intériorité, d'une part, et de
l'autre,
la matière ou l'extériorité,
constituent les pôles de
l'opposition dialectique se traduisant par la progression enchaînée
autour d'un axe invisible, comme en témoigne le mouvement de
l'Histoire.
Cela dit, revenons sur la remarque relative aux cycles ;
nous disons que le cours du mouvement historique est fait de
cycles et de progrès, ce qui revient à dire que ce mouvement
retient à la fois quelque chose de la circularité et de la linéarité. De
la linéarité, l'Histoire retient la marche en avant, car encore qu'il y

96
ait des piétinements ou des reculs dans le n10uvement historique,
ces derniers apparaissent comme une contingence sur le fond d'une
réalité qui est essentiellement dynamique. Quant à la circularité,
l'Histoire en retient la répétition qui découle de l'analogie dans les
situations historiques par le fait de l'invariabilité de certains
facteurs dont l'histoire est tributaire.
Ces
facteurs
invariables,
ce
sont
les
eXlgences
fondamentales de la vie et de l'existence, comme se nourrir et se
défendre, par exemple, qui sont très largement déterminantes dans
les actes que les hommes effectuent aussi bien individuellement
qu'à
l'échelle
de
la
collectivité.
Or
ces
exigences
restent
invariables chez les hommes, de quelque région du globe et de
quelque siècle qu'ils soient. Par exemple, la faim et l'insécurité,
ou
plus
généralement
encore
la
crainte
de
toutes
formes
d'adversité, quelles soient d'ordre naturel ou humain, incitent
partout et inciteront toujours les hommes à produire et à fabriquer
tout en cherchant à améliorer continuellement leurs techniques de
production
et de fabrication. Et il serait juste de rappeler à ce
propos que les outils rudimentaires de l'âge de la pierre taillée
n'avaient rien de moins dans l'intentionnalité humaine et dans la
fonctionnalité dont ils témoignaient que les machines sophistiquées
sorties des industries américaine, nippone ou européelme du XXè
siècle. Il s'agit ici et là de fabrications destinées à accroître les
possibilités de l'être humain dans une nature et dans un monde qui

97
exigent, pour la survie des hommes, des performances de plus en
plus poussées dans leurs inventions.
Mais si sous ce rapport, les situations historiques sont
analogues, il ne selnble pas que les homn1es dans l'Histoire les
vivent ainsi. En effet, pris dans l'engrenage des événements, on a
plutôt tendance à voir dans le mouvement historique le spectacle de
constants changements. Et il faut dire que cela s'explique.
Toute l'Histoire de
l'humanité pourrait se définir
fondamentalement comme la recherche d'un mieux-être. Et nous
ne disons pas autre chose lorsque nous concevions l'Histoire
comme étant le développement de la civilisation. Aussi l'aspiration
au mieux-être engendre le souci de la production, et de la
répartition équitable des richesses. Il faudrait donc avouer ici que
Marx n'a fait que formuler ce que l'humanité vivait déjà ne serait-
ce que dans ses aspirations.
Ainsi donc, la production et la répartition, autrement dit
la nécessité du travail et le désir des biens proportionnels au travail
fourni constituent les deux constantes sur lesquelles se brodent les
variantes de l'Histoire. Et c'est sur ces constantes que les crises
éclatent : crises de production, et crises dans la répartition, avec
un fil de trame invisible qui va d'un axe à l'autre.

98
Les crises au niveau de la production (sous-production
ou surproduction) ont un effet sur la répartition.
La sous-production engendre relativement à la demande,
la pénurie et la rareté du produit qui, de ce fait, devient l'objet soit
d'un trafic officiel s'inscrivant dans des prix élevés soit d'un trafic
illégal opérant sous la forme du marché noir. Il se produit ainsi, en
illustration du principe de l'opposition de la valeur d'utilité et de la
valeur d'échange, un déséquilibre dans les pouvoirs d'achat, non
en ce sens que sans la sous-production tout le monde jouisse d'un
pouvoir d'achat équitable, mais en cet autre que par rapport à la
valeur vénale des autres biens de subsistance, celle du bien sous-
produit s'élève exagérément, et qu'autant ceux qui le produisent
ont un pouvoir d'achat accru qui leur permet de se procurer
facilement
les
autres
biens
dont
ils
ont besoin,
autant les
producteurs de ces autres biens sont limités dans leur pouvoir
d'achat, étant donné qu'ils consacrent beaucoup plus de devises à
l'acquisition du produit rare dont ils ont également besoin. En
d'autres termes, l'offre pour le produit rare étant devenu faible par
rapport à la demande, cela entraîne la hausse de son prix,
autrement dit l'accroissement de sa valeur échangeable, ce qUI
avantage dans l'acquisition des biens de subsistance ceux qUI
produisent le bien rare au détriment de ceux qui produisent les
autres biens.

99
Cette situation est vécue actuellement dans les échanges
entre les grandes puissances, avec leurs produits manufacturés
vendus de plus en plus cher, et les pays du Tiers-monde dont les
prix des matières premières vont régressant ; elle est également
vécue dans le rapport de la hausse du prix du pétrole et de la chute
du prix des matières premières agricoles, notamment le café et le
cacao.
En ce qui concerne la surproduction, la situation qu'elle
engendre n'est pas qualitativement différente de celle que nous
venons de décrire. Ici donc, le déséquilibre dans les échanges
s'effectue aux dépens des producteurs des biens en surabondance,
car dans ce cas, l'offre pour ces biens dépasse la den1ande. D'où la
baisse dans le prix. C'est, en économie politique, à ce phénomène
que fait allusion la doctrine de Sisn10ndi : la diminution est
proportionnelle à l'accroissement de la production. 95
Mais
inversement,
une
crise
dans
la
répartition,
autrement dit l'inégalité dans les échanges, ou tout simplement
dans les capacités d'acquisition en biens de subsistance, comme,
par exemple, les bas salaires, la détérioration des termes de
l'échange, se répercute inévitablement sur la production. 96
95 Sismondi, Etudes, Tome II, P. 162, édition de Bruxelles, cité par Karl Marx in Misère de la
philosophie, Editions sociales, 1977, paris, pp. 47-48
96 Marx s'est beaucoup préoccupé de la contradiction interne du capitalisme, contre laquelle il
exhorte d'ailleurs la prise de conscience du prolétariat. Ce à quoi nous faisions allusion, c'est que
le profit exagéré
des uns entraîne la paupérisation des autres. Or cela évolue nécessairement
vers un arrêt de mort pour les échanges, et à la limite, pour ceux qui exploitent.

100
Entre les deux axes donc, celui de la production et celui
de la répartition, il y a une constante interdétermination. Les crises
dans la production n'épargnent pas la répartition, et les crises dans
la répartition, non plus, ne laissent intacte la production.
Mais ce qu'il importe surtout de saisir, c'est que les
cnses dans la production ou dans la répartition conduisent à
l'an1élioration des moyens et des conditions de production, ou à la
revendication d'un ordre de répartition plus équitable. Or c'est en
cela que consiste le mouvement historique.
Ainsi donc, avec la trame qui s'effectue à partir des
deux axes, ce qui apparaît comme évident aux homn1es dans
r Histoire, c'est le changement. Et de cette façon, on voit, comme
deux situations historiques différentes, la situation des mineurs du
« Germinal»97 et celle des cheminots des «bouts de bois de
dieu »98. En effet, ne sommes-nous pas dans un cas au XIXè siècle
en Europe, dans un conflit qui oppose des Blancs à des Blancs,
tandis que l'autre cas concerne un conflit en Afrique Noire au XXè
siècle,
opposant
des
Noirs
à
des
Blancs
')
Et
pourtant,
fondamentalement, il s'agit bien dans les deux cas d'une révolte
d'hommes exploités contre ceux qui les exploitent.
97
Emile Zola, Le Germinal
98
Sembène Ousmane, Les bouts de bois de dieu.

101
Mais cherchons à comprendre réellement les causes de
cette impression de différence que les hommes ont quant aux
situations historiques. Elle est liée à des facteurs qui s'articulent
essentiellement autour de la situation socio-économique et de
l'évolution des mentalités.
Dans le contexte d'une économie de subsistance de type
agricole,
par
exemple,
la
situation
socio-économique
reste
traditionnelle et statique. Le paysan ne cherche pas à accroître sa
production. Il reste attaché à sa terre et à la technique ancestrale,
et ne cherche qu'un revenu minimum constant pour sa famille. Et
même en tenant compte de ses autres besoins -d'ailleurs fort peu
étendus- comme s'habiller et se procurer des outils par exemple, le
fait est qu'avec la division héréditaire du travail entre les groupes
dans une même société, le système du troc suffit à assurer, sans
qu'il soit nécessaire de se déplacer ou d'importer, l'échange de ce
qu'on produit contre ce dont on a besoin.
Aussi le n10de de pensée restera-t-il ici traditionnel, se
caractérisant par le respect de la nature et de la terre, l'observation
des tabous, la croyance dans les phénomènes naturels, fleuves,
bois, montagnes, auxquels on attribue des influences sur les
saisons et les récoltes, sur la santé et la vie des êtres humains. Ici,
on vénérera les personnes âgée. C'est la gérontocratie à laquelle se

102
rattachent les
fêtes
de
générations,
les
rites
initiatiques,
et
l'attachement à la communauté familiale ou villageoise.
Dans un tel contexte, la représentation qu'on a du cours
de la vie et de l'existence rejoint la circularité. Tout se passe de
façon « régulière ». Les naissances et les décès eux-mêmes n'ont
rien de nouveau : ceux qui naissent étaient avec nous, et ceux qui
meurent
resteront toujours
parmi nous.
L'événement a
une
signification initiatique, il est préétabli pour le groupe ; les jeunes
générations en reçoivent leur initiation des anciens, après quoi, il
ne sera plus qu'un objet de commémoration dans un rite récursif.
Mais dans un contexte d'économie de marché, il en est
tout
autrement.
Il
s'agit
alors
d'une
société
extrêmement
dynamique. La production croît avec la création de nouvelles
méthodes, et, dans les cas possibles, l'adaption des anciennes aux
nouvelles conditions. L'apparition de la mécanisation des activités
de production introduit des facteurs de société mobile : recherche
de productions commercialisables à grande échelle, recherche de
marché, et souvent même de main-d'oeuvre, tout cela occasionnant
d'importants nlouvements migratoires.
Le mode de pensée lié à ce contexte socio-économique
sera très diversifié. La nécessité d'écouler la production, à laquelle
s'ajoutent
des
conditions
favorables
dans
les
moyens
de
communication et d'information,
engendre
la circulation des

103
personnes, et les échanges. On vit dans le brassage des idées : les
moeurs et les civilisations se rencontrent, se compénètrent et
s'enrichissent mutuellement dans certains cas, ou s'affrontent et
s'effondrent dans d'autres, laissant tout de même des vestiges qui
subsisteront dans l'héritage culturel de la postérité.
Ainsi donc, comme nous venons de le voir ici et là, les
modes de vie ne sont pas pareils. Dans le second contexte, les
nouvelles se répandent très vite, et à grande échelle. Aussi les
conceptions et les jugements sur des phénomènes identiques varient
énormément. Les événements se produisent à un rythme accéléré,
et
l'actualité,
extrêmement
agitée,
est quelques
fois
même
bouleversante.
Ces formes dynan1iques n1asquent donc l'analogie des
situations historiques. C'est ainsi, par exemple, qu'entre deux
situations de revendication collective, la n1otivation et l'objet
restent les mêmes, n1ais le style et la stratégie des revendications
changent,
parce
qu'ils
s'enrichissent
continuellement
des
expériences passées.
Or s'il y a Histoire, ce n'est pas tant par ce qui reste
statique, mais justement par les facteurs de variations. Ainsi
disons-nous que la réalité de l'Histoire tient plus à la diversité des
formes, c'est-à-dire les facteurs dynamiques, qu'à l'analogie des
motivations.
Autrement dit,
ce
qui
confère
la
signification

104
historique à une situation, c'est moins la situation connne telle, qui
se réduirait alors à un phénomène abstrait, que la forme sous
laquelle elle est n1otivée, et le style dans lequel elle est vécue,
forme et style qui intègrent les acquis du passé pour se distinguer
de la forn1e et du style dans lesquels le même phénomène a été
vécu les autres fois.
Tout cela nous amène à d.ire que la thèse de la répétition
et celle de la linéarité se complètent dans
la définition du
mouvement historique. Dans l'Histoire, il yale fond et la forme.
Le fond est l'ensemble des
motivations qui se transmettent
invariablement dans le temps, comme par exemple, pour un
peuple, le fait de consolider ses moyens de protection et de
défense,
ou de chercher à reconquérir une zone territoriale
injustement occupée par l'étranger. Et la forme, c'est la diversité
des manières liées à l'expérience, et qui spécifient chaque situation
historique pour la rendre distincte des autres. Aussi, par ce
deuxième facteur, on peut dire que les hommes ne sont jamais les
mêmes d'une période à une autre au cours de leur Histoire, car le
passé, c'est-à-dire les actions qu'ils ont réalisées, conditionne les
opportunités des actions futures.
A propos de ce qui reste identique et de ce qui change
dans l'Histoire, nous avons une illustration dans le phénomène de
l'exploitation de l'homme.

105
Ce phénomène remonte de très loin dans l'Histoire.
Ainsi, la Grèce antique, dans sa très grande civilisation et dans le
foisonnement de ses philosophes de renom, avait pourtant ses
maîtres et ses esclaves, ce qui, de l'avis du philosophe, était une
nécessité:
« Il (1' esclavage) n'est pas seulement nécessaire,
il est avantageux qu'il y ait commandement d'une
part, obéissance de l'autre; et tous les êtres, dès
le premier instant de leur naissance, sont ( ... )
marqués par la nature, les uns pour commander,
les autre pour obéir (... ) ; il Y a des homme faits
pour la liberté, et d'autres pour la servitude». 99
Par ailleurs, l'exploitation de l'homme a connu des
formes différentes selon les siècles et les circonstances. Mais ICI,
nous situerons notre point de départ dans la traite des Noirs.
Durant la période esclavagiste, l'exploitation s'habillait
de l'idéologie de la supériorité raciale. Et les termes de cette
exploitation étaient les maîtres européens d'un côté, et les esclaves
noirs de l'autre. Mais plus tard, l'exploitation cherche à se justifier
par un argument que les négriers estimaient peut-être plus nuancé
du fait de l'évolution des mentalités pour lesquelles il fallait
atténuer le caractère scandaleux du trafic.
Aussi on évoque
l'idéologie de la mission civilisatrice, en faisant croire que les
négriers européens ne faisaient qu'imiter une pratique courante
entre les Noires eux-mêmes, idée que Joseph Ki-Zerbo conteste.
99
A .
L
l' .
2
nstote,
a po Itlque, pp .. 1-23.

106
L'esclavage n'était pas une pratique méconnue en Europe. Le mot
« esclave» selon l'historien africain, provient de « Slave» du fait
que les Slaves d'Europe centrale étaient particulièrement vendus au
Moyen âge. 100
Les Noirs sont des sauvages, pensait-on, dépourvus de
civilisation, des bons à rien. Il fallait donc les «civiliser» en les
christianisant pour sauver leurs âmes. Notons que sur le prétexte
de la religion, Ibrahima Bakba-Kaké expose la raison dont procède
la diminution ontologique du Nègre dans l'opinion des Blancs.
Cette raison, c'est la malédiction de Cham:
« Les
théologies
chrétienne
et
judaïque
enseignent que la servitude des Noirs résulte du
châtiment d'un Dieu providentiel (... ). Ainsi les
Noirs, apprend-on dans les écoles chrétiennes,
seraient
les
descendants
de
Cham
et,
par
filiation, victimes de la malédiction prononcée
par Noé contre un fils irrespectueux. »101
Et l'auteur, pour relever le mal-fondé du préjugé, va
jusqu'à la source biblique de la malédiction dont l'interprétation a
pu donner lieu au mépris du Blanc pour le Noir. Il montre ainsi
que le texte de la Genèse102 ne fait nullement allusion aux Noirs ni
à une malédiction destinée à les poursuivre. Selon Ibrahima Baba-
Kaké, il est seulement écrit dans la bible que le châtiment de la
100 Ki-Zerbo, op. cit. P. 205
101 Ibrahima Baba-Kaké, « La traite négrière » in Histoire générale de l'Afrique, volume -
, pp. 17-18
102 Genèse, IX, 20 à 27.

107
faute comn1ise tombera sur Canaan et constituera la prédiction des
victoires des Israélites sur les Cananéens.
« Or au fil des siècles, la référence au Noir (dans
l'interprétation de ce texte) s'est répandue au
point d'envahir les Eglises chrétiennes ». 103
Ainsi donc,
les
premiers
missionnaires
seraient-ils
venus en Afrique pour sauver l'âme des Noirs, ce que les négriers
européens
auraient
alors
exploité
en
y
greffant
des
fins
esclavagistes, ou bien la mission des envoyés de Dieu consistait-
elle à développer chez les nègres le sentiment fataliste de leur
infériorité pour les livrer en bête de somme aux négriers ? Joseph
Ki-Zerbo répond avec précision à cette question:
«Avant cette date, en Afrique Occidentale, le
travail des missionnaires était centré surtout sur
les enclaves côtières tenues par les Européens :
missions catholiques en bordure du Sénégal,
missions protestantes en Sierra Léone,
Gold
Coast,
Nigeria
et
Liberia pour
des
raisons
évidentes dont en particulier la nécessité de
s'occuper des intérêts spirituels des Blancs ; les
missionnaires
s'orientaient
surtout
vers
les
régions de l'Afrique Noire ».104
Cette date à laquelle l'historien fait allusion est celle de
1880. C'est à cette date que le Père Las Casas, un dominicain
espagnol, constatant la misère des Indiens dans les plantations des
Européens, aurait décidé de soulager leurs maux en proposant aux
103 Ibrahima Baba-Katé, ap. cit. PP. 17-18
104 K· Z
b
.
1-
er a, ap.cit, pp.17-18

108
autorités de son pays la déportation des Noirs d'Afrique, plus
résistants, pour remplacer les Indiens dans ces plantations.
La con1plicité de l'Eglise dans le servage était donc
évidente, ce qui fait penser que les raisons qu'on évoquait quant à
l'ân1e des Noirs qu'on devait sauver n'étaient que l'expression
d'une idéologie de support pour l'exploitation des Noirs.
Mais
comment
de
la
traite,
le
phénomène
de
l'exploitation de la race noire a-t-il évolué à la colonisation?
Expliquant la métamorphose culturelle et religieuse de
son idéologie sustentatrice qui était originellement raciale, nous
avions dit que c'était peut-être pour atténuer dans l'opinion
publique du monde l'horreur de la servitudp. que faisait subir une
partie de l'humanité à une autre. Ici encore, pour expliquer le
passage de l'esclavage à la colonisation, on pourrait évoquer la
même raison. Mais il faut en plus considérer un fait : il devenait
plus intéressant pour les Blancs d'abolir l'esclavage pour pratiquer
la colonisation.
En effet, il est vrai que la fin du trafic négrier a fait
suite à une série d'actes anti-esclavagistes égrenés depuis le Code
Colbert, et qui a abouti à l'Acte de Plymouth en Angleterre et à la
décision de la Convention sur la volonté des Etats Généraux en
France. Il y avait donc là tout un courant d'idées renforcé par une
législation qui contraignait à l'abolition de la traite. Aussi devant

109
une conSCIence mondiale alertée et éveillée à la honte et à
l'indignation dont la pratique négrière couvrait la race humaine,
des hommes ne pouvaient continuer à vendre d'autres hommes.
Mais par-delà le caractère apparemn1ent humanitaire de
la cause qui a entraîné à l'abolition de l'esclavage, il existe une
raison que nous décelons avec l'historien Joseph Ki-Zerbo, et qui
consiste dans le fait que l'essor économique de l'Europe imposant
à l'Afrique un nouveau rôle, la déportation des Africains au-delà
des mers n'avait plus aucun sens pour les Européens.
«Durant le
XIXè siècle (... ), l'Angleterre
d'abord,
puis
les
autres
pays
de
l'Europe
occidentale vont subir une mutation de structures
qui est la révolution industrielle ponctuée par
l'invention des machines à vapeur, à filer, à
tisser, du puddlage etc ... Cette Europe-là avait
des besoins radicalement nouveaux. Elle n'avait
que faire d'une Afrique expédiant sans arrêt des
masses d'hommes sur des plantations où l'on
avait
de moins en moins besoin de leurs bras,
puisque les machines agricoles commençaient à y
suppléer.
Alors
qu'en
Afrique
même,
ils
pouvaient servir de main-d'oeuvre pour fournir
des matières premières et constituer sur place un
marché de choix pour la production industrielle
européenne » \\05.
Donc, pour une raison ou une autre, ou même pour les
deux raisons à la fois, l'exploitation des Noirs va s'effectuer dans
un contexte tout original, celui du transfert des richesses du
105
Ki-Zerbo (Joseph), op. cit, pp. 401-402

110
continent africain vers les métropoles européennes au moyen d'une
main-d'oeuvre locale gratuite.
Le mouvement colonialiste, comme le rappelle Hubert
Deschamps, est avant tout un mouvement d'émigration dans le but
de créer un Etat nouveau distinct du pays d'origine avec lequel on
ne conserve qu'une communauté de croyances, et parfois des liens
sentimentaux générateurs d'alliances temporaires en cas de danger.
D'où la différence originelle entre mouvement colonialiste et
mouvement impérialiste, résidant dans le fait que la colonie a un
sens démographique, tandis que l'impérialisme est à bas militaire
et dans un but de conquête.
Or dans le contexte des rapports de l'Europe avec
l'Afrique au XIXè siècle, les peuplements européens installés en
Afrique l'ont fait dans le souci bien défini de dominer et
d'exploiter pour accroître les richesses de la métropole106 .
Et
plus
tard,
lorsqu'arrive
l'ère
des
aspirations
africaines à l'indépendance, elle s'ouvre sur la nécessité d'autres
arguments de support pour l'exploitation des peuples d'Afrique. Et
c'est parce que là égalen1ent, la conscience du
monde, inspirée
des principes de la déclaration des droits de l'homme, et surtout
des récentes résolutions des Nations-Unies, ne pouvait plus rester
106
Hubert Deschamps, La fin des empires colniaux, (que sais-je ?), PUF, 1950, p.9

111
indifférente à l'humiliation et à la paupérisation d'un peuple par un
autre.
Aussi les peuples africains viendront au monde des
nations libres dans le concert des tapageuses querelles idéologiques
des puissance de l'Est et de l'Ouest qui mettront tout en oeuvre, et
de façon conciliée, pour entretenir la cause de la guerre et de la
misère dans le Tiers-Monde et en Afrique. Ainsi, des guerres
civiles orchestrées de l'extérieur, l'encouragement de la course à
l'armement, la sous-estimation du travail de peuples entiers par la
détérioration des termes de l'échange, ce sont là quelques aspects
de l'exploitation que connaissent les Etats indépendants d'Afrique.
Avec le phénomène de l'exploitation, nous venons de
montrer ainsi comment s'effectue dans l'Histoire le processus
d'intégration
des
facteurs
dynamiques
à
côté
des
facteurs
invariables.
Dans
l'exemple
choisi,
le
fond
invarié
depuis
l'esclavage
jusqu'à
la
néo-colonisation
se
résume
par
des
motivations
économiques
et
militaires.
Quant
à
la
forme
dynamique, elle s'explique par des changements intervenus dans la
situation économique de l'Europe, par l'évolution des mentalités,
et par la naissance de nouvelles opportunités.
Après cette conclusion donc, revenons à la remarque
que nous avions faite quant à 1'harmonisation de la forme et de la
matière dans le mouvement historique.

112
A ce sujet, nous disions que ce qui change dans
1'Histoire est lié au désir d'évolution chez l'homn1e, qui est inscrit
dans son essence, et que ce qui se répète tient à la matière et à sa
loi de répétition. Mais nous pourrions., préciser ici cette remarque
par l'allusion à la différence des deux ordres d'évolution qui sont
l'esprit et la matière.

113
2 - Le Processus dialectique du mouvenlent
Historique
Le sens de l'évolution dans l'ordre spirituel diffère de
celui de l'ordre matériel. Nous avons déjà fait cette distinction
quand nous cherchions à cerner le champ de l'Histoire. Seulement
il faut préciser que la sphère de l'esprit est éthique et s'inscrit dans
le contexte manichéiste du bien et du mal. Le progrès dans ce cas
donc exclut le mal, c'est-à-dire tout ce qui va à l'encontre des fins
universelles.
C'est
ce
point
de
vue
qUI
fait
parler
de
dégénérescence ou de déchéance humaine, justement au moment
où la pensée comme aspiration aux fins, c'est-à-dire à des valeurs
spirituelles, divorce d'avec elle-même en se déportant vers le
profit. Quant à l'autre ordre, il est mécanique et matérialiste. Il
s'inscrit alors dans l'univers des lois physiques. Et le progrès, dans
cette perspective, est ce qui satisfait aux exigences organiques, aux
besoins. Il s'évalue en termes de succès et de rendement. On ne
juge plus du bien et du mal, mais de l'utile et de ce qui ne l'est
pas. Ce qui unit les hommes, dans ce contexte, devient alors
l'intérêt, au lieu de l'amour.
Il s'agit donc de deux ordres qui, fondamentalement,
s'opposent.
Ils
s'opposent
malS
se
complètent
C'est
la
contradiction entre
l'esprit
et
la
matière,
la
liberté
et
le
déterminisme.

114
Sur les déterminations de l'esprit par rapport à la
matière, Hegel écrit:
« La matière est pesante en tant qu'elle se dirige
vers un centre (... ), elle se trouve hors de l'unité
et la recherche, elle cherche donc à s'anéantir
elle-même ; elle cherche son contraire ; si elle
l'atteignait, elle ne serait plus la matière, elle
disparaîtrait
(... ).
L'esprit
au
contraire
a
justement en lui-même son centre ; il n'a pas
l'unité hors de lui, mais il l'a trouvée; il est en
soi pour soi. La matière
a sa substance en
dehors d'elle. » 107
Or l'Histoire est un effort de synthèse des deux
tendances contradictoires, des deux directions de l'évolution dont
l'une est le progrès des fins, et l'autre le progrès des moyens.
L'axe invisible qui se trouve au centre du mouvement spiralé de
l'Histoire définit le lieu géométrique de leur rencontre et de leur
équilibre. Dans cette contradiction des deux sphères, l'esprit ne
peut l'emporter sur la matière, parce que l'homme est égoïste; et
la matière non plus ne peut l'emporter sur l'esprit, parce que
l'homme cherche à réaliser son essence. C'est donc le dualisme du
limité phénoménal tendant à l'infini de son essence.
Voilà donc en quoi consiste le processus dialectique du
mouvement historique. C'est le tiraillement de l'homme entre deux
pôles sur lesquels le progrès s'analyse différemment. Et l'erreur
avait consisté à croire que le progrès matériel suffirait à réaliser le
107
Hegel, Leçons sur la philosophie de 1'histoire, P. 27.

115
progrès de l'Histoire, et à se représenter par conséquent l'Histoire
comme une évolution linéaire. Aussi le choc brutal éprouvé par
l'optimiste européen né et nourri des idées du siècle des lumières,
de la révolution française et de la révolution scientifique et
technique du XIXè siècle, contre la tragique réalité des horreurs
des deux guerres n10ndiales fut une manifestation remarquable de
l'opposition des deux pesanteurs, l'esprit et la matière, que tente
de réconcilier l'Histoire.
Mais la dialectique de ces deux pôles, celui de l'esprit
et celui de la matière, telle que Hegel l'avait présentée, a manqué,
semble-t-il, d'être comprise con1ffie il fallait par les n1arxistes.
Souvenons-nous en effet que Marx avait critiqué
«la base
idéaliste» de la méthode hégélienne.
« Hegel est tombé dans l'illusion de concevoir le
réel comme le résultat de la pensée qui se
concentre en elle-même, s'approfondit en elle-
même, se meut par elle-même» 108
Nous voudrions justifier cette dernière en expliquant la
place que l'Idée y tient.
Qu'est-ce donc que l'Idée absolue, et quelle est sa place
dans la dialectique de l'Histoire?
\\08 Marx, contribution à la critique de l'économie politique (introduction, trad. Husson et
Badia, paris, 1957, P. 165.

116
II - DIALECTIQUE ET IDEALITE
1 - L'idée absolue dans la dialectique de l'histoire
Dans cette partie, nous emprunterons les éléments de
base de notre analyse à Platon et à Kant. Les théories de la
connaissance de ces deux philosophes nous permettront en effet de
construire la plate-forme de notre étude.
a) Connaissance et idéalité.
Souvenons-nous de cette remarque de Kant à propos de
l'Idée:
« Lorsqu'on nomme une idée on dit beaucoup par
rapport à l'objet (comme objet de l'entendement
pur), mais on dit très peu par rapport au sujet
(c'est-à-dire relativement à sa réalité sous des
conditions empiriques), précisément parce que
l'idée, comme concept d'un maximum, ne peut
jamais
être
donnée
in concreto
de
manière
adéquate».109
Quelle est la signification de cette remarque ? Il faut,
pour la connaître, remonter aux conditions dans lesquelles elle
avait été faite.
Kant s'en prenait ainsi à l'Idée en soi de Platon qui avait
proclamé qu'il n'y avait de science que des Idées, et non des
apparences. Et nous n'aurons pas cherché à déterrer la hache de
guerre pour que Kant se dresse à nouveau contre la thèse des Idées
si cela ne nous était nécessaire pour montrer que les deux
109 E. Kant, Critique de la raison pure, Presses Universitaires de France, Paris, 1971, p.
270.

117
philosophes,
en fait,
se
rejoignent malgré
la
ngueur
anti-
platonicienne de la critique kantienne.
A vrai dire, on peut s'accorder le droit de penser que
platon ne se représentait pas l'Idée comme un objet à connaître
absolument. Il aurait sinon trahi assurément le projet philosophique
de son maître Socrate.
Que disait en effet Socrate ? Cela pourrait se résumer
par un aveu, et une invitation:
« Ce que je sais, c'est que je ne sais rien»,
« Cette sagesse-là, il se peut que je la possède
effectivement, tandis que ceux dont je parlais
tout à l'heure en ont une qui est sans doute plus
qu'humaine ; sinon, je ne sais qu'en dire ; car
moi, je ne la connais pas, et qui dit le contraire
est un menteur, et le dit pour me dénigrer » 110
« Connais-toi toi-même».
Le maître n'avait pas de doctrine à enseIgner. Il ne
détenait pas la vérité. Mais son ignorance ne le condamnait pas
pour autant à un mutisme «misologique» Cette ignorance qui
prépare la philosophie à la science aiguise sa curiosité et lui fait
célébrer la vertu de la parole et du raisonnenlent qui sont les seuls
instruments de la science vraie :
« Mais avant tout, mettons-nous en garde contre
un
danger
(... ).
C'est,
(... )
de
devenir
misologues, comme on devient misanthrope; car
:10 Platon Apologie de Socrate, 20 d - 21 c

Ils
il ne peut rien arriver de pire à un homme que de
prendre en haine les raisonnements». lll.
L'ignorance de Socrate le poussait au contraire à
chercher à s'instruire, mais cependant, non du monde extérieur
comme les anciens physiologues de Milet. En effet, 112
«Quant à moi, je n'en ai pas du tout pour ces
recherches, et la raison, mon ami, c'est que je
n'ai pas pu encore me connaître moi-même,
comme le commande l'inscription de Delphes, et
qu'il me semble ridicule que, m'ignorant moi-
même,
je
cherche
à connaître
des
choses
étrangères » 113
Mais Socrate n'en a pas non plus de lui-mên1e dans son
individualité empirique de Socrate dans la cité, mais de sa
condition qui est aussi celle de tous les êtres humains. C'était là
d'ailleurs le sens de l'oracle de Delphes : Socrate n'était pas le
plus sage parce qu'il savait, le Dieu ne lui ayant pas dit ce qu'il
savait, et son signal divin ne lui disant jamais ce qu'il devait faire,
se limitant seulement à le prévenir de ce qu'il ne devait pas.
«Au moment où j'allais passer la rivière ( ... ),
j'ai senti le signal divin qui m'est familier et qui
III Platon, Phédon, 89 a - 89 e.
112 Dès la première période des efforts philosophiques de l'antiquité grecque (période
antérieure à Socrate), des penseurs, originaires de Milet, une province d'Ionie,
s'efforcèrent de déterminer le principe originael de la multiplicité des choses de
l'unives. Et les réponses qu'ils donnèrent à la question furent: l'eau, pour Thalès, la
matière indéfinie, pour Anaximandre, l'air, pour Anaxième. Les historiens regroupet ces
penseurs sous le ,om de phsiologues à cause du carctère physique des éléments de leurs
réponses. Cf. Jean Voilquin, Les penseurs grecs avant Socrate, Garnier-
Flammarion,1964, Paris, pp. 47-48, 51-53, 56-57.
113 Platon, phèdre, 229 c - 230 c

119
m'arrête toujours au moment où je prends une
résolution ... »114
A cela donc, on voit bien que la sagesse du maître ne
consistait pas en un contenu, mais seulement en un contenant de
savoir dans l'attente, ou plutôt en quête de son contenu. Aussi, si
ce vieillard de soixante dix ans ne se souciait de son vivant de
laisser par écrit ne serait-ce qu'une parcelle de vérité à la postérité,
c'est bien parce qu'il se disait ne rien avoir à léguer, chaque
individu devant faire à ses propres frais de pensée et de critique le
parcours qui mène à l'être.
« Ainsi donc, celui qui pense laisser après lui un
art consigné dans un livre comme celui qui le
recueille dans la pensée qu'il sortira de cette
écriture un enseignement clair et durable, fait
preuve d'une grande simplicité ct' esprit, et il
ignore à coup sûr l'oracle d'Ammon, s'il pense
que des discours écrits sont quelque chose de
plus qu'un mémento qui rappelle à celui qui le
connaît déjà les choses traitées dans le livre ». Ils
Pour cela donc, le discours, pour Socrate, était le seul
instrument et la seule condition de la vérité. Il est vie, une vie
d'effort qui consiste pour la pensée à se soumettre à l'épreuve des
critiques pour s'en justifier. Aussi devrait-on comprendre que la
sagesse n'est pas un acquis définitif, qu'elle est processus et
histoire dans le patient labeur de la réflexion.
114
Phèdre, 242 b - 242 c ; voir aussi note (99) de la même oeuvre: « Le démon de
Socrate n'intervient pas pour lui dicter des décisions, mais pour l'empêcher d'en
prendre »,
Ils
ibid. 275 c - 276 a

120
C'est pourquoi le discours philosophique, discours de
l'être, doit être un discours dia-logique, ce qui revient à dire qu'il
doit se dérouler dans la co-présence des pensées et non dans le
silence forcé d'un solitaire Robinson insulaire,
ou dans
la
complaisance du monologue narcissique d'un Thrasymaque. Le
discours de la vérité est un discours
solidaire,
c'est-à-dire
concerté, dans lequel les idées de chacun sont soumises à la
critique de tous. C'est d'ailleurs ainsi qu'il faut percevoir le sens
des paroles de Socrate lorsqu'il disait se réjouir d'être assis près
d'Agathon lors du banquet qu'offrait ce dernier, parce qu'il
pouvait ainsi profiter mieux de sa sagesse 116 Ce n'est pas que
Socrate conçoive la sagesse comme étant de nature à se déverser
de la pensée d'un homme en celle d'un autre, comme il le laissait
croire par son ironie habituelle, n1ais parce que le voisinage
favorise la discussion.
Tel était donc le projet philosophique de Socrate. C'était
un projet méthodologique ; et on ne peut nier que Platon l'ait
retenu et qu'il s'en soit inspiré dans sa propre philosophie. En
effet, comme Socrate, Platon pensait que :
« De véritable art de la parole en dehors de la
vérité, il n'yen a pas (... ) et il n'yen aura
jamais ». 117
116
Platon, Le banquet, 175 c - 176 C.
117
Platon, phèdre, 260 c - 261 a

121
Il estimait aUSSI, tout comme son maître, que SI la
parole devait servir la vérité, cela ne se pourrait que sous sa forme
dialoguée.
Et cependant, on croirait que la pensée de l'élève avait
trahi celle du maître : le maître ayant insisté sur la manière de
savoir, l'élève s'intéressa, quant à lui, à l'objet du saVOIr,
substituant ainsi le cogitalLlm au cogito.
Mais la raison en est que le maître et l'élève avaient eu
pour adversaires communs les sophistes. Et à la mort de Socrate, il
y eut l'indignation de Platon du fait de son exécution causée par la
démagogie
et
l'arbitraire
politique
inspirés
des
manoeuvres
obscurantistes des sophistes.
Il était donc nécessaire pour Platon d'arriver tout à la
fois à gagner un pari en dévoilant la mauvaise foi des sophistes, et
à ren1plir un devoir envers Socrate en réhabilitant sa grande figure
et son esprit intemporel à la honte de la justice partisane des
maîtres d'une Athènes corrompue. Aussi le premier acte de ce
disciple scandalisé fut-il de chercher à percer l'outre vide des
ennemis de la sagesse. Et comment y parvenir en convainquant que
la vérité et la sagesse ne sont l'apanage de personne sinon en les
proclamant transcendantes, et accessibles seulement à quiconque
est capable de les atteindre par la dialectique? Voilà donc l'idée
qui a inspiré la thèse des formes ou théorie des Idées : la seule

122
façon d'éloigner de toutes les prétentions la vérité et la sagesse afin
de mettre en évidence l'effort qui prépare et conduit à elles, et de
rétablir, par conséquent, le mérite de Socrate de l'avoir inauguré et
enseigné, c'était de les valoriser dans les Idées en leur conférant un
règne intelligible.
Tel fut le « parricide» de Platon, qui aura été nécessaire
pour réhabiliter son maître Socrate.
D'ailleurs le maître ayant montré le chemin à SUIvre,
l'élève indiqua la destination de ce chemin. Aussi faut-il admettre
que Platon n'a pas trahi la méthode philosophique de Socrate. Et la
preuve qu'il est resté fidèle au projet de Socrate, c'est que dans ce
passage du livre l de la République :
« Il (Céphale) était assis sur un siège à coussin et
portait une couronne sur la tête, car il venait de
procéder à un sacrifice dans la cour. Nous nous
assîmes donc près de lui, sur des sièges qui se
trouvaient là, disposés en cercle »,118
Platon décrit le cadre dans lequel va se dérouler
l'entretien sur la justice. Et la disposition des sièges exprime avec
clarté qu'ils se destinaient à des personnages devant s'écouter et se
faire n1utuellement des objections.
118 Platon, La République, l, 328 a -
329 B

123
Par ailleurs, selon Bréhier, même là où Platon pourrait
être accusé de délaisser la méthode de Socrate, dans les derniers
dialogues con1llle le « Philèbe », par exemple,
« où la méthode socratique semble oubliée, et où
la dialectique, au lieu de consister dans l'examen
des réponses des interlocuteurs, se réduit à deux
grandes thèses qui s'affrontent,
il faut voir en
réalité dans la perte progressive de l'intérêt
dramatique le souci grandissant de Platon de
proclamer l'universalité de la sagesse»
en insistant davantage sur son contenu pour la dégager des vaines
prétentions des sophistes. 119
Ainsi donc nous pouvons conclure que Platon n'a pas
trahi le projet de Socrate, et que l'Idée n'était pas à connaître
absolun1ent, elle devait seulen1ent an1ener à plus de rigueur dans la
n1anière de cOIU1aître. En proclamant l'objet de la connaissance
dans l'Idée, Platon réclame la méthode adéquate pour accéder à cet
objet. Et cette n1éthode n'est autre que la méthode socratique.
Cela dit, revenons à l'Idée comme principe de rigueur
dans la connaissance pour dire que c'est à cette même conclusion
que nous pensons aboutir en examinant la critique Kantienne de la
thèse des formes, et surtout ce que nous pouvons retenir de la
théorie Kantienne de la connaissance.
119
Emile Bréhier, Histoire de la philosophie, Presses Universitaires de France, Paris,
1967, P. 95.

124
Commençons alors par la dénonciation des prétentions
de la raison pure :
« La
raison dans
son usage
spéculatif nous
conduit à travers le champ des expériences et,
comme pour elle il n'y avait pas de satisfaction
complète à trouver dans ce champ, elle nous a
menés aux idées spéculatives qui, à leur tour,
nous ont ramenés à l'expérience et qui ont ainsi
rempli son dessein d'une manière utile, à la
vérité,
mais
nullement
conforme
à
notre
attente ». 120
Aussi nous rendons-nous compte qu'à la question de ce
que nous pouvons savoir, Kant se défie de la raison spéculative
pour
répondre.
Et c'est en délimitant le
champ
de
notre
connaissance possible qu'il le fait :
«Que toute notre connaissance commence avec
l'expérience, cela ne fait pas de doute (... ) Ainsi,
chronologiquement,
aucune
connaissance
ne
précède en nous l'expérience, et c'est avec elle
que toutes commencent ». 121
On voit bien qu'à la science platonicienne des essences,
Kant réplique par la science des phénomènes. Mais en partant de
cette science, faut-il penser, comme Ch. Serrus dans sa préface,
que la vérité pour Kant, c'est la vérité d'une apparence qui ne va
pas au-delà de l'expérience, et en déduire l'hypothétisme de la
science Kantienne ?122
120
E. Kant, op. cil., P. 543
121
ibid., P. 31
122
ibid. (Préface, p. XXX)

125
Il s'agirait dans ce cas précis de savoir les limites du
vrai chez Kant. Il ne dit pas qu'il ne puisse exister de vérité au-
delà du sensible. La connaissance que l'expérience nous donne des
choses n'épuise pas ce qu'il y a de vrai en soi dans ces choses.
Kant dit
seulement que pour garantir
la
certitude de
nos
connaissances, nous devons nous en tenir au vrai qu'il nous est
possible d'atteindre, en nous gardant de nous hasarder dans la
spéculation sur un vrai hypothétique qu'il ne nous est pas possible
de vérifier.
«Elle Cl 'expérience) nous dit bien ce qui est,
mais elle ne dit pas qu'il faut que cela soit, d'une
manière
nécessaire,
ainsi
et
non
pas
autrement ».123
Si donc la critique se garde de réduire la totalité du vrai
à sa manifestation phénoménale,
c'est que ce n'est pas la
métaphysique en elle-même que Kant rejette. Et cela se voit en
trois points :
Premièrement, en considérant l'essence mên1e de la
raison humaine, la métaphysique est possible et même inévitable.
Elle est une exigence fondamentale de la raison pure.
« .. , la métaphysique, quoiqu'elle ne soit pas
réelle en tant que science, l'est cependant en tant
que disposition naturelle. Car la raison humaine,
sans y être portée par la simple vanité de savoir
beaucoup,
poussée
par
son
propre
besoin,
poursuit irrésistiblement sa marche jusqu'à ces
123
ibid. P. 32

126
questions qui ne peuvent être résolues par aucun
usage expérimental de la raison ni par des
principes qui en émanent. C'est ainsi que chez
tous les hommes, dès qu'en eux la raison s'est
élevée jusqu'à la spéculation, il y a eu réellement
dans tous les temps une métaphysique, et c'est
pourquoi aussi il y en aura toujours une». 124
Deuxièmement, la métaphysique est réelle si on la
définit comme une critique et non comme une doctrine de la raison
pure. Dans ce cas, elle a pour but non de nous faire acquérir des
connaissances, mais de veiller à notre manière de connaître. D'où
elle est une critique de l'usage spéculatif de la raison, et l'objet de
cette raison, c'est-à-dire les concepts de l'entendement, est bien à
sa portée, et ainsi elle ne le cherche pas en dehors d'elle-n1ême.
« Que ceci soit possible en effet, et même qu'un
pareil système puisse être d'une étendue assez
réduite
pour
que
nous
espérions
l'achever
entièrement,
on
peut
déjà
le
conjecturer
à
l'avance du fait que notre objet n'est pas ici la
nature des choses, qui est inépuisable, mais bien
l'entendement qui juge de la nature des choses et
encore l'entendement considéré uniquement au
point de vue de nos connaissances a priori ... »l25
Cette deuxième considération de la métaphysique en fait
donc une science en conformité avec son objet, les concepts de
l'entendement qui sont aussi a priori que l'est la raison pure elle-
même. Et c'est, selon Kant, sur l'objet de la raison qu'est apparue
l'erreur de Platon: le fait d'avoir pris pour objets de la raison les
124 ibid. P. 44
125 ibid. P. 47.

127
choses au lieu des concepts de ces choses, et de les avoir érigées
en des idées en soi, c' es t-à-dire en contenu de la raison pure :
« Platon se servit du mot idée de telle sorte qu'on voit
bien qu'il entendait par là quelque chose qui, non
seulement ne dérive jamais des sens, mais qui même
dépasse de beaucoup les concepts. Les idées sont pour
lui des archétypes des choses elles-mêmes et non pas
simplement des clefs pour des expériences possibles,
"
l
1?6
comme es categones ». -
Or
l'Idée,
pour
Kant,
est
par
nature,
sans
correspondance dans l'expérience; elle représente le concept d'un
« maximum»,
comme par exemple, l'Idée de vertu qui, en
exprimant l'idéalité de toutes les qualités morales, est ce qUI
justifie et finalise les conduites humaines. C'est pourquoi Kant
inscrit l'Idée dans « l'usage hypothétique de la raison» dont
l'objet, c'est d'assurer l'unité systématique des connaissances de
l'entendement.
Nous dirions alors, à partir de la critique Kantienne,
que la métaphysique des Idées-substances de Platon pêche par
hypostase, en prenant des abstractions pour des réalités.
L'Idée, chez Kant, est régulatrice de l'entendement,
principe d'unification des connaissances. Elle permet à la raison de
faire accroître les connaissances de l'entendement.
126 Ibid. PP. 262 - 263

128
« En effet, si aucun objet ne peut être déterminé
par les concepts rationnels, ils peuvent au fond
cependant, et sans qu'on le remarque, servir à
l'entendement de canon qui lui permet d'étendre
son usage et de le rendre uniforme ». 127
Enfin, la troisième possibilité de la n1étaphysique, c'est
lorsqu'on l'admet comn1e un postulat de recherche des conditions a
priori de la morale. C'est ici qu'intervient « la métaphysique des
moeurs» :
«La métaphysique des moeurs doit examiner
l'idée
et
les
principes
d'une
volonté
pure
possible, non les actions et les conditions du
vouloir humain en général». 128
La métaphysique des moeurs se réfère donc non pas aux
éléments empiriques des conduites humaines, mais aux concepts a
priori qui déterminent la moralité antérieurement à tout acte
empirique, c'est-à-dire en liaison avec des inclinations.
Essayons à présent de résumer les trois conditions de
possibilité de la métaphysique : la première tient à la nature même
de la raison, qui fait de la métaphysique une tendance de la raison
pure chez l'homme; la deuxième procède de l'usage critique de la
raison,
autrement dit lorsqu'elle s'applique aux concepts de
l'entendement pour contrôler nos connaissances des choses et pour
les développer. Et enfin, la troisième condition découle de la
127
ibid. P. 27L
128 E. Kant, Les fondements de la métaphysique des moeurs, Delagrave, 1954, P.8L

129
nécessité de déterminer les fondement a priori de la moralité. En
dehors de ces trois conditions, il n'y a pas, selon Kant, de
métaphysique comme science possible.
Nous nous proposions de montrer que la divergence de
Kant par rapport à Platon n'est qu'apparente. C'est ce que nous
allons
faire
à présent en introduisant une
distinction entre
« connaissance» et « savoir», et cela, à partir du deuxième sens de
la métaphysique selon Kant, c'est-à-dire comme critique des
concepts de l'entendement.
Dans la conception Kantienne, la connaIssance des
choses apparaît comme la fonction de l'entendement. Il faudrait
alors qu'il Y ait une fonction de la raison selon le rôle qu'elle joue
au regard des concepts de l' entenden1ent. Ce rôle, nous le disions,
consiste à engager l'entendement à accroître et à systén1atiser ses
connaissances des choses pour assurer leur unité. Or cet effort de
l'entendement tendant à unifier ses connaissances doit aboutir à un
résultat qui transcende les connaissances dans leur relativité.
Aussi, la raison qui engage ainsi l'entendement dans cet effort
d'unification a pour fonction le savoir comme idéalité des
connaIssances.
Donc, tandis que la connaIssance s'appliquent aux
objets, le savoir s'applique aux connaissances des objets. Dès lors,
nous pourrions interpréter l'erreur de Platon selon Kant, comme

130
une confusion dans les fonctions de la raison et de l'entendement ;
et nous pourrions affirmer que Kant, établissant la distinction de
ces fonctions, l'entendement s'applique aux objets et la raison aux
concepts
de
l'entendement,
a
inauguré philosophiquement la
distinction entre le savoir et la connaissance à partir de la
détermination de leurs champs respectifs tels qu'en témoigne
André Lalaude dans son « vocabulaire critique et technique » :
«Le savoir se caractérise par la pluralité des
connaissances qui le constituent, et par le fait que
ces
connaissances
sont systématisées
par
un
travail continu de l'esprit».
Cette définition révèle bien le rôle unificateur que joue
la raIson au regard des connaissances de l'entendement. Et l'on
voit à cela que le savoir est d'une essence unifiée et universaliste,
tandis que la connaissance répond à une détermination plurielle et
relative. On dit d'ailleurs «le» savoir, mais «une» ou «des»
connaissance(s), ce qui signifie que dans leurs spécifications
respectives, l'unité et la continuité du savoir s'opposent à la
pluralité et à la discontinuité des connaissances.
Sur un autre plan, nous dirons que l'irréductibilité du
savoir à la connaissance a son corollaire dans la distinction de la
Valeur au sens universel, autrement dit comme appréciation de
l'absolu, et les valeurs dans la perspective de la relativité.

131
D'une manière générale, la valeur est la représentation
d'un objet par rapport à sa norme tel que l'objet est en parfaite
adéquation avec la norme. Autrement dit, la valeur représente
l'objet élevé à la dignité d'un idéal.
Du point de vue de la philosophie théorique, la Valeur
s'identifie au Vrai en ce
sens
que le Vrai consiste dans
l'adéquation
de
la
pensée
avec
elle-même,
c'est-à-dire
de
l'intelligence avec l'intelligible, par rapport à la philosophie
pratique pour laquelle la Valeur devient le Bien.
Dans la
perspective de la philosophie théorique, nous distinguons le vrai
provisoire, ou satisfaction intellectuelle momentanée, en parlant de
la vérité scientifique, et le Vrai comme présomption de vérité
définitive et éternelle, visée de la philosophie.
Dans
le
premier
ordre
de
vérité,
le
désir
de
connaissance
reste
dans
une
insatisfaction
en
continuel
renouvellement, étant donné que dans la perspective de la science,
le propre de la vérité est de n'être jamais toute la vérité en même
temps. Les vérités scientifiques demeurent en effet, toujours
perfectibles, ce en quoi Kant voit leur progrès. Mais à vrai dire,
elles constituent des vérités provisoires, mais nécessaires toutefois
en ce qu'elles incitent la pensée à aller toujours de l'avant, et à
comprendre par cela même la réalité de leur finitude et la nécessité
de leur dépassement.

132
Cela nous amène à penser que même si l'« aufklarung »
a honoré la connaissance scientifique, et même s'il y a plus de
certitude à connaître les phénomènes que les noumènes, compte
tenu de la possibilité de la vérification de nos connaissances, force
est d'admettre que du point de vue de l'unité des connaissances -
qui en elles-mêmes vont se multipliant dans une hétérogénéité
croissante - la métaphysique n'est pas vaine ; elle cherche à
coordonner toutes ces connaissances. La métaphysique se donne a
priori un but sous-tendu par un principe maximun1 qui, en faisant
découvrir à la pensée l'enchaînement apodictique des vérités, la
prévient néanmoins de l'illusion de celles-ci dans l'instant de leur
singularité, de même qu'elle la prévient de leur nécessité en tant
que la médiation de sa propre désillusion.
Aussi comprenons-nous que ces valeurs apparentes que
sont
les
vérités
scientifiques,
dans
lesquelles
séjourne
successivement la pensée, tout en étant des certitudes dans leur
enchaînement, ne sont pas pour autant la fin ni la finalité de la
pensée. Celle-ci aspire à accéder à la Valeur dans la conversion du
savoir. Et cela est d'autant vrai que la tendance axiologique de
l'esprit philosophique est la preuve qu'elle est a priori une
présomption de Valeur en soi dont elle se donne pour tâche de
développer le contenu. Il convient alors de retenir que le postulat
de cette Valeur donnée à poursuivre par la pensée renferme l'idée

133
que c'est par le savoir qu'elle pourrait se rendre accessible, et non
par les connaissances dans leur relativité.
Le savoir se veut comme l'intelligence totale, c'est-à-
dire exhaustive de l'intelligible. C'est la pensée sans reste d'un
contenu réfléchi. Il est l'unité spirituelle, c'est-à-dire l'adhésion
complète du sujet et de l'objet tel que l'un ne soit plus à distance
de
l'autre. C'est la conversion de l'altérité en identité, la
réconciliation du sujet avec lui-même par l'intermédiaire de
l'objet.
*
*
*
Ainsi présentées, nous pouvons dire que dans la
théorie Kantienne de la connaissance comme dans ce que Kant
appelle «la métaphysique dogmatique» de Platon,
l'Idée se
présente comme un principe d'idéalité dont la fonction est
d'accroître et de systématiser les connaissances de l'entendement.
Chez Kant, ce principe s'exprime par un accroissement
quantitatif et un enrichissement
qualitatif des
connaissances
phénoménales par dérivation de l'exigence du maximum nouménal
imposé par la raison. Autrement dit, la nécessité pour la raison de
systématiser
les
connaIssances
de
l' entendem_ent
pour
les
coordonner entre elles dans la synthèse d'un savoir totalisé incite à

134
plus de clarté et de précisions dans ces connaissances elles-mêmes.
Auss i ces dernières s'enrichissent et s'étendent. C'est donc dire
que leur tendance à l'unité est en même temps exigence de
multiplicité systématique.
Chez Platon, le pnncipe se traduit de façon plus
explicite. Ce qu'on perçoit et qu'on croit savoir n'est jamais ce qui
est et qu'on devrait savoir. La réalité est toujours masquée par
l'apparence. Aussi, puisque c'est à nos sens que les apparences se
manifestent, il faut partir de l'interrogation des choses sensibles
pour
atteindre
l'intelligible.
On
comprend
alors
que
de
l'interrogation d'un beau corps à celle de deux, puis d'un beau
discours, et des lois ... , la pensée s'élève à la beauté et à la vérité
en soi en passant par l'examen de plusieurs sortes de vérités.
*
*
*
Nous voilà donc sur la plate-forme qu'il nous fallait
définir pour aborder l'étude de l'Idée absolue dans la dialectique de
l'Histoire. Dans le processus de la connaissance comme dans celui
de l'Histoire, il faut admettre l'idéalité, sinon la condition de la
possibilité de l'expérience elle-même devient inexistante 129• Et c'est
le principe de cette idéalité que représente l'Idée absolue dans la
dialectique de la connaissance comme dans celle de l'Histoire.

135
Dans la conception hégéliem1e de l'Histoire, l'Idée
n'intervient pas, elle ne fait pas que survenir au terme du
processus dialectique comme un épiphénomène. Bien au contraire,
elle est le coeur même du mouvement dialectique en ce sens que
c'est elle qui se développe dans ce mouvement. L'Idée, c'est,
comme nous le verrons plus loin, l'enjeu autant qu'elle est tout le
jeu du processus dialectique de l'Histoire.
Mais
pour
l'instant,
présentons
la
dialectique
proprement dite, ainsi que son illustration par le rapport conflictuel
des consciences. C'est à partir de là que nous préciserons le rôle
de l'Idée dans le mouvement historique.
b) La dialectique et ses présupposés
Théoriquement,
la
dialectique
consiste
dans
l'opposition des contraires, et dans leur réconciliation en une
catégorie supérieure. Le mouvement dialectique est donc comme
une musique à trois temps : une thèse suscite une antithèse ; et de
leur opposition découle une synthèse qui fait ensuite figure de thèse
à un autre moment, entraînant, à son tour, une antithèse pour
occasionner une nouvelle synthèse.
Le mouvement est sans cesse renouvelé avec la
production à chaque cycle d'une instance de vérité plus riche, et de
129 E. Kant, Critique de la raison pure, op. cit,
P. 59.

136
détermination ontologique plus réelle. Sa fin et sa finalité se
trouvent en principe à une instance où doive se produire la fusion
de toutes les oppositions en une unité synthétique définitive de tous
les moments antithétiques antérieurs.
Voilà donc comment se définit théoriquement la
dialectique. Elle est démarche, nlais une démarche particulière en
ce sens qu'elle dépasse l'aspect simplement logique de la démarche
rationnelle. Elle est en effet détermination ontologique;
«Le principe moteur du concept en tant qu'il
n'est
pas
simplement
analyse;
mais
aussi
production des particularités de l'universel, je
l'appelle dialectique ». 130
Mais nous pourrions gagne,: en précision en abordant
la dialectique sous le rapport de ses présupposés qui sont
fondamentalement au nornbre de deux.
Il Y a d'abord ce qu'on pourrait appeler «le point
d'alliance».
C'est ce
point qui
fonde
la
possibilité
de
la
contradiction. Il permet l'opposition dialectique, et assure en même
temps la possibilité de son dépassement. L'exemple de l'oeuf et du
poussin dont parle Mao Tsé Toung dans ses «Cinq essais
philosophiques» illustre parfaitement l'immanence de ce point
d'alliance dans l'opposition dialectique.
En effet,
la chaleur
appropriée de l'oeuf favorise la naissance du poussin. Mais si
130 Hegel, Principes de la philosophie du droit, introduction, p. 55.

137
l'oeuf se transforme en poussin, c'est seulement dans la mesure où
la structure interne de l'oeuf, autrement dit son être, ou son être-
autre dialectique, c'est d'être transformée en poussin. La chaleur
d'une pierre, quelque appropriée puisse-t-elle être, ne transformera
jamais cette pierre en poussin. 131 Disons qu'entre la pierre et le
poussin, il n'y a pas d'opposition dialectique, il n'existe pas de
rapport de contradiction. Il y a certes un rapport d'altérité, mais
cette
altérité
s'exprime
extérieuren1ent,
tandis
que
l'altérité
dialectique est intérieure et inhérente au processus. Elle émane du
mouvement d'extranéation du sujet, c'est-à-dire du fait de se poser
devant soi comme objet.
Le
point
d'alliance,
à
mOIns
de
rapporter
la
contradiction à des causes externes, ce que Mao Tsé Toung
reproche à juste titre à l'école de Déborine 132, s'exprime à travers
tout le processus d.ialectique. Il s'exprime de façon continue dans
tout le mouvement. Autrement dit, la contradiction a un caractère
absolu, au point que si nous considérons le rapport de la thèse à
l'antithèse comme l'instance initiale du processus, elle s'exprime
aussi bien au niveau de cette instance qu'à celui de la synthèse qui
en découle.
131
Mao Tsé Toung, Cinq essais philosophiques, (De la contradiction.)
132 Déborine était un philosophe soviétique (1881-1963) qui pensait que la contradiction
n'intervient qu'à un certain stade du développement.

138
Au niveau de l'instance initiale, ce qui fait qu'il y a
opposition dialectique, c'est une sorte d' élén1ent neutre, c' est-à-
dire qui n'appartient ni à la thèse ni à l'antithèse exclusiven1ent. Il
est le lieu d'un poids mort dans le rapport des deux termes, qui,
plutôt que d'annuler immédiatement l'opposition, la supprime par
la médiation d'un positif dans lequel les négatifs des extrêmes se
trouvent consommés. Il est en fait comme un projet de concorde,
ce qui permet l'ouverture de l'un à l'autre des deux termes
contradictoires.
Quant au niveau de la synthèse, il y a comme répercuté
à cette instance, depuis celle de la contradiction initiale, le point
d'alliance. La synthèse est en soi l'expression reproduite à la fois
de l'opposition et de la réconciliation.
Tel est donc le premier présupposé de la dialectique
le point d'alliance. Mais quel intérêt présente-t-il ?
Ici, disons que nous nous apercevons qu'à l'instance de
la thèse et de l'antithèse, ce qUI se dévoile tout d'abord, c'est
l'altérité,
c'est-à-dire
le
fait
des
deux
termes
dans
leurs
particularités effectives. C'est seulement après que l'unité se
discerne, con1ffie l'identité se manifeste à notre attention seulement
après l'altérité. Et dans cet ordre de manifestations de l'une et
l'autre, l'identité, dans l'instant de son apparition, se présente
comme la vérité de l'altérité.

139
Au nIveau de la synthèse, par contre, la première
manifestation à notre attention appartient à l'unité. C'est seulement
après l'instant de sa manifestation, au moment où elle s'exhale par
son éclatement en parties antithétiques que l'altérité se dévoile à
nous. Ici donc, l'altérité devient la vérité de l'identité, elle qUI
s'effacera à son tour à l'annonce d'une synthèse ultérieure.
Ainsi, d'une manière générale, c'est l'altérité, d'une
part, qui s'abolit devant l'identité et, d'autre part, c'est l'identité
qui éclate pour laisser apparaître l'altérité.
Il
est
donc
important
de
remarquer
que
nous
retrouvons

l'opération
de
la
converSIon
réciproque
et
progressive de l'identité et de l'altérité que nous avons observée
dans l'examen du mouvement cyclique de l'Histoire.
L'identité, c'est l'identité de l'esprit qui cherche à
progresser vers sa réalisation. Aussi, dans le mouven1ent de
l'esprit, dans sa manifestation dans l'Histoire, cette identité qui
n'est encore qu'une Valeur présun1ée, est réellement ce pour quoi
l'esprit, comme être-dans-le monde, est en continuel dépassement
de soi. L'altérité serait alors l'esprit comme être-dans-le monde en
tant qu'il est confronté, conune sujet de liberté, à son être-autre
qui est intérêt à la n1atière et donc objet. L'expression de cette
altérité est celle du rapport des deux perspectives dont celle de la
nécessité dans laquelle l'unité est définie par la diversité, l'individu

140
par l'univers, et celle de la liberté dans laquelle au contraire, c'est
l'unité, c'est-à-dire l'esprit, qui comprend et définit la diversité,
autrement dit l'univers, lorsqu'au terme de la réflexion, il devient
le sujet absolu qui, dans le bilan exhaustif de ses déterminations,
est comme:
«Sur la plus haute cime d'une montagne (et
embrasse) d'un coup d'oeil ( ... ) les bornes du
paysage et du monde». 133
Nous pouvons donc dire que le mouvenlent dialectique
de l'Histoire, c'est pour l'esprit, la recherche de son identité par la
nlédiation de l'altérité. Et cela nous permet d'aborder le deuxième
présupposé de la dialectique.
L'identité dont l'Histoire est la recherche, nous venons
de le voir, est constamnlent aux prises avec l'altérité. Or les
figures de cette altérité, c'est-à-dire la suite des thèses et des
antithèses,
se
présentent
comme
les
sujets
de
l'opposition
dialectique. Mais étant donné le fait des particuliers qu'elles sont
les unes par rapport aux autres, ce qui explique qu'elles soient en
opposition, l'instance de leur réconciliation les dépasse toutes
comme la vérité de leurs particularités, et comme le particulier qui
est l'universel. Or une telle instance, c'est bien l'Idée.
« L'Idée, en tant qu'unité de l'idée subjective et
de l'idée objective, est le concept de l'Idée pour
lequel l'Idée comme telle est l'objet, pour lequel
133 Voir Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, trad. Gibelin, Vrin, P;ll.

141
l'objet est lui-même (... ) un objet dans lequel
toutes
les
déterminations
sont
venues
se
rassembler.
Cette unité est par là la vérité
absolue et toute vérité, l'Idée se pensant elle-
même, et à vrai dire ici en tant qu'Idée pensante,
en tant qu'Idée logique. » 134
Si donc la suite des thèses et des antithèses représente
une chaîne d'oppositions de sujets particuliers, alors nous pouvons
dire que l'Idée, comme instance de la réconciliation de tous ces
sujets particuliers, est la finalité de leurs oppositions, et donc le
sujet absolu de la dialectique de l'Histoire 135. C'est par elle que
s'explique chacune des figures contradictoires comme un moment
particulier de l'universel qu'elle est.
« L'Idée est le Vrai en soi et pour soi, l'unité
absolue du concept et de
l'objectivité.
Son
contenu idéal n'est autre que le concept de ses
déterminations ; son contenu réel est seulement
l'exposition de celui-ci qu'il se donne dans la
forme d'un être-là extérieur et, cette figure étant
incluse dans son idéalité, dans sa puissance, ainsi
il se conserve en elle. » 136
Mais cette caractérisation de l'Idée comme sujet absolu
est également celle de la liberté, puisque la liberté est le contenu de
134 Hegel, Science de la logique, Aubier Montaigne, Paris, 1972, traduction Pierre-Jean
Labarrière et Gwendoline Jarczyk" tome l, P. 460, paragraphe 236.
135 En tant que sujet, l'Idée est: « l'absolu (qui) est l'Idée universelle et une qui, en tant
qu'elle juge, se particularise pour donner le système des Idées déterminées qui
cependant, n'ont pour être que de retourner dans l'Idée une, dans leur vérité ». Voir
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, l, traduction Bernard Bougeois, Vrin,
1970, Paris, P. 446, paragraphe 213.
136
ibid. P. 446, parag. 213

142
l'Idée comme son concept 137. Aussi le sujet absolu que l'Idée est
pour le mouvement dialectique de 1'Histoire n'est autre que la
liberté.
2 - La liberté CODIfie sujet absolu de l'Histoire
Nous partirons de la dialectique du maître et de
l'esclave, qui est le schéma de tout développement historique, pour
concrétiser les différentes déterminations de la liberté dans le
processus de l'Histoire.
Cette
dialectique,
souvenons-nous-en,
oppose
deux
consciences. Elles sont les deux termes de la contradiction, et
aussi, d'après ce que nous avons dit de la thèse et de l'antithèse,
elles sont deux sujets particuliers dans la dialectique. Ici, nous
devons préciser cependant que nous prenons le mot «sujet» au
sens où chacune des deux consciences s'assigne un droit qui est
celui d'être reconnue par l'autre. En fait, dans ce conflit qui est un
conflit à mort, il est question pour chaque conscience de se faire
reconnaître comme conscience libre.
137 A propos du rapport de l'Idée à la liberté (comme contenu idéal), référons-nous à ces
deux textes de Hegel : « ... son intérêt (l'intérêt de la philosophie) consiste à reconnaître
le cours du développement de l'Idée qui se réalise, c'est-à-dire de l'idée de liberté qui
n'est qu'en tant que conscience de liberté » in Hegel, Leçons sur la philosophie de
l'histoire, op. cit. p. 346 ; « L'Idée existe libre pour elle-même, pour autant qu'elle a
l'universalité pour élément de son existence, ou que l'objectivité est elle-même comme le
concept, que l'Idée a pour objet elle-même » (autrement dit, l'Idée est la liberté qu'elle
est comme mode de son existence) in Hegel, Science de la logique, op. cit. p. 453,
paragraphe 223.

143
Mais en tant que sujets particuliers, la peIne que se
donnent les deux consciences, chacune de son côté, pour convertir
sa subjectivité en objectivité, ne se destine qu'à la réalisation d'un
moment du développement de la liberté qui, quant à elle, dépasse
les deux consciences comme la finalité de leur contradiction, et
conune le sujet absolu de la dialectique.
Certes, à un moment ou à un autre, l'un ou l'autre sujet
particulier croit sa subjectivité identifiée à l'objectivité, et sa
particularité convertie en universalité. Son aspiration à la liberté se
prend pour l'enjeu final de la liberté. Cela n'est qu'illusion. Nous
savons,
par
exemple,
que
le
maître
perd
sa
liberté,
son
identification à l'absolu qui est, en fait, identification à un moment
de l'absolu, n'ayant été qu'une ruse de la raison. La liberté du
maître était seulement pour l'esprit une expérience momentanée
qui devait avoir par la suite sa détermination de néant comme
figure épuisée.
Sous une présentation simplifiée de la dialectique du
maître et de l'esclave, nous pouvons l'envisager à partir d'un
principe que nous baptisons : « Le principe des 4 J ».
Le pren1ier «J» représente le «Je» de chacune des
deux consciences en lutte. Rappelons qu'il s'agit de deux sujets
particuliers dans l'opposition dialectique.

144
Le deuxième « J » représente le « Jeu », au sens où nous
parlerions de compétition, dans lequel se trouvent engagées les
deux consciences.
Le troisième « J » nous fait penser au «jeu» de « règle
du jeu». Ici cette règle est une maxime cornélienne : vaincre ou
mourir. Il est question, pour chaque conscience, de vaincre pour
concrétiser sa liberté en s'imposant à l'autre, ou alors de mourir
pour refuser son témoignage, donc sa reconnaissance de la victoire
de l'autre.
Enfin, le quatrièn1e «J » représente l'enjeu du cont1it,
autrement dit ce pour quoi les deux consciences compétissent, ce
que nous avons reconnu plus loin comme le sujet absolu de la
dialectique.
Le déroulement de la lutte est marqué par deux étapes :
La première étape se traduit par le renoncement de l'une
des consciences à la règle du jeu, et par la peur qui s'empare de
cette conscience devant la mort.
Elle n1anifeste des signes
d'abdication et de demande de grâce. Aussi, l'autre conSCIence
accepte-t-elle l'abdication tout en accordant la grâce demandée.
D'ailleurs, elle ne peut faire autren1ent, car dans la logique de ce
conflit, la mort de l'adversaire signifierait l'échec du survivant.
Cela revient à dire que la survivance du vaincu est nécessaire pour

145
assurer à la conscience victorieuse l'objectivité de sa victoire par
sa reconnaIssance.
Mais depuis sa victoire, le maître ne fait plus que vivre
du travail et des privations de l'esclave. Quant à ce dernier, après
avoir fait l'expérience de la peur, il subit la dure épreuve de la
servitude. Il apprend ainsi à dépasser l'immédiateté par le travail et
par le refrènement de ses besoins au profit de son maître. Ainsi,
progressiven1ent, l'esclave apprend à dominer la peur de la mort,
et à se réaliser comme conscience de soi par le risque de sa vie
biologique. Quant au maître, il succombe à la peur de la mort,
parce qu'il tient à la vie biologique dont il ne peut plus se passer.
Sa conscience devient donc une conscience réduite en ce que,
tenant à sa vie, il la découvre en même temps comme aléatoire
pour la raison qu'il la doit à un autre.
Ainsi donc, l'esclave est libéré, tandis que le maître est
asservI.
Le bilan du processus révèle que la victoire de l'esclave
est d'une plus grande détermination ontologique, et cela s'explique
par deux raisons :
D'abord, l'esclave, en étant térnoin de la victoire du
maître, a vécu pleinement le témoignage de sa propre défaite. Il a
fait l'expérience de sa situation aussi profondément et aussi-

146
longuement que la peur de la mort l'y contraignait, tandis que le
maître, même au moment de sa victoire, était absent de soi. En
effet, n'oublions pas qu'il la doit à son retranchement dans la mort,
comme certains athlètes dopés qui ne prennent conscience de leur
propre victoire que dans la surprise en revenant des effets de leur
doping.
Retranché donc derrière la maxime du « vaincre ou
mourir», le maître s'était identifié à la mort au moment où
l'esclave, lui, se trouvait pleinement dans la vie, et la réclamait de
tous ses sens.
« ... il est clair que là où le maître s'est réal isé
complètement, il trouve toute autre chose qu'une
conscience indépendante; ce qui est pour lui, ce
n'est pas une conscience indépendante,
mais
plutôt une conscience dépendante. Il n'est donc
pas certain de l' être-pour-soi, comme vérité,
mais sa vérité est au contraire la conscience
inessentielle et l'opération inessentielle de cette
conscience». 138
Ainsi donc, autant la conSCience du maître a été une
conscience fugitive de sa victoire, autant la conscience de l'esclave
a été viscéralement éprouvée par l'expérience de sa propre
libération. Aussi Hegel écrit-il :
« Mais la servitude est conscience de soi,
et il
nous faut alors considérer ce qu'elle est en soi, et
pour soi-même.
138 Hegel, La phénoménologie de l'esprit, II, P. 163

147
Tout d'abord pour la servitude, c'est le maître qui est
l'essence ; sa vérité lui est donc la conscience qui est indépendante
et est pour soi, mais cette vérité qui est pour elle n'est pas encore
en elle-même. Toutefois, elle a en fait elle-même cette vérité de la
pure négativité et de l' être-pour-soi ; car elle a fait en elle
l'expérience de cette essence. Cette conSCIence a précisément
éprouvé l'angoisse non au sujet de telle ou telle chose, non durant
tel ou tel instant, mais elle a éprouvé l'angoisse au sujet de
l'intégralité de son essence, car elle a ressenti la peur et la mort, le
maître absolu. »139
Ainsi s'annonce la deuxièn1e raison de la supériorité de
la victoire réalisée par l'esclave. C'est que dans le résultat de leurs
victoires respectives, le témoin de la victoire du maître est un
témoin ontologiquement diminué.
La reconnaissance provient
d'une conscience asservie, niée, qui n'a jamais fait l'expérience de
la victoire que dans son essence représentée par le maître qui est
lui-même
conscience
inessentielle.
C'est-à-dire
représentation
abstraite du point de vue de l'esclave, et conscience fugace et
superficielle du point de vue du maître. Par contre, la victoire de
l'esclave est reconnue par une conscience de maître dans son
illusion finissante de victoire, et dans sa conscience naissante de la
valeur de cette victoire dont il découvre que sa propre expérience
en aura été illusoire.
139 Ibid. P. 164.

148
L'intérêt de
toute
cette présentation,
c'est qu'elle
permet de mettre en évidence la déterminabilité de la négation dans
le processus dialectique. Nous avons vu à cet égard que l'être de la
conscience reconnue de l'esclave est, en fin de compte, plus vrai et
plus réel, parce que sa détermination a reçu la certitude et
l'effectivité qui lui confèrent un statut ontologique qui le fait
échapper à la vacuité de la représentation abstraite. C'est un être
qui s'est développé intégralement en vivant profondément la
négation dans
l'expérience
entière
de
son état
servile.
La
conscience
du
maître
s'est accordé
des
raccourcis.
En
se
retranchant dans la mort, la victoire qu'a remportée le maître a été
une victoire abstraite. Aussi manque-t-elle de détermination et de
profondeur ontologique.
Mais de cette présentation, il faut tirer une deuxième
conclusion.
C'est que l'esclave ne finira certainement pas l'Histoire.
Lui
comme
le
nlaître
ne
sont
que
des
figures
dans
le
développement de l'esprit. La victoire du maître comme celle de
l'esclave
sont des
moments
dans
ce
développement.
Elles
constituent des expériences différentes certes, mais toutes les deux,
elles sont provisoires en ce sens qu'elles répondent de situations
particulières, et tendent vers un enjeu extérieur qui est la finalité
de toutes les particularités.

149
Voilà donc posé le problème de la fin de l'Histoire.
Peut-être se pourrait-il que l'esclave réalise l'Etat. Mais quand
même en serait-il ainsi, il ne lui serait pas possible de terminer
l'Histoire,
car l'Etat lui-même,
quoiqu'il soit un but dans
l'Histoire, en ce sens qu'il est l'objectif voire la fin des peuples
dans l'Histoire, est en cela même un phénomène historique,
autrement
dit
une
détermination
de
l'esprit
dans
son
développement.
Par ailleurs, l'Etat comme but dans l'Histoire, et l'Idée
comme sujet absolu de la dialectique historique, cela invite à nous
poser la question du rapport de l'Etat à l'Idée absolue.

150
3 - Examen de la critique marxiste de l'Idée
Les adversaires de Hegel avaient prétendu que Hegel
avait érigé la réalité en abstraction. Ainsi Marx avait-il écrit contre
la méthode hégélienne :
«Ma méthode est, par sa base, non seulement
différente de la méthode hégélienne, mais même
son contraire direct. Pour Hegel, le processus de
la pensée qu'il transforme même sous le nom
d'Idée, en un sujet indépendant, est le démiurge
de la réalité qui ne constitue plus que son
apparence extérieure.
Pour moi inversement,
l'idéal n'est rien d'autre que le matériel traduit et
transposé dans la tête des hommes». 140
Nous pensons avoir élucidé ce point en affirmant le
sujet absolu du mouvement historique dans l'Idée. Quant à l'Etat
dans son rapport à l'Idée, rappelons-nous que pour Hegel, l'Etat
est:
« la réalité en acte de la liberté concrète ». 141
Voilà donc qui est clair pour que nous comprenions que
l'Etat hégélien n'est pas un idéal. La philosophie n'a pas à
prescrire
ce
qui
doit
être
elle
oeuvre
seulement
à
la
compréhension de ce qui est. C'est, en tout cas, ce que pense
Hegel de l'Etat dans sa philosophie du droit. Et il écrit par ailleurs
«Concevoir ce
qui est est
la tâche
de
la
philosophie, car ce qui est, c'est la raison ». 142
140 K. Marx, Critique de l'économie politique (préface)
141 Hegel, Principes de
la philosophie du droit, paragraphe 260.
142 Ibid. Préface, p. 31

151
L'Etat est donc la liberté réalisée. Aussi la liberté dans
l'Etat ne peut-elle épuiser le contenu concret de l'Idée, sinon il n'y
aurait plus des Etats,
mais un Etat des Etats,
et cela ne
correspondrait plus au concept de l'Etat hégélien qUI est un
individu souverain parmi d'autres individus souverains.
« L'Etat a C.. ) ce côté d'être la réalité immédiate
d'un peuple singulier et déterminé naturellement.
En tant qu'individu isolé, il est exclusif envers
d'autres individus de la même espèce. Dans leur
rapport, l'arbitraire et le hasard ont lieu, parce
que l'universel du droit doit seulement être entre
eux, mais n'est pas réel, à cause de la totalité
autonome de ces personnes }) 143
Chaque Etat est libre pour soi. Hegel, sur ce point, ne
partage pas la conception kantienne d'un état de droit universel
dont les Etats seraient membres 144 . Il a pour sa part une
conception autonomiste et atomistique de l'Etat. Les Etats sont des
entités autonomes, des individualités irréductibles en relation de
reconnaissance mutuelle; et ces relations n'excluent pas la guerre.
Comme volonté divine et comme esprit dans le monde
145, l'Etat ne saurait épuiser la substance de cette volonté divine et
de cet esprit, parce qu'il est justement trop petit pour qu'il soit
possible à Dieu d'y réaliser toutes sa volonté.
143 Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques « 0 éditon, Parag. 545
144 Hegel, Principes de la philosophie du droit, paragraphes 3333 et 334.
145 Claude Bruaire, « Etat hégélien etr société sans classe », in Hegel et Marx: la
politique et le réel, Publication de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de
Poitiers, 1969 - 1970.

152
La liberté donc comme aspiration de l'esprit ne peut
s'achever dans sa réalisation par le droit. Et à ce propos, Eric
Weil, en insistant sur le caractère historique de l'Etat, nous fournit
un argument sur sa finitude et son incomn1ensurabilité par rapport
à la liberté comme exigence de l'esprit.
« .,.
Rien
n'emportera
la
conviction
aussi
longtemps (.. ) qu'il ne sera pas démontré que
l'Etat ébauché par la philosophie du droit est lui-
même pour Hegel un phénomène historique,
historique
non
seulement dans
ce
sens que
chaque Etat vit dans 1'histoire, mais dans cet
autre que la forme même de l'Etat n'est qu'une
forme passagère, forme qui, en ce moment n'est
pas dépassé par l'esprit, mais qui n'est pas non
plus indépassable et définitive. » 146
Les peuples réaliserai~nt-ils des Etats au sens hégélien
du terme que ces derniers, pour autant, ne seraient rien de plus que
ce qu'il est matériellement possible de réaliser de la liberté.
L'Etat est donc seulement le degré de réponse qu'il est
possible au monde de fournir à la demande infinie de l'esprit qui,
en tant qu'aspiration à la
liberté, est le véhicule par quoi se
développe l'Idée. Quant à cette dernière, elle est en transcendance
à l'ensemble des Etats et des peuples, quoique ceux-ci en soient les
manifestations et les moments du développement. D'ailleurs, ce
point ressort de l'une des trois caractéristiques que Hegel reconnaît
à l'idée même de l'Etat:
146
Eric Weil, Hegel et Marx (cinq conférences), Vrin, Paris, 1970, 3 éditon, p. 74.

153
« L'idée de l'Etat
a) - possède une existence immédiate et est l'Etat
individuel comme organique se rapportant à soi-
même. C'est la constitution du droit politique
interne.
b) - Elle passe à la relation de l'Etat isolé comme
les autres Etats. C'est le droit externe.
c) - Elle est l'idée universelle comme genre et
comme
puissance
absolue
sur
les
Etats
individuels, l'esprit qui se donne sa réalité dans
le progrès de l' Histoire universelle». 147
La troisième caractéristique détermine bien les limites
de l'Etat par rapport à l'infinité de l'Idée, et du même coup, relève
la nature de l'Idée comme tendance. Ce qui est en question dans
l'Etat, la liberté, présente un au-delà de soi qui se perd dans
l'infinité de la liberté absolue. D'ailleurs, si l'Idée représente
l'infini de la liberté, Hegel ne conçoit pas cet infini dans une
perspective moniste, mais au contraire, dans une perspective
mobilis te qui fait que cet infini s'exprime en devenir, se traduisant
par une infinie détermination, et non en un être plein et éternel qui
soit dans une indétermination absolue.
Ici donc, nous nous apercevons une fois encore que
Hegel
ne
fixe
pas
de
terme
à
l'Histoire.
L'Histoire
est
développement absolu de l'esprit, un développement auquel l'Idée
147
H l '
ege , op. Cit. parag. 259.

154
n'est pas extérieure 148, malS sin1plement transcendante, comn1e
principe de finalité. Or n'est-ce pas cela l'idéalité?
L'idéalité est l'expression du lointain qui
finalise
l'immédiat.
Elle
est
principe
de
médiation,
au
point
que
l'immédiateté de la matière sans ce principe est coupée de toute
possibilité de dépassement, réduisant la matière à une éternité sans
mouvement.
C'est donc dire que le développement de la matière
s'ordonne nécessairement à l'idéalité de l'Idée dont la liberté
représente le concept, et qu'ainsi, l'Idée n'a rien d'« indépendant »,
c'est-à-dire d'irréel ou d'abstrait. A propos de la réalité de l'Idée,
Hegel écrit:
« Quant au point de vue C••. ) pour qui l'Idée ne
vaut que dans ce sens restreint de représentation
de l'opinion, la philosophie lui oppose cette vue
plus vraie que rien n'est réel que l'Idée et alors,
il s'agit de reconnaître dans l'apparence du
temporel et du passager, la substance qui est
immanente et l'éternel qui est présent. » 149
Il va sans dire alors que dans la dialectique du maître et
de l'esclave, c'est l'Idée, de par son contenu de liberté, qui finalise
la lutte. Aussi est-ce pour et par l'Idée que le maître vainc la mort,
148
« Il est vrai que Hegel fait de l'idée le principe de toute réalité, mais il faut le
comprendre. Il s'agit d'un principe interne et immanent, non d'un fondement antérieur. »
in Georges Noël, La logique de Hegel, Vrin, 1967, p. 12.
149
Hegel, Principes de la philosophie du droit, Préface, p. 30.

155
ne voyant rien d'autre que son contenu de liberté à laquelle il veut
élever sa propre subjectivité.
Mais le maître ignore que sa liberté ne peut être
réellement objective que dans le seul contexte où toutes les
consciences,
y compris
celle
qu'il
veut asservir,
sont des
consciences libres, c'est-à-dire dans l'unité de l'esprit absolument
réfléchi.
L'Idée, c'est l'absolu qui est un et unique, et qui, ne
pouvant se donner identique et entier dans l'expérience, se divise
contradictoirement pour se donner à conquérir à l'esprit. Cela
explique la nécessité pour l'esprit, comme esprit un dans son être
le plus intime, de se déchirer en se divisant à l'infini pour se
soumettre à la mesure de cet infini qu'il veut atteindre. Aussi,
l'exigence infinie de liberté dans l'esprit, c'est l'épreuve de soi
pour l'absolu.
Tout cela montre que le monde est en pénurie de
réponse devant l'exigence infinie de l'esprit. C'est pourquoi
l'identité
ne
peut
être
que
représentation,
c'est-à-dire
une
conversion idéale dans
laquelle
l'expérience
est absolument
épuisée, et toutes les oppositions réduites.
Or le problème du matérialisme, c'est, paradoxalement,
de croire possible d'arrêter dans la n1atière la condition de son

156
développement, c'est-à-dire la contradiction, et de penser que
l'expérience puisse s'épuiser dans la matière. Les marxistes ont
pensé séparément la dialectique de la matière et l'Idée. Aussi ne
pouvaient-ils voir qu'une erreur là où Hegel, selon eux, les avait
confondues. Au contraire, ils ont pensé comme identiques et
superposables l'expérience et la matière. Et là aussi on comprend
qu'ils aient vu une erreur là où Hegel les avait dissociées.
Rappelons-nous que l'Histoire est l'effort de synthèse
des pôles contradictoires de la .matière et de l'esprit. Ici, précisons
avec Hegel que ces deux pôles représentent respectivement
l'extériorité et l'intériorité.
L'intériorité, c'est l'esprit dans sa progressIon vers
l'identité, autrement dit dans sa tendance à la liberté qui est
l'expression du fait qu'il est sujet. Et l'extériorité, c'est l'esprit
aliéné dans la matière, en tant qu'il est objet donné à soi pour être
nié.
Le mouvement dialectique de l'Histoire n'est donc pas
un n10uvement abstrait, puisque c'est de l'opposition de l'esprit à
la matière qu'il part. Et la matière, Hegel la conçoit dans les
passions, de sorte que les pôles contradictoires du mouvement
historique, c'est l'idée d'une part, et de l'autre les passions:
«Ainsi deux éléments interviennent (... ) : l'un
est l'idée, l'autre les passions; humaines; l'un
est la chaîne, l'autre la trame du grand tapis qui

157
constitue l'Histoire universelle étendue devant
nous ». 150
Nous avons déjà traité du rôle des paSSIOns 151 et des
intérêts particuliers des hommes dans l'Histoire. Les grandes
actions de l'Histoire n'ont pu se faire sans passion. On voit donc
que sur la place de la matière dans la dialectique de l'Histoire,
Marx n'a rien inventé. Tout simplement chez lui, à la différence de
Hegel, la détermination de la matière épuise l'expérience, de sorte
qu'il voit dans la matière la possibilité de sa conversion à
l'Identité. D'où l'Idée absolue lui paraît une illusion, et la méthode
hégélienne une trahison du projet de l'Histoire.
Aussi Marx avait-il promis d'orienter l'Histoire du bon
côté en réduisant les contradictions en une synthèse effective dans
laquelle l'idée et la réalité ne feraient qu'un ici-bas. En d'autres
termes, ce que Marx pensait, c'était que la contradiction de la
matière parviendrait à se transforn1er en identité dans la matière.
Et puisque la négation de la matière correspond à l'aliénation de
l'être humain, l'affirmation qui surgirait des contradictions de la
n1atière correspondrait à l'affirn1ation de l'homme, c'est-à-dire à la
réalisation de l'homn1e total, créateur de sa propre Histoire. Ainsi
150 Hegel, Leçons sur la philosophie de 1'histoire, p. 31.
151
Sur la passion Hegel écrit : « J'entends (... ) ici d'une manière générale, l'activité de
l'homme dérivant d'intérêts particuliers, de fins spéciales ou, si l'on veut, d'intention
égoïstes, en tant que dans ces fins, il met toute l'énergie de son vouloir et de son
caractère en leur sacrifiant d'autre chose qui pourrait être aussi une fin, ou plutôt leur
sacrifiant tout le reste. » in Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, p. 31.

158
la barrière des classes sociales se lèveraient, et conséquemment,
l'Etat, appareil de domination, disparaîtrait.
Mais sur quoi, ou sur qui comptait Marx pour remplir
cette n1ission ? - sur la prise de conscience du prolétariat,
autrement dit de la catégorie exploitée des hommes 152.
Le prolétariat serait donc l' instrun1ent de la suppression
du dualisme de l'homme privé et du citoyen, c'est-à-dire l'Etat qui
est justement le levier de ce dualisme.
Et dans ce projet,
l'optimisme de Marx partait d'une croyance en la bonté historique
du prolétariat. Les prolétaires orienteraient de bon coeur l'Histoire
dans une direction tout à la faveur de l'humanité entière qui
jouirait paisiblement du fruit de son travail. Or tout le problème de
la doctrine marxiste, semble-t-il, se noue autour de ce point.
«Marx reste inconsciemment conscient de la
difficulté du problème de l'exploitation, puisqu'il
n'en voit de solution que dans une conjoncture
historique-sociologique
particulièrement
favorable (développement et crise du capitalisme)
dominée par le rôle démiurgique d'une classe
exceptionnellement douée de « bonté» historique,
le prolétariat industriel. (... )
D'où immanquablement, la grande question: le
prolétariat fait-il le poids historique pour faire
basculer
du
«bon
côté»
le
développement
humain ? Est-il à ce point différent par la
conscience «et l'efficience de toutes les autres
classes opprimées ayant existé ? Marx a-t-il
152
K. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, l, p. 83

159
chargé le prolétariat d'une espérance pratique ou
d'un rêve messianique ?l53
Il Y a donc implicitement dans le marxisme l'espérance
tout à la fois d'une crise du capitalisme et de l'avènement d'un
prolétariat universel porteur du message et sujet de l'action qui
abolissent toutes les contradictions. Or si la crise du capitalisme
était inévitable, on ne peut dire que le prolétariat n'ait pu à travers
1'Histoire avoir le ten1ps de jouer son rôle. Aussi l'incapacité de la
doctrine n1arxiste à honorer ses engagements est évidente au
constat de l'Histoire qui, il faut bien le dire, n'a pas correctement
rempli le schéma révolutionnaire tracé par Marx.
«Nulle part le prolétariat n'a pu remplir sa
mission (historique). Pour croire qu'il remplit
cette mission,
il faut transférer l'essence du
prolétariat hors du prolétariat réel, sur le parti. Il
faut confier au parti la mission du prolétariat. »l54
Il est aussi évident que les partis socialistes que nous
connaissons dans l'Histoire restaurent l'Etat dans les faits au
moment même où la doctrine marxiste le supprime. C'est dire que
la conception théorique de cette suppression n'est elle-même
qu'une
représentation très
abstraite de
la dialectique et de
l'Histoire.
153
Edgar Morin, Introduction à une politique de l'homme, Edition du Seuil, 1965, p.
2I.
154 Ibid. P. 22.

160
Ainsi évolue-t-on,
dans
le
cadre
des
démocraties
populaires, en proclamant :
« le pouvoir est pour le peuple et par le peuple »,
alors même qu'on soumet ce peuple à la dictature de quelques-uns,
comme dans le cas de la Russie où Edgar Morin fait remarquer :
« La collectivisation des moyens de production a
été une étatisation qui
n'a pas empêché la
domination de l'homme sur l'homme ».155
Partout donc, le prolétariat dont Marx avait prédit la
venue reste perpétuellement dans l'attente de son rôle, alors même
que concrètement, l'Histoire suit son cours dans cette même
direction que Marx avait promis de modifier.
Il faudrait alors reconnaître que pour les sociétés, la
nécessité du politique s'accompagne inévitablement des conditions
pratiques de son exercice, c'est-à-dire le pouvoir, et peut-être aussi
de ses défauts.
« On a peine à imaginer une société dépourvue
des conditions pratiques de la politique avec tous
les
défauts
que
cela
implique
(... ) Il
faut
reconnaître
aux
conditions
du
politique,
conditions d'un Etat, d'un pouvoir, d'un régime,
d'une
nation,
un
déficit
probablement
irréductible. »156
Au sein des peuples du monde, naissent des régimes et
des Etats qui se succèdent à la faveur d'innombrables révolutions
155Ibid. P. 22
156 Claude Bruaire, « Etat hégélien et société sans classe », op. cit.

161
sans pour autant que tous les hommes dans une même société
parviennent à se
satisfaire
ensemble
de
solutions
politiques
définitives ni de répartitions équitables du fruit de leur travail.
«( '"
) l'inégalité règne toujours, sous d'autres
formes, s'il le faut : chassée par une extrémité du
problème politique, elle est revenue par l'autre.
Traqués,
emprisonnés,
exécutés,
les
maîtres
d'hier n'ont pas plus tôt disparu qu'à leur place
ont surgi de nouveaux maîtres parmi ceux-là
mêmes que la révolution avait armés. »157
Il faut donc convenir que tout ordre politique est l'ordre
d'un pouvoir politique, d'un régime, d'un Etat. Ce qui change, ce
sont les hommes qui exercent le pouvoir, ou les régimes dans
lesquels s'exerce le pouvoir, mais ce n'est pas le fait du pouvoir,
qui est inhérent à la société, au point que
« vouloir abolir toute forme de pouvoir politique,
c'est
mépriser
la
liberté
pour
installer
la
violence, assurer son règne». 158
Cela revient à dire qu'accuser l'Etat, sous quelque forme
qu'il soit, d'exister en réclamant sa non existence, c'est, d'une
certaine
manière,
en appeler
à
un
nouvel
état
de
nature.
Essentiellement, l'ordre politique répond d'un pouvoir politique.
Aussi la question qui ne soit pas insensée à poser quant à la forme
d'organisation des sociétés est la question des conditions d'exercice
157 Jacques Rolland de Renéville, Voyage au centre du monde (essai
de philosophie
politique) Editons antropos, 1975, Paris, P. 12
158
Claude Bruaire, La raison politique, Fayard, 1974, P. 13?

162
du pouvoir pour assurer un ordre politique où règne la liberté. Et à
la réponse que donne Claude Bruaire à cette question, on mesure
tout à la fois l'importance du pouvoir politique et la délicatesse à
laquelle s'ordonne l'exercice de la force dont il s'assortit : «Le
pouvoir ne doit être que force ni sans force. »
«Pour durer, un pouvoir doit s'approcher de
cette position centrale, à égale distance, sans
devenir faiblesse. Et il doit démeurer force, sans
rejoindre la position extrême, aux côtés d'un
partenaire, d'une catégorie sociale, sans devenir
violence »159
Mais revenons plus simplement au caractère inévitable
du pouvoir politique. Le supprimer, c'est supprin1er la seule
possibilité d'assurer l'ordre social, quelqu'inégal soit-il. De se fait,
l'enjeu du n1atérialisme historique nous apparaît comme un idéal,
n1ais un idéal en négation de soi et réduit à une immédiateté de la
matière dont le dépassement, à moins d' inventer un terme magique
qui en fait une abstraction utopique, est pratiquement impossible.
La doctrine de Marx se défiait de l'idéal :
« ... le communisme n'est pour j nous ni un état
qui doit être créer ni un idéal sur lequel la réalité
devra se régler» 160
Par ailleurs, en s'élèvant contre l'Idée comme enjeu de
la philosophie spéculative, Marx prétendait la suppripmer de même
159
Ibid. P. 23-24
160 Marx, L'idéologie allemande, Editions sociales, 1968, p. 64.

163
que la philosophie : le devenir- philosophie du monde devrait se
transformer, selon lui, en devenir- monde de la philosophie.
Tout cela revient à dire qu'il est impossible de
supprimer l'opposition de l'homme à 1'homme sur laquelle Hegel
avait tant insisté en se rendant à l'évidence de son caractère
essentiel et inévitable.
La résolution du conflit économique
n'entame en rien le conflit politique, le dualisme de l'homme privé
et du citoyen. Il n'y a que dans les moments de «détresse
intérieure ou de péril extérieur» que l'unité comme principe
suprême de l'Etat se réalise. C'est alors donc que l'unité de l'Idée
comme négation de la négation transparaît et que l'Histoire révèle
l'Idée authentiquement.
Mais hormis ces pages blanches de
l'Histoire,
le
mouvement
historique
est
un
mouvement
essentiellement contradictoire, sans fin programmée, où se miroite
l'Idée. 161
Dans le mouvement dialectique donc, il est question
de l'Idée qui s'auto-détermine. Aussi la liberté comme contenu
concret de l'Idée est le sujet absolu de l'Histoire. On le voit
d'ailleurs dans l'expérience que si l'Histoire est la réalisation de la
politique, le mouven1ent historique est constitué par le processus
dialectique des intérêts comn1e ensernble des donnés subjectifs
concourant à la préson1ption de la liberté. Or là où il y a intérêts, il
161
Hyppolite, Etude sur Marx et Hegel, Librairie Marcel Rivière et Cie, Paris, 1955, P.
32

164
se trouve inévitablement qu'il Y a opposition et résistance, au point
que l'égalité n'est que présomption théorique, conquête, mais
jamais acquisition pour tous.
«Supprimer les inégalités, s'attaquer à l'ordre
établi,
c'est
provoquer
la
résistance
des
privilégiés. La politique apparaît ici l'ensemble
des combats entre insatisfaits et nantis, ceux-ci
pour conserver, ceux-là pour partager. »162
Aussi
l'Histoire
des
peuples,
c'est
la
suite
des
médiations de leur liberté, autrement dit la poursuite de leur
libération.
« L'Histoire universelle (.. ) représente la marche
graduelle de l'évolution du principe dont le
contenu est la conscience de liberté. » l63
De tout ce développement sur l'Idée absolue, nous
retiendrons que l'Idée n'est pas une abstraction au regard du
mouvement
dialectique
de
l'Histoire.
Elle
n'est
pas
un
épiphénomène
que
Hegel
a voulu
sur-ajouter
au processus
historique. Elle est bien réelle, et a sa place dans la dialectique, car
c'est elle qui se développe dans toute la dialectique de l'expérience
dont il faut comprendre qu'elle ne s'épuise pas dans la matière.
Le mouvement historique est le mouvement de l'Idée.
Et dans ce mouvement, l'Idée représente un pari qui n'est jamais
gagné, étant donné que la liberté est conquête, mais qui n'est
162 J. Rolland de Renéville, op. cit. P. 12.
163 Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, p. 52

165
jamais non plus totalement perdu, puisque les peuples et les Etats
font sans cesse, ne serait-ce que partiellement, l'expérience de
cette liberté.
L'Idée, c'est donc l'étoile polaire, la boussole du
progrès de l'Histoire, ce en quoi elle est, ainsi que nous l'avons
vu, le sujet absolu de la dialectique historique. Comme telle, elle
est, dans sa forme concrète de liberté, l'aspiration des peuples qui
finalise le but qu'ils se donnent de réaliser leur souveraineté, et de
la conserver.
C'est ainsi qu'en partant de cette conclusion, nous
aurons recours à deux instruments pédagogiques de présentation
pour mettre en évidence le critère de la responsabilité dans
l'Histoire.
4 - La problématique de la responsabilité africaine
dans l'Histoire
Nous savons à présent que le liberté est le sujet absolu
de l'Histoire, et qu'à tout n10ment du développement historique, ce
sujet s'investit dans des individualités qui sont des peuples. C'est
dire que la liberté, à tout moment historique, se particularise dans
des sujets qui tentent de convertir leur subjectivité en objectivité.
Nous savons que la conversion recherchée finit elle-même en
réduction.

166
Il va donc sans dire que dans toute l'expérience
historique, le peuple, au sens où il est présomption de liberté, doit
manifester quelque chose qui soit le témoignage de ce qu'il assume
sa présence dans l'Histoire comme sujet. Autrement dit, il doit
répondre de lui-même pour justifier sa présence comme sujet dans
1'Histoire.
Dans cet exposé, nous allons esquIsser deux concepts
qui nous permettront de rendre plus simplement et plus clairement
l'idée de ce que nous disions plus haut sur la place de la
« responsabilité» dans la justification de l' être-sujet-historique d'un
peuple. Et nous tenons à signaler que le cas africain apparaîtra ici
pour illustrer ces concepts.
a) Histoire participative et Histoire active :
Le premier concept est négatif. Il renvoie à l'idée d'une
histoire passive, ou par initiation. C'est l'idée d'une historicité
morte, c'est-à-dire d'un vécu humain sans conscience manifeste de
SOl. L'esprit est ici dans le mode de l'en-soi, totalement clos sur
son être-là.
Concrètement,
il éprouve
la liberté comme la
substance d'un sujet étranger.
Dans ce cas donc, il n'y a pas de sujet, il y a seulement
un objet pour l'Histoire. Et cet objet est à la limite réduit à
l'instrumentalité, tout à la merci et à la cause de l'initiateur, c'est-

167
à-dire le sujet, qUI s'en sert pour la réalisation de ses propres
intérêts.
Le deuxième concept est, quant à lui, un concept
positif. Il renvoie à l'idée d'une Histoire active, ou par initiative.
C'est l'idée d'un vécu humain actif dont la présence s'assun1e.
Il Y a là effectivement un sujet historique qui agit par
SOI sous des motivations qui lui sont propres. C'est dans un tel
sujet que se forme l'esprit du monde.
On
voit
ainsi
que
ce
deuxième
concept
a
une
compréhension qui témoigne de « responsabilité».
Il faut voir à présent le rapport de l'Afrique Noire à
l'Histoire à la lumière de ces deux concepts.
b) Les étapes de l'Histoire de l'Afrique Noire.
Jusqu'à aujourd'hui, on peut reconnaître trois grandes
étapes dans le vécu historique africain.
- Sur la période pré-coloniale, les historiens, notamment
Joseph Ki-Zerbo et Ibrahima Baba Kaké,
nous donnent de
précieuses informations :

168
A part la façade méditerranéenne du continent, que
Hegel rattache à l'Europe, l'Afrique, généralement inhospitalière à
cause de difficultés naturelles, climat et relief,
«se dérobe
vers l'Est pour s'adonner à sa
solitude».I64
Aussi va-t-elle demeurer fermée pour longtemps à la pénétration
étrangère.
Mais de ce silence et de cette solitude, nous ne devons
pas déduire que l' Afrique Noire en cette époque n'était pas habitée
et animée par une vie de civilisations.
Sans nous attarder sur le processus de l'évolution
humaine à pqrtir de l'Afrique Noire, savamment expliqué par les
chercheurs grâce aux techniques modernes d'investigation du
passé,
contentons-nous
de
relever
les
formules
telles
que
« L'Afrique, berceau de l'humanité» 165, «L'Afrique, patrie de
l'homme» 166 . qui sont suffisamment révélatrices de l'importance
du
rôle joué par
le
continent africain dans
l'évolution de
l'humanité. Et à cela, nous ajouterons sans redondance, pour
souligner l'intensité de la vie des civilisations de l'Afrique pré-
coloniale, une mention sur l'art préhistorique africain dont Joseph
Ki-Zerbo affirme
164 Ibrahima Baba Kaké, « L'Afrique, berceau de l'humanité », ABC, 1977, Paris, P. 9
in Histoire générale de l'Afrique, Volume 1.
165 Titre de l'ouvrage d'Ibrahima Baba Kaké, op. cil.
166 Ki-Zerbo (Joseph), op. cit. P. 40.

169
« qu'il a imposé en son temps un dominium au
moins aussi important que la musique de source
négro-africaine dans le monde d'aujourd'hui ».
167
Ainsi, nous pouvons nous faire une idée des ancêtres
africains de l'homme actuel qui n'ont rien des sauvages que leur
ont substitués les récits des négriers, missionnaires et autres
représentants des intérêts des puissances coloniales.
L'Afrique n'était donc pas simplement habitée, elle
avait aussi une vie culturelle intense. Encore faut-il signaler
l'existence dans cette période pré-coloniale africaine des empires et
des royaumes, témoins d'organisations politiques et militaires.
Nous nous limiterons en cela à ceux que présente Le Monde
contemporain dans la partie occidentale du continent.
Ainsi, au sujet de l'empire du Ghana (du VIIlè au Xè
siècle), il est dit ceci :
«C'est le premier empire noir historiquement
connu
de
cette
région.
Les
vestiges
archéologiques de Koumbi-Saleh,
la capitale,
attestent du niveau économique, technique et
culturel de cet empire. Ibn Khaldoun mentionne
que Koumbi-Saleh était une des plus grandes
villes du globe à cette époque. Et El Bekri
signale qu'elle comprenait deux agglomérations,
l'une musulmane et marchande, et l'autre royale
et animiste, les deux étant séparées par une
grande avenue.
167 ibid. P. 57.

170
D'après
les
fouilles,
des
maisons
en
blocs
schistes et en bois d'acacia ont été édifiées avec
des murs dressés à angle droit.
Le sol des
chambres était minutieusement dallé avec de
grandes plaques de schiste. Le palais royal de
Koumbi-Saleh
était
paré
de
sculptures,
de
peintures, et possédait des fenêtre vitrées». 168
Quant à l'empire du Mali (XIIlè siècle),
« Il fut développé par Soundiata Kéita et porté à
son
apogée
par
Kankan
Moussa.
Soundiata
développa l'agriculture et le tissage du coton
dans son empire, et il fit connaître la paix et la
prospérité.
Ibn Batouta qui avait visité le Mali en a laissé
une description dans laquelle il insiste sur la
sécurité absolue des routes et sur le faste des
cérémonies du palais impérial.
Cet
empIre
entretenait
des
relations
diplomatiques avec le Maroc, le Portugal, le
Bornou et l'Egypte,
et
il
était
le
principal
fournisseur d'or du monde arabo-berbère, et les
villes-frontières du désert, Oualata et Teghazza
étaient d'importants centres douaniers où les
gouverneurs noirs prélevaient des taxes précises
sur le trafic ». 169
Il Y avait aussi l'empire de Gao, fondé à la fin du XVè
siècle, et qui connut son apogée avec l'Askia Mohamed ; de même
que l'en1pire du Kanem-Bornou qui fut à son apogée aux environs
de 1600. 170
168 Le monde contemporain, Collection Hatier, pp 624-634.
169 ibid.
170 ibid.

171
Enfin, la partie occidentale de l'Afrique avait connu des
organisations politiques de tailles moins importantes que les
précédentes : les royaumes mossis, ashantis, et les trois royaumes
nigériens d'Ifé, d'Oyo et Bénin. l7l
En ce qui concerne l'organisation et le génie militaires
des Africains, il faut se reporter à la fabuleuse histoire des
résistants africains tel Samori Touré. 172
Voilà
donc
quelques'
indications
sur
la
période
précoloniale de l'histoire africaine. Nous pouvons dire que cette
période témoigne d'histoire active, et cela malgré la traite négrière
qui avait été entamée bien longtemps avant l'exploitation coloniale
du continent.
Dans cette période donc, l'Afrique a connu une vie et
un rayonnement autonomes largement et profondément intégrés
dans l'Histoire des hommes dont elle est incontestablement le lieu
d'émergence.
Mais qu'en est-il de la deuxième période, la période
coloniale?
Rappelons, à propos de cette étape, que nous avons déjà
traité des motifs et des manifestations de l'exploitation coloniale
l7'ibid
172
Ibrahima Baba Kaké, Les grands résistants, ABC 1977, Paris, PP. 29, 30 et 31 in
Histoire générale de l'Afrique, Volume 9

172
qui, elle-même, a commencé avant l'implantation de l'Europe en
Afrique. Il nous suffira donc ici de quelques grands traits pour
caractériser cette époque du vécu africain.
Le titre du chapitre IX de l'ouvrage de Joseph Ki-
Zerbo, «L'invasion du continent : l'Afrique arrachée aux Africains »,
résume très nettement le sort historique de l'Afrique en cette
période.
Les Européens ont envahi l'Afrique pour se la partager.
Mais en arrachant l'Afrique aux Africains, c'est aussi leur histoire
que les ravisseurs confisquèrent. Et désormais, cette histoire
africaine ne sera plus qu'un appendice de l'histoire des puissances
coloniales. Ainsi le Sénégal sera l'oeuvre de Faidherbe, et le
Congo, celle de Brazza.
Dès cet instant donc, les Africains furent contraints
d'arrêter leur propre histoire pour servir à développer celle des
métropoles. 173Aussi, partie intégrante du champ d'action des
puissances coloniales, l'Afrique ne fait plus que suivre ses maîtres
sur l'itinéraire de leur histoire. 174
173
Elikia M'bokolo exprime cette idée en écrivant qu'avec la venue des Européens,
l'Afrique a changé d'histoire, ce qui voudrait dire qu'elle a quitté la période active de
l'Histoire.
174
Au sens où les puissances se partagent la responsabilité de l'Histoire au détriment du
continent africain.

173
Cette période est donc celle de l'autonomie et de la
responsabilité africaines dissoutes, période de la chosification des
Noirs réduits aux intérêts économiques, militaires, politiques et
culturels des Européens. La seule signification qu'on leur donne
est strictement énergétique, comn1e ce fut le cas pendant la traite.
Ici, on voit nettement que l'Afrique est en dehors de
l'Histoire active.
Or des gens se plaisent souvent à mettre la participation
de l'Afrique aux deux guerres mondiales de la première moitié de
ce siècle au compte des Africains, en perdant justen1ent de vue que
cette participation n'avait rien d'actif du point de vue propren1ent
africain. D'ailleurs, la vérité est que les Européens s'étonnèrent
que les Noirs aient pu croire qu'ils n'étaient pas étrangers à la
cause qu'ils défendaient pendant ces guerres.
« Et ces troupes africaines des colonies dont on
eût pu attendre qu'elles se dérobassent à la tâche
qu'on
leur
assignait
montrèrent
en
toutes
circonstances un héroïsme magnifique. » 175
Enfin, sur cette période non active pour l'Afrique, nous
dirons avec Frantz Fanon:
« Le colon fait l'histoire et sait qu'il la fait.
Et
parce qu'il se réfère constamment à l'histoire de
sa métropole, il indique en clair qu'il est ici le
175
H. Geoffroy. t J. Dumond (rapport sur le portrait moral de troupes africaines au
combat en 14-18) in Histoire générale de l'Afrique, Tome VII.

174
prolongement de cette métropole. L'histoire qu'il
écrit n'est donc pas l'histoire du pays qu'il
dépouille, mais l'histoire de sa nation en ce
qu'elle écume, viole et affame.
L'immobilité à laquelle est condamné le colonisé
ne peut être remise en question que si le colonisé
décide
de
mettre
fin
à
l'histoire
de
la
colonisation, à l'histoire du pillage, pour faire
exister l'histoire de la nation, 1'histoire de la
décolonisation». 176
Mais peut-on dire du colonisé lui-même qu'il a encore
conscience de la substance spirituelle qu'il est? Est-il encore prêt à
répondre à l'exigence de liberté qu'il porte ? Enfin, perçoit-il la
nécessité de mettre fin à son état de colonisé?
Hegel n'a pas laissé ces questions sans réponse : la
liberté est une nécessité en tout être humain, un appel ininterrompu
qui, même lorsqu'il n'en a pas clairement conscience, reste à
l'affût et guette l'instant de son surgissement de sous le boisseau de
la servitude. 177
Aussi, pour le colonisé qUI avait perdu de vue sa
substance d'être libre, en qui s'était voilée la conscience de l'être
dont la nécessité est d'être libre, et qui s'était par conséquent
familiarisé à l'idée que seul l'autre, c'est-à-dire le Blanc, pouvait
176
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, coll. Maspéro, paris, 1979, P. 18.
177 « La conscience ultime à laquelle tout se ramène est celle de la liberté humaine ; et
même
si
les
individus
n'en
sont
pas
conscients,
elle
démeure
comme
leur
présupposition» in Hegel, La raison dans l'histoire, paris, 10-18 et Plon, 1965,
Traduction Papaioanou, pp. 80-81.

175
et devait être libre, le moment viendra de secouer le joug. Aussi le
fait-il le moment venu. Et ça ne le surprend nullement sauf peut-
être en ce qu'il a mis du temps à comprendre que sa situation
antérieure n'était qu'une figure de l'évolution ontologique. Il
découvre et réalise donc sa dimension de sujet dans l'Histoire dont
son état de colonisé avait rendu pressant le désir de s'affranchir; de
sortir des oripeaux du Nègre soumis qui donnait généreusement sa
force et ses biens pour enrichir ses maîtres, et son sang et son
courage pour les défendre ?
Et c'est en ce moment-là qu'il se rend compte qu'au
fond de lui-même, il n'avait jamais accepté réellement d'être
asservi par l'autre.
« .•• au plus profond de lui-même, le colonisé ne
reconnaît aucune instance. Il est dominé, mais
non domestiqué.
Il est infériorisé,
mais non
convaincu
de
son
infériorité.
Il
attend
patiemment que le colon relâche sa vigilance
pour lui sauter dessus. »178
Tout cela pour dire que les aspirations africaines à
l'indépendance consacrent une étape importante dans l'Histoire.
C'est la nlpture d'avec la période de servitude et d'aliénation
historique ! Et c'est même une période historique pleinement
africaine dans le monde qui s'annonce, puisqu'aussi bien que
178 Frantz Fanon, op. cit. P. 19

176
l'exploitation coloniale,
la traite négrière avait cessé de se
pratiquer.
Mais
les
indépendances
conquIses
se
révéleront
incapables de tenir leurs promesses.
En effet, elles n'eurent pas fini de faire danser qu'elles
se donnèrent en instrument aux puissances pour une nouvelle
forme d'exploitation des peuples africains. C'est signe, peut-être,
que les Africains n'étaient pas suffisamment préparés à gérer leurs
propres affaires.
Souvenons-nous de ce que nous disions sur la naissance
des idéologies de support de l'exploitation : elles se substituent les
unes aux autres, ou plutôt naissent les unes des autres par la force
des choses, mais en profitant des opportunités qui s'ouvrent dans la
nouvelle situation.
Aussi, dans ce temps fort pour l'Afrique, les idéologies
euro-américaines jouent sur la totale liberté des Africains qui les
prédispose à la vulnérabilité des artifices politiques, et à la fatalité
des erreurs liée au fait de leurs jeunes expériences. Ces idéologies
feront donc de l'Afrique la victin1e de leurs accords qui, transposés
sur le continent, se vivront dans le drame des cont1its, comme les
tristes
cavaliers
des
nations
africaines
dans
la
bacchanale
ininterrompue des indépendances de tuerie et de haine.

177
La conclusion qui s'impose est la suivante
l'Afrique
des indépendances n'est pas plus maîtresse de son histoire que
l'Afrique colonisée. Et trois arguments permettent' d'appuyer cette
conclusion. Depuis deux décennies, les Etats africains affichent
leurs indépendances politiques. Jamais ils ne manquent le rendez-
vous de leurs anniversaires. Et cependant, cette Afrique libre
continue d'être idéologiquement n1anipulée contre ses propres
intérêts.
Depuis plus d'un siècle, l'affirmation de Hegel continue de faire
écumer. Peut-être manquait-elle de vérité ~u regard de l'Afrique
d'hier, l'Afrique de l'autonomie active. Mais aujourd'hui, manque-
t-elle totalement de vérité, et faut-il encore longtemps pour que
nous
puissions
comprendre
que
l'Histoire
a
récupéré
cette
affirmation pour en faire une mise en garde : l'Afrique doit,
aujourd'hui, gérer autrement ses relations avec les puissances
euro-américaines. Enfin, l'Histoire, disions-nous, est le registre et
la manifestation de la politique. Mais pour un peuple, la politique
de ses intérêts est la seule que l' Histoire prend en con1pte conune
participation active de l'esprit de ce peuple.

178
QUATRIEl\\1E PARTIE
LA PRESUPPOSITION THEOLOGIQUE DE
L'ONTOLOGIE HEGELIENNE DE L'ESPRIT

179
L'Idée, comme nous l'avons vu, échappe à l'aporie dans
laquelle les adversaires de Hegel ont cru l'avoir enfermée. Elle ne
s'épuise pas dans la matière, et n'érige pas non plus la matière en
abstraction. Aussi pouvons-nous nous permettre
de faire une
réplique à l'ironie des matérialistes qui proclament la fin de
l'Histoire avec l'idéalisme hégélien: l'Histoire ne s'arrête pas à la
vie de Hegel, et sa fin n'est nullement la période germanique.
Cette période aura simplement été une étape du développement de
l'esprit et de l'expérience générale de la liberté. En effet, s'étant
nourri des expériences grecque et romaine, l'esprit germanique est,
selon Hegel, l'esprit parvenu à un moment privilégié de son
développement.
«Grecs et Romains étaient parvenus
à
leur
maturité quand ils se tournèrent vers l'extérieur.
Inversement, les Germains ont commencé par se
spécifier au dehors, par inonder le monde et se
soumettre
les
Etats
intérieurement caducs
et
pourris
des
peuples
cultivés.
C'est
après
seulement que leur développement a commencé,
s'éveillant au contact d'une civilisation, d'une
religion,
d'une
formation
d'Etat,
d'une
législation étrangères.
Ils se sont formés en
recevant en eux-mêmes le ferment étranger et en
s'en rendant maîtres, et leur histoire consiste
bien plutôt à rentrer en soi, à tout rapporter à
soi ». 179
179
Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, op. cit, P. 125

180
Les conditions de la formation de l'esprit germanIque
ont donc préparé son épanouissement, conditions sur lesquelles
Hegel donne par ailleurs des précisions :
« Assurément, le monde occidental s'est porté au
dehors dans les croisades, la découverte et la
conquête de l'Amérique, mais alors, il ne se
rencontra
pas
avec
un
peuple
historique
antérieur, et ne chassa pas un principe ayant
jusqu'alors dominé le monde». 180
Ainsi donc, pour Hegel, le monde germanIque était
l'incarnation de la liberté spirituelle, ayant réussi à fournir des
supports au principe chrétien. Aussi, l'esprit germanique était-il
pour cette raison, l'esprit du monde moderne au moment de la
présentation par Hegel de l'histoire philosophique du monde.
Enfin, les dernières paroles du cours donné à Iena en
septembre
1806 témoignent bien que
le
développement
de
l'Histoire ne s'achève pas dans l'esprit germanique:
« Voici, messieurs, la philosophie spéculative au
point où je suis parvenu dans son élaboration.
Considérez cela comme un commencement de
l'entreprise philosophique que vous prolongerez
plus loin». 181
Tout cela revient à dire que dans l'affirn1ation que
1'Histoire
s'achève
dans
l'Idée
devrait
s'entendre
en terme
180
ibid
18\\ Hegel, Dokumente, P. 352, cité par Jacques D'hondt dans Hegel : Philosophie de
1'histoire vivante,

181
d'idéalité, c'est-à-dire comme pnncipe de médiation pour le
mouvement historique.
L'Idée est principe de revitalisation de l'esprit dans son
développement. Elle est l'absolu qui ne peut se donner entier dans
l'expérience
ni
s'abstenir de
la
révélation absolue
de
son
expérience sans se contredire. Aussi, l'esprit, comme véhicule de
l'Idée dans son mouvement d'auto-détermination, doit poursuivre
le processus jusqu'à ce qu'il ne soit plus un esprit humain,
puisqu'en le réalisant, il ne développe qu'un contenu in1plicite qui
lui assurait l'éternité qu'il se découvre.
Il faut donc dire qu'à la limite, l'être de l'esprit chez
Hegel part d'un présupposé théologique, ce que nous examinerons
d'abord dans la perspective phénoménologique, sa signification
scientifique, et enfin dans la perspective de la philosophie de
l'Histoire.

182
1 - PERSPECTIVE PHENOMENOLOGIQUE :
L'EN-SOI OU L'ETERNITE DU DEJA-LA
La phénoménologie, rappelons-le, consiste dans le
processus
qui
élève
la
conscience
inculte
au
savoir
pour
transforn1er sa singularité de conscience subjective dans l'universel
de l'esprit absolument réalisé. Autrement dit, dans le processus
phénoménologique,
« l'être singulier doit aussi parcourir les degrés
de culture de l'esprit universel selon le contenu,
mais
comme des
figures
déjà déposées
par
l'esprit, comme les degrés d'une voie déjà tracée
et aplanie». 182
Il apparaît là que le savoir est dans le concept, et non
dans l'intuition. Aussi est-ce à partir de ce réquisit essentiel que
nous pourrons déterminer le sujet du savoir.
Le savoir est histoire, ce qui signifie qu'il suppose une
démarche, un processus qui le fonde. Et il convient de préciser que
le processus du savoir n'a pas une signification seulement
préparatoire au sens où le savoir puisse être représenté comme un
résultat, une forme archétypique sans support et sans attaches
historiques. Le processus est signifiant du savoir, ce qui revient à
dire qu'il faut se garder de penser que le savoir est la conscience,
ou plutôt la mémoire de son actualité sans la conscience, ou la
182
Hegel, La phénoménologie de l'esprit, l, P. 26.

183
raison de son actualisation. Ce qu'on sait, c'est qu'on a conscience
de savoir, avec la certitude sans laquelle il n'y aurait que mémoire
sans fondement apodictique. D'ailleurs, dans
« La phénoménologie de l'esprit» il est question
du savoir comme
mouvement de
l'esprit se
manifestant
dans
la
science
à
travers
des
médiations qui sont les critères de sa certitude.
La phénoménologie vise à
rendre compte à la
fois d'un résultat mais aussi des moyens, ou plus
exactement des médiations de ce résultat. « Le
vrai
(pense
Hegel)
est
le
devenir
de
soi-
même. »183
C'est don.c dans le devenir plus que dans l'être-devenu
que consiste la science, dans la réalisation et non dans la réalité de
l'en-soi qui est seulement une substance non développée. Aussi
l'adage se prend ici à rebours pour être vrai : «Les moyens
justifient la fin».
Tout cela nous fait découvrir l'importance dans le
saVOIr de l'expérience au sens de détermination 184.
Ni au
commencement ni à la fin du savoir, il n'existe d'expérience
conune simple contingence de laquelle il soit possible d'abstraire
l'Idée. Le savoir est dans l'expérience. Et c'est là, comme
183
Ibid. P. 19.
184 Au sens où l'expérience, en intégrant la matière dans sa signification, la dépasse
cependant. « On pense en ne devant qu'à la pensée elle-même» in Claude Bruaire, La
méthode (cours de préparation à l'agrégation de philosophie) Paris IV-Sorbonne, 1981-
1982. C'est que l'opération de détermination de l'esprit, c'est la manifestation de son
pouvoir infini de négation, elle même comme suppression de l'infini.

184
possibilité de médiations que peut s'effectuer la réconciliation de
l'esprit avec soi.
« Rien n'est su qui ne soit dans l'expérience ... ,
qui ne soit présent comme vérité sentie, comme
l'Eternel intérieurement révélé ... » 185
Rappelons ici notre point de départ : nous disions qu'à
partir du savoir, nous chercherions à saisir le statut du sujet.
Pour cela donc, retenons que le savoir, comme histoire,
consiste dans l'explicitation de l'en-soi en pour-soi, car si le
processus
conduit au
résultat,
c'est que
du
point de
vue
ontologique, le résultat est l'enjeu final du processus, c'est-à-dire
le sujet de son apparition contradictoire.
Venons-en à présent au sujet. Sa détermination est liée à
l'objet du savoir. Or donc l'objet, c'est l'Idée qui, comme enjeu de
l'esprit, se ramène à lui au terme du processus cognitif comme
l'adéquation réalisée de l'intelligence avec l'intelligible, c'est-à-
dire de l'esprit avec son contenu. En d'autres termes, l'Idée serait
l'objet conquis de soi. Aussi l'esprit qui est le mouvement de cette
conquête, est l'identité du sujet à partir de l'altérité de l'objet en
quoi il s'est donné à soi pour révéler son contenu. On voit ainsi
que l'objet n'existe que comme la médiation de l'identité, c'est-à-
dire comme le moyen terme de la réconciliation du sujet avec soi.
Et il convient de préciser qu'il s'agit bien de la réconciliation du
185 Hegel, La phénoménologie de l'esprit, II, P. 305

185
même qu'est l'esprit et du même-autre en tant que l'esprit
s'objective et s'aliène.
«L'esprit (... ) devient objet parce qu'il est
mouvement: devenir à soi-même un autre, c'est-
à-dire
devenir
objet de
son
propre
soi,
et
supprimer ensuite cet être-autre. » 186
Il
s'ensuit
donc
que
la
phénoménologie
étant
réconciliation
du
même
et
du
même-autre,
elle
est
la
présupposition d'un déjà-là qui, du point de vue de la science, est
la culture universelle que la conscience individuelle doit parcourir
sans halte jusqu'à ce qu'elle atteigne le savoir, en étant sans au-
delà à soi.
Mais à une telle instance, l'esprit que devient la
conscience n'est plus un esprit humain, ayant dans son infinité
supprimé toutes limitations de soi.
« Dans
la
(phénoménologie)
Hegel
suit
l'expérience
humaine
en
tant
que
cette
expérience se meut dans une relativité propre, et
pour
ainsi
dire
dans
la
dimension
de
la
subjectivité (... )
Mais
en même
temps
que
ces
rapports
se
révélaient, la conscience humaine dépassait cette
distinction qui culmine dans la distinction d'un
Dieu transcendant et d'une
conscience
finie
toujours en-deçà de lui; elle découvrait que cette
transcendance
n'était
pas
autre
chose
que
l'identité originaire, l'immédiat premier ; elle
repense
donc
à
la
deuxième
puissance
cet
186
Hegel, La phénoménologie de l'esprit, I, P. 32.

186
immédiat premier qui devient le savoir absolu
dans la conscience, l'identité maintenant posée de
la certitude de vérité, du sens et de l'être. »187
Présentée autrement, cette pensée revient à dire que
dans la présupposition de la phénoménologie, il y a l'en-soi qui est
le déjà-là de la culture universelle, il yale pour-soi qui est
l'expérience que la culture fait d'elle même par l'esprit, et il y a
enfin le savoir absolu qui est l'instance du pour-soi èt de l'en-soi
réconciliés. Aussi en déduisons-nous l'éternité de l'esprit qui
demeure le même qui se fait autre, et auquel l'autre se reconvertit.
« Ce que l'esprit est,
il le fut toujours en soi,
l'évolution seule de cet en soi est diverse. » 188,
Pour nous résumer sur la présupposition théologique de
l'esprit dans la perspective de la science, nous dirions que l'esprit
a un statut divin d'abord du point de vue de son infinité eu égard à
la dimension qu'il acquiert dans le savoir absolu, et ensuite du
point de vue de son éternité compte tenu du même qu'il est, et dont
l'altérité n'est que la médiation de l'identité. Qu'en est-il alors de
la perspective historique?
Nous disions que le savoir est histoire. Mais avec le
statut divin que nous venons de découvrir à l'esprit, il se pose la
question de la possibilité de ce savoir qui est histoire en ayant une
187 Jean Hyppolite, Essai sur la logique de Hegel in Etude sur Marx et Hegel, Librairie
Marcel Rivière et Cie, Paris, 1955, P. 193.
188 Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, p.. 66.

187
présupposition d'éternité. Comment concilier l'esprit éternel et le
processus historique qu'est le savoir? Ce problèn1e va se retrouver
inévitablement dans la perspective historique de l'oeuvre de Hegel
qui est, comme nous l'avons vu plus loin, une autre signification
de la phénoménologie de l'esprit, autrement dit comme :
« l'histoire de la conscience, c'est-à-dire de son
expérience,
la
révélation
progressive
de
la
substance spirituelle». 189
C'est d'ailleurs dans cette perspective que l'examen de
la présupposition théologique de l'être de l'esprit nous intéresserait
le plus.
II PERSPECTIVE HISTORIQUE :
Ici, nous examinerons la question autour de trois points
: la mythe des héros de l'Histoire, la forme de l'Etat hégélien, et la
place de la religion dans l'Etat chez Hegel.
Concernant le pren1ier point, nous partirons de la
coïncidence de la subjectivité et de l'objectivité.
Nous disions que dans l'Histoire l'individu, c'est le
peuple. Cela signifie que l'esprit de l'individu particulier est
ordonné à l'esprit du groupe qui est lui-n1ên1e une incarnation
particulière de l'esprit universel. Les individus se réalisent quand
189 Hegel, La phénoménologie de l'esprit,

188
ils prennent conscience de l'esprit de leur peuple; et c'est en ce
moment-là que l'esprit du peuple se forme autour d'eux. Mais c'est
là justement que se pose le problème que nous voulons cerner.
D'une part, l'individu doit prendre conscience de son
peuple en n'étant pas le vertueux ou le révolutionnaire qui
prétendent dépasser leurs intérêts particuliers pour ceux de la
communauté,
ou qui éperonnent l'Histoire par la poursuite
d'idéaux qui les excluent de leur monde. Hegel pense que les buts
poursuivis par de telles subjectivités
« s'écroulent
comme
de
phrases
vides
qui
exaltent le coeur et laissent la raison ... ; ce sont
là des déclarations qui, dans leur détermination,
expriment seulement ce contenu : l'individu qui
prétend agir pour des fins nobles et a sur les
lèvres de telles phrases excellentes, passe à ses
propres yeux pour être un excellent, il se gonfle
et gonfle sa tête et celles des autres, mais c'est
boursouflure vide. »190
Ces subjectivités, en adoptant pareil comportement
inscrit dans la poursuite des buts qui sont en dehors des
préoccupations du groupe, sont certes dans l'oubli de leurs propres
intérêts, ce dont ils se vantent, mais pour Hegel, ils sont surtout
ignorants des problèmes du groupe pour le bien duquel ils croient
agir. Ils prennent l'Histoire pour un roman, et pensent que la
simple imagination suffit à la construire. Ils se trompent.
190 Hegel, La phénoménologie de l'esprit, l, P. 319.

189
«L'histoire n'est pas simplement romantique,
pas plus qu'elle n'est une
simple collection
d'événements
fortuits
de
randonnées
de
chevaliers errants qui bataillent pour eux-mêmes
et se donnent du mal pour rien, et dont l'activité
a disparu sans laisser de traces. »l91
L'Histoire est prise de conscience de l'esprit de son
temps. Et cette prise de conscience se manifeste par l'attention
qu'on porte à ses propres intérêts qui constituent les attaches de
l'individus à sa société et à son temps, car si la liberté dont
l'Histoire est le développement
«est
tout d'abord
le
concept
intérieur,
les
moyens en sont au contraire quelque chose
d'extérieur» 192,
écrit Hegel. En d'autres termes ces moyens sont quelque chose
dont la forme concrète est définie par les intérêts. C'est dire que la
rationalité de l'Histoire n'est pas pure raison ; la raison dans
l 'Histoire intègre la déraison et la passion au sens où nous disions
plus
loin
que
le
développement
historique
draine
tous
les
comportements, utopistes ou réalistes, abstraits ou concrets, mais
au _sens surtout où nous spécifions le héros de l'Histoire conune
l' homme de son temps.
J9lHegel, Geschichte der philosophie in werke (Glockner, tome XVII), P. 48 cité par
Jacques D'hondt « l'histoire et les utopistes » (chapitre sur la vertu) in Hegel et Marx: la
politique et le réel (oeuvre citée)
192 Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire op. cil. P. 29.

190
De tout ce qui précède, il convient de retenir que la
condition de l'Histoire est de ne pas prétendre être au-dessus de
ses intérêts concrets ; les hommes qui font l'Histoire partent de
leurs subjectivités.
D'autre part, en partant de leurs intérêts particuliers, les
hommes historiques expriment en même temps le pnnclpe de
l'universel qui fait qu'en poursuivant leurs propres intérêts, ils
expriment et poursuivent aussi ceux de la communauté. Ils
ordonnent alors à ce principe toutes leurs paroles et toutes leurs
actions, et agissent ainsi au nom de tous. En ces hommes, dit
encore Hegel,
«les
fins
particulières
renferment
le
facteur
substantiel
qui
est
la
volonté
du
génie
universel ».193
Or
ces
grands
hommes
n'ont
au
départ
aucune
conscience des conséquences universelles des fins particulières
qu'ils pour-suivent:
«De tels individus n'avaient pas en ce qUI
concerne leurs fins, conSCience en général de
l'Idée. »194.
Il en est d'ailleurs ainsi naturellement
« l'histoire universelle ne débute pas par une fin
consciente ». 195
193 Ibid. P. 36.
194 Ibid. P. 36
195Ibid. P. 32.

191
C'est pourquoI, ne défendant que leurs intérêts, les
hommes
historiques
interviennent
et
agissent
cependant
en
s'imposant au courant de leur époque comme des éléments-
charnières, et canalisent une force archétypique par laquelle ils
orientent le destin de leur groupe et le mouvement de l'Histoire.
Aussi se pose là la question de savoir comment expliquer
l'harmonie de l'immédiat et du prochain, du choix spontané et du
principe de l'universel. Cela s'inscrit dans la question du paradoxe
de la conciliation des intérêts subjectifs et des fins universelles.
« Ils (les hommes de l ' Histoire)
réalisent leurs
intérêts
mais
il
se
produit
avec
cela
quelqu'autre chose qui est caché à l'intérieur,
dont leur conscience ne se rendait pas compte et
qui n'était pas dans leurs vues ».196
On dirait peut-être que le principe de la conciliation de
la subjectivité et de l'objectivité réside dans la spécificité au sens
où le spécifiquement humain dans un temps donné est ce qui
rattache l'individu à son groupe et donc à son temps, de sorte que
les intérêts de l'individu révèlent le groupe, et que la réalisation de
ces intérêts répond aux aspirations de tous. C'est d'ailleurs,
semble-t-il, ce que pense Hegel en disant que la réalisation du
simple instinct de la conservation de la vie et de la propriété
s'élargit en fin universelle 197 •
196 Ibid. P. 33.
197 Ibid P. 32

192
Or il faut justement trouver et saVOIr traduire de
manière convaincante dans les actes et dans les paroles le fond
caché de la participation de l'essence. En effet les hommes
historiques apparaissent en des moments de crise selon une
ordonnance
presque
démiurgique
pour
remplir
un
mission
universelle, dont nous dirions que le principe agit en eux.
« C'étaient aussi des gens qui pensaient et qui
savaient ce qui est nécessaire, ce dont le moment
est venu. C'est à savoir la vérité de leur temps et
de
leur
monde,
pour
ainsi
parler,
la
race
prochaine qui existait déjà intérieurement. » 198
Ces hommes sont donc «la race prochaine» , les
intermédiaires privilégiés qui assurent la conciliation de l'immédiat
avec l'universel. Et sans que cela soit explicite chez Hegel, nous
dirions qu'ils sont comme les avatars hindous, ces incarnations du
divin qui apparaissent périodiquement dans les moments de
déchéance de l'Histoire humaine pour assurer le relais de la
continuité de l'oeuvre de perfection.
Aussi
n'y
aurait-il peut-être
que
la fatalité
pour
expliquer l'adéquation du particulier et de l'universel qui engendre
les héros de l'Histoire, et autour d'eux, l'esprit du peuple. C'est
dire qu'il y a un déjà-là qui fait que la facticité du présent
communie avec l'éternité. Et cela répond à un principe qui se
traduit par une sorte de fatalité historique dans laquelle les hommes
198 Ibid. P. 36

193
de
l'Histoire
seraient
comme
des
élus
qUI
exécutent
une
ordonnance divine.
«c'est pourquoi (pense Hegel) les hommes de
l'histoire universelle, les héros d'une époque,
doivent être reconnus comme les sages ; leurs
actes, leurs discours sont ce qu'il y a de mieux à
leur époque. »199
Tel est donc le premIer point de l'examen de la
présupposition théologique de l'être de l'esprit dans le contexte de
l'Histoire. Voyons à présent le deuxième point, c'est-à-dire l'Etat
hégélien
Dans l'Etat s'accomplit la communion du particulier et
de l'universel :
« L'Etat
comme
réalité
morale,
comme
compénétration du substantiel et du particulier
implique que mes obligations envers la réalité
substantielle sont en même temps l'existence de
ma liberté particulière, c'est-à-dire qu'en lui,
droit et devoir sont réunis sous une seule et
même relation (... ) ce qui dans ces sphères
abstraites est juste pour l'un doit l'être aussi pour
l'autre. » 200
C'est également dans
l'Etat,
comme
communauté
politique et domaine du droit, que se produisent la réalisation la
plus totale de l'esprit et l'actualisation la plus achevée de la liberté.
199 Ibid. P. 36
2°OHegel, Principes de la philosophie du droit, Remarque du paragraphe 196

194
« Le domaine du droit est le spirituel en général;
sur ce terrain, sa base propre, son point de
départ sont la volonté libre, si bien que la liberté
constitue sa substance et sa destination, et que le
système du droit est l'empire de la liberté
réalisée, le monde de l'esprit produit comme
seconde nature à partir de lui-même. » 201
Mais l'Etat hégélien n1anifeste une appartenance au
divin, ce qui peut se répéter en deux points : d'abord au sens où
l'Etat est la forme authentique de la communauté politique, par
opposition à la société civile, et en celui où la monarchie
constitutionnelle est la forme achevée des institutions politiques.
Mais avant d'examiner la forme authentique de la communauté
politique qu'est l'Etat, il convient de suivre avec Hypocrite les
étapes de la moralité objective, ou si l'on veut, les stades du
développement de l'esprit. 202
Ainsi, dans la sphère de la morale concrète objective, il
y a la famille qui représente l'état immédiat de cette morale. Il y a
ensuite la société bourgeoise qui est la société civile, autrement dit
l'Etat du libéralisme économique, moment de la vie privée dans
lequel l'Etat n'apparaît encore que comme un moyen au service
201
Ibid. préface, P. 40
202 Jean Hyppolite, Etudes sur Marx et Hegel, Librairie Marcel Rivière et Cie, Paris,
1955, p. 123.
La moralité objective est « l'Idée de la liberté en tant que bien vivant, qui a son savoir et
son vouloir dans la conscience de soi, et qui a sa réalité par l'action de cette conscience»
in Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paragraphe 142 - Cf. Eric Weil,
philosophie politique, Paris, Libraire Jean Vrin, 1956, p. 27, parag. 8.

195
des individus pris isolément. Et il Y a enfin l'Etat comme unité
organique de la vie politique.
Ces trois moments se présentent de telle manière que
l'Etat,
parmI
eux,
représente
l'Idée
qUI
commande
le
développement des deux autres moments en étant le résultat de ce
développement. Cela dit, voyons séparément les deux moments
antérieurs à l'Etat afin de comprendre en quoi celui-ci se spécifie
par rapport à ceux-là.
Les deux premIers moments de la moralité objective
sont la famille ou société patriarcale, et la bourgeoisie ou société
civile. Dans ces deux types de société, si l'esprit est dans le
champs de la moralité objective, il n'en demeure pas moins que le
rapport de l'individu à la communauté n'est pas encore une relation
spirituelle. La substance spirituelle est absente de ces deux
organisations.
Dans la société patriarcale, la relation entre l'individu et
la communauté est d'ordre sentimental. L'esprit est encore plongé
dans le naturel et l'immédiateté des liens de la famille.
« En tant que substantialité immédiate de l'esprit,
la famille se détermine par son unité sentie, par
l'amour, de sorte que la disposition d'esprit
correspondante est la conscience d'avoir son
individualité dans cette unité qui est l'essence en

196
soi pour soi, et de n'exister en elle que comme
membre et non pas comme personne pour soi.»203
Dans la société civile, les membres associés le sont par
un contrat qui garantit leurs biens et leur sécurité, ce qui est
exactement le sens que Rousseau donne au contrat social :
« une forme d'association qui défende de toute la
force commune la personne et les biens de
chaque associés, et par laquelle chacun s'unissant
à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même »204
Là donc, le
lien de l'individu à la communauté n'est
pas un lien libre. Il s'explique par la nécessité de la conservation et
de la protection des intérêts. Cela veut dire que c'est par contrainte
que l'individu est lié à la communauté. Aussi une telle société ne
reflète
nullement une
aèhésion spirituelle,
expression d'une
universalité librement vécue dans la subjectivité de chacun des
membres.
La communauté est ici la médiation des volontés
arbitraires 205 réunies autour de leurs intérêts.
« La personne concrète qui est soi-même une fin
particulière comme ensemble des besoins et
comme mélange de nécessité naturelle et de
volonté arbitraire est le premier principe de la
société civile. Mais la personne particulière est
par essence en relation avec la particularité
analogue d'autrui, de sorte que chacune s'affirme
et
se
satisfait
par
le
moyen
de
l'autre
principe. »206
203Hegel, op. cit. parag. 158
204 J.J. Rousseau, Du contrat social, 1966, GF, Paris, Chapitre VI, P. 51.
205 Si le but de la société civile est l'intérêt de chaque associé, alors il devient facultatif
d'être membre d'une telle société. Cf. Hegel, op. cit. Remarque du parag. 258
206Ibid. Paragraphe 182.

197
Pour sa part, l'Etat, organisation distincte de la famille
et de la société civile, est, selon Hegel
« la réalité en acte de
l'Idée morale objective,
l'esprit
moral
comme
volonté
substantielle
révélée, claire à soi-même, qui se connaît et se
pense et accomplit ce qu'elle sait et parce qu'elle
sait». 207
L'Etat est, pour ainsi dire, l'unité intime de l'universel
et du particulier, de la liberté objective et de la liberté subjective.
Aussi le lien qui relie ici l'individu à la communauté n'est ni un
lien affectif, ni une relation utilitaire, mais un rapport nécessaire
qui fait fondre
le particulier et l'universel dans
une unité
consubstantielle qui est l'esprit.
Mais
disons
d'une
manière
générale
que
dans
l'évolution de l'esprit dans la moralité objective, l'effritement de la
famille a réalisé la société civile, et la société civile doit à son tour
disparaître pour que se réalise l'Etat.
« Le
concept de cette Idée (la liberté) n'est
l'esprit comme quelque chose de réel et conscient
de soi que s'il est l'objectivation de soi-même, le
mouvement
qui
parcourt
la
forme
de
ses
différents moments. c'est-à-dire:
a) l'esprit moral objectif immédiat ou naturel : la
famille. Cette substantialité s'évanouit dans la
perte de son unité, dans la division et dans le
point de vue du relatif. Elle devient alors
b) - société civile, association de membres qui
sont
des
individus
indépendants
dans
une
2Ü?Ibid. Paragraphe 257.

198
universalité formelle au moyen des besoins, par
la constitution juridique comme instrument de
sécurité de la personne et de la propriété, et par
une réglementation extérieure pour les besoins
collectifs. Cet état extérieur se ramène et se
rassemble dans
c) - la constitution de l'Etat qui est la fin et la
réalité en acte de la substance universelle, et de
la vie publique qui s'y consacre. » 208
On voit ainsi que de la communauté fan1iliale, en
passant par l'extériorité juridique, c'est-à-dire la société civile,
c'est en définitive dans l'Etat que l'esprit achève sa réalisation,
autrement dit parvient à la pleine intériorisation de soi qui est
également l'expression de l'extériorité objective.
L'Etat, c'est le double rejet des liens de sentiments et d'intérêts.
Or lorsque nous considérons la réalité de l'organisation
sociale, il nous apparaît qu'elle s'explique soit par la famille qui
est la plus ancienne de toutes les sociétés, selon Rousseau 209, soit
par l'interdépendance des besoins, comme le montre Platon dans la
République 210. La famille vit ses liens sous les rapports du
mariage, de la filiation et de l'éducation. Quant aux liens de
contrat, on les exprime dans ce que l'économie politique appelle la
division du travail.
208 Ibid. Paragraphe 157.
209
J.J. Rousseau, Du contrat social, oP. cil. chapitre II, P. 41.
210
Il n'y a, selon Platon, aucune autre cause à l'origine de la cité que l'interdépendance
des intérêts et la complémentarité des compétences in Platon, République, II, 369b-37üb.

199
Partant de là, il nous semble difficile de concevoir une
communauté humaine qui n'ait pour fondement ni des liens de
famille ni des liens de contrat. Aussi en résulte-t-il que dans la
perspective de l'Etat hégélien, la cause qui fait que l'on s'unit n'est
pas une cause humaine, puisqu'elle n'est liée ni à une inclination
sentimentale ni à une nécessité matérielle. La raison de l'union n'a
rien d'une simple ratiocination, comme le motif du contrat chez
Hobbes ou chez Rousseau, ni d'un simple penchant naturel. Disons
que dans le contexte hégélien, la communauté politique se conçoit
comme une réunion de volontés pure raison, comnle une assemblée
de divinités sans filiation nlaternelle ni paternelle, qui n'ont jamais
faim, et qui n'ont besoin de rien.
En définitive, l'État est une présence divine. Et c'est là
la première détermination de l'Etat hégélien. Voyons alors la
deuxième. Nous disions qu'elle se trouve dans la forme de la
monarchie constitutionnelle.
C'est en effet, pense Hegel, sous la forme de la
monarchie constitutionnelle que l'Etat doit répondre à l'objectif de
l' Histoire, parce que c'est sous cette forme que l'esprit se réalise
véritablement dans le monde.
« L'achèvement
de
l'Etat
en
monarchie
constitutionnelle est l'oeuvre du monde moderne
dans lequel l'idée substantielle a atteint la forme
infinie.
L'histoire
de
cet
approfondissement
intime (... ), cet épanouissement libre dans lequel

200
l'Idée libère ses moments (00') comme totalités à
partir de lui et les contient juste en même temps
dans l'unité idéale du concept, qui est le lieu où
réside
la
raison
réelle
l'histoire
de
cette
formation véritable de la vie morale est l'objet de
l'histoire universelle 0 » 211
Or le concept de liberté en ce qu'il est connotation de
l'universel nous paraît antinomique dans
le
contexte de
la
monarchie, étant donné que ce contexte sous-entend le pouvoir
d'un seul individu sur les autres. Aussi convient-il d'examiner la
monarchie selon Hegel pour voir en quoi elle réalise la liberté. Et
cela ne pourrait se faire que par rapport aux autres formes de
constitutions : l'aristocratie et la démocratie.
Ici, Hegel récuse la distinction ontologique instituée
traditionnellement
entre
ces
formes
constitutionnelles.
Cette
distinction méconnaît, selon lui, le caractère évolutif de ces formes
dont la monarchie constitutionnelle constitue l'achèvement.
«La vieille classification des constitutions en
monarchie, aristocratie et démocratie a pour
fondement l'unité substantielle encore indivise
qui n'est pas encore parvenue à la différenciation
interne (celle d'une organisation développée en
soi), et par suite n'atteint pas la profondeur de la
raison concrète. »212
Ces formes sont des moments singuliers mais solidaires
de la totalité qu'est l'esprit lorsqu'il achève sa réalisation dans la
211 Hegel, Principes de la philosophie du ddroit, op. cit. Remarque du paragraphe 273.
212 Ibid. Remarque du paragraphe 273

201
monarchie.
C'est
dire
que
les
divisions
instituées
par
la
classification traditionnelle sont abstraites et procèdent d'une
appréciation erronée du phénomène constitutionnel se traduisant
dans la théorie de la séparation des pouvoirs213 .
La critique de Hegel partira donc de la réfutation de
cette théorie.
«L'indépendance
des
pouvoirs,
comme
par
exemple, de l'exécutif et du législatif. .. entraîne
immédiatement la dislocation de l'Etat. .. , ou bien
si l'Etat se maintient dans ce qu'il a d'essentiel
(son unité), son existence est sauvée par le
combat dans lequel une puissance se subornne les
autres et qui, par suite, produit l'unité d'une
manière ou d'une autre». 214
Ce premier moment de la critique hégélienne est
principale. L'unité de l'Etat est incompatible avec la division et
l'opposition
des
moyens
de
son
exerCIce,
ce
qUI
fait
qu'inévitablement,
l'opposition
théorique
se
réduit
à
la
subordination pratique de l'un des pouvoirs à l'autre. Et, sauf cas
de dislocation et de troubles, c'est l'exécutif qui se subordonne le
législatif.
Ensuite, la séparation des pouvoIrs, du fait qu'elle est
abstraite, même quand elle produit l'unité, cette unité n'a rien de
213Montesquieu, considérant la vie politique comme un système de force en équilibre,
voyait les meilleures conditions du gouvernement dans la séparation des pouvoirs.
214 H I '
ege ,op. CIL Remarque du paragraphe 272.

202
vivant. Elle est une unité abstraite, parce que vécue dans la
méfiance et dans l'observation réciproque des parties.
«Prendre comme point de départ absolu la
négation, et mettre au premier rang la volonté du
mal et la méfiance contre elle, et partir de cette
supposition pour
raffiner
sur
la
ruse,
pour
inventer des barrages et ne concevoir l'unité que
comme
l'effet
de
barrages
opposés,
cela
caractérise
au
point
de
vue
de
la
pensée,
l'entendement négatif, et au point de vue du
sentiment la conception plébéienne» 215.
Enfin, au plan de l'expérience historique, Hegel note
la contradiction de ce qu'on proclame « l'Etat qui gouverne» par
rapport à la réalité : il y a effectivement un seul individu au
pouvoIr.
« On ne met au sommet que l'idée abstraite de
l'Etat qui gouverne et commande, et on laisse
indécis,
on considère
comme
indifférent de
savoir si à la tête de cet Etat se trouve un seul,
ou plusieurs ou tous. »216
Il est donc aisé de constater que la séparation des
pouvoirs n'est qu'un jeu d'artifice, une abstraction dans l'exercice
effectif du pouvoir politique. Il y a en réalité une instance qui
assure l'unité de l'Etat, et un seul individu qui gouverne. Et c'est
le prince, chez Hegel, dont le pouvoir contient en soi:
« les trois éléments de la totalité, l'universalité de
la constitution et des lois, la délibération comme
215 Ibid. Remarque du paragraphe 272.
216 Ibid. Remarque du paragraphe 272

203
rapport du particulier et de l'universel, et le
moment
de
la
décision
suprême
comme
détermination de soi de laquelle tout le reste se
« déduit et tire le commencement de sa réalité
cette détermination absolue de soi constitue le
principe distinctif du pouvoir du prince »217
Toutes les fonctions de l'Etat se subordonnent à la
souveraineté du prince qui est comme le centre nerveux dont
dépend la vie de toute l'organisation.
Mais ce qu'il faudrait surtout remarquer c'est que la
souveraineté du prince est loin d'être l'absolutisme et l'arbitraire
du pouvoir despotique. Etant l'incarnation de l'unité intime du
particulier et de l'universel, le prince hégélien oeuvre à la tête de
l'Etat dans la consubstantialité des libertés particulières se vivant
dans la parfaite communion de la liberté universelle.
« Le despotisme caractérise l'absence de loi où la
volonté particulière en tant que telle que ce soit
celle
du
monarque
ou
celle
d'un
peuple
(ochloratie), vaut comme la loi, ou plutôt a place
de loi. Au contraire, la souveraineté dans l'Etat
constitutionnel légal représente ce qu'il y a
d'idéal
dans
les
sphères
et
les
activités
particulières,
c'est-à-dire
qu'une
telle
sphère
n'est
pas
quelque
chose
d'autonome,
d'indépendant dans ses fins et dans ses modalités,
renfermé en soi-même, puisqu'elle est définie
dans ses fins et ses modalités par les fins de
l'ensemble. »218
217 Ibid. Remarque du paragraphe 275.
218 Ibid. Remarque du paragraphe 277

204
Telle est donc la monarchie constitutionnelle, forme de
l'Etat hégélien. Elle est la forme constitutionnelle dans laquelle la
liberté se trouve réellement accomplie. Ici en effet, le prince est
l'incarnation de l'unité intime du particulier et de l'universel,
comme nous le disions, autrement dit, il est l'âme et le corps de
la communauté dans laquelle chaque membre vit l'universalité
dans l'expérience de sa propre subjectivité.
Aussi faut-il admettre que derrière ce prince se cache
le même principe démiurgique que derrière les héros de
l'Histoire. D'ailleurs, il n'en pourrait être autrement si nous
considérons que le héros de l'Histoire annonce le Chef de l'Etat,
et que dans ce dernier subsiste l'esprit du peuple qui s'était formé
autour de celui-là.
Le prince de l'Etat hégélien est le représentant d'une
autorité de droit divin, idée que nous allons d'ailleurs chercher à
expliciter par l'examen du rapport de la religion à l'Etat hégélien.
La religion, pour Hegel, constitue le principe de l'Etat.
Elle est comme la préparation de la certitude politique.
«( ... ) la religion contient le point qui, dans le
changement universel et dans l'évanouissement
des buts, des intérêts et des propriétés réelles,
garantit la conscience de l'immuable,
de la
liberté et du contentement souverain. » 219
219Ibid. Remarque du paragraphe 270.

205
Si l'Etat est l'achèvement de la liberté réalisée,
n'oublions pas que la liberté elle-même est détermination par le
principe de la négativité absolue. Or la religion est la conscience
de la négativité infinie, comme le mentionne ici Hegel:
«La détermination fondamentale de la notion
spéculative de la religion est la négativité infinie,
la conscience affirmative qui n'est que comme
négation du fini en tant qu'être fini. ~> 220
La religion est le fondement de l'Etat au sens où la
liberté dans l'Etat est confirmée par la religion, et le droit moral
dans l'Etat est l'exécution de ce qUI constitue le principe
fondamental
de
la
religion221 .
L'Etat fait valoir
la
raison
conscience de soi qu'il reçoit de la religion, de là l'explication de
l'universel qui,
dans
l'Etat,
se vit librement dans
chaque
expérience particulière.
«L'Etat est la volonté divine comme esprit
présent ou actuel qui se développe dans la
formation et l'organisation du monde. ~>222
Nous touchons à la fin de cette partie de notre étude.
Rappelons que nous avons situé l'examen de la présupposition
théologique de l'être de l'esprit hégélien dans deux contextes :
celui de la science et celui de l'Histoire.
220 Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, traduction Gibelin, Vrin, P 13
221 Hegel, Principes de la philosophie du droit, paragraphe 258.
222 Ibid. Remarque du paragraphe 270.

206
Dans le contexte scientifique l'esprit est l'intelligible
divin, c'est-à-dire l'éternellement présent qui développe son
intelligence.
Dans le contexte de l'Histoire, notre examen s'est
effectué à partir de trois points : il y a d'abord les héros de
l'Histoire. Ils nous sont apparus comme les incarnations d'un
principe démiurgique qui produit comme une sorte de fatalité
historique sans nouveauté et sans surprise. Il y a ensuite l'Etat
comme l'accomplissement d'un droit divin dont le prince est
1'héritier. Notre analyse aura explicité ce deuxième point par
l'examen du rapport du droit et de la religion chez Hegel.
A partir de ces différents éléments donc, nous sommes
amenés à admettre, dans la perspective hégélienne, l'existence
d'une «union sacrée» entre l'esprit humain et l'esprit divin, en
quoi nous voyons que celui-là participe de celui-ci.
Aussi l'Histoire n'est-elle que l'oeuvre de Dieu,
l'esprit humain n'y apparaissant que pour témoigner de sa
participation du divin, et manifester son omniprésence comme tel.
« La seule lumière qui puisse réconcilier l'esprit
avec 1'histoire universelle et avec la réalité, est la
certitude que ce qui est arrivé et arrive tous les
jours, non seulement ne se fait pas sans Dieu,
mais est essentiellement l'oeuvre de Dieu». 223
m Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, op. Cil, P. 346

207
On voit aInSI que l'ontologie hégélienne de l'esprit
rend l' Histoire problématique.
Aussi faut-il trouver une phénoménologie spécifique à
l'esprit humain telle qu'elle permette de réinvestir les peuples de
leur responsabilité et de leur rapporter toute la signification de
l'Histoire.

208
1 - ONTOLOGIES NON CONFORMES A L'ESPRIT
DANS L'HISTOIRE: MONISME PARMENIDIEN ET
ONTO-THEOLOGIE HEGELIENNE
Faut-il
que
Dieu se justifie,
lui omniprésent et
omniscient? En tout cas, à moins qu'il ne soit Dieu, il ne devrait
se justifier de rien, et encore moins devant soi. Tout a été dit et
fait, ou supposé comme devant s'accomplir selon la prédiction
divine, selon son propre plan.
L'Histoire donc, à moins d'être une comédie, un rêve
qui passe et repasse, est l'affaire d'un être qui ignore au départ
d'où il vient et où il va, sachant seulement qu'il est à soi, et que
son être commence dès l'instant où il se saisit comme tel, c'est-à-
dire sans prédétermination ni prédestination.
Ainsi, en admettant que le sujet de l'Histoire est bien
un esprit qui parcourt les fom1es que nous savons à présent, c'est-
à-dire
les
peuples,
alors
cet
esprit
doit
répondre
à
la
caractérisation que nous venons de signaler pour que l'Histoire ait
un sens. Et nous parlons ici de l'esprit humain, car c'est de lui
que l'Histoire peut être la justification, et non d'un Dieu créateur,
c'est-à-dire un Dieu qui n'a pas créé, et qui ne pouvait créer au
hasard.

209
Il faut donc, pour que l'être de l'esprit concorde avec
l'Histoire, concevoir pour l'esprit une ontologie qui ne soit ni
l'ontologie parménidienne ni l' onto-théologie de Hegel.
L'ontologie de Parménide est l'ontologie d'un Dieu
mort. Sphérique, parfait et sans passé ni avenir, il s'agit en effet
d'un Dieu, du fait de son éternité. Mais l'absence absolue de
détermination de ce Dieu en fait un Dieu mort qui, dans son
éternelle immobilité, n'est ni créateur ni témoin de rien, enfermé
seulement dans son être massif, étale et insignifiant, en dehors de
l'Histoire.
La
pénurie
ontologique
de
cet
absolument
indéterminable évoque le plus pauvre des jugements, 1~ jugement
analytique
:
«L'être
est ».
Aussi
dirons-nous
qu'il
s'agit,
concernant cet être, d'une positivité négative.
Cette
ontologie,
ontologie
de
l'être
abstrait,
est
incompatible à l'être de l'esprit dans l'Histoire.
Voyons à présent l'ontologie hégélienne de l'esprit.
C'est l'ontologie d'un Dieu vivant, et de ce fait, elle manifeste
une supériorité par rapport à l'ontologie parménidienne. En effet,
l'esprit dans la perspective hégélienne n'est pas une substance
figée. Il est essentiellement mouvement, sujet d'une absolue
détermination. Se donnant en objet à soi, il tend à épuiser toutes

210
les déterminations qUI médiatisent sa réconciliation avec SOI-
même.
Or la réconciliation du même avec l'autre pose ici le
problème de l'Histoire, ou plus exactement de l'historicité.
En effet, le même et l'autre sont l'en-soi et le pour-soi
qUI désignent le même être dans lequel il y a, d'une part,
l'éternité de la présence comme en-SOI, et d'autre part, la
temporalité de l'apparition à soi en vue de la réalisation du pour-
SOL
Aussi nous rendons-nous compte que pour l'esprit, il y
a perte de la signification historique de sa présence par le fait de
sa divinisation. En fait, l'aspect de l'éternité prime dans l'être de
l'esprit celui de la temporalité, et cela dans la mesure où
l'apparition n'a de sens que par la présence de l'être qui est son
origine comme ce à partir de quoi elle s'effectue,
et sa
destination, en ce sens que sa finalité est la présence entièrement
révélée de l'être.
Il résulte de cela que l'ontologie hégélienne, si elle fait
gagner en détermination l'esprit,
elle reste néanmoins une
ontologie de l'éternité dans laquelle la détermination elle-même se
réduit à l'explicitation de l'implicite, autrement dit à la révélation
du déjà-là.

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Mais dans une toute autre perspective, disons que la
liberté qu'a l'esprit divin du fait de son infinie déterminabilité
autorise à deux remarques :
La première est que l'expérience que fait l'esprit de
cette liberté n'est au fond qu'une ruse de la raison divine aux
dépens des hommes. Car Dieu, omniprésent et omniscient ne
bouge de son autel que parce qu'il le garde. C'est à soi comme
divin que l'esprit revient après s'être « phénoménalisé », et c'est
en partant de soi qu'il se dédouble pour s'objectiver.
Cela se voit donc que l'esprit, dans ses formes
médiatisantes, n'est humain qu'occasionnellement. Il pourrait
aUSSI
bien se manifester dans d'autres formes que des peuples, SI
l'essentiel est que la forme choisie conduise à l'identité du même
qui s'était fait autre. Ne voit-on là que la métempsycose orientale
s'explique, et que s'explique aussi que le Dieu Judéo-chrétien se
fit homme?
Pour en finir avec ces deux ontologies, disons que les {)
attributs qu'elles confèrent à l'esprit ne favorisent pas un discours
philosophique sur l'Histoire de l'humanité. Et précisons dans le
cas de l'esprit dans la perspective hégélienne que cet esprit dont
1'Histoire est la théodicée est l'esprit assoupi qui se réveille.

Mais dans une toute autre perspective,
liberté qu'a l'esprit divin du fait de son infinie déterminabilité
autorise à deux remarques :
La première est que l'expérience que fait l'esprit de
cette liberté n'est au fond qu'une ruse de la raison divine aux
dépens des hommes. Car Dieu, omniprésent et omniscient ne
bouge de son autel que parce qu'il le garde. C'est à soi comme
divin que l'esprit revient après s'être «phénoménalisé », et c'est
en partant de soi qu'il se dédouble pour s'objectiver.
Cela se voit donc que l'esprit, dans ses formes
médiatisantes, n'est humain qu'occasionnellement. Il pourrait
aussi bien se manifester dans d'autres formes que des peuples, si
l'essentiel est que la forme choisie conduise à l'identité du même
qui s'était fait autre . Ne voit-on là que la métempsycose orientale
s'explique, et que s'explique aussi que le Dieu Judéo-chrétien se
fit homme?
Pour en finir avec ces deux ontologies, disons que les
1
attributs qu'elles confèrent à l'esprit ne favorisent pas un discours
philosophique sur l'Histoire de l'humanité. Et précisons dans le
1
cas de l'esprit dans la perspective hégélienne que cet esprit dont
l'Histoire est la théodicée est l'esprit assoupi qui se réveille.
Par ailleurs, nous faisions ren1arquer en citant Hegel
que ce qu'est l'esprit, il l'a toujours été, à quoi Hegel ajoutait que

213
seules les manifestations de l'esprit changent. Précisons à présent
qu'elles ne changent que pour nous, et pas pour l'esprit lui-même.
Ces formes sont des choix éternels pour autant qu'ils émanent
d'un esprit éternel, si bien que ce qui représente pour nous le
temps, et qui pour l'esprit divin n'est que dévoilement, c'est tout
simplement le fait d'un programme qui, comme oublié de SOl,
revient à soi par actualisation dans un processus d'anamnèse.
Ainsi donc, la phénoménologie comme l'Histoire sont
une anamnèse pour l'esprit. Et c'est dans l'Absolu que se
réalisent totalement le réveil et le retour à soi.
Mais on pourrait peut-être concevoir à partir de cette
ontologie hégélienne de l' ~sprit une Histoire Absolue à la mesure
de l'absolue détermination de l'esprit éternel.
Or l'omniscience et l'omniprésence de l'esprit divin
contredisent le fait même de l'Histoire, quelqu'Absolue soit-elle.
La phénoménologie et l'Histoire de l'esprit dans la perspective
hégélienne
sont
une
prescience
et
une
omniprésence
qui
contredisent l'historicité.
Aussi faudrait-il une ontologie de l'esprit dans laquelle
la phénoménologie ne soit pas une prescience, et l'Histoire un
simple dévoilement. Elle devrait être une ontologie dans laquelle
l'être de l'esprit échappe à la fois à l'immobilité du monisme
parménidien, et au contrôle du démiurge hégélien.

214
II - L'ETRE DE L'ESPRIT HUMAIN: UN ETRE-
DE-DON
Nous devons cette ontologie de l'esprit humain à
Claude Bruaire 224.
L'esprit est un être qui, en étant donné à soi, se donne
soi-même ce qu'il a à être. L'esprit est un être de don.
L'être de don n'est pas le présent reçu d'un sujet, il est
seulement l'être qu'il est en tant que don à soi, dans l'anonymat
de son origine. Il s'ensuit donc que cet être n'est déduit de rien,
n'étant rien avant d'être donné à soi.
Mais n'étant déduit de rien, il n'est pas non plus
construit, et renferme en soi la nécessité de son irréductibilité.
D'où la substance qu'il est comme essence d'être de don.
Il découle de là que cet être a un caractère a priori et
qu'il se prête à un jugen1ent analytique.
Mais donné à soi, l'anonymat de son origine l'expose à
une absolue détermination. S'il s'appartient comme un être donné
à soi-même, cela signifie qu'il lui appartient tout autant de se
donner à être. Et son essence ne sera que l'ensemble de ses
224
Claude Bruaire, « L'être et l'esprit ", séminaire de D.E.A. de philosophie morale et
politique, Université de Paris IV-Sorbonne, 1981-1982.

215
déterminations. Il s'ensuit là le caractère a posteriori du jugement
analytique dont il rentre sous la catégorie.
Voilà donc à quoi répond l'être de l'esprit dans
l'Histoire.
S'appartenant comme être de don,
la substance
spirituelle qu'il est est mouvement pour être de plus en plus, car il
n'est pas question pour l'esprit de faire l'économie de ce qu'il a à
être.
Ainsi,
l'esprit,
pour
être
esprit
dans
l'Histoire,
s'inscrit dans une ontologie du don ; et c'est en cela qu'il échappe
à la préde3tination et à la déficience historique, c'est-à-dire par le
fait de l'anonymat et de la méconnaissance de son origine qui lui
confère qu'il est sujet de l'Histoire, et que l'Histoire est sa
justification.

216
CONCLUSION
La définition de l' Histoire retient généralement le
tén10ignage d'une présence humaine. Et si l'allusion faite par
Hegel à l'Afrique Noire dans son rapport à l'Histoire a choqué
l'intelligentsia africaine, c'est très exactement parce qu'entre
peuple et Histoire, l'on voit un rapport d'implication réciproque :
ce qui est peuple est Histoire et ce qui est Histoire est peuple.
Mais la présence humaine intrinsèque suffit-elle à
fonder une définition de l'Histoire autrement que comme une
simple présomption? Nous avons vu avec Hegel que les peuples
de l'Histoire sont les peuples qui forment des Etats, ce qui
signifie pour nous qu'il y a une détermination précise de la
présence humaine qui la caractérise comme historique.
Ainsi nous est-il apparu dans cette étude que l'Histoire
est l'opération continue des déterminations de l'esprit sous la
forme des peuples. Nous savons par ailleurs que l'Etat est
l'objectif des peuples dans l'Histoire. L'Etat est la forme que
prend le peuple pour s'assurer de son existence objective et de la
reconnaissance de sa particularité dans le monde. C'est cela la
souveraineté, c'est-à-dire le fait qu'il est donné à soi.
Nous dirons donc, en partant de ces éléments, que
pour un peuple, l' Histoire, c'est le développenlent de sa présence

217
assumée, présence dont s'imprègnent ses actions, et dans laquelle
se vivent toutes ses passions, dans les directions de son génie
propre, et pour la réalisation de ce dernier. Ainsi, rien ne se fait
par ce peuple qui ne relève de ses propres initiatives, et dans
lequel il ne voie la réalisation de ses propres intérêts.
Telle est donc, fondamentalement, la détermination de
la présence humaine dans le contexte de l'Histoire universelle.
Elle est présence assumée, c'est-à-dire sujet de responsabilité, au
point qu'un peuple sans responsabilité de sa présence dans
l'Histoire n'est que prétexte dans le contexte d'une Histoire dont
il ne prend pas encore part.
Certes, il contribue à faire la substance de cette
Histoire. Aussi sa responsabilité à cet égard lui fait-elle obligation
d'assumer
cette
substance,
pour
passer
de
son
état de
présomption, ou de virtualité historique, à l'être effectif de son
histoire.

218
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Bruaire
(Claud)e
«La
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Cours
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DEA de philosophie politique, Paris IV-Sorbonne, 1981-1982
L. Wincler : «Histoire linéaire, histoire cyclique»,
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-,-.....-....:..-':...!..._-.
VI - OEUVRES D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
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Bréhier (En1ile), Histoire de la philosophie, Presses
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