Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris III
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: CONSEIL AFRICAIN ET MALGACHE!
! POUR L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR
C. A. M. E. S. -
OUAGADOUGOU'
; Arrivée ., t5·oct· tœ1. .....
li Enregistré ~~us_~:.o_~ir~'i:'
- . ....
THESE POUR LE DOC TOR AT D' ETAT
WILLIAM MELVIN KELLEY
L'HOMME ET L'ŒUVRE
Marième SV SIDIBE
1989
Directeur de Recherches : Michel FABRE
l N T R 0 DUC T ION
=======================
Willfam Melvin Kelley est un romancier noir-américain
contemporain. Marqué idéologiquement par la période d'qgitation
politique et sociale des années soixante, Kelley fait partie des
jeunes écrivains et artistes qui, à l'époque, avaient lancé le
Black Art Movement, sorte de seconde renaissance noire dans le do-
maine des arts et des lettres. Toutefois, i l convient de souligner
que si Kelley partage parfois l'idéologie révolutionnaire des mi-
litants extrémistes du mouvement, i l rejette farouchement le carcan
du militantisme politique qui,
à ses yeux, procède d'une vision
fragmentaire de la lutte de libération du peuple noir.
Pour Kelley,
la fonction essentielle de l'art et de la
littérature, c'est de refléter une communauté d'êtres humains.
Or,
selon Kelley encore, comme pour P. Dommergues qui le souligne dans
son ouvrage sur l'aliénation, l'homme ne doit pas être perçu sim-
plement en tant
qu'homo faber avec, à côté,
l'animal politique,
l'amant,
le frère, mais comme une totalité qui
se définit globalement et dont le rapport au
monde implique une identité qui elle-même, se
(1)
forge au cours de la lutte pour la libération.
Il est clair dès lors que Kelley situe sa démarche artis-
tique dans le cadre d'une lutte pour un changement global de la
société américaine.
Il s'attaque donc davantage à toute une manière
d'être et de penser, reposant sur une vision du monde particulière,
(1)
Pierre Dommergues,
L' lliénat.i..oVl. dan.6 te- Roman AméJÛc.cUn Conte-mpo!tcUVl.,
(Tome II), Union Générale d'Editions,
Paris, 1977, p. 171-172
· .. /2
qui rationalise et justifie l'asservissement de l'homme noir. Il
ne s'agit pas d'une lutte contre le racisme, mais plutôt d'un combat
idéologique contre le fondement culturel du racisme;
les armes ne
sont pas dirigées contre les institutions racistes, mais contre la
structure mentale qui admet leur existence. Ecoutons Kelley expli-
quer son point de vue
You see,
l
am not militant in the political
sense. l
am not interested in a political
message in my writings. l
think that fiction
deals essentially in a more fundamental level
than poli'tics. We are dealing on the level of
people's motivation to change. Once people
change,
(get to be progressive)
then they
become militant and come away.
(2)
Le message est clair : le combat doit se livrer au niveau
de l'esprit. Il s'agit en quelque sorte d'une rééducation des men-
talités dans le but d'amener oppresseurs et opprimés à redéfinir
leurs rapports en fonction d'une nouvelle conception du monde qui
réfute le mythe de la suprématie blanche.
Considérée dans son ensemble,
l'oeuvre de Kelley n'a pas
encore fait l'objet d'une étude sérieuse. Tout au plus, ses romans
ont été brièvement présentés dans des comptes rendus de lecture et
étudiés dans des articles qui, à notre avis, ont souvent esquivé
les vrais problèmes que pose cet écrivain, talentueux et original
à bien des égards. Mais c'est qu'en fait,
la critique américaine
traditionnelle perçoit Kelley Comme un personnage enigmatique, ob-
servant une distance inexplicable dans ses contacts avec les autres,
(2)
Entretien avec Kelley, New York,
28 Août 1980
· .. /3
et ayant souvent des réactions "déconcertantes" face aux problèmes
habituels qui "devraient", selon elle, se poser à l'artiste et à
l'écrivain noir aux Etats Unis. De même, son oeuvre est jugée d'une
complexité "voulue et inutile", parfois sans rapport avec la con-
ception et les objectifs habituels de la lutte pour l'égalité ra-
ciale qui. alimentent généralement la littérature noire. (3)
c'est ainsi que dans notre tentative de caractériser la
personnalité et l'oeuvre de Kelley,
"incompris" est le mot qui,
spontanément nous vient à l'esprit.
Incomprise, en effet, est la démarche de cet écrivain
engagé qui a compris que l'acte révolutionnaire commence au niveau
de l'individu qui, en changeant sa propre perception de l'ordre des
choses, modifie du même coup ses rapports avec le monde.
Car selon Kelley,
ce n'est guère que sa conception par-
ticulière de l'ordre des choses que l'individu projette sur son
environnement naturel;
ainsi,
l'oppression est davantage le fait
de la structure mentale qui la rationalise que celui des institutionf
qui la concrétisent. (4)
Mais si toute révolution est d'abord une affaire person-
nelle, elle doit néanmoins chercher à s'étendre à la collectivité,
afin d'être réelle et complète. Kelley pense que cela est possible
(3)
Michael Wood,
"Dunfords Travels Everywheres
a Review",
The New Yo!l.fz Review 06 Boofu"
March 1971, p. 41
(4)
Entretien d'Août 1980.
· .. /4
par le jeu de "l'exemple à suivre". Autrement dit, si le changement
intervenu au niveau individuel est d'ordre qualitatïf, si l'individu
lui-même se montre "progressiste", Dour emprunter ce terme cher à
Kelley,
i l force l'admiration et devient un modèle pour les autres.
Kelley est donc incompris dans sa conception de la domi-
nation et dans celle de la lutte qu'il convient de mener pour l'en-
rayer.
rl est vrai que les motivations de sa démarche sont diffici-
lement concevables dans une société gagnée par le matérialisme et
l'inertie spirituelle due à
l'automatisation excessive. Pour sa
belle-mère, grande dame de la bourgeoisie noire installée à Chicago,
"Bill est un personnage fort étrange" (5) . Madame Gibson n'arrive pas
à cerner les raisons qui peuvent pousser ce jeune homme issu d'un
milieu socio-culturel de haut niveau, à tourner le dos aux valeurs
attachées à sa condition (6) .
Arthur P. Davis, grand critique littéraire noir-américain
et professeur de lettres à l'Université de Howard, utilise le même
mot "étrange", pour qualifier l'auteur de
DU.VlbOJtcM TJtave.t6 Eve!tljwheJLU,
et s'interroge sur "l'inutile difficulté" de ce dernier roman de
Kelley : pourquoi, dit-il, tant d'acharnement à se singulariser ?(7)
(5)
Entretien avec Madame Gibson,
la belle-mère de Kelley,
Chicago, AoOt 1977.
(6)
Ibid.
(7)
Entretien avec Arthur P. Davis, Washington, Juillet 1977.
· .. /5
c'est que Davis est simplement victime d'un conformisme encouragé
par la suprématie de l'idéal blanc et ainsi, commet la faute habituell
de la critique traditionnelle qui confine les écrivains noirs dans
une sorte de "ghetto littéraire", où la créativité de l'homme est mise
au service d'un militantisme politique visant seulement l'intégration
ou la séparation des races, ou en tout cas la victoire de la lutte
pour l'égalité.
Incomprise aussi la nature de l'engagement de cet écrivain
qui tient à faire de son oeuvre un acte de culture plutôt qu'une
simple profession de foi,
ou l'illustration d'un combat politique.
Sa vision globalisante de la lutte de libération noire le démarque
des extrémistes du "Black Art Movement" qui vivent comme une fixation
leur volonté de canaliser la créativité de l'écrivain et de l'artiste
vers un système thématique et une vision esthétique définis à
l'avance, et jugés adéquats à la mise en oeuvre de ,leur projet révo-
lutionnaire. Pour éviter le heurt inévitable, Kelley choisit l'exil.
Pour le poète Larry Neal, un des chefs de file du "Black
Art Movement", Kelley est indéniablement un écrivain de talent, mais
avec qui "le dialogue sur l'esthétique noire préconisée par le mou-
vement a été très, très difficile" (8) . Voilà le noeud du problème de
Kelley face à ses pairs du mouvement: rebelle à l'idée de la camisole
de force dans le domaine de la création, Kelley réclame tout simple-
ment la liberté de l'artiste qui,
à son avis, doit être en mesure
d'exposer sa propre conception du monde, selon le mode d'expression
qui lui parait le mieux adapté.
(8)
Entretien avec Larry Neal, Washington D.C.,
28 Juillet 1977.
· .. /6
Il convient, dès lors, de rappeler que jusque dans les
années soixante,
la littérature noire-américaine dans son ensemble peu-
sc définir
comme un
instrument de combat dirigé contre la ségréga-
tion raciale; elle est l'expression artistique du mouvement pour l'éga~
lité civique1 les écrivains noirs-américains sont tellement préoccupés
par cette fonction politique de la littérature qu'ils en négligent
les formes et l'aspect esthétique. Dans leurs romans et leurs poèmes,
la communauté noire apparaît comme une entité homogène, perçue uni-
quement comme le "problème" du gouvernement américain. Les personnages
sont des instruments mis au service de la cause des Noirs, qui, pour
dénoncer l'injustice sociale qui sous-tend la discrimination, qui,
pour présenter les conséquences politiques et sociales de la ségré-
gation raciale. En bref,
l'écrivain noir-américain pourrait se définir
comme un politilogue, ou un sociologue, qui constate le fait racial
et préconise des solutions. Or, c'est justement contre une telle con-
ception du rôle de l'écrivain que s'insurge Kelley
An American writer who happens to have brown
skin faces this unique problem : solutions and
answers to the Negro problem are very often
read into his work. At the instant they open
his book his readers begin to search fervently
and often with honest con cern for sorne key or
answer to what is happening today between Black
and White people in America.
At this time,
let me say for the record that l
am not a sociologist or a politician or a
spokesman. Such people try to give answers. A
writer l
think, should ask questions. He should
depict people, not symbols or ideas disguised
as people.
(9)
(9)
w. M. Ke lley, Pré f ace de Vanc.eJL,6 on .the- Shone , Doub leday ,
New York,
1964, n. p.
· .. /7
Il est évident, dès lors, que pour ce philosophe noir des
temps modernes,
le problème noir n'est pas le fait de l'inégalité
civique, mais plutôt celui de l'ensemble des croyances sociales et
des mythes qui rationalisent et perpétuent une telle inégalité. Le
combat ne doit donc pas s'exprimer dans un radicalisme forcené et
violent qui,
tout compte fait,
ne peut s'attaquer qu'à la superstruc-
ture du système raciste; i l doit se livrer au niveau d'efforts soutenu
et constamment renouvelés pour balayer la mythologie avilissante qui
déforme la personnalité noire et justifie le règne de l'idéal blanc.
Chez Kelley, une telle option n'est pas une réaction subite
à une situation donnée, mais plutôt le fruit d'une longue recherche
de soi d'abord, d'une conception personnelle du monde ensuite, et
enfin d'une vision esthétique originale. Car chez l'auteur de VUl1n0Jtd.6
TJtave.L6 EveAtjWheJte-/.}, i l y a aussi tout un itinéraire psychologique et
intellectuel qui a abouti à la vision esthétique particulière qui
marque son oeuvre.
Au plan psychologique,
la vie de Kelley, de même que son
oeuvre, se présente comme un rejet total des valeurs socio-culturelles
bourgeoises et blanches,
comme la recherche d'un nouvel équilibre
moral par l'enracinement dans l'authenticité noire. Dans son premier
roman,
AVin neJte.n.,t VJtu.mmeJt, ce rej et s'exprime dans l'exode vers le Nord
du héros Tucker Caliban qui renonce complètement à son passé en brû-
lant tout ce qui s'y rattache, et en entamant courageusement un nou-
veau départ dans la vie.
Il est vrai que la nouvelle destination de
Tucker n'est pas révélée dans le roman, mais i l faut se rappeler que
· .. /8
l'oeuvre de Kelley, dans son ensemble, est conçue comme une suite
d'événements et de péripéties qui s'enchaînent pour constituer une
sorte de "légende du Yoknapatawpha", ou qui jalonnent le chemin de
la quête de l'authenticité et de l'équilibre vital de l'auteur.
Il faut donc se garder de considérer le départ de Tucker,
comme d'ailleurs l'exil de Kelley, comme une fuite hors du monde.
rI s'agit plutôt de la révolte de l'homme déchiré entre un passé
qu'il rejette, et un présent qu'il ne peut accepter;
i l s'évade donc,
loin du contexte oü i l vit pour tenter de restructurer sa personnalitE
Dans le cas de Kelley,
la révolte correspond aussi à l'instinct qui
pousse l'artiste à se couper de son milieu habituel, afin d'être en
mesure de donner libre cours à son génie. La fuite hors du contexte
hostile correspond ainsi, chez Kelley, à une tentative de redéfini-
tion de soi à travers une relecture de l'histoire qui réconcilie
l'homme avec lui-même, et le restitue à son milieu naturel.
Pour le Noir opprimé, redéfinir l'histoire, c'est recréer
le passé idyllique des ancêtres glorieux afin d'y trouver les élé-
ments nécessaires à la reconquête de la dignité humaine et de la
fierté raciale qui lui permettront de se désaliéner de la culture
occidentale. Car en réalité,
la domination n'est autre chose qu'un
phénomène global rendu possible et maintenu par l'aliénation cultu-
relle du Noir. Parlant de l'indépendance du peuple noir, c'est le
leader noir Malcom X qui souligne qu'elle ne procède "ni de l'inté-
gration ni de la séparation des races", ct i l ajoute
· .. /9
Nous luttons pour être reconnus en tant qu'êtres
humains. Nous luttons pour avoir le droit de vivre
en hommes libres dans ëette société. En vérité,
aujourd'hui pour des droits plus importants encore
que les droits civiques, nous luttons pour les
droits de l'homme. (10)
On touche du doigt la nature globalisante de la lutte de
libération, que Baraka souligne encore davantage lorsqu'il d i t :
La lutte est toujours pour être indépendant de la
domination' - politique, économique, sociale,
spirituelle et psychologique -
de l'homme blanc .
.plus simplement,
la lutte progresse pour assurer
qu'aucun homme n'ait le droit de déterminer la
vie d'un autre homme. La lutte n'est pas simplement
pour "l'égalité", ou de "meilleurs emplois" ou de
"meilleures écoles", et le reste de ces clichés
libéraux; c'est une lutte pour libérer complètement
l'homme noir de la domination de l'homme blanc.(ll)
Mais si Kelley rejoint Baraka dans sa perception de la do-
mination comme un phénomène culturel global, et admet avec lui qu'il
faut "détruire l'Amérique",
i l s'écarte de lui dans la conception
des techniques de combat adéquates. Là où Baraka conçoit la violence
comme la praxis absolue,
Kelley préfère l'arme plus subtile de la
persuasion car, dit-il,
Guns don't solve spirituel matters. They solve
govermental' matters and they will eliminate
your enemies. But they won't make you happy. (12)
Cl0)
Ci té par Pierre Dommergues dans
L'Àf..iénaUon daM le Roman AméJUc.a1n
Con;te.mp0JuU.n,
op. ci t ., p. 87
(11)
Baraka, cité par P. Dornrnergues, op. Cit., p. 79
(+2)
Entretiens d'Ao~t 1980
· .. /1 0
Puis, en humaniste, Kelley ajoute que la violence est un
frein au progrès de l'homme qui, c'est évident, est son unique préoc-
cupation
You can't get into bed with a gun. The people who
sleep with guns are fear-filled people, or else
they wouldn't sleep with guns. l
sleep with human
beings. (13)
Kelley ne quitte donc pas la littérature engagée. Seulement,
i l ne milite pas pour les droits civiques de l'homme noir, mais plutôt
contre les raisons de la confiscation de ces droits. Son combat est,
dès lors, plus subtil, plus globalisant que celui d'un Baraka, d'un
Larry Neal ou d'un Richard Wright qui, par la violence du verbe et
la structure de leurs oeuvres, font le jeu du Blanc raciste en lui
fournissant
les justifications idéologiques de son comportement vis-
à-vis du Noir.
Dans sa création, Kelley voudrait se hisser à un niveau
tel que le Blanc, en l'apercevant, serait forcé de dire
"Tiens,
regarde ce que fait ce Noir! J'ai envie de faire la même chose". (14)
Démarche subtile, i l est vrai, qui en appelle à une créativité de
stature universelle.
Au plan du choix esthétique,
la création de Kelley procède
d'une vision personnelle du problème noir qui, à son tour,
repose
sur une conception particulière du monde.
(13)
Entretiens d'AoUt 1980.
(l4)
Ibid.
•.. /11
Le monde que présente l'oeuvre de Kelley est agité en ce
sens qu'il s'y livre un combat éternel entre les intentions de l'hommE
et la réalité qu'il vit, entre le rêve de l'artiste et les procédés
d'écriture traditionnels déjà à sa portée.
L'art de Kelley résulte
justement de la collision entre le rêve et la réalité, entre la visior
poétique de l'artiste et le mode d'expression approprié de cette
vision.
Dans la recherche du moyen d'exprimer sa vision, Kelley
privilégie la langue, mais en même temps, i l invente des formes et
des images qui traduisent ses réactions à l'ordre des choses. Ainsi,
la situation conflictuelle qui prévaut dans l'univers de l'oppression
provoque des comportements que l'artiste traduit par des valeurs estho
tiques.
L'organisation artistique de Kelley puise ses éléments à
la source du folklore noir-américain et de l'hist~ire antérieure à
l'esclavage. Elle est donc tout un système d'images, un choix de mots
un dialecte, enfin tout un langage et un style particuliers. C'est
que Kelley veut traduire, à travers son style, sa vision esthétique
du Noir, c'est-à-dire un homme pleinement investi de ses potentialité:
humaines, enraciné dans son authenticité spécifique, réconcilié avec
le milieu socio-culturel où i l vit. On pense à la conception prous-
tienne du style de l'artiste, car pour Proust:
Le style pour l'écrivain aussi bien que pour
le peintre, est une question non technique,
· .. /12
mais de vision. C'est la première vision
qui porte bout à bout les éléments d'une
organisation esthétique.
(15)
Cette thèse est consacrée à l'étude de la tendance du roman
engagé qui se dégage de l'oeuvre de William Melvin Kelley. Notre
démarche consistera, d'abord, à cerner dans la vie de l'auteur les
facteurs qui ont contribué à façonner sa personnalité et ont inspiré
sa conception du monde et sa vision esthétique. Ensuite, nous procé-
derons à l'analyse de l'oeuvre qui,
certainement, nous éclairera da-
vantage sur la personnalité et la nature de l'engagement de Kelley.
Cet écrivain étant encore vivant et relativement jeune
(il a cinquante ans), nous nous bornerons à faire une esquisse biogra-
phique qui s'arrêtera en 1977, date de son retour d'exil. Nous estimons
qu'à cette date,
la personnalité de l'homme est entièrement formée
et sa démarche artistique élaborée;
les oeuvres postérieures à son
dernier roman
(1970)
n'ayant pas été publiées, nous essaierons de
puiser dans les interviews et entretiens avec sa femme Karen, ses
enfants Jessica et Tika,
sa soeur Sinah et le couple Gibson
(ses beaux-
parents)
dans le but de détecter un quelconque changement dans la
personnalité,
l'orientation et la vision poétique de cet écrivain.
Ensuite, pour éclairer davantage notre perception de Kelley,
nouS aborderons l'étude approfondie de ses romans et nouvelles publiés,
sans pour autant négliger les autres sources que constituent ses
articles, essais et communications sur divers problèmes liés à la
lutte des Noirs,
à la littérature militante ou à
l'apport africain.
(15)
Marcel Proust, "Le TE!tps Retrouvé", cité par S. Doubrovsky dans : "Pourquoi
la Nouvelle Critique ?", Wtique. et: Obje.cttvUé, Mercure de France, 1967,
p. 59.
· .. /13
Nous utiliserons également les comptes rendus de lecture
des oeuvres de Kelley parus dans divers magazines, revues et journaux
dont nous avons pu disposer grâce à l'exceptionnelle disponibilité
des personnels de la Library of Congress, de la bibliothèque Moorland
Spingarn à Washington D.C., de la Schomburg Collection à New York,
et des bibliothèques d'autres universités à travers les Etats-Unis.
C'est le lieu de remercier tous ceux qui nous ont apporté
leur soutien et leur aide, à commencer par la famil~e de Kelley
sa femme Karen, ses filles Jessica et Tika, sa soeur Sinah, ses beaux-
parents les Gibson, et singulièrement celui qui est si affectueusement
appelé par les trois femmes qui l'entourent "Duke".
Nous remercions Miss Beverly Gray,
chargée de la Division
Afrique à
la Library of Congress, ainsi que Madame Sylvia Lyons Render
de la même bibliothèque, spcécialiste de la littérature noire-
américaine et éditeur d'une anthologie sur Chesnutt intitulée: The
Shou Metion 06 chaJt1.u w. Che6nutt.
Leur aide nous a été bien précieuse
dans les labyrinthes de la grande et prestigieuse bibliothèque du
Congrès.
Nos remerciements vont égalenlent au poète Larry Neal mal-
heureusement décédé, à Miss Juliet Bowles de l'Institut des Arts et
Lettres à Howard University, à Arthur P. Davis, professeur de Lettres
à 'la même Université,
à Patricia Harris de Tuskegee Institute et
compagne de l'exil parisien de Kelley, pour les entretiens et inter-
views sur Kelley qu'ils nous ont accordés avec tant d'amabilité et
de patience.
... /14
Nous n'oublions pas le personnel de la bibliothèque de
l'Université de Tuskegee en Alabama, tout particulièrement Daniel T.
Williams pour sa disponibilité à toute épreuve,
son extrême généro-
sité et ses conseils d'ordre technique. Nous n'aurions jamais trouvé
certains livres et documents précieux sans son concours.
A notre professeur Michel Fabre, nous ne pouvons que renou-
veler nos sentiments de profonde gratitude transformée au fil des ans
en une grande affect~on. Ses articles et ses livres sur la question
et la littérature noires-américaines, de même que ses critiques cons-
tructives ont guidé notre démarche, et nous ont surtout aidé à mieux
comprendre Kelley et à cerner sa ?lace au sein de la littérature noire
aux Etats-Unis. Son attitude sans complaisance tout au long de ce
travail nous a permis bien des remises en cause salutaires. Pour ses
conseils et sa patience, pour nous avoir encouragée dans les moments -
fort nombreux - où nous avons douté de nos capacités et été sur le
point d'abandonner ce travail, nous lui disons merci du fond du coeur.
A l'Académicien Léopold Sédar Senghor, ancien Président de
la République du Sénégal et ami des Lettres,
à tous les membres du
Conseil d'Administration de la Fondation Léopold Sédar Senghor, nous
exprimons notre profonde gratitude pour l'assistance qu'ils nous ont
apportée.
Nos remerciements vont également au Doyen de la Faculté des
Lettres et des Sciences Humaines de l'Université Cheikh Anta Diop de
Dakar, le Professeur Aloise Ndiaye pour son soutien et ses encoura-
gements.
... /15
les recherches menées aux Etats-Unis ont été possibles
grâce aux bourses de recherche
(1980 et 1982) que le Programme
Fulbright nous a accordées. Qu'il veuille bien trouver,
ici,
l'ex-
pression de notre profonde reconnaissance.
Notre gratitude à Pape Sy, notre fils aîné et grand soutien
moral:
ses encouragements nous ont été précieux. S"es frères Arona
et Mansour nous ont souvent grondée en ces termes:
"Maman, tu n'as
rien écrit aujourd'hui
!" Merci pour ces interventions bien souvent
salutaires.
Comment oublier Mame-Coumba, notre petite soeur qui nous
a remplacée auprès de ses neveux, particulièrement auprès d'Aicha?
Enfin, toute ma gratitude va à mon mari Cheikh Tidiane,
sans l'aide et le soutien duquel ce travail n'aurait jamais vu le
jour.
-=0-=0=-0=-
PREMIERE
PARTIE
VIE
ET
ITINËRAIRE
DE
KELLEY
· .. /17
CHAPITRE
PRE MIE R
L'ENFANCE ET L'ADOLESCENCE
(l937-1957)
INTRODUCTION
Parler de la personnalité et de l'oeuvre d'un écrivain
vivant est une entreprise délicate. Pour cette raison, cette première
partie de notre étude ne sera guère qu'une esquisse biographique arti-
culée autour des circonstances qui ont pu influencer Kelley dans
l'élaboration de sa conception du monde, de sa vision esthétique et
de ses prises de position face au problème racial.
Au sujet de son premier roman, Kelley confie : "A Vi66vr.e.nt
Vnummvr. would be what one might call an emotional auto-biography". (l)
Ainsi donne-t-il une indication certaine : i l existe un lien entre
la création littéraire de Kelley et sa vie affective, et ce lien ne
s'exprime pas dans une relation de cause à effet, mais à travers des
comportements et des choix qui, souvent, déterminent la sensibilité
de l'écrivain et l'inspiration de l'artiste.
Notons que c'est à l'age de vingt ans à peine que Kelley
décide de quitter le foyer de ses parents et de "voler de ses propres
ailes", en rejetant une des valeurs essentielles de son milieu fami-
lial bourgeois: le confort matériel. Cette attitude se retrouve dans
le départ vers l'inconnu de Tucker Caliban, héros du premier roman
(l)
Entretien d'Août 1980
... /18
de Kelley. Comme Kelley, Tucker Caliban renonce à toutes les valeurs
qui ont jusqu'ici déterminé sa vie et entreprend une nouvelle vie.
Dans son oeuvre, Kelley ne trace pas une autobiographie
au sens strict, mais procède plutôt à une sorte de transposition dans
le monde concret de situations vécues au niveau du subconscient. En
d'autres termes,
l'expérience au plan strictement émotionnel de l'en-
fant et de l'adolescent s'exprime à l'âge adulte, par une conception
particulière de l'ordre des choses, qui détermine le choix d'une
thématique et d'un procédé esthétique inhabituels. La plupart de ses
critiques reprochent à Kelley une certaine tendance à se singulariser
vis-à-vis des autres écrivains noirs-américains, et i l répondra,
im-
perturbable, qu'il lia élaboré une mythologie personnelle et situe
ses oeuvres dans un espace imaginaire conçu de telle manière qu'il
exprime avant tout sa propre individualité".(2)
c'est que, d'expérience, Kelley sait que la qualité de la
vie est une affaire personnelle que rien, ni personne en dehors de
sa conscience ne peut concevoir pour l'individu.
Il n'est d~s lors pas étonnant que le jeune auteur de A Vi6-
neAent VnummeA ait été fasciné par la philosophie transcendantaliste,
dont le principe fondamental est que chaque être humain est doté par
Dieu d'une conscience individuelle qui est sa faculté créatrice; elle
est d'essence divine, et elle lui permet de s'adapter aux réalités
de son environnement socio-culturel et de connaître le bonheur auquel
il aspire.
(2)
Entretien de Juillet 1978
· .. /19
Déconnecté de sa capacité de régénération et d'adaptation
auX contingences extérieures, qui est d'ordre spirituel, i l devient
un objet malléable, proie facile du leurre matérialiste. Faire de
l'homme un objet afin de l'exploiter est le fondement de l'état capi-
taliste -
répliaue moderne de l'état esclavagiste - qui,
aux Etats-
Unis, repose sur une idéologie raciste pour exercer en toute quiétude
sa domination sur les Noirs. Pour Kelley,
le problème noir ne procède
pas simplement du racisme qui n'est que le prétexte de la domination~3)
Il n'est pas non plus celui qui se pose aux prolétaires du monde car,
insiste encore Kelley,
l'aliénation du Noir ne découle pas de sa
condition de travailleur, mais simplement de sa condition humaine. (4)
c'est qu'en acceptant de se définir par rapport à une race dite in-
digne,
le Noir renonce à son identité humaine et aux droits qui lui
sont inhérents.
En percevant le problême noir dans cette optique, Kelley
explique, de manière pertinente,
l'échec de la politique libérale
blanche, aui se contente de nro~oser des solutions en bloc et stric-
tement d'ordre social et économique. Le libéralisme blanc face au
problème racial se trompe d'objectif, estime Kelley, qui explique
qu'il ne s'agit pas simplement de mettre fin à la discrimination
raciale mais d'accepter l'identité et les potentialités humaines de
la race noire. (5)11 est donc question de changer la structure mentale
de tous ceux qui, dans la conscience collective américaine, perçoivent
le Noir comme un être indigne. Kelley veut insister sur le fait
(3)
Entretien d'AoUt 1980
(4) Entretien d'AoUt 1980
(5)
W. M. Kelley,
"On Racism, Exploitation and the White Liberal",
Ne.gtto Vige.!.>:t,
XVI
(Janvier 1967), p. 89-93
... /20
fondamental que la mentalité d'esclave - ou de colonisé, peu importe -
persiste encore chez le Noir, s'exprimant aujourd'hui dans la course
frénétique de ce dernier pour accéder à la classe bourgeoise et en
adopter les valeurs. C'est dire que dans la société capitaliste modernE
les valeurs suprêmes qui, hier, étaient celles du maître, sont devenuee
aujourd'hui,
celles de la classe bourgeoise.
Le stéréotype de l'oncle
Tom du temps de l'esclavage s'est simplement modernisé pour devenir
l'intellectuel bourgeois noir coupé des masses qu'il dédaigne.
Kelley semble dire que tout véritable changement repose donc
sur la fin du règne de l'idéal blanc et l'avènement d'une culture
noire authentique, qui réhabiliterait l'homme noir dans toute sa di-
gnité. Mais i l ajoute qu'une telle entreprise est du ressort du Noir
qui doit renouer le dialogue avec sa conscience afin d'être en mesure
de changer sa propre perception de lui-même et de là, celle des
autres. On aboutit à la démarche de Thoreau, ce grand praticien de
la philosophie transcendantaliste, qui, par l'exemple, a montré les
vertus du principe de "Self-reliance", ce qui fait dire à Kelley :
Revolution can be revolution in the self. After
aIl, if l
change myself l
change the world,
because the world is me, and the composition of
the world is dependent upon my own interior
composition.
If l
change my own interior composition,
l
change the world.
(6)
(6)
Entretien d'AoUt 1980
... /21
Changer le monde en changeant sa propre manière d'être et
ses rapports avec les autres, tel est le projet révolutionnaire de
Kelley au niveau individuel; mais, s'adressant à la collectivité noire
Qu'il a choisie comme son auditoire privilégié,
il ajoute:
The only way we can win that struggle
(the black
liberation struggle)
is to change ourselves, make
ourselves so successful in the world that America
will say:
look at those Black people,
look what
they
Ive done to themselves. Let us be like them.(7)
La lumière est faite sur la démarche révolutionnaire de
Kelley
persuader l'autre de sa propre valeur individuelle et l'amene
à vous admirer et à vouloir vous imiter. Kelley rejoint-il dès lors
James Baldwin pour proposer l'amour comme la solution du problème
racial? Oui, semble-t-il, et Kelley ne le nie pas:
"Yes, l
think
that what we want from America is probably love". Mais i l s'ernoresse
d'ajouter:
"You can't point a gun at someone and say'
love me', or
'accept me', or 'make me feel happy'''.
(8)
Ceci est vrai et l'expérience le démontre dans le cas précis
de la lutte de libération noire : les lamentations sur la violence,
qui ont respectivement marqué la résistance passive des pionniers du
mouvement de libération noire, et le radicalisme des oartisans du
Black Power, n'ont pas apporté à la communauté noire la paix de l'âme
à laquelle elle aspire. Car c'est bien de blessures à l'âme noire
qu'il a toujours été question comme l'ont déjà bien ~erçu les chantres
(7)
Entretien d'Août 1980
(8)
Ibidem
... /22
de la Renaissance culturelle des années vingt que sont Dubois ou
Langston Hughes entre autres. Mais si ces nionniers ont fait le
diagnostic du mal, ils n'ont nas su lui arynorter une thérapeutique
complète, car ils s'en sont pris aux symptômes sans toujours s'in-
terroger sur la nature,
la orofondeur et les imolications psycholo-
giques du mal.
Pour Kelley,
le ~ro~lème se résume en qrande partie Dar
l'absence des relations humaines nécessaires ~ une communauté dont
les divers éléments sont désormais devenus vitalement internépendants.
Et s ' i l faut demeurer réaliste et accepter le fait que le lien qui
unira les communautés noire et blanche ne sera nas celui de l'amour
comme ont fini par l'admettre James Baldwin et d'autres aDrès lui,
y compris Kelley, i l n'est pas question, selon ce dernier, de baisser
les bras et d'attendre la fin tragique qui, dans ce cas, est inévi-
table; Kelley invite à une bataille qui doit se livrer au ~lan soi-
rituel, et où les facultés créatrices,
le sens de l'innovation de
chaque individu libéré,participeront à la construction d'un avenir
meilleur. Mais la société américaine, aujourd'hui béatement installée
dans l'opulence matérialiste, est spirituellement morte. Kelley en
fait le terrifiant constat et i l exhorte à la levée de l'admirable
bouclier qu'est l'esorit humain:
I don't see anyone who is really, seriously
considering the 9romise of America, what i t can be
and how we will take the stens to get there. I am
talking about the motivation ta consciously think
about the future. People don't plan; they buy on
the s~ur of the moment. They eat ... If you go into
• .. /23
a street festival, you see people stuffinq them-
selves with aIl kinds of food in one day.Americans
are just stuffing themselves without any contemplation
of what is qoinq into them and what i t ' s doing
to them,
and 1 think i t is the Ashanti who says,
'the ruin of a nation begins in the homes of its
ueople'. And we are seeing this disinteqration
of the American family, at least in its traèitional
sense, which disturbs me. A country is only as
qood as its homes. And if the American family goes,
the country goes, and if the country goes, Black
people go. But l
see America getting fat and lazy
and l
think that i t ' s time for i t to take a look
at itself and trv to chart its direction during
the next hundred-years.
It's ~unning the risk of
falling into collapse.(9)
L'argument est pertinent, et la stratégie nroposée d'autant
plus révolutionnaire qu'elle se fonde sur des réalités uatentes de
la société américaine actuelle. Aujourd'hui en effet, le Noir-Américain
n'est plus le marginal d'autrefois, dont toute l'existence dépendait
de ses capacitésà survivre dans un environnement hostile. ~e ~rocessus
d'intégration a effectivement fait le bonheur de certains, i l faut
le reconnaître. Le syst~me de l'Etat-providence a réglê bien des
problèmes d'ordre social et économique et étouffé l'ingéniosité de
l'homme confronté aux nécessités immédiates de la survie. De ulus,
les éléments divers de la société ne sont plus aussi nettement cloi-
sonnés, et le "melting pot" ayant quelque peu brassé races et cultures,
le Garveyisme n'est nlus de mise. Cela revient à dire que pour la
communauté noire de nos jours,
l'Amérique n'est plus terre d'exil,
mais terre des ancêtres Gui ont connu l'esclavage; ce fait irréfutable,
i l s'agit de l'accenter afin de rétablir la continuité historique
(9)
Entretien d'AoOt 1980
· .. /24
nécessaire à la quête de soi. C'est encore davantage le legs histo-
rique qui condamne les communautés noire et blanche à vivre dans la
fraternité,comme le dit si bien James Baldwin dans son recueil d'essais
intitulé
The. F..ur.e Ne.x.:t T,lme. Employant le style êp i.s tolaire, Baldwin
s'adresse à son neveu de quinze ans, pour lui expliquer que la haine
entre Noirs et Blancs est un crime contre l'histoire car, lui dit-il
Ces hommes sont tes frères, des cadets égarés. Et si
le mot intégration a le moindre sens, c'est celui-ci
nous, à force d'amour obligerons nos frères à se voir
tels qu'ils sont, à cesser de fuir la réalité et à
commencer à la changer.
(la)
L'argument invite Noirs et Blancs à cette confrontation
nécessaire avec l'histoire qui leur oermettra de découvrir leurs véri-
tables identités et d'exorciser les vieux démons de l'ignorance et
de la peur qui, au fond,
sont les vrais germes du conflit racial. Car,
dit encore Baldwin
It has always been much easier (because i t has
always seemed much safer)
to give a name to the
evil without than to locate the terror within.(ll)
Le traumatisme de l'oppression raciale est donc vécu dans
les deux communautés, et l'affrontement à tous les niveaux de la vie
sociale n'est que l'expression d'un conflit ~sychique. Il faut donc
résoudre ce conflit, Kelley en convient. Mais là où Baldwin, à l'instar
de Martin Luther King, ne pro~ose comme solution Que l'amour du
(la) James Baldwin,
La pJtoc.hM.ne. Fo-iA .te. Feu, Gallimard, Paris 1963,
-p. 9-10.
(l1)
James Baldwin with Richard Avedon, Noth-<-ng PeMona1, Atheneum,
New York,
1964, n.p.
· .. /25
prochain, Kelley, plus circonspect, conseille au Noir de "forcer le
respect, voire l'admiration des autres par l'accomplissement de soi
le plus total". (12)
La nécessité historique de se réconcilier avec l'autorité
tyrannique, Kelley l'a perçue très tôt dans sa vie, pour l'avoir
vécue dans ses rapports avec son père. Enfant, nuis adolescent,
i l
a, semble-t-il, détesté son père qu'il jugeait trop autoritaire et
dur avec sa mère, qu'il adorait. (13)
Pourtant, Kelley lui-même avoue qu'à la mort de son père,
en 1957, i l l'a pleuré et s'est soudain senti comme "libéré d'une
angoisse latente, et enfin réconcilié avec lui,,(14) . Le père vivant,
l'enfant le hait, mais voilà qU~ mort, il le pleure. Est-ce un para-
doxe ? La réponse est non,
si l'on conçoit le père comme l'ensemble
biologique dont est issu l'enfant. En fait,
comme le remarque le
médecin-psychologue H. Laborit, il ne pleure oas son père, mais la
partie de lui-même qui, avec son père, s'en va à la tombe. Le besoin
inconscient de se réconcilier avec le père - entendons le père au
sens générique -
im~liquant un lien naturel ou biologique entre les
deux êtres - est une nécessité que l'adolescent du Bronx a vécu sous
la forme d'une angoisse et comme un frein à son mieux-être. En pleu-
rant son père, i l exorime en réalité ce besoin fondamental chez tout
individu de maintenir son équilibre moral, supoort de son intégrité.
(12)
Entretien d'Août 1980
(13)
Entretien avec Karen Kelley, New York, Juillet 1978.
(14)
Entretien avec Kelley, Juillet 1978.
· .. /26
Il s'agit donc bien d'une blessure morale, et la douleur ressentie
est d'origine nerveuse. Appliquant ses connaissances en biologie aux
sciences sociales,
le Docteur Henri Laborit conçoit que la signifi-
cation sociale de la mort d'un individu est qu'elle implique celle
de tous ceux qui ont contribué à son existence. Et.si l'on se réfère
à la cellule familiale,
la mort d'un membre de la famille est pleurée
par les autres parcequ'il s'est introduit dans leur système nerveux
à eux et qu'il est partie intégrante de leur "niche,,(15). Sa perte
est dès lors perçue comme celle d'un des éléments constitutifs d'un
ensemble organique; elle provoque en conséquence une douleur morale
que Laborit comoare à celle ressentie lors d'une amputation sans
anesthésie;
i l écrit :
. . . Les relations innombrables établies entre lui et
nous, et que nous avons intériorisées,
font de lui
une partie intégrante de nous-même. La douleur de
sa perte est ressentie comme une amuutation de notre
moi, c'est à dire comme une suppression brutale et
définitive de l'activité nerveuse
(d'une partie
peut-on dire de notre système nerveux puisque
l'activité de celui-ci est supportée par la matière
biologique)
que nous tenions de lui. Ce n'est pas
lui que nous pleurons. C'est nous-mêmes. Nous
pleurons cette partie de lui qui était en nous et
qui était nécessaire au fonctionnement harmonieux
de notre système nerveux. (16)
Très tôt, Kelley sent l'existence de ces lois qui régissent
les rapports humains et qui naissent du fait que l'individu n'est en
réalité qu'un élément de tout un ensemble, dont l'intégrité dépend
de l'interaction hqrmonieuse de tous les éléments.
(15)
Henri Laborit, Eloge. de. la. Fu..-Ue.,
Ed. Robert Laffont
Paris,
1976, p. 100
(16)
Ibidem
• •• /2 7
La famille est ainsi conçue comme une cellule qui se mul-
tiplie à l'échelle planétaire pour constituer l'humanité. C'est dire
que tous les hommes s'abreuvent à la même source de vie, qui est
d'ordre spirituel et seule garante de la survie de l'espèce humaine.
En s'y abreuvant,
les hommes vivent dans la paix~ en l'enrichissant
de son apport personnel à travers ses idées,
l'individu oeut atteindre
la plénitude. Comment faire comprendre et admettre cela aux masses
entassées dans les ghettos urbains, confrontées aux nécessités les
olus élémentaires de la survie? C'est le tour de force que tente
Kelley dans son deuxième roman, Vern,
où i l explore les thèmes de la
solidarité et de la fraternité entre les hommes.
Si l'on en revient aux sources de la création de Kelley,
on constate que le matériau de cet artiste est sa propre expérience
que son génie créateur remodèle pour en donner une version originale
mais surtout instructive pour le public qu'il s'est choisi.
1 - LA FAMILLE DE KELLEY
UN CONTRASTE DE COULEfJRS
William Melvin Kelley est né le 1er Novembre 1937 à New York
dans le quartier bourgeois du Bronx réservé à des minorités aisées
des communautés noire et immigrée. Fils unique dans un milieu familial
restreint au père, à la mère et à la grand-mère maternelle, Bill est
un enfant solitaire et choyé. La famille est de condition bourgeoise
et nantie: la mère Narcissa, issue de l'aristocratie portoricaine,
est une rich~ héritière. Le père, William Kelley,
journaliste bien
installé, gagne honorablement sa vie. Toutefois,
ses origines modestes
· .. /28
restent patentes au contact de sa femme,
grande dame aux goûts d'aris-
tocrate, et ceci provoque des tensions qui alourdissent l'atmosphère
familiale.
Par ailleurs,
les membres de la famille affichent des dif-
férences de couleurs qui,
ajoutées à celle des milleux sociaux d'ori-
gine du père et de la mère, provoquent des antagonismes qui marquent
l'enfant.
Le père de Bill est un Noir-Américain de souche à dominante
négro-africaine. So~ teint foncé,
ses traits
grossiers et ses che-
veux crépus trahissent ses attaches directes avec le Deep South.
Journaliste talent~eux et pros?ère, il a réussi, par le biais de sa
profession, à s'intégrer à la moyenne bourgeoisie du quartier new
yorkais du Bronx. Toutefois,
sa couleur foncée agit comme un handicap
qui rappelle constamment son "infériorité raciale" par rapport à sa
femme.
Il convient de rappeler que dans la conscience collective des
Américains,
le Blanc est de race supérieure et plus le Noir s'en rap-
proche oar la couleur de la peau, mieux i l est ?erçu par raoport aux
autres Noirs moins "blanchis". Ainsi,
les états d'âme liés à la dif-
férence de couleurs ajoutés aux dispositions peu commodes de Madame
Kelley dont l'état de santé est fragile, provoquent des éclats, parfoi:
fort pénibles au sein de la famille.
Pour comprendre la nature de ces tensions, i l faut remonter
au temps de l'esclavage où le dénigrement de la couleur noire - celle
des esclaves -
faisait oartie du rituel de l'asservissement du Noir.
Pour dominer et exoloiter l'esclave, i l fallait en effet lui faire
• •• /29
admettre son infériorité raciale, et tout un système d'avilissement
du Noir était mis sur pied Dour donner à l'esclave une piètre opinion
de lui-même en tant qu'être humain.
Il était conduit à avoir honte
de sa personne et à adooter l'opinion des Blancs, pour qui la couleur
noire est celle de l'abjection, comme i l en est fait état dans l'ou-
vrage d'Allison Davis, qui é c r i t :
Blackness is the master-symbol of derogation in
the socie"t;y, and the "typical" Negro characteristics
of dark skin color and of woolly hair are considered
badges of subordinate status
,
"disqusting" to the
whites and disliked by Negroes.
(17)
Jean Wagner a raison de dire qu'à la longue,
l'o~inion du
Blanc s'impose au Noir car,
"à toutes fins utiles, c'est elle qui
est efficace,,(18). En effet,
le vieux slogan "Est bien tout ce qui
est blanc", s'illustre dans la prise de position des Blancs face aux
différentes nuances de teint chez les Africains. Allison Davis
dit
à ce propos
White persons often state that they orefer the
lighter Negroes because the Black Negroes
are much more pri~itive qnd ~nim~l - like in
their actions and emotions ... Those Negroes
fortunate enough to have light skin and "good"
(that is straight)
hair are often the envy of
their fellows, who sometimes strive to attain the
same appearance through artificial means.(19)
(17) Allison Davis, Burleigh B. Gardner, Mary R. Gardner, Ve.e.p South,
The University of Chicago press, Chicago, 1965, p. 20-21
(18)
Jean Wagner, Lu, Poètu, No.iM du, Etltt6 -Uvu:A, Librairie Istra,
Paris,
1962, p. 15.
(19)
Davis Allison, Op. CJ..t.,
D.
21
· .. /30
Ceci est d'autant plus vrai que la vogue des produits éclair-
cissants et des défrisants chimiques ont fait l'objet d'un marché
immense et prospère. L'envie de ressembler au Blanc fait ainsi adop-
ter au Noir une culture étrangère qui l'aliène doublement car,
comme
le remarque Pierre Dommergues,
"elle le prive de sa culture d'origine
pour lui imposer une autre culture" (20) . De ce fait,
le Noir se crée
une personnalité extrovertie qui cherche son équilibre vital dans le
conformisme le plus strict à l'idéal blanc, et i l n'était pas inhabi-
tuel, dans l'univers esclavagiste, de voir le Nègre de teint clair
considérer avec mépris le "black-skinned Nigger". C'est dire oue dans
la conscience collective des Noirs,
l'idéal blanc s'est insidieusement
immiscé, faisant des nuances de couleur des facteurs de division au
sein de la communauté noire, et même jusque dans les foyers. Jean
Wagner a raison de dire que dans l'univers de l'oppression raciale,
le Noir se forme à la longue une médiocre opinion de lui-même; i l a
honte de sa personne;
i l se m~prise et, en projetant ce mépris sur
tous ceux qui lui ressemblent,
i l finit par haïr ceux de sa race. (21)
Le thème de la barrière de couleur et des tensions qu'elle
provoque au sein du groupe alimente toute la littérature intégration-
ni ste des années cinquante, qui s'est voulue miroir de la vie dans
la communauté noire-américaine. Sous-tendue par le mythe de la supré-
matie blanche qui se manifeste dans la hiérachisation des couleurs
chez les Noirs, ce thème se nourrit des stéréotynes du mulâtre qui,
(20)
Pierre Dommergues, Op. Cil.,
p.
96
(21)
Jean Wagner,
Op. W.,
p.
15
· .. /31
en général, apparaît sous les traits de la femme, ~our atteindre
l'homme noir jusque dans son identité de mâle. En d'autres termes,
la mulatresse fonctionne dans la communauté noire et masculine de la
même manière que l'esclave privilégié,
le stéréotype de l'oncle Tom,
ou encore l'élite intellectuelle et bourgeoise dans la communauté
noire en général;
i l s'agit bien,
comme le remarque avec pertinence
Pierre Dommergues, d'une stratégie de la classe dirigeante, qui con-
siste en une coalition de la bourgeoisie blanche avec un petit noyau
de Nègres, ?our consolider et perpétuer l'exploitation des masses~22)
En effet, i l s'agit de persuader le Noir qu'il n'est qu'une bête
iITIDonde s ' i l n'adopte pas les schémas culturels et le système de
valeurs de la majorité blanche.
Kelley n'est pas resté insensible à ce thème important de
la littérature noire de contestation, qui apparaît dans trois de ses
romans,
A VJtop 06 Patienc.e, Vern, Vun6oJtd6 TJtavel.6 EveJtl:fWheJt"e-6, et dans la
nouvelle "The OYl-ttj Man On UbVlÂ:tj Sbteu".
Il faut toutefois noter que chez Kelley,
ce thème ne s'ex-
prime pas Dar des analogies avec des situations vécues.
Il traduit
plutôt la révolte de ce défenseur des droits de l'homme contre les
mythes qui inspirent les images du mulatre et du Negro-Africain de
pure souche dans l'univers de la domination raciale. C'est dire donc
que si les membres de la famille Kelley n'ont pas échappé aux tensions
(22)
Pierre Dommergues,
Op. Cil.,
p. 138
· .. /32
liées à la barrière de couleur,
l'enfant, quant à lui, n'a ~as perçu
ces tensions dans leur dimension raciale mais plutôt en tant qu'af-
frontements conjugaux autour de problèmes domestiques.
Par contre ce qui, à l'époque, a indéniablement frappé la
sensibilité du jeune garçon, c'est la note de tristesse qui, en per-
manence, colorait l'atmosphère familiale du fait de la santé précaire
de Madame Kelley. Au jeune Bill, la maladie de sa mère apparaît comme
un élément destabilisateur, le mécanisme inexorable du dépérissement
et de la misère affective du milieu familial. Evoquant cette période
de triste résignation, qui a contribué à façonner son caractère ren-
fermé, pessimiste et sa conviction que la clé du progrès des hommes
est d'abord la santé du corps et de l'esprit, Kelley confie:
What a ?rolonged illness will do to a house is a kind
of pervasive sadness and pessimism that is hard to
overcome. My mother was sick for a long time when l
was a child ... When people are not healthy, i t ' s very
difficult to reach happiness.
(23)
Plus tard, par analogie avec l'atmosphère familiale de son
enfance,
l'Amérique malade de ses excès dans tous les domaines lui
apparaît en état de "pourrissement" et à un point de son histoire où,
si elle n'y prend garde, elle risque de s'anéantir; i l souligne encore:
Generally, American people are suffering from spiritual
sickness ... I see America getting fat and lazy, and l
think that i t ' s time for i t to chart its direction
(23)
Entretien d'AoQt 1980
... /33
during the next hundred years because i t ' s running
the risk of falling into collapse.(24)
Le pessimisme de Kelley face à la situation actuelle de
l'Amérique, n'est guère plus qu'un trait de caractère hérité de son
passé familial.
Il convient donc de pousser l'exploration de ce milieu
pour être à même de cerner encore davantage le caractère de Kelley
et la nature de son engagement.
L'enfant Bill éprouve pour sa mère un attachement que l'on
pourrait qualifier d'oedipien et qui a pu naître à cause de la grande
vulnérabilité de Madame Kelley, dont la maladie fut longue et éprou-
vante. Très tôt, en effet, Bill se sent frustré de l'amour maternel
par les fréquentes séparations qu'impose l'état de santé de sa mère.
De plus,
les caractères incomoatibles de ses oarents attisent souvent
des disputes oendant lesquelles l'enfant prend instinctivement le
parti de sa mère;
i l perçoit son père comme un tyran et les rapports
entre ses narents s'assimilent, dans le subconscient de Bill, à ceux
de la Belle et la Bête. Evoquant avec amertume les scènes violentes
qui souvent, éclataient au moment des repas et forçaient les parents
à
l'éloigner, i l revit sa rancoeur contre son père, qu'il accuse alors
(25)
de vouloir le soustraire à la présence de sa mère.
pour Karen,
l'épouse de Bill, c'est dans cette atmosphère familiale qu'il faut
chercher la clé du caractère incommode et de la réserve que maints
critiques et connaissances reprochent aujourd'hui à l'écrivain. (26)
(24)
Entretien d'AoOt 1980
(25) Kelley, Entretien de Juillet 1978
(26)
Entretien avec Karen Kelley, Juillet 1978.
... /34
Il est vrai que la haine rentrée de l'enfant est à l'origine de la
révolte de l'adolescent qui auitte la maison familiale après la mort
de sa mère.
Toutefois, i l convient d'être prudent lorsqu'on aborde les
rapports entre le père et le fils.
Les sentiments de Bill pour son
père nous oaraissent en effet nuancés lorsqu'il déclare que son père
adorait son métier de journaliste, et qu'il a même très tôt essayé
de lui transmettre son gant de la lecture et de l'écriture. (27)
Cette
passion de la lecture compense très vite le vide affectif du milieu
familial et l'enfant, de plus en ~lus, se complaît dans le tête-à-tête
avec les livres. Elève sérieux et renfermé,
i l est studieux et, aimant
la lecturp., i l dévore toutes sortes de livres dans le domaine des
lettres et fait de brillantes études secondaires en se distinguant
dans les disciplines littéraires. Ses auteurs préférés sont Langston
Hughes, Claude Mc Kay, James Baldwin entre autres.
Chez l'enfant,
le goOt de la solitude est lié à la nature
timide et réservée que lui ont façonnée les frustrations d'ordre af-
fectif. C'est également une réaction, voire une révolte contre les
tensions familiales que l'enfant associe inconscienmment à la présence
de son père perçu comme le bourreau de sa mère.
Il est clair, dès lors, gue très tôt, Bill nourrit une ré-"
volte rentrée qui,
au moment de 1 'adolescence,s'exorime dans le rejet
de certaines valeurs et idées reçues, ainsi que dans le repli sur soi
(27)
Entretien de Juillet 1978
... /35
et la recherche d'une compensation dans l'imaginaire et le rêve.
Tous
ces comportements préfigurent le drame des héros kelleyiens
: la ré-
volte de Tucker Caliban,
la solitude de Ludlow Washington,
le réa-
lisme de Carlyle Bedlow ou de Chig Dunford.
La grand-mère de Bill, Jessica, personnage effacé n'a,
à vrai dire,
joué aucun rôle spectaculaire dans la vie familiale des
Kelley. Cependant, elle ne manque pas d'intérêt dans la mesure où
son apparence a suscité très tôt les interrogations de l'enfant sur
les raisons des différences physiques entre lui et sa grand-mère.
La grand-mère de Bill est en effet d'origine indienne et
garde toutes les caractéristiques physiques de sa race. De teint en-
core plus clair que sa fille,
elle a les cheveux lisses et très raides~
rien à voir avec les cheveux crépus et le teint noisette de son petit-
fils. Toutefois,
les questions de l'enfant ne dépassent pas celles,
naturelles, d'un enfant curieux qui, déjà, révèle un réel don de l'ob-
servation.
Il constate simplement, ne juge pas encore, et la barrière
des couleurs reste une inconnue pendant toute l'enfance et une partie
de l'adolescence de Bill.
C'est dire que, dans son ensemble,
la famille Kelley n'est
pas vraiment préoccupée Dar la conscience de race telle oue la ressent
.-
~
~
le Noir démuni, resté au ghetto. Il semble en effet que les conflits
au sein de la famille soient plutôt dQs aux frustrations liées à la
longue maladie de Madame Kelley. C'est ce que confirme Bill lorsqu'en
· .. /3 6
1978, i l compare l'atmosphère familiale de son enfance à celle de
l'Amérique d'aujourd'hui, dont i l
associe l'état de dégénérescence
à
la mauvaise santé des Américains. Kelley estime que tous les Amé-
ricains sont malades parceque,
"robotisés" à
l'extrême et victimes
des leurres de la société de consommation;
ils ne contrôlent plus
leur régime alimentaire et s'exposent ainsi aux déficiences de tous
ordres. Ecoutons Kelley fustiger le laisser-aller qui caractérise la
société de consommation
People are not healthy, when the y are not eating
properly, when they are eating aIl kinds of junk food
and being encouraged ta do i t on television ... A country
is only as good as its homes.
(28)
2 -
L'ADOLESCENCE DANS LE BRONX
Quartier alors assez chic de la banlieue New-Yorkaise,
le
Bronx est pour Kelley le cadre paisible d'une adolescence sans his-
taire. Ses compagnons de jeu et ses camarades de classe sont en majo-
rité des enfants blancs -
Italiens, Porto-ricains ou fils de diploma-
tes - qui n'ont jamais été directement confrontés aux problèmes ra-
ciaux tels qu'ils Be manifestent dans la société américaine. Bill est
un enfant noir, même pas métissé mais plutôt de teint noisette, et
i l a les cheveux crépus. Mais ces caractéristiques ont pour lui d'au-
tant moins de signification que dans le cercle de sa famille,
les
nuances de couleurs s'échelonnent et ne posent, à son niveau, aucun
problème particulier. Tout au plus, elles éveillent' la saine curiosité
(28)
Entretien d'Aoüt 19Rü
... /37
d'un enfant intelligent sans faire,
à aucun moment,
l'objet d'un
jugement de valeur. (29)
C'est dire que pendant toute son enfance et
son adolescence dans le Bronx, le jeune Noir au teint cuivré,
issu
d'un couple presque mixte et vivant avec une grand-mère d'origine
et d'apparence indiennes, n'a jamais éprouvé cette double conscience
qui a inspiré les ~oèmes à double sens de Paul Lawrence Dunbar, pro-
voqué la révolte des écrivains de la renaissance culturelle des années
vingt, et constitué, aux années soixante,
la cible principale des
militants du Black Power.
A la Fieldston School,
le jeune Bill n'est pas dans un milie
propice à l'éveil prématuré de la conscience de race.
Ici,
le rôle
traditionnel assigné à l'école dans le contexte américain est soigneu-
sement rempli. Fréquentée par des enfants de condition bourgeoise,
cette école est de celles, nombreuses, qui cultivent la conscience
de classe au détriment de celle de race. La Fieldston School est une
lIécole intégrée Il ,
qui poursuit les objectifs du système éducatif amé-
ricain,
à savoir la formation d'une classe bourgeoise et de culture
anglo-européenne, qui,
sous le coup du phénomène d 'acculturation ,oubl:
les différences ethniques ou raciales de ses divers éléments. C'est
dire gue la diversité de la société américaine a engendré en fait un
système idéologique qui, en privilégiant la culture dominante,
a créé
les conditions de l'acculturation, et conduit au phénomène du IImeltin
pot ll •
Définissant l'école américaine, Spindler souligne:
L'école est un instrument de la culture. Sa vocation
est de recruter de nouveaux membres
(les enfants)
(29)
Entretien de Juillet 1978
· .. /3 8
dans la société, et de maintenir les valeurs cultu-
relles et les institutions sociales de celle-ci. (30)
Cette définition du rôle de l'école est d'autant plus signi-
ficative que les valeurs culturelles qui régissent la société sont
celles de la classe dirigeante, bourgeoise et anglo-saxonne. De plus,
la vocation de l'école est entretenue au sein de la famille où, rap-
porte Oscar Handlin,
Everywhere,
the mother and father provided the daily
model of expected behaviour and imparted the skills
that the children would use in later life -
in earning a livelihood in maintaining the
household,
and satisfying personal wants.
(31)
Si,
à
la lumière de cette perception de l'éducation,
l'on
se réfère au milieu familial du jeune Bill,
l'on peut affirmer sans
risque de se tromper que Kelley est le parfait produit de l'école
américaine traditionnelle, et c'est peut-être en cela que sa vocation
révolutionnaire revêt le cachet original du libre choix. Sans con-
trainte,
i l décidera de se ranger du côté des masses opprimées pour
les éduquer et les motiver ~our le changement. Parlant des masses,
Kelley dénonce avec vigueur la tendance générale de l'élite intellec-
tue Ile noire à se couper de celles-ci
:
(30)
Georges D. Spindler,
"pers,?ectives Anthropologiques" dans
PlWt~me. e.:t lYLYLovcUJ..oYL daYL6 l' EYL6ugYLe.me.rU: : l' e.xe.mple améJz.ic.cU..YL,
préparé par Herbert J. Walberg, Nouveaux Horizons,
1982,
p. 47.
(31)
Oscar Handlin,
"Education and the European Immigrant,
1820-1920",
in Amvu'.c.an Educ.atioYL and the. EWtope.aYL l mmig JtarU:,
1840~ 1940, Edi té par
Bernard J. Weiss, University of Illinois Press,
1982, Pp. 31
à 43.
.
· .. /39
We,
educated Black Africans and Black Americans,
have not led our oeonle weIl. We have fallen verv
short of the mark~ O~r peo?le need leadershiu.
-
Thev are lookinq to us for leadershin and we are
too busy drinking, partying and wearing designer
jeans.
(32)
Kelley dénonce en fait les valeurs blanches et bourgeoises
~doptées par l'Intelligentsia noire qui, dès lors, pratique la poli-
tique de l'autruche. C'est 0u'en se rangeant du côté des ~asses ,
Kelley procède, peut-être inconsciemment,
~ une sorte de transfert
du sentiment qui, durant son jeune âge,
le raporochait chaque jour
davantage de sa mère malade,
f a Lb Le et "mal t.rai tée" nar son T)ère.
La
révolte de l'enfant s'exprimait alors par la haine du oère, E:t c'est
le même drame oui se rejoue aujourd'hui entre lui et l'Etat tyrannique.
Mais pour Kelley,
i l ne s'agit pas de liquider le système ~ar une
vague de violence aveugle, mais plutôt d'y introduire le germe du
changement pour le progrès de l'homme noir. Cette option vient sans
doute du fait que la mort de son ~ère ne l'a pas guéri du malaise
existentiel qui a marqué son enfance et son adolescence. S'agit-il,
dès lors, de chercher ailleurs que dans la haine,
la violence ou le
séparatisme,
la solution du malaise existentiel ? Oui rénond Kelle~
et, dans le cas précis du problème noir,
la solution,
selon lui,
n'est oas celle que préconisent les militants des droits civiques
elle est ?lutôt dans le démantèlement de l'idéologie raciste qui fonde
le système de domination. Si la batai Ile est iCl.éologio:ue,
les armes
du combat ne peuvent pas être militaires,
car i l n'est ~as question
de bombarder des édifices, mais de changer l'idéologie nui les aénère
et les gère, pour aboutir au chanqement des mentalités qui,
seul, est
(32)
Entretien d'Aoüt 1980
· .. /40
révolutionnaire.
"People look to military solutions, souligne Kelley,
when, basically, the war is to be waged on a soiritual level".(33)
Il est dès lors évident que le combat de Kelley se situe
à un niveau de profondeur qui est celui de l'être aspirant à la plé-
nitude de la vie, et non simplement au bien-être matériel. Le climat
psychologique de son enfance est certainement l'un des facteurs-clés
du déclenchement de cette quête.
En 1957, Bill a 20 ans quand sa mère succombe à la longue
maladie qui l'a épuisée, ainsi que son entourage. Le jeune homme est
pétrifié, inconsolable. Aujourd'hui encore, i l a des accents pathé-
tiques lorsqu'il ~arle de sa mère avec la tendresse reconnaissante
d'un fils qui n'ignore pas qu'elle "a dû défier la mort pour le mettre
au monde" (34) . Les médecins, en effet, avaient conseillé à Madame
Kelley de se passer, pour raisons de santé, des joies de la maternité.
Parlant de ce premier événement tragique de sa vie, Kelley avoue être
"soudain seul au monde, abandonné et terrifié par l'avenir" (35) .
Poussant plus loin l'analyse de ce sentiment,
l'épouse de Kelley,
Karen, en dégage une conséquence assez intéressante-lorsau'elle fait
remarquer que le sentiment d'impuissance du jeune homme face au destin
cruel s'est mué en révolte ouverte contre le père inconsciemment as-
socié aux causes directes de cette tragédie.
(35)
(33)
Entretien d'Août 1980
(34)
Entretien de Juillet 1978
(35)
Entretien avec Karen Kelley, Juillet 1978
· .. /41
En effet,
l'année 1957 est celle où Kelley quitte le foyer
familial Dour se rendre à Harvard. Anrès la mort de sa mère,
la pers-
pective des visites aux parents restés à New York l'enchante de moins
en moins. C'est alors qulil commence à ressentir une sorte d'aversion
pour toutes les valeurs qulincarne son père, c'est·à dire celles at-
tachées à sa condition bourqeoise. Cette tendance se manifeste
dlabord par une attitude de rejet face aux études de nroit dèjà enta-
mées. De plus en plus,
le désir inavoué de quitter la Facultp de Droit
slinstalle. Mais voilà que brusquement,
la mort de son oère lui est
annoncée en 1958, à oeine une année après la mort de ~1adame Kelley.
Pour le jeune étudiant en révolte contre son ~ère, c'est un double
triomphe, pourrait-on dire
: mort du bourreau de sa mère, mais aussi
disparition longtemps souhaitée du symbole de l'autorité et de la
contrainte. Toutefois, une telle interprétation de la mort du père
parait à la fois excessive et précipitée,
si lIon en juge par llatti-
tude ambigu~ du jeune Bill face à cet autre coup du sort.
Ce que Bill éprouve à la mort de son père est en effet un
sentiment indéfinissable. Il semble que sa sensibilité d'homme ait
été touchée à deux niveaux contradictoires. Dlune uart,
la mort du
,
.-,
père est effectivement ressentie comme la réalisation dlun secret désir
clest à dire la destruction physique du bourreau et de llautorité
contraignante. Dlautre part, cette "vengeance" semble avoir agi comme
une sorte de retour de manivelle sur la conscience du jeune homme qui,
soudain, se sent libéré des tourments de la haine sourde si longtemps
contenue. Est-ce à dire oue ce sentiment de haine le qênait et
• .• /4 2
l'empêchait d'être heureux? Il avoue que,
cette année-là, i l a éprou-
vé
la sensation très nette d'avoir satisfait un désir inconscient:
la réconciliation avec son père.
(36)
Ceci est la preuve que le fils ne haissait uas la personne
de son père, mais plutôt ce qu'il incarnait à ses yeux, en l'occur-
rence l'autorité tyrannique. C'est dire qu'avant même d'être confronté
au problème racial et d'avoir fait l'expérience du racisme,
Kelley
avait déjà perçu le .poids de la haine et de la tyrannie comme une
douloureuse entrave à la paix de l'âme, donc à l'équilibre de l'indi-
vidu. C'est peut-être là au'il faut chercher la clé de son grand res-
pect de la personne et du culte de l'individualité oui déterminent
toute sa démarche. En énigraphe au début de son premier roman,
A
Vi66vr.e.YLt VJtummVt, Kelley choisit une citation de Henry David Thoreau
qui définit le concept de "Self-Reliance" cher à ce grand T)hilosouhe
The greater part of what my neighbours calI good,
l believe in my soul to be nad,
and if l
repent
of anything, i t is likely to be my good behaviour.
what demon possessed me that l
behaved so weIl ?
... If a man cannot keep pace with his companions,
perhaps i t is because he hears a different
drummer. Let him step to the music which he hears
however measured or far away.
(37)
Comme le héros de Walde.n Pond, Kelley croit que les potentia-
lités d'auto-gestion de l'homme constituent la clé de son épanouis-
sement et de son progrès. Et si l'individu progresse, i l devient un
(36)
Entretien de Juillet 1978
(37)
Henry David Thoreau, Walde.n, Anthology of American Literature
by George Mc Michael, General Editor, New York: Mac-Millan,
1980, p.
1497
. . . /43
modèle pour la collectivité. C'est ainsi que s'~nonce le credo de
William Melvin Kelley.
De retour à Harvard anrès les obsèques de son père, Bill
retrouve l'atmosnhère du campus ~restigieux où l'on ne rencontre
qu'une poignée de Noirs privilégiés, issus de la classe bourgeoise.
Harvard est en effet une de ces universités hautement considérées
qu'on appelle en Amérique le "Ivy League Scools". Bill est inscrit
depuis un an en Faculté de Droit selon la volonté de son père qui,
esprit élitiste comme tous ceux de sa classe, nourrit l'ambition de
voir son fils devenir un brillant avocat.
Mon père, confie Kelley, avait l'obsession des
Noirs de son temps qui ont reçu une formation
universitaire ou réussi dans la vie professionnelle.
Pour lui,
le Droit ou la ~1édecine sont les domaines
privilégiés de la formation alors que l'Art sous
toutes ses formes est associé, au mieux, aux métiers
féminins, et au pire, à la bohème,
l'indolence et
l'irresponsabilité.
(38)
Prototype de l'intellectuel noir et bourgeois ayant parfai-
tement assimilé les valeurs occidentales,
le père de Bill partage le
rêve américain de la réussite matérielle dont l'un des véhicules nrin-
cinaux est l'enseignement supérieur. Les grandes figures qu'il cite
en exemple à son fils peuvent se réduire au personnage de Rockefeller;
mais en même temps, il est fasciné Dar W.E. Dubois, Harcus Garvey ou
J.A. Rogers. En fait,
le succès de l'homme noir s'incarne chez lui à
travers le personnage d'un Rockefeller alliant l'accomplissement au
plan matériel à l'intelligence et au prestige dérivant de la formation
(38)
Entretien de Juillet 1978
... /44
universitaire. Dans un article inédit,
"A Startling Revelation from
a W.A.S.P.", Kelley dénonce avec ironie l'esprit élitiste de son père
et l'attrait qu'exerçait sur lui la culture anglo-saxonne et blanche
(W.A.S.P.). Que son père ait pu nourrir tant d'admiration pour le
Blanc et ses valeurs relève, pour Kelley, de la plus grande naïveté
et équivaut à un acte de trahison à l'égard de la race noire. Le re-
proche est en effet qu'en se coupant de la tradition socio~culturelle
noire,
son père a tourné le dos aux siens et à ses origines incarnées
par les masses illettrées
des ghettos. De plus, en l'élevant selon les
critères élaborés par la bourgeoisie blanche, son nère a réduit les
chances de Bill d'acquérir la conscience raciale qui mRne à l'estime
de soi. A la Fieldston School, i l était rarement question de la spé-
cificité noire,
jamais de l'esclavage. A la mort de son père, Bill
abandonne les études de Droit et s'inscrit en Lettres. Il rêve de
devenir écrivain. Aujourd'hui encore, ses beaux-parents s'indignent à
l'idée qu'un "jeune homme issu d'un milieu familial de si haut niveau
ait pu embrasser une carrière d'artiste".
(39)
Cette réaction des beaux-parents d2 Bill, eux aussi membres
de la moyenne bourgeoisie, éclaire davantage sur la conception que
les Noirs de la classe aisée ont du métier d'artiste: elle rejoint
celle qui réserve les métiers artistiques à la gent féminine et aux
efféminés. Leur fille Karen a poursuivi des études de peinture dans
une autre université Ivy League, Sarah Lawrence College. C'est d'ail-
leurs par ce biais qu'elle a rencontré son futur mari, au cours d'une
(39)
Entretien avec les Gibson, AoUt 1977
... /45
réunion récréative d'étudiants des différentes universités Ivy League
Ceci montre clairement qu'à un certain niveau social,
les
Noirs-Américains sont fiers d'incarner les valeurs attachées à l'Occi·
dent bourgeois, et vivent dans la totale acceptation du mythe de la
supériorité culturelle des Blancs.
A ce stade de sa vie, William Melvin Kelley est à un tour-
nant. En 1959, inscrit en Faculté de Lettres sans avoir fini ses
études de Droit, Kelley se découvre neut-être une vocation. Il obéit
en tout cas à un instinct qui le pousse à écrire. Est-ce simplement
le moment de la crise de croissance propre à tout adolescent, ou enco:
le passage nécessaire de l'innocence de la quiétude bourgeoise à
l'expérience de la vie dans un contexte où, forcément,._s'exercent des
contraintes socio-culturelles jusqu'ici inconnues? La vie à Harvard
est en tout cas un moment important de l'itinéraire psychologique et
intellectuel de Kelley.
--0--0--0--
... /46
CHA P I T R E
D EUX
EVEIL
DE
LA
CONSCIENCE
DE
RACE
LA
RUPTURE
(1959-1962)
1 - La crise morale de 1959
Revenons à 1959. Depuis plus d'un an déjà en Faculté de
Droit, quelques mois après la mort de son père, Kelley avait soudain
pris l'importante décision d'abandonner ses études de Droit pour
s'orienter vers les Beaux-Arts. Faut-il voir dans cette attitude une
rébellion contre la volonté du père, ou la simple affirmation d'une
vocation partant d'un impérieux besoin de s'exprimer et de se livrer?
Les deux raisons se rejoignent, dans la mesure où la révolte de l'ado-
lescent, si elle ne se manifeste plus dans ses rapports directs avec
le père, se retrouve dans le rejet des valeurs qu'il incarnait. La
reconnaissance du père ne dépasse pas les limites d'une identifica-
tion strictement biologique, car tout ce que représente le père au
plan socio-culturel est systématiquement écarté. C'est en fait l'ex-
pression d'un sentiment refoulé mais présent dans les profondeurs
de l'être, même si, plus tard,
certaines contingences ont amené le
fils à pardonner au père ses "méfaits".
De même,
l'attrait de l'expression artistique semble pro-
venir d'un besoin d'exorciser les démons de la révolte qui habite
· .. /47
Kelley depuis l'enfance et qui, durant ses jeunes années,
s'est ma-
nifestée dans le goQt de la solitude et la passion de la lecture.
L'oeuvre d'art est ainsi conçue comme la reproduction d'une séance
de psychanalyse au cours de laquelle le malade se libère - guérit -
en livrant les secrets refoulés dans le subconscient, mais qui l'en-
chaînent. C'est dire que dans l'oeuvre de Kelley,
la réalité vécue
est cassée, digérée puis rendue à nouveau,
comme sous le coup d'une
impulsion.
Au moment de s'inscrire aux Beaux-Arts, Kelley hésite:
quelle branche choisir? Il commence par des études de peinture, puis
les interrompt presqu'aussitôt. Les raisons de cette volte-face ré-
sident peut-~tre dans le constat que les chances de succès d'un
peintre sont plutôt minces et que bien souvent les tableaux ne sont
"
b l " (1)
A"
dë
,
t ' I l
pas
monnaya
es
.
lnSl se
egage une preoccupa lon : Ke
ey
semble vouloir faire de sa vocation un gagne-pain. Ceci se confirme
lorsqu'il se réoriente vers l'étude des techniques de l'écriture, et
i l avoue sans la moindre g~ne :
at that time, there were lots of magazines and one
could make a relatively good living by publishing
stories in magazines.
l qot a definition of the
short story which is to present a contradiction
and to resolve it. That is basically what any good
story is about ... (2)
Jusqu'ici, i l semble que la révolte du jeune homme soit
restée :latente, s'exprimant inconsciemment à travers des réactions
(1)
Entretien d'Aoüt 1980
(2)
Ibid.
... /48
qui se pr~teraient facilement à une analyse freudienne. Son père
mort, Kelley doit hériter mais il prend conscience qu'au fond i l lui
est possible de vivre et de subvenir à tous ses besoins par lui-
m~me. Sa révolte s'exprime alors pour la première fois dans un acte
conscient: i l refuse l'héritage paternel, et cherche le moyen de
se prendre en charge sans avoir à renoncer pour autant à se réaliser
pleinement.
En fait, Kelley souffrait d'un "mal de vivre" dQ au rejet
inconscient de toute forme d'entrave au libre-arbitre et à l'expres-
sion spontanée de soi. Dans son enfance, combien de fois n'a-t-il
pas été contraint de refouler le sentiment de révolte provoqué par
l'intransigeance d'un père prompt à l'éloigner du cercle familial,
lorsqu'éclatait une des fréquentes scènes conjugales? Il se souvient
avec amertume que :
Ces scènes
éclataient
toujours au moment des repas, moments privilégiés
où je savourais la joie d'être près de ma mère! Et
voilà que mon père commençait les querelles, et on
m'obligeait à quitter la table.
(3)
Ainsi, dans l'esprit de l'enfant, et plus tard dans le
subconscient de l'adolescent, le père est associé à l'autorité con-
traignante,
au "trouble-f~te" qui empêche d'être pleinement heureux.
Le gont de l'indépendance est ainsi vécu comme une manière d'être
qui marque la personnalité et l'action de Kelley depuis son jeune âge.
(3)
Entretien de Juillet 1978
... /49
Le refus de profiter de l'héritage laissé par son père
procède à la fois de ce besoin d'indépendance- et de l'aversion éprou-
vée pour cette forme de paternalisme qui ne reconnaît pas à l'indi-
vidu la possibilité de se prendre en main.
Plus tard,
lorsqu'il
parvient à rationaliser les états d'aIDe de son enfance et de son
adolescence, Kelley déclare sans ambages :
. . . What disturbed me was the paternalism, and the
fact that l was being indulged and there was no
reason for that.
(4)
Cette aversion du paternalisme se retrouve dans son com-
portement social, dans son rejet de la culture euro-américaine bâtie
autour du dogme de l'infériorité des Noirs. A ceux qui, reconnais-
sant son talent, tentent de lui faire croire qu'il est un prodige,
une espèce d'oiseau rare parmi les siens, i l répond, courroucé:
They (European
Americans)
look upon my talent and
take i t as sorne great exception to the rule. But
l was perfectly aware that we were always very
creative, all of us ... Every Black person has some-
thing that he can do.
l
found i t very gauling to say
that you're all right, you have talent, but the rest
of you are no good.
l
couldn't live with that.
(5)
On songe au personnage de l'Oncle Tom créé de toute pièce
par le maltre pour réduire l'esclave. Malcom X,
le grand leader na-
tionaliste des années soixante explique, non sans pertinence, le
processus d'asservissement du Noir et é c r i t :
(4) Entretien d'Aoüt 1980
(5)
Entretien d'Aoüt 1980
· .. /50
The slave master took Tom and dressed him well,
fed him well and even gave him a little education
-
a little education - gave him a long coat and a
top hat and made all the other slaves look up to
him. Then he used Tom to control them. The same
strategy that was used in those days is used today
by the same white man. He takes a Negro,
a so-
called Negro,
and makes him prominent, builds him
up, publicizes him, makes him a celebrity. And
then he becomes a spokesman for Negroes, and a
Negro leader.
(6)
Les propos ci-dessus mettent en évidence la duperie qui
préside à la création du personnage de Tom,
ainsi que la naïveté de
l'homme noir qui se soumet au jeu du Blanc. Kelley se révolte contre
cette"philosophie du ventre" adoptée par l'esclave privilégié et qui
étaye le dicton:
"ventre plein, nègre content".
Le rejet de l'aide matérielle venant de son père procède
ainsi d'un drame intérieur qui se rejoue face à un système culturel
dévalorisant pour le Noir, et enfin face à l'Etat-Providence dont
tous les efforts tendent vers la destruction systématique de la fa-
culté créatrice et du potentiel d'innovation que chaque être humain
possède. Kelley ajoute :
There are many people who are accepting public
assistance, or put more bluntly, who take
welfare and who could perhaps do better if they
got off it, who, perhaps, could find something
in themselves : the talent to support themselves.
But because the Government is saying :
'take
the welfare', because lots of people are telling
them to take the welfare, they take i t .
(7)
(6)
Malcom X,
"Message to the Grassroots" dans Malc.om XSpe.afu,
édité
par George Breitman, Merit Publishers, New York,
1965, p.
13
(7)
Entretien d'Aoüt 1980
· .. /51
Kelley cherche en fait à préserver ce don divin accordé
à tous les hommes et qui permet à chaque individu de se réaliser
pleinement en trouvant le point d'équilibre qui le fera évoluer et
progresser dans son milieu.
Il déplore la mort de l'imagination
créatrice, cette forme de "grâce" sans laquelle,
assure Dommergues,
"le Noir risque de tomber dans le piège de la réalité bourgeoise" (8) .
Rejoignant Kelley dans sa condamnation du dogme de la suprématie
blanche, Dommergues dit encore
:
L'idéal blanc est si intensément présent qU'il
est impossible pour le Noir,
l'esclave colonisê,
de ne pas convoiter d'une façon ou d'une autre
la place du maître . . . Il ne veut pas savoir qu'il ne
parviendra, au mieux, qu'à devenir un Rabbit de la
nouvelle Babylone, que le problème véritable
(celui
de l'aliénation et de la libération)
se trouvera
posé à nouveau au terme de cette expérience ...
(9)
A la Faculté de Lettres,
les professeurs de Kelley sont
d'éminents poètes, dont la présence à Harvard joue un rôle décisif
dans l'orientation définitive du jeune étudiant.
Il s'agit d'Archibald
Mc Leish et de John Hawkes dont le talent et la renommée constituent,
pour l'élève écrivain, un réel facteur d'émulation. A leur contact,
i l apprend à privilégier le recours à l'imaginaire dans l'oeuvre de
création. Son premier roman,
commencé à cette époque, reflète sans
équivoque l'enseignement reçu auprès de ces maîtres de l'art. Parlant
de la conception de ce roman, Kelley souligne :
l
started
A Vio oe.JteJ'l,t VJtummelL
because l
was working
with the American - fine American - writer John
(8)P. Dommergues, Op. Cit., p.
132
(9 ) Ib id., p.
1 3 2
· .. /5 2
Hawkes who said : don't write about what you know,
make it up !
(la)
Fondre la réalité, puis la remodeler à nouveau selon son
inspiration: tel est le conseil de John Hawkes. Un tel conseil ré-
pond sans doute au tempérament de l'artiste en herbe qui rêve d'ex-
?rimer librement son individualité et sa perception personnelle du
monde. C'est ainsi que A Vi66Vte.n.t VJz.ummeJl.,
conçu à partir d'éléments
du réel, n'est en fin de compte que la projection d'une vision my-
thique de la réalité. Pour Kelley, l'homme noir doit, avant tout,
retrouver son identité et sa dignité. Sa couleur doit être perçue
comme un simple signe particulier, le fait du hasard, et qui ne doit
donner lieu à aucun jugement de valeur. Ainsi s'esquisse la philo-
sophie de Kelley : batie autour d'une conception jusqu'ici inhabi-
tuelle de l'homme noir, elle réhabilite la race noire et la restitue
à l'histbire. La conscience de race est dépassée, ou peut-être n'est-
elle pas encore éveillée dans l'âme de cet adolescent qui a une
conscience nette de sa valeur en tant qu'individu? C'est précisé-
ment cette perception de lui-même en tant que Noir en Amérique,
investi de toutes ses potentialités humaines, qui conduit Kelley à
la crise morale déclenchée plus tard par le constat brutal du fait
racial.
Nous sommes toujours en 1959. Kelley avance dans la rédac-
tion de son premier roman
A Vi66eJl.e.n.t VJWmmVt. En même temps, il con-
naît une idylle passionnée avec une jeune blanche.
(la) Entretien d'Août 1980
· .. /53
"Nous nous aimions, confie Kelley, et rien n'avait
l'air de s'opposer à ce que nous sortions ensemble.
En fait, poursuit-il,
je n'ai jamais perçu le
moindre signe qu'entre nous deux,
ce n'était
pas naturel,
jusqu'au jour où j'ai abordé la
question de notre mariage.
(11)
A cette évocation, Kelley se tait un instant, puis,
l'air
amusé, mais avec un rien de dureté dans le regard,
i l raconte que
la réaction de la jeune femme fut "violente, voire hystérique, comme
s ' i l venait de sortir une énormité, une chose impensable" (12) . Sur
la suite de leurs relations, Kelley garde un mutisme obstiné.
Il demeure évident que le choc ressenti fut profond, sans
toutefois conduire immédiatement Kelley à une prise de position
nette face au problème racial en général. Les raisons que son amie
avance pour expliquer l'impossibilité de leur mariage sont soigneu-
sement recueillies et utilisées par Kelley pour réfléchir sur la
situation du Noir, analyser les causes du refus d'une blanche ainsi
que les perspectives de son avenir dans un environnement qui le
rejette. Ainsi commence son cheminement intellectuel, dont l'abou-
tissement fournira tous les éléments qui serviront à bâtir le socle
de l'ensemble de l'oeuvre de Kelley qui,
comme le souligne avec jus-
tesse Patricia Harris,
"peut être considérée comme la célébration
de 1 'homme et de la culture noire" (13) .
(11)
Entretien avec Kelley, Juillet 1978.
(12)
Ibid.
(13)
Entretien avec Patricia Harris, Tuskegee, Août 1985. Patricia
Harris est une des personnes qui, durant l'exil de Kelley en
France, ont fortement subi son influence. Voir plus loin le
témoignage de P. Harris sur l'effet du roman Vem
écrit à Paris.
· .. /54
Dès lors,
llentreprise littéraire de Kelley peut être
perçue comme une réponse,
non pas à llinjure raciste, mais plutôt au
mensonge qui justifie une telle injure. En déchirant le voile de la
conscience de race,
le dédain de son amie blanche nIa fait que ren-
forcer le besoin,
chez Kelley, de montrer sa valeur en tant qulêtre
humain. La leçon qulil tire de la découverte du fait racial est que
llintégration raciale passe forcément par llanéantissement de la
personnalité noire telle que la définit llidéologie ségrégationniste.
Voilà donc que se manifeste llimportance, dans llunivers raciste, de
la conscience de race;
le combat
de Kelley devient dês lors celui
de la reconquête de llidentité, dloù naitrait une nouvelle philo-
sophie vitale de llhomme noir. Or,
justement, cette quête est décou-
ragée, même dans le milieu "rvy League" qui pourtant, est supposé
être le domaine privilégié de la rationalité.
clest que le prestige et la renommée de llUniversité de
Harvard, et le mode de vie quly mènent les étudiants,
conduisent
insidieusement llétudiant noir "rvy League" à se percevoir comme un
etre à part, appartenant à une race humaine surdouée, ou en tout cas
en marge de la masse des hommes. A Harvard,
le Noir est si soucieux
de performance intellectuelle et si fier de faire partie de llélite,
qulil oublie sa couleur, sa race, et pense pouvoir se fondre dans
son environnement immédiat. Kelley témoigne :
At Harvard the Negro will gain an awareness of himself
as a single human being, an awareness of his apartness
from any group of human beings, and further,
if he has
· .. /55
never had one before, chances are he will make one good
white friend. They will go to movies, get drunk,
study
and eat together; across the darkness, they will
listen to each other snore. He will then have found
something in common with a white man on a human level.
(14)
Il est évident qu'ici le Noir ne cherche pas à s'intégrer
à un groupe racial, qu'il soit noir ou blanc, mais aspire plutôt à
s'intégrer dans une élite. Or,
la grande majorité des étudiants "Ivy
League" est blanche. Si donc le Noir est amené à s'oublier au point
de perdre toute conscience de sa spécificité raciale,
i l perd de vue
la réalité et tous les éléments du fait racial se trouvent ainsi
faussés car, ajoute Kelley :
Having formed an attachment to a white man, a
Negro can never again believe in the single and
complete attachment of race,
can never again
believe, if he did before, that all white men
are the devil.
(15)
Or, selon Kelley, i l est impossible au Noir renié et opprimé
par le Blanc de s'assumer complètement sans hair celui qui, pour lui,
fonctionne comme son "bourreau".
Il écrit:
In order to be a Negro, truly and completely to
believe in a mystical racial unit y,
a Negro must
hate all whites.
(16)
Le désarroi de ce jeune intellectuel face à l'attitude
figée et combien irrationnelle de son amie blanche se transforme très
(14) W.M. Kelley,
"The Ivy League Negro",
El.>quifLe,
August 1963,
p.
56
(15)
Ibid
(16)
Ibid.
. . . /56
vite en colère impuissante. Obstinément, i l tait le nom de cette
jeune femme,
feignant peut-être de l'oublier. Ou est-ce seulement le
refoulement volontaire d'un moment douloureux où, confronté à une
réalité dure et immuable,
l'adolescent perd toutes ses illusions?
cet oubli procède peut-être encore de la tentative inconsciente, chez
Kelley, d'occulter le sentiment d'orgueil blessé et d'impuissance
qui,
forcément,
naît de la confrontation avec la réalité et l'in jus-
tice du fait racial.
Soudain,
je me rends compte que
la séparation des races n'est pas le rêve dément des
extrémistes, mais une nécessité absolue dès lors qu'il
s'agit d'apporter la preuve que le dogme de la suprématie
blanche est un leurre.
(17)
On comprend aisément l'attitude de ce jeune homme nourri
de principes bourgeois dont i l découvre soudain le fondement mépri-
sable. Il rejette alors tout ce qui se rattache à la quiétude qu'il
a toujours connue depuis son enfance. Ce dégoût de l'idéal bourgeois
et blanc s'exprime dans le besoin impérieux de rechercher et de tra-
duire à travers son oeuvre l'authenticité de la race noire, non plus
seulement pour contester sa marginalité, mais pour l'intégrer au
monde des humains, pleinement investie de son droit à la différence.
La lutte pour l'égalité prend ici un nouveau départ, et poursuit un
nouvel objectif: elle n'est plus le combat pour l'égalité civique,
mais celui qui réclame les droits de l'homme. Voilà de quoi nourrir
(17)
Entretien avec Kelley, Juillet 1978
... /57
une littérature révolutionnaire, où le Nègre n'apparaîtra plus comme
le symbole d'une lutte raciale ou l'instrument d'une cause, mais
simplement comme l'être humain qu'il est avec, bien entendu, toutes
les spécificités de sa race.
Il ne peut donc s'agir d'une littérature
ll a s s i mi l a t i o n i s t e " ,
mais plutôt d'une littérature née de la consta-
tation suivante :
l
think that we are . . . different from white America,
that our experiences make us different. Let's face
it, be honest
: we are brown, they are pink. We corne
from hot climate and they corne from cold climate.
l
do think that we have something to say that is
distinctly our own.
(18)
Voilà clairement défini l'engagement littéraire de Kelley :
oeuvrer au changement radical des mentalités, pour que le Nègre, enfin
investi de toute sa dimension humaine,
assume son originalité raciale
et l'impose à la conscience de tous les Américains. Le combat racial
prend ici un nouveau départ pour s'élever au niveau spirituel
son
objectif n'est plus seulement de neutraliser les manifestations ex-
térieures du système ségrégationiste, mais de le liquider en sapant
ses fondements idéologiques. Pour Kelley,
i l faut détruire le mythe
de la suprématie blanche, non par la contestation virulente et la
dénonciation stérile, mais par la tranquille argumentation de celui
qui s'assume pleinement et cherche, par son comportement et son mode
de vie,
à forcer le respect et l'admiration des autres. Ceci suppose
d'abord que le Nègre révise sa propre perception de lui-même en pre-
nant conscience de sa valeur, pour être en mesure d'imposer sa spéci-
ficité.
(18)
Entretien d'Août 1980
· .. /58
c'est ainsi que la production littéraire de Kelley s'abreuve
essentiellement à la source d'un engagement qui vise à mettre en péril
la cohérence même de l'univers raciste. Ce besoin d'une littérature
révolutionnaire et nègre ne s'est pas tout de suite manifesté par le
choix délibéré d'une technique ou d'une esthétique. En effet, parlant
de son premier roman,
A V..i.66eJte.nt VJtummeJt,
Kelley d i t :
A V..i.66eJte.nt VJtummeJt
would be what one might call an
emotional autobiography, but would not be specifi-
callv such ... when l
started out,
l
said l was going
ta write about Black Americans in America in a way
that l
had never seen them ta be. That is ta say
basically, the staries of Black American people as
they relate ta each other and only peripherally ta
racism in America. l
didn' t
do that at all in A V..i.66eJte.nt
VJtwnmeJt
because, basically, the novel is a story
about white people reacting ta their rejection by
Blacks. This means basically that the Blacks are
rejecting their pa st in that particular Southern
state. They're saying : if you do not change this,
we will change i t by just absenting ourselves. We
will no longer play your game.
(]9)
Ceci est une indication certaine : le premier roman de
Kelley n'est pas le fruit d'une démarche intellectuelle. Il est ins-
piré,
à priori, par une émotion;
i l est présidé par un mouvement
d'humeur qui se manifeste par le mépris ou le rejet systématique de
valeurs jusque-là acceptées. Ce profond sentiment"de rejet s'exprime
par l'effort de sortir des sentiers battus des lettres noires-
américaines traditionnelles, ~our conter la saga des Noirs d'Amérique
d'une manière inédite, originale et personnelle.
(19)
Entretien d i Aoû t; 1980
· .. /59
Dès l'abord donc, Kelley agit sous le coup d'une impulsion
qui lui dicte de créer ce qu'en peinture on appelerait une "sur-
nature"
: le jamais-vu,
le jamais entendu.
Il résulte de ce procédé
non pas un arrangement technique reflétant l'utilisation ingénieuse
des canons de l'art, mais la vision d'un monde de rêve qui écarte la
thématiquè et les approches habituelles. (20) A Vi66eJte.1tt V!wmmeJt
est
en effet une sorte de fresque historique qui reproduit l'expérience
noire-américaine depuis les origines africaines jusqu'au moment où
le Noir prend conscience, non seulement de la nécessité du changement,
mais davantage de celle de sa participation active à l'oeuvre révo-
lutionnaire. L'originalité du roman repose sur le fait que le héros,
Tucker Caliban, ne se contente pas de dénoncer ou de contester le
système raciste;
i l touche dangereusement la trame du tissu social
raciste qu'il prive d'un élément constitutif essentiel, en l'occu-
rence lui-même, et à travers lui,
tous ceux qui l'ont suivi dans
son exode.
Il est évident que Tucker a pris conscience de l'importance
de sa présence à l'intérieur du système qui l'opprime. Sans ignorer
qu'il lâche la proie pour l'ombre - Tucker renonce en effet au passé
(20)
Léopold S. Senghor a fait une réflexion intéressante dans cette
même perception; parlant de la magie de l'art,
Senghor compare
la peinture abstraite à la poésie et écrit notamment:
" ... l'émo-
tion d'une émotion s'exprime,
chez le poète, par des images
rythmées et chantées,
auxquelles correspondent, chez le peintre,
des matières, partant des formes rythmées et colorées. Ce n'est
pas la nature,
le monde d'hier, que reproduisent l'un et l'autre,
c'est une sun-naru):«,
jamais vue ni entendue, qu'ils créent, le
monde de l'avenir. Et ce dernier est celui de leur rêve; et,
réalisé sur toile ou papier par le peintre, par le poète, ce
monde-modèle sera, désormais, grâce à la magie de l'art, celui
des hommes et des femmes qui le verront,
l'entendront,
le vi-
vront."
"La Puissance Créatrice de Soulages" dans Eth-topique.!.:J, n ? 2,
Avril 1975, p. 79.
· .. /60
mais n'a aucune perspective d'avenir - i l obéit à un instinct qui
l'exhorte à tourner le dos au passé comme le moyen immédiat de changer
le présent.
Ici, Kelley ne fait qu'appliquer à sa création artis-
tique le dédain et le mépris que lui inspirent les réalités de son
environnement perçues à travers l'attitude de son amie blanche. Le
séparatisme naissant de Kelley s'accentue avec d'autres contacts
dans le milieu de l'Université "Ivy League" qu'il fréquente. Et toute
son oeuvre est née de ces expériences qui ont provoqué en lui l'im-
périeux besoin de briser la tradition.
En refusant le conformisme, Tucker en effet montre un chan-
gement dans sa stucture mentale et sa vision du monde. Par la méthode
choisie pour démanteler l'édifice raciste, i l freine l'affrontement
physique et les moyens de dissuasion habituels car,
justement, il
intrigue, i l force la réflexion ou, en tout cas,
la recherche d'une
explication sur son choix singulier. Kelley avoue que dans tous ses
livres, i l a voulu transmettre le message fort simple que le chan-
gement souhaité par les Noirs ne peut s.'obtenir qu'à partir d'une
vision révolutionnaire d'eux-mêmes, qui forcera les Blancs à les
percevoir d'une manière différente:
l
feel that for too long, we have been looking
to Euro-Americans to chanqe themselves so that
they will change us.
l
feël that if we change
ourselves, the European-Americans will chanqe.
l would say that this is the message in all-my
novels though l did not know i t as clearly then
as l do now.
(21)
(21)
Entretien d'Août 1980
· .. /61
Ces propos soulignent le fait que l'oeuvre de Kelley n'a
pas été soumise à une technique élaborée à priori. Elle découle plutôt
du besoin profondément ressenti de briser la tradition, de détruire
la réalité avec le dessein de la reconstruire conforme au rêve de
l'artiste, selon les méthodes qui correspondent à sa sensibilité. On
perçoit ainsi l'artiste tel que le définit Malraux:
Les artistes ne viennent pas de leur enfance
mais de leur conflit avec des maturités
étrangères; pas de leur monde informe, mais
de leur lutte contre la forme que d'autres
ont im?osée à la vie.
(22)
2 - L'étudiant "Ivy League"
A l'Université de Harvard, Kelley est donc brutalement
confronté au fait racial à travers ses rapports avec une Blanche. Le
choc psychologique ressenti peut être perçu comme le "baptême du feu"
qui prépare le jeune homme à l'expérience du réel. Les confrontations
subséquentes avec le problème racial demeurent ainsi autant d'éléments
d'analyse qui,
rassemblés, ont permis plus tard à Kelley de comprendre
la situation du Noir aux Etats Unis et les fondements du racisme.
Autant dire qu'au moment d'entrer à la prestigieuse univer-
sité, Kelley ne nourrissait aucun préjugé concernant l'intégration
des races. Au contraire,
jusque là,
i l pensait que l'attitude raciste
( 22)
André Malraux,
"Psychologie de l'Art",
La. Cltéa.Li..on ~üque,
Skira,
1948, p.
117
· .. /62
n'était qu'un signe d'inintelligence ou même de débilité mentale, et
qu'à Harvard, sanctuaire de l'intellectualisme,
les préjugés raciaux
devaient être du domaine de l'obscurantisme(23) .
c'est qu'avant d'entrer à Harvard, Kelley n'avait jamais
été victime du racisme. N'ayant pas connu, en effet,
les affres de
la vie au ghetto, ni l'univers ségrégationniste, i l ne pouvait avoir
les idées préconçues et les prises de position de son homologue de
Yale, Martel W. Davis qui, dans son article intitulé "A View Further
South in the Ivy League: A Negro Goes to Yale",
lui reproche d'être
entré à Harvard "si émerveillé et si empressé d'y aller en classe,
qu'il n'a rien perçu des aspects négatifs de l'institution,,(24).
Davis se base sur les imoressions de son séjour à Harvard
que Kelley a rassemblées dans son essai "The Ivy League Negro", :t:'0ur
dire que Kelley incarne parfaitement le personnage de l'Oncle Tom:
méprisant ses frères du ghetto,
i l nourrit contre eux tous les pré-
jugés des Blancs. Davis é c r i t :
... as a writer and a spokesman for the Negro
people as a whole,
l will never forgive Mr Kelley
for defining under-privileged Negroes as "ditty-
bops and junglebunnies.
(25)
(23)
Entretien d'AoQt 1980
(24)
Martell hT. Davis,
"A View from Further South in the Ivy League
a Negro Goes to Yale", HaJtvaJtd JOWU1a1 06 Ne.gJto A66a.-UL6,
Vol.
1,
nO 1, June 1965, p.
19
(25)
Martell W. Davis,
Op. Ca.,
p.
27
· .. /63
Encore une fois,
Kelley est victime d'incompréhension. Il
est évident, en effet, que Davis n'apprécie pas correctement l'esprit
de l'essai de Kelley.
"The Ivy League Negro" est en fait une parodie
de l'attitude du Blanc et du personnage de l'Oncle Tom face au Noir en
général, aux masses du ghetto en particulier. Ceci est d'autant plus
vrai qu'au moment où paraissait l'essai,
A V-i.n~eJt(Uu: VlULmmeJt était déj à
publié et étalait au grand jour la conviction, chez Kelley, que la
condition d'un véritable changement est une révolution de masse.
Mieux, ~our Kelley, l'éducation et la formation n'ont rien à voir
avec le génie créateur qui est un don de Dieu, que chaque individu
possède et exprime à sa manière propre. Tout au plus,
l'éducation
peut, elle, aider l'individu à canaliser son génie et à lui faire
adopter des contours rationnels face aux réalités du monde. Et c'est
cette maîtrise de la créativité innée de l'homme que les masses
noires attendent de leurs leaders. Dans
A V-i.nneJte.VLt VlULmmeJt , Kelley
montre bien que le Reverend Bradshaw qui s'est voulu dirigeant révo-
lutionnaire n'a pas su comprendre ce besoin des masses, et là est
la raison de son échec
Bradshaw, failed because he was not
close enough to the people he was leading. His
people got out in front of him and he was still
back into another kind of leadership.
(26)
A l'évidence, Kelley suggère que Bradshaw a échoué en tant
que dirigeant non seulement parcequ'il n'a pas su se rapprocher de
(26)
Entretien d'Août 1980
son peuple mais, parcequ'en intellectuel bourgeois, i l en a sous-
estimé ou n'en a pas perçu les potentialités révolutionnaires. Et
c'est lui qui incarne le personnage de l'Oncle Tom.
Si donc Kelley est entré à Harvard non préparé à affronter
le racisme,
i l a vite fait de rattraper Davis dans ses prises de
position contre le paternalisme blanc. Après deux années passées en
classe préparatoire en Nouvelle Angleterre avant d'entrer à Yale,
Davis est déjà édifié sur tous les aspects des relations entre Blancs
et Noirs, i l ne se fait aucune illusion. En fait,
ce que Davis
reproche à Kelley et que le ton de son article ne révèle pas suffi-
samment, c'est qu'il ait fait plus tard que lui l'expérience de la
discrimination raciale. Le reproche est futile dès lors que Kelley,
dans ses premières oeuvres déjà et dans son comportement après la
découverte du fait racial, montre au grand jour son engagement aux
côtés des masses sans la motivation desquelles,
semble-t-il dire,
i l ne peut y avoir de changement.
Dans l'itinéraire de Kelley,
la période harvardienne doit
donc être perçue comme celle de l'observation, au cours de laquelle
l'adolescent constate et enregistre des faits liés au problème racial.
Mais en même temps,
il vit un drame au sens où le perçoit le socio-
logue Jean DuvigneaUd) c'est-à-dire comme:
une situation conflictuelle qui oppose dans une
étendue concrète et en de multiples temps de
· .. /65
l'expérience collective deux ou plusieurs éléments
de la vie sociale
(groupe, classe, rôles,
idées),
un groupe ou un individu à un obstacle.
(27)
Le drame de Kelley à Harvard est celui du Noir qui vit
dans un contexte moderne l'expérience collective passée du peuple
Noir, déterminée dans l'actualité par la double dimension du temps
et de l'espace.
Il se trouve en situation conflictuelle, consciente
ou non, avec tous les éléments qui, dans son univers actuel et dans
ses rapports avec les autres,
indiquent l'indignité qui a servi de
prétexte à son asservissement dans le passé. Et lorsque ce drame,
vécu au niveau des émotions, traduit dans des attitudes et des orises
de position, s'exprime enfin au plan de l'imaginaire, Kelley produit
des oeuvres qui le présentent comme un militant du changement par
la réhabilitation et le progrès du peuple noir. Mieux encore,
l'iden-
tification avec la cause de son peuple s'exprime dans un rejet de
toutes les valeurs de l'oppresseur:
l'oeuvre de Kelley dans son
ensemble se présente comme une célébration de l'authenticité noire
pour une nouvelle définition de la race et de l'homme noirs. Telle
est l'opinion de Pat Harris qui, évoquant des entretiens passionnés
avec un Kelley soucieux de réactualiser l'histoire de sa race et de
dévoiler la duperie de l'Occident, souligne:
Kelley's work is a celebration. His audience is
the Black community and he wants to tell Black
(27)
J.
Duvigneaud,
Ii'tVLoducLi..oYl. à la Souologie., Collection Idées,
Gallimard, Paris,
1966, p.
75
• .. ;66
people about themselves,
about the 90tentialities
they have in store within themselves ... Celebra-
tion of a living culture, a tradition that dates
further back than the African roots and touches
the beginning of the hum an kind.
(28)
Ceci montre que l'article auquel se refère Davis pour faire
porter à Kelley les vêtements du stéréotype de l'Oncle Tom, est mal
compris et mal interprété par ce dernier. Dans "The Ivy League Negro",
un des premiers essais du jeune étudiant de Harvard, Kelley dénonce
en fait le paternalisme de l'univers Ivy League et surtout ses effets
néfastes sur le Noir qui a accepté l'idée de son indignité humaine.
cet article révèle la vocation du jeune homme qui, découvrant les
méfaits du "color hang-up" veut faire partager sa découverte aux vic-
times inconscientes du leurre de l'Occident. Pat Harris a raison de
dire :
Circumstances make men what they are, but within those
specifie circumstances,
any man can find deep-rooted
in himself the human essence which is universal. Kel-
ley's aim is to restore the black man to human history
and range the Black experience as one valuable record
of the human experience.
(29)
.
Encore une fois,
la vision de Kelley dépasse le cadre des
petites victoires ponctuelles des combattants pour l'égalité civique,
pour se porter sur le monde idéal dont i l rêve et qu'il évoque en
ces termes
:
l would love to be living in a world where African-
Americans had received their back-pay for the two
(28)
Entretien avec Pat Harris, Tuskegee, AoUt 1985
(29)
Entretien avec Pat Harris, AoUt 1985
· .. /67
hundred years of hard work they did under slavery,
and where we had received that respect that we
deserve,
and where people would know that, without
us, America would not have existed. l would love
to be in that time, and l
try to do as much as
l
can to bring that time about.
(30)
Dans l'article "The Ivy League Negro", Kelley,
justement,
veut faire prendre conscience à ses frères noirs que c'est l'ensemble
de la race noire qui a subi le viol ségrégationniste, et que la for-
mation d'une élite noire n'est guère autre chose que la reprise, dans
un contex~e moderne, de la vieille tactique du maître d'esclaves
dresser des "house niggers" contre des "field niggers".
Le premier point que souligne Kelley dans son article est
l'effet néfaste sur l'étudiant noir de la vie en communauté Ivy
League. Kelley estime en effet que le vécu quotidien du campus est
subtilement conçu et organisé pour éveiller chez l'étudiant la cons-
cience d'appartenir à une élite intellectuelle sans classe ni cou-
leur (31) .
Dès les premiers mois passés à Harvard, Kelley avoue s'être
rendu compte de l'effet doublement préjudiciable de ce milieu sur le
Noir non averti de la duperie du système éducatif. Il se trouve im-
médiatement mis dans des conditions propices à lui faire oublier son
appartenance ethnique, voire à le faire considérer avec dédain et
mépris tous ceux, Noirs ou Blancs, qui n'ont pas reçu son niveau de
(30)
Entretien d'AoOt 1980
(31)
"The Ivy League Negro", Op. Cd.,
p.55
· .. /68
formation et ne peuvent en conséquence
être des "Intellectuels Ivy
League". Kelley constate à ce propos
At Harvard and any other Ivy League school, the
Negro not only loses his negro conciousness or
at leat the sore edge of i t , but perhaps will
acquire something else : the opportunity to
develop a certain aristocratic attitude even
towards the white man.
(32)
L'esprit de corps est ici encouragé par le prestige et la
renommée de l'université perçue comme une pépinière de "créatures
surdouées", dont la seule préoccupation est la performance intellec-
tuelle. Dans un tel milieu, insiste Kelley, un Noir oublie jusqu'à
la couleur de sa peau, ce qu'il déplore en ces termes:
For most
(Negroes), constant awareness of their
skin color fell away. They did remember i t from
time to time, but remembered i t as a nightmare
they had dreamed once outside the walls of Harvard
Yard.
(33)
La conscience d'appartenir à la race noire est ici occultée
à un point tel que le Noir se surprend partageant les préjugés raciaux
qui,
justement, avilissent ceux de sa race. Devant le Noir non ins-
truit ou habitant le ghetto, i l éprouve jusqu'aux fantasmes du Blanc
raciste qui, tout en méprisant cet être inculte, pauvre et sale, lui
envie l'étiquette
"grande vigueur sexuelle,
jovialité innocente".
L'intellectuel Noir, sorti du niveau Ivy League est conduit incon-
(32)
"The Ivy League Negro",
Op'.
C;';t.,
p.
55-56
(33)
"The Ivy League Negro", Op.
ci.c., p. 56
· .. /69
-sciemment à percevoir ses frères de race restés au ghetto à travers
le miroir du racisme blanc, qui réduit la communauté noire à un en-
semble de stéréotypes injurieux,
fabriqués à l'aide de
préjugés qui
transforment le mythe de l'infériorité noire en dogme national. Kelley
ajoute que chez l'intellectuel Ivy League, ce complexe de supério-
rité vis-à-vis des autres Noirs est encouragé par l'opinion améri-
caine en général. Qu'il soit de Princeton, de Yale ou de Harvard,
l'étudiant d'une Université Ivy League
fait l'objet, dans sa vie
publique, de manifestations d'égard et de déférence peu communes.
Il est traité, dans ses contacts avec les autres, avec tant d'admi-
ration et de respect que chaque jour,
la haute opinion qu'il a de
lui-même s'accentue pour le mettre à l'abri de tout besoin d'intros-
pection ou de remise en question de soi. Toutefois, Kelley fait clai-
rement état du sentiment qu'il éprouve lorsqu'il est l'objet d'un
tel traitement
At such time,
l was treated ambiguously, with
respect for the school l
attended, but with none
for me as a human being.
(34)
Il est donc certain que le jeune homme n'est pas dupe.
Mieux encore, i l ressent l'offense comme une atteinte à sa dignité
car,
i l est vrai,
i l n'a pas encore pris pleinement conscience de la
charge idéologique des notions de race et de couleur dans le contexte
américain. L'élève de la Fieldston School,
l'enfant noir du quartier
bourgeois du Bronx, n'accorde en effet aucune importance à la couleur
de l'individu, qu'il réduit à une simple particularité physique.
(3 4)
"The Ivy League Negro",
Op. Cil., p. 56
· .. /7 a
Pour lui, racisme est synonyme de bêtise et d'ignorance, et devrait
donc être transcendé par la raison à défaut de l'intelligence:
"racism", aime dire Ke11ey,
"is a fancy word for ignorance. And any-
h
·
. t "
t,,(35)
one WOlS racls
lS 19noran
.
Il s'agit de comprendre qu'avant d'arriver à Harvard, Ke1ley
ne s'était pas trouvé dans la situation qui lui aurait permis de
réaliser pleinement ce que signifie être Noir aux Etats Unis.
Il ne
savait pas encore qu'en Amérique,
l'homme noir se définit en termes
de couleur,
jamais en tant qu'être humain en possession de toutes ses
facultés.
Richard Wright fait le constat de la signification sociale
négative de la couleur noire et écrit
:
Tru1y, you must know that the word Negro
in America means something not racial
or biological, but something purely social,
something made in the United States.
(36)
Le Noir-Américain est perçu à travers la signification
sociale de sa couleur; i l est un produit de l'héritage culturel amé-
ricain,
façonné par la société esclavagiste.
(35)
Entretien d'Aont 1980
(36)
Richard Wright,
"The Literature of the Negro in the United
states",
Wluxc- MaYl Lütc-Yl,
Doubleday, New York,
1964, p.
80
Concernant la signification sociale du Noir dans le contexte
américain, consulter aussi les ouvrages suivants
:
Ve.e.p South, par Davis A. Gardner, B. B., Gardner M. R., Phoenix
Books,
The. AmeJL.{c.an Ne.glto, de Melville J. Herskovits, New York,
1928.
· .. /71
Entré à Harvard, Kelley ne tardera pas à comprendre que
le décalage est énorme entre la réalité vécue et ses certitudes.
Il
s'aperçoit très vite que le Noir,
à tous les niveaux de l'échelle
sociale, n'est jamais accepté par le Blanc comme un pair. L'inté-
gration du Noir dans la société américaine globale,
semble-t-il dire,
est un projet sans lendemain dès lors que la sUpériorité du Blanc
est ancrée dans la conscience collective des Américains, et s'ins-
crit comme un dogme dans la réalité quotidienne. Dans tous les sec-
teurs de la vie publique en effet,
le Noir est l'oblet d'une discri-
mination qui s'adresse moins à l'individu qu'à la race à laquelle il
appartient. A la banque par exemple, i l éveille la suspicion des em-
ployés,
leur mépris, et même parfois leur frayeur qui se manifeste
dans la hâte de se débarrasser de lui. (37)
c'est dire que, même s ' i l
a les moyens d'ouvrir un compte en banque en bonne et due forme,
le
Nègre ne cesse jamais d'être perçu comme l'élement d'une race de mal-
faiteurs, d'ignorants, de paresseux incapables du moindre accomplis-
sement valable.
Perspicace et sensible, Kelley note des détails sans doute
infimes, mais qui indiquent sa marginalité dans le milieu universi-
taire où il se trouve. En effet, i l constate qu'il lui est impossible,
ou en tout cas difficile, de s'intégrer à la vie sociale des Blancs.
D'abord,
les jeunes filles blanches n'acceptent que très rarement de
sortir avec des Noirs;
ces derniers, par la force des choses, se
sentent obligés de se regrouper, obéissant à l'instinct grégaire des
(37)
W.M. Kelley,
"The Ivy League Negro", Op. Ca.,
p. 56
· .. /72
opprimés de toutes les races(38). Kelley confirme que les trois plus
importantes amicales d'intellectuels noirs possèdent des branches à
Boston, située à une dizaine de kilomètres de Harvard, où les étu-
diants noirs de Harvard sont forcés de se rendre pour rencontrer leurs
semblables et recréer une communauté.
Il rapporte à ce propos :
Because of the short age of Negro girls
at Radcliffe -
in my class l
think there
were two out of three hundred - the
Negro at Harvard goes for his social life
across the river to Boston, and especially
to Boston University, which is called
jokingly "the Harvard University of the
North" because so many Negroes attend and
because,
in comparison to Harvard they
seem to party so much ,
(39)
c'est justement ce sentiment quotidiennement renouvelé
d'être à jamais fondu dans le tissu social d'une race qu'on méprise
qui provoque,
chez Kelley,
le réveil d'une conscience nègre qui le
pousse à une sourde révolte contre les stéréotypes noirs avilissants.
Kelley exprime sa révolte dans le besoin impérieux d'assumer sa con-
dition nègre et d'affirmer son droit à la différence. L'on songe à
la pensée suivante de Léopold Sédar Senghor :
La Négritude n'est ni racisme ni négation
de soi. Elle est enracinement en soi et
confirmation de soi, de son être.
(40)
(38)
W.M. Kelley,
"The Ivy League Negro",
Op. CJ.;t., p. 56
(39)
Ibid.
(40)
L.S.
Senghor,
NégJUÂJ.J.de, Mab~me. e.: FJrancJté,
Editions Dar-El-Kitab,
Alluhnani, Beyrouth,
1967, p.
25
· .. /73
Ces propos évoquent à leur tour la déclaration de Langston
Hughes dans son manifeste mémorable du 23 Juin 1926 :
We young Negro artists who create now
intend to express our individual
dark-skinned selves without fear or
shame.
If white people are pleased
we are glad. If they are not,
it
doesn't matter. We know we are
beautiful. And ugly too. The tom-tom
cries and the tom-tom laughs.
(41)
Kelley entreprend la rédaction de son premier roman qui
commence,
fait significatif, par un retour aux sources africaines
glorieuses, d'où émergent "les ancêtres grand-seigneurs vaincus".
Michel Fabre constate ainsi avec justesse que c'est par
une histoire politique et culturelle de
l'Afrique déharrassée de ses mythes et
de ses silences honteux que le Noir ~eut
arriver à assumer le passé de sa race
:
i l peut se voir comme le descendant des
seigneurs vaincus, non comme celui des
serfs barbares.
(4 2)
Toutefois,
il faut se garder de réduire la révolte de Kelley
au simple besoin d'effacer chez le Nègre le complexe d'infériorité
inculqué par trois siècles de dénigrement. Pour lui,
il s'agit d'une
révolution globale, dont les méthodes doivent se concevoir à partir
d'un fait essentiel:
la ~iètre opinion que le Noir se fait de lui-
(41)
Langston Hughes,
"The Negro Artist and the Racial Mountain",
The. Na,tion,
N° 122, Juin 1926, 9.
693
(4 2 ) Michel Fabre,
Le.-6 Noill-AmétU..c.lUn-6, Armand Collin, Paris,
1967
p.
128
· .. /7 4
même et, par extension, de la race dont i l est issu. Dès lors,
le
combat n'est autre que celui de l'âme noire Dour assumer son authen-
ticité d'abord, pour imposer ensuite sa valeur à l'opinion américaine.
une telle entreprise est possible parmi des intellectuels noirs "con-
scientisés" par le comportement de leur entourage; mais chez les
masses confinées dans le ghetto, toute velléité révolutionnaire semble
à jamais étouffée par les problèmes tout à fait élémentaires de la
survie. Et c'est justement à ces masses que s'adresse Kelley qui les
considère comme des êtres humains déracinés,' inadaptés certes, mais
qui gardent encore intacte la conscience de race et l'esprit de
groupe si précieux dans tout acte révolutionnaire. Selon Kelley,
la
"conscientisation" des masses doit être l'objectif de l'Intelligentsia
noire, qui doit en conséquence se méfier du système de l'Université
Ivy League:
le Noir n'est accepté dans le monde académique presti-
gieux des Blancs que pour miner davantage ses attaches raciales et
l'éloigner de ses semblables restés ignorants et pauvres. S'adres-
sant à ses pairs, Kelley recommande :
"We have to go back to our
masses. We have to find out what our pe'op Le want" (43) .
Ainsi s'esquisse la dialectique qui va déterminer toute
l'oeuvre de Kelley : mouvement vers les masses à l a recherche de
l'authenticité, puis retour à la réalité quotidienne pour y incor-
porer sa vision.
De A Vin~eJtetl.t VJtumme.Jt à
VUtln0Jtcû TJtavw EveJtywheJte..6,
Kellev suit le nrocessus r6volutionnaire au'il envisage, et dont
l'aboutissement sera la réhabilitation complète du Noir,
son insertion
(43)
Entretien d'Août 1980
... /75
dans son milieu et sa restitution à l'histoire.
Il semble que l'ex-
périence de Harvard ait été le catalyseur du mouvement Dassionné de
Kelley vers la recherche de cette authenticité qui est la source
privilégiée de l'équilibre vital du Noir face à l'hostilité du con-
texte social où i l vit.
-=0-=0=-0=-
· .. /7 6
CHA P I T R E
T ROI S
============================
LES ANNEES PRODUCTIVES
1 - Les oeuvres de jeunesse
A l'université, Kelley n'attend pas de trouver sa voie
pour mettre à l'épreuve ses indéniables dons artistiques. Mais la
raison première qui le nousse à vouloir produire est sa décision de
se prendre en main.
Un autre facteur d~terminant est que le jeune étudiant
friand de lectures est au courant de l'existence d'une pléthore de
magazines et ne journaux 0.ui, semhle-t-il, publient toutes sortes
d'articles et de nouvelles. Mieux, i l n'ignore pas qu'il est ~ossi-
ble de gagner sa vie relativement bien en publiant dans ces magazines,
Esprit pragmatique, Kelley s'informe des techniques de la nouvelle
et se met d'emblée au travail(l). Le succès ne se fait pas attendre.
En 1959, i l a déjà écrit plusieurs nouvelles qui consti-
tueront le recuei 1
ûancens on. The. Shosi«,
La première,
"Not Exact ly
Lena Horne", qui pourrait ~tre considérée comme un essai fort réussi
dans l'apprentissage de l'écriture, parait dans la revue américaine
Ac.c.e.n...:t,
Suivie de "Spring Planting" au cours de la même année.
(1)
Entretien d'AoCt 1980
. . . /77
D'autres nouvelles ne tardent pas à paraître, que se disputent les
magazines de tous genres,
s'adressant à divers publics :
E~Qu~~,
Mademo.we-U~, N~gJr..O V'<"g~:t, etc.
L'enthousiasme des rédacteurs ne faisait que refléter
l'engouement populaire pour les nouvelles de Kelley qui,
i l est vrai,
offrent l'occasion de passionnants voyages dans l'Amérique noire des
profondeurs. Appréciées d'emblée,
ces oeuvres de la période estu-
diantine valent à leur auteur, en 1960,
le prix Dana Reed qui dis-
tingue les meilleurs étudiants créateurs de Harvard.
La même année,
la popularité de Kelley se confirme : i l
est invité à participer dans le Vermont à la conférence de la pres-
tigieuse association d'écrivains, The Bread Loaf Writers. Déjà,
le
jeune écrivain perce dans la mêlée, et ses professeurs, parmi les-
quels Archibald Mc Leish et John Hawkes,
lui prédisent une brillante
carri~re. La même année encore, il reçoit une invitation au Congr~s
des Ecrivains à New York, et fait désormais figure d'interlocuteur
valable aupr~s d'écrivains dont la renommée n'est plus à faire.
.
-
En 1962, son premier roman,
A V'<"6 6eJt~n;t VJtummeJt,
est publié
par les éditions Doubleday à New York. C'est la consécration. Le
roman est primé par la prestigieuse Fondation Richard and Hilda
Rosenthal de l'Institut National des Arts et des Lettres
(The Natio-
nal Institute of Arts and Letters) .
· .. /78
Acclamé par la cri tique traditionnelle,
A V"-66Vten.t VJWmmVt
marque l'époque glorieuse de la carrière littéraire de Kelley. Les
grands journaux et revues littéraires et universitaires de l'époque
ne tarissent pas d'éloges sur la qualité technique de ce premier
roman et -le réel talent de son auteur.
Le New YOJtk T.{mu, ci te
A V..i.66Vten.t VJWmmVt
comme fi l ' extraor-
dinaire premier roman d'un jeune homme de vingt ans fl(2).
Dans la
revue
Jubilee,
Thomas Merton dépasse l'appréciation de la forme et
de la technique du roman pour l'assimiler à une parabole de la quête
d
l ,
th
t '
. t ' ·
' . .
(3)
e
au
en lCl e nOlre-amerlcalne
.
Pour le professeur Arthur P. Davis, critique littéraire
remarquable,
l'auteur de A V..i.66Vten.t VJtummVt
est fi a bright young man
with a very promising career - His first novel is a fine achievement
on a technical point of view and follows in the line with the Southern
(4)
tradition"
. Le professeur Arthur P. Davis est un métis à la peau
très claire, qui a été pris maintes fois pour un Blanc. Fervent
adepte du mouvement intégrationniste, i l apprécie chez Kelley ce
dépassement manifeste de la barrière de couleur et du problème racial.
Mais si le Professeur Davis trouve louables l'attitude et la démarche
artistique de Kelley, i l se trompe sur les motivations profondes de
cet adolescent qui, en 1960 déjà, pensait que l'intégration raciale
est un r~ve absurde. Pour Kelley, i l s'agissait davantage de décrire
(2) Aletha M. Williams, The New York Times, June 17, 1962, p.
24
(3)
Thomas Merton, Jubilee, August 1962, p.
97
(4)
Entretien avec A.P. Davis, Juillet 1977
· .. /79
sa communauté dans sa spécificité, d'en démontrer les valeurs intrin-
sèques et les qualités humaines, dans le but essentiel, sinon unique,
de démanteler la mythologie raciste. Et c'est ainsi que dans ses
romans suivants, plus précisément dans
VunooltcU Tlta.vW EveJtywheJte.J.J, il
approfondit ce thème et se creuse alors davantage le fossé de l'in-
compréhension entre ceux crui ont adulé le jeune étudiant écrivain
de Harvard et l'idéologue de l'authenticité noire-américaine qui
apparatt à travers les oeuvres publiées entre 1964 et 1970. Dans son
appréciation de Kelley,
le Professeur Arthur P. Davis a vécu ce dépit
amoureux. Pour lui, Kelley s'obstine à vouloir paraltre à tout prix
d . ff .
. 1
(5)
un auteur
1
lCl
e
.
Avant qu'il ne commence à écrire,
l'opinion de Kelley était
déjà faite sur la nature du conflit racial et la manière pour les
Noirs de le résoudre:
i l faut prouver l'irrationalité de l'insti-
tution raciste, et amener Noirs et Blancs à assumer leur commune
identité humaine et à s'entendre sur la seule base du respect de
l'homme.
Pour Kelley,
la véritable révolution de la société améri-
caine raciste n'est autre chose que l'avènement de l'être humain noir
et digne dans la conscience collective de tous les Américains, Noirs
OU Blancs.
La preuve que Kelley avait déjà une idée claire de sa mis-
sion d'artiste dans une communauté en crise, est perçue à travers sa
conception faulknérienne
de la production littéraire. En choisissant
(5)
Entretien avec A.P. Davis, Juillet 1977
... /80
de conter la vie et l'histoire du peuple noir comme une sorte de
"légende yoknapatawphienne ", Kelley montre que sa préoccupation était
de trouver à priori un mode d'expression valable, sa thématique étant
déjà variée et solide comme le prouvent les thèmes des nouvelles et
essais publiés entre 1960 et 1964.
En 1962, la dernière nouvelle du recueil
Va.nc.eJL.60nthe.ShoJte.
est déjà ~édigée. Il s'agit de "Cry For Me" qui présente déjà un
personnage, Carlyle Bedlow, qui réapparaît comme personnage-clé dans
la plupart des autres nouvelles et, plus tard, dans
Vern et
Vun60Jtd6
TJta.ve..t6 Eve.Jtljwhe.Jte.J.J,
et qui sera lié à Ludlow Washington dans A VJtop 06
p~e.nc.e..
Dès le début, Kelley conçoit l'ensemble de son oeuvre comme
une chaîne dont les maillons seraient des personnages reliés entre
eux par des liens de parenté ou d'amitié.
Par exemple dans "Cry For Me", Carlyle Bedlow est un enfant
qui, plus tard,
se trouve être l'oncle de Wallace Bedlow,
l'ami de
Tucker Caliban dans
A Vi66e.Jte.nt VJtumme.Jt. Le même Carlyle Bedlow apparaît
à nouveau, mais à l'âge adulte dans
Vern et Vun60JtM TJta.ve..t6 Eve.JttjWhe.Jte.J.J.
Et son oncle Wallace, ayant été l'ami de Tucker Caliban, sera lié
par alliance à Ludlow Washington dans
A VJtop 06 PaLte.nc.e..
Ludlow est
en effet. le père de Bethra Scott Caliban,
l'épouse de Tucker. Le
cercle est fermé lorsque l'amie de Ludlow, Harriet Lewis, réapparaît
dans
Vunn0Jtch Tf[a\\J(!;:~ [vVLI}IJILVteJ.J
aux côtés de Chig Dunfords.
Il s'agit
donc bien d'un cercle que Kelley s'efforce de décrire pour rendre de
manière pertinente sa vision cyclique de l'histoire,
ce qu'il con-
· .. /81
-firme lorsqu'il dit que son oeuvre complète "is to a certain extent
a complete cycle of work in five books,,(6).
En mai 1962,
l'article "If you're Woke you Dig it" paraît
dans la rubrique littéraire du
Ne.w YOJtI2. T-Une!.> Maga.zirte.. Kelley y pose
déjà le problème du langage, qu'il approfondira dans son dernier roman
Vurtn0Jtd.6 TJta.vw Evvr..ywhvr..e!.>.
L'article est une sorte de synopsis de
l'anglais afro-américain depuis ses origines présumées jusqu'au parler
(jive ou hip)
qu'il est devenu de nos jours(7). rI développe les
causes de la naissance de ce dialecte qui ne serait autre chose qu'un
système de codes secrets élaborés par les esclaves pour se protéger
de la communauté blanche.
Mais de nos jours, le recours aux codes secrets n'étant
plus nécessaire, Kelley s'étonne que le phénomène subsiste, plus vi-
vant que jamais. Pour lui,
la révolution noire reste à faire puisque
le Noir éprouve aujourd'hui encore le besoin de se protéger du Blanc.
En AoOt 1963, l'article intitulé "The Ivy League Negro"
parait; Kelley y révèle la duperie du système éducatif américain conçu,
selon lui, pour former "une élite noire en complet-veston, parlant
l'Anglais d'Oxford et par conséquent dédaigneuse du
'diddybop' et du
dialecte
'jive' des masses populaires" (8) . coupée ainsi des masses
(6)
Entretien de 1980
(7)
Voir
The. P.6ychoiogy On Biacl2. La.rtguage., par Jim Haskins et Hugh F. Butts,
Barnes and Noble, New York,
1973
(8)
W.M. Kelley,
"The Ivy League Negro", Op. cit. p.
56
· .. /82
par la haute opinion qu'elle a d'elle-m~me, opinion soigneusement
entretenue par la formation universitaire en général et Ivy League
en particulier,
l'élite intellectuelle noire,estime Kelley, perd de
vue sa véritable mission qui est de faire prendre conscience aux
masses de la nécessité de changer leur condition.
En 1964, Kelley publie le recueil de nouvelles VancVW On
The. shoJte., et expose les prémisses de son projet révolutionnaire, à
savoir l'enracinement dans la communauté noire-américaine qu'il pré-
sente comme des individus aux prises avec les grandeurs et les
misères de la condition humaine. Le recueil marque le couronnement
des oeuvres de jeunesse de William Melvin Kelley,
car i l regroupe
toutes les nouvelles écrites entre 1959 et 1963, alors que Kelley
poursuivait encore ses études à Harvard.
Comme A V,iOûe.Jte.YiX V!UUrlme.Jt, VanceJt.6 On the. shoJte.
est acclamé par
la critique qui perçoit dans ces nouvelles les efforts de l'auteur
pour "pénétrer de plus en plus profondément les réalités de sa com-
munauté" (9) . Les nouvelles présentent ~n effet plusieurs générations
de NoirS-Américains aux prises avec les problèmes quotidiens de la
vie. Toutefois,
le
Ne.w YOJtR. T,{.mu
relève, à l'époque,
les insuffisances
techniques et l'immaturité artistique de ce jeune adolescent à la
"carrière pourtant prometteuse" (10). Mais le critique, encore une
fois, ne tient pas compte de ses préoccupations ni de s a
conception
(9)
Nat Hentoff,
The. Re.poJute.Jt, March 26, 1964, p. 56
(10)
Thomas Lask,
The. New YoJtR. T,{.mu,
April 20,
1964, p.
20
· .. /83
individuelle de la lutte pour le changement. Est-ce l'annonce de
l'incompréhension qui poussera Kelley à s'éloigner du contexte de la
lutte ?
Répondant aux sarcasmes des militants extrémistes qui tien-
nent à mettre l'art au service strict de la politique, Kelley expose
calmement sa conception du rôle de l'écrivain noir dans une société
raciste:
"The Negro writer must use his art . . . to help repair the
damage done to the soul of the Negro in the past centuries" (11) . Il
est évident que pour lui,
les dimensions de la lutte dépassent le
cadre simplement politique pour atteindre celui, bien plus vaste,
d'une transformation globale de la société raciste. Une telle révolu-
tion, pense Kelley, n'est possible que si le mythe de l'infériorité
du Noir "part en quenouille",
se défait spontanément par les preuves
qu'il n'est autre chose qu'un des nombreux prétextes de l'exploita-
tion de l'homme par l'homme.
Pour ce défenseur de la cause de l'homme exploité, ceux qui
luttent pour l'obtention des droits civiques se trompent d'objectif ou,
en tout cas, font une mauvaise appréciation de l'émancipation des
Noirs. Le vrai combat est celui qui s'attaque vigoureusement, et avec
les armes adéquates, aux racines mêmes du mal raciste qui a comme
branches les institutions ségrégationnistes et se nourrit de préjugés
raciaux et de stéréotypes "n~gres".
(11)
Entretien de 1980
... /84
Entreprise ardue,
i l est vrai, dans une Amérique encore
soumise aux tensions qui sont le pro~re des sociétés gagnées par les
préjugés. La tentative est courageuse, à la limite suicidaire, au
sein d'une communauté noire consciente du mensonge qui fonde la bar-
rière de couleur et de la profonde injustice de sa condition. Les
années soixante sont le moment où le militantisme politique, sans
changer ses objectifs, choisit la méthode de l'action directe. C'est
dire que Kelley est en quelque sorte en avance sur son temps et, de
ce fait, a irrémédiablement creusé le fossé d'incompréhension entre
lui et ses pairs.
La recherche de la quiétude nécessaire au dêploie-
ment de sa vision le pousse à l'exil et, prophète méconnu,
i l choisit
de s'éloigner du contexte de sa vision afin de la vivre en paix.
2 - L'exil
Entre 1963 et 1977, Kelley réside tour à tour à Rome, à
Paris et à Kingston. Ces séjours sont coupés de retours au bercail
dans le souci de faire publier toutes ses oeuvres en Amérique, même
si elles sont conçues et réalisées à l'étranger. Chez Kelley,
l'éva-
sion ne doit pas être une fuite hors de son milieu naturel, mais la
satisfaction du besoin de "se livrer" totalement à travers ses oeuvre~
et de créer sans contrainte.
En octobre 1963, quelques semaines après l'assassinat du
Président Kennedy,
Kelley s'embarque pour Rome, accompagné de sa
· .. /85
femme Karen.
Ils n'ont pas obtenu leur diplôme,
le B.A.
(Bachelor of
Arts). Les impressions de son séjour italien sont publiées en mars
1965 dans un article intitulé "An American in Rome". Le titre de
l'article traduit l'enseignement de ce voyage: Kellev ne se définit
plus par sa couleur, mais par sa nationalité - An American - ce qui
suppose le dépassement du problème de son identité raciale. Le couple
Kelley passe près d'un an à Rome et rentre aux Etats Unis en sep-
tembre 1964.
A son retour en Amérique, cette année-là, de multiples évé-
nements troublent le désir de Kelley de rester au bercail. En fé-
vrier 1965, son idole, le leader nationaliste noir, Malcom X est
assassiné. Kelley se sent menacé non seulement dans sa conception du
rôle de l'artiste qu'il estime très proche de celui de Malcom X,
mais aussi dans sa personne à cause de la vague de violence qui com-
mence à déferler sur le pays. Néanmoins, il cherche et trouve un
poste dans un collège à Geneseo et y enseigne l'art de l'écriture en
tant qu'auteur-résidant. En fait, il prépare un nouveau départ en
exil.
En mai 1965, il publie son deuxième roman,
A VltOp 06 PaLie.n.c.e..
Le roman retient l'attention par le symbolisme pertinent du person-
nage principal
musicien et aveugle, Ludlow Washington incarne la
cécité de tout un peuple incapable d'effectuer la plongée nécessaire
à la connaissance et à l'acceotation de soi. Enthousiasme de la
· .. /86
critique qui perçoit sans ce roman la confirmation du jeune talent
qui s'était révélé dans
A VinneJte.nt VJWmmeJt. Les journaux et les maga-
z ines littéraires l'acclament. Pour le
New YOILk. T.{mu, Kelley :
has shown that he belongs to the small company of
modern authors who possess the accomplished touch
of the creative artist . . . He gives the reader the
feeling of touching life to the quick.
(1)
Dans
The. Sa):Wtday Re.view,
le critique Charles Alva Hoyt qua-
lifie le roman de :
ambitious novel ..• powerful and shocking . . .
although i t is the direct and uncompromising
story of a Negro musician who lives chiefly
among Negroes, i t is also something much better
the story of a man.
(2)
Kelley connaît la joie que procure le sentiment d'avoir
atteint son but qui, fondamentalement,
est de se démarquer d'une lit-
té rature de contestation strictement politique, à la limite "propa-
gandiste", pour camper le Noir dans ses dimensions humaines, et non
plus seulement comme l'outil d'une cause ou le symbole d'un problème.
En effet, dans le
Chicago Tltibun.e., L. Goran écrit:
A VILOy.> 06 pat-te.n.c..e.
has more in common wi th the work
of P. Scott Fitzgerald or Glenway Westcott ... than
i t does with the current spate of sensational and
inaccurate novels that use the Negro.
(3)
(1)
David Boroff,
The. New YOILk. T.{mu Book. Re.vie.w,
May 2,
1965, p.
40
(2)
Charles Alva Hoyt, Sa):uJtday Re.view,
XLVIII
(April 17,
1965), p. 50
(3)
Lester Goran,
The. Chic..ago Tltibun.e.,
1965
· .. /87
Quelques mois plus tard, en janvier 1967, l'article "On
Racism, Exploitation and the White Liberal" paraît dans le magazine
NegJto Vigut.
Kelley y expose ses vues sur le rôle ambigU des libéraux
blancs dans la lutte de libération noire. Son troisième roman Vem
est alors en chantier depuis des mois.
En avril 1967, Kelley et son épouse s'embarquent pour la
France.
Il a un but très orécis : aller apprendre le français
pour
~tre en mesure de communiquer avec les Africains francophones. Hais
pourquoi les francophones ~lutôt que les anglophones avec lesquels le
problème de la langue ne se poserait pas? Kelley répond:
"l've been
there,
(to English speaking Africa)
back in the United States. (4)
c'est que Kelley fait partie de ces écrivains noirs qui, tels Richard
Wright, James Baldwin, Chester Himes ou Alex Haley, ont choisi de
s'exiler dans le but d'élargir leur vision du monde et de s'armer de
nouvelles expériences pour préparer l'avenir et se rendre plus utiles
à leur peuple.
Kelley trouve des formules pertinentes pour justifier
son besoin de quitter son milieu et de "s e frotter" à d'autres cultures.
Il explique les raisons de son besoin d'évasion lorsqu'il dit
I was integrated, growing up in a white neighborhood
then a good private school for the children of diplo-
mats,
and Harvard. But the more I
learned, the more
I felt that there were things inside me that couln't
5
be explained within the context of Western Civilization( ).
(4)
Herbert Lottman,
"The Action is Everywhere the Black Man Goes",
The New YOJtk Thnu Book Revie.w,
April 21,
1968, o.
6
(5)
Herbert Lottman, Op. Cit., p.
40
· .. /88
Voilà que se dévoile le noeud du oroblème : l'âme noire
est porteuse d'éléments qui ne peuvent ni se définir ni s'expliquer
dans le contexte de la civilisation occidentale. Pour Kelley,
l'exil
européen est une étape vers le retour aux sources africaines, moment
important de sa quête d'authenticité.
Il ajoute que c'est dans la
tradition orale africaine qu'il estime devoir se chercher pour trou-
ver ses racines et ~tre en mesure d'atteindre ce degré d'authenticité
qui lui permettra de s'imposer sans lise forcer",
ni "forcer" son
auditoire(6).
Il a certes besoin de cette expérience pour atteindre
le but qu'il s'est fixé dans
Vem: faire explorer l'Amérique noire
par un Blanc, et l'amener à accepter sans restriction l'identité
humaine du Noir.
En 1967,
Vern,
achevé en France, est publié à New York.
pour la critique séduite par les oeuvres précédentes, c'est la désil-
lusion. Grande est la déception;
la forme et le fond de
Vem ne ré-
pondent plus à l'attente enthousiaste suscitée par les premiers
succès de l'auteur.
Pour le SMWtdalj Review qui, hier, hissait cet auteur aux
faîtes de l'universalité,
Vem "is a jarring surprise,,(7). La rumeur
se répand, car i l est reproché à Kelley d'avoir trahi sa promesse
d'éviter de faire de son oeuvre un instrument de propagande contre
(6)
Herbert Lottman, Op. Cit., p.
40
(7)
Henry S. Resnik,
"Nightmare of Today",
Satun.das; Review, October 28, 1967, p. 40
· .. /90
cours est publié à Paris dans le numéro 36 du magazine L'Nte, en 1968.
L'essai porte l'étrange titre de "Oswhole-Stalking".
En octobre 1969, un extrait de Vun60Jtdf., TJtavw EVeJujwheJte6
est publié par NegJto Vige..6t. L ' extrait s ' intitule
"Jest Like Sam" et
montre la tentative de Kelley de plier les conventions de la langue
anglaise aux besoins d'une manière d'être authentique du Noir.
En novembre 1969, Kelley se rend aux Etats Unis pour par-
ticiper à un symposium réunissant des Américains noirs de milieux
et de formations variés, pour définir et évaluer l'apport da la lutte
et des événements des années soixante (9) . Devant un auditoire per-
plexe parce que non préparé au genre de discours qui lui est présenté)
Kelley se contente de lire un extrait de Vun60Jtd6 TMVW EveJtywheJte6,
dans la langue et le style expérimentaux qu'il vient d'élaborer.
Kelley dit en substance: les années soixante m'ont ouvert les yeux
sur la nécessité de m'enraciner dans la mythologie et le folklore
africains, pour y puiser les éléments d'une démarche authentique.
En novembre 1970,
Vun6oJtd6 TMvW EveJtl}JJheJte..6 est publié à
New York et, c'est l'occasion pour la critique de tourner complètement
le dos à William Melvin Kelley. La réaction négative à cette dernière
oeuvre est en effet unanime.
(9)
Il s'agit du symposium intitulé
: "The MeMWte and Meaning 06 the
Sid..i..e..6 : Wha;t Lie..6 Ahead 60Jt Btad" AmeJtiea ? Plusieurs écrivains
noirs-américains y ont participé, notamment Richard Long,
John A. Williams, Ed. Bullins, Mari Evans.
Toutes les communications sont publiées dans le magazine
NegJto V..tge..6t de novembre 1969, p. 4 à 23.
0 0/91
o
Pour le New YOJtk T.<.mu, Book Re..vJ..ew,
Kelley a bel et bien perdu
~ êd
t
(10)
la pertinence et la maîtrise technique d e ses romans prece en s
0
Pour
The.. New YoJtk Re..vJ..ew 06 Book, le roman est tout simplement un pas-
tiche de
FJ..rme..gan'J.> Wake.. et met en évidence le snobisme d'un écrivain
b
. '
t '
d~
d
t
(11)
1
.
qui tient 0
st~nemen
a se
emarquer
es au res
0 Dans
e magaz~ne
FJte..e..domwayJ.>,
Cynthia Smith trouve la langue élaborée par Kelley "tedious
and irrelevant to the ultimate message of the novel" (12) . Mais en
revanche, pour certains des pairs de Kelley, tel Ishmael Reed par
exemple,
VW1n0JtdJ.> TJtave...t6 Eve..Jtywhe..Jtu, est un chef -d'oeuvre du roman expé-
rimental d'après la deuxième guerre mondiale(13) .
Donc, une fois de plus, pour critiquer objectivement l'oeu-
vre de Kelley,
i l faut se placer dans la même perspective que lui
et adopter le point de vue de cet écrivain d'une époque différente
de celle des champions de la contestation anarchique de l'ordre social.
Cependant, voilà que le virus de l'errance le reprend, et
i l quitte Paris pour se rendre,
avec to~te sa famille, à Kingston,
en Jamaïque. En fait,
l'étape de Kingston n'est que l'aboutissement
normal du processus que Kelley a voulu suivre jusqu'à ses racines
africaines.
Kingston est l'étape la plus longue du séjour en exil de
la famille Kelley : elle dura huit ans, entrecoupée de retours aux
(10)
Clifford Masson,
The.. New YoJtk T.<.mu, Book Re..vJ..ew, Nov. 8, 1970, p. 62
( 11) The.. New YOJtk Re..vJ..ew 06 Book!.>,
XVI, Mar ch II,
1971, p.
43
(2)
C. Smith,
F1teedomway,6,
Second Quarter,
1971, p , 205
(3)
Ishmael Reed,
"A Rascal on the Li terary Plantation", Sa.:twr..day
ExamJ..nc-J!. and ChJtonJ..c.ie.., January 11, 1970, p. 40
· .. /92
Etats Unis pour tenter d'y vendre, comme à l'accoutumée, les oeuvres
conçues et réalisées ailleurs. Toutefois, i l semble que Kingston
n'ait pas été, comme Rome et Paris, un lieu propice à la production
commercialisable aux Etats Unis. Ou alors,
i l faut penser que le
jeune talent qui a produit
A Vi66Vte.11t VJtummVt et qui a mür I avec
A
VILOp 06 Patie.n.c.e. et Va.n.C.VL6 on the. ShOILe.,
s'est évanoui avec
Vun.6oILd6 TILa.ve1J.>
EvVtif-AlhVte..6.
C'est en tout cas ce que suggèrent la critique en général
et l'attitude négative des maisons d'édition en particulier.
Les oeuvres réalisées à Kingston sont en effet restées iné-
dites aux Etats Unis. Kelley lui-même avoue que des maisons d'édi-
tion américaines ont rejeté un certain nombre de ses romans rédigés
à Kingston et que l'un d'entre eux,
accepté, n'a jamais été publié;
il s'agit de
Ve.a.:th Fill. Kelley n'a pas eu plus de chance avec deux
autres nouvelles intitulées:
"A Startling Revelation from a W.A.S.P."
et "The Air Up There",
ainsi qu'avec toute sa production postérieure.
Ainsi, peu à peu, Kelley se décourage et se désintéresse
du genre romanesque;
i l envisage de se tourner vers d'autres formes
d'expression comme la poésie,
les scénarios de films et les bandes
dessinées. Toutefois,
à l'en croire,
la vraie motivation de Kelley
se trouve dans son engagement à créer une littérature de masse, afin
de communiquer
de manière satisfaisante avec ces masses populaires
qui,
seules, sont porteuses du ferment de la révolution. Kelley
estime en effet que le roman, forme d'art élaborée, s'adresse exclu-
· .. /93
-sivement à une élite intellectuelle en rupture avec les masses il-
lettrées.
Il confie :
l'd love to be writing for my own people. But my
people don't read;
so that to communicate with them
through reading is perhaps the worst way of aIl ...
l myself would like more of our talented writers
turning to the writing of children's books and text-
books rather than books for people who are already
educated and have already attained sorne type of
happiness in life, sorne type of materialistic success.
(14)
Ceci est clair: Kelley dit vouloir s'adresser aux masses
populaires et aux enfants qu'il estime être les seuls facteurs de
changement. Se mettre au niveau des masses devient ainsi sa préoc-
cupation principale et, aujourd'hui, Kelley se sert abondamment de
formules lapidaires, pour rendre des idées ou des concepts philoso-
phiques qui lui sont chers. Telles sont les expressions "Peace and
Love",
"Love, Peace, Health" et d'autres, par lesquelles i l termine
ses lettres ou étoffe ses autographes. Pour lui,
c'est la meilleure
manière de s'adresser aux masses car, dit-il,
"this is aIl the masses
,,(15)
of people can tak e
Mais la famille Kelley s'est débattue en Jamaïque dans
d'épineux problèmes financiers qui, à la longue, ont rendu nécessaire
et m~me précipité son retour au pays natal. Dans sa tentative de
trouver les moyens de rester en Jamaïque, Kelley avait au préalable
(14)
Entretien d'Août 1980
(5)
Ibid.
· .. /94
participé à la rédaction de revues et publié un essai dans un maga-
zine jamaïcain,
The. Ca.Jtibbe.an. QuaJt:teJl1.y, en 1971 (16). Dans cet essai,
Kelley poursuit son expérimentation sur la langue suivant le mode
joycien.
Kelley est cependant contraint de retourner aux Etats Unis,
pressé par les nécessités immédiates. Au printemps de l'année 1977,
i l rentre définitivement, et s'installe avec sa famille dans un mi-
nuscule appartement en plein coeur de Harlem, non loin de l'ancienne
demeure de Langston Hughes,
à quelques pas de la bibliothèque noire-
américaine, sorte de centre culturel noir-américain,
fondée par
Baraka et les tenants du Black Art Hovement,
à Lennox Avenue.
3 - William Melvin Kelley, époux et père
Kelley est marié et père de deux enfants. Karen,
sa femme,
est issue de la classe bourgeoise et ses parents, tous deux métis,
sont installés à Chicago, dans le riche quartier du Lake Shore Drive.
Karen est fille unique, et en bonne fille de famille,
a fait des
études de peinture. Elle rencontra son mari au cours des réunions
récréatives qui réunissent les étudiants de divers établissements
"Ivy League". Au moment de se marier,
les jeunes gens se heurtèrent
à la réticence des parents de Karen qui, en bons conservateurs, dé-
sapprouvaient le non-conformisme déjà affirmé du jeune Kelley : ses
blue-jeans et ses cheveux mal peignés sont une insulte à la décence
ou, dirait-on,
au "charme discret de la bourgeoisie". Les deux jeunes
gens se marièrent en cachette au cours de l'année 1962. Quelques mois
(16)
The. C~bbe.an. Q.uaM:wy, Vol. 17, N° i , March 1971
... /95
après,
ils s'embarquèrent pour Rome, début d'un périple qui dura
une quinzaine d'années.
Dans le foyer Kelley, il règne une parfaite union des coeurs
et des esprits. Kelley a surnommé sa femme AIki qui, à son tour,
l'appelle Duke. Pourquoi? "Parce que Duke Ellington est mon musi-
cien préféré, un grand génie"
explique Karen,
regardant son mari
avec une douceur admirative(17) . Mais Duke signe Willie, et leurs
deux filles sont respectivement Jess
(pour Jessica)
et Tika
(pour
Cinah Tikaji). Est-il meilleure preuve que dans cette famille on aime
changer les noms des personnes et des choses ? Tout le monde en tout
cas se prête à ce jeu. Ces jeux n'attestent pas simplement d'une
grande communion des esprits dans la famille Kelley, mais sont surtout
l'occasion de rapprocher les membres de la famille pour la confronta-
tion de leurs sensibilités respectives. Kelley aime ces moments où
chacun s'exprime selon son tempérament et étale au grand jour les
trésors cachés de son subconscient. Son rêve est de constituer une
cellule familiale épanouie, à partir de l'idée que le bonheur ne se
trouve pas dans l'aisance matérielle, mais dans le dialogue harmonieux
avec soi-même et son environnement. Kelley invite à la quête de soi,
cette plongée dans les profondeurs de son être sans laquelle l'homme
ne pourra jamais se libérer totalement.
Il livre ce combat au niveau
de la cellule familiale, en nous présentant l'image d'une famille
unie et tendant les bras vers le progrès: c'est l'exemple qu'il veut
inviter son peuple à suivre dans sa marche vers le changement.
(17)
Entretien avec Karen Kelley, Aoüt 1982
... /96
Karen est une très belle métisse au teint laiteux et à
l'abondante chevelure lisse.
Il semble que,
comme par une étrange
intervention du destin,
le contraste des couleurs se soient repro-
duits dans le foyer de Kelley junior. Jess a en effet le même teint
que sa mère, tandis que Tika reproduit le teint foncé de son père.
Mais ici,
la conscience raciale n'est occultée par les possessions
matérielles ou la réussite professionnelle. Au contraire, elle est
présente et vécue dans cette famille qui la ressent comme un élément
de fierté et en fait son cheval de bataille dans sa lutte émancipa-
trice.
Toutefois,
i l faut s'empresser d'ajouter que la conscience
raciale n'est pas vécue dans la famille Kelley comme une obsession
qui se manifeste dans les faits et gestes de la vie quotidienne. Au-
trement dit,
la conscience d'être différent est ici dépassée, de même
que le besoin de la manifester. Acceptée et assimilée,
la différence
raciale s'intègre tout simplement à la vie de la famille dont elle
inspire toute la démarche.
Lorsqu'en 1977,
la famille Kelley rentre de son périple à
travers l'Europe et les Antilles, elle décida de s'installer dans le
ghetto de Harlem. Jess est alors âgée de douze ans, Tika a neuf ans.
pour Kelley,
il s'agit de "faire connaltre à ses enfants leur véri-
table appartenance socio-culturelle et les réalités de la vie du Noir
dans un contexte raciste" (18) . Et pour lui,
i l n'y a pas meilleure
(18)
Entretien de Juillet 1978
· .. /97
école que celle de la vie.
c'est ainsi que durant les premières années passées à Harlem
Kelley se garde d'envoyer les enfants à l'école et se charge entiè-
rement de leur éducation. Tous les matins,
i l se déguise pour ainsi
dire en maître d'école afin, dit-il, de créer le décor et l'illusion
du contexte scolaire(19).
Il quitte alors le jeans et le T.
shirt
habituels pour endosser une veste élimée et un peu trop grande; i l
porte alors une cravate sombre et des lunettes claires, et adopte une
attitude à la fois sévère et invitant au dialogue. Les fillettes sont
vite sous le coup de l'illusion de l'école, et cette démarche dure
jusqu'au moment où,
comme tous les enfants du monde, Jess et Tika
expriment le désir d'aller à l'école, moins pour s'instruire que pour
~tre en contact avec des enfants de leur age. Bill cède, mais il faut
dire qu'entre temps,
il a pu prévenir les méfaits du milieu car,
ayant fini d'enseigner à ses enfants l'alphabet phonétique, i l a
réduit le risque de voir ses enfants "mal apprendre" l'anglais.
Il convient de souligner que cette autre formation que re-
présente "l'école de la rue" n'est pas négligée car les enfants,
avec leur mère, passent une grande partie de leurs journées dans les
marchés,
les centres culturels et les ~laces publiques, avec l'inten-
tion nettement affirmée de se mêler au peuple ainsi perçu comme le
meilleur éducateur.
"Ils nous apprennent beaucoup",
s'enthousiasme
Karen qui poursuit :
(19)
Entretien de Juillet 1978
· .. /98
Nous nous découvrons sous des jours que nous-mêmes
ignorions dans notre contact avec les gens. Et puis
ils sont si simples,
si spontanés, si gentils. Tiens,
j'ai des tas d'amies au marché qui sont prêtes à
faire des affaires avec moi, comme vendre des bracelets,
boucles ou colliers de perles que je fais moi-même,
ou encore des bonnets multicolores que je tricote.
Mes créations sont très prisées et j'en suis si ravie! (20)
c'est là des moyens mis en oeuvre par la famille Kelley
pour subvenir aux besoins de la vie quotidienne. Et ce souci chez
Karen de s'accomplir à travers la création artistique, sans perdre
de vue la nécessité de plaire au public, montre qu'elle est bien de
l'école kelleyenne qui conçoit l'oeuvre d'art comme une projection
de l'âme, donc accessible, ou en tout cas susceptible d'intéresser
tout être humain. Pour Karen comme pour Kelley,
i l faut retrouver la
spontanéité de l'expression que l'expérience de la domination a en-
levée au Noir. C'est dans cette perspective qu'elle s'est mise, comme
son mari,
à étudier l'histoire,
la culture et la vie des Africains
dans le but de rationaliser cet amour viscéral qu'elle éprouve pour
la mère-patrie perdue, et de trouver les éléments nécessaires à
l'expression des profondeurs de L:'être. E.coutons Karen-Aiki parler
de l'élaboration de ses oeuvres
My ?ainting and embroidery, beading and sewing
grew out of my love of Africa, my study of
African designs from the calabash to the bubu
and wrapper.
It's a long story !
(21)
(20)
Entretien avec Karen, Juillet 1978
(21)
Karen Kelley,
Lettre du 15 AoOt 1979.
· .. /99
c'est que Karen aussi ressent intensément la nécessité de
l'union entre les Africains et tous les Noirs de la diaspora,
la
stratégie de l'oppression ayant été de diviser pour régner. Comme
Kelley,
Karen pense que le principal facteur de division des peu~les
noirs est indéniablement le manque de communication. Ainsi,
ses ac-
tivités,
sa création artistique, toute sa démarche vitale tendent vers
l'assouvissement de ce besoin de communiquer avec ses semblables du
monde entier. La communion des ames peut vite s'établir car les ob-
stacles à vaincre et les problèmes liés à la condition féminine sont
universels et Karen pense que les échanges commerciaux dans le domaine
de l'art et de la mode sont des moyens privilégiés de faire éclater
les barrières de l'espace et du temps qui séparent les femmes noires
à travers le monde. Se confiant à moi,
l'Africaine, et me proposant
d'entrer en affaires avec elle, voici ce que dit Karen
l
feel so close to you, our souls must have known
each other in another place and time.
l
feel we
have much in common as women, we're wives, mothers,
intellectuals, we share feelings about our families/
our people, the place of women in society -
l
see
our"business" as a way to bring us together,
across
the sea, across time,
across the slave experience . . .
binding our culture by our common love of all things
beautiful, the sun, our universal African essence.
(22)
L'entreprise commerciale est certes un moyen de vivre pour
Karen; mais elle est davantage une tentative de projeter une partie
de son âme, de son "essence humaine" comme elle aime à le souligner,
hors des frontières artificielles du milieu oppressif où elle se
(22)
Karen Kelley,
Lettre du 15 Aoüt 1979
· .. /1 00
trouve. Comme Kelley encore, Karen est à la recherche d'un moyen de
communication privilégié avec ses semblables. Au souci chez Kelley
de trouver un système phonétique universel, élaboré à partir de l'ap-
préciation correcte de la langue d'emprunt comme instrument principal
de l'aliénation culturelle de l'esclave et du colonisé, se substitue
chez Karen la recherche de nouveaux canons de la beauté et de la
mode : Karen épouse ainsi la thèse kelleyenne selon laquelle la visior
révolutionnaire du monde extérieure est fonction d'un changement, au
niveau individuel, de tous les anciens chemins de pensée et de com-
portement, et des rapports avec les autres. Kelley insiste en effet
sur le fait que le changement souhaité est d'abord celui de tout un
peuple qui,
forcément,
entraînera celui de l'ordre ,ancien; écoutons
encore Kelley parler de ce que devrait être la lutte de libération
des Noirs :
l
am not talking about changing the Government.
l
am talking about a change in the people in the
Government . . . It doesn't have to be armed, mili-
tary. Revolution can be
revolution
in the self.
After all, if l
change myself,
l
change the
world because the world is dependent upon my own
interior composition ...
If l
change my own
interior composition l
change the world.
(23)
Changer donc le monde par le changement de sa perception du
monde : tel est le combat libérateur que Kelley et Karen entendent
livrer. Transmettre la vision qui sous-tend une telle démarche à la
collectivité, c'est le but du séjour "harlémien". Car si l'on se tien1
(23)
Entretien d'Août 1980
· .. /10 l
loin des masses, en ignorant leurs aspirations profondes et leur
langage, tenir un discours révolutionnaire c'est se livrer à un vain
jeu de l'esprit.
-=0-=0=-0=-
... /102
CHA P I T R E
QUA T R E
PARTICIPATION
AU
"BLACK ART MOVEMENT" , L'OPTION
DEFINITIVE
(1960-1962)
L'année 1960 marque le début d'une période de renaissance
dans le domaine des arts et des lettres afro-américains. Certains
critiques considèrent cette période comme le prolongement, ou bien,
selon le poète Larry Neal,
la "soeur spirituelle" de la Renaissance
de Harlem des années vingt.
L'effervescence culturelle des années
vingt exprimait en effet une révolte contre les mythes attachés au
passé noir, notamment celui de l'infériorité de la race noire; c'est
le même esprit de révolte contre la dévalorisation de la race noire
qui anime ce deuxième mouvement de renaissance. Toutefois,
la ré-
volte des années soixante est teintée d'un radicalisme forcené, qui
prône le rejet systématique de tous les canons de l'art américain
traditionnel, et la création d'une esthétique noire enracinée dans
les valeurs noires-américaines authentiques.
Animés de la fièvre séparatiste qui, durant la décennie
1960-1970, était un signe des temps,
les jeunes écrivains en colère
épousent l'esprit et les méthodes des militants extrémistes du Black
power Movement. C'est ainsi que, dans le souci d'exprimer en valeurs
· .. /1 03
esthétiques la démarche des Black Panthers ou des Black Muslims, leurs
oeuvres sont marquées du sceau de la violence dans l'expression et
le choix des symboles utilisés. Larry Neal résume ainsi l'esprit et
le projet nationalistes des "militants" de l'Art Noir lorsqu'il
écrit :
The concept of Black Art ... envisions
an art that speaks directly to the needs
and aspirations of Black America.
In order
to perform this task,
the Black Arts
Movement proposes a separate symbolism,
mythology, critique and iconology. The
Black Arts and the Black Power concepts
both relate broadly to the Afro-American's
desire for
-6el.6-deA:eJrmin.a.tion. a.n.d n.a.tion.hood.
Both c.on.c.eptf.J Me n.a.tionaLi.J.d.ic..
One is
concerned with the relationship between
art and politicsi the other with the art
of politics.
(1)
Liart au service de la politique: Larry Neal révèle sans
ambage lloption des chefs de file du Mouvement des Arts Nègres de
1960. Avec lui, Amiri Baraka, Don Lee et Ron Karenga, pour ne citer
que ceux-là,
forment la faction des "artistes-soldats". Leurs armes
sont les formes,
les images,
le symbolisme et la syntaxe de leurs
textes. Leur mot dlordre :
"1 will destroy America", et leurs reven-
dications restent celles des militants de l'égalité. Seules les mé-
thodes de lutte changent car à présent, i l n'est plus question de
quémander, mais de s'emparer de son dn.
(1)
Larry Neal,
"The Black Arts Movements", dans Bfuc.k. UteJlLLtWte in.
AmvUc.a.,
édité par Raman K.
Singh et Peter Fellowes, Thomas Y.
Crowell Company, New York, 1970, p.
325
· .. /104
Une autre tendance se dégage cependant du courant natio-
naliste des années 1960. Celle-ci reste modérée dans ses options et
sa démarche, mais elle englobe les préoccupations d'écrivains et
d'artistes soucieux d'explorer les dimensions humaines du problème
noir. Ayant une conception humaniste de la solution du problème racial
ils veulent dépasser la littérature dite raciale, où les thèmes et
les préoccupations sont érigés en dogmes pour remplir une fonction
politique, en l'occurence la lutte pour les droits civiques. Le ro-
mancier John A.
Williams, que son oeuvre rallie à cette tendance,
dénonce la tradition insidieusement installée, qui consiste à ranger
la littérature noire dans son ensemble sous l'étiquette des diffé-
rentes expressions du combat pour l'égalité.
Il é c r i t :
Negro writers are nearly always compared
to one another, rather than to white
writers. This,
like labeling and grouping,
tends to limit severely the expansion of the
talents of Negro writers and confine them
to a literary ghetto.
(2)
Pour Williams, comme pour Ishmael Reed, Ernest Gaines et
d'autres encore,
l'étiquetage des oeuvres des écrivains noirs est
une manoeuvre habile de "l'Establishment" littéraire raciste pour
freiner,
au sein de la communauté noire, toute tentative originale
de création. John Williams ajoute
(2) John A. Wi lliams,
"The l i terary Ghetto",
SCttWtday Re.v-tw,
XLVI
(April 20,
1963), p.
21
· .. /105
almost without fail,
a novel written by
a Negro is said to be one of anger,
hatred,
rage or protest. Sometimes
modifiers are used
: "beautiful" anger,
"black" hatred,
"painful"rage, exquisite
protest. These little tickets deprive
that novel of any ability i t may have to
voice its con cern for aIl human kind, not
only Negroes.
(3)
Sortir du ghetto littéraire, ne plus s'inspirer des slogans
révolutionnaires, mais plutôt des besoins et aspirations concrets et
profondé~ent humains du groupe enfin libérer les facultés créatrices
de chaque individu comme prémisse au changement global souhaité,
tel est le projet des'~odérés" du Mouvement de Renaissance artistique
et littéraire des années soixante, dont le but ultime est d'intégrer
l'expérience noire-américaine dans la saga universelle de l'humanité.
c'est la tendance à laquelle appartient Kelley.
Pour apprécier correctement la haute portée révolutionnaire
des options de cette tendance, i l convient de l'analyser à la lumière
de ce qu'a été jusque là,
la nature de ,l'engagement des écrivains
noirs-américains.
Pour cela, i l faut remonter dans le temps pour rap-
peler brièvement les prédécesseurs dont pourrait se réclamer Kelley.
1 - Kelley et le roman afro-américain contemporain
Dans la période contemporaine,
le dernier roman,de Kelley
et ceux de Reed publiés après 1968 marquent une nouvelle tendance
· .. /106
caractérisée par une conception originale de l'écriture évoluant vers
le post-modernisme tel que l'annoncent Joyce et Burroughs, c'est-à-
dire vers un art créatif constamment réinventé, une expérimentation
suivant le mode du "free-jazz".
Les innovations de Kelley au niveau
de la langue dans
Vun60Jtd6 TJta.vet6 EvVtywhVte..6 ,
de même que les création
verbales de Reed dans
Mumbo Jumbo
constituent en effet une avancée
spectaculaire du roman noir-américain vers la tendance post-modernistl
Le souci de ces deux auteurs semble être d'affirmer une nouvelle cul-
ture noire qui serait une arme politique, une façon commune aux Noirs
d'exprimer et de réaliser leur unité face à l'oppresseur blanc. La
culture noire dont i l s'agit doit pouvoir procurer à l'homme noir
une identité,
lui indiquer une direction, un but, et s'exprimer de
l'intérieur du ghetto à travers des mythes et des symboles qui re-
flètent une réalité politique et socio-culturelle concrète. Par l'as-
sertion triomphale des valeurs culturelles africaines, Kelley et Reed
proposent,
sur le plan de l'imaginaire, une revanche du Noir-ArnéricaiI
par la création verbale et l'enracinement dans la tradition africaine.
Durant les deux décennies qui ont suivi la publication de
Native- Son en 1940,
le roman noir-américain se si tue dans la tendance
réaliste et se distingue par une idéologie protestataire mais inté-
grationiste. Les écrivains qui marquent cette période, notamment
Chester Himes et Alice Walker, ont adopté une thématique commune
centrée sur la quête d'identité que reflète la structure circulaire
des romans.
Le protagoniste est un individu noir poursuivant seul la
... /107
quête de son identité raciale et humaine au sein d'une société qui
l'exclut et le circonscrit. Son entreprise, dès lors vaine,
l'enferme
dans un cycle infernal d'échecs. Le recours à l'éducation, à l'amour
ou a l'humour se révélant inéfficace pour infléchir la direction du
processus historique qui l'écrase, i l finit par se résigner à l'ac-
ceptation des stéréotypes qui le désignent dans la société dominante.
Honteux et habité d'un sentiment de dégont de lui-même,
la foi et
l'estime de soi nécessaires à l'heureuse issue de sa quête lui font
cruellement défaut.
rI se réfugie alors dans un univers compensatoire
de fantasmes et de rêves qui lui procurent l'illusion de l'équilibre.
L'intrigue de ces romans s'articule sur un cycle temporel
et la circularité de leurs structures laisse tranparaître la succes-
sion des sentiments de mépris, voire de haine de soi, puis d'espoir
de triompher du milieu qui opprime et de se définir par rapport à
à lui. Mais à chaque fois,
la quête se solde par une tragique défaite
et la satisfaction intérieure qui découlerait d'une victoire,
lui
est, semble-t-il, à jamais refusée. La ~hématique et la structure des
romans sont en fait conçues pour refléter la condition immuable de
la vie du héros, personnage coupé de son milieu et pris dans l'engre-
nage d'un cercle vicieux où i l se trouve dans une situation d'échec
permanente. La structure de
I»v~~ble Man de Ralph Ellison ne répond
pas toujours à une telle circularité, mais même dans ce roman,
l'is-
sue de la quête de l'identité est ambigu~, dans la mesure où le héros
est contraint à se réfugier dans un souterrain où i l reste invisible
... /108
dans l'attente de pouvoir agir sur le système. Toutefois, i l convient
de préciser que si Ellison et Kelley partagent la même vision du
conflit racial,
ils en perçoivent différemment la solution et n'ont
pas la même conception de la notion de liberté de l'homme de couleur
dans le contexte américain. De ce fait,
ils font un usage différent
du symbole. Là où Kelley suggère le retour du Noir à ses racines
africaines pour résister à la tyrannie des Blancs, Ralph Ellison lui,
progresse vers une situation d'équilibre où l'affirmation de soi
provient du sens que l'individu a personnellement acquis de sa spiri-
tualité profonde. Autrement dit, pour Ellison, i l n'est pas possible
de s'affirmer sans violence, soit en se montrant agressif face à l'op-
presseur,
soit en acceptant les humiliations et les souffrances comme
un moyen d'accéder à une intime connaissance psychologique de soi et
être dès lors en mesure de développer la force de caractère nécessaire
à son équilibre. Contrairement à Kelley dont les personnages reculent
parfois devant la tentation de l'acte violent, Ellison démontre que
la souffrance infligée au
Noir ne le conduira pas au désespoir mais
à la liberté gui résulte de la véritable rencontre avec soi-même,
source de la confiance en soi sans laquelle l'affirmation de l'iden-
tité est illusoire. Ralph Ellison insiste de ce fait sur l'élévation
morale qu'entraînent chez le héros les souffrances endurées. La pro-
gression du héros est lente et douloureuse, mais c'est ainsi qu'il
cheminera sûrement vers la découverte de cette parcelle de spiritua-
lité intimement liée à son être.
Pour transcrire une telle démarche,
Ellison a recours au symbole et pousse le héros vers une communion
· .. /109
presque mystique avec lui-même et suggère la découverte de cette
spiritualité profonde par l'usage de métamorphoses musicales et re-
ligieuses. A la fin du roman,
l'idée qui s'impose est que l'homme
invisible, symbolisé par le Christ, est parvenu, grâce à sa spiritua-
lité et à l'affirmation de soi, à renaltre à une nouvelle vie où i l
triomphe enfin du mal.
Il s'écrie :
"My problem was that l
tried to
go in everyone's way but my own"
(IM,496), et résume en ces termes
l'angoisse du Noir conscient du fait que sans une confiance absolue
en lui-même,
la possibilité d'assumer son destin lui sera toujours
refusée. La ligne symbolique du roman suit ainsi une progression en
trois temps
d'abord la soumission du héros à l'hostilité du milieu
et aux tabous du groupe dominant, puis une évolution vers le rejet
des stéréotypes et des interdits, et enfin une résistance passive par
l'affirmation des valeurs culturelles noires. Dans
In.v.<..6"tb.te Man., Ralph
Ellison décrit un choix de comportement reflétant une éthique huma-
niste au sein de l'Amérique capitaliste.
Dans les années soixante,
les, romanciers confrontés aux
nouvelles réalités d'une Amérique subissant les contre-coups de ses
contradictions se tourne vers une thématique et un mode d'expression
différents. La guerre du Viêt-nam,
les émeutes raciales sanglantes
et les étés brÛlants ainsi que les manifestations estudiantines
créent une atmosphère d'apocalypse qui, au plan de l'imaginaire,
conduit à une politique fiction caractérisée par une esthétique de
destruction. Apparaissent alors les "poèmes-maléfices" de Baraka qui
· .. /11 0
déclare sans
ambages 0ue la fonction de l'art doit être essentiellement
la destruction de l'Amérique par la mise à mort de l'homme blanc et
l'initiation du Noir à cette tâche. On pense également aux poèmes de
James Emmanuel ou de Sonia Sanchez qui font apparaître l'oeuvre
d'art comme le reflet d'un éclatement social.
La structure du poème
de Sonia Sanchez,
Ho~p~al Poem reproduit le caractère disparate de
la société, tandis que la violence du verbe et la frénésie du rythme
font de cette oeuvre une offensive guerrière dont la dynamique est
la folie meurtrière.
Dans le domaine du roman, le message est celui de la re-
vanche du Noir opprimé. La destruction de l'Amérique est alors évoqué
,
sur le mode de la parodie, et Chester Himes apparaît comme le cham-
pion de l'expérimentation dans ce sens. B-Und Ma» W~h a Pi6tol est en
effet une peinture de Harlem qui frise le grotesque tant la descrip-
tion des personnages fait fi de tout souci de vraisemblance. Il est
rejoint par John A. William qui, dans
Cap.taJ.n Blac.k MM, s'écarte du
réalisme et de la temporalité pour présenter des héros semblables et
comparables à ceux de Reed ou de Charles Wright.
The W,[g (1966)
et Ab~oMellJ Noth-ing t» Gu AlaJuned Abolrt (1973) de
Charles Wright sont des exemples frappants de l'humour grinçant qui
caractérise aussi l'oeuvre impressioniste et satirique de Hal Bennet
dans
Lo/td 06 VaJtR. Plac.e..o. Car si la thématique de ces romans demeure la
quête du héros solitaire, la circularité de leurs structures ne
· .. /111
signale plus une défaite tragique mais plutôt la folie d'une machine
sociale détraquée qui évolue vers la catastrophe. Pris comme dans
un tourbillon menant à la démence,
le protagoniste ne joue plus la
tragédie du héros noir victime de l'oppression mais celle, héroi-
comique, du bouffon acculé à la folie dans un univers ubuesque. Le
pourrissement et la destruction d'une Amérique corrompue et disparate
se traduisent par des "épiphanies surréalistes, des apothéoses grand-
guignolesques et un mélange de mascarades et d'éclairages glacés"(l).
c'est que les romanciers ont senti la nécessité de s'écarter du réa-
lisme pour adopter une technique de destructuration et de parodie
propre à traduire la vision d'une société décousue et allant à la
dérive. Face au traumatisme dément d'une société dont l'éclatement
des composantes entraine l'écroulement des valeurs,
ils n'osent plus
prendre en charge un humanisme désuet. Le mode d'écriture adopté
accuse ce rejet du réalisme, et l'on pourrait dire que les romans de
charles Wright marquent un moment de transition entre la tragédie
habituelle du héros-victime et la tragi-comédie traitée selon les
procédés d'une farce bouffonne. Par sa naïveté et sa roublardise,
le
personnage qui apparaît dans
The. Wig
s'apparente au Candide ellison-
n Len , mais aussi à Rinehart d' InviJ.>ib.f.e. Man . Mais les scènes de pop
art et les personnages de bandes dessinées qui colorent ses oeuvres,
alliés au mode d'écriture et aux expressions populaires, rimes et
jeux de mots,
font penser à la fiction d'Ishmael Reed.
( 1)
/' (
l
,
...
"
-'\\
" c\\ v"\\..\\.. '"\\~ ) .""" -
1
· .. /112
D'autres romanciers de la même génération que Charles Wright
ont produit des oeuvres qui correspondent à cette période transitoire.
Hal Bennett dans
WJtd 06 VaJtfm.('.!.l-6, détruit le mythe du phallus avec une
verve satirique frisant le grotesque et dépeint la vitalité de l'in-
dividu, qui s'accepte dans l'absurdité de sa condition,dans un voca-
bulaire outrageant et drôle, qui est le résultat d'une improvisation
soigneusement orchestrée. L'auteur s'est placé en marge du discours
traditionnel dans le but de donner une expression adéquate de l'ex-
périence marginale du Noir dans un contexte de rupture.
La technique artistique du rythme syncopé proche du jazz,
constitue la base de l'expérimentation à laquelle se livre LeRoi
Jones dans
The. SIj-6:tem 06 Va.nte.' HeLe.. L' inf luence de Kerouac et de la
"beat generation" est ici apparent,
comme le relève Françoise Clary
dans
L'E-6po.ur. de. v-tvJte.
Dans The. Ca.:ta.c.omb-6'
,
WilliarnDernby utilise
une technique de fragmentation pour représenter la conscience et
la temporalité.
La représentation,
chez cet auteur, des différents
niveaux de conscience et d'un présent qù la continuité historique et
les événements ponctuels s'entremêlent, évoque Joyce et Virginia
Woolf. Demby puise également dans les techniques de l'art du cinéma
néo-réaliste italien pour élaborer des montages où événements histo-
riques et incidents fictifs se trouvent enchevêtrés. Par ailleurs,
Dernby utilise plusieurs genres dont l'extrait de presse,
le bulletin
d'information,
les lettres,
et recourt à la fragmentation de
· .. /113
l'existence en diverses catégories nationales, ethniques, culturelles.
Chez William Melvin Kelley, A V,[~~eJte.n;t VJtummeJt est. une fable
néo-faulknérienne qui puise ses éléments dans l'argot et le folklore
du ghetto. De même, Vern est une satire de la société actuelle qui fait
usage de la tradition culturelle du ghetto. Calvin Hernton dans
The.
Sc.aJte.CJtow
ou Ishmael Reed dans
The. FJte.e.func.e. Pa..U.be.aJtVt6 empruntent la
structure de la quête ellisonnienne mais exagèrent les attributs né-
gatifs et obscènes de l'Oncle Sam présenté comme un ogre-potentat.
Mais malgré l'écriture dynamique qui marque ces oeuvres, ainsi que
l'usage qui y est fait des techniques du burlesque pour dépeindre une
victoire face à la sclérose du pouvoir,
le grotesque ne dispara1t
guère. Par exemple dans
The. FJte.e.1.a.nc.e. Pailbe.aJteM,
le héros Bukka
Doopeyduck est certes courageux et naïf, mais i l n'en finit pas moins
dans une parodie de crucifixion au cours de laquelle un énorme crottin
de cheval pollue l'atmosphère et cache le soleil. C'est comme si l'on
parvenait à éliminer Dbu-Roi mais que le peuple, dans sa bêtise
aveugle, le remplace immédiatement par un autre.
Il faut attendre l'apparition du dernier roman de Kelley
et de ceux d'Ishmael Reed pour voir des fictions qui proposent sur
le plan de l'imaginaire une revanche du Noir-Américain. S'articulant
sur une vision manichéenne de l'opposition des races,
ces romans s'ap-
puient sur des systèmes de références assez vastes pour dépasser le
cadre d'un seul affrontement racial.
Il s'agit en fait d'une tentative
... /114
d'assertion triomphale des valeurs culturelles africaines qui met à
mal la tradition occidentale et blanche. On est en présence d'un
projet qui n'est pas nouveau puisqu'il s'inspire des antagonismes entre
la société dominante blanche et la minorité noire et qui constituent
la thématique et la symbolique du roman réaliste traditionnel. N'ou-
blions pas que dans
The NaJUtOW6,
Ann Petry comparait déj à le Noir à
l'ébène, matière noble et précieuse. Dans Native SOI1,
les connotations
affectives du chat blanc des Dalton, ou encore la peinture optique
de
Il1v,L6ible. Man où dix gouttes de noir font obtenir une blancheur
immaculée sont autant de sYmboles propres au roman réaliste. Toutefois,
chez Kelley et chez Reed, l'usage du symbole est différent, comme nous
l'avons déjà souligné.
Le post-modernisme tel qu'il apparaît dans les romans de
Kelley et de Reed, procède d'une vision manichéenne du conflit des
cultures où le noir et le blanc sont les marques de deux notions anti-
nomiques dont la portée culturelle s'étend dans le temps et dans l'es-
pace pour donner au conflit une dimension mythique et métaphysique.
Comme chez les romanciers post-modernes,
la culture occidentale est
perçue comme déshumanisante dans son manque de sensibilité, de spon-
tanéité et de créativité, dans sa logique cartésienne sclérosante,
son égoIsme et la fragmentation qui la caractérisent actuellement.
Face à tant d'attributs stérilisants, Kel1ey et Reed proposent une
culture alternative afro-américaine dont les caractéristiques essen-
tielles sont la primauté du sentiment et des valeurs spirituelles,
· .. /115
le sens de la communauté et la générosité. Une relation d'intertextua-
lité pourrait être établie avec les romans de la décennie précédente
qui, souvent, présentent des personnages incarnant les valeurs posi-
tives et la vitalité de la culture afro-américaine. Cependant, i l
s'agit d'individus en rupture avec leurs traditions et leur quête
solitaire vouée à l'échec justifie la circularité des romans. La dif-
férence fondamentale entre le roman réaliste et le roman post-moderne
tel que l'incarnent Kelley et Reed est précisément le passage du
héros individuel en quête de lui-même au héros collectif enraciné
dans sa tradition dont i l se fait le porte-parole. La circularité du
roman ne s'impose plus dès lors,
chez ces deux auteurs, puisque leur
objectif n'est plus la représentation d'un cycle infernal mais celle
d'une dichotomie entre les principes noirs comme symbole de vie et
des principes blancs définis comme maléfiques. La structure des romans
obéit à cette dichotomie qui s'interprète à divers niveaux dans une
relation d'équilibre entre des attributs et des symboles antinomiques.
En fait,
le post-modernisme de, Kelley et de Reed et le mo-
dernisme d'Ellison ainsi d'ailleurs que le naturalisme de Chester
Himes ou de Richard Wright se situent dans une relation intertextuelle.
Vun.6O!td.6 Tltavm Evvz.ywhvz.eJ.J
par exemple, est le fruit de la combinaison
d'une esthétique impressioniste et fragmentaire et d'une structure
circulaire. La contribution de Kelley au roman afro-américain contem-
porain est une expérimentation linguistique ayant abouti à la création
d'un langage original qui, sans s'écarter vraiment de l'argot du
· .. /116
ghetto, reste toutefois indépendant d'une prose "jazzée". Ceci rejoint
la conception de l'écriture chez Reed qui estime qu'au plan de l'ima-
ginaire, le nationalisme noir des années soixante ne saurait se tra-
duire sans le recours aux formes d'expression typiquement noires-
américaines,
à savoir le blues,
le jazz ou encore un nouveau genre
littéraire ne tenant pas compte des normes occidentales du récit
centré sur la causalité, et donc permettant à l'auteur de faire de son
oeuvre ce qu'il veut,
il s'agit d'une représentation cohérente de la
réalité afro-américaine dans un contexte chaotique.
L'oeuvre de Kelley illustre les trois tendances du roman
noir-américain contemporain.
A Vi66eJte.n.t VJW.mmeJt
S'apparente à une fable
néo-faulknérienne dans laquelle la vision mythique d'une Afrique glo-
rieuse se concrétise à travers le personnage de l'Africain dont les
descendants résistent à l'oppression en quittant brusquement et en
masse, le Sud profond. La structure circulaire du récit fait penser
à Faulkner dans
M l Lay Vying
tandis que l'usage de l'énigme dans le
deuxième chapitre témoigne de l'influence de Ralph Ellison dans
Inv-iAible. Man.
La tradition orale renvoyant au mythe des origines afri-
caines inspire la légende du colosse africain qui oppose une résis-
tance farouche à ses poursuivants pour éviter la capture et l'humilia-
tion de la servitude
i l se laisse abattre plutôt que de se soumettre,
Enfin, ce roman marque la fin de la tradition du mélange des races
en illustrant l'opposition entre le planteur Dewey Willson prêt à
... /117
affronter son' passé et son bâtard, Tucker Caliban qui se détache sym-
boliquement de la terre en la semant de sel et en tuant ses bêtes.
Vem se situe dans l'Amérique urbaine et présente une satire
des préjugés raciaux et sociaux de la bourgeoisie blanche à travers
une intrigue basée sur la naissance, dans une famille blanche, de
jumeaux dont l'un est noir et l'autre blanc. Les épisodes de bandes
dessinées et de retournements de situations qui forment la trame du
récit sont des procédés que Reed reprendra pour les amplifier. Le
personnage de l'escroc dans les contes africains est incarné par Hondo,
l'arnaqueur du ghetto qui, dans ce roman, est érigé en héros culturel.
La technique de fragmentation utilisée dans
Vun6ond6 Tnav~
Ev~ywh~~
ainsi que les divers niveaux de conscience qui y sont re-
présentés témoignent de l'influence de Joyce dans l'expérimentation
au niveau de la langue. Le nouveau langage élaboré par Kelley tire
son caractère fragmenté de l'usage des polyvalences sémantiques,
d'assemblages verbaux et de déplacements de sens dont la meilleure
illustration est le discours du professeur qui commence au chapitre 8
et sur lequel nous reviendrons. Le souci de représenter graphiquement
ce langage fragmenté conduit à l'adoption d'une écriture où se trouvent
associés transcriptions phonétiques, dialectes noirs et anglais stan-
dard. Les nombreux emprunts à Joyce n'empêchent pas le jeu verbal
auquel se livre Kelley de demeurer profondément noir-américain dans
la mesure où le dialecte noir est la référence privilégiée de l'auteur.
· .. /118
Avant Kelley,
les écrivains noirs traduisent dans leurs
oeuvres les conséquences individuelles du conflit racial à travers
les réactions ambigUes du Noir confronté à une communauté blanche où
i l subit une agression psychologique permanente.
Ils présentent essen-
tiellement les problèmes d'identité qui se posent individuellement
au Noir. Alors que Chester Himes se montre fasciné par le conflit in-
térieur qui déchire l'homme partagé entre sa négrité et son américa-
nité, Paule Marshall met l'accent sur le drame intérieurement vécu
par l'individu noir et Ernest Gaines lève le voile sur le traumatisme
suscité chez le Noir par ces problèmes individuels.
Avec Ralph Ellison, Alice Walker et William Melvin Kelley,
la thématique du roman afro-américain passe de la description des
conséquences individuelles de l'oppression raciale à l'étude d'un
choix de comportement. Les oeuvres de ces trois auteurs sont construi-
tes autour d'un type de réaction du Noir qui s'apparente à un choix
politique. On y observe tout un éventail d'options possibles dans
l'assertion de l'identité noire allant de l'équilibre à l'échec en
suggérant des solutions variées. L'oeuvre de Kelley se distingue par
son option,
à savoir l'affirmation de l'identité par le biais de
l'ethnicité africaine. Nous reviendrons sur ce point.
2 - William Melvin Kelley et le Black Art Movement
Durant la décennie des années soixante, une nouvelle prise
de conscience se manifeste au sein de la communauté noire. Les
· .. /119
leaders politiques qui apparaissent sont des nationalistes extrémistes
convaincus et pour qui l'heure de l'affrontement et de la rupture a
sonné. Pour eux,
i l n'est plus question de s'en remettre à l'esprit
démocratique de la Constitution et de compter sur le libéralisme
blanc pou~ gagner la bataille de l'égalité civique. A présent, il
appartient aux Noirs eux-mêmes de prendre en charge la révolution par
la reconversion des mentalités dans les deux camps antagonistes. Il
s'agit surtout de chasser les automatismes culturels sclérosants qui
ont transformé Noirs et Blancs en robots. Les nouveaux dirigeants
nationalistes s'adressent directement à la communauté noire pour lui
dire que le ferment de la révolution se trouve en elle, intimement
lié
à l'essence humaine de chaque individu qui, de ce fait,
possède
les potentialités intrinsèques d'oeuvrer efficacement au changement
qu'il souhaite, ce qui fait dire à Don Lee:
The new leadership is us. Each one of us.
We as a body of one will have to reflect
that which should be, that which is
necessary. Too often werve assigned roles
to our "leaders". We must now assign these
roles to ourselves. We must become the
Malcoms, DuBois and NKrumahs of to-
morrow.
(1)
En fait,
i l s'agit de tuer le spectre de l'aliénation en
forcant le Noir à s'interroger sur lui-même, sur sa condition et à
rétablir avec sa conscience le dialogue interrompu par les contin-
gences d~un environnement social matérialiste qui n'encourage pas
(1)
Don Lee,
"What Lies Ahead for Black America",
Ne..glto Vige.J.Jt,
Novembre 1969, p.
12
· .. /120
l'introspection, seule source d'improvisation. Pour les nouveaux
dirigeants nationalistes, le Noir doit cesser de se définir simplement
par rapport à un parti politique ou une quelconque organisation,
pour s'assumer non seulement en tant qu'être humain digne, mais aussi
en tant qu'individu libre d'exercer son droit à la différence. C'est
dans ce sens que Don Lee met en garde ses frères de race et leur dit
We are black men and black women.
Human
beings. We cannot must not be forced to
become something unatural such as organi-
zational robots. Each organization . . .
demands of its members that they reflect
that organization and not necessarily
black people.
(2)
Toutefois, le changement des mentalités correspond simple-
ment à une étape dans le processus de libération du Noir. Une fois
libéré de l'esprit de dépendance, i l doit donner la preuve qu'il est
capable de conduire son destin.
Il lui appartient d'imposer sa valeur
par des actes concrets. Stokeley Carmichael se fait le porte-parole
pertinent du nationalisme noir des années, soixante lorsqu'il écrit :
The point is obvious : Black people must lead
and run their own organizations.
Only Black
people can convey the revolutionary idea that
Black people are able to do things themselves.
Only they can help create in the cornrnunity
an aroused and continuing black consciousness
that will provide the basis for political
strenght.
(3)
(2)
Don Lee, Op. Cit., p.
13
(3)
Stokeley Carmichael and Charles V. Hamilton,
Bfuc.k. PoweJt,
Random House, New York,
1967, p. 46
. . . /121
Ces propos indiquent clairement que les révolutionnaires
sont conscients du potentiel politique que représente la communauté
noire; mieux,
ils n'ignorent plus que le poids politique du groupe
noir est un atout puissant dans la bataille pour l'égalité. Le travail
des dirigeants semble donc se réduire désormais à l'information, à
l'éducation et à la "conscientisation" des masses, car sans elles, i l
ne saurait y avoir de véritable changement. Malheureusement, tous les
dirigeants ne l'ont pas compris ainsi ou s'ils l'ont compris,
ont mal
organisé leur action. C'est ainsi qu'au plan de la méthode,
l'on décèle
des divergences, tandis que l'objectif reste commun à tous: i l
s'agit de reconquérir la dignité humaine de la race noire et son droit
à l'auto-détermination. Les armes de la violence ou de la non-violence
ne procèdent donc en fait que d'approches différentes chez les mili-
tants politiques, et l'on retrouve ces mêmes divergences dans le champ
artistique et littéraire.
Livrée au niveau de l'imaginaire et traduite en mots, images
ou symboles, la bataille pour le Black Power a conduit à la nécessité
de créer une esthétique qui se veuille à la fois d'enracinement dans
les valeurs culturelles noires, et d'ouverture sur le vécu. Car l'écri·
vain noir-américain est, par définition, en conflit permanent avec
sa société, d'où l'écriture ambiguë qui, de la période des "Negro
spirituals" et des chants d'esclaves à celle de la littérature inté-
grationistc, en passant par les poètes de la Renaissance culturelle
des années vingt,
a caractérisé la production littéraire noire-
..• /122
américaine. pour les écrivains et artistes de la Renaissance de l'Art
Noir (Black Art Movement),
"soeur spirituelle" du mouvement Black
Power, i l fallait attaquer la littérature noire traditionnelle au
niveau de la forme et du langage, en bousculer les structures pour
l'amener à refléter l'idéologie révolutionnaire qui la sous-tend.
La définition de Ron Karenga à ce propos est édifiante
Black art,
like everything in the Black
community, must respond positively to
the reality of revolution.
It must become
and remain a part of the revolutionary
machinery that moves us to change quickly
and creatively. We have always said and
continue to say, that the battle we are
waging now is the battle for the minds
of Black People . . .
It becomes very
important, then, that art plays the role
i t should play in black survival and not
big itself down in the meaningless madness
of the Western World.
In order
to avoid this madness, black artists
and those who wish to be artistic must
accept the fact that what is needed is
an aesthetic,
a black aesthetic, that is
a criteria for the validity
and/or
beauty of a work of art.
(4)
La conception de l'art au service exclusif du politique est
ici clairement affirmée, marquant toute la démarche artistique des
tenants du Black Art Movement. Baraka en tête,
cette tendance "dure"
du mouvement conçoit l'oeuvre d'art comme une arme dangereuse, dont
la charge mortelle doit être suggérée par le ton,
les représentations
symboliques, les images,
les mots et les structures employés. Tout en
(4)
Ron Karenga,
The. Ma.c.1<. Ae-6,thelic., Doubleday, New York, 1972, p.31
· .. /12 3
partageant l'idéologie de cette tendance, Kelley s'en démarque par
son attitude rigide et obstinée face à l'idée de la fusion du mouve-
ment politique Black Power avec celui, artistique, des Arts Nègres.
c'est le poète Larry Neal, l'un des chantres et porte-parole passionné
du mouvement qui confie avoir trouvé "le dialogue avec Melvin très
difficile en ce qui concerne la création d'une esthétique noire" (5) .
Mais c'est le même Larry Neal qui avoue : "1 always felt that Melvin
is a good writer who deserves attention,,(6). Il est clair que son
refus de se conformer à un dictat n'a pas empêché Kelley d'être un
écrivain maintes fois primé et mieux, admiré de ses pairs même s'ils
ne partageaient pas sa conception du rôle de l'artiste et des fonc-
tions de l'art.
Chez Kelley, le rOle de l'artiste noir face au problème
racial se réduit à ses efforts constants pour "motiver" les masses
pour le changement de leur condition. Pour cela il faut, selon Kelley,
donner à ces masses la possibilité de se découvrir, d'identifier leurs
besoins et leurs aspirations, enfin de définir leur identité. Il
s'agit d'une quête de l'identité qui doit commencer par l'enracinement
dans l'héritage culturel noir et aboutir dans l'affirmation de la
specificité de la race noire. Mieux, cette spécificité doit être pro-
clamée triomphalement face à une civilisation occidentale en décadence.
c'est pourquoi Kelley s'élève contre l'élitisme et le philistinisme
(5)
Entretien avec Larry Neal, Juillet 1977
(6)
Ibid.
... /124
bourgeois qui caractérisent l'Intelligentsia noire, et s'emporte pour
inviter ses pairs à retourner au ghetto, à renouer avec les valeurs
du peuple noir des profondeurs.
Kelley estime que la première phase d'une telle entreprise
est de libérer le Noir de l'obsession de sa couleur (color hang-up),
qui maintient chez lui, sans qU'il en soit forcément conscient, le
complexe et le mythe de son infériorité, ainsi que sa dépendance
envers l'idéal blanc. Le phénomène de l'obsession de la couleur réduit
en effet le problème de la question raciale au problème de l'inéga-
lité civique perçue, par le Noir, comme le corollaire de son indignité
raciale; être l'égal du Blanc au niveau des droits civiques devient
dès lors, à ses yeux, l'unique critère de son émancipation. Kelley,
quant à lui, estime qu'une victoire aussi limitée dans le temps et
dans l'espace qu'une victoire politique ne saurait être le vrai triom-
phe du peuple noir, car elle ne le libère pas du phénomène d'aliéna-
tion qui frappe la société matérialiste et raciste. Pour Kelley,
l'attitude des militants extrémistes est pleine de contradictions,
qu'il dénonce en se reférant à l'exemple de Baraka
Baraka is living a contradiction which
he is weIl aware. He is teaching in an
Arnerican University at the sarne time as
he is talking ... He is not always Arniri
Baraka, spewing forth revolutionary
poetry. When he is Arniri Baraka, he is
often very impressive and often very
truthful. But it is not the sum totality
of Arniri Baraka. There is still sorne
Leroi Jones in him yet. It's the emphasis.
· .. /125
l think that Baraka has chosen more to
speak to the oppressor than l
have.
(7)
L'engagement de Kelley est davantage un acte de culture,
une manière d'être, qui remet en question l'existence même de l'édi-
fice raciste, que les militants politiques se bornent à vouloir démo-
lir physiquement.
Son objectif est la destruction de l'Amérique racis-
te comme fondement idéologique de la discrimination raciale. Or,
se
bat-on contre des idées avec de::'> fusils et des canons ? Toute la
question est là : la reconversion des mentalités dans les deux camps
antagonistes est la clé du changement, et si les Noirs sont conscients
qu'ils doivent s'atteler à cette tâche,
i l leur faut entreprendre la
seule activité qui consiste à forcer les Blancs à les percevoir selon
l'image qui correspond à leur idéal à eux. Inutile pour parvenir à
cela d'appeler à la violence; inutile encore de s'adresser à l'op-
presseur et de lui"dire ce qu'il sait déjà fort bien"(8).
La révolution préconisée par Kelley se veut une oeuvre en
profondeur, suivant une logique " s o uteriaine",
à l'instar de celle
des premiers esclaves fugitifs qui ont emprunté, avec succès,
le ré-
seau clandestin. Elle ne peut donc pas se faire dans l'affrontement
brutal et le tumulte qui, d'ailleurs, ne font que confirmer les thèses
fabriquées par les racistes, et qui consolident le mythe de l'infério-
rité noire. En bref, Kelley estime que l'acte violent n'est pas révo-
lutionnaire, et i l se refère encore à Baraka pour dénoncer la futili-
té du verbe violent
:
(7)
W.M. Kelley, Entretien d'AoQt 1980
(8)
Ibid.
· .. /126
l think that people confuse the dirty words
with the revolutionary doctrine. This is
perhaps a fault in the very same way, because
l did not espouse quite a harsh political view
or revolutionary view in my writings: people
will think that l am not Baraka. Baraka and
".
l sitting together would disagree about very
little.
(9)
c'est l'aveu que, comme Baraka ou Larry Neal et d'autres
encore, Kelley veut aussi transmettre le message révolutionnaire que
l'Amérique raciste est un monde à détruire. Mais en même temps, il
exige la liberté de mener sa tache comme il l'entend, de la manière
qui répond le mieux à son tempérament et, il cite l'exemple de Claude
Mc Kay qui, dans le poème 16 We. Mu.6t Vie.,
emprunte une forme d' expres-
sion occidentale (le sonnet) pour transmettre des idées on ne peut
plus révolutionnaires. Ce poème est en effet un appel passionné à la
reconquête de la dignité humaine au lendemain de l'abolition de l'es-
clavage: il s'agit pourtant d'un sonnet qui est une forme esthétique
occidentale et blanche. Pour Kelley donc, la forme de l'oeuvre importe
peu, mais si elle choque la sensibilité d~s autres, elle "peut faire
le jeu du Blanc raciste". Parlant de Baraka, Kelley explique:
l think people object to Baraka because of
his revolutionary use of language more than
his revolutionary ideology. He wrote poems
like Robert Hayden or like Countee Cullen
or Claude Mc Kay. Who could be more revolu-
tionary than Claude Mc Kay in 16 We. MU.6t Vie. ?
He was so revolutionary that Winston Churchill
read it in the house of Commons to inspire England.
(9)
Entretien d'AoUt 1980
· .. /127
l
don't know if he knew that a Black man had
written i t . He might have. Claude Mc Kay was a
Jamaican, but he decided to write revolutionary
writing in the sonnet forme
(10)
Ces propos mettent en évidence la démarche révolutionnaire
de Kelley : si l'artiste noir produit une oeuvre admirable au point
de servir de modèle ou de r~f~rence à des hommes soucieux du progrès
de l'humanité, i l s'octroie spontanément le droit et le mérite d'être
présent au rendez-vous de l'universel. C'est dire que pour Kelley,
l'ennemi à abattre n'est pas l'homme blanc, mais plutôt l'ensemble
des automatismes culturels qui emp~chent le dialogue des consciences.
c'est pourquoi Kelley prêche d'abord l'enracinement en soi,
aux fins
de se mieux connaître, pour ~tre dès lors en mesure de contrôler sa
marche vers les autres et ceci, dans le but de construire avec eux,
un monde de paix, dans le respect mutuel
et, pourquoi pas, dans la
fraternité.
La démarche est subtile, c'est incontestable;
le proces-
sus révolutionnaire est long, on en convient et c'est peut-être là
qu'il faut chercher l'explication du m~nque de communication qui a
existé entre Kelley et ses frères militants politiques du Mouvement
des Arts Nègres.
3 - L'option définitive
Placée en épigraphe au début de son roman A Vi66eJtent VJtummeJt,
se trouve la déclaration de Henri David Thoreau contre le conformisme
(10)
Entretien d'AoOt 1980
· .. /128
aveugle
à laquelle il doit son titre(ll).
Les propos de Thoreau résument le credo de Kelley :
l'homme
qui se conforme, dans la contrainte, au point de vue des autres, est
soit un lâche, soit la victime impuissante d'un Etat tyrannique(12) .
Dans les deux cas, i l est un être déséquilibré, déchiré et aux prises
avec le malaise existentiel caractéristique des déracinés. C'est
précisément ce mal qui frappe le Noir qui, dans la société américaine
moderne, est doublement aliéné: i l subit, d'une part,
le poids de
l'héritage des ancêtres captifs, et d'autre part,
les méfaits sur
l'homme de la civilisation matérialiste. C'est là qu'il faut chercher
le noeud du problème racial qui, selon Kelley, ne disparaîtra pas
avec la victoire de la lutte pour l'égalité car,
répétons-le, ses
véritables racines se situent au niveau de l'esprit. Si donc, i l
s'agit d'une guerre idéologique,
la voie royale n'est autre que le
procédé de la persuasion. Mais est-il possible de convaincre quelqu'un
de quoi que ce soit,
lorsque l'on vit soi-même une contradiction,
lorsque l'on doute de sa valeur intrinsèque,
lorsqu'on n'est pas fier,
incapable de s'assumer? Kelley a peut-être raison de dire que la
démarche de Baraka n'est pas crédible, parce que ses propos violemment
révolutionnaires ne correspondent pas à son mode de vie qui reste
foncièrement "petit bourgeOis,,(13)
(11)
Henri David Thoreau,
Wa1.d en., Op. Ci t .,
(Voir P.
de cette étude)
(12)
Entretien d'AoOt 1980
(3)
Ibid.
... /129
Il ne s'agit donc pas de rejeter l'ensemble des valeurs
de la culture blanche, mais seulement celles qùi sont aliénantes, à
savoir les idéaux de la bourgeoisie matérialiste, et c'est pourquoi
Kelley aime se reférer aux écrivains noirs d'hier et d'aujourd'hui,
sans fracas,
sont entrés dans l'histoire pour servir d'exemple.
Lorsque Churchill citait Claude Mc Kay devant le Parlement anglais,
i l ignorait qu'il s'agissait d'un Noir, ou alors i l donnait la preuve
que l'apparence physique de l'individu n'a rien de déterminant; seules
ses idées doivent constituer
une référence.
De même,
si le message de Claude Mc Kay dans le poème In w~
/Itl.-6t Vi~
a été bien perçu au point d'inspirer d'autres hommes, vivant
sous d'autres cieux, dans leur marche vers le progrès, c'est parce
qu'il est parvenu à toucher l'âme universelle de l'humanité. Alors la
coloration culturelle de la forme adoptée n'importe plus guère,
puisque le message a été si efficacement transmis .
. Ce que réclame Kelley, c'est la liberté de l'artiste dans
la conception de son oeuvre.
Il veut que l'artiste puisse assumer sa
propre vision de l'ordre des choses,
choisir le matériau de son oeuvre,
sans devoir renier,
comme Baraka, une partie de sa réalité propre.
Kelley se définit comme un homme modéré -
"gentle" - dans ses choix
et dans ses rapports avec les autres, et c'est pour cette raison que
Langston Hughes fait partie de ses "maîtres", parce que cet écrivain
universellement apprécié avait "a gentle way of stating his case,,(14)
(14)
W.M. Kelley,
Entretien de Juillet 1977
... /130
Tout en partageant donc la doctrine révolutionnaire qui
émane de l'oeuvre de Baraka, Kelley se sent plutôt attiré par la
démarche artistique de Langston Hughes dont i l admire le sens du dé-
passemen~, qui lui a permis de faire passer son message à un public
plus vaste, plus diversifié que l'oppresseur. De plus,
les motiva-
tions et le choix des thèmes dans l'oeuvre de Langston Hughes main-
tiennent son enracinement dans sa communauté et sa pleine conscience
des réalités du milieu socio-culturel dans lequel i l vit. Enfin,
il
a davantage utilisé son art pour traduire l'esprit de son temps, et
surtout, pour parler de son peuple à son peuple choisi comme tremplin
pour adresser son message à tous les hommes de la terre. Comparant
l'oeuvre de Langston Hughes à celle de Richard Wright auquel Kelley
reproche de trop insister sur les aspects négatifs de la communauté
noire, ces aspects que les Blancs racistes aiment voir,
i l déclare:
l would say that the more rounded view of
Afro-Arnerican life is found in Langston
Hughes, whom l
consider perhaps our greatest
writer of this century at least, perhaps
of aIl times so far.
Langston' had everything.
He showed us in aIl our aspects, whereas
l
think that Richard Wright showed us in the
aspect in which white people most wanted to
see us. To a certain extent, he therefore
played the racist garne.
(15)
En somme,
i l s'agit pour Kelley de ne pas tomber dans le
piège du racisme à rebours.
Il est plutôt question de dépasser l'es-
prit de faction,
les intégrationistes d'un côté,
les séparatistes de
(15)
Entretien d'Aont 1980
· .• /131
l'autre, et de faire comprendre à chaque individu
qu'il doit oeuvrer
pour que les termes "intégrationisme" et "séparatisme" deviennent
surannés et sans fondement.
c'est ainsi que l'ensemble de l'oeuvre de Kelley est bâti
autour d'un projet principal: détruire le mythe de la suprématie
blanche par une action en douceur,
faite de suggestions et d'apports
de preuves concrètes pour qu'insensiblement,
la vérité se glisse dans
les esprits. Les stéréotypes habituels seront donc proscrits, remplacés
par des personnages aux prises avec les nécessités fondamentales de
la vie. Depuis le retour aux sources africaines pour la recherche de
l ' identi té dans
A V,[66eJl.e.nt VJtUmmeJl.,
jusqu'à l'affirmation de l ' authen-
ticité , source de l'art qui se veut universel, dans
VU~60~M T~av~
EveJl.ywheJl.U,
Kelley expose calmement, dans la plus grande sérénité,
avec des exemples pertinents à l'appui, sa conviction que la suprématie
n'est qu'un mythe.
Dans la période d'activisme po~itique et de fièvre sépara-
tiste des années soixante, l'attitude modérée de ce militant des droits
de l'homme est très vite apparue suspecte. Les "durs" du Mouvement
des Arts Nègres de l'époque se sont en effet heurtés au non-conformisme
d'un Kelley soucieux de rester égal à lui-même, c'est-à-dire le fa-
rouche défenseur du libre-arbitre et l'ennemi inconditionnel de toute
forme de violence. C'est par respect du concept de la non-violence
qu'il s'est démarqué du mouvement, et qu'il a choisi de s'exiler
· .. /132
pour, explique-t-il, attendre que la fièvre descende
... During those events in the sixties, dit-il,
I went up there in Harlem when LeRoi-Baraka
was there with the Black Arts thing and I went
and volunteered my services and we could never
corne to an agreement about what I would do.
Then,
after that, Malcom X got killed. When
he got killed,
I said "Time to go 1"
(16)
En fait donc,
ce n'est pas un conflit au sein du groupe
des artistes du mouvement qui a poussé Kelley à l'exil. Ses raisons
sont bien plus profondes et procèdent d'une appréhension différente
du climat social des années soixante. partageant l'idée fanonienne
que la violence appelle la violence et installe un cycle infernaL et
destructeur, Kelley appréhende une ère de génocide, et son départ en
exil devient ainsi une sorte de réflexe de survie, ce qu'il ne nie
pas
I did not want to make my wife a widow
at that point.
If they were going to
start shooting,
I was going to run. Mao
Tse Tung says that when the ene~y attacks
retreat. When the enemy stops, attack.
(17)
L'exil n'est donc qu'une"retraite stratégique", et cela
est d'autant plus vrai que Kelley a utilisé son séjour à l'étranger
pour enrichir sa vision et affQter ses instruments de combat. Lorsque
le climat de violence, durant la décennie 1960-1970, atteint son pa-
roxysme avec l'assassinat de Malcom X, Kelley juge bon de s'éloigner,
(16)
Entretien d'AoQt 1980
(17)
Ibid.
· .. /133
car l'assassinat de ce leader charismatique des masses noires, dan-
gereux adversaire du pouvoir en place, est peut-être le début du
génocide qui,
selon certains sociologues de l'ère moderne, menace
d'engloutir toute société à composantes antagonistes (18) . Kelley
insiste :
l
never had any arguments with anyone during
those events in the sixties .•. l
left because
l
saw America going down a path that l
did not
want to take with it. That is to say, i t was
getting very violent, and l
didn't feel that
l
wanted to make my wife a widow
50 r
left.
(19)
-=0-=0=-0=-
(18)
Consulter l'ouvrage de Henri Laborit,
La. Nouve..U.e. GJL.i.ile.,
Editions Robert Laffont, Paris,
1974, p.p.
334-336
(19)
Entretien d'AoUt 1980
· .. /134
CHA P I T R E
C l N Q
LE
PERIPLE
KELLEYIEN
OU
LA
QUETE
DE
L'AUTHENTICITE
Chez Kelley,
les motifs de l'exil ne se résument pas au
besoin de se libérer des contraintes qui, dans la société oü i l vit,
gênent, à son avis,
le génie créateur de l'artiste noir.
Il s'agit
davantage de se démarquer d'un contexte hostile, afin de mieux cerner
les réalités, pour le combattre efficacement. Car i l ne faut pas
oublier que l'entreprise artistique de Kelley est un acte révolution-
naire, qui vise le changement total et qualitatif de la société
américaine, et que les options qu'il fait sont autant d'éléments qui
jalonnent la route vers ce but précis. Comme le remarque le critique
Herbert Lottman, Kelley est de ces écrivains noirs engagés qui esti-
ment que pour le Noir-Américain,
l'Amérique ne doit pas être le
cadre unique du combat révolutionnaire. L'.action pour le changement
doit se poursuivre partout oü se rend l'homme noir, qui doit mettre
à profit les enseignements reçus dans d'autres contextes, pour être
en mesure d'agir plus efficacement sur son propre milieu. (1)
Il s'agit donc de se rendre utile à
la révolution, oü que
l'on se trouve, par la recherche de nouveaux éléments d'analyse de
(1)
Herbert Lottman,
"The Action is Everywhere the Black man goes",
The New YO!lJz Lime Boo"- Review, April 21, 1968, p. 48
· .. /135
soi d'abord, du problème noir ensuite, et cela dans la perspective
d'élaborer une stratégie de lutte efficace contre le système oppres-
sif. Car, observe Kelley, dans le contexte américain, il n'est guère
facile à l'homme noir, moins encore à l'intellectuel noir et bourgeois
de se définir une identité propre, ou de définir certains états d'âme
que Kelley appelle "certaines choses que je ressens dans les profon-
deurs de mon être"(2). La raison en est bien simple: la culture oc-
cidentale ne lui fournit pas les signes et les symboles capables
d'exprimer l'authenticité de son âme noire. Pire, la quête de la
personnalité noire est une entreprise insensée, dès lors que l'idée
d'une personnalité noire authentique relève du domaine de l'utopie,
et n'existe pas dans la conscience collective des Américains.
C'est cette certitude de la "néantisation" prochaine de la
personnalité noire qui motive Kelley dans sa quête d'authenticité,
dont l'exil n'est qu'une des multiples étapes. Le périple est en fait
une progression vers les origines africaines, ce retour aux sources
pour l'exploration de l'histoire nécessaire à la compréhension de
soi.
Kelley avoue que Rome, Paris et Kingston ne sont en réalité
que les différentes étapes d'un pélerinage à la terre des ancêtres (3) ,
à la recherche de cette connaissance et reconnaissance de soi sans
(2)
Propos de Kelley rapportés par Herbert Lottman dans "The Action
is Everywhere the Black Man Goes", idem, p. 48
(3)
Entretien d'Aoüt 1980
· .. /13 6
laquelle i l ne peut y avoir d'authenticité. Or, sans authenticité,
i l ne peut y avoir d'art vrai. C'est peut-être pour cette raison
que Kelley ne peut résister à l'imp&rieux besoin d~~tiliser la tra-
dition orale africaine dont i l dit qu'il "la sent franchir l'espace
et le temps dans une inexorable progression vers lUi"(4).
1 - L'épisode italien, ou la conscience de couleur éliminée
En compagnie de sa femme Karen, Kelley passe une année à
Rome (1963 -19 6 4) .
Avant de s'embarquer pour Rome, Kelley est déjà fort cons-
cient qu'être noir en Amérique correspond à un concept artificiel,
bâti autour du dogme de l'indignité de la personnalité noire. Dans
l'univers raciste en effet,
le Noir répond à une image mythique, qui
n'est autre chose que la projection de l'idée que l'esclavagiste ou
le dominateur veut avoir de lui. Il correspond au portrait du colo-
nisé que retracent certains sociologues de l'oppression(5), notamment
Albert Hemmi qui écrit :
Ce qu'est véritablement le colonisé dans sa
réalité importe peu au colonisateur.
Loin de
vouloir saisir le colonisé dans sa réalité,
i l est préoccupé de lui faire subir cette
indispensable transformation.
(6)
(4)
Propos de Kelley rapportés par H. Lottman, Op. Cit., p.
48
(5)
Consulter à ce propos l'ouvrage de A. Gardiner et L. Ovesy
The. MaJlk 06 OppJteMion, A P-6yc.hoiogic.ai. study 06 the. Ame.Jtic.an Ne.gJtO,
Cleveland, World,
1962
(6)
Albert Memmi,
Po!LtJr..aj,t du Coion-L6ê. -6u.iv-t de. c.e1.t.U du Coion-L6aiteuJt,
Payot, Paris,
1973, p.
117
· .. /137
Il apparaît que la réalité humaine du Noir est "néantisée"
pour permettre au dominateur de créer ce nouvel être qui l'arrange,
parcequ'incarnant le prototype du "bon nègre de service", simple
d'esprit et bouffon, irresponsable et
inconscient au point de justi-
fier,
voire de permettre de rationaliser la condition qui lui est
faite.
Il est "exploité" pour son bien, et il le croit: i l incarne
le phénomène du "house nigger ll qui,
selon Malcom X, s'identifie à
son maître au point de ne concevoir de meilleur univers que celui
de la domination blanche perçu alors comme celui du salut. Ainsi,
dans la société américaine moderne,
le Noir continue d'être perçu à
travers le miroir de l'esclavage,
i l se trouve lié à son "maître"
comme par un cordon ombilical qui symbolise son incapacité à se
prendre en charge:
ce lien garantit la perpétuelle dépendance du
"nouvel être noir" souhaitée par le dominateur,
acceptée par la socié-
té de couleur en général et vécue par le Noir lui-même : i l est alors
la victime inconsciente du phénomène de l'acceptation d'un moi en
dehors de lui, parceque fabriqué pour l'asservir et le contrôler.
L'explication d'Albert Memmi à ce sujet est pertinente
Souhaité,
répandu par le colonisateur, ce
portrait mythique et dégradant finit,
dans
une certaine mesure, ?ar être accepté et vécu
par le colonisé. L'idéologie d'une classe
dirigeante, on le sait, se fait adopter
dans une large mesure par les classes dirigées ...
En consentant à cette idéologie,
les classes
dominées confirment d'une certaine manière
le rôle qu'on leur a assigné.
(8)
(8)
Albert .Memmi,
Op. Cit., p.
125
• .. /138
Faut-il dès lors répéter que Kelley ne milite pas pour la
cause de cet être factice du Noir qui, en sa nouvelle qualité de
sous-homme ne peut prétendre à aucun droit humain ? Au contraire i l
s'agit, pour Kelley, de sortir le Noir de cette situation objective
d'opprimé,
où ses droits dans tous les domaines de la vie sociale lui
sont refusés; en cela i l rejoint le combat de W.E.B. DuBois, et de
tous les chantres de la Renaissance de Harlem des années vingt.
Pour DuBois en effet,
i l fallait effacer dans l'esprit des
Blancs, comme des Noirs,
l'image du "Nègre-enfant-taré", frappé de
cette double conscience fort pénible que DuBois assimile à "ce senti-
ment étrànge qui déchire l'être humain noir en deux consciences anta-
gonistes" (9) . Toutefois,
la stratégie de DuBois s'articule essentiel-
lement autour d'une relecture de l'histoire qui campe l'image authen-
tique d'une Afrique qui, par sa civilisation et ses valeurs culturel-
les, se suffit à elle-même. Ainsi naît chez le Noir le désir d'être
lui-même, puis le courage et la fierté d'affirmer sa nouvelle image
d'Africain,
les armes du combat étant L'éducation,
la formation, et
la pression exercée sur l'opinion publique et le Gouvernement.
Kelley, quant à lui, veut dépasser cet aspect de la lutte
de libération noire qui,
selon lui, s'attaque simplement aux manifes-
tations extérieures de l'oppression, sans se soucier du fait essentiel
que c'est l'essence humaine du Noir qui a subi le viol ségrégation-
niste.
Il s'agit dès lors de livrer une guerre sans merci aux stéréo-
(9)
Voir à ce propos la réflexion de DuBois dans The. Sout6 06 Bfuc.k Folk.
· .. /139
-types afin de reconquérir l'identité humaine du Noir, et d'assurer
l'intégration de son expérience spécifique dans le courant continu
de l'aventure humaine.
Kelley a une conception de l'histoire qui est différente
de celle des militants extrémistes que sont LeRoi Jones, Larry Neal
ou Ron Karenga. Ces derniers, avec Malcom X, ont en effet adopté le
slogan:
"l'urne ou le fusil",
alors que pour Kelley, i l est question
de renouer avec l'histoire d'êtres humains dont la progression suit
un courant continu que l'on ne saurait interrrompre brutalement sans
ébranler les soubassements du monde en général. Voici ce que dit
Kelley à propos de l'histoire
You have to be real careful when you talk
about the beginning and end of things.
History just goes on;
i t goes from stage
to stage . . . Many people look to apocalypse
of Armageddon, or the end of things. But
l tend to agree in many ways with Eliot :
l
think i t ends with a wimper. l don't think
i t always end with a bang !
(10)
Kelley veut simplement dire que la société américaine con-
temporaine a atteint un degré d'évolution tel, qu'elle est irrémé-
diablement soumise aux lois d'une certaine mutation qui, si elle
n'est pas prise en charge par les hommes eux-mêmes, au mieux de
leurs intérêts, sera un jour le fait de l'implacable déterminisme de
(10)
Entretien d'Août 1980
· .. /140
l'évolution, dont on ne peut prévoir l'effet sur l'humanité. Henri
Laborit,
l'éminent théoricien de la nouvelle grille de références
qui s'impose désormais dans l'étude des sciences humaines, met en
garde l'humanité contre la régression de l'esprit d'innovation.
Laborit pense que dans les sociétés qui ont évolué pour devenir de
grands ensembles,
les hommes doivent se défaire des vieux schémas
socio-culturels et jugements de valeur et adopter une nouvelle atti-
tude mentale ouverte à l'élaboration d'une culture répondant à la
nécessité de réorganiser les divers éléments de l'ensemble, afin de
~ 't
l
'
d
'
t
t '
(11)
leur ev~ er
a pr~son
es anc~ens au orna lsmes
.
Or,
les sociétés régies par les rapports de domination entre
les divers éléments sont généralement réfractaires à un changement
de cet ordre car, explique Laborit:
"Les structures hiérarchiques de dominance,
partout dans le monde, empêcheront que cet
état se réalise. Elles y perdraient leur
dominance':
(12)
c'est ainsi que la société américaine moderne est de celles
qui, de nos jours, attendent "qu'une pression terrible de nécessité,
que le déterminisme de l'évolution" se chargent de les changer. James
Baldwin ne manque pas d'en percevoir les signes
(11)
Henri Labor i t,
La Nouvelle. GJU.ll.e.,
Op. Ci t ., p.
336
(12) James Baldwin,
"Lockridge : the American My th" ,
Ne.w LeadeJt,
10 April,
1948, p.
10
· .. /141
Which America will you have, dit-il, there is America
for the Indians . . . There is America for the
people who settled the country . . . There is
America for the laborer,
for the financier,
America of the North and the South, America
for the hillbilly, the urbanite, the farmer.
And there is America for the Protestant, the
Catholic, the Jew, the Mexican, the Oriental
and that arid sector which we have reserved
for the Negro. These Americans diverge signi-
ficantly and sometime dangerously and they
have much in common.
(13)
S'il est établi que les Noirs doivent rester en Amérique
et considérer le Nouveau Monde comme la terre de leurs ancêtres, i l
leur reste à se redéfinir et à s'insérer dans une tradition d'authen-
ticité noire que leur expérience historique ne leur a pas permis de
créer. Cela signifie que la communauté noire doit se trouver une
identité de groupe, en se redéfinissant par rapport à son histoire
vécue sur le continent américain afin d'être en mesure de façonner
une physionomie d'entité sociale viable, au sein d'une société plura-
liste. Baldwin avait déjà fait le constat du désert spirituel de la
communauté noire, et donné l'avertissement que voici:
Then»: ,U; no pa,th out.
In a group so pressed
down, terrified and at bay and carrying
generations of constructed, subterranean
hostility, no real group identification is
possible. Nor is there a Negro tradition
to cling to in the sense that Jews may be
said to have a tradition; this was le ft
in Africa long ago and no one remembers
i t
now.
(14)
(13) James Baldwin,
"Lockridge : the American Myth",
Op • Ci t ., p.
1 0
(14)
James Baldwin,
"History as Nightmare", New LeadeJt,
25 Octobre 1947, p.
11
· .. /142
Baldwin refuse ainsi tout rôle ou toute référence à l'his-
toire africaine dans la qu~te de l'identité noire-américaine. Pour
lui, i l faut simplement traquer les causes des traumatismes qui muti-
lent la personnalité noire, afin d'aider l'homme noir à se connaître,
à se comprendre,
et à résoudre le conflit intérieur qui le déchire.
Mais s ' i l est vrai que tout homme équilibré est un homme
enraciné, i l convient d'ajouter que dans le cas précis du Noir-
Américain,
l'enracinement ne doit pas s'effectuer en terre d'escla-
vage pour la simple raison que les anc~tres esclaves étaient eux-
m~mes des déracinés qui ont vécu cette situation, mais ne l'ont jamais
acceptée. C'est dire qu'ils ont subi les lois implacables et impé-
rieuses de la survie et, aujourd'hui-encore les Noirs subissent ces
lois sous d'autres formes,
liées aux nouvelles structures économiques.
Pour Kelley,
ces lois sont surtout celles du matérialisme bourgeois
,
' l "
1
N'
' l '
-
t
t
(15)
1
qui contlnue a a lener
e
Olr a
Ul-meme e
aux au res
. l
s'agit donc de lui faire prendre conscience de sa valeur en tant
qu'~tre humain certes, mais aussi en tant que Noir, héritier d'une
civilisation digne de se rendre au rendez-vous de l'universel. Il
s'agit de savoir que les valeurs africaines authentiques ont été
étouffées et remplacées pour les nécessités de l'asservissement, et
qu'il faut les retrouver pour que le Noir puisse devenir cet être
authentique qui, seul, est un être libéré.
(15)
Entretien d'AoUt 1980
· .. /143
La démarche révolutionnaire de Kelley comporte donc deux
mouvements.
Dans un premier temps, i l faudra restituer à l'homme noir
l'histoire des ancêtres glorieux, ce qui servira pour ainsi dire de
tremplin pour apprécier l'univers de l'esclavage. En comprenant ainsi
les mécanismes de l'asservissement à la lumière du passé pré-
esclavagiste,
le Noir sera en mesure de se redéfinir une personnalité
autre que celle qui lui est faite dans le monde des exploiteurs blanc!
y a-t-il meilleur moyen de tuer les préjugés et stéréo-
types avilissants qui perpétuent dans les esprits l'infériorité
raciale des Noirs? L'avènement d'un nouveau Noir,
réhabilité dans
ses dimensions humaines et fier de sa spécificité raciale, voilà le.
premier objectif de Kelley.
Ensuite, i l s'agira de reprendre le fil de l'histoire à
partir de la période de l'esclavage, et de faire revivre au Noir
les traumatismes qui ont fait de lui l'être qu'il est dans la société
américaine actuelle. Mais surtout,
l'entreprise consistera à lui
faire comprendre qu'aujourd'hui encore, i l est la victime inconsciente
de la mentalité d'esclave acquise durant les années d'asservissemnt,
et qui maintient chez lui les automatismes socio-culturels du temps
de l'esclavage. C'est dire que sa situation présente évoque à bien
des égards celle d'esclave dans la mesure où le divorce d'avec sa
conscience nécessaire à son asservissement, demeure un fait réel.
Kelley s'efforce donc de transmettre le message que le Noir, aujourd'
hui, doit utiliser le miroir de l'esclavage pour expliquer sa présente
· .. /145
Lorsque Kelley décide de se rendre à l'étranger, c'est à
priori pour y chercher les aptitudes et les moyens de mieux connaître
et de se rapprocher de ces masses noires déshumanisées qu'il se pro-
pose de réveiller, d'éduquer et de motiver sur la nécessité du chan-
gement. Cet engagement est d'autant plus sincère que partout où i l
se rend,
i l privilégie les contacts avec les gens simples et spontané
qui sont issus des masses qu'il juge non "corrompues" par les exi-
gences de la société matérialist~17~
Ces rapports d'homme à homme qu'il recherche, et oü les
seules différences admises entre les interlocuteurs sont d'ordre eth-
nique OU culturel, Kelley les trouve à Rome. Et dans ses impressions
du séjour italien, i l suggère que la vraie patrie d'un homme est
l'endroit où sa dignité humaine n'est pas remise en question encore
moins bafouée.
Sur le
chemin du retour en Amérique,
après une année à
Rome, qui fut une période de "resourcement" pourrait-on dire dans
l'essence humaine, Kelley songe à sa vie à Rome et ressent comme une
sorte de "mal du pays";
i l avoue:
l
did not really begin to love Rome
until l
left it, until on the way
to New York City from Kennedy Airport.
l
had to go to the neon nightmare
(17)
A Rome, Kelley et sa femme se sont installés au vieux ghetto
juif de la via Portico d'Ottavia.
A Paris,
ils évoluaient dans le milieu artistique du quartier
de Montparnasse et à New York,
ils vivent dans le ghetto de
Harlem.
... /146
of the world's fair;
than l began to
feel what can only be called homesickness,
and a kind of sad resignation, not
because America was ugly and Rome beau-
tiful and l
had to be in America, but
because whenever l
go back to Italy,
to Rome, to the ghetto,
l
know l will
not be the same.
(18)
Ceci est sans équivoque; Kelley est nostalgique de l'Ittalie,
de Borne, non pas pour les beaux sites et le mode de vie des Italiens,
mais pour s'y être senti vivre comme un être humain à part entière,
dont la seule spécificité reconnue est d'ordre culturel; mieux, sa
particularité culturelle ne donne lieu à aucun moment à un quelconque
jugement de valeur. Pour un Noir-Américain militant pour la cause des
Noirs, une telle découverte constitue un puissant facteur d'émulation.
Emerveillé, Kelley remarque
. . . The Italian has the ability to acknoledge
differences between peoples, races, nationa-
lities without making value judgement about
those differences. The Italian, then, does not
treat a Negro as if he were white
: he treats
him as a human being.
(19)
Rome devient ainsi une étape importante dans la quête de
l'identité gui, à son tour, est un jalon essentiel sur la route du
changement. En acquérant la certitude que la couleur d'un individu
n'a pas de valeur intrinsèque et ne représente guère plus qu'une par-
ticularité physique due au hasard, Kelley est conforté dans ses op-
tions et dans son appréciation des conditions du changement en vue
(18)
W. M. Kelley,
"An American in Rome",
Op. Cit., p. 246
(19)
Ibid.
· .. /147
d'un mieux-être de la société américaine. Pour l'avoir aidé à trans-
cender l'image des vieux clichés du bouffon nègre et du Noir bon vi-
vant et fénéant qui, malgré lui,
l'obsède les familiers de chez Sora
Iole
(20)et les gens simples de la via Portico d'Ottavia ont peuplé
le monde idéal dont rêve Kelley. Le voilà donc reconnaissant, et même
plein de tendresse pour ces gens qui perçoivent les Negro Spirituals
par exemple comme une spécificité culturelle et non comme une carac-
téristique ethnique ou raciale.
Ils ont SU transmettre à Kelley le
sentiment qu'il représente une culture, non une race, et c'est pour-
quoi, débarrassé du complexe de sa couleur,
convaincu que sa dignité
n'est en rien menacée, i l s'est improvisé chanteur de Negro Spirituals
pour faire plaisir à ceux de chez Sora Iole;
i l raconte :
. . . When the people at Sora Iole ask me to
sing,
l would down enough wine to make me
forget l was no singer and l would sing
knowing my audience wasn't attempting to
pick away on my dignity.
(21
Lors du séjour à Rome, Kelley acquiert la certitude que
c'est l'acceptation du mythe de son infériorité qui constitue chez le
Noir,
le véritable frein à l'émanciaption et au progrès. Cette con-
viction inspire les nouvelles du recueil Va.n.c.eJL6 On The. Shon». qui, dans
(20)
Sora Iole est le nom de la propriétaire du petit restaurant
de quartier qu'aimait fréquenter le couple durant le séjour
à Rome.
Les familiers de chez Sora Iole sont des gens simples
qui se retrouvent davantage pour être ensemble que pour manger.
(Voir "An American In Rome", Op. Cit., p.
246
(21)
"An American In Rome", OP. Cit., p. 246
· .. /148
la mouvance du combat pour l'éveil de la conscience noire, sont la
tentative de Kelley de camper l'homme noir dans ses dimensions stric-
tement humaines, toute considération de race et de couleur n'inter-
venant qu'incidemment et sans la charge émotionnelle habituelle.
Il est révélateur que c'est pendant son séjour italien que
Kelley rédige et publie séparément plusieurs de ses nouvelles. Sa
conception de l'oeuvre de l'art comme valeur universelle est encou-
ragée par la conviction que la vrai communication entre les êtres
commence et s'opère au niveau des profondeurs de l'aIDe humaine qui,
seule, est le facteur commun qui lie les hommes de l'univers tout
entier. Or en Amérique,
le problème noir procède essentiellement d'un
manque de communication et donc d'incompréhension, non seulement entre
le Noir et le Blanc, mais aussi et surtout entre le Noir et lui-même
en tant qu'être humain, ce qui fait dire à Kelley :
We
(Black people)
don't know what we want
in America. And so, since we don't know,
America continues to give us what they want
to give us.
l think that what we want from
America is probably love. But you can't force
anyone to love you.
(22)
Le message est c l a i r : si l'on ne peut forcer l'amour de
quelqu'un, on peut forcer son respect, voire son admiration, par l'ac-
complissement individuel qui, pour le Noir-Américain, est le seul
acte révolutionnaire.
(22)
Entretien d'AoOt 1980
· .. /149
Fort de cette prise de conscience que le phénom~ne du "color
hang-up" est un frein à l'action révolutionnaire, Kelley quitte Rome
en juin 1964. En route pour les Etats Unis,
i l fait un petit crochet
en Espagne, y passe le mois de juillet. Ensuite i l se rend à Paris,
y séjourne pendant le mois d'août, et c'est seulement en septembre
1964 qu'il "rentre au bercail".
2 - L'épisode parisien: naissance du gont de l'expérimentation
de la langue anglaise.
Rentré de Rome en septembre 1964, Kelley prend un poste
d'enseignant au coll~ge de Genesee. Mais, comme mentionné plus haut,
il ne tarde pas à reprendre la route de l'exil. En août 1965, i l
fait en France un premier séjour de quelques jours. Peu après son
retour, survient la mort de Malcom X qui annonce que la violence reste
encore le signe des temps. Et, Kelley s'embarque à nouveau pour la
France en Avril 1967.
A Paris,
le couple Kelley s'installe à Montparnasse au
milieu d'artistes et d'exilés de divers pays. C'est que Kelley ne
perd jamais de vue son projet révolutionnaire, et le séjour parisien
s'ins~re dans le cadre de la recherche des moyens de mener sa lutte
de la mani~re la plus efficace possible. Les Italiens l'ont marqué
par leur spontanéité et l'ont aidé à se débarrasser du comolexe de
sa couleur, ce qui représente une étape cruciale pour un Noir-
Américain, dans son cheminement vers la perception positive de lui-
même.
· .. /150
L'étape suivante se révèle être celle de la recherche de
l'équilibre de ce "moi noir" accepté, mais encore déchiré dans l'es-
oace culturel oü i l évolue.
Il s'agit à présent de se situer par rao-
.&.
-'~
-
port à son environnement socio-culturel; mais i l est davantage ques-
tion d'être fier de sa spécificité, et d'oser l'affirmer sans com-
plexe. Pour atteindre ce but, Kelley, comme bien d'autres écrivains
et artistes avant lui,
ont choisi le retour aux sources africaines
pour y puiser les éléments de leur fierté raciale. W.E.B. DuBois a
fait l'éloge des ancêtres africains glorieux; Claude Mc Kay et
Langston Hughes ont campé le héros africain digne et fier, tandis
qu'Alex Haley, dans son ouvrage magistral
Roo~,
restructurera dans
le temps et dans l'espace l'âme éclatée du Noir-Américain, et trou-
vera ses racines en terre gambienne. Dans son premier roman, Kelley
obéit à la même impulsion: rendre l'homme noir à son histoire et à
ses racines africaines, afin de lui permettre de retrouver l'équili-
bre sans leauel sa vie n'est au'une errance.
~
~
Toutefois, Kelley ne s'arrête pas une fois l'identité re-
trouvée, car i l ne s'agit pas pour lui de retourner aux sources pour
s'y réfugier. En réalité,
i l mesure et ne perd jamais de vue l'impact
de l'oppression raciale. C'est dire qU'il ne perçoit ses attaches
africaines que comme le support privilégié de la recherche de l'équi-
libre vital dans le milieu américain qu'il ne peut plus renier.
Kelley veut donc dépasser la conception "négritudiniste" du
retour aux sources africaines, qu'il perçoit comme la recherche d'un
· .. /151
tremplin pour se hisser au niveau d'une vision universaliste de la
civilisation et des valeurs culturelles africaines. Sa préoccupation
n'est plus de savoir qui i l est, et d'où i l vient, mais plutôt de
chercher ce que la culture et le peuple africains peuvent apporter
au monde pour le progrès de l'humanité car, dit-il encore
The Wor1d dimensions of
(Universa1)
African
civi1ization do existe l
need on1y mention
seven names to demonstrate the existence
of these dimensions
: 1 - Moses:
2 - Tutan-
Khamun:
3 -
pushkin;
4 - Dumas;
5 - Louis
Armstrong;
6 - James Brown:
7 - Muhammad Ali.
Concerning our awareness of these world dimen-
sions, certain1y we know.
l've never met an
Universa1 African who didn't know that as a
culture, as a people, we possess greatness, cou1d
do great things for ourse1ves and the wor1d . . . (23)
Ke11ey estime donc que tous les Africains qui ont une sen-
sibi1ité un tant soit peu universaliste sont conscients de la valeur
considérable de l'apport africain à la civilisation universelle. La
question de Ke11ey est dès lors la suivante
Possessing greatness and knowing that we possess
greatness, why do we not ~rogress at a more
satisfactory rate ? Why do we now face and
continue to find the tree major prob1em's that
you 1ist ? Why our economic and scientific
underdeve10pment ? Why our cultural a1ienation
(between 1ight and dark)
? And why our continued
dependence
(of our power of initiative, for
our standards of art and 1ife) on the very folks
who put us "in our place" in this on1y wor1d.
(24)
(23)
W.M. Ke11ey,
Lettre à A1ioune Diop, Directeur de la revue
PJté..6(U1.c.e. AÔJU..c.aine.,
Novembre 1979, Annexe N°3 à la fin de notre
étude.
(24)
Ibid.
... /152
Voilà que se pose à nouveau le problème de l'aliénation
culturelle avec son corollaire: l'inertie de l'esprit qui, à son
tour, perpétue la dépendance d'un peuple pourtant fort conscient de
ses admirables potentialités.
Il est clair dès lors que le véritable
combat des peuples noirs asservis,
c'est celui qui peut leur permettre
de se désaliéner d'une culture étrangère gênante pour l'expression
de leur génie créateur, mais surtout parce que la barrière linguisti-
que les empêchent de nouer un dialogue vraiment profond et fructueux.
Kelley ajoute :
We
(Black people)
seem unable to progress
because we do not speak or write the same
language. Because we communicate with each
other in languages that neither of us grew
up speaking, me growing up in New York City
no less than you. Your french no less than
my english.
(25)
Pour Kelley,
l'ennemi à abattre dans le processus de désa~
liénation est donc la langue d'emprunt ainsi perçue comme le signe
même de l'oppression. Privés du moyen le plus snr de s'entendre et
de communier autour d'un idéal commun à cause d'une barrière linguis-
tiques qui diversifie le sens des messages contenus dans les mots
d'une sphère linguistique à une autre,
les Noirs ne sont pas en mesure
de se définir une philosophie vitale, et d'exercer une influence,
quelle qu'elle soit,
sur leur destin. C'est bien ce que déplore Kelley
lorsqu'il se prend à rêver de la situation idéale et s'interroge:
(25)
Lettre à Alioune Diop, Op. Cit.
· .. /153
What if we could quickly and securely reach the
point and agree on sorne goals, each speaking
or writing the same language so that our
linguistic differences become merely personal.
But how to change and forge our destiny if
we cannot feel certain that freedom indeed
means "libert€";
that "vie" and "vida" and
l i f e a l l mean the same thing, or that "noir"
equals black
(from the anglosaxon blaec)
e.qua.t6 the. 0 ppO!.l-ae. 06 wWe., bLLt do es n.ot
e.qual' w-ahoLLt Ught Olt eüJr.;ttj Olt e.vll Olt
wic.ke.d Olt !.la.d Olt !.lutee.n. Olt fuma.i..
And what
do Africans call Africa ? And what does
Africa mean anyway ?
(26)
Ces ?ropos montrent le handicap que représente la langue
de l'oppresseur dans le processus de lib€ration
des Noirs. Justement
parce qu'elle est le véhicule d'une culture, la langue traduit des
concepts. Ainsi,
les Noirs divisés par la barrière linguistique de
l'oppression, ne souffrent pas en fait d'un manque de communication
car le lexique s'apprend, mais plutôt de l'incapacité de communiquer
au niveau des idées: i l y a échange de mots, mais i l n'y a pas de
vrai dialogue.
A l'évidence, Kelley est préoccupé par l'absence d'un lan-
gage commun aux Noirs du monde entier, afin que par un véritable
dialogue des coeurs et des esprits,
le monde noir opprimé parvienne
à s'entendre autour d'un programme commun de libération.
Au plan de la création artistique,
le problème de la langue
se pose à Kelley pour autant qu'esthétique et langage se trouvent
(26)
Lettre à Alioune Diop, Op. Cit.
· .. /15 4
intimement liés,
car le support essentiel d'une esthétique est une
langue appropriée et adaptée au style de l'artiste. Autrement dit,
comme le souligne le critique Zaïrois N'Gal,
"la vision centrale d'un
auteur inspire les procédés d'écriture qu'il emploie, et le problème
de l'ex~ression artistique se pose lorsque l'artiste ne parvient pas
à adapter son inspiration au moule linguistique dont i l dispose
déjà(27) ". L'auteur Nigérian Chinua Achebe pose le problème lorsqu'il
dit :
. . . an African writing in English is not
without set back. He finds himself
describing situations or modes of thought
which have no direct equivalent in the
English way of life.
(28)
Ceci rejoint l'appréciation de Léopold Sedar Senghor qui,
à la Conférence des Ecrivains et Artistes Noirs tenue à Paris en
1956, faisait la remarque pertinente que le style de l'artiste afri-
cain est fonction de son sens du rythme et de l'image(29) .A la vision
empirique de l'Occidental, Senghor oppose celle, mystique et métaphy-
sique de l'Africain pour lequel les mots sont chargés de sens. La
remarque de Senghor ne s'applique pas seulement aux Africains, mais
à tous les Noirs d'origine africaine, et l'intellectuel noir-américain
Basil Matthews partage ce point de vue;
i l déclare en effet :
(27) M.a M. N'Gal,
Ahné Cé..6aJ.!Le- : u.n homme- à .ta. tr.e-c.heJtc.he- d'u.ne- paXJtie-,
les Nouvelles Editions Africaines, Dakar, 1975, p. 12
(28)
Chinua Achebe,
"The Role of the T-vri ter in a New Nation" in
G.
Killam (ed.) A6JU.c.a.n Wh.-UeJt.6 on A6JU.c.a.n Wh.-U-mg, Evanston,
Northwestern University Press, 1973, p. 51
(29)
Léopold Sédar Senghor, cité par Grace C. Cooper dans "A Look at
our Language", New V..iJc.e-c.tion, Vol. 7, N°3,
(July 1980), p.
16
· .. /155
... in Black use, the thought is generated
through the use of picture concept
(visu-
alization)
rather than through the use of . . .
theoretical statement ... In Black imagery,
a picture of the thing as it really exists
is put before the mind and imagination.
In
the Black method, one proceeds through
visual thinking . . . in Black use thoughts is
a living thing.
(30)
Le fait essentiel que le langage reflète une culture n'a
donc pas échappé aux auteurs noirs d'origine africaine. Bon nombre
d'entre eux n'ont pas hésité à remodeler la langue de l'oppresseur,
pour aboutir à une langue différente de l'originale soit par un nouveal
système d'images et de mots,
soit par la désintégration, suivie de la
recréation des matériaux déjà existants.
Ainsi, Achebe a recours à l'usage des proverbes, non pas
pour colorer son style, mais pour le rendre authentique grâce à la
transmission adaptée du mode de pensée africaine d'où procède spon-
tan~ment la suggestion de certains aspects du mode de vie africain.
Pour l'Antillais Aimé Césaire, i l est n~cessaire de "conquérir le
français, de le dominer et s ' i l le faut de le ~ecréer ... Pour ne pas
se laisser écraser p~lr des formes toutes faites,
il faut manipuler
une résistance considérab18 au langage tout fait,,(31)
Le souci de Césaire semble être d'élaborer son esthétique
à partir de sa vision originale du Noir et du monde.
Il rejoint ainsi
(30)
Basil Mattews,
"Voice of the African Diaspora", Ne.w V,.tJI..e.et..tOYl.6,
The Howard University Magazine, 4 (April 1977), p. 12
(31)
Interview accordée à J. Cahen, recueillie dans
A6tU.que. AeUoYl.,
21 Novembre 1960
· .. /156
Kelley dans la recherche passionnée d'une esthétique noire d'enraci-
nement.
Toutefois,
répétons-le,
l'enracinement chez Kelley n'est
pas une fin en soi: i l n'est que le point qu'il faut atteindre pour
être en mesure de réussir le dépassement de soi qui permet de s'ouvrir
à l'autre, afin de chercher avec lui le terrain du vrai dialogue.
N'oublia~t pas que son objectif final est le changement des mentalités
dans le sens du progrès du monde noir, Kelley décide de se rendre en
France non pas pour s'imprégner de la culture française, mais pour
s'y plonger dans le "bain culturel"
franco-africain. C'est-à-dire
que sa préoccupation première est d'appréhender les manifestions de
l'aliénation culturelle chez le Noir francophone et ainsi, de cher-
cher le moyen efficace de communiquer avec lui. Et i l a choisi l'Afri-
que francophone, parcequ'il estime que l'Amérique noire n'est pas
différente de l'Afrique anglophone. 'Toutefois, i l faut se garder de
se méprendre sur cette assertion qui, en réalité, part du principe
que les mécanismes et les effets de l'aliénation culturelle sont par-
tout identiques, m~me si l'oppression s'est exercée et a été vécue
de manières diverses d'une région à l'autre.
Il s'agit donc pour
Kelley de déterminer la marque de la culture française sur l'âme 1
africaine et d'identifier les valeurs africaines authentiques pour
bAtir à nouveau le terrain nécessaire à l'établissement du dialogue
entre Noirs de différentes sphères culturelles et linguistiques. Il
est davantage question de trouver une langue commune, pour traduire
· .. /157
dans les m~mes termes, ces profondeurs de l'âme qui sont identiques
chez tous les Africains, qu'ils soient Francophones ou Anglophones,
ce qui fait dire à Kelley :
If only we all spoke and wrote the same
language, think of all the philosophical
trash we could sweep away. All the groping
for the right word in another culturels
language, French or English.
(32)
c'est en ces termes que Kelley résume tout le problème qui
se pose à la libération et au progrès de l'homme et du monde noirs.
pour lui,
la communication comme moteur de progrès est l'élément es-
sentiel qui manque aux différents peuples noirs du monde.
Dans l'appartement au 4, rue Régis où i l s'installe,
le
couple Kelley reçoit des amis africains de diverses nationalités.
point convergent des tentatives de chaque Africain pour communiquer
dans son dialecte spécifique, Kelley avoue avoir connu le plus grand
regret de sa vie : ne pas être en mesure de comprendre à la fois le
franÇais du Camerounais , du VoltaIque ou du Guinéen,
le "pidgin" du
Nigérian ou le patois du Jamalcain. A ces moments là en effet,
lorsque
les complexes acquis et les barrières artificielles éclatent sous
l'effet du vin et du cannabis, les consciences se rencontrent certes,
mais ne génèrent pas la dynamique qui sous-tend un programme èbmmun
d'action concertée, le problème étant resté,
comme au départ,
l'ab-
sence de' moyens matériels pour un véritable échange d'idées. Kelley
déplore le fait et écrit :
(32)
Lettre à Alioune Diop, Op. Cit.
· .. /158
as the afternoon turned into soir, as the
wine whined through our blood,
as the
cannabis concentrated our consciousness,
as caste and class collapsed, our various
linguistic insecurities came to seem less
intimidating . . . But we could not speak and
write the same language.
Sad to say, our
early evening comradery could not progress
to early morning action because we could
not truly communicate complex ideas to each
other.
st range language tied our tongues.
(33)
La barrière linguistique est ainsi présentée comme le frein
à
la libération et au progrès des Noirs. Comment s'y prendre dès lors
pour bris.er ces "chaînons" gue représentent les différentes nationa-
lités africaines, et qui "atomisent" la communauté noire et occultent
la civilisation de qualité universelle dont elle est potentiellement
détentrice ? Comment le Noir-Américain peut-il comprendre ses amis
Camerounais, Nigérians ou JamaIcains, sans être tenu de jongler avec
une langue étrangère sur laquelle butent la plupart de ses pensées
les plus profondes? C'est ainsi que naît,
chez Kelley,
le gont de
l'expérimentation au niveau de la langue.
Son deuxième roman
Vem, révèle ce goOt précis; achevé à
paris,
le manuscrit fait d'abord l'objet des critiques et des appré-
ciations du petit cercle des intimes de Kelley. Nostalgique, Patricia
Harris,
à la fois disciple et amie de Kelley,
raconte
:
when he wrote Vem we were then in Paris; he
had us read the manuscript and we laughed about
his use of language as a tool shared by Black
(33)
Lettre à Alioune Diop,
Op. Cit.
· .. /159
people as a shield against Whites. They would
understand each other and thwart aIl understanding
of an alien to black culture.
(34)
Ces propos contiennent l'admiration dont Kelley est l'ob-
jet auprès d'un bon nombre de ses compatriotes expatriés en France
parmi lesquels Patricia Harris, éducatrice et le poète Karen Fields.
Dans la période trouble des années soixante,
le Noir-Américain est
plus que jamais décidé à affirmer sa fierté raciale par son mode de
vie, sa manière d'être et son apparence physique, Kelley se révèle
.
un éducateur dont la méthode est d'informer et de diriger par l'exem-
p l.e . Doué d'un sens admirable de l'autre, il sait trouver ·le ton et
le mot justes pour persuader ses compagnons de la nécessité de se
désaliéner de l'idéal blanc. Pat Harris confie qu'après avoir été
persuadée par Kelley qu'elle serait bien plus belle si elle adoptait
la coiffure Afro, elle se laisse couper les cheveux par Kelley lui-
même dans son appartement parisien, en 1967. Aujourd'hui encore, elle
porte le même style de coiffure et ne cache pas l'empreinte profonde
que la personnalité et les idées de Kelley ont eu sur elle. C'est
avec enthousiame et une fierté évidente qu'elle évoque les jeux du
langage qui, en ces temps là animaient leurs rencontres à Paris
lorsque Kelley, combinant des lettres, éclatant les mots et restruc-
turant des phrases,
"amusait ses interlocuteurs tout en leur faisant
redécouvrir et admirer, ébahis,
les ressources de l'esprit humain" (35)
(34)
Entretien avec Pat Harris, Juillet 1985.
(35)
Ibid.
• .• /16 0
L'influence de Kelley s'est également affirmée dans la
vie professionnelle ou l'orientation artistique d'autres personnes
c'est le cas de Karen Fields,
le poète de talent qui est l'auteur de
Leman Swamp-6 and OthVt Plac.u.
Parlant de Karen Fields, Pat Harris confie:
Karen Fields is one of Kelley's make-ups,
one of the numerous people who visited
his home in Paris, and whom he influenced
a great deal in later activities and
orientations.
(37)
En forçant ainsi l'admiration de ses semblables au plan
des idées de la création artistique et par son option philosophique,
Kelley cherchait en fait à transmettre et à faire accepter le message
pour lui crucial, que c ' ut bJ.m. et
même. be.au.d' être soi-même, même si
l'on est Noir et qu'on vit en Amérique. Kelley s'évertue à faire
admettre à ses frères de race que l'identité humaine ne varie pas
d'une race à l'autre, et qu'en acceptant l'idée de leur infériorité,
ils aliènent la parcelle divine que chaque être humain porte en lui
et ainsi,
rendent possible et maintiennent leur état de dépendance.
Il leur faut donc redécouvrir et revaloriser la culture noire,
réa-
lité vivante et riche qu'il est du devoir de chaque Noir-Américain
de protéger contre les assauts de l'anglais,
cette fausse langue ma-
ternelle. Mais i l est davantage question d'utiliser la langue de
l'oppresseur de telle manière qu'elle devienne un code secret, le
point de ralliement de tous les frères de race noire qui doivent s'en
servir comme d'un bouclier contre l'assaillant blanc. C'est là l'ex-
(37) Entretien avec Pat Harris, Op. Cit.
· .. /161
-périence que Kelley tente et réussit dans le roman Vu.VlnOJLcl.6 TJta.ve..t6
EveJLywhVte.6 rédigé dans le tumulte des veillées et des discussions
passionnées entre Africains et Noirs-Américains, durant l'exil pari-
sien.
Vem
semble en effet sous-tendu par le désir de Kelley
de rendre son message intelligible au plus grand nombre de Noirs-
Américains. Conscient du fait essentiel que la masse des Noirs ne
s'exprime pas dans l'anglais conventionnel, ou en tout cas ne saisit
pas les subtilités de la langue anglaise, Kelley n'hésite pas à
puiser aux sources du dialecte noir-américain dont i l se sert comme
support de son récit. Expliquant son choix, i l dit
The point is that Black people are not growing
up speaking english ••• And within that framework,
most of our people are poor; most of our
people are not educated. Most of our people
are not university people •.. and l
am taking
about those people who use de's, dey's,
dat and day.
So that is why l
called my novel
Ve.m, because l was trying to say "them". Those
people who grow up are not only not speaking
English. We are not just talking about pronunciation;
we are talking about a whole set of being.(38)
Ces propos contiennent la preuve que pour Kelley,
la pro-
nonciation correcte de la langue d'emprunt ne signifie pas autre
chose que l'aliénation du Noir à l'idéal blanc. Il a déjà été fait
allusion au dédain que nourrit l'universitaire noir à l'égard de la
culture du ghetto:
pour lui, parler correctement l'anglais en
prenant soin de bien prononcer le th (8), au lieu de se contenter
du ~ caractéristique du dialecte noir, c'est se démarquer de la "sous-
(38)
Entretien d'AoOt 1980
· .• /16 2
culture" du ghetto et se hisser au niveau du Blanc. C'est pourquoi
Kelley s'indigne contre les écrivains noirs qui recherchent la qua-
lité de leurs oeuvres dans une prose compliquée et un anglais de
niveau universitaire. Voici ce que Kelley pense de ces écrivains
Here we are, University-educated people
wri ting books such as VUI16O!LcL6 TJtave1.6 EVeJLywheJLe1>,
serious books so to say.
Unless we realize
that the hope of those books ever being read
by the masses of Black people is very slim,
we are deluding ourselves. Weill never reach
those people with these long technically virtuoso
books.
(39)
Si l'on oublie pas que la langue est le véhicule d'une
culture et le messager des profondeurs de l'être dont elle concrétise
la vision particulière du monde,
il devient évident que le dialogue
est à jamais interrompu entre le Noir ayant accédé au niveau univer-
sitaire et les masses restées au ghetto. Ces dernières se désinté-
ressent de la lecture des oeuvres d'écrivains noirs simplement parce
que la langue utilisée ne leur est pas familière et parfois parce
que la vision du monde projetée ne corr~spond pas à la leur.
En effet, Kelley estime que les enfants noirs font un mau-
vais apprentissage de l'anglais qui~ à l'école, leur est présenté
comme leur langue maternelle qu'il s'agit alors de raffiner par l'é-
largissement du vocabulaire et l'application stricte de la grammaire.
c'est-à-dire que dans l'enseignement de l'anglais,
l'accent est
(39)
Entretien d'Août 1980
. . . /163
davantage mis sur l'acquisition des mots et la maîtrise de la syntaxe
plutôt que sur la phonétique qui, selon Kelley, est la méthode in-
diquée pour des élèves qui,
en fait,
sont des "étrangers"
face à
l'anglais, parce que dans le milieu socio-culturel du ghetto,
ils ne
s'expriment pas en anglais conventionnel. Aussi, une fois à l'école,
partent-ils du mauvais pied et se découragent-ils vite d'apprendre
à prononcer des mots qu'ils connaissent déjà d'une manière autre que
celle qui leur est enseignée. La lecture devient alors un exercice
fastidieux dont ils s'écartent très vite(40).
Si les masses noires ne lisent pas, parce que la langue
utilisée est inadéquate pour transmettre le message qui leur est
destiné,
i l faut se mettre à leur niveau et tenter de leur parler
dans leur propre langue et à travers les schémas de leur culture
spécifique.
Il s'agit de renouer avec le parler noir,
langue mater-
nelle du Noir-Américain vivant dans les conditions bien particulières
des ghettos urbains. C'est pourquoi Kelley, à
l'instar de l'Irlandais
Joyce, entreprend la "révolution" de la langue anglaise aux fins de
l'adapter à la manière des Noirs. Mais là oü Joyce se contente de
faire éclater les structures de la langue dans le but d'en finir avec
l'anglais, véhicule de l'oppression, Kelley
lui,
choisit de se ser-
vir des "débris linguistiques ainsi éparpillés, pour reconstituer une
nouvelle langue tenant compte des schémas linguistiques,
du mode de
pensée et de perception des Noirs". Kell e y ne nie pas sa dette envers
(40)
Entretien d'AoQt 1980
· .. /164
la technique joycienne dont le principe fondamental est l'utilisa-
tion différente des mots conventionnels,
leur déformation,
leur nouvel
agencement dans le but de rendre des messages variés. Parlant du
chef -d'oeuvre j oyci en,
F..tnne.gan' -6 WaQe., Ke lley avoue
:
F..tnne.gan'-6 WaQe.
is like a tool-chest. Basically
Joyce opened up an horizon of writing. He made
i t so that you could use words in another way,
that you could make up vour own words,
rear-
range them and break them apart, give them
other meanings, have them do other things and
make them dance in another way.
(41)
La technique de Joyce offre en effet d'immenses possibilités
de remanier la langue anglaise, pour produire des sons et des rythmes
nouveaux, et donner aux mots des sens multiples.
Il s'agit d'une
technique qui, par l'ébranlement de la syntaxe et l'éclatement des
mots, met à la disposition de l'écrivain des éléments semblables à
ceux que manie le peintre abstrait. Kelley détruit la langue anglaise
pour la recréer, et la nouvelle prose qu'il produit est sous-tendue
par le souci de rendre son message à la, fois intelligible et doté
d'une forme esthétique adéquate au mode de perception et d'expression
de son public. Comme le souligne Kelley,
le mot ne désigne plus sim-
plement une chose, i l devient une oeuvre d'art, une création; i l
rejoint ainsi le principe africain en général, Dogon en particulier,
selon lequel rien n'existe avant le mot qui, en fait, est générateur
du signifié. Voici ce que dit Kelley dans ce sens:
(41)
Entretien d'AoOt 1980
· .. /165
The Dogon in Mali say that nothing
exists before the word,
and that is
paying attention to the fact that
words create things, the word itself
becomes a creation. The word is not
the thing it creates, but it becomes
a creation in its own night.
(42)
Si l'on saisit bien la démarche révolutionnaire de Kelley,
l'on comprend sa fascination pour cette expérimentation au niveau
de la langue, qui lui permet à la fois de détruire la barrière lin-
guistique qui sépare les Noirs, dans le seul but d'en "ré-arranger
les débris" pour créer une lingua franca reliant les Noirs du monde
entier. Pour Kelley,
le rejet de la langue de l'oppresseur est un
acte révolutionnaire et progressiste tout comme la peinture abstraite
exprime une révolte de l'artiste contre la peinture figurative:
l'intention est de se libérer d'une contrainte qui freine l'expres-
sion libre du génie de l'individu. Mais en même temps, c'est un acte
qui tend vers la libération et le progrès du monde noir, dans la me-
sure où c'est le souci d'enrichir l'anglais par l'apport culturel
noir qui préside à la recréation du langage. Kelley est clair à ce
propos :
My experimental prose, souligne-t-il, is
one way of rejecting the English language
in the same way that abstract expressionism
is the rejection of representational
painting. But i t is also a continuation of
painting. That is to say, at a certain
point, the visual artist says :
"now that
we have photography, why must we bother
(42)
Entretien d'Aont 1980
· .. /16 6
to paint a picture so that this cow
looks like a cow ? Let's bring something
more to this COWi
let me express my emo-
tions in my rendering of this cow let me
show not just the cow, but also how l
feel
about Lt; ,
(43)
A l'évidence,
l'utilisation des mots au simple niveau du
lexique, sous-tendue par le souci d'une prononciation correcte est
dépassée. A présent,
les mots sont inspirés par toute une manière
d'être, de sentir et de penser, qui en détermine le son,
le rythme
et l'intonation. Le mot comme reflet de l'âme semble être pour Kelley
la clef de l'unité linguistique dont il rêve pour le monde noir.
c'est ainsi qu'il suggère le changement de la méthode d'enseignement
de l'anglais aux enfants noirs, pour lesquels l'anglais ou le français
sont en fait des langues étrangères.
Il estime que la phonétique est
l'approche indiquée pour enseigner l'anglais aux enfants noirs parce
que la méthode traditionnelle met trop l'accent sur la maîtrise du
vocabulaire et de la syntaxe.
En France, au contact d'amis africains francophones,
anglo-
phones, et des Noirs de la diaspora qui tous,
s'exprimaient dans
différents langages conçus à partir du même besoin instinctif de se
regrouper et de se protéger de l'aliénation totale, Kelley a distinc-
tement perçu le fond du problème qui entrave l'élaboration d'une lan-
gue qui, tout en étant inter-afrlcaine, aurait une portée internatio-
nale. La base d'une telle langue est un alphabet phonétique conçu à
(43)
Entretien d'Aoüt 1980
· .. /167
partir des sons et des intonations les plus utilisés dans bon nombre
de langues africaines. Le rêve de Kelley, c'est de voir tous les
enfants hoirs initiés à un alphabet phonétique africain suivant la
méthode jadis appliquée en Europe pour enseigner le Grec et le Latin,
et qui tenait compte de la culture qui sous-tend ces langues. Toujours
prêt à mettre ses idées et son action, Kelley expérimente son point
de vue sur ses propres enfants :
au lieu de les initier à l'alphabet
par la méthode habituelle basée sur la prononciation,
i l choisit de
les familiariser avec les quara~te quatre symboles de l'alphabet
phonétique international et constate le résultat suivant :
... l'v~ taught my own children the 44
symbol
-
international-phonetic alpha-
bet.
It has dispelled for them the mystery
of written English, a language of 22
(functional)
symbols scurrying to describe
44 sounds.
It has eased their linguistic
journeys between English, American-English
Harlemese and Jamaican . . .
(44)
L'experience est à l'évidence positive, et Kelley entend
l'étendre à un public plus large: i l utilise en effet ce système
phonétique international dans ses conférences et ses communications
(109)
dans le souci, dit-il, de faciliter à ceux qui s'expriment dans
divers patois,
le passage de leur première langue
(le patois)
à leur
seconde langue,
l'anglais ou le français.
En l'écoutant, ils seront
obligés de faire la démarche que Kelley décrit comme suit :
(44)
Se reférer à la Conférence "The Measure and Meaning of the
Sixties : What lies Ahead for Black America", Op. Ci t'. ,
Voir également l'essai "Oswholestalking" paru dans l'Attc.,
Op. Cit.;
l'essai
(sans tritre)
paru dans le Carribbean
Quaterly, Op. Cit., et la nouvelle "Jest Like Sam", Op. Cit.
· .. /168
Students first learn to write down
the exact sounds of their own words.
Then having perceived the meaning
and use of logical set of symbols,
they take on the idio-syncracies of
standard English.
(45)
Ici,
le souci de créer une langue commune au monde noir
est sous-tendu par le profond désir d'utiliser une telle langue au
niveau de la création artistique, afin que puisse naître une véritable
littérature africaine de portée universelle. Kelley souligne encore:
If the child growing up in Harlem learned
a set of symbols which would open for him
the beauties of Wolof,
Yoruba or Dogon, to
hear the sound of these from his own lips,
to feel their echoes in his own heart, he
would soon learn the meanings of those
sounds. Such a written phonetic African
and its creative application might even
lead to the evolution of a common spoken
language and eventueally a universal Afri-
can literature.
(46)
Après avoir rédigé Vern, en puisant abondamment dans les sub-
tilités du dialecte noir-américain comme dans un code secret, Kelley
dépasse l'expérimentation au niveau du discours pour s'attaquer aux
structures mêmes de la langue dans son dernier roman, Vun6oJtcL6 TttavefJ.J
EveJtlJwhVLe~.
La vi lle cosmopolite de Paris,
avec sa vie culturelle in-
tense et le cadre exceptionnel d'échanges internationaux qu'elle re-
présente,
fournit tous les éléments qui permettent à Kelley de com-
prendre et de mesurer l'importance de la langue dans le phénomène de
(45)
Entretien d'AoUt 1980
(46)
Ibid.
· .. /169
l'aliénation. Mieux,
i l a pu enrichir sa vision des choses par l'ap-
port culturel du monde francophone,
et surtout par la découverte que
le discours,
au simple niveau de l'esprit, ne saurait avoir une portée
universelle car tout dialogue véritable est celui qui se situe au
niveau des ~mes.
VllVl60hrM Tha.veL6 EveJztjwhVte_~
se veut le fruit de ce
constat.
3 - Retour à Harlem ou les nécessites de l'enracinement
A Harlem,
la famille Kelley en proie à des difficultés fi-
nancières,
s'installe provisoirement dans un minuscule appartement
de deux pièces trouvé en catastrophe par un ami. L'appartement est
situé au coin de la 125ème Rue et de" la Sème Avenue, non loin de
l'ancienne demeure de Langston Hughes et de la Maison de Culture noire
créée à Harlem en 1954 par Baraka.
La demi-soeur de Kelley, Sinah -
aujourd'hui décédée -
habite également à New York, mais semble moins exposée aux problèmes"
matériels. Pourtant, Kelley ne sollicite pas son secours. De même,
la belle-famille Gibson si aisée est tenue à distance; elle est même
défiée par le choix de Harlem comme lieu de résidence du couple.
Assumant courageusement son choix de "faire sa vie" avec son mari,
et partageant sans réserve les principes anti-bourgeois de ce dernier,
Karen se tait lorsqu'il est fait allusion à ses parents.
... /170
Le ghetto étant habituellement associé au dénuement matériel,
l'on serait tenté de croire que les Kelley ont choisi de s'installer
à Harlem parce qu'ils sont dans la gêne. Ce serait non seulement ré-
duire Harlem à ses aspects négatifs
mais surtout, ce serait mécon-
naître la situation de Harlem dans le projet révolutionnaire à long
terme de Kelley.
Harlem n'est en fait qu'une étape dans la démarche révolu-
tionnaire adoptée par Kelley depuis sa prise de conscience de la por-
tée culturelle de la lutte de libération des Noirs.
Il convient de
ne pas perdre de vue le fait fondamental que Kelley,
comme avant lui
Fanon, Mao Tsé Toung, Malcom X et autres dans le champ politique,
Langston Hughes et les tenants du Black Art Movement dans le champ
littéraire et artistique, est un des premiers écrivains à percevoir
la condition noire comme un phénomène culturel global, et non simple-
ment comme l'aboutissement d'un processus économique. C'est le pro-
fesseur Dommergue qui remarque avec raison que le Noir-Américain
partage le sort et l'identité du colonisé, dans la mesure où i l est
dépouillé de sa culture d'origine et
plongé de force dans une culture
étrangère devenue son unique norme . . .
et cette culture étrangère est l'occa-
sion d'une exploitation économique hautement
rationalisée et idéologiquement justifiée.
(47)
(47)
P. Dommergucs,Op. Cit., p.
116
· .. /171
Ici, l'analyse de la condition du Noir aux Etats Unis et
dans les colonies dépasse les considérations simplement ê coriomLque a-,
pour englober toute une manière d'être du Noir. Une telle perspective
du problème noir remet évidemment en question l'analyse marxiste
traditionnelle et réfute les réponses du libéralisme blanc. Car i l
ne s'agit plus simplement de renverser l'Etat capitaliste, mais de
détruire tout un système culturel qui rationalise et justifie idéo-
logiquement l'oppression du Noir.
Le
projet
de Kelley est donc da-
vantage un acte culturel qu'une simple revendication d'ordre poli-
tique ou racial,
la tentative de bouleverser toute une structure de
l'esprit, toute une vision du monde, étant son ultime objectif. Il
est clair dès lors que le bouleversement social n'est plus le but de
la lutte de libération; c'est le changement de toutes les structures
mentales qui est visé afin de parvenir à une appréhension différente
du réel. Et Kelley insiste sur le fait essentiel que c'est seulement
au moment où le Noir se sent impérieusement motivé pour substituer
sa propre vision d'un monde idéal à celle qui domine et qui l'exploite
qu'il devient le vrai militant révolutionnaire.
Pour Kelley,
ce militant des temps modernes,
les armes
traditionnelles de la lutte de libération noire sont révolues car,
estime-t-il, le cadre du combat et les combattants eux-mêmes ont
changé. Les Noirs d'aujourd'hui ne sont plus ceux qui ont connu les
pères fondateurs ou vécu l'esclavage et subi les sévices des deux
décennies qui ont suivi l'abolition de l'esclavage. De même,
le Blanc
• •• / l 7 2
d'aujourd'hui n'est plus l 'Anglo-Saxon,
le "cracker" pour emprunter
la terminologie de Kelley, qui pour servir ses intérêts, a institu-
tionalisé l'infériorité raciale du Noir. C'est dire que les données
ont changé et que les rapports ne sont plus les mêmes;
le Blanc
d'aujourd'hui ne réunit pas tous les éléments qui peuvent l'aider à
comprendre le radicalisme et les méthodes violentes des extrémistes
noirs. Kelley essaie de cerner la situation actuelle et dit en sub-
stance
The situation now is more poised;
you're having a breakdown in the old ways
of doing things.
If Black people will now
seize the day and look differently at what
they are, they will be able to have just
about everything they want in America,
except the love of white men ... Our basic
relationship with white people is with the
Anglo-Saxon, with the cracker.
It's the
combination of Englishman and the Black
man which built America; the people
who have come later don't know anything
about that basic relationship.
SO they
can't understand why we are screaming and
yelling about what we are doing. Every-
thing that was really important happened
before they ever got here.
(48)
.
Voilà qui est clair : les termes du rapport de dépendance
entre Noirs et Blancs n'ayant plus le même contenu, ces rapports sont
appelés à disparaître au terme de l'évolution historique nécessaire
à laquelle sont soumises toutes les sociétés. Seulement, i l ne suffit
pas de changer;
i l faut aussi que le changement soit qualitatif,
qu'il tende vers le progrès de l'homme noir. Or la mentalité d'esclave
(48)
Entretien d'AoOt 1980
· •• /1 7 3
ou de colonisé,
le complexe de ses origines serviles maintiennent,
tenace chez le Noir,
le sentiment de son infériorité. C'est justement
ce complexe latent qu'il faut détruire pour que le Noir, enfin, ose
jeter le masque de l'opprimé qui "ment et grimace et dérobe aux re-
gards le visage et les yeux du Noir"(49).
Le temps du bouffon noir
cachant ses larmes sous un sourire de ménestrel est révolu, parce
que les maîtres d'esclaves, s'ils existent encore, ne se définissent
plus daDs les mêmes termes que les pères fondateurs.
Toutefois, s ' i l s'agit pour le Noir de s'assumer et d'ar-
river à projeter une image positive parce que sans artifice de soi,
i l faut d'abord qu'il se trouve une identité propre, bâtie à partir
d'une appréciation de son authenticité socio-historique qui va à
l'encontre des thèses racistes. C'est à ce titre que le "bain cul-
turel" de Harlem s'avère nécessaire,
car i l est source de connaissance
des profondeurs de l'être qui, par instinct de survie, a été amené
à développer des formes de culture déconcertantes. En d'autres termes,
Harlem est le lieu où l'Amérique noire vit sa version spécifique de
l'aventure humaine, comme le souligne John HenriK Clarke qui écrit:
Harlem is the intellectual and spiritual home
of the African people in the Western World.
Sorne of the most important men and movements
in America'sblack urban ghettos have
developed in Harlem.
(50)
(49)
Paul Lawrence Dunbar dans son poème
We. We.aJt the. MeuR..
(50)
John Henrik Clarke éd.,
HaJr1.e.m USA,
Collier Books,
New York,
1971, p. XIII.
· .. / 174
Pour Roi Ottley, Harlem n'est pas seulement le foyer des
mouvements de masses, mais aussi et surtout le moteur et le miroir
de la vie du peuple noir aux Etats Unis, voici ce qu'il dit de Harlem:
It is the fountain head of mass movements.
From it flows the progressive vitality of
Negro life. Harlem is, as weIl, a cross-
section of life in black America - a little
from here, there and everywhere - it is at
once the capital clowns, and cabarets,
and the cultural and intellectual
of the Negro world ... From here the
Negro looks upon the world with audacious
eyes ... To grasp the inner meaning of life
in Black America, one must put his finger
on the pulse of Harlem.
(51)
Harlem, c'est évident, contient la substance de la vie du
Noir auX Etats Unis. Point de ralliement des Noirs de tous bords et
de tous milieux à la recherche d'une "culture de subsistance" dans un
environnement hostile, Harlem, comme l'a souligné Claude Mc Kay,
est l'âme noire en train de vivre son aventure avec l'Occident
l'instinct de survie quotidiennement mis à l'épreuve sollicite les
efforts spontanés de l'être hum3in qui cherche à s'adapter à son
milieu(52). Ici, il s'agit de lutte pour la vie sous-tendue par la
revendication des droits de l'homme, et c'est ainsi que Harlem doit
être considérée comme le berceau de l'authenticité noire-américaine.
Pour Kelley, vivre à Harlem pour le Noir-Américain, équivaut au retour
aux sources africaines nécessaire au colonisé à la recherche d'une
identité et d'une patrie.
(51)
Roi Ottley, cité par J.H. Clarke dans HaJ11.em USA, Op. Cit.,
p. XIV
(52) Claude Mc Kay,
NC'DJ10 Me)"ftopotü"
E.P. Dutton, New York, 1940
· .. /175
Donc l'étape de Harlem n'est pas le résultat de l'échec
financier du couple Kelley. Elle est un moment nécessaire d'un pro-
cessus révolutionnaire à longue échéance, et dans lequel s'incrivent
les succès et les échecs comme de simples incidents de parcours. Pour
Kelley et Karen,
s'installer à Harlem,
c'est s'abreuver à la source
de l'authenticité noire-américaine;
c'est faire connaître à leurs
enfants leur milieu naturel et leur donner la chance qu'ils n'ont
pas eue eux, de vivre avec leurs semblables, partager leurs aspira-
tions et leurs désirs les plus fondamentaux et connaître à la source
les pulsions vitales d'un peuple exploit~.
Vivre à Harlem,
c'est également le moyen privilégié pour
Kelley de se mettre à l'écoute de son peuple afin de connaître la
meilleure manière de communiquer avec lui. Car "conscientiser" les
masses étant un de ses objectifs essentiels, Kelley est préoccupé
de trouver des techniques et des méthodes d'approche en rapport avec
le niveau intellectuel,
les préférences en matière de communication
et d'esthétique du peuple noir.
Ayant noté le
désintérêt que les Noirs en général portent
à la lecture,
Kelley se lance dans l'expérimentation de nouvelles
formes moins élaborées que le roman,
ou techniquement moins complexes
que les nouvelles. C'est ainsi qu'il adopte les techniques de l'en-
seigne, des bandes dessinées, de la photographie et des scénarios de
films pour parler aux masses noires. Kelley explique son choix:
· .. /1 76
l have come to conclusion that the
type of Black people l most want to
reach do not read. 50 l
try to commu-
nicate with Black Americans through
other arts like making signs, painting
and making pictures and trying to see
if l
can sell one of my books or stories
to the movies, things like that.
(53)
Ces propos attestent de la double dimension de l'engagement
de Kelley qui tient à gagner sa vie sans sortir du cadre de son
projet.
Il dénonce en fait l'Etat matérialiste qui conditionne les
choix de l'artiste pour vivre de son art, et se voit obligé de se
conformer aux goüts d'un public "robotisé", habitué au type de produc-
tion massive qui freine la réflexion et la recherche, et en consé-
quence le sens de l'innovation. Etre révolutionnaire dans l'Amérique
d'aujourd'hui,
c'est refuser de se plier aux exigences du matéria-
lisme bourgeois, générateur de médiocrité et qui occulte les poten-
tialités humaines de l'individu et la créativité de l'artiste. Il
ressort des propos de Kelley que le véritable engagement de l'écrivain
ou de l'artiste ne doit pas s'exprimer dans la lutte pour une cause
politique, mais dans le rejet systématique du monde matérialiste
qu'il s'agit de combattre:
All great art is made by men. But the
materialistic society, the mediocre
society and, ta a certain extent, basically
the middele-class society - not the upper
~lass nor the working class societies -
wants this mediocrity because i t is good
for their businesses. unfortunately,
it is
part and parcel of the same junk food thing.
(54)
(53)
Entretien d'Aoüt 1980
(54)
Ibid.
· .. /1 77
Même l'oeuvre d'art est devenue un produit de consommation
fabriqué à la chaîne par des machines. L'art a perdu sa valeur fon-
damentale qui en fait le reflet de l'~me humaine. Il est devenu un
moyen de gagner de l'argent, et n'est plus la projection d'un paysage
intérieur, d'une impulsion profonde. Comment, dans ces conditions,
peut-il prétendre à une quelconque universalité ?
Faut-il croire que Kelley s'emploie, pour vivre à Harlem,
à raconter ses histoires selon les techniques de l'enseigne, de la
bande dessinée ou du cinéma moins par souci de vendre ses oeuvres
que pour transmettre son "enseignement" de manière efficace? En
tout cas, i l semble vouloir concilier ces deux activités et,
ainsi,
rester fidèle à sa démarche révolutionnaire.
Kelley perd donc le gont du roman qu'il perçoit comme une
forme d'art trop élitiste et, par conséquent, superflue pour les
masses noires. Car il croit que tout véritable changement s'opère
à partir de ces masses illétrées ou peu ~colarisées et entièrement
sollicitées par les nécessités du combat quotidien pour la survie.
pour parler à ces masses, pour parvenir à les éveiller aux réalités
de leur condition, i l faut faire preuve de beaucoup d'imagination,
avoir un sens peu commun de la communication et qui s'appuie évidem-
ment sur une connaissance intime de leurs aspirations profondes et
de leurs besoins. Or, donner libre cours à son imagination et à sa
créativité implique l'exercice d'une liberté individuelle que n'en-
courage justement pas la société de consommation matérialiste et
· .. /178
et hautement automatisée. Ainsi, pour Kelley, être révolutionnaire
signifie avant tout réclamer, exiger et enfin user de cette liberté
individuelle qui seule, permet d'accéder à l'originalité. Il insiste:
As an artist l want to make this point
:
that l
as an artist, or anyone who is an
artist, anyone who says l
am going to take
the creativity that the creator gave me,
which is only a piece.of His Creativity,
and turn i t into something that never existed
before, whether i t ' s a bracelet, or a hat
or a novel,
a sign or a piece of painting
or a piece of music,
is doing something
revolutionary. Because middle-class, mediocre
materialistic society is trying to stand
between any creative person and the
Creator. Middle-class, mediocre materialis-
tic society, which creeps over into
governmental bureaucracy,
is trying to
take individual freedom from people. So
any artist, whether he is read or not,
whether his work is known or not, is doing
something revolutionary and keeping freedom
alive in the world.
(55)
Kelley enfin, s'insurge contre la pratique de l'art pour
l'art, car i l estime que dans une comm~nauté comme la sienne, le
rOle de l'intellectuel et de l'artiste face aux masses est bien dé-
fini.
Il faut,
déclare-t-il, que l'élite se mette au niveau des masse~
et parvienne à leur faire sentir la nécessité du changement. Il fus-
tige la moyenne bourgeoisie qu'il juge conservatrice, voire réaction-
naire, car bien installée dans la quiétude matérielle, elle est snob,
perdue dans la recherche de sensations nouvelles. Kelley dit encore:
(55)
Entretien d'Aoüt 1980
· .. /1 79
Basically, as Chester Himes said, most
people only want to be titillated anyway.
That's basically superfluous; that's
elitist art for as l
am concerned, we
have to be dealing on more fundamental
levels. And we're not
! We're too busy
living in dreamland. We can add that to
the materialistic, metaphysical, mediocre
middle-class society, white and black.
(56)
L'écrivain ou l'artiste noir ne doit pas perdre son temps
à satisfaire les besoins d'évasion ou les loisirs d'une classe bour-
geoise jouissant du confort matériel.
Il se fourvoie s ' i l cherche
les éloges de l '
"Establishment" bâti autour d'une conception maté-
rialiste du monde. C'est peut-être pourquoi Kelley se sent obligé
de dévoiler que sa prochaine oeuvre sera un roman de 700 à 800 pages,
écrit sur le modèle "soigneusement reproduit" d'un chef-d'oeuvre de
notre siècle, en l'occurence
Uey~~e, de James Joyce. Ironique, Kelley
déclare qu'il attendra, pour produire ce pastiche, d'être vieux et
sénile, donc improductif et d'imagination peu alerte, rien que pour
forcer la critique traditionnelle à jeter le pont entre la culture
de ces "géants de l'art", et celle du g~etto. Il est évident que
Kelley se refère au ghetto littéraire qui,
comme tout ghetto, pro-
duit des écrivains dits de seconde zone, détenteurs d'une culture
de moindre valeur, donc indignes d'être comparés aux grands maîtres.
Il semble convaincu que s ' i l oblige les critiques, produits du maté-
rialisme bourgeois, à se reférer à lui en parlant de Joyce, même si
c'est pour l'accuser de l'avoir 'plagié,
ils auront franchi les murs
(56)
Entretien d'Août 1980
· .. /180
du ghetto littéraire: son objectif n'est autre que celui-là. Cette
attitude trahit chez Kelley un attachement peut-être inconscient
auX valeurs blanches car a-t-il besoin pour s'affirmer de répondre
auX critères d'excellence reconnus par la critique traditionnelle?
Il Y a un décalage évident entre l'idéologie et les méthodes révo-
lutionnaires de Kelley dans la mesure où i l apparaît sous l'emprise
de la réalité agressive de son environnement socio-culturel et pris au
piège des conventions et du conformisme. Son oeuvre n'est donc pas
le reflet d'une qu~te d'équilibre dans un contexte hostile; selon
le mode ellisonien, elle est plutôt la tentative inavouée,
sans
doute inconsciente, de se réfugier dans la parodie ou sous la cara-
pace de l'ethnicité africaine pour atténuer l'agressivité du milieu
dans lequel i l évolue. Par son mode de vie et certains de ses choix,
Kelley incarne l'échec de la quête de l'équilibre hors de soi-m~me.
Karen, de son côté, utilise son dynamisme,
son auréole
sympathique et sa fine beauté pour attirer les gens,
les femmes sur-
tout, et tenter d'élaborer avec elles un nouveau style de' vie à
partir d'une autre perception d'êlles-mêmes et des choses. Elle
fonde dans cette perspective l'amicale PO.6Wve. Wome.n
qui regroupe
les femmes de Harlem et d'autres quartiers de New York. L'activité
du groupe est d'encourager chaque femme à s'exprimer à travers une
création, et Karen rassemble les oeuvres ainsi produites et les
vend dans une boutique appelée
Dawn ta EaJr;th, PMdA.ve Wamen.
L'enthou-
siasme de Karen tend vers la création d'un nouveau style de vêtements
· .. /181
et de maquillage, alliant les traditions africaines,
indiennes et
européennes. Elle s'inspire du style des boubous et bracelets venant
du Sénégal ou du Nigéria. Elle a également mis au point une struc-
ture qui s'occupe de décorer des cartes postales, des jaquettes de
livres, etc., et qu'elle appelle AIKI Design(57).
Pour les enfants qui grandissent dans une telle atmosph~re
où l'expression spontanée est vivement encouragée,
l'art sous dif-
férentes formes est d'un grand attrait. Jessie et Tika, en compagnie
de leur amie Glenda, ont chanté une chanson "disco", intitulée
Boog-<"e wog-<..e wog-<..e à un concert de jeunes talents or-qan i.s ë
à Marcus
Garvey Park à Harlem. Elles ont été applaudies et Tika, déjà, pense
devenir plus tard une reine de la musique disco : à neuf ans, elle
a persuadé ses parents de lui offrir une guitare(58) .
Mais la vie a continué,
les gonts ont changé sans jamais
quitter le monde des arts. Tika a obtenu son diplôme d'études secon-
daires en juin 1986, et elle se destine à une carri~re dans la coif-
fure. Elle ouvre un salon de coiffure pour dames qui fait faillite.
Mais sa mère l'encourage et fait même des projets de visite au Séné-
~l'
l
h '
th~t·
(59)
ga
pour e arglr son
orlzon es
e lque
.
Jessica, quant à elle, a obtenu son diplôme universitaire
en musique et a pris des cours en technique de l'audio-visuel. Elle
(57)
Karen Kelley,
Lettre du 27 Avril 1981
(58)
Karen Kelley, Lettre du 4 septembre 1979
(59)
Karen Kelley, Lettre du 22 Janvier 1986
· .. /182
voudrait travailler dans l'industrie musicale comme ingénieur du
son et comme chanteuse.
Aujourd'hui encore, Karen continue à créer des robes,
fait des impressions sur tissu et améliore sa technique de peinture.
Pour les Kelley,
jusqu'en janvier 1986, la vie continuait
à Harlem avec , pesistant,
le rêve de faire le grand voyage en Afri-
que. Kelley lui-même écrivait des pièces de theâtre, ainsi que la
biographie d'un jeune comédien qU'il destine au cinéma.
rI rêvait
alors de faire des films. En dépit des obstacles toujours présents
et multiples, Kelley ne perdait pas"de vue sa mission d'éducateur
des masses et son ultime objectif qui était de "dynamiter l'Esta-
blishment" de l'intérieur.
Karen-Aiki, patiente et compréhensive, soutien moral
infaillible de son mari parce que mne par une foi profonde en
ce
qu'il incarne au plan des idées, résume en ces termes d'amour plus
que de raison,
la marche infatigable de "Duke ll vers le progrès :
He's great. Writing poetry. wanting to make
the step into the theater, a natural and satis-
fying move for him. He's also going to do
the bio of a young actor. That will possibly
go to films.
You know he'd love to do films.
He's also writing wonderful poetry and just
staying creative in spite of aIl obstacles. (60)
(60) Karen Kelley,
Lettre du 22 Janvier 1986
· .. /183
Ne jamais laisser l'imagination se scléroser, demeurer
créatif en dépit des obstacles de toutes sortes : telle est, semble-
t-il,
la dynamique qui sous-tend la progression de Kelley vers le
changement dont i l rêve.
-=0-=0=-0=-
DElJXIEME
PARTIE
WILLIAM r·1ELVIN KEL.LEY
UN AUTEUR ENGAGÉ, UNE OEUVRE ORIGINALE
... /185
l
N T R 0 DUC T ION
Dans son ouvrage cri tique magistral, The. Way On the. Ne.w Wotel.d,
Addison Gayle constate une nouvelle tendance du roman nationaliste
noir des années soixante et écrit :
The marriage between the cultural ideology
of Imamu Baraka and the social and political
ideology of King, Malcom,
and the advocates
of Black Power formed the unifying structure
of much of the literature of the nineteen
six and early seventies. This is true for
such genres as drama and poetry - the major
con cern of the Black Repertory Theater - as
i t is for fiction. The writers who contributed
to Blaek F)Ae. were intent unon directina black
~
J
literature away from the academic theorems
and formulas of the ~ast. Not only did they
engage in the war for control of definitions,
they also developed ideas and concepts des-
tined to produce cultural awareness among
black people and limit the influence of white
art on the black writer . . . The novel became
less artifact than vehicule, less the medium
for expressing one's personal angst than the
medium for expressing the experience of a race.
(1)
Le roman comme véhicule de la culture noire,et sous-tendu
par la volonté du romancier d'amener son peuple à prendre pleinement
conscience de sa valeur culturelle et d'en être fier,
telle est la
préoccupation des romanciers apparus entre 1952 et 1970. Le souci de
redéfinir l'histoire à travers une perception du réel propre au Noir
a conduit à une tradition qui trouve sa dynamique dans la guerre
(1)
Addison Gayle - The. Way On the. New Wotel.d,
Doubleday, New York,
1975, p.
259
· .. /18 6
contre les stéréotypes et la dénonciation des subterfuges qui ont
présidé à l'asservissement du Noir. Dans les années soixante, la
nécessité de "se prendre en main" s'est glissée dans la conscience
des Noirs, et a donné naissance au mouvement séparatiste qui carac-
térise cette période. Les écrivains et artistes ont ressenti le devoir
de se tourner vers leur peu~le, pour lui parler de lui-même, de ses
aspirations orofondes et de ses besoins car, comme l'explique avec
pertinence Baraka,
le Noir ne doit "oas se laisser convaincre qu'il
est un Américain comuarable à n'imnorte quel autre Américain".
Addison Gayle ap~uie cette assertion et écrit en substance
They
(Black writers)
are fully aware of
the dual nature of their heritage,
and
of the subtleties and complexities; but
they are even more aware of the terrible
reality of their outsidedness, of their
political and economic powerlessness, and
of the desperate need for unity. And they
have been convinced over and over again
by the irrefutable facts of history and
by the cold intransigence of the privileged
white majority, that the road to solidarity
and strength leads inevitably through
reclamation and indoctrination of
black arts and culture.
(2)
Ceci rejoint le point de vue de Kelley qui re~roche à Richard
wright de s'être coupé de son milieu au point de n'en avoir qu'une
vision erronée ou en tout cas fragmentaire, qui étaye à bien des
égards les thèses racistes du Blanc(3). En fait,
Kelley reproche à
(2)
Addison Gayle,
Op. Ca.,
p.
260
(3)
Interview de 1986
· .. /187
Richard Wright d'être tombé dans le piège des stéréotypes et de
n'avoir pas touché au mythe de l'infériorité raciale noire; mieux,
Na:tive. Son
a apporté de l'eau au moulin raciste par la violence et la
brutalité qui sous-tendent ses thèmes et animent les personnages.
Wright,
comme bien d'autres avant lui,
s'est adressé à
l'homme blanc
pour lui soumettre des problèmes d'ordre social ou politique alors
que pour Kelley,
la littérature doit être le reflet de la vie d'un
oeuole et non simT)lement celui de sa l?hysionomie sociale ou économique.
:.
.
..
"Mon matériau,
aime souligner Kelley,
c'est mon peuple, mon public,
c'est encore mon peuple" (4) , et i l poursuit, parlant de son roman
Vern :
rIve written i t for Black people.
rIve
turned the whole process on its head.
rnstead of writing about what American
society has do ne to black people,
rIve
tried to write about American society
in terms of what i t is doing to itself
and what i t is.
rf Black oeople read i t ,
they can understand that America is and
why i t is doing what i t is doing to them.
(5)
rI s'agit donc en fait de révél~r aux masses entassées dans
les ghettos les faits qui, dans leur histoire, peuvent les aider à
comprendre leur situation ~résente et à cerner leur spécificité; à ce
?ropos, Kelley cite en exemple la démarche maoiste qui consiste à
recencer les faits car, estime-t-il,
les Noirs sont coupés des réalités
du contexte dans lequel ils vivent :
(4)
Entretien d'Août 1980
(5)
Eb Ld •
... /188
We have to talk to our own ~eople ...
And what we have to do is to tell Black
people of Harlem things they don't Know.
rive been reading quotations from chairman
Mao and one of the things he says is that
first we should look at the facts.
(6)
Kelley ressent la nécessité de parler aux masses noires
dans leur langage, de se mettre à leur niveau et d'utiliser autant que
possible l'arme de la ~ersuasion, les méthodes suggestives pour les
forcer à ouvrir les yeux sur leur propre réalité et sur celle de leur
environnement. Ainsi,
son oeuvre peut se concevoir comme la saga du
~euple noir contée à rebours : la r~alitê actuelle est examinée à la
lumière du ~rocessus historique dont elle est l'aboutissement. Elle
est donc une fresaue historique qui sous-tend le message selon lequel
le Noir est non seulement un être humain à ~art entière, mais aussi
un homme ca~able de renonciation et d'accomplissement de soi. Tout
en partageant l'idée née dans les années soixante que le Noir lui-
même est l'unique artisan du changement dont i l rêve, Kelley estime
que le Noir conscient de cette réalité essentielle n'appartient pas
à lq masse qui,
seule, est facteur de cha~gement. Pour Kelley, l'in-
tellectuel noir capable d'une telle perception est pris au piège des
valeurs aliénantes de la société blanche dont i l partage à présent
le désarroi face à l'écroulement des valeurs matérialistes de l'Occi-
dent. L'originalité de l'oeuvre de Kelley peut être attribuée à la
tentative de cet auteur de mettre à mal les valeurs culturelles de
l'occident en proposant une contre-tradition différente, africaine,
solide et vivifiante. Chez Kelley,
les Noirs qui ont choisi l'assi-
milation en renonçant à leurs racines sont des êtres déséquilibrés
(6)
Entretien d'Août 1980
... /189
privés de la force que leur aurait assurée la foi dans l'héritage
africain. Le héros de
Vi66Vte.vtt VJLummVt
incarne la quête de la liberté
et l'affirmation de soi par le retour aux racines africaines. Le Révé-
rend Benett Bradshaw, si fier de ses études universitaires et de sa
réussite sociale concrétisée par sa belle limousine, reste cependant
impuissant face à la fureur raciste des Blancs qui, à
la fin du roman,
s'acharnent sur lui pour le lyncher. Kelley campe ainsi le personnage
hybride et sans efficacité de l'intellectuel noir partagé entre deux
mondes, deux cultures, et mal à l'aise aussi bien dans l'une que dans
l'autre. L'oeuvre de Kelley est donc la célébration de la vitalité
culturelle africaine comme la revanche du Noir face à la scl~rose
qui frappe la tradition occidentale. Son projet dépasse dès lors le
champ culturel d'une simple caractérisation raciale pour situer l'af-
frontement des cultures dans un contexte mythique et l'exprimer en
termes métaphysiques.
De son premier roman, A ViU Vte.vtt VJLummVt, jusqu'au dernier,
VUYlnOJLd6 TJLave1.6 EVe.fLljwhe.JLe..6, en passant par le recueil de nouvelles et
les essais, Kelley suit le processus par lequel l'homme noir peut
arriver à changer l'ordre des choses,
à s'assumer dans sa spécificité
et à s'accomplir selon les valeurs qui reflètent les profondeurs de
son être, dans la paix et l'harmonie avec les autres.
--0--
· .. /190
CHAPITRE PREMIER
LES
THEMES
DE
KELLEY
=======================
Les romans de Kelley sont bâtis autour d'un système thé-
matique qui illustre la situation du Noir dans la société amécicaine
actuelle, tout en faisant la genèse de cette situation. Les faits
historiques sont utilisés par le procédé du "flashback", pour jeter
la lumière sur les événements du présent et montrer en perspective
les possibilités de l'avenir. Car le but ultime de Kelley, c'est de
restituer l'homme noir, ancien esclave et aujourd'hui encore victime
de l'oppression raciale, à l'histoire de l'humanité digne et en marche
vers le progrès.
Il ne s'agit donc pas d'interroger l'histoire Dour
simplement recencer les torts infligés au Noir par le Blanc, mais
plutôt pour eX9liquer dans quelle mesure l'homme noir, aujourd'hui,
peut triompher des problèmes qui l'assaillent et trouver sa place
dans l'aventure humaine. Donald M. Weyl cerne bien la démarche de
Kelley lorsque, parlant de son premier roman, i l écrit :
Although A Vi66eJte.YLt V!WJnmeJt considers
the problem of slavery, Southern race
relations and Black separatism, the
novel's ultimate forms center on the
struggle of individual men to respond
to life's chaos and to achieve full
human and self identity, an identity
which transcends the color of a man's
s k i.n .
(1)
(1)
Donald M.. Weyl -
"The Vision of Man in the Novels of William
Melvin Kelley",
CtUilque., Vol. 15, n ?
3
(1973),
p. 15-16
· .. /191
Le premier roman de Kelley est donc la première et néces-
saire étape de la quête de liberté de l'homme noir. Kelley semble
dire que la vraie liberté ne s'obtient que dans l'acceptation de soi
d'abord, et ensuite dans l'effort d'accomplir un devenir intimement
ressenti comme l'idéal.
Les romans suivants s'inscrivent dans le cadre de la même
quête, et sont une tentative chaque fois renouvelée d'informer,le
groupe noir-américain en particulier, et le monde noir en général,
de la nature et des raisons de leur enchaînement, et sur le prix de
leur liberté.
A -
A V'<'66eJteJtt VtwmmeJt ou la Révolte des Masses comme clé du changement. ,
A V'<'66eJtent VJtummeJt raconte 11 histoire de la révolte de Tucker
Caliban,
le petit employé de maison noir de la famille aristocratique
blanche et sudiste des Willson. L'intrigue s'articule autour des con-
séquences de la révolte de Tucker sur ses semblables ainsi que sur
la population blanche de la région. Tucker est arrière-petit-fils
d'esclaves et sa famille a servi les Willson pendant trois générations.
D'abord esclaves, puis employés sur les fermes ~qillson, les ancêtres
de Tucker Caliban illustrent l'histoire des relations entre Noirs et
Blancs dans les Etats du Sud depuis l'époque de l'esclavaqe jusqulau
moment de la révolte de Tucker,
le Jeudi 30 Mai 1957.
Ce jour-là, Tucker se lève de bon matin et s'attèle à
l'étrange"tâche de répandre une énorme quantité de sel d'un bout à
· .. /192
l'autre du lopin de terre dont i l s'était rendu propriétaire très
peu de temps auparavant, en l'achetant à son employeur David Willson,
avec une partie de ses propres économies. En "salant" ainsi la terre,
Tucker commet l'acte de la rendre délibérement stérile;
la volonté
de détruire devient nettement évidente lorsqu'ayant fini de répandre
le sel sur la terre, Tucker tue toutes ses bêtes,
incendie sa maison
et tourne le dos à tout ce qui fut sa vie jusque là, pour prendre
la route du Nord, acc0mpagné de sa femme Bethrah et de leur bébé.
pendant ces actes qui sont en fait les phases d'un rituel de renon-
ciation volontaire, Tucker affiche un calme et une sérénité qui ré-
futent l'hvpothèse de la folie,
comme le constate Harry Leland venu,
en badaud, assister à l'oeuvre destructrice de Tucker. Il témoigne:
If l'd a meet someone tomorrow and they'd
told me about what l
just seen l would say
that Tucker Caliban's crazy for sure. But
l
can't say that sitting here watching i t
happen because l
know this,
if l don't know
nothinq else. Craziness ain't driving him.
l don't know what is pushing at him, but i t
ain't c r az Lne s s .
(49)
Aussitôt, le même phénomène se produit dans d'autres famille~
noires de la région, et aboutit très vite à l'exode massif de la
population noire, en créant un climat de rébellion sans précédent,
qui déconcerte au plus haut point la communauté blanche.
Après un bref rappel historique qui établit les origines
de l'Etat en question, dont la capitale est Willson City, du nom
d'un illustre général de l'Armée Confédérée, Kelley introduit son
· .. /193
récit à travers la conversation d'un groune de Blancs oisifs, ayant
l'habitude de se réunir sous le porche de l'épicerie Thomason. Les
hommes assis sous la véranda de l'épicerie Thomason se font l'écho
de la réaction des Blancs face à l'exode des Noirs. Le sentiment
général est l'indignation, voire la colère, en tout cas la stupé-
faction devant ce phénomène d'une envergure telle que les Blancs
ont du mal à en attribuer l'initiative à un pauvre paysan sans ins-
truction. Seul le vieux Mr Harper,
l'homme le plus âgé du groupe de
chez Thomason, tente d'expliquer rationnellement l'acte de Tucker
en le reliant à
l'histoire glorieuse de son ancêtre l'Africain qui,
au moment de la traite des esclaves, résista courageusement à sa
ca~ture. Selon Mister Harger, Tucker obéit dans doute à un sourd
"appel du sang", de ce sang de l'illustre ancêtre resté fier et
digne jusqu'à la mort. La révolte de Tucker n'est donc guère que sa
manière à lui,
comote tenu du contexte où i l se trouve, de réitérer
l'acte de son arrière-arrière grand-père. Ainsi, effacer le passé
en détruisant tout ce qui s'y rattache et le lie équivaut, pour
Tucker, à renier sa condition de serviteur des Willson pour exercer
son droit au libre-arbitre et assumer son destin. C'est dire que la
révolte de Tucker est un acte nositif dans la mesure où elle procède
de sa décision d'en finir avec un passé qui le dévalorise. Kelley
suggère ainsi que l'acte de Tucker est sous-tendu par une dynamique
révolutionnaire,
née de la découverte de soi et du besoin impérieux
d'assumer cette nouvelle identité. Ecoutons encore Kelley nous parler
de Tucker
Tucker Caliban is syrnbolic of aIl those
neople who oerceive themselves as truly
· .. /194
they are and decide whether or not they
want to continue to be that way when he
says
:"1 will no longer accept the
status quo,
l
am going to change this.
And if l
can change my own self image,
l will change myself. -
l will change my
own history.
(2)
Ainsi s'explique la portée révolutionnaire de l'acte de
Tucker Caliban : à son propre niveau, i l s'est opéré un changement
intérieur qui lui donne à la fois une nouvelle image de lui-même,
du monde qui l'entoure et du devenir qu'il souhaite. Mais en même
temps,
i l se rend compte que s ' i l ne consomme pas la rupture avec le
passé, il ne pourra pas se détacher du présent, et ne sera donc pas
en mesure d'envisager l'avenir. En détruisant les symboles de son
passé, Tucker se livre donc à une sorte de rituel du sevrage, cette
coupure nécessaire qui établit l'individu dans une indépendance
forcée et déclenche en lui les réflexes de la survie. Cepenàant, i l
faut préciser que dans le cas de Tucker,
la rupture est un libre
choix parceque simplement, i l a ressenti avec violence sa capacité
à s'auto-gérer. Et c'est pour cette raison qu'il conteste avec véhé-
mence le rôle que prétendent jouer les amicales et autres associa-
tions érigées en champions de la défense des intérêts des Noirs; par-
lant des membres de la S.N.C.A., Tucker s'indigne
They ain't working for my right.
Ain't anybody working for my rights.
l wouldn't let them
(DD,
III)
(2)
Entretien d'Août 1980
· .. /19 5
Ces propos révèlent que Tucker a pris conscience de sa
dépendance vis-à-vis d'une conception du monde élaborée sans lui,
sans la prise en compte d'aspirations si profondément ancrées en lui
que personne, à part lui-même, n'a le droit de prétendre les con-
naître ou les satisfaires. Ces aspirations peuvent se résumer en
l'espoir de liberté qui, durant l'esclavage et après, a aidé l'homme
noir à vivre. C'est dire que la vie du Noir n'a jamais été qu'une
succession de sacrifices dont l'inutilité apparaît soudain. Tucker
décide alors d'en finir avec la chaîne infernale, fort de cette belle
certitude qu'il constitue lui-même un élément important du moteur du
changement.
Tucker s'est rendu comote de l'absurdité de sa condition
lors des funérailles de son grand-père John, et précisément pendant
le discours nécrologique prononcé par le meilleur ami du défunt :
l
reckon the simplest thing to say
is the best thing. John Caliban was
the kind of man would always sacrifice
himself to help others. He was a good
man and a good worker in aIl kinds of
ways, a gentle soul.
(DD,
122)
Ce discours présente John Caliban comme le personnage du
"nègre parfait", gentil et soumis aux directives du maître, attentif
à ses moindres besoins. Pourtant,
i l meurt d'épuisement à l'arrière
d'un bus, sous le pied de nez que semble lui faire l'écriteau indi-
quant aux Nègres la limite à ne pas franchir. Kelley suggère ainsi
que la place du Noir dans la société américaine restera immuable
· .. /196
tant que le Noir lui-même continuera d'accepter son sort en se défi-
nissant par rapport aux valeurs de ceux qui l'exploitent. C'est cela
que Tucker a soudain compris, et sa réaction est immédiate: i l se
lève et quitte l'assemblée
(122).
Si le portrait de John en tant qu'être humain se réduit à
son sens élevé du sacrifice, cette qualité,
louable en soi, ne lui
a pas évité le sort de mourir en sous-homme, sous l'écriteau qui
symbolise sa non-valeur au sein de la société américaine. Ce raison-
nement semble être celui qui a conduit Tucker à la mauvaise opinion
du sens du sacrifice qu'il a exprimée lors du discours nécrologique
à
la mémoire de ce chamnion du sacrifice de soi que fut son grand-
père : "Sacrifice ? 1s that all ? 1s that really all ? Sacrifice be
damned"
(122).
En s'interrogeant, sans trouver de réponse, sur la signi-
ficationdu sacrifice de toute sa famille pendant tant de générations,
Tucker aboutit à une violente révolte contre le statu-quo, son cri
de guerre s'inspire alors du rejet sans appel du rite ancestral du
sacrifice de soi au service des Willson : "Not another time", décide-
t-il~ "This is the end of it~ (123)
Lorsque deux mois après les funérailles du vieux John i l
acquiert le lopin de terre, qu'{l détruira moins d'une année plus
tard, par cet acte symbolique i l marque la rupture des relations tra-
ditionnelles entre les familles Willson et Caliban. En achetant une
... /197
partie de la plantation où ses anc~tres esclaves ont travaillé pour
les Willson, Tucker prétend vouloir s'assurer que sa progéniture
ne sera 9as tenue de se placer au service des Willson. En réalité,
i l obéit à une impulsion qui le met en porte-à-faux avec les anciennes
pratiques. La spontanéité de sa démarche est suggérée par son inca-
pacité à dire ce qu'il compte faire de la portion de la ?lantation
willson qu'il convoite. Par contre,
i l semble nourrir une étonnante
foi en lui-même et en sa capacité de contrôler désormais la situa-
tion au mieux de ses intérêts. A David qui, suivant sa logique intel-
lectuelle, cherche dans l'acte de propriété de Tucke~ une relation
de cause à effet, Tucker répond, évasif
:
l
don't know. When l
am there 1'11
know. Now aIl l
can say is my new
baby ain't working for you aIl. He'll
be his own boss. We worked for you
long enough, Mister Willson. You
tried to free us once, but we didn't
go and now we go to free ourselves.
(179)
L'originalité de Tucker procède justement de sa capacité
d'agir selon son inspiration du moment sans tomber dans l'inconsé-
quence. David Willson n'est pas dupe, qui interprète la révolte de
Tucker comme la tentative de résoudre un problème intérieur. Après
s'être mis d'accord avec Tucker pour lui vendre une partie de la
plantation, David Willson observe non sans pertinence :
We had come to a very strange kind of
agreement that l don't quite understand
except that l was doing something l rea-
lize l
had always wanted to do, and also
. . . /198
because i t was almost like those things
l wanted to see done twenty years ago.
And Tucker, he had realized something was
wrong with his life and was trying to
set i t straight.
(180)
David comprend Tucker pour avoir vécu le même conflit que
lui quelques années auparavant.
Il incarne dans le roman le person-
nage du libéral blanc nourri d'idéaux de justice et de liberté, mais
qui n'a jamais eu le courage d'organiser sa vie en accord avec ses
opinions. Il s'est lui aussi trouvé en conflit avec la tradition, et
s'est coupé du milieu familial dont la routine l'étouffait. Mais i l
n'a pas osé répondre à l'appel de l'inconnu lorsque s'est présenté
le moment de consommer la véritable rupture
: i l a préféré retourner
chez ses parents, pour renouer avec une tradition pourtant abhorrée,
poussé par un désir presque masochiste de se punir pour son manque
de courage. Et lorsqu'intervient la requête insolite de Tucker, i l
y consent avec d'autant plus de bonne volonté qu'il a l'impression
de se racheter en participant à l'accomplissement, par personne in-
terposée, d'un acte dont i l aurait tant aimé être l'auteur. David
ajoute en effet :
What each of us wanted so much
individually, we helped each
other accomplish.
(180)
Il n'y a pas de doute que David Willson a une compréhension
intuitive de la démarche de Tucker : i l lui rend en effet le petit
caillou blanc, propriété des Caliban, que son père Dewitt Willson
· .. /199
lui avait recommandé de ne rendre à la famille Caliban que lorsque
le moment serait propice (lAO). Si David estime le moment venu de
rendre aux Caliban ce caillou qui symbolise l'héritage laissé par
l'illustre ancêtre africain,
c'est parcequ'enfin, le véritable héri-
tier est apparu pour rétablir la vérité historique et réhabiliter
la race. David Willson a donc bien compris que Tucker cherèhe à briser
la chaîne qui attache sa famille à la servitude, en se livrant au
rituel du rejet de la tradition, vengeance symbolique de l'affront
historique ~ar la destruction systématique de tout ce qui représente
le passé servile.
Il fallait simnlement avoir le courage de se sou-
mettre à un tel acte de renonciation et lui, David, comprend enfin
ce qui lui a manqué au moment crucial. Participer à la réussite de
l'entreprise de Tucker est sa manière à lui de se libérer, au même
titre que Tucker. Parlant de Tucker après l'oeuvre destructrice,
David remarque
:
He has freed himself~ this had been very
important to him. But somehow he has freed
me too ... Yesterday, his act of renunciation
was the first blow against my twenty misspent
years ,twenty "years l have wasted feeling
sorry for myself. l~o would have thought
such a humble, primitive act could teach
something to a so-called educated man like
mysel f
?
(15 1 )
Il est évident que l'entente tacite qui s'installe entre
David et Tucker n'est pas l'aboutissement d'un échange intellectuel.
Ces deux êtres
ont communiqué à un niveau supérieur, qui leur a
permis de se reconnaître l'un dans l'autre, et qui n'est autre chose
· .. /20 0
que l'âme humaine qu'il suffit de savoir atteindre pour se découvrir
soi-même en même temps qu'on découvre les autres. L'exode massif
des Noirs exprime la prise de conscience collective du fait que chaque
individu, quel qu'il soit, porte en lui le prix de sa libération:
i l lui suffit d'avoir le courage de payer ce prix qui n'est autre
chose que la rupture d'avec l'univers de la dépendance et la prise en
charge de son destin. Mais i l s'agit également de savoir que ce cou-
rage est inhérent à la nature humaine; cependant i l reste latent chez
chaque individu et parfois, est si profondément refoulé, qu'il ne
se déclenche que sous l'effet d'un stimulus impérieux. C'est juste-
ment ce stimulus que l'exemple peu commun de Tucker Caliban a intro-
duit au sein de la collectivité noire, en libérant avec violence
l'énergie vi tale et créatrice
qui sommei llai t
en chaque individu,
parceque tenue en échec dans l'univers de la domination pour les
nécessités de l'asservissement ou de l'exploitation. David Willson
a raison de dire que :
Anyone, anyone can break loose from his
chains. That courage, no matter how
deeply buried, is always waiting to be
called out. All i t needs is the right
coaxing, and i t will come roaring like
atiger.
(51)
La démarche de Tucker est d'autant plus révolutionnaire
qu'elle a eu valeur d'exemple sur ses semblables et a suscité le
désarroi, puis la rage dans la couche réactionnaire de la population
blanche, tout en gagnant l'adhésion et le soutien actif du libéralisme
incarné par David Willson.
· .. /20 1
L'importance du moment n'échappe pas aux Blancs qui, malgré
les propos rassurants du Gouverneur minimisant le rôle des Noirs dans
la communauté,
éprouvent le sentiment diffus et agaçant qu'un pro-
cessus inexorable, qui défie leurs facultés d'analyse, vient d'être
entamé. Parlant de ces Blancs, le narrateur déclare:
They had not lived long enough in a world
without Black faces to know anything for
certain, but hoped everything would be all
right, tried to convince themselves i t was
really over, but sensed that,
for them,
i t
was just beginning.
(14)
Le lecteur se rend compte d'emblée de l'inquiétude de la
population blanche: si brutalement conviée au rendez-vous de 1 'histoire:
on sent la fin tragique d'une époque et le début d'une autre où les
rapports entre les forces antagonistes ne seront plus les mêmes.
Mr Harper a démontré que le processus entamé est devenu irréversible.
Harry Leland s'est fait le défenseur du droit des Noirs de quitter
la région s'ils le désirent;
le seul recours des Blancs est de cher-
cher déses~érément une explication au phénomène, et l'unique raison
plausible semble être ce "sourd appel du sang" dont narle Mr Harper
avec tant de conviction.
En liant l'insurrection des Noirs à la résistance acharnée
de l'illustre ancêtre de Tucker Caliban, Mr Harper invite ses inter-
locuteurs à une relecture de l'histoire aux fins d'y puiser les élé-
ments d'analyse pour appréhender la situation nouvelle. L'histoire
glorieuse de l'Africain a pour fonction d'établir le caractpre
· .• /202
inévitable de l'événement actuel, et "l'appel du sang" est l'argument
qui sert à lier la révolte massive des Noirs à l'expression d'une
manière d'être qui se résume dans l'aspiration de tout un peu~le :
la soif de liberté. Ecoutons encore Mr Harper insister sur le phé-
nomène de l'appel du sang:
Mind you,
l'm not one of these superstitious
folks;
l
don't take account of ghosts and
such. But the way l
see it, i t ' s pure gene-
t i c s : something special in the blood. And
if anybody in this world got something
special in his blood, his name is Tucker
Caliban ... l
can see whatever was in
his
blood just a-laying tpere sleeping, waiting
and then one day waking up, making Tucker
do what he did. Can't be .no other reason.
(15)
Mr Harper ne peut en effet avancer d'autre raison valable
pour expliquer le comportement si violent en soi d'un Tucker Caliban
si paisible de nature et qui n'a jamais eu d'histoire avec qui que
ce soit.
Il ne peut s'agir d'une réaction à fleur de peau, d'une
agressivité temporaire face à une situation ponctuelle. Tucker semble
plutôt adopter une attitude qui ré~ond en toute logique à sa décision,
le jour des funérailles de John, d'en finir avec le passé.
Il se
livre en fait à un rituel d'exorcisme dans le double but d'effacer
le passé servile et de lui faire subir l'épreuve de la seconde nais-
sance nécessaire à sa nouvelle quête. L'originalité du procédé vient
du fait qu'à aucun moment, Tucker n'a agi suivant un plan mÛrement
réfléchi et établi à l'avance. Tucker entretient ~lutôt un dialogue
permanent avec lui-même et agit selon des lois qu'il est seul à
... /203
connaître et qui,
à
l'évidence,
l'érigent en modèle admirable aux
yeux des autres.
Le témoignage de Bethrah à ce propos met en lumière
l'exemplarité de la démarche de Tucker, qui incarne ainsi une cons-
cience sage, que l'on peut écouter sans faillir. Voici ce que dit
Bethrah :
Tucker just knows what he has to do.
He
doesn't think about it; he just knows.
And he wants to go now and l
am going
too . . . l
think may be,
if l do whatever
he tells me to do,
and don't think about
it, weIl, for a while,
l ' l l be following
something inside him, but l
think that,
may he sorne day,
l ' l l he following some~
thing inside me that l
don't even know about
yet. He'll teach me to listen to i t .
(114)
Il semble que Bethrah, la jeune intellectuelle qui ne
s'expliquait pas pourquoi elle a épousé ce "paysan rustre et même
pas beau",
commence à comprendre Que c'est justement l'irrationalité
de Tucker qui la fascine et,
chose curieuse, suscite son admiration
et l'envie de trouver au fond d'elle-même le courage de décider de
ses actes sans tenir compte de l'opinion des autres. En somme, Tucker
est un individu qui s'est réconcilié avec lui-même et s'est entouré
d'une auréole telle qu'il force l'admiration et souvent l'envie. Et
c'est bien ce qui se passe dans cet Etat du Sud Profond où se situe
l'action. Tous les Noirs ont imité Tucker, et ont semé le désarroi
dans une population blanche qui ne peut se voir sans leur présence
et sans le type de rapports traditionnels qui les a toujours liés.
Décrivant l'attitude des Blancs après le départ massif des Noirs,
Kelley écrit :
· .. /20 4
They came back to the porch . . . They sat
silently, thinking,
trying to figure out
what all this had to do with each of
them, how to-morrow, next week, or next
month would be different from what yes-
terday,
last week,
last month, or all their
lives had heen un to this time. None was
able to think i t through.
It was like
attem~ting to picture nothing, something
no one had ever considered. None of them
had a reference ooint on which to fix the
concept of Negro· -
less world.
(184)
Ces pronos sonnent le glas des anciens rapnorts entre
Noirs et Blancs, puisqu'il est établi que rien, ni personne, ne peut
arrêter le mouvement spontané des Noirs. En lynchant le Révérend
Bradshaw,
les Blancs se livrent à un acte d'auto-destruction car le
personnage de Bradshaw incarne le dernier "Nègre" qui oeuple l'uni-
vers familier des Blancs. Bradshaw a com~ris cela, qui se soumet,
presque de bon coeur, à ce rituel de mise à mort de l'univers de la
domination.
En gagnant ainsi l'adhésion des adeptes de la logique
discursive,
notamment l'élite intellectuelle et dirigeante, Tucker
a démontré que la révolution,
comme une religion, germe et fleurit
dans la conscience de l'individu et ne se propage dans la collecti-
vité que par le biais d'un intense dialogue des consciences. Il
s'agit donc d'un-phénomène endogène, qui ne saurait se produire chez
une personne ou chez un peuple en rupture avec sa conscience, donc
étranger à
lui-même et aux réalités qui l'entourent. Il ne peut y
avoir de changement sans retour sur soi et réouverture sur le monde
telle est la démarche de Tucker, qui a su prêcher par l'exemple à
· .. /20 5
son peuple et à tous ceux n.ui, dans le contexte de la dé?endance,
sont éoris de liberté et de justice.
--0--0--0--
• .. /206
a - Echec du Libéralisme Blanc
David Willson est le nrototype du libéral blanc. Epris
de justice et de liberté, i l veut enrayer les inégalités sociales.
Mais, bien crue conscient 0e la nécessité du changement, i l ne con-
çoi t
pas son combat hors du cadre socio-culturel au' i'_ a toujours
connu. Or, ce cadre est fondé sur des rapports de forces aui main-
tiennent,
au sein de la société,
les inéaalités entre les différents
grouge s. C'est dire que si David souhaite changer l'ordre social
dont i l ne veut ~lus, i l doit être capable de se concevoir en dehors
de cet ordre, en consommant la rupture complète avec la tradition.
Non seulement David n'a ~as le courage de rompre, mais èe nlus, il
n'a pas une vision concrète et objective d'un avenir idéal. Son
attachement pour son terroir,
le Sud Profond, est d'ordre sentimental
et s'exprime dans le cadre d'une idylle que l'on re00ute de romnre.
Face à l'état de décrépitude du Sud des années trente sous le coun
de la arande crise économique, David se désole
l
look around at the South and all l
can
see is poverty, misery, inequality and
unhapoiness. l
love the South so dearlv
and even though i t sounds sentimental as
all hell,
l
feel like crying whenever l
see what i t is and comnare i t to m~ conceut
of what i t could he. Even in times as hard
as these, what with the Wall Street Crash
and the De~ression, the South, which was
in a worse condition than the rest of the
country already, is even worse off now.
(152)
David est donc conscient du mal qui frappe sa société;
mais, à l'évidence, son constat ne dépasse pas les symptômes visibles
. . . /207
que représentent la pauvreté, la misère,
l'inégalité et la tristesse
des individus.
Il rêve de voir les gens heureux, mais i l ne conçoit
le bonheur aue dans son asuect économique, et s'en prend dès lors à
la crise comme source de tous les maux. Ce qu'il convient de faire
lui narait alors fort simnle : remplacer la vieille idéologie capi-
taliste en dépérissement par un nouveau système idéologique. Mais
lecruel ? David est moins affirmatif sur ce point et se contente de
caresser le rêve intime d'un monde idéal qui demeure hyuothétique
"the could Be". En somme, David se cantonne dans le rêve et se perd
dans le regret contemplatif du réel :
. . . that cour..n BE can only come about if
the peonle here finn and try sorne new
concept to live bV. We must qet awav
from the old nattërns, must ston worshinoina
the nas t
and turn to the future'~ (God, ....
.-
thissounds like a bad speech 1).
(152)
Les pronos ci-dessus montrent que David est également cons-
cient de la nécessité de romnre avec la tradition pour construire
l'avenir. Mais est-il seulement possible de se détacher 0U nassé
sans s'être au préalable identifié à une cause qui le renie et le
compense à la fois? La vérité est que David n'a pas le courage de
consommer la rupture avec le nassé parce que sim~lement, i l n'est pas
engagé dans un processus scientifiauement élaboré pour conduire au
changement dont i l rêve.
Il se cherche en même temps qu'il cherche
une démarche que, du reste, i l ne conçoit crue dans le cadre d'une
idéoloqie contraire à celle du capitalisme, et de l'aristocratie
· .. /208
sudiste qu'il rejette. En se rendant dans une université "Ivy League",
David obéit à l'instinct libéral aui lui dicte que le remède à tous
les maux sociaux se trouve dans l'éducation et une formation de haut
niveau. Ainsi s'esquisse chez David une vision élitiste du changement,
qui devient le fait d'un petit groupe d'hommes d'intelliaence livres-
que et dédaigneux nes masses. Ecoutons David ex~li0uer ce qu'il es-
oère trouver dans la ~restiaieuse université nordique où i l est sur
le Doint d'entrer
. . . going to C~bridge is very imoortant to
me. Not for the name or the prestige, but
because from everything 1 have heard or
read about i t , this seems to be the clace
where 1 can start sorne of the things 1 want
to start.
(152)
David a choi l'Université Harvard à Cambridge parcequ'à
son sens, elle est l'endroit le mieux indiqué ~our trouver ce qu'il
cherche, c'est-à-dire des idées, .des principes, une démarche pour
sortir le Sud de sa léthargie. I.e comportement de David est semblahle
à celui d'un médecin impuissant devant la maladie d'un être très cher,
et qui décide d'aller chercher la thérapie dans la technoloaie de
pointe. Cambridge représente en effet pour David le sommet de la
connaissance technique, et i l comnte exclusivement sur les ressources
de l'institution pour mener à bien l'oeuvre de changement dont i l
rêve. Mais voilà que David nous apparaît dans les vêtements ne
l'aliéné clairement conscient du malaise existentiel qui le fraD~e,
mais incapable de se détacher des objets qui l'enchaînent. Car David
· .. /209
ne se connaît pas et ne peut pas, en conséquence, concrétiser sa
démarche et sa vision
. Il avoue lui-même
l don' t
even know wh at; l ' TIl. looking for
l
can only hope l
recognize i t WREN l
see i t .
(152)
On voit combien David est dépendant des autres, en l'occu-
rence, d'une institution prestigieuse pour trouver la clé de son
problème.
L'aliênation de David par ra~~ort à son milieu sooio-
culturel s'exprime encore dans ses automatismes face ~ l'élément noir
dans un contexte de non ségrégation. A Cambridge, i l s'aperçoit très
vite que la discrimination raciale n'est pas ryratiquée, et i l en
est d'abord troublé. 0u'un Nègre ose s'asseoir à côté de lui le rend
déj~ perolexe; mais qu'il pousse la témérité jusqu'~ lui nroooser
de quitter en sa compagnie une salle de réunion, même si ~ vrai dire
la réunion était sans intérêt, cela déoasse son entendement. David
avoue avoir suivi Bennett Bradshaw,
l'intellectuel noir, sans trop
savoir pourquoi.
Il donne en effet des explications fort spéculatives
~ son geste
l don't know why l
left with him, why l
braved the slight offended silence which
accomoanied our exit.
l
supoose i t was a
combination of the following :
(1)
that he seemed to feel exactly as l
felt about the uselessness of the meeting,
· .. /21 0
(2)
that he,
a Negro, should lean over
and speak to me so brazenly, so openly,
so friendly,
(3)
or that he was such an (this word may not
be exactly right)
exotic figure with his
British accent. But l did go with him.
(154)
Il semble que David ait obéi à une im~ulsion, un sentiment
diffus,
incontrôlable, qui pousse irrésistiblement un être humain
vers un autre. Mais,
limité dans son raisonnement oar les contingences
qui régissent son univers socio-culturel, i l ne parvient pas à s'ex-
pliquer pourquoi Bennett l'attire et suscite son admiration, et même.
son amitié. De même, i l lui est 0ifficile de comorendre et de mesurer
objectivement le poids social qui délimite la sphère où doit s'ex?ri-
mer leur amitié. Mais i l s'aperçoit tout de même que la sohère en
question est très restreinte; i l observe encore :
Sometimes, l
think Bennett and l
are not
really friends;
that is we hardly even
talk about personal things
: clothes,
girls,subjects
(except.where the y enter
into our future plans), or anything friends
usually talk about. We talk always of
politics, theories of government, cornrnu-
nism and capitalism, the race problem.
But then, these ARE the things which truly
interest us and why not ?
(157)
c'est que David ne se rend pas compte que ses sentiments
"libéraux" n'ont t?as étouffé en lui l'instinct grégaire qui le pousse
vers d'autres ressortissants du Sud Profond, et lui dicte d'orga-
niser toute sa vie sociale dans ce milieu précis. Lorsque"ingénument,
· .. /211
i l s'étonne du refus de Bennett de se joindre à son grou?e, celui-ci
s'écrie, outré
Whv indeed. Think of the girls you've
beên dating here. Why, i t'·s as if
you never left the South. And how do
you think the~ would take to me ?
Like kittens to water. You certainlv
couldn't go to any of your friends'~
parties.
(157)
Bennett n'est donc pas dupe:
les sentiments de David à
son ~gard sont sinc~res, certes, mais il n'oublie nas que David
appartient à un milieu qui l'exclut et les sentiments seuls, sans
le courage de la rupture, ne changeront rien à la situation. Bennett
comprend cela, et, d'ailleurs, i l n'en demande pas tant à son ami
car i l est conscient de la situation et fait une analyse objective
des réalités sociales. Toutefois, i l ne s'oppose oas au maintien du
statu quo, et invite plutôt son ami à la modération, voire à l'expec-
tative. En fait,
i l ne voit ni l'urgence ni la nécessité de se
joindre aux mondanités des Blancs, du moment qu'avec ses amis noirs
de Boston,
il connait exactement les mêmes formes de distraction.
Ainsi se dêvoile l'attachement des deux hommes à leurs milieux socio-
culturels respectifs,
leur amitié s'exprimant autour de concepts et
dans une atmosphère en dehors du réel. Et c'est justement pour cette
raison que leur véritable rencontre, dans une action commune pour
un idéal commun, n'aura jamais lieu.
... /212
Il convient cependant de ne pas négliger l'influence de
Bennett sur David. Au contact de Bennett, David a nu identifier des
solutions au mal qu'il ne faisait que constater au moment de son
départ poùr l'Université. A présent, i l sait ques les réponses sont
le retour du bien-être social grace à
l'éducation, au redressement
économique, à la santé
(164)
: tout un programme de promotion sociale
qui ne tient compte, à aucun moment, des individualités et des aspi-
rations spécifiques des différents groupes. Mission présompteuse,
il est vrai,
ce qui ex~lique l'échec des libéraux blancs, tel David,
mais aussi des intellectuels bou~geois noirs tel Bennett.
David s'entend avec Bennett pour contribuer aux activités
et à la vie de l'association pour la promotion des gens de couleur
(SNCA), dont i l est un membre actif. Sa contribution se limite à
la rédaction d'articles scientifiques ayant trait à la cause des
Noirs et servant de nourriture spirituelle à l'"itelligentsia diri-
geante".
Il rédige d'abord "Trade Unionism and the Southern Negro
TodaY"J puis "The Corrosive Effects of Segregation on Southern So-
ciety", qui est très bien accueilli par l'Association. La publica-
tion de ces deux articles rapporte des fonds que David verse comme
dons à l'Association. Toutefois, ils sont publiés sous un pseudo-
nyme, et cela prouve, encore une fois, que David n'a pas le courage
de ses opinions et ne vit pas en accord avec ses idées. Certes, i l
n'est pas retourné au foyer familial dont i l déteste la routine
(174),
mais i l s'est installé à quelques lieues de là pour travailler dans
une relative indépendance,
loin de ses parents et de l'atmosphère
· .. /213
familiale.
Là, i l se marie avec Camille et s'installe dans le calme
douillet d'une vie sans problèmes, étayée par la bonne conscience
que sa contribution il la SNCA lui procure. Mais cette contribution
se fait dans le secret, et cette double vie de David est la preuve
qu'au fond de lui-même,
i l n'a pas l'intention de braver l'opinion.
Son engagement à la cause des Noirs ne dépasse guère le niveau du
discours;
i l se réduit concrètement à verser des sommes d'argent qui,
du reste, ne lui coûtent aucun sacrifice, puisqu'il les gagne en
surplus.
L'attitude de David procède d'une vision étriquée, ou en
tout cas d'une analyse inadéquate des réalités socio-culturel1es qui
régissent son univers.
Lorsque ses rapports clandestins avec la SNCA
sont découverts,
ses employeurs le licencient immédiatement mais i l
s'exclame alors:
... he11
!
l
am glad i t is out in the open.
Now l
can write them under my own name.
There is no reason for me to he ashamed
of the truth.
(172)
Dans sa candeur, David déclare qu'il n'y a aucune raison
d'avoir honte de ses relations avec les Noirs: i l est évident qu'il
ne mesure pas correctement les retombées d'un tel choix au niveau
de la société. Aussi, confronté à la difficulté de trouver du travail
après son renvoi pour cause de collaboration avec un mouvement de
libération noire,
David apparît comme la victime pathétique de forces
. . . /214
qu'il n'appréhende ni ne contrôle. Ne sentant en lui ni le courage
de se couper du milieu qui le rejette, ni la lumière intérieure qui
guide l'homme vers son salut, David préfère retourner chez ses parents
en terrain abhorré et peu gratifiant mais familier
: plutôt cela
que d'affronter l'inconnu que représentent la vie à New York et l'en-
gagement actif sur le "front" de libération noire. A Bennett qui
l'invite à profiter de son amitié et à le rejoindre à New York oü
il l'accueillera et l'aidera, David répond,
laconique
l
am afraid i t is no use,
Bennett. My
rebuttals to you will not be adequate
to convince you, or even myself. 1 am
watching a parade and 1 know 1 should
be marching proudly, but 1 am shackled
to the curb. 1 have to do ·what 1 feel
is my first responsibility.
(173)
Ainsi, David conçoit sa vie en termes de responsabilité
vis-à-vis de lui-même et des siens. Dans son milieu familial,
i l
se sent responsable du bien-être de sa femme Camille qu'en Sudiste
bon teint i l perçoit comme la femme-enfant,
esclave et objet, dévouée
à son foyer au point de n'avoir d'autre ambition que d'y créer et
d'y maintenir l'harmonie. Pour exclure toute possibilité de départ
à New York en compagnie de Camille, David compare sa femme enceinte
à un bagage fragile,
avec lequel i l ne faut prendre aucun risque :
... 1 cannot pack up Camille now and make
a total move.
Suppose 1 could not get
anything in New York. We would be even
worse off.
1 have to find something here.
(172)
· .. /215
Voilà que se révèle le penchant paternaliste du Blanc su~
diste, qui perçoit comme sa responsabilité première la sécurité de
ses biens, c'est-à-dire sa femme,
ses enfants, ses esclaves ou, à
défaut,
ses "Nègres de service". De plus, sa vision limitée du monde
est mise à nu dans sa peur de ne pas trouver ailleurs ce qu'il con-
sidère comme le moteur de sa vie: l'argent, car la peur de ne pas
trouver de travail traduit celle, plus forte, de se retrouver sans
argent et de connaître le pire.
Il semble donc pour-David que l'essentiel, pour un homme,
soit l'aisance matérielle dont l'absence est, à son sens, la source
de tous les maux. Son devoir envers lui-même et sa famille est celui
de pourvoyeur, et i l s'exprime dans les les mêmes termes que celui
de l'Etat Providence qui identifie les besoins de tous et prétend
les satisfaire. Là réside la cause de l'échec de la politique libé-
rale blanche, qui s'acharne à faire partager à tous sa vision du
monde. David ne se rendra pas à New York parcequ'il craint de mettre
en péril la possibilité de réussir au plan matériel, première prio-
rité de sa vie active et valeur fondamentale de son milieu socio-
culturel. Tout le reste n'est qu'accessoire ou moyen de se donner
bonne conscience, et David n'échappe pas à cette logique implacable
de la bourgeoisie blanche.
L'acte révolutionnaire de Tucker ouvre tout de même les
yeux de David sur ses propres limitations : i l comprend en effet
· .. /216
qu'il n'appartient pas à la race des hommes capables de renoncement
et de sacrifice pour leurs idées. Ainsi en est-il des libéraux blancs
qui, dans leur action, se contentent d'une profession de foi,
et ne
s'engagent jamais à fond dans la lutte active contre l'injustice.
b -
Le Problème du "Leadership" Noir
Bennett Bradshaw incarne l'intelligentsia noire d'esprit
élitiste et ayant une vision fragmentaire du problème racial. Comme
tous les dirigeants noirs qui n'ont pas su adopter une approche
globale du problème,
il connaît une fin lamentable, victime de la
rage impuissante des Blancs devant l'exode massif des Noirs. En
sa qualité de leader nationaliste i l incarne le bouc émissaire dont
les Blancs ont besoin pour exorciser la peur et le désarroi qui les
prend face à la nouvelle situation.
C'est que Bennett, comme d'ailleurs David, éprouve du
dédain pour les masses à cause de leur pauvreté matérielle et intel-
lectuelle. David est perplexe devant l'envergure de la révolte de
Tucker et i l s'interroge:
Who would have thought such a humble,
primitive act could teach something
to a so-called educated man like
myself ?
OS1)
De même, Bennett qualifie la fureur destructrice de Tucker
de "gloriously primitive", tandis que Tucker lui-même est réduit à
l'image du Nègre tel qu'il est perçu traditionnellement dans le Sud
. . . /217
Profond : ignorant et rustre,
i l nourrit des instincts bestiaux.
Bennett se croit supérieur au Noir peu ou non instruit, d'où sa con-
viction que les masses noires ne sont les détentrices d'aucun poten-
tiel révolutionnaire: de même,
les leaders noirs traditionnels lui
paraissent médiocres, et n'ont pas cette puissance de l'esprit qui
engendre les"grandes idées" et conduise au renouveau :
le leadership
noir,
estime-t-il, n'a pas évolué depuis le temps de l'esclavage,
et i l ajoute à ce propos
:
My people, too, need something new,
something vital.
In my opinion their
leadership has followed in the footsteps
of the Negro overseers of plantation
times. Each is out for himself and
money is the thing.
l've done a great
deal of reading since l
graduated from
high school . . . But l
could find nothing.
l
had hoped l
cou Id find i t here.
(155)
Bennett dévoile ainsi son intellectualisme outrancier et
son approche cartésienne des problèmes. Pour lui,
la faculté de réflé-
chir profondément et de produire des idées complexes,
la créativité
intellect~elle comme facteur de renouveau sont des qualités propres
aux hommes de génie.
Il devient clair que le personnage de Bennett
incarne l'oncle Tom décrit par Kelley dans son article "The lvy
League N
"
egro.
rI convient de ne pas oublier que Bennett a reçu la for-
mation Ivy League et qu'il incarne doublement le co~cept Ge la
· .. /218
Sup~é~~tie d'un groupe donné par rapport à un autre. En effet, voici
son point de vue concernant la mentalité de gens tels que Tucker
Caliban :
we're not talking about the new, complex
idea: the unique thunderbolts of thought
that come to men of genius. We're talking
about the old ideas, the simple ones, the
fundamental ideas that perhaps we've over-
looked, or never even tried.
(127)
Voilà qui prouve la conception élitiste du leadership que
nourrit Bennett. Les idées primaires, procédant davantage de l'ins-
tinct que de la réflexion appellent, à l'évidence, la méfiance de
ce "leader" pour qui l'intelligence' et la créativité de l 'homme sont
fonction de son degré d'instruction.
L'université d'élite apparaît ainsi comme la pépinière des
idées nouvelles, une sorte d'usine où se fabriquent les génies.
Bennett rejoint donc son ami David Willson dans la conviction que
l'éducation supérieure est la clé de tout changement. D'autre part,
Bennett partage avec David le principe de la suprématie de l'intel-
lectuel Ivy League sur toute la "race" des intellectuels non sortis
d'une université Ivy League, Blancs et Noirs confondus. D.M. Weyl
a bien raison d'écrire:
Black supremacy, represented in the novel
by Bennett Bradshaw and his organization,
the Black Jesuits, must fail for the same
reasons as slavery or white supremacy : a
· .. /219
black supremacist achieves his identity
by denying full humanity to Whites, just
as white supremacists to do Blacks.
(3)
Par ailleurs, Bennett partage avec David la certitude que
la lutte des Noirs doit se livrer au plan politique. Ainsi, il con-
çoit des solutions d'ordre politique qui viseraient à la disparition
de la discrimination raciale perçue comme le frein à l'émancipation
des Noirs. La lutte de Bennett s'inspire en fait d'un nationalisme
pétitionnaire et réformiste qui encourage chez lui l'analyse marxiste
et le pousse vers le syndicalisme. S'adressant à David, le libéral
blanc prêt à contribuer à la lutte des Noirs en usant de ses talents
intellectuels, Bennett déclare avec passion:
After you graduate, you go back South
and get that writing job. Weill need
your articles; you'll be our "agent".
You can let us know what's going on.
YOU can write articles about the
situation and 1'11 get them published
in New York. We.' i l .6ha.me. them, peJt6uctef.e.
them, bombMd them Lnto a be.:t:teJt way 06
dolYlg th..-i,Ylg.6.
And everybody will benefit.
Think of what we can accomplish if we
work hard !
(164)
(4)
Voilà qui prouve que pour Bennett le changement est l'af-
faire du Gouvernement, qui doit modifier son orientation et ses mé-
thodes, sous la pression des pétitions, mises au point, analyses
(3) D.M. Weyl -
Op. Cil., p. 19
(4)
Souligné par nous.
... /220
complexes de la situation et autres moyens de dénoncer son erreur.
or, seuls les intellectuels sont capables de rédiger ces pièces
maîtresses susceptibles d'amener les autorités à changer de politique
en faveur des Noirs. Est-il meilleure preuve de l'esprit réformiste
de l'intelligentsia noire qui se veut le champion de la lutte des
Noirs? C'est précisément l'inadéquation des solutions constitu-
tionnelles face au problème noir dans sa globalité que Kelley dénonce
lorsqu'il d i t :
It's not that one government is better
than another : i t is that aIl government
tend to feed on itself and to make itself
bigger and bigger at the expense of the
people that is governing. The longer
i t stays in power, the fatter i t seems to
get ... So in terms of Afro-American people,
the Democratic Administration, which has
been in for most of fifty years, in terms
of Congress
(which controls the money in
America), takes Black people for granted.
Therefore, we can't get anything from them.
(5)
Kelley fustige ainsi l'attitude réactionnaire qu'adopte
en général tout gouvernement face à un processus révolutionnaire qui
met en péril son existence. Les Noirs ne doivent donc rien attendre
du gouvernement m~me s'il est entre les mains d'hommes nourris
d'idéaux démocratiques et libéraux. Ceci s'explique par le fait bien
simple que l'infériorité des Noirs ayant été admise dans la Consti-
tution,
la discrimination raciale est passée dans les moeurs et,
(5)
Entretien d'Ao~t 1980
· .. /221
lorsqu'elle n'est pas effectivement pratiquée, elle n'en demeure
pas moins une idée latente dans l'esprit des Américains.
Kelley estime que si les Noirs doivent continuer à compter
sur le Gouvernement pour régler leurs problèmes,
ils doivent faire·
preuve de maturité politique en ne misant pas toujours exclusivement
sur le Parti Démocrate. En d'autres termes,
i l doivent savoir jouer
avec le système de l'alternance qui est de tradition en Amérique,
voter pour l'un ou l'autre parti selon l'enjeu électoral proposé par
cha~un, et ainsi, soumettre le vote de l'électorat noir à une sorte
de surenchère pour que le parti le plus offrant bénéficie de ce
vote.
Mais i l semble que le raisonnement de Bennett n'ait pas
atteint ce degré de subtilité. Pour lui, i l s'agit simplement de
remplacer le système capitaliste - perçu comme une oligarchie finan-
cière - par le socialisme ou la dictature du prolétariat. L'électorat
noir est ainsi canalisé et figé autour du Parti Démocrate, plus
libéral dans ses orientations, mais soumis à la tradition ségréga-
tioniste et inégalitaire ce qui se traduit par exemple par l'assas-
sinat de leaders démocrates tels que John F. Kennedy.
Bennett Bradshaw est donc un dirigeant nationaliste qui ne
croit pas au changement par la base, et ne comprend donc ni la
signification ni la portée de la révolte de Tucker Caliban. Prison-
nier de sa fausse perception du réel, i l est indigné par le refus
de David de le rejoindre à New York, et dérouté par la violente
• .. /222
réaction de la population blanche devant l'exode massif des Noirs.
Il commet la faute classique des dirigeants qui, portés au pouvoir
par la volonté populaire, se placent au-dessus de ce même peuple et
s'octroient l'exclusivité du "leadership".
Commentant la rébellion déclenchée par Tucker, Bennett
Bradshaw s'en prend au peuple qu'il traite implicitement d'ingrat
The day is fast coming, Mr Willson, when
people will realize there isn't any need
for me and people like me. Perhaps for me
that day has come already. Your Tuckers
will get up and say : l
can do anything
l want;
l don't need to wait for someone
to GIVE me freedom;
l
can take i t myself.
l don't need Mister Leader or Mister
Minister, or Reverend Bradshaw,
l don't
need anyone. l
can do whatever l want for
myself by myself.
(133)
En fait,
Bennett Bradshaw"est simplement frustré dans son
rôle de dirigeant qu'il se voit confisqué par un "petit paysan igno-
rant", qui a su réussir là où i l a lamentablement échoué. Il confie
sa déception à Dewey Willson en en ces termes :
You haven't lived long enough
Mister Willson, to grind away your
life for sorne cause, and then
someone else succeed where you've
failed ?
(133)
Devant le succès de Tucker, Bennett Bradshaw est obligé
de reconnaître que ses convictions et ses méthodes de dirigeant sont
· .. /223
dépassées. L'événement dont Tucker est l'instigateur est conforme
aux aspirations profondes des Noirs, aspirations souvent non expri-
mées parceque refoulées dans le subconscient, dans le domaine du
rêve. Qu'importe alors le profil de l'individu qui initie un tel
mouvement dès lors qu'il concrétise le désir secret de tous? La
pertinence de cette question que pose Dewey n'échappe pas à Bennett
qui exprime son amertume d'être supplanté par cette nouvelle race
de dirigeants, qui ont rendu désuet le leadership qu'il incarne;
i l se lamente :
... they've made me obsolete. How would
you like to awake to find yourself
obsolete ? It's not particularly hear-
tening or pretty, Mister Willson. Not
pretty in the least.
(133)
Le leadership incarné par Bradshaw est celui qU'il incarne
en tant que fondateur et dirigeant du mouvement nationaliste chrétien,
The Resurrected Church of the Black Jesus Christ of America. En fait,
Bradshaw s'est tourné vers ce que l'on pourrait appeler le militan-
tisme religieux, par réaction devant le refus d'autres organisations
nationalistes de le prendre comme membre après son expulsion de la
NSCA, à cause de ses démêlés avec le Congrès. Bradshaw militait en
effet dans le Parti Communiste et incarnait donc la "terreur rouge"
qui faisait trembler le Gouvernement ainsi que les militants noirs
en quête de solutions constitutionnelles au problème racial. Tout
en nourrissant une idéologie d'avant-garde,
Bradshaw limitait son
· .. /224
action dans le cadre d'organisations modérées dans leur idéologie
et dans leurs méthodes. Ainsi s'expliquent ses rapports avec David
Willson ou le Libéralisme Blanc; ainsi se justifie sa rupture avec
le courant libéral.
Il importe de noter que Bradshaw . fondé son mouvement chré-
tien en 1954, seize ans après sa rupture avec David Willson et
l'idéologie qu'incarne ce dernier.
Il convient également de remarquer
que la nouvelle organisation de Bradshaw est un mouvement extrémiste
dont l'idéologie est un mélange d'éléments de la philosophie hitlé-
rienne
(Mûn Kamp6), du capitalisme de Marx et de la Bible. Le mouve-
ment est antisémite,
(les Juifs étant considérés comme les émissaires
du pouvoir blanc qui exploite les Noirs), et se nourrit de l'idée
maîtresse que Jesus Christ est noir et qu'en conséquence,
les Noirs
sont supérieurs aux Blancs et devraient ~tre les vrais dirigeants.
Ainsi s'énoncent les idées de Bradshaw, pour répondre au mythe de
la suprématie blanche qui fonde la ségrégation. ~a démarche de
Bradshaw relève presque d'une réaction à fleur de peau, et traduit
en tout cas une révolte face à l'échec du Mouvement pour l'Egalité
civique constaté dans les années cinquante, et la naissance du
radicalisme des années soixante.
Bradshaw est un extrémiste dont le combat est perdu
d'avance. D1abord, sa démarche ne quitte les sentiers battus que
pour les emprunter à rebours
: i l change de tactique mais reste dans
11idéologie "suprématiste" qui fonde la séparation des races. Les
rapports de force tels qu 1ils se sont exprimés dans le passé ne
· .. /225
disparaissent donc pas, mais le moment est d'autant plus important
que les deux camps ressentent intésement la nécessité de l'action
directe.
c'est ainsi que les discours ou sermons du Révérend Bradshaw
sont des boulets de canons sur les Blancs pour les effrayer et les
soumettre à sa volonté. Ne dit-il pas en effet, parlant des Blancs
We have them running scared now.
they know weIll take our rights
if they don't give them to us.
(176)
La lutte se radicalise certes, mais les objectifs restent
les mêmes
(our rights).
Les militants noirs,
comme les libéraux
blancs, ont la même vision étriquée du problème racial qu'ils persis-
tent à réduire à ses dimensions politique et économique. Et c'est
justement cette absence de jugement d'ensemble du problème noir
qui fragmente la lutte de libération noire, et empêche toute possi-
bilité d'une solution globale.
Par ailleurs,
Bradshaw incarne l'ambiguïté du dirigeant
noir partagé entre son idéologie nationaliste, de tendance sépara-
tiste, et son aliénation à l'idéal bourgeois et blanc. Alors qu'il
exhorte la foule de ses partisans à combattre et à persécuter les
Blancs, notamment les Juifs,
il se complait dans le luxe d'un des
meilleurs appartements de Harlem (propriétés du capitalisme libéral
blanc), se déplace en limousine avec chauffeur, don d'un dévôt de
sa paroisse, un modeste maçon qui a dO sacrifier trois années
• .. /22 6
d'économies pour lui faire ce cadeau som~teux. L'ironie de la situa-
tion vient d'abord du fait que Bradshaw a été un communiste convaincu;
chassé de la NSCA, i l a complètement "retourné sa veste" en réinté-
grant la lutte des Noirs par le biais de la religion.
(175)
Exclu donc de l'élite intellectuelle dirigeante, Bradshaw
éprouve le besoin d'affirmer le sentiment de suffisance et d'omni-
science qui l'habite. Ses sermons ne sont pas ceux d'un simple pré-
dicateur;
ils semblent émaner de la bouche d'un messie et être d'ins-
piration divine,
ils procèdent, dirait-on, d'une révélation. Bradshaw
n'est donc à l'évidence qu'un marchand d'illusions, qui profite de
la naivete et de la nature profondément religieuse du peuple qu'il
prétend mener vers sa libération. L'omniscience étant une caracté-
ristique divine,
aucun dirigeant n'a le droit de se hisser au-dessus
de son peuple; c'est pourquoi Kelley condamne l'attitude de Bradshaw
The point is, very often, you have people
who start out being progressive,
and when
they get into power, the becorne retrogres-
sive because they don't want people to lead
them. Basically, they have' to realize that,
as Mao Tse-Tung says, i t ' s from the people
to the people. You have to go to the people
and find out what i t is that the people
want. Then you have to use your expertise to
still try to get them what they want.
(6)
A vrai dire,
jusque dans les années soixante, aucun leader-
ship noir cristallisé autour des besoins et aspirations exprimés'
(6)
Entretien d'AoUt 1980
· .. /227
par le peuple noir lui-même, n'a émergé. Les dirigeants noirs ont
souvent adopté
l'attitude paternaliste fondée sur la négation de
la capacité des masses à prendre en charge leur destin. Ainsi s'ex-
plique le désarroi de Bradshaw face au succès de Tucker Caliban et
à l'exode massif des Noirs, mouvement révolutionnaire dont i l a
tant rêvé mais dont i l n'est jamais parvenu à mettre le processus
en marche. Passée la première surprise, Bradshaw regarde la réalité
en face et, reconnaissant son échec,
i l en assume la responsabilité
et consent à payer le prix de son erreur : lynché par la population
blanche déchaînée dans sa quête d'un bouc émissaire, Bradshawest
la victime consentante de ses propres limites en tant que dirigeant.
Kelley semble dire que la faute de Bradshaw est de s'être
érigé en divinité au-dessus de son peuple, de s'être coupé de lui
pour s'installer dans la quiétude d'un univers à part, où i l se donne
le droit exclusif de déterminer le Bien et le Mal. Or, s'indigne
Kelley, diriger un peuple est une prérogative d'ordre divin qu'aucun
homme n'a le droit ni le pouvoir de s'octroyer:
We're not talking about right or wrong
nOWi
we're only talking about leading
people which is no one's right but the
Creator's. We aIl have to be slightly
less vain and slightly more humble.
(7)
Mais écoutons encore Kelley expliquer pourquoi Bradshaw
a échoué dans ses fonctions de dirigeant :
(7)
Entretien d'AoUt 1980
... /228
He failed because he was not close enough
to the people he was leading. His people
got out in front of him and he was still
back into another space and another kind
of leadership. Which is what is happening
to leaders all the time.
(8)
Kelley suggère que la réussite de Tucker Caliban provient
du fait qu'il ne s'est jamais proclamé leader de qui que ce s o i t :
i l n'a donné d'ordres et de directives qu'à lui-même. Qui inspire
sa démarche ? Des éléments de réponse à cette question se trouvent
dans les propos de Bethrah qui, essayant d'expliquer le comportement
de son mari, confie à son amie Dymphna:
l don't really know, but may be those of
us who go to school . . . maybe we lost
something Tucker hase
It may be we lost
faith in ourselves. When we have to do
something, we don't just do it, we THINK
about doing it; we think about all the
people who say certain things shouldn't
be done. And when we're through thinking
about it, we end up not doing i t at all,
but Tucker, he just knows what he has
to do. He doesn't think about it; he
just knows.
(114)
Tucker n'est pas allé.à l'école; c'est un être simple, et
n'a rien des capacités d'analyse intellectuelle dont se targuent sa
femme et ses employeurs, tous des universitaires. Et pourtant,
Bethrah décèle chez son mari ce quelque chose qui force son admira-
tion et qui lui dicte de le suivre sans réfléchir dans tous les
choix qu'il fait.
Bethrah a identifié la force qui fait "bouger" son
(8)
Entretien d'Aoüt 1980
· •. /229
mari
c'est la confiance en soi que les études et l'opinion des
autres lui ont enlevé à 811e et à tous ceux de son rang. On en revient
aux vertus de la conscience individuelle, seule valeur qui rend compte
de l'identité humaine d'un homme quel qu'il soit. Ecouter sa cons-
cience, c'est obéir à la parcelle divine qui guide chacun vers le
Bien. Autrement dit, chaque être humain possède le pouvoir intrin-
sèque de trouver son équilibre viial et de gérer son destin. Et, s ' i l
consent à déléguer ce pouvoir à d'autres, ces derniers ne doivent
pas perdre de vue ce principe fondamental que diriger un peuple,
c'est l'amener à se découvrir comme son propre moteur et surtout, à
lui insuffler le courage de prendre en main la conduite de son destin.
Diriger un peuple, c'est donc le "conscientiser", le motiver à s'in-
vestir dans la construction de sa vie.
L'action de Tucker est la dynamique déclenchée par la voix
de la conscience d'un individu, ce qui revient à dire que cet indi-
vidu s'est réconcilié avec lui-même et s'est montré digne d'admiration
au point de devenir un modèle pour tout un peuple. Le personnage et
la démarche de Tucker Caliban illustrent parfaitement le rôle de
l'individu dans un processus révolutionnaire. L'avenir d'un peuple,
semble dire Kelley, est fonction de la capacité de ses divers indi-
vidus à s'assumer et à s'exprimer, et les grands hommes sont ceux
qui osent affirmer leur différence. Ceci rejoint le point de vue de
Malraux qui, dans les
,t\\.n;U-Mé.mo-Utcu,
souligne :
· .. /2 31
B -
Vanc.eM On The. Shon».
ou le miroir de la vie d'un peuple
Vanc.VL6 On The. shoJr..e.
est un recueil de seize nouvelles qui
illustrent l'intention de Kelley annoncée dans l'épigraphe du recueil:
présenter des êtres humains, et non des symboles ou des idées dé-
guisées pour représenter des êtres humains. Il est vrai que les
personnages et les situations qui apparaissent dans Vanc.eM On The. shoJr..e.
ne procèdent pas de la vision traditionnelle du monde qui se dégage
habituellement de la littérature noire-américaine. Rappelons que la
plupart des auteurs noirs se situent en effet dans la perspective
de la lutte de libération noire et que leurs objectifs sont souvent
de nature politique. De ce fait,
la dimension humaine du conflit
racial est généralement occultée et la littérature reflète cette
vision fragmentaire de l'homme. Kelley estime que c'est justement
cette vision escamotée de soi et du monde qui bloque la route vers
l'émancipation des Noirs, et à travers ses nouvelles,
i l s'efforce
de montrer que la race n'est que le fait du hasard, tous les hommes
de la terre partageant la même essence humaine. Commentant l'atti-
tude de Kelley, Willie E. Abraham remarque :
Kelley's attitude •.. rests on the idea
that,
shorn of his historical and cul-
tural appurtenances, the basic man is
one with whom we must and aIl do
identify. The way in which a particular
man expresses his sorr9w, rage or
valor may be peculiar . . . but the man
himself is universal.
(9) .
(9)
Willie E. Abraham,
"Introduction", Vern,
(New York, Mc Millan,
1969)
p.
IX
· .. /23 2
c'est justement cette universalité de l'identité humaine
qui constitue le fondement de l'oeuvre de Kelley, l'espace et le
temps des récits, ainsi que la race et la culture des personnages
n'étant .que des points de référence qu'il s'agit de dépasser, pour
camper l'homme dans la quête de l'équilibre vital attachée à sa
condition. D.M. Weyl a raison d'écrire:
Al though
A Vi66eJte.n-t VJtummeJt
considers the
the problem of slavery, Southern race relations,
and black separatism, the novels ultimate
focus centers on the struggle of individual
men to respond to life's chaos and to achieve
full human and self-identity, an identity
which trascends the color of a man's skin.
(10)
La remarque de Weyl est d'autant plus juste que VancVW On
The. shoJte.
reprend la plupart des thèmes et préoccupations qui se
dégagent du premier roman de Kelley, A Oi66eJte.n-t OtumlmeJt. La quête de
l'identité ou l'impérieux besoin d'assumer et d'affirmer cette iden-
tité, les multiples expressions de la violence qui sous-tend les
rapports sociaux, le calvaire que représente la solitude pour un
être humain, le passage de l'innocence à l'expérience sont autant
de thèmes
qui sont traités dans OancVW On The. ShoJte. avec tant de sen-
sibilité et de sympathie que les personnages nous apparaissent réels,
ou en tout cas identifiables dans notre univers quotidien. Il s'agit
là d'un tour de force qui ne peut certes pas s'accomplir dans le
cadre restreint d'une recherche de solutions politiques à un pro-
blème qui, par sa nature et par sa portée, touche tous les hommes
(10) D.M. Weyl, Op.
Cit., p. 15-16
· .. /233
dans la profondeur de leur être. C'est dire que sous la plume de
Kelley,
les personnages romanesques ne répondent plus aux normes
habituelles des stéréotypes et clichés par lesquels ils se distin-
guent généralement mais sont simplement des hommes engagés dans le
combat de la vie ou dans la recherche obstinée, parfois pathétique
d'un équilibre qui leur échappe par la force des choses.
Les seize nouvelles ont en commun une toile de fond de
violence sous des formes variées, pour souligner le fait que, dans
la société américaine,
la violence est d'ordre structurel. Sur ce
fond violent,
se joue le drame de la vie des personnages, et Kelley
y puise les thèmes qui illustrent le mieux les préoccupations et
aspirations des différents groupes sociaux.
Le sort de la progéniture mulâtre des anciens planteurs
est exploré dans les quatre premières nouvelles :
"The Only Man On
Liberty Street",
"Enemy Territory",
"The Poker Party" et "Not exac-
tly Lena Horne". Kelley semble vouloir dire que les Noirs sont
d'autant plus enclins à la violence qu'ils cultivent des liens avec
les Blanès et tout ce qu'ils incarnent.
Dans ces quatre premières nouvelles,
le lien est celui du
sang.
Il nalt de l'adoption des valeurs blanches par les Noirs dans
les six nouvelles suivantes
"Aggie",
"A Visit to Grandmothcr",
"Saint-Paul and the Monkeys",
"What shall We do with the Drunken
sailor ?",
"Christmas with the Great Man",
"Connie". Le ghetto de
· .• /234
Harlem est le décor de ces six dernières nouvelles. Avec ses lai-
deurs et ses vices,
le ghetto apparaît sous la plume de Kelley comme
le "membre grangréné" du corps social américain, pour emprunter
l'expression de Jill weyant(ll).
Ici,
la communauté noire dans son
ensemble est pour ainsi dire contaminée par le virus de la violence
et répond par une sorte d'agressivité pathologique aux mauvais
traitements dont elle est victime de la part des Blancs. Jill Weyant
perçoit ainsi la violence comme une maladie infectieuse qui, du
fait de l'isolement de Harlem,
se propage d'abord dans la communauté
noire toute entière pour d~border ensuite des limites de l'espace
restreint du ghetto, et se retourner contre la communauté blanche(12) .
--0--0--0-- .
(ll)
Jill Weyant,
"The Kelley Saga: Violence in America, CLA
vol. XIX, nO 2, Décembre 1975, p.
215
(12)
Ibid. p.
216
· .. /235
a - La violence comme phénomène endémique
Si l'on considère l'ensemble de l'oeuvre de Kelley, on
constate qu'il utilise toujours comme toile de fond la violence
sous l'une ou l'autre de ses formes.
Dans
A V"<'66eJLe-nt VJtummeJL,
elle
est le vieux démon qui, après avoir présidé aux rapports entre Noirs·
et Blancs durant tout le récit, se décha1ne dans le brutal corps à
corps qui termine le roman.
A VJtop 06 Pctt-i.e-nc.e- est l'illustration
de l'effet des mauvais traitements et des frustrations sur la per-
sonnalité de l'individu, tandis que
Vem est un duel psychologique
sans merci qui conduit au crime odieux de Golwin. Le dernier roman
de Kelley,
Vun60JtcM TJtavw EVeJLywheJLU,
est construit autour de l'idée
fanonienne que l'homme asservi ou dominé ne peut se libérer qu'en
s'infligeant la violence d'une rupture totale avec l'oppresseur
et toutes les valeurs qu'il incarne. Les nouvelles qui constituent
Vanc.eJt.6 On The- ShoJte- sont pour ainsi dire un catalogue des modes de
vie adoptés par différentes catégories sociales pour survivre dans
un contexte intrinsèquement violent.
- LES MU lATRES
Dans les quatre premières nouvelles,
les personnages sont
les descendants mulâtres du planteur Dewey Willson qu I,
dans
A V"<'6-
6eJLe-nt VJtummVl, est le fondateur de la plantation Willson. Ici, l'agres-
sivité des Blancs s'exprime de manière insidieuse, avec une subtilité
... /236
qui contraste avec la franche hostilité ou la brutalité des rapports
entre Blancs et Noirs dans le contexte de la plantation. C'est qu'en
plus de ses origines noires, le mulâtre incarne la transgression de
valeurs blanches que le suprématiste blanc accepte difficilement.
Jill Weyant fait la remarque pertinente qu'il est possible au Noir
d'adopter une attitude anodine et de s'en sortir en jouant le jeu
du Blanc, tandis que le mulâtre, "avec tous les tabous bafoués qu'il
représente, fait frémir de rage le raciste blanc,,(13).
Dans la première nouvelle, "The only Man On Liberty street",
Josie, la fille métisse de Dewit Willson, est la maîtresse de Maynard
Herder, un Blanc qui, à priori, ne semble pas mesurer correctement
la force de la barrière raciale. Il décide d'aller vivre dans le
quartier réservé exclusivement aux maîtresses métisses des Blancs,
auprès de Josie et de leur fille Jennie. Immédiatement alors se
déclenche au sein de la communauté un mouvement de rejet spontané,
pour conjurer le risque d'ébranlement du statu quo. La colère des
Blancs se concrétise par la menace de violer la petite Jennie; pour
la défendre, Herder, qui est champion de tir, s'empare de son fusil.
Mais il comprend soudain la futilité d'une telle démarche: "1 cannot
kill everybody" s'écrie-t-il, avant de se voir contraint, sous la
pression des autres, à quitter Josie et Jennie pour les protéger de
la violence de leur milieu.
(13) Jill Weyant,
Op. Cft.,
p. 214
(traduit par nou s , )
· .. /2 37
Kelley reste fidèle à sa conviction que la violence n'est pas une
arme efficace contre des croyances bien ancrées et des moeurs sécu-
laires. Avant de quitter Josie et Jennie qu'il considère comme sa
vraie famille,
Herder remet à sa fille l'une de ses médailles, symbole
d'amour, et lui fait promettre d'émigrer plus tard vers le Nord. Il
rejoint ainsi Tucker Caliban dans l'espoir que le salut se trouve
au Nord, ou en tout cas hors du contexte sudiste, où le maintien
de la barrière raciale et du statut d'infériorité de la race noire
représente l'un des piliers fondamentaux de l'édifice social.
En choisissant de s'installer à Liberty Street, Herber
défie la tradition et remet en question l'identité raciale des indi-
vidus.
Comme Tucker encore qui tue ses bêtes, brûle sa maison et
emmène sa femme enceinte et son enfant à l'aventure, Herder renonce
à sa médaille,
symbole de fierté,
et quitte Josie et Jennie. Ces
deux attitudes sont constructives au même titre car elles procèdent
du même désir d'assurer la liberté,
le libre choix, en un mot l'in-
dépendance de leur progéniture. En achetant le lopin de terre qu'il
détruit peu de temps après, Tucker s'est expliqué sur son acte. ses
propos font écho à ceux de Herder lorsqu'il remet sa médaille nouvel-
lement gagnée à sa fille
:
"When you grow up you go to the North like
your mother tells you. And you take this
with you.
It is yours. Always remember l
gave i t to you.
... /238
L'espoir d'une union paisible des Blancs et des Noirs est ici évi-
dent, et la médaille est un symbole d'amour inter-racial. Et Kelley
semble déplorer le fait que les sentiments profonds et le dialogue
intérieur intense qui inspirent la démarche de Herder, comme celle
de Tucker, fassent tristement défaut dans le monde des Blancs.
Déshumanisés dans leur course vers 1e p0uvoir et pour avoir
sacrifié les raisons du coeur sur l'autel d'un rationalisme exacerbé,
les Blancs sont devenus des êtres inhibés qui expriment leurs émo-
tions refoulées, leurs passions inassouvies d'une façon détournée
par l'agressivité.
La violence est ainsi conçue comme l'expression
du désir de compenser une infériorité ou celui d'effacer une frus-
tration, et illustre ainsi la théorie sartrienne selon laquelle le
comportement agressif n'est rien moins que le moyen chez l'homme de
nier ce qui l'offense,
le minimise ou le blesse. Toutefois Kelley
va plus loin et affirme que pour avoir été longtemps tenu à l'écart
de la culture blanche,
le Noir a su conserver son naturel,
sa spon-
tanéité dans l'expression de ses émotions et de ses passions, ce
qui en a fait un être potentiellement non violent. Selon Kelley, le
Noir violent est un être contaminé par la violence du Blanc qui l'a
placé dans une situation où la résistance et même la contre-attaque
s'avèrent nécessaires.
x
X
X
· .. /239
La deuxième nouvelle du recueil, "Enemy Territory", explore
encore davantage la condition du mulâtre qui, poursuivant le rêve
de l'émancipation, émigre vers le Nord et s'installe dans un des
ghettos urbains. Jennie réapparaît· cinquante ans plus tard, vivant
à New York avec son petit-fils Tommy pointant un fusil imaginaire
sur son ami Jérôme. Les deux enfants sont entrain de jouer à la
guerre et, ajustant son tir, Tommy déclare :
l peered over a rotting tree stump and
saw him moving, without a helmet in the
bushes. l got his forehead in my sights,
sqeezed the trigger, and imagined l saw
the bullet puncture his head and blood
trickle out.
(p. 13)
Ces propos et les images qu'ils décrivent suggèrent dès
l'abore l'état de guerre permanent dans lequel se trouvent les hommes
dans le Nord. Pour D.M. Weyl, le tronc d'arbre pourrissant au-dessus
duquel Tommy ajuste son tir symbolise l'état de pourrissement des
hommes et du milieu urbain où ils vivent. De même, l'image de Tommy
essayant de prouver son adresse et sa supériorité sur son ami en
s'efforçant de ne pas manquer sa cible évoque celle de son grand-père
Herder, quelques années plus tôt, lorsqu'il menaçait de transpercer
le front des membres du K1u Klux Klan, dont les masques étaient sym-
boles de faiblesse et de lâcheté. Pour imposer son choix et garder
son intégrité, Herder a dO affronter le Klan et les racistes comme
· .. /24 0
Tommy doit s'imposer dans son milieu où des bandes rivales d'enfants
règnent chacune sur un territoire déterminé du quartier.
Lorsque sa mère lui confie la mission de ramener à son
propriétaire, M. Bixby, un chapeau oublié lors d'une visite, Tommy
se rend compte que pour aller au domicile de Mr Bixby, i l lui faut
traverser le territoire de la terrible "bande à Valentine~ La mission
est délicate parceque le chapeau est si blanc et si propre que "la
moindre petite tache y brillerait comme une étoile noire dans un
ciel blanc,,(14). En fait, traverser le territoire commandé par Joey
valentine et sa bande - des petits garçons de cinq â huit ans - et
porter à destination le chapeau intact, est une mission symbolique
que Tommy doit accomplir pour s'affirmer en tant que digne membre
d'une bande rivale. C'est dire que le monde de Tommy, comme celui
de son arrière-grand-père Herder,
sont régis par d'implacables rap-
ports de force entre factions rivales:
l'identité de l'individu
est fonction de son appartenance à un groupe, à une faction,
à une
bande dans le cas présent, et les vieux schémas socio-culturels du
(15)
Sud profond se retrouvent dans le Nord
. La remarque de D.M. Weyl
est à ce titre fort juste
In New York, Tommy faces ~any of the
sarne problems Herder did in the South.
One's identity cornes from one's block
or one's street, Gang, distinction based on
racial as weIl as territorial differences.(16)
( 14),
( 5 ) ,
(16)
D. M. Weyl,
Op. cu.., p. 23
· .. /241
Tommy est conscient de la délicatesse de la mission qui
lui est confiée:
i l en mesure l'importance et se sent fier d'être
traité en adulte
(14). Mais,
lorsque par manque de courage, i l échoue,
sa dignité reçoit un coup que sa grand-mère Jennie tente de l'aider
à surmonter. Elle lui fournit comme exemple à suivre l'histoire de
son grand-père Pablo qui, confronté à une situation du même type,
s'est vaillamment défendu et imposé. Jennie réveille ainsi chez son
petit-fils
la fierté de ses origines, et lui apprend en même temps que,
pour survivre,
l'homme doit s'adapter à son milieu et en subir les
lois. Le grand-père Pablo Cortes était un Cubain paisible, bon vivant
et sans penchant pour la violence. Mais lorsqu'il a compris que la
brutalité était le seul langage que comprenait le barman irlandais
raciste qui le chassait et l'humiliait,
i l s'est déchaîné comme un
taureau blessé et s'est exprimé dans les mêmes termes que son ad-
versaire pour imposer son point de vue.
Il faut toutefois se garder de considérer la leçon de
Jennie comme une incitation à la violence. A la fin de son récit,
elle fait promettre à Tommy de retourner accomplir sa mission et de
traverser vaille que vaille,
le "territoire ennemi". Désignant un
manche à balai, elle lui d i t :
"You may not even have to use that ...
But you should know you can"
(22). Le manche à balai est certes une
arme mais si l'on comprend bien Jennie,
i l est surtout le symbole de
la force morale sans laquelle un homme ne peut prétendre au maintien
de sa dignité ou de son intégrité.
· .. /242
Tommy doit savoir que cette arme-là,
i l la porte, en lui',
mais surtout qu'il doit s'en servir pour survivre dans une société
dont les lois sont semblables à celles de la jungle.
Le chapeau immaculé de M. Bixby est également le symbole
de la dignité de Tommy;
i l doit en effet le garder dans son éclat
et sa blancheur originelle, même si, pour le porter à bon port, i l
doit traverser des zones dangereuses et hostiles. Kelley suggère
ainsi que même dans le Nord,
la dignité de l'homme noir continue
d'être menacée et d'être la cible des assauts violents des valeurs
de la civilisation blanche. Weyl a raison de dire qu'il faudra que
Tommy comorenne que dans un environnement blanc, i l sera toujours
considéré comme une tache noire que l'on s'évertuera à enlever.
C'est à lui de refuser d'être anéanti. Et c'est ainsi que la vio-
lence suit un mouvement dialectique allant d'une communauté à l'autre
et vice-versa.
Le phénomène de la violence n'affecte pas seulement les
rapports entre les membres de groupes antagonistes, mais se manifeste
aussi ~u sein du même groupe, ce que démontre Kelley dans la nouvelle
"Not Exactly Lena Horne".
Les protagonistes sont toujours la famille
mulâtre. des Willson. Le frère de Jennie, Wilfred, est un vieux re-
traité qui, pour fuir la solitude, s'installe avec son vieil ami,
stanton. Tous deux sont veufs mais,. ayant des aspirations différentes,
ils vivent ensemble sans pouvoir communiquer de manière satisfaisante.
· .. /243
Wilfred semble doté d'une grande capacité intérieure de meubler sa
solitude': i l s'est trouvé un passe-temps, fort satisfaisant à son
niveau, de recencer les plaques d'immatriculation de véhicules enre-
gistrés ailleurs qu'à New York où i l vit, et d'inventer des histoires
pour expiquer pourquoi ces véhicules passent par là.
Il note la
provenance des voitures sur des carnets qu'il tient à jour depuis
vingt ans. Cette occupation exaspère au plus haut point stanton qui
la trouve futile et même stupide, et i l se plaint constamment :
All this time and l
still can't see why
you do this. What you making them lists
for? You don't do nothing but transfer
them into them notebooks. Don't even show
them to nobody. You ain't even getting
paid for it.
(37)
Stanton est une personne extrovertie, trop rationnelle
pour comprendre le plaisir de l'émotion,
les raisons des sens ou
du coeur, que rien ni personne ne peut expliquer. Stanton .est le
type de l'aliéné qui compte sur les autres et les institutions pour
accomplir ses desseins, ou en tout cas donner un sens à sa vie.
Il
ne s'explique pas que Wilfred s'évertue à tenir cette comptabilité
de plaques minéralogiques, sans y être contraint par une quelconque
autorité ou la promesse d'une récompense en espèces
(39). A présent,
vieux et sans travail, i l n'a d'autre charge que celle"d'entretenir"
ses rhumatismes,
ni d'autre occupation que de s'en lamenter
(39).
C'est dire que Stanton est un être coupé de son· moi fondamental
parcequ'ayant succombé au mirage de ses origines "hybrides"
: i l
. . . /244
est mulâtre et adepte inconditionnel de la beauté qu'incarne Lena
Horne, si appréciée des Blancs. Lorsque Wilfred l'exaspère en le
traitant de "vieux sénile bourré de rhumatismes", i l répond toujours
invariablement "WeIl, you ain't exactly Lena Horne yourself
II'
(37).
Stanton n'attache d'importance qu'au monde physique qu'il
perçoit comme soumis au règne de l'idéal blanc. C'est ainsi qu'il
rejoint d'autres personnages Kelleyiens spirituellement inertes dans
leur disgrâce physique : i l est obèse et de santé médiocre
(36).
Fort conscient du fait qu'il ne répond pas au canon de beauté mulâtre
apprécié des Blancs, i l vit replié sur ses regrets et ses frustra-
tions auxquels il trouve un exutoire dans ses querelles avec
Wîlfred
(40).
Quant à Wilfred, s ' i l est capable de communiquer avec 1ui-
m~me et d'en tirer une gratification, il n'est pas à l'abri du sen-
timent de frustration qui naît de l'incapacité à communiquer avec
les autres de manière satisfaisante.
Il ne trouve pas le véhicule
propre à transmettre ce qu'il ressent afin de le partager avec son
ami.
Il finira par s'enfermer dans la solitude
(43).
A travers le personnage de Wi1fred, Ke11ey démontre que
l'homme est par essence un être non violent. Wi1fred incarne le paci-
fisme de l'individu qui sait trouver en lui-même le moyen de réaliser
son équilibre. Mais confronté à l'agressivité de son compagnon, i l
· .. /245
finit par s'infliger la violence de perdre sa dignité
(42), et sur-
tout de renoncer à son désir d'ouverture vers les autres: en s'en-
fonçant dans les ténèbres de la maison après un pénible entretien
en chassé croisé avec stanton, Wilfred évoque un retour symbolique
à l'utérus maternel, havre de paix et de sécurité
(43).
+
+
+
La violence entre dans les foyers, oü l'enfant est conta-
miné au contact des parents et du monde adulte en général : c'est
le thème de la nouvelle "The Poker Party". Le narrateur est sans nul
doute le oetit Tommy qui est déjà apl?aru dans "Enemy Territory".
Ici, l'on fait la connaissance de son oncle, Hernando Cortés
(27),
sa tante Petunia, épouse d'Hernando,
son père Thomas Carey, et on
retrouve M. Bixby,
le propriétaire du chapeau dans "Enemy Territory".
Ce petit monde se réunit chaque samedi soir chez les Carey pour jouer
au poker. C'est au cours de l'une de ces parties de poker que l'en-
fant découvre le monde des adultes et perd toutes ses illusions. Il
assiste en effet au déchaînement des joueurs, si emportés par la
passion du jeu et l'âpreté du gain, qu'ils jettent le masque de res-
pectabilité généralement présenté à l'enfant. Perdant tout contrôle
de lui-même,
son père l'accuse de l'avoir fait perdre au jeu et l'en-
voie brutalement au lit. Le petit garçon se met à pleurer, non pas
parcequ'il a été injustement accusé, mais plutôt parce que le com-
... /246
-portement inattendu des adultes l'a rempli de frayeur.
Il s'explique:
... 1 was not crying now because l
felt
l
had made my father lose the game or the
nine dollars, but because for the first
time in my life l was afraid of grown-ups.
l
had never seen them argue, perhaps l
had heard my father's voice raised to my
mother, or hers to him,
their voices
seeping through my door at night, but l
had never seen it, or the anger in their
eyes, or their bodies bent and stiff like
dogs fighting and snarling in the street.
(34)
Désormais, cet enfant ne nourrira que suspicion à l'égard
des adultes.
Il est devenu si soupçonneux que, même dans son lit,
loin du piteux spectacle des adultes en délire,
i l prête l'oreille
pour se persuader que leur comportement habituel en sa orésence
n'est qu'une façade:
l
listened intehtly as the guests gathered
their coats from my parents'bed, then
filed down the hall, one by one, without
speaking.
(35)
Après le départ des visiteurs,
l'enfant continue d'écouter
ses parents et comprend que les paroles d'apaisement prononcées par
sa mère
(34)
n'étaient qu'un moyen de sauver la face devant lui.
Fervent adepte du bon exemple, Kelley semble dire que
l'enfant qui grandit dans un tel environnement ne se trouve certai-
nement pas en terrain propice pour acquérir une bonne santé morale.
. . . /247
La vie des descendants mulâtres du Général Dewey Willson,
planteur et maître d'esclaves, est ainsi campée dans ses joies et
ses peines, mais surtout dans ses contradictions nées de l'ambiva-
lence de leurs origines et du milieu qui est le leur. Balloté entre
les deux communautés, noire et blanche, qui se le renvoie comme une
balle,
le mulâtre est l'être hybride par excellence. Sans identité
propre clairement définie, i l a bien plus de mal que le Noir bon teint
à trouver son équilibre et à s'intégrer à l'un des groupes antago-
nistes.
Attaché aux valeurs blanches par la naissance,
i l s'estime
supérieur au Noir, mais se rend vite compte que les Blancs entre-
tiennent une vision mathématique de son identité : ayant du sang
noir dans les veines,
i l a comme' introduit un élément négatif dans
un milieu positif; c'est dire que ses attaches négatives,
les noires,
déterminent son identité aux yeux des Blancs.
- LA BOURGEOISIE NOIRE
Les douze nouvelles qui suivent "Not Exactly Lena Horne"
concernent deux familles noires,
les Dunford et les Bedlow. La dif-
férence entre ces deux familles provient de leurs milieux socio-
culturels opposés. Les Dunford -
le père Charles,
la mère Eleanor,
le fils aîné Chig,
sa soeur Connie et son frère Peter - constituent
une famille aisée.
Le père est un médecin prospère, et les enfants
... /248
fréquentent l'école privée et l'université. Les Bedlow, quant à eux,
sont une famille d'ouvriers confrontés à des problèmes multiples.
composée du père, de la mère et des deux fils,
Carlyle et Mance, la
famille connaît les affres de la pauvreté avec ses répercussions
psychologiques sur les enfants
: Carlyle est une sorte de monstre
sadique, tandis que Mance est pensionnaire dans une maison de redres-
sement. Face à la violence structurelle du milieu, ces deux familles
réagissent de manières différentes,
selon le mode de contamination
par le virus de la violence qu'elles ont subi, et selon leurs préoc-
cupations et aspirations spécifiques.
Le contact des Dunford avec un système violent en soi
s'est fait à travers leur adootion des valeurs bourgeoises et blan-
ches. En tant que médecin, Charles Dunford se hisse à un niveau
social qui le fait se démarquer de ses semblables mais ne l'intègre
pas au monde des Il cols blancs '", C'est dire qu'il f id t
l'expérience
des mêmes tensions et conflits internes qui assaillent le mulatre.
Dépouillés de leurs valeurs originelles ~ans le monde oü les place
leur nouveau statut social,
les membres de la famille Dunford se
trouvent pris dans l'étau de conflits interminables et inutiles à
propos de la religion, de l'éducation des enfants, du mariage etc.
Tiraillés entre leur réalité profonde et des valeurs étrangères, ils
sont les victimes pathétiques d'agressions au niveau du psychisme
et sont, comme les mulâtres des êtres inhibés, donc potentiellement
violents.
... /249
Dans "Connie", Kelley dénonce l'aliénation aux valeurs
blanches qui pousse les Dunford à prendre des dispositions pour faire
adopter le futur enfant de leur fille Connie tombée enceinte en
dehors du mariage.
Le souci de protéger une respectabilité que Connie,
dans son échelle de valeurs, ne reconnaît pas, provoque la révolte
de la jeune fille.
Restée attachée aux valeurs fondamentales qui
régissent la vie humaine, elle est encore capable d'éprouver de
vrais sentiments, et sait par intuition qu'aimer un homme et porter
son enfant, quelles que soient les circonstances, importe plus que
le mariage; elle essaie d'expliquer cela à sa mère:
Look, Marna,
l
decided to sleep with
someone and that was right.
l know i t
was. And now l'm having a baby,
and
even if l
never get married,
l
can't
undo what l did.
(127)
Ces paroles font écho à la remarque perspicace de Peter
qui,
dans son affection pour sa soeur,
sympathise avec elle et
invite ses parents à la tolérance et au iespect de l'individu:
Nothing stops Connie. None of us
wanted her to go to that grammar
school but she went.
If she decided
to be a nuclear physicist,
she'd be
one. Okay, may be she'll be handicapped
with a baby,
but she won't be running
away. Look,
i t ' s like if you lose an
arm, you can't ignore it.
You overcome it.
You're nOt through without it. Marna,
donlt
you see ?
(128)
· .. /250
La réponse de sa mère est un "non" hystérique qui révèle
qu'elle n'a plus aucune attache avec les réalités essentielles de
la vie. Connie, remarque encore pe"ter, est un être simple, sans arti-
fice,
innocent, elle vit encore en parfait accord avec ses pulsions
et ne ressent pas la nécessité de refouler ses émotions par souci
de conformisme. Peter ajoute, essayant d'expliquer pourquoi Connie
ne peut pas abandonner son bébé :
. . . She can't do that. She's not you or
me or Pop. She's Connie. Connie's simple.
Not stupide Just simple, basic. rIve
heard you say that a thousand times, Pop.
(127)
Comme Tucker, Connie a une connaissance intuitive de la
démarche à suivre pour rester cohérente avec elle-même. Mais elle
sait surtout qu'elle a un besoin vital de maintenir une telle cohé-
rence, et cela explique sans doute son refus obstiné de se plier à
la volonté de ses parents.
Le conflit qui oppose ainsi les parents à leurs enfants
dépasse le simple conflit de générations pour constituer une menace
à la vie m~me des protagonistes. Ayant sacrifié leur équilibre moral
à des valeurs aliénantes,
les parents Dunford sont en quelque sorte
des morts-vivants à la merci des contingences extérieures. Mais, en
refusant cette forme de mort, Connie s'aliène une valeur nécessaire
à sa santé morale:
l'approbation de ses parents. Le cycle de la
violence se referme ainsi sur les personnages qui se débattent alors
dans un monde infernal.
... /251
Dans les cinq autres nouvelles qui mettent en scène des
membres de la famille Dunford, on retrouve les mêmes tensions et
frustrations.
Dans "Agie", Eleanor Dunford envisage de divorcer pour
en finir avec la vie déséquilibrée que lui fait mener un mari médecin
trop occupé et absent la plupart du temps. Kelley raconte
:
Eleanor supposed the legal name of her
charge against her husband would be
neglect. Charles, a doctor, spent too
much time in his office and at the
hospital.
In words, that did not seem
like much. But Eleanor had not gotten
married thirteen years before to eat
the remaining dinners of her life alone
with her children,
like sorne baby-
sitting spinster aunt.
(44)
Il semble qu'Eleanor ne s'accommode pas très bien de la promotion
sociale et économique de son mari. Elle est doublement frustrée dans
la mesure où elle est consciente que son mari ne comprendrait pas
pourquoi elle désirerait divorcer
(44). Les nouvelles valeurs qui
sont celles de la famille relèguent au second plan les besoins af-
fectifs mais Eleanor pense,
sans en être vraiment sOre cependant,
qu'elle trouverait dans le divorce la réponse à ses problèmes.
Toutefois, elle sait au'elle n'aimerait guère partager les
tensions et les
frustratiOns
de sa belle-soeur Neva devenue insup-
portable du fait de sa religiosité trop poussée. Elle voudrait encore
moins connaître le sort d'Agie,
la servante de Neva, cette vieille
· .. /252
fille de quarante ans que le vide spirituel et la solitude ont ac-
culée aux pratiques homosexuelles. Dans un environnement humain si
démuni moralement, Eleanor a pris conscience de la futilité de sa
cause. Elle est retournée auprès de son mari.
"St Paul and the MonkeY!3",
"A Visit to Grandrnother" ,
"Christmas with the Great Man" et "What Shall We do with the Drunken
Sailor" continuent l'exploration de la famille Dunford, exposant
les mêmes tensions et conflits dans des situations différentes.
Dans "St Paul and the Monkeys",Chig Dunford est pris dans
l'engrenage d'une situation conflictuelle née de sa décision de se
marier avec Avis sans être snr de l'aimer, et aussi de la découverte
soudaine qu'après tout,
le métier d'avocat ne lui convient pas tel-
lement. Lorsqu'après des fiançailles organisées malgré lui et sans
lui, i l fait part à Avis de ses réticences concernant sa carrière,
cette dernière se révèle davantage intéressée par la future identité
sociale de Chig que par Chig lui-même.
Mais au contact d'Avis, Chig est devenu une oersonne extro-
vertie, qui se perçoit à travers l'opinion et le regard des autres.
Sa soeur Connie ne s'y trompe pas:
l
know you've changed a lot. You can't
even blow your no se without wondering if
you're doing it the right way. And you're
doing i t the right way. And you're getting
to be a liar.
(75)
.
· .. /253
Chig a rejoint Avis dans son monde factice, où les per-
sonnages sacrifient leur réalité orofonde à un conformisme scléro-
sant au plan soirituel.
Le ressentiment d'un enfant mal aimé s'exprime avec violence
dans une confrontation pénible entre la mère devenue vieille et
Charles Dunford,
le père de Chig, dans "A Visit to Grandmother". Le
narrateur nous informe de ce qu'en réalité, Charles ne s'est jamais
montré enthousiaste en ce qui concerne sa famille
(54). Mais i l
parle parfois de son frère GL qui, enfant terrible, est devenu un
malfaiteur peut-être dangereux. GL, malgré tout, était le "chéri"
de sa mère qui lui passait tous ses caprices et ne semblait pas se
soucier de Charles. Après bien des années d'absence -
i l a quitté
sa mère à l'âge de quinze ans - Charles décide de rendre visite à
sa vieille mère avec Chig alors âgé de dix sept ans. Les retrouvailles
ne sont pas joyeuses et Chig raconte :
... when he had bent to kiss the old
lady's black face,
something new and
almost ugly had come into his eyes :
fear, uncertainty, sadness and perhaps
even hatred.
(53)
L'on ne peut dire que ces sentiments d'un fils pour sa mère
soient naturels:
crainte, incertitude, tristesse et même haine.
Mais ils résultent de la dialectique démoniaque que créé la violence.
En manifestant sa préférence pour l'un de ses enfants, la
mère de Charles a introduit dans son foyer le germe de la haine. Et
... /254
sa préférence pour GL s'explique moins en termes de sentiments in-
controlables que par l'admiration suscitée par l'apparence physique
du garçon.
Le reproche de Charles à sa mère est cinglant :
... GL was light-skinned and had a good hair
and looked almost white and you loved him
for that.
(63)
Voilà que se révèle l'influence du milieu sur la person-
nalité,
les gonts et même la vie ,des individus. La mère de Charles
est aliénée à l'idéal blanc et a adopté en conséquence une attitude
hostile à tout ce qui ne répond pas à cet idéal.
Les naances de
teint au sein d'une même famille sont donc des sources de tension
qui reflètent les soubassements antagonistes de la société améri-
caine.
Peter Dunford réapparait dans la nouvelle "Christmas with
the Great Man", et avec sa perspicacité habituelle,
lève le voile
sur les tensions qui affligent la famille de son camarade de classe
Willard Jackson.
Obligé de passer No~l loin de sa famille résidant à New
York, pour les nécessités de son éducation -
i l fréquente l'Univer-
sité à Boston -
i l accepte l'invitation à dîner de Willard. Mais
surtout, Peter est heureux de pouvoir enfin rencontrer le grand-père
de Willard,
Isaiah W. Robbins qui, dans sa jeunesse, avait fondé
une association pour la promotion des gens de couleur. L'admiration
de Peter pour cet homme est réelle et son intérêt pour la cause des
Noirs évident
· .. /255
Dinner with Willard, his family and his
grand-father would not be Christmas at
home, but it could be very nice. He had
a thousand questions he would ask Mister
Robbins, about the early days when each
new job above maid or laborer was an event,
when each new Negro Cllege graduate
was considered a genius. He could see
himself and Mr Robbins sitting in a
comfortable living-room after dinner,
talking about important things late
into the night.
(99)
L'enthousiame de Peter est bien vite refroidi par le
comportement à la limite sadique de Madame Jackson, la mère de Willard
vis-à-vis de son père, le grand Robbins. Elle ne lui accorde pas un
moment d'indépendance, s'occupe de lui comme d'un bébé, et lui fait
quitter très tôt la table pour l'envoyer au lit. Peter se sent tota-
lement exclu de ce milieu qui, du reste, ne semble pas se soucier de
ses attentes ou désirs (102). La nature malsaine des rapports qu'en-
tretiennent les personnages, peut-être sans le savoir, se manifeste
dans leurs attitudes et les remarques qu'ils se lancent. Lorsque
Peter est présenté à Mister Robbins, ce dernier l'examine avec mé-
fiance. Parlant du bébé de sa soeur, Willard fait l'inconvenante
remarque -qu'il n'est peut-être pas l'enfant de son beau-frère Bruce
(102). Le père de Willard est présent sans l'être: son mutisme est
à la mesure du peu d'intérêt qui lui est accordé. Bruce est plongé
dans la contemplation de son assiette tandis que Madame Jackson
s'évertue à prouver à son père qU'il n'est qu'un pauvre sénile, com-
parable au bébé d'Isa. Il règne une atmosphère exempte de chaleur,
de sentiment. Le vide spirituel est également évident, comme l'atteste
. . . /256
l'absence d'échange intellectuel qui ne se fait que bien plus tard,
lorsque Peter et le vieil homme se retrouvent seuls. A ce moment
seulement, Mister Robbins sort de sa réserve pour expliquer à Peter
le comportement de Madame Jackson
It's her innings. Mays be l
kept her too
close. She was thirty-two when she got
married.
50 now i t ' s her innings and l
get babied.
Isn't anything to me and
i t gives her sorne revenge.
(105)
Kelley semble dire qu'une approche intellectuelle des pro-
blèmes pourrait permettre d'échapper à la déchéance psychologique
qui affecte les autres personnag~s : s ' i l est physiquement délabré,
Mister Robbins a encore l'esprit alerte et,
comme peter,
i l se ré-
fugie dans ses lectures
(103-105).
Peter fait l'expérience de l'agression morale des Blancs
contre les Noirs dans "What Shall We do with the Drunken Sailor ?".
Un marin blanc,
complètement ivre,
lui confie ses préférences pour
la femme noire et lui demande de l'aider à trouver une compagne de
plaisir "couleur de miel,
avec des yeux bruns, des jambes longues
de danseuse, et beaucoup de classe"
(88). En échange,
i l est prêt
à payer soixante dix dollars.
Peter s'irrite d'abord de se sentir réduit au stéréotype
noir du proxénète. Mais très vite,
i l se rend compte que la violence
· .. /257
verbale ou physique n'est pas la réponse au comportement de ce marin
ivre qui, de toute évidence, s'exprime selon un mode de perception
précis des choses et du monde. Pour lui,
la femme noire idéale est
une danseuse : elle est faite pour le monde du spectacle, a le rythme
dans le sang et un penchant naturel pour le plaisir. On n'est pas
loin du stéréotype du bouffon rieur qui amusait les planteurs.
Kelley semble dire que le Blanc reste enfermé dans le monde
des stéréotypes conçus pour les nécessités de l'asservissement et,
qu'aujourd'hui encore, ses rapports avec le Noir suivent les schémas
socio-culturels du temps de l'esclavage.
- LE GHETTO
Le ghetto de Harlem est le décor des six nouvelles sui-
vantes:
"The Servant Problem",
"Brother Carlyle",
"The Life You Save",
"A Good Long Sidewalk",
"The Most beautiful Legs in the World" et
"Cry For Me". Les protagonistes sont les. Bedlow, une famille d'ou-
vriers ayant adopté la violence comme mode de vie. Harlem,
comme le
constate Jill Weyant, est présenté comme "un membre sectionné et gan-
~ ~.
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à
.
l
~.
. " (17)
C l
grene qUl, pourrl,
se
e ac e
.u corps SOCla
amerlcaln
.
e a
revient à dire que la population de Harlem est un élément constitutif
de la société américaine et que son isolement est un fait contre-
nature qui cause la propagation de la violence, comme une infection,
(17) Jill Weyant,
Op. eu.,
p. 214
· .. /258
à l'ensemble de la communauté noire qui la transmet à nouveau au
foyer originel.
Dans "The Servant Problem", qui deviendra une section du
roman
Dem,
la servante noire des Pierce, Opal, est victime de la
brutalité insensée, à la limite pathologique de son employeur blanc,
Mitchell Pierce qui, sans raison,
l'accuse de vol et la jette au sol
pour la soumettre à une fouille systématique.
Il faut dire que sa
femme Tarn a facilement amené Mitchell à partager le préjugé selon
lequel toutes les servantes noires sont des voleuses
(135). Mitchell
n'est en fait qu'un faible,
un homme à la merci de sa femme. En
agressant Opal,
i l cherche simplement à affirmer une masculinité
perdue. Celle-ci se réincarne dans la force physique de Cooley,
l'ami
noir d'Opal venu la chercher sur son lieu de travail. Ses frustra-
tions se déchaînent et s'expriment dans une haine morbide
Mitchell resented this whole situation,
the offhand way she
(Opal)
could leave
him. The least he could expect was a
decent report on how she had 1eft the
house,
and a respectful good-by. He
resented, too, this man in his outlandish
bowling jacket, slouching in the doorway,
luring her away early from the job he
paid her to do. He could not let her go
without telling her he disapproved.
(137)
En agressant Opal devant Cooley, Mitchell montre que, pour
lui, violence est synonyme de virilité. Ce principe adopté par les
Noirs apparaît dans "Brother Carlyle" où le jeune Mance doit subir
· .. /259
une sorte de bapt~me du feu avant d'être admis dans la bande de
son frère Carlyle.
La bande de Carlyle érige la violence en valeur absolue
à laquelle elle se refère pour recruter ses membres. La propension
à la violence et à l'endurance aux supplices sont des signes de cou-
rage et de virilité qu'il faut tester avant d'admettre un nouveau
membre. Mance est soumis à l'épreuve du feu, et doit rester attaché
sur un bOcher allumé jusqu'à ce que la bande s'estime convaincue
de sa vaillance.
Mance réapparalt dans l'The Life You Save" pour nous con-
vaincre encore davantage qu'il a adopté la violence comme seul moyen
de s'affirmer ou de s'imposer. A la maison de redressement où i l est
envoyé,
i l fait preuve d'une impertinence inconsidérée à l'égard de
son conseiller pédagogique qui, par sa patience,
sa gentillesse et
son refus de répondre à la provocation, s'expose au mépris du jeune
délinquant. C'est seulement le jour où ils disperse à coups de poings
un groupe de voyous venus s'attaquer à ses élèves que Mance, enfin,
le considère comme un interlocuteur valable.
Peter se reproche amèrement de n'avoir pas su maintenir
l'image et le comportement qu'il voulait donner en exemple à ses
élèves habitués,
jusqu'ici, aux rapports de force et à
la névrose
des moralement faibles. Mais l'individu peut-il échapper à la vio-
lence dans un contexte socio-économique et politique régi par des
• .• /2 60
rapports de domination entre différents groupes? C'est la question
que semble poser le narrateur lorsque, parlant d'un Peter triste et
désolé d'avoir failli à son devoir d'éducateur,
i l déclare:
He
(Peter)
sat alone in the room, smoking,
thinking how he would repair the damage
he had done. All summer, he had tried to
build an image they could see and perhaps
COPYi
he had tried to show them there were
people in the world who were completely
different from their aggressive, brutal
fathers and brothers.
In ten seconds, he
had distroyed six weeks' work, and now he
could not discover ri way to salvage himself
in their eyes.
(156)
Dans son métier d'assistant social et d'éducateur,
Peter
se voit contraint d'utiliser la méthode qu'il veut combattre: la
~iolence. Le point de vue de Kelley est certainement ironique: le
petit Mance a bien fini par triompher.
liA Good Long Sidewalk" relate la rencontre de Carlyle avec
une dame blanche, Elizabeth Reubèn qui"en se montrant très gentille,
presque maternelle avec lui, apporte un démenti au stéréotype de
la femme blanche qui n'approche le Noir que pour le duper. Mais les
préjugés du jeune homme sont vite rétablis et irrévocablement-ancrés
par les commentaires de son père pour qui "le Blanc n'est bon que
dans une tombe"
(168).
Madame Reuben s'est suicidée le soir même de sa rencontre
avec Carlyle, et la remarque à cet effet du père de Carlyle suggère
· .. /261
en fait l'idée que les attentions d'Elizabeth Reuben à l'encontre
de Carlyle avant sa mort, entraient dans le rituel de son suicide,
au m~me titre que la fuite de gaz et les chiffons qu'elle préparait
pour boucher les orifices de sa demeure.
(163)
Ainsi se réinstalle dans l'esprit du jeune homme la sus-
pie10n que résument les propos de Gar1and,
le coiffeur du quartier
Most1y, wh en you find sorne white woman
being ni ce to you, nicer than she ought
to be. Then watch ~ut 1 ••• Them white
women know where i t ' s at.
(160)
Le salon du coiffeur est en général le rendez-vous par
excellence de la conscience populaire et l'opinion publique s'y
exprime spontanément. Or tous les clients présents au salon parta-
gent les préjugés de Gar1and concernant les rapports inter-raciaux,
et rejettent la possibilité d'une intégration complète des races?
se gossant de l'aventure rapportée dans le journal The Am.6:teJtdam, d'un
Noir ayant choisi d'épouser une B1anche,et avec elle, toutes les
valeurs qu'elle incarne, ils montrent l'ironie du rêve intégratio-
niste :
He's got himse1f a white recording contract
with a big white company and a booking at a
fine, white night club, and a white Cadillac
and an apartment on Park Avenue painted a11
white and a white bitch too. Why, man, he
a1most white himse1f . . . except for one thing
he still a nigger.
(161)
• •. /262
Ceci est l'indication que les masses restées au ghetto
ne partagent pas le rêve intégrationiste dont elles campent l'absur-
dité avec la logique des gens simples:
l'identité d'un homme n'est
jamais fonction de ses possessions matérielles. Même s ' i l parvient
à "blanchir" seulement la couleur de sa peau, et en plus à acquérir
tant de valeurs blanches, i l restera le "negro" qu'il est dans les
profondeurs de son être.
Toutefois, i l faut se garder de percevoir dans ce récit
le rejet systématique de l'intégration. Ce que Kelley voudrait dé-
noncer,
c'est la négation de soi qui sous-tend le désir de s'inté-
grer à une autre race. Le récit est davantage une satire qui reflète
à travers un miroir grossissant la présomption et la duperie des
Blancs ainsi que l'incapacité des Noirs à se définir et à s'assumer.
Kelley termine la chronique de la famille Bedlow par la
nouvelle intitulée "The Most Beautiful Legs in the World". Ici, i l
n'est fait allusion à la question raciale à aucun moment,
l'auteur
Qoncentrant son attention sur des personnages qui tentent de répondre
auX interpellations de la vie, ou qui sont victimes des faiblesses
et travers propres à la nature humaine. Amis de longue date, Carlyle
et Hondo tombent pour la première fois en désaccord au sujet du ma-
riage de Hondo.
Hondo a décidé d'épouser une femme qui, dotée de jambes
splendides, souffre de n'avoir qu'un seul bras. Pour Hondo, cette
· .. /263
infirmité n'a aucune importance; elle est aux yeux de Carlyle un
handicap majeur qui mettra irrémédiablement en péril le bonheur con-
jugal de son ami. Il déploiera des efforts inconsidérés pour empê-
cher Hondo de réaliser son dessein.
Il essaiera d'éveiller chez la
jeune fille le complexe de sa "disgrâce", ou de salir sa réputation
par des stratagèmes destinés à empêcher la célébration du mariage.
Mais dans ce récit, Kelley pose moins le problème de
l'amitié possessive que celui, plus universel, de l'égoïsme foncier
de l'homme.
La première raison que, spontanément, Carlyle donne à son
rejet du mariage de Hondo avec une infirme est la suivante :
Look, if you have a kid,
l'm its god-
father,
right ? So what do godfather
do ? They buy presents and stuff like
that. So what can l buy a godson what
ain't got but one arm ! A baseball bat?
A football? A set of golf clubs? No.
r ' l l tell you what l
can buy him - a
helmet.
So if he running and fall,
his
head'll be protected. That sure ain't
much godfathering for me to do
!
(170)
Ces propos sont révélateurs de l'égocentrisme caractéris-
tique de Carlyle. L'analyse qu'il fait ne porte pas en effet sur
les possibilités qui s'offrent à Hondo d'être heureux en ménage, mais
sur celles qui l'empêcheraient,
lui, de remplir à sa manière son rôle
de parrain des enfants appelés à naître.
Il rêve de combler de
... /264
cadeaux ses futurs filleuls, mais i l ne faut pas se méprendre sur
cette expression d'une nature généreuse. Si Carlyle nourrit la
volonté sincère de gAter les enfants de son ami,
i l est davantage
préoccupé d'y trouver son propre plaisir. Il a une idée bien arrêtée
des cadeaux qu'il leur destine: ce sont les instruments de ses
sports favoris
(170). Cette attitude reflète la prétention qui con-
siste à vouloir faire le bonheur des autres malgré eux.
Carlyle juge les autres selon ses propres valeurs,
leur
prête volontiers sa manière de voir les choses et sa conception du
bonheur. Pour lui, par exemple, l'épouse idéale est la femme au foyer,
excellente cuisinière et véritable fée du logis
(170). C'est là un
autre signe de son égoïsme
i l n'aime chez les autres que ce qui
peut satisfaire ses désirs à lui. A la fin du récit, i l a créé tant
d'intrigues, que le mariage de son ami a été ajourné définitivement.
Amère,
l'amie de Hondo lui fait la remarque perspicace que son ami
ne lui veut aucun bien et ne mérite pas la confiance qu'il continue
de lui accorder.
La jeune fille a vu juste. Hondo est la victime incons-
ciente de l'égoïsme de son ami qui,
soucieux de maintenir tels qu'il
les souhaite leurs rapports, est agacé de voir Hondo affirmer une
individualité différente de la sienne.
Hondo se comporte en fait comme tous ceux qui, avides de
domination,
se voient forcés d'écraser la personnalité de l'autre
afin de pouvoir le diriger à leur gré. Kelley suggère-t-il que les
· .. /265
rapports de domination ne s'exercent pas seulement au niveau d'une
société, mais régissent tous les rapports humains? Si, dans leurs
actions,
les hommes ne tiennent pas compte de leurs individualités
respectives, i l Y a peu de chance qu'ils parviennent à un terrain
d'entente. C'est pourquoi "The Most Beautiful Legs in the World" est
une invitation au respect de l'individu.
Dernière nouvelle du recueil, "Cry For Me" n'est-elle pas
une tentative de synthèse des expériences des personnages qui sont
apparus dans les quinze récits précédents ? Autant les personnages
déjà rencontrés se débattent dans des problèmes inhérents à leurs
conditions de vie ou découlant de leur vulnérabilité face aux exi-
gences de la vie,
autant le héros de "Cry For Me", Wallace Bedlow,
est équilibré, heureux de vivre parcequ'enraciné, donc authentique.
Parlant de Wallace, Jill Weyant souligne :
"Cry For Me" shows the natural sweetness
and patience of the old-style, down-home
black man Wallace Bedlow, who'seems to
be modeled after the black folksinger
Leadbelly.
(18)
En effet, Wallace n'est pas déchiré entre ses intentions,
ses désirs et les réalités de son milieu, parcequ'il excerce un mé-
tier qu'il aime et n'en attend pas d'autre profit que son propre
plaisir. Wallace est un artiste dont le mode d'expression favori est
le blues.
rI est l'auteur d'un répertoire mémorable de belles chan-
sons qu'un promoteur sans scrupules s'est approprié pour s'enrichir
à New York
(18)
Jill Weyant,
Op. C~.,
p.
216
... /266
Lors de l'exode massif des populations noires du Sud qui
constitue la trame du roman
A V~66vtent Vnurnrnvt,
Wallace a suivi le
mouvement et arrive à New York. C'est alors que commence le récit,
rapporté ?ar le neveu de Wallace, Carlyle Bedlow.
En promenade un jour dans le quartier des artistes de
Greenwich Village, Wallace entre dans un cabaret et entend une de
ses chansons lamentablement interprétée par un Nègre décharné au
teint jaune et dont l'étrange accoutrement fait penser à un homo-
sexuel (184). Dépité de voir son oeuvre ainsi dénaturée, Wallace
interpelle l'indigne imposteur et lui ordonne de s'excuser d'avoir
ainsi massacré sa chanson
(185).
Intervient alors le propriétaire du
cabaret qui lui demande de monter sur scène pour interpréter la chan-
son à sa manière. Wallace s'exécute et son extraordinaire performance
séduit le public. Commence alors pour lui une brillante carrière qui
culminera à son passage au Carnegie Hall où i l se nroduit devant un
public en transe.
Il connaît alors l'extase de la parfaite communion
des âmes d'une foule diversifiée d'hommes et de femmes,
de jeunes et
de vieux de toutes races et de toutes couleurs. Carlyle raconte:
The people was rushing toward him. They
were all crying and smiling too like
people busting into a trance in church
and i t seemed like everybody in the
place was on stage trying to get near
enough to touch hem, grab his hand and
shake it and hug him and kiss him even.
(200)
... /267
Mais, à cet instant précis d'intense rencontre des coeurs
et des esprits, Wallace s'arrête soudain de chanter. Peu après, le
public se rend compte que son idole est morte, courbée sur sa chaise,
ses deux guitares brisées, les cordes éparses (200). Carlyle commente
l'étrange événement en ces termes:
now l know this'll sound lame to you, but
l don't think anything killed him except
maybe at that second, he'd done everything
that he ever wanted to do; he'd taken all
them people, and sung to them and made them
forget who they was and what they corne from,
and remember only that the y was people. 50
he'd seen all he wanted to see and there
was no use going on with it. l mean, he'd
made it. He got over (200).
La mort de Wallace s'explique ainsi par l'inutilité de sa
présence sur terre dès lors qu'il n'attend plus rien de la vie, ses
aspirations et désirs les plus chers s'étant réalisés de la manière
la plus souhaitable qui soit. La situation est empreinte d'ironie,
le rêve concrétisé étant le poison qui a tué Wallace. C'est que dans
le récit de Kelley, Wallace est un personnage mythique, un héros
légendaire qui se sacrifie à la cause de son rêve, en l'occurence,
le rêve de l'entente parfaite des peuples, de la coexistence frater-
nelle. Cela revient à dire que la mort de Wallace symbolise l'apo-
théose qui résulte de l'éclatement des barrières raciales et ethniques
la disparition des différences de toutes sortes qui divisent les
hommes en occultant leur essence commune
· .. /26 8
. . . all the rich white folks was on their
feet in the aisles and their wives was
hugging strangers, black and white, and
taking off their jewelry and tossing i t
in the air and all the poor people was
ignoring the jewelry, was dancing instead
and you could see everybody laughing
like crazy and having the best old time
ever. Colored folks was teaching white
folks to dance, and white folks was
dancing with colored folks . . . We were all
dancing, all of us, and over all the
noise and laughing you could hear Uncle
Wallace with his two guitars. You could
hear him over the whole thing
(199).
A travers ces mots,
le personnage de Wallace atteint des
dimensions mythiques, dépassant la réalité qu'il couvre de sa voix
auX résonnances surnaturelles et aux effets magnétiques sur le public.
La transcendance du réel crée ainsi l'atmosphère sublime chargée de
notes éthérées et de senteurs ambrosiennes
:
Then the air changed; you could feel it.
It wasn't just air any more, i t started
to get sweet-tasting ta breathe like perfume
and the people started to run down the
aisles toward the stage,
and everybody on
the stage started to dance in' toward Uncle
Wallace,
and everybody, evVtybody in the
whole place was sobbing and crying and
tears was pouring down their cheeks and
smearing their make-up and making their
eyes red and big.
l
could hear Uncle
Wallace singing louder than ever
(199).
Tel le héros du sacrifice qui peuple les contes et légendes,
Wallace meurt dans des conditions étranges et cette mort coïncide
avec la réalisation de son rêve, c'est-à-dire l'union des Blancs et
· .. /269
des Noirs dans l'amour du prochain.
Il convient d'ajouter que si Wallace a su se surpasser
pour atteindre les dimensions mythiques qui expliquent son triomphe,
c'est parcequ'il est un personnage sans artifice, qui a su assumer
son authenticité et faire parler son âme.
Sa voix agit moins sur les sens que sur les entrailles mêmes
du public : lia voice you swallowed because it always seemed to upset
.our
stomach"
(189). L'authenticité retrouvée constituera la toile
de fond du deuxième roman de Kelley,
A VJLOp 06 Pa.t-te.nc.e..
c - A VlLOp 06 pa.t-te.nc.e. ou le miracle de l' authentici té
Le deuxième roman de Kelley réitère le rêve de Wallace
Bedlow dans "Cry For Me", et dénonce les méfaits de la méconnais-
sance de soi et de l'aliénation à des valeurs étrangères. A VJLOp 06
P~e.nc.e.
est en effet l'histoire d'un musicien de jazz noir
aveugle
qui, comme Wallace, n'attend de la pratique de son art aucune autre
satisfaction que son plaisir personnel. Pour Ludlow Washington, faire
de la musique correspond à un art de vivre, et représente un moyen
de connaître la plénitude à laquelle aspire fondamentalement tout
être humain. Mais si Wallace Bedlow incarne un personnage mythique
et évolue dans une sphère imaginaire qui lui confère des qualités
admirables, Ludlow quant à lui, présente le profil familier d'un
· .. /270
homme aux prises avec les problèmes tout à fait banals de la condi-
tion humaine.
Il est Noir,
i l est aussi musicien, et aveugle de sur-
croît; malgré cela, semble dire Kelley, i l reste un homme dans ses
besoins vitaux, dans ses aspirations profondes et dans sa grande
vulnérabilité. Ce n'est qu'au moment où i l découvre son individualité
et décide de l'assumer qu'il trouve l'équilibre qui,
sa vie durant,
lui a cruellement fait défaut. (19)
La triste histoire de Ludlow commence lorsqu'à l'âge de
cinq ans,
son père l'abandonne dans un établissement pour enfants
aveugles où, dès le premier jour, i l fait l'apprentissage de la con-
dition d'opprimé.
Ludlow se retrouve dans une communauté d'enfants
et d'adolescents noirs -
car i l s'agit bien d'une institution de
ségrégation - où se pratique une hiérarchie selon l'âge des individus:
le moins agé est l'esclave du plus âgé, qui l'oblige à se soumettre
entièrement à sa volonté. Ces rapports reproduisent ceux qui-"éxistent
entre le maître et l'esclave:
"we all got masters. You got a master
as long as you live"
(19)
déclare le petit garçon de six ans qui,
à l'arrivée de Ludlow au pensionnat,
le choisit comme esclave. Et
Ludlow ne tarde pas à se résigner à sa condition car, très vite, i l
se rend compte de l'inutilité de résister. Parlant de Ludlow devenu
"captif", Kelley é c r i t :
his master twisted his ear. He was about
ta cry, but decided nat ta bother. He
realized i t would da na gaad,
and only
(19)
Charles Alva Hoyt,
"Only the Sound of His Music", th P. SCtt-lMIui~
p.." vtl!.::::J} April 17,1965, p. 50
• .• /271
nodded . . . Just so he would never forget,
his master twisted Ludlow's ear one last
time.
(22)
Elève brillant ou génie précoce, Ludlow s'est initié très
vite aux techniques de l'art musical et quitte l'établissement à
l'age de seize ans - deux ans avant la date officielle - pour travail-
1er dans l'orchestre d'un certain Bud Rodney, dans la petite ville
sudiste de New Marsails. Alors commence la vie sentimentale tumul-
tueuse qui conduira Ludlow à la violente crise émotionnelle qui a
failli l'emporter. Il semble que cette crise soit nécessaire pour
qu'enfin, Ludlow comprenne que l'artisan de son équilibre vital ne
peut être personne d'autre que lui-même.
a - Conformisme et Hal de Vivre
Déjà à l'or~helinat, il était possible de voir que Ludlow
avait adopté les valeurs de la société matérialiste. L'apprentissage
de la musique lui a été imposé comme l'unique moyen" de gagner sa vie.
Aussi, dès son jeune age, i l perçoit la pratique de l'art musical
comme un métier -
le seul, à part la mendicité - que sa condition
d'aveugle lui permet d'excercer et non comme une forme d'expression
des profondeurs de son être, ou un dialogue intime et gratifiant avec
lui-même.
Il déclare en effet :
l
didn't have nothing to do with choosing what
instrument ... But l
did practise good, because
l
could tell music was better than a tin cup
on somebody's corner. And when l was sixteen
l got out the home and went with Bud
· . . . /2 72
Rodney's band which was working at
Boone's Café in New Marsai1s.
(25)
Le choix de Ludlow est sans équivoque : la musique plutôt
que la mendicité car, en travaillant,
l'on gagne sa vie plus sOrement
et sans doute mieux qu'en tendant la main. Il est évident que Ludlow
a été "contaminé" par la culture matérialiste mais reste fondamenta-
1ement lui-même car, dans l'exercice ·de son métier,
i l semble davan-
tage se conformer à ses préférences qu'à l'attente du public. L'art
de Ludlow n'est pas le produit de consommation exigé par la société
matérialiste et médiocre que dénonce Kelley. Expression des profon-
deurs de son être,
i l s'est élaboré par la pratique,
suivant des
modèles qui répondent à ses goOts personnels. Son idole est Norman
Spencer, inventeur du jazz moderne et champion du non-conformisme
en matière d'art, qui comprend l'attitude de Ludlow et l'explique
en ces termes
:
Ludlow, there are on1y two reasons why people
do things - because they want to and
because they got to. The on1y time you
can do something good is when you want
to . . . You cou1d be p1aying 1ike everybody
e1se and then instead of being in O'Gee's
band, he'd be in yours. For sorne reason
you don't play 1ike no one e1se. But ain't
nobody forcing you to be different. 50
may be you better forget about money because
if you rea11y cared about it, you'd be
p1aying the way that makes the most money.
(137)
Autant Wallace Bed10w dans "Cry For Me" s'assumait dans
son authenticité, autant Ludlow est un être authentique qui s'ignore.
... /273
Ses penchants naturels, non conformes à la réalité qui se pratique
autour de lui,
le gênent et l'amènent à interroger Spencer:
Listen Mister Spencer,
l've playing since
1 was sixteen, and up until now 1 always
thought 1 was playing for money. Now 1 think
maybe 1 ain't been playing for money at aIl.
But if 1 ain't doing i t for money, then why
the hell am l doing i t ?
(137)
La confusion de Ludlow procède du fait qu'il n'est pas
guidé dans sa création artistique par la valeur fondamentale qui
motive généralement ses pairs, c'esrà-dire l'argent. Ne s'expliquant
pas son comportement, i l éprouve une sorte de complexe à cause de
sa différence qui se manifeste par la recherche passionnée d'un
équilibre dans ses relations avec les autres.
Sa vie sentimentale
tumultueuse ne représente qu'une quête absurde de soi hors de soi-
même.
Lorsqu'il quitte le pensionnat pour enfants aveugles à
l'âge de seize ans,
Ludlow n'a pour bagage que la technique musicale
et le conformisme aveugle au vouloir des autres. Entraîné dès cinq
ans à ne jamais décider,
Ludlow a intégré la dépendance comme trait
de caractère. Très vite, toute sa vie s'organise autour de ce que
ses employeurs,
ses compagnons, ses amis,
ses femmes attendent de lui
alors qu'il reste un être foncièreme~t indécis, incapable de choisir
en accord avec sa conscience.
Il accepte d'être sous les ordres ex-
clusifs de son premier employeur malgré le désir longtemps entretenu
· •. /274
de se libérer des contraintes du pensionnat.
Il n'est pas sür d'aimer
sa logeuse Mrs Bethrah Scott ou la fille de cette dernière, Etta-Sue.
Mais i l adonte quand même sans broncher le mode de vie qu'elle lui
impose,
jusqu'au menu de ses repas et finit par épouser Etta-Sue
qui, à son tour,
commence à lui imposer ses lois. Ludlow ne tarde
pas à s'en rendre compte
Life outside the Home was exactly the same
as i t had been inside. The people on top
of you would always try to· keep you down;
the people under you would always try to
pull you down.
(60)
Ceci est néanmoins une prise de conscience salutaire, car
bientôt, i l commence à sentir le désir d'assumer ses uenchants natu-
reIs.
Il avoue:
••. so l was with Bud Rodney, but after
a while l didn't like what he was making
me play. l mean,
l
started to really
listen to sorne things Norman Spencer
was doing on piano -
like bre~king
up time a little ...
Anyway, Rodney, he didn't like
Norman Spencer's music at aIl and l
was getting hot under the collar and
thinking.
It was time to go to New York. And
finally l
did go.
(67)
La musique de Norman Spencer répond aux goots de Ludlow
et non à ceux de Rodney pour la simple raison que ce dernier est plus
"businessman" qu'artiste, et perçoit en conséquence l'innovation du
. . . /275
jazz comme une menace à la bonne marche de ses affaires. Chez Ludlow~
la décision de quitter le Sud ~our se rendre à New York traduit moins
l'appât du gain - Rodney le paie convenablement - que la volonté de
se libérer des contraintes qui limitent l'expression de son génie.
Toutefois, s ' i l est vrai que Ludlow a conscience de vivre dans la
contrainte, i l n'a pas la capacité de se détacher des contingences
du quotidien pour se consacrer à la réalisation de son rêve. A New
York en effet, i l se réinstalle dans la même sphère qu'à New Marsails,
en travaillant dans différents orchestres et en cherchant dans ses
rapports avec les autres, une sorte d'exutoire à son mal d'être.
C'est ainsi que sa liaison avec Ragan, la jeune femme blan-
che de la haute société,
le conduit au désespoir parcequ'il en a at-
tendu l'impossible. Coupé en effet du réel par sa cécité physique et
morale,
Ludlow ne peut pas comprendre le rejet de Ragan et ne l'ac-
cepte donc pas
(191).
Il en résulte une crise de conscience qui amène
à son tour une névrose hystérique fort semblable à celle de l'enfant
de cinq ans abandonné par son père dans un pensionnat
(21). Mais si
la résistance que représentent ses cris et ses sanglots le premier
jour au pensionnat s'est terminée dans la résignation au sort que
lui font ses camarades plus âgés, puis plus tard ses employeurs,
celle qu'il oppose au rejet de Ragan se traduit par un violent désir
d'assumer son individualité et de ne plus compter que sur lui-même
pour construire son équilibre
(237). En se remémorant sa vie avec
· .. /276
Etta-Sue et Ragan, Ludlow s'aperçoit qu'il n'a pas vraiment envie de
revoir Etta-Sue, ou même Ragan :
There were other, better places to go. He
might find that store -
front church,
or
perhaps a chur ch on a dirt road in the
south, no more than a shack, with a congre-
gation of twelve or so, without an organ to
help their high,
shaky voices carry the
tunes of their hymns. A place like that
would need a good musician.
(237)
L'ambition de Ludlow consiste moins à reconquérir Etta-Sue
ou Ragan qu'à s'adonner à la pratique de sa musique dans un cadre où
i l se sent aimé et ap~récié. Les,cabarets de New Marsails et de New
York n'évoquent plus seulement ses e.xpériences malheureuses avec
Etta-Sue et Ragan; ils concrétisent sa soumission à la volonté et
aux goQts des autres. C'est pourquoi sa révolte s'exprime par le
rejet de ces endroits non pas pour ce qu'ils sont, mais pour leurs
effets aliénants sur l'individu
(231).
Tournant donc le dos au New York des cabarets et des café-
théâtres, Ludlow veut faire l'expérience du New York harlémien que
symbolisent, pour Norman Spencer,
les "rent-parties" évoquées en ces
termes
:
We weren't making no money then, but hell
man, you knew that the twenty or thirty
or fifty folks in that one small, cabbage-
smelling room was enjoying what you was
doing.
You'd lean into the keys, and behind
you they was having the best old time ever.
(213)
. . . /277
Nostalgique de ces "rent-parties" qui, dans les années vingt
exprimaient la solidarité et l'esprit de groupe au sein de la commu-
nauté noire, Spencer montre qu'il est resté lui-même dans la jungle
new-yorkaise parceque,
justement, i l a refusé de se plier aux exi-
gences de la société capitaliste. Ludlow a compris cela et le retour
à Harlem correspond pour lui à une seconde naissance: celle d'un
être capable d'assumer sa spécificité et qui, en parfait accord avec
lui-même, décide de vivre comme i l l'entend.
b - L'identité retrouvée.
La vie sentimentale malheureuse de Ludlow est fort semblable'
à une quête dans le noir. Sa cécité est en effet doublement symbo-
lique : Ludlow Washington est incapable à la fois de sistinguer con-
crètement et, d'imaginer mentalement son univers. Son handicap est
à la fois physique et moral;
i l n'est pas en mesure de se définir
afin de pouvoir élaborer une philosophie en accord avec ses aspira-
tions.
Ludlow est l'être indécis par excellence. Dans ses liaisons
avec les femmes,
i l ne sait jamais vraiment s ' i l aime ou pas. Pour-
tant, i l se laisse prendre au jeu de l'amour et l'histoire se termine
toujours dans la déception ou la frustration,
et enfin la folie. De
même, dans l'exercice de son métier,
i l est déchiré entre ce que les
autres apprécient et ce qu'il aime lui. Que cherche-t-il dans la
pratique de la musique? De l'argent ou la satisfaction d'un
· .. /278
impérieux besoin qu'il ne peut expliquer? Il ne sait pas. Aussi,
comme un aveugle, Ludlow tâtonne à la recherche d'un équilibre dif-
ficile à trouver parcequ'il en ignore les éléments constitutifs.
Lorsque Ragan refuse de se marier avec lui, Ludlow traverse
une crise qui évoque celle que Kelley lui-même a connue durant l'ado-
lescence. Par une sorte de descente aux enfers, Ludlow plonge en
lui-même pour ainsi dire, puis revient au monde parfaitement récon-
cilié avec lui-même.
La crise de Ludlow correspond en fait à une révolte face
au rejet de Ragan. Pendant son séjour à l'asile, i l a travaillé à
son art, l'a pratiqué de son mieux et a senti plus que jamais la
vitalité de son génie. Lorsqu'il en sort, i l est ce nouvel être qui
avoue sans ambage :
l
ain't at aIl ashamed of it.
l
cracked up.
In fact,
l
cracked up a couple times.
But
that's about aIl l
really know. One of
the doctors tried to tell me 'what went bad,
but l
couldn't follow him. Anyway,
i t
didn't matter to me,
just as long as l
wasn't running around hurting nobody.
(207)
L'acceptation de soi que contiennent ces propos fait écho
à celle qui préside à la conception du
CahieA d'Aimé Césaire où ce
grand chantre de la Négritude écrit :
"Et à moi mes danses de mauvais
nègre .•.
la danse il-est-beau-et-bon-et-légitime d'être nègre" (20) .
(20)
Aimé Césaire, CahieA d'uYI. RuouJt au Pay.6 Nctta..t, Paris, Présence
Africaine,
1956, p.
90
· .. /279
Ludlow pourrait répondre positivement à cet appel par les notes de
sa musique à lui,
libéré des contingences de son environnement où
l'individu est coupé de lui-même parceque la valeur suprême est
l'argent.
L'itinéraire de Ludlow vers la découverte de soi ressemblé
à celui de l'aveugle qui,
toute sa vie, s'est laissé guidé par d'au-
tres mains et qui, soudain, se sent brutalement abandonnê , :
L' abou-
tissement de sa liaison avec Ragan déclenche,
chez Ludlow, une crise
qui lui apparaît d'abord insurmontable:
i l en arrive à des extrémi-
tés humiliantes pour renouer avec Ragan et finit par tomber dans une
névrose aiguë qui le conduit à l'asile
(207).
Le séjour à l'asile n'a pas été inutile dans l'itinéraire
psychologique de Ludlow. En effet,
lorsque sorti de l'hôpital, i l
tente de reprendre une vie normale,
i l s'entend traiter d'artiste
déchu par des jeunes gens dans une boîte de nuit et, spontanément,
i l proteste :
Hell,
r'd been thinking about a lot
of things in the hopitals, and r'd
been practising.
r was still out front
Only nobody knew i t yet. Anyway,
r
couldn't get much work. No one'd hire any
group r'd got together. They was aIl afraid
r'd put on another ministrel show.
(207)
Le changement opéré dans la personnalité de Ludlow est ici
évident
l'introspection forcée,
durant sa période de réclusion, a
... /280
réveillé en lui le respect et la confiance en ses propres capacités
"1 was still out front".
Il n'est plus l"être indécis qui ne parvenait
jamais à définir la nature de ses rapports avec les autres. A présent,
i l déclare avec certitude qu'il n'est pas amoureux de Harriet Lewis,
la femme qu'il fréquente après sa crise, mais qu'il l'aime bien, sans
plus. De même,
lorsqu'à un moment donné i l envisage de recréer, avec
Harriet,
les mêmes conditions de vie qu'avec Etta-8ue ou Ragan, i l
a profondément conscience qu'il n'en fera rien, et c'est là une cer-
titude qu'il ne s'explique pas.
Ludlow a donc renoué le dialogue avec sa conscience. Et
s ' i l refuse de retourner à New York sous la pression de Harriet qui
l'y voit plus triomphant que jamais, c'est moins pour fuir les mau-
vais souvenirs que parcequ'il a décidé de "vivre désormais,
comme i l
l'entend, de dire non au conformisme aveugle pour emprunter le chemin
de la vocation"
(231).
Ludlow décide alors de quitte~ pour de bon les cabarets et
les boites de nuit de New York pour réserver ses performances au
peuple noir du Sud profond, des ghettos urbains ou de la petite con-
grégation d'hommes et de femmes réunis dans une cabane pour chanter
avec allégresse des hymnes, sans l'accompagnement d'un orgue. Cette
décision procède d'une révolte fort semblable à celle de Tucker
Caliban, à la différence que Ludlow a identifié le contexte de son
équilibre - Harlem et le peuple noir authentique -
tandis que Tucker
entame seulement le dialogue avec sa conscience. David Boroff tente
· .. /281
de cerner la personnalité du "nouveau Ludlow" et écrit
... Ludlow is clearly his own man who
can live without the world's blessings
and even without love. He decides
finally that any place will do for the
making of music.
(21)
Ces propos omettent l'essentiel dans la prise de position
de Ludlow. Pour Boroff en effet, Ludlow n'est pas sélectif quant au
cadre dans lequel i l doit jouer. Boroff n'a pas perçu le besoin
fondamental,
chez Ludlow, d'être écouté et apprécié dans l'exercice
de son métier. Après sa maladie,
i l refuse de prendre sa place dans
les petits orchestres de cabarets à New York simplement parceque :
He remembered himself standing on
stage, under dry heat, playing his best
into the face of tinkling glasses,
ringing telephones, belling cash
registers,
screaming waiters,
jingling
money, booming laughter and cackling
women. Even when he was popular, there
had not been much appreciation.
(230)
Boroff semble confondre goOt de l'indépendance et égocen-
trisme, car si Ludlow trouve un plaisir intense dans la pratique
sans contrainte de son art,
i l a en même temps besoin de partager ce
plaisir avec son public, à l'instar de son idole le grand Norman
Spencer qui évoque avec regret les "rent-parties" des années vingt,
où la musique devenait un langage d'intense communion entre le rnusi-
cien et son public.
Il n'a pas suffi à Ludlow d'agir selon sa con-
(21)
David Boroff,
"Ludlow Made his Own Music", The New YOJtI2. T.<mcu,
May 2, 1965
· .. /282
science : i l lui fallait également retrouver le décor qui marque
son jeu du sceau de l'authenticité.
On voit que chez Ludlow,
l'identité retrouvée n'est pas
simplement repli sur soi, mais aussi mouvement vers les autres dans
la recherche du dialogue.
Il n'a plus honte d'être lui-même, ce qui,
dans le passé, ont symbolisé ses frustrations
: ses "maîtres" au
pensionnat, Etta-Sue et Ragan, New York en tant qu'espace culturel.
Une fois ces tensions et frustrations apaisées, i l ne pense plus
qu'à assumer sa nouvelle identité qui, presque d'instinct,
le pousse
vers Harlem alors perçu comme symbole du Sud,
le pays natal.
Pour retrouver son identité originelle et la vivre en toute
quiétude, i l lui faut retourner au pays natal, berceau de son iden-
tité et réalité complexe dont l'artiste avait été séparé. Pour Ludlow,
le retour au Sud, c'est le retour à la culture nègre et à tous ceux
qui,
comme lui, ont connu le joug de l'oppression. S'enraciner en
soi pour s'ouvrir aux autres, telle est la démarche de Ludlow qui
s'en remet aux vertus de l'authenticité pour panser les blessures et
les frustrations causées par l'assimilation culturelle.
--0--0--0--
... /283
D -
V~
ou le procès de la suprématie blanche.
v~ est une critique acerbe des moeurs de la bourgeoisie
blanche que Kelley présume spirituellement morte. Les deux communautés
noire et blanche se détachent sur un fond d'antagonisme hérité du
passé esclavagiste, et devenu sclérosant dans un contexte moderne
où anciens maîtres et esclaves sont les victimes inconscientes des
schémas socio-culturels et des valeurs bourgeoises de la société
occidentale. Selon Kelley, les automatismes culturels engendrés par
l'esclavage persistent dans le nouveau contexte économique et les
individus sont incapables d'a~précier correctement le réel afin de
s'en inspirer dans leurs actions. Le mimétisme s'installe et le ré-
sultat est un mouvement non pas linéaire vers l'avenir, mais circu-
laire sur soi-même, limitant tout effort de progrès dans le temps et
dans l'espace. Dans le roman, le symbole d'une telle inertie est la
servante noire Opal, qui n'a pas évolué vers autre chose qu'une gro-
tesque difformité physique, et qui dévoile son mangue d'imagination
par la reproduction chez elle du décor du salon de ses employeurs
blancs.
a - Société moderne et esclavage.
L'intrigue du roman s'étoffe autour de la naissance, dans
un foyer blanc, de jumeaux dont l'un est noir et l'autre blanc.
· .. /284
D'entrée de jeu, Kelley assure le lecteur qu'un tel phénomène est
possible, résultat de ce que le gynécologue Guttmacher appelle une
"surfécondation" dans une note mise en exergue au début du roman:
Superfecundation is the fertilization
of two ova within a short period of
time by spermatozoa from separate copulations.
It is only distinguishable from two-egg twinning
if the female has coi tus with two males with
diverse physical characters, each passing his
respective traits to the particular twin he
has fathered.
Lorsque Mitchell Pierce s'assure que sa femme Tarn a effec-
tivement mis au monde un enfant de père noir,
frère jumeau de son
propre enfant,
i l décide, sous la pression de sa belle-mère, de re-
chercher Coole~ le père de l'enfant noir pour lui demander de prendre
son enfant moyennant paiement. Ainsi commence pour Mitchell une pé-
régrination à travers le monde noir, dont Kelley se sert pour montrer
la vulnérabilité et l'inadaptation de la société américaine dans un
environnement qui ne correspond pas aux intentions, désirs et aspi-
rations des personnages.
Lorsque Mitchell retrouve enfin Cooley, i l
ne le reconnaît pas et ce dernier en profite pour à
la fois lui ex-
torquer de l'argent et lui faire Derdre tout espoir de se débarrasser
de l'enfant noir. En se faisant en effet Dasser pour l'ami de Cooley,
un certain Calvin Coolidge joue l'intermédiaire entre Cooley et
Mitchell, et incarne le personnage traditionnel du "confidence man"
qui conçoit la vie dans le contexte moderne comme un jeu. Il explique
à Mitchell que Cooley n'acceptera pas de prendre le bébé noir parce
que, pour lui, i l ne représente pas le fruit de l'amour mais celui
... /285
de la vengeance : faire un enfant à une femme blanche équivaut chez
Cooley, à un règlement de comptes pour venger ses ancêtres et le
peuple noir en général de l'insulte de l'esclavage. A Mitchell qui,
dans sa cécité morale et psychologique s'interroge sur la nature et
l'origine des vieux griefs de Cooley,
ce dernier répond:
Like what old scores ? Like having a wife
or a girl you really love and then she
gets big with a baby and you happy as a
champ. But when the baby cornes, God damn,
i t ain't yours . . . So you just eat shit,
and your woman take and rai se that kid,
Then one day, after you and the baby get
good attached,
its natural father up and
sells i t away from you. So you lost a
kid, but you never really had one. So he
says i t ' s your turne
(204)
Ces propos contiennent l'idée que les rapports entre les
Blancs et les Noirs dans le contexte moderne sont fonction de leur
histoire du temps de l'esclavage. Les automatismes culturels du
passé persistent dans le présent et se heurtent aux valeurs actuelles
qui, justement, ne sont plus la soumission de l'esclave et la magna-
nimité paternaliste du maître. Dans l'Etat capitaliste né.du système
de l'esclavage,
le Blanc se comporte encore selon la logique de la
suprématie blanche, alors que le Noir réduit sa vie à un éternel
combat contre les symboles de la domination des Blancs: c'est qu'ils
n'ont ni l'un ni l'autre conscience de leur identité d'esclaves du
monde capitaliste, ce que Roger Rosenblatt constate dans les lignes
qui suivent :
· .. /286
V~m is about both ends of slavery, the black
and white products of a nation founded in
part on a slave economy. For the black,
says
Kelley, the question is, how does one deal
with a false emancipation ? For the white, the
trick is not to recognize that a system of
slavery ever existed but rather to build up
a network of self-exonerations in the name
of civilization.
(22)
En effet, au nom des valeurs de civilisation anglo-
saxonnes et bourgeoises présumées supérieures, les Blancs se sentent
obligés de veiller au maintien du règne de l'idéal blanc et sont
prisonniers de cette obsession dans un univers où les Noirs refusent
de se percevoir dans le miroir de l'esclavage, et d'incarner le rôle
traditionnel du "bon nègre". La culture blanche qui sous-tend l'ac-
tion de
V~m
est celle où les protagonistes noirs et blancs ne se
percoivent pas dans leurs réalités resgectivesi
aussi,
leurs rapports
faussés dès le départ s'inscrivent-ils dans un cadre absurde.
Se
reférant à la culture blanche telle que la perçoit par exemple la
belle-mère de Mitchell, Rosenblatt fait une remarque fort à propos
The culture to which she refers is the one
in which the enslaved Mitchell cannot
recognize the enslaved Cooley,
in which
neither one has the desire to or capacity
to live with the other.
If Cooley appears
to have gotten the better of the Pierces,
it is a pointless and ultimately Pyrrhic
victory. The "culture" will always manage
to place the black child where i t feels
i t belongs.
(23)
(22)
Roger Rosenblatt,
&a.c.k Fiction,
Harvard Uni versi ty Press,
Cambridge, 1974, p.
150
(23)
Roger Rosenblatt, Op. cu.,
p.
150
· .. /28 7
En fait,
l'action du roman décrit le cycle infernal de la
vie dans l'univers de l'esclavage: les personnages sont victimes de
brutalités et vivent dans une peur constante qui les conduit à res-
treindre leur espace vitali
i l en résulte un effet constricteur qui,
à la longue,
fait naître un sentiment d'étouffement et de frustration
qui, à son tour, mène inexorablement à la colère puis au désir vio-
lent de sortir de l'étau. Les personnages se livrent alors à des
actes violents et bouclent ainsi le cercle infernal.
Le premier aspect du roman qui frappe le lecteur est l'in-
cohérence de l'intrigue et des personnages. Les événements ne s'en-
chaînent pas pour créer le conflit qui, selon le schéma classique
d'une intrigue romanesque, atteindrait un point culminant pour redes-
cendre vers la résolution finale.
Ici,
i l semble que les personnages
vivent pour ainsi dire en dehors d'eux-mêmes, et soient plutôt à la
merci des événements et des circonstances.
Les Pierce habitent un luxueux appartement du quartier chic
de Uanhattan avec leur enfant Jackie et leur servante noire Opal.
Mitchell travaille dans une agence publicitaire et le début du roman
le montre en train d'aider son collègue Godwin à réaliser un "spot"
publicitaire pour un déodorant domestique appelé Heces. En toile de
fond,
la guerre du Vi~t-nam bat son plein et Godwin y fait allusion
pour faire part de son désir de retourner sur le front vietnamien où
i l a servi en tant que "marine".
· .. /288
Manifestement peu doué ,pour la tâche d'agent publicitaire,
Godwin avoue sa prédilection pour les activités guerrières car, dit-
il, au front,
"you didn't have to pussy food around ... you killed or
screwed anything yellow and talked to anything white"
(27).
Sa dé-
cision de retourner dans les "marines" se heurte â la désapprobation
de sa femme et suscite un conflit familial.
Ensuite, Godwin invite
Mitchell a dlner et ce dernier accepte parce· qu'au fond de lui-même,
i l éprouve pour Godwin une certaine admiration.
Il parvient â con-
vaincre sa femme Tam de l'accompagner chez Godwin et lorsqu'ils y
arrivent, i l fait la monstrueuse découverte que Godwin a assassiné
sa femme et ses deux enfants. Tandis que Mitchell, pris de panique,
perd ses moyens, Tarn fait preuve de sang-froid, ordonne· à Godwin.
d'appeler la police et entraîne son mari hors des lieux.
Quatre mois plus tard, Tarn tombe enceinte et, avec son mari,
se rend en vacances au Cap Cod. Pour épater une femme aperçue sur
la plage, Mitchell se livre au jeu puéril de l'athlète-acrobate,
tombe, se foule la cheville et doit s'aliter pendant presque tout
le mois de septembre. C'est alors pour lui l'occasion de suivre as-
sido.ment une série té lévisée,
Se.Mc.h FOfL Love., et de tomber amoureux
de l'héroine, Nancy Knickerboker. En fait, Mitchell est à la pour-
suite d'un rêve qu'il ne peut réaliser au sein de son foyer sevré
de tendresse, où sa femme règne en "domineering bitch", pour reprendre
l
t
d
Il
C
R h ' k ( 24)
L
, .
h O . ' 1
_cs
ermes
o
.
l.J.
cs l
.
orsqu un Jour,
par
asar,
1
ren-
contre Nancy,
i l exploite l'occasion à fond et entame une liaison
(24)
Henry S. Resnik,
"Nightmare of Today",
SR
(Oct.obe r
28,
1967), p.
40
. . . /289
avec elle. Profitant du fait que Nancy est brouillée avec son mari,
i l lui demande de l'épouser. Nancy refuse et lui fait comprendre
qu'elle n'a aucune envie de quitter son mari. C'est alors que Mitchell
décide de retourner auprès de sa femme mais trouve cette dernière
en couches: elle donne naissance à des jumeaux dont l'un est blanc
et l'autre noir. Tout le monde est sidéré devant l'événement insolite
sauf Tarn elle-même qui finit par avouer à son mari que le père de
l'enfant noir est Cooley.
Cooley est l'ami d'Opal qui est déjà apparue plus tôt dans
le roman,
lorsqu'il s'est rendu chez les Pierce pour rendre visite
à Opal. Mitchell n'avait pas apprécié cette visite et l'avait mani-
festé en interdisant à Cooley l'accès de la maison, et en accusant
sans raison Opal de vol.
Il s'était alors violemment attaqué à Opal
et l'avait jetée à terre pour fouiller son sac avant de la licencier.
Opal partie, Tarn commence une liaison avec Cooley,
liaison qui aboutit
à la conception du jumeau noir de l'enfant de Mitchell.
Incapable de faire face à .ces événements qui le dépassent,
Mitchell s'en remet aux décisions de sa belle-mère qui lui suggère
de payer Cooley pour qu'il se charge du bébé noir. Lorsque Cooley
refuse,
le Pierce décident de reprendre Opal à leur service afin de
faire croire à l'opinion publique que le bébé noir est le sien. Et
le roman se termine sur une note d'incertitude, Mitchell se retirant
dans sa salle de bain ténébreuse pour s'y délecter de ses phantasmes
sexuels.
... /290
Les séquences du roman suivent moins le cours des événements
que les schémas du comportement de personnages prisonniers du cycle
infernal de la violence. Repliés 9ur eux-mêmes pour se protéger des
assauts d'un système violent, ils fi~issent par se sentir comme pris
au piège; naît alors un sentiment de frustration puis de colère qui
conduit inexorablement à l'acte brutal. La circularité du roman ré-
sulte de la brutalité qui, d'un bout à l'autre du récit, marque les
rapports entre les personnages. La violence omniorésente se manifeste
comme un trait de culture et Ke11ey l'utilise en toile de fond en
se référant constamment à la guerre du Viêt-nam
par la diffusion
récurrente des nouvelles du front.
Les images télévisées des atroci-
tés du front vietnamien se doublent des scènes de la vie quotidienne
en Amérique, notamment à New York où se situe l'action du roman. Par
exemple, un chauffeur de taxi utilise une tête de mort comme breloque
accrochée au-dessus du pare-brise de son véhicule;
i l raconte à
Mitchell qu'il s'agit de la tête de son capitaine qu'il a assassiné
à la guerre. Une autre anecdote recueillie dans un bar rapporte la
manière dont un homme souffrant de gangrène, a subi tant d'amputa-
tions qu'il ne lui reste plus "qu'une tête et un buste"
(93).
L'horreur se trouve également dans la rue, à chaaue tour-
nant et le narrateur suggère ce fait par la conduite dangereuse de
MC Inerny,
le maniaque du rallye qui s'en est pris aux Pierce en
route vers la demeure de Godwin (34). L'attitude à la fois grotesque,
... /291
gratuitement dangereuse de Mc Inerny crée une atmosphère ubuesque
que prolonge peu après le spectacle odiaux du crime de Godwin.
Dans les foyers,
la violence sévit encore. Opal est in jus-
tement précipitée au sol par Hitchell qui l'accuse de vol. Ce dernier
trompe sa femme et met en péril son foyer en prenant la puérile déci-
sion d'épouser Nancy qu'il connait à peine; mieux encore, il choisit
de ne guère ménager Tarn et lui annonce de manière péremptoire son
intention de la quitter. Il rentre à une heure indue et dit à Tarn,
encore sous l'effet du sommeil, qu'il vient de quitter la femme qu'il
aime.
Apparamment, Mitchell cherche à blesser Tarn mais en retour,
l'indifférence de Tarn lui est fort désagréable. Le narrateur déclare
en effet :
He hated to admit it, but Tarn had made him
feel nervous and unsure. She knew him weIl -
he did not like admitting that either - and
if she sensed flaws in his love for Nancy,
those flaws just might existe
(107)
Mitchell est dépassé par les circonstances, et agit dans
une parfaite confusion. Incapable d'identifier ses problèmes et donc
de leur trouver des solutions, il éprouve un besoin impérieux de se
décharger sur un bouc émissaire (Tarn), et de trouver refuge chez
Nancy qui fonctionne alors comme une sorte de bouée de sauvetage.
· .. /292
De même, Tam s'en prend à Mitchell et lui fait endosser
la responsabilité de son infidélité
Mitchell, you know l wouldn't have done all
these terrible things unless you seemed to
be falling out of love with me. You made me
desperate.
(138)
Hors du cadre familial, Mitchell et Tarn n'échappent pas à
la violence structurelle de leur environnement. Cooley ne s'est sOre-
ment pas comporté en "gentleman" avec Tam car pour lui,
i l s'agissait
simplement de juger de ses capacités sexuelles :
How someone that evil and messed up in the
head would be in bed.
It was so bad,
and
weak, he had to go back a couple of times,
to make sure i t was really bad as he
thought i t was the first time.
(203)
Ces propos s'adressent à Mitchell qui est ainsi humilié
par Cooley sous le masque de Calvin. Tous les personnages se trouvent
ainsi pris dans un engrenage où la brutalité préside à leurs rapports
et la violence omniprésente fait naître, parmi eux, une psychose de
peur qui les force à restreindre leur champ d'action.
Tam a peur de son propre fils Jakie qu'elle confie entière-
ment aux soins d'Opal,
ce dont Mitchell est fort conscient; i l re-
marque en effet :
Since Opal had corne to work for them (shortly
after Jake was born), he had noticed that Tarn
seemed increasingly afraid of Jake. When she
· .. /29 3
picked him up, she looked very like she was
embracing twenty pounds of snake. She always
seemed relieved after she had put him down.
(61)
L'extrême fragilité morale des personnages les pousse à
déformer la réalité et se reflète dans leur comportement. Par exemple,
pour illustrer la publicité du produit Heces, Godwin et Mitchell
mettent en scène un couple persuadé que sa maison dégage de mauvaises
odeurs et qui vit dans la crainte d'être rejeté par ses voisins.
L'humour caustique qui inspire le choix du mot Heces pour désigner
un déodorant souligne la mort de l'imagination chez les Blancs
"heces" est presqu'un doublet de "feces" qui signifie "la merde" en
latin. La m~me verve satirique présente un Mitchell pitoyable dans
sa peur irrationnelle des Noirs et dans sa manière d'~tre si exempte
de spontanéité.
Il se livre par exemple à de longs préparatifs et
fait une toilette minutieuse avant de se décider à avoir des rapports
sexuels avec Nancy. Sans personnalité propre ni option spécifique,
i l cultive l'effort de ne jamais paraître différent des autres, et
pour épater un Godwin fier de clamer ses horribles faits de guerre,
i l raconte ses aventures avec une jeune femme asiatique qui, prétend-
il, l'a aimé si passionément qu'elle s'est fait débrider les yeux
rien que pour lui plaire.
Mitchell craint surtout la désapprobation des autres; il
vit dans la hantise de déplaire à son patron, à Godwin, aux autres
habitants de son immeuble qui lui demandent des nouvelles des jumeaux;
il craint que le concierge ne sache la vérité concernant les jumeaux
· .. /294
et, à la- fin du roman, Kelley montre un Mitchell essayant de se per-
suader que, tout compte fait,
le concierge n'est au courant de rien
et tire de cette idée une certaine paix morale.
Par sa vision des choses et sa tendance à se percevoir à
travers les yeux de l'autre, Mitchell est le type de l'esclave soumis
à des valeurs élaborées sans lui et ne correspondant pas à ses aspi-
rations fondamentales. Mais étant Blanc, i l ne vit pas cette condi-
tion de la même manière que le Noir qui,
lui, subit le contre~coup
de l'asservissement de son peuple dans le passé et obéit plutôt à
un désir de vengeance profondément ancré. Toutefois,
ils sont tous
deux victimes de leurs impulsions face à des réalités en porte-à-faux
avec leurs intentions, et le sentiment d'impuissance qui en découle
les conduit au même comportement violent. On décèle en effet une
similarité entre l'attitude des Blancs et celle des Noirs dans le
contexte de l'esclavage, ancien ou moderne. Comme le souligne
Rosenblatt,
la brutalité qui préside aux débuts des rapports entre
Noirs et Blancs dans l'univers de l'esclavage engendre diverses ré-
actions qui mènent à leur tour à une r~poste violente du camp asser-
vi (26).
Il s'installe alors un cycle infernal où la vie devient fu-
tile,
les personnages se contentant de gérer le quotidien. Le Noir,
conscient du fait que son émancipation est un leurre, se limite à
l'effort constant de survivre dans un environnement hostile. Le
Blanc quant à lui continue à se bercer de ses illusions suprématistes,
et trouve sa raison de vivre dans l'idée qu'il est investi de la
(26)
R. Rosenblatt, Op. Cit., p.
149
... /295
mission de protéger la civilisation bourgeoise, et de maintenir le
statu quo. Dans le contexte moderne, Blancs et Noirs ont une si mince
appréhension du réel qu'ils ne ressentent en eux ni le désir, ni la
capacité, encore moins la nécessité de vivre ensemble.
Ils continuent
~ se rejeter et se rejoignent au fond d'un cul de sac où le Blanc,
comme Mitchell, choisit d'être aveugle
(il se réfugie dans l'obscu-
rité de sa salle de bain pour s'adonner ~ ses fantasmes sexuels)
tandis que le Noir, tel Cooley, emprunte les différents masques de
l'escroc pour à la fois vivre aux dépens du Blanc et se venger de
l'insulte de l'asservissement noir. Ainsi se rejoue dans le contexte
moderne le drame de l'esclavage,
le Blanc entretenant la vision du
Noir qui l'arrange, et le Noir portant le masque pour cacher son jeu.
L'histoire pèse donc de tout son poids sur la société amé-
ricaine contemporaine, et ce fait s'illustre davantage durant la
discussion de Cooley et de Mitchell à propos de la prise en charge
du bébé noir. L'entretien se termine sans qu'aucun des protagonistes
n'ait eu satisfaction car,
justement, aucun d'eux ne sait vraiment
ce qu'il veut.
"Twins" est le titre de la dernière partie du roman
où Kelley suggère l'idée que, finalement, Cooley et Mitchell ne sont
pas si différents qu'ils le pensent, car tous deux évoluent dans un
monde absurde, où leurs aspirations ne concordent pas avec le réel.
Rosenblatt partage ce point de vue lorsqu'il é c r i t :
Neither Mitchell nor Cooley is any good
to himself or to the other,
and both
· .. /296
function within a paradox in which the
dead exist to dominate the living and
the living exist to serve, destroy or
émulate the dead.
(27)
Les morts sont les Blancs tel Mitchell, que son inertie
spirituelle assimile au jumeau blanc décédé pour cause de faiblesse
physiologique. C'est dire qu1en survivant, le jumeau noir qui finit
par passer pour l'enfant d'Opal n1est autre que l'instrument dont se
sert Kelley pour dénoncer l'assimilation culturelle du peuple noir,
et le maintien d'un statu quo qui le relègue à sa place.
b - L'Amérique blanche
une société émasculée.
La cible principale de Keliey dans
Vern est la bourgeoisie
blanche des centres urbains du Nord qu'il présente sous le règne du
matriarcat. De toute évidence, il s'adresse à un public noir, comme
l'annonce le sous-titre du roman qui parait en dialecte noir
américain: "now lemme tell ya how dem folks live".
Le rôle des Noirs dans la société américaine n'apparaît
dans le roman qu'après la naissance des jumeaux Pierce, et la dernière
partie du roman où l'accent est mis sur les relations entre Noirs et
Blancs ne présente que le personnage fuyant, instable, presque invi-
sible de Cooley l'escroc. Mais sa présence est indispensable à
Mitchell Pierce qui ne se perçoit et ne s'assume que par rapport à
lui. L'errancé de Mitchell à la recherche de Cooley après la nais-
(27) ~' Rosenblatt, Op. Cit., P. 150
· .. /29 7
-sance des jumeaux devient le moyen utilisé par Kelley pour lever le
voile sur l'extrême vulnérabilité morale et le vide affectif qui
caractérisent les Blancs en général. Le monde que dépeint Kelley
n'est peut-être pas celui qui apparaît dans
The. Con.6ide.n.c.e. Man. de
Melville, où le malaise métaphysique affecte l'univers tout entier.
Ici i l s'agit simplement d'une communauté malade de son propre chau-
vinisme, et qui vit dans un état de déchéance alarmant.
Lorsque Mitchell apprend qu'il est le père des jumeaux
blanc et noir,
sa première réaction est celle d'un homme complètement
désorienté, cherchant désespérément ~ s'accrocher ~ quelque chose.
Il interroge Tarn : "What are we going to do, Tarn ?"
(137). Puis,
dans un geste d'impuissance,
i l se larnente
"How can you do this to
me ? How can you ? l've made mistakes, but l don't deserve this"
(137)
En s'apitoyant ainsi sur lui-même, Mitchell montre son dénuement
moral face aux problèmes qui le sollicitent. Et lorsque Tarn, dans un
geste maternel lui ouvre les bras, i l s'y réfugie tel un enfant mal-
heureux; appuyant sa tête sur les seins. de Tarn, i l oublie soudain
ses griefs contre sa femme
:
. . . he rested his head on her breasts,
loose under the white grown. After all,
he realized suddenly, he did love her.
(138)
Ces propos contredisent rapidemment ceux que ten~it Mitchell
à Nancy
l
told my wife that l
love you and that
l'm leaving her and that we're getting
· .. /298
married as soon as you and Greggare
divorced.
(109)
Mitchell s'ignore profondément et en conséquence,
i l ne
sait pas ce qu'il veut. Comme un enfant, i l a constamment recours au
giron maternel pour y chercher l'apaisement moral ou la solution à
ses problèmes. Confronté à l'horreur chez Godwin, i l oblige Tarn à
prendre la situation en main et cette dernière, en mère-despote,
assène une gifle magistrale à Mitchell avant de lui donner froide-
ment et sans explication l'ordre suivant:
"Say good bye Mitchell" (47)
Mitchell ne désire ou ne peut pas devenir adulte et se
prendre en main. Quant à Godwin,
il reproche à sa femme de n'avoir
jarnais voulu le laisser grandir et devenir responsable. ,De son côté,
Tarn déplore que les femmes soient toujours accusées de vouloir main-
tenir les hommes dans l'infantilisme:
"Why do men always say that
women keep them little boys? Why blame us ?"
(44)
C'est dire que
les hommes, comme Mitchell et Godwin,
sont toujours inconsciemment
en quête d'une mère
mais ne supportent. pas l'offense à leur virilité
qu'implique une telle quête. Dans leur inertie morale et intel lec-
tuelle,
ils cherchent un bouc émissaire et s'en prennent à l'image de
la mère. C'est ainsi que Godwin supprime physiquement sa femme pour
échapper à son emprise et que Mitchell trompe Tarn et lui fait subir
des sévices moraux dans un désir de vengeance inavouée.
La quête
n'en continue pas moins car,
justement,
les hommes qui apparaissent
dans
Vem sont à la merci des circonstances à cause du désert moral et
· .. /299
spirituel qui les affecte. Et si les femmes réussissent si bien à
exercer leur domination sur eux, c'est parcequ'elles gardent encore
ancrées en elles d'anciennes certitudes qui donnent un sens à leur
vie: elles s'estiment les gardiennes des valeurs de la civilisation
blanche. La mère de Tarn essayant de convaincre Mitchell de porter
l'enfant noir à son père incarne cette attitude caractéristique du
règne de la femme :
We are the original people. Do you
understand ? Without people like us,
this would be a lower-class Southern
European slum. There would be no civi-
lization;at all. Those people ran from
civilization, from education. We didn't.
The real burden of maintaining civili-
zation falls on us, especially on our
women. The men may oversee the lund,
but we women maintain the culture.
(146)
Ainsi s'énonce et s'explique le pouvoir castrateur de la
femme sur le mâle traditionnellement perçu comme le sexe fort.
Ici,
l'homme blanc est la cible d'une satire impitoyable qui le présente
comme un être émasculé par sa mère ou par sa femme, tel Mitchell, ou
sombrant comme Godwin dans la violence aveugle lorsque les mots ou
les stéréotypes ne correspondent plus à sa vision du monde. Godwin
s'accroche à l'image traditionnelle du mâle et s'y refère dans ses
rapports avec sa femme Cindy.
Il aime la guerre parceque dans ses
fonctions d'ancien "marine", i l s'est spécialisé dans l'art de tuer
avec ses mains, et a adopté une philosophie de la vie simpliste qui
(1~'
consiste à "tuer ou à baiser les Jaunes, et à ne causer qu'aux Blancs J
... /300
Mais la vie, en dehors du cadre de la guerre, n'est pas aussi simple.
pour Godwin,
la femme idéale est celle qui montre une soumission
totale à l'homme et n'a d'autre ambition que de se laisser entretenir.
Lorsque sa femme résiste à sa volonté de se réengager dans les Marines
i l perçoit cette attitude comme un défi à sa masculinité et, obéis-
sant à sa vision terriblement simpliste du monde,
i l la tue de ses
mains. L'aspect le plus terrifiant de la personnalité de John Godwin
apparait lorsqu'après son forfait,
i l n'éprouve aucun remords mais
plutôt le besoin de justifier l'horreur de son acte. Godwin illustre
dans le roman l'une des plus terrifiantes manifestations de la vio-
lence qui caractérise le monde des Blancs où, comme le souligne Jill
weyant,
l'homme se perçoit comme sexuellement et racialement supérieur
et s'octroie par conséquent un droit divin de vie ou de mort sur les
(28)
autres
.
L'atrophie morale et intellectuelle qui affecte Godwin se
retrouve chez Mitchell, même si les deux hommes réagissent de manière
différente. L'avantage de Godwin sur Mitchell est que, malgré tout,
il se refère encore à une certaine vision du monde et agit selon une
philosophie de la vie, même si cette dernière est monstrueuse. De
plus, i l n'est pas émotionnellement inhibé, et sa capacité d'aimer
assez forte pour tuer le distingue d'un Mitchell affecté d'une névrose
oedipienne et pitoyablement soumis aux manoeuvres de sa femme et de
sa belle-mère.
(28)
Jill Weyant, Op. Cit., p.
217
• •. /30 1
Donald M. Weyl perçoit la conception des jumeaux comme un
acte prémédité de Tarn pour retenir Mitchell dans son foyer et exercer
1
,(29)
.
d '
i t;
'
.
sa domination sur
Ul
.
La nalssance
es Jumeaux pourral
s aSS1-
miler au crime de Godwin dans la mesure où ces deux événements sont
la réponse à un défi qui met en péril le statu quo. Après avoir tué
sa femme,
Godwin déclare pour se justifier :
A woman can't fight a man on his own
terms or she'll loose everything.
That's why i t ' s so hard for a woman.
She can't let a man grow up, because
terrible, terrible things will happen.
(24)
c'est le même besoin de se justifier aui pousse Tarn à dire
à Mitchell, blessé dans sa masculinité
:
Mitchell, you know,
l wouldn't have
done aIl these terrible,
terrible
things unless you seemed to be falling
out of love with me. You made me so
desperate.
(138)
L'adultère de Mitchell est implicitement ?erçu comme un
acte de rébellion dans la mesure où i l exprime un désir d'indépendance
et un libre choix que Tarn, dans sa logique de femelle castratrice,
n'accepte pas. Les rôles sexuels s'inversent parce que Mitchell est
réellement incapable de s'assumer et de prendre ses responsabilités.
L'émasculation de l'homme blanc n'est donc autre chose que le résultat
de sa pr09re incapacité à se définir et à agir selon une vision
(29)
Donald M. Weyl, Op. Cit., p.
31
· .. /302
personnelle du monde. Ainsi, Tarn amène aisément son mari à endosser
tous les torts, il subit à la fois l'affront et le châtiment. Mieux
encore, il se repent: "1 know Tarn. It's all right", dit-il à sa
femme qui, dans un triomphe vengeur rétorque
"Of course it is. Just
the way it should be"
(138), en embrassant son mari sur le front et
en lui tapotant le dos, telle une marnan en train de réconforter son
enfant. Pour Tarn, c'est justement cette attitude de petit garçon aux
abois, cherchant le réconfort auprès d'une mère conciliante qui ré-
pond aux normes.
En l'absence de Tarn qui se trouve à la maternité, c'est
sa mère qui prend la relève et se charge de dire à Mitchell ce qu'il
faut faire pour reconquérir Tarn. Il est évident que la belle-mère de
Mitchell agit selon la logique de sa fille et ne voit d'autre cou-
pable que Mitchell; elle plaint sa fille en ces termes :
Oh my poor, poor baby. What t h at . man must
have put you through to make you do some-
thing like this 1 ••• l had no· idea Mitchell
was making you unhappy.
(139)
S'adressant à Mitchell, la belle-mère réitère le geste vio-
lent de sa fille lorsqu'elle découvre le crime de Godwin. Comme Tarn,
"Mère" traite Mitchell comme un enfant pris en faute et s'appr~te à
le corriger : "And you
If you had been good to her, this would never
had happened"
(140), dit "Mère", prête à gifler Mitchell qui a l'atti-
tude contrite et craintive d'un enfant coupable de désobéissance.
· .. /303
Contrairement à Godwin, Mitchell n'a pas envie de sortir
de son état d'infantilisme irresponsable. Il se plie aux ordres de
sa belle-mère qui l'enjoint de se rendre à Harlem pour y chercher
Cooley et lui donner son enfant. Harlem est présentée comme une jungle
où Mitchell évolue à tâtons, comme en terrain totalement inconnu:
It was full dark now. Steering his car
around great holes in the tattered
street, i t was hard for Mitchell to
believe he was still in New York city.
He passed shadowy swamplike lots,
-
glimpsed a goat in his headlights.
In places, there were no sidewalks.
(106)
Il s'agit en fait d'un voyage épique pendant lequel l'iden-
tité de mâle puissant de Mitchell est remise en question. Mance,
le
Jésuite noir,
le traite de diable et lui enlève un peu de son assu-
rance.
Sa virilité est la cible d'une femme noire grotesquement obèse
qui le traite de "nègre à peau blanche", donc parfaitement intégré,
et explique sa présence insistante auprès d'elle par la remarque sui-
vante:
"I probably look like your marna"
(178). Les tendances oedi-
piennes du Blanc sont ainsi suggérées comme pour mettre fin,
chez
Mitchell, à d'éventuelles vélléités de male conquérant.
La virilité de Mitchell est encore mise à
l'épreuve lors
de sa rencontre avec une jeune fille noire, Glora; Mitchell essaie de
la séduire, mais devient impuissant au moment crucial. Cette mésaven-
ture confirme l'impuissance sexuelle de Mitchell que laissait d'ail-
leurs prévoir le comportement castrateur de sa femme qui ne consentait
... /304
à avoir des rapports intimes avec lui qu'après s'être assuré de
pouvoir contrôler la situation.
Lorsqu'après son expérience malheureuse avec Glora, Mitchell
rentre chez lui, i l plonge dans un lourd sommeil et dans ses rêves,
revit ses fantasmes
: Cooley lui apparait comme un voleur noir venu
violer Tarn; sa belle-mère le mord aux lèvres, i l l'agresse sexuelle-
ment et triomphe;
i l tente de faire l'amour à Opal mais est frappé
d'impuissance. Tout au long de ce rêve confus,
i l sent la présence
constante de "femmes qui épient ses moindres gestes"
(129). Ce rêve
jette ~a lumière sur le paysage affectif de Mitchell où se trouvent
inscrits sa crainte face au Noir et son rejet profond de la femelle
castratrice. En échouant en rêve dans sa tentative de faire l'amour
à Opal, i l se montre la victime des stéréotypes sexuels des Noirs
et se sent en état d'infériorité.
Il est tiré de ce rêve par un coup de téléphone de sa belle-
mère
qui lui apprend que le jumeau blanc est décédé. Là encore,
Mitchell est touché dans son identité de mâle par le constat humi-
liant qu'il n'a même pas été capable de faire à sa femme un enfant
sain et vigoureux. L'humiliation est portée à son paroxysme lorsque
Cooley avoue à Mitchell que sa brève liaison avec Tam a commencé à
cause d'une simple curiosité de sa part, et s'est poursuivie parce
qu'elle l'a payé pour qu'il s'exécute. Ce sera le coup de grâce à
l'identité masculine de Mitchell qui,
à ce moment-là,
se retire dans
· .. /305
sa salle de bain et, en des gestes suggestifs du retour à l'utérus
maternel, s'enfonce dans sa baignoire remplie d'eau chaude et prend
la position du foetus
:
He went into the bathroom to run himself
a hot bath. When the water was gurgling
out of the drain under the fancets,
he
twisted it off, undressed,
and tested
the tub with his foot.
He turned out the
light and pulled down the shade. He sank
down deep into the hot water, and, on
his side, his eyes closed and his hands
clamped between his thighs, he filled
the darkness with fantasies.
(210)
La lumière est ainsi faite. sur le fait troublant que le
seul refuge où Mitchell se complaise est l'univers de ses fantasmes
de tous ordres.
Il vit dans l'irréel, refoulant ses désirs et aspira-
tions parcequ'il ne peut les assumer, semble-t-il, qu'en dehors de
l'environnement où i l vit. Mitchell apparaît ainsi comme un micro-
cosme de la société américaine moderne,
incapable d'assumer ses con-
tradictions pour les dépasser, mais engagée hors de ses frontières
dans des entreprises belliqueuses pour entretenir l'illusion de sa
puissance.
c - La vision cauchemardesque de la société américaine moderne.
Si l'on compare la note finale de
Vern
avec celle de A V..[6-
6eJl.e.YLt VJrUmtneJl.
par exemple où Mr Leland convie Noirs et Blancs au repas
eucharistique de bonbons et de pop-corn, on comnrend que Kelley n'en-
. . . /306
tretient plus le rêve optimiste de la cohabitation fraternelle des
Noirs et des Blancs. De même,
la plongée de Mitchell au fond de sa
baignoire d'eau chaude ne procède pas de la vision optimiste de Ludlow
Washington face à l'Eglise dans le Sud profond.
Les romans qui ont prêcédê
Vem reposent en effet sur une
vision romantique des relations entre Noirs et Blancs, comme l'in-
diquent les procédés de Kelley pour terminer son récit sur une note
sereine. Dans
A V~op 06 Patience,
Ludlow Washington décide de quitter
New York pour se démarquer des Blancs; mais son dêsir de partir pro-
vient davantage de son besoin d'assumer pleinement la paix intêrieure
et l'indépendance qu'il vient d'acquérir. Sans haine ni rancune
contre les Blancs, Ludlow cherche simplement à protéger l'équilibre
et la force qu'il vient de découvrir en lui. Or Mitchell, ainsi gue
tous les autres personnages présentés dans
Vem,
Blancs et Noirs,
n'ont rien de cette force morale dont dépend l'équilibre de tout
être humain.
Vem présente des hommes blancs atteints d'infantilisme
(Mitchell)
ou du virus de la brutalité
(Godwin). Les femmes blanches
sont soit des mères soit des épouses castratrices
(la belle-mère de
Mitchell, Tarn)
soit encore les victimes d'affreux criminels
(Cindy
Godwin) .
Les Noirs aussi figurent au même tableau sombre et ne sont
pas différents des Blancs. Cooley n'est qu'un escroc sans autre
• .• /307
ambition que celle de manoeuvrer habilement les autres.
Il rejoint
en cela Tarn et sa mère. Les autres personnages nous apparaissent comme
des stéréotypes. Opal est le modèle de la servante noire ayant une
si haute idée des Blancs et de leur culture, qu'elle ne peut vivre
hors du cadre de sa servitude. Lorsqu'elle se retrouve sans travail,
elle se réfugie dans son appartement dont le salon est une reproduc-
tion servile de celui des Pierce.
Son inertie mentale est illustrée
par son embonpoint qui, explique Ke11ey,
"est une affection caracté-
t ,
d'
·~t~· 't
11
t
1~
~ ,,(30)
1
ris lque
une SOCle e splrl ue
emen
sc erosee
. Dans
e roman,
la femme obèse projetée sur le bas-côté de la route lors d'un acci-
dent est présentée dans une attitude qui suggère sa perplexité, son
étonnement de se trouver là où elle est :
a black woman sat ... on the grass, her
feet in the highway. She must have
weighed two-hundred pounds, one huge
breast in a white bra hanging through a
rip in her f10wered dress.
She had not
tried to cover it; her hands 1ay
pa1ms up on her thighs.
She wore on1y
one shoe, a large ye110w hat, crushed now,
the c10th f10wers born, rested in the
grass next to her. She was shàking her
head.
(155)
Le spectacle de cette femme gênée par son poids et grotes-
que dans son attitude après l'accident est le symbole d'une société
qui ne sait plus où elle va, et qui se montre étonnée et impuissante
devant l'obstacle.
(30)
Entretien d'Aont 1980
· .. /308
Le personnage de Mance, un adepte du mouvement religieux
des "Black Jesuits" illustre la concentration de la vie des individus
autour d'une idée.
Les "Black Jesuits" fondent leur mouvement sur une
conception manichéiste du monde :
le Blanc est le diable et, de ce
fait,
la dynamique du mouvement d'inspiration chrétienne s'élabore
autour d'une "chasse au diable" sans répit.
La vision simpliste et
l'attitude figée des "Black Jesuits" sont à l'image de la société
dans son ensemble.
v~
présente d'autres personnages noirs déjà rencontrés
dans les romans précédents sous un jour bien meilleur. Carlyle Bed10w
par exemple, qui apparalt dans la nouvelle "A Good Long Sidewa1k"
sous les traits d'un garçon sans préjugés, est devenu Coo1ey dans
Vern.
De même,
le Carlyle qui sert de narrateur dans la nouvelle "Cry For Me'
n'a certainement rien de l'escroc sans scrupule qui a poussé Mitchell
dans le piège de Coo1ey.
En dépeignant ainsi ses personnages noirs comme des symboles,
Kelley devient la cible de certains critiques qui trouvent cette dé-
marche en contradiction avec sa déclaration dans la préface de
VanQ~
Ort The Shotr..e
où i l se défend de réduire son peuple au problème social
qu'il pose au gouvernement américain. Ses romans se veulent miroir de
la vie d'un peuple, ce que D.M. Weyl réfute lorsqu'il écrit
Kelley,
forgetfu1 of his own credo, appears to
have stopped asking questions and depicting
people, and has, instead, begun to present
symbols and ideas badly disguised as people.
(31)
(31)
D.M. Weyl, Op. Cit., p. 32
· .. /309
La remarque de Weyl est injuste dans la mesure où elle ne
se situe pas dans la perspective de Kelley.
Il suffisait à Weyl de
ne pas perdre de vue l'épigraphe du roman où Kelley informe le lecteur
que son propos est de lui parler "d'eux",
(Vern), c'est-à-dire des
Blancs en Amérique. Le roman est donc davantage une présentation de
la communauté blanche, et les Noirs n'y apparaissent que dans leurs
rapports,avec les Blancs. Or ces rapports restent rares dans la me-
sure où les deux communautés sont encore prisonnières des automatismes
socio-culturels engendrés par la croyance des Blancs au mythe de leur
supériorité et par l'acceptation de ce mythe par les Noirs. Ainsi,
les Blancs préfèrent ignorer le fait de l'émancipation noire et le
Noir libre,
intelligent et facteur de changement est un homme dans
l'ombre. C'est cet homme invisible qui apparaît dans le chef-d'oeuvre
d'Ellison
Inv,u,ible. Man, et que Richard Wright décrit lorsque, dans
son discours sur l'émancipation noire, i l dénonce:
Negroes, who could talk
Communism were being sent into the
ghettos as well as into every colony
of expatriate Americans. The agent
provocateur had been introduced into
the Black Belt for the first time.
Ces propos font état des méthodes utilisées par les Blancs
pour maintenir les Noirs à leur place et continuer à exercer leur
domination sur eux. En confinant les Noirs dans le ghetto et en fai-
sant naître les conditions favorables à l'apparition de "l'agent pro-
vocateur",
les Blancs ont transplanté dans les zones urbaines les
· .. /310
personnages noirs ambigUs qui ont peuplé la littérature esclavagiste.
c'est dire que la vie dans le ghetto n'est que le prolongement de
celle qui se déroulait sur les plantations:
l'éternelle bataille
pour la survie.
Dans le troisième roman de Kelley,
les Noirs apparaissent·
tels que les Blancs les perçoivent
menteurs invétérés ou servantes
vivant dans des taudis ignorés des Blancs qui ont peur de s'y rendre.
La personnalité changeante, presque immatérielle de Cooley est essen-
tielle à la progression du roman dont l'intrigue se développe selon
le point de vue de Mitchell Pierce. Leur rencontre est une confron-
tation où Cooley apparaît d'abord sous les traits du "trickster",
personnage familier du folklore noir-américain,
avant d'incarner le
vengeur en fuite.
Phillis Klotman a raison de dire que la progression
de Mitchell et de Cooley vers leur confrontation finale décrit le
cercle de l'histoire(32).
c'est précisément cette confrontation stérile que déplore
Kelley. Robert Bone remarque que Kelley se sert de l'image des ju-
meaux pour rappeler aux Américains blancs et noirs qu'ils sont frères,
et que la négation de cette fraternité est un crime contre l'his-
,
(33)
M'
. 1
bl
K Il
. t
~ l' t~
t '
d
d'
tOlre
.
als 1
sem
e que
e
ey SOl
en rea 1 e en
raln
e
1re
que ce crime est déjà commis et consommé, et que Vern
n'en reflète que
.
il~e,\\..b ( ~t\\ ~~~(A~ J li4(1(tj.l~)
(32) Phillis R. Klotman,
"An Examination of the Black Confihnce
.
Man in two Black Novels :
1he Man Who Cte.,{ed 1 am and Vem,,7 p. 599
(33) Robert Bone,
"Out.6.i.deJt.6",
Ne.w Yo!Lk T.{mu Book Revùw, Sept. 24,
1967, p.
36
· .. /311
les conséquences, à savoir : le Noir rejette le principe de la fra-
ternité avec le Blanc et réclame justement la rupture de ce lien.
Phillis Klotman note non sans pertinence que l'utilisation de Tam
comme instrument de vengeance et le rejet de Mitchell comme co-
géniteur, ne sont que des expédients pour détruire l'image du Blanc
et inverser les rôles traditionnels des Blancs et des Noirs dans le
(34)
sud
.
Vem
est donc une satire du mode de vie des Blancs. Le
livre reflète,
i l est vrai,
la profonde désillusion de son auteur qui
considère avec amertume le spectacle d'une société à la dérive, où
Blancs et Noirs sont perdus dans une déroute générale, où chacun
cherche le meilleur moyen d'anéantir l'autre. Le pessimisme de Kelley
est réel, et ce fait a conduit certains critiques à lui refuser toute
valeur littéraire. Après avoir reconnu et loué le talent de Kelley
dans ses deux premiers romans,
Henry S. Resnik avoue avoir été désa-
gréablement surpris par Vern.
Il éGrit
a formless novel,
Vern
doe s not fulfill the
promise of surrealistic humor and horror
offered by the unrelated incidents in the
first half, while the second half is pure
plot oriented narrative focusing on the
pursuit of the Negro father,
the premise
of which is ludicrous in the conventional
frameword.
Kelley doesn't muster enough
sympathy for Mitchell to make the reader
really care what happens to him.
(35)
(34)
Phillis Klotman, Op. Cit., p.
603
(35)
Henry S. Resnik,
"Nightmare of Today" ~}October 28th,
1965, p.
40
... /312
Encore une fois,
cette remarque est en porte-à-faux avec
la démarche de Kelley qui met délibérément l'accent sur le caractère
informe de la société américaine.moderne. N'a-t-il pas cherché à faire
concorder le fond et la forme de son roman? C'est la question à la-
quelle i l convient de répondre.
Il ne faut pas oublier que les personnages qui apparaissent
dans
V~
sont tous prisonniers de leurs fantasmes,
et n'ont donc
qu'une mince appréhension du réel.
Ils n'évoluent donc pas selon des
règles préétablies, dans un cadre déterminé:
leur vie n'est qu'une
errance, une progression à l'aveuglette dans un univers où tout leur
échappe. Assimiler ce roman à un pamphlet (36) , c'est se méprendre
sur les intentions de Kelley qui sont de montrer que la société amé-
ricaine d'aujourd'hui est marquée par le lourd héritage du passé et
se trouve aux prises avec ses propres contradictions. Peut-elle avoir
une forme si,
fondée sur la négation de sa réalité, elle ignore sa
propre identité et vit claustrée dans le monde de ses rêves? C'est
justement ce monde informe que Kelley a· voulu mettre en scène.
La vision de Kelley n'est certes pas optimiste,
loin s'en
faut.
Mais elle ne fait que refléter l'incertitude, la désespérance
et enfin l'horreur qui marquent toute communauté humaine coupée de
sa conscience et livrée aux leurres d'un matérialisme exacerbé.
(36)
Henry S. Resnik, Op. Cit.,
Il é c r i t :
"Kelley has done exactly what he said he didn't want to do :
he has written a tract, not just on the Negro problem but on
the problem of the age. His vision of the nightmare lacks
subtlety and understanding." p. 42
. . . /313
Dans son troisième roman, Kelley a sûrement gêné la cri-
tique habituée à percevoir et à analyser l'oeuvre d'un Noir dans le
cadre strict des dimensions politiques du problème racial. Henry
Resnik lui reproche de s'être écarté du problème noir pour toucher
le cadre plus vaste des problèmes de notre époque. Donald M. Weyl
estime quant à lui, que Kelley ne semble se reférer à aucun système
de valeurs dans
Vem,
mais qu'au contraire, i l est aveuglé,
comme ses
personnages, par sa désillusion et son amertume face aux défauts du
.
(37)
genre humaln
.
rl convient de se rappeler le fait que l'intention de
Kelley est de situer ses romans dans la mouvance d'un combat pour
une révolution globale de la société américaine; s'appuyant sur l'idée
que la condition sine qua non drune telle révolution est le changement
des mentalités, i l exhorte le Noir à cesser de se percevoir comme
inférieur au Blanc et le Blanc a accepter l'identité humaine du Noir
que les pères fondateurs avaient reniée pour les nécessités de la
domination. L'oeuvre de Kelley pourrait s'assimiler à une "leçon de
choses" qui s'adresse aux deux communautés afin de stimuler en leur
sein la prise de conscience nécessaire à la nouvelle vision du monde
qu'il préconise. Mais en même temps, Kelley identifie les obstacles
qui pourraient entraver un tel projet et i l s'efforce d'attirer sur
eux l'attention de son public. C'est ainsi que,
Vern
représente la
note pessimiste absente dans
A Vi66VLerU: VJwmmVL ou A VJtop 06 Pa,tieVlc.e qui,
( 37)
D. M~ Weyl, Op. Ci t ., p. 32
. . . /314
en fait,
sont des apologies de la conscience de l'homme et de l'ima-
gination créatrice. Dans ses deux premiers romans,
Kelley semble dire
que sans la plongée à l'intérieur de sa conscience,
l'individu n'est
qu'un pantin à la merci du vent. Et c'est ce constat terrible qu'il
fait,
face à la société moderne, dans
Vem. Vem est en réalité une
mise en garde contre les méfaits du capitalisme, principalement
l'inertie spirituelle et la décadence morale qui affecte les indivi-
dus.
Rosenblatt compare avec pertinence le personnage principal de
Vem
avec ceux qui paraissent par exemple dans les romans d'Ann Petry,
OU de
Dunbar, et i l écrit
:
In Cou~y Piaee and The Un~ed
heroes
become heroes by resisting and eventually
removing themselves from their environment.
In William Kelley's novel,
Vem, thehero
is his environment,
and he perpetuates i t .
(38)
Il est ainsi suggéré que le protagoniste de Vem
n'est ni
Mitchell Pierce, ni aucun des autres personnages, mais plutôt l'envi-
ronnement qui les dépasse et auquel chacun d'eux s'efforce de s'adap-
ter pour survivre. On pense à Sisyphe dont la victoire ne réside pas
l'arrivée à un but fixé,
mais dans la poursuite d'un combat absurde.
Vem
s'inscrit dans le cadre du roman moderne, dont un des principaux
thèmes est l'absurdité de la condition humaine. Kelley fait ce ter-
rible constat, termine son roman sur une note pessimiste et devient
la cible de critiques qui,
se situant en dehors de sa perspective,
lui reprochent de ne proposer aucun système de valeurs pour remplir
le vide qu'il constate.
C'est'que,
esclaves des clichés à travers
· .. /315
lesquels ils voient et expliquent tout, ces critiques ne réalisent
pas que Kelley vise justement l'abandon des habitudes mentales hé-
ritées du ~assé, et encourage la plongée en soi nécessaire à la con-
naissance de soi qui est la condition première du progrès. V~ est
une mise en garde contre la cécité morale et intellectuelle qui ré-
suIte de l'aliénation de l'homme à son univers matériel. C'est ainsi
que la critique de Kelley s'adresse davantage à l'homme blanc dont
la civilisation foncièrement matérialiste est déshumanisante.
Et si, comme le pense D.M. Weyl, Kelley ne propose ni va-
(39)
leur positive ni personnage modèle dans son roman
,n'est-ce pas
parce que l'homme blanc a perdu ses valeurs et s'apparente davantage
au personnage de l'anti-héros ? Kelley partage ainsi l'avis de
Baldwin qui, dans
The Fbte Nex:t TIme.,
déclare :
White people cannot in the generality be
taken as models of how to live. Rather, the
white man is himself in sore need of new
standards, which will release him from his
confusion and place him once again in
fruitful communion with the depths of his
0\\<.'11
oe Lnç ,
(40)
.•
c'est ainsi que Kelley se défend d'être le caricaturiste
que certains critiques perçoivent en l'auteur de V~.
Citant NorthroD
( 41)
,
Frye
,C est encore D.M. Weyl qui reproche à Kelley de ne pas
(39) Donald M. ~Jeyl, q:>. Cit., p. 31
(40) Janes Baldwin,
The Fbte Nex:t Thne, N'4,-.,.) \\./oTL~ ) j}"c,--e ~,-pss ,/j63) p. J.;-V.
(41 ) Northrcp Frye,
Ana.:tomy On CltJ..:t-i..c.J...6m, Princeton, 1957, P.223. Il écrit:
"the chief distinction between satire and irony is that satire
is militant irony : its moral norms are relatively clear, and
it assumes standards against which the grotes::JUe and absurd are
measured. "
· .. /316
répondre aux normes de la satire dans
Vem.
La réponse de Kelley
nous éclaire sur ses intentions
l wrote Vem
basically from.the point of
view of white Americans just as l did with
the first book l wrote. But at that point,
l was becoming more and more disillusioned
by the direction America was going in and
many people called the book satire, but l
would i t rather anti-realism.
(42)
Voilà qu'en tant que romancier, Kelley porte le vêtement
de son temps pour mettre l'accent sur l'irréalité des personnages
et le caract~re fictif du monde où ils évoluent. Mais il s'empresse
d'ajouter:
l don't think l
am true anti-realist.I
think that what l
am is probably a mythical
.realist. That is to say,
l
am trying to
deal with things that could happen but they
often are dreamlike things. We get to this
later in
Vun.6oJLcL6 TJLa.ve.t6 EveJtywheJLe.6. (43)
Se reférant à la réalité fictive qui sert de référence à
l'homme moderne,
Kelley veut montrer les conséquences de l'aliénation
et pousse sa vision jusqu'à des hauteurs surréalistes, toujours dans
le but de faire prendre conscience à son public des vertus d'une per-
ception éclairée de soi-même et du monde.
(42) Entretien d'Aofit 1980
(43)
Entretien d'Aofit 1980
· .. /31 7
E -
'Dun.nOJtCÎ6 TJtave1.6 EvVtywhVte.J.J,
ou quand le Rêve se fond dans la
Réalité.
Dans son quatrième et dernier roman, Kelley tente de con-
cilier sa vision négative du réel et son monde de rêve à travers une
forme d'art qui reflète à la fois l'identité originelle du Noir et
son authenticité socio-culturelle. Le résultat est un style en appa-
rence hybride, curieux mélange des procédés d'écriture traditionnels
et d'une prose expérimentale d'une part, de l'anglais conventionnel
et d'un langage nouvellement inventé d'autre part.
Au niveau de l'écriture,
le roman suit un mouvement cir-
culaire, 'l'intrigue n'aboutissant jamais, mais plutBt se renouvelant
sans cesse comme dans un cercle infernal. Ce procédé illustre le
mouvement cyclique de l'histoire. Quant à la structure de fond du
roman, elle reproduit le schéma d'une sorte de "demi-rêve", où la
vision de rêve se substitue à la réalité grâce à une représentation
symbolique du réel. C'est dire que le rêveur est en état d'éveil et
"voit" effectivement l'avenir tel qu'il voudrait qu'il soit.
Ira
progoff explique le phénomène du rêve éveillé de manière fort satis-
faisante lorsqu'il souligne que l'expérience du rêveur en état d'éveil
na1t d'un "mouvement conscient de l'individu vers la reorésentation
symbolique des possibilités du futur" (44) . La vision d'un tel rêveur
(44)
Ira Progof f,
"Waking Dream and Living Myth " dans Myth, VJte.am6
an.d Riligion. par Joseph Campbell ed., New York, E.P. Dutton,
1970, p.
182
... /318
dépasse la sphère restreinte de son expérience vécue et de ses pro-
pres fantasmes, pour englober d'autres réalités dans un contexte
différent. Décrivant le phénomène,
Ira Progoff
é c r i t :
Drearns are not restrict~d to the physicall
condition of sleep. They pertain rather
to the symbolic dimensions .of human expe-
rience as a whole. Thus, drearns may occur
in sleep where we are accustomed to look
for them;
in waking states where we find
ourselves living out the syrnbolic aspect
of life; and in twilight states that are
between the state of sleeping and waking.
Drearning in ail three of these conditions
expresses an underlying quality, not only
of human existence but of the nature of
the human psyche. This is specifically the
quality of the psyche that unfolds in terrns
of syrnbols ...
(45)
Cette longue citation d'Ira Progoff éclaire la démarche de
Kelley dans ce quatrième roman qui se veut la reproduction du monde
dont rêve Kelley à partir des éléments du réel. La vision de Kelley
s'insère dans le cycle infernal de l'histoire pour faire éclater les
barrières ethniques dans l'espace et dans le temps, et se situer aux
confins de l'expérience humaine. L'utilisation d'une prose expéri-
mentale et d'un langage nouvellement élaboré traduit, chez Kelley,
l'intention d'annoncer le triomphe de l'ethnicité africaine face à
l'écroulement des valeurs occidentales et blanches. Le rêve comme
véhicule d'une conception particulière du monde permet à Kelley de
lever le voile sur les profondeurs du subconscient où se situe l'In-
conscient Collectif au sens où l'entend le philosophe Jung. C'est
(45)
Ira Progoff,
Op.
Cit., p.
177
· .. /319
Ira Progoff qui explique que l'inconscient collectif d'après Jung
est, chez l'individu, ce niveau du subconscient qui abrite tous les
schémas symboliques propres à l'homme non pas en tant qu'individu
mais en sa qualité d'être humain (46) . Cela revient à dire que les
préoccupations de Kelley dans
VUI100!lM T!la.ve1..6 EveJtywheJtu
dépassent
le niveau personnel pour atteindre des dimensions mythiques.
VUI100!lM T!la.vC2-t6 EVVLywheJtu
est la somme de trois récits qui
se chevauchent.
Les deux premiers récits sont structurellement indé-
pendants et se rejoignent dans le troisième où ils se confondent dans
une sorte de symbiose, les personnages et les choses sont transfi-
gurés et évoluent dans une atmosphère surréaliste. Le premier récit
est l'histoire de Chig Dunford,
le prototype de l'intellectuel noir
Ivy League ayant parfaitement assimilé les valeurs blanches et bour-
geoises. Préférant la compagnie des Blancs, Chig est présenté sous
les traits d'un personnage aux idées confuses, impuissant devant
les problèmes de la vie, et incapable de projeter une individualité
propre et digne de respect. De plus, i l n'a ni plan ni projet de vie
et se consume dans un amour frustrant pour Wendy, une jeune blanche
dont i l est amoureux jusqu'à l'obsession. Le second récit concerne
Carlyle Bedlow, personnage typique du ghetto dont la vie dépend des
fruits d'une débrouillardise quotidiennement mise à l'épreuve. Il est
le fin escroc (con-man) qui a su convaincre l'épouse d'un dentiste
de fournir elle-même des preuves irréfutables en vue de son divorce.
(46)
Ira Progoff, Op. Cit., p. 178
· .. /320
Son mari désire secrètement divorcer et a sollicité, moyennant paie-
ment,
les talents de Carlyle pour parvenir à ses fins. C'est la femme
du dentiste qui fait le travail, et c'est Carlyle qui est rétribué.
La troisième narration s'étoffe autour d'un personnage central ré-
pondant tour à tour aux noms de Mr Charcarl, Mr Chygyle et d'autres
encore, et qui évolue dans une sphère en deçà du réel
(New Afriquerque;
La vie et les activités du personnage en question rappellent à bien
des égards celle de Chig Dunford.'Le langage utilisé est méconnais-
sable si l'on se refère aux normes conventionnelles de l'anglais.
Kelley le veut langage du subconscient ou du rêve. Pour cette raison,
il est hautement symbolique.
Si l'on se penche sur les différents noms du personnage
principal du troisième récit, on s'aperçoit que Charcarl, Chigyle ou
Chuggle sont des combinaisons des noms Carlyle et Chig. Quant au nou-
veau contexte où évolue le personnage, i l porte un nom qui évoque
l'Afrique. Ainsi se dégage chez l'auteur une préoccupation qui est
peut-être le thème de base de
Vun60JtM TJta.ve1..6 EveJt!:fWheJtu,
à savoir la
rencontre de Carlyle, figure familière du ghetto, et de Chig,
l'in-
tellectuel Ivy League en rupture avec son moi authentique. Cette ren-
contre à New Afriquerque, et l'élaboration d'un langage symbolique
approprié au rêve, suggèrent l'idée que les vies parallèles de Carlyle
et de Chig ne peuvent se rencontrer, pour effectuer la synthèse har-
monieuse de leur différentes personnalités, que dans le contexte de
New Afriquerque, c'est-à-dire celui où s'exprime spontanément leur
authenticité afro-américaine commune.
· .. /321
Le
message n'est pas nouveau mais bien souvent, i l n'a
pas ~t~ d~celé dans le "magma" stylistique qui l'enveloppe. Pour
clifford Mason,
Vun.60Jtd6 TJta.vei..6 EveJtywheJte.6 ne peut s'expliquer que par
l'absurde: pour lui,
le roman de Kelley est vide de sens, simple
verbalisme et inutile acrobatie stylistique. Voici ce qu'il d i t :
Neither Chig nor Carlyle have anything
about them that is gerrnane to the present
black experience. Their conflicts are
not grounded in reality, and the disparate
worlds they inhabit are meaningless in
current human terms, whether black or white.
They are abstraction that touch reality
with such tenuousness that we become restless
long before anything substantial has happened
or has pretended to happen to them.
(47)
A l'évidence, Mason ne perçoit pas l'importance fondarnen-
tale de la rencontre de Chig Dunford et de Carlyle Bedlow, deux fi-
gures sociales dont l'antagonisme explique le caractère fragmenté de
la lutte de libération noire. De mëme ,
le sens de
Vun.60Jtd-ô TJta.vru
EveJttjWheJte.6 échappe au critique Michael Wood qui, partant du concept
du "ghetto littéraire", reproche à Kelley d'avoir "plagié" James Joyce
pour se distinguer à tout prix de ses pairs du ghetto(48) . Cynthia
Smith réduit le roman à un étalage de techniques d'écritures diffi-
ciles que ne sous-tend pas un message digne de l'effort investi (49).
(47)
Clifford Mason,
"Unreal conflicts, meaningless worlds"
The.. Ne..w YOJtk Ti.me,-ô Boo k Re..vie..w,
Novembe r
8,
1970, p.
21
(48)
Michael Wood,
"Dunfords Travels Everywheres
: a review",
in
The.. New YOJtk Ti.me.6 Re..view 06 Boo!u"
March Il,
1971, p.
41
(49)
Cynthia Smith, "New Departures in Prose",
FJte..e..domwa.y-ô, N°2,
1971, p.
205
· •. /322
Il semble que la plupart des critiques de ce roman s'obsti-
nent à vouloir le catégoriser, et surtout, à le ranger sous la ru-
brique du roman de propagande politique. C'est mal comprendre l'in-
tention de l'auteur gui se veut universel et qui s'efforce en consé-
quence d'inventer une nouvelle forme d'art pour traduire la vision
d'un monde oü "l'inconscient collectif" du peuple noir pourrait se
fondre dans celui de l'humanité. Ainsi,
le langage utilisé cesse
d'~tre celui qui traduit le r~ve d'un individu ou d'un groupe donné,
pour devenir celui de l'humanité, élaboré à oartir des sens cachés
..
"
du langage des bas-fonds et des rues du ghetto. Ces sens cachés sont
liés à la composante africaine du Noir-Américain, et ne s'appréhen-
dent correctement que par une approche que Kelley appelle '
"Africurekey", un mot qui pourrait être la concentration de la phrase
"Africa, the key to the cure". Cela revient à dire que la solution
du problème doit se chercher dans les profondeurs du moi noir-
américain, et
VUn60JtM TJtaveh, EvVtywhVte..6
est ainsi une sorte de guide
du voyage de l'homme noir à l'intérieur de lui-même.
Le roman s'ouvre sur la présentation d'un groupe'de jeunes
Américains, blancs pour la plupart, en route pour une partie de
"soft-ball", une variété du base-ball.
Ils se trouvent loin de l'Amé-
rique, expatriés dans un pays européen fictif où ils évoluent dans
une situation de complète oisiveté. L'atmosphère du roman introduit
le lecteur, dès les premières pages, dans un monde peuplé de person-
nages superficiels, sans projet, errant sans autre préoccupation que
· .. /3 2 3
celle de s'amuser. De plus, ce sont des personnages qui n'appréhendent
pas correctement le réel et donc, qui sont à la merci des circons-
tances. Par exemple, Chig nourrit un amour aveugle pour Wendy, une
jeune femme qu'il croit blanche parcequ'elle se fait passer pour telle
Absorbé par cet amour, le sens des événements et des choses lui
échappe complètement.
Néanmoins, il semble que cette réalité quotidienne sombre
de temps en temps dans les divagations hallucinatoires des deux per-
sonnages, pour faire place à l'atmosphère surréaliste du monde de
Mr Charcarl, Chigyle ou Chuggle. Selon Cynthia Smith, l'alternance
é
d
t
b . t
.
(5 0)
.
à l'
t
11
des s quences
u roman es
ar l ralre
,mals
examen, une
e
e
remarque s'avère injuste car, en fait,
les différents chapitres
sont bien reliés entre eux d'une certaine manière et l'arbitraire
réside
peut-être dans les méthodes employées par l'auteur à cet
effet. Kelley lui-même attire l'attention sur le fait que le chapitre
17 commence par le mot "wow" et le suivant par "wowie" , et qu'à la
fin du chapitre 18, Hondo se refère dans son discours à un oiseau.
Ce sont les attributs d'un oiseau (featherly,
light) qui sont évo-
qués au début du chapitre 19. La circularité du roman est ainsi sug-
gérée à travers un jeu presque puéril, i l est vrai, parce qu'il con-
siste simplement à rattacher un chapitre au suivant de manière méca-
nique
à l'aide d'un mot, parfois creux comme "wowie" , d'un objet
ou d'une idée qui interfèrent davantage sur la forme et le style que
(50) Cynthia Smith, Op. Cit., p. 205
• • • /324
sur le fond de l'oeuvre. La structure circulaire proche de
Fivme.gaft'-6
t:
(51)
~
d b '
d'
~
t '
d
~ l
.
i t;
l
wa~e.
repon
au
eSOln
une representa lon
uree
qUl SUl
e
mouvement de l'histoire qui se répète. L'intrigue quant à elle suit
un mouvement en dents de scie permettant aux deux ~ersonnages princi-
paux, Chig et Carlyle, de plonger de manière intermittente dans le
monde de rêve qui, finalement,
devient New Afriqueque, une variante,
au plan de l'othographe du terme Africurekey. L'intention de Kelley
dans
VUft00ltM Tltave.i.f., Eve.Jtywhe.Jtu
est d' invi ter les Noirs, sans distinc-
tion de statut social ou de milieu socio-culturel, à se désaliéner
de la culture et des valeurs blanches et à renouer avec leurs racines
africaines afin de rendre possible le changement souhaité de la con-
dition noire. Mais Chig et Carlyle sont les moitiés complémentaires
de la personnalité noire divisée sous les cieux de l'oppression; ils
représentent des éléments conflictuels qui doivent nécessairement se
fondre en harmonie pour constituer une conscience nègre authentique.
a -
"New Afriquerque" ou la réponse au problème noir.
C'est Chig Dunford qui fait le premier pas vers New Afri-
querque. En effet, à la page 46, au cours d'un échange verbal avec
un de ses camarades blanc, Lane,
Chig se met en colère et, à la
grande surprise de tous,
crache une obscénité digne des voyous qui
peuplent les rues du ghetto.
Il semble que l'attitude inattendue de
(51)
Joyce James,
Fil1l1e.gal1'-6 wafle., London, Dent and s on s , 1939
· .. /3 25
chig ait déclenché un mécanisme qui a introduit le récit dans le
monde du r~ve du chapitre 8 où évolue Mr Chigyle ou Chuggle ou
Chigstyle. Le chapitre 8 commence en effet comme suit :
Witches one Way tspike Mr Chigyle's
Languish, n currying him back trealty
recomince wi hUnmisere aducation. Maya
we now go ou wi yReconstruction,
mr. Chuggle ? (49)
Ainsi commence le processus par lequel le nom de Chig
subira divers changements, l'intention de Kelley semblant être de
trouver la meilleure combinaison possible des prénoms Chig et Carlyle.
Arriver à la fusion harmonieuse de ces prénoms est la symbolique de
l'union des efforts de ces deux personnages, union sans laquelle la
construction de New Afriquerque n'aura jamais lieu. Comment dès lors,
parvenir à cette union ? Le corps du roman prend forme autour de la
réponse, ou des réponses à cette question.
Le chapitre 8 se présente comme un cours magistral par
lequel le professeur dénonce le désast~e de l'acculturation dont
résulte le personnage du "Blafringo Arumerican",
combinaison confuse
des mots "black",
"Africa",
"America",
"gringo". Le professeur loue
par ailleurs les vertus du retour aux sources africaines
(Africurekey)
et proclame l'avènement du Nouveau Noir "reconnecté" avec son moi
africain. Kelley écrit :
A wick now ? Goodd, a'god Moaning agen
everybubbahs n babies among you, d'you
• .. /326
Ladies in front who always corne
rear too, days ago, dhis Morning
we wddeal, in dhis Sagmint of Lecturian
Angleash 161, w'all the daisiastrous
effects, the foxnoxious bland of stimili,
the unfortunelessnesses of circusdances
which weak to worsen the phistorystematical
intrafricanical firmly structure of our
dinstinct coresius : the Blafringo
Arumerican.
(49)
Le cours se poursuit au chapitre 9 où le professeur démontre
que la civilisation occidentale est un cadeau empoisonné (the grieft
of servilization) que l'homme noir reçoit
(57). Ce chapitre est
truffé de variantes du thème racial, exposant la condition noire et
les problèmes qui lui sont propres. Le professeur semble davantage
préoccupé de liquider chez le Noir le phénomène du "color hang-up"
que trahissent sa préférence pour la compagnie des Blancs en général
(Chig) et son attrait pour la femme blanche, IIthe Muffitoy" en par-
ticulier. C'est ce thème qui est repris dans le chapitre 10 où le
professeur demande à Mr Chirlyle s'il est libéré (satisfreed) de
l'image maléfique (dimage ou damaging image) de la "Muffitoy"
Now will ox you, Mr Chirlyle ? Be your
satisfreed from the dimage of the Muffitoy ?
Heave you 1earned your caughtom kidsm ?
Can we send you out on your hownor ? (61)
En fait,
le professeur demande à Mr Chirlyle s'il a compris
les causes de son "enchaînement"
(caughtomkidism), et s'il est prêt
à se prendre en charge
(on your h/ownor ?). On pense à la révolte
· .. /3 27
qui, chez Tucker Caliban,
a déclenché le processus de changement
intervenu à Willson City. Comme Tucker, Mr. Chirlyle doit prendre
conscience d'être l'unique artisan de sa libération, et c'est seule-
ment alors qu'il peut entamer la phase suivante de l'oeuvre de chan-
gement
(helotionary sexperience)
qui,
selon le professeur, est la
prise de conscience de lui-même en tant que"désastre culturel".
C'est à ce stade du roman que s'effectue le retour au réel, et que
commence l'histoire de Carlyle Bedlow. Kelley suggère ainsi un paral-
lélisme entre les vies de ces deux personnages pour exprimer l'idée
qu'ils ne remplissent pas encore toutes les conditions de leur grande
rencontre, dans le décor idéal de New Afriquerque.
Le récit concernant Carlyle Bedlow se réduit à quelques
séquences de sa vie d'escroc. C'est lui-même qui séduit la femme du
dentiste et ensuite se fait payer en tant qu'agent ayant fourni au
mari les motifs du divorce convoité. Il parvient par ailleurs à tirer
d'affaire son ami Hondo impliqué dans une escroquerie, et son his-
toire se réduit à ses prouesses dans l'art de berner les autres. Le
personnage du "con-man" étant une figure typique du folklore noir-
américain,
Carlyle apparaît d'emblée comme le prototype authentique
du Noir-Américain. Décrivant Carlyle, Cynthia Smith a raison de dire
Carlyle Bedlow . . . inhabits a black world
talks a black talk,
and most important
beats the devils at his own game.
(52)
(52)
Cynthia Smith, Op. Cit., p. 206
. . . /328
En somme, Carlyle incarne l'homme noir qui s'est adapté
à un environnement hostile, tout en gardant son intégrité mais qui,
malgré cela, reste incapable d'évoluer au-delà des bas-fonds de
(53)
Harlem
. Cette remarque de C.
Smith est correcte, et c'est pour-
quoi Kelley, dont l'intention est justement de faire progresser
Carlyle, plonge à nouveau le roman dans le contexte du rêve au moment
précis oü Carlyle projette l'image du parfait escroc et en est fieJ86~
C'est le moyen qu'utilise Kelley pour mettre Carlyle sur la voie de
la quête de lui-même,
afin de lui permettre d'accéder à un autre
niveau de conscience de lui-même que celui de voyou. C'est à ce stade
du roman que Kelley introduit un organe de la presse noire, Th~ V~y
C~zen (Dialy Citysun) pour remplacer le professeur dans les chapi-
tres suivants, dans sa mission de faire prendre conscience des
méfaits de l'assimilation culturelle.
Avec l'argent soutiré au dentiste, Carlyle s'achète un
manteau en cachemire, et offre des parfums aux mères de ses enfants
(85). Ce comportement indique l'irresponsabilité du personnage
(il
a des mères pour ses enfants, pas d'épouse),
ainsi que la nature
superficielle de sa personnalité dévoilée par son attachement aux
signes extérieurs de richesse, en l'occurence le manteau de cachemire,
le parfum; ce produit de luxe en cadeau à des femmes du ghetto n'est
en fait que l'expression spontanée de l'attachement profond de Carlyle
aux valeurs occidentales, ce qui empêche sa progression hors des
(53)
Cynthia Smith, Op. Cit., p.
206
· .. /329
taudis du ghetto. Ceci est d'autant plus vrai que Kelley n'introduit
Carlyle dans le contexte de New Afriquerque qu'au moment où, recevant
des nouvelles de la femme du dentiste bafoué quelques années plus
tôt, i l se souvient de l'avoir rencontrée à Harlem et se voit surpris
de l'intérêt qu'une femme si respectable lui porte. C'est alors
qu'il est en proie à un cas de consc1ence qui le conduit à l'intros-
pection -
(he thinked about i t for a while in the Overhawl, 86)
-
nécessaire à
la découverte du moi profond
(hld-self). A ce stade,
le
roman s'enfonce progressivement dans le contexte du rêve pour y faire
subir à Carlyle "l'apprentissage" de lui-même par l'apport d'ingré-
dients essentiels
(sauce-matourial)
qui lui permettront de mieux se
définir par rapport à l'expérience du peuple noir.
Kelley é c r i t :
Dust, we may away ouself from the
Langleash language for aperusol o'some
Sauce-matourial gleaned from dPages
o'dDialy Citysun, n aCause,
in dTongue
o'Now Afreequerquenne, seeing Z'Mr.
Chacallo vbegin tclose dGap in dOWnderstanding
o'dFront o'hExperience n tspy dRelayshinship
betwin hld-self n dhat.
(86)
Ainsi, Carlyle rejoint Chig dans la cécité morale qui
leur cache,
à tous deux,
leur moi profond et les réalités de leur
environnement. Tous deux commettent en effet ce que C. Lehmann-Haupt
appelle "the sin of Ivy-Leagueri tude"
(54),
c' est-à-cUre le
péché d'organiser leur vie à partir d'une conception élitiste
du monde. Chig et Carlyle représentent donc un microcosme
(54)
C. Lehmann-Haupt,
"Afrt/ian Dream",
Ne.w VO!l.k Time..6, Sept. 7, 1970
P1ÇJ ,
... /330
du monde noir actuel, où l'intellectuel bourgeois noir qui, souvent,
prend le chemin de l'exil et l'homme du ghetto dont la vie est bâtie
sur l'arbitraire, évoluent dans des sphères différentes et sont en-
gagés dans des activités tout à fait en marge de la cause des Noirs.
C'est dire que la débrouillardise chevronnée de Carlyle ne vaut guère
mieux que l'indolence caractérisée de Chig, dans la mesure où les
deux personnages n'avancent pas dans les milieux où ils évoluent
respectivement. Le cours parallèle de leurs vies ne prend un tournant
significatif qu'au moment où tous deux s'identifient d'une manière
OU
d'une autre au ghetto. Chig l'intellectuel raffiné, éduqué dans
les écoles privées de Harlem dans le strict respect des valeurs
blanches et le mépris de tout ce qui se rattache à la race noire,
entre dans le contexte de New Afriquerque lorsque, par son langage,
il retourne à son milieu socio-culturel authentique. Kelley semble
dire que si Chig ne renoue pas avec l'Amérique noire des profondeurs,
il continuera toute sa vie "d'aller nulle part". En effet, au cha-
pitre qui suit, Chig débarrassé de la carapace des "déracinés" com-
mence à subir les métamorphoses reflétées par les noms variés qui
vont lui être attribués jusqu'à la fin du roman.
De même, Carlyle n'amo~ce le mouvement vers New Afriquerque
qu'une fois la conscience établie qu~ Harlem ne se réduit pas aux
bas-fonds,
lieu de prédilection des voyous de tous genres. Robena,
la femme respectable rencontrée à Harlem, se souvient encore de lui
· .. /331
bien des années plus tard, et prend la peine de lui écrire. Cela
suscite en lui la question cruciale : qui suis-je vraiment ?
A la fin du roman, Chig et Carlyle sont l'objet d'une ren-
contre symbolique lorsqu'en rêve, Chig devenu Mr Charcarl s'entend
appeler "boy" par un homme blanc (200). Chig entre dans le contexte
hautement symbolique du dernier chapitre lorsque son voyage à l'in-
térieur de lui-même terminé, i l a conscience de la nature extraver-
tie de sa personnalité et comprend que sa vie jusque là a été absurde
(167). En même temps,
il ressent la nécessité de s'engager pour la
cause de son peuple
(178). En fin de compte, i l retourne à Harlem
et la dernière image qu'il projette en compagnie de Harriet, une
jeune femme noire au teint cuivré
(ginger-bread lady), est le sym-
bole de son "ré-enracinement dans sa culture d'origine"
(187). Kelley
souligne à ce propos :
It is at the same time that Chig Dunford
realizes that he has a commitment to his
people, that he has become enarnored of a
white woman in particular and white culture
in general, that Wendy was not white as he
thought she was, but was only passing for
i t because she was actually black, that
Carlyle Bedlow is also coming to an
awareness of himself on a deeper level
than his street-customed self.
(55)
L'évolution de Chig Dunford est significative en ce sens
qu'elle implique au départ le rejet du vernis culturel qui cache son
être profond. Le processus de changement s'opère de manière progres-
(55) Entretien d'AoQt 1980
· .• /3 32
-sive, s'illustrant dans l'adoption d'un nouveau langage.
Il est
vrai que pour le personnage sophistiqué et méprisant de la culture
du ghetto qu'incarne Chig Dunford,
s'exprimer dans le langage des
bas-fonds et des rues du ghetto traduit une révolte dont i l n'est
pas forcément conscient. C'est un mouvement instinctif, qui répond
à un besoin impérieux
d'être soi-même. Cela revient à dire que
Kelley se sert du langage comme véhicule de choses qui se passent à
niveau de profondeur de la personnalité de l'homme où l'individualité
cède la place à l'identité humaine universelle.
Il s'agit donc en
fait de rejoindre l'Inconscient Collectif du peuple noir par un re-
tour sur soi impliquant la compréhension effective et l'utilisation
judicieuse d'éléments du réel. Dans le cas de Chig,
le langage de
la rue semble être le chemin du retour· en soi : par les rues du
ghetto, i l s'enfonce progressivement dans le coeur du ghetto, et de
là, dans la réalité collective du peuple noir mise à nu par l'inter-
médiaire de la "langue universelle"
inventée par Kelley.
b - Quand la technique a valeur de thèmè.
Pour maints critiques,
le nouveau langage utilisé dans
Vun6oJt.d.6 TlLave1..6 EvVtyvJheJtu, n'est que pur j eu de mots, et n'est porteur
d'aucun message digne d'intérêt(56). La vérité est que ces critiques
continuent de juger les auteurs noirs à travers les clichés élaborés
par un Establishment littéraire élitiste et souvent raciste. Ils
(56) Voir les articles de Clifford Mason, Op. Cit., de C. Lehmann-
Haupt, Op. Cit., C. Smith, Op. Cit.
... /333
cherchent systématiquement à lier le quatrième roman de Kelley à
diverses tendances littéraires et tiennent coOte que coOte à expli-
quer la nouvelle langue de Kelley par référence aux normes établies
de l'anglais. Ainsi,
ils perdent complètement de vue les liens qui
existent entre le langage inventé par Kelley et le dialecte noir-
américain. Oublieux ou ignorants des préoccupations,
aspirations et
intentions que traduit le dialecte noir-américain, ces critiques ne
peuvent pas saisir toute la signification du juron que lance Chig
Dunford,
l'intellectuel Ivy League, à la page 46.
Le dialecte est l'un des nombreux moyens que l'esclave ou
le Noir opprimé utilise pour se protéger de l'homme blanc et survivre
dans un environnement hostile. Concrètement, i l est en partie le
résultat d'un constant remodelage de l'anglais conventionnel, qu'il
fallait plier aux normes d'une vision du monde particulière, pour
traduire des schémas culturels propres au peuple noir. Autrement dit,
l'apparition du dialecte noir exprime non seulement une différence
mais aussi le souci, chez les Noirs, de. combattre l'assimilation
culturelle et de préserver leur intégrité. Il faut se rappeler que
Kelley considère la langue comme un des principaux instruments de
l'oppression culturelle et que dans l'histoire,
l'esclave ou le colo-
nisé n'ont jamais manqué de remodeler la langue d'emprunt pour l'a-
dapter à leur paysage intérieur. L'improvisation en toute chose, pour
s'adapter à des réalités hostiles et survivre, tel a été le lot du
Noir dans toute l'histoire de sa servitude. Kelley déclare à ce
propos :
· .. /334
We are constantly improvisingi that's
how we survived.
If we had been rigid
and rock down in our beliefs and our
ways of dealing with things, we would not
have survived in America. We wouldn't
have been able to adapt to the change
that we had to undergo . . . You put us
in the ghetto, we adapte
You put us in
a rat-infested ghetto, we tame the rats.
We always survive.
(57)
Ainsi,
autant le dialecte noir-américain est une "technique"
élaborée pour refléter des profondeurs inaccessibles à la langue
d'emprunt et chasser le spectre de l'assimilation, autant la nouvelle
langue de Kelley dans
VUn.60M-6 T/tavw Eve.JtywheJtu
veut ref léter "l' In-
conscient Collectif" d'un peuple aliéné et aspirant à son équilibre
existentiel. Le langage pratiqué à New ~friquerque est celui du rêve,
où le subconscient est mis à nu et s'exprime librement. En utilisant
des éléments du dialecte noir comme ouverture sur ce contexte du rêve,
Kelley suggère d'emblée son intention de faire l'apologie de l'authen-
ticité noire.
La technique utilisée par Kelley dans son quatrième roman
pourrait ~tre comparée à celle de la peinture abstraite, où le thème
de l'artiste est suggéré par le style adopté. Expliquant lui-même
son roman, voici ce que dit Kelley :
It' s comparable to
U.tYMe.J.>.
Each section is
expressive of what i t ' s expressive of. Ta
every word, whether i t ' s made up by me or
i t ' s a dictionary word,
there are three
parts: meaning, sound and rythme You can
(57) Entretien d'AoOt 1980
. . . /335
dea1 with a11 those parts. For instance,
there was a time, when l was starting out,
that l was counting my sentences, and trying
conscious1y to make a11 my sentences shorter
than ten words. Other times,
l wou1d say that
l wou1d make a11 my sentences longer than
twenty words.
By doing that, you get different
textures and style.
It's the same type of
decision that a pottery maker wou1d make on
deciding to make a short squat pot or a ta11
their pot. You can make i t look and have any
texture that you want. Texture shou1d not come
out of the meaning.
(58)
c'est ainsi que le mouvement circulaire du roman évoque le
contexte absurde du roman naturaliste, où la vie est une ronde éter-
ne11e, circuit infernal ne menant jamais ailleurs qu'au point de dé-
part. C'est le mode d'expression utilisé par Ke11ey pour camper
l'image d'un peuple en rupture avec ses.racines, et dont l'histoire
est comme figée dans l'espace et dans le temps. De même,
le mouvement
de vagues qui résulte de l'alternance' des séquences rêve/réalité
illustre la conscience floue du Noir coupé de lui-même et des réa1i-
tés de son milieu. C'est sur un tel support que Ke11ey va construire,
avec des mots, une sorte de mosarque qui reproduit en images, en
rythmes et en sons, la situation noire et les solutions qu'il pré-
conise. Empruntant la technique de la peinture abstraite, Ke11ey
dispose les mots d'une maniêre qui suggère le message qu'il voudrait
transmettre. Le verbe appara1t ainsi comme une oeuvre d'art; ce qui
fait penser à la conception de l'art chez les Dogons du Mali:
le
mot n'est plus simplement l'expression verbale de l'idée mais aussi
sa représentation concrète sous forme d'objet d'art; i l devient
(58)
Entretien d'Aoüt 1980
... /336
lI a r t e f a c t ll•
Cela suppose un degré d'abstraction de la pensée tel
que la forme de l'expression en suggère le fond. C'est ce tour de
force que Kelley tente de réaliser dans
Vu.n6oJtd6 TJta.vW EVVl.ywhVl.e.6.
-=0-=0=-0=-
... /337
F - Les Maîtres à penser
Il ne fait pas de doute que Kelley a conçu son oeuvre en
s'inspirant des créations d'autres artistes et écrivains connus. Mais
cela ne nuit en rien à la qualité et à l'originalité de son génie
propre. Comme il l'a lui-même souligné, les chefs-d'oeuvres produits
par d'autres lui servent de "boîte à outils", dans laquelle il puise
à volonté les éléments utiles à sa création. C'est dire que la préoccu-
pation de Kelley au moment de se livrer à l'oeuvre de création est
moins d'ordre esthétique que technique. Pour lui, l'esthétique obéit
à des principes de base qui sont liés à son identité négro-américaine.
Sa technique procède d'un mélange d'apports différents ayant aboutit
à une création qui est personnelle, même si elle véhicule de vieilles
idées et rappelle des procédés connus.
Les références de Kelley sont multiples. Dans le domaine
de la philosophie, ses maîtres à penser sont indéniablement Mao Tsé
Toung qu'il ne se lasse pas de citer dans ses conversations à bâtons
rompus, Henri David Thoreau qui l'a séduit par sa doctrine de l'auto-
suffisance, Malcom X qui lui a fourni les éléments d'analyse du pro-
blème racial et la Bible qui lui sert de point d'appui pour asseoir
sa conception du leadership et du don de soi.
a - Mao Tsé Toung
Kelley semble moins fasciné par l'idéologie maoïste que par
la figure exemplaire que représente Mao en tant que militant révolu-
· .. /338
-tionnaire. Le personnage de Tucker Caliban est la projection de
l'admiration de Kelley pour ce dirigeant nationaliste qui a su re-
noncer à la quiétude bourgeoise à laquelle i l pouvait prétendre pour
se consacrer aux masses paysannes opprimées (59) . Louant l'individua-
lisme de Mao qui se définit à travers son option politique faite de
sacrifices et de renonciations, Kelley met l'accent sur le rôle fon-
damental qu'un individu peut jouer dans un processus révolutionnaire.
Mao a SU s'écouter et en l'occurence obéir à un appel intérieur qui
lui dictait de s'investir auprès des paysans pour concrétiser sa
vision de l'idéal. La révolte de Tucker Caliban répond à ce type de
commandement venu des profondeurs de l'être, et qui le marginalise
en même temps qu'il le libère. En refusant de se soumettre aux règles
d'une morale sociale conventionnelle, .Tucker exprimait son aspiration
à une vie conforme à sa propre perception du monde idéal. Par son
action spontanée,
i l a suscité l'admiration de ses semblables qui
l'ont suivi. Ainsi se dégage la notion d'individualisme et deresponsa-
bilité personnelle:
l'option de Tucker, à l'instar de celle de Mao,
ne correspond pas aux normes sociales établies, mais à la vérité et
à l'authenticité de leur personnalité profonde. En cela, ils ont
servi d'exemple à leur peuple.
La faculté de s'écouter et d'agir selon sa conscience
telles sont les qualités que Kelley décèle chez Mao Tsé Toung qu'il
considère dès lors comme le héros exemplaire,
l'individu qui, par sa
personnalité et son action,
suscite chez les autres admiration et
(59)
Entretien d'Aont 1980
... /339
désir de lui ressembler. On en vient au principe fondamental qui guide
toute la démarche de Kelley, prêcher par l'exemple. Dans son oeuvre,
c'est Tucker Caliban qui incarne le sens du sacrifice de soi poussé
au point de forcer l'adhésion de tous à la cause de l'individu.
Lorsque, dans les années soixante,
la violence séparatiste
atteint son paroxysme, c'est à la retraite stratégique selon Mao que
Kelley pense.
Lorsque son idole Malcom X est fauché par les balles
du racisme violent, Kelley décide immédiatement de s'exiler loin de
la démence raciste. Voici son commentaire à l'époque:
If they are going to start shooting
l was going to rune Mao Tse Toung says
that when the enemy attacks,.retreat,
when the enemy stops, attack.
(60)
Tucker Caliban obéit au même principe de la retraite stra-
tégique lorsqu'il quitte le Sud et tout ce que cela implique pour se
diriger vers le Nord. Pour comprendre le départ de Tucker comme une
retraite stratégique, i l faut garder à l'esprit la nature du combat
révolutionnaire de Kelley : i l ne s'agit pas d'ébranler les structures
racistes, mais plutôt d'en liquider la base idéologique par une révo-
lution dès mentalités. Le départ de Tucker ne correspond 9as à une
fuite hors de l'univers de la domination blanche et du racisme;
il
est l'abandon de cette partie de lui-même qui s'est reniée pour se
soumettre à la domination des autres. A ce propos,
la remarque de
R.J.
Ingrasci est fort pertinente.
Il écrit:
(60)
Entretien d'Aont 1980
· .. /340
What Tucker withdraws from and leaves
behind . . . is really not the South or
white racism, but his former denigration
of himself as
socially subservient.
Thus Tucker's success in the North will
depend not so much upon favorable oppor-
tunities, or the Bill of Rights, or a
more enlightened white society, as i t will
upon his sustaining his belief in himself
as a person who has significance and must
be reckoned with in resolving the issues
of his society - black and white.
(61)
Ces propos mènent au culte de soi en tant qu'individu digne
et ayant un rôle à jouer dans l'aventure humaine.
Il ne s'agit guère
d'un repli sur soi de nature narcissique, mais plutôt de la foi de
l'individu en lui-même comme élément indispensable du corps social
où i l s'insère, et qui devient dès lors capable, par son action, de
déclencher la dynamique d'un changement.
b. Henri David Thoreau
La révolte de Tucker Caliban ne lui a pas inspiré une action
organisée au sens marxiste pour sortir de la dépendance. S'il y a eu
concertation avant l'action, c'est avec lui-même que Tucker l'a eue.
Et sa démarche obéit exclusivement à sa conscience, comme l'a souligné
sa femme Bethrah. On ne peut s'empêcher de penser au principe d'auto-
suffisance selon Henri David Thoreau. Le titre du roman est tiré du
chef-d'oeuvre de Thoreau, Walde.J1, où l'illustre adepte de la philosophie
(61)
Hugh J.
Ingrasci,
"Strategie Withdrawal or Retreat
: Deliverance
from Racial Oppression in Kelleys
A V-i.ooVte.n.t VJwmmVt
and
Faulkner's
Go Vawn MMe..6", StuMe..6 In Btac.k. LliVtMWte.,Vol. 6, N°3,
Fall 1975, p.
6
. . . /341
transcendent ale née au XIXè siècle fait l'apologie de l'individua-
lisme compris comme le retour en soi de l'homme qui sait interroger
sa conscience et agir selon ses directives.
L'attrait de Kelley pour la doctrine transcendcntale de la
foi en soi était prévisible dès l'adolescence, lorsque se manifestait
alors le non-conformisme qui marque sa vie et son oeuvre. Révolte
contre la dépendance culturelle des Américains au lendemain de leur
victoire contre les Anglais, le Transcendantalisme américain reprend
à son compte le concept romantique de l'appréhension intuitive du
réel et le principe selon lequel l'individu est supérieur à la société
et ne devrait donc pas accepter les contraintes sociales. Il n'en
faut pas plus pour gagner l'adhésion dè Kelley qui, pour sauvegarder
sa liberté en tant qu'artiste, tente l'expérience de l'exil. Son
oeuvre et le mode de vie qu'il a adopté portent l'empreinte de cette
philosophie transcendantale qui,
sous la plume d'Emerson et à travers
l'expérience vécue de Thoreau, réduit chaque individu à une version
de la Vérité Absolue. En d'autres termes, pour les Transcendantalistes
américains,
l'homme devrait vivre selon les lois et les cultes qui
s'harmonisent le mieux avec son sens de la Vérité. Et cette vérité
doit s'appréhender non pas à travers l'expérience, mais par l'intui-
tion. Tucker Caliban incarne l'individu qui a su reconnaître d'ins-
tinct les conditions de son mieux-être et, comme Henri David Thoreau,
il a projeté sa foi dans une action concrète qui l'a libéré totalemenL
· .. /342
Kelley,
comme Thoreau, est convaincu que la foi est la
source première de la connaissance, et que la créativité de l'homme
est fonction de sa capacité à parvenir à un contact direct avec Dieu.
c'est pourquoi i l dénonce avec véhémence la présence de toute bar-
rière entre Dieu et l'artiste et préconise une philosophie qui mette
en valeur les aspects de la nature humaine qui transcendent l'expé-
rience.
La reconnaissance de sa dette envers Thoreau s'exprime par
la mise en exergue d'un extrait de
Wafden
au début de son premier
roman.
c - Malcom X
La vision de Malcom X,
le leader nationaliste noir apparu
dans les années soixante, n'est pas étrangère à l'élaboration du
projet artistique de Kelley. En effet,
comme on l'a déjà vu dans
cette étude, Kelley a une conception du rôle de l'artiste qui ne re-
joint pas celle généralement nourrie par ses confrères du Mouvement
des Arts Nègres pendant la décennie des années soixante. L'oeuvre
de Kelley reflète les convictions en divers domaines de Malcom X et
i l ne le nie pas.
(62)
A Vi66eJLeYLt VJtUrrmeJL
est l'apologie du concept du changement
par la base, qui est le thème du discours de Malcom X intitulé
"Message to the Grassroots" (63) . De même,
la guerre aux stéréotypes
(62) Entretien d'Aont 1980
(63)
Dans
Malc.om X Speak-6,
édité par G. Breitman, New York, Merit
Publishers,
1965, p. 3
· .. /34 3
livrée par Kelley tout au long de ses créations s'inspire de la l'idée
de Malcom X selon laquelle l'objectif de la lutte raciale n'est pas
l'égalité civique, mais la reconquête de l'identité humaine du Noir.
Concernant l'engagement pour la cause des Noirs et le
concept de leadership, voici ce que dit Malcom X :
l for one, believe that if you give people
a thorough understanding of what it is
that confronts them, and the basic causes
that produces it, they'll create their own
programi and when people create a program,
you get action. When these "leaders" create
prograrn, you get no action. The only time
yoU see them is when the people are exploding.
Then the leaders are shot into the
situation and told to control things.
(64)
C'est exactement ce qui se passe dans
A V-tnneJte.n.t VJtummeJt. En
effet, l'action de Tucker Caliban, humble serviteur dans une famille
aristocratique, a déclenché le mouvement de masse qui a semé le dé-
sarroi au sein de la communauté blanche. Par ailleurs, le dirigeant
nationaliste officiellement reconnu, Bradshaw, ne
fait son appari-
tion dans le roman qu'au moment où l'exode des Noirs prend une tour-
nure sérieuse et commence à changer la physionomie sociale de l'Etat
de New Marsails. Pour rester fidèle à l'esprit de son combat contre
les stéréotypes, Kelley pare le personnage de Bradshaw de la qualité
compensatoire de l'homme qui sait reconnaître ses errreurs. la dua-
lité de la nature humaine, telle que l'observe Herman Melville dans
(64) Dans
Maleom X Spe.ak~, Op. Cit., p. 126-127
• •• /3 44
Moby V~ek, apparaît ici pour donner la preuve de 1 1amp1eur des lectures
de Ke11ey.
Le concept de révolution par la base n1est certes pas de
Ma1com X, mais dans 1 10euvre de Ke11ey, il porte 1 1empreinte du
leader nationaliste qui identifie les masses populaires aux "Field
Negroes ll du temps de 1 1esc1avage, pour lesquels la moindre opportu-
nité de se démarquer du contexte de la tyrannie était immédiatement
exploitée. Il faut insister sur le fait que 1 1esc1ave fugitif n1était
pas en quête d1un univers socio-culturel plus clément: il ne fuyait
que vers lui-même, dans la tentative pathétique et combien humaine
de retrouver 1 1intégrité morale qui lui fait si cruellement défaut
sous les cieux de l'oppression. Dès lors, sa progression ne doit pas
se mesurer en termes d1espace, mais est fonction du degré de liberté
d'agir selon la conscience à laquelle il accède. C'est justement cette
forme de liberté qui "fait courir" l'esclave fugitif, et c'est ce que
souligne Ma1com X lorsqu'il écrit:
If someone came to the field Negro and
said, "Let's separate, let's run," he
didn't say "where we going?" Re'd say,
"Any place is better than here". You've
got field Negroes in America today. l'm
a field Negro.
(65)
Tucker Caliban est aussi un "Field Negro" qui,
éveillé à
sa condition d1opprimé, fait le choix que voici: "plus jamais cela;
( 65) Dans Malc.om X Spe.alu,
Op. Ci t ., p. I l
· .. /34 5
allons ailleurs, n'importe où, mais ne restons pas ici.
"Ce qu'il
trouvera au Nord importe peu à Tucker
car, en fait,
i l ne se dirige
pas vers le Nord, mais plutôt vers lui-même, avec la conscience
claire qu'un tel mouvement ne peut s'accomplir dans son milieu naturel
le Sud.
De même,
l'idée d'une révolution globale rétablissant l'hom-
me noir dans ses droits inaliénables d'être humain,
constitue un élé-
ment de l'enseignement de Malcom X qui, dans un discours célèbre, a
dit ceci :
We have to keep in mind at aIl times
that we are not fighting for integration
nor are we fighting for separation. We
are fighting for recognition as human
beings. We are fighting for the right to
live as free humans in this society. In
fact, we are actually fighting for rights
that are even greater than civil rights
and that is human rights.
(66)
L'oeuvre de Kelley, répétons-le, est une tentative de con-
crétiser le désir,
chez ce défenseur des Droits de l'Homme, d'anéantir
les stéréotypes avilissants de l'infériorité de la race noire.
L'on ne saurait conclure sans faire allusion à la notion
du rêve éveillé telle qu'elle apparaît dans l'oeuvre de Kelley. Kelley
exploite le phénomène du rêve conscient pour dire,
comme Malcom X,
que le peuple noir d'Amérique porte aujourd'hui en son sein des
hommes de vision qui ont pleinement conscience du problème racial et
(66)
Mac.om X SpeaR-6, Op. Cit., p. 57
· .• /346
ont su identifier leurs besoins et les droits auxquels ils peuvent
prétendre. De plus, ils sont déterminés à réaliser immédiatement
(67)
leurs rêves
. On pense à Kelley qui, dans sa création et son mode
de vie, cherche à mobiliser les masses afin que son rêve d'un monde
gratifiant pour les Noirs devienne réalité. Le peuple noir d'aujourd'
hui a donc atteint un degré de maturité où seule sa volonté d'agir
est le moteur du changement qu'il souhaite: il sait où il veut aller
gt comment il doit s'y rendre.
-=0-=0=-0=-
(67)
Malc.om X Spe.a.fu, Op. Cit., p.' 57
... /347
CHA P I T R E
D EUX
L'ESTHETIQUE
ET
L'ECRITURE
DE
KELLEY
A -
La vision poétique de Kelley
L'originalité de l'oeuvre de Kelley réside dans l'option
choisie, à savoir l'affirmation qe soi par le recours à l'ethnicité
africaine. Considérés-dans leur ensemble,
les romans constituent une
fresque historique de l'expérience afro-américaine qui projette à
la fois sa conscience aigUe du drame racial, et sa vision d'un con-
texte harmonieux où le Noir, réhabilité dans sa dignité humaine,
serait en paix avec lui-même. "Mon rêve,
se plaît à dire Kelley,
c'est de me retrouver dans un monde où le Noir, enfin rétribué pour
trois siècles de services rendus à la nation américaine, connaîtrait
enfin la fierté d'être reconnu comme l'un des batisseurs de la Nation"
Mais dans ce rêve, Kelley ne perd pas de vue une réalité sans attrait
qu'il se reproche d'accepter.
Il se révolte contre l'acceptation par
le Noir des stéréotypes qui le représentent et qui sont conçus par
une société qui le circonscrit et l'opprime. Pour Kelley, une des
racines du mal racial est indéniablement l'inertie spirituelle du
Noir qui, finalement, n'a d'autre ennemi que lui-même. Pour avoir
accepté les valeurs d'une culture autre que la sienne, pour avoir
adopté une vision du monde élaborée sans lui, i l se trouve en situa-
tion conflictuelle permanente avec des réalités qui le dépassent.
· .. /348
Le Noir n'a aucun contrôle sur son propre destin, mais malgré cela,
i l reste passif et ne fait rien pour sortir de l'état de déchirement
dans lequel i l se trouve en permanence. C'st cette inertie mentale
et spirituelle, mort de l'imagination créatrice, qui constitue le
frein ~ l'émancipation noire. En tant qu'artiste, Kelley se fixe la
mission de rétablir l'harmonie entre le Noir et son milieu à travers
une oeuvre révolutionnaire,
authentiquement nègre et non assimila-
tioniste.
Le rejet de l'assimilation résulte, chez Kelley, d'une
situation dramatique vécue : i l rest.é.: en effet profondément marqué par
le rejet de la femme blanche qu'il a aimée.
Il souffre des traite-
ments subis lors de ses années d'étude à Harvard. C'est pourquoi son
premier roman est d'abord une réaction émotive face à la découverte
brutale du fait racial, et projette la vision d'un monde où les élé-
ments en conflit sont des "couples polémiques", pour emprunter la
formule de Ngal (1)
capitaliste/exploité; oppresseur/opprimé; valeurs
occidentales/valeurs nègres; assimilé/non assimilé; déraciné/enraciné;
temps réel/temps mythique, etc ... Telle est la vision concrète que
Kelley a de la condition noire dans le contexte moderne. Et par la
force de son imagination,
i l pénètre cette réalité dans ses profon-
deurs.
Perçue au plan de l'imaginaire, c'est-à-dire traduite en
images,
symboles et mythes,
l'expérience collective du Noir prend
(1) M. a. M. Ngal, Op. Cit., p. 65
... /349
les allures d'un drame qui,
selon le sociologue J. Duvignaud, se
présente comme
:
l'ensemble des conduites, émotions, attitudes,
idéologies,
actions,
créations qui,
au
niveau de l'individu créateur, cristallise
la société entière et engage la genèse de
l'oeuvre dans l'engrenage des formes
contradictoires qui composent la vie
collective.
(2)
Cette perception sociologique se traduit chez Kelley par
l'expression des rêves,
frustrations et rancunes accumulées durant
trois siècles de domination et d'exploitation de tout un peuple.
partant de sa propre expérience, Kelley s'enfonce dans la réalité
collective du peuple noir et bâtit son oeuvre sur la fusion de l'indi-
viduel et du collectif, du conscient et de l'inconscient, du vécu
et du prophétique.
Il est évident dès lors que la création esthéti-
que de Kelley aura comme point de départ une situation vécue et défi-
nie par rapport à l'expérience collective du Noir.
Toutefois, dans sa perception de la condition ndire, Kelley
ne s'arrête pas à la simple vision d'une situation conflictuelle au
niveau de l'individu et au sein de la collectivité noire. Si d'un
côté, i l présente un contexte réaliste où des personnages à la dérive
sont les victimes de leurs propres contradictions, de l'autre, i l
prêche le changement par le retour aux sources ancestrales et l'as-
sertion triomphale des valeurs de culture africaines face au maté-
rialisme déshumanisant et sclérosant des Occidentaux. Son propos est
(2) J. Duvignaud, Sociotogie de t'Att,
P.U.F.,
1967, p.
35-36
· .• /3 50
d'opposer une contre-tradition solide et vivifiante à une culture
occidentale en décadence; la structure de ses romans obéit à une con-
ception manichéiste du conflit des cultures. Le choix esthétique
renvoie à des schémas symboliques, mythiques et référentiels qui ré-
pondent au jeu antagoniste d'éléments antithétiques embrassés dans
toute leur diachronie pour placer le conflit dans un contexte mythique
et l'exprimer en termes métaphysiques.
Comment Kelley traduit-il l'expérience collective du Noir
en valeurs esthétiques? Nous avons déj~ souligné que chez cet auteur,
esthétique et création se confondent dans la mesure où le choix es-
thétique est déterminé par les contradictions inhérentes à la société
qu'il décrit. En d'autres termes,
l'écriture et les symboles dont
i l est fait usage reproduisent la dichotomie de la vie collective
comme dans
A Vi66VteYLt VltummVt, où une situation mythique est mise en
parallèle avec le monde véritable, ou dans
VUYl.6oJtcL6 TJtavw EvVtywhVte6
où Kelley joue avec la langue anglaise pour parvenir à la représen-
tation graphique et linguistique d'une vision manichéiste de la so-
ciété américaine.
Au cours de l'oeuvre de création, des obstacles de deux
ordres ont surgi: comment d'une part, pour l'auteur, parvenir à
s'introduire dans l'inconscient collectif de son peuple et dévelop-
per sa vision
et d'autre part, quelle écriture adopter pour à la
fois refléter l'ambiguïté qui naît de la confrontation de l'artiste
. . . /351
avec sa société et de son effort pour s'affirmer et même pour clamer
triomphalement sa différence. En utilisant l'ethnicité africaine
comme instrument de revanche du Noir, Kelley bat en brèche les sté-
rétypes noirs péjoratifs par l'opposition permanente qu'il établit
entre une tradition africaine riche et féconde et des valeurs occi-
dentales devenues stériles.
Au plan de l'imaginaire et de l'écriture,
l'oeuvre de
Kelley se rapproche de celle d'Ellison qui s'articule autour d'une
vision manichéenne où l'auteur exprime sa revanche par la création
verbale. Le Blanc et le Noir sont désormais perçus comme des notions
antithétiques dont la portée culturelle dépasse le cadre d'une simple
opposition raciale. Comme Ishmael Reed, Kelley dénonce le manque de
sensualité et de spontanéité de la culture occidentale marquée par
un intellectualisme outrancier qui pousse à
l'égoïsme au sein d'une
société déshumanisée et fragmentaire.
Face à une telle culture, les
romans de Kelley comme ceux de Reed, offrent l'alternative d'une
contre-tradition afro-américaine empreinte de vitalité, de fantaisie,
où l'imaginaire et le souci de l'humain alliés au sens collectif
l'emportent sur l'intellect et la sécheresse matérialiste. Certes,
ces valeurs n'étaient pas absentes chez les protagonistes des décen-
nies précédentes; mais ces derniers étaient souvent des individus
isolés, coupés de leur milieu et donc voués à l'échec. Les derniers
romans de Kelley,
à l'instar de ceux de Reed, projettent la vision
· .. /352
d'un héros communautaire qui est en même temps le porte-parole de
sa culture. L'intrigue ne reflète pas la circularité qui caractérise
la quête vaine de l'individu à la recherche de lui-même, mais plutôt
la dichotomie entre des principes noirs comme symboles de vie et des
principes blancs définis comme maléfiques. Orchestrée à des niveaux
multiples,
cette dichotomie s'exprime entre des systèmes bien plus
vastes pour faire de la lutte des cultures une .. parabole élargie aux
dimensions du cosmos, et le roman devient ainsi une parabole, une
sorte de fable qui raconte la lutte des cultures dans le cadre et
dans les termes d'un conflit quasi-éternel. Sur un fond romanesque
qui évolue du passé historique à l'époque contemporaine ou à la
science fiction,
s'inscrit le thème inhérent à la culture musulmane
du mythe Yacoub qui définit le Blanc comme la création maléfique d'un
magicien imprudent.
La glorification de l'ethnicité africaine ainsi que le
langage sont les instruments dont se sert Kelley pour affirmer l'iden-
tité du Noir et sa présence au sein de la culture blanche. Dans
A
V..i.66eJte.YL:t VltUmmVt,
l ' a.rrne de la revanche raciale du Noir est l'escroc
de la tradition populaire afro-américaine : en choisissant de donner
un sens à sa vie hors de l'environnement contraignant imposé à ses
ancêtres, Tucker déclenche le mouvement d'exode des Noirs, ce qui
modifie l'équilibre acquis entre la minorité noire et la société
dominante blanche, au détriment de cette dernière. Apparaît alors
un monde chaotique où la rupture du rapport des forces sème le
· .. /35 3
désarroi dans la communauté blanche. La technique de représentation
de cette société fragmentée se perfectionne dans
Vu.Vln0Jz.cl6 TJz.a.vw EvVty-
wheJtu, .
Dans son dernier roman, Kelley associe une structure cir-
culaire à une esthétique impressioniste et fragmentaire qui s'ap-
parente à l'expression artistique de Joyce avec ses niveaux de cons-
cience multiples.
L'intrigue du roman,
fort complexe,
s'articule sur
plusieurs plans correspondant chacun à un niveau de langage différent.
Ainsi,
l'anglais standard avoisine-t-il le langage des Africains
transportés,
les Blafrigro Arumericans, pour aboutir à un mélange
verbal dont les jeux homophones tendent à représenter l'inconscient
et à créer une atmosphère mythique comme on le verra plus loin dans
notre étude.
-=0-=0=-0=-
· .. /3 54
B - Les procédés esthétiques de Kelley
a - Usage de la tradition
Ne perdant jamais de vue la fonction révolutionnaire qu'il
veut attribuer à son oeuvre, Kelley reste fidèle à sa démarche qui
consiste essentiellement à célébrer la culture noire comme moyen de
contester la supériorité culturelle des Blancs. Ainsi, lorsqu'il a
recours à la tradition littéraire blanche, c'est dans le but de faire
de l'ironie, comme le remarque avec juste raison Howard Faulkner
dans son article intitulê "The Uses of. Tra~it1on in William Melvin
Kelley' s
A Vi66vz.ent VILumrnvz." (3) . Mais Kelley puise aussi dans la
tradition des éléments dont ils se servent pour élaborer et trans-
mettre sa propre vision de la réalité. Répondant alors à la critique
selon laquelle
Vun6oILd6 TILa.ve1..& Evvz.ywhvz.e.6 évoque l'usage j oycien du
langage dans
hnnega.n'.6 wa.l2e,
Kelley déclare que le chef d'oeuvre de
Joyce l'a surtout initié à se servir des supports de la langue
(les
mots,
la syntaxe, etc ... ) pour plier cette dernière aux exigences de
la création. Joyce montre comment, par l'éclatement du mot et de la
structure grammaticale, par les assemblages, mutations et autres dis-
positions d'éléments de la phrase,
l'on arrive à suggérer différentes
interprétations du langage. Dans sa recherche d'une contre-tradition
glorifiant l'ethnicité africaine,
Kelley à l'instar de Joyce, se sert
du langage comme d'un outil malléable pour traduire les spécificités
(3) Faulkner Howard, in
Modvz.n hction Studie.6, Purdue University,
Vol.
21, N°4,
1975-76, p.
536
· .. /355
d'une vision
F.<.nne.gcm'.6 Wake. is like a tool-chest.
You go to someone's studio,
and you
see the Kind of painting that you're
doing, and you come back to your own
studio and say : "hum, maybe l
can
do sorne of that myself
! You try to
do i t and you do i t in your own way.
But i t ' s basically that Joyce opened
up an horizon of writing. He made i t
so you could use words in another way,
that you could make up your own words,
rearrange them and break them apart, give
them another meaning, have them do other
things and make them dance another way.
(4)
Partir du réel, du connu pour décrire sa vision du monde
rêvé
c'est là une démarche adoptée depuis les années d'apprentis-
sage dans l'art de l'écriture,
à Harvard. Le rejet de la culture
occidentale pas par une rupture brutale et une contestation souvent
stérile, mais plutôt à travers la volonté d'agir à l'encontre des
réalités du milieu. Ainsi,
la dualité de la personnalité noire est-
elle le support de l'oeuvre de Kelley qui se veut symbiose d'éléments
en conflit dans une nouvelle harmonie.
Il s'appuie donc sur la tra-
dition littéraire mais reste enraciné dans l'héritage culturel noir
qui,
aujourd'hui,
inspire les diverses stratégies mises en oeuvre
par le Noir pour survivre dans un environnement qui l'exclut. Kelley
fait remarquer à ce propos: que l'improvisation,
chez le Noir, est
un acte spontané, presque instinctif pour survivre dans le milieu de
l'oppression(4).
Il semble en effet que sans cette capacité de
(4)
Entretien d'AoOt 1980
... /356
s'adapter très vite à de nouvelles réalités,
le Noir en Amérique
n'aurait pas survécu aux nombreuses vicissitudes qui ont marqué son
histoire. Le sens de l'improvisation est ainsi perçu comme un trait
de caractère du Noir-Américain qui
en fait usage dans toutes les
circonstances de sa vie. Dans le'domaine de l'art, i l s'en sert pour
plier les conventions établies par ta culture dominante aux schémas
d'une vision du monde différente.
A V,[nneJl.ent VJtUmmeJl. et VUl1n0JtcU TJta.vw
EVeJl.ywheJl.e..6 doivent beaucoup à la tradition mais aussi à ce sens de
l'improvisation inné chez le Noir.
- FAULKNER
L'empreinte de Faulkner se manifeste à divers niveaux de
l'oeuvre de Kelley qui, d'ailleurs, ne nie pas sa dette envers le
chantre incontesté de la tradition sudiste.
En portant ses personnages d'un roman à l'autre pour les
développer davantage ou les présenter comme symboles d'une certaine
.
~
continuité historique, Kelley s'inspire d'une technique bien faulk-
nérienne pour conter la saga du peuple noir comme une légende du
yoknapatawpha. Les familles qui peuplent les romans du cycle yoknapa-
tawphien pourraient être mises en parallèle avec les familles migran-
tes qui paraissent et réapparalssent d'un bout à l'autre de l'oeuvre
de Kelley. En général, différents membres de ces familles migrantes
sont repris pour remplir les fonctions d'un flashback ou pour conti-
nuer une histoire familiale. Ainsi, dans
A VJtop On Pl1Üel1c.e, le lecteur
est éclairé sur les origines de Bethrah Scott, l'épouse de Tucker
· .. /357
Caliban qui, dans ce roman est le bébé abandonné avec sa mère Etta
Sue par Ludlow Washington qui va faire carrière à New York. Le
traumatisme psychologique de la descendance métisse du général Dewey
Willson décrite à travers le personnage de Jennie dans la nouvelle
"The only Man On Liberty Street". Wallace Bedlow, un des badauds qui
contemplent Tucker en train de semer du sel sur ses terres réapparaît
dans la nouvelle "Cry For Me" oü i l incarne le rôle principal. Nous
avons vu que les nouvelles du recueil
VaYl.c-vv., GYl. the. Shons:
ont pour
thème la vie des membres de la famille du frère de Wallace Bedlow,
notamment de son neveu Carlyle dont Kelley se sert comme d'un regard
éclairé sur le monde des Blancs. Dans les romans
Vern et
VUYl.6oJtci6 TJtave1A
Eve.JttjWhe.Jte6,
Carlyle représente le lien qui unit les communautés noire
et blanche.
Les décors et les personnages de Kelley rappellent égale-
ment ceux de Faulkner. Comme
Ab-ôa1om, Ab-ôa1om,
l'un des romans-clef
du cycle de Yoknapatawpha,
A Vi66e.Jte.Yl.:t VltUmme.Jt est si tué dans un Etat
mythique du Sud profond dont la capitale~ Willson City, porte le nom
d'un général qui s'est distingué dans l'armée confédérée durant la
Guerre de Sécession. La plupart des événements relatés se déroulent
à sutton, petit bourg situé non loin de la capitale et qui fait penser
à Frenchman's Bend de Yoknapatawpha.
Le profil du Général Willson rappelle celui du Général
Compson qui, dans
The. SOUYl.d AYl.d the. FUItY
est le père de quatre enfants,
· .. /358
Benjy, Quentin, Jason et Caddy, et fait figure d'autorité dans la
communauté où i l vit à cause d'un passé glorieux dans l'armée séces-
sioniste. Comme David III, Quentin Compson est étudiant dans une
université du Nord et compte parmi les multiples narrateurs du roman.
L'utilisation de plusieurs narrateurs blancs extérieurs
au.: personnage central mais portant sur lui des regards convergents
rappelle le procédé faulknérien de la diversification des points de
vue utilisé dans
AJ.:, L La.!f V!fing ou The. ·Sou.n.d a.n.d the. FuJt!f.
Dans
A Viû-
ûeJte.n.:t VJtummVl.,
cinq narrateurs blancs se succèdent pour relater des
épisodes ou des circonstances de la vie du héros qui se recoupent
pour reconstituer la réalité.
Chez Faulkner,
la diversité des points de vue concernant
le personnage principal est une manière d'exprimer le passage du
temps et ses effets sur les in di vidus. Dans
A ViÛûVl.e.n.:t VJtummVl., le
mouvement du temps qui passe suit l'évolution des familles Willson et
Caliban depuis la prouesse de l'Africain à l'aube de la traite des
nègres jusqu'à la révolte de Tucker, après l'attitude soumise de
trois générations de Caliban. Les \\Villson appartiennent à la vieille
aristocratie sudiste et ont un passé actif de libéraux blancs;
lors-
que s'ouvre le roman,
ils sont des aristocrates décadents et devenus
inactifs. Harry Leland représente la couche moyenne de la communauté
blanche consciente des lois de la mutabilité historique;
il prépare
son fils à affronter l'avenir en lui inculquant des valeurs qu'il
· .. /359
juge plus conformes aux futures réalités que laisse entrevoir le
présent.
A V..tnnVLe.1'Lt VJWmmVL
pourrait aussi se définir comme une
fable néo-faulknérienne qui s'enracine dans le folklore et la tradi-
tion des "Tall-tales" de la frontière.
Il s'ouvre en effet sur une
légende, celle du colosse africain qui tient tête à ses poursuivants
et résiste jusqu'à la mort à la capture et à l'asservissement. Le
vieux Harper, patriarche dans sa communauté, raconte l'histoire de
l'Africain à un groupe d'oisifs rassemblés sous la véranda de l'épi-
cerie Thomason.
Il présente l'Africain sous les traits d'un surhomme
dont i l exagère les attributs à bon escient car, explique-t-il, une
histoire n'est bonne qu'assortie de quelques mensonges, et i l ajoute
Like 1 said nobody's claiming this story is
aIl truth.
It must -
a started out that way, but
somebody along the way or a whole parcel of
somebodies must -
a figured they could improve
on the truth. And they did.
It's damn sight
"better story for being half lies. Can't a
story be good without sorne lies ••• If you
got a man just a little bit stronger than
most, i t couldn't do no real harm you made
him a whole lot stronger.
(DD,
17)
Comme les "Tall-tales", le roman évoque la tradition orale
et renvoie au mythe des origines africaines glorieuses. S'érigeant
en narrateur homérique, Mr Harper compare l'histoire de l'Africain
à celle de Samson et le décrit comme un être extraordinaire
:
To begin with, they seen his head coming
out of the gangway, and then his shoulders
· .. /3 60
So broad he had to clirnb those stairs sideways;
then his body began, and long after i t
should - a stopped, i t was still coming. Then
he was full out, skin-naked except for a rag
around his parts, standing at least two heads
taller than-any man on the deck. He was black
and glistened like the captain's grease pot
wound.
His head was as large as one of them
kettles you seen in a cannibal movie and looked
as heavy. There was so many chains hung on him
he looked like a fully trimmed christmas tree.
But i t was his eyes they kept looking at;
sunk
deep in his head they was, making i t look like
a gigantic black skull.
(21)
S'adressant à l'imagination populaire, Mr Harper introduit
insidieusement l'histoire de l'Africain dans un contexte mythologique.
Comme dans les "Tall-Tales",
la voie du narrateur est un élément im-
portant du contenu du récit, et la légende de l'Africain s'insère
dans le cadre global du roman comme une des nombreuses perspectives
à travers lesquelles l'intrigue se développe. L'action du roman
obéit à un jeu de contrastes entre les points de vue et les valeurs
que reflètent les diverses narrations qui constituent le roman, et
Walter Blair a raison de dire que le cadre du roman est conçu juste-
ment pour en accentuer les incongruités.
L'influence de Faulkner se retrouve jusque dans le thème
du premier roman de Kelley qui s'apparente à celui de Ga Dawn Ma-6e..6 par
exemple. Les protagonistes de ces deux romans, respectivement Tucker
Caliban et Sam Fathers, partagent de nobles origines. Tous deux de
sang royal,
ils essaient de se libérer de l'emprise d'un passé qui
leur refuse toute individualité, toute valeur personnelle. Tucker
... /361
tire de son ethnicité africaine le sens de l'appartenance à un passé
qui valorise sa vie en la reliant à celle de ses ancêtres, tandis que
Sam revendique son héritage ancestral en quittant sa communauté pour
se retirer dans les bois. Tous deux répondent à un appel du sang et
le sang comme symbole du lien qui unit les générations passées et
présentes est utilisé dans les deux romans. Mais si l'acte de Tucker
lui confère des dimensions messianiques, celui de Sam le fait plutôt
appara1tre en martyr car sa quête d'équilibre ne s'accomplira jamais.
L'on peut donc dire que si Ke11ey emprunte à la tradition,
i l est
loin de plagier ses modèles comme le lui reprochent certains critiques
Concernant la technique fau1knérienne,
Ke11ey n'en fait usage que
pour construire le support d'une vision spécifiquement Ke11eyienne
du problème racial et des solutions a apporter au malaise existentiel
qui en résulte.
Le procédé de la diversification des regards portés sur le
Noir met en évidence l'aliénation et le sentiment d'éloignement de
ce dernier par rapport à la société dans laquelle il vit. Le récit
à la troisième personne qui constitue une partie importante du roman
remplit la même fonction de créer une distance entre le protagoniste
et l'interprétation des faits,
et d'accentuer ainsi le thème de la
recherche et de l'affirmation de soi par l'évasion. C'est pour la
même raison que Ke11ey donne la parole a un petit garçon de huit ans,
Mister Le1and, pour qu'à travers sa conscience limitée d'enfant, il
donne des internr5tations erronées ou fra?mentaires des 6vCnements
· .. /362
et permet à l'auteur d'intervenir pour donner sa propre version du
réel. Ainsi, avant la fin du roman, Kelley montre sa vision optimiste
de l'avenir de la race noire à travers le récit que fait Mister Leland
du lynchage de Bradshaw. Le point de vue optimiste de l'enfant efface
en effet tout aspect dramatique de l'événement que l'enfant présente
comme une fête.
Entendant les cris de Bradshaw aux mains de ses bour-
reaux, Mister Leland s'imagine que c'est Tucker revenu qui célèbre
son retour parmi eux et i l rêve de se rendre à la fête qui se ter-
minerait dans la joie et l'apothéose:
Then Mister Leland would ask Tucker why
he came back. Tucker would say he had found
what he had lost,
and then he would smile and
tell them he had something for them.
He would
bring out large bowls of the leftover candy and
popcorn and cracker-jack and chocolate drops.
And they would eat until they were full. And all the
while, they would be laughing.
(DO,
199-200)
En confiant le récit du lynchage de Bradshaw à un enfant,
Kelley réduit la tension qui découlerait d'une description réaliste
de cet épisode dramatique,
symbole de l "anéantissement de la race
noire. C'est aussi une manière de retenir l'attention du lecteur sur
les thèmes de la quête de liberté et de l'équilibre retrouvé qui,
en fait,
sont le propos de Kelley dans ce roman.
· .. /363
- JOYCE
Nous avons déjà souligné que l'intrigue du premier roman
de Kelley s'articule autour de divers points de vue qui se recoupent
pour reconstituer l'image du monde véritable comme dans
M l Lay Vyin.g
ou
tt« Sound And The.. FUfLY, et qu'avec VunQoJtcL6 T/tt1vw EveJttjWheJr..e...6, le con-
flit des cultures est situé dans un contexte qui dépasse l'Amérique
actuelle pour s'étendre dans le temps et dans l'esoace à l'échelle
du cosmos.
Les éléments dichotomiques forment des systèmes entiers,
présentés dans le cadre d'une subtile métaphysique en un combat quasi-
éternel dans une perspective manichéiste. Cette dichotomie fondamen-
tale inspire la structure du roman et s'exprime à des niveaux multi-
ples qui, cependant, comme le souligne avec pertinence Michel Fabre,
restent toujours dans une "relation d'équilibre et d'égalité entre
des principes, des attributs, des symboles antithétiques" (5) . Pour
disposer d'un système de références d'aussi grande envergure, Kelley
emprunte abondamment aux sources et à la technique de Joyce dans
Finne..gan'.6 Wa.ke..
des éléments qu'il incorpore au folklore afro-américain
suivant le mode ellisonien pour écrire un nouveau
Finne..gan'.6 Wa.ke.. à
l'intention des Noirs de la diaspora. En somme, son roman est une
invitation pour les Noirs dispersés à travers le monde à rentrer au
bercail,
l'alma mater africaine.
Dès l'abord,
l'influence de Joyce se manifeste. Le titre
du roman évoque d'autres noms du héros joycéen Humphrey Chimpden
(5) Fabre Michel,
"Thèmes et structures du roman afro-américain
contemporain",
Colloque.. inteJr..Yl.a.t..i.onai. .6UfL .te.. Jtoma.n c.onte.mpoJta...i.n,
Université de Pau et des pays de l'Adour, N°ll, p. 7
... /364
Earwicker : Haveth Childers Everywhere, ou Here Cornes Everybody. Ver-
sion moderne du personnage légendaire de Finnegan, Humphrey Chimpden
Earwicker représente la conscience endormie de l'univers sous la
forme d'un géant sommeillant sur l'ensemble du paysage. De même,
la
cécité morale du peuple noir s'exprime dans la dualité de la person-
nalité noire illustrée par les deux personnages principaux du roman,
Chig Dunford et Carlyle Bedlow, qui représentent la conscience poli-
cée, embourgeoisée de l'intellectuel noir aliéné aux valeurs de la
communauté blanche et bourgeoise. Carlyle quant à lui est l'arnaqueur
du ghetto, conscience libérée, populaire et nationaliste qui vit aux
dépens de ses victimes de tous bords. La fusion harmonieuse de ces
deux personnages est nécessaire au retour de l'équilibre de l'Africain
transplanté et en rupture avec son héritage culturel d'origine. Mais
Chig est incapable d'une conscience raciale claire et, dans son alié-
nation à l'idéal blanc, i l constitue le lieu même de l'affrontement
des cultures noire et blanche.
Il se laisse séduire par Wendy Whitman
qu'il croit blanche mais se voit incapable de l'arracher aux griffes
d'Oglethrope,
le machiavélique dirigeant d'une organisation sectaire
combattant le libéralisme blanc et l'intégration des Noirs; Oglethrope
soupçonne Wendy d'être une Noire qui essaie de s'infiltrer dans leurs
rangs. Carlyle par contre est enraciné dans les valeurs de son milieu
d'origine et reste fidèle à son héritage africain incarné par la
femme noire et, par extension,
l'alma mater.
Lorsqu'il vole au se-
cours de son ami Hondo et le sauve de la duperie d'un diable sud-
américain assisté d'une femme blanche,
i l se montre capable de se
mesurer à des Blancs, même s'ils sont escrocs, et de les vaincre sur
· •. /36 5
leur propre terrain. Chig et Carlyle apparaissent donc comme deux
moitiés complémentaires fonctionnant dans le roman comme Shem et
Shaun dans
F.t.nYle.ga.n'.6 Wake..
La dimension historique et globale du conflit est suggérée
par la présence anachronique d'esclaves à bord du transatlantique
voguant vers les Etats Unis. Kelley associe ainsi le passé esclava-
giste au phénomène contemporain de la main-d'oeuvre immigrée. Le
même procédé établissant l'histoire dans un courant continu est uti-
lisé pour montrer que la ségrégation raciale n'est ni géographiquement
limitée ni spécifique à l'Amérique: dans quelque pays latin, elle
est mise en oarallèle avec le clivage vestimentaire qui distingue les
Jualoreursos des Azureursos. Ces références à une histoire donnée
dans des lieux différents s'étoffent davantage dans le temps et dans
l'espace jusqu'à intégrer des mythes séculaires qui sont actualisés
et r~maniés pour servir la cause de la lutte de la minorité noire
contre la technologie blanche.
Un autre niveau d'interprétation du conflit des cultures
se situe dans le cadre des relations sexuelles qui, à leur tour,
portent la lutte à des dimensions métaphysiques. Les éléments dicho-
tomiques se fondent dans des ent~tés globales représentées par des
symboles sexuels incompatibles. Ain~i, le soleil d'Afrique,
symbole
de vitalité physique et sexuelle est opposé au froid boréal, signe
de frigité et de déchéance physique et morale. La mythologie
· .. /366
scandinave, notamment les
Eddas
déj à présents dans
F-innegan',6 Wake,
fournissent à Kelley les moyens d'élargir son propos dans ce sens.
Les références à la mythologie eddique se rattachent autant
aux personnages qu'aux situations présents dans
Vu.n6oJtd.6 TJtave~ EvVtIj-
whVtu. Au chapitre 8, la chute du Président des Etats Unis, Eurchill
Balderman est qualifiée de "missaltoe-tumble". Le nom du Président
évoque celui du Dieu Baldar dans les
EddM assassiné par son frère
Loki.
Or, selon la cosmologie eddique,
la mort du Dieu Baldar marque
la chute du peuple issu du premier homme
(Ymir)
apparu sur un bloc
de glace après qu'un boeuf lIent léché. Ainsi,
la descendance de
Ymir est associée au froid boréal et sa déchéance au meurtre fratri-
cide. Par son nom, Eurchill Balderman suggère à
la fois une dimension
mythologique
(Balder)
et le motif du froid nordique
(urchill). En
qualifiant sa chute de "missaltoe-tumble", Kelley lui confère l'at-
tribut du Dieu Baldar
(mistletoe)
et émet l'idée au'il est victime
d'un crime fratricide
(fait du T.Y.O.,
le mouvement extrémiste blanc
en guerre contre l'intégration des Noirs). Mais le terme évoque sur-
tout une sexualité en dégénérescence,
"un mélange égrillard de doigts
Il ''
1
f i t '
,,(2)
de pied recroquevi
es par
a
orn ca 10n
.
Le motif du froid nordique est exploité à fond pour bien
établir le contraste entre la vitalité et la chaleur des peuples du
soleil et la déchéance du Nord glacial. Dans les chapitres 8,9 et la,
Kelley utilise le thème joycien de l'alma mater pour présenter
· .. /36 7
l'Afrique-mère sous les formes généreuses d'une femme bien en chair.
(53)
En face d'elle, des Européens frileux se servent des Noirs comme
main-d'oeuvre et combustible pour se réchauffer
(54). Tout au long du
chapitre 8,
la mort du Président Balderman est associée au crime cra-
puleux par un frère indigne
(Loki), décrit dans des termes d'une abo-
minable traîtrise
"guiltilokiting, lowkeyed, L. Loki to fry"
(50),
en référence sans doute à la déesse Frigg qui, dans les
EddM,
est
impliquée dans l'assassinat de Baldar.
Toutefois, le monde des Blancs fratricides n'a pas été
détruit avant qu'ils n'aient eu le temps d'asservir les Africains.
L'ironie de Kelley est à ce point cinglante dans l'opposition qu'il
fait entre le boeuf nordique cornu et ityphallique
(hornud)
et l'élé-
phant africain débordant de vitalité pour dénoncer l'effet dégradant
sur le Noir
des relations sexuelles avec les Blancs
:
"a fool will
pour ant ox with uncle elephant"
(50). En d'autres termes, le contact
avec les Blancs dans le contexte de l'esclavage a produit une race
d'Africains déchus, spirituellement diminués:
"the dispirited fall-
enphant".
Toujours au chapitre 8,
le professeur noir fait un cours
sur le processus et les méfaits de l'acculturation
(misereducatio)
des Noirs. S'adressant à Chig, il lui enjoint de se réveiller
(Awick
Now ?)
et commence sa leçon sur le thème de la dégradation de l'Afri-
cain transplanté
(The Blafringo Arumerican).
Il décrit la condition
... /368
noire comme l'aboutissement d'un concours de circonstances ayant
conduit à la dévalorisation de la personnalité africaine et des va-
leurs qui y sont inhérentes : "the foxnoxious bland of stimili, the
infortunelessnesses of circumstances which weak to worsen the phyto-
ristematical intrafricanical firm structure of our distinct coresins
the Blafringo Arumericans"(49). Transportés en esclavage loin de la
terre-mère,
les Africains se sont vus réduits au stéréotype du dres-
seur d'éléphant qui a conduit à la métaphore de l'éléphant désignant
l'Africain en général; En subissant le viol de l'acculturation, i l
a bradé pour ainsi dire les vertus de l'éléphant et n'incarne plus
les vrais valeurs africaines. Le professeur approfondit le thème du
mélange des races comme facteur de dégradation de la race noire en
insistant sur l'impossibilité d'une véritable intégration raciale.
Après avoir démontré que les Noirs et les Blancs ont des rapports si-
milaires dans leurs rapports avec la femme, Kelley ajoute que les
Blancs, malgré cela, continuent à s'opposer violemment à l'intégra-
tion des Noirs. La raison de ce rejet, explique le professeur, n'est
autre chose que l'hostilité fondamentale
(clare noncoilition) qui
oppose deux forces contraires: le froid comme signe de l'absence
d'énergie
(the lack of sun)
et les sources d'énergie que représentent
les combustibles
(the pep pills). Le thème du Dieu Wotanest évoqué
lorsque Kelley annonce que les Blancs, descendants de Ymir
(Professor
Ymaratus, Cornwhales)
et adeptes de
Wotan~ Chiltman utilisent les
Africains comme main-d'oeuvre et combustible pour se réchauffer. Comme
wotan qu~tant le feu dans le froid boréal, les Blancs travaillent à
. . . /369
leur perte
(light a londamn fire)
et réitèrent le crime fratricide
de Cain
(totem to Cain a buy)
ou celui de Loki
(punt a Balder). Dans
leur quête constante d'énergie
(le soleil),
l'art de la destruction
devient chez eux un mode de vie :
almost since the bin of bawn, he lobbed
them to lobe a heart for the frigg of i t
unrevel a baIl for the yarn of it, barn a
burn for the beef ofit, but a hut for the
strut of it, incise a shoe for the sock ot
i t , heat a sheat for the wick of it. That and Alot
Alotoflikker and Heshappy, Mr Cilyle
(54).
La fringale de chaleur des Blancs s'illustre dans l'image
du loup des
Edda~
avalant le soleil. Kelley reprend l'image et la
met en parallèle avec celle du loup du conte du Petit Chaperon Rouge
(Miss Sunny Rod Aidinghod),
le rouge vif du capuchon et l'innocente
gaieté du Petit Chaperon Rouge figurant le soleil. Le folklore se
confond ainsi avec la mythologie pour marquer l'universalité du mes-
sage.
Continuant d'exploiter le folklore afro-américain, Kelley
présente la parabole de l'Oncle Turtom
(Tom)
dans son cirque, au cha-
pitre 9. Roi déchu et fatigué
(Weariking) mais encore plein d'allant
vital
(living)
et sexuel
(behind of a fartaphant),
l'Oncle Turtom
suscite l'envie de son maître Master Shail,
jaloux de sa virilité
(the missing rote often to tale how nurse you'd been when she got
nervus and aIl). Dévoilant à Turtom ses limites au plan sexuel,
Moister Shail
(ou Martial Shilichilf)
sollicite ses conseils
:
... /370
mybonus didn't even her out or hass her
to and fro.
She doesn't coo, or goo. Says
i t ' s me. Could i t be ?
(57)
Après avoir donné à son maître un cours magistral sur les
techniques de l'acte sexuel
(58-59), Turtom rentrant chez lui, passe
devant une femme blanche dans une attitude fort négligée et succombe
au désir sexuel :
that foolephant ..• humpened to pass
Misory Shutchill's open wide oh to be
and glanzing in,
impoked his trunk,
GONG to D-clef
(musically) ... and he
macks i t because he must
(59).
Le professeur introduit ainsi Tom fasciné par la femme
blanche et toutes les valeurs qu'elle incarne mais qu'il ne saurait
assimiler complètement sans malaise.
(60)
C'est alors que le profes-
seur termine son cours par une mise en garde sans équivoque : en dépit
de son éloignement, de l'Alma Mater africaine,
le Noir transplanté
ailleurs
(fallenphant)
doit chercher à préserver son intégrité ori-
ginelle
(the Afriopian hurritage)
en fuyant l'union avec les Blancs.
L'image qui se dégage de ce chapitre est celle de l'éléphant africain,
symbole de virilité et du boeuf nordique cornu et lubrique. La m~me
image est encore exploitée au chapitre 10 oü le professeur utilise
les termes "chill" et "ox" pour désigner Carlyle et Chig à chaque
fois qu'ils s'exposent au danger
(dimage)
de l'acculturation (chil-
tural disaster)
par l'accouplement avec la femme blanche (the
Muffitoy). L'intégrité raciale des Noirs est alors revendiquée avec
. . . /371
vigueur et le professeur fustige les relations sexuelles inter-
raciales considérées comme dégrantes pour les Noirs car elles ont
sur eux un effet asservissant
(helotionary sexperience). A ce stade
du roman, Kelley introduit l'histoire Hondo Johnson pour montrer
l'extrême vulnérabilité du déraciné: face aux manoeuvres
de ses
assaillants blancs
(un diable sud-américain aidé d'une femme blanche),
i l est sans défense. Et si Carlyle réussit à le sauver en se montrant
plus malin que les escrocs blancs,
c'est parce qu'il n'est pas en
rupture avec ses origines : sa fidélité à une femme noire nommée Alma
(alma mater)
est restée constante et ses victimes noires sont des in-
dividus ayant adopté les valeurs blanches,
comme le dentiste.
Dans les chapitres suivants, Kelley continue de dénoncer
les méfaits sur l'Africain de "l'heliotionary sexperience" en s'ap-
puyant sur une multitude de connotations et références. Au chapitre
16, i l utilise le langage d'inspiration joycéenne mêlé au dialecte
afro-américain pour présenter d'autres exemples: du désastre culturel
susceptibles d'aider Chig et Carlyle
(Mr Chacallo)
à comprendre le
processus de leur aliénation
(tclose dGap in dOwnderstanding O'dFront
hExperience)
et à faire la distinction entre leur réalité profonde
(hid self)
et le vernis de l'histoire.
Il utilise le motif du bruit
apocalyptique pour annoncer la catastrophe qui guette les Blancs fra-
tricides
(CaIn)
et ceux qui adoptent leurs valeurs
: "dicker doom,
doom doom"
(80).
Dans son rêve,
au chapitre final,
Chig entend un
... /372
bruit similaire alors que le navire transportant les esclaves s'ap-
proche de l'Amérique. Kelley semble dire que l'histoire est irréver-
sible
(Boatsun,
can Woell turn back ? No Cain do, bubh) ,
l'Africain
transplanté doit conserver son intégrité raciale et n'adopter le
mode de vie des Blancs
(tuer le frère,
consommer la viande de boeuf)
qu'aux fins de s'en servir pour recréer sous d'autres cieux un autre
royaume du soleil
(Sunhouse other)
conforme à ses valeurs africaines
profondes et éternelles
(New Afriquerque). La partie du roman écrite
en anglais standard n'est ainsi qu'une mise en scène du thème princi-
pal de l'alma mater et Kelley continue de s'inspirer des techniques
de présentation de Joyce.
Les compagnons blancs de Chig incarnent le libéralisme ,.
blanc: ils acceptent le principe de l'intégration des Noirs mais
sont réticents quant au mélange des races
(race mixing,6 ). Mais
chig, inconscient de cela, ne saisit pas l'ironie qui sous-tend
l'interpellation de Lane :
"Boy Chig ! Wake up and move over, please!"
De m~me, il se laisse séduire par Wendy Whitman qu'il croit blanche
mais se voit incapable de l'arracher à Oglethrope,
le dirigeant
machiavélique et sectaire d'une organisation raciste en guerre contre
l'intégration des Noirs. plus loin, Chig n'est pas en mesure de s'ex-
pliquer la froide indifférence d'une Wendy dépitée par sa cécité
morale, ou d'une Marian qui, après s'~tre serrée contre lui, s'offus-
que de le voir sexuellement excité (Chig,
you have a hard-on). Par
bien d'autres exemples de l'impossibilité du mélange des races, Kelley
... /373
cherche à inciter le Noir-Américain à revaloriser l'héritage africain
et à agir dans le sens du progrès de sa race
(do something for the
race). La ville européenne où se trouvent Chig et ses amis rappelle
celle de Phoenix Park dans
F~nnegan'~ Wake à cause de sa tour, the
Luas Touras Netwonals, qui est à la fois symbole de vie et de mort.
Le langage utilisé est un curieux mélange d'italien, de français,
d'allemand et d'anglais dont les caractéristiques colorent certains
noms de lieux et de personnes.
La nouvelle de l'assassinat du Président pendant qu'il as-
sistait à une partie de baseball interrompt le jeu de Chig et de ses
amis. L'emblème des assassins présumés du Président est un gland
porté sur le revers de leur veste. Deux Jualoreursos et trois Atzuo-
reursos en conversation annoncent un hiver rigoureux à travers l'in-
vocation qu'ils font des ogres et des géants de la mythologie nor-
dique
(24).
Invité par ses amis à se joindre à eux pour célébrer en
chansons l'Amérique libre au paysage de collines ferreuses et de
chênes, Chig refuse et lance "motherfuckèr 1"
en protestation contre
le racisme des Blancs. C'est alors qu'au chapitre 8,
le narrateur
entre dans son monde de rêve
(New Afriquerque), parle l'anglais
adapté
(Langleash)
des Africains transplantés
(Blafringo Arumericans)
et entame la réeducation de Chig et de Carlyle sur la nécessité de
renouer avec la mère-patrie africaine.
En route pour le retour en Amérique, Chig est à bord du
"Whale Titanic Hold", nom évocateur de désastre;
le navire porte un
· .. /37 4
autre nom, The T.Y.S. Woten'Wessel
(le vaisseau des descendants ra-
cistes de Wotan). Kelley présente Chig en train de rêver et les se-
crets de son subconscient sont portés au grand jour. Dans le rêve de
Chig,
le commandant du navire est son ami Lane mais i l s'appelle
Lanece Limp et prie pour que son bébé ait un teint convenable
(proper
complexion), c'est-à-dire identique à celui des Nordiques symbolisés
par le loup des
Eddas»
Fenrir
(as gode as many of your tigs, Dains,
or Harald Fenrirs, 93).
Toujours dans son rêve, Chig voit une Wendy aux yeux bleus
et au regard glacial,
figurant les froides gelées de la maison d'Ass-
gard
(the chilchurls of the House of Assguard, 93), repère des dieux
de la mythologie nordique, pour dénoncer comme une trahison la pré-
férence de Chig pour la femme blanche. Lorsqu'il se réveille, Chig
aperçoit; ses amis Waly et Lynn en train de faire l'amour; ils se
montrent sympathiques avec Chig mais l'invitent tout de même à aller
trouver ses "semblables", des Noirs enchaînés dans la cale du navire.
Ensuite,
i l s'est présenté à Oglethrope, et ce dernier explique les
causes de son infirmité
(il a un oeil de verre qui, d'ailleurs, ins-
pire son nom)en se référant à Othin, le personnage mythologique qui,
sous l'arbre représentant le monde, Yggdrasil,
a fait le serment de
donner son oeil en sacrifice pour boire l'eau du puits. Oglethrope
porte également un gland attaché autour du cou,
signe de sagesse
éclairée chez les Druides mais en dépit des symboles de sage connais-
sance qu'il porte
(l'oeil de verre et le gland), Oglethrope n'est
... /375
guère un homme éclairé dès lors qu'il reste prisonnier de ses préjugés
racistes.
Il incarne le mythe de l'oeil associé au Dieu Thor, la di-
vinité des Troglodytes décadents
(89).
Ainsi se succèdent les illustrations du conflit des cu1-
tures dans un contexte mythologique, et au dernier chapitre du roman,
Ke11ey utilise à nouveau le langage de l'inconscient pour intégrer
son propos au folklore animalier afro-américain à travers les person-
nages Rab
(le lapin)
et de Turt
(la tortue).
Il présente deux récits
dont l'un est une vigoureuse dénonciation du mythe du bouc émissaire
que l'on accuse de tous les maux pour justifier son sacrifice. Re-
prenant l'image des Africains utilisés comme main-d'oeuvre et combus-
tible contre le froid,
Ke11ey montre le planteur blanc
(Chi11enwoe,
ou froid-malheur)
enchaînant Rab à la falaise de Chi11enwoe pour as-
surer par son sacrifice,
le retour du printemps
(to sacrifice T.C.C.D.
inso thats Pringwi11 come) . C'est en mettant le feu à ses liens que
Turt oarvient à sauver Rab. Le second récit n'est en fait qu'une
-
.
variation du premier, Rap et Tap étant les mêmes personnages qui,
dans le rêve de Chig,
reprochent à ce dernier d'être le serviteur du
Blanc vil et destructeur
(Wircking to dhatchi1meanMob). En effet,
la
voix d'un homme blanc, Joh. N.
Chi11, s'élève pour ordonner à Chig
de se prosterner devant ses lois : Humbo your sives befewre the ru le
conforting us
(200). C'està ce m~ment que Rap et Tap proposent à Chig
de le ramener auprès du professeur pour qu'il assiste à la leçon 31,
• .. /37 6
c'est-à-dire celle qui débute le roman. Ainsi se dégage le message
de Kelley : pour sortir de la servitude,
le Noir doit s'enraciner
dans la tradition africaine et se servir de l'accord culturel anglo-
saxon comme d'un instrument pour construire en terre étrangère la
nouvelle Afrique
(New Afriquerque)
de ces Africains résidant loin de
la mère-patrie.
La contre-mythologie utilisée par Kelley dans
VunûoJLcL6 TJLavm
EvVt!:f!IJhVtu se rapproche de la tradition vaudou développée par Ishmael
Reed dans
Murnbo Jumbo.
Hais Kelley travaille le langage en profondeur
en s'inspirant de la tradition joycienne tandis que Reed expérimente
la langue anglaise standard en pastichant les genres populaires du
western et des bandes dessinées. La contribution de Kelley au roman
d'aujourd'hui est la création d'un langage original, indépendant de
la prose "jazzée" gui ne se démarque pas complètement de l'argot du
ghetto. C'est dire qu'en dépit des créations linguistiques, rhétori-
ques et structurales qui marquent VUYl.nOlLd6 TJulve..t6. EVeJr..ljWheJr..u, et qui
constituent, i l est vrai, une innovation dans les oeuvres de fiction,
le dernier roman de Kelley demeure une production littéraire tradi-
tionnelle, de structure ciculaire dont la thématique reste centrée
sur l'étude des rapports entre l'individu et le groupe et non
sur la
quête de l'identité.
· .. /3 77
- L'EPOPEE
Ce genre littéraire est également exploité dans le premier
roman de Kelley,
A Vi66eJte.nt VJtUmmeJt.
D'entrée de jeu, Kelley donne le
ton de la légende en annonçant dans le chapitre d'introduction le
site extraordinaire du roman : un Etat du Sud Profond,
situé au Centre
sud-Est,
limité au Nord par le Tennessee, à
l'Est par l'Alabama et
au sud par le Golfe du Mexique
(11). L'histoire récente de l'Etat
est tout aussi fantastique:
en juin 1957,
l'exode total de la popu-
lation noire s'amorce et aboutit,
au moment du récit de Kelley,
à la
naissance de l'unique Etat à population entièrement blanche. Dans un
contexte si peu vérifiable dans la réalité,
tout est permis et c'est
précisément le dessein de Kelley qui fait dire alors au narrateur
de l'histoire glorieuse de l'Africain, Mr Harper:
"can't a story be
good without sorne lies"
(17). C'est d'ailleurs à ce stade nrécis du
roman que Mr Harper s'érige en narrateur homérique et compare l'his-
toire de Samson à celle de l'Africain:
You take the story of Samson. Might not
all be true as you read i t in the Bible;
folks must a figured if you got a man
just a little bit stronger that most,
i t
couldn't do no real harm if you make him
a whole lot stronger.
So that
's probably
what folks hereabout did;
take the
African, who must-a-been pretty big and
strong to start and make him even bigger
and stronger.
(17)
Non seulement l'Africain va paraître sous les traits d'un
personnage légendaire, mais tout 'ce qui le concerne et les événements
... /378
dont i l va ~tre le personnage central atteindront des dimensions
épiques.
Le jour de son arrivée au port de New Marsails,
l'atmos-
phère sur les quais sort de l'ordinaire. Avant l'apparition de l'Afri-
cain, tous les membres de l'hôpital,
le commandant du navire compris,
semblent terrifiés
(20). Consciente de l'imminence d'un événement sans
précédent,
la foule sur les quais retient son souffle, prise dans
l'étau d'un douloureux suspense qui atteint son paroxysme lorsque
retentit un hurlement de bête sauvage. Harper raconte:
Then, out of the bottom of the ship way
off in sorne dark place,
came this roar,
louder'n a cornered bear or maybe two
bears mating.
It was so loud the sides of
the boat bulged out. They all knew i t
was from one throat since there wasn't
no blending,
just one loud sound.
(20)
S'adressant à l'imagination populaire, Harper introduit
insidieusement l'histoire de l'Africain dans un contexte mythologique.
Il apparaît alors sous les traits du conteur d'épopées glorieuses,
comme le relève avec pertinence Donald M. Weyl qui écrit •
old Mister Harper's story of the African,
told at the out set of the novel, offers
an example of the interweaving of . . .
Greek epic and myth ... Besides, serving
as a homeric raconteur, Harper, whose name
suggests his choral function,
represents
one response to the chaos of life ... (6)
(6)
Donald M. Weyl, Op. Cit., p.
16
· .. /379
Certes ici,
la magie du verbe transpose l'imaginaire dans
la réalité pour conférer à l'Africain ses dimensions mythiques.
Ainsi se précise la fonction de Mr Harper, qui rappelle celle du
griot africain, gardien de cette tradition orale,
source fondamen-
tale de l'histoire africaine.
Comme le griot, Mr Harper reconnaît
que son récit épique ne reconstitue pas exactement le passé histori-
que; c'est donc à bon escient qu'il grossit les prouesses du héros
en le présentant comme un être merveilleux aux attributs extraordi-
naires. C'est qu'en fait,
comme le rappelle G.
Dumestre, dans le
genre épique,
"le merveilleux est étroitement lié au réel,
au vrai
ou au possible, dans chaque situation et pour chaque personnage . . . "20
Cette tendance du griot ou du conteur homérique à "broder"
sur la réalité historique est loin d'être pure fantaisie comme le
dit Georges Dumestre
:
Ce qu'on prend pour une exagération du
griot est un caractère inhérent à l'épopée;
celle-ci nous renseigne sur l'histoire, mais
vise avant tout à célébrer,
en l'amplifiant,
la gloire d'un homme ou d'un trône.
(7)
Ces propos rejoignent la définition de l'épopée comme
"un long poème . . . parfois un récit en prose de style élevé oü le
merveilleux se mêle au vrai,
la légende de l'histoire, et dont le
but est de célébrer un héros ou un grand fait".
Mais l'épopée a
également cette caractéristique essentielle qu'elle se refère
(7) Georges Dumestre,
La. Ge.6:te de Ségou.,
Armand Colin
Par i s ,
1979, p.
30
• •• /3 80
toujours au passé, mais n'a pas valeur de document historique strict
parce que, pour reprendre l'expression de Lylian Kesteloot, elle est
"l'histoire que l'art a changée en poésie et que l'imagination a
changée en légende" (8) .
Toutefois,
l'épopée n'a pas pour seule fonction de procurer
un plaisir esthétique puisque son sujet est bien souvent tiré de
l'histoire réelle, que l'auteur utilise alors comme cadre de réfé-
rence des valeurs culturelles dont i l se veut l'aoôtre. G.
Dumestre
relève bien cet aspect de l'épopée lorsqu'il d i t :
Le souci du griot n'est pas l'exactitude
historique;
l'histoire est orientée pour
satisfaire aux besoins d'un public et
surtout pour faire naître chez ce public
des sentiments d'exaltation.
(9)
On comprend mieux ainsi le "projet révolutionnaire de Kelley,
précisément à l'étape cruciale où le peuple se réapproprie son his-
toire et retrouve identité nationale et fierté raciale. Est-il meil-
le ure référence en effet pour exalter la" fierté d'un peuple que les
hautes valeurs incarnées par l'un des siens? Au sein de la communauté
noire traumatisée et déchirée dans un contexte hostile, i l fallait
l'apparition d'un mythe au rôle intégrateur pour restucturer la
per-
sonnalité noire et véhiculer les images d'une identité nationale
digne. Mr Harper,
"le griot-narrateur",
semble parfaitement conscient
(8)
Lylian Kesteloot,
"Les épopées de l'Ouest Africain",
PJté..6e.n.c.e A6Jtic.a.itte,
N°58,
1966, p.
205
(9)
G. Dumestre, Op. Cit., p. 31
· .. /381
de la nécessité ne l'existence d'un tel mythe, mais i l sait aussi
que pour atteindre la conscience populaire, i l faut puiser dans le
folklore,
et utiliser les rhétoriques de la tradition orale.
Présenter l'Africain sous les traits d'un surhomme
(Samson),
c'est projeter une nouvelle vision de l'esclavage qui sera utile à
Tucker d'abord,
au peuple noir tout entier ensuite, à cause de la
fierté raciale ainsi suscitée.
Lorsqu'il fait son apparition au port
de New Marsails,
l'Africain est physiquement supérieur à tous les
hommes présents. Mieux encore,
i l parvient à esquiver toutes les
tentatives pour le capturer, et instaure un règne de terreur dans le
camp de ses ennemis. Et si, en fin de compte i l est pris et tué,
c'est grâce à la trahison d'un Noir gagné aux valeurs occidentales (29).
Lorsqu'on demande au traître les motifs de son acte indigne, i l répond
désinvolte:
"r'm an Arnericani
r'm no savage. And besides, a man's
got to follow where his pocket takes him, doesn' t
he ?" (29). Le
traître incarne simplement la faiblesse de l'homme victime de son
aliénation à des valeurs étrangères. Dans le texte, i l a pour fonction
d'incarner le spectre de l'assimilation culturelle et, implicitement,
d'inviter à la cohésion du groupe sans laquelle la victoire ne sera
jamais atteinte.
Ainsi,
à l'instar d' Ellison dans
Inv~ible. Man ou de Jean
Toomer dans
Can~t
Kelley s'inspire du folklore noir-américain ~our
combattre les fondements idéologiques et historiques de l'infériorité
· .. /382
noire. Plongeant dans l'inconscient collectif noir, i l développe le
mythe du héros légendaire qui a pour fonction essentielle d'impulser
à l'homme noir le sens de sa dignité raciale et aussi de s'opposer à
son anéantissement. C'est pourquoi Mr Harper termine la légende de
l'Africain sur les propos suivants
. . . l
just say Tucker Caliban felt the blood
and have to move and even though i t was different
from what the African would-a done, i t amounts
to the same thing
(132).
Retrouvant sa place dans la lignée des héros, Tucker Caliban
se soumet à un rituel de renonciation qui, dans le contexte moderne,
est un acte héroïque comparable au sacrifice de son aïeul,
le mémo-
rable Africain.
b -
Les symboles
Dans un article sur le premier roman de Kelley, James W.
Byrd fustige les symboles de Kelley qu'il trouve plutôt vagues. Il
écrit :
. . . what is the significance of a
grandfather clock, a white stone from
a crude altar, a field sown with salt?
These symbols are intriguing but vague.
(10)
Ce critique ne s'est pas donné la peine de chercher à
percer le mystère des symboles qu'il cite puisqu'il s'arrête au
(10) James W. Byrd,
"Mythical Novels about the South", PhyR.on,
Vol. XXIV,
N°l
(Spring 1963), p. 100.
· .. /383
constat de leur caractère énigmatique.
Il est vrai que dans son uti-
lisation des symboles, Kelley ne puise pas dans la tradition, et ce
fait ne peut pas échapper au lecteur attentif. Mais si l'on se refère
à l'attitude générale de Kelley face à la tradition, i l est possible
d'arriver à des conclusions satisfaisantes: i l suffit d'interroger
le symbole au niveau individuel, comme on l'a déjà fait pour le mythe,
que Kelley élabore au niveau individuel avant de l'étendre à la col-
lectivité. Mais écoutons Kelley s'expliquer sur l'utilisation des
symboles dans son oeuvre
The symbols is not so much what i t means
to me as what i t means to the character.
In other words, the clock is always the
symbol of time, of history.
It has been
ever since we've had clocks ... But i t ' s
not what the clock means to me; i t ' s
what i t means to Tucker Caliban that is
important. To him, i t ' s a heirloom,
something that was given him by the white
people his farnily served, and now as a
symbol of his bondage which he is trying
to break, he destroys it. 50 i t ' s what i t
means to him much more than what i t means
to me that's important. It's not my symbol
so much as i t ' s that people take things and
symbolize them.
(11)
Le symbolisme de Kelley est donc construit en fonction de
la vision et de la démarche du personnage dans le roman. Les symboles
de Kelley fonctionnent de la même manière que ceux de Melville par
exemple dans
Moby V{dz
où la b a Le Lrre , en muti lant atrocement Ahab,
t
devient à ses yeux autre chose qu'un simple mammifère
aquatique:
(11)
Entretien d'Aoüt 1980
. . . /384
elle devient le symbole du Mal, qui rôde et qui frappe en traître;
dès lors, sa quête insensée se justifie. C'est dire qu'en fabriquant
ses symboles, Kelley suit la même démarche que lorsqu'il élabore les
mythes dont i l se sert pour s'adresser à la conscience collective de
son peuple. L'horloge de Tucker est un héritage du passé servile;
en la brisant, i l rompt avec le passé, mais en même temps, i l jette
d'un changement réel au niveau de la collectivité. De même,
le sel
que Tucker répand sur la terre est doublement symbolique
: i l signifie
la mort du passé et en même temps,
ce courage admirable qui a permis
à Tucker de s'ériger en modèle.
Au moment de conclure les transactions pour la vente du
lopin de terre convoité par Tucker, David Willson remet à ce dernier
un caillou blanc provenant du tas de cailloux au-dessus duquel l'Afri-
cain s'était incliné pour prier avant sa capture
(DD,29). Comme l'hor-
loge, le caillou blanc est un legs du passé, mais avec la différence
fondamentale que ce legs est celui d'un passé glorieux que le Blanc
a confisqué. En récupérant le caillou, Tucker renoue avec ce passé là.
Mais reçu des mains de David Willson, i l devient le lien qui relie le
mythe à la réalité.
De tels exemples du symbolisme de Kelley abondent dans son
oeuvre. Par exemple, si l'on pousse davantage l'analyse du symbolisme
du caillou blanc, on peut dire qU'il est également entre Tucker et
les willson. Tucker est le bâtard du planteur blanc David Willson
· .• / 385
qui, en lui remettant le caillou,
lui octroie en quelque sorte son
autonomie et Tucker, en l'acceptant,
se détache de son passé et de
la terre.
Le symbolisme du caillou blanc évoque celui du trophée que
Mr Herder remet à sa fille métisse dans la nouvelle "The only Man On
Liberty street";
ce trophée de champion de t i r dont Mr Herder est si
fier est certes un gage d'amour, mais i l exprime surtout un message
de paix et d'estime mutuelle entre les races.
Dans
Vem, Mitchell perçoit le jumeau noir comme un affront
à sa virilité alors que pour Carlyle,
i l est l'expression d'une re-
vanche du Noir contre l'oppresseur blanc. Un bon exemple de la signi-
fication personnalisée du symbole dans l'oeuvre de Kelley apparaît
dans la nouvelle "The Most Beautiful Legs in the World" où l'infirmib
de la jeune fille signifie pour Carlyle le bouleversement de toute
une vision du monde tandis que pour Hondo, elle n'a aucune signifi-
cation intrinsèque.
Toutefois,
i l semble que Kelley n'ait voulu discuter oue
d'un aspect du symbolisme dont il fait usage.
Il faut se rappeler que
l'ensemble de son oeuvre est une allégorie de la quête que devrait
entreprendre le peuple noir pour retrouver sa dignité et prendre ef-
fectivement la route de sa véritable émancipation. Ainsi,
les symbole
qui apparaissent ne se réduisent pas à ceux qui n'ont de significatio:
que pour les personnages du roman. Dans l'objectif de l'auteur,
les
personnages eux-mêmes apparaissent comme des symboles, même si Kelley
· .. /386
nie avec vigueur son intention de s'en servir comme des instruments
pour défendre une cause. Ce qu'en fait Kelley a voulu souligner,
c'est que ses personnages ne sont pas les représentations d'une vision
politique, mais plutôt celles d'une vision globale de la situation
noire. Dès lors, ils cessent d'incarner une cause pour représenter
des êtres humains aux prises avec les réalités de leur environnement.
Si ces réalités sont hostiles, cela n'est que conjoncturel et doit
se résoudre grâce à la faculté d'adaptation et d'innovation des hommes
qui sont victimes de ces réalités. Ainsi,
les personnages et les situ-
ations symboliques de Kelley portent la marque de l'expérience humaine
et ne présentent pas le caractère énigmatique propre aux symboles.
Tucker Caliban lui-même est un symbole de l'être vaincu
et asservi contre son gré.
Il est le bébé gue l'Africain n'a pas
réussi à tuer avant de mourir des mains de ses ennemis. Tout comme le
bébé africain recueilli représente la défaite du fier Africain, Tucker
incarne cette perte du prestige et de la force herculéenne de son
aïeul. Kelley le présente donc comme un petit bout d'homme frêle,
au physique ingrat pour symboliser l'héritage africain perdu.
De même, dans
A VItOp 06 Pat<..e.I1C.e.,
la cécité de Ludlow Washing-
ton représente moins sa propre vulnérabilité que celle de toute une
race.
Ludlow lui-même est un symbole: musicien de jazz, i l reflète
l'authenticité de sa race: mais noir et aveugle dans une société
raciste aux valeurs aliénantes, i l est à la fois en rupture avec le
monde réel et avec lui-même. Son cheminement depuis les espoirs naïfs
· .. /387
entretenus à la sortie du pensionnat jusqu'à la ferme décision d'as-
sumer son individualité incarne le voyage nécessaire du peuple noir
vers ses origines africaines. Et c'est le même thème que Kelley re-
prend dans
Vuvr.n0Jtd-6 TJtavw EvVtywhVtIU où Chig Dunford et Carlyle Bedlow
demeurent séparés jusqu'au moment où ils effectuent tous deux la
plongée à l'intérieur d'eux-mêmes, et se retrouvent sur le chemin de
l'identité commune.
Vem
obéit à la même conception du symbole qui retrace une
vision spécifique du monde. En effet,
les jumeaux Pierce incarnent
la dualité du peuple noir déchiré entre deux cultures antagonistes.
Mais ils projettent aussi l'image de la solution nécessaire d'un
conflit que Kelley perçoit comme étant d'ordre familial.
Certes pour
Mitchell Pierce,
le jumeau noir est le symbole de son impuissance et
du vide affectif qui frappe son foyer. Pour sa femme Tarn, i l concré-
tise une vengeance bien féminine contre un mari peu attentionné.
Pour Kelley, i l est le symbole vivant d'une histoire fallacieuse,
"fabriquée" aux fins de confisquer l'intégrité du Noir en tant qu'être
humain, et l'asservir.
Il convient toutefois de rappeler que, dans
Vuvr.noJtd-6 TJtavw
EveJtywhVtIU,
les symboles suggèrent une nouvelle conception du conflit
des cultures où le Noir et le Blanc sont perçus comme des principes
antithétiques gui s'affrontent dans une perspective manichéiste.
Comme nous l'avons déjà souligné, par ce roman, Kelley se range dans
· .. /388
la tendance du roman post-moderniste incarné par Reed, et qui offre
l'alternative d'une tradition afro-américaine empreinte de vitalité
face à l'intellectualisme déshumanisant de la tradition culturelle
occidentale. Les symboles dépassent ainsi le cadre de l'affrontement
racial et renvoie à des systèmes de références qui se déploient à
l'infini dans le temps et dans l'espace.
G - Les métaphores et les comparaisons
Pour illustrer ces procédés dans l'oeuvre de Kelley,
i l
suffi t
de se reférer au chapitre de l'Africain dans
A V,[66vz.e.VLt VJtummvz.,
où les sYmboles bibliques côtoient des personnages et situations
mythologiques ou tirés du folklore noir-américain. Fidèle à la tra-
dition orale et au mode de perception africain, Kelley se sert abon-
damment d'images suggestives et de comparaisons pour camper le mythe
de l'illustre Africain.
L'histoire de l'Africain est elle-même un chef-d'oeuvre
dans l'art d'intégrer l'image visuelle dans le paysage culturel spé-
cifique du neuple noir. Lorsqu'il apparaît "p a ré" de ses chaînes sur
le pont du navire qui l'a transporté en Occident,
l'Africain est com-
paré à un " a rbre de No~l lourdement chargé de décorations"
(21). Sa
tête n'est qu'une"gigantesque tête de mort noire"
(21). Voilà des
images suggestives à plus d'un titre.
... /389
L'arbre de No~l symbolise la naissance et la célébration.
Mais perçu comme élément végétal, i l est une partie isolée de l'arbre-
mère, donc déraciné et transporté. C'est ainsi que Kelley décrit
l'apparence de l'Africain de manière à lui faire évoquer à la fois
une force physique herculéenne et une pathétique vulnérabilité face
à des réalités nouvelles. De même,
sa tête comparée à une gigantesque
tête de mort suggère la mort spirituelle du déraciné.
C'est cette mort de l'.âme qu'illustre l'apparence chétive
de Tucker Caliban.
Il a une voix grêle de fausset,
semblable à celle
d'un enfant. De plus,
i l est myope et ne peut se passer de ses lunet-
t e s :
c'est l'incapacité d'appréhender correctement le réel qui est
ainsi illustrée. Sa grosse tête,
son nez épaté et ses yeux minuscu-
les reproduisent certaines particularités physiques de son illustre
grand-père, mais son corps maigre et sa petite taille suggèrent la
perte d'une bonne partie de l'héritage de l'ancêtre glorieux. Le nom
de Caliban emprunté au personnage shakespearien du sous-homme, est
évocateur d'une chute de la dignité humaine du Noir. Son prénom,
Tucker, reprend l'adjectif que Kelley a utilisé pour qualifier la
position du bébé sous le bras de l'Africain:
"tucked"
(21). Tucker
apparaît ainsi comme ce bébé qui a survécu à son père et que l'homme
blanc s'est approprié pour l'asservir.
Il apparaît donc que Kelley
tente de dévoiler aux Noirs sa réalité historique. Cela est d'autant
plus vrai qu'il se refère en même temps à la version officielle de
l'histoire pour démentir le mythe de l'infériorité noire et inviter
· .. /390
l'homme,
le Noir, à se redéfinir en fonction de ses "révélations".
AuX yeux des spectateurs réunis sur les quais,
l'Africain a une tête
qui ressemble à une "marmite de cannibale comme on en voit dans les
films"
(45). Ceci montre l'hermétisme des Blancs aux réalités afri-
caines et le besoin d'exotisme qui préside à la production de films
sur une Afrique sauvage, peuplée de cannibales, de colosses stupides
dangereusement violents, et à la merci des forces païennes.\\LAfricain
est décrit comme "one, real ornery son of a bitch"
(l8)
parce qu.'il
a refusé de se soumettre de bonne grâce.
Il a fallu l'enchaîner.
Ainsi est projetée puis rejetée l'image du "bon nêgre" inconscient
et stupide qui, par son attitude,
aide le Blanc à le dépouiller.
Aux yeux de certains Noirs
(Wallace Bedlow, p. 48)
et pour
les Blancs, Tucker se livrant à son acte destructeur est un débile
mental en pleine crise de démence. Mais à ce moment précis, Kelley
décrit Tucker en train "d'ensemencer son champ de sel" en ces termes
... Not running out like a mad dog and putting
down the salt like i t was salt, but putting
i t down like it was cotton or corn,
like come
fall,
it'd be a paying crop. He's so tiny to
be doing nich a terrible thing, no bigger
than Harold even, doing that like a boy
building a model plane or working with a little
hoe beside his daddy, pretending he is his
daddy and i t ' s his field and his own little
son working beside him.
(45)
Ce passage est chargé de métaphores qui illustrent le mou-
vement lors de la dépendance. Tucker "tue" la terre en y répandant
· .. /391
du sel. Mais le sel est comparé à des semences de coton ou de blé
qui,
au contraire, sont symboles de vie et de fécondité de la terre.
Ensuite, Tucker est comparé à un enfant absorbé à construire une
maquette d'avion; Kelley l'associe également à un enfant qui joue à
l'adulte s'imaginant dans la peau de son père alors que ce dernier
redevient enfant. De surcroît, Tucker affiche une grande sérénité et
un retrait volontaire hors du réel. Par le jeu des comparaisons,
Kelley suggère l'existence d'une dynamique entre la terre, l'action
de Tucker et une vie nouvelle évoquée par l'idée des semences. En
"tuan~' la terre, Tucker se comporte comme s'il la fécondait. La mort
est ainsi présentée comme nécessaire à sa naissance à de nouvelles
réalités qui vont déterminer l'avenir. Mais la terre, c'est le passé
servile -
les plantations, l'esclavage - et ses retombées sur le
présent -
le métier subalterne, l'exploitation, la dépendance. C'est
pourquoi 'ï'ucke r , dans sa révolte, s'en prend violemment à la terre,
dans l'acte courageux de se démarquer complètement du passé:
Tucker's action is an example of one of the
most dramatic forms of human courage - the
abrupt severing of the pasto When one's
roots have come to represent spiritual
stranqulation rather than freedom, they must be
eut.
\\(12)
C'est à dire donc qu'en "tuant" la terre, Tucker se livre
à un acte d'exorcisme, une sorte de purification qui le libère du
"péché" de s'être soumis à la domination de l'homme blanc. Et Kelley
le compare à un enfant chétif
(12)
pour suggérer l'image biblique de
(12)
James R. Giles,
"Revolution and My th",
Op. Cit., p.
44
· .. /39 2
David en train de terrasser le "Goliath de la servitude", pour re-
prendre les termes de Horward Faulkner dans son article :
"The use of
Tradition in W.M. Kelley' s
A O-LnnVte.nt OJtummVt".
D'autres métaphores et figures de style sont utilisées tout
au long du roman pour élaborer une peinture vivante et colorée de la
vie. Par exemple, dans l'animation de la vente aux enchères des escla-
ves, un vendeur blanc et son fils métis sont respectivement comparés
aux deux clichés positif et négatif d'une photo. Plus loin, les ba-
dauds rassemblés sur les quais dans l'attente de l'apparition de
l'Africain ont des visages aussi "maussades que la face interne des
citrons". Pour décrire la couleur d'une vache, Kelley l'assimile à
celle du bois fraîchement coupé.
Il semble que le souci de Kelley
soit de se servir autant que possible du langage imagé propre à la
culture nègre pour atteindre les masses noires illettrées, son projet
étant d'aider ces masses à cerner leur identité. En proposant des ima-
ges pour
remplacer le discours, Kelley puise dans la tradition
orale le moyen de camper une vision concrète de la réalité et arrive
ainsi à s'immiscer dans la conscience collective de son peuple.
c -
La dynamique du langage et l'enracinement.
Les procédés de Kelley pour atteindre son but sont multi-
ples. Dans
A V-L66eJte.nt VJW.mmeJt, Tucker Caliban a senti le besoin instinc-
tif de renouer avec sa conscience devant une situation qui l'a
• •• /39 3
révolté. Ludlow Washington dans A VJtar On Patie.I1C.e. a cherché refuge en
lui-m~me devant le chaos d'une vie tumultueuse qui l'a mené à l'asile.
En décidant de pratiquer le jazz tel qu'il le conçoit, il fait un
choix courageux entre l'art commercial qui assure sa subsistance ma-
térielle mais l'aliène, et l'art authentique dont la rétribution est
simplement la sérénité morale dans le bonheur d'être soi-même. Dans
VUl1noJtc:L6 TJta.vrn EVeJr..ywheJr..e..ô,
le retour à l'authenticité à pour véhicule
le langage qUi,
sous la plume de Kelley,
fonctionne comme un mot de
passe ou une formule magique pour aider l'homme noir à se détacher
d'une culture étrangère qui l'enchaîne et l'empêche de progresser.
Chig Dunford est le prototype de l'assimilé. Elevé à Harlem
dans un milieu familial qui cultive les valeurs blanches, i l ne con-
nait pas 'le~ réalités du ghetto. Devenu universitaire Ivy League,
il méprise la culture noire et, préférant la compagnie des Blancs, i l
s'évertue à parler leur langue à la perfection.
Mais lorsqu'un jour i l s'exprime dans le langage de l'homme
de la rue, Chig obéit à une impulsion qui s'enracine dans la culture
du ghetto. Est-il alors conscient de ce retour à l'authenticité de
sa race dans le contexte américain moderne? N'obéit-il pas plutôt
à l'appel de l'inconscient collectif tel que l'entend G.G.Jung ?
C'est la question qui s'impose si l'on considère la progression du
roman à ce stade précis : Kelley plonge de plein pied dans un contexte
différent où le nom de Chig s'incorpore à celui de Carlyle, et la
· .. /394
langue utilisée devient un mélange de l'anglais classique, du dia-
lecte noir-américain, parfois du français et d'autres langues encore,
dans des structures nouvelles,
avec des mots "fabriqués". Le roman
se termine sur la rencontre symbolique de Chig et de Carlyle qui,
au même moment, effectuent le retour aux racines harlémiennes. Si
l'on considère la métamorphose de Chig après sa descente inconsciente
dans le monde noir-américain authentique qu'il méprise par le véhi-
cule de la langue, on pense à un mouvement en deux temps de l'univer-
sitaire : d'abord vers les bas-fonds harlémiens comme pour s'enraciner
et, ensuite, vers le contexte universel de New Afriquerque.
Il y a
un mouvement d'enracinement dans les valeurs spécifiques puis d'ou-
verture à une culture universaliste qui résulte de la fusion harmo-
nieuse des éléments qu'incarnent Chig et Carlyle.
Chig est le premier a être surpris de son comportement
lorsque, irrité par l'un de ses compagnons blancs, Lane, i l ne se
contente pas de répondre "non" à ses questions, mais ajoute "mother-
fucker!".
La spontanéité de sa réaction le déconcerte car, rappelle
le narrateur
He tried always to choose his words
with care, to hold back even anger
until he found the correct words.
Luckily he had never suffered a pronun-
ciation problem . . . He smiled, laughed
behind closed lips, at the street-
words that had waited inside him aIl
these years to jump out a Lane's face.
(46-47)
· .. /39 5
Chig a jeté le masque de l'assimilé, et Kelley semble dire
que c'est une étape essentielle dans sa progression vers la décou-
verte de soi et l'équilibre métaphysique. A ce stade du roman,
le
narrateur introduit au chapitre 8 le cours du professeur noir qui
·vise la réeducation de Chig
(recomince with h Unmisereaducation)
et
se charge de le ramener à la réalité
(carrying him back ~Realty) .
La question qui lui est alors posée:
"awick now 7", et dont la ré-
ponse affirmative est implicite dans le mot "Goodd" qui suit,
semble
se reférer à l'injonction du début du chapitre 1 : "Boy! Chig ! Wake
up and move over. Please"
(1). c'est dire que jusqu'au chapitre 8,
Chig n'était pas encore éveillé au monde réel et i l n'a réuni les
conditions d'une telle prise de conscience que lorsque, par son lan-
gage,
i l est descendu symboliquement dans les rues du ghetto qu'il
a toujours fuies depuis son enfance.
Toujours dans le souci de créer un langage qui reflète les
particularités des langues d'origine africaine, Kelley s'efforce
d'exprimer à travers le mot à la fois le' signifié et l'émotion qui
lui ont donné forme, rythme et sonorité. Dans
VUVl.nOfLM TJta.ve1..6 EVVLlJWhVLUl,
le support du langage utilisé est la tradition orale, et les diffé-
rentes sections du roman rapportent en grande partie des conversations
et des discours. Par exemple la deuxième partie qui commence à la
page 61, est un cours où Kelley utilise le discours prononcé pour
établir une sorte d'adéquation entre les intonations du professeur
... /396
et la structure de ses phrases. Selon que le mot est lu à voix haute
ou à voix basse,
son sens varie. La vision évoquée devient ainsi une
combinaison d'images et de sonorités reflétant le contexte spécifi-
que des personnages du roman.
Dans le nouveau décor inventé par Ke11ey, New Afriquerque,
le phonème 2 est banni, remplacé par d. La répétition des de, dat,
~, dem, etc., produit une sonorité qui évoque le son du tarn-tarn
africain, ou alors celui de la contre-basse. A la page 86,
le profes~
seur invite les élèves à chercher dans le quotidien, The V~y C~zen,
d'autres éléments utiles à leur nécessaire prise de conscience. Il
dit :
Dust, we may away ourse1fs from the 1ang1eash
language for aperusa1 O'some Sauce-matouria1
gleanerd from dPages 0' dDia1y Citysan, n acause
in dTongue O'Now Afreequerquenne,
seen z' Mr.
Chaca110 vbegin tc10se dGap in dOwnderstanding
o'dFront O'hExperience ntspy dRe1ayshinship betwin
hId-se1f n dhat.
(86)
Après ce discours, i l commence à lire des extraits du quo-
tidien, dont celui-ci
:
Dappy duo-Wifed Mr.
52th Street Dentooot,
tending Home on dTanagent, makend dRound
o'Harem nicepots wi spicy Piece-gir1
Rojena shachack. DBoys at B.B.s Bubbershop
recommended he branch dhat Hippocritimus on
a Tree n ca11 dhem by dhei nteful Name.
(86)
Il Y a une disposition anarchique de la consonne ~ pour
exprimer peut-être l'univers psychique de Kel1ey : un Noir-Américain
· ... /39 7
authentique conscient de sa condition d'opprimé et qui crie sa révol-
te. Il exprime en m~me temps ses rêves, ses espoirs, son rejet de
l'univers de la domination et sa vision du monde idéal. Sa révolte
s'exprime dans les rythmes saccadés du tarn-tarn ou de la contrebasse,
instruments d'une culture spécifique mais en même temps symboles d'un
art universel :
la musique.
La nouvelle création verbale de Kelley exprime donc un
rêve personnel tendant vers l'inconscient collectif du peuple noir.
La technique qui consiste à combiner l'image et le son ne s'arrête
pas à la reproduction de sonorités musicales. Kelley utilise aussi
la prononciation du mot pour suggérer des idées, et c'est le cas à
la page 57 où,
se reférant au concept du "fardeau de l'homme blanc",
i l fait dire à l'Oncle Tom (Tum)
s'adressant à des esclaves dans les
plantations de coton
(caughtom fields)
We siuved yam from the salvagery consee
youming Puert Africo, given the grieft
of servilization. You were hopi, whittle
you,
as pies in a stomach, as 'stwee in a
spit,
as tomintow juiws in a bloody
merrygoryund !
(57)
Dans ces propos où i l est question de la mission civilisa-
trice de l'homme blanc,
l'expression-clé est lIthe grieft of servi-
lization". Une lecture visuelle de cette expression conduit à des
interprétations multiples. On voit en effet les mots "griefs" et
"servile", et l'on est informé que c'est là le cadeau offert à l'hom-
me noir par le Blanc. Le signe inventé par Kelley suggère l'idée de
· .. /398
douleur morale
(grief)
et de servitude
(servile-ization). On aboutit
au message suivant:
sous prétexte de le civiliser, le Blanc a fait
don au Noir des misères de la servitude.
L'ironie est là, cinglante.
Mais en même temps,
l'expression prêterait à méprise si elle était
prononcée à haute voix. Ainsi, on,pourrait comprendre "gift" et "ci-
vilization", et ainsi donner un sens positif à l'expression. Toute-
fois,
dans les deux cas,l'ironie persiste pour traduire la révolte
de Kelley face au caractère présom~teux de la mission civilisatrice.
Le souci de Kelley est davantage de créer des signes qui
sont suggestifs d'une situation, d'une vision, d'un rêve. Par exemple,
à la fin du dernier chapitre, Mr Charcarl est en train de rêver et
s'entend appeler "boy" par un homme blanc, Joh N.
ChilI. Kelley en
profite pour faire parler quelques personnages de New Afriquerque,
en l'occurence Rabbit et Turtle, qui s'accordent sur le fait que
Mr Charcarl a encore besoin du cours de "conscientisation" du profes-
seur (chap.
8)
car, dit Turtle
. . . He (Mr Charcarl)
still at it, Rub. WeIll
have tsend him back throuort for Lesson.
Thurtyone n make dodds five two wender wi.
Mr Chigger, you vblunder, beeboy. You got
aLearn whow you talkng when tsay whit
man. What man? No, man. Soaree !
(p.
201)
Les mots n'ont pas une physionomie familière,
cela est
évident. Mais leur aspect renvoie à des visions exotiques
: throuort,
dOdds, beeboy,
sans toutefois signifier une chose précise. Lus à
... /399
haute voix, ils imposent un rythme particulier, une intonation et
un débit de phrase qui évoque le langage des Noirs. Alors se suggère
le fond, et l'on se surprend â. "jouer", comme Kelley, avec l'ortho-
graphe des mots pour adopter â. rebours la démarche dont elle est l'a-
boutissement. Ainsi,
la dernière phrase de la citation ci-dessus de-
viendrait : "You got to learn how you talking and when to say what
man. What man? No man. Sorry
1"
. .
Il est ainsi suggéré que Chig ne deviendra Charcarl que
s ' i l a le courage de dire "non" à la culture blanche,
car c'est seu-
lement alors qU'il pourra s'élever et progresser
(soar-ee). A la
fin de ce chapitre, Turtle et Rabbit prennent congé de Charcarl et
l'invitent â. se réveiller et à assumer son identité humaine.
Ils lui
crient :
In Side, out ! Good-bye, man
:
Good-buy, man Goodd-buy Man.
Go Wood, buy Man. Gold buy Man.
MAN ! BE ! -
GOLD ! BE !
(201)
"Inside out" représente une invitation à jeter le masque
de
l'assimilation culturelle et à assumer au grand jour sa vérité
profonde. Les expressions qui suivent sont des vocables porteurs de
qualités audio-visuelles qui suggèrent les conditions de la libération
totale de l'homme noir: en entendant l'expression "good-bye Man",
et selon l'intonation donnée à la phrase,
l'on pourrait comprendre
"good buy man"
(c'est une bonne affaire Monsieur) ; "Go Wood, buy Man"
(va dans les bois, et retrouve ton essence humaine
: c'est le conseil
du romantique
H.D. Thoreau) ; "Gold buy Man"
(l'homme est pureté
· .. /400
comme l'or); "MAN! BE ! -
GOLO! BE"
: ces mots prennent un sens
lorsqu'on intervertit verbe et complément. On a alors BE MAN ! BE
GOLO! et on arrive à la pureté originelle de l'être comparée à de
l'or,
ce niveau de l'âme universelle oü l'écrivain ou l'artiste et
son lecteur peuvent entrer en parfaite communion.
We're coming out of tone languages, explique Kelley
qui ajoute :
We have forgotten the individual tone
languages, but we haven't ~orgotten
the concept. We are constantly bringing
tonal qualities into English, which is
one of the reasons why we speak i t badly . . .
l
am doing more work on my intonation
than on my pronunciation.
It's the
intonation that makes the language.
(13)
Le langage élaboré par Kelley n'est pas une fin en soi,
mais plutôt le moyen d'accéder à l'équilibre métaphysique par la ré-
solution du conflit esthétique qui le sous-tend. En effet, en reje-
tant les conventions établies de l'anglais et les formes d'écriture
traditionnelles, Kelley laisse entrevoir'le conflit esthétique qui
le déchire. En même temps, i l se sent balloté entre, d'une part, sa
conscience d'être nègre,
le désir d'assumer sa spécificité et la
vision du monde correspondante, et d'autre part, les procédés d'écri-
ture qui lui permettront de traduire ce particulier dans des termes
qui conduisent au général. Ainsi,
le besoin d'inventer un nouveau
langage correspond, chez Kelley,
à celui d'inventer un monde harmo-
nieux oü tous les éléments s'intégreraient en une parfaite synthèse.
(13) Entretien d'Aont 1980
· .. /40 l
La structure de Vun6otz.cL6 Tlta.veLô EVVLywhVLeJ.J suit ce processus, et le
nouveau langage est le résultat d'une expérimentation linguistique
dans ce sens. A la fin de l'entreprise, l'on constate que le fossé
demeure entre l'écrivain et son public qui, déconcerté par la dif-
ficulté du texte et l'érudition de son auteur, ne reçoit pas le mes-
sage.
-=0-=0=-0=-
CON
C LUS
l' 0 N
· .. /4 0 3
Au cours de cette étude, nous avons suivi l'itinéraire
d'un homme et l'histoire de sa création artistique que nous avons
tenté d'analyser en profondeur. Au terme du travail, nous sommes
parvenus à plusieurs constatations. De l'étudiant "Ivy League" qui
rejetait les valeurs familiales bourgeoises â l'écrivain en mal
de publication qui vit aujourd'hui clottré dans un minuscule appar-
tement de la 125e rue à Harlem, i l y a certainement eu une évolu-
tion intéressante.
Au début de sa carrière d'écrivain, Kelley fasciné par
les idées révolutionnaires de Malcom X et de Martin Luther King,
projetait non seulement de concrétiser dans son oeuvre l'idéologie
de ces illustres théoriciens de l'émancipation noire, mais rêvait
surtout de vivre en accord avec ces principes.
Te rejet de la cul-
ture occidentale s'exprimait alors dans l'assertion de son apparte-
nance au continent africain et son adhésion à ses valeurs.
Son oeuvre
dans son ensemble prend alors le contre-pied de la tradition cultu-
relle occidentale dont i l conteste les valeurs et la conception de
l'histoire pour proposer à la place une tradition centrée sur l'ethni-
cité africaine. Analysée dans cette perspective,
l'oeuvre de Kelley
est une réussite. Mais l'on ne saurait en dire autant de la vie de
l'écrivain confronté à son public ni de la vie de l'homme qu'il a
voulue reflet de son art mais qui représente actuellement l'accord
· .. /404
avec les valeurs mêmes qui sont fustigées dans ses fictions. Nous
reviendrons plus tard sur ce point précis.
L'oeuvre de Kelley pourrait se rattacher à la tendance
du roman afro-américain post-moderniste qui offre l'alternative
d'une tradition culturelle différente (africaine) dont les valeurs
s'opposent à celle d'une culture occidentale en décadence dans une
société déshumanisée et fragmentée. Pour réaliser un tel ~rojet, il
fallait inventer un nouveau mode d'écriture et un langage propres
à traduire une perception africaine du monde;
Kelley dit à ce propos
Our literary tradition is essentially the
African literary tradition. It is basically
oral and l think black writers must begin to
think in sorne of those terms, to use the fan-
tastic oral language that has developed. l think
that the mythic and supernatural tradition is
much more the way we think (1)
L'histoire orale et le folklore en confrontation avec
l'histoire écrite: telle est la démarche adoptée par Kelley pour
donner de l'esclavage une version valorisante pour le Noir. Il
s'agit d'un nouveau mode d'écriture, d'une dynamique littéraire
ne reflétant pas le monde réel, mais plutôt la lutte quasi-permanente
(1) Entretien d'Aoùt 1980
· .. /405
d'individus en quête d'identité et tentant de s'affirmer dans un
monde qui les circonscrit et les opprime.
Il est dès lors un ins-
trument qui reproduit une nouvelle réalité à savoir la situation
noire dans un contexte de rupture. D'où une technique de décons-
truction, de fragmentation et de mise en contraste d'éléments anta-
gonistes qui rappelle l'esthétique chère aux écrivains blancs qui
ont tourné le dos au réalisme, ou à certains Noirs tels que John
Edgar Wideman dans
The. Lync.heM. Toutefois, Kelley pousse l' expéri-
mentation dans le sens d'un art créatif constamment réinventé comme
chez Ellison ou Baraka, mais qui se rapproche davantage du "free
Jazz" dont l'expression la plus caractéristique apparait dans les
romans d'Ishmael Reed.
En fait,
l'oeuvre de Kelley illustre diverses tendances
du roman afro-américain contemporain, mais avec Vun60!1,cL6 TJtavet6 Eve.Jty-
wheA~,
i l aboutit dans l'utilisation des techniques de fragmenta-
tion et de niveaux de conscience multiples qui caractérise le mode
d'expression post-moderniste. L'influence de Faulkner dans A V~n6e.Jt~
VJtwme.Jt
ainsi que l'utilisation du folklore et de l'argot du ghetto
dans
Vem, placent Kelley dans un stade de transition entre la théma-
tique traditionnelle du Noir victime du racisme des Blancs, et la
tragédie de la vie tournée vers le grotesque. Le recueil de nouvelles
offre une 'peinture impressioniste de Noirs qui se détachent sur
l'arrière-plan d'un monde blanc où ils essaient de s'affirmer par le
rej et des stéréotypes raci aux péj oratifs. Dans Vun6oJtcL6 TJtavet6 Eve.JtywheJteJ.J,
· •. /40 6
la glorification de l'ethnicité africaine face à la culture occi-
dentale et blanche décadente s'exprime dans les termes d'une sexua-
lité qui se caractérise par la force et la vigueur sensuelles du
Noir en contraste avec le rationalisme froid de la culture blanche.
Nous avons vu comment A V,(66eJteYLt VJtummeJt se rapproche d'une
parabole faulknérienne dans laquelle un Africain mythique incarne
l'Afrique glorieuse dans sa résistance héroïque aux esclavagistes
blancs, et où sa descendance oppose une résistance spirituelle à
l'oppression par l'exode de tous les habitants noirs d'un Etat mythi-
que du Sud. Par sa structure, le roman s'apparente comme nous l'avons
déjà souligné, à l'ouvrage de Faulkner,
A6 l
LatjVtje
tandis que
l'enigme utilisée dans le second chapitre le rapproche de
I~v~,(ble
Ma~
de Ralph Ellison. Par ailleurs,
la légende de l'Africain exem-
plaire qui renvoie au mythe des o~igines africaines fait penser à
la tradition orale. Sur un autre plan, Kelley projette la vision
d'un nouvel ordre social caractérisé par la séparation des races
en détruisant ses terres et tout le patrimoine qui incarne son passé
servile, Tucker rompt des liens à la fois historiques et biologiques
puisqu'il est aussi le bâtard du planteur David Willson. Par l'op-
position entre Dewey Willson et Tucker Caliban, Kelley souligne
la fin de la tradition du mélange des races.
· .. /407
Dans
Vem,
Kelley critique les préjugés raciaux et so-
ciaux de la bourgeoisie blanche; 'l'action se situe dans l'Amérique
urbaine et l'intrigue progresse à partir de la naissance insolite
de jumeaux dont l'un est blanc et l'autre noir; elle s'articule
autour d'épisodes de bandes dessinées, d'anecdotes et de retourne-
ments de situations comme dans
YeUow Blac.k RaMo 13Jtoke Down ou Mwnbo
Jumbo
d'rshmael Reed et le personnage de Hondo évoque celui de
l'escroc des contes africains, devenu l'arnaqueur du ghetto trans-
formé en héros culturel.
Avec
Vun6oJtd.ô T!tavw EveJtywheJte.J.J,
une autre tendance s' es-
quisse à travers la technique adoptée. Une structure circulaire
en combinaison avec une esthétique fragmentaire et l'utilisation
des divers niveaux de la conscience attestent de l'influence de
Joyce. Kelley reste dans la lignée joycéenne par l'expérimentation
à laquelle i l se livre au niveau du langage et qui aboutit à une
écriture associant transcription phonéti~ue, dialecte noir et an-
glais standard. Le langage fragmentaire ainsi conçu repose sur des
polyvalences sémantiques, des homophonies, des assemblages verbaux
et des déplacements de sens que F. Clary ne manque pas de relever
dans son ouvrage,
L'E.6po.uz. de VivJte,(2} • Toutefois, si ce jeu verbal
est d'inspiration joycéenne, i l demeure afro-américain par ses
... /408
références au dialecte noir car, répétons-le,
l'intention de Ke11ey
dans son dernier roman est d'élaborer une contre-mythologie con-
sacrée à la glorification de la race noire à travers une vigoureuse
dénonciation du rationalisme et de la technologie des Blancs. Pour
réaliser un tel dessein , i l a fallu avoir recours à des mythes
universels et à un nouveau langage conçu pour permettre au Noir
de maltriser sa parole sans lui enlever une autonomie idéologique
et linguistique.
VUl1éoJtdl.l TJtave11.l EVeJr.tjwheJr.e.!.l
s'articule aussi sur une oppo-
sition entre la chaleur et le froid présentés comme les symboles
des caractéristiques fondamentalement antagonistes du blanc et du
noir. La chaleur représente la vitalité afro-américaine et le froid
la frustration et la sclérose occidentales. Le champ culturel du
conflit dépasse ainsi la simple caractérisation raciale pour englo-
ber des systèmes de références qui embrassent tout le cosmos et si-
tuent la lutte dans une sphère métaphys~que. L'influence de Joyce,
mais aussi celle d'E11ison se manifestent d'une part dans la struc-
ture du roman qui rappelle
F-i.I1I1e.gan' ~ Wake.,
et d'autre part l ' utili-
sation du folklore noir-américain déjà exploité par E1lison dans
Il1v-L6-i.b.f.e. Man.
Cl est ainsi que
VUl1éoJtdl.l TJtavw EVeJr.!fwheJr.e~
associe à
une
esthétique
impressionniste
et fragmentaire une structure circu-
laire qui le place dans la tendance du roman noir-américain post-
moderniste dont le chef de file est incontestablement Ishmae1 Reed.
... /409
Mais si, comme le constate à juste titre F. Clary, la
contre-mythologie proposée par Kelley se rapproche de la tradition
vaudou développée par Reed dans
Mumbo Jumbo, elle s'exprime diffé-
remment dans un langage élaboré selon le mode joycéen, alors que
Reed fait éclater la langue anglaise
standard dans des pastiches
de genres populaires américains tels que le western, le roman poli-
cier ou les bandes dessinées. Il n'en demeure pas moins vrai que
Kelley, comme Reed, a évolué sur le plan de l'imaginaire et de l'écri-
ture vers une tendance de la littérature noire-américaine centrée
sur une vision manichéenne exprimée par une opposition dogmatique
entre les cultures noire et blanche. Par l'enracinement dans une
tradition africaine solide et par une création verbale et originale,
l'auteur présente la culture noire-américaine fondée sur le spiri-
tualisme et la dynamique imaginaire dans les termes d'une revanche
du Noir face au matérialisme déshumanisant et sclérosant qui carac-
térise la tradition occidentale. En bref, on peut dire que le thème
central de l'oeuvre de Kelley est l'affirmation de soi par le rejet
du paternalisme blanc; toutefois, on y perçoit faiblement, en fili-
grane l'espoir idéaliste d'une entente harmonieuse entre les Noirs
et les Blancs après la découverte et l'acceptation de leur essence
commune. Il faut cependant souligner que Kelley reste pessimiste
sur ce point précis dans la mesure où il semble convaincu que le
Noir a tort d'accorder sa confiance à l'homme blanc qui, toujours,
. . . /410
le trahira. Ce point de vue est traité dans
Vem et dans les nou-
velles.
Le mode de vie adopté par Kelley ne reflète en rien l'op-
tion fondamentale qui se dégage de ses oeuvres, et i l semble que
le retour au passé africain ne soit en fait qu'un moyen d'évasion
et de valorisation personnelle. Mieux, on dirait que le contact
réel avec l'Afrique et les Africains n'est pas vraiment souhaité
ou en tout cas inspire-t-il une sorte de crainte inavouée mais per-
ceptible dans certains choix et comportements. Malgré le rêve entre-
tenu de se rendre en Afrique, Kelley a préféré décliner une invita-
.
S~ ~
l
. l
.
t t
. t
l
t
~ .
d
~ (3)
tlon au
enega
qUl
Ul prome
al
non seu emen
un seJour
ore
mais aussi la rencontre réelle avec l'Afrique des profondeurs dont
il prétend proclamer les valeurs dans ses fictions. D'autre part,
une longue lettre dans laquelle il exprime le regret de ne parler
aucune langue africaine est l'excuse qu'il donne pour ne pas se rendre
à un colloque sur les Arts Nègres à Paris, en 1966, et qui rassem-
blait des Africains d'horizons divers. Chez Kelley,
l'image de l'Afri-
que ainsi que ses traditions ne sont en fait que les supports d'une
quête d'identité qui se perpétue dans un contexte où l'infériorité
raciale noire est un fait de culture. C'est dire que sa déclaration
(3)
Voir Annexe III
... /411
de guerre contre les stéréotypes et son appel au retour aux ori-
gines africaines ne dépassent pas le niveau du discours dans la
mesure où lui-même reste prisonnier de la réalité socio-culturelle
agressive de son milieu naturel. La glorification de l'ethnicité
africaine et la création verbale apparaissent dans l'oeuvre de
Kelley comme des armes servant à préserver l'identité du Noir et
à affirmer sa présence au sein de. la culture blanche; elles ne lui
dictent pas un mode de vie particulier et n'infléchissent en rien
son comportement habituel que sous-tend l'effort peut-être incons-
cient de s'intégrer à la culture dominante, ou en tout cas, de se
faire accepter comme l'égal du Blanc. Kelley n'échappe pas en effet
aux contingences de la société capitaliste, car s ' i l en apprécie
mal l'extrême complexité, ce qui le conduit à une vision simpliste
du conflit des cultures, ses oeuvres reflètent une séparation dog-
matique entre la race noire et la race blanche qui font ainsi l'ob-
jet d'une présentation manichéenne infléchie en faveur du Noir. Le
conflit des cultures s'éternise donc dans l'affrontement de deux
entités qui cherchent à s'imposer l'une ~ l'autre, et Kelley n'af-
firme le triomphe du Noir que du bout des lèvres puisqu'il n'hésite
pas à en reculer l'échéance, en posant l'hypothèse que la bataille
comporte plusieurs manches.
La démarche ainsi adoptée par Kelley est révélatrice
d'un certain esprit revanchard, entretenu par le statut d'infériorité
... /412
du Noir au sein de la société américaine. Chez Kelley,
la libé-
ration du Noir se définit dans les termes d'une évasion vers un
passé africain qui lui restitue le sentiment de valeur personnelle
perdue dans le contexte de traumatisme racial où i l évolue. L'idée
de transcendance spirituelle et de dépassement des pénibles con-
ditions .de vie qui caractérise la démarche ellisonienne est ab-
sente des oeuvres de Kelley qui, tantôt présentent des héros fuyant
les réalités hostiles pour se réfugier en eux-mêmes, comme Tucker
Caliban OU Wallace Bedlow, tantôt s'articulent sur l'élaboration
d'une contre-mythologie consacrée à
la glorification de la race
noire au détriment de la race blanche comme c'est le cas dans Vun6o~M
T~v~L6 Ev~ywh~u.
Il convient toutefois de noter que l'idée direc-
trice de l'oeuvre de Kelley
demeure essentiellement celle d'une
humanité commune aux deux races.
Il s'attache à écarter les coutumes
et les préjugés qui dissimulent l'essence humaine des races blanche
et noire, et ceci transparalt dans la nouvelle "Cry For Me", où le
récit aboutit non seulement à la consécration du talent d'un artiste
noir, mais à une réelle symbiose entre l'artiste et le public blanc
qui envahit la scène pour exprimer sa joie et son sentiment de fra-
ternité.
ce thème de l'équilibre intérieur est repris dans
A V~op
06 P~~n~~.
Pour ne pas céder à la tentation de violence qui l'habite
... /413
en permanence face à l'agression raciste, Ludlow Washington trouve
dans la musique une échappatoire qui le détourne d'une certaine an-
goisse métaphysique. Et même lorsque l'exercice de son art ne suffit
plus à lui procurer l'évasion recherchée,
il continue à se complaire
dans le rôle du personnage de ménestrel qu'il est devenu, et ne cède
jamais à la tentation de l'acte violent. Kelley cherche ainsi à
démontrer la nature foncièrement pacifiste du Noir et à faire porter
au Blanc agressif et oublieux de l'essence commune des deux races,
la responsabilité de la scission établie entre elles. Dans Vern, le
personnage de John Godwin incarne ce débordement de violence qui
n'affecte nullement le Blanc puisque l'important pour lui, c'est
le sentiment de son bon droit. Par son recours facile à la violence
et par le droit qu'il s'arroge de tuer, Godwin, ou l'homme blanc en
général, est dépeint comme une divinité primitive. L'étroitesse et
la froideur du monde blanc puritain et technocrate sont· dénoncées
mais le recours à la violence pour combattre cet état de fait n'est
jamais prôné. Pour Kelley, le Noir ne doit pas chercher à renverser
le statut quo mais s'efforcer au contraire de s'y insérer en évitant
de répondre par la violence à l'agression raciste. DansVem,
on est
devant une situation nouvelle où le Blanc ne domine plus la femme
noire et engendre une race de métis, mais où le Noir choisit en toute
liberté de faire don d'un enfant de sa race à une femme noire. La
conclusion symbolique de
Vern est que le Noir doit rejeter tout aussi
... /414
bien l'humilité que la violence et s'insérer à égalité dans la so-
ciété blanche. Mais au-delà de son espoir idéaliste que l'humanité
découvre ses racines et s'unisse enfin, Kelley sombre dans le pes-
simisme, car c'est avec un cynisme sans artifice qu'il attire l'at-
tention sur le fait que le Noir sera toujours trahi par le Blanc
auquel i l avait accordé sa confiance. Le recours à une forme d'art
quelconque ou au passé africain n'est en fait qu'une source d'éva-
sion principale et un moyen de valorisation personnelle. Kelley est
donc bien prisonnier des réalités socio-culturelles de la société
américaine dont i l cherche a contrecarrer les assauts par une fuite
hors du monde qu'il se défend de reconnaître et d'avouer. Dans sa
vie quotidienne,
i l n'évoque en rien le héros ellisonien qui tire
sa force de la confiance en soi
acquise par la conscience de l'unité
de l'être. Kelley poursuit sa quête d'identité en dehors de lui-même,
en référence à l'image obsédante de lui-même que lui projette le
Blanc,
et qu'il semble incapable de dépasser. Or, pour parvenir à
la connaissance de soi et, ce faisant à
l'affirmation de soi, il
est nécessaire que l'individu se dépouille de ses illusions et se
retrouve dans un état de nudité psychologique qui, en l'obligeant
à ne plus ,compter que sur lui-même,
le conduit à chercher à l'inté-
rieur de lui-même la capacité d'atteindre la liberté.
Dans son réduit en plein coeur de Harlem, Kelley semble
vivre les retombées de son option idéaliste face aux réalités
· .. /415
incontournables d'une société fondamentalement matérialiste. Dans
sa vie quotidienne, i l projette l'image pathétique d'un homme
traqué par les nécessités de la survie mais s'efforçant de garder
vivant le rêve qui l'habite. Arborant un jour un bracelet d'argent
de style africain offert par un ami Sénégalais, Kelley baptise ce
cadeau symbole du lien avec la mère-patrie renoué par le frère afri-
cain resté en Afrique.
Symbole d'amour et d'appartenance à un passé
valeureux,
le bracelet, dit-il, n'a pas de prix. Quelques mois plus
tard, c'est la mine contrite qu'il avoue l'avoir cédé pour cent cin-
quante dollars,
la pressante nécessité ayant fait voler en éclat
l'illusion de la force intérieure retrouvée. Artiste en rupture avec
les réalités de son milieu, Kelley ne parvient plus à vivre de son
art mais s'entête à accuser de son· infortune la société technocrate
et le système capitaliste américain qu'il réduit à sa simple expres-
sion d'exploitation de l'homme par l'homme. En d'autres termes,
la
nature complexe du clivage entre Noirs et Blancs au sein de la so-
ciété américaine échappe à Kelley et l'analyse sociologique qui se
dégage de son oeuvre puise ses références 'davantage dans des systèmes
idéologiques que dans le vécu de l'écrivain. Ainsi s'explique le dé-
calage qui existe entre l'intention qui sous-tend l'oeuvre de Kelley
et la réalité de son univers quotidien. plus préoccupé d'élaborer
une technique d'expression originale que d'honorer une thématique
répondant au gont du grand public dans une société à dominance
... /416
matérialiste, Kelley a échoué dans son projet d'éduquer les masses
et de leur faire partager sa vision manichéenne du conflit racial.
L'incompréhension qu'il suscite procède peut-être aussi de son dé-
dain du confort matériel, valeur cardinale dans une société fondée
sur le culte de l'argent et considérant la réussite matérielle comme
une consécration. Malgré tout,
l'oeuvre de Kelley représente une
contribution non négligeable dans l'évolution du roman noir-américain
vers le post-modernisme. Et si celle d'Ishmael Reed rencontre plus
de succès auprès du public, c'est parce que ce chef de file de la
tendance post-moderniste a su se mettre au diapason de son environ-
nement socio-culturel et utiliser les véhicules adéquats pour la
transmission de son message.
-=0-=0=-0=-
A N N E X E S
-------------------
... /4.18
A N N E X E
l
A STARTLING REVELATION FROM A W.A.S.P
by
William
Melvin
Kelley
Had a W.A.S.P tell me a startling thing recently. We sat
in his office chatting about America and its seeming inability
to fulfill its promise, and reasons pertaining thereto. Even
though he sat behind an immense desk and l sat in a suitable
spartan quasi-captain's chair, we got down. l got interest in
him and l think he got interested in me. His office transformed
itself into a room in Adams House at Harvard. The way it seemed
back in the mid-50's when the black (brown) man knew his place
and the white (pink) man to~'.
Like Holworthy Hall (where Horatio Alger once lived) in the
autumn of 1956. Me at Harvard. Talking to sorne W.A.S.P. boys
(younr; Eurn.mericnns of English or German ancestry) about Life,
meaning Money and Power. We hardly ever talked about SeXe Back
t
n
.li
"t ('ve'rI'lllow WOTrlC;rI
i
m:ln'~~
: l r t r ' r
~;r've~rI 1\\.lil.
h o
t h c y
d
n
n
i . o
n
r - o
o r n
· .. /419
on weekdays.
A Harvardman had to get his snatch before dinner.
But no man talked about it. So the b.S. ran to Money and Power.
Come to think of it, we didn't talk too much about Money either.
A fellow's father sent him sorne.
Or he worked on the Dorm Crew
under Paul Smith, or in the kitchen,
or part-time around Cambridge.
We could charge necessities like records and clothes at the Coop.
So Money didn't bother anybody, even the poorest like me, who
had scholarships and fathers wearing out their hearts.
Power. We talked about Power.
Assuming we would have
it and attended Harvard to learn how to wield it. The Fine Art
of Ruling Others.
Assuming that admission to Harvard signified
permission to have and wield Power. They gave you a diploma wh en
they let you in ! If you didn't get a degree, you didn't go away
emptyhanded. You'd already reached the upper class, even if you
flunked out.
Obviously the gods are smiled.
And if the gods smiled
on a man,
Billy
(my Pop would say)not only would a man get rich
but more importantly, a man would get smart.
It followed then if
a man had money for more than one generation that smartness would
stack up like interest, becoming wisdom.
Precisely the reason
why Mike Rockefeller confused me.
A res-fell (short for r~gular
fellow; northeastern for good ole boy) but
(no offenses intended)
... /420
not very smart.
l'd grown up with an Africamerican who lived
across the hall from him at Exeter. Now one day l
introduced
myself to him.
We chatted. l
learned he wanted to design record
album jackets. My heart sank.
l
felt
certain he'd made merde
of me in sorne hidden way t i l l years later l
read (in a National
Enquirer that washed up onto my beach in Jamaica) that he'd
ended up as a dinner for cannibals. A reg-fell but not very smart,
may his soul rest in peace.
But my Pope
(b.
1894) had prepared me for a different
Mike Rockefeller,
for an American nobleman. Somewhere back in
Chattanooga before he ran away from childhood, Pop must have met
a W.A.S.P. man who blew his mind, combining the stature of George
Washington (who grew hemp and loved walnuts)
with the brilliance
of Thomas Jefferson (who grew ideas and loved sweet Sally Hemings),
a clone of Gary Cooper with the streetsmarts of H.
Bogart. Though
Pop never went to the movies except when the Laconia screened
a Negro movie (like Green Pastures of Carmen Jones), he sure had
high regard for the W.A.S.P American.
If l
didn't honor his memory
l'd call him fool.
But fool he never did. He just trusted the
W.A.S.P man.
. . . /421
Evenings we'd sit at the yellow kitchen table, opening
and munching walnuts, and Pop would tell me about the W.A.S.P man
he'd met one time who'd given him a job because Pop had courage
enough to ask for it. Pop had never done newspaper work before
but felt certain he could do it, and said so, and the man had gone
for it. Got the job. Did weIl. Then the Big (1917) War opened and
drafted Pop went to France to tend the Cavalry's horses. Never
saw combat. Saw France. Couldn't talk about it. Years later, when
l got to Paris myself, l understood why. It rains 200 days each
year.
Poor uptight Pop. Trusted the W.A.S.P. man. Expected
great things of him. Expected great things from the Africamerican
too. Raised me on Hughes, DuBois, Garvey and J.A. Rogers. What a
drag and a bore. The writing seemed cluttered and worse, hardly
believeable. Imagine trying to convince anybody that the author
of
Th~ T~~~ Mu~k~t~~~~ (starring Gene Kelly and Lana Turner) had
(snicker) brown skin. And there probably never existed any such
person as Puskin. The name didh't even sound Russian. Who ever
heard of a Negro Russian ? Besides, as important a piece of info
as that would have corne up at Fieldston where they played Paul
Robeson records once a year, and Josh White twice. Though at
Fieldstone the subject of slavery never carne up either.
... /422
Still and all, one can say this about the W.A.S.P.
man. He'd definitely enslaved us.
If we had the right thing
going at that time, we'd have invaded England, taken sorne blokes
for slaves, and set up colonies in Virginia and Masachussetts.
That fact remained.
And hadn't Mr. General Washington willed his
slaves free after Martha's death since she couldn't do without ?
And hadn't Mr.
(Super W.A.S.P.)
Lincoln issued the Emancipation
Proclamation? And Thomas Jefferson, wow ! So the W.A.S.P. man
could,
if dealt with patiently and tactfully, do righteaously.
Once he accepted our humanity, the W.A.S.P. man would
do well by us. He'd pay us our back wages. He'd brag to the world
about our accomplishments. How he couldn't have built America
without us.
How the partnership between the Englishman (doing
the planning) and the African (doing the plotting) resulted in
a pie big enough to feed the wretched, and poor runaways of Europe.
"We've been here longer than anybody but the English, and before
must all of them,
Billy", my Pop stressed.
But does l digress
? l
doth. On the contrary. l
know
where l
stand, writing of this W.A.S.P. man who told me this
startling revelation. But first
l
had to explain how l
felt about
· .. /4 2 3
W.A.S.P. americans, how l
predispose to trust them. More than
the Euramerican Jew or Euramerican Catholic, and believe me for
James Joyce's sake alone,
l
love the Irishman, though my name
tells me that any Irish in my background might come from Ulster.
As for Italians,
l
grew up with them and later lived with them
in Rome, expertly eating spaghetti with folk and spoon. But l
wouldn't trust any of those guys. For trust, give me a W.A.S.P.
man, preferably an Englishman, Germans coming on to Germany for
my temperament. My soul frets in the shadow of the blimey liney's
language, as Mr. Joyce said, but l
love it still.
Pop raised me to trust the W.A.S.P. man, who mostly
came straight. l~ither he hated you or he loved you, but he never
fibbed about it.
If he called you ni~ger behind your back, he
called you nig~er to your face. Especially if you worked for him.
So one day l
find myself sitting with the W.A.S.P. man,
a reg-fell and very smart, and l
ask him about the state of the
nation and its chances to survive. And he says, his blue eyes
looking into my brown two, just simple and quiet:
"1 don't know".
l think my mouth dropped" open.
In America, everybody
. . . /424
knows everythin~. We ~ot millions or books and computers and
they aIl tell us everything. We got Media, T.V. screens and radio
waves
giving us a constant stream of experts who know everything.
We get newspapers and magazines and mimeographed sheets moving
everything; and now a great nation tottering on the edge of the
historical dustbin and this W.A.S.P. man tells
me he doesn't
know if we'll make it or not ?
l remind him that he and l had built America back when
he was a man and l was 3 fifths and the Redman (so-called) ruled,
that l'd lost many brothers and sisters, to build it. Now l come
back from retreat to find the business sinking. And l never even
got paid yet. Talk about the blood of patriots, Mr. Jefferson!
Didn't we give enough blood ?
"1 agree", says this W.A.S.P: man. He looks at me across
his desk, piled high with Papers of Portant, cradling a battered
50 states in his hands, his eyes sad like a hounddogs, sheepish.
"And you needn't bother to heap recrimination on me. You certainly
haven't fulfilled your responsibilities as a citizen. You rarely
vote".
· .. /425
"You rarely vote your own self," l say to the
W.A.S.P. man.
"Everybody'bored," he says.
"Everyvody's bored," l agree.
Silence dropped her veil over the W.A.S.P. man's
office, he'd kept his door open, and curious underlings passed
by, glancing, peeping, wondering what the Old Man had going
with the Black (more precisely brown + black + flecks of gray).
One, why he gave so much of his time to a man in rippel shoes,
mended jeans, sweat shirt and wool watchcap. Since when did the
Old Man invite the messenger in for a spot of tea. Because they
didn't understand the historical relationship. They'd mostly
come after the treechopping and landclearing and housebuilding,
after the Boston Massacre (Go on, Crispus, calI him a bloody
lobster-back l), the War of Independence, the chaotic Confederation,
and the Boom Years, after the slavery Wars - then they'd come,
for the money, lockin~ to prosper off the work of both W.A.S.P.
man and Africamerican, turnjn~ America into Neo-Europe, complete
with c Lot t od c i ti o s and crime, ci r-c uao s and whi t o b r-oad , in the
of Pr-ogr-e s s , But before that we three had something sweet
going, the Redman very much in it. l believe we'd have made peacc.
Then think of the culture we three (alone and isolated from the
· .. /426
baroque corruptions of the Continents) would have created. We'd
have made a Paradise or killed each other off. In either case,
we'd have left the trees standing, the water pure, and the deer
and antelope playing. But no use crying over spilled apple cider
or scorched corn. Smacks of historical romanticism.
l asked the W.A.S.P. man if he'd met anybody lately
would make a good President, him knowing that strata of folk.
He shrugged. '''You see, what it takes a man to get
elected president practically makes it impossible for a 800d
President to get elected. We get our p,ood Presidents by accident.
Who'd ever've thought that Theodore or Harry would turn out so
weIl. And l wouldn't have bet on Franklin's chances of lasting
more than a term, being crippled".
But no one on the horizon ? Ile shook his heaù. "No one
has any Grasp or Vision. Perhaps one doesn't need it. The Senate
and the Supreme Court may weIl run the country by now. rrhus, every-
thing takes a long time and cornes out looking like a canel".
· . • /427
"T'he Parties," I ventured. "The Parties. And the Media.
No one would have imagined that they'd gain so much power in just
200 years. They throw off the entire balance of the gov--" l
could've said more but just then l bit my tongue. Pain filled my
skull. When it cleared, l found the W.A.S.P. man had changed the
subject--asking me about Life Uptown in Harlem, my home.
"Population's dropping. Schools and hospitals closing.
people rnoving to the Bronx. Won't be long now before you folke
downtown can come up and get it back, renovate it and live on
streets as broad and treelined as any on the Seine's Right Bank.
Give it 50 years and people will barely remember Africamericans
ever lived there. When my grandmother came north from Savannah
in 1898 she lived in Chelsea. Who remembers we lived in Chelsea?
Speaking without bitterness recalling Nana Jessie telling of
getting off the train in Jersey City, afraid the ferry would sink
under the wei~ht of wagons, carrin8es, animals and people, cros-
sing the harbor to New York City. Aftermarrying Narcisso, moving
from Chelsea to east 96th Street, where the Puerto Ricans lived
and enventually, when it opened to Africamericans, Harlem. Later
on the Bronx, Williamsbridge. Africamericans incessantly moving,
never reachin~ home. "We've moved before; we'll move Rr;ain. May
be Cl good t h i ng , Pcrl1ar~) we"l1 never get truly I'r-ce untiJ. we have
· .. /428
PO
attachment to place".
"You mean America ?" asks the W.A.S.P man. "1 notice
you spend a lot of time in other places".
Avoiding the tackle with a question. "You ever read
'l'olstoi' sHow Much Land Does A Man Need ?" He nodded gravely
but l still didn't know if he had. Clarifying. "Mr Thoreau says,
Enjoy the land but own it not". Picturing Henry (St. W.A.S.P.)
Thoreau boogyin~ through the bushes and brush, his lunch of
cornbread, molasses and peanuts in a bag in his pocket, on his
way to fish the depths of Walden, this lying
of the America we'd
grown up in. Not Paradise. Africamericans flog~ed and burned.
Before 1860, lire so hard many plantation slavesate better than
most Euramericans, and produced more. And may we never forget
Wounded Knee. So certainly never Paradise. For Brown or Red or
Pale pink. But once we'd overpowered the Redman (the ugly reality)
we'd all had a chance to consciously construct a society that
would at least not make the samo mistakes as a decadent Africa or
a corrupt Europe. And the Redman too needed sorne prodding. We
all had the chance to start fresh.
"That scares me. Being rootless and poor".
· .. /429
l think my mouth dropped open again. When la st did a
W.A.S.P. man admit to Fear ? Of course he feels it, being human.
But admit to it ? Of poverty at that. "1 used to feel the same
before my eviction."
From the middleclass. My neighbors gathering
to watch the marshalls carry our belongings out into the streets.
What fills a house looking meagre on the curbside. Daddy , are
we moving today ? My big girl asking with the cat in her arms.
The baby sucking a thumb. Wife stylish in broadbrimmed hat.
Fatherless me.
No money for rent. No money to move. Trapped. Shed-
ding tears. Rootless. Powerless. Poor, "But by nightfall, l'd
borrowed 150 dollars and l didn't have to give it to anybody. We
had Chine se food and icecream. Poverty hasn't scared me since.
But from time to time it sure hurts."
The W.A.S.P man's blue eyes grew big.
"You can ev en use it to get healthy, if you cut out bad
habits. The day
came when l
literally couldn't afford to smoke
cigarets even at 3 cents a piece. l had to stop. Poverty doesn't
treat yon as badly n8 tho FonY' or it does ... " l drew my brakerJ,
seeing the W.A.S.r. man's oyes ~]oving over. Cllrious how a W.A.S.r.
man's eyes seom to ~laze over whenever you telle him something
· .. /4 30
he do e s n ' t want t o hear. "Don' t worry about poverty. There' s
plenty of poor people will guide you through it when your time
cornes."
"But the kids. They must feel it."
"May you never know poverty. But if you should ever
find yourself living at that address, assuming you don't take it
out on your kids, the poverty wears worse on you than on them.
You feel it. You missed the comforts. I missed my soft bed and
ci8arets. My kids didn't. ~hey said cigarets made me ~rumpy".
The W.A.S.P. man lit a cigaret. "Tell me about Jamaica".
"Tt's 2 million people livinr-; on an island a bit smaller
t han Connecticut. Colombus discovered .it , for real , in l Ll g /l . In
Arawak, Xaymaca meant Land of Wood and Water." ~ell me about New
York, American. Me a bredda over there. Hirn say it nice there so.
Him writc t ot t.cr t o me one La s t
year. Turkey, pns s Amo r i c an likkle
Eyely, man, make him rub it up sweet and nice a lick chalice.
Don't wet it up too much, American, it not draw right when it wet.
· .. /431
Turkey,
American, a sharp knifc. Now American, tell me so it go
into New York and make we to reason this thing out. First is true
what me bredda tell me that ordinary man that don't into society,
can drive car? ls what you say ? No, man, me not talk about big-
deal lettercarrying man. ls societyman that. But take this man
now. Him have likkle peace of work. This man can drive car? But
American, him living into the one likkle room and make him 120 a
week. How can man like that drive car? When gas reaching to
2,50 dollars the gallon. You tell lie, man. But aIl right, we
will ask you next question, but first make he li~ht chalice. Takin~
off his stovepipe hat, hair dreaded locks spilling. His founda-
tion is in the holy mountains. Jah Rastafari loveth the gates of
Zion more than aIl the dwallings of Jacob. Glorious things are
spoken of thee, 0 city of God. l will make mention of Rahab and
Babylon to them that know me : behold Philistia, and Tyre, with
Ethiopia, this man was born there. Jah Rastafari, the AlI mighty
God ! FWHFWHFWHFWH ! FWHFWH ! FWHFWH ! FWHoooooo ... Your Chalice,
American. Now me have one thing me want ask you say, is true that
man reach the moon like T.V. say? Hear American, Turkey ! Him
say him think so. Now hear me man, me na just think, me know. Man
never reach moon yet, American. Because the Scripture-them say
that the heaven even the heavens are Jah Rastafari's : but the
earth hath he given to the children of men. So then to follow the
· .. /4 32
reasoning, man never reach moon yet. ls flimflam show that, Ameri-
cano Man never reach moon yet. It's very different from most any-
thing l've ever read about it. It's closer spiritually to Europe
for Africa. Jamaicans still know that God makes lightning and
thunder".
The W.A.S.P. man laughed once, wondering if 1 believed
God makes li~htning and thunder. Who else could tear open the
black right sky, in an instant mend it again ? "They beli8ve in
ghosts too. And witchcraft. They calI it obeah. But God still rulés
in Jamaica. Sorne people calI him Jah (they r,et that from Psalm 68
among other places). Others calI him Jehovah. Most calI him Christ
or Jesus. Jamaica closes down stations play subdued music. 1
couldn'~ helieve it the first time l lived throu~h a ~ood friday
in .lamrdC:L The' f~trcE'tf', emnt I cd
.')unhri~ht b l az i np; hot ot r-cc t.
i
"
dusty empty. On the radio a bent English dramatization of the
Crucifixion (nails ran in Joyce has Bloom think) and mallets
pounding iron spikes trough pink Palms. Bloody good show. Me
looking for an open pharmacy. Needed paper diapers. Bur everybody
gone to the funeral. Next morn~ng aIl buyng Easter brown raisin
bun and cheddar oran~c cheesc. Jump up that night to party. He is
riscn.
· .. /4 3 3
"And the politics ?"
"As acrimonious as Cain and Abel. Though only rarely
does someone get killed." The W.A.S.P. man likes his politics,
the way the power goes round. Who gets what. Why. "Used to take
place literally inside one family. The Prime Minister and the
Leader of the Opposition were cousins, Bustamante and Norman
Washington (born on July and named after Geroge Washington) Manley.
In high school, Manley ran
Jamaica's fastest 100 yard dash. He
went to England and married another cousin named Eina. Eventually
returned to Jamaica to set up a law practice. Meantime, Bustamante
travelled, lived in Havana and New York. In the 30's he too re-
turned to Jamaica. They worked together for Independence, but set
up opposition political parties afterwards. Manley took a British
Socialist road. Bustamante built his party around the labor unions,
dock and sugar workers mainly had in mind a more american-style
Jamaica. Ironically, Busta got the Sir from the Queen. Jamaica
choose BUstamante. He had more political style. l'd compare him
to Lyndon Johnson, and Norman Manley to Adlai Stevenson. Like
Stevenson, Old Man Manley never won the big one, but everybody
respected him. The present Prime Minister Michael Manley walks
in his father Norman's British socialist shoes but he's taken on
a scientific fioclalifit style and rhetoric. Basicnlly, T'd Gay he
believes in the ballot box and the two party system. Too bad
· .• /4 3 4
he doesn't really understand Jamaica."
"How do you mean ?" The W.A.S.P. man thinking you don't
become Priminister of a place unless you understand it.
"Put it this way. He seems unable to motivate the ordi-
nary Jamaican on a fundamental level. l believe it's because his
mother's not Jamaican. 1 don't ~et the feeling he understanda the
Jamaican woman. Over half his population. Look, my wife grew up
in Chicago and she can't explain New York to our kids. They explain
it to her. You never really understand a place unless you grow up
there. What's the difference between stickball and moosball ?".
~he face of the W.A.S.P man foreigner from far city
went blank.
"fi momcntou" distinction that. Wholc summcr days swunC
on the dirrercncc. Obviously, T'm makinr; an outraceous remark,
but l never felt Michael Manley understood the place nearly as
well as his fRthr;r.
T SRY it's becituse of hi" mothpr. Not h0cause
· .. /435
she's British. She could just as well corne from Bombay or Berlin.
The point is she didn't grow up in Jamaica. And he seems to
have inherited sorne of her misconceptions. She's a sculptress, the
kind who equates power with up;lincss."
l think you're taking a limited view of nationality."
The W.A.S.P man nashed out his cigaret, did not light another .
"Would you say the same thing about America ? Look at Kissinger
and Brzezinski."
"1 see them. l had them both at Harvard. The world they
might understand, but America, l doubt it. You have to grow up
in a place."
Barely remember Brzezinski. Lectured once in
Friedrich's class l think who helped write two German constitutions.
Weimar? That one didn't turn out so good. Next one worked better
Brzesinski with his porcupine hair. Couldn't understand him
through his accent. Kissinger carried a briefcase. Very unhip in
suitcoat with pants not matching brown and grey. Starchect shirt
not buttondown and blowlunch necktie. l used to sit behind a post
upstairs in Sever and sleep. Watching T.V. til two. Writing Fiction
til dawn . Sleeping in class. Zzzzz.
· .. /43 6
"By that definition one would exclude sorne of our
Founding Fathers from the ranks of the quote truly American end-
quote. Most notably Alexander Hamilton who grew up in the West
Indies, or Thomas Paine an Englishman until a few months before
he wrote Common Sense." Could never understand why the W.A.S.P man
seemed so anxious to let aIl kinds of folks into.
"Not excluding anybody though l needn't remind you how
Mr. Hamilton felt about the masses of Americans. Just talking
about understanding a place."
"But what about Chaplin or Cary Grant ? Who could be
more American ... " Trailing off.
"Buster Keaton. Humphrey Bogart. Langston lIup;hes. Marilyn
Monroe. Louis Ar!nstron~. Bessie Smith. Duke Ellington. Gracie Allen.
Richard Rodp;ers. Lady Day. Binp; Crosby. Elvis. Hank Williams. Janis
Joplin. Jimmi Hendrix. T mean, al] those years l lived in Jamaica,
l
learned a lot about the place, but l never became a Jamaican. l
loved Jamaica, love it still, will love it always, but 1'11 never
become a Jamaicarl.
l didn't p;row up there. Nationality begins
somewherc." Scavicw 1I0spital, Staten Island. New York aIl Islands
• .. /4 37
like Venice except for the Bronx on the mainland. Staten Island
crossing water Manhattan crossing water the Bronx by Bronx River
still fish frolicky lappily lilting to sea.
"So you don't accept me as a New Yorker ?" Smiling
W.A.S.·P. man feelinp; sorry for h i mse Lf". You have to come into
life through one particular portal, my man. Can't have them aIl.
l1you didn't p;row up t ne r-e . You don't know t he .rir rer-enc o
between mooshball and stickball. You never saw Jackie Robinson
steal home at Ebbets Field, or sweet Willie Mays chase a fly to
deepdeepdeep center in the Polo Grounds, or watch DiMaggio doff
his cap neat to the Italian crowds after belting one into the
leftcenter field stands. But so what. Neither have l travelled
West of Chicago." Ohio seemed endless the road arrowstraight from
town to town from summer my Pop driving. Beyond Chicago must seem
like forever going on. That guy Paul at Harvard telling about
crossing Montana 100 m.p.h. speed limits travelling for hours
without passing house or meeting man. "So let's start with you
and me growing up in America, born Americans."
· .. /438
"You don't actually suggest that we make sorne sort of
legal distinction, do you ?" Funny how the W.A.S.P. man freely
makes distinctions between people but doesn't like anybody else
to do it. Say that he can't come in to a W.A.S.P. man and better
set one extra plate at the table. Guaranted to appear, bringing
l'lis own beer. And glass. And friends.
"Making no distinctions of any kind. Just starting with
the facts. One thing you and l have in common. And lots of other
people as weIl. We the people, unified in time and space, cultural-
ly. Not just politically. You and l sitting at our radios at oppo-
site ends of the continent, listening to the same air." My fellow
Americans and my dog Fala, when the blue of the night meets the
gold of the day, hiho Silver away. It's a bird it's a plane it's
time for aIl good men to come out with your l'lands up. My time is
your time and thanks for the memories.
"You seem to make too much about a person beinp; natural-
born. Smells 01 Nazism to me."
Hcmornb e r- Jc;,;,c Owcn::; ,'lnrJ .I o o
lo u i r. and br
c o o I ,
my
rn.m ,
"1 don't make any more of it théln the Constitution, the basic
..' ./439
document by which we gather at this spot. Quote - No person
except a natural-born citizen ... shall be eligible to the office
of president - end quote. A definition. A limit. Sure Nazism
can come out of it, but not without my opposition. Why do you
figure the Founding Fathers put that in ? Because they only
wanted to make sure the President understands the nation, in his
bones. You can say the Constitutiun makes a distinction, not me".
"Falr- cn our-h , Now wha t
do you do with it ?"
"First of all, you recognize it and make conscious
steps to build an American Culture around the native-born,
regardless of color or class."
"In America we don't like to talk about class." W.A.S.P.
man taking me away from my point, conversations drifting away
like that.
"Too hypocritical to talk about them, as if each of us
didn't love his own class. Thou~h the few true Marxists rimong us
· .. /440
who live what they consider working class lives, would tell
you differently.
They'd want everybody to live working class
lives, which l
wouldn't mind, having found that poverty and aIl,
working class people have more soulstirring fun.
But because since
a lot of these Marxists come from the lowermiddleclass, they see
working class life as torture and given power, make it so. Dismiss
aIl the fun as a waste of time. They cut out aIl the goodtimes,
which transcend poverty,
leaving Totalitarianism. Gray,
fading
to black. They don't cherish the people which to me means letting
them alone to prosper.
"Basically, l've found the majority of people tend to
like the class they got born into,
including the poor. In Jamaica,
l
knew a man living with his wife and four kids in one mediumsized
room. They had a kingsize bed and a single bed. Three kids in
the single and he, his wife and new baby in the kingsize. In the
same room they had a china cabinet, a fullsize fridge,
a consol
T.V. and record player and an easy chair and a kitchen table with
two chairs.
No man had more respect
in his community. He worked
about four hours a day as a motorscooter repairman.
On occasion
he wore shoes,
he had several pairs, but his feet quickly rebelled.
Every sa often hc'd throw a rcnt party. Hundreds would come to his
yard.
Dance aIl night,
sound system booming Rock-Us aIl up and
· .. /441
down the gullies, eating curried goat and rice, drinking Redstrip
beer. That man will never become middleclass and l doubt he wants
i t . "
"What does he want ?"
"fmprovement where he is. If his roof leaks, and
every roof leaks in Jamaica irrespect ive of the class of the man
it shelters, he wants it fixed. He doesn't want to move away from
his communit.v, his friends, the lire he knows. He wants more of
what he already has, not something different. People don't like
c hanr;e . Wh.v do i':uY'n.meri c an s obj oct t o Africamericans movinp; into
their nei~hborhoods ? Because the.v say that we change the neighbor-
hood. And WC do. Skip one flat stone across a placid pond and you
change it. People don't like change, me among them. Why should
they feel different about changing cla.ss ?"
"What's your point ?" W.A.S.P. man pumping me now.
Washington pumping his mainman Billy wanting to know the troops
really felt that cold winter at Valley Forge. How're the men doing,
Gilly? 'T'tlr.v t.o l ] .vOll . .ToffC:'r"nn pumpi nr: Sil] l.v and b ot.wo e n Limes
finding out how Montecello ran while he stayed in Washington. Knew
W.A.S.P. men like that in Jamaica. Love the common sense of Africa.
· .. /442
Can't stand their own women. My ~reat grandpa Nicholas. Wouldn't
go back to his wife. Til the horse car knocked him dead. Wife
didn't invite Nana Josephine to the burial.
"America has classes and wants to have classes. Look
at the recent subway strike. Or most any American strike. What
would the sophisticated worker of Norway or West Germany or Jamaica
want from such a strike besides more money and benefits that the
American worker seems to have no interest in ? Worker participation
in management. Workers out there in the world sit on Boards of
Directors. Without revolution. They have a say about production
quotas and plant lay out and even product design. Not the American
worker. 1 heard a subway union official say as much. We just pro-
vide the bodies. He don't want to run the company. He puts in 8
hours, gets his pay and goes home. So start there, with America
as a class society and work with it. Use each class's particular
talents and reward us appropriately."
"AlI rir;ht." W.A.S'.P. man pretending slight boredom
like he already knew of aIl l tell him. Glancing at his watch.
Forgot he admitted to me he doesn't know why. Dropped his guard.
One of them honest W.A.S.P. Americans like Pop said. Really doesn't
• •• /4 4 3
want to see the country sink. Most of them couldn't care less.
Everybody's bored.
Power do indeed corrupt.
Power and Plenty.
People of America look soft compared to Jamaicans. Think of
Tashus making 40 dollars a week to ran a family of six and joyful
to get it.
Doing skilled mechanical work in his own yard. Making
spare parts.
Rebuilding complicated machines from foreign lands.
Working class.
Poor. Hard.
Muscles in his back from digging potatoes
and yam as a pikni
. Two feet big pads. Flies swarning round his
bare feet on packed mud and him never feeling a thing.
Living.
With 28 goats p,razinp:; on nearby canetery grass. Poor ? Times
lover midcJlc cla~~~; he couldn' t
I'c o I my wifc and k l d s
lover workinr;
class Tashus feeding his family curried goat and rice.
Offered me
sorne raw.
'1'00
dumb to t a ke it.
Didn' t
eat goatflesh. 'l'he n learned
to.
"Now one could rcasonauly assume that the upper two or
three classes givc us our Presidents, politicians and judges.
We've had few working class Presidents.
Lots of lawyers and a few
generals. Most have money before they take office. And most come
to office or ta the bench with a lack of knowledge about the other
classes in the society.
Concerning po vert y, either they know
nothing about
it, or they flee it as they would a plague, consi-
dering those who don't flee it plague carriers. They have that
• •• /4 4 4
in common with the American marxiste They don't know what their
subjects want so they can't give it to them, resulting in dis-
satisfaction amidst plenty."
"1 don't like that word subjects." W.A.S.P. man waving
that word away. "The governed give consent."
"Everybody's bored, walking around in a gaze. six out
of ten don't vote. Of the remaining four, three calI themselves
democrats and one likes the name Republican. Makes no real dif-
ference. Matter of style. Ideological laziness becomes a virtue.
Every so often two of the Democrats get dissatisfied and go over
to the Republican. At any given time, the country's governed by
three of ten. And they're bored. The rest act like subjects. 1
consider myself a subject. Americans complain but they don't
change."
"You sound like you hate America." W.A.S.P. man studying
me to check my reaction to his assertion. Thinks 1 have reason.
KnowS the past as weIl as me. Can't change it. Regrets. Under a
cloud of rer;ret. Can't understand the pasto Can't overcome it.
Surprise him.
· .. /4 45
"Hate America? l don't hate America. l just see it."
Better than he does. Seeing it from the outside. "It's home."
"What do we do about America ?" Cradling the continent
in his hands. His baby.
"You want me ta tell yau ?"
"If you have an answer."
"You already have my answer. One you don't use. You
always use the other answer. So you always end ur at the same pla~('''
"You're beinp; mysterious."
"And why not ? You wouldn't p;et interested if l didn't
speak mynt.e r iou nl y . 'j'hat' s the wholc trouble. My~tery. America
loves a mystery. Give an American a simple truth and watch him
complicate it out of shape into a mystery. We've becomc slaves
ta our mysteries and complications. But you know that. Henry David
Thoreau told it to you 130 years ago. But you went to war instead."
... /446
"'T'hat's historical romanticism ! Who says that if we
followed 'T'horeau's way it would turn out any differently. It's
easy to build Utopias." W.A.S.P. man reveals his pessimism. Dis-
sat Lr i c ati on am i d nt
p Lcr.t y . See .i t
in myself. Like a p;loorn that
cornes over me some morIlings wakin~ up feeling that it ain't no use.
Doom and gloorn. Fear in the bed with he seen as my eyes open.
Certain nothing'll work. Telling the future on the basis of no
evidence. Just Fear sucking hope out of me. Sure to fail.
- .- .- .- -
. .- .- .-
, " , /4 4 7
A
N
N
E
X
E
l l
THE
AIR
UP
THERE
by
William
Melvin
Kelley
"How come you never got married, professor Dunford ?"
Dale Hoenir's question surprised him, In their weekly conferences,
they usually di:Jcussed literature and closely related subjects,
almost never anything so personal as marriage. The very topic of
marriage, let alone any personal ramifications of it, came as such
a surprise to the professor that a trickle of coffee caught in
his windpipo, causing him to gag momentarily and his eyes to tear.
1[(' q uio k l y
r-o c ovc r-cd , darCèd t o answ<:r ho nc a t l y . "The
only two ~irls lever wanted to marry, weIl, one didn't like me
and the ot he r- d id n 1 t
love me. 'l'he second onc T kn ow a round the
time l
first met your cousin."
"YOIJ mo an
Unclc John'? Uic1 he
know her '1" f\\ qu.ality in
her icebllJc r,azc rominded him of a curtain just bofore showtime,
· .. /448
a rustlin~ behind it indicating intense activity, in this case
mental.
"He may have. l didn't know everybody she did. Wanted
one Wendy Whitman, dead or alive, hopefully but impossibly, the
latter. Come to think of it, l didn't know her very weIl myself."
"But you loved her." Her intonation made it a statement.
The professor nodded, keeping the word Yves to himself.
It still hurt, more than a de cade later. "But does all this have
anythine; to do with Buck Finn ?"
She made a humorous literary observation of her answer ..
"Not really. And not with any other supposedly great American novel.
Can you think of any great American books about marriage, professor
Dunford ?"
"About marriage ? Not off hand. But come, Dale, let's
get down to business. l was supposed to get a paper from you about
Huck Finn three weeks ago." He felt sorne personal responsibility
· .. /449
for Dale because of her cousin John, the novelist John Hoenir,
whom many European but comparatively few American critics consi-
dered the best writer of his (and the professor's own) generation.
The professor and the writer had met years before on the night
of the (first) Assassination, back in the Sixties. Periodically
thereafter, Hoenir came crashing into the professor's neat quiet
life wherever he might live or work, pulling him into an adventure
over here or nudging him into an escapade over there. Presently
the professor taught Comparative Literature at a small, prestigeous
college in rural New York State, many felt the best little college
in the nation. He had not se en Hoenir for five years, when the
writer had dra~~ed him out of winter's bleakness ta the brightness
of the Indies. But two years before, Dale had arrived at the col-
lege with a note from Hoenir : "Teach this kid ta read".
"Don't try ta get professorly with me, professor Dunford
because Uncle John already told me youlre a softy. But ... Il m
thinking about gctting ... about marriage and how littlc there is
about it in what everybody considers
the great American books.
Just look at the ScarJ et Letter. l lonc s t Ly ! And where 1 s there
anything about mar r i ag e in Moby Dick. Or Gat s by . 'l'h i nk about Daisy
and ~om ! Not cvon Gono With tho Wind has much to say about it,
· .. /450
good anyway.
Dur most creative minds ignore it. No wonder nobody
knows how to make it work 1"
"0 my parents do. They've been married almost fifty
years." The professor hoped he did not seem to brag about his
parents, but he did love and admire them.
"Y03. Mine do too. But nobody quote important unquote
writes about it,
except it,
except as something noble but in a
state of ruins like the Foro Romano. Were you disappointed in
that pile of rubble, professor Dunford? l was." Suddenly, she
stretched one of those unconscious college girl stretches that
give aging professors heart attàcks, yawning. The professor became
aware of her height,
in an autobiographical poem she had shown
him,
calling it her "bittersweet blessing". She wrote good poetry,
desperately in need of pruning, but thè real stuff there early.
"Dale, l
think we're getting way off the point here.
What about your Heart of Darkness essay ?" He attempted sterness,
hoped he succeeded in conveying it.
• •. 451
"As a matter of fact,
professor Dunford,
l wrote it
this morning.
l
just haven't typed it up. l'm having personal
difficulties.
At least l
consider them difficulties."
He waited, dreaded the coming earful. Hearing confession
pretty much came with a faculty position at a little college like
this, but the professor, a man fat and shy, never knew what to
do with the information received.
Life had taught him that the
path had many bumps for aIl and each had his own whecl to steer.
Nod your head sincerely sympathetically and counsel patience, he
thought. Everything always takes too long to happen.
"I think l'm getting married.
In June maybe.
And i t ' s
ruining my plans because l didn't want to get married at least
t i l l l
had a Masters, which is four years."
The professor sighed, relieved.
It did not sound like
a case of unwanted pregnancy to him. She seemed too smart for that.
"You feel you'll have to leave school ?"
"I can't see any way out of it."
"Anybody l'd know ?"
· .. /4 52
She shook her head. "You might know of him. Hels a jock.
He plays baseball. Bels got a baseball scholarship."
This too surprised the professor, that a small college
known for academic excellence should give athletic scholarships,
though he realized that sports had indeed become quite an industry
and therefore worthy of serious study.
Dale sat up straight and prim. "Honestly, professor
Dunford, l promise to get caught up before the year ends."
They conversed about literature then, Dale Hoenir's
personal difficulties disappearing behind conjectures concerning
the later (unwritten) relationship between Gatsbyls Daisy and Tom.
Did they stay married or divorce ? Did Daisy have an affair to
retaliatc for TamIs affair with Myrtle Wilson? Finally the hour
ended, and Dale Ilnrolled her length,donned her bulky spring jackeL,
~ave her shoulderlength sandycolored hair a quick c(lmh and strodc
(cowboy booted) from his office into the March afternoon. From
his office window he watched her crossing the cozy campus Quad,
headed he realized in amusement not for her room or the Library
where one mi~ht type an overduc paper, but toward the college's
thawing 30gf,y playing fields.
· ../453
The professor's thoughts did not long dwell on the
personal affairs of Dale Hoenir, though in addition to their one
hour weekly conference, he had opportunity to see her twice each
week in regular meetings of his class, which catalogue description
read
: "Comp. Lit.
479. Themes of Alienation in the Nineteenth
and Twentieth Cent ury Novel. The course attempts to inspire in
the student an awareness of the themes of conflict between the
individual and his society in European and American novels of the
past 200 years. Reading list includes (in the Fall Term) Melville,
Twain, Faulkner and Fitzgerald;
(in the Spring) Conrad, Hardy,
Joyce and Dupuskshamin." The professor had written the course
description himself. But it seemed to embody none of the excitement
and love he himself felt when he read a good book. He often wished
he wrote better. He knew he should write more. Not publishing much,
he slowly perished.
But teaching took up most of his time. He
hoped his teaching, his ability to make developing minds turn over,
would save his brown and academic skin.
In April, the professor got a second glimpse into the
private life of Dale Hoenir,
comin~ oddly enou~h on the day she
unloaderl aIl her overdue work onto his office dcnk,
announcin~
"Looks like l ' I l be here next year, professor Dunford. 1 broke up
withe my jock."
· .. /454
The professor treated the subject as lightly as the
girl seemed to.
''l'm glad to see you caught up, Dale, but l hope
it didn't cost you your lovelife."
"It didn't'! She smiled, sadness haunting the edges of it.
"1 don't think l'm really destined to get married, at least not
till l'm old as you are."
"Youth can be so cruel to age," he said quietly. "But
do you really believe in destiny ? Or more correctly, in predes-
tination ?"
She gave the question serious consideration. "0 just
say I know my sc l r prctty weLl, t hougb for a minute t ho r-o T doub t od
it. l have a lot l want to do, professor Dunford, poetry l want
t o writc and bo o kn t o read.
l knew I couldn't r-ca l l y oe t t I.c down
and cook for s omo cp;oListical jack. Sorne people c a n [~IJcnd t he i r
aIl life dreaming of making big money !"
The professor did not quite understand, but nodded gra-
vely, lack of understanding and a grave nod linked together more
· .. /455
and more as his years crept by and he neared (fearing)
fifty.
How much less he understood now than back in the Sixties when
he travelled through Reupeo with Hoenir
How much more foolish
he habitually felt despite the evidence of years standing under
his belt
! No wonder Wendy Whitman had not
loved him.
"You found
your jock a mercenary sort ?"
"Sure,
isn't everybody ? But you can't allow yourself
to overestimate the value of the skill you're sellinr;. Vou have
to be reasonable even when you
Ire
dreaming!" She secmed momen-
tarily ennoyed with herself.
"Anyway, you're disinvited to my
wedding, professor Dunford."
"Funny the sandastles you can build on the head of a
pin," she went on.
"1 could see myself baking bread and cakes
everyday, cooking good things to keep up his strength, and teaching
at the school local to whatever team he played for .. I
don't have
to be a professor somewhere. They always need good gradeschool
teachers. Then in a few years he'd make the Big Leagues and l
could go to the bargains, raise kids and write poetry.
Could've
worked, don't you think ?"
" l guess it depends on the scheduling." The professor
· .. /456
glanced at his wristwatch, a hint, preferring not to spend the
hour talking about her personal' affairs. "l've heard the life
of a rninor league baseball player is no bed of roses."
"Sure, professor Dunford, l didn't have any illusions
about that. He wouldn't make much money and he'd be out of town
half the surnrner. But l could write when he went away, or like l
said, teach school. And a baseball player's wife must see sorne
interesting things. l could keep a diary. But-"
The professor had stopped listening, her sketch of the
srnall town life or a rninor leaguer's wife taking root and blos-
sorning in his rnind projection roorn. Scene, a neat little apartrnent
in a neat little house in a neat little town. Rirds chirping at
the kitchen window. Dale Hoenir at the kitchen table, typing poetry.
Faceless athlete (for he had never seen the jock) enters in uniforrn
with baseball bat ovcr his shouldcr. üld fashioned ~love han~ing
frorn the bat. Dale and faceless athlete bend to kiss--
"But he doen't play baseball that weIl. Good cnough for
Double-A rnaybe, but really, professor Dunford, he'll never make
the Big Leagues !"
· .. /45 7
Exit faceless athlete. "How can you know that, Dale ?"
I1Because l know baseball, professor Dunford. l'm a
baseball fanatic.
l bet when you look at me you see a typical New
York City college girl, like any other native New York female you
might meet on the Quad or around Barnard or Sarah Lawrence or that
go away to Radcliffe, you know, those really intelligent young
ladies with sunbeam straight hair from east or westside private
schools. But most of those girls grew up in Manhattan. Maybe l'm
like that, but witha difference. l'm a Bronx girl, professor
Dunford, born and broead in the only borough of New York City on
the mainland of America. l went to public school and Evander Childs
on Gun Hill Road. My grandpa Hans had practically a farm on Bronx-
èille avenue at east two twenty ninth with chickens and goats,
growing carrots and tomatoes. He had a white grape arbour and made
rhine wine in his cellar. He died only ten years ago, so l was
big enough to remember him. He loved baseball. And if you love
baseball, living in the Bronx compares to living in heaven. Because
the Bronx has the Bombers, the best. Grandpa Hans took me to my
first baseball game at the Stadium when l was about three. He used
to tell me he waited till l cot out of diapcrs becausc he didn't
want to bo t ho r- <:hrlnr:inr: me in a I n ot. of the ni nt h t wo o uL two on
two behind situation. Sometimes Dad would go with us or Uncle John,
but mostly it was grandpa Hans and me. So over the years, professor
· :'./458
Dunford,
L' ve seen a lot of baseball, the best mostly.
"She pau s e d ,
took a deep breath, studied her knuckles,
sighed. "He'll never make
the Big Leagues. The air up there's too rare for him. He's a step
too slow in the field.
His arm is only so-so and he canlt hit a
curve baIl. Honestly, professor Dunford, how could lever marry
him not really believing in him 7 He loves playing the game so much
And how could l
tell him l
don't believe in him and still marry
him 7"
The professor shifted uneasily in his overstuffed leather
covered armchair. He had no answer for her, and so avoided her
questioning blue eyes. AlI the same he admired her integrity. Or
perhaps she had displayed not integrity, he thought after she had
gone, but an instinct for self preservation. Why tie oneself to a
man who bid fair to fail
7 Why sign on to witness that failure 7
Much better to let the jock live his failure in peace without the
additional responsibility of a wife and (inevitably) children.
As
for Dale,
she clearly had better things to do with her life, an
academic career to build, poetry to write. Or so the professor
thought.
But Dale Hoenir had other ideas. Within a month she and
her jock had left school, as the professor learned from one of her
· .. /459
classmates in Comp. Lit. 479, disappearing into the South somewhere,
from whence the jock had come. The school year ended and since
she had completed all her written work and since the professor
gave no final in Comp. Lit. 479,
he could gladly award her a B+
for the year, which he mentioned in a note to her cousin the writer,
by way of final report. The following September the College Register
mentioned to him late on at the first monthly Faculty Tea Sip that
Dale Hoenir had requested the forwarding of her transcript to a
college near Colombus Ohio.
The professor heard nothing from Mrs. Dale H. Jugensen
herself until the following February, winter's p,rayest month, when
her letter found its way into his mailbox in the Faculty room. He
made note of the Florida postmark on the hotel envelope. Quietly
excited, he waited Lo return to the warmth of his beam ceilinged
office before he slit open the letter, and read :
"Dear prof. Dunford, you should see my tQn
(almost deep as yours - smile) and we only
arrived here four days ago. The hotel has a
pool shaped like a ba~eball glove and right
now, writing you, T'm sitting near the pinky.
What a year we've had ! i thought to write you
before this, but we did a lot of moving around,
from New York to Tennessee (where Viking hit.
434 with 29 homers and a local sportswriter gave
him his nickname) and then to Ohio where we took
· .. /4 60
the fall term then Christmas in Louisiana with
Viking's dear sweet parents and then to Florida
for spring training. We expect to spend the
summer in Ohio (Triple-A farm for the Bombers)
and after that, who knows ? Things look good
for Vikin~'G (bccause he's bi~ and stron~ and
blond QG ~hor) chances to get called up toward
the end of the season. The top brass of our
organization paid for our whole trip here
because he's such a good prospect.
Remember l
told you he couldn't hit a curve baIl? WeIl,
youyou learn something every day.
It doesn't matter
about the breaking pitches because they have
people who can teach him to hit them. The impo-
tant thing - he can hit a fast baIl
Any fast
baIl, even the fastest notch on the batting
machine,
about 120 miles an hour, and that's 20
miles faster than most humans can throw
! He has
phenomenal vision.
l
sure underestimated Viking's
ability.
l
guess he didn't have to give 100% at
a small college like yours. Or maybe l
just dwelled
too much on what he couldn't do. Nobody seems to
care about his slow running (5 seconds from home
to first base) or his poor arm. They're too b.usy
trying to get him out, which they can't. He
walked over 100 times in Tennessee, and struck out
only 20. They say he's the most talented lefthander
since the great Bomber Babe Di Mantelli !
Maybe you'd like to know how we got back
together, because l
remember unloading my personal
difficulties on you when l
should've spent the time
· .. /461
talking about course work.
(Thanks a lot.) l
remember leaving your office one day feeling awful
but at the same time you'd got me talking about my
grandpa Hans who always told me to go to the top.
So l
did.
l wrote a letter to the owner of the
Bombers and told him all about Viking, how much he
wanted to play and how we wanted to know if
he could make the Big Leagues and that our
whole lives practically depended on the answer.
And guess what ? He wrote back. Even though the
season had started he said if we could get to
Tennessee.
l
figured it was worth it to find out,
for both of us.
Anyway, we got to Tennessee and
nobody could get him out. He hit in his first 15
straight games. Somewhere along the way, we got
married.
l
said we didn't have to. But Vikin~ said
his folks wouldn't approve if we didn't, so we did.
That's just the way it happened. But
here cornes
Vikin~. We have to ~o to the ball park for a
uniform fitting and a photo session. Bye for now.
Thanks again. Sincerely, Dale. P.S.
In Tennessee
l
started writing song lyrics. Sold a few.
It's
fun."
The professor put the letter aside and
leaned deeper
into his chair. He did not follow sports and so understood only
the bare bones of her narrative, the business about breakin~
pitches and poor arms mystifying him. He could tell only that the
girlhad taken a chance with he r Viking, that the chance had paid
off, that she seemed happy.
And why not
? Perhaps he too dwelled
... /462
too long on what he could not do
and did not have. Perhaps one
day he might even get married, though he could not think of a
single reason why.
Still, only God knew. Just when one seemed to
have it aIl sorted and tied and filed away into dull green cases,
he thought, out life could jump, bringing not just always disaster,
but often as not, a pleasant surprise .
. . . end ...
William Melvin Kelley
551 West 125th Street
Apt.
2A
New York City 10027
· .. /463
A
N
N
E
X
E
I I I
William Melvin Kelley
cio Hondorsen
2018 Fifth Avenue/7e
New York City 10035
Alioune DIOP
Secretary-General
Association du Festival
Mondial des Arts Nègres
19, rue Vincens
B.P. 1
DAKAR
1 Nov. 1979
My dear Diop,
Your letter concerning the Dakar Pre-Colloquium in Solidarity
of the Black World awakened volcanoes of feeling in me, such that l've
had difficulty gathering my thoughts on the topics you raise, then framing
a response which makes sense to someone else. But time passes and circums-
tance demands that l get something to you before l miss the boat and a
chance to see my soul's homeplace.
Allow me then to start with conclusions rather than building to
them. Concerning the World Dimensions of (universal) African Civilization,
they exist. l need mention only seven names to demonstrate the existence
of these dimensions:
(1)
Moses;
(2) Tutankhamun; (3) Pushkin; (4) Dumas;
· . . /464
(5) Louis Armstrong;
(6) James Brown;
(7) Muhammad Ali. Concerning our
awareness of these world dimensions, certainly we know. l've never met
an universal African who didn't know that as a culture, as a people we
possess greatness, could do great things for ourselves and the world,
i f only •.•
If only. If only. If only. Possessing greatness and knowing
that we possess greatness, why do we not progress at a more satisfactory
rate ? Why do we now face and continue to find insrmountable the "thr88
major problems" that you list ? Why our 8conomic and scientific under-
development ? Why our cultural alienation (between in and out)
(between
high and l ow) (between left and right)
(between light and dar-k) ? And
why our continued Dependence (of our power of initiative)
(for our standards
of behaviour and dress)
(for our criteria of art and life) on the very
folks who put us "in our place" in this only world ?
Why do we seem unable to progress beyond if Only ? Because we do
not speak or write the same language. Because we communicate with each
other in languages that neither of us grew up speaking, me growing in New
York City no less thôn you. Your French no Iess than my English.
If only wc aIl spoke or wrotc the sôme lan~uag8 ? 1 first ~Sk8d
myself t h.rt quast Lon in cl hotel r nnm uff FHvd. Mnntlli:lrnass8 mil: ilft[~rnmHl
in 1 ~(i7 whon T fClunrJ rny snu l s LppI ng wi no <J1)(j srnoki ng CélrHlilLJÜ; wl th ,1
Camerounian, a Nigerian, an Uppervoltian, a Guineaian, and a Jamaican. If
only we aIl spoke or wrote the same language? Think of aIl the philosiphical
trash we could sweep away. AlI the ~ropin~ for the ri~ht ward in another
culture's language. French or En~lish. And the Camerounian mentioned that
his father spoke only African languages and German l
... /465
l learned the same language lesson living in Jamaica, seeing
in thrumi pikni eyo-dhm. A baba aborn and ~row aspeak "patois" then
go a school he learn road in language him n'speak. In Harlem USA it been
the same.
Our problem grow from unsatisfactory communication, not the lack
of it. We aIl know where we stand, but we wonder about the others. ODes
he mean Black or black when he says noir ? Oid he mean Negro or nigger or
negre ? Besides have you ever met a black man and haven't you found them
a rarity ? l bet you have brown skin. l do. My wife, part Cherokee, looks
coffeetan but swears she feels as Black as l do. And did an African name
Africa ?
If only we spoke and wrote the same language. Think of the lin-
guistic debris we could cruise around. As the afternoon turned into soir,
as the wine whined through our blood, as the cannabis concentrated our
consciousness, as caste and class collapsed. our various linguistic inse-
curities came to seem less intimidating. The Upper voltian spoke no English
and l little French. l stretched myself to reach him and found his mind
refreshingly practical. The Jamaican, who'd spent long years in New York.
spoka Harlemese to me but used his Patois with th8 Nigerian. who spoke Frene
with the Guineaian. The Camerounian spoke American to me. French to the
Upper Voltian. and English-patois to the Nigerian. But what if we could
spaak and write the same language? Sad to say. our early comradery could not
progress to early morning action because we could not truly communicate
complex ideas to each other. Strange languages tied our tongues.
What if we could quickly and securely reach the point and agree
on some goals. each speaking or writing the same language 50 that our
., ~/466
linguistic difference became merely personal or political or philosophical.
But how to change and forge our destiny if we cannot feel certain that
freedom indeed means liberté, that vie and vida and life aIl mean the same
t hl nr; , or t hn]. nnl r orjun I s blacklrrnrn the nng l o aaxon , b l noc l oquo l s t ho op-
posite of white, but ooes not equal without light or dirty or 8vil nI' wicked
or sad or sullen or dismal. And what do Africans calI Africa ? And what do es
Africa mean anyway ?
If only we could speak or write the same language ! Perhaps we
may nevsr grow up speaking the same language. But neither do the millions
of China grow up speak1ng the same language. Yat this handicap to un1ty has
not led to cultural disunity. This seeming contradiction dissolves with the
realization that the millions of China write the same language. They may not
make the same sound upon seeing the symbol but they mean the same thought.
At the center of Chinese culture throbs a written linguistic core.
l
believe the time has come for aIl African peoples (in the land
the world calls America, in Brazil, in Cuba, in Dakar, in etc . . . ) to make
the conscious step
toward written linguistic unity. Further, l
believe we
can best make this step by consciously formulating, adopting and teùching
to our YO'Jng p90pJ e in a l l our farflung schools one phonetic African alphabet,
a phonetic rendering of the 50 most-used sounds in our various languages. l
believe t tvit nur.h nn o Iphabct lias wi t hi n our gr oap . Wc ,ilrcillly hdVU ,1 no t urol
start in the consonantal symbols. An m usually equals an mmm, though an Il
does not always equôl a long l, but might equal a y. In any case, the conso-
nants don't make the problem. The vowels do. Take ough, as in bough, as in
through, or as in rough. Take the vowel sound found in the wor~s raw, bought,
talk, côu~ht and taut. Nor do l go unaware that in French the sentences C'est
un nom & C'est un homme & C'est un gnome aIl sound the same.
· .. /467
In more than one school l've seen our children struggling with
these alien and illogical languages. Consequently l've taught my own children
the 44-symbol international phonetic alphabet. It has dispelled for them
the mystery of written En~lish, a language of 22 (functionall symbols scurrying
to uescribe 44 sounds. It has easeu their linguistic journeys between english-
English, american-Cnglish, Harlemese and Jamaican. In academic settings,
l've used the 44-symbol alphabet to assist Patois-speakers to bridge the gap
between their first anc! second languages. Students first learn to write uown
the exact. sound o r the I r own wo r-da , They hav i.ng percoivml t ho rnf~,clnin!~ ,Iml Uo,(l
of a logical set of symbols, they take on the idiocyncrasies of standard
English.
If only, within the next 100 years, aIl our young people grew up
learning (as Europeans once learned Latin & Greekl a unifying phonetic African
alphabet which describes the 50 most-used sounds in our many languages. If
only the child growing up in Harlem learned a set of symbols which would open
for him the beauties of Wolof or Yoruba or Dogon, to hear the sound of these
from his own lips, to feel their echoes in his own heart. He would soon learn
the meanings of those sounds.
Such a
written phonetic African alphabet and its creative appli-
cation might even lead to the evolution of a common spoken language and
eventually a universal African literature. l may hope for too much! but at
least let's make the first step beyond If Dnly.
Thank Vou for your letter, and the opportunity it gave me to write
down thoughts which previously only my soul has spoken.
Peace and Progress
William Melvin Kelley
· .../468
A N
N E
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l V
Le. Pltui.de.n:t de. ta RépubUque.
N° 1.961 1 PRlsp.
VaRaIt, te. 26 Octobre 1979
Chère Madame,
Suite à votre lettre du 17 octobre 1979, je vous
prie de trouver, ci-joint, copies des lettres que j'ai écri-
tes, respectivement, à M. André Coulbary, notre Ambassadeur
à Washington, et à M. Alassane Ndaw, doyen de la Faculté des
Lettres et Sciences humaines de l'Université de Dakar, au
sujet de la venue, dans notre pôys, du romancier noir ôméri-
cain William Melvin KellBY.
Croyez, chère Madame, à l'assurance de mes senti-
ments attentifs.
lame Marième SV
.Lst ant e à Le
;ulté des Lettres et Sciences humaines
Léopo Id Sérlnr SfcNGHOR
LV8rsit6 U8 Dakar.
\\NI\\j-DAKAR
.. . /469
A
N N
E
X
E
V
New York, August 28th, 1980
Sy : Willi~~ Melvin Kelley, you were away from home for quite
a long time. Now,
please, tell me of your experience since
you've been back home. Have you made new discoveries, or do
you still hold on to the principlcs that drove you awùy from
home ?
K. : Well, that lS very interesting. l'm not sure whether l can
say l was driven away from America. l think l would pre fer to
say that America and l took different paths. l was seeking tran-
quility and America was seeking turmoil. So, at a certain point
in my life, l
felt l had to seek calmer ports. l
find that America
has calmed down, and perhaps, it is now ready to get down to the
business of making itself into an important nation, a nation that
will live up to its promise.
Sy :
50 you feel now that America is ready to live up to its
promise.
Is that so ?
K. : l think that there are elements in America that are ready
to live up to its promise. But l think that there are many people
that l
like to refer to as metHphysical people in America - a
great many people who are just willing to let it drift, and feel
that there is no need to try to make it into something. That,
.•• /470
to a certain extent, ail the work is being done, and that now,
everyone can just sit back and relax.
SY : Who are the people you are referring to ? Are they White
or Black ?
K.
: I think t he r e are elements of both. One of the first things
l saw when l got off the plane, and which l saw the last time l
came back, and which always very surprising or startling to me
is : if one has travelled in the world, one realizes how fat
Americans are. They just simply eat too much ! They don't really
do enou~h physical exercise or labor; so that on the fundamental
level, we are confronted with a country which is malnourished.
l think that, as the Germans say, a man is what he eats. And if
this is any indication of what America is, then America had better
look to its diet.
SY : Yes, but l don't see how this'overeating relates to the
affairs of a country. Or, maybe you mean that Americans are at
a critical turning point in their history, where they totally
lack the creative imagination and energy to bring about needed
change ?
K. : To a lar~e extent, yeso l don't see anyone who is really,
seriously considering the promise of America, what it can be and
how we will take the steps to get there. l am not just talking
about any kind of violence l'm talking about my motivation to
consciously think about the future. People don't plan; they buy
on the spur of the moment. They oat ... If you ~o into a street
festival, you see people stuffing themselves with ail kinds of
food in one day. Americans are just stuffing themselves without
· . . . /4 71
any contemplation of what is going into them, and what it's
doing to them and, l think it is the Ashanti who say
: (I used
the quote of my book Vem) "the ruin of a nation begins in the
homes of its people". And we are seeing the disintegration of
the American family, at least in its traditional sense, which
disturbs me.
A country is only as good as its homes. And if the
American family goes, the country goes. And if the country goes,
Black people ~o. And jf America ~oes, l think that other idens
that are important to the worl will also ~o such as the idea of
less rather than more government. There are many things that will
go. But l see America getting fat and lazy, and l think that it's
time for it to take a look at itself and try to chart its direc-
tion during the next hundred years. It's running the risk of
falling into collapse. many people look to Apocalypse, or Armaged-
don, or the end or thin~s. Rut l tend to a~ree in many ways with
Eliot
: l think it ends with a whimper. l don't think it always
ends with a ban~ ! l feel that even though Russia is the r,reat
threat in the world, Russia can as weIl sit back and wait for
the D.S. to collapse from within, from the decadence and corrup-
tion that I see.
SY : Do you see any reason why this is happening in America ?
Could it rnean sorne kind of cultural deadlock, or perhaps the
heralds of the end of Capitalisrn, when working class people are
quite ready to take over ?
K. : You have to be real careful when you talk about the beginnin~
and end of things. History just goes on; it goes on from stage
to stage. Already we in the D.S. have a great deal of what is
known as "Socialism". It just isn't every man for himself in
... /472
America today. There are healthcare plans; there are varlOUS
kinds of welfare and all kinds of things like that. Governrnent
is involved in business so that we don't really have a purely
capitalistic econorny. l think that what happens is that at various
stages of historical developrnent, sorne are srnooth and sorne are
peaceful. One knows from one's own life. You move into a house
and you live there peacefully for two or three years, and then
something happens. You fuss wlth your landlord, or you see a
better house; then you get yourself up and shake yourself out;
you pack everything, you move into another house and there is a
great deal of activity. You make new friends, and sorne of the old
friends pass off, and sorne die and still sorne are left behindj
sorne others you lose their numbers and you go on to another thing.
l think that history develops very much in the same way.
Perhaps we are coming to the end of Capitalism in that way. But
doesn't necessarily mean the end of America or the end of the D.S.
And l make the distinction because the D.S. is a governmental
organization which lS founded on the Constitution, whereas you
can still continue to have an America without having the D.S.
In the same way, you could continue to have a France without having
the First or Second Republic. l thin~ we are in the Fifth now, De
Gaulle's Republic which looks as if it might last. So, governments
change; people will periodically change their governments. Now,
basically, l think that we have a good government in America. But
l also think that there are sorne economic features that we pro-
bably have to change. l think that the government would bene fit
by having more working class into it. One of the things l am most
distressed about in the American government is that almost every-
one is a lawyer, and that the lawyers are taking over governrnent
in America. l think that the Founding Fathers had the idea that
· .. /473
there would be more different kinds of people. There would be
farmers,
artists,
craftsmen and sorne lawyers.
Now I think there
would be a societal change without being a governmental change.
I think that America at this point, after two hundred years, has
been living in the shadow of the first two hundred years of the
Founjin~ Fathers. And now, it has to begin to think about where
i t ' s going, and one of the problems is that it really doesn't
know where to go. Many Black people do not know how free they are
in America.
And I am talking about
living in a place like Italy,
where the f,ovcrnment has a monopoly on salt and tobacco,
and
places where the soldiers walk the streets,
as it uscd to be in
Franco's Spain. There are all kinds of places all over, where
you can see governments over people, telling them much more what
they have to do on a day-to-day level I don't think Black people,
Afro-American people realize how free they are to pursue their
lives.
Our problem is basically motivation. We don't really know
what we want in America.
And so,
since we don't know,
America
con tin u e s t 0
f'; ive
us wha t
the y wa nt t 0
f,ive us.
I th i n k t ha t
wha t
we want from America is probably love.
But you can't
force any-
one to love you.
Once you realize that people won't
love you,
if
you are wise, you either try to get something else from them -
like money -
or you just leave them altogether.
SY : 50 you have sorne hope that America may change and make a
better situation for Black people if you would stop and think
and change its government ?
K.
: Well,
I am not talking about changing the government.
I am
talkinn; about a chann;e in the people in the ~overnment. 'Fhe go-
vernment, as I understand it the Constitution is a document
formulated by a group of people who didn't want very much
... /474
~overnment, and were making sure that the p,overnment was cons-
tructed so that there would not be very much government,
so that
the government would not be able to ~et aIl involved in people's
lives. They had their own reasons for doing that. The business-
man didn't ~ant the government to be in there taxing them to
death. The plantation owner didn't want the government in there
telling him how he had to run his plantation, whether be wanted
to run it better or worse. Sorne, perhaps, might have felt that
a pers on like Jefferson might have felt that more government
could tell him how to run his p~antation more efficiently than
he was capable of running it. So that they aIl had their own
human motives for not wanting very much government.
l have come
to the conclusion that this is perhaps the most important
struggle people have facing.
It's not that one sovernment is
bett8r th2n another
: it is that aIl governments tend to feed
on itself and to make itself bigger at the expense of the people
that it is governing. The longer it stays in power, the fatter
it seems to get.
l
have corne to the' conclusion that a government
is only as strong as its opposition.
If the opposition of a
government is weak,
then tyranny begins to develop.
In the case
of America,
l think that the opposition to the Democratie govern-
ment,
in the British sense l
am using Government, has been too
weak.
And because of that, bureaucracy and corruption have been
allowed to breed and spread until,
in terms of Afro-American
people, the Democratie Administration, which has been in for most
of fifty years,
in terms of Congress
(which controls the money
in America), takes Black people for granted. Therefore, we can't
get anything from them.
If buying and selling people is what the
American system is aIl about, then we have already been bought
and solde We have to create the situation in which we are selling
· .. /475
our favor to the highest bidder. At this point, l am thinking
of voting Republican because l would like to see sorne of the dead
wood in the Democratic Administration cleared out, of which there
is much.
Sy : Why do you vote Republican if you say that there is no
strong opposition to the Democratie Party? Don't you see a
strong opposition party other than the Republican Party ?
K. : No,
l don't. We have to deal in the reality of America.
Perhaps l have Democrat Social leanings. But the Democratic Party
is very far from being a Democratic Socialist government to be
compared to the Norvegian Social Democrats or the Social Democrats
in Germany. l think that what we are dealing with in America is
a matter of inefficiency and corruption rather than even out-right
evil. To use Harris Allen's phrase, "the banality of evil is
analogous to corruption". People look to military solutions when,
basically, the war is being waged on a spiritual level, or even
l said, on a dietary level. l think that if people were healthy
in America, they would be happier. It's very difficult when one
is not healthy, when they are not eating properly, when they are
eating aIl kinds of junk food and bei~g encouraged to do it on
television, as opposed to bein~ discouraged to do it, and when
they are encouraged to being lazy, to consume too much and to be
wasteful, it is very hard for you to come into a political arena
and say, "aIl right now, we'll be progressive, and now we'll be
forward-thinking" when most of·the time, they are used to sitting
in a chair, consuming aIl kinds of self-destructive snacks, watching
television which is destructive to the mind.
. . . /476
5Y : Are both Black and White people suffering from such degene-
rativeness ?
K.
: Generally, in very many cases,
Black people are suffering
from the same kind of spiritual sickness. But one of the things
about poverty is that you can't have so much. Because you can't
have so much, you are not being consumed by the wrong things.
Perhaps you are being consumed by want or by need, and that is
always lamentable and everything should be done. But we're not
talking about thone people who are a~tually paor. We're talkin~
about people who are poor only in name, tut have color tele-
vision sets, car and a regular. check coming from somewhere -
the
government - again, too much government. Mao Tse-Tung says
"poverty leads to the des ire for change, and the des ire for change
leads to the desire for revolution".
l
take that in its broadest
sense. It doesn't have to be armed, military.
Revolution can
be revolution in the self.
After aIl,
if l
change myself, l
change
the world, because the world is me, and the composition of the
world is dependent upon my own interior
composition. If l
change
my own interior composition,
l
change the world. Just as if l
stop eating pig (which l
stopped eating around ten years ago),
l
change at least the economy of the pig farmer.
l
am one less
customer.
And there are many people in Harlem who are getting off
pig for a variety of reasons. The scientist will tell you it is
not very healthy meat; the Muslim will tell you not ot eat it,
and the Hindu and the orthodox Jew will tell you not to eat it.
After a while,
l
said
"weIl, i f aIl these people can agree that
pig is not good for me,
l'd better start to get off it".
l
fi-
nally did and that has changed the economy of the pig producer.
· .. /477
So all people who get off pig are changing the world. If you
alter your diet, if you alter what you go into the store and
buy with your money that you worked for, you work, you turn
your labor into money and then you go into the store to buy self-
destructive things, then what can you expect but destruction?
SY : Do you really think that this revolution on an individual
level inevitably leads to revolution in the collectivity ?
K.
: Well, l have come to the conclusion that this'll probably
he the only way because guns won't do. You can't point a p,un at
someone and say
"love me", or "accept me", or "make me feel
happy". You can't do that with a 8un. The only thing that you
can do with a gun is kill your enemy. If you conceive that Black
American people can see that aIl White America is its enemy, and
then take the next step and say we must kill aIl our enemies,
there is no way we can win that struggle. The only way we can win
that struggle is to change ourselves, make ourselves so successful
in the world that America will say: "look at those Black people.
Look what they'vc done to themselves. Let us be like them". Now,
to a c~rtnin cxtcnt, this is whnt happened. We started usinp,
beads in our hair and here come White. people, European-Americans
usinG bends jn their hair. We start braidinp, our hajr in an Afro
style and hcrc come European-l\\mericans braidinp; their hair in
Afro style. Wc start wcaring pink pants and zoot suits and here
come European-Americans wearing pink pants and zoot suits. We
start doing the twist and they start doinp; the twist. We start
doing disco élnd herc they start doing disco. Wc start creating
jazz and here thcy come crenttng jazz. We start paintin our houses
bright cülors and here they come painting their houses bright
colors. Then we start giving rent parties and they start giving
· .. /478
rent parties.
As a matter of fact,
l think that one of the things
l
found in my readinr, is that slavery was so successful that it
was being applied to white people by other white people. They
found that they have anxiety and they're being driven just as
much as we were being driven in the 19th century. You watch them
going into the subway, going to work, and they're very much like
we were being taken out to the fields,
or being whipped. They're
sufferinr, from it too.
l
feel that if we change ourselves, the
European-American will change.
l
feel that for too lon~, we have
been looking to Euro-Americans to change themseJves Rn that they
will change us.
SY
This the message in almost all your novels,
is that right ?
K.
: Yes,
l would say. But l
didn't know it as clearly then as
l
do now.
After all, that was over ten years ago.
SY : Do you feel that this message,has been put across ? Are Black
people conscious of this need to project a different image of
themselves as a racial entity ?
K.
Well, we all know that it lS not a matter of racism.
As l
like to say, racism is a fancy word for ignorance.
And anyone who
is a racist if ignorant. Now l
am not talking about race.
l
am
talking about
(if you will), a cultural entity.
America is, if
nothing else, a society of many different kinds of people. So we
are not the only people in America who are looking intoourselves
and saying : "there are certain things we would like to change
about ourselves, and there are certain things we would like to
keep about ourselves.
SY : But you Black people surely are the ones who suffer most from
racism !
... /479
K. : The story is not told yet. We suffered from it in the
beginning perhaps. But now, we have to see how America suffers
from now on. For instance, you might say, you take the history
of the Shah, or the history of any person who has held high office.
You can talk about the Shah, or about Tolbert in Liberia, or
about Amin,
or about anyone who has held high power.
If you held
high power, the only place for you to go is down unless you are
so beloved by your people that they allow you to stay up high.
For instance Jomo Kenyatta ; his people loved him and let him
stay hi~h, he died high. But he started low. So if you are hi~h,
you always have the risk of falling.
And if you are low, you have
always the hope of attaining height. It's for the people who find
themselves on the pinnacle to realize that they're up by the Grace
of God and of the people. So they'd had better conduct themselves
so that they offend neither party.
If they offend God, they'll
be thrown off the top;
if they offend the people, they'll be
pulled down from the top.
It's for the people who run things to
wise up.
It's for their motivation to wise up. Mao Tse-Tung is a
rarity
: someone who starts picking rice (or believe it was lotus
blossoms that he picked) and became the leader of 800 hundred
million people without being pulled down.
In most cases, societies
reform themselves. Every so often, you do have a revolution.
People will really go to arms. This is a way to make the point
that there are two ways you can make the people hate you,
and if
the people hate you, they will pu~l you down. One way is to mess
to their women and the other way is to mess with their property.
If you mess with their women or their property, they will pull
you down. Governments don't always realize this. Messing with
someone's woman is different.
l
know that many people will say
that this is a chauvinistic viewpoint; but the point is that po-
litics are still now run by men, that governments are still
· .. /480
basically beinr, run by men.
Mrs Thatcher is an exception and
pcrhaps a ~ood one. Mrs Ghandi
is an exception and pcrhaps not
so good.
Mrs Meir,
in Israel,
scemed to have becn a rclativcly good
one. We've had aIl kinds. But,
s t i l l ln aIl,
governments, armies
and aIl that,
are s t i l l being run by men, and if women want to
change that,
then they'll have to change their sons.
They'll have
to raisc thern clirrercntly and thcy'll have to free thernsclves from
the tyranny of their men
: Mao Tse-'l'ung said that t o o . He said
that the Chinese women were not only tyrannised by their own
husbands,
that he stood for their freedom there too, and that they
;, hou Ida l way s
[~C t. c qua l p ay
r 0 r
o q u al
w0 r k.
l
~J tan d r 0 r
th a t
t 00 •
But,
ta end this digression,
women s t i l l raise children better
than men.
l
think that women have to accept this responsability.
Wc aIl have thin~s that we would rather do.
Sometimes,
l
look at
women and l
rec!l rny own creativity Lo be miniscule in comparison
lo the bringin~ into the world of the human lire,
into raising that.
l
say l
might have been a better mother even than l
am a writer.
But we have to accept,
to a
certain extent,
the world as we live
in it.
l
would love to be ljvin~ in a world where African-Americans
had received their back pay for the two hundred years of hard work
they did under slavery, and where we had received that respect
that we deserve,
and where people would kno that, without us,
America would not have existed.
l
would love to be in that time,
and l
try to do as much as l
can to bring that time about. Rut,
at the same time,
l
have to realize that
l
don't
live in i t .
That's what
l
mean by acceptnnce.
Sy : what,
concretely, do your efforts to bring about that change
consist in ? Are these efforts connected to your artistic work ?
K.
: WeIl,
l
have changed my own lire.
l
have come to the con-
clusion that the type of Black people l
most want to reach do
· .. /4 81
not read. So 1 try to communicate with Black Americans through
other arts? l'm making signs, painting signs and taking pictures,
working on a screenplay and trying like that.
l'm trying to get
into things like that because we have a fundamental educational
problem, as it concerns language, which concerns literature.
Actually,
i t ' s probably more important that our children, at this
point,
learn sciences and mathematics than it is for them to be
reading novels. To a certain extent, 1 believe that novels are
elitist art. 1 lost my interest in them.
Perhaps when 1 get older,
the last ten years of my life,
-
if 1 live as long as 1 would like
to live - in my nineties, 1'11 write a novel.
In my eighties or
nineties, 1'11 write a nice 700 or 800 page novel to put beside
uty~~uso that they may say bad things about both Joyce and myself.
SY : Are you no longer the militant writer who produced A Vi66eJte.1'lt
V~ummvt
and aIl the other novels that followed ?
K.
: 1 feel the militancy is that any creative person is bucking
the tide of a kind of mediocre materialism, which is turnin~ out
mass-produced novels, mass-produced paintings and records, and
is taking crafts,
fine tuning and technique out of aIl art. 1
think that is probably the most impor~ant revolution for any writer
who is writing. We are aIl being oppressed,
aIl over the world.
There is no writer anywhere who is not being oppressed
: materia-
lism in the East,
in the United States and in the Soviet Union.
They might say
: "Oh
! you c an publish anything you want in America '.'
Which is not always true because l've had novels rejected and 1
still have one unpublished; i t ' s called
Ve.ath FaLe..
No you can ' t
publish everything you want to publish in America.
SY
Can you explain why
VeiU:h FaLe.
has remained unpublished ?
· .. /482
K.
: Racism is a fancy word for ignorance.
It all goes back
to economics, but the racism in publishing will not allow the
publication of books
other thnn sterootypical hooks. ~hat is
to say it is not just I. If a Jewish writer wants to write some-
thing other than what's accepted now as the Jewish viewpoint, he
will have a hard time publishing it.
If a Black writer wants to
publish anything that is slightly out of the ordinary from the
Black experience, he is having problem publishing i t . If the upper
class person wants to publish wpmething slightly out of the ordi-
nary from his viewpoint, he will have problem publishing it.
There is a motion going on in terms of materialism,
in terms of
too much government, in terms of people who wield power in all
societies,
stopping the creativity of their people. People have
found that they can get a machine to do something that other people
have been doing by hand, that you can own the machine, and that
you don't even have to have a man to run the machine. So that
you can create shirts by owning the machine; you can sell the
shirts and get all the profit from them. Never mind that this puts
20 shirt-makers out of business. The rationale behind that is
"well, the shirts are less expensive, and the shirt-maker who
perhaps could not even afford to buy his own shirt, can now buy
a cheap shirt. But the point is the goods are not as good. The
car don't last as long. You see old cars driving on the streets,'
but you don't see cars from five years ago driving on the streets.
I see clothes coming from the D.S. You take them to Jamaica and
the sun disintegrates them in six months. So things are not being
made as well.
And that's because machines are making them instead
of men. All great art is made by men. But the materialistic so-
ciety, the mediocre society and, to a certain extent, basically
the middle-class society - not the upperclass nor the working class
societies -
wants this mediocrity because i t is good for their
· .. /483
business. Unfortunately, it is part and parcel of the same junk
food thing. It is middle-class aIl the way through. The upperclass
go about their business, living their lives in their finery.
They've really lost interest in governing. l had a conversation
recently with someone from the upperclass, and he said to me as
much : that he had really lost interest in governing. Let the
middle-class
do it; we can have fun; we love our horses, our fine
saddles and our fine clothes. Let them do it. It's too much trouble
We will live off our dividende. Let them run it. Let them be out
front. Let them have the power. To a certain extent, l think that
it is the upper class who is lettinp, us down. If we are going to
have a class society, then the upper class has F,ot to takc rcs-
ponsibility for their position. If they are going to live off
the fruit and fat of the land, then they have_to give us good
government. Either that, or working class people will take over.
So it's up to people to realize what's happening in the world,
and to try somcthinr; about it before it does come to p;uns. Guns
don't solve spiritual matters. They solve governmental matters,
and they will eliminate your enemies. But they won't make Vou
happy.
You can't gct into bed with a gun. The people who sleep with
guns are fear-filled people, or else they wouldn't sleep with guns.
l sleep with human beings.
Sy : Can you, as an artist, help people understand what is hap-
pening? l mean, do you .••
K. : Wait a minute. Let me answer the first part of that. As an
artist, T want to make this point: that T, as an artist, or any-
one who is an artist, anyone who says l am going to take the crea-
~ivity that the Creator gave me, which is only a piece of His
· .. /484
Creativity, and turn it into something that never existed before,
whether it's a bracelet, or a hat, or a novel, or a sign, or a
piece of painting, or a piece of music, is doing something revo-
lutionary. Because middle class, mediocre materialistic society
is trying to stand between any creative person and the Creator.
Middle class, mediocre materialistic society, which creeps over
into governmental bureaucracy, is trying to take individual freedom
from people. So, any artist, whether he is read or not, whether
his work .i s known or not, is d o i.ng something revolutionary and
keeping freedom alive in the world. Whether or not my people can
read it from me weIl, that's a problem that l
have to encounter.
Because first of aIl, our people don't readj so that to communicate
with them through readings is ~erhaps the worst way of aIl. The
best way is music. The second way is probably painting. The third
best way is writing poetry and speaking poetry. Poetry readings
are very popular among Afro-American people. People who will never
read my good friend and comrade, Amiri Baraka, will go and listen
to one of his poems. They will hear. the word and get his message
from i t . But he and lare encountering the same problem in terms
of reading.
Our people are not reading.
One of the reasons why l
am making signs, and l mean literary
signs of one, two, three words saying :"PEACE AND LOVE" or
"Progress and Peace", or "Love", or "Peace", or "Health", is
that this is aIl the masses of our people can take.
l myself would
like more of our talented writers turning to the writing of
children's books and textbooks.
l
feel that somewhere out there,
l will be writing children's books and textbooks rather than
books for people who are already educated and have already attained
sorne type of happiness in lire,
sorne type of materialistic success.
And, basically, as Chester Himes said, most people only want to
be titillated anyway. That's basically superfluous; that's
· .. /4 85
elitist art as far as l
am concerned. We have to be dealin~ on
more fundamental levels. And we're not
! We're too busy living
in dreamland. We can add that to materialistic, metaphysical,
mediocre middle class society, white and black.
SY
Is this mediocre, middle class society Chig Dunfords'world ?
K.
: Yeso
And what Chig Dunford finds, he finds himself at the
same time and in the same place as Carlyle Bedlow. This is what
l
am trying to say: we have to go back to our masses. We have
to find out what our people want. We educated Black Africans
and Black Americans have not led our people well. We have fallen
very short of the mark.
Our people need leadership. They are
looking to us for leadership, and we are too busy drinking
cocktails, partying and wearing designer jeans.
o
o
0
o
SY : l would like to go back to the time when you believed in
the novel form. You wrote 4 novels and a collection of short
stories in which the same characters appear in different situa-
tions and different periods of their lives. You seemed to be
writing a sort of "saga", and conveying your message in a chro-
nological way. Am l
right ?
K.
: Alrir:ht. First of Rl1,
five nove1s, two hundred pap;es each.
The first one was the
Vi66Vte.n-t V!W.mri1Vt.
l
started A Vi66Vte.nt VJtuJm1Vt
· .. /486
because l was working with the American (fine American) writer
John Hawkes who said : "don't write about what you know, make
j l.
IIp''.
;;0 T starter]
A V..tnneJte.YLt VJtummeJl.
r at.he r
t hn n wri tLrip; the
un un I aut.ob i or-r-aph i ca l
novel. 'l'h i.s would be what. one rnir;ht call
an emotional autobiography, but would not be specifically such.
Then l created that particular setting and place, that town. When
l started out, l said l was going to write about Black Americans
in America in a way that l had never seen them to be. That is to
say, basically, the stories of Black American people as they
related to each other, and only peripherally to racism in America.
I
didn't do t ha t
at 0.11 in A V..tnneJl.e.YLt VJtUmmeJl. b e c au s e , basically,
this novel is a story about white people reactin~ to their rejec-
t i on by I31acks. 'l'his mc ans , b a s i.c a I Ly , that the Black in
A V..tnneJl.e.YLt
VJtummeJl.
are rejecting their past as Blacks, in that particular
southern state. They're saying : "if you not change this, we will
change it by just absenting ourselves. We will no longer play
your game 1"
This is not revolution in the Marxist sense. There is no cadre
thcrc is no small band of men who are bringin~ this about. This
cornes mythically in the Blacks, so to speak; you could say it
cornes from the Creator to one man to 00 this and that. Other
people seeing him do this, perform this act of renounciation say
"why, that is really something let me do it too". So they 0.11
do it.
Then the next thing was the book of stories. l had been writing
stories 0.11 along during that period. At that time, there were
lots of magazines. l got a definition of the short story which
is to present a contradiction, and then resolve it. That is basi-
cally what any good story is about. You start with two people in
a conflict, or a man in a conflict, and then you resolve that
conflict in one way or another. The first story lever wrote was
· .. /4 87
Not Exacte.y Le.na Hoftne., where I consciously said that I would have
two men sitting on a porch, arguing. That W8S the way that story
started, and the way it goes. So finaJly,more stories were
collected and they came out in 64.
The third book l
had written because l
considered the first to
be a kind of folklorean. That is to say: we present an essential
fact and have various viewpoints around it; this is reminiscent
of The Sound and the FUItY,
which was one of Fau lkner' s techniques
that l
like very much, and which later, l
found in Joyce. First,
l wanted to write a story about a jazz musician because l had
never read a good one and l
especially never read one by a Black
writer. The greatest jazz novel l've had time for
(and the most
dangerous one) was
Young Man wilh a HOM,
and that was by a white
woman.
And so l
said,
let me write now the jazz novel.
Let me make
it chronological.
l
always try to set myself various technical
points.
'I'hen when I
finished that one,
I went on to Vern
and I said
"alright now,
let me start this novel in a different trauma". l
wrote the book basically from the point of view of white Americans,
just as T did with the first book T wrote. Rut at thnt point, l
was becomin~ more and more disillusioned by the direction America
was going in and man y people called the book satire; but l would
consider it rather anti-realism. But l
don't think l
am a true
anti-realist.
l think that what l
am is probably a mythical
realist. That is to say,
l
am trying to deal with things that
could happen, but they often are dreamlike things. We get to this
later in Vun6oftd6.
Anyway, that' s
Vern.
Finally, wc got to
Vun6oftd6. AlI along,
I have been dealing
.. . /488
with the same characters over and over again. Sometimes they
would be minor characters. Wallace Bedlow was a minor character
in
A Vi66Vte.nt VltwnrnVt;
Then l wrote a story about him in
CJz.y Folt Me.,
and Carlyle Bedlow was a little boy in the stories, and then
when he grew up he appears in Vern
and lat er in Vun.noltd6 Tltave1..6 EvVty-
whe.Jtu.
So finally,
l decided that what l wanted to do was bring
it together, because l had made a chain, and the chain was in-
complete bccause the Dunfords never met the Bedlows. Not only was
Vun.6oltd6 Tltavrn EvVtywhVtu
concei ved as a novel in a circle, but
it also brings to~ether the circle in my writing. If l remember
weIl, it goes like this
Tucker Caliban is married to Bethrah
Scott Caliban, who is the daughter of Ludlow Washington of A VltOp
On Pat.ie.n.c.e.. Ludlow' s last p;irl friend is Harriet Lewis who appears
again on the s h i p with Chig Dunford in Vun.6oltd6 Tltavrn EvVtywhVtu.
Now Wallace' Bedlow was a friend of Tucker Caliban in A Vi66Vte.nt
Vtl.1..unrnVt
who he 1ped him carry the grand fat her c loc k int 0 t he yard,
if you remcmber. Wallace BedJow was, of course, the uncle of
Carlyle Redlow. So the only people l had to brin~ into it at that
point were the Dunfords. The Dunfords come into it by being con-
nected to Harriet Lewis whom Chig Dunford is connected to. Wallace
Bedlow is connected to
A Vi66Vte.nt VltwnrnVt and Carlyle Bedlow to
Wallace Bedlow in
City Folt Me..
So, t hat makes the circ le. 'I'o a
certain extent, l feel that this is a complete cycle of work in
five books. l wrote a sixth one which hasn't been published yet.
It involvc::J Chir; Uunrord as a modern charactcr, so jt j:J rcally
an offshot of that.
Now if l start again - it has been ten years since l published
Vun.6oltd6
- if l start again wri t .i ng fict ion, and t he n wri t ing my
autobiography Cwhich l have been doing for the last ten years)
· .. /489
as young as l am, perhaps l ' l l start another cycle. Dut l think
that l ' l l just continue with the same cycle. l just don't want
to be like a bedspring, you know; now, l ' l l just throw a story
l'd like to get angels into it. l was reading Thomas Mann the
other day, and in JO-6eph a.nd h).lJ BJtotheM,
he uses angels in it.
l'd like to bring man to the angel level.
SY : From what you just explained, one could rightfully perceive
your novels as a kind of "Yoknapatawpha Legend" ?
K. : Oh yes, definitely. l salute Mr Faulkner for that. That was
what he taught me at that point. When l was starting to write,
l perceived that his way was better than Hemingway's because
Hemingway had to constantly make up new characters; every novel
had to be a new character whereas Faulkner said : "let me write
about the same character over and over. It will save my creative
energy. l ' l l be able to put my creativity into other things,
instead of makin~ up new characters. l ' l l be able to put more into
t ho technical aspects of writinr:." 'l'he t e c hn i c a I aspects are the
ones which mo~L intcrcst me.
SY : Do you believe in Black Art in the sense that Baraka advo-
cates it ?
K. : Yes. But I think it is still too elitist. I t h i nk that we
are a spiritual nation, and that we have something to say artis-
tically, that wc arc different from white America, that our
experiehccs makc us diffcrent. T~t's face it, bc honcst
: wc are
brown; they are pink. We come from hot climate and they come from
col ri cl im:,tc.
T cln t.h i n l: t hat. wc' l rn v o riomr-t.h i nf~ Ln :::l,V, Lllil\\
1::
distinctly our own. WhoC'ver wélnts to read ovcr our shouldcY' may do
· .. /490
so. l think that Dickens was interested in what the French 'thought
of his work, or that Flaubert was interested in what the English
thought of his work. But l think that primarily, both of those
men were writing for their own people. But
l think that the problem
with my own people is that they don't read. l'd love to be writing
for my own people. But as l said, l had to shift although it is
all creativity. Once you have tapped your creativity, you will
find that you can do other things with it. It was a certain point
in my life when it was inconceivable that l could write a poem.
Now, l find myself writing little poems. For instance, 1'11 read
you one 0 f my litt le poems; i t
is called
Heali:h:
Li ke the turtle its shell,
We carry our shell
With us ac
t'at .
SY : How do you explain your liking for both Langston Hughes and
Baraka when the first symbolizes the rntegrationist School and
the second the Separatist School that appeared in the 60's?
K.
Baraka is living a contradiction, of which he is well aware.
He is teachin~ in an American university at the same time as he
is t a l k i ng . Lan gs t on nover t a ught. in an Arno r i c an uni vcr-s i ty. He
always lived in Harlem. He always worked, he always wrote for a
living. He said : "1 write that's how l make my living". And he
was writing all the time. If you take the world, l think that
Langston' s Simple could be sitting on the subway in Vutc.hmaYl., and
I think that the boy in VutchmaYl. could be standing in the bar when
the Dutchman is talking to the narrator. l think that there are
far more similaritics than there are differences. Lanc;ston was
very well aware of the greatness of Black people. He was weIl
... /491
aware of the difficulties we face ln this country and aIl around
the world. He was just the gentlest spirit.
Baraka has his gentle
moments too. Seeing him with his children, he is a very gentle
father.
He is not always Amiri Baraka, spewing forth revolutio-
nary poetry. When he is Amiri Baraka, he is often very impressive
and often very truthful.
But it is not the sum totality or Amiri
Baraka. There is still sorne LeRoi Jones in him yet. It's the
emphasis.
l
think Baraka has chosen more to speak to the oppressor
than l
have. Langston took the viewpoint that he was making a
living. He hoped everyone liked his writing. He tried to make it
as broadbased as he could. He tried to write poems that people
could understand. He would always praise something and was not
snooty if he wanted to write something for you. He wrote
forewords to books, plays, poetry; he wrote for newspapers. He
had a very nice audience, and it was not because he was tomming.
It was because he had a gentle way of stating his case. l
think
people object to Baraka because of his revolutionary use of lan-
guage, more than his revolutionary ideology. He wrote poems like
Robert Hayden or like Countee Cullen or Claude Mc Kay - who could
be more revolutionary than Claude Mc Kay in 16 We M~t Vie?
He was
so revolutionary than Winston Churchill read it in the House of
Commons, to inspire England.
l
don't ~now if he knew that a Black
man had written it. He might have.
Claude Mc Kay was a Jamaican,
but he decidcd to writc revolutionary writinr, in a sonnet form.
l
think that people confuse the dirty words with the revolutionary
doctrine. This is perhaps a
fault
in the very same way,
bccause
l
did not espouse quite as harsh a political view or revolutio-
nary view in my writings; people will think that l
am not like
Baraka. Baraka and l
sitting together would disagree about very
little. Which js always surprisjn~ to bath of us.
.. ~/492
SY : Do you s t i l l agree with him when he says that the world
shoud be made Black,
and become a Black poem ?
K.
: l think that we have a lot to teach the world. We're just
talking about methods. l'm talking about motivation. He is talking
about potivated people already, he is already motivated to bring
about change. l'm talking to people who, perhaps, don't even rea-
lize the need of change. They're are many people who are accepting
public assistance, or put more bluntly, who take welfare, and
who could, perhaps, do better if they got off it. Who, perhaps,
could find somethin~ in themsclves : the talent to support them-
selves. But because the government is saying : "take the welfare",
because lots of people are telling them to take the welfare, they
take it. The government is saying to them : "take the welfare; we
don't want to teach you to do anything creative; we just want to
give you enough money so that you can keep A & P going, and all
the supermarkets going, and so that you can pay the landlord. We
only funnel the money". But actually, the government is giving
the money to the landlord and to the supermarkets. Wc only ~o
through the formality of changinr, the check into money and spen-
ding it.
Basically, we are consuming and helping this materialistic,
mediocre, middle class society to function. We maintain our own
oppression by not standing up and saying : "listen, either teach us
something or leave us alone to learn something for ourselves. You
know, as a mother, when the time cornes when the baby has to be
weaned. It is time for Afro-American people to be weaned and there
are sorne of us who don't want to take the tit out of their mouth
because it's easy. Who wants to chew ? But the time cornes when
· .. /4 9 3
everyone has to learn how to chew. Black people must learn how
to chew, because it's high time they did. There's sorne of us who
don't believe we can learn to chew. That's why l say, let us have
our capitalistic phase before we go on into socialism. We never
had our capitalism before. Let us have our small capitalistic
phase. Let us have our Mom and Pop stores. Let us have our small
chain stores. Let us have our hat stores. Let us make our own
clothes. Let us make our own shoes. Let us be self-reliant. There
are sorne people who say: "Oh, we could never do that. The govern-
ment would never let us do that
!" But that talent cornes from God.
The government has nothing to say about that.
SY : Let us go back to your first novel, A Vi66eJten.:t VJtummeJt. l
think
this novel is basically about the role of the individual in the
process of mass awareness,
and Tucker Caliban incarnates that role.
Now,
considering the Black situation at this time,
do you still
believe that the individual can play a meaningful role in this
important process ?
K. : Yes, definitely. Just look at Chinese history and take Mao
Tse-Tung. Suppose at the age of 18, Mao Tse-Tung had left China
and had gone to America, had ~otten into school and had gone to
university. Why, he would have been a professor of Chinese lite-
rature in Southern California today. Or he would recently have
passed on and everyone would say that Mao Tse-Tung was a great
teacher and a great Chinese-American person. But, instead of that,
he stayed in China. Instead of writing poetry, he decided to or-
ganize his people to overthrow their oppressor. If he hadn't done
that, there is telling what China would be today. So yes, l think
that one man 1:3 c t Ll I very imporlant. I3ecau::;c if one man ';l:C'C)
somethin~ and chan~es himself, Mao Tse-Tun~ chan~ed himsolf. He
· .. /494
didn't take the full fruit of his talents and cash in his chips
for his own good. He didn't join the Society. He was bright enough
to join the Society as it was.
He didn't have to involve himself
in aIl that revolution. His wife was beheaded, probably thé wife
that he loved most was beheaded by Chiang Kay Chek's people. He
lost children,
children who were left with people in the mountains
while he was waging revolution, and he ne ver found them. So just
think of aIl he lost
! AlI he had to go through because he was
going to bring about sorne type of change
! You can point to people,
whether or not they are good or bad.
Look at Franklin Delano
Roosevelt, the President of the D.S. He was the man who got polio
at the age of 30 or sorne odd, when he was a grown man with children.
He could have easily stayed in bed for the rest of his life, been
an invalid or gone into business, or just raised children. Instead
he'd do something else. He overcame aIl obstacles, became president~
a very strong president and a very good one. So yes, you see sorne
bright kids sometimes succeed. Out of the Detroit ghetto, you have
Stevie Wonder just suddenly ernerging a great musical genius. Or
you have Charlie Parker coming out of Kansas City, or you have a
Dizzy Gillespie coming out of the Carolinas or you have Evelyn
Champagne King, or a James Brown, or Ralph Ellison, or Amiri Baraka J
or anyone. They're not dead yet. We're sinking, but we're not sunk
yet.
SY :
Is Tu~ker Caliban's action a good answer to the Black
situation ?
K.
: His answer is only symbolic of what each of us can do, which
is to perceive ourselves as we truly are, and decide whether or
not we want to continue to be 'that way.
l
smoked cigarettes for
18 years,
and l
nlways wantcd to ~et off. Then my youngest child
told me that
l
got grumpy whenever l
smoked cigarettes. l
said
"is that true ?" And she said
: "Yes".
I was apalled by the fact
· .. /4 95
that she could perceive a chanp,e in my emotional makeup whenever
I lit a cir;arettc. 'I'ha t day, l tolc1 her : "1 promise you that T
will never smoke again". And l haven't smoked again, and that has
been six years. When you get the idea that you can change your-
self : "Tucker Caliban was symbolic of aIl those people when he
said to himself : "1 will no longer accept the status quo, l am
going to change this. And if l can only change my own self image,
l will change myself. l will change my own history". If he does
it, we can aIl do it. But most of us are afraid to do it. The
artist does it naturally. Because the artist is saying : "when
you are writing, you have to remember that you are presumptuously
saying that aIl the books that have been written in the history
of the world, that total sum of books is incomplete. That's what
any artist is doing. Or aIl the pictures being painted - everyone
standing in front of their easel -, or standing in front of their
painting saying : this picture will change the world". And it will
because it is one more picture. And so, we aIl believe that. But
mediocre, materialistic, metaphysic~l middle class society doesn't
want anyone to change. Middle class likes the status quo. It's
not a matter of political power as much as it is a kind of spi-
ritual deadness which is saying : "1 am afraid of the future, l
don't want to go into the future", and fundamentally, that is
saying : "1 am afraid to die, and so l want everything to stay
the same. In the illusion that if l keep everything exactly the
same as it is now, with nothing happening, l will somehow cheat
death". And it's impossible.
SY : Is Tucker Caliban's leadership more meaningful and more
efficient than Reverend Bradshaw's ?
K.
Tucker Caliban was not a leader of the people. He is the
. . . /496
leader of himself and the leader of his family.
For, as l
said,
if you lead, you have to be aware of the fact that if you offend
God,
He will knock you down,
and if you offend man,
he will pull
you down.
So you lead, no matter how many guns you have, only by
the consent of the governed.
It doesn't matter whether you are
Hitler, Amin, Mao Tse-Tung, Jorn Kenyatta,
Senghor or anyone.
You lead because the people under you let you lead, and they will
only let you lead so long as you lead them properly. And that goes
for Duvalier, and anyone else.
It doesn't matter when people give
names and say
: "he is a dictator or not, he is a benevolent
despot or not. Just calI themall kings.
Kings rule by the consent
of God and the governed. AlI leaders do and you have to be aware
of that if you presume to be a leader. That's one of the reasons
why
l
assume not ta be a leader.
l
have a hard enough time trying
to please Gad without trying ta please people.
5Y : As a leader of the people, Bradshaw was killed in the end
by an angry IDob.
Why ?
K.
: Bradshaw was not killed.
l
never actually had Bradshaw dead.
l, at one time, wrote about how Bradshaw was found and revived
by his organization, by his people. Therefore,
Bradshaw was not
dead.
5Y
But he did fail as a leader, didn't he ?
K.
: He failed.
Ye~, he did rail. Say that. Ile failcd because he
was not close enoush to the people that he was leadins. IIis people
got out in front of him, and he was still back into another time
and another space and another kind of leadership. Which is what
is happening to leaders aIl the time. Because he failed that way,
· .. /4 97
he submits to his humiliation and the brutality at the end. He
feels that this justifies somehow his position and rights, or
resolve the internaI contradiction that he discusses with Dewey
willson as they are ri ding in the car. He says
: "one of these
days, people'will get out in front of their leaders". For any
leader, this is a horrible thing. But the point is, if you don't
presume to be a leader, then you are not horrified by seeing other
people get free. The point is, very very often, you have people
who start out being progressive, and when they get into power,
they become retrogressive because they don't want people to lead
them. Basically, they have to realize that, as Mao Tse-Tung says,
it's from the people to the people. You have to go to the people
and find out what it is that the people want. Then you have to
use your expertise to still try to get them what they want.
You take the case of Churchill. Churchill was wrong to try
to keep the British Empire together because everyone wanted to
be free. However, that's what his people wanted. He was right
to fight Hitler because that's what.everyone wanted too. We're
not talking about right or wrong now; we're only talking about
leading people which is no one's right but the Creator's. We aIl
have ta be slightly less vain and slightly more humble.
SY : What, in your opinion, should be the daily practice of good
leadership ?
K. : As l said, from the people to the people. Those of us who
are educated have got to be going to our people more. l live in
Harlem, and l hardly ever see my Congressman. He's not there.
He is not on those streets. l don't see him. l see him very ra-
r o Iy ,
u oun l Ly on c Lcc t i on time. Unfortunately, that's the t r-oub l e
· .. /498
with too many of our politicians in America and aIl over. They
are not really concerned. That's one of the things l admire in
the British System. At least on paper, the man, essentially,
is representing a small district which he is obligated to visit
at regular intervals, and he is to be dealing with people on
a one-to-one basis. That's the way to get to understand them.
Books are fine, they have their place. But book experience is
basically a secondhand experience. The true relationship in life
is people to people experience. If you think that you can sit
in a room and read books for ten years and come out of that
room understanding people, you're wrong. The only thing that
you can hope to understand by sitting in that room reading books
is
yourself. If you read the wrong books, you won't even
understand yourself. You will, basically, have wasted your time.
SY : What, then, is Vemall about? l
thought you wrote that
book to help Black people understand White people and the white
world ?
K. : Yes l did. Yes, that's true. But at that time, l still
believed, falsely, that Black people were readers. To a certain
o xt crrt , of a II bo oka ,
Vern
and A Vin6eJte.nt V!Lwnrne.Jt ar-e the' only t.wo
t hat arc .in pn pc r-bnck . .~o J dare~:lY t hat morc R1ack people arc
reading Vern and
A Vi66e.Jtent VJU.m1rne.Jt,
more than any of my books.
Paperbacks are inexpensive, and perhaps they are used to reading
that. That was before l came to the conclusion that Black people
didn't road. My children go to the ghetto school. That is the
school in the middle of Harlem - not a private school but a public
school. When l told people that l was going to send them, principals
in the othcr schonls jn the N.Y.
sy"tem said to me : "oh, don't
:;ond the m the r c: , 'l' ha t. ',; .i ur: L t. h(~ p r .i,~ 0 n , 1\\ 11 the .Y a r c: .l o i rIf': the r c
is keeping the children off the streets till 3:00. The masses of
· .. /499
Black children are in prison-like schools; so l wanted rny chil-
dren to know what that is about. So l sent thern there. Because
I taught thern to read at home, they are doing very weIl there.
In fact, their reading score is rather high. The average reading
score for people in the s e ve nt h p;radc at t ha t
s c hoo I 10 the scond-
grade level: Obviously, Black writers are not liable to find a
huge readership arnong Black people, if most of the children in
the seventh grade are reading on the second grade level. Many of
those arc ~oinf, to bo lost, and rnany of those are goin~ to be
graduated. After the ap,c of fifteen, they'll never learn to read
any better than the third grade level. Here we are, university-
educated people writing books such as
Vu.f'l.noJtd6 TJtavW EVeJLywheJLelJ,
serious books so to say. Unless we ralize that the hope of those
books evcr being read by the masses of Black people is very slim,
we are deluding ourselves. WeIll never reach those people with
these long, technically vituous books. We have to reach thern on
the comic book level. l would love to write comic books, and one
day, I hope I will.
SY : Could you explain why Black people are not a good reading
public ?
K.
: They could read, but they don't read. They're not being
taught.
SY
Can people be taught to like reading ?
K.
: The point is that Black people are not growing up speaking
English. That's the essential point. The French child grows up
speaking French. The English child grows up speaking English. The
Arnerican child, in rnost cases, grows up speaking American. The
· .. /500
The Black pers on lS analoguous to a foreign language person, in
that he grows up in a home where English is not being spoken.
He must go to school and not only learn to read the English, but
learn to write it and speak it nt the same time. It will be
comparable to taking a white American child and teaching that
white American child to read and speak French at the same time.
But, of course, it is not being taught as if English were a second
language. It is being taught with the assumption that Black people
grow up speaking it. And they are not. They never get the funda-
mentaIs. The fundamentals are basically phonetic rather than
grammatical. They get off on the strong foot and they never learn
properly.
Sy : Do you mean that the social and cultural environment of
Black people does not help at aIl the Black child speak proper
English ?
K. : He doesn't grow up speaking English. Americans don't grow
up speaking English either. They grow up speaking American. But,
ok, even within that framework,
in the mass of working class homes,
most of our people are poor; most of our people are not educated.
Most of our people are not university people. We're not talking
about those people. Who are talking about the people who, as our
fathers used to say, don't be like those people who use de's,
dey's, dat and day. ~o that was why l
called my novelVem, because
l
was trying to say "them" - "dem". Alright. Those people who
grow up are not only not speaking En~lish, (we are not Just talking
about pronounciation; we are talkin~ about a whole set of being.
We are talkin~ about the way the verbs conjur;ate. For instance
in the
I\\rri~an-l\\m(Ticnn 1Rn,r,uar:(', the v cr-b to ho,
If'
IwL c onj ugat.ou :
l am, you are, he/shc is, we are, you are, they are. Tt is being
... /501
conjugated
: l
be,
you be, they be, he be,
she be, and it be.
In
the past,
it becomes,
it beed, you beed, he beed. It's like the
African language, the d is added in aIl cases. Even kids will
say,
l
find,
bccnuse thcy are so uscd to putting the d sound at
the end, in order to create the predicate, that they do it even
when there are changes. But in English, we have those words that
don't just change their endings, they change the words. So you
have l
buy, he bought.
In my expericnce, the rare working class
child who is going to say l
buy, will say l
buyed to put it in
the pasto
So we're not raised to speak English;
sorne learn it badly,
bec orne demoralized and look at words like they know them, and
after a while, they don't read. Television is there, music is
there,
and after a while, ther!re out of habit. So that leaves
us without a reading population.
SY : What about that English you are using in
Vun6o~M T~av~
Evvtywhvtu?
Tt is supposed to be recognized and understood
by Black people ?
K.
: It's just wordplay and experiments in language. Sorne of it
basically cornes out of the contradictions in the language itsels,
specifically from the fact that there are 22 symbols and 44 sounds.
This creates a certain contradiction which can lead to confusion
in the language, which has become the space l
started working in.
It's the same discovery that Joyce made, that English does not
sound the way it looks. A Frenchman could do the same with French.
You just see that it doesn't look the way it sounds. Once you see
that, you hlowthat you can play with the way it looks and the
~ay it sounds. For instance, we have aIl these words in English
... /502
that end in ough
: bought, bough, rough, though, through,
furlough,
aIl ending in gh.
Now, where is the rule ? When you see ough,
how do you know how to pronounce the word ? When you see bough,
how do you know that it is not bought
? You know it is bough
because you perceive the word as an entire symbol. It's not a
matter of its looking like the way it sounds. It's not like Spanish.
The Spanish were wise enough in 1900 or so, to get together and
say:
"come, let us get together and clear our spelling."
So
they made it basically into a phonetic language, 8xcept for sorne
archaic words which they kept, like the LL words. The English have
never done anything like that.
In fact,
the English themselves
are saying : "WeIl, we don't change the spelling because the
spelling embodies a certain type of history. When we look at the
word honour on the end, we know it is ou, but we say we leave it
our because we'd rather not make it hona. The history of our
language, the French root, is showned in the way the word is
spelled." In the same way,
in French, the phrase c'est un homme
means
: it is a man,
it is a name,
it is a noun, and it is a norm.
So, you can have different sounds meaning different things in a
language.
In English, i t ' s the matter of 44 sounds; for instance,
the sound ou is being presented in English in 4 or 5 different
ways. There is the ough in bought, in rough,
in raw, in boar,
in
walk. Those are things that became building blocks for me - to be
able to create a language which l
hoped, would convey the kind
of multiplicity of meanings that one sometimes find in dreams.
One sometimes will dream that a person will say something to them.
In the dream, you won't quite get it, you can take it one or two
ways. That was what l was trying to create there, a language of
dreams, the same way that English is a part of reality.
SY : What about the context in which a word is used ? Does it
not tell yoù exactly how to pronounce the word and what its
· .. /503
precise meaning must be ?
K. : Yes, there is the context. The same way the context works
in the dream, within the context of the dream and what you can
pick up out of it, you can get the meaning. It's all there. I
mean, every meaning in those parts is intended. If you don't get
all the meanings, then you get sorne. If you read let us pray
for instance, in Joyce, it's supposed to be a priest. But instead
of spelling it pray, he spells it prey. So it has two meanings
:
it has let us prey, as in preyin~ upon someone, and let us pray,
as in bending our knees and offering a prayer. So for the priee
of one, he gets two meanings and that's what you want. You're
looking to get more than one meaning. It's not to get just one
meaning. That was something that, to a certain extent, I was
probab ly confus ed about whe n I was wri t ing VIlYl.n0JtM TJtavel.6 EveJttjWheJte..6.
l know that there is one menning, there is one basic, verbal
menninp,. Tf you arc readinr; out loud, you will basically get the
sound, cor~ect meaninp, of what l'm,trying to say. If you don't
read it loud, you will get various literary meanings. And they're
just as good.
Sy :
Is this experimental pros~you have developed in VIlYl.n0JtM
TJtavel.6 EveJt!:fwheJte..6 one way to reject the English language as an
inherited tool, or is it just experiment in aesthetics ?
K. : In the same way that abstract expressionism is the Y'ejection
of representational paintinp,. But it is also continuation of
painting itself. That is to say that at a certain point, the
visual artist says : "Now that we have photography, why must we
bother to paint a picture so that this cow looks like a cow ?
Let's bring something more to this cow. Let me express my emotions
in my rendering of this cow. Let me show not just the cow, but
· .. /504
also how l feel about it ! So if you calI it abstractionist
writing, you could. It might be a better way to think of it
as abstract.
SY : Are the different linguistic levels of speech in Vun6on~
TJr.a.ve1.J., EVeJLywheJLeJ.>
conveying different levels of consciousness ?
K. : The first part, as l remember, is English. Then the second
begins, l think, on page 67. That part is a lecture. But you
see, it lS aIl based on spoken English. It's aIl various voices.
The second part is a professor lecturing. But, there were different
wyas l found that l could render it, that l
could arrange it,
that l could do it. And then, to a certain extent, l was
experimenting with my own grammar. l was substituting different
words - for instance, l was not using the word the any more.
Instead of saying the house, it was de house, and so l was doing
certain things like that. It's aIl part of the experimenting.
There was no part of the experimental part that was straight
anything. l don't even deal with written/opoken Afro-American in
that way. l try to deal with it poetically. l try to transliterate
it. l try not to mispell the words. Say, if l am having Carlyle
Bedlow talking to his girlfriend, l dcn't mispell the words in order
to approximate his pronounciation. What l am more interested in
spoken language is the rhythm of it. l don't care if a man says
ricollectin instead of recollection. It doesn't matter to me par-
ticularly. l feel that confuses the reader when you sLart to rnis-
pel words in order to try 1.,0 cet the pronounciation of it. l know
sorne of my Jarnnican fricnds are doinr; that, but l wouldn't do it
that way. T try ta cct the rhythm of the lan~uar;e the way we
rhyL hrni c a Ily ,;pca l\\. I t . T find t !lat c orivcy ; mu c h more t. L'ut il lU n y
the way we use language than the pronounciation method of dealing
with it.
· .. /505
SY : But still, why are the different sections of the book
linguistically different ?
K.
It's comparable to Ulysses. Each section is expressive of
what it's expressive of. To every word, whether it's made up
by me or it's a dictionary word, there are three parts: meaning,
sound and rhythm. You can deal with aIl those parts. For instance,
there was a time when l was starting out, that l was counting
my sentences longer than twenty words. By doing that, you get
different textures and style. lt's the same type of decision
that a pottery maker would make on deciding to make a short
squat pot or a tall thin pot. You can make it look and have any
texture that you want. Texture should not come out of the meaning.
For instance, in
UiYMef.J, Joyce is writing about Gent y Mc Dowell,
who lS a young girl; he writes it like a kind of soap-opera
style, or penny novel style. But then, when he is dealing with
a woman, he writes in a more mature style. When he is dealing
with Steven Douglas, he writes in a more flowery intellectual
style. When he is dealing with the cyclop, he makes it more
talkative style. When they go into the newspaper office, it's
aIl newspapér style, including the headlines which are interspersed
throughout the writing. Basically, l've corne to the conclusion
that when writing style, aIl you have to do is read something,
and then copy the style. You pick out the stylistic aspect of it,
for instance, newspaper style is involved in trying to answer
the question : who? How ? What ? Why ? in the first sentence,
or at least in the first paragraph~ The historical style usually
starts with the caption sentence gives you the evidence for,
then starts with another caption sentence and then goes on like
that. Vou Just pick out the various styles and exploit them,
and uso thorn, ~nd mix thorn up any way you want. Just like you're
building a mosaic of language in your writing, as opposed to the
English way of going about it, which is to try to develop one
style that you write in a LI the time. l try to use as many different
... /S06
styles as l possibly can to keep the reader awake and going.
For l
find that,
very often, the reader doesn't want to be awake.
The reader would rather be lulled. The reader would rather have
descriptions of clothes, moons,
scenery and aIl that. But l am
interested in the way that people speak. Writing cornes out of
speech, and the various styles growing out of this
: the various
ways of speaking and of the various ways of people dealing with
language. l
suppose if l
called myself a philosopher, l would
be dealing in that branch of philosophy which holds that language
is philosophy, and that the very word itself is philosophical.
That rouge is not the same color as red,
or rust, or russo; that
they are different colors because they are differents words. l
found that to be true when l
travellèd in France,
l
found that
red was not the same red as the American red. Even today, with
aIl the travelling that is going on , a red coming from France
is never as red as a red coming from even England. That's a dull
red compared to that coming from China.
l'm sure the Chinese word
for red is a brilliant word. Wherèas the French word for red
is a word which starts in the back of the throat, and doesn't
quite get out of the mouth. The English word for red is right up
on the lips, on the tongue,
right behind the teeth.
AlI these
things come out of words which come out of our being. On the
profound level of spirits. In Hebrew, the word for spirit, wind,
breath and soul are aIl the same. The Dogon of your country, Mali,
say that nothing exists before the word, and that is payin~
attention to the fact that words create thin~s. ~he word itself
becomes a creation. The word is not the thing it creates. But
it becomes a creation in its own right.
SY : The meaning of a word is then expressive of the emotion,
the feeling i t gives birth to ?
· .. /5 07
K.
: WeIl, not only in terms of its meaning. For instance, Henry
James said that the expressive phrase in English was
: summer
afternoon, because he felt that embodied the very sounds themselves
which embodied the feeling. We have onomatopeia in English,
where the crack sounds like the thing that i t ' s describing. So,
yes, there is a joke that they tell about the Englishman, the
Frenchman and the German,
comparing their languages. Finally, they
come and say, aIl right, the Englishman says
: "l'Il show you
how l
can prove that English is a better language." He says the
word "butterfly" perfectly expresses what it describes
: a butter-
fly.
And the Frenchman says
: no, that's not true. In French,
butterfly is "papillon", and that expresses it best." They turn
to the German and he only shrugs and says
: "aIl right,
schmetterling is not a good word."
SY
Which one do you feel is the best ward for butterfly ?
K.
: WeIl, schmetterling is not a good word for butterfly, if
you get the point. Schmetterling is a much too heavy word to be
the word for butterfly.
So yes, words have emotional meanings.
l think that's where they exist. We can look in the dictionary
and get the mcnning, but the cmotion is cxpressed in the sound
and the rhythm,
like butterfly; which came out of "flutter by"
- l'm not sure about that. That's the thing that Black people
are always aware of. ~hey want the word to sound or to describe
the thing. They choose the word which will describe the thing.
For instance, the kids are now saying : "it's the death", which
they pronounce def; so it becomes; "it's the def", meaning,
you know that something is really good - der - When l was
younger, we used to have a word called dap -
short for dapper,
l
imagine.
It expressed something or someone who dressed very
· .. /508
stylishly. We're constantly doing that in our language, and we
do it well. How well we do it is measured by the fact that when
European-Americans try to do the same thing, oh, it always sounds
awful, clinky ta me. Whereas when we do it, we always p;et that
certain qua Li t y , because we 're c orni rig out of tone lanp;uap;es,
but we haven't forgotten the concept. We are constantly bringing
it into language, we're constantly bringing tonal qualities
into English, which is one of the reasons why we speak it
badly too. l
know people who've learned to speak very good English,
and have worked on pronounciation very well; but they confuse
intonation. l
am doing more work in my intonation than on my
pronounciation. It's the intonation that makes languages, too.
American, as a whole, is a language which hasn't got any regular
intonation. People improvise in intonation. They try to emphasize
things by, for instance, going up. They say: "I don't want to
go to the store. Whereas if you say that sentence properly,
you're supposed to go down at the end. As l
understand French,
it hardly has any intonation either. Every word is given the same
way as any other word. So there are all these things going on
in languages, and we know hardly any of them; we're hardly dealinp;
with any of them. In fact, African-American people are dealing
in their concept of language. European-American people are just
speaking bad English; they're speaking bad English, and we're not
speaking English at all.
Sy : Now, concerning the structure of Vun6oJz.dJ TJz.a.ve1-6 EVeJr.ljWheJr.e1l •
Sorne critics object to its looseness,
and there seerns to be hardly
any connection between the different sections of the book.
Je. : 'rhat'~) not t r-u o . Tf you rr:;)c1it, vo u t Tl sec: t h.it. e a c h chapte'i'
leads to the next one. For instance chapter 17 begins with "Wow" ,
· .. /509
and
chapter
begins with "Wowie". Such things on that level
whereas at the end of chapter 18, Hondo says
: "1 told him
that l can't get the money from no place, and so l signed up.
And tonight, he told me this Thursday, my bird gets plucked."
So there is a reference ta a bird, and then the next chapter
begins "He felt featherly light". l am always trying to connect
a thing to the thing that went before it. But that, l think is
probably what is happening there because the navel is built in
terms of a circle. l am only trying ta relate that one thing to
the thing that goes before, and to the thing that cornes immediately
after it, so that each thing leads to the next thing, so that
there is an unending circle being involved. If you can't see the
connections, well, you just don't.
SY : What about the three stories that make up the books ?
Are they parallel stories as they are, never converging ?
K.
: There are parallel stories. Well, Chig Dunford starts and
Carlyle Bedlow cornes in, and then at the end of the book, they
meet. And that's how they come together. And it's about how they
come to~ether because it is at the same time that Chi~ Dunford
realizes that he has a commitment to his people, that he has
become enamored of a ',~ite woman in particular and white culture
in general, that Wendy was not white as he thought she was, but
was only pas s inr,: for i t becau se she was act ually Blac k , that
Carlyle Bedlow is also coming to an awareness of himself on a
deeper level than just his street-customed self. He finds himself
with someone who is saying that they are Satan themselves. That
persan may very well be a s up or-nnt ur-a I b ol np , but at the very
last, he is a very dangerous,criminal type of character. Carlyle
· .. /51 0
himself does not know whether or not, he is dealing with a natural
being.
sy
sti 11; sorne other cri tics say that VUl1n0Jtci6 TJtaveL6 EveJtljwheJteJ.>
is a pastiche of F~l1l1egal1'~ WaQe.
How do you react ta that ?
K. : F~I1I1e.ga.I1'~ WaQe
is like a tool-chest. You go to someone's
studies, and you see the kind of painting that they're doing,
and you come back to your own studio and you say : "hum, may be
l can do sorne of that myself ! Yoû try to do it and you do it in
your own way. Rut it's basical1y that Joyce opened U]! an horizon
of writin~. He made it so you could use words in another way,
that you could make up your own words, rearran~e them and break
them apart, give them other meanings, have them do other things
and make them dance in another way. l just try to say: "Yes, let
me do sorne of this, this is good". The same way, Thelonius Monk
started to play piano, and someone came along and said : "Oh, what
yoU are doing is interesting. Let me try to do sorne of that. What
chords do you play ? How are you doing this ? What are you doing ?
It's the same thing, the same visual, verbal thing that we have.
We are constantly improvising. That's how we survived. If we'd
been rigid, rockdown
in our beliefs and
our way of dealing with
things, we would not have survived in America. We wouldn't have
been able to adapt to the changes that we had to undergo. That's
what we have; that's why wc continue to survive, ~row and have
more people. You put us in the ghetto, we adapte You put us in
a rat-infestcd ~hetto, and we tame the rats. We will survive.
There was a song recent Ly , ent i t led :
We. will -6Wtv~ve.. We always
survive. Now it's time for us to stop just surviving and try to
be a little more conscious about the direction we want to take.
· .. /511
SY : Let us move on your use of symbols. l don't quite understand
what the grandfather clock in
A Vi66eJte.nt VJtummeJt
stands for.
K. : It's an heirloom. 1'11 tell you about symbol in my work.
It's basically this
: the symbol is not so much what it means to
the character. In other words, the clock is always the symbol of
time, of history. It has been ever since we've had clocks. In
movies, they show you the calendar, the pages coming off the ca-
lendar, or they show you the ticking of a clock, or something
like that. It means t Lme . T remember, when T was r'e ad i ng
Moby Vic.k
that someone asked the question : "what does Moby Dick mean to
Melville ?", and someone made the point that it's not so much what
it means to Melville as what it means to Ahab that's important.
In the same way, it's not what the clock means to me; it's what
it means to Tucker Caliban that is important. To him, it's an
heirloom, something that was given him by the White people his
family served, and now,
as a symbol of his bondage which he is
trying to break, he destroys it. So, it's what it means to him
such more than what it means to me that's important. It's not my
symbol so much as it's that people take things and symbolize them.
A friend of mine gave me this silver bracelet when he was here
from Sene~al. l wear it and it's a symbol of Senegal to me, and
it meakes me think of Senegal. Several times, l almost had to
sell it to raise sorne money. But l'd say: "wait, l don't want
that yet". Once l went and had it appraised. l think it's worth
11i O do] Jars. ;',omctimcs, when I was feelinr.; down and s ay i nr; T 'm
not worth very much, T would put on my Senep;alese bracelet and
say: "wo Ll, J worth 1[jO do ll nr-a !". And it would make me f'oe I good.
It's a symbol of somcthinp; La me. That's the way l basically deal
wilh s ymuol s , and lllllt'~) t.ho way my characters doa I w it.h symbols.
A symbol doesn' t. me an ;,0 much ta me as it do c s t o the characters.
· .. /512
SY
Are your characters never symbols of anything ?
K.
: l try not to rn8ke syrnbols of anythin~. l try to rnake thern
perhaps, representative of sornething, but not syrnbols. Take
Dunford as a representative of a certain type of rniddle class,
educated, li~ht-skinned Afro-American. But l am trying to rnake hirn
as individual as l C8n. Any character that l create, l try to
give hirn ~if a villain) sorne redeerning qualities, because that's
the way it is with people. People do bad things, but very often,
they are not bad thernselves. They're like children. Children are
like people in that, sornetimes, your child will do sornething that
really upsets you, and you are really disappointed with hirn, but
still, there is a basic love for the child that you continue to
have although you dislike the thtng that he has done. It's the
sarne thing with aIl the characters. l don't think l really have
any vilJnins. Say, nobby Joe Mc (:ullen, who is one of the people
who beat up Bradshaw, has sorne redeerning qualities. He is tough;
he is read. He wants to take an action. He is angried by what he
sees happening by the Black people leaving his town. He knows that
they are putting hirn down. He knows that they are rnaking srnall
of hirn, that they are renouncing him. He wants to do sornething
about it. So the only thing that he can do is find the last Black
left in the town, who happens to be Bradshaw, and beat hirn up.
But, still in aIl, he lS a human being. Under another circurnstance,
you might be in the Arrny with Bobby Joe, or you rnight find yourself
in the desert with him, and find that he is very nice once he
got through his racisrn. l found that to be true with the European
and Arnerican people. When you isolate thern, get thern away frorn
their group, they are not so bad. That's one of the things about
interracial marriages
: very often, the man will get that White
wornan away frorn her group, and she is aIl right. But as soon as
you bring her out in society, she turns back into an ordinary
racist white person. r've seen that happen.
· .. /513
SY
When exactly did you live the D.S.
?
K.
: Octobor 1963. I went to Italy in Oct. 1963, and stayed there
until June 1964. l went to Spain for a month, to Paris for a
month, and then l came back to the D.S. in Sept. or Oct. 1964.
l stayed in the D.S. until April 1967, then l returned to Paris
until Nov. 1968. Then to Jamaica until the last day in August 1977.
SY : Why did you have to leave,
and did those trips help you
solve the problems which made you an expatriate ?
K.
: r left because l
saw America going down a path that l
did
not want to take with i t . That is to say, it was getting very
violent, and l
didn't feel that r wanted to make my wife a widow;
so r left.
SY : There are sorne gossips around here about your having had
sorne arguments with the people who launched the Black Arts Movement
in the 60's. 1t seems that the incident is one of the reasons why
you left the country.
1s that right ?
K.
: l never had any arguments. During those events in the 60's,
I went up there in Ilarlem when LeRoi,· Baraka was there wi th the
Glack Artn thin~. l went and volunteered my services, and we could
never c orno 1..;0 an agreement ab out. wha t
I woulrl do
. 'J'lien, u I't.o r
that, Malcom X got killed. When he p,ot killed, l said, it's time
to go. l left before Kennedy and King were killed. The reason of
my leavin~ was Malcom X. l
lenrnod Cl great clCéll from him, and he
was the one who openecl my eyes to the true nature of art. When
they killed him, l said hum-hum. My ideas were too close to his.
As l said, l did not want to make my wife a widow at that point.
· .. /514
If they were ~oing to start shooting, l was going to run. Mao
Tse-Tung says that when the enemy attacks, retre8t. Whcn the
enemy stops attackinG, you attack.
SY
Does that mean that you are not ready to attack ?
K.
Counter attack ? No
SY
Why not ? And if not, what then ?
K. : Vou Ree, T am not militant in the political sense. l am not
interestcd in a polil,ical mcssar;e in my writinp;s. T think that
fiction deals essentially in a more fundamental level than politics.
We are dealinp; on the level of the spirit and on the level of
people's motivation 1,0 chanp;e. Once people c hanrto ,
(F~ct to be
prop;ressive) then they become militant and corne away.
The situation now is more poised; you're having a breakdown
in the old ways of doinp; things. If Black people will now seize
the day and look differently at what they are, they will be able
to have just about everything they want in America, except the
love of White men, which they will probably never have. Because
the White people who love them are fadin~ from the scene. Our
basic relntion~hjJ) with White people is with the Anp;lo-Snxon, with
the cracker. It's the combination of the Englishman and the Black
man which built America; but the people who have corne later don't
know anything about that basic relationship. So they can't under-
stand why we are screaming and yelling about what we are doing.
Everything that was really important happened before they ever
got here.
· .. /515
SY : You are an Afro-American with middle class backgrounds, who
grew up in a white or predominantly white neighborhood. You went
to the Fieldston High School, and then to Harvard. Now could you
tell me why and how you were first confronted with the racial
situation in America? In other words, did you ever live any sort
of identity crisis ?
K. : You sOC', J ncver had very b ad c xp e r Len c e s in America. I always
had very good experiences. But what disturbed me was the paterna-
lism, and the fact that l was being indulged and there was no
reason for that.
SY
Who in America was indulging you ?
K. : European-Americans. In other words, they look upon my talent
and take it as some great exception to the rule. But l was
perfectly aware that we were very ~reative, all of us. My father
could sin~ and make furniture. My mother played piano. We were all
talented. Every Black person has something that he can do. l found
it very galling to say that you're alright, you have talent, but
the rest of you are no good. l couldn't live with that. Because,
after a while, you get to believe it,'and th en you begin to look
down at your own people.
SY : What about your experience with a white girl in your Harvard
days ? l thought this was actually when you started thinking
seriously about black/white relationships ?
K. : Ye s , l woul<l 8,,-Y s o . Ur until t hat time, l believcd that
there was a way, somehow, that intellectual, intelligent people
could transcend race. nut then, l be~an to see racism at a place
... /516
like Harvard, then r realized that it is not ~oin~ to be easy
to transcend race; not even intellir,ence can transcend race.
there's something else going on.
SY : 1s there anything else you feel l
should know about William
Melvin Kelley, the prize-winning novelist so actively and so
efficiently trying to build a new image of Black America ?
K. : rIve talked it all. PROGRESS AND PEACE.
-=0-=0=-0=-
BI
B I I
OG
RA
PHI
E
· .. /518
William Melvin KELLFY
l
-
OEUVRES PUBLIEES
a)
Romans et Nouvelles
-------------------
A V-i6i\\eJtC'YLt VJtummeJt
New York, Anchor Books Edition 1969.
(1ère édition en 1959 par Doubleday)
VanceAA on the ShoJte -
(collection de seize nouvelles)
New York, Doubleday, 1964.
A VJtop 06 Pat-ience
New York,Doubleday, 1965
Vern
New York, Doubleday,
1967 : il existe une
édition Collier Books, 1969.
"Jest I..ike Sam"
(nouvelle)
NegJto Vigut, Octobre 1969, p.
VunooJtd6 TJtav~ EveJtywheJtu, New york, Doubleday, 1970.
b)
Essais
"If You' re Woke You Dig It",
New YOJtk T{mu Magaûne,
20 Mai 1962, p. 45
"The Ivy League Negro",
E.6qu-iJte, LX (Août 1963), p.54-56
· .. /519
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T ABLE
DES
MAT 1ER E S
... /544
PREMIERE PARTIE
VIE ET ITINÉRAIRE DE KELLEY
CHAPITRE PREMIER
l - L'ENFANCE ET L'ADOLESCENCE (1937-1957)
17
1. La famille de Kelley
: un contraste
de couleur
27
2. L'adolescence dans le Bronx
36
CHAPITRE DEUX :
II - EVEIL DE LA CONSCIENCE DE RACE
LA RUPTURE
0959-1962)
46
1. La crise morale de 1959
46
2. L'étudiant Ivy League
~
61
CHAPITRE TROIS
III - LES ANNEES PRODUCTIVES
76
1. Les oeuvres de jeunesse .' . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . .
76
2. L'exil
84
3. William Melvin Kelley époux et père
94
CHAPITRE QUATRE :
IV - PARTICIPATION AU BLACK ART MOVEMENT
L'OPTION
DEFINITIVE
102
· .. /5 4 5
1. Kelley et le roman afro-américain
contemporain
105
2. William Melvin Kelley et le Black Art Movement. 118
3. L'option définitive
127
CHAPITRE CINQ :
V - LE PERIPLE KELLEYIEN OU LA QUETE DE L'AUTHENTICITE 134
1. L'épisode italien ou la conscience de
couleur éliminée
136
2. L'épisode parisien: naissance du goût
de l'expérimentation au niveau de la
langue anglaise
149
3. Retour à Harlem ou les nécessités de
l'enracinement
169
DEUXIEME PARTIE :
WILLIAM MELVIN KELLEY : UN AUTEUR ENGAGË, UNE OEUVRE ORIGINALE
INTRODUCTION
185
CHAPITRE PREMIER
l
- LES THEMES DE KELLEY
190
A.
A V,.iAnl'JL(!.M VJLummeJL
ou la révolte des
masses comme clé du changement
191
a ,
Eehl'c
du
Libéral isme
Blanc
.
206
b.
Le
problème
du
"Leadership"
Noir
216
B. VauCCJr6 On the. SIl oJt e ou le miroir de la
vie d'un peuple
231
a.
La
violence
comme
phénomène
endémique
235
-
LES
MULATRES
• . • • • • • . • • . • . • . . . • • . . . . . • . . . .
235
-
LA BOURGEOISIE
NOTRE
247
-
T.I~ GHETTO
• • . • • . • • . . . • • . • • • • • • . . • • • • . . • . . .
257
· .. /5 46
C. A VJtop 06 pctt.te.nc.e. ou le miracle de l'authenticité 269
a .
Conformisme et mal de vivre
271
b. L'identité retrouvée
277
D. Vent
ou le procès de la suprématie blanche
•..•.
283
a .
Société moderne et
esclavage
283
b . L'Amérique Blanche: une société
émasculée
296
c •
La vision cauchemardesque de
la
société américaine moderne
305
E. Vun60JtM TJtavet6 Eve.Jtywhe.JtelJ ou quand le rêve se fond
dans la réalité
. . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
317
a."Ncw I\\friqucrque" ou
1;) réponse
au prob l ème No i r
324
b.
Quand
la
technique a valeur de
thème
332
F. Les Maîtres à penser
337
a.
Mao Tse Toung
,
337
b.
Henri
David Thoreau
340
c . Malcom X
342
CHAPITRE DEUX
II - L'ESTHETIQUE ET L'ECRITURE DE KELLEY
347
A. La vision poétique de Kelley
347
B.
Les procédés esthétiques de Kelley
354
a.
Usage de
la
tradition
354
-
FI\\UT,KNER
. . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
356
-
JOYCE
• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • . • • •
363
-
L' J~ POP E E
. . . . • • . . . . • . • . . • • . . • • • . . . • • • • • . • •
377
J
l!,
... /5 4 7
b.
l, L' S
S y III bol l' S • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • . ,
3 8 2
c ,
Les métaphores
et
les
comparaisons
. . . . . . . . .
388
C. La dynamique du langage et de l'enracinement
392
CONCLUSION
402
ANNEXES
r - Nouvelle inédite de William Melvin Kelley
"A Startling Revelation From a W.A.S.P."
De cember 1978
4 18
II - Nouvelle inédite de William Melvin Kelley :
"The Air Up There" , January 1982
447
III - Lettre de W. M. Kelley à feu Alioune Diop :
réponse à l'invitation au pré-colloque pour la
solidarité des peuples Noirs
(discours sur la
langue)
~ . . . . . . . . . . . . . . . .. 463
IV - Lettre d'invitation du Président Léopold Sédar
Senghor à W. M. Kelley
468
V - William Melvin Kelley : interview accordée à
Marième SY (texte intégral)
469
BI BL1QG RA PHI E 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 5l 7
TABLE DES MAT 1ËRES
1
1
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1
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1
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1
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1
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1
543
)