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UNIVERSITE CHEIKH ANTA DIOP DE DAKAR
'" '" '"
l'ACULTE DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
'" '" '"
DEPARTEMENT DE LITTERATURE ET
CIVILISATION DES PAYS
DE LANGUE ANGLAISE
THESE
Pour le Doctorat de 3e Cycle
présentée par
Abdou NGOM
Sous le Direction de
Mamadou KAND]!
Professeur
Année universitaire 1994/1995

1
DEDICACE
A - Mon épouse
Mes enfants
Tous les amis de NGODJILEME
A - Amath DIALLO
Aloys DIOUF
Malick Fall DIANKHA
Marc NDECKY
Babou CASSE
Ibrahima DIOUF
Clément DIENG
C.A.D.R.E

II
REMERCIEMENTS
Je voudrais sincèrement remercier le Professeur Mamadou Kandji, mon directeur
de thèse. Il m'a instruit avant de guider mes premiers pas dans la recherche. Qu'il me
soit permis de souligner sa générosité, sa disponibilité et sa très grande sollicitude. Les
quelques années passées à ses côtés m'ont convaincu qu'il sera toujours pour moi une
source intarissable. Qu'il trouve ici l'expression de ma profonde gratitude.
Il me plaît ensuite d'exprimer à Dr. Ousmane Sène et à Dr. Mamadou Gaye ma
sincère reconnaissance. Les conseils et les encouragements qu'ils n'ont cessé de me
prodiguer, m'ont beaucoup aidé dans mes recherches. Je ne saurais oublier Messieurs
Moctar Ba, Oumar Ndongo, Youssoupha Coulibaly, Mamadou Mboup et Madame Fatou
Kandji, pour la sympathie dont ils ont fait preuve à mon endroit pendant tout mon séjour
au département d'anglais. Je les en remercie très vivement.
Enfin, mes sincères remerciements à Monsieur Daouda DIARRA et à Monsieur
Bibiano SANTOS, pour leur énorme contribution matérielle à la réalisation de cette étude.

III
Il se trouve que dans le Japon, l'empire des signifiants est si vaste,
il excède à tel point la parole, que l'échange des signes reste d'une
richesse, d'une mobilité, d'une subtilité fascinante, en dépit de
l'opacité de la langue, parfois même grâce à cette opacité.
Roland BARTHES, L'Empire des signes

IV
GLOSSAIRE DES TERMES JAPONAIS
Bushi:
Autre nom du samuraï.
Bûshido;.
Système de vie des guerriers samuraï fondé sur la loyauté au maître et le
sacrifice de sa vie à son seul service.
Chônin:
Classe inférieure dans la hiérarchie Tokugawa, dont l'activité principale
était le commerce.
Geisha:
Femme japonaise formée dès son jeune âge à la danse, au chant et à la
conversation; elle est souvent hôtesse dans les maisons de thé ou lors des
banquets. Ici, par extension de sens, femme pourvoyeuse de plaisirs faciles,
que l'on retrouve dans le "Monde Flottant".
Geishaya:
Maison où l'on trouve les geishas.
Haijen:
Poète de haiku.
Haikai :
Ancien nom du haiku.
Haiku :
Poème composé de trois vers de 17 syllabes distribuées ainsi:
cinq-sept-cinq.
Harakiri:
Autre nom du seppuku, souvent en usage chez les occidentaux.
Kabuki:
Genre théâtral qui s'est développé à partir du I8e siècle dont les pièces
sont composées d'épisodes anecdotiques.
Kami:
Esprits ou êtres supérieurs constituant le fondement des croyances du
shintoisme.
Kamikaze:
Volontaire qui accepte de piloter un avion chargé d'explosifs.
Kigo:
Référence saisonnière dans un haiku
Kujibiki:
Sorte de stand de kermesse
Miai:
Cérémonie avant le mariage, regroupant les futurs époux aInSI que
quelques membres de leurs familles.
Nô:
Théâtre de marionnettes.

Prajna:
Intuition philosophique dans le bouddhisme, épiphanie au sens joycien du
terme
Samurai:
Classe de guerriers attachés au service de la noblesse.
Sassuru:
L'art de deviner ce qui n'est suggéré que par le langage.
Satori:
Lumière divine qu'on atteint par une longue méditation.
Seppuku:
Forme de suicide très ancrée dans la tradition nippone, consistant à
s'ouvrir le ventre devant une assistance.
Shogun:
Ancien nom donné à l'Empereur japonais
Shugyo:
Contemplation et méditation dans la philosophie Zen.
Tanka:
Poème composé de cinq vers de 31 syllabes au total, distribuées ainsi:
cinq - sept - cinq - sept - sept.
Tatami:
Sorte de tapis où le japonais reçoit souvent ses hôtes.
Ukiyo:
"Monde Flottant" étymologiquement; il désigne le monde de
l'impermanence, de l'illusion et des plaisirs éphémères de la vie.
Ukiyo-e:
Peinture du "Monde Flottant" ou gravures sur bois des l8e et 1ge
siécles, qui dépeignent des geishas, des actrices ou des scènes de la vie
quotidienne.
Waka:
Autre nom du tanka
Yamoto:
Ancien nom du Japon, surtout en usage avant l'influence de la culture
chinoise.
Yugen:
Ce qui est caché, insondable, surtout dans la création artistique.
Zen:
Philosophie née
du contact entre la pensée chinoise et la religion
bouddhiste importée d'Inde via la Chine. L'un de ses principes majeurs est
de désaliéner l'homme des contingences terrestres.

1
INTRODUCTION
Si nous nous penchons sur l'oeuvre de Kazuo Ishiguro en quête de sensations
fortes, de retournements de situations spectaculaires ou encore pour y chercher les traces
d'une architecture qui obéit à des critères classiques bien définis, cette lecture là serait
peut-être sans objet, du fait à la fois de l'universalité des thèmes évoqués, mais aussi de
leur ancrage dans le Japon d'après-guerre, du choix de ses personnages sans épaisseur
psychologique et de la particularité d'un récit qui surprend plus souvent le lecteur par une
fin abrupte et inattendue.
L'on se demande alors la raison de cette moisson de lauriers obtenus par l'auteur
au lendemain de la publication de chacun de ses romans, sous la forme de revues de livres
faisant l'éloge de sa fiction, ou de prix que lui décernent des organisations de toutes
sortes.
En effet, Ishiguro obtient le "Winifred Holtby Prize" de la Société Royale de
Littérature pour son premier roman A Pale View of Hills, publié en 1982. Le second, An
Artist of the Floating World (1986), pré-sélectionné pour le prestigieux "Booker Prize",
reçut en fin de compte le trophée du livre de l'Année 1986, décerné par "Whitbread". Le
premier est traduit en treize langues et le second en quatorze. Tandis que son dernier
roman en date, The Remains of the Day (1989), se vit finalement couronné par le
"Booker 'Prize", l'équivalent ou presque du Goncourt en France et dont la valeur de 30
000 livres sterling, consacre le roman le plus prestigieux publié chaque année en Grande
Bretagne'.
Le monde des personnages d'Ishiguro est celui des femmes solitaires, des
l Nous venons d'apprendre, au moment où nous mettons ce texte sous presse, la
publication au mois de mai 1995 de The Unconsoled, le quatrième roman
d'Ishiguro

2
aventuriers, des artistes peintres, des maîtres d'hôtels désillusionnés et
enfin du petit peuple dont les préoccupations sont maintenues en deça de celles des classes
dirigeantes et de leurs prises de décision, infléchissant du coup la destinée des nations
dans telle ou telle direction.
Ishiguro n'est assurément pas le plus ardent défenseur des classes faibles, ni non
plus l'écrivain le plus engagé dans la lutte contre des principes moraux injustes.
Est-ce alors la peinture exotique qui embellit presque toutes les pages de
A Pale View of Hills, avec ses restaurants aux repas exquis, ses randonnées en
téléphérique à Inasa et les superbes collines dont la vue a suggéré le nom du roman?
Sommes-nous en droit de mettre la popularité de cette production littéraire sur le
seul compte des spécificités culturelles et artistiques, révélées entre autres par les gravures
sur bois de Seiji Moriyama dans An Artist of the Floating World gravure que symbolise
le Ukiyo-e ou "Monde Flottant" ?
Il faut dire que les traits de civilisation nippons manquent rarement de séduire
l'étranger qui débarque sur les rives de l'archipel. Le Basque Français Xavier, qui
introduisit le Christianisme au Japon au XVIe siècle, éprouva semble-t-il, une grande
affection pour ce peuple qu'il appelait tendrement, dans un témoignage trés émouvant,
"the joys of his heart":
the people whom we have met so far, are the best who have as yet
been discovered, and tt seems to me that we shall never find...
another race to equal the Japanese,'
Bien avant Ishiguro, Edward Morgan Forster s'est intéressé à d'autres modes de
\\ Cité par Shusaku ENDO, Silence, Kodansha International, Tokyo, 1982, p.02.
translated by William Johnston.

3
vie et a notamment révélé et célébré le mysticisme oriental, en l'occurrence Hindou dans
A Passage to India (1924), à travers le personnage de Godbole, sans pour autant jouir
d'une reconnaissance aussi spontanée.
L'originalité de ce jeune romancier qu'est Ishiguro doit être recherchée ailleurs que
dans une peinture simplement exotique. En effet, et c'est peut-être là tout l'intérêt porté
à son oeuvre et qui justifierait la pertinence de notre étude, un examen des lignes de force
de sa fiction, ajouté aux comptes rendus très sommaires auxquels nous avons eu accès,
fait ressortir deux niveaux dans l'écriture: celui de la forme de l'oeuvre d'abord et ensuite
celui du caractère énigmatique de l'histoire qu'elle raconte.
C'est peut-être le lieu de souligner la difficulté d'entreprendre un travail aussi
ambitieux, uniquement centré sur une oeuvre qui n'en est qu'à ses débuts, et qui n'a pas
encore, à notre connaissance, fait l'objet d'une recherche académique très poussée qui
puisse éclairer le lecteur sur tel ou tel aspect de sa composition. La bibliographie quelque
peu indigente et le manque de références sur l'auteur sont bien révélateurs de cet état de
fait.
Toutefois, compte tenu des spécificités de la culture japonaise, nous éviterons
d'appliquer sans discernement un mode d'investigation à une oeuvre qui obéit peut-être
à d'autres postulats esthétiques. En d'autres termes, la position du narrateur par rapport
à l'histoire qu'il raconte par exemple,. peut considérablement varier si nous nous
déplaçons du contexte occidental au contexte nippon, en raison surtout de la différence
des références culturelles. Ce fait doit être mis en rapport avec cette opinion exprimée par
Kata:
the idea that verbal communication is limited and that everything
important is communicated without words has penneated Japanese

4
culture. 1
A l'opposé de cette vision du monde, la civilisation occidentale est éminemment
une civilisation de la parole, celle du verbe. Pensons à la fonction déterminante de
l'éloquence dans certaines activités professionnelles. D'ailleurs, dès les premières pages
de The Remains of the Day, Ishiguro s'insurge contre cette tendance et relève le caractère
superficiel d'une connaissance qui ne se mesure qu'à la capacité de la communiquer avec
aisance:
The obsessions with eloquence and general knowledge would appear
to be ones that emerged with our generation, probably in the wake
of Mr Marshall, when lesser men trying to emulate his greatness
mistook the superficial for the essence.2
Il faut peut-être préciser ici que Monsieur Marshall, de par son expérience et son
sens du 'devoir, représentait pour Stevens, héros de The Remains of The Day, une
véritable référence dans la profession de maître d'hôtel.
Revenant au mode d'écriture en honneur chez Ishiguro, la plupart des notes de
lecture que nous avons recueillies mettent l'accent sur la subtilité et la charge
émotionnelle qui en émanent, l'exploitation très poussée des potentialités du souvenir et
la mémoire, ajoutées à l'impression de mystère qu'entretient l'auteur jusqu'à la dernière
page de chaque roman.
1
Suichi KATa, A History of Japanese Literature, Kodansha International Ltd,
Tokyo, 1983, p.201. translated from the Japanese by Don Sanderson
2 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, Faber and Faber Ltd,
London, 1989, p.34. (Toute autre référence à ce roman sera
rapportée à cette édition)

5
Haruki Murakami, l'un des porte-drapeaux de la jeune génération de romanciers
nippons, écrit
The Remains orthe Day looks like a Japanese novel- in its rnentality,
its taste, its colour. 1
Pico Iyer, parlant de l'écriture d'Ishiguro, note ce qu'il appelle:
his pauses and ellipses, his ability to write books about what people
d
'
2
on t say....
Parlant de ces personnages, Iyer relève à propos d'Ishiguro que:
Al! his characters are defined by the words and ernotions they stifle.
And al! his precise, exquisitely made stories are shadowed by
absences and silences... 3
Grâce et subtilité dans l'écriture, réticence et effacement de soi, autant de traits
caractéristiques de la culture et de la pensée nippones, et qui font dire à ceux qui ont
goûté à la prose d'Ishiguro qu'elle avait essentiellement une saveur asiatique.
Nous voilà donc au coeur de l'esthétique en tant que critère distinctif et
classificatoire de l'oeuvre d'art en général, et nous savons que beaucoup d'études menées
1 Cité par Pico IYER, "Connoisseur of Memory", in Time,
February 14, 1994, p.46. vol 143, n" 7.
2 Ibid, p. 46.
3 Ibid., p.45

6
sur le pays du Soleil Levant la considèrent comme le trait dominant de la culture
japonaise. A ce propos, Charles Moore trouve que:
In comparison with other cultures, the aesthetic has been considered
to be the essentially unique expression ofsplrituality in Japan, as is
ethics in China, religion in India, and, possibly, reason in the West. 1
A côté du Confucianisme venu de Chine, du Bouddhisme importé de l'Inde via la
Chine et la Corée, du Christianisme et du Shintoisme, ce dernier considéré comme
religion traditionnelle, le "théisme" , s'est développé à partir du XVe siècle. Le "théisme",
entendu ici comme l'art de prendre du thé, avec tout le cérémonial qui l'accompagne et
la symbolique qui le caractérise, se transforma progressivement en une religion esthétique.
Cette sorte de sacralisation illustre dans le même temps les rapports très étroits entretenus
au Japon entre valeurs esthétiques et principes religieux. Le passage du "théisme" d'une
simple boisson à l'ennoblissement en fait une religion esthétique, illustrant du coup les
rapports très étroits entretenus entre valeurs esthétiques et principes religieux.
Ce qui ne peut manquer de frapper par ailleurs, c'est l'harmonie et la tolérance
dans cet étonnant panthéon nippon qui a donné naissance à plus de six cents religions
attestées, et qui toutes enseignent le caractère indissociable de l'esthétique et de la religion
dans la pratique quotidienne.
Ainsi au Japon, l'esthétique plus que partout ailleurs, se traduit dans toutes les
activités humaines par un culte rendu à la beauté et à l'harmonie, un amour sans bornes
voué aux choses de la nature. Le japonais essaie d'exprimer la beauté dans chaque geste
J
qu'il entreprend. L'arrangement des fleurs devient un art que l'on exporte, à côté de la
1 Charles MOORE, The Japanese Mind,
Essentials of Japanese Philosophy and
Culture, Charles E.Tuttle Compagny, Tokyo, 1973, p.296.

7
grande ingéniosité qui transforme les espaces verts en spectacles des plus admirables.
Tout cela tirant son essence d'une conception du monde selon laquelle la laideur et le mal
se nourrissent presque de la même sève. Cette philosophie bien sûr renforce chez le
japonais l'engouement pour les beaux arts.
Par ailleurs, en passant en revue l'histoire littéraire japonaise, on trouve des
empereurs, des princes et des princesses qui se sont illustrés dans la calligraphie ou dans
la maîtrise du tanka, poème composé de 5 vers de 31 syllabes distribuées ainsi:
5-7-5-7-7, de la même veine que le haïku (5-7-5), mieux connu et plus apprécié hors de
l'archipel nippon.
De nos jours encore, des tanka de la famille royale sont régulièrement présentés
lors du "New Year Poetry Party", ainsi que des productions du grand public, ce qui exige
du souverain lui-même une vaste culture en même temps qu'une sensibilité esthétique et
une maîtrise parfaite des genres littéraires qui impressionnent par leur nombre et leur
variété.
Un genre théâtral parmi les plus connus, le kabuki, se développa surtout à partir
du début du XVIIIe siécle. Il se distingue du théâtre des marionnettes appelé et se
compose essentiellement d'épisodes anecdotiques n'entretenant aucune suite logique entre
eux.
Dès lors, l'esthétique apparaît comme dénominateur commun à l'ensemble des
préoccupations et semble singulièrement primer sur toute autre considération, surtout dans
le domaine de la production littéraire.
Cela est à mettre en rapport avec ce que le père du haïku, Matsuo Bashô,
(1644-1694) appelait "fuga no michi" ou la "Voie de l'Elégance".

8
Bien sûr, le mode d'expression littéraire propre au génie japonais nécessite un
décryptage conséquent et minutieux, qui doit également tenir compte du traitement
personnel qu'en fait Ishiguro.
De manière significative et aussi paradoxal que cela puisse paraître, son écriture
dévoile une réticence et une concision caractéristiques du haiku, une négation de l'intrigue
classique qui rappelle le kabuki, des silences plus éloquents que la parole elle-même.
Tout cet ensemble de faits de culture inhérents à la philosophie et à la créativité
nippones, constituent les fondements du choix de notre sujet d'étude. C'est dire qu'en
dépit
des
postulats
universalistes
dont
se
réclame
ce
romancier
anglo-nippon
indiscutablement, on retrouve dans son oeuvre une ambiance japonaise.
Rappelons toutefois que Kazuo Ishiguro, ce paradigme de l'ordre muùicultureî,
comme l'appelle Pico Iyer, est né en 1954 à Nagasaki qui sert de cadre à son premier
roman. Dès l'âge de six ans, il accompagne son père océanographe sur le chemin de
l'émigration. Celui-ci venait de signer un contrat avec la compagnie pétrolière "North
Sea" dont le siége était en Angleterre. Ishiguro effectue ses études à l'Université de East
Anglia. Avant les études supérieures, il a suivi entre autres des cours du dimanche
dispensés aux enfants d'émigrés. Pendant ses dix premières années en Angleterre, le jeune
élève continue à se délecter de culture asiatique. Ainsi, tout en puisant copieusement dans
l'ambiance nippone qu'il vivait à la maison, il étudiait également des ouvrages sur les
coutumes du pays de ses ancêtres.
Hors de la maison, son comportement ne le distinguait en rien des autres élèves
anglais, puisqu'il imitait si parfaitement ce qu'il voyait autour de lui.
1 Pico IYER, "The Empire Writes Back", in Time, Februry 8, volume 146,
n06, p.46.

9
Ishiguro qui vit actuellement à Londres, se veut écrivain "internationaliste" dont
les oeuvres peuvent être comprises et appréciées par les lecteurs de tous horizons. C'est
là une écriture "multiculturelle" pour reprendre le terme de Pico Iyer, mais aussi
"transculturelle" qui abolit tout cloisonnement d'ordre littéraire.
Relever quelques thèmes généraux traités dans ses romans, parmi lesquels le procès
de la guerre et de ses horreurs, la solitude et l'individualisme dans la société post-
industrielle, l'éclatement de la cellule familiale, le dépérissement d'un grand nombre de
valeurs morales et religieuses, mais surtout l'impact des bombes atomiques d'Hiroshima
et de Nagasaki sur les destins collectifs mais aussi individuels, tout cela en filigrane dans
A Pale View Of Hills revient à cautionner pareillement le caractère transculturel de son
oeuvre.
Cependant, l'intérêt que nous portons à son oeuvre procède également d'un autre
ordre, notamment les voies et moyens par lesquels ces thèmes font le relais du narrateur
au lecteur. De prime abord, il nous paraît tout à fait indiqué d'explorer ceux-ci en ayant
recours aux canons que nous propose la critique moderne, tout comme il est légitime de
tenter de trouver chez lui les traces d'une civilisation, d'une culture et partant d'un mode
d'écriture qui traduisent une sensibilité différente de celle des écrivains britanniques
classiques.
o
L'oeuvre d'Ishiguro traite des grands thèmes existentiels qui ont nom solitude de
l'être, mystère du destin de l'homme et inéluctabilité de sa déchéance physique, enfin
mort inévitable. Mais paradoxalement ces thèmes sont explorés de biais, choix artistique
ayant pour conséquence l'impression d'inachévé qui frappe le lecteur à la dernière page
de chaque roman. Suivant en cela des écrivains comme Flaubert, Ishiguro semble avoir,
au premier abord, produit des romans sans sujet ni objet, des romans sur rien. Dans une
lettre datée du 16 janvier 1852 adressée à Louise Colet Flaubert n'écrivait-il pas,

10
Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur
rien, un livre sans attractions extérieures, qui se tiendrait de lui-
même par la force interne de son style [. ..] un livre qui n'aurait
presque pas de sujet, ou du moins où le sujet serait presque invisible,
si cela se peut"!
L'absence de rebondissement et ce semblant de banalité chez Ishiguro cache
néanmoins une approche plus insidieuse de la réalité, par le biais d'une poétique bien
particulière.
Parlant des potentialités d'un tel mode d'écriture, Catherine Millot, dans un autre
contexte, le définit en ces termes:
De même que le verbe se manifeste sous les humbles apparences d'un
enfant dans les langes, l'être se révèle, avec prédilection, à travers
la banalité d'un objet, d'un geste ou d'une parole. 2
Pour ne prendre qu'un exemple, Etsuko, l'héroïne de A Pale View of Hills.
mentionne en passant une scène apparemment anodine pendant laquelle son mari Jiro
s'offusque de voir sa femme arranger ses vêtements à lui. Pourtant, il existe une énorme
disproportion entre la banalité de l'événement et l'immensité de ce qu'il révèle, du fait
que cette petite mésentente constitue l'un des seuls indices que l'auteur fournit au lecteur
concernant les causes de la séparation ultérieure des deux époux.
1 Catherine MILLOT, La vocation de l'écrivain,
Ed. Gallimard,
Paris 1991, p.108.
2 Ibi?, p.165.

Il
Par ailleurs, la trivialité du discours confère au texte d'Ishiguro une concision
remarquable, si nous pensons au nombre très réduit de repères et à la multitude de "trous"
dont les récits sont parsemés. Ajoutés au rejet des descriptions physiques du personnage
et au bannissement des traits culturels trop marqués, l'opacité du récit d'Ishiguro n'en est
que plus remarquable.
El) l'occurrence, aucun mot sur la taille d'Etsuko, ni sur la couleur de ses cheveux,
ni même sur le genre de vêtements qu'elle affectionne, ce qui oblige le lecteur à combler
les vides en imaginant la vieille femme sous les traits physiques d'une dame choisie parmi
les nombreuses japonaises connues. L'imagination du lecteur complète forcément celle de
l'auteur.
Une autre caractéristique majeure de la fiction d'Ishiguro est que l'histoire
événementielle y constitue une source d'inspiration féconde, ou d'un autre point de vue,
le prétexte par excellence pour explorer les rapports de la dimension historique du monde
avec les aspirations personnelles de l'individu. L'auteur s'interroge sans cesse sur la place
de l'homme dans le cosmos, mais plus fondamentalement, il s'intéresse au hiatus existant
entre les rêves de bonheur de l'homme et les limites de sa dimension temporelle, le temps
perçu ainsi comme obstacle majeur à la réalisation de tout projet humain.
.: Ishiguro demeure si sensible à la courte durée de l'existence humaine que tous ses
romans et les événements qui les jalonnent comportent des dates et des repères temporels
précis, rappelant en cela la tradition établie par Honoré de Balzac dans ce domaine.
Toutefois, le traitement qu'Ishiguro fait de l'histoire procède d'un choix de point
de vue particulier. Ainsi, quand bien même ils entretiennent une liaison très étroite avec
les remous de la seconde guerre mondiale, les récits d'Ishiguro rendent compte des faits
historiques avec une grande économie de détails. Il semble que les circonstances retenues

12
par le romancier engendrent invariablement chez ses personnages ce que Milan Kundera
appelle une situation existentielle révélatrice',
Dès lors, les événements historiques relatés dans ses romans sont souvent oubliés
par l'historiographie japonaise ou européenne. En tout état de cause, ces événements ne
deviennent intéressants aux yeux d 'Ishiguro que quand ils sont aptes à illustrer la faiblesse
de l'être humain confronté à une force supérieure, symbolisée ici par la dimension
chaotique du destin de l'homme.
Pour transmettre son message, Kazuo Ishiguro adopte une forme d'écriture qui
reflète la dualité de son héritage, une poétique à la fois tributaire des modèles de
communication typiquement nippons, et des canons appartenant au patrimoine universel
dans ce domaine. Peut-être est-il nécessaire de préciser sur ce point que dans toute cette
étude, le terme "poétique" sera employé dans le sens indiqué par George Steiner, c'est-à-
dire la recherche du sens du texte en restant dans le cadre du discours littéraire lui-même.
On part ainsi du principe que l'art est la meilleure lecture de l'arr, en considérant que
toutes les autres méthodes d'approche de l'analyse du texte littéraire, notamment
l'interprétation historique, sociologique ou psychologique servent d'appoint à l'étude
poétique.
, Nous nous proposons d'explorer en premier lieu le cadre des récits d'Ishiguro, afin
de donner une idée assez précise du contexte social, politique et culturel qui sert de toile
de fond à la trame événementielle de son oeuvre.
1
1 Milan KUNDERA, L'art du roman. Ed. Gallimard, Paris, 1986, p.Sl
1
2 Geoge STEINER, Réelles Présences. les arts du sens, Ed. Gallimard, Paris, 1991,
p.37.
1
1
1
1

13
Dans cette section, nous nous intéresserons d'abord au contexte occidental auquel
renvoient tous ces événements de The Remains of the Day et l'ensemble du premier récit
de A Pale View of Hills. Nous examinerons ensuite les réalités nippones touchant au
système de valeurs, à la famille, au monde de l'art, le tout lié à la tranche historique qui
dépeint des hommes et des femmes torturés par les conséquences des bombardements de
Nagasaki en Août 1945.
Le second mouvement de notre étude soulignera les spécificités de la poétique du
récit d'Ishiguro, en rapport avec l'héritage reçu de la tradition nippone d'une part.
D'autre part, il s'agira d'examiner ce même récit à la lumière des enseignements de la
critique occidentale. Nous nous arrêterons notamment sur la construction en abyme, sur
l'exploitation de la fonction du souvenir et de la mémoire, avec un accent tout particulier
sur l'écriture du passé.
Enfin, l'étude tentera dans sa phase ultime de saisir dans sa diversité le message
d'Ishiguro.

14
PREMIERE PARTIE
TEXTES ET CONTEXTES

15
Tristes guerres
Si l'amour n'en est
la devise
Tristes guerres
si ce ne sont des
mots
Auteur inconnu

16
CHAPITRE 1: L'HERITAGE OCCIDENTAL
Un tour d'horizon de l'ensemble de la production romanesque d'Ishiguro révèle
une action qui se déplace entre deux pôles: d'un côté, le pays du Soleil Levant qui aurait
perdu tout repère, avec une soudaine irruption de valeurs totalement étrangères et de
l'autre, l'Europe des bouleversements sociaux et politiques de l'entre-deux-guerres,
bouleversements dont la conséquence principale est le dépérissement de valeurs morales
et religieuses jusque-là sacralisées.
Ainsi, à travers toute son oeuvre, Ishiguro suit un cheminement ininterrompu,
comportant des étapes précises et bien définies, que l'auteur a de toute vraisemblance,
fixées au préalable. Ces étapes ont noms, mobiles et enjeux de la poussée expansioniste
du Japon en Asie dans An Artist of the Floating World, mise entre parenthèses des
péripéties de la seconde guerre mondiale, puis indication des conséquences directes des
bombardements de Nagasaki sur les populations nippones dans A Pale View ofHills. The
Remains of the Day lui, examine entre autres sujets les transactions diplomatiques ayant
précédé l'éclatement du second conflit mondial, mais tout cela selon une perspective
particulière au romancier anglo-nippon.
La trame événementielle de la première oeuvre retrace naturellement l'itinéraire
de 'son héroïne Etsuko-san, qui a passé une bonne partie d'une existence plutôt
malheureuse à Nagasaki avant de connaître les affres d'une société européenne qui vit
encore les contre-coups de la seconde guerre mondiale. Une variation du cadre spatial
marque de ce fait la narration d'Etsuko-san.
Mais comme si le romancier avait senti le besoin de reprendre ces deux contextes,
chacun pris isolément, soit pour agrandir le tableau, soit pour mettre plus en relief tel ou
tel aspect de ce même tableau, il circonscrit entièrement An Artist of the Floating World

17
(1986), second roman, à Furukawa, une petite ville à quelques lieues de Nagasaki. De
même, The Remains of the Day, troisième et dernier roman en date d 'Ishiguro, ne sort
jamais du cadre de l'Angleterre. C'est ainsi que le récit au premier degré retrace
l'expédition entreprise par Stevens dans l'ouest du pays, comme le récit au second degré
qui révèle le cours des réminiscences de celui-ci, pendant qu'il était encore jeune maître
d'hôtel au château de Darlington, avec évidemment la fougue et les ambitions liées à son
âge. Mais aussi, les points d'ancrage simplement marqués dans A Pale View of Hills
(1982), se voient beaucoup plus élucidés dans les deuxième et troisième romans.
Ce qui est irrécusable par ailleurs, c'est que le romancier porte toujours son intérêt
sur ses héros ou anti-héros à un moment bien particulier de l'évolution des communautés
où ils évoluent. Ce moment entretient invariablement un rapport, si petit soit-il, avec les
deux grandes guerres mondiales.
D'autre part, et ce point sera plus approfondi dans la seconde partie de cette étude,
il existe des étapes invariables dans l'itinéraire des héros d'Ishiguro. Au bout de leur
quête également, ils échouent presque toujours en d'autres lieux et en d'autres temps,
puisque par réaction à un présent qui les accable, chacun d'eux entreprend un voyage
mémoriel, le conduisant vers un passé perçu ici comme paradis perdu.
Ishiguro est à coup sûr hanté par le spectre de la guerre et se montre
particulièrement sensible aux conséquences toujours désastreuses de celle-ci, plongeant
la grande masse des pauvres dans le désarroi et l'abandon le plus total. L'auteur se sent
par exemple très touché par les empreintes laissées sur le sol nippon par "Hiroshima" et
surtout par "Nagasaki" où il a vu le jour. Ce n'est donc pas surprenant que tous ses trois
romans s'intéressent de près ou de loin aux deux conflits mondiaux.
Le phénomène de la guerre n'est cependant jamais abordé chez Ishiguro, ni sous

18
la forme du compte-rendu fidèle et détaillé, ni même suivant le regard d'un témoin
soucieux de renseigner le lecteur sur des faits réels et connus. Nulle part, les
circonstances de l'action ou les retombées immédiates de celle-ci ne retiennent l'attention
du romancier.
En fait, son regard est décalé par rapport aux faits historiques, pour mieux mettre
en contrepoint et de façon plus insidieuse les conséquences de toute guerre sur la vie des
masses démunies. Comme s'il tenait résolument à obscurcir les réalités du champ de
bataille, Ishiguro en parle toujours de biais, à travers l'expérience d'un personnage isolé
dont les préoccupations sont nettement placées en deça des problèmes qui agitent la classe
dirigeante. Partant, la rupture constatée entre l'activité des états-majors et les souffrances
du petit peuple, ne parviennnent au lecteur que par bribes recueillies ça et là au hasard
des conversations. De toute évidence, une série de recoupements et de déductions
s'avèrent indispensables, pour en arriver à la reconstitution d'une signification globale du
texte.
A - MASSES DE:MUNIES ET CONSCIENCE POLITIQUE:
L'EXE:MPLE DE THE REMAINS OF THE DAY
Le thème central de The Remains of the Day comme annoncé plus haut, n'est pas
celui de la guerre, ni même celui des effets plus lointains de celle-ci; l'oeuvre est plutôt
centrée sur la vie professionnelle de Stevens. Ce vieux maître d 'hôtel, au soir de sa vie,
revit par le souvenir un passé que marquent la loyauté et le dévouement au service du
Seigneur du château de Darlington. Son employeur, Monsieur le Baron Darlington,
comme il l'appelait affectueusement, fut pendant ces années de service, impliqué dans des
transactions diplomatiques de l'Angleterre dans l'entre-deux-guerres. De ce fait, le
narrateur qui n'est autre que le maître d'hôtel lui-même a été obligé de mener une bonne
partie de sa vie dans l'ombre des Il grands Il de ce monde, du moins pendant toute cette
période où il était au service des Darlington.

19
1 - Des àrcanes de la diplomatie et de la politique
Ainsi, au moment où le destin de l'Europe et celui du reste du monde est en train
de se nouer au château, Stevens et toutes les personnes de son rang, ne reçoivent que de
vagues échos de faits historiques dont dépendent toutes leurs aspirations et tous leurs
rêves.
C'est parce que, nous dit le narrateur, la demeure du dernier des Darlington
abritait en ce moment des réunions de travail très secrètes
auxquelles participaient
d'éminentes personnalités d'Europe et d'Amérique, dont
notamment Sir Neville
Chamberlain, le Premier Minsistre britannique d'alors, Herr Von Ribbentrop ambassadeur
d'Allemagne et Winston Churchill lui-même. Ayant au préalable gagné la confiance de
Lord Darlington, grâce à son sens du devoir et à la grande affection qu'il portait à son
maître, Stevens pouvait alors entrer dans le secret des dieux compte tenu de la nature de
son service.
Mais il apparaît clairement qu'il ne pouvait prendre connaissance des sujets
débattus dans le château, que pendant les brefs instants où il servait à manger ou à boire,
ou chaque fois qu'il était posté comme de coutume près de la voûte d'entrée de la salle
à manger, attendant le coup de gong qui l'appelait à la table des illustres hôtes de
Darlington.
Thereafter, 1 took up my position out in the hall. The position near
the entrance arch that 1 customarily took up during important
meetings. l
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day,
p.2I7.

20
En ce qui concerne les questions qui préoccupaient les grandes chancelleries de
l'époque, c'est-à -dire de la Grande-Bretagne, de la France et de l'Allemagne, le lecteur
sous cieux de la vérité historique, ne peut recueillir que des connaissances parcellaires,
puisqu'émanant de Stevens uniquement.
Ainsi donc, alternées ou quelquefois mis en parallèle avec le récit des réflexions
de Stevens sur son métier ou sur ses succès professionnels, nous parviennent par bribes
les souffrances de la population allemande après l'application du Traité de Versailles.
En plus, on peut noter que ces références à l'histoire définissent ici les contours d'un
arrière-plan servant à donner l'illusion de réalité au texte d'Ishiguro, tout comme elles
donnent à l'auteur l'occasion de poser le problème des rapports de la grande masse avec
les différentes politiques adoptées à son insu et avec les questions brûlantes de l'époque.
C'est ainsi que pour Lord Darlington et son ami Monsieur Spencer surtout, les notions
de suffrage universel et de système parlementaire, en somme l'idée de s'en remettre à la
volonté populaire est une pratique à bannir puisqu'elle ne mène qu'au chaos politique.
C'est pourquoi Mr Spencer s'indigne de la tendance générale à vouloir respecter à tout
prix des principes soit-disant démocratiques:
. .. We still persist with the notion that this nation 's decisions be left
in the hands of our good man here and to the few million others like
him. Is it any wonder, saddled as we are with our present
parliamentary system, that we are unable to find any solution to our
many difficulties ?1
Le vieux monsieur en est arrivé à cette dernière conclusion, après avoir mis à
l'épreuve Stevens lui-même, en tentant de démontrer devant ses amis à table chez le
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.196.

21
Seigneur Darlington, que le vieux maître d'hôtel ainsi que les personnes de sa condition,
appréhendent difficilement les grandes questions économiques auxquelles les gouvernants
sont souvent confrontés. Et comme pour appuyer son point de vue, il essaie de recueillir
l'avis du valet à propos du poids de la dette extérieure américaine sur la situation du
commerce mondial, sur l'effet probable d'un accord sur les armes entre gouvernements
français et russe. Enfin, il va même jusqu'à l'interroger sur les relations politiques entre
la République française et l'Afrique du Nord afin de confondre davantage Stevens.
My good fellow, please come ta our assistance. What was Mr Laval
really intending, by his recent speech on the situation in North
Africa? Are you also ofthe view that if was simply a ruse ta scupper
the nationalist fringe of his own domestic party?'
Les appréhensions de Lord Darlington quant aux capacités du citoyen moyen a
avoir une opinion objective et trancher sur certaines questions hors de son domaine, ne
signifient nullement que ce dernier rejette toute assistance à l'endroit des faibles, surtout
quand on pense au tribut payé par le petit peuple chaque fois qu'un conflit armé éclate
dans n'importe quelle partie du monde.
Animé d'une volonté d'amener les dirigeants du monde à cesser de faire des
masses populaires d'éternels souffre-douleur, le Baron, dans la plus grande discrétion,
s'attèle aux préparatifs de la grande conférence internationale que doit abriter son château
en mars 1923. Les risques encourus sont à la mesure de sa compassion à l'endroit du
peuple allemand, puisqu'à cette même période, la révélation de tout commerce avec le
régime nazi en gestation, exposerait le pays à un grand scandale politique, apte à ternir
l'image du régime britannique. Mais eu égard au fait que chez le Seigneur, la solidarité
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.196.

22
universelle prend le pas sur l'idée de tout nationalisme étroit, il se rend à Berlin trois
années auparavant, en raison également de l'amitié qu'il avait nouée avec Herr Karl-Heinz
Bremann, alors officier supérieur de l'Armée allemande.
En réponse à une question de Stevens sur son séjour dans la capitale allemande,
le Baron lui rétorque:
Disturbing, Stevens. Deeply disturbing, It does us great dis credit to
treat a defeated foe like this. A complete break with the traditions of
this country. 1
Al'évidence, les propos de Darlington jettent un éclairage sur le sort des vaincus
de Berlin suite à l'application du Traité de Versailles. Mais de manière plus significative,
ils soulignent la double injustice à l'endroit des couches faibles, chaque fois que l'on fait
appel à la voix des armes. Alors que celles-ci ne sont jamais consultées avant le début
de la guerre, elles n'en subissent pas moins les plus grands préjudices.
Du fait de cette inégalité de traitement dont il a vite pris conscience, le Baron lui
même fut de ceux qui, au nom de la justice et de la solidarité humaines, étaient prêts à
tendre lamain à la nation vaincue, au risque d'essuyer les attaques les plus virulentes. En
toute sincérité, il fait cette confidence à son valet:
1 fought that war to preserve justice in this world. As far as 1
understood, 1 wasn 't taking part in a vendetta against the German
race. 2
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.7l.
2 Ibid, p.73.

23
Parce que le Baron jugeait immoral de continuer à punir d'innocentes populations
pour des crimes qu'elles n'avaient pas commis, ce dernier ne ménage aucun effort pour
faire réviser les termes du Traité les plus contraignants en organisant cette fameuse
conférence, entre autres actions telles ses rendonnées dans les quartiers pauvres de
Londres et ses visites dans l'Allemagne vaincue.
Le Baron fait ainsi appel à des sentiments purement humanistes et fustige la
position des autorités françaises sur cette question, elles qui souhaitaient infliger une
punition "exemplaire à l'envahisseur en déroute. Monsieur Darlington dénonce ce qu'il
appelle le comportement quelque peu barbare du gouvernement français en notant:
Once you 've got a man on the canvas, that ought to be the end ofit.
You don 't then proceed to kick him. To us, the French behaviour has
become increasingly barbarous. J
Dans ces propos, il insinue que la barbarie ne se trouve pas forcément du côté où
on la situe. La civilisation occidentale, souvent présentée comme modèle d'humanisme
et de tolérance, révèle ici au grand jour un certain nombre de failles qui peuvent
surprendre.
D;un ton empreint d'une grande sympathie, le narrateur nous évoque la fragilité
et l'imprévisibilité de l'issue de ces grandes rencontres internationales desquelles
dépendent entièrement la destinée des nations, si ce n'est le cours de l'histoire. Leurs
succès ou leurs échecs sont souvent tributaires de l'action de personnes moins en vue et
travaillant à l'ombre des officiels.
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.87

24
Dans The Remains of the Day, la mauvaise humeur avec laquelle Monsieur
Dupont, le représentant de la France à la conférence, a débarqué au château de
Darlington, résulte pour l'essentiel du fait que ses promenades dans la ville de Londres
lui avaient causé de douloureuses ecchymoses aux pieds. Aussi, pouvait-il à peine écouter
les autres participants; et n'eût été la diligence avec laquelle Stevens lui pansait les plaies
régulièrement, sa situation inconfortable aurait négativement influé sur le combat mené
par le Seigneur Darlington et bien sûr sur l'issue des négociations, quand on connaît la
place prépondérante qu'occupait la France sur l'échiquier mondial au sortir de la première
guerre mondiale.
En effet, la France, par suite du Traité de Versailles signé dans cette même ville
le 28 juin 1919, devait être la principale bénéficiaire, s'agissant des réparations imposées
à l'Allemagne par les nations alliées. Ainsi, le montant à exiger du pays vaincu étant fixé
à 132 milliards de marks-or, dont les 52 % revenaient de droit à la France, compte non
tenu des clauses territoriales, militaires et morales.
Sur ce point précis, Ishiguro met en exergue l'infantilisme de certainnes "grandes
figures" du monde politique dont la multiplication de campagnes de toutes sortes n'a
d'autre finalité que de les hisser au rang de demi-dieux. The Remains of the Day indique
clairement que même les laudateurs des dirigeants politiques finissent par se rendre à
l'évidence que, quand bien même le destin des nations serait entre les mains des
politiques, ces derniers n'en traînent pas moins des tares inhérentes à la nature humaine.
C'est ainsi que dans The Remains of The Day, le Seigneur Darlington commet deux
graves fautes politiques qu'il n'aura jamais l'occasion de réparer jusqu'à sa mort. La
première est liée aux multiples démarches qu'il entreprend dans le but de rapprocher les
gouvernements allemand et britannique pour, pense-t-il, alléger les souffrances des
populations allemandes du fait des rigueurs du Traité de Versailles. L'éclatement de la
seconde guerre mondiale lui ouvrira finalement les yeux sur la perfidie du Fürher. La
seconde faute découle de la première, en ce sens que l'approbation des thèses du dictateur
allemand du coup éloigne le Baron de la cause juive et favorise l'éclosion de penchants

25
antisémitiques. Par voie de conséquence, il se sent obligé, sous l'influence d'une amie
anti-sémite, Madame Carolyn Barnet, de licencier tous les juifs membres du personnel en
service au château.
Victime de sa bonne foi et de sa confiance aveugle en 1'homme, il purgera sa peine
jusqu'à la fin de ses jours, l'opinion publique britannique refusant de lui pardonner ses
errements.
Sur un autre plan, l'univers romanesque d'Ishiguro illustre tout aussi bien la
faiblesse inhérente à la nature humaine. Il s'agit précisément de cette force aveugle
presqu'inavouée qui pousse l'homme vers le mal. C'est ainsi que Monsieur Dupont, le
représentant français à la conférence tenue au château de Darlington, reconnaît que
Monsieur Lewis, Sénateur américain, s'était rendu en Angleterre dans le seul but de
semer la suspicion après avoir abusé le plus naturellement du monde de la confiance de
ses hôtes:
To abuse the hospitality ofthe host, and to spend his energies solely
in trying to sow discontent and suspicion'.
Aux yeux de toute l'assistance, le comportement de Monsieur Lewis était d'autant
plus scandaleux que celui-ci ne reculait ni devant les mensonges ni devant la calomnie
pour arriver à ses fins. C'est ainsi qu'il a tenté de manipuler secrètement chaque
délégation lors des rencontres en marge de la conférence, si l'on en croit ce qu'en
rapporte le diplomate français:
Perhaps you think me unduly harsh to express these things so openly.
, Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.lOO

26
But the reality is, ladies and gentlemen, 1 am being merciful. You
see, 1 refrain from outlining just what this gentleman has been saying
to me - about you al! - and with a most clumsy technique, the
audacity and crudeness ofwhich 1 could hardly believe'
D'après le Seigneur Darlington lui, le "professionalisme" dont se réclame le
Sénateur américain, jure d'avec la sincérité, la confiance et la dignité qui doivent
prévaloir dans ces grandes réunions internationales. Dans The Remains of the Day par
contre, les éclats de rire, les moqueries voilées et le désordre qu'ils entraînent soulignent
la légéreté et la désinvolture avec lesquelles les dirigeants du monde examinent les maux
qui agitent les masses populaires.
On assiste ainsi à une sorte de nivellement des individus, non seulement du point
de vue de leurs limites physiques, morales et intellectuelles, mais surtout quand il s'agit
de leurs aptitudes à gérer la cité, contrairement aux convictions de Stevens qui maintient
que:
A butler's duty is to provide good service. It is not to meddle in the
great affairs of the nation. Thefact is, such great affairs will always
be beyond the understanding of those such as you and 1. 2
o
L'échec qu'ont connu les tentatives diplomatiques du Baron ainsi que son isolement
et sa mort subséquente indiqueraient peut-être les faiblesses d'une ligne politique qui
écarte toute participation des masses à la définition des grandes orientations politiques et
économiques.
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.IOI.
2 Ibid., p.199.

27
2 - Nazisme et anti-semitisme: procès de l'exclusivisme
En tournant la dernière page de The Remains of the Day, le lecteur est à coup sûr
tenté de se poser un certain nombre de questions sur le Baron, notamment au regard des
exigences de la diplomatie internationale de l'époque où Ishiguro campe la diégèse de son
roman, c'est-à-dire la période qui suit la première guerre mondiale. On peut se demander
si celui-ci était suffisamment armé pour avoir une appréciation globale de l'ensemble des
questions qui secouaient les états-majors politiques de l'époque, surtout ceux de
l'Allemagne et de la Grande Bretagne. On peut également douter de la capacité du Baron
à trouver des solutions aux problèmes de survie qui se posaient au peuple allemand, sans
risque de porter atteinte aux intérêts de son propre pays et sans aider à consolider les
bases de l'Etat nazi.
Il faudrait peut-être dire que dans le cadre du roman d'Ishiguro, au moment où le
Baron s'évertuait à aider l'Allemagne vaincue, Adolphe Hitler, le fondateur de l'Etat nazi,
s'était déjà lancé dans l'agitation politique, en se faisant élire président du parti national-
socialiste dès juillet 1921. Ici, fiction et réalité se recoupent, puisque la tentative du coup
d'Etat de Munich en novembre 1923, l'année de la Conférence Internationale organisée
au château de Darlington nous apprend Stevens, révèle de manière on ne peut plus claire
une soif du pouvoir qui ne recule ni devant l'arbitraire, ni devant la duperie.
Le danger de collaborer avec Hitler même par personnes interposées, était déja
pressenti par le filleul et protégé du Baron, Réginald Cardinal, correspondant de quelques
journaux de la place, spécialisé dans la politique internationale. S'adressant à Stevens, il
affirme:
No one with goodjudgement could persist in believing anything Herr

28
Hitler says after the Rhineland, Stevens. 1
On sait qu'après son élection comme Chancelier du Reich en janvier 1933, Hitler
consacra beaucoup d'efforts à la recherche d'appuis extérieurs et, afin de créditer son
régime d'une certaine légimité aux yeux de l'opinion internationale; et pour ce faire, il
eut recours à des personnes de bonne foi pour asseoir sa propagande et soutenir ses
"bonnes" intentions.
Il commence par la propagation de sa doctrine nazie qui se résume au culte de la
force, à l'exaltation de la race germanique et à l'anti-sémitisme. Il mène également une
lutte farouche contre les intellectuels. Le Fürher prône ainsi l'exclusivisme et bannit la
critique qui, dit-il, corrompt les esprits.
Adolphe Hitler concentre tous les pouvoirs entre ses mains. Né en Autriche en
1889, il s'engage dans l'Armée allemande en 1914. En raison de l'échec du coup d'Etat
de Munich en novembre 1923, il est jeté en prison. Pendant son incarcération, le futur
dictateur médite sur l'exemple de Mussolini son idole.
Dès sa libération, il se lance de nouveau dans l'agitation politique. Après son
élection au Reichstag, Hitler se consacre à l'oeuvre d'édification d'une nation forte. Il
dissout tous les syndicats le premier mai 1933 et impose une instruction devant fabriquer
le type d'allemand nouveau. Sa politique d'éducation réussit à tel point que même les
parents doivent se garder de leurs enfants qui n'hésiteraient pas à les dénoncer par fidélité
au Fürher. Ainsi est né le culte du parti et de son chef ayant abouti à ce que René Alleau
appelle
1
Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p. 225

29
la plus sanglante abstraction jamais inventée: l'Etat totalitaire servi
par un appareil dogmatique et inquisitorial, souillé par plus de
crimes qu'aucune autre idolâtrie barbare. 1
Ainsi donc, Hitler a eu beaucoup d'admirateurs à l'extérieur comme à
l'intérieur de l'Allemagne.
Ici également, la fiction se rapproche sensiblement de la réalité, s'appuyant sur le
fait que le récit d'Ishiguro fait allusion à des négociations secrètes ayant eu lieu au
château de Darlington au cours de l'année 1936, entre une délégation allemande et des
officiels britanniques. Réginald lui-même nous apprend que Lord Darlington est allé
jusqu'à essayer de convaincre Chamberlain le Premier Ministre britannique d'accepter de
se rendre à Berlin en visite officielle afin de rapprocher les gouvernements des deux pays.
A ce sujet, l'histoire a retenu, entre autres faits significatifs, la rencontre du 15
septembre 1938 à Berchtesgaden entre ce même Chamberlain et le Fürher. De cette
rencontre, Hitler obtient le transfert à l'Allemagne de toutes les zones où les populations
allemandes dépassent le taux de 50 %. Dans sa politique d'alliance avec le régime nazi,
Chamberlain est persuadé que l'on peut s'entendre avec le Führer. Il se rend finalement
à l'évidence qu'il s'est lourdement mépris sur les intentions du dictateur allemand, après
que celui-ci eut décidé d'annexer tous les territoires habités par des allemands, lors d'une
autre conférence organisée à Munich du 29 au 30 septembre 1938.
La fiction recoupe de part en part la réalité historique, mais sans doute perdrait-elle
tout intérêt si elle ne s'arrêtait que là.
1 René ALLEAU, Hitler et les sociétés secrètes. enquête sur les sources occultes du
nazisme, Ed Bernard GRASSET, Paris 1969, p.215.

30
Ishiguro explore d'autres aspects de cette même réalité historique, en jetant par
exemple la lumière sur des faits qui ne sont pas toujours du domaine de l'histoire
événementielle. Ainsi, ce ne sont ni les préparatifs immédiats en aval, ni le bilan des
pertes humaines et matérielles en amont, encore moins la stratégie des généraux, qui
retiennent l'attention du romancier. Celui-ci s'intéresse davantage à la détermination des
sources du mal par une tentative de délimitation des errements et de la responsabilité des
uns et des autres, dont la conjugaison est souvent à l'origine de toute guerre. C'est pour
cette raison que, sans pour autant absoudre le Fürher, Ishiguro souligne le rôle néfaste
joué par certaines figures d'Europe et d'ailleurs telles que Chamberlain, en s'alliant à la
politique nazie.
Dans le cas du Baron Darlington, le discours romanesque montre clairement que
sa bonne foi ne peut être nullement mise en cause. Pourtant, sa sensibilité un peu naïve
l'a
amené à nourrir des sympathies à l'endroit du dictateur et de son régime. On
comprend aisément pourquoi toute son activité dans le roman s'inscrit essentiellement
dans la lutte pour l'abolition de tout clivage entre l'Allemagne et les autres chancelleries
d'Europe. Ses pérégrinations entre Londres et Berlin en vue d'amener autour d'une même
table un représentant de la couronne d'Angleterre et Hitler ne peuvent donc surprendre.
Réginald fustige ici l'attitude du Baron, et les sympathies du souverain britannique:
At this moment, unless 1 am very much mistaken, at this very
moment, his lordship is discussing the idea of his Majesty himself
visiting Herr Hitler. It's hardly a secret our king has always been an
enthusiast for the Nazis. 1
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p. 225.

31
Le neveu du Baron en est aInSI arrivé à la conclusion que la noblesse des
sentiments ou l'obéissance à des instincts humanistes ne sont pas toujours de bon aloi dans
les relations entre Etats; celles-ci sont plutôt le signe d'une naïveté politique coupable.
Le dictateur nazi en a ainsi tiré grand profit puisque des hommes loyaux et intègres
à l'image de Lord Darlington, n'ont été qu'un lot de jouets entre ses mains. Le jeune
journaliste a très tôt compris cela, lui qui disait au maître d'hôtel:
Haven't you even had a suspicion? The smallest suspicion that Herr
Hitler,
through
our dear friend Herr Ribbentrop,
has been
manoeuvring his lordship like a pawn, just as easily as he
manoeuvres any of his other pawns back in Berlin?'
Réginald Cardinal veut ainsi faire prendre conscience à Stevens des menées
souterraines de Herr Ribbentrop, l'ambassadeur d'Allemagne en Grande Bretagne à cette
période. Selon Cardinal, le diplomate allemand abuse ainsi de la bonne foi du Baron en
vue d'accomplir ses desseins obscurs. Malheureusement, le maître d'hôtel ne se sent pas
concerné par de telles questions qui sortent naturellement de son cadre pense-t-il. Ses
préoccupations s'arrêtent au service du Seigneur Darlington et uniquement à ce service.
o
Le Sénateur Lewis ne faisai-il pas comprendre à qui voulait l'entendre que toutes
les démarches entreprises par le Baron _dans le sens de ce rapprochement entre
l'Allemagne et la Grande Bretagne méneraient au désastre, car, même si ses ambitions
furent très nobles, il n'en était pas moins un politicien amateur.
! Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p. 223.

32
Dès lors, des hommes et des femmes ont délibérément et de manière décisive
contribué à la révélation de la barbarie humaine aux côtés d'âmes innocentes dont le seul
péché se résumait à la confiance excessive en l'homme.
Cependant, comme l'a fait Stevens, il est difficile d'absoudre totalement le Baron,
nonobstant la générosité et la grande sensibilité de celui-ci aux souffrances des basses
classes. Il ne faut pas oublier qu'aux côtés de la veuve Mme Barnet, il parcourut tout le
quartier pauvre de East End à Londres, pour voler au secours des déshérités. D'un autre
point de vue, il est toutefois difficile de pardonner au
mécène ses positions anti-
sémitiques, surtout quand il accepte d'être manipulé par cette belle et intelligente Carolyn
Barnet, au point d'écarter Ruth et Sarah, deux jeunes juives, femmes de chambre en
service au château depuis une demi-douzaine d'années, et qui n'avaient cessé de rendre
de loyaux services depuis leur engagement.
Comme l'a expliqué le Baron lui-même, la question juive était si sensible à cette
époque-là, qu'il en était arrivé à la conclusion qu'il ne pouvait plus se permettre de garder
un personnel juif et dans l'intérêt de la maison et dans celui des gens qui y étaient reçus:
l've been doing a great deal of thinking, Stevens. A great deal of
thinking. And l've reached my conclusion. We cannot have Jews on
the staff here at Darlington Hall. l
Mademoiselle Kenton, la gouvernante du château, est le seul personnage à oser
élever la voix pour s'opposer à la décision de son employeur, mais toujours en l'absence
de ce dernier. En ce qui concerne le maître d'hôtel, son total dévouement au Baron écarte
toute possibilité d'émergence de sentiments personnels, en désaccord avec l'opinion de
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p. 146.

33
ce dernier. Ces faits et tant d'autres encore indiquent bien que la personnalité pour le
moins imprévisible du Baron domine tout le roman et ne laisse aucune place à
l'expression d'autres sensibilités.
La seule note quelque peu discordante a fini par s'allier au concert général puisque
Mademoiselle Kenton, en fin de compte, est revenue sur sa décision de démissioner de
ses fonctions, afin de permettre au récit du maître d'hôtel, comme une eau étale, de
suivre tranquillement son cours sinueux, en épousant les méandres de la pensée et des
états d'âme du Seigneur Darlington.
Mais le fait que ce dernier exprime, quelques années plus tard et de façon
rétrospective, le souhait de revenir sur sa position, est une belle preuve de son
inacceptable crédulité, trait majeur de sa personnalité et qui a rejailli sur toutes les
grandes décisions de sa vie. Le passé du Baron, à l'instar de ceux de bon nombre de
personnages d'Ishiguro, est jalonné d'erreurs et de mauvais calculs.
Mais si de telles
fautes étaient connues et répertoriées et leurs auteurs châtiés, Lord Darlington se
retrouverait au procès de Nuremberg, et c'est peut-être cela que suggère Ishiguro, mais
subrepticement.
Parce que le chemin de l'enfer n'est tout de même pas toujours pavé de bonnes
intentions, ce diplomate amateur a été pendant de longues années un grand admirateur du
fascisme de Mussolini et de l'Etat nazi, en raison avance-t-il, de la force des directions
de ces régimes, pour lesquels l'homme de la rue ne peut se prononcer sur les affaires
politiques de son pays. Mieux, à ses yeux, il apparaît même déraisonnable de laisser les
grandes décisions d'une nation entre les mains de millions de citoyens, du fait que la
)
complexité des relations internationales échappe à la vision quelque peu étriquée de la
grande masse de citoyens. Mais surtout du fait que pour le Baron, la démocratie n'est plus
la référence dans ce monde moderne devenu extrêmement complexe tant dans ses enjeux

1
1
34
que dans son évolution:
r
We 're always the last, Stevens. Always the last to be clinging on to
1
outmoded systems. But sooner or later, we'll need to face up to the
facts. Democracy is something for a bygone era.
r
The world's far too complicated a place now for universal suffrage
and such like.'
Le combat mené par le Seigneur Darlington contre la consolidation de tout système
démocratique est en porte-à-faux avec l'idée de dignité que le narrateur a développée dans
plusieurs passages du roman. Il l'illustre en effet à merveille, avec un certain nombre
d'exemples tirés de la vie professionnelle de M. Stevens-père, et de celle de maîtres
d'hôtels de grande renommée dont les exploits servaient de références au sein de leur
cercle.
Retenons cependant que, de l'avis de M. Harry Smith, un des villageois qui avaient
fait preuve d'une grande hospitalité à l'égard de Stevens à Moscombe, l'Angleterre était
partie en guerre contre Hitler dans le seul but de sauvegarder la dignité des sujets
britanniques, car dit-il:
IfHitler had had things his way, we 'djust be slaves now. The whole
world would be a fewmasters and millions upon millions of slaves.
And 1 don't need to remind anyone here, there's no dignity to be had
in being a slave. 2
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p. 198.
2 Ibid., p.186.

3S
Après l'éclatement de la guerre, et ce durant les six années au bout desquelles
celle- ci avait ravi à la Grande Bretagne plus d'un million de ses fils et hypothéqué son
économie pour longtemps, Lord Darlington était malmené par la presse britannique, qui
lui reprochait sa collaboration avec le régime nazi, et ses sympathies avec des
organisations anti-sémitiques. Il s'agissait nommément des blackshirts dirigés par Sir
Oswald Mosley et de la British Union of Fascists.
Pendant tout le temps que l'Angleterre était en péril, le Baron ignora toutes ces
allégations; mais puisqu'il continuait à en subir les préjudices bien après la fin de la
guerre, il décida de porter l'affaire devant la justice de sa Majesté; ce qui ne fit que
raviver la rancoeur des journalistes. Le Seigneur Darlington connut une fin tragique dans
l'invalidité et la déchéance totale. L'homme ne pouvait survivre à ses idées et à ses rêves,
comme du reste son idole germanique.
De toute évidence, le but d 'Ishiguro n'est nullement de réécrire l'histoire, encore
moins de substituer aux faits historiques sa propre vision des événements. Tout au plus,
reconduit-il quelques personnages historiques comme repères, personnages dont les traces
sont susceptibles d'être retrouvées assez aisément par le lecteur. Parmi ceux-ci figurent
Joachim Von Ribbentrop, ambassadeur d'Allemagne en Grande Bretagne puis ministre des
affaires étrangères sous le régime nazi; Lord Halifax, ministre des affaires étrangères de
Grande Bretagne, et même George Bernard Shaw, le célébre dramaturge, tous reçus par
le maître de Stevens au château de Darlington.
Bien que ces derniers puissent être perçus comme des archétypes d'une classe
politique ou de toute unenation dont Monsieur Dupont et le Sénateur Lewis notamment
sont les figures emblématiques, ils peuvent également servir à donner plus d'authenticité
au récit, afin de rendre le lecteur moins sceptique, par exemple.

36
En tout état de cause, l'auteur en a tiré le meilleur parti en les plaçant dans un
environnement social et politique que l'histoire universelle ignore ou feint d'ignorer, mais
surtout en leur attribuant des desseins jusque-là inconnus ou à tout le moins inavouables.
Enfin, ces personnages historiques sont dotés de sentiments et d'états d'âme sans
commune mesure avec ce que la mémoire collective a retenu d'eux. En somme, ce sont
des êtres fictifs affublés d'anciens patronymes qui sont révélés à nous. Pour compléter la
fresque historique, Ishiguro nous apprend que les véritables noms de certaines
personnalités ayant pris part à ses entrevues secrètes, seront tus par respect pour leurs
familles surtout; c'est le cas de l'illustre personnage français appelé Monsieur Dupont
pour la circonstance.
L'auteur ne dit rien non plus sur le destin de ces personnages à la périphérie de
l'action romanesque.
Ce qu'il suggère en revanche, c'est la responsabilité partagée entre ces dirigeants
et un certain nombre de gens moins en vue, mais qui étaient restés tapis dans l'ombre,
après que le Fürher se fut subitement mué en tyran, et au moment où Lord Darlington
essayait de contenir les attaques de ses concitoyens.
Réginald, le filleul du Baron reconnaît:
During the last three years,
his lordship has been crucially
instrumental in establishing links between Berlin and over sixty ofthe
most injluential citizens of this country. 1
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p. 224.

1
r
37
Des personnages de haut rang, dit ailleurs le narrateur Stevens, se faisaient un
r
point d'honneur, particulièrement entre 1936 et 1937, de recevoir Herr Ribbentrop sous
leur toit. Ainsi, de grandes personnalités du royaume britannique avaient également joui
1
de l'hospitalité des dirigeants allemands à Berlin même et s'en étaient retournés en Grande
Bretagne, remplis d'éloges et d'admiration pour leurs hôtes. L'hypocrisie qui a suivi ces
"amitiés" n'en était que plus manifeste et c'est cela que dénonce Ishiguro.
Le romancier ne fait aucune allusion aux horreurs ou aux éclats d'obus de la
seconde guerre mondiale, excepté la disparition de Réginald en Belgique. Aucun mot non
plus sur les souffrances des populations britanniques après les bombardements de la
Luftwaffe, nom donné depuis 1935 à l'aviation militaire allemande, ni même sur les
charniers juifs que les âmes sensibles répugnent même à entendre évoquer.
Voilà un ensemble d'éléments qui consolident la thèse selon laquelle la tyrannie du
Fûher ne préoccupe pas au premier chef l'auteur de The Remains of the Day. Peut-être
que ce n'était point là la préoccupation du romancier, tant il est vrai que d'autres
historiens l'ont peut-être sentie et évoquée mieux qu'il ne l'aurait fait, mais ce qu'Ishiguro
tente plutôt, c'est de révéler un autre aspect lié aux causes de la guerre et qui établit avec
force la culpabilité d'hommes et de femmes non seulement en Grande Bretagne, mais à
travers toute l'Europe et dans le reste du monde.
C'est comme si la folie meurtrière résultait d'une responsabilité collective, et qu'il
s'avérait injuste de prendre une poignée d'individus et d'en faire d'éternels boucs-
émissaires. Accusés et plaignants méritent ici la même sentence.
Un philosophe bouddhiste, en référence à la prajna ou intuition, dirait en substance
ceci:
What is seen and the one who sees are identical; the seer is the seen

1
r
38
and the seen is the seer'
Ainsi, le romancier situe son combat au-delà des thèses historiques, puisqu'il y
superpose une vision beaucoup plus soucieuse de la résorption des conditions de tout
conflit potentiel, en faisant appel à la responsabilité de tous et de chacun. En ce sens, la
méthode d'Ishiguro, l'on peut dire, est plus portée sur l'action didactique que sur le
jugement de valeur. En ce sens, il refuse d'affirmer péremptoirement ses idées sur le
danger de la guerre pour adopter d'autres voies plus subtiles par lesquelles le message
passe sans heurts dans la conscience du lecteur.
B - ISlllGURO ET L'EUROPE DES MUTATIONS SOCIALES
The Remains of the Day, comme les autres romans de Kazuo Ishiguro, ne raconte
pas une histoire linéaire ayant un début et une fin, à l'instar du roman classique. Il se
construit plutôt au gré des réminiscences du narrateur. Les souvenirs, dans le cas de
Stevens, héros de The Remains of the Day, envahissent sa conscience au moment où il
entreprend une excursion à l'Ouest de l'Angleterre, voyage qui le mène de Salisbury dans
le Comté de Wilt, à la ville de Weymouth sur la Manche, voyage qui dure tout juste six
Jours.
.:
Tour à tour, le vieux maître d'hôtel révèle deux pans de sa vie: une longue période
pendant laquelle il était responsable de la gestion de tout le personnel du Château de
Darlington. C'est durant cette période qu'il fut le témoin privilégié des démarches
souterraines du régime nazi en Angleterre; une autre dans laquelle il rend compte, mais
distraitement, de cette randonnée en campagne à bord de la Ford de son nouveau maître.
.
.
Il doit ainsi profiter de l'absence de Monsieur Farraday pour visiter certains sites
1 Charles,
MOORE, The Japanese Mind. Essentials of Japanese Philosophy and
Culture, Charles E. Tuttle Compagny, Tokyo 1973, p.66.

1
r
39
pittoresques suggérés par le guide touristique dont l'auteur n'est autre que Jane Symons,
f
personnage ayant séjourné au Château de Darlington, nous apprend le narrateur. Le guide
touristique est intitulé "The Wonder of England". Mais le but ultime de son expédition
r
nous apprend Stevens, c'est la visite qu'il aura l'occasion de faire chez Mademoiselle
r
Kenton, actuellement Madame Benn, en vue de trouver une solution au problème du
1
manque de personnel au château.
Si le premier récit se passe dans les années trente, le second, quant à lui, est plus
récent puisqu'il se situe au mois de juillet 1956. Entre les deux, l'auteur a aménagé une
ellipse d'environ deux décennies, pendant lesquelles il nous est loisible de deviner que
d'importants événements ont eu effectivement lieu. Mais les faits les plus marquants aux
yeux de Stevens et qu'on peut situer dans cette période, sont de deux ordres: d'une part,
les critères par lesquels les membres de sa profession étaient jugés et recrutés, sont
devenus caducs et inopérants; d'autre part, avec l'âge, le maître d'hôtel se rend compte
qu'il a perdu une bonne partie de ses facultés et que cette fâcheuse situation a entraîné
l'apparition de plus en plus fréquente de fautes assez rares mais tout de même alarmantes,
dans le cadre de son travail à lui. Il confie ses regrets à un vieil homme rencontré au pied
de la jetée où il était venu guetter un coucher de soleil pendant les dernières heures de son
voyage:
1've tried, but whatever 1 do 1 find 1 am far from reaching the
standards 1 once set myself. More and more errors are appearing in
my work... they are ofthe sort 1 would never have made before, and
1 know what they signify. 1
Une conclusion angoissante pour ne pas dire assommante, pour quelqu'un qui n'a
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.243.

1
r
40
toujours vécu que pour le service irréprochable, même dans des circonstances assez
l'
éprouvantes. L'on se souvient qu'au moment où son propre père Monsieur William
Stevens
passait de vie à trépas, celui-ci n'a pas hésité à l'abandonner aux soins de
r
Mademoiselle Kenton, la gouvernante, parce que les exigences de l'heure avaient appelé
Stevens au service de son maître et de ses illustres hôtes. Le devoir bien accompli est sa
1
raison de vivre et il l'affirme sans ambages:
The day his lordship 's work is complete, the day he is able to rest on
his laurels, content in the knowledge that he has done aIl anyone
could ever reasonably ask ofhim, only on that day, Miss Kenton, will
1 be able to calI myself, as you put it , a well-contenied man,'
Cet engagement du maître d'hôtel qui n'est autre qu'un véritable culte du travail
sera examiné dans la troisième partie de l'étude.
1 - Le dépérissement de la noblesse: Le cas des Darlington
Tout le long du texte, Stevens revient maintes et maintes fois sur les attributs qui
faisaient un grand maître d'hôtel pendant ses années de jeunesse, tels qu'ils étaient fixés
par la Hayes Society, en réponse à une série de lettres publiées dans A Ouarterly for the
Gentleman's Gentleman. Rappelons que la Hayes Society, d'après Stevens, regroupait un
nombre très restreint de maîtres d'hôtels émérites, dans les années vingt surtout. Ses
critères d'admission étaient si sélectifs et ses pouvoirs si étendus qu'elle dérangeait
beaucoup de personnalités. C'est pour cela qu'elle fut dissoute en 1932 ou 1933, nous
explique encore le narrateur. L'un des critères retenus pour être membre de cette société
très sélective était l'attachement du candidat à une personnalité de haut rang, les nouveaux
! Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.173.

41
riches, comme M. Farraday, étant exclus de cette catégorie. Stevens précise même que
le nombre total des membres de cette société n'a jamais dépassé trente dans toute
l'Angleterre. Mais il s'empresse d'ajouter:
the most crucial criterion is that the applicant he possessed of a
dignity in keeping with his position,'
Lé maître d'hôtel éprouve beaucoup de difficultés à dégager ce que recouvrent les
notions de "grandeur" et de "dignité", mals il est certain que son père à lui en avait à
revendre, M. Marshall en service à Charleville Bouse et M. Lane de Bridewood
également. Il éclaire son propos par des exemples divers, mais le plus éloquent et le plus
excentrique est certes celui que Stevens-père aimait raconter à tout venant. Il s'agit
précisément de l'histoire d'un maître d'hôtel qui avait accompagné son employeur en
Inde. Un soir alors que celui-ci avait reçu des invités à dîner, le maître d'hôtel se rendit
dans la salle à manger, à quelques minutes du repas, pour s'assurer que tout était en
ordre. Quelle ne fut pas sa surprise quand il trouva un tigre tout alangui sous la table! Il
retourna calmement au salon où tout le monde s'était retrouvé, devisant et buvant en
attendant d'être appelé à dîner. Il attira l'attention de son maître par un faible
toussottement, puis lui murmura à l'oreille ce qu'il venait de découvrir, avant de
demander la permission de faire usage du fusil. Quelques minutes plus tard, on entendit
du salon trois coups de fusils. Quand l'employé entra bien après dans la salle de séjour,
son maître s'enquit naturellement de la situation. William Stevens aimait bien répéter la
réponse de son modèle, d'un grand rire ponctué de hochements de tête admiratifs:
Perfectly fine, thank you sir, ... Dinner will he served at the usual
) Kazuo ISBIGURO, The Remains of the Dav., p.33.

42
time and 1 am pleased ta say there will be no discernible traces left
of the recent occurrence by that time. 1
Nous ne sommes pas loin du fameux "poker face" nippon, qui n'est rien d'autre
que la capacité de maîtriser ses émotions, si puissantes soient-elles, quand l'individu est
en face du danger, et de montrer à l'entourage un visage tout à fait serein, ne trahissant
aucun sentiment. Un trait marquant de la tradition japonaise.
Mais cette attitude est-elle pour autant désirable chez les nouveaux" seigneurs "?
L'entrée en guerre tardive des Etats Unis en décembre 1941, leur éloignement du
théâtre des événements, l'opportunité de vendre des armes et de consentir des prêts aux
nations belligérantes, permirent à ce pays de connaître un essor économique fulgurant
dans les années qui suivirent la seconde guerre mondiale. Cela entraîna, dans une large
mesure, la montée d'une classe de bourgeois industriels et de riches banquiers qui avaient
une mainmise sur toutes les transactions financières du monde. Ces bourgeois du monde
des affaires pouvaient à loisir acheter les terres bradées par l'aristocratie terrienne
décadente d'Europe, envoyer leurs enfants dans les célèbres universités d'Oxford et de
Cambridge, et même prétendre à des titres nobiliaires conférés par le souverain
britannique.
M. Farraday, le richissime américain qui a acheté le château de Darlington à la
mort du Baron, est bien le symbole de cette classe de parvenus. On se rappelle que le
château lui a été cédé, après deux cents ans pendant lesquels les Darlington y ont reçu les
figures les plus illustres d'Angleterre dont Winston Churchill lui-même. En outre, les
Darlington y ont traité plusieurs questions touchant à l'avenir du monde entier en y
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.36.

43
entretenant des générations de valets, de gouvernantes et de maîtres-d 'hôtels dont Stevens
père et fils.
Plus fondamentalement, le Baron Darlington appartient à cette classe de meneurs
d'hommes issus de l'aristocratie britannique dont Hippolyte Taine exalte les mérites dans
son ouvrage intitulé Notes sur l'Angleterre (1872):
Dans chaque commune, dans chaque comté, il y a desfamilles autour
desquelles les autres viennent se grouper, des hommes importants,
gentlemen et noblemen, qui prennent la direction et l'initiative, en
qui l'on a confiance, que l'on suit, désignés d'avance par leur rang,
leur fortune, leurs services, leur éducation et leur influence. 1
L'on apprend que le personnel du château est passé de vingt-huit à quatre membres
après l'acquisition du château par M. Farraday, ce qui pose des problèmes insolubles de
répartition des tâches et de gestion au maître d'hôtel. Mais, au delà de ces tâches, ce que
ce dernier trouve de plus déroutant, c'est les usages et pratiques en vigueur chez son
nouveau maître qui jurent d'avec les relations qu'il a naguère entretenues avec les
Darlington quand il y était serviteur. Le lecteur sait parfaitement que ses rapports avec
Lord Darlington n'étaient pas uniquement des rapports de maître à serviteur, loin s'en
faut, compte tenu des missions particulières que ce dernier lui assignait, mais aussi et
surtout de la confiance presqu'aveugle 'qu'il avait en lui. Au fond, la confiance et le
prestige .dont il a joui jusqu'ici restent les mêmes, Monsieur Farraday ayant tenu à
acquérir a genuine grand old English house' et a genuine old-fashioned English butler
1 Cité par J. B. DUROSELLE et P. GERBET, Histoire, 1848-1914, Fernand Nathan,
Paris 1961, p. 267.
2 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.124.
3 Ibid. p. 124

44
pour y servir. Cependant, l'on ne peut se tromper ni sur les intentions du richissime
américain, ni même sur ses prétentions. Pour ce dernier, la quête d'une nouvelle identité
ne peut s'embarrasser de considérations d'ordre financier.
En tout état de cause, ses fréquentes plaisanteries qu'il agrémente souvent
d'insinuations obscènes, dénotent une trop grande familiarité au goût de Stevens, et
plongent souvent celui-ci dans des réactions plus que maladroites et des répliques hors de
propos.
C'est le cas lorsque le maître d'hôtel a avoué à Monsieur Farraday que son
expédition dans l'Ouest du pays avait principalement comme but de rencontrer une
ancienne amie, Mademoiselle Kenton. L'américain fut saisi par un grand rire et s'écria:
My, my, Stevens. A lady-friend. And at your age [. ..] l'd never have
figured you for such a lady's man, Steven,'
Evidemment, inhabitué à une telle familiarité, surtout entre maître et serviteur,
Stevens ne trouva rien à rétorquer. Se tenant maladroitement debout, il se contenta de
fixer son employeur du regard, l'air embarrassé. La désinvolture de Monsieur Farraday
est fortement opposée à la courtoisie, à la modération et à la politesse qui caractérisaient
sesrelations avec les Darlington.
Néanmoins, Stevens cherche désespérément à réagir bien à propos, chaque fois que
le maître s'adresse à lui d'un ton badin ou moqueur mais jusque-là, ses tentatives se
terminent malheureusement par de vibrants échecs le plus souvent. Il se met alors à
i
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p. 14.

45
l'école de la blague et écoute des programmes de radio à ce propos pour se hisser à la
hauteur du nouveau défi.
Les dernières lignes de The Remains of the Day soulignent avec force une grande
résolution chez Stevens: celle d'aborder sa nouvelle tâche avec une autre approche, de
développer cette fois-ci ses aptitudes à la plaisanterie avec plus de perspicacité. Il trouve
qu'après tout, les blagues favorisent la chaleur humaine et pourraient bien aider à réduire
considérablement la distance qui les sépare, lui et son nouvel employeur.
Pourtant, n'eussent été sa grande loyauté et son admirable courtoisie, il aurait
certainement pu relever qu'il ne suffit pas d'avoir les moyens de s'octroyer un grand
château anglais et de s'attacher les services d'un véritable maître d'hôtel, pour acquérir
la "grandeur" sur laquelle lui Stevens, aime tant supputer.
Cette grandeur, il la décrit comme une qualité particulière au paysage de la Grande
Bretagne; cette notion, précise-t-il, est dénuée de tout artifice et de tout spectacle. Le
paysage britannique frappe tant par le calme de sa beauté que par son sens de la retenue,
et comme s'il avait réellement pris conscience de tous ses attraits, il ne sent pas le besoin
de le crier tout haut.
Une retenue que ne possède nullement M. Farraday, lui qui convie les parvenus
de son genre à venir s'épancher devant ses magnifiques appartements, à admirer son
mobilier et son argenterie à la finesse sans pareille. Sur ce point, il a bien observé la
grande tradition américaine initiée par Jay Gatsby le protagoniste du célèbre roman de
Scott Fitzgerald, The Great Gatsby (1925), qui consiste à faire grand étalage de ses
richesses.
La visite de Monsieur et Madame Wakefield au château n'avait pas une autre
motivation. Ce couple d'américains
avait quitté son Boston natal quelques années

1
1
46
auparavant, pour venir s'installer dans le Kent, dans les mêmes circonstances que leur
r
hôte. A leur sortie du château de Darlington, leur déception se mesure à la colère de M.
Farraday, puisqu'ils ne sont pas en mesure de comprendre certains us et coutumes de leur
1
terre d'accueil. En Angleterre, par exemple, il n'est pas souhaitable que l'employé parle
!
de ses anciens employeurs, et le milliardaire américain l'aura appris à ses dépens, car
comme l'explique son maître d'hôtel plus tard:
1
... it is a little akin to the custom as regards marriages. Ifa divorced
lady were present in the company of her second husband, it is often
thought desirable not to allude to the original marriage at ail. There
is a similar custom as regards our profession. 1
Stevens se sent d'autant plus perdu que toutes les qualités qui étaient auparavant
louées dans le cadre de sa profession, se voient maintenant reléguées au second plan ou
simplement rejetées, au profit d'autres canons plus conformes aux goûts de la nouvelle
race d'employeurs. Ces attributs sont en rapport étroit avec l'idée de "grandeur", à propos
de laquelle les anglais ont un avantage certain sur les continentaux, nous rappelle encore
Stevens ..En effet, parlant de son propre pays, il relève que:
It is as though the land knows ofits own beauty, ofits own greatness,
and feels no need to shout it. In comparision, the sorts of sights
offered in such places as Africa and America, though undoubtedly
very exciting, would Iam sure, strike the objective viewer as inferior
on account of their unseemly demonstrativeness."
C'est pourquoi, ajoute-t-il, il n'existe de véritables maîtres d'hôtels qu'en Grande
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.125.
2 Ibid., p.29.

47
Bretagne. Les autres pays ne connaissent que des valets et des serviteurs. Ces derniers
se comportent, d'après encore une image de Stevens, comme un homme qui serait prêt,
à la plus petite provocation, à déchirer et à se débarrasser de tous ses vêtements, avant
de s'enfuir en hurlant. Il pense sans doute à une autre version de l'histoire du tigre
évoquée plus haut.
Des professionnels de la trempe de son père se remarquaient au contraire par la
pondération, la parfaite maîtrise de soi, une fusion harmonieuse de la vie privée et de
l'activité professionnelle.
Rien de commun avec la tendance actuelle avec
ses
représentants donnant l'air d'acteurs dans une pantomime et dont la façade tombe à la
moindre alerte pour révéler le vrai visage qui se cachait derrière le masque. Dès lors il
est très difficile pour Stevens de s'épanouir dans cet environnement tout à fait nouveau,
où le professionnalisme ménage les atours plus que la profondeur des actes, mise plus sur
la compétence et l'efficacité que sur la noblesse des sentiments et la grandeur de l'âme
si ce n'est la grandeur tout court, dirait le vieux maître d'hôtel.
S'il était profondément imbu de la dure philosophie samurai, Stevens, sans aucun
doute, serait tenté par le seppuku, c'est-à-dire cette forme de suicide typiquement nippone,
consistant à s'ouvrir le ventre devant une assistance. Mais si tel était le cas, il trouverait
difficilement sa place parmi les héros d'Ishiguro dans la mesure où tous sans exception,
refusent de mettre fin à leur vie quand bien même ils ont des motifs valables de suicide.
Quant au Baron Darlington lui-même, l'objet d'une idolâtrie non dissimulée de la
part de Stevens, voici comment ce dernier décrit la fin de sa vie. Tout en reconnaissant
d'abord le courage et la droiture de celui-ci, Stevens indique que la voie que le Baron
avait suivie était jalonnée de mauvais calculs. L'opinion publique, alimentée par les
sarcasmes des journalistes, ne l'épargna point, quand les circonstances de son échec furent
révelées au grand jour. Et Stevens d'ajouter:

48
And his lordships good name was destroyed for ever. Real/y, Mos
Benne, afterwards, well, his lordship was virtually an invalid... It
real/y was most tragic to see.'
Pourtant, la tragique fin du dernier des Darlington présage celle de son ombre et
plus fidèle disciple, Stevens. Puisque leurs vies respectives ont connu presque le même
cours, les mêmes succès et les mêmes découvenues, le discours assez vague du maître
d'hôtel contient virtuellement les germes de sa propre destruction. La disparition du Baron
ne met pas un terme à la simple vie d'un seul homme. C'est aussi la fin d'un long
processus, d'une longue évolution. Celle d'une seigneurie qui pouvait agir à loisir sur le
terrain politique, en imprimant sa vision sur la destinée des nations. Avec la mort de Lord
Darlington, est peut-être révolue l'époque d'une noblesse qui prenait une part active dans
la gestion des affaires en Grande Bretagne et ailleurs. A travers les différentes monarchies
d'Europe et du monde entier, leur fonction se trouve drastiquement réduite à un symbole
d'unité nationale à laquelle toutes les communautés se réfèrent, en dépit de leurs
divergences intrinsèques.
L'échec du Baron Darlington annonce peut-être d'une autre manière le destin de
toutes les institutions du monde, de toutes les idéologies imaginées et mises en pratique
par l'homme, si belles et si humanistes puissent-elles être. Comme si les forces du mal
finissaient toujours par prendre le pas sur les rêves de bonheur que l'être humain peut être
amené à nourrir.
Sur ce point, les romans d 'Ishiguro reprennent d'une certaine manière les thèses
sur le destin tragique de l'homme, rappelant ainsi le pessimisme de fin de siècle au sein
du mouvement littéraire qui s'est développé en Grande Bretagne à la fin de la période
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.235.

49
victorienne. Nous pensons à George Robert Gissing (1857-1903) avec son The Nether
World (1889), et à Thomas Hardy (1840-1928), qui a produit dans cette même veine Tess
of the D'urbervilles (1891) et Jude The Obscure (1895). Mais la similitude s'arrête
uniquement à ce niveau. En effet, tandis que ces classiques du XIXe siècle dépeignent un
monde sans soleil, Ishiguro lui, se limite à dresser un tableau assez sombre au départ,
mais qu'il tente d'éclairer à la fin de chacune de ses oeuvres, en aidant son héros à surgir
des ténèbres d'une existence morose.
La déliquescence de l'ancien code des valeurs se signale dans The Remains of the
Day par la dissolution des impératifs moraux qui constituaient la raison de vivre des
Darlington. Cette dégradation des valeurs telles la "grandeur" et la "dignité" se lit
aisément dans la vulgarité du langage qu'affectionne Monsieur Farraday, le nouveau
maître des lieux.
Ces deux conduites extrêmes exigent de la part de Stevens ce que Milan Kundera
appelle le passage de l'espace entre l'absolu du sérieux {...} et l'absolu du non-sérieux';
cela veut dire en d'autres termes que le maître d'hôtel se déplace d'un pôle où il se
conforme parfaitement à de rigides principes moraux, à un pôle opposé où il refuse de
prendre quoi que ce soit au serieux.
L'attachement sentimental de Stevens aux vestiges des anciennes valeurs (The
Remains of the Day a été traduit en français sous le titre évocateur de Les Vestiges du
Jour) ou à leur résidu atavique', n'a pu résister à l'ampleur des forces du changement.
Il s'adapte à l'ordre régnant et se joint aux plaisanteries de Monsieur Farraday qUI
s'évertue à transformer le monde en une seule et énorme blague?
1 Milan KUNDERA, op.cit., p.66.
2 Ibid. p. 67
3 Ibid., p.65

50
Les mutations sociales intervenues en Europe, consécutives à la seconde guerre
mondiale et qui sont la source de tant de confusions et de déchirements, ne sont pas
seulement exposées dans The Remains of the Day; elles ont également été abordées dès
le premier roman d 'Ishiguro, A Pale View of Hills, quand bien même ce serait sous
d'autres aspects.
Ainsi donc, au cours de ses longues réminiscences, Stevens s'attache davantage à
éclairer la vie et l'oeuvre du Baron Darlington, tout en faisant de brèves incursions dans
le "présent". Le maître d'hôtel révèle en l'occurrence qu'à travers l'échec et la
dégradation d'un personnage isolé, se profile le dépérissement de toute l'aristocratie de
Grande Bretagne et d'ailleurs. L'aube de cette ère nouvelle, avec les conséquences
sociales, politiques et économiques que cela entraîne, se trouve symbolisée par le passage
du château de Darlington des mains de la famille du Baron à celles du richissime
américain, Monsieur Farraday. L'acte de vente représente dirions-nous, la cloison qui
établit une sorte de rupture entre récit-cadre et récit enchâssé, en ce sens que si nous nous
déplaçons de l'un à l'autre récit, les valeurs morales et culturelles s'avèrent inconciliables.
Le titre du roman, The Remains of the Day. inscrit toute l'action et l'intrigue dans
une dynamique temporelle dont le terme s'approche progressivement, inexorablement. La
symbolique utilisée rappelle bien la fin d'une époque dont les vestiges, quoique toujours
per-ceptibles, menacent de disparaître rapidement dans les remous de l'histoire. Il s'agit
ici de la dignité, de la grandeur et de la noblesse des sentiments dont le Baron fait preuve,
qui contrastent avec la vulgarité des propos tenus par Monsieur Farraday; mais de
manière plus évidente, ces grandes vertus cardinales sont en passe de céder le pas à la
duplicité, à la perfidie et à l'opportunisme qu'incarne le sénateur Lewis.

51
2 - Etsuko et l'Europe des illusions
Rien dans le ton, ni même dans ce qu'Etsuko dévoile de ses relations avec son mari
ou avec son beau-père Ogata-san, à l'égard desquels elle éprouve une grande affection,
ne présage l'exil de la jeune femme en Angleterre dans A Pale View of Hills. D'une
manière très surprenante, elle tourne le dos et à sa petite famille et à Nagasaki en pleine
reconstruction, après les dévastations de la bombe atomique le 9 Août 1945.
La jeune femme s'installe alors avec Monsieur Sheringham, un journaliste
britannique, dans une maison de campagne à quelques lieues de Londres et devient
quelques temps après Madame Sheringham. Et c'est de là, dans sa villa qu'elle effectue
le voyage mémoriel, la descente rétrospective dans son passé riche d'événements.
Nous apprenons peu de choses de sa nouvelle vie, parce que les souvenirs du
Soleil Levant et la chaleur de son amitié avec Sachiko ne cessent de la hanter, la
déportant continuellement, par un voyage mémoriel, hors de l'environnement inhospitalier
d'Europe.
C'est ainsi que nous apprenons qu'elle a maintenant perdu son mari anglais après
avoir eu de lui une fille du nom de Niki. Keiko elle, le seul enfant issu du premier
mariage d'Etsuko avec un japonais bon teint et qu'elle avait emmené avec elle dans son
voyage sans retour en Europe, apparaît elle comme une inadaptée sociale, ayant même
du mal à vivre dans le cadre de sa propre famille et surtout à côté de son beau-père. Se
sentant complètement sevrée d'affection, elle finit par s'installer loin de ses parents à
Manchester, où elle finit par se suicider.
Pendant les deux ou trois années qu'elle a vécu hors de la maison familiale, sa
maman n'a jamais pensé à lui rendre visite:

52
1 never saw Keiko 's room in Manchester, the room in which she died
[...J, little hope she would he discovered quickly in a strange city
where no one knew her'
Son souvenir ne va plus jamais quitter sa mère, qui se sent en fait responsable de
cette perte cruelle dans la mesure où elle n'avait pas usé de tous les moyens pour protéger
sa fille qui progressivement, s'était aliénée tout son entourage. Le dernier rempart de
l'émigrée nippone, la jeune Niki, décide elle aussi de la quitter pour aller vivre à Londres
dans la dernière page du roman. L'individualisme et la froideur des peuples d'Occident
prises en compte, le désespoir et la solitude d'Etsuko apparaissent sans bornes. A Pale
View of Hills, le titre du roman, traduit bien de façon symbolique ces états d'âme et ce
payssage intérieur fait de grisaille.
Pourtant, Madame Sheringham supporte toutes ses peines avec sérénité, la
télévision et les relations assez éphémères avec le voisinage aidant. Mais le lecteur averti
de la pui~sance de dissimulation du peuple japonais ne se laisse pas tromper outre mesure.
La situation inconfortable de la vieille femme est accentuée par un temps toujours gris et
une fine pluie qui ne s'arrête jamais, limitant ainsi tout contact avec le monde extérieur.
Ses promenades en tramway funiculaire au-dessus des collines d 'Inasa et sous le chaud
soleil d'été de Nagasaki nous viennent en mémoire par à-coups.
Sans doute, dans cette volonté de n~,pas dévoiler les souffrances qui la rongent,
est-elle trahie par l'idée subitement exprimée de vendre la grande maison léguée par
Monsieur Sheringham, pour ensuite en acheter une autre plus petite et à la dimension de
sa solitude.
1
Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills,Faber and Faber, London, 1982, p.18ü
(toute autre référence à ce roman sera rapportée à cette édition)

53
Keiko-san, cette graine importée d'Orient, ne pouvait pousser sur un sol aussi aride
et stérile.
Pour fuir une vie de brimades et de soumission à côté d'un mari surnommé le
pharaon dans son service, Etsuko saute dans l'inconnu et atterrit pour ainsi dire dans une
géhenne psychologique. Elle se retrouve dans un environnement solitaire, lugubre et gris,
sans perspective salutaire aucune. Un rêve qui s'est mué en une quête avortée, à l'instar
de son amie d'une saison vraisemblablement, car Sachiko elle aussi a entrepris une
aventure qui semble compromise dès ses débuts.
Le rêve d'évasion de Sachiko est bien sûr synonyme de quête de liberté,
d'émancipation, de réussite matérielle. En cela, il apparaît comme idéal de vie, rejoignant
ainsi les motivations profondes du "rêve américain". La lutte de la jeune femme résulte
surtout de son refus de se laisser emprisonner dans le cadre trop étroit d'une morale
désuète et implacable, du désir de s'affranchir des contingences d'un ordre social
particulièrement oppressif pour le sexe faible.
Le nom de Niki est le résultat d'un comprorrus entre Etsuko et Monsieur
Sheringham. A sa naissance, sa mère voulait lui donner un nom qui sonnât tout à fait
européen mais son mari penchait plutôt pour le contraire. Ce dernier finit par accepter le
prénom de Niki, qui à ses oreilles avait de vagues échos asiatiques.
Le personnage de Sheringham, bien qu'un peu éloigné de l'action romanesque,
n'en est pas pour autant dépourvu d'intérêt. Etant donné qu'une bonne partie de son
caractère nous est révélée, le lecteur peut aisément comprendre pourquoi la jeune femme
s'attachait tant à lui. C'est ainsi qu'on sait qu'il acceptait le compromis dans son foyer,
tout en se montrant toujours ouvert aux sollicitations de son épouse. Il apparaît même
paradoxal qu'au moment où Etsuko essaie d'ensevelir son propre passé nippon,

1
1
54
Sheringham lui, tente de le ressusciter et de le réactualiser au niveau de sa conscience
1
claire. Et c'est de ce régime d'antithèses que le récit se développe et trouve tout son
intérêt culturel, dans la mesure où Etsuko veut oublier tout ce qui a trait au Japon après
1
les bombardements de Nagasaki.
r
A propos de la nature très désinvolte de Niki, l'on découvre que la jeune fille se
f
veut le produit de la culture occidentale, faite non seulement de cloisonnements et
d'isolement des individus, mais se caractérisant également par ses turbulences et sa
r
morale quelque peu débridée. Niki revendique et assume tout cela.
D'abord son OpInIOn sur la famille et du manage entre en contraste avec
l'expérience conjugale vécue par sa mère à Nagasaki. Elle rejette catégoriquement
l'institution du mariage, ce contrat qui, à ses yeux, prive la femme de toute liberté de
mouvement et pire, l'englue quelque part à un mari et une nuée de gamins pleurnichards.
1 don 't want to just get stuck away somewhere with a husband and a
load of screaming kids.'
Ce n'est pas surprenant qu'elle cautionne totalement la décision de quitter le Japon,
prise par sa mère une vingtaine d'années plus tôt, décision sans laquelle elle ne serait
petit-être pas née, du moins sur le sol anglais.
La jeune angle-nippone mène une vie trépidante, réglementée uniquement par ses
propres références aux valeurs occidentales; c'est ce qui la retient peut-être à Londres,
loin de toute attache familiale. Ses activités et ses fréquentations sont gérées dans la plus
,
grande discrétion, et c'est presque à contrecoeur qu'elle parle à Etsuko de son petit ami
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.18ü.

55
David. Elle prend soin de fermer derrière elle la porte du salon, chaque fois qu'elle
s'entretient au téléphone avec ses amis. Le lecteur devine aisément les valeurs mises en
avant et que l'auteur prône dans cette faune londonienne, symbole d'anti-valeurs. Des
insomnies quotidiennes, voilà de quoi Niki se plaint ouvertement devant sa vieille maman,
qui, du reste, accepte la légitimité d'une vie permissive qu'elle n'a ni la volonté ni le
pouvoir de réguler.
Ces insomnies répétées, presque chroniques, peuvent être comprises comme étant
le symbole d'une société dominée par la poursuite effrénée de plaisirs éphémères, une soif
toujours inassouvie, une angoisse indomptable, un monde de stresse.
Nous connaissons maintenant le point de chute de l'héroïne et les problèmes
sociaux et culturels qu'elle doit résoudre, pour pouvoir continuer à renier une tradition
nippone qu'elle cherche à enterrer à tout prix mais qui à tout moment affleure dans son
subconscient ou émerge purement et simplement au niveau de sa conscience claire.
Aussi bien pour Etsuko que pour sa fille Niki, les promesses d'une VIe
d'insoumission de bonheur loin de la terre natale, ont nourri des rêves d'évasion et de
liberté, puisque toutes les deux finissent par entreprendre un voyage qui les éloigne de
leur milieu d'origine. C'est ainsi que l'héroïne, excédée par une vie de brimades et de
frustrations, prend le chemin de l'exil et débarque sur les rives de l'archipel britannique.
Elle perd très tôt son mari ainsi que tous,ses repères, et subit l'expérience d'une amère
désillusion au contact de la solitude de l'être. Pour seul refuge, Etsuko ne trouve que le
souvenir qu'elle a gardé de son amitié avec Sachiko. La chaleur de cette amitié, ajoutée
au suicide de sa fille aînée Keiko, la rendent inconsolable. Niki également, du fait de la
,
grisaille qu'elle a jusque là vécue sous le toit familial, se retrouve happée par la ville et
découvre en contrepoint l'indifférence et l'anonymat caractéristiques de toutes les
mégapoles du monde entier. Le stress et l'angoisse qui ne la quittent jamais, même

1
1
56
pendant ses heures de sommeil, la plongent continuellement dans un état presque
r
dépressif.
1
Les composantes de l'héritage nippon et les contingences de la vie que l'héroine
!
a préféré sacrifier sur l'autel de la liberté, peuvent bien fournir, s'il en fallait encore, un
autre éclairage sur le combat d'Etsuko - san.
r

1
1
57
CHAPITRE II: LE CONTEXTE NIPPON
1
A MASUJI aNa ET LE POIDS DU PASSE
J
1
A Pale View of Hills et An Artist of the Floating World dans une plus large mesure,
pourraient bien venir en appoint à l'esprit de la constitution nippone de mars 1946 rédigée
r
par le Général Mc Arthur, puisqu'ils dénoncent à l'instar de cette même constitution
l'esprit de conquête qui a fait du chemin avant et durant la seconde guerre mondiale. Pour
ce faire, Ishiguro emprunte des voies propres au mode de pensée du peuple japonais, que
traduisent une expression très suggestive et une écriture énigmatique à maints égards.
Enigmatique certes, mais qui ne résiste point à la révélation, car le langage n'est jamais
si puissamment évocateur lorque l'écriture se situe aux confins d'une énonciation
suggestiv.e, renoncée.
En effef, la lecture de ces deux premières publications met à nu, entre autres, un
trait majeur de l'oeuvre romanesque de l'écrivain; en fait, l'une et l'autre ont comme toile
de fond le Japon en guerre, singulièrement au moment où le pays se trouve aux prises
avec les grands maux l'ayant assailli au lendemain des bombardements d'Hiroshima et de
Nagasaki.
Il est alors naturel d'examiner d'abord les mutations sociales et politiques, surtout
au niveau du protagoniste Masuji
Ono,
avant d'en arriver aux causes de ces
bouleversements, en rapport avec la responsabilité des uns et des autres; la section
suivante établit les conséquences engendrées par un tel phénomène, notamment le malaise
social et la perte d'identité qui ont mis Etsuko sur le chemin de l'exil avant de provoquer
sa chute.

58
Les deux romans s'élèvent contre cet instinct de domination qui a précipité le Japon
dans l'enfer atomique, et reflètent un esprit chevaleresque et héroïque que nourrit une
tradition .d'abnégation et de sacrifices.
C'est qu'après la débâcle des 6 et 9 Août 1945, l'Empire a érigé le pacifisme en
doctrine, avant de se tourner vers les tâches de reconstruction et de développement,
suivant en cela le modèle occidental. Cependant, les japonais ne sont pas tout simplement
de talentueux imitateurs dénués de tout esprit créatif, comme on le prétend assez souvent.
Okakura Kakuzo (1862-1913), l'un des écrivains nippons qui ont le plus contribué
à universaliser la culture du Japon, a écrit dans son ouvrage Les Idéaux de l'Est (903):
Accoutumés à accueillir les choses nouvelles sans sacrifier les
anciennes, notre adoption des méthodes occidentales n'a pas aussi
grandement affecté la vie nationale qu'on l'a cru. Le même
éclectisme qui nous avait fait choisir Bouddha comme guide spirituel,
Conficius comme guide moral, nous a fait saluer la science moderne
comme le fanal du progrès matériel. 1
La réussite du Japon s'expliquerait d'autre part par sa volonté affichée de vivre en
paix avec tous les pays du monde entier et surtout avec ses voisins. Pareille option
politique a conduit après la seconde guerre mondiale à un anti-militarisme à outrance, que
dénoncent actuellement des voix à l'intérieur et à l'extérieur du pays. L'article neuf(9) de
la Constitution de mars 1946, comme nous y avons fait allusion plus haut, écarte tout
recours à la force armée dans la résolution des conflits internationaux, quels qu'ils soient
1 Cité par J.B. DUROSELLE, P. GERBET, op.cit.,
p.503. L'ouvrage de Kakuzô,
The Ideals of the East est traduit en français sous le titre Les idéaux de l'Est,
Paris,
Payot, 1917.

1
1
59
1
et d'où qu'ils viennent.
r
Comme le lecteur s'en rend compte, le passé expansionniste de l'Empire du Soleil
Levant se confond presque avec le passé militant de Ono, passé que l'entourage de
1
l'artiste condamne énergiquement et que sa propre famille récuse et craint à la fois.
1
Rappelons ici que cette crainte se fonde sur le fait que pendant la période
militariste, l'artiste peintre avait presque mis son art au service exclusif du régime en
1
place, choix politique qui lui a valu en son temps des nominations et des décorations de
toutes sortes. Parlant a postériori de la reconversion de sa peinture, une vingtaine
d'années plus tard, Ono avoue:
The situation was that Dr Saito and 1 had been acquainted for a long
time. As one of the city 's most eminent an critics, he would have
followed my career over the years and have been Jully aware of its
more regrettable aspects',
Ainsi, pendant la cérémonie du miai, c'est-à-dire la première rencontre entre les
parents des futurs époux, Ono n'hésite pas à reconnaître ses erreurs quant à son soutien
a,u régime militariste, avant de mettre celles-ci sur le compte de la simple ignorance. Tout
de même, le lecteur ne peut douter de la sincérité et de la bonne foi du vieil homme.
D'ailleurs, après cette cérémonie, sondouloureux passé cesse d'être un fardeau qu'il
traîne indéfiniment, puisque toute la famille Saito, les futurs beaux - parents de N oriko,
s'accorde à oublier sa faute à partir de ce jour même.
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, Faber and Faber, London, 1986,
p. 193. (Toute autre référence à ce roman sera rapportée à cette
même édition).

60
1 - De l'art à la politique ou la reconversion de Ono
L'histoire nous apprend que les rêves expansionnistes du Japon lui étaient dictés
en premier lieu par des besoins économiques, avec le passage de sa population de trente
(30) millions d'habitants en 1868 à cinquante quatre (54) millions en 1914. Il lui fallait
ainsi pour nourrir ses fils, aller à la conquête de marchés extérieurs et même de territoires
étrangers pouvant lui fournir les matières premières dont son industrie avait tant besoin
pour se développer.
Dans cette perspective, le Japon pensa d'abord à corrriger ce déséquilibre en
adoptant une stratégie fondée sur deux axes principaux: la consolidation de l'économie
nationale et l'expansion territoriale et économique de l'Empire. L'esprit de conquête
gagne le peuple nippon, avec la poussée des militaires qui commencent, après la mort de
l'Empereur Taisho en 1926, à avoir une mainmise sur la politique extérieure du pays. Le
malaise est aggravé par la crise économique de 1929 et par les innombrables obstacles à
l'immigration japonaise dressés par les pays dont le japonais aime le climat. Les Etats
Unis prennent des mesures restrictives en 1924, le Canada en 1928, le Brésil en 1930.
Face à ces difficultés extérieures et intérieures, le gouvernement perd la confiance du
peuple. C'est ainsi qu'au sein de l'Armée, de jeunes officiers commencent à envisager des
mesures aptes à remettre l'Empire sur pied.
Un grave incident a lieu le 26 février 1936 avec l'assassinat de quelques membres
du gouvernement par les militaires. L'inspecteur général de l'Armée, Watanabé ainsi que
six ministres sont tués. Dès lors, il s'avère impossible de former un gouvernement sans
l'aval de l'Armée. Quand la stabilité économique est sérieusement menacée, les militaires
agissent.
Le conflit de la Mandchourie éclate en 1931 et les militaires occupent tout le pays,

61
établissant l'Etat du Mandchoukuo qui n'était ni plus ni moins qu'un protectorat. (C'est
là où meurt Kenji dans An Artist of the Floating World). Le Japon se retire de la Ligue
des Nations quand l'organisation condamne cette occupation.
En 1937, l'Armée japonaise se heurte à celle de la Chine. Le Japon occupe alors
Nankin, Hankow et Canton.
Tokyo signe ensuite un pacte militaire avec l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste
de Mussolini. Pour cette raison, les Etats Unis imposent un embargo sur ses exportations.
Après l'échec des négociations avec l'Amérique, l'Empire nippon déclare alors la guerre
aux Etats Unis et à l'Angleterre en décembre 1941. Mais avant cela, dans la nuit du 7 au
8 décembre 1940, le Japon bombarde la base américaine du pacifique, Pearl Harbour, et
détruit la quasi-totalité de la flotte américaine. La guerre ne va se terminer qu'en 1945,
avec la reddition nipponne du 19 Août.
Taro Sakamoto décrit cette crise économique et sociale en ces termes:
Exports declined, many medium and small entreprises went bankrupt,
and unemployment was rife. In the sphere of foreign affairs,
America 's policy of restraints on Japan was stepped up. l
Du reste, l'historique diffère quelque peu de la fiction d'Ishiguro, en ce sens que
Masuji Ono le protagoniste du second roman et Chishu Matsuda son collègue et ami,
nourrisent plutôt des rêves de puissance et de domination pour le peuple nippon et son
monarque. Matsuda défend que:
l
Taro SAKAMOTO, Japanese History, International Society of Education Press,
Inc., Japan, 1971 p.l06.

62
It's time for us to forge an empire as powerful and wealthy as those
of the British and the French. We must use our strength to
expand abroad. The time is now weIl due for Japan to take her
rightful place amongst the world powers, 1
Encore plus éloquemment que par le verbe, Masuji reprend toute cette hargne
combativ.e à son compte, dans le tableau intitulé Eyes to the Horizon. Ce chef-d'oeuvre
a été peint par Ono pendant les années trente. Il eut une très grande influence sur la
définition de la politique expansionniste de cette période. Le tableau fait ressortir en
arrière-plan trois hommes élégamment vêtus; ils se regardent dans les yeux, une
expression nerveuse au visage. Chacun d'eux s'attend à ce que les autres prennent
l'initiative en donnant l'ordre pour que les hostilités commencent. Au premier plan et
beaucoup plus en relief, trois soldats à la mine rébarbative. Les deux tiennent des fusils
à baïonnettes et encadrent un officier pointant son épée en avant, vers l'Est en direction
de l'Asie. Derrière eux, le drapeau militaire du Soleil Levant. En bas, à gauche, on
déchiffre le message suivant: No time for cowardly talking. Lapan must go forward. 2
Eyes to the horizon, iconographie du rêve de domination nippone, réaffirme avec
force une idée entretenue pendant des siècles par les japonais, celle de la Grande Asie que
doit diriger le peuple descendant du soleil. A cet effet, l'artiste-peintre montre la voie à
suivre. Ce ne sera pas la classe des hommes d'affaires et politiciens repus qui ménera le
combat ultime, puisqu'elle n'est préoccupée que par des intérêts personnels et égoïstes,
au détriment de ceux de la nation. Seuls des militaires patriotes sont capables de mener
à bien cette mission, en portant la lutte hors des frontières du pays et du conformisme.
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p. 174.
2 Ibid., p. 169.

63
Matsuda ne dit pas autre chose, à l'instar de la Société Okada-Shingen regroupant
politiciens, artistes et militaires, véritable nid de jeunes patriotes acquis à la cause de
l'expansionnisme. Il affirme:
we must rid ourselves of these businessmen and politicians. Then
the military will be answerable only to his Majesty the Emperor.'
Comme appendice au tableau du maître, l'on note l'atmosphère du Migi-Hidari de
cette période, rendue par Kuroda dans sa toile baptisée "The Patriotic Spirit". L'élève va
plus loin et suggère que la propagande militariste doit s'étendre jusqu'aux confins de leurs
préoccupations les plus routinières. Les bannières suspendues aux grilles du balcon du
Migi-Hidari et que recouvrent de virulents slogans, rappellent constamment aux fêtards
leur devoir vis-à-vis de la patrie.
Sur un autre plan, celui de l'expansionnisme nippon en Asie, et plus que partout
ailleurs, Ishiguro se montre assez fidèle aux enseignements de l'histoire, surtout en
référence à la tranche dans laquelle l'action de An Artist of the Floating World se
déroule, précisément dans les années trente.
Ono le narrateur, aime particulièrement porter ses souvenirs plus d'une décennie
plus tôt, au mois de mai 1938 plus exactement, quelques temps après avoir reçu le
prestigieux prix de la Fondation Shigeta.
Il est à noter que cette distinction faisait partie d'un important lot de récompenses
et d'honneurs qui lui étaient conférés, non seulement pour la valeur intrinsèque de son art
J
mais en raison surtout de son engagement dans le camp des tenants du militarisme. Il fut
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of The Floating World., p. 174.

64
membre du "Cultural Committee of the Interior Department" et conseiller au sein de la
commission de lutte contre les affaires anti-patriotiques.
C'est pendant cette même année 1938, il faut le rappeler, que Hitler a commencé
à jeter les bases du grand Etat nazi, en annexant une bonne partie de la Tchécoslovaquie.
Les dirigeants japonais de cette époque dont le Général Tojo, avaient justement beaucoup
de sympathie pour le dictateur allemand.
En rapport avec ce même sentiment d'admiration, Robert Guillain, correspondant
de l'agence française d'information en Extrême-Orient pendant cette période, précise que
la doctrine nazie, en référence à l'espace vital et à la race supérieure, ajoutée à l'aura
personnelle du Fürher, constituait une source d'inspiration et un exemple à suivre pour
l'Armée japonaise et ses chefs'. L'entrée en guerre du Japon contre la Chine n'était pas
étrangère à cette sorte de mimétisme.
Dans le tableau de Ono est figurée l'idée d'une nécessaire expansion de l'Empire
vers des horizons plus lointains, de conquérir de nouveaux territoires.
Au plan de l'imaginaire, la fonction symbolique de ce rêve de domination est
précisément de traduire le rôle prééminent que les dirigeants assignent à l'artiste dont la
fonction est celle d'un propagandiste au service de la cause militariste. Dans cette
perspective, le rôle de l'artiste, c'est aussila conjonction de trop plein de sens avec son
évidement, puisque l'artiste se voit obligé de quitter son monde de rêves et "d'illusions",
pour mettre tout son talent au service d'idéaux étrangers à la création esthétique.
1 Pour des informations plus précises sur les ambitions et les illusions des dictateurs
nippons, voir GUILLAIN, Robert, La Guerre au Japon, de Pearl Harbour à
Hiroshima, Editions Stock, Paris, 1979.

65
La panoplie d'affiches conçues par Shintaro, l'un des disciples de Ono, entrent bien
dans cette mouvance. Plus tard, dans le seul but de sauvegarder un poste d'enseignant à
Higashimachi High School, ce personnage va renier, et de manière très surprenante, son
premier engagement aux côtés des bellicistes. Une hypocrisie et une duplicité qui toutes
deux donnent encore plus de relief à la sincérité du maître, lequel continue à braver les
attaques qui fusent de toutes parts.
Cette campagne d'affiches, dont Shintaro veut que Masuji, maintenant
à la
retraite, porte l'entière responsabilité, fut orchestrée dans le seul but de justifier aux yeux
du peuple la légitimité de l'envahissement de la Chine par les troupes nippones. L'empire
avait alors senti que le moment était venu de réaliser la fameuse "sphère de coexistence
et de coprospérité'", c'est à dire la Grande Asie dont a toujours rêvé l'Empire nippon.
Ce grand ensemble devait s'étendre de la "Sibérie aux portes de l'Inde", en incluant
l'immensité australienne. Cela ne devrait cependant être qu'une première étape d'un long
cheminement devant aboutir au Hakko lchiu, une formule tirée des vieux textes sacrés de
la religion nationale, et qui voulait dire: "mettre sous un même toit les huit recoins de
l'univers" .
Les bonzes nippons voulaient-ils exprimer ainsi une fraternité universelle de toutes
les nations du monde ou au contraire, avaient-ils l'intention d'assigner au fils du soleil et
à son peuple une mission de conquête de toute la planète? L'artiste-peintre et le régime
qui le protégeait penchaient plutôt pour la seconde alternative.
Durant toute cette période et comme le texte l'indique clairement, Matsuda et tous
les membres de la Société Okada-Shingen, l'une des premières victimes des forces
d'occupation, soutenaient la nécessité de redéfinir la fonction de l'artiste dans la citée. La
1
Cf R, GUILLAIN. op. cit, p.130.

66
naïveté de celui-ci ainsi que ces penchants idéalistes disaient ces propagandistes, tendaient
l'éloigner des préoccupations du groupe. Matsuda établit la distinction suivante:
There's a certain kind of artist these days, whose greatest talent lies
in hiding away from the real world.'
En fait, pour ce peintre, il s'agit de distinguer l'oeuvre d'art au service d'une
politique définie au préalable par d'autres, de celle qui se nourrit du génie et des
motivations profondes de l'artiste, de ses fantasmes; autrement dit, d'opérer une rupture
entre la peinture décadante du "Monde Flottant", et celle dite progressiste ou
révolutionnaire ainsi définie par la Société Okada-Shingin. Pour un des plus farouches
défenseurs des idéaux que prône cette société, Matsuda, il est temps que l'artiste prennne
son destin en main, en mettant tout son talent au service du progrès social:
The truth is, Ono, in times like these, when people are getting
poorer, and children are growing more hungry and sick ail around
you, it is simply not enough for an artist to hide away somewhere,
perfecting pictures of courtesans',
Cette
distinction de toute évidence, privilégie une sorte de relation existant
nécessairement entre art et politique, pour condamner en fin de compte toute oeuvre d'art
qui se confinerait dans la contemplation des choses de la nature par exemple, tout en
tournant le dos aux problèmes de gestion de la cité.
Matsuda réagit également dans ces lignes contre l'école dirigée par Seiji Moriyama,
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.l?l
2 Ibid., p.I?3.

67
appelé affectueusement Mori-san par ses élèves. Celui-ci fut l'un des maîtres les plus
révérés par le narrateur, avant évidemment la reconversion de l'art de Seiji dans la ligne
des expansionnistes.
Moriyama pratiquait les gravures sur bois communément appelées Ukiyo-e, un art
de portraitiste spécialisé essentiellement dans la représentation de geishas dont la fonction
constitue une véritable référence dans la culture japonaise. Une geisha, c'est une femme
japonaise formée dès son jeune âge à la danse, au chant et à la conversation, et dont le
rôle est celui d'une hôtesse dont on loue les services dans les maisons de thé ou dans les
banquets. Le Ukiyo-e aurait sans doute donné naissance à la peinture dite du "Monde
Flottant" qui a suggéré le nom de la seconde oeuvre d'Ishiguro, An Artist of the Floating
World.
Ce "Monde Flottant" est d'abord un monde clos, peuplé de beautés évanescentes
pourvoyeuses de plaisirs épisodiques. Celles-ci hantent les geishayas (maisons de geishas)
dès la tombée de la nuit. Il est ensuite un monde surréaliste, le monde de laprajna si l'on
se réfère à la mythologie bouddhiste ou celui des épiphanies pour employer un terme
propre à la mystique rhênane. Quelle que soit l'appellation choisie, la réalité décrite
demeure la même, dans la mesure où ce monde est manifestation du Beau, de la vérité
artistique, qui irradie l'essence de l'objet et que l'artiste se donne pour tâche de fixer.
Mori-san est tout à fait convaincu _que cette manifestation du Beau ne peut être
trouvée que dans ce monde obscur:
The finest, most fragile beauty an artist can hope to capture drifts
within those pleasure houses after darkl,
, Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.150.

68
Cette brusque révélation du sens rappelle la Claritas chez Thomas d'Aquin, conçue
comme l'instant où la quiddité de l'objet,
comme portée à
l'incandescence atteint le point d'ultime irradiation par où se révèle
son essence!
Revenant à la réalité de "Monde Flottant", l'on doit préciser que la tradition
populaire nippone l'associe au départ à l'univers au delà des limites de la sphère familiale.
Ses connotations bouddhiques renvoient essentiellement à un monde pervers fait de
turbulences de toutes sortes, en opposition aux contraintes qu'impose la subordination à
une autorité parentale ou hiérarchique. Pour certains esprits plus radicaux, le U/dyo
symbolise davantage le monde de la souffrance, du fait que l'individu y est livré aux
vicissitudes d'une existence sans principes moraux stabilisateurs, au hasard de lendemains
incertains.
L'image qu'en offre la fiction d'Ishiguro se pose comme une sorte d'exhumation
et de réhabilitation d'une valeur qui avait connu ses années de gloire pendant la période
Edo (1615-1868), qui correspond au règne des Tokugawa. En vue d'organiser tous les
plaisirs au sein de la cité, un homme d'affaires du nom de Yoshiwara, entreprit de
regrouper dans un seul quartier toutes les maisons de plaisirs. La raison invoquée était
qu'il fallait émousser la verve combative du samurai dans la lubricité des geishayas, en
vue de freiner tout élan pouvant les entraîner vers la mutinerie.
De célèbres romanciers de l'époque Edo, dont Ihara Saikaku (1642 - 1693), ont
rendu un hommage singulier à ce monde de l'impermanence et de l'illusion dénoncé dans
! Catherine MILLüT, La vocation de l'écrivain. Ed. Gallimard, Paris, 1991, p. 165.

69
les sermons des bonzes',
Dans son ouvrage Koshohu gonin onua (1686), traduit sous le titre Cinq amoureux
de l'amour, Saikaku, en ancien virtuose du haiku, a décrit avec une précision et une
briéveté remarquables des scènes d'une égale notoriété tirées du "Monde Flottant".
Maurice Pinguet, parlant de la fécondité de cet éminent romancier-poète, ajoute:
ses récits légers, elliptiques et bondissants, décrivent parfois des
passions violentes, mais plus souvent des aventures faciles, des
rencontres sans lendemain, tous les hasards doux et amers de ce
"Monde Flottant" que les artistes de l'estampe de Moronobu à
Utamaro, s'ingérieront aussi à représenter, comme pour éterniser
l'instant fugitif, le profil éphémère et charmant'
De même, dans son ouvrage traduit en français sous le titre La chambre Noire
(1969), Junnosuke Yoshiyuki, né en 1924, choisit comme toile de fond de son récit
l'univers' des bars, ce demi-monde que le narrateur sillonne à la recherche d'un modèle
esthétique. Yoshiyuki lui-même évoque ici sa passion pour ces lieux clos et ce monde
souterain, et la fascination que la femme exerce aussi bien sur lui que sur ses héros.
Ce que j'aime dans les bars, c'est un destin tragique de la femme,
! Maurice PINGUET, La mort volontaire au Japon, Ed. Gallimard, Paris, 1984,
p.18!.
2 Ibid. p. 181

70
louvoyant entre la nécessité - l'argent - et le plaisir' .
La quête éperdue du désir qui conduit le heros vers les quartiers de plaisirs de la
ville se trouve également au centre des deux oeuvres précédemment publiées par cet
écrivain de la première génération des romanciers d'après guerre. Il s'agit bien de la Ville
en couleurs (1951), Shuu en langue japonaise, et de L'Averse (1954) publié sous le titre
originel de Genshoku no machi.
Comme celle d 'Ishiguro, l'oeuvre de Yoshiyuki explore essentiellement, par le
biais de la métaphore de la chambre noire, le monde des ténébres, le monde clos fait de
rencontres épisodiques et fugitives, où l'être ne s'exprime et n'agit que par l'entremise
des sens. Le narrateur de La chambre noire vit exclusivement dans cet univers où le
sublime n'est atteint que par le contact charnel, mais aussi et surtout par des faits et gestes
que l'être hors du Ukiyo juge abominables. Le narrateur de La chambre noire avoue:
Ce que j'appréciais le plus dans ma relation avec Natsué c'était cette
légéreté,
qui
me
permettait
de
rester
dans
une
position
irresponsable.'
La révélation du Beau et de la vérité artistique, objets de la quête du peintre dans
An Artist of the Floating World, contrastent avec les" souillures" extérieures du "Monde
Flottant" .
Cette rupture qui n'est qu'apparente entre le réel et son symbole, entre le signifiant
et le signifié pour ainsi dire, illustre bien le principe d'harmonisation du régime des
1 Phillipe PONS, "Yoshiyuki à l'assaut du ciel", in Le Monde, 4 janvier 1991 p.3ü
2 Ibid., p.3ü

71
antithèses dans la doctrine Zen, aux antipodes du radicalisme et de l'absolu.
Dès lors, l'habileté de l'artiste-peintre ou graveur au milieu de ce monde de luxure,
doit se mesurer à sa capacité de capturer la beauté fragile et fuyante de ces lieux, de
célébrer dans cette atmosphère baudelairienne, dans cette "harmonie du soir" où les
parfums, les couleurs et les sons servent de cadre au récit d'Ishiguro. De même ils
servent à fixer la quiddité, l'essence même du monde artistique, comme dans un tableau,
comme dans une gravure.
Pendant ses années d'apprentissage sous la direction de Mori-san, Ono et ses
collègues sillonnaient alors ces milieux spécialisés dans la luxure et le commerce de
plaisirs faciles, toujours en quête de visions originales, de prajna pouvant servir de
modèles dans un art quelque peu exclusiviste.
Le contraste saisissant entre le type de toiles promues
par la Société Okada-
Shingen et cette autre version de l'art parnassien d'où émane un idéalisme qui éloigne de
toute praxis sociale, a donné le ton à une véritable chasse aux sorcières et presque aucun
domaine ne fut épargné.
L'éducation dans toutes ces composantes, y compris l'enseignement primaire et la
production musicale, devrait elle aussi jouer son rôle d'avant-garde, en tant que moyen
privilégié de conversion à l'idéologie expansionniste. Dans An Artist of the Floating
World, les chansons composées par Yukio Naguchi, que les propagandistes affairés
s'empressaient de se procurer et de promouvoir, soit à travers les médias, soit dans la rue
ou les lieux publics participent à merveille de cette tradition artistique. Ces chansons
furent si populaires que les soldats eux-mêmes les scandaient pendant les défilés et à la
veille des combats surtout. Naguchi, comme pour se donner bonne conscience, dut
suicider à la fin de la guerre, pour manifester sa responsabilité et ses excuses aux familles

72
des victimes et ainsi expier une faute qui a coûté des millions de vies humaines.
Une autre classe d'artistes, peut-être plus conscients cette fois-ci des limites d'une
politique fon+dée sur l'intimidation et sur le matraquage médiatique, et non sur des
potentialités matérielles palpables, recuserent naturellement sa propagation parmi les
masses. Il s'agit notamment des peintres Kuroda et Mori-san.
A Pale View of Hills rend compte de la campagne contre les opposants à la
politique militariste, par la querelle entre Ogata-san le beau-père de la narratrice, et son
ancien élève Shigeo Matsuda. Ce dernier reproche à son maître sa responsabilité dans le
licenciement et l'emprisonnement de cinq enseignants pendant qu'Ogata était encore
directeur. d'école à Nagasaki. Les jeunes intellectuels avaient osé exprimer des opinions
contraires à la tendance des militaristes.
L'on doit relever ici l'embrigadement auquel l'ensemble du système éducatif
nippon de cette époque était assujetti, mais aussi et surtout, un conflit de générations qui
traduit une vision artistique d'un même fait historique d'une part et un engagement
politique affirmé d'autre part.
Ainsi, les maîtres du Japon militaire avaient vite compris que leur idéologie
développerait immanquablement des "pulsions de mort" pour emprunter le vocabulaire
psychanalytique, si elle était administrée ~ petites doses dès la tendre enfance. Mais il
semble qu'ils avaient davantage compris que la puissance de l'image ne pouvait être
égalée, quand il s'agissait de cultiver une attitude dans l'esprit modelable à souhait de ces
gamins.
Comme dans tout régime autoritaire, les militaires s'engagèrent dans la recherche
et la séquestration des opposants à l'application de leur politique d'hégémonie,

73
systématisée au nom de l'Empereur et de son rayonnement. Comme on peut s'en douter,
Ono s'était mépris sur la nature et la portée de son soutien à une telle dictature.
D'ailleurs, ces événements ne sont qu'effleurés par le narrateur, comme s'il répugnait à
les revivre, notamment dans les dernières pages de An Artist of the Floating World où
il s'entretient avec son ami Matsuda.
En revanche, dans l'évocation de ses souvenirs, le peintre aime bien s'attarder sur
ses soirées au "Migi-Hidari", l'établissement où il se retrouvait régulièrement avec l'élite
de son école, composée de sujets très brillants tels que Murasaki, Tanaka et Kuroda
rapporte-t-il. Le petit groupe vouait bien sûr une admiration sans bornes au maître, et
s'honorait d'appartenir au cercle restreint des heureux élus à qui il pouvait transmettre sa
science sans relais et en qui il fondait de gros espoirs pour servir à relayer les valeurs de
ce même passé, de sorte à les pérenniser.
L'attachement du maître au passé s'explique naturellement par le décalage entre
un monde où l'art et ses représentants jouissent de tous les honneurs et un autre où celui-
ci se voit relégué au rang de pratique suspecte.
A la fin du récit de An Artist of the Floating World, le refus de l'élève le plus
doué du groupe de rencontrer Ono, traduit d'une manière éclatante les souffrances qu'il
a endurées aux mains des "kempei" ou police militaire, mais aussi une tradition en passe
d'être reléguée au rang de pratique surannée.
L'acte de Kuroda approfondit du même coup le gouffre entre les deux fonctions
souvent assignées à l'art: soit il est assujetti à la volonté d'une minorité qui ne cherche
qu'à véhiculer une certaine image par son biais, soit il est assimilé à une activité qui ne
procure que plaisirs émotionnels et désintéressés.

74
Curieusement, dans An Artist of the Floating World, c'est l'élève qui se débat pour
rendre à l'art sa fonction première, tandis que le maître l'instrumentalise, le prostitue,
l'avilit. C'est ainsi que Kuroda est dénoncé par Ono, du fait de la décision du premier de
demeurer exclusivement dans le cadre restreint de la peinture du "Monde Flottant", en
dépit de la vague expansionniste qui déferle sur son pays.
Avec une satire pénétrante, Ishiguro nous révèle la lourdeur et la vulgarité de la
soldatesque nippone, dont l'attitude face aux chefs-d'oeuvre de Kuroda, ferait venir les
larmes aux yeux de n'importe quelle personne sensible à la pureté de l'art.
Bad paintings make bad smoke'; se dit en toussotant le chef de la horde chargée
de brûler les tableaux de Kuroda et d'interroger son épouse sur les activités de son mari.
La rupture est consacrée ici par l'énorme contraste voulu entre la rudesse et la
lourdeur du soldat d'une part, et le goût raffiné que requiert l'oeuvre d'art d'autre part.
L'oeuvre d'Ishiguro regorge de telles juxtapositions de contraires, mais de leur abolition
surtout. Tel est le cas, par exemple, de la scandaleuse dépravation de Sachiko et du
comportement altier de sa meilleure amie Etsuko dans A Pale View of Hills. De même;
on relève un contraste saisissant entre l'admirable dignité du Seigneur Darlington et
l'infantilisme ridicule de Monsieur Dupont lors de la conférence tenue au château dans
The ~Remains of the Day.
Le destin tragique de tous les défenseurs de la valeur esthétique de l'oeuvre d'art
à la fin du second roman d'Ishiguro, An Artist of the Floating World, augure bien la
désaffection de l'art et de sa mort subséquente, du moins pour toute la période de
domination militaire. Cela se comprend aisément, puisque l'esprit créateur semble-t-il ne
1 Kazuo, ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.184.

75
reste fécond que dans un espace de liberté.
Moriyama lui, connaît la débâcle au point qu'il accepte d'illustrer des magazines
populaires, en vue de maintenir des revenus chancelants. Ainsi, l'impopularité de son art
aussi dégradé ne pouvait plus nourrir son homme, sous des cieux pollués par une clameur
militaire asssourdissante et qui ignore les lois du coeur. La réputation du graveur sur bois
connaît maints avatars, son oeuvre ayant souffert de l'étiquette de création anti-
patriotique.
Mais indéniablement, le rôle de Ono et de son école rappelle bien l'action du
peintre Fujita au sein des troupes japonaises, dans l'euphorie qui a suivi Pearl Harbour
en décembre 1941. Considéré comme peintre officiel de l'Armée, celui-ci la suivait dans
tous ses déplacements et rapportait au grand public les scènes de la vie au front et dans
les casernes, avec des dessins de chars et d'avions de combat reproduits dans les journaux
de la place.
Se pose de nouveau la question des rapports de l'artiste et de son audience. Faut-il
créer suivant les désirs d'un public-cible dont les goûts sont régulièrement pris en compte
dans chaque étape de la production, ou faut-il simplement obéir à l'inspiration intérieure
qui fait sourdre l'oeuvre d'art des profondeurs de notre être? Il semble que le débat ne
soitpas encore clos. Mais ce qui est certain, c'est que Ono et ses émules ont vite résolu
le problème à leur niveau, en se conformant à l'opinion d'une classe capable de rétribuer
leurs services pour ne pas dire leur apostasie.
En tout état de cause, dans l'esthétique d'Ishiguro, la niaiserie des uns et la
duplicité des autres a jeté dans l'holocauste des populations assoiffées de vengeance ou
de conquêtes illusoires, du fait d'une campagne habilement menée par la classe politique,
qui a su associer dans son action des citoyens de tous ordres.

76
Encore une fois, l'on sent que l'écriture d'Ishiguro prend du recul par rapport à
l' histoire événementielle ou officielle, s'intéressant davantage à une délimitation des
responsabilités dans le cheminement vers l'éclatement du second conflit mondial. A Pale
View of Hills se situe diachroniquement en amont de la réalité historique de cette époque,
tandis que An Artist of the Floating World traite de la fièvre combative en aval de ce
même conflit. S'agissant des événements survenus entre ces deux extrêmes, Ishiguro a
préféré laisser la parole aux historiens.
2 - La 2uerre vue par Ishieuro: responsabilité individueIJe et collective
Le récit de A Pale View of Hills situe l'action romanesque bien après l'horrible
désastre vécu par les populations de Nagasaki, et l'auteur veut éviter à tout prix d'en
révéler les détails. Il s'agit là, dirions-nous, d'une technique de réticence propre à la
culture japonaise en général et cet à écrivain anglo-nippon en particulier. Ainsi, le lecteur
ne perçoit que des échos par bribes lâchées à tout hasard par des personnages ayant perdu
non seulement des êtres très chers mais plus grave encore, dont les rêves et l'espoir qui
constituaient toute leur raison de vivre ont volé en éclats. L'effet se ressent néanmoins
de manière très dramatique, c'est-à-dire plus profondément que dans les comptes rendus
journalistiques, comme celui qu'en a fait par exemple Takashi Nagai'. Dans Les Cloches
de Nagasaki, ce médecin donne le témoignage suivant: "C'était un spectacle effroyable ...
DeS' enfants portaient sur leur dos leur père ou leur mère. En montant la colline, des
mères serraient dans leurs bras, le cadavre de leur enfant. "
A Pale View of Hills et An Artist of the Floating World ne disent pas autant, ou
plutôt ne révèlent pas la catastrophe si crûment. Le romancier a d'autres voies par
J
lesquelles la réalité est acheminée, d'une manière plus insidieuse à travers sa fiction.
1
Cité par Robert GUILLAIN, op.cit., p.3l9

1
1
77
Ono, le protagoniste du second roman, reçoit la visite de sa fille aînée Setsuko,
1
accompagnée de son fils Ichiro âgé de cinq ans environ. Les négociations en prévision du
prochain mariage de la seconde fille du peintre, Noriko, avaient alors commencé.
1
Comme les premières fiançailles de la jeune fille avec Jiro Miyake furent
1
vraisemblablement compromises par le passé de son père à elle, les gens de sa génération
étant maintenant considérés comme des criminels de guerre, il fallait cette fois-ci prendre
1
les devants pour que soient cachés à la famille Saito les troublants événements qui ont
1
jalonné la vie d'artiste du vieux peintre. Setsuko suggère en substance à son père de
rendre visite aux vieilles connaissances susceptibles de fournir des renseignements pouvant
entamer sa réputation. Partant, le narrateur raconte les circonstances dans lesquelles il
avait fait la connaissance de Matsuda de la société Okada-Shingen, Docteur Saito, le père
de son futur gendre et Seiji Moriyama son ancien maître entre autres.
Cette incursion dans le passé est menée parallèlement à un récit premier, autre
caractéristique de la trame narrative d'Ishiguro; une première histoire s'étendant donc sur
deux années successives et divisée en quatre tranches d'un mois chacune.
C'est dans ce récit au second degré que le peintre nous raconte justement les
événements de ce passé peu reluisant qu'il reconnaît truffé d'erreurs mais qu'il n'essaie
nullement de cacher ou d'oblitérer, comme le souhaitent du reste ses deux filles.
Jiro Miyake, l'ancien fiancé de Noriko, exprime ici toute la rancoeur qu'éprouve
la jeune génération à l'endroit des coupables de la trempe de Ono, qui ont précipiter le
pays tout entier dans le gouffre de la seconde guerre mondiale, en causant la mort de tant
de victimes innocentes:
lt's a cowardice that these men refuse to admit to their mistakes. And

78
when those mistakes were made on behalf of the whole country, why
then if must be the greatest cowardice of ail? 1
Il veut ainsi souligner la responsabilité de ces bellicistes quand au sacrifice du jeune
Kenji, l'unique fils du narrateur, et de ses vingt-trois compagnons, tous morts sur le front
de la Mandchourie, en défendant une cause forgée de toutes pièces par des individus
ignorant l'horreur du champ de bataille.
Ishiguro ne se rend pas sur le théâtre des hostilités pour dépeindre ses atrocités,
comme l'a fait avant lui son compatriote Oaka Shohei dans Memoirs of a Prisoner (1948).
L'hécatombe de la seconde guerre mondiale et l'imminence de la mort qui hante le soldat
en permanence, ont amené ce dernier à écrire dans ce même roman, qu'il est stupide to
die the victim of an idiotie battle strategy?
Ce qui préoccupe l'auteur de The Remains of the Day en revanche, c'est
précisément la façon dont cette expérience est intériorisée par la grande masse et surtout
par des êtres qui se sont retrouvés tout seuls, les combats ayant fait le vide tout autour
d'eux. Ce qui l'intéresse en somme, c'est l'impact de la guerre sur les destins individuels.
Aussi, le nombre de familles démembrées par la guerre ou de personnes seules ne
se compte-t-il pas dans les romans d'Ishiguro. Elles constituent même l'une des
caractériques de sa fiction.
A Pale View of Hills n'est ni plus ru mOInS que le récit d'une femme seule,
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p. 56.
2 Cité par Shuichi KATO, A History of Japanese Literature. The Modern Years,
Kodansha International Ltd, Tokyo, 1983, p 277.

79
recueillie par la famille d'Ogata-san alors qu'elle était encore jeune fille.
Les
bombardements de Nagasaki ayant décimé toute sa famille, et devenue vulnérable à
l'instar de beaucoup d'enfants adoptifs au Japon, elle finit en désespoir de cause, par
accepter les avances d'un garçon de sa nouvelle famille, Jiro-san. Sa belle-mère
également, Keiko, a été tuée dans les mêmes conditions, laissant derrière elle deux enfants
et un mari inconsolables; aucun membre de l'entourage d'Etsuko n'est épargné par le
désastre. Ses deux meilleures amies à Nagasaki, Madame Fujiwara et Sachiko-san,
assistent impuissantes à l'éclatement de leurs cellules familiales.
La restauratrice Madame Fujiwara, qui fut une grande amie de la mère d'Etsuko,
tient un petit établissement spécialisé dans le service des nouilles. Elle a été réduite à ce
petit commerce, après la perte de son mari, de ses quatre enfants et de toute leur richesse.
Sachiko, elle, oublie tous ses rêves d'adolescence de devenir actrice de cinéma ou
femme d'affaires, pour ne plus penser qu'à s'exiler aux Etats-Unis, accrochée aux basques
d'un yankee ivrogne. Elle a successivement enterré un père et un mari, tous deux pourtant
issus de familles riches et distinguées; l'éducation et l'entretien de son unique fille
constituent pour elle un fardeau intenable.
La même désolation et la même morosité traversent de part en part le second
roman d'Ishiguro, excepté les quelques instants pendant lesquels le lecteur peut savourer
les élans d'affection et de tendresse que suscitent les tête-à-tête entre le vieil artiste et son
petit-fils. Le lecteur rencontre une sorte de pause narrative qui tranche nettement avec le
reste du texte, aussi bien sur les plans du style, des thèmes que de la vision artistique.
E~ effet, c'est comme un relâchement de la tension dramatique dans une pièce de
théâtre que l'on sent pendant toute la durée des voyages en tramway ou au cours des
randonnées au cinéma, pendant les séances de jeu entre un vieillard prévenant et un petit

80
garçon espiègle. L'auteur explore les mondes de ces deux êtres avec une conviction
admirable, d'autant qu'Ishiguro, âgé d'une quarantaine d'années, est physiquement sorti
du monde de l'enfance et n'a pas encore atteint celui de la vieillesse.
Le royaume de l'enfance est perçu à travers les yeux d'un vieillard affectueux mais
pas pour autant gâteux, qui sait faire des concessions quand la complicité est sur le point
de se rompre. Tel est du moins le cas dans l'épisode où Ichiro lui enjoint de ne pas jeter
un coup d'oeil sur ses croquis de trains et de tramways et où Ono sait trouver les mots
qu'il faut pour vaincre l'opposition du jeune garçon:
Now, Ichiro, stop that. Let your Oji see. Look, Ichiro, bring me those
crayons over there. Bring them over and we'll draw something
together. Oji will show you. 1
Un peu plus loin, la suggestion du grand-père devient de plus en plus précise:
Why don 't you try and draw something you saw yesterday? [. ..]
Something you saw when you first arrived in the city'
A travers ces propos, nous vient en mémoire l'attitude condescendante de l'artiste-
peintre au Migi-Hidari une vingtaine d'années auparavant, au moment où il était souvent
entouré d'un groupe d'élèves qui écoutaient d'un air admiratif les conseils du maître.
Les propos de Ono dénotent également une grandeur d'âme qui peut-être, laisse
deviner que, même si la responsabilité partagée du vieil homme dans l'exacerbation des
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.31.
2 Ibid., p.3!.

81
maux dont souffre sa société ne fait aucun doute, il n'en demeure pas moins que sa bonne
foi a été simplement trompée par le régime.
A ce propos, Matsuda précise à la fin du roma que:
But there 's no need to blame ourselves unduly [. . .]. We at least acted
on what we believed and did our utmost. It 's just that in the end we
tumed out to be ordinary men. Ordinary men with no special gifts of
insight,'
Une analyse sommaire des conseils de Ono révèle en outre un certain nombre de
traits particuliers, très en deça des exigences du langage adulte: omission quasi-
systématique du pronom personnel et adoption du nom propre comme moteur de la
phrase; recours aux répétitions et aux emphases; profusion de gestes que le lecteur devine
mais ne peut voir. Tout cela contribue certes à détendre l'atmosphère et à donner
confiance à l'enfant réticent, au point que le jeune garçon est amené à faire des
confidences assez intéressantes à son grand-père.
Même après la retraite, la sagacité du vieil homme dans les domaines pédagogique
et psychologique continuent de séduire. L'on est convaincu que s'ils étaient entièrement
mis: au service d'une bonne cause, ses talents d'artiste et d'éducateur auraient bien pu
rendre de meilleurs services à sa communauté. Tel est, semble-t-il, le point de vue du
narrateur.
Mais de manière plus effective, ces ornements du discours ou les distorsions qui
lui sont imposées, permettent d'oublier pendant quelques temps la situation souvent
! Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, pp.199-2Üü.

82
macabre mais toujours douloureuse des suicides, des funérailles, des inimitiés et des
personnes seules. Mais la plume du romancier atténue tout cela par l'humour. L'on ne
peut manquer de sourire à la manière bouffonne dont Ichiro vante les épinards suivant
l'exemple de Popeye Sailorrnan, l'une des figures publicitaires appartenant à la culture
populaire des années trente. Sailorman, précise le gamin, respirait la force et la santé,
parce qu'il absorbait chaque jour une grande quantité d'épinards et buvait du sake. Le
lecteur peut également savourer certaines pages pleines d'humour et de gaieté, surtout
quand il découvre les subterfuges inventés par le petit garçon pour éviter la vue du
monstre pendant la projection du film qu'ils sont allés voir, Ono et lui. Cependant, avant
la séance de projection, il clamait à qui voulait l'entendre que les femmes elles, s'étaient
rétractées au dernier moment, parce qu'elles redoutaient la vue du monstre.
Au plan de l'imaginaire, la gigantesque bête sortant des entrailles de la terre est
bien le symbole de la terreur dévastatrice. Et pourtant, ce n'était qu'un lézard émergeant
de son minuscule trou, mais rendu phénoménal et élevé aux dimensions du monstre de
Frankenstein par les prouesses de la technique cinématographique. C'est peut-être là une
forme de représentation de la fausse image que le citoyen ordinaire se fait de la puissance
militaire nippone, image trop longtemps entretenue par le régime en place. En tout état
de cause, cet assemblage de mythes et d'illusions ne pouvait résister plus longtemps à la
force concrète des troupes de l'envahisseur.
Le contraste entre ces scènes pleine~ de gaieté, les plus exquises du roman, et le
reste du texte, est plus radical bien sûr, quand on se réfère aux tragédies de Shakespeare
par exemple, dont la tension dramatique du texte est souvent diluée dans un épisode
anodin mais très humoristique pour mieux annoncer un dénouement tragique.
Il est peut-être intéressant de porter l'analyse au delà de cet effet dramatique, et
souligner qu'en plus des liens familiaux dont la force est intensément ressentie par Ono,

83
les relations avec son petit-fils, les jeux, les promenades et les discussions qui les
ponctuent, montrent clairement l'abnégation et l'esprit de sacrifice qui ont forgé son
caractère.
On finit par découvrir que sa contribution à l'émergence et à la consolidation
d'idées pernicieuses, n'a été qu'accidentelle et dénuée de toute intention de nuire de la
part de l'artiste-peintre. D'ailleurs, sa promptitude à assumer son passé tandis qu'il lui
est relativement facile de le nier, comme l'ont fait Shintaro et ses semblables, est bien la
preuve d'une intégrité morale intacte.
Hormis ces moments d'innocence, le temps du récit dans An Artist of the Floating
World est très apte à révéler le cauchemar duquel le peuple nippon ne s'est réveillé que
bien trop tard.
Le héros du roman lui, perd sa femme Michiko et son seul fils Kenji dans la
tourmente. L'une lui est ravie
par un raid-surprise et l'autre par la même Armée
américaine, là-bas en Mandchourie. Maintenant, il vit seul dans une imposante villa
achetée à Akira Sugimura, et se console de l'attachement d'un petit-fils et de l'attente
d'un autre qui devait naître l'automne suivant.
: En dépit de cela, il est plus fortuné que tout son entourage. Matsuda lui, n'ajamais
connu les joies de la vie conjugale parce qu'il était trop occupé à refaire le monde pour
penser au mariage. Vaincu par la maladie et l'âge, il rend son dernier souffle sous les
yeux de la seule Mademoiselle Suziki, à la fois infirmière et femme de chambre. Les
seuls êtres qui peuplaient son monde ne se réduisaient qu'à cette femme et à ses carpes
à lui.

84
D'autres personnages d'Ishiguro échappent à la mort subite mais connaissent une
déchéance
physique
ayant ruiné
chez eux
tout
espoir d'épanouissement
futur.
Mademoiselle Sugimura, la fille du mécène qui a laissé son empreinte sur la ville de
Furukawa, a surtout vu sa santé se détériorer sous l'effet combiné du désastre et de l'âge:
The war years had tumed her into a thin, ailing old woman. 1
L'élève le plus doué sorti de l'école du vieil Ono, Kuroda, lui, a dramatiquement
vieilli avant l'âge:
Kuroda 's face, which had been quite round before the war, had
hollowed out around the cheekbones, and what looked like heavy
lines had appeared towards the chin and the throat,'
C'est comme si la guerre, à l'image d'une méchante fée de légende, pouvait à
loisir transformer subitement des êtres jeunes et pleins d'enthousiasme, en épaves
humaines démoralisées, par un simple coup de baguette magique.
Par ailleurs, à travers toute la trame de An Artist of the Floating World, le lecteur
découvre des conflits de générations ouverts, entraînant des répercussions regrettables sur
les relations inter-personnelles et même au sein d'une même famille, comme le cas de
Ono et de ses filles. Du fait d'un passé entaché de sang, et dont nous avons fait état, le
vieil artiste et ses deux filles connaissent des tiraillements et des discussions souvent
houleuses. Setsuko et Noriko en fait prennent leur père pour responsable de la tragédie
que vit actuellement la famille, en la perte de leur maman et de leur frère unique; plus
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World.
p.ll
2 Ibid., P 78.

85
grave encore, elles craignent que ce précédent ne VIenne éloigner les prétendants
potentiels à la main de Noriko, alors âgée de vingt-six ans. Surgissent par ricochet entre
les deux parties des récriminations voilées, des sous-entendus plus éloquents que les
propos ouverts, des condamnations qui plongent souvent l'artiste dans un désarroi et une
fureur incontrôlée.
De manière plus régulière, le cercle des anciennes amitiés se rétrécit, le
dévouement au maître se mue en une animosité difficilement contenable. Le talentueux
Kuroda tourne le dos au vieux peintre et oppose un mépris
à sa tentative de
réconciliation. Son attitude est d'autant plus rigide que sa confiance vis-à-vis du maître
était presqu'aveugle. La violence du refus n'a d'égal que la profondeur et la sincérité de
l'attachement de naguère.
EIi revanche, les rapports de l'artiste et du transfuge Shintaro-san signifient tout
le contraire. Maintenant, il apparaît clairement au maître, à la lumière des menées
perfides de celui-ci, que l'ancien élève a toujours tissé un voile d'illusions autour de son
comportement, et a jusque-là mené une double vie que cachaient fort bien une soumission
et une déférence quelque peu exagérées à l'endroit de son mentor, qui reconnaît bien tard
que:
... My guess is that Shintaro persisted with his small hypocrisies in
pursuit ofhis goal. Indeed, 1 have come to believe now that there has
always been a cunning, underhand side to Shintaro's nature,
which 1 had not really noticed in the pasto 1
Ainsi, tout autour du héros de An Artist of the Floating World, se crée un vide
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World.
p.125.

86
incommensurable, un véritable désert à l'image de la ville de Hiroshima rasée par la
bombe. Dans ce contexte donc, aussi bien le monde des humains que le cadre physique
sont profondément meurtris.
Se promenant au milieu des ruines de son quartier, Ono, le coeur gros, retrouve
les vestiges de l'établissement où il avait, parmi les siens, célébré ses plus grands succès
professionnels, où il avait fêté le prestigieux prix offert par la Fondation Shigeta, en plus
d'autres titres et distinctions honorifiques qui ont aujourd'hui fait de lui un personnage
de renom, adulé de tous les nostalgiques de l'ère militariste:
The Migi-Hidari was still there, the windows ail blown out, part of
the rooffallen in. And 1 remember wondering to myself as 1 walked
past those shattered buildings, ifthey would ever again come back to
life. Then, 1 came by one morning and the bulldozers had pulled
down everything. J
Comme s'il fallait à tout prix que l'artiste-peintre soit au centre de tous les griefs,
sa luxueuse maison qui fait maintenant sa fierté, reçut elle aussi sa part des dégâts. L'aile
Est, comprenant trois grandes chambres reliées à la partie principale par un long couloir
qu'illuminaient les rayons de soleil filtrant à travers les feuillages, est complètement
dévastée par les éclats d'obus. Mademoiselle Sugimura est au bord des larmes pendant
sa visite dans l'ancien domaine de son père. De la vue pittoresque que cette section de la
maison offrait aux visiteurs, il ne reste à présent qu'un plafond troué par les balles et tout
couvert de toiles d'araignée, et des amas de débris obstruant toute l'allée. Au moment où
la situation du vieux retraité ne permet pas de procéder immédiatement aux coûteuses
réparations qu'exige la vétusté des lieux.
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.26.

87
La même dégradation de l'environnement, consécutive aux tirs d'obus, accueille
le lecteur dès les premières pages de A Pale View of Hills. A la fin de la guerre, toute
la partie Est de Nagasaki où vivent l'héroïne et son mari, a été tranformée en un amas
de maisons carbonisées, dont quelques-unes dressent encore vers le ciel des pans de mur
noircis par les flammes. On dirait des fantômes sans visage qui marquent les consciences
du sceau-de la souffrance. Entre ces ruines, des cratères remplis d'eaux sales infestées de
moustiques et d'autres bestioles, tous ligués contre des survivants encore torturés par des
privations de toutes sortes.
Des conflits de générations qui frisent l'indécence, des familles déchirées, de
vieilles femmes qui n'ont jamais connu ni les joies du mariage ni les plaisirs de la
maternité, de jeunes mamans qui noient leurs bébés, des êtres physiquement et
moralement ravagés, voilà en gros plan la peinture chaotique que fait Ishiguro des effets
de la seconde guerre mondiale. Une façon particulière de rappeler au monde entier les
dangers d'une nouvelle conflagration nucléaire.
3 - Perte d'identité et malaise social
La plus grande humiliaton des êtres qui peuplent le monde d 'Ishiguro ne vient pas
exclusivement des effets immédiats des bombardements, mais elle trouve également sa
source profonde dans la dépendance et la quasi-servitude imposées par l'occupant après
la capitulation. Celle-ci fut signée le 02 septembre 1945 à bord du cuirassé Missouri dans
la rade de Tokyo. Elle consacra définitivement la soumission de l'Empire aux volontés
des puissances alliées. L'Empereur lut le fameux texte le 15 Août de la même année et
pour la première fois de son histoire, le peuple nippon entendait la voix du monarque
descendu du soleil.
Voici comment Oë Kenzaburo, Prix Nobel de littérature de l'année 1995, auteur

88
entre autres de A Personal Matter (1968), vécut la triste reddition de l'Empire nippon,
alors qu'il n'était âgé que de dix ans:
the adults sat around their radios and cried. The children gathered
outside in the dusty road and whispered their bewilderment. We were
most conjused and disappointed by the fact that the Emperor had
spoken in a human voice, no differentfrom any adult's... A minute
later we felt afraid. We looked at one another; no one spoke. How
could we believe that an august presence of such awful
power had become an ordinary human being on a designated summer
day?'
Plus que son honneur, plus que son apogée, l'Empire du Soleil Levant venait de
perdre une partie de son âme.
On comprend donc le lot de frustrations auxquelles les vaincus de Hiroshima furent
continuellement soumis. On saisit du même coup le parti pris par des centaines d'officiers
de se suicider, pour les mêmes raisons que l'auteur a évoquées dans An Artist of the
Floating World,
c'est-à-dire l'expiation des fautes commises pendant la période
expansionniste du Japon en Asie.
Mais ne pouvant tous subir le même sort que les suicidés, la grande masse de
sujets se résolut à suivre l'injonction de l'Empereur d'accueilir les nouveaux maîtres
qu'étaient les occupants américains, le sourire aux lèvres. Le texte du second roman, avec
des limites temporelles très précises, d'octobre 1948 à juin 1950, est entièrement
circonscrit dans la période d'occupation.
1 Oë KENZABURO,A Personal Matter, Charles E. Tuttle Compagny, Tokyo, 1968,
p.p VII-VIII (note du traducteur).

1
J
89
L'atmosphère de malaise général qui plâne sur la société tout le long des pages
1
de An Artist of the Floating World, pourrait donc être mise sur le compte de l'état
général de sujétion que la fierté nippone récuse naturellement. Alors, se conçoivent plus
1
aisément le démantèlement de la structure sociale dont les membres vivent dans
[
l'expectative, les yeux rivés vers un nouvel horizon où tarde à poindre le nouvel ordre
social dont ils rêvent tant. En ce même moment, des esprits plus prompts à accepter la
subordination, ou encore se révélant être plus malléables, s'accommodent en apparence
du fait colonial au point de sembler se complaire dans une situation de renoncement de
SOl.
Le père du petit Ichiro, par exemple, pense que l'ancien culte voué au héros
samurai est maintenant passé de mode. Sa propre femme rapporte que:
Suichi believes it's better he likes cowboys than that he idolizes
people like Miyamoto Musashi. Suichi thinks the American heroes are
the better models for children now. J
Pour cette raison, le jeune Ichiro arbore des chapeaux-feutres, chevauche des
montures fictives et marmonne des mots anglais, à l'image de son idole Lone Ranger.
Plus qu'une imitation innocente de modèles étrangers, ici les scènes pendant lesquelles le
garçon abat des ennemis invisibles tout en s'égosillant Hi Yo Silver! 2 sont bien le
symbole d'une aliénation culturelle précoce, dont les effets sont encore sentis avec plus
d'acuité par Suichi et sa génération.
Toutefois, les manifestations de cette aliénation sont beaucoup plus apparentes dans
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.36
2 Ibid., P 34

90
A Pale View of Hills dont la figure centrale, Etsuko, victime de l'illusion d'une Europe
exempte de tout assujettissement, défait tous les liens avec son Nagasaki natal et se lance
dans l'aventure. Son amie d'une saison, Sachiko, est l'élément le plus représentatif de
cette classe de renégats, prête à renoncer à son honneur et à sa dignité pour pouvoir
goûter aux plaisirs qu'offre une Amérique pourvoyeuse de tout objet de rêve. En
Amérique, Mariko pourrait être heureuse. L'enfant pourrait mieux s'y épanouir car pour
Sachiko, l'Amérique reste le lieu idéal pour se défaire des multiples entraves qui
l'empêchent de se lancer à la conquête de "territoirs" jusque-là cinsidérés comme chasses-
gardées du sexe masculin. Parlant ainsi de sa fille, celle-ci pense que:
She could become a business girl, afilm actress even. America's like
that, Etsuko, so many things are possible. Frank says 1 could become
a business woman too. Such things are possible out the rel
Pourtant, c'est par pure naiveté que Sachiko s'accroche à ce rêve, car, de toute
évidence, elle a sous les yeux une image très négative, fût-elle incomplète, du pays de
Frank-san avec l'ignominie et la dépravation dont son amant fait preuve, en dilapidant
la somme d'argent mise de côté par elle-même, après de rudes journées passées à récurer
les planchers dans un hôtel de Tokyo. La jeune femme accepte sans rechigner que ses
économies de bout de chandelle soient dépensées avec autant d'inconscience ..
Ogata-san lui, regrette l'influence né~ative des nouveaux dieux sur ce qui a de tout
temps fait le socle des valeurs nippones, notamment la loyauté, la discipline et le sens du
devoir et de la famille:
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.46.

91
Discipline, loyalty, such things held Japan together once. That may
sound fanciful, but it 's true. People were bound by a sense of duty.
Towards one 's family, towards superiors, towards the country. J
Ce qui le déconcerte davantage en tant qu'éducateur, c'est l'apparition d'une
instruction dévoyée, uniquement au service d'une force décidée à transposer tout un
système de valeurs sur une terre qui refuse de les assimiler. Un organe étranger, pour
ainsi dire, hâtivement greffé sur un corps, sans précautions et sans mesures préventives
du phénomène du rejet, qui n'en sera que plus radical.
Du point de vue de l'histoire et des repères qu'elle offre, les émeutes qui ont suivi
les campagnes anti-américaines de 1960 sont bien la manifestation du rejet d'un mode de
vie que l'on s'est acharné à imposer au peuple nippon.
Le vieux directeur d'école relève encore:
1 devoted my life to the teaching ofthe young-And then 1 watched the
Americans tear it ail down. Quite extraordinary what goes on in
schools now, the way children are taught to behave. Extraordinary.
And so muchjust isn 't taught any more. Do you know, children leave
school today knowing nothing about the history of their own
country?
Le peuple du Soleil Levant semble pourtant voué à un meilleur destin, car, bien
que faisant preuve d'une porosité extraordinaire à tout courant extérieur, les japonais ont
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.65
2 Ibid., p.66

92
su tout de même préserver ce substrat de culture populaire et de traditions vivaces que
bien d'autres peuples leur envient tant aujourd'hui.
Notons au passage, que la fonction d'un certain nombre de personnages,
profondément enracinés dans leur culture nippone, n'est autre pour le romancier qu'un
moyen privilégié d'exhumer son riche patrimoine culturel que des renégats tels que Jiro-
san dans A Pale View of Hills et Jiro Miyake dans An Artist of the Floating World ont vit
classé comme héritage décadent, surtout avec cette forme de sublimation des nouveaux
modèles occidentaux.
Dans ces deux romans nippons, le cadre, l'atmosphère, les personnages, renvoient
constamment à une iconographie japonaise. Il est remarquable que même des personnages
qui envisagent de s'exiler en Amérique comme Sachiko par exemple, se pavanent dans
de beaux kimonos taillés dans des tissus de grande valeur. Sur le chemin de l'expédition
en montagne, Etsuko observe son amie:
Sachiko had dressed for the day in a light-coloured kimono tied with
an elegant sash - a costume 1 suspected, reserved only for special
occasons - and she eut a graceful figure amidst the crowd',
Par ailleurs, pour les collègues de Jiro, de hauts cadres d'entreprises, le fait de se
déchausser avant d'entrer dans la salle, de séjour et leur façon de s'asseoir à même le
tatami non seulement enracinent davantage le texte d'Ishiguro dans une ambiance
typiquement nippone, mais surtout se lit comme une forme de revendication des valeurs
traditionnelles nippones.
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, pp.lü4-lüS.

93
Enfin, s'agissant de la langue elle-même, faut-il encore relever le décalage voulu
entre le médium utilisé par le personnage et celui en usage chez le romancier qui produit
son oeuvre. En d'autres termes, les personnages s'expriment en langue anglaise dans la
fiction, mais parlent japonais dans la réalité. C'est ce qui transparaît en tout cas dans
l'attitude- d'Etsuko par exemple, quand elle écoute admirativement son amie Sachiko qui
devisait avec une étrangère dans un anglais presque impécable. Or, elle-même, n'en saisit
encore que des bribes. La narratrice rend ainsi compte de la scène:
Although at that lime 1 did not understand English, 1 guessed at once
that the foreign woman was American. [. . .]. She was addressing
Sachiko in a loud voice, and 1 noted with surprise the ease with
which Sachiko replied in English l •
Bien sûr, la rupture constatée sur ce plan entre la réalité et la fiction, confère à
l'écriture d'Ishigura une dimension internationale, puisque par le biais d'une langue
anglaise plus répandue de par sa vaste audience, l'auteur angle-nippon a su ouvrir les
portes dé l'Empire du Soleil Levant à diverses sensibilités.
S'agissant ici des intellectuels qui s'évertuent à ensevelir les coutumes du passé,
l'on ne peut parler que d'un concours de circonstances malheureuses ayant produit des
êtres déchirés entre des valeurs qui revendiquent toute leur primauté, et un monde qui fait
miroiter des attributs tout aussi alléchants, qui ont nom liberté, émancipation de la femme,
égalité, démocratie. Ce mode de dramatisation est un parti pris de l'auteur pour mieux
conférer une profondeur symbolique à son oeuvre et pour mieux faire passer le message.
Jiro-san, l'ex-époux d'Etsuko, symbolise bien ce type de mentalité hybride, lui qui
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.l 05.

94
a accueilli à bras ouverts les avantages qu'offre la culture occidentale, tout en maintenant
intangibles des principes aux antipodes de cette même culture. En l'occurrence, c'est un
homme qui relègue les droits de la femme y compris la sienne au second plan, en
confinant toute l'activité de celle-ci au foyer. En cela, il apparaît plus comme un maître
à qui l'on doit respect et dévouement qu'un compagnon pour le meilleur comme pour le
pire. Dans l'intimité de sa famille, il est toujours tiré à quatre épingles, même quand il
est assis sur le tatami, ce tapis traditionnel de la salle de séjour. Il ne quitte presque
jamais son manteau de haut cadre de la société de fabrication d'appareils électroniques
où il travaille.
Pareille image de l'intellectuel nippon, sous l'emprise d'un tiraillement permanent,
entre la tradition et la modernité traduit, d'une certaine manière, la situation de gêne et
de malaise social, que traverse une génération qui s'évertue à enterrer une bonne partie
de son héritage culturel, sans avoir au préalable assimilé les principes civilisationnels
auxquels elle aspire. Le déchirement que vit Jiro-san, se révéle dans le divorce existant
entre ses manières" distinguées", et ses opinions rétrogrades sur des questions telles que
l'émancipation de la femme par exemple.
Ne pouvant continuer à supporter le comportement trop ambigu de son fils, Ogata
dut quitter Nagasaki, pour aller s'installer dans une maison de son Fukuoka natal, maison
qu'il veut cette fois-ci plus petite, plus fruste et mieux en rapport avec sa situation de
vieux retraité solitaire.
A l'instar du jeune électronicien, plusieurs membres de la communauté nippone,
surtout les jeunes cadres, voient dans les réformes américaines l'occasion de pouvoir
tourner le dos à des coutumes soit-disant' surannées. Cela se traduit naturellement par
l'apparition d'un fossé
de plus en plus grand, entre des intellectuels ou élites
réformateurs, qui rêvent de cités que dominent les gratte-ciel, et les masses populaires

95
plus attachées à leurs traditions.
Comme on le voit, le profond malaise vécu par le peuple nippon après la seconde
guerre mondiale se conçoit chez Ishiguro sous diverses formes.
Dans le premier roman A Pale View of hills. Etsuko et presque toute sa
communauté donnent l'impression d'avoir perdu tous repères, du fait des réformes
imposées par l'Armée d'occupation; mais les japonais se rendent subitement compte que
le discours sur l'invincibilité du peuple descendu du soleil n'était qu'un habile agencement
de mythes. Alors, on ne pense plus qu'à s'exiler vers d'autres horizons que l'on imagine
plus cléments, en raison encore d'un autre mythe tissé cette fois-ci autour de l'occident,
plus envoûtant et partant plus destructeur.
La somme de tant de frustrations entraînera également chez certains personnages
des conduites à tout le moins étranges, qui résulte sans doute d'un désordre intérieur qui
les éloigne définitivement des normes établies par le groupe.
Les personnages de Mariko et Keiko, à un degré moindre, représentent, dans A
Pale View of Hills, le symbole de l'énigme, de l'insondable humain. C'est en ce sens
d'ailleurs que ces deux filles, très en retrait de l'action romanesque, nous aideront à
définir la spécularité du récit second par rapport au récit enchâssant dans ce même roman.
Leur univers presque impénétrable résulte d'une sorte de tare congénitale qui les
a affectées très tôt dans leur tendre enfance; celle-ci s'affirme par la perte subite du père
avec comme conséquence, la totale responsabilisation d'une mère qui n'a pas toujours les
moyens de se hisser à la hauteur de sa mission.
Cela entraîne inéluctablement une réaction fulgurante, un choc psychologique et

96
affectif presque destructeur. Les deux orphelines se replient instantanément sur elles-
mêmes et commencent à vivre une sorte d'autisme qui les éloigne des êtres devant les
comprendre et les protéger.
Pour ne prendre qu'un exemple, alors qu'elle est sans cesse fermée à la bonne
humeur et à l'hilarité passagères de sa mère et de leurs voisins, le mutisme de Mariko
n'est rompu que quand elle se décide à parler des visites- inopinées du génie des eaux, à
la grande détresse de Sachiko.
Quand Etsuko tente d'obtenir plus de renseignements sur la mystérieuse apparition,
la petite fillette se limite au discours laconique qu'on lui connaît:
The other woman. The woman from across the river. She was here
last night. White mother was away.1
La rupture constatée au niveau de la communication avec les humains lui ouvre les
portes d'un autre monde capable de contenir son attitude mystérieuse. Pour accéder à cet
univers caché, elle a dû défaire tous les liens avec l'entourage immédiat, qui ne cesse
d'ailleurs de se poser des questions sur sa conduite énigmatique. Comme pour consolider
l'idée selon laquelle le passage de l'une à l'autre dimension requiert de la part du
postulant une sorte de banalisation de l'environnement matériel et humain. Ce n'est donc
pas surptenant qu'elle refuse énergiquement de mêler sa voie à celle des enfants de son
âge. De même, au stand du kujibiki, kermesse à la japonaise, elle rejette l'ours en peluche
devant la rétablir dans son milieu naturel pour ensuite la réconcilier avec celui-ci.
Le monsieur qui lui a proposé le jouet en question exprime ici son étonnement
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.19

97
devant le refus de Mariko:
you don 't want that big furry bear? Weil, weil, !ittle princess, what
is il you want then?'
La fillette rappelle étrangement Little Father Time, ce petit garçon sombre et
mélancolique dans Jude the Obscure (1895) de Thomas Hardy, qui refuse par exemple de
s'épancher à la vue des belles fleurs, car pense-t-il, leur splendeur du moment ne peut
empêcher qu'elles se fânent dès le lendemain.
Keiko, quant à elle, répond aux attentions de son entourage par un exil volontaire
à l'intérieur de sa propre famille, avant de se résoudre à mettre fin à ses jours. Une issue
que refuse sa compagne d'infortune, ou qu'elle ne peut encore envisager du fait de son
immaturité. Mariko choisit la fuite physique ou symbolique, chaque fois qu'elle est mise
en présence d'une attitude menaçante ou même condescendante. Une bête traquée, fuyant
vers l'inconnu, les yeux fermés.
Deux scènes presques identiques, qui
se sont produites dans les
mêmes
circonstances et au même endroit, à proximité de la rivière, sont décrites dans A Pale
View of Hills, avec un décalage d'une centaine de pages.
Après la fuite de Mariko du cottage familial en pleine nuit, Etsuko la bienfaitrice
se fait alors le devoir d'aller à sa recherche, en l'absence de la mère. La corde enroulée
autour de la cheville de la jeune femme, pendant qu'elle marche à pas traînants dans
l'herbe, revêt une toute autre signification pour la fugitive. Une peur bestiale se lit sur
son visage et elle réagit à l'instant:
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p. 121.

98
Mariko got to her feet. 1 came forward until 1 reached the willow
tree. 1 noticed the cottage a short distance away} the shape ofits roof
darker than the sky. 1 could hear Mariko's footsteps running off into
the darkness.'
Egalement, après l'épisode de la noyade des chatons, Mariko, scandalisée, se perd
dans les ténèbres de la nuit ayant précédé leur départ vers Kobe. Au moment où Sachiko
s'occupe à faire les bagages, son amie l'aide à retrouver la fillette. La jeune femme la
surprend accroupie à quelques mètres de l'eau, mais quelque chose reste encore enlacé
autour de la sandale de cette dernière. Elle le tient dans sa main et essaie de rassurer
Mariko. Mais encore prise de panique, celle-ci s'élance à toutes jambes:
The child began to run, her footsteps drumming along the wooden
boards. She stopped at the end of the bridge and stood watching me
suspiciously. 1 smiled at her and picked up the lantem. The child
began once more to run?
Devant les vicissitudes d'une existence qui pose plus de questions qu'elle ne peut
en résoudre, et confrontée à un milieu au sein duquel elle trouve difficilement sa place,
Mariko se réfugie instinctivement dans la fuite.
A Pale View of Hills apparaît ici comme une réécriture de Rabbit. Run (1960) de
John Updike. Rabbit Angstrôrn, l'anti-héros du roman, ne peut s'accomoder ni de
l'étroitesse des principes religieux que défend le Révérend Eccles, ni de la moralité
désuète de sa belle famille, les Springer. Rejeté par une communauté qui répugne à ses
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.84.
2Ibid.,p.173

r
r
99
multiples écarts, Angstrôrn (le mot rappelle bien le "angst" ou angoisse existentielle,
1
réagit à l'absurdité de la condition humaine par la fuite.
S'il est impossible d'établir avec certitude que la fille de Sachiko réagit ainsi à une
série d'interrogations sur la vie humaine, on retient néanmoins qu'elle a opposé une
résistance farouche à l'aventurisme de sa mère, sans pour autant pouvoir proposer de
solution. Aux profonds remous qui l'agitent intérieurement, elle oppose un détachement
du monde qui l'entoure et propose une réponse à la mesure de son innocence et de son
statut de victime. Dès lors, s'il est permis de présumer que sa place n'est pas dans le
groupe qui l'a vu naître, on ne peut pour autant prévoir l'aboutissement de son combat
ou de son agitation.
Ce n'est pas le cas d'Etsuko sa protectrice dont la situation sociale va de Charybde
en Scylla. Pourtant, la froideur de l'Occident, même si elle l'a chassée jusque dans ses
derniers retranchements, n'a pas complètement détruit en elle toute la verve qui l'a
conduite de sa terre natale au domaine de Sheringham. La lutte passive qu'elle adopte
n'est pas loin de la résignation face au désordre intérieur de l'âme.
La déconfiture de Ono est plus retentissante et sa réaction plus décisive. On sait
que sa vie et son art étaient entièrement consacrés à la consolidation du régime militariste
et à l'extension de l'Empire nippon. La défaite du Japon lors de la seconde guerre
mondiale et l'instauration d'un nouveau .pouvoir fut le prélude à la chute du héros.
L'échec dans sa vie familiale et la culpabilité d'une peinture maintenant bannie des salles
d'exposition, l'ont soudainement condamné à la quasi-errance.
Comme un illuminé dont les états dâme du commun des mortels ne parviendront
jamais à infléchir la conduite encore moins la destinée, le vieil artiste continue à lutter
vaille que vaille, sans jamais accepter d'avoir trahi les aspirations de son peuple.

100
L'orientation de ses idées sur le patriotisme et la loyauté à l'Empereur étaient certes naïfs
et condamnables, mais elles n'en étaient pas moins inspirées par un profond sens du
devoir, se défend-il. Matsuda donne ici la mesure de leur combat:
... there's no need to blarne ourselves unduly ... We at least acted on
what we believed and did our utmost. 1
Cependant, l'auteur refuse à Ono la grandeur du héros de tragédie, dont la chute
retentit généralement jusque dans les coeurs des sujets les plus humbles.
La chute de l'artiste-peintre, bien que nettement perceptible à travers son isolement
et le drame intérieur qui en découle, se trouve atténuée dans ses effets par l'attachement
sincère de petits êtres innocents comme Ichiro ou encore la grande affection de quelques
cadres de sa génération dont le Docteur Saito lui-même.
Ainsi donc, les conséquences de ce malaise se ressentent aussi dramatiquement
dans An Artist of the Floating World, puisque c'est là où l'on assiste précisément à une
aliénation mentale et culturelle qui touche à l'ensemble du tissu social, avec une
dépréciation de la langue nationale, du mode de vie et des valeurs les plus fondamentales
du groupe. Il s'ensuit un rapide démembrement de la famille, un reniement ouvert des
coutumes léguées par les ancêtres et un profond déchirement de l'être, toutes des
manifestations que l'on trouve résumées dans l'image caricaturale de Jiro-san, l'ancien
mari d'Etsuko.
Incapables de s'adapter aux turbulences du nouvel environnement social et
politique, beaucoup de personnages d'Ishiguro envisagent le suicide comme solution
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, pp. 199-200.

101
ultime à leur problème.
4 - Le suicide comme forme de repentir
Nous recevons les premiers échos d'un cas de suicide de la bouche de Sachiko,
quand elle dévoile à son amie l'origine de la présence obsessionnelle de la compagne
invisible .de Mariko. Au moment où la jeune femme et sa fille vivaient à Tokyo, cette
dernière avait assisté à une scène macabre au centre de laquelle il y avait une femme qui
s'était tranché la gorge, quelques jours après avoir noyé son jeune bébé dans l'eau d'une
canalisation. On devine que ce suicide est le résultat du drame psychologique que vivent
les populations japonaises après les bombardements américains.
Sachiko et sa fille Mariko avaient assisté à cette scène à tout le moins pathétique.
La première répugne même à la raconter à son amie:
Atfirst 1 thought the woman was blind, she had that kind of look, her
eyes didn't seem to actually see anything. Well, she brought her
arms out ofthe canal and showed us what she'd been holding under
the water. 1 was a baby. 1
Par la suite, nous apprend Sachiko, l'auteur de cet homicide finit par s'égorger
elle-même, aux yeux des passants horrifiés.
Cependant, Monsieur Sheringham avertit le lecteur qu'on ne parvient jamais à
définir les causes objectives d'un tel acte quand il s'agit de la race nippone, car pour lui,
rapporte son épouse, les japonais ont une disposition naturelle au suicide. Ce que son
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p. 74

1
r
102
épouse a réfuté énergiquement d'ailleurs, lui opposant l'argument qu'il exprimait
1
simplement une ignorance de la philosophie nippone. L'ancien journaliste réagissait ainsi,
on le sait, au suicide inattendu de Keiko.
r
Etsuko la narratrice est indignée par la réaction de son entourage, suite à la mort
1
de sa fille:
The English are fond of their idea that our race has an instinct for
suicide, as if jurther explanations are unnecessary; for that was ail
they reported, that she was Japanese and that she had hung herself
in her room',
Les justifications de ces deux morts volontaires ne peuvent être dissociées de la
multitude de suicides qui, bien qu'inexistants dans le dernier roman (n'oublions pas que
le contexte est entièrement occidental), jalonnent tous les chapitres de An Artist of the
Floating World, dont l'action, il faut le rappeler, ne se déplace jamais hors du cadre de
l'archipel nippon.
Dans la première partie de l'étude, nous avions fait état du suicide de l'employeur
de Jiro Miyake, sans pour autant analyser les causes et les conséquences sociologiques de
son acte .. Le commentaire qu'en fait l'ancien fiancé de Noriko est très révélateur:
Indeed, sir, il is a pity. Sometimes 1 think there are many who should
be giving their lives in apology who are too cowardly to face up to
their responsibilities. ft is then lefi ta the likes of our President to
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.lO.

1
r
103
carry out the noble gestures. 1
r
!
Nous trouvons clairement suggéré dans ce discours une incitation au suicide qui
ne peut échapper à son interlocuteur, le vieil Ono. L'auteur de ces lignes veut insinuer
que l'artiste-peintre a pratiquement joué un rôle aussi néfaste que celui du suicidé.
1
A coup sûr, la famille Ono se sentirait soulagée d'un poids qu'elle traîne des
années durant, si leur père acceptait l'idée du sacrifice suprême. Seulement, ce dernier
vit profondément une sorte d'anti-conformisme qui le maintient en dehors des contraintes
d'une tradition si destructrice. Ono ne peut pas se résoudre au suicide, faute d'avoir
reconnu la moindre erreur commise à l'endroit de sa communauté.
Cependant, le terme "noble gestures" rattache le geste du sexagénaire aux grandes
valeurs nobles qui continuent de faire les beaux jours du Bushidô . En fait un samurai'
pénétré de l'esprit Zen garde toujours par devers lui deux épées. La plus longue est
destinée à l'attaque et à la défense, et la plus courte servira à s'ouvrir le ventre, aussi
spontanément que le code de l'honneur l'exigera, c'est-à-dire, dès que la communauté
constatera par exemple que le samurai ne s'est pas correctement acquitté de son devoir
vis-à-vis de son seigneur.
Ainsi, réagissant comme le président de Nippon Electronics dans An Artist of the
Floating World, une rétrospective des fautes commises devrait inciter Ono à mettre
volontairement fin à ses jours, si la doctrine samurai était profondément vécue.
Citant un passage du Hagakure, considéré comme la bible du samurai, Suzuki
écrit:
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.56.

104
When your determination to die at any moment is thoroughly
established, you attain to perfect mastery ofBushidô, your life will be
faultless, and your dulies will be Jully discharged.'
Rien d'étonnant dans le fait que l'ancien critique d'art soit rejeté par son entourage,
puisqu'il continue à ne pas vouloir se résoudre au suicide, en dépit d'un passé entaché de
fautes. Même aux yeux du jeune Ichiro, son grand-père est en deça de la classe de Yukio
Naguchi, le compositeur de chants militaires. Contrairement à Ono, ce dernier a su se
montrer digne et honorable, en acceptant de se donner la mort en expiation de ses péchés.
Ishiguro ne donne aucune précision sur la manière dont le musicien a commis le suicide,
mais le sacrifice du directeur de Jiro est décrit presque dans ses moindres détails.
Sans cacher son admiration pour le geste du viel homme, Miyake rend compte de
l'événement en ces termes:
He was found gassed. But it seems he tried harakiri first, for there
were minor scratches around his stomach. 2
Il s'ensuit que la mort volontaire ne peut être, comme l'a insinué Monsieur
Sheringham, ni une disposition naturelle, ni une admiration aveugle d'un tel acte, et loin
s'en 'faut. Les exemples précédents montrent au contraire que le japonais se donne la
mort, l'esprit toujours envahi par l'idée d'honneur à laver, de repentir à matérialiser. Le
suicide n'est pas non plus un acte de lâcheté que l'on accomplit n'importe comment.C'est
pourquoi, il est souvent précédé d'un moment de recueillement durant lequel le
"candidat", s'il est instruit, écrit un poème dédié à un être cher et dans lequel il justifie
1 D.T. SUZUKI, Zen and Japanese Culture, p.73.
2 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.SS

105
généralement sa décision.
Curieusement, au delà de la valeur sociale et culturelle du suicide, Masuji Ono
rejette jusqu'à l'idée de culpabilité après la terreur atomique. Le vieil artiste ne trouve
rien à se reprocher car toute son action pendant la période hégémoniste, pense-t-il, n'était
guidée que par l'esprit de responsabilité et l'amour de la patrie. Pour lui, les suicides en
série auxquels on assiste trouvent leur origine dans l'hystérie collective qui frappe le pays
tout entier:
The world seems to have gone mad. Every day there seems to he a
report of someone else killing himself in apology. Tell me, Mr
Miyake, don't youfind it all a great waste? 1
Ainsi qu'il apparaît clairement dans ces propos, l'ancien notable du régime
militaire, à l'instar de la civilisation occidentale, considère bien la mort comme une
catastrophe. Selon lui peut-être, non seulement celle-ci met un terme à la vie, mais
également à des ambitions et à des rêves qui ne peuvent se réaliser qu'au niveau
individuel.
Il semble que Ono vit intensément les réalités de son monde à lui, séparé du reste
de la communauté par un gouffre insondable, surtout du fait que la personnalité nippone
elle, est forgée dans l'acceptation stoïque de la mort, considérée non plus comme une
négation de la vie, compte tenu de la conviction que le groupe survit forcément et
perpétue par conséquent l'idée pour laquelle l'individu s'est tué.
Presque jamais, la cérémonie du seppuku, qui consiste à s'ouvrir le ventre devant
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.55

106
une assistance admirative, ne peut être dissociée de l'idée d'un service à rendre au
groupe, soit par la réparation d'un tort qu'on lui a fait, et c'est presque le motif des deux
ou trois suicides de An Artist of the Floating World, soit par le refus d'une soumission
à une autorité dans laquelle le bushi, autre nom du samurai, se reconnaît difficilement.
Il faut cependant relever qu'à un certain moment, cette sanction ultime a perdu de
son ampleur dans beaucoup de cercles nippons, puisque des voix se sont élevées et
s'élèvent encore contre cette forme de résignation et de défaitisme, disent-elles. Elles
prônent une sorte de censure du seppuku, du fait de la multiplication des éventrements
collectifs qui,
entre autres conséquences néfastes, menaçaient dangereusement la
perpétuation de l'espèce, surtout pendant les guerres civiles du XIVe siècle.'
Les détracteurs de l'acte suprême ont alors évoqué, pour asseoir et consolider leur
combat, d'anciennes valeurs inspirées du bouddhisme et du confucianisme, dont le devoir
filial de ne jamais mourir avant ses parents, le dévouement et les liens d'allégeance au
maître, exigeant ainsi du bushi qu'il préserve sa vie pour la mettre au service de son
seigneur et de sa communauté.
C'est là le crédo d'Ogata et d'Etsuko-san mais de manière plus évidente, ce
principe résume l'ensemble des références de Stevens le maître d'hôtel. Pinguet écrit à
ce sujet dans un contexte plus général:
Dans un siècle déchiré où la propension à en finir ne trouvait que
trop de raisons, les censures du sepDuku, ou plutôt de son abus,
1
Pour plus de precisions sur l'hécatombe qu'a connue le Japon pendant cette
période voir Maurice Pinguet, op.cit., pp. 108-111.

107
venaient rappeler la soumission de l'acte aux maximes du devoir. 1
Les fondements de cette censure éclairent d'une certaine manière les positions
antinomiques du grand-père et de sa petite-fille par rapport à ce même phénomène dans
A Pale View of Hills.
En effet, autant la propension suicidaire de Keiko s'explique par la brusque rupture
avec les traditions ancestrales et l'esprit communautaire, avec comme corollaire la perte
de son âme, autant le sang-froid d'Ogata-san s'interprète aisément par les profonds liens
qu'on devine entre l'ancien directeur d'école et les principes séculaires du Zen. Le vieil
homme s'est sans doute abreuvé pendant de longues années aux sources de vie de son
terroir, tandis que la jeune fille n'a connu qu'indifférence et claustration durant sa courte
existence.
Durant deux ou trois longues années carcérales, Keiko vît les affres d'un véritable
exil au sein de sa propre famille:
For the two or three years before she finally left us Keiko had
retreated into that bedroom, shutting us out of her life [. ..] she had
no friends and the rest of us were forbidden entry into her room.'
A travers l'expérience d'un tel isolement volontaire et le manque de protection du
gorupe, se profilent déjà les signes d'une propension évidente au suicide, contrairement
à sa mère.
1 Maurice PINGUET, op. cit. p. 111
2 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills p.53

1
1
108
Au demeurant, bien qu'Etsuko et Ono-san se présentent comme des âmes tendres
r
et généreuses, promptes à secourir leurs semblables, ils semblent pourtant vivre un drame
intérieur qui les éloigne finalement de la norme sociale. La première refuse de se plier
1
aux convenances du groupe et saute dans l'inconnu. Le second accepte publiquement ses
anciens errements tout en rejetant la sanction du suicide, comme l'exige la tradition. Pour
t
cette raison essentiellement, ils sont marginalisés et même quelquefois voués aux
gémonies et à la solitude au sein de leurs propres familles.
1
1
Sur ce point précis, on peut dire que les héros d'Ishiguro vivent intensément les
principes du Bushidô mais sans jamais embrasser toutes les rigueurs de la doctrine,
surtout ses aspects destructeurs.
Il est clair que tous ces personnages sans exception, Stevens particulièrement,
acceptent la totalité des sacrifices liés à la valeur du travail, celui-ci érigé comme
mystique dans "l'Empire des signes" pour emprunter l'expression de Barthes. Cependant,
l'idée selon laquelle une personne qui a perdu la vie ne peut continuer ni à travailler pour
son maître ni à servir son pays, constitue aux yeux de ces héros, un obstacle majeur à la
pérennisation d'une telle valeur morale qu'est le suicide. L'insoumission du peuple nippon
à une telle doctrine, garantit à coup sûr la possibilité de poursuivre les efforts entrepris
dans le cadre de la reconstruction du Japon.
B - LES SIG~"'ES D'UN RENOUVEAU
Dans A Pale View of Hills, la seule consolation des défenseurs d'un Japon libéré
de toute aliénation et de toute domination étrangère, vient assurément des échos du départ
j
imminent de l'Armée yankee, annoncé dans les journaux.
En effet, Etsuko est soulagée de constater que:

109
Apart from the matter of the wasteground, there were other topics
which preoccupied the neighbourhood that summer.
The newspapers were full of talk about the occupation coming to an
end and in Tokyo politicians were busy in argument with each
ether.'
Pourtant, il est difficile de faire table rase des six années d'occupation pendant
lesquelles les autorités américaines ont dirigé l'administration et régi l'Armée nippone.
On se rend même compte que cette longue expérience n'a jamais été perçue chez Ishiguro
comme un frein à l'éclosion du génie japonais, mais que bien au contraire, elle a constitué
une sorte de levier ayant permis de propulser l'Empire vers l'ère du modernisme. On en
veut pour preuve l'orientation nouvelle prise dans le domaine de l'éducation, du moins
d'après l'analyse qu'en fait l'artiste Shigeo Matsuda. Pour celui-ci comme pour sa
génération, le grand gouffre qui existe entre le contenu de l'enseignement avant la guerre
d'une part, telles l'origine divine de la nation japonaise et la prééminence du peuple
nippon sur les autres, et d'autre part le total bannissement de ce type de discours et le
choix de connaissances plus universelles, ne peut avoir qu'un impact positif sur le progrès
économique et social du Japon.
1 - An Artist of the Floating World: de la tradition à la modernité
Pour peu que l'on examine de près la texture de la civilisation japonaise, il se
révèle une mosaïque de traits culturels d'origines diverses et variées. Ce qui transparaît
d'ailleurs dans la personnalité de Jiro-san dans A Pale View of Hills.
En effet, l'attitude trop ambiguë de l'électronicien résulte de sa difficulté à opérer
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills p. 99

110
une réelle symbiose entre des valeurs traditionnelles qui ont perdu tout leur attrait, et une
culture occidentale qui veut s'imposer à l'ensemble des vaincus de Nagasaki.
Or, l'imbrication de ceux-ci en un ensemble homogène, chez les sujets désaliénés,
naturellement, fait ressortir une harmonie dans les tons, les valeurs morales et religieuses.
Ce qui peut rendre perplexe toute personne qui ignore le contenu de la pensée nippone,
faite entre autre d'ouverture d'esprit, d'une souplesse et d'une capacité d'adaptation aux
valeurs étrangères, mais aussi du sens aigu de la tradition.
Dans un eSSaI intitulé The Japanese Mind (1973), Charles Moore précise en
substance que:
The Japanese are the most open-minded people in the world in
welcoming ideas and ideals from alien sources, and are seemingly
less dogmatically proud of their thought-tradition.'
L'ouverture sur le monde et la grande facilité avec laquelle les modèles étrangers
sont pour ainsi dire "phagocytés" et assimilés, font que des idéaux qui apparaissent aux
esprits purement rationalistes comme données antithétiques et incompatibles, se trouvent
assez souvent intériorisés chez un même être: tradition et modernité, esthétique
traditionnelle et exploits technologiques par exemple se côtoient.
D~ ce point de vue, la fierté nippone a certes souffert de la mainmise étrangère
dans les affaires du pays, mais sur un autre plan, les japonais se sont inspirés des
institutions et des structures des sociétés américaine et occidentale plus généralement, soit
!
pour combler un vide, soit pour apporter des réformes dans les domaines les plus divers.
1
Charles MOORE, The Japanese Mind. Essentials of Japanese Philosophy and
Culture. Charles E. Tuttle Company, Tokyo, 1973, p 294.

111
La Constitution de 1946, rédigée par le Général Mc Arthur, instaura la démocratie
de type occidental et prononça la démilitarisation du pays, introduisant simultanément des
réformes dans le système éducatif.
C'est cette dernière disposition surtout qu'Ogata-san récuse énergiquement, car,
soutient-il, les américains se sont ainsi aventurés sur un terrain qui n'est pas le leur.
The Americans, they never understood the way things were in Japan.
Not for one moment have they understood. Their ways may be fine for
Americans, but in Japan things are different, very different. J
Se pose ici la question de savoir si les forces d'occupation, dans le cadre de la
modernisation de l'Empire, sont guidées par des motivations telles que le citoyen soucieux
de l'épanouissement de la personnalité nippone peut s'en accommoder. D'autre part, l'on
doit également s'interroger sur la capacité des troupes américaines à pérenniser les vertus
les plus fondamentales de la société japonaise, vertus qui se rejoignent dans l'esprit de
discipline et la loyauté dont l'artiste-peintre évoque la disparition avec beaucoup de
regrets et de nostalgie.
Les motifs d'inquiétude de ce dernier sont malheureusement inhérents à toute
situation de domination d'un peuple par un autre.
Cependant, le radicalisme dont se réclame Ogata-san, à l'instar de beaucoup de
personnages d'Ishiguro, tels Stevens et son maître, peut scandaliser plus d'un lecteur
moderne: Ogata ne fait pas par exemple l'unanimité quand il rejette jusqu'à l'idée de
démocratie que ses concitoyens ont accueillie avec beaucoup d'enthousiasme. Une vision
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hils.
p.65

1
1
112
nostalgique des années pendant lesquelles, en sa qualité de directeur d'école très influent,
r
il pouvait observer du haut de sa tour d'ivoire le monde de l'éducation, sans crainte d'être
contrôlé. ou contredit. Dans son établissement donc, sa position était inattaquable,
1
semblable à celle de la statue de l'Empereur Taisho dominant Kawabe Park.
r
Une image verticale de la société, qui hiérarchise tous les membres et confine les
1
petites gens au respect et à la soumission, voilà la réalité moribonde que pleure Ogato-
san. Le vieil homme désapprouve ouvertement l'attitude de son fils et s'emporte:
1
Yau clearly dan 't understand how such things worked. Things aren 't
nearly as simple as you presume. We devoted ourselves ta ensuring
that proper qualities were handed down, that children grew up with
the correct attitude ta their countryJ ta their fellows. 1
IcL elle représente la négation de la démocratie dont les jeunes pousses encore
fragiles, commencent à recevoir la lumière quelque peu diffuse du Soleil Levant. Au
grand dam du vieil éducateur du reste, car l'arbre de la démocratie, nourri de la sève
orientale, s'est vite épanoui et a porté des fruits, mais des fruits qui exhalent bien les
effluves du sol nippon, comme bon nombre de produits importés par le peuple descendu
du soleil.
A propos de cette disposition naturelle à transformer pour ne pas dire à détruire
tout ce qui vient de l'extérieur, William Johnston souligne plaisamment:
Japan is a swamp because it sucks up all sarts of ideologies,
transforming them into itself and distorting them in the process. It is
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.66.

113
the spider's web that destroys the butterfly, leaving only the
ugly skeleton.'
Cela se traduit dans notre texte par l'idée de politesse et de retenue qui imprègne
toutes les relations entre individus même si des dissensions profondes viennent à les
opposer. La contradiction n'est donc pas absente mais elle se manifeste autrement que par
des diatribes et des joutes oratoires qui animent généralement l'exercice de la culture
démocratique occidentale.
Pour ne prendre qu'un exemple, à la lettre que le vieil Ono dans An Artist of the
Floating World adresse à Kuroda dans le but de prendre rendez-vous pour discuter d'un
problème assez délicat, l'ancien élève répond par une note ainsi libellée:
1 have no reason to believe a meeting between us would produce
anything of value. 1 thank you for your courtesy in calling the other
day, but 1 feel 1 should not trouble you further to fulfil such
obligations.2
La retenue qu'on décèle dans les propos de l'ancien disciple ne laisse point deviner
qu'une dizaine d'années auparavant, Kuroda avait connu l'enfer dans les geôles de la
police militaire, du fait même de dénonciations émanant de son ancien maître.
Transposé dans le contexte occidental, l'ancien prisonnier irait directement se
confier à un journal à sensations de la place, d'autant que la génération du vieil artiste fait
1 Cf préface de
Shusaki ENDO, Silence.
Kodansha International, Japan, 1982,
p.14, first published in 1966, (preface written by William Johnston).
2 Kazuo ISHIGURO,
An Artist of the Floating World, 114

1
1
114
maintenant la honte de la nation et qu'en conséquence, il est très aisé de jeter l'anathème
r
sur l'action de Ono-san.
[
Certes, sous des dehors de bonhomie, couve une rage que la mesure, la retenue et
la pondération nippones exprimeraient difficilement. L'auteur de ces lignes aurait sans
r
doute révisé sa position, eût-il simplement accepté de rencontrer son vieux maître. Il
aurait ainsi l'occasion de découvrir une autre facette encore ignorée jusque-là de la
1
personnalité de celui-ci.
La fidélité à l'idéologie dominante et l'engagement actif dans la voie militariste
sont les crédos communs à Ono et à Ogata. Deux voies identiques au départ mais
divergentes à l'arrivée, en ce sens que le premier découvre la vérité au bout du chemin,
tandis que le second est toujours perdu dans les ténèbres, même au moment de quitter la
scène. Ainsi, l'ancien directeur d'école, toujours obnibulé par un sexisme aliénant,
s'oppose à tout combat pour l'émancipation de la femme, notamment la reconnaissance
de son droit de vote suivant ses propres convictions. Il se confie à la vieille restauratrice
Madame Fujiwara:
Let me tell you ... What 1 heard the other day. A man was telling me
this, a colleague ofJiro 's infact. Apparently at the last elections, his
wife wouldn 't agree with him about which party ta vote for. He had
to beat her, but she st~ll didn 't give way. So in the end, they voted for
separate parties. Can you imagine such a thing happening in the old
days? Extraordinary .1
Dès lors, il apparaît clairement au lecteur que les apports dont il est très difficile
1 Kazuo ISHIGURO,
A Pale View of Hills. p.152

115
au personnage de s'accommoder dans le premier roman, A Pale View of Hills, sont
parfaitement acceptés dans le second, An Artist of the Floating World. L'on se pose alors
la question de savoir si cela est le résultat de l'évolution de la pensée de l'auteur ou le fait
d'une émancipation progressive du personnage d'Ishiguro. Les deux hypothèses, chacune
prise isolément; rendent parfaitement compte de l'univers romanesque en question.
En effet, si le premier texte regorge de tentatives réussies ou avortées de fuir le
climat austère du Japon en proie à la misère et aux multiples frustrations, le second quant
à lui, révèle une nouvelle génération prompte à faire expier les erreurs du passé, mais
d'une manière significative, résolument attelée à l'oeuvre de reconstruction de l'Empire.
D'ailleurs, la dernière oeuvre se termine par une note fort optimiste, avec un
tableau plein d'enthousiasme et de gaieté, décrivant un groupe de jeunes gens qui
devisaient et riaient aux portes des nouveaux immeubles:
At one point, two young men leaving the building stopped to talk with
a third who was on his way in. They stood on the doorsteps of that
glass-fronted building, laughing together in the sunshine,'
La jeunesse des trois employés, le visage irradié par les rayons du soleil dont la
clarté se trouve encore décuplée par la devanture en verre de l'immeuble, annonce un
avenir plein de promesses, une ville de, Nagasaki et un pays, le Japon, en pleine
reconstruction.
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p. 206.

116
2 - Des hommes nouveaux, des cités nouvelles
L'immeuble dans lequel vit l'héroïne de A Pale View of Hills fait partie d'un lot
de quatre édifices qui comprennent chacun plus de quarante appartements, séparés les uns
des autres. Ils sont construits sur les cendres de l'ancienne cité et loués par les nouvelles
sociétés immobilières à de jeunes couples, à des taux très avantageux et à la satisfaction
de tous,bien qu'Etsuko ait toujours l'impression, en observant l'ensemble des occupants,
que tout le monde ici vit une situation provisoire. Le vaste programme de reconstruction
auquel elle fait allusion, ne peut naturellement offrir des logements décents à tous les
survivants du cataclysme dans des délais aussi courts.
L'une des victimes les plus en vue de cette situation est à coup sûr Sachiko,
symbole d'un non-conformisme singulier dans ce contexte. Elle est obligée d'aménager
dans un cottage miteux et abandonné, séparé des autres habitations par un vaste terrain
vague, là-bas de l'autre côté de la rivière. Le vieux plafond qui menace de s'affaisser et
l'odeur persistante d'humidité qui envahit tous les recoins de la maison, laissent supposer
qu'une personne saine d'esprit ne peut y habiter, encore moins une jeune femme très
soucieuse de son apparence, accompagnée d'une enfant âgée de dix ans de surcroît.
L'isolement du cottage de Sachiko reflète bien le caractère quelque peu orthodoxe
de ses idées libertaires, dans un environnement qui étouffe toute forme d'expression de
la personnalité féminine. Elle nourrit des rêves qui ne peuvent se réaliser que sous
d'autres cieux, ce qu'elle comprend plus que tout son entourage. En ce sens, son rôle de
pionnier apparaît plus que paradoxal, dans un contexte où la femme croule sous le poids
d'un double asservissement: l'infériorité de son sexe et son manque d'éducation.
Cependant, les résultats de l'effort de reconstruction d'un Japon nouveau sont plus
manifestes dans An Artist of the Floating World où tout le quartier de loisirs de Ono,

117
dont l'évocation du cadre et les rencontres qui y avaient lieu occupe la presque totalité
de la trame, et constitue à n'en pas douter ses souvenirs les plus vivaces.
Aux dernières pages du roman, l'artiste-peintre note, avec beaucoup de nostalgie,
que le Migi-Hidari et le bar de Madame Kawakami n'ont laissé aucune empreinte sur la
configuration actuelle des lieux et que le visiteur non averti ne peut trouver aucun repère
qui peut l'aider à situer l'emplacement exact où furent les deux établissements. Le
premier, maintenant remplacé par un bâtiment de quatre étages dont la devanture toute
en verre, à côté d'autres immeubles semblables, ressemble le jour à une ruche où entrent
et d'où sortent continuellement des bureaucrates, des livreurs, des garçons de course. Le
Migi-Hidari, lui, est remplacé par une sorte de cour asphaltée où des cadres d'entreprises
garent leurs voitures rutilantes. Il faut noter au passage la sécheresse et l'anonymat des
nouveaux lieux, qui contrastent avec la cordialité des soirées autour de la table
uniquement reservée au maître et à ses amis.
De toute évidence, des hommes et des femmes considérés pendant la croisade
militaire comme élite éclairée devant conduire le pays vers une aube nouvelle, sont perçus
aujourd'hui comme des fossoyeurs de l'économie et du progrès.
C'est du moins la justification que l'on peut donner au comportement de Shigeo
Matsuda dans A Pale View of Hills, qui a poussé l'audace jusqu'à suggérer, dans un
article publié dans le périodique des enseignants, qu'Ogata-san et son collègue Endo
devraient être licenciés dès la fin de la guerre. La raison pour lui, en est que les principes
qui étaient à la base de leur politique éducationnelle, sont maintenant entrés en désaccord
avec la direction dans laquelle s'est engagée la nouvelle administration, qui gère une
classe de citoyens ayant tourné le dos à toute idôlatrie d'un passé mythique à bien des
égards. Dès lors, le Japon n'est plus considéré comme une création des dieux, et la nation
nippone n'est plus une entité suprême qui trône au-dessus des autres peuples du monde.

1
1
118
r
C'est en rapport avec l'exigence de restructurer les secteurs de production du pays
qu'à la Nippon Electronics par exemple, les employés envisagent l'avenir avec plus de
1
sérénité, grâce à un train de mesures adoptées après la guerre, dont les plus remarquables
se ramènent à épurer le personnel de tous les anciens cadres dirigeants. Les employés de
r
Kimura Company Building également, se sentent très soulagés d'apprendre que le
directeur de leur société s'est donné la mort dans sa chambre à cause de la responsabilité
1
partagée dans les transactions peu honorables entreprises par son service pendant les
années de guerre.
De même, Taro Saito, l'un des deux beaux-fils du vieil Ono et tout son entourage,
évoquent avec une pointe d'admiration le suicide de Yukio Naguchi, en expiation du
péché commis avant la guerre. Il faut préciser ici qu'il avait composé des chansons au
service des bellicistes.
Parlant du sacrifice de leur patron du Kimura, lira Miyakee reconnaît:
... There 's much relief around the company. We feel now we can
forget our past transgressions and look to the future. It was a great
thing our President did. J
Ainsi donc, l'hiatus entre poids du passé et nouvelles aspirations des masses crée
une dislocation de l'être, tiraillé entre deux réalités a priori inconciliables. L'incapacité
d'entreprendre le saut qualitatif pour transcender ce vide culturel est souvent la cause du
recours au suicide comme solution ultime.
Du fait de cette somme d'erreurs commises sur le compte de l'ignorance ou d'une
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World.
p.55

1
r
119
mauvaise cause qui voulait que les limites de l'Empire mppon soient étendues, des
r
changements radicaux sont proposés par Taro-san:
1
'" in all frankness, Father, a complete overhaul was called for. We
needed new leaders, with a new approach appropriate to the world
of today.'
Comme les vieux "démons" doivent être écartés de tous les secteurs d'avenir, parce
que submergés dans une société tumultueuse prête à charrier l'expérience accumulée ainsi
que tous les péchés commis, de même, l'ancien habitat nippon, eu égard à un nanisme
très prononcé face au gigantisme des nouveaux immeubles, suffoque à en mourir. Le
narrateur ne perd pas de vue le contraste:
And as l followed Mrs Kawakami 's glanee around the room that
summer's evening, l was struck by the thought of how small, shabby
and out ofplace her little bar would seem amidst the large concrete
buildings the city corporation was even at that moment erecting
around us?
A esprit nouveau, cadre de vie nouveau. Il serait intéressant d'examiner à ce
niveau de l'étude comment s'est opérée cette mutation du japonais conquérant en citoyen
pacifiste et bâtisseur d'un monde nouveau, autrement dit, comment cerner le glissement
métonymique du Japon de la tradition à la modernité.
Rentré du front, que ce soit de la Mandchourie, des Philippines ou même des
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.185
2
Ibid., p. 126 (c'est nous qui soulignons).

120
foyers de tension à l'intérieur du pays, le combattant doit retourner sous le toit familial,
délesté de tout élan guerrier, c'est-à-dire complètement converti à la nouvelle doctrine.
Il est parti au champ de bataille assoiffé de domination, après s'être au préalable abreuvé
de mythes destructeurs, il revient au bercail démythifié, plein d'usage et de raison,
puisque débarrassé de tout sentiment autistique. Un scénario initiatique bien établi,
épousant" les formes annoncées par Simone Vierne comme caractéristiques de toute
cérémonie de cette sorte: préparation, voyage dans l'au-delà, nouvelle naissance'.
Au sortir de toute épreuve initiatique précise Vierne, l'initié devient tout autre. Ici,
l'au-delà ne peut évidemment être perçu que comme une mort symbolique qui débarrasse
le postulant de son ancienne enveloppe, avant de le doter d'un nouveau corps et d'un
nouveau mode de pensée.
Appliquant l'analyse à la situation de la fiction d 'Ishiguro, nous pouvons dire que
le jeune combattant nippon, au départ tout imbu de culture samurai, cède la place, au
retour de son odyssée, à un homme nouveau dont les motivations sont très différentes et
ramernées à des proportions plus justes et plus humaines.
Nous sommes ici en présence de ce que Vierne appelle "initiation héroïque", les
autres formes étant "l'initiation de puberté" et "l'initiation supérieure"; cette dernière est
réservée au domaine du sacré. La caractéristique majeure de l'initiation héroïque est que
le héros est investi d'une mission de lutte et non plus de quête, même
si cette quête pouvait impliquer des luttes contre les éléments ou
, Cf Simone VIERNE, Jules Verne et le roman initiatique. contribution à l'étude de
l'imaginaire. Service de reproduction des thèses, Université
de Lille III, Lille, 1972.

1
r
121
même contre les hommes. 1
t
Disons tout de suite que la révélation initiatique a pris une forme particulière chez
1
Ishiguro, car l'illumination du personnage est une négation de sa quête initiale, en ce sens
que la victoire que le soldat escomptait au terme de son voyage initiatique, s'est
transformée en une amère désillusion, mais une désillusion qui porte en elle-même le
déchiffrement de l'énigme. De ce fait, celui-ci en arrive à la conclusion que son maître
initiatique, l'Empereur ou son substitut le général Tojo, s'était doublement trompé sur la
puissance militaire du pays et sur les potentialités des troupes ennemies.
Finalement, les rêves de puissance se muent en une ardeur au travail et la
mitrailleuse troquée contre un marteau et un burin. L'expérience de la lutte armée n'aura
pas été totalement vaine pour le pays du Soleil Levant.
En définitive, la bombe n'a pas laissé derrière elle qu'abominations et amères
désillisions. Les survivants de l'holocauste, disions-nous, ont pris conscience, avec une
rapidité surprenante,
de
l'urgente
nécessité de
s'atteler aussitôt
à l'oeuvre de
reconstruction de leur pays. Mais pour ce faire, comme une graine qui a germé au milieu
des décombres de Nagasaki, il a fallu qu'un homme nouveau, animé d'une conscience
nouvelle puisse voir le jour. An Artist of the Floating World et A Pale View of Hills dans
une moindre mesure, retracent l'itinéraire initiatique au terme duquel s'est produite une
véritable re-naissance de l'être, puisque les rêves expansionnistes qui ont nourri
l'agressivité du peuple nippon avant le chaudron atomique, s'évanouissent et font place
à une vive aspiration à la regénérescence doublée d'une foi inébranlable en l'avenir, au
travail, au progrès.
1 Simone, VIERNE, op. ciL. p.96

1
1
122
L'exploration de la poétique du récit, comprise comme l'ensemble des techniques
t
et des procédés littéraires mises en branle par l'auteur, doivent éclairer davantage sur les
romans d'Ishiguro.
r
1
1

1
1
123
1
1
1
1
1
DEUXIEME PARTIE
POETIQUE DU RECIT D'ISHIGURO

124
L'expression de la parole n'est qu'une
invention de l'an; image infidèle,
qui répondrait trop mal aux sentiments
les plus vifs et les plus intimes de
la nature. ABBE PREVOST, CLEVELAND (1763)

125
CHAPITRE 1: ISIDGURO ET LA TRADITION LITTERAIRE
NIPPONE
D'abord, l'on est tenté de poser la question de savoir s'il est possible de parler de
spécificité à propros de
l'oeuvre romanesque d'un écrivain qui
se veut
aUSSI
internationaliste, tant dans ses thèmes et dans sa vision que dans son écriture.
Interrogé sur la composition de son lectorat, Ishiguro ne disait-il pas que:
1 have this very odd, hazy image of my readership (made up of
Brazilians and Japanese and Italians) and 1 hardly see British readers
at all,'
En d'autres termes, y a-t-il nécessairement corrélation entre le mode de pensée
d'un peuple et sa façon d'exprimer le fait littéaire, surtout quand on se réfère à la position
du narrateur par rapport aux événements et la manière particulière d'en rendre compte?
Depuis l'étude qu'en a faite Jean Rousset suivi en cela par Gérard Genette, on sait
que la position de tout narrateur peut être celle d'un démiurge capable de sonder les reins
et les coeurs' selon le mot de Genette, ou celle d'un personnage satellite évoluant à la
périphérie de l'action romanesque, et dont le rôle se résume le plus souvent à celui d'un
admirateur du personnage central qui lui porte ombrage. Il ne faut pas perdre de vue que
chez Ishiguro, nous sommes immanquablement en présence d'une conscience centrale qui
prend en charge sa propre histoire, mais dont la réticence dans l'action narrative noie
dans l'ombre un certain nombre de séque~ces pourtant essentielles aux yeux du lecteur.
1 Pico IYER, "The Empire Writes Back", p.SO.
2 Gérard, GENETIE, Figure III. Ed. du Seuil, Paris, 1972, p 223.

126
Posant le problème autrement, nous pouvons nous demander s'il était possible à
Ishiguro d'écrire par exemple The Go-Between (1962) de L.P. Hartley, roman centré sur
les réminiscences de Leo Colston, héros narrateur confronté aux souvenirs d' un passé
lointain, après la découverte de son journal intime. Même si les deux écrivains ont
exploité .à merveille les potentialités du roman-mémoire et même si le choix de la
condition sociale du narrateur pouvait être similaire et les circonstances de l'action
identiques, il n'est pas certain qu'Etsuko puisse être dotée de la même position et de la
même volonté de discernement pour voir et analyser les faits de la façon dont Colston
s'acquitte de son rôle.
Vraisemblablement, le contexte social et culturel dans lequel évolue le narrateur
se révèle assez déterminant, quant à la disposition de celui-ci à dévoiler ou à taire ses
sentiments les plus profonds.
Autrement, il serait difficile dans l'oeuvre d'Ishiguro, de comprendre les situations
qui recoupent ce que Jean Rousset appelle les éclipses du je'; celles-ci correspondent aux
circonstances dans lesquelles le narrateur semble se dérober aux légitimes interrogations
du lecteur en lui offrant un récit très incomplet. Rousset ajoute que dans ce cas précis,
nous sommes en présence d'une
connaissancefragmentaire, incomplète.faite d'une addition de brèves
images, elles-mêmes mal définies, et tout cela vague, plein de trous
et de vides',
1 Jean Rousset, Narcisse romancier. essai sur la première personne dans le roman,
José CORTI, Paris, 1973, p.33
2 Ibid. p. 33

127
Ce procédé narratif déroute naturellement, d'autant plus qu'il s'agit ici d'un roman
à la première personne, où tout est vu et compris à travers les yeux d'un personnage
central et narrateur de sa propre histoire.
Sans insister davantage pour l'instant sur les différentes manifestations du
narcissisme chez Ishiguro, nous nous contenterons de révéler ici la parfaite conformité de
ce mode. d'écriture consistant à fournir au lecteur une information fragmentaire, au
tempérament japonais, en ce sens que l'Empire du Soleil Levant, fortement ancré dans
la culture Zen, attache une grande importance au sassuru ou l'art de deviner. Le choix
d'une telle forme de communication au détriment de la performance orale, dénote une
volonté affirmée de suggérer la substance du discours, plutôt que d'avoir recours à une
explication détaillée, quitte à courir le risque d'être incompris. Dès lors, comme le
souligne Takeshi Muramatsu:
dans une telle société ne peuvent fleurir ni la discussion brillante, ni
la majesté de l'éloquence. 1
L'acte narratif mis en honneur chez Ishiguro, surtout au niveau des rapports entre
narrateur et récit, s'apparente bien à ce trait socio-culturel éminemment japonais.
A ~ PERSONNALITE NIPPONE ET MODE D'ECRITURE
Ishiguro, nous semble-t-il, a construit une oeuvre basée sur un objectif quelque peu
indéfinissable, nonobstant la profusion et la profondeur des thèmes qu'il y développe
obliquement. Ou plus exactement, ses narrateurs donnent l'air de héros dont les états
1 Takeshi, MURAMATSU, La Manière de penser des Japonais. Société de l'art de
deviner. Service de Presse et d'Information de l'Ambassade du Japon en France,
Paris, 1975, P.7

128
d'âme leur dictent une attitude très particulière vis-à-vis des événements.
C'est dire que quand ils sont mis en présence d'un passé dont le souvenir les accable ou
les fascine, ils sont tous tiraillés entre le besoin de raconter toute leur histoire, et la ferme
intention de taire les passages clef pouvant être considérés comme les noeuds de
l'intrigue. C'est comme si les mailles situées autour du point nodal sont éclairées et le
centre volontairement laissé dans l'ombre. Il appartiendrait alors au lecteur d'y mettre un
contenu et d'en décider des connexions avec les faits disparates imaginés par leur auteur.
1 - Les silences du narrateur: une écriture réticente
Dans une interview accordée à Pico Iyer, Ishiguro relève le caractère transculturel
de son lectorat et insiste sur le choix de son mode d'écriture. Pour que chaque lecteur,
de quelque horizon qu'il soit, puisse pénétrer son monde sans obstacle majeur, il écarte
par exemple une description trop détaillée des vêtements que portent ses personnages ou
tout autre attribut d'une culture spécifique. Il évite également l'emploi de certains
procédés stylistiques tels les calembours qui ne survivraient pas à la traduction. Tout cela,
dit-il, réduit drastiquement l'audience de toute oeuvre littéraire.
Dans une autre interview rapportée par le même Pico Iyer, Ishiguro déclare en
substance:
1 do get quite infuriated to read some contemporary novels where if 's
very clear that if you don 't live in a particular place or a particular
time, the thing just isn 't going to work.'
1 Pico Iyer, "Connoisseur of Memory", p.46

129
Ainsi, le texte d'Ishiguro fuit les particularismes et les faits culturels trop marqués,
en bannissant les très longues descriptions des lieux notamment, ce qui entraîne une
gestion rigoureuse de l'espace romanesque entres autres.
Par ailleurs, notons ici que la réticence dans l'écriture que beaucoup de critiques
tels que Wendy Brandmark considèrent comme une caractéristique majeure du roman
d'Ishiguro, ne renvoie pas pour autant à une vision négative mais elle représente plutôt
l'expression d'un trait de culture particulier à l'archipel. Ainsi, les omissions volontaires
dans le cours de la narration et la façon succincte de parler d'un événement qu'on est
censé relater beaucoup plus amplement, ne peuvent être dissociés des canons d'une culture
pour laquelle,
ce n'est pas la voix... qui communique ... C'est le corps (les yeux, le
sourire, la mèche, le geste, le vêtement) qui entretient avec nous une
sorte de babil auquel la parfaite domination des codes ôte tout
caractère régressif, infantile. 1
Ainsi, le japonais rejette la voix pour élire en ses lieu et place d'autres moyens plus
aptes à exprimer sa sensibilité, eu égard au fait que la communication verbale s'attache
souvent à révéler l'âme forcément belle, la pseudo-sincérité ou le prestige du locuteur.
Toutes des prétentions que l'auditoire nippon accepte difficilement.
A" Pale View of Hills laisse le lecteur sur une note d'insatisfaction en ce qui
concerne un certain nombre de faits qui touchent de près ou de loin à la vie de l'héroïne,
et dont le mutisme à leur sujet apparaît comme infraction aux normes classiques du
roman, mais davantage comme obstacle majeur à la compréhension globale de l'intrigue.
1 Roland, BARTHES, L'Empire des Signes, Editions d'Art Albert Skira,
Genève, 1970, p.20.

130
Les causes et les circonstances non élucidées de l'exil d'Etsuko en Angleterre, événement
de grande portée quant à la trame générale, en sont la preuve.
En revanche, bien que les mobiles de l'exil soient presque Inconnus, l'on est
certain que celui-ci a pris chez la jeune femme la forme d'un voyage vers la terre
promise, mais uniquement dans la période pendant laquelle le déplacement n'est pas
encore entrepris. A posteriori, l'exil se révèle comme l'obstacle majeur à la réalisation
de son rêve d'indépendance. La totale résignation d'Etsuko aux dernières pages de A Pale
View of Hills rend bien l'image d'un navire en pleine dérive.
Plus que les oeuvres qui l'ont suivi, ce roman est le produit d'une narration
hachée, opérant un va-et-vient continu entre deux mondes distants l'un l'autre, tant du
point de vue de l'espace que de celui du temps. Il procède par la juxtaposition de
tableaux, l'alternance des scènes et des sommaires.
En fait, le voyage mémoriel d'Etsuko alors qu'elle était encore jeune mariée vivant
à Nagasaki au lendemain de la destruction de la ville, ne révèle que peu de choses sur ce
point. Mises à part certaines précisions faites au cours des entretiens avec son entourage,
le lecteur n'a d'autres choix que de se contenter des bribes de renseignements qu'elle veut
bien lui donner à petites doses, manifestement après une sélection préalable. En cela, la
narratrice obéit à une nature plutôt ladre pour quelqu'un qui a décidé de raconter sa
propre histoire, et de fournir tous les éléments susceptibles d'éclairer les noeuds de
l'intrigue.
Sur ce point précis, on peut dire que le récit d'Etsuko s'avère plus allusif que celui
de tous les autres narrateurs d'Ishiguro. Par' exemple, lors de leur visite elle et Ogata-san
au jardin public dénommé "Peace Park" et situé au centre-ville de Nagasaki la description
à tout le moins ironique que la narratrice fait de la statue qui domine le monument aux

1
1
131
morts, révèle de biais un sentiment de mépris, reflété par l'aspect comique et le geste
1
anachronique de ce dieu grec tout en muscles. Dès lors, à travers la dérision que le
lecteur décèle en filigrane dans le récit de la vieille femme, transparaît une nette volonté
r
d'oublier les blessures du passé et toute forme de représentation de celui-ci.
1
Un peu avant cet épisode, Etsuko rend compte de son excursion sur les collines
r
surplombant le port de Nagasaki. Perchée sur le flanc de la montagne, elle observe le
paysage désolant qu'offre la ville après les bombardements. La vétusté du port ainsi que
les multiples décombres qui l'entourent, suggèrent bien la desastreuse situation que
connaît maintenant la famille de Sachiko son amie. Pourtant, tous les japonais avaient
senti l'imminence du conflit, mais presque personne n'avait pu imaginer tout l'impact de
cette guerre sur les destins individuels. Dans une analyse moins voilée et moins suggestive
que les propos d'Etsuko, Sachiko dévoile ici toute l'ampleur du phénomène:
After ail, everyone could see a war was coming. But then again,
Etsuko, no one knew what a war was reaily like, not in those days.
1 married into a highly respectedfamily. 1 never thought a war could
change things so much',
Alors, par allusions, élisions et sous-entendus, nous savons que les souvenirs les
plus vivaces de la narratrice se rapportent à son amitié avec Sachiko et les quelques
semaines que cette amitié a duré. Dans une moindre mesure, Etsuko mentionne également
ses relations avec l'ancienne amie de sa mère, Madame Fujiwara, le tout décrit par une
voix presque lyrique.
De sa vie conjugale, de ses relations avec son mari et de ses rapports avec son
, Kazuo ISHIGURO, A Pale View of HilIs, p.75.

132
beau-père, elle parle avec retenue mais s'attarde beaucoup plus peut-être par pudeur sur
la période de séjour de ce dernier à Nagasaki. C'est alors qu'elle revit les circonstances
dans lesquelles elle avait rencontré son amie et sa fille, l'énigmatique Mariko-san, dont
la compagnie se réduisait à ses chatons. Ainsi, le lecteur est invité à pénétrer dans
l'intimité de ce monde clos des relations des deux amies, à prendre connaissance des élans
de
générosité de la protagoniste, de l'atmosphère cordiale des déjeuners dans
l'établissement de l'aimable Madame Fujiwara. Mais on se rend compte que tout cela est
narré d'une manière laconique, puisque la substance de chaque élément est souvent
fragmentée en plusieurs morceaux, dont le lecteur fait lui-même la jonction pour pouvoir
en tirer une signification.
Il Y a chez ces personnages féminins une certaine grâce, une discrétion et une
élégance des gestes, des postures et de la parole. C'est ainsi que dans l'épisode où Ogata-
san décide d'abréger son séjour chez son fils Jiro et de retourner à Fukuoka, Etsuko
insiste pour que le vieil homme reste encore quelques jours, mais en même temps, elle
observe son mari:
My husband stopped eating, but did not look up'
Quelques lignes plus loin, après qu'Ogata eut assuré qu'il ne resterait pas plus
longtemps, l'attitude de son fils changea aussitôt:
Jiro began to eat once mort?
La jonction de ces deux passages met en évidence le fait que lira n'était pas en
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills. p.155
2 Ibid, p.155

133
faveur de la proposition de sa femme. Pourtant, il a semblé regretter le retour imminent
de son père, ce qui ne peut cependant tromper le lecteur outre mesure.
On a d'abord l'impression que les événements sont remémorés d'une manière très
vague, mais au fil des pages, l'on sent que c'est une imprécision voulue et entretenue à
dessein, peut-être par pudeur également. Bien entendu, cet effort du lecteur n'est possible
que si la narratrice veut bien l'y aider. On a des séquences de l'histoire sur lesquelles un
silence total est observé. Les événements qui ont lieu dans cette section, de ce fait,
tendent à s'estomper dans les ténébres de la mémoire. D'ailleurs, n'eussent été certaines
révélations faites par l'entourage de l'héroïne, il serait difficile de dégager les traits de
convergence thèmatiques de A Pale View of Hills à partir desquels le récit se construit
et prend .tout son sens.
Par exemple, de la vie carcérale qu'Etsuko mène avec un man autoritaire et
violent, le lecteur ne reçoit que des impressions éparpillées dans le texte. L'essentiel de
la substance de l'information est fourni par à Madame Fujiwara qui devine aisément les
souffrances de l'héroïne à travers les traits du visage de celle -ci. De biais, la restauratrice
dévoile au lecteur et même à la victime la profondeur du désarroi que trahissent des
dehors physiques qui ne trompent pas. Se conformant ainsi aux exigences de la culture
nippone, Etsuko rejette toutes ces allégations et met sa mine déconfite sur le compte de
la simple fatigue. Encore plus ouvertement, quelques pages plus loin, elle confie à son
beau-père qu'elle ne peut pas être plus heureuse qu'elle ne l'est à présent. C'est ainsi que
parlant précisément de la naissance prochaine du bébé qu'elle porte, elle avoue:
It couldn 't have happened at a better time. We 're quite settled here
now, and Jiro 's work ii going weIl. This is the ideal time for this to

134
have happened.'
A en juger par ces propos, la détérioration des relations avec Jiro-san ne peut
intervenir que d'une manière très surprenante. Qu'est-ce qui a pu alors inverser la
tendance au point de causer une rupture si brusque et à tout le moins mystérieuse, entre
un mari et une épouse si épanouie dans son foyer? On peut légitimement penser qu'Etsuko
a dû se métamorphoser par la suite, surtout après qu'elle fut entrée en contact avec
Sachiko l'aventurière. Elle
n'a pu échapper à la contagion et,
par glissement
métonymique, tous les rêves d'évasion et de libération du joug d'un héritage culturel
tyrannique lui sont transmis par Sachiko.
Toutefois, la rétention de l'information que nous avons relevée ailleurs dans le
roman, oblige le lecteur à adopter une attitude assez originale et prudente face au texte
d'Ishiguro, car, l'énigme qui a été formulée dès le début n'est pas dévoilée jusqu'à la fin
du récit. Cette technique n'est pas nouvelle dans l'histoire du roman anglais.
Notons simplement que A Passage to India (1924) de E.M Forster a été plus ou
moins construit suivant ce canevas, du fait que l'auteur n'a pas clairement indiqué ce qui
s'est passé entre Aziz et Adela Quested pendant leur visite dans les cavernes. Pourtant,
cette scène représente l'écheveau à partir duquel tout le reste de l'histoire prend son
essor. Mais aussi l'énigme dont le déchiffrement ne sera jamais total, parfait, et ce
jusqu'à la fin du roman, rend davantage plus obscur le récit de A Pale View of Hills
Pareillement, dans An Artist of the Floating World, Masuji Ono à coup sûr, tait
lui aussi certaines informations, bien que de loin plus loquace que la narratrice de A Pale
View of Hills. Il se révèle sans doute plus communicatif qu'Etsuko, puisque plus prompt
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.34.

135
à dévoiler les événements qui ont fait le vide autour de lui. C'est ainsi qu'il nous apprend
les circonstances de la disparition de son fils Kenji et de sa femme Michiko, tous victimes
des conséquences de la terreur atomique. Ce qu'il ne dit pas par contre, c'est le calvaire
de l'isolement qui le ronge, vivant seul dans la grande propriété qu'il a acquise pendant
ses années de gloire. Ce qu'il ne dit pas non plus, c'est le processus par lequel s'est
opérée la reconversion de son art subitement mis au service de l'expansionnisme, après
plusieurs années de célébration du "Monde Flottant". Rappelons que le japonais décrit
ainsi l'univers des maisons de plaisirs que peuplent les geishas et les filles de joie.
Cependant, la narration de l'artiste-peintre présente moins de lacunes que le texte
qui l'a précédé, ainsi que celui qui l'a suivi. The Remains of the Day en effet, regorge
lui aussi de "silences", de pauses et de non-dits, tant il est vrai que Stevens répugne
même à parler de sa vie familiale, absorbé qu'il est par ses activités professionnelles et
son dévouement au Seigneur Darlington. Relevons ici l'absence totale d'éléments pouvant
renseigner le lecteur sur tel ou tel aspect de l'épaisseur psychologique du héros; à la
différence du récit d'Etsuko, aucun personnage secondaire n'aide à relever les nombreuses
équivoques existantes, ce qui au plan épistémologique pose le problème de la fiabilité de
la narration et obscurcit davantage l'histoire de Stevens. Ceci est évidemment dû au fait
que ses rapports avec son voisinage sont très épisodiques et rendus plus limités encore par
le cadre étroit du château où se déroule tout le récit au second degré.
A part l'existence d'un père engagé par le fils-narrateur comme maître d'hôtel
adjoint, à la mort de Monsieur John Silvers, le seigneur de Loughborough House, Stevens
ne dit rien des autres membres de sa famille. Aucun mot sur sa mère, encore moins sur
la maison familiale. Pas de liaison amoureuse non plus, si anodine soit-elle, bien que le
texte ait plus ou moins suivi l'évolution du 'personnage de l'âge adulte à ses vieux jours.
Il fait certes mention de la mort de son frère aîné survenue sur la terre africaine,

136
alors que celui-ci faisait partie des troupes britanniques ayant envahi les populations Boer
d'Afrique du Sud. On doute fort d'ailleurs qu'il fasse allusion à cet événement douloureux
dans le seul but d'éclairer le lecteur sur son environnement familial. La disparition de
Léonard sur le continent noir n'est vraisemblablement mentionnée dans le roman que pour
mettre en évidence le sang-froid du père de Stevens. Il est très significatif que les années
de vieillesse de ce dernier et les circonstances de sa mort subite soient racontées avec
force détails, justement alternées avec les échos de la fameuse conférence qu'abritait le
château. Stevens-fils préfère alors la table des convives du Baron Darlington au chevet
du père mourant.
On a finalement l'impression que le narrateur met entre parenthèses ou élimine de
son histoire toutes les sections qui ne contribuent pas à éclairer son engagement
professionnel, même si leur suppression doit gravement porter atteinte à la continuité ou
même à la cohésion du récit.
Par ailleurs, il convient de souligner qu'un tel procédé permet à l'auteur de
concentrer tous ses efforts et toute son attention sur l'exploration du théme central de The
Remains of the Day qui est la valeur du sacrifice de toute une existence au service d'une
grande cause, à l'intar de la geste du samurai authentique.
, Il est toutefois remarquable que jusqu'à la dernière page du roman, un certain
nombre de questions se posent toujours avec acuité, questions auxquelles le lecteur ne
trouve aucune réponse. Parmi les plus importantes, l'on note surtout celles ayant trait à
la famille du héros. On se demande par exemple s'il a réellement eu une famille et où elle
a vécu jusque-là. Le lecteur ne sait pas non plus pourquoi il n'existe plus de toit familial
au moment où le narrateur commence son récit.
Tout autour de Stevens, se trouve ainsi tissé un voile très épais au travers duquel

137
le lecteur ne voit rien qui puisse l'éclairer. En revanche, on peut supposer que le silence
observé est peut-être le résultat d'une rancoeur refoulée ou d'une douloureuse expérience
qu'on veut refouler à tout prix. Aussi bien chez Etsuko que chez Stevens et Ono dans une
moindre mesure, le dévoilement des profonds sentiments qui les agitent intérieurement est
totalement banni de la narration, qu'ils traduisent la joie ou la peine.
C'est en tout cas la conclusion à laquelle en est arrivé Kishimoto Hideo dans son
analyse théorique des traits culturels japonais et dont les conclusions servent à jeter la
lumière sur les personnages ci-dessus décrits:
Anger and sorrow should not appear on the countenance. Tears
should be suppressed with full effort. For the Japanese, tears cannot
be seen by others without sorne feeling of embarrassment. Generally
speaking, the more subdued in emotion a man is, the more he is
respected.'
Les omissions volontaires dont nous avons fait état sont toutefois différentes du
discours plutôt énigmatique qui ne fournit pas plus de précisions quant aux contours de
certains phénomènes, mais peuvent tout de même aider à dégager des repères très utiles,
ne serait-ce que pour orienter la réflexion ou l'argumentation.
2 - La lan~ue du narrateur et sa symbolique
Dans cette section, nous nous proposons d'étudier, non plus les cas où le lecteur
s'attend légitimement à recevoir plus de renseignements du narrateur afin de pouvoir
appréhender d'une manière plus précise l'univers de la fiction d'Ishiguro, mais plutôt ce
1 Charles MOORE, op. cit.
p.118

138
que Gérard Genette appelle paralipses ou omissions LatéraLes, consistant à donner moins
d'information qu'il n'est en principe nécessaire. 1 Ce sont en d'autres termes des
situations où la narration fait état de parties essentielles à la trame du roman, mais en ne
faisant que les effleurer.
A propos par exemple de la séparation de l'héroïne et de son mari, la déclaration
d'Etsuko ne fournit aucune explication précise sur la nature et les circonstances d'un tel
choix. Elle évoque le divorce en ces termes:
1 shouLd have no regrets for those choices 1 once made. 2
De même, presque à la fin du roman, la vieille japonaise fait encore état de son
départ de Nagasaki, mais toujours en se réfugiant dans le discours allusif qu'on lui
connaît. Le lecteur sait bien la manière particulière dont l'ancien mari, liro, abordait
toutes les difficultés auxquelles il était confronté. Son attitude se résumait invariablement
à l'attentisme, si ce n'est la passivité. C'est de cette façon qu'il espérait résoudre le
conflit qui opposait son propre père à Shigeo Matsuda par exemple. De cela, la narratrice
se limite au commentaire suivant:
Rad he not, years later, faced another crisis in much the same
manner, it may he that 1 would never have Left Nagasaki. 3
Tout au plus, à partir de ce qui précède, le lecteur ne peut que deviner la
1 Gérard GENETTE, Figures nI. Editions du Seuil, Paris, 1972, p 211.
2 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills. p.11
3 Ibid., p.126

139
responsabilité de l'électronicien dans le divorce, du moins si l'on se fie à son épouse.
En revanche, la nature de la crise à laquelle Etsuko fait ici allusion sera tue jusqu'à
la fin de l'histoire. Elle ne sera jamais dévoilée.
Par rapport aux études faites sur la langue nippone, nous retrouvons des traces de
cette écriture énigmatique, liée à ce que Hideo appelle l'interêt pour l'expérience
immédiate', Il précise toutefois que contrairement aux langues européennes qui sont
généralement analytiques, la langue japonaise elle, appréhende les choses d'une manière
plus globalisante. Aussi, la syntaxe de la phrase japonaise est-elle très différente de celle
des langues occidentales, dans la mesure où il n'ya pas toujours de distinction entre sujet
et objet dans une même phrase. Dès lors, précise-t-il, un seul mot suffit quelquefois pour
exprimer tout un ensemble de sentiments très profonds. La raison fondamentale en est que
la langue possède une immense puissance suggestive en contraste avec la plupart des
langues qui nécessitent une pensée mieux élaborée et exprimée dans un discours plus
abondant. Cela se ressent davantage en poésie et surtout dans la composition du haiku.
Analysée sous ce rapport, on comprend plus aisément ce que nous appelons
narration lacunaire dans les romans d'Ishiguro.
,
Ici, le blocage de l'information est à dessein entretenu jusqu'au bout du récit sans
jamais être levé, puisque la vérité semble être égarée au cours de la narration.
Comme le raisonnement analytique n'est pas toujours apte à rendre compte de toute
la réalité du monde d'Ishiguro, compte tenu de son double héritage, il faut assurément
chercher ailleurs les critères d'appréciation devant permettre de l'explorer. C'est
1 cité par Charles Moore, op. cit ; p.29ü.

140
pourquoi, nous tenterons tout d'abord de les trouver dans la panoplie de symboles
employés par l'auteur.
Il semble bien que c'est A Pale View ofHills qui renferme l'expression symbolique
la plus significative, de par son titre d'abord, mais aussi et surtout si l'on se réfère aux
représentations récurrentes que sont les rêves de la narratrice et de sa fille.
En effet, l'expérience onirique occupe une place de choix dans ce récit en ce sens
que l'image de la jeune fillette sur la balançoire envahit sans cesse la vieille Etsuko.
Ainsi, cette dernière revoit l'enfant en rêve dès la nuit qui a suivi la rencontre au jardin
public, ensuite le lendemain, et pendant plusieurs mois encore l'image de la fillette
chaussée de petites bottes et emmitouflée dans un imperméable vert ne la quitte jamais.
Il convient de préciser que dans un premier instant, le rêve est circonscrit dans le cadre
du récit au premier degré, c'est-à-dire qu'il fait partie des événements anodins qui
jalonnent les relations entre Niki et sa mère. Mais tout de même, cet événement exige dès
lors, pour paraphraser Catherine Millot,
d'être symbolisé, d'être intégré au tissu discursif, afin de produire un
sens neuf, recevable par ceux-là mêmes qui n'ont pas eu accès à cette
expérience. 1
Progressivement, ses contours deviennent de plus en plus précis, pour révéler en
fin de compte une réalité appartenant exclusivement au passé nippon de l'héroïne. C'est
qu'au départ, la narratrice lie son rêve à une scène très banale qui a attiré son attention
alors qu'elle et sa fille Niki sont en promenade dans le village. Attablées à la terrasse
d'un café, elles observent une gamine jouant sur une balançoire à côté de deux vieilles
1 Catherine MILLüT, op.cit, p. 163

141
dames. Toujours plus obsédante, l'image ne va plus jamais quitter la narratrice, bien que
par association, elle la rapproche maintenant du souvenir de Sachiko qu'elle avait évoqué
la veille parce que servant de déclic ou d'analogon à tout un passé enfoui:
At first, it had seemed a perfectly innocent dream; 1 had merely
dreamt of something 1 had seen the previous day (the Little girl we
had watched playing in the park). And then the dream came back the
following night. Indeed, over the pastfew months, it has retumed to
me several limes. 1
Même si Etsuko avoue plus tard l'inexistence de rapport même symbolique entre
la petite gamine et l'objet de son rêve, elle ne peut tout de même pas nier la portée de la
réaction qui a immédiatement suivi la scène; elle demande à Niki:
Perhaps you'll get married and have children soon ...
1 miss Little children,'
Lié à l'environnement social de la narratrice et plus singulièrement à la solitude
qu'elle vit dans ce monde austère, un ilôt au milieu d'un océan d'indifférence, le rêve
prend alors toute sa signification, puisqu'il traduit un besoin presque oppressif, une soif
de socialisation désintéressée, loin de tout calcul et de tout égotisme aliénant, à l'image
de cette enfance innocente.
C'est cette même relation qu'établit Jean Chevalier dans son Dictionnaire des
Symboles, quand il écrit à la suite de C.G. Yung que:
1 Kazuo.ISRIGURO; A Pale View of Rills.
p.47.
2 Ibid. p.48

142
Le rêve est l'un des meilleurs agents de renseignements sur l'état
psychique du rêveur. Il lui en fournit un symbole vivant, un tableau
de sa situation existentielle présente: il est pour le rêveur une image
souvent insoupçonnée de lui-même; il est un révélateur du moi et du
soi,'
De la même manière, Bachelard établit un lien solide entre nos rêves et les désirs
enfouis dans les bas-fonds de notre subconscient:
Au lieu de rêver à ce qui a été, nous rêvons à ce qui aurait dû être,
à ce qui aurait à jamais stabilisé nos rêveries?
En fait, Jung et Bachelard voient dans tout rêve une représentation symbolique de
tous les penchants qui étaient refoulés auparavant. Vue sous ce rapport, la vieille
japonaise est en train de repeupler, dans ses nuits moroses, le désert affectif au milieu
duquel elle se débat seule, et qui fait suite à la grisaille des collines qui dominent la ville
de Nagasaki et à partir desquelles l'héroïne observe ce port qui ressemble à une lourde
pièce de machime oubliée dans les eaux. Ce qui reste quelque peu troublant, c'est peut-
être le fait de révéler à Niki que l'objet du rêve n'est plus la fillette anonyme sur la
balançoire, mais une autre personne à propros de laquelle aucune précision ne nous est
fournie.
L'expérience onirique de la vieille Etsuko n'est pas sans évoquer ces épiphanies
que vivent les mystiques et dont des écrivains comme James Joyce font la texture de leurs
,
• Jean CHEVALIER, Dictionnaire dés symboles (avec la collaboration de Alain
Gheerbrant), Ed. Robert Laffont, Paris, 1969, p 648.
2 Gaston BACHELARD, La terre et les rêveries du repos. Librairie José CORTI,
Paris, 1963 ,p 98

143
oeuvres. Chez Etsuko, la révélation jaillit de la trivialité et le non sens duquel part la
révélation s'ouvre en plénitude de sens. Le rêve d'Etsuko part de quelque chose à la fois
vide, trivial, d'un sens futile, pour aboutir à une densité ineffable sur laquelle Ishiguro
fonde la lisibilité de son texte.
Il semble bien que nous devons encore payer le tribut de notre tendance à vouloir
toujours décrypter le discours de la narratrice en une chaîne d'assertions claires et
objectives. Parce qu'elle est peut-être consciente de tout cela, Etsuko finit, suivant son
habitude, par noyer l'image onirique dans les ténèbres d'une histoire volontairement
brouillée. Sur ce point, elle est demeurée fidèle à sa nature fugitive, à son désir de fournir
un récit très diffus, tant et si bien que le lecteur se voit obligé de recourir à sa propre
imagination pour combler les interstices du texte. A la fin du roman, l'on se demande
toujours si l'image de la fillette renvoie à la petite Mariko du récit second, à la scène
macabre du bébé qui était noyé par sa prope mère, ou à d'autres souvenirs que la
narratrice a omis de mentionner dans son récit.
Ce que l'on peut affirmer avec certitude, c'est que le lecteur possède plus
d'arguments pour pénétrer tant soit peu l'univers onirique d'Etsuko qu'il peut en espérer
pour interpréter les rêves de Niki. La raison en est que la jeune fille ne nous tend aucune
perche et préfère vivre isolément l'expérience de ses mauvais songes. On sait que ses
fréquentes insomnies la précipitent dans un état dépressif et que ses brefs moments de
sommeilsont troublés par des rêves qu'elle. redoute tant, et qu'elle refuse de commenter.
Elle se contente de dire:
1 don 't seem to sleep very weil. 1 keep having these bad dreams all
the time,'
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.175.

144
L'économie du discours de la jeune anglo-nippone n'est guère étrangère à la
tradition du Soleil Levant, plaisamment exprimée dans ces vers du père du haiku
moderne, Matsuo Bashô (1644-1694):
Things spoken
Tum lips cold
The Autumn wind. J
Bashô suggère ici que la quintessence du discours doit être saisie dans le silence
des mots et non dans leur abondance. Plus que partout ailleurs peut-être, le mutisme se
trouve ici élevé au rang de vertu cardinale pouvant distinguer le japonais authentique de
l'autre.
Nous avons précédemment fait allusion à la scène de l'étouffement d'un bébé dans
les eaux d'une canalisation, comme conséquence de l'hystérie collective ayant suivi
Nagasaki. Qu'un tel homicide soit le fait de la propre' mère de la victime, laisse deviner
la profondeur du malaise social qui a prévalu après le brasier atomique. L'auteur reprend
presque la même scène plus loin, mais cette fois-ci, à la place du bébé, ce sont de petits
chatons que Sachiko tente de noyer dans un marigot.
Comme on peut s'en rendre compte, ici l'eau est associée aux scènes les plus
horribles du roman et participe même à l' ~néantissement des êtres et des choses.
Presque nulle part dans A Pale View of Hills, l'eau n'est perçue comme source de
vie ou moyen de purification, fonction que lui assignent pourtant la religion bouddhiste
et la culture populaire nippone. Mais presque dans toutes les cultures, on peut supposer
1 Cité par Shuichi KATO, op.cit., p. 96.

145
que chaque fois qu'elle est appréhendée comme telle, l'eau renvoie le plus souvent à
l'idée d'une substance très pure, parce qu'exempte de tout élément qui peut la souiller.
Pensons à l'eau du Gange, fleuve sacré où se baignent les pélerins hindous, ou à celle du
Jourdain où les hébreux baptisaient leurs fidèles. La religion musulmane considère
également l'eau comme le moyen, par excellence, de purification.
Chez Ishiguro, nous sommes la plupart du temps en présence d'eaux stagnantes,
infestées de moustiques et d'autres bestioles, d'eaux fangeuses et malodorantes.
Ali year round there were craters filled with stagnant water, and in
summer months the mosquitoes became intolerable.'
Même si elle est limpide, elle n'est pour autant symbole d'aucune vertu. Sans
jamais discontinuer, elle tombe par exemple sous la forme d'une pluie drue ou fine, qui
garde les hommes prisonniers pendant deux ou trois jours consécutifs.
It rained throughout that night, and the next day ... The fourth day of
Niki's stay ... il was still raining steadily,'
=
Pendant ces longues heures de vie quasi-carcérale, Etsuko aurait pu signer ce haïku
du célèbre poète Saigyo (1118-1190).
Comp/ete/y imprisoned in the spring rain
1 am ail a/one in the solitary hut,
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.ll
2 Ibid., p. 52

146
Unknown to humankind,'
En définitive, dans The Remains of the Day. l'eau n'est presque jamais considérée
comme alliée de l'homme. En revanche, elle constitue souvent l'élément fondamental qui
le dessert ou l'aliène; elle participe à l'exacerbation des maux qui frappent les humains
parce qu'elle les isole les uns des autres en empêchant tout mouvement.
Les images aquatiques ne sont pas légion dans le récit de Stevens; cependant, la
pluie est partout présente, surtout pendant la dernière étape de l'excursion de celui-ci, et
pendant tout le temps que lui et Madame Benn sont ensemble. Hormis le fait qu'elle a
retardé la rencontre entre le maître d'hôtel et son ancienne gouvernante, l'eau apparaît au
narrateur comme symbole d'une agressivité non contenue. La violence de l'image qui suit
est pleine de significations:
Then, very soon afterwards, the rain had come down with such
ferocity that for a moment ail the guests seemed to stop eating just to
stare out of the windows',
Par conséquent, l'eau semble être le miroir de la vie. Elle reflète clairement les
préoccupations, mais surtout les états d'âme de toute une société par le biais du narrateur.
A la suite de Paul Claudel qui écrit ~ans son ouvrage intitulé L'oiseau noir dans
le Soleil Levant (1930), que
1 Cité par D.T. SUZUKI, Zen and Japanese Culture. Bollingen Foundation Inc ... ,
Pantheon Books, New york, 1959, p. 341.
2 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.205

1
r
147
,
l'eau ainsi est le regard de la terre, son appareil à regarder le
1
temps... ,
l
Bachelard précise que dans la nature, c'est l'eau qui voit. En tant que telle, elle
doit être claire et pure pour pouvoir refléter la réalité objective. Ce qui la rend peut-être
trouble, ~e sont les diverses agressions contre la nature et tout ce qui la compose.
Ceci expliquerait le caractère récurrent des eaux impures mentionnées dans A Pale
View of Hills, du fait, on peut s'en douter, de facteurs symboliquement polluants que sont
les nouveaux postulats culturels que l'on veut intégrer à tout prix dans le système des
références nippones. Dès les premières pages de ce roman, la narratrice parle du malaise
réel créé par ces eaux:
Ali year round, there were craters fi lied with stagnant water, and in
the summer months the mosquitoes became Intolerable
Egalement, dans l'épisode de l'étouffement des chatons, presque à la fin de A Pale
View of Hills, Sachiko note la puanteur de l'eau de la rivière:
Look at this water, Etsuko. It 's so dirty'
L'eau fétide des égouts et des canalisations, l'eau nauséabonde mais surtout
violente de la rivière dont le courant emporte les chatons dans sa course folle, s'oppose
1 Cité par Gaston BACHELARD,
L'eau et les rêves. Librairie José CORTI,
Paris, 1942, p. 45
2 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.ll
3Ibid.,p.167

148
à l'eau calme et douce de Mortimer's pond. Les dimensions réduites de l'étang, la rangée
d'arbres plantés tout autour et qui projettent leur ombre tout le long de la rive, ajoutées
à la sensation de fraîcheur permanente, subjuguent Stevens et le retiennent pendant une
demi-heure. C'est assez surprenant qu'il n'ait pas convié le lecteur à partager ses rêveries
devant un spectacle si entraînant.
Cependant, l'eau dans A Pale View of Hills, remplit quelquefois une toute autre
fonction, celle-là très particulière et très différente de celles étudiées dans les exemples
précédents. En effet, elle représente une sorte de ligne de démarcation, ou d'un autre
point de vue, un trait d'union entre le monde des humains et celui des esprits. Il convient
de noter ici que la présence surnaturelle n'est attestée que dans le premier roman, sous
la forme d'une dame que la seule Mariko rencontre de temps à autre. Elle habite de
l'autre côté de la rivière et ne rend visite à la fillette que quand la mère de celle-ci est
absente de la maison. Mariko révèle:
"She said she 'd take me to her house, but 1 didn 't go with her.
Recause il was dark. She said we could take the lantern witli us.'
Pourtant, tous les adultes maintiennent qu'aucune personne n'habite dans cet
endroit. Mais la dame n'en constitue pas moins une sorte d'obsession chez Mariko qui
la reçoit presque chaque fois qu'elle est laissée à elle-même.
Mariko ignore son nom, mais elle maintient que la mystérieuse dame est même
venue la veille:
The other woman. The' woman from across the river. She was here
1 Kazuo. ISHIGURO, A Pale View of HilIs, p.19.

149
last night. While mother was away. 1
Celle-ci joue d'une certaine manière le rôle régulateur de la bonne fée, protectrice
des orphelins et des enfants délaissés comme on la retrouve dans la culture populaire de
presque toutes les nations. Ses fréquentes apparitions expliquent peut-être la nature
énigmatique de la fille de Sachiko. C'est du reste l'unique référence au surnaturel dans
toute l'oeuvre d'Ishiguro. Ce dernier semble vouloir rappeler ainsi l'existence des Kamis,
divinités tutélaires invoquées par chaque famille en vue de la protection de ses membres.
Cette croyance shintoiste, qui affirme que l'esprit des ancêtres morts est témoin de toutes
les activités humaines d'ici-bas, représente un des piliers de la religion traditionnelle
japonaise. Sans devoir l'affirmer de façon catégorique, la lecture du texte pourrait amener
à penser qu'Ishiguro s'appuie ici sur la culture populaire japonaise.
Au premier abord, il peut paraître assez paradoxal de rapprocher dans une même
étude le thème de l'eau et celui du voyage, mais à la lecture de A Pale View of Hills, on
en arrive à la conclusion qu'un certain nombre de représentations aquatiques indiquent une
complémentarité entre ces deux réalités. Nous avons relevé plus haut que l'eau est souvent
décrite comme stagnante et sale. Dans quelques passages cependant, elle est représentée
sous la forme d'une masse en mouvement. Alors, elle charrie tout sur son passage, à
l'instar du courant qui transporte au loin la caisse à légumes contenant la nichée de
chatons. A la fois écoeurée et perplexe, la narratrice décrit ainsi la scène:
The boxfloated a little way into the river, bobbed and sankfurther.
Sachiko got to her feet, and we both of us watched the box. It
continued to float, then caught in the current and began moving more
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.19

150
swiftly downstream. 1
La scène traduit ainsi, par anticipation, le voyage en bâteau de Sachiko et de sa
fille vers Kobe, presque à la fin du roman, ou encore le voyage sans retour de l'héroïne
en Angleterre.
La question que nous allons examiner ensuite est celle de savoir si la vérité que le
voyageur trouve au bout de sa quête correspond bien à son idéal initial. En d'autres
termes, est-ce que contrairement à l'eau, le voyage contribue à la réalisation du rêve qui
en a été à l'origine.
Nous l'avons précisé auparavant, le voyage d'Etsuko l'a menée des collines
ensoleillées d'Inasa à la région sud de l'Angleterre, avec son épais brouillard et ses pluies
ininterrompues. Qu'est-ce qui a pu motiver une entreprise si audacieuse et si inattendue?
Il faut dire qu'au début, rien ne présage cette aventure. Pas dans les relations d'Etsuko
et de son mari, ni même entre elle et son entourage. Mais comme le fond qui régit les
sentiments du japonais est presque insondable, le lecteur ne peut que supputer sur les
raisons de cette rupture. Cependant, ce qui transparaît dans le discours trop allusif de la
narratrice donne vraisemblablement l'idée d'une incompatibilité d 'humeur ou encore d'une
quête de liberté ayant précipité la jeune femme hors des limites d'un espace dans lequel
le seul droit du sexe faible se ramène finalement à une soumission aveugle à l'homme.
Nous sommes alors invités à vivre quelques-unes des conséquences d'une péripétie
qui épouse les contours d'une recherche de la terre promise, suivant en cela la multitude
de héros ayant afflué vers un occident générateur d'illusions. Malheureusement, pour
l'héroïne de A Pale View of Hills aussi, la réalité trouvée au bout du chemin s'avère plus
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.168

151
désolante que le pays auquel elle a tourné le dos. En cela, le voyage rejoint la symbolique
aquatique pour ultimement la dépasser, du fait que de par la distance ainsi créée entre la
vieille femme et sa terre natale,
apparaît un gouffre sans fond, un divorce à jamais
entériné.
Il ne lui reste plus qu'à supporter le poids d'une existence dont la précarité aurait
pu semer dans son esprit les germes du suicide, en réaction à l'angoisse existentielle et
en rapport avec le Bushidô national. Nous reviendrons sur les rapports entre la "voie du
samuraï" ainsi nommée et les romans d'Ishiguro.
Incontestablement, le mythe de l' "Occident" aura produit chez Etsuko l'expérience
assommante du voyageur dans ces vers de Baudelaire:
Amer savoir, celui qu'on tire du voyage!
Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image:
Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui!'
La révélation née du déplacement dans l'espace traverse l'ensemble de la
production romanesque d'Ishiguro et le lecteur a même l'impression que l'aptitude
réminiscente du narrateur n'est fonctionnelle que quand le héros rompt ses amarres avec
son milieu naturel. Le voyage apparaît alors comme un mouvement spatial ou temporel
comme à l'ordinaire, mais il peut aussi prendre la forme d'un déplacement à l'intérieur
de soi-même.
Le récit de the Remains of the Day par exemple, s'étend sur six jours qu'il ne
1 Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal, Librairie Générale Française, Paris,
1972, p.176

152
couvre pas en totalité. C'est-à-dire qu'il suit pas à pas l'itinéraire du vieux maître d'hôtel,
dans une randonnée qui le conduit à travers les paysages les plus pittoresques de l'Ouest
de l'Angleterre. De Salisbury à Weymouth en passant par Dorset, Somerset, Devon et la
Cornouailles, Stevens ne perd aucune occasion de se prêter aux sensations exquises
qu'une nature généreuse peut offrir à ses adeptes. Ce sont justement ces vues féériques,
rendues encore plus splendides par leur calme et leur retenue, pour reprendre les termes
de Stevens, qui ont consacré la grandeur du paysage britannique. Parlant de cet attribut
que ne possède aucune autre région du monde de son point de vue, si exotique soit-elle,
ce dernier précise:
It is, 1 believe, a quality that will mark out the English landscape to
any objective observer as the most deeply satisfying in the world, and
this quality is probably best summed up by the tenn "greatness" 1.
Ce passage confère à l'expédition de Stevens une double signification: celle
indiquée plus haut d'aller à la rencontre de Mademoiselle Kenton, l'actuelle Madame
Benn, afin de trouver une solution aux multiples problèmes que pose le manque de
personnel d'une part, et d'autre part, celle d'une communion avec la nature ou d'une
simple regénérescence, après tant d'années passées dans l'exiguïté du château de
Darlington. Mais c'est seulement en ce moment qu'il commence à retrouver toute sa
dimension d'homme, du moins d'après les thèses de Bashô qui écrivait:
When objects are not referred to the flowers, one is a savage,· when
thoughts are not related to the moon, one resembles the lower
anima?
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p. 28.
2 Cité par SUZUKI, D.T., Zen and Japanese Culture.
p.259

153
Comme on peut le remarquer, le voyage du maître d'hôtel n'a aucun caractère
sacré ou spitituel à l'instar par exemple de plusieurs classiques de la littérature
universelle. Il prend tout d'abord la forme d'une redécouverte du patrimoine naturel, d'un
tellurisme, d'un retour à la terre nourricière, dont toutes les vertus étaient ignorées au
profit d'une vie trépidante qui appauvrit l'âme. Cette sorte de ressourcement aura pour
corollaire une prise en compte d'anciennes valeurs dont les vestiges restent encore vivaces
dans le coeur de Taylor et de ses voisins. C'est l'hospitalité et l'esprit de convivialité de
tous les villageois de Moscombe; c'est la main tendue du Docteur Carlisle mais aussi la
cordialité presque naïve de George Andrews et de Trevor Morgan.
Devant des qualités aussi louables, la prétention et le snobisme de Monsieur et
Madame Wakefield n'en sont que plus ridicules aux yeux du narrateur. Leur appartenance
à la haute société bostonienne est certes le signe d'une vie stérile, fondée sur l'intérêt,
mais surtout sur l'artifice et le décorum.
On peut alors s'interroger sur l'impact de cette soudaine illumination sur le mode
de pensée et le comportement ultérieurs du héros.
Au demeurant, la subite manifestation de la réalité dans le texte d'Ishiguro rappelle
fort bien avions-nous dit, les épiphanies que James Joyce a insérées dans quelques-uns de
ses romans dont Stephen the Hero (première version de Ulysses, qui ne fut publié qu'en
1944) et Ulysses (1922) notamment. Celles-ci constituaient au départ des fragments de
dialogue recueillis par l'auteur au hasard des rencontres et des promenades dans les rues
de Dublin.
Le terme "épiphanie" on s'en doute, est emprunté à la tradition religieuse et aux
Epîtres de Saint Paul. On y associe le plus souvent l'éclat et la luminosité qui
accompagnent la révélation du Verbe.

154
Utilisées dans le discours littéraire, ces épiphanies renvoient à la définition qu'en
donne Catherine Millot:
Ces textes se présentent sous laforme de dialogues fragmentaires ou
d'instantanés quasi photographiques, comme suspendus dans le
temps, et dégageant une impression d'inquiétante étrangeté. 1
La notion d'épiphanie correspond ici à la Claritas évoquée plus haut,
.... Soit le réel qui s'illumine soudain,
d'une brillance quasi
hallucinatoire'
Il convient de préciser de nouveau que Stevens et sa famille semblent tous être
sortis du néant. Cela étant, la somme d'expériences accumulées au cours de son absence
du château peuvent être considérées comme initiation à une autre vision de la société et
des relations entre ses membres. Comme lors d'une re-naissance, il doit sortir de
l'épreuve tout transformé. Les réflexions que lui suggèrent le coucher du soleil et la clarté
des lampes qui illuminent la jetée aux dernières pages du roman, symbole d'un passage
de l'inconnu au connu, indiquent manifestement que le maître d'hôtel vient de prendre
intuitivement toute la mesure de la gravité de ses échecs répétés. Il avoue:
1've tried and tried, but whatever 1 do 1find 1 am far from reaching
the standards 1 once set myself. More and more errors are appearing
in my work 3.
1 Catherine MILLOT, op. cit.. p.162.
2Ibid.,p.170
3 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day. p. 243.

155
La lumière qu'irradie la jetée l'a apparemment tiré de l'ombre dans laquelle il fut
plongé pendant plus de six décennies. L'édifice bâti pendant tout ce temps n'a pu résister
aux assauts de postulats millénaires impérissables. Une puissance dont seules les épreuves
initiatiques gardent peut-être le secret.
Plus que sur un voyage mémoriel, le récit de An Artist of the Floating World
porte, lui, sur un mouvement réfléchi, orienté vers Masujï lui-même. Cette exploration
du sujet par lui-même tient au fait que l'artiste-peintre a bien des raisons de s'interroger
sur le sens de sa propre vie. En effet, son passé est perçu par son entourage comme une
souillure indélibile, à l'instar de la lettre A sur la poitrine de Hester Prynne, preuve
d'adultère et signe d'infamie. Mais, tandis que la pécheresse de The Scarlet Letter de
Nathaniel Hawthorne est finalement réhabilitée, Ono lui, expiera éternellement sa faute.
Dès lors, ayant pris conscience de sa situation d'incompris, il invite le lecteur à un voyage
au fond de son être, pour y débusquer les raisons sociologiques et psychologiques qui ont
fondé son action. Il finit par réconforter ses convictions d'antan et refuse de mêler sa voix
à celle d'une masse par trop formaliste à ses yeux. Au bout de sa quête, il ne retrouve
que lui-même, comme pour faire écho à l'appel du philosophe connais-toi toi-même.
Par conséquent, l'immensité des horizons qui s'ouvrent devant le peintre, ainsi que
devant Stevens le maître d'hôtel, au début de son expédition, les incite chaque fois à
entreprendre une réflexion approfondie sur le sens qu'il faut maintenant donner à une vie
qui, hélas, en est presque à sa fin.
Ce lien étroit entre la notion de voyage et le destin de tout homme, Suzuki l'a
compris bien avant Ishiguro lui-même, lui qui avait déjà établi cette sorte de raccourci
tragique:
1
1
1
1
1

156
... . life is after al! a traveling from one unknown to another
unknown,'
L'oeuvre du romancier anglo-nippon renferme une autre symbolique très riche qui
n'est pas sans rappeler l'esthétique de la
suggestivité qui fascine tant Ishiguro. Par
exemple, le titre du dernier roman The Remains of the Day est une métaphore qui fleurit
dans le discours de Stevens, surtout à la fin du roman, coïncidant comme par hasard avec
le soir de sa vie. Dans la dernière scène du roman, le maître d'hôtel assis sur un banc,
guette les lumières qui doivent bientôt irradier la jetée, événement que la foule de gens
massés derrière lui attend aussi. C'est précisément en ce moment que, par anticipation,
Stevens ~e trouve subitement ébloui par une sorte de Claritas, sous la forme d'une
confidence qui lui est faite par un ancien maître d'hôtel en retraite. Le narrateur se rend
compte alors que même si ses capacités physiques diminuent sensiblement, il peut toujours
continuer à rendre de grands-services, pourvu qu'il accepte de s'adapter aux nouvelles
exigences dans sa profession:
1 should adopt a more positive outlook and try to make the best of
what remains ofmy day.2
Le divorce ainsi amorcé entre le maître d'hôtel et ses anciennes références, quand
il était encore au service des Darlington signifient une véritable métamorphose de l'être
par l'oeuvre du temps. Après avoir enterréles qualités de "grandeur" et de "dignité", il
faut essayer mainteant de supporter le poids de l'existence en se jouant de la vie et de ses
peines, par le recours à l'humour facile et à la plaisanterie, bantering. Ce terme à la fois
surcharge et illumine la dernière page de The Remains of the Day (il y apparait sept fois),
1 D.T. SUZUKI, Zen and Japanese Culture. pp. 254 - 255
2 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.244 (c'est nous qui soulignons)

157
de la même manière que le visage de Stevens rayonne de joie, à l'idée de pouvoir
surprendre agréablement Monsieur Farraday, dès son retour des Etats-Unis. Il est
maintenant prêt à réagir positivement aux multiples blagues de son nouvel employeur, car
Stevens est convaincu que
in bantering lies the keys to human life. 1
Sur ce point, on remarque encore que le bonheur de Stevens réside uniquement
dans la satisfaction de l'autre, puisqu'à la fin de l'histoire, toute son action se trouve
orientée vers la recherche de voies et moyens qui puissent favoriser l'entente parfaite
entre Monsieur Farraday et lui. L'engagement de rester fidèle à son maître est davantage
corroborée ici par le fait que The Remains of the Day, roman à la première personne,
donc supposé centré sur les préoccupations et les états d'âme du personnage-narrateur,
se termine par le pronom him, établissant du coup une totale négation de soi au bénéfice
de l'autre. Cet autre n'est ni plus ni moins que son nouvel employeur, auquel il s'engage
à consacrer toute son expertise et ses bonnes dispositions, et ce pendant tout le reste de
son existence.
Le second roman An Artist of the Floating World, dépeint, ainsi que précisé plus
haut, l'univers instable et imprévisible des maisons de plaisirs. Mais aussi de façon
symbolique, ce récit rappelle les turbulences et les volte-face intervenues dans la vie et
la carrière artistique de Masuji Ono. Le peintre connaît tour à tour les joies immenses de
la réussite et l'amère désillusion née des trahisons, des dénonciations et des calomnies de
toutes sortes dont il est l'objet.
Heureusement qu'il trouve des ressources insoupçonnées au fond de son être pour
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.245

158
ne pas céder au désespoir. C'est ainsi qu'il sillonne son ancien quartier de loisirs pour
renconter ses vieux amis, mais aussi pour revivre son passé.
Sur le chemin qui doit le mener, aux toutes dernières pages du roman, à la
demeure de Mori-san, un autre peintre du "Monde Flottant", Ono arrive au sommet de
la montagne. Subjugué par la nature et le parfum de sa sauvage innocence, celui-ci
renonce à continuer sa visite et s'assoie dans l'herbe au milieu d'une futaie d'arbres. Son
attitude contemplative produit alors chez l'artiste-peintre une sorte de sympathie idyllique.
Il a du mal à décrire la félicité qu'il éprouve en ce moment:
It is hard to describe the feeling, for il was quite different from the
sort of elation one feels from smaller triumvhs [. ..} It was a profond
sense of haooiness. deriving from the conviction that one's efforts
have been justified. 1
L'harmonie pastorale entre Ono et son environnement ou encore entre l'homme et
la nature, amène l'artiste à recréer dans son âme le jardin d'Eden, en vue d'atteindre la
pureté originelle dont parle William Tayler:
Nature, [. ..}, when not defonned by "forbidden mixtures", still
preserves something of the intercourse between heaven and earth. .. 2
La communion avec la nature n'est donc effective que quand l'être retrouve la
beauté primitive, c'est-à-dire quand il évolue loin de la civilisation façonnée par la main
1
Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World p.2ü4 (c'est nous qur
soulignons)
2 Edward William TA YLER, Nature and Art in Renaissaance Literature, Columbia
University Press, New York, 1964, p.161.

159
de l'homme. Il s'agit presque d'une connotation théologique de la nature qui est ici dotée
d'une puissance divine que, de surcroît, le bouddhisme lui reconnaît et lui restitue
entièrement. Il faut simplement rappeler que bon nombre de moines bouddhistes se
recueillent le plus souvent loin de la civilisation, retirés dans une petite case en pleine
forêt et vivant de cueillette uniquement.
Cette mystique de la nature se retrouve également dans l'effet d'envoûtement et
d'extase que la vue des collines d'Inasa produit sur l'héroïne de A Pale View of Hills:
On clearer days, 1 could see far beyond the trees on the opposite
bank of the river} a pale outline of bills, visible against the sky. It
was not an unpleasant view} and on occasions it brought me a rare
sense of relieffrom the emptiness ofthose long afternoons 1 spent in
that apanment. t
L'exiguïté et la sécheresse du nouvel appartement où vit Etsuko, rendent le lecteur
beaucoup plus sensible à l'immensité du ciel sur fond duquel se dessinent les contours
quelque peu diffus des collines.
En définitive, tandis que The Remains of the Day insiste sur la dimension
temporelle de l'homme ainsi que sur tout projet humain, An Artist of the Floating World
et A Pale View of Hills élargissent le cadre. spatial de l'évolution de l'homme. C'est-à-
dire que l'homme prend enfin conscience qu'il est lui-même un être infinitésimal face à
l'immensité de l'espace qui l'entoure, ce qui rend tout à fait illusoire sa constante volonté
de gouverner le monde. Le caractère transitoire de l'homme s'avère si dramatique,
1
comparé à la permanence de l'espace, que son salut n'est possible que par un retour à
1
t Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Rins, p.99. (c'est nous qui soulignons).
1
1
1
1

160
l'essence de cette nature.
Bien que l'ensemble des éclairages répertoriés dans les pages précédentes soit assez
significatif, il n'en demeure pas moins vrai que ces techniques d'écriture ne rendent pas
souvent compte de toute la complexité de la fiction d 'Ishiguro, vraisemblablement
tributaire, à maints endroits, de l'héritage artistique nippon.
B - DES INFLUENCES DE L'ESTHETIQUE NIPPONE
Soulignons encore une fois que la caractéristique majeure de l'écriture d'Ishiguro
doit se mesurer davantage à la variété des procédés narratifs utilisés, et particulièrement
à l'attitude du narrateur face à l'histoire qu'il raconte.
En fait, nous sommes ici très loin du témoin loquace du roman du XIXe siècle, qui
rend compte de tous ses états d'âme. Rien dans ce sens ne le lie par exemple à Bird, le
héros de A Personal Matter (1968) de Oë Kenzaburo, dont la complicité avec sa maîtresse
Himiko, les malheurs face à son bébé Kikuhiko, monstre à deux têtes, les rêves d'évasion
vers la terre africaine et les grands moments de résolution, nourrissent une trame dont
toutes les séquences sont clairement élucidées.
La vacuité de certains aspects du discours d 'Ishiguro trouve sans doute son origine
dans une exploitation de traits pertinents de la civilisation du Soleil Levant, dont
notamment les enseignements de la culture Zen entre autres.
1
1
Rappelons cependant que le Zen est, selon Suzuki, l'un des produits de la pensée
chinoise entrée en contact avec l'esprit hindou, qui fut introduit en Chine au premier
1
siècle de notre ère, à travers certains préceptes du Bouddhisme. Le Zen s'est beaucoup
inspiré de cette dernière religion, mais il n'a pas tardé à instituer sa propre VOle, en
1
1
1
1

161
établissant une philosophie novatrice, inventant dans le même temps une vie monastique
originale, une discipline très rigoureuse mais dénuée de toute servitude, et surtout un
esprit communautaire inviolable. A la question par exemple de savoir quel sens il donnait
à son avenir, un maître du Zen rétorqua:
Let me he a donkey or a horse and work for the villagers'
De manière encore plus nette, le Zen se définit comme expérience visant à atteindre
le satori ou la lumière. Le sens du satori ne peut être saisi que par le biais de nos actions
de tous les jours touchant aux préoccupations les plus familières telles que manger, boire,
dormir, etc.
L'attachement porté à l'action ou à l'expérience rejette la puissance du verbe, ce
qui explique clairement l'ambiguité supposée de certaines réactions de maîtres du Zen.
Qu'est - ce que le Zen?
The silk fan gives me enough of a cooling breeze'
répondit un prêtre du Zen.
Zen,
dit un autre.
Le sens de telles réponses, qui frappent par leur nébulosité et leur caractère
lapidaire voire métaphorique, peut être trouvé dans la volonté de bannir l'instruction
verbale et de réaffirmer la futilité de concepts vides et sans lien avec la pratique
1 D.T. SUZUKI, Zen and Japanese Culture. pA
2 Ibid., p.12

162
quotidienne. Pour les adeptes du Zen, il existe des mots "défunts" et des mots "vivants",
et ce sont ces derniers qui seuls renvoient à l'expérience concrète. Quand le satori
s'exprime
dans
le
domaine
artistique,
reconnaissent
ses
pratiquants,
il
ouvre
nécessairement une fenêtre sur le yugen, l'insondable, le mystérieux. Il écarte également
l'expression de l'''ego'' de la part de l'auteur, car l'oeuvre d'art doit communiquer le
sentiment profond de l'artiste, sans artifice ni tentative analytique aucune. L'exclusion des
mots défunts et des détails redondants ou superflus, font que même dans l'art pictural,
l'impression de vide qui se dégage de la toile et qui augure d'une pauvreté supposée de
l'ensemble du tableau, est bien connue des amateurs d'art japonais. Quelques coups de
pinceau suffisent souvent pour exprimer tout un monde.
Nous venons ainsi de toucher du doigt les axes fondamentaux qui sous-tendent la
peinture d 'Ishiguro, en rapport avec la réticence dans l'écriture, l'effacement volontaire
du narrateur, les trous dans le discours et l'impression de mystère qui plane sur toutes les
pages.
1 - Rapports entre l'esprit du haïku et le roman d'Ishi~uro
Les traits de convergence relevés ci-dessus, ont été à l'origine de l'entreprise
quelque peu audacieuse de rapprocher le haïku, expression la plus achevée du
tempérament nippon, de l'oeuvre romanesque d'Ishiguro, en dépit de l'évidence qu'ils
s'apparentent à des genres littéraires très différents, surtout de par leur forme.
Il nous faut d'abord préciser ces invariables qui permettent d'établir un faisceau
de correspondances entre l'oeuvre d'un romancier post-moderniste et l'inspiration
poétique d'un Matsuo Bashô par exemple, poète du XVIIe siècle.
Le haïku, nouvelle appellation du haïkaï, reçut son nom de la compétition

163
traditionnelle de tir à l'arc et signifie étymologiquement" décompte de flèches". Ce genre
de sport traditionnel consistait pour les archers à tirer le plus grand nombre de flèches
possibles en vingt-quatre heures. Comme pendant cette compétition, les premiers poètes
s'évertuaient à composer le maximum de haikai en une journée. Ihara Saïkaku (1642 -
1693), fut rendu célèbre par sa prouesse d'en produire mille six cents (1600) en vingt-
quatre heures, en 1677. En 1680, le même poète en composa quatre mille (4000) dans
les mêmes limites temporelles. Voici un de ses poèmes aux accents si modernes peut-être:
Money is the enemy
Ofwedlock
In this world of ours.
Comme on le voit, le haiku est un tercet, à la différence par exemple du waka
encore appelé tanka, poème de cinq vers. La traduction en langue anglaise du haiku
précédent ne permet pas de relever sa caractéristique fondamentale qui est la distribution
invariable en cinq, sept et cinq syllabes (5 - 7 - 5). Le waka lui, obeit à la structure
suivante: 5 - 7 - 5 - 7 - 7.
Il faut également relever ici que le haiku est avant tout une activité sociale, comme
l'est du reste toute activité culturelle au pays du Soleil Levant. C'est pourquoi, des poètes
de haiku participaient à des compétitions lors de joutes oratoires annuellement organisées
au palais de l'Empereur. Ce dernier lui-même présentait ses compositions au grand
public. Au Japon, il existe plus de huit cents revues spécialisées dans la promotion de ce
genre littéraire qui possède ses écoles, ses courants, ses millions d'adeptes'.
,
L'engouement porté au haiku prouve encore que celui-ci transcende les limites
1 Cf Alain KERVEN, "Qu'est-ce que le haiku?", Le Monde, 4 janvier 1991, p.3ü

164
d'une simple expression artistique, du fait des rapports étroits qu'il entretient avec la
magie (les anciens récitaient des haikus au chevet d'un malade), avec la religion (le haiku
comporte une connotation religieuse), mais surtout avec la nature. L'harmonie avec la
nature se mesure à l'obligation pour le poète de faire allusion à une saison dans chaque
poème. La référence saisonnière appelée kigo en langue japonaise, est une façon imagée
pour son auteur de montrer que l'homme et ses préoccupations ne sont pas toujours au
centre du monde.
Pour garantir aux poètes du haiku une source d'inspiration permanente et variée,
les japonais ont classé dans une sorte d'almanach, un répertoire de près de cinq mille kigo
ou "mots de saison", à partir des différentes compositions de virtuoses du genre tels que
Bashô, et Saikaku dans une moindre mesure.
Dès lors, la célébration de la nature par la présence du kigo, le rapproche
sensiblement du texte d'Ishiguro en raison du fait que chez ce dernier, le lecteur est
subjugué par un véritable culte voué au monde qui nous entoure. Il existe même une
forme de mystique qui place l'homme en dehors des règles définies par une nature
presque atemporelle. Cette dernière est seule capable, du moins aux yeux de Monsieur
Cardinal, d'opérer une fusion harmonieuse entre la plénitude de l'espace et l'ubiquité
temporelle. Dans The Remains of the Day, le jeune journaliste confie à Stevens:
l mean, al! this we 've _been talking about. Treaties and boundaries
and reparations and occupations. But Mother Nature just carries on
her own secret way.1
Lé fétichisme de la nature qui anime Cardinal s'avère si envoûtant au point qu'il
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.lOS

165
souhaiterait que le Tout-Puissant crée les humains à l'image des plantes, c'est-à-dire
physiquement enracinés dans le sol. De ce fait, nous dit le journaliste, l'humanité ne
connaîtrait plus ni frontières ni guerres.
Il est paradoxal que ce rêve d'immobilisme soit formulé par un homme qui ne
s'accomplit que par le mouvement perpétuel vers la nouveauté, le sensationnel.
Un certain nombre d'analyses ont été tentées sur le haiku, plus prisé et plus connu
à l'intérieur comme à l'extérieur de l'archipel, quant aux règles qui régissent sa
composition. C'est ainsi que des critiques voient dans sa structure trois temps que sont
la montée, le suspense, la conclusion. Comme cette interprétation ne rend nullement
compte de la diversité et de la richesse d'une telle forme poétique, ainsi que du reste celle
ayant trait au rythme du souffle humain, nous allons retenir la thèse de la norme culturelle
toujours aux antipodes de la majesté de l'éloquence.
Appliquée au récit d'Ishiguro, ce référent culturel renvoie invariablement au refus
du narrateur ou de la narratrice de raconter une histoire dont l'ensemble des faits
s'enchaînent suivant un fil conducteur. Mais ce qui est plus déroutant encore, c'est que
le roman regorge d'allusions et de non - dits qui brouillent toutes les pistes pouvant
conduire à son décodage complet. Un tel récit, évidemment, privilégie la suggestivité aux
dépens d'une démonstration exhaustive.
Le haiku également se caractérise par l'absence de tout commentaire et de tout
développement intellectuel. Roland Barthes précise sur ce point dans son analyse des
signes japonais, que dans la composition du haiku, il y a suppression des marges, bavures
et interstices'
1 Roland BARTHES, L'Empire des Signes, p.lOl

166
Cela explique qu'il est à notre connaissance le poème le plus court du patrimoine
littéraire universel. Précisons encore que cette brièveté est en parfaite conformité avec
certains postulats culturels nippons dont le rejet de la verbosité, objet du chapitre
précédent. Suzuki ajoute sur ce point que:
In many ways haïku may be said to reflect the Japanese character.
First of ail, they shun intellectual abstractions. They are more
intuitional and wish to give out facts without much comment,
emotional as weil as conceptual.'
Sous ce rapport, on comprend aisément la position des narrateurs d'Ishiguro, vis-à-
vis d'une histoire qu'ils racontent en des termes très évasifs et même ambigus sur certains
points.
En se référant au divorce d'Etsuko par exemple, le lecteur se rend compte
seulement après coup, que la rigidité et l'insensibilité, auxquelles elle fait vaguement
allusion dans le récit premier, contiennent bien les germes de la dislocation du mariage.
Pourtant; rien dans ses faits et gestes n'annonce une telle rupture.
Au demeurant, on ne peut nier le fait que cette fiction et le haiku, genre littéraire
particulier à l'archipel, plongent leurs racines dans le même limon qui a certes produit des
fruits aux formes et aux tons différents, mais dont le goût reste le même.
Ce serait peut-être surprenant, compte tenu de tout ce que nous avons relevé sur
le tempérament nippon, que le texte d'Ishiguro soit truffé de commentaires et
d'élucubrations savantes sur tel ou tel aspect de la vie.
1 D.T. SUZUKl, Zen and Japanese culture, p.230.

167
Cela explique, d'une autre manière, l'attitude d'une Etsuko ou d'un Stevens dont
la fonction essentielle se confond à celle d'une bande enregistreuse ou d'une caisse de
résonance. Ainsi, ayant emmagasiné un certain nombre de faits recueillis depuis des
années, la mémoire les libère par bribes disparates, sans que la source ne tente d'en
fournir le moindre jugement ou d'en livrer le moindre commentaire.
Pourtant, l'auteur fait quelquefois des clins d'oeil au lecteur, pour l'inviter à
combler les "interstices" . C'est dans ce sens que la briéveté du haïku et l'aspect incomplet
du récit d'Ishiguro, contrastent avec l'immensité de leurs potentialités expressives. Leurs
formes succinctes les obligent à taire des pans entiers de la réalité, pour faire appel à
l'expérience et à la sensibilité du lecteur.
Le texte d'Ishiguro apparaît ainsi comme l'amorce d'une révélation dont
l'aboutissement et les contours qui la déterminent ne sont pas toujours définis. C'est
comme une toile à compléter par des touches de pinceau, une pensée qui s'ouvre à toutes
les sensibilités, d'où qu'elles viennent. A l'instar du haïku, il aménage des espaces pour
l'inconnu, pour le mystère que renferme le silence des mots.
Tout cela résulte de la constatation que les japonais ont la conviction que quand un
sentiment atteint son degré absolu, aucun terme n'est assez adéquat pour l'exprimer, et
l'on: ne peut que rester perplexe et silencieux face à sa puissance.
L'abondance des "trous" laissés dans le discours nous amène à douter que le haïku,
résultante d'une capacité suggestive énorme, d'une foi immense en l'expérience
immédiate, à l'instinct, et des spécificités de la langue nippone, puisse être réalisé hors
des limites du Soleil Levant.
Voici par exemple un poème tiré d'un recueil de Matsuo Bashô:

168
Rough seas
And stretching over Sado Island
The milky way
La profusion d'images et de métaphores ainsi que le lyrisme intime et envoûtant,
traduisent une sensibilité poétique très profonde. Il existe également une part faite au
yugen, c'est-à-dire à l'idée suggérée mais non explicitement formulée. Le yugen est figuré
dans ce poème par le contraste qui existe entre la luminosité de la voie lactée dans le
dernier vers, et l'image sombre véhiculée par le ciel couleur d'encre dans le premier. Au-
delà de la vision immédiate qui de prime abord suggère l'idée d'une nature généreuse
prête à déverser sur l'île des trombes d'eau, ce haiku rend essentiellement compte de
l'humeur de l'auteur qui passe subitement de l'état de gaieté à la mélancolie. Les
"marges" laissées entre les vers montrent clairement que la vision immédiate récuse tout
développement intellectuel. On sait qu'il ne s'agit pas, dans le haiku, de se perdre dans
des descriptions et des détails redondants. Il s'agit plutôt de faire sentir la puissance de
l'image perçue, mais tout en laissant au lecteur le loisir de lier à sa guise les différentes
phases de son cheminement.
Le lecteur se familiarise vite avec l'exploitation particulière que fait Ishiguro d'une
telle démarche, quand il privéligie l'évocation allusive de points pourtant essentiels à la
trame de ses récits.
Pensons à l'image qu'offre Jiro-san dans A Pale View of Hills, dominant du haut
de son piédestal tout son foyer ~ui apparaît comme une arène où toutes les sensibilités
1
s'expriment par la confrontation l,
1
Or, la position sempiterne'lle qu'occupe l'électronicien au sein de sa petite famille
n'est illustrée dans le texte que Jar un discours allusif et plein de "trous". Par exemple,

1
r
169
lors de l'épisode de la visite inopinée des deux collègues et amis pendant que le père et
r
son fils jouent aux échecs, Jiro donne l'ordre à sa femme de servir du thé à tout le
monde. Cependant, Etsuko reconnaît que:
r
!
My husband had said this despite the fact that 1 was already on my
way ta the kitchen,
1
Certes, quand il est exporté hors de l'archipel, le haiku perd quelque peu sa saveur
originelle, pour épouser les épanchements émotionnels propres à la terre d'accueil. Par
ailleurs, l'on peut se demander si toutes les langues se prêtent aisément à cette facilité de
trouver d'un coup la forme juste', pour rendre compte d'un événement si bref, si
évanescent.
En tout état de cause, tout comme le haiku, le roman d'Ishiguro, de par sa brièveté
relative et son énorme capacité suggestive, symbolisent bien ce que Barthes appelle une
parole sans amarres', puisque leur signification n'est jamais définitive, et toujours
diffuse, elle abolit toute tentative d'ancrage du signe. Il cache une sorte d'ambivalence
qui suppose à la fois une suspension du sens et son ouverture à plusieurs modes
d'interprétation.
2 -=L'héritage du kabuki: un genre théâtral sans intrigue
Il convient d'abord de préciser que l'univers du "Monde Flottant" que l'auteur de
An Artist of the Floating World tente d'exhumer, a longtemps été une source d'inspiration
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.61.
2 R. BARTHES, L'Empire des signes. p.IOI
3 Ibid. P.106

170
et un point de convergence pour divers genres littéraires, partant de l'oeuvre romanesque
à l'expression théâtrale ou picturale, avec la somptueuse iconographie nippone que l'on
découvre dans les gravures sur bois ou ukiyo-e en langue japonaise.
Très probablement, Kikuchi Hisanori (1776 - 1882) est l'un des prerruers
romanciers de l'archipel qui a contribué de manière significative à révéler au reste du
monde la gaieté et la sensualité exquises liées aux turbulences du "Monde Flottant". En
fait, ce précurseur produisit deux oeuvres humoristiques intitulées The Bathhouse of the
Floating World (1813) et The Barbershop of the Floating World (1814). Les deux romans
jouissent tous d'une unité de temps et de lieu, puisque le premier rend compte de longues
discussions entre différentes personnes ayant passé une journée dans un établissement de
bains; le second garde une structure identique, mais cette fois-ci la scène se passe dans
un salon de coiffure. Ce fut donc pour Hisanori l'occassion de pérenniser les splendeurs
fugitives des courtisanes qui peuplent ces lieux, mais surtout de dépeindre les moeurs et
l'humour savoureux des chônin, la classe des petites gens.
Il ne manque pas justement d'illustrer que dans l'atmosphère enjouée des
établissements de bains, évoluaient des jeunes femmes dont la fonction essentielle était de
se mettre au service des jouisseurs qui s'y rendaient, par des séances de massage, des
chansons ou des pas de danse appartenant surtout au répertoire du kabuki.
En vérité, ce sont presque les mêmes thèmes que reprend l'école de Masuji Ono,
mais dans ses grandes lignes essentiellement.
Dans son irnmence projet de faire de Kawabe Park un grand centre de rayonnement
de la culture nippone, Akira Sugimura dans An Artist of the Floating World, décide d'y
engloutir toute sa fortune. Mais il y fait figurer en bonne place une salle de théâtre
exclusivement destinée au genre du kabuki:

171
... the park was to become the site for several gliueting cultural
centres - a museum of natural science, a new kabuki theatre for the
Takahashi school [. . .J, a European-style concert hall:'
Le kabuki, genre théâtral au départ exclusivement réservé à la classe des chônin,
prit naissance au début du XVIIe siècle et se developpa vite en un art dramatique que
l'Empire exporte de nos jours vers d'autres cultures.
Autant une pièce classique de kabuki était souvent composée de fragments
discontinus, du fait que les scènes constitutives étaient dues à différents dramaturges,
autant les romans de Hisanori se présentent comme de simples recueils de dialogues sans
continuité thématique évidente, des sortes de rhapsodies", tissant le texte de plusieurs
étoffes.
Parlant des spécificités de cette composition, Shuichi Kato précise:
each scene is not part ofan overail convergence to a final climax but
has ils own individual build - up and resolution .... 3
Même l'ordre des répliques dans une pièce de kabuki ne suit pas toujours une
progression logique. Fort heureusement, la musique et la danse, ainsi que certains effets
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.133.
2 Rhapsodies: chez les anciens, les rhapsodies étaient des morceaux détachés des
poèmes d'Homère, que chantaient Ies rhapsodes (Larousse). Appliquées à la
littérature, c'est le collage de morceaux différents, ce qui rapproche texte et tissu.
3 Shuichi KATO, A Histocy of J apanese Literature. The Years of Isolation
translated from the J apanese by Don Sanderson, Kodansha International Ltd,
Tokyo, 1983, p.200.

172
dramatiques propres à la représentation théâtrale, aident à rétablir la cohérence des faits,
à la différence par exemple du texte en prose où le cheminement des idées ne doit souffrir
d'aucune entorse.
A.ce propos, Matazo Nakamura écrit:
In most Western drama, including Shakespeare, it is considered
normal for the lines of a play to have a kind of logical, narrative
progression. In kabuki, there are many cases where atmosphere and
emotion are more important than logic. When there are moments
where the lines are a Little oddfrom a logical point ofview, usually
the effect is carried by music or colorful staging,'
Ces Il trous Il dans le discours constituent bien une des caractéristiques essentielles
de l'architecture du récit d'Ishiguro, si l'on se rappelle que celui-ci suit pas à pas les
pérégrinations de la pensée du héros ou de l'héroïne.
Ce mode d'écriture se fonde sur le fait que les souvenirs sont transmis au lecteur
selon la situation de l'âme du narrateur, dans un désordre qui ne peut suivre la
chronologie des événements, et ce procédé propre à l'écriture post-moderniste s'apparente
à la:- technique du courant de conscience inauguré par Henry James, Virginia Woolf
notamment.
Mais plus qu'une complexité croissante de superpositions et de renversements de
chronologie', comme Jean Rousset définit ce mode de fonctionnement de la mémoire,
1 Matazo, NAKAMURA, Kabuki. Backstage. Onstage. An Actor's Life,
translated from the Japanese by Mark Oshima Kodansha International, Tokyo and
New York, 1990, p.140.
2 Jea.n, ROUSSET, Narcisse romancier, p.29.

173
l'activité rétrospective dans The Remains of the Day, par exemple, procède par bonds
successifs, sans pouvoir s'arrêter longtemps sur un événement déterminé. C'est dire que
Stevens n'épuise presque jamais une séquence prise isolément, au grand dam du lecteur
friand de narrations qui coulent en un flot ininterrompu.
Précisément sur ce point, le lecteur peut se demander le lien qui existe entre les
longues digressions sur la beauté du paysage anglais d'une part, et les fourberies du
régime nazi d'autre part, entre la duplicité de certains généraux de l'Armée britannique
et l'hospitalité propre au monde campagnard.
Il existe indubitablement une similitude dans la structuration des deux types de
récit.
Mais bien que nous soyons en présence d'une thématique variée et sans lien
manifeste, on peut dire que chez Ishiguro, l'ensemble des épisodes convergent vers un but
ultime, celui de cerner avec plus ou moins de succès la dimension du dévouement du
maître d'hôtel à son employeur.
Ainsi, le lecteur est tenté de nier de prime abord l'existence d'une intrigue au sens
plein du terme; mais, un examen beaucoup plus minutieux des lignes de force de chaque
histoire, révèle une intrigue plus ouverte, mais subtilement dissimulée par un désordre qui
n'est qu'apparent.

174
CHAPITRE II: SPECIFICITES DU RECIT D'ISmGURO
Du fait de sa pluralité, l'esthétique romanesque d'Ishiguro se situe à la croisée des
chemins puisque point de jonction entre deux mondes: la civilisation nippone centrée sur
l'effacement de soi et la majesté du silence, et une autre occidentale, plus ouverte
répondant à des postulats artistiques tout autres.
Cette bipolarité exige donc des références aux traditions esthétiques nippones, ce
que nous avons tenté plus haut, mais également une analyse de l'héritage culturel
occidental ou même universel, qui va devoir retenir notre attention dans les pages qui
suivent.
A - L'ECRITURE DU PASSE
Alors que partout ailleurs après la seconde guerre mondiale, les esprits sont gagnés
par un grand désarroi, à la vue des vieilles citadelles qui toutes s'écroulent par la magie
du temps, le peuple britannique lui, trouve un regain d'intérêt dans l'exploration du passé
sous toutes ses formes. Sir Alexander Glen, Président de la "British Tourist Authority",
identifiait les causes d'un tel engouement en ces termes:
the sense of the past was more physically intact in Britain perhaps
than anywhere else in. Europe. Surely that sense of the past was
becoming important} almost a natural resource in a frantically
developing future. 1
1 Cité par L.P. HIGDON, Shadows of the Past in Contemporary British Fiction,
The Macmillan Press, London, 1984, p.136.

175
Chez les écrivains, cette tendance s'affirme par une sorte de retour aux traditions
avec des romanciers tels que Jean Rhys dans Wide Sargasso Sea, (1966), reprise de Jane
Eyre de l'écrivain victorien Charlotte Brontë. Ce récit de Jean Rhys, plus que sur
l'odyssée d'un Rochester, entraîné vers la désillusion et la désertion de son épouse créole,
la pyromanie de Bertha Antoinette Mason, en proie aux pulsions démoniaques les plus
destructrices, porte davantage sur l'émancipation de la communauté créole des Antilles,
les "white cockroaches", sur les préjugés raciaux et surtout sur certaines pratiques
traditionnelles telles que le vaudou.
L'investigation du passé peut également prendre la forme du roman historique,
avec par' exemple The Realms of Gold (1975) de Margaret Drabble, intrigue où les
personnages principaux sont Frances Wingate, une archéologue, David Ollerenshaw, un
géologue, et Karel Schmidt, l'amant de Frances. Ils sont tous mus par la passion de
redécouvrir et de reconstruire le passé.
La résurgence du passé apparaît de même dans The Remains of the Day par
l'expansionnisme
de
l'Empire
britannique en
Afrique
Australe
et
son
cortège
d'abominations. En effet, la disparition de Léonard Stevens et de tout son régiment, du
fait d'une mauvaise stratégie militaire dirigée contre des populations civiles en république
Boer, est le symbole d'une forme de colonisation dont la barbarie des méthodes se le
dispute à l'insensibilité des chefs de l'Armée, à l'image du personnage appelé simplement
le Général, dans le récit de Stevens.
Une dernière illustration de la manifestation du passé peut-être certainement décelée
dans ce que l'on peut appeler le roman-mémoire, représenté ici par L. P. Hartley dans
son oeuvre The Go-Between (1962), qui s'apparente aux oeuvres d'Ishiguro.
Chez maints auteurs, la résurgence pernicieuse du passé constitue un thème majeur,

176
comme par exemple chez Thomas Hardy.
L'oeuvre d'Ishiguro embrasse justement ces
trois
aspects
qu'elle explore
simultanément, en donnant peut-être la prééminence à la fonction réminiscente, à la durée
et à une descente mémorielle dans le passé des personnages.
1 - Décala2e entre présent et passé
Chez Ishiguro, le passé est invariablement perçu comme une réalité spatialement
et temporellement distante, puisque le voyage mémoriel s'effectue toujours au soir de la
vie du héros et à plusieurs lieues du théâtre de l'action romanesque.
Ce qui suppose, avant que la retrospection ne commence, la présence d'un relais
dont la soudaine apparition puisse produire une sorte de déclic, établissant du même coup
la jonction entre passé et présent.
Le rêve de la petite fillette sur la balançoire remplit chez Etsuko cette fonction,
cependant ses contours sont si mal définis que la vieille femme se perd en conjectures:
1 must have suspected from the star! - without Jully knowing why -
that the dream had to do not so much with the little girl we had
watched, but with my having remembered Sachiko two days
previously'
Pour le héros de The Remains of the Day, c'est plutôt la lettre reçue de son
ancienne gouvernante, Mademoisselle Kenton, qui l'amène à scruter l'univers idyllique
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills. p.SS

177
du Château de Darlington, pour le décider finalement à entreprendre un double voyage:
le premier, rétrospectif, le conduit aux confins de son imagination; le second, prospectif
à la fois "réel et initiatique, le mène hors du cadre habituel et l'aide à se découvrir lui -
même.
Quant à Ono, il semble bien qu'il soit prisonnier d'un passé qu'il est incapable
d'appréhender avec tout le détachement requis; son récit y prend racine et s'y développe,
en laissant bien sûr une portion congruë à la narration des faits qui jalonnent son vécu
quotidien.
Examinons maintenant de plus près les manifestations du passé chez Ishiguro, cette
dimension du récit à laquelle le narrateur s'attache si obstinément et si durablement.
Il est vrai que le passé peut donner l'image d'une réalité ambivalente ou encore
d'une présence quelque peu manichéenne parce que obsédante. Ainsi, il rejaillit
positivement sur la vie du héros ou, au contraire, est doté d'une force destructrice capable
d'anéantir tous ses espoirs.
Les personnages d'Ishiguro eux, se réfèrent plutôt à ce passé considéré comme
l'âge d'or ou le paradis perdu, puisqu'ils sont tous confrontés, à la fin de leur vie, à un
monde nouveau et à des pratiques nouvelles qui ont ébranlé leurs convictions les plus
profondes. La rétrospection apparaît ici comme un refuge dans une sorte de forteresse
inattaquable et sur laquelle les assauts du temps n'ont aucune prise.
Dès lors, le héros donne l'image d'un nageur qui se débat à contre - courant, et
qui reste sourd aux appels du large. Il y "a là une discontinuité dans son évolution ou
même un blocage du processus, quand on pense à la rupture à laquelle on assiste, du point
de vue surtout du nouveau statut social et des contingences engendrées par ce que Antonio

178
Gramsci appelle une situation de crise:
"The crisis consists precisely in the fa ct that the old is dying and that
the new cannot be bom J' in this interregnum a great variety of
morbid symptoms appear'
Dans l'univers d'Ishiguro, ce n'est pas toujours la nouvelle ère qui tarde à naître,
mais ce sont plutôt les mutations que doit connaître le héros dans tout son être, en vue
de pouvoir moduler son action aux exigences du nouveau contexte qui tardent à prendre
forme. En d'autres termes, il rechigne à se réveiller où à s'éveiller au jour naissant qui
pointe à l'horizon.
L'aptitude réminiscente qui subsiste devient sa seule consolation, après avoir assisté
impuissant à l'annihilation de tous ses repères, du fait des tourmentes d'une évolution trop
rapide à son gré. Le héros d'Ishiguro ne s'érige pas pour autant contre le progrès, mais
il défend un conservatisme garant, à ses yeux, de valeurs morales stabilisatrices.
Au demeurant, le héros parvient presque toujours à juguler cette crise, soit en se
forgeant de nouvelles références, soit en acceptant simplement celles que lui dicte sa
société, non par conviction, mais pour ne pas céder au chaos existentiel. En cela, il se
joint peut-être à la philosophie du héros existentialiste, dans son refus du suicide face à
l'absurdité de la condition humaine. Le vieux maître d'hôtel que Stevens rencontre au
pied de la jetée exprime bien cela; au moment où son collègue se morfond dans le
désespoir d'assister à la détérioration inéluctable de toutes ses facultés intellectuelles et
mentales, l'aîné étale une conscience particulière de l'existence:
1 Cite par L.P. HIGDON, Shadows of the Past. p.170.

179
Now, look, mate, l'm not sure 1follow everything you 're saying. But
if you ask me, your attitude 's ail wrong, see ? Don 't keep looking
back ail the lime, you 're bound to get depressed,'
Sachiko avant lui, en est arrivée presque à la même conclusion, au regard des
effets néfastes de la bombe:
How right you are Etsuko, we shouldn 't keep looking back to the past
... As you say, we have to keep looking forward. 2
S'adressant à Etsuko, Madame Fujiwara tient presque les mêmes propos:
You must keep your mind on happy things now. Your chi/do And the
future'
Etsuko ne perd cependant pas de vue qu'il est parfois nécessaire d'épuiser tous les
délices de la rétrospection, avant de pouvoir appréhender beaucoup plus sereinement le
présent ~t par delà celui-ci, l'avenir. Ceci rappelle l'expérience cathartique dans la
psychanalyse freudienne, en rapport avec une thérapie fondée sur la révélation des
profondeurs du subconscient. Dans les romans d'Ishiguro, le voyage mémoriel produit
une force salvatrice qui guérit l'âme et donne de nouvelles raisons de vivre. Higdon nous
rattache dans ce sens à la tradition du roman - mémoire:
More and more frequently, novelists of the 1960's and 1970's have
1 Kazuo. ISHIGURO, The Remains of the Day. p.243
2 Kazuo ISHIGURO A Pale View of Hills, p.lli.
3 Ibid., p.24.

180
tumed to retrospective narratives in which protagonists suddenly,
often quite unexpectedly, confront a past they have buried, fled, or
repressed in sorne way, only to discover that the meeting ofpast and
present brings healing, freeing, or releasing,'
Sans doute faudrait-il encore revenir sur les grandes composantes d'une telle réalité
et essayer de prendre la mesure de l'attachement du héros à un passé qu'il a bien des
raisons d'adorer.
Nous savons que les réminiscences de la vieille Etsuko renvoient tout d'abord au
personnage de Sachiko, puis à leur brève amitié, au moment même où l'héroïne attend
son premier enfant. Cette période correspond également aux derniers jours de l'occupation
américaine du Japon, qui a vu le peuple nippon tiraillé entre les mirages de l'Occident et
l'héritage d'une tradition assez rigide.
Bien sûr, les promesses mirobolantes de la civilisation américaine surtout ne vont
pas manquer de susciter chez les protagonistes d'Ishiguro les ambitions les plus
démesurées et les rêves les plus fascinants, se résumant ainsi en une quête sans fin. Celle-
ci aboutira, comme on peut s'en douter, à des fortunes diverses.
Pour Ono, bien que ce passé soit un lourd fardeau qu'il traîne pour le reste de sa
vie, il n'en est pas pour autant moins fascinant, à l'image de tout adulte se retournant vers
son royaume d'enfance. L'on sait que ce paradis perdu l'avait vu auréolé de gloire et au
sommet de son art, jouissant de tous les honneurs, sans mention faite de la puissance que
lui conféraient des nominations et des promotions de toutes sortes. Il représente ainsi
l'archétype classique du héros de tragédie, élevé par l'auteur au rang de demi - dieu, en
1 L.P HIGDON, op. cit., p.20.

1
1
181
vue de rendre sa chute plus retentissante.
1
Stevens, lui, observe de loin les années pendant lesquelles il était le symbole du
1
profesionnel achevé, une sommité dans sa spécialité et mieux, un confident de
personnalités parmi les plus éminentes d'Europe et d'Amérique. En ce sens, il représente
1
cette race de samaritains qui triment dans l'ombre, et qui sont souvent les artisans ignorés
~
de l'ascension, mais aussi du déclin des grandes figures.
t
Mais rêver d'un paradis suppose qu'on soit hors des limites de celui-ci et qu'il
s'avère également inaccessible. C'est cela le malheur des héros d'Ishiguro, eux qui se
trouvent subitement confrontés à une nouvelle existence faite d'échecs et de désillusions,
d'absence de tout espoir d'émancipation.
Nous avions, dans les pages précédentes, relevé le fait que la fonction réminiscente
n'est le plus souvent opérationnelle que quand le narrateur est transporté hors des limites
temporelles et spatiales du pays de ses rêves. Il s'ensuit que "présent" et passé s'offrent
à la conscience comme deux entités tout à fait distinctes et qui ne se rencontrent jamais,
particulièrement dans l'univers de A Pale View of Hills. Ceci est dû à l'ellipse temporelle
d'une vingtaine d'années que la narratrice aménage entre les deux récits. Le passé
commence et s'arrête au moment où Etsuko est enceinte de Keiko, alors que le "présent"
ne débute que quand la petite soeur de cette dernière, Niki, est âgée de dix-neuf ans. La
seule relation établie est d'ordre thématique, avec le passage de l'héroïne de l'un à l'autre
récit. De même, la première histoire est entièrement circonscrite à Nagasaki, au pays du
soleil et de la chaleur humaine. La seconde elle, se déroule dans les environs de Londres
avec ses pluies, sa froideur et la solitude de l'être, même au sein de la multitude.
Dès lors, se creuse entre "présent" et passé un abîme qui s'étend jusqu'aux deux
versions du même héros, créant ainsi une sorte de dualité, déduite de la constatation que

182
ce dernier finit toujours par tourner le dos à l'expérience vécue, si enrichissante soit-elle,
pour célébrer la naissance d'un monde nouveau. Le peintre Juan de Miro, cité par Higdon
lui-même, a connu paraît-il, une situation similaire. Après avoir réalisé deux auto-portraits
séparés par un intervalle de vingt ans environ, il décrit ici le contraste entre les deux
étrangers qui le toisent:
Separated by contrasting styles, difJering attitudes, a cataclysmicwar,
and a personal change infocus, the two selves confront one another,
manifesting dis continuous states of being. 1
De ce même point de vue, Kyo, héros de Malraux dans La condition humaine
(1946), entend sa voix au magnétophone mais ne s'y retrouve pas, ne s'y reconnaît guère.
Par ailleurs, nous trouvons dans An Artist of the Floating World une autre
dimension du passé dans l'oeuvre littéraire, qui n'est pas forcément établie après la lecture
des deux autres romans. Il s'agit de l'imitation ou de la parodie d'un texte antérieur. Cette
vision rejoint ici le traitement de la tradition, du fait que les réalités du "Monde Flottant"
appartiennent à la fois au patrimoine purement contumier de l'archipel, mais aussi à sa
tradition littéraire, puisqu'au siècle dernier, comme précisé au chapitre précédent, Shikitei
Sanba, le nom de plume de Kikuchi Hisanori, a produit deux oeuvres sur ce même monde
de -luxure. Il serait peut-être très instructif de les étudier en rapport avec le texte
d'Ishiguro mais cette fois-ci au plan intertextuel, afin de souligner tous les emprunts que
ce dernier a faits à Sanba, du point de vue thématique surtout. Il est fort probable que sur
ce point; An Artist of the Floating World soit une réécriture de l'oeuvre de Hisanori.
Ainsi, le roman d'Ishiguro serait l'hypertexte et ses prédécesseurs les hypotextes.
1 L.P. HIGDON, op. cit., p.19

1
1
183
Précisons que l'intertextualité suppose
r
Une relation de co-présence entre deux ou plusieurs textes, c'est-à-
1
dire eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d'un
texte dans un autre) .
r
L'impossibilité de disposer à présent des deux oeuvres en question, constitue
1
malheureusement un gros obstacle à l'approfondissement de l'étude.
Finalement, on peut dire que le héros d'Ishiguro, semblable à une pierre soumise
à l'attraction terrestre, s'écarte difficilement d'un passé qu'il vit intensément, sans presque
jamais discontinuer. Mais comme celui-ci se révèle physiquement inaccessible, le
processus ne peut se concevoir que par le truchement de la mémoire qui en est le pilier
central. 11 est temps, proposons-nous, d'analyser le cheminement de cette fonction
proprement dite, avant d'en arriver à sa démarche sélective.
2 - La mémoire: support du récit
A travers toute la fiction d'Ishiguro, le lecteur suit le cours souvent tortueux des
réminiscences d'un narrateur ayant vécu de près ou de loin les deux grands conflits
mondiaux, avec une place privilégiée accordée au second. Les événements sont revus à
un moment très significatif, invariablement au soir de la vie du héros. Cependant, bien
que les faits et les points de vue soient remémorés à partir d'appréciations variées, un
thème majeur semble dominant; c'est celui de la responsabilité des uns et des autres dans
l'éclatement de tout conflit armé.
1 Gérard, GENETTE, Palimpsestes. La littérature au second degré, Editions du Seuil,
Paris, 1982, p.8.

1
l
184
The Remains of the Day ne s'intéresse pas à proprement parler à la seconde guerre
!
mondiale, mais révèle plutôt le rôle négatif joué par la classe politique dont l'action est
située avant la guerre, le sort réservé à ces mêmes autorités après la débâcle.
1
Singulièrement, l'action ne sort jamais du cadre étroit du château de Darlington,
r
tout au moins chaque fois qu'elle est en rapport avec les préparatifs ou les retombées de
la confrontation.
En revanche, les premières oeuvres, comme si elles étaient le produit d'une
conscience obstinément envahie par le danger nucléaire, reviennent toutes les deux avec
une intensité invariable, sur les effets d'Hiroshima et de Nagasaki, traduisant en cela
l'expérience qu'en a eue un personnage bénéficiant d'une position centrale, ou placé à la
périphérie.
La narratrice de A Pale View of Hills occupe une position inférieure de par son
sexe et s'on rang social. Celui de An Artist of the Floating World peut être considéré
comme un maillon de la longue chaîne qui a déclenché le conflit. Partant, Etsuko vit et
analyse les événements du dehors, tandis que son homologue, l'artiste-peintre, les perçoit
du dedans, puisqu'il a participé à leur genèse.
En tout état de cause, les éclairages variés qui émanent de sources dissemblables
auront permis au lecteur d'avoir une appréciation globale de la trame événementielle de
toute l'oeuvre. Il est permis donc de supposer que Kazuo Ishiguro a voulu établir une
sorte de continuité dans l'évolution et la position sociale du héros-narrateur, dont la
mission essentielle est de porter à sa manière la voix du pacifisme, jusqu'aux confins des
consciences les plus souvent martyrisées par le langage des armes, mais surtout de celles
dont dépend leur exacerbation.

185
La fiction d'Ishiguro, comme on le voit, se rattache infailliblement à la tradition
du roman-mémoire, avec un mode narratif particulier qui s'apparente peut-être aux
traditions du Soleil Levant. Ce faisant, il n'est nullement fortuit que les trois romans à
l'étude soient les produits de l'activité mémorielle du héros ou de l'héroïne qui, semble-t-
il, ne su~citent l'intérêt de l'auteur que quand ils abordent la pente descendante d'une
existence gangrenée par les erreurs et les mauvais calculs.
A cet égard, on peut dire que Ishiguro est obsédé par l'expérience déjà vécue ou
supposée vécue. Mais encore plus fondamentalement, l'histoire est vue et racontée par un
seul personnage, avec toutes les conséquences liées à un tel mode d'écriture. A la
différence par exemple du roman épistolaire où la même histoire est relatée par plusieurs
narrateurs à la fois, avec toute la crédibilité et toute l'objectivité qui s'y rattachent, le
récit de The Remains of the Day, où tout est filtré et jugé à travers la conscience de
Stevens uniquement, est beaucoup plus impressionniste.
Dans le premier type de récit, le discours des épistoliers s'oriente souvent vers la
résolution d'une situation présente, tandis que celui du maître d 'hôtel est rétrospectif, ou
même introspectif sur plusieurs points.
En conséquence, l'une des caractéristiques majeures du roman-mémoire est
l'exclusion systématique du "présent" dans la trame, s'il n'est pas employé à la fin du
récit, alliée selon Jean Rousset au respect d 'un ordre chronologique rigoureusement suivi.
Vue sous cet angle, l'oeuvre romanesque d'Ishiguro dépasse le cadre assez étroit d'une
telle description, du fait que le narrateur opère un va-et-vient continuel entre le récit d'une
vie d'adulte très lointaine, et celui d'une vieillesse avertie et désillusionnée. En définitive,
,
la primauté du passé ne parvient jamais à étouffer les balbutiements d'un "présent" qui
revendique son actualité, bien que ce dernier dévoile toujours au héros la plénitude de son
échec.

1
1
186
Nous savons déjà que chez le romancier angle-nippon, nous sommes presque
r
toujours en présence d'une âme torturée et déréglée, incapable de fournir un récit complet
et bien structuré. C'est là une forme de monologue intérieur qui révèle, sans relais, les
1
divagations d'une conscience meurtrie, et qui rappelle les logorrhées des héros souffrant
de troubles mentaux, c'est-à-dire un flot de paroles désordonnées, incoercible et rapide,
t
que l'on rencontre dans certains états d'excitation psychique.
Pour ne prendre qu'un exemple, dans One Flew Over the Cuckoo's Nest (1962),
Bromden, le héros de Ken Kesey, entre bien dans cette catégorie. Frustré et impuissant
devant les multiples pressions du monde moderne, celui-ci réagit par des accès de folie,
puisqu'il appréhende la réalité à travers un prisme déformant. Dans ce roman, les
fantasmes du protagoniste s'expriment presque de la même manière qu'Etsuko rend
compte de ses tourments. On pourrait en dire de même de l'héroïne de Jean Rhys, Bertha
Antoinette Mason Cosway.
Au regard de tout ce qui précède, l'oeuvre d'Ishiguro se veut un point de rencontre
entre plusieurs genres narratifs, notamment le roman-mémoire auquel il emprunte le règne
du souvenir, le monologue intérieur auquel il doit l'état fragmentaire de la pensée et
partant du récit, ainsi que le roman historique qu'il lui a fourni tout cet arrière-plan lié
à la seconde guerre maondiale.
----v-.--
Cependant, il existe d'autres aspects en rapport avec le développement du roman-
mémoire, tels que par exemple la perspective narrative, liée au statut et à la position du
narrateur par rapport au récit qu'il produit. Nous avons auparavant établi que chez
Ishiguro, les événements sont fi1très à travers la conscience d'un personnage unique qui
raconte sa propre histoire. Cette exploration du sujet par soi-même, qui ne laisse presque
aucune place au point de vue d'un autre personnage, s'avère tout à fait restrictif et confère
aux autres personnages un rôle secondaire, avec un certain nombre d'incidences

1
1
187
inhérentes à ce genre de récit.
1
Tout d'abord, on peut relever une inégalité de traitement en ce qui concerne les
r
personnages, inégalité ayant comme corollaire la prééminence du narrateur et la caricature
r
des autres personnages, ces derniers apparaissant comme des archétypes plutôt que comme
des êtres de chair et de sang. Cela résulte du fait que la conscience centrale autour de
1
laquelle ils gravitent, peut à loisir leur forger une personnalité propre, suivant sa vision
du moment ou ses intérêts de l'heure. En général, il ne les mentionne dans son récit que
quand ils entrent dans le champ de ses préoccupations. C'est le type de personnage que
Rousset appelle l'être de fuite, souvent impénétrable et ambigu.
Monsieur Sheringham, mari en secondes noces de l'héroïne de A Pale View of
Hills et surtout Frank-san, l'ami de Sachiko, répondent à cette description. Le premier,
symbole du flegme britannique, représente également toute la pensée occidentale, qui est
selon Etsuko, avide d'étiquettes et prompte à préjuger des autres races. Le second incarne
l'idée du yankee aventurier et insouciant, dont les intérêts égoïstes priment sur toute autre
considération.
Par exemple, comme nous y avons fait allusion plus haut, l'irresponsabilité de
Frank-san est si profondément vécue, que ce dernier n'hésite pas à dilapider les
économies d'une femme presque réduite à l'errance.
A cette même lignée, appartient Monsieur Akira Sugimura, l'amateur d'art dont
les filles héritières, compte tenu de la notoriété et de la passion du défunt, prétèrent céder
à Ono la maison qui lui a été léguée à un prix symbolique. En ce sens, Sugimura apparaît
,
comme le porte-flambeau du mécénat et de la droiture.
Dans le dernier roman, on trouve Leonard Stevens l'unique frère du vieux maître

1
1
188
d'hôtel. Il est le prototype des victimes de l'insensibilité et de la cécité intellectuelle de
1
certains généraux.
1
Cependant, toutes les insuffisances que le lecteur peut être amené à fustiger dans
r
ce type de personnage sont presque accumulées dans la caricature psychologique du
Sénateur américain présentée dans The Remains of the Day. En fait, Monsieur Lewis
1
frappe par sa duplicité et son manque de scrupules, surtout lorsqu'il tente de semer la
discorde entre les différentes délégations à la conférence du château de Darlington, en vue
t
de mettre en valeur ses idées sur le professionalisme et la diplomatie. L'image trop
caricaturale qu'en a esquissée l'auteur, ne peut rendre compte de la sagacité et du
pragmatisme américains. Heureusement que son air grotesque et sa nature odieuse sont
savamment dilués par l'aspect tout à fait sublime du comportement de Lord Darlington.
Ce choix de point de vue restrictif est encore appelé vision avec selon la
classification des aspects du récit de Jean Pouillon, en contraste avec la vision par derrière
où sont mis en scène des personnages qui parlent et agissent devant nous, sans que nous
n'ayons accès à ce qui se passe dans leur conscience.'
L'adoption par l'auteur d'un seul et même
foyer visuel oblige le lecteur à se
contenter d'une information lacunaire, puisque très souvent, eu égard à la personnalité
nippone liée à l'argumentation évoquée plus haut, Etsuko et Stevens se bornent à décrire
leurs réactions dans des situations données, sans vouloir les interpréter ni en tirer des
conclusions, à charge pour le lecteur d'en induire la signification. C'est la technique du
showing contrastée avec celle du telling que défend Percy Lubbock en ces termes:
'" The art offiction does not begin until the novelist thinks of his
)
story as a matter to be shown, to be so exhibited that it will tell it-
, Confère T. TODOROV "Les catégories du récit littéraire" Analyse structurale du
récit, Communication n° 8, Ed du Seuil, Paris, 1981, pp 147-149.

1
1
189
self.'
1
Ainsi, bien qu'héroïne-narratrice, Etsuko adopte quelquefois le point de vue
objectif.
t
Précisons, pour écarter tout obstacle terminologique, que dans le récit à
focalisation zéro, le narrateur en sait plus que tous les personnages; c'est l'idée du
t
narrateur
omniscient
ou
comme
dit
James
Joyce,
un
dieu
indifférent
curant
~
silencieusement ses ongles',
Dans le récit à focalisation interne, le narrateur ne dit que ce que sait le
personnage focal; on l'appelle encore récit à champ restreint ou à point de vue, et qui
rejoint la vision avec décrite plus haut. Dans le troisième cas ou récit à focalisation
externe, le narrateur en dit moins que n'en sait le personnage. Rapportée à la
catégorisation de Pouillon, cette dernière correspond à la vision du dehors, appelée
ailleurs récit béhavioriste ou école du regard, technique qui donne l'impression de suivre
le mouvement d'une camera et inspirée donc du cinéma.'
A bien des égards, l'oeuvre d 'Ishiguro considérée dans sa globalité ne porte pas
précisément sur une technique isolée, mais donne plutôt l'image d'un palimpseste où
plusieurs modes d'expression cohabitent harmonieusement.
En outre, il est important de relever que la mémoire de Stevens évolue par paliers
dans son fonctionnement. A travers tous les remous de son histoire, celui-ci se révèle
incapable de décrire ou de parler des scènes qu'il a sous les yeux. Pour lui, il est
1 Percy LUBBOCK, The Craft of Fiction. Jonathan Cape, London, 1921, p. 62
2
Cité par Wayne C. BOOTH, "Distance et Point de vue", (traduit par M.
Désormonts), Poétique n° 4, Ed. du Seuil, 1970, p.92.
3 Cf Gérard GENETTE, Figures III, pp.206-211

190
nécessaire que l'intérêt porté à tel ou tel objet soit différé, ne serait-ce que pour une
journée. Nous avions dit précédemment que la trame de The Remains of the Day suit une
sorte de mouvement alterné entre une séquence de six jours choisis pendant les années de
vieillesse de Stevens et une autre qui s'étend sur une trentaine d'années, pendant sa vie
adulte. En l'occurrence, au lieu de raconter pas à pas les différentes étapes de sa
randonnée en campagne et alternativement de faire des incursions dans son passé, il donne
l'impression que tout son être n'est que mémoire. Par exemple, il ne peut parler de sa
première journée de voyage qu'à la fin de celle - ci, dans la chaleur de son lit à Salisbury.
Après un compte rendu qui n'est que trop bref à nos yeux, il glisse de façon irrésistible
vers son passé, en examinant avec le lecteur les différents critères qui faisaient la
grandeur d'un maître d'hôtel, au temps où il recevait régulièrement la visite de ses
éminents collègues dont Monsieur Marshall, Monsieur Lane et Monsieur Henderson.
Pourtant, même si elle permet au narrateur de revivre les faits avec un recul
garantissant une sorte de sagesse rétrospective, la mémoire n'en est pas pour autant
infaillible. Semblable à un vêtement entraîné dans un tourbillon de vent ou par le courant
d'un fleuve, le souvenir perd à chaque accroc un pan de sa substance, avant de percer la
cloison tant insaisissable qui sépare le "présent" du passé, mais cette fois-ci tout en
lambeaux. Etsuko le sait si bien, elle qui reconnaît que:
It is possible that my memory of these events will have grown hazy
witli time, that things did not happen in quite the way they come back
to me today',
Beaucoup plus loin, elle avoue encore:
Memory, 1 realize, can be an unreliable thing; often it is heavily
coloured by the circumstances in which one remembers. 2
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, pAl.
2
Ibid., p.156

191
Après avoir prêté à Mori-san les propos selon lesquels sa mission ici-bas serait
accomplie si la totalité de sa vie était consacrée à saisir l'unique beauté de ce monde, le
vieil Ono s'empresse d'ajouter:
It is possible, ofcourse, that Mon-san did not use those exact words.
Indeed, on reflection, such phrases sound rather more like the sort of
thing 1 myself would declare to my own pupils'
Tout cela ajouté au fait
que
la
mémoire des
narrateurs
d'Ishiguro est
particulièrement sélective, le récit achevé donne l'air d'une réalité tronquée, amputée de
certaines parties essentielles.
Tout autres sont cependant les conclusions auxquelles en est arrivé Bergson, dans
son analyse psychophysiologique de la fonction mémorielle. Dans ce qu'il appelle aphasie
sensorielle,
tantôt c'est la totalité des souvenirs qui disparaît, la faculté
d'audition mentale étant purement et simplement abolie,' tantôt on
assiste à un affaiblissement général de la fonction,' mais c'est
ordinairement lafonction qui est diminuée, et non pas le nombre des
souvenirs?
D'autre part, selon l'éminent philosophe, ces amnésies sont causées en général par
un choc psychologique, ce qui n'est peut-être pas le cas de la vieille japonaise.
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floatin World, p.15!.
2 Henri BERGSON, Matière et Mémoire. P.U.F Paris, 1968, p.13!. (c'est nous qui
soulignons)

1
1
192
Mais il est évident que le comportement de cette dernière face à son histoire, ainsi
1
que la réserve du vieux maître d'hôtel, expliquent d'une autre manière la quasi-
suppression des détails dans ces deux oeuvres. Dans The Remains of the Day. dès les
1
premières pages, le lecteur s'attend légitimement à recevoir les images splendides des
1
prairies de l'Ouest de l'Angleterre que le héros traverse à bord de la somptueuse Ford de
Monsieur Farraday. Rien dans ce sens ne vient étancher sa soif, mises à part les savantes
1
élucubrations sur la grandeur du paysage anglais, presque sans précision sur ses éléments
constitutifs.
1
Dans le cadre de sa petite chambre à Salisbury, la nuit, Stevens revit par le
souvenir l'itinéraire qu'il a suivi à travers les plus beaux paysages de cette partie de
l'Angleterre. Mais il ne retient qu'une seule qualité pour ces lieux, leur grandeur:
It is, 1 believe a quality that will mark out the English landscape to
any objective observer as the most deeply satisfying in the world, and
this quality is probably best summed up by the term ngreatness'"
L'économie de telles descriptions ne justifie pas pour autant les quelques scènes
laissées dans l'ombre. Les parties non éclairées du discours ne sont pas toujours des
ellipses similaires à celle ayant creusé un gouffre entre la jeunesse d'Etsuko et la dernière
tranche de sa vie. Quelquefois, elle parle d'un événement en des termes très vagues, tant
et si bien que la quintessence du discours est presque insaisissable. Délibérément, elle
passe donc à côté de la réalité et c'est cette omission latérale que Genette appelle
paralipse. Il la définit ainsi:
'" La paralipse, ... C'est le code de lafocalisation interne, l'omission
de telle action ou pensée importante du héros focal, que ni le héros
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.28

193
ni le narrateur ne peuvent ignorer, mais que le narrateur choisit de
dissimuler au lecteur. 1
Le code herméneutique est respecté jusqu'à la fin du roman, parce que
l'information est bloquée par la narratrice. Ainsi, le lecteur est continuellement en quête
d'un événement qui tarde à lui être révélé et ainsi,
l'attente devient [... J, la condition fondatrice de la vérité?
Ceci n'empêche pas pourtant qu'à la dernière page de chaque roman d'Ishiguro,
le lecteur éprouve une certaine sympathie vis-à-vis du narrateur, bien qu'il puisse sentir
une sorte d'insatisfaction due à des espoirs avortés. C'est parce que tous ses héros, sans
exception, ne cessent d'étaler des vertus presques universelles qui ont nom intégrité
morale, esprit de sacrifice et sens du devoir. Cela peut être lié au fait que presque ils ont
seuls l'apanage de raconter leur propre histoire.
Abbé Prévost ne disait-il pas que, Co
les auteurs des meilleurs romans n'ont pas imaginé de plus puissantes
méthodes pour plaire et pour attacher, que de mettre leur narration
dans la bouche même du héros ~
En conclusion, nous pouvons noter que le constant recours à la mémoire comme
support du récit, a exigé de la part du romancier anglo-nippon l'adoption systématique
1 Gérard GENETTE, Figures III, p.2I2.
2 Roland BARTHES, S/Z, Ed. du Seuil, Paris, 1970,p.82.
3 Cité par Jean ROUSSET, op.ciL, p.I28.

194
d'un type de construction du récit qui puisse répondre aux particularités d'un tel procédé
narratif.
B - ARCIllTECTURE DU RECIT
La trame narrative d'Ishiguro, nous y avons fait allusion au chapitre précédent, ne
suit jamais un enchaînement logique d'événements facilement décelables aux plans spatial
et temporel notamment. Elle obéit à ce que Gérard Genette appelle la déromanisation du
roman, marquée par l'inaction et l'absence de rebondissements spectaculaires.
The Remains of the Day commence par exemple par la résolution que prend
Stevens d'entreprendre son excursion et les circonstances dans lesquelles elle lui a été
suggérée auparavant par son nouvel employeur. Avant d'entrer de plain-pied dans la
narration de la première étape du périple, le maître d'hôtel s'attarde un peu sur les
préparatifs devant précéder un tel voyage, du fait de son enjeu sur la future administration
du château. Progressivement, nous quittons le cadre trop étroit de Salisbury, pour entrer
dans l'intimité et l'atmosphère conviviale de la salle des domestiques, au moment où
Stevens se réunissait avec les plus grandes figures de sa profession. Comme si la
splendeur des sites que Madame Jane Symons décrit dans son guide touristique ne peuvent
le subjuguer davantage, il suspend régulièrement son compte-rendu de voyage, pour
plonger l~ lecteur dans le faste des réceptions au château, dans le dédale des malentendus
qui ponctuaient ses relations avec la gouvernante.
L'inaction que nous avons relevée chez Flaubert au début de l'étude, se mesure
dans le texte d'Ishiguro à la totale négation de l'intrigue classique, où l'histoire comporte
bien un début et une fin. Certes, le récit au second degré de The Remains of the Day suit
l'itinéraire professionnel du maître d'hôtel, parallèlement à l'oeuvre politique et
diplomatique de Seigneur Darlington. Mais curieusement, le narrateur se révèle tout à fait

195
laconique ou même muet sur certains points, à propos notamment de l'environnement
social des deux personnages. Dans le cas de Stevens, aucun événement touchant
-exclusivement à sa propre existence n'est mentionné dans le roman.
De même dans le récit cadre, le maître d'hôtel entreprend une longue excursion,
sans jamais dépeindre exhaustivement les sites touristiques qu'il traverse.
D'ailleurs, à la fin du texte, il ne fait aucune tentative de convaincre Madame Benn
de retourner au château en vue de pallier le manque chronique de personnel, nonobstant
l'évidence que c'était là une des raisons qui ont motivé l'expédition et son prolongement
jusqu'à Little Compton où réside l'ancienne gouvernante.
A cet égard, il nous est presque impossible de percevoir une succession
chronologique d'actions liées les unes aux autres, mais plutôt leur simple juxtaposition,
à mesure qu'elles sont libérées par la conscience du narrateur.
Nous sommes ainsi en présence d'un texte, nous l'avons dit, qui exige de la part
du lecteur une participation plus effective à sa production, à son interprétation, faisant
ainsi appel à un certain nombre de compétences, d'opérations mentales, en somme à toute
l'histoire de celui-ci. Cette disposition du lecteur renvoie d'une certaine manière à la
théorie de la réception littéraire formulée par Hans Robert Jauss, qui propose une sorte
d'inversion des rôles entre écrivain et lecteur. A ce propos, un critique écrit:
L'écrivain se mue en récepteur et le lecteur interpréte "met enjeu son
statut pour entrer dans le dialogue littéraire. n L'instance de la
réception... C'est le lecteur qui jouit et qui juge, qui pose des

196
questions et formule des réponses. 1
1 - Enchâssement des récits
An Artist of the Floating World s'ouvre en octobre 1948, sur les circonstances de
l'achat de la propriété où habite maintenant le narrateur et héros du roman, Masuji Ono.
L'histoire se termine un an et huit mois plus tard, c'est-à-dire exactement au mois de Juin
1950.
Néanmoins, ces limites diachroniques précises ne sont qu'apparentes, puisqu'elles
englobent une période plus lointaine et d'amplitude plus large, puisque toute la vie
professionnelle de l'artiste-peintre et les succès artistiques qui l'ont ponctuée, sont tous
circonscrits dans ces vingt mois, ajouté au fait que l'itinéraire de celui-ci se confond
presque avec l'histoire expansionniste de l'Empire nippon des années trente jusqu'à
l'éclatement de la seconde guerre mondiale. Cela signifie qu'à un premier niveau, le
lecteur prend connaissance d'une série d'événements qui s'étendent sur une vingtaine de
mois, tous localisés dans la dernière tranche de la vie de Ono. A un second niveau,
l'auteur lui révèle quelques pages du passé de ce même personnage, en liaison étroite avec
l'évolution de sa communauté, avec le développement du mouvement expansionniste au
Japon précisément. Dès lors, le narrateur interrompt de temps à autre la description de
ses rapports avec ses deux filles et de ses moments de frustration, pour se retourner vers
des faits appartenant à un passé assez lointain, mais dont l'attrait semble irrésistible.
Ainsi, il raconte une seconde histoire englobée dans la première.
Ce procédé d'enchâssement, que les anglo-saxons nomment "embedding", se
présente comme une caractéristique majeure de l'oeuvre d'Ishiguro, puisque ses trois
1 Bassirou DIENG,
"Esquisse d'une réception de la littérature sénégalaise", ln
Bridges n° 2, Institut sénégalo-britannique, 1990, p. 5.

1
1
197
romans sans exception sont tous construits suivant cette structure. Bien sûr, par delà
1
l'opportunité d'une gestion plus rigoureuse de l'espace narratif, cette technique d'écriture
aura permis à Ishiguro de faire mesurer l'immensité qui sépare souvent les rêves de
1
l'individu et les vicissitudes de son destin.
1
Ainsi donc, l'acte narratif des événements survenus pendant l'excursion de Stevens
dans The Remains of the Day, est à un niveau différent du récit second qui rend compte
entre autres, de la tentative avortée de Mademoiselle Kenton de révéler son amour au
héros. Notons simplement que le premier récit se passe au mois de juillet 1956 et ne dure
que deux matinées et cinq après-midi, contre une vingtaine d'années pour le récit au
second degré. En effet, ce dernier commence au début des années vingt et se termine
presque à la mort du Seigneur Darlington, c'est-à-dire à la fin de la seconde guerre
mondiale.
D'un autre point de vue, la brièveté relative du récit premier encore appelé récit
enchâssant, devrait peut-être trouver sa justification dans la distance que prend le
narrateur vis-à-vis de son expérience du moment; de même, la longueur du récit enchâssé
devra être liée au grand intérêt que le héros porte à son voyage imaginaire et rétrospectif.
Par conséquent, l'instance narrative du récit au premier degré de l'expédition du
vieux maître d'hôtel se situe à un niveau extra-diégétique, tandis que toutes ses années
passées au service de Lord Darlington sont à un niveau méta-diégétique, c'est-à-dire
qu'elles se rapportent toutes à la seconde histoire.
Chez Todorov, les deux aspects précédents renvoient à deux niveaux du récit:
)
l 'histoire ou l'évocation des événements et des personnages qui les font, en rapport avec
le discours qui renvoie à un narrateur ou à l'instance narrative rapportant les événements
au lecteur ou au narrataire à sa façon. Ce dernier niveau comprend les temps, les aspects

1
J
198
et les modes du récit. 1
1
Si nous transposons dans le texte d'Ishiguro la notion de portée d'une anachronie
1
par exemple, nous nous rendons compte que sa longueur est très significative, puisque
l'auteur peut ainsi y insérer toutes les mutations susceptibles d'intervenir dans la situation
r
du héros-narrateur.
1
Précisons toutefois que la portée d'une anachronie, prolepse ou analepse, désigne
la distance temporelle par rapport au
moment de 1'histoire où le récit s'est interrompu pour lui faire
place?
Dans An Artist of the Floating World, la portée du récit au second degré, si nous
pouvons l'appeler ainsi, c'est-à-dire la distance qui le sépare du récit premier, n'est que
de trois ans environ; ce qui justifie d'une certaine manière la continuité observée dans la
personnalité du héros, ainsi que son attachement à son passé de lutte aux côtés des
expansionnistes. Quant à Stevens dont les deux histoires sont séparées par plus de trois
décennies, il renvoie l'image d'un chef d'orchestre dont l'ensemble a complètement
échappé à son contrôle. Les vieux canons et les valeurs d'antan s'étant révélés obsolètes
et inopérants, il doit se reconvertir ou périr.
A travers tous les trois romans par ailleurs, le récit premier et son contenu sont
tout à fait opposés, du point de vue thématique surtout. Celui de A pale View of Hills est
1 Cf. Tzvetan TODOROV, "Les catégories du discours littéraire", in Communication
n08, pp.132-133.
2 Gérard GENETTE, Figures III. p 89.

199
essentiellement centré sur la désillusion que vit Etsuko face à la froideur d'une Europe
au contact de laquelle se brisent presque tous les rêves. Le récit-cadre du second roman,
relativement réduit dans son amplitude, montre un Ono, non seulement en proie à une
angoisse terrifiante, mais encore plus solitaire que jamais. Son ami Matsuda se rend à
l'évidence que:
No one cares now what the likes of you and me once did. They look
at us and see only two old men with their sticks. 1
Leur entourage refuse de leur pardonner le péché de s'être une fois alliés au camp
de la mort.
Les récits enchâssés par contre, se rapportent de près ou de loin aux années de
jeunesse du héros ou de l'héroïne, période pendant laquelle ils nourrissaient des rêves de
liberté et" de grandeur.
Revenant à la gestion de l'espace romanesque, nous allons nous attarder un peu sur
ce souci de fixer des limites précises au texte, pour donner toute la mesure de cette
rigueur dans l'écriture. On peut même dire que ce choix va crescendo, puisqu'il s'affirme
plus nettement au fil des publications.
Si A Pale View of Hills ne renferme aucune indication explicite en tête de chapitre
sur la localisation temporelle ou spatiale, dans les deuxième et troisième romans
cependant, chaque partie ou chapitre s'ouvre sur des marqueurs précisant le mois et
l'année où l'auteur situe les faits.
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World. p.20!

200
An Artist of the Floating World est fragmenté en quatre parties commençant
respectivement par: Octobre 1948, Avril 1949, Novembre 1949 et Juin 1950. Ainsi,
l'auteur change de mouvement à intervalles presque réguliers, à l'image d'un véritable
géomètre ou d'un architecte.
Mais ce qui est plus remarquable à ce niveau, c'est que toutes ces parties prennent
invariablement leur essor à partir d'un lieu précis, l'endroit appelé Bridge of Hesitation.
Ce pont ainsi baptisé relie le pâté de maisons où se trouve la demeure de Ono notamment,
à l'ancien quartier de plaisirs de la ville. Sur ce pont justement, avant la guerre, on
rencontrait très souvent des hommes qui semblaient tiraillés entre le désir de rentrer au
foyer, et celui de rejoindre les reines d'une nuit qui fréquentaient les geishayas. Trois ou
quatre fois par semaine, le soir, le vieil artiste se tenait appuyé aux garde - fous, guettant
le coucher de soleil, et sans doute pensant à ses randonnées dans ces maisons closes, alors
qu'il était jeune peintre.
Ici, le narrateur donne bien l'impression qu'après un bon moment de divagations
dans le labyrinthe de ses réminiscences, il sent toujours le besoin de revenir à un repère
fixe, avant de repartir vers de nouveaux horizons, toujours par le souvenir.
The Remains of the Day lui, est construit suivant un découpage beaucoup plus
strict. En tête de chaque chapitre, sont indiqués le moment du jour et la localité que
traverse le héros. On y lit par exemple: Day three evening, Moscombe, near Tavistock,
Devon1, ou encore, Day four- afternoon, Little Compton, Cornwall".
Hormis la fonction restrictive devant être mise sur le compte de la sensibilité
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of Day, p.143.
2 Ibid., p. 203.

1
1
201
r
nippone, il paraît évident que la systématisation de tels indicateurs paratextuels donne à
coup sûr l'illusion de réalité, qui refuse à la fiction une existence qu'elle revendique à
1
d'autres niveaux du récit.
r
Par ailleurs, il convient peut-être de préciser, à propos de l'imbrication des deux
récits ou de leur distribution dans le texte, que la présentation du second ne se fait jamais
[
en bloc chez Ishiguro. On assiste plutôt à un morcellement qui procède par alternance
entre les deux niveaux. Cela pourrait traduire chez le narrateur une nature instable, qui
ne peut se satisfaire ni de la perspective d'un "présent" dont l'accablante stérilité le ronge,
ni d'un passé physiquement hors d'atteinte.
L'étude des rapports d'analogie ou de contraste entre récit premier et récit second,
doit pourtant être sous-jacente à l'analyse portant sur les modalités de réflexion, si l'on
veut souligner toutes les potentialités expressives d'une telle structuration. Elles sont
dissociées ici d'une façon arbitraire peut-être, mais dans le seul but de réserver à chaque
notion toute l'ampleur qu'elle mérite.
2 - Spécularité du récit enchâssé
L'écriture d'une seconde intrigue parallèle à l'intrigue centrale dans une même
oeuvre littéraire remonte aussi loin que les précurseurs de la comédie élizabéthaine dont
John Lyly et Robert Greene, mais la spécularité n'est pas toujours attestée dans des
oeuvres de ce genre.
Notons d'abord que la spécularité ou mise en abyme est définie par Lucien
Dallenbâch en ces termes:
est mise en abyme toute enclave entretenant une relation de similitude

1
1
202
avec l'oeuvre qui la contient. t
1
Ainsi, le récit-cadre réfléchit le récit enchâssé ou vice-versa.
r
!
Stevens, on l'a vu dans les pages précédentes, a toujours vécu sous l'ombre du
magnanime Lord Darlington à qui il a tout donné même son âme. Pendant cette période,
1
on s'en souvient, le maître était l'apôtre du mécénat et de la philanthropie, ne ménageant
aucun effort pour alléger les souffrances du peuple allemand, du fait des rigueurs du
Traité de. Versailles. L'éclatement de la seconde guerre mondiale consacra l'échec de son
entreprise, et précipita du coup sa déchéance physique et sa mort. Le périple de son valet
reflète bien son tumultueux parcours tout le long des méandres de l'histoire. Les larmes
que le maître d'hôtel fait ruisseler sur la jetée au coucher du soleil symbolisent pour
Stevens la défaite inéluctable du corps humain face à l'oeuvre du temps. On peut dire que
sous un même toit, se sont sans cesse côtoyées deux consciences jumelées qui frappent
par leur courtoisie et leur abnégation.
Toutefois, les points de convergence entre segment réflexif et segment réfléchi ne
s'arrêtent pas à ce niveau. En effet, le Baron et son serviteur représentent respectivement
les figures centrales des deux récits et ce n'est pas fortuit que ni l'un ni l'autre n'a de
commerce avec le sexe opposé. Ils semblent même répugner à parler de relations de cette
sorte, tout absorbés qu'ils sont par la mission dévorante que chacun s'est assignée et qui
demeure sa raison de vivre.
En plus, bien que la quête sous cette forme soit un élément permettant d'établir un
autre parallèle entre la traversée de Stevens et la vie de son ancien maître, il n'en
demeure pas moins que la débâcle du premier n'est qu'un pendant de l'échec
1 Lucien DALLENBACH, Le récit spéculaire. essai sur la mise en abyme,
Ed. du Seuil, Paris, 1977, p.18.

203
incommensurable du second, en ce sens que toute la dévotion du serviteur et tous les
sacrifices consentis étaient orientés vers la réussite du Seigneur. Parce que le combat de
Stevens est une quête dans la quête, sa défaite est moins sensible dans le texte et moins
fulgurante dans les faits. Il s'est toujours senti comme une sorte de relais, de facilitateur:
A "great" butler can only be, surely, one who can point to his years
of service and say that he has applied his talents to serving a great
gentleman
and through the latter
to serving humanity.'
-
-
Malgré cette précision qu'apporte encore Dallenbâch qu'
... il est nécessaire, pour que la rétroaction se produise, qu'il y ait
analogie entre le contenu thématique du récit-cadre et celui du récit
h A
/l
enc asse ,
le récit "abymé" peut entretenir un lien d'une toute autre nature avec le récit enchâssant,
lien pouvant être d'ordre oppositionnel notamment, compte tenu du fait que par la
physionomie de l'un, il nous est souvent possible, si nous sommes avertis par une sorte
de balisage, d'établir les traits de l'autre, comme nous illustrons le sens d'un mot au
moyen de son contraire. C'est à la lumière d'une telle démarche que nous tenterons
d'étùdier la spécularité dans An Artist of the Floating World.
L'on doit tout d'abord mentionner la présence de l'artiste-peintre, dans les deux
récits.
C'est dire que Ono raconte alternativement deux
vies
fondamentalement
dissemblables, même si elles retracent l'itinéraire du même personnage.
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.lI7.
2 Lucien DALLENBACH, op.ciL, p.30.

204
Dans la première séquence de son histoire, il jouit de toutes les faveurs de la cité.
Il lui suffit de lever le petit doigt pour faire engager ses protégés dans les postes les plus
juteux, ou pour précipiter ses ennemis dans la misère. Les admirateurs et les disciples ne
se comptent plus dans son entourage et même dans les plus hautes sphères.
En revanche, dans la seconde tranche, le lecteur découvre un vieillard qui supporte
à merveille son âge, comparé à Chishu Matsuda, son ancien collègue, impotent et ravagé
par la maladie. Pourtant, Ono souffre atrocement dans son âme. Son passé et celui de
toute sa génération sont maintenant honnis par l'histoire. Tout le monde l'évite, y compris
ses deux filles uniques. Pour ne pas sombrer définitivement dans le gouffre de l'abandon,
il va à la rencontre d'autres alliés avec qui partager son misérable destin. Le premier,
Kuroda, lui ferme sa porte; le second, Matsuda lui-même, lui ouvre ses bras, mais meurt
quelques- mois plus tard. Le héros n'en est pas totalement désarmé pour autant et cherche
d'autres récifs où s'accrocher, de peur que, figurativement parlant, la tempête ne
l'emporte irrémédiablement.
A la fin de son histoire, il ressemble plutôt à un soldat dont tous les compagnons
d'armes sont tombés ou en fuite, mais qui néanmoins refuse de se rendre aux troupes
ennemies qui s'approchent menaçantes. L'image, on le voit, installe un contraste saisissant
entre récit principal et récit réfléchi.
Aussi bien dans An Artist of the Floating Word que dans The Remains of the Day,
la construction en abyme a permis d'explorer l'univers romanesque d'Ishiguro sous un
rapport nouveau, quand bien même elle a fonctionné par analogie dans l'un et par
contraste· dans l'autre. D'autre part, le parti pris de varier le mode de duplication confère
à l'oeuvre des possibilités d'approche variées. Cela pour appuyer le principe selon lequel
l'irrégularité et la dissymétrie nous éloignent de la monotonie et de la morosité.

205
Les quelques techniques d'écriture dont nous avons tenté de retrouver la présence
dans la fiction d'Ishiguro n'ont été, bien sûr, que des armes qui ont permis de cerner les
contours 'et de définir certains axes majeurs autour desquels toute l'oeuvre est construite.
Pour en arriver à cet objectif, nous avons privilégié l'idée qui veut que la prééminence
d'un mode d'investigation sur un autre ne soit garantie que par sa capacité de faire
sourdre des profondeurs de l'âme ce message qui, semble-t-il, est à la base de toute
oeuvre d'art digne de ce nom.

206
TRüI8IEME PARTIE
MESSAGE D'ISffiGURO: CULTE DU TRAVAIL
ET
FOI EN L'AVENIR


207
" 0 mon frère, apprends que chaque symbole a un, deux,
plusieurs sens. Ces significations sont diurnes ou
noctures. Les diurnes sont fastes et les noctures
néfastes"
Hamadou Hampaté BA Kaydara (1978)

208
CHAPITRE 1: L'INDIVIDU AU SERVICE DE LA COMMUNAUTE
Les deux parties précédentes nous ont permis de renvoyer tout d'abord le récit à
l'espace référentiel qui lui a donné ses tonalités et ses figures distinctives, et ensuite de
situer les axes fondamentaux qui ont généré sa structure propre.
Nous compléterons notre analyse en essayant de dégager le message que véhicule
le texte de Kazuo Ishiguro.
Notre intérêt sur ce point sera en premier lieu porté sur la subordination de
l'individu aux valeurs communautaires, afin de mieux mettre en relief!' obligation morale
faite au japonais de toujours soutenir l'élan national vers le progrès, d'abord par une prise
de conscience d'appartenir à un groupe monolithique, et ensuite par le travail inlassable
au service de ce même groupe. En second lieu, nous examinerons à travers le texte
d'Ishiguro, les fondements de cette foi en l'avenir qui n'est autre que le ciment qui a
permis l'édification d'une nation japonaise forte et respectée par les tous autres peuples.
L'étude tentée sur le statut et la position du narrateur chez Ishiguro a révélé que
l'auteur a systématiquement adopté la source narcissique du récit. Mais bien que ce
narrateur soit seul détenteur de toutes les prérogatives ou qu'il soit supposé comme tel,
s'agissant de la définition du contenu et des modalités de transmission du récit, son intérêt
est sans cesse porté sur autrui ou sur le groupe, sans jamais englober les convictions
profondes ou la personnalité toute entière de celui-ci. En fait, il existe très souvent des
moments où ce même narrateur décide de se dérober devant la curiosité du lecteur.
Selon Robert Guillain l, la société occidentale est le ferment de la personnalité bien
1 Robert GUILLAIN, op.ciL p.55 et suite

209
affirmée qui se distingue fortement de celles qui l'entourent; l'individu va même jusqu'à
s'opposer à la société qui le contient, puisque souvent, il se sent indépendant de toute idée
d'aliénation au groupe dans lequel il ne se reconnaît pas forcément.
La psychologie du japonnais, quant à elle, enlève toute autonomie et tout
particularisme à l'individu, qui se conçoit plutôt comme entité complètement absorbée par
la communauté.
On comprend aisément pourquoi l'épaisseur psychologique du personnage pris
isolément ne préoccupe pas au premier chef l'auteur de A Pale View of Hills, puisque
tout l'être s'efface et se confond au groupe et à ses intérêts supérieurs. Dès lors, on
imaginerait difficilement le parfait épanouissement d'une Etsuko hors des limites même
d'une censure sociale trop étouffante.
A ce propos, le journaliste ajoute:
La société japonaise n'aime pas l'individu, elle l'émousse, elle
l'efface. Les personnalités n'y ont pas laforce des nôtres... L'homme
ne s'étudie pas, se reconnaît mal, et si sa personnalité existe, il évite
de l'affirmer. 1
Une telle annihilation de l'individu sera bien sûr accentuée par les croyances
religieuses. Alors que les religions judéo-chrétiennes privilégient par exemple l'idée de
rédemption et de vie éternelle, mais au niveau individuel, le bouddhisme et le shintoisme
sont davantage orientés vers l'émancipation de l'homme sur terre, vers sa libération
spirituelle par rapport aux contingences terrestres, vers sa paix intérieure. Là où le
1 Robert GUILLAIN, op.cit. p.55.

210
Christianisme et l'Islam insistent précisément sur la responsabilité individuelle, sur les
sacrifices personnels et sur la construction d'un destin de l'être, la philosophie ZEN
encourage la contemplation et la méditation, le shugyo, en vue de se désaliéner des
turbulences de la vie. Pour les japonais, il s'agit essentiellement de mettre un terme aux
tendances à l'irritation et aux turpitudes de l'âme, de se débarrasser des instincts égoïstes
et d'atteindre cette sérénité d'esprit sans laquelle l'homme n'est qu'esclaves de ses
émotions et de ses passions. Tout un art de vivre en harmonie avec le groupe.
Dans l'oeuvre d'Ishiguro, mais dans les deux derniers récits principalement, le
primat de la communauté s'exprime surtout par une véritable apologie du patriotisme et
même de la philanthropie.
La mort de Kenji et de tout son bataillon dans le conflit de la Mandchourie, ainsi
que ses funérailles, ne retiennent pas l'attention du narrateur outre mesure, bien que les
pages qui les décrivent soient parmi les plus émouvantes de An Artist of the Floating
World.
Par exemple, après le massacre, le gouvernement a mis une année entière avant de
procéder au rapatriement des cendres des victimes. Ono ne dit presque rien de la
cérémonie funéraire, mais il s'attarde quelque peu sur le sentiment général ayant prévalu
au sein de la famille après l'arrivée des cendres:
Then, when his ashes finally came} along with those of the twenty -
three other young men who had died attempting that hopeless charge
across the minefield, there were no assurances the ashes were in fact
Kenji 's and Kenji 's atone.'
) Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, pp. 56-57

211
La guerre a si dramatiquement anéanti l'individu au point que même sa dépouille
mortelle,' qui reste encore le seul lien avec les siens, est également perdue dans les
ténèbres du doute.
Ici encore, la poétique des récits d'Ishiguro révèle toute sa particularité, le
romancier se contentant de suggérer des faits qu'il se refuse à éclairer davantage. Dans
la citation précédente en l'occurrence, ce champ de mines spécifié par le démonstratif that
n'a auparavant jamais été mentionné dans le texte. Pourtant le narrateur en parle avec une
assurance telle qu'on a l'impression que l'information a été fournie au lecteur dans les
pages précédentes, ce qui n'en est rien.
En dépit du désaccord au sujet de la portée d'un tel sacrifice, la jeunesse des
combattants et le courage physique qui les ont poussés vers le sursaut ultime, rappellent
fort bien la substance du poème dédié à son père par le lieutenant Furuno, à la veille de
l'attaque de Pearl Harbour. En voici un extrait:
Les jeunes fleurs de cérisier
tombent des branches
au plus haut moment de leur gloire
1
sans regret...
On réprime ainsi l'émergence de tout sentiment d'égoïsme, face à l'appel de la
patrie. La raison en est que pour le japonais, une vie ne vaut pas plus qu'une autre,
puisqu'elles sont toutes interchangeables. En plus, l'individu se mue en véritable héros
dès le moment où il accepte de se sacrifier dans l'intérêt de la communauté.
1 Cité par Robert GUILLAIN, op. cil., p.64.

212
En tant que représentant de la classe militariste ayant fauché ces jeunes fleurs de
cerisier, le vieil Ono ne regrette rien pourtant. Le sacrifice a été à la hauteur de l'enjeu,
pense-t-il . Son gendre Suichi soutient tout le contraire car pour lui, Kenji et ses
compagnons ont été immolés sur l'autel de la fierté morbide et du pouvoirisme. Il
s'indigne:
Brave young men die for stupid causes, and the real culprits are still
with us. Afraid to show themselvesfor what they are, to admit their
responsibility.'
Il n'en demeure pas moins que pour ces jeunes soldats, l'esprit de discipline et de
soumission à la volonté du groupe n'avaient aucun prix.
L'auteur de An Artist of the Floating World s'accommode manifestement de l'idée
de cet élan individuel et collectif dont chaque peuple a besoin pour se hisser au-dessus de
toute considération sectaire. C'est pourquoi, aux dernières pages de ce roman, il indique
avec force que le supplice n'a pas été vain. Sur les cendres des vaillants kamikaze,
s'érigent maintenant de beaux édifices, se développe un nouvel espoir de vivre en
communion avec tous les autres peuples du monde. Le levain qui a peut-être été à la base
de l'édification de la nation japonaise. Ishiguro s'extasie ici devant l'admirable foi en
l'avenir qu'affiche la communauté nippone qui a conscience de sa faute, mais qui cherche
vaille que vaille à la dépasser, à construire son avenir.
... as 1 watched, 1 was struck by how full of optimism and enthusiasm
these young people were... Our nation, if seems, whatever mistakes
it may have made in the past, has now another chance to make a
better go of things. 2
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.S8.
2 Ibid., pp.2üS-2ü6

213
Sur ce point, on a même l'impression que l'évolution des idées de l'auteur dans ce
domaine, épouse le mouvement de sa progression artistique, si l'on considère que la
publication suivante monte de quelques
crans par rapport au sens de
l'esprit
communautaire et à celui du patriotisme. Ishiguro rejette en fin de compte l'étroitesse
d'une telle notion, qui, à son gré, confine le héros dans un cadre qui ne permet pas
toujours la matérialisation de toutes ses ambitions humanistes. L'universalisme que défend
Lord Darlington élargit la sphère jusqu'à ses limites maximales, grâce à l'ampleur de son
combat acharné pour une paix mondiale. Le dynamisme qui a conduit sous son toit
quelques-unes des figures les plus marquantes d'Europe, ajouté à la somme d'efforts
désintéressés à l'endroit des vaincus de Berlin, dénotent un sens élevé de la solidarité
universelle. La diversité du groupe représentatif est le signe d'un intérêt plus conforme
à l'amour de l'homme tout court. Darlington n'a malheureusement pas joui des fruits de
son entreprise. Se savait-il aussi grand que le philosophe, lui qui construit de splendides
châteaux, sans jamais pouvoir y habiter, ainsi que l'indique Kierkegaard?
The philosopher builds afine palace, but he is doomed not to live in
il. He has a shed for himself next door to what he constructed for
others, including himself, to look at. 1
On sait pourtant qu'à un moment donné de son histoire, Lord Darlington a été
presque aveuglé par la beauté et l'aura de Madame Barnet, au point de verser dans un
anti-sémitisme scandaleux, surtout aux yeux de Mademoiselle Kenton. Avant sa défaite
et sa mort, il reviendra naturellement à une position plus humaine en rapport avec une
conception beaucoup plus globalisante du monde.
Finalement, le dernier des Darlington se sépare de Madame Carolyn Barnet et
1 Sôren Kierkegaard, cité par D.T. SUZUKI, Zen and Japanese Culture, p.ll.

214
prend ses distances vis-à-vis de l'organisation fasciste dénommée les"Blackshirts". Il a
même voulu corriger l'erreur commise à l'endroit de Ruth et Sarah, les jeunes juives qu'il
avait renvoyées de son service, mais il n'en eut malheureusement jamais l'occasion. Il se
confie à Stevens en des termes tout empreints de noblesse:
It was wrong what happened and one would like ta recompense them
somehow.'
Ce personnage possède une sorte d'alter ego dans An Artist of the Floating World.
En effet, si les ambitions de Akira Sugimura n'ont pas la même portée que les prétentions
et les rêves du Seigneur Darlington, elles reflètent néanmoins un attachement sans faille
à la promotion du groupe, au détriment de sa propre famille quelquefois. Au début du
texte, l'auteur rend compte de la situation désastreuse que ce dernier a léguée à ses filles,
sans indiquer les causes d'un tel choix. Ce n'est que vers la fin du roman que le lecteur
découvre toute la grandeur d'âme du mécène.
Then, around 1920 ar 1921, at the peak of his success, Sugimura
decided ta gamble much af his wealth and capital an a project that
would allow him ta leave his mark far ever an this city and its
people?
L'investissement de presque toute sa fortune dans un projet de modernisation de
la ville, par la construction de centres culturels (musée, théâtre, salles de concert) à
Kawabe Park, fut un échec retentissant qui consacra la ruine du bienfaiteur. Il mourut
pauvre mais heureux, convaincu qu'il oeuvrait pour une cause plus que louable. Le
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.151
2 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p. 133.

215
narrateur précise:
It is my belief, furthermore, that Sugimura did not die an unhappy
man. For his [ai/ure was quite unlike the undignified [ai/ures of most
ordinary lives, and a man like Sugimura would have known this. l
Le thème de la quête sans fin a été abordé dans les chapitres précédents. Nous
avions relevé que dans l'oeuvre romanesque d'Ishiguro, l'objet de l'ensemble des
aspirations des protagonistes se situe en dehors des limites de leur cadre naturel. Etsuko
s'envole vers l'Europe dans l'espoir de trouver un lieu plus propice à l'éclosion de ses
idées sur la liberté. Pour elle, le monde apparaît comme une échelle, de même que pour
Stevens-père et sa génération. Au sommet de celle-ci, paradent la royauté et les familles
nobles, puis viennent les nouveaux riches et ensuite le petit peuple.
Cette image verticale de la société contraste cependant avec la conception circulaire
que propose le vieux maître d'hôtel. Stevens lui, se représente le monde comme une roue
au centre de laquelle évoluent les grands décideurs de la classe de Lord Darlington.
Autour de celle-ci, gravite toute la masse des personnes moins en vue, chacune essayant
de se rapprocher davantage du noyau des privilégiés.
o
L'idée de circularité investit l'expérience de tous les héros d'Ishiguro. Rapporté
à la quête chimérique, le personnage revient le plus souvent à son point de départ, après
un combat qui l'a mené à travers les fortunes les plus diverses. Plus que dans les
manifestations d'un destin impitoyable, les causes d'un tel mouvement circulaire sont
peut-être à trouver dans cette tendance du protagoniste à engager une tentative individuelle
en vue d'un épanouissement personnel, en général sans aucune considération des règles
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.134.

216
établies par le groupe. A coup sûr, une réussite obtenue au-delà de la censure sociale
serait le prélude à des écarts comportementaux vis-à-vis de la norme sociale, sapant du
coup les fondements du code moral auquel le groupe se réfère.
Sous ce rapport, ni Ono, ni Etsuko et encore moms Sachiko, ne pouvaient
connaître une fin heureuse. Les deux jeunes femmes, victimes d'une ambition démesurée
du moins dans l'appréciation qu'en fait la communauté, ont touché au fruit défendu en
s'alliant à l'étranger venant de très loin, à l'intrus qui rompt l'équilibre.
L'on comprend que l'affirmation de penchants purement individualistes ne puisse
se produire dans un tel groupe, au sein duquel l'individu est complètement assujetti à la
suprématie d'une communauté aussi soudée, dominée de surcroît par un pouvoir à la fois
temporel et spirituel.
Pourtant, la subordination presqu'aveugle de l'individu à l'autorité supérieure est
dénoncée avec véhémence par des personnages d'Ishiguro. Parmi ceux-ci, on trouve
Shigeo Matsuda, l'ancien élève de Ogata-san dans A Pale View of Hills, Jiro Miyake
ainsi que Taro-san dans An Artist of the Floati ng World. Une certaine défiance à l'endroit
des vieilles générations se lit pourtant dans les propos de ces jeunes cadres. Cependant,
aussi virulentes que puissent être leurs attaques, elles n'apparaissent que comme quelques
notes discordantes qui ne sauraient détruire l'harmonie générale d'un concert et leur
soumission à la hiérarchie sociale.
Cette entente tacite résulte du fait que le respect de la hiérarchie constitue un des
principes fondamentaux de la vie communautaire nippone. L'individu se soumet à la
famille et celle-ci accepte la prédominance; du groupe immédiatement supérieur, dont
l'association à caractère politique ou autre, jusqu'au sommet de la pyramide.

217
Ainsi, à tous points de vue, la famille japonaise apparaît comme une entité
monolithique dont l'harmonie et la complicité entre ses membres se veut comme idéal de
vie. On sait qu'avant de célébrer toute union, chaque partie loue souvent les services d'un
détective privé afin d'obtenir tous les renseignements nécessaires sur l'autre famille.
Le contrat de mariage ne peut donc être l'affaire exclusive des deux époux. Il
requiert l'avis de tout le groupe qui représente une sorte d'intelligence collective capable
de vaincre tout obstacle.
Pour cette même raison notamment, une cérémonie appelée miai est souvent
organisée avant qu'une décision finale ne soit prise de part et d'autre. Une occasion de
réunir pendant une soirée toute entière les deux familles concernées uniquement, pour que
l'ensemble des membres soient associés à la sanction définitive.
Dans le second roman d'Ishiguro, Setsuko est quasi-certaine que les fiançailles de
sa soeur cadette et de Jiro Miyake n'ont pas finalement abouti au mariage à cause du
passé de Ono. La famille Miyake, par le biais d'un agent de renseignements, avait dû
trouver que l'union de la fille d'un notable de l'ancien régime et de leur enfant serait une
mésalliance préjudiciable. Dès lors, dans le but de prévenir la répétition d'une telle
déconvenue, le viel artiste est sommé de prendre les devants, afin de gagner la sympathie
de toutes les personnes susceptibles de fournir des détails sur sa collaboration avec
l'ancien régime. C'est dire que dans cette société, les enfants sont souvent punis pour les
péchés de leur père.
A propos précisément du miai de Noriko, le vieil Ono continuait à noumr
beaucoup d'appréhensions jusqu'à la fin de la cérémonie, surtout à cause de ses propres
erreurs commises antérieurement. Fort heureusement, les deux parties sont finalement
arrivées à un accord, du fait peut-être de certaines révélations faites par ce dernier. Le

218
vieil artiste avoue en substance:
1 would not wish to daim that the whole engagement had hung in the
balance until that point, but it is certainly my feeling that that was
when the miai turned [rom being an awkward, potentially disastrous
one into a successful evening ... and by the time taxis were cailed,
there was a clear feeling that we had ail got on weil. 1
Avant de tirer tous les enseignements de la prééminence du groupe sur l'individu
dans les romans d 'Ishiguro, nous allons maintenant examiner, à travers les grands
moments de la vie de Stevens, un autre trait de la personnalité nippone qu'est le culte du
travail, notion étroitement liée au respect des valeurs communautaires. Ceci afin de
mesurer toute la dimension de la loyauté et du service rendu à la communauté dans The
Remains.of the Day surtout.
1 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.124.

219
CHAPITRE II: FORGER UN COMMUN DESTIN
A - BUSHIDO ET CULTE DU TRAVAIL
La naissance du Bushidô ou la geste du samurai peut être située aussi loin que le
régime des Ashikaga (1338-1568) dont les shoguns c'est-à-dire les anciens rois, étaient
de fervents adeptes du Zen. Il était donc naturel que leurs généraux et leurs plus proches
collaborateurs en premier lieu embrassent cette religion. Le génie japonais était alors
orienté, soit vers la prêtrise, soit vers la fonction des armes. La jonction de ces deux
mondes a contribué à faire éclore le Bushidô, dont les fondements sont ici définis par le
Docteur Suzuki:
what finally has come to constitute Bushidô, as we generally
understand it now, is the act of being an unflinching guardian-god of
the dignity of the samurai', and this dignity consists in loyalty, filial
piety, and benevolence. 1
Le lecteur de The Remains of the Day reconnaît ici les propres canons de Stevens.
Pour celui-ci, toute la grandeur d'un maître d'hôtel se ramène en fin de compte, par delà
la loyauté due à un grand maître, à ses dispositions naturelles à la préservation de sa
dignité, quoi qu'il puisse advenir. A ce sujet, lors de la soirée passée à Moscombe chez
Monsieur et Madame Taylor, il pose en ces termes cette même notion de dignité comme
condition indispensable pour être un véritable gentleman:
It is hardly for me to pronounce upon qualities 1 may or may not
possess. However, asfar as this particular question is concemed, one
1 D.T. SUZUKI, Zen and Japanese Culture, p.70.

220
would suspect that the quality being referred to might be most
usefully termed "dignity ".1
Il faut peut-être préciser que la qualité à laquelle Stevens fait ici allusion n'est autre
que la capacité de se conduire en véritable "gentleman".
A cette même occasion, Monsieur Harry Smith, l'un de ses compagnons d'une
soirée, exprime ici son point de vue sur la question:
Dignity isn't just something gentlemen have.
Dignity's something every man and woman in this country can strive
for and get ...
Dignitv's not just something for gentlemen. 2
Ces références à l'éthique de Stevens et plus fondamentalement le grand sacerdoce
dont il accepte les rigueurs au seul bénéfice du maître seront les axes à partir desquels
nous tenterons de pénétrer la personnalité de celui-ci, à la lumière des préceptes du
Bushidô, avant d'étudier le poids d'une telle doctrine sur l'ensemble de l'oeuvre
d'Ishiguro.
: Au dernier chapitre de The Remains of the Day, la rencontre. entre Stevens et
Madame Benn a lieu plus d'une trentaine d'années après le malentendu qui a été à
l'origine du départ de la gouvernante du château et son mariage précipité. Le récit révèle
à maints endroits que le maître d'hôtel était si absorbé par la mission qu'il s'était assignée
au point que son coeur était complètement fermé aux élans amoureux de sa collaboratrice.
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.l85
2 Ibid., pp. l85.l86.(c'est nous qui soulignons)

221
Et même au soir de sa vie, il continue à ne vivre que pour son travail et par son travail.
Quand bien même il sentirait que des défaillances physiques inhérentes à son âge avancé
l'empêchent à présent d'assurer un service aussi irréprochable qu'il le souhaite
ardemment, il trouve encore des ressources insoupçonnées au fond de son être:
well, whatever awaits me, Mrs Benn, 1 know L'rn not awaited by
emptiness. If only 1 were. But oh no, there 's work, work, and more
work.'
Même si son crédo fonctionne ici sous d'autres Cieux, Stevens rappelle la
conclusion à laquelle est parvenu Furukawa Tesshi:
The alpha and omega of a samuraï's life is service, service
nothing but service. 2
C'est bien connu, les samurai formaient une classe de guerriers attachés au service
de la noblesse. Leur loyauté au maître et leur ardeur au travail, comme dans le cas de
notre maître d'hôtel, constituaient toute leur raison de vivre.
Le lecteur a de bonnes raisons de croire Stevens, quand celui-ci vante les vertus
du travail avec une si grande ferveur. La loyauté au Seigneur Darlington, pour lui, ne doit
souffrir d'aucun manquement. Stevens a même failli perdre la sympathie du lecteur,
quand il tourne le dos à son père agonisant pour se rendre à la table du Baron. A ses
yeux, le succès de la conférence et la satisfaction de ce dernier sont de loin plus
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.237. (c'est nous qui soulignons)
2 Tesshi, FURUKAWA, "The Individual in Japanese Ethics", in Charles A. MOORE,
The Japanese Mind, p.233. (c'est nous qui soulignons)

222
importants que le fait d'assister un père mourant, bien qu'il soit livré aux seuls soins de
Mademoiselle Kenton et Madame Mortimer, deux personnes presque étrangères à la
famille Stevens.
Le maître d'hôtel s'excuse auprès de la gouvernante de ne pouvoir la rejoindre au
chevet de son propre père qui est près de rendre son dernier souffle:
Miss Kenton, please don 't think me unduly improper in not ascending
to see my father in his deceased condition just at this moment. You
see, 1 know my father would have wished me to carry on just now. 1
Ce passge assurément, constitue l'armature principale autour de laquelle le récit
du maître d'hôtel se construit, si l'on considère que la conduite de ce dernier n'est guidée
que par le service bien fait, même au mépris d'un impératif moral auquel il est inhabituel
de se dérober.
Dans ce cas précis, le mérite du maître d'hôtel pendant cette même soirée, c'est
surtout d'avoir fait étalage d'une dignité incontestable, par l'exploit de parvenir à
dissimuler à toute l'assistance la profondeur de son chagrin.
Ce
faisant,
il a
considérablement contribué à l'aboutissement des négociations en évitant de mettre un
terme à la gaieté qui prévalait dans la salle de conférence. Une part active, non loin du
"centre de la roue", si modeste puisse-t-elle être, pour employer ses propres termes.
Il est significatif, il faut également le souligner, que l'homme de confiance du
Seigneur Darlington n'ait jamais pensé à fonder une famille, à l'image des moines
bouddhistes qui meurent souvent célibataires. Bien sûr, les multiples aléas d'une vie
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.l 06

223
familiale ne lui auraient pas toujours permis de remplir sa mission comme il le souhaite.
L'ascétisme et le dénuement auxquels il s'est astreint fleurissent dans son discours:
1 am happy to have distractions kept to a minimum. 1
L'exiguïté et la sobriété de sa chambre nue, en plus de l'aspect lugubre et du froid
pénétrant qui accueille le visiteur dès l'entrée, conviennent bien à un esprit qui a
résolument tourné le dos à toute forme de plaisir, hormis celui de s'échiner à longueur
de journée pour le maître. Il est assez étonnant que la dimension spirituelle et religieuse
de Stevens soit emmurée dans cette sorte de dormance, ne laissant à aucune autre fonction
le temps- de s'éveiller. Le lecteur s'attendait probablement à ce que tant d'ardeur au
travail, que tant de privations puissent se dissoudre par exemple dans une profonde foi
religieuse ou dans une libéralisation sexuelle, mais rien de tout cela. Au demeurant, le
thème de la religion dans The Remains of the Day ne nous apparaît que par sa totale
absence.
La spiritualité du maître d'hôtel s'exprime plutôt par sa dévotion à des principes
séculiers, sa quasi-adoration de vertus telles que la maîtrise de soi devant toute épreuve,
le culte de l'honneur, de la dignité et surtout du travail.
=
En samurai authentique transplanté dans le Comté d'Oxford, il incarne le sens du
devoir et n'a dans le coeur que son maître.
Parlant ainsi des innombrables difficultés que le samurai peut être amené à endurer
pour la gloire de son maître, Furukawa précise de nouveau:
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.52.

224
Al! the virtues consist in self-renunciation, self-annihilation, and
unselfishness, and devotion and service to the Lord. One should not
take one's own happiness or unhappiness into consideration. In some
cases it was regarded as a heroic deed to kil! even one 's own parents
for the great cause. 1
Dans la situation sociale de Stevens, maintenant devenu enfant unique après la
disparition de son frère, le refus d'assister un père malade équivaut bien au meurtre
symbolique de celui-ci, pour la grande cause.
Le code moral du samurai, qui se confond ici avec celui du héros de The Remains
of the Day, se ramène ainsi au sacrifice de sa vie ou de celle de ses parents, dans sa
forme la 'plus extrême et peut-être la plus exaltante.
Du reste, selon beaucoup d'observateurs de l'évolution du Japon, la transformation
de ses vertus féodales en un faisceau d'idées porteuses, a surtout été à la base du bond
spectaculaire qui a subitement projeté ce pays de la période pré-industrielle à l'ère des
puces électroniques.
Josiah Royce, auteur de The Philosophy of Loyalty, retrace ici le processus:
... when the modem reform came, the feudal loyalties were readily
transformed, almost at a stroke, into that active devotion of the
individual to the whole nation and to its modem needs and demands -
that devotion,
I say, which made the rapid and wonderful
1 Tesshi FURUKA WA, op.cit, p.235.

225
transformation of Japan possible. 1
Dans la même perspective, voici les dernières lignes de An Artist of The Floating
World, le témoignage plein d'espoir du vieil artiste-peintre, qui avait auparavant assisté
impuissant au total anéantissement par la guerre de tout ce qu'il avait de plus cher:
Ifeel a certain nostalgiafor the past and the district as it used to be.
But to see how our city has been rebuilt, how things have recovered
so rapidly over the years, fills me with genuine gladness,'
Selon les propres termes de Takeshi Muramatsu, le Bushidô a été le facteur le plus
déterminant ayant donné une substance philosophique à ce trait du caractère national
qu'est l'assiduité au travail. C'est pourquoi, ajoute-t-il, le Japon est le premier pays à
atteindre le niveau de développement que nous connaissons, en dehors de la sphère
culturelle judéo-chrétienne.
Sur ce même point, relevons cette anecdote à propos d'un directeur d'une société
de fabrication d'appareils électroniques. Interrogé sur sa façon de passer son congé annuel
pour mieux le savourer, il reconnaît qu'il s'amuse bien le premier jour; le second, il
commence à s'ennuyer; le troisième jour, le calvaire de l'oisiveté devient insupportable
et il se précipite au bureau.
Incontestablement, les fulgurants
succès économiques de l'Empire mppon
n'auraient pu être possibles sans le sacrifice d'hommes et de femmes de la carrure de
1 Josiah ROYCE, The Philosophy of Loyalty, the Macmillan Compagny Ltd,
New York, 1930, pp.72-73.
2 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.206.

226
Chishu Matsuda et de Akira Sugimura, qui, en samurai véritables, se sont consacrés corps
et âme à la cause nationale.
B LA FOI EN L'AVENIR
A ce stade de l'évolution du héros, se dessine dans la fiction d'Ishiguro une
configuration presque invariable. Arrivé au constat amer que sa vie et son oeuvre sont
irrémédiablement compromises, celui-ci, par un sursaut ultime, formule de nouvelles
résolutions en vue de combler les fissures de son âme.
Un sentiment de répulsion de la mort est exprimé par Madame Fujiwara, dès les
premières pages de A Pale View of Hills. Pour illustrer son propos sur les rapports
souhaitables entre la jeunesse d'une part, la mort et les disparus d'autre part, la vieille
dame fustige le comportement du jeune couple qu'elle rencontre tous les dimanches au
cimetière de la ville. Quand bien même ces visites sont faites par respect pour la mémoire
de leurs parents défunts, pour la restauratrice, des êtres aussi jeunes n'ont pas leur place
dans un tel endroit car, pense-t-elle, ils doivent plutôt songer à construire leur avenir:
There 's a young woman l see every week [...] She must be six or
se ven months pregnant now. l see her for every time l go to visit the
cemetery. l've never spoken to her, but she looks so sad, standing
there with her husband spending her Sundays thinking about the
dead.'
Voilà exprimée de manière très simple sinon lapidaire, l'attitude générale adoptée
par presque l'ensemble des héros à l'égard de toute adversité, mais surtout face au destin
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills p.25

227
mystérieux de l'homme. Le leitmotiv, c'est de cultiver en soi des dispositions à
l'optimisme, en gardant toujours les yeux rivés vers de nouveaux horizons que l'on
souhaite plus cléments.
Après quelques jours de désarroi et d'abandon total aux fourches annihilatrices du
malheur qui s'est abattu sur elle et sa famille, Sachiko s'écrie:
Today, l've decided l'm going to he optimistic. l'm determined to
have a happy future. Mrs Fujiwara always tells me how important it
is to keep 100J.dng jorward. 1
En cela, Madame Fujiwara la restauratrice, au delà de sa fonction de mère
nourricière, à la fois protectrice et modèle pour les jeunes générations, joue le rôle de
phare ou même de porte-flambeau au-devant du vaste mouvement vers le renouveau. Son
crédo "keep 100J.dng forward"; revient presque dans tous les romans d'Ishiguro, surtout
dans la bouche des vieilles générations qui ont fait l'expérience de la guerre et qui ont
directement vécu ses atrocités. Ainsi, la vieille femme ne cesse d'inviter le peuple
japonais à oblitérer ce passé expansionniste fait de haine et de violences, et à s'engager
avec optimisme vers la voie de la reconstruction et du progrès pour tous.
, Si telle n'était pas la philosophie de l'humanité toute entière, la totalité de ce qui
nous entoure tomberait vite en ruines, puisqu'il n'y aurait plus aucune raison de continuer
à vivre, conclut-elle.
La dernière phrase fait ainsi écho à la substance du message que le maître d'hôtel
à la retraite assène à Stevens, alors au bord' du désespoir:
1 Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p.lli. (c'est nous qui soulignons)

1
1
228
Don 't keep looking back al! the time,
you 're bound to get
[
depressed... Look at me. Been happy as a lark since the day 1
i
retired. Al! righi, so neither of us are exactly in our first flush of
youth, but you 've got to keeD looking forward.'
l
Par la magie du verbe, l'amie d'une saison et la rencontre fortuite ont certainement
eu une influence toute salutaire sur le comportement de l'héroïne et du héros,
respectivement, puisque même à la fin de leur vie, ils ne cessent de penser à leurs projets
futurs.
Le narrateur de The Remains of the Day termine son récit par une grande note
d'espoir. L'espoir de parvenir à rétablir entre son nouvel employeur et lui la complicité
qui caractérisait ses relations avec Lord Darlington, l'espoir d'arriver à bout de la
dégradation physique et mentale qui guette l'être humain, surtout au soir de sa vie.
Comme la soirée constitue pour beaucoup de personnes le meilleur moment pour
se divertir, de même les dernières années de la vie d'un homme doivent être les plus
heureuses. C'est du moins la conclusion à laquelle est arrivé Stevens:
'" for a great many people, the evening is the most enjoyable part of
the day. Perhaps then, there is something to his advice that 1 should
cease looking back so much, that 1 could adopt a more positive
outlook and try to make the best ofwhat remains of my day,'
De ce même point de vue, à la fin de son histoire, Etsuko prend de nouvelles
1 Kazuo ISHIGURO, The Remains of the Day, p.234. (c'est nous qui soulignons)
2 Ibid., p.244

229
résolutions, formule de nouveaux projets. Ce faisant, elle refuse de céder à la détresse,
quand sa fille Niki, son unique rempart, lui déclare qu'elle n'ajamais envisagé le mariage
et ne veut pas d'enfants du tout. La vieille femme mesure alors toute l'étendue de son
malheur, devant l'impossibilité tant redoutée de repeupler son monde. Pourtant, elle clôt
son récit par un sourire plein d'espoir destiné à sa fille, déjà au portail, sur le chemin de
la liberté.
La narratrice revit alors le départ de sa seule alliée en ces termes:
When she reached the gate, Niki glanced back and seemed surprised
to find me still standing at the door. 1 smiled and waved to her,'
A la dernière page de An artist of the Floating World, le vieil Ono affiche le même
sourire, tout envahi de bonheur dit-il, à la vue des jeunes bureaucrates devisant
fébrilement aux portes des nouveaux immeubles:
1 smiled to myself as 1 watched these young office workers from my
bench. 2
Pour lui, ils incarnent l'espoir d'une nation réconciliée avec elle-même, prête à
vaincre toutes les réticences pour sortir des ténèbres de l'ignorance et de la misère, mais
surtout prête à oublier les aspects peu glorieux de son histoire.
Ici, se posent au moins deux alternatives. Soit le héros d'Ishiguro refuse
systématiquement d'envisager le suicide parce qu'il garde toujours l'espoir de transcender
\\ Kazuo ISHIGURO, A Pale View of Hills, p. 183.
2 Kazuo ISHIGURO, An Artist of the Floating World, p.2ü6

230
les épreuves qui l'assaillent, et dans ce cas, seule une dimension spirituelle profondément
ressentie peut se muer en une sorte de synergie; mais on sait que cette dimension est
presqu'inexistante dans toute l'oeuvre. Soit, il possède une conscience claire de
l'inéluctabilité de son anéantissement mais néanmoins décide de s'arc-bouter à l'espoir de
pouvoir rendre d'autres services au groupe, surtout Stevens le maître d'hôtel. La seconde
alternative semble plus apte à rendre compte de l'esprit du texte.

1.
231
CONCLUSION
Kazuo Ishiguro, du moins dans ses intentions, met toute sa prose au service d'un
ordre multiculturel. Une telle conception de l'oeuvre littéraire suppose, de toute évidence,
l'évocation de thèmes généraux qui en appellent à la participation affective de tout lecteur,
de quelque horizon qu'il puisse être. Ainsi, cette universalisation de l'oeuvre littéraire
impose à l'écrivain le choix d'une forme de représentation et de symbolisation accessible
à tout mode de pensée.
Puisque point de jonction entre deux mondes, l'écriture du romancier anglo-nippon
procède par va-et-vient entre un présent exécrable et un passé idyllique, entre "l'Empire
des signes" et l'Europe de la rationalité et de la dislocation de l'être. Ishiguro lui-même
relève l'ambivalence de sa personnalité en ces termes:
Whenever if was convenientfor me to become very Japanese, 1 could
become very Japanese, and then, when 1 wanted to drop if, 1 would
Just become the ordinary Englishman,'
Son statut de narrateur à cheval sur deux cultures ne révèle pourtant aucun
déchirement entre deux tendances a priori antinomiques. Sa fiction au contraire, les allie
en une réalité homogène, à la manière de deux substances chimiques qui combinées,
donnent un corps tout nouveau ayant des. propriétés sans commune mesure avec les
produits de base.
Il est par conséquent très difficile de rattacher Ishiguro à une tradition littéraire
exclusive, comme du reste l'ensemble du mouvement post-moderniste britannique en exil,
, cité par Pico IYER, The Empire Writes Rack, p 48

1
l'
232
auquel appartiennent par exemple Michael Ondatje (1943-), Vikram Seth (1952- ) et Ben
1
Okri (1960- ). Ces citoyens d'un monde "decentré" ont tous été lauréats de l'académie
~
"Booker" et ont eu le privilège d'écrire en anglais, tout en s'adossant à des postulats très
différents de ceux de la culture britannique. Ils sont également nés après la guerre et
vivent apparemment une sorte d'angoisse existentielle. Mais nous assistons surtout à une
t
véritable révolution à l'intérieur de la langue anglaise, par l'introduction d'un souffle reçu
du terroir de leurs ancêtres. Par exemple, Seth familiarise ses lecteurs avec le vocabulaire
épicé de son Calcutta natal, Ondatje trempe sa plume dans la sève culturelle du Sri Lanka,
tandis qu'lshiguro lui, plonge son lecteur dans l'univers des geishayas, du kabuki, du
Ukiyo, c'est-à-dire du "Monde Flottant". Une sorte de revanche prise sur l'ancienne
métropole, par l'appropriation de toutes les subtilités de sa langue, avant de la transformer
en un medium autre, capable de véhiculer une sensibilité propre, obligeant du coup le
Royaume Uni à ouvrir ses barrières aux anciens sujets, à l'envahisseur d'un type
nouveau. Iyer décrit ici le phénomène:
the shelves ofEnglish bookstores are becoming as noisy and polyglot
and many - hued as the English streets.'
Si Ishiguro a pu explorer une thématique presque universelle, c'est parce qu'il
centre ses romans sur des questions qui touchent au décalage existant entre les rêves de
l'homme et ses limites naturelles, au mystère du destin de l'homme.
Le spectre de la seconde guerre mondiale se révèle plus que préoccupant. Il
apparaît comme une sorte d'obsession thématique, mais également comme un exutoire qui
permet à l'auteur d'opérer un dépassement cathartique. N'oublions pas qu'lshiguro a vu
le jour à Nagasaki, une dizaine d'années seulement après l'anéantissement de la ville par
1 Pico IYER, The Empire Writes Back, p 46.

233
la bombe atomique.
Bien sûr, son écriture ne pourrait se hisser à la hauteur de la mission qu'il s'est
assignée, si ces romans n'étaient confinés qu'à l'espace nippon, sans aucune relation avec
l'évolution des autres peuples. Ainsi, elle embrasse l'Europe de l'entre-deux-guerres,
secouée par des crises sociales, des intérêts politiques et économiques divergents, les
derniers soubresauts d'une noblesse décadente. Quelques allusions aux peuples africains,
à la colonisation et à ses méthodes barbares, complètent un vaste tableau où presque
chaque humain retrouve ses propres questionnements.
Mais parallèlement à cette topique générale, Ishiguro reprend d'anciens mythes déjà
explorés par la littérature universelle. Parmi ces mythes, celui de l'Occident, souvent
perçu par les autres civilisations comme un havre de bonheur, un paradis pour tous.
Au départ, Etsuko assimile ce continent au berceau de la liberté individuelle, à
l'émancipation de l'être, à l'épanouissement de l'homme. Le point de chute de la jeune
femme se situe malheureusement aux antipodes de toutes ses attentes. Elle découvre en
contre-point la froideur de son entourage, la solitude de l'être, la négation de l'homme.
La quête éperdue va même au-delà de la déchéance du héros ou de l'héroïne. Elle
embrasse jusqu'aux rêves idéologiques nourris par des meneurs d'hommes tels le Baron
Darlington, ou des idéalistes de la race du vieil Ono. Il se crée en plus un hiatus entre
l'idéal humain et l'inéluctabilité de sa dégradation physique, en ce sens que tout projet
humain est limité dans le temps et par le temps, eu égard au caractère éphémère de la vie
sur terre.
Les moyens mis en oeuvre dans l'exploration de thèmes aussi riches et profonds
répondent naturellement à un mode de pensée façonné par un contexte spatio-ternporel

234
spécifique. C'est ainsi que la voie de transmission du message est également fonction des
canons en vigueur chez le groupe en matière de modèles de communication.
Si le héros d 'Ishiguro échoue en d'autres temps et en d'autres lieux, c'est parce
qu'il vogue entre des courants adverses, des pôles distants les uns des autres et qui ont
chacun sa force d'attraction. Au bout du compte, il donne l'impression d'être habité par
une personnalité double dont les tendances s'affirment tour à tour, entraînant du coup des
situations équivoques qui obscurcissent la trame événementielle. Etant donné que toute
histoire, aussi simple soit-elle, a souvent besoin d'être explicitée ou même reprise sur
certains points, toute narration qui fuit le verbe, l'argumentation et l'abstraction
intellectuelle a bien des chances de susciter une totale incompréhension. Dans le récit en
question, les ambiguïtés relevées ça et là trouvent en général leur origine dans un défaut
de repérage que le narrateur dénie volontairement au lecteur.
Evidemment, le rejet du discours abondant ne saurrait être dissocié d'une culture
dont les traits fondamentaux se trouvent concentrés dans la forme et la substance du
haiku: une brièveté qui récuse les détails et la redondance, une relative simplicité en
contradiction avec la solennité et l'emphase, et enfin une capacité de suggestion facilement
assimilable à un laconisme coupable.
= Appliquées à la création romanesque, ces caractéristiques du poème nippon font
souvent appel à une participation effective du lecteur au décodage de l'ensemble des
procédés sémiologiques, un jugement souvent en porte-à-faux avec l'orthodoxie dans ce
domaine; en somme, une participation de ce même lecteur à la production du texte.
On peut ainsi dire que l'auteur n'offre que des prémisses avant de s'effacer au
profit du texte, qui ne prend de signification définitive que celle que lui accorde la
sensibilité du lecteur, celle-ci tributaire d'une variété de prérequis culturels irréfutables.
i
1

235
Cependant, on y décèle un point nodal vers lequel convergent les deux derniers
romans, An Artist of the Floating World et The Remains of the Day. Il s'agit précisément
de cette mystique du travail que sous-tend une foi inébranlable en l'homme et en l'avenir.
Dans tous les cas, le narrateur d'Ishiguro hésite toujours à dévoiler sa présence,
encore moins l'intimité de ses sentiments. Il donne ainsi l'image d'une caméra dont le
foyer visuel demeure hors de vue, se contentant de dévoiler les objectifs situés à une
certaine distance, sans aucune possibilité de s'explorer soi-même. Heureusement que par
le biais de l'autre, il est quelquefois possible de prendre connaissance du moi. Ce faisant,
on peut dire que le protagoniste d'Ishiguro s'observe à travers l'autre. Ainsi, aucun
particularisme n'existe chez l'individu qui semble dire: découvrir l'autre et en le
découvrant se découvrir.
La fiction du romancier anglo-nippon allie si merveilleusement les contraires, au
point que celui-ci apparaît comme un champion du paradoxe. Une écriture qui puise dans
les sources de l' oxymorisme ses traits distinctifs: désir de communiquer et bannissement
du discours abondant, récit narcissique et effacement de soi, juxtaposition d'une
communauté ruppone aux élans grégaires et d'un monde occidental libertaire et
individualiste.
Au delà de la densité de signification que recèle ces contrastes, la poétique du récit
d'Ishiguro se singularise également par la trivialité d'un discours parsemé de sortes
d'épiphanies qui, de prime abord, captivent par leur caractère énigmatique ou même
futile. Une ambiguité qui cache cependant une réalité beaucoup plus complexe, établissant
ainsi une nette discordance entre l'apparente banalité d'un fragment du texte et sa valeur
suggestive, son trop plein de sens comme dirait Catherine Millot.
La symbolique choisie pour servir de relais entre le texte et son lecteur est

236
cependant universelle et se laisse décrypter aisément.
La dialectique du rêve et du voyage dans A Pale View of Hills rend un peu
illusoire la quête qui pousse le héros vers des horizons jusque-là inexplorés. La raison en
est que le romancier s'apesantit davantage sur le voyage au fond de soi-même, à travers
une expérience onirique par laquelle ressurgissent au grand jour les motivations les plus
profondes.
Enfin, l'oeuvre romanesque d'Ishiguro fait fi, pour ainsi dire, de l'esprit humain
et de sa raison discursive, pour se consacrer à la célébration de l'âme et de ses capacités
émotionnelles. Pour ce faire, il met en situation des héros tous engagés dans un combat
s ans arme pour le triomphe des lois du coeur.
1
1
1
1
1
1
,
1
1
1.

237
INDEX
(Noms propres, noms communs, auteurs, oeuvres)
A
Abyme (mise en, construction en)
13, 203, 206, 204
Aliénation
90, 101, 106, 211
Ambivalence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
170, 233
Archipel (nippon, britannique)
2,7,56, 103, 129, 165, 167, 169, 169, 182
Architecture
1, 172, 194
B
BACHELARD (Gaston)
. . . . . . ..
142, 147
BARTHES (Roland)
4, 108, 129, 166, 169, 194
BASHO (Matsuo)
8, 144, 152, 163, 164, 168
Bellicistes
65, 78, 118
Bouddhisme
6, 107, 159, 161, 209
Bushidô
5, 103, 104, 108, 151, 221, 222, 227
C
Chônin
5, 170
Code (moral, de l'honneur)
49, 104, 194,218,224
Contraste
54,71,74,83, 119, 139, 168, 183, 189,203,206,217
DO
Désarroi
17,85,133,175,229
Diégèse
27
Dignité (du samurai)
26,34,41,49,51,74,90, 156,221,224,225
Duplication
,
206

238
E
Eau (pure, fangeuse, nauséabonde, violente)
33,98, 101, 144-150, 168
Echec
26,28,47,48,50, 61, 100, 187,204,216
Ellipse
39, 181
Enchâssement (de rédits, d'histoire) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
196, 197
Enigme
96, 121, 134
Epiphanies
67, 143, 153, 154,237
Espace (romanesque,référentiel)
49, 64, 75, 129, 130, 150, 151, 160, 164, 198,
201,208,235
Espoir
76, 84, 182, 214, 217, 227, 230-232
Esthétique
1, 6, 7, 65, 69, 75, 76, 111, 156, 160, 174
Existentiel (Chaos; angoise) . . . . . . . . . . . . . .. '"
9; 12; 99; 142; 151; 178; 234
F
Focalisation
.
.
190, 191, 194
G
Geisha
5, 67
Geishaya
5
GENEITE (Gérard)
125, 138, 183, 190, 193, 195, 199
Guerre mondiale (première, seconde)
12 16 27 37 42 50 57 58 78 87 95 100
174 185 197 198 202 232
GUILLAIN (Robert)
64, 208
H
Haiku
5,7, 8,69, 139, 144, 145, 162-169,234
Herméneutique
193
Hiroshima. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
9, 17,57, 64, 86, 88, 184

239
1
Imaginaire
64, 82, 120, 198
Initiation (héroïque, de puberté, supérieure)
121,154
Intertextualité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183
Intrigue
169
IYER (Pico)
5, 8, 9, 125, 128, 231, 232
J
Japors, 6, 1,2, 6, 16,54,55,57,58,60,61,64,69,72,79, 89, 100, 106, 108, 109,
115, 116, 117, 118, 120, 127, 164, 180, 197,224,225
K
Kabuki. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
5,7, 8, 169-172,232
Kami
5
KATO (Shuichi)
"
3, 4, 78, 144, 171
Kigo
5, 164
Kujibiki
5, 97
L
Loyauté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
5, 18,45,91, 100, 112,218,219,221
Mo
Mécénat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
188, 202
Mémoire
. 4, 13,36,53, 81, 126, 133, 167, 172, 175, 180, 183, 185-187, 190-192,
194, 226
Miai
5, 59, 217, 218
Modernité
94, 110, 111, 120
Monde Flottant. . . . . . . . . . . . . . ..
5, 6, 2, 66-70, 74, 135, 158, 169, 182, 232
MOORE (Charles)
6,38, 110, 111, 137, 139,221

240
Mysticisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 3
N
Nagasaki
.. 8,9,13,16,17,51,53,54,57,72,76,79,87,90,95,110, 116, 122,
130-132, 138, 142, 144, 181, 184, 232
Nazisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27, 29
Nippon (archipel, art, littérature) . 3,6-8, 16, 17,42,54,56,57,60,61,63, 65,72,
76,83,88,91,93-95,100, 103, 104, 109, 110, 113, 118, 119,121, 122, 129, 140, 156,
160, 163, 167, 180, 186, 194, 197,227,231,233-235
Nd), 7, 8,27,34,42,46,52,62,70,81,88, 100, 108, 114, 131, 138,200,210,221
P
Paralipse
193
Philanthropie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
202, 210
Poétique
1, 10, 12, 13, 122, 123, 163, 165, 168, 189,211,235
Postulats (esthétiques) . . . . . . . . . . . .. .
3, 8, 147, 155, 166, 174, 232
Prajna
6,37,67,71
Q
Quête (chimérique, de liberté, quête dans la)
1,17,43,53,70,71,121,150,
155,180,193,202,215,233,234
R
Rétrospection . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 176, 177, 179
Rêve
53,62,64,65,90, 130, 140-143, 150, 165, 176,236
Roman-mémoire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
126, 175, 185-187
ROUSSET (Jean)
125, 126, 172, 186, 187, 194
S
Samurai .. 5, 6, 47, 68, 89, 103, 104, 106, 121, 136, 151, 219, 221, 223, 224, 226
Sassuru
6, 127

241
Sato ri
6, 161, 162
Seppuku . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
5, 6, 47, 106, 107
Shintoïsme
5, 6, 209
Shogun
6
Shugyo
6, 210
Silence (du narrateur)
2,113,133,137,144,168,174
Soleil Levant (Empire, pays)
147
Suicide
6,47,56, 101-105, 108, 109, 118, 119, 151, 178,230
SUZUKI (Daisctz)
104, 146, 152, 156, 161, 166,213,219
Symbolique. 6,50,52,64,94,97, 120, 137, 140-142, 151, 156, 157, 188,224,236
T
Tanka
6, 7, 163
Temps (psychologique, réel, narratif)6, 7, 11, 17,35,51,52,59,63, 66, 82, 83,91,
130,132,145-148,154-156,161,165,169,174,177,183, 190,197,198,202,223,
213,234
TODOROV (Tzvetan)
189, 198
Tokyo
2,4,6,38,61,78,88,91,101,109,111,171,172
Traditiorfi, 12, 13,42,45,55,58,68,71,73,94,103,108,110,111,120,125,144,
153, 180, 182, 185,231
Trame (événementielle, narrative) 13, 16,77, 85, 117, 130, 138, 160, 169, 184, 185,
190,194,234
u
Ukiyo-e
6, 2, 67, 169
v
VIERNE (Simone)
120, 121
Voyage (mémoriel, onirique, initiatique)
17,38,39,51,55, 120, 121, 130,
149-151,153,155,156,176,177,179,190,195,198,236

242
w
Waka
6, 163
Y
Yugen
6, 162, 168
Z
Zen
6,71, 104, 107, 127, 146, 152, 156, 161, 162, 166,210,213,219

243
BIBLIOGRAPIDE
1 - ROMANS DE KAZUO ISHIGURO
1 - ISHIGURO, Kazuo,
A Pale View of Hills,
Faber and Faber Ltd,
London, 1982.
2 - ISHIGURO, Kazuo, An Artist of the Floating World, Faber and Faber Ltd,
London, 1986.
3 - ISHIGURO, Kazuo, The Remains of the Day, Faber and Faber Ltd,
London, 1989.
II - REVUES DES ROMANS D'ISHIGURO
1 - IYER, Pico, "Connoisseur of Memory", in Time, February 14th,
Volume 143, n07, 1993, pp.45-46.
2 - IYER, Pico, "The Empire Writes Back", in Time, February 8th,
Volume 141, n06, 1993, pp.46-51.
3 - BRANDMARK, Wendy, "Kazuo ISHIGURO" in Book Trust, published in Ï1
conjunction with the British council, London, 1988.
III - OUVRAGES CRITIQUES SUR LE ROMAN,
LA POETIQUE ET LA
NARRATOLOGIE
A - ARTICLES
1 - BOOTH, Wayne, C., "Distance et Point de Vue", in Poétique n° 4,
Ed. du Seuil, Paris, 1970, pp.85-113

244
2 - BRINKER, Menachem, "Thème et Interprétation", in Poétique n06,
Ed. Du Seuil, Paris, 1985.
3 - DIENG, Bassirou, "Esquisse d'une réception de la littérature sénégalaise", In
Bridges n° 2, Institut sénégalo-britannique,
Dakar, 1990, pp.5-15.
4 TODOROV, Tzvetan, "Les catégories du récit littéraire", in Communication
n08, L'Analyse Structurale du Récit, Ed. du Seuil,
Paris, 1981, pp.31-157.
B - LIV~ES
1 - ASHCROFT, Bill, GRIFFITHS, Gareth, TIFFIN, Helen, The Empire Writes
Back. Theory and Practice in Post- colonial Literature.
Routledge, London & New York, 1989
2 - BACHELARD, Gaston, La terre et les rêveries du repos, Librairie José
Corti, Paris, 1963.
3 - BACHELARD, Gaston, L'eau et les rêves, Librairie José Corti,
Paris, 1964.
4 - BARTHES, Roland, S/Z, Ed. du Seuil, Paris, 1970.
5 - BARTHES, R, KA YSER, W; BOOTH, W. C. HAMON, Ph., Poétique du
récit,
Edition du Seuil, Paris, 1977.
6 - DALLENBÂCH, Lucien, Le récit spéculaire,Essai sur la mise en abyme, Ed.

245
du Seuil, Paris, 1977.
7 - GENETTE, Gérard, Fiction et Diction, Ed. du Seuil, Paris, 1991.
8 - GENETTE, Gérard, Figures l, Ed du Seuil, Paris, 1960.
9 - GENETTE, Gérard, Figures III, Ed du Seuil, Paris, 1972.
la - GENETTE, Gérard, Palimpsestes. la littérature au second degré,
Ed du Seuil, Paris, 1982.
Il - HIGDON, David, Leon, Shadows of the Past in Contemporary British
Fiction, Macmillan Press Ltd, LONDON, 1984.
12 - KUNDERA, Milan, L'art du roman, Ed. Gallimard, Paris, 1986.
13 - LUBBOCK, Percy, the Craft of Fiction, Jonathan cape, LONDON, 1921.
14 - MILLOT, Catherine, La vocation de l'écrivain, Ed. Gallimard, Paris, 1991.
15 - ROUSSET, Jean, Narcisse romancier. essai sur la première personne dans le
roman, Librairie José Corti, Paris, 1973.
16 - STEINER, George, Réelles présences. les arts du sens, Ed. Gallimard,
Paris, 1991
17 - STRATTON, John, Writing Sites. A genealogy of the Postmodern World,
Harvester, Wheatsheaf, London, 1980
18 - TA YLER, Edward William, Nature and Art in Renaissance Literature,

1
1
246
Columbia University Press, New York & London, 1964
1
1
IV - OUVRAGES SUR L'HISTOIRE. LA LITTERATURE ET LA CIVILISATION
NIPPONES
1
A - ARTICLES
1
1 - KERVEN, Alain, "Qu'est-ce que le haiku?", in Le Monde, 4 janvier 1991
1
2 - PONS, Phillipe "Yoshiyuki à l'assaut du ciel", in Le Monde 4 janvier 1991
B - LIVRES
1 - BARTHES, Roland, L'Empire des signes" Editions d'Art Albert Skira,
Genève, 1970.
2 - ELISSEEF, Vadine et Danielle, La civilisation japonaise, Ed. Arthaud,
Paris, 1987.
3 - ENDO, Shusaku, Silence, Kodansha
International Ltd,
Tokyo,
1982
(Translated From Japanese By William Johnston).
4 GUILLAIN, Robert, La Guerre au Japon. de Pearl Harbour à Hiroshima, Ed.
Stock, Paris, 1979.
5 HIGGINSON, William, Y., The' Haiku Handbook, Kodansha International
Ltd, Tokyo, 1985.

247
6 - KATO, Shuichi,
A History of Japanese Literature. the Modern Years,
Kodansha International Ltd, Tokyo, 1983
(translated from the Japanese by Don Sanderson).
7 '- KATO, Shuichi, A History of Japanese Literature. the Years of Isolation,
Kodansha International Ltd, Tokyo, 1983.
8 - KENZABURO, Oë, A Personal Matter, Charles E. Tuttle Compagny,
Tokyo, 1968.
9 - MOORE, charles, The Japanese Mind. Essentials of Japanese Philosophy and
Culture, Charles E. Tuttle Compagny, Tokyo, 1973.
10 - MURAMATSU, Takeshi, La manière de penser des Japonais. société de
l'art de deviner, Service de presse et d'Information de
l'Ambassade du Japon en France, Paris, 1975.
11 - PINGUET, Maurice, La mort volontaire au Japon, Ed. Gallimard,
Paris, 1984.
12 - ROYCE, Josiah, The Philosophy of Loyalty, Macmillan Compagny Ltd,
New York, 1930.
13 - SAKAMOTO, Taro, Japanese History, International Society for Education
Press, Inc., Japan, 1971.
14 - SUZUKI, Daisetz, T., Zen' and Japanese Culture, Bollingen Series,
Pantheon Books, New York, 1959.

1
1
248
v - AUTRES OUVRAGES DE REFERENCE
1
1 ALLEAU, René, Hitler et les sociétés secrètes, enquêtes sur les sources occultes
1
du nazisme, Ed. Bernard Grasset, Paris 1969.
1
2 '- BAUDELAIRE, Charles, Les Fleurs du mal, Librairie Générale Française,
Paris, 1972.
1
3 - BERGSON, Henri, Matière et Mémoire, PUF, Paris, 1986.
1
4 - CHEVALIER, Jean, Dictionnaire des Symboles, Ed. Robert Laffont,
France, 1969 (avec la collaboration de Alain Gheerbrant).
5 - CLAUDEL, Paul, L'oiseau noir dans le Soleil Levant, Ed. Gallimard, Paris,
1930.
6 - DUROSELLE, J.B., GERBERT, P., Histoire 1848-1914, Fernand Nathan,
Paris, 1961.
7 - HARDY, Thomas, Jude the Obscure, Penguin Books, London, 1978 (first
published 1896).
8 - UPDIKE, John, Rabbit. Run, Fawcett Crest, New York, 1960.
9 - VIERNE, Simone, Jules Verne et le roman initiatique, contribution à l'étude
de l'imaginaire, Service de reproduction des thèses, Université
de Lille III, Lille, 1972.

249
TABLE DES MATIERES
Dédicace
1
Remerciements
II
Epigraphe
III
Glossaire
IV
INTRODUCTION
1
PREMIERE PARTIE: TEXTES ET CONTEXTES
14
CHAPITRE 1: L'HERITAGE OCCIDENTAL
16
A - MASSES DEMUNIES ET CONSCIENCE POLITIQUE:
L'EXEMPLE DE THE REMAINS OF THE DA Y
18
1 - Des arcanes de la diplomatie et de la politique
19
2 - Nazisme et antisémitisme: procès de l'exclusivisme
27
B - ISHIGURO ET L'EUROPE DES MUTATIONS SOCIALES
38
1 - Le dépérissement de la noblesse: le cas
des Darlington
40
2 - Etsuko et l'Europe des illusions
51
CHAPITRE II: LE CONTEXTE NIPPON
57
A - MASUJI ONO ET LE POIDS DU PASSE
57
1 - De l'art à la politique ou la reconversion de Ono
60

1
1
250
1
2 - La guerre vue par Ishiguro: responsabilité
individuelle et collective
76
1
3 - Perte d'identité et malaise social
87
1
4 - Le suicide comme forme de repentir
101
1
B - LES SIGNES D'UN RENOUVEAU
108
r
1 - An Artist of the Floating World: de la tradition
à la modernité
109
1
2 - Des hommes nouveaux, des cités nouvelles
116
DEUXIEME PARTIE: POETIQUE DU RECIT D'ISHIGURO
123
CHAPITRE 1: ISHIGURO ET LA TRADITION
LITTERAIRE NIPPONE
125
A - PERSONNALITE NIPPONE ET MODE D'ECRITURE
127
1 - Les silences du narrateur:
une écriture réticente
128
2 - La langue du narrateur et sa symbolique
137
B - DES INFLUENCES DE L'ESTHETIQUE NIPPONE
160
1 - Rapports entre l'esprit du haiku

251
et le roman d'Ishiguro
162
2 - L'héritage du kabuki: un genre
théâtral sans intrigue
169
CHAPITRE II: SPECIFICITE DU RECIT D'ISHIGURO
174
A - L'ECRITURE DU PASSE
174
1 - Décalage entre "présent" et "passé"
176
2 - La mémoire: support du récit
183
B - ARCHITECTURE DU RECIT
194
1 - Enchâssement des récits
196
2 - Spécularité du récit enchâssé
201
TROISIEME PARTIE: MESSAGE D'ISHIGURO: CULTE DU TRAVAIL ET
FOI EN L'AVENIR
206
CHAPITRE 1: INDIVIDU AU SERVICE DE LA COMMUNAUTE
208
CHAPITRE II: FORGER UN COMMUN DESTIN
219
A - BUSHIDO ET CULTE DU TRAVAIL
219
B - FOI EN L'AVENIR
226

252
CONCLUSION
231
INDEX
237
BIBLIOGRAPHIE
243