LIN 1UERS ITE DE PRR 1S SORBONNE
PHR 1S 1U
U.F.R. DE PHILOSOPHIE
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THESE DE OO[TORHT NOUUEHU REGIME
PRESENTE PAR:
SOUS LA DIRECTION DU :
MAHAMADE SAVADOGO
Professeur J.F.MARQUET
- 1992 -

LISTE
DES
HRHEUIHTIONS
B.C. =
Essais et conférences
p.
page
L. Ph. =
Logique de la philosophie
Ph.p.=
Philosophie politique
Ph.m.=
Philosophie morale

3
PRESENTRTION
L'ACHEUEMENl DE LA PH 1LOSOPH 1E DANS
LA PH 1LOSOPH 1E POL III QUE
Le présent
ouvrage
est
l'aboutissement
d'une
longue
initiation à l'oeuvre d'Eric Weil qui a été inaugurée par la
découverte de la Philosophie politique.
Dès cette première
lecture, nous avons été persuadé, à la suite de la majorité
de ses interprètes, que toute la pensée de ce philosophe est
marquée par le souci permanent de répondre à la question du
sens de l'existence.
A la lumière de cette conviction, nous avons voulu comprendre
l'unité de ses trois textes fondamentaux que sont la Logique
de
la
philosophie,
la
Philosophie
politique (' et
la
Philosophie
morale.
Nous
avons
alors
constaté
que
la
Philosophie politique
est
son oeuvre centrale,
celle qui
permet
d'établir un
lien
entre
l'ensemble
de
ses
grands
écrits!.
Or,
cette conclusion à laquelle nous avons été conduit est
liée à la nature même de la question du sens de l'existence.
1 Cf.
notre communication au centre Eric Weil de Lille du 21
novembre 1986
ayant
pour
titre
"Philosophie
et
histoire
selon
Eric
WeU
(l'idée
de
système
après
Hegel)
ainsi
que
notre
mémoire
de
D.E.A.
intitulé
"L'unité
de
la
philosophie d'Eric
Weil"
présenté à l'université de Paris IV
Sorbonne en juin
1988.

4
En effet,
si le sens est ce qui permet à l'homme de vouloir
vivre,
ce qui lui donne une raison de vivre,
il nous semble
évident que ce n'est qu'à travers la relation à l'autre, dans
le
cadre
de
l'existence
communautaire
qu'il
peut
se
rencontrer.
Il revient donc à l'homme soucieux du sens, au philosophe, de
dévoiler
les
structures
essentielles
de
l'existence
communautaire qui sont autant de niveaux de réalisation du
sens
en
d'autres
termes,
d'élaborer
une
philosophie
politique.
Ainsi, à partir du moment où elle révèle la question du sens
de l'existence comme question fondamentale de la philosophie,
l'oeuvre d'Eric Weil nous autorise à penser un achèvement de
la philosophie dans la philosophie politique. La philosophie
politique est,
de ce fait,
revalorisée,
élevée à
la plus
haute dignité philosophique. C'est cette conviction que nous
développons dans les pages suivantes.
Le
corps
même
du
travail
se
divise
en
deux
grandes
parties
la
première
s'intitule
"De
l'ontologie
à
l'anthropologique:
l'itinéraire de la question du sens" et
la
seconde
"L'achèvement
de
la
philosophie
dans
la
philosophie politique".
Dans
la première,
nous
reprenons
la
lecture weilienne de
l'histoire de la philosophie en montrant comment elle conduit

5
à la formulation de la question du sens dans sa pureté,
à
travers
sa propre pensée.
Cette lecture se retrouve dans
l'introduction de
la
Logique de
la
philosophie que
nous
interprétons
comme une histoire
idéale de
la philosophie
précédée d'une thématisation de la décision à la philosophie
qui la fonde et qu'elle se charge,
en retour, de légitimer.
Elle découvre dans le fil de l·'histoire de la philosophie
trois noeuds essentiels auxquels il convient d'ajouter la
pensée d'Eric Weil lui-même,
ce qui donne,
en tout,
quatre
noeuds.
Le premier de ces noeuds,
désigné sous le nom d'''ontologie
classique" couronne les débuts de la philosophie.
C'est
la
mise
en
crise
de
l'unité
d'une
communauté
historique,
à travers l'expérience de la confrontation de
deux
communautés,
de
deux
traditions,
qui,
en
rej etant
l'individu sur ,lui-même, engendre le besoin de la philosophie
comme discours qui réconcilie les individus. La postulation
d'une
nature
des
êtres
indépendante
de
la
volonté
particulière
des
individus,
nature
que
le
discours
philosophique se propose de saisir, constitue la garantie de
cette
réconciliation.
Cette
nature qui
comprend
en
elle
l'existence humaine lui donne ainsi un sens.
Mais,
la
formulation
du
contenu
de
la
nature
des
êtres
produit
une
diversité
de
discours
ontologiques.
La
réconciliation
des
hommes
par
la médiation d'une
nature
échoue et l'individu est, de nouveau, remis à lui-même.

6
C'est là qu'intervient le second noeud de l'histoire de
la philosophie qui est la QhilosQQhie transcendantale.
En effet, si la formulation du contenu de la nature des êtres
divise les hommes, c'est que cette nature n'est pas un en-soi
qui pré-existe à leur activité. Dès lors,
l'homme est coupé
du monde et
son existence ne peut plus
se fonder sur une
prétendue nature
nous aboutissons à une séparation du monde
de
la liberté et
de
celui
de
la nature,
le
second étant
cependant déterminé par le premier. Remis à lui-même, l'homme
trouve le sens de son existence dans
l'effort qU'il
doit
faire pour conformer sa volonté à l'exigence d'universalité,
pour respecter la loi morale qui réconcilie tous les hommes
en tant qu'êtres doués de raison.
Cependant,
puisque
l ' homme
est
un
être
de
nature .et. de
raison,
un être fini et raisonnable,
le respect de la loi
morale, produit pur de la raison, reste un idéal à atteindre,
un perpétuel effort voué à l'échec. L'insatisfaction renaît
donc
et
1 ' individu
est
encore
renvoyé
à
lui -même.
Pour
prévenir le désespoir auquel
i l semble alors condamné,
il
nous faut revenir sur la séparation même de la nature et de
la liberté.
Car si
le monde de la
liberté détermine celui de la
nature, n'est-ce pas la preuve qu'ils relèvent tous les deux
d'une même unité? Ce qui explique leur scission, c'est que
l'unité
qui
les
engendre
a
elle-même
besoin
de
la

7
contradiction pour
se
réaliser.
L ' individu
n'a
donc
pas
besoin de s'efforcer vainement de
respecter la loi de la
morale
universelle.
En
vivant
conformément
à
la
morale
concrète de sa communauté historique qui n'est qu'une partie
du Tout qu'est l'humanité,
il est toujours réconcilié avec
cette humanité
avant même qu'il en prenne conscience,
son
existence a déjà un sens. Bien loin que ce soit l'existence
qui précède le sens,
c'est au contraire le sens qui fonde
l'existence.
Telle est
la substance du troisième noeud de
l'histoire de la philosophie que Weil désigne sous le terme
d' 1I0nto-logiquell •
En lui,
le sens de l'existence se comprend comme la négation
de l'individualité.
Il
reste cependant évident que toute activité,
toute
oeuvre,
tout discours,
est le fait
d'un individu concret.
L'individu prime donc la communauté et il est injuste qu'il
soit nié: le sens imposé à l'existence est donc in-sensé.
Mais, puisque l'existence individuelle est finie,
tout projet
qu'elle
entreprend
semble
irrémédiablement
condamné
à
l'échec. Elle apparaît ainsi comme une vaine agitation, une
pure violence
elle est donc à son tour,
laissée à
elle-
même,
in-sensée. L'existence communautaire en elle-même n'a
pas de sens, et l'existence individuelle à elle seule n'en a
pas non plus.
Le sens se constitue dans l'universalisation
consciente
de
la
particularité,
dans
la
réconciliation

8
volontaire
de
l'individu
et
de
la
communauté
par
l'intermédiaire d'une oeuvre. Il est une médiation entre deux
termes qui sont le particulier et l'universel,
l'individu et
la cormnunauté.
Tel est le contenu essentiel du dernier noeud de l'histoire
de la philosophie,
consacré par la pensée même d'Eric Weil
que,
à
la
suite
de
la
plupart
de
ses
interprètes,
nous
comprenons cormne une lanthroQologique".
Dans
la deuxième partie de notre
travail,
nous
nous
appliquons à montrer précisément cormnent cette compréhension
du sens de l'existence conduit la philosophie d'Eric weil à
s'achever dans la philosophie politique. Le développement de
l'histoire idéale de la philosophie dans l'introduction de la
Logique
de
la
philosophie
engendre
la
visée
d'une
doctrine qui légitime la conclusion à laquelle elle aboutit.
Cette tâche est assumée à travers l'élaboration du système de
catégories-attitudes
qu'est
la
Logique de
la philosophie
proprement dite. Nous analysons cette oeuvre en la divisant
en quatre grands ensembles de catégories-attitudes.
Le
premier,
constitué
par
les
trois
premières
catégories - attitudes
que
nous
appelons
"I;>rimitives",
se
caractérise par l'ignorance même de l'hormne.
Pour être convaincante,
la doctrine destinée à justifier la
conception du sens de l'existence comme réconciliation de

9
l'individu et de la communauté se doit d'indiquer l'ordre de
formation de tous
les aspects de
la réalité humaine
sans
exception.
Cette volonté de radicalité impose à son auteur de remonter
au-delà de l'opposition entre l'homme et le monde pour suivre
la genèse du discours à travers lequel ils se saisissent.
C'est
cette quête
des
fondements
ultimes
de
l'entreprise
philosophique
qui
suscite
la
formation
des
catégories
primitives.
La
réalité qu'elles désignent
chacune précède
l'apparition de l'homme lui-même.
Le second ensemble de catégories-attitudes embrasse les cinq
catégories-attitudes suivantes que nous nommons lanti!J.Ues".
Ces catégories-attitudes, comprises entre Certitude et Dieu,
s'unissent
dans
un
processus
qui
est
celui
de
l'autonomisation
de
l'individualité
à
l'égard
de
la
communauté.
Révélé,
dans
la Certitude,
comme membre d'une
communauté
qui
s'exprime
en
lui,
l'homme
lutte
pour
s'affranchir des limites qu'elle lui impose. Cette tentative
s'achève avec l'attitude du croyant dans laquelle l'individu
trouve en lui-même un interlocuteur qui donne un sens au
monde en se le soumettant.
Le troisième ensemble de catégories-attitudes regroupe les
catégories-attitudes entre la Condition et l'Absolu que nous
caractérisons
de
"modernes".
Elles
s'ordonnent
dans
un

10
mouvement qui est celui du développement de l'universalité. A
partir de la catégorie-attitude de la Condition,
l'humanité
constitue, en principe, un ensemble incluant tous les hommes
sans exception car,
depuis Dieu,
ils sont tous égaux. Mais,
en
fait,
les
formes
de
communauté
restent
opposées
et
slaffrontent pour la reconnaissance.
Cette contradiction se
résout
par
11 intervention
du
savoir
absolu
qui
comprend
comment l'humanité s'accomplit à travers le conflit de ses
différentes formes d'expression.
Enfin, le dernier ensemble de catégories-attitudes réunit les
catégories-attitudes
entre
l'Oeuvre
et
l'Action que nous
désignons
comme
"actuelles".
Elles
se présentent
dans un
ordre qui est celui de la réconciliation de l'individualité
et de l'universalité. Radicalement affirmée dans l'attitude
de l'Oeuvre, contre l'emprise de l'universalité révélée dans
l'Absolu,
l'individualité est d'abord relativisée par le Fini
pour être finalement conciliée avec la volonté d'universalité
dans l'Action.
Après
cette
catégorie-attitude,
la
Logique
de
la
philosophie
se
poursuit
avec
deux
catégories
formelles,
Sens
et
Sagesse,
qui,
en
confirmant
la
suprématie
de
l'Action,
établissent
définitivement
que
le
sens
de
l'existence
humaine
se
trouve
dans
la
réconciliation de
l'individu et de la communauté.
Le système des catégories-

I l
attitudes
justifie
donc
bel
et
bien
le
résultat
auquel
l'histoire idéale de la philosophie nous a conduit.
De
l'attitude
de
l'Action,
il
se
dégage
cependant
un
programme qui
est
la
réalisation du
règne
de
la volonté
d'universalité.
Le philosophe se doit donc de remplir son
devoir
d'homme
en
apportant
sa
contribution
à
cette
entreprise. Dans la deuxième moitié de notre seconde partie,
nous dévoilons comment il s'acquitte de cette exigence en
produisant
une
philosophie
politique.
Nous
analysons
la
Philosophie politique d'Eric weil en soulignant clairement
en
quel
sens
elle
permet
d'affronter
le
projet
de
transformation du monde.
De la volonté d'universalité que systématise la décision à la
philosophie, naît la conception d'un droit naturel de l'homme
dont la règle fondamentale est le principe de l'égalité des
individus. Partant de ce principe,
le philosophe entreprend
un examen des niveaux de l'existence communautaire que sont
la
Société
et
l'Etat
au
fil
duquel
i l
indique
les
imperfections qu'ils entretiennent. Il parachève sa tâche en
désignant les conditions que l'humanité se doit de réunir
pour leur faire face.
Il
rej oint
ainsi
l ' homme
poli tique
dans
sa
volonté
de
transformation du monde
sans
pour autant
se hisser à
la
direction d'une communauté historique.

12
L'achèvement de la philosophie dans la philosophie politique
est
identique
à
la
justification
philosophique
de
l'engagement politique,
ce qui est le but dernier poursuivi
par ce travail.
A notre
lecteur de
juger s ' i l
remplit sa
promesse.
Pour notre part, nous ne pouvons que lui demander d'avoir la
patience de le suivre jusqu'au bout afin que son jugement
nous soit vraiment utile.

13
PREMIERE PARTIE
DE L'ONTOLOGIE A L'ANTHROPOLOGIQUE :
L'ITINERAIRE DE LA QUESTION DU SENS

14
1NTRODUCTI ON
L'INDIVIDU ET LA DECISION A LA PHILOSOPHIE
3 CC~,\\J~
Il semble banal d'énoncer que toute forme d'activité
humaine,
qu'elle
soit
artistique,
scientifique
ou
autre,
procède d'un individu donné. Il apparaît encore plus superflu,
une
fois
cette
proposition
formulée,
de
préciser
que
la
philosophie,
comme
les
autres
entreprises
humaines,
est
l'oeuvre d'un individu concret.
Pourtant,
à bien la considérer, la proposition qui introduit
notre discours
n'est pas aussi
simple et naïve qu'elle le
paraît. En effet, elle assigne une tâche à la pensée car elle
suppose une compréhension de l'humanité qui porte en elle la
possibilité d'une différence entre les hommes et, partant, la
1J1.\\.I-..\\"'l~
diversification de leurs formes d'activité.
Cette
préoccupation
elle-même
semble
ridicule
quand
nous
regardons
le
spectacle
du
monde
qui
nous
dévoile
la
multiplicité
grouillante
des
hommes.
Cependant,
si
on
entreprenait de recenser le nombre d'hommes convaincus de la
ov~I~""
valeur
absolue
de
leur
forme
d'activité
et
désireux
de
l'imposer
à
leurs semblables,
on renoncerait vite à
la
tenir pour vaine !

15
Comment
faut-il
comprendre
l'humanité pour
fonder
la
possibilité
d'une
diversité
des
attitudes
humaines
et,
partant, la spécificité de l'existence philosophique?
C'est à cette question que,
de notre point de vue,
la pensée
d'Eric
Wei 1
tente
de
répondre,
notamment
à
travers
sa
principale
oeuvre
qui
a
pour
titre
"Logique
de
la
philosophie A
et
qui
s'ouvre
par
une
réflexion
sur
la
philosophie.
Il existe plusieurs caractérisations de l'humanité mais peu
d'entre elles sont en mesure d'apporter une réponse sûre à la
question
que
nous
avons
posée.
Si
vous
vous
représentez
l'humanité par des traits biologiques par exemple,
vous ne
parviendrez jamais à montrer pourquoi un tel est artiste et
l'autre non: l'habileté ne se transmet pas par les gènes. La
science, comme le notait déjà AristoteO , ne s'occupe que de
l'espèce,
du
général
et
s'avère
incapable
de
saisir
l'individualité. Mais nous n'avons pas besoin de remonter si
loin,
de
"recourir
à
un
microscope",
pour
trouver
la
caractérisation que nous recherchons : i l nous suffit de nous
retourner vers
la bonne vieille tradition qui
énonce que
l'homme est un animal raisonnable. Assurément, la raison n'est
pas un signe extérieur que l'on peut reconnaître chez tel ou
tel
membre
de
l'espèce
humaine.
Aussi,
il
peut
paraître
surprenant qu'elle puisse prétendre fonder l'éclatement de
° Cf. Ethique à Nicomaque, 1180b.

16
l'humanité en une pluralité d'individus. Mais à y regarder de
près,
c'est l'indétermination même de la notion de raison qui
lui
garantit
l'avantage
sur
les
autres
caractères
de
l'humanité.
Dire de l'homme qu'il est un être raisonnable,
c'est dire qu'il est un être doué de langage, un être capable
de réfléchir et de communiquer ses pensées.
Développant le
sens de cette caractérisation de l'homme,
Aristote en était
arrivé à la conclusion qu'il est un animal social, un être qui
ne peut S'épanouir qu'au sein d'une communauté
Mais
si
être
raisonnable
signifie
être
au
service
de
la
communauté,
il
va
de
soi
que
l ' homme
dans
son
existence
quotidienne n'est pas toujours raisonnable; bien plus,
il ne
songe
souvent
qu'à
son
intérêt
égoïste.
Le
caractère
raisonnable,
bien loin d'être un trait distinctif apparaît
donc comme un idéal à atteindre, un devoir-être.
Mais,
aussi
paradoxal
que
cela
puisse
sembler,
c'est
précisément en concevant la raison comme un projet à remplir
par l'humanité que les philosophes se frayent
la voie pour
penser l'individualité.
C'est
à
cette
observation que parvient
Eric
Weil
dès
les
premières
pages
de
la
Logique
de
la
philosophie.
"Quand
bien même les philosophes manqueraient soit d'égoïsme, soit de
1 Cf.
La politique, 1253 a.

17
sincérité,
ils
admettraient
toujours
que
l'homme
concret,
l'individu, n'est pas raisonnable tout court" 2 , constate-t-il.
La raison étant moins un donné qu'une orientation à suivre, la
compréhension de l'homme comme un animal raisonnable détermine
l'individu comme l'être capable de devenir raisonnable.
La
capacité de devenir autre que ce qu'on est s'appelle depuis
Hegel la négativité.
L'individu est l'être qui peut se nier
lui -même,
qui
peut
vouloir quelque
chose
de
lui -même.
Le
caractère raisonnable consiste dans la capacité de se fixer un
but et de se discipliner pour l'atteindre. La raison étant la
capacité de calculer, de distinguer, de choisir et, tout choix
étant
une
exclusion de
ce qui
n'est
pas
choisi,
l'espèce
humaine se présente comme l'espèce des êtres capables d'entrer
en conflit avec
leu~ espèce. L'homme est individu : ce qui
plaît à l'un ne plaît pas aux autres. Si l'on a souvent relevé
que
l ' homme
est
le
seul
être
qui
ne
peut
vivre
qU'en
troupeau 3 ,
l'on
a
par
contre
oublié
d'insister
sur
la
singularité du troupeau humain
"l'espèce homme est celle des
individus"
note
Eric
Weil
dans
un
article
consacré
à
l'anthropologie d'Aristote4 .
Aussi
surprenant que
cela puisse
sembler,
avec
Eric Weil,
c'est en partant de la raison que nous parvenons à dégager
l'homme,
l'individu dans son existence concrète. Nous devons
2 Souligné par nous. Cf. L.Ph. pA.
3
Cf.
A.Kojeve. Introduction à
la lecture de Hegel, p.13.
4
Cf. Essais et conférences, t.l, p.35.

18
parler de la raison,
remarque-t-il "parce que nous avons dû
admettre que l'homme concret,
l'individu, moi et vous et les
autres, n'est pas raisonnable, ne le sera peut-être jamais".5
L'individu
se
caractérise
par
un
trait
négatif
qui
est
l'insatisfaction. C'est en niant le donné,
en le soumettant à
sa propre discipline qu'il
se dévoile à
lui-même sa propre
nature.
Mais
si
tout
individu
se
distingue
par
la
négativité,
l'insatisfaction,
comment
pouvons
nous
isoler
l'individu
philosophe et
répondre ainsi à
la question que nous avons
formulée
au
début
de
notre
discours
? 1En
redoublant
l'insatisfaction
si
1 ' individu
est
l'être
qui
ne
se
satisfait pas du donné,
l'individu philosophe est l'homme qui
ne
se
satisfait pas
de
l'insatisfaction.
En formulant
cet
autre donné,
cette nature de l'homme individu,
le philosophe
prépare la voie pour l'en libérer. L'individu philosophe est
celui qui cherche à "créer le contentement par la victoire sur
le mécontentement même et la négativité" 6 .
Au fil de notre discours qui cherchait à comprendre l'humanité
de
façon
à
fonder
la
spécificité
des
activités
humaines,
l'humanité s'est scindée en deux figures:
l'homme de la vie
quotidienne
et
le philosophe.
Mais
la
scission
elle-même
relève de .la responsabilité du philosophe car, n'oublions pas
5 Cf. L.Ph., p.?
6 Cf. L.Ph., p.9.

19
que
nous
avons
déployé
ce
discours
pour
comprendre
la
spécificité de l'activité philosophique. Pour donc appréhender
sa particularité, le philosophe doit d'abord se faire homme de
la vie quotidienne, homme ordinaire. Mais le passage de cette
figure de l'humanité à la philosophie n'est pas lui-même un
fait
ordinaire
c'est
un
événement,
un
acte.
L ' individu
n' arri ve pas
naturellement
à
la philosophie
i l doit
se
décider.
Pour guérir du mécontentement,
pour que la raison
cesse d'être l'expression de l'insatisfaction pour en devenir
le
remède,
i l
faut
un
"changement
de
direction",
une
"conversion" pour employer les termes mêmes d'Eric Wei17
Cependant
la
rupture
de
la
philosophie
avec
la
vie
quotidienne,
la scission entre la figure de l'homme ordinaire
et
celle de
l'individu-philosophe
serait
incomplète si
le
philosophe
était
le
seul
à
en
être
conscient.
Lorsque
le
philosophe se croit seul à avoir conscience de sa différence,
il
s'emmure dans
son propre orgueil
et même sa modestie
-
quand il déclare qu'il est amoureux de la sagesse et non sage
ou qu'il est prétentieux de s'affubler du titre de philosophe8
- reste le masque de sa fierté.
Sûr de sa supériorité sur les
autres hommes - il est même l'idéal de l'humanité ou plutôt,
1 'humani té
idéale
i l
reproduit
alors
une
croyance
à
l'inspiration
ou
à
la
révélation
comme
source
de
la
7 Cf. L.Ph., p.9
8
Cf.
Kant
Critique
de
la
raison
pure,
traduction
A. Tremesaygues
et
B.Pacaud, p.562.

20
philosophie
au
lieu
d'une
théorie
de
la
décision
à
la
philosophie comme l'entreprend Eric Weil.
C'est
ainsi
par
exemple
que
la
pensée
antique
depuis
Parménide
qui,
en méconnaissant
le principe moderne
de
l'égalité des hommes,
isole l'individu- philosophe et engendre
une différence de nature entre les figures de l'humanité,
est
conduite à l'idée d'un acte mystérieux,
d'une grâce divine,
comme origine du fait philosophique. Quand elle veut sauver sa
propre cohérence,
cette pensée e5t obligée,
avec Platon,
de
soutenir que l'existence ordinaire, qu'elle méprise pourtant,
n'est
pas
coupable,
que,
pour utiliser
les
mots
mêmes
de
Platon "Nul n'est méchant volontairement,,9.
Une
telle
pensée,
bien
qU'elle
magnifie
l'existence
philosophique en la divinisant, dénie cependant tout mérite à
l'individu philosophe.
En d'autres termes,
elle se retrouve
confrontée à la difficile question de l'élection - qui se pose
aussi
dans
le
cas
des
religions
révélées
en
effet,
pourquoi la divinité choisit-elle de s'adresser à tel homme et
non à tel autre? Si le choix est sans raison alors l'individu
philosophe n'a aucun mérite par rapport à ses semblables,
si
au contraire son élection est la récompense de son abnégation
alors il faut renoncer au dogme de la révélation et élaborer
une
thématique
de- la
décision.
Une
telle
démarche
doit
s'attacher à rendre compte des motivations qui précèdent la
9 Cf. Protagoras 345 e.

21
décision à la philosophie et retrouver ainsi le thème de la
quête du bonheur, de la recherche du contentement comme le dit
Weil.
Mais,
même
une
telle
entreprise
pourrait
encore
conforter
le
philosophe
dans
l'illusion
que
l'existence
philosophique est la destination de l'existence quotidienne.
S'il peut renoncer à introduire une différence de nature entre
les deux formes d'existence,
rien ne l'empêche par contre de
concevoir la première comme la finalité de la seconde et de
penser
une
progression
de
l'une
vers
l'autre.
L' homme
ordinaire devient alors un philosophe qui ne se connaît pas 10 •
S'il emprunte cette voie,
le philosophe se condamne à ne pas
se comprendre
lui-même,
il
se rapprochera de
l'idée de
la
décision à la philosophie sans jamais parvenir à la formuler.
Comment
le philosophe peut-il accéder alors au thème de la
décision à la philosophie ?
Aussi
invraisemblable
que
cela
puisse
sembler,
c'est
par
l'intervention de l'homme ordinaire que le philosophe parvient
à la conscience de sa différence. Le philosophe, en voulant se
comprendre,
à
dévoiler
à
l'homme
ordinaire
sa
propre
particularité en parlant lui-même à la place de cet homme. Il
lui a montré que son trait caractéristique est la négativité,
l'insatisfaction qui engendre la transformation du donné en
vue
d'une
satisfaction
qui
est
touj ours
devant
elle.
Ce
10
Pensons
à
Karl
Jaspers.
Introduction
à
la
philosophie,
traduction
Jeanne
Hersch,
p.IO.

22
faisant,il lui permet de mieux s'assumer,
de mieux organiser
son activité de transformation du donné,
de lutte contre la
nature. D'expression incohérente de la négativité,
la raison
de l'homme ordinaire devient le langage cohérent de l'homme de
science,
la
raison
scientif ique
du
savant
qui
se
met
au
service du proj et
de maîtrise
de
la nature.
La
figure
du
savant,
telle que présentée par Eric Weil est la figure sous
laquelle l'homme ordinaire accède à la conscience de sa propre
nature. Il convient d'insister sur le fait que ce processus a
été initié et encouragé par le philosophe lui-même l1 • Pour lui
en effet Il •••
la valeur de la science consiste dans son rôle
pédagogique, dans la formation de l'individu qui, ne désirant
rien,
sauf connaître,
savoir,
voir,
se détache de ce qui le
reti~nt dans le monde où l'on cherche des satisfactions" 12.
Au point de vue du philosophe,
le désintéressement du savant,
son dévouement à la recherche de la vérité est une étape du
processus de négation de la négativité, un apprentissage de la
maîtrise
de
soi
au
profit
d'une
valeur
universelle.
Contrairement à ce que dit l'homme de science quand il se met
à parler de son activité 13 ,
la science n'est pas indépendante
de toute valeur. L'universalité et l'objectivité qu'elle vise
sont des valeurs et l'homme peut choisir de les rejeter. C'est
précisément parce qu'elle se veut universelle et désintéressée
11
Souvenons-nous de
Descartes qui formule
explicitement le projet de
maîtrise
de la na ture.
12 L.Ph., p.IS.
13 Cf.
Max Weber
Le savant et le politique, traduction Julien Freund.

23
que la science moderne est utile au projet de lutte contre la
nature extérieure et apparaît ainsi comme l'expression de la
négativité
de
l ' homme.
La
science antique
qui
se voulait
intéressée, qui voulait que la connaissance du monde conduisît
l' homme à
la
connaissance de
lui -même
et
lui
indiquât
la
meilleure forme de vie était plus soumise à
la philosophie
qu'à
l'existence
ordinaire
et,
comme
telle,
s'avérait
incapable d'obliger la philosophie à affronter la question de
sa propre possibilité 14• Le dévouement de l ' homme de science
moderne
à
son
activité,
son
attachement
au
principe
du
désintéressement et de l'objectivité entraîne le refus de la
philosophie
et
de
son
idéal
de
vie.
Le
contentement
que
poursuit le philosophe est synonyme de mort : "seuls les morts
et les pierres et,
peut-être,
les animaux sont contents,
si
être
content
signifie
être
sans
désir,
n'avoir
pas
de
déception, .êtJ:;:e tout court 1115.
La neutralité axiologique,
le désintéressement,
en d'autres
termes, le refus de la quête d'un idéal de vie est au service
de la négativité,
de l'insatisfaction fondamentale qui voit
dans le contentement sa propre négation. Mais en rejetant la
philosophie
et
son idée de
contentement,
la conscience de
l ' homme
ordinaire
qu'est
la
science,
renvoie
1 ' individu
philosophe à
lui-même et la rupture de la philosophie avec
l'existence ordinaire devient complète parce que reconnue d'un
14 Sur la différence entre
la science antique et la moderne, on peut se rapporter
aux Essais et conférences de Weil, t.l, p.284.
15 L.Ph., p.16.

24
côté comme de l'autre.
La décision à la philosophie devient
formulable car l'individu philosophe en assume seul l'entière
responsabilité.
Le thème du refus de la philosophie qui paraît si choquant au
lecteur d'Eric Weil est en fait la condition de possibilité de
la
compréhension
de
la
spécificité
de
l'existence
philosophique.
Est
philosophe
l'individu
qui
individualité par la médiation d'un discours qui
l'universalité.
C'est
dans
la
réconciliation
de
l'individualité
et
l'universalité
que
l'existence
philosophique trouve
son sens et que
l'individu-philosophe
accède au contentement.
L'acte par lequel l'individu se nie
pour devenir philosophe est une décision,
en d'autres termes,
une violence faite à l'existence ordinaire.
L'ombre de cette violence hante l'existence philosophique et
donne naissance à ce que Weil appelle
ilIa peur de l ' homme
philosophell 16 •
Car,
ne
l'oublions
pas,
l'homme
ordinaire
et
son avocat,
l'homme de science, ne sont pas de lointains interlocuteurs:
le philosophe les porte en lui-même comme autant de parties du
tribunal devant lequel i l est sommé de se justifier,
autant
d'étapes de la décision à la philosophie. Puisque l'accès à la
philosophie relève d'une décision, d'une violence,
cette même
16

25
violence
peut
se
retourner
contre
la
philosophie
et
le
philosophe est condamné à une auto-justification permanente.
C'est ce que Weil désigne sous le thème de la "nécessité pour
la philosophie de se réaliser dans le monde de la violence" 17 .
La violence de la décision à la philosophie engendre le devoir
de
justification,
devoir
qui
fonde
l'histoire
de
la
philosophie. L'histoire de la philosophie,
la succession des
différents systèmes philosophiques n'est que le processus par
lequel l'individu philosophe accède à la justification de la
décision à
la philosophie.
Ecartelée
entre
l'universalité
qu'elle
veut
atteindre
et
l'individualité
qu'elle
est,
l'existence
philosophique
est
essentiellement
une
contradiction.
Cette
contradiction
est
le
fondement
existentiel
de
l ' histoire
de
la
philosophie,
la
violence
initiale
que
les
différents
systèmes
philosophiques
entreprendront de réduire.
L'histoire de la philosophie est son auto-justification
si
le choix de la raison est injustifiable parce que toute idée
de
justification le présuppose,
il n'en demeure pas moins
qu'une fois qu'il est effectué, son auteur doit rendre compte
devant lui-même de toutes les possibilités qu'il lui découvre.
La thématisation - on pourrait dire "la phénoménologie - de la
décision à
la philosophie conduit à l'histoire idéale de la
philosophie
dont
le
sens
est
désormais
connu
la
compréhension du projet philosophique comme volonté consciente
17 Cf. L.Ph., p.21.

26
de réconciliation de
l'individualité et
l'universalité,
de
l'individu et de la communauté. Cette histoire est dite idéale
un
kantien
dirait
"transcendantale
parce
qu'elle
s'intéresse
moins
aux
contenus
des
différents
systèmes
philosophiques qu'aux démarches par lesquelles ces contenus
sont appréhendés ; ce qui lui permet de dégager des points de
recoupement des diverses thèses philosophiques, des noeuds de
l'histoire de la philosophie comme les appelle Weil. Ce terme
désigne en effet des "points singuliers dans l'histoire dans
lesquels les fils du passé se croisent à partir desquels ils
se séparent de nouveau après avoir été - pour un instant ?
pour touj ours ? - ramassés,
rassemblés, mis en ordre" 18.
Il nous reste maintenant à découvrir ces noeuds que dévoile la
lecture
weilienne
de
l'histoire
de
la
philosophie.
18
Cf.
Essais et confêrences, t.l, p.i28.

27
LE PREMIER NOEUD DE L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
L'ONTOLOGIE
CLASSIQUE
A travers la pensée d'Eric Weil,
la philosophie se comprend
comme négation
consciente de
la négativité humaine,
libre
recherche du contentement par la médiation de la cohérence du
discours. Cette compréhension de la philosophie apparaît comme
le produit de l'histoire de la philosophie elle-même.
C'est
pourquoi elle ne saurait être appréhendée dans sa spécificité
sans
être
auparavant
rattachée
à
cette
histoire.
Le
rattachement de la pensée d'Eric Weil que nous nous proposons
d'entreprendre ici n'est pas une démarche arbitraire que nous
imposons à
son oeuvre.Il est explicitement
justifié par la
deuxième
partie
de
l'introduction
de
la
Logique
de
la
philosophie qui
a
pour titre
"Réflexion de la philosophie"
que nous suggérons d'interpréter comme une histoire idéale de
la philosophie.

28
R - LR REUELRlI ON [lE LR [OMMUNRUTE [OMME FOND
DE L'HISTOIRE
a) La logique comme forme du savoir traditionnel.
Dire de la philosophie qu'elle est un discours, quand
~I':"";'~""" ,,\\\\.v- ~ ~_~ o...c c--w:..t-t
bien même
nous
ajoutons
le prédicat
de
la
cohérence à
ce
jugement,
ne semble pas être une formulation suffisante pour
en appréhender la spécificité.
Puisque les philosophes eux-
mêmes désignent l'homme par l'aptitude au discours,
le recours
au
discours
ne
permet
pas
à
lui
seul
de
distinguer
la
philosophie
à
sa
naissance
avec
les
autres
formes
de
l'activité humaine. Quant au prédicat de la cohérence, i l est
aisé de montrer qu'il caractérise tout discours, même la plus
ordinaire des
conversations.
En
effet,
non
seulement
tout
parler humain doit se soumettre aux règles de la langue dans
laquelle il s'accomplit
(ce que les grammairiens appellent sa
syntaxe) pour être intelligible, mais en plus,
il est évident
qu'aucune communication n'est possible avec un individu qui se
contredit lui-même en permanence.
Parler,
pour
autant
que
cela
signifie
vouloir
se
faire
comprendre,
exige
toujours
de
l'individu
qu'il
ne
se
contredise pas, . en d'autres
termes,
que
son discours
soit
cohérent. La cohérenc~ apparaît ainsi comme la règle de tout
échange entre les hommes, de toute communication véritable, en
un mot de tout dialogue. L'individu au discours incohérent est
rapidement traité de malade ou de fou,
ce qui veut dire qu'il

29
est incapable de communiquer avec ses semblables, de dialoguer
avec
eux.
La
cohérence ainsi
à
l'oeuvre
dans
l'existence
quotidienne est celle qui est
formalisée par la science du
discours
non - contradictoire,
la
logique
formelle.
Cette
science ne se comprend de prime abord que comme une entreprise
d'organisation des règles du dialogue.
Aussi
la désignation
initiale de
la
logique par le nom de
dialectiQ;ue,
dans
la
mesure

elle
renvoie
à
ce
lien
originaire avec le dialogue est celle qui intéresse le plus la
philosophie réfléchissant4 sur son origine.
Si la cohérence
suffisait donc pour définir le discours philosophique,
non
seulement
tout
dialogue
serait
philosophique mais
en plus
l'histoire serait aussi peu essentielle à la philosophie qu'à
la logique. Mais,
c'est un fait que,
bien que la philosophie
reprenne
en
elle
l'exigence
de
la
cohérence,
elle
ne
s'identifie pas à la logique.
Qu'est-ce qui
permet
donc
de
saisir
la
spécificité
de
la
philosophie en tant que discours ?
b) L'autonomisation du dialogue philosophique.
De
même
que
l'individu-philosophe
se
décide
au
contentement
en
niant
la
négativité
propre
à
l'existence
ordinaire,
le discours qu'est la philosophie se distingue de
la simple logique formelle en redoublant l'exigence de non-

30
contradiction,
en jugeant ce que la logique considère comme
allant de soi à
l'aune de la cohérence.
Cette idée ne nous
semble surprenante que si nous oublions que la logique en tant
que
règle
du
dialogue
présuppose
des
principes
à
partir
desquels
seuls elle peut être utilisée.
Il est évident que
l'exigence de non-contradiction elle-même est une valeur à
laquelle l'homme peut ne pas tenir.
Mais
au-delà de cette
condition
que
tout
participant
à
un
dialogue
est
censé
accepter,
il demeure que pour qu'un discours puisse être tenu,
il
faut
un objet
sur
lequel
i l
puisse porter,
un point à
partir duquel l'enquête peut se déployer. Donc non seulement
l'utilisation de la logique présuppose un choix de principe
mais en plus elle suppose des données, des faits.
Le
fait
se
présente
ainsi
comme
ce
dont
l'existence
est
reconnue par les protagonistes du dialogue. Il est ce qui est
admis
comme allant
de
soi par des
interlocuteurs.
Dans
la
mesure où la reconnaissance d'un fait suppose le témoignage de
plusieurs personnes (au moins deux),
le fait se définit comme
l'indice de la communauté.
L'analyse du sens de la logique
nous révèle ainsi la présence de la communauté : ilIa logique,
la science du dialogue,
s'applique à
ce qui est commun aux
deux
interlocuteurs,
elle
ne
sert
qu'à
éliminer
les
contradictions restantes ... 1119 remarque Eric weil.
19 Cf. L.Pb., p.24.

31
L'organisation
de
l'exigence
de
cohérence
à
travers
l'émergence des lois de la logique suppose la présence d'une
communauté humaine pour laquelle il existe des données,
des
faits
qui
constituent
le
point
de
départ
et
aussi
l'aboutissement de tout discours.
Ces
faits
qui
engendrent
l'occasion de dialoguer ne se réduisent pas aux données de la
réalité matérielle,
sensible,
sur
lesquelles
l'accord des
interlocuteurs est facile à réaliser. Ils comprennent aussi et
surtout
les
moeurs,
les
règles
qui
président
à
la
vie
communautaire.
Tout dialogue véritable consiste à apprécier
les
comportements
des
individus,
à
juger de
l'orientation
qu'ils doivent donner à leurs actes en supposant la validité
d'un
principe
à
partir
duquel
leur
cohérence
peut
être
éprouvée.
La connaissance des lois du dialogue, de la logique, n'est pas
synonyme de la présence de la philosophie dans une communauté
car
la philosophie,
comme
l'enseignent
tous
les
manuels,
consiste en une remise en question de ce que présuppose la
logique,
de
ce
qui
va
de
soi
pour
les
hommes
dans
leur
existence ordinaire. 20
La philosophie se détache de la simple logique en posant la
question du sens de la science du dialogue pour l'homme dans
sa vie.
Elle montre que celle-ci
se développe sur le fond
20
Cf.
Par
exemple
Karl
Jaspers
Introduction
à
la
philosophie,
traduction Jeanne Hersch, p.lI
: "Faire de la philosophie, c'est être en route. Les
questions,
en
philosophie,
sont
plus
essentielles
que
les
réponses,
et
chaque
réponse
devient
nouvelle
question."

32
d'une
communauté dont
les valeurs,
avec
leur prétention à
orienter la vie des hommes peuvent être remises en cause.
Si
donc
à
ses
débuts,
la philosophie
se
présente,
à
travers
notamment
la
figure
de
Socrate,
comme
un
dialogue,
une
dialectique,
cette dialectique ne doit pas être confondue avec
la simple logique formelle car elle porte sur les valeurs de
la communauté,
les principes qui organisent son activité ou,
pour employer le terme d'Eric Weil lui-même, son sacré.
L'apparition de
la philosophie,
du
dialogue
philosophique
présuppose ainsi l'existence de la communauté à travers ses
valeurs.
Le
rôle
de
la
philosophie,
c'est
précisément
d'éprouver
la
consistance
de
ces
valeurs
elles -mêmes,
en
d'autres mots,
d'interroger leur cohérence. C'est en ce sens
que nous
pouvons
dire que
la philosophie
se
sépare de
la
logique
en
redoublant
l'exigence
de
cohérence
comme
l'individu-philosophe se décide au contentement en niant la
négativité humaine.
c)
La révélation du souci de la communauté
Mais pourquoi le philosophe met-il à l'épreuve ce qui
constitue l'essentiel de la communauté,
le principe à partir
duquel
l'existence
de
ses
membres,
lui-même
y
compris,
acquiert un sens ?
Aussi paradoxal que cela puisse nous paraître,
ce que nous
apprend Eric Weil,
c'est que c'est le souci de la communauté

33
qui
sous - tend
la
remise
en
cause
de
son
sacré
par
le
philosophe.
Le philosophe veut
savoir si
la communauté est
vraiment viable,
si son existence est solidement fondée,
si
elle est à l'abri de toute tentative réelle de subversion. Le
dialogue philosophique,
l'enquête sur la meilleure façon de
vivre est une forme de lutte,
excluant la violence physique,
qui
pourrai t
aboutir
au
renforcement
de
la
communauté.
L'action du philosophe est en quelque sorte préventive
en
reprenant
la lutte autour de l'orientation à
imprimer à
la
communauté au niveau du dialogue,
elle empêche que celle-ci
n'éclate au moindre conflit,
que la moindre contestation.ne
dégénère en affrontement physique.
Le dialogue philosophique
est
le
domaine
de
la· lutte
non-violente
qui
protège
la
communauté contre la violence.
C'est pourquoi i l se déroule
essentiellement entre les vrais hommes c'est-à-dire ceux que
la communauté elle-même considère comme aptes à se prononcer
sur son activité.
Les vrais hommes
sont
les
individus qui,
protégés de la violence du besoin qui
rabaisse l'homme au
niveau de l'animal,
peuvent discourir en toute tranquillité
sur les moeurs de la cité. Une lutte entre ces hommes là est
une menace pour la communauté car ce qui est en jeu entre eux
quand ils se rencontrent,
c'est la façon même selon laquelle
les citoyens doivent vivre. Le dialogue philosophique organise
ces rencontres afin qu'elles ne menacent pas l'équilibre de la
cité. Le fait que les dialogues socratiques s'achèvent par des
impasses n'est
donc pas un
signe d'échec
la dialectique
n'est pas une doctrine à enseigner,
c'est une entreprise qui

34
ne
se
comprend
(qui
est
acceptée
comme
telle
par
la
communauté)
que par ses conséquences morales et politiques.
Platon lui-même le reconnaît quand par exemple à la fin du
Théétète,
dont la tentative de définir la connaissance reste
sans conclusion,
il montre,
par l'intermédiaire de Socrate,
que la maïeutique tient
son utilité de sa négativité même,
qu'elle a pour conséquence pratique l'ouverture à l'égard des
autres
: "Tu pèseras moins à ceux qui te fréquentent et sera
plus doux envers eux ; car tu auras alors la sagesse de ne pas
te figurer savoir ce que tu ne sais pas
!"21
lance Socrate au
jeune Théétète ébranlé par le vide sur lequel a débouché leur
discussion.
L'existence communautaire est le véritable enjeu
de la dialectique qui,
en éprouvant la cohérence de l'opinion
que l'individu s'est forgée sur la meilleure façon de vivre,
l'amène à en saisir les limites et l'incite ainsi à renoncer à
vouloir l'imposer à ces concitoyens.
La philosophie purifie
l ' espri t
de
l ' indi vidu
au
moyen
de
la
dialectique
qui
consiste,
touchant
les
opinions
d'un
homme,
à
faire
voir
"qu'e11es sont en même temps,
sur les mêmes sujets,
ayant un
même objet,
en contradiction sous les mêmes rapports e11es-
mêmes avec elles -mêmes. 1122
Le
résultat
de
cette
entreprise
de
purification
c'est
la
disposition à accepter autrui, à cohabiter avec lui en un mot,
le respect de la connnunauté humaine "1es personnes interrogées
21 Cf. Théétète 210 C.
22 Cf. Sophiste 230 b.

35
se fâchent contre elles-mêmes tandis qu'elles s'adoucissent à
l'égard d'autrui et c'est justement de cette manière qu'elles
sont libérées des opinions puissantes et solides dont leur
propre esprit
est
investi. ,,23 nous
rappelle Platon dans
le
Sophiste.
Aussi la communauté est-elle le véritable sujet du dialogue
philosophique et de la philosophie tout court. La communauté
est le fond,
le socle à partir duquel la philosophie émerge
car
elle
présuppose
ses
valeurs
sur
lesquelles
elle
se
retourne pour se constituer. Mais l'existence communautaire
est également l'enjeu de la philosophie dès ses origines car
elle ne remet en question le sacré de la communauté que par
souci
de
la
communauté.
La philosophie
révèle ainsi
à
la
communauté qu'elle est essentielle à l'existence humaine, que
l'humanité ne se réalise que par et en elle. En apparaissant
ainsi comme la conscience de la communauté,
la philosophie
fonde
paradoxalement
son
droit
à
se
défendre
contre
les
tentatives de destabilisation,
sa prétention à protéger son
sacré contre toute remise en question,
qu'elle qu'en puisse
être
la
forme.
Aussi
étonnant
que
cela
puisse
paraître,
l'histoire de la philosophie ne présuppose la communauté comme
son fond que pour pouvoir se détacher de ce socle.
23 Cf. Sophiste, 230 b.

36
B - LA CRI SE DE LA COMMUNAUTE ET LA CONSTITUTI ON
DE L'ONTOLOG 1E
a) Remarque sur le rapport entre histoire idéale
et histoire réelle.
A
présent
que
les
contours
de
notre
reprise
de
l'histoire de la philosophie à travers la pensée d'Eric Weil
commencent
à
se
préciser,
et
avant
de
poursuivre
notre
analyse,
nous
pouvons
nous
permettre une
remarque
sur le
rapport entre histoire idéale et histoire réelle.
Il revient
au savant,
à l'historien,
de rechercher avec précision dans
quelles
conditions
historiques,
sociales,
économiques
et
politiques,
la
philosophie
en
tant
que
forme
d'activité
humaine
a
pu
apparaître.
Par
contre
aucune
indication
temporelle sur l'origine de la philosophie n'est nécessaire ou
même utile à celui qui,
réfléchissant sur l'histoire de la
philosophie, tente de dégager les fondements théoriques,
les
enchaînements
de
concepts,
pouvant
rendre
intelligible
l'avènement des grands moments de celle-ci,
la formation de
ses noeuds. Les concepts fondamentaux qui se formulent au fil
de
notre
analyse
sont
donc
à
prendre
comme
des
idées
régulatrices qui nous permettent de rendre compréhensible la
relation
de
la
pensée
d'Eric
Weil
à
l ' histoire
de
la
philosophie. Aussi,
la seule question légitime à leur poser

37
est-elle celle de la cohérence de
leur enchaînement
et non
celle de leur adéquation à la réalité empirique24 .
b) La signification de l'apparition du dialogue philosophique
Comme la philosophie soumet le sacré de la communauté à
l'enquête,
interroge la cohérence de ses principes,
i l est
normal que la cité s'en prenne à l'individu-philosophe et le
traite d'impie et de subversif.
Voulant prévenir l'éclatement de la communauté en évitant le
recours à la violence physique pour régler les conflits entre
ses membres,
la philosophie se retrouve elle-même sur le banc
des accusés
:
elle est la mère de toute subversion et c'est
désormais contre elle que la communauté doit se protéger. Mais
la communauté qui veut se défendre contre la philosophie n'est
plus la même que celle qui,
en cas d'absence de toute menace
extérieure,
poursuivait
tranquillement
le
cours
de
sa vie
avant
l'apparition de
l'individu-philosophe.
La
communauté
peut
se débarrasser du philosophe,
le condamner à boire du
poison
la possibilité de la manifestation de la philosophie
est le signe que la communauté n'est plus la même,
en d'autres
termes,
qu'elle est
en crise.
La manifestation du dialogue
philosophique qui soumet à la critique la forme du dialogue
24
Sur
la
possibilité
de
confronter
la
pensée
weilienne
de
l'histoire
de
la
philosophie
avec
les
données
historiques,
nous
pouvons
renvoyer
à
l'étude
de
M.Sichirollo
qui
s'intitule
"La
discussion
ou
la
dialectique
des
Anciens"
dans
laquelle,
se
servant
de
témoignages
d'anciens
Grecs
et
de
travaux
de
savants
(Gernet,
Vernant,
Finley ... ),
l'auteur
illustre
la
thèse
selon
laquelle
l'âme
de
la
discussion,
c'est
"l'idée
et
la
réalité
de
la
communauté
politique
comme langage et dialectique". Cf. Cahiers Eric Weil N°2.

38
ordinaire,
la simple logique est le signe d'un malaise dans la
conununauté.
C'est
maintenant
que
nous
pouvons
comprendre
pourquoi la deuxième partie de l'introduction de la Logique
de
la
philosophie
qui
s'intitule
"Réflexion
de
la
philosophie" conunence par une analyse de la distinction entre
logique et philosophie.
De prime abord,
il est difficile de
saisir le lien entre cette analyse et les précédentes pages
regroupées sous le titre de "Réflexion sur la philosophie" 25 •
Quand bien même nous
interprétons cette deuxième partie de
l'introduction conune une histoire idéale de la philosophie, il
n'est pas évident de comprendre pourquoi celle-ci débute par
une étude de la relation entre la logique et la philosophie.
Le choix de ce début se justifie par le fait que la logique
est
interprétée
par
Eric
Weil
conune
la
forme
du
savoir
traditionnel,
le savoir de la conununauté qui est un savoir
pré-philosophique; L'apparition du dialogue philosophique est
une remise en cause de la communauté à travers la forme de son
savoir
qui
est
la
logique. 26
Mais,
conune
le
dialogue
philosophique a
lui aussi
la communauté pour enjeu,
il
se
25
Dans
notre
introduction,
nous
avons
interprété
ces
pages
comme
une
thématisation de
la
décision à
la
philosophie
qui
pense
la
signification de
la
philosophie
pour
l'existence
individuelle.
Ce
n'est
qu'une
fois
cette
décision
comprise
que
nous
pouvons
entreprendre
une
analyse
de
l'histoire
de
la
philosophie
qui
nous
prépare à
sa
thématisa tion.
La
relation
entre
la
rétlexion
sur
la
philosophie et
la
rétlexion
de
la
philosophie
est ainsi
symétrique
: La
décision
à
la
philosophie
prépare
à
la
compréhension
de
l'histoire
de
la
philosophie et,. en retour, celle-ci prépare à la thématisation de celle-là.
26
Cette
compréhension
du
rapport
entre
logique
et
philosophie
se
retrouve
dans
l'interprétation
weilienne
de
l'oeuvre
d'Aristote
dans
l'article
intitulé
"la
place
de
la
logique
dans
la
pensée
aristotélicienne".
Weil
y
réhabilite
les
Topiques
qui
contiennent
la
théorie
dialectique
par
opposition
à
l'Analytique
qui
contient
la
théorie
du
syllogisme.
Il
est à
remarquer
que
cet article
est
postérieur à la Logique de la philosophie. Cf. E.C. 1.1.

39
présente comme une forme ultérieure du savoir de la communauté
et c'est pourquoi le premier chapitre de la deuxième partie de
l'introduction de la Logique de la philosophie peut porter
le titre "La logique de la communauté".
Si
le dialogue philosophique résulte de
l'évolution de
la
forme du savoir de la communauté, c'est aussi la preuve que la
communauté qui se comprend dans la philosophie n'est plus la
même, que quelque chose de nouveau s'est produit en elle, pour
le résumer en un seul mot, qu'elle est en crise.
Dès
son
avènement
sous
la
forme
du
dialogue
philosophique,
la philosophie croit qu'elle a pour enjeu la
sauvegarde de l'existence communautaire. Elle n'a pas tort de
croire cela,
mais la communauté qu'elle vise n'est plus
la
même
que
la
communauté
concrète
dans
laquelle
se
tient
l'individu-philosophe.
Sans
que
le
philosophe
lui-même
le
remarque nécessairement,
la communauté que veut constituer le
dialogue philosophique est plus large,
plus étendu que celle
qui se définit à l'intérieur des frontières de sa cité. A vrai
dire,
i l
est
difficile
que
l'individu-philosophe
ne
s'en
aperçoive pas.
Ses
interlocuteurs
dans
les
dialogues,
ces
hommes
dont
i l
veut
éprouver
la
cohérence
des
principes
tiennent leurs opinions de l'entourage dans lequel ils vivent.
Leur horizon ne dépasse pas celui de leur communauté concrète.
Qu'on
ébranle
donc
leurs
convictions
et
l'on
sape
les
fondements de leur communauté elle-même.

40
Mais comment peut-il se faire qu'un homme ose mettre en doute
les valeurs de sa communauté? Comment comprendre l'apparition
de l'individu-philosophe?
La réponse d'Eric Weil à
cette
question, c'est que c'est la confrontation de deux communautés
concrètes
qui,
en
ébranlant
le
sacré
d'une
communauté
déterminée, détruit la sécurité que l'individu éprouve en son
sein
et
le
rej et te
ainsi
sur
lui -même
Il En
f ai t,
la
communauté
ne
peut
devenir
problématique
que


la
communauté
déterminée
se
sent
et
se
sait
en
danger ll27 ,
constate-t-il.
th
La
rencontre X. deux
communautés
aux
sacrés
différents,
l'expérience de l'altérité,
dévoile à l'individu les limites
de sa propre communauté et l'autorise ainsi à la remettre en
question28 •
Le dialogue philosophique ne peut
se présenter
conune
une
forme
de
lutte
excluant
la
violence
que
là où
l'individu a déjà fait l'expérience de la violence physique,
ce
qui
se
produit
par
exemple
en
cas
de
conf li t
de
sa
communauté av.ec une autre.
rI ne faut pas penser qu'avant cette confrontation, l'individu
croit qu'il n'existe pas de communauté autre que la sienne.
L'altérité existe,
mais
sous une forme
dépréciée.
L'autre
27
Cf.
Logique
de
la
philosophie, p.27.
28 La question de savoir quelle est la raison de cette rencontre, si elle est due au
hasard ou à
un plan divin
ne
reçoit
de
réponse
qu'à
travers
l'histoire
de
la
philosophie
elle-même.
Les
principes
qui
seront
censés
garantir
la
réconciliation des
individus
par
delà
les
différentes
communautés
rendent aussi
raison de leur confrontation.
Pour l'instant il nous suffit d'évoquer le problème
pour montrer que nous en avons conscience.

41
homme n'a d'homme que le visage,
c'est un barbare, quelqu'un
dont le langage m'est incompréhensible.
Il est et reste tel
tant que ma communauté peut se protéger contre la sienne,
ce
qui pour moi est la preuve que les valeurs qu'elle me propose
sont préférables aux siennes.
C'est
lorsque
l'expérience de
l'altérité
est
suffisamment
forte pour engendrer le doute sur la supériorité des valeurs
de
sa
communauté
que
l' individu
découvre
le
besoin
de
philosopher.
A partir
de
là,
l ' homme
ne
dispose
d'aucune
protection efficace contre la violence, qu'elle soit celle de
la nature extérieure ou celle des autres.
Découvrant qu'il
peut perdre sa communauté,
il comprend sa propre fragilité
:
de membre d'une cité,
il devient individu.
La confrontation
des
communautés,
en dépréciant
la
tradition
de
sa propre
communauté lui dérobe toute sécurité morale, enlève tout sens
concret à son existence : "11 est seul,
individu,
en face de
la violence qu'il peut refuser,
qu'il peut accepter,
qu'il
peut
entreprendre
de
soumettre,
mais
qu'il
ne
peut
plus
oublier. 1129
Puisque sa communauté concrète est en crise, il ne suffit plus
(par
le
biais
du
dialogue
philosophique
par
exemple
qui
l'ouvre à autrui)
que l'individu se mette d'accord avec ses
concitoyens
désormais,
c'est
avec
lui-même,
avec
t.Qll.t.
individu qu'il doit se mettre d'accord.
29 Cf. L.Ph., p.28.

42
L'individualité surgit avec l'intériorisation par l'homme de
la crise de
sa communauté qui devient pour lui déchirure,
conflit entre plusieurs valeurs.
C'est cette déchirure qui
engendre le besoin de philosopher ou, pour être plus précis,
le recours au discours ontologique.
L'émergence
de
l ' indi vidu
par
et
dans
la
crise
de
la
communauté fonde la formation du premier noeud de l'histoire
de la philosophie: l'ontologie classique.
C'est à partir de cette crise qui initie l'homme à la solitude
au
sein même
de
sa
cité, qu'apparaît
le
premier noeud de
l'histoire de la philosophie car c'est à partir de ce moment
~e la philosophie se débarrasse de la forme du dialogue pour
devenir
discOurs,
discours
cohérent
prétendant
saisir
la
réalité de ce qui est.
La philosophie, sous la forme du dialOgUe/vise la constitution
d'une communauté autre que la communauté concrète qui supporte
les interlocuteurs du dialogue philosophique.
Elle apparaît
subversive
dans
la
mesure

elle
entraîne
ainsi
une
distinction entre
le fait
et
le droit
entre la communauté
existante et celle qui
est visée.
La preuve en est que le
dialogue philosophique peut être compris d'un homme qui n'a
pas le statut de citoyen, qui est même traité comme un outil
animé par la cité.
Pour la philosophie,
l'esclave de ~

43
n'est
pas
touj ours
esclave
de
nature
comme
le
montre
l'expérience tentée par Socrate dans
le Ménon.
Mais malgré
cette
fonction
apparemment
subversive,
le
dialogue
philosophique ne suscite pas une remise en cause radicale de
la communauté et c'est pourquoi sa manifestation ne constitue
pas une rupture déterminante aux yeux de l'historien de la
philosophie.
Elle ne reçoit un intérêt véritable qu'en tant
que signe Qrécurseur d'une véritable rupture.
En effet,
le
dialogue philosophique vise la constitution d'une communauté
autre que celle de ses interlocuteurs mais n'en fonde pas une.
Autrement dit,
il
ne débouche pas
sur la formulation d'un
principe
nouveau
qui
pourrait
servir
de
repère
pour
reconnaître une autre communauté. Et,
comme il ne permet pas
d'atteindre cet objectif, bien qu'il soumette à rude épreuve
les principes de la communauté,
il prépare plus l'individu à
accepter sa communauté concrète qu'à la rejeter. C'est là un
signe
d'échec
pour
le
dialogue
car
il
s'avère
incapable
d'aider l'individu à surmonter une crise de la communauté. Cet
échec du dialogue se justifie par le fait qu'il poursuit plus
l'accord entre les membres d'une même communauté que celui de
tous les individus déçus par leur communauté. Puisque la forme
du dialogue est insuffisante pour surmonter la crise de la
communauté
l ' homme
doit
rechercher
une
autre
forme
le
monologue du discours cohérent,
est la forme appropriée à la
solitude de l'individu.
Car il ne s'agit plus de se mettre
d'accord avec les membres de sa communauté mais de fonder la
constitution
d'une
communauté
plus
large
qui
puisse
non

44
seulement
rendre
raison
du
conflit
entre
les
communautés
concrètes mais surtout,
y
mettre un terme en les soumettant
toutes à une instance supérieure.
c)
La conversion de la philosophie en ontologie.
Le dialogue est la forme d'expression appropriée quand
il s'agit de s'accorder autour de l'intérêt d'une communauté
concrète. Mais c'est précisément parce que la communauté se
préoccupe plus de son intérêt que de la vérité de ce qui est,
qu'elle est condùite à se heurter à d'autres communautés.
Pour surmonter la crise de la communauté,
pour procurer un
fondement
inébranlable à
l'existence de l'individu,
i l faut
renoncer à
la défense des
intérêts,
qu'ils soient ceux des
hommes
dans une communauté ou celui
d'une cité face à une
autre,
pour se consacrer à la recherche de la vérité.
Saisir
la vérité de ce qui est en tant qu'il est,
tel est le projet
qui définit le premier noeud de l'histoire de la philosophie
que nous appelons avec Eric Weil l'ontologie30 .
L'enjeu de l'ontologie est d'offrir un sens à l'existence en
fondant,
par
delà
la
crise
de
la
communauté
concrète,
la
communauté des hommes sur la saisie de l'être dans sa vérité:
30 L'épithète
"classique"
que nous joignons à ce
terme sert surtout à marquer la
différence
de
ce
noeud
avec
un
autre
que
nous
rencontrerons
plus
tard.
Dans
l'introduction
de
la
Logique
de
la
philosophie,
Weil
parle
plutôt
de
la
"naissance de l'ontologie". Cf.
L.Ph'.
p.28.
l

45
III 'accord
entre
les
hommes
s'établira
de
lui -même
si
les
hommes ne s'occupent pas d'eux-mêmes, mais de ce qui est. 1131
Le moment de l'ontologie,
dans l'histoire de la philosophie,
se caractérise par la présupposition d'une réalité profonde,
d'une nature des êtres qui
comprend aussi l'humanité.
Pour
surmonter les conflits entre les hommes,
il faut dévoiler, par
l'intermédiaire du discours,
cette nature dont le témoignage
constitue l'ultime recours pour départager les points de vue
en conflit.
Cette exigence reprend en elle l'exigence de cohérence issue
de la science du dialogue qu'est la logique. Aucun point de
vue, aucun discours ne peut prétendre saisir la réalité s ' i l
n'est au préalable épuré de ses propres contradictions. Mais,
tout
comme
l'accord entre
ses membres
n'a
pas
empêché
la
communauté concrète de voler en éclats,
la cohérence interne
d'un point de vue, d'un discours, ne peut plus être considérée
comme un signe suffisant de sa validité.
Pour qu'un discours
puisse prétendre réconcilier les hommes,
i l faut qu'il soit
rapporté à
la nature des êtres qui
subsiste au delà de la
diversité des opinions individuelles,
toujours égale à elle-
même. Les opinions des hommes peuvent changer, se contredire :
la nature des êtres quant à elle doit rester identique à elle-
même
sinon
elle
ne
pourrait
pas
servir
de
critère
pour
départager les diverses opinions. Avec le passage du dialogue
philosophique au discours ontologique,
l'exigence de cohérence
31 Cf. L.Ph., p.29.

46
propre à la philosophie change ainsi d'objet: dans le premier
cas elle se rapporte à
la relation entre deux hommes et il
s'agit de se mettre d'accord avec ses concitoyens en éliminant
la contradiction de ce que l'on d i t ; dans le second,
elle se
rapporte à
la
relation
entre
l ' homme
et
la
réalité
et
il
s'agit
de
se
faire
comprendre
de
tous
les
hommes
en
confrontant son discours avec la nature des choses.
Au
couple
homme-homme
qui
réduit
en
fait
1 'humanité
à
l'appartenance
à
une
communauté
déterminée,
1 1 ontologie
substitue le couple homme-réalité qui élargit les frontières
mêmes
de
la
communauté
humaine.
Car,
liA
présent,
la
contradiction menace l'homme qui,
représentant de tous
les
hommes, parle avec lui-même, non pour être d'accord avec lui-
même,
(
) mais pour être sûr qu'il tient la vérité sur ce
qui est
1132
C'est pourquoi la naissance de l'ontologie est le véritable
grand moment de l'histoire de la philosophie: clestà partir
de

que
celle- ci
reçoit
sa
dénomination
courante
de
recherche de la vérité. Le projet de conquête de la vérité de
ce qui est ne peut être explicitement formulé qu'à partir de
l'instant où la simple cohérence formelle du discours s'avère
insuffisante. Parce qu'elle ne se préoccupe que de la forme du
discours,
la logique n'a pas d'histoire et ne peut pas fonder
une historicité.
C'est le projet de saisie de la vérité qui,
32 Cf. L.Ph., p.30.

47
en introduisant un écart
entre
la réalité et
le discours,
fonde
la
possibilité
de
l'émergence
d'une
diversité
de
discours
philosophiques,
découvre
l'historicité
de
la
philosophie:
l'histoire de la philosophie se présente ainsi
comme la succession des différents discours
tendus vers la
réalité.
Cependant,
en apparaissant sous la forme de l'ontologie,
la
philosophie,
tout en exhibant l'insuffisance de la cohérence
formelle du discours ne renonce pas pour autant à l'idée de
cohérence. Au contraire, elle légitime l'exigence de cohérence
propre
au
discours
en
présupposant
une
cohérence
de
la
réalité.
La permanence,
l'identité à
soi-même qui
doivent
caractériser la nature des êtres afin qu'elle puisse permettre
de juger les points de vue des hommes sont des expressions de
cette cohérence présupposée. Ce n'est pas la réalité en elle-
même qUi est mouvante,
contradictoire : ce sont les opinions
que les hommes se font sur elles. L'ontologie se signale ainsi
par une distinction entre la réalité telle qu'elle apparaît
(aux hommes)
et la réalité telle qu'elle est en elle-même. La
première
acquiert
pour
elle
le
statut
de
non- être
et
la
seconde seule mérite à ses yeux véritablement le nom d'être.
C'est la réalité profonde parce que cohérente qui fonde la
réalité contradictoire,
la sphère des apparences qui séduit
les hommes. L'inconsistance de la couche des phénomènes,
son
non-être,
suppose la présence d'une réalité solide, vraie, qui
la supporte. Aussi,
la révélation de la réalité vraie consiste

48
pour l'ontologie, dans la mesure où elle présuppose que celle-
ci est cohérente, non-contradictoire, à épurer les phénomènes
de
le.urs
contradictions,
à
dégager
ce
qui,
en
eux,
est
rigoureusement cohérent.
Le discours de l'ontologie présuppose la cohérence interne de
la vraie réalité
:
mais
ce en quoi
consiste cette réalité
elle-même, c'est au discours de le montrer.
Le principal projet de l'homme de l'ontologie,
c'est donc de
n • • • former
un discours non contradictoire et le fonder sur une
réalité non-contradictoire n33 • concrètement,
l'exécution de ce
projet entraîne
l'élaboration d'un discours qui appréhende
l'unité de la réalité par delà la diversité de ses aspects. La
nature des êtres que vise l'ontologie se dévoile à travers une
mise
à
j our
de
l'unité
de
la
nature
dont
les
natures
particulières,
ne sont que les régions. La reconstitution de
la cohérence de la nature,
de l'unité de l'être par delà la
multiplicité
des
êtres
conduit
à
la
reconnaissance
d'un
principe unique auquel toutes les autres parties du discours
doivent être articulées.
L'ontologie est ainsi une science
architectonique et,
puisque l'édifice qU'elle construit est
suspendu
à
un
principe
unique,
premier,
elle
est
tout
simplement la science des premiers principes. L'objet ultime
de la philosophie quand elle se manifeste sous les traits de
l'ontologie, ce sont
les
premiers principes
comme le montre
33 Cf. L.Ph., p.3l.

49
cette remarque d'Aristote : "le suprême connaissable,
ce sont
les
premiers principes
et
les
premières
causes,
car c'est
grâce aux principes
et à
partir des principes que tout
le
reste
est
connu" 34.
Science
des
premiers
principes,
la
philosophie entendue comme ontologie est science première
:
c'est à partir d'elle que la science comprend son unité,
que
les diverses
sciences apparaissent comme les branches d'un
même arbre, pour employer la métaphore de Descartes35 .
La démarche de l'ontologie peut être ascendante
(elle remonte
des
sciences
particulières
aux
premiers
principes)
ou
descendante
(elle part des premiers principes pour retrouver
la diversité des sciences),
ce qui la caractérise,
c'est le
désir d'articuler les discours particuliers des sciences à un
principe unique,
autrement dit,
la volonté de construction
d'un discours cohérent qui reflète la cohérence supposée de la
réalité. C'est cette unité du projet de la philosophie,
cette
volonté commune à plusieurs systèmes philosophiques de montrer
"la possibilité d'un discours
uni qui
saisisse
l'uni té de
l'Etre dans la multiplicité de ce qui est,,36 qui nous autorise
avec Eric Weil à penser l'unité d'un noeud de l'histoire de la
philosophie sous le nom d'ontologie classique. Car,
par delà
les contenus des différents systèmes qui prétendent remplir
34
Cf. La métaphysique 982 b
35 Cf. Descartes Oeuvres et lettres, p.566.
36 Cf. L.Ph., p.34.

50
l'exigence de saisie de la cohérence de l'Etre,
"Les réponses
ontologiques
concordent
donc
nécessairement
pour
autant
qu'elles reconnaissent le bien-fondé de cette exigence" .37
37
Ibidem.

51
LE SECOND NOEUD DE L'HISTOIRE DE LH PHILOSOPHIE·
LH PHILOSOPHIE TRHNSCENDHNTHLE
R - L'ECHEC DE L'ONTOLOGIE DRNS LE PROJET DE
RECONC 1LI RTl ON
DES
HOMMES
a) Le sens de la volonté de constitution du discours
ontologique.
Le projet de l'ontologie à sa manifestation, c'est de
surmonter
le
conf li t
entre
les
diff érentes
communautés
concrètes
en
produisant
un
discours
cohérent
qui,
en
saisissant
la nature même de tout
ce qui
est,
permet aux
individus de se réconcilier entre eux,
de reconstituer une
communauté par delà les limites géographiques de leurs cités.
L'ontologie découvre ainsi un sens à l'existence humaine en
montrant qu'elle est supportée par une réalité profonde,
un
Etre dont l'unité la relie aux autres êtres qui peuplent la
nature.
La
solitude
de
l ' individu,
que
la
crise
de
sa
communauté
concrète
a
engendrée,
devient
par
conséquent
ef façable
parce
qu'elle
n'est
qu'apparente
en
réalité
l'individu n'est pas seul car son existence se détache sur le
fond
de
l'unité de
l'Etre.
Puisque
c'est
par
et
dans
la

52
solitude que l'individu s'est découvert,
la négation de la
solitude par la mise en relief de l'unité de l'Etre par delà
la diversité
des
êtres
est
identique
à
la
suppression de
l ' individualité.
L' homme
de
l'ontologie
qui
construit
un
discours cohérent pour appréhender la cohérence de la réalité
aboutit à
la
suppression de
son individualité.
Ce que son
discours
lui
apprend
en
eff et,
c'est
que
pour
comprendre
. l'unité profonde de l'Etre,
i l faut commencer par renoncer à
son
intérêt
individuel.
C'est
parce
que
les
communautés
concrètes n'ont pas vécu conformément à cette règle qu'elles
ont été entraînées à se heurter.
Pour réconcilier les hommes
entre eux, rétablir la paix entre les cités, il faut parler en
homme, et l'humanité, c'est ce qui unit les individus par delà
leurs communautés. L'homme du premier noeud de l'histoire de
la philosophie qu'est l'ontologie est l'individu qui a compris
qu'il ne peut être homme,
qu'il ne peut se mettre d'accord
avec les autres hommes,
sans se résoudre à ne pas s'entêter
dans son individualité. Dès donc cette étape de son histoire, \\
la philosophie prend conscience du fait que son sens se trouve
dans la réconciliation de l'individu et de la communauté.
On pourrait donc penser qu'elle a atteint son objectif,
que
l'ontologie a
réussi et que la philosophie s'achève dès sa
naissance.
Cette idée,
bien que fondée,
doit pourtant être
nuancée:
car si
l'ontologie a
compris
la nécessité d'une
suppression de l'individualité dans la cohérence du discours
comme condition de la reconstitution d'une communauté humaine,

53
elle ne parvient cependant pas à engendrer un discours uniQUe
face à l'unité supposée de l'Etre.
b)
La diversification des discours ontologiques.
Il ne suffit pas de se proclamer messager de l'Etre, de
clamer l'importance de la question de l'Etre contre son oubli
dans l'existence ordinaire pour que le devoir du philosophe
soit rempli. si l'Etre ne doit pas rester une métaphore ou un
mot creux,
si
la philosophie ne doit pas
s'abîmer dans
la
poésie,
ou
se
confondre
avec
n'importe
quel
langage
ésotérique,
i l
faut
attribuer
à
l ' Etre
des
traits
qui
permettent de penser sa relation à la multiplicité des êtres,
des
signes
qui
puissent
rendre
compte
de
l'unité
de
la
réalité. Or,
si la tâche de l'ontologie est présentée en ces
termes,
i l devient évident que ce noeud de l'histoire de la
philosophie se scinde en plusieurs discours:
si l'ontologie
est
la science des premiers principes,
il
est possible de
partir de principes premiers différents entre eux et penser
l'unité de la réalité.
Et,
puisque l'unité de la nature des
êtres se dévoile en fonction de la détermination du premier
principe,
ce que l'homme de l'ontologie nomme "le fond des
choses",
l'essentiel, varie en fonction des discours.
Non seulement le principe unificateur de la réalité peut être
pensé comme une cause immanente ou une cause transitive mais,
même dans le second cas, les modalités de la relation entre la

54
réalité
et
ce
principe
dépendent
de
sa
détermination
personnelle.
Une
cause
transitive peut
être arbitraire ou
fondée
en
raison.
Mais
les
conséquences
qui
découlent
de
chaque cas pour la science de la nature, pour la physique sont
différentes38 . L'ontologie éclate ainsi en plusieurs discours
cohérents qui déterminent,
chacun dans son cadre,
ce qui pour
lui constitue le fond des choses.
Et puisque chacun de ces
discours
considéré
isolément
ne
se
contredit
pas,
les
individus qui se reconnaissent en lui forment une communauté.
L'ontologie qui voulait donc surmonter la conflictualité des
communautés
la
reproduit
elle -même.
On
peut
même
aj outer
qu'elle l'exacerbe, car les individus adeptes du même discours
sont assurés grâce à celui-ci de "tenir" le fond des choses,
ce
qui
les
arme
d'une
cert i tude
inébranlable
quant
à
la
justesse de la manière dont ils conduisent leur existence.
Cette observation nous autorise à
conclure que l'ontologie
échoue dans son projet de réconcilier les hommes en découvrant
la vérité de ce qui est
:
"Echec donc sur le point décisif
:
le recours à l'Etre ne permet pas de fonder un discours unique
sur lequel ~ les hommes soient d'accord, un discours qui ne
soit pas celui de telle communauté ou de telle autre, mais ~
discours de l'homme.,,39
38
Nous pensons ici aux exemples des systèmes de Descartes et de Leibniz. Le
Dieu du premier crée librement le monde et la quantité de mouvement dans la
nature se conserve. Celui du second se soumet au principe de raison et, dans sa
physique, c'est la quantité de la force qui se conservy.
39 Cf. L.Ph., p.36.

55
c)
Remarque sur la présentation de l'abandon des discours
ontologiques.
.
L'échec
de
l'ontologie
que
nous
sommes
amenés
à
constater
en
suivant
Eric
Weil
résulte
ainsi
d'une
inadéquation entre sa démarche et son but,
entre la forme de
la philosophie et son sens.
La démarche de l'ontologie qui
consiste
à
dégager
dans
un
discours
cohérent
une
nature
supposée des êtres ne permet pas de remplir son projet qui est
de réconcilier les hommes autour d'un discours unique.
Cette
critique
de
l'ontologie
qui
se
constitue
à
partir
de
la
question
du
sens
de
la
:Dhilos0:Dhie
:Dour
l'existence
est
indifférente aux thèses des différents systèmes effectivement
tenus
qui
participent
de
ce
noeud
de
l ' histoire
de
la
philosophie~. Ce qui importe en effet, ce ne sont pas les
propositions de tel ou tel système,
mais le sens même de ce
système pour l'homme dans son existence.
Puisque l'ontologie
n'atteint pas l'objectif que la philosophie s'assigne dès son
émergence,
l'histoire de la philosophie peut poursuivre son
cours et provoquer la formation d'autres noeuds.
Avant d'analyser la formulation du second noeud de l'histoire
de la philosophie qu'est la philosophie transcendantale, nous
pensons qu'il est nécessaire de développer une remarque sur la
façon dont
le rejet des discours ontologiques est présenté
40 Du point de vue donc de la philosophie du sens la querelle de l'idéalisme et du
matérialisme
n'est
pas
la
question
fondamentale
de
la
philosophie
comme
le
croyait
un
penseur
comme
Engels
(cf.
Ludwig
Feuerbach
et
la
fin
de
la
philosophie classique allemande).
Dans
la deuxième partie de notre travail,
nous
reviendrons
sans doute sur
l'intérêt de cette querelle.

56
dans
l'introduction
de
la
Logique
de
la
philosophie.
Normalement en effet,
la mise en évidence de l'inadéquation
entre la démarche de l'ontologie et son but suffit pour la
discréditer philosophiquement et préparer le passage à
une
autre étape de l'histoire de la philosophie. Mais après avoir
développé
cette
critique
purement
philosophique
de
l'ontologie,
Eric Weil la prolonge en pensant l'abandon des
discours ontologiques comme le résultat de notre situation
historique.
Que
signifie
cette
irruption
des
conditions
historiques
réelles dans
le cours d'un discours consacré à
l'histoire idéale de la philosophie?
En fait,
la référence aux conditions historiques réelles, loin
d'exprimer
une
insuffisance
de
la
critique
purement
philosophique doit plutôt être interprétée comme lui servant
d'illustration. La critique de l'ontologie est si importante
pour l'histoire de la philosophie que le philosophe se sent
obligé de la schématiser,
de la rendre compréhensible en la
formulant du point de vue de l'existence ordinaire. L'homme de
l'existence
ordinaire
est
11 honune
de
la
lutte
contre
la
violence
de
la
nature
extérieure.
L' homme
qui
poursuit
simplement la satisfaction de ses besoins sans soumettre son
humanité à l'interrogation.
Penser l'échec de l'ontologie du
point
de
cet
homme,
revient
à
montrer
que
la
communauté
humaine
que
veut
constituer
le
discours
ontologique
ne
l'inclut pas lui.

57
L'ontologie veut fonder la réconciliation des hommes sur la
saisie de
l'uni té
de
l'Etre
dans
le
discours.
Pour
elle,
l'humanité se définit par l'aptitude à comprendre le discours
cohérent.
Elle distingue la communauté des hOmmes véritables
qui
sont
aptes
à
comprendre
le
discours
de
la
cohorte
d'animaux à visage humain qui sont aux prises avec la nature
extérieure. Mais puisqu'elle veut fonder la communauté humaine
sur la saisie de la nature des êtres,
l'échec qu'elle subit à
travers son éclatement en plusieurs discours cohérents montre
que la nature des êtres transcende le discours.
Le critère de l'adéquation du discours à
la réalité ne se
trouve pas dans sa cohérence qui détermine pour lui ce qu'est
le fond des choses mais
dans
son aptitude à
permettre une
maîtrise
de
ce
qu'est
la
nature
pour
l ' homme
dans
son
existence quotidienne ou, pour le dire en un seul mot dans son
efficaCité. Mais l'efficacité étant une valeur qui relève de
l'activité négatrice des conditions extérieures,
sa prise en
considération signifie pour l'homme de l'ontologie qu'il a eu
tort de mépriser celui qui travaille,
donc que l'esclave est
un homme au même titre que le maître. L'accord des hommes dans
le proj et
de
lutte
contre
la nature
extérieure
est
aussi
important
que
leur
réconciliation
par
la
médiation
d'un
discours qui saisit l'Etre.
L'existence ordinaire est sensée parce que le projet de lutte
contre la nature extérieure engendre lui aussi une communauté.

58
L'échec
de
l'ontologie
est
la preuve que
la violence qui
menace les rapports humains n'a pas son origine dans l'homme
seul.
Elle provient aussi de la nature extérieure qui,
en
constituant
un
obstacle à
la
libre
satisfaction de
leurs
besoins crée des occasions de conflit entre les hommes.
La
formulation
de
cette
vérité
est
cependant
préparée
par
l'ontologie elle-même qui exige que le discours se réfère à la
réalité,
à la nature des êtres. Du point de vue de l'homme
ordinaire,
l'ontologie
doit
être
rej etée
parce
que
la
communauté humaine qu'elle constitue est restrictive: elle se
réduit aux hommes du discours au lieu de s'étendre à ceux qui
affrontent la réalité dans le travail.
Parce que l'ontologie
ne pense pas une égalité entre ces deux figures de l'humanité
qui se sont toujours côtoyées et présupposées, elle doit être
abandonnée.
Au lieu de la communauté humaine dans toute sa
globalité,
elle pense une communauté des hommes du discours
qui
suppose pourtant
celle des hommes du travail
et
cette
communauté elle-même se subdivise en plusieurs communautés en
conflit, tout comme il existe plusieurs discours ontologiques.
L'abandon
des
discours
ontologiques
dans
la
situation
historique du philosophe qui les critique apparaît ainsi comme
l'expression de l'insuffisance de l'ontologie que révèle la
philosophie au cours de son histoire.

59
B -
LA FORMULATI ON
DE LA PH 1LOSOPH 1E TRANSCENDANTALE
a)
La scission de la philosophie et de la science.
L'ontologi~ veut réconcilier les hommes en élaborant un
discours qui saisit la nature des êtres par delà la sphère des
apparences. Elle échoue parce que la nature qu'elle découvre
varie en fonction des discours ontologiques,
en fonction des
principes premiers à partir desquels ceux-ci se constituent.
Ce résultat auquel aboutit la démarche de ~ontolOgie signifie
que la nature des êtres,
le fond des choses, dépend du regard
que l'homme porte
sur la réalité.
La réalité profonde que
prétend découvrir la science de l'homme de l'ontologie n'est
pas indépendante des points de vue humains et c'est pourquoi
elle
ne
peut
servir
de
tribunal
pour
réconcilier
les
communautés
humaines
en
conf lit.
Et,
puisque,
la
réalité
profonde que pense le discours ontologique doit déterminer la
place de
l'homme afin de donner un
sens
à
son
existence,
l'échec de l'ontologie signifie que l'homme est incapable de
se connaître.
Faut-il en conclure que la violence qui hante
les
relations
humaines
est
insurmontable
et
qu'il
faut
renoncer
au
proj et
de
réconciliation
des
hommes
?
La
philosophie doit-elle être considérée comme une entreprise
vouée à l'échec et, à ce titre, être rejetée?
L'homme du second noeud de l'histoire de la philosophie qu'est
la
philosophie
transcendantale
prend acte
de
l'impasse à
laquelle aboutit
l'ontologie en ces
termes
:
Le projet de

60
l'ontologie qui est de fonder l'unité de l'humanité sur la
connaissance de l'Etre suppose que l'homme est déterminé par
la nature, par ce qui est i mais le résultat auquel elle est
conduite,
son échec, signifie que c'est l'homme qui définit le
contenu de la nature,
qui détermine ce qui est.
L'homme se
présente
donc
à
la
fois
comme
un
être
déterminé
et
déterminant,
un
être
qui
échappe
donc
à
la
démarche
scientifique de
l'ontologie qui
est pourtant
seule apte à
saisir la vérité de ce qui est, par conséquent, à définir la
nature humaine elle-même.
Du point de vue de l'ontologie, l'homme apparaît comme un être
insaisissable,
indéterminable et
c'èst pourquoi
le projet
d'unification de l'humanité autour du discours cohérent est
impossible à réaliser.
Pour la philosophie transcendantale,
ce trait fondamental de
l ' homme
que
révèle
la
crise
de
l'ontologie
s'appelle
la
liberté. L'homme est un être libre, un être qui n'adhère pas à
la nature,
qui se tient ~ à elle au lieu de se tenir ~
elle. La liberté,
cette aptitude à se dérober au discours de
la
détermination
n'apparaît
comme
un
signe
négatif,
désespérant,
qu'à
celui
qui
oublie que
sans
elle,
aucune
question sur la détermination n'est formulable.
L'homme de
l'ontologie ne se lamente sur le caractère insaisissable de la
nature humaine qu'il est amené à
constater que parce qu'il
oublie que c'est
ce
caractère qui
le pousse à
vouloir se

61
comprendre dans un discours cohérent.
Sans cette liberté de
l'homme,
aucune question,
aucun discours ne serait pensable
car
toute
question
suppose
une
distance
entre
le
suj et-
questionnant et l'objet mis en question.
Mais
puisque
la
compréhension
de
l ' homme
comme
liberté
introduit une distance entre lui et la réalité, la philosophie
transcendantale rencontre une question autrement plus délicate
que
celle que
se posait
l'ontologie.
En
effet
alors
que
l'ontologie
cherchait
à
élaborer
un
discours
saisissant
l'Etre,
la
philosophie
transcendantale
remet
en
cause
le
statut
du
discours
lui-même,
elle
doit
penser
comment
la
liberté de l'homme peut se concilier avec un discours qui se
veut scientifique, un discours qui ne connaît que le domaine
de la détermination.
C'est seulement à travers
le discours
scientifique que l'homme est censé se connaître,
penser sa
place dans
le monde et pourtant la formulation même de ce
discours
suppose
que
l'homme
soit
libre,
qu'il
reste
insaisissable à la science.
Comme on le voit,
le passage de
l'ontologie à
la philosophie transcendantale
entraîne une
remise
en
cause
du
statut
de
la
philosophie
elle-même,
notamment sa prétention à se constituer en science. L'unité de
ce noeud
de l'histoire de la philosophie
que
nous
appelons
la philosophie transcendantale se reconnaît à
la place que
les
systèmes
qui
le
constituent accordent
à
la question
de
la
possibilité
même
de
la
science
"La
philosophie
transcendantale,
dans toutes les formes qu'elle a prises au

62
cours
de
l ' histoire,
procède
de
la
reconnaissance
de
ce
pr~blème fondamental : le premier résultat de la science est
que l'homme est un être conditionné,
son premier fondement,
que l'homme est libre. Comment un être,
dont on peut et doit
parler comme d'une chose peut-il être libre? Comment un être
libre, c'est-à-dire sans union immédiate avec l'Etre, peut-il
avoir accès à l' Etre ? ,,41
En posant la question de la possibilité même de la science, la
pensée transcendantale présuppose une scission entre l'homme
et la nature. C'est ce thème de la coupure entre la sphère de
la liberté et celle de la détermination qui,
en traversant
tous les systèmes philosophiques qui composent la philosophie
transcendantale,
permet
de
déf inir
l'uni té de
ce noeud de
l'histoire de la philosophie.
Alors que l'ontologie supposait une union entre l'homme et la
nature qui l'autorisait à entreprendre de saisir le contenu
même de celle-ci,
la coupure que présuppose la philosophie
transcendantale la conduit à rendre problématique la relation
entre
l ' homme
et
la
nature
que
constitue
le
discours
scientifique. Le monde de la nature est celui de la nécessité,
celui où l'existence de chaque être est
soumise à
une
loi
immuable par laquelle elle se définit.
41 Cf. L.Ph., p,44.

63
Le règne naturel est celui de la détermination universelle, en
lui chaque événement se produit en vertu d'une règle que le
discours scientifique se propose justement de découvrir. Mais
l'auteur de ce discours lui-même, celui par lequel les lois de
la nature se dévoilent ne se laisse pas déterminer par elles :
règne
humain
et
règne
naturel
doivent
rester
résolument
séparés. Faut-il donc renoncer à parler de l'homme?
Assurément pas.
La question de savoir ce qu'est l'homme,
la
question du
sens
de
1 f existence humaine
reste
la question
fondamentale
de
la
philosophie,
répond
l'homme
de
la
philosophie transcendantale.
Seulement,
i l faut désormais introduire une distinction entre
le statut du discours sur l'homme et celui du discours sur la
nature.
L'erreur fondamentale de la philosophie comprise sous la forme
de
l'ontologie,
c'est
qu'elle
se
veut
scientif ique.
La
philosophie,
le discours sur l'homme n'est pas une science. La
science connaît les phénomènes de la nature. L'homme est une
liberté.
La
liberté ne
se
connaît
pas,
elle
se Qense.
La
philosophie n'est pas une connaissance,
elle est une Qensée.

64
La connaissance,
comme le montre l'analyse magistrale qu'en
fait
Kant 42
dans
la
Critique
de
la
raison
pure,
est
une
entreprise dans laquelle se rencontrent les intuitions de la
sensibilité
et
les
concepts
de
l'entendement
humain.
La
connaissance est un fait qui suppose une coupure entre l'homme
et
la
réalité.
D'une
part
elle
met
en
jeu
les
facultés
humaines
de
connaissance
que
sont
la
sensibilité,
l'imagination
et
l'entendement
et
d'autre
part,
elle
présuppose l'existence de la réalité sensible sans laquelle
elle
est
impossible.
connaître,
ce
n'est
pas
prouver
l'existence de la réalité sensible mais la déterminer sous des
lois grâce à
l'activité unificatrice des
intuitions
de
la
sensibilité sous
les
concepts
de
l'entendement.
Aucun des
termes
de
la
relation que
constitue
la
connaissance pris
isolément ne peut nous procurer une connaissance. L'entreprise
de la connaissance ne sort jamais du cadre de l'expérience qui
est celui où la réalité se montre à l'homme sous la forme des
phénomènes qu'il coordonne sous des lois. La science en tant
qu'activité
de
connaissance
ne
saisit
que
les
phénomènes
c'est-à-dire les données de la réalité en tant qu'elles se
manifestent
à
l ' homme.
Hors
des
formes
a
priori
de
la
sensibilité que sont l'espace et le temps,
l'homme ne peut
rien connaître et toute prétention de la science à s'étendre
au-delà de cette limite est vouée à l'échec. Quand il cherche
42
La
référence à Kant est
incontournable car c'est
lui
qui,
selon
les
termes
mêmes de
Weil,
a été
le premier à formuler
le problème
transcendantal
dans
toute sa pureté. II est cependant évident qu'il n'est pas le seul représentant de la
pensée
transcendantale.
Fichte,
pour
ne
citer
que
lui,
retrouve
la
même
question même s'il lui donne une réponse autre que ceIIe de Kant.

65
à
se
connaître,
l'homme
ne
saisit
que
ses
propres
manifestations à travers le temps et l'espace; autrement dit,
il
ne
se
connaît
que
comme
phénomène.
L'insuffisance
fondamentale
de
l'ontologie
consiste
en
ceci
qu 1 elle
se
voulait
scientifique
elle prétendait
saisir
le fond des
choses alors que nous ne pouvons connaître
les
choses que
comme elles nous apparaissent, comme phénomènes. La sphère de
l'apparence,
le
monde
des
phénomènes
qui
répugne
tant
à
l'homme de l'ontologie est la seule réalité connaissable,
la
seule qui soit accessible à la science. Le fond des choses, la
chose en soi,
l'unité de l'Etre par delà la diversité des
phénomènes
sont des
idées auxquelles
l'homme doit
renoncer
s ' i l
veut
comprendre
la
possibilité
même
de
l'activité
scientifique. L'homme ne doit pas vouloir se connaître, car se
connaître c'est se saisir comme un être déterminé,
un être
naturel; en d'autres termes, c'est dissoudre la liberté dans
la nature.
b)
La primauté de la philosophie pratique.
Si la question de savoir ce qu'est l'homme doit donc
recevoir une réponse,
il faut que le discours sur l'homme, la
philosophie change de statut : au lieu de vouloir connaître,
elle doit penser;
au lieu d'essayer d'expliquer,
elle doit
comprendre.
puisque l'homme est
liberté et que la liberté,
fondement de toute science,
est elle-même inconnaissable,
la
tâche de la philosophie consiste désormais non à connaître,

66
mais à
comprendre le fait
de
la
liberté.
Comme la nature,
domaine de la connaissance, ne prouve ni ne réfute l'existence
de
la
liberté,
comprendre
l'homme
comme
liberté revient à
concevoir comment l'idée de la liberté humaine est compatible
avec
le
proj et
initial
de
la
philosophie
qui
consiste
à
réconcilier les hommes, à montrer l'unité de l'humanité. Alors
que connaître signifie déterminer un phénomène, une donnée de
la
réalité
sous
une
règle,
penser
par
contre
veut
dire \\
appréhender
dans
un
discours
un
fait
qui
n'est
pas
contradictoire avec la réalité.
L'objet propre de la pensée
est une idée que le recours à la réalité sensible ne peut ni
infirmer ni confirmer. Or,
ce qui échappe au déterminisme de
la réalité sensible n'est rien d'autre que l'idée que le sujet
connaissant peut avoir de lui-même indépendamment de ce que
cette réalité indique sur lui.
Alors que connaître l'homme
signif ie
déterminer
ce que
la
nature
fait
de
lui,
penser
l'homme revient à saisir ce qu'il veut de lui-même. Donc, par
opposition à connaître, penser est synonyme de vouloir QUelQUe
chose
de
soi -même.
Dire
de
la
philosophie
qu'elle
pense
l'homme au lieu de le connaître,
c'est donc indiquer qu'elle
formule ce qu'il veut de lui-même:
la philosophie exprime
l'idéal de l'homme. La conséquence de cette conception de la
philosophie pour la compréhension de l'humanité,
c'est que
l'homme est essentiellement un être agissant, qu'il est, quant
au fond, un être moral.

67
L' homme
est
l'être
capable
de
nier
le
donné
naturel,
de
dominer son être donné dans la nature pour poursuivre un but,
viser
un
idéal
qui
lui
est
propre.
La
préoccupation
essentielle de l'homme,
c'est d'être en accord avec lui-même,
de
conformer
son
existence
à
l'idée
qu'il
se
fait
de
l'humanité. Et, puisque c'est le conflit entre les communautés
humaines
qui
a
engendré
la
réf lexion
sur
le
sens
de
l'humanité,
ce que l'homme attend de lui-même ne peut rien
être
d'autre
que
la
reconstitution
de
la
paix,
la
réconciliation
de
l'humanité
sous
le
même
règne.
C'est
pourquoi
si
l'homme est
essentiellement un être moral,
la
règle
centrale
de
sa
morale
ne
peut
être
que
l'exigence
d'universalité,
le devoir d'agir conformément à un principe
qui puisse être érigé en loi pour tous les hommes. Peu importe
de savoir si l'homme, dans son existence concrète, est capable
de suivre cette règle. Ce qui compte pour la compréhension de
l'humanité,
c'est que la réconciliation de tous les hommes
sous
une même
loi
est
la fin
suprême que
doit
poursuivre
chaque individu : "Avant toute réflexion sur les faits,
il est
clair qu'un but qui n'est pas universel ou uniyersalisable de
par son principe constitue un contre-sens pour la
liberté
humaine qui ne se ~ liberté que dans la mesure où elle ~
soumettre le donné,
s'affranchir du donné,
instaurer,
à
la
place du règne de la nécessité et des causes,
celui des fins
et de la raison consciente d'elle-même. 1143
43 Cf. L.Ph., p.47.

68
Si,
contrairement
à
l'ontologie,
la
philosophie
transcendantale sépare la nature et la liberté, elle considère
cependant que la seconde a pour vocation de se soumettre la
première. C'est pourquoi elle privilégie la morale et élève la
philosophie pratique à la plus haute dignité philosophie«.
Cependant,
la scission de la nature et de la liberté reste un
fait incontournable et la soumission complète de la première
par la seconde demeure un idéal lointain.
c)
La fonction régulatrice de l'idée de réconciliation
L'unité de l'Etre par delà la diversité des êtres que
visait l'ontologie doit être résolument oubliée.
Certes,
le
discours
qu'est
la philosophie doit
rester
cohérent,
non-
contradictoire mais ce n'est plus parce qu'elle présuppose la
cohérence de l'Etre. Le but de la science n'est pas de refuser
les contradictions de la réalité sensible mais de leur imposer
une cohérence qui puisse guider
l'activité de
l'homme.
Et
puisque la cohérence que construit la science est une violence
imposée
à
la
réalité
sensible,
la
science
elle-même
se
présente comme une entreprise inachevée et inachevable. Elle
ne parviendra jamais à recouvrir parfaitement son objet et la
cohérence
totale
de
l ' Etre
demeurera
touj ours
un
horizon
44
Si la prédilection pour la philosophie pratique est caractéristique de toute la
philosophie
transcendantale
c'est
cependant
chez
Fichte
qu'elle
est
la
plus
fièrement
proclamée.
Fichte
oppose
l'idéalisme
transcendantal,
philosophie
de
la
liberté
au
dogmatisme,
philosophie
du
renoncement
à
la
liberté,
à
l'affirmation de
soi.

69
inaccessible. La conséquence de ce fait pour la compréhension
de l'humanité, c'est que si la liberté signifie la soumission
totale de la nature en l'homme à la raison en lui,
l'homme
pensera toujours sa liberté mais ne la connaîtra jamais. Il ne
s'ensuit pas que la liberté est une chimère car le recours à
la nature ne peut jamais prouver ou réfuter l'existence de la
liberté. Même si dans son existence empirique l'homme s'avère
incapable d'obéir à la loi morale, à la loi de la raison, il
n'en demeure pas moins que c'est en voulant respecter cette
loi qu'il découvre sa liberté.
L'homme est sans doute faible,
mauvais,
inapte à conformer
entièrement sa conduite à une loi morale dont il reconnaît
pourtant la valeur/mais il n'est pas diabolique. La liberté de
l'arbitre humain ne saurait être conçue comme s'opposant à la
loi de la raison: "La liberté de l'arbitre toutefois ne peut
être définie par la faculté de choisir pour ou contre la loi
( ... ) bien que
l'arbitre conune Qhénomène en fournisse
de
nombreux exemples dans l'expérience. Il nous rappelle Kant 45 .
Pour le second noeud de l'histoire de la philosophie qu'est la
philosophie transcendantale, la contradiction entre la nature
et la liberté est un fait incontournable et la réconciliation
des
hommes
sous
le
règne de
la
raison n'est
qu'un
idéal
régulateur pour l'humanité.
45
Cf.
Métaphysique
des
moeurs.
Doctrine
du
droit,
traduction
Alexis
Philonenko,
p.lOO.

70
[k[}{]OO[P OIJOOŒ
0ID 0
LE TRO 1SI EME NOEUD DE L'H 1STO 1RE DE LH PH ILOSOPH 1E
L'ONTDL061 QUE
FI
L'E[FlRTELEMENT
DE
L'HUMRNITE
DFlNS
LFI
PHILOSOPHIE
TRRNSCENDRNTRLE
a)
La contradiction de l'animal raisonnable
Le
résultat
auquel
aboutit
la
philosophie
transcendantale
en
précisant
sa
rupture
avec
l'ontologie
classique,
c'est que la réunification de l'humanité ne peut
pas se fonder sur la connaissance de ce qui est mais doit être
pensée comme une tâche à exécuter, un devoir à accomplir. La
figure
suprême
de
l ' humani té
n'est
pas
le
st'ectateur qui
contemple
l'uni té
de
l ' Etre
à
travers
la
cohérence
d'un
discours mais l'acteur qui s'applique à remplir un devoir que
lui révèle la réflexion sur le sens de l'existence humaine. La
réconciliation des hommes, sens de l'existence humaine, est un
projet dont la réalisation passe par une auto-discipline de
l'individualité concrète. Il semble donc que la réponse à la
question qui préoccupe la philosophie depuis son apparition
soit plus simple que prévue : pour surmonter le conflit entre
les communautés humaines,
il suffit que chaque individu, dans

71
son existence quotidienne, agisse
conformément
à
l'exigence
d'universalité.
A partir du moment
où elle
est
parvenue à
formuler cette tâche,
la philosophie semble avoir accompli sa
mission et aucun autre pas ne paraît concevable à celui qui
réfléchit sur son histoire.
Pourtant,
à y regarder de près,
cette solution à
laquelle nous sommes conduits est loin de
pouvoir nous satisfaire complètement. En effet,
il ne suffit
pas de reconnaître la légitimité du projet de réconciliation
des hommes et de le considérer comme un idéal à atteindre : il
faut encore montrer que la réalité humaine est telle qu'une
réalisation de la liberté dans la nature est concevable. Or,
si nous reformulons le projet de la philosophie en ces termes,
nous nous apercevons que la philosophie transcendantale est
loin de l'avoir rempli.
Non seulement elle ne pense pas une
réalité qui réconcilie la nature et la liberté mais en plus
elle tient
cette réconciliation
elle-même pour un horizon
in a c ces s i b 1 e 46 •
L'humanité,
dans
la
philosophie
transcendantale,
se présente comme l'unité donnée de la nature
et de la liberté, de l'animalité et de la raison. La nature en
l'homme,
c'est sa configuration biologique qui détermine ses
besoins et ses instincts et qui le constitue ainsi en objet
pour les diverses sciences positives au même titre que les
autres
êtres
naturels.
La
liberté
en
lui
consiste
en
l'aptitude qu'il a de vouloir quelque chose de lui-même,
de
46
Si
Kant
et
Fichte
ont
été
jusque

cités
comme
représentants
de
la
philosophie
transcendantale,
ce
jugement
ne
s'applique
cependant pas
au
Kant
de la Critique de la faculté
de juger et au Fichte du Fondement du
droit
naturel
d'après
les
principes
de
la
doctrine
de
la
science.

72
s'opposer à la ligne de conduite que lui dictent immédiatement
ses instincts et ses besoins. La liberté se donne donc dans la
moralité,
dans
la
capacité
à
orienter
son
existence
conformément à la loi morale qui exige que nous tenions compte
des
autres
dans
le
choix
de
nos
maximes.
Rigoureusement
parlant,
c'est cette aptitude qui doit définir l'humanité.
L'homme doit devenir moral pour mériter véritablement le nom
d'homme.
Mais,
puisque dans les faits,
tel que l'expérience
nous le montre,
l'homme est être fini et raisonnable, unité de
l'animalité et de la raison,
l'existence conforme à la raison
grâce à laquelle l'humanité pourrait être réconciliée,
doit
rester un pur idéal. Mais si la réconciliation des hommes doit
être conçue
comme un
idéal
dont
la pureté ne
sera
jamais
souillée par
le contact avec
la
réalité terrestre,
quelle
conclusion faut-il en tirer pour l'individu dans son existence
concrète ?
b) La mauvaise conscience de l'individu.
Dans son existence concrète,
l'homme tel que le pense
la philosophie transcendantale est écartelé,
déchiré,
voire
désespéré.
Alors
que
le
proj et
de
la
philosophie
à
ses
origines, est de permettre à l'individu humain de retrouver la
paix avec lui-même en se réconciliant avec ses semblables, le
second noeud de l'histoire de la philosophie qu'est la pensée
transcendantale façonne, quant à elle, un homme écartelé entre
l'exigence d'universalité dont il reconnaît la légitimité et

73
son
être
donné
qui
l'entraîne
à
suivre
ses
penchants
subjectifs. Bien que la réconciliation de l'humanité sous la
loi de la raison soit la destination de l'homme,
l'individu
dans son existence quotidienne obéit au principe de la quête
de la satisfaction qui constitue le mobile essentiel de ses
actions. Mais, comme au fond de lui, il accepte que le sens de
l'existence
humaine
se
trouve
dans
la
réunif ication
de
l'humanité,
il
n'est
pas
satisfait
de
constater qu'il
ne
parvient pas à s'arracher à la logique de la poursuite de la
satisfaction de
ses
penchants
en d'autres
termes,
il
a
mauvaise conscience.
Exprimé
autrement,
l'écartèlement
de
l'homme
dans
la
philosophie transcendantale signifie qu'il continue de vivre
conformément aux moeurs
de sa communauté concrète tout
en
sachant que celle-ci est
conduite à
se heurter à
d'autres
communautés.
L'intérêt
de
l ' individu
dans
son
existence
quotidienne
se
délimite
en
ef fet
à
l'intérieur
de
la
communauté qui
le supporte.
Le bien pour lui,
se présente
comme ce qui est admis par la communauté.
Or,
puisque c'est
l'attachement de chaque communauté à
son
bien qui a engendré le conflit des communautés et entraîné la
formulation de la morale de l'universalité comme condition
d'une réconciliation des hommes, le retour à l'obéissance à la
morale particulière de sa communauté est vécu par l'individu
comme une capitulation. Après l'intervention de la philosophie

74
transcendantale,
l'homme découvre qu'il est lâche: il sait ce
qu'il faut pour sceller la paix entre les hommes et pourtant
i l
retourne
à
ce
qui
porte
la
guerre.
Conscient
de
sa
capitulation et convaincu de sa lâcheté,
l'homme désormais
tourmenté par sa propre mauvaise conscience s'achemine vers le
désesQoir.
Car le désespoir provient de la conscience du fait qu'il est
impossible à l'homme de réconcilier l'idée de l'humanité qu'il
chérit avec son être donné dans l'existence quotidienne. A la
différence du scepticisme qui nie toute valeur,
le désespoir
suppose la présence d'un idéal dont la valeur est profondément
reconnue.
Ce
qui
suscite
le
désespoir
en
l ' homme,
c'est
précisément le fait de penser que l'idéal auquel il tient ne
parviendra jamais à se soumettre t la réalité. Pour l'homme de
la philosophie transcendantale,
la réalité,
l'être donné de
l'homme,
bien que déficiente,
mauvaise,
inessentielle(reste
insurmontable.
C'est
cette tension
entre une
réalité
incontournable mais
inessentielle et un
idéal
noble mais
inaccessible qui,
en
traversant
l'existence
de
l'homme
de
la
philosophie
transcendantale
le
pousse
vers
un
désespoir
que
la
foi
violente
(violente parce que ne pouvant être fondée)
en un
Dieu
créateur
du
monde
et
juge
des
actions
humaines
ne
réussira jamais à contenir.

75
c)
Le renoncement à l'idéal de la réconciliation.
L'acheminement
vers
le désespoir
est
d'autant
plus
facile que,
depuis que l'homme a
rejeté l'ontologie et son
idée d'un discours fondé sur la vérité de l'Etre,
la science
qui est l'instance productrice de certitudes par excellence ne
lui est plus d'aucun secours.
En effet, dans la mesure où elle se réduit à l'unification des
phénomènes sous des lois,
la science, telle qu'elle est pensée
dans la philosophie transcendantale,
se condamne à ne jamais
se poser la question de la finalité du monde qu'elle étudie.
La tension entre l'idéal de
l'humanité et
l'être donné de
l'homme qui hante l'existence concrète de l'individu, vue du
point
de
vue
de
cette
philosophie,
se
retrouve
dans
sa
compréhension
de
l'activité
scientif ique.
La
science
ne
connaît que
les phénomènes,
elle ne peut
qu'enchaîner une
condition à
une autre alors
que
l'esprit
humain aspire à
saisir un
principe
inconditionné à
partir duquel
i l
peut
comprendre
la
liaison
des
conditions.
La
sphère
de
l'expérience est la seule qui soit accessible à la science,
mais l'existence de cette sphère elle-même est fortuite.
La
connaissance que nous procure l'activité scientifique est donc
insatisfaisante
elle reste cependant
indépassable.
Quand
l'esprit humain tente d'étendre son activité hors du champ de
l'expérience, il produit des idées qui, bien que nécessaires à

76
l' homme
pour apaiser
son
inquiétude
au
suj et
du
sens
de
l'existence même
du
monde,
n'ont
cependant
aucune
valeur
scientifique.
En insistant ainsi sur l'opposition entre le monde tel qu'il
est
et
le monde
tel
que
l'homme
souhaite
qu'il
soit,
la
philosophie
transcendantale
exacerbe
la
tension,
creuse
l'écart entre l'idée que l'homme se fait de lui-même et son
être concret.
Dans
l'existence
quotidienne,
l'accoutumance
à
cet
écartèlement doit, pour finir,
susciter une révolte contre la
notion même de l'idéal de l'humanité. En effet, puisque malgré
sa bonne volonté,
l'individu ne réussit pas à orienter son
existence selon la loi de
la raison,
il doit finir par se
convaincre
que
cette
loi
elle-même
est
inapplicable.
L'opposition entre la réalité et l'idéal, au lieu de susciter
une dépréciation de la première, conduit à une remise en cause
du
second.
Et,
puisque
l'idéal
de
l'humanité
est
la
réconciliation
des
hommes
sous
une
même
loi,
l ' indi vidu
concret, s'appuyant sur son expérience aboutit à la conclusion
que ce projet lui-même est dépourvu de sens. Ce n'est pas la
paix mais le conflit qui est naturel au genre humain. Il faut
renoncer à vouloir réconcilier les hommes et laisser chacun
s'orienter grâce à la morale particulière de sa communauté.
L'affrontement
entre
les
communautés
est
inévitable
car
chacune d'elles voudra toujours imposer sa loi aux autres. Par

77
delà
11 idéal
inaccessible
de
la
réconciliation
de
toute
l'humanité,
i l reste le fait que chaque homme conduit sa vie
selon une morale qui, aussi condamnable soit-elle du point de
vue
de
l'exigence
d'uni versali té,
suff ira
touj ours
à
le
distinguer de l'animal. Cette attitude qu'adopte l'homme dans
son existence concrète après l'intervention de la philosophie
transcendantale consacre ainsi l'échec de cette pensée.
Cet
échec,
comme
dans
le
cas
de
l'ontologie
classique,
se
reconnaît à ceci que le résultat auquel conduit cette pensée
est radicalement différent de l'intention qui l'a suscitée.
Elle voulait sauver la possibilité de la réconciliation des
hommes en pensant l'homme comme un être moral et elle pousse
l'individu à se convaincre que cette idée est un projet auquel
il faut résolument tourner le dos si on ne veut pas obliger
l ' humanité
à
désespérer
d'elle-même.
Croyant
sauver
la
philosophie en la comprenant comme le messager de l'humanité
idéale;
la pensée transcendantale engendre
le rejet
de
la
philosophie.
C'est ce paradoxe auquel elle nous conduit qui autorise la
formulation du troisième noeud de l'histoire de la philosophie
qu'est l'onto-logique.

78
B - LR RECONC 1LI RTl ON DE LR NRTURE ET DE LR LI BERTE DRNS
L'HOMME
UNIUERSHLlSE
PHR
L'HISTOIRE
a)
Le fondement de la volonté de cohérence propre à la
philosophie
Car si la philosophie transcendantale nous emporte vers
une impasse,
c'est tout
simplement parce qu'elle oublie de
penser la signification du fait de sa propre possibilité. Elle
tient l'unification de l'humanité sous une même loi pour un
idéal
inaccessible mais sa propre prétention à parler pour
tous
les
hommes
ne
suppose - t - elle
pas
une
uni té
du
genre
humain? L'unité du genre humain que la philosophie, à travers
les différents noeuds de son histoire,
tente de constituer
n'est pas un projet titanesque dont nous poursuivons vainement
l'accomplissement
:
c'est une réalité qui prend conscience
d'elle-même
à
travers
l'entreprise
philosophique.
C'est
précisément parce que la philosophie la présuppose comme fond
de son histoire qu'elle peut entreprendre de la formuler à
travers ses différents noeuds. C'est en prenant conscience de
cette situation que l'homme du troisième noeud de l'histoire
de la philosophie qu'est l'onto-logique se distingue de celui
de la philosophie transcendantale.
Pour être juste envers la philosophie transcendantale,
il faut
cependant reconnaître qu'elle comprend par elle-même qu'il est
absurde de penser la réconciliation des hommes comme un projet
si on ne suppose pas au préalable une communauté de traits

79
entre
les
individus
humains.
Dans
son
analyse
des
faits
constitutifs de la réalité humaine,
elle parvient à dégager
une expérience qui
exprime
l'uni té du genre humain.
Cet te
expérience est constituée par le jugement esthétique qui, bien
que
subjectif,
exprimant
l'état
d'esprit
d'un
individu
particulier,
se veut pourtant universel, accessible à tous les
individus humains. L'expérience de la contemplation esthétique
suppose une unité de traits entre les hommes et permet ainsi
de penser une unité du genre humain. De plus, comme le plaisir
esthétique
résulte
d'un
libre
j eu
harmonieux
entre
les
facultés de l'homme,
il nous autorise à penser que l'homme est
l'unité
positive
de
la
raison
et
de
la
sensibilité.
L'existence humaine n'est donc pas à comprendre seulement en
termes
de
conflit
entre
la
raison-liberté
et
la
nature.
L'exemple du jugement esthétique montre qu'au lieu d'imposer
chacune une exigence différente à l'homme et d'engendrer ainsi
un conflit en lui, les facultés humaines peuvent s'harmoniser
et
produire
un
état
de
satisfaction.
La
satisfaction que
produit ainsi
l'harmonie de
leur libre
jeu,
en se voulant
universellement
partageable,
apparaît
comme
l'indice
de
l'unité de l'humanité.
Malheureusement, dans la mesure où cette unité est seulement
postulée et non démontrée,
l'analyse du jugement esthétique ne
conduit
pas
l ' homme
de
la
philosophie
transcendantale
à
considérer
la
réconciliation des
hommes
comme une
réalité
effective.

80
Mais si l'unité du genre humain n'est qu'une idée régulatrice
et non une donnée,
qu'est-ce qui autorise
le philosophe à
s'adresser à tous les hommes?
En
posant
cette
question,
nous
amenons
la
philosophie
transcendantale à penser ce qui fonde sa propre possibilité.
Elle
est
ainsi
entraînée
à
constater que
la
prétention à
l'universalité qui anime le discours philosophique présuppose
la présence agissante de l'universalité.
L'unité du genre humain n'est ni une simple idée régulatrice,
ni un fait contingent
: c'est la condition de possibilité de
toute communication entre les hommes,
et, à ce titre, elle est
nécessairement
présupposée
dans
tout
discours.
Cette
présupposition
elle-même
peut
être
démontrée
par
un
raisonnement qui établit que la conscience de l'individualité
est nécessairement liée à celle de l'universalité. Car si la
position de soi-même est le trait caractéristique de l'homme
en tant qu'être raisonnable,
il s'avère que toute position de
soi sup-pose la confrontation avec une réalité extérieure à
laquelle elle s'op-pose. Mais la relation d'opposition elle-
même ne peut s'effectuer qu'entre des êtres qui sont à la fois
identiques
et
diff érents.
L' homme
ne
se
considère
comme
différent des autres hommes que dans la mesure où il a en même
temps conscience de leur être identique:
Itl'être raisonnable
fini ne peut pas s'attribuer à lui-même une causalité dans le
monde sensible sans l'attribuer à d'autres,
par conséquent,

81
sans admettre aussi d'autres êtres raisonnables en dehors de
lui" 1 constate Fichte47 •
b)
Le processus d'auto-compréhension de l'humanité dans la
philosophie.
Les
noeuds
de
l ' histoire
de
la
philosophie
qui
précèdent l'onto-logique tiennent la réconciliation des hommes
pour un projet à
réaliser parce qu'ils
considèrent que la
conscience
de
l'individualité
est
antérieure
à
celle
de
l'universalité. Mais ce point de vue doit être renversé: si
la philosophie peut elle-même formuler l'universalité comme un
horizon à atteindre
c'est parce que l'individu-philosophe
l
s'est déjà lui-même universalisé.
La philosophie n'est pas
l'entreprise d'un individu isolé qui cherche à reconquérir la
~
communauté
des
hommes
elle
est
l'auto - révélation
de
l'universel
la conscience de
l'unité du genre humain.
La
l
réunification des hommes sous un même principe
le règne de la
l
raison
ne nous apparaît comme une exigence extérieure que
l
parce que nous nous plaçons du point de vue de l'individu pour
appréhender la réalité. Mais l'individu lui-même est un fait
qui
a
besoin
d'être
compris
dans
son
sens.
L'existence
individuelle doit se fonder sur un principe autre que le fait
de l'i~dividualité pour pouvoir se comprendre. L'individualité
ne
peut
se
comprendre
que
comme
une
détermination
de
l'universalité
de la raison qui prend conscience d'elle-même
l
47
Cf. Fondement du droit naturel d'après les principes de la doctrine du. droit,
traduction Alain Renaut,
p.46.

82
à
travers
le
discours
absolument
cohérent
qu'est
la
philosophie.
La
raison,
comme
l'a
montré
la
philosophie
transcendantale,
est le seul principe capable de réconcilier
les
hommes
par
delà
la
diversité
de
leurs
communautés
historiques,
par
delà
la
particularité
des
principes
qui
guident leur existence. Mais ce n'est pas en s'opposant aux
principes particuliers grâce auxquels les hommes s'orientent,
comme le veut la philosophie transcendantale, que le principe
suprême
qui
est
la
raison
les
réconcilie
Cl est
en
les
intégrant
tous
comme autant
d'escales
sur
la voie
de
son
propre accomplissement. Le principe unificateur de l'humanité
qui permet de surmonter la confrontation entre des communautés
humaines aux intérêts différents n'est pas une nature immuable
comme le veut l'ontologie classique. Un principe indifférent à
tout changement,
un principe éternellement identique à lui-
même ne peut rendre compte du fait de la diversité.
Le fait
que
la
tentative
de
formulation
du
contenu
de
la
nature
engendre, une multiplicité de discours ontologiques, fait qui
est
source
d'insatisfaction
pour
11 homme
de
l'ontologie
classique,
prouve,
aux yeux du tenant du troisième noeud de
l'histoire de la philosophie, que l'unité du principe suprême
advient à
travers la multiplicité.
L'universel,
le principe
unificateur de l'humanité se révèle en intégrant les principes
particuliers des communautés concrètes qui apparaissent ainsi
comme les produits de son auto-détermination. Les discours des
philosophes
se contredisent entre eux parce que la réalité
elle-même est contradictoire. Pour coïncider complètement avec

83
la réalité, accomplir l'exigence de cohérence qui le définit,
le
discours
philosophique
doit
reprendre
en
lui
tous
les
discours particuliers qui ont été tenus sur la réalité. C'est
seulement par ce biais qu'il peut lui-même s'affranchir de la
partialité et devenir absolument cohérent. Ce but ne peut être
atteint que si la philosophie cesse de se comprendre comme
l'entreprise
d'un
individu.
De par
sa
finitude
en
effet,
l'individu se tient toujours face à la réalité face à laquelle
il se saisit comme un ~. Le discours de l'individu est donc
irrémédiablement marqué par la contradiction qui l'oppose à la
réalité
et la
cohérence
absolue
se
présente
à lui
comme un idéal
inaccessible.
C'est pourquoi
la philosophie
transcendantale est au fond une pensée qui s'en tient au point
de vue de l'individu.
L'opposition qu'elle introduit entre
l'esprit
et
la
nature,
la
liberté
et
la
condition,
la
subjectivité et l'objectivité exprime en fait la contradiction
entre l'homme compris comme individu et la réalité qui lui est
extérieure. Mais la rencontre entre l'esprit et la nature que
la philosophie transcendantale constate à travers son analyse
de
l' acti vi té
de
la
connaissance,
analyse
qui
montre
que
l'entendement pur prescrit a
priori des
lois à
la nature,
prouve que
l' espri t
et
la
nature,
l' homme- indi vidu
et
la
réalité
relèvent
ensemble
d'un
principe
unique
qui
les
comprend en lui.
Ce qui explique leur scission,
c'est que le
principe
.qui
les
a
engendrés
a
besoin
lui -même
de
la
contradiction
pour
se
reconnaître.
La
contradiction
qui
effraie tant l'homme de l'ontologie et contre laquelle celui

84
de la pensée transcendantale lutte désespérément est donc à
comprendre comme la forme sous laquelle l'unité de tout ce qui
est, l'Etre, prend conscience de lui-même.
c) La réconciliation de l'Etre et du discours dans l'homme
universel.
La contradiction entre le discours et la réalité,
le
sujet et l'objet est le moteur qui pousse la réalité à devenir
discours et le discours à devenir réalité, qui entraîne sujet
et objet à coincider dans le discours absolument cohérent48 •
L'Etre qu'à
ses
débuts
la philosophie voulait
saisir pour
pouvoir comprendre la nature humaine se révèle à travers les
contradictions:
"L'Etre immobile,
l'Etre du discours unique
de l'ancienne ontologie, est le néant et la mort: ici, l'Etre
vit comme la somme des contradictions, plus exactement comme
la
réconciliation
des
contradictions
à
travers
les
contradictions. ,,49
Chaque
discours
qui,
jusque

prétend
saisir la vérité de ce qui est,
formule une détermination de
l'Etre qui,
tout en participant de l'Etre, ne suffit pas à le
caractériser. C'est en découvrant la succession des différents
discours
qui
la précèdent
et
en
les
comprenant
comme
des
formulations de déterminations particulières de l'Etre qui est
l'uni té
de
ses
déterminations
que
l ' onto -logique apparaît
48
La référence à la pensée hegelienne est ici trop explicite pour mériter d'être
citée. Ce qu'il convient seulement de faire remarquer, c'est que si Hegel est le
représentant
le
plus
typique
de
l'ontologique,
ce
noeud
de
l'histoire
de
la
philosophie recouvre cependant une partie de la pensée de Fichte ainsi que de
celle de Schelling.
49 Cf. L.Ph., p.52.

85
comme un discours absolument cohérent, discours qui réconcilie
tous les discours. C'est aussi pourquoi c'est grâce à ce noeud
de l'histoire de la philosophie que
l'homme parvient à
se
penser dans
sa vérité.
En effet,
puisque
la philosophie a
voulu comprendre l'homme en se fondant sur la vérité de ce qui
est, à chaque détermination de l'Etre saisie dans un discours
particulier doit correspondre une idée,
une compréhension de
l'humanité.
Et,
comme l'Etre se dévoile dans l'onto-logique
comme l'addition de ses différentes déterminations,
ce n'est
que dans ce noeud de l'histoire que l'homme parvient vraiment
à se penser. L'homme vrai parce que total,
affranchi de la
partialité propre au point de vue d'un discours particulier,
se
révèle
à
ce
moment
de
l ' histoire,
dans
ce
noeud
de
l'histoire de la philosophie qui lui permet de comprendre les
formes
précédentes
d'expression
de
l ' humanité
comme
des
moments de sa propre constitution. L'auto-révélation de l'Etre
dans la philosophie suppose ainsi l'humanisation complète du
monde.
Concrètement cela
signifie que
la
lutte de
l'homme
contre
la nature
extérieure est
suffisamment
avancée pour
qu'il ne la perçoive plus comme une adversité irréductible et
aussi que la lutte des communautés entre elles a conduit à la
reconnaissance de chacune d'elles comme partie constitutive de
l ' humanité.
La
morale
universelle
dont
le
respect
est
considéré
comme
la
seule voie
conduisant à
l'humanisation
véritable de l'individu humain est, à ce stade de l'histoire,
comprise comme se constituant à travers les morales concrètes
des communautés.

86
Dans
son existence concrète,
l'individu n'a pas besoin de
s'efforcer vainement de respecter une loi universelle opposée
à celle de son entourage immédiat. En vivant conformément à la
morale concrète de sa communauté historique qui est reconnue
comme une partie du Tout qu'est l'humanité,
il est toujours
réconcilié avec cette même humanité.
L'unité de l'humanité,
l'homme universel n'est pas un étalon qui lui est extérieur et
contre lequel
il doit
se mesurer:
c'est une donnée qu'il
porte en lui-même, il est lui-même un mode de manifestation de
l'universel. En comprenant cela,
l'individu découvre en même
temps qu'il est libre. Car la liberté véritable consiste en la
suppression de toute adversité,
en la réconciliation avec la
réalité à
laquelle nous
nous
croyons opposés.
A partir du
moment

1 ' universel
est
compris
comme
agissant
dans
l'individu,
aucune adversité,
aucune contrainte ne peut lui
paraître insurmontable. Même
en
comprenant
la liberté comme
la
capacité
d'agir
indépendamment
de
toute
contrainte
extérieure50 , on est conduit à admettre que seul l'universel,
au
terme
de
son
processus
d' auto- révélation
est
vraiment
libre.
L'individu
n'est
donc
libre que
pour autant
qU'il
participe de l'universel.
Le moment où l'universel prend totalement conscience de lui-
même est aussi celui où toute adversité, que ce soit celle qui
50 Nous faisons
allusion
lCI
à
la
définition
de
la
liberté
dans
la
troisième
méditation de Descartes.

87
oppose l'homme à la nature extérieure ou celle qui l'oppose à
d'autres
hommes
est
supprimée.
La
suppression
de
toute
adversité signifie au fond que l'histoire a achevé son cours
car
l ' histoire
n'est
que
le
processus
à
travers
lequel
l'homme, en luttant contre tout ce qui semble le nier, aboutit
à une prise de conscience totale de lui-même. L'histoire est
l'itinéraire
qui
conduit
l'homme
à
s'universaliser
en
expérimentant toutes les possibilités humaines. C'est au terme
de ce cheminement qu'il se réconcilie avec la réalité, qu'il a
accès
à
l'Etre dans
sa vérité qui
est
la totalité de ses
déterminations particulières:
IIl'Etre se saisit comme Etre
dans l'honune, dans l'honune universalisé ll51 •
Le terme d'onto-logique que nous avons retenu,
à la suite de
Weil,
pour désigner le troisième noeud de l'histoire de la
philosophie
traduit
cette
auto- révélation
de
l ' Etre
dans
l'homme universalisé à la suite d'un processus, d'une logique
qui,
l'entraînant de contradiction en contradiction, aboutit à
la coïncidence totale du discours et de la réalité52 .
51 Cf. L.Ph., p.53.
52
Un
terme
comme
celui
d'ontotéléologie
aurait
mieux
permis
de
marquer
la
différence avec
l'ontologie mais c'est par souci de fidélité au
terme weilien que
nous avons préféré garder
celui-ci
et accoler
l'épithète
"classique"
à
l'ontologie.

88
[k [}{] 00 [p IJ U00 Œ
IJ [ID
LE QUATRIEME NOEUD DE L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
L'ANTHROPOL061 QUE
A - LA REUELATION DE LA UIOLEN[E FAITE A L'INDIUIDUALITE
a)
L~ constat de la dépréciation de l'individualité.
Avec
l'universalisation
de
l'homme
à
travers
l' histoire que pense
l' onto- iogique,
la réconciliation de
l'individu avec
la communauté que poursuit
la philosophie
depuis la crise qui l'a enfantée semble établie. Le règne de
l'universal i té n'est
pas un idéal que
les hommes
doivent
s'épuiser
à
atteindre
c'est
un
fait
dont
la
présence
agissante justifie l'entreprise philosophique elle-même.
A
partir du moment

cette vérité
est
élevée à
sa propre
conscience par et dans le troisième noeud de l'histoire de la
philosophie,
l'objectif de cette forme de l'activité humaine
est touché. Aucun autre pas ne paraît concevable. Aussi, il ne
reste, comme occupation, à l'individu-philosophe, qu'à prendre
son bâton de pèlerin et sillonner les continents pour répandre
le message.de la fin de la philosophie.

89
Si pourtant au cours de son périple, à la faveur d'une escale,
l'envie lui vient de se mettre à confronter le résultat auquel
conduit
l'onto-logique
avec
le
projet
initial
de
la
philosophie,
il s'apercevrait qu'il subsiste un écart entre
les deux.
En effet,
alors qu'il est question pour la philosophie à sa
manifestation de réconcilier deux termes qui sont l'individu
et la communauté,
l'onto-logique quant à
elle,
produit une
disparition
de
l'individualité
dans
la
communauté,
une
dissolution du particulier dans l'universalité.
Du point de
vue du troisième noeud de
l'histoire de la philosophie la
relation de la communauté à l'individu est comparable à celle
de l'organisme vivant à l'organe. L'organisme est traversé par
un souffle unique qui maintient ensemble ses parties de telle
sorte
que
celles - ci
deviennent
des
membres
d'un
corps.
Détachées de ce lien, elles n'ont aucune autonomie; elles ne
peuvent subsister par elles-mêmes et finissent par s'étioler.
La
comparaison avec
l'organisme
nous
aide
à
percevoir
la
lacune
que
comporte
la
réponse
de
l ' onto-logique
à
la
préoccupation originaire
de
la
philosophie
ce noeud
de
l'histoire de la philosophie ne permet pas à l'individu humain
de saisir son individualité dans sa radicalité,
de penser le
sens du lien qui doit le rattacher à la communauté.

90
Pour l'onto-logique, l'universalité agit dans l'individu avant)
même
qu'il
n'entreprenne
de
prendre
conscience
de
cette
présence agissante.
La
conséquence
de
cet te
emprise
de
l ' universalité
sur
l'existence humaine,
c'est que l'individu n'existe pas pour
lui-même.
En
d'autres
termes,
du point
de vue
de
l'onto-
logique, l'individu n'est rien et sa disparition, à travers la
mort, n'est pas plus préoccupante que la chute d'une feuille à
partir d'une branche.
puisque c'est
l'universalité qui
se
manifeste à
elle-même à
travers
chaque forme de l'activité
humaine
(art,
religion, philosophie etc ... ),
elle seule doit
être considérée comme une réalité vivante.
L'individualité
quant à elle doit être fondue dans l'universel pour recevoir
une signification. L'extinction de l'individu concret dans la
mort
est
justement
la
révélation
de
l'inessentialité
de
l'existence
individuelle.
Au
lieu
donc
de
concilier
l'individualité avec l'universalité comme le veut le projet
philosophique,
l'onto-logique quant
à
elle,
aboutit
à
une
résorption d'un des termes de l'équation philosophique dans
l'autre.
Cette
résorption
s'exprime
nettement
dans
l'enthousiasme avec lequel l'homme de ce noeud de l'histoire
de la philosophie accueille un phénomène comme la guerre.
En situation de guerre en effet,
une communauté historique
doit se battre pour préserver son indépendance et se trouve
ainsi portée à exiger de ses membres qu'ils lui montrent une

91
grande fidélité.
concrètement cela veut dire qU'elle attend
d'eux qu'ils taisent les conflits qui les opposent entre eux
pour
s'occuper
uniquement
de
la
patrie
en
danger.
Cette
exigence révèle la supériorité de l'intérêt communautaire sur
l'intérêt individuel,
supériorité qui entraîne le sacrifice
pur et simple du second au premier.
C'est en se sacrifiant
pour la communauté comme l'impose une situation de guerre que
l'individu
concret
découvre
l' inessentialité de
sa propre
existence.
La
guerre
l'arrache
à
la monotonie
de
la
vie
quotidienne dans laquelle il poursuit la satisfaction de ses
besoins
pour
l'exposer
au
risque
de
la
mort
pour
la
communauté,
lui rappelant ainsi avec violence que la survie de
l'universel concret qu'est la cité est plus essentielle que la
sienne
propre.
Aux
yeux du
tenant
de
l ' onto -logique,
ce
sacrifice
de
l'individualité
concrète
en
cas
de
guerre
apparaît
comme
l'expression
la
plus
évidente,
la
plus
accessible
au
commun
des
mortels,
de
l'emprise
de
l'universalité sur l'existence individuelle.
b)
Le désoeuvrement de l'individu
Mais,
hormis
cette
situation
exceptionnelle
qu'est
l'état de guerre,
la subordination de l'existence individuelle
à l'universalité se manifeste par l'ennui, le désoeuvrement de
l'homme dans la vie de tous les jours.

92
Le désoeuvrement de l'homme dont
il est question ici est à
distinguer de l'oisiveté.
Alors que l'oisiveté se présente
comme l'absence de toute forme d'activité,
le désoeuvrement au
contraire se comprend comme l'exercice d'une activité qui ne
produit aucun changement décisif dans le cours de l'existence
communautaire.
En d'autres termes,
le désoeuvrement désigne
une forme d'occupation qui n'est plus une action au sens fort
du
mot.
En
effet,
c'est
au
niveau
de
la
philosophie
transcendantale que l'action est comprise comme il se doit,
c'est-à-dire comme l'effort que l'individu humain accomplit
pour conformer ses actes à l'exigence d'universalité. A partir
du
moment

l'universel
est
saisi
comme
agissant
dans
l'individu avant même qu'il en prenne conscience, aucun effort
n'est à attendre de sa part et, puisque toute action suppose
une violence sur soi-même,
la disparition de tout effort est
l'expression
de
l'achèvement
de
l'action.
C'est
donc
l'immanence de l'universalité à l'existence individuelle qui,
en dépossédant l'homme de toute initiative et de tout effort,
le rend désoeuvré.
Le désoeuvrement indique l'absence d'une
finalité supérieure qui se soumet l'activité de l'individu.
Lorsque l'exigence d'universalité est pleinement
réalisée,
toutes
les
formes
de
l ' activité
humaine
se
retrouvent
dévalorisées car elles n'engendrent plus rien de déterminant,
d'essentiel
pour
le
genre
humain.
Le
désoeuvrement
de
l'individu n'est pourtant pas à
identifier au désespoir tel
qu'il se présente à l'homme de la philosophie transcendantale.
L'espoir dont la déception suscite le dé-sespoir suppose en

93
effet la reconnaissance d'une finalité extérieure à la réalité
vécue.
Mais quand la finalité
suprême de toute action est
tenue pour réconciliée avec la réalité,
l'espoir et avec lui,
le désespoir,
devient lui-même absurde.
L'individu ne cesse
pas seulement d'espérer:
il n'a maintenant aucune raison de
vouloir même espérer. Ce qui le caractérise désormais,
c'est
l'ennui de
celui
qui
n'attend plus rien
de
l'histoire, la
dés-illusion de celui qui a compris le sens de tout événement
et la résignation de celui pour qui il n'y aura jamais rien de
nouveau sous le soleil.
Cependant,
l'ennui
de
l ' homme
de
l ' onto -logique
ne
se
manifeste
pas
nécessairement
par
le
sentiment
de
la
tristesse53 .
L'homme s'ennuie quand il comprend que toute la
réalité humaine est in-formée par la raison et que toute forme
d'activité
est
soit
une
fonction,
soit
un
jeu.
Le
règne
universel de la rationalité désubstantialise l'action humaine
en la découpant en une chaîne de tâches sur laquelle chaque
individu
trouve
sa
place.
Lorsque
l'individu
réussit
à
s'arracher à son rôle sur la chaîne,
il ne peut que s'adonner
au jeu,
c'est-à-dire à une forme d'activité qui n'a aucune
finalité qui lui soit extérieure,
qui,
étant à elle-même sa
propre fin,
ne produit rien d'essentiel; l'essentiel étant à
comprendre comme ce qui détermine l'avenir d'une communauté
53
C'est ce que
montre bien l'analyse
kojévienne
de
l'attitude de
l'homme en
situation post-historique (cf.
Introduction à
la
lecture
de Hegel,
p.435).

94
historique54 • Le désoeuvrement de l'homme que nous analysons
ici se traduit ainsi par la multiplication des loisirs et des
jeux dans une situation historique où l'individu juge pourtant
essentiel pour lui d'avoir une place,
une fonction dans la
communauté.
Puisque le jeu est tenu pour inessentiel par la
communauté,
la différenciation de toute forme d'activité en
jeu ou en fonction dévoile la négation de l'individualité sous
le règne universel de la raison.
c)
Le scandale de l'inutilité de l'oeuvre philosophique.
La dissolution de l'individualité dans l'universalité
que
formule
l ' onto-logique
produit
cependant
un
paradoxe/
incontournable pour ce noeud de l'histoire de la PhilosoPhie/
qui nous autorise à l'abandonner. En effet, puisque la raison
est immanente à
la réalité humaine,
que le sens suprême de
toute
forme
d'activité
est
déjà
réalisé,
l'entreprise
philosophique
elle-même
n'apporte
rien
d'essentiel
à
l'existence: comment pouvons-nous alors justifier l'exercice
de l'activité philosophique elle-même?
L'homme
de
l'onto-logique
prétend
que
le
discours
philosophique est l'auto-révélation de l'universel: mais est-
il essentiel à l'universel de prendre conscience de lui-même
54
La
métaphore
de
la
chaîne
est
explicitement
employée
par
Fichte
pour
montrer
que
c'est
par
l'attachement à un
rôle
dans
la
société
que
l'existence
acquiert
un
sens.
Cf.
Conférences
sur
la
destination
du
savant,
traduction
Jean-Louis
Vieillard-Baron,
p.66.

95
dans
la
philosophie?
Répondre
par
l'affirmative,
c'est
suggérer que l ' histoire n'est pas
encore achevée et
qu'un
progrès de l'universalité est toujours concevable.
Dans ce
cas, la réalité et la raison ne sont pas toujours réconciliées
et il faut renoncer à l'idée de l'immanence de l'universalité
à l'existence individuelle.
La philosophie reste alors une
action dans le sens où elle stimule l'effort que l'individu
concret déploie pour
conformer
son existence à
l'exigence
d'universalité,
comme
le
pense
l'homme
de
la
philosophie
transcendantale.
L'homme de l'onto-logique ne peut cependant accepter une telle
perception
de
l'entreprise
philosophique
sans
se
renier
complètement.
Pour être conséquent avec
lui-même,
il
doit
maintenir que l'histoire est vraiment achevée, que la ~érité
sur
l ' homme
est
atteinte.
Pour
ce
qui
est
du
statut
du
discours
philosophique,
i l
faut
considérer
que
la
compréhension de l'universel dans la philosophie ne lu~ ajoute
rien. En avançant une telle réponse,
l'homme de l'ontologique
induit alors
que
l'entreprise philosophique n'est
pas
une
action mais une oeuvre.
Par opposition à
l'action qui vise
l'universalité,
l'oeuvre est un fait
qui porte l'empreinte
d'une individualité.
Si nous considérons les deux types de
55 On peut interpréter dans ce sens la thèse de Kant selon laquelle la possession
d'une
métaphysique des
moeurs
est un
devoir pour tout
homme (cf.
Doctrine
du
droit,
éd.
Vrin,
p.91),
tout
comme
celle
de
Fichte
selon
laquelle
la
philosophie que
l'on choisit dépend de
l'homme que
l'on est ou veut être (cf.
Oeuvres
choisies
de
philosophie
première,
traduction
Alexis
Philonenko,
p.253).

96
l'activité humaine en situation post-historique que sont la
fonction et le jeu, l'oeuvre peut être classée du côté du jeu.
La différence entre l'oeuvre et le jeu tient cependant à ceci
que
si
l'individu
considère
tout
jeu
comme
un
pur
divertissement,
i l prend par contre l'oeuvre au sérieux car
elle est destinée à exprimer sa personnalité,
à traduire ce
qui le distingue profondément des autres. C'est seulement en
tenant la philosophie pour une oeuvre que l'on peut concevoir
que tout en n'ajoutant rien à l'universel,
elle soit d'une
grande importance pour l'homme dans son individualité. Mais si
la philosophie est une oeuvre,
i l est alors
injuste de la
concevoir
comme
l ' auto- compréhension
de
l'universel,
en
d'autres termes de la recouvrir du masque de l'anonymat.
Il n'est d'oeuvre que produite par un individu concret dont
elle porte la marque: le discours de l'onto-logique, dans la
mesure où i l entraîne une négation complète de l'individualité
dans l'universalité est donc
incapable de penser sa propre
genèse.
Le projet
de
la philosophie à
son origine est de
réconcilier l'individu avec la communauté. C'est un projet qui
suppose donc la reconnaissance de l'individualité dans toute
sa spécificité,
reconnaissance que l'onto-logique s'empêche
d'établir avec sa compréhension de la philosophie comme auto-
saisie de l'universel. Le discours de l'onto-logique qui pense
la
réconciliation
complète
du
discours
et
de
la
réalité
comprend donc
tout
sauf
sa propre possibilité
!
C'est une
évidence
que
toute
activité
humaine,
toute
oeuvre,
tout

97
système philosophique est le fait d'un individu concret. Mais
la banalité de cette observation nous incite à oublier qu'elle
est essentielle à tout effort pour comprendre l'homme, à toute
philosophie.
Car s ' i l est vrai que toute oeuvre est le fait
d'un
individu
concret,
i l
est
alors
injuste
que
l'individualité s'anéantisse complètement dans l'universalité
comme
le veut
l ' onto-logique.
Le
discours
de
ce noeud de
l ' histoire
de
la philosophie,
dans
la mesure

i l
tient
1 ' universel
pour
immanent
au
part iculier,
pense
l'individualité
comme
une
simple
détermination
de
l'universalité, apparaît donc comme un scandale. L'idée d'une
oeuvre
anonyme
est
une
injustice
imposée
à
l'activité
créatrice par laquelle l'individualité s'affirme.
En posant
que l'individu porte l'universel en lui sans le savoir, ce qui
lui permet de tenir la philosophie pour une auto-saisie de
l'universel,
l'onto-logique s'interdit de se justifier devant
l'individu,
de lui indiquer la voie par laquelle il peut se
réconcilier
avec
1 ' universel.
L' onto -logique
est
donc
un
discours qui s'impose à l'individu, qui lui fait violence. La
mise à jour de cette violence interne à la démarche de l'onto-
logique révèle son échec dans le projet de réconciliation de
l'individu
avec
l'universel.
Prétendant
achever
la
philosophie,
la
par-faire,
l'onto-logique
aboutit
à
la
présenter
conune
une
entreprise
monstrueuse
à
1 ' individu
concret et,
bien loin de susciter un engouement pour cette
activité, il la rend répugnante et révoltante.

98
B -
LH
[OMPREHENS 1ON
OU
SENS
[OMME
MEo 1RTl ON
ENTRE
L'INolUloU
ET
LH
[OMMUNRUTE
a)
La réhabilitation de l'individualité.
La découverte de la violence que recèle la démarche de
l'onto-Iogique va justifier la constitution du dernier noeud
de l'histoire de la philosophie: l'anthropo-Iogique.
C'est parce que l'onto-Iogique évite de penser le sens de ce
fait
banal
qui
est
que
tout
discours
philosophique
est
l'oeuvre
d' un
individu
concret
qu'elle
est
entraînée
à
s'imposer violemment aux hommes. Quand la philosophie, projet
de réconciliation de l'individu et de l'universel, néglige en
effet de poser la question de sa signification pour l'homme
dans
son
existence
concrète,
elle
devient
une
entreprise
absurde.
Le retour de l'universel sur lui-même,
son auto-révélation à
travers
le
discours
philosophique
apparaît
comme
un
narcissisme
superflu.
Se retrouvant
lui-même à
travers
le
moindre
éclat
de
la
réalité,
l ' universel
est
un
suj et
incapable
d'engendrer
une oeuvre
car
il
ne
connaît aucun
désir
:
le désir en effet
est touj ours _l'expression d'une
limitation.
L'auto-contemplation
de
l'universel
que
pense
l'onto-Iogique, dans la mesure où elle ne peut être rapportée
à un besoin, à un projet est ainsi in-sensée. Si l'universel
est donc le sens absolu,
ce que l'aventure de l'onto-Iogique

99
nous enseigne, c'est que le sens lui-même peut devenir absurde
s ' i l
n'est
rapporté à
un besoin de
sens.
La
philosophie,
discours qui réconcilie l'individu avec l'universel,
demeure
l'oeuvre d'un individu concret. La conclusion qui découle de
cette
observation,
c'est
que
c'est
l'individu
et
non
l'universel qui est le terme premier du projet philosophique.
C' est
par
la
formulation
de
cette
thèse
qui
s'oppose
radicalement à celle de l'onto-logique que le dernier noeud de
l'histoire de
la
philosophie
se
signale.
Pour
être
juste
envers l'onto-logique,
il faut cependant reconnaître qu'elle
parvient à sa manière à comprendre l'importance de la question
de l'individu. Pour elle,
c'est précisément l'insatisfaction
constitutive de l'individualité qui est le moteur conduisant
au
développement
complet
de
l'universel.
L'individu,
caractérisé
par
l'insatisfaction,
se
dépasse,
parvient
à
relativiser
l'individualité,
en
luttant,
au
cours
de
l'histoire contre les autres individus pour la satisfaction de
ses désirs.
L'individu est ainsi compris par l'onto-logique
comme individualité, comme un fait qui, au sein du tout qu'est
la réalité, exige sa reconnaissance.
En dehors de cet individu qui se dépasse en luttant pour son
droit,
donc
pour un
progrès
de
l'universalité,
à
qui
il
convient de réserver le nom d'individualité,
l'onto-logique
découvre
la question de
l ' homme
opposé à
1 ' universel,
la
question de
l'homme-individu
sous
le mode de
l'exclusion.
L'homme qui, sans exiger sa reconnaissance, persévère dans son

100
individualité est un insensé, un violent. Contre cet homme qui
refuse de se laisser relativiser en entrant dans la lutte pour
la
reconnaissance,
contre
cet
individu absolu,
l ' homme de
l'onto-logique veut s'imposer par la violence. Il le méprise,
le condamne et le combat. Mais l'invocation de la violence de
l'individu
pour
justifier
la
violence
du
discours
philosophique
ébranle
la
prétention
de
l ' onto-logique
à
épuiser
la
compréhension
de
l ' humani té.
En
engageant
un
conflit contre l'individu,
l'homme de l'onto-logique qui se
voulait universel et désintéressé découvre que l'attachement à
1 ' universel
est
son
intérêt
personnel.
L'intégration
des
déterminations
particulières
de
1 'humanité
qui
constitue
l'homme universel
est
la cristallisation de l'intérêt d'un
individu particulier.
La philosophie en tant que récit de
cette intégration se présente comme le bien, ce qui remplit et
oriente
l'existence d' un
individu donné.
La violence avec
laquelle l'onto-logique s'impose à
l'individu réfractaire à
son discours est la preuve que celui-ci constitue l'essentiel
pour un autre individu, qu'il est le fait qui donne un sens à
son
existence.
Seul
l ' individu
a
en
effet
un
intérêt.
L'universel quant à
lui peut constituer un intérêt pour un
homme mais n'a pas pour lui-même un intérêt. La violence avec
laquelle l'onto-logique s'oppose à l'homme qui le rejette,
en
révélant
à
ce
discours
qu'il
cristallise
l'intérêt
d'un
individu donné montre ainsi
que
l'homme est
individu,
que
l'individu
~rime
l'universel
~our
la
com~réhension de
l'humanité.
L'homme
de
l'onto-logique
qui
prétend que
le

101
discours philosophique est anonyme, qu'il est l'auto-saisie de
l'universel est donc de mauvaise foi.
Cet homme qui se prend
pour la figure ultime de l'humanité s'avère être un menteur et
un
lâche.
Il
est
menteur
car
i l
cache
le
fait
que
l'attachement à l'universel forme son intérêt personnel et il
est lâche parce qu'en se couvrant du masque de l'universel, il
refuse d'assumer le conflit qui l'oppose à l'individu absolu.
L'individu absolu exige de l'homme universel qu'il renonce à
sa
mauvaise
foi,
qU'il
devienne
sincère
en
assumant
la
philosophie comme son oeuvre,
son bien Qarticulier.
L'homme
authentique est celui qui affirme son individualité à travers
une oeuvre qu'il
crée.
Toute oeuvre doit
être rapportée à
l'individu qui la ~ et c'est pourquoi une oeuvre qui se
prétend universellement valable ne peut être qu'un mensonge.
Le défi que l'homme-individu lance ainsi à l'homme universel
impose un conflit insurmontable entre ces deux termes de la
réalité
humaine.
Caractérisée
ainsi
par
le
conflit,
l'existence humaine doit alors être tenue pour absurde,
in-
sensée.
Aucun des
termes
de
l' humanité
ne
semble pouvoir
démontrer
la
justesse de
sa position,
convaincre
l'autre.
Seule la violence serait la vérité de la réalité humaine
:
"L'homme est une passion inutile" constate Sartre,
non sans
amertume56 .
56 Cf. L'être et le néant, p.678. Il est clair que nous comprenons les philosophies
de
l'existence
comme
des
composants
du
quatrième
noeud
de
l'histoire
de
la
philosophie.

102
b)
L'insatisfaction de l'homme-individu.
L'homme est un être créateur qui ne s'identifiera
jamais à sa création.
puisque c'est dans l'acte de création
qu'il éprouve sa vérité,
il doit détruire ce qu'il crée pour
pouvoir
continuer
à
créer.
Fixer
un
terme
à
l'activité
créatrice,
c'est
se
réifier,
renoncer
à
sa
liberté
fondamentale pour devenir une chose de la nature. L'homme est
un projet qui doit toujours différer sa réalisation et c'est
pourquoi
toute
forme
de
réconciliation de
l'individu avec
l'universel
est à repousser comme une aliénation.
Il
faut
reconsidérer notre compréhension même de la philosophie.
Si
elle reste un projet de réconciliation,
alors elle est une
tâche impossible. Oeuvre d'un homme-individu dont elle garde
l'empreinte,
la philosophie est non seulement une entreprise
inachevée mais surtout,
essentiellement inachevable.
Puisque
malgré
sa
prétention à
constituer un
discours
absolument
cohérent,
l ' onto-logique
elle-même
ne
peut, s'empêcher
de
recourir
à
la
violence
pour
soumettre
l ' homme,
il
faut
accepter la violence constitutive de la réalité humaine en
soutenant qu'il n'est de discours philosophique que partiel'.
L' homme
est
un
être
essentiellement
historique
et
aucun
discours ne peut parvenir à
énoncer une vérité définitive,
absolue
sur
la
réalité
humaine.
La
conséquence
de
ce
relativisme pour l'existence ordinaire,
c'est le pessimisme.
Le pessimisme résulte de la conscience que toutes les valeurs,
toutes
les
formes
d'expression
de
l'humanité en
tant
que
produi t s
de
la
liberté
créatrice
de
l ' homme - individu
se

103
valent.
Il
n'existe
pas
de
valeur absolue
dont
la vérité
puisse être démontrée aux hommes. Aucun principe supérieur ne
peut rendre raison de l'existence humaine qui,
laissée à elle-
même,
éprouve
sa
vérité
dans
l'angoisse
et
le
dégoût.
L'angoisse est un sentiment qui traduit le gouffre qui sépare
l'homme-individu de la réalité qui l'entoure. Elle montre que
non seulement aucun principe supérieur ne supporte l'existence
humaine mais
aussi
que
l ' homme
lui -même
est
incapable de
donner une raison d'être au monde qu'il rencontre, en d'autres
termes, de s'assigner un projet. Ainsi conscient de la vanité
de ses propres oeuvres et des choses de la nature qu'il trouve
devant
lui,
l'homme-individu
est
porté
à être dégoûté de
l'existence elle-même. paradoxalement, c'est ce dégoût qui, en
maintenant une distance entre lui et le monde,
lui permet de
préserver la transcendance de sa liberté et donc d'éviter de
S'aliéner dans
les
choses qu'il
crée.
Seule cette liberté
négatrice de tout donné et de toute situation constitue la
vérité de l'existence humaine.
c) La réconciliation de l'individu et de l'universel dans la
philosophie.
Mais
c'est
précisément
cette
volonté
d'énoncer
une
vérité
sur
la
réalité
humaine
qui
va
nous
autoriser
à
abandonner le discours relativiste que l'homme-individu tient
sur l'humanité.
En effet,
ce discours qui se tient lui-même

104
pour
partiel
et
inachevable
réconcilie
pourtant
l ' homme-
individu avec son existence dans le pessimisme. Discours d'un
individu particulier, le discours relativiste énonce cependant
ce qu'il en est de l'existence de tout individu.
Il comprend
donc l'homme-individu comme un fait universel,
ce qui revient
à admettre que tout discours sur l'individu le constitue en
individualité. A moins de renoncer au discours,
tout individu
qui s'oppose au discours philosophique d'un autre s)' adresse à
tous
les
individus.
Ce
fait
montre
que
le
projet
de
la
philosophie
qui
est
de
réconcilier
l'homme-individu
avec
l'homme universel est donc légitime. Aussi paradoxal que cela
puisse sembler, une existence qui se saisit elle-même dans un
discours relativiste et pessimiste se donne un sens car elle
se réconcilie avec toute existence. Le discours est toujours
le lieu de la réconciliation, c'est lui qui définit la sphère
de l'universalité. Si l'existence humaine doit donc être tenue
pour absurde,
il faut alors renoncer à la comprendre dans un
discours,
ce qui veut
dire
renoncer à
la philosophie tout
court. Seule une existence qui se tourne vers elle-même dans
le silence est vraiment absurde et vaine. L'individu absolu,
l'ennemi
de
la
philosophie,
n'est
donc pas celui qui
somme
le
discours
de
prendre
en
considération
son
individualité mais
celui
qui
parle
pour
ne
rien
dire
ou
s'enferme dans un silence qui en dit long sur son mépris à
l'égard des autres hommes. Contrairement à ce que suggère le

105
discours de l'homme-individu,
le di~emrne constitutif de la
réalité humaine n'est pas entre un sens relatif saisi dans un
discours partiel
et un sens absolu pensé dans un discours
achevé mais entre le discours et le silence,
le sens et le
non-sens.
L'individu absolu est celui qui non seulement ne
parle pas,
au sens où parler signifie donner quelque chose à
comprendre,
mais rejette même toute idée de communication.
Contre un tel individu,
la philosophie ne peut rien et il est
inutile qu'elle entreprenne de le convaincre. Elle ne convainc
que
ceux
qui
croient
au
discours
et
l ' homme- indi vidu
du
discours relativiste est encore de ceux-là. C'est pourquoi il
suffit
de
lui
montrer
que
son
discours
crée
un
sens
en
dégageant un fait
universel
pour l'acculer à
accepter que
c'est
la
visée
de
l'uni versali té
qui
donne
sens
à
tout
discours. Le mérite du discours de l'homme-individu consiste
cependant en ceci qu'il montre que l'universalité n'est pas
une valeur dont la vérité peut être scientifiquement établie
mais
qu'elle
est
l'indice
d'un
intérêt
personnel
pris
à
l'existence de la communauté humaine.
La philosophie,
projet
de réconciliation de l'individu et de l'universel est le bien
particulier de l'homme-individu qui s'intéresse au discours.
C'est la formulation de ce fait,
apparemment banal qui résume
la
contribution
spécif ique
de
la
pensée
d'Eric
Weil
au
quatrième noeud de l'histoire de la philoso~hie. Pour lui la
philosophie est
"l' homme qui parle et qui
en parlant
rend

106
compte devant lui-même de ses possibilités réalisées
;
elle
est
le discours de
l'homme qui,
ayant
choisi d'établir sa
propre cohérence pour lui-même,
comprend tout,
en comprenant
toute compréhension humaine et soi -même. 1157
Le philosophe est l'homme-individu qui s'engage à parler,
à
donner quelque chose à comprendre,
à formuler,
ce qui à ses
yeux, paraît essentiel. Cet homme là accepte non seulement de
communiquer aux autres ce qu'il pense mais aussi de laisser
discuter sa compréhension de l'essentiel.
C'est pourquoi s'engager dans le discours, c'est prendre parti
pour
l'existence
de
la
communauté
contre
l'isolement
de
l'individu absolu qui se mure dans le silence. La volonté de
discuter,
l'attachement au discours,
exprime donc en dernière
analyse un
intérêt
pris à
l'universel.
Philosopher,
c'est
entreprendre de se réconcilier avec l'universel en acceptant
de parler.
Puisque chaque discours veut
saisir ce qui
est
universel
dans
une
situation
donnée,
1 'histoire
de
la
philosophie se présente comme la genèse de l'universalité.
Elle
est
le
récit
des
pas
accomplis
par
l' humani té
dans
l'élargissement
de
la
communauté
humaine,
dans
la
reconnaissance des diverses formes d'expression de l'humanité.
La vocation essentielle de la philosophie est d'écrire un tel
récit.
C'est
pourquoi
elle
ne
s'accomplit
pas
dans
57 Cf. L.Ph., p.65.

107
l'ontologie,
le discours
sur l'Etre,
mais dans
l'anthro~o­
logiQUe,
le récit des réalisations de l'homme,
la logique des
formes
d'expression de
l' humanité
IIla première philosophie
n'est donc pas une théorie de l'Etre, mais le développement du
logos,
du discours,
pour lui-même et par lui-même,
dans la
réalité humaine,
qui se comprend dans ses réalisations,
dans
la
mesure

elle
veut
se
comprendre.
Elle
n'est
pas
ontologie,
elle est logique,
non de l'Etre, mais du discours
humain concret, des discours qui forment le discours dans son
unité. 1158, constate Eric Weil.
La question principale qui se pose à la philosophie comprise
comme
anthropo-logique
n'est
pas
celle
de
la
vérité,
de
l'accès à l'Etre, mais celle du rapport entre les différentes
figures
de
l ' humani té
élevées
à
leur propre
conscience à
travers
des
discours.
En
effet,
tout
discours
sur
l ' Etre
formule
un essentiel
autour duquel peut
se constituer une
communauté humaine. Par contre, puisque tout discours est une
saisie de l'universel,
comment pouvons-nous établir un ordre
entre des discours prétendant tous à l'universalité? Mieux,
puisque l'homme-individu peut s'absolutiser en se retranchant
dans le silence,
comment articuler l'attitude de l'individu
absolu aux autres attitudes qui se pensent dans des discours ?
Pour
l ' homme dans
son existence concrète,
la question
est
celle de la hiérarchie entre les sens concrets de l'existence,
58 Çf. L.Ph., p.69.

108
les formes d'expression de l'humanité. S'il est acquis que le
sens
se
donne
dans
une
communauté
qui
intègre
1 'homme-
individu,
i l est cependant évident que les multiples formes
d'expression de l'humanité que sont l'art,
la religion,
la
science, l'action etc ... , détermine chacune un sens. Quel sens
concret
est
donc
supérieur aux autres
?
La
réponse à
ces
différentes questions se constitue à travers la réflexion sur
le
sens
de
l'existence
qui
montre
qu'il
consiste
en
la
réconciliation de 1.' individu et de l ' universel.
Il est vrai
que tout discours est une forme de visée de l'universel mais
chaque discours n'a pas immédiatement conscience de ce fait.
L'ordre des discours est donc donné par l'idée d'un processus
de dévoilement de l'intérêt pris à
l'universalité.
Quant à
l'individu absolu,
son silence oblige l'homme engagé dans le
discours à dépasser la simple visée de l'universel pour penser
l'intérêt pris à
l'universel.
La philosophie n'est pas une
manifestation de la divinité.
Elle est l'oeuvre de l'homme-
individu qui prend partie pour l'existence de la communauté
humaine. Cette indication permet de faire face également à la
question de l'ordre des différents sens concrets,
des formes
d'expression de l'humanité. La logique de leur succession est
donnée par la mise en évidence du
souci
de
la communauté.
C'est pourquoi si l'histoire de la philosophie culmine dans
l'anthropo-logique,
à
son
tour,
celle- ci
culmine
dans
la
catégorie-attitude de
l'Action
dans
laquelle la 'philosophie
pense sa place dans la réalité humaine.

109
APPENDICE RU CHAPITRE lU
LE RHPPORT ENTRE L'1 NTRODUCTI ON ET LE SYSTEME
DES CHTE60R 1ES-HTTIlUDES DHNS LH
LOGIQUE DE LH PHILOSOPHIE
Le titre
ilLogique de
la philosophie"
qui désigne
l'un des
principaux livres d'Eric Weil précède une introduction de 83
pages
à
la
fin
de
laquelle
i l
intervient
à
nouveau
pour
indiquer un ensemble de dix-huit chapitres.
Aussi bien par la quantité de ces pages que par la densité de
ses analyses l'introduction est un texte qui constitue une
difficulté pour les interprètes de la pensée d'Eric Weil. Si
l'ensemble des
lignes qui
la composent ne peut manquer de
susciter
l'admiration
du
lecteur,
le
fait
qu'il
soit
clairement séparé du système des catégories-attitudes semble
entraîner inévitablement le commentateur à lui accorder peu
d'intérêt.
La pensée d'Eric weil se veut en effet systématique,
ce qui
implique que seule la somme des catégories-attitudes importe :
mêmes
les
autres
principaux
textes
du
penseur
que
sont
Philosophie poli tique
et
Philosophie morale
se présentent
comme des explicitations de certaines catégories-attitudes.

110
Le
lecteur
d'Eric
Weil
ne
devrait
donc
pas
se
laisser
impressionner par une introduction qui,
quelle que soit sa
qualité,
n'ajoutera
jamais
rien
à
une
succession
de
catégories-attitudes qui ne peut être systématique que si elle
est complète, autarcique. C'est cette conviction qui,
il faut
bien le reconnaître,
a le mérite d'être conforme à la lettre
du texte d'Eric Weil,
a
poussé beaucoup de commentateurs à
considérer l'introduction comme un élément secondaire de la
pensée de Weil, voire,
à la négliger. C'est le cas notamment
de M.Kirscher, principal lecteur actuel de Weil qui, dans son
ouvrage intitulé
"La philosophie d'Bric weil"
écrit
"Si
Weil pense la possibilité d'une introduction au système,
ce
n'est pas au sens fort dont rêvait Hegel projetant une Science
de l'expérience de la conscience,
à la fois introduction et
première partie de la Science. Seule une introduction au sens
faible,
une
introduction
pédagogique,
protreptique
est
compatible avec
l'idée du système philosophique non dérivé
d'un axiome ( ... ) 1159.
Hegel,
on le sait,
avait d'abord conçu sa Phénoménologie de
l' espri t
comme
une
introduction au
système.
Plus
tard
il
renonça
à
l'idée
même
d'introduction
et
compris
la
Phénoménologie
comme
un
point
parmi
d'autres
du
cercle
qu'est la philosophie. Ce n'est pas le lieu ici pour nous de
montrer la difficulté que constitue ce livre au sein de la
59
Cf.
La philosophie d'Eric Weil, p.87.

111
pensée
hegelienne60 .
Ce
que
nous
souhaitons
seulement
indiquer,
c'est que le revirement de Hegel est tout à
fait
conforme à l'esprit de sa philosophie.
La pensée hegelienne est
une
onto-logique.
La philosophie
étant
l'auto - révélat ion
de
l ' Etre
à
lui - même,
il
n'est
nullement
besoin
d'un
discours
particulier
pour
nous
introduire dans
la philosophie.
Tout
ce qui
est,
dans
la
mesure même où il est, participe de l'Etre qui se saisit dans
la philosophie. Autrement dit,
tout homme est philosophe et
l'individu philosophe n'a pas besoin de se justifier face à
l'humanité. La philosophie est un fait nécessaire.
Dans
les
pages
précédentes
nous
avons
montré
à
quelle
difficulté conduit la philosophie conçue comme onto-logique,
ce
qui
a
motivé
le
passage
à
la
compréhension
de
la
philosophie comme anthropologique,
compréhension à
laquelle
nous rattachons la pensée d'Eric weil. Nous allons à présent
montrer
que
dans
le
cadre
de
cette
interprétation
de
la
philosophie
dl Eric
Weil,
l'introduction
reçoi t
un
sens
particulier et qu'elle ne doit pas être négligée.
Le paradoxe auquel est entraîné M.Kirscher dans sa lecture de
Weil,
c'est
que,
tout
en
refusant
d'accorder
une
valeur
particulière à l'introduction, il consacre toute une partie de
60
Sur
ce
point
nous
renvoyons
le
lecteur
aux
Etudes
hegeliennes
de
M.P6ggeler
notamment
à
l'article
qui
s'intitule
Qu'est-ce
que
la
Phénoménologie
de
l'esprit
?
(Traduction
Marcel
Regnier).

112
son
travail
pour montrer
que
la
philosophie
d'Eric
Weil
commence par l'acte libre de philosopher,
la libre décision à
la
philosophie.
Pour
lui,
c'est
ce
qui
constitue
la
spécificité du commencement de la philosophie d'Eric Weil par
rapport à celui d'autres discours philosophiques. Pour établir
sa thèse,
il est parfois amené à
citer des passages de ...
l'introduction ! 61
Cette attitude paradoxale à l'égard de l'introduction provient
du fait que c'est dans ce texte qu'est thématisée la décision
à la philosophie. Pour être rigoureux dans l'interprétation de
la
Logique
de
la
philosophie,
i l
convient
de
distinguer
l'introduction et le commencement du système des catégories-
attitudes.
Après des
remarques préliminaires
sur l'idée de
début,
le
système,
dont
le
premier
chapitre
s'intitule
"Vérité" commence par une définition de la philosophie62 . La
décision à la QhilosoQhie ne constitue Qas le cOmmencement du
système : elle le Qrécède. Elle forme le thème spécifique de
l'introduction à qui elle confère un statut particulier dans
la pensée de Weil.
Pour
mieux
saisir
l'intérêt
de
la
distinction
entre
introduction et commencement, il nous faut donc procéder à une
analyse précise de la signification de la thérnatisation de la
61 Cf. La philosophie d'Eric Weil, p.154, par exemple.
62 Il n'est pas encore temps pour nous de faire une analyse de la catégorie de la
vérité.
Ce
qui
nous
importe
ici,
c'est
de
souligner
la
différence
entre
introduction
et
commencement.

113
décision à la philosophie63 • La décision à la philosophie dont
la
formulation
doit
intervenir
avant
le
développement
du
système philosophique
est
une
préoccupation qui
relève de
l'éthique.
La
thématisation
doit
consister
à
montrer
que
......
l'idée de la philosophie véhicule un idéal de vie et à tenter
de justifier cet idéal devant les autres choix constitutifs de
l'existence humaine. C'est pourquoi elle est philosophiquement
antérieure au contenu de toute doctrine philosophique et ne
peut
être
élucidée
que
dans
une
introduction.
La
notion
d'introduction reçoit grâce à elle un sens nouveau.
Elle ne
désigne pas un discours de la méthode qui prétend expliquer
comment la philosophie se constitue en tant que science. Elle
n'indique
pas
non
plus
une
tentative
par
laquelle
le
philosophe essaie de détruire les préjugés de son temps afin
d'établir la vérité du discours qu'il se prépare à tenir sur
la réalité.
63
M.Quillien,
l'un
des
principaux
commentateurs
de
Weil,
reconnaît,
quant
à
lui,
la
distinction
entre
l'introduction
et
le
début
du
système.
Cependant
il
méconnaît
le
sens
de
cette
distinction
quand
il
précise
que
"l'introduction
constitue
le
début
du
philosopher,
le
chapitre
I,
celui
de
la
philosophie"
(cf.
Sept
études
sur
Eric
Weil,
p.156).
Séduisante
de
prime
abord,
cette
distinction entre
le
philosopher
et
la philosophie
s'avère,
appliquée à la
pensée
de
Weil,
non
seulement
fausse
mais
aussi
dangereuse.
Elle
est
fausse
parce
qu'elle
suggère
que
l'introduction
développe
les
différents
procédés
à
travers
lesquels
l'acte
de
philosopher
se
constitue.
L'introduction
serait un
discours
de
la
méthode
qui
analyse
comment
une
philosophie
se
construit.
Après
cette
analyse de l'acte de philosopher on pourrait alors passer à
son application à un
contenu,
application
à
travers
laquelle
la
philosophie
se
formerait.
Mais
l'introduction
de
la
Logique
de
la
philosophie
n'est
pas
une
initiation
à
la
méthode philosophique. Elle est une réflexion sur le sens de la philosophie pour
l'existence
humaine.
La
préoccupation
qui
la
traverse
est
éthique
et
non
épistémologique.
En
recouvrant
cette
préoccupation
éthique,
la
distinction
du
philosophe et de la philosophie, de fausse qu'elle était, devient dangereuse : elle
masque au philosophe le fait que le choix de la philosophie véhicule un idéal de
vie.

114
Cette
conception de
l'introduction à
laquelle Hegel
s'est
rallié pendant un certain temps avant de s'en séparer renferme
en effet un paradoxe. En admettant que la vérité n'existe pas
encore et
qu'il
faut
préparer l ' homme à
la recevoir,
elle
suggère
en même
temps
que
l'introduction
est
un discours
secondaire,
que l'essentiel est ailleurs,
dans la doctrine,
dans le système. Ainsi perçue,
toute introduction devient un
texte
préparatoire
qui
ne
nous
apporte
rien
de
vrai,
d'essentiel et les philosophes eux-mêmes ne savent pas trop
pourquoi ils l'écrivent.
En fait,
ils accomplissent un rite
que
leur
a
légué
la
tradition
sans
jamais
penser
à
le
justifier. En présentant au contraire l'introduction comme une
élucidation de la décision à la philosophie,
la pensée de Weil
l'élève à une dignité philosophique qui lui était jusque là
refusée,
en la rendant indispensable. Tant que la philosophie
se comprend naïvement comme une recherche de la vérit~ elle
pourra
touj ours
être
interprétée
comme
une
théorie
de
la
connaissance sans jamais parvenir à remettre en cause le sens
même de l'activité scientifique en tant que telle. La science
elle-même est une attitude face au monde dont le sens a besoin
d'être fondé. Avant de se lancer dans l'activité scientifique,
il faut d'abord justifier la vocation même du savant
: avant
de philosopher,
il faut penser le sens même de la philosophié
pour l'existence humaine. Mais cette question là ne relève pas
de la théorie de la connaissance i
elle appartient au domaine
de l'éthique.
Philosopher revient à
se déterminer pour une
forme
d'existence,
pour une
éthique.
L'introduction de
la

115
Logique
de
la
philosophie
analyse
les, termes
de
cette
détermination et c'est pourquoi elle précède le système des
catégories-attitudes.
Elle apparaît comme une partie constitutive de la pensée de
Weil dans sa globalité et la place qui lui est réservée est
comparable
à
celle
de
la
Philosophie
première
dans
la
phénoménologie de Husserl. Husserl en effet, a été confronté à
la
question
de
la
décision
à
la
philosophie
et
l'a
explicitement
thématisée
dans
son
ouvrage
qui
s'intitule
"Philosophie
première".
Mais
avant
même
d'être
formulée
dans ce texte paru en 1923-24 la place de la question était
déjà
visible
dans
les
Idées
directrices
pour
une
phénoménologie publié
en 1913,
comme
le montre
l'étude de
M. Landgrebe
consacrée
au
problème
du
commencem,ent
de
la
philosophie dans la phénoménologie de HusserlM . On sait que
c'est par l'acte de l'epoché, de la mise entre ~arenthèse
du
monde que s'ouvre.la voie de la phénoménologie~qui se comprend
,
comme une analyse du
champ transcendantal dévoilé par cet
acte. La question à laquelle se heurte le phénoménologue qui
est
celle même de la décision à
la philosophie consiste à
penser la motivation du passage de l'attitude mondaine, naïve,
à l'attitude philosophique., phénoménologique.
Initialement,
Husserl a considéré que c'est la naïveté des sciences, qui ne
peuvent
éviter
de
déboucher
sur une
crise parce qu'elles
64
Cf. Ludwig
Landgrebe.
FaktizWit
und
Individuation
Studien
zu
den
Grundfagen der
Phanomenologie.
Felix Meiner
Verlag
Hamburg
1982.
/

116
admettent des données préalables,
qui justifie le projet de
reconquête radicale de la vérité qu'est la philosophie. Mais,
s'en tenir là,
ce serait réduire la philosophie à une simple
théorie de la connaissance qui suppose comme donnée la valeur
de la science.
Pour échapper vraiment à
la naïveté,
il faut
comprendre que la science elle-même est une attitude face à la
vie,
une
pra~is
Il
des Lebens 1165 dont le sens a besoin d'être
fondé.
La tâche de la philosophie n'est donc pas seulement
épistémologique
elle
est
surtout
éthique.
Pour
pouvoir
s'engager dans
la
connaissance avec
lIune bonne
conscience
absolue ll66 ,
le ·philosophe doit pouvoir justif ier la vocation
de savant face aux autres choix fondamentaux de l'existence.
pourquoi
choisir
la
philosophie
comme
Il f in
absolue
de
sa
vie ll67 si ce n'est pas parce que l'on suppose que l'existence
philosophique
est
préf érable
à
celle
du
commerçant,
de
l'artiste ou de
l'homme d'Etat? Avant même de penser une
hiérarchie entre les vocations humaines, Husserl remarque que
si,
dans
le domaine des arts et des
sciences,
une vocation
peut se former inconsciemment,
dans celui de la philosophie
par contre,
elle requiert une résolution: Il nul
ne peut par
hasard se fourvoyer dans la philosôphie ll affirme-t- i168 •
65
L'expression est de M.Landgrebe. Cf. L'étude citée.
66
Cf.
Philosophie
première
théorie
de
la
réduction
phénoménologique,
traduction Arion L.Kelkel,
p.15.
67
Ibidem.
68 Ibidem, p.26.

117
La
vocation
pour
la
connaissance
absolue
absolument
justifiée - qu'incarne la philosophie est la valeur suprême
car toute hiérarchie entre les valeurs a besoin d'être fondée
en
vérité,
en
d'autres
termes,
d'être
légitimée
par
la
connaissance69 . Mais cette conclusion revient quant au fond, à
laisser
sans
réponse
la
question
de
la
décision
à
la
philosophie.
C'est
par
la
résolution
que
l'existence
philosophique se distingue des autres
:
mais n'est-ce pas
cette même résolution qui engendre la hiérarchie entre les
vocations?
L'existence philosophique ne peut défendre sa
supériorité qu'en la présupposant, en la tenant pour un fait.
Mais
d'où
provient
ce
fait
?
La
rupture
qu'introduit
la
vocation philosophique dans le cours de l'existence humaine
est un événement qui est déjà intervenu dans l'histoire.
Ce
qui
caractérise la philosophie depuis
ses origines,
c'est
justement
la
prétention à
penser
la
question
du
sens
de
l'existence dans sa totalité. L'histoire de la philosophie, ou
plutôt
l' histoire
de
l' humanité,
légitime
la
volonté
de
radicalité propre au passage de
l'attitude naturelle à
la
réduction
transcendantale
qu'exige
la
phénoménologie.
La
question de la décision à la philosophie montre que,
depuis
ses origines,
la philosophie convoie une idée de l'humanité.
Il
appartient
à
1 'histoire
de
justifier
cette
idée
de
l'humanité,
de prouver qU'elle
est
supérieure aux autres.
Paradoxalement, pour fonder le projet de rupture radicale que
69 C'est en ce sens que l'on peut dire comme Landgrebe que la phénoménologie
est un projet d'achèvement
de
l'Aufklarung.

118
constitue la décision à la philosophie,
il faut
l'inscrire
dans une logique ~n pensant le sens de l'histoire.
Ce n'est
donc
pas
un
hasard
si
la
théorie
de
la
réduction
phénoménologique
que
développe
la
deuxième
partie
de
Philosophie première
est
précédée d'une histoire critique
des
idées qui constitue sa première partie.
Il s'agit pour
Husserl de justifier le projet phénoménologique en indiquant
comment il s'inscrit dans une histoire de la philosophie dont
il veut
être
l'aboutissement.
Tout
comme
l'histoire de la
philosophie doit justifier la phénoménologie,
l'histoire de
l'humanité doit quant à elle,
justifier l'idde de l'humanité
qui anime la philosophie depuis son émergence. C'est pourquoi
.<
la question du sens de l'histoire traverse les derniers écrits
de
Husserl.
Mais,
en
pensant
le
sens
de
l ' histoire
pour
,
légi timer
l'idéal
de
l ' humani té
propre
à
la
phi losophie,
Husserl retrouve l'idée d'une téléologie interne à l'histoire,
idée
qui
fait
du
triomphe
de
l'idéal
philosophique
une
nécessité.
Par cette quête d'une philosophie de l'histoire,
cette
recherche
d'une
téléologie,
la
pensée
de
Husserl
s'apparente à une onto-logique et les objections contre ce
noeud
de
la
philosophie
pourraient
valoir
contre
elle.
Cependant,
la question de la décision à
la philosophie que
rencontre la phénoménologie constitue le thème spécifique de
l'anthropologique
et,
en
l ' af frontant,
la. pensée
de
weil
retrouve les mêmes difficultés que le phénoménologue.

119
L'introduction
de
la
Logique
de
la
philosophie,
en
explicitant la décision à la philosophie,
entretient avec le
système des catégories-attitudes un rapport en effet analogue
à celui qui existe entre les deux parties de la Philosophie
première de Husserl.
Mais
l'analogie avec
le propos de ce
texte
se
retrouve
d'abord
dans
l'organisation
même
de
l'introduction.
L'introduction
de
la
Logique
de
la
philosophie se divise en effet en trois grandes parties qui
ont successivement pour titres : réflexion sur la philosophie,
réflexion de la philosophie et philosophie et violence.
La
première est une élucidation du sens de la philosophie pour
l'existence au terme de laquelle elle apparaît comme une quête
du
contentement par la réconciliation de
l'individu et de
1 ' universel
dans
la
cohérence
du
discours
la
seconde
développe une histoire idéale de la philosophie qui dégage en
elle trois principaux noeuds ; enfin la troisième explicite la
décision à la philosophie comme thème spécifique de la pensée
\\
d'Eric Weil qui se présente ainsi comme l'achèvement de la
philosophie dans un ultime noeud.
Par cette démarche,
Eric
Weil tente d'inscrire sa propre pensée dans l'histoire de la
philosophie en montrant que la rupture de la philosophie avec
la
non-philosophie
est
une
question
qui
préoccupe
toute
philosophie mais qui a dû attendre sa philosophie à lui pour
être explicitement formulée. Ce n'est qu'à partir de sa propre
philosophie
que
l'on
peut
retrouver
la
décision
à
la
philosophie
à
l'oeuvre
à
chaque
tournant
important
de
l'histoire de la philosophie. Dans le texte de l'introduction,

120
elle est symbolisée par la métaphore du pas qui
intervient
après
l'analyse
de
chaque
noeud.
Par
exemple,
après
les
développements
consacrés à
la philosophie transcendantale,
nous
lisons à
la page 50 de la Logique de la philosophie,
juste avant la présentation du point de vue de l'onto-1ogique:
"11 suffit d'un seul pas pour que la limitation de la raison
disparaisse: qu'on ne regarde plus la raison du point de vue
de l'individu, mais l'individu du point de vue de la raison,
et liberté, raison et être coïncideront."
A
l'oeuvre
dans
toute
l ' histoire
de
la
philosophie,
la
décision
à
la
philosophie
requiert
cependant
certaines
conditions historiques qui sont celles de la pensée même de
Weil pour être formulée dans toute sa pureté.
Les dernières
pages de l'introduction donne quelques
indications sur ces
conditions
en
montrant
que
l'idée
de
la
logique
de
la
philosophie ne devient exprimable "qu'à partir du moment où la
violence a été vue dans sa pureté et où,
par conséquent,
la
volonté de cohérence,
comme décision yio1ente
(libre et non
justifiable) de l'homme contre la violence ("naturelle" jusque
là)
est comprise cOmme le centre du monde dans lequel cette
décision se prend. 1170
L'introduction, tout comme les deux parties de la Philosophie
première
de
Husserl
entre
elles,
entretient
une
relation
symétriQue
avec
le
système
des
catégories-attitudes.
En
70 Cf. L.Ph., p.83. Les termes soulignés le sont par nous.

121
pensant le sens de la philosophie pour l'existence humaine,
elle affirme que la vocation philosophique est préférable à la
non-philosophie 71 •
Cette
affirmation
conditionne
la
formulation de tout discours philosophique.
Si le philosophe
n'est pas convaincu
de la valeur de la forme de vie qu'engage
son activité,
il doit alors
renoncer à l'exercer.
Ce parti
~ - - ~ -
pris
pour
l'existence
philosophique
est
cependant
injustifiable
au
niveau
de
l'introduction.
Il
doit
être
accepté
comme
un
postulat
qui
fonde
tout
discours
philosophique et c'est pourquoi la décision à la philosophie
est dite violente.
La violence de
la décision que dévoile
l'introduction
détermine
une
tâche
pour
la
philosophie,
soulève
une
question
philosophique
qui
est
celle
de
la
justification de
l'existence philosophique face aux autres
formes d'expression de l'humanité. Cette tâche est assumée par
le système des catégories-attitudes qui établit la valeur de
l'existence philosophique en pensant une hiérarchie entre les
formes d'expression de l'humanité. A son tour donc la logique
des catégories-attitudes précède l'introduction car c'est elle
qui,
en définitive,
justifie la décision à la philosophie. La
relation entre ces deux pièces de la philosophie d'Eric Weil
est
ainsi
sYmétrique
le
choix
de
la
philosophie
que
thématise l'introduction détermine la table des valeurs,
la
hiérarchie des catégories-attitudes que constitue le système
des catégories-attitudes i mais à son tour, celui-ci légitime
71
On trouve
l'esquisse
d'une
typologie
des
figures
de
la non-philosophie que
Weil
appelle
la
violence
à
la
page
57
de
la
Logique
dans
le
paragraphe
consacré aux analyses sur le choix absolu.

122
le parti pris pour la philosophie. Le développement du système
des
catégories-attitudes
reçoit
son
sens
de
la volonté de
comprendre l'humanité à travers ses différentes figures afin
de légitimer l'idée de l'humanité que véhicule la philosophie.
C'est pourquoi Weil peut dire que la première philosophie est
une logique de la philosophie72 : en prenant l'homme à travers
ses réalisations comme son objet, la logique de la philosophie
poursuit
la justification de l'existence philosophique qui
conditionne
la
constitution
de
tout
autre
discours
eJ...\\., 0' d rA -J:.
philosophique. En apP0F~aB~ ainsi la tâche de la légitimation
de l'existence philosophique,
la philosophie d'Eric Weil se
présente
comme
une
philosophie
de
l'introduction
à
la
philosophie. Dans une telle philosophie,
l'introduction à la
philosophie, dans la mesure où elle explicite la décision à la
philosophie, est à comprendre comme une partie constitutive du
projet philosophique
lui-même73 .
En affirmant
la valeur de
l'existence philosophique, en soutenant que la philosophie est
préférable à la non-philosophie,
l'introduction ouvre un débat
que
le
système
des
catégories-attitudes
va
se
charger
de
conduire. C'est pourquoi il est indispensable de la lire avant
d'aborder la logique des catégories-attitudes. Si l'on enjambe
l'introduction,
on méconnaît
la question qui
sous-tend
la
72 Cf. L.Ph., p.69.
73 C'est sans doute là une différence essentielle entre Weil et Fichte à qui on le
compare
souvent.
Chez
le
second,
l'introduction
quel
que
soit
son
intérêt,
est
extérieure
à
la
doctrine.
La
pensée
de
Fichte
n'est
pas
une
introduction
à
la
philosophie
parce
que
pour
lui
tout
homme
est,
au
fond,
philosophe.
L'opposition entre dogmatisme
et
idéalisme
est
interne à
la
philosoph ie.

123
succession
des
catégories-attitudes
et
on
s'expose
à
une
interprétation relativiste de leur relation.
L'introduction
ouvre vraiment un accès au système des catégories-attitudes et
c'est pour cette raison qu'elle n'est pas un texte secondaire
encore moins un texte superflu.
Elle précède l'enchaînement
des catégories-attitudes qui,
à
son tour,
a pour but de la
justifier.
C'est
la
raison
pour
laquelle
elle
peut
être
comprise comme une re-lecture de la Logique de la philosophie,
comme son interprétation authentique. Comme le dit fort bien
M.Taboni dans une des
rares
études
consacrées
jusque là à
l'introduction,
Il si
l'introduction est
le post - scriptum du
système des catégories,
cela veut dire que,
à son tour,
le
système
des
catégories
étant
système
achevé
et
fermé
est
introduction de l' introduction ll74 •
L'introduction est à considérer comme un texte incontournable
car
c'est
elle
qui
indique
le
sens
du
développement
des
catégories-attitudes.
Ce
n'est
pas
pour
rien
qu'avant
de
passer à la logique des catégories-attitudes elle envisage la
question du rapport entre l'histoire et la philosophie.
Cet
intérêt
pour· l ' histoire
nous
permet
de
conclure
sur
la
confrontation que nous avons esquissée entre Husserl et Weil.
La
logique
des
catégories-attitudes
se
veut
identique
à
l ' histoire
de
la philosophie
et
à
l ' histoire
tout
court.
74
Cf. Actualité d'Eric Weil, p.31.

124
La volonté de justification de l'existence philosophique qui
engendre
la
compréhension
de
l'homme
à
travers
ses
réalisations
qu'est
la Logique de la philosophie fonde
en
effet une philosophie de l'histoire.
L'histoire n'est rien
d'autre que la sédimentation des réalisations de l'homme et
c'est pourquoi tout projet de compréhension de l'humanité doit
la retrouver.
Mais la hiérarchie des formes d'expression de
l'humanité qui doit
légitimer l'existence philosophique ne
coïncide pas avec la succession des réalisations humaines dans
le
temps.
Une
forme
d'expression
de
l ' humanité peut
être
philosophiquement
préférable
à
une
autre
qui
lui
est
chronologiquement postérieure.
Ce décalage entre la logique
des catégories-attitudes et l'histoire réelle permet à weil, à
la
différence
de
Husserl,
de
renoncer
à
l'idée
d'une
philosophie de
l'histoire qui
serait
la mise à
jour d'une
téléologie interne à l'histoire de l'humanité. 75
Le triomphe de l'idée de l'humanité propre à
la philosophie
n'est
pas
confié
à
une
nécessité
inunanente
à
l'histoire.
Aussi, au lieu de déboucher sur une philosophie de l'histoire
au sens rigoureux de l'expression, la position de Weil conduit
à
une philosophie de
l'action,
une philosophie politique.
75 Ce décalage produit cependant une difficulté au coeur de la pensée d'Eric WeH
qui
est celle
du
rapport
entre
l'ordre
des
catégories
et
l'histoire réelle.
Cette
difficulté qui est en fait celle de la justification même d'une logique des formes
d'expression
de
l'humanité
ne
peut
se résoudre
que
par
l'élaboration
de
cette
même logique.
Evoquant lui-même
la question,
Weil y répond en notant qu'"il
n'y a pas de différence entre les catégories et leur ordre". Cf. L.Ph., p.IOO.

125
L'idée de la primauté de l'action qui sera développée dans le
système des catégories-attitudes est déjà suggérée au niveau
de
l'introduction qui
trouve
là une
raison
supplémentaire
d'être tenue pour un texte essentiel.

126
DEUXIEME PARTIE
L'ACHEVEMENT DE LA PHILOSOPHIE DANS LA
pmLOSOPHIE POLITIQUE

127
1NTRODUCTI ON
LE PRRTI PRIS EN FRUEUR D~ POINT DE UUE OU PHILOSOPHE DE
LR LOGIQUE DE LR PHILOSOPHIE
La
re-lecture
de
l' histoire
de
la philosophie à
partir de
la question du
sens
nous
enseigne que
celle-ci
culmine
dans
11 anthropo -logique
qui
comprend
le
sens
de
l'existence
humaine
comme
la
réconciliation
de
11 homme-
individu avec la communauté. Cependant,
il nous faut admettre
que l'histoire ne peut rien nous apprendre si, avant de nous
tourner vers elle,
nous n'avons pas une idée de ce que nous
voulons savoir. Ce sont les préoccupations de notre temps qui
nous autorisent à trouver un sens aux événements du passé : si
l'histoire a un sens, ce sens se dévoile toujours après coup,
a posteriori. Aussi il n'est pas surprenant, au terme de notre
re-lecture
de
l ' histoire
de
la philosophie,
de
constater
qu'elle présuppose,
en vérité,
un parti pris
en faveur de
llanthropo-logique dont la Lo~ique de la philosophie d'Eric
Weil est l'expression la plus achevée.

128
Mais,
ce constat ne peut
sembler constituer une objection
contre notre entreprise qu'à la condition d'oublier qu'il nous
impose
une
exigence
capitale
que
nous
devons
maintenant
~
.
affronter: c'est l'exigence de développer le contenu~ dernler
noeud de l'histoire de la philosophie,
afin de légitimer sa,
prétention
même
à
être
une
doctrine
philosophique.
Pour
défendre notre prise de position en faveur du philosophe de la
Logique
de
la
philosophie,
pour
qu'elle
n'apparaisse
pas
comme un acte absurde, nous devons développer les passages que
traverse la philosophie avant de comprendre le point de vue de
l'anthropo-logique comme étant son sens.
A la réflexion sur l'histoire de la philosophie qui présente
la pensée d'Eric Weil comme son incontournable aboutissement
doit succéder l'examen de la doctrine à travers laquelle sa
compréhension de la philosophie reçoit sa consécration. Le but
de la réflexion est de nous préparer à accueillir la doctrine
en nous montrant que son projet d'élaboration s'inscrit dans
une tradition qui le rend possible.
C'est en ce sens que la
réflexion précède
la doctrine et que nous
avons
raison de
commencer notre travail par une re-lecture de l'histoire de la
philosophie.
Mais
la
réflexion
précède
la
doctrine
sans
la
justifier
to~alement : elle engendre seulement un sentiment en faveur
d'une doctrine Qossible qui
ne peut
se légitimer qu'en se

129
constituant complètement. Au contraire,
c'est la doctrine qui,
sur
le
chemin
de
son
accomplissement,
peut
justifier
la
réflexion en indiquant comment l'homme-individu qui la conduit
émerge:
IIPour l'individu,
la réflexion précède la doctrine.
Mais la réflexion n'est que dans la doctrine qui est première.
L'individu, philosophe ou non ne se comprend pas lui-même. Il
est compris
(dans les deux sens du mot)
dans la doctrine. Il 0
Développer les contenus des discours humains jusqu'au point où
surgit l'attitude à partir de laquelle le projet d'une logique
des formes d'expressions de l'humanité se constitue,
tel est
précisément l'objectif du système des catégories-attitudes qui
forme la Logique de la philosophie d'Eric Weil.
C'est donc
à l'examen de cette entreprise que nous devons désormais nous
attacher afin de montrer comment se dégage la suprématie de
l'attitude
à
partir
de
laquelle
la
Logique
de
la
philosophie se comprend, attitude qui,
sous la plume de Weil,
reçoit le nom d'Action.
Il va de soi que l'élaboration d'une
logique des formes d'expression de l'humanité qui établit la
suprématie de l'attitude dans laquelle l'idée de cette logique
même devient concevable suppose au préalable un intérêt pour
une telle entreprise. Cet intérêt est suscité par la réflexion
sur l'histoire de la philosophie qui
entraîne un sentiment
favorable
à
une
doctrine
possible.
C'est
dire' que
la
constitution de la doctrine présuppose un parti pris en sa
faveur sans lequel elle serait impossible.
o Cf.L.Ph., p.92.

130
Il est important de rappeler ce fait car c'est lui qui forme
en vérité,
le ressort qui pousse la logique d'une figure de
l'humanité à une autre.
Le parti pris en faveur du philosophe de la logique des formes
d'expression de l'humanité introduit une distance à l'égard de
ces
formes
tout
au
fil
de
la
logique,
jusqu'au moment où
intervient l'attitude suprême,
celle du philosophe qui nous
intéresse. Sans cette distance, aucun pas ne serait imaginable
sur la voie de l'accomplissement de la logique.
Précisément
parce qu'elle
ne
saurait
pas
ce
vers
quoi
elle
tend,
la
logique s'épuiserait dès
la première forme d'expression de
l'humanité qu'elle constituerait.
Or,
comme nous le verrons
bientôt,
i l existe des formes d'expression de l'humanité qui
méconnaissent l'homme lui-même. Si la logique devait s'épuiser
en elles,
i l serait absurde de parler de "formes d'expression
de l'humanité" à son propos. Cependant,
i l faut admettre que,
dans la mesure même où toute forme d'expression de l'humanité
est comprise dans la logique,
elle la constitue et l'achève en
un certain sens.
Elle
la constitue et l'achève pour elle-
même i elle se considère comme la seule façon qu'a l'homme de
s'exprimer si l'on suppose qu'elle a une idée de l'humanité.
Mais
justement,
notre
prise
de
position
en
faveur
du
philosophe
de
la
logique
introduit
dès
le
départ
une
différence entre ce qu'une attitude est en-soi,
pour elle-

131
même,
et ce qu'elle est pour nous. Donc,
même si dans chaque
attitude la logique se risque elle-même,
la distance entre le
point de vue de lien-soi et celui du pour-nous,
la conscience
du terme visé,
la sauve du péril.
Au bout du processus,
la
distance entre les deux points de vue s'abolit dans une forme
de manifestation de l'humanité qui reprend en-soi ce qu'elle
doit être pour-nous. Cette attitude est celle en laquelle la
logique comprend sa propre possibilité, pense son propre sens.
Le
développement
de
la
logique
est
donc
une
dissolution
justificatrice, une dissolution qui est une justification et
vice-versa, du parti pris en faveur de son philosophe.

132
R - LH SLiPREMHTI E DE L'H[TI ON DHNS LH LOG 1QUE
DES FORMES D'EHPRESSION DE L'HUMHNITE
1NTRODUCTI ON
LE SENS DE LH NOTI ON DE SUPREMHTI E
Le parti pris en faveur du philosophe de la Logique que nous
avons révélé détermine ce que nous appelons "une forme suprême
d'expression de l'humanité". L'idée selon laquelle, parmi les
modes de manifestation de la réalité humanité,
il pourrait y
en avoir un qui soit préférable à tous les autres heurte sans
doute l'esprit de notre époque formé par le scepticisme et le
nihilisme qui lui semblent être les seuls remparts contre les
mésaventures de la Raison. Il appartient à la doctrine, au fil
de son accomplissement, de montrer à la fois la légitimité et
l ' insuff isance
d' une
telle
compréhension
de
l'existence
humaine.
En attendant,
ce sur quoi nous voulons attirer l'attention,
c'est
que
l'idée
de
la
suprématie
d'une
attitude
découle
immédiatement
de
notre
prise
de position
en
faveur
de
la
Logique.
Suprême est à
entendre
ici au sens kantien où un
principe est jugé suprême quand i l comprend sous lui tous les

133
autres,
quand i l ne peut
lui-même être subordonné à
aucun
autre. La forme suprême d'expression de l'humanité est celle \\
qui
est
tout
simplement
le
terme
du
développement
de
la
Logique.
Dans
la mesure où elle est
l'aboutissement de la
succession des catégories-attitudes, elle les comprend toutes
sous
elle
et
c'est
à
partir d'elle
que
leur
enchaînement
devient concevable. Aussi,
c'est à partir d'elle que l'idée
même
de
la
logique
des
catégories-attitudes
devient
formulable.
Avant
elle,
la
Logique
reste
nécessairement
incomplète et, comme telle,
incapable de comprendre sa propre
possibilité. L'attitude suprême est donc la pointe ultime dont
la conquête est
l'achèvement de
la
justification de notre
prise de position en faveur de la Logique. Puisque le texte de
la
Logique
de
la
philosophie
est
déjà
constitué,
notre
tâche à nous,
lecteur de ce livre, consiste à montrer comment
s'établit
la
suprématie de
l'ultime forme
d'expression de
l'humanité qui a pour nom l'Action.
Le succès de cette entreprise nous impose de commencer par les
formes d'expression les moins compréhensibles de l'humanité,
celles dans lesquelles l'homme s'ignore lui-même comme homme.
La conscience de notre objectif constitue un garde-fou pour ne
pas nous perdre dans les attitudes que nous rencontrerons et
la patience avec laquelle nous les examinerons témoignera de
l'intérêt que nous leur portons en dépit de notre parti pris.

134
Si en soi,
elles sont irréductibles,
Qour nous elles sont à
dépasser et le romantisme qui s'acharnerait à les absolutiser
oublie qu'il
n'est possible qu'après
coup.
Le choix entre
l'irréductibilité
des
catégories-attitudes
et
leur
enchaînement cesse d'être un dilemme insurmontable quand on a
compris que le projet même d'une Logique de la philosophie
suppose une prise de position.

135
l'UNITE DES CHTE60RIES PRIMITIUES DHNS
l'16NORHNCE
DE
l'HOMME
1NTRODUCTI ON
LA QUETE DES FONDEMENTS ULTIMES DE L'ENTREPRISE
PHILOSOPHIQUE
Pour nous,
la philosophie est une entreprise qui saisit le
sens de l'existence humaine en réconciliant l'homme-individu
avec la communauté par la médiation d'un discours cohérent qui
comprend la réalité. Ainsi présenté,
le projet philosophique
engage quatre termes essentiels qui sont:
l'homme-individu,
la communauté,
le discours et la réalité. Pour donc suivre son
accomplissement,
ce qui est l'objectif même de la Logique de
la philosophie,
i l
faut
redescendre jusqu'à ce qui précède
ces
termes
pour
penser
leur
genèse.
Ce
n'est
qu'à
cette
condition que la Logique peut prétendre à l'exhaustivité. Pour
épuiser toutes les possibilité humaines en les ordonnant, elle
doit dégager les fondements ultimes de la réalité humaine. Or,
si les deux termes de la réalité humaine que sont l'individu
et la communauté se saisissent dans le discours,
le discours
lui-même se constitue à
partir du langage qui,
à
son tour,

136
émerge sur les ruines du silence absolu dans lequel s'évanouit
toute distinction entre l'homme et le monde.
Silence et langage apparaissent ainsi au discours comme les
fondements ultimes de sa propre constitution,
de sa propre
genèse.
Puisque ce n'est qu'à travers le médium du discours
que
l'homme
se
saisit,
les
attitudes
correspondant
à
ces
fondements
sont,
du
point
de
vue
de
la
Logique
de
la
philosophie lue comme une logique des formes d'expression de
l'humanité,
les attitudes les plus pauvres,
les moins humaines
que l'homme puisse adopter.
C'est seulement parce que nous
nous sommes d'emblée placés au niveau de la philosophie que
nous pouvons les qualifier d'humaines.
En elles-mêmes,
pour
elles-mêmes, elles s'imposent comme des attitudes qui ignorent
l'homme.
En elles,
l'homme existe mais ne se connaît pas. La
réalité qu'elles constituent chacune précède la iéparation de
l ' homme
et
du
monde
et,
puisqu'il
n'a
pas
d'autre
à
qui
s'opposer,
l'homme ne peut se saisir lui-même.
Cependant,
il
nous est possible d'introduire des nuances, des degrés au sein
de cette ignorance de l'homme en fonction de la présence en
elle de ce qui,
sans suffire à définir l'homme;
sous-tend,
supporte toute réalité humaine.
Ainsi à l'attitude du silence absolu succède celle qui connaît
la
distinction
du
silence
et
du
langage
et,
après
elle,
intervient celle qui saisit la dissociation du langage et de
l'être.

137
Dans
le vocabulaire de
la Logique de la philosophie,
ces
distinctions donnent les trois chapitres suivants
: Vérité,
Non-sens, Le Vrai et le Faux1 •
1 - L'HTTITUDE DU SILENCE
UERITE
a)
Le paradoxe du discours sur la catégorie-attitude
Puisque pour la philosophie l'humanité se définit par
l ' apti tude
à
parler,
la
démarche· d'une
typologie· des
manifestations de l'humanité revient à analyser les discours
des hommes pour dévoiler ce qu'est l'homme.
Le discours est
ainsi à
considérer comme
le seul
indice de
la présence de
l'homme et,
en son absence,
l'entreprise du philosophe de la
Logique semble condamnée. Aussi,
le discours sur la catégorie-
attitude Vérité,
discours par lequel s'ouvre la Logique de
1
Conformément
à
notre
préoccupation
directrice,
nous
nous
contenterons
de
montrer
le
sens
que
reçoivent
les
catégories-attitudes
dans
le
cadre
d'une
interprétation
de
la
Logique
de
la
philosophie
comme
une
logique
des
formes
d'expression
de
l'humanité.
Pour
une
analyse
détaillée
des
catégories-
attitudes,
nous
renvoyons
le
lecteur
au
livre
de
M.Kirscher
"La
philosophie
d'Eric Weil"
ainsi qu'à
sa thèse "L'ouverture du discours philosophique : essai
sur la logique de la philosophie d'Eric Weil".
Notre divergence avec cet auteur
concerne
surtout
l'interprétation
globale
de
la
Logique
de
la
philosophie.
Nous
estimons
qu'en
voulant
mettre
l'accent
sur
l'ouverture
de
ce
discours
philosophique,
il
sacrifie
l'ordre
des
catégories-attitudes
et
induit
une
lecture
relativiste
du
lien
qu'elles
entretiennent
entre
elles.
Pour
nous
cet
infléchissement de sa lecture est dû au fait qu'il ne se pose pas la question du
rapport
entra
la
Logique
de
la
philosophie
et
la
philosophie
morale
et
politique de Weil. S'il s'était demandé pourquoi le philosophe choisit d'expliciter
telle
catégorie
et non
telle
autre,
il
aurait
admis
que
l'ordre
des
catégories-
attitudes
importe
plus
que
leur
irréductibilité.

138
la
philosophie
ne
peut
pas
ne
pas
paraître
extrêmement
paradoxal. En fait,
il ne nous devient vraiment accessible que
si nous gardons en tête le parti pris pour la philosophie,
préparé par la réflexion sur l'histoire de la philosophie, qui
précède l'élaboration de la doctrine. Dans l'analyse concrète
des
catégories-attitudes,
la distance entre l'en-soi et le
pour-nous qui rend possible la constitution de la logique se
retrouve
dans
la
distinction opérée
entre
la
doctrine et
l'explication.
Le discours de la doctrine est celui que la
catégorie-attitude
tient
sur
elle-même
et
celui
de
l'explication
est
celui
que
le
philosophe
tient
sur
la
catégorie-attitude.
Le paradoxe du discours sur la vérité est
lié au fait que
c'est
une
catégorie-attitude
sans
discours.
En
elle,
la
doctrine reste muette et rejette l'explication sur elle-même.
Ce paradoxe s'explique par le fait que la Vérité dont il est
question au début de la Logique n'est pas opposable à une
réalité qui lui serait autre.
Habituellement, nous opposons le sentiment,
la foi ou l'action
à la recherche de la vérité qui est,
selon les termes mêmes
des premières phrases de la Logique,
la philosophie2 .
Mais
pour autant que ces manifestations de l'humanité~, elles
appartiennent
elles-mêmes
à
la Vérité car cette catégorie
2
Cf. L.Ph., p.89.

139
désigne, pour le philosophe, la totalité de ce qui est en tant
qu'il est. Ainsi l'erreur même en tant qu'expérience humaine
ne lui est pas extérieure car elle participe aussi de ce qui
est : la Vérité comprend tout ce qui est dans la mesure même
où il est.
Et,
c'est précisément parce qu'elle ne peut être distinguée
d'aucune autre réalité qu'on ne peut pas en parler
: parler
d'un fait en effet, c'est toujours essayer de le déterminer en
le confrontant à un autre fait
:
liOn ne peut parler de la
vérité, car la vérité est tout
( ... )11.3
b)
La vacuité de la vie dans la Vérité
Puisque la Vérité est une doctrine sans discours,
il
nous reste à comprendre comment l'explication de la vérité par
le philosophe se constitue.
Comment ce qui ne parle pas peut
nous devenir accessible à nous autres hommes du discours ? La
vérité nous est accessible précisément parce qu'en ce qui nous
concerne, nous nous sommes déjà décidés pour le discours.
Par
opposi tion
au
discours,
nous
saisissons
la
Vérité
dans
l'attitude
du
silence.
Le
silence
est
en
effet
la
seule
manifestation de l'humanité qui,
sans produire de discours,
devient compréhensible à partir du discours. Le silence est le
contenu muet de la doctrine de la Vérité en laquelle "L'être
3 Ibidem, p.9ü.

140
et
le
langage
sont
identiques
dans
l'unité
éternelle,
inunobile, inchangeable ( ... ) 114.
La vérité telle que nous la présente la logique est ainsi une
réalité qui ne se ~ pas mais se Yit.
Elle se vit dans une
attitude qui,
en abolissant toute distance entre le discours
et
la réalité ferme à
l'homme l'accès à
la question de son
propre statut. La fOrme de vie qui se donne dans la Vérité est
la plus universelle,
la plus banale et, en définitive,
la plus
vide qui puisse être.
Elle est la plus universelle car elle
est extérieure à toute unité linguistique,
à toute identité
culturelle qui
se saisit dans une langue parlée ou écrite.
Elle est la plus banale parce qu'elle est donnée partout "Où
i l n'y a pas de question, où langage et condition coïncident n5
et que cette coïncidence est accessible à
toute catégorie-
attitude dans la mesure où elle réconcilie un discours et une
situation. Enfin,
elle est l'attitude humaine la plus pauvre,
la plus vide qui puisse exister dans l'exacte mesure où elle
ne nous enseigne rien de précis,
de déterminé sur l'homme. A
la question fondamentale de la philosophie qui est de savoir
ce qu'est l'homme,
la vérité répond par le silence.
C'est ce
silence qui justifie sa place au fondement d'une Logique de la
philosophie qui s'intéresse à l'homme à travers ses discours.
Universelle, banale et vide, la vérité mérite bien sa place au
4 Cf. L.Ph., p.91.
5 Cf. Ibidem.

141
début d'une logique des formes d'expression de l'humanité qui
serait inconcevable si elle ne supposait pas un ordre,
une
hiérarchie6 .
2 -
L'RTTITUDE DE L'OPPOS ITI ON DU LRNGRGE ET DU SILENCE
NON-SENS
a) La découverte du langage dans la catégorie-attitude
Tout comme dans le cas de la Vérité,
le discours sur la
catégorie-attitude
Non- Sens
est,
dans
une
large
mesure,
paradoxal.
A chaque
moment
en
effet,
la
fertilité
de
la
démarche du philosophe de la Logique suppose une catégorie-
attitude généreuse en discours.
Mais
celui
du Non-Sens
se
réduit à une seule phrase dont les termes sont commutatifs :
la vérité est Non-Sens
(ou le Non-sens est vérité)7. Au-delà
de cette affirmation massive,
le Non-Sens se tait et retrouve
le silence dans lequel s'anéantit toute distinction entre les
Etres.
La suite du discours sur la catégorie-attitude relève alors de
l'initiative
du
philosophe
qui
montre
ainsi
que
dans
le
6 Il est à remarquer que, dans le débat qui oppose M.Quillien et M.Kirscher sur
l'interprétation
des
trois
premières
catégories-attitudes,
notre
lecture
nous
rapproche
du
second
ces
catégories
constituent
vraiment
des
attitudes
humaines. Ces attitudes sont sans doute les plus pauvres mais elles sont tout de
même des attitudes et non seulement des "conditions formelles a priori de toute
parole"
comme
le
pense
M.Quillien
dans
son
étude
intitulée
"Cohêrence
et
nêgation".
7
Cf. L.Ph., p.95.

142
présent cas comme dans le précédent,
l'explication excède la
doctrine: c'est parce que le philosophe est l'héritier d'un
discours complet qu'il se propose de re-trouver qu'il a un
recul
suffisant à
l'égard de la sobriété de la catégorie-
attitude du Non-Sens et qu'il peut nous
le désigner.
Il ne
peut pas parler du Non-Sens car le Non-Sens ne parle pas.
Semblable à la Vérité,
il se vit
Parménide,
Cratyle et le
bouddhisme peuvent illustrer la vie dans le Non-Sens. Toutes
ces
trois
figures
parlent
en
effet
pour
montrer
l'inessentialité du langage et se taire dans un silence qui
découvre la vérité dans laquelle se fond la vanité de toute
réalité.
Mais, c'est précisément ce retour à la vérité dans la vie du
Non-sens qui trahit sa différence avec la première catégorie-
attitude.
Alors que la Vérité se donne dans un silence qui
ignore· totalement
le
langage,
le Non-sens
quant
à
lui
le
rencontre i sous sa forme la plus pauvre qui soit il est vrai,
sous la forme d'une seule et unique phrase
"La vérité est
Non-Sens.
Le Non-Sens peut
se taire mais
ce n'est pas par
ignorance
complète
du
langage.
C'est
cette
nuance
qui
introduit
une
différence
essentielle
entre
les
deux
catégories-attitudes
:
la Vérité ignore le langage,
le Non-
Sens
le
découvre.
Aussi
le
paradoxe
du
discours
sur
la
catégorie-attitude est-il moins radical que dans le cas de la
vérité : le Non-Sens se tait pour se vivre mais il peut aussi

143
se dire; il n'est pas muet,
il est sobre:
IIII ne parle pas,
si parler signifie l'expression articulée de la pensée,
il
dit. 1I8
En
somme,
la
catégorie-attitude du Non-Sens
introduit une
scission entre le langage et la vie et veut retourner à la vie
après avoir découvert le langage.
La possibilité de ce retour se constitue dans un acte que le
philosophe de la Logique désigne par le terme de re~rise. La
reprise, qui exprime la différence du Non-Sens avec la Vérité,
lIest la compréhension d'une attitude
(ou catégorie nouvelle
sous une catégorie précédente, compréhension réalisée dans et
par cette attitude antérieure ll9 •
La reprise est au fond le
signe de la supériorité logique d'une 'catégorie-attitude
sur
une autre: l'attitude qui reprend est à celle qui est reprise
ce
que
l'explication
est
à
la
doctrine
dans
la
démarche
générale de la logique. Elle est l'indice de la présence d'un
discours,
si pauvre soit-il,
et,
tout discours porte en lui
une catégorie potentielle de la logique:
IIC'est à travers la
reprise que l'attitude devient catégorie ll lO

8
.
Cf. L.Ph., p.99.
9 Cf. L.Ph., p.98.
10
Ibidem.

144
b) Le nihilisme de la vie dans le Non-Sens
Expression de la supériorité logique d'une catégorie-
attitude sur une autre,
la reprise traduit également,
dans un
cas comme celui du Non-Sens la supériorité de son intérêt pour
la compréhension de l'humanité par rapport à
la catégorie-
attitude précédente.
Certes,
comme nous l'avons remarqué au
seuil de notre analyse du système des catégories-attitudes,
l'homme comme tel n'est pas au centre de la réalité constituée
par le groupe des catégories primitives qui comprend le Non-
Sens. Bien qu'en tant que forme de vie possible,
le Non-Sens
suppose nécessairement
la présence de
l'homme,
elle ne
se
préoccupe cependant pas de savoir ce qu'il en est de lui. Ce
qui la constitue,
le fait par lequel elle se signale, c'est la
distinction du silence et du
langage.
L'homme est sans nul
doute le seul être qui connaît le langage ; mais, du point de
vue de la philosophie,
le langage est une réalité qui précède
la scission de l'homme et du monde en deux pôles distincts. Le
langage porte et sup-porte l'homme; l'homme se tient dans le
langage
et
le
discours,
médium
à
travers
lequel
i l
se
constitue pour lui-même, n'est qu'une possibilité du langage.
En découvrant le langage,
la vie dans le Non-Sens rompt avec
l'acquiescement muet à la réalité propre à l'attitude de la
vérité qui ne nous apprend rien sur l'homme. Elle dit que la
réalité n'est rien et que seul le Non-Sens est vérité: elle
indique
ainsi
un
autre
auquel
elle
s'oppose
pour
se

145
constituer.
Cette
forme
de
vie
distingue
donc,
par
l'intermédiaire du langage, un essentiel et un inessentiel :
elle
se
comprend
comme
une
réf lexion
vécue.
Par
delà
l'importance du langage,
la réf lexion vécue montre que
Ille
langage se rapporte (ce terme pris dans le sens le plus formel
et le plus vague)
à la situation, parce que l'homme,
parlant
du non-sens et le vivant,
prend position". 11 Dans la forme de
vie qu'est le Non-Sens,
l'homme soutient que la réalité, toute
la réalité est vaine : seul le néant est vérité. Vivre dans le
Non-Sens revient à abolir tout attachement à la réalité pour
se retrouver dans un silence qui
supprime toute différence
entre les êtres: c'est en ce sens que la vie dans le Non-Sens
peut être dite nihiliste.
Ce nihilisme n'est cependant pas
synonyme
d'absence
d'intérêt
pour
la
compréhension
de
l'humanité. A la différence du silence total de la vérité qui
n'enseigne
rien
sur
l ' homme,
le
silence médiatisé
par
le
langage du Non-Sens nous apprend que l'aptitude à
nier est
constitutive de la réalité humaine : la négation est un mode
de manifestation de l'humanité. Tout comme le Non-Sens reprend
la Vérité,
c'est à partir de la négation que l'affirmation
devient
compréhensible.
Mais,
puisque
la
négation
que
constitue
le Non-Sens
est absolue,
puisque
l'attitude nie
toute
réalité
sans
distinction,
sans
pour
autant
être
totalement vide comme la Vérité,
elle apparaît universelle et
banale. Elle n'est pas complètement vide, car, à la différence
11 Cf. L.Ph., p.lOO.

146
de la vérité qui demeure silencieuse,
elle indique une prise
de position.
Elle
est
cependant universelle parce qu'elle
englobe
toute
manifestation
particulière,
déterminée,
de
l'humanité. Elle est également banale en ce sens que, dans la
mesure même où elle s'oppose à d'autres catégories-attitudes,
chaque catégorie-attitude la reprend en elle.
Universelle et banale,
la éatégorie-attitude du Non-Sens est
donc bien à sa place aux côtés de la vérité, au fondement de
la Logique des formes d'expression de l'humanité.
3 - L'RTTITUDE DE LR DISSOCIRTION DU LRNGRGE ET DE L'ETHE
LE UHR 1 ET LE FRUH
al Le paradoxe du discours de la catégorie-attitude
Alors que dans les cas de la Vérité et du Non-Sens c'est
le discours que
le philosophe de
la Logique tient
sur ces
catégories-attitudes qui apparaît paradoxal du fait de leur
aspiration au silence, avec le Vrai et le Faux,
le paradoxe se
déplace à
l'intérieur du discours de la catégorie-attitude
elle-même.
A la
différence
de
l'attitude
du
Non-Sens
qui
embarrasse le philosophe parce qu'elle parle peu,
celle du
Vrai et du Faux est plus prolixe mais ne cesse pas pour autant
de remettre son entreprise en question. En effet, alors que le
philosophe tient le discours en haute estime parce qu'il est

147
l'indice de la présence de l'homme, la nouvelle attitude quant
à
elle,
parle pour dire
la vanité de tout
discours,
pour
exhiber son inaptitude originaire à
saisir ce qui
est.
En
développant donc le discours du Vrai et Faux,
le philosophe
nous amène à accorder de l'importance à une catégorie-attitude
qui
proclame que
le
discours
n'a pas
d'importance.
Cette
situation nous renvoie à notre décision initiale en faveur du
discours
qui,
dans
le
présent
cas
comme
dans
les
deux
précédents justifie notre démarche.
La catégorie-attitude du Vrai
et
Faux connaît
le langage.
Après
l'intervention
du
Non- Sens
qui
nie
le
silence
en
répétant une phrase, elle constate qu'il existe une différence
entre la Vérité vécue et la vérité dite. A partir du moment où
la vérité se dit,
elle se particularise,
elle entraîne une
distinction à l'intérieur du Tout qu'elle est entre ce qui est
Vrai et ce qui est Faux.
puisque la vérité se donne dans le
silence,
le langage qui énonce que le Non-Sens est la Vérité
doit être refusé parce qu'il n'est pas la Vérité. N'étant pas
vérité,
il est donc non-sens et il est faux de dire que le
Non- Sens
est
la Vérité.
Désormais,
une
distinction
est
à
introduire dans le langage:
affirmer que le non-sens n'est
pas
la vérité est Vrai,
prétendre qu'il
est
la vérité est
Faux.
La vérité
se
constitue à
l'intérieur
du
langage
en
s'opposant au non-sens.
puisque c'est en lui que le partage
entre les deux termes s'effectue, le langage doit se retourner

148
contre lui-même pour dévoiler la vérité.
Ce retour sur soi-
même
du
langage
engendre
le
discours.
CI est
pourquoi
la
catégorie-attitude du Vrai et Faux est à considérer comme la
catégorie du discours.
C'est à partir d'elle que le langage
S'impose
comme
une
réalité
incontournable
et
que
la
fascination du silence s'estompe. Aussi, c'est seulement avec
elle
que
l'illustration
des
catégories-attitudes
par
des
exemples historiques reçoit vraiment un sens. Dans les deux
premières
catégories-attitudes,
les
illustrations
sont
inadéquates parce que
les
exemples disent plus que ce que
demandent les attitudes
: "Les vraies illustrations des deux
premières
catégories
auraient
été
ce que
Parménide
et
le
Bouddha ont vécu,
non pas ce qu'ils ont énoncé
( ... )"12.
La
découverte du discours dans la catégorie-attitude du Vrai et
Faux est
incarnée par la figure
du maître qui
se retourne
contre le langage de la tradition pour constituer le discours;
le Bouddha,
parménide,
xénophane ou Héraclite peuvent être
ci tés
comme
exemples
dans
l'analyse
des
trois
premières
catégories parce qu'ils sont des maîtres: leurs discours sont
les plus anciens que nous connaissons.
En voulant cependant reconquérir la vérité qui se dévoile dans
le silence, le discours qui naît avec la catégorie-attitude du
Vrai
et
Faux
méconnaît
sa
propre
importance
et
devient
paradoxal.
Puisque la vérité désigne tout ce qui est en tant
12 Cf. L.Ph., p.I02.

149
qU'il
est
et
que
le
langage produit une
distinction dans
l'Etre, le discours doit se détruire lui-même pour reconduire
à la vérité : ilLe langage ne suffit pas pour saisir la Vérité
qui le transcende ; mais il peut se montrer lui-même dans sa
vraie nature qui est d'être faux". 13 Il faut parler pour se
diriger vers l'Etre. Mais le langage divise l'Etre en parties
et se constitue ainsi en niant son unité et son unicité : ce
qui doit nous conduire vers l'Etre nous en éloigne. Paradoxal,
le discours qui se forme dans la catégorie-attitude du Vrai et
Faux peut
devenir
purement
incompréhensible.
liOn
ne
peut
parler
que
de
l'impossibilité
de
parler
pour
faire
comprendre, il faut être incompréhensible". 14
b)
La contradiction de la vie dans le Vrai et Faux
Avec
la
catégorie- atti tu de
du
Vrai
et
Faux
dans
laquelle la matière première du travail du philosophe de la
Logique
se
découvre,
i l
devient
manifeste
que
toutes
les
catégories-attitudes convoyent une trace de la présence de
l'homme.
La
conquête
de
la
justification du
recours
aux
exemples historiques pour illustrer les attitudes confirme
cette
observation
désormais
banale.
Mais
le
fait
que
la
présente
catégorie-attitude
méconnaisse
l'importance
du
discours traduit également ce qu'elle a
de commun avec les
13 Ibidem, p.l 05.
14 Ibidem, p.104.

150
précédentes à savoir l'absence d'intérêt à l'égard de l'homme
en tant que tel.
Ce qui occupe en effet la réalité qu'elle
constitue,
c'est la dissociation du
langage et de l ' ê t r e ;
l'inaptitude du langage dont l'utilité est pourtant acceptée,
à
saisir
ce qui
est
en tant
qu 1 il
est.
Au
delà
de
cette
préoccupation
fondamentale
que
nous
jugeons
paradoxale,
l'homme dans l'attitude du Vrai et Faux comme dans les deux
précédentes, ne se remet pas lui-même en question, ne s'érige
pas en problème pour lui-même : "Ce ne sont pas des hormnes qui
"luttent avec leur problème" - il n'y a pas de problème et il
n'y a pas d'hormne,
l'un opposé à l'autre ou seulement séparé
de l'autre". 15
A la négation absolue vécue dans le Non-Sens succède dans la
présente attitude,
la négation d'une réalité déterminée qui
est
le
langage.
Cette négation,
qui
a
pourtant
recours au
langage pour s'effectuer, exprime une contradiction inhérente
à l'attitude. Connaissant le discours et ignorant l'hormne pour
ne s'intéresser qu'à l'Etre ou à
la vérité,
la vie dans le
Vrai et Faux est en effet essentiellement contradictoire. Elle
vise l'Etre dans lequel disparaît l'hormne au moyen d'un outil
qui constitue l'hormne en l'arrachant à l'Etre.
La
leçon
que
nous
donne
cette
forme
de
vie,
c'est
tout
simplement que l'hormne peut vivre en se contredisant. Mais, vu
15 Cf. L.Ph., p.l06.

151
de près,
cet enseignement n'est pas aussi
simple qu'il
le
semble, surtout pour un esprit comme celui des modernes formé
par
une
sédimentation
d'attitudes
qui
abhorrent
la
contradiction.
En d'autres termes,
la catégorie-attitude du
Vrai et Faux n'est ni universelle,
ni aussi banale que les
deux premières
ce qu'elle a de commun avec elles et qui
justifie
sa
place
au
fondement
de
la
Logique
des
formes
d'expression
de
l'humanité,
c'est
la
primitivité
qui
se
traduit par l'ignorance de l'homme. En elle en effet, l'homme
vit sa contradiction, est sa contradiction ; il ne se dédouble
pas pour
se prendre pour obj et
de
connaissance
"Il est
primitif, c'est-à-dire un ( ... ),,16.
16 Cf. L.Ph., p.lû6.

152
(kOOOO[JJ IJuOOŒ
IJ 0
L'UNITE DES CRTEGORIES RNTIQUES DRNS LE PROCESSUS
D'EMERGENCE DE L'INDIUIDURLITE
1NTRODUCTI ON
L'INSTAURATION VBRITABLB DB LA LOGIQUB DBS FORMBS
D'BXPRBSSION DB L'HUMANITB
Maintenant
que
l'analyse
des
fondements
ultimes
de
l'entreprise
philosophique
est
parvenue
à
son
terme,
la
logique
des
formes
d'expression
de
l'humanité
peut
véritablement se déployer. Il est vrai que les trois premières
catégories, dans la mesure même où elles sont reconnues comme
des attitudes, sont des pièces constitutives de cette logique.
Mais,
elles ne le sont que pour nous qui recherchons comment
l'homme se tient en elles. En elles-mêmes et pour elles-mêmes,
elles ne s'intéressent pas à l'homme. Répétons-le une dernière
fois:
ce n'est pas l'humanité qui est au centre de la réalité
qu'elles délimitent. C'est pourquoi la démarche du philosophe
de la logique au cours de son analyse apparaît,
à des degrés
différents certes, paradoxale. Désormais ce paradoxe s'abolit:
toutes les catégories-attitudes qui surgissent après le Vrai
et Faux reprennent
en elles
l'intérêt du philosophe de la
Logique pour le discours.
Elles prennent conscience d'elles-

153
mêmes à travers un discours et déterminent corrélativement une
compréhension de l'homme dont la reconnaissance dessine les
contours de la
réalité
qu'elles
constituent.
C'est
cette
revendication d'une compréhension spécifique de l'humanité qui
nous
autorise à
indiquer que c'est à
partir de
là que
la
logique des formes d'expression de l'humanité se détache avec
netteté. Cependant,
la nouvelle suite de catégories-attitudes
pose
au
philosophe
de
la
logique
une
diff icul té
que
ne
connaissent pas les attitudes antérieures. En effet,
dans la
mesure où elles
se préoccupent
toutes du sort de l'homme,
elles déterminent chacune une réalité complète dans laquelle
l'homme
peut
se
retrouver.
En
tant
que
mode
achevé
d'expression de l'humanité, chaque catégorie-attitude renferme
tous les faits constitutifs de l'humanité
: elle engendre une
compréhension de l'art, de la morale,
de la politique,
de la
science,
etc.,
etc . . . . En d'autres termes,
chaque catégorie-
attitude constitue un monde. Comment l'unité de ce monde dont
la complétude prétend épuiser toutes les possibilités humaines
peut-elle
s'accorder
avec
la
pluralité
des
catégories-
attitudes ?
La réponse à cette question suppose la distinction des points
de
vue
de
l'en-soi
et
du
pour- nous
que
nous
avons
déj à
introduite. Toute catégorie-attitude consciente de porter une
compréhension
de
l ' humani té
prétend
achever
la
tâche
de
compréhension de l'homme.
Mais à
nous,
qui nous plaçons au

154
niveau de la forme suprême d'expression de l'humanité,
cette
conscience qui la hisse au dessus des catégories primitives,
apparaît cependant insuffisante. Avant la catégorie-attitude
suprême, chaque catégorie-attitude est une promesse non-tenue.
Et,
à
nous qui
sommes censés avoir parcouru l'enchaînement
entier des catégories-attitudes, elle se montre comme elle est
en vérité
la
saisie d'une détermination particulière de
l'humanité ou la découverte d'une pièce isolée de l'entreprise
philosophique.
Cette
position
nous
permet
de
dégager
des
intervalles
entre
les
catégories-attitudes
pour mieux les
analyser.
Il apparaît en effet que,
dans la quête d'une compréhension
exhaustive
de
1 'humanité,
certaines
catégories-attitudes
occupent une place-charnière et ce,
en fonction des aspects
constitutifs
de
l'humanité
qu'elles
découvrent.
Ces
catégories-attitudes
sont
Dieu,
l'Absolu
et
bien
sûr
l'Action.
Il revient à l'analyse de justifier avec précision
l'importance que nous leur accordons. Mais il est évident que
la question même de cette justification ne se poserait pas si
nous n'avions pas déjà une idée de cette importance.
C'est
pourquoi
nous
pouvons
dès
à
présent,
citer
ces
trois
catégories-attitudes et regrouper la suite des
catégories-
attitudes
dans
leur
ensemble
en
fonction
de
l'ordre
d'apparition de ces trois.
Cependant,
avant même d'aborder
leur analyse détaillée,
nous pouvons entrevoir comment leur

155
importance se constitue en remarquant que la compréhension de
l'humanité se manifeste à des degrés différents en fonction de
la réalité à
laquelle l'homme se heurte pour se saisir.
En
relation avec cette réalité,
tel ou tel aspect de l'humanité
est
mis
en
exergue
et,
plus
cette
réalité
elle-même
s'humanise, plus l'homme est renvoyé à lui-même et plus il se
connaît.
En prenant en compte ce principe de lecture,
nous constatons
ainsi qu'il est normal que la Certitude ouvre la série des
catégories-attitudes qui tiennent la question de l'homme pour
leur préoccupation
centrale.
En effet,
ce
qui
définit
la
réalité
que
délimite
cette
catégorie-attitude,
c'est
la
scission du discours et du monde
:
c'est donc en elle que
l'importance de l'indice le plus évident de la présence de
l'homme qu'est le discours est complètement acceptée, assumée
pour la première fois.
Pour souligner la justesse de la place
de la Certitude au début de la nouvelle série de catégories-
attitudes,
il convient de préciser qu'en séparant le discours
et le monde,
elle fonde l'opposition entre la raison et la
nature
;
opposition dont
la
reconnaissance nous
permet de
regrouper les catégories-attitudes jusqu'à
Dieu.

156
1 -
Ln [nTE60R 1E-nTfITUDE DE Ln S[ 1SS 1[IN DU DI S[Ouns ET
DU MONDE : [ERTITUDE
a)
L'autonomisation du rôle du discours
La
catégorie-attitude
de
la
certitude
marque
une
rupture dans la Logique des formes d'expression de l'humanité
en
raison
du
rôle
qui,
à
partir
d' elle,
sera
reconnu
au
discours. Découvert dans la catégorie-attitude précédente, le
discours,
tout comme le langage dont
il provient,
apparaît
jusqu'à présent soumis au projet de reconquête
de la
Vérité
dont
l'ombre
cache
à
l ' homme
la
question
de
sa
propre
destination.
Dans toutes les attitudes primitives,
l'homme,
serviteur du
langage,
s'efforce de
s'effacer pour que
son
maître puisse prétendre saisir la vérité,
dévoiler l'Etre,
nommer ce qui
est
en tant
qu'il
est.
Intermédiaires entre
l'homme et l'Etre,
le langage et son héritier,
le discours,
sont cependant conduits à
renoncer à
leur propre ambition,
livrant ainsi l'effort de l'homme à la nostalgie du silence
initial dans lequel la vérité est censée se donner.
Avec la
présente catégorie-attitude,
une sorte d'acte de révolte se
produit:
l'homme abandonne le projet de quête de la Vérité
qui le renvoie au silence pour exiger simplement du discours
qu'il l'oriente dans le monde.
La tâche qui lui est désormais assignée paraît modeste : on
attend de lui qu'il indique ce qui fait sens pour l'homme, ce

157
qu'il
lui
importe de savoir ici et maintenant pour ne pas
renoncer à
la vie.
En d'autres termes,
au lieu de viser la
vérité,
le
discours
doit
désigner
l'essentiel.
Cette
re-
définition
du
rôle
du
discours
qui
semble
l'arracher
du
piédestal
sur
lequel
le
maintenaient
les
catégories
primitives,
l'élève pourtant
à
une
dignité qui
lui
était
jusque là inconnue. Car, en le mesurant à l'aune de la vérité
qui
se dévoile dans
le silence,
les
catégories primitives
entraînent
le discours
vers
une
impasse
dans
laquelle
il
s'abîme.
Avec la réorientation de sa fonction qui se constitue dans la
Certitude,
le discours
s'autonomise dans un savoir qui
le
distingue du langage quotidien,
du
"parler".
Le langage se
scinde désormais en deux branches
:
la science,
le discours
qui
saisit
l'essentiel,
le
contenu positif
de
la
vie
et
l'opinion,
le bavardage quotidien qui draine l'inessentiel,
les données fluctuantes
qui n'apportent
rien de décisif
à
l'homme. En effet, puisqu'il S'agit maintenant d'orienter la
vie de l'homme et non d'appréhender l'Etre, il est possible de
distinguer le vrai et le faux,
de constituer une science. Le
vrai est ce qui forme le contenu positif de la vie, ce qui est
essentiel, ce qui fait sens pour l'homme dans son existence
Il L' homme
doit être convaincu dans sa vie,
il doit savoir à
quoi s'en tenir en toute occasion" .17
Désormais ( la vérité
17 Cf. L.Ph., p.108.

158
désigne
une
réalité
dont
la
consistance
s'oppose
à
l'instabilité
du
faux,
à
la
fluctuation
de
l'opinion.
La
science
se
constitue
en
se
confrontant
à
l'opinion
pour
dégager ce qu'il y a de permanent dans la réalité. Tout comme
le discours et le parler ont pour origine commune le langage,
la vérité et la fausseté se mêlent avant de s'exclure. C'est
parce qu'elle a
méconnu ce lien entre les
deux termes qui
précède leur séparation que la catégorie-attitude du Vrai et
FaUx amène le discours à se retourner contre lui-même et à se
détruire.
b) L'universalité paradoxa.le de l'attitude de la certitude
C'est
en
reconnaissant
l'interpénétration
entre
la
vérité et la fausseté que la catégorie de la Certitude peut
désigner la tâche à travers laquelle le discours se constitue
en science. Le but de la science n'est rien d'autre en effet
que d'épurer le mélange entre la vérité et la fausseté,
de
dégager la première de
leur lien,
d'appréhender ce que la
réalité a de stable, consistant, cohérent afin de proposer une
orientation à l'homme. L'exécution de ce projet détermine un
monde, une réalité organisée à l'intérieur de laquelle l'homme
trouve sa place.
Aussi la Certitude est-elle "ia catégorie
dans laquelle apparaît le monde
(=
cosmos) Il .18 Le monde est
l'unité d'~ne pluralité, un ensemble dans lequel le vrai et le
18 Cf. L.Ph., p.llO.

159
faux,
l'essentiel
et
l'inessentiel
se
retrouvent.
La
constitution d'un monde assigne une place à chaque événement
de telle sorte que rien de ce qui arrive à
l'homme ne soit
dépourvu de valeur,
que tout ce qui l'entoure s'intègre dans
une unité qui
le comprenne
en un mot,
que
l'homme soit
orienté. L'homme : non seulement tel ou tel individu mais tout
être correspondant à la définition de l'homme. En constituant
le monde,
la catégorie de
la Certitude découvre également
l'unité du genre humain.
L'essentiel que saisit le discours est ce autour de quoi se
forme la communauté humaine, ce qui, par delà la diversité des
opinions,
impose l'unanimité entre les hommes:
11( ••• )
tous
les hommes ont ceci en commun qu'ils peuvent accéder à
la
vérité ( ... ) et qu'ils parlent de la même chose - du moins en
droit:
la certitude se prétend universelle. 1I19 L'humanité,
que les catégories-attitudes précédentes ont ignorée apparaît
donc dans la Certitude sous la forme de la communauté humaine.
L'essentiel,
le noyau autour duquel se réunit la communauté
n'est visible qu'au phare de la communauté, au sage. L'homme
de la Certitude, ce n'est pas l'individu qui s'enorgueillit de
son individualité mais celui qui est devenu la conscience de
la
communauté.
En
se
constituant,
la
science
détermine
corrélativement une figure de l'humanité dont la particularité
19 Cf. L.Ph., p.l13.

160
ne se découvre qu'à celui qui l'a déjà traversée.
Ce que la
présente attitude quant à
elle enseigne,
c'est que l'homme
n'est homme que dans une communauté.
Toute attitude humaine
édicte un essentiel autour duquel s'organisent une communauté
et un monde : Il L' homme vit touj ours dans un monde ll • 20
Dans la
mesure où toute existence humaine même la plus primitive,
se
tient dans un monde,
la forme de vie que constitue l'attitude
de
la Certitude est universelle.
Aussi bien
les attitudes
précédentes que les suivantes reprennent en elles le contenu
de la Certitude. Cette universalité de l'attitude introduit un
paradoxe dans l'analyse de la catégorie-attitude: l'attitude
est universelle mais la catégorie ne l'est pas.
Ce décalage
entre les deux termes montre que ce n'est qu'à partir du point
de vue d'une logique des
formes d'expression de l'humanité
entièrement
développée
que
la
spécif ité
d'une
catégorie-
attitude peut être saisie.
Pour nous qui nous plaçons à ce point de vue,
la particularité
de la Certitude tient à ceci que c'est en elle que le discours
s'autonomise pour la première fois en se constituant en une
science destinée à guider l'homme dans son existence. Mais ce
fait lui-même reste caché à la vie dans la catégorie-attitude
qui,
précisément
parce
qu'elle
est
marquée
par
l'autonomisation du
rôle du discours,
ne peut
la mettre à
distance pour l'appréhender dans sa totalité. Ce qui préoccupe
20 Cf. Ibidem, p.116.

161
l'homme dans cette v~e-là, c'est la scission entre le discours
et le monde qui lui impose de trouver urgemment un rempart sur
lequel
s'appuyer
;
en d'autres
termes,
de
se
dégager une
orientation à suivre.
2
-
LA
CATEGOR 1E-ATTITUDE
DE
L'I SOLEMENT
DU
CR ITERE
DE
LH COHERENCE : LA DI SCUSS ION
a) La formation de l'exigence de cohérence
La catégorie-attitude de la' Discussion remet en cause
la
prétention
de
la
science
de
la
Certitude
à
saisir
la
cohérence du monde en posant la question de savoir comment
s'opère
l'unité
entre
le
discours
et
le
monde
dans
la
catégorie précédente.
Pour la Certitude,
cette unité relève de l'évidence et n'a
donc
pas
besoin
d'être
prouvée.
Tant
que
11 homme
peut
s'orienter dans un monde, il faut en conclure que ce monde est
cohérent, qu'il est saisissable dans un discours. Mais, cette
réponse,
comme le découvre l'homme de la Discussion,
suppose
que chaque monde humain soit absolument unique. A partir du
moment où 'deux mondes différents sont mis en présence l'un de
l'autre,
la
position
de
la
Certitude
engendre
une
confrontation violente qui
menace
l'uni té
du genre humain
qu'elle
a
elle-même
révélée.
Pour
donc
prévenir
l ' auto-

162
destruction de l'hUmanité, il faut entreprendre de réconcilier
des hommes porteurs de différentes valeurs en montrant comment
le langage humain peut
formuler
la cohérence du monde.
Il
s'agit
en
fait
de
sauver
l'humanité
en
transférant
tout
conflit éventuel dans le langage.
Puisque chaque communauté
humaine se comprend dans un discours,
il faut
introduire la
question
de
savoir
comment
départager
deux
discours
qui
prétendent chacun dévoiler la vérité. Au fond,
la problème de
l'unité du discours et du monde se ramène à celle du critère
de la vérité.
Pour
l'homme de
la Discussion,
l'unité du monde n'est pas
extérieure au langage: C'est au contraire en lui qu'elle se
constitue. L'humanité elle-même se définit par le langage qui
apparaît
comme
le seul univers
commun aux hommes après
la
dévalorisation des principes de leurs communautés, consécutive
à leur·confrontation : ilLe langage n'est pas seulement l'être
de l'homme
(pour nous),
il est tout ce qui est pour l'homme.
Le monde se révèle à lui dans le langage, et les lois propres
du langage ne régissent pas le seul langage,
elles sont les
lois du monde. ,,21 Puisque la clé,
l'énigme de la cohérence du
monde
se
retrouve
dans
le
langage,
l'étude
des
règles
du
langage devient la principale préoccupation de l'homme. C'est
pourquoi la logique formelle est la science la plus importante
pour
l'homme
de
la
Discussion,
et
Socrate,
la
figure
21 Cf. L.Ph., p.129.

163
historique la plus apte à
illustrer la préoccupation de ce
type
d' homme.
Ce
que
la
logique
enseigne,
ce
sont
les
principes
élémentaires
de
tout
dialogue,
de
toute
communication entre les hommes. Le principe de contradiction
qui domine cette science exprime la condition indispensable
pour que toute confrontation entre deux discours puisse avoir
une chance de trouver une issue.
Le formalisme de la logique énonce les critères fondamentaux
qui
peuvent
transformer
le
langage
humain
en
discours
cohérent.
Pour
l ' homme
de
la
Discussion,
le
principe
de
contradiction édicte la règle à partir de laquelle le partage
entre le discours faux et le discours vrai peut s'effectuer,
trace
la
frontière
entre
l'opinion
et
la
science
et,
en
définitive,
constitue la seule voie pour sauver l'unité du
genre humain menacée par les conflits entre les individus.
b) La fonction de l'attitude la Discussion dans la communauté
Si
Socrate,
spécialiste
du
dialogue,
de
la
dialectique,
est
l'illustration
la
plus
adéquate
du mode
d'expression de l'humanité que constitue la Discussion, c'est
non seulement à cause de sa science mais aussi à cause de sa
morale. Socrate est un homme raisonnable, un homme qui prend
parti pour l'intérêt général. Il veut dominer la particularité
de l'intérêt individuel pour atteindre le bien commun, sauver
l'uni té
de
la
communauté
des
hommes.
LI uni vers
de
la

164
Discussion
est
en
effet
celui
du
conflit
des
intérêts
individuels.
La Discussion naît d'abord devant
le tribunal
chargé de départager des citoyens en conflit pour leur droit.
L'homme de la Certitude incarnait l'intérêt d'une communauté;
il était la conscience de celle-ci. Après la confrontation des
communautés aux valeurs différentes,
l'homme se trouve rejeté
sur lui-même et prend conscience de son individualité.
La
communauté ne lui est plus naturelle, elle lui apparaît comme
une
réalité
extérieure
qui,
bien
qu'indispensable
à
son
existence,
ne le satisfait pas pleinement: C'est dans cette
insatisfaction
que
l'individu
se
connaît
conune
individu,
individu dans
l'Etat mais
individu
isolé pour lui-même". 22
Désormais conscient de sa différence avec les autres,
l'homme
poursuit son bien personnel qui ne s'identifie plus à celui de
la conununauté.
En développant donc la science du dialogue,
l'honune
de
la
Discussion,
Socrate,
montre
comment
la
conununauté
des
honunes
peut
se préserver par delà
le
choc
constant
des
intérêts
individuels.
Le
principe
de
contradiction qui traverse la logique purifie les différents
discours pour les entraîner vers un accord.
Le langage,
épuré par la logique devient ainsi
le cadre à
l'intérieur
duquel
ce
que
les
honunes
ont
de
conunun
se
découvre.
Pour être plus exact,
il convient de remarquer que
22 Cf. L.Ph., p.122.

165
c'est en fait le langage lui-même qui est le trait commun aux
individus, l'indice de la réalité de la communauté.
En réconciliant donc les hommes par la mise en évidence des
lois du langage,
l'homme de la Discussion enseigne que c'est
par le recours au langage seul que l'individu humain peut être
conduit à
la satisfaction
Il L' homme
doi t
donc
comprendre
qu'il ne peut être satisfait que par la raison et le langage
(,
(lomos),
non
pas
en
son
être
personnel,
mais
en
tant
qu'élément universel de la communauté,
en tant qu'individu
pensant Il .23
L'enseignement de l'homme de la Discussion engendre ainsi une
scission entre ce que l'individu croit être son intérêt et son
véritable intérêt d'homme.
Ce n'est pas en s'attachant avec
obstination à son intérêt personnel que l'individu trouve un
sens
à
son
existence
au
contraire,
c'est
en
dominant
l'individualité en lui pour se réconcilier avec l'humanité en
lui qu'il peut mener une vie sensée.
Ce que l'homme de la
Discussion
découvre ainsi en se retournant contre l'intérêt
personnel
pour
sauver
celui
de
la
communauté,
c'est
le
dédoublement
constitutif
de
l ' humani té
Il
l ' homme
se
trouve dédoublé
et
réf léchi
en
lui -même ll .24
En
somme,
la
catégorie-attitude la Discussion aboutit à un paradoxe : elle
23 Cf. L.Ph., p.133.
24 Cf. Ibidem, p.135.

166
libère l'individualité en arrachant l'homme à la communauté et
elle renforce l'universalité en enseignant que le salut de
l'existence individuelle se trouve dans la réconciliation avec
la communauté. Ce paradoxe provient en fait d'un élargissement
de la communauté humaine,
d'un progrès de l'universalité que
réalise la présente attitude par rapport à la précédente. Dans
l'attitude la Certitude,
l'humanité se réduisait aux membres
d'une
communauté particulière
qui
se croyait unique,
une
communauté dans laquelle la connaissance de l'essentiel,
la
science,
se transmettait par la tradition. Avec l'attitude de
la Discussion,
l'humanité S'élargit à toutes les communautés
humaines sans exception. Les valeurs de toutes les communautés
peuvent être remises en question car le seul critère auquel se
reconnaît l'humanité est désormais le langage.
Aucune
tradition ne peut
transmettre
la
science car toute
tradition est maintenant dépréciée.
La science est enseignée
par des spécialistes et peut,
en principe,
être apprise par
tout homme sans exception.
L'attitude de
la Discussion est
donc subversive à
l'égard de la communauté particulière de
l'homme
qui
se
tient
en
elle.
C'est
l'ultime
raison pour
laquelle la figure de Socrate illustre bien cette attitude ;
Socrate est en effet révolutionnaire : i l exige un progrès de
l'universalité.

167
3 - LR CRTEGORIE-RTTITUDE DE LR RE-DEFINITION DE LR
COHERENCE CONTRE LE FORMRLI SME : L'OBJET
a) La révélation de l'écart entre le discours et la réalité
La
catégorie-attitude
de
l'Objet
s'élève
contre
l'enthousiasme,
suscité dans l'attitude précédente,
pour un
accord entre les hommes fondé sur le respect de l'exigence de
non-contradiction. L'accord entre les individus résultant de
l'observation des lois du langage n'est pas indispensable pour
guider
l ' homme à
travers
la
réalité
:
quand bien même
la
confrontation des
discours
sous
le
contrôle de
la
logique
n'aboutirait
pas
à
une
décision
commune,
le
cours
de
l'existence humaine
ne
serait
pas
pour autant
condamné à
s'arrêter. Cette évidence banale que l'homme de la Discussion
répugne à prendre en considération suffit cependant à ébranler
la prétention du discours formellement cohérent à avoir une
valeur absolue.
Elle indique qu'il existe un écart entre la
réalité et le discours et que la cohérence formelle n'est pas
touj ours
un
guide
sûr
pour
orienter
l ' homme.
Malgré
la
cohérence,
la possibilité de l'erreur demeure.
Il ne suffit
pas de suivre les lois du langage pour reconnaître celles du
monde.
En autonomisant
le langage,
en l'absolutisant même,
l'attitude de la Discussion n'a pas réussi à sauver l'homme de
la crainte de l'égarement.
Il lui reste encore un devoir à
accomplir
apprendre
à
distinguer
entre
deux
discours
cohérents
celui
qui
est
vrai
c'est-à-dire,
celui
qui
correspond à la réalité. Car, désormais,
le mot vérité désigne

168
la conformité avec la réalité. La cohérence du discours doit
rendre compte de l'unité de la réalité. Pour cela,
il faut que
le discours se constitue à partir d'une observation et d'une
analyse des faits au lieu de se développer indépendamment de
toute référence au monde.
La volonté de confronter le discours à une réalité reconnue
distincte de lui transforme donc complètement le sens de sa
cohérence, bouleverse totalement la nature de la science. Non
seulement
elle
introduit
de
nouvelles
exigences
dans
la
démarche scientifique qui sont l'observation, l'analyse et la
sYnthèse des faits mais surtout,
elle engendre une différence
entre
la
réalité
telle
qu'elle
apparaît
aux hommes
et
la
réalité telle qu'elle est révélée dans la science.
Désormais,
il convient de distinguer le niveau des phénomènes
qui
est
instable,
changeant
et
la réalité qui
est
stable,
immuable
la
sphère
du
devenir
et
celle
de
l' Etre.
La
réalité,
comme
l'a
compris
l'homme
de
la Discussion,
est
cohérente
et
le
discours
doit
être
cohérent
pour pouvoir
l'appréhender.
Ce que cet homme oublie cependant,
c'est que
cette cohérence n'est visible qu'à l'homme de science donc,
qu'il existe un écart entre la réalité apparente et la réalité
profonde,
entre le devenir et l'Etre.
Il faut partir de la
contradict~on inhérente au phénomène pour comprendre la quête
de la non-contradiction qui caractérise la science. En prenant

169
en considération ce point de départ,
il se révèle que la tâche
de la science consiste à montrer comment tous les aspects de
la
réalité
sont
reliés
entre
eux
en
les
fondant
sur
un
principe commun,
unique.
La science dégage l'unité de l'Etre
par delà la multiplicité des êtres en rattachant chaque partie
de l'Etre étudiée au sol unique qui le supporte, au principe
suprême qui le fonde:
c'est elle qui découvre la cohérence
d'une réalité qui,
sans son concours,
apparaîtrait comme une
suite de faits sans lien ni consistance. La plus haute science
n'est
donc
pas
la
logique
dont
le
formalisme
méprise
la
contradiction
propre
aux
phénomènes
mais
la
philosophie
comprise comme ontologie qui appréhende la stabilité de l'Etre
par delà
l'instabilité du phénomène
:
"( ... )
le phénomène
demeure sur le plan du devenir et de la destruction, mais ce
qui se montre dans le phénomène ne devient pas ni se défait,
mais ~ et la science suprême est la science de l'Etre en
tant que tel
( ... )".~
Ce que l'attitude de l'Objet découvre
ainsi
en
s'opposant
à
celle
de
la
Discussion,
c'est
la
métaphysique qui, depuis Aristote, se définit comme la science
des premiers principes,
la science première ; celle qui fonde
la
développement
de
toutes
les
autres
sciences
et
qui
se
constitue en rejetant l'accord formel entre les hommes que la
logique érige en exigence absolue.
25 Cf. L.Ph., p.146

170
b)
La fonction de l'attitude de l'Objet dans la communauté
Le regard de l'homme guidé par cette science découvre
en effet que l'unité de la communauté que prétend défendre le
spécialiste du dialogue
est
antérieure à
la
confrontation
entre les intérêts particuliers de ses membres:
"( ... ) l'Etat
est
une
unité
organisée,
non
simple
accord
formel.
Tout
procède de cette unité, unité qui n'est pas à créer, mais qui
est,
antérieure à toutes les tensions qui n'ont de sens que
par rapport à elle. ,,26
Contrairement à ce que croi.t l' homme
de
la Discussion,
la
lutte
entre
les
individus
n'est
pas
incompatible
avec
l'uni té
de
la
communauté
humaine.
La
réunification des individus dans une communauté ne repose pas
sur
les
qualités
particulières
de
chaque
homme
mais
se
constitue à travers l'affrontement même des intérêts égoïstes
qui l'anime. L'erreur de l'attitude de la Discussion consiste
en
ceci
qu'elle
conçoit
la
communauté
humaine
comme
une
réalité formelle,
comme un· fait aux contours figés,
immuables.
La communauté ne repose pas sur un texte inamovible engendrant
des règles qui s'imposent aux hommes.
Elle est une réalité
vivante qui traverse l'existence individuelle elle-même. C'est
en
l ' homme
lui -même
que
se
produit
la
scission
entre
la
passion pour l'intérêt particulier et la raison qui réunit les
hommes en une communauté.
Puisque c'est la raison en l'homme
qui l'unit à ses semblables,
il faut admettre que
"Seule,
l'humanité
est
raisonnable,
non
pas
l'individu
qui
peut
26 Cf. L.Ph., p.148.

171
l'être,
de même que
le genre chien est caractérisé par la
fidélité au maître,
sans qu'on puisse dire que cette qualité
se
rencontre
chez
tous
les
chiens". 27
L' atti tude
de
la
Discussion
a
révélé
la
particularité
de
la
valeur
de
la
communauté découverte dans la Certitude et montré qu'une vie
raisonnable doit
réconcilier tous
les hommes par delà
les
différences entre les communautés humaines. L'homme de l'Objet
reprend cette préoccupation mais précise que la raison n'est
pas un
idéal
inaccessible quand on se hisse au niveau de
l'humanité
pour
appréhender
les
faits
à
l'échelle
de
l'humanité,
la raison est réelle et agissante.
Ce qui n'est
pas complètement raisonnable, ce qu'il faut transformer, c'est
l'existence individuelle telle qu'elle se déroule dans telle
ou telle communauté particulière.
Il n'est pas donné à tout
individu de réaliser complètement la raison dans sa vie
: à
l'échelle de l'existence individuelle,
la réalisation de la
raison reste un devoir à accomplir. L'homme de la science de
l'Objet,
le philosophe métaphysicien qui
voit
la présence
agissante de la raison dans la réalité est donc une exception
dans
la
communauté
et
i l
a
pour
devoir
d'éduquer
ses
semblables, de les guider sur le chemin de la réalisation de
la
raison.
Pour
atteindre
cet
objectif,
i l
doit
d'abord
entreprendre une étude des différents éléments constitutifs de
l'humanité,
une anthropologie.
Il
s'agit dans
cette tâche,
d'analyser
les
passions
fondamentales
de
l' homme
afin
de
27
Ibidem.

172
montrer
comment
elles
peuvent
être
soumises
au
proj et
de
réalisation de la raison.
Comme l'exécution de ce projet se
traduit dans les rapports entre les hommes à l'intérieur de la
communauté,
le philosophe s'occupera ensuite de penser les
caractéristiques
de
l'Etat
idéal,
celui
dans
lequel
l'existence raisonnable est encouragée à s'épanouir.
Sans un
tel Etat en effet,
l'individu le plus raisonnable reste exposé
à la violence de ses concitoyens comme le montre le cas de
Socrate et sa mission éducative s'en trouve compromise. Enfin,
la dernière étape à franchir pour que le devoir du philosophe
métaphysicien
soit
rempli
consiste
à
entreprendre
la
construction de l'Etat parfait en prenant en considération les
données concrètes de sa propre communauté.
Cet ultime défi est sans doute le plus difficile à relever car
i l entraîne l'homme de la science de l'Objet à quitter la
sphère de la réalité pure saisie dans et par la pensée pour
entrer dans celle des phénomènes.
En abandonnant ainsi
la
réalité immuable que lui dévoile la pensée pour affronter des
données fluctuantes,
imprévisibles,
il se prive du même coup
du secours de sa science ; cette même science qui le conduit à
engager ce pari. Malgré le risque de l'échec qui menace son
entreprise,
il faut cependant remarquer qu'en acceptant de se
heurter à la réalité concrète pour la transformer,
l'homme de
l'Objet
joue à
l'égard de la communauté humaine le rôle de
réformateur. Il complète au fond le projet révolutionnaire de

173
l'attitude
de
la
Discussion
en
ajoutant
à
l'activité
subversive
de
l'homme
de
cette
attitude
qui
détruit
les
valeurs établies la tentative de réformer l'Etat historique en
fonction d'un idéal. Parce qu'ils ont tous les deux opté pour
la
raison,
l' homme
de
la Discussion· et
celui
de
l' Obj et,
malgré
la
différence
qui
les
oppose
quand
i l
s'agit
de
déterminer le contenu de la raison,
restent des dangers pour
leur propre communauté et des héros pour l'humanité dans son
ensemble.
4 - LR CRTEGORIE-RTTITUDE DE LH DEMYSTIFICRTlON DU
DISCOURS COHERENT:
LE MOI
a) L'émancipation de la vie par rapport au discours
La catégorie-attitude du Moi se constitue en découvrant
la signification de la scission de la réalité en deux niveaux
qu'engendre le discours cohérent de l'Objet pour l'homme dans
son existence concrète.En produisant une distinction entre la
sphère immuable de l'Etre à
laquelle l'individu philosophe
peut s'élever par la pensée et celle instable, du devenir dans
laquelle
se
déroule
d'ordinaire
l'existence
humaine,
le
discours de la science objective rejette l'individu philosophe
sur lui-même et le contraint à affronter la question de sa
propre exi·stence. Mais,
en se retournant ainsi vers soi -même
pour
se
comprendre,
l'individu-philosophe
est
amené
à

174
constater l'insuffisance du discours
scientifique lui-même
quand on le confronte à la vie. Le contentement dans la vue de
l'unité de l'Etre par delà la diversité des phénomènes, cette
"theoria"
dans
laquelle
le
salut
de
l ' homme
est
censé
se
trouver est une expérience non seulement exceptionnelle mais,
en
vérité,
impossible
ici-bas.
Non
seulement
il
est
invraisemblable
que
toutes
les
conditions
favorables
à
l'exercice de la théorie puissent être définitivement réunies
dans
un
Etat
historique mais,
même
en admettant
qu'elles
puissent
l'être,
l ' homme
doit
constater qu'il
ne peut
se
maintenir dans l'attitude de la contemplation qu'en de rares
et brèves occasions de sa vie. L'expérience de la pensée pure
est difficilement accessible aux hommes et l'existence humaine
reste traversée par la lutte quotidienne pour la satisfaction
du
désir.
Cette
observation
banale
révèle
cependant
les
limites
du
discours
cohérent
celui-ci,
tout
comme
la
communauté humaine,
qu'il comprend est incapable de conduire
l'homme dans
sa vie concrète au bonheur qu'il ne peut pas
renoncer à chercher.
L' homme,
déçu
par
le
discours
cohérent
et
la
communauté
humaine dont il établit la suprématie doit accepter que, dans
sa quête du bonheur,
il ne peut compter que sur lui-même
:
IIs'il veut être heureux, il lui faut un bonheur qui ne dépende
que
de
lui-même,
de
lui
seul. 1128
La
contradiction
entre
28 Cf. L.Ph., p.158.

175
l'Etat
idéal
saisi
dans
la pensée
et
la
réalité
concrète
dévoile les limites du discours cohérent et conduit la vie
humaine
à
s'émanciper
de
son
autorité,
à
se
dégager
de
l'emprise de la science.
La pensée,
matière de la science,
n'épuise pas la réalité humaine:
L'homme est avant tout un
être exposé au plaisir et à la douleur, un être sentant pour
qui
la
vie
oscille
entre
le
malheur
et
le
bonheur.
A
l'autonomisation de la pensée dans la science de l'Objet qui
abandonne l'individu-philosophe à l'imperfection de la réalité
concrète,
la catégorie-attitude du Moi oppose le fait de la
~ qui oblige l'homme à affronter son entourage immédiat pour
chercher son bonheur
: elle est ainsi la première catégorie
"sous laquelle l'individu se saisit comme individu vivant" .29
Héritier de l'attitude de l'Objet,
l'homme dans l'attitude du
Moi
est
conscient
à
la
fois
de
l'impossibilité
de
la
réalisation
de
l'Etat
idéal
et
de
l'imperfection
de
sa
communauté concrète. Aussi,
il n'existe pour lui qu'une seule
façon d'approcher le bonheur auquel il aspire
:
il doit se
retourner vers lui-même,
se retrancher dans la solitude afin
d'éprouver la vérité de sa condition dans le sentiment.
A
partir
de
cette
retraite
qui
renvoie
à
l ' homme
son
écartèlement entre la raison et l'animalité,
il se dégage deux
voies
essentielles
pour
accéder
au
bonheur
qui
sont
historiquement illustrées par l'épicurisme et le stoïcisme.
29 Cf. L.Ph., p.167.

176
Dans le premier cas,
l'homme poursuit le bonheur en suivant
l'animal
en
lui,
en
arrachant
le
besoin
naturel
à
la
défiguration que lui
imposent les règles de la communauté.
Dans le second,
il le poursuit en absolutisant la raison en
lui,
en tentant de s'affranchir des deux sources du malheur
humain que sont le désir et la peur pour accepter la nécessité
qui gouverne la nature et qui traverse donc cette pièce de la
nature qu'est
l'homme.
Par delà
leur différence,
ces deux
positions
face
à
la
condition
de
1 'homme
isolé
dans
son
malheur
que
constitue
la
catégorie-attitude
du
Moi
ont
cependant
un
point
commun
qui
consiste
en
ceci
qu'elles
traduisent toutes un désabusement à l'égard de la politique,
une renonciation au projet de réalisation de l'Etat idéal qui
hisse la morale au premier rang des préoccupations de l'homme.
Pour l'épicurien comme pour le stoïcien,
le bonheur dépend de
l'action de l'homme sur lui-même et non sur la communauté.
b) Le rapport de l'attitude à la communauté
Quelle que
soit
la façon dont
i l
se
représente
le
chemin qui le porte vers le bonheur,
l'homme dans l'attitude
du Moi est enclin à
se méfier des lois qui structurent les
relations à l'intérieur de la communauté. Non seulement il est
peu probable que ces lois soient justes, mais, quand bien même
elles
le
seraient,
ce
n'est
pas
de
leur
observation que
l'homme devrait espérer son bonheur. L'homme dans l'attitude

177
du
Moi,
poursuit
son
salut
au
delà
de
l'existence
communautaire,
en
se
retournant
vers
lui-même
dans
une
solitude qui
le protège contre la violence des
conditions
extérieures. C'est dans cette solitude que se découvre l'unité
du
genre
humain
par
delà
la
diversité
des
communautés
concrètes.
Les formes
des actions humaines peuvent varier,
leurs contenus peuvent se transformer mais
l'expérience de
l'espoir et.de la crainte,
de la joie et de la souffrance
demeure identique au fond de chaque être humain.
Et, puisque
c'est
dans
la solitude que
cette expérience S'éprouve,
il
s'ensuit que c'est elle et non la communauté qui est la vérité
de. la condition humaine.
Pour la catégorie-attitude du Moi,
l'homme ne découvre la vérité de son existence que lorsqu'il
est seul
ilLe moi
est
l ' homme isolé et,
partant,
l' homme
éternel. La proposition peut se retourner:
l'homme éternel,
l'homme qui est toujours le même, est l'homme qui s'interprète
et
est
interprété comme moi". 30
Destiné à
la
solitude et
cependant ancré dans un environnement social,
l'homme dans
l'attitude du Moi doit s'attacher à se détacher de la main-
mise de la communauté.
Il ne S'agit cependant pas pour lui
d'entreprendre
une
transformation
des
moeurs
de
son
Etat
historique comme le veut
la catégorie-attitude de l'Objet.
S'il
se
risque
dans
un
tel
projet,
s ' i l
S'érige
en
révolutionnaire,
il rejetterait son sort entre les mains de
- 30 Cf. L.Ph., p.166.

178
ses concitoyens dont
le soutien détermine l'issue de toute
tentative de réforme de l'Etat.
S'engager
dans
une
réforme
des
règles
de
la
conununauté
reviendrait
à
mettre
son
bonheur
en
relation
avec
des
conditions
extérieures
à
la
volonté
de
l ' indi vidu,
de
circonstances qu'il n'est pas sûr de dominer.
La résistance
contre l'emprise de la communauté ne peut donc pas se dérouler
dans un cadre défini par cette même communauté si elle veut
être couronnée de succès. C'est en lui-même que l'honune dans
l'attitude du Moi doit vaincre l'empreinte de la communauté,
dominer les habitudes que lui impose l'environnement social.
La peur et le désir,
ces deux racines du malheur de l'honune,
sont
entretenus par
la
communauté afin de mieux soumettre
l ' indi vidu.
Pour
se
libérer,
l ' indi vidu
doit
donc
soit
maîtriser la peur en comprenant par la raison la nécessité de
tout événement,
soit s'affranchir du désir en ne recherchant
que la satisfaction du besoin qui est naturel alors que le
désir ne l'est pas.
Dans tous les cas,
c'est en lui-même et
sur lui-même que son action libératrice peut s'effectuer et
non sur la communauté.
La vie de l'homme dans l'attitude du Moi est ainsi marquée par
la tension et par l'effort. L'homme doit toujours veiller sur
lui-même,
être à
la fois vigilant et courageux pour ne pas
laisser
la
communauté
triompher
en
lui.
Mais,
en
se

179
constituant ainsi dans la lutte contre la présence en elle de
la
cormnunauté,
cette
vie
présuppose
et
exige
cette
même
présence.
Elle est donc au fond,
une contradiction.
La vie
dans l'attitude du Moi se nourrit du malheur qu'elle prétend
combattre. L'hormne dans cette attitude veut utiliser sa raison
pour affronter les habitudes déraisonnables d'une cormnunauté
humaine qu'il
porte en
lui-même.
La
communauté ne
le rend
malheureux que parce que lui-même a besoin de l'expérience du
malheur
pour
se
découvrir
comme
sentiment
face
à
l'autonomisation de la raison dans la science objective.
La puissance du sentiment ne s'éprouve que dans le malheur. Si
l' homme
devenait
heureux,
s ' i l
parvenait
à
vaincre
la
cormnunauté en lui,
il s'oublierait en se cachant la question
du
sens de sa propre existence.
La
lutte du Moi
contre la
communauté en lui aboutit donc à souligner l'importance de la
cormnunauté dans
l'existence humaine et impose, à
l'homme de
réconcilier
les
deux
dimensions
fondamentales
de
son
existence.

180
5 -
LH CHTEGORIE-HTTITUDE DE LH TENTHTIUE DE
RECONCILlHTlON
DE L'HOMME HUEC LUI-MEME
DI EU
a) La réconciliation du désir et de la raison dans le sentiment
La catégorie-attitude de Dieu vient au secours de
l'homme dans l'attitude du Moi en constituant à l'intérieur de
l'individu vivant une personne avec qui il peut communiquer
dans son isolement et dans son malheur.
Dieu est la figure
créatrice du monde et de l'homme. En dominant ainsi l'un comme
l'autre,
il permet à
l'homme confronté à
soi-même dans la
solitude de comprendre à la fois son malheur et de découvrir
le chemin qui mène à son salut. Dieu est en effet la personne
en qui le désir et la raison sont réconciliés dans la toute-
puissance et la bonté. Il connait un désir qui n'est cependant
pas l'expression d'un manque car il est maître de tout ce qui
est et il use de sa puissance créatrice dans l'intérêt de ce
qu'il crée car il est raisonnable. Avec Dieu, l'homme réalise
que le monde extérieur dont il se méf iai t
dans l' atti tude
précédente n'est pas responsable de sa condition malheureuse.
La nature, tout comme la communauté des hommes dans laquelle
il se trouve sont toutes deux bonnes car elles proviennent de
la volonté créatrice de l'Etre suprême qui n'a aucune raison
de désirer la perte de sa créature, de la rendre mauvaise.

181
Si donc l'homme est malheureux,
c'est en lui-même que gît le
principe de son malheur.
L'homme est entièrement responsable
de sa situation. S'il connaît la déchéance, c'est parce qu'il
a, de lui-même,
rompu avec la bonté initiale de son créateur.
Il a pêché et, son malheur n'est que la sanction de sa faute.
C'est précisément cette faute qui constitue la spécificité de
la créature humaine par rapport aux autres êtres qui peuplent
le monde. L'arbre et l'animal ignorent le malheur parce qu'ils
sont incapables d'être autrement que ce que leur impose leur
nature, de commettre une faute. L'expérience du pêché est donc
l'acte par lequel
l'humanité
se découvre
en s'élevant au-
dessus de la nature;
c'est à travers elle que se forme la
dignité
de
l ' homme.
Mais
le
malheur
de
l ' homme
après
sa
rupture avec Dieu dans l'expérience du pêché montre que s'il
peut commettre la faute tout seul, il ne peut cependant pas se
racheter par ses propres
forces,
sans
l'assistance de
son
maître. Et, puisqu'il ne peut pas faire son salut tout seul,
il doit s'en remettre à Dieu. Il ne s'agit cependant pas pour
lui
de
convaincre
son
créateur,
de
le
persuader
par
la
cohérence d'un
discours,
de
consentir à
l'arracher à
son
malheur. Aucun argument, aucun raisonnement ne saurait rendre
compte de l'acte de rupture avec la bonté initiale.
L'homme
doit seulement s'abandonner à Dieu,
lui faire confiance,
lui
obéir et l'aimer.C'est par le canal du sentiment qu'il peut se
réconcilier avec son créateur et non par celui de la raison.

182
Le sentiment,
épreuve à travers laquelle il se retourne vers
Dieu l'arrache à toute détermination extérieure,
domine à la
fois
l'insatisfaction de
son désir et
l'impuissance de
sa
raison face à sa condition. C'est donc le sentiment,
ce que
l'homme désigne d'ordinaire comme son coeur,
qui unit
les
termes
constitutifs de
l'humanité,
réconcilie l'homme avec
lui-même
"L'homme
se
trouve
ainsi
un.
L'opposition qui
occupe sa pensée n'est pas entre deux êtres, mais entre deux
possibilités
de
ce
seul
et
même
être
qu'il
appelle
son
coeur. 1131
Contrairement donc à ce que veut le croyant, Dieu
n'est pas un être extérieur à llhomme et qui s'oppose à lui à
la manière d'un Objet. Dieu se trouve au fond de l'homme lui-
même. La toute-puissance du sentiment qui dissout dans l'homme
tout
conte.nu donné
est
1 ' équivalent de
la toute puissance
divine qui, dans l'imaginaire du croyant, domine à la fois la
nature et l'homme:
ilLe langage de la foi est ainsi le langage
du sentiment: l'homme est pour lui-même coeur, c'est-à-dire,
sentiment
qui
n'est
pas
sentiment
de
besoin,
mais
de
richesse" .32
En
réconciliant
le
désir
et
la
raison,
en
absorbant
toute
réalité dans
l'intériorité de
l'homme,
le
sentiment exprime la liberté de l'homme à
llégard de toute
détermination.
31 Cf. L.Ph., p.186.
32 Cf. Ibidem p.183. Ce n'est donc pas un hasard si, parti pour une interprétation
du
texte religieux,
un penseur
comme
Feuerbach aboutit à
une philosophie de
l'amour.

183
Tout comme la figure de Dieu qui est son image,
la puissance
du
sentiment
révèle
l ' essence
de
l ' homme
au
delà
de
son
existence concrète: Si l'existence de l'homme se déroule sur
le terrain de la contradiction avec soi-même et avec le monde
extérieur,
son essence au contraire le réconcilie avec lui-
même
elle
est
l'unité
absolue
qui
supprime
toute
contradiction.
b) La sanctification de la communauté humaine dans l'attitude
Le sentime~t arrache l'homme dans l'attitude du Moi à
sa solitude et l'entraîne dans une communauté d'hommes qui,' en
comprenant son malheur,
lien soulage. Tout comme l'amour, qui
en est une manifestation,
relie deux êtres aussi éloignés l'un
de l'autre que le créateur et sa créature,
le sentiment a pour
destination de réconcilier des termes différents comme le sont
l ' homme
et
la
femme,
l ' individu
et
la
communauté.
Avec
l'apparition de la figure de Dieu,
la nature extérieure et la
corranunauté
humaine
cessent
d'être
des
abris
du
mal
dont
l'individu doit se méfier comme le voulait l'attitude du Moi.
Le
pêché
par
lequel
l ' homme
s'est
détaché
de
la
bonté
originaire de la création n'est pas un acte de la communauté,
un acte politique.
C'est une expérience qui engage la seule
responsabilité
de
l'individu,
qui
relève
donc
du
rapport
intérieur
de
soi-à
soi-même
et
non
de
la
relation
à
la

184
communauté. 33
Dieu se rapporte à chaque homme pris isolément
et l'interroge dans sa solitude: dans ce dialogue qui est en
fait un monologue,
le rôle de la communauté dans les actes de
l'individu ne saurait lui servir d'excuse.
Ce n'est que dans
la mesure
où il n'a aucune raison à opposer au jugement divin
que l'homme peut s'abandonner au sentiment, rencontrer l'amour
de
son créateur.
En consentant
cependant
à
lui donner son
amour,
Dieu permet à
l'homme de retrouver son semblable,
de
communier avec
lui
dans une unité profonde qui
dissout
sa
solitude.
Il peut ainsi accepter les autres hommes car,
"11
leur est lié par une communion tout autre que celle qui lie
l'homme dans
l'Etat à
des
concitoyens
ou dans
le monde du
travail
à
des
collaborateurs" .34
La
relation
à
Dieu
expérimentée dans
le sentiment élève l'homme au-dessus des
contraintes imposées par la vie sociale en lui ouvrant la voie
d'un salut qui ne dépend pas d'une décision politique. L'homme
dans l'attitude de Dieu n'envisage donc pas une transformation
de la communauté humaine.
Au contraire,
il
la laisse telle
qu'elle est,
avec l'assurance que,
malgré la prétention des
hommes
d'Etat,
seule
la
volonté
de
Dieu
peut
sauver
l'humanité.
33
Définir
l'homme,
le
moi
comme
"un
rapport
qui
se
rapporte
à
lui-même"
comme
le
fait
Kierkegaard
dans
le
Traité
du
désespoir
revient
donc
à
désigner l'individu et non
l'homme dans la communauté. Cette définition permet
cependant
de
penser
l'expérience
du
pêché,
ce
qui
est
un
des
buts
de
Kierkegaard.
34 Cf. L.Ph., p.183.

185
Il tâchera cependant, par son mode de vie dont le rayonnement
exprime la reconnaissance de l'Etre suprême,
d'entraîner ses
semblables sur son chemin. En constituant ainsi une communauté
par delà la communauté politique, les croyants S'éloignent des
égarements
auxquels
la
vie
politique
peut
parfois
les
soumettre.
En
se
retrouvant
entre
eux,
ils
reçoivent
la
bénédiction du maître de
tout
ce qui
est
11 C'est
par la
communauté des
croyants que Dieu console,
dirige,
confirme
chacun de
Ses
fidèles,
qu'Il
le protège des
tentations du
monde,
qu'Il lui fait connaître Sa loi et Sa volonté,
qu'Il
repousse
le
doute,
qu'Il
purifie
1 'homme
et
pardonne
au
pêcheur repenti ... 35
L'individu croyant trouve le sens de son
existence
dans
la
réconciliation
avec
la
communauté
des
croyants sous la surveillance de Dieu. Quant à la communauté
politique, elle lui apparaît comme une vaine tentative humaine
de reproduire la communion des hommes dans la foi que seul
l'amour de Dieu peut engendrer.
Cependant,
dans la mesure où
cette communauté elle aussi participe de la création,
elle
mérite sinon l'amour, du moins la bienveillance du croyant.
Aussi, même si l'homme dans l'attitude de Dieu n'est pas tenu
de penser à
la transformer,
il ne peut cependant vouloir sa
destruction.
D'ailleurs,
quand elle est bien organisée elle
traduit l'amour de Dieu pour sa créature et, quand elle sombre
dans la violence,
la déchéance de l'homme qui est incapable de
35 Cf. L.Ph., p.184.

186
se sortir d'un malheur qu'il a
lui-même perpétré. Dans tous
les
cas,
l'homme
dans
l'attitude
de
Dieu
ne
peut
jamais
invoquer sa foi pour soutenir un projet révolutionnaire. S'il
veut s'en tenir à sa foi,
il doit penser à faire son salut et
laisser l'existence dans la communauté politique suivre son
cours habituel.

187
[; [}{] ŒJ[P IJ 1J 00 Œ IJ 00
L'UNITE DES CHTEGORIES MODERNES DHNS LE
PROCESSUS DE DEUELOPPEMENT DE L'UNIUERSHLITE
1NTRODUCTI ON
LA REORIENTATION DB LA LOGIQUE DBS
PORMBS D'EXPRBSSION
DE L'HUMANITE
La catégorie-attitude de Dieu constitue un tournant dans le
développement de la Logique de la philosophie.
Jusqu'à elle
en effet, l'homme se présente sous des déterminations isolées
qui prétendent chacune l'épuiser:
la communauté originaire,
l'intérêt du propriétaire, la raison de l'homme de science, le
désir de l'être vivant ...
L'unité de l'homme à
travers ces
différents éléments qui le forment n'existe en fait que pour
nous,
pour celui qui re-lit la Logique de la philosophie. A
partir de la catégorie-attitude de Dieu, l'unité de l'humanité
par
delà
la
di versi té
de
ses
déterminations
se montre
à
l'homme lui-même dans
son existence:
en Dieu,
l'homme se
découvre dans son essence, dans sa totalité.
L'individu
humain
reçoit
ainsi
une
valeur
absolue.
La
puissance
infinie
du
sentiment
qui
nie
toute
réalité

188
extérieure pour renvoyer l'homme à l'abîme de son intériorité
l'élève,
le propulse,
au-dessus de la nature à
laquelle il
s'adressait pour trouver un sens à son existence.
Investi de
cette nouvelle dignité,
l'homme découvre que la communauté
même n'est
pas
une
réalité naturelle
comme
i l
le
croyait
jusque là.
En marquant ainsi une rupture entre l'homme et la
nature,
la catégorie~attitude de Dieu apparaît comme le terme
d'un processus dans
lequel
fondent
toutes
les
catégories-
attitudes
antiques,
qui
est
celui
de
l'émergence
de
l'individualité. Toutes les catégories antiques se comprennent
comme des étapes vers l'affranchissement de l'individu qui,
dans chacune d'elles,
se retrouve pris dans une réalité qui
lui
est
étrangère
et
lutte
avec
elle
pour
se
dégager.
L'essentiel de la Certitude,
le langage de la Discussion,
la
raison de l'Objet et le désir du Moi sont des faits exprimant
l'emprise de la communauté sur l'individu et, par delà elle,
celle de la nature sur l'homme. Avec la rupture qu'introduit
la profondeur du sentiment dévoilée dans l'attitude de Dieu,
l'homme devient un cadre vide à remplir, une capacité infinie
de
négation.
C'est
dans
l'exacte
mesure

i l
lui
est
désormais possible de s'opposer à toute réalité donnée qu'il
acquiert une valeur absolue, une dignité qui lui était jusque
là inconnue. La nature est maintenant déchue de sa prétention
à
lui servir de référence,
à
lui fournir un étalon qui
le
guide dans. son existence . .

189
Cette
situation
ouvre
cependant
une
nouvelle
ère
de
difficultés
que
l 'homme
doit
se préparer à
affronter.
En
effet,
puisque
l'accord avec
la
nature
ne
suffit
plus
à
garantir la valeur d'un projet humain,
il faut
trouver une
autre règle à laquelle l'individu pourrait se référer pour
apprécier
ses
décisions.
Ne pouvant
être naturelle,
cette
règle sera purement humaine : seul l'accord entre les sujets
absolus
que
sont
les
individus humains
à
travers
une
loi
universelle peut constituer un principe pour orienter l'homme
dans
son· existence.
Mais,
comme
la présence agissante de
l'uni versali té
qu'est
la
communauté
humaine
n'est
plus
naturelle à
l'homme,
la réalisation de l'accord entre les
hommes,
de l'universalité,
devient une question difficile à
résoudre et constitue la préoccupation centrale de la série de
catégories-attitudes qui succèdent aux catégories-attitudes
antiques.
En
affrontant
cette
nouvelle
préoccupation,
la
logique
des
formes
d'expression
de
l'humanité
amorce une
orientation autre que
celle qui
l'a animée
jusqu'ici.
Le
statut de la communauté des hommes
est maintenant
le fait
fondamental
dont
le
sens
doit
être
appréhendé
dans
un
discours. La forme même du discours, de la science change avec
les contours de la nouvelle réalité qu'elle veut saisir.
A chaque tentative de compréhension esquissée par la science
correspond une
figure particulière de
la
réalité.
puisque
celle-ci
s'est
entièrement humanisée,
l'homme
se
comprend

190
désormais comme le créateur du fait qu'il observe. Autrement
dit,
toute
compréhension
de
la
réalité
engendre
une
transformation de cette même réalité.
La dialectique de la
relation entre la science et la réalité doit
se poursuivre
jusqu'au moment où l'homme observant et l'homme observé,
le
sujet et l'objet vont se réconcilier dans une ultime figure de
l'humanité.
C'est alors que l'homme découvrira que ce n'est
pas
1 ' individu
qui
constitue
la
science
pour
appréhender
l'universel mais l'universel lui-même qui s'auto-révèle dans
la science. La contradiction en l'homme entre l'individualité
et l'universalité est un acte de l'universel lui-même qui a
besoin de cet acte pour se comprendre, se réaliser pleinement.
C'est à partir de la catégorie-attitude de Dieu que la genèse
de cette idée devient concevable. Les catégories-attitudes qui
apparaissent après
elle
sont à
comprendre
comme des modes
d'existence de l'homme universel qui se révèle à lui-même au
terme de leur enchaînement alors que celles qui la précèdent
convergent vers une autonornisation de l'individu à l'égard de
l'existence communautaire. C'est ce constat qui nous permet de
reconnaître
que
la
Logique
de
la
philosophie
prend
une
nouvelle
orientation
après
cette
catégorie-attitude.

191
1 -
LH
[HTEGOH 1E-HnlTUDE DE
L'HUTONOM 1SHTI ON DE LH LO 1
[ONTHE LE SENTI MENT : [OND iliON
a) La mutation de la forme du savoir dans la catégorie
La catégorie-attitude de la condition rappelle l'homme
à la réalité de son existence concrète marquée par la lutte
contre
la
nature,
sous
l'égide
du
langage,
pour
la
satisfaction de ses besoins. Elle constate en effet que, comme
l'illustre la représentation de Dieu comme un maître absolu,
unique,
qui
domine
à
la
fois
l'homme
et
la
nature,
le
sentiment transcende la réalité humaine. Le sentiment exprime
le
divin
en
l ' homme
et
non
l ' humani té
dans
son
existence
quotidienne.
Aucune
faculté
humaine
ne
peut
conduire
l'individu
concret
au
salut
éprouvé
à
travers
la
toute
puissance du sentiment. L'expérience de la béatitude dans le
sentiment ne s'apprend pas, ne s'enseigne pas et ne se discute
pas. La religion elle-même reconnait ce caractère exceptionnel
du salut dans la foi en indiquant qu'il se rencontre à travers
la grâce de Dieu.
La grâce divine se présente comme un acte
incompréhensible
que
l'individu
doit
accepter
sans
se
préoccuper d'en trouver la justification. Elle surpasse ainsi
en dignité l'effort de l'homme ordinaire pour s'orienter dans
son existence quotidienne,
sa quête permanente
de
la paix
intérieure, du bonheur. Cependant la même incompréhensibilité
qui forme la dignité du salut dans le sentiment constitue son
insuffisance aux yeux mêmes du commun des mortels. Puisque nul

192
ne peut se convaincre de s'être préparé la voie du salut i en
d'autres termes,
puisque l'individu n'est pas le créateur du
sentiment,
il le considère comme une expérience indépendante
de
ses
forces,
transcendante
et
se
résout
à
assumer
son
existence sans s'en préoccuper.
En assumant la transcendance
de l'existence divine,
l'homme prend au sérieux l'unicité de
la vie dans le sentiment et se détourne de l'attrait qu'elle
exerce sur lui.
Cet te
mise
à
distance
du
sentiment
n'est
cependant
pas
identique à un oubli et la réalité humaine porte l'empreinte
de cette expérience extraordinaire, au sens littéral du mot,
qu'est la découverte de l'absolu dans la foi. Puisque l'absolu
se
rencontre
dans
le
silence
qui
laisse
libre
cours
au
sentiment et que l'existence humaine se découvre et s'oriente
dans et par le langage,
l'homme doit accepter que le langage
ne
saisit
rien
de
définitif,
que
toute
connaissance
est
relative : "Partout i l ne rencontre que des limites, et toute
connaissance
à
sa
portée
est
négative
le
vrai
est
transcendant
( ... ) ".36
En abandonnant
la catégorie-attitude de Dieu,
l'homme doit
également renoncer à
la confiance en la science qui l'avait
animé avant la découverte de la foi.
La vérité est hors de
portée de la science et l'homme ne doit plus compter sur elle
36 Cf. L.Ph., p.2ü4.

193
pour comprendre le sens de son existence. Le sens se situe au
delà de la réalité concrète et la science, si elle ne veut pas
se détruire,
s'épuiser dans une quête vouée à
l'échec,
doit
corriger sa propre ambition,
changer sa propre forme.
A une
réalité désormais
nettoyée de toute vocation à
porter une
trace de l'absolu doit correspondre une science résolument
relativiste qui remonte
de
donné
en
donné
sans
prétendre
conquérir une vérité ultime,
immuable. Une telle science, à la
différence de la science de la catégorie-attitude de l'Objet
qui désirait indiquer à l'homme sa place dans le tout qu'est
la
nature,
avoue
son
incapacité
à
désigner
un
sens
à
l'existence humaine sans pour autant manquer d'intérêt:
en
reliant les phénomènes entre eux à travers les lois qu'elle
dégage,
elle permet à l'homme de les dominer,
d'avancer dans
son projet de maîtrise de la nature.
Car en dépréciant les
facultés
de l'homme,
en montrant que
sa raison ne peut le
conduire à l'absolu,
l'expérience de la foi a brisé le lien de
réconfort que celui-ci pensait trouver entre lui et la nature.
La
transformation
de
la
nature
à
travers
le
travail
est
maintenant sans fin,
sans but ultime,
car l'homme constate
qu'il est incapable de se connaître en vérité,
de formuler ce
qu'il veut de lui-même. Il se trouve dans la nature comme un
être déterminé par d'autres êtres, une condition confrontée à
d'autres conditions contre lesquelles elle doit s'affirmer. La
science relativiste qu'il découvre est donc à la mesure de sa

194
situation
elle
le
prépare
à
contrôler
les
conditions
naturelles
les
unes
après
les
autres
en
se détournant
du
projet insensé de conquérir une condition inconditionnée sur
laquelle il pourrait se fonder pour se comprendre. Tout comme
l'homme est une condition conditionnée,
la science est un
instrument
au
service
de
cette
tâche
infinie
qu 1 est
la
domination de la nature. La coupure entre l'homme et la nature
introduite par la catégorie-attitude de Dieu transforme le
travail en un seul mode d'expression de l'humanité et réduit
la
science
à
un
outil
"La
science
est
essentiellement
technique,
l'homme est ouvrier,
le langage n'est qu'un outil
(


• )
Il • 37
La maîtrise de la nature devient la préoccupation essentielle
de l'homme qui sort de la foi car elle cesse de lui apparaître
comme une réalité close et immuable.
La
totalité
de
la
nature
est
une
simple
idée
dont
la
possibilité est rencontrée dans
la foi
sans qu'elle puisse
être connue,
démontrée,
expliquée.
Puisque l'unicité de la
nature est insaisissable,
l'homme se retrouve confronté à une
multiplicité de
conditions
différentes
et variables.
A la
place d'une réalité immuable que la science des catégories-
attitudes antérieures se proposait de lui montrer, il découvre
un univers
infini
constitué
de
faits
qui
pourraient
être
37 Cf. L.Ph., P.2Ü6

195
autrement qu'ils sont. La démarche par laquelle la science se
distingue en se rendant utile à l'homme consiste,
face à ces
faits,
à
les
observer,
les
organiser dans
une
théorie
et
confronter celle-ci de nouveau aux faits.
Au terme de cette
procédure,
elle parvient à
dégager des
rapports
constants
entre les conditions naturelles,
des
lois grâce auxquelles
l ' homme
peut
prévoir
leur
évolution.
Une
telle
science
s'intéresse à
la répétition des phénomènes,
à
leur quantité
plutôt qu'à leur qualité. C'est pourquoi elle est fascinée par
les
mathématiques,
signe
de
la
mesure,
et
s'efforce
de
consti tuer
des
formules,
des
équations
pour
saisir
les
relations entre les faits qu'elle étudie:
"La science n'est
exacte que là où elle a réduit toutes les qualités observées
en mesures,
plus précisément,
en équations fonctionnelles de
mesures" .38
Alors que la science antérieure à l'attitude du
croyant, préoccupée de comprendre la place de chaque être dans
le tout qu'est la réalité, ne s'intéressait qu'à la qualité de
son objet
; celle de la catégorie-attitude de la Condition,
réduite au simple rang d'instrument dans le cadre d'un projet
infini, se tourne vers la fréquence des faits qu'elle analyse,
à leur quantité. Cette mutation de la forme du savoir humain
dans la catégorie-attitude de la Condition traduit une autre
vision
de
la
place
de
l ' indi vidu
dans
la
communauté
des
honunes.
38 Cf. L.Ph., p.2I!.

196
b)
L'opposition de la société à l'Etat dans l'attitude
La préférence accordée par la science à
la quantité
plutôt qu'à la qualité des êtres qu'elle observe se reproduit
dans
la perception de l'humanité propre à
l'attitude de la
condition.
Puisque
la
science
de
cette
catégorie-attitude
écarte le projet initial de toute science digne de ce nom, qui
était de saisir la nature dans sa totalité et comprendre la
finalité de chaque être en particulier,
elle s'abstient de
proposer un repère pour apprécier la réalité humaine.
Elle
renonce ainsi à formuler une hiérarchie entre les différentes
vocations humaines et s'applique à les regarder toutes avec la
même indifférence.
Cette neutralité de
la
science dans
la
considération
des
phénomènes
humains
réduit
le
travail
scientifique à une vocation parmi d'autres qui n'a d'intérêt
que par le rôle qu'elle remplit dans l'entreprise de lutte
contre la nature.
Cette conception de la place de la vocation scientifique dans
l'existence humaine exprime la vision de l'humanité propre à
une
science
qui,
ayant
abandonné
la
quête
d'une
vérité
absolue,
ayant écarté la question du sens de la vie de son
horizon,
considère tous
les hommes comme égaux en tant que
participants
au
proj et
de
maîtrise
de
la
nature
pour
la
satisfaction de leurs besoins.

197
Pour mesurer la nouveauté de cette compréhension de l'humanité
que convoie la science de la C9ndition,
il faut se rappeler
que,
pour les catégories antiques,
la pensée est l'activité
humaine par excellence et la vocation de savant est la forme
suprême d'expression de l'humanité. La pensée antique trouve
une hiérarchie entre les différentes occupations humaines et
indique que la destination de l'homme est de se diviniser en
devenant pure pensée, en s'abandonnant à la vie théorétique.
Mais, les catégories antiques elles-mêmes reconnaissent qu'une
vie absolument conforme à la raison est un fait exceptionnel
et que la réalité humaine ne dispose pas de règles pour la
produire et la conserver. La divinisation de l'homme à travers
l'exercice de la raison désignée comme le sens de l'existence
humaine est donc considérée comme un accident.
Le
passage
par
la
foi
détruit
complètement
cette
compréhension du
sens
de
l'existence humaine
en révélant
l'incapacité de la raison à conduire l'homme au salut. L'homme
de la foi se représente le sens de son existence sous la forme
d'un être qui transcende la réalité humaine et découvre que,
dans leur existence concrète,
tous les individus sont égaux
dans leur finitude.
L'attitude de la Condition dégage la conclusion qui S'impose
après cette expérience : puisqu'aucun mode d'expression de
l'humanité n'est supérieur à l'autre, tous les homes sont en

198
principe égaux. L'individualité absolue qui devait occuper la
place de guide dans
la communauté,
l'homme qui avait pour
destination naturelle de diriger ses concitoyens se présente
maintenant comme une illusion dont il faut se démarquer. Les
différences
entre
les hommes
sont
sans
importance.
Aucune
individualité n'est
radicale
et
chaque membre de
la
lutte
contre
la nature peut
être
remplacé par un autre
dans
sa
fonction. Le regroupement des hommes dans une organisation du
travail,
dans une société est un fait nécessaire,
imposé par
la découverte d'une nature hostile contre laquelle un individu
seul
est
impuissant.
La fragilité de l'individu face à
la
force des conditions naturelles est le signe que seul le genre
humain dans son ensemble constitue une réalité autarcique, un
corps qui peut veiller à sa propre conservation.
L'individu
concret, quel que soit le degré de perfection de sa raison, ne
peut
prétendre
épuiser
la
réalité
humaine.
L'humanité
se
constitue à l'échelle du genre humain dans sa globalité qui
est infiniment supérieure en principe à l'individu.
En reconnaissant l'égalité des individus,
l'organisation du
travail à
travers la société se présente comme unique
:
la
seule différence entre les hommes qu'elle accepte est celle
qui apparaît dans la répartition des tâches dans le cadre du
projet
de
domination
de
la
nature.
Pour
l'attitude de
la
Condition qui découvre donc la réalité sociale,
t1L'ho~e~n'est
._..~~~
que l'organe de la société et il a plus ou moins de valeur

199
selon qu'il
se remplace avec plus ou moins
de difficulté.
Irremplaçable,
personne ne l'est. 1139
Au delà de leur place
dans la lutte contre la nature, les différences que les hommes
se
reconnaissent
entre
eux
doivent
être
tenues
pour
secondaires,
inessentielles. Elles sont dues aux différences
entre
les
niveaux
d'organisation
du
travail
dans
chaque
communauté humaine et contredisent le principe de l'unité de
la· société.
Elles sont cependant importantes pour comprendre la réalité
humaine,
car c'est sur elles que se fonde la formation des
Etats
dont
les
conflits
jalonnent
le cours de
l'histoire.
Alors que
la société réconcilie en principe
les
individus
humains par delà les frontières,
l'Etat quant à lui les oppose
entre eux en protégeant leurs différences. Pour la catégorie-
attitude
de
la
Condition,
la
forme
d'organisation
de
la
réalité humaine qu'est
l'Etat se présente comme un vestige
historique que le progrès de la lutte contre la nature rend de
plus en plus superflu. L'homme n'est pas par nature destiné à
être membre d'un Etat,
"Au contraire,
il lui est accidentel
d'appartenir
à
tel
Etat
ou à
tel
autre,
puisque
la
lutte
contre la nature incombe au genre humain tout entier ( ... )11.40
39 Cf. L.Ph., p.221.
40 Cf. L.Ph., p.2I8.

200
En
formulant
le
principe
de
l ' égali té
des
hommes,
la
catégorie-attitude de la Condition introduit une tension dans
la réalité humaine entre le niveau de l'organisation de la
lutte
pour
la
satisfaction
des
besoins
et
celui
de
l'institutionnalisation
de
la
défense
des
différences
historiques entre les hommes
elle engendre une distinction
et une opposition de la société et de l'Etat. L'homme de cette
catégorie-attitude défend le principe de la société contre
l'Etat
et
incarne
ainsi
une
tendance
révolutionnaire
à
l'intérieur de sa propre communauté.
Son comportement n'est
cependant pas romantique : il se fonde sur la conviction que
les rapports que les hommes entretiennent entre eux dans la
société
sont
soumis
à
des
lois
qui
concourent
vers
le
perfectionnement de l'organisation du travail. La société est
précisément
le
système
formé
par
les
lois
qui
régissent
l'entreprise de domination de la nature. Ces lois s'imposent à
chaque
individu
indépendamment
de
ses
convictions
et
des
valeurs dont la protection le préoccupe.
Face au sentiment qui prétend dominer l'existence humaine dans
la catégorie-attitude du croyant,
elles se présentent comme
une réalité autonome que l'individu doit reconnaître pour tout
simplement pouvoir continuer à vivre.

201
2 -
LH CHTE60RI E-HTTITLIDE DE L'HFF 1RMHTI ON DE LH LI BERTE
PHR DELH LH LO 1 : CONSC 1ENCE
a) La scission du savoir dans la catégorie
La catégorie-attitude de la Conscience sauve la question
du sens de l'existence humaine,
réduite à une préoccupation
secondaire
par
le
proj et
de
maîtrise
de
la
nature,
en
désignant,
par delà la science et l'organisation du travail
qui lui est liée, un niveau de la réalité où l'homme peut se
reconnaître comme libre,
non conditionné.
Prenant au mot le
discours de la Condition,
elle remarque que si l'humanité ne
se connaît qu'à travers une suite infime de manifestations,
alors l~ science elle-même doit renoncer à
sa prétention à
constituer le mode suprême d'expression de la réalité humaine.
L' homme
ne
s'épuise dans
aucune
des
conditions
à
travers
lesquelles
il
se manifeste,
i l
transcende
tous
les
faits
concrets par l'intermédiaire desquels il se saisit, y compris
le
fait
nommé
science.
Il
constitue
donc une
réalité non
seulement
indéterminée
mais
surtout,
essentiellement
indéterminable: en effet, cette indétermination de l'humanité
qui embarrasse l'attitude de
la Condition et
la conduit à
écarter la question du sens de l'existence de son horizon est
la
preuve
que
l'homme
transcende
les
rapports
d'interdépendance,
les
lois,
par
l'entremise
desquels
l'entreprise scientifique
tente de le saisir; en d'autres
termes, qu'il est un être libre.

202
Certes,
l'idée de la liberté,
dans la mesure où elle indique
la cause originaire de tout contenu,
la condition suprême de
toute expression de l'humanité, apparaît insensée à l'homme de
la science qui ne voit que les exigences de la lutte contre la
nature
qui
dominent
l'existence
concrète.
Mais,
aussi
surprenant que cela puisse sembler,
c'est pourtant elle qui
fonde la possibilité du travail scientifique car, en dévoilant
une
réalité qui
ne
se
limite à
aucune
détermination,
qui
englobe donc toutes les conditions possibles, elle justifie la
relativité
des
lois
scientifiques
qui
explique
le
développement même de la science.
Le scandale d'une condition absolue,
le vide de la liberté qui
rép\\lgne à
l ' homme de
science découvre
la possibilité d'un
discours autre que celui de la connaissance scientifique. Il
engendre une autre forme de savoir qui,
face à
la prétendue
modestie de la science qui se garderait de formuler une idée
définitive de l'humanité, assume la responsabilité de penser
le sens de l'existence humaine. Ce savoir de la liberté, à la
différence
du
savoir
scientifique ne
se préoccupe pas
de
décrire
l ' homme
tel
qu'il
se
manif este
dans
la
réalité
quotidienne : cet homme là à beau proclamer son individualité,
il se saisit à travers ses besoins,
ses désirs et ses actes
qui
sont
toujours,
en
définitive,
soumis
aux
lois
de
la
société
qu'analyse
la
science.
Il
introduit
dans
la
compréhension de l'humanité une distinction entre l'homme et

203
l ' indi vidu,
entre
l'être
1 ibre,
le
suj et
universel
qui
comprend toute
expression de
la
réalité humaine et
l'être
vivant qui est confronté aux conditions naturelles.
L'homme
universel
dans
son
uni té
se
présente
comme
la
source
originaire de toutes les manifestations de l'humanité; il les
justifie toutes en les transformant en parties d'une réalité
unique. Aussi,
le savoir dans lequel il se constitue peut-il
comprendre le fait de la science et en élucider les conditions
de possibilité. L'unification des phénomènes sous des lois à
laquelle procède la science n'est en effet concevable que dans
la mesure

i l
existe
un
suj et
capable
de
rapporter
la
diversité des données sensibles à l'unité de son propre acte
de
saisir,
de
sa
propre
conscience.
Ce
qui
garantit
la
permanence de la matière des objets dans le temps, malgré le
changement qui les affecte,
ainsi que la stabilité de leurs
figures dans l'espace,
c'est l'identité du sujet absolu de la
connaissance auquel
ils
sont
présentés.
Seules
l'unité et
l'identité du sujet universel du savoir qui domine la totalité
des phénomènes de la nature peuvent
rendre concevable leur
accord avec les lois que dégage l'activité scientifique.
Le
suj et· universel,
fondement
absolu
de
tout
savoir
reste
pourtant caché à la science elle-même qui,
dans sa démarche,
s'interdit d'envisager l'idée d'une condition inconditionnée.
Le savoir ~u sujet de la science doit donc être distingué de
la science elle-même : "La conscience possède ainsi un savoir

204
qui n'est pas celui de la science. Il 41
La nouvelle forme de
savoir que produit
la catégorie-attitude de la conscience,
dans la mesure même où elle s'occupe du fondement ultime de la
connaissance
des
conditions
naturelles,
surmonte
le
relativisme
qui
caractérise
la
science.
Elle
comprend
la
science comme une possibilité définitive de l'homme,
ce qui
lui permet de réhabiliter la question de l'idéal de l'humanité
que la catégorie-attitude de la Condition jugeait secondaire.
Les
déterminations
de
l ' humani té
telle
que
la
science
la
connaît à travers ses observations et les théories qu'elles
suscitent sont sans doute provisoires ; mais la compréhension
que
l'homme a
de ce qu'il
veut
être au fond de
lui-même,
autrement dit,
son idéal, ne doit pas être relatif. Puisqu'il
vise ainsi une réalité absolue,
le savoir de la conscience est
d'une dignité autrement plus élevée que celle de la science de
la Condition.
Par delà la lutte contre la nature qui est par
essence inachevable,
il indique ce que l'homme peut S'imposer
comme but pour répondre à
son désir légitime de trouver un
sens à son existence.
Pour
appréhender
toute
l'importance
de
cette
scission
du
savoir en deux branches qui s'opère dans la catégorie-attitude
de la Conscience, il faut se souvenir que, dans les catégories
antiques,
la
connaissance que
l ' homme a
de
la
nature
est
41 Cf. L.Ph., p.238.

205
censée lui montrer également son rôle dans le monde,
ce qu'il
doit être. Le savoir forme ainsi un tout dont les différentes
parties s'organisent en fonction de l'idée d'une hiérarchie
entre les êtres qui constituent la nature.
La coupure entre
l'homme et la nature que découvre la catégorie-attitude de la
Condition brise cette unité du savoir sans accorder une place
à la pensée de la destination de l'humanité.
La catégorie-
attitude de la Conscience se charge donc de combler ce vide.
En formant
cependant une pensée qui
renonce à
se présenter
comme une connaissance elle engendre un savoir qui
se veut
essentiellement critique, qui se constitue en définissant les
limites de la science. La philosophie de la conscience est et
reste critique. Elle ne change ni la condition, ni la science,
ni 1 ' individu,
ni le monde ... 42
Comme l'illustre l'oeuvre de
Kant,
la
pensée
critique
n'a,
en
effet,
pas
pour but
de
parfaire
le
travail
de
l ' homme
de
science.
Sa principale
préoccupation consiste
surtout à délimiter
le
champ de
la
connaissance
scientifique
afin
de
permettre
à
l ' homme
de
situer
le
cadre
dans
lequel
i l
peut
et
doit
assumer
sa
liberté. Elle y parvient en montrant que la science connaît la
réalité telle qu'elle apparaît à l'homme et s'avère incapable
de comprendre la finalité,
la destination des êtres qu'elle
trouve.
La
constitution de
la science
suppose
la présence
d'une réalité extérieure qui se découvre à l'homme à travers
42 Cf. L.Ph., p.259.

206
ses
facultés
de
connaissance.
Mais
la
question
de
la
destination de l'homme ne concerne pas l'individu tel qu'il se
perçoit lui-même à travers les formes de la sensibilité que
sont l'espace et le temps. Elle ne relève pas du domaine de la
raison s'appliquant à un objet extérieur mais, de celui de la
volonté,
de
la
raison
rapportée
aux
buts
que
se
propose
\\
l'homme.
Puisque la science ne s'occupe que des résultats de
l'action humaine
tels
qu'ils
se
révèlent
dans
la
réalité
extérieure, elle ne contredit pas la pensée de la liberté qui
traite du but de l'homme. Le caractère critique du savoir de
la conscience n'a donc pas une signification négative car il
conduit à la formulation de ce que l'homme veut être par delà
ce qu'il
est pour la connaissance scientifique.
Le projet
fondamental
du
savoir
critique
revient,
en
définitive,
à
fournir à l'homme un principe exprimant un idéal en fonction
duquel il peut juger l'intention qui oriente ses actes.
b) l'autonomisation de la vie individuelle dans l'attitude
En montrant que l'idée de la liberté est le fondement
ultime
de
la
science,
le
savoir
critique
réhabilite
la
question
de
la
f inali té
de
l'existence
humaine
dans
sa
totalité. Elle révèle que,
loin d'être un être naturel parmi
d'autres
dans
la
nature,
l ' homme
peut
se
détacher
des
conditions auxquelles
le soumet
sa constitution biologique
ainsi
que
de
l'organisation
du
travail
qu'exige
la
satisfaction de
ses
besoins
pour
se poser
comme un
suj et

207
libre.
Par
delà
la
force
des
déterminations
extérieures
auxquelles i l se heurte,
il doit agir, orienter son existence
en
fonction
du
principe
selon
lequel
la
liberté
est
la
condition absolue qui domine toutes
les conditions données.
Pour assumer cette exigence,
il doit renoncer à la tentation
de saisir la liberté à la manière d'un objet,
autrement dit,
de la connaître. La liberté n'est pas un phénomène que l'homme
peut
appréhender
à
travers
les
formes
a
priori
de
sa
sensibilité et relier à
d'autres phénomènes au moyen d'une
loi.
Aussi,
il serait insensé d'entreprendre de vérifier la
validité du principe selon lequel la liberté est la source
originaire de toute manifestation de l'humanité en étudiant
les résultats de l'action humaine tels qu'ils apparaissent
dans le monde.' Tous les phénomènes aussi bien du sens interne
que
du
sens
externe
sont
soumis
aux
lois
que
dégage
la
démarche scientifique.
La liberté n'est ni un objet du sens
externe
ni
un
du
sens
interne.
Elle
est
une
idée
transcendantale qui est indispensable pour comprendre le fait
même de la connaissance. Aussi,
elle ne se connaît pas et le
savoir dans lequel elle se découvre se présente comme pensée à
côté de la science qui connaît les phénomènes.
La pensée de la liberté constitue en elle-même l'affirmation
de
la
liberté.
La
liberté existe du
seul
fait
qu'elle
se
pense. La formation du savoir critique érige ainsi la liberté
en vue de l'existence humaine et impose à l'homme d'agir sans

208
tenir compte des inclinations naturelles qui le traversent. A
la différence de la science de la Condition qui se forme en
s'opposant
au
sens
commun
à
qui
elle
reproche
de
rester
attaché
à
des
préoccupations
secondaires
telles
que
la
question du
sens de
l'existence,
le savoir critique ne
se
comprend pas comme une entreprise de spécialistes éclairés. Il
se présente comme la systémation du bon sens qui, par delà les
exigences
de
la
vie
sociale,
impute
à
chaque
homme
l'initiative de ses actes. L'idée de la liberté que retrouve
le savoir critique est supposée dans toute appréciation de
l'action humaine. Ce que cette observation enseigne, c'est que
l'homme veut
s'affirmer comme un sujet
libre par delà les
conditions naturelles qui
le déterminent.
L'homme pense la
liberté comme fondement de ses actes parce qu'il veut être
libre. La liberté se comprend ainsi comme l'objectif ultime de
l'existence humaine.
En se posant comme être libre face aux
tendances naturelles qui le constituent, l'homme s'interdit de
se traiter comme un simple moyen en vue d'un projet qui le
dépasse pour se présenter comme une fin en soi.
En tenant
chaque homme pour responsable des actes qu'il pose,
le sens
commun découvre qu'une action ne doit être jugée bonne que si,
à travers elle, l'individu concret se réconcilie avec l'idéal
de l'humanité,
s'assume comme un sujet libre. Le jugement que
l'homme porte sur les buts qu'il s'assigne dans son existence
se
veut
ainsi
indifférent
aux
conditions
sociales
dans
lesquelles l'individu se trouve. En invoquant les contraintes

209
sociales pour
justifier telle
ou
telle
de
ses
attitudes,
l'homme renoncerait à sa liberté et apparaîtrait comme un être
ayant une valeur relative aux circonstances dans lesquelles il
se manifeste
et non une valeur absolue
condition de
la
définition de toute valeur. L'idée de la liberté telle qu'elle
est
perçue par
le
sens
commun et
développé par
le
savoir
critique
confère
ainsi
une
valeur
absolue
à
l'existence
individuelle et l'autonomise par rapport à l'organisation de
la lutte contre la nature extérieure qu'est la société.
Les exigences du travail social fondées
sur la quête de la
satisfaction
des
besoins
et
les
lois
qu'elles
engendrent
n'épuisent
pas
la
réalité
humaine.
Au
contraire,
elles
caractérisent seulement l'humanité telle qu'elle est vue de
l'extérieur
en lui-même,
l'homme se veut libre. Il nous faut
introduire
une
distinction,
dans
la
compréhension
de
l'existence humaine entre ce qui est et ce qui doit être
j
entre l'homme tel qu'il est connu par la science et l'homme
tel
qU'il
veut
être au
fond
de
lui-même.
Pour
l'individu
concret,
cette distinction se découvre dans
l'effort qu'il
s'impose pour respecter la liberté en lui en agissant sans
égard
à
ses
penchants
naturels.
La
tendance
à
subir
l'influence de ceux-ci dans son existence se présente comme le
mal qu'il doit se garder d'accepter. Aussi la vie sociale avec
les désirs qu'elle suscite et les contraintes qu'elle impose
est un univers dont l'homme qui se veut libre, l'homme moral,

210
doit se désintéresser.
Ce qui préoccupe l'homme dans cette
attitude c'est l'accord avec l'idéal qu'il se reconnaît,
en
d'autres termes,
l'accord avec soi-même compris comme être
libre.
Puisque
l'empire de
la
liberté
sur
les
conditions
naturelles qui
forment
l'homme ne peut être
saisi dans un
savoir comme un objet,
l'existence de
l'individu moral
se
caractérise essentiellement par la volonté d'être libre. C'est
sur
lui-même que
l'homme moral,
l'homme
de
la
catégorie-
attitude
de
la
Conscience
doit
exercer
sa
liberté
"Essentiellement,
la
conscience
se
tourne donc
vers elle-
même : il faut agir par respect pour la loi morale, parce que
ce n'est que dans cette action que l'homme peut espérer être
soi-même." 43 Le rapport de l'individu à
lui-même définit le
seul cadre à l'intérieur duquel la lutte de la liberté contre
la nature doit
se dérouler.
L'existence individuelle toute
entière
se
déf init
par
cet
affrontement
car
la
certitude
d'avoir réussi à dominer la nature en lui reste inaccessible à
l'homme.
L'auto-affirmation de la liberté contre la condition est un
fait que l'individu ne peut jamais constater en lui.
Toute
décision se fonde sur un état antérieur à elle et l'existence
elle-même apparaît comme donnée à l'individu et non créée par
l u i ; alors que l'auto-position de la liberté contre la nature
qu'exige une vie entièrement conforme à la loi morale quant à
43 Cf. L.Ph., p.246.

211
elle,
se présente comme une invitation à se créer soi-même.
Comme la création en effet,
elle veut être un commencement
absolu i
elle est l'acte à partir duquel tout procède et qui
n'est donc précédé de rien.
La création poétique à
travers
laquelle
un
individu
produit
une
oeuvre
qui
sans
lui
n'existerait
pas,
peut
ainsi
servir
d'illustration
à
la
conversion que constitue l'affirmation de la liberté contre la
nature à laquelle aspire l'homme moral. Mais la genèse de la
création poétique elle aussi reste inaccessible au poète qui
ne peut jamais être sûr que son activité est indifférente aux
conditions qui lui sont données. L'issue de la lutte entre la
liberté et la condition en l'individu reste insaisissable:
"La création est un mystère,
parce qu'elle se fonde dans le
secret
inviolable du je et de la liberté. ,,44
Le secret du
rapport entre la liberté et le donné naturel en l'individu, en
fixant une limite à la connaissance de l'homme à travers les
sciences élève l'existence individuelle à une dignité absolue.
La catégorie-attitude de la conscience retrouve et parachève
ainsi
l'idée
de
l'égalité
des
hommes
dont
la
catégorie-
attitude de la Condition avait reconnu le principe. Les hommes
sont égaux en tant que sujets libres ayant chacun une valeur
absolue. Chaque homme est une fin en soi-même et pour soi-même
et personne n'a une vocation naturelle à dominer les autres.
Les différences entre les individus sont de moindre importance
non pas parce que l'humanité est en principe une et que chaque
44 Cf. L.Ph., p.252.

212
homme en tant que membre de la lutte contre la nature peut
être remplacé par un autre comme
le veut
l'attitude de la
Condition;
mais parce que
l'humanité dans
sa totalité se
retrouve
en
chaque
individu.
La
catégorie-attitude
de
la
Condition découvre
le principe de
l'égalité mais,
dans
la
mesure où elle tient la lutte contre la nature extérieure pour
inachevable,
elle ne parvient pas à surmonter les inégalités
entre les communautés: l'organisation du travail n'est jamais
suffisamment
parfaite
pour
que
les
hommes
soient
interchangeables dans leurs rôles.
Il existera toujours des
hommes qui,
de par leur fonction,
auront plus de valeur que
d'autres comme le montre la distance entre le savant de la
Condition et le commun des mortels. Cette remarque révèle que
ce n'est pas de l'organisation de la lutte contre la nature
extérieure
qu'est
la
société
qu'il
faut
attendre
l'accomplissement du principe de l'égalité des hommes.
Au contraire,
la quête de
la satisfaction des besoins que
systématise
la
société
engendre
des
différences,
des
inégalités entre les hommes que les communautés historiques
organisées
dans
des
Etats,
se
chargent
de
protéger.
Les
structures de l'existence communautaire que sont la société et
l'Etat se fondent toutes sur les inégalités et les différences
que la nature et l'histoire introduisent entre les hommes. Les
rôles que les individus occupent dans l'entreprise de maîtrise
de la nature tout comme les fonctions qu'ils remplissent dans

213
l'Etat
sont
liés
aux
circonstances
extérieures
qui
les
déterminent,
à
leur constitution physique ainsi qu'à leurs
origines sociales et historiques. La formation des structures
de l'existence communautaire consacrent donc
l'emprise des
condi tions
naturelles
sur
les
hommes
et
i l
serait
vain
d'attendre de leur transformation le triomphe de la liberté
sur la nature.
L'homme moral doit se détourner d'elles pour
soumettre son existence individuelle à l'exigence de liberté.
C'est en lui-même qu'il réalise le principe de l'égalité des
hommes en se décidant à l'action uniquement par respect pour
l'idée de liberté sans aucune considération pour ses désirs
naturels qui,
loin de réconcilier les hommes,
les opposent
entre eux.
L'égalité se constitue dans la liberté qui élève
chaque individu au rang d'une valeur absolue.
Puisque ce n'est que dans son rapport à soi que l'homme moral
peut affronter sa liberté,
sa vie doit se dérouler loin des
formes de l'existence communautaire i elle est essentiellement
privée.
L'homme
dans
l'attitude
de
la
Conscience
se
désintéresse de l'action publique, politique, convaincu qu'il
est que ce n'est jamais par elle qu'il réussira à vaincre le
mal en lui,
à maîtriser ses inclinations. Quel que soit le
degré d'imperfection des
lois de son Etat,
il préfèra les
respecter que d'entreprendre de
les
détruire à
travers un
projet rév<?lutionnaire : "Pour l'homme moral,
la question de
la légalité du pouvoir établi ne peut pas se poser, puisque la

214
légalité n'existe qu'à l'intérieur de l'Etat." 45
L'obéissance
que l'homme de la catégorie-attitude de la Conscience accorde
à son Etat lui permet de se retourner en toute tranquillité
vers
lui-même pour se consacrer à
l'affrontement
entre la
liberté et la nature en lui. Renonçant à opposer la société à
l'Etat
comme
le
veut
la
catégorie-attitude
précédente,
laissant ainsi chacun de ces niveaux de la réalité humaine à
sa place,
l'attitude de
la Conscience dévoile
l'existence
indi viduelle
comme
un
fait
incontournable
en
d'autres
termes, elle l'autonomise.
3 - LH CRTEGORIE-ATTITUDE DE LA DETERMINRTlON DE LH
LI BERTE DHNS L'1 NTERET : 1NTELLI GENCE
a) La tentative d'autonomisation du savoir dans la catégorie
La
catégorie-attitude
de
l'Intelligence
délivre
l'individu du déchirement dans lequel l'installe la tension
entre la liberté et la nature,
imposée par l'attitude de la
Conscience,
en constatant
que
cette
lutte elle-même n'est
qu'une façon parmi d'autres pour l'homme de se donner un sens
à son existence. Assumant la définition de l'humanité par la
liberté que formule la Conscience,
elle ajoute cependant que
la liberté ne
se révèle qU'à travers
les matières qU'elle
forme,
les mondes qu'elle bâtit pour s'exprimer. Ce n'est pas
45 Cf. L.Ph., p.245 ..

215
en repoussant la nature,
en tentant de s'en défaire, qu'elle
la domine, mais en la soumettant à travers une préoccupation
qui constitue son intérêt. Nature et liberté sont deux aspects
aussi
essentiels
l'un que
l'autre de
la réalité humaine;
elles s'entrelacent pour former le monde dans lequel l'homme
moral se tient.
L'homme de la Conscience veut
s'arracher à
l'emprise de la nature; mais si son entreprise réussissait,
i l
se
perdrait
lui -même.
Il
lui
est
essentiel
que
les
penchants naturels demeurent en lui afin qu'en s'opposant à
eux,
il puisse se saisir comme liberté. Le conflit qu'il vit
délimite ainsi le cadre à l'intérieur duquel se déroule son
existence,
la préoccupation grâce à laquelle il découvre ce
qui le distingue des autres ; en d'autres termes,
il constitue
son intérêt.
Mais,
puisque la
lutte entre
la nature et
la
liberté en lui se présente comme l'intérêt de l'homme moral,
il lui faut admettre que la vie morale n'est pas à considérer
comme la forme ultime d'expression de l'humanité
la liberté
humaine peut
se manifester à
travers
d'autres
figures
que
l'opposition de la loi morale aux inclinations naturelles dans
l'individu. C'est en comprenant ainsi les catégories-attitudes
qui
la
précèdent
comme
des
formes,
d'égale
valeur,
de
manif estation
de
l'intérêt
que
l ' homme
prend à
sa propre
existence que l'Intelligence se détache d'elles.
En elle le savoir renonce complètement à fournir à l'individu
un étalon pour le guider dans sa vie et se pose en spectateur

216
face à
la réalité humaine.
Alors que la catégorie-attitude
précédente oppose connaissance de la détermination dans
la
science et auto-affirmation de la liberté dans la pensée et
estime que seule la seconde forme du savoir est habilitée à se
prononcer sur les principes qui orientent l'existence humaine,
l'Intelligence quant à elle observe que toute forme de savoir
est l'oeuvre de la liberté humaine et convoye une vision de
l'humanité.
La réalité que
la science tient
pour un objet
extérieur qU'elle doit
s'efforcer de
saisir à travers
les
étapes de la démarche scientifique n'est pas indépendante du
regard que le savant de la Condition porte sur elle.
C'est
parce qu'il
considère
la maîtrise
de
la
nature
comme une
valeur que l'homme moderne
la considère comme une
réalité
extérieure à laquelle il s'oppose. Pour le monde antique par
exemple,
la
nature
n'est
pas
l'adversaire
de
l'homme,
au
contraire,
elle apparaît comme un tout dans lequel il occupe
une place qui lui est naturellement destinée. Dans une telle
compréhension de la réalité,
la science ne se donne pas pour
but d'aider l'homme à combattre une nature qui lui est hostile
mais
de
réconcilier avec
elle en appréhendant
la vocation
qu'elle lui assigne.
La mutation de
la science à
l'époque
moderne
se
révèle,
aux
yeux
de
l'homme
intelligent,
étroitement liée au renversement du rapport que la modernité
entretient avec la nature : loin de la traiter comme une amie
auprès de qui il peut découvrir le sens même de son existence,
l'homme moderne lutte contre elle comme une ennemie à qui il

217
doit imposer sa suprématie. Le regard de l'homme intelligent
ainsi que la démarche qu'il engendre agacent ainsi le savant
de
la
Condition
au
lieu
de
s'attacher
à
l'étude
des
phénomènes naturels et des faits humains,
il se tourne vers le
sens que les hommes leur accordent à travers leurs discours.
Le savoir qu'il constitue se présente comme une science de la
science
pour lui
Il il
Si agit
de comprendre ce que 11 homme
appelle
sa
compréhension de
lui -même
et
de
son monde,
sa
WeI tanschauung ll46 Par delà
l'observation des faits,
l ' homme
intelligent recherche des documents, .des textes dans lesquels
il peut retrouver la vision que les hommes ont d'eux-mêmes et
du monde à telle ou telle période de l'histoire.
Sa démarche
reste cepéndant scientifique au sens même que la modernité
donne
à
ce
mot.
Pour
lui
i l
ne
s'agit
pas
de
juger
les
interprétations
du
monde
qu'il
découvre
mais,
de
les
comprendre dans leur cohérence. Quand bien même les discours à
travers
lesquels
les
hommes
s'expriment
sembleraient
incohérents, l'homme intelligent se charge de les épurer pour
montrer en quoi ils traduisent l'unité de la réalité humaine
qu'ils recouvrent. En procédant de la sorte,
il révèle que les
différents mondes dans lesquels les hommes se tiennent sont
autonomes et que le sens que l'un procure à l'existence n'est
pas supérieur à celui de l'autre. Son activité, bien qu'elle
se
distingue
de
celle
de
la
science
de
la
Condition,
embarrasse
ainsi
l'homme
de
la
Conscience
pour
qui
46 Cf. L.Ph., p.267.

218
l'affirmation de la liberté par le respect de la loi morale
constitue le sens absolu de l'existence humaine. L'opposition
de la science et de la pensée permettait au savoir critique de
la
Conscience
de
se
réserver
le
droit
de
légiférer
sur
l'existence.
Le
savoir
de
l'Intelligence
abolit
cette
distinction sans réduire l'un de ses termes à l'autre au prix
d'une relativisation du principe suprême d'appréciation de
toute action humaine que l'homme de la Conscience était sûr de
détenir.
L'entreprise de l'Intelligence se comprend pourtant
comme une conséquence de la définition de l'humanité par la
liberté que produit le savoir critique de la Conscience. Elle
pousse cette définition jusqu'à ses limites en indiquant que
toute forme de la réalité n'est qu'une manifestation de la
libre activité humaine.
Une liberté qui
se heurterait à un
fait
qui
lui
résiste
resterait
incomplète.
La
liberté
se
révèle
en
formant
la
réalité
à
travers
des
oeuvres,
des
mondes. Mais,
si elle S'épuisait dans une de ses oeuvres, elle
se renierait elle-même.
La relativisation des intérêts humains qui se déterminent à
travers
les
catégories-attitudes
apparaît
ainsi
comme
le
résultat de l'humanisation complète de la réalité qu'entraîne
la compréhension de l'homme comme liberté:
"Pour l'attitude
présente,
la liberté remplit la vie i
elle la forme dans sa
conscience
concrète
comme
elle
forme
le
monde
de
cette

219
conscience.
Elle est
réelle comme
intérêt. ,,47 Le savoir de
l'Intelligence détruit la distinction de la science et de la
pensée parce que l'objet qui le nourrit,
l'intérêt, réconcilie
la détermination et
la
liberté
i l
se
comprend comme la
détermination de la liberté dans un monde.
Le monde est une
oeuvre de la liberté humaine dans laquelle l'individu trouve
un sens à son existence en s'intégrant à une communauté qui le
soutient.
Tout en respectant les attitudes humaines qu'elle
découvre
dans
ses
recherches,
l'Intelligence
anéantit
cependant
leur
prétention
à
constituer
chacune
la
forme
suprême d'expression de l'humanité. Elle parvient de la sorte
à
briser
le
lien
qui
unit
le
savoir
à
la
vie
dans ·les
catégories -attitudes
antérieures.
Dans
chacune
d'elle
en
effet,
le discours
sur
la
réalité
avait
pour
résultat
de
permettre à l'homme d'adopter une attitude face à cette même
réalité et l'homme de science repoussait la différence qui le
sépare du commun des mortels. Le savant de la Condition comme
le penseur de la Conscience tenten~ chacun de son côté,
de
convaincre l'homme ordinaire qu'il est son fidèle serviteur.
L'Intelligence quant à elle rejette cette fausse modestie;
elle n'a rien à proposer à
ses semblables car pour elle le
savoir n'est pas un outil.
puisque tous les discours humains sur la réalité sont d'égale
valeur, le savoir de l'homme intelligent peut se développer en
47 Cf. L.Ph., p.264.

220
toute bonne
conscience,
loin du
risque
d'échouer dans
la
tentative de secourir les hommes. Les hommes n'ont pas besoin
de secours car chacun est à sa place chez lui.
b) Le paradoxe du conformisme de l'attitude
Le
savoir,
dans
la
catégorie-attitude
de
l'Intelligence, se veut pur, affranchi de toute relation avec
les préoccupations de l'existence quotidienne. Puisque l'homme
intelligent
comprend
la
relativité des
différentes
formes
d'expression
de
l'humanité,
il
s'abstient
lui-même
d'en
consti tuer
une,
de
construire
un
monde.
L' at t i tude
dans
laquelle il se tient refuse de s'assumer comme telle,
de se
considérer comme décisive.
Pour elle-même,
l'Intelligence prétend être un pur savoïr qui
se
structure par une
vision du monde parmi
d'autres,
une
catégorie
sans
attitude,
pour
employer
le
langage
de
la
Logique de la philosophie.
Le démarche du philosophe de la
Logique
à
l'égard
de
l ' homme
intelligent
qui
consiste
à
montrer
en
quoi
son
savoir
engendre
un
comportement
particulier dans ses rapports avec ses semblables,
le surprend
au plus haut point et lui apparaît comme une violence exercée
contre lui.
Cette résistance de l'homme intelligent contre
l'entreprise
du
logicien de
la philosophie nous
oblige à
souligner la différence qui sépare le savoir de l'Intelligence

221
et
la philosophie.
Il
est
important
d'insister
sur
cette
distinction
car,
comme
l'Intelligence
se
définit
par
l'aptitude à saisir la diversité des attitudes humaines,
il
est tentant d'identifier l'homme intelligent et le philosophe.
La philosophie suppose l'Intelligence mais elle ne se réduit
pas à
elle.
Elle la
comprend comme une
catégorie-attitude
parmi d'autres, dans la hiérarchie des formes d'expression de
l'humanité.
Ainsi
comprise,
l'Intelligence
n'est
pas
affranchie
des
valeurs fondamentales,
des principes qui orientent l'existence
humaine.
Au
contraire,
elle
se
présente
comme
l'approfondissement
du
principe
de
l'égalité
des
hommes
qu'elle applique au rapport entre les différentes communautés
historiques. Première manifestation radicale de la modernité,
la catégorie-attitude de la Condition avait dégagé l'idée de
l'égalité
des
honunes
en
tant
que
serviteurs
du proj et
de
maîtrise de la nature extérieure. Mais elle s'était heurtée à
l'inégalité entre les degrés de développement des communautés
historiques qui brise l'unification du genre humain dans une
société mondiale.
La conscience s'est proposée de surmonter cette difficulté en
érigeant l'exigence d'égalité en une règle que chaque individu
doit
respecter
dans
sa
conduite
quotidienne.
Mais
comme
l'existence
individuelle
s'enracine
toujours
dans
une

222
communauté
dont
les
passions
l'enserrent,
le
respect
du
principe de l'égalité des hommes en tant que sujets libres est
condamné à rester un idéal:
l'homme moral n'est jamais sûr
d'avoir vaincu les penchants naturels qui,
en lui, l'attachent
à la vie sociale.
Puisque
l'aspect
communautaire
de
l'existence
est
incontournable,
l'homme intelligent
résout
la difficulté à
laquelle l'individu moral se retrouve confronté en détruisant
la prétention à la supériorité qui anime chaque communauté
historique.
Il
enseigne
que
chaque
individu
peut
être
satisfait de son environnement culturel car les formes de la
culture humaine sont d'égale valeur. Le mode de vie de l'homme
moderne
n'est
en
rien
meilleur
que
celui
du
Grec
de
l'antiquité. Chaque société humaine procure à l'individu une
échelle de valeurs grâce à laquelle il peut se diriger dans la
vie.
Toutes
les
échelles
remplissent
la
même
fonction.
L'égalité des hommes n'est donc pas seulement un idéal moral
propre à une culture particulière ; elle se réalise à travers
l'autonomie des systèmes de valeurs propres aux communautés
historiques qui sont capables,
chacun de son côté,
de guider
1 ' individu
à
travers
le
labyrinthe
de
la
vie.
L' homme
intelligent qui,
quant à
lui,
comprend cette relativité des
cultures se garde de s'identifier à
l'une d'elles.
Il
est
débarrassé
de
la
naïveté
qui
consiste
à
croire
que
sa
communauté historique est
supérieure aux autres.
Bien que

223
vivant dans un contexte historique donné,
il s'arrache à son
emprise par son savoir
ilL 1 homme dans
cette attitude est
double: vivant dans un monde,
il participe à l'intérêt de ce
monde ; intelligence libre,
il sait que cet intérêt ne le lie
pas,
mais qu'il aura toujours un monde ou un intérêt,
quel
qu'ils soient. 1148
Le dédoublement de l' homme intelligent en
individu particulier participant à une atmosphère culturelle
déterminée et en savant comprenant la relativité de sa valeur
se . traduit
paradoxalement
par
l'acceptation
complète
des
moeurs de sa communauté historique. L'individu intelligent est
apte à s'adapter à tous les contextes culturels. Mais cette
aptitude est plus le signe d'un scepticisme moral que celui de
la profondeur d'une conviction. L'Intelligence tolère toutes
les formes d'expression de l'humanité précisément parce qu'il
n'a aucune valeur à leur opposer. Il s'éloigne de tout projet
révolutionnaire,
de toute tentative de transformation de la
société parce qu'il tient toutes les formes de société pour
équivalentes.
La capacité de s'émerveiller pour des us et coutumes dont la
simple évocation suffit à remplir d'autres de révolte permet à
l ' homme
intelligent
de
se
satisfaire
de
l'état
de
sa
communauté
d'origine
et
de
renoncer à
entreprendre
de
la
changer. Raillant les naïfs, les révolutionnaires qui croient
en la supériorité des idéaux qu'ils défendent et sont prêts à
48 Cf. L.Ph., p.275

224
s'exposer à
la mort
pour
eux,
les
hommes
intelligents ne
songent qU'à une chose : vivre en paix. La relativisation des
formes de la culture et la dévalorisation des grands idéaux
qui
en
découle
attachent
paradoxalement
les
hommes
intelligents à leur époque:
"conformistes, puisqu'ils n'ont
rien à
opposer au monde dans
lequel
ils
se trouvent,
les
hommes intelligents S'apprécieront donc à l'aide des opinions
contemporaines".49
Ce
conformisme
de
l'attitude
de
l'Intelligence est paradoxal car il résulte de la science et
non
de
l'ignorance
c'est
précisément
parce
qu'il
peut
comprendre
toutes
les
communautés
historiques
dans
leur
spécificité que l'homme
intelligent
renonce à
remettre
la
sienne en cause. Le refus de la tentation de la justification
conduit le savoir de l'Intelligence à engendrer une attitude
dans laquelle toutes les formes
d'expression de l'humanité
trouvent leur justification.
49 Cf. L.Ph., p.275.

225
4
Ln
cnTEIiDRIE-nTTITUDE
DE
Ln
LUTTE
[lE
Ln
SINCERITE
CONTRE
L'HYPOCRISIE
: PERSONNnLlTE
a) La démystification du savoir dans la catégorie
La catégorie-attitude de la Personnalité repousse la
tranquillité à laquelle aspire l'homme intelligent en montrant
que la scission entre le savoir et l'existence qU'exige son
attitude est intenable. L'homme intelligent veut se dédoubler
en savant qui enseigne la relativité des cultures et en membre
d'une communauté dont il prétend respecter les valeurs. Mais,
comme
chaque
forme
d'existence
de
l'humanité
se
veut
supérieure aux autres,
l'homme qui se tient dans l'attitude de
l'Intelligence
apparaît
hypocri te
aux
yeux
de
ceux
qui
l'entourent: il se comporte comme s'il accepte la supériorité
des idéaux de son groupe sur les autres alors qu'il n'en est
rien.
Pour
échapper
à
cette
hypocrisie
qui
rendrait
son
activité
suspecte,
1 'homme
intelligent
doit
prouver
sa
sincérité en précisant que son monde n'est qu'un cadre dans
lequel
i l
se
découvre
sans
pour
autant
s' y
épuiser.
Il
reconnaît ainsi que l'analyse des documents,
la reconstitution
des
intérêts
qui
structurent
telle
ou
telle
époque,
est
insuffisante pour comprendre l'humanité. L'homme ne peut vivre
sans créer un monde dans lequel il se détermine mais i l ne se
réduit pas à
sa créature et i l est inexact de soutenir que
l'étude de l'oeuvre révèle l'auteur. La catégorie-attitude de
la
Personnalité
se
manifeste
ainsi
en
assumant
la

226
relativisation des intérêts humains qu'entraîne l'attitude de
l'Intelligence sans pour autant renoncer à se donner un cadre
d'expression,
à
se
constituer un monde.
Elle
remarque que
l ' homme
intelligent
est
acculé à
l' hypocrisie parce qU'il
traite les formes d'existence de l'humanité comme des oeuvres
définitives,
détachées de leurs sources,
ayant une valeur en
elles mêmes. L'intérêt qui définit chaque monde est pour lui
un
fait
absolu
qui
domine
ses
habitants.
Contre
cette
identif ication
de
l ' homme
et
de
son
oeuvre
qui
élève
la
créature au-dessus de son auteur,
la Personnalité affirme que
l'homme,
en tant que créateur,
est une valeur absolue qui ne
s'abolit
dans
aucune
de
ses
manifestations.
Considéré
indépendamment de l'acte par lequel il se constitue,
coupé de
son origine,
le monde n'a aucune valeur et il est absurde de
lui en accorder. Il reçoit son intérêt du fond dont il surgit,
de la Personnalité qui
le juge en fonction de ses
idéaux.
Aussi,
il est insensé de vouloir apprécier le sens d'une forme
de la réalité humaine du dehors,
en spectateur.
Une telle
démarche suppose en effet l'existence d'un critère universel,
d'un principe ultime accepté par tous, à partir duquel chaque
manifestation
particulière
de
l'humanité
doit
être
appréhendée. Il suffit cependant d'évoquer l'idée d'une valeur
universelle pour mesurer jusqu'à quel point elle est superflue
et contradictoire.
Un principe universel d'appréciation des
faits humains serait une règle qui serait respectée par chacun
sans que personne ne puisse
se
reconnaître entièrement
en

227
elle.
Il
est
évident
qu'une
telle valeur
serait
la moins
intéressante, la plus superficielle qui puisse exister car nul
ne s'efforcerait de l'accepter. La valeur ne se constitue que
dans la confrontation des principes,
des enjeux qui orientent
l'existence.
Elle
est
le
signe
d'un
désaccord,
d'une
différence radicale qui sépare les individus.
Non seulement
elle varie d'un
individu à
un autre mais
surtout
elle se
transforme au cours de la vie d'une même personne au point de
perdre son sens. Loin d'être une règle établie une fois pour
toutes,
un principe immuable,
une valeur ne se définit qu'en
liaison avec les circonstances qui caractérisent l'existence
concrète en se heurtant à d'autres valeurs.
C'est le conflit
et non la paix qui permet ainsi de comprendre le sens d'une
forme de la réalité humaine, de juger de la valeur d'un monde.
En lui-même,
isolé du contexte dans lequel il émerge et des
principes
d'évaluation qui
s' y
entrechoquent,
le monde ne
mérite aucune considération.
L' atti tude
de
l'Intelligence
n'est
donc
pas
seulement
hypocrite ; elle est surtout lâche. En se refusant à conférer
une dignité particulière au cadre dans
lequel elle évolue,
elle tente d'esquiver le conflit qui l'opposerait aux autres
attitudes.
Sa prétention à élever un tribunal devant lequel
toutes
les cultures comparaîtraient pour se réconcilier en
abandonnant
la
croyance en la
supériorité de
leurs
idéaux
n'est que le masque de sa lâcheté. Elle s'attache à dégager ce

228
qui
réunit
tous
les
hommes
et
ne
préoccupe
personne
en
particulier pour éviter d'affronter le jugement des autres. La
critique que
la
Personnalité
impose à
l ' homme
intelligent
traverse son attitude pour toucher l'idéal même du savoir qui
se
profile
derrière
toutes
les
catégories-attitudes
antérieures. Le savoir, quelle que soit sa forme est animé par
le projet de conquête d'une réalité stable,
immuable autour de
laquelle les esprits compétents peuvent s'entendre. La science
de la Condition qui organise les phénomènes à travers des lois
tout comme la pensée de la Conscience qui traite des idéaux de
l'homme et l'interprétation de l'Intelligence qui dévoile les
intérêts
qu'ils
recouvrent
ont
ceci
en
commun
qu'elles
considèrent les formes de la réalité humaine comme des faits
figés, morts, des faits dont on peut fixer le sens définitif.
Par delà la diversité de ses manifestations,
le savoir a donc
pour objectif inavoué d'engendrer la paix entre les hommes,
d'étouffer les différends qui les opposent.
Il nie le génie
créateur de l'humanité en lui imposant des modes d'expression
qu'il veut cohérents, permanents, en un mot, figés.
L'idéal
du
savoir
se
présente
ainsi
comme
un
frein
à
l'épanouissement même de l'humanité.
Il traduit la peur qu'a
1 'homme
de
se
remettre
en
question,
son
angoisse
face
à
l'avenir.
La
science
n'est
rien
d'autre que
le baume
qui
protège
l ' individu
contre
l'inquiétude
qui
caractérise
l'existence. Elle se propose de rassurer l'homme, de le guider

229
à travers l'aventure qu'est la vie. Elle aboutit à soutenir
l'aspiration à
la tranquillité contre le déploiement de la
puissance
créatrice
comme
le
montre
l'attitude
de
l'Intelligence. Loin de servir la vie,
la science qu'elle soit
comprise
comme
connaissance
de
la détermination ou
savoir
critique de la liberté,
s'acharne contre elle,
la détruit. La
catégorie-attitude de la Personnalité qui méprise l'hypocrisie
et abhorre la lâcheté repousse la science: Il ( ••• )
la science
n'existe pas pour la personnalité,
dans quelque sens qU'on
prenne ce mot : elle-même est pour elle-même la vérité dans sa
création de soi
;
reconnaître une vérité qui soit au-dessus
d'elle,
de laquelle elle dépende,
à laquelle elle doive se
conformer,
ce
serait
trahir
son
authenticité,
ce
serait
introduire une médiation entre l'homme et sa vie,
la réflexion
de soi-même dans un autre,ce serait admettre un monde qui
serait plus que la matière saisie et organisée directement par
le sentiment dans
l'image. ,,50 Puisqu'elle rej ette le savoir
sous tous ses aspects,
la Personnalité ne se préoccupe pas de
convaincre
les
autres
elle
n'a
pas
de
vérité
à
leur
enseigner.
Pour elle,
i l n'existe pas une réalité extérieure
aux idéaux des individus dont on pourrait saisir le sens en
définissant une méthode,
une démarche au terme de laquelle
l'unanimité s'établirait entre les hommes.
Son discours ne
prétend pas désigner un fait définitif et sa forme lui importe
peu. La Personnalité se soumet le langage au lieu de se plier
50 Cf. L.Ph., p.3!!.

230
aux règles du langage. Son discours n'a pas un sens figé car
il exprime le sentiment de la personnalité à tel ou tel moment
de son existence.
Le langage dans sa' totalité n'est qu'une image qui reflète les
humeurs
de
l ' homme
qui
se
tient
dans
l'attitude
de
la
Personnalité.
S'il était autre chose,
s ' i l avait l'autonomie
d'un
discours
cohérent
i l
conduirait
la
Personnalité
au
mensonge,
i l
l'enfermerait
dans
un
sens
définitif
qui
abolirait sa puissance créatrice.
Le langage,
transformé en
une matière à laquelle le sujet absolu qu'est la personnalité
imprime
son
empreinte,
perd
son
rôle
d'outil
de
la
communication pour devenir pure poésie
:
le signes qui
le
composent
ne peuvent
être
compris
qu'en
réf érence à
leur
utilisateur.
Mais à la différence du poète ordinaire qui se
dédouble en membre d'une communauté dont il respecte la langue
et en créateur qui change les mots en images,
la personnalité
ébranle les fondements mêmes de l'existence communautaire. La
création
poétique
n'est
pas
pour
elle
une
activité
complémentaire, un loisir, mais un mode d'être. Elle exige des
autres hommes un effort permanent pour l'entendre et détruit
de
la
sorte
la
possibilité même
de
la
communication
qui
suppose que les mots aient le même sens pour tous. L'attitude
de la personnalité anéantit toute forme de discussion entre
les hommes car elle rejette la séparation du signe et de la
signification qui conditionne le succès de tout dialogue.

231
Il est donc vain d'entreprendre de la convaincre et la seule
façon de se rapporter à elle est la lutte.
L'attitude de la
Personnalité
culmine
dans
l'institution
d'un
conflit
permanent,
d'une lutte universelle entre les hommes. Dans ce
conflit
sans
issue,
toute tentative de
réconciliation des
belligérants est vouée à l'échec. Chacun est à la fois juge et
parti
et,
puisque nul ne peut
convaincre
l'autre dans
une
telle situation,
il importe par dessus tout de rester sincère
dans l'affirmation de sa position. On ne peut que parler pour
soi ; parler pour autrui est toujours une démarche hypocrite.
La science,
qui
se préoccupe
de
formuler
ce que
tous
les
hommes sans exception doivent penser, est donc l'entreprise la
plus rebutante qui soit.
b) La constitution de l'attitude dans l'opposition à la
communauté
En
piétinant
les
règles
du
langage,
en
ignorant
l'exigence de cohérence qui peut
seule
rendre un discours
compréhensible,
l'attitude
de
la
Personnalité
écrase
les
structures
de
l'existence
communautaire.
Elle agresse
les
manifestations de
la vie en communauté qu'elle tient pour
l'institutionnalisation de l'hypocrisie et de la lâcheté. Tout
ce qui réunit les hommes en un seul corps lui apparaît comme
un masque, une écorce qui cache les profondes divergences qui
séparent
les
individus.
La vie
sociale
est
superf icielle,

232
inauthentique car elle organise ce à quoi
les vrais hommes
sont le moins attachés, à savoir,
leurs intérêts.
Les cadres de l'existence communautaire se chargent au fond de
rayer
les
différences
entre
les
individus,
d'éliminer
ce
qu'ils
ont
d'incompatible
entre
eux
af in
de
transformer
l'humanité en un troupeau docile. Contre cette systématisation
de l'inauthenticité,
ce règne de la bêtise,
la Personnalité
réhabilite
l'individualité
en
saluant
l'originalité
en
valorisant l'affirmation de la différence.
Elle est ainsi
en conflit constant avec
les membres de la
communauté dans
laquelle
elle vit.
Entre
eux
et
elle,
i l
n'existe aucun terrain commun, aucune médiation. Les critiques
qu'elle leur adresse leur sont donc incompréhensibles et la
Personnalité se constitue dans
la solitude.
Cette solitude
suppose· cependant l'existence de la communauté que l'homme qui
adopte l'attitude de la Personnalité combat. La Personnalité a
conscience de la présence de la communauté qu'elle rejette
mais la communauté, qui ne se préoccupe que de ce qui unit les
hommes, ignore complètement l'existence de celui qui s'acharne
à préserver son individualité, qui veut imposer son style et
proclamer
son
originalité.
La
méconnaissance
de
la
Personnalité par la communauté est d'ailleurs
la condition
sine qua non de son épanouissement.
Si elle arrivait à
se
créer une place au sein des institutions de la communauté, à

233
être
reconnue
par
son
entourage,
son
activité
créatrice
deviendrait une fonction dans le cadre de l'organisation de la
vie sociale et elle s'anéantirait ainsi dans l'inauthenticité
qU'elle
abhorre.
Le
lien
entre
la
personnalité
et
la
communauté doit rester seulement visible à la première. C'est
en elle-même qu'elle découvre les traces de l'inauthenticité
qu'elle attaque. La confrontation entre elle et les autres est
une lutte contre soi-même. L'existence communautaire n'est pas
un spectre qui menace la personnalité de l'extérieur, mais une
tentation qu'elle retrouve en elle-même. A chaque instant la
personnalité doit se remettre en question pour ne pas se figer
dans un acte,
pour éviter de donner l'occasion aux autres en
lui de l'identifier à une oeuvre, à un idéal. Elle doit rester
vigilante
et
soumettre
les
valeurs
qu'elle
formule
à
un
renversement
permanent.
Par
son attitude,
elle
imprime au
devenir
la
marque
de
l'être
et
anéantit
l'instinct
de
conservation
qui
immobilise
les
autres.
La
vie
de
la
Personnalité se présente comme une tension entre le passé et
l'avenir, entre l'inclination à se satisfaire d'un état donné
et
le devoir d'assumer
sa vocation créatrice.
L'existence
communautaire que la personnalité affronte en elle-même se
comprend comme la consécration du passé,
le triomphe de la
mort sur la vie. Elle est l'illustration du manque de courage
qui ronge l'énergie créatrice des hommes et les pousse à fixer
un terme à leur volonté. La formation de la communauté est la

234
sanctification d'une tendance à maîtriser le temps, à réduire
l'inconnu au connu, l'avenir au passé.
L'émergence de la Personnalité apparaît par conséquent comme
une tentative pour rompre avec le passé et sauver l'avenir.
Avant de pouvoir se hisser à l'attitude de la Personnalité,
l'homme doit avoir connu l'existence communautaire,
il doit
avoir pris conscience de ce qui l'unit au reste de l'humanité.
La personnalité est un homme qui refuse l'humanité en l u i ; un
surhomme pour qui
la communauté des
hommes
se
révèle être
l'organisation de la destruction de la vie,
l'abolition de
l'avenir par
la
consolidation
du
passé.
L'attitude
de
la
Personnalité se forme dans la révolte de l'homme contre son
passé,
dans une crise à travers laquelle i l découvre que ce
qu'il a été est une négation de ce qu'il doit être. Ouverte à
l'avenir, elle exalte l'imprévisibilité,
salue la nouveauté et
poursuit l'inconnu.
Par contre,
elle méprise tout ce qui est
acquis,
établi
et
définitif.
La
reconnaissance,
la
consécration et la sécularisation d'une oeuvre,
d'un idéal,
sont des formes d'enterrement: elles évoquent la mort dont la
perspective remplit la Personnalité d'effroi. Mécontente de ce
qui a
été et
tendue vers
ce qui
n'est
pas,
l'attitude
se
dévoile dans une crise qui détache l'individu de tout ce qui
s'offre à l u i :
"La personnalité est toujours dans la crise;
toujours,
C'est-à-dire
à
chaque
instant,
elle
se
crée
en
créant son image qui est son être à venir. Toujours elle est

235
en
conflit
avec
les
autres,
avec
le
passé,
avec
l'inauthentique,."51
La
crise et
le conflit
sont
des
traits
caractéristiques
de
la vie
elle-même qui
est
synonyme
de
mouvement, de changement et de transformation. La lutte entre
la Personnalité et la communauté qu'elle porte en elle est au
fond un affrontement
entre la vie et
la mort.
L'homme qui
épouse l'attitude de la Personnalité veut se sentir vivre; et
il ne peut le faire qu'en bousculant les restriction~ que la
vie sociale assignent aux individus. Sa protestation contre la
société ne débouche cependant pas sur un projet politique :
puisqu'il méprise toute forme d'organisation,
il s'interdit de
regrouper des hommes autour d'un idéal. Malgré la violence de
son langage et l'agressivité de son comportement,
i l ne doit
pas être confondu avec un révolutionnaire.
Au contraire,
i l
raille
la
bêtise
de
ces
nouveaux
croyants
que
sont
les
révolutionnaires
qui,
même
quand
ils
se
veulent
athées,
n'hésitent
pas à
se sacrifier pour
leur
idéal
et prouvent
ainsi qu'ils défendent le parti de la mort contre celui de la
vie. Pour lui, aucun idéal n'a une valeur absolue et ne mérite
d'être placé au-dessus de la vie.
Il ne cherche donc pas à
transformer la société au nom d'une conviction.
La préoccupation essentielle de
la
Personnalité,
c'est
de
rester elle-même en Si opposant aux autres
:
"Elle peut être
conservatrice dans un monde où l'on est révolutionnaire, dure
51 Cf. L.Ph., p.303.

236
dans un monde
sentimental,
idéaliste dans
une
société des
intérêts avoués
- comme elle peut être,
du point de vue des
autres,
conformiste. 1152
En
refusant
de
la
sorte
de
s' identif ier
à
un
idéal
particulier,
l ' atti tude
de
la
Personnalité reprend en elle toutes les valeurs,
toutes les
cultures,
pour mieux les repousser
;
elle se dresse contre
1 'humanité
dans
sa
totalité
dont
elle
suppose
l'unité
et
demeure, en ce sens, profondément moderne.
Même si elle n'accepte pas le principe moderne de l'égalité
des
hommes,
elle
la
comprend
et
se
distingue
ainsi
des
attitudes antiques dont elle rejette les valeurs. Sa révolte
contre la modernité n'est pas une tentative de retour au monde
antique : elle célèbre le devenir alors que la pensée antique
se consacre à l'être, à la quête de l'immuable.
5 - LR CRTEGORIE-RTTITUDE DE LR RECONCILIRTION DE
L'HOMME RUEC LUI-MEME : L'RBSOLU
a)
la reconstitution du savoir dans la catégorie
La catégorie-attitude de l'Absolu surmonte la crise
dans laquelle la Personnalité enferme l'existence humaine en
saisissant l'origine du conflit que vit
i'homme dans cette
attitude. L'attitude de la Personnalité est impossible à vivre
52 Cf. L.Ph., p.3ü4.

237
parce qu'elle exige de l'individu qu'il se tienne pour unique
et qu'il soit en même temps en rapport avec d'autre~ Certes,
pour réduire cette difficulté,
l'homme de la Personnalité peut
considérer qu'il est unique en principe mais que la relation
lui
est
dictée
par
la
présence
même
des
autres.
C'est
l'inauthenticité et
la
lâcheté du mode d'existence de
ses
semblables qui l'oblige à entrer en contradiction avec eux. Il
est en effet évident que si chaque individu pouvait vivre en
autarcie, aucune forme de relation ne serait nécessaire entre
les hommes. En introduisant cependant une telle nuance dans sa
vision
de
l'existence,
l ' honune
qui
se
reconnaît
dans
la
Personnalité suggère que la confrontation entre lui et les
autres est d'une importance négligeable et qu'elle doit être
regardée comme secondaire. Mais,
si tel est le cas,
i l doit
avouer
qu'il
a
tort
de
l ' absolutiser,
de
s' identif ier au
conflit qui l'oppose au reste de l'humanité au point de le
présenter comme une situation instituée par sa seule volonté.
La critique que la nouvelle catégorie-attitude formule ainsi à
l'endroit de la Personnalité montre que celle-ci se trompe sur
la nature de la crise qu'elle affronte. Elle considère celle-
ci
comme un
jeu qu'elle a
librement
créé et
qu'elle peut
repousser à n'importe quel moment. Si tel était cependant le
cas, la gravité de ses propos apparaîtrait comme une ironie et
i l
serait
absurde
de
la
prendre
au
sérieux
et
même
de

238
l'écouter,
car
elle
n'aurait
rien
de
déterminant
à nous
apprendre sur la condition humaine.
La Personnalité est
sans doute courageuse mais
elle reste
naïve.
Elle est courageuse quand elle assume la lutte entre
elle et les autres mais elle se montre naïve quand elle se
prend
pour
l'unique
responsable
de
leur
différend.
Car,
contrairement à ce qu'elle pourrait croire,
il ne dépend pas
d'elle de mettre un terme à son conflit avec les hommes. La
crise
que
subit
l ' homme
de
la
Personnalité
n'est
que
l'illustration
de
la
confrontation
entre
les
différentes
formes
d'expression
de
l'humanité
qui
veulent
chacune
S'imposer aux autres. Seule, laissée à elle-même comme elle le
souhaite, la Personnalité n'aurait aucun conflit à ressentir.
En effet,
comme elle
refuse
de
s' identif ier à
une valeur
donnée,
elle est incapable de distinguer la valeur qu'elle
porte aujourd'hui de celle que les autres ont défendue hier et
tenté de lui imposer. La mutation des valeurs qu'elle poursuit
est
ainsi
déterminée par
la
transformation de
celles
des
membres
de
la
communauté
qui
: l'entoure.
Puisqu'elle
se
constitue en se retournant contre eux,
elle doit attendre,
pour se donner un nouvel
idéal,
que la communauté rejette
celui
qui
la
domine
à
tel
ou
tel
moment.
La
communauté
effectue ainsi sur elle-même le changement que la Personnalité

239
loue ; elle est en lutte avec elle-même,
elle se remet elle-
même constamment en question.
La crise que vit la Personnalité traduit donc la précarité des
idéaux,
des valeurs,
qui orientent l'existence humaine.
La
Personnalité
est
en
conflit
avec
elle-même
à
travers
les
autres parce que les autres eux-mêmes se battent entre eux. La
communauté
qu'elle
méprise
parce
qu'elle
croit
y
lire
l'institutionnalisation de l'aspiration à la stabilité est en
fait
l'unité de principes contradictoires.
Loin d'être une
forme
immuable,
une sorte de consécration de l'instinct de
mort qui habiterait l'homme,
elle est au contraire un objet
vivant dont
la mobilité des contours défie toute tentative
d'observation.
La
lutte
contre
les
autres
qu'encourage
l'attitude
de
la
Personnalité est donc plus grave, plus originaire, qu'elle ne
le pense
elle-même.
Elle
n'est
pas
un malheur
temporaire
qU'une
volonté
individuelle
aux
dimens ions
surhumaines
imposerait aux hommes mais le principal trait constitutif de
la réalité humaine.
L' humanité
telle que
la comprend la
catégorie-attitude de
l'Absolu apparaît ainsi totalement différente de tout ce que
ce mot recouvrait jusqu'à présent. En effet, pour toutes les
formes précédentes de manifestation de la réalité humaine,
la

240
contradiction
est
un
signe
négatif,
un
mal
qu'il
faut
s'employer
à
conjurer.
Chacune
d'elles
se
constitue
en
entreprenant d'éliminer tout donné qui pourrait contredire le
principe autour de laquelle elle s'organise. Elles s'affirment
en se rejetant mutuellement et tiennent l'existence de l'autre
pour
un
événement
incomp~éhensible. La
lutte
pour
la
suprématie qui
les
oppose est perçue comme une
expérience
pénible,
un
malheur
qu'il
faut
endurer
pour
ne
pas
disparaître.
Elle
est
si
douloureusement
ressentie
que
l'Intelligence prend sur elle d'y mettre fin en renonçant à
introduire une hiérarchie entre les différents mondes qu'elle
étudie.
En adoptant une telle démarche,
elle parvient à la
fois
à
sauver
la
diversité
des
attitudes
humaines
et
à
instaurer la paix entre elles.
Mais,
comme pour atteindre son but elle est obligée de taire
sa propre prétention à la suprématie, de se renier elle-même,
elle montre que c'est par lâcheté qu'elle est conduite à ce
résultat
et
non
pas
par
conviction
que
la
diversité
est
nécessaire à
l ' humani té.
La
personnalité
s'insurge
contre
cette
lâcheté
de
l'intelligence
et
l'hypocrisie
qui
l'accompagne
et
se
résout
à
endosser
le
conf li t
avec
les
autres en essayant de les
reprendre en elle.
Son culte de
l'avenir,
sa quête permanente de la nouveauté, ainsi que son
refus de s'identifier à un idéal se rejoignent en effet pour
former une tentative de s'approprier tout ce qui pourrait se

241
dresser devant elle et contre elle.
Elle se retourne contre
elle-même dans une crise constante pour ne pas se résigner à
suivre les autres,
pour ne pas reculer devant l'affrontement
que leur présence lui dicte. Mais,
en se comportant de cette
façon,
elle
est
conduite
elle
aussi
à
méconnaître
la
signif ication
de
la
contradiction
dans
l' édif ication
de
l'humanité. Elle finit par se persuader que la lutte entre les
hommes
est
un
phénomène
secondaire,
une
sorte
de
divertissement
réservé
aux
grands
esprits,
aux
fortes
individualités.
La catégorie-attitude de l'Absolu quant à elle considère la
lutte entre les êtres,
la contradiction,
comme le principe
fondamental de la forme d'expression de l'humanité qu'elle
est. Pour elle,
l'humanité est l'unité d'une multiplicité de
formes de manifestation et
son épanouissement passe par le
développement des parties qui la constituent. La confrontation
entre les hommes,
la lutte entre les différentes attitudes
humaines
apparaît
donc
comme
un
moyen
d'éducation
de
l'humanité.
Sans elle,
elle serait réduite à sa plus simple
forme d'expression et l'histoire serait à comprendre comme une
suite d'événements inutiles car n'ajoutant rien de nouveau,
d'essentiel,
à
l'existence.
En
se
battant
chacune
pour
s'installer
face
aux
autres,
les
diverses
figures
de
l'humanité poussent l'homme à se transformer,
à s'enrichir,
jusqu'au moment où il leur reconnaît à toutes une place en les

242
comprenant comme des étapes sur le chemin de sa maturation. La
catégorie-attitude de l'Absolu est précisément celle en qui
l'homme découvre qu'il se forme en acceptant les différents
modes de son existence,
en les intégrant en lui et non en les
écartant comme une attitude particulière qui
lutte pour sa
propre reconnaissance.
En elle,
l'homme se révèle comme le
sujet
universel
qui
réconcilie
les
individus
par delà
la
diversité de leurs origines.
Dans
la mesure où elles nient
celles qui
les précèdent en
entrant en conflit avec elles au lieu de les regarder comme
des parties constitutives de la réalité humaine,
les autres
catégories-attitudes s'avèrent être des figures de l'existence
individuelle.
Elles
constituent
chacune
une
vision
particulière de
l'existence humaine qui
veut
se présenter
comme une compréhension de l'homme dans sa totalité. Limitées
par la-particularité de leur perspective,
elles se montrent
incapables
de
saisir
l'unité de
la
réalité à
travers
ses
contradictions et sont obligées de lui imposer une cohérence
au moyen d'une science qui se charge de les réduire.
Bien que se voulant désintéressée,
indépendante des désirs de
l'homme,
la science,
telle que ces catégories-attitudes la
conçoivent apparaît alors comme un instrument grâce auquel
elles
entreprennent de dominer
le monde.
Organisée en des
règles rigides par lesquelles elle se sépare des autres formes

243
du savoir humain que sont par exemple la sensation,
l'opinion
et la croyance,
systématisée en une méthode,
elle permet de
soumettre
une
réalité
qui
semble
opposée
au
suj et
qui
l'observe. Elle introduit en elle une scission entre le niveau
des apparences qui est instable et imprévisible et celui des
essences qui,
étant immuable et cohérent,
peut être saisi à
travers un discours. Erigée ainsi en juge de la réalité, elle
s'attache à réduire et à éliminer tout donné, tout fait,
tout
événement, qui contredit les résultats auxquels elle aboutit.
Pour cette raison,
la catégorie-attitude de la Personnalité la
prend pour cible et entreprend de la démystifier.
Rejetant
l'idéal
du
désintéressement,
elle
montre
que
le
savoir
scientifique lui-même n'est qu'une manière parmi d'autres de
concevoir le monde
et que loin d'être une description naïve
de la réalité,
elle est une violence organisée contre elle.
Et,
pour échapper à
son emprise,
la Personnalité se croit
obligée de repousser toute forme de cohérence.
Pour elle la
diversité des aspects de la vie et la multiplicité des valeurs
sont incompatibles avec l'idée d'une cohérence de la réalité.
Voulant sauver la vie de l'étau de la science elle essaie de
dissoudre la réalité dans un langage qu'elle plonge à son tour
dans l'abîme du sentiment. Elle oublie cependant que sa propre
révolte
contre
la
science
est
fondée
en
vérité,
que
le
sentiment ~st réel en ce sens qu'il trouve une place dans la
réalité aux côtés des autres formes du savoir. En absolutisant

244
le sentiment,
en l'identifiant à la totalité de la réalité,
elle se comporte à son tour comme une attitude particulière
qui veut assujettir les autres au lieu de les
laisser être
dans leur différence. A la violence de l'activité scientifique
qui sert la position particulière des catégories-attitudes qui
la précèdent, elle oppose celle du sentiment dans lequel elle
s'exprime.
A la différence de la Personnalité qui pense pouvoir détruire
le savoir,
l'Absolu constate que le savoir est tout et que
rien ne lui est extérieur.
Tout ce qui est,
dans la mesure
même où i l est se tient dans le savoir, se révèle en lui. Tout
mode de saisie de la réalité, du fait même qu'il existe, est à
considérer comme vrai car la réalité ne se distingue pas de
l'acte à
travers
lequel
elle
se
donne.
En
s'opposant
aux
autres formes de compréhension de la réalité qu'elle estime
déf icientes,
la
science
telle
qu'elle
se
trouve
dans
les
catégories-attitudes antérieures à l'Absolu,
se détruit elle-
même en délimitant une sphère de la réalité qui échappe à son
activité. La séparation avec les autres modes du savoir voue
l'entreprise scientifique à l'échec car, partie pour saisir la
réalité dans sa totalité,
elle est conduite à introduire une
scission
en
elle
entre
ce
qu'elle
rej ette
et
ce
qu'elle
poursuit ; ce qui la condamne à prendre la compréhension d'une
partie
pour
celle
du
tout.
Pour
éviter
cette
impasse
et
reconstituer la science,
la catégorie-attitude de l'Absolu

245
remet en cause toutes les oppositions sur lesquelles le savoir
s'est
fondé avant
elle.
Elle montre que le savoir ne peut
exister que sous la forme d'un savoir absolu qui reprend en
lui tous les modes de saisie de la réalité. Rien n'est exclu,
distinct,
du savoir car tout ce qui est,
est en vérité.
La
science
n'est
pas
un
instrument
qui
s'appliquerait
à
une
réalité qui
lui
et
différente car
si
tel
était
le cas
il
n'existerait aucun
lien entre eux.
Si un tel
lien existe,
c'est parce que toutes les deux relèvent d'une même unité qui
se maintient à travers elles. La distinction entre l'homme et
la nature,
le sujet et l'objet n'est qu'une médiation grâce à
laquelle cette unité absolue qui les réconcilie dans le savoir
absolu s'élève à sa propre conscience.
Le
conf l i t
entre
les
différentes
formes
du
savoir
est
nécessaire
car
en
détruisant
les
prétentions
de
chacune
d'elles à embrasser la réalité dans sa totalité, il montre que
le
savoir n'est pas une
structure arbitraire qui pourrait
S'imposer à la réalité de dehors mais la prise de conscience
de la réalité par elle-même, son auto-révélation.
Puisque c'est la réalité elle-même qui se révèle à elle-même
dans tout savoir,
il n'existe aucun accès privilégié, aucune
méthode,
à la connaissance. Comme l'illustre l'analyse de la
certitude
sensible
dans
la
Phénoménologie
de
l'esprit
de
Hegel,
le philosophe le plus représentatif de la catégorie-

246
attitude de l'Absolu,
tout rapport à la réalité,
aussi naïf
soit-il,
constitue un moment du savoir.
Aucun point de vue
n'est étranger à la science car elle englobe tous les types de
rapport à la réalité. En elle, toute distance entre l'homme et
le monde s'abolit.
Elle existe par elle-même et pour elle-
même:
"La science est son propre devenir et elle n'a ni point
de vue ni point
de départ.
A l'homme particulier,
elle se
montre à la suite d'une décision,
celle de penser, mais cette
décision même trouve sa place dans la science. 1153
Parvenue à cette définition qu'en donne l'homme qui pense dans
l'Absolu,
la science s'achève. Débarrassé de la particularité
qui
l'empêchait
de
voir
l'uni té
de
l ' Etre
à
travers
la
multiplicité des êtres,
l'homme se réconcilie totalement avec
la
réalité.
Il
ne
sépare
plus
la
subjectivité
et
l'objectivité,
le discours et l'Etre car il sait que discours
et Etre coïncident dans le savoir qui est discours se sachant
Etre et Etre se sachant discours.
Aucune vision du monde, aucune théorie ne peut donc se dresser
contre
le
savoir
de
l'Absolu.
En
se
présentant
comme
la
réconciliation de toutes les formes de savoir,
le savoir de
l'Absolu comprend d'avance tout discours possible. Au lieu de
le combattre,
il lui reconnaît une place en lui aux côtés des
autres types de discours qui le forment.
53 Cf. L.Ph., p.34û.

247
puisque tout discours renvoie à une réalité qu'il tente de
désigner,
l'Absolu, en comprenant la réalité comme la totalité
de
tout
ce
qui
est,
clôt
l' histoire
de
la
formation
des
discours.
En lui la science cesse d'être quête de la vérité
pour se donner comme la vérité révélée.
Si un discours doit
donc succéder à
celui de l'Absolu,
il faut qu'il renonce à
saisir ce qui est en tant qu'il est,
à rechercher la vérité.
La philosophie de l'Absolu marque la fin de l'histoire de la
philosophie conçue comme science,
discours destiné à dire ce
qui est,
car elle est la somme de toutes
les théories,
la
recollection de tous les modes de saisie de la réalité. Elle
reconstitue le savoir, que la révolte de la Personnalité avait
ébranlé,
en reprenant les discours de toutes les catégories-
attitudes
"La théorie qui apparaît dans chaque attitude,
le
fait
que
dans
chaque
attitude,
même
dans
celles
qui
aboutissent au silence de l'homme dans
sa vie,
l'homme se
justifie
et
cherche
la
cohérence,
qu'il
parle,
est
l'apparition de l'Absolu dans le particulier. 1154
b) La consécration de l'existence communautaire dans l'attitude
En
réunissant
tous
les
discours
possibles
dans
le
discours à
travers
lequel i l prend conscience de lui-même,
l'homme
de
la
catégorie-attitude
de
l'Absolu
rassemble
également toutes les formes d'expression de l'humanité: tout
54
?????

248
comme son savoir est savoir absolu, il est lui-même l'humanité
achevée.
Il
réalise
ainsi
l'idéal
qui
anime
toutes
les
catégories-attitudes précédentes qui est de réconcilier tous
les individus,
de mettre un terme aux conflits qui divisent
les hommes et les empêchent de reconnaître leur unité.
Cet
achèvement de l'humanité que constitue l'attitude de l'Absolu
n'est cependant pas synonyme de repos pour l'individu dans son
existence concrète.
Au contraire,
le processus au bout duquel l'humanité se montre
dans toute sa plénitude soumet l'individualité à une épre~ve
au terme de laquelle elle se dissout complètement dans les
structures
de
l'existence
communautaire.
L'évolution qui,
depuis l'autonomisation de l'individualité dans les premières
catégories - at t i tudes
modernes
conduit
à
l'accompli ssement
total de l'idée de l'unité des aspects de la réalité humaine
par
delà
leur
diversité
apparente,
révèle
la
fragilité
constitutive de l'existence individuelle et la suprématie de
la communauté sur l'individu.
Initiatrice
de
la
modernité,
la
catégorie-attitude
de
la
Condition se manifeste en découvrant
le martyre auquel
la
solitude qu'exige la foi
condamne l'individu.
Elle rejette
l'absolutisation de l'individualité qu'entraîne le repli sur
soi caractéristique de l'attitude du croyant pour affirmer
l'importance
de
la
vie
sociale,
de
l'entreprise de
lutte

249
contre la nature
extérieure.
Mais,
comme
l'unification de
l'humanité dans le cadre de cette lutte reste pour elle un
principe,
un projet,
et non un fait,
elle ne parvient pas à
vaincre
l ' indi viduali té
qui
se
maintient
à
travers
les
différences historiques
entre les hommes autour desquelles
s'organisent les Etats. La catégorie-attitude de la Conscience
survient pour surmonter cette impasse en retrouvant l'humanité
entière
dans
chaque
individu
particulier.
En
exigeant
de
l'individu qu'il se montre libre en respectant la loi de la
raison qui
réconcilie
les
hommes,
elle
vise
à
abolir
les
frontières
que
l ' histoire
a
érigées
entre
eux.
La
tâche
qu'elle détermine ainsi est cependant vouée à l'échec car son
exécution repose sur ce qu'elle se propose de supprimer. Et,
au
lieu
de
maîtriser
l'individu
pour
libérer
l'homme,
l'attitude de la Conscience le révèle à lui-même à travers le
conflit qu'elle institue entre la particularité de ses désirs
et
l'universalité de
la volonté morale.
L'Intelligence se
présente pour contenir cette réhabilitation de l'individualité
en montrant comment la diversité des communautés humaines se
concilie avec
l'unité de
l'humanité.
Avec
son relativisme
grâce auquel elle détruit toute forme de hiérarchie entre les
idéaux qui
guident
les
hommes,
elle
tente
d'abolir toute
possibilité de conflit entre l'individu concret et son milieu.
Puisque toutes
les cultures se valent dans
leur aptitude à
offrir un sens à
l'existence humaine,
l'individu n'a aucun

250
rempart
sur
lequel
s'appuyer
pour
se
détacher
de
sa
communauté; l'individualité est ainsi domptée,
confondue avec
la communauté.
Malheureusement,
en se tenant en spectateur
face au monde qu'il
interprète,
en se hissant au-dessus de
lui, l'homme intelligent retrouve en lui-même la particularité
dont il prétend endiguer le développement. Il se constitue en
individualité suprême face aux autres hommes dont il analyse
les intérêts.
La
Personnalité
se
retourne
contre
cette
hypocrisie
de
l'attitude de
l'Intelligence qui
sauve
l'individualité en
feignant
de vouloir
la nier.
Elle proclame sa différence,
revendique son individualité et entreprend de l'assumer en
méprisant toute forme d'existence communautaire.
Elle oublie
cependant
qu'en refusant
de
s'identifier à
une
communauté
particulière,
elle
se
réconcilie
avec
tous
les
types
de
conununauté.
En entrant en conflit avec la particularité de sa culture,
elle construit la culture universelle qui embrasse toutes les
cul tures
particulières
en
s'employant
à
absolutiser
l ' individu,
elle
forme
l ' homme
qui
réconcilie
tous
les
individus.
C'est
ce que
constate
la catégorie-attitude de
l'Absolu dont l'apparition consacre la victoire définitive de
l'homme sur l'individu, de l'universalité sur l'individualité.

251
Le chemin qui mène à cette victoire est préparé par l'individu
lui-même. L'effort permanent qu'il produit pour s'affirmer le
conduit à se dépasser et à libérer l'humanité qu'il porte en
lui.
L' homme
est
la
négation
de
l ' individu
parce
que
l'individu se nie lui-même pour réaliser l'homme. L'homme est
l'aboutissement de la lutte de l'individu pour conquérir la
satisfaction,
accéder à
la reconnaissance.
L'achèvement de
l'humanité
dans
l'attitude
de
l'Absolu
n'est
donc
pas
séparable
du
processus
au
cours
duquel
l ' individualité
dévoilée dans sa plénitude à partir de la catégorie-attitude
de Dieu, se débat pour s'épanouir. L'Absolu n'est pas un terme
détachable de l'itinéraire qui mène à lui, mais l'élévation de
cet itinéraire lui-même à sa propre conscience: "( ... ) s'il y
a
Absolu,
si
l'Absolu est,
i l n'est que
la disparition de
l'individuel, le processus dans lequel l'individuel passe lui-
même
à
l'universel".55
Le
tort
des
catégories-attitudes
antérieures à l'Absolu,
c'est d'avoir présenté l'individu et
l'homme comme deux êtres distincts entre lesquels il convient
pourtant
d'établir
un
lien.
Le
processus
qui
conduit
de
l'attitude de
la Condition à
celle de
l'Absolu montre que
l'individu n'est rien, qu'il est en se niant. Toute initiative
qu'il prend pour consolider son individualité l'entraîne hors
de
lui
et
lui
indique
sa
propre
f ragili té,
sa
propre
inconsistance.
55 Cf. L.Ph., p.327.

252
L'individu se définit ainsi par l'insatisfaction, ce que Hegel
nomme
la négativité.
Constamment poussé hors
de
lui-même,
l'individu est ce qu'il ne veut pas être et veut ce qu'il ne
peut pas être.
Il est essentiellement changeant,
instable et
insaisissable car il
remet toujours en question la réalité
qu'il constitue.
Il porte en lui-même le principe de sa propre négation,
il
entretient en lui un conflit qui lui impose de se développer
jusqu'au moment où il prend conscience de sa négativité.
Parvenu à ce stade,
il devient homme et,
se retournant vers
les
positions
qu'il
a
prises
au
cours
de
la
lutte
qui
l'opposait
à
lui-même,
i l
se
réconcilie
avec
lui-même
et
trouve
la
paix.
Puisque
c'est
dans
le
déchirement
que
l'individualité se forge,
cette réconciliation avec soi-même
que l'homme éprouve dans l'attitude de l'Absolu est identique
à la mort de l'individualité :
"L'homme,
négativité totale,
est
la
fin
de
l'individualité
en
lui,
le
Tout
qu'on
l'appelle monde ou histoire ou Dieu - se trouve et se regarde
trouvant ainsi la paix et la donnant". 56
Concrètement,
dans
la vie quotidienne,
la mort de l'individualité signifie que
l'homme n'a plus d'idéal à opposer à celui de sa communauté.
L'individu
renonce
à
lutter
contre
les
structures
de
l'existence
communautaire
parce
qu'il
comprend
qu'elles
56 Cf. L.Ph., p.325.

253
résultent de ses propres initiatives, qu'elles se fortifient
en récupérant ses protestations. La société et l'Etat sont des
formes d'organisation qui ont pour finalité de répondre aux
aspirations
de
chaque
homme.
Elles
contribuent
à
l'épanouissement de l'individu en ordonnant ses rapports avec
ses semblables. La lutte contre la nature extérieure que règle
la société soumet certes l'individu à des contraintes, mais
elle lui permet de satisfaire ses besoins.
La part qu'elle
prend à son bien-être est sans doute indirecte, médiatisée par
son travail, mais elle est incontestable. L'Etat quant à lui
se donne consciemment pour but de veiller sur l'identité des
individus qui le composent. Il apparaît comme la conscience de
la
communauté
qui,
à
travers
lui,
attribue
un
sens
à
l'existence de ses membres en leur demandant d'oeuvrer à sa
conservation. En reconnaissant ainsi le rôle des structures de
l'existence
communautaire,
l'homme
qui
se
tient
dans
l'attitude de l'Absolu se réconcilie avec elles.
Ce faisant,
il se défait de son individualité et met un terme
à la lutte des hommes entre eux.
pour lui,
l'histoire est
achevée
;
i l
n' y
a
plus
rien
d'es sentiel
à
attendre
des
évènements à venir. Aucune tentative de transformation de la
communauté,
aucun
proj et
poli tique
révolutionnaire,
n'a
désormais de sens. Tout ce que l'individu a à faire,
c'est de
se tenir tranquille et remplir consciencieusement la tâche que
lui prescrit sa position sociale
:
"Pour 11 homme qui pense

254
dans l'Absolu,
la particularité est un moment de l'Absolu, et
parce qu'il sait que ce moment est dans l'Absolu,
lui en tant
que particulier n'a pas de questions à poser et est, pour lui-
même sa place dans
le Tout
professeur,
père de famille,
etc. 1157
En approuvant de la sorte le sort que lui réservent la société
et
l'Etat,
l'homme
qui
vit
dans
l'attitude
de
l'Absolu
assujettit
l'individualité
pour
honorer
l'existence
communautaire.
57 Cf. L.Ph., p.334.

255
L'UNITE DES CHlE60RIES-HTTITUDES HClUELLES DHNS LE
PROCESSUS DE RECONCILIHllON DE L'INDIUIOUHLllE El
DE L'UNIUERSHLllE DHNS LE SENS
1NlRODUCll ON
L'ACHBVBMENT DB L'ANTHROPOLOGIQUB
La catégorie-attitude de l'Absolu marque un tournant dans la
succession de catégories-attitudes que constitue la Logique
de
la
philosophie.
En
elle
en
effet,
l'évolution
de
l'humanité est poussée jusqu'à son extrême limite. Toutes les
communautés historiques sans exception sont reconnues comme
des formes de manifestation du genre humain dont l'unité se
préserve à travers leur diversité. Puisqu'il en est ainsi, que
l'humanité
s'est
élargie
à
toutes
les
cultures
au
lieu
d'apparaître comme un privilège réservé à une élite,
chaque
individu,
quel
que
soit
l'idéal
de vie qu'il
incarne,
se
comprend comme un représentant du genre dans
sa totalité.
L'existence individuelle se voit assignée une fonction,
un
sens
dans
la
réalité
historique.
L'autonomisation
de
l'individualité qui s'est accomplie à
travers la série des
catégories-attitudes
antiques
se
montre,
à
partir
de
la
catégorie-attitude
de
l'Absolu,
comme
un
tournant
que

256
l'humanité
s'impose
pour
mieux
s'acheminer
vers
son
épanouissement. La lutte que l'homme du monde antique engage
contre l'emprise de la communauté particulière dans laquelle
il
se
tient
aboutit,
paradoxalement,
à
une
extension des
limites de la réalité humaine dans laquelle sa particularité
propre s'abîme. L'homme de l'Absolu qui constate ce résultat
auquel l'histoire humaine a été conduite,
découvre également
que
le
sens
de
l'existence
humaine
se
constitue
dans
la
réconciliation
de
l'individu
et
de
la
communauté,
de
l'individualité avec l'universalité.
L'individualité que
son attitude prétend
réconcilier avec
l'universalité est cependant inachevée,
incomplète.
En fait,
elle n'est que particularité, un aspect de l'universalité qui
ne
se
connaît
pas
comme
tel
comme
l'illustre
le
sort
de
l'homme du monde antique i
car,
tant que le développement de
l'humanité ne s'est pas achevé,
qu'il n'a pas absorbé toutes
ses formes d'existence, tout individu qui tente de s'opposer à
elle apparaît comme le héros d'une communauté particulière,
l'instrument d'un idéal de vie qui demande à être reconnu. La
conciliation
de
l'individualité
et
de
l'univ.ersalité
que
s,,~
propose l'attitude de l'Absolu est donc insatisfaiee car,
en
elle,
l'individualité ne s'est pas révélée dans sa plénitude.
Vu de l'Absolu,
le sens de l'existence S'impose à l'individu
qui,
précisément parce qu'il ne se retrouve pas en lui,
le
juge absurde,
in-sensé.
Si en soi,
pour elle,
l'attitude de

257
l'Absolu
a
raison,
pour
l'individu
dans
son
existence
concrète,
elle
a
tort.
Jusqu'à
la
catégorie-attitude
de
l'Absolu,
il subsiste donc un écart dans la compréhension de
l'existence humaine
entre
ce qu'elle est
en
soi,
pour le
philosophe, et ce qu'elle est pour soi, pour l'homme dans sa
vie quotidienne.
La
série de
catégories-attitudes que nous
allons
analyser
maintenant se définit par la volonté de combler cette lacune
dans
la
compréhension
de
l'homme.
Elle
s'ouvre
par
l'affirmation
radicale
de
l'individualité
contre
l'omniprésence de l'universalité révélée par l'Absolu et se
clôt
par
la
réconciliation
libre
de
l'individu
avec
la
communauté dans l'Action qui donne un sens à l'existence. Avec
elle,
la
logique
des
formes
d'expression
de
l'humanité,
l'anthropologique,
s'achève car elle réconcilie les termes
constitutifs de la réalité humaine que sont l'individualité et
l'universalité après les avoir reconnus dans leur spécificité.

258
1
LA [ATEGOR 1E-RTTITUDE DE L'AFF 1RMATI ON RAO 1[RLE DE
L'INDIUIDURLITE
:
L'OEUURE
a) La tentative de substitution du mythe au savoir dans la
catégorie
La catégorie-attitude de l'Oeuvre se dresse contre
celle de l'Absolu en découvrant l'ennui auquel la clôture de
l'histoire qu'elle pense abandonne l'homme.
En se présentant
comme le terme du processus de développement de l'humanité,
la
catégorie-attitude de l'Absolu engendre le désoeuvrement de
l'individu dans son existence quotidienne. Elle ôte en effet
toute valeur à toute forme d'occupation à laquelle il pourrait
se consacrer en montrant que",
puisque l ' histoire humaine est
terminée,
elle n'ajoute rien d'essentiel à l'existence.
Pour
l'homme qui vit en elle,
i l n'y a jamais rien de nouveau sous
le soleil. Anticipant sur le sens à accorder aux évènements,
il les observe ainsi avec désabusement. En portant cependant
un tel
regard sur le monde,
il
se condamne à
retirer tout
intérêt à
sa propre attitude car i l
suggère que les actes
qu'il
pose
lui-même
n'apportent
rien
de
décisif
à
son
existence.
Pour
échapper
à
cette
difficulté,
i l
doit
considérer que son attitude a un sens mais que ce sens ne vaut
que pour lui en tant qu'individu et non pour l'humanité dans
sa"
totalité.
En
imposant
un
tel
infléchissement
à
la
compréhension qu'il
a
de son existence,
i l
révèle que
son
attitude est un fait à travers la formation duquel il trouve
la satisfaction.
Loin d'être un cadre de réconciliation de
tous les hommes sans exception, chaque forme de manifestation

259
de l'humanité est une création grâce à laquelle un individu
exprime son unicité.
C'est en réduisant ainsi l'Absolu, qui prétend englober toutes
les
figures
de
l'humanité,
à
une
forme
particulière
d'expression de l'homme que la catégorie-attitude de l'Oeuvre
se manifeste.
Prenant au sérieux l'achèvement du savoir dans
la science de l'Absolu, elle constate qu'il laisse l'individu
à son sort sans un projet à lui proposer. Précisément parce
qU'il
justifie toutes
les positions
de
l'homme face à
son
existence,
le
parcours
qui
conduit
au
savoir
absolu
ne
prescrit rien à l'individu.
Il se borne à lui apprendre que,
quelle que soit son occupation, il a une place dans l'ordre du
monde.
Cet
enseignement
apparaît
cependant
superflu
à
l'individu qui,
ici et maintenant,
recherche un contenu pour
remplir sa vie. pour lui,
le savoir que systématise la science
de l'Absolu se présente comme un détour inutile car il aboutit
à la conclusion banale que la vie est ce qu'elle est et qu'il
est vain de vouloir qu'elle soit autrement.
Aussi
paradoxal
que
cela
puisse
sembler,
c'est
donc
la
perfection même du savoir de l'Absolu qui constitue, aux yeux
de l'homme de l'Oeuvre,
son principal défaut.
Parce qu'il est
auto-déploiement,
révélation de la science à
et pour elle-
même,
ce
savoir
ne
s'intéresse
pas
à
l'individu
i l
se
retourne vers soi-même dans une suffisance qui l'éloigne des

260
soucis de l'existence quotidienne, encourageant ainsi l'homme
concret
à
se
détacher
de
lui
"La
science
absolue
est
parfaite, mais elle est science portant sur les hommes,
non
science pour l'homme et celui-ci ne l'accepte pas ni ne la
repousse, puisqu'elle ne le regarde pas,
lui qui en détourne
ses
yeux
pour
s'occuper
de
soi -même" .58
Puisque,
comme
l'illustre la science de l'Absolu,
le savoir se désintéresse
de
lui,
renonce
à
lui
indiquer une
occupation qui
puisse
revaloriser son existence,
l'homme qui veut donner un sens à
sa vie se doit de la remettre en question, de s'en écarter.
A
lui
qui
veut
se
convaincre
de
la
singularité
de
son
existence,
le
savoir,
avec
sa volo:p.té
d'uni versali té
qui
ignore
les
différences
entre
les
hommes
au
nom
de
leur
prétendue
identité,
se montre
inutile.
Son discours
à lui
n'est pas destiné à énoncer ce qui
est mais à
formuler ce
qu'il veut. Comme tout homme,
il parle; mais son langage ne
résulte pas d'une volonté de compréhension de la réalité,
il
est connnandement et non savoir
:
"Ce langage ne dit qu'une
seule
chose
"L'Oeuvre
importe
et
rien
d'autre
( ... )11.59
Refusant le savoir qui stefforce de saisir la réalité telle
qu'elle est,
en évitant d'y introduire le moindre changement,
l'homme de l'Oeuvre impose l'acte créateur qui s'approprie le
monde dans
sa totalité à travers
un projet.
Pour
lui,
la
58 Cf. L.Ph., p.352.
59 Cf. L.Ph., p.363.

261
réalité n'est rien en dehors de la volonté de l'homme qui se
la soumet.
Son rapport au monde est ainsi
essentiellement
violent: au lieu de s'orienter en lui en s'appuyant sur une
science qui en dévoile les structures, il se détache de lui et
tente de le dominer en produisant un langage qui le convainc
de la valeur de son projet.
Rejetant le savoir, censé guider l'homme en lui indiquant sa
place dans le monde, il brandit le mythe, chargé d'entretenir
sa foi en son oeuvre : liCe que dit le créateur ne forme donc
pas un discours
s'il
faut
par un terme
en désigner
le
contenu mouvant et toujours identique
(pour nous),
on peut
l'appeler mythe". 60
b)
La volonté de soumission de la communauté dans l'attitude
En se retournant
contre la mise en relation du
discours avec la réalité qui caractérise le savoir sous toutes
ses
formes,
l'homme
de
la
catégorie-attitude de
l'Oeuvre
arrache son langage au contrôle des autres hommes.
Il leur
interdit
de
remettre
son
discours
en
question
en
le
confrontant au monde tel qu'il se présente à eux.
Il ne se
propose pas de leur enseigner une vérité mais de les persuader
de le suivre sur le chemin de la création de son oeuvre. Il
les
considère
comme
des
sujets
dont
il
veut
gagner
60 Cf. L.Ph., p.358.

262
l'obéissance et non des interlocuteurs aptes à discuter de la
valeur de son entreprise.
Il se pose ainsi en individualité
absolue face à la communauté humaine qu'il regarde comme une
matière inerte à laquelle seul son projet à lui peut insuffler
une
vie
"Les
hommes,
c'est
la
masse,
le
matériau
de
l' oeuvre Il .61
La
catégorie-attitude
de
l'Oeuvre
se
montre
donc
comme
l'ennemie absolue de l'existence communautaire sous toutes ses
formes.
Elle se distingue en cela de toutes les catégories-
attitudes qui
la précèdent et apparaît
comme un véritable
scandale
dans
la
succession
des
formes
d'expression
de
l'humanité. Avant elle,
toutes les tentatives de résistance
contre l'emprise de l'existence communautaire aboutissaient à
un
élargissement
des
contours
de
la
réalité
humaine,
entraînant la résorption de la révolte de l'individu.
Comme
l'illustre bien l'attitude de la Personnalité,
attitude la
plus
résolument
hostile à
l'existence
communautaire avant
l'apparition de l'Oeuvre
le conflit qu'elle
impose à
la
communauté
dans
laquelle
elle
se
manif este
condui t
à
la
reconnaissance des valeurs de toutes les communautés humaines
sans exception à travers l'attitude de l'homme de l'Absolu.
Aussi
paradoxal
que
cela puisse
sembler,
comme
l'atteste
l'exemple
de
la
Personnalité,
lorsque
l'homme
veut
61 Cf. L.Ph., p.359.

263
explicitement se heurter à la communauté,
il la pousse à se
développer.
L'hostilité de l'homme de l'Oeuvre à l'égard de la communauté,
quant à
elle,
lui est définitivement nuisible parce qu'elle
n'est plus directe comme celle des autres attitudes: elle est
voilée, perricieuse et sournoise.
En effet, comme il refuse le principe de l'unité du langage et
de la réalité,
il brise la sécurité que constitue l'exigence
de
cohérence du
discours,
la nécessité de
rapporter
toute
parole à la situation dans laquelle elle émerge pour la rendre
compréhensible. En dévalorisant ainsi le langage,
support de
toute relation entre les hommes,
l'homme de l'Oeuvre sape les
fondements mêmes de l'existence communautaire. Il empêche la
communauté d'identifier son intérêt en l'entraînant dans un
flot de mots sans consistance, sans signification, dans lequel
toute référence est noyée. Quand bien même elle prétendrait le
faire,
son attitude ne peut donc pas servir la communauté.
Elle
est
au
contraire
dangereuse
pour
l'existence
communautaire car elle mène l'homme qui se tient en elle à la
solitude la plus complète
:
"11 est seul,
seul absolument,
non isolé comme quelqu'un qui est retranché ou s'est retranché
d'une
communauté
à
laquelle
i l
continue
à
appartenir ll 62

62 Cf. L.Ph., p.353.

264
L'attitude de l'Oeuvre dissout toute distance entre l'individu
et la réalité dans l'acte créateur. L'homme qui vit en elle ne
voit
plus
les
autres
tout
entier
dans
son
activité
créatrice,
il réduit ses semblables au rang d'instruments ·au
service de son projet. Il nie ainsi totalement le principe de
l'égalité
des
hommes
dont
la
reconnaissance
constitue
la
dignité des catégories-attitudes modernes.
Il lui oppose la
solitude absolue
de
l'individu
qui
s'est
identifié
à
son
oeuvre,
l'absurdité d'une existence individuelle qui s'étant
érigée en fin suprême à travers un projet,
se condamne à ne
plus pouvoir le contrôler et
se hâte ainsi vers
sa propre
destruction.
Sur le plan de l'action politique concrète qui est celui où la
communauté humaine se préoccupe de sa propre conservation,
l'attitude de l'Oeuvre a des conséquences désastreuses.
Non seulement elle est anti-démocratique mais surtout,
elle
engendre
le
despotisme
pur
et
simple.
Pour
l ' honune
qui
l'adopte,
l'action
politique
ne
vise
ni
à
restaurer
des
privilèges en voie d'extinction ni à corriger des inégalités
révoltantes mais à réduire la communauté à un troupeau servile
afin de savourer le plaisir de dominer. Pour lui, aucun idéal,
qu'il soit conservateur ou révolutionnaire 1 ne peut prétendre
juger son action: l'exercice du pouvoir est pour lui une fin
en soi.

265
2 -
LA CATEGORIE-ATTITUDE DE LA LIMITATION DE
L'INDIUIDUALITE : LE FINI
a) La relativisation du savoir dans la catégorie
La catégorie-attitude du Fini intervient pour tempérer
la passion destructrice du créateur de l'Oeuvre en découvrant
qu'il est totalement incapable de se convaincre de la valeur
de
son
entreprise,
de
justifier
son
action.
L'homme
de
l'Oeuvre tente de désigner son projet, d'en parler (à soi-même
plus
qu'aux
autres
dont
il
méconnaît
l'existence
en
se
refusant à les traiter comme des interlocuteurs)' ; mais, comme
il déstabilise le langage en remettant en cause le principe de
son unité avec la réalité,
il se condamne lui-même à ne pas
pouvoir saisir le sens de ses propos.
Il se retrouve ainsi
pris
dans
une
entreprise
dont
il
ne
peut
déterminer
l'aboutissement, emporté dans un mouvement absurde dans lequel
il court à sa propre destruction. Pour éviter ce dérapage et
conserver une chance de succès à son projet, il doit admettre
que le langage possède un sens en précisant toutefois que
celui-ci ne peut jamais être définitivement établi comme le
souhaite
l'homme
de
l'Absolu.
En
apportant
une
telle
correction à
sa conception du langage,
il
se rend apte à
parler de son oeuvre mais s'oblige cependant à renoncer à la
percevoir comme un acte dans lequel toute la réalité doit être
reformulée, un commencement absolu.

266
L'Oeuvre est un projet à travers lequel l'individu s'engage à
donner un sens à
son existence.
Mais,
bien que nécessaire,
tout projet est pourtant voué à l'échec car il se fonde sur un
monde
qui
le
précède
en
le
limitant.
Tout
acte
créateur
s'inscrit dans un contexte qui prédétermine son exécution.
C'est en prenant conscience de ce fait qui modère la volonté
de radicalité caractéristique de l'attitude de l'Oeuvre que
l'attitude
du
Fini
se
détache
d'elle.
Tout
en
acceptant
l'exigence de
se forger un projet pour échapper à
l'ennui
auquel
l'attitude
de
l'Absolu
abandonne
l'individu,
elle
constate
qu'il
est
impossible
de
créer
radicalement,
de
produire une oeuvre à partir de rien. En rejetant le postulat
de l'unité du langage et de ce qui est, de l'Etre,
l'attitude
de l'Oeuvre conduit l'homme qui se tient en elle à l'absurdité
qui
consiste à
parler pour ne rien dire.
Car le langage a
besoin d'être rapporté à ce qui est pour que les mots qui le
constituent
puissent
recevoir
un
sens.
Détaché
de
ce
fondement,
i l apparaît comme un flux inconsistant de signes
auxquels il serait vain de vouloir se fier.
Sa validité repose
sur l'unité
de
l ' Etre que
sa
propre
cohérence
interne
se
destine à exprimer. Le discours qu'est le savoir traditionnel,
celui qui s'achève dans la science de l'Absolu,
tente de se
présenter comme une
explicitation,
une
systématisation de
cette cohérence interne du langage qui reprend en elle l'unité
de l'Etre.

267
La
réaction
que
l ' honune
de
l'Oeuvre
oppose
au
savoir
de
l'Absolu montre cependant que cette tentative doit aboutir à
un échec si l'homme ne veut pas être condamné au silence ou,
ce qui revient au même,
se retrouver avec un langage qui ne
saisit plus rien d'essentiel, un discours dépourvu de sens. En
fai t,
tout
en
se
fondant
sur
l'uni té
de
ce
qui
est,
le
discours doit cependant renoncer à dévoiler l'Etre dans sa
totalité s ' i l ne veut pas perdre son sens. Il se conçoit ainsi
conune
une
tâche
impossible
" ( ... )
i l
ne
peut
y
avoir
discours que s ' i l y
a
Etre,
parce que le discours ne peut
fonder sa cohérence que sur l'Etre i
et s ' i l y a Etre,
il ne
peut y avoir de discours,
parce que l'Etre n'est jamais dans
sa totalité révélé à l' homme" .63
En limitant de la sorte la prétention du discours à dé-couvrir
l'Etre sans pour autant remettre en cause le principe de leur
unité,
la
catégorie-attitude du
Fini parvient à
sauver
le
savoir,
que la violence de l'attitude de l'Oeuvre a ébranlé,
en le relativisant.
Contrairement à ce que croit l'honune de l'Absolu,
le savoir
est
par
essence
inachevable
car
la
compréhension
d'une
situation donnée change l'homme qui l'a comprise,
engendrant
ainsi une nouvelle situation à comprendre. Le savoir se tient
dans l'histoire et agit dans l'histoire.
L'historicité n'est
63 Cf. L.Ph., p.374.

268
pas un accident dont il peut se préserver en se remettant en
question. Etant acte de l'homme,
il est historique par nature
car l'homme lui-même ne se saisit qu'à travers ce qu'il fait,
à
travers
son
histoire.
La
clôture
du
savoir
n'est
pas
seulement un idéal
lointain comme le veut
le savant de la
Condition ou une idée régulatrice comme l'estime le penseur de
la Conscience, mais un préjugé qu'il doit rejeter pour assumer
sa finitude essentielle. Car l'erreur n'est pas simplement le
contraire de
la vérité,
un obstacle qu'il
doit
s'efforcer
d' évi ter,
mais
un
fait
inscrit
dans
la
structure même
de
l'acte
de
savoir,
un
trait
qui
accompagne
le
mode
de
révélation de l'Etre
:
"Ce qui est,
est révélé dans l'acte
temporel,
et sa vérité est d'être erreur par le fait de sa
révélation finie et temporelle,
puisque le révélé est révélé
par un projet passé: une vérité a été révélée,
elle l'a été
et
elle
ne
l'est
plus,
pour
la
seule
raison qu'elle
l'a
été" .64
Refusant,
à la suite de l'Oeuvre,
l'achèvement de l'histoire
que pense l'homme de l'Absolu,
la catégorie-attitude du Fini
conçoit le savoir comme l'acte d'un individu concret qui tente
de comprendre sa situation.
Comme tel,
i l est limité par la
finitude de l'homme-individu qui est toujours déterminé par le
caractère
de
l'époque
dans
laquelle
i l
se
tient.
Il
est
inachevable,
i l
n'a
pas
d'aboutissement,
parce
qu'il
ne
64 Cf. L.Ph., p.383 et suivante.

269
commence
jamais
absolument.
Le
savoir
est
touj ours
fini,
insuffisant;
il est toujours en retard sur l'histoire parce
que l'existence du monde précède celle de l'individu qui le
découvre.
b) La dépréciation de l'existence communautaire dans l'attitude
L'homme
de
la
catégorie-attitude
du
Fini,
1 'homme-
individu,
se trouve devant le monde comme devant un terrain
sur lequel son existence est condamnée à se dérouler, un cadre
dans lequel elle est contrainte de s'inscrire.
Pour
lui,
ce
cadre
lui
assigne
une
orientation
mais
ne
l'attache pas.
Il
lui propose un rôle,
un projet,
mais
il
reste un simple point de départ
:
il ne se sent pas tenu de
remplir la fonction qu'il lui définit. Il demeure ainsi libre
face au monde dans lequel i l se retrouve.
Il se réserve le
droit de se retirer du poste que les circonstances historiques
lui
imposent
d'occuper dans
l ' organisat ion de
l'existence
communautaire pour s'engager dans un projet de son choix. Il
maintient une distance constante entre lui et le monde dans
lequel sa liberté essentielle est tentée de se sédimenter, de
s'enliser.
Cependant,
contrairement
à
l ' homme
de
l'Oeuvre
qui
croit
pouvoir créer absolument,
il
reconnaît que toute activité
créatrice doit
s'appuyer sur une situation qui
lui est au

270
préalable donnée. Tout en percevant l'homme comme une liberté
créatrice,
une
individualité
capable
de
transcender
les
conditions naturelles et historiques qu'elle rencontre devant
elle,
la catégorie-attitude du
Fini
relativise donc
cette
liberté en montrant qu'elle est conduite à l'échec qu'elle est
entraînée à s'abîmer dans un monde. L'homme peut rejeter tel
monde particulier mais il ne peut pas renoncer à tout monde :
IIL'homme est libre,
parce qu'aucun monde ne le lie ;
et il
n'est pas libre, parce qu'il se trouve toujours dans un monde
et qu'il ne peut pas le quitter sans s'enfermer dans un autre
monde" .65
Comme
l'illustre
l'expérience
de
l'attitude de
l'Oeuvre,
la volonté de s'arracher radicalement de l'emprise
du monde jette l'homme dans une aventure à travers laquelle il
court
à
sa
propre
destruction
l'existence
humaine
est
inconcevable
en
dehors
des
structures
qui
orientent
les
relations entre les hommes,
des règles qui les organisent en
un monde.
Cependant,
s ' i l ne veut pas renier son individualité,
comme
c'est le cas dans la catégorie-attitude de l'Absolu,
l'homme
doit
éviter
de
s'identifier
aux
formes
de
l'existence
communautaire. Il doit abandonner l'idéal de la satisfaction,
de la réconciliation avec les autres, pour pouvoir s'affirmer
comme liberté face à la situation dans laquelle il se saisit.
Tout
en acceptant
l'existence communautaire,
l'attitude du
65 Cf. L.Ph., p.376.

271
Fini exige de l'homme une distance avec elle.
Elle apparaît
comme l'institutionnalisation de la propension à s'oublier, de
la
tendance à
renoncer à
assumer
sa
liberté.
Elle
est
le
domaine où triomphe l'anonymat,
le cadre qui nivelle au plus
bas les responsabilités des individus face à leurs différentes
existences. Face à l'oubli de soi qu'incarne la communauté des
hommes,
l'homme du
Fini
tâche de préserver sa différence,
d'entretenir son individualité.
Il reconnaît l'existence des
autres mais ne se reconnaît pas en eux,
ne s'identifie pas à
eux. Il les perçoit comme une défiguration de lui-même contre
laquelle il s'efforce de se protéger.
Il ne se plie donc pas jusqu'au bout au principe de l'égalité
des hommes. Même si le concours des autres est indispensable à
la conservation de sa vie,
il n'en demeure pas moins qu'ils ne
peuvent pas
se mettre à
sa place à
lui.
Entre eux et
lui,
aucune communication véritable n'est possible. Ils se tiennent
dans
la
sphère
de
l'inauthenticité,
ils
poursuivent
la
satisfaction alors
que
lui,
i l affronte
courageusement
la
fini tude
consti tuti ve
de
l'existence
en
se
détachant
des
intérêts du monde.
Il se voit ainsi comme unique et non pas
seul comme l'homme de l'Oeuvre qui se sent seul précisément
parce qu'il veut être à la tête de tous:
"Il est unique.
Il
n'est pas seul: être seul est une façon d'être dans le monde,
d'être avec les autres i
il est unique,
parce qu'il est dans
un monde avec les autres et que personne n'est
responsable

272
pour lui,
personne n'est responsable à sa place,
personne ne
l'est de sa place". 66
A la diff érence de l ' homme de l'Oeuvre
qui veut s'imposer comme guide absolu de la communauté,
celui
du
Fini
dédaigne
la
répartition
des
attributs
dans
la
direction des structures de l'existence communautaire et se
retranche dans un élitisme, fondé sur une vision pessimiste de
l'existence, grâce auquel il abandonne les autres à leur sort.
Il ne croit pas en une valeur suprême pour laquelle il serait
normal de se battre. Pour lui, tous les idéaux se valent quant
au fond:
ce qui importe,
c'est l'acte par lequel l'individu
prend sur lui sa situation dans le monde en se décidant pour
tel ou tel principe.
En d'autres termes,
ce qui le préoccupe
dans l'action politique, c'est l'engagement lui-même comme tel
et non le but pour lequel on prend parti.
L'attitude
est
ainsi
déroutante
sur
le
plan
de
l'action
poli tique
concrète
car
elle
est
en
mesure
de
se
ranger
derrière n'importe quel programme. Elle est anarchiste au sens
littéral du mot où il ne désigne pas un projet politique mais
le
refus
d'adopter
une
position
politique
qui
se
veut
définitive.
Quelle que
soit
l'apparente détermination avec
laquelle
elle
déf end une
cause,
elle
reste,
en
principe,
convaincue que celle-ci ne vaut
pas
absolument
et vit
son
action comme un jeu ;
suscitant de la sorte la méfiance des
hommes politiques dont elle a choisi le camp.
Car,
par delà
66 Cf. L.Ph., p.387.

273
les solutions face aux difficultés de ses contemporains,
ce
qui compte pour elle,
c'est l'acceptation de sa finitude qui
lui impose de se prononcer sur les intérêts d'un monde dont
elle n'est pas l'auteur. 67
3:-
LH CHIEGOR 1E-HTTITUOE DE LH RECONC 1LI HTI ON DE
L'lNOIUIOllHLITE
ET DE
L'UNIUERSHLITE : L'HCliON
a)
La réhabilitation du savoir dans la catégorie
La catégorie-attitude de l'Action affranchit l'homme
du
pessimisme
auquel
le
soumet
l'attitude
du
Fini
en
remarquant simplement que le projet qu'est le discours permet
à
l'individu qui
le forme
de
s'orienter dans
le monde en
l'organisant,
en
imprimant
un
sens
aux
faits
qui
le
constituent.
L'impossibilité pour le discours de révéler la
réalité dans sa totalité,
de se fermer,
n'ébranle en rien sa
validité car, ce n'est que dans le discours que l'imperfection
du
discours
elle-même
peut
accéder
à
sa
formulation.
L'attitude du Fini engendre ce cercle vicieux qui consiste à
construire un discours
pour dire que
le
discours
est
une
entreprise vouée à l'échec: à supposer que tout discours soit
67
Dans
son- analyse
de
la
catégorie-attitude
du
Fini
Eric
Weil
se
réfère
à
Heidegger
et Jaspers.
Si
la
catégorie
du
Fini
apparaît
mieux
chez
ces
deux
penseurs,
l'attitude
par
contre
nous
semble
mieux
illustrée
par
l'oeuvre
de
Sartre.

274
marqué
du
sceau
de
l'échec
n'en
découle-t-il
pas
que
le
discours sur l'échec n'a lui-même aucune raison d'être? Pour
se sortir de cette position inconfortable,
l'homme du Fini
peut
répliquer
qu'il
appartient
à
d'autres
de
constater
l'échec de son discours mais pas à
lui
:
pour sa part,
il
reste convaincu de la finitude constitutive de tout projet
humain.
Il montre ainsi que la découverte de l'insuffisance
d'un discours incombe toujours aux générations à venir et non
à l'époque de l'individu qui en est l'auteur. En introduisant
cependant une telle nuance dans sa conception de la finitude
humaine,
il comprend que l'inachèvement de l'histoire ne nuit
pas
à
la
valeur
d'un
discours.
Tout
discours
est
définitivement vrai pour celui qui le produit parce qu'il le
rend apte à se situer par rapport à son temps,
à se guider
dans
son
monde
qu'il
appréhende
de
façon
cohérente.
La
situation de l'homme n'existe pas indépendamment du discours
dans
lequel
elle se dit.
Le discours
ne
la décrit pas de
l'extérieur,
il
se
tient
en
elle
et
l'élève
à
sa
propre
conscience. Le discours de la finitude ne s'impose donc pas du
dehors au monde.
Il se trouve en lui comme un fait dont le
sens doit être pensé.
C'est
en détrônant ainsi
le discours
de la finitude
de sa
prétention à la transcendance,
en le réduisant à un fait du
monde,
un acte dans
le monde,
que la catégorie-attitude de
l'Action se manifeste.
En apparaissant,
elle dévoile en même

275
temps la raison pour laquelle l'attitude du Fini regarde le
discours qu'est
le savoir comme une entreprise condamnée à
échouer: L'homme du Fini considère au fond le savoir comme un
acte intemporel, transcendantal ; un acte qui, tout en prenant
sa source dans la liberté de l'individu, hors du monde donc,
doit cependant s'appliquer à lui. En héritier de l'attitude de
l'Oeuvre
dans
laquelle
l ' indi viduali té
se
découvre
en
se
retournant contre la totalité de la réalité telle qu'elle est
saisie par
l'homme de l'Absolu,
il perçoit en fait le monde
comme une donnée, une contrainte qui s'oppose à sa liberté. Il
oublie cependant que l'individualité elle-même est réelle,que
la révolte de l'individu contre l'emprise de la communauté, au
nom de l'exigence de se donner un sens à
son existence,
se
comprend elle-même dans la réalité. Le savoir est certes un
acte de l'individu, mais cet acte lui-même s'inscrit dans la
réalité qu'elle forme.
Il se présente comme une réponse face à
la tentative de soumission,
d'écrasement,
de l'individualité
par
le
monde
à
travers
les
formes
de
l'existence
communautaire. Il se constitue comme une entreprise destinée à
affronter· la
violence
du
monde,
son
incohérence,
en
lui
découvrant un sens, en lui imposant une cohérence.
L'erreur de l'attitude du Fini consiste en ceci que,
succèdant
à
la
violence
de
l'Oeuvre,
elle
réduit
le
monde
à
l'incohérence et transforme la cohérence qu'est le savoir en
projet extrinsèque au monde qui,
comme tel,
est acculé à la

276
faillite.
En critiquant une telle conception du savoir,
la
catégorie-attitude
de
l'Action
n'entend
cependant
pas
ressusci ter
celle
qu'en
donne
la
catégorie - atti tude
de
l'Absolu qui, de son côté, commet le péché de ramener le monde
à la seule cohérence, perdant ainsi de vue le sens de l'oeuvre
qu'est le savoir pour l'existence individuelle:
ilLe problème
pour elle est de développer un discours qui soit cohérent sans
se
fermer
et
qui
promette de
rendre
cohérente
la
réalité
( • • • )
Il .68
L' homme de l'Action réhabilite le savoir mais en
le concevant comme une tâche à l'intérieur d'une réalité qui
réunit à la fois la cohérence et l'incohérence, le sens et le
non-sens.
Pour lui,
la réalité ne se réduit ni à
la seule
cohérence, ni à la seule incohérence. Elle est l'unité de ces
deux
aspects
et
le
discours
qu'est
le
savoir
traduit
la
résolution
prise
par
un
individu
concret
d'affronter
l'incohérence
af in
de
rendre
le
monde
de
plus
en
plus
cohérent, de plus en plus sensé.
Cette vision du
savoir qui
l'érige
en
instrument
pour la
transformation
du
monde
rompt
radicalement
avec
la
représentation
traditionnelle
du
savoir
telle
qu'elle
se
retrouve dans les catégories-attitudes antérieures. Toutes ces
catégories-attitudes
convoyent
en
effet
une
image
contemplative du savoir : pour elles,
le but de la science est
d'exprimer adéquatement la réalité i que celle-ci soit perçue
68 Cf. L.Ph., p.396. Les termes soulignés le sont par nous.

277
comme
immuable,
comme
c'est
le
cas
avec
les
catégories-
attitudes
qui
précèdent
la
Personnalité,
ou
changeante,
contradictoire, comme l'estiment la personnalité,
l'Absolu et
le Fini.
Quand bien même elles acceptent d'envisager que le
savoir
puisse
se
heurter
à
la
réalité
comme
le
font
la
Conscience,
la personnalité et le Fini,
elles tiennent cette
confrontation pour imposée par la structure même de la réalité
et non pour consciemment exigée par la nature du savoir
:
elles dissocient implicitement la
démarche
de
l'homme
de
science qui veut comprendre
la
réalité et,
au besoin,
son
propre proj et
de compréhension de la réalité,
de celle de
l'homme d'action qui veut changer le monde. En séparant ainsi
le
savoir et
la vie,
elles
commettent
l'erreur de
ne pas
prendre en compte l'origine du discours cohérent qu'il est
dans l'incohérence du monde ressentie par l'individu qui le
développe.
Après la révolte de l'homme de l'Oeuvre contre l'attitude de
l'Absolu,
révolte qui dévoile l'individualité comme source de
toute entreprise humaine, la cohérence que constitue le savoir
ne peut se comprendre que comme un acte violent dirigé contre
la part d'incohérence,
de violence,
que contient le monde.
C'est parce que,
dans sa tentative de sauver le savoir de la
passion destructrice de
l' homme de
l'Oeuvre,
il n'est pas
parvenu jusqu'à cette conclusion radicale qui voit dans
la
cohérence du discours une violence tournée contre la violence

278
que l'homme du Fini désespère de
lui.
L'homme de
l'Action
trouve le courage qui a manqué à celui du Fini pour franchir
le dernier pas nécessaire pour réhabiliter le savoir.
Pour
lui,
il n'est pas un cadre privilégié de contemplation du
monde mais un discours destiné à guider la vie,
une vie se
justifiant dans le discours
i
ce qu'il demande n'est "ni un
acte
ni
une
raison,
mais
l'action,
une
vie
qui
soit
cohérente, une raison totale qui puisse guider la vie". 69
Le savoir exprime et organise une décision à travers laquelle
un
individu
s'engage
à
alléger
le
monde
de
sa
part
d'incohérence,
à
le
rendre
plus
cohérent.
L'exigence
de
cohérence qu'il systématise est une réaction à l'imperfection
du monde, à son inachèvement. Il doit être cohérent sans être
fermé
parce
que
la
cohérence
du
monde
est
elle-même
imparfaite.
b) Le souci de l'intérêt de la communauté dans l'attitude
La décision pour la cohérence que le savoir, tel que le
comprend l'homme de l'Action,
formalise,
engendre l'exigence
d'une
réconciliation
de
tous
les
hommes
par
une
égale
répartition des attributs constitutifs de l'humanité.
Elle
dévoile
toutes
les
formes
d' inégali té,
d' inj ustice,
que
recèlent
aussi
bien
les
rapports
entre
les
différentes
69 Cf. L.Ph., p.396.

279
communautés
historiques
que
ceux
qui
lient
les
individus
appartenant à un même ensemble, comme autant de manifestations
de la part d'incohérence que contient le monde.
Elle reprend
ainsi,
en la poussant
jusqu'à ses ultimes conséquences,
le
principe de l'égalité des hommes dont la découverte constitue
la spécificité des catégories-attitudes modernes,
le point par
lequel elles se désolidarisent radicalement de la vision de
l'existence
propre
aux
catégories-attitudes
antiques.· En
retrouvant ce principe à travers l'exigence de parfaire la
cohérence du monde,
l'homme de l'Action découvre qu'il demeure
un
hiatus
entre
sa
formulation
dans
le
discours
et
sa
réalisation
dans
l'existence
concrète.
Certes,
toutes
les
catégories-attitudes modernes postérieures à l'attitude de la
conscience,
dans
laquelle
l'idée
de
l ' égali té
des
hommes
s'énonce dans sa pureté,
attestent de la présence d'un tel
hiatus.
Mais il faut attendre la pensée de l'achèvement de
l'humanité que produit la catégorie-attitude de l'Absolu et la
révolte de
l'individu dans
l'attitude de
l'Oeuvre qui
lui
succède pour pouvoir mesurer l'ampleur de sa signification
pour la compréhension de la réalité humaine.
L'homme de l'Absolu affirme en effet que l'histoire humaine
est parvenue à son sommet, que chaque homme est reconnu dans
ses droits par les structures de l'existence communautaire:
pour lui,
l'individu doit se sentir satisfait parce que le
monde lui assigne une place dans l'organisation qu'il est. En

280
tenant ce discours,
il ne remarque cependant pas que c'est lui
en tant qu'être particulier qui a réussi à s'élever à cette
compréhension de
l'existence
et
non
tous
les
hommes.
Son
attitude montre qu'un abîme sépare le philosophe qui pense la
fin
de
l ' histoire
et
l ' homme
ordinaire
qui,
dans
la
vie
quotidienne,
poursuit
la
satisfaction
de
ses
désirs.
Le
discours de l'homme de l'Absolu est vrai en soi c'est-à-dire
pour lui et non pour soi, pour tous les hommes. Cette distance
entre la vérité de l'existence telle qu'elle est en soi et sa
vérité telle qu'elle est pour soi révèle que le discours de
l'Absolu
est
lui -même
une
violence
imposée
à
la
réalité
humaine: i l enseigne aux hommes qu'ils sont réconciliés avec
leur cadre de vie alors qu'ils ne le sentent pas eux-mêmes,
qu'ils ne s'estiment pas satisfaits.
En s'insurgeant contre
l'attitude de
l'Absolu,
l'homme de
l'Oeuvre,
qui
tente de
trouver la satisfaction dans l'activité créatrice,
rappelle
que, par delà la pensée de la fin de l'histoire, il demeure un
insatisfait
lui.
Il
se
trompe
cependant
à
son
tour
en
croyant atteindre seul la satisfaction car il ne voit pas que
c'est
l'imperfection
de
la
réalité
humaine,
l'opposition
qu'elle entretient entre ceux qui pensent sans vivre et ceux
qui vivent sans penser, qui engendre le malheur de l'individu.
Alors que l'homme du Fini,
face à cette situation,
s'efforce
de convaincre chaque parti d'accepter le malaise sur lequel il
vit en recommandant de renoncer à l'idée même de cohérence du

281
monde,
celui
de
l'Action
constate
simplement
que,
comme
l'illustre l'attitude de l'Absolu,
l'individu qui philosophe
sans
travailler
est
plus
prompt
à
se
contenter
de
son
existence que celui qui travaille sans pouvoir philosopher. Il
comprend que, malgré le discours de l'Absolu,
i l subsiste un
déséquilibre, une incohérence,
dans le monde qui consiste en
ceci que tous les hommes ne peuvent pas à la fois participer à
la lutte contre la nature extérieure, pour la satisfaction de
leurs besoins, et construire des discours pour appréhender le
sens de leur existence. Le principe de l'égalité des hommes
n'est
donc
pas
pleinement
réalisé
car tous
les
hommes
ne
jouissent pas des attributs constitutifs de l'humanité: "Tous
les hommes ont des désirs humains, et une partie seulement de
l'humanité atteint
la satisfaction de ces
désirs
et
cette
partie même n'atteint pas cette satisfaction humainement, mais
dans la crainte et par la domination". 70'
La volonté de comprendre le monde,
l'aptitude à penser qu'elle
exige, est elle-même un trait constitutif de la satisfaction à
laquelle
aspire
chaque
homme
l ' individu
ne
désire
pas
seulement
être
en
soi,
en
principe,
réconcilié
avec
la
communauté ; ~l veut également le devenir pour soi, en fait.
Il
convient
donc
de
réduire
le
déséquilibre,
dans
l'organisation
des
rapports
entre
les
individus
dans
la
communauté,
entre
les
hommes
du
sommet
qui
profitent
de
70 Cf. L.Ph., pAOl.

282
l'entreprise
de
lutte
contre
la
nature
extérieure
sans y
participer directement,
ce qui permet à certains d'entre eux
de se consacrer à
la réflexion,
et ceux de la base qui la
supportent
sans
trouver
le
temps
de
la
comprendre.
La
répartition
des
privilèges
dans
le
cadre
de
l'existence
communautaire récompense mieux les premiers que les seconds.
Parce qu'ils
disposent
ainsi
de plus
d'avantages
que
les
autres,
les membres de la classe dirigeante de la communauté
se trouvent plus satisfaits de leur sort,
de leur humanité,
que les autres.
Cependant,
précisément parce qu'elle repose
sur une inégalité, leur humanité reste incomplète, inachevée,
car elle contredit le principe de l'égalité des hommes sur
lequel se fonde la communauté : "Il y a des différences entre
les hommes,
mais justement parce qU'il y
a
des différences
entre eux, nul parmi eux n'est homme, ni ceux qui défendent la
société contre la violence de la nature,
ni les autres qui
défendent leurs postes de commandement contre les premiers, ni
ceux qui désirent tout, ni ceux qui possèdent une satisfaction
partielle et qui doivent craindre de la perdre Il .71
C'est la
découverte
de
cette
imperfection,
cette
incohérence,
de
l'organisation
des
rapports
entre
les
individus
dans
la
communauté,
à
travers
l'expérience du malaise que
ressent
l'homme de la classe dirigeante face à celui de la masse, qui
engendre la pensée de l'Action.
71 Cf. L.Ph., p.400.

283
L'homme de l'Action apparaît par conséquent,
aux yeux de la
communauté elle-même,
comme un dangereux révolutionnaire.
Il
l'est en effet car, en voulant parfaire la cohérence du monde,
il bouscule l'ordre établi,
ébranle les positions de ceux qui
sont installés à la direction de la communauté. La révolution
qu'il prône doit être cependant distinguée de celle de l'homme
de
l ' Obj et
pour
qui
seuls
les
éléments
éClairés
de
la
communauté peuvent organiser sa transformation. Alors que la
seconde
est
élitiste,
aristocratique,
la première
se veut
populaire, démocratique, au sens littéral du mot où il désigne
le pouvoir de la masse, du peuple. Bien qu'originairement issu
de l'élite de la communauté,
l'homme de l'Action se méfie de
ses semblables : il sait que, partiellement satisfaits de leur
situation,
ils
sont
moins
enclins
à
envisager
une
transformation du monde que ceux qui ne se réjouissent pas de
leur
rôle
dans
l'entreprise
de
lutte
contre
la
nature
extérieure.
Pour lui,
la
révolution doit
s'appuyer sur la
masse des hommes de la base,
les plus nombreux,
ceux qui se
sentent
exclus
des
meilleurs
privilèges
que
procure
l'existence communautaire. Seuls ces hommes qui n'ont même pas
le temps de réfléchir sur leur situation peuvent soutenir la
réalisation de
la pensée
de
la
cohérence.
Ainsi
ceux qui
souscrivent
au
projet
de
transformation
du
monde,
ses
principaux bénéficiaires,
s'avèrent incapables de le penser
alors que çeux qui sont les plus aptes à le comprendre ne sont
pas nécessairement portés à exiger sa transformation.

284
En découvrant ce paradoxe,
l'attitude de l'Action se révèle à
elle-même que l'exigence de rendre le monde cohérent résulte
de la décision d'un être particulier qui,
à travers elle,
se
donne un sens à son existence. Evitant de la sorte l'erreur de
l'homme de
l'Absolu qui ne se voit pas comme
individu,
i l
comprend que c'est lui qui,
en tant qu'individu,
trouve dans
la réconciliation avec l'intérêt suprême de la communauté la
satisfaction.
En assumant ainsi son individualité à travers
son souci
de servir
la communauté,
i l peut
s'atteler à
sa
tâche avec bonne conscience. 72
72
Dans
son
analyse
de
la
catégorie-attitude
de
l'Action,
Eric
Weil
évoque
évidemment
la
figure
de
Marx.
Il
est à remarquer que
notre
reprise
de
cette
analyse suggère une
lecture de
l'oeuvre de Marx différente de celle d'Althusser
dans son ouvrage intitulé "Pour Marx"
et de celle de Sartre dans sa "Critique
de
la
raison
dialectique"
qui
ont
dominé
les
débats
autour
de
cette oeuvre
jusqu'à
nos
jours.
Le
premier,
en
rendant
Marx
anti-humaniste,
oublie
la
signification morale
de
la
décision
pour
la
cohérence
qui,
en révèlant
la
part
d'incohérence du
monde,
permet à Marx d'entreprendre
son analyse.
Loin d'être
simplement une
"coupure
épistémologique",
le
fameux
"renversement"
de
Hegel
par Marx est aussi et surtout un acte hautement moral. Le second, quant à lui, en
privilégiant
la
liberté
créatrice
de
l'homme
en
retour,
ne
remarque
pas
que
l'acte qu'est la décision pour la cohérence est une réponse dans le monde à la
part d'incohérence
que
contient
le
monde.

285
B - L'EHPLICITHTION DE L'HCTION DHNS LH
PHILOSOPHIE POLITIQUE
1NTRODUCTI ON
LR
JUSTIFICRTION
PHILOSOPHIQUE
DE
L'ENGRGEMENT
POLITIQUE
Le
discours
de
la
catégorie-attitude
de
l'Action
nous
reconduit à
la fin de
l'histoire idéale de
la philosophie
telle qu'elle est pensée dans l'introduction de la Logique de
la
philosophie.
Tout
comme
le
dernier
noeud
de
cette
histoire, la catégorie-attitude de l'Action comprend en effet
le
sens
de
l'existence
humaine
comme
la
réconciliation
consciente
de
l'individualité
et
de
l'universalité,
de
l'individu et de la communauté.
La logique des formes d'expression de l'humanité qu'est la
Logique
de
la
philosophie
d'Eric
Weil
justifie
donc
le
projet d'une anthropologique qui se présente au terme de la
relecture de l'histoire de la philosophie en fonction de la
question du sens de l'existence.
Cependant,
tout
comme
la
relecture
de
l' histoire
de
la
philosophie
a
défini
un
but
que
la
Logique
de
la
philosophie,
interprétée
comme
Logique
des
formes

286
d'expression de l'humanité,
s'est appliquée à atteindre,
la
conquête de
la
justification de
la suprématie de
l'Action
engendre,
à
son tour,
une promesse que
le philosophe doit
maintenant s'efforcer de tenir. L'action est une attitude dans
laquelle l'individu qui a pris parti pour la raison construit
un discours dans
lequel
i l
révèle
la part de cohérence du
monde afin de la parfaire. Cette compréhension de l'attitude
reste cependant un simple programme que l'individu philosophe
qui la formule reçoit pour devoir de remplir.
En
d'autres
termes,
en
suivant
la
Logique
des
formes
d'expression de l'humanité pour établir la suprématie de la
catégorie-attitude de l'Action, nous; l'envisageons d'un point
de vue qui se croit extérieur à l'objet auquel il se rapporte.
Nous nous tenons ainsi en philosophe, hors de l'Action, pour
montrer sa supériorité sur d'autres catégories-attitudes de
même nature qu'elle. Considérée à partir de la Logique de la
Philosophie,
la
suprématie
de
l'Action
se
révèle
en
soi
c'est-à-dire pour nous, philosophe de l'anthropologique, mais
pas pour soi, pour l'homme qui se tient dans cette attitude.
Dans
le
regard
qu'il
porte
sur
la
catégorie-attitude
de
l'Action, le philosophe de la Logique est enclin à oublier que
lui-même
se
tient
dans
l'attitude
de
l'Action,
qu'il
s'identifie à elle, et qu'il est vain de tenter de la saisir
de l'extérieur.
Les deux dernières catégories de la Logique
de la philosophie,
les catégories formelles que sont Sens et

287
Sagesse, ont
pour fonction de préparer l'individu-philosophe
à
se remettre de cette tendance en montrant qu'au delà de
l'Action son discours se vide de tout contenu. En sortant de
l'analyse de ces catégories formelles,
l'individu philosophe
se trouve renvoyé à sa situation historique et se rapporte à
elle en homme de l'attitude de l'Action, qui se présente à lui
comme la façon la plus raisonnable,
la plus philosophique, de
conduire son existence. 73
La philosophie politique exprime et
organise le rapport du philosophe à sa situation historique.
En elle,
le philosophe, assumant son rôle d'homme de l'Action,
établit la suprématie de l'attitude de l'Action pour elle-même
et
supprime
l'apparente
distinction
des
points
de
vue
de
l'attitude en soi et de l'attitude pour soi. En adoptant une
telle perspective,
i l
cesse de considérer
les
catégories-
attitudes
dans
leur
succession pour
les
saisir dans
leur
coexistence.
Alors que la Logique de la philosophie est la
succession
temporelle
des
catégories-attitudes,
la
Philosophie
poli tique
se
comprend
comme
leur
coexistence
actuelle, leur coexistence en acte.
Le passage d'un niveau à l'autre,
l'explicitation de l'Action,
ne
doit
donc
pas
être
perçu
comme
un
acte
contingent,
subjectif, arbitraire.
73
Cf.
L.Ph.,
pAIS
:
"Comme
nous
l'avons
dit
plus
haut,
raisonnablement,
l'homme n'a plus le choix ; l'action atteinte, ce n'est que pour l'intelligence qu'il
choisit entre la compréhension, la révolte et l'action : l'action est précisément
le choix raisonnable ; et pour la philosophie, c'est un refus de la raison que de
persister dans les attitudes dépassées : une existence sans raison".

288
D'ordinaire l'explicitation nous apparaît comme l'exposition
détaillée d'idées qui sont enveloppées dans une proposition
initiale.
Elle est le développement du contenu d'un principe
en un ensemble cohérent de concepts. 74
En comprenant ainsi
la notion d'explicitation,
il peut nous sembler indifférent
que le philosophe de la Logique se décide à expliciter telle
catégorie-attitude plutôt qu'une autre: l'acte d'explicitation
nous
paraît
purement
et
simplement
accidentel,
sans
justification.
Dans le cas de la catégorie-attitude de l'Action cependant,
bien
loin
que
ce
soit
le
philosophe
qui
choisisse
de
l'expliciter,
c'est au contraire la catégorie-attitude elle-
même
qui
lui
impose
de
la
réaliser
dans
une
philosophie
politique.
Son explicitation est une exigence qui prend sa
source
dans
la
décision
à
la
raison
elle-même.
Elle
se
\\
comprend comme une tâche que le philosophe se doit d'accomplir
après
l'avoir
établie
pour
lui-même.
Elle
prolonge
l'engagement qu'il prend, en se décidant à la philosophie, de
74
Cf.
Philosophie
morale,
p.85
: "Tout
domaine
philosophique
est
constitué
par une seule
catégorie,
celle qui fixe
ce qui,
à
l'intérieur de ce champ,
est
essentiel et qui délimite ainsi ce domaine en le détachant de tous les autres. La
catégorie
constitue
par
conséquent
le
principe
organisateur
du
discours
particulier
qui
développe
les
concepts
(les
catégories
particulières)
d'un
domaine".
De
ce
point
de
vue,
ce
que
nous
appelons
politique
est
"une
science
philosophique
qui
explicite
ce
qui est contenu
dans
sa
catégorie philosophique
à l'aide de concepts qui lui sont propres et auxquels on peut attribuer le nom de
catégories
politiques".
Philosophie
politique,
p.ll.

289
contribuer
à
la
perfection
de
la
cohérence
du
monde.
Le
discours
qu'est
l'explicitation
de
l'Action
dans
la
Philosophie politique est une forme de
l'action politique.
L'action politique ne désigne pas
seulement
l'activité de
l ' homme
poli tique
qui
se
préoccupe
des
affaires
de
la
communauté historique, elle embrasse également le discours du
philosophe qui,
en saisissant
la cohérence de
la
réalité
historique
dans
une
philosophie
politique,
permet
à
ses
semblables de s'orienter en elle. En elle-même l'explicitation
de
l'Action
dans
la
Philosophie
politique
est
ainsi
une
justification de l'engagement politique.

290
a:GJOO~ DVOOŒ
IJ
LH CONF 1RMHTI ON DE LH SUPREMHTI E DE L'HCTHIN
INTRODUCTION
LES LIMITES DE LA REFLEXION PHILOSOPHIQUE
Dans
le
texte
de
la
Logique
de
la
philosophie,
la
catégorie-attitude
de
l'Action
est
suivie
de
deux
autres
catégories qui sont Sens et Sagesse. Ces catégories, que Weil
lui-même
désigne
comme
formelles,
expriment
ensemble
une
volonté de poursuivre
la
réflexion philosophique après
la
manifestation de la catégorie-attitude de l'Action. En elles,
le discours qu'est le savoir,
désormais vide de tout contenu
précis, se retourne sur lui-même pour appréhender ses limites
et illustre ainsi, négativement il est vrai,
la suprématie de
l'Action
dans
la
succession
des
formes
d'expression
de
l'humanité.
Car ce n'est qu'en revenant à
cette catégorie-
attitude
que
l'individu
philosophe
peut
s'assigner
une
orientation dans son existence.
L'élaboration d'une philosophie politique se comprend
justement comme une manière d'assumer en philosoph.e, c'est-à-
dire
en
refusant
de
s'identifier à
l'homme
politique,
le
retour
à
l'attitude
de
l'Action
après
la
découverte
des
limites de la réflexion philosophique. Il convient donc, avant
d'aborder l'analyse du texte qu'est la Philoso~hie ~olitiaue

291
d'Eric
Weil,
de
suivre
le
discours
philosophique dans
sa
tentative de se prolonger au-delà de la catégorie-attitude de
l'Action afin de se convaincre définitivement de l'achèvement
de la philosophie,
comprise comme anthropologique,
dans
la
philosophie politique.
1. lR CRTEGORIE DE l'RUTONOMISRTION DE l'EHIGENCE DE
COHERENCE : SENS
a) L'abstraction du savoir dans la catégorie
La catégorie du Sens se détache de la catégorie-attitude
de
l'Action
en
montrant
que
la
possibilité
de
la
réconciliation
de
l'individu
et
de
la
communauté
qu'elle
constitue est, quant au fond,
présente dans chaque catégorie-
attitude.
L'homme
de
l'Action
considère
la
volonté
de
conciliation de l'individualité avec l'universalité comme une
conquête fondamentale qui le distingue des autres. Mais, comme
son discours s'adresse aussi aux autres,
à
ceux qu'il tient
pour
différents
de
lui,
i l
suggère
que
chaque
homme
est
capable de le comprendre. S'il veut donc être cohérent avec la
vision de l'humanité que son attitude suppose,
il se doit de
reconnaître qu'il se charge seulement de proclamer haut ce que
chaque
individu
éprouve
dans
son
existence.
En
acceptant
cependant
cette
conséquence de
son attitude,
i l
réduit
la
distance qui le sépare de ses semblables. Il admet que l'écart
qui
l'oppose
aux
autres
hommes
est
moins
grand qu'il
le

292
paraît,
qu'il
s'efforce
tout
simplement
d'élever
à
la
conscience ce que eux vivent,
en d'autres termes, d'être pour
soi ce qu'ils sont en soi. L'homme peut en effet mener une vie
sensée sans se tenir explicitement dans la catégorie-attitude
de
l'Action.
Chaque
catégorie-attitude
forme
un
mode
de
réconciliation de l'homme avec le monde, de l'individu avec la
conununauté.
Ces
remarques,
par
lesquelles
la
catégorie
du
sens
s'autonomise à l'égard de la catégorie-Attitude de l'Action,
ne
révèlent
cependant pas
une nouvelle
forme
d'existence;
elles
ne
structurent
pas
une attitude autre
que
celle de
l'Action.
Elles
explicitent
seulement
ce
que
toutes
les
catégories-Attitudes sont. Elles montrent que le discours que
développe
chacune de
ces
catégories-attitudes
organise un
ensemble cohérent à
l'intérieur duquel l'individu trouve un
contenu
à
son
existence.
En
s'attribuant
pour
obj et
le
discours
des
catégories-attitudes
qui
la
précèdent,
la
catégorie du Sens se présente comme une réflexion sur la forme
même du savoir par-delà
~a diversité des phénomènes qu 1 il
comprend,
donc,
comme "( ... ) la catégorie de la philosophie,
une catégorie qui ne serve pas à tout comprendre,
mais qui
fonde
la
philosophie,
pour
elle-même,
une
catégorie
sans
attitude,
catégorie vide qui toujours se remplit,
catégorie
essentiellement à venir en tant que non-attitude
( ... )" I.Le
discours à travers lequel elle se profile dégage la cohérence
1 Cf. L. Ph. p.419

293
comme structure constitutive de tout savoir.
Il atteste que,
bien
que
les
catégories-attitudes
soient
distinctes,
le
savoir,
en
chacune
d'elles,
reste
l'unification
d'une
multiplicité de faits autour d'un principe suprême qui leur
procure
un
sens.
L'unité
est
la
forme
fondatrice
de
la
philosophie,
du
discours.
Chaque
catégorie-attitude n'est
qu'une manière pour l'homme de dire l'unité de la réalité en
rapportant les événements qu'il rencontre à une préoccupation
jugée fondamentale,
à une idée, pour employer le langage de
Kant.
En
tentant
d'isoler
le principe
de
l'uni té
dans
un
discours qui se veut particulier, la catégorie du sens produit
une science de la forme de la science; elle engendre le savoir
le plus pauvre,
le plus abstrait qui soit.
b) La justification de la suprématie de l'attitude de l'Action
L'exigence de cohérence, que le discours de la catégorie
du Sens expose comme critère constitutif du savoir,
est,
de
fait,
engagée dans la formation de chaque catégorie-attitude
de la Logique de
la philosophie.
Chacune d'elles
en effet
appréhende l'unité du monde dans un discours à partir duquel
se dégage une conduite. Puisqu'il caractérise ainsi toutes les
catégories-attitudes sans exception, le principe de l'unité ne
constitue pas une condition suffisante pour comprendre leur
diversité. Aussi,
son autonomisation dans la catégorie du Sens
n'engendre pas
une attitude
particulière,
n'indique pas
à
l'individu un chemin à travers les difficultés de l'existence.

294
Elle
entraîne
simplement
le
constat
que
"le
sens
de
l'existence est d'avoir un sens"
2
en d'autres termes,
que
quelle
que
soit
la
situation
dans
laquelle
l' homme
se
retrouve,
i l
doit
considérer qu'elle n'est
pas
totalement
absurde, qu'elle recèle une issue qu'il convient de s'attacher
à
découvrir.
Puisqu'elle ne précise
rien au - delà de cet te
affirmation et que chaque forme d'expression de l'humanité
offre un projet,
un sens concret,
à l'individu,
la catégorie
du Sens ne fonde aucune hiérarchie entre les choix de vie des
hommes:
"dans le monde de la contradiction et de l'action,
pour le désigner par ces termes extrêmes,
il n'y a aucun sens
(concret)
dans le sens
(formel)- et ce monde est celui de la
philosophie et
du
philosophe dans
leur
existence concrète
( ... )"3. Cette indifférence de la catégorie du Sens à l'égard
du rapport entre les choix de vie tient au fait que chacun
d'eux est un mode de donation du sens.
La catégorie du Sens
est
immanente
à
chaque
catégorie-attitude,
elle
est
tout
entière impliquée dans chacune d'elles. C'est la raison pour
laquelle toute catégorie-attitude se veut autonome,
se refuse
à reconnaître celle qui la suit.
Mais,
s ' i l en est ainsi,
la dernière catégorie-attitude,
la catégorie-attitude suprême, est celle à laquelle ne succède
aucune autre,celle qui,
tout
en s'opposant aux autres,
les
accepte dans leur diversité,
comprend le processus au cours
duquel elles apparaissent chacune à son tour. Du point de vue
2 Cf. L.Ph. p.424.
3 Cf.
L. ph. p.423

295
de
cette
catégorie-attitude,
il
existe
un
ordre,
une
hiérarchie,
entre les formes d'expression de l'humanité que
sont les catégories-attitudes. Elles croient toutes réaliser
l'exigence de cohérence,
réconcilier les hommes entre eux,
mais l'humanité qu'elles définissent se construit en excluant
certains hommes.
En révélant
que
la
réconciliation de
l'individu et
de
la
communauté est
présente dans
toute
catégorie-attitude,
la
catégorie du Sens n'ébranle donc en rien le principe de la
suprématie
de
l'Action
dans
la
succession
des
formes
de
manifestation
de
l'humanité.
Il
s'institue
en
effet
une
échelle entre ces
formes
en fonction de la grandeur de la
communauté
à
laquelle
1 ' individu,
en
chacune d'elles,
se
rapporte,
se
mesure.
Les
catégories-attitudes,
les
sens
concrets dans lesquels s'exprime l'Idée du Sens, ne sont pas
identiques car la conscience de l'unité de l'humanité n'est
pas
complète
en
toutes.
La
supériorité
de
la
catégorie-
attitude de
l'Action consiste précisément
en ceci qu'elle
comprend que le principe de l'égalité des hommes n'est pas
totalement
appliqué
qu'elle
érige
la
réconciliation
de
l'individualité et de l'universalité en programme alors que
les autres catégories-attitudes la considèrent comme atteinte,
achevée.
C'est
dans
l'exacte
mesure

elles
souhaitent
épuiser le Sens, proposer une vision parfaite du monde que les
catégories -attitudes
antérieures
à
l'Action,
se
montrent
décevantes,
insatisfaisantes. Car,
en se voulant exhaustive,

296
la cohérence que constitue une catégorie-attitude réduit en
fait
l ' humanité
à
la
communauté
des
individus
qui
se
reconnaissent en elle: ce n'est qu'entre eux en effet que la
règle de l'égalité est acceptée et respectée. Même quand la
vision de l'humanité propre à une attitude accorde une place à
tous
les
hommes
sans
exception,
comme
c'est
le
cas
avec
l'Absolu,
le partage qui s'instaure entre le philosophe qui
pense
cette
unité
de
l ' humanité
et
les
autres
qui
ne
la
comprennent pas apparaît comme une entorse à la volonté de
cohérence du monde.
En prenant conscience de cette distance
qui
sépare
la
pensée
de
la
réalité,
l'homme
de
l'Action
rej ette
la
cohérence devant
lui
comme un but,
i l
détache
l'Idée du Sens,
l'idéal de la réconciliation de l'homme et du
monde, de ses expressions historiques, des sens concrets, qui
déclarent l'achever. Puisque c'est seulement dans son attitude
à lui homme de l'Action que le Sens réussit à S'affranchir de
ses différents modes de manifestation, il est légitime qu'elle
soit
présentée
comme
la
forme
suprême
d'expression
de
l'humanité.
L 1 autonomisation du Sens dans une catégorie est
préparée par l'attitude même de l'Action.
En remarquant donc
que la réconciliation de l'individu et de la communauté que
l'homme de l'Action regarde comme sa préoccupation personnelle
se retrouve dans chaque catégorie-attitude,
le discours de
cette
catégorie
révèle,
finalement,
que
toute
catégorie-
attitude, n'est qu'un aspect de l'Action. la catégorie du Sens
est
formelle,
elle
doit
rester
sans
attitude,
parce
que

297
l'attitude
qui
lui
correspond
n'est
autre
que
l'Action.
Détachée de cette attitude qui fonde le mouvement même des
catégories-attitudes de la Logique de la Philosophie,
elle
deviendrait superflue.
2.
LH CHTE60R 1E DE LH CONSECRHTI ON DE L'HCHEUEMENT
DU SHUOIR : SH6ESSE
a. L'abolition du savoir dans la catégorie
La
catégorie de la Sagesse soutient celle du Sens en
constatant qu'à partir du moment où le principe constitutif de
toute science s'est dévoilé dans un discours,
tout nouveau
discours
devient
non
seulement
inutile
mais
surtout,
logiquement impossible:
le savoir des formes d'expression de
l'humanité, l'anthropologique, est désormais achevé. Ce qu'il
convient d'attendre maintenant de
l'homme,
c'est qu'il
se
détourne
de
toute
entreprise
prétendant
approfondir
la
philosophie pour
s'abandonner au monde
dans
lequel
il
se
tient.
Cependant,
si
vue
de
la
catégorie
du
Sens,
cette
conduite peut paraître simple, facile à adopter,
elle s'avère
en
fait
être
exigeante,
délicate.
En
eff et,
elle
engage
l'individu à accepter tous les types de discours comme étant
des
manières,
différentes
certes
mais
d'égal
intérêt,
de
comprendre le monde. Elle met donc un terme à la confrontation
des
catégories-attitudes,
à
leur procès,
en
reconnaissant
qu'elles
constituent
chacune un tout
dans
lequel
l'homme,

298
trouvant une réponse aux questions qui le tourmentent, se sent
apaisé.
Ce
discours,
grâce
auquel
la
catégorie
de
la
Sagesse
se
distingue de celle du Sens, vise la formation d'une attitude
concrète
dans' laquelle
l ' individu
ne
s'oppose
plus
aux
attitudes
qui
précèdent
la
sienne
mais
les
regarde
avec
détachement et indifférence. Suivant en cela l'universalité de
la
catégorie
qu'elle
accompagne,
cette
attitude
approuve
toutes les formes d'expression de l'humanité et les justifie
comme
autant
de
possibilités
données
à
l'homme
de
se
réconcilier avec la réalité,
d'accéder à la paix intérieure.
Car,
dans la mesure où il définit un ensemble cohérent,
le
discours de toute catégorie-attitude conduit l'individu qui le
développe au silence de celui qui ne parle plus parce qu'il
estime avoir tout compris; et,
la sagesse n'est rien d'autre
que ce silence qui encourage l'homme à vaquer tranquillement à
ses occupations sans se préoccuper du sens de son existence
"Elle existe concrètement partout où il y a sens concret, dans
toutes
les
attitudes,
en
chacune,
l'homme
peut
vivre
son
discours,
réaliser le sens de son existence". 4 • La sagesse se
présente comme une attitude et non une catégorie, une conduite
au
lieu d'un discours.
En effet,
puisque
le
choix de vie
qu'elle exprime refuse d'entrer en conflit avec les autres,
il
n'entraîne pas la formation d'une science, d'un discours dans
lequel sa spécificité s'autonomise.
Le discours dans lequel
4 cf. L. Ph. p. 436

299
elle
s'expose
ne
doit
donc
pas
être
considéré
comme
constituant un savoir. L'ultime forme du savoir se révèle dans
la catégorie du Sens qui dégage l'Idée de la cohérence comme
le fondement de tout discours. En apparaissant après celle du
Sens,
la catégorie de
la Sagesse montre
simplement que la
clôture du savoir libère l'individu pour la vie:
"La sagesse
n'est donc pas le savoir d'un contenu: elle n'apporte aucune
connaissance
dans
aucun
sens
( . . . ) liS.
Ce
que,
en
tant
quiattitude, elle
enseigne est en fait éprouvé par l'homme au
terme
de
chaque
catégorie-attitude;
aussi,
tout
comme
la
catégorie dans laquelle elle est saisie,
elle n'ajoute rien à
la compréhension de la réalité humaine : en ce sens, elle doit
être tenue pour formelle.
b) La légitimation de la logique des formes d'expression de
l'humanité
Puisque l'abolition du savoir dans les catégories de la
Sagesse abandonne l'homme au monde,
elle le reconduit devant
la diversité de choix de vie que constitue la Logique de la
philosophie interprétée comme logique des formes d'expression
de
l ' humanité.
Le
monde
pour
lequel
la
Sagesse
libère
l'individu
est
en
effet
édifié
par
la
superposition
des
catégories-attitudes dans lesquelles les hommes saisissent ce
qui pour eux est essentiel. Confronté à cette multiplicité de
possibilités
de
donner
un
sens
à
son
existence,
l' homme-
individu se retrouve une nouvelle fois obligé de chercher à
5 Cf. L. Ph. p.439

300
savoir si le parti qu'il prend est le bon; autrement dit,
de
fonder en raison sa conduite.
La catégorie de la Sagesse ne
lui propose pas de règle pour se décider entre les directions
qu'il découvre.
Elle se limite à lui assurer que, quelle que
soit la situation à laquelle son choix le confrontera,
il y
trouvera la possibilité de se réconcilier avec lui-même, de se
sentir
apaisé.
Elle
le
rejette
donc
sur
lui-même
et
le
condamne
à
se
forger
un
critère
pour
s'orienter
dans
l'existence.
mais,
quand i l
s'agit
de
rendre
raison d'une
attitude,
il n'existe aucun autre guide que la
raison elle-
même.
En
acceptant
l'exigence
de
fonder
en
raison
la
résolution qu'il prend,
l'individu s'engage donc à produire un
discours cohérent dans lequel il appréhende le rapport entre
toutes les formes de la réalité humaine.
Ce discours n'est
rien
d'autre
que
la
Logique
de
la
philosophie
elle-même,
qui,
en
constituant
une
hiérarchie
entre
les
modes
d'expression de l'humanité que sont les catégories-attitudes,
dévoile à l'homme raisonnable le choix de vie le plus conforme
à sa destination.
En se formant,
la catégorie de la Sagesse
justifie donc définitivement
le projet d'une Logique de la
philosophie entendue
comme logique des
formes
d'expression
de
l' humani té.
Ensemble avec
la
catégorie
du
Sens,
elles
préviennent toute tentative de prolonger cette logique au-delà
de la catégorie-attitude de l'Action. En définitive, la preuve
la plus haute de la Sagesse consiste pour l'individu à ne pas

301
s'opposer à l'ordre des catégories-attitudes qui culmine dans
l'Action, à se garder de lui faire violence.

302
L'HBOUTISSEMENT POLITIQUE DE LH PHILOSOPHIE
1NTRODUCTI ON
PHILOSOPHIE DE LA POLITIQUE ET SCIENCE DE LA POLITIQUE
Au terme du développement des catégories formelles que
sont Sens et Sagesse,
l'homme-individu se voit reconduit au
procès des catégories-attitudes que domine l'Action. rI existe
deux possibilités de se tenir dans cette attitude : celle de
l ' homme
politique
qui
veut
se
hisser
à
la
tête
de
la
communauté
historique
pour
prendre
part
à
l'oeuvre
d'amélioration des conditions de vie de ses concitoyens et
celle du philosophe qui éduque ses semblables à travers un \\
discours qui comprend la réalité en fonction des buts suprêmes
de l'humanité.
L'individu qui se décide à la philosophie se doit de remplir
le programme défini par l'Action en Philosoph!e. Il se trouve
1
ainsi devant la tâche de constituer un discours qui saisit le
monde
à
partir
de
l'idéal
de
la
cohérence,
de
la
réconciliation de tous les hommes par le respect du principe
de leur égalité.

303
Cette
approche
de
la
poli tique
que
désignent
les
termes
"philosophie politique",
se distingue résolûment de celle de
la science positive, notamment sa branche qui se rapporte à la
politique6 •
La philosophie politique s'édifie à partir d'une
idée de l'homme,
d'une valeur,
dont le philosophe dégage les
modalités de réalisation dans l'organisation de l'existence
communautaire : elle est "la considération raisonnable de la
réalité historique pour autant que cette réalité même permet
et impose à l'homme de la modifier selon des buts et à partir
de refus qu'il établit lui-même au cours de cette action"?
Clairement consciente de la vision de l'humanité sur laquelle
elle
se
fonde,
la
philosophie
politique,
non
seulement
autorise mais surtout invite l'individu à porter un jugement
sur
les
actes
politiques.
Elle
ne
se
contente
pas
d'une
description de la vie politique car, au-delà de ce qu'il est à
telle ou telle époque,
elle se propose d'amener
l'homme à
penser ·ce qu'il YeUt être.
Pour
l'homme
de
la
science
positive,
le
discours
de
la
philosophie sur la politique est idéologique.
Il recouvre la
confrontation des
intérêts,
cache la lutte impitoyable qui
oppose les hommes pour l'accession au pouvoir.
Pour l'homme
politique, l'appel aux valeurs n'est en effet qu'un instrument
parmi d'autres pour parvenir à la direction de la communauté
6 La distance qui sépare les deux démarches est si importante que Léo STRAUSS
peût
se
permettre
de
caractériser
la
premlere
de
"compréhension
préscientifique de la
politique"
et la
seconde de
"compréhension scientifique"
cf.
La
cité et
l'homme,
traduction O.
Berrichon-Sedeyn.
7
Cf.
Philosophie
politique p.8
(ce titre
sera désormais ahrégé en Ph.p.)

304
historique. Contre la naïveté du discours philosophique sur la
politique qui entretient l'hypocrisie des hommes politiques,
la science de la politique dévoile la stratégie de la conquête
et de l'exercice du pouvoir. S'appuyant sur l'observation des
faits sociaux et l'étude de l'histoire,
i l expose les règles
du
jeu politique en se gardant
de
s'y laisser prendre.
Le
e. Llf.
regard qu'id pose sur la réalité humaine se veut désintéressé,
e..Llt
libéré de tout jugement de valeur. Pour lui,
la référence aux
valeurs est précisément le premier obstacle qu'il faut éviter
pour parvenir à une explication des évènements. En renonçant
aussi
explicitement
à
engendrer
une
appréciation
des
phénomènes
politiques,
le
discours
de
la
science
de
la
politique
apparaît,
aux
yeux
du
philosophe,
idéologique.
Voulant se retenir de juger les hommes politiques,
elle les
encourage en fait à traiter leurs concitoyens comme de simples
moyens en vue d'atteindre leur fin unique
:
le pouvoir.
La
science
politique
elle-même
enseigne
aux
hommes
que
la
politique se réduit à une technique et que la grandeur d'un
dirigeant politique se voit à
son aptitude à maîtriser les
règles
de
cette
technique.
Elle met
les
résultats
de
ces
observations à la disposition de ceux pour qui la valeur de
l ' homme
se
reconnaît
à
sa
capacité
à
se
servir
de
ses
semblables,
à les subjuguer. En définitive,
elle refuse au~
hommes la possibilité de se déterminer à agir en fonction de
fins qu'il se fixe consciemment. Bien qu'elle le rejette,
la
perception
qu'elle
a
de
l'action
poli tique
exprime,
en

305
dernière analyse, une conception de l'homme:
"Toute science
sociale propose,
souvent inconsciemment, une action politique
b
et contient implicitement une définition du lien politique. Il
en
résulte
que
toute
constatation
se
voulant
purement
"désintéressée"
est
idéologique,
en
d'autres
termes,
est
inconsciente de ses propres présuppositions et de ses idéaux
( . . . )"8.
Pour éviter cette hypocrisie qu'elle projette sur les hommes
politiques, la science de la politique doit assumer les idéaux
à
partir
desquels
elle
se
constitue.
L'homme
de
science
rejoint alors le philosophe qui analyse la réalité historique
en fonction des fins dernières de l'humanité. Les deux figures
s'unissent
dans
celle
du
citoyen
qui
contribue
à
la
transformation des structures de l'existence communautaire.
L' homme
politique
peut
utiliser
les
valeurs
auxquelles
s'attache le citoyen pour arriver au pouvoir.
Mais,
si son
exercice du pouvoir trahit manif estement
son di scours,
le
citoyen se réserve
le droit
de
le
rappeler à
l'ordre.
La
valeur dont se sert un dirigeant peut toujours être retournée
contre lui.
Le philosophe de la politique ne craint pas que
son discours puisse être employé comme instrument parce qu'il
veut lui-même la réalisation de l'Idéal pour lequel il s'est
décidé
la
meilleure
façon
de
prévenir
la
récupération
8
cf.
Ph.p.
p.13.
On retrouve
la
même critique dans
l'article de
Weil intitulé
"Philosophie
politique,
théorie
politique"
"La
théorie
politique
constitue,
en
droit
de
logique,
un
système
hypothético
déductif,
système
cohérent à partir des
axiomes
dont elle procède, elle
ne peut pas prouver la
vérité de ces axiomes" cf. Essais et conférences II p.403.

306
idéologique d'une oeuvre consiste finalement à
accepter la
vision de
l'humanité qu'elle convoye.
Le philosophe de la
politique ne se sent pas ébranlé par la critique de l'homme de
science
parce
qu'il
comprend
qu'ils
sont
tous
les
deux
citoyens.
Du point
de vue du citoyen,
le rayonnement
d'un
homme politique se mesure à son habileté à adapter une fin,
estimée bonne, aux circonstances historiques qui supportent sa
réalisation.
Contrairement donc aux idées reçues,
suscitées
par l'autonomisation de la science politique à l'égard de la
philosophie,
l'écart qui oppose morale et politique est moins
grand qu'il le paraît et le philosophe de la politique peut,
en
toute
bonne
conscience,
introduire
son
discours
sur
l'organisation de l'existence communautaire par une réflexion
sur les fins de l'homme9 •
Prise
dans
sa globalité,
la Philosophie politique
dl Eric
Weil dont nous amorçons l'analyse est la somme des discours
tenus par les hommes sur leur manière d'être ensemble. En ce
sens,
elle peut
être présentée comme
la sédimentation des
catégories-attitudes
de
la
Logique
de
la
philosophie,
comme la forme de leur coexistence. En nous appliquant donc,
9 Il est à remarquer que la présente critique de la science politique ne vise pas à
nier
son
rôle
dans
la
formation
même
du
citoyen.
Nous
voulons
simplement
suggérer
qu'en se rapprochant
de
la
démarche
du
philosophe,
elle
améliorerait
les
résultats de
ses
investigations.
Sur ce
point,
nous
pouvons
également citer
Léo STRAUSS : "La science sociale ne peut atteindre à une pleine clarté de ses
propres opérations si elle n'a pas une compréhension cohérente et globale de ce
qu'on appelle couramment l'opinion de sens commun sur les choses politiques, à
savoir si elle ne comprend pas les choses politiques telles que le citoyen et le
politique en font
l'expérience"
cf.
La cité et
l'homme,
p.20.

307
dans notre interprétation de la succession des catégories-
atti tudes,
à
dégager
le
type
de
rapport
à
l'existence
communautaire qu'implique chacune d'elles, nous préparons, du
même
coup,
l'édification
de
la
Philosophie
politique.
La
philosophie politique
n'est
en
effet
rien d'autre que
la
"considération de
la
vie
en
commun
des
hommes
selon
les
structures essentielles de cette vie"lO. Comme telle,
elle ne
peut se fonder que sur une perception de la communauté qui,
intégrant tous les hommes sans exception,
dévoile toutes les
formes de la vie en commun.
C'est dans la mesure où elle se
préoccupe du sort de l'humanité dans sa totalité, en rejetant
même
les
différences que la division du travail
introduit
entre
les
hommes,
que
l'attitude
de
l'Action
se
montre
supérieure aux autres
et
conduit
à
la
constitution de
la
Philosophie politique.
1.
L'RPPRRITION
DE
LR
UOLONTE
FORMELLE
D'UNIUERSRLITE
Discours
sur
l'organisation
de
la
vie
en
commun,
la
philosophie politique suppose l'existence de l'objet auquel
elle s'applique. La formation de la communauté ne découle pas
d'un principe supérieur auquel il convient de la rapporter
pour
l'analyser.
Au contraire,
toute question portant
sur
l'existence
humaine
se
heurte
à
elle
comme
à
un
fait
originaire, un fond à partir duquel sa propre formulation se
10 cf Ph.p. p.1I

308
justifie.
La modernité,
qui
se
caractérise par
la
valeur
reconnue
à
l'individualité
dans
la
vision
de
la
réalité
humaine,
entretient
le sentiment que la réunion des hommes
dans une société est un acte contingent, artificiel qui repose
sur la volonté des individus. 11 Elle met ainsi la philosophie
politique devant la délicate tâche de légitimer ce qui,
sans
son
concours,
apparaîtrait
comme
une
contrainte
incompréhensible.
Afin de réussir dans
cette entreprise le
philosophe est obligé de rappeler que l'individu n'est pas du
tout
autonome,
qu'il
a
besoin
de
ses
semblables
pour
s'affirmer.
L'existence communautaire n'est pas un accident
qui s'impose aux humains, elle est la condition sans laquelle
l'humanité même ne serait pas concevable: "L'honune est animal
politique,
c'est-à-dire,
vivant dans une communauté,
avant
d'être individu pour lui-même,
ce qu'il ne devient qu'en se
détachant de cette communauté (ou quand il en est détaché par
la force),
il est lui-même par opposition,
et seulement par
opposition,
à
ce qu'il fut
lorsqu'il n'était pas lui-même,
mais
un
membre
de
la
communauté
parmi
tous
les
autres
membres·i12 •
Tout homme naît dans un cadre social dont
il respecte les
moeurs. Dans chaque groupe les relations entre les individus
sont soumises à
des règles qui permettent à
l'organisation
Il
Nous retrouverons plus loin la signification de l'émergence de ce sentiment
12 Cf. Ph.p. p. 21.

309
sociale de préserver son équilibre.
Celles-ci indiquent les
valeurs
auxquelles
le
groupe
est
attaché,
le
mode
de
désignation de ses dirigeants et,
enfin,
celui de l'exercice
de leur autorité.
Il serait honteux de répéter ces banalités
si
elles
ne
devaient
pas
nous
préparer
à
comprendre
l'émergence même de la philosophie politique.
La communauté
que le discours philosophique sur la politique définit, n'est,
en effet,
pas la même que celle que nous venons d'évoquer,
celle qui est impliquée dans toute réflexion sur l'homme. La
manifestation
de
la
philosophie
exige
au
contraire
l'ébranlement de cette forme primaire de l'organisation de la
vie
en
commun.
Ce
n'est
que
lorsqu'il
ne
se
sent
plus
satisfait des principes qui régi~sent son cadre de vie que
l'individu
entreprend
de
réfléchir
sur
les
modalités
de
l'existence
communautaire.
Ce
qui
peut
engendrer
cette
insatisfaction, c'est la confrontation de styles différents de
vie,
la découverte d'une autre façon d'organiser la vie en
commun. A partir du moment où il doit faire face à deux types
de
communauté,
la
confiance que
l'individu
place
dans
sa
communauté
d'origine
Si estompe
car
il
se
retrouve
dans
l'obligation de relativiser ses valeurs.
Pour reconquérir la
paix intérieure qu'il perd ainsi,
il doit trouver un critère
en fonction duquel il peut juger les deux modes de vie qui
s'affrontent désormais en lui. C'est dans ce désir de se doter
d'une orientation nouvelle pour se préserver contre la crise

310
de
sa
communauté
que
s'enracine
la
constitution
de
la
philosophie politique.
Elle apparaît donc, dès ses premiers pas,
comme la quête d'un
cadre qui transcende les différences qui opposent les hommes,
comme
la
visée
d'une
communauté universelle.
Mais,
en
se
voulant
universelle,
indépendante
des
circonstances
historiques qui déterminent les individus,
la structure qui
s'édifie sur le discours philosophique sur la politique est
destinée
à
rester
formelle.
le
principe
suprême
qui
la
caractérise,
c'est
la
volonté
d'universalité
elle-même
"C'est la pure forme de l'universalité qui devient le critère
de
toutes
les
actions
pour une
réflexion portant
sur
les
actions possibles d'un individu qui se veut universel ( ... ) 1113.
La communauté que définit la
philosophie politique n'est pas
une donnée mais un principe, une Idée. Son universalité n'est
pas
de
l'ordre des
faits;
elle
constitue un
idéal
auquel
l'individu philosophe se réfère pour comprendre la réalité
historique.
L'idéal
de
l'universalité
se
fonde
sur
et
s'identifie à
la philosophie elle-même.
La morale propre à
l'existence
philosophique
est
celle
qui
recommande
de
respecter en chaque homme
l'humanité dans
sa totalité.
La
philosophie est un engagement à réconcilier tous les hommes
sans exception, à surmonter les obstacles que la biologie, la
13
Cf. Ph.p.
p.
19. Historiquement,
Kant est le premier philosophe à formuler
l'exigence d'universalité
dans
sa
pureté.
Aussi,
pour Eric
Weil
l'importance
de
kant pour la philosophie politique ne saurait être exagérée : "La politique cesse,
avec kant d'être une préoccupation pour les philosophes, elle devient, en même
temps que l'histoire, problème philosophique, agissant dans, et sur, la totalité de
la
pensée"
écrit-il.
cf.
Problèmes kantiens,
p.
140.

311
géographie
et
l ' histoire
élèvent
entre
eux.
la
volonté
formelle
d'universalité
découle
de
la
décision
à
la.
philosophie elle-même;
le fondement
de la réflexion sur la
politique est aussi règle pour une morale
tlLa morale pure
est fondée sur le discours raisonnable de l'individu qui se
veut
cohérent,
qui
ne
se veut
donc
pas
individu purement
individuel, purement historique, purement psychologique, en un
mot,
purement déterminé, bien plus,
la morale pure n'est pas
seulement fondée sur ce discours, elle le fonde tout autant et
lui est donc identique tl14
14
Cf. Ph. p. p. 43-44. Il peut sembler critiquable d'introduire une réflexion sur
la
politique par un chapitre
sur la
morale comme procède Eric Weil dans
la
Philosophie politique. C'est ainsi que M. FREUND, par exemple, dans son ouvrage
intitulé
"L'essence
du
politique",
reproche
à ce
texte
d'envisager
la
politique
du point de vue du moraliste. Satisfaisante pour l'homme de la science positive,
cette critique perd cependant son sens aux yeux du philosophe qui n'admet pas
la
distinction
entre
l'analyse
de
l'action
politique
et
son
appréciation.
La
décision à
la
philosophie
détermine
une
attitude
face
à
la
réalité
historique.
L'unité
entre
la
décision
à
la
philosophie
et
la
volonté
d'universalité
que
systématise la
morale est le fondement ultime de l'engagement politique.
Quand
une pensée qui
se tourne
vers
la
politique ne
parvient pas à établir un
lien
entre l'émergence de la réflexion et l'attachement à un idéal, elle se condamne à
dénier paradoxalement la valeur même de l'action politique. Tel est le cas par
exemple dans
l'oeuvre de
Sartre où
la
transcendance radicale du
pour-soi que
formule
l'Etre
et
le
néant
réduit
l'engagement
de
l'individu
à
une
vaine
agitation.
Il
reste cependant que,
même
en admettant l'équivalence entre
le
système des
catégories-attitudes
qu'est
la
Logique
de
la
philosophie
et
la
Philosophie
politique,
il paraît surprenant que
la
seconde s'ouvre par un titre qui rappelle
le discours
de
la
catégorie-attitude de
la Conscience,
logiquement postérieur à
celui
de
la
Condition
auquel
correspond
vraisemblablement
son
deuxième
chapitre
intitulé
"La
société".
Pour
dissiper
cette
impression,
il
convient
de
remarquer
que
l'ordre
des
catégories-attitudes
avant
l'Absolu
n'obéit
pas
au
même
principe
qu'après
cette
catégorie-attitude.
Avant
elle,
la
logique
qui
anime
les
catégories-attitudes
est
celle
du
développement
de
l'universalité.
Après elle, il revient à l'individualité de s'affirmer à son tour dans sa pureté. La
catégorie-attitude
de
l'Action
réconcilie
ces
deux
extrêmes
que
. sont
l'universalité
s'estimant
achevée
et
l'individualité
se
voulant
absolue.
En
elle,
l'individu
se
décide
consciemment
à
accueillir
l'universel.
le
premier
chapitre
de
la
Philosophie
politique
reproduit
cet acte
par
lequel
l'individu
se résout
à contribuer à transformer
le monde en fonction de l'idéal de l'universalité.
la
volonté
de
transformation
du
monde
est
philosophiquement
antérieure
à

312
2.
Ln MnNIFESTnTiON CONCRETE DE L'EHlliENCE D'UNIUERSnLlTE.
La volonté d'universalité ne tombe pas du ciel sur la
terre,
elle ne surgit pas de rien pour se heurter au monde.
Elle est
issue des
relations que les hommes
entretiennent
entre
eux.
Elle
s'intègre
ainsi
dans
l ' histoire
de
la
Communauté précédant l'apparition de la philosophie politique
dont elle exprime le degré d'évolution.
Il convient donc de
dégager son mode d'inscription dans les moeurs de celle-ci.
Puisque
la
valeur
des
us
et
coutumes
d'un
groupe
est
irrécusable aux yeux de ses membres,
l'émergence de la visée
d'un
cadre universel
qui
réconcilie
tous
les
hommes
sans
exception se
traduit,
dans
un ensemble
déterminé,
par
la
naissance d'un esprit critique, d'une volonté de contestation
des
règles
établies.
Le
sentiment,
caractéristique
de
la
modernité,
que les institutions qui président à
l'existence
communautaire sont les obstacles dressés
contre l'individu
l'analyse de l'organisation de la lutte contre la nature extérieure dans la société.
Ce n'est que par rapport à elle que les marques d'incohérence que portent les
structures de
l'existence communautaire que
sont
la
société et l'Etat deviennent
visibles; et c'est seulement dans l'attitude de l'Action qu'elle se manifeste dans sa
netteté. Le titre du premier chapitre ne doit donc pas nous égarer : il participe
bel et bien de
l'explicitation de
la catégorie-attitude de
l'Action.
Nous verrons,
par
la
suite,
que
même
la
Philosophie
morale
d'Eric
Weil
ne doit pas
être
perçue comme une simple explicitation de la catégorie-attitude de la Conscience
: elle s'enracine elle aussi dans
l'Attitude de l'Action qui est ainsi le principe
d'unification de
la
pensée
de
cet auteur.
La
décision
de
soumettre
la
réalité
historique à l'idéal de l'universalité que dégage cette attitude se retrouve dans la
Philosophie
morale
tout
comme
au
début
de
la
Philosophie
politique
où,
formellement énoncée, elle devient le souffle qui pousse la réflexion d'un point
à
un autre.
Loin donc
d'être
naïf,
le
début
de
cet ouvrage
est au
contraire
l'expression
d'une
détermination
sans
faille.

313
serait ainsi une conséquence de l'intervention de l'idée de
l'universalité.
Il faut cependant se garder de percevoir dans toute révolte
contre
l'ordre
établi
un
progrès
vers
le
triomphe,
la
consécration
de
cette
idée.
Lorsqu' un
individu
s'insurge
contre toute organisation de la vie en commun sans distinction
en l'indexant
comme une entreprise absurde,
quel
que
soit
l'idéal au nom duquel il se dresse,
il ne contribue sans doute
pas à
la formation du monde par la raison.
La découverte de
l'idée de l'universalité est inséparable de son adaptation aux
conditions de la vie en commun.
Puisque c'est la communauté
elle -même
qui,
au
cours
de
son
développement,
engendre
l'exigence d'une organisation universelle,
qui
oriente les
hommes,
il est en effet vain de tenter de la dissocier de sa
manifestation à travers l'histoire. Une telle démarche accule
l'individu qui l'opère au désespoir de celui qui se retrouve
face àun fait dont il ne comprend ni l'origine ni le sens. De
même qu'il est philosophiquement intenable d'essayer de couper
l'analyse
de
l'action
de
son
appréciation,
i l
est
déraisonnable d'isoler les idéaux de leur forme d'expression
dans
les
moeurs.
Pour
le philosophe,
pour
l'homme qui
se
décide consciemment pour une règle de vie, une valeur ne vaut
que par la manière dont elle se reflète dans les relations des
hommes entre eux
morale et politique ne s'opposent que pour
les
commodités
de
l'analyse
scientifique,
elles
se
reconcilient dans la vie de celui qui veut agir. Donc,
si le

314
conflit entre l'individu et la société est un effet induit de
l'avènement de l'idée d'universalité,
la réalisation de celle-
ci suppose la définition d'un programme qui la rapporte aux
nécessités de l'existence communautaire.
En prenant résolument parti pour l'universalité à travers le
projet
philosophique,
l'individu-philosophe
se
réserve
le
droit exclusif d'affronter une telle tâche. A la différence
des
lois positives
de
la
communauté
concrète,
entièrement
tournées vers l'intérêt particulier de ses membres à qui elles
insufflent un sentiment de supériorité par rapport au reste de
l'humanité,
ce
droit
que
s'octroye
le
philosophe
est
naturel :11 On appelle droit naturel celui auquel le philosophe
se
soumet
lui-même,
quand
bien
le
droit
positif
ne
1 'y
obligerait
pas
i l
veut
agir
afin
de
contribuer
à
la
réalisation
de
l'universel
raisonnable,
de
la
raison
uni verselle ll1S • Le philosophe parle au nom d'une vision de
l'humanité qui ne s'exprime pas encore dans des institutions.
La justification ultime du droit qu'il s'accorde se retrouve.
dans
son
comportement
avec
ses
semblables.
Alors
que
l'organisation sociale s'intéresse aux individus en fonction
du rang qu'ils occupent dans sa hiérarchie, le philosophe leur
adresse unanimement la parole. Le principe fondamental qui se
déduit du droit qu'il se donne de penser pour tout le genre
humain est celui de l'égalité des hommes sans aucune forme de
distinction. Historiquement,
l'égalité est devenue une règle
15 Cf. Ph. p. p.34

315
formelle que tous
les Etats modernes
inscrivent en tête de
leurs préoccupations.
Ce principe,
qui est la manifestation
positive,
juridique, de la volonté d'universalité révélée dans
l'histoire subit cependant des violations de la part de la
division du travail et de la répartition des privilèges dans
la société. Chaque communauté historique la soumet à son degré
de développement, aux richesses matérielles dont elle dispose.
il subsiste ainsi deux types d'inégalité qui
se confondent
pour le philosophe : une qui consiste dans la distribution des
récompenses à l'intérieur d'un même ensemble et une autre qui
se montre dans les relations entre Etats,
dans ce que l'on
appelle pudiquement "la division internationale du travail".
le
droit
naturel
que
traduit
le
philosophe
exige
la
réalisation complète de l'idéal de l'égalité,
il veut que la
philosophie elle-même cesse d'être l'apanage d'un individu
particulier.
Cependant,
pour bien
atteindre
cet
obj ectif,
i l
convient
d'avoir en vue les circonstances historiques dans lesquelles
une commùnauté se tient.
Il serait contradictoire de vouloir
parvenir à l'égalité en sacrifiant l'existence communautaire
elle-même.
Aussi,
le devoir de
se rapprocher de cet
idéal
s'enracine dans
la
situation propre à
chaque regroupement
d'individus.
Chaque
Etat,
en
fonction
de
ses
capacités',
déf ini t
la
forme
d' inégali té
qui
lui
est
inacceptable.
Formellement énoncé dans la philosophie,
le droit naturel à
l'égalité se conforme ainsi aux conditions de la communauté

316
historique.
Il
est
à
la
fois
irmnuable
et
variable.
"Est
naturel ce qui parait naturel à une époque donnée,
dans une
cormnunauté ou dans un groupe de communautés
(qui peut être le
groupe de toutes les cormnunautés).
N'est pas naturel ce qui
est
opposé
à
ce
que
l'époque
sent
être
juste"l6.
Cette
relativisation du droit naturel est due à la démarche de la
réflexion
philosophique
sur
la
politique
elle-même
qui
consiste à partir d'un idéal pour penser les modalités de sa
réalisation.
En tant que forme concrète d'expression de la
volonté d'universalité,
le droit naturel doit son autorité à
la fermeté de la résolution de transformer le monde : détaché
de ce fondement,
son instabilité la discréditerait.
3.
LA FORME PHILOSOPHIQUE DE L'Al:TlON POLITIQUE
La
confrontation
entre
le
droit
naturel,
expression
concrète de la volonté d'universalité,
et
la
loi positive
n'est pas artificiellement entretenue par un "malin génie" qui
en voudrait à
l'organisation de la vie en cormnun.
Elle se
forme au cours de l'évolution même de la communauté historique
à
laquelle appartient le philosophe de la politique qui se
révèle
ainsi
être
en
lutte
avec
elle-même
en
vue
de
la
réalisation de l'idéal de l'égalité.
Ceci étant i l ne faut
pourtant pas s'empresser de soupçonner à travers tout conflit
politique une tentative de parvenir à cet objectif. S'il est
vrai que toute révolte traduit une insatisfaction,
il reste
16 Cf. Ph. p. p. 39. Les mots soulignés sont en italiques dans le texte

317
cependant que la conquête de la satisfaction dans le cadre de
l'existence communautaire constitue une tâche autrement plus
délicate que la simple manifestation de son mécontentement.
Elle exige en effet la définition d'une action qui, prenant en
considération les aspirations d'individus aux intérêts souvent
opposés,
les rapports aux conditions globales de la vie en
commun et désigne la voie pouvant conduire à leur apaisement.
Ainsi
comprise,
la
lutte de
la communauté historique avec
elle-même pour répondre au souci de l'égalité repose sur deux
figures fondamentales qui sont celle de l'homme politique et
celle du philosophe de la politique lui-même.
L'homme politique se distingue par son intention explicite
d'accéder
à
la
direction
de
l'Etat.
S'appuyant
sur
un
programme dans lequel il indique les changements qu'il veut
introduire dans
la
communauté historique,
i l
s'applique à
convaincre ses concitoyens de se regrouper autour de lui.
Il
leur propose une
structure· à
l'intérieur
de
laquelle
ils
peuvent prendre activement part à l'oeuvre de transformation
de leur cadre de vie, un parti. Le parti politique se présente
comme une organisation destinée à
conquérir le pouvoir.
Il
incarne une conception particulière,
reconnue par un certain
nombre d'individus,
de l'intérêt global des citoyens.
Dans
l'Etat
moderne,
la
loi
positive
elle-même
encourage
la
formation des partis et fixe
les modalités de l'accès à
la
tête
de
la
communauté
historique.
Toutefois
aucun
homme
politique véritable ne se sent indéfectiblement attaché à ces

318
règles
du
j eu
pol i tique.
De
par
sa
final i té,
l ' act ion
politique exige en effet qu'en cas de conflit entre l'ordre
établi et les aspirations de la majorité des citoyens, l'homme
politique soit prêt à dénoncer le droit positif comme étant au
service d'un groupe particulier. Toujours à l'écoute des voeux
de
ses
concitoyens,
i l
se
doit
d'être
à
la
fois
révolutionnaire
et
conservateur
au
pouvoir,
i l
reste
révolutionnaire
en principe
et,
dans
l'opposition,
i l
est
conservateur
en
puissance 17 •
Ainsi
aux
pri:ses
avec
une
communauté historique dont il épouse le langage
afin de la
pousser
à
sa
transformer,
i l
finit
par
s'identifier
complètement à
elle.
Ce n'est
donc qu'en soi,
c'est-à-dire
pour
le
philosophe
réfléchissant
sur
la
politique,
qu'il
contribue à la réalisation de l'idéal de l'universalité: pour
lui-même,
il est l'humble serviteur de l'intérêt exclusif de
son Etat particulier. Tout entier dans son action,
il a besoin
du philosophe pour en comprendre le sens.
La
part
prise
par
ce
dernier
à
l'épanouissement
de
la
communauté historique
est,
quant
à
elle,
plus
discrète et
échappe souvent complètement au bon sens qui réserve le terme
"politique" à la seule activité de celui qui se passionne pour
la direction de l'Etat 18 • En effet, à la différence de l'homme
17
C'est
cet
opportunisme
constitutif de
l'action
politique
qui
incline
à croire
que
l'homme
politique
est
purement
cynique
et
autorise
la
science
positive
à
tenir pour suspect, pour idéologique,
l'appel aux valeurs en politique.
18
Cette conception de la politique résulte en fait de l'émergence de
la science
positive.
Pour ne citer qu'un exemple,
le sociologue Max WEBER comprend la
politique
comme
"la
direction
du
groupement
politique
que
nous
appelons
aujourd'hui
"Etat"
ou
l'influence
que
l'on
exerce
sur
cette
direction
.
cf.
Le
savant
et
le
politique,
p.IOO..

319
politique,
le philosophe ne se préoccupe pas de se hisser 'au
,sommet de l'Etat pour entreprendre de changer les conditions
d'existence
de
ses
semblables.
Comme
tout
citoyen,
i l
se
reconnaît le droit,
et il s'en fait un devoir, de se prononcer
sur les questions qui troublent le sommeil de ses concitoyens,
de prendre position dans les débats qui engagent l'avenir de
la communauté historique. Il peut ainsi être amené à défendre
les mêmes
idées que telle ou telle organisation politique.
Mais
i l
ne
s'assimilera
pas
pour
autant
à
une
formation
politique.
Car,
par delà les difficultés propres à un Etat
particulier,
son action à
lui vise immédiatement l'humanité
dans sa totalité et chaque homme en particulier. Quelle que
soit
la
place
qu'occupe
l'individu
dans
la
hiérarchie
de
l'organisation de la vie en commun, la réflexion du philosophe
lui
est
en
effet
utile
pour
comprendre
le
sens
de
son
existence. En lui montrant que l'humanité ne s'accomplit que
dans l'existence communautaire, elle lui apprend à se libérer
de son individualité, à affronter le penchant à l'égoïsme qui,
en lui, l'incite à se retourner contre les autres. Le discours
philosophique sur la politique agit ainsi par lui-même sur la
communauté historique en dévoilant la volonté d'universalité
comme fondement de toute action et en dégageant le principe du
droi t
naturel,
la
règle
de
l ' égali té
des
hommes,
qui
en
découle. Il procure à ses membres un critère, une orientation,
pour apprécier
les
décisions
auxquelles
ils
se
retrouvent
confrontés; en d'autres termes,
il les éduque :
"La tâche de

320
l'éducation est de développer dans l'individu la faculté de
comprendre
ce qui
le concerne
en tant qu'il
vit
dans une
communauté
humaine
(en
tant
qu'il
est
objectivement
Ifuniversali~éll), non seulement de faire et de dire ce qui est
exigé de lui, mais de comprendre pourquoi ceci est exigé - et,
le cas échéant, pourquoi cela ( ... ) Il 19.
L'éducation
des
citoyens
est
la
contribution
propre
du
philosophe au triomphe du droit naturel sur le droit positif
l'avènement du règne conscie~t de la volonté d'universalité.
Elle s'accomplit à travers
l'élaboration de la philosophie
politique elle-même qui, partant de l'idéal de l'universalité,
découvre les modalités de sa réalisation dans les structures
de
l'existence
communautaire.
En
se
constituant,
la
philosophie politique permet à
l'individu de comprendre sa
place dans la société et dans l'Etat. L'action du philosophe
est
donc
essentiellement
discours,
elle
se
révèle
dans
l'édification
du
discours
philosophique
lui-même.
En
apparaissant,
la réflexion philosophique sur la politique se
heurte aux moeurs de la communauté historique, elle s'inscrit
en elles et les transforme. Cette mutation qu'elle entraîne,
l'éducation
de
la
communauté
historique dans son ensemble,
est
une
forme
de
l'action politique
Il relever
la morale
concrète
d'une
communauté
est
un
acte
spécifiquement
politique,
c'est même l'acte politique par excellence,
car
c'est cette volonté qui définit la
politique
raisonnable, la
19 Cf. Ph. p. p. 54

321
politique justifiable et justifiée"
. Forme philosophique de
l'action politique,
l'éducation n'est pas détachable du projet
philosophique lui-même;
elle se fonde sur le discours de la
philosophie
et
se
poursuit
à
travers
le
comportement
de
l'individu-philosophe dans le cadre de l'organisation de la
vie en commun.
L'existence même du philosophe est donc un
fait d'une grande portée politique car,
en elle,
la communauté
historique lit le sens de sa propre évolution. A la différence
de l'homme politique qui poursuit inconsciemment l'idéal de
l'égalité,
la vie du philosophe incarne une volonté consciente
de traiter les hommes, tous les hommes,
comme ses égaux. Elle
impose donc un défi permanent à la communauté historique qui
se caractérise par sa tendance à
défendre sa particularité
contre le reste de l'humanité.
4.
L'ELHBORRTlDN DE LR PHILOSOPH lE MORRLE
Alors
que
la
philosophie
politique
se
comprend
explicitement
comme
la
contribution
du
philosophe
à
l'avènement du règne conscient de la volonté d'universalité,
comme
une
forme
particulière
de
l'action
politique,
la
philosophie morale quant à elle ne semble pas, de prime abord,
se fonder sur la même préoccupation. Aussi, à la différence de
sa Philosophie politique dont
la constitution S'appuie sur
la
catégorie-attitude
de
l'Action,
la
Philosophie morale
d'Eric Weil,
quant à elle,
ne serait qu'une explicitation de
la seule catégorie-attitude de
la Conscience.
La réflexion

322
morale
ne
s'intéresse
pas
immédiatement
aux modalités
de
l'existence communautaire. Elle apparaît au terme d'une crise
des valeurs de la communauté historique qui révèle l'individu
à
lui -même
et
se
présente
comme
un
discours
sur
et
de
l'individu
considéré
indépendamment
des
circonstances
historiques et du cadre géographique à l'intérieur desquels il
se découvre
. Elle se propose de conduire cet homme ébranlé
par
la
destruction
des
habitudes
qui
supportaient
son
existence à la paix intérieure, au bonheur,
en lui indiquant
une règle dont le respect lui permet de surmonter le conflit
des communautés historiques entre elles 2o • Cette règle n'est
rien d'autre que
l'exigence d ' universalité elle-même qui
recommande
d'agir
conformément
à
une maxime
pouvant
être
reconnue par tous les hommes sans exception dans une situation
identique à celle dans laquelle une action est envisagée. La
volonté
d'universalité
est
à
la
fois
le
fondement
de
la
réflexion morale et le principe d'orientation d'une action qui
se veut morale.
La philosophie morale s'édifie donc sur les
mêmes bases que la philosophie politique.
Mais alors que pour la réflexion politique l'individu ne vaut
que comme partie d'une communauté à
laquelle i l revient de
lutter avec soi-même pour réaliser l'exigence d'universalité
en accordant des chances égales à ses membres,
la réflexion
morale,
pour
sa
part,
le
détache
de
ses
semblables
en
20 Cf. Ph. m.
: p.36 . "Ce que cherche l'individu moral (qui veut se moraliser,
découvrir
la
morale
qui
le
rende
vraiment
moral),
c'est
la
satisfaction,
l'apaisement
de
son
inquiétude
au
sujet
du
sens
de
sa
vie,
la
réconciliation
intérieure qui supprime le conflit et le déchirement - en un mot, le bonheur".

323
l'obligeant à soumettre en lui-même son penchant égoiste au
principe
de
l'universalité.
La
morale
absolutise
donc
l'individualité en transposant en elle la confrontation entre
l'idéal
de
l'uni versali té
et
l'intérêt
particulier
qui
traverse
la vie
de
la
communauté historique.
Pour autant
qu'elle traite de ce conflit de l'individu avec lui-même en
vue
du
respect
du
principe
de
la morale
universelle,
la
Philosophie
morale
apparait
effectivement
comme
une
explicitation de la catégorie-attitude de la Conscience car
c'est
dans
cette
catégorie-attitude
qu'intervient
l'autonomisation de
l'existence
individuelle
sur
laquelle
repose
la
réf lexion morale.
Pour
la Conscience
en ef f et,
l'affrontement entre l'exigence
d'universalité et le désir
particulier constitue un horizon indépassable pour l'homme.
Dans son premier chapitre,
la Philosophie morale reprend en
elle cette compréhension de l'homme qui réduit l'humanité à
l'individualité.
Mais
le livre ne s'achève pas avec
cette
perception de la réalité humaine.
Il se poursuit à travers
troi s
autres
chapitres
qui
montrent
comment
s'exprime
la
volonté d'universalité de l'homme moral dans ses rapports avec
la
communauté
historique
pour
aboutir
au
lien
entre
la
réflexion morale,
la réflexion politique et le système des
catégories
attitudes
que
forme
la
Logique
de
la
philosophie.
Avec ces trois chapitres,
l'homme cesse d'être
un
individu
isolé,
déchiré
entre
un
idéal
diff icile
à
atteindre et une réalité décevante,
pour se présenter comme

324
élément
d'un
groupe
dont
les
moeurs
sont
certes
insatisfaisantes mais
susceptibles
d'évoluer.
La
tâche de
l'homme qui se veut moral consiste précisément à inciter son
entourage à changer ses us et coutumes en vue de se conformer
au principe de l'égalité des hommes. Le discours philosophique
sur la morale tel que le développe Eric weil est ainsi partagé
entre deux visions différentes de l'homme.
La première,
qui
ramène l'humanité à l'individualité,
correspond à l'attitude
de . l ' homme
de
la
Conscience,
la
seconde,
qui
révèle
la
communauté comme cadre incontournable de l'existence humaine,
se fonde sur d'autres catégories-attitudes. Dans la division
de la Philosophie morale,
la première se profile derrière le
chapitre
intitulé
"Le
concept
de
la morale"
alors
que
la
seconde intervient à partir du chapitre suivant qui a pour
titre ilLe contenu de la morale".
La distinction de ces deux
niveaux
de
la morale
reproduit,
à
son
tour,
l ' opposi tion
fondamentale entre morale pure, formelle et morale historique,
concrète.
Leur coexistence dans un même discours surprend car l'homme de
la morale pure méprise les moeurs de la communauté historique
qu'il tient pour la consécration de la faiblesse humaine.
Il
se détourne des structures de l'existence communautaire qu'il
regarde comme une institutionalisation du mal pour s'attacher
à assumer le conflit entre l'universalité et la particularité
qui le définit. Il semble donc exclu de pouvoir le convaincre

325
d'abandonner son attitude pour se risquer à vivre avec les
règles
de
la
communauté historique.
Le passage du premier
chapitre de la Philosophie morale au second constitue ainsi un
paradoxe
dont
le
philosophe de la morale lui-même indique
la
signification
"Le
paradoxe
provient
dl un
glissement
catégorial, d'une métabasis dans un autre genre logique et il
disparaît dès que la différence des plans et le rapport précis
qui séparent et lient morale formelle et morale concrète sont
pris en considération"21. En d'autres termes,
pour revenir de
la surprise que produit la révélation de la présence de deux
compréhensions
différentes
de
l ' homme
dans
la Philosophie
morale,
il convient de remarquer que,
si le début de ce texte
prolonge
le
discours
de
la
catégorie-attitude
de
la
conscience,
les
développements
qui
suivent
le
titre
"Le
contenu
de
la
morale
"se
rapportent
quant
à
eux,
à
des
catégories-attitudes ultérieures. La volonté de réalisation du
principe de l'universalité conduit l'homme moral à intégrer la
transformation des moeurs de la communauté historique dans son
horizon. Il doit comprendre que la morale concrète est soumise
à
une
évolution.
La
confrontation
entre
les
corrununautés
historiques
les oblige à se transformer et à
reprendre en
elles l'exigence d'universalité. La lutte pour le respect de
la règle de l'universalité,
que l'homme moral croit mener
seul,
est, en fait,
interne à la communauté historique elle-
même.
Cette vision de l'existence communautaire,
suggérée à
21 Cf. Ph. m. p.87

326
partir
du
deuxième
chapitre
de
la
Philosophie
morale
ne
s'enracine plus dans la catégorie-attitude de la Conscience
mais
dans
celle de
l' Absolu 22 •
Cependant
cette
catégorie-
attitude à elle seule ne justifie pas la totalité du discours
philosophique sur la morale. De son point de vue en effet, le
développement
de
l'universalité
s'achève
avec
la
reconnaissance de la diversité des morales concrètes : chacune
d'elles
constitue
pour
l ' homme
de
l'Absolu
une
forme
d'expression
de
l'universali té,
un
universel
concret.
En
vivant conformément aux moeurs de sa communauté historique,
l'individu
s'universalise car 1 'humanité
dans
sa totalité
englobe son groupe d'origine.
Mais la réflexion philosophique sur la morale ne se clôt pas
avec
la
compréhension
de
la
multiplicité
des
morales
historiques.
Elle
continue
avec
11 analyse
de
"La
vie
morale"qui
montre
que
l'existence
de
l ' homme
moral
se
caractérise
par
la
résolution
de
transformer
la
morale
historique
de
sa
communauté
en
lui
opposant
l'exigence
d'universalité. Au lieu de se limiter à rejeter cette morale
comme le lui impose l'attitude de la Conscience,
l'individu
qui
se veut
vertueux
l'accomplit
limais
( ... )
parce qu'il
22
Cette catégorie attitude est explicitement citée
en
note
par Eric Weil
lui-
même.
cf.
Ph.
m.
p.
73
Le
passage
à
cette
conception
de
la
communauté
historique
détermine une
dissociation
entre
le
bonheur,
but
de
l'homme moral
et la satisfaction qui dépend elle des conditions de l'existence communautaire ;:
"(... ) la satisfaction des besoins et des désirs naturels ou historiques, est un but
qui, s'il est atteint, l'est à la faveur de circonstances entièrement fortuites (... )";
alors
que
l'homme
moral
,
"s'il
veut
pouvoir
être
heureux,
il
ne
doit
s'en
remettre
qu'à
lui-même,
au
point
que
c'est
de
lui-même
en
tant
qu'être
empirique qu'il doit se libérer". Cf. Ph. m. p. 102

327
l'accomplit, parce que, après lui, elle n'est plus à accomplir
( ... l, il la dépasse et exprime l'exigence d'une morale plus
haute,
plus
universelle" 23 •
Loin
donc
d'accepter
sans
contestation les règles de son cadre de vie,
comme l'y invite
l'attitude de l'Absolu,
l'homme de la philosophie morale les
juge,
les
critique,
en un mot,
les affronte.
Il maintient
ainsi une scission entre l'universalité en tant que principe
et ses différentes formes de manifestation qU'organisent les
morales
historiques.
En
adoptant
une
telle
conduite,
i l
s'élève au-dessus de la catégorie-attitude de l'Absolu,
pour
atteindre celle de l'Action. Ce n'est que dans cette attitude
en
effet
que
l'acceptation
des
lois
de
la
communauté
historique se concilie avec la résolution de les affronter, de
les obliger à évoluer. Le mouvement
de la Philosophie morale
dans son ensemble s'ancre dans cette catégorie attitude.
La
volonté de réaliser l'exigence d'universalité que systématise
la catégorie-attitude de l'Action est le ressort qui pousse la
réflexion morale d'un niveau à un autre. C'est parce qu'elle
est supposée au fondement de cette réflexion que le passage de
la morale formelle
à
la morale concrète,
du concept de
la
morale à son contenu est non seulement possible mais surtout
nécessaire.
Celui qui
ne parvient pas à
saisir cet ultime
support
de
la
Philosophie
morale
se
condamne
à
ne
pas
comprendre l'unité de ce livre et,
partant,
à
la percevoir
23
Cf. Ph. m. p.164. La vie morale réconcilie satisfaction de l'être sensible et
bonheur
de
l'être
raisonnable.
Elle
culmine
dans
la
figure
du
magnanime
qui
ne se soucie plus du jugement des autres : "il ne tient qu'à une chose, à n'être
pas en désaccord avec soi" cf. Ph. m. p. 199

328
comme
un
scandale.
Contrairement
à
sa
propre
lettre,
l'élaboration de cet ouvrage ne repose pas exclusivement sur
la
catégorie-attitude
de
la
Conscience,
elle
s'appuie
fondamentalement sur celle de l'Action. Pour être plus exact,
c'est-à-dire pour employer
le
langage du philosophe de
la
Logique
de
la
Philosophie,
disons
que
le
discours
philosophique sur la morale est l'explicitation d'une reprise
de la Conscience par l'Action et non de la seule catégorie-
attitude de la Conscience. Le développement d'une philosophie
morale,
tout comme celui d'une philosophie politique, est un
aspect de la forme philosophique de l'action politique qu'est
l'éducation. Le discours sur la morale est un acte politique
parce qu'il agit sur les membres de la communauté historique
dans laquelle il se manifeste . L'action morale telle que la
conçoit le philosophe est une forme de l'action politique:
ItL'acte moral vise l'universalité dans le concret de la vie
morale" et est politique par lui-même,
aucun acte de l'être
besogneux et raisonnable ne peut éviter d'influer sur la vie
de la communauté, que celui qui l'accomplit se le propose ou
non
( ... ) It 24

Puisqu'il en est ainsi,
la réf lexion sur les
modalités
de
l'existence
communautaire,
la
réflexion
politique, est l'aboutissement suprême de toute réflexion. la
philosophie morale nous prépare à la philosophie politique en
révélant
comment
l ' existence
individuelle
se
rapporte
à
l'existence communautaire.
En
langage
du
philosophe de
la
24 Cf. Ph. m. p. 213

329
Logique
de
la
philosophie,
cela
signifie
que
la
philosophie
morale
est
à
la
Philosophie
politique
ce
que
la reprise est à la catégorie pure25 •
25 .Pour
illustrer
cette
thèse,
nous
pouvons
relever
certaines
correspondances
significatives
entre
les
deux
textes
en
rappelant
que
la
Philosophie
politique
précède
chronologiquement
la
Philosophie
morale.
- A propos de la décision à l'universalité
Philosophie
morale
p.
46
:
"Il
appert
ainsi
qu'en
posant
le
problème
de
la
morale,
l'homme
a
opté
pour
l'universalité,
c'est-à-dire
la
raison
-
et
l'a· fait
librement
(. .. )"
Philosophie
politique
p.
28
:
"L'homme
peut
même,
s'il
le
veut,
refuser
la
morale et se jeter du côté de la violence : la décision à la morale (comme la
décision à la raison et à la philosophie) est décision libre (... )"
- Sur l'immoralité de l'homme,
Philosophie
morale p.
18
:
"Toute morale,
qu'elle
se
tienne
dans
la
certitude
ou
qu'elle
cherche
dans
l'insécurité,
suppose
que
l'homme,
capable
d'observer
des règles
morales,
est en même
temps
immoral;
elle reconnaît l'immoralité de
l'homme en reconnaissant qu'il peut et doit être amené à la morale"
Philosophie
politique,
p.30
"L'action
morale
est
action
de
l'être
raisonnable
qui
veut
se
mettre
en
accord
avec
lui-même.
or,
cette
volonté
d'accord
est de
par elle-même
l'aveu
du
désaccord et de la
déraison d'un être
moral-immoral
;
il
est
moral
parce
qu'il
est
immoral
et
s'il
n'avait
plus
de
passions à combattre, sa morale n'aurait pas d'emploi."
- Sur la distinction entre faits et valeurs
Philosophie
morale
:
"Toute
science
distingue
entre
forces
et
apparences
de
forces,
observation
fondamentale
et
épiphénomène,
données
brutes
et
facteurs
sous-jacents.
Le
concept
du
fondamental
(spécifique
à
chaque
science)
détermine ainsi ce qui est expliqué, réduit,
éliminé : c'est la question que pose
l'homme de science qui définit ce qui est fait
pour lui"
Philosophie
politique
p.42
"( ... )
tout fait
et
tout
ordre
de
faits
ne
se
conçoivent qu'à
partir de
certaines valeurs,
à
savoir
celle de
la
science et,
en
dernière analyse, de la philosophie. On a souvent dit qu'une valeur
ne peut pas
être déduite d'un fait, on a négligé d'ajouter que les valeurs
dernières, celles de
la philosophie, fondent jusqu'au concept même du fait".

330
[kOOffiHPDIJw[
000
LES STRUCTURES DE L'EHISTENCE COMMUNRUTRIRE
1NTRODUCTI ON
LA SIGNIFICATION CONCRETE DE LA VOLONTE DE
TRANSFORMATION DU MONDE
La part prise par l'individu philosophe à l'évolution de
la communauté historique dans laquelle il se tient n'est pas
un but extérieur à l'activité philosophique elle-même: elle
se
révèle
à
travers
l'organisation
de
la
réflexion
philosophique sur la politique qui rapporte la réalité humaine
à
un
idéal
pour
la
comprendre.
Aussi,
i l
est
absurde
d'attendre du philosophe qu'il abandonne la philosophie pour,
soi t - di sant,
contribuer
pl us
concrètement
à
l'entreprise
d'amélioration
des
conditions
de
vie
de
ses
concitoyens.
Historiquement
justifiée
par
le
désintérêt
de
certains
systèmes philosophiques pour la politique, une telle exigence
devient en effet irrecevable lorsqu'elle s'adresse à un homme
dont la pensée le conduit explicitement à l'élaboration d'une
philosophie
politique26 .
Car,
i l
est
clair
qu'un
tel
philosophe n'a pas besoin d'une intervention étrangère pour
lui rappeler ce qu'il considère comme un simple aspect de son
26
La
plus
célèbre
illustration
de
cette
exigence
reste
bien
évidemment
la
onzième thèse sur Fenerbach de Marx.

331
devoir
d'homme.
De
son point
de vue,
cette
requête,
dont
l'histoire fournit de multiples exemples,
exprime,
quant au
fond,
l'aveuglement
de
l ' homme
d'action qui,
soumis
à
la
pression
des
affaires
de
l'Etat,
se
croit
autorisé
à
réquisitionner
toutes
les
ressources
de
la
communauté
historique pour réussir dans son oeuvre. Aussi se réserve-t-il
le droit de la repousser, de l'oublier, pour se consacrer à sa
tâche de compréhension du monde.
Cependant,
s ' i l ne veut pas manquer à ce qu'il regarde lui-
même comme son devoir d'homme et courir ainsi le risque d'être
rej eté
de
ses
semblables
pour
cause
de
lâcheté,
il
doit
clairement
établir
comment,
sans
pour
autant
se
dévouer
entièrement à l'activité politique, il participe concrètement
à la transformation de l'Etat. L'analyse des structures de
l'existence communautaire, à laquelle conduit le projet d'une
philosophie
politique,
constitue
pour
lui
l'occasion
de
s'acquitter de cette obligation.
Partant de l'idéal fondamental de l'égalité,
il se doit,
en
les
examinant,
de
montrer
les
imperfections
qu'elles
entretiennent,
les injustices qu'elles recèlent. En procèdant
de la sorte,
il attire l'attention de ses concitoyens
sur
elles et les incite à les affronter. Il leur facilite la tâche
d'amélioration de leurs conditions de vie en dégageant les
problèmes
caractéristiques
de
l'organisation de
la vie en

332
commun.
C'est donc dans
la considération des
structures de
l'existence communautaire que transparaît,
en définitive,
la
signification concrète de
la volonté
de
transformation du
monde qu'engendre la décision même à la philosophie27 •
1. LE PREMIER NIUERU DE L'EHISTENCE COMMUNRUTRIRE
LR SOC 1ETE
a) Les fondements de l'organisation sociale
En
apparaissant 1
la
réf lexion
philosophique
sur
la
politique suscite la quête d'une organisation universelle de
la vie
en
commun
englobant
la
communauté
historique
dont
l'évolution a
conduit
à
son
émergence.
Cette
perspective
constitue le principe suprême en fonction duquel tout projet
politique se doit d'être apprécié.
Elle n'est cependant pas
seulement philosophiquement
souhaitable
;
elle est
surtout
objectivement inscrite dans la structure même de l'existence
communautaire.
L'action qu'exerce le discours philosophique sur le monde
ne doit pas être confondue avec un tour de magie
:
elle ne
consiste pas à attendre des hommes qu'ils deviennent autres
27 Logiquement, de
toute
réflexion philosophique
sur
la
politique
se dégage un
programme
politique.
La
réciproque
est
également
vraie.
Il
est
donc
vain
de
tenter
d'opposer
philosophie
politique
et
action
politique.
Il
appartient
plutôt à
l'homme
politique
de
savoir
retrouver
dans
la
philosophie
les
fondements
théoriques
de
son action.

333
que ce qu'ils sont, mais à leur indiquer simplement l'ultime
destination de leurs actes afin de leur éviter la dispersion
de leurs efforts.
En d'autres termes,
le souci de la philosophie n'est pas
dl inventer un autre monde mais
dl élever
ce monde - ci
à sa
propre
conscience
en
le
comprenant
à
travers
un
discours
cohérent.
La philosophie est la conscience de soi du monde,
elle lui révèle ce qu'il porte en lui. Le philosophe n'est pas
Dieu et ne se propose pas de produire des miracles. Son action
sur
l ' humanité
n'est
pas
création
mais
transformation,
formation d'une réalité qu'elle trouve devant elle.
Aussi,
la communauté universelle,
que la philosophie assigne
comme but à la politique,
ne doit-elle pas être perçue comme
une utopie opposée à la réalité mais comme une orientation qui
se dessine en elle et dont on peut retrouver les traces.
La
société,
telle qu'elle est conçue par Eric Weil à travers le
second
chapitre
de
la
Philosophie
politique
en
est
précisément l'indice.
En tant
que
forme
d'organisation de
la
vie
en
commun,
la
société dont
i l est question dans
la Philosophie politique
n'est pas un fait accessible à l'observation. En effet, alors
que
les
hommes
sont
concrètement
regroupés
en
des
cadres
particuliers qui s'opposent entre eux,
elle apparaît,
elle,
comme un ensemble réunissant tous les hommes sans exception.

334
Cet
ensemble
ne
se
révèle
qu 1 au
regard
du
philosophe
réfléchissant
sur la politique
il
se présente comme une
idée, au sens kantien du mot, un principe de compréhension de
la réalité humaine,
qui se manifeste avec l'apparition de la
réflexion philosophique. Mais,
de même que l'émergence de la
réflexion philosophique s'inscrit dans le cours de l'histoire
de l'humanité, l'idée qu'est la société se fonde sur la nature
même de l'existence communautaire dont elle désigne le terme
ultime de l'évolution.
Avant de se présenter comme membre d'un groupe particulier
dont il défend l'identité,
chaque homme est d'abord un être
unique qui se préoccupe de veiller à sa propre conservation.
Banale en apparence,
cette observation est cependant d'une
importance
décisive
pour
l'analyse
de
tout
regroupement
humain. Elle indique en effet que, par delà leur diversité qui
semble contredire le projet d'un cadre universel réconciliant
tous
les
honunes,
toute
forme
dl organisation de
la vie
en
commun
est
une
réunion
d 1 individus
poursuivant
chacun
la
satisfaction de
ses besoins
et
désirs.
Des
sociétés,
dans
lesquelles les hommes ont le sentiment de vivre uniquement
pour répondre aux exigences de la communauté et ne se soucient
pas d'eux-mêmes,
ont sans doute existé. Elles sont cependant
antérieures à
la manifestation de la réflexion politique et
celle - ci
doit
les
tenir
pour
dénuées
d'intérêt
car
elle
s'élève sur leurs ruines.
Elle se sait oeuvre de l'individu

335
et,
comme
telle,
elle
suppose
l'autonomisation
de
l'individualité,
l'abolition
de
l'emprise
de
l'existence
communautaire sur les individus. De son strict point de vue,
le lien social s'approuve comme un détour imposé par le souci
de se maintenir en vie en répondant à ses besoins.
La société est un vaste réseau d'échanges dans
lequel
chacun contribue à la lutte pour la maîtrise des conditions
naturelles
et
reçoit,
en
récompense,
une
part
de
la
satisfaction
générale
qui
en
découle
elle
est,
comme
l'exprime
fort
bien
Hegel
"un
système
de
dépendance
réciproque ll28 •
Elle
se
profile
à
travers
deux
démarches
fondamentales
qui
sont
la
division
des
tâches
et
la
répartition des avantages issus de celle-ci. Chaque homme est
contraint de se trouver un rôle dans l'entreprise de conquête
de la satisfaction contre l'indifférence et
l'hostilité du
milieu
naturel.
L'organisation
sociale
s'enracine
dans
l'identité des besoins des hommes pour se développer à travers
la différence de leurs aptitudes.
La
satisfaction des
besoins
est
soumise
au
degré
de
perfectionnement
de
l'organisation
de
la
lutte
contre
la
nature extérieure ou, pour le dire en des termes consacrés, de
la division du travail.
Elle est donc
limitée dans chaque
28
Cf.
Principes
de
la
philosophie
du
droit,
traduction
Robert
DERATHE,
p.2I5.

336
regroupement humain. De par la réduction même du nombre de ses
membres,
aucune
société
particulière
ne
peut,
en
effet,
établir une di vision parfaite du travail et parvenir à une
maîtrise complète des conditions naturelles.
L'éclatement de
l'humanité en
sous-ensembles
distincts
les uns
des
autres
s'oppose
à
la
quête
de
la
satisfaction
qui
caractérise
l'individu.
Dans
la
stricte
perspective
de
celle-ci,
l'humanité forme un
seul
ensemble.
Seule une
organisation
unique du travail, rassemblant toutes les ressources humaines
sans
exception est
en mesure de parvenir à
une soumission
complète
des
conditions
naturelles
et
répondre
ainsi
aux
aspirations
de
chaque
individu.
En
tant
qu 1 association
d'individus poursuivant l'assouvissement de leurs désirs,
la
société se veut donc universelle : "La communauté du travail
(de la Yutte avec la nature extérieure) est devenue, de par le
p!incipe de sa technique de travail et d'organisation - et en
principe - une communauté englobant 1 'humanité entière,,29.
Dans le cadre du projet de domination du milieu naturel en vue
de la satisfaction des besoins,
tous les hommes sont égaux.
Les
différences
que
la
géographie,
l'histoire
et
la
psychologie introduisent entre eux doivent être tenues pour
secondaires afin que l'organisation sociale puisse évaluer les
résultats de son action. Le principe de l'égalité des hommes
qui
permet
à
la
société
de
mobiliser
toutes
les
forces
29
Cf.
Philosophie
politique,
p.68.

337
humaines
sans
exclusion est
la condition essentielle dont
dépend la victoire de l'humanité sur la nature extérieure.
Fondamentalement,
la société se veut mondiale
elle ignore
les barrières que
les
hommes
dressent
entre eux.
Elle est
rationaliste
et
calculatrice
elle cherche à
produire
le
maximum de liens avec le minimum d'effort. En tant que telle,
elle exige des hommes qu'ils
se transforment en de simples
obj ets
à
sa
disposition,
en
facteurs
dont
les
tendances
peuvent
être
mathématiquement
évaluées
et
techniquement
soumises.
Ce
n'est,
en
effet,
que
de
cette
façon
que
la
satisfaction de
ses besoins
et
désirs que poursuit
chaque
homme peut
excéder les
limites que
lui
impose le degré de
puissance du groupe dans lequel il se retrouve. L'homme doit
cesser de se considérer comme membre d'un ensemble particulier
pour que l'organisation sociale puisse atteindre son objectif
ultime qui est la domination totale des conditions naturelles
en vue du bien-être de l'individu.
b) Les restrictions de la cohérence de l'organisation sociale
Ce
n'est
qu'en
principe,
de
par
le
proj et
qui
la
caractérise,
que la forme d'organisation de la vie en commun
qu'est la société constitue un ensemble unique regroupant tous
les hommes sans distinction.
En fait,
l'humanité est divisée
en sociétés particulières qui se heurtent les unes aux autres.
Le degré de satisfaction des besoins et désirs de l'individu

338
est lié au niveau de développement technique du regroupement
auquel
il
appartient.
Il
existe
une
hiérarchie
entre
les
sociétés humaines
en fonction de l'efficacité de
leur mode
particulier d'organisation dans
la
lutte
contre
la nature
extérieure.
La part de satisfaction dont jouit concrètement
chaque homme varie ainsi en relations avec le contexte dans
lequel
il
se retrouve.
Les
sociétés rivalisent
entre elles
pour relever la satisfaction moyenne de leurs membres,
ce que
les économistes appellent
le niveau de vie.
Cette rivalité
entraîne
parfois
de
véritables
conflits
armés
à
l'issue
desquels un ensemble humain donné impose sa domination à un
autre.
Le
logique
de
la quête
de
la
satisfaction a
ainsi
conduit toutes les sociétés humaines à entrer en contact entre
elles et à
échanger leurs méthodes
de travail.
Il demeure
cependant un déséquilibre entre elles qui tient non seulement
à
la
différence
entre
leurs
environnements
naturels
mais
surtout au rythme de transformation des conditions techniques
de domination de la nature. Le rang qu'occupe chacune d'elles
dans la hiérarchie mondiale repose en effet sur l'organisation
du travail qui le caractérise. Une société est d'autant plus
puissante qu'elle comprend et montre à travers ses moeurs que
seul l'assouvissement des désirs de ses membres constitue sa
préoccupation fondamentale.
Consciente de la restriction de ses
ressources,
la société
particulière se doit de reprendre en elle la compétition, que

339
se livrent les ensembles humains à
l'échelle mondiale,
pour
renforcer
continuellement
son
pouvoir
sur
les
conditions
naturelles.
Aussi,
toute
organisation
sociale
moderne
introduit-elle, en principe, un rapport entre la part de bien-
être qui échoit à chaque homme et son rôle dans la répartition
des
tâches
dans
le
cadre
de
la
lutte
contre
la
nature
extérieure.
Des
individus aux besoins
identiques reçoivent
ainsi
des
avantages
différents
et
doivent
rivaliser
d'abnégation pour accroître leur parcelle de satisfaction. La
société est
le cadre d'une
compétition généralisée censée
entraîner une augmentation de la satisfaction moyenne de ses
membres.
La compétition ne peut cependant déboucher sur ce résultat
qu'à la condition de se fonder sur une égalité réelle des
chances accordées aux individus.
Or,
dans la mesure même où
elle
se
veut
particulière,
une
société
introduit
des
distinctions entre les individus;
elle sépare ceux qu'elle
considère comme ses représentants authentiques des autres.
Ceux-ci qui apparaissent généralement comme les descendants de
ses fondateurs,
sont mieux récompensés pour leurs efforts que
leurs concitoyens. La société particulière est ainsi divisée
en groupes auxquels correspondent des niveaux de privilèges.
Par
delà
donc
ses
aptitudes
personnelles,
qui
peuvent
intéresser
l'organisation
du
travail,
il
importe
pour
l'individu d'appartenir à
un groupe social privilégié pour

340
mieux jouir des fruits de l'organisation sociale
liCe ne sont
pas des individus qui luttent pour leur avancement individuel
au moyen de leurs dons
et
capacités
;
ce sont
des
groupes
sociaux,
déjà constitués,
qui combattent pour leur situation
sociale,
et il semble plus important d'appartenir à un groupe
bien situé (historiquement bien situé) que de faire preuve des
plus grandes qualités individuelles" 30 .
L'organisation de
la
société particulière n'est
ainsi
pas
entièrement rationnelle et la compétition qu'elle entretient
'ne conduit pas toujours au résultat escompté.
Dans certains
cas,
elle engendre même un gaspillage des ressources humaines
qui suscite un rejet de la logique de la société.
Elle peut,
dans un ensemble donné,
creuser un abîme entre la part de
satisfaction qui revient aux groupes dirigeants et celle dont
bénéficient les autres tel que l'idée même d'une satisfaction
moyenne devienne complètement absurde.
au coeur donc de la
société particulière,
il se manifeste une rupture entre les
principes sur lesquels
repose l'organisation du travail et
leur application.
Cette
rupture
suscite
une
crise
en
l'individu
qui
rend
l'existence
humaine
essentiellement
insatisfaisante.
en
s'édifiant sur le principe de l'égalité des hommes en tant que
membres de la lutte contre la nature extérieure,
la société
30
Cf.
Philosophie
politique,
p.86.

341
montre à
l'individu que la satisfaction n'est véritablement
humaine
que
si
elle
est
universellement
partagée.
Or,
concrètement,
dans
la vie quotidienne,
elle encourage
les
différences qui opposent les hommes en les récompensant selon
leurs qualités individuelles et,
en définitive,
selon le rôle
de leurs groupes d'origine dans sa propre formation. Quel que
soit
donc
le
degré
de
la
satisfaction
qu'elle
procure
à
l'individu,
elle reste fondamentalement inhumaine parce que
conquise
sur
l'inégalité,
par
la
soumission
d'autres
individus. En dérogeant à ses propres règles,
la société met
ainsi
1 ' individu
en
conf l i t
avec
lui -même
et
le
rend
essentiellement
malheureux.
Déchiré
entre
ce
que
les
fondements
de
l'organisation sociale exigent
de
lui
et
ce
qu'elle encourage en fait en lui,
l'individu devient un sujet
de réflexion pour lui-même.
Il se remet en question et tente
de comprendre le sens de son existence.
La
philosophie
systématise
cette
tentative.
Née
de
l'expérience du malheur ressenti par l'individu, elle traduit,
en définitive,
l'aspiration à
un monde meilleur,
la quêt'e
d'une organisation sociale qui accorderait à ses membres une
satisfaction vraiment humaine.
Confrontation de l'individu
avec le monde,
la réflexion philosophique sur la politique
trahit une volonté de transformation de celui-ci. Comme telle,
elle
s'oriente
irrésistiblement
vers
les
remparts
dont
disposent les hommes pour contrôler la société et réduire les
entorses à sa cohérence.

342
2.
LE
SE[ONO
NIUEnU
DE
L'EHISTEN[E
[OMMUNnUTnIHE
L'ETnT
a) La finalité de l'organisation étatique
Alors que la société se veut universelle en principe mais
reste,
en fait,
divisée en ensembles particuliers,
l'Etat,
quant à lui, est une forme d'organisation de la vie en commun
qui,
en principe,
se tient pour particulière mais,
en fait,
prépare l'avèneme~t du règne de l'universalité.
Ce paradoxe apparent, qui se découvre dans la considération de
la relation que ces deux cadres de l'existence communautaire
entretiennent entre eux,
repose sur le rapport qui s'établit
entre eux et la réflexion sur la politique. A la différence de
la société,
qui se comprend comme une idée qui se manifeste
avec la réflexion philosophique,
l'Etat,
lui,
apparaît comme
un fait historique qui la précède.
Avant
de
prendre
conscience
de
son
indi viduali té
et
de
poursuivre ainsi la satisfaction de ses désirs particuliers,
chaque home est d'abord membre d'une communauté humaine qui le
forme.
Ce n'est qU'en
s'opposant à elle qu'il
éprouve son
unici té,
ce
qui
montre
qu'elle
lui
est,
par
cons'équent,
antérieure. L'Etat,
tel que le perçoit Eric Weil,
n'est rien
d'autre que l'organisation à travers laquelle une communauté
humaine donnée exprime sa spécificité et veille à sa propre

343
conservation. Comme tel,
il est logiquement antérieur à toute
opposition entre l'individu et son entourage,
donc,
à toute
réflexion. Cette compréhension de l'Etat est, de prime abord,
difficilement acceptable à l'homme moderne qui se caractérise
précisément par la conscience de son individualité.
De son
point
de
vue,
l'Etat
se
révèle
simplement
comme
une
institution,
artificiellement
construite par
l'humanité au
cours de son évolution,
pour réglementer les relations entre
les
individus 31 •
Cette
perception
de
l'Etat
traduit,
cependant,
plus
l'emprise,
dans
le
monde
moderne,
de
la
société sur la vie politique qu'elle ne saisit liorganisation
étatique telle qu'elle se voit elle-même: tout homme d'Etat
s'exprime toujours au nom d'un regroupement humain qu'il se'
sent le devoir de représenter,
à tel point qu'il doit même
surveiller ses propos dans ses affaires privées ...
L' Etat
n'est
pas
une
machine
dont
il
serait
possible
de
retrouVer
la
date
d'invention
i l
est
un
ensemble
de
structures
qui
s' inscri t
dans
les moeurs
d' une
communauté
historique
et
la
transforme.
En
fonction
de
la
situation
historique à laquelle elle est confrontée,
la communauté peut
31
Cette conception de l'Etat, préparée par les théoriciens du contrat social, est
poussée
jusqu'à
ses
ultimes
conséquences
dans
la
vision
marxiste
de
l'Etat
comme
instrument
de
domination
d'une
classe
par
une
autre,
développée
par
Engels
dans
l'origine
de
la
famille,
de
la
propriété
privée
et
de
l'Etat
et précisée par
Lénine dans
l'Etat
et
la révolution.
Efficace pendant la
lutte
pour
la
conquête du
pouvoir,
cette
théorie
de
l'Etat
devient
dangereuse quand
elle est érigée en méthode de gouvernement. Elle incline alors à accentuer la
fonction
répressive
de
l'organisation
étatique
au
détriment
de
son
penchant
à
juguler
les
tensions
du
corps
social
en
recherchant
un
consensus
aussi
large
que po~sible autour de ses décisions.

344
se doter d'une nouvelle instance mais aucun ensemble humain ne
pourrait survivre sans organe de direction.
L'Etat est donc
aussi vieux que l'organisation de l'existence communautaire
elle-même.
La méfiance de l'homme moderne à l'égard d'une compréhension
de
l'Etat
comme
organisation
d'une
communauté
historique
présente
cependant
le mérite d'attirer
l'attention sur la
spécificité du rôle de l'Etat dans le monde moderne.
Puisque
l ' homme
moderne
se
comporte
en
individu
recherchant
la
satisfaction
de
ses
besoins
et
désirs,
la
communauté
historique dont l'Etat assure la direction s'avère être,
en
fait,
une société particulière. Sa préoccupation fondamentale
est l'accroissement de la satisfaction de l'individu par une
meilleure organisation de la division du travail et une juste
répartition des
avantages
qui
en découlent.
La défense
de
l'identité de la communauté historique n'intéresse l'homme
moderne que dans la mesure où elle entraîne une amélioration
du fonctionnement de l'organisation sociale. Elle se justifie,
en définitive,
par
la concurrence qui
oppose les
sociétés
particulières entre elles.
La tâche suprême de l'Etat moderne est de réussir à appliquer
les principes
de toute organisation sociale dans
le cadre
strict de la société particulière qu'il organise en communauté
afin qu'elle puisse se maintenir face aux autres regroupements

345
humains
régis
par
les
mêmes
règles
"l'Etat
est
1 1 organisation
rationnelle
et
raisonnable
(morale)
de
la
communauté ; il ne peut lui être assigné d'autre but que celui
de durer en tant qu'organisation consciente de la communauté
historique dont il est l'organisation et qui est ce qui elle
est dans cette forme d ' organisation,,32. L'idée de l'égalité
des hommes étant le fondement ultime de la société, l'objectif
exact de tout Etat moderne est la réalisation de cette idée
dans
les
limites
du
territoire
sur
lequel
s'étend
son
autorité.
Le principe de l'égalité est confronté au caractère spécifique
de
la
société particulière qui
tient
à
ses
origines.
Ses
membres fondateurs et leurs descendants prétendent à une place
de
choix
dans
la division du travail et se supportent en
vue de se maintenir
au
sommet
de
la
hiérarchie sociale.
Ce
comportement
compromet
cependant
l' ef f icaci té
de
l'organisation sociale qui exige que chaque homme soit employé
et
récompensé
en
raison
de
ses
capacités
et
non
de
son
ascendance.
L'Etat
moderne,
se
sachant
organisation
d'une
société
particulière,
assume
les
exigences
du
travail
social
et
soutient le principe de l'égalité des hommes.
32
Cf.
Philosophie
politique,
p.139.

346
En
effet,
la
genèse
d'un
ensemble
constitué
d'individus
poursuivant
chacun la satisfaction de ses
désirs
est
sans
intérêt et ne doit pas intervenir dans l'appréciation de ses
membres.
Le
rôle
des
individus
dans
la
formation
d'une
communauté n'a d'importance que du point de vue de celui qui
veut uniquement vivre pour elle et non pour lui-même. Dans une
telle perspective en effet, les hommes qui l'ont fondée, ainsi
que
leurs
héritiers,
apparaissent
comme
ses
représentants
naturels et les
règles qui régissent son fonctionnement se
doivent de les reconnaître comme tels en leur accordant un
statut particulier
tel
est
le cas
dans
les
formes
pré-
modernes de l'Etat.
Etat
d'individus
revendiquant
explicitement
leur
individualité,
l'Etat moderne, quant à lui, affirme l'égalité
de tous les citoyens devant ses lois. Il se réalise à travers
l'exigence formelle d'universalité. De son point de vue,
ilLe
caractère
essentiel
de
la
loi
est
constitué
par
son
universalité formelle : elle est loi pour tous les citoyens,
et tous les citoyens sont égaux devant elle" 33 .
En principe,
la
société particulière que
structure l'Etat
moderne
repose
sur
l'idée
de
l ' égali té
des
hommes
et
se
désintéresse de sa genèse. Mais,
en fait,
elle reste marquée
par l'histoire de son édification et ses membres sont répartis
33
Cf.
Philosophie
politique,
p.144.

347
en groupes en fonction de celle-ci.
Elle veut apprécier les
individus selon leurs qualités personnelles mais la formation
de
l ' indi vidu
dépend,
en dernière analyse,
de
son origine
sociale. La ,réalisation de l'idée d'égalité dans et par l'Etat
moderne reste donc formelle,
idéale.
A
long
terme,
ce
formalisme
réagit
cependant
sur
la
conf iguration
de
la
communauté
historique.
Le
mode
de
fonctionnement de l'Etat lui-même se fonde sur le principe de
l'égalité des hommes.
Ses dirigeants sont choisis selon une
procédure telle que,
formellement,
tout citoyen peut accéder à
sa tête. Ses décisions sont prises et exécutées dans un souci
de respect des conditions objectives dans lesquelles elles se
présentent et non en rapport avec le caractère de l'individu
qui les formule ou les applique. L'Etat ne connaît l'individu
que sous la forme d'un rôle et, dans ce cas,
i l est identique
à tous ceux qui remplissent la même fonction que lui. Il ne se
rapporte à lui que par l'intermédiaire des lois qu'il édicte
et
qui
valent
pour
toute
la
communauté
hi storique.
La
promulgation des lois est l'acte spécifiquement étatique.
Ce
n'est
que
par
elle
que
les
citoyens
dl un
Etat
prennent
pleinement conscience des transformations que subit leur cadre
de vie. En consacrant le triomphe du principe de l'égalité des
citoyens,
le formalisme de la loi exprime la préoccupation
fondamentale de l'Etat moderne,
sa volonté d'universalité face
aux inégalités, aux divisions, de la société particulière.

348
b) Les limites de l'action étatique
Dans
la forme
d'organisation de
la vie en commun que
constitue l'Etat,
le règne de l'universalité n'est pas,
en
fait,
poursuivi comme une fin absolue mais comme la condition
indispensable
à
l'épanouissement
d'un
ensemble
déterminé
d'individus.
La volonté d'universalité qu'incarne l'Etat ne
dépasse pas le cadre strict du regroupement d'hommes auquel il
se rapporte. Direction d'une communauté historique qui prend
conscience d'elle-même par son intermédiaire et oeuvre à
sa
propre conservation,
l'Etat moderne ne reconnaît le principe
de l'égalité des hommes que dans la mesure où son application
s'avère nécessaire au bien-être de ses
sujets.
Il ne voit
l'homme qu'à travers la figure du citoyen
il ne lui accorde
de droits que pour autant qu'il appartient à l'ensemble humain
qu'il structure.
L'individu qui n'est pas originaire du territoire sur lequel
s'étend son autorité est négligé de l'Etat et peut même, selon
les
circonstances,
apparaître
comme
un
ennemi
à
abattre.
L'humanité en elle-même n'a donc pas une valeur absolue à ses
yeux.
La
compréhension
de
l ' humani té
qui
le
caractéri se
introduit
entre
les
hommes
une
hiérarchie
au
sommet
de
laquelle se retrouvent ses ressortissants. En procédant de la
sorte,
i l
montre
à
1 ' individu
que,
contrairement
à
ce

349
qu'enseignent les règles sur lesquelles repose l'organisation
de la lutte contre les conditions naturelles pour la conquête
de la satisfaction,
il n'existe pas pour lui-même,
il n'est
pas une fin en soi. En effet,
il est apprécié par les autres
hommes en relation avec l'histoire de la communauté dont il
provient,
ce
qui
indique bien que
c'est
seulement
par
la
participation à un Etat que son existence trouve un sens. Hors
de la référence à un regroupement d'hommes dont la spécificité
est respectée par les autres,
son humanité serait un mot vide.
Ces hommes se distinguent donc les uns des autres en rapport
avec l'Etat dans lequel ils vivent.
A
l'intérieur
des
limites
mêmes
de
l'Etat,
ils
se
différencient les uns des autres,
leur existence a
plus ou
moins de sens,
suivant la fonction qu'ils
remplissent.
Les
droits des citoyens varient en rapport avec la part qu'ils
prennent à l'édification de la communauté historique. L'Etat
lui-même les incite ouvertement à rivaliser pour lui prouver
leur attachement.
Il provoque ainsi des regroupements entre
eux,
des distinctions de niveaux de privilèges,
en liaison
avec
le
rôle
qU'ils
tiennent
dans
le
processus
de
son
édification.
Il s'établit par conséquent une relation entre
son action et la lutte des groupes sociaux pour le contrôle de

350
la
société
particulière
qu'il
dirige34 •
La
formation
des
couches sociales se fonde sur l'histoire de l'organisation
sociale et l'Etat récompense les individus selon leur place
dans sa propre genèse. Il encourage donc les descendants des
fondateurs
de
la communauté historique à
se
soutenir pour
conserver
leur position dans
l'organisation de
la vie
en
commun.
Il
est
cependant
manifeste
que
cette
démarche
est
en
contradiction avec la règle fondamentale du projet de maîtrise
de
la nature extérieure,
autour duquel
se constitue toute
société, qui exige que les hommes soient traités en égaux et
qui
n'admet
une
distinction
entre
eux
qu'à
la
condition
qu'elle
soit
techniquement
justifiée
par
la
division
du
travail.
Les
symboles historiques que
l'Etat
s'efforce de
soutenir pour préserver son identité apparaîssent comme un
obstacle au développement de l'entreprise de lutte contre les
conditions
naturelles
qU'il
se
charge,
par
ailleurs,
de
réglementer.
Alors
que
la
volonté
d'efficacité
de
l'organisation sociale condamne toute inégalité héritée entre
les hommes, le souci de conservation de l'institution étatique
quant à lui,
l'entretient.
Etat d'une société particulière,
l'Etat moderne est confronté au délicat devoir de stimuler
34
Le principal mérite de la théorie politique marxiste consiste à avoir mis en
exergue cette complicité entre
l'action de
l'Etat et
la
lutte des groupes pour la
répartition des privilèges dans la société.
Le défaut correspondant à ce mérite se
trouve dans le fait d'ériger cette complicité en finalité suprême de l'Etat au lieu
d'y voir simplement une limite à la grandeur de son action.

351
l'organisation sociale du travail en imposant le respect de
l'idéal
de
l'égalité
sur
lequel
elle
se
construit,
et
de
contribuer,
en même temps,
au renforcement de la communauté
qu'il incarne en nourrissant la foi en sa spécificité, donc,
en définitive,
en institutionnalisant l'inégalité entre les
hommes.
Sa mission
spécifique,
celle
par
laquelle
il
se
distingue des formes pré-modernes de l'Etat,
qui consiste à
prendre consciemment
en charge
la
réalisation du règne de
l'universalité est donc compromise par la particularité de son
enracinement
:
"Comment une conscience universelle est-elle
possible,
étant donné que tous les citoyens - y compris ceux
qui forment
le gouvernement
- vivent dans la conscience du
particulier ? ,,35
Il
est
partagé
entre
le
rationalisme
de
l'organisation
sociale,
à
laquelle
i l
se
rapporte,
qui
commande
que
l'influence des
facteurs historiques
soit réduite dans
les
relations
humaines
et
l'identité
du
regroupement
d' hommes
qu'il dirige qui s'exprime à travers son histoire, ses moeurs,
à travers ce que Weil nomme "la morale vivante". Universelle
en principe, la société ne reconnaît aucune valeur intrinsèque
à
l ' indi vidu
alors
que
l'appartenance
à
une
communauté
historique la lui accorde d'emblée. Ce n'est que dans le cadre
de
la
communauté
historique
qu'il
peut
trouver
un
sens
particulier à son existence mais ce n'est que dans celui de
35
Cf.
Philosophie
politique,
p.200.

352
1 1 organisation
sociale qu'il
peut
subvenir à
ses besoins,
donc, en définitive, se conserver en vie.
En termes de politique concrète,
la difficulté à laquelle est
confrontée l'action de l'Etat moderne est
l'opposition qui
apparaît entre les droits de l'homme et ceux du citoyen. Pour
la
conscience
moderne,
révélée
par
et
dans
la
réflexion
philosophique sur la politique,
l'existence humaine est en
elle-même une fin en soi. Etre homme est une valeur absolue et
tous
les
hommes
peuvent
prétendre
aux
mêmes
droits
indépendamment
des
circonstances
dans
lesquelles
ils
se
tiennent.
Ce
principe
se
heurte
c~pendant au
fait
de
la
division de l'humanité en différents ensembles qui le précède
historiquement. Chaque communauté humaine accorde des droits
particuliers
à
ses
membres
la
citoyenneté
prime
donc
l'humanité. L'Etat moderne reprend l'exigence d'égalité à son
compte en proclamant l'égalité des citoyens devant sa loi. Il
commet l'injustice de réduire l'humanité à la citoyenneté en
oubliant que c'est l'égalité des hommes qui fonde celle des
citoyens. Cette injustice lui est rappelée par les relations
entre les différentes
communautés humaines qui prétendent,
•...
chacune,
mieux
représenter
l'humanité
que
l'autre.
La
valorisation des
droits
du
citoyen contre ceux de 1 'homme
conduit inévitablement à une confrontation entre les individus
qui menace la stabilité de tout Etat moderne.

353
La particularité de son enracinement est ainsi la principale
limi te à
la volonté
d'uni versali té qu'est
censée traduire
l'action de l'organisation étatique.
Engendrée
par
l'insatisfaction
de
l'individu
liée
à
l'imperfection
de
la
réalité
humaine,
la
réflexion
philosophique sur la politique quant à elle se doit, par delà
cette
révélation
des
limites
de
l'action
étatique,
de
poursuivre
son
cours
pour
désigner
les
conditions
de
l'avènement du règne de la volonté consciente d'universalité.
3. Ln PERSPECTI UE DE L'ETnT MONO 1HL
Alors que la société est une
idée que dégage
la réflexion
philosophique et l'Etat,
un fait qu'elle constate,
la forme
d'organisation
de
la
vie
en
commun qu'est
l'Etat
mondial
apparaît,
quant à elle,
comme un programme qu'elle engendre.
La
réflexion
philosophique
est
une
forme
de
l'action
politique.
En
analysant
les
structures
de
l'existence
communautaire,
la
philosophie
politique,
quand
elle
est
rigoureusement conduite, aboutit à la formulation d'un projet
pour affronter les difficultés qu'elle découvre en elles. La
perspective de l'Etat mondial,
telle qu'elle est envisagée
dans le dernier chapitre de la Philosophie politique d'Eric
Weil est un tel projet.
Philosophiquement préparée,
elle se
comprend cependant comme une exigence politique que tout Etat

354
moderne se doit
d'assumer
s ' i l
veut
parvenir
au
but
qu'il s'est lui-même fixé
c'est en ce sens qu'elle constitue
un programme.
Elle
est
le
cadre
de
réconciliation
de
la
réf lexion
philosophique
sur
la
poli tique
et
de
l'action
politique concrète.
L'Etat moderne veut à
la fois
sauvegarder l'identité de la
communauté humaine qu'i guide et réaliser l'exigence d'égalité
qui
fonde
le
développement
de
l'organisation
de
la
satisfaction des besoins à laquelle il se rapporte.
L'histoire du regroupement humain qu'il dirige,
son identité,
apparaît comme une valeur naturelle, une donnée immédiate, et
la répartition des tâches dans le cadre de la lutte contre les
conditions
naturelles
pour
la
satisfaction,
un
fait
secondaire,
un
artifice.
La
confrontation
entre
les
différentes communautés historiques,
à
laquelle leur propre
évolution les a conduites,
a cependant ébranlé l'attachement
de
l ' individu à
ses
origines.
Face à
la découverte de
la
diversité des formes de la réalité humaine,
l'appartenance à
un Etat, le citoyenneté, n'est plus ressentie comme une valeur
suprême.
La
soumission
à
un
ensemble
humain
déterminé,
qu'exige l'édification même de l'organisation étatique,
est
désormais
perçue
comme
une
entrave.
L'identité
de
la
communauté
historique,
dont
l'entretien
constitue
un
des
aspects fqndamentaux de l'action étatique,
n'apparaît plus
comme une référence capitale aux yeux de
l'homme moderne.

355
L'Etat ne peut cependant y renoncer sans se renier lui-même.
Il se retrouve ainsi dans une position inconfortable que seule
une organisation mondiale des
relations humaines serait en
mesure de l'aider à affronter.
Prenant
acte
de
l'interpénétration
des
divers
ensembles
humains et de l'idée de l'égalité des hommes qui en résulte,
une
telle
structure
se
chargerait
d'encadrer
la
lutte de
l'humanité dans sa totalité contre les conditions naturelles
en vue de la satisfaction des besoins et désirs. Elle mettrait
donc
un
terme
à
la
compétition
qui
oppose
les
sociétés
particulières
entre
elles
et
entretient
un
déséquilibre
chronique entre les niveaux de vie des peuples. Engendrée par
la dépréciation des
facteurs
historiques qui
divisent
les
hommes, elle serait débarrassée de la tentation de récompenser
les
individus
selon
leurs
rôles
dans
les
différentes
communautés
et
parviendrait
de
la
sorte
à
répartir
les
r~chesses produites en relation avec la place de chacun dans
la division du travail. Elle éviterait ainsi le gaspillage des
~essources humaines qu'entraîne la lutte des groupes sociaux
dans
la
société
particulière,
ce
qui
provoquerait
une
augmentation
régulière
de
la
satisfaction
moyenne
des
individus. La notion de niveau moyen de vie cesserait alors de
sonner comme une insulte aux oreilles d'innombrables humains.
En se destinant à répondre à ces différentes préoccupations,
l'organisation
mondiale
que
recommande
la
réflexion

356
philosophique
sur
la
politique
se
présente
comme
une
conscience de la société, une institution qui consacrerait le
triomphe de
ses principes.
Elle
serait
le
couronnement
de
l'universalité constitutive du projet de maîtrise de la nature
extérieure pour la satisfaction des besoins et désirs dont
l'accomplissement exige son édification.
Il semble donc mal
indiqué de la désigner par l'appellation "Etat mondial"
car
l'Etat
est par nature une
structure vouée à
organiser une
communa~té particulière.
Elle mérite cependant bien ce nom car elle devrait, mieux que
l'Etat
ordinaire,
réussir
à
sauvegarder
les
valeurs
particulières des différents ensembles humains. En effet,
les
identités nationales sur lesquelles sont construits les Etats
modernes sont, en fait,
constamment menacées par les rivalités
entre communautés.
Cette situation oblige l'Etat moderne à
exiger de ses sujets une plus grande soumission à sa loi, une
plus grande loyauté, ce qui contribue à renforcer le sentiment
qu'il
est
une
contrainte
artificiellement
imposée
aux
individus.
Le
dévouement
que
demande
l'Etat
est
en
contradiction flagrante avec la relativisation de ses valeurs
entraînée
par
l'interpénétration
des
communautés.
En
s'acharnant donc à vouloir inculquer sa vision du monde aux
citoyens,
il court le risque,
à long terme,
de les pousser à
la révolte.
Pour enrayer un tel danger,
il doit parvenir à
faire accepter librement ses idéaux,
ce qui l'expose,
en cas

357
de conflit avec un autre Etat, à la possibilité d'une défaite
par défaut
d'engagement
de
ses
sujets.
Seule une
instance
internationale,
réglementant
les
relations
inter-étatiques
serait capable de lui permettre de sortir de cette impasse en
instaurant un état de paix entre les communautés historiques.
L'organisation
mondiale
que
préconise
la
réflexion
philosophique sur la politique serait une telle structure.
Elle devrait disposer du droit et de la capacité d'obliger les
Etats particuliers à respecter les lois qu'elle édicte et les
décisions qu'elle prend36 • puisqu'elle serait l'organe suprême
auquel i l conviendrait qu'ils se réfèrent en cas de litige,
ils auraient tous les mêmes droits et les mêmes devoirs devant
elle. Cette règle de l'égalité est le principe fondamental sur
lequel
son
édification
devrait
reposer.
Sa
transgression
entraînerait,
en effet,
un déséquilibre dans
les
relations
internationales qui pourrait rapidement aboutir à un retour de
la compétition entre les Etats particuliers. Bâtie sur la base
de
l'égalité
des
différents
ensembles
qui
composent
l'humanité,
l'organisation mondiale permettrait à chacun d'eux
de cultiver librement son identité.
La morale vivante de la
communauté apparaîtrait alors à l'individu comme un système de
valeurs auquel i l peut librement s'identifier pour donner un
sens à son existence.
36
La question de la nature de cette capacité reste ouverte, mais il est évident
que, pour la réflexion philosophique sur la politique, elle ne se résume pas à la
force armée. Il est même permis de penser que la construction de . l'Etat mondial
consacrant
le
triomphe de
la
raison
sur
la violence
en
l'homme,
la
contrainte
armée laisserait place à d'autres
formes
d'autorité.

358
L'existence individuelle a,
en effet,
besoin de s'unir à un
projet,
par delà la quête de la satisfaction des besoins et
désirs, pour recevoir un sens. L'entretien de l'identité de la
communauté, comme le montre l'action de l'Etat ordinaire, peut
constituer un tel projet
;
car,
en définitive,
tout projet
sensé est
le cadre d'une réconciliation de l'individu avec
d'autres individus donc,
de la formation d'une communauté. Il
n'est cependant de sens pour l'existence que dans la mesure où
celui-ci est consciemment voulu: un sens imposé à l'existence
est, par définition,
insensé. C'est la raison pour laquelle la
tentative de soumission de l'individu par l'Etat moderne est
nécessairement
vouée
à
l'échec.
En
dépréciant
toutes
les
valeurs,
la confrontation des différentes communautés humaines
a transformé le sens de l'existence en question que l'individu
doit résoudre par lui-même. L'Etat mondial se présente comme
la condition déterminante de l'accomplissement de cette tâche.
En neutralisant les conflits entre les Etats,
i l favoriserait
le développement
des
différentes
morales
vivantes,
ce qui
permettrait
à
l'individu
de
choisir
entre
elles
en
toute
lucidité.
Avec
son
édification,
"la
loyauté
nationale,
nécessité et plaie de l'Etat historique et particulier, pourra
faire place à la loyauté morale envers une tradition vivante,
une vertu concrète, un groupe humain uni, non par les liens de
la nécessité et de la peur, mais par l'adhésion à un sens,,37.
37
Cf.
Philosophie
politique,
p.245.

359
En
termes
de
poli tique
concrète,
l ' appari tion
de
l'Etat
mondial
engendrerait une atténuation de l'opposition entre
droits de l'homme et ceux du citoyen par la reconnaisance des
droits
des
peuples.
Chaque
peuple,
chaque
communauté
historique, a le droit de cultiver son identité et aucun autre
n'a le droit de le soumettre à ses valeurs à lui,
d'effacer
son
histoire
de
la
mémoire
de
ses
membres.
La
stricte
observation
de
ce
principe
par
l'institution
mondiale
susciterait un épanouissement des diverses morales vivantes
auxquelles l'individu est censé se rapporter pour donner un
sens à son existence. La politique serait ainsi définitivement
réconciliée
avec
la
philosophie
car
elle
aurait
conduit
l'humanité toute entière au point d'où part toute réflexion
philosophique
qui
est
la
résolution,
librement
prise par
l'individu, de donner un sens à son existence.
Il demeure une question, capitale s'il en est une, qui est de
savoir comment l'humanité parviendrait à bâtir l'Etat mondial.
Pour Eric Weil,
il revient aux Etats actuels qui se partagent
le
monde,
d'assumer
cette
tâche
"L'organisation de
la
société universelle incombe aux Etats tels qu'ils existent
dans
le monde
contemporain
( ... ) ,,38.
Confié
cependant
aux
Etats particuliers tels qu'ils se présentent à notre époque,
la constitution de l'organisation mondiale risque fort d'être
38
Cf.
Philosophie
politique,
p.244.

360
compromise par le déséquilibre qui apparaît entre eux.
Une
institution mondiale qui s'interposerait entre eux dans ces
conditions
ne
serait,
en
fait,
qu'une
ruse
destinée
à
consacrer la suprématie d'un ou de plusieurs d'entre eux sur
tous les autres. Le particulier ne renonce pas à lui-même pour
l'universel sans que celui-ci en souffre. L'Etat moderne reste
l'organe d'une communauté historique qui cherche à s'épanouir
à
travers
son
action.
Fondée
sur
la
volonté
d'un
Etat
particulier,
une
structure
mondiale
ne
servirait
que
de
couverture pour imposer la morale vivante d'un regroupement
humain
à
d'autres,
ce
qui
serait
contraire
au
droit
des
peuples dont la protection en justifie le projet.
pour que cette menace disparaisse et que l'instauration d'un
Etat mondial ne se réduise pas à un voeu pieux,
i l faudrait
donc
que
le
déséquilibre
actuel
entre
les
Etats
soit
redressé. Autrement dit,
une égalisation des niveaux de vie
des différentes communautés historiques est nécessaire pour
que toute institution mondiale puisse s'établir solidement. La
conquête
de
cette
égalisation
suppose
cependant
une
transformation
des
moeurs
de
l'Etat
telles
qu'elles
se
présentent dans le monde contemporain. Après avoir révélé la
nécessité de l'Etat mondial pour affronter les difficultés du
monde moderne,
la réflexion philosophique sur la politique,
pour atteindre complètement son but,
devrait aboutir à une
analyse des modes de transformation de l'Etat qui indiquerait

361
lequel est le plus adapté à
l'objectif poursuivi.
Une telle
entreprise reste pourtant absente de la Philosophie politique
d'Eric Weil dont le mérite principal est d'avoir retrouvé le
sens ultime de toute réflexion philosophique sur la politique
à
travers
les préoccupations du monde contemporain.
Il est
vrai que ce mérite n'est pas moindre ...

362
CONCLUS 1ON . LH PH 1LOSOPH 1E ET L'H 1STO 1RE
En
se
décidant
à
la
philosophie,
l ' individu
concret
s'engage à contribuer à la réalisation du règne de la volonté
d'universalité ou,
en un mot,
de la raison.
Cette résolution
serai t
cependant
irrémédiablement
vouée
à
l'échec,
donc
insensée,
si
l'exigence
d'universalité
n'était
déjà
à
l'oeuvre, d'une certaine façon,
dans l'histoire. Les règles de
l'institution qu'est l'Etat,
celles de l'organisation sociale
du travail ainsi que l'idée d'un droit naturel de l'homme,
telle qu'elle s'impose à notre époque, apparaîssent comme des
formes de manifestation de cette présence.
Il doit être néanmoins clairement établi qu'elles ne peuvent
se présenter comme telles qu'à celui qui,
ayant déjà pris le
parti de la raison,
s'applique simplement à en retrouver les
traces. A celui qui n'accomplirait pas un tel acte,
l'histoire
ne serait rien qu'une succession d'événements sans intérêt.
La
relation
entre
philosophie
et
histoire
est
ainsi
circulaire
la décision à la philosophie révèle un sens aux
faits
et,
à
son
tour,
la
considération
de
la
réalité
historique justifie l'adhésion à la raison.
Aussi troublante qu'elle puisse paraître,
cette circularité
est
la
condition
à
accepter
pour
pouvoir
reconnaître

363
l'historicité de l'homme sans sombrer dans le relativisme, ce
qui constitue la préoccupation fondamentale de la modernité.
Nous n'avons plus l'optimisme enthousiaste des pionniers des
temps
modernes,
qui
voyaient
en
l ' histoire
le
cadre
du
triomphe
nécessaire
de
la
raison.
Cette
perspective,
qui
retire toute initiative à l'individu, ne nous satisfait plus.
Mais, à son tour,
la tentation du pessimisme,
caractéristique
de notre époque,
n'est,
quoi qu'on en dise,
ni plus profonde
ni moins arbitraire que l'optimisme de nos prédécesseurs. Elle
permet à l'humanité d'excuser les injustices qu'elle porte en
elle,
ce qui
est une autre
façon
de
la dispenser de
tout
effort.
Nous n'avons pas le courage de notre pessimisme car
nous ne voulons pas r~noncer à la vie.
S'il en est ainsi,
il faut alors reconnaître que tout discours
philosophique vrai,
c'est-à-dire cohérent avec lui-même,
ne
cherche,
en
définitive,
qu'à
réconcilier
l'homme
avec
la
réalité de son existence ou,
en d'autres termes,
à le rendre
content.
Nous restons donc pleinement responsables de notre
situation. Nous
non seulement l'humanité dans sa totalité
mais,
surtout,
l'individu
lui-même
dans
les
limites
restreintes de son existence. Aucun argument de quelque ordre
que ce soit ne vaut contre ce fait.
En montrant, à travers notre lecture de l'oeuvre d'Eric Weil,
que la philosophie s'achève dans
la philosophie politique,
nous avons voulu tout simplement le rappeler. La seule manière

364
d'assumer l'histoire sans échouer dans le relativisme consiste
à se tenir fermement dans le présent de l'action qui donne un
sens au passé en s'engageant devant l'avenir.
Le but de notre travail est de nous convaincre,
après bien
d'autres,
de la vérité de cette assertion que la gravité des
événements d'aucun siècle ne saurait ébranler. A notre lecteur
de
juger
de
son
succès.
Cependant,
si,
d'aventure,
nous
devions
être
traités
de
naïf,
nous
voudrions
rappeler
simplement que nous le sommes en toute connaissance de cause,
résolument.

365
BIBLIOGRRPHIE

366
REFERENCES BIBlI06RRPHIQUES
TEXTES D'ERIC WEIL
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370
818LIOGRHPHIE
Cette liste ·est uniquement réservée aux auteurs dont les noms
apparaissent dans notre travail
TEXTES D'ERIC WEIL
On trouvera une bibliographie détaillée des écrits d'Eric Weil
ainsi
que
des
études
weiliennes
à
la
f in
du
livre
de
M.KIRSCHER déjà cité.
La présente liste ne prétend pas être
exhaustive.
Hegel et l'Etat,
Paris, Vrin 1950
Philosophie et réalité : Derniers essais et conférences,
Paris, Beauchesne 1982
La philosophie de Pietro pomponazzi/Pic de la Mirandole et la
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378
TR8LE DES MRTI ERES
Pages
PRESENTATION :
L'ACHEVEMENT DE LA PHILOSOPHIE DANS
LA PHILOSOPHIE POLITIQUE
.
3
PREMIERE PARTIE
DE L'ONTOLOGIE A L'ANTHROPOLOGIQUE:
L'ITINERAIRE DE LA QUESTION DU SENS
13
INTRODUCTION :
L'INDIVIDU ET LA DECISION A LA PHILOSOPHIE.
.
14
CHAPITRE 1 :
LE PREMIER NOEUD DE L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
l'ONTOLOGIE
CLASSiQUE
.
27
A. LA REVELATION DE LA COMMUNAUTE COMME FOND
DE L'HISTOIRE.
.
28
a) La logique comme forme du savoir
traditionnel
.
28
b) L'autonomisation du dialogue philosophique
29
c) La révélation du souci de la communauté ....
32
B. LA CRISE DE LA COMMUNAUTE ET LA CONSTITUTION
DE L'ONTOLOGIE.
.
36
a) Remarque sur le rapport entre histoire
idéale et histoire réelle
..
36
b) La signification de l'apparition du
dialogue philosophique
..
37
c) La conversion de la philosophie
en ontologie
.
44

379
CHAPITRE Il
LE SECOND NOEUD DE L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
LA PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE......................
51
A. L'ECHEC DE L'ONTOLOGIE DANS LE PROJET DE
RECONCILIATION DES HOMMES....................
51
a) Le sens de la volonté de constitution
du discours ontologique.................
51
b) La diversification des discours
ontologiques.
53
c) Remarque sur la présentation de l'abandon
des discours ontologiques...............
55
B. LA FORMULATION DE LA PHILOSOPHIE
TRANSCENDANTALE..............................
59
a) La scission de la philosophie et
de la science..........
59
b) La primauté de la philosophie pratique....
65
c) La fonction régulatrice de l'idée
de réConciliation.
68
CHAPITRE III :
LE TROISIEME NOEUD DE L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
L'ONTOLOGIQUE..........................................
70
A. L'ECARTELEMENT DE L'HUMANITE DANS LA
PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE..................
70
a) La contradiction de l'animal raisonnable..
70
b) La mauvaise conscience de l'individu......
72
c) Le renoncement à l'idéal de
la réconciliation.......................
75
B. LA RECONCILIATION DE LA NATURE ET DE LA LIBERTE
DANS L'HOMME UNIVERSALISE PAR L'HiSTOIRE.....
78
a) Le fondement de la volonté de cohérence propre
à la philosophie...
78
b) Le processus d'auto-compréhension de
l'humanité dans la philosophie..........
81
c) La réconciliation de l'Etre et
.
du discours dans l'homme universel......
84

380
CHAPITRE IV :
LE QUATRIEME NOEUD DE L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
L'ANTHROPOLOGIQUE......................................
88
A. LA REVELATION DE LA VIOLENCE FAITE
A L'INDIVIDUALlTE............................
88
a) Le constat de la dépréciation de
l'individualité.........................
88
b) Le désoeuvrement de l'individu............
91
c) Le scandale de l'inutilité de
l'oeuvre philosophique............ ......
94
B. LA COMPREHENSION DU SENS COMME MEDIATION
ENTRE L'fNDIVIDU ET LA COMMUNAUTE.....
98
a) La réhabilitation de l'individualité.......
98
b) L'insatisfaction de l'homme-individu......
102
c) La réconciliation de l'individu et
de l'universel dans la philosophie......
103
APPENDICE AU CHAPITRE IV :
LE RAPPORT ENTRE L'INTRODUCTION ET LE SYSTEME DES
CATEGORIES-ATTITUDES DANS LA LOGIQUE DE LA PHILOSOPHIE.
109
DEUXIEME PARTIE:
L'ACHEVEMENT DE LA PHILOSOPHIE DANS
LA PHILOSOPHIE POLITIQUE
INTRODUCTION :
LE PARTI PRIS EN FAVEUR DU POINT DE VUE DU PHILOSOPHE
DE LA LOGIQUE DE LA PHILOSOPHIE... ...
127
A. LA SUPREMATIE DE L'ACTION DANS LA LOGIQUE
DES FORMES D'EXPRESSION DE L'HUMANITE......
132
INTRODUCTION :
LE SENS DE LA NOTION DE SUPREMATIE......
132

381
CHAPITRE 1 :
L'UNITE DES CATEGORIES PRIMITIVES DANS
L'IGNORANCE DE L'HOMME.............................................
135
INTRODUCTION: LA QUETE DES FONDEMENTS ULTIMES DE
L'ENTREPRISE PHILOSOPHIQUE...........
135
1. L'ATIITUDE DU SILENCE: VERITE.................
1'37
a) Le paradoxe du discours sur
la catégorie-attitude...................
137
b) La vacuité de la vie dans la Vérité.......
139
2. L'ATIITUDE DE L'OPPOSITION DU LANGAGE
ET DU SILENCE: NON-SENS.....................
141
a) La découverte du langage dans
la catégorie-attitude..........
141
b) Le nihilisme de la vie dans le Non-Sens...
144
3. L'ATIITUDE DE LA DISSOCIATION DU LANGAGE ET
DE L'ETRE : LE VRAI ET LE FAUX...............
146
a) Le paradoxe du discours de la
catégorie-attitude........
146
b) La contradiction de la vie dans
le Vrai et le Faux......
149
CHAPITRE Il :
L'UNITE DES CATEGORIES ANTIQUES DANS
LE PROCESSUS D'EMERGENCE DE L'INDiViDUALITE.....
152
INTRODUCTION: L'INSTAURATION VERITABLE DE
LA LOGIQUE DES FORMES D'EXPRESSION DE L'HUMANITE.......
152
1. LA CATEGORIE-ATIITUDE DE LA SCISSION
DU DISCOURS ET DU MONDE: CERTITUDE..........
156
a) L'autonomisation du rôle du discours......
156
b) L'universalité paradoxale de l'attitude
de la Certitude.. ......... ...... ........
158
2. LA CATEGORIE-ATIITUDE L'ISOLEMENT DU CRITERE
DE LA COHERENCE: LA DiSCUSSiON..............
161
a) La formation de l'exigence de cohérence...
161
b) La fonction de l'attitude de la
Discussion dans la communauté...........
163

382
3. LA CATEGORIE-ATIITUDE DE LA RE-DEFINITION
DE LA COHERENCE CONTRE LE FORMALISME:
L'OBJET......................................
167
a) La révélation de l'écart entre
le discours et la réalité...............
167
b) La fonction de l'attitude de l'Objet
dans la communauté.........
170
4. LA CATEGORIE-ATIITUDE DE LA DEMYSTIFICATION
DU DISCOURS COHERENT: LE MO!................
173
a) L'émancipation de la vie par rapport
.au discours.............................
173
b) Le rapport de l'attitude à la communauté...
176
5. LA CATEGORIE-An-ITUDE DE LA TENTATIVE DE
RECONCILIATION DE L'HOMME AVEC LUI-MEME:
DIEU.........................................
180
a) La réconciliation du désir et de
la raison dans le sentiment.............
180
b) La sanctification de la communauté humaine
dans l'attitude...
183
CHAPITRE III :
L'UNITE DES CATEGORIES MODERNES DANS
LE PROCESSUS DE DEVELOPPEMENT DE L'UNIVERSALITE.
187
INTRODUCTION: LA REORIENTATION DE LA LOGIQUE
DES FORMES D'EXPRESSION DE L'HUMANITE...
187
1. LA CATEGORIE-An-ITUDE DE L'AUTONOMISATION
DE LA LOI CONTRE LE SENTIMENT: CONDITION.....
191
a) La mutation de la forme du savoir
dans la catégorie.....
191
b) L'opposition de la société à l'Etat
dans l'attitude............
196
2. LA CATEGORIE-ATIITUDE DE L'AFFIRMATION DE
LA LIBERTE PAR DELA LA LOI: CONSCIENCE.......
201
a) La scission du savoir dans la catégorie...
201
b) L'autonomisation de la vie individuelle
dans l'attitude......... ..... ..... .......
206

383
3. LA CATEGORIE-ATTITUDE DE LA DETERMINATION
DE LA LIBERTE DANS L'INTERET: INTELLIGENCE...
214
a) La tentative d'autonomisation du savoir
dans la catégorie..
214
b) Le paradoxe du conformisme de l'attitude...
220
4. LA CATEGORIE-ATTITUDE DE LA LUTTE DE LA
SINCERITE CONTRE L'HYPORCRISIE : PERSONNALITE.
225
a) La démystification du savoir dans
la catégorie..................... ........
225
b) La constitution de l'attitude dans
l'opposition à la communauté....... ......
231
5. LA CATEGORIE-ATTITUDE DE LA RECONCILIATION
DE L'HOMME AVEC LUI-MEME: L'ABSOLU...........
236
a) La reconstitution du savoir dans
la catégorie.............................
236
b) La consécration de l'existence
communautaire dans l'attitude............
247
CHAPITRE IV :
L'UNITE DES CATEGORIES-ATTITUDES ACTUELLES DANS
LE PROCESSUS DE RECONCILIATION DE L'INDIVIDUALITE
ET DE L'UNIVERSALITE DANS LE SENS.......................
255
INTRODUCTION: L'ACHEVEMENT DE L'ANTHROPOLOGIQUE........
255
1. LA CATEGORIE-ATTITUDE DE L'AFFIRMATION
RADICALE DE L'INDIVIDUALITE: L'OEUVRE........
258
a) La tentative de substitution du mythe
au savoir dans la catégorie..............
258
b) La volonté de soumission de
la communauté dans l'attitude.............
261
2. LA CATEGORIE-ATTITUDE DE LA LIMITATION
DE L'INDIVIDUALITE: LE FIN!..................
265
a) La relativisation du savoir dans
la catégorie.............................
265
b) La dépréciation de l'existence
communautaire dans l'attitude..
269

384
3. LA CATEGORIE-ATIITUDE DE LA RECONCILIATION
DE L'INDIVIDUALITE ET DE L'UNIVERSALITE:
L'AC1-ION......................................
273
a) La réhabilitation du savoir dans
la catégorie..
273
b) Le souci de l'intérêt de la communauté
dans l'attitude..............
278
B. L'EXPLICITATION DE L'ACTION DANS
LA PHILOSOPHIE POLITIQUE...........................
285
INTRODUCTION: LA JUSTIFICATION PHILOSOPHIQUE
DE L'ENGAGEMENT POLITIQUE...............
285
CHAPITRE 1 :
LA CONFIRMATION DE LA SUPREMATIE DE L'ACTION...
290
INTRODUCTION: LES LIMITES DE LA REFLEXION PHILOSOPHIQUE. ..
290
1. LA CATEGORIE DE L'AUTONOMISATION
DE L'EXIGENCE DE CONHERENCE : SENS............
291
a) L'abstraction du savoir dans la catégorie..
291
b) La justification de la suprématie
de l'attitude de l'Action................
293
2. LA CATEGORIE DE LA CONSECRATION DE
L'ACHEVEMENT DU SAVOIR: SAGESSE..
297
a) L'abolition du savoir dans la catégorie....
297
b) La légitimation de la logique des
formes d'expression de l'humanité........
299
CHAPITRE Il :
L'ABOUTISSEMENT POLITIQUE DE LA
PHILOSOPHIE.............
302
INTRODUCTION : PHILOSOPHIE DE LA POLITIQUE ET
SCIENCE DE LA POLITIQUE..................
302
1. L'APPARITION DE LA VOLONTE FORMELLE
D'UNIVERSALlTE................................
307
2. LA MANIFESTATION CONCRETE DE L'EXIGENCE

385
2. LA MANIFESTATION CONCRETE DE L'EXIGENCE
D'UNIVERSALlTE................................
312
3. LA FORME PHILOSOPHIQUE DE L'ACTION POLITIQUE....
316
4. L'ELABORATION DE LA PHILOSOPHIE MORALE..........
321
CHAPITRE III :
LES STRUCTURES DE L'EXISTENCE
COMMUNAUTAIRE.............
330
INTRODUCTION: LA SIGNIFICATION CONCRETE DE LA VOLONTE
DE TRANSFORMATION DU MONDE...............
330
1. LE PREMIER NIVEAU DE L'EXISTENCE COMMUNAUTAIRE:
LA SOCIETE....................................
332
a) Les fondements de l'organisation sociale...
332
b) Les restrictions de la cohérence de
l'organisation sociale...................
337
2. LE SECOND NIVEAU DE L'EXISTENCE COMMUNAUTAIRE:
L'ETAT........................................
342
a) La finalité de l'organisation étatique.....
342
b) Les limites de l'action étatique............
348
3. LA PERSPECTIVE DE L'ETAT MONDIAL................
353
CONCLUSION :
LA PHILOSOPHIE ET L'HISTOIRE
362
BIBLIOGRAPHIE.......................
365