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UNIVERSITE PARIS X - NANTERRE
Faculté des Lettres et Sciences Humaines
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MANIFESTATIONS D'HYSTERIE FEMININE
en milieu urbain au Sénégal
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Thèse de Doctorat"~~:!~~-"'
de Psychologie Clinique et Pathologique
Mamadou MBODJI
Directeur de Thèse : Monsieur le Professeur Tobie NATI1AN
PARIS 1989
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A mes enfants Sarah, Thomas et Arona.
A Françoise.
A Aicha.
A Isabelle, Dominique, Alain et Maryse.
A toute l'équipe de "Fann".
A toutes celles sans lesquelles demain n'est qu'utopie.

Sommaire
Introduction
1
1. - GENERALITES
1. Les Wolof, peuple de synthèse
7
2. Etre femme en milieu wolof
10
3. Aménagements opérés par les femmes
17
Conclusion
25
- NoIes
26
Il. - PROBLEMATIQUE 1 CADRE GENERAL
1. Introduction
28
2. Quelques rappels sur l'Hystérie
34
3. Le phénomène de la possession au Sénégal en milieu wolof-Iébou
44
4. La notion du corps
47
5. Sur la question de l'Hystérie au Sénégal
51
6. Hystérie et Possession
54
7. Parcours du malade
60
malade
8. Hypothèses
71
Hypothèses
- NoIes
74
NoIes
III. - METHODOLOGIE
1. Les systèmes de représentations traditionnels de la maladie mentale
chez les Wolof-Lébou
79
2. Les limitas de la demande psychiatrique au Sénégal
89
3. La clinique de "Fann" : un microcosme thérapeutique à l'image
d'une congrégation de guérisseurs
103
4. La nécessité du "double discours complémentaire"
107
5. Phénoménologie de la relation avec le malade
115
6. Les aménagements nécessaires à notre démarche
126
- NoIes
136

IV. - CAS CLINIQUES
Sira ou la princesse sans trône
142
Fatim ou I"héritière infortunée
162
Kadio ou le 'Iiggéeyu ndey'
179
Aminata ou la légende de "Coumba I"orpheline"
197
Yacine
223
Bintou ou l'hérétique du village
240
Commentaires
253
Notes
258
V. - RESUME -CONCLUSION
1. L'hystérique, le groupe, les conflits relationnels,
une pathologie nouvelle
260
2. La demande de l'hystérique en mili~u psychiatrique
272
3. La rencontre faussée avec l'Institution
281
- Notes
285
ANNEXES
Annexe 1 : Coumba l'orpheline
288
Annexe" : Légende de Kocc Barma
291
BIBLIOGRAPHIE
Bibiiographie
295

Introduction
Notre expérience clinique a eu comme cadre, le service de psychia-
trie du CHU de Fann dans un premier temps et ensuite les consulta-
tions privées que nous effectuions dans une clinique dakaroise non
spécialisée.
Lors de notre contact avec l'institution psychiatrique, nous n'étions
affecté dans aucune des unités de soins qui constituaient le service.
Nous avions ainsi une liberté de mouvements, une certaine indépen-
dance mais également une difficile insertion dans l'équipe et une en-
vie de tout voir, donc d'être partout.
Et peu à peu, nous avons amèrement pris conscience du "fossé" qui
s'ouvrait devant nous: d'un côté, les rudiments théoriques et livres-
ques acquis au cours de nos études et auxquels venait s'ajouter no-
tre mémoire défaillante et déformante de vagues images de la "folie",
captées lors de brefs stages effectués dans certaines institutions
psychiatriques et médico-psycho-pédagogiques de la région pa-
risienne; de l'autre, des malades mentaux africains, calmes et pres-
que "absents' ou 'délirants", bruyants et agités. Certains d'entre eux,
erraient sans but précis dans les différentes cours du service; d'au-
tres étaient absorbés dans des occupations diverses telles que rac-
comodages de vieux vêtements, jardinage, arrosage, cuisine, balaya-

2
ge, causeries en petits groupes, tresses, séances de thé, ou alors
l'oreille collée à un petit transistor, etc.
Parfois, nous avions l'impression que seule la conscience d'être dans
un milieu hospitalier psychiatrique, nous faisait percevoir ces gens
comme des malades, tant il nous était difficile de distinguer certains
de ces malades de leurs accompagnants également hospitalisés. Il
faut noter aussi que l'animation qui régnait dans ces espaces de
l'institution à certains moments de la journée, rappelait étrangement
l'effervescence habituelle des cours de la plupart des concessions
des quartiers populaires de Dakar ou des habitations villageoises.
Et lorsque nous nous retrouvions dans cet espace libre, un peu
"voyeur", un peu curieux et un peu avide de comprendre, assailli par
la tentation - sécurisante - de coller une étiquette de la nosographie
habituelle à chacun de ces visages, à nos propres interrogations sur
la folie, venaient s'ajouter, les questions que l'on nous adressait pour
s'enquérir sur les raisons de notre présence, sur notre statut, etc.
Tout dans ces gens et dans cet univers nous interpelait. Ici, on était
soit un malade, soit un parent accompagnant, soit un étudiant, soit
un soignant. Et le soignant ne pouvait être que "docteur" ou infirmier.
Je n'étais rien de tout celà et pourtant j'étais soignant. Or le soignant
ne pouvait ici qu'établir une relation d'autorité et de chimiothérapie.
Avec les consultants externes, le même problème se posait; lorsque
les collègues médecins ou psychiatres nous les présentaient ou nous
les envoyaient tout bonnement, le titre de "docteur" était toujours
évoqué et un certain mode de relation, sous-jacent. Et nos dénéga-
tions ou précisions sur notre statut n'y faisaient rien, soit elles
n'étaient pas entendues, soit elles éveillaient de la suspicion.
Lorsque nous sommes arrivés à la clinique psychiatrique "Moussa
Diop" du CHU de Fann, recruté comme psychologue par le Ministère

3
sénégalais de la santé, nous n'étions chargé d'aucune tâche particu-
lière ni d'aucune recherche.
Occupant un petit bureau dans le service, sans être rattaché à une
unité de soins, nous "voguions" d'une unité à l'autre, participant aux
activités générales du Service ainsi qu'aux tâches de formation (en-
seignement de la psychologie médicale aux étudiants en médecine
de 2è année; enseignement de la psychologie aux étudiants du O.l.P.
- diplôme d'initiation à la psychologie, créé par le service).
Notre arrivée à "Fann", a coincidé, à quelques mois près, avec le
départ du psychologue Belge qui, des années durant, s'est occupé
avec beaucoup de mérite, de dévouement, d'intelligence et d'efficaci-
té, des tâches rédactionnelles et éditoriales de la revue "Psychopa-
thologie Africaine" éditée par la Société de Psychopathologie et d'Hy-
giène mentale de Dakar.
C'est ainsi que tout naturellement, sans en sous-estimer les difficul-
tés, j'ai formulé Je voeu de m'occuper d'une partie des charges que
requérait la gestion de cette revue scientifique, étant entendu que
notre confrère, aujourd'hui installé en France, allait maintenir sa col-
laboration dynamique et dynamisante en tant que co-rédacteur de la
revue.
Mais, l'investissement quotidien et permanent que mes nouvelles
charges supposaient, n'était pas parvenu, au fil des mois, à faire taire
en moi mon intime conviction de la nécessité de m'investir dans une
pratique clinique.
Au cours de nos années de formation universitaire en France, nous
\\
nous
\\
nous sommes très vite intéressé à la psychiatrie transculturelle à tra-
vers les travaux de l'équipe de Psychiatrie de Dakar, dont une bonne
partie a été publiée dans la revue "Psychopathologie Africaine"

4
que nous allions régulièrement consulter au Centre de Recherches et
d'Etudes des Dysfonctionnements et de l'Adaptation (CREDA*)
C'est au cours de ces mêmes années de formation que nous avons
eu la chance de compter parmi nos enseignants à l'université, un
psychanalyste (de formation non médicale) dont le langage, les
préoccupations et questionnements qui filtraient à travers son cours,
tranchaient nettement avec le reste du discours classique qu'on nous
sérinait sur la psychopathologie en général.
A l'époque, la lecture de certains travaux et conclusions de l'équipe
de "Fann", confrontée à ce qu'on nous enseignait à l'université, s'arti-
culaient mal avec notre projet d'avoir une pratique clinique en Afrique
ultérieurement.
En effet, quelles étaient les chances de réussite d'un africain profon-
dément acculturé, formé dans un univers occidental et qui se desti-
nait à une pratique clinique en Afrique ?
Dans la plupart des travaux publiés de l'équipe du Pr Collomb, reve-
naient souvent des témoignages sur la profonde différence entre les
deux cultures, sur la barrière linguistique, sur la méconnaissance, par
les thérapeutes occidentaux en milieu africain, des réalités socio-
culturelles, sur les difficultés presque insurmontables d'établir et
d'avoir une relation thérapeutique duelle interculturelle, etc. En bref,
il s'agissait de l'impossibilité - attestée par ces témoignages - d'avoir
une pratique clinique classique, du modèle occidental en milieu afri-
cain. Ceci remettait profondément en question l'image de notre pro-
pre formation dans une université occidentale et nous interpelait. Dès
lors nous ne pouvions pas manquer de nous interroger.
Et à ces interrogations, l'enseignement de Tobie Nathan - ses cours,
séminaires, références, et travaux de recherche - nous a semblé con-
tenir des éléments de réponse. Ses cours devenaient ainsi une école,
• CREDA, rue des Saint-Pères, 75006 Paris.

5
son enseignement une initiation - tant pis pour les guérisseurs afri-
cains.
Et ses interrogations et préoccupations, bien que s'appuyant sur une
riche expérience clinique et de profondes connaissances ethnologi-
ques que je n'avais pas, trouvaient une grande résonnance en moi,
livré que j'étais à des préoccupations théoriques nébuleuses qu'elles
venaient ainsi éclairer et structurer.
Notre intérêt pour la pratique clinique en milieu africa,ïn ne pouvait
donc pas se laisser "ensevelir" par les impératifs non moins impor-
tants de notre investissement à l'égard de la revue "Psychopathologie
Africaine" dont la place indéniable et le rôle, dans le champ de la
recherche en psychiatrie, en psychopathologie et dans les autres
disciplines des sciences humaines, ne sont plus à démontrer après
un quart de siècle d'existence.
Cet intérêt pour la clinique se manifestait d'abord dans toutes les réu-
nions informelles ou institutionnelles : dans les échanges avec les
collègues psychiatres et/ou psychologues, à propos d'un malade;
dans les présentations de cas de malades, dans les consultations
auxquelles j'assistais et/ou participais, dans les cours de psycholo-
gie médicale qu'animaient psychiatres et psychologues, dans les
échanges libres sous la case du "Pênc" entre malades, soignants et
accompagnants.
Dès lors, notre principale préoccupation s'articulait autour de deux
questions fondamentales: la première, pouvait-il y avoir une articula-
tion, enrichissante, opérante et utile à la clinique, entre le système de
pensée africain, et le système de pensée occidental, tous deux, bien
que présents, paraissant s'exclure mutuellement? La seconde était
de savoir si une relation psychothérapique duelle et intra-culturelle,
était d'emblée possible avec toutes les chances d'efficacité ou si elle
nécessitait des aménagements, des préalables, théoriques ou techni-
ques ou méthodologiques ?

1.
GENERALITES

1. Les Wolof, peuple de synthèse
Les Wolof constituent l'ethnie dominante au Sénégal - 1.200.000 envi-
ron dont près du tiers est semi-urbanisé - et ont des origines fort
diverses qui englobent plusieurs ethnies que l'histoire unifiera.
C'est un peuple de synthèse qui a connu des transformations multi-
ples, de profondes mutations et d'amples phénomènes migratoires
qui témoigneraient de leur grande mobilité et d'une certaine indépen-
dance. Leur histoire est jalonnée de séries de ruptures et d'adapta-
tion. Selon A. B. Diop (1) leur grande faculté d'adaptation est un trait
essentiel de leur culture.
Peuple de synth,3se, les Wolof, depuis la constitution de leur société
en /amanats jusqu'à nos jours en passant par l'époque monarchique
et la période coloniale, nous ont toujours paru être également des
gens en perpétuelle rupture. Pour l'auteur, l'espace d'implantation
géographique ancienne des Wolof - vers le XVIe siècle environ jus-
qu'à la conquête coloniale, c'était les royaumes du "Waalo", "JoJof",

8
"Kajoor", "Baal", qui ont connu, depuis des temps lointains, des bras-
sages de population ayant favorisé une unité de structure et de cultu-
re commune aux Wolof.
"On peut parler de rupture géo-politique du nord et de l'est
vers les anciens territoires occupés d'abord par les Man-
ding, ensuite les Sereer ... Ces régions seront ensuite con-
nues comme étant le berceau traditionnel des Wolof. .. Ils
avaient probablement adooté le même mode d'occupation
de l'espace que leurs prédécesseurs émigrés vers le sud ou
wolofisés sur place". (2)
Une série de ruptures, dans les modes de vie, dans les activités agro-
économiques, dans les alliances et/ou contraintes géo-politiques,
dans les modes d'occupation et d'utilisation de l'espace et de gestion
du temps; mais également ruptures dans les croyances et options
myth ico-re li g ieuses.
Toutes ces ruptures - et les modalités nouvelles d'adaptation qu'elles
engendraient dans la chronologie des bouleversements et évè-
nements historiques, économiques et politiques - ont modifié le pay-
sage socio-culturel des Wolof.
L'ensemble des systèmes a été ébranlé et précisément la structure
familiale wolof élargie, traditionnellement régie par les principes de la
hiérarchie et du communautarisme. Ces principes, comme le note
l'auteur, reposent sur la domination des hommes du patrilignage sur
les femmes, celle des ainés sur les cadets, et la solidarité; ils sont
considérés comme des données vitales au maintien du groupe.

9
Dès la naissance, les modalités éducatives visent à l'intégration de
l'enfant dans le groupe par des rites et techniques de maternage.
'Ce qui est visé à travers le maternage, les techniques édu-
catives, les institutions et les rites, c'est toujours une fusion
de l'individu dans la communauté, une intégration de cha-
que individu dans des rôles et statuts parfaitement définis.
L'individu n'a guère conscience de sa qualité d'individu; il
n'existe qu'en tant que maillon d'un réseau collectif et de la
lignée" (3)
Les rapports entre individus sont strictement codifiés dans des ré-
seaux d'interrelations et de reconnaissance mutuelle des rôles et sta-
tuts de chacun. Etre en dehors de ces réseaux, les méconnaître, en
ignorer les codes ou les transgresser, sont sources de désarroi, de
malaise, de conflits que venaient désamorcer, "endiguer" des systè-
mes régulateurs que la collectivité mettait en permanence, comme
des "modèles prêt-à-porter", à la disposition des individus, assurant
ainsi leur possible réintégration au sein de la communauté.
J. Rabain note, par exemple que
"les modes d'expression de l'agressivité dans la société Wo-
lof déroutent l'observateur européen : l'évitement massif
des situations d'affrontement, l'existence de médiateurs ins-
titutionnels chargés de colporter les railleries (comme les
griots, par exemple) et les représentations persécutives
sont les trois principales données à considérer" (4)

10
2. Etre femme en milieu wolof
Axe central de la structure familiale, la femme sénégalaise et wolof en
particulier est soumise à un ensemble de règles, lois et contraintes
qui définissent son statut et lui assurent son identité.
Détentrice de la tradition, elle est responsable du foyer, de l'édu-
cation des enfants et de la perpétuation des valeurs ancestrales.
Elle est assignée par la religion et par la société à procréer car "par
les enfants qu'elle met au monde, elle s'ancre dans la lignée de son
époux et trouve son identité". A ce mari, elle doit respect et soumis-
sion mais également à sa belle-famille; et dans son milieu, sa culture,
l'avenir et la réussite de ses enfants dépendront du degré et de la
qualité de cette soumission; gardienne des valeurs ancestrales et
familiales, elle n'en sera pas moins tenue pour inférieure à l'homme,
assujettie à son époux et à la famille de celui-ci. De l'enfance à son
statut de 'kilifa' - où elle est donnée comme égale à l'homme - sa
soumission, son assujetissement et son infériorité à l'homme feront le
lit de son existence.
Très tôt formée au 'mun' (patiencf!) et à la soumission à l'autorité
parentale et ancestrale, la jeune fille wolof envisagera le mariage sou-
vent comme une libération, une sorte d'échappatoire au joug familial,
mais également comme une accession au statut suprême, aux poten-
tialités si "honorables" : le statut de femme, d'épouse et de mère.

11
"L'homme incarne l'autorité, la femme en sa présence est
son domestique, en son absence le représentant de son
autorité.
'La femme assujetie et soumise à l'autorité de son mari ne
fait que travailler pour ses enfants. Son degré de soumis-
sion, d'obéissance et de fidélité à son mari sont des garan-
ties de protection, de réussite et de bonheur pour ses en-
fants." (4bis)
Mais très souvent, en fait, elle ne fait que passer du joug familial au
joug marital et à celui plus terrible encore de la belle-famille. Elle doit
respect et obéissance à son mari et à sa belle-famille.
La transition est souvent brutale, rapide, sans répit ni repos ni prépa-
ration, du statut de jeune fille au statut de jeune épouse avec des
contraintes, des interdits et des devoirs qui très vite se révèleront
plus importants que les avantages qu'elle en attendait.
En effet, la jeune femme sort - souvent à peine - d'une adolescence et
d'une soumission à ses parents pour accéder au statut de femme ma·
riée qui la place à nouveau dans un rapport de soumission encore
plus terrible, à son mari et à toute la famille de celui-ci. Et la décep-
tion est toujours amère. Elle devra très vite faire la preuve de sa
fécondité au risque d'être raillée, méprisée, répudiée ou de voir son
mari "prendre" une seconde femme.

12
"... La femme est un être impur que seules la maternité (qui
endigue le flot sanglant) ou la ménopause peuvent réhabili-
ter; '" enceinte, elle est un trait d'union entre le monde des
ancêtres et le lignage terrestre"; chez la femme mariée, la
grossesse est très valorisée; "ardemment désirée, la gros-
sesse est également source de danger et d'angoisse. La
femme enceinte doit être aidée, conseillée, maternée ... en-
tourée, protégée, surveillée ... Mais elle est aussi soumise à
une série d'interdits et de recommandations car de sa con-
duite irréprochabie dépendra l'avenir de l'enfant.
"L'adultère et l'insoumission sont sanctionnés
sanctionnes par une infir-
mité ou la mort de l'enfant". (5)
Selon A. B. Diop :
"... pour les Wolof, l'enfant hérite de sa mère non seulement
le sang et la chair, mais le caractère et l'intelligence. La
reproduction sociale du groupe s'accomplit par la reproduc-
tion physique de ses membres que la femme assure par sa
fonction procréatrice irremplaçable" (6).
Fonction procréatrice mais également fonction éducative par laquelle
les principes élémentaires jugés nécessaires au bon fonctionnement
du groupe sont inculqués, reproduits, perpétués : respect des
croyances et modèles traditionnels, "refus de toute action singulari-
sante", "obéissance absolue", "respect inconditionnel à l'égard des
ai nés",
aînés", "acceptation sans discussion de la pensée des anciens", etc.

13
Ce pouvoir éducatif de la mère s'exerce sur tous ses enfants quel
qu'en soit le sexe.
Mais si les garçons parviennent tôt à y échapper grâce à l'initiation,
aux divers travaux productifs, etc., les filles elles, espèrent beaucoup
de leur mariage pour s'en éloigner. Et très vite, elles réaliseront que
cette étape de leur vie, tant rêvée et tant attendue, - le mariage - ne
fait que renforcer cette emprise maternelle et/ou en élargir l'exercice
au mari, à la belle-mère et aux belles-soeurs.
Fr. Manderscheid (7) note que:
"le mariage, plus que l'union de deux personnes est l'union
de deux familles. Il a pour but de renforcer les alliances et de
fonder une descendance ... "Après son mariage la jeune fem-
me rejoint le domicile conjugal ou reste encore de longues
années chez sa mère. Au moment des accouchements ou
lors de conflits avec son mari, elle trouvera refuge chez sa
mère. Vivant au domicile conjugal, elle sera aux prises avec
la rivalité ou l'hostilité de ses co-épouses".
Mais également très souvent elle sera confrontée à la toute puissance
et à l'autorité de sa belle-mère, qui règne chez son fils en maîtresse
absolue dont les choix et les décisions n'ont pas à être discutés.
Ces prérogatives de la belle-famille entraînant souvent des abus, la
cohabitation génère presque toujours des tensions et des conflits
permanents avec la mère et les soeurs du mari et, à l'occasion, avec
la (les) co-épouse(s).

14
Et ces conflits, souvent dramatiques finissent en général par ternir
l'image de la femme que son mari incriminera toujours - quelles qu'en
soient les circonstances - au bénéfice de sa famille à lui.
Elle sera perçue comme mauvaise brue, insoumise, irrespectueuse,
une mauvaise épouse, une mauvaise femme et l'avenir de ses enfants
ne pourra que s'en ressentir, selon les wolof. Dans la plupart des cas,
le mari finira par prendre une seconde femme, soit sur une initiative
personnelle, soit sur décision de sa mère ou, au fT1eilieur des cas, sur
les suggestions et pressions de celle-ci et des soeurs.
"Les conflits matrimoniaux, le divorce et ses conséquen-
ces sont une préoccupation courante pour les Wolof. Ils
constituent, de loin, la majeure partie des problèmes so-
ciaux qu'ils connaissent" (8).
La polygamie est un phénomène important et fréquent dans la société
wolof; elle est source de beaucoup de problèmes dans les faits mais
également suscite beaucoup d'appréhension chez les femmes par le
fait que le mari peut à tout instant "prendre" une femme de plus.
Sa pratique en milieu traditionnel wolof s'appuyait,
se justifiait sur-
/par :
"le système d'échange généralisé comportant des ris-
ques dont on se
prémunit en multipliant le nombre
d'épouses" : possibilités d'alliance avec plusieurs grou-
pes, apport économique de la femme, le prestige s'atta-

15
chant à l'union avec plusieurs femmes, possibilité d'avoir plusieurs
enfants ...
"Tous ces facteurs réunis donnent un taux de polygamie
élevé, supérieur à celui des autres ethnies du Sénégal coha-
bitant avec les Wolof" (9).
Selon l'auteur, chez les Wolof, la polygamie est plus fréquente en
milieu urbain - où elle touche plus les catégories sociales au niveau
de vie aisé et moins attachées aux traditions - qu'el) milieu rural.
Du point de vue collectif, la polygamie en général est très prisée par
les hommes et relativement bien tolérée par les femmes; même si
chez ces dernières, elle suscite, sur un plan strictement personnel,
beaucoup d'appréhensions et pose d'énormes et incessants problè-
mes au sein des ménages; soit entre époux, soit plu5 couramment
entre co-épouses.
Pourtant, comme le fait remarquer A. B. Diop, l'organisation de la
polygamie, qui s'inspire du principe de l'égalité de traitement des
épouses, a pour but essentiel de contenir les conflits éventuels que la
polygamie engendre entre elles.
Mais, quel que soit le nombre d'épouses que J'homme acquerra ulté-
rieurement, le choix de la première est déterminant en milieu wolof.
"Le choix de la première épouse - 'aawo' - est très im-
portant; elle est traditionnellement une cousine croi-
sée, de préférence. Elle doit appartenir aussi à une
bonne famille, réputée pour la conduite exemplaire de

16
ses femmes. Ses qualités sont censées, selon les croyances tradi-
tionnelles, avoir une grande influence sur le sort du mari et du ména-
ge (qui sera heureux ou malheureux, faste ou néfaste)" (10).
La première épouse est souvent la mère du fils ainé du chef de famille
dont ce dernier peut être appelé à prendre la succession à la tête de
la concession. Sa conduite passe pour déterminer aussi le destin de
ce fils, futur héritier du père.
.
Ces responsabilités et ce statut de la première femme, dans le cadre
du ménage polygame, n'en rendent pas moins vivace le principe es-
sentiel de l'égalité des co-épouses pour éviter les conflits.
Mais la paix dans ce contexte est généralement difficile à assurer et
est rarement durable. L'objectif et les préoccupations de chacune de
ces femmes étant de s'octroyer les faveurs et préférences du mari et
surtout de se préserver de toute action maléfique de la part de l'autre
ou des autres.
Faveurs et sauvegarde que ne peut garantir - selon les croyances -
que le recours aux pratiques magiques et maléfiques du "marabout-
fétichiste" .
Si ces pratiques, en milieu wolof, sont généralement aux mains des
hommes, les bénéficiaires en sont essentiellement les femmes; pres-
que toutes les femmes y ont recours.

17
La survivance et la prégnance de cette pratique du "maraboutage",
contrairement aux deux autres systèmes culturels - la possession par
les esprits et la sorcellerie-antropophagie - pourraient s'expliquer par
le fait que, tout en étant un registre d'interprétation de diverses mala-
dies, elle est également un recours toujours possible et quotidien en
dehors même de toute maladie et à chaque instant de la vie.
Recours d'autant plus sécurisant que les nouvelles conditions d'exis-
tence sont insécurisantes dans un environnement difficile et une at-
mosphère de rivalité et de compétitivité de toutes sortés auxquelles
jl:squ'ici les principes éducatifs du milieu wolof n'avaient pas préparé
les membres de cette société.
"Comment peut-on demeurer le même, alors que les struc-
tures qui nous portent et que l'on habite varient, trébuchent
ou sont remplacées par d'autres ?" (11).
3. Aménagements opérés par les femmes
De plus en plus, la monétarisation de l'économie, l'argent surdétermi-
ne les lois de l'échange, les relations interpersonnelles mais égaIe-
ment les échanges entre vivants et espr'ts ancestraux - dont le culte
coûte maintenant cher. A. B. Diop note que les rapports monétaires
agissent comme un dissolvant sur les rapports sociaux traditionnels
et expliqueraient le comportement individualiste des Wolof. Dans ce
contexte, nous assistons à une modification de l'organisation familia-
le, à la nucléarisation de la famille, au bouleversement des rôles et
statuts généralement définis de façon rigide, et à une adhésion et une
croyance moindres dans les systèmes de représentation tradition-
nels.

18
Mais dans ce contexte également, les divers aménagements opérés
par les femmes - particulièrement en milieu urbain plus ou moins
"wolofisé" - témoignent des grandes facultés d'adaptation si caracté-
ristiques des Wolof et signent, en même temps chez ces femmes, le
difficile passage d'un mode de vie traditionnel à un mode de vie qui
se veut conforme aux nouveaux impératifs économico-sociaux.
Jusqu'ici piliers de la société traditionnelle, gardiennes des valeurs,
les femmes - sans préparation ni transition - se retrouvent aujourd'hui
contraintes dans de nouvelles responsabilités, la plupart du temps en
flagrante contradiction avec leurs rôles anciens qui leur sont encore
assignés. La redéfinition des rôles, étant en leur défaveur, en faisait
des victimes.
Analphabètes ou pas, il ne s'agit plus pour elles d'éduquer unique-
ment les enfants mais de les aider aussi à acquérir une instruction
devenue nécessaire, considérée désormais "comme la nouvelle initia-
tion" et on demande également à ces femmes d'être d'un apport éco-
nomique.
Mais comment enseigner à la fois, l'assimilation passive, la soumis-
sion aux valeurs traditionnelles et l'esprit de combativité et le sens de
la compétitivité aux enfants ?
Comment également demeurer assujettie à l'homme, au mari, à la
belle-mère et à la belle-famille tout en oeuvrant pour acquérir un pou-
voir économique inévitablement source d'indépendance et d'émanci-
pation ?

19
En milieu urbain et suburbain, le temps n'est plus à la disponibilité, au
'farniente' et à la proximité physique des causeries féminines à l'om-
bre d'un arbre à certains moments de la journée.
Comme nous disait une malade hospitalisée mais qui tenait néan-
moins son petit commerce devant l'hôpital:
'Toog da lay tardeel' ("rester assise et inactive ne peut que vous
retarder", entendez vis-à-vis des autres femmes - y c~mpris la (les)
co-épouse(s) - qui toutes, aujourd'hui, se débrouillent tant bien que
mal pour gagner, chacune à sa façon, un peu d'argent, généralement
en dehors de chez elle.)
Pour certaines, c'est les petits commerces; pour d'autres qui ont un
peu plus les moyens, c'est le grand commerce qui nécessite de fré-
quents déplacements à l'étranger pour acquérir des marchandises;
d'autres enfin ont soit un travail salarié au bureau, soit une occupa-
tion "journalière" à l'usine, soit alors dans la couture ou la coiffure ou
la broderie ou tout simplement la prostitution occasionnelle.
Cette quête permanente du gain qui occupe désormais et de façon
irréversible une place importante dans la vie de nombreuses sénéga-
laises des zones urbaines, introduit des transfoîiîlations sensibles
dans la notion du temps, dans les occupations quotidiennes habituel-
les et dans les rapports entre individus d'une même famille, entre
époux, entre parents et enfants, etc.

20
Les femmes, sans échapper totalement aux tâches ménagères
quotidiennes, s'investissent dans des activités lucratives à l'exté-
rieur de chez elles; les "bonnes" ou parentes qui en font office - de
par leur manque d'occupation à l'extérieur - assurent, en grande
partie ces tâches mais également la garde des enfants et leur
entretien (toilette, jeux, repas ... ).
Cet investissement de la femme où il s'agit le plus souvent de "se
vendre", a ses contraintes vestimentaires ou physiques ou esthéti-
ques qui ne permettent pas en général - pour beaucoup d'entre
elles - le portage du bébé au dos, l'allaitement, etc.
L'espace est réduit, l'habitat exigu, les loyers élevés, la famille se
nucléarise et le sevrage devient un moment banal que le manque
de temps et l'absence de la grand-mère ou de la tante paternelle et
leur éloignement ne permettent plus de procéder au rituel de ce
sevrage, ni aux traditionnelles séances de 'damp' (les massages
du bébé). Les rôles et relais psycho-affectif, socio-éducatif et cul-
turel des grands parents dans l'entourage de l'enfant ne sont plus
assurés; la cherté de la vie, l'exiguïté de l'habitat, etc., en ville ne
permettent plus la cohabitation avec la génération des grands-
parents. Pour le nourrisson, à la proximité et à la disponibilité du
sein et du dos de la mère feront suite le biberon et le dos de la
"bonne" ou la froide solitude du lit.
Le fait de rencontrer à Dakar des femmes sénégalaises bien habil-
lées accompagnées d'une jeune fille portant au dos leur bébé (il
s'agit bien de l'enfant de ces femmes) est devenu courant. En effet
le nouveau mode d'habillement, la qualité des tissus, le souci de
l'élégance, etc"
ne permettent plus à ces femmes "sapées" de
porter leur bébé sur le dos; alors elle le font porter soit par une
jeune domestique, soit par une jeune fille de leurs propres enfants.
Le rythme des maternités change de l'avis même de beaucoup de
femmes. Vu la facilité avec laquelle les Wolof divorcent, de plus en
plus de femmes pensent qu'il vaut mieux se retrouver divorcée
avec un ou deux enfants qu'avec une dizaine, qu'elles aient ou pas
une source de revenus,

21
Les pratiques rituelles se raréfient ou sont réduites souvent à leur
plus simple expression; pratiques mécaniques, réduites et amputées
d'une partie de leur symbolisme. Cela demande beaucoup d'argent et
de temps. Les cérémonies de mariage et de baptême, véritables oc-
casions de retrouvailles, de consolidation des liens de parenté et des
alliances, se passent de plus en plus dans une stricte intimité: on
baptise l'enfant à la clinique même, avant la sortie de la mère ou
alors, le baptême est renvoyé à une date ultérieure. Les cérémonies
ludiques - séances de danse au son du tam-tam, 'taneber', les séan-
ces de lutte sénégalaise, 'mbapatt' -, véritables exutoires, se raré-
fient.
Pour le mariage, les femmes revendiquent le droit d'avoir leur mot à
dire, d'être consultées, les sévices et violences du mari ne sont plus
tolérées et le recours au médecin pour les faire constater et attester
par un certificat médical est courant; le mari est également tenu au
devoir d'entretien de son épouse qui le revendique comme elle reven-
dique aussi la satisfaction sexuelle. Certaines femmes aujourd'hui,
opposées au système de la polygamie - pourtant bien ancré en milieu
wolof - vont jusqu'à recourir au divorce s'il arrive au mari de "prendre"
une seconde femme; elles préfèrent se retrouver seules que de rester
dans un ménage polygame.
D'autres, peut-être plus nombreuses, s'y opposeront par les prati-
ques magico-religieuses, seul recours traditionnel selon A. B. Diop
qui note :
"... La réduction de la polygamie, sa disparition, dépendent
moins du comportement (subjectif) de la femme que des
conditions générales de vie et, essentiellement,

22
de son statut économique favorisant son émancipation réel-
le." (12)
L'investissement progressif et intense de la femme sénégalaise à l'ex-
térieur du giron familial révèle une nouvelle dimension du corps de la
femme; comme si ce corps, soulagé de certaines contraintes conju-
gales, domestiques et culturelles, pouvait dès lors déployer toutes
ses potentialités et s'arroger de nouvelles fonctions au service de
perspectives individuelles.
Le corps échappe au corps familial et culturel pour se projeter dans
une dynamique solitaire de lutte et de compétition, à travers laquelle,
ces femmes essaient, cherchent à prendre en charge leur propre
destin. Un destin dont les dimensions et implications débordent lar-
gement les limites du cadre étriqué, naguère rassurant mais oh com-
bien étouffant, du milieu conjugal et familial.
Un destin où elles ont à inventer, à créer un sens à leur vie. Sens que
le mariage, la vie conjugale, familiale et le 'mun' (patience et soumis-
sion) ne peuvent plus leur garantir de manière satisfaisante.
Certaines pratiques esthétiques corporelles qui s'institutionnalisent
aujourd'hui prennent valeur de rites chez les femmes. Il s'agit du
'xeesal' qui consiste à se "blanchir" la peau, à la "décolorer"; une
dépigmentation de la peau par l'usage de cosmétiques divers. Cette
pratique, malgré tous les risques cancérigènes qu'elle comporte, est
très répandue chez les femmes, encouragées par les hommes.

23
Cette dépigmentation, quand elle est bien réussie, donne une colora-
tion particulière assez sensuelle à la peau qui devient sensiblement
mate.
Ces femmes sont très courtisées! Et comme beaucoup de gens l'ont
pensé, ce rite témoignerait chez les femmes d'un plus grand souci de
plaire à l'homme en donnant ainsi ce relief à leur charme. Mais cette
pratique ne traduirait-elle pas une sorte de libération d'un corps
qu'on ôte au "culturel" et au "marquage' social, pour le "blanchir", le
nettoyer de tous les assujetîssements,
assujetissements, sévices, opprSssion, inhibi-
tions et aliénation afin de le mettre au service du développement? ou
plutôt de l'épanouissement personnel ?
Un corps qu'on tente de libérer des archétypes, des modèles com-
portementaux, des obligations et des interdits ...
Mais le plus souvent cette dépigmentation n'est pas intégrale, ne tou-
chant que le visage, le reste du cùrps gardant sa noirceur habituelle;
car pour arriver à un résultat intégral et satisfaisant, il faut un usage
bi-quotidien des produits; or ces produits coûtent très cher.
Nous assistons ainsi à une sorte de carnaval ou plutôt à une proces-
sion/danse de masques, en voyant ces femmes au visage pâle,
"blanc" ou de teint mat, le reste de leur corps demeurant noir.
De véritables "peau noire, masque blanc" comme pour symboli-
ser cet état de transition, ce déchirement ou cet écartèlement -
que vivent la plupart des Africains - entre les valeurs anciennes

24
et les valeurs "modernes", entre les éléments habituels de référence,
de structuration et d'identification du moi et les aspirations à se con-
former et à adopter de nouveaux modèles.
Mais dans un cas comme dans l'autre, la question est de savoir si
cette pratique du 'xeesal' ne témoignerait pas d'une quête d'une nou-
velle identité de femme. Et à ce niveau, nous ne pouvons pas ne pas
évoquer le fait que naguère cette peau noire, "noire d'ébène" tant
chantée, tant louée, était un élément de reconnaissance de l'apparte-
nance à une ethnie, une lignée, une famille. Plus elle étàit noire, plus
fort était le sentiment d'appartenance au groupe. Par-dessus cette
peau noire, dans certaines ethnies du Sénégal (bambara, sarakholé,
peulh, toucouleur, sérer) des marques rituelles de noircissement du
bas du visage venaient signer, chez les jeunes filles, leur entrée dans
la puberté. Ces tatouages et les marques du hénné appliqué aux
pieds et aux mains chez ces jeunes femmes, donnaient des résultats
esthétiques fort appréciés à l'époque. Ils connotaient à la fois, matu-
rité pour le mariage, élégance, qualités esthétiques et sensualité.
De nos jours c'est l'inverse 1 c'est le degré de "blanchissement" qui
est vécu comme facteur de séduction, comme critère de beauté et
d'élégance mais surtout comme élément d'identification et signe
d'appartenance à une nouvelle "caste" de femmas : das femmes ITOû-
dernes, "émancipées"; des femmes qui voudraient devoir leur nou-
veau statut de femmes -non plus uniquement à leurs fonctions
d'épouses, de mères ou de bonnes brus - à leurs fonctions comme
acteurs économiques, comme agents de changement, comme parte-
naires responsables et adulées, respectées et écoutées.

~ 25
Conclusion
Ces processus d'adaptation, d'ajustement, peuvent comporter des
râtés d'autant plus graves et dramatiques que le recours aux mo'
des de défense habituels - par la projection sur "extérieur de
l'angoisse et de la culpabilité· n'est plus facilité par la cohésion et
l'organisation des "groupes de base". En effet, "environnement
familial et groupai traditionnel, destructuré et désorganisé, perd
ses fonctions d'organisation et de transmission; le recburs et l'utiii-
sation des mécanismes de projection deviennent problématiques.
Comme devient également problématique et insécurisante la rela-
tion de l'individu au groupe habituel. Il en résulte une incohérence,
un désarroi et un dysfonctionnement des défenses psychiques
socialement organisées chez "individu. Et dans la famille,
"l'autorité, au lieu de garantir la place et l'ordre, et par
là même les institutions de la sécurité, devient le seul
ciment de l'ultime cohésion familiale et personnelle.
Trop coercitive, elle n'a pas d'effet positif : elle ne
transmet plus rien, du fait de l'appauvrissement des va-
leurs traditionnelles; en outre, se figeant, elle fait obsta-
cle à une éventuelle évolution, elle interdit l'expression
et le dépassement des conflits. Elle enferme "Individu
dans un nombre limité de rôles, appauvrit sa personna-
lité et ne développe aucune plasiticité adaptative" (13)
La maladie devient alors une solution pour sortir du cadre mère-
groupe-famille défaillant à la recherche d'un conteneur (contenant
et le recours à l'hôpital, une illusion parfois.

NOTES
1. A.B. DIOP : La lami/le wolol, Karthala, 1985.
2. Idem.
3. H. COLLOMB.: "Ethna-psychiatrie et évolution de la schizophrénie". Conlf. Psy-
chialr, W 2, Déc. 68, pp. 86'106.
4. J. RABAIN : L'enfant du lignage. Payot, Paris, 1979, 237 p.
4bis. A. B. DIOP, op. cit.
5. A.B. DIOP, op. cit.
6. Idem.
7. F. AUBERT-MANDERSCHEID : Le Meret ou 'la lolie des parturientes' au Sénégal.
Mémoire CES Psychiatrie. Université Paris VII, 1983, 138 p.
8. A.B. DIOP, op. cit.
9_ Idem.
10. Idem.
11. T. NATHAN: La lolie des autres. Traité d'ethnopsychiatrie clinique. Dunod, Paris,
1986, 241 p.
12. A.B. DIOP, op. cil.
13. R. KAES : "Introduction à l'analyse transactionnelle". In, Crise, Rupture el Dépas-
sement. Coll. Inconsc. et Culture. Dunod, Paris, 1979, pp. 1-81.

II.
PROBLEMATIQUE / CADRE GENERAL

28
1. Introduction
En Afrique Noire, les transformations plus ou moins rapides et irré-
versibles que subissent les sociétés introduisent de nouveaux systé.
mes de valeurs qui affaiblissent les mythes, dévitalisent les rites, sa-
pent les croyances et modifient profondément les rapports des indivi-
dus entre eux et avec l'environnement.
"La notion de transculturation rend mieux compte de l'af-
faiblissement des valeurs traditionnelles. La transculturation
est plus importante en milieu urbain, mais il s'agit d'un phé-
nomène général qui affecte les sociétés africaines. L'ensem-
ble des désordres individuels et sociaux observés actuelle-
ment en Afrique pourrait aussi s'interpréter avec la notion de
"Crise sacrificielle" c'est à dire l'effondrement des mythes et
des rites qui fondaient l'organisation sociale traditionnelle."
(1 )
A la place de l'organisation socio-familiale collective et de l'esprit
Communautaire, apparaissent la famille nucléaire, la compétition soli-
taire, comme nouvelles modalités d'existence; et devant l'absence de
cohésion et la faillite progressive des systèmes socio-culturels de

29
régulation des tensions, lorsque la pathologie mentale se déclare,
ses formes d'expression et ses ressorts internes ont tendance à
échapper ou à déborder les systèmes thérapeutiques anciens qui ont
encore cours.
"Les transformations des structures familiales déplacent les
conflits et modifient la pathologie mentale. La fréquence et
la forme des troubles changent". (2)
Lorsque les mythes et les rites collectifs-articulations privilégiées des
formations inconscientes et des formations sociales - se vident de
leur symbolisme et deviennent de moins en moins opérants, structu-
rants et sécurisants, lorsque la fonction prophylactique des institu-
tions traditionnelles ne parvient plus à endiguer, ni à atténuer, ni à
résorber les tensions, il serait illusoire de croire que la personnalité,
le Moi, demeurent intacts. Il y a une évidente interaction, mieux, une
interdépendance qui fait que toute modification des uns entraîne ipso
facto de nécessaires réévaluations et réaménagements des autres. Et
c'est dans ce contexte que les manifestations névrotiques - précisé-
ment l'hystérie comme phénomène d'urbanité - nous interpellent.
Introduire la problématique de "hystérie féminine sous l'angle de ses
manifestations en milieu urbain, dans une perspective qui, au-delà
des empirismes, se voudrait scientifique et ceci dans un pays d'Afri-
que noire (le Sénégal), peut paraître une gageure. Pourtant, nous
pensons
qu'aujourd'hui,
une
approche
des
faits
psy-
chopathologiques en Afrique noire, à travers la grille de l'une de ces
logiques structurales et fonctionnelles du psychisme humain - l'in-
conscient - et de la théorie qui la contient - la psychanalyse -, est
possible, au-delà des particularités structurales, sociales et culturel-
les.

30
Or la psychanalyse, comme la plupart des psychothérapies d'ins-
piration occidentale, est encore de nos jours considérée en Afrique
comme un savoir et des techniques dont l'importation et l'utilisation
ou simplement le fait de s'en référer ici même, ne peuvent que contri-
buer à l'aliénation des Africains et au bouleversement des valeurs
sociales, morales et culturelles déjà largement entamées.
L'on sait que des techniques thérapeutiques traditionnelles, à l'ef-
ficacité naguère indubitable, continuent à faire légion; en dépit de la
méfiance, de la déception ou de la réserve que certaines de ces
techniques ou thérapies commencent à susciter au sein des popula-
tions, précisément urbaines. Pourtant la manipulation des forces in-
consci"ntes a cours depuis fort longtemps, presque partout dans le
monde, dans les techniques de guérison par la possession, l'exorcis-
me, la transe chamanique, les retraites mystiques, la magie, la con-
tre-sorcelle rie ...
En Afrique noire, la plupart des travaux de recherches de l'équipe
pluridisciplinaire du Pr Go 110mb à Dakar ont abondamment mis l'ac-
cent sur la prépondérance du groupe, le primat de la collectivité sur
l'individu dans les sociétés de type traditionnel : les systèmes de
filiation et d'alliance déterminaient l'appartenance, la place et le sta-
tut de l'individu dans le groupe, mais également le soumettaient ainsi
à la loi collective, la loi des ancêtres. On attendait de lui une parfaite
adhésion aux valeurs sociales et culturelles du groupe. Ses désirs et
projets personnels n'étaient acceptables et viables que s'ils se mode-
laient aux désirs et projets du groupe. (3)
Dans "l'éducation traditionnelle ... , l'intégration sociale et la soumis-
sion à une régie, qui ne se modifiait pas à travers les générations,
étaient renforcées par les rites de passage, la fraternité des classes
d'âge. Tout préparait à une vie collective dans laquelle les relations

31
interhumaines avaient la première place et les conquêtes techniques
la dernière" (4)
Et dans ce contexte d'intenses relations de l'individu à son milieu
dans lequel il lui était assigné rôle, statut et place, qui faisaient le
"ferment" de son insertion et de son identité, le désordre mental,
lorsqu'il survenait, était toujours vécu comme une agression de l'ex-
térieur; comme résultant d'une rupture ou d'un conflit de relations
qu'il appartenait à la famille, au groupe de situer. La personnalité du
sujet n'était nullement mise en cause.
Mais avec l'évolution et les transformations, l'urbanisation, l'indivi-
dualisation, la compétition et la circulation monétaire qui dévitalise
les relations avec l'entourage et "sape" la dimension symbolique des
rapports avec l'environnement, certains individus ont de plus en plus
de difficultés à accéder aux (ou à se satisfaire des) systèmes cultu-
rels quand la pathologie mentale se déclare. Et leur recours à l'hôpi-
tal, traduit tout leur désarroi d'être confronté à leur destin solitaire.
C'est ainsi que nous avons été le témoin "bienveillant" de manifesta-
tions hystériques au Service de Psychiatrie de Dakar.
L'hystérie existe au Sénégal. De vieux dossiers - difficilement exploi-
tables - de malades en témoignent. Et certaines publications de l'an-
cienne équipe l'évoquent prudemment ou indirectement dans des
communications sur la possession; d'autres y font allusion dans des
perspectives d'ordre neurologique ou statistique.
Aucune étude pertinente ne lui a été consacrée, ni aux névroses en
général, au Sénégal.

32
Et nous n'avons pu disposer d'aucune information sur ce qui a pu
être fait, sur la question, dans les autres pays d'Afrique Noire
"Toute la zone des névroses et des troubles mentaux mi-
neurs est peu connue, peu explorée; les psychiatres, peu
nombreux en Afrique, sont débordés par les tâches d'assis-
tance et ont donc surtout affaire aux cas les plus graves ou
les moins bien tolérés par le milieu." (5)
Quant à nous, nous avons rencontré l'hystérie (de cocwersion). Elle
est venue à nous, troquant ainsi, à la fois - Comme sans regrets?
nous n'en som~es pas si sûr - la natte de paille du marabout-guéris-
seur et la scène rituelle collective, chaude, maternante et permissive
de la danse-transe-possession désormais hypothétique et probléma-
tique, contre une relation psychothérapique duelle, d'écoute et d'em-
pathie, non moins hypothétique à priori- et à laquelle relation, seuls le
désespoir, le désarroi et une renonciation "obligée" et déchirante
pouvaient la mener.
Les manifestations, assurément hystériques de ces malades nous ont
paru être à la croisée des chemins car elles n'en ressemblaient pas
moins aux manifestations habituelles de la possession-maladie ou
plutôt aux signes "pathologiques" d'une agression/attaque par les
rab (les rab sont les esprits ancestraux et selon Ortiques (6) "le rab
n'est pas l'ancêtre mais il en est un doublet").
Cette ressemblance a suscité en nous des interrogations
avions-
nous affaire à des manifestations de possession, à de l'''hystérie afri-
caine" ou tout bonnement à de l'hystérie au sens classique du terme
? L'hystérie est définie comme une "névrose caractérisée par la tra-
duction dans le langage du corps des conflits psychiques (... ) et par
un type particulier de personnalité marquée par le théâtralisme, la

"
33
dépendance et la manipulation de l'entourage" (7). " L'hystérie de
conversion se caractérise par des troubles somatiques et fonction-
nels les plus divers pouvant apparaître et disparaître brusquement
sans qu'il soit possible de les attribuer à une lésion organique" (8)
"... les symptômes hystériques sont l'expression des désirs
refoulés"(9). C'est" une transposition d'un conflit psychique
et la tentative de résolution de celui-ci (qui est de nature
sexuelle) dans des symptômes somatiques, moteurs(... ) ou
sensitifs (... ); le corps, ou une partie du corp,s, est l'instru-
ment d'expression privilégié du conflit. "(1 0)
L'existence de l'hystérie dans ce contexte culturel africain est-elle
compatible avec "existence du système culturel d'interprétation du
trouble mental qu'est la possession par le rab, la première signe-t-
elle la décadence de la seconde, l'acculturation aidant?
L'hystérie, au Sénégal, ne serait-elle pas une "déritualisation" ou "ri-
tualisation sauvage" de la possession (parce que non cautionnée par
le groupe familial, sans symbolism~ culturel aucun), sa forme "abâtar-
die" - parce qu'échappant aux modèles interprétatifs traditionnels
,
,
culturellement contrôlés - et qui vient chercher forme, sens et structu-
re que seule (à son avis) l'institu!;on hospitalière est en mesure de lui
fournir désormais en tant que méd'iateur /alternative ?
Si l'''on ne peut pas réduire la possession à une simple mise en scène
sociale de l'hystèrie, comme l'ont pensé Charcot, Freud, et même
Ellenberger" (11), peut-on, par contre voir en l'hystérie une mise en
scène individuelle, personnelle, de la possession ?
Nous allons procéder à quelques rappels sur l'hystérie à travers la
littérature avant d'interroger les travaux et publications portant, d'une
part sur l'incidence de l'hystérie en milieu africain et sur la place

34
qu'occupe la possession dans ce milieu et d'autre part, les données
comparatives ou les rapports entre hystérie et possession.
2. Quelques rappels sur l'Hystérie
Le concept d'hystérie, aussi ancien que la médecine, a occupé une
place considérable dans l'histoire de la psychiatrie et 9 préludé, plus
tard à l'avènement de la psychanalyse. Dans l'Antiquité grecque où
remonterait l'origine du concept, on l'attribuait aux femmes, expli-
quant cette maladie aux manifestations si spectaculaires comme
étant dûe aux migrations de l'utérus.
L'utérus perçu comme un petit animal capricieux
"tapi dans le corps de la femme, bondissant et baladeur ...
errant dangereusement dans l'organisme, se logeant avec
une avidité redoutable au coeur, au foie, à la gorge".(12)
Pour le "convaincre de redescendre à sa place naturelle, on
employait deux moyens traditionnels: odeurs fétides sous
les narines (
) et fumigations vaginales d'odeurs suaves et
agréables
" (13)
Au-delà de ces considérations empirico-magico-religieuses de son
époque, Hippocrate, convaincu que toutes les maladies ont des cau-
ses naturelles, élaborera sa fameuse "Théorie des Humeurs" mais
dans une tentative d'objectivation de cette conception animiste.

35
,
"C'est surtout chez les femmes qui n'ont pas de rapports
·f
sexuels que la matrice desséchée est légère. Elle monte se
jeter sur le foie, organe plein de fluide, pour y trouver l'humi-
dité nécessaire. Elle y adhère et, obstruant le passage du
souffle, cause une suffocation subite, la suffocation hystéri-
que." (14)
A cette conception superstitieuse des migrations utérines provoquant
la maladie hystérique, et qui n'a disparu qu'au siècle dernier, fera
suite une conception scientifique.
En effet, J. Martin Charcot apportera une nouvelle dimension à cette
maladie qu'on appelera "la grande hystérie" ou "la maladie de Char-
cot", en la distinguant des autres aliénations mentales et l'isolant
comme objet nosologique pur.
D'orientation organiciste, il n'en finira pas moins vite par distinguer
l'hystérie des lésions organiques, tout en demeurant convaincu - grâ-
ce à l'utilisation de "hypnose - de l'action des processus mentaux sur
l'organisme.
"... Toutes les procédures cliniques et expérimentales, à tra-
vers l'hypnose et ies spectaculaires préSl::niations de mala-
des en crise (à la Salpêtrière) ont permis à Charcot de redé-
couvrir l'hystérie ... et de quoi est capable un corps hystéri-
que.
"Ce que les hystériques de la Salpêtrière ont exhibé de leur
corps relevait d'une extraordinaire connivence de médecins
à patientes. Un rapport des désirs, des regards et des sa-
voirs ...

36
le lien du fantasme hystérique et d'un fantasme du sa-
voir. Une réciproque du "charme" s'instaura: médecin3 in-
satiables des images de l'''hystérie'' - hystériques toutes
consentantes, surenchérissant même en théatralités des
corps ...
"...
"
à mesure que l'hystérique se laissait à plaisir toujours
plus réinventer, mettre en images, un mai en quelque sorte
s'aggravait.
"Freud fut le témoin désorienté de cet immense huis-clos de
l'hystérie et de cette fabrication d'images. Sa désorientation
n'aura pas été pour rien dans les débuts de la psychanaly-
se" (15)
Mais avant cela, Freud, ayant la révélation de la prépondérance du
fait psychologique dans la pathologie mentale, se lancera aussi dans
le traitement de l'hystérie par l'hypnose. Mais quelques années plus
tard, il finira par abandonner l'hypnose au bénéfice de "l'interpréta-
tion des rêves et la méthode des associations libres" qui permettent
l'accès RU "SAns caché" des mênifestations de l'inconscient et l'''élu-
cidation des conflits intrapsychiques".
De la technique de l'interprétation des faits de Charcot, il passera à
celle de j'interprétation des rêves.
Il conceptualisera le "complexe d'Oedipe", le rôle de la libido sexuelle
dans la problématique conflictuelle si déterminante dans la genèse
des troubles psychiques de l'adulte et dans le processus de struc-
turation psycho-affectif de l'enfant.

37
S'étant très tôt intéressé aux paralysies et aux contractures hystéri-
ques, il avait fini par rompre avec la thèse de la "lésion dynamique" de
Charcot,
"l'hystérie prend alors rang parmi les "psychonévroses de
défense" où le moi, pour se défendre d'une idée intolérable,
va tenter de l'oublier", de la refouler volontairement de sa
propre conscience" (16)
Mais pour en revenir aux premières descriptions de l'hystérie, on
note qu'elles sont apparues chez Ics Egyptiens; le terme lui-même
sera utilisé nommément - pour la première fois - par Hippocrate,
avant que des siècles plus tard, une abondante littérature ne lui soit
consacrée, dans des tentatives de définitions vaines, et de classifica-
tions.
Mais de définition il n'y en eût guère qui ait pu englober le phénomè-
ne dans toutes ses dimensions.
"On a nommé l'hystérie sans jamais l'avoir définie" ...
et "le corps des hystériques arrive même à offrir le
spectacle total de toutes les maladies à la fois sans
qu'aucun de ses symptômes ne reposât sur quelque
chc·se d'organique". (17)
Charcot, à la fin du siècle dernier, l'a isolée comme objet nosologlque
pur en en donnant des descriptions minutieuses qui font encore auto-
rité et en y voyant un "trouble physiopathologique différent d'une
lésion vraie". Babinski y verra lui, un simulacre et non plus une mala-
die.

38
Il aura fallu l'avènement du courant de pensée psychanalytique dont
les théories permettront - au-delà du diagnostic d'hystérie, de com-
prendre les mécanismes et particularités si complexes de cette mala-
die à travers le "langage de l'insconscient".
Freud situe les symptômes de l'hystérie et la source de leur sens
dans l'inconscient. C'est une névrose qui se caractérise par la prédo-
minance des symptômes de conversion; cette conversion étant l'ex-
pression de conflits psychiques par des symptômes somatiques, mo-
teurs (paralysies) ou sensitifs (anesthésies, douleurs),'les phénomé-
nes hystériques exprimeraient des réactions émotionnelles - telles
que sentiments, désirs et craintes - refoulées dans l'insconscient.
"II est dans le destin de l'hystérie d'être définie par une dou-
ble nature symptomatique et étiologique. Freud en introdui-
sant la notion de Conversion ne dérogea pas à la tradition"
(18)
Le diagnostic de l'hystérie repose en général essentiellement sur les
signes cliniques, les manifestations somatiques et les manifestations
psychiques :
1. Les signes cliniques sont connus depuis les descriptions qü'a fai-
tes Charcot des grandes crises d'hystérie: les prodromes (modifica-
tions
du comportement, de l'humeur, sensation de boule hystérique, ano-
rexie, asthénie musculaire, tremblements, anesthésie ... ); la crise qui
débute brutalement et publiquement, spectaculaire avec contraction
des muscles, arrêt respiratoire et immobilisation tétanique du corps;
ensuite interviennent les secousses convulsives et enfin la chute',
chute'

39
2.
Les manifestations somatiques sont constituées de troubles psy-
chomoteurs (paralysie hystérique, contractures hystériques et apho-
nie hystérique) et de troubles sensoriels (anesthésies, troubles de la
vision, troubles auditifs, troubles neurovégétatifs).
Au niveau des troubles psychomoteurs, la paralysie c'est l'astasie -
abasie dont l'examen neurologique ne révèle rien d'organique. Les
contractures peuvent être généralisées et toucher les deux membres
inférieurs ou la moitié du corps.
L'aphonie est elle relativement fréquente et donne une voix chucho-
tée, les troubles de la vision se manifestent généralement sous forme
de cécité ou de rétrécissement du champ visuel.
Les troubles neurovégétatifs s'expriment en termes de spasmes, de
sensation de boule qui monte et qui descend, de vaginisme, de cons-
tipation;
3. Les manifestations psychiques elles, apparaissent sous forme de
troubles de la mémoire, du langage, d'un état crépusculaire ou du fa-
meux syndrome de Ganser.
"l'hystérique vit dans un monde fâctice dû au refoule-
ment de tout ce qui devrait constituer la trame authenti-
que de sa vie de relation (19)
L'élément dominant dans la personnalité de la femme hystérique
c'est l'histrionisme qui, dans sa vie de tous les jours s'illustre par une
expression exagérée des émotions, un besoin d'attirer sans cesse
l'attention sur soi, un besoin impérieux d'activité et de sensations

40
fortes, une hyperréactivité à des évènements à la limite banaux, une
grande irritativité et une mauvaise humeur.
Dans les relations interpersonnelles, c'est une personnalité superfi-
cielle, inauthentique, faussement chaleureuse, séductrice, manipula-
trice et mythomane.
Certains auteurs (20) notent que :
"des ruptures d'équilibre peuvent survenir (chez ce
genre de personnalité) à l'occasion de conflits avec les
proches, en particulier de conflits de la sphère affective
ou sexuelle. Des contraintes vécues comme insupportables, des si-
tuations d'abandon sont aussi fréquemment en cause.
"Parfois c'est l'affrontement avec la réalité qui révèle la
fragilité d'une personnalité jusque-là surprotégée par
son milieu."
De nos jours, les connaissances sur l'hystérie ont beaucoup évolué,
la littérature qui lui est consacrée est toujours abondante et on la
traque dans les aspects modernes qu'elle présente.
Mais comme par le passé, elle continue à échapper aux r~ts du sa-
voir; fugace, "taquine" provocante et intéressante mais informe et
insaisissable, elle maintient son défi.
"Dans ce combat tragique, dans ce refus de se laisser
pénétrer par les conventions du sens, l'hystérique a à

41
chaque fois affiné les mailles et resserré
la trame du
savoir où elle ne se laisse pas prendre." (21)
Ni possession par l'animal - utérus baladeur -, ni possession par le
démon, ni possession par le "savoir" ! La symptomatologie de l'hysté-
rie demeure irréductible et ne "respecte" aucun des tableaux de la
sémiologie tout en "empruntant", à tous ces tableaux, ses symptô-
mes, et tout en sachant "se mettre au goût du jour".
Pour certains auteurs, les nombreux symptômes de conversion clas-
siquement décrits chez l'hystérique ne se recontrent plus beaucoup,
se transformant en des symptômes mineurs, plus discrets, plus poly-
morphes.
"Les grandes crises tonico-cloniques se sont raréfiées au
profit de "crises de nerfs avec agitation motrice, cris, pleurs
et comportements agressifs ...
"Malaises, palpitations, sensation de perte de connaissance
remplacent les crises syncopales et les accès cataleptiques.
"Les paralysies massives (... ) ont des expressions mineures
sous forme de faiblesse musculaire, de fatigabilité, de déro-
bement des jambes ... l'astasie-abasie s'exprime en termes
de sensations de déséquilibre, de vertiges...
Les con-
torsions deviennent des tremblements, les grandes anesthé-
sies sont remplacées par les algies tenaces."
"On rencontre également des douleurs thoraciques, des cé-
phalées et des sensations de courant électrique ... (22)"
En résumé, ce que l'on note c'est que si les classiques descriptions
du siècle dernier restent un point de référence, la symptomatologie

42
hystérique "moderne" leur est de moins en moins fidèle.
Capricieuse et énigmatique, variable et trompeuse, la symptomatolo-
gie hystérique continue à défier le savoir médical, lequel tenace et
passionné, parfois dupe ou sourd, colmate, s'interroge et réajuste.
Et ainsi, dans le panorama sémiologique psychiatrique, on s'interro-
ge aujourd'hui sur la valeur de certains signes de plus en plus nom-
breux chez l'hystérique: certaines formes de dépies.sion, plaintes
somatiques, récriminations et revendications, certaines marginalités
sociales et problématiques sexuelles, etc.
Ces phénomenes ne seraient-ils pas des équivalents conversionnels?,
Selon P. Deniker et H. La,
"... Certains symptômes classiques de conversion per-
sistent dans l'hystérie moderne; beaucoup d'autres se
sont modifiés.
" Plus discrets, ils sont plus convaincants, plus crédi-
bles, ils sont plus déroutants."(23)
Mais, quel que soit son visage ou son masque ou ses formes d'ex-
pressions nouvelles, l'hystérie demeure "une modalité d'existence
pathologique"(24) dont la problématique est essentiellement articulée
dans sa vie de relation: son mode de relations infantiles pathologi-
ques, ses rôles variables et factices, ses conduites et réactions parti-
culières, ses doutes sur son identité, ses interrogations angoissées
sur ses origines, ses conflits oedipiens ...

43
"la névrose hystérique est caractérisée du point de
vue de sa structure insconciente par la fixation et la
régression à la phase oedipienne."(25) "Fidèle à
elle-même; l'hystérie est tapie là où personne ne
l'attend, maîtresse des métamorphoses (des con-
versions ?), aux marges des certitudes et des dog-
mes, pareille dans le fond, comme aux débuts des
temps".(26) Mais" ... la structure (hystérique) ne se
situe pas dans on ne sait quelles profondeurs in-
sondables du psychisme, dont seuls certains indi-
ces seraient saisissables ... la structure es! articulée
dans le discours du sujet, elle se dé'cèle dans les
effets que la Combinatoire( ... ) du signifiant détermi-
ne dans la réalité où elle se produit (27).
Lucien Israël constate l'absence de "traité" de l'hystérie et invite le
médecin à se départir des rigidités de son savoir, "à forger de nou-
veaux outils pour aborder l'hystérie dont l'imprévisibilité, la variabilité
et le polymorphisme des symptômes sont plus qu'une simple indica-
tion diagnostique. "L'hystérie est une façon de refuser l'adaptation
sociale." (28)
"Les symptômes ne se contentent plus de traduire
le mauvais fonctionnement d'un organe ou d'un ap-
pareil: ils expriment un message .. , "le symptôme
hystérique est porteur d'un message, ... iI prend la
place d'une parole non dite, et il insiste pour se
faire entendre.
"... un choix s'impose au psychanalyste ou bien il se
met du côté de la société, et amène le "malade" à
s'adapter, à se plier aux règles du groupe, ou bien il
choisit le parti de l'inconscient, lui permet de s'ex-
primer, en restitue le message au sujet qui sera
libre d'en faire l'usage qui lui plaira," (29)

44
3. Le phénomène de la possession au Sénégal
en milieu wolof-Iébou
La possession est un des systèmes étiologiques par lesquels les wo-
lof et les lébou interprètent le trouble mental. Il existe certes d'autres
systèmes interprétatifs que nous mentionnons plus loin.
Le culte de la possession s'adresse à des génies, des esprits ances-
traux appelés Rab chez les Wolof et les Lébou ("Pangol chez les
Serer) .
Le rab attaque la personne pour établir ou raffermir une alliance et,
selon Zempléni,
"Quel que soit le motif initial de l'attaque, une situation de
dette s'établit entre le rab et le possédé. Le rab demande
quelque chose que l'on estime devoir lui donner" (30)
Les rituels thérapeutiques viseront essentiellement l'intégration sym-
bolique et réelle du possédé à sa lignée.
L'auteur distingue sept types de relations entre la personne et le rab.
Parmi ces modes relationnels, il y a la "possession-maladie" au cours
de laquelle, le rab investit la personne et pénètre dans son corps. Son
but est d'accéder à l'alliance et à l'échange, d'être reconnu et nourri
par l'homme.
"Si ces "avertissements" ne suffisent pas, il "monte"
dans le corps de son élu et provoque une affection gé-
néralement longue" que Zempléni a appelé "le syndro-
me codifié de l'investissement par le Rab".
"Tant qu'il n'obtient pas satisfaction, il "habite le possé-
dé et le "tourmente" jour et nuit"(31)

45
4. "Le syndrome codifié de l'investissement par le 'rab'"
Dans la possession, maladie, on relève un certain nombre de troubles
qui constituent un tableau que Zempléni nomme "le syndrome Codifié
de l'investissement par le rab" : troubles des fonctions alimentaires
(anorexie, amaigrissement), des fonctions de locomotion (troubles
de la marche, paralysie, refus de déplacement); troubles de la parole
(mutisme ou diminution de la parole); isolement, apragmatisme, apa-
thie; troubles somatiques diffus (sensations de lourdeur, sensations
de pesanteur au niveau de la tête, de la poitrine, du ventre), douleurs
diffuses (courbatures, sensations de chaleur dans le ventre). Rêves,
hallucinations, visions, voix. Désorientation, vertiges et chute.
"L'anorexie, les troubles de la marche, les paraly-
sies, l'alitement, le mutisme et le refus de communi-
cation,
l'isolement,
l'apragmatisme
et
"apathie
(sont considérés) comme les sympt6mes essentiels
de la possession-maladie pré-initiatique ... " (32)
Et lorsque la crise survient, tous ces signes sont inversés explique
l'auteur qui souligne, par ailleurs, la place prépondérante des trou-
bles de la fécondité chez la possédée: stérilité, fausses-couches,
avortements, décès des enfants en bas-âge, métrorragies ...
Le schéma habituel du système étant investissement - troubles - ri-
tuels - désinvestissement, la persistance des troubles de la fécondité,
chez la possédée, malgré les rituels accomplis (samp, nd6p) fait in-
tervenir l'interprétation qui met en scène le "fiancé-rab" (ou "amant-
rab" ou "mari-rab"). Celui-ci, pensera-t-on, a certainement dû refuser
la "médiation sociale", et maintient une "relation forte et individuelle
avec la possédée"; relation qui ne sera plus" conçue comme alimen-
taire mais érotique". Le "fiancé-rab" empêchera ainsi la femme d'avoir

46
des enfants (stérilité, fausses-couches, mort des enfants en bas
âge), ou bien il tuera son (ses) mari (s).
Par ailleurs, selon des témoignages recueillis et mentionnés par Zem-
pléni : "quand le rab vient pour une bonne chose, il se présente sous
l'aspect d'une personne qui ressemble à tes "maam" (génération des
grands-parents, aïeuls, etc ... ) "II arrive comme une ombre, mais dès
qu'il est dans la chambre, il se change en une personne ... "Car quand
on a vu un vrai rab, on devient fou. "Les rab et les Tuur se transfor-
ment en n'importe quoi: animal ou homme. Mais quand ils veulent
travailler avec toi, ils apparaissent sous forme humaine. "II n'apparaît
sous la forme d'un animal qu'à celui à qui il veut faire du mal". Un
serpent ou n'importe quoi ... "
Selon le témoignage d'un guérisseur "nd6pkat",
"... on le sent dans son propre corps. Le corps est pris
de frisson, est glacé jusqu'au coeur. C'est uniquement
le jour, on voit une espèce d'ombre, jamais une per-
sonne, comme si c'était l'ombre de soi-même qui est à
quelque distance de nous et qui s'adresse à nous en
termes compréhensibles". (33)
T. NATHAN souligne qu'on rencontre partout dans le monde les phé-
nomènes
de
possession,
que
leurs
manifestations
présentent
d'étranges ressemblances.
Toujours liée à des phénomènes de croyance - donc au
narcissisme primaire - la possession se prête difficile-
ment aux études comparatives ... elle consiste en l'oc-
cupation de l'intérieur d'un sujet par un être culturel"
(34 )

47
Comme, par exemple, dans les religions animistes où les hommes
sont possédés par des "esprits" qui provoquent chez eux des "distor-
sions et des agitations du corps". Pour l'auteur, cet "espace inté-
rieur", ce "dedans" occupé par l'être culturel" est difficilement compa-
rable au concept psychanalytique de Moi et(... ) à l'inconscient.
"..
" Ce "dedans" n'utilise le corps qu'en tant que méta-
phore pour se délimiter" (35)
L'auteur explique que dans la possession, la séquence thérapeutique
qui s'attache au principe d'identité et "qui consiste à distinguer puis
confondre" fait qu'il n'est pas rare que la possession soit souvent
décrite comme manifestation hystérique". Mais pour l'auteur
"...
"
si l'on comprend et respecte la logique de la théorie
de la possession, l'on peut parvenir jusqu'au matériel
inconscient et fonctionner de manière véritablement
psychothérapique avec des patients issus d'une culture
non occidentale" (36)
5. La notion du corps
L'investissement collectif du corps de l'enfant africain comme lieu
d'actuaiisaiion, de pérennisation des valeurs sociales et culturelles
passe, d'une part, par la manière singulière et valorisante dont l'en-
fant est fantasmé, imaginé, attendu, accueilli et vécu; mais cet inves-
tissement, d'autre part, passe par les multiples soins, corps à corps,
manipulations, modelages et "marquages" dont il est l'objet de la

48
naissance à son entrée dans la vie adulte et même souvent bien au-
delà. Le corps chez l'Africain, traditionnellement, fût un corps sup-
port de culture. Un corps lieu de culture. Un corps théatre. Un corps
véritable objet d'art, peint, maquillé, "masqué" ou dessiné; corps "cal-
ligraphié", modelé (chez la jeune fille dont on veut affiner la taille par
le port d'un collier de perles à la taille), percé (aux oreilles et au nez
pour le port de parures) tatoué, scarifié, excisé infibulé, circoncis,
etc.
C'est par le corps que la société, le groupe définissaient et fixaient le
statut, les rôles et la place de l'individu dans la collecitivité; c'est par
le corps également qu'on perpétuait la lignée, qu'on raffermissait et
"immortalisait" les valeurs communautaires, la parole des anciens,
celle des ancêtres.
Le groupe imprimait ainsi symboliquement les valeurs et notions de
fusion au groupe, celles d'appartenance à la lignée, à la classe d'âge
ou à la génération ou à l'ethnie, mais aussi celles du courage, de la
persévérance, de l'endurance, de la soumission, de la virilité, de la
fertilité, de la force, de la féminité, de la fécondité, etc.
Le corps comme contenant/signifiant se doublait du corps comme
contenu/signifié. Un corps double qui "gagne" son sens en donnant
sens.
Cet enrôlement du corps dans les rets culturels se renforçait par les
tabous et interdits multiples qui étaient alimentaires, comportemen-
taux vestimentaires, verbaux, spatiaux, temporels.

49
Et, les conséquences de Jeur transgression pouvaient être jugulées
par des mesures magico-religieuses de sauvegarde, telles que les
amulettes, talismans, gris-gris, "saafara" (eau bénite).
Ce corps, support de mythes, instrument de culture et objet de rites, -
corps aux fonctions tant citées, aux vertus tant chantées, "corps ma-
gnifique", source de vie" et "symbole de féminité", "source de douceur
et de chaleur", "symbole de puissance et de virilité", corps "aux po-
tentialités rythmiques inépuisables - est au centre des manifestations
pathologiques, le lieu privilégié pour l'expression des 'troubles men-
taux.
Pour "l'école de Dakar", l'investissement collectif du corps de l'Afri-
cain, les techniques de maternage et l'organisation de l'image du
corps permettent de parler de la "facilité de corporéisation" et de la
"banalité de la somatisation qu'il conviendrait, selon eux, de distin-
guer de la conversion hystérique.
Le corps était le lieu de prédilection du 'rab' (esprit ancestral) qui
pouvait le "posséder", l'occuper pour transmettre son message - mé-
contentement, choix - au groupe, à la famille; ce corps pouvait, égaIe-
ment, à tout moment être "attaqué" par le sorcier anthropophage
('dëmm'), qui en "mangeait" certaines parties vitales; ce qui pouvait
entraîner la mort; mais ce même corps pouvait aussi être "agressé"
par un 'Iiggéey", "maraboutage", qui provoquait le dysfonctionnement
de certains de ses organes.
C'est par les diverses fonctions dévolues au corps que l'Africain -
plus particulièrement la femme - acquiert son identité, son statut;
quand ça ne va pas, c'est par le corps tout naturellement que la
maladie se manifestera.

50
Et les plaintes somatiques témoignent de la richesse de l'expression
somatique, tout en permettant de noter la rareté des phénomènes
conversionnels. Dès lors, certaines manifestations sont-elles à mettre
sur le compte d'un râle névrotique solitaire" ou à comprendre comme
"un message culturellement codé? Selon certains auteurs dans un
travail récent (37), "la femme est une personne dont le statut et le rôle
renvoient à la corporéité de la vie de son être, les plaintes somatiques
chez elle exprimeraient un non sentiment de coincidence avec les
symboles de sa culture, un non sentiment d'appartenance et de soli-
darité ... "
Solon nous, les manifestations d'hystérie féminine rencontrées cons-
tituent un véritable langage double qui, au-delà des plaintes somati-
ques fréquentes et banales et en deçà de la conversion hystérique
classique très rare, traduit la réalité clivée de malades qui ne peuvent
exprimer leur souffrance que dans ce clivage.
Une double référence qui porte sur les contradictions dont le corps
de ces femmes est porteur: d'une part les éléments et circuits à
travers lesquels la société déterminait la place et le statut de la fem-
me et par lesquels la femme se conformait aux valeurs du groupe,
garantissant ainsi son insertion et son identité.
D'autre part les aspirations et perspectives personnelles, de vérita-
bles créations individuelles, et originales dans les nouvelles modali-
tés d'existence et de survie.
Si comme l'écrit J. Rabain, "c'est par le langage du corps et non par
des paroles que se signifie le bien-être corporel",(38) tout malaise ne
pouvait qu'utiliser ce langage. Mais ce langage n'est-il principalement
que celui de la possession par le Rab ou de l'effet du maraboutage ?

51
Est-il accessoirement la conséquence de l'attaque du "domm" sor-
cier-anthropophage ou du "seytan" ? Ou bien peut-il être autre chose,
d'un registre tout à fait différent comme par exemple la suppléance
d'une parole ?
6. Sur la question de l'Hystérie au Sénégal
Nous allons déje. souligné la rareté sinon /'i'1!'!xistence de travaux
consacrés aux troubles névrotiques et en particulier a l'hystérie qui
est"considérée habituellement comme une des manifestations névro-
tiquas que l'on rencontre le plus fréquemment chez l'Africain" (39).
Cet auteur écrit que les
névroses représentent en général une par-
tie négligeable dans les services d'hospitalisation en psychiatrie mais
"constituent un groupe important des malades suivis en consultation
externe". Il souligne la rareté des névroses phobique et obsessionnel-
le et note que :
"les phénomènes de conversion sont spectaculaires et
polymorphes ... , les états névrotiques anxieux très fré-
quents, souvent accompagnés d'agitation motrice ou
verbale et de manifestations somatiques multiples (... )
"Les thérapeutiques psychologiques sont difficiles pour
le médecin européen et ne sont, de ce fait, guère utili-
sées" (40)
De son côté, N. Le Guerinel, à partir d'une expérience d'entretiens et
de psychothérapie (à la consultation de Psychologie du service de
Psychiatrie de Dakar), écrit :
"Nous avons observé plusieurs cas d'entrée dans la
schizophrénie ou de bouffées délirantes qui affectaient

52
au début des allures de troubles névrotiques relative-
ment
discrets,
ou
inversement,
des
troubles
né-
vrotiques qui empruntaient, pour exprimer l'angoisse,
des représentations proposées par le milieu socio-cul-
turel. .. "Les limites entre névroses et psychoses sont
donc plus imprécises et plus encore difficiles à définir
qu'en psychiatrie occidentale"(41)
L'auteur souligne, par ailleurs, l''extrême rareté de la psychonévrose
obsessionnelle "tout en précisant qu'il arrive fréquemment que "cer-
tains mécanismes de défense de type obsessionnel apparaissent sur
une névrose d'angoisse ou sur une hystérie de conversion".
Pour ce qui est de l'hystérie même, il note "la fréquence des tableaux
hystériques de type "grande hystérie de Charcot" et celle également
de "névroses hystériques plus discrètes dont la facilité de somatisa-
tion peut faire illusion".
Tous ces troubles ont selon l'auteur, un fond dépressif commun et
comportent des plaintes somatiques "souvent monotones","stéréoty-
pées","répétitives"; cet aspect dépressif et les plaintes somatiques
constituant la plus grande partie du matériel clinique.
La relation thérapeutique et la thérapie elle-même, posent - comme le
déplore l'auteur - des problèmes :''l'abondance des plaintes somati-
ques masque la pauvreté de la relation","le symptôme n'offre pas de
voie d'accès à la vie personnelle du sujet", "la vie imaginaire semble
bloquée, limitée à la demande immédiate d'être soulagé des troubles
actuels".

53
"La relation thérapeutique doit être longtemps pour-
suivie pour que, derrière le symptôme - écran, la
signification symbolique puisse apparaître et élargir
le champ des préoccupations limitées jusque-là à
l'attente de la guérison."(42)
Ce qui, pour l'auteur, posait le problème de "l'évaluation du sens et
de la portée de la demande du sujet" et celui du transfert dans la
relation interculturelle.
D'autres travaux ou publications mentionnent également des mani-
festations hystériques dans les troubles psycho pathologiques ren-
contrés en milieu sénégalais: (43), (44), (45), (46), (47).
Nous ne citerons que très brièvement quelques données fournies par
P. Picard, pour ensuite nous apesantir sur la communaication du Pro
Collomb et ses collaborateurs, qui porte sur "hystérie et crise de
possession et qui nous paraît être la plus pertinente - malgré ses
limites - de toutes les publications de "Fann" sur la question.
Picard, dans son travail (48) n'a retenu que les "névroses structu-
rées" et dans lesquelles, il n'a trouvé que de l'hystérie de conversion;
il note l'absence de névroses phobique et obsessionnelle, "les seules
névroses diagnostiquées sont des hystéries de conversion "parmi
ces
hystériques,
les
wolof
étaient
fortement
majoritaires,
bien
qu'étant majoritaires dans la région dakaroise et dans la population
de l'échantillon sur lequel a porté l'étude. L'auteur souligne, d'une
part, l'importance des dépressions et des névroses (hystériques)
chez les consultants résidant dans la région de Dakar et d'autre part,
l'importance des psychoses délirantes aiguës et surtout des psycho-
ses chroniques dans la population ne provenant pas de la région de

54
Dakar. Selon lui, les 3/4 de l'ensemble des névroses (structurées et
indifférenciées) de son échantillon, proviennent de la région de Dakar
où se situe l'hôpital dans le cadre duquel son travail a été effectué.
Nous avons volontairement omis, ici, de mentionner les chiffres four-
nis dans ce travail, chiffres qui, selon les termes de l'auteur, devraient
être maniés avec prudence; il n'en demeure pas moins que certaines
de ses conclusions doivent faire réfléchir.
7. Hystérie et Possession
Pour le Professeur Col 10mb et certains de ses collaborateurs (49)
certaines analogies des manifestations hystériques et des crises de
possession peuvent induire en erreur.
"Les modalités d'expression (théatralisme) autant que
les conditions d'apparition des crises de possession
(nécessité de spectateurs) ont souvent fait considérer
les crises comme des manifestations hystériques."(50)
Ces auteurs déplorent que beaucoup d'autres auteurs, aient un peu
partout assimilé la crise de oossession à l'hystérie, notamment Dem-
bovitz - qu'ils citent - pour qui 'l'hystérie est l'empreinte de la psy-
chiatrie chez les africains ... Tous les autres états psychiatriques doi-
i
1
vent être considérés comme s'ajoutant à un schéma hystérique de
base. Le mécanisme hystérique est si volontiers utilisé que les symp-
1
tômes de conversion colorent non seulement les dépressions névroti-
1
ques et les états anxieux, mais aussi les psychoses vraies".

55
En milieu wolof-Iébou, font-ils remarquer, ces difficultés de diagnostic
se posent aussi au psychiatre de formation occidentale qui, ou bien
reste au niveau "superficiel", symptomatique, et verra, dans ces mani-
festations "bruyantes", "théâtrales", de l'hystérie; ou bien, sa con-
naissance des données culturelles du milieu lui permettra d'opérer
une "distinction fondamentale entre les symptômes hystériques" et la
structure de la personnalité".
"Les symptômes sont de rencontre banale en milieu
médical ou psychiatrique.
Rarement ils sont supportés par une' personnalité
hystérique selon les conceptions psychanalytiques.
La plupart du temps, on est frappé par la facilité
d'expression "hystérique" d'affections d'étiologies
très diverses (atteintes organiques, névroses, psy-
choses) sans que la structure hystérique de la per-
sonnalité
puisse être affirmée (... ) "Les crises de
possession sont d'ordre socio-culturel. Si elles sont
facilitées par cette disponibilité particulière de l'afri-
cain qui favorise les identifications, elles n'en ont
pas pour autant une signification hystérique( ... )
"Alors que le "symptôme hystérique a valeur de
message individuel, venu de l'inconscient par la
chaîne symbolique", la crise de possession a valeur
de message social. Il ya déplacement du niveau
individuel propre de l'hystérie au niveau social pro-
pre à la culture" (51)
Pour les auteurs, somatisation et phénomènes de conversion hys-
tériques sont couramment rencontrés mais différents; et la somatisa-
tion - qui est prépondérante et se rencontre dans des tableaux clini-
ques aussi bien névrotiques que psychotiques comme "symptôme

56
majeur" - ne permet pas" pour autant de parler de personnalité hysté-
rique.
"En Afrique, l'organisation syncrétique au niveau indivi-
duel, favorise la résonance et l'expression somatique ...
"Maternage, éducation, techniques du corps, rites de
passages,
solidarisent
des
synergies
neuro-
musculaires et végétatives avec un ensemble sociologi-
que et culturel. Le corps toujours ouvert (en tant que
structure et lieu de l'existence), reçoit er donne, expri-
me les émotions, les conflits, l'angoisse."(52) "Crise de
possession et hystérie se différencient et même s'op-
posent sous d'autres aspects
- sur le plan symbolique la crise d'hystérie et les symp-
tômes hystériques ont valeur de message individuel. Il
est hermétique à ceux-là mêmes auxquels il est destiné;
la psychanalyse peut le décoder en explorant l'incons-
cient de l'individu et son histoire;
- la crise de possession, et les comportements des pos-
sédés, s'ils impliquent la personnalité et peuvent à ce
titre recevoir une interprétation, prennent valeur de
message collectif.
Le groupe sait décoder ce message: en s'identifiant à
un esprit ancestral, en lui prêtant son corps, le possédé
s'impose des comportements qui deviennent des signi-
fiants culturels. L'individu, par la possesion, se situe,
s'intègre d'une manière privilégiée, sécurisante, dans la
lignée de ses ancêtres donc dans le groupe ...
"Le possédé ne bénéficie pas seul de la possession. A
l'inverse de l'hystérique, qui tire de la crise un profit

57
personnel, il entraine avec lui la communauté touteentière. A la limite,
il est le prétexte pour le groupe de pouvoir s'exprimer.
Les deux phénomènes, psycho pathologique (hystérie) et culturel
(possession-maladie), sont-ils antinomiques dans le système socio-
culturel africain en profonde mutation? Tout laisserait croire que oui
mais nous pensons que cette antinomie n'est pas naturelle, absolue,
mais est le fruit d'une conceptualisation, d'une pensée occidentale
doublée d'une démarche comparative.
Déjà - ce qui n'est bien sûr pas une preuve suffisante - de vieux
dossiers de malades, en archives, attestent de l'existence de l'hysté-
rie au Sénégal (certes sous des étiquettes diverses) : malheureuse-
ment ces dossiers sont difficilement exploitables, étant parfois vides
ou alors ne contenant souvent pas suffisamment de données perti-
nentes qui auraient pu nous être utiles.
Nous avons la nette impression qu'au sein de l'équipe de neuropsy-
chiatrie de l'époque, l'intérêt pour la neurologie et pour l'organicité
des troubles, d'une part, et l'engouement pour les formes de psycho-
pathologie culturelles indigènes, d'autre part, ne pouvaient pas leur
permettre de supposer qu'un sujet africain puisse avoir le droit
d'avoir une pensée intérieure propre qui ne soit pas celle du groupe
familial ni celle de l'esprit possesseur.
Nous pensons que l'hystérie a tOujours existé au Sénégal (même en
Afrique noire) comme le système de la possession par les rab.
"Dans (le) contexte socio-culturel (africain), se sin-
gulariser est ressenti comme menaçant. Or l'hysté-
rique est précisément celui qui se distingue des
autres. A la limite donc, il n'a pas sa place dans cet
univers de possession ritualisée où la seule façon

58
de se singulariser est régie par la culture". (53)
Jusqu'ici, la plupart des travaux ou réflexions (qui nous ont été accessi-
bles) portant sur la question des rapports entre hystérie et "possession
- maladie" se sont bornés à établir un parallèle et/ou à relever des diffé-
rences - certes fort instructives - entre ces deux réalités.
La réflexion de Tobie Nathan sur la question nous fournit des élèments
plus édifiants et qui nous ont été considérablement utiles dans notre
propre pratique clinique.
A la question hystérie ou possession? hystérie et aussi possession? T.
Nathan répond "qu'une pensée théorique est nécessaire pour permettre
une fine discrimination entre hystérie et possession" ... "toutes deux étant
caractérisées par l'opposition corps contenu/corps agité" ... ", "résolvent
chacune une question mais à l'aide d'un mécanisme ... "dans l'une com-
me dans l'autre," ... le passage du corps contenu au corps agité, indique
(...
( ) la polarisation d'un "chamn sémantique".
"Si devant une conversion, je peux établir un diagnostic
(différentiel) entre hystérie et possession, c'est que
mon investigation préliminaire vise à déterminer les

59
deux champs sémantiques ou univers qui cherchent à entrer en com-
munication par l'intermédiaire de ce corps réversible"(54)
L'auteur explique que "la possession semble avoir pour fonction d'éta-
blir une communication entre deux univers radicalement différents -
celui des hommes et celui des êtres surnaturels - mais hiérarchique-
ment dépendants, alors que la conversion hystérique met en connexion
deux univers distincts mais de même niveau"
"S'il s'agit de deux systèmes de pensée ou de valeur
placés sur un registre équivalent tels que pensée
médicale et univers du désir ou bien pensée occiden-
tale et pensée traditionnelle, alors je considérerai que
j'ai affaire à une hystérie(... ) Par contre s'il s'agit de
mettre en relation univers sacré et univers profane,
alors je me prononcerai pour un diagnostic de pos-
session"(55)
Et même mieux, l'auteur souligne que ces deux structures distinctes
que sont l'hystérie et la possession peuvent cohabiter au sein d'un
même psychisme" quoi qu'au prix d'un certain clivage". Il cite ainsi le
cas d'une jeune ivoirienne (cas publié ailleurs) "qui était possédée le
vendredi et hystérique les autres jours de la semaine".
Si l'on considère par exemple le syndrome de Ganser qui plus qu'un
simple, banal et rassurant élément de diagnostic, est une véritable clé
d'interprétation, dans le contexte africain, tout dépendra de quelle place
on le reçoit comme signe: s'agit-il d'un sympt6me hystérique, d'une
manifestation du rab qui possède et qui parle à travers le "malade", ou
bien alors s'agit-il d'un pseudo-délire de type psychotique? C'est une
véritable question de décodage qui se pose là au thérapeute.

60
8. Parcours du malade
Dans les systèmes anthropologiques africains, le phénomène per-
sécutif occupe une place importante aussi bien dans la vie quotidien-
ne "normale" que dans la maladie quelle qu'elle soit.
"Selon la tradition, l'étiologie de la maladie mentale
relève toujours d'une agression venant de l'exté-
rieur, d'humains mal intentionnés ou d'esprits. L'In-
terprétation persécutive est la norme, elle opère
une mise en forme du mal, de ce que nous appelons
maladie, agressivité (... ); elle est, à ce titre, régula-
trice des rapports sociaux."(56)
Et en ce qui concerne les maladies mentales,"le mal(... ) est à la fois
physique et moral, maladie et faute; il est une agression par une force
étrangère". (57)
Aussi, lorsque les troubles apparaissent chez l'individu, une interpré-
tation (ou plusieurs) est toujours donnée, en référence aux registres
d'interprétation traditionnels en vigueur dans le milieu auquel appar-
tient l'individu.
Ces registres situent toujours la cause à l'extérieur; et dans le systè-
me culturel wolof/lébou, il existe trois principaux modèles (quatre
selon Zempléni) d'interprétation de la maladie mentale: la posses-
sion par les "rab", l'agression par le maraboutage et l'attaque par la
sorcellerie-anthropophagie. Dans la famille, un diagnostic étiologique
est en général, toujours proposé et a valeur de compromis entre les
troubles présentés par le malade et les exigences socio-culturelles.

61
Pour ce faire, l'entourage repère dans le syndrome
un certain nombre de signes privilégiés doués
d'une valeur classificatoire ... " (58)
D'après Ortigues :
"Selon l'étiologie utilisée il s'opèrera une séléction
parmi les symptômes; certains seront privilégiés,
d'autres négligés afin que la maladie apparaisse
conforme au schéma que l'on s'en donne.
"C'est ainsi que l'étiologie par les "rab" privilégie
"les crises", celle par maraboutage, la réussite et
l'échec, la puissance et l'impuissance; la dernière
enfin insiste sur les traits de caractère et les parti-
cularités de la maladie"(59)
Mais ceci n'empêche guère le recours à un marabout-guérisseur, qui
appartient à la famille élargie, ou bien qui est étranger à la famille,
mais réputé ou bien simplement à un guérisseur-marabout étranger,
inconnu mais désigné par un proche comme praticien.
Et selon Schurmans,
"le recours au marabout, (... ) c'est la recherche
d'un médiateur capable d'assurer au compromis un
plus grand nombre de chances de réussite ... on ne
lui demande pas de faire un diagnostic au sens
occidental du terme. Il ne fait pas autre chose, lui
aussi, que de proposer un modèle conforme, au-
quel il invite à la fois le malade et ses proches à se
conformer. "(60)

62
Il explique que le bon marabout est celui qui fournira le modèle expli-
catif le plus satisfaisant et que si le malade y adhère et accepte la
thérapeutique appropriée préconisée, il a des chances de s'en sortir.
Dans le cas contraire, l'hôpital devient l'ultime recours.
Mais nous constatons qu'il y a des cas où le malade ne se conforme
pas au modèle proposé mais se soumet aux décisions familiales de
recourir à un ou plusieurs autre(s) guérisseur(s).
Et cette disposition de la famille à faire faire à leur malade le tour de
nombreux marabouts et/ou guérisseurs pourrait s'expliquer oôr l'ab-
sence - jusqu'ici - des notions de chronicité et d'incurabilité de la
maladie, dans les modes de pensée. En tout cas ces notions sont
rarement explicitées.
Lorsque les troubles persistaient, malgré de multiples consultations
auprès de plusieurs tradithérapeutes ou simples marabouts, cette
persistance n'était jamais attribuée à une quelconque chronicité ou
incurabilité de la maladie même, ni imputée à une quelconque incom-
pétence du ou des guérisseur(s). On pensait tout naturellement que
c'est parce que le malade et sa maladie n'avaient tout simplement
pas encore rencontré le guérisseur approprié ou exécuté le traite-
ment qu'il fallait ou tel qu'il fallait le faire.
Ainsi l'espoir demeurait toujours; et ceci devait certainement contri-
buer à la tolérance habituelle si remarquable dont la famille,et l'entou-
rage élargi faisaient preuve à l'égard du malade, Et mêm'e quand la
recherche de médiation, de modèle explicatif satisfaisant échouait et
que l'institution hospitalière s'avérait être l'ultime recours, la famille
n'en continuait pas moins à consulter, parallèlement dans les circuits

63
traditionnels. Comme si l'hôpital et le guérisseur avaient respective-
ment, chacun sa part à guérir dans la même maladie.
Certaines familles de malade ne disaient-elles pas souvent aux théra-
peutes de "institution "vous le soignez, nous on le guérira". Comme
ce malade psychotique que son père nous a emmené un jour à la
consultation de psychiatrie en nous présentant, enveloppé dans
beaucoup de papier taché, un objet à l'odeur forte et répugnante qu'il
aurait -en tant que guérisselJr lui-mêm8- 8xtrp'it du ventre de son L!s
malade. Il nous dit alors: "Mon fils est malade et, à éoup sûr, allait
mourir; je pense que c'est les sorciers ... et heureusement j'ai pu
extraire ce qui allait le tuer
maintenant qu'il est sauvé ... à vous de
faire le reste, soignez le
"
Lorsque les malades arrivent à l'hôpital, après les consultations et
traitements traditionnels, leurs familles expriment rarement un senti-
ment d'échec à l'égard de ces traitements ; on entendait plutôt:
"Nous avons fait le nécessaire de notre côté, à vous maintenant de le
tr aiter ... "
Il semble que ce qui surdétermine cette double démarche soit moins
lié à une forte adhésion à l'un ou à l'autre de ces systèmes qu'à une
série de c~angemenLs et de tentatives d'ajustement que le thérapeute
doit comprendre et en tenir compte.
Mais cette double démarche à la fois complémentaire et apparem-
ment contradictoire, à la fois ambivalente et clairement entreprise
n'est-elle pas finalement la quête d'un troisième lieu thérapeutique?
Un troisième espace, joint nécessaire à l'établissement du "pont", de
l'harmonie, de la jonction, entre deux univers, deux mondes difficile-

64
ment compressibles.
Certes, les tradithérapeutes de tout bord sont encore et pour long-
temps beaucoup plus nombreux que les thérapeutes des institutions
hospitalières, toutes formations et spécialités confondues.
Il existe très peu de psychiatres et de psychologues au Sénégal. Ils
exercent tous à Dakar où sont regroupés l'hôpital, les services de
psychiatrie et les cabinets privés de consultations en psychiatrie
(sauf le "village psychiatrique "Emile Badiane" en Casamance placé
sous l'autorité d'un infirmier).
Partout ailleurs dans le pays, c'est des médecins, pour la plupart
généralistes, qui - malgré leur sensibilisation aux aspects assez parti-
culiers de la pathologie mentale au cours de leur formation universi-
taire - sont souvent démunis, impuissants devant les manifestations
de la maladie mentale qui reste encore, dans les esprits, y compris
chez les médecins, un domaine vécu comme dangereux et donc
craint.
"... Nous avons été frappés par l'affolerpent des soi-
gnants devant tout malade agité, ce qui les pousse
à de terribles erreurs; tantôt on renvoie un paludéen
confus avec un cachet de gardénal, tantôt on en-
voie enpsychiatrie avec le diagnostic de "mélancolie
1
aiguë avec tentative de suicide" un épileptique qui
était tombé dans le feu au cours d'une crise."(61)
Et lorsque l'institution médicale à ce niveau ne parvient pas à venir à
bout de certains troubles impressionnants et résistants et que l'indi-
cation d'une consultation à Dakar s'avère matériellement difficile

1
65
1
!
(éloignement, coût du voyage, problèmes d'hébergement. .. ), la famil-
le est souvent contrainte de se tourner à nouveau vers les circuits
traditionnels dont "l'inefficacité" avait occasionné le recours vers l'hô-
pital régional ou le dispensaire.
~
Dès lors, il nous semble qu'il serait erroné aujourd'hui de mettre tout
1
!
recours aux systèmes culturels sur le compte d'une adhésion intime à
ces systèmes. S'il est par ailleurs, évident que la grande demande
!
psychiatrique adressée aux institutions hospitalières n'est rien par
1
rapport au taux de malades mentaux que compte le pa'ys, il serait là
également, erroné de mettre cet écart sur le compte d'une encore
1
grande et totale prégnance de ces systèmes.
Il ya une sorte de syncrétisme manifeste et s'il existe encore une pré-
pondérance des recours aux guérisseurs, l'insuffisance des infras-
tructures, des professionnels dans ce domaine et celle de la forma-
1
tion des médecins en général dans cette discipline mais aussi l'encla-
vement de la "psychiatrie" à Dakar et le manque d'informations des
populations y sont pour beaucoup. Sinon bon nombre de guérisseurs
1
et de charlatans iraient cultiver des choux ou retrouveraient la culture
du mil et de l'arachide.
"...
"
Il paraît probable que, dès qu'il y aura assez de méde-
cins pour couvrir le pays, la première mesure du jeune
Conseil de l'Ordre des Médecins sénégalais sera de met-
tre (les marabouts) hors-la-loi. "(62)
Nous ne faisons guère le procès des guérisseurs, ni de leurs techni-
ques, ni des croyances de ceux et celles qui y ont recours.

66
Dans les familles élargies, on avait toujours à portée de main un
marabout-guérisseur ('serin-fajkat') à qui on faisait appel systémati-
quement en cas de maladie. On le connaissait, il faisait plus ou moins
partie de la famille, on avait confiance en lui. En milieu rural, on en
rencontre encore; et l'entourage va les consulter pour tous les maux.
Mais on assiste à l'éclatement des structures familiales élargies, à
des phénomènes migratoires vers les centres urbains; et malgrè les
tentatives de regroupement, de recomposition, et la mise sur pied de
diverses structures villageoises de solidarité, la solitude, l'insécurité,
l'individualisme naissant et la lutte pour la survie, créent des situa-
tions anxiogènes dans lesquelles, les recours aux pratiques magico-
religieuses habituelles s'acccroissent ; ces recours devenant les con-
ditions "sine qua non" de la survie, de la réussite, etc. Il s'agit, en
l'occurrence, essentiellement du recours aux pratiques fétichistes ou
de maraboutage.
"La plupart des sociétés africaines sont en transi-
tion les changements introduits par la
colonisation
d'abord, puis par la modernisation, ont affecté les
cadres culturels et sociaux enfonction du degré de
pénétration des modèles étrangers, de l'évolution
économique vers un système monétaire, de la di-
versification des activités professionnelles ...
"Dans la série des structures qui se prolongent et
s'emboîtent, individu, famille, société, la famille
s'affaiblit aux dépens des deux autres ... "(63)
Et face à la demande importante, répond une offre des plus variée
dont celle des charlatans de tout bord, à tous les coins de rue. Et si la
presse locale ne tarit pas de faits divers relatant les escroqueries

67
multiples et astucieuses dont sont victimes une bonne partie des po-
pulations urbaines, on n'en continue pas moins à consulter dans les
circuits traditionnels avec la même ferveur mais aussi avec une moin-
dre dose de cette confiance absolue que l'on faisait à quiconque se
disait marabout ou guérisseur ou était désigné comme tel.
"Alors que pour les adultes, le marabout symbolise
la résistance de l'africanité à l'impact colonial, pour
la jeunesse cette figure de l'autorité déclinante est
plutôt le symblJle de la compromis~ion.
"Dans une société d'échange, l'agressivité passe
par le canal d'un médiateur dont le rôle à la fois
bénéfique et maléfique le soustrait à la rétorsion; le
r
sorcier, le guérisseur ou le marabout ne sont pas
1
vécus comme agressifs, il n'en sera plus de même
1
demain.
1
"D'une part, le thérapeute occidental ne joue que le
rôle bénéfique et tend à en conquérir le monopole,
1
f
d'autre part, si les marabourts guérissent plus diffi-
!
cilement les maladies, on continue à leur attribuer la
cilement les maladies, on continue à leur attribuer
paternité de celles-ci.
"L'interprétation par le maraboutage l'emporte au-
jourd'hui largement sur celle des esprits ancestraux
"Et il est ainsi fréquent d'entendre dire des guéris-
seurs qu'ils ne savent plus guérir mais qu'ils peu-
vent toujours rendre malade.
"Perdant son ambiguité, le marabout-guérisseur
su ivra-t-il le destin de nos sorcières ?

68
"Dans un système de compétition, l'agressivité est
sublimée, la volonté de mort pour des rivaux est
niée, la lutte doit apparaître franche et loyale ...
"La compétition des talents entraîne tôt ou tard la
chasse aux sorciers.
(Au Sénégal) "on ne fera pas sans doute de bûchers
expiatoires (... ) mais il reste que si la victime du
maraboutage devient un perturbateur de l'ordre pu-
blic, le marabout devient fauteur de troubles et sa
pratique magique cause de désordre."(64)
Bien sûr il y a aussi ceux que l'on connaît depuis longtemps, soit per-
sonnellement, soit par oui~dire, ceux qui "ont fait preuve de sérieux et
d'efficacité". Mais la pléthore de marabouts-guérisseurs et de charla-
tans suscite chez certains d'entre eux l'impérieux besoin de se dé-
marquer du lot, en essayant souvent d'obtenir des institutions hospi-
talières ou des autorités médicales ou même des responsables politi-
ques (de leur clientèle) des documents accréditifs ou une collabora-
tion témoignant de leur sérieux et de leur compétence.
Mais dans un cas comme dans l'autre, la plupmt de ces tradithéra·
peutes trop soucieux de préserver et/ou d'accroître leur clientèle en
arrivent très souvent à jouer le jeu de la famille ou de l'individu qui, en
venant les consulter, a déjà son idée toute faite qu'il ne demande qu'à
faire confirmer.
"Le marabout, dont la fonction était de renforcer la
cohésion des familles et de canaliser l'agressivité
de ses membres, voit sa pratique se transformer.

1
69
1
Ce n'est pas lui qui donne à la famille des leçons de
tolérance, on lui dicte sa conduite."(65)
Et la manière de présenter la maladie ou le problème qui l'amène, la
narration des circonstances, le moment et le lieu (dans les cas de
troubles mentaux ou de "crises" ou d'un quelconque dysfonctionne-
ment inquiétant) permettent en général, au marabout-guérisseur de
se faire une idée de ce que la famille ou le consultant pense et cher-
che à faire confirmer.
"Les circonstances d'apparition de la maladie plus
encore que les symptômes déterminent le choix
d'une étiologie et les modalités de l'interprétation"
(66).
Mais ce serait une erreur que de mésestimer les capacités adap-
tatives des individus dans nos sociétés en transition.
"Les hommes se comportent vis-à-vis de leurs
croyances comme les enfants à l'égard des contes
de fées. Ils y "croient"(... ) mais n'y croient pas tout
à la fois ... le patient croit sans y croire (aux techni-
ques thérapeutiques traditionnelles qui paraissent
magiques), il se regarae en train d'y croire, mais
reste double "(67).
Ce flottement du malade entre les deux systèmes de soins, ce défaut
de croyance, d'adhésion absolue à l'un ou l'autre, serai;l'peut-être
une des conditions nécessaires à la création "d'un espace intermé-
diaire qui serait un embryon de culture commune" entre le thérapeute
et le malade.

1
70
1
70
!
"J'ai tout fait avec les marabouts et guérisseurs,
mais il n'y a aucune amélioration. Maintenant que
vous me soignez, je voudrais bien aller les voir
encore pour qu'ils fassent des prières pour moi et
me donnent des "protections" (talismans) nous di-
sait un malade.
Cette plasticité dans les références est comme une invite adressée au
thérapeute pour "inciter à "innover" et créer les conditions d'une re,:-
contre véritable; cette rencontre ne pouvant se faire qué dans l'espa-
1
ce intermédiaire entre ces deux espaces culturels. Et chez l'hystéri-
i
que ça a valeur d'un défi lancé au thérapeute qui a le choix entre faire
••
comme les autres praticiens qui ont échoué ou bien innover, s'origi-
~
naliser pour permettre au malade qui jusqu'ici s'était confiné à "mon-
trer la maladie", de la "dire" maintenant.
Mais là, faudrait-il que le soignant, dans ses dispositions, veuille bien
voir et comprendre le symptôme (névrotique hystérique) pour ce qu'il
est; c'est à dire l'expression d'un message; car entre la cause (dia-
gnostic étiologique traditionnel) et la forme (diagnostic symptomati-
que institutionnel) il yale "sens qui continue d'échapper au sens".
Le malade part d'un système anthropologique naguère cohérent,
structurant et rassurant vers un système nouveau, inconnu, guère
rassurant mais plus accessible et moins coûteux où seul le "nakk
péxé" (l'absence d'autres possibilités de recours) pouvait le mener.
Ses croyances sont flottantes et manquent de netteté. Et comme les
rab errants qu'il s'agit d'identifier et de "domestiquer" en les "fixant"
par l'érection d'un autel, il s'agira pour le thérapeute, dans le champ
de ses compétences, de donner forme et structure aux "productions"
informes, fragmentées et apparemment factices du malade.

71
Car les cultures de l'extériorité s'estompent plus ou moins en milieu
urbain et on voit apparaître des modes pathologiques qui sont une
tentative d'élaboration plus intérieure des conflits.
Et selon M. Dores,
"le choix de "hôpital n'est pas indifférent. Il signifie
un changement dans l'évolution de la maladie, et
aussi une modification du rapport de force à l'inté-
rieur de la famille". (68)
Le parcours du malade hystérique, des circuits culturels aux modes
de prise en charge moderne et ensuite son va-et-vient entre ces deux
systèmes, témoignent de son clivage et d'une absence d'adhésion
totale à l'un ou l'autre de ces systèmes. Et ils sont significatifs des
déplacements des conflits et des modifications intervenues dans la
pathologie mentale. La demande du malade ne peut qu'être autre.
Elle nécessite une thérapeutique autre, un espace thérapeutique au-
tre.
Et le cabinet de psychothérapie, à l'hôpital comme en ville, est ce
troisième lieu, cet espace thérapeutique autre.
9. Hypothèses
Nous notons qu'avec les malades que nous avons eu a "suivre", nous
n'avons pas été confrontés à des problèmes d'ordre diagnostique.

72
Si l'on finit toujours par reconnaître l'hystérie, à travers sa symp-
tomatologie polymorphe et variable, pour les besoins d'ordre dia-
gnostique, nous, notre problème n'était ni de poser un diagnostic, ni
de déceler une quelconque structure. Cela s'explique par la manière
particulière dont ces malades nous étaient envoyées et nous parve-
naient : on ne nous les envoyait pas parce qu'on ne savait pas ce que
c'était ni pour confirmer ou préciser un quelconque diagnostic; on
nous les envoyait parce que le médecin, ou l'institution hospitalière
ne savait plus quoi faire, ne pouvait pas faire plus! Lorsqu'elles nous
parvenaient donc, le diagnostic d'hystérie était déjà posé. Diagnostic
symptomatique ou de structure? Peu nous importait! Ce n'est pas ce
que l'on nous demandait. Ce qu'on attendait de nous - même si ce
n'était pas clairement établi - était d'une autre nature.
C'était d'écouter! C'était de permettre une expression originale et
d'entendre peut-être ce que ni la famille, ni le tradithérapeute ou
guérisseur, ni l'institution hospitalière ou l'autorité médicale "expédi-
trice" n'étaient préparés à entendre, ni ne pouvaient entendre: une
parole, un discours généralement occulté pour des raisons que nous
développons plus loin.
Ce que l'on peut dire dès à présent, c'est qu'en écrivant sur la place,
le rôle du corps chez "Africain et sur les fonctions multiples dévolues
au corps chez la femme ou sur la "facilité de corporéisation" et la
"banalité de la somatisation", l'institution psychiatrique au Sénégal a
très peu fait cas, chez les malades mentaux, de la magie du verbe, de
la parole, du poids des mots. Et pourtant il s'agissait de sociétés de
tradition orale.
Mais l'institution et son microcosme thérapeutique rejoignaient tout
naturellement les guérisseurs traditionnels pour qui ce que pouvaient

73
dire les malades importait peu.
Quant à nous, sans nous situer dans une perspective anti-psychiatri-
que "visantà favoriser une totale liberté de parole", nous nous som-
mes efforcé de ne pas usurper cette parole porteuse de singularité et
de signifiants propres. Cette parole invite également à un élargisse-
ment du champ thérapeutique au-delà des décryptages sémiologi-
ques et du "campage" diagnostique.
Sans minimiser les manifestations et plaintes somatiques assez mi-
neures d'ailleurs et très vite reléguées au second plan par ces mala-
des mêmes, nous avons écouté ces femmes. Leurs discours ou frag-
ments de discours nous ont semblé contenir de nouvelles données
du jeu/je, qui dérangeaient nos habitudes et convictions: en Afrique
Noire, dans le domaine de la psychopathologie, les arguments sont
soit traditionnels, soit neurologiques. Dès lors, ces fragments de dis-
cours des femmes doivent-ils être considérés comme des épiphéno-
mènes ou ont-ils valeur de symptôme? Discours-symptôme? Symp-
tôme de quoi ?
1°) L'hystérie existe au Sénégal
2°) C'est un phénomène d'urbanité
3°) L'équipe de psychiatrie n'a pas pu la penser car cela impliquait
une pensée théorique
4°) Si l'on dit que l'hystérie existe au Sénégal, quels sont les aména-
gements nécessaires de ma théorie et ceux de ma technique.

NOTES
1. H. COLLOMB : "L'urbanisation désintégratrice de la société traditionnelle". Jour-
nées Bordeaux-Afrique, Bordeaux, 7-11 ocl.l977
2. H. COLLOMB et S. VALANTIN : "Famille Africaine" (Afrique Noire). Extrait de
L'enfant dans la ville - Masson, Paris, 1970, pp 325·349.
3. Nous renvoyons à ''"Essai de bibliographie commentée", R. COLLIGNON
Psychop. Aflie. VoI.XIV, W 2-3, 1978.
4. H. COLLOMB : "L'Avenir de la psychiatrie en Afrique". Psychop. Afric., Vol IX, W 3,
1973, pp.343-370
5. M.C. et Ed. ORTIGUES : Oedipe africain - Plon, Paris, 1973, 436 p.
6. Idem.
7. Larousse illustré - 1983.
8. G.P. BRABANT: La Psychanalyse - Seghers, Paris, 1970-1971, p.l01.
9. S. FREUD: Cinq Psychanalyses. PUF, Paris, 1977
10. R. DUGUAY, H.F, ELLENBERGER el COLL. : Précis Pratique de psychiatrie.
Maloine Editeur, Paris, 1987, 693 p.
11. Tobie NATHAN :"Hystérie ou Possession" - in, "Corps malade et Magie", Revue de
Médecine Psychosomatique W 5-1986, pp. 11-21.
12. G. MASSE, A. JACQUART. et M. CIARDI : Histoire illustrée de la Psychiatrie en 41
leçons et résumés- Dunod, Paris, 1987.
13. Idem.
14. Idem.
15. G. DIDI-HUBERMAN : Invention de l'hystérie- Charcot et l'iconographies Photo-
graphique de la Salpetrière, Ed. Macula, Paris, 1982.
16. J. CORRAZE: "La question de l'hystérie"- pp. 401-412· in Nouvelle Histoire de la
Psychiatrie, Privat, Toulouse, 1983.
17. G.DIDI·HUBERMAN, op.cit.

75
18. J. COR RAZE, op.cit.
19. Le Grand Médical - Psychiatrie- Edito- Service S.A. Genève, 1974
20. T. LEMPERIERE et P. HARDY: La personnalité hystérique. Hystérie.
Revue du Praticien, 1982, 32, N"13, pp. 879-893.
21. R. GORI
"L'Epistémophilie hystérique"- Act. Psychiatr. N" 2, 1983,
pp. 50-60.
22. P. DENI KER et H. LOO: "Les Formes Modernes de "Hystérie", La Revue du Pratic.
Tome XXVIII . N" 32.
23. Idem.
24. H. EY. Manuel de Psychiatrie - 5è édition, Masson, Paris, 1978, 1252 p.
25. Idem.
26. Tobie NATHAN: "Hystérie, Aujourd'hui"- Persp. Psychiat. 1984-IV-N" 98, pp. 291-
292
27. J. CL. MALEVAL : Folies Hystériques et Psychoses dissociatives.Payot; Paris,
1981. p. 16
28. L. ISRAEL :"Le Défi hystérique" - Act. Psychiatr. N" 2- 1983.
29. L. ISRAEL : L 'Hystérique, le sexe et le Médecin. Masson, Paris, 1976, 1979.
30. A. ZEMPLENI :" La dimension thérapeutique du culte des Rab. Ndôp, tuuru et
samp. Ailes de possession chez les wolof et les lébou". Psychop.
Alric., vol Il, N" 3-1966, pp. 295·439.
31. Idem.
32. Idem.
33. Idem.
34. T. NATHAN
La lolie des autres, op. cit.
35. Idem.
36. Idem.

76
37. L. D'ALMEIDA, O. SYLLA, M. BA et F.R. SENGHOR: "Quelques considérations
statistiques sur la symptomatologie névrotique au Sénégal: 1ères
journées Franco-Ivoir. de Psychiatr. et de Pédo-Psychiatr., Abidjan,
7-8 fév. 1983- 11 p.
38. J. RABAIN, op. cit., 1979.
39. H. AYATS: "Dix ans de Psychiatrie Africaine à Dakar" - in, Psychiatr. au Sénégal.-
Etud. Médie., 1968, pp 57-64.
40. Idem.
41. N. Le GUERINEL :" Troubles névrotiques et troubles psychosomatiques en milieu
africain"- in Psychiatr. au Sénégal. Etud. méd., 19,68, pp.33·42.
42. Idem.
43. H. COLLOMB, H. AYATS et J. ZWINGELSTEIN : "Tétanos hystérique (à propos de
2 cas)", Bull. Soc. Méd. AIr. N.L. fr., 1963, VIII, 3, 282-286.
44. M.C. ORTIGUES, P. MARTINO et H. COLLOMB:" Intégration des données culturel-
les africaines à la psychiatrie de l'enfant dans la pratique clinique au
Sénégal" Psycho AIr., 1966, Il, 3, 441-45D.
45. H. COLLOMB, M. DIOP, MARTINO, A. ZEMPLENI "Hystérie et Crise de Posses-
sion. Etude ethno-psychiatrique chez les Wolof du Sénégal". C.R.
Congrès de Psychiatr. et Neurol. L. Ir. LXVllè Session, Lausanne, 13-
18 sept., 1965. - pp. 389-399.
46_ P. PICARD: Evaluation des activités de Consultation externe du serv. de psy-
chiatr. du CHU-Dakar, Mémoire CES Psychiatrie, 198
p., Dakar.
47. L. D'AlMEIDA, O. SYALLA, M. BA, F.R. SENGHOR, op. cit.
48. P. PICARD, op. cit.
49_ H. COLLOMB, M. DIOP, P. MARTINO, A. ZEMPLENI, op. cit., 1965.
50. Idem.
51. Idem
52_ Idem.
53. Idem.

77
54. Tobie NATHAN, Hystérie ou Possession, op. cit., 1986.
55. Idem.
56. M.C. ORTIGUES P. MARTINO et H. COLLOMB. : 'Intégration des données culturel·
les afric .... op. cit., 1966.
57. M.C. et Ed. ORTIGUES, op.cit., 1973.
58. Idem.
59. Idem.
60. D. SCHUR MANS : 'Significations Psychodynamiques et fonctions cu!'urelles des
interprétations traditionnelles wolof des maladies' mentales'. Psy-
chop. AlriC.,1971, vol VII- N° l, pp. 57-100
61. R. LEUCKX : Perspectives d'avenir de la psychiatrie en Alrique noire: à partir
d'une réflexion sur l'évolution de l'assistance psychiatrique au Sé-
négal. Thèse de Doct. en Méd., Dakar, 1975, N° 6. 129 p.
62. Idem.
63. H. COLLOMB et S. VALATIN, op. cil., 1970.
64. R. LEUCKX, op. cil., 1975
65. Idem.
66. M.C ORTIGUES, P. MARTINO, H. COLLOMB, op. cit., 1966.
67. T. NATHAN: La folie des Autres, op. cil., 1986.
68. M. DORES : La femme village. L'Harmattan, Paris, 1981, 215 p.

III.
METHODOLOGIE

79
1. Les systèmes de réprésentations traditionnels
de la maladie mentale chez les Wolof~Lébou
En milieu traditionnel wolof-lébou, la pathologie mentale est toujours
perçue comme le signe d'une agression extérieure; c'est le règne du
phénomène de la persécution pour expliquer tout mal, toute maladie.
Il existe ainsi, traditionnellement, des systèmes de représentations
des troubles mentaux qui constituent des modalités d'interprétation
de l'agression
"agression qui peut être l'oeuvre, soit des esprits ancestraux, soit
des Jinne et des seytaane, soit du sorcier-anthropophage, soit du
maraboutage.
Ces quatre modalités d'agression ont été relevées par A. Zempléni
qui explique que, contrairement à la psychiatrie occidentale qui privi·
légie la démarche descriptive et classificatrice des symptômes, les
systèmes thérapeutiques traditionnels wolof-lsbou eux, s'intéressent
en priorité à l'étiologie qui est le critère de classement des troubles
mentaux.
"Les troubles mentaux ne sont ni nommés, ni classés en
vertu de leurs manifestations cliniques ... C'est l'étiolo-
gie constituée de quatre catégories d'interprétation qui
est le principe de classement des désordres mentaux".
(1 )

80
L'auteur note que ces quatre systèmes d'interprétation couvrent, en
milieu wolof-lébou la presque totalité du domaine des maladies men-
tales, exception faite à l'épilepsie et à "arriération mentale qui, parce
qu'elles échappent à l'interprétation traditionnelle et demeurent incu-
rables, sont vécues comme des maladies héréditaires; d'autre part,
selon lui, la représentation étiologique des désordres mentaux est
non seulement déterminante dans l'explication, le classement et l'in-
terprétation qu'on en donne, mais également dans leur traitement.
Dans le premier système d'interprétation, rab (esprits errants) et tuur
(esprits domestiqués, fixés à l'autel familial) sont des esprits ances-
traux qui vivent auprès des hommes; et s'ils persécutent ces der-
niers, c'est pour les inciter à renouveler ou à conclure une alliance
avec eux. Et cette persécution, lorsqu'ils investissent la personne, se
traduit en général par des troubles mentaux, légers ou graves, brefs
ou durables.
La seconde interprétation, elle, incrimine les Jinne et les seytaane,
esprits d'origine islamique. Et comme nous l'explique l'auteur, si les
Jinne convertis à l'islam n'agressent les hommes que lorsque ces
derniers les dérangent, "les seytaane eux sont des Jinne infidèles,
dépositaires du mal et tous leurs actes sont néfastes". Aucun culte
n'est rendu à ces deux catégories d'esprits et c'est la peur sidérante
qui saisit l'individu qui les aperçoit, qui entraîne les troubles mentaux.
Le troisième système d'interprétation concerne le sorcier-anthropo-
phage qui est un individu comme les autres, à la différence près qu'il
est doté d'une "âme" de sorcellerie. Mangeur d'âme, il attaque les
victimes pour s'emparer de leur force vitale (fit) et, si la mort peut
parfois survenir comm.econséquence extrême, la victime passe par
une phase de troubles mentaux aigus.

81
La quatrième modalité d'agression, c'est le maraboutage ou "magie
interpersonnelle" qu'effectue le marabout pour le compte d'une tierce
personne, les troubles sont divers et très variés.
Pour l'auteur, tous ces modèles traditionnels d'interprétation des
troubles mentaux sont inégalement distribués, le maraboutage qui
est le système le plus répandu et le plus couramment utilisé, se ren-
contre plus particulièrement dans les situations d'affrontement, de
rivalité et de concurrence, qui sont plus nombreux et plus manifestes
en milieu urbain qu'en milieu rural; la sorcellerie est une interpréta-
tion rurale et animiste selon l'auteur; mais nous en retrouvons encore
des manifestations peut être moins vivaces en milieu urbain et surtout
dans les zones périphériques.
Zempléni note que le culte des esprits ancestraux était assez large-
ment pl"àliqué et que sa forme et son intensité variaient d'une région
à l'autre.
"Alors que pour l'essentiel, il s'agit d'un culte domesti-
que et familial (offrandes ou sacrifices à l'autel domesti-
que), près des centres urbains, des congrégations de
prêtres-officiants le pratiquent sous forme de rites de
possession (ndôp)".
"l'interprétation des troubles mentaux par les rab est
admise, d'une manière plus ou moins affirmée, par
l'écrassante majorité des wolof et des lébou quels que
soient leurs lieux d'origine". (2)
L'auteur explique que la référence constante à ces représentations,
chez les wolof et les lébou serait due au fait que les modèles d'inter-
prétation permettent l'expression socialisée donc tolérée (non dra

82
matisée, non conflictuelle) d'une série de conflits et de tensions aussi
bien chez l'individu que dans le groupe. Ce sont des phénomènes
régulateurs de tensions. La notion de consensus collectif étant le
moteur aussi bien de l'interprétation du trouble mental, de sa formu-
lation sur les registres culturels que de de sa thérapie.
"L'interprétation (du désordre mental) apparaît comme
un processus dialectique inscrit dans les relations du
malade à sa famille. Elle est un discours collectif sur la
maladie d'un individu, discours qui perm,et au groupa
en même temps qu'au malade de formuler une expé-
rience incommunicable, de la rendre intelligible grâce
au langage des représentations et d'ouvrir (... ) la voie à
la thérapie, fondée sur ce même langage". (3)
Dès lors, l'intervention du thérapeute traditionnel permettra l'établis-
sement de la structure tripartite, condition"sine qua non"de la cure
tradionnelle et garant de son efficacité par le langage commun qu'il
instaure ainsi que le rétablissement des relations et de la cohésion au
sein du groupe.
Les wolof et les lébou ne font pas intervenir les données d'ordre psy-
chologique - telles que le traumatisme causé par un décès, une trans-
gression ou la rupture d'un interdit - dans leur thématique
interpré-
tative, car comme le note Zempléni, ces facteurs "renvoient toujours à
une cause plus profonde qui relève des interprétations persécutives".
"L'action thérapeutique de la cure traditionnelle est
d'ordre symbolique. Expériences psycho-somatiques
du
thérapeute,
procédures,
représentations,
trai-
tements pharmacologiques, techniques du corps et du
groupe (... ) s'y articulent dans une totalité signifiante.

83
"Sa réussite est gagée sur une démarche symbolique
concertée et indiscutablement liée aux interprétations
de la maladie.(4)
La particularité de la cure traditionnelle réside dans le fait que le
processus thérapeutique commence avant même le recours au gué-
risseur. Il y a tout d'abord la première mise en forme des troubles, par
la famille, le groupe dont, selon Zempléni, la parole commence à
investir "le vécu fantasmatique, somatique, "délirant", "hallucinatoire",
onirique du malade, et à "l'organiser autour des représentations col-
lectives de l'instance persécutrice". La phase du "consensus primai-
re". Ils vont ensuite consulter le guérisseur qui dans sa démarche ne
s'intéressera ni aux signes cliniques, ni à la "parole du malade en tant
que sujet" mais aux "signes étiologiques".
"L'examen clinique est souvent inexistant et n'est jamais minutieux",
ce qui intéressera le guérisseur, ce sera "tous les signes susceptibles
de le renseigner sur "identité et sur les intentions de l'instance persé-
cutrice"; il orientera ses questions sur "les circonstances précises du
déclenchement des troubles" comme le lieu et le moment où celà
s'est produit, etc.
L'auteur nous donne quelques exemples de "signes" qui intéresse-
ront le thérapeute: la stupeur du malade fera penser au jinne; la crise
d'angoisse aiguë, respiration rapide et saccadée, vomissements et
sensations d'étouffement évoqueront "attaque du sorcier; une agita-
tion psychomotrice désordonnée, la paralysie dite "croisée" (bras
gauche, jambe droite et vice versa) le syndrome qui comporte mutis-
me, anorexie, amaigrissement, troubles somatiques diffus, troubles
de locomotion, feront penser à une crise de possession.

84
La troisième phase du processus thérapeutique, ce sont les procédu-
res de voyance et de divination auxquelles se livre le thérapeute et
qui "ont pour fonction d'affirmer la primauté de la parole collective sur
toute expérience ou parole individuelle pour dire la vérité de la mala-
die" écrit Zempléni.
Intervient ensuite la seconde mise en forme des troubles, qui permet
"l'organisation du consensus secondaire" et de "la demande théra-
peutique".
"Cette seconde mise en forme de l'expérience patholo-
gique (... ) est un des mécanismes essentiels de la cure
"parce que "le consensus secondaire qui en résulte
concerne un discours collectif cautionné par le théra-
peute qui se porte garant du langage des représenta-
tions collectives, à l'aide duquel (... ) l'expérience pa-
thologique est restructurée" (5)
Le thérapeute se prononcera sur le mode de l'agression, l'identité du
persécuteur et sur ce qu'il ya lieu de faire.
Enfin intervient "l'action symbolique de la cure proprement dite" qui
consistera au "passage de l'imaginaire" (individuel) au "symbolique"
(culturel collectif).
Pour l'auteur, à ce niveau du processus thérapeutique "l'essentiel a
déjà eu lieu ... , le thérapeute ayant substitué à l'idiosyncrasie de l'ex-
périence pathologique une expérience collective formulable". "En li-
vrant son "diagnostic" (le thérapeute) a induit une figure persécutrice
autour de laquelle il a suscité une interrogation familiale. A celle-ci

85
il a offert le langage des représentations collectives dont il se portait
garant" (6)
Pour ce qui est du système 'rab'.
L'auteur relève trois modes d'intervention du rab ou plutôt trois types
de possession :
- "la personne qui possède des rab "en en héritant de ses parents et
qui s'en occupe comme il faut, elle, ne fait "jamais ~e crise";
- "la personne possédée par des rab", qui doit en hériter mais ne les
accepte pas, subit leur courroux et fait des crises et des chutes;
- "la personne qui possède les rab à l'intérieur, mais ne sait pas si
"elle doit en hériter ou non" "une telle personne n'est pas un "homme
simple", mais n'est pas "fou", non plus.
Zempléni, après avoir défini 7 modes de relation entre personnes et
rab, étudie en détail "un d'eux qui est la possession - maladie où la
personne est investie par le rab qui pénètre dans son corps. Les
wolof et les lébou distinguent la possession de la folie; le fou perd la
tête, il est agressif, se dénude, déambule et perd toute notion du
temps, de l'espace et des repères sociaux; ce qui n'est pas tout à fait
le cas du possédé qui, lui, n'a pas de conduite agressive envers
alltrui, ne se dénude pas et ne perd pas la tête.
les troubles imputés au maraboutage
Ils sont, en général, impuissance sexuelle, stérilité, frigidité, avor-
tements, échecs divers à s'attacher un partenaire sexuel, atteinte à la
santé et à la réussite de ses enfants, troubles fonctionnels divers,
échecs successifs dans la vie sociale, troubles des capacités intellec-

86
tuelles, sentiment de perdre sa force, son courage, sa tenacité, ses
possibiiités créatrices, etc.
"le ligêêy (maraboutage) met en jeu le "xel" (intelligen-
ce, mémoire) et le "sago" (maîtrise de soi, capacité de
discernement) ... " ce sont les deux principes qui régis-
sent ce que M.C et E. Ortigues nomment "les capacités
intellectuelles" et la "réussite sociale" ... "Entamer le xel
et le sa go compromet les facultés de compréhension et
de synthèse et en conséquence l'adaptat~on sociale"(?)
Ce système articule une relation à trois: le persécuteur, le médiateur-
exécutant et la victime. On est marabouté par ses demi-frères ou
demi-soeurs, ses camarades, ses égaux, ses rivaux, sa co-épouse,
sa belle·mère, son collègue de travail, la co-épouse de sa mère, etc
Les pratiques de maraboutage sont "une donnée sociale massive-
ment présente dans toutes les couches sociales et les ethnies de la
région dakaroise"(8)
Pour ce qui est de la sorcellerie anthropophagie, l'agession que com·
met le sorcier sur sa victime est toujours directe, sans médiateur et
son activité demeure également invisible. Le sorcier, en effet, peut
agir, en vous donnant à manger ou en vous regardant simplement
manger ou en vous touchant par une simple caresse.
"la sorcellerie relève d'une simple conception du mal
entendu comme une force persécutive qui vient de l'ex-
térieur (... ) chez les wolof, on incrimine généralement
les gens du voisinage, les étrangers (... ) tout le monde
peut être attaqué par les sorciers, tout le monde peut
être soupçonné d'être sorcier (... ) c'est le consensus

87
social
qui,
en
vous
accusant
vous
invite
a
vous
reconnaitre
sorcier" (9)
Mais si la sorcellerie est généralement imputée à des personnes
étrangères par l'ethnie ou par la race, il arrive aussi qu'on accuse des
membres de la famille ou de l'entourage proche. C'est le règne du
soupçon et personne n'est vraiment à l'abri.
Selon Ortigues, "... Ia sorcellerie constitue comme un d,oublet fantas-
matique de la société régie comme elle par la réciprocité des échan-
ges mais avec une fonction inversée: l'individu asocial, mauvais ou
simplement la part onirique de lui-même échappant au contrôle col-
lectif est voué à une autre société nocturne, fantasmatique. C'est une
manière de socialiser l'incontrôlable (... ) la sorcellerie traduit l'an-
goisse qu'éprouve l'individu à l'égard de sa propre individualité et de
celle des autres. Elle trouve son antidote dans les institutions char-
gées de régler les rapports de chacun avec tous les autres"(10)
Maintenant, pour ce qui est du mode de transmission de l'âme de sor-
cellerie, les avis sont partagés. En effet, Zempléni, avec des témoi-
gnages à l'appui, écrit que "l'hérédité n'est pas responsable de l'exis-
tence de tous les sorciers" alors que dans le milieu wolof-Iébou où il a
mené sa recherche, il est communément admis qu'on est "d6mm"
(sorcier-anthropophage) par sa mère uniquement. Si la mère ne l'est
pas mais que le père lui l'est, l'enfant est un "noxor" c'est à dire qu'il
n'a pas la faculté de ravir le "fit" l'énergie vitale, ni de disposition à
consommer de la chair et du sang d'un humain mais par contre, il a
les capacités de vision et de perception, extra-sensorielles du
udëmm".

88
Il peut sentir, identifier et confondre un domm. D'autre part. les
exemples de transmission, contenus dans les témoignages que cite
Zempléni, reçoivent, en milieu wolof également d'autres interpréta-
tions contradictoires. Il est dit, en milieu wolof, que lorsqu'on est en
contact avec de la chair et du sang humain, au moment où l'individu
non sorcier les consomme sans connaitre leur origine humaine, Dieu
les transforme en aliments ordinaires consommables, les purifie. In-
terprétation déformante, facteur de syncrétisme? Nous ne saurions y
répondre.
Toujours est-il que :
"chez les wolof, la position persécutive, c'est à dire le
mécanisme de projection, est régulatrice des rapports
sociaux (00') et "serait mis en place et renforcé chez le
jeune enfant avant même qu'il n'en fasse un usage
"spontané" dans son discours"(11)
La référence de l'africain à ces phénomènes est quasi permanente,
dans la vie de tous les jours. Dès lors, le thérapeute de l'institution,
surtout le psychiatre, était fort embarrassé en prenant conscience de
ces phénomènes (systèmes, pensées et croyances) auxquels sa pra-
tique thérapeutique était en butte.
Quelle attitude pouvait-il adopter à l'égard de ces facteurs culturels
incontournables et d'une logique, apparemment, si singulière ?
Comment pouvait-il les intégrer à sa démarche, à sa pratique, devait-
Illes intégrer, pouvait-il les intégrer, étaient-il intégrables à la pensée
psychiatrique de type occidental?

89
"Quoi qu'il en soit, le psychiatre apprenait, plus ou moins rapidement,
que pour guérir un malade mental, il ne suffisait pas simplement d'ef-
facer le symptôme par des neuroleptiques ou des antidépresseurs.
La guérison était à un autre niveau qui s'articulait avec les représen-
tations des maladies mentales et le sens de la culture(12)
2. Les limites de la démarche psychiatrique au Sénégal
Une rapide rbVue de la littérature sur les travaux de I:équipe du Pr
Collomb, entre 1965 et 1975, montre qu'en 1965 déjà, toutes les
préoccupations de l'équipe de psychiatrie s'articulaient autour du
thème général "Psychiatrie et Culture" et le grand intérêt accordé par
cette équipe aux données socio-culturelles africaines, aux troubles
mentaux et aux représentations culturelles de la maladie mentale
dans les différentes cultures, portait essentiellement sur l'étude des
variations culturelles, s'inscrivant dans la conception de l'ethnopsy-
chiatrie classique comparative.
Dès lors, il est constaté que le psychiatre occidental (ou de formation
occidentale) était à tout instant confronté, en milieu africain, aux sys-
tèmes de représentation traditionnels de la maladie mentale; et la
conscience de l'inadéquation des modèles occidentaux importés, lui
imposait leur remise en question.
C'est ainsi que de grandes orientations furent tracées pour une assis-
tance plus adaptée aux réalités africaines: former du personnel afri-
cain à tous les niveaux, mener des recherches sur les conduites thé-
rapeutiques traditionnelles et sur l'efficacité des systèmes de repré-
sentation; il était préconisé la collaboration, dans certains cas, des
thérapeutes traditionnels.

90
Beaucoup de travaux ont également été menés sur les formes cultu-
relles de la schizophrénie et sur les aspects africains de la dépres-
sion.
Pourtant dans une étude effectuée sur un groupe de jeunes malades
hospitalisés dans le service de neuro-psychiatrie du C. H. de Fann
(entre 1960 et 1965), les auteurs (13) ont fourni avec quelques réser-
ves "un premier classement nosographique selon les cadres occiden-
taux".
Et dans cette population de 121 malades, on relevait
- sur 62 garçons, 17 cas de bouffée délirante, 15 cas de névroses
et 8 cas de schizophrénie;
- sur 59 filles, 27 cas de bouffée délirante, 13 cas de névroses et 4
cas de schizophrénie.
Ainsi, dans cet échantillon, après les bouffées délirantes (44 en tout)
les névroses (28 cas) venaient largement devant les autres affections
y compris la schizophrénie (12 cas).
L'intérêt de cette étude, ne tient pas uniquement à ces chiffres mais
au fait qu'à travers l'observation d'un cas de "névrose à manifesta-
tions hystériques chez une jeune fille de 15 ans", les ôuteurs ont posé
le problème de "l'intégration des données culturelles africaines à la
réflexion du psychiatre", en invitant à éviter deux types d'attitudes qui
consistent à
- "ignorer les pratiques thérapeutiques traditionnelles
menées parallèlement
aux traitement médicaux, ainsi
que les mécanismes de leur efficacité et à culpabiliser
les malades à leur sujet;

91
"renvoyer le malade aux traditions et aux rites et l'y
enfermer" (14)
Dans la même période, les conclusions d'autres travaux (15) souli-
gneront quelques aspects de la personnalité africaine :
- l'étroite fusion bio-psycho-sociale de "être;
- la confusion facile entre le rêve, le fantasme et la réali-
té',
té'
- la faible structuration de la conscience ,de soi en tant
qu'individu;
- la faiblesse des mécanismes de défense individuelle
(régressions massives et réversibilité rapides)
- l'importance du corps comme registre du vécu, instru-
ment de la relation, lieu d'expression du conflit et de
l'angoisse;
- la rigidité du r61e et du statut fixés par la tradition.
A cette époque donc l'intérêt portait toujours sur quelques particula-
rités de la psychiatrie africaine: l'importance des facteurs organiques
(les affections du système nerveux et les atteintes physiques se com-
pliquant de troubles mentaux) et de l'expression somatique dans les
affections
mentales;
mais
également
les
systèmes
de
re-
présentations, les pratique:; d~s thérapeutes traditionnels, la place
prépondérante des bouffées délirantes et la symptomatologie dé-
pressive.
"L'intérêt des travaux très divers des équipes pluridisci-
plinaires, comme celle de Fann à Dakar, est indéniable
et l'excellente recherche qui s'y est faite, irremplaçable,
la richesse même de leurs possibilités, l'importance des
moyens intellectuels et matériels mis en oeuvre peuvent

92
égarer plus d'un praticien. Ce lourd appareil péri-psy-
chiatrique est-il vraiment toujours nécessaire et ne ris-
que-t-il pas de masquer avec élégance des carences du
psychiatre lui-même, confronté à son malade? (... )
"Le principe même de certaines études est contestable:
démonstrations d'ethnopsychiatrie données par des
ethnologues non impliqués dans l'acte de soigner; brio
d'études menées sur dossiers par des spécialistes de
passage (dossiers généralement regrettablement "in-
complets"); charme d'entreprises menées avec des pa-
tients sélectionnés par des psychanalystes, eux-mêmes
charmés par les séductions d'un oedipe "africain"; etc.
"Tout cela engloutissant, dans une fête de l'intelligence,
ce que la psychiatrie exotique a de trivialement commun
à toute psychiatrie qui s'exerce"(16)
Et force était de reconnaître l'impact de l'acculturation à travers le
processus de transformation des structures familiales et sociales, le
bouleversement des modèles traditionnels, la substitution progressi-
ve des modèles thérapeutiques occidentaux aux modèles tradition-
nels.
Les conséquences en seront soulignées: perte de l'unité familiale et
des repères situationnels; perturbation de la relation mère-enfant
avec choix angoissant (... ) entre tradition et "progrès"; une tendance
à l'internalisation du conflit, la transformation de la pathologie menta-
le et l'apparition de nouvelles formes, la transformation de la structu-
re des états dépressifs. (17)

93
Ce que l'on peut dire. c'est qu'à ce moment là, si le constat de la
"barrière" culturelle est fait ainsi que celui de la nécessité de son
dépassement et de "utilisation des données culturelles dans la prati-
que psychiatrique, il manquait encore une pensée théorique pour
sous-tendre l'action thérapeutique et ses contingences techniques et
répondre à la question à savoir comment faire cohabiter deux systè-
mes de pensées.
Et pourtant, les diverses constations faites et conclusions tirées dans
la clinique et la recherche, ainsi que les remises en 'question de la
pensée psychiatrique occidentale, préconisées par l'équipe, sem-
blaient réunir les conditions d'élaboration de cette pensée théorique
à l'époque. Epoque d'un grand bouillonnement d'idées, de doutes,
de certitudes et d'interrogations mais aussi et surtout époque d'une
volonté farouche d'organiser et de développer "assistance sanitaire
par la recherche, la formation, l'information et la clinique. La deman-
de d'assistance médico-psychiatrique s'accroissait et le problème
d'une réponse adéquate se posait, soulevant une série de questions
qui montraient l'urgence, l'importance et l'utilité d'une position théo-
rique :
- "On peut s'interroger sur le sens et la valeur thérapeu-
tique du transfert dans une psychothérapie d'Africain
où le thérapeute est un occidental de race et de culture
différentes. Que peut représenter pour l'Africain l'image
de ce thérapeute 7 Renvoie-t-il aux images parentales
qui ont servi à construire et modeler sa personnalité
dans une série d'identifications complexes 7" (18)
- Comment se fait l'écoute de l'autre dans la rencontre
interculturelle, comment se noue le dialogue entre in-
conscients. comment jouent les processus d'identifica-
tion, dans quelles limites transfert et contre·transfert

94
peuvent s'exprimer sans être canalisés par des repré-
sentations historiques, voire encore plus obscures et
d'un autre ordre (19).
- Comment, pour le psychiatre occidental, élaborer
et/ou réaliser des psychothérapies ou des sociothéra-
pies adéquates (20)
- Doit-on dans le mesure où une thérapie s'avère possi-
ble, orienter la demande vers une autonomisation ou
vers un retour au "moi du groupe" (21 J
- Doit-on s'inspirer de ce que nous propose l'observa-
tion des guérisseurs traditionnels, de leur!'>procédures,
de leurs techniques (22)
- Peut-on exister à la fois dans deux cultures 7
- Le psychiatre occidental doit-il se limiter à des théra-
peutiques biologiques, renonçant à ce qu'il lui est diffi-
cile d'entendre 7 (23)
- "... intersubjectivité et transculturation recouvrant
deux espaces, deux distances à combler, deux obsta-
cles à franchir, comment pouvons-nous exploiter leur
différence essentielle de nature pour éviter de les voir
seulement s'ajouter l'une à l'autre et pour, au contraire,
les éclairer l'une par l'autre 7" (24)
- Que signifie pour le médecin le matériel que l'ethnolo-
gue a recueilli à d'autres fins 7 Une intégration de ces
données peut-elle aider le psychiatre dans ses élabora-
tions théoriques et dans sa pratique 7 (25)

95
Selon le Professeur Collomb "cette intégration suppose une relative
maîtrise de ces données par l'utilisation de concepts ou d'instru-
ments d'analyse étrangers, peut-être inadéquats ... "C'est la position
critiquée de l'ethnopsychanalyse et du culturalisme". Pour lui "Une
certaine homogénéité culturelle est nécessaire pour juger la qualité
du contact, le risque, dans la situation qui est la nôtre (occidentale)
est double : le bon contact peut masquer une absence totale de
contact; le mauvais peut traduire simplement l'impossibilité de la ren-
contre interculturelle. (26)
Et quelques années plus tard il écrit,
"Malgré sa bonne volonté, le psychiatre restera toujours
étranger à la culture qui secrète la psychiatrie tradition-
nelle ... Dès lors, il ne pourra, pour la justifier que la
traduire dans ses propres systèmes avec son propre
langage. Cela signifie aussi qu'elle lui est relativement
inaccessible et qu'il ne peut l'utiliser" (27).
Et les tentations à ce niveau sont variées: on explique, on compare,
on théorise (la théorie du manque) sans s'interroger sur ce qui rend
possible la comparaison, sur l'utilité des études comparatives, leur
utilisation, etc. dans une pensée cohérente.
La question des spécificités culturelles des symptômes psychiatri-
ques en ethnopsychiatrie ou plutôt en psychiatrie transculturelle et le
problème de la validité universelle de la nosographie occidentale,
suscitent, depuis Freud et son contemporain Kraeplin bien des inter-
rogations et ont donné lieu à des recherches dont les élaborations
ont animé jusqu'ici, le vaste champ des sciences humaines.


96
Et nul chercheur ou praticien, ethnologue ou psychiatre occidental
confronté à une culture "étrangère" ne peut faire l'économie d'une
réflexion sur les risques et/ou la délicatesse d'une démarche ethnop-
sychiatrique comparative; surtout depuis l'historique parallèle établi
par Freud (28) entre la vie psychique des "primitifs" et celle des né-
vrosés, notamment "la toute puissance de la pensée".
Selon Freud que cite Nathan (29)
"Les primitifs, tûJt comme les névrosés, attribueraient à la pensée le
même caractère de réalité que les névrosés qui réagissent vis-à-vis
de leurs pensées comme si elles étaient des actes"
Dans Totem et tabou, Freud écrit:
"L'analogie entre le primitif et le névrosé apparait (... )
beaucoup plus profonde, si nous admettons que chez
le premier la réalité psychique (... ) a également coïnci-
dé au début avec la réalité concrète, c'est-à-dire que
les primitifs ont réellement accompli ce que, d'après
tous les témoignages, ils avaient l'intention d'accom-
plir ...
"Chez le névrosé l'action se trouve complètement inhi-
bée et totalement remplacée par l'idée. Le primitif, au
contraire, ne connait pas d'entraves à l'action, ses
idées se transforment immédiatement en actes; ... chez
lui, l'acte remplace l'idée. (30)

97
Ces analogies n'ont pu être reconsidérées que quelques dizaines
d'années plus tard grâce à G. Roheim selon qui l'analogie n'est pas
entre le primitif et le névrosé mais plutôt entre les cultures primitives
et le névrosé (31)
Cela étant dit, nous ne pouvons pas manquer d'opérer un rapproche-
ment entre cette thématique freudienne et les glissements ethnocen-
triques qui ont généré certaines thèses racistes sur les Noirs; Henri
Collomb (32) relève, pour les rlénoncer, certaines d'entre elles, qui
ont prévalu jusqu'à une période récente infiltrées par 'la théorie du
manque et de l'évolutionnisme qui surdéterminait en général la vision
que l'occidental avait du Noir.
Nous nous sommes permis de reprendre les passages que le Pro
Collomb avait extraits :
"Les traits les mieux connus de la psychologie des noirs
sont d'abord "importance des besoins physiques (nu-
trition, sexualité); la vivacité des émotions compensée
par leur faible durée. Sensations et mouvements résu-
ment le plus clair de leur existence. La vie intellectuelle,
l'évocation du passé, les projets d'avenir, les préoccu-
pent fort peu. Détaché de ces données régulatrices, il
vit dans le présent (comparabie en ce sens à "enfant) el
sa conduite soumise aux afférences et à l'impulsion du
moment, revêt cette apparence explosive chaotique
dont parle Spencer ...
"L'on peut en retenir, pour ce qui concerne les Noirs,
qu'à l'origine l'idéation comme le langage est une sim-
ple succession d'images concrètes à peine reliées par
de fragiles liens logiques ...

98
"Les préoccupations affectives des primitifs déforment
les données sensorielles et sont à l'origine de la con-
ception magique de l'univers ... chez le primitif (le) cer-
veau est un organisme aussi perfectionné que le nôtre
mais tout se passe comme s'il n'en utilisait que certai-
nes parties. Ainsi en est-il de l'enfant, du débile, des
ètres frustes qui existent dans les sociétés les plus civi-
lisées". ("Etudes sur les déficiences mentales dans les
territoires d'Outre-Mer". Perspectives ethnopsychiatri-
ques dans l'Union Française - Medecine Tropicale,
1951,11, 5-32. Gallais P. et Planques.)
"On constate chez le Noir une mémoire inférieure, une
perception moins aiguë, une moindre capacité d'atten-
tion, une lenteur du tonus psychomoteur, une suggesti-
bilité et une extraversion plus importante .... (Heuse
G.A.
"Etude psychologique sur les Noirs soudanais et
guinéens"
-
Revue
de
Psychologie
des
Peuples,
1957,35-68)
R. Leuckx (33) cite et dénonce d'autres extraits aussi sordides de ces
théories de l'école d'Alger.
"...
"
en plus de son caractère offensant et intolérable,
cette théorie (... ) n'a jamais reposé sur des bases
scientifiques sérieuses ... et il n'était pas sans doute inu-
tile d'en dénoncer le caractère nocif et fallacieux ...
"Et la seule manière d'atténuer l'odieux des théories de
l'école d'Alger c'est de rappeler qu'elles furent rep~ises
en 1954 par Carothers, expert de l'O.M.S., avec sa
théorie de la paresse frontale ...

99
Ces positions extrémistes et racistes se passent de commentaires,
mais à côté d'elles, existent d'autres positions plus nuancées, plus
prudentes mais non moins
stériles qui peuvent mener à des impas-
ses. C'est celles qui consistent à ne vouloir considérer que l'hétéro-
généité des cultures et donc des formes culturelles de folie qu'elles
produisent, sans tenir compte des analogies et des invariants qui
existent.
Conclusion
L'abondance des travaux de recherches de l'équipe pluridisciplinaire
du professeur Col 10mb au CHU de Dakar a permis de mettre en exer-
gue les éléments, phénomènes et croyances qui donnaient un cachet
particulier aux troubles mentaux en Afrique noire traditionnelle, mais
également aux systèmes culturels mis en place par la société pour
contenir, donner forme et traiter ces désordres mentaux.
Cette équipe a su notamment montrer de quelle manière singulière
ces troubles, avec leur cachet particulier, venaient s'exprimer, se ma-
nifester dans le cadre nouveau et a priori inadapté et inapproprié que
constituait l'hôpital, l'institution hospitalière psychiatrique; institution
à l'égard de laquelle les populations ont toujours manifesté une cer-
taine ambivalence.
Rompant avec la "tradition asilaire classique", cette équipe, progres-
sivement, impulsera une série d'aménagements, de réaménagements
institutionnels et de recherches aux fins d'une meilleure adaptation.
de l'institution et d'une meilleure prise en charge de la maladie men-
tale.

100
Si les données sociales et culturelles fournies par ces recherches
sont incontournables et d'une importance évidente dans toute dé-
marche thérapeutico-psychiatrique- quel qu'en soit le cadre, intra ou
inter-culturel, l'équipe du Pr Collomb elle, a très vite pris conscience
des spécificités culturelles irréductibles du milieu, conjuguéesaux im-
pératifs de temps et de rentabilité que leur mission leur imposait.
Cette mission consistait à mettre en place et à développer une assis-
tance psychiatrique adéquate qui englobait la création de structures,
la formation de personnel, l'impulsion de recherches, la clinique, l'en-
seignement, etc.
Ils ont fait le diagnostic d'inaccessibilité et d'impénétrabilité des cul-
tures traditionnelles africaines par le psychiatre occidental, celui de la
difficulté que cela entraînait d'établir une relation thérapeutique entre
le psychiatre occidental et le malade africain encore imprégné de sa
culture, et enfin celui de l'impossibilité d'utiliser les données culturel-
les dans l'action thérapeutique.
Face aux particularités du milieu, ils ont fait preuve d'une grande
honnêteté en reconnaissant les limites de leur savoir et de leur pou-
voir, tout en faisant preuve également d'un pragmatisme inébranlable
à l'intérieur de ces "limites qu'ils ne pouvaient, ni ne voulaient fran-
chir.
"Par quelles étranges combinaisons la part du savoir et
la part de l'ignorance réussissent-elles à offrir au mala-
de des points d'appui permettant que son discours soit
entendu et sa parole propre libérée ? ...
"Que l'Afrique ait des secrets n'est pas la moindre ga-
rantie pour que puisse exister notre entreprise théra-
peutique. On voit où pourraient commencer les dangers

101
de l'ethnographie : nous faire perdre notre capacité
d'étonnement et le bon usage de nos ignorances" (34)
Conscients que tout était à faire, ils ont fait des choix sélectifs dans
les priorités qui ne laissaient ni de place ni de temps à une grande
élaboration théorique et méthodologique généralement fruit de lon-
gues années de recherches.
Ces élaborations sont généralement l'oeuvre de cherch~!urs en scien-
ces humaines et non de médecins psychiatres et militaires de sur-
croît.
Pour preuve, hormis les multiples et intéressants articles et communi-
cations produits par le Pr Collomb - ou auxquels il a collaboré-, le
riche matériel ethnologique et psychologique qui a contribué à la
renommée du service de psychiatrie de Fann, on le doit à ,des non-
médecins qui, bien sûr, ont tous travaillé plus ou moins sous sa direc-
tion. Des psychologues, ethnologues et sociologues qui n'ont pas
manqué dans leurs recherches et démarches, de se positionner dans
le champ des grands courants de pensées qui constituent le secteur
des sciences humaines en occident.
Et pourtant, nous pensons que ie Pr Collomb, avec son génie person-
nel et au vu de tout ce qu'il a impulsé et/ou permis de réaliser, était
en mesure de fournir une pensée théorique.
Pourquoi ne l'a-t-il pas fait? Par manque de temps, par souci de
pragmatisme et d'efficacité, ou parce qu'il pressentait bien que c'était
aux africains mêmes de le faire, en faisant la "moitié du chemin"?

102
"Si '''l'école de Dakar" doit exister, c'est maintenant qu'on
devrait la bâtir" sur le terrain défriché par Henri Collomb
et son équipe",
nous disait un historien sénégalais.
Mais la "relève" tarde et la gestion "morne" des perspectives et struc-
tures anciennes, si l'on n'y prend garde, risque de nous coûter cher
et de nous ramener à un demi-siècle en arrière.
Bien sûr, l'on serait tenté de justifier cette absence de perspectives et
d'orientations, actuelle par l'idée selon laquelle le!'; psychiatres afri-
cains de Dakar - comme partout ailleurs en Afrique de l'Ouest - en
nombre insuffisant, sont assujettis aux énormes tâches quotidiennes
pour faire face il la demande croissante d'assistance. A "Fann" au-
jourd'hui, il n'existe aucun chercheur en sciences humaines, ni psy-
chologue, ni ethnologue, ni sociologue. Les psychiatres sont livrés à
eux-mêmes.
Henri Collomb prédisait que pour la psychiatrie africaine de demain,
l'action du soignant africain, porteur de ces deux systèmes si diffé-
rents encore, pourrait être déterminante s'il sait s'affranchir de la
rigidité des modèles occidentaux.
"Etrangers nous sommes et devons le rester, attendant
de nos hôtes qu'ils délèguent vers nous certains des
leurs aussi motivés que nous pour faire la moitié du che-
min" (35)
Ils avaient vu juste, ils avaient raison! mais faudrait-il encore que le
déchirement et le malaise, inhérents à cet état de fait chez le théra-
peute africain de l'institution, puissent être "métabolisés" en une
source d'enrichissement personnel, à intégrer dans une pensée théo-
rique originale et cohérente afin de pouvoir répondre à la question
posée voilà bientôt deux décennies: Comment faire cohabiter deux
systèmes de pensées ?

103
3. La clinique de "Fann" :
un microcosme thérapeutique à l'image
d'une congrégation de guérisseurs
Le microcosme thérapeutique que constituaient les soignants - en
particulier les psychiatres presque tous des sénégalais wolof, lé bau
ou "assimilés" - à Fann, offrait un cadre à la fois "moderne" et conser-
vateur, qui, derrière "sa fonction essentiellement thérapeutique, ho-
mogénéise, assure l'ordre social".
Il s'agissait d'universitaires, encore profondément attachés à des
structures et à des notions socio-culturelles anciennes) dont la rigidi-
té - chez ces derniers - traduisait un certain malaise tant au nivei\\u
individuel qu'au niveau de la "communauté" thérapeutique. Ces psy-
chiatres, en véritables congréganistes, donnaient l'impression de
vouloir perpétuer - jusque dans leurs relations avec le malade - des
logiques traditionnelles comme pour sauvegarder leur propre inser-
tion sociale et culturelle, et la stabilité de cette insertion.
Insertion qui était le "ciment" du statut et de l'efficacité du guérisseur
que ce dernier commence à perdre. Or, chez ces thérapeutes "mo-
dernes", sans conception psychothérapique, il ne pouvait pas y avoir
de psychothérapie et a fortiori ils (ces thérapeutes) ne pouvaient pas
penser l'hystérie. Ils fonctionnent en congrégation "fermée", et cette
congrégation ne peut pas laisser de place à la notion de psychothéra-
pie.
Ce profond souci des thérapeutes de l'institution était une préoccu-
pation quasi permanente, alimentée par leurs propres terreurs ances-
trales que vient réactualiser leur confrontation quotidienne à la patho-
logie mentale.
"La psychiatrie est avant tout, dans la conception traditionnel-
le, perçue comme le champ où s'affrontent
les puissan-

104
ces transcendantales ou la part transcendantale de l'homme.
"C'est le champ des combats invisibles, des forces non ma-
térielles, c'est le monde des esprits. Pour pénétrer dans ce
monde, il faut des protections et une longue expérience: il
faut être guérisseur ...
"La manipulation des forces spirituelles bénéfiques ou malé-
fiques, entraîne, pour celui qui n'y est pas préparé, des
chocs en retour pouvant être mortels." (36)
En effet, ne dit-on pas en Afrique Noire, qu'on ne pénètre pas impu-
nément dans le domaine des génies, des sorciers et des esprits?
Ces terreurs traduisent chez ces psychiatres l'équivalent d'un contre-
transfert mal maîtrisé et donnent lieu à une série d'émois trop handi-
capants pour permettre une véritable rencontre avec les malades.
Chez certains, on rencontre une culpabilité d'avoir opté pour une
psychiatrie occidentale malgré le statut valorisant que cela confère
dans la société.
Chez d'autres, c'est le sentiment d'être insuffisamment formés, à dé-
faut d'avoir été "initiés" à l'école des anciens, des Sages, des "Borom
Xam Xam (ceux qui ont le savoir), tïadithérapeutes auxquels revenait
traditionnellement le traitement des troubles mentaux.
Ces sentiments (terreur, culpabilité, etc.) ont comme toile de fond,
dans ce microcosme thérapeutique, certaines peurs encore plus pro-
fondes, et anciennes qui régissent encore les rapports entre indivi-
dus, plus précisément entre collègues. \\1 s'agit de la peur du "mau-
vais oeil" et/ou de la "mauvaise langue" qui risquent de "frapper"

105
lorsqu'on se distingue trop des autres; il y a également la peur du
"maraboutage" de la part des collègues qui pourraient être jaloux
d'une promotion, d'une grande renommée à la suite d'un succès pro-
fessionnel, universitaire. Ce malaise ambiant est perceptible en gran-
de part dans la démarche thérapeutique de l'institution qui vise es-
sentiellement la restauration de l'ordre socio-culturel ancien; on récu-
père et on réintégre le malade dans l'ordre. Et dans cet esprit, la
médicalisation est "prévalante".
Chez le thérapeute donc, ce souci d'auto-préservation et de sauve-
garde des modèles et valeurs comme le sens du groupe, le sens
communautaire, le respect dû à l'aîné, le respect des anciens, le
principe qui consiste à "rester à sa place", à ne pas susciter de jalou-
sie, à ne pas se faire trop remarquer, etc, tout cela donc ne laisse pas
de place à une possibilité d'écoute du malade; on restera sourd à son
discours, à sa souffrance - si les médicaments ne parviennent pas à
le calmer-, et au sens caché de sa maladie.
Cette atmosphère de terreur, de culpabilité et de suspicion ne pouvait
qu'entraver toute nécessaire évolution du regard psychiatrique et sa
métamorphose en écoute d'inspiration psychanalytique - si cela
s'avérait nécessaire. Une écoute qui suppose - chez le thérapeute -
un certain degré de "clivage", de "rupture"; un niveau de "désinser-
tion" ou plut6t de liberté de recul, porteur d'une plus grande ouvertu-
re d'esprit et d'une moindre disposition au dogmatisme médico-chi-
mio-thérapique. Ce conservatisme, ce traditionnalisme et ce dogma-
tisme sont en flagrante contradiction avec la mission thérapeutique
de cette équipe et les impératifs inhérents d'émulation, de compétiti-
vité d'ouverture d'esprit et d'élargissement des horizons. Et cela
pourrait expliquer le piétinement, le marasme, le malaise et le désin-

106
vestissement que tous déplorent à Fann. Tout le monde s'accorde,
aujourd'hui, à dire que la psychiatrie, la psychopathologie, se meu-
rent à "Fann".
Mais comment aller au-delà de ce constat collectif quand on sait que
s'y risquer, c'est se démarquer, c'est peut-être compromettre sa car-
rière et peut -être même sa santé.
La plupart des réalisations qui ont été accomplies et des travaux de
recherches qui ont été menés, s'inscrivaient dans la Iï"gne des orien-
tations générales naguère trac6és par feu le Pr Col 10mb et son "état-
major"; et depuis le départ de Ccllomb en 1978 -, aucune production
scientifique pertinente n'a vu /e jour à "Fann"- L'équipe est aujour-
d'hui en panne! Panne de catalyseur et on piétine, on gère sommai-
rement le quotidien. Il est temps de faire le deuil. En Afrique Noire,
Comme certains l'ont écrit et cela reste à vérifier aujourd'hui, le fan-
tasme du meurtre du père n'existe pas.
Or on ne peut pas "tuer" Henri Collomb sans "tuer" - oh que/le pers-
pective effrayante - tous les pères qu'il contient et qu'il représente.
Il serait intéressant d'envisager, chez tout médecin, ou psychologue
qui se destine à une pratique clinique, une analyse personnelle com-
me un élément fondamental de sa formation.

107
4. La nécessité du
"double discours complémentaire"
Selon nous, ces constats qui sont d'ordre ethnologique ont naturelle-
ment contribué - tout en s'y situant - au discours essentiellement
ethnologique qui prévalait au sein de l'équipe du service de psychia-
trie du Pr Collomb, malgré la composition pluridisciplinaire de celle-
ci.
Ce discours en effet, était ethnologique dans la mesure où la logique
implicite (et explicite des années plus tard) qui le sous-tendait, posait
comme déterminantes et essentielles, la variabilité des modèles cul-
turels et par conséquent, l'hétérogénéité des formes culturelles de
folie.
Ceci pourrait, dès lors expliquer le peu d'intérêt accordé aux troubles
névrotiques et en particulier à "sa forme la plus couramment rencon-
trée au sénégal" : l'hystérie. Celle-là même qui introduit une brèche
dans ce qu'on a pu voir comme la grande adhésion absolue des
Africains aux croyances et aux systèmes de représentations cultu-
rels. G. DEVEREUX écrivait que "Tout diagnosticien conscient (... )
des influences culturelles fonde son diagnostic non sur le degré de
conformisme que manifeste le patient au niveau de son comporte-
ment, mais sur la manière dont il manipule la culture en tant qu'expé-
rience privilégiée ... "(37). Pour l'auteur" ... il vaut mieux laisser de côté
la question de la validité intrinsèque des matériaux psychiatriques
"primitifs" et chercher uniquement à démontrer qu'ils sont organisés

108
en un ensemble théorique cohérent, structuré (... ) conformément à
des modèles culturels de pensée"(38)
C'est dans cette optique qu'il faudrait situer le travail intéressant et
minutieux d'A. Zempléni (39) qui lui même, situe sa recherche dans le
champ de l'ethnopsychiatrie, comme domaine d'étude des articula-
tions complexes entre culture et symptôme, culture et maladie menta-
le, l'intérêt portant sur les variations culturelles des symptômes, des
troubles mentaux.
"Notre recherche appartient au domaine de l'ethnopsychia-
trie ... (et) " se situe au pôle ettmographique des activités de
l'équipe (de psychiatrie du Pro Col 10mb) et avait pour mis-
sion de dégager la conception "sénégalaise" de la maladie
mentale et les pratiques thérapeutiques que celle-ci sous-
tend. "(40)
Pour l'auteur, il s'agissait de montrer" comment la culture wolof-Iébou
décrit et construit, utilise et explique les unités psychopathologiques
par le moyen de ses propres signifiants, ... par la référence à des
systèmes symboliques."(41)
Nous pouvons dire que Zempléni a atteint son but qui était de fournir
au psychiatre des informations sur la masse de données culturelles
dont la méconnaissance, l'insaisissabilité, faisaient obstacle à sa pra-
tique thérapeutique. Mais ces informations, utiles dans l'absolu, ne
pouvaient être utilisées par le psychiatre qu'intégrées dans une pen-
sée théorique et une méthodologie précise. Sinon on ne fait que com-
prendre "la culture" et les individus collectivement parlant, mais pas
l'individu de cette culture, et son utilisation singulière de sa culture,
dans l'expression de sa pathologie mentale. Ceci mérite d'être nuan-
cé car ce dernier aspect - l'individu et son utilisation singulière de sa

109
culture - fait appel à l'intervention des psychologues et des psycha-
nalystes de l'équipe dans leur pratique clinique analytique. Mais pour
cela, aurait-il encore fallu que les recherches sur les variations cultu-
relles puissent être complétées par des recherches sur - ou faire état
de -l'existence d'invariants, afin d'éviter les "réductionnismes". Pour-
tant cette préoccupation est également ethnopsychiatrique.
Et même mieux, selon G. Devereux (42) :
"la véritable ethnopsychanalyse n'est pas "interdisciplinai-
re", mais pluridisciplinaire, puisqu'elle effectue une double
analyse de certains faits, dans le cadre de l'ethnologie d'une
part, et dans le cadre de la psychanalyse d'autre part, et
énonce ainsi la nature du rapport (de complémentarité) en-
tre ces deux systèmes d'explication ... le complémentarisme
n'est pas une "théorie" mais une généralisation méthodolo-
gique" qui évite les "réductionnismes",
Ceci étant dit, dans ses applications cliniques, l'ethnopsychiatrie est,
selon Tobie Nathan, avant tout psychanalytique; une science autono-
me qui ne peut être maintenant tenue ni comme une discipline annexe
de la psychiatrie (psychiatrie des patients des cultures autres) ni
comme une discipline annexe de l'ethnologie (description des phé-
nomènes psychopathologiques dans les cultures "primitives" (43).
Les variations de la symptomatologie psychiatrique en fonction des
époques et des cultures permettent de supposer une hétérogénéité
des cultures et également des folies, des théories psychiatriques et
des thérapeutiques qu'elles produisent.

110
Mais entre les diverses formes culturelles de folie il existe aussi des
ressemblances, mieux, des invariants, écrit T. NatHAN.
"La pratique psychothérapeutique et même psychanalytique
avec les patients d'une culture différente est possible ... Or,
"ceci ne serait pas possible si les cultures et les folies qu'el-
les produisent étaient totalement hétérogènes(44).
Une théorie culturelle du désordre psychologique fait disparaître,
écrit T. Nathan, "objet même du psycllopathologiste, ,c'est à dire la
psyché et fait des hommes des pantins sans âme.
"L'ethnopsychiatre, dans sa formation et dans sa pratique
clinique, doit maîtriser deux discours, ethnologique et psy-
chologique; ces discours décrivent tous deux des forma-
tions intrapsychiques préconscientes (culture vécue, moi) et
inscoribentes
(inconscient
ethnique,
inconscient
idio-
syncrasique)". (45)
La méthodologie de l'ethnopsychanalyse complémentariste permet
l'élaboration de stratégies thérapeutiques.
Mais rappelons la définition que donne R. Bastide de l'ethno-
psychiatrie et la conception que le Pr Collomb aïi avait qui a infiltré la
pensée psychiatrique de l'équipe de "Fann".
Selon R. Bastide l'ethnologie des maladies mentales, c'est l'ethno-
psychiatrie ... une science fondée sur la méthode comparative qui
s'intéresse aux variations des fréquences ou de la symptomatologie
des maladies mentales en relation avec la multiplicité des civilisations
humaines.

111
Il distingue deux aspects: "... si l'on établit des corrélations entre
certains faits ethniques (comme la composition ou la structure de la
famille, les formes de stratification, la place ou la fonction de la reli-
gion et de la magie dans la société, les classes d'âge, etc) et les
types de maladies mentales (ou les symptômes particuliers qu'elles
prennent) on se place sur le terrain classique de "ethnologie. Mais il y
a un autre aspect de l'ethnopsychiatrie encore plus (... ) nettement
ethnologique, c'est celui qui consiste à donner, selon l'expression de
Devereux, des "textbooks" de psychiatrie indigène, c'est à dire (... ) à
donner les classifications originales que les indigènes se font de leur
troubles mentaux, leur étiologie spéciale et la façon dont ils traitent et
guérissent ces troubles". (46)
En effet, pour le Pr Collomb, ''l'ethno-psychiatrie semble avoir acquis
une certaine reconnaissance. Si elle n'existe pas encore en tant que
science, avec son champ, son objet, ses méthodes parfaitement défi-
nies, les nombreux psychiatres ou spécialistes des sciences humai-
nes, confrontés avec d'autres cultures que celles dont ils sont issus,
posent du moins de façon plus ou moins explicite la question de sa
signification. L'auteur explique que le problème de l'ethnopsychiatrie
qui recouvre les couples d'opposition tels que Nature/culture ou psy-
chologique/sociologique, devrait être posé en termes de niveaux: "
. le niveau anthropologique qui concerne ce qui est commun à l'hom-
me quelle que soit sa culture .... et
- le niveau culturel qui introduit, pour ce qui nous intéresse (c'est
nous qui soulignons), à l'ethnopsychiatrie... concerne ce qui est va-
riable selon les modèles culturels" (47).
Donc une logique compara-
tive.

112
Cinq années plus tard, dans un autre article(48) "auteur écrit :"Ac-
tuellement en Afrique, la psychiatrie scientifique ou académique ap-
prise dans les universités coexiste avec l'ethnopsychiatrie, c'est à
dire une psychiatrie traditionnelle reconnue encore par la majorité
de la population comme faisant partie de la culture".
Quelques années après, à travers une comparaison des modèles et
des dynamiques thérapeutiques entre ies deux systèmes de pensées,
occidental et africain traditionnel, l'auteur livre une réflexion sur l'eth-
nopsychiatrie en en précisant les définitions pcssibles; ces défini-
tions recoupent la conception classique qu'en avait l'èquipe de psy-
chiatrie de Dakar ainsi que son chef, expliquant du coup, les difficul-
tés auxquelles les psychiatres se sont heurtés et les limites qu'ils
n'ont jamais pu franchir.
H. Collomb écrit :
"Ethna psychiatrie est un terme ambigu qui n'a pas le
même sens pour tous. Il faut lui reconnaître au moins
deux significations. La première se refère à l'étude
comparative des maladies mentales dans des popula-
tions différentes ...
"Faire de l'ethnopsychiatrie, c'est repérer, avec les mo-
dèles de la science psychiatrique occidentale qui se
veut universelle, les différences dans la pathologie
mentale en fonction des groupes ethniques.
"La deuxième utilisation du terme ethnopsychiatrie ...
c'est d'une façon générale, pour une société, à un mo-
ment de son évolution, la façon dont cette société a pu
résoudre ou affronter le problème de la déviance ou de
la folie ... c'est la façon dont chaque société produit et
consomme ses fous" (49).

113
Selon cette deuxième signification,
''l'ethnopsychiatrie est (... ) posée comme la psychiatrie
produite par une culture et pratiquée dans cette culture:
le problème qui se pose alors n'est plus la comparaison
des maladies mentales, espèces naturelles puisque la
maladie mentale est un produit culturel, même si à un
certain niveau l'aventure anthropologique rencontre né-
cessairement le conflit source de la maladie. Le problè-
me est d'ordre méthodologique; il s'agit d'appréhender
une autre culture avec des concepts et des instruments
qui lui sont étrangers. Il y a nécessairement une limite
au désir de conquête ou de maîtrise." (50)
"L'expérience africaine pour un psychiatre occidental
pose nettement cette rencontre" et montre qu"'i1 n'est
pas confortable d'exister dans deux cultures à la fois,
de saisir le monde avec un double regard".
"Le désir de comprendre ou de s'approprier a conduit à
mettre en forme, interpréter ce qui était observé, ou
reçu par la parole des guérisseurs, à l'aide de concepts
occidentaux." (51)
Et pourtant, les élaborations théorico-méthodologiques, qui aujour-
d'hui permettraient à un africain - comme c'est notre cas - d'entre-
prendre une relation thérapeutique avec des africains, sont issues de
réflexions théoriques et méthodologiques générales sur les sciences
de l'homme (il s'agit du "rapport de complémentarité entre les deux
systèmes explicatifs" que sont le psychologique et le sociologique -
un "double discours") mais également de l'application de cette scien-
ce méthodologique (ethnopsychiatrie ou ethnopsychanalyse complé-

114
mentariste) et de la démonstration de son utilité à la clinique psycha-
nalytique, notamment, à la "prise en charge de cas se situant aux
limites des indications de la cure-type". (52)
Si en règle générale une relation thérapeutique de type analytique ou
traditionnel s'établit entre thérapeute et patient de langue et de cultu-
re communes, l'ethnopsychiatrie elle en tant que discipline concerne-
ra les situations qui échappent à cette règle.
Elle s'est intéressée à ce qui, jusqu'ici constituait, pour les psychia-
tres occidentaux en milieu africain, un obstacle majeur: la barrière
iinguistique, l'absence de référence aux mêmes réalités, au même
symbolisme culturel.
Selon G. Devereux (53), "... dans l'étude de l'homme (mais non seule-
ment dans l'étude de l'homme), il est non seulement possible, mais
obligatoire d'expliquer un comportement déjà expliqué d'une maniè-
re, aussi d'une autre manière - c'est à dire dans le cadre d'un autre
système de référence.
L'obligation de tenir un "double discours" (explicatif) ... est liée au fait
"qu'un phénomène humain qui n'est expliqué que d'une seule maniè-
re n'est, pour ainsi dire, pas expliqué du tout et n'est donc pas pleine-
ment exploitable ... et cela même et surtout si sa première explication
le rend parfaitement compréhensible ... et prévisible dans le cadre de
référence qui lui appartient en propre".
Pour l'auteur, ce double discours ne peut jamais être tenu simultané-
ment, par le même chercheur malgré leur rapport de complémentari-
té.

115
5. Phénoménologie de la relation
avec le malade
De par le monde, la prétention et le projet de soigner et de guérir -
aujourd'hui - la maladie mentale dans un cadre institutionnel hospita-
lier, appartiennent exclusivement sinon en priorité au médecin;
Et tout projet thérapeutique se situant en dehors de ce corps médical
et à l'intérieur de ce cadre institutionnel ne peut que sl,Jsciter méfian-
ce et parfois même, hostilité de la part du corps médical qui a le
sentiment qu'on piétine ses "plates bandes". Si même le médecin,
débarrassé de son attirail médical pour pratiquer la psychanalyse,
suscite encore des doutes quant au sérieux de son option, celui qui
n'est pas médecin et qui prétend soigner la maladie mentale par autre
chose - la "taking-cure" - ne peut lui susciter que méfiance et hostilité.
Le Dr Schurmans a essayé avec les guérisseurs: selon R. Leuckx, il
"avait tenté en 1961 à la fois de faire participer les mara-
bouts à la thérapie des malades hospitalisés dans son
service de psychiatrie de Saint-Louis et aussi de les
faire participer à une éducation sanitaire de la popula-
tion du fleuve, (et) s'est heurté à des pesanteurs socio-
logiques insurmontables."
Et R. Leuckx s'interroge à ce propos :
"Quel statut pouvait revendiquer le marabout dans un
hôpital où le contact avec les techniques scientifiques

116
le désacralise et où il se heurte à la conception corporative des syndi-
cats infirmiers ?
"Espérer un dialogue constructif entre la médecine et
les thérapeutes traditionnels, c'est oublier que la scien-
ce occidentale a été introduite de force, et que son ca-
ractère totalitaire a imprégné le prestige médical en
Afrique, rendant toute rencontre sur un pied d'égalité
impossible ... " (54)
Si nous souscrivons sans réserve à cette analyse de R. Leuckx, nous
nous sommes aussi interrogés sur la collaboration entre psychiatre et
psychothérapeute de formation non médicale au sein de l'institution
hospitalière.
Et s'il nous paraît mal indiqué de tenter d'y répondre dans ce chapitre
consacré à la relation avec le malade, nous pouvons néanmoins dire
ceci: dans le cadre hospitalier de l'époque, le psychiatre autochtone
a pu tolérer le psychothérapeute occidental non médecin, non seule·
ment parce que c'était le choix du médecin-chef européen mais aussi
parce qu'on voyait sa pratique un peu comme une fantaisie, une origi-
nalité occidentale plus ou moins "folle".
Alors que le psychothérapeute africain lui ne pouvait que passer pour
un simulateur, un "comédien", un usurpateur assorti d'un tire-au-
flanc, quelqu'un de pas sérieux. Mais en même temps que sa pratique
suscitait méfiance, hostilité et condescendance, elle suscitait attrait,
curiosité et défi.
Notre pratique psychothérapeutique à Dakar, nos constantes réfé-
rences à la théorie psychanalytique freudienne en général et aux thè-

117
ses et techniques ethnopsychiatriques modernes en particulier, ont
suscité dans le microcosme thérapeutique du service de psychiatrie
tous ces sentiments à la fois.
En effet dans ce milieu, si le métier de psychologue (tests, bilans ...
etc.) est relativement bien connu et la psychologie vécue comme une
discipline auxilliaire de la psychiatrie, la pratique psychothérapique
elle, ne pouvait que passer pour de l'usurpation, de la comédie pure.
Et s'il y a eu, de la part des thérapeutes, tolérance et parfois de
l'attention, ceci est, en partie et pour beaucoup, cW à notre personna-
lité. Nous étions, à la fois, vécu comme un "trouble-fête" qui les em-
pêchait de médicaliser, de distribuer tranquillement médicaments et
conseils moraux aux malades et comme un larron "trop acculturé",
acquis aux causes si séduisantes et en même temps si étranges et
étrangers aux modes de pensée et préoccupations des africains.
Mais petit à petit leurs réticences ont cédé le pas à des attitudes de
défi. Notre "bureau" est devenu un "dépotoir", où l'on orientait la plu-
part des malades pas "trop atteints' mais "récalcitrants", "récidivistes"
souvent.
Lt:s collègues ne demandaient - après tout - qu'à voir; car s'ils sa-
vent ce qu'est le travail du psychologue, ils ne voyaient pas bien ce
que celui qui exerçait cette discipline non médicale pouvait bien avoir
à prétendre "soigner" des troubles dont le traitement sortait déjà lar-
gement du cadre des compétences du simple médecin. Sans la batte-
rie des médicaments peut-on efficacement venir à bout de manifesta-
tions psychopathologiques aux expressions si singulières et souvent
si tenaces ?

118
Comment peut-on imaginer soigner uniquement par la parole ces ma-
"
lades ? Eh bien justement par la magie du verbe mas également celle
de l'écoute. Le savoir médical est un savoir présenté comme une
"science exacte" et généralement vécu comme quelque chose d'im-
muable.
La démarche médico-thérapeutique, est une démarche du regard, de
l'observation, une démarche d'auscultation des organes qui ne laisse
pas de temps à l'écoute, à l'intuition, à l'empathie; lorsqu'on a aus-
culté, on sait; on établit un diagnostic suivi d'un traitement; cela
devrait marcher ...
Mais dans la pathologie mentale, la pratique médicale a ses limites;
car si tous les troubles mentaux ne requièrent pas une indication de
psychothérapie, il en est certains pour lesquels cette indication s'im-
pose. " s'agit en l'occurence des troubles névrotiques; l'hystérie en
Ipremier.
\\M. M. Morazzani dans une réflexion sur les plaintes somatiques chez
l'immigré (en France) écrit (... )
"Nous nous laissons parfois convaincre par l'importan-
ce de la somatisation qui est surtout là de "circonstan-
ce". On repère souvent dans les discours des malades
des difficultés de type névrotique. Lorsqu'on laisse de
côté le symptôme somatique, après lui avoir accordé
dans un premier temps une reconnaissance suffisante
pour le sujet, et que l'on axe l'entretien sur les éléments
névrotiques, il apparaît ensuite que le malade vient
d'abord pour parler de ceux-ci, même s'il conserve un
prétexte médical ou social". (55)

119
Nous disons donc qu'en psychothérapie les éléments de la relation
avec le malade de même que la relation et le cadre, sont tout autres.
C'est tout un arsenal autre, dans un univers relationnel nouveau fait
d'un jeu d'interrogations, d'identifications, etc.
La cure est "de parole", une "talking-cure" où l'attitude d'écoute et
d'empathie du thérapeute donne - si la relation est bien établie - toute
leur dimension aux fantasmes, à l'imaginaire du malade dont la parole
devient le lieu d'articulation et d'expression de ses conflits intrapsy-
chiques.
Selon T. Nathan, les éléments qui contribuent le plus à l'établisse-
ment de la relation thérapeutique et à son succès sont les règles
techniques et la pensée théorique dont elles découlent mais égaIe-
ment les attributs personnels du clinicien.
A ce niveau, nous pensons que si la communauté de culture (occi-
dentale) entre patient et thérapeute peut permettre à ce dernier de
faire fi de la structuration culturelle du patient (" ... ne considérant que
la structuration psychique" (56) ), notre propre expérience nous a
montré qu'en milieu sénégalais, cette culture commune ne nous dis-
pensait en rien de la nécessité absolue de négocier un consensus sur
la conception de la maladie.
Dès lors, nous constatons que les modalités d'installation de la rela-
tion thérapeutique entre thérapeute occidental et patient étranger, si
elles sont différentes des modalités requises pour une relation entre
thérapeute et patient de culture occidentale tous deux, elles sont par
contre semblables à celles nécessaires à l'établissement de la rela-
tion thérapeutique entre patient et thérapeute africains de la même
culture ou de cultures voisines .

120
En effet, ces derniers appartiennent à une (ou des) culture(s) qui a
été minorisée, bafouée, piétinée; et comme anciens colonisés, leurs
différences de degré d'imprégnation des valeurs occidentales font
qu'inévitablement, ils se situent différemment, aussi bien par rapport
aux valeurs, modèles, pensées et croyances de leur culture d'origine,
que par rapport aux valeurs de la culture étrangère imposée.
Celui-ci sera plus ou moins acculturé, alors que celui-là sera plus ou
moins attaché à la tradition. Ils deviennent. d'une certaine manière,
étrangers l'un par rapport à l'autre. La communication n'est pas
d'emblée établie; leurs langages et modes de pensées peuvent être
différents. Il faudra qu'ils parviennent à se comprendre, c'est au
thérapeute d'y veiller.
M. Tobie Nathan préconise l'introduction et la manipulation, par le
thérapeute, de sous-entendus culturels pour trouver une conception
commune de l'intériorité psychique.
Dans notre expérience clinique, le problème s'est posé différemment:
c'est le malade qui, à un moment donné des préliminaires, évoquait
ou introduisait implicitement les sous-entendus ou éléments cultu-
rels; nous, nous nous contentions d'essayer de les manipuler pour
les faire expliciter.
D'une manière ou d'une autre, cela posait le problème de l'utilisation
personnelle que le malade fait des croyances et thèmes culturels.
Utilisation personnelle, intime (déformante, fantaisiste ou plus ou
moins conforme) à distinguer de la manière collective dont ces thè-
mes et croyances sont véhiculés par la société, le groupe. Car l'indi-

121
dividu ne se résume pas à sa culture; il se constitue essentiellement
dans la marge de flottement entre sa culture et la façon dont il la vit,
entre la culture donnée et la culture vécue.
Ces éléments ou thèmes culturels avaient valeur d'une invite et pour
qui n'est pas dupe, leur évocation, par le malade - hystérique -, est
l'expression angoissée et "nostalgique" de la perte du "double".
Er leur manipulation, par le thérapeute affranchi, permet liûlÎ seülo-
ment de "se mettre d'accord pour un terrain de compromis" mais aide
du mêm(j coup, le dépassement des plaintes somatiques, l'accès à
"l'univers du secret", à l'expression de la problématique conflictuelle
du sujet.
En nous résumant, nous estimons qu'en tant que thérapeute wolof
musulman, confronté à des malades wolof musulmans, on pouvait
supposer que notre culture commune ne pouvait que faciliter l'éta-
blissement de la relation thérapeutique. Il s'est avéré que les condi-
tions préalables, auxquelles nous avons été soumis, nous plaçaient à
la même enseigne que le thérapeute occidental face à un patient
africain: il fallait négocier le cadre et la relation à établir. Notrll cultu-
re commune ne changeait rien aux impérieux aménagements.
Et dans le contexte du Sénégal, pays en transition, les manifestations
psychopathologiques d'hystérie féminine en milieu urbain, nous sem-
blent traduire, à la fois, cette rupture et une tentative de rétablisse-
ment d'un pont entre ces deux espaces.
Nous estimons que si la théorie et la technique ethnopsychiatriques
modernes sont fondamentales pour entreprendre une psychothéra-
pie méta-culturelle, ces théories et techniques nous sont tout aussi

122
utiles dans une pratique clinique que l'on qualifierait d'intra-culturel-
le (thérapeute et patient ayant la même culture).
Dans notre expérience professionnelle en milieu sénégalais, si nos
options théoriques et techniques ont guidé et éclairé notre démarche
clinique intraculturelle, les caractéristiques de notre formation non-
médicale, l'imprécision de notre statut au sein de "équipe soignante
et aux yeux du malade mais également notre propre itinéraire jalonné
par une série de ruptures ont largement contribué à l'élargissement
de notre pratique.
En effet, si notre fonction de thérapeute s'est peu à peu clarifiée et
suscite de moins en moins de doute, notre statut reste imprécis car
nous ne sommes pas médeci~ et pourtant nous exerçons dans une
stucture hospitalière (domaine du médecin) mais sans l'attirail médi-
cal, et sans recherche manifeste et forcenée de collecte de symptô-
mes.
Le contact avec le malade se fait dans un lieu et une atmosphère
moins rigides, une démarche thérapeutiique moins dirigiste, moins
autoritaire . La neutralité des lieux, la bienveillance du thérapeute,
l'absence d'attitudes et d'esprit inquisiteurs et inhibiteurs sont des
éléments non négligeables dans "établissement de la relation.
Ces données ont un rôle - peut-être de second plan - dans l'établisse-
ment de la relation mais aussi, dans la relative rapidité avec laquelle
le malade parvient à minorer ses symptômes et plaintes somatiques
pour laisser libre cours à une intense verbalisation.

123
L'imprécision de notre statut fait que nous étions perçus un peu com-
me médecin et un peu comme apprenti-guérisseur (marabout(sorcier
"moderne".
Et pourtant nous n'étions ni "un ni l'autre; nous étions plutôt, comme
qui dirait, à la limite de ces deux "espaces thérapeutiques". Nous
étions en position de double.
T. Nathan, à propos de la prise en charge du patient ~tranger, écrit
qu'
"il faut s'arranger pour rester toujours à la frontièie des
deux mondes, se servir de l'altérité comme d'un miroir
pour aider "autre à mieux se comprendre" (56 bis),
l'individu étant doté d'une double structuration cultu-
relle et psychique."
Or,
"les psychanalystes ont fonctionné jusqu'à très récem-
ment en ne considérant que la structuration psychique,
sans se rendre compte qu'ils ne pouvaient se permettre
cette négligence de la seconde structure que parce
qu'elle était commune au thérapeutique et au patient."
(57)
Nous pensons que la prise en charge du patient issu de la même
culture que celle du thérapeute ne garantit pas systématiquement
une véritable rencontre qui favorise "l'insight". Si l'on se place dans le
contexte africain, précisément sénégalais, on constate qu'une double
dynamique relationnelle a de fortes chances de compromettre la ren-
contre.

l
124
D'abord de la part du thérapeute (généralement européen), il peut y
avoir curiosité, engouement et attrait à l'égard du système de pen-
sée, des croyances et des modèles culturels de mise en forme de la
maladie mentale. Et son goût pour le folklore peut l'amener à des
élans de revalorisation - jusqu'à l'exagération - de ces systèmes et
modèles si "étranges" et si "séduisants". Mais au risque d'enfermer le
malade dans ses fantasmes (ceux du thérapeute) et d'en faire ainsi
une "simple marionnette" de son milieu socio-culturel.
Ensuitê, de la part du malade et/ou de son entourage,}l peut y avoir
une surenchère, une sorte d'exagération de leur plus ou moins gran-
de adhésion aux systèmes et modèles culturels. S'agit-il d'un méca-
nisme de défense ou d'une attitude "manipulatoire" ou bien d'un défi?
Il s'agira, pour le thérapeute averti, de savoir y répondre, car c'est la
seule condition pour lui de pouvoir utiliser ce matériel pour entrer en
"contact" avec J'individu malade, mais également pour parvenir à per-
cevoir "l'homme souffrant" derrière ce paravent culturel".
"Indépendamment de la culture d'origine, il semble
qu'il y ait chez tous les immigrés une utilisation de
leur culture et des rôles ancestralement établis.
"Cette utilisation relève des mécanismes de défense
variés: soit fixation d'un rôle traditionnel par crainte
ou impossibilité de changer, soit régression à un
modèle culturel de comportement temporairement
quitté du fait d'un mouvement adaptatif à l'autre
culture ... ; soit utilisation consciente de la culture
d'origine
pour
convaincre,
manipuler
J'in-
terlocuteur; soit recours à des éléments de croyan-
ce, ils sont souvent révélés dans un discours isolé
entre eux. Il y a dans leur présentation

125
même une crainte d'être mal compris sur quelque
chose de non transmissible en même temps qu'un
désir d'être entendu; ce qui est dit peut être un appel
à l'autre, il y a alors un fragment de discours qui
permet de se révéler et de tester en même temps la
compréhension de l'interlocuteur" (58).
Ces quelques remarques de M.M. Morazzani concernant "la patholo-
gie des migrants" pourraient très bien s'appliquer à la pathologie des
Africains en Iniiieu psychiatrique moderne.
Mais la prise en charge où patient et thérapeute sont issus de la
même culture - toujours dans le contexte africain, sénégalais - n'offre
pas non plus, systématiquement, plus de garantie. Ce serait une er-
reur de penser le contraire.
Chez le thérapeute africain (de l'institution). l'appréciation des élé-
ments culturels introduits par le patient dans la cure (ou lors de pre-
miers contacts) ne doit pas consister à conforter - parallèlement à la
médicalisation - ce dernier dans ce qui semble être ses croyances et
celles de sa famille; mais il ne s'agit pas non plus, bien sûr, de les lui
ôter à tout prix. Ceci est important à souligner quand on sait - comme
nous l'avons déjà dit - que des logiques culturelles (auxquelles d'ail-
leurs ces malades sont souvent en butte aussi) surdéterminent, chez
la plupart des thérapeutes de l'i:lstitution psychiatrique, Ur!8 pratique
clinique qui a parfois plus, comme interlocuteur, la famille que le
malade lui-même.
Nous aimerions insister sur le fait que ces éléments culturels, gene-
ralement mis en avant, avec une certaine ambivalence, par le malade
- si ce n'est d'abord par sa famille - ont à la fois valeur de mécanis-

126
mes de défense et d'appel au secours, cachant un profond abîme, un
grand désarroi et une douloureuse incertitude quant à quoi croire, et
que faire.
Mais il Y a également la situation où le thérapeute -qu'il soit occiden-
tal ou africain de formation universitaire - confronté au malade afri-
cain, reste sourd ou désarmé par rapport aux éléments culturels
brandis par le patient. Il ne s'intéressera alors qu'aux symptômes et
plaintes somatiques. Et dans la plupart des cas, il arrivera, s'il est
médecin, à calmer certains symptômes et les troubles'du comporte-
ment incriminés par la famille. Mais le fond du problème, la structure
sous-jacente et les conflits psychiques demeurent intacts.
Le malade ne nous demande pas de lui confirmer ce qu'il paraît croi-
re, car il ne croit justement rien! Et c'est là son drame. Il ne croit pas
plus - aujourd'hui comme hier - au pouvoir du guérisseur (sinon il ne
serait pas là) qu'à celui du thérapeute (sinon, il aurait commencé par
lui). " a tout simplement besoin d'être pris en charge. Et le double
recours (aux circuits traditionnels et aux circuits hospitaliers), il en a
besoin, son salut étant peut-être dans cette absence d'exclusive qui
témoigne de son clivage.
6. Les aménagements nécessaires à notre démarche
Les descriptions minutieuses des modes fondamentaux de relations
au sein de la famille africaine, mais également au sein de l'univers
panstructuré africain - entre société humaine visible et monde invisi-
ble des esprits, nous ont souvent montré les valeurs et les croyances
dites "traditionnelles" comme des systèmes immuables, figés qui don-

127
naient ainsi une vision idyllique de l'Afrique et de ses phénomènes
socio-culturels si "étranges".
Mais en réalité, ces phénomènes et croyances sont depuis toujours
en mutation, des sortes de "bricolages" successifs qui équivalent à
des stratégies adoptées et adaptatives pour 'coller" au réel en mou-
vance. Car les individus bougent, voyagent, émigrent, s'urbanisent,
s'acculturent et si malgré tout on parle encore d'une profonde adhé-
sion de l'Africain aux valeurs dites traditionnelles, cette prétendue
adhésion n'est souvent qu'un souci de conformité, de'réajustement.
Nous sommes tentés de dire que les concepts de "valeurs traditiori-
nelles" n'ont pas de sens, car il s'agit de valeurs en continuelle mou-
vance, faites "d'amputations", de 'rajouts", d'appauvrissements et
d'enrichissements, de "sync_rétisme". Ce sont des valeurs surdéter-
minées par une mémoire orale en mouvance elle aussi - la forme du
récit primant sur le contenu -, et par rapport à laquelle il y a un
constant souci de conformité, une sorte de gentil leurre.
Et dans la clinique psychopathologique, il nous arrive d'être confron-
té à des "malades" qui sont en porte-à-faux, des malades à la réalité
psychique "clivée", partagés entre deux systèmes culturels. Ils ne se
situent ni dans un système, ni dans l'autre, mais aux frontières de ces
systèmes. Et c'est dans ce clivage qu'ils expriment leur problémati-
que qui est une perte du double et une quête d'identité.
"Sa propre culture forme à chacun une sorte d'ombre,
un double(. .. ) le rapport de l'homme avec son ombre,
avec ce double -la culture-, constitue une fonction psy-
chique fondamentale (... ) sa perte équivaut à la perte du
sentiment d'appartenance à une seule culture ... • (59)

128
Chez l'individu, avec cette perte, il n'y a plus de frontières, ni d'har-
monie entre le "dedans" et le "dehors", entre la "culture vécue" et la
"culture reçue", entre le "sujet lui-même" et son "double". Or, comme
l'écrit T. Nathan,
"... Ie moi n'est que la somme de ces frontières invisi-
bles, qui évoluent avec le temps et les circonstances et
qu'il faut remettre en place, chaque matin (... )
"Normalement, le rôle des mythes, des croyances, des
rites, des tabous, dans toutes les cultures, est d'affir-
mer et de renforcer ces distinctions. Alors, quand les
cultures se mélangent, tout se mélange. Le sujet ne sait
plus très bien où sont les limites de son moi. Ayant
perdu le sentiment de son identité, il n'arrive plus à ré-
sister à ses désirs inavouables, à faire face aux trauma-
tismes de la vie quotidienne. Il est malade dans sa
tête". (60)
La plupart des patients qui parviennent à notre consultation sont déjà
passés aux mains de divers guérisseurs, de médecins, de spécialis-
tes et enfin de psychiatres sans résultat satisfaisant.
Les contradictions contenues dans le mode de vie en milieu urbain,
les relations interindividuelles, l'urbanisation, la compétition "solitai-
re", les nouveaux rapports à la famille, au groupe, les nouveaux rôles
et statuts, engendrent des personnalités plus ou moins "écartelées"
entre deux modes de vie, deux systèmes de valeurs, deux désirs,
contradictoires; des personnalités plus ou moins fragilisées.
Et lorsque la pathologie mentale survient, ses formes d'expression
comme son contenu, débordent, de plus en plus - si ceux-ci sont

129
encore accessibles - les modèles culturels habituels de représenta-
tions traditionnelles des troubles mentaux, mettant ainsi en échec ces
mises en forme fournies par le milieu et les thérapeutiques préconi-
sées.
La tradithérapie parviendra tout au plus à calmer pour un temps l'an-
goisse, le malaise, à résorber provisoirement les signes de la mala-
die.
Les implications, investissements, émois et tensions, divers (sociaux,
professionnels, conjugaux, familiaux, etc.) de l'individu, modelés par
des impératifs, des valeurs et des critères nouveaux au sein de la
société (société de transition), parviennent, de plus en plus, difficile-
ment à être encore "endigués", codés, contenus, médiatisés et régu-
lés par les modèles traditionnels de conduites, d'échanges et de
coexistence au sein du groupe.
L'arrivée de l'individu "malade" à l'institution psychiatrique hospitaliè-
re, témoigne, non seulement, d'un certain échec de ces systèmes
traditionnels, mais également d'un défaut de cohésion au sein de la
famille.
Mais que lui offre-t-on à l'hôpital, en réponse à sa demande? Pm-
vient-on toujours à entendre sa demande? Son recours est-il compris
comme une demande? Oans ce cas, ce qu'on lui propose est-il com-
patible à sa demande? Ce qu'on propose doit-il être compatible à ce
qu'il demande?
Sans y répondre directement, nous dirons simplement que la démar-
che psychiatrique est généralement unidimensionnelle, rigide, dirigis-
te et dogmatique, dans le contexte qui nous intéresse: - soit elle est

130
"sociale" et "culturelle", restauratrice de "l'ordre ancien", "renvoyant"
l'individu à sa famille, son groupe et à des valeurs auxquelles juste-
ment il est en butte; - soit, elle est médicalisante de façon unilatérale,
"oblitérant" souvent, avec bienveillance certes, tout ce qui dans les
manifestations du malade et de la maladie est singulier, appelle un
sens, a valeur de langage à entendre et à déchiffrer.
Les psychiatres sénégalais et africains formés à Dakar, la parole du
malade,on ne leur a pas appris à ~'écouter, à la déchiffrer, à lui donner
un sens qui transcende le pur souci diagnostique pOlfr enrichir leur
démarche thérapeutique.
Il y'a une dimension et un intérêt thérapeutiques de l'écoute des lan-
gages du malade; quand le regard et l'observation, avides de "si-
gnes" s'amputent de l'écoute, on risque de tomber dans une pratique
clinique désincarnée, dans l'''activisme''; et le malade ne peut qu'être
laissé pour compte.
Guérisseurs et thérapeutes "modernes" sont aujourd'hui, dans une
même logique de réacquisition ou de sauvegarde d'une insertion,
d'un prestige, dans leur confrontation respective à ces malades dé-
sinsérés, malades en rupture. Guérisseurs et psychiatres, tentent
souvent vainement mais toujours inlassablement de réintégrer ces
malades dans leurs modèles, valeurs et milieu d'origine sans s'inter-
roger sur des préalables et "négociations" nécessaires à une telle
réintégration. Et pourtant c'est là l'essentiel de la demande qu'adres-
se l'hystérique à l'institution psychiatrique. Ce sont des "malades"
dont la signification et le signifié des manifestations de la pathologie
échappent aux tradithérapeutes et continueront de mettre en échec -
après la série de médecins, généralistes et spécialistes - les psychia-
tres.

131
"La nocivité de la nosographie, par quelque moyen
qu'elle se manifeste, consiste toujours à faiïe disparaÎ-
tre le sujet parlant, à lui clore la bouche avec une éti-
quette." (61)
Le recours final du malade à l'institution révèle les modifications dans
les "mises en forme" possibles qu'offrait le groupe à la maladie; mais
il révèle également la dysharmonie dont témoignent les choix inter-
prétatifs divers, de la maladie mentale, au sein de la famille. Ces
choix sont liés à des intérêts personnels divergents, dé sauvegarde
des places et statuts, respectifs que les transformations économi-
ques et sociales remettent en cause sans offrir de possibilités autres.
Possibilités autres que ces malades viennent chercher à l'hôpital.
Leur recours étant une demande, eux-mêmes étaient porteurs d'une
demande.
Les guérisseurs comme les psychiatres africains exercent générale-
ment leurs métiers dans le milieu africain qui est leur milieu, avec des
malades naturellement tout aussi africains. Malades, guérisseurs et
psychiatres partagent la même culture, la même langue.
Dès lors qu'a de particulier la prise en charge de patients africains
par un psychothérapeute africain? Une relation thérapeutique "intra-
culturelle" comme celle-là, n'est -t-elle pas quelque chose de tout à
fait normal, naturel? En quoi, ai-je besoin d'aménager ma théorie et
ma technique pour prendre en charge ces patients - en particulier les
hystériques? Ne suis-je pas africain comme eux, partageant la même
culture, utilisant la même langue qu'eux?
Je répondrai tout d'abord que je ne suis, pas guérisseur, ni psychia-
tre; par conséquent, si je prétends avoir une relation thérapeutique

132
avec des patients atteints de troubles psychiques, je dois aménager
une théorie et une technique afin de garantir à ma démarche et à ma
pratique une efficacité.
En réponse à cette demande, nous avons proposé une psychothéra-
pie analytique, convaincu que cette demande témoignait d'une certai-
ne et relative insatisfaction de ces malades, par les circuits tradition-
nels et aussi par la psychiatrie "médicalisante". La psychothérapie
analytique c'est "la possiblité pour un sujet de s'interroger sur ce
qu'inconsciemment il souhaite, la possiblité réalisable à des niveaux
bien différents, de percevoir, par l'intermédiaire d'un autre, l'écho de
ses propres paroles, même lorsqu'elles s'expriment dans le vocabu-
laire des mythes et des rites" (62) dans le contexte africain.
Selon A. Zempléni, l'approche compréhensive et psychanalytique
permet au psychiatre de considérer la pathologie mentale non plus
comme le signe d'un syndrome qu'il suffit de reconnaÎtre en tant que
tel, mais comme un élément signifiant d'un discours qui se poursuit
au niveau conscient et inconscient et dont il faut déchiffrer le sens
dans une relation. Mais comme l'écrit l'auteur: " l'étude clinique hos-
pitalière, de type psychanalytique,
... , lorsqu'elle invite le sujet à rechercher sa vérité dans
le dialogue noué avec le thérapeute, le sèvre, dans une
certaine mesure, de ses repères linguistiques et symbo-
liques habituels." (63)
Nous sommes africain, nous avons reçu une formation universitaire
non médicale, et nous exerçons le métier de psychothérapeute en
milieu africain. Etait-il nécessaire, indispensable de se faire initier par
un guérisseur traditionnel? Non 1 car, avec nos patients non seule-
ment nous partageons et utilisons la langue wolof, mais nous parta-

133
geons également - bien qu'à des degrés relatifs - des éléments cultu-
rels communs, Nous avons une double sensibilisation aux données
socio-culturelles du milieu: d'une part, une "connaissance" intime,
subjective, intuitive, empirique, pour y avoir "baigné", s'y être modelé
et y avoir puisé nos croyances aux mythes et représentations, depuis
la plus tendre enfance; d'autre part, une connaissance théorique,
livresque, rationnelle à travers nos idées, nos réflexions, notre recul
mais aussi à travers tous les documents ethnologiques, Nous som-
mes ainsi, en position "double", situé d'une côté comme de l'autre et
il nous fallait un "truc", une "technique", "quelque chose" susceptible
d'ordonner, d'organiser, en tout cas, d'articuler toutes ces potentiali-
tés en un tout cohérent, harmonieux et opérant pour nous permettre
d'établir une relation thérapeutique avec ces patients. Ces patients
faut-il le rappeler, avaient la particularité d'osciller entre les référen-
ces culturelles collectives et leurs propres déterminations psycholo-
giques, individuelles.
Des malades qui ne se situent ni dans le lot des malades "qui ne fran-
chissent jamais le seuil de l'hôpital" et, qui sont encore cantonnés
dans les circuits traditionnels, ni dans la frange urbaine et acculturée
qui
"adopte
les
modèles
d'interprétation
psychologiques
oc-
cidentaux". Ce sont des malades en position intermédiaire, qui adhè-
rent encore plus ou moins bien aux systèmes de représentations tra-
ditionnels; mais devant l'inaccessiblité ou le caractère inopérant do
ces systèmes, ces malades pensent de plus en plus que leur maladie
c'est aussi et surtout "autre chose".
"Les transformations des structures familiales déplacent les conflits
et modifient la pathologie mentale (... ) la fréquence et la forme des
troubles changent" (64),

134
Sensibilisé au principe méthodologique du "double discours" complé-
mentaire (G.Devereux) nous nous sommes inspirés des applications
cliniques de l'ethnopsychiatrie moderne, opérées par T. Nathan; no-
tamment les aménagements conceptuels et techniques pour l'éta-
blissement et le succès d'une relation psychothérapeutique avec des
patients dont la culture - les croyances, la structuration culturelle de
la maladie, etc - ne permet pas l'indication d'une cure psychanalyti-
que type.
Selon T. Nathan, l'aménagement du cadre thérapeutique "concerne
(... ) les migrants" de l'intérieur" (passage d'une communauté rurale
ou villageoise aux grandes cités fonctionnelles et impersonnelles ... "
(65), mais aussi "toutes les personnes qui doivent se construire psy-
chiquement autour d'une rupture entre deux espaces culturels ... "
L'abord et la prise en charge de nos patients nécessitaient ainsi la
maîtrise de deux discours (ethnologique et psychanalytique) complé-
mentaires qui devaient permettre l'instauration - implicite ou négo-
ciée - "d'un espace intermédiaire entre les deux modèles, entre le
sujet et sa culture pour favoriser la libre expression des référents
socio-culturels (de toute façon toujours présents) et dévoiler ensuite
l'individu dans son idiosyncrasie.
Conscient qu'en tant que clinicien, nous ne pouvions ni ne devions
intervenir que sur la psychologie du sujet lui-même porteur de ses
conflits, nous nous sommes abstenus de "sur-valoriser" ou d'inter-
préter ou de minimiser les déterminants culturels contenus dans le
discours et dans le langage somatique du malade. Notre souci a été

135
plutôt, au-delà de ces déterminants, de chercher à accéder à l'indivi-
du lui-même, avec ses conflits, ses désirs, ses désillusions, sa souf-
france.
Nous n'avions pas affaire à des patients étrangers et pourtant "ça
marchait"; peut être parce que nous étions, comme eux, "clivés", en
position "double" et le langage "double" qu'on leur tenait, nous était
non seulement utile à nous, mais leur était "accessible" et "compré-
hensible", parce que puisant à la fois, dans le vaste réservoir culturel
commun (mots, images et pensées) tout en s'articulant'à nos propres
références théoriques .
... Un psychothérapeute averti, capable de prendre ses
distances par rapport à sa propre culture, peut traiter
un patient appartenant en principe à sa propre culture,
comme s'il était membre d'une culture "autre". C'est à
dire un tel psychothérapeute peut utiliser les techniques
de la psychiatrie inter-culturelle même dans le traite-
ment d'un patient appartenant
à sa propre culture"
(66).

NOTES
1. A. ZEMPLENI : L'imerprétation de la thérapie traditionnelle du désordre mental
chez les Wolof et les L6bou (Sénégal). Thèse de IlIè Cycle, Fac. Lett.
et Sc. Hum., Paris, 1968, 543 p.
2. Idem.
3. Idem.
4. Idem.
5. Idem.
6. Idem.
7. Idem.
8. M.C. et Ed. ORTIGUES op. cil., 1973.
9. Idem.
la. Idem.
11. J. RABAIN, op. cil., 1979
12. H. COLLOMS :"Réflexion sur l'ethnopsychiatrie. (à propos d'une expérience séné-
galaise)". Sympos. "Sioiogie du cerveau et Malad. Ment.", Paris, oct.
1976.. Résumé, Psychol. Méd., 1979, 11,6.
13. M.C. ORTIGUES, P. MARTiNO et H. COLLOMB, op. cil., 1966.
14. Idem.
15. H. COLLOMB : "Maladies Psycho·somatiques au Sénégal". Acta Medlca Psycho-
somatica, 1967,3-13. "Essai de bibl/o. commentée". R. COLLIGNON.
PA vo/.X/V, W 2·3·1978.
16. F. LESIGOT et A. MONGEAU : "L'Afrique a ses secrets. Questions sur la place de
"ethnographie
dans la pratique psychiatrique en Afrique: . 1. ob-
servation de deux malades Sénoufo.
- 2. La relation interculturelle et l'Ethnographie."
PsyChop. Alric., Vol XVIII, n° 1, 1982, pp. 5-58.

137
17. H. COLLOMB : "La position du conflit et les structures familiales en voie de
transformation". Ca nad. Psychiar. Ass. J., 1967, XII, 451·464. "Essai
de bibliogr. commentée", R. COLLIGNON, PsycllOp. Alric.
18. N. LE GUERINEL, op. Cil., 1968
19. H. COLLOMB : "Ethno-psychiatrie et évolution de la schizophrénie", op. cit.1968.
20. Idem.
21. Idem.
22. Idem.
23. Idem.
24. J. P. MOREIGNE : "La relation intersubjectiv8-lransculturelle" - Et. Méd., 1968, Psy·
chiatrie au Sénégai - pp. 26·32.
25. H. COLLOMB : "L'avenir de la psychiatrie en Afrique", op.cir., 1973.
26. H. COLLOMB, op. cit., 1968.
27. H. COLLOMB, op. cir., 1973.
28. S. FREUD: Torem et tabou., P.B.P., Paris, 1979, 186 p.
29. T. NATHAN: La folie des autres, op. ciro 1986.
30. S. FREUD, op. cir., 1979.
31. Tobie NATHAN, op. cir., 1986.
32. H. COLLOMB : Réflexion sur l'ethnopsychiatrie, op. cil.
33. R. LEUCKX, op. ciro
34. F. LEBIGOT et A. MONGEAU op.cit.. 1982
35. J.P. MOREIGNE, op. cir., 1968.
36. H. COLLOMB, op. cÎt., 1973.
37. G. DEVEREUX: Erhnopsychanalyse complémenlarisle. Flammarion, Paris, 1985,
375 p.

138
38. Idem.
39. A. ZEMPLENI, op. cit., 1968.
40. Idem.
41. Idem.
42. G. DEVEREUX, op. cit., 1985
43. Tobie NATHAN, op. cit., 1986.
44. Tobie NATHAN: "Actualité clinique de l'ethnopsychiatrie : Culture et Symptôme".
pp. 2·25· Cultures et Symptômes. n° S,1ère journée de travail/Départ.
d'ethnopsy. de l'instit. Univ. de Bobigny. 197.
45. Tobie NATHAN, op. cit., 1986.
46. R. BASTIDE: Sociologie des maladies Mentales, Flammarion, Paris, 1965, 314p.
47. H COLLOMB, op. cit.. 1968.
48. H. COLLOMB, op. cÎt., 1973.
49. H. COLLOMB., op. cit , 1976, 1979.
50. Idem.
51. Idem.
52. T. NATHAN, op. cit., 1986.
53. G. DEVEREUX, op. cit., 1985.
54. R. LEUCKX, op. cit., 1975.
55. M. MORAZZANI :"Le Retour de la culture d'orjQi,,~ dans l'évolution de la vie
familiale et ses crises". Cultures et symptômes- n° 5 . pp. 60·70.
56. T. NATHAN, op. cit., 1986.
56 bis. T. NATHAN: interview dans le Nouvel Observateur, 29 août· 4 septembre
1986.
57. Idem.
58. M. MORAZZANI, op. cit.

---------~
139
59. T. NATHAN, op. cit., 1986.
60. T. NATHAN, op. cit., 1986.
61. J.- CL. MALEVAL: "Peul-on parler de maladie menlale ?" - Les Temps Modernes,
n° 356, Mars, 1976.
62. M.C. et Ed. ORTIGUES, op.cit.
63. A. ZEMPLENI, op. cit., 1968.
64. H. COLLOMB el S. VALANTIN, op.cit., 1975
65. T. NATHAN, op. cit., 1986.
66. G. DEVEREUX, Préface "Ethnopsychiatrie", Perspect. Psychiatr. - 1975-IV-no53

IV"
CAS CLINIQUES
Sira ou la princesse sans trône
Fatim ou l'héritière infortunée
Kadio ou le 'Iiggéeyu ndey'
Aminata ou la légende de 'Coumba l'orpheline"
Yacine
Bintou ou l'hérétique du village
Commentaires
"II s'agit d'amener l'hystérique à renoncer à parfaire ce père réel, à
lui accorder le droit aux imperfections, aux échecs, aux déficiences. A
partir de là, elle sera prête à s'accorder les mêmes droits. C'est dire
qu'elle s'autorisera à tirer profit au présent de ce qu'elle possède au
lieu de négliger ce présent au profit d'un futur toujours différé par la
vanité des'espoirs qui le meublent.'
L. ISRAEL (L 'hystérique, le sexe et
le médecin, Masson, Paris, 1980) .
•... le monde de la folie non seulement se nourrit d'images et de
signes empruntés au monde environnant, quitte à en modifier la signi-
fication, pour que l'image
ou le signe exprime mieux une expérience
personnelle originale que la banalité d'une expérience neutralisée
dans la communication de tous les jours
(... ) mais encore garde-t-il
les lois ou les principales lois formelles de ce monde'. R. BASTIDE
(Sociologie des maladies mentales, Flammarion, 1965).

141
La plupart de ces entretiens cliniques se sont déroulés essentielle-
ment en wolof et parfois même dans un "mauvais" wolof, nos patien-
tes ne maîtrisant pas suffisamment ou du tout, la langue française.
Aussi, le retranscription, après coup, de ces entretiens, en français
n'a pas fait l'économie d'un souci de maximum de fidélité à la pensée
et aux préoccupations formulées par ces sujets dans leur douleur et
leur désarroi, du plus profond de leur être.
Au cours de ces entretiens, nous ne prenions pas de notes ni n'enre-
gistrions ce qui se disait. En livrant ces fragments de discours, ex-
traits d'entretiens qui se sont étalés sur de courtes périodes, nous
espérons encore une fois n'avoir pas trahi ni déformé l'essentiel des
"productions' auxquelles nous avons apporté une écoute, quand bien
même cette écoute ne pouvait être totalement neutre. Nous n'étions
pas totalement étranger à ce qui se disait et pourtant nous étions
souvent surpris, étonné.

Sira
ou la princesse sans trône
Lorsque je vis Sira la première fois, elle était accompagnée de son
mari qui paraissait nerveux et très excité. Sira était de petite taille,
frêle, sobrement vêtue et affichait un calme impressionnant.
Si je n'avais pas été prévenu auparavant par le collègue psychiatre
qui m'avait adressé Sira, c'est le mari que j'aurais pris pour le consul-
tant.
Lorsque j'invitai Sira à me parler de ce qui se passait, elle resta silen-
cieuse pendant deux bonnes minutes, les yeux mi-clos, dans une
sorte de recueillement qu'interrompit son mari qui commença à expo-
ser la situation.
Mais très vite, Sira, sans daigner le regarder, l'interrompit d'un geste
de la main et replongea dans sa prostration.
Et ce n'est qu'au bout d'un long silence, que Sira, sans bouger, dit
d'une voix monocorde et à peine audible:
"Je suis malade, 'feebar rekk' (simple maladie) ... on m'a

143
beaucoup soignée mais la maladie est toujours là... tout mon corps
me fait mal. .. et celle maladie commence à s'éterniser...
"Et 'feebar rekk', lorsque l'on a pris des médicaments, que
"on a même été hospitalisé et que l'on a vu plusieurs théra-
peutes (médecins ettradithérapeutes) qui vous ont soigné,
ça doit guérir... cela fait longtemps que je devais guérir...
"C'est grave car je ne peux plus m'occuper de la maison, ni
des enfants ... je suis tout le temps allongée, sans force,
sans entrain et tout mon corps est "mort" ... je· ne sens plus
mon corps quand je suis allongée ... mais dès que je me
lève, les douleurs reviennent... 'al hamdou li lahi', seul Dieu
sait ce qu'est celle maladie ...
M.M.
Et si vous me racontiez tout depuis le début...
Sira
"Tout a commencé lors de ma troisième grossesse ; ça se
passait bien jusqu'au 6ème ou 7ème mois ... j'avais tout le
temps mal au ventre et j'allais régulièrement en consulta-
tion, et là-bas au dispensaire on me disait que tout allait
bien, parfois en m'examinant à peine ... J'avais des vertiges
mais je ne tombais pas. Et un jour, au dispensaire, on m'a
annoncé, lors d'une consultation, qu'il y avait des problè-
mes et qu'il fallait que j'aille vite à l'hôpital. ..
"Arrivée là-bas, on m'a annoncé que l'enfant que je portais
en moi n'était plus vivant et qu'on allait m'ouvrir le ventre
pour le sortir" ...
Sira expliquera que, prise de panique, elle a voulu se relever de la
table d'auscultation et elle est tombée par terre où elle a fait une crise

- - - - - - - ,,
144
("crises convulsives avec morsure de la langue et perte d'urines com-
me cela a été mentionné sur sa fiche d'hôpital)
Et, toujours d'après cette fiche, à la suite de l'extraction du bébé, Sira
aurait eu des "douleurs abdominales, des dysménorrhées, et une in-
fection intestinale".
Selon l'interne, Sira, "depuis lors, allait de dispensaires en hôpitaux,
a eu de nombreux traitements et aurait même été hos~italisée "dans
un état d'obnubilation" avec un diagnostic de "paludisme possible"
Sortie de là mais sa "demande" n'étant toujours pas entendue", Sira
consultera à nouveau dans un service hospitalier pour "diarrhée".
Les divers examens pratiqués se révélant négatifs, elle y retournera
consulter pour une "symptomatologie fonctionnelle très variée : re-
gurgitations après le petit déjeuner, fatigabilité, sensation de quelque
chose qui bouge dans son corps, vertiges, céphalées, douleur thora-
cique, mal aux reins, aux genoux, vomissements, douleurs au sein
gauche, au coeur, au dos, à la tempe gauche, sensations de brûlures
aux yeux, nombril qui gratte, constipation, douleurs au bas-ventre,
aux chevilles ... L'examen physique ne révèlera rien de particulier.
Sira est renvoyée chez elle.
Mais le lendemain, selon l'interne, elle reviendra toute tremblotante
avec plusieurs ordonnances délivrées à la suite de plusieurs consul-
tations antérieures dans divers hôpitaux et services hospitaliers. Ce
n'est qu'à ce moment-là qu'elle fût adressée en Psychiatrie avec le
diagnostic suivant: "Hystérie + + + prise en charge indispensable en
psychothérapie" .

145
Sira : "Depuis, tout mon corps me fait mal. .. ça commence aux pieds,
ça monte tout le long du corps ... et quand ça atteint le
coeur, je me mets à trembler, je suffoque ... je perds alors
le contrôle de moi-même, je ne sais plus ce que je fais ...
ma langue devient tellement légère que je ne peux plus
parler... mon corps aussi devient si léger que je n'ai plus
l'impression d'être moi-même.
"Je ne dors plus en ce moment, et j'ai des troubles de la
vue ... quelque chose me pique dans la tête ... j'ai trop mal
et j'ai peur... c'est comme si quelque chose s'était empa-
ré de mon 'fit' (courage, sérénité mais également force
vitale).
"Lorsque j'ai mes règles, toutes ces douleurs sont exa-
cerbées ... "
Sira parlera de façon ininterrompue de ses troubles, se cantonnant à
les décrire et à se plaindre.
Sira est une jeune femme malienne analphabète d'une trentaine d'an-
nées, mariée - deux enfants en bas âge - et vivant avec son mari et sa
belle-mère - de la même ethnie (bambara) qu'elle - dans la banlieue
de Dakar.
Sira est née d'un père chérif* qu'elle n'a pas connu, mort quatre mois
avant sa naissance. Elle a été élevée par son oncle paternel jusqu'à
son mariage à dix neuf ans.
Lorsque nous revoyons Sira, elle nous parlera de ce mariage qui a été
décidé par son oncle sans la consulter.
* Prince musulman descendant de Mahomet

146
Sira : "Je ne voulais pas de ce mariage car j'étais trop jeune et puis
cet homme qui était déjà mon mari alors que je ne l'avais
jamais vu auparavant. .. mais la décision de mon "petit père"
(oncle paternel) était irrévocable ; lui-même ayant été en
partie élevé par mon père, était convaincu que ce dernier
aurait fait le même choix...
"Ce mariage n'a profité qu'à mon mari et à ma belle-mère
que mon union avec mon mari a anoblis vu mon rang élevé
et mes origines princières ... moi j'en ai tiré que souffrance...
mes premiers rapports sexuels ont été très douloureux, j'ai
beaucoup pleuré et perdu beaucoup de sang et depuis j'ai
très mal pendant les rapports sexuels ... je les évite tant que
je peux même si c'est le devoir de la femme de s'y soumet-
tre.
M_M. : Que pense t-on de votre maladie à la maison ?
Sira: "Mon mari, lui, est un "homme de Dieu" qui ne croit pas, comme
les autres, au maraboutage ou aux 'rab' ... c'est un homme
de prières, de chapelet et de Coran ... comme l'était mon
père ... ils se ressemblent beaucoup dans leur mode de vie
et leur dévouement à l'Islam ...
M.M.
Et votre belle-mère ?
Sira: "Elle pense que ça ne peut être que les 'rab' car j'ai une soeur
aînée malade mentale qui est mariée à un marabout guérisseur, et
tout le monde pense que c'est les 'rab' ou les 'jinns' qui l'ont rendue
folle ... et elle est toujours malade ...

147
M.M.
Quel est votre sentiment là-dessus?
Sira : "Mon mari me conseille toujours de prier et de ne croire qu'en
Dieu; mon père m'aurait dit la même chose, je pense ... et
puis vous savez, je suis fille de chérif, donc chérif. .. et avec
les chérifs, ces choses-là comme le maraboutage ça ne
prend pas, ça ne marche pas. Nous, nous sommes de bons
musulmans ... "
M.M. : Voyez-vous un quelconque lien alors entre votre mariage, vo-
tre situation familiale et votre maladie?
Sira
"En tout cas, je n'avais pas de gros problèmes avant mon
mariage et mon arrivée ici au Sénégal. .. ni de problèmes
particuliers avant ma troisième et dernière grossesse ...
"Ma belle-mère, au cours des derniers mois de cette gros-
sesse, n'a pas arrêté de me lancer des injures, de proférer
des menaces, de me traiter de chienne et de cracher sur la
nourriture que je lui présentais et qu'elle refusait de man-
ger ... comment peut-elle être si méprisante par rapport à
mon rang, mon sang ... comment peut·elle être si peu recon-
naissante envers moi et ce que je représente ?
"D'une part je suis descendante d'une famille chérifienne et
d'autre part, 'xawma ludul dugub ak soow' Ue ne connais et
ne mange rien d'autre que le mil et le lait)"
M.M.
En fait c'est comme si en venant vous installer au Sénégal,
vous étiez arrivée sans "carte d'identité" et sans "bagages",
du coup vous perdiez tout !

148
C'est à ce moment que le visage de Sira, jusqu'ici inexpressif, s'ani-
ma; elle défit son mouchoir de tête, prit soin de bien le renouer, se
redressa, rajusta son boubou, rectifia son port. Et pendant quelques
courts instants, la métamorphose qu'accomplit Sira fût frappante.
Elle se mit alors à pleurer et dit:
"Ma belle-mère est une simple 'badoolo' et me traite comme
une chienne devant mes enfants ... elle ne les aime pas, on
dirait que ce ne sont pas ses petits-fils; elle ne cesse, bran-
dissant une lame de rasoir, de les menacer de leur couper la
langue et les yeux ... une fille de chérif, on ne la traite pas
comme ça ... j'ai toujours l'impression que je n'ai personne
au monde, personne ne s'occupe jamais de moi. .. mon mari
est trop faible avec sa mère et trop sévère avec moi; il est
d'accord avec tout ce que dit ou fait sa mère ...
" Il Y a aussi que depuis mon arrivée au Sénégal, je n'ai eu
aucune nouvelle du pays, ni de ma mère, ni du reste de la
famille. Personne ne vient me voir à la maison et je n'ai pas
le droit de sortir... alors je dors ou je reste couchée et cela
mon mari ne le supporte pas.
M.M.
Rêvez-vous?
Sira: "Oh oui, mais je ne fais que de mauvais rêves ... comme celui-là,
par exemple: il s'agit d'un enterrement auquel assiste mon
père, et tout le reste des gens présents est exclusivement
composé de la famille de mon mari. .. moi je suis étendue par
terre comme si j'étais morte et tout autour de moi, on parle-
mente, on négocie, on chuchotte ... j'essaie d'attirer l'atten-
tion de mon père mais il reste immobile comme sourd et
muet. .. "

149
M.M. Comme l'est en ce moment votre mari, à vos appels
Commentaires
Sira finira par aborder ce qui lui semble être à la fois les véritables
causes du décès de son enfant et le degré de responsabilité de sa
belle-mère et de toute la belle-famille. Pour Sira, tout laisse supposer
et justifierait qu'on ait voulu la "marabouter"
et/ou même la manger
D'une part les rumeurs à propos d'un projet qu'aurait sa belle-mère
de donner sa propre nièce, comme seconde femme à son fils; d'au-
tre part, devant les divers troubles vagues qu'elle présentait tout au
début de sa maladie (un malaise général à mettre en rapport avec
cette menace imminente d'avoir une co-épouse, éventualité à laquel-
le, jusqu'ici, Sira était convaincue d'échapper compte tenu de son
rang) elle s'est vu proposer un recours.
"La soeur de ma belle-mère me conseilla d'aller consulter un
guérisseur ami et parent de leur famille, si je ne voulais pas
devenir folle ... ce "marabout" m'a fait boire toutes sortes de
"choses" ...
"Dans la nuit même, j'ai fait ce rêve ... et le lendemain, devant
les nouvelles douleurs insupportables que j'avais au ventre,
j'ai interpelé ma belle-mère, l'accusant d'avoir voulu me
"marabouter" et me "manger", il y a eu une altercation et j'ai
eu un malaise suivi d'une chute sur le ventre ... Et en atten-
dant l'arrivée de mon mari pour être évacuée à l'hôpital,
alors que j'avais atrocement mal, ma belle-mère m'a dit: "je
n'ai pas besoin de te "marabouter" ni de te "manger" parce
que tu es une chienne et tu crèveras à l'hôpital comme une
chienne, car tu ne mérites que cela... "

150
C'est à ce moment-là que Sira est tombée dans le coma et ce n'est
qu'à son réveil à l'hôpital qu'elle apprendra la mort de l'enfant qu'elle
portait encore en elle.
Pour Sira, tout devenait clair, on a voulu l'éliminer, c'était la conspira-
tion qui lui est apparue dans ses rêves; rêves prémonitoires comme
partout en Afrique noire où ils sont censés annoncer les évènements
importants - heureux ou malheureux - qui vont se passer; et selon les
cas, des sacrifices sont indispensables pour les favoriser ou les con-
jurer.
Sira : "Ce guérisseur/marabout, était de mèche avec eux car son
gendre était le frère de "celle" que l'on destinait comme se-
conde femme à mon mari"
Pour Sira, si ce rêve a été révélateur de la machination ourdie contre
elle, il a été également l'expression de la réaction de protection de
son père qui répondait ainsi à l'appel au secours qu'elle n'a cessé de
lui lancer.
L'enterrement - dans le rêve - devait être le sien; et grâce à son père,
elle y a échappé mais étant donné que le mal avait déjà été fait (elle
avait ingurgité les potions du marabout), c'est son enfant qui en Ci
pâti.
Pour elle, notre travail, ce qu'elle attendait maintenant de nous,
c'était de la retaper, pour lui donner l'énergie, la force d'effectuer ce
voyage/retour au pays, d'aller se ressourcer, pour retrouver son "trô-
ne" et son identité auprès des siens. La maladie, le sérieux qu'on y
attachait et notre "écoute" devaient convaincre le mari . jusqu'iCi
"sourd" et "borné" - de la laisser partir pour quelque temps au pays.

151
Sira : "Dieu merci, le "maraboutage" et toutes ces "choses-là" ne peu-
vent rien contre une fille de chérif. .. je ne pense d'ailleurs à
rien de tout cela ... tout ce que je sais, c'est que je ne suis
pas folle ... je suis malade 'rekk', affaiblie, triste et fatiguée,
je ne ressemble plus à rien
mais je crois en Dieu, je ne vis
que de la parole de Dieu .
"Maintenant, j'ai envie de retourner au pays, aux côtés de
ma mère, là-bas, tout ça s'arrêtera, car si l'on y était resté,
rien de ce qui s'est passé ne me serait arrivé .. ; on ne m'au-
rait pas traitée comme la pire des étrangères. Au pays, je me
reposerai et je reprendrai des forces, il faut me croire et
convaincre mon mari ... de me laisser y retourner avec les
enfants... je ne crains ni ne fuis une co-épouse, même si je
n'en veux pas, mais il me faudrait être forte avant. .. et être
'nit' (une personne)."
Commentaires
L'appel au secours de Sira n'a pas été entendu au cours de ses
pérégrinations et sa demande non plus.
Sa longue quête avait comme objet: retrouver son double culturel
perdu dans la transplantation, l'anonymat, l'absence de considéra-
tion, de reconnaissance de son statut: Sira est une princesse chérif
et on lui doit respect et déférence ainsi qu'à ses enfants.
Et qui lui doivent le plus ce respect et cette déférence sinon son mari
et sa belle-mère qu'elle a anoblis par son union ?

152
Or cette belle-mère la traite comme une chienne avec l'indifférence
de son mar~qu'elle interprète comme un assentiment, une complicité,
un assujestissement à sa mère.
La "bonne" de Sir a, en balayant la cour de la maison, a déterré, sous
les yeux de Sira un "gris-gris" à l'aspect impressionnant, à l'endroit
même - au beau milieu de la cour - où quelques mois auparavant Sira
a aperçu sa belle-mère en train de s'occuper avec discrétion et mys-
tère.
C'était avant sa maladie.
Tout était clair maintenant, sa belle-mère l'a maraboutée. Ceci expli-
quait également les refus répétés de la belle-mère de consommer les
repas qu'on lui présentait sous prétexte que c'était des repas pour
chiens. "Profitant des moments d'inattention de la "bonne", ma belle-
mère devait certainement verser des "choses" maléfiques dans la
marmite; ce qui expliquait qu'elle ne veuille pas manger ensuite".
"Une fille de chérif, comme moi, on ne peut pas la marabou-
ter; ça ne marche pas !
'Et pourtant je suis tombée malade ... donc leur marabouta-
ge a fonctionné ... si cela marche avec moi c'est que je ne
suis donc pas une princesse chéri!. .. donc mon père chérif
n'est pas mon père" ...
La symptomatologie présentée par Sira est très variée et peut être
attribuée aussi bien au 'rab' qu'au maraboutage même si Sira pour
des raisons différentes écarte ces deux hypothèses traditionnelles,
après les avoir elle-même évoquées.

153
Mais l'hypothèse du maraboutage revient souvent dans les verbalisa-
tions de Sira et malgré les dénégations timorées de Sira. Ce modèle
interprétatif a retenu notre attention :
- la première consultation de Sira dans un service hospitalier c'était
pour une diarrhée tenace;
- dans les consultations qui ont suivi, la symptomatologie fonctionnel-
le
très
variée
comprenait
entre
autres
regurgitations...
'JC-
missements, douleurs au bas-ventre;
Mais auparavant il y a eu avortement, suivi de douleurs abdominales,
dysménorrhées, infection intestinale, la potion donnée par le guéris-
seur.
Sira pense que son ventre n'est pas normal, qu'il est mort et que si
l'on doit chercher, c'est là qu'il faut voir...
Pour Sira, lorsqu'on est si éloigné et si coupé de son milieu familial et
socio-culturel, et qu'on est dans un univers si ennuyeux et si hostile,
on ne peut qu'être vulnérable, fragilisé. Dès lors n'importe quel malé-
fice et n'importe quelle maladie peuvent vous atteindre.
Elle rajoute :
·Si j'étais restée chez moi, tout cela ne me serait pas arri-
vé" ... Le 'seytaan' ne peut t'atteindre qu'à l'étranger, hors
de chez toi"

154
Première série d'interprétations
Sira, dès le premier contact, qualifie ses troubles de "simple maladie'
comme pour nous inviter à ne pas chercher ailleurs, à ne pas cher-
cher autre chose; mais cette revendication de "simple maladie" intro-
duit en même temps, par les plaintes qui lui font suite, une oscillation
(de SIRA) et de façon tout à fait subtile, entre une thématique "mara-
boutage" et une thématique "Rab".
Et très vite, en invoquant Dieu, elle tentera d'effacer ces "dérapages"
animistes ou blasphématoires, à ses yeux; sa grande piété ne lui
autorise pas de telles évocations, de tels recours que l'Islam ne tolère
pas. Il y a à la fois chez elle, incohérence et cohérence. Dans la
narration de l'histoire de sa maladie, elle réintroduit le thème du Rab
et celui de la sorcellerie-anthropophagie :
Pour le premier thème elle dit "depuis, tout mon corps me fait mal(... )
je perds le contrôle de moi-même, je ne sais plus ce que je fais(. .. ),
mon corps devient si léger que je n'ai plus l'impression d'être moi-
même ll
même •
Pour le second thème, elle dira "c'est comme si quelque chose s'était
emparé de mon "fit" (force vitale, énergie).
A ma question de savoir ce que la famille pensait de sa maladie, elle
répondra en opérant un profond clivage entre les lignées paternelle et
maternelle: d'un côté, le père et le mari de SIRA, qu'il "a élevé com-
me un fils," des hommes de Dieu, de prières, de chapelet et de coran
(... ), qui ne croient ni au maraboutage, ni aux Rab"; de l'autre, la
belle-mère dont elle attendait beaucoup, qu'elle voulait considérer
comme une mère, toutes deux si loin de leur pays, de leurs familles

155
respectives, toutes deux en situation d'émigration, cette belle-mère
l'a certainementmaraboutée,etc. Mais pour SIRA, si des Rab familiaux
existent chez elle, s'ils sont la cause de la maladie de sa soeur aînée,
ces Rab ne peuvent qu'être ceux de la lignée maternelle parce que
chez son père, ils n'en ont pas.
Par cette distinction qu'elle effectue, SIRA éloigne symboliquement
son mari de sa mère à lui: l'un est un homme de Dieu, l'autre, une
femme trop versée dans ces croyances et pratiques animistes ou
"anti-islamiques" .
Mais SIRA n'est pas dupe, des Rab, ils n'en ont pas dans la famille, la
maladie mentale de sa soeur peut être dûe aux Jinné. Une éventualité
plus rassurante pour elle et plus conforme puisque liée à l'islam.
Lorsque SIRA dit "Je ne connais
et ne mange rien d'autre que du
mil et du lait", elle fait entendre par là qu'elle n'est pas "domm" (sor-
cier-anthropophage qui lui se nourrit de chair et de sang humains).
Par cette dénégation, elle situe la cause de la maladie à l'extérieur de
la famille maternelle, réhabilite en quelque sorte sa mère puisque
l'âme de sorcellerie, on l'hérite de la mère. La maladie donc ne peut
venir ni du côté matrilinéaire (pas de Rab, pas de d6mm), ni du côté
patrilinéaire, des princes chérifiens, des hommes de Dieu.
SIRA va symboliquement opérer la réunification des deux lignées en
discorde depuis le décès de son père. En effet, l'oncle paternel de
SIRA, qui l'a élevée dès le bas-âge, avait manifesté le voeu, à la mort
du père de SIRA, de "prendre", en confClRmité avec la coutume, la
veuve de son frère, pour femme. Mais la mère de SIRA refusa de se
marier avec lui. Ce fut la rupture.

156
SIRA, en situant la cause de la maladie à l'extérieur, désignera la
belle-famille:
- D'abord le rêve qu'elle raconte évoque le thème des assemblées
nocturnes
de
sorciers-
anthrophages,
les
repas
"an-
thropophagiques";
- ensuite elle accuse sa belle-mère et la soeur de celle-ci, de l'avoir
maraboutée.
"elles ont voulu me marabouter et me manger ... "
SIRA vit à Dakar une double situation d'immigrée: elle est africaine,
non sénégalaise, et d'origine rurale, elle vit en milieu urbain sénéga-
lais; les problèmes rencontrés en famille (une belle-mère hostile et
vécue comme dangereuse, et un mari trop soumis à l'autorité de sa
mère), son isolement social et culturel dans cette banlieue dakaroise,
étaient difficiles à surmonter. Coupée des gens de sa propre famille
et de son milieu culturel, SIRA qui jusqu'ici ne parlait que sa langue
(bambara) s'est retrouvée, du jour au lendemain, contrainte de parler
le wolof- les nécessités de l'adaptation l'y obligeant - avec non seule-
ment le voisinage essentiellement wolof, mais également avec ses
propres enfants, sa "bonne" et son mari, sur les injonctions de ce
dernier.
Devant la violence de l'acculturation, avec la nostalgie de la mère-
patrie, le seul rempart qui lui restait - son titre princier - était soit
méconnu du voisinage wolof, soit bafoué par l'entourage familial.
Elle dira qu'il "ne lui restait plus rien de la vie même que sa belle-mère
allait parvenir à lui ôter.

157
La maladie s'installera et à travers elle, SIRA interrogera sa culture,
ses origines par le biais de modèles culturels d'emprunt (marabouta-
ge, sorcellerie, jinné et seytané)
De cette douloureuse et lancinante interrogation résultera la convic-
tion que le mal que lui veut sa belle-famille n'a pu l'atteindre que
parce qu'elle est loin des siens, loin du cadre où ont cours ses élé-
ments de valorisation. Et, selon elle, si l'intervention et la protection
de son père lui ont permis d'échapper de justesse à la mort, la mala-
die elle, est quand même là; ce n'est plus une maladie 'rëk" puisque
son enfant en est mort.
Il lui faut retourner aux "sources', les interroger et se munir de toutes
les garanties de protection et d'invulnérabilité, se refaire une santé,
redevenir "nit", avant de revenir dans son propre quotidien hostile et
menaçant.
Si SIRA était Wolof-Lébou, du refus de la thèse Rab comme explica-
tion de ses troubles, pourrait résulter une aggravation de sa maladie
qui "l'installerait' dans la folie. Mais ce refus était normal; SIRA n'est
ni Wolof, ni Lébou. Elle est bambara/Socé et par ce fait, la thèse de
maraboutage, seule pouvait être plausible et surtout acceptable quoi-
que difficile.

158
Deuxième série d'interprétations
La non-reconnaissance de son rang supérieur de princesse Chérif
par sa belle-mère jusqu'ici vécue comme une mère et qui s'est révé-
lée méchante et ingrate - la mauvaise mère - a valeur pour Sira d'une
castration symbolique. Sira n'aime pas sa vie auprès de son mari et
de sa belle-mère et elle l'exprime. Elle vit douloureusement l'exil et
rêve d'un paradis perdu: son père qu'elle n'a pas connu, la notoriété
dont jouit sa famille au pays, etc. Sa maladie: sa vie actuelle; son
désir: la reconnaissance, l'affection, le respect et vivre.
Ses troubles ont eu deux causes déclenchantes : des rumeurs con-
cernant une future co-épouse et la conviction d'avoir été "marabou-
tée". Ceci a provoqué une altercation avec sa belle-mère.
"Si certains évènements touchant la vie psychique peu-
vent avoir un rôle traumatique, ce n'est pas uniquement
en raison de leur valeur absolue mais en raison de l'im-
pact singulier qu'ils ont sur une personnalité donnée en
fonction de son degré d'organisation, et de l'histoire
antérieure d'un individu au sein de laquelle ils viennent
prendre une place surdéterminée, c'est-à-dire déjà cir-
conscrite par les aléas des relations affectives antérieu-
res."
La blessure narcissique qu'occasionnent ces deux faits sus-mention-
nés n'a pu avoir un rôle désorganisant que parce qu'elle entre en
résonnance avec l'histoire antérieure de Sira. En effet, Sira n'a connu
ni père (décédé des mois avant sa naissance), ni mère {connue beau-
coup plus tard}.
Elevée très tàt par son oncle paternel, elle s'est vite accomodée
d'une solitude affective que ne venaient rompre que la conscience et

159
la satisfaction qu'elle avait du legs paternel: sa noblesse; et puis,
son oncle était là pour le lui rappeler. Elle n'a certes pas connu une
enfance particulièrement malheureuse au sein de la nombreuse famil-
le de son oncle; mais très tôt consciente que cette famille n'était pas
la vraie sienne, elle n'a pas pu échapper à une profonde solitude et à
un grand manque affectif. Cependant sa vie, ses rêves, fantasmes et
projets, s'organiseront par la suite autour de ce titre princier, et du
statut, de "admiration, de "estime et du respect que cela conférait.
Son enfance et son adolescence donc se sont déroulées tant bien
que mal malgré ces "absences" précoces (du père et de la mère) et
les brèches profondes qu'elles ouvraient dans son univers psycho-
affectif.
Ce titre, élément d'identification à la lignée paternelle, et ciment de
son identité, fera dire à Sira :
"... mon mariage avec leur fils les a anoblis lui et sa
mère qui n'étaient rien d'autre que des "badoolo" (gens
du peuple) ... comment ma belle-mère peut-elle être si
irrespectueuse et si méprisante à mon égard ?"
Sira, dans sa quête d'éléments de revalorisation narcissique, ne peut
qu'évoquer ce père prince qui a su lui donner ce que personne n'au-
rait pu lui donner: le ciment de son statut de femme (qu'on ne pouvait
que vénérer) et de son identité.
M. DORES note qu'on dit souvent qu'en Afrique (au Sénégal en tout
cas), "la parenté paternelle n'est pas une parenté, le sein (la parenté
maternelle) est plus sûr"; et l'auteur d'écrire:
"le sentiment d'appartenance à la famille de la mère est
sans doute plus important que le sentiment d'apparte-
nance à la famille du père ... les comportements le prou-
vent. La maladie mentale, par exemple, est très souvent
l'occasion de quitter le domicile conjugal pour celui de
la mère, jusqu'à la guérison ... c'est généralement la
mère qui prend en charge son enfant."
Ce que "on constate chez Sira c'est que le sentiment d'appartenance

160
à la lignée paternelle princière est fort au point de lui rendre insup-
portable toute contestation de ce lien; mais il n'en demeure pas
moins que c'est auprès de sa mère qu'elle veut aller chercher la
confirmation de sa filiation patrilinéaire, pour effacer le doute en elle
et restaurer ce qu'elle avait perdu dans son exil.
La belle-mère - vécue ici comme la mauvaise mère - véritable substi-
tut maternel (renforcé par la situation commune de l'exil) n'a t-elle
pas suscité dans l'imaginaire de Sira la résurgence de sentiments
conflictuels de l'enfance, en refusant et en ôtant à Sira la seule chose
qu'elle détenait de son père et qui justifiait son existence?
Selon M. DORES,
"le rôle des parents géniteurs est exprimé par les notion
de "geno baay" (mot à mot la ceinture du père dési·
gnant la lignée paternelle) et de "Iiggee yu ndey" (mot à
mot travail de la mère, qui fait surtout référence au de-
gré de soumission de la mère à l'autorité de son mari, à
son assujetissement au mari)".
En effet, chez les wolof, on dit que du degré de soumission de la
femme à son mari, dépendent J'avenir, la réussite et le bonheur de
ses enfants; cela fait que quand ça va mal, quand l'enfant ne "réussit
pas", c'est la mère qui est tout de suite incriminée. Mais notons éga-
Iement avec DORES que cette "reconnaissance par la femme de l'au-
torité du mari est une condition pour que l'enfant puisse s'identifier
au père comme possesseur du "geno" (la ceinture, symboliquement
un élément phallique).
Des conflits douloureux de Sira, surgira donc ce doute profond sur sa
naissance; doute que l'on pourrait formuler en ces termes: qui suis-
je alors pour être traitée de/comme une chienne? Suis-je vraiment
une Chérif, la fille d'un chérif? Mon père est-il réellement mon père,
car après tout, je ne suis née que bien après sa mort? Sira pense
qu'elle ne trouvera la solution à tous ses problèmes et la réponse à
ses interrogations qu'en retournant au pays. "Là-bas, ça ira mieux, je
me referai une santé auprès de ma mère ... " Sa mère qui, certaine-
ment détient la vérité de sa naissance et lèvera son doute. Ce qu'elle
attend de ce retour - auquel s'oppose le mari - c'est aussi de sortir de
l'isolement moral et culturel dans lequel elle est confinée depuis de
longues années.
Elle espère trouver auprès des siens ce qui lui fait défaut, l'empê-

161
chant d'être une bonne maîtresse de maison, une bonne épouse, une
bonne mère et surtout une bonne bru qui saura éviter à sa belle-mère
- puisque c'est elle qui choisit pour son fils - d'avoir à prendre une
seconde épouse pour son fils.
Sira dira qu'elle ne craint guère d'avoir une co-épouse mais que dans
son état actuel, ce serait malvenu. A son retour elle pense être suffi-
samment forte pour faire face à tout cela; car cette fois-ci elle aura
une "carte d'identité" et des "bagages" parmi lesquels son trône et qui
sait, une couronne qui éloigneraient sans doute toute "wujj" (co-
épouse).

Fatim
ou l'héritière infortunée
Fatim est une jeune femme Wolof d'une trentaine d'années, mariée,
mère de sept enfants dont deux décédés. Le mari, monogame, est
commerçant ambulant. Fatim vit avec sa belle-mère qui est en même
temps sa tante paternelle.
Le mari voyage beaucoup et est donc souvent absent pour de lon-
gues périodes.
Fatim a été adressée en psychiatrie par le service de Neurologie où,
pendant quatre jours d'hospitalisation, elle a eu "des crises convulsi-
ves généralisées avec examens biologique, neurologique et E.E.G.
où il n'y avait rien à signaler et le diagnostic de "crises hystériques
aisément reproductibles et disparaissant dès qu'on détourne son at.
tention."
Selon Fatim, tout tourne autour de la dernière grossesse. Ayant per-
du son avant-dernier enfant à l'âge de 10 mois (causes: diarrhée, ca-
chexie ... ), Fatim, deux mois après ce décès, est de nouveau encein-
te. La grossesse, au début, se passe bien jusqu'au l'm. mois: une

163
dispute avec "une voisine qui accusait un de mes fils de voleur com-
me sa mère... " "J'en ai beaucoup pleuré ... et les premiers troubles
ont commencé." Ces troubles: vertiges le matin, toux au coucher,
sensation d'étranglement, douleurs diffuses, "crises".
Au bout d'un mois, accouchement provoqué. Et depuis, elle est triste,
angoissée, se sent coupable d'avoir fait dépenser en soins tout l'ar-
gent gagné par le mari. "Ce qui l'oblige à repartir, voyager, s'absenter
pour gagner encore de l'argent", dit-elle.
Fatim a toujours l'impression que de l'eau bouge dans son ventre;
elle n'a pas d'hallucinations mais sur les pressions familiales, elle
consultera - avec beaucoup de réticences - pendant six mois des
guérisseurs qui parleront de 'rab' familiaux. Mais rien d'autre n'a été
fait et les troubles persistent.
Fatim est une malade plaintive, constamment au bord des larmes; elle
se plaint de douleurs articulaires des pieds à la tête, a des convul-
sions sans morsure, la sensation d'avoir de l'air dans le ventre, des
douleurs vaginales avec la sensation d'une boule migrant de bas en
haut et d'avant en arrière et la sensation également d'une corde atta-
chée au vagin et reliée à la gorge, l'empêchant de manger.
Fatim a "mal aux cuisses, au ventre, au dos, ses muscles vaginaux
sont tendus et du vent sort de son vagin", Selon elle, "toutes les
douleurs convergent vers le vagin".

164
Au niveau de la fratrie, Fatim a
- une soeur aînée,
- une soeur "malade mentale" dès l'enfance et décédée à la puber-
tél
un frère en bonne santé,
un frère également malade mental depuis l'enfance.
Dans la famille élargie de Fatim, il est évident - pour eux - que la mala-
die qui a tué la mère et la soeur, et qui s'attaque depuis des années
au frère, est la même qui aujourd'hui se manifeste chez Fatim. D'ail-
leurs, un "marabout", proche parent, aurait dit que le seul frère de
Fatim, jusqu'ici épargné et bien portant, n'allait pas tarder à être
victime de cette même maladie.
Fatim refuse catégoriquement l'assimilation de sa maladie à "la mala-
die" des siens et refuse également l'interprétation traditionnelle don-
née par ailleurs à sa maladie.


Fatim m'a été adressée par une collègue psychiatre et quand elle est
entrée pour la première fois dans le bureau, j'avais la nette impres-
sion d'avoir affaire à une jeune femme enceinte sur le point d'accou-
cher et qui avait manifestement peur: elle avait les yeux exhorbités,
les deux mains plaquées sur le ventre et le bas-ventre (comme pour le

165
soutenir) ; elle était mal vêtue, se retournait plusieurs fois comme si
elle était suivie et menacée par quelqu'un qu'elle était seule à voir; la
peur se lisait sur son visage, tout son corps frissonnait et on avait le
sentiment que, d'une minute à l'autre, elle allait tomber.
C'est alors que, d'une voix impersonnelle, froide et détachée, elle dit
"S'il plaît à Dieu, ils me laisseront tranquille; aidez-moi."
M.M.
Qui doit vous laisser tranquille et que peut-o~ faire?
Fatim
"Je ne sais pas qui c'est, ni ce que c'est !"
M.M. : Est-ce quelque chose que vous voyez, que vous entendez ... ?
Fatim: "Je ressens quelque chose d'à la fois net et flou qui est tantôt
en moi, tantôt à côté de moi ou derrière.
M.M. : Comme notre propre ombre selon les moments de la journée?
Fatim : "Oui, mais une ombre, ça vous ressemble alors que ça, des
fois, seul Dieu sait ce que c'est..."
M.M.
Vous dites des fois ...
Fatim
"Oui, car à d'autres moments on est comme des jumelles,
pareilles .•

166
M.M.
!. .. !
Fatim : 'Vous savez, les jumeaux, ces gens de Dieu, ils sont pareils,
se ressemblent tout en étant à la fois différents".
M.M. : Si je comprends bien, c'est à la fois vous et pas vous ... Cam·
me votre jumelle ... Mais en quoi cela vous gêne-t-il ?
Fatim : 'Mais parce qu'il y a des choses que je fais le soJr ou auxquel-
les je pense et le lendemain je me dis que ça ne peut pas
être moi et j'ai honte, mais j'ai surtout peur" ...
M.M. : Comme s'il y avait en vous deux Fatim qui ne parviennent pas
à s'accorder ...
Fatim : 'Oui, peut-être! En tout cas dans ma famille, on pense que
c'est les 'rab"'.
M.M. : Qu'en pensez-vous ?
Fatim : 'Des 'rab', on en a dans la famille, du côté de ma mère; ma
soeur, ma mère et ses parents ont été rendus fous par ces
'rab', et ils en sont morts. Mais leurs troubles, c'était de sim-
ples céphalées et des douleurs musculaires ... ma maladie à
moi, ce n'est pas les 'rab'; elle est différente de la leur... et
puis si c'était le 'rab', je l'aurais vu ... j'ai perdu du temps
avec ces traitements traditionnels ... les crises continuent. ..
j'ai mal partout. .. j'ai très peur et je ne dors plus."

167
M.M.
Voulez-vous me parler de vos parents ?
Fatim : "Depuis que je connais ma mère, elle a toujours été malade
(mentale), mais qu'est-ce qu'elle était méchante, surtout
avec moi. .. on disait que c'était ses 'rab' ... Quand je me suis
mariée, j'avais 17 ans et je fuyais mon mari, mon corps en
avait peur... j'ai pu tenir pendant trois ans malgré les coups
que me donnait ma mère pour me soumettre ... Seul Dieu sait
pourquoi une mère pouvait être aussi mauvaise à l'égard de
sa fille ... " (elle se mit à pleurer) ... On aurait dit'que ce n'était
pas ma mère .. mais peut-être que ce n'était pas sa faute
(sanglots) ... Que la terre lui soit légère ... "
M.M.
Et votre père ?
Fatim : "Mon père? Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'il y avait
chez nous un homme qu'on ne voyait jamais, qu'on n'enten-
dait jamais... C'était peut-être lui ?!"
M.M.
Vous arrive-t-il de faire des rêves ?
Fatim : "Depuis que ma maladie a commencé, je ne rêve plus, mais
avant si. .. Il y en a un que je faisais souvent, mais faut-il en
parler vraiment? Est-ce que cela fait partie du traitement?
'Cey Yalla'! (Mon Dieu!) quel traitement! Vous voulez tout
savoir ... et vous me faites dire des choses que je n'ai jamais
confiées à quelqu'un ... "

168
M.M.
Fatim : "Je faisais souvent un rêve - ça m'étonne beaucoup de moi -
dans lequel je suis couchée, je dors profondément lorsqu'un
homme dont je ne vois jamais le visage, assez grand et bien
vêtu, pénètre dans la chambre, s'approche du lit, monte sur
moi et me prend pendant que je suis paralysée, ne pouvant
faire aucun mouvement et je n'ose pas crier non plus."
M.M. : Qu'est-ce que vous ressentez?
Fatim: (avec un peu d'hésitation elle dit) "Ca se passe toujours bien,
c'est agréable ... mais le lendemain, j'ai le sentiment d'avoir
fait quelque chose de mal, et j'ai honte durant toute la jour-
née... je n'ose pas regarder ma 'bajjen', comme si j'avais
commis un vol. .. comme si j'étais une voleuse de 'bannex'
(plaisir)."
Et Dieu sait que ce
n'est pas mon
'jikko'
(caractère, habitude) ... on ne m'a pas éduquée ainsi."
M.M.
Fatim : '''Waay il' (mais aussi) 'jamanoy tey da fa wuuté bu démb' (le
monde d'aujourd'hui est différent de celui d'hier); chez
nous jeunes femmes, il nous est très difficile de faire preuve
de la patience, de la soumission et de "abnégation habituel-
les de nos mères et grand·mères ...
"... Mon mari voyage beaucoup pour son commerce et s'ab-
sente souvent pour des périodes de plusieurs mois ...
"Un mari ne doit pas laisser si souvent et si longtemps seule

169
une jeune femme de mon âge ... je risque un beau jour
de l'entendre m'annoncer qu'il a "pris" une seconde
femme ailleurs, si ce n'est sa mère qui la lui trouve
avant. .. et pourtant elle a toujours été une bonne mère
avec moi". Elle représente ma mère mais également
mon père; n'est-elle pas sa soeur?
La symptomatologie présentée par Fatim est une stratégie/opération
(inconsciente, bien sûr) d'intégration. Elle réintègre les siens au prix
de sa maladie certes mais sans la facture lourde que- sa famille, sa
mère et ses grands-parents lui destinaient: la folie et/ou la mort, par
l'acceptation d'héritière des rab familiaux.
Par sa maladie, Fatim rejoint et renoue avec la lignée maternelle,
exprime ses doutes quant à sa filiation paternelle. Et sa problémati-
que oedipienne - par déplacement - s'articule autour du personnage
de la tante paternelle - la 'bajjen' -la femme/père, véritable image pa-
ternelle dans la société wolof à laquelle appartient Fatim. Mais égaIe-
ment, elle est un modèle d'identification maternelle. Ce qui permet à
Fatim, de par sa maladie donc, d'effectuer un rapprochement des
deux lignées paternelle et maternelle.
Fatim : "A chaque retour des couches, j'ai peur et j'ai mal au ventre et
je n'ai jamais de désir personnel ... mais quand mon mari me
sollicite, je consens même si j'ai quand même mal. .. Je crois
que c'est à l'endroit où se trouve l'enfant quand je suis en-
ceinte ... mais je me suis toujours contentée de mon mari,
c'est mon seul homme, je n'en ai pas connu d'autre".
"On dit aussi que ma maladie, c'est du "maraboutage" qui a
fait

170
qu'un vent m'a pénétrée pendant ma grossesse pour me
voler mon enfant. Je n'en crois rien, sinon je ne serais pas
ici. .. "
Commentaire selon le registre traditionnel
Les troubles de Fatim, en regard de leurs circonstances d'apparition
évoquent tout d'abord le phénomène de la "mauvaise langue" (thiath)
qui peut être aussi bien l'oeuvre d'un sorcier-anthropophage qua cel-
le de n'importe qui.
'
Mais la persistance des troubles et leur diversité peuvent aussi faire
penser aux rab, ou aux jinné ou aux seytanné.
Mais ce qui nous a paru intéressant et révélateur c'est la persistance
des troubles de F. après le diagnostic étiologique incriminant les rab
familiaux, ce diagnostic a été fait par les différents guérisseurs qui ont
été consultés pendant une période de six mois. Mais en aucune fois,
ce diagnostic n'a été suivi d'une prescription de traitement ou en tout
cas, d'un traitement. Est-ce à dire que la famille de F. - ou tout au
moins ce qui en restait· ne se fiait plus aux traitements habituels de
l'attaque ou de possession par les rab? ou bien alors est-ce que la
famille, après la mort de la mère, de !a soeur et do la grand-mère de F
- mort, selon eux, causée par les rab - n'aurait pas totalement négligé
l'entretien de l'autel familial et des tuur, rompant ainsi le pacte de
l'alliance avec les rab ?
Pour toute réponse, F. nous demandera "à quoi cela servirait d'entre-
tenir des tuur qui tuent leurs alliées ?"

171
En attendant, F. et un de ses frères sont malades et l'entourage com-
me les guérisseurs consultés, incriment les rab, et d'après un mara-
bout, proche parent de F., la maladie de celle-ci est la même que celle
de son frère mais aussi la même que celle qui a tué sa mère, la soeur
et la grand-mère. Que propose ce marabout?
F. n'a pas voulu en
entendre plus.
Les thèmes culturels chez Fatim
Fatim refuse les interprétations traditionnelles donnée's de sa mala-
die, car les accepter, c'est accepter de finir comme la plupart des
siens qui en sont presque tous morts. Fatim ne peut accepter ce
diagnostic étiologique terrible. 1\\ ne peut pas s'agir de rab simple-
ment, les rab, c'est vrai, peuvent provoquer, au pire des cas, la folie
mais ils ne tuent pas en général. F. est convaincue que sa maladie à
elle, est différente de celle des siens dont, les troubles n'étaient que
"de simples céphalées et des douleurs musculaires".
La persistance des "crises", la peur, l'insomnie, et le vent qui sort du
vagin, évoqueront un jinné ou plutôt un seytané. En effet, l'associa-
tion du thème du seytané et du thème du rab, pourrait rendre accep-
table la thèse du rab; ce qu'illustre le rêve de F. qui fait intervenir à
nouveau le rab sous la forme classique du fiancé/amant rab, "imper-
turbable visiteur de la nuit.
Mais rab ou amant rab, F. préfère qu'on cherche ailleurs; et l'amalga-
me qui trahit son déssarroi, traduit bien le fait qu'elle est prête à
accepter toute autre interprétation que celle d'une possession par les
rab: ·on dit aussi que ma maladie, c'est du maraboutage qui a fait
qu'un vent m'a pénétrée pendant ma grossesse pour me voler mon
enfant".

172
Nous pensons que ce vent pourrait bien être la manifestation aussi
bien d'un jinné, d'un seytane, que d'un rab.
La symptomatologie qu'elle présente est manifestement celle qu'on
impute en général aux 'rab' et son discours, assurément, est celui du
'rab' qui parle en elle lorsqu'elle réfute ces thèses traditionnelles.
Sa problématique, que le rêve illustre en partie, est en prise à la fois
sur le modèlp. névrotique de type occidental et sur le modèle culturel
traditionnel africain: un désir incestueux mais également la référence
au thème du 'faru rab' (le fiancé/amant 'rab'), visiteur nocturne, diffi-
cilement identifiable parce qu'on ne parvient jamais à en voir le visage
mais en même temps aisément reconnaisable justement parce qu'on
ne voit jamais son visage, qu'il est toujours grand et bien vêtu d'un
"grand boubou" blanc et d'un 'kala' (longue pièce d'étoffe drapée sur
les épaules) et tenant un 'kurus' (chapelet). Une image classique qui
évoque le personnage du père.
Chez fatim, la verbalisation de ce rêve lui permettra ensuite de se
désolidariser de son milieu, de mettre en cause sa mère et sa grand
mère, mais surtout d'aborder - même fugitivement - une préoccupa-
tion concernant une terrifiante menace qui plane sur elle comme sur
toute jeune femme africaine mariée : une probable co-épouse.
Fatim : "Ma famille finira par me rendre folle ou par me faire mourir...
et mon mari pourra ainsi "prendre" une autre femme ... /1 faut m'aider
sinon je vais finir comme ma mère... Une vie malheureuse, dure et
difficile, une vie de maladie ... "

173
Ce qu'il faut dire, c'est que l'adhésion de Fatim aux modèles culturels
est intacte et les thèmes symboliques évoqués par elle sont variés
comme le sont les déplacements qu'elle opère: "sa famille" représen-
te à la fois celle de son mari et la sienne car sa belle-mère est égaIe-
ment sa tante paternelle, la 'bajjen'. Cet amalgame permet d'opérer
un rapprochement des lignées paternelle et maternelle, donc grâce à
la maladie. Mais ce rapprochement, à son tour, permet aussi à Fatim
d'effectuer un glissement de la thèse 'rab' invoquée (par la famille) et
réfutée (par Fatim) à la thèse "maraboutage" plus acceptable mais
tout aussi terrifiante.
'Maraboutage" invoqué par la famille mais que Fatim attribue à sa
belle-mère qui, bien qu'étant sa 'bajjen', n'en demeure pas moins sa
belle-mère; or une belle-mère est toujours une ennemie potentielle
(de sa bru) qui ne se souciera en priorité que du bien-être et de la
sauvegarde de son fils (à qui elle pensera toujours trouver une se-
conde femme).
En émettant un doute sur sa filiation parternelle, Fatim ne peut que
mettre en question ses liens de parenté avec cette tante paternelle et
du même coup justifier ses craintes et sa conviction d'être "marabou-
tée" par sa belle-mère.
Il ne restait rien à Fatim pour assurer son identité.
Chez Fatim, la persistance des troubles, malgré les nombreux guéris-
seurs qu'elle a consultés et qui ont parlé de 'rab' familiaux, loin de
mettre réellement en cause l'incompétence de ces tradithérapeutes,
donne à Fatim le sentiment effrayant que les 'rab' sont mécontents,
persistent dans leur mécontentement et demandent réparation: le
rituel sacrificiel du 'tuuru' et le 'samp' par lesquels Fatim, par sa

174
position d'aînée accède à la fois à son statut d'héritière naturelle des
'rab' maternels mais également à son statut d'''élue'' des 'rab'; elle
devient une 'borom rab' (titulaire).
Mais si tout prédestinait Fatim à ce statut, elle n'y a pas été préparée
et rien dans son entourage et sa vie passée n'a pu la motiver pour
qu'elle consente à avoir de telles responsabilités et un destin/une
destinée si sombre, si tragique. La folie et/ou la mort. Comment
échapper à un tel destin ?
Fatim interrogera les sources d'une telle destinée, elle émettra un
doute sur son ascendance: cette femme, si méchante, si mauvaise et
folle, chez qui on a parlé de 'rab' est-elle réellement sa mère? Et cet
homme qu'on n'entendait et qu'on ne voyait pratiquement jamais est-
il vraiment son père ?
Pour toute réponse, Fatim refuse catégoriquement l'assimilation de
sa maladie à "celle des siens", mais elle réfute également l'interpréta-
tion traditionnelle - le 'rab' - donnée à sa maladie. Le 'rab', certes, ils
en ont dans la famille, mais elle, elle n'en a jamais vu. Et pourtant,
manifestement, c'est le 'rab' qui s'exprime en elle; elle a peur, elle est
désemparée, elle veut qu'il la laisse tranquille, lui qui lui met dans la
tête ces pensées honteuses, ces rêves "salaces", elle qui a un esprit
et un caractère si "propres"; ça ne peut être que les 'rab', car ça ne lui
ressemble pas, mais en même temps comment accepter que le 'rab'
est en elle, l'instigateur de tous ces dérapages inhabituels? Et égaIe-
ment de tous ces troubles?
Accepter le rôle, l'incrimination du 'rab' dans sa maladie, c'est accep-
ter de recourir aux rituels sacrificiels du 'tuuru' et faire éventuelle-
ment le 'samp' qui feraient d'elle une titulaire de 'xamb', de 'rab', et

175
cela la désignerait et la situerait parmi les siens. Mais le prix à payer
est trop élevé. Elle ne peut pas.
Mais dès lors, comment acquérir et où trouver le ferment de son
identité que ni son enfance malheureuse, ni son mariage, ni ses multi-
ples maternités n'ont pu lui assurer de façon "équilibrante" et épa-
nouissante ?
Comment assurer sa place dans la lignée sans finir comme tous les
siens ?
Voilà les épineuses aspirations contradictoires de Fatim pour qui la
maladie 'rek' et l'h6pital sont un ultime recours pour négocier les res-
sorts d'une existence où puissent s'instaurer une harmonie entre le
"dedans" et le "dehors" et le sentiment d'appartenir à une culture.
Fatim ne peut rien espérer des recours traditionnels que peut lui offrir
sa famille, car elle a vu que ces recours n'ont pas empêché les siens
de devenir fous et de "mourir" de cette folie causée par les 'rab'.
En effet, ni le 'tuuru', ni le 'samp', ni le 'ndëpp' n'ont guéri et sauvé
les siens.
Ces recours traditionnels lui ont été inaccessibles en partie aussi
parce que sa famille ne s'y fiait plus par expérience.
Fatim était condamnée alors, à moins que l'h6pital, l'institution, ne
soient le lieu de la délivrance mais surtout le lieu de la contestation
négociée - comme chez le notaire - d'un testament accablant.

176
Quelques considérations psychologiques
Si, comme Kadio et Aminata, Fatim a très tôt opposé un refus de sa
condition de femme, contrairement aux deux autres, elle a fini par
céder pour "donner" sept enfants à son mari, donnant ainsi satisfac-
tion aux exigences de la famille et de la société et justifiant, du même
coup, son statut de femme mariée.
La soumission à sa vie de misère, de solitude, de douleurs et de
frustrations, n'empêchait en rien Fatim de s'octroyer à'étroites pla-
Ges d'évasion, de liberté et de plaisir dans ses rêves et fantasmes,
même si ceux-ci étaient suivis d'une sanction, le sentiment d'avoir
commis un vol et celui d'une forte culpabilité
Une accusation inopportune de voleuse, par sa VOlsme, tombera
comme un pavé dans la mare, tarissant du même coup cette source
secrète où Fatim puisait la force de se soumettre aux obligations et
impératifs de son milieu.
Mais pour Fatim, cette accusation, lancée à son fils, lui était adressée
et était vécue comme mettant en cause sa fidélité à l'égard de son
mari; et cela réveillait du coup d'anciennes et lancinantes interroga-
tions sur l'identité de son véritable père. C'est la rupture, et R. Kaës
d'écrire (2) : "Une rupture masque toujours une autre rupture qui la
rappelle et la contient." Et si à travers nos entretiens avec Fatim il ne
nous a pas été possible de remonter jusqu'aux premières expérien-
ces de rupture dans son enfance, un fait mériterait d'être souligné:
au moment de l'accusation, Fatim était convaincue depuis quelques
semaines d'être enceinte, alors que son mari était absent depuis fort
longtemps et ne pouvait donc pas en être l'auteur.

177
Fatim a-t-elle fauté ? Elle niera
"Je me suis toujours contenté de mon marL .. Je n'en ai ja-
mais connu d'autre."
Et pourtant, cette accusation, elle l'a vécue comme la preuve que tout
le monde savait !
Cet enfant qu'elle croyait porter en elle, était-ce un enfant adultérin
ou s'agissait-il d'un pur fantasme d'adultère?
Gro&sesse réelle adultérine ou grossesse imaginaire ?
Toujours est-il que, vécu comme un drame honteux et qui serait lourd
de conséquences, cet "évènement" - et le coup qu'il risque de porter
à son statut de femme mariée et à son honneur - a trouvé comme
"caisse de résonance" les douloureuses interrogations et le doute de
Fatim quant à son origine, sa naissance: n'était-elle pas elle aussi un
enfant adultérin ou un enfant naturel? "Mon père, je peux dire qu'il y
avait chez nous un homme qu'on ne voyait jamais, qu'on n'entendait
jamais... C'était peut-être lui !"
Les troubles de Fatim ont commencé à la suite de cet incident: les
douleurs à l'emplacement du bébé. "Mon ventre ne doit plus être bon
maintenant... Je sens une corde attachée à mon sexe et reliée à ma
gorge.' Ceinture de chasteté ou moyen expiatoire? "Du vent sort de
mon sexe". S'agit-il du vent de la souillure, de la délivrance, de la
purification, ou bien du Seytané ?
Fatim crie son angoisse face à son milieu dont elle veut s'extraire, sa
relation conflictuelle passée avec sa mère, l'absence de son père,

178
ses frustrations sexuelles et affectives, ses rêves compensatoires
qu'elle n'aura même plus, sa culpabilité, mais également sa disposi-
tion à se conformer un tant soit peu. Un véritable appel au secours
pour exister.

Kadio
ou le 'Iiggéeyu ndey'
Kadio est une jeune femme toucouleur, analphabète, âgée de 19 ans,
mariée sans enfant; le mari, monogame, a émigré à l'étranger, un
mois à peine après le mariage.
Kadio vit à Dakar chez son oncle paternel, un homme polygame dont
la plupart des nombreuses femmes ont à peu près l'âge de Kadio.
Mais toutes ces femmes ont des enfants. Et dans la même maison
vivent, également d'autres jeunes femmes mariées - avec enfants -
mais dont les maris résident à l'étranger et sont donc absents, sou-
vent pour de longues années.
Lorsque je reçois Kadio pour la première fois en consultation, elle est
accompagnée d'une des femmes de son oncle; elles étaient belles;
et
pareillement
vêtues,
elles
paraissaient
sereines
dans leurs
"grands-boubous" traditionnels confectionnés avec le même tissu,
avec leurs mouchoirs de tête noués de la même manière. En les
voyant entrer, j'ai d'abord pensé avoir affaire à deux soeurs jumelles;
mais très vite, quelque chose d'indéfinissable me disait qu'il devrait
s'agir plutôt de deux co-épouses. Et devant le calme qu'affichaient
ces deux femmes, il m'aurait été difficile d'identifier Kadio si ce n'était

180
quelque chose d'à la fois fureteur et scrutateur dans son regard; il y
avait également dans son maintien quelque chose de gauche et d'em-
prunté qui évoquait "image de la jeune fille vêtue des souliers et
habits trop grands de sa mère pour faire femme ; mais il y avait
surtout un port de tête rigide comme si elle craignait de perdre son
ample mouchoir de tête mal noué et qui paraissait trop lourd pour ses
petites épaules de jeune adolescente,
Kadio me dit alors qu'elle est malade, qu'elle fait des "crises" mais
uniquement à la maison et pratiquement jamais à l'hôpital; et qu'il
faudrait qu'on la soigne car, au début, lors de ses "crises" elle "tom-
bait" mais sans jamais se faire mal, alors que depuis quelques temps,
elle tombe beaucoup et elle se fait de plus en plus mal. C'est alors
qu'elle défit (enfin!) son mouchoir de tête pour exhiber une cicatrice,
au beau milieu du front, suite à une récente chute.
Kadio : "Vous voyez que je ne simule pas! Ma maladie est vraiment
grave, hein docteur".
Je fis alors sortir la jeune femme qui l'accompagnait et demandai à
Kadio de me raconter sa "maladie".
Kadio : "Je suis trop souvent seule à la maison et dès que je suis
seule, je me mets à penser à ma mère, à la vie dure et j'y
pense alors tellement qu'aussitôt j'ai des maux de tête, des
vertiges, des étourdissements et la crise survient: je tombe
et je m'évanouis.
"Ça commence par des douleurs au ventre: sur le flanc gau-
che, je sens des cailloux qui roulent, qui montent vers le sein
gauche, en font le tour plusieurs fois, remontent par l'épaule

181
gauche, la nuque, le cou et viennent se loger aux tempes.
"Ce qui provoque des maux de tête, ensuite des vertiges; et
juste avant la crise, j'ai mal entre les seins et quelque chose
se gonfle au milieu, j'essaie de l'extraire mais je n'ai jamais
le temps d'y arriver car la crise survient à ce moment ;... il Y
a des fois aussi où les cailloux migrent vers les cuisses, se
logent aux genoux et me font mal.
Kadio nous fera l'historique de sa maladie expliquant que très tôt
dans sa vie, elle a eu comme principale maladie une épistaxis et que
ce n'est que vers l'âge de 7 ans que les vertiges ont commencé. La
mère a tout de suite pensé aux 'rab' et lui a fait faire, selon Kadio,
plusieurs traitements traditionnels auprès de tradithérapeutes pour
qui c'était évident qu'il s'agissait de 'rab'. Mais malgré cela, les trou-
bles persistaient.
Dans celte période (6, 7 ans environ) les relations déjà fort difficiles
avec sa mère s'aggravent. Elle rencontre pour la première fois son
père qui vit au Mali; sa mère se remarie en Guinée (où toutes les
deux vivaient jusqu'à présent) ; c'est à ce moment que son père,
informé de la persistance de la maladie et de l'aggravation de ses
relations avec sa mère, décida de la prendre avec lui pour la faire
soigner. C'est là que les crises ont commencé. Et très vite le père
l'enverra à Dakar auprès de son frère cadet, un homme prospère, afin
qu'il la garde et la fasse traiter à Dakar.
Mais malgré ces changements importants et des relations moins con-
flictuelles, les 'crises" continueront et n'empêcheront pas son oncle
de "la donner en mariage" sans la consulter à un proche cousin qu'el-
le connaissait à peine.

182
Kadio: " Un mois après mon mariage, un dépucelage cauchemardes-
que, une vie conjugale éphémère, et des "relations" (sexuel-
les) douloureuses, mon mari a émigré à l'étranger et depuis
je ne l'ai pas revu.
"On a gardé le contact.
1
i
"Au début je voulais partir, le rejoindre mais il n'était pas
i
encore prêt à m'accueillir, mais c'est surtout ma mère qui
m'en a dissuadée ... selon elle, une femme n'est pas faite
pour voyager, pour rejoindre son marL .. il faut 'Savoir l'atten-
dre, patienter. .. et selon ma mère dans le pays africain où vit
et travaille mon mari, il ne peut m'y arriver que des malheurs
et puis les femmes de ce pays, il vaut mieux ne pas trop se
frotter à elles ... elles s'adonnent trop à la sorcellerie ...
"J'ai donc préféré rester ici. .. j'y suis bien et j'y vis avec
d'autres jeunes femmes dont les maris travaillent également
à l'étranger.
"Seulement elles, elles ont des enfants, donc elles peuvent
s'en occuper, ça leur permet de supporter les longues ab-
sences de leurs maris.
"Moi je n'ai pas d'enfant
je ne suis pas enceinte, comme
s'il ne m'avait rien laissé
personne ne sait quand il va
revenir, ni pour combien de temps et les voisines (les fem-
mes de la maison) me raillent, d'autres demandent si je
compte attendre la vieillesse ou la ménopause pour faire un
enfant; d'autres, enfin, disent que "quand une femme attend
le retour de son mari, seule, sans enfant auprès d'elle, les
liens ne tiennent à rien de solide, et il y a de forts risques
que le mari se sente très peu motivé à revenir vite".

183
A chaque fois qu'une allusion est faite à une grossesse qui tarde à
venir, Kadio fait une "crise" à la maison. Et devant l'intensification des
"crises", la mère, informée, suggère un traitement traditionnel auquel
s'opposeront l'oncle, le mari qui a également été consulté et le père.
Ils feront bloc contre la mère et décideront de faire soigner Kadio à
Il l'hôpital
Fann."
C'est ainsi qu'elle sera admise pendant quelques jours au service de
Neurologie pour ensuite être adressée en psychiatrie où elle séjour-
nera une semaine avant sa sortie.
Un mois plus tard nouvelle hospitalisation en psychiatrie où elle fera
son unique "crise". L'interne a noté: "Crise d'allure épileptoide mais
sans perte de connaissance, avec une participation fonctionnelle + +
en particulier tachycardie, douleurs thoraciques. On assiste ensuite à
de l'anorexie, des troubles viscéraux (boule hystérique, nausée, mi-
gration ascendante depuis la région ovarienne ... ), de troubles mo-
teurs (asthénie musculaire associée à des tremblements), des dou-
leurs au cou, etc.
Lorsque je revis Kadio, elle m'apprit que sa mère, informée de sa
seconde hospitalisation, s'apprêtait à venir la voir à Dakar; elle me
dit alors qu'elle était effrayée par cette prochaine visite et manifesta
une vive opposition à l'idée de rencontrer sa mère :
Kadio : "Ma mère, elle ne m'aime pas ... on dirait qu'elle m'accuse
d'être la cause de son divorce avec mon père ... elle est
méchante et à chaque fois que je pense à elle, je fais des
"crises" ... alors qu'est-ce que ça va être quand elle sera là?

18'4
"Je veux guérir moi et ici à l'hôpital. .. or ma mère, elle, croit
trop aux marabouts; tout ce qui se passe, elle dit qu'il faut
aller voir un marabout, et celui-ci il dit toujours que c'est les
'rab' ou parfois, que c'est un 'Iiggéey' (maraboutage).
nA l'hôpital on va bien me soigner et je ne voudrais pas que
ma mère y vienne avec ces "choses-là" ... il faut m'aider, il ne
faut pas l'écouter.
"Elle me disait souvent que 'ce qu'une maman peut donner à
sa fille, aucun homme ne peut le lui donner, même pas son
mari. ,"
M.M. : Vous voulez parler du "Iiggéeyu ndey" (littéralement "le travail
de la mère" qui fait ici allusion/référence au mérite, à la
soumission, à l'assujetissement et à la fidélité de la mère à
son mari) ?
Kadio: "En effet je suis inquiète et j'ai peur ... je ne comprends pas ce
qui m'arrive depuis ma naissance: j'ai une enfance solitaire
et malheureuse sans père; très tôt j'ai commencé à être
malade et je ne me suis jamais entendue avec ma mère qui
ne s'entend avec personne d'ailleurs, même pas avec son
mari actuel. .. depuis quelques années je fais des "crises" ...
on me "donne" un mari qui ne vit pas avec moi ... on n'a pas
d'enfant et mon existence n'a rien de celle d'une jeune fem-
me mariée et comblée ... et maintenant j'ai une maladie et on
me soigne chez les fous !
M.M.
Vous craignez donc que tous vos malheurs et avatars ne
soient le fruit du mauvais 'Iiggéeyu ndey' de votre mère?

185
Kadio : "Je le crains même s'il n'appartient pas à l'enfant d'en par-
Ier... mais l'on m'a souvent reproché le caractère autoritaire
el insoumis de ma mère, son impatience, son indépendance
et sa façon de faire comme si l'on pouvait se passer des
hommes de la terre ...
"Mon père el surtout mon oncle me disent parfois - lorsqu'ils
en ont après moi - que "ma mère n'est ni une femme ni une
(bonne) mère mais plutôt un homme mais que les hommes
mêmes ne sonl pas comme elle" ... et ils rajoutent qu"'unê
femme qui veut être, à la fois, un homme y compris avec son
propre mari n'a pas de "njërin" (mérite, valeur) et ne peut
que vouer ses enfants à une existence difficile, sans bon-
heur, ni paix, ni de bonne santé où qu'ils soient et quoi qu'ils
fassenl". "
M.M. : Mais peut-être que votre mère - sa vie durant - n'a fait que
refuser une condition de femme que vous, vous refusez en
ce moment - à votre façon - par la maladie ?
Kadio
"Oui, mais comment faire ... ?"
M.M. : Vous voulez dire comment refuser, s'opposer sans être 'xaraa-
m', "allah ku" (maudile) ?
Kadio: " Vous savez, je veux bien 'sey' (ici dans le sens de préserver
son mariage) bien que je n'aie pas eu le temps de m'habi-
tuer à mon mari et de l'aimer... je voudrais bien avoir un
enfant mais j'ai tellement peur de l'accouchement. ..
"J'ai entendu dire depuis l'enfance, que l'accouchement fait
très mal, qu'on est déchiré partout et que de toute façon,

186
une femme - surtout jeune - doit souffrir pour mettre au mon-
de un enfant...
"Et puis, avec toutes les potions et tous les médicaments
que j'ai avalés dans ma vie, je me demande si mon ventre
est encore bon pour faire un enfant... je suis encore jeune et
s'ils pouvaient tous attendre que je guérisse totalement
avant de faire un enfant. ..
"Vous savez, je ne suis encore qu'une enfant, la preuve c'est
qu'on m'a toujours empêchée de sortir soi-disant que j'étais
encore enfant et du jour au lendemain, on me refuse l'autori-
sation de sortir parce que je suis mariée ...
"Mon mari est loin, je n'ai pas d'amies et je me sens seule,
livrée aux sollicitations sexuelles de mon cousin (du même
âge et vivant sous le même toit que Kadio) qui m'épie sans
arrêt, même lorsque je prends une douche ... il a un regard et
une force qui m'effraient, et vu qu'il est en permanence à la
maison, j'ai très peur de me retrouver seule avec lui.
"Je n'ai jamais la possibilité de sortir seule et les rares fois
où cela m'arrive, je vais au cinéma voir des films d'amour. ..
mais lorsque je reviens à la maison, je me sens mal, bizarre,
j'ai mal au ventre et je ne parviens pas à m'endormir ... alors
je me mets à penser à mon cousin, à mon mari, ensuite à ma
mère et là, je fais une 'crise. '"
Lors d'une séance
M.M.
Si vous ne dormez jamais, vous ne rêvez jamais donc?
Kadio
"II me faut tout le temps être vigilante"

187
M.M. : Avec votre cousin, ou bien pour éviter de rêver ou alors pour
éviter une "crise" ?
Kadio : "D'abord à cause de mon cousin qui est toujours à proximité;
et puis lorsque je fais un rêve, à mon réveil, je pense à lui,
puis je me mets à pleurer et à ce moment la "crise" survient".
M.M.
Pouvez-vous me raconter ce rêve?
Kadio : "II s'agit d'une plante, un petit pimentier fleuri que m'offre
mon cousin ... mais je n'ose jamais l'arroser de peur de me
piquer
Ce qui fait que tantôt les fleurs sont rouges, tantôt
noires
un jour à la veille du retour de mon mari, en net-
toyant de fond en comble la chambre conjugale, je découvre
sous le lit la plante qui avait séché et qui était découpée en
petits morceaux. J'ai alors beaucoup pleuré et j'ai fait une
'crise. rll
'crise.
M.M. : Ce rêve vous fait-il penser à quelque chose?
Kadio: "Je pense que mon mari me manque et qu'il faudrait que j'aille
le rejoindre le plus tôt que possible si je veux éviter la hon-
te ... mais aussitôt arrivée là-bas je risque d'être enceinte
aussi et cela je n'en veux pas ... et pourtant il me faudrait un
enfant au moins"
M.M. : Manifestement, vous êtes écartelée entre deux genres de dé-
sirs contradictoires. Vous êtes à la croisée d'un chemin
sans possibilités de choisir entre deux voies, deux modèles
d'existence ... nous pourrions peut-être chercher encore en-

188
semble le modèle qui vous convient le mieux ...
Quelques semaines plus tard, Kadio finira par mettre ses troubles en
rapport avec sa situation conjugale et familiale et ses rapports con-
flictuels avec sa mère; les contradictions entre ce qu'elle veut et/ou
appréhende et ce que son milieu et la société attendent d'elle ou lui
imposent, ses sentiments ambivalents à l'égard de son mari.
Lors d'une séance ultérieure, Kadio qui avait reçu entre~emp5 la visite
de sa mère dit :
"Ma mère est venue me voir enfin ... cela s'est très bien pas-
sé ... elle a beaucoup changé ... "
Devant mon silence, elle poursuit
"Ou c'est moi plutôt qui ne me reconnais plus."
Un peu plus tard, au cours d'une autre séance, Kadio, pendant qu'el-
le parlait, posa innocemment sur mon bureau, devant elle -comme
pour soulager ses mains- un sac en plastique de pharmacie. A travers
la transparence du sac, on pouvait apercevoir des médicaments
pharmaceutiques et d'autres choses qui, elles, ne JJrûlienaient mani-
festement pas d'une pharmacie mais de chez un tradithérapeute ; il
s'agissait d'une petite bouteille contenant une substance liquide noi-
râtre et de quelques petits sachets en plastique qui contenaient une
bonne quantité de racines et d'écorces de plantes.
Et comme si ces objets hétéroclites risquaient d'échapper à mon re-
gard, elle exhibait au cou un gris-gris (en grosse ficelle en coton
généralement utilisée pour confectionner des talismans) et au poi.

189
gnet un autre gris-gris qui ressemblait étrangement aux bracelets
magiques qu'on fait souvent porter aux femmes mariées qui ont une
maternité qui tarde, afin de les rendre fécondes.
Ce collier et ce bracelet "magiques" qui avaient d'abord échappé à
mon attention, prirent alors toute leur dimension.
Et comme pour répondre à une question que je n'allais certainement
pas formuler, Kadio dit:
,
"Mon mari n'est pas venu, mais je l'ai appelé et lui ai parlé au
téléphone ... il arrive dans deux mois et nous repartirons en-
semble ... en attendant je pars avec ma mère chez elle afin
que nous préparions mon départ à l'étranger ... "
Leviers culturels
Les troubles de Kadio trouvent comme lieu privilégié d'expression, le
profond désaccord qui existe entre sa lignée paternelle et sa lignée
maternelle, celle-là incriminant celle-ci à plusieurs niveaux.
Le mariage précipité de K. chez son oncle paternel n'a pas eu l'agré-
ment et la bénédiction de sa mère qui n'y a d'ailleurs pas assisté. Est-
ee parce qu'elle n'avait pas été avertie, ou bien ne l'avait-on avertie
qu'au dernier moment, ou alors a-t-elle délibérement boudé ce maria-
ge et s'y est-elle opposée vu qu'il a été décidé par l'oncle paternel de
Kadio, qui ne l' a même pas consultée, ce qui lui aurait permis de
"préparer" sa fille?
Toujours est-il que Kadio établira un lien entre sa stérilité et ce que sa
maman lui disait souvent: "ce qu'une maman peut donner à sa fille,

190
aucun homme ne peut le lui donner, même pas son mari".
Pour K., il lui manquait ce "quelque chose" pour être une femme, une
épouse et surtout pour pouvoir avoir un enfant. Or, ces choses-là, çà
se fait avant le mariage, c'est l'affaire des femmes, è'est à sa mère de
le faire, pour sa fille. Mais n'est-ce pas trop tard? Kadio n'a t-elle pas
choisi l'autre camp, celui des hommes, le camp de son père et de son
oncle paternel? Comment pouvait-elle les désavouer, faire marche
arrière et faire confiance à sa mère? Dès les premiers troubles de
Kadio (à l'âge de 7 ans) la mère a pensé au rab, les gLlérisseurs ou
marabouts consultés ont confirmé.
La mère est peulh-toucouleur mais est fortement imprégnée des va-
leurs et traditions wolof. Nous l'avons rencontrée et elle parlait avec
perfection le wolof que parle moins bien sa fille. Après son divorce,
elle s'est remariée et a émigré dans un autre pays africain avec son
mari et Kadio qui n'avait que quelques mois.
En situation d'émigration, l'évocation par la mère de K., du phénomè-
ne rab devait certainement traduire sa précoccupation pour son atta-
chement au terroir, à son milieu d'origine. Car sinon, comment pour-
rait-on expliquer l'interprétation par le rab très tôt fournie par la mère
de K. dès les premiers signes de maladie de celle-ci, alors que cette
femme n'a pas dans ses ascendances familiales ni de tuur, ni de rab?
Cette évocation traduisait-elle un emprunt qu'aurait opéré cette fem-
me dans la communauté sénégalaise qu'elle fréquentait et qui était
également en situation d'émigration? Sinon comment expliquer le fait
que les thérapeutes traditionnels auxquels elle a eu recours dans ce
pays, aient parlé de rab confirmant ce qu'elle pensait déjà?

191
Les troubles de K. ont commencé très tôt à se manifester dans ce
pays étranger; mais les "crises" elles, n'apparaîtront qu'au moment
de sa séparation d'avec sa mère et de ses retrouvailles avec son
père. Un nouvel exil qui verra s'accentuer les "crises"; et "agghl;va-
tion de celles-ci va motiver un troisième exil vers le Sénégal.
Dans ce cadre nouveau, les rappports avec la mère sont inexistants,
le climat est moins conflictuel, la vie citadine plus séduisante; mais
les 'crises" persistent! Les récriminations de "oncle et du père en
direction de la mère lointaine finiront par convaincre K. de l'origine
maternelle de ses troubles: la mère a failli à son devoir, Kadio brandit
le thème du "Ligeey yu ndèye" (le travail de la mère). C'est l'insubor-
dination de sa mère qu'elle est entrain de payer; sa "vie de crises",
d'insatisfaction et de railleries, de solitude affective, de stérilité et
d'incertitude quant à son avenir et l'avenir de son "mariage" ne peu-
vent qu'être le fruit amer du "mauvais Ligeey yu ndèye". Kadio le
pensait déjà mais comme elle nous le dira, "je ne suis qu'un enfant et
il n'appartient pas à l'enfant d'en parler, de juger le comportement de
sa mère". Et pourtant l'oncle ne cesse d'en parler et de mettre les
déboires de K. sur le compte de l'insoumission de sa mère.
Pour K. la solution serait peut être d'aller rejoindre son mari (un qua-
trième exil). Mais là, la mère même lointaine, fait valoir ses prérogati-
ves de mère en faisant allusion aux pratiques de sorcellerie des 'em-
mes africaines du pays où vit le mari de sa fille.
Avant la première hospitalisation de sa fille, elle avait préconisé un
recours aux thérapies traditionnelles en parlant de rab. Le clan mâle
adverse (l'oncle, le père et le mari) s'y est opposé. Kadio sera donc
hospitalisée une première fois pendant une dizaine de jours. Quel-
ques semaines après sa sortie de l'hôpital, les troubles réapparaî

192
tront intensifiés.
Une seconde fois, elle sera hospitalisée et c'est au cours de ce séjour
qu'elle sera orientée à notre consultation. Sa mère informée décide
d'agir: elle va venir la voir et peut être la ramener avec elle. Et si elle
évoque cette fois le thème de la sorcellerie (des femmes africaines... )
ce n'est pas pour expliquer les troubles de sa fille mais pour en pré-
venir d'éventuelles aggravations. Cette nouvelle tentative maternelle
aboutira. Le "Ligeey yu ndèye" comme thématique socio-culturelle
permet par ailleurs à Kadio de manier des leviers d'ordre psychologi-
que pour penser que si sa mère n'était pas tout ce qu'on dit qu'elle
est, elle n'aurait pas divorcé, elle
K. non seulement elle n'aurait pas
été sevrée de la présence paternelle, mais elle n'aurait pas non plus
été ainsi "trimbalée" dans son enfance, d'un pays à un autre, d'une
famille à une autre.
Elle n'aurait pas non plus été si peu préparée à la vie, à la vie d'épou-
se et à sa "conséquence logique" : la maternité, la procréation. Sa
mère aurait veillé à son éducation, à son apprentissage de la vie de
femme, à sa "préparation" .. Elle lui aurait ainsi donné "ce que/que
chose que seule une mère peut donner à sa fille" pour lui permettre,
ultérieurement d'être une épouse comblée et une femme féconde.
L'arrivée de la mère au cours de ce second séjour de K. à l'hôpital, et
son autorité habituelle, vont permettre finalement à la famille de trou-
ver un consensus: /a mère fournit à sa fille un traitement indigène
contre ses troubles et des "gris-gris" contre la stérilité; elle propose
de l'emmener avec elle pour la "préparer maintenant" en attendant
que le mari, averti et consentant, vienne la chercher dans les deux
mois qui suivront. Ce consensus familial allait permettre un bon pro-
nostic.

193
Dans l'entourage de Kadio, la sarabande de sentiments d'amour et
d'hostilité, l'amalgame et la configuration des personnages tradui-
saient une certaine incohérence; l'entourage ne pouvait qu'être dé-
faillant dans ces conditions et le recours de K. à la maladie et à
l'hospitalisation était la seule solution.
Et si la dualité des interprétations de la maladie et des solutions pré-
conisées illustre l'opposition qui existait entre les deux lignages, la
maladie même et l'hospitalisation auront permis à K. d'opérer un rap-
prochement entre les deux lignées.
Deuxième série d'interprétations
Chez Kadio, nous avons retrouvé la plupart des traits de personnalité
hystérique, histrionisme, labilité émotionnelle, forte dépendance af-
fective,
certains traits d'agressivité, hyperréactivité à des évè-
nements mineurs, excitabilité, etc. Comme toute hystérique, Kadio
est très dépendante de son entourage, et avide de reconnaissance,
d'attention et d'affection.
Elle a toujours eu des relations conflictuelles et agressives avec sa
mère vécue, par tous "comme une femme belle, distinguée et fière,
indépendante et autoritaire, rebelle et insoumise (... ) et Qui se croit
supérieure aux autres, régnant en maitresse absolue sur tous ceux
Qui l'entourent, y compris sur son mari".
Les parents de Kadio, bien avant - et après - leur divorce (Kadio
n'avait que 6 mois) , ont toujours entretenu des relations hostiles. Et
l'oncle paternel de K. commerçant prospère et heureux polygame,
règne lui aussi sans partage, sur son entourage familial dakarois es-
sentiellement composé de jeunes femmes.

194
Un entourage soumis et trop dépendant de lui. Amoureux depuis tou-
jours de la mère de K., cet homme n'a jamais pu admettre l'indifféren-
ce de son ex-belle-soeur à son égard, ni qu'elle lui ait préféré son
frère (père de K.) dans le passé. Kadio est au courant de cela; et
vivant chez cet oncle, bel homme, riche et relativement jeune, elle
n'est pas insensible - bien qu'insatisfaite - au traitement de faveur qui
la place sur un pied d'égalité avec les épouses de l'oncle, qui sont à
peu près de son âge; elles entretiennent ainsi de véritables rapports
de rivalités (wujjë) comme cela se passe entre co-épouses; et mieux,
Kadio passe parfois pour la plus jeuÎle des femmes de son oncle,
nous confiera t-elle. Mais contrairement aux autres femmes de l'en-
tourage, elle n'a pas d'enfant, et il le lui est cruellement et souvent,
rappelé.
L'oncle de Kadio est selon la coutume, son "petit père" mais aussi le
"petit-mari" de la mère de K.
Cet oncle est donc pour K. un véritable substitut paternel et est à la
fois imaginairement vécu comme un mari. Aussi, le grand amour de
cet homme pour la mère de K. et ses récriminations contre elle, ont
mobilisé chez K. des sentiments de jalousie tout en ravivant son hos-
tilité et son agressivité envers la mère. Dans ce foisonnement de
sentiments contradictoires, d'attentes et de déceptions, K. encore
empêtrée dans des émois psycho-infantiles, ne pouvait que trouver,
dans ce noeud de relations et d'ambivalences, les élèments qui al-
laient raviver ses conflits psycho-affectifs non encore réglés. Quête
d'amour, de reconnaissance, difficultés d'identification, quête d'iden-
tité, etc.

195
Kadio refusait les explications et interprétations traditionnelles de sa
maladie. Mais à travers ces refus, c'est sa mère qu'elle met en cause,
prenant ainsi le parti de son oncle paternel et de son père. Elle révèle-
ra lors des entretiens, ses sentiments hostiles à l'égard de sa mère et
de l'accouchement, respectivement modèle d'identification et facteur
d'identité chez la femme africaine. Mais elle exprimera également le
manque affectif créé par le départ précoce et l'absence du père et
aussi le départ précoce et l'absence du mari; elle parlera de son désir
d'aller rejoindre son mari et de sa crainte de tomber enceinte dès son
arrivée la-bas. Dilemme dont les prémisses sont exprimées, verbali-
sées. Témoignage d'une difficulté d'identification et d'un quête
d'identité chez une femme à qui les évènements et l'histoire familiale
n'ont pas donné les moyens et le temps de faire le deuil de son
enfance et de son adolescence afin de pouvoir s'approprier les lois et
modèles de négociation d'une existence "normale" de femme adulte
et mariée.
Le mariage - quel qu'il soit - représentait aux yeux de Kadio la possi-
bilité d'échapper à "autorité et à la "méchanceté" maternelles. Très
vite pourtant elle se sera rendu compte que ce mariage la plaçait
dans des conditions encore plus draconiennes où la soumission,
l'abnégation, le sevrage affectif et sexuel, "attente longue, l'humilia-
tion, la peur d'être stérile mais également la crainte d'une grossesse,
étaient un lot quotidien.
Mais dans la maison de cet oncle, Kadio, malgré les moqueries, raille-
ries et pressions de l'entourage, jouit des mêmes prérogatives que
les femmes de l'oncle, hormis la liberté de sortir seule et la possibilité
de partager le lit de l'oncle/père/mari.
Un quotidien de frustrations où malgré ses rêves et fantasmes COm-
pensatoires, ses désirs adultères et incestueux deviendront insup-
portables, elle n'est pas insensible aux sollicitations sexuelles du

196
cousin.
Ces femmes, véritables modèles identificatoires pour Kadio, sont à la
fois vécues comme mères et comme co-épouses/rivales; et dans cet
espace oedipien, l'enfant qu'on attend de Kadio ne peut être pour elle
que l'enfant du père - l'oncle paternel, vécu en Afrique à la fois com-
me père - l'enfant de l'inceste, l'enfant de la "faute". Cet enfant-là, elle
ne peut le donner et pourtant il lui en faut au moins un pour justifier
son statut de femme mariée mais aussi pour éviter une éventuelle co-
épouse.
Chez kadio, à la difficulté d'effectuer le deuil de ses premières atten-
tes infantiles s'ajoutera le départ "précipitt" du mari qui réactualisera
le drame du départ précoce, de l'abandon de son père, ce père qui l'a
quittée "quand elle n'avait que 6 mois".
La maladie et l'hôpital auront servi de scène (de théâtre) où Kadio
venait transposer le drame aux multiples facettes de son existence de
femme; mais ils auront servi également aux deux familles, d'arbre à
palabres, lieu de concertations et de conciliations.
Le départ de Kadio pour aller s'installer provisoirement avec sa mère
afin de préparer son futur départ auprès de son mari, était l'évène-
ment qui allait sceller, structurer et sécuriser sa vie de femme et lui
permettre enfin de s'épanouir dans une maternité dont elle acceptait
désormais l'idée avec sérénité et confiance.

Aminata
ou la légende de "Coumba l'orpheline"
Aminata est une jeune femme Lébou de 23 ans, mariée sans enfant,
vivant à Dakar chez les beaux-parents, qui a été hospitalisée au ser-
vice de Psychiatrie pour "crises hystériformes", hospitalisation ar-
demment voulue par elle et farouchement refusée par sa famille qui,
elle, préconisant un traitement traditionnel, dût céder.
Tout a commencé un soir par une rage de dents dont se plaignait
Aminata. L'intensité des symptômes qu'elle présentait poussa les
beaux-parents à l'acheminer à l'hôpital Principal d'où elle a été réo-
rientée, après administration d'un calmant, sur "Fann". Ne pouvant lui
trouver une place à l'hôpital que le lendemain, les beaux-parents pro-
fitèrent de ce délai pour avertir la tante maternelie 00 Aminata, qui l'a
élevée jusqu'à son mariage. Et ils décidèrent ensemble de l'amener
voir un guérisseur malgré son refus forcené. Mais c'est devant une
crise encore plus intense d' Aminata chez le guérisseur, que les
beaux-parents et sa tante se résignèrent à l'amener à l'hôpital. Les
crises présentées par elle n'ont pas été observées dans le service et
leur description a été obtenue par l'anamnèse et les témoignages
faits par sa tante maternelle qui l'accompagnait.

198
Avant cette crise épileptiforme ayant précipité son hospitalisation,
Aminata, depuis l'âge de huit, dix ans, se plaint de céphalées tenaces
ayant nécessité une hospitalisation dans le passé à "Principal"; mais
elle fait également depuis l'âge de sept ans des évanouissements fré-
quents, aux causes multiples, survenant quand elle se trouve dans
une foule, dans un autobus aux heures de pointe, quand il fait ex-
cessivement chaud et qu'elle se trouve de surcroît dans la cuisine ou
tout simplement lorsqu'elle est énervée et contrariée.
Quand survient la crise, elle dit voir tout d'abord un "ballet d'étoiles"
qui s'estompent pour laisser place à une atmosphère blanche, puis
c'est le blanc total, elle ne distingue plus rien et c'est alors qu'elle
tombe et s'évanouit. Au réveil, elle a la langue pâteuse et un goût
amer et désagréable dans la bouche, mais jamais de morsure de la
langue ou de perte d'urine ou de blessures.
Elle semble accepter tout naturellement ses crises d'évanouissement
qu'elle explique par le fait qu'elle ne supporte pas la foule ni les
chaleurs extrêmes. Par contre ce qui la gêne et qu'elle voudrait qu'on
traite, ce sont les douleurs qu'elle ressent dans la tête et dans tout le
corps. Ces douleurs surviennent lorsqu'elle a un choc émotionnel et
qu'elle ressent comme un coup qu'on lui assène sur le crâne; ce qui
lui provoque des douleurs atroces qui migrent vers le bas: la nuque,
la colonne vertébrale avant de se répandre dans l'ensemble de son
corps. Elle ressent dans le même temps une forte soif et une boule
dans la gorge qui l'empêche d'avaler quoi que ce soit ou même de
parler.

199
L'histoire d'Aminata
Née sur la Petite Côte (à quelques kilomètres de Dakar), Aminata est
la seconde d'une fratrie de 3 enfants : un frère ainé et une soeur
cadette de vingt et un ans.
Les parents ont divorcé juste avant la naissance de cette dernière,
elle avait deux ans. Les parents se sont remariés chacun de son côté,
le père élevant l'ai né, la mère la cadette et Aminata, elle, a été confiée
à sa tante maternelle.
'
Cette tante, première épouse sans enfant d'un mari polygame, élève-
ra Aminata jusqu'au mariage.
Aujourd'hui mariée et sans enfant - deux fausses couches -, Aminata
vit chez ses beaux- parents dans un climat conflictuel. Le mari vit et
travaille à plus de 400 km de là et ne vient voir sa femme et sa famille
que les fins de mois. Cette famille du mari est composée du père, de
la mère, de deux petites soeurs et d'un frère cadet.
La première fois que j'ai rencontré Aminata, j'avais affaire à une fem-
me-fille effacée et timide, mince et petite de taille; quelconque et sans
relief, elle ne paraissait avoir guère plus de seize ans. Elle était vôt:.Je
d'une camisole et d'un pagne qui lui donnaient l'allure servile d'une
jeune 'mbindaan' (employée de maison) et affichait un comportement
de jeune adolescente malheureuse maltraitée par sa famille mais rési-
gnée à son sort.
Aminata, une fois hospitalisée, m'a été adressée pour psychothéra-
pie au bout de plusieurs jours d'hospitalisation, par l'interne du "ser

200
vice des dames' qui la traitait.
Après "écoute du bref exposé de sa maladie, par sa tante qui incrimi-
nait naturellement les 'rab' familiaux (de la lignée maternelle). devant
le mutisme et l'absence de réaction d'Aminata, je "invitais à me ra-
conter - si elle le jugeait utile - ce qui s'était passé.
Exposé de la tante :
'C'est de sa faute, 'warugal am defu ku ... ' (elle n'a pas fait
son devoir) ... on ne peut pas naître, trouver des manières de
faire, des habitudes dont l'origine remonte à nos ancêtres
('su nu baxu maam') et les fouler du pied. Dans la vie, si tu
ne sais pas d'où tu viens (par la méconnaissance des va-
leurs du groupe ... ), tu es pareil à un 'rab' (ici dans le sens
d'une bête sauvage) qui ne pense qu'à manger, boire et
dormir, survivant ainsi mais sans jamais être en paix dans la
vie.
"Et si elle veut vivre et s'épanouir - 'Dieu merci" - comme sa
mère et moi, il faut qu'elle fasse comme nous qui avons fait
comme nos mères qui elles, ont fait comme leurs mères.
"Li ka war xam na ka way nango u ko (elle sait ce qui lui
incombe mais refuse de s'y soumettre); "nit dou ngou fa fal
ngay daw' (lorsqu'on est l'élu des 'rab', on ne doit pas se
dérober); ce qui lui incombe, si elle j'avait fait, elle ne serait
pas là aujourd'hui. ('Ii ka war su ka defoon, li ka da l, du ka
da!').
'''Te yit, kuy tuki, dank koy wath (un voyage çà se prépare).

201
"'Ba adduna baax, say seyi sa kër gara, dank Koy wath ak
say mbokk (Quand le monde n'était pas ce qu'il est devenu
de nos jours - entendez traditionnellement, avant tous ces
bouleversements et changements de notre époque -, lors-
qU'une jeune mariée devait rejoindre Je domicile conjugal et
surtout lorsqu'elle devait y cohabiter avec sa belle- famille,
elle ne s'y rendait pas seule et "nue", sans prière ni protec-
tion magique,· par des "gris-gris" d'un marabout). Cette fa-
mille (la famille du mari), ce n'est pas la sien~e, elle ne les
cannait qu'ici, Aminata ne connaissant rien d'autre, devait
comme tout bon enfant prendre des précautions.
Aminata a fait fi de tous ces rituels! Or 'ku tak kou oui do mën bëré'
(quelqu'un qui ne s'est pas bien ceint les reins aura du mal à Jutter).
Les lutteurs pendant le corps à corps se tiennent l'un l'autre par le
pagne ceint aux reins, par la ceinture. Mais c'est également chez les
Wolof la taille l'endroit corporel privilégié où l'on porte les talismans
ou gris-gris.
"Son mari n'a qu'elle comme épouse mais ses belles-soeurs
qui vivent dans la maison ne l'aiment pas et lui veulent du
mal.
"C'était à elle de se prémunir de tout cela. Or elle n'a pas
voulu "s'armer" et s'assurer d'avance sa sauvegarde.
"Qui vit de nos jours sans aller voir un marabout? La vie est
ainsi faite, on ne peut pas la changer.
"Seytaane et la maladie, c'est pareil! Si tu ne les "terrasses"
pas, c'est eux qui t'extermineront. La vie, faut terrasser pour
ne pas te faire terrasser."

202
La tante dans son exposé invoquera successivement les 'rab' fami-
liaux, la sorcellerie-anthropophagie, le maraboutage, le 'seytaan', la
maladie 'rek'
Pourquoi l'hôpital? La tante répond:
"Quand elle ira mieux et qu'elle se libèrera de ce qui la "tient"
et qu'elle retrouvera son 'saggo' (sa raison) ici, peut-être
acceptera-t-elle qu'on aille voir "d'autres" qui pourront l'ai-
der à faire ce qu'elle aurait dû faire depuis belle lurette.
"Car refuser d'aller voir un marabout ou un guérisseur c'est
qu'elle a vraiment perdu la raison; ou en tout cas c'est qu'il y
a quelque chose en elle.
"Cette maladie s'accompagne de "quelque chose"; ce n'est
pas une maladie 'rek', quand Aminata "tombe", on dirait un
épouvantail ramolli (un pantin désarticulé) qui s'affaisse.
D'accord, elle est petite et maigre mais quand même tomber
comme ça sans être malade "rek", ça n'est pas normal.
Curieusement, ce qui manifestement et explicitement gênait AiTlinata,
dans sa maladie, ce n'était pas le côté visible inquiétant et gênant de
cette maladie mais plutôt les aspects discrets et intérieurs.
Mais au-delà de ces aspects physiologico-fonctionnels (céphalées,
raideur de la nuque ... ), "boule à la gorge, impossibilité d'avaler, de
parler", très vite elle en arrivera aux conflits relationnels, aux douleurs
morales, aux problèmes de filiation ("ils n'étaient pas mes vrais pa-
rents"), mais également d'alliance (la jalousie et la rivalité de ses
belles-soeurs) de son existence.

203
Il nous semble qu'Aminata exprime une problématique de double :
- Ses évanouissements et chutes en public dans une ambiance de
promixité corporelle et de chaleur qui évoqu~a transe de posses-
sion; et ceci est d'autant plus net qu'elle nous fait comprendre claire-
ment que ce n'est pas ce qui la gêne; en d'autres termes, c'est:
"Ne touchez pas à mes chutes et évanouissements, ce n'est
pas de votre ressort; soignez tout le reste ou plutôt aidez-
moi à retrouver l'autre partie de moi."
Dans son enfance malheureuse, Aminata s'est enfermée avec son
double "Coumba l'orpheline" pour faire bloc avec elle; ce qui l'aidait à
supporter sa situation et à rêver d'une vie future de femme mariée
heureuse et comblée qui prendrait sa revanche ...
Un double traumatisme : physique (avortement), et psychique (la
révélation que ceux qu'elle prenait pour ses parents, n'étaient pas
ses vrais parents ... Ses parents J'avaient abandonnée, le nouveau
refus dont elle est l'objet de la part de ses beaux-parents).
Mais ce dernier traumatisme psychique d'Aminata s'est aggravé de
l'impossibilité d'accéder désormais dans son nouvel univers aux dé-
fenses culturelles en tout cas à son double "Coumba l'oïpheline'' ""
c'est là que le thème du fiancé 'rab' non nommé et dénié prend valeur
de compromis et ses troubles somatiques de support -les mauvais
traitements qui encourageaient son refuge auprès de son "double"
Coumba l'orpheline qui évoque Cendrillon- les chutes et évanouisse-
ments n'ont jamais véritablement inquiété son entourage familial qui
mettait cela sur le compte du rab.

204
Aminata unifiera sa mère et sa tante, les rejoignant par sa maladie et
sa stérilité. Et son hospitalisation aura permis de resserrer les liens
avec sa belle~famille même si son inquiétude demeure :
"Ce qui est embêtant c'est que lorsqu'on a été hospitalisé à
Fann, aux yeux des gens, on reste toujours une malade
mentale."
Lors du premier entretien, Aminata, d'une voix monocorde qui ne
paraissait pas provenir d'elle, fit une description minutieuse de ses
symptômes avec "indifférence caractéristique de l'hystérique.
. Sa rage de dents:
"J'avais l'impression que quelque chose comme un liquide,
ou un serpent, circulait dans ma bouche, ma mâchoire, dans
ma dent.
C'était douloureux et agréable en même temps ...
M.M : Et cela se répandait le long du corps comme les douleurs de la
tête?
Aminata :" Oui mais par devant!" (illustrant ses propos par son doigt
qu'elle introduit dans sa bouche le serrant de ses ièvres
arrondies en cul de pouie).
M.M : Et cela finissait, comme les douleurs de la tête, (par une forte
soif et une boule à la gorge qui vous empêche d'avaler quoi
que ce soit ou même de parler ?)
Aminata: "Non! Une forte angoisse m'envahit. J'ai très peur et je ne
peux plus bouger".

205
M.M
Avez-vous une vision qui accompagne ces sentiments d'an-
goisse, de peur ?
Aminata :" Je suis comme le bonhomme de Michelin, je ne peux plus
bouger; tout le monde bouge, indifférent, autour de moi et,
en moi il ya beaucoup de choses qui bougent; ça me cha-
touille et c'est un peu désagréable".
M.M : Avez-vous une idée de ces choses qui bougen't en vous? Le
liquide dont vous parliez, le serpent ?
Aminata
"C'est comme du liquide".
M.M.
Du liquide qui se transforme en serpent? Qu'évoque pour
vous le serpent ?
Aminata: "J'ai très peur des serpents. Mais chez nous les Wolofs, on
dit que lorsqu'on rêve de serpent, c'est qu'on va avoir un
enfant".
M.M
Vous er. avez peur ?
Aminata: "Quoi des enfants? non! Mais à quoi bon en avoir si je dois
les abandonner comme mes parents ont fait avec moi ?
"Et puis vous savez, on n'en meurt pas de ne pas avoir d'en-
fants. Regardez ma tante, elle n'a jamais pu en avoir. C'est à
croire qu'elle n'en voulait pas car elle n'a jamais voulu de

206
moi ... comme ma mère d'ailleurs ...
"On l'abandonne comme ça que les "doomu rab, doomu
jinné' (enfants des esprits ou enfants des 'jinns ').
M.M
Voulez-vous dire par là que vous en êtes ?
Aminata: "Je ne sais pas! En tout cas, il m'a semblé, il ya fort long-
temps, avoir entendu ma tante y faire allusion, un jour où en
re'!8rant de l'école je me suis fait renverser par une voitu-
re .. j'ai failli mourir ... "
.
M.M : Vos céphalées et vos évanouissements remonteraient-ils de la
même période ?
Aminata : "Je n'en suis pas sûre mais Je pense bien ... et ma tante
disait souvent à l'époque, qu'avec le choc de l'accident, si je
m'en suis sortie vivante et sans rien de cassé, on devait
remercier Dieu mais elle se demandait bien "de qui j'étais la
fille, d'un 'rab' ou d'un 'jinné' ?" ...
A la séance suivante Aminata reprit exactement là où l'on s'était arrê·
té précédemment.
Aminata: "Ma tante me maltraitait et me battait beaucoup ... très vite,
j'ai appris à ne plus crier, ni pleurer ni fuir ses coups ... et
étant donné que j'étais trop maigre et trop petite par rapport
à mon âge (disait-on) mon côté impertubable l'exaspérait et
elle disait "tu ne ressembles pas à un être humain, tu n'en es
pas, je ne sais pas ce que tu es ... tu ne seras pas une femme
et je ne vois pas pourquoi je vais me tuer à vouloir faire de

2D7
toi un humain ... un fils adoptif n'est pas un vrai fils ("Doomu
jit!é du doom"), je ne vais pas m'user la santé ...
"II faut dire qu'à chaque fois qu'elle me battait ou qu'elle me
répétait ces propos injurieux, pour avoir la force de tenir je
chantais intérieurement ceci: Oh ma fille, tu n'as ni père ni
mère, tu es orpheline, tu n'as personne, soit patiente et sa-
che attendre, un jour viendra et ta peine et ta vie dure ne
seront qu'un mauvais et lointain souvenir ... Patiente".
M.M
Vous étiez "Coumba l'orpheline" de la légende (Voir annexe)
Aminata : "Parfaitement 1 je m'endormais souvent avec cette pen-
sée ... mais je finis un jour par me renseigner hors de la
maison, sur le sens des propos de ma tante selon lesquels
"un fils adoptif n'est pas un vrai fils"
à partir de ce jour là je
ne pouvais plus l'appeler "maman"
et puis, à l'école, je me
suis aperçue que le nom inscrit sur mon dossier scolaire
différait de celui de l'homme que je prenais pour mon père,
c'est à dire le mari de ma tante ... j'ai alors tout compris mais
je n'en continuais pas moins à l'appeler "père" (voir annexe).
Maurice Dores (3) note: "A l'hôpital psychiatrique, l'axe majeur du
conflit latent ou patent, chez de nombreux patients est le fait d'avoir
été élevé par un oncle, une tante, ou une grand-mère (--). Il faut
insister sur le caractère unique et irremplaçable des parents géni-
teurs et en particulier de la mère".
Ce dont témoigne le proverbe bouleversant et angoissant selon le-
quel "un fils adoptif n'est pas un vrai fils" (voir annexe); Aminata en
fera les frais.

208
Selon Aminata, cette découverte eut pour conséquence une certaine
distanciation dans ses rapports affectifs avec ce couple qu'elit: pre·
nait pour ses parents géniteurs.
Aminata : "Mais ce fut plus terrible encore quand plus tard l'on me
parla de mes vrais parents, m'apprenant qu'à leur divorce,
mon père est parti avec mon frère ainé, ma mère, elle, garda
ma soeur cadette; tandis que moi, je fus abandonnée à ma
tante ... donc mes parents ne voulaient pas de moi. .. je leur
en ai beaucoup voulu, je leur en veux beauc'oup encore ...
"... Comme j'en veux à ma belle·famille qui ne me supporte
pas, qui me déteste moi la femme de leur fils et frère aîné ...
personne ne m'adresse la parole à la maison, on me fait
manger avec les domestiques et utiliser leurs commodités ...
cela m'était insupportable, et lorsque je me révoltais ou que
j'en parlais à mon mari, il prenait toujours parti pour sa mère
et m'accusait de tous les malheurs de la famille" ...
M.M
Que vous reprochaient-ils ?
Aminata: "Rien de très précis, mais la question d'un enfant les préoc-
cupe beaucoup, ça revient souvent dans leurs propos; et
tout est pour elles une oc<.,;asion de me rappeler que ce n'est
pas normal que je n'aie pas encore donné d'enfant à mon
mari, et qu'une union sans enfant est vouée à l'échec, la
répudiation de la femme ...
"Mais est-ce de ma faute si j'ai fait ces deux fausses cou-
ches? N'étaient-elles pas dues à leur sarcasme et aux mau-
vais traitements qu'elles m'infligent à longueur de journée?

209
"Je ne mange jamais à ma faim et les dures corvées on me
les fait partager avec les bonnes ... sans parler des injures,
des calomnies et des réflexions désobligeantes qu'elles font
sur ma maigreur et sur ma petite taille ... Ma belle-mère et
mes belles-soeurs se demandent encore d'où mon mari
m'avait sortie; elles disaient que je ne ressemblais pas à un
être humain, que Je n'avais rien d'une femme ni physique-
ment, ni sur le plan des capacités de procréation, et qu'à
défaut d'être procréatrice, je serve au moins à quelque cho-
se, aux tâches m,§,lidgères ... en attendant qu'elles trouvent
une vraie femme à leur fils et frère.
"il ne me restait plus qu'à faire mes bagages et leur laisser
leur maison ... mais pour aller où ?
"En divorçant ou en quittant tout simplement le domicile
conjugal ('fay'), je ne peux aller ni chez ma tante, ni chez
mon père, ni chez ma mère qui ne voudra pas de moi ... ".
En effet, Aminata, après la célébration de son mariage, était soumise
par la coutume à des règles de conduite, des rites et des procédures
auxquels, en accord avec son mari, elle n'a pas voulu se prêter.
C'est ainsi que le soir de son mariage, elle a passé la nuit avec son
mari à l'hôtel, ensuite elle a directement rejoint le domicile du mari et
s'y est installée sans avertir sa famille.
Aminata échappait ainsi à une double contrainte dont le non respect
allait entraîner, de part et d'autre, des réactions hostiles à son égard.
Aminata a évité le 'jebbëlé', cérémonie rituelle de la nuit de noces;
l'occasion pour sa famille (ou pour les deux familles) de vérifier si jus

210
qu'à celle occasion, Aminata avait su préserver sa virginité; virginité
qu'elle avait perdue, bien avant son mariage, avec celui qui allait
devenir son mari.
Elle échappait donc à l'opprobre, à la honte. D'autre part, le mariage
représentait pour Aminata "occasion de quitter pour toujours le domi-
cile de sa tante, d'échapper à sa tutelle et de mettre à jamais un
terme à la dure existence qu'elle y menait. Donc une fois le mariage
célébré, Aminata ne voulait pas rester un jour de plus dans cette
maison. Elle ne voulait pas attendre le 'ceel', autre cérémonie rituelle
au cours de laquelle, sa famille, après l'avoir dûment piéparée - et
équipée en vêtements neufs, en ustensiles de cuisine et autres ac-
cessoires ménagers - devait, au vu et au su de tous, la conduire, à
travers chants, danses et recommandations diverses au domicile du
mari où elle allait désormais résider.
La non observation de ces coutumes permettait également au mari
d'échapper aux dépenses considérables qu'allait entraîner l'organi-
sation de ces cérémonies. Si l'honneur d'Aminata était sauf, elle per-
dait, elle, en considération, en estime et en respect.
En effet, le fait qu'une jeune femme mariée passe outre ces coutumes
représente pour sa famille une offense difficilement pardonnable. La
famille s'estime lésée dans ses droits et pense qu'aux yeux de l'en-
tourage social et de la famille du mari, sa crédibilité et son autorité
sont sapées. Elle pense également que la jeune femme ne pourra pas
être respectée ni par son mari, ni par sa belle-famille et par ses
amies.
Dès lors, la jeune femme, devant une mésentente avec son mari ou
devant des difficultés conjugales apparemment insurmontables, pour

211
ra difficilement faire appel à sa famille ou y trouver refuge et consola-
tion.
Quelques jours plus tard
Aminata : "Je me sens piégée dans mon existence, dans mon
'sey'(ménage conjugal) ... il faut qu'il y ait "lu ma tekki'" (quelque
chose qui me délivre)"
Là, les éléments culturels persécutifs donnent une articulation du dis-
cours d'Aminata aux thèmes traditionnels de possession (par les
'rab') et du "maraboutage".
M.M
Voulez-vous dire que quelque chose en vous, fait penser
qu'une "force" vous retient malgré vous ?
Aminata : "Oui! C'est comme si une "force" m'avait pénétrée par la
tête, en devenant maîtresse de tous mes actes, annihilant
toutes mes pensées saines, et "ligotant" en même temps, en
moi, toute volonté, toute décision, toute initiative cohérente
et tout sentiment de révolte ... "
M.M : Là vous êtes comme "Coumba 8iré" l'orpheiine après sa ren-
contre avec l'esprit protecteur mais également c'est comme
si vous étiez "possédée" par les 'rab' familiaux et à la fois,
"maraboutée" par les membres de votre belle-famille.
Aminata
"Mon Dieu, j'en ai peur!"

212
M.M: De quoi avez-vous peur, d'être "l'élue" des 'rab' familiaux ou la
victime d'un "maraboutage" 7
Aminata: "Je n'ai pas de 'rab' 1 C'est ma tante qui en parle; et si ça
l'arrange qu'on mette sa stérilité sur le compte des 'rab',
moi je ne suis pas stérile et je n'ai pas de 'rab'.
M.M : Comment expliquez-vous alors votre peur mais également vo-
tre frayeur et la "crise" que vous avez faite lorsque votre
tante vous a emmenée en consultation chez 'un guérisseur -
maître de "ndëp" 7
Aminata : "Mais c'est parce que je voulais être soignée à l'hôpital;
iriez- vous en consulter vous des guérisseurs 7"
M.M : Si vous estimez qu'ils peuvent vous être d'une quelconque
aide, vous êtes tout à fait libre de les consulter; et cela n'est
nullement en contradiction avec le traitement que vous suivez
ici.
A la séance suivante, Aminata toute belle et souriante dit tout en vrac:
"Ma tante va me faire un 'tuuru' à l'autel familial et peut-être
même un 'samp'; et ma mère a décidé de m'amener voir un
marabout pour qu'il fasse des prières pour moi et qu'il me
donne "quelque chose" ... "
Aminata est victime de son écartèlement entre deux positions contra-
dictoires :

213
Une qui se veut "moderne", émancipée et dans laquelle elle serait af-
franchie de la tutelle familiale et des contraintes et devoirs sociaux,
culturels et coutumiers. Donc une femme émancipée, libre, mais dont
j'existence quotidienne et l'épanouissement personnels seraient ga-
rantis, assurés et renforcés - sans prix à payer - par les prérogatives
et avantages liés à son statut de jeune femme mariée et unique épou-
se d'un mari fils ainé de sa famille, un mari au statut socio-profession-
nel envié de tous.
On lui devrait ainsi respect, affection, estime et admiration aussi bien
du côté de sa propre famille que de celui de sa belle-famille et de son
mari dont elle était appelée à être la mère des enfants.
Mais pour cela il y avait un prix à ne pas discuter et Aminata n'avait
pas voulu le payer. Et en conséquence, elle ne récoltait que mépris,
médisance, calomnies, railleries, manque de respect et de considéra-
tion de leur part.
Et ces "manques" étaient d'autant plus insupportables, pour Aminata,
qu'ils étaient vécus comme les prolongements dramatiques et incon-
tournables des manques affectifs de son enfance et de son adoles-
cence malheureuse.
Le mariage, très tôt, a déçu Aminata, ne lui procurant pas ce qu'elle
en attendait, et elle dira :
"Ma vie sexuelle au début était satisfaisante, j'étais comblée
dès l'instant où pour moi, la première fonction de la sexuali-
té était de pouvoir jouir pleinement de son corps ... j'avais
des relations espacées avec mon mari qui vivait loin ailleurs
mais cette rareté des rapports me convenait dans la mesure
où je craignais de ne plus en avoir envie si "on devait se voir

214
et faire l'amour tous les jours ... l'idée m'est insupportable,
d'ailleurs, pour tout dire, je m'en passerai bien ...
"Mais l'assujettissement de mon mari à sa mère, son imma-
turité, sa passivité complice devant les mauvais traitements
qu'on m'infligeait, m'ont très vite fait reconsidérer mon opi-
nion sur cet homme que jusqu'ici, je trouvais remarquable,
tendre, patient, amoureux et très tolérant.
"II m'apparaissait dès lors sous son vrai visage ... je n'avais
en fait pas affaire à un homme mais à un irresponsable ...
comme mon père ...
"C'est par la suite que je me suis mise à penser beaucoup à
une bande d'Européens, des voisins qui me faisaient, à cha-
que fois que l'occasion se présentait, des avances assez
agréables auxquelles d'ailleurs j'étais très sensible ... mais je
ne pouvais pas tromper mon mari avec ces gens-là car ça ne
serait pas passé inaperçu ... c'était trop risqué ... Alors que si
c'était des Africains, peut-être que je me serais laissé aller ...
mais là égaiement ceia n'aurait pas été possible sans être su
car mon mari est trop connu. Alors, pour ne pas être tentée
par le 'seytaané', je me cloître à la maison en attendant de
pouvoir divorcer un jour".
Ultérieurement, Aminata nous fera part de deux rêves
Aminata : 'Dans ce rêve qui revient souvent, je rêve de quelqu'un - et
il ne s'agit pas de rab, ça j'en suis sûre· un Européen que je
connais bien même si je ne vois pas son visage; je le vois
entrer dans ma chambre (comme mon beau-frère avait l'habi-
tude de le faire avant ... ) avec discrétion sans frapper à la

215
porte... il me fait des propositions salaces, et avant même
que je ne l'y autorise, il vient dans mon lit. Après je ne sais
plus.
'Dans le second rêve, ce type et moi, sommes en voiture et
tout à coup, il y a devant nous un écran blanc qui nous
bouche la vue... mais aussit6t après, il se déchire pour lais-
ser apparaître trois hommes qui avancent vers nous ... des
Africains ... mon ami se tourne alors vers moi et me demande
avec empressement de faire l'amour avec IUi,,ie refuse et à
partir de ce moment, tout se voile et je ne sais pas si je me
fais violer, ni par qui ....
"A mon réveil, je suis très gênée ... vous comprenez, j'ai peur
d'être envahie par mon désir et mon plaisir, car mes orgas-
mes sont trop intenses.
"J'ai besoin plut6t d'un peu plus d'attention, d'affection et
de dialogue; et en me mariant, je pensais que mon mari
comblerait tout ce dont j'avais été privée pour faire de moi
un être humain, envié et respecté.
"Mais je constate qu'ils n'ont jamais rien su me donner de ce
que j'attendais ni mon mari, ni mes parents géniteurs, ni
mes parents adoptifs et encore moins mes beaux-parents."
M.M : Quoi, ce qui manque pour être sûre d'être une femme et une
bonne mère?
Aminata: "Aucun d'entre eux n'a fait son devoir et j'ai peur de ne pas
savoir ce qu'est le mien ... comment être sûre de ce qu'est
vraiment mon devoir? Ce qu'ils veulent, c'est trop, et j'ai
peur de ne pas savoir ... "

216
M.M : Votre peur, ne serait-elle pas à la fois celle d'être stérile et celle
de la fécondité ? Stérilité qui confirmerait votre statut
d'"élue" du 'rab' et fécondité qui risquerait de mécontenter
ce 'rab';
donc la peur de l'impossibilité de satisfaire à la fois les uns et les au-
tres?
Aminata : "En effet, les deux éventualités me font peur car d\\.:ne
,
façon ou d'une autre, on a toujours le 'rab' en soi, lorsqu'on
est jeune femme lébou de père comme de mère.
Ce 'rab' peut ne jamais se manifester, vous laissant en paix
ou
détruisant uniquement vos grossesses ; mais il peut
aussi se manifester pour exprimer son mécontentement; et,
à ce niveau, tout est possible, la maladie 'rek', la folie ou la
mort".
Quelques jours plus tard
Aminata : "Je crois bien que je vais faire un 'tuuru' et partir ensuite
rejoindre mon mari dans la ville pour m'y reposer et peut
être même m'y installer. Je crois bien qu'il sera d'accord ...
Avec mon hospitaiisation, ma belle-famille est revenue à de
meilleurs sentiments, ils s'occupent bien de moi. .. mais le
seul inconvénient maintenant, c'est que lorsqu'on a été hos-
pitalisé à "Fann" chez les fous, on est automatiquement éti-
quetté comme fou .. ."

217
Les repères traditionnels
Aminata a voulu être hospitalisée malgré le refus de son entourage
qui, pressentant le 'rab', l'a acheminée chez le guérisseur, sans gran-
de conviction, mais plutôt par pur réflexe. Cette hospitalisation est
pour Aminata la seule alternative pour éviter le milieu conflictuel et
rejetant de sa belle-famille, pour prendre du recul et re-penser ses
déboires. L'hôpital devient le lieu de l'expression de ses déconve-
nues familiales et conjugales, de l'expression de ses besoins d'affec-
tion, d'échanges, de reconnaissance et d'écoute; lieu pour exprimer
sa volonté d'exister malgré tout.
Si elle réfute les explications traditionnelles et le recours à un tradi-
thérapeute pour sa maladie, ce n'est point parce qu'elle n'y croit pas
- au contraire, elle est convaincue que le 'rab' est en elle, agit en elle -
, mais plutôt parce que les accepter, c'est accepter son sort d'''élue''
des 'rab', vouée à la stérilité ou à la non procréation.
Ses deux fausses couches ont fait parler autour d'elle; on a pensé
aux 'rab', sa grand-mère maternelle en avait, sa mère également. Elle
Aminata, l'''ainée'' de sa mère et l'ainée des filles pourquoi y échappe-
rait-elle en bonne et digne lébou? Mais pourquoi est-elle tenue d'ac-
cepter ce sort, ce rôle, ce statut elle qui, en aucun moment de sa vie
et de son éducation n'a été préparée à cela? Ni par sa mère (qui l'a
"abandonnée"), ni par sa tante (qui ne l'a jamais considérée comme
sa vraie fille) ni même par sa 'bajjen'. La réponse, floue, timorée, sera
néanmoins sans appel. Elles ont failli à
leurs devoirs, elle faillira au
sien.
Mais dès lors, quelle peut être la place d'une femme stérile ou sans
enfant dans un milieu comme le sien? D'accord elle n'est pas stérile

218
comme sa tante mais qu'est-ce que cela change si elle devait perdre
toutes ses grossesses avant terme ?
Comment faire, et que faire? De part et d'autre on attend, on souhai-
te, on exige d'Aminata un enfant. Sa tante qui l'a elevée attend malgré
tout, qu'Aminata, par la naissance d'un enfant, efface, essuie sa hon-
te et paye sa dette à elle envers la société; elle qui n'a jamais pu
avoir d'enfant, à cause des 'rab' dit-on. Sa mère "qui n'a pas voulu
d'elle" espère avec un petit-fils, réparer. Sa belle-mère, quels que
soient ses sentiments à l'égard de sa bru, espère d'eHe un petit-fils;
l'enfant de son fils aîné, qui serait le premier petit-fils de la famille.
Après tout, Aminata lui doit bien cela, elle qui lui "pris son ainé".
Le mari aussi veut un enfant et ces fausses couches l'exaspèrent et il
commence à s'en prendre à sa femme; ce qui pousse les femmes de
la concession - principalement sa mère et ses soeurs à lui - à envisa-
ger plus sérieusement de lui trouver une seconde femme si Amînata
n'est pas répudiée d'ici là. Et la raison serait suffisante, on est en
milieu africain; on ne badine pas avec une femme - unique épouse -
qui ne peut pas donner d'enfant à son mari. Tout le monde com-
prendra les motifs de sa répudiation.
Aminata dira: que comme tout Lébou, ils ont des 'rab', "ils sont
toujours en nous, même s'ils restent tranquilles". Seulement, leurs
'rab' se sont déjà manifestés et certainement pour exprimer leur mé-
contentement ou simplement leur existence à leurs "élues". Pour
preuves, la mère d'Aminata, aux lendemains d'un accouchement, a
fait des "crises"; 'dafa doon daanu" ("elle tombait, elle faisait des
chutes"). On a aussitôt parlé de 'rab' comme si on les attendait. La
famille lui a fait des 'tuuru' et un 'samp'. Personne n'en a parlé, per-
sonne n'en parle et encore moins à Aminata. Et pourtant elle sait et

219
pense même que sa mère fait souvent des "chutes", 'dafay criis' (elle
fait des crises).
Aminata en arrivera même à penser que le fait d'avoir été abandon-
née à sa tante était pour sa mère une façon de l'éloigner et de la
préserver des 'rabs', de la mort. Mais elle se demande également si
sa mère ne s'est pas débarassée d'elle parce qu'elle la prenait pour
une 'doomu rab' (un enfant de 'rab').
La soeur cadette d'Aminata, - élevée elle par sa mère - est mariée et a
Url enfant. Selon Aminata, cet enfant chétif et maladif n'a pas l'air nor-
mal; sa mère (soeur d'Aminata) est elle aussi sujette à des "crises"
comme celles d'Aminata ; "je crois qu'elle est malade de la tête", dira
Aminata mais "dans la famille, on a retenu l'hypothèse du 'rab''', con-
firmée d'ailleurs par un marabout qui a dit que ses 'rab' sont 'mer'
(mécontents). Le sont-ils parce que cette soeur n'a pas fait les sacri-
fices nécessaires, ni effectué les rituels indispensables ? Toujours
est-il qu'Aminata pense que si les 'rab' de sa soeur sont mécontents,
c'est parce que celle-ci a mis au monde un enfant dont la vie est
d'ailleurs menacée.
Mais la famille a quand même fait un 'tuuru' à la petite soeur et pour-
tant les "crises" persistent.
"Ma tante est la seule à n'avoir jamais fait de "crise", certai-
nement parce qu'elle n'a pas d'enfant; au début de son ma-
riage, craignant une stérilité parce qu'elle tardait à avoir un
enfant, elle a fait plusieurs 'tuuru', mais elle n'a pas eu d'en-
fant. "

220
Quelques considérations cliniques
La problématique d'Aminata ressemble sur beaucoup de points à cel-
le de Kadio :
- Des relations conflictuelles dans un entourage hostile, un refus
d'enfant, une grossesse qui tarde à venir, un environnement exigeant
et en attente d'un témoignage de "normalité" qui passerait par une
fécondité, par une maternité;
- L'absence du mari vécue comme un abandon, réactualisant le dra-
me infantile d'abandon où le personnage du père et celui du mari se
superposent et se confondent;
- Un entourage hostile où la solitude, les récriminations, le mépris du
milieu environnant,
la soumission,
les frustrations
affectives et
sexuelles, les attentes, l'humiliation, la "stérilité", le refus d'enfant et
les désirs d'adultères sont quotidiens.
Chez Aminata
- L'absence de modèles identificatoires satisfaisants (une mère qui
divorce et l'abandonne, une tante/mère "méchante" et "stérile" qui
finira elle aussi par la rejeter, une belle-mère et des belles-soeurs
"méchantes" et "jalouses" qui la rejettent et la traitent comme une co-
épouse, une rivale, ou pire, comme une domestique);
- L'absence de repères affectifs sécurisants (elle est coupée de ses
parents géniteurs, de ses parents adoptifs et est en perpétuels con-
flits avec sa belle-famille et avec son mari), lui laisseront comme uni

221
que alternative, la maladie et l'hospitalisation.
De son enfance 'trouble" à la vie de femme mariée, Aminata n'a con-
nu qu'une succession de milieux familiaux "hostiles" où les relations
conflictuelles ne lui laissaient aucun espace de réaménagement pul-
sionnel et de revalorisation narcissique. Le passage douloureux
d'Aminata - passage semé d'hostilité, de rejets et de mépris - de
l'enfance
à la vie de femme et de femme mariée s'est fait brutale-
ment sans "initiation", sans apprentissage, sans étape et n'a recélé
rien de significativement constructif et structurant qui aurait pu per-
mettre à Aminata de répondre de façon un tant soit peu satisfaisante
aux impératifs et obligations que l'entourage était en droit d'attendre
d'elle. Aminata ne pouvait "calquer" sa conduite sur celle d'aucune
des femmes qui ont marqué son existence.
"Quand j'ai compris que mes parents (adoptifs) n'étaient
pas mes vrais parents (géniteurs), la femme (que je prenais
pour ma mère) je ne pouvais plus l'appeler "maman", alors
que son mari, je continue encore à l'appeler "papa" même si
j'ai découvert - sur mon dossier scolaire - que je ne portais
pas le même nom que lui".
Ce qui signifierait que, pour Aminata, la mère elle pouvait s'en passer
et que ce qu'elle voulait, c'était un père. Tout homme sera vécu,
fantasmé comme le père insaisissable et inaccessible et qu'elle croira
enfin trouver en la personne du beau-père: "le seul qui m'aimait, me
souriait, me parlait et avec qui je m'entendais". Le beau-père véritable
substitut paternel.
Mais c'est justement dans ce contexte qu'on attendait d'elle un en-
fant, or cet enfant ne pouvait être que l'enfant du père. L'enfant de
l'inceste; mais l'enfant aussi qu'elle devait donner à ce beau-père et

222
à cette belle-famille pour leur avoir pris leur fils ainé, donc l'enfant
compensatoire.
Mais comment en même temps raffermir son statut de femme mariée
et justifier aux yeux de l'entourage et de la belle-famille, sa présence
en leur sein comme bru, sinon en procréant?
Les troubles d'Aminata apparaîtront en réaction à une situation de
perte. Troubles témoignant d'une rupture d'équilibre à partir de con-
flits à plusieurs niveaux, le plus important étant le conflit de la sphère
affectivo-sexuelle et une expérience d'abandon vécue comme insup-
portable et insJmontable.
Dès lors, comment s'attendre à ce qu'Aminata joue le jeu social,
qu'elle respecte la règle du jeu, les règles d'alliance et de filiation, si
dès le début, ces règles ont été rejetées et bafouées par ses parents
aussi bien géniteurs (qui divorcent et "abandonnent) qu'adoptifs
(stériles et rejetants). "Un fils adoptif n'est pas un vrai fils" disait sa
tante/mère).
Et le refus de recourir ou l'impossibilité d'accéder aux modes de
défense culturelle et collective la relèguera dans une solitude morale,
psychologique, sociale et affective que l'hospitalisation ne fera qu'at-
ténuer en attendant qu'elle acquiert les moyens intra et interperson-
nels plus opérants et plus adultes. L'hospitalisation sera pour elle un
moyen et l'hôpital un lieu où lé} tJarole lui est restituée, une parole
"libre".
?
,
,1

Yacine
Yacine est une femme wolof d'une quarantaine d'années, manee,
mère de neuf enfants. Elle vit avec son mari et ses co-épouses dans
un quartier populaire de Dakar.
Sur sa fiche d'hospitalisation, on note:
Transéatée du service de Neurologie après un mois d'hospitalisation
pour:
- monoplégie du M.S.D.,
- euphorie;
- crises épileptiformes hémigénéralisées,
- périodes de mutisme total,
qui ont nécessité divers examens complémentaires qui se sont révé-
lés normaux.

224
Elle sera hospitalisée une première fois en août 19... au service de
psychiatrie où l'on notait: malade mutique, visage enjoué, démarche
chancelante, de temps en temps chute avec hypertonie et révulsion
des yeux.
La malade s'exprimait par des gestes et des cris, affichait une grande
indifférence mais aussi des attitudes de théatralisme. Elle se plaignait
de céphalées et de douleurs aux seins qui sembleraient être à l'origi-
ne des crises convulsives avec révulsion des yeux qui ont motivé son
hospitalisation.
Plusieurs entretiens psychothérapiques mettront en lumière de nom-
breux conflits intra-familiaux avec des difficultés relationnelles avec
les membres de l'entourage (le mari, la co-épouse, sa fille, etc.). Petit
à petit donc, des tremblements des membres supérieurs remplace-
ront le mutisme de Yacine et la monoplégie. Ensuite une nette amélio-
ration se verra et elle sera exéatée en octobre 19... pour continuer un
suivi externe.
Une seconde hospitalisation aura lieu un an plus tard pour - notera
l'interne - reprise d'une symptomatologie faite de logorrhée, agitation
psychomotrice, agressivité envers l'entourage et crise de type épilep-
tolae. A l'entrée dans le service, on notera également : mutisme,
indifférence, crises faites de chutes sans perte de connaissance mais
avec amnésie.

225
E.E.G. normal.
Les entretiens psychothérapiques s'avèreront efficaces; et il semble-
rait que l'épisode soit en rapport avec de nombreux conflits familiaux
- Ethylisme + + du mari,
- échec scolaire du fils aîné,
- disputes incessantes al/ee la co-épouse.
Sur le plan clinique on notera également un apragmatisme avec ralen-
tissement psychomoteur, mais Yacine ne fera plus de chutes. Elle
sortira en octobre 19... et sera suivie à titre externe. Le diagnostic
posé sera: névrose hystérique grave dans un contexte socio-familial
très conflictuel.
Une troisième hospitalisation aura lieu pour
- mutisme et crises épileptiformes.
Et au cours de l'hospitalisation, l'humeur est bonne mais le mutisme
persiste. Elle se plaint de brûlures au creux épigastrique sans que
cela soit rythmé par les repas. Elle se plaint également de chaleur
sous la plante des pieds, aborde ses problèmes sexuels (dyspareunie
et frigidité ... ) C'est à ce moment-là que nous la prenons en charge,
car, une semaine après le début de l'hospitalisation, à la suite de
deux visites effectuées par le mari, Yacine a recommencé à parler,
pas tout à fait très bien, mais de façon suffisamment perceptible; et
elle expliquera avoir retrouvé la voix après une petite crise dont elle
ne se souvenait pas mais dont lui auraient parlé ses voisines de
chambre dans le service.

226
On note que le reste de l'hospitalisation se passerait bien si ce n'était
des hallucinations visuelles et un ou deux rêves qui revenaient sou-
vent.
Yacine, juste avant sa sortie, posera, lors d'une réunion maladesjac-
compagnantsjsoignants, la question de savoir "pourquoi elle n'arrive
plus, de temps en temps, à parler et qu'au bout de quelques jours
d'hôpital, elle retrouve la parole ?".
Yacine chez qui nous retiendrons, dans ses traits de ,personnalité,
théatralisme, mythomanie, onirisme, personnalité influençable et in-
consistante, et une sexualité profondément troublée, sera exéatée
aprés un mois d'hospitalisation.
Mais auparavant, signalons que lors de la première hospitalisation de
Yacine en neurologie et lors des deux premières hospitalisations sui-
vantes en psychiatrie, sa fille aînée, son grand fils et sa jeune co-
épouse ont fait appel à des parents de Yacine pour lui faire des 'tuu-
ru' à l'autel familial situé à... ; selon sa fille, à chaque 'tuuru', Yacine
verra une nette amélioration de son état; mais dès son retour à la
maison, elle retombait dans un mutisme et dans un état de stupeur;
c'est à chaque fois, à ce moment-là qu'on décidait alors de la faire
hospitaliser.
A la suite de cette dernière rechute, il y a eu une hospitalisation
précipitée sans qu'il y ait eu au préalable un 'tuuru' de Yacine au
village. Le mari ne voulant plus avoir à dépenser de l'argent pour ce
"rituel superficiel".

227
Si au moment de cette troisième hospitalisation en psychiatrie Yacine
retrouvait une ambiance, un cadre, un personnel soignant et des fa-
çons de faire)qui lui étaient familiers, notre rencontre avec elle sortait
de l'ordinaire comme les lieux de cette rencontre.
Le premier contact a lieu dans sa chambre d'hospitalisation et je n'ai
été présenté ni comme infirmier, ni comme assistant social, ni comme
"docteur" mais comme Monsieur M. le nouveau venu qui allait pouvoir
l'aider.
Les présentations faites, je n'ai - devant Yacine ni après - consulté ni
sa fiche d'hospitalisation, ni la fiche de la courbe de température et
du traitement suivi. Je n'ai posé aucune question sur sa santé, ni sur
sa maladie, ni sur les conditions d'hospitalisation. Je me suis juste
contenté de lui dire que si elle le voulait bien, je souhaiterai qu'elle
vienne me parler... à une certaine heure que je lui ai précisée tout en
lui indiquant mon bureau. Ce bureau de fortune est la bibliothèque du
service que ne fréquentait pratiquement personne sinon des malades
désoeuvrés et il s'agissait d'une grande pièce aux multiples étagères
remplies de livres et de revues scientifiques.
Lorsque Yacine est entrée accompagnée de sa fille, elles remarquè-
rent tout de suite, "absence d'étagères à médicaments, de lit aux
draps blancs, de blouse blanche accrochée à une patère, de stétos-
cope ou de tout autre matériel médical. La fille dit alors :
"Comment, ici il n'y a que des livres, toi tu ne soignes pas
avec des médicaments 7"

228
Yacine répondra en acquiesçant de la tête.
C'est alors que je dis :
"Ici il Y a ce qu'on soigne à l'aide de médicaments et ce que
l'on soulage autrement".
Yacine parut sortir de la torpeur et me regarda avec attention.
Sa fille dit
"Oh je sais, on n'arrête pas de 'jaabanté' (faire la navette)
entre le village (où il y a l'autel familial) où on la soigne
selon les méthodes indigènes et l'hôpital où on lui donne
des médicaments; vous nous proposez autre chose ?"
M.M. : Pour l'instant rien mais peut-être que si votre mère me racon-
tait un peu ce qui se passe parviendrions-nous à trouver un
autre moyen qui, ajouté aux deux autres recours, pourrait
l'aider.
La fille: "Mais elle ne veut pas parler et pourtant tous les matins à son
réveil, elle parle à mon frère qui lui tient compagnie ici en lui
demandant s'il a passé une bonne nuit et aussitôt après elle
retombe dans son mutisme.·
C'est à ce moment-là que Yacine se mit à gazouiller et à me désigner
sa langue, pour me dire qu'elle ne pouvait pas parler. Devant l'éton-
nement de sa fille, je lui fis remarquer qu'il me semblait que ce matin-
là elle parlait tant bien que mal au moment où j'étais entré dans sa

229
chambre. Sa fille confirma et Yacine, reprenant son gazouillement,
me désigna à nouveau sa langue tout en pointant un doigt vers le ciel.
Jurait-elle qu'elle ne simulait pas ou voulait-elle me dire par là que
Dieu lui avait ôté l'usage de la parole ?
Je lui fis alors comprendre que tout ce que je voulais c'était qu'elle
m'explique ce qui se passait dans sa vie et que la manière à peine
audible dont elle parlait ce matin me convenait pour l'instant.
Je rajoutais que ci cela ne la gênait pas, j'aurais souhaité que sa fille
nous laisse seuls.
Elle acquiesça et la fille sortit. Pendant une trentaine de minutes, je
m'entretins avec Yacine qui continuait à s'exprimer par les gazouille-
ments et par les gestes des mains.
Cet entretien difficile, épuisant et "pauvre", Yacine l'a cantonné à une
énumération de ses troubles (tristesse, mutisme, pleurs, douleurs à
la tête, au sein, au dos, au ventre, insomnie, manque d'appétit, etc.),
des membres de son entourage (ses enfants, le mari, la co-épouse,
etc.) et à une description de l'éthylisme du mari et des conséquences
de cet éthylisme sur le commerce du mari qui en arrivait à ne même
plus donner la "dépense" journalière pour faire à manger.
Les entretiens suivants ne s'améliorèrent guère jusqu'à la visite inat·
tendue de la femme du cousin germain du mari, qui selon la coutume
est sa 'wujj peccargo' (chez les Wolof, les épouses respectives de
deux frères sont des sortes de co-épouses; chacun des maris étant
pour la femme du frère, une sorte de "petit mari"; et chacune des
femmes étant pour son beau-frère comme "sa femme").

230
Yacine est donc venue à la séance, accompagnée de cette 'wujj pec-
cargo' qui s'est présentée comme son "aînée" et conseillère, témoin
de ses déboires et des comportements irresponsables du mari de
Yacine.
C'est alors, à la grande surprise de Yacine, que cette femme se mit,
avec beaucoup de talent et de savoir-parler, à la sermonner, à lui
reprocher sa passivité, son indolence et sa fâcheuse habitude de se
réfugier dans la maladie qu'elle risque de ne plus pouvoir vaincre à
force d'en faire un mode de vie.
Lorsqu'elle se tut enfin, Yacine qui pleurait à chaudes larmes, se mit
alors à crier, à geindre et à se tordre. Elle finira par se calmer après
de multiples vomissements. Je congédiai discrètement la femme qui
en profita pour informer la fille de Yacine)qui entra avec un seau d'eau
et une serpillère.
Yacine et moi, nous restâmes impassibles; et une fois seuls enfin,
voilà que Yacine, qui avait comme par miracle recouvré la parole, se
mit à me présenter des excuses et s'en alla.
La séance suivante
Yacine: "Mon mari, si je ne tenais pas à lui pour d'autres raisons que
conjugales, tout ce qu'il fait ne m'aurait pas gênée outre me-
sure ... il est éthylique, trop autoritaire, méprisant à mon
égard, et violent avec les enfants ... Il a une mauvaise ges-
tion, puérile et irresponsable de son commerce ... il fait sou-
vent faillite et compte trop sur son cousin germain avec le-
quel il se comporte en véritable larbin, même devant nous ...

231
"Mais c'est un proche parent à moi, un frère et presque un
père, voilà pourquoi je ne peux pas le quitter.
"Mais avec son comportement les gens du quartier rient de
nous! nous perdons tout".
M.M.
?
Yacine: "Qui, le respect, la considération et l'estime de tous".
M.M. : le dicton wolof ne dit-il pas qu'on peut tout perdre sauf le 'jom'
(amour propre, estime de soi) et le 'ngor' (l'honneur) ?
Yacine: "J'ai été trop passive et trop soumise avec lui et ça ne servi-
rait à rien de parler sinon à 'tas suma sëy' (rompre, casser
mon mariage) et puis, il y a des "choses" que les enfants
n'ont pas besoin d'entendre, de savoir sur leur père, et de la
bouche même de leur mère ... "
M.M. : Mais que peut-être moi je pourrais entendre.
Yacine: 'Seytaané' , c'est pas bon ... lorsque je me suis mariée avec
ce type, tout le monde m'avait avertie à propos de sa fem-
me; on me disait que c'était une mauvaise femme qui usait
tellement dos pratiques "maraboutiques, qu'aucune co-
épouse ne pourrait lui tenir tête et rester longtemps avec le
mari. .. "
Elle nous expliquera alors qu'elle a rejoint le domicile conjugal avec
une forte appréhension à l'égard de sa co-épouse. Et pourtant, selon

232
elle, avant son 'céet' (cérémonie au cours de laquelle elle est fêtée et
accompagnée pour rejoindre définitivement le domicile du mari), sa
famille l'a emmenée à l'autel familial, faire un 'tuuru' afin de s'octroyer
les bonnes grâces et d'avoir la protection des 'rab' familiaux.
Très vite, nous dira-t-elle, elle et sa co-épouse intensifieront leurs
pratiques magico-religieuses respectives (maraboutage). Et c'est
lors d'une des fréquentes disputes avec sa co-épouse que les pre-
miers troubles de Yacine apparaîtront, parallèlement à l'éthylisme du
mari dont les affaires marchaient de plus en plus mal.
La co-épouse de Yacine mourra quelques temps après des suites
d'un accouchement ou d'une brève maladie. La culpabilité s'installe-
ra alors en Yacine qui, convaincue d'être pour quelque chose dans la
mort de sa co-épouse, sera de plus en plus mal et malade, comme
pour payer...
Les relations avec le mari se détériorèrent et il finira par prendre une
seconde femme,
"toute jeune", de l'âge d'un des enfants de Yacine.
Yacine qui, jusqu'à la mort de sa co-épouse, était seconde femme,
devenait, ainsi, 'awo' (première des épouses). Mais en son for inté-
rieur, ce changement de statut n'allait pas sans risque; en effet, celle
qui l'avait précédée ne venait-elle pas de mourir un peu à cause d'elle
la 'naarel' (la seconde épouse) ? Elle, Yacine n'était-elle pas d'avan-
ce menacée et même perdante devant cette nouvelle venue si jeune,
si belle et si insolemment sûre d'elle? Sans compter que leur mari
n'avait d'yeux que pour elle, ne parlait et ne dormait plus qu'avec elle.
Sa culpabilité d'alors fit place à une grande tristesse et à une terreur
quotidiennes; celle de devenir "folle" comme la plupart des siens, ou

233
pire, de mourir comme la défunte; car, dans quelle mesure elle ne
mériterait pas un tel sort ?
Le tourment, dès lors, s'installa en elle. Et à chaque altercation de
Yacine avec sa nouvelle co-épouse, le mari prenait le parti de celle
dernière, accusant Yacine de tous les malheurs de la famille, ses
échecs à lui, la mort de sa femme, les échecs des enfants en particu-
lier les deux aînés (leur fils ainé renvoyé de l'école, d'un tempérem-
ment révolté et bagarreur, s'affrontait violemment au père qui le trou-
vait insolent; la fille cadette, également renvoyée de l'école, son père
lui trouvait un comportement de catin).
Ces accusations renvoyaient Yacine à ses actes "répréhensibles"
passés, au décès de cette femme et à ses propres tourments. Elle
mettra ainsi ses troubles, les échecs commerciaux et l'éthylisme de
son mari, mais aussi les "échecs" de ses enfants sur le compte de la
punition divine, et surtout du "mauvais" 'Iiggéyu ndey' (néfaste à ses
enfants) et de la "mauvaise femme" ('jabar bu bon' qu'elle devait
certainement être pour porter ainsi malheur à son mari).
Les troubles s'aggraveront et les hospitalisations seront l'unique re-
cours de Yacine jusqu'à notre brève rencontre.
Les ressorts culturels
Yacine et son mari sont des gens "castés" et en ce qui concerne sa
maladie, elle pense que "seul Dieu sait ce que c'est".
"Les guérisseurs, je n'y crois pas pour ce qui m'arrive... je
veux bien aller en voir pour qu'ils prient pour moi ... mais je
veux que vous me soigniez, que vous m'aidiez à compren-

234
dre pourquoi je suis mal et triste.
"II est vrai que dans ma famille il y a des 'rab' dans ma
lignée maternelle où les femmes et les hommes, à partir
d'un certain âge - environ vingt ans - sont atteints de
troubles mentaux; certains deviennent des fous furieux
et d'autres, des fous calmes ... les treize enfants de ma
tante maternelle sont presque tous morts de maladie
mentale sauf un qui se porte bien ...
"En ce qui me concerne, c'est à l'âge de seize ans que
mon fiancé/amant 'rab' m'est apparu la première fois;
et depuis il se manifeste régulièrement; même quand je
suis avec mon mari il se met entre lui et moi ... Et à
chaque fois qu'il m'est apparu, le lendemain, je perds
beaucoup de sang, ça doit être les règles et alors je me
sens coupable toute la journée.
"Vous savez, ma maladie ça ne peut pas être les 'rab';
eux ils m'aiment bien et si c'était eux la cause de ma
maladie, avec tous les rituels sacrificiels que l'on m'a
fait faire à "autel familial, ça fait longtemps que ma ma-
ladie aurait disparu. Non il y a autre chose de plus sé-
rieux que le 'tuuru' (sacrifice rituel à l'autel) ne peut
pas guérir ... Je préfère me soigner à l'hôpital que d'aI-
ler perdre mon temps là-bas ...
"Comment voulez-vous que j'hérite de ma mère, que je
prenne sa succession à l'autel alors que je ne "ai con-
nue qu'à "âge de sept ans et que je n'ai jamais pu la
considérer comme ma véritable mère ?
"Mes premiers rapports sexuels étaient très douloureux
et par la suite, ça se passait bien jusqu'au décès de

235
mon mari trois ans plus tard. Un an après ce décès, je me suis rema-
riée et depuis je suis frigide et j'ai mal pendant les rapports ... je n'ai
jamais pu en parler avec mon mari et encore moins avec quiconque
d'autre, c'est des choses dont on ne doit pas parler ... on dit qu'une
femme doit se taire, ne doit pas se plaindre ... elle doit toujours sup-
porter, mais jusqu'à quand? Vous rendez-vous compte que je vais
avoir cinquante ans?
"Une vie de silence et de soumission, de douleur et de
coups ... une vie de honte, sans parler de tous mes ac-
couchements !
"Mon fiancé/amant 'rab' m'apparaît en grand monsieur
de blanc vêtu, un grand-boubou, enturbanné ... je le
vois toujours entrer dans la chambre, me rejoindre au
lit. .. j'ai sa visite tous les mois ...
"Vous savez, j'aimerais partir, divorcer et partir mais il
faut que je guérisse d'abord, que je retrouve la voix ...
"Je veux divorcer et quitter cette maison où je ne suis
pas bien ... ma place de 'awo' (première épouse) ne si-
gnifie plus rien: mon mari n'a plus d'égards pour moi, il
ne me parle plus, ne dort plus avec moi, et il n'aime plus
mes enfants dont il m'impute d'ailleurs l'échec scolaire
et la mauvaise "conduite" ... ma co-épouse, qui a "âge
de mon fils ainé, me considère comme une moins que
rien ... mes voisins me prennent pour une folle et mes
propres enfants ne me considèrent plus comme une
mère mais plutôt comme une m.alade devant laquelle il
faut se taire ... il n'y a que silence autour de moi ... silen-
ce et indifférence, ce que ne viennent briser que des
reproches: "une mauvaise mère dont le 'travail' a don-
né pour l'instant deux fils ainés vauriens et une fille ca-

236
dette catin". Cela m'est insupportable".
Selon M. Dorès, "ce que l'on entend par le travail de la mère ne se
refère pas tant au travail effectué réellement, concernant l'éducation
de l'enfant, qu'au comportement de la femme vis-à-vis de son mari", à
la reconnaissance de son autorité.
Ayant refusé l'interprétation culturelle donnée à sa maladie par la
famille -et pour cause-, toute une partie de sa famille maternelle en
est morte", la revendication de Yacine ne pouvait être une revendica-
tion d'appartenance culturelle, d'appartenance au groupe, mais une
quête d'indépendance, un éloignement pour re-naître, une quête
d'identité en marge de ce qu'offrait son milieu.
Accepter l'interprétation traditionnelle de ses troubles c'était aussi
envisager le sort inexorable réservé aux membres de" la lignée mater-
nelle : la folie et la mort.
C'est pourquoi Yacine refuse la position d'héritière, de l'autel familial
et fait le choix de s'aliéner sa famille et son entourage comme le prix à
payer pour se retrouver.
Elle interrompra les séances afin de "préparer" la fête musulmane de
la "Tabaski". On ne la revit plus. Mais selon sa fille qui a gardé le
contact avec le service, Yacine "va bien même si les disputes avec sa
co-épouse continuent".

237
Quelques données cliniques
Les troubles de Yacine apparaissent en réaction à une situation de
perte, perte associant une rupture des relations intra-familiales et
environnementales et une rupture d'équilibre qui met douloureuse-
ment en cause le statut et l'identité de Yacine.
Conflits à plusieurs niveaux dont le plus important se situe au niveau
de la sphère affective et sexueiie, mais aussi une situati?n d'abandon
vécue comme insupportable qui pose la question fondamentale: "Qui
suis-je ?"
Trois évènements concomi lants particulièrement éprouvants ont
marqué la prime enfance de Yacine: le divorce de ses parents qui se
séparent ensuite d'elle, l'abandonnant à sa tante paternelle et enfin le
sevrage de Yacine.
Et nous savons qu'au-delà des aménagements culturels de facilita-
tion de ce phénomène du sevrage, l'expérience en elle-même est tout
particulièrement douloureuse. Et cette expérience douloureuse sera
potentialiseur de l'expérience dramatique, angoissante et culpabili-
sante de rupture au moment du départ définitif des parents et surtout
de la mère de la sphère psycho-affective de Yacine. Et cela allait
retentir sur sa vie ultérieure.
Moments d'affects intenses dans la relation avec la mère mais égaIe-
ment situation de rupture et de perte, d'angoisse et de culpabilité,
difficultés d'identification et une quête affective qui ne sera pas struc-
turée, qui allaient compromettre durablement tout équilibre chez Ya-
cine.

238
Mais si l'organisation psycho-sexuelle de sa prime enfance a dure-
ment subi des "coups" et des "failles" profondes sur le plan affectif,
narcissique et identificatoire, le mariage et la fécondité et les statuts
respectifs qu'ils confèrent, auront servi à Yacine de garde-fous jus-
qu'ici, lui permettant un équilibre et une insertion sociale certes pré-
caires mais acceptables.
Si le moment nodal de la folie hystérique est difficile à spécifier, il
semblerait que toute émotion puisse susciter des crises hystériques.
Et L. Israel écrit (4) : "JI ne reste plus guère aujourd'huf que 'la crise
des nerfs', état d'agitation ou de colère parfois accompagné de lipo-
thymie (à laquelle nous assistons souvent chez Yacine) et survenant
le plus souvent à la suite de contrariétés même minimes" (chez Yaci-
ne les contrariétés étaient multiples et de taille).
L'auteur ajoute: "JI est rare qu'on ne découvre pas de causesdéclen-
chantes immédiate$la scène de ménage venant de loin en tête de ces
>
causes."
Les éléments qui conféraient jusqu'à présent à Yacine un statut et
une identité ont été ébranlés sur plusieurs fronts, ayant comme scène
un cadre conjugal et familial imaginairement vécu avec tous les senti-
ments conflictuels de l'enfance :

239
- rivalité et agressivité à l'égard de la co-épouse (préférée du mari)
qui témoigne, malgré tout, épisodiquement des attentions maternan-
tes à Yacine;
- quête affective et amoureuse mais aussi attente en direction du
mari.
Pour Yacine, la maladie devenait l'ultime recours, et l'hôpital le seul
lieu ou penser/panser sa maladie et élaborer son deuil.

Bintou
ou l'hérétique du village
Bintou est une jeune fille toucouleur d'une vingtaine d'années, céliba-
taire et sans enfant. Elle est lycéenne et nous a été adressée par un
ami O.R.L. pour "avis et éventuelle prise en charge psychothérapi-
que", après des examens cliniques qui se sont révélés négatifs sur
une aphonie quasi-totale. La première manifestation remonte à l'âge
de dix-sept ans, à la fin d'une journée, après une douche en plein air
à la campagne;
elle s'est mise à tousser beaucoup et, quelques
instants après, extinction de la voix et cela a duré six mois.
Elle a d'abord consulté au service médical de son village où lui a été
donné un traitement contre l'angine.
Ensuite consultation en O.R.L. dans un hôpital de Dakar où elle a été
traitée pendant deux mois puis orientée en Neurologie dans un autre
hôpital où elle sera suivie pendant un mois. Mais, parallèlement à ces
soins, son frère aîné, qui "a recueillie à Dakar, la fait voir par un
guérisseur, malgré une farouche opposition de Bintou. Le diagnostic
du guérisseur : une attaque par les 'jinns'.

241
" la traitera parallèlement à l'hôpital, et Bintou retrouvera la parole
très vite. Selon elle, c'est grâce à l'hôpital, mais de l'avis du frère ce
"miracle" ne pouvait être dû qu'au guérisseur en qui il avait "entière-
ment confiance".
Bintou, alors, rejoindra sa mère au village mais pour perdre à nou-
veau la voix un mois après. Ce jour là, elle venait d'absorber, sur les
pressions de sa mère, des produits médicinaux que lui avait fait par-
venir le guérisseur par l'intermédiaire du frère aîné.
Retour à Dakar de Bintou, reprise des traitements avec le guérisseur
mais également nouvelle consultation en neurologie où les examens
ne signaleront rien de particulier; de là, elle sera renvoyée dans le
premier hôpital où elle avait été traitée; mais là également les exa-
mens ne signalent rien. Et cette "valse" s'étalera sur plusieurs mois
avant qu'un ami à elle l'adresse à un O.R.L. privé à Dakar qui, ne
trouvant R.A.S. nous l'adressa.
Histoire de Bintou
père monogame, cultivateur, décédé; elle avait huit ans; sa mère
s'est remariée mais sans enfant avec un monsieur polygame. Bintou
est la troisième d'une fratrie de huit enfants: 3 gerçons et 5 filles
(dont 2 décédées).
- le frère aîné, analphabète, marié, père de famille, travaille à Dakar,
- un frère fonctionnaire travaillant à l'intérieur du pays,
- une soeur analphabète mariée à 'un marabout",
- un frère cadet sans profession,
- une soeur cadette écolière.

242
Lorsque nous voyons Bintou, elle chuchotait; et elle se plaignait, en
plus de son aphonie, de douleurs aux reins, aux genoux, aux chevil-
les, au dos, aux épaules, à la gorge, au cou, dans la région ovarienne
et parlait de périodes d'aménorrhée de six mois parfois.
Bintou vit mal sa situation actuelle où elle est la seule fille de son
village à être si hautement scolarisée et en même temps à être l'une
des rares filles à n'être pas encore mariée à dix-neuf ans. D'où de
violents conflits et une farouche opposition à la mère qui, elle, ne voit
pas cela d'un bon oeil et veut la marier sans tarder à un cousin
analphabète travaillant comme docker à Dakar.
Bintou nous confiera qu'elle vit mal le fait d'être une fille; elle envie
beaucoup les garçons de leur liberté dans la société et culpabilise de
n'avoir pas pleuré lors du décès "injuste" de son père qu'elle dit aimer
beaucoup.
"Je pense beaucoup et très souvent à lui et... je suis con-
vaincue que, vivant, mon père n'aurait jamais cautionné les
exigences de ma mère à mon égard, ni ses projets insensés
de m'obliger à me marier".
Elle appréhende une vie conjugale et surtout avec "un mari qui s'ab-
senterait souvent pour de longues périodes de trois à cinq ans" com-
me c'est le cas de nombreuses femmes de son village mais égaIe-
ment de la cousine avec qui elle dort dans le même lit.
"Leur fatalité et leur soumission m'exaspèrent".
Bintou souhaite mais appréhende beaucoup sa guérison, car, pour
elle, guérir c'est automatiquement retourner auprès de sa mère, sous
sa coupe et être confrontée aux exigences et pressions sociales et
culturelles de son groupe; alors qu'ici elle y échappe pour l'instant.

243
Mais elle nous apprendra qu'un jour, en classe - donc bien avant sa
"maladie" - le professeur dans son cours avait parlé du phénomène
qui consistait à traduire par le corps certains conflits intérieurs; et elle
rajoute que ce professeur leur avait donné comme exemple l'aphonie.
Le frère nous dira que tous les matins lorsqu'il la réveille, Bintou
répond toujours et au sortir du lit elle lui parle normalement avant de
retomber, aussitôt après, dans son aphonie. Bintou nous le confirme-
ra avec un sourire; et elle rajoute: "le Bintou de la nuit est peut-être
différente de la Bintou du jour ... "
Après que Bintou ait brutalement interrompu les séances, son frère
nous téléphonera longtemps après pour nous informer du fait que
son choix s'était finalement cantonné à la thérapie traditionnelle, mal-
gré l'opposition de Bintou. Le dernier guérisseur consulté aurait ex-
trait de l'oreille de Bintou un fil qui selon lui était la cause de sa
maladie.
"Seulement, nous dira le frère, il n'y a toujours pas d'amélio-
ration mais nous espérons !".
A travers quelques séances, Bintou nous dira :
"Ma maladie, c'est vous qui la guérirez mais pas les guéris-
seurs qui pensent aux 'rab', les autres aux sorciers ou au
"Iiggéey" (maraboutage) ... Au village, tout le monde pense à
ça, aux esprits ... moi j'ai dit non ! Tout le monde pense
alors, que je suis perdue, que l'école m'a gâtée, que je suis
devenue une 'tubaab' (européenne). Ma mère, ne peut sup-
porter cela, alors on m'a envoyée à Dakar pour me soigner,
mais ici si je refuse de voir le guérisseur, mon frère qui est
très "traditionnel" va me battre et me renvoyer au village.
Donc je suis obligée d'y aller chaque fois que je sors d'ici;

244
ça me fait une promenade car je suis seule et je sais que le
marabout lui, il ne verra rien ... ma maladie, c'est autre chose
je crois ...
Bintou nous parlera avec beaucoup d'indifférence de son intense ac-
tivité auto-érotique :
"Le jour comme la nuit, il suffit qu'on me tresse les cheveux
ou que je me les défrise pour être très excitée. Quand je ne
porte pas de soutien gorge, le frottement de mes seins con-
tre mon tee-shirt m'excite beaucoup et je mets'toujours deux
culottes pour ne pas salir mes habits, je suis toujours trem-
pée mais c'est surtout au moment de mes règles. Je n'aime
pas les règles, le sang c'est sale. Il doit y avoir des microbes
comme quand on embrasse quelqu'un sur la bouche. com-
me font les 'tubaab· ... "Mes seins me gênent beaucoup. Ils
sont beaux, tout le monde les regarde. ça me gêne... vous
les hommes vous avez de la chance ... mes seins c'est la
partie la plus sensible de mon corps et j'ai peur de prendre
le bus ou d'aller écrire au tableau en classe. Comme je ne
parle pas, quand je suis interrogée au tableau, je réponds en
inscrivant ma réponse au tableau et là mon corps il est mort,
je ne sens plus rien, je ne sens que les regards ...
"C'est comme dans mon rêve, on est assis en cercle et tout
le monde me tourne le dos et moi j'ai un gros bâton et ils
récitent comme des brebis, ils ne me regardent pas ... je ne
sais pas s'ils m'ignorent ou s'ils ont peur de moi, mais je me
sens seule et j'ai peur. Quand je me réveille, je suis toute
"trempée" et excitée et je me sens mal. ..
"Dans mon village. on dit que quand on a ça dans la tête. on
ne peut plus avoir les études et le "savoir" en tête. C'est
pourquoi les filles, elles, ne font pas des études poussées

245
car on les marie tôt... Ce n'est pas gentil car vous me faites
parler et puis ces choses-là il ne faut pas en parler. Pourtant
je suis amoureuse de deux garçons mais je ne veux pas en
parler car ils ne le sauront jamais ou peut-être quand je serai
guérie.....
Première série d'interprétations
Bintou fait (ou veut faire) fi des "lois" et des codes de son milieu: elle
récuse l'autorité de sa mère, refuse d'arrêter ses étudés, refuse éga-
Iement toute idée de mariage avant de terminer ses études.
Seulement, dans son milieu familial et social, l'école pour une jeune
fille est une "voie d'attente" avant le mariage qui généralement inter-
vient assez tôt dans la pré-adolescence; Bintou est la première fem-
me à être scolarisée dans sa famille; elle considère l'école comme un
legs que lui a fait son père qui, malgré les oppositions et réticences
au sein de la famille élargie, avait résolument tenu à mettre sa fille à
l'école, alors que dans cette famille, l'école n'est pas faite pour les
filles, la meilleure école étant pour elles l'éducation qu'elles reçoivent
auprès de leurs mères à la maison, une initiation aux tâches quoti-
diennes d'entretien d'une maison, un apprentissage à la soumission,
à la patience, à "obéissance, à la discrétion et à la réserve, etc. Aller
à l'école, c'était méconnaître tout cela. Et dans le cas de Bintou,
l'école était devenue un puissant facteur de tensions au sein de la
famille. D'un côté, le père bien qu'analphabète, Bintou et son unique
frère scolarisé; de l'autre, la mère, l'ainé de la famille et l'ainée des
filles, tous trois analphabètes.

246
A la suite du décès du père, la scolarité de Bintou, de facteur de ten-
sions intrafamlliales devenait aux yeux de la mère, une parenthèse
qu'elle voulait fermer pour mener Bintou vers l'aboutissement logique
de la vie de toute jeune fille : le mariage et la fécondité.
Et non seulement la jeune fille ne voulait pas en entendre parler -
quelque part, elle continue d'appartenir à son père et cela ne laissait
aucune place à un mari éventuel - mais voilà que son frère aîné,
analphabète, qui jusqu'ici était opposé à la scolarisation de sa soeur,
émigre à Dakar, devient salarié, se marie, s'installe et 'commence à
entrevoir les avantages qu'offre l'école: une formation, une qualifica-
tion, un bon métier, une bonne rémunération, etc. Travailleur subal-
terne, mal payé; il s'en sort difficilement et commence à exhorter sa
femme - analphabète et sans aucune qualification - à trouver une
activité qui rapporte de l'argent. Ce frère, mis au courant des projets
de la mère pour sa fille, va, du jour au lendemain prendre le parti de
Bintou et s'opposer à sa mère.
La maladie sera pour la jeune fille l'occasion de quitter le domicile
familial et le village pour aller se soigner à la ville. Mais même si à
Dakar, elle est parvenue à s'inscrire dans un lycée elle ne peut pas
indéfiniment s'installer en ville chez son frère; car, dans son milieu,
comme dans la plupart des ethnies au Sénégal, un frère n'élève pas,
n'éduque pas sa soeur. L'éducation et le suivi d'une jeune fille, c'est
l'affaire des femmes. S'il s'agissait pour Bintou de s'installer chez
une soeur aînée mariée, cela ne poserait pas de problème pour la
famille, mais chez son frère et sa belle-soeur, non!
Son installation à Dakar donc ne pouvait qu'être provisoire, le temps
qu'elle se soigne et qu'elle guérisse. Dès lors, pour elle, guérir cela
voulait dire retourner immédiatement au village, auprès de sa mère.

247
D'ailleurs, ne dit-on pas qu'une femme malade ne peut trouver de
meilleur endroit pour se soigner et pour guérir qu'auprès de sa mère"
? Une jeune femme n'est censée quitter le domicile parental ou fami-
lial que pour rejoindre le domicile conjugal ou celui de la famille de
son mari. Et si un jour elle quittait celui-ci, pour cause de séparation
ou de divorce, elle doit réintégrer la maison de ses parents, quand
bien même elle aurait une indépendance financière donc de quoi as-
surer sa propre existence en dehors de la famille.
Les études de Bintou étaient à ses yeux, le seul rempart et le seul
moyen, sinon d'éviter le mariage et le sort que cela lui réservait, tout
au moins, de retarder une "union" suffisamment longtemps pour s'oc-
troyer les moyens et prestige qui lui permettraient, non seulement
d'avoir son mot à dire, le droit de choisir librement son conjoint, le
droit à la parole, mais aussi de pouvoir échapper à "la vie étriquée,
monotone et insipide" à laquelle sa naissance et sçm sexe la desti-
naient. Elle ne voulait pas être "mise en vente".Le statut social presti-
gieux et envié mais culturellement contesté, que lui conférait le ni-
veau assez avancé de ses études, était un élément important de son
identité; mais ce statut perdait de sa valeur et de son prestige dès
l'instant où au sein de la famille et du village, la perspective de la
marier ou de la voir se marier, reléguait "tout ça" au rang de "futilités
dangereuses" et "menaçantes" pour tous.
Ce qu'appréhendait Bintou, c'était le passage sans transition - habi-
tuellement réservé aux filles de sa famille et de son ethnie - de la vie
d'adolescente ou de pré-adolescente, à la vie de femme, d'épouse et
de mère à quatorze ou quinze ans. Chez moi, les filles, on peut les
marier à partir de douze ans ... " nous a-t-elle dit. C'est ce destin terri-
fiant et inexorable auquel elle a jusqu'ici échappé qui l'inquiète et la
révolte. La fatalité de ces filles /femmes et leur soumission m'exaspè-
rent". Comment s'opposer au projet de mariage de la mère et de la

248
communauté villageoise, poursuivre jusqu'au bout ses études tout en
demeurant insérée dans son groupe et sans être honnie ?
La violence de l'acculturation liée à son niveau, à la scolarisation, les
problèmes d'insertion liés au refus d'assumer les rôles et statuts con-
férés par le groupe, entraîneront une perte des repères qui dissoudra
l'identité.
Deuxième série d'interprétations
Les questions de Bintou portant sur son identité sexuelle, ses désirs
contradictoires, ses problèmes d'identification, son impossibilité
d'effectuer le deuil du père et de son enfance, etc., restituent les
sentiments infantiles qui constituent une répétition de quêtes, de dé-
ceptions et de sentiments d'attente.
Selon L. ISRAEL "le névrosé hystérique ou obsessionnel, est hanté
par une représentation imaginaire, un fantasme, où il se voit exposé à
un public qui, soit lui reproche une négligence coupable (... ) soit le
ridiculise en raison d'un défaut, d'une insuffisance. Une telle défail-
lance s'illustre dans certains rêves, où le sujet se trouve par ex. expo-
sé nu au milieu d'un groupe, rêve typique et fréquent déjà repéré par
Freud". (5)
Bintou a cessé de grandir depuis le décès de son père; décès qu'elle
a d'autant moins accepté que ce père était "le seul ami qu'elle avait et
sur qui elle pouvait compter", elle n'a jamais pleuré sa mort, "ni le jour
même du décès, ni après", "elle lui est resté liée", elle continue de lui
appartenir et elle ne cesse de l'évoquer, de le magnifier; "l'hystérique
n'est pas à la recherche d'un substitut du père, d'une image paternel-
le (... ), le père qu'elle recherche n'est pas une pure et simple repro

,
249
duction du père, mais un père complet, tel qu'il n'a justement pas
existé"(6). Et Bintou ne veut pas grandir, devenir femme, car après
tout, aux yeux de qui le serait-elle? "Le seul être auquel elle était
profondément attachée est irremplaçable". Elle vit mal sa féminité et
tout ce qui la symbolise (menstrues, grossesse, maternité) ainsi que
ses autres aspects extérieurs (seins, fesses, etc.) et enfin les con-
traintes qui lui sont liées dans son groupe (soumission, dépendance,
"solitude conjugale", mariage précoce, etc.)
Bintou évoquait le décès de son père et la découverte de ses propres
caractéristiques et attributs féminins comme deux évèn'ements con-
comitants malgré les années de décalage entre ce décès et sa puber-
té.
Nous n'avons pas eu le temps d'éclaircir ce point. Mais l'on peut dire
que les élèments d'identification faisant défaut pour conférer à B. une
plénitude à son identité psychosexuelle, la réussite scolaire et le mili-
tantisme politique de la jeune fille dans un groupuscule, ont pu faire le
lit d'une sublimation salvatrice malgré les entraves socioculturelles
de son entourage. Elle veut réussir à l'école pour "échapper à son
milieu", à sa condition, mais selon elle, "réussir c'est irrémédiable-
ment s'enbourgeoiser, couper avec son monde, et cela elle ne le veut
pas ... "
Comment faire, comment se réaliser sans se couper des siens? Elle
ne méprise pas son entourage familial, ni les femmes de son milieu,
seulement elle n'en veut pas comme cadre et comme mode d'existen-
ce.
Difficultés de renoncement libidinal et difficultés d'identification. Pour
Bintou c'est la course à la réussite scolaire et sociale au prix de son
équilibre psychique ? Ou la soumission et la renonciation au prix

250
d'une insertion dans son milieu? Option difficile. L'écart entre les
codes et coutumes du milieu et J'expression de son désir singulier
étant considérables, Bintou a opté pour la maladie; compromis provi-
soire pour trouver les moyens de jeter un "pont" entre ces deux déter-
minants, une voie pour accéder à la féminité.
Troisième série d'interprétations
Tout d'abc;rd, les circonstances d'apparition des troubles chez la jeu-
ne fille évoquent incontestablement un contact fortuit avec un jinné,
ce que confirmera d'ailleurs un guérisseur :"une attaque par les jin-
né". Les soins prodigués par le guérisseur parallèlement à la prise en
charge hospitalière (O.R.L et neurologie) seront suivis d'une amélio-
ration. Et Bintou, ayant recouvré la parole, retournera au village au-
près de sa mère. Mais un mois après, à la suite d'ine ingestion de
produits médicinaux donnés par la mère (produits envoyés, selon la
mère, par le guérisseur de Dakar), Bintou perd à nouveau la voix;
trouble que la jeune fille met sur le compte d'un maraboutage dont la
mère serait, soit l'unique auteur, soit la principale complice d'une
machination pour vaincre son obstination dans les études, et son
refus de se marier dans les meilleurs délais. Car après tout, sa mère
n'a-t-elle pas déjà été directement ou indirectement incriminée à la
suite du "décès subit et bizarre de son mari? Son mari n'est-il pas
mort d'un "maraboutage" effectué par la mère pour l'empêcher de
"prendre" une seconde femme ?" Sinon pourquoi disait-on dans le
village que sa mère "était une mauvaise femme" qui a dû être pour
quelque chose dans la mort de son mari ?
Et aujourd'hui cette femme, sa mère n'est-elle pas prête à tout pour
lui faire arrêter l'école et "la vendre" en la mariant à ce cousin, afin de
mettre un terme aux médisances des gens du village sur elle ?

251
Ce sont les questions (ou convictions) de Bintou.
Elle reviendra à Dakar pour reprendre son traitement chez le guéris-
seur (toujours le même) tout en s'adressant parallèlement au circuit
hospitalier.
"L'image de ma mère est ternie et on la suspecte au village et si elle
tient tant à me soumettre à son autorité et à me donner en mariage,
c'est pour se racheter aux yeux de "entourage qui l'accuse d'être
déjà "une mauvaise femme" mais aussi, une "mauvaise mère" qui per-
met et cautionne la "déperdition" de sa fille (c'est à dire le fait que
Bintou, à son âge, fasse encore des études et demeure célibataire).
Pour Bintou, il y a un quiproquo, car si antérieurement le guérisseur
la traitait contre l'action des jinné pour lui faire recouvrer la voix, la
demande qu'elle lui adressait maintenant était tout autre :"Iaver", "dé-
truire" le "travail", le maraboutage, effectué par sa mère contre elle.
Or le guérisseur continue de parler de jinné.
Pour ce qui est de son aphonie, "l'hôpital" lui suffisait et elle a con-
fiance,dit-elle.
Et à chaque fois qu'elle sortait de notre consultation, son frère (qui
attendait toujours derrière la porte ou se postait derrière la fenêtre de
notre bureau) l'amenait directement chez le guérisseur, comme pour
"juguier" l'influence (néfaste ?) que nos tête-à-tête (Bintou et moi) ne
pouvaient manquer d'avoir sur sa soeur et dont les timides velléités
d'indépendance et d'affirmation de soi qu'elle manifestait, ne pou-
vaient aux yeux du frère qu'en être la conséquence. Soulignons que
Bintou, dès le début de nos rencontres, s'est opposée à la présence
de son frère lors de nos entretiens. Celui-ci ne parlant pas le français,
il était facile pour B. de me dire d'une voix chuchotée, en français,
"c'est déjà suffisant qu'il soit en permanence à mes côtés chez le

252
guérisseur", alors que nos entretiens se déroulaient essentiellement
en wolof.
Et si nous avons pu établir une relation thérapeutique avec Bintou qui
peu à peu avait recommencé à parler de façon audible pour verbali-
ser son angoisse, sa culpabilité et ses difficultés relationnelles et
d'existence, cette prise en charge ne lui aura pas permis d'accéder à
des élaborations et à des aménagements suffisamment significatifs,
avant que son frère ne mette un terme à nos entretiens qu'il tolérait
avec beaucoup de difticultés et de méfiance.
C'est sur les injonctions et le financement d'un prêtre catholique eu-
ropéen installé au village que Bintou s'est adressée à )'O.Pl.L. qui
avec l'accord du prêtre, l'a orientée dans un second temps, à notre
consultation.
Le frère qui détenait l'argent remis généreusement par le prêtre pour
couvrir les frais de consultation, en a détourné une bonne partie.
Aussi, ne pouvant plus assurer financièrement le rythme de nos
séances bi-hebdomadaires, il y mettra fin pour cantonner sa soeur
dans les circuits traditionnels de traitement.

253
Commentaires
Un point commun à ces cas cliniques, c'est que le foisonnement et la
diversité des thèmes interprétatifs dans une totale incohérence, ne
pouvaient laisser aucune chance de réussite ou d'efficacité à l'un ou
l'autre des traitements traditionnels respectifs qu'ils requéraient.
La formulationdediagnosticétiologique traditionnel au sein de la famil-
le - surtout lorsque l'hypothèse rab était avancée - nous paraissait
plus traduire un "réflexe" de conformité qu'une réelle 'adhésion aux
systèmes de représentation; quelques facteurs significatifs d'une uni-
té incontestable dans ces cas cliniques sont, "absence de personna-
ges ou de représentants de la génération des grands-parents, géné-
ration pour laquelle l'interprétation par le rab est prévalente et pour-
tant, dans presque tous les cas, ce thème rab a été évoqué. En se-
cond lieu, lorsque l'interprétation tradiionnelle était formulée, le re-
cours au circuit traditionnel n'était jamais systématique, comme allant
de soi. Incohérence dans l'interprétation traditionnelle, absence de
cohésion au sein de la famille, absence de consensus bi-partite (indi-
vidu - famille) et tripartite (individu-famille-guérisseur).
Et pourtant, la donnée persécutive est partout présente ainsi que
tous les supports thématiques, il s'agit toujours d'une aggression
venant de l'extérieur; mais ces thèmes ou modèles apparaissent
comme des tentatives d'ajustement, de réaménagement et non com-
me des phénomènes de régulation des tensions. L'agresseur est mul-
tiple, inconstant, son identité factice, sa nomination ne peut entraÎ-
ner d'adhésion commune, ni introduire à l'intervention du maitre
d'oeuvre habituel - le guérisseur - la prévalence habituelle de "un ou
de l'autre de ces modèles interprétatifs selon les générations succes-
sives qui composent la famille, est faussée; les dysharmonies dans

254
les statuts, les rôles et les modes de relations au sein de ces familles,
font que les interprétations sont difficilement convaincantes, les rites
et usages difficilement mobilisables, manipulables ou accessibles.
L'insécurité règne, c'est la méfiance, la suspicion; les troubles sont
multiformes, étranges, récalcitrants et faussent la logique culturelle
qui permettait et facilitait les mises en forme des désordres mentaux.
Evoquer l'attaque d'un rab dans une famille traditionnellement et
"ethniquement" titulaire de rab, ou de tuur et de xamb (autel) est
compréhensible et acceptable, en général, mais l'individu malade,
comment peut-il sereinement accepter une interprétation rab, quand
une partie de sa famille en est morte? Alorsque l'on sait que "l'inter-
vention du rab qui possède le sujet comporte une injonction à resseR
rer les liens avec les ancêtres du lignage et les ascendants
immédiats"(f). Cet individu, pour peu qu'il croit à ces représenta-
tions, ne peut qu'incriminer sa famille fautive d'avoir mécontenté les
rab ou tuur qui deviennent ainsi mortels. Ou bien alors il y verra
l'action conjuguée de Seytané. Et à ce niveau, lorsque l'individu par-
Iera de Seytané, alors que la famille elle, parle de rab, il ne s'agit pas
chez cet individu d'un effet de langage, d'une simple "assimilation
dans le vocabulaire" ou d'un simple dérapage dans ses formulations.
Il s'agit plutôt d'une quête de cohérence, d'un souci de sauvegarde
de soi.
Et la famille, renvoyée à elle-même, réalise du coup, par ce désaveu,
à quel point sont dévitalisées et inopérantes, certaines des croyances
et valeurs auxquelles jusqu'ici, elle se croyait encore profondément
attachée.
Alors, le recours à l'institution hospitalière devient une solution, à la
fois, pour la maladie et pour "ce qui ne va pas dans la famille".

255
Pour trois de ces "malades" (Fatim, Aminata et Yacine, toutes trois
wolof-lé bau), l'évocation non seulement des rab familiaux mais égaIe-
ment du fiancé/amant rab, était l'essentiel, le noyau
autour duquel
gravitaient sans empreinte réelle les autres thèmes interprétatifs.
Dans l'histoire de leurs familles respectives, il existe une longue tradi-
tion de rab, de tuur; mais des rab, difficilement acceptables comme
alliés pour cette génération qui ne voulait pas d'un tel héritage.
Par contre, chez les trois autres fernrTles, le thème du rab qui agresse
ou possède n'est pas central. S'il est évoqué par l'entourage ou par
le marabout, les patientes elies,
el!es, le récusent pour lui opposer le thème
du maraboutage tout aussi eftrayant mais plus cohérent, plus logique
(il n'y a pas de rab et il n'y a en jamais eu dans leurs familles respecti-
ves). Mais l'idée du maraboutage, est aussi beaucoup plus commode
puisqu'il est possible de "contrer" l'acte du maraboutage, d'en annu-
ler l'effet en recourant à un marabout. Ce thème a une égale "préva-
lence" dans toutes les couches urbaines, quelles que soient leurs
origines ethniques.
Mais la question reste posée, à savoir si le syncrétisme religieux et
l'influence de l'urbanisation et des modes de vie et systèmes de pen-
sées des wolof en milieu urbain, suffisent à expliquer le fait que des
familles d'origine ethnique autre que wolof-Iébou ou sérer puissent
recourir au modèle perséculif rab.
Nous constatons en tout cas, que les quatre principaux modèles tra-
ditionnels d'interprétation de la maladie mentale, couramment ren-
contrés en milieu wolof, sont à quelques exceptions près, tous pré-
sents dans ces cas cliniques.
S'agit-il là d'une simple question de vocabulaire, d'une banale erreur
de langage?

256
Par ce langage, par ces fraqments de discours, ces femmes auront
pu "exprimer les problèmes fondamentaux de leur existence, leurs
difficultés d'exister, étant en perpétuels conflits avec leur entourage;
entourage au sein duquel, la prévalence des conflits avec certains
personnages est manifeste; ces personnages sont essentiellement,
la belle-mère, la mère, le mari et la co-épouse (effective ou potentiel-
le).
La clinique nous les désigne comme les principaux persécuteurs avec
lesquels l'affrontement devient direct, ne pouvant plus être "dédrama-
tisé", "désamorcé", "médiatisé", "régulé", par les systèmes habituels
de traduction des conflits.
Est-ce à dire que ces femmes sont condamnées à basculer dans la
folie "opaque" ? Et leurs familles à perdre irrémédiablement un de
leurs membres? Le penser, ce serait sans compter sur la perspicaci-
té de l'hystérique et sur la grande faculté d'adaptation des wolof.
" l'africain d'aujourd'hui ne peut plus se contenter de son
ancienne position et ne peut pas
encore s'en détacher. Il
cherche à s'exprimer par des comportements et un langage
nouveau syncrétique, qu'il s'agit de comprendre" (8)
1. H. COLLOMB, A. ZEMPLENI et D. STORPER : "Quelques considérations sur le
rôle, le statut et les relations interpersonnelles en Afrique noire." 73rd Annual
Convention of American Psychological Association - Chicago, 3-7 September
1985.

257
Notre expérience clinique, malgré ses lacunes, insuffisances, Imper-
fections et tatonnements, nous aura permis de montrer que:
- une pratique psychothérapique de type analytique en Afrique noire
est possible avec des africains et surtout avec des femmes générale-
ment tenues comme "gardiennes de la tradition" analphabètes ou
pas, et habituellement privées de parole, tenues à la réserve, au
silence et à la soumission;
- ces consultations psychothérapiques permettent la constitution
d'un espace intérieur et n'ont nullement comme objet/objectif l'incita-
tion à la révolte, à l'insoumission, au divorce, à la débauche, à la
destructuration familiale, etc. Elles ne sont pas non plus des séances
de moralisation, de distribution de conseils de sagesse, de politesse,
de soumission; mais elle ne prônent pas non plus le retour à la
tradition. Ce ne sont ni plus ni moins que des espaces et des mo-
ments d'échanges pour de possibles réaménagements à travers iec:-
quels l'individu souffrant essaie toujours et parvient parfois - grâce à
l'expression, à la verbalisation de ce qu'il ne pouvait pas dire autre-
ment que par la maladie - à acquérir de nouvelles possibilités pour
négocier les ressorts de son équilibre personnel et les leviers d'une
existence harmonieuse au sein de son entourage familial, de sa
société.
- ces consultations psychothérapiques de type analytique ne sont
pas antinomiques aux systèmes de traitement traditionnel africains. "
s'agit simplement de deux types de systèmes qui se situent dans des
registres différents et qui sont sous-tendus par des systèmes de
pensée différents.
- le sujet africain a une pensée intérieure; et dans la clinique psycho-
pathologique, lorsque chez certains patients, la chimiothérapie a
atteint ses limites, que les esprits ancestraux sont récalcitrants, que
les rituels thérapeutiques magico-religieux sont inopérants oü simple-
ment refusés, il existe un troisième lieu thérapeutique avec ses règles
ou ses aménagements, ses techniques ou ses méthodes, ses succès
et ses échecs qui permettent d'accéder à cette pensée intérieure. Et
pour le psychothérapeute qu'il soit occidental ou africain, la confron-
tation au "malade" africain ne doit pas poser un problème de commu-
nauté ou de différence de culture et de langue mais plutôt un problè-
me de pensée théorique, de méthodologie ou de technique qui puisse
favoriser la rencontre, l'échange et l'accès au monde intérieur du
patient.

NOTES
1. M. Dorès, op. cif.
2. R. KAES, op. cif.
3. M. Dorès, op. cil.
4. L. ISRAEL, op. cif.
5. Idem.
6. Idem.
7. M. C. et Ed. ORT/GUES, op. cil., 1973.
8.
H. COLLOMB, A. ZEMPLENI et D. STORPER : "Quelques considérations sur le
rôle, le statut et les relations interpersonnelles en Afrique Noire". 73
rd Annual Convention of American Psychological Association- Chica-
go, 3-7 sept. 1965

v.
RESUME - CONCLUSIONS
1. L'hystérique. le groupe, les conflits relationnels, une pathologie nouvelle.
2. La demande de l'Hystérique en milieu psychiatrique.
3. La rencontre faussée avec l'institution.

260
1. L'hystérique, le groupe, les conflits relationnels,
une pathologie nouvelle
Ces femmes sont malades parce que leur maladie était leur seul
moyen de revendiquer intérieurement et socialement le droit à une
existence.
Les entretiens psychothérapiques et accessoirement l'hospitalisation
sont pour elles l'occasion d'adresser des critiques viyes et amères
contre leur milieu, leur entourage. Mais au delà de ces critiques, véri-
tables réquisitoires, ce qui s'exprimait, ce sont les conflits de Moi en
quête de limites certes, mais de Moi dont l'émergence et l'expres-
sion, telles quelles, ne peuvent que compromettre une insertion so-
cio-familiale et une appartenance dont les critères et codes sont dé-
sormais à réinventer, à défaut de pouvoir négocier ceux en place
déjà.
Nous assistons ainsi à des drames se jouant sur plusieurs niveaux:
perte de l'objet d'amour, problématique de deuil difficile à réaliser,
quête de limites, quêtes d'identité, etc.
"Les femmes d'aujourd'hui ont besoin d'accéder à une paro-
le individuelle; les représentations traditionnelles de la mala-
die ne suffisent plus à endiguer le flot des mots qu'elles ont
à dire. Elles veulent être entendues en tant que femmes et
non plus seulement comme victimes d'esprits malfaisants
parlant par leur bouche; leur séjour en hôpital psychiatrique
leur permet à elles(... ) d'accéder à cette parole." (1)
Après tout, le statut d'adulte (dans ce milieu wolof-africain), ne se
déploie-t-i1 pas essentiellement dans le champ de la parole ?(2)

261
En Afrique Noire, généralement la facilité de "corporéisation" et l'im-
portance des phénomènes de somatisations, trouvent leurs justifica-
tions dans la place et la fonction du corps comme support culturel de
l'éducation, de toutes les relations mais également de toutes les pa-
thologies; et à ce niveau, ce qui particularise l'hystérie, au delà de
ses manifestations conversionnelles - mineures et à la limite banales -
c'est la facilité de verbalisation qui supplée au langage corporel, "lan-
gage des organes". Une verbalisation, véritable soupape permettant
l'expression, du "trop plein" que ni la famille" ni l'entourage élargi, ne
sont en rnesure, aujourd'hui, de fournir, d'offrir les. conditions et
moyens d'évacuation.
Ce langage verbal, d'aspect réactionnel, instruit sur les contradic-
tions actuelles qui sévissent dans les métropoles africaines et pose,
d'une certaine manière, la nécessité de redéfinir les modalités d'ap-
partenance et d'insertion de l'individu au groupe.
Dès lors, ne pourrait-on pas voir en ces manifestations d'hystérie en
milieu urbain, une sorte de dynamique régulatrice et génératrice
d'équilibres nouveaux ?
Naguère le souci essentiel de l'individu consistait à assurer et à pré-
server son insertion au sein de son groupe, "d'être un maillon de la
solidarité"; aujourd'hui, selon A.B. Diop, '' .. .l'éclatemem de la structu-
re parentale lignagère, la désorganisation de la famille étendue, s'ac-
compagnent de déséquilibres et d'inégalités économiques(... ) qui of-
frent des choix aux personnes en même temps qu'ils développent le
sens de leur liberté. Ces déséquilibres et inégalités favorisent, aussi
bien, une modalité résidentielle (migration) qu'une instabilité conju-
gale (divorce) " (3).

262
Les manifestations d'hystérie en milieu urbain "acculturé" témoignent
d'une "indexation", d'une dénonciation des contradictions flagrantes
contenues entre les statuts et rôles anciennement dévolus aux fem-
mes et ceux parallèles qui leur sont aujourd'hui attribués. Et ces ma-
nifestations échappent, mettent en échec les circuits "traditionnels"
qui avaient essentiellement, des perspectives de resocialisa tian, de
réintégration de l'individu. Car," ... il est dans la nature du névrosé de
ne trouver de soulagement que dans les symptômes qui s'écartent
obligatoirement des normes sociales (... ) la névrose (étant), par défi-
nition, caractérisée par un fort "négativisme social". (M
C'est ainsi que les manifestations hystériques apparaissent dans leur
pleine dimension quand l'alternative que représente l'hôpital est pos-
sible.
L'un des trois critères par lesquels G. Devereux a défini "une situation
de crise", c'est lorsque "les modes d'adaptation habituels aux situa-
tions existantes se révèlent défaillants, car inapplicables aux nou-
veaux problèmes suscités par le défi bilatéral du contact entre
groupes ... "(5)
Ces problèmes engendrent des difficultés et perspectives individuel-
les incompatibles avec les normes et obligations sociales, et nous
donnent une idée de l'ambivalence affichée par ces "malades" vis-à-
vis des systèmes de représentations auxquels elles adhèrent d'une
certaine manière, mais dont elles n'ont pas la possiblité d'en faire une
expérience personnelle, d'y avoir donc recours efficacement.
De quoi témoigne donc cette attitude contradictoire chez ces femmes
généralement décrites comme garantes des traditions et valeurs col-
lectives ? Ces femmes tenues au respect, au bon maintien et à la

263
pérennité de ces traditions.
A quoi attribuer ces distanciations vis-à-vis des circuits traditionnels
au bénéfice des institutions "modernes', malgré les nombreux obsta-
cles socio-culturels qui consignaient ces femmes, de façon générale,
dans des structures qui "filtraient", contrôlaient, leurs rapports avec
l'extérieur ?
Comme premiers élèments de réponse, il y a l'accessibilité et l'accep-
tabilité des structures hospitalières, la gratuité de l'assistance hospi-
talière publique, une plus grande information de la population en ma-
tière d'assistance, hospitalière les coûts plus ou moins élevés des
consultations et surtout des traitements traditionnels, etc.
Mais il Y a également le fait essentiel que les changements intervenus
dans la notion du temps et de l'espace, dans les systèmes économi-
ques et sociaux, ont engendré un nouveau type d'homme aux aspira-
tions et perspectives autres, et dont la pathologie mentale ne pouvait
que paraître étrange par rapport aux systèmes habituellement habili-
tés à donner forme et sens au désordre mental.
Une nouvelle pathologie apparaît en milieu urbain; et chez l'hystéri-
que, les manifestations semblent révéler des ratés dans l'articulation
antre les codes psychique et social, traduisant ainsi, des "exigences
contradictoires" de conformité/soumission et d'individualité/autono-
mie.
T. Nathan écrit,
"... lorsque le dehors vacille et se révèle instable, le su-
jet, pour maintenir son identité, est contraint de rendre
palpable - d'extérioriser - la structure habituellement in-
consciente du

264
"dedans" afin de tenter d'interrompre la labilité kaléi-
doscopique du "dehors"( ... ) Il lui arrive alors d'exploser
dans un véritable feu d'artifices d'expressions singuliè-
res" (6) avec comme toile de fond illustrant, le doulou-
reux écartèlement entre le respect de la loi des ancêtres
et "expression de ses propres désirs.
Ces patientes dont on a exposé des fragments de discours, verbali-
sent tant bien que mal, des thèmes portant sur leur vécu quotidien,
mais qu'on tait habituellement , ou alors, s'ils sont exprimés, ce n'est
jamais de cette façon crûe, mais de manière ténue,' discrète; car
après tout il y a des manières de dire les choses, des manières socia-
les, culturelles recommandées, imposées; des modes d'expression
que l'individu ne peut pas ignorer, dont il ne peut pas faire fi, au
risque de se marginaliser, de se singulariser, de s'aliéner son entou-
rage; il y va de son insertion, de son statut, de son identité.
Ne dit-on pas que "la langue est la civière de son maître" ? (7)
1. Sow écrit que :
"la conception africaine de la folie est une conception
molaire (et non pas analytique et/ou moléculaire) de
relations qui structurent(... ) l'existence totale actuelle
du patient(... ), cette existence s'articulant autour de
trois ordres de réalités hiérarchisées( ... ) qui constituent
les repères socio-culturels de l'expérience du soi en
milieu traditionnel" (8)
Mais nous pensons que ce serait une grossière erreur de considérer
les valeurs socio-culturelles africaines, "traditionnelles" comme des
données immuables qui ont su résister, dans leur globalité, aux multi-
ples bouleversements et à l'évolution rapide qu'a connus l'Afrique

265
Noire. S'il est un jour, nécessaire d'élaborer, de constituer une noso-
logie psychiatrique typiquement africaine, ce ne sera pas à la seule"
lumière des structures anthropologiques africaines "mais en s'inspi-
rant aussi et surtout des réalités cliniques rencontrées et observées
sur le terrain de la pratique clinique incontournable. En matière de
psychopathologie,
des
élaborations
théoriques
quelles qu'elles
soient, ne sont pertinentes que si elles s'appuient ou s'illustrent sur-
jdans la clinique quotidienne.
De nos jours, la clinique psychopathologique, nous confronte de plus
en plus à des données qui - pour peu qu'on veuille bien leur accorder
de l'intérêt - s'inscrivent en faux, nous révélant des "ratés" dans la
force des mythes et des croyances, qui perdent de leur dimension
sacrée, de leur habituel impact exagéré sur les structures mentales et
sociales. Les éléments qui soutenaient la structure des mythes ont
été sapés, contribuant ainsi à les dévitaliser.
Les exigences sociales et culturelles des sociétés de type tradition-
nel, les interdits, prescriptions et contraintes auxquels étaient soumis
les membres de ces sociétés, trouvaient leurs modulateurs dans des
systèmes régulateurs ou compensatoires ou gratifiants, mais tou-
jours des systèmes d'intégration.
Ces systèmes perdent de leur dynamisme alors que les valeurs, nor-
mes et contraintes qu'ils modulaient et "géraient", continuent d'être
prônées avec vigueur et prêchées sans réserve comme si le simple
fait de les évoquer, d'y recourir, pouvait encore suffire à les rendre
opérantes et structurantes.
"... Ie modèle idéal d'une société africaine villageoise, à l'abri
des bouleversements historiques. n'existe plus depuis des
siècles." (9)

266
D. Storper- Perez citant Malinowski note que les institutions conser-
vées dans le contexte nouveau fonctionnent d'une manière différente
qu'elles ne fonctionnaient autrefois(... ), les systèmes de représenta-
tions traditionnelles, s'ils demeurent, commencent à occuper une au-
tre position dans le cadre d'une société en mutation et c'est dans les
transformations et dans la pluristructuration de la société contempo-
raine qu'il faudrait chercher les causes de la modification ou de la
faillite de la prise en charge traditionnelle de la maladie mentale (10).
Et dans ce contexte, la fluctuation de la sémiologie psychiatrique fait
que la symptomatologie échappe progressivement aux circuits socio-
culturels et leur efficacité ne peut que s'en ressentir.
En milieu urbain, la famille et le groupe subsistent mais avec de nou-
velles modalités de structuration comme une tentattive d'ajustement
à de nouveaux impératifs :" la gérontocratie ancienne s'est trouvée
ébranlée par de nouvelles stratifications fondées sur l'instruction et la
richesse" (11) qui permettent à l'individu l'accession à un statut qui
n'était pas inscrit dans sa naissance. Le primat du groupe rencontre
de plus en plus d'opposition, son autorité s'affaiblit parce que con-
testée.
L'aîné dans la famille ou dans le groupe, a désormais besoin, pour
conserver certains de ses prérogatives et droits, d'assortir son statut
d'un pouvoir économique afin de pouvoir peser de façon déterminan-
te dans les choix et décisions au sein de la famille. De la femme aussi,
on attend ce surcroît de pouvoir économique tout en continuant à
vouloir la confiner dans ses anciens rôles et statuts. Chez l'individu,
le souci d'assurer sa propre prospérité, sa propre sécurité ou tout
simplement sa propre survie avant celle des autres, "emporte même
si une atmosphère communautaire et un esprit d'entraide semblent
demeurer.

267
Mais que le groupe subsiste, que l'atmosphère communautaire et
('esprit d'entraide demeûrent, celan'empêche pas que l'individu, où
qu'il soit, soit livré à une réalité de compétition, de stress quotidiens,
la solidarité dans les classes dâge et dans le lignage n'est plus opé-
rante. Quand la pathologie mentale se déclare, à la référence à la loi
collective, la loi des ancêtres et aux thèmes culturels font suite des
thèmes ayant trait, par exemple au personnage du père qui nous
apparait là non plus comme représentant de la chaîne qui mène aux
ancêtres, comme garant de la loi collective transcendante, mais com-
me détenteur et gestionnaire d'un pouvoir et d'une auto,rité, contesta-
bles, critiquables; un père qui nous paraît dès lors, "attaquable" com-
me s'il ne représentait plus rien d'autre que sa propre loi, que lui-
même. Ou bien bien alors, il nous apparaît, dans le discours de ces
femmes, comme le père qui a manqué au rendez-vous, celui qui a
déçu l'attente, celui qui a failli à son devoir. Mais un père dont on ne
peut pas faire le deuil, comme objet libidinal qui peut combler (ou
décevoir) le désir oedipien, le désir incestueux; le père, de qui on
attend la compensation, au manque.
Nous rencontrons toujours la donnée persécutive, mais ce qui a
changé, c'est le contenu de la thématique: le persécuteur c'est de
moins en moins le Rab, mais le père absent ou trop soumis à sa
femme, "le père insuffisant", "abandonneur", le chef de service, le col-
lègue de travail, la belle-mère rejetante méprisante ou difficile, la co-
épouse plus jeune et préférée du mari, ou bien la menace permanen-
te que représente la grande probabilité d'en avoir et qui reste sus-
pendue comme une épée de Damoclès; mais il y a aussi le mari trop
âgé ou absent ou défaillant ou rejetant et généralement trop assujeti
à sa mère; il y'a enfin, et pas la moins importante, la mère rejetante
ou despotique, dévorante et possessive, la mère phallique, la mère
"abandonneur", la mauvaise mère.

268
Nous avons ainsi été confrontés à un langage nouveau qui interroge,
accuse, questionne et interpelle, exprimant des désirs personnels et
intimes qu'habituellement la famille et l'entourage ne permettent pas
d'exprimer d'une certaine façon.
Mais également des sentiments de frustration, de révolte, de culpabi-
lité et d'angoisse extrême non déguisées, des accusations perma-
nentes, des quêtes d'identité et des difficultés d'identification, etc.
Tout cela ne traduisant que l'insatisfaction permanente de l'hystéri-
que et ses déceptions qui ne sont que la répétition d'émois anciens,
de l'enfance. Une existence d'inhibitions et de sentiments d'inaptitu-
de, une impossibilité de se réaliser, de s'épanouir, d'être satisfaites,
convaincues qu'elles sont, qu'elles ne peuvent pas, devenir mère,
être une bonne mère, une bonne épouse, une bonne brue, etc, parce
qu'il leur manque quelque chose. Un sentiment d'imperfection et "la
quête interminable d'une perfection toujours incomplète" (12)
Ces verbalisations aux thèmes et structures nouveaux témoignent
d'une rupture entre la "culture reçue" et la "culture vécue", signant
ainsi la disparition des capacités de négociations de son "être avec",
la perte des repères et la crise d'identité.
Lorsque l'harmonie entre le "dedans" et le "dehors" est rompue, l'indi·
vidu se retrouve livré à lui-même, la communication avec l'entourage
devient problématique.
"Toute culture encode par des rites et des procédures à
finalité normative les significations et les relations liées
à l'amour et à la haine. "L'éducation, le dressage et
l'acculturation régissent l'usage, le but et l'objet "nor-
mal" des pulsions tels que chacun puisse vivre selon la
norme
ses
relations
avec
autrui
et
avec
soi-
même" ... "Dans cette perspecti-

269
ve, la faillite dans la sécurité de l'environnement est
aussi une faillite dans l'aptitude du code à organiser les
conduites, à régler les élaborations pulsionnelles, c'est
à dire à assigner un objet et un but à la pulsion" (13).
Ces verbalisations sont également révélatrices ou annonciatrices
d'une dynamique d'''internalisation'' laquelle, se posant en alternative
aux thématisations projectives habituelles, semble signer une distan-
ciation ou tout au moins des velléités
- par rapport au carcan
social et culturel et à ses stéréotypes. Ce qui nous apparaît là et nous
interpelle c'est l'émergence d'un moi "hors la loi", un moi aux con-
tours encore flous, un moi certes fragile et solitaire, mais suffisam-
ment aux abois pour se sentir désormais contraint de ne pouvoir et ne
devoir compter que sur lui-même pour affronter ses conflits car ne
pouvant plus accéder facilement aux modes de défenses culturels
devenus inconsistants et incertains.
Ce moi n'est pas nouveau; ce qui l'est par contre, ce sont ses formes
de manifestations, mais aussi la nature et le contenu de celles-ci et
également son expression, les formes et la liberté de cette expres-
sion.
Winnicott cité par R Kaës écrit que "c'est par la culture que s'articu-
lent le code psychique personnel (struture des identifications, des
fantasmes personnels et des relations d'objets, des systèmes défen-
sifs) et le code social (système de pensées, valeurs, rapports de
sociabilité, mentalités)". (14)
Or ces manifestations psychopathologiques, tout en empruntant les
"relais" et tout le "background" culturels semblent s'en affranchir en
utilisant- et c'est là la nouveauté- toute une symbolique personnelle,

270
individuelle avec des signifiants autres qui paraissent échapper aux
systèmes traditionnels de "balisage", de décodage et d'encodage.
Quand "imaginaire individuel se passe de "l'idéologie communautai-
re" de par la structure et le contenu des élaborations mentales, la
verbalisation de signifiants nouveaux surprend de par l'étrangeté des
thèmes. Et pour l'entourage, cela ne peut avoir valeur de message,
de langage; ce qui consacre une profonde rupture.
Ces manifestations psychopathologiques sont vécues par le groupe
comme étranges, inquiétantes et arrogantes, elles dérangent parce
qu'exprimant fondamentalement des désirs singuliers souvent en
profonde contradiction avec ceux du groupe. "On peut faire l'hypo-
thèse que le sentiment subjectif de la rupture dans la continuité de
l'environnement et du soi s'enracine sur le sentiment éprouvé lors
des premières expériences de rupture qu'à dû vivre l'enfant" (15)
Un fait courant, coutumier, pour ne pas dire culturel, en Afrique et
plus particulièrement au Sénégal, est le fait de confier son enfant très
tôt- souvent dès le sevrage - à un parent pour son éducation. Chez la
plupart de nos patientes, ce fait généralement vécu comme une rup-
ture est également, ultérieurement vécu ou en tout cas présenté com-
me un abandon. Lors du divorce des parents (souvent avec dispari-
tion de l'un d'eux), lors du décès d'un des parents ou lorsque l'enfant
au sevrage est confié (parfois de façon définitive) à un parent (proche
ou éloigné) pour son éducation, la disparition précoce de "un ou des
parents de la sphère psycho-affective de l'enfant est souvent (pour
ne pas dire inéluctablement) source d'angoisse et de culpabilité, les-
quelles, sans vraiment disparaître, ne se manifestent généralement
que beaucoup plus tard. Les valeurs et institutions sociales et cultu-
relles du groupe d'appartenance permettant de contenir, de canaliser
et de gérer ces problèmes par des modes spécifiques d'expression
qui atténuent leur caractère désorganisateur, perturbateur, pathogè

271
ne. Mais plus tard, dans la pré-adolescence, l'adolescence ou dans la
vie adulte, que ce cadre, ces repères et ces contenants viennent à
faire défaut, et la moindre expérience stressante provoquera - selon
la personnalité de l'individu· la rupture qui réactualisera les affects
traumatisants de la petite enfance. Et R. Kaés de s'interroger "sur ce
qui se passe lorsque, sous l'effet de certains évènements, cette expé-
rience de la rupture vient mettre en cause douloureusement la conti-
nuité du soi, l'organisation de ses identifications et des idéaux, l'usa-
ge de ses mécanismes de défense, la cohérence de son mode per-
sonnel de sentir, d'agir et de penser, la fiabilité de ses Jiens d'appar-
tenance à des groupes, l'efficacité du code commun à tous ceux qui,
avec lui, participent d'une même culture" (16)
L'erreur consisterait aujourd'hui à nous laisser enfermer par notre
propre regard dans le "miroir déformant du passé", à traquer, nostal-
giques, les dernières survivances de certaines valeurs et croyances
et de nous en glorifier, comme pour magnifier de façon magique le
présent difficilement maîtrisable et contrôlable; présent fait de multi-
ples contradictions et de déchirements angoissants. Un recul impéra.
tif et méthodique, par rapport à ce passé "édénique" qui désormais
nous échappe, est à prendre. Ce recul s'avère nécessaire, pour en-
gendrer la réflexion, l'analyse et bien sûr la critique.
Continuer à ·parler de la tradition, c'est donner une dimension figée à
nos valeurs de société" (17)
Si l'individu, quel qu'il soit, ne fait que tendre vers - et reproduire -les
idéaux tracés par sa société, ces idéaux ne peuvent avoir de sens et
d'impact pour jsur lui qu'en fonction de sa personnalité, de la percep-
tion, du vécu qu'il en a. Il ne s'agit pas d'opposer l'individu au grou-
pe, à la collectivité, comme de les poser en termes d'alternatives; ce

272
sont des éléments inséparables, en rapport de complémentarité.
Entre l'expérience psychologique individuelle et "expérience collecti-
ve, il n'y a qu'interaction étroite, et toute idée ou hypothèse de trans-
cendance est à réfuter.
Et aujourd'hui, quand bien même subsisterait le primat du groupe sur
l'individu, quand bien même l'existence de l'individu ne saurait se
concevoir hors des normes et valeurs du groupe, devant "évidence
que les relations entre personnalité et monde environnant sont mé-
diatisées par les éléments culturels, l'individu sans être un simple
"bonhomme", ne saurait être réduit en une sphère polie, en un récep-
tacle vide dans et sur laquelle, la société, la culture, impriment de
façon mécanique leur empreinte.
2. La demande de l'Hystérique
en milieu Psychiatrique
Au Sénégal, le silence habituel de 11nstitutionpsychiatrique à l'égard
des névroses et précisément de l'hystérie n'est ni nouveau, ni parti-
culier et découlerait d'une logique historique générale qui concerne
la maladie en général et "ensemble des maladies mentales en parti-
culier. "Les maladies psychiatriques sont des concepts directement
hérités de la médecine traditionnelle des organes(... ). En présence
d'un nouveau patient, le psychiatre traditionnel ne se met point à
l'écoute de la singularité de ses signifiants propres(... ): il décrypte.
"La réification, l'infantilisation, et l'ignorance du discours des mala-
des ne sont ni moins répandues ni de moindre conséquence en mé-
decine générale qu'en psychiatrie" (18)

273
Et pourtant, depuis Freud, ses découvertes concernant l'inconscient,
l'hystérie, et l'avènement de la psychanalyse, de nombreux auteurs
n'ont cessé d'attirer l'attention sur le rôle prépondérant de l'incons-
cient dans l'activité humaine, comme un véritable médiateur entre le
somatique et le psychique.
Selon L.Israël,l'écoute des hystériques, on la doit à Freud en premier.
"En écoutant les hystériques, Freud a découvert que le discours
conscient n'était qu'une émanation d'un autre discours, inconscient
celui-là; les processus qui lient les deux discours sont' la condensa-
tion et le déplacement" (19). Pour l'auteur, dès lors, l'hystérie ne peut
plus être cantonnée dans les termes simplifiés d'une maladie, car
c'est une modalité d'expression de l'inconscient; et non "pas simple-
ment un diagnostic d'élimination; pour en parler, il faut tout un en-
semble de données psychologiques que les entretiens vont s'efforcer
peu à peu, non sans difficultés de toutes sortes, de mettre en éviden-
ce" (20)
L'écoute et l'instauration d'une relation thérapeutique adéquate, fe-
ront, sinon disparaître, tout au moins atténuer ou reléguer les symp-
tômes au second plan. "Comme si, d'avoir permis l'entrée dans une
relation, ils avaient joué leur rôle" (21) et pouvaient se faire discrets à
défaut de disparaître.
Mais les symptômes persisteront et même s'accentueront tant que
l'attitude du thérapeute se confinera, soit dans une médicalisation
absolue, soit dans un intégrisme lénifiant, infantilisant, de rejet. "Le
but de l'analyse freudienne n'est pas l'adaptation de l'individu mais la
découverte de l'inconscient. Le sujet sera libre alors d'utiliser cette
découverte selon ses propres souhaits: il n'appartient pas à l'analys-
te de lui servir de guide(... ) l'analyste permet à l'hystérique la possibi.

274
lité d'abord de parler de ses symptômes. Et en parlant de découvrir
qu'ils recèlent les questions fondamentales du sujet. Question de son
identité sexuelle, de son désir, question de ce qu'est une femme. en
dernier ressort." (22)
" ne s'agira pas pour le thérapeute, de prendre parti pour l'hystérique
et de tomber dans une complicité, une connivence et une empathie
stériles, ni de prendre parti pour la famille et/ou l'entourage, ce qui
consisterait à rejeter le sujet souffrant. Il s'agira plutôt de compren-
dre que les conflits apparents ou supposés. qui existent entre l'hysté-
rique et son milieu familial, ne sont que la traduction, le reflet de ses
propres conflits intrapsychiques, qui eux sont inconscients.
·Si d'une part, nous admettons la vérité de certaines opi-
nions(... ) qui veulent que l'état hystérique soit "effet long-
temps persistant d'une émotion ressentie dans le passé,
nous avons d'autre part introduit dans l'étiologie de l'hysté-
rie( ... ) la prédisposition héréditaire venant de ses gé-
niteurs(... ). "Notre conception est que les expériences
sexuelles infantiles constituent la condition fondamentale, la
disposition à l'hystérie. Elles n'engendrent cependant pas
les symptômes hystériques directement mais demeurent
d'abord inactives et n'ont un effet pathogène, que plus tard,
lorsqu'elles ont été réveillées, sous la forme de souvenirs
inconscients, après la puberté." (23)
Mais si le symptôme est une création originale, il est un fait aussi que
"hystérique puisse recourir au réservoir culturel et à ses signes de
folie, pour donner corps et forme à ses symptômes. tout en leur don-
na~hJn contenu personnel, un "cachet idiosyncrasique", certes in-
conscient, mais à valeur de message.

275
Et à ce propos, T. Nathan note que" "intérêt de l'éclairage ethnopsy-
chiatrique est(... ) d'attirer "attention du praticien sur le fait que les
symptômes des névroses peuvent être empruntés au domaine social
ou culturel(...) et ceci afin d'en voiler le noyau subjectif aussi bien au
patient lui-même qu'à son entourage, sans pour cela rien changer à
sa nature" (24)
La nature du symptôme hystérique c'est d'être le produit d'un com-
promis entre des désirs inconscients inconciliables, face à des exi-
gences internes défensives (les dépenses du moi) qui provoquent le
refoulement et produisent ainsi le symptôme.
Selon Freud, "la défense atteint son but qui est de repousser hors de
la conscience, la réprésentation inconciliable, lorsque se trouve chez
le sujet en question, jusqu'ici en bonne santé, des scènes sexuelles
infantiles à l'état de souvenirs inconscients, et lorsque la représenta-
tion à refouler peut être mise en relation par un lien logique ou asso-
ciatif, avec une expérience infantile de cet ordre(... ). Aucun symptÔ-
me hystérique ne peut être issu uniquement d'une expérience réelle,
mais qu'à chaque fois le souvenir d'expériences antérieures, réveillé
par association, concourt à la causation du symptôme" (25). La dé-
termination donc des symptômes chez l'hystérique n'est pas forcé-
ment liée à des expériences infantiles; et chez chaque hystérique, on
rencontre des symptÔmes plutôt liés à des "expériences tardives" et
même récentes. Le symptôme hystérique n'en est pas moins - com-
me toujours - l'expression d'un
conflit psychique inconscient.
•... l'unité psychique de "humanité est une pierre angulaire de la théo-
rie psychanalytique. Car, sans cet axiome, toute tentative d'extrapo-
lation des données cliniques aux matériaux culturels n'est que spécu-
lation oiseuse: un tour de force vide de sens et dépourvu de toute
portée(... ) "... l'esprit humain fonctionne de façon à peu près identi-
que partout, et celà jamais de manière si probante, que dans les

276
situations de stress(... ), "un névrosé ou, a fortiori, un psychotique
cheyenne ou maori, ressemble plus à un névrosé ou à un psychoti-
que américain qu'un cheyenne ou un maori normal ne ressemble à un
américain normal(... )."L'expériencepersonnelle vécue de chaque en-
fant suffit à susciter le conflit oedipien en lui. .. " (26)
Pourquoi dès lors, vouloir cantonner les africains - en particulier tous
ceux qui vivent l'expérience de l'acculturation - à la magie, à la sor·
cellerie et à la possession, en leur fermant les portes d'accès à
l'aventure individuelle et singularisante d'une prise en charge psy-
chothérapique, analytique, lorsque leurs problèmes conflictuels,
leurs troubles mentaux et leur demande de "soins" sont assez élo-
quents et ne peuvent plus se satisfaire convenablement des circuits
habituels de soins de leurs milieux culturels ?
"En définitive, l'essentiel pour le psychiatre est de rester
authentique dans le cadre de sa pratique" (ce qui ne veut
pas dire fermé)". Il doit pour cela éviter l'amalgame des con-
cepts ainsi que le folklore passéiste et paternaliste (27)
"La condition nécesaire à la psychothérapie, condition mini-
male, est de renoncer à la conviction, pour le psychothéra-
peute, qu'il connait les chemins de la vie, du bonheur et du
plaisir, et que sa tâche consiste à y ramener le patient" (28)
La demande de l'hystérique en milieu institutionnel clinique, n'est pas
une demande médicale ni de conseils pour retrouver sa culture. Elle
n'attend donc ni ne réclame une réponse sous formes d'actes médi-
caux, ou de prescriptions culturelles. Ce qu'elle vient chercher c'est
une reconnaissance d'elle même, une image que petit à petit, à tra-
vers écoute et verbalisation, interrogations d'elle même et de "autre,
réponses antagonistes et questionnements, identifications et dialo-
gues avec elle-même, elle va pouvoir s'approprier pour asseoir son

277
identité et advenir. Sa demande, c'est "qui, quoi être" afin d'être, et
être avec les autres ? Comment s'autoriser les choix indispensables
pour advenir, sans se couper du milieu social et familial; ce qu'elle
vient chercher, c'est les éléments d'étaiement de son identité, de son
équilibre, de l'harmonie, perdue, entre le dedans et le dehors.
Et avec le thérapeute, lorsque la relation s'instaure ainsi qu'un "impli-
cite commun" émerge progressivement un discours nouveau, surpre-
nant, de ces "malades· sur leur "maladie". Un discours qui parvient à
reléguer les plaintes somatiques au second plan, mettant en avant
l'expression de toute une problématique existentielle portant sur les
inter-relations au sein de la famille et du groupe, sur le statut, l'identi-
té, la filiation, les coutumes et valeurs sociales, collectives. Elles po-
sent les difficultés d'articulation entre les désirs et perspectives per-
sonnelles et les contraintes, les usages et normes culturels.
Une des particularités de ces manifestations, est la rapidité, la sou-
plesse, avec laquelle le ·corps malade et souffrant" cède la primauté -
mais sans pour autant s'estomper aussitôt - à "l'être malade et souf-
frant", nous donnant ainsi la nette impression que "tout cela" n'était
qu'un ·mot de passe", un corps qui, à défaut d'être un 'corps - sup-
port d'identité" et de sa culture, un "corps-carte d'identité", était in-
vesti - dans sa souffrance et sa mortification - comme un corps mala-
de, "carte d'accès" à l'hôpital· Hôpital - lieu de diagnostic - recon-
naissance (de la maladie), et, qui sait, lieu d'écoute, lieu de parole,
lieu/scène où l'on venait "jouer" la dramatique trame de son existen-
ce, pour retrouver ou acquérir de nouvelles possibilités, de nouveaux
codes, de négociation et de redéfinition d'un statut et d'une identité,
perdus dans la nuit des temps.

278
C'est comme si l'institution et le mode de relation qu'elle peut créer,
induisent la structure et la cohérence qui font défaut à ces femmes
dans leurs milieux familiaux qui semblaient dès lors avoir failli à leur
fonction de contenant.
•...

Ia névrose est souvent la moins mauvaise solution pour
l'hystérique, livrée à son entourage qui ne pourrait peut être
pas évoluer en même temps qu'elle(... ) 'ce qui naît de la
psychothérapie est une parole, parole neuve qui s'oppose à
la parole usée, galvaudée, par la soumission aux modes de
pensée imposés" (29)
Ce que traduisent ces femmes, c'est le difficile passage d'un monde à
un nouvel univers, le difficile accès à une vie adulte, la perte de leur
culture, de leur double; leur quête est une quête de recouvrement de
la globalité de leur réalité psychique et d'une adéquation entre le
dedans et le dehors, entre psychisme et culture; et pour cela, elles
ont besoin dans leur tête, dans leur esprit, du rétablissement des
frontières, des limites, des délimitations, nécessaires au psychisme
pour fonctionner.
"Sa propre culture forme à chacun une sorte d'ombre, un
double(. .. ), le rapport de l'homme avec ce double - la culture
-,
constitue
une
fonction
psychique fondamentale( ... ).
"L'une des fonctions de la culture( ... ) est de forunir à l'indivi-
du, une conceptualisation de la délimitation entre dedans et
dehors ... " (30)
Selon l'auteur, la nature humaine est dotée d'une double structura-
tion, psychique et culturelle; ces structures(psychisme et culture)
sont des "doubles" l'une de l'autre, et "ont pour fonction (... ) de ren-
dre le réel signifiant et prévisible"; aussi, explique -t-il, "l'individu exis-

279
te si - et seulement si - ces deux structures coexistent en lui dans un
rapport homologique" (31)
Le problème fondamental que recèlent ces verbalisations hystériques
c'est le drame de la perte de l'identité du personnage, un drame de
l'imaginaire traduisant la perte du "double culturel". Dans ces frag-
ments de discours, le thème du "double" apparait de façon manifeste
dans la formulation du thème du fiancé/amant rab (viril, bon, protec-
teur et bon amant); mais il est également présent dans la narration
que fait l'hystérique de sa vie et des "conditions inhumaines" de
J'existence que lui fait mener son entourage (principalement la mère
ou la mère adoptive ou la belle-mère et les belles-soeurs); et cette
forme de narration et son contenu, nous semblent évoquer tout en s'y
référant, un conte-légende africain dont la traduction sénégalaise est
intitulée "Coumba l'orpheline''*
La problématique exprimée là par l'hystérique est une problématique
de perte indéfiniment réparable et dont les manifestations sont une
tentative d'élaboration à laquelle l'institution -la relation psychothéra-
pique
duelle- devait être en mesure de donner forme et contenant.
Car nous pensons qu'une personne peut croire en l'existence et en la
manifestation des esprits, tout en étant névrosée, hystérique ou au-
tre.
Et ceci n'enlève rien au fait que dans les premiers entretiens avec ces
femmes, l'évocation de ces thèmes culturels paraissent être un appel
de diagnostic traditionnel; même si par ailleurs l'on se demande si le
"fiancé/amant rab - esprit incube - n'est pas une représentation de
l'inceste, tant son personnage évoque celui du père.
* Voir annexe 1

280
Toujours est-il que ce thème nous semble traduire une tentative
d'ajustement, une dynamique de compensation, une sorte de nostal-
gie de ce "double" dont elles ne peuvent faire le deuil, de même que
celui du père.
"La force des représentations tient par le consensus qui s'y
attache. Les croyances sont agissantes quand elles sont
partagées (...
(
) la possession ne peut avoir de vertus adapta-
tives que dans un contexte socio-culturel particulier. Si le
contexte change, elle n'a plus sa raison d'être. Et la résis-
tance à sa disparition est une ouverture à la pathologie." (32)
Les voies naguère proposées par la culture aux désordres psychi-
ques s'effacent ou deviennent difficilement accessibles ou ne sont
plus tout simplement offertes, proposées; et quand bien même elles
le seraient, l'absence de cohésion dans les préalables et dans ce qui
est préconisé par l'entourage (avec ses différents membres aux inté-
rêts différents, divergents), enlève toute crédibilité et toute fiabilité à
ce type de recours; surtout lorsque le doute sur la filiation s'est insi-
nué, mettant en cause l'identité du moi et provocant un bouleverse-
ment transitoire de la personnalité. Le drame de ces femmes ne se-
rait-ce pas un mal de possession, et la quête d'une parole restauratri-
ce des étayages nécessaires pour leur existence? Parole qui renver-
rait à la loi fondatrice du père ?
"'es cultures africaines communautaires et fusionnantes pré-
parent et facilitent la possession. Les cultures occidentales
techniques, qui séparent et isolent, préparent au refus
d'être possédé. Il serait aussi intéressant de se demander
par quoi a été remplacé ce désir de possession (d'être pos-
sédé) chez ceux qui l'ont perdu" (33). Peut être par le désir
de posséder, le désir de possession phallique ?
"L'amant/fiancé rab représente la personne avec qui on est

281
le plus gêné dans la vie courante; le père" (34). Problématique de
perte du "double" et à la fois thématique incestueuse?
3. la rencontre faussée avec l'institution
Conflits psycho-affectifs et sexuels, contraintes sociales et culturelles
insupportables, situations d'abandon douloureusement vécues, qui
altèrent les relations avec l'entourage, provoquent des ruptures
d'équilibre 1 mettant en cause les fondements même~ de l'identité
chez ces femmes à la réalité psychique clivée, et qui expriment leur
souffrance dans ce clivage.
Or les thérapeutes de l'institution auxquels elles s'adressent, ne sont
pas comme elles, clivés; et c'est dans la cohérence théorique de
l'institution psychiatrique dont la force et le prestige résident dans le
savoir médical. Sa logique classiquement, réside dans j'observation
et le "décryptage" qui ne laissent généralement guère de temps à
l'écoute; le discours du malade est usurpé; on s'intéresse au corps et
à ses disfonctionnements comme signes de maladie. Or les symptô-
mes des désordres hystériques sont "une création personnelle, origi-
nale du patient par laquelle il exprime, il communique à un autre (réel
ou fantasmatique) un discours certes hermétique mais allusif."(35)
Le symptôme donc est un "mode d'expression de l'inconscient", il a
valeur de langage, il doit être perçu comme message. Mais cela sup-
pose que le thérapeute ·se départisse, le temps du transfert, de ce
dont il habille communément son être, autrement dit; c'est avec son
desêtre qu'il devra affronter l'autre, celui/celle qu'on dit malade ou
fou (folle)" (36).

282
L'hôpital comme le cabinet privé sont donc investis comme lieu de
parole mais encore faudrait-il que cette parole rencontre une écoute,
qu'elle soit entendue. Il ne s'agira pas de l'écoute récupératrice, res-
tauratrice de l'ordre communautaire, d'une écoute normative, mais
d'une écoute la moins chargée de préjugés; une écoute ouverte, la
plus neutre, libérée de tout conformisme, capable d'entendre ce dont
le groupe, la famille, ne peuvent tolérer la verbalisation.
Un lieu provisoire de réaménagement pulsionnel et narcissique pour
"acquisition, à plus ou moins longue échéance, d'une- maturité psy-
cho-affective qui jusqu'ici faisait défaut et de meilleures capacités
d'insertion.
Mais nous pensons que l'institution psychiatrique, n'a pas pu "pen-
ser" l'hystérique, sa démarche thérapeutique étant jusqu'ici diagnos-
tique, symptomatique et médicalisante si besoin est; ou alors, une
attitude compréhensive et empathique souvent axée essentiellement
sur l'''écheveau'' des interrelations de "individu et de l'entourage. Or,
les conflits relationnels que l'hystérique a avec son entourage - nous
"avons dit " ne sont que le reflet de ses conflits intrapsychiques
inconscients.
Le tradithérapeute lui, se servait de ces interrelations, des statuts,
rôles et codes qui les organisaient; son action et son efficacité théra-
peutiques, résidaient dans la manipulation symbolique des signifiants
culturels, l'enjeu de sa relation thérapeutique avec le malade ne con·
cernant guère celui-ci mais ses rapports aux autres, la réorganisation
de ces relations.

283
Le psychothérapeute lui, n'est pas formé pour manipuler les signi-
fiants culturels; ce qui ne veut pas dire qu'il doive en faire fi. Son
registre d'intervention est tout autre; c'est l'individu, son langage
inconscient, le contenu de son discours, l'imaginaire et les fantas-
mes, ses désirs, ses déceptions, sa souffrance. Ce que l'hystérique,
inconsciemment attend de la relation, c'est une médiation suscepti-
ble de lui assurer à nouveau, une communication entre deux mondes,
"deux systèmes de pensées", entre le dedans et le dehors, entre le
manifeste et le latent, entre elle et son/ses double (s).
Dans notre attitude thérapeutique avec ces femmes, nous avons esti-
mé nécessaire dès le début d'envisager les faits et productions à la
fois du dedans et du dehors; conscient que pour ce qui est de la
dimension socio-culturelle de ces faits et productions, nous devions
dépasser le stade élémentaire auquel, en tant qu'africain, nous per-
cevions "naturellement" et "naïvement ces phénomènes, notre démar-
che devait s'élever de la connaissance empirique à la compréhension
du" signifié". " C'est, sans doute la vocation principale de l'ethnopsy-
chiatrie que de fournir une théorie homogène de la limite entre soi et
l'autre, entre dedans et dehors, entre psychisme et culture (... )" elle
place le chercheur dans une position de double. "(37)
Si les thérapeutes de l'institution psychiatrique de "Fann" n'ont pas
pu "penser" "hystérique, c'est qu'ils n'ont pas su répondre à la ques-
tion de savoir comment faire cohabiter les deux systèmes de pensées
auxquelles étaient en butte l'hystérique, écartelée dans sa tête et
dans son corps, entre ces deux univers.
Cette limite impliquait de la part des thérapeutes, une pensée théori-
que et des aménagements techniques qui nécessitaient de se défaire,
le temps de la relation, du savoir et des certitudes rigides médicales,

284
pour une fois qu'il ne s'agissait pas/plus (uniquement) de décrypter
mais surtout d'écouter. Mais il n'est pas possible de faire les deux à
la fois. Or le médecin, le psychiatre ne peut pas ne pas décrypter. La
rencontre ne pouvait qu'être compromise. A moins que quelqu'un
d'autre soit là pour écouter, car cette écoute ne pouvait se faire que
dans un cadre thérapeutique spécifique à instaurer, à négocier de
manière à permettre chez ces "malades" "doubles', d'une part "ex-
pression de leur problématique aux articulations culturelles et d'autre
part l'expression de leur problématique oedipienne. Cela suppose
chez le thérapeute, la conscience et la conviction que, pour ces types
de "malades", ni la démarche psychiatrique classique à elle seule, ni
le discours psychologique à lui seul, ni le discours ethnologique à lui
seul, ne sont suffisants pour entendre et comprendre leurs manifesta-
tions et productions inconscientes. Car pour servir d'intermédiaire,
de "passeur" entre ces sujets et leurs" doubles' perdus, la maîtrise
d'un double discours complémentaire ( et non simultané) s'avère in-
dispensable pour ne pas les amputer d'une partie des déterminants
constitutifs de leur personnalité, de leur moi.

NOTES
1. F. A. MANDERSCHEID, op. cit., 1983.
2. J. RABAIN, op. cir., 1979.
3. A.B. DIOP, op. cit.
4. G. DEVEREUX, op. cir., 1985.
5. Idem.
6. T. NATHAN, op. cit, 1986.
7. B. LY
L
cité par A. ZEMPLENI, op. cit., 1968.
8.1. SOW : Les structures anthropologiques de la folie en Afrique noire. Payot, Paris,
1978, 194 p.
9. M. DORES, op. cir.
10. D. S. PEREZ : La folie colonisée. Maspéro. Paris, 1974, 156 p.
11. Idem.
12. L. ISRAEL, op. cit., 1980.
13. R. KAES et COLL: Crise, Rupture et Dépassement - Dunod, Paris, 1979, pp 1-81.
14. Idem.
15. Idem.
16. Idem.
17. FATOU SOW, sociologue
(IFAN) lors d'un débat télévisé à l'occasion de la
"Quinzaine de la femme" - Mars 1989.
18. J. - CL. MALEVAL, op. cit., 1976.
19. L. ISRAEL, op. cit., 1980
20. PH. MAZET: 'Hystérie et pathologie Psychosomatique' Persp. Psychiatr. . n' 44 .
V, 1973, PP. 47-53.

286
21. L. ISRAEL, op. cil. t980.
22. Idem.
23. S. FREUD : Névroses, Psychoses et Perversions.
24. T. NATHAN: "L'homme contraire, Ethnopsychiatrie appliquée à la clinique quoti-
dienne. Persp. Psychiatr., 1975, IV, N" 53. ETHNOPSYCHIATRIE',pp.
283-286.
25. S. FREUD, op. cir.
26. G. DEVEREUX, op. cil., 1985.
27. M. DORES, op. cit., 1981.
28. L. ISRAEL, op. cit., 1980.
29. Idem.
30. T. NATHAN, op. cit.
31. Idem.
32_ M. DORES, op. cit.
33. H. COLLOMB et P. MARTINO :"Possession et Psychopathologie". Colloque sur les
cultes de Possession. CNRS. Paris, 21-26 oct. 1968.
34. M. DORES, op. cit.
35. Ph. MAZET: 'Hystérie et Pathologie Psychosomatique', op.cit.
36. S. STOIANOFF NENOFF : "Inconscient et/ou culture". Psychop. afric., 1981, vol
XVII, N" 1/2/3, pp. 394-401.
37. T. NATHAN, op. cit.

ANNEXES

ANNEXE 1
Coumba l'orpheline
/1 s'agit de l'histoire d'une jeune fille, Coumba Sîré, orpheline de mère
dès l'âge de 4 ans et vivant avec son père, la femme de celui-ci et sa
demi-soeur consanguine Coumba Fary qui a à peu près le même âge
qu'elle.
Coumba Siré n'est aimée ni de son père, ni de sa "tante" ni de sa
demi-soeur qui est une enfant gâtée, capricieuse et immature.
Coumba Siré est maltraitée, battue et avilie à longueur de journée par
la femme de son père; une véritable marâtre qui règne avec autorité,
méchanceté et mépris sur Coumba Siré mais également sur son mari,
personnage fantoche, faible de caractère, assujetti à sa femme et
compatissant aux mauvais traitements que celle-ci inflige à Coumba
Siré.
Les tâches ménagères, les corvées d'eau, etc., sont son lot quo-
tidien, elle ne mange jamais à sa faim et quelquefois même, on ne lui
donne pas à manger; pour un oui ou pour un non, elle est battue,

289
piétinée ... C'est la bonne à tout faire de sa "tante" et plus particuliè-
rement de sa demi-soeur. C'est ainsi que cette dernière fut subite-
ment intéressée par le beau bracelet que portait l'orpheline, cadeau
que lui avait fait sa mère avant de mourir. Mais étant donné que l'on
ne pouvait plus enlever ce bracelet à la jeune fille, à moins de lui
couper la main, la marâtre chargea son mari de s'en occuper. Celui-ci
s'exécuta. Coumba Siré, le bras droit ensanglanté amputé de la main,
s'enfuya dans la forêt où les esprits et les arbres, sensibles à son
malheur, lui témoignèrent beaucoup de gentillesse. C'est alors que
l'esprit de la forêt, par respect d'un pacte de protection. signé naguè-
re avec la mère de l'orpheline, fit don à cette dernière d'une main en
or et lui confia également un secret. La jeune fille, de retour chez elle,
sa nouvelle main en or enveloppée dans un chiffon, redoubla d'ar-
deur dans les travaux domestiques allant même jusqu'à manifester
une certaine euphorie dans les tâches les plus dures comme la cor-
vée d'eau. Sa "tante" étonnée par une telle bonhommie, un tel en-
thousiasme et une telle rapidité et efficacité dans "exécution de tâ-
ches aussi difficiles, surtout chez un manchot, - c'est ainsi qu'on
"appelait - finit par la prendre pour une malade mentale, une folle;
personne dans son entourage n'était au courant de la nouvelle main.
C'est ainsi qu'un jour le roi organisa une fête publique à laquelle
furent conviées toutes les jeunes filles célibataires du village et de
ses environs.

290
Il voulait une femme et celle qu'il allait choisir devait remplir quatre
conditions :
1. Etre belle,
2. Savoir bien danser,
3. Etre en possession de tous ses membres,
4. Connaître le nom de l'arbre qui était devant chez le roi.
Alors les jeunes filles, dans leurs plus beaux boubous défilèrent de-
vant le roi et une à une dansèrent mais nulle ne sut dire le nom de
l'arbre. Au grand étonnement de tous, Coumba l'orpheline - qui aux
yeux des gens ne pouvait et ne devait pas participer vu qu'il lui
manquait une main - se leva, dansa et dit, avec une aisance stupé-
fiante, le nom de l'arbre. Elle fut alors choisie par le roi et se maria
avec lui, au grand dam de sa demi-soeur (Coumba Fary) qui ne ces-
sait de pleurer et de ruminer son échec. Sa mère alors lui suggéra
d'empoisonner Coumba Siré pour ensuite se faire épouser par le roi;
mais finalement la fille préféra faire basculer Coumba dans un puits;
elle fût sauvée de justesse.
Le roi apprenant cela, fit décapiter Coumba Fary et envoya sa tête à
sa mère. Et il vécut heureux avec sa femme et ils eurent beaucoup
d'enfants.

ANNEXE Il
Légende de Kocc Barma
L'adage wolof selon lequel "un fils adoptif n'est pas un vrai fils" pro-
viendrait certainement des fameuses maximes ou "quatre vérités" du
philosophe sénégalais du siècle : Kocc Barma qui portait - selon la
légende - sur son crâne quatre touffes de cheveux et qui mettait au
défi son entourage pour trouver le sens de ces quatre touffes. Son
défi et les échecs successifs de ses concitoyens parvinrent aux oreil-
les du roi qui le fit convoquer et apprit ainsi que celui qui parviendrait
à déchiffrer le sens de ces quatre touffes de cheveux pourrait dispo-
ser de la vie de Kocc.
Le roi, qui avait grandi avec Kocc comme un frère, releva alors le défi,
demanda un délai de reflexion, fit convoquer en douce la femme de
Kocc et lui proposa un marché: une malle de bijoux contre la révéla-
tion du secret de Kocc. Celle-ci accepta. Le lendemain, le roi, offus-
qué mais fier devant tout le village rassemblé, livra à Kocc le secret
de ses touffes. Kocc, bien que surpris, se montra bon joueur et se
livra au roi qui décida de lui couper la t~te. Mais dès que la nouvelle
de l'exécution imminente se répandit, l'adolescent que Kocc avait
adopté et élevé depuis son jeune âge et qu'il considérait comme un

292
véritable fils, se précipita sur Kocc pour retirer son pagne avec lequel
ce dernier s'était ceint les reins, afin qu'il ne soit pas tâché par le
sang de son père.
Et au moment où l'on allait procéder à l'exécution, voilà que surgit de
la foule un des vieux sages du village qui s'adressa au roi, lui deman-
dant de grâcier Kocc, évoquant leur enfance passée ensemble, leur
initiation commune, leurs jeux d'enfants et leurs communes activités
d'adolescents.
Kocc, gracié, expliqua alors qu'il a failli perdre la vie pour n'avoir dit
que la stricte vérité que les derniers évènements ne faisaient qu'illus-
trer parfaitement.
- Le sens de la première touffe était :
"Aime ta femme mais n'aie jamais confiance en elle" (ne te fie jamais à
elle). En effet, sa femme ne venait-elle pas de le trahir, mettant sa vie
en danger, pour une malle de bijoux?
- Le sens de la seconde touffe était :
"Un fils adoptif n'est pas un véritable fils". Alors qu'il allait mourir, son
fils adoptif n'avait pensé qu'à sauver son pagne, manifestant une
cruelle indifférence au sort tragique qui allait être celui de son père.
- Le sens de la troisième touffe :
"Un roi n'a ni parent ni ami". Malgré les liens fraternels et la complicité
qu'il avait avec le roi, de leur tendre enfance à l'âge adolescent, ce
dernier était prêt à lui ôter la vie.

293
- Le sens de la quatrième touffe :
"II est toujours bon d'avoir des sages autour de soi", car si ce vieux
monsieur du village n'était pas intervenu auprès du roi, ce dernier
l'aurait décapité.
Nous aimerions rajouter que quels que soient le contenu idéologique
et la pertinence ou l'impertinence de ces adages et assertions, il ne
nous appartient pas ici d'en discuter.

..
BIBLIOGRAPHIE

..
Bibliographie
(des ouvrages cités)
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55. STOIANOFF NENOFF, S.:'lnconscient et/ou culture"- Psychop. Afric., 1981, vol
XVII, 1/2/3, pp. 394-401.
56. STORPER-PEREZ, O.: La folie colonisée, Maspéro, Paris, 1974, 156 p.
57. ZEMPLENI. A. : "La dimension thérapeutique du culte des rab. Ndôp, tuuru et
samp. Rites de Possession chez les Wolof et les Lébou". Psychop.
Afric., 1966, vol Il, N° 3, pp. 295-439.
58. ZEMPLENI, A.: L'interprétation et la thérapie traditionnelle du désordre mental
chez les Wolof et les Lébou (Sénégal).
Thèse de Ille cycle, Fac. LeUr. et Sc. Hum. Paris, 1968, 543 p.

ERR A T A
Page du sommaire
chapitre
III
nO
2
les
1 imites de
la démarche
psychiatrique
au Sénégal
P.
3
3ème paragr.
-
1ère
igne
:
coincidé
P.
4
note en bas de
page
SAINTS-Pères
P.
25
2ème
1 igne
raté
P.
28
2ème
1 igne
systèmes
P.
34
dernier paragr.
-
2ème
ligne
hippocrate
P.
3&
4ème
ligne:
théâtralités
P.
39
3ème paragr.
3ème
l i g n e :
rétrécissement
P.
40
2ème
ligne:
le mot
i r r i t a t i v i t é est à mettre entre
guillemets
12ème
J igne
révèle
18è
1 igne
ret s
P.
42
10è
1 igne
phénomènes
P.
43
1er paragr.
-
avant-dern.
1 igne
: combinatoire
dernier paragr.

ligne
règles
~
,.
r
~J
P.
4&

ligne aieuls
P.
47
rolE:ttre
nO
4 au
lieu de
5 devant
"la nOëion du corps
P.
48
dernier paragr.
1ère
ligne
rets
P.
50

ligne:
coincidence
second
paragr.

ligne
au-delà
j
P.
5 1
rolettre nO
5 au
Ji eu de
& au
titre
!;
P.
54
mettre nO
& au
1 i eu
de
7 au
t i t r e
P.
55
premier paragr.
- 4è ligne
théâtrales
P.
57
1ère
1 igne
:
toute
ent ière
P.
&0
mettre
nO
7 au
1 ieu de
8
au
titre
P.
&1
1ère
1 i gne
:
syndrome
P.
&2
dernier
paragr.

1 igne
une
virgule après
1a
f am i lIe
1
P.
&3

ligne:
papier
taché
"
P.
&&
2è paragr.
-

J igne
malgré
P.
&8
12è
ligne:
oui-dire
P.
&9
dernier paragraph.

igne
seraient
P.
80
dernier paragraphe

igne
comme
P.
8 1
1 4
1 è
1 i gne
:
prat i qué
P.
82
3è paragr.
-

1 igne
des guillemets à
sine qua non
P.
8&
5è paragr.
1ère
ligne
l'agression
P.
87
1ère 1 igne
à
P.
88
un point d'interrogation
à
la fin
de
la
toute dernière
phrase
,•,

P.
90
avant
dern i er
pa rag r.

1 i gne
problème
P.
92

ligne
regrettablement
P.
94
llè
Igne
leurs
procédures
P.
96
14è
igne
coincider
\\
P.
98
13è
igne
aiguë
P.
100

1 igne
conjuguées
P.
103
2è paragr.

ligne
une
virgule après ancie~nes
P.
105
3è paragr.
-

1 igne
s'avérait
P.
110
:_2è
1 igne
NATHAN
-14è
1 Igne
inconscientes
P.
113
17è
1 igne
a
conduit
à
P.
125
18è
1 igne
fin
de
1 Igne
de
les ~
P.
127
13è
ligne
syncrétisme
P.
131
avant-dernière
1 igne,
il
n'y
a
pas de
virgule
à "je ne
suis
pas guérisseur
P.
133

paragr.

Igne
représentations
D
11;4
Igne
P.
141

paragr.
1ère
ligne
la
retranscription
P.
152

l Igne
assujettissement
P.
155
dernier paragr.,

Igne
conformité
P.
169
2è paragr.

1 igne
par
'acceptation du sta:~:
P.
170
:_16è
1 Igne mettre
un point
à
F.
_21/22è
ligne:
pacte d'alliance
P.
180 :_supprimer i
le
1er mot
de
la
1ère
ligne
-la

1 Igne
en
partant
de
la
fin
: ~
P.
183

ligne:
"l'hôpital
Fann"
à
mettre entre guillemets
P.
187
dernière
1 igne
en
bas de
page
-
fin de
i igne
-
après
en-
P.
19 1
1er paragr.

1 igne
aggravation
dernier
paragr.
dern.
ligne:
hôpital
? .
195

paragr.

1 igne
:
la
plaçait
-

paragr.
1ère
ligne:
compensatoi res
P.
201
1er paragr.

ligne:
ces
et non
ses
-
2 è
par a gr.
5 è
l 1g n e :
"JO 10 f
s" n s
s
P.
202
16è
ligne:
ça
Cen début
et
en "fin de
1 Igne)
P.
203

1 igne
:
évoquent
P.
204
un
trait
d'union
à
belle-famille C3è
ligne)
P.
206

1 Igne
:
ça
Csans accent
grave)
P.
207
la
parenthèse
dans
la citation de M.
Dorès C . . . )
P.
210
derniÈre
ligne
insurmontables

-
3 -
•.
P.
214
dern.
paragr.
-

1 igne
:
Çé3
(sans accent)
P.
218
dernier paragr.,
dern.
ligne
une
coquille
P.
222
3è paragr.
1ère
1 igne
:
apparaitront
-
mê.me paragr.
dern.
1 i gne
:
i nsurmontab 1e
P.
224
:-2è
paragr.

ligne:
théâtralisme
-
dernier paragr.

1 igne
:
épi leptoide
P.
226

paragr.

1 igne
:
théâtral isme
P.
227

ligne,
mettre une
virgule après
faire,
P.
230

paragr.

ligne,
mettre
une
virgule après
Yacine
P.
237

paragr.
1ère
1 igne concomitants
P.
238
14è
1 igne
causes
15è
1 igne
immédiates
P.
241

1 igne et
21è
1 igne ainé
P.
242

paragr.

1 igne
:
m'exaspèrent
P.
244
15è et
28è
1 i gne
:
ça
Csans
C
accent)
P.
247

paragr.
avant
dern.
1 igne
:
reléguait
P.
253

paragr.

1 igne
:
traditionnelle
P.
254

paragr.

1 igne
:
.;
re,,::>errer"
-

paragr.

1 igne
( l )
P.
256
dernière
ligne
(8)
P.
257

ligne
tâtonnements
P.
263

paragr.

ligne
révéler et
ratés
P.
264

paragr.

1 i gne
crue
\\
P.
265
2è paragr.

ligne
des
"ratés"
P.
267

1 i gne
classes d'âge

1 i gne
cela n'empêche
-

paragr.

1 i gne
assujetti
P.
268
bas de page
perspecti-
P.
270
1er paragr.

1 i gne
cela
P.
274
dernier paragr.

1 igne
:
donnant
P.
275
2 è
par a gr.
3 è
1 i 9 n e :
(1 e s
dé f e n ses
du mo i ) .