UNIVERSITE
JEAN
MOULIN
LYON III
INFRASTRUCTURES
DES
"GENS D'EAU "
DE
LA
CUVETTE
CONGOLAISE.
TRADITION
ET
DEVENIR
CONTEMPORAIN
Thèse pour l'obtention
du Doctorat d'Etat ès Lettres et Sciences Humaines
présentée
par
Abraham
NDINGA-MBO
Sous la Direction des Professems
- Jacques GADILLE
et
- Gérard MOTTET

CONVENTIONS
ORTHOGRAPHIQUES
- Les tenues étrangers à la langue française sont en gras dans le
texte.
- Les préfixes Ba - et A- indiquant le pluriel dans les langues
véhiculaires du Congo (au singulier on a : mu- et 0-), nous avons éliminé
ces préfixes chaque fois que nous citions les noms de peuples par nous-
mêmes. Par exemple:
- les Teke au lieu de les Bateke ou les Ateke
- les Kongo au lieu de les Bakongo
- le Kon go (homme) au lieu de le Mu k on go
Pour tous les tenues de nos langues véhiculaires, pas de pluriel à la
française. Exemple : les Teke.
Nous avons pris soin de mettre en gras ces noms de peupl es.
Nous n'avons pas modifié les noms de personnes vivantes qm
réclament une certaine orthographe, ni ceux des lieux et villages employés
par l'administration et admis dans plusieurs pièces oficielles.
A propos de la transcription phonétique des noms : chaque fois
que nous les citions par nous-mêmes, nous avons adopté la transcription
internationale
simplifiée.
A saVOIr
Voyelles
a comme la
e les voyelles ouvertes (è) ou fermées (é) ne sont pas distinguées
i comme ici
o comme eau
u = ou comme loup

Nasales
AN comme an
EN comme un
ON comme son
Tons
Ne sont pas transcrits
Consonnes
B, K, D, F, L, M, N; P, R, T, V et Z.
S toujours sourd comme "sucre" (jamais comme "précisé")
G toujours dur comme le premier G de "garage" (jamais comme le
second)
R toujours aspiré
NG connue King (anglais, n vélaire)
NY comme campagne (n mouillé)
C conune caoutchouc (affriqué sourd)
J comme djebel (affriqué sonore)
SR comme cheval
X comme la J. espagnole
Semi-voyelles
W comme way ouate (Ex.
R we)
y comme Yes ou Yeux

AVANT - PROPOS

Le grand projet de l'Ecole Historique de Brazzaville (E.R.B.)
initié en 1974 par ses fondateurs, les
Professeurs Michel-Marie DlJFEIL
et Joseph - Théophile OBENGA, est de pouvoir un jour parvenir à la
rédaction d'une Histoire profonde du Congo. L'E.R.B. a toujours pensé
qu'mIe telle entreprise sur la longue durée (à travers toutes les époques)
requiert nécessairement une lar ge contribution de spécialistes en Scien-
ces Rmnaines. Cette ambitieuse oeuvre qui sera de toute évidence une
synthèse, exige au préalable des monographies régionales sm- les Civi-
lisations et les Histoires de tous les peuples du Congo.
Notre Thèse de Doctorat d'Etat s'inscrit dans ce projet. Membre
du
Laboratoire
d'Anthropologie
et
d'Histoire,
centre
d'études
pluri-
disciplinaires de l'E.R.B. et Sécrétaire de sa Revue "Les Cahiers Congo-
lais d'Anthropologie et d'histoire" fondée en 1976, nous proclamons que
notre Thèse est en fait l'aboutissement de longues années de recherches
et d'études (depuis 1979), marquées par des séminaires, des conununica-
tions
et des
débats
scientifiques au sein de notre
Laboratoire.
Des
contributions diverses ont apporté de la substance qui nous a été profi-
table. C'est pourquoi nous voudrions, avant d'aborder notre étnde, re-
mercier tous ceux qui de près ou de loin nous ont aidé dans la réalisation
scientifique et matérielle de ce travail.
Notre pensée va à l'un des fondateurs de l'E.R.B., le regretté
Professeur Michel-Marie DUFEIL, qui nous a quitté. TI nous a initié
depuis 1974 aux méthodes de l'histoire orale des structures de civilisation,
.
principes qui nous ont guidé dans nos recherches et dans la rédaction de
cette Thèse. Mieux, c'est sous sa direction scientifique et en sa compa-
gnie que nous avons entrepris nos premières recherches de ten-ain dans
la Cuvette congolaise, plus précisément en pays moye, koyo, akwa, mbosÎ,

mboko et ngare. TI tenait à faire aboutir cetteThèse d'Histoire structu-
rale anthropologique : Professeur à l'Université Paru Valéry de Montpel-
lier à partir de 1977 (détaché à l'Université Onlar Bongo de Libreville,
Gabon, de 1984 à 1986), il n'avait cessé de suivre sa réalisation scienti-
fique. La mort l'a surpIi.s au moment où tous deux nous envisagions une
soutenance publique de nos travaux.
C'est naturellement que le Professeur Jacques GADILLE de
l'Université Jean MOULIN, Lyon III, a accepté de reprendre la direction
scientifique de notre Thèse: il connaissait l'Homme qui venait de laisser
cette oeuvre en chantier ... et peut-être ... un peu l'étudiant à travers ses
publications pour avoir présidé le Jury de sa promotion au grade de
Professeur. Nous le remercions très sincèrement pour cette sollicitude.
L'histoire et la géographie constituent un couple inséparable.
Notre démarche dans cette Thèse l'illustre bien: on ne comprend l'his-
toire que lorsqu'on regarde l'espace ! Cette véIi.té universelle permet de
perceVOIr pourquOI le Professeur Gérard MOTIET, spécialiste de géo-
graphie structurale, a accepté de s'associer à la direction scientifique de
cette Thèse qui traite des Infrastructures d'une région (la Cuvette con-
golaise) d'un pays qu'il a appIi.s à connaître et à aimer alors qu'il était en
poste diplomatique à Brazzaville. Qu'il trouve ici l'expression de notre
profonde
gratitude.
Nous ne saunons ne pas aSSOCIer à ces remerciements Madame
le Doyen Colette DEMEZIERE et son successeur Jacques BONNET qui
ont bien voulu faciliter notre transfert de MONTPELLIER lIT à LYON
lIT. Ils nous ont réservé, à chacun de nos séjours à Lyon, un très bon
accueil et offert un cadre de travail qui témoignent de l'excellence de la

Coopération entre l'Université Jean 110ULIN, LYON III (France) et
l'Université Marien NGOUABI,
Brazzaville (Congo).
Nous reinercions pour leur collaboration scientifique les enseI-
gnants-chercheurs et les étudiants d'Histoire, membres du Laboratoire
d'Anthropologie
de
l'Université Marien NGOUABI,
dont les
travaux
nous ont aidé à cOlliger ou à compléter nos réflexions et opinions. il s'agit
notanunent
- des Professeurs Joseph - Théophile OBENGA, Dominique
NGOIE-NGAILA, Bonaventure Maurice MENGHO et Messieurs Jac-
ques ESSAKOMBA, Chef du département d'Histoire et Eugène OGNAMI,
de l'Université Marien NGOUABI ;
- de Monsieur Jean - 11ichel DELOBEAU, aujourd'hui en poste
à l'Université de lAU (France);
- du chercheur EBIATSA - HOPIEL, auj ourd'hui attaché au
Centre Interdisciplinaire d'Etudes et de Recherches sur l'Afrique Noire
(C.I.E.R.A.N.) de MONTPELLIER III ;
- de Messieurs GeoJges AMBARA, Philippe AMPION, Albert
110BOMBI,
Charles
MOKOUABEK4,
Daniel
NGAKOSSO,
Norbert
NGOUA, Joseph ONONGO-EBANZA, anciens étudiants en Histoire et
membres
du
Laboratoire
d'Anthropologie
de
l'Université
Marien
NGOUABI.
Nous remerCIOns particlÙièrement :
le Professeur NITJNIBANZAMWA BAWELE de l'Université
Nationale du Zaïre pour nous avoir communiqué ses travaux sur la
Cuvette zaîroise ;
-
et Messieurs
Ruben AIVIO, Christian BRIGNOL, Michel
MOWELLE et le Professeur MLJKALA KADIMA NZUJI, membres du
Laboratoire d'Anthropologie de l'Université Marien NGOUABI qui ont

INTRODUCTION

AFRIQUE CENTRALE
Localisat'lon
de
la
zone
d'études
OCEAN
ATLANTlaUE
.... ~
espaces
faisanl
l'objet
des
études
région
plus
:ras te englobant
la
zone
d'études
1
1
et partiellement
tradée
dans le teltte
Echelle
1/15.000000
A. Ndinga.Mbo

Pl.
l
La Cuve t te Congolai se
(ou PélY s des r i v iè 'es),
Herrl duc
.on
de la carte 1 G N (~'lontag
par l'auteur cl
r tlil! s FOI' -
Rousset, Pikounda, Liranga, Moss ka
Ewo)

13
Une conception économiste simpliste du devenir des sociétés
voit aujourd'hui dans le développement la seule croissance matérielle.
Or, il est maintenant de plus en plus admis que le développement doit être
conçu comme un processus global de transformation de la société :
crOIssance économique,
mais
aUSSI modification des
structures de la
production et des modalités d'expression de la culture en vue d'une
société nouvelle et dynamique procurant à ses membres le maximum de
bien-être. Chez les historiens aussi, l'attention au style de vie a remplacé
le regard sur la "métallrugie lourde".
Il s'agit là d'une véritable mutation : le
véritable sens de
l'homme est le bonheur; ni travail, ni institution n'y suffisent; il faut une
culture et un amour.
Il est cependant évident que cette mutation profonde ne peut
s'opérer sans la prise en charge de ses mécanismes par les
pouvoirs
publics de la société considérée. Le développement est un processus de
transformation or ganisé, dirigé et entretenu de l'intérieur. Il suppose
donc des agents nationaux conscients de cette nécessité et capables
d'assumer pleinement les responsabilités que leur impose la conshuction
d'une nouvelle économie et d'une nouvelle société, donc d'une nouvelle
culture. Ainsi conçue, la notion de développement est une notion multi-
dimensionnelle intégrant les
conditions objectives,
économiques, tech-
ruques, sociales auxquelles une société hwnaine accroche son progrès, et
surtout les
conditions subjectives (politiques, culturelles et intellectuel-
les) par lesquelles elle
accède au progrès et le maîtrise. Dès lors,
l'histoire peut contribuer au développement par la nature et l'étendue de
son objet.
D'abord, la nature de son objet: la connaissance historique est avant
tout la connaissance du passé, surtout du passé hwnain, du passé profond.

14
S'il est de tradition d'étudier le passé en s'appuyant sur la
chronologie des faits saillants ayant marqué la vie des hommes d'autrefois,
il n'en reste pas moins vrai qu'une attention scrupuleuse doit être portée
aux structures économiques et sociales, aux structures mentales et aux
idéologies par lesquelles cette vie a été OIganisée et s'est exprimée.
L'orientation actuelle des études historiques vers une grande compré-
hension de ces structures témoigne de cette nécessité.
En diversifiant ainsi son regard, l'historien s'attache en définitive
à l'étude de la société du passé dont il dévoile les mécanismes et les lois
d'évolution. De cette façon, il s'intéresse aux lois du développement dans
le passé, et donc aux problèmes du développement dans le présent.
Ensuite, l'étendue de son objet : l'expérience d'une société
donnée ne saurait suffire à comprendre totalement les lois de son évolution.
L'historien doit donc porter son regard sur les sociétés voisines et
contemporaines afin d'établir des comparaisons suggestives et éclairantes:
l'humanité dans toutes ses diversités n'en est pas moins un tout, et forme
même un tout avec son environnement: la planète porte l'homme !
En incorporant dans son information les expériences de sa
propre société et celles des autres civilisations, l'historien devient apte à
poser plus correctement les problèmes du développement, tant il est vrai
que la réflexion sur les conditions actuelles de notre progrès suppose
l'analyse préalable des héritages acquis et la comparaison de ceux-ci
avec les héritages des autres civilisations.
De cette confrontation objective et critique peut résulter un
sentiment de confiance dans les possibilités de développeluent de notre
civilisation africaine, et de la future civilisation commune de tous les

15
hommes. Il peut en résulter aussi le sentiment d'un manque à gagner,
c'est-à-dire la nécessité d'un complément à apporter aux principes et aux
valeurs de base de nos sociétés afin de les rendre efficaces en les
enrichissant continuellement. Or pour le Congo, après la dépersonnalisa-
tion due à la sujétion coloniale et l'extraversion économique provoquée
par l'économie de traite, l'information et la réflexion historiques repré-
sentent de
puissants facteurs
de
conscientisation : conSCIence d'une
personnalité culturelle à retrouver et à enrichir ; conscience d'une effica-
cité économique et politique à Olganiser en vue d'une participation libre
et active à l'évolution du monde actuel. Il y a là une loi de l'histoire
universelle : en d'autres temps et en d'autres lieux, certains peuples
placés devant l'obligation de progresser ont résolu le dilemme en procédant
à un examen de conscience historique, en assumant les valeurs de leur
héritage et en intégrant les acquis féconds des autres civilisations.
Ainsi, l'intenérence entre l'histoire et le développement est-
elle un phénomène général. Mais celui-ci n'opère pas partout avec la
même efficacité, ni selon les mêmes règles. On peut dégager cependant
les constantes suivantes :
- l'importance
de la mémoire pour la connaissance de soi et de
son destin
- la diffusion des matériaux de l'histoire et des thèmes qui en
découlent pour servir à l'élaboration d'une culture nationale, condition et
expreSSIOn d'un développement politico-économique autonome et effi-
cace ;
- moyen privilégié de compréhension du passé et du présent,
l'histoire apparaît aussi comme moyen de conception et d'élaboration du
futur.
Toutes ces considérations doivent permettre de saisir l'intérêt
de notre Thèse, à l'étape actuel1 e de la construction de la nation congo-
laise.

16
Certes, l'histoire du Congo fait partie intégrante de l'histoire
universelle, et les lois qui régissent celle-ci s'appliquent à celle-là. TI n'en
reste pas moins vrai que le Congo, comme les autres pays d'Afrique
Noire, connaît une situation particulière qui impose des eXIgences sup-
plémentaires à l'historien. Ici,
peut-être plus
qu'ailleurs, les "somma-
tions du présent" commandent un autre rapport au passé et une autre
organisation du présent. L'histoire du Congo est encore, ICI même et
davantage ailleurs,
méconnue,
extravertie et méprisée
; ce
qui pèse
lourdement sur son plein épanouissement et par voie de conséquence sur
sa contribution au développement.
Cette situation est due en grande
partie
à la colonisation, entreprise de négation de l'histoire du colonisé,
entreprise de non-culture s'il en fût. On connaît un peu mieux les effets
de la colonisation sur les structures économiques et sociales : traite
négrière
dévastatrice,
pillage
colonial,
destruction
des
sociétés...
Un
certain néocolonialisme intellectuel actuel qui nous caricature une pseu-
do-histoire copiée sur l'Europe est pire ! Nous voudrions souligner ici ses
conséquences au plan de la connaissance de notre histoire et au plan de
la conscience historique.
Au plan de la connaissance, certaines grandes périodes de notre
histoire ainsI que certaines régions ou certains peuples du Congo sont
nlal connus : la préhistoire, la protohistoire et l'histoire précoloniale du
Congo commencent à peine à être étudiées; les Teke ou Nzi - tels que les
désignent les Tswa qui les ont accueillis - et les Kongo sont les seuls
peuples sur lesquels une synthèse peut être faite ce jour. Les autres
grandes masses typologiques de civilisation du Congo ne font guère à ce
jour l'objet de travaux universitaires (mémoires, thèses) : il s'agit de
l'ensemble des peuples structurés de la Cuvette Congolaise; des deux
groupes de peuples allogènes récents et frontaliers du Congo (les Echil'a
et les Fang du côté du Gabon; les Maka et les Sango dans le grand Nord,

17
du coté du Canleroun et du Centrafrique) ; des inclassés résiduels
d'isolats que sont Pygmées (Aka; Tswa; Babinga) présents en toutes nos
régions; et des nùgrants ultra-récents que sont les Kota au nord-ouest.
Il en résulte la pennanence de VIeux préjugés - régions ou
peuples sans histoire ! -, un déséquilibre dans la connaissance profonde
du Congo et la dificulté à l'étape actuelle de donner un renseignement
sur l'rustoire du Congo qui s'appuie sur une véritable synthèse. C'est
pourquoi nous avons choisi d'étudier un groupe de peuples sur lesquels
il y a encore trop peu de monograprues : les Ngala, "Gens d'eau" de la
Cuvette Congolaise, à travers leurs infrastluctures et à toutes les époques
que nos méthodes de recherches et d'analyse actuelles peuvent atteindre.
Cette COlUla1ssance souffre égalenlent de la problématique co-
loniale européo-centriste et anrustorique.
Tout semble s'y ordonner et
acquérir
une
signification par rapport
à
la
col Olùsation.
L'évolution
précoloniale y est réduite à un tableau linéaire et schématique, négligeant
les situations complexes, les synchromsmes et les décalages d'évolution.
L'accent n'est nùs
que
sur les
faits
négatifs,
sur les
discontinuités
anthropoligiques
et
historiques.
Cette conception aliénante et alénée de notre rustoire a eu des
effets désastreux sur la conscience collecti ve congolaise. Elle a introduit
une rupture dans la continuité rustorique, en faisant perdre de vue l'unité
d'évolution de nos
sociétés. Elle entraîne pour les
individus et les
collectivités du Congo lme autre manière de se situer et de se développer
dans la temporalité. Cela se traduit par la perte de conscience de soi, la
recherche désepérer d'une mémoire à l'extérieur, l'attente du salut des
autres civilisations. On connaît les résultats d'une telle attitude : cons-
CIence bloquée, dépossession de soi, absence de créativité, conduites et

18
pratiques qui engendrent tensions et conflits et empêchent un véritable
développement.
POlIT restalITer la consCIence historique congolaise, pour lutter
contre l'aliénation cognitive à l'égard du passé congolais, il est lITgent de
décoloniser l'histoire, de promouvoir une histoire scientifique qui, seule,
peut mieux nous préparer à l'action et assurer la réalisation pratique de
notre nation en devenir.
Décoloniser l'histoire, c'est ne plus s'encombrer de la problé-
matique de l'historiographie coloniale, à savoir que notre histoire ne peut
être écrite valablement, faute de sources.
Est-il besoin de dire que notre histoire millénaire ne commence
pas avec l'arrivée de l'Italien naturalisé français, Pierre SNORGNAN
DE BRAZZA, et qu'elle n'a été ni "page blanche", ni "misère permanente".
Et que les jugements des historiens africains qui suivent les "apprécia-
tions" des premiers colons (fin XIXè - début XXè S.) sont une pseudo-
histoire. Les premiers colons et, plus tard, certains historiens européens
ont visé davantage à valoriser l'apport de l'ElITope coloniale au Congo et
à faire un tableau de l'oeuvre coloniale, plutôt qu'à procéder à l'inventaire
des réalisations des colonisés.
Le choix de notre sujet s'inscrit dans le cadre de toutes ces
motivations suscitées par les récentes reconstitutions du passé des peuples
africains, oeuvre des historiens africains (1) aujourd'hui rassemblés dans
l'Association des Historiens Africains et s'exprimant entre autres dans la
revue
scientifique
spécialisée
"Africa
Zamani". Nous sommes ainsi
(1)
cf. Africa 2amani, 2(1976). Actes du 2è Congrès Panafricain des HistOllens. Nos
considérations s'en sont particulièrement inspirées.

19
condamnés à devoir écti.re l'histoire afti.caine en surmontant les obstacles
épistémologiques que nous impose l'imprégnation d'une culture "euro-
péo-occidentale".
Il
y
a
d'abord
l'impératif de
sortir
des
frontières
idéologiques et du sillage méthodologique de l'histoire "classique" qui
mépti.se les traditions orales et pti.vilégie l'histoire événementielle. TI y
a ensuite la nécessité de tenir compte des conceptions dépassées qui
claquemuraient les domaines de la recherche, minimisaient l'interdisci-
plinarité si chère à la vérité histoti.que pour se confiner dans les conflits
réels ou apparents entre l'histoire, l'ethnologie et la sociologie. Il y a
enfin le danger de chercher à avilir ou à embellir la réalité histoti.que dans
l'ignorance de l'apport des monographies et de l'éclairage de l'archéolo-
gie et de l'anthropologie. "TI ne s'agit pas de fabriquer à l'Afrique un passé
qu'elle n'a pas, mais tout simplement de rechercher celui qu'elle a eu en
réalité, quel qu'il soit". (2)
Notre Thèse vise réellement la sauvegarde de la culture ngala
et la recherche des solutions nouvelles pour un développement éventuel
de la Cuvette congolaise. Ce qui est d'ailleurs conforme aux orientations
définies aujourd'hui par l'État congolais en matière de recherche scien-
tifique. Celui-ci recommande, non une recherche
pour la carrière, maIS
une recherche dynamique pouvant avoir un impact SlU' le Congo.
Notre Thèse se veut également une lueur, un guide. Peut-être
pourrait-elle permettre à l'État congolais d'ajuster au mieux son action à
l'étape actuelle où il s'est engagé dans la mise en valeur de toutes les
régions économiques. La connaissance fonde généralement l'action. Une
bonne politique de mise en valeur suppose d'abord une bonne connais-
sance du milieu physique, des ressources et des honunes, maîtres de
(2)
MAUNY (R), Académie des Sciences d'Outre Mer, C. R mensuel des séances, T. 29
(1969), n04, 187
"L'histoire de l'Afrique tropicale"

20
l'espace, les prenners intéressés. Cette nnse en valeur est considérée
aujourd'hui comme fondatrice des civilisations, car elle apporterait aux
hommes de la région les bienfaits tels que le travail, l'aisance matérielle
que procurent de bons salaires, l'ouverture vers l'extérieur ...
L'École Historique de Brazzaville VIse depuis sa création en
1974 sous les auspices des Professeurs Michel-Nlarie DUFEIL et Théo-
phile OBENGA (3), à couvrir un jour la Carte de toute la République du
Congo, de mémoires et de thèses sur toute la Civilisation et son Histoire.
Ayant opté pour l'histoire structurale, l'EHB pense que pour atteindre la
profondeur d'une civilisation à travers ~oi";)6riodes (diachronie),
on doit suivre l'ordre "géologique", c('~~fjljre part ":~u sous-sol pour
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a progresslOn SUIVIe est.....:ë. - 'Ci 6
e
u
terram:
u
visible à l'invisible, de l'écosystème, des techniques et de l'économie à
l'or ganisation sociale avec la parenté et la politique, pour aboutir aux
valeurs. L'ordre d'analyse comporte ainsi trois paliers, ou trois étages:
1°) les infrastructures dont les champs d'études sont l'écosystè-
me, la démographie et l'économie
2°) les
médi0 structures
(ou structures
tout
court) dont les
champs d'études sont la société où pourraient être traités comme axes
essentiels : le lignage et l'organisation de la maison; la parenté, à partir
de son analyse structurale ; les groupes d'âges et les catégories tels que
les aînés "seniores", les mwene (les nobles), les twere (les maîtres de la
justice), les ibela (les trad'historiens) et les sages; la politique à travers
l'étude de l'okani (chefferie), de l'otwere (la justice) qui, au-delà de sa
(3)
cf. Editorial du nOl des Carners Congolais d'Anthropologie et d'Histoire <c.c.A.H.)
(1976), 1-2. C'est le véritable Acte de Fondation de l'E.H.R

21
fonction d'arbitrage, pennet de saisir à travers la cour des justiciers et le
banc des justiciables, le stade et le degré
de construction politique
atteint, empire ou royaume ou chefferie; des finances; de la diplomatie;
de l'armée ; de la police ... ;
3°)
les
suprastructures,
concept
diférent de superstructures
lorsqu'il
s'agit
d'analyser
les
civilisations
africaines
sur
lesquelles
l'idéologie
européenne
coloniale
en tant que
système
de
valeurs
et
conception du Inonde et de la vie s'est plutôt surimposée (super, éty-
mologiquement signifie
"au-dessus") et ne
s'est pas imposée comme
idéologie fondamentale, la supra ou "le dessus" étant resté heureuse-
ment africaine.
Elles
couvriraient les
champs
d'études
tels
que
les
mentalités qui devraient être appréhendées à travers les conceptions du
monde et de la vie, les systèmes de valeurs ; la religion, qui englobe
connue axes essentiels les cultes des ancêtres, des dieux ou de Dieu ; la
sorcellerie ; la magie et la divination ; les confessions fanuliales avec
leurs libations et rites propitiatoires aux ancêtres ; la pharmacopée et ses
rebouteux
...
Avec la langue en tant qu'expression sociale et idéologique, on
atteindrait également ce dernier étage constitué par les structures nlentales.
Visiblement, l'entreprise, même pour un seul groupe de peu-
ples, les Ngala riverains (cf. Carte de localisation), requiert une large
collaboration d'mstoriens. Nous avons pour cela choisi comme sujet de
Thèse la cave et le rez-de-chaussée de toute Civilisation, les Infrastruc-
tures. Mais si cette séparation des dOlllées de la Civilisation des Ngala
est nécessaire ici dans le cadre d'une thèse où on ne peut guère trop
embrasser, elle ne doit pas nous faire oublier le danger qu'elle comporte,
celui d'agir comme si la vie sociale se construisait par la juxtaposition
d'autant
de domaines d'activités autonomes. Un chercheur tirera toujours
profit, par exemple, de l'éclairage d'une série de faits d'ordre politique à

22
la hunière de concepts éconOlniques, ou d'analyse des rapp0l1s de parenté
dans le cadre d'études sur le pouvoir, ou inversément. Il ne sera donc pas
surprenant que lors des analyses SUl" l'économie, il soit aussi question
d'approche structurelle de la parenté, et réciproquement.
LEVI-STRAUSS analysant la parenté (4) sur la base, en fait des
idées marxiennes, en est arrivé à la conclusion que tout est structuré et
autorégtùé. Toute approche d'un problème, pour être consistante, doit en
effet se circonscrire à une structure, c'est-à-dire à un ensemble formé
d'éléments
solidaires

chacun dépend
des
autres
et
n'acquiert sa
signification qu'en raIson de ses relations avec eux. Cette manière de
conduire l'analyse, c'est le structuralisme, théorie selon laquelle l'exa-
men d'Ulle catégorie de faits repose, non sur leur étude analytique isolée,
mais essentiellement sur la recherche des structures où ils s'insèrent.
Aussi, l'étude d'un fait ne peut-elle être envisagée que dans le cadre
global de la société considérée comme un ensemble dont le mécanisme
ne peut être appréhendé que dans cette optique.
Évidemment, en adoptant la méthode structuraliste, nous nous
inscrivons en faux contre le fonctionnalisme qui, par esprit de dissocia-
tion, étudie les choses sépaI"ément, sans en établir les relations, ignorant
"ipso facto" que la signification d'un fait est détenninée par ses relations
avec d'autres faits, que le sens d'une fonction est donné par le tissu de
toutes les fonctions. Contrairement au structuralisme, le fonctionnalisme
s'en tient aux
fonctions prises isolément, en les faisant jouer comme des
pièces de domino. Ainsi la chefferie, la sorcellerie, le mariage, qui
constituent pourtant les plots d'un système, les éléments d'un ensemble,
(4)
LEVI-STRAUSS, Anthropologie II. 25
Nous sommes redevable à N. NGOUA pour ce développement surIe structuralisme. cf.
son Mémoire, 5-6

23
qui s'expliquent l'un par l'autre et s'auto-régulent ensemble, étaient-ils
étudiés,
séparément.
Le structuralisme nous paraît donc plus opératoire. C'est aInsI
que nous n'avons pas perdu de vue l'inte1férence des infrastructures, des
médio-structures et des suprastructures, c'est-à-dire de l'homme et de son
milieu. il est d'ailleurs établi que lorsque les infrastructures économiques
sont en dificulté, les nlédio-structures se cassent et les suprastructures
se femleIlt, provoquant une insécurité intérieure totale. Les axes que
nous privilégions en traitant des Infrastructures des Ngala "gens d'eau"
sont ici l'écosystème et la civilisation nlatérielle
qui
sous-entendent
inéluctablement
l'économie.
Par écosystème, nous entendons ici les rapports de l'homme et
de la nature, l'interaction entre l'homme et la nature, concept qui sous-
entend ici, pour les "Gens d'eau" l'idée d'un processus constant d'ajuste-
ments et d'adaptations au milieu naturel : il s'agit de l'eau, essentielle-
ment dans le cadre de cette lutte pour la VIe, depuis leur arrivée dans la
Cuvette congolaise et leur inlplantation.
Que les Ngala aient choisi cet espace vital qui est l'eau veut dire
que l'eau est ici, idéologiquement, valorisée. Il faut, bien sûr, le compren-
dre pour bien asseoir l'étude de la civilisation matérielle construite par
les "Gens d'eau", autre axe de notre thèse.
Par civilisation lllatéIielle, nous entendons la partie lllatérielle
de la civilisation, c'est-à-clire celle qui forme l'assise de la vie économique.
Le domaine de la civilisation matérielle - les historiens disent aussi
culture lllatérielle - constitue le soubassement de l'existence hUlllaine.
L'homme éprouve des besoins. Pour les satisfaire,
il est obligé de

24
transfonner le milieu naturel.
Le concept recouvre plus précisément
toute la réalité matérielle de la civilisation dans une société donnée,
c'est-à-dire l'ensemble des teclmiques utilisées par cette société, ainsi
que les objets produits. La civilisation matérielle est la totalité des
valeurs matérielles d'un peuple.
Par contre, le concept d'économie désigne les activités quoti-
diennes qui pennettent aux hOll1lnes de satisfaire leurs besoins. Les
produits
issus
des
activités
économiques
nécessitent
des
opérations
d'échanges entre les hommes, soit au nloyen du troc, soit à l'aide de la
monnaie. On pourrait se saisir à ce propos de cette définition qui paraît
plus explicite :
"C'est l'étage supérieur privilégié de la VIe quotidienne, à
plus large rayon; le calcul et l'attention y réclainent leur
part constante. Elle est Fille de l'échange, des transports,
des structures différenciées des marchés, des pays primi-
tifs ou sous-développés, entre riches et pauvres, créanciers et
emprunteurs, économies monétaires et prémonétaires" (5)
La VIe économique comporte en fait trois grandes sphères : la
production, la circulation et la consomnlation ; donc trois temps d'une
valse dont le rytlmle est : produire, répartir consonuner.
La civilisation matérielle liée à l'économie constitue donc un
domaine d'étude étendu et complexe. Dans le cadre de cette Thèse, nous
nous limitons aux aspects matériels de la production et des échanges.
(5)
BRAUDEL, Civilisation, Tome l, 10

25
1.
PROBLEMAfIQUE
Notre Thèse se veut une monographie régionale consacrée aux
Ngala "gens d'eau", ou Bana mai
tel
qu'ils aiment se désigner eux-
Inêmes, ayant tous en commun le regard essentiel tourné vers l'eau. ils
habitent le "pays des confluents", véritable fond de la Cuvette congolaise,
et sont répartis linguistiqueluent en Moye, Dongonyama, Bobangi,
Likuba, Likwala, Bongili, Buenyi, Bomitaba, Sangha-Sangha. Elle
porte sur un ensemble de populations de la "zone de l'eau" de la Cuvette
congolaise sur lesquelles le nOlubre d'études est encore très faible.
L'ouvrage principal à leur sujet (6) les classe tous comme
lVIbosi : ce qui les rattache à la population de la boucle de l'Alima, surtout
au groupe le plus nombreux de la Cuvette.
C'est précisément à partir de cet ouvrage par ailleurs remarquable
que le souci scientifique nous a amené à prendre
conscience que tout
était à faire pour exhumer l'histoire profonde des Bana mai. Nos sémi-
naires de Maîtrise-Histoire depuis 1975 (7) et nos lnissions scientifiques
sur le terrain avec
les enseignants-chercheurs
et étudiants de notre
Uni versité de Brazzaville (8) ont déjà domlé lieu à des Inénloires et des
articles de premier ordre, même s'ils n'ont atteint jusque-là que les
Likuba, les Likwala, les Buenyi, les Bomitaba (9). Notre enthousiaslne
pour exhumer le passé de la "zone de l'eau" de la Cuvette congolaise est
(6)
OBENGA, La Cuvette (1975)
(7)
cf. Séminairescollectifs:DUFEIL(puisDELOBEAU)-NGOIE-NGALLA-NDINGA-
MBO.
(8)
cf. E. O. (Enquêtes Orales) Il DUFEIL-ESSAKOMBA-AMPION-AISSI-BAFOUE-
TELA-MOWELLE-ANDZOUANA-NGWA-ONZE-NDINGA-MBO" cf. nOs in fine.
(9)
cf. -MOBOMBI, Mode de production des Ngala, riverains (1985) - MOKOUABEKA
(Ch), Les techniques de pêches des Ngala (1989) - DINGOMBISSA (D), Pouvoir et
société en pays bomitaba (1991).

26

27
légitime et neuf. Les monographies connne celle-ci ont l'avantage de
faire apparaître la diversité de l'évolution historique des peuples, à toutes
les époques, ainsi que les liens qui, au-delà de leur diversité et de leurs
spécificités, existent entre les peuples des différentes régions du Congo.
Ce sont des études monographiques qui pemlettent
des analyses appro-
fondies et qui préparent des synthèses de plus en plus valables. "L'his-
toire nationale, travail de synthèse , doit se subordOlmer à sa servante,
l'histoire
régionale"(10).
Notre ambition est de prouver l'originalité, la longue existence
et le dynamisme de la civilisation matérielle et des économies des Bana
mal. Ce qui permettrait de répondre positivement à ceux des historiens
qUI, des années durant, pouvaient tout dire en une phrase, ou remplissaient
des centaines de pages de points d'inteITogation. On pourrait citer à ce
propos l'une des premières synthèses sur l'histoire de l'Afrique Noire
parue en 1956 (11) dans laquelle toute la partie équatoriale paraît ignorée
par son auteur. Celui-ci justifie, dix ans plus tard, cet oubli conune plutôt
volontaire : "l'Afrique centre-équatoriale est en Afrique Noire une région
anhistorique car aucun État important ne s'y est développé." (12)
Ce sont là des vestiges d'une conception restée longtemps à la
mode,
qui ne considérait comme historiques que les seules sociétés
hUlllaines
dirigées
par un pouvoir central
institutionnalisé
du geme
"empire" ou "royaume". Aujourd'hui, stades et modalités permettent à
l'historien-anthropologue une autre typologie, plus vaste et plus riche.
Un autre ouvrage de synthèse sur l'Afrique Noire (13) pose le vrai
problème. TI est méthodologique :
(10) NGOIE-NGALLA, Les Kongo de la Vallée du Niari, 5.
(11) CORNE VIN (R), Hist. Afric.
(12) Id., Ibid (1966), 26
(13) DESCHAMPS (H.), Hist. Gén., 353

28
"La COnnaIssance de l'Afrique Équatoriale ne peut s'ap-
puyer sur aucun document écrit: les traditions orales sont ici
très mal conservées; c'est tille région sans passé glorieux".
Ces
malheureuses
considérations
sur
l'histoire
de
l'Afrique
Équatoriale donnent à réfléchir. Il faudra désormais, pour être un vrai
savant en histoire, admettre les savoirs et les idéologies des peuples qui
présentent
une
autre
histoire
que
l'histoire
traditiOlmelle,
que
nous
disons
"classique" du fait
de
sa méthodologie,
aujourd'hui
dépassée.
L'histoire contemporaine de l'Europe et des peuples du même type est un
bouchon sur cette voie, et l'histoire orale africaine qui oblige à changer
de perspective et de taxinomie, est un sentier sûr vers les escarpements
à
conquérir.
De ce fait, toute tentative de reconstitution historique relative
à l'ensemble ou à une partie de la Cuvette congolaise ne manque point
d'intérêt. Le temps de l'ignorance et des préjugés négatifs et hâtifs est
terminé. Maintenant la collecte des données orales, anthropologiques et
de l'écrit récent permet l'élaboration d'une typologie des "États et pou-
voirs" (14) correcte et neuve.
La Cuvette congolaise,
plus précisément le "pays des con-
fluents", présente un intérêt historique de premier ordre. La natll1"e même
du territoire
- lmgement inondé et marécageux - soulève plusieurs
problèmes à propos de son occupation et de sa mise en valeur. Untel
milieu pouvait-il être occupé sans qu'il y ait une nécessité absolue ?
Offrait-il quelque chance de progrès aux gens qui y habitent? Quelle a
pu être l'influence du milieu sur l'évolution historique de ses habitants ?
(14) AUGE, Théorie des pouvoirs
-Id, Pouvoirs de vie.

29
Notre objectif est de répondre globalement à toutes ces ques-
tions. L'étude des Infrastructtrres des "Gens d'eau" constitue en effet pour
nous la condition idéale pour examiner, entre autres, un type d'adaptation
à un milieu nattrrel apparemment difficile, l'eau, ainsi que les conséquences
sociales qui en découlent. L'eau est en efet ici l'élénlent permanent et
dominant du paysage.
Un autre centre d'intérêt, étroitement lié au précédent, est celui
de l'identification historico-linguistique des "Gens d'eau". Des linguistes
(15) n'ont pas hésité à les rattacher au groupe Mbosi. On doit plutôt
souligner pour justifier cette regrettable confusion, que ces linguistes
connaisseurs de la langue anglaise et d'un bantu général ou du Kikongo,
(une des delL"X langues véhiculaires du Congo), n'avaient pas de docu-
mentation de terrain et ignoraient en fait les parlers en question. Et
pourtant les "Gens d'eau" apparaissent à côté des "Anziques" (les Teke)
sous la dénomination de "Quibangi" clans les documents écrits de l'épo-
que "négrière" : ils sont reconnus à la Côte atlantique par les Européens
installés en commerçants
ou évangélisateurs du XVIè au XIXè siècle
comme de dynamiques "hommes d'affaires" de l'intérieur de "l'Ethiopie
Occidentale" (16). fis ont, dès cette époque, et peut-être plus tôt dès leur
implantation
dans
le
"pays
des
confluents",
servi
d'intemlédiaires
commercIaux entre les peuples de la partie septentrionale du bassin
congolais et ceux des "savanes du sud" (17). Ces célèbres canotiers
participaient à un courant commercial orienté vers la Côte atlantique.
Leur mobilité
économique
à
l'époque négrière,
puis la collaboration
(15) GUTHRIE(M.), Comparative Bantu, - JACQUOT (A.), Les langues duCongo-Brazza-
ville.
(16) CAVAZZI, Relation historique del'Ethiopie Occidentale, - CALTANISETTA, Diaire
- DAPPER, Description de l'Afrique - PROY AT - DEGRANDPRE.
(17) C'estla zone oùles Bantuse sont structurés en royaumes, tels que le Makoko, le Kongo,
le Loango...

30
forcée d'une grande partie d'entre eux comme auxiliaires dans le com-
Inerce de traite avec le pouvoir colonial dès la fin du XIXè siècle ont
laissé des traces dans notre société actuelle qui méritent d'être mention-
nées. Citons-en le Lingala... une des deux langues véhiculaires de l'actuel
Etat congolais; il est leur création : la zone des grands confluents" a
distillé une langue des rencontres ! Elle s'est répandue à la faveur de la
colonisation française dans une lar ge partie du Congo. Elle est aujourd'hui
la première langue des centres urbains. Elle est utilisée dans la presse
parlée, et surtout dans la musique moderne.
Il est certain que la description des mécanismes qui ont conduit
à l'occupation et à la mise en valeur de la "zone de l'eau" de la Cuvette
congolaise, à la formation des ensembles ethniques et des réseaux socio-
économiques jettera une lueur sur les Infrastructures traditionnelles des
"Gens d'eau", et sur leur Devenir contemporain.

31
2. PLAN
S'il est facile d'arrêter notre analyse
des Infrastructures des
"Gens d'eau" de la Cuvette congolaise à 1960, date consacrant la fin de
la colonisation française au Congo, il est par contre difficile, ou plutôt
impossible de la faire délnarrer en cherchant une chronologie numérique.
Devrait-on regretter que nos Ancêtres n'aient guère tenu de journaux de
leur vie
ou qu'ils n'aient guère élevé de monuments en lnatériaux
durables
dont les
vestiges
pourraient,
comme
ténloin d'une
époque,
déposer pour l'histoire? Ont-ils rencontré ou entendu parler des Mindele
(Portugais et autres Européens) installés comme commerçants ou évan-
gélisateurs sur la Côte atlantique, alors qu'ils fréquentaient le Ntamol
Nkuna/Pumbo, actuel "Stanley-Pool'" venant de leur Congolie (terme
que nous utilisons ici pour désigner le bassin du Congo) ?
Les ibela, nos informateurs, véritables trad'historiens, pourtant
SI friands en "sensationnel" et rompus à dire sous forme d'''introint'' aux
grandes cérémonies de leur kani les gestes ou les épopées menées en
dehors des frontières par leurs "braves", paraissent n'avoir guère enregis-
tré de leurs prédécesseurs dans la charge de pareils récits. Les faits
conjoncturels, traces du "contact négrier", se décèlent plutôt dans les
aspects de civilisation tnatérielle. Il serait ainsi illusoire de compter sur
les ibela, même lorsqu'ils communiquent les généalogies des chefs de
migrations célèbres tels que NGOBILA et MOKEMO BOTOKE, pour
savoir avec quelque précision depuis quand les Bana mai sont dans la
Cuvette congolaise et commencent à bâtir la civilisation originale qui les
caractérise.
Les supputations des linguistes, en attendant les travaux (non
encore commencés) des archéologues de la "zone de J'eau", nous servent

32
malheureusement de seule référence chronologique : les Bana mai sont
des Bantu ; les Bantu s'installent en Afrique Centrale dans les dix
premiers siècles de l'ère chrétienne. Voilà le cadre temporel, vague, pour
faire
démarrer notre
analyse
! Le handicap n'est pas heureusement
considérable puisque notre objet est plutôt de repérer dans cette période
structurelle - on la dit précoloniale par rapport à la
colonisation euro-
péenne qui démarre à la fin du XIXè siècle - très épaisse (parce qu'en-
racinée dans la préhistoire de l'Afrique Centrale, qui est loin d'être
exhumée) - l'histoire des Bana mai, avant d'en saisir le devenir à l'époque
contemporaine. Notre tâche n'est pas de déterminer des séries de suites
chronologiques aux dates qui ne seraient qu'obscures et incertaines, mais
de savoir essentiellement comment ont évolué les Infrastructures com-
posant la Civilisation des Bana mai. Il nous faut décrire et expliquer
leurs mécanismes d'évolution: chose aisée peut-être, car la structure bien
analysée dévoile l'histoire ; en tout cas, sa description débouche sur
l'histoire. Toutefois, la structure n'est-elle pas dans sa définition ce que,
au cours de son procès d'évolution, une société crée, façonne, modèle et
remodèle, améliore ou détruit? Il s'agit, bien sfu; des créations originales
qui, au fil des millénaires, peuvent s'édulcorer s'émousser, s'estomper,
puis mênle disparaître sous les coups répétés de l'histoire; ou qui peuvent
aussi se maintenir presqu'éternelles, à la manière d'un rocher. Ce sont ces
survivances qu'avec émerveillement et respect, les i bela et autres sages
de la Cuvette congolaise qui se sont succédé ont recueillies et se sont
transmis, et qui constituent la "'Padition".
Le preffiler aspect,
fondamental,
de notre thèse
consiste
à
reconstituer les Infrastructures traditioIDlelles des Bana mai avant que
l'action érosive du
colonialisme ne se manifeste. Nous ne saurions, bien
sûr, omettre d'indiquer que cette histoire structurale a été marquée par
l'événement, le premier
contact Europe-Afrique Centrale (XVè - XIXè

33
siècle), qui a constitué W1 facteur impOltant de mutations. Les Européens
sont arrivés sur la Côte congolaise au moment où les Bana mai s'inlplantent
fOltement dans le "pays des confluents". Comment ne pas croire que les
Infrastmctures que rencontrent les Français à la fin du XIXè siècle et au
début du XXè siècle n'aient pas été fortement marquées par le commerce
qui se déroulait à cette époque de traite négrière
entre la Côte et
l'hinterland ? Cette Civilisation économique qui constitue pour les ibela
la Tradition, mieux la référence culturelle, relève en réalité d'une longue
consuuction historique due à l'intense vie d'échanges animée par les
Bana mai (les Quibangi des textes européens) dès les XVlè - XVIIè
siècles alors en contacts d'affaires avec les peuples côtiers qui étaient,
eux, en relations directes et plus intimes avec les Européens implantés le
long des côtes de leurs royaumes.
L'analyse de la Civilisation économique des Bana mai à l'ar-
rivée des Français dans la Cuvette congolaise nous pennetb'a d'aborder
le deuxième aspect fondamental de notre Thèse : le sort réservé aux
Infrastmctures des Bana mai à l'époque coloniale. Car les Français n'ont
pas trouvé à leur arrivée W1 pays dépourvu de civilisation,
donc à
"civiliser" comme il ressort de certaines de leurs notes de soi-disant
découvreurs
"Nous avons trouvé des gens paresseux, W1 pays sans
route, sans nlOnnaie, sans civilisation ; nous avons trouvé
W1 pays
non en exploitation dont la première tâche était
d'ouvrir à l'activité économique et sociale, en W1 mot, à la
civilisation. Notre tâche est de refaire l'homme de ces
conu'ées barbares et la nature" (18).
(18) CUREA U (Dr.), Les sociétés primitives, 120.

34
L'analyse de la «situation de contact», c'est-à-dire la présen-
tation des Infrastructures de la Cuvette congolaise à l'arrivée des Fran-
çais, pennettra certainement de comprendre le processus de pénétration
et d'implantation coloniales françaises dans la Cuvette congolaise. Nous
pourrons probablement nous rendre compte si cette «situation de con-
tact» était favorable aux Français : la Cuvette congolaise fut-elle sub-
mergée à la fin du XIXè et au début du XXè siècle par la France alors
puissance industrielle ; ou fut-elle prise par traîtrise au cours d'une crise
de son otganisation, de sa civilisation? Car, partout en Afrique Noire à
la fin du XIXè et au début du XXè siècle, l'impérialisme européen
procède assez sournoisement par la conjugaison scientifique de trois
forces très connues aujourd'hui : l'action administrative et l'action des
missions
chrétiennes
lesquelles
supportèrent l'action
économique
co-
loniale.
Ce jugement pourrait être modulé pour les seules missions
chrétiennes: au début de la mise en valeur coloniale, face aux exactions,
elles apparaissent comme seule protection des Africains !
En vérité, sans cette analyse de la «situation de contact», on ne
saurait comprendre les actions et les réactions des Bana mai dans la phase
de prise de possession française de leur pays.
Les opérations dites de pacification menées contre toutes les
(chefferies) ikani... de la Cuvette congolaise sous la prime histoire de ce
contact colonial (1904-1914) ne se justifient que par l'existence d'lUle
société qui a réagi à l'occupation de ses terres. Les Français ne sont pas
venus coloniser un pays vide d'honunes. Leur objectif ici a été d'Olga-
niser le passage des Bana mai d'une économie dite de type néolithique
à lUle économie dite de type moderne: la Cuvette congolaise, comme les
autres régions de la colonie du Congo, devait servir de source de matières
premières et de marché-débouché pour les industries françaises ! Nlal-

35
heureusement pour les Coloniaux, chaque terre était patfaitement appro-
priée et toute prise n'était que du vol.
l
La seconde étape de notre étude ne s'entend pas comme l 'his-
toire des Français dans la Cuvette congolaise, mais comme l 'histoire de
la Cuvette congolaise sous la domination coloniale française. Car sous la
colonisation française, les Bana mai ont continué à vivre sans se renier
fondamentalement.
Il y
eut ainsi de
1878, date
d'arrivée de Pierre
SAVORGNAN DE BRAZZA, à 1960, date de l'Indépendance du Congo,
deux sociétés dans la Cuvette congolaise: les Bana mai et les Français.
Les seconds paraissent avoir lm moment lutté victorieusement contre les
premiers, véritables autochtones, jusqu'à s'imposer comme supérieurs et
maîtres du pays.
Mais heureusement comme on le constatera,
sans réussir à
remplacer substantiellement la civilisation des Bana mai par la leur.
A traiter sur une si longue période et dans sa profondeur un tel
sujet on se heurte nécessairement à des dilicultés d'ordre méthodologi-
l
que. C'est pourquoi notre
étude débute par des questions de méthodolo-
gIe.
Pour comprendre le mouvement réel
c'est-à-dire pour placer
l
les Bana mai dans l'histoire, il nous a fallu logiquement consacrer ·la
seconde partie de notre thèse à l'étude du milieu de civilisation. Il s'agit
en fait ici d'abord de circonscrire la Cuvette congolaise dans l'espace
occupé aujourd'hui par la République du Congo : définir son espace.
Cette définition de l'espace se justifie d'autant plus que c'est le
milieu naturel qui détermine non seulement les moyens de production,

36
malS
aUSSI l'organisation d'une société. Thomas D'AQUIN au XIIIè
siècle, puis Jean BODIN au XVIè siècle, toujours à la suite d'ARISTO-
TE, avaient montré l'adaptation des gouvernements aux climats. Cette
idée fut reprise au XVIIlè siècle par MONTESQUIEU qui préconise que
les législateurs tiennent compte des facteurs naturels dans l'élaboration
des
Constitutions.
Donc, d'abord définir l'espace, pour y placer ensuite les hom-
mes et leurs activités: l'homme et le milieu naturel forment une symbiose,
un écosystème. Et toute civilisation demeure incompréhensible si elle
n'est pas encadrée dans le milieu particulier où elle s'est élaborée. En
clair, l'écologie fonde les Infrastructures. Il est d'ailleurs patent qu' on ne
comprend l'histoire que lorsqu'on regarde l'espace. La chose se vérifie
aisément ici, au fond de la Cuvette congolaise.
La lecture de la Calte topographique de la Cuvette congolaise
est significative : il fallait vrainlent appeler ce bas pays «Cuvette»,
dénomination que SAUTTER(l9) dit avoir reprise du titre d'un ouvrage
sur le Bahr el Ghazal, «autre domaine de convegence hydrographique au
coeur d'une grande cuvette africaine». Notons que l'expression avait
déjà été aussi employée en 1925 par Gemges VASSAL (20).
En amont de tous les cours d'eau, affluents de rive droite du
fleuve Congo, donc sur les rebords de cette Cuvette, ce sont les terres
fermes ; en bas, à partir des cours moyens de ces cours d'eau jusqu'au
«pays des confluents» (région de lVIossaka), ce sont les terres basses
marécageuses, tapissées de multiples «bras d'eaID>, de chenaux qu'on
appelle ici mingala (sing. : mongala). Est-ce pour cela que les habitants
(19) SAUTTER (G.), Del'Atlantique au fleuve Congo, 211
(20) VA SSAL, Mon séjour au Congo Français, 100

37
de la «zone de l'ealD> sont désignés par «Bangala» et par extension les
habitants de la «zone des terres fennes»? La géographie apparaît en tout
cas comme paramètre de différenciation: les «gens d'eau» (Bana mai),
au fond de la Cuvette, les «terriens» au sec. :Mais cette géographie n'a
jamais gommé leur parenté originale : leurs divers parlers, très proches,
ont fini par générer une langue synthétique, une langue véhiculaire, le
lingala, devenue aujourd'hui la première langue nationale de la Répu-
blique du Congo.
Jusqu'ici, ces Bana mai ont vu leur identité propre confondue
avec celle des Mbosi, qui sont au vrai les Ngala «terriens», groupe ngala
le plus important démographiquement de la Cuvette congolaise et qui
occupe surtout la boucle de l'Alima (21).
Une telle confusion surprend car les «Quibangi»
sont des
peuples de la Cuvette congolaise les seuls dont la réputation de grands
brasseurs d'affaires aux foires teke et kongo du Pumbo a été transcrite
à la côte atlantique par les négriers européens à partir du XVIIè siècle.
L'identification des Bana mai comme peuple à part s'est heureusement
approfondie
aujourd'hui
avec l'ouverture du champ
d'étude
aux re-
cherches linguistiques (ethno- et sociolinguistique) et ethno-historiques
qui permettent de déterminer leurs origines et les diférentes phases de
leur implantation dans la Cuvette congolaise.
L'histoire des migrations et peuplement par les Ngala de la
Cuvette congolaise est importante. L'actuel souci de l'E.R.B. est de
parvenir à établir une «Carte de Migrations de la République du Congo»
(21) cf. - GUTHRIE, Classification
- JACQUOT, Les langues du Congo, Cahiers de l'ORSTOM
- OBENGA, La Cuvette

38
afin de révéler à chaque groupe ethnique du Congo ses ongInes. Ce qui
permettrait par la suite d'identifier les diférents ensembles culturels du
pays. Car les origines historiques conununes des groupes ethniques, au
même titre que les langues, sont des paramètres importants d'identifica-
tion
culturelle.
L'histoire du peuplement de la Cuvette congolaise par les Bana
mai présente un intérêt certain. BOlnée par le fleuve Congo et son
principal affluent l'Oubangui à l'est, la «zone de l'eau» qui est dans sa
partie la plus basse, le point de confluence de presque tous les afluents
de rive droite du Congo, a dû jouer un rôle historique depuis les époques
les plus reculées conune voie migratoire, comme carrefour qui a servi de
passeur des honunes, des choses et des idées pour les hautes terres de
l'ouest et du sud-ouest de la Cuvette congolaise, ou pour les savanes du sud.
D'autre part, la nature même du territoire, largement inondé et
marécageux, soulève plusieurs problèmes quant à son occupation et sa
mise en valeur: les problèmes de l'adaptation des hommes à un milieu
où l'eau est l'élément essentiel, et
les problèmes de sa transformation
pour une quelconque survie. Puis, quelle a pu être l'influence de ce
milieu sur l'évolution historique de ses habitants ?
Cette problématique ici rappelée nous amène nécessairement à
concevoir la troisième partie de notre thèse comme un débat sur les condition
écologiques et sociales de production économique dans cette «zone de l' eaID>.
Il est établi qu'une société humaine doit être considérée dans
l'écosystème
auquel
elle
appartient.
D'ailleurs
ce
terme
est
utilisé
aujourd'hui quand il s'agit d'envisager les interrelations antre les sociétés
humaines et la nature dont elles font partie. C'est
pourquoi nos recher-

39
ches se sont proposées de comprendre d'une manière précise la façon
dont les Bana mai voient, conlprennent, organisent et exploitent le milieu
naturel dans lequel ils vivent.
En clair, il s'agit de comprendre quelle importance les Bana mai
accordent aux différents éléments constituant leur géographie originale
: cours d'eau, forêt, savanes, terres. Nous avons observé, à l'occasion de
nos recherches, leur comportement vis-à-vis de cet environnement où
l'eau est l'élément dominant et permanent, et donc un milieu dificile
pour toute
sédentarité.
Nous
avons
alors
perçu qu'ils
n'ont jamais
accepté passivement les dures conditions de relief (presque inexistant),
du sol (surtout fait d'argile ou de sable), de climat. Ils ont mêlne conçu
une idéologie idéalisant l'eau, leur espace vital ; cette idéologie imprè-
gne toutes leurs activités économiques: production, circulation, consommation.
Dans
cette
société
essentiellement
rurale,
le
rapport
entre
l 'homme et la terre est fondamental : les relations économiques, sociales
et politiques se définissent en fonction de la terre. La science des «sages»
du «pays des confluents» n'a jamais buté sur ce banal problème de droit
qui nécessite la connaissance des règles qui régissent l'organisation du
terroir occupé par une communauté. Ils nous ont paru très à l'aise dans
ce débat sur les rapports de production, sur le statut de la terre où des
réponses claires nous ont été apportées à des questions suivantes :
- qu'est-ce qui explique l'appropriation d'un terroir par une famille?
- est-il possible de pratiquer des activités rurales (cueillette,
chasse, pêche) sur le terroir d'une famille voisine ?
- au seIn d'une famille, tous les individus ont-ils les mêmes
droits d'usage, "jus utendi", sur le terroir ?
- dans un village, le kani a-t-il le "jus abutendi" sur tous les
terroirs de l'espace villageois ?

40
L'existence des Bana mai dans le «pays des confluents» est
soutenue en tout cas par ces formes juridiques de propriété et de possession
qui définissent les droits et obligations réciproques des individus et des
groupes en ce qui concerne la répartition et le contrôle des moyens de
production et de subsistance.
Grâce
à cette connaissance intime des
règles fondamentales de gestion de leur territoire, e-nse, les Bana mai
ont réussi à se partager les rares terres exondées pour leurs rares cultures
et pour leur habitat. Cet habitat a surpris les explorateurs arrivés dans le
pays à la fin du XIXè siècle, notamment~dè'§'o/~randes concentra-
tions humaines observées, et à cause de "lib ~..Wre de -':\\. ses «bâties sur
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Les nécessités de
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humai-
nes sur des îlots de terre (1'explorateur FRONIENT compare les cités
likuba à Venise) et dans un milieu aussi difficile où l'eau est l'élément
pemlanent ,impliquent un rapport particulier au travail productif, aux
activités nrrales : les Bana mai ont été contraints de privilégier ici la
coopération comme forme sociale essentielle de production, de distri-
bution et de redistribution du produit du travail.
Ce débat sur le statut de la terre, sur les rapports de production
dans la «zone de l'eau» permet à coup sûr de comprendre le mode de
production élaboré par les Bana mai pour affronter ce milieu, et s'y
fondre. Car il s'agit ici d'un cas typique d'analyse d'une civilisation
économique de l'eau. Faut-il certainement rappeler "a contrario" ici que
des insulaires tels que les Corses ne sont pas des "Gens d'eau" parce que
n'ayant pas leur regard tourné vers l'eau !
(22) FROMENT, "Trois affluents... ") Bulletin de1a Soc, d~ G~og. d~ LiJJc, VII (887),462

42
civilisation matérielle liée à réconomie constituent un domaine d'étude
étendu et complexe, nous limitons aux seuls aspects matériels de la
production et des échanges».
Notre thèse se voulant une approche structurale sur les stades
anthropologiques traversés par les BaDa mai, se termine par l'examen du
sort réservé à la civilisation économique des Bana mai, donc aux Bana
mai, par les Français qui oganisent, orientent et mènent un contact direct
avec les BaDa mai de 1878 à 1980.
Cet événement
couvre deux temps qui sont autant d'étapes de
l'histoire contemporaine des BaDa mai. De 1878 à 1899, c'est la prime
histoire des Français dans la Cuvette congolaise, période de "découvertes", de
"prise enpossession" des terres et d 'initiation d'une politique de leur exploitation.
Cette aventure des pOUVOIrs publics français qui s'implantent
rapidement en maîtres dans la Cuvette congolaise à la fin du XIXè siècle
débouche à partir de 1899 sur une politique de mise en valeur d~un type
particulier : le concessionnat.
C'est en effet à partir de 1899, conformément aux décrets
GUILLAIN sur le concessionnat du Congo Français promulgués à Paris
en mars et mai 1898, que la Cuvette congolaise fut abandonnée par le
gouvernement français écrasé par les dimensions de son empire à peine
constitué, aux honunes d~affaires. Les Frères TRECRüT s'octroyèrent
les bassins de la Likouala-:NIossaka et de la Sangha et fondèrent, en vue
de leur mise en valeur; la "Compagnie Française du Raut Congo"
(C.F.R.C.) qui deviendra après 1929, date de la fin statutaire du régime
concessionnaire,
"Compagnie
Française
du
Raut
et
Bas
Congo"

43
La tnlse en valeur de la Cuvette congolaise par les Frères
TRECHOT est un événement qui a particulièrement marqué la Cuvette
congolaise et les Ngala au point où, jusqu'à ce jour, on se plaît à désigner
le «pays des rivières» par «mai ya Tréchot» et les Ngala par «Bana ya
Tréchot».
Ces images symbolisent la belle aventure des Frères TRECHOT.
Arrivés dans le «pays des confluents»
comme simples agents de la
Ivlaison commerciale DAUNIAS, ils tentèrent à partir de 1892 de faire
fortune avec leurs propres ressources comme chasseurs d'éléphants dans
la Haute Likouala-Mossaka et la Haute-Sangha. Ils profitèrent naturel-
lement, en homme de terrain, des décrets Glll_LAIN pour se faire
octroyer ces deux bassins. L'analyse de la mise en valeur de ce grand
domaine par les TRECHOT permettra à coup sûr, de comprendre les
mutations qui ont finalement contribué au façonnage de la Civilisation
économique contemporaine des "Gens d'eau" de la Cuvette Congolaise.

44
PRENIIÈRE lARTIE
,
UNE
METHODOLOGIE
DE LA
RECHERCHE
SUR LES GENS D'EAU

45
Il existe sur les Bana mai un problème d'approche méthodo-
logique. Les textes des négriers et évangélisateurs européens de l'époque
du premier contact Europe-côte congolaise (XVlè-XIXè s.) ne permet-
tent pas de repérer les stades d'évolution qu'ils ont atteints ou traversés
avant le XXè siècle.
Quand les issues de la recherche sont verrouillées, quand le
chercheur ne dispose pas de documents de base, de documents écrits qui
constituent les sources habituelles de l'histoire, tel est le cas ici, un seul
moyen se présente à l'historien de la «Nouvelles histoire (23) pour la
débloquer : il doit innover dans son approche méthodologique, c'est-à-
dire modifier la manière de braquer le projecteur pour éclairer l' épais-
seur du temps. Car ce n'est pas l'existence des sources et la possibilité de
leur dépouillement exhaustif qui dicte la problématique, mais c'est la
problématique qui fait naître les sources. Nous avons souscrit à ce
principe par l'application d'une méthodologie basée sur l'interdiscipli-
narité, si pratiquée aujourd'hui dans le domaine des sciences humaines.
1 - DESAPPROCHES MÉTHODOLOGIQUES
1. De l'anthnpologie
L'observation attentive actuelle du paysage, de l' environne-
ment naturel et humain et de la civilisation matérielle peuvent contribuer
efficacement à la reconstitution du premier temps de notre histoire,
l'époque précoloniale. «Le propre de toute science est de
réfléchir à
partir d'observations tirées du réel (24). Et l'historien concret a d'ailleurs
(23) cf. - DUFEIL, Afrique, Taxinomie, Histoire C.C.A.H. (6 et 7)
- LE GOFF et NORA, Faire l'Histoire.
- OBENGA, La Nouvelle Histoire.
(24) CRESSWELL (R), Les outils d'enquêtes, 53

46
toujours tendance à chercher et toujours cherchera le réel, le réel du
passé. Nous savons que la civilisation matérielle que les Européens
«découvrent» à la fin du XIXè siècle et au début du XXè siècle (25),
époque de la pénétration coloniale, est l'aboutissement d'un long pro-
cessus d'adaptations et de spécialisations imposées par le milieu. Il est
certain que les Bana mai ont connu au cours de leur implantation dans
la Cuvette une grande «révolution», très lente : l'adaptation aux condi-
tions
de leur nouvel habitat et le
développement d'une
civilisation
originale axée sur l'eau, leur espace vital. Cette phase historique a dû
laisser des traces dans le paysage que l'archéologie sub-actuelle pourrait
révéler. La «zone de l'eau» a certainement connu des changements
écologiques que seuls les spécialistes de géographie humaine pourraient
déterminer à partir de photographies aériennes (26). Ces changements
proviennent des variations des conditions climatiques et de l'action de
1'honnne. Nous savons par exemple que certaines parties de la forêt,
principalement le long des rives des cow's d'eau et des îles de l'Oubangui
et du fleuve Congo, ont disparu sous les dfets des crues exceptionnelles.
Les inondations de
1961, et récemment celles de
1983 sont restées
célèbres dans la mémoire populaire par leurs effets dévastateurs (27). On
doit ici mentionner que cette terrible inondation de 1983 qui dura deux
mois (octobre-novembre) fut suivie aussitôt d'un étiage de trois mOlS
(janvier -mars). La sécheresse qui s'abattit sur la «zone de l'eau» trans-
forma
celle-ci
en véritable
désert.
Elle surprit poissons,
sauriens
et
batraciens, qru ne réussirent pratiquement jamais à regagner les lits du
fleuve ou des rivières. Poissons, sauriens et batraciens échouèrent et
(25) Les écrits de ces "découvreurs" ont été déja classés aux Archives d'Outre-Mer d'Aix-en
Provence (France) et publiés en partie par:
- COQUERY - VIDROVITCH, La Mission de l'Ouest Africain
(26) Le travail de WILMET (1.), Photo-interprétation, V, 15-21, est à propos, une bonne ap-
proche méthodologique.
(27) E. O. nO 6

47
pounirent
sur les nves du fleuve et des afluents. Des incendies non
allmnés s'abattirent sur tout le pays et dévastèrent toutes les forêts : il
suffit de traverser aujourd'hui le pays ngala... depuis Oyo sur l'Alima
jusqu'à la rvfambili, affluent de rive gauche de la Likouala-Mossaka,
pour s'en rendre compte. Cette sécheresse surprit les Bana mai et surtout
les pouvoirs publics de la République du Congo qui venaient de lancer
une «Opération de sauvetage des sinistrés de l'inondation» : les autorités
durent transformer très
vite
cette opération en «Opération pour les
victimes de la sécheresse de Mossaka». Les Bana mai n'ont pas fini de
s'étonner qu'un tel phénomène se soit abattu sur leur pays, qui est loin
d'être le Sahel. Les crues suivies d'étiages de ce genre ont certainement
eu lieu tout au long de 1'histoire, et ont du être à la base de la disparition
ou du renouvellement de la flore. Le célèbre obela
(trad' historien)
NGW'EBENDEÉ» (28), notre principal infonnateur du village Inguie,
près d'Owando, nous a assuré avoir appris de son grand-père mort en
1952 qu'une crue plus forte que celle de 1983 avait eu lieu quelque 4 à
5 ans après l'arrivée des Blancs; elle frappa l'imagination par sa durée
(octobre-décembre) et par les dégâts qu'elle entraîna sur l' environne-
ment : l'eau recouvrit toutes les rares terres exondées de la «zone des
lagunes» et contraignit les Likuba à construire de véritables cités flot-
tantes avec des cases sur pilotis. Elle fit dans le pays l'effet d'un mauvais
présage, surtout qu'elle fut suivie de la mort de BOLUNZA NOKA, chef
Likuba qui venait de barrer la route du fleuve Congo à Pierre SAVOR-
GNAN DE BRAZZA lors de sa descente de l'Alima en 1878, au cours de
sa
première exploration de la Congolie : il mourut en fait des suites des
blessures par balles reçues au cours de la bataille (29). Voilà un témoi-
gnage qu'aucun texte imprimé des explorateurs et voyageurs européens
de la fin du XlXè siècle ne donna jamais!
(28) Sa célébrité comme maître de la science historique est établie dans tout le tout le pays
Koyo, en amont de la "zone d'eau".
(29) E. O. n° 6

48
Les Bana mai ont laissé des traces profondes dans les forma-
tions végétales. Il existe des bosquets, souvent réduits à quelques arbres,
ou partois relativement étendus sur l'emplacement des anciens villages.
Ce sont des
bosquets anthropiques marqués par des essences utiles
volontairement implantées : palmiers, manguiers, orangers, safoutiers...
Nos informateurs likuba, nos guides dans le «pays des confluents» (30),
nous ont montré des îles créées au prix d'un grand effort par leurs
ancêtres dans la zone dite «Lagunes likuba» bien avant l'anivée des
Européens. Jusqu'aujourd'hui, elles continuent d'être utilisées au cours
des campagnes saisonnières de pêche (janvier -mars; juin-aout) et font
l'objet d'une surveillance constante pour qu'elles ne soient pas empor-
tées par les crues. Les Bana mai nous ont expliqué comment les anCIens
les construisaient :
"Les gens
entouraient des pIeux toute légère élévation
observée pendant la saison des basses eaux : ils allaient
ensuite à la recherche de la boue et de l'argile dans le fond
du lac et les plaçaient au milieu des pieux, et ainsi ils
avaient formé une île. Certaines îles étaient créées patiem-
ment au moyen d 'herbes, branchages, déchets de cuisine
mélangés à la boue amoncelée au cours des saisons sèches
successives. Sur ces monceaux, des palmiers étaient plantés
le plus vite possible. Le système radiculaire retenait les
boues et les rafermissait. Ces îles devenaient la propriété
des
familles
bâtisseuses".
Il est donc clair que grâce à l'action de l'homme, les traits du
paysage ont constamment été modifiés. On doit penser aux prairies qui
sont volontairement brûlées ici chaque année, pendant la saison sèche,
pour
permettre
leur
renouvellement.
Cette
pratique
permet
encore
(30) cf. MUMBANZA, Thèse, 22

49
aujourd'hui de maintenir les meilleures conditions de pêche et de dépla-
cement dans la prairie au moment des inondations. Pour éviter de longs
détours dus aux sinuosités des rivières, les hommes ont tracé des pistes
dans les prairies en pirogues au cours des périodes de crues. Les dépla-
cements dans les marais ou dans la forêt inondée du côté de Manga, dans
l'arrière-pays de la Likouala-Nlossaka vers la «zone des terres fennes»,
nécessitent encore aujourd'hui l'entretien des ruissealu et des pistes(31).
Les «Gens d'eaID> créaient certains ruisseaux de toutes pièces en enle-
vant des arbres et de la terre. ils les reliaient souvent les uns aux autres
et les transformaient ainsi en véritables chenaux, indispensables dans la
forêt inondée de Manga aux activités économiques et aux contacts avec
les voisins, les Likwala ou les Koyo "Asi Obanga."
En tout cas dans la «zone de l' eaID> , le dessin des pistes ou
l'allure des villages portent encore la marque de l'époque précoloniale.
L'historien-archéologue travaillant sur la «zone de l'eau» de-
vrait se réjouir qu'à cause de ce milieu où l'eau est l'élément permanent,
les colonisateurs et les pouvoirs politiques actuels n'aient guère osé
implanter des cités urbaines qui auraient pu défonner le paysage. Il est
difficile de croire aujourd'hui que les techniques de relèvement des
champs et des cultures suspendues à cause des sempiternelles crues, ou
l'utilisation des roseaux comme engrais ne soient pas contemporaines de
la phase d'implantation des «Gens d'eaID> dans le «pays des confluents».
Nous savons cependant que certaines techniques d'appropria-
tion ou d'exploitation de la nature de la première adaptation à l'eau ont
dû évoluer à cause des facteurs extérieurs. Nous pensons à l'impact du
premier contact Europe-Côte congolaise (XVlè-XIXè siècles), puis à
celui du second (fin XIXè S.- 1960). Dans l'histoire, il est établi que
(31) E. O. n° 1

50
lorsque deux ou plusieurs peuples entrent en relation,
deux aspects
essentiels peuvent dominer ce contact. La première manière est celle qui
consiste à retenir les faits et gestes des hommes et les circonstances du
rapprochement.
Vue de cette manière, une telle histoire possède un
verdict: celui du vainqueur et du vaincu. Le vainqueur reste évidemment
celui qui s'impose en occupant le terrain et en imposant à la fois à l'autre
son âme et sa vision de l'univers. C'estle sens même du concept "acculturation".
Mais il existe une autre façon de cerner le même phénomène;
c'est celle qui voit dans toute rencontre des peuples, et cela quelles que
soient les modalités du contact, un moyen supplémentaire d'échange
d'expériences humaines. Dans ce type de rencontre, il y a nécessairement
une
trans-culturation
féconde
dans laquelle chaque partie en cause
trouve toujours à donner et à receVOll:
La Côte congolaise et son hinterland - cela va de soi : l'intense
VIe de relations de la Congolie dont les échos sont transcrits par les
négriers et missionnaires européens aux XVIIè - XVIIIè siècles
est
antérieure au contact portugais - ont connu deux grands moments de
contacts : le contact avec le Portugal dès le XVè siècle suivi à partir du
XVIIè siècle par les autres États européens négriers, puis la pénétration
coloniale. A chaque période correspond un ensemble d'éléments d'ac-
culturation et de transculturation que l'on peut déceler à la suite d'une
investigation sérieuse et bien conduite. S'il est exact que le contact
colonial est trop récent pour nous li vrer tous les éléments d'échanges,
surtout d'acculturation ici, (ce qui est conforme au caractère même de
cette phase historique), le «passage» de l'Europe négrière par contre peut
être examiné grâce au recul du temps avec sérénité et patience. Al' état
actuel des connaissances et contrairement à la réalité vivante du moment,
on peut dire que la Côte congolaise et son hinterland ont subi plus

52
De la sorte, notre analyse des Infrastructures des Balla mai peut
progresser du présent vers le passé, du connu vers l'inconnu. La compa-
raison des données actuelle avec celles de l'époque coloniale montre
d'ailleurs que la rupture n'est pas totale dans plusieurs éléments de
civilisation matérielle.
Nos
informateurs
reconnaissent
facilement
les
innovations et les traits culturels repris de leurs pères et de leurs grands-pères.
Ainsi donc, SI certaines données actuelles de civilisation maté-
rielle correspondent aux observations faites à la fin du XIXè siècle, ou au
début du XXè siècle, on pourrait, sans trop de risque, les ramener à un ou
deux siècles plutôt. On doit dès lors comprendre pourquoi nous proposons,
au lieu d'une date précise à partir de laquelle s'amorcerait notre analyse,
le terme de "'fadition".
Nous rejoignons en cela "l'Ecole des Annal es" qui étend l'étude
des
civilisations sur un temps long afin de
découvrir les éléments
permanents et quasi-immobiles (33). «La longue durée, c'est le temps
des
structures,
des
phénomènes
quasi-immobiles,
des
processus
très
lents (34). Nous sommes donc amené à faire l'histoire en inscrivant la
reconstitution
structurale
des
Infrastructures
des
Bana
mai dans la
"longue durée". Le concept "structure" domine en effet les problèmes de
la "longue durée". Comme le précise BRAUDEL
"Par structure, les observateurs du social entendent une
organisation, une cohérence, des rapports assez fixes entre
réalités et masses sociales. Pour nous historiens, une struc-
ture est sans doute assemblage, architecture, mais plus
encore une réalité que le temps use et véhicule très lon-
(33) LE GOFF, La Nouvelle Histoire
(34) BRAUDEL, Ecrits, 50

55
boues, fibres végétales et objets conservés dans les eaux acides, comme
celles qu'on trouve ici en climat équatorial, qui nous auraient été pro-
fitables. Le domaine équatorial humide et boisé, caractéristique fonda-
mentale de la Cuvette congolaise, domaine donc du pourri, exige en effet
une archéologie qui retrouve des poteaux disparus dans le sable bruni,
pour en esquisser la forme de la case perdue. Une archéologie de la
conductivité,
du magnétisme
et de
la thelmoluminescence
-
gamma
permettrait de retrouver des anciens sites que l'observation attentive de
l'écosystème ne suf fit guère à révéler. La recherche des pots de bois dans
les sables même légèrement immer gés a donné en Pologne des résultats
de ce type (36).
L'ethnologie est l'autre approche méthodologique qui, mieux
que l'archéologie, donne même l'objet vivant, en rapp011 avec toute la
structure mentale et sociale, contrôlable et non supputée par implications.
Un instrument de n'importe quelle date, actuel au besoin, peut
bien exprimer un stade de civilisation qui lui soit propre. Lustensile de
vannerie que l'ancien d'un village est en train de fabriquer sous nos yeux
n'a rien d'industriel, ne relève ni du marché «capitaliste», ni d'une
manufacture nationale
il est traditionnel. Son matériau est du terroir :
ses procédés sont d'un mode de production lignager; sa destination est
d'un certain type : portage sur la tête en savane ouverte, ou sur les épaules
ou au dos en forêt. Il est en cohérence avec une société de famille huge,
avec une économie de savane ou de forêt axée sur la pêche, la chasse, la
cueillerie, l'agriculture. L'ustensile sera utilisé dans la civilisation de
village, et peut-être, à des fins de culte ou de magie. TI est donc historique
et porte pour nous une signification de stade : néolithique, protohistori-
que, antique..... C'est dire que l'objet ethnographique appartenant à une
(36) DUFEIL, History and theory (1982), 21

56
civilisation cohérente en porte toutes les marques anthropologiques, et
en révèle le stade.
De façon éclatante, l'ethnographie nous présente et l'ustensile
et le texte.

57
2. De l'oralité
Aujourd'hui encore malheureusement, l'histoire des peuples de
civilisation orale - tel est le cas de Bana mai - est Ull domaine de la
connaIssance
anthropologique
controversé.
Le
point
essentiel
de
la
discussion est la validité
objective
des
matériaux recueillis
qui est
considérablement af faiblie du fait de la non-consignation des éléments
historiques par un moyen quelconque au moment des événements. Lhis-
torien «classique» ne fait pas confiance à la mémoire de l 'homme, mais
à l'écriture qu'il considère comme le seul moyen de consigner et de
conserver le souvenir cohérent de l 'histoire. Il estime que, sans l'écriture,
la mémoire demeure pauvre, confuse, fragile ; pauvre notanunellt parce
que la Inémoire dépend des seules capacités du cerveau.
Ainsi l'utilisation des sow'ces orales pose d'une, part le problè-
me de la crédibilité et de ce que nous appelons déperditions, parce qu'on
assiste à un processus de perte progressive de l'information : elle pose
d'autre part à la fois le problème de la datation, lié inéluctablement à la
notion et à l'organisation du temps par les Bana mai.
Au constat, le débat est d'ordre méthodologique. Nous croyons
que seule la prise en considération des faiblesses des sources orales, de
leurs causes réelles, de leur importance et des moyens de les corriger, est
nécessaire pour faire alors de cette catégorie une source majeure dans la
reconstitution de l 'histoire des Bana mai.
Il s'agit de saVOIr comment accéder à toutes les profondeurs
historiques qui se partagent le temps de l'oralité.

59
Le patrimoine historique est représenté ici sous forme de faits
non vécus par les générations actuelles, transmis essentiellement par des
trad'historiens, ou sous forme de témoignages oraux fournis par des non
spécialistes,
ipombo, sur des situations vécues par eux-mêmes ou con-
nues par ou~i-dire. Ces deux catégories d'informateurs nous ont pemus
d'atteindre toutes les profondeurs du champ de l'oralité. Il nous a fallu
au préalable pour accéder à cette connaissance des temps, connaître leur
conception de l'objet et de la destination du savoir historique, les
modalités de sa transmission. En réalité, nous avons dû nous mettre à
l'école des Anciens.
2. 1. L'histoire en pays ngala : définition, formes et fonctions (37).
Les Bana mai nous ont paru aVOIr une claire définition de
l'histoire et de la place qu'elle occupe dans leur civilisation. Elle est pour
eux à la fois l'ensemble des actions qui ont marqué leur passé, makambo
ya kala kala, la connaissance qu'ils en ont et la relation qu'ils en font.
Cette notion générale d'histoire comporte plusieurs aspects et plusieurs
niveaux qui en déterminent les caractéristiques et les destinations. Ici
l 'histoire fait partie des connaissances qui permettent à l 'homme de lire
le temps pour oganiser son existence, de déchiffrer l'univers.
Les Bana-mai font la distinction entre, d'une part l'histoire
communautaire et l'histoire lignagère, d'autre part entre l 'histoire ouverte
et l'histoire fermée.
Par histoire communautaire il faut comprendre les conruussan-
ces relatives à la société globale
origines, migrations, vie politique,
(37) cf. DIABATE (H.) Le Sannvin
Nous avons pris en compte une partie de ses développement sur la question

63
Ces vé;'îtables'maisons de formation de haut niveau fonction-
naient à la façon de nos actuels séminaires de thèse, par des échanges
entre maîtres et étudiants. Et le privilège nes sciences devint l'apanage
des savants et de l'élite. Nos Anciens avaient toujours cru que tombées
dans le domaine populaire, distribuées sans discernement aux masses et
exploitées aveuglément par elles, les découvertes les plus belles pourraient
~..:: montrer plus nuisibles qu'utiles(43).
Ainsi les Ngala, comme les autres Négra-africains, semblent
n'avoir pas écrit, non par incapacité d'inventer des écritures, mais plutôt
par refus délibéré et sage d'en vulgariser la connaissance dangereuse. Les
Négro-africains ont en effet maîtrisé dans l'histoire d'innombrables
systèmes de communication et de conservation de la
langue et de la
pensée. Ils ont cennu des moyens d'expression que l'on pourrait désigner
par écritures autùnomes. Ils ont mis en place un système d'écritures
comportant des techniques et des objets signifiants, inscrits dans un
contexte magico-religieux de connaissances peu accessible aux non-
initiés. Le déchiffrement de ces langages et écritures constitue aujourd'hui
un des projets d'études et de recherches de l'École Historique de Braz-
zaville. Le projet vise les langages visuels, par exemple les gestes
conventionnels t-::ls les mouvements du corps dans la danse et la mime,
les langages tambourinés qui exigent une analyse p'fosodique des cons-
tituants, consonantiques et vocaliques, des courbes rythmiques et mélo-
diques, les mythog,rammes à décrypter en charade ou phonétiquement,
les peintures et bas-reliefs muraux., les complexe's sc.arifica tions et
décorations corporeUes., les motifs des texüles~ des boucliers, des natte s,
les sculptures sur ivoiife' ou: sur hoïs, les. emailles sur cornes ou branches,
les emhlèm'es et feŒIis configuraüons,.l:es cO'îffure'S, de' Ci!fConstances, les
(4.3) RéfTexion d'e D. NGOIE-NGALtJ~· cf. C.CA.H" 4 (979),41

64
parures, les incisions sur calebasses, sur peaux, sur écorce et lames de
bambous, les systèmes de calcul à base de cailloux, de coquillages ou de
graines sculptées ou non ...
Dans le mouvement actuel du renouveau d'intérêt pour la des-
cription, l'enseignement et la pratique des langues africaines dans les
Universités africaines, européennes et américaines(44), il est à parier
que vont être promus ou vont réapparaître des systèmes autochtones
d'écriture, un moment phagocytés par l'alphabet latin imposé dans les
pays africains par la colonisation européenne, et diffusé notamment par
les évangélisations chrétiennes. Aujourd'hui les élites africaines "occi-
dentalisées" sont malheureusement imbues de la prétendue "perfection"
de l'alphabet 1arin, et demeurent aveugles aux systèmes locaux de com-
munication dans le temps et dans l'espace, et de conservation des mes-
sages et des textes qui ont été ou sont encore en usage sur notre continent.
Il ne nous appartient pa,s,de juger ce comportement de rejet systématique.
La décolonisation de l'Afr'igue est un long processus qui en à peine
entamé. Elle a pourcnndiüon préalable et nécessaire celle des mentalités.
Jeter un regard nelJ)F sur les, systèmes africains d'écriture ou d'expression
participe de cette d'éc·oloni:sa.üon profonde et générale de mentalités.
Nous CfO;yons: que l'étude de ces systèmes d'écritures pourrait
révéler une meillt:une adaptalion àlla culture qui les a vu naître, et donc
une faculté maximum1 de repré s.e:rrta'tÎ'on de la langue, e~lou une adéquation
optimum aux scfué.mas mentau:x qUE sous,-tendent le message, ou aux
conditions socio-é:C~.onomiques ql!l-i ont présidé à san a:pp·arition.
Voici qieJqpes ~ymbo;li:s'Rl}'eS,vérüable§ écfi.nure.s autonomes en
usage en pays ngmJ:a;(45}.
(44) cf. i\\<tl>.;de laTablt:-Rtmàe:J memationaJ1e sur] ~s syslèmlts à;'éerirures africaines. CNRS
- HESO, Pari,s(1986»)
(45) OGNA\\'lI (E), Cc. :\\,H:, 12::(1991 ), 62-64
... ,._---.:-..::::.'-....'

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Q LJ: \\ 11 ci li 11 C11 asse 11 r :1 ab:1 tlu u11 gi b ierio î n ci LI v i Il age e r ne peu i
Je t ra n s POri ers e t; 1. i Ile S0 11 st rai 1 :1 li Il Cl li cleo illj u e 1ct rc in e11 1ui CCl UP(\\ Il 1 1a
queue. Une bêle mone élyalll Ulle queue eSl lenue pour mone de IllOrl
nalurelle ou de morsure de serpent: le premier qui la découvrirJ pourrJ
donc se J'approprier en lui coupant la queue .
. Si un ric;eau de palme est s,uspendu au-dessus de la pone d'une
c3 se, c' est 1e sig ne q li 'j l Y (1 1à li ne fe mille q lJ i \\' ie nt d'a ccou c11 e r. Ce II e
palme. à pour fonclion de protéger la mère que j'accouchemenl a affaiblie
et le bébé encore fragile contre les mauvais esprils. C'esl pourquoi celie
palme. doil être accrochée par le chef de famille, garant de 1:1 quiérude du
groupe dc.lnt il (\\ la responsabilité. Aussi, la femme et la case sont télbou.
Une carélpace de tortue petnte à la chaux et ~I l'ocre. accrochée
Il un arbre fruilier. signifie que la propryété eSI privée et qu'aucun fruil ne
peUl y être cueilli san:; aUlorisation. Le même inlerdil est indiqué par un
pieu garni d'un morceau d'étoffe gènéral:emenl blanc, planlé au milieu
d'une culture, au milieu d'un chJmp'.
Il est à no!er que le mênT';: usage eXIste encore dans cnlames
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réglOns
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rance: c est
eSCC1['li::JVe:
ou
escouve
protegeant une
culture contre le passage des- chaSSel'Hs. i\\1ais chez les Ngala. il s'agil
également d'éloigner les mauvai,s esprils : d'où la nécessité de soumettre
d'abord ce symb(;,Je ai li'avis dlT chef de fclmil!e. qui invoquera les esprits
des bons ancêtres.afÎ'nqu'ils dotent cemorceau d'étoffe de vertus pouvélllt
éloigner les cspr~·.ts r:nérléfiques.
Retenons tout simplemenl que le mot écrilure ne doit pas
contenIr lInique-r,':;'è.Jffi't lia significliioll restreinte qu'on lui donne depuis
que lq LI e s s iè cIe s. Il est si gn ifï :1III 1." [ cl Cl i1 don c s' é1e Il d re ~\\ t0 U tee Xpre ssi0 Il .
ElI' erre LI r r0 ncl afI1 en1<:1 ~ cl e 10 LIS 1es- " HLI m(\\ Il isie s" e sl j LJ sie ll1 enid' :1 vCl i r
cru que la clillurë Il'e\\i''liDI qu:,I\\eC l'écriture :tiphilbétique.

66
Les i\\gala on! également connu le gr:lpllisme comme forme
ci 'écri t ure, Dan s )e Bas -Z ~Ü re, Va n ci e V E L0 E :\\ déc 0 u\\' e rt. Jl 0 n loi n du
port ci e B 0 ln a (Z ~ Il rd Li ne roc he-ré t]c Il e COLI \\' e rt e de h ié ro g 1Ypile s. qu' i J
qualifie de "signes graphique:-; cabalistiques comprises par les iniliés
seuls"(46).
Nous pouvons en conclure que celte forme d'écriture n'ttJil
deslin'ée qu'à une élite fort restreinte, méfiante-'odio vulgum et arceo-
des foules POU! lesquelles un cert,lln de~:é de conn,liss,1!1ces pourrail
Wu rn e r au ma Ille' ù r.
Les I\\:g~J1;), comme les autres Noirs d'Afrique. éluraient-ils perçu
a temps les méfaits de j'écriture el, pour <en garder. :turaieJl! bri~;é son
développement, n'en laissant juste que de quoi permettre Ü un petll
nombre d'initiés de s'y relrollver:
Ils se comportèrent elltolll cas tOU! au long de j'histoire comme
s'j 1sa\\' aie nt 1u, P/J is sui \\' i le con sei 1de ce" c y n ique" d u 11Jè s iè c le él V aIl!
Jésus-Christ qui recommandait de ne pa:~ apprendre à lire de peur
d'apprendre la sottise d'aulrui(4ï). Ell quoi d';~ijleurs il avaIt réllson car
J'écrit est bien souvent le notaire de l'erreur.
Les Né~ r0 - afr ica ins avaie nt ains j j ugé bon e t s age que ce 1LI i qui
eSI instruit de l'e:-;sence des choses el qui les connaît P,!r leur cause, donc
Je savant - ce qui lui confère lin pouvoir énorme - SOil séparé de la
multitude et de la foule grossière. Le barrage d'un Ling,lge hermétiquè ou
d'une écriture cachée suftÏ1. Ainsi crurent-ils :lvoir conjuré le grélve péril
de la djvul~ation. Désormais dans nos sociétés. le savoir ne se lrOUVa!l
(-16;
Bulkl1n ch: b S"h..ï~,f Rov:dc B-;!\\.'c' cie' Gà,~r:10hJe (19~;()). 3ï:"
(J7)
Cii~ P:lr \\GOIl:-\\G.-\\LL\\. CC'\\.H. op lit..-1()

67
qu'au bout d'une quête longue et ardue où les élus,pris parmi les multi-
tudes d'hommes bien nés et c3pables de payer des droits d'écolage
généralement élevés, n'étaient jamais qu'un petit nombre.
2.2. Les modalités d'acquisition du savoir historique: les initiations.
En pays ngata, deux formes d'initiation conduisaient à l'acqui-
sition de l'histoire fermée: l'initiation empirique et l'initiation provoquée .
., 2 1 L"
,. t'
. ,
_.
, .
InItIa iOn emptnque
Par initiation empirique, nous entendons l'initiation obligatoi-
rement reçue,sans sollicitation préalable, par des personnes présentes
aux manifestations au cours desquelles on se réfère à l'histoire. Les
bénéficiaires en sont les membres de l'entourage immédiat du kani que
sont ses fils
et
ses "hommes de main" dits iban)'i (sing. : ebanyi).
Prenant fréquemment part aux manifestations quotidiennes ou excep-
tionnelles, ils finissent pas acquérir, sans avoir conscience d'apprendre,
en plus de leurs connaissances approfondies de l'histoire ouvene, com-
munautaire ou ligna gère, des notions assez poussées de l'histoire fermée.
Par exemple à l'occasion des procès, on ne se contente pas de faire
référence aux réalisations prestigieuses de kani méritants: on assiste
aussi à des démonstrations de classification hiérarchique de familles. On
s'insulte même souvent en rappelant ce qu'il y a de moins reluisant de part
et d'autre. Ainsi, le tribunal tient lieu ici de véritable école de la vie.
Dan's l'entourage du kani, l'initié le plus important est l'ebanyi.
Cet homme, SOUVl?nt d'origine servile, attaché à la personne du kani, joue
le rôle de protecleur et de compagnon fidèle du kan;, présent là où se
trouve son maître, le suivant absolument partout: le jour il se tient

69
LE CERCLE OTWERE
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Siègt" du ng?ng'olwere
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d'évl'nturls fraudeurs foulent
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0
le pied
Entre:t" du public

70
car il se donne souvent le droit de piller tout ce qu'il voit
poulets.
poissons séchés, cabri, bananes, manioc ...
A ]'2nnonce de la mort du kani, les ibanyi se répandentà travers
les villages et les champs de l'okani et se livrent à de nombreux actes de
pillage et de vand:llisme. Ils prétendent de la sorte al imenter le grenier du
kani, en prévision de la longue période de deuil, temps précécii:1l1t et
suivant les obsèques.
En réalité par cette imposition, les ibanyi exercent le droit de
gîte et couvert, dont on trouve d'ailleurs J'équivalent en régime domanial,
seigneurial, de l'Occident féodal! Et dans ces incursions, les victimes
principales sont ièS non-initiés à l'eluma, association qui constitue chez
les Koyo, la pren!lère étape initiatique 2 l'oywe, sorte d'école de droit. En
temps ordin"ire, ebanyi est le messager patenté du kani, chargé de la
convocation des kani ou des twere qui sont ici les maîtres de la justice
car initiés majeury, au droit dans les grands procès de la cour du kani. Jadis, il
était chargé de porter des messages périlleux à l'ennemi sur les champs
de bataille.
Cette function est héréditaire; la sllc(ession se fait de père en
fils, pourvu que le fils ait, bien sûr, les aptitudes. ûbila est l'ebanyi le
plus important, leur chef, choisi par le Kani pour sa sagesse et son in-
telligence. Tl participe dès lors passivement aux exactions des ibanyi ; sa
fonction se limite à la répartition entre les dignitaires de l'okani du butin
rapporté par ses hommes de main. Outre le rélit qu'il rend compte des
audie nces j \\1 di c i:1 ire s des h 0 mmes deI 0 i, t \\\\' e r- e, e! ci esas sem blé esri -
tuelles, il est le pius grand dépositaire de l'histoire. En' tant que courtisan
etc 0 nsei li er d u ~: a ni, 0 bi1a as sume Ù SCl m0 ft la v3 cCl nce d u pOli v0 i r
jus qu'à la nom i n:\\l ion d LI n0 LI \\' e,1 LI Kan i, m i:! i sne pOLI TI" a j ani CI i sac cé der
officielleme.lt à ::-e rang. Les seuls ,lttribuls propr(::, il obila sont les

7i
.-
sceptre de b;)is Cl de CLllvre el "1 peau de léopé\\rcJ pOrIée (,ur Je ventre.
c 0 nt r(j ire ment au 1'. an j qui 1Cl p.o n t' e n cCii f f e,
.'
2.2.2. L'initÎ8tion provoquée
En plus de celle initiation subie, sorte d'éducation permanente
qui dure toute I:! vie active el dont les bénéficiaires sont surtOUl les
p ri n ces e t le s ilJ a ~I yi, i1e xisr e LI neau ! re for rn e de tl'LI ns111 i ssion de j 'h i stoi re
fermée, Elle est destinée d'une péln Ù ceux que l'on prépare à ](l relève
(ceux-ci la reço;venl en plus de lïnilialion subie, empirique. qU'lis
3cqLlièreni en cO:llpagnie des spécié\\lisles dans l'exercice de leurs fonc-
tions), d'aUlrè pan à des membres de la collecliviié qUI ne pnUlquent
aucune cies élctivités sociales requérant !'utilisation de j'histoire. Ces
derniers sonl soil des dilettantes désireux de connaître le pas-,,;é de leur
région ou de leur ingomba, soil des particuliers ~ qui j'un des dépositaires
de j'histoire. l'obela par exemple, prend l'inilialive de confier son ~avoir.
C'est cet aspect de l'enseignement donné en dehors de toule circonstance, qui
néce:-.:site le r(:ppel du passé,que nous appelons l'initiation provoquée.
Comme conditions préalables ~I cette deuxième forme d'initia-
tion. le postulant doit faireprellve premièremenl de curiosité, consiciérée
chez tous les Négro-africains comme une disposilion intellectuelle indis-
pensable 21 la C01~:l:ti:ssance clu passé:
"On n'appelait pas qUe\\.qu'uD pour lui parler: il faut savoir
éC(iLIICr el eI1:tenct·r!e. Un enfé!l1t désireux de s'instruire sur
les choses dl:! pa:;sé recherche la cornpagnie des personnes
figles ch:.': préférel1 ct" ~[\\ fe Il e de s jeu nes : il pone le pet il SélC
sC' [jeJl!h.'Jll au p:1J:!is. du cher: il rl'lli :llnsi suivre les
conversilrioll.;;' ou Jes diiscl!ssions
i\\1éme s'il ne réalise pas

72
t0 Ll i cl e Sli i tel il port ée ci e 10 LIt ce qui se d j 1. i J 1e c 0 111 pre Il ci ra
p1L; ~ LI rd" (4R).
\\\\1; cie Il qLI e 1ste r111 es l'in for 111 a te urt racl '11 is10 rie Il cie DIA BAT E
1LI i dit S0 Il exp éli ~ Il ce:
"Teut cela, je Je saIs parce que j'ai côtoyé mes grands-
par i:llts. J'ai vécu parexemple auprès de ma grand-mère. Je
1LI i po S~\\ iS des q uest ion s, e Ile me ré p0 ndCl il. Qua nd tu vis
avec quelqu'un, il faut lui poser des questions: il te
répond ... ; c'est comme ça qu'or. réussit à rassemhler le
m:i.'\\imum d'informations. Cela se passe comme pour vous
('jUI
étllez à l'école ... J'ai interro12é pend,lnt très Jon2temns
~
~
r
les ancie.ns qui cOlln,lissent l'histoire .... Tu commences
tout douce.:l11enl, patiemment: et ,lU fur CI Ù mesure que tu
g r,1 nd iS. 1.U fi Il is P(1 r s(\\ \\' air he ,H! cou p de ch 0 ses "(4 9) .
La deu:,ième qualité rEquise est la patience. Ceux qUI savent.
ne parlent pas ci'cmMée à quelqu Ull qui veut savoir l'histoire. même s'il
fait partie de la r~{:mille. L'informateur s'entoure de précClutions. D'une
p3 ri dZln sIe sou ci je- pr.é-servEr j 'i il tégri té des conn a iss:m ce s qui 1LI i on tété
confiées, il doit <assurer que son interlocuteur est un relais capable de
comprendre le sens exact de ce qu'il va lui dire et de le retransmettre à
sont tour. fic:èlerJent. D'oLI la nécessité d'être rompu ~l 1,1 l,lngue et à la
littérature orale.)'a·urre part. il S',\\ssure que ce dernier n'a pas la "langue
facile" et qu'ilnefera pas un mauvais usage de;; informations reçues: car
chez les traci'ilistc'll1iells. l:l tl'clIlSlllissioll dl! s<lvoir n'esi jamais le simple
trallsfert d'un en <:.cm}Je cie cOllnaicsances techniqlles. Elles est d'(\\bord la
t r ,111 :: III i s s i 0 Il cl' li Il P() wn i 1
(-1 SI
DI f\\ 13 .-\\ TE. ;.; ()
(9)
Dl.~ R.~TE. :-;1)
....
,...-~-~-
......
-;
-

73
Sous peine de provoquer des querelles, des drames et même
l'éclatement du lignage, certaines révélations doivent être faites avec
discernement: c'est le cas par exemple de l'origine servile d'une lignée,
ingomba. Lorsque la confidence est très importante, l'initiateur s'entoure
d'une garan tie supplémentaire:
"On faisait prendre le fétiche ... Si c'était autrefois, je
t'aurais fait boire le fétiche et si tu parlais à quelqu'un.ou
si tu prenais les choses à la légère, le fétiche te tuait.
Sachant que tu as pris le fétiche et que tu pourras mourir,
est-ce que tu t'amuserais à parler 7" (50).
Outre la curiosité, le postulant doit donc faire preuve d'intelli-
gence, de sang-froid, de patience, de discré,lion ; il doit se montrer
respectueux des autres, soucieux du maintien de l'ordre et de l'équilibre
social. Autrement:
"Si c'est un sot, on ne lui dit rien, de peur de le voir parler
sans mesurer ses paroles. De même si un jeune homme a
l'habitude de se quereller avec les gens dans la rue, on ne
lui dit rien".
C'est pourquoi, l'informateur se livre généralement à une enquête
préalable, discrète, avant d'accepter le service que nous chercheur, lui
demandons lors de notre séjour sur le terrain" .NGW'EBENDE nous a
édifié sur les modalités de J'initiation provoquée(51). Nous avons eu en
réalité la chance d'entrer dans l'intimité de ce célèbre obela. Nous
sommes cependant conscient qu'il ne nous a livré sur l'histoire fermée
que de s rud iments.
(50) DIABATE,81
(5J) E. O. n04

ï4
JABLFAU N° 1
QTVlERE (BOTOTELE) EN PA YS NGALA : DIFfERENTES HIERARCHIES
AKWA
KOYO
LIKUBA
~
1
FrAPE INlllATlQUE
GRWE
D.-\\PE 11'mAT!QUF. :
GR-'.DE
ET ..\\PE 1~1TlATIQUE
GR-illE
(= eUSSE)
(= DIPLb~1E)
i
1
1
10 / idya
0\\.:050
Mongelu
i
_.. ,
:
,
'2°/ Otsotsa
Ot.solSO
Milsambo
Monda
:
3°/ Eduma
Twcre
lbwa
Twere
MO:JuaI1gi
Ntotele
(1er niveau)
(ler niveau)
(mwanzo
moko)
4°/ A~ina
Twere
OI.songo
Twere
Bototele
Ntotele
(2e niveau)
(1e ni"eau)
(2e niveau)
:
,
5°/ Oywe
Obela
Ahongo Tsarnbo
abeIa
Ngoko (Niangu)
Obela
(okombe)
:
Ntotele
(rnianro
mibaJe)
1
6°/ Oyombi
1
Yornbi
:
,
Ngandzongo
Ndeke
,
;
i
:
7'/Okani
Kani
Ob'1i
Kani
Okani
Kani
,
~.:
-Jusqü'à la dcu.:uème:tfulpeinitiatique; l'élève (parce que non cncore initié à l'otwere) n'est pas autorisé
à pénéu-er',d:aInde "cercle otwere" ,
- Le ~ (1er niveaul:OÇ.Oil comme symbole un mwanzi à tronc rond (cf pl. 8 ".2). La précision est,
apP'Jrtéc par lifseuiELil.:uba dans le~ dé'l1om ! nations,
- A partir de la Se étape initlé.n.que, Otleslaulorisé à tenir le ~ à lronc pointu (8.1.).

68
toujours près de lui; la nuit il dort auprès de sa cOlJche ou devant sa porte.
Il assiste de ce fait à tous les procès présidés par son maître. Il est
renseigné sur toutes les affaires de la famille princière ou de l'okani,
chefferie. S'il est intelligent, et il l'est génér3lement, le kani en fait son
conseiller privé, discute avec lui des problèmes qui le préoccupent,
parfois même avant de les soumettre à l'obela, autre initié majeur.
Par sa présence dans l'intimité du kani, l'ebanyi est donc, in-
volontairement, j'un des initiés à l'histoire fermée, et parmi les mIeux
informés de la société ngala. C'est pourquoi on lui fait toujours prêter
serment pour qu'il ne divulgue p3.S les secrets de l'okani. E;:ceptionnel-
lement, bien que n'étant pas autorisé à prendre la parole en public, il peut,
comme les hommes libres, se servir de ses connaissances pour se défendre.
Au cours des procès. présiàés par le kani, on en dénombre souvent vingt
à trente assis devant les portes du palais de justIce (Kanzz ou olebe) cf.
fig. nC'l. Ils sont reconnaissables (cf. photos) à leur costume de plumes
d'0 i se aux, i m\\' un za, porté au tau r des re in set en coi ffe., ali x fa ux cou pe-
coupes en bois SCJlpté, à la cloche double accrochée à leur jupe en raphi8,
et à leur grand S?C de liège qu'ils portent en bandoulière. Ils s'enduisent
généra1ement le corps de toutes sortes d'onguents et de parfums, plus
précisément de J;aolin et d'argile rouge, monda, mélangés au bois de
ngola (pete.rocarpus tinctorius) réduit en poudre et malaxé dans l'huile de
palme. Ce maquillage fai.t grossièrement les rend affreux (ebanyi signifie
en réalité "poubeqe"}"mais les couvre d'une immuni.té invio1ablc dans le
village en temps de guerre ou de pélix. Un peu bouffon, un peu gendarme,
ebanyi symbnEs,e i.ci a·u:ssi la coercition et J'arbitraire que renferme le
pouvoir du hanL En sa qualité de représéntant du Kani, il est supposé
n'agirquesursoli ord're:etn'être responsable que devant celui-ci de toute
exaction commisf. IiI' se compone en tau t cas en dehors dl:1' pa !:!is dli kan i
comme un exécukur de basses besognes. D'ailleurs. on fU'it à son pass2ge

75
D'ailleurs comment aurait-il pu réagir autrement face à l'opombo (non
initié) que nous sommes?
Pour avoir accès à l'histoire fermée dans toute sa profondeur, il
nous faudrait nécessairement nous astreindre à subir la longue initiation
requi se qui con f ère à 1a sort ie 1e grad e d e t we r e co mme l'j ndi quel e ta·
bJeau n° l "Otwere en pays ngala : différentes hiérarchies".
Le franchissement de toutes ces étapes Inlllatlques, véritable
éducation fondamentale en pays ngala, était déterminé pu la richesse car
les taux d'écolar,e étaient fort élevés. Nous avons enregiqré chez- les
Koyo les taux en vigueur dans les années 1930, puis dans les années
1950. Notons que jusqu'aux années 1950, la monnaie utilisée dans tOUI Je
pays ngala dans le rites d'initiation était les ndzyi, coquillages "1\\1ar-
gineIla" dont on trouve au moins 200 espèces sur la côte occidentale de
l'Afrique. Ces cc'quillages étaient introduits dans la Cuvette congolaise
à partir de la côte angolaise. Ces coquillages qui sont signalés dès le
XVlè siècle par les Portugais implantés dans le royaume côtier de
Kongo(52) étaient pêchés à nle-de-Luanda, territoire qui faisait partie
du royaume de Kongo, sous la surveillance du gouverneur de l'île qui en
contrôlait la production; ils étaient ensuite ache·minés à Mbanza·Kongo
(Sao Salvador _, partir de 1'ère portugaise)la capitale, où ils étaient
ensuite ventilés dans toutes les provinces comme monnaie d'Etat. Les
Portugais et les autres Européens commerçant le long de la Côte ('Ingo-
Iaise ou implant,~s au Kongo et en Angola du XVlè au XVIIlè siècle
l'utilisaient 3 celle époque dans leurs transactions commerciales. TI y
étaient désignés par le terme de nzimbu : chez les Teke, qui étaient aussi
tributaires du royaume de Kongo, le terme utilisé était tyi. Le llumérJire
français tarda pre~;que partout au Congo, à l'époque colonia le à sLlppl~nter
(52) La première réî;rence es! de DU3.:te P.ACHECO PEREIR.A. Fsmefii!c!o. ] 72.

76
le s n ct zyi daIl sIe sri tes d'i II i \\i (1 t ion : L\\ re LJ r pou r ces pe LI pIe S de\\' 0 i r ces
rites désacralisés au contact d'une monn;\\ie étrangère, la monnaie des
Blancs l Il en fut autant des monnaies en cui\\'re et fer, ngiela, mitako et
okyengo qui étaient utilisées dans les gages d'alliance(53). Les FraIlçais
durent reconnaître ces monnaies jusqu'à la première décade du XXè siècle.
Pour accéder à la première étape IIlltlatlque, otsotso, QUl ne
nécessitait aucune cérémonie particulière, :200 dzyi suffisaient en pays
Koyo dans les allnées 1930 pour garantir le droit de s'attribuer une pan
sur le gibier abattu sur la terre domaniale de l'okani.
La deuxième étape initiatique. okoso, exigeait du postU)élJ1t un
versement de SOU dzyi dans les années ]9~O. Une (iclnse circonstancielle
se déroulait toulf' la nuit, ponctuée de conseils au postulant. Les nori-
initiés n'avaient pas je droit d'y prendre part: ils devaient demeurer
enfermés dans lellrs cases, tous feux éteints.
A u terme de ce rte cérémonie, le di pl âmé acq u ierr le po uv oi rde
déterminer la période de la cueillette des fruits tels que les safous ou celle
de la chasse au filet ou de la pêche aux étangs: il est aussi autorisé à
assister au dépeç'age du gibier abattu. Cette in~tiation lui réserve J'ex-
clusivité de la consommation de la viande d'esibu, espèce d'antilope dont
la chair est interdite aux femmes.
p (1 Il r se hi sse r en fin (] LI pre mie r ni\\' eélU du g rad e t we r eau ter me
de la troisième éTape initiatique qui est ibw3. il fallait verser aux maître,s
initiateurs, les n~anglotwere, un olone. petit paDier en osier conlenanl
d(lns les années 193111 000 dzyi : dillls ks :iJlnées ] 950. Je taux d'écCl!:lge
était fixé à 200 hanes CFA.
- - - - _ . ' - - , . -

77
A cette étape initiatique, le postulant pouvait désormais se
considérer comme citoyen du village, de l'okani. Il devenait membre de
la caste dirigeante, pouvant siéger à la cour de justice du kani, sans
encore prendre la parole, mais avec un droit de pourcentage sur les
amendes perçues au cours des procès.
Il sortait, à la fin de la cérémonie initiatique, du bois sacré, plus
précisément d'un enclos dit kinda qui y était construit, le corps oint de
kaolin et marqué de points rouges pour signifier sa nouvelle identité, puis
grimpait sur un mât planté au milieu du village. Tandis que les initiés
b~Htaient le tam-tam de la danse circonstancielle, les non-initiés s'enfer-
maient dans leurs cases, tous feux éteints, et plus particulièrement les
femmes afin de ne point ent.endre les injures les plus obscènes lancées
contre le nouveau diplômé.
Cette ét~pe. franchie, on pouvait logiquement prétendre à J'in-
vestiture de twere, à condition de verser 5 oIone, soit 5000 dzyi dans les
années 1930. Dans les années 1950-1960, il fallait verser 1000 ftancs CFA et,
en sus, fournir 6 régimes de bananes, 5 poulets, 1 cabri, 5 kg d'arachides.
Aujourd'hui, une somme de 20.000 francs suffit pour franchir
ce degré initiatique décisif qui donne droit à la parole à la cour de justice
du Kani. Au terme de la cérémonie, le ngang'otwere lui délivre comme
diplôme le mwanzi, qui est un balai fait de nervures de palmes. Le
mwanzi est, dan5 tout le pays ngala... l'emblème que tiennent tous ceux
qui sont investis du pouvoir de rendre la justice.
Désormais, l'initié à otsongo, quatrième étape initiatique en
pays Koyo, pouvait siéger à la cour de justice du kani avec droit à la
parole, car le mwanzi confère la domination de la parole et le droit pour
celui qui le tient d'invoquer les divinités de la terre et du ciel, "3 dzamb'a
tsenge, a dzamb'iko", avant toute plaidoirie .
.....~

78
Tenir le ll1WanZ 1 ~e dit en léalil~ 'ïkiena la 1T1n'L1nzi" c'eSI-ù-
dire" "ne parler qu'au nom de la véril~ ei de Id justice", ou mieux
conformément aLix coutumes du pays que repré~ellte le mwanzi du kani,
gardien lui-même de ces coutumes "millénaires".
Voilà pourquoi le Jn\\\\'anzi confère en pays ngala l'immunité à
celui qUI le tient. Ainsi, lorsque deux personnes se battent, une tierce
pers 0 n ne p e LI t 1e s é cane r in stan tCi né men 1 ]' LI ne de J' ,IL; [ re à l'a ide d LI
mwanzi : ]8 rixe cesse sur-le-champ. üutornaliquemenr. En princip~. à ta
vue de cet em b lè me, la colère tom be a u profit de la rés ignation : ne pas
s'y résoudre équivaut à une violation du sacré.
f
()t\\rere(O~·tÜ'fell?chez les Bnna mai)cSl dans tout Je pays ngDI3
plus qu'une simpl.:- ftape initiatique. Ce terllle désigne la judicature en pays
ngala, la profonde phao'sowhl'ie dupays, fondée sur lajustice sociale car l'olwere
est en réalité runion de ra sagesse et de la venu dans un individu.
Il Y a t!.1flS, COUHe collectivité des hommes d'exception, qUI se
démarquent du CCtmmTunpar Jeurgrande sages~,e. Ils sont reconnus tels en
pays ngala
et Corrl1~\\üt'Uent L1ne dosse de ma'i'tres-initioteurs appelés
anganga b'otwefl'e'. Om l'es cons.i;d:è:re comme des spécialistes du savoir
sacral. La transmissoioR éloquen:r:e et publi:qLle des expériences et de
J'humanÎsme est 'hrUT; fonction e's,sentie lk, car un rr.gang'otwere (pl.
angangai b:'0'twei~6I):nle:srpas se\\IJemenl sa~e et: venueux, il est aussi un
foudre d'éloquè,nce'. Sou;"lent sur invil2\\tioll des Kanij! se rend de village
en vilh~i),g:e prêcher 1'~Ls(\\gesse et la vertu: ikira !'ù:twérœ. vendre j'otwerc.
Dans ses t:ourné.:s ap;oslOliques. il eSl (\\('COJllrLt~l1é de p/:usieurs ibela
(sing.: obel.a)'.Ae'g:FlcHs,el de serfs pOLir le ~ervir. Dès sonarrivée il, est
reçu par Je Ka,nicLuvillilge visité qui lui indique aussitôt le temple dans
lequel il dC\\r:lirprécherle lèncJclll:lin, Le lemple est ici un grand enclos

79
1
Il
p
( que nous désignons par" cercle otwere" cf. fig. n° 1) aménagé dans le
"bois sacré" du village, destiné à recevoir une grande assistance. Cette
cérémonie, ikira l'otwere, est si rare qu'elle attire toujours une foule de
personnes, hommes, femmes et enfants, qui y viennent pour s'abreuver de
sagesse. On est toujours fier d'avoir assisté à cette cérémonie, car
l'otwere est moralisateur.
Les droits de participation à cette cérémonie dans les années
'.~
1950 en pays koyo étaient fix.és de la façon suivante:
- le kani : 2 ikw' a,saro (54);
- l'obela (son asse~seur) : 1 ükw'asaro
- les postulants à rotwere: 10 iLyengo (barrettes de cuivre) en
dehors des droits d'écolage sus,mentionnés.
Nous avons, assisté à plusieurs repnses au cours de Iiotre
enfance à cette cérém'onie, qui en fait, ne constituait que la première
partie de la cérémo'Iœie initiatique à otsongo.
C'est en proce'sEèÏ'on que les participants font leur entrée dans le
"cercle otwere", avec en tête le (ou les) kani, suivi des ibanyi, ibela,
ngang'otwere, tw;'ere
et
les postulants. L'assistance composée de
ipombo (les non-initiés), femmes et enfants, n'y était pas admise: elle se
tenait en dehors, tout autour du cercle.
MalheUI au, postulant qui se fauierait le pied dans un des
nombreux trous (Zachfs' qui tapissent les: entrées du cercle: il serait
passible d'une anrende:.Quelqu'un serait-il entré armé d'un couteau dans
(54) Ikv/as3.rQ: signifreliitéralement 3 sels: le tissu en raphia d'] m2 (signification exacte)
qui était impont desp~:stekevalait en réalité chez les Ngala "teniens (Mbosi, Ko~'o, .. )
3 bou1es de sel minéral.production du pays mboko, plus précisement des salines d'O-
drala situées en zone f(j)estière de la Cuvette Congolaise, au nord-ouest.

80
le cercle? Le ng01ng'ot\\\\ere est censé le repher grJce à ses pr~tendus
dons d'ubiquité. Jj suspend ~1lors Li cérémonie pour Jui demander d'é\\'J-
cu el' le cel' cl e e t ~; es ab 0 rd sim média ts. Les i han y i as sur en t t0 Ute foi s le
service d'ordre aux alentours.
Pendant 1,1 séance présidée par le kani. entrecoupée de chants
et danses propres à l'otwere, le ngang'otwere prodigue des conseils,
blâme, exhorte ,lU bien, relate l'expérience de la vie. Le discours utilisé
est surtout truffé de proverbes, légendes, symboles: un véritable cours
de science moral,:: 8 l'attention, non seulement des postulants J J'Ur\\, ere,
mais aussi à cel!\\." de l'assistance.
La cérémonie durait généralement deu,: à trois jours. Quicon-
que avait a."isisté à cette cérémonie, en sortClit marqué. En tout cas les
postulants ~ l'otwere en sortaient initiés à l'éloquence et il la sagesse.
La deu:;ième pa nie de celte cérémonie initiatique se déroulait
deux ~{trois semaines plus tard, loin des yeux des ipombo. dans le "bois
sacré" où ét:J.it cmstruit le hinda, enclos fait de br<lllchages. de forme
ovale et ~ la façade artistiquement décorée. C'est dans le kinda que se
déroulaienr les danses sacrées et les rites d'initiation. L'initiation propre-
ment dite intervenait à l'aube sous le patronage du kani et pouvait durer
deux à trois semaines, à l'issue desquelles le postulant sortait investi du
gnide de twere.
D';prè~; nos informateurs, obela NG\\V'EBENDE et obela
NDINGA, ~I la f:n de la cérémonie, le maître-initiateur. ngang'otwere.
dictait au lauréat les préceptes propres au grade .que celui-ci doit rigou-
reusement respecter; toute transgression est sanctionnée par un chuYa,
une sorte d'excommunication qui ne pellt être \\é'\\'ée qu'après une réparation
en argent.
Le j (\\ Uréa test ce Il Sé ;1 VOl r ;1cqUI S L1 !1l ([ 1li rJ 1é soc i élie. ,t\\ i 11 si.
désormais clevan' lin opombo. il ;:-(niche un comportement identique à
ce] li i (1 un aîné cl ni Cl nt LI Il Cacl et: 1espi (\\ ces assis es 1ui s() nt rés el'V é es, de
--; ... -'

81
même que les chairs très prisées chez les 'gala de deux pOlssons, le
kamba
(Leterobranchus longifilis) et le
mbcnga
(hydrocyon) et de
deux reptik.-" I11hol11o. le python, et obuku.]ç caÙlllill.
Ce nouveau grade lui permet de toucher les indemnités de
session chaque L'lis qu'il assiste à une initiation ou à un procès. Otsongo
apparaît ainsi comme un moyen de :::as:ner un peu d·;:Ir~ent. Aussi les
. ;
10--
\\..-
\\--
t,vere des villages voisins se gardent-ils de manquer à cette cérémonie.
Outre les avantages matériels et financiers, ce degré initiatique
confère Lin pouvoir judiciaire important symbolisé pM le pango, la canne
d'otsago. Dans les cours de justice, le twere assiste le kani comme garant
de la sages~e traditionnelle: il est habilité à relever toute erreur de
procédure glissé~' dans les dé'bals, ou bien ù réprimander, au nom de cene
s,i ~ esse, le s jus n ci ab 1es f aurifs.
Sa canrl~,
pang.o, tendue en travers de la route suffit généra-
lement à arrêter les hosti!i:rés sur le point d'éclater entre deux villages;
elle lui permet également de mettre fin à des rixes.
Ce grade met au ban de la société tout homme qui transgresse
les lois de l'otwere: ai'n:si son:t punis les sorciers! Cette sanction prive Je
contrevellant des droirsà la paro.l~e ài la cour du kani et aux indemnités des
sessions judiciaires el ini\\niatiques.;. elle est aussi censée l'exposer ~l tous
les ma léfi ces.
Il ,,'agï:t pour a·insii dire de hl: perte des droit:-; CIVIques, d'une
dégradation, ou plllsexacle-melU~(dj'une rédu,etion ~l ]'étalla"fc.
Ce graue réglenlenl'e.dussi l"usage de IcI ,erre par la pratique des
interdiclion-.l'enlj)omire'dle'c/1'I<.;,:;e el de péche. Il cOIlddJllIle LI crimina-
lité et agit pOLlr L"~i~ cOl11mele_'fûndement de ]'~qui)jbre social chez les \\:gala
qui, visible:l.èIlI. dpprécienl son clraclère répres<.;jL cionc prolecleur.

82
L'historien de la psychologie sociale, des mentalités collectives
se trouve ici face à une véritable idéologie. Les twere sont organisés en
pays
ngala en un véritable conseil d'aînés, une caste dirigeante qui
anime ici tout le syslème politique. D'ailleurs le terme de kuluntu ou nkolo
qui peut être attribué au twere désigne en pays ngala non seulement
l'homme le plus âgé, mais aussi, en un sens politique, l'homme qui peut
diriger, compte tenu de sa sagesse et de sa forte expérience des choses de
la vie, la "res publica". C'est à peu près l'équivalent du "senior", avec tout
le sens que ce terme conserve pendant tout le haut t\\10yen-Age européen.
Les twere avaient ainsi, en toute logique, la responsabilité de la conduite
morale, des lois et couturnes., de l'histoire. Dépositaires donc de la
connaissance hi storique, hien indispensable à la pratique de leurs char-
ges, ils sont en pays ngala officiellement chargés de la transmission df
leur savoir, soit publiquementr,soÏt par initiation. Il s'agit bien sûr de cette
histoire considérée ici comme: nn patrimoine culturel de toute la com-
munauté. Mais tous les membre' de l'okani participent à sa création et à
sa conservation par des cIT21tlsons, p,lar le contrôle exercé sur les narra-
teurs, par des émotions: p'artagée's: ensemble et par le souci de transmis-
sion fidèle
aux jeli)ne:s: générar:jj~Hil'S-. Chacun est censé s'y retrouver et y
reconnaître ses coutumes!, m'Odes de' vj~' et de pensée et- sa v~sion du monde.
Les Ngala' é:taient si; re"spectiueux de 1e'ur histoire qu'ils durent
créer en conséquence; une'· catégo1üe de twere, les: ibela, dépositaires et
transmettenrs de h. conna'issance. h,i'Storique. Les fËnes initiatiques en-
tourant cette étapedit!e-A.b'Ongi.iftsambo qui confèrent à la sortie le grade
d'obela n'ont guèJe IiI'\\!, m'être r&v,él é:s, même à grands traits, par nos
informateurs, NG\\V'EBHNDE et ND1NGA ; ils nous ont simplement
appris. que ce COfJ'S, mmque:l ids appartiennent comporte en réalité deux
classes: obe:la (sms:gLade).olCtbela gJradé qui est désigné par le titre de
obela m'ekoro (C~fst en"réqui\\'.àltnceleyombi àesAkwa): obela m'ekoro

83
signifie littéralement "obeJa-prêtre"; il pouvait assurer la
régence en cas de vacance au poste de kanL avant l'investiture du successeur.
Obela et ebanyi sont dans J'entourage du hani, les initiés en
connaissance historique les plus importants. Ils sont d'ailleurs comparés
à deux épouses d'un polygame: la première est délaissée à cause de ses
vices, c'est l'ebanyi (iljoue d'ailleurs à la cour du kani le rôle d'exécuteur
des basses besognes !) ; la seconde est devenue la préférée, kwende, à
cause de ses qualités physiques et surtout morales, c'est l'obela.
L'obela est effectivement le serviteur préféré du kani, chef
couronné. Il apparaît même comme son courtisan, ou plutôt comme un
aigri qui regrette de n'être pas né mwene, c'est-à-dire de la famille
princière et investi kani, mais qui par admiration pour son maître a tenu
toute sa vie à le servir en fidèle compagnon, lui faisant pour cela profiter
de ses immenses connaissances scientifiques, Il est d'ailleurs établi en
pc-ys ngala qu'u:) obela, quel que soient son éloquence et son savoir-
faire, ne deviendra j3mais kani ; la moindre ambition, s'il en fCit, est
considérée comme infamie.
NG\\V'EBENDE, pour expliquer le sens des fonctions vérita bl es
d'obela à la cour du kani em'prunte cette image-au monde moderne:
"K3nÎ et obeJa sont comme le patron et s.a secrétaire. C'est
obela qui faiÎ,t le travail effectif ... Il y a d'aiHeurs parfois
des -kaœ);i ignoramts qui ne peuvent rien fair:e sans leur
obela;."
L'obela .1O'l!re: effectivement auprès du Kani Je fOile die secrétaire
particulier. A~ ccursd:es procès'p'fés·Î'dés par "Kani mwene", obel,a parle
toujours au nom du {t:an:Î:: "j\\1\\wene 31 seri ware", "le Mwene a dit que":
"N"oseri la !Vf'YC:1e'w2me"" "'tu as d:écJaré à Mwene que".
En pays ngaEF, J'obe.'la est le véritable factotum de l'appareil
jud'iciaire :

- i 1 est j '.1 ~ e cJ 'i nst ructi0 Il d:l ns 1(1 III esure 0 LI )(l part i e pla ignante
se confie ~l lui êt lui delll;lJlde d'assigner son advers;lire devant le kani:
- il est l'assesseur du kani au cours des procès que celui-ci
préside.
C'est lui qui dirige les débats, coordonne les arguments, assure
l'interprétari;:lt emre le plaignant et l'accusé. Il est de ce fait dét::nteur du
droit, gardien de la tradition. Aussi. dit-on souvent qu'un kani ne vaut
que par SO~1 obela. Pour faire honneur Zi son maî'tre, pour le défennre au
besoin et faire respecter son autorité. obela doit être très renseigné el
cultivé; il doit pusséder des connai~sances étendues en histoire. Pour ne
pas blesser les susceptibilités, il doit être un bon orateur. intelligent et
diplomate. Ainsi, pour traiter une affaire en justice, il doit présenter ks
choses de telle m;:nière q;li!.e même cdui qui a tort, se retire sans se sentir
vexé ou humilié. D'ailleurs, le langage agrée au palais de justice est fait
de symboles. de I~araboles el se ré\\'èl~e souvent très hermétique aux non-
initiés. Ici le SOlh-emendu rail! parùe intégrante de l'art et de l'exercice
de la parole. Les ;imer\\(emions, les pl'us spectaculaires ont lieu au moment
des grand procè::, L](Lland il parre (IlP nom du kani ; et son érudition eSI
impressionn~1J11e IOIr;i.j:r~u'il fam se référer ù l'hjsloire des familles, des
chefs ou à lin ~nté[é:(Jent célèbre pour trancher un conflit. C'est lui qui
peut, par exempH::,e.11 remontant l'arbre généalogique. dire qui p,umi les
ayants-drC1its pellE succéder ou: hériter. Son rôle est, de ce f(jit, capital
dans J'histoire :Iiigml:gè:ne et co·mmullautaire. II est le seul cap<lble de
dénouer les intri'fLle~' de slIcce'Ssion. c(}nn,lissant la position cie chélcun
dans ['ingumba. Cèst le. géI1é~llogisté' (je \\'okani: il cOIln:IÎI génér:'ilemenl
Irè shi eIl l' h iq () i ;' ë' .ü--:..\\,(mj ~~i il eset cl é' l' e xCl cl e () u ce Il e cl e s rem a nié' Ille III s
seconclaire~ dan'; ]'il1st:lll:lll i n:sur telle ou telle' zone'. Il est le principal
maître du s,lvoil '])'swriqut, S;\\!l:-:Ie..; ibela. Ilé' ser<tienl possibles en pJ)'S
ngala ni les III ,1 1i;q;èS. nl ll'~ ;\\CC()(]..;. ni les jugements. ni le" rites.

85
o bl..' 1a ~~ st re C011 Tl ais sab1e ~I 1a COLI r du ka Il i par l'emb1ème qu' i1
port e co m me in~ j gne des 0 uver (\\ ine [é, 1e mwa n zi, ha 1Cl i f~l i t den er\\' ure s
de pal mes, qui sy111 bol isel Ci SCl ge sse. 1a j ust je e. ~1 ais ce II e 1'011 c ti 0 Il est à
la fois difficile el. dZlllgereuse à exercer:
"Celui qui s'en acquille mal. peut être très vite renvoyé par
Je kani, s'il ne paie ses maladresses de sa vie. C'est pour-
quoi il doit se tenir informé de tout" (55).
D'après NG\\V'EBENDE, il n'est pas org~1l1isé une form2tioll
spéc ifi q LI e p:) U r li e ven i rob e1a. Ce n' est pas une ét(1 fi e i nit i ,1 t ique : 1e
t\\\\'cre qui est pièsse11ti procède de la même manière que Je curieux.
D'ailleurs ~l cause des fonctions qu'il devra ,lssumer, il est informé sam
réticence par les nganga b'otwere de son ohani qu'il inrerroge. II p3rtail
ensuite de vil!:.lgc en village. 3 travers les ikani environnants, eL au-delà,
pour augmenter :;es connaissances auprès d'autres nganga h!otwere et
".
ibe\\a. Ne dit-on pas "qui n'a pas voyagé n'a rien vu". Ce tour dup(lYs
ngala. élLlssi lar~~e que possible, étair indispensable au futur obela :
"ch,lque jour, l'o:eiIJe cloit entendre ce qu'elle n'avait p~\\S encore enten-
du"(56).
Au COUTS de ses voyages et de ses recherches. l'acquisition
d'une somme de connaissances plus ou moins grande dépendait de sa
dextérité. de la (lualité de Sll mémoire, et surtout. de son cllrllCtère. S'il
é t(\\ it pol j. il ven LI i11 e t se rvi ab1e, 1esAn cie Ils lu i d0 Il naie nt des sec re (s
qu'ils ne livraienf pas aux autres. car il est dit: "Le secret des vieux ne
se paie pas avec de j'argent, mais avec de bonnes manières"(57). D'une
(:))) E () n:.:1
(.'ih)
E. O. nCl)'
(:)/)
[O.n:lj

86
manière générale, on ne devient pas obela en restant dans son village. Il
en est autant des autres spécialités: le guérisseur, nganga, voulant ap-
profondir ses connaissances devra voyager pour connaître les différentes
sortes de plantes et s'instruire auprès d'autres "connaisseurs" en la
matière.
On peut dire que celui qui devient obela a été toute sa vie un
chercheur et un questionneUT, et qu'il ne cesse jamais de l'être. Il résultait
de ses incessantes pérégrinations à travers la Congolie depuis les "hautes
th
.f'l
1:: '
terres" jusqu'au "pays de cO'nfluents", un échange et une circulation des
.~~.: .'fi
connaissances, un enrichissement considérable. C'est pourquoi, sa mé-
f...-;'
moire historique est rarem.entlimi,tée à un seul territoire, son okani. Elle
,
est plutôt liée aux dans., lj;g~ag,es ou aux groupes ethnolinguistiques qui
ont émigré à travers: la: Comg(!J'he. Obel a est l'informateur idéal pour qui
travaille sur la démographie histo·rique : il est le grand voyageur qui
circule à travers lesIPa~J:s:pouragrandir ses connais:;;ances, pour s'informer
par exemp1e sur leSi p'rrincipales: I!amifications d'un groupe ethnolinguis-
tique donné, SUi l'histoire des branches émigrées.
Lors de ~n; iimvestiture I;N~n' le kani et les nganga b'otwere, il
doit faire le sermer.i~' de:'fi"utilisers:e:s; connaissances que dans l'intérêt de
la personne ou dt' la! collectivittlf q!u(il sert. Ce personnage n'est pas
systématiquement c-n:oisi dans une·: famille. déterminée. En théorie, sa
fonction n"esl pas r.rémditaire. rv1':ali's, lies Ngala. consrdè:rent que l'art de
bien parler "esthm~;: le' sang" el q;l!le "savoir paFkr ne sort pas de
l'ingomba". Aussi~;genbent,..ils que lorsqu'un obela m'furt, il naît dans
son ingomba: queIq.u.iun'qui:a les mê'mes dispositions que lu.i, à qui le
kan i dira un j:O:!!l.T:
"Ton père a'exercéles~fonctiDns d'o beJ:a ; je te choisis pour le remplacer".
Obela règne toujrurs'ôn'mëme temps que son maître, le kani m\\-vene ; il
il

87
lui est attaché el j'one son nom. LI fonctjon d'obc!3, théoriquement
é1e c t ive, peu t don c être con si déréé' CCl III III e sé 1ectj \\' 1." . 0 t \\\\ e r e est une é t;1 pe
initiatique: obela e::;~ Ulle fonction lju'fxerce Je t\\\\crc d'exception, re-
marqué pour son I~loquence, S;l sagesse, sa science, mieux pour sa culture
générale. Obela l'st en réalité réHement un "spécialiste" : j'I est plutôt le
"généraliste" de l'ohani. Sa mémoire qui englobe de \\'astes domaines de
connaissance traditionnelle constitue une véritable bibliothèque où les
archives ne sont pa::; "choisies" mais totalement inventoriées. Cela est
d'autant plus vrai que la tradition africaine ne coupe PélS la vie fn
tranches, Le même vieillard, par exemple, aura des connaissances aussi
bien en "sciences des plantes" (connaissances des propriétés bonnes ou
mauvaises de chaque plante) qu'en ''science des terres" (propriétés
agricoles ou médicinales des différentes sortes de terre). en "~;cience des
eaux", en astronomie, cosmogonie, psychologie. etc. Il s'agit donc d'une
"sei e ne e dei a \\' it·" don t 1e seo nnais san ces peu ven t ta uj 0 urs don ne r 1i e: u
à des utilisation~; pratiques. Et quand nous parlons de sciences "initiati-
ques" ou "occultes", termes qui peuvent dérouter le lecteur rationaliste,
il s'agit toujours, pour l'Afrique traditionnelle, d'une science éminemment
prat ique consistant à savoir entreren relation appropriée avec les forces qui sous-
tendent le monde visible et qui peuvent être mises au service de la vie.
Conservateur des secrets de la Genèse cosmique et des sciences
de 13 vie. dOLlé en Qénéral
,
~
d'une mémoire Drod!i~ieuse, ohela
~
est donc en
pays ngala J'archiviste des événements passés transmis par la tradition,
ou des événemenlS contemporains.
Une hi:;toire qui se voudrail essemidlement africaine devra
cionc nécess8irenlent S';lppuyer sur l'irremplaçable l&nrlOignage de l'obela.
On peu: ici convenir que les !,'gala L\\v(!,j'ent SL~ constituer ~ côté
des nganga (guéri~seLlrs, magiciens, :-.~\\\\ :llItS .... )cert:Llirr:-. :-.ages en généa-
logistes officieh. en historiens maLi)., de ]'OfLl!:jté civi!iséè. Ces tr(\\cl'his-

88
toriens, dépos itai res -trans me tteurs du saVOIr his torique que son t le s
ebanyi, twere,ibela, nous ont parlé au c.ours de nos enquêtes ;nous les
avons entendus. Nous avons finalement compris que la transmission et
l'utilisation de l'histoire sont soumises à des règles précises en pays
ngala. Ainsi, le rappel public des faits historiques dans la société n'est
pas neutre : il obéit toujours à des justifications précises et à des
circonstances déterminées de lieu et de temps; ce rappel est réservé au
milieu dans lequel il est dispensé; il est même le privilège de certaines
catégories de personnes.
Nous avons également compris qu'il existe de même dans ie
"cursus'tnormal plusieurs niveaux d'accès aux connaissances historiques:
- le profane, opombû, jeune n'exerçant aucune res.ponsabilité ,
ne sai t rien de l'histoire fermée et sa connaissance de rh~stoire ouverte se
limite à un canevas d'éléments reçus circonstancieHement, lors des
manifestations collectives communautaiœs ou lignagères. Tout Ngala devait
posséder ce minimum indispensable à l'emacinement de rindivLdaa à la société;
- un chef de Hgnage, ou un prince qui n'exerce pas: de fonction
particulière a l'avantage sur le profane d'avoir accès, à! L'histoire fermée de
son lignage;
- un spécialis,tre, n ganga, possède en plus' des €0nna~Ssances de
base de l'opombo, l'hi:s<toire fennée de ses fonctions: spécifiques;
- l'homme mùr - ebanyi ou twere - qui partici'Pe~ à l'adminis-
tration et aux prise:~. d':e décisions Fe1alives à la col1ectivité's~ aCG:umule et
approfondit, par la pralüq;me, une masse de corlJ1aissances variées sun l'histoire
ouverte et l'histoire fermée de' ra commtlnamé et des différents, lignages de
l'okani;
- ro.belaquii siège à: la: COUF du kani et parle en son nom est l'érudit de
J'histoire gJoba:le, c"est-w-dire de i,,'hi:stoire' ouverte et de l'hi stoi re fennée des
lignages et de la communauté;

89
~111 S()'l1mel cie toutes ces catégories se trOLive le kani, chef
couronne, dont Je s,]\\()ir s'étend, théoriquement, ù toure j'histoire de
l' 0 han i. )\\'1 a 111 eu rc u ~ emen t pOl! rI' hist 0 rie n. à cau se des 0 n q (\\ tut de" die u
sur terre"( nzambe a tsenge), il est inaccessible et nOLIs ne le comptons
pas parmi nos dépo.-;itaires-transmetreurs.
i
;fI
En marge de ce cursus, ii y a ceux qui. pour satisfaire leur
curiosité ou solli.:ités par un ancien, reçoivent des informations, car en
milieu traditionnel, si l'individu cannait l'histoire fermée, c'est pour se
défendre.
Graduellement., mais sûrement, ces initiés remontent à la sour-
ce de~, f'lits pour rni~u;; tes connaître et pour approcher 1(1 vérité glob'ile.
D'line r.lanière g'.éné"Lte, plus un individu es! âgé, plus il es! en
mesure d'avoir U~1e VUtE comp\\èreet approfondie de l'histoire, Ici en pays
ngala comme parto,ut aiJJeurs etl:Afrique Noire, la hiérarchisation natu-
relle par l'âge esl complétée p~ar le hiérarchi~ation
rituelle, la plus
importante d'ailleurs caTelie confh'e un cerrain nombre de prérogatives:
il s'agit notamment d~e C;r.S étapes· i:ni,tiatiques qui mènent à \\'otwere.
Nous 3 \\'1)fl,s': enfin trélilé l'es textes oraux de ces dépositaires-
transmetteurs du i3t\\l,'Q.ir: hi'storique sur bandes, recueillis pour qu'ils ne
périssent pllls- ci)}IFiigjt;c fragmenta ne pereant - selon les méthodes de
, ,
, ,
.1
la critique histori'ljue' au' siècle der,nier, sur des écrits. affinée.
En fair, UXQ;LHC0I11prendne el rccon'llruire la logique interne de la
mentalité ngala l~t ck' son é\\'olu!ciorl. l'historien doit nécessairement se
référer ~\\ ces caté~()ries,(je,-c:~,jJosi!air:e"-tr:1nsrnetteu!'
.. particulièrement ~
; !
:.;
1; .
l'initié maj'(',lr qu'est ['UbC!<1.::1Ü leur ll1alli~re de défInir le vi))(lg~, la vie,
~. i
la mort. le monde, l'hnmme ... Tout oral porte d'ailleurs dIrectement

90
En tout cas, en écoutant les mots et dires de ces ,A,nciens, nous
avons découvert lè mystère des structures économiques, sociales, sacrales
des Ngala. Et de cette anthropologie en tab1eau, nous avons tiré des
moments différems dans le passé. Nous pouvons aujourd'hui mettre en
série temporelle les divers moments dont les trad'historiens nous ont
narré en leur langue la succession. Car la rencontre entre J'histoire et
J'anthropologie c1fin opérée n'est pas seulement comme le croient par-
fois les ethnologues, un échange entre diachronique et synchronique,
chaque discipline utilisant je savoir de l'autre pour passer de]a structure
à l'événement.
L'histoire structurale est une nouvelle discipline de J'histoire
pour quoi l'évén.:.ment n'est plus qu'un système de repère et d'analyse.
C'est la structure même, dont personne ne croit plus qu'eJle soir fixe, qui
fail l'objet d'une lecture en succession.
En écoutant les dires et mots des Anciens, nous avons réalisé
que la façon réelle de vivre des Bana mai est bien différente sur cies
"
;
~
:
siècles du passé habituel aux colonisateurs français. Ceux-ci onl d'ai lIeurs
cru bien faire de la réduire de 1878 à 1960 à leurs modes et Densées. Ils
.
ont à cette époque, hélas, tenté de gommer la voix des Bana mai.
L'historien de la 'Nouvelle Histoire" peut aujourd'hui saisir et compren-
j:
dre le monde db Bana mai et restituer son dernier siècle, et même
f.: i.J '
~
'! '1'
remonter plus ha'Jt, jusqu'à atteindre, peut-étre même, le XVIHè siècle.
f"
.
Sans les enquêtes orales, les piètres attendus de J'histoire écrite européenne
su r la Cuvette congolaise allaient inéluctablement nous faire manquer le sujet.
2.3. Les profondeurs de champ de J'oralité.
, ,,
Il n'y a pas longtemps, l'historien cie formation '''classique''
. ::
;
: i
acceptait diffiôh:ment que la réorganisation des faits du passé de l'Afri-
que puisse être qualifiée de scientifique. Il considérait Je document écrit
'1l,
! i~

91
comme le SL:ul ~:upport objectif des événements. Pour lui, J'histoire
reconstituée à partir des traditions orales était llne grande malade con-
damnée à ne pas acquérir une rigueur scientifique satisfaisante. Il esti-
mait donc qu'une histoire africaine obj;ective était impossible.
Son att itu de a é vol ué de puj s ; auj 0 ur d' hui, il Cl dm et l' éven tua 1ité
d'une écriture de l'histoire à partir des sources orales, mais il maintient
d'une part, que l'intervention de la mémoire en tant que support de 13
conservation des faits du passé expose cette histoire à une importante
déperdition car, des événements qui se sont produits des centaines
d'années plus tôt, la mémoire ne pe:ut en retenir que moins de choses. Il
considère, d'au tH' part, que l'histoire transmise oralement est soumise à
des fréquentes dtformations, qu'eHe privilégie volontairement cenains
éléments par rapt.lOH à d'autres, qu'eHe pe-Dl par exemple opérer un choix
idéologique en mettant l'accent suries fa'j'ts qui favorisent une famille, un
cl an : elle devient :J.~ors un instrument de j~lJsti<fication et de com rôle sociel!. C'est
dans ce sens que nous comprendrons lespréG'Ccupations de HENIGE lorsqu'il
,i
1
affirme, sans nuan:.e, que dans les', société'S sans. écritures,
"les sources du pré'sent dëfo!rmenr si profondément les
traJJiti:a.FlS; qu'il n'est pIS pos,s,ibrô de se fondeL .. sur les
élém~~jITits; récurrents de la structure sociale (liste de dignitaires,
généa\\l'ogie, classes d'âge)pour reconstituer le passé" (SR).
C'estenda!i'Fun,fa'ux débat: l'écrit et l'oral sont sujets aux mêmes
conditions d-:: vu1:r'r&:nahiililé. Ainsiquele fait remRrqun J. DEVISSE, "les
s:ources écrites sook,ell'esaussi, 5,oumises aux mêmes causes de déforma-
tions., volont8ire·,:ouJnon, par sUBjectivité ou par intéréi "(59). En effet, ce
qu.i t'st consi'~;!T1én;e:r;emêtepas lüujours la Silu21tion ex,\\cte de la période
(58) PERSaN (Y.i ('=om]Jre"rendu, C:1hjer~ dElUdes .Afric'linl."s (19ï6), 405
(59) DEVIS SE in'~";·lP\\G.AL· :!Jinr~jiii,,~,jrt dt J'l, l'noue es! -t'! le Do'si ble ') 19ï 5)

92
é v 0 q li Éè. J] pe li r Il' e Il ci Cl Il Il e r q LI' UIl e V Li f.' p,Ir1i e Ile. SU f~ ET-C /d\\i ALE ,1 pu
(1 p pré cier 1il ci i s t ;m ce q II i séP,\\ raù l,Ir é ,\\ i i 1é cl e s cl Cl Cume n \\S d' (j rc 11 i \\' e s(60 ),
et CORNEVIN r.lppe]]e que 'pour Je rVloyen-Age nous ne connaIssons
que fort mal ce c;ui (1 élé fixé par les clercs(61).
Les textes privilégient donc, volonLliremenI, bien souvent des
(lSpeCIS particulieis, quelquefois mineurs de la vie de la société, de celle
d'une minoriIé dans ]a sociéré, pêch,lllt ainsi par omission(62).
P:Hfoi~; aussi. 'jes lexIes ,1L1xque!s on Llit Je pllls confi,ince ·se
rrompent "(63), peirce qu'ils onr éré écrits ~ p,lrtir de renseigneme.nts errl1nés.
Enfin. de méme que Li source or,lle, \\:1 source écrire Il'est jamais
ri g'J ure use n
1
1en t 0bje c t ive , ne se r(1 i t - Ce que par ce q LI 'e 1j e re fj è tel a p e Il sée
1
des 0 n (j LI te ur: m'1 is e II e peII t. e! 1e aII ssi, se rvil' :\\ 1é g i t i mer LI Il pou v0 ir. 3
t
li
réhabiiiter Lill individu. L1ne L:mille ... Il serait donc exagéré de généra-
li~er dans un sens ou d,lns J'auIre et cLlffirmerque IOLlte rraditioIl orJIe est
. . 11
complaisante, Oll inversement.
! 1
:
l'
Lim ites inv olontalres et iné v i
1
((1 b le s, sé lect ions vo j on t aire s, ce s
~
1 :
dé f élut s co mm unt' men 1a
~
t Ir i b ués à 1~1 tr ans mis s i 011 0 raI e d ire ete Il e lu j son t
1
; i
pas spécifiques. AueLine carégorie de sources ne peut piétendre a une
transmission intégrale et parfaitement ohjective de j'histoire,
Condamner les sources orales pOLir ces faiblesses revienor2it à
condd11lIlerdu ml'me cOLipbe,lllcoupde sources écrites. soit parce qu'elles
Dm eu ~\\ Ull lllO!lWHr donné la mérnoirë' COJllmè '-.upporr de conserv;ttioll,
(hU)
SURET - C,A,I\\.=\\LI:. in :~!\\'l,[!\\C'>"L. îS
(6 1) CO R1\\ EV 11\\. 1r :~ 1\\'1 El\\' G:\\ L. l')
((;2)
DEVISSr,. In :\\\\lE'\\G.D,L. 1Î
(Il"')
KI-ZER:~O.1 :\\ESCO\\îlj/)J2S

93
soit p:lrce qu'elle; SOlll soumises :IU\\ mêmes crilàes de subjeC'tivit~. La
même :Htitude clltique doit dDnc être :Idcptée j':lce ~l ces deux catégories
de sources. Croir~ que la df{orm:ltion et la rlépcrdition sont de~; phéno-
mènes réservés (lU\\ sources orales est clone erroné.
En ré:llité, comme nous ['avons dé.l~\\ indiqué, la problème qui se
pose ~ l'historien de formation "classique" est d'ordre mé.thodologique.
Son reQard est superficiel sur la profondeur de champ de l'oraliré africaine.
Et pourtant ]a profonde.~)r de ce champ est de facto comparable et r:\\-
rélllèle à la profcJndeur ordinaire du champ européen qui ne développe
guère son ah0nd~lJlct de docurlÎents courants avant Je :\\IVè siècle. Les
vieilles et bonne~; méthiocfes du dtJC'ulllent écrit t'Il histoire "c!assiCiue"
nous donnaient déjà ce~rle profondeur narurelle du cham'P de l'historien:
l' ora 1i té nous le '; mu l\\ip'he simple men!. L'h iSloire dass ique( 64) éla it
travail de professeur s·ur texte(65). antérieur : !e~ journalistes anglo-
saxons inventèrent lhi,s:r;oi[ie imméàiare. Il est alljewrdTnri,uni.versellement
établi que l'hi.sroire;irnmé\\!tiate et toute LI cOllternporanéiTés.ansépaisseur,
résultent de tout.; .l'hiislo.iine, sans la fonder. L!oralit~ procè'de, elle, en
Drofondeuf
r
rnilllén'1ire eJ.e.xlge une analvse
_ .
"Ievislraussienne!'! de struc-
lure à trois c1onntei: tiexm., Of(l] et obj::t(66).
Trois ~YPf.'\\,@e.>p'rofoncJeurhistoriClue s~ partagent en réaii·té le
temps de this.roif(':lnFle:]e temps humain et le temps religieux, encadrant
le tem'p~~ de' rhis,(T;ieI1r: lJ;s~agit donc fOllcl:lnWl1t,llemem de ~:.l\\'oir COnl-
ment y'lcii:éder.
(64) DUFEIL '.1'..{ \\11. Hls:y))[Ç' _J:!~':]
(" : !
's~ 1 1L):-;~L"3
(6)) L/\\0GLCt I S è1j~I(j>·;OBOS,.LL
. YSIOfll!lléS (1 ~(j~)
(661 DlFEIL. C C~HU
: H7CI. 'Ec

94
2.3.1. Durées sf::;lies
Dans cet exercIce propre au métier c1'historien, le premier
renvoI méthodologique concerne d'abord celui qui parle, l'obela ou
quelque Ancien 3. j'allure de bibliothèque pas trop vermoulue. Son
témoignage est, (lU J'expression de ses 50 ou 60 ans d'expérience cousue
à l'image de sa mentalité fortement ancrée à cette tradition dont il reste
fier, ou ]'énonciaLion des dires héri,rés de son père ou de son grand-père.
Ce qui, inéluctah1emenL devrait combler l'historien car ici il pellt attein-
dre deux remporulirés: SOà 60anspuisque J'obel8 raconte ce qu'il a vécu:
ou trois à quatre générations puisqu'il témoigne sur les faits rapportés.
Cette pr\\~m1èfe profonde'ur nems mène ainsi au XIXè siècle. Le
problème qui se pose ici, plus quedevam tin document écrit, es! celui de
la manipulation et l'exp]oirati,on diS données cie cetle strate. Notre
second renvoi pllrle sur l'expne-ssi,on. Et c'est Je lieu de percevoir le
sentiment que !'mfCHmateur met d~Hi'iS son témoignage, J'honnêteté, la
rouerie ou le me:lsonge qU'lI y gllss,e comme faisant partie plutôt de son
émotion. Erroné~, sa co,nscience d\\nit être écoutée par J'historien. Erreur
volontaire ou nOli, fhgrant.e oU'cachée, son dire est immédiatement vrai.
Aucun récit n'eq d'aj,]leurs sans in:tenlion - cela est universellement
connu - et cette iltE:r:Hion est la cause du dire. On peut parler faussement
de que 1q li e ch m;t- de vrCl i, co mm e r in ver se: à l' hi Sfa Fie n de dé mê1er.
Ainsi. l'historien dioiT tc,ujours ré:agirclevant un témoignage. oraL sujet ~
ca ur ion, co mm e 1Fest: dle COLI tunne dia ns son mét ie r de le fa i f e de van t un
imprimé fau;~ ou !'Iù·.c.omplet, sans pour é\\uL1IiI le' jeler. ni le croire, puisque
l'analyse sllffit. (~'\\';itiië:')~lTij:eI1!. le Gonrr/J!ë' s'()r~re Ù LI m:ll1ière de tou~ no~
j
'j
contrôles d'~iuüL~~ntici!é
i
.,
CHi his'wire ordillilire pi!r la
multiplicité des
']
: ~
;1
recoupemel1ls
il
SJJY trarne j'f\\'i.
IlLe r:ai~()!ll1ée. L'historien doiren effet ici
d
; ~,

95
Ile sté Ul b 1i cL \\l1 s le III ét ie rel' Il j q 0 rie fi q LI e. S() Li S Il t' i ne ci e f (\\ LI \\. 0 Il nC' rè Ll t
faire naître de nOt've,wx textes écrits. mais tout justè' en découvrir d'omis
j.
ou d'égarés. Tandi~ qu'on peut aller chercher de nouveaux lextes oraux
nés de l' in ter r() gcil ion ll1 ême,
Le vrai problème n'est donc pas dans le savoir-dire. mentir.
i nveil ter, ré r () Il d re ." den 0 tre 0 bel a. c' est -~l - ci j re li ans n0 tre Sil v0 i r-fa ire
à démêler J'éche'/eau embrouillé ou non. Le Vl,ii problème est de savoir
doser la valeur ck' ternporalité. le poids du passé. sa longueur en estime
d'homme, sa véHiCltion. L'historien doit savoir mesurer. CClr "j'homme ~l
mes ure s ]' è mp0 rte ra t0 II j 0 urs sur l' h0 m me ~I i d~ es" (67 ). a Il il i 1 ré péli \\III
Imd KELVIN. le grClnd physicien. pour démolir la man1e lillér;iire en
sciences, LZl recherche même de l'histoire ,lnthropologique n'est-elk p(~s
de rempre d,?rrière l'écrit qui demeure nécessaire et commode. non tant
avec lui qu',wec le goLit littéraire de la lettre. pour atteindre Je mot non
écrit, c'est-à-dirè vivant, D'ailleurs 13 lettre pein:e sur papier est bien
SIgne de chc-~e ; et J'historien doit toucher la chose. Le mot écrit n'est
qu'une transcription dUl1lot réel. prononcé, S~, valeur première est d'être
signe, Or ~Iv,tnl je signe, c'est ce qu'il signifie qui nous intÉresse,
L'historien, quelle que soit 1(\\ définition épistémologique recherchée ou
promue. stricte ()u large. a toujours tendance à chercher et toujours
cherchera le réel du passé. le véritable fait vécu. ressenti.
Celte cir:marchc es! simplement scientiftqut, Elle oblige néces-
sairé'ment l'hislPrien Ù rencontrer j'auteur ciL! réci.r historique - comme
d'un dossier ell écrit-ses raisons. ses vouloirs. sa consis:tance. s;, réalIté,
TOLlt r&cit hi~ICHi~111e oral. CHI écrit, surplombé parl'ond. remonte touJours
ù des énonciation", :llltériellres et intérieures, On!'e' "brise pour ent i 1er cl;;,s

96
informatiol1ç;"(6S). Cette mise en fiches eSi destinée ~l écrire à 1'3\\'al une
11 ist 0 ire scie Il : ifi que, c' est -à-d ire Li u-de Jà dei a sim p le n:H rat ion i n r0 rrn 3 -
trice, son e>.:plication systéméltisée. Untel mouvement imellectuel pOllf
êlre valable et porteur doit toujours conduire ù une remontée vers
l'amont, vers la production du récit, ou du document, et les antécédents
de cette production que l'historien pourchasse. En clair. cette science
exprimée par cette production est composition. A partir du pensé, du
verbe mental, il j' a une fabrication de l'énoncé et de l'énonciation. Or le
sav ant vé rit ab 1e che rche à att eind rel a\\'G es chi c tH r 1/ soi t J' é vû 1LI ti0 li. ce
qui s'est réellemt>nt pdssé eL non ce qu'on raconte, écrit ou di!. Le dire d'un
obela comme j'écrit-document est d'abord vestige et/ou lénlOignage.
Écri t e t 0 r3 l e nse 111 b1e s.CHl tune his10 ire e t i1Il 0 Us fa u1 ](l bê te v i\\' aIl te, j a
"Geschichte'fII faut toujours en venir donc ~lla production du documenl
ou du récit. Un .;ùge:ment traditionnel ngala exposé et e;",pliqué en irn-
primé pétr un hist"rYien est. moins proche du donné que la même p~IL:bre
narrée par l'obela qui. la revit: le procédé aLl~sj est moins éloigné de l(l
source. On sait qu'un compte-rendu écrit de réunion ou son procès-verbal
n'est pas la réunion, nn'aâs le.~ idées essentielles qui 0111 obtenu un
consensus. Ainsi ...1. p~lIJVÙ'i de j'enquête sur l'écrit, on construit presque
toujours une histoi;;;e: iidéale : ]'iwaHtage évident de-l'enquête orale est de
nous livrer des (;mécéGJenrs quelques r.norceaux tout crus. La datation
précise du docurnem o,iTiG:iel ou de l'oeuvre- historisailte est un résultat.
tandis que l:eHe 'fle lfobrla est LIll ùnplic.i\\.è ~\\' découvrir. Elle invite
J'historien ~i réflé,jliin e'tmême:\\ doutèr. Dans j'u,ni,vers oral. la date est à
trouver, ]'é\\'i.l,lutiGH' ~li: cOlliprencire'. [L'oppositio'!l du cru et du cuit se
retrouve sans re.ine::. dIre <agit pa,1é dè faire la cui"~ine, mais de trouver
l'origine d(\\l<lbkJie ltl cuisiné' ct cks m:\\Jïières de lable(69). Le stade
suivam de: LI mIJrn·i:Qmd~ltée des cLlis'il1es élaborées et }'lffinées. PL;'~\\ LI
- - - - - - - - , - - -
(6S) 3.:\\2.1\\ (J}, Ll.IfCl{\\it{IIOI1 cil! rC;'.it hhlc;lllli::. ,:+,',":;
(69)
LEVI - STR,\\US~ \\t\\lth"I'1CILIU;:" ~. ·n;~

97
mutation de la CLdSlne industrielle, ,linsi que les JlHI1éltions et ruptures
diverse;.; dans les goûts pour divers types cie nourriture, constituent Je
travail de j'historien s,\\ns se mettre aux fourneaux. La variété climatique
des alimentations fait naturellement partie de la typologie, mais cette
carte régionale des goûts et cuisines ou préparations est un e.ffet géo-
grdphique. Si J'historien s'y meut [} l'aise, c'est avec l'aide d'une méthode
géographique, tandis que son métier propre est de suine le temps de l'an
culinaire où l'oral nous apporte les origines. Aussi, les dires de l'obela
NG\\V'EBENDE ne nous concernent vraiment que si nous y glissons une
durée, si nous réussissons à en lire la durée.
Le métier d'historien se
lace sous le SIQne du temD'~ : son
D r '
~
1
travail est de périodis::ltion. L'intérêt anthropologique cLins nos enquêtes
est pour nOLIs secl.)nd, simple support matériel. Notre but est de découvrir
le\\\\quando: tous les\\'quando11possibles, tous les aspects duquando.
L'épaisseur temp'Jrelle première que nous fait saisir NG\\V'EBENDE est
dans son expérieJ1Ce de 60 années(70) non écrites qu'aucune déformation
ne peut supprimu. N'est-il pas Je sage et la bibliothèque de l'okani,
dépositaire de ses traditions?
On doit alors comprendre pourquoI notre premier renvOI me-
thodologique est à lui: puis à ce qu'il di!. C'est en l'écoutant que l'on peut
lire en quel esprit par exemple se déroulaient les procès traditionnels.
otwerc, qu'il continue d'al1\\imer aujourd'hui, même s'il ment, oublie.
déforme. Cl' lJui surnage en son dire et en son attitude d'une justice
radicalement diflérente de celle que l'Occident a imposée depuis l'épo-
que coloni,lle est suffi"ant pOlir nOlh inspirer L1ne certaine idée de cetle
différence et cle celle Juslice. nl~lgi:q:ue. Sa description est-elle exacte,
vivaIlle. renSeiQ)lée ~ bon escient. f:!lItive. et cie lJuelle faute?
(7())
II rrh:'llcl2lil' :,( \\'er~ ]L,)-:!) d [ 0 ne -1

:r:1
1 :
:
t
98
Le troisième renvoi méthodologique qui apparaît implicite est
i '
donc à ce qu'il dit. L'historien doit réagir ici comme devant n'importe
i .
! ;
quel document faux ou incomplet, sans pour autant le jeter, ni le croire
i
1
puisqu'analyser suffit. L'histoire des sociétés sans écriture n'est pas une
1
1: ;
\\
branche de l'ethnographie, mais une branche de J'histoire. Ce que l'his-
[:
"
i;
torien cherchE' dans son renvoi méthodologique à l'obela, informateur,
, .
est la temporalité, et non l'ethnographie. Or, nous voilà avec l'obela
i .
comblé, car de temporalités, nous en avons deux: ses 60 ans d'expérience,
puisqu'il raconte ce qu'il a vu ; puis 100/150 ans, soit deux R trois
générations, puisqu'il témoigne sur les faits rapportés par son père, et
même par son grand-père. Nous avons ainsi avec l'obela atteint la pre-
mière profondeur du temps qui est celle du témoignage vécu par lui et par
son père ou son grand-père.
j'",1ais cette histoire événementielle que nous donne j'oralité
directe d'une épaisseur de 50/150 ans ne nous permet pas d'accéder ~\\
l'histoire structurelle qui constitue la partie fondamentale de l'histoire
des Bana mai. C~tte histoire permet tout juste de comprendre les phé-
nomènes contemporains.
~
,
G rüce:: l' 0 bel a no us pOLI von s , heu reus e men t, ace éder à 1a
J 1
11-
deuxième profondeur de l'oralité qui est le temps légend,1ire.
i
2.3.2. Temps légendaire
.1
1.
1i
!
Avec l'obela, nous pouvons passer effectivement du chump
i ·
,
1
,
événementiel à 1;1 cellule, à l'ordinaire histoire. Le second renvoi de
":
: .
l'histoire orale est bien, et toujours, à ce qui est dit: texte oral qui pourrait
J
être un jour à Iii,';' legendum / c'est-à-dire lout récit,nit ponant sur Je
te mps ant é ri;: uri'. 1a dur é e d' une vie ce Il 1e n air e .

99
D,lr;:-i Cr:: tèmps légelld~!ire perçu ~ travers les maXimes, les
proverbes, Jes cordes, les légendes, Jes généalogies, les chronologies qui
sont psalmodi~es en "préliminaires" de..,; procès. des cérémonies rituelles
d'intronisation. de succession, d'héritage, les événements sont mal d3tés
et les strucrures bien typées. Choses et significations y sont plus sûres
que les dates.
D'ailleurs, si dater les événements sur cent ans est difficile,
apprécier J'âge er la durée des structures. voire en déterminer J'origine
parait proprcmer't h(jsardellx. et j'est souven! en effet. L'obela qui est le
seul déposiulire de ces "légendes" se réfère toujours à un récitatif
stéréotypé.
Ici il n'est pas permis de douter de 1',lUthenticité de sa tran,';mis-
sion: le temps kgendaire est le dom(line exclusif de l'ubcla, un temps
religieux. II ne viendrait jamais ù j'esprit d'aucun Africain de formation
tr(lditionnelJe de mettre en cloute la véracité des propos j'un traditiol1niste,
J'obela ici, lorsqu'il s'agit de trans,mettre des connaissances héritées de 1<1
chaîne des Ancé,res : ce qui est devenu récitatif. D'ailleurs avant de
parler, 1'obela s'adresse, par déférence, aux esprits des ancêrres pour leur
demander de venir "assister afin que la langue ne lui fourche, ou qu'une
défaillance de mémoire ne se produise qui lui ferair omettre quelque
ch 0 se. Et r0 uJOLI r:, s'il ad vell ait Cl ue ]' 0 bel a co m !TI ettait une e rre u r 0 U a\\ â it
une dé fa i 1j aIl ce, .'.0 Il té ill 0 i11 1e repre ndni it: "H 0 m me! ve i1J e Ù ta man ière
d' 0 LI \\if i r f(: b0 LI C;1e ". .A q LI 0 j i 1 ré po nci ait :" Ex c use z, c'e st mal Li Il ~ Ue
fougueuse q~Ji ma tr:lhi"(71).
i
1
i'
- - - - - - - - - -
(7])
11·\\ \\1 P/\\TE 13 1.. Hi\\IO!re G~nh~lk cie J'li ~ESCO il J, 20.~.
Le ci(1m~l. Ir~lcJll.Unllhle dll S,!llel el J'uhel;1 (Je I~I Cn!'I0201ie som c'n tOtil fJoim ks m2mes
sflé;,i:!Ihles du ',:I\\,(1lr hi.\\IOrlL]l!e

100
Plus qu~' tous les autres hommes. lè:-, ilwla. gr:llld:-, ou petits.
sonl lenLis au respect de la vérité. Le
ll1en ..·;ongè'. pour èU\\. est non
se u1emen t uIl e tct:.e mol' ale, m il i s LI II i nter ci i tri tLI e 1 don lia v i0!at ion 1e u r
interdirait de pouvoir remplir leur fonction. Un memeur d,ms nos sociétés
ne saurait être un initiateur, et moins un obela.
D'ailleurs, s'il s'a"frait plI' e\\traordin,lire qu'un obela SClt
menleur, personne ne se référerait plus ~l lui dans aucun domaine et sa
f0 Ji ct ion dis par a'; tl' (\\ it du mê mec 0 up.O' LI nefaç0 n géné ra ]e, 1a [r adit ion
africaine il horreur du mensonge. L'interdit rituel du mensonge frappe
plus particulièrement tous les officiants des cérémonies rituejJes. Ù tous
les degrés, car ex.:rç'lIlt là une responsabilité magico-religieuse.ils SOnt
en quelque sorte les intermédiaires entre k commun des Illorteh et les
forces tutélaires. L'interdit du mensonge tient au fail que si un officiant
mentait, il vicierait les actes rituels. Il ne remplir8it plus l'ensemble des
conditions rituelles requises pour accomplir l'acte consacré. la condition
essentiel1e étant d'être soi-même en harmonie (\\\\',101 de manipu 1er les
forces de la vie. Rappelons-nous, en effeL que tous les systèmes magico-
religieux africains tendent à préserver ou à rét,lblir l'équilibre des forces,
donl dépend l'harmonie du monde environndnL matériel et spirituel.
L'obela est plus que tous l.es autres. astreint ~1. cette obligation
car en tant que maîlFe:-ini'lié, il est le grand détenteur de la Parole.
principal agent actif de lia vie humaine:'t des esprits. II est ~'héritier des
paroles sacrées er inca!nr!illoires transmises par 1,1 chaîne des ancêtres, et
que l'on fail remonteT aLTX p:reri'lières vibrdlion..; sdcrées émises par Je
Premier homme.
['hist.Ql1en (l'oit,.fa·ce ü ces récilé\\\\;fs stéréolypés que constituent
,-.;. le" chioniques. les proverbes el

101
les maximes, parvenir à déchiffrer l'écriture: quel message peuvent-ils
livrer? C'est évidemment en remontant à l'intention orale et pré-orale,
mentale, qu'on parvient à déchiffrer une écriture. La mesure du temps
suivra. L'historien découvre nécessairement au terme de sa lecture les
structures; il ne lui reste alors qu'à dresser le schéma des systèmes de
civilisation et mettre en séquence temporelle leur succession.
La valeur de tous les récitatifs en effet est qu'ils expriInent les
différents stades de.développe.ment atteints ou dépassés, les aspects de civilisation.
Les messages qu'ils livrent renvoient généralement toujours à
certaines époques éloignées. Les formules stéréotypées telles que And·
zambe! Andzambe! (Dieux de la terre.:~ qui font référence aux dieux lares
évoqués par l'obcla dans les "Préliminaires" de toute cérémonie rituelle
parce que devant lui procurer l'inspiration requise, que celui-ci manoeuvre
sans y penser, sont aussi anciennes que la naissance de l'otwere. On peut
les décrypter et lire une base de la justice humaine qui considère Dieu
comme seul juge; et le kani au nom duquel l'obela prend la parole ap-
paraît alors comme son représentant sur terre. Des danses ritueiles
révèlent elles aussi toujours une histoire. La danse ekorngo, très popu-
;
i
laire en pays koyo, danse essentiellement de "braves", renvoie à l'époque
i
J
des conquêtes et fondation des ikani koyo ; la danse kabe, danse des
1
1
1
piroguiers, très populaire en pays koyo, renvoie à l'époque de la re-
1
j
montée de la rivière Kouyou par les "Gens d'eau" à partir du "pays des
1
conDuents", su ivie de leur implantation sur les "terres fermes".
1
l
i
Nous avons collecté en pays koyo des généalogies sur cette
1
histoire des origines des Koyo implantés dans la zone de contact terres
,i
1
J
fermes/eau. Elles nous fournissent une datation relative de ces ori~ines,
~,
1
qui permet d'apprécier J'âge et la durée de l'otwere (72).
1
1
.i

A l'une de nos premières enquêtes en pays kongo avec le Pro-
fesseur t\\1ichel DUFEIL(73), comme nous insistions pour remonter à
avant les Blancs ", avant le "commanda français", un vieux sarcastique
Il
Il
nous avait envoyé à Ja figure:
des Blancs", il y a en a toujours eu au sud
I l
. )
; ..
du fleuve, au Kongo dia Ntotila (royaume de Kongo); ce n'étaient pas les
~.
'
"
mcmes, c est tout ,
.
Nous étions là en présence de la première mesure de longue
durée. Ce vieillard savait confusément distinguer un temps français, un
temps de ruite et de destrucüüfl du royaume de Kongo, et un temps an-
térieur où Portugais et autochtones avaient vécu en une certaine intelli-
gence. Il n'ignorait nullement l'existence du royaume avant le départ àu
premier Blanc. Il devenait envisageable de lui faire distinguer certains de
ses dires comme se rapportant à l'un plutôt qu'à l'autre de ces moments.
Le matrilignage ? "les ancêtres ont toujours fait cela, avant même la
création du royaume". Lajustice ? "on ne sait plus sous les rois (référence
à l'époque royale de Kong;o dia Ntotila), mais depuis, au village, cela a
toujours été jugé comme je' àisais .. Ce que le "commanda" a amené de
nouveau, c'est de se cacher pour le mbundu (le mbundu est une dé-
coction d'écorce amère qui weut en effet faire tuer, donner des coliques
ou même ne rien faife du to-ut ; la faire boire à un prévenu pour savoir sa
culpabilité est une ordalie' traditionnelle que l'administrateur colonial
français tenta d'extïrperà: son arrivée en pays kongo). La procédure in-
quisitoriale (par enquête) d'É'glîse et le roi Louis IX avaient de même au
XIIlè siècle pourchassé le,s traditi.üymelles ordalies françaises. Le monde
de production lignageJ;' fOnCÙOI1Har.t en France il y a six siècles et
présentait certaines sliructures-· comip'arables !
ilL
):;..
d
J'
..
l'
.
. , 1.1 .
e m-ajUin u~ es ancetres
ont toujours pratIque. 1\\ aIS
SO:lS les. rois", magii(.i'e:ns protecteurs, il y avait plus de
(73) cf. son anicle "Premiers contacts avec un village lari", Ann;dl~s de l'lJniversité de Braz-
z\\.j\\'Ille (974)

o
K"-';"' 'N
102
La recherche des repères chronologiques est un problème fon-
damental pour l'historien de l'oralité. La conception àu temps présente
certaines caractéristiques en pays ngala qu'il est important de relever.
De la définition universelle de la chronologie, nous pouvons
retenir deux aspects: elle est la science qui vise à replacer les événements
dans le temps et à fixer leurs da!es.
Si la première acception répond à une réalité de la société ngala
où la hiérarchie d!.:: 1'âge est essentielle, la seconde par contre ne recouvre
pas les mêmes not iors. Le Ngala n'a pas un principe unique de calendrier
et sa conception du temps varie avec les domaines envisagés. Par
exemple dans la pratique des actes religieux, ]e~ l\\gala tiennent compte,
de façon ri gou re '.!se, de l'appa ri tion C)'C 1ique de rerta j ns phénomène s
naturels tel~1 qr~ la position des étoiles pour fix.er la date d'une
cérémonie.lci en ~ffet, les croyances et le cérémonies religieuses de culte
des ancêtres et les manifestations rituelles reqent étroitement liées fi de
vieux systèmes et à des calendriers rituels rigoureusement établis. Il est
évident que ce Système calendaire ne sert pas à dater avec exactitude les
événements et les faits sociaux. Dans la vie courante, la conception du
temps organ isé I~n segments ma thématiq ue s égaux n'e xiste pas.
Le
cultivateur, pour exprimer le moment de son retour au vilJage, dira: "Je
1
rentrerai du champ à la tombée du jour", ce qui correspond à environ 1~
1
heures.
j(
POUl' parler d'une date ancienne, il dir,\\ simplement "il
y (l
longtemps"; poul'qualifier un événement encore plus ancien,;\\ dira "cela
11
l
,
vient de l'époque d'avant les blancs".
'··i
Il!IF
Il,

10'1
prêtres et devins que de sorciers et ceux-ci se sont dévelop-
pés après ]a chute du royaume de Kongo, dans les villages
de réfugiés isolés que l'équilibre supérieur ne protégeait
plus. Peuple raréfié, la division du travail entre spécialis-
tes du sacré supprimée, le "sorcier" a tout remplacé, et la'
peur, tout négativisé".
Cet ancren, on le voit, non seulement datait les phénomènes
structurels, mais sav1ait expliquer, en surplomb du résumé ici tradui:, la
de struction.
La légendle.permer ainsi de détecter cinq à six siècles d'histoire.
S'il est ainsi diffi.cülle, suivant la conception des temps éloignés de notre
obela, d'appréc:ïel;- Fâ'ge et la durée d'une structure, il est chose plus
hasardeuse encote cren déterminer l'origine. Mais en pouisuivant ainsi la
démarche, on psrvient au temps mythique.
2.3.3. Temps mythfque
Aprèsla~cel1ule,nous voilà au tissu, à {;et au-delà interne qu'est
l'impensé imprq~é;audedans du discours. Nous sommes en possession
de deux dimeŒions~' temporelles dédoublées allant l'une. au siècle et
l'autre au mi lléIPJmavec le témoi gnage et avec le conte ou récitatif. Mais
nul u'i':g;nore plu:; laIloItée du mythe(74) et comment on décortique le
texte oral pour en tirerJe;.s significations. Certaines som historiques, pas
telleme,nt en ce sens· qù(\\]Jes étiquetteraient des événements, datables
dans le passé mais en ce:-cl : les cosmogonies, les croyances fonda-
mentâles, les. récitations ~
·moLdes inil~~~Jes aux grands drames du
(74) cf. LEVI - STRA.VjJ toUle •
unout La pen~ée S;HJVm (1962)

105
groupe, ont fondé: des narrallons el des comportements qUI sonl la
structure la plus profonde et quelquefois en même temps la plu~ Jncienne
que l'on puisse l~spérer connaître d'une civjJis3tion dont elles sont Je
socle même et l'une des origines. Le totémisme couvrait hier en péJr!ie
cette fonction(75), mais toute explication implicite qu'un peuple donne
de lui-méme en e,~tla manifestation. "In illo f(~mi)On~", 'en ce temps-là",
débutait naguère et les légendes et les lectures de I·Évangile. Or le texte
évangélique est rar ailleurs atteint avec précision, mais ne joue aucun
rôle dans le mes~age et le plus achronique des messages commence par
,
,
1
une indication de structure temporelle. "En ce icmps-Iù" signifie en effel
qu'il y a des temps typés chacun par une structure. II ne reste plus à
1.1
l'
l'historien qu'ù [es définir el les ranger par o;;-dre de succession. Le
il
décryptement cL:s mythes donne de l'histoire. c'est-à-dire des sÉrié's
temporelles de structure:s.
!
Un conte koyo débLHe: "Dieu prit fe'm-nr];e el en eut deux fils: il
donna ù l'aîné un champ"(6). If; y a là deux temps, celui de la cosmologie
et celui de l'ügri\\.'u!:wre et dll li~nage. Le temps i:ml1'lémoria! du début de
la civilisation 8grai:Ee est projeté' sur le piani inaccessible du début et
indique presque la limite de l'oralité qui ne s,wra:j't;(oncevoir ni porter au-
delà de ces mil1énai;res où l'agriculwre balbutiait u'ne société neuve. Le
résumé de ce qui 3uTait pu être avant est donc plaqué au même endroit,
cet endroit .,lyrh iîju.e Oll pOrle le regard du mythe.
Un conie K\\\\('J (r:gion cle I~l S:lJ1~h(l) commence de -;emblab1e
façon (7): "Die!l:cnéa le'monde puis en tira une femme qu'ii épousa: il
i,
en eut trois rils (:! dO'îlilLiUn ch::mp ~l j'aîné. !lne case all clriet er rIen au
il
il
r-I
(7:") LEVI - STR/\\l S5. Lé' [ç,lh~
J
1
(7(~)
E. 0
ne 0
i
(7ï:
d,V\\!ZC>4>.K'(J R) \\.:' 1>::7 i
., If)-! ]
!

dernier". Le~ révolutjon~ issues de~ tensions entre caste\\; d'âge, la pau-
vreté acculant ~ l'invention, les systèmes dialecliques ckfï/répoJlse som
incontestablement implicites ici. Le regard biblique de méme ill1~lginait
de compter jusqu'à 5 ou 6000 ans et projetait toute L.l genèse sur un espace
raccourci: créali()n cosmiqL1'e, biologique, humaine précèdent une durée
non nOlée avec la création du couple, du lignage et de l'agriculture, puis
des arts du feu et du métal. Le mythe amérindien en fait autant et il ne
semble. pa< que ce modèle soit absent des autres traditions. Le contrôle
archéologique, à l'évidence plu.s nécessaire que jamais, mène ces dires à
daler effectivement !'es dix derniers millénaires et conforte notre senli-
me nI àe l'in apt il LI de dk:s. peup'l,e. S à raconler Je s Jong ue s 0 ri gine. s précédenle ~
dans une successinn ra..i.sonnHblement mesurée. 'l'OUI semble p(lrlir de ce
moment premier où J'es aCludles grandes civilisations du mafs amérin-
dien, des tuberCLdi's eL céréa!.es africains, des blés et riz de rvléditerranée
en Inde et Chin(;~ se sont constitués et ont clairement commencé à se
r:1conter leurs myuhes, c'est-à-dire le.ur histoire.
Bien
emlelildu, nous pouvons éventuellement ephémérlser et
parfois à juste tir::e. 1'()'ute la mythique de l'Afrique Centrale affirme par
exemple que les Ban'lU furent les introducteur> de la métallurgie.. Cela
donne certes le sud'tr: mais rien ne perme! de le dater. On peut en affirmer
la postériorité m 1'~llltériorité par rapport Ù quelque autre. structure, p,ir
exemple. suivre Mus.,les narrateurs(7X) qui disent que les TSW3 (pygmées)
étaient là avant. dt sans dominer les métaux. Et que l'installation des
peuples ef la stHG..turation de cenains en royaumes suivirent. ivlélis cela
ne permet absotL:nBnlp~ls d'~lffirmer:1 quel millénaire J'une ou J'autre de
ces choses s'Cq pncluile. Le carhoncJ4 ou L, rhermoluminescence-
gamma (pD.!!: !.è~; hautes.;'Joques la l1léthod~~ potassitln1) sont en vérilë
- - - - - ._- ---

seules capables de déterminer quelque précision numérique aléatoire,
dans une fourchette, et qu'il convient de contrôler encore par une multi-
plicité de recoupements. La succession locale des différentes structures
s'organise à la rigueur en séquence de stades historiques mais cette série
ne se situe nullement aux mêmes millénaires d'un continent à l'autre.
Sera-t-il par exemple plus historique de donner le fer comme caractéristique de
tel sièclt en tel secteur ou de le recon.naÎtre comme entraînant des faits tedmiques
et sociaux comparables en des époques et lieux divers?
"
f\\1ais les pièges sont nombreux et les civilisations non écrites,
les civilisations de l'oralité, ne peuvent pas davantage être abandonnées
à la seule transmission orale, que nulle société ne saurait être réduite à sa
tradition écrite. L'histoire nouvelle, structurale, anthropologique a récusé
la solitude de l'écrit ~ pas pour constituer une solitude de l'oral.
i
lili
En effet, la fouille semble avoir montré que même la série des
li
ii
,
"
stades n'est pas si sûre, ni si simple. On a longtemps admis, non sans
i:,
i'
quelque raison, la succession classique élevage/agriculture qui paraît
1!!
demeurer vérité de masse. Mais des villages crées avant l'agricuhure qui
l'
i
découvrent successivement le travail des champ~ puis l'élevage, en ce cas
!
i'
1
i
d'ailleurs à vrai dire introduit par influence, ont existé d'après les actuels
1
archéologues du Proche-orient ancien(79). La séquence établie élevage/
1
i
,!
agriculture/village n'a pas toujours été suivie dans l'ordre. Le mythe peut
servir à se poser la question; il ne peut guère la résoudre ave·c sécurité.
Il n'avait mené aucun esprit savant à la poser avant que la fouille ne
l'exige. Le mythe de Cendrillon et sa citrouille par coup de magique
baguette en carrosse transformée était populaire en Europe. rv-1ais aucun
folkloriste n'y avait vu un mythe de forgeron; c'est pourtant ce que le
(79) CAUVIN et GU[LAIN~, Encve]opedir T.1niversrlis (18), 265-70 et 276-78

108
"Congrès International du Folklore de Berlin" en 1951 a fait découvrir
,
sous la forme du même conte essentiel à peine autrement raconté en
Afrique pour magnifier la transformation du produit du sol en métal. Si
bien que nous devons passer à la fois par àes recoupements constants à
l'aide de toutes méthodes, par des réflexions générales pour corriger
notre manière, notre regard et par de nouvelles analyses des textes oraux.
Ces notations et réflexions ici projetées offrent un axé', commun:
la "Nouvelle histoire" n'est pas une narration d~ faits datés, ni une
explication "économique" et "sociale" par statistiques de quelques
mouvements ou de types de prod~ction. Elle est un regard structural sur
les stades anthropologiques pour les rang~r en séries temporelles. Elle
est donc recherche avouée d'une théorie générale qui reste à construire.
En résumé, ce .regardrapide sur la profondeur de champ de
l'oralité(80) indique trois demensions de durée non recouvertes l'une par
l'autre. Le témoignage, direct puis indirect, obtient une temporalité èe 50
et 150 ans environ; le récitatif :sY$tématisé détecte de deux à quatre
siècles et, au maximum, on atteint sept. Erifin;le décryptement des myû1es, loin
de découvrir des événements, accède réellernent à la profondeur des structures
qui s'apprécient depuis l'invention du lignage et du village aux abords de trois à
cinq millénaires.
En réalité ce qui importe à la clé de toute réflexion est de savoir
pourquoi nous y sommes acculés"ce qui nous y conduit. Le comment des
lois et méthodes n'est jamais que d'un intérêt limité et changeant tant
qu'on n'a pas décou vert la cau se, lepourqu oi.
(E.O)
Ce développement su/la profondeur.de champ de l'oralité's'appuifsur l'a..1:icle de M. M.
DUFEll. cf. Ston? della nQriQ~afia (6), 9]·117 "Entre le vécu ei le mvthiQUf."nle temps
de )'hi'iQj~e'·.

109
Les divêrs COmrl1enl possibles sonl le jeu ~\\'ident d'un réseau
qUl se dessine l(lUt seul sur j'écrlll"! in:'orlll:lliLjLle du pourquoi, Nous
prétendons, à j'é!,'OUle des ibela qui nc\\us Ont appris l'impossible, a une
histoire autr~:, à l'impossible de l'histoire "classique". Ellf:lobant péHfai-
lenient les connaissances et méthodes de l'histoire textuelle au service de
son dépassement lransductif, nous prenons les sentiers qui vont plus haut
dans la profondeur des temps et dans celle de j'explication. Cette histoire
enfin totale réunit histoire naturelle et histoire huméline. archéoloi2ie et
.
' -
anthropologie. Le document écrit cesse sa solitude et devient j'un des cas
récents du systèïne total, enfin élargi Ü Sél dimension propre, L'écrit n'est
plus alors que l'un des dessins, l'UIl des signes. le àemieL, venu du passé
sig nifi Cl blé' e t .'1 ign ifié, à u pas sé sig n iri Cl nt. L' hi st 0 ire ap pCl rCl Î t cl 0 nc é l f e
objecl~lble et oraL: d'abord. L'oféllité e.';rl'expres.'iion normale de l'homme
et de ce uu'il sait, voit et réfléchit, soit cle tOLile l'histoire .
.

2
Un initié majeur à l'histoire: Kani mwene ONIANGUE (vil1ag
Ossonga, pays Koyo) en tenue d'apparat

Pl 3
Un initié majeur à
l'histoire:
Kani mwene AOUSSA (village
Akoulou, près de Boundji, pays mbosi) en tenue d'apparat


Un
trad 1 historien
Koyo
(village
Ingie!Linnengue)
:
IBEAHO
François,
alias
NCW'EB NDE
(notre
principal
informateu~.

Pl. 5
Un
trad'historien LiKuba
MDTENDI, ndeke de Mossaka

n .
'/
r ..., r.
r.
"<" ~ -
'/ ,.
......
'"'0
~ ......
C- o ......
.....
(11
0-;
(;;

,
.1 .1
Ot:>
IUflTt:S-l,;-I [-III STOl) v
1. Un ebalJyi, erJ tenue d'apparat
2. Un obila, chef des ibela

Pl
8
Mwanzi, symbok de 1'00were (bololele)
1. Mwanzi à tronc poinlu
2. Mwanzi couplés à tronc rond

'JI
li ~ 1
!i~~1
116
il~S:
:i~mv.~
3. Des textes écrits
La méthode orale en histoire atteint cinq siècles. Cette méthode
\\
1
li
qui se fonde su r l'écrit atteint la profondeur historique par tâtonnements;
:Ili!..'!
ensuite la méthode de J'écrit qui est tout bonnement la même atteint aussi
davan~age quand elle a un texie de base. Il ne faut donc plus commettre
l'erreur enfantine reprochée à l'histoire banale, l'erreur de se croire et
vouloir seule. Plus on est de méthodes, "plus on rit sérieusement" :
protestant ne pas se contenter d'écrits que l'on n'a pas toujours, l'histcrien
structuraJiste ne récuse. rien. Pour que la connaissance historique soit
assurée et précise, la rencontre entre les vestiges, les données de la
tr3dition orale et l'enseignement des documents écrits s'avère indispen-
sable, car seuls ces derniers peuvent procurer des éléments de datation
dont l'approximation ne soit pas trop lâche.
~~
L'historien de la Cuvette congolaise peut se réjouir de pouvoir
.~
~
de temps en temps doubler le contrôle par l'objet ethno--archéologique
:Ltg
;"
d'un appui sur des textes écrits extérieurs,valant témoignage qui, dès le
:;;F
XVIIè siècle, portent surplusieurs aspects de la civilisation des Bana mai.
Y;''~f;~-::
Les rares textes cj'avant la fin du XIXè siècle qui existent sur la Congolie
.~
sont des repères chronologiques d'importance: le médecin hollandais
<:
Olfert DAPPER, l'Abbé PROYART et l'Amiral DEGRANDPRE ont
transcrit à la Côte atlantique des renseignements obtenus auprès des
Kongo et des Viii, sur l'existence à l'intérieur des terres de leurs amis de
commerce qu'ils dénommaient "Anzique", ou parfois Meticas (au vrai,
l~'
les Teke) et Quibangi (au vrai, les Bobangi). Ces derniers y apparaissent
1
même comme les plus actifs commerçants de la Congolie. Les Capucins
"F
{..i'
t'\\;~~
italiens MONTESARCHIO et Fra Luca CALTANISETTA ont confirmé
I~ii:',~
ces dires, eux QU1 parvinrent aux foires de l'actuel "Stanley-Pool", et qui
les virent brasser des affaires. Ainsi l'Europe "négrière" et la Congolie

étaient rentrées très tôt en contact d'affaires: certainement dès Je XYIIè
siècle, siècle de la plus grande intensification de la traite négrière. Ce qui
veut dire qu'à cette époque, les Bana mai sont implantés dans cette
Congolie qu'ils arpentent en commerçants respectés de tous leurs voisins
"terriens". Ici aux foires du "Pool" arrivèrent des éléments d'accultura-
tion introduits p:u les Européens à la Côte atlantique éloignée de 500
kilomètres environ. Ceux-ci sont distillés dans la Congolie par les agents
contaminateurs que sont par voie de terre les Teke, et par voie d'eau les
Bobangi, car les peuples de la Congolie étaient perpétuellement en
contact entre eux. De cela découlèrent tout naturellement des échanges
compensatoires de biens matériels et de biens culturels,. Il en résulta bien
sûr des emprunts, des métissages, des remises en question ... , donc le
développement au cours des siècles qui précédèrent l'ère coloniale d'une
civilisation originale. Le vrai problème serait de mesurer la vitesse et les
quantités de ces versements et reversements. L'historien de la Cuvette
congolaise aurait alors fort intérêt à se pencher sur l'abondante documen-
tation écrite qui existe sur les peuples des royaumes côtiers de Kongo et
de Loango pour conn;ûtre ces éléments nouveaux dans les civilisations
matérielles de l'Ahique' Centrale. Nous avons établi ce bilan de l'ac-
culturation avant le' XXè sitède et pliocédé par analogie pour les peuples
de la Cuvette congo1û~e. Ce qui peTmet d'entrevoir les différents stades
d'évolution des In1fra$;~ructures, de la~ Cuvette congolaise avant le XXè
siècle.
L'historitn. GI:e la Cu,vette' congolaise est relativement plus à
l'aise lorsqu'il entJ1e dla'11s,l'e XXè siècle. Tout semble s'éclairer d'un coup
tant, relativement, t~s; documents écrits abondent. Le deuxième contact
entre: l'Europe etla etL'Vel œ congola:ise qui démarre à partir de 1878 avec
la seconde rnis,si'~iil de' l"exJ:rlhrateur français Pierre SAVORGNAN DE
BRAZZA est plm dùect. IF se car.actérise par la décou',Jerte européenne

. ~).'
~>
,Il
Î 18
'I~';,'·!,'".i,~,-;J
(,y.;~
de la Congolie, la "prise de possession" des terres congolaises par
l'impérialisme français, et leur mise en
valeur par la "Compagnie
Française du Haut et Bas Congo" (CFHBC) jusqu'en 1960. Une abondan-
"
,;.,
te documentation écrite couvre toute cette période coloniale. Elle est
.'
constituée principalement des récits de voyageurs, des études scientifi-
ques (elhnologiques, linguistiques, démographiques , historiques ... ),
1 ..
1
.. ,,
des enquêtes administratives et des rapports divers sur l'organisation
politique, administrative et socio-économique. Cette documentation
comprend de nombreux documents d'archives, pour la plupart inédits(R 1),
;
!
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,!
"
Les sources narratives (récits) de la fin du XIXè siècle gardent
1
j ~i
!
a notre avis une grande valeur en ce qui concerne la description des
··rj~
l
-,:
! ;;"'1
situations réellement observées. Selon la mode de ceUe époque de
1
"découvertes" et "prise de possession" des terres au nom de la France
!
(1878-1899), les explorateurs 'notamment s'intéressèrent surtout à la
solution des grands problèmes géographiques, de sorte que leurs con-
tributions (82) profitèrent plus à la géographie physique qu'à la con-
1
1
naissance des sociétés ngala, La plupart d'entre eux s'intéressèrent plus
j
"':
l -
aux voies navigables qu'aux voies de la culture: le "pays des confluents"
.~
,
;
,,~;
~.!;;;:~;
(fi 1) cf. Sources écrites, in fine
(82) cf. - DE BRAZZA (R. S.), Expédition sur les cours supérieurs de l'Qgooué. de l'Alima
n de la Licooa
- DE BRAZZA (J.), Tri anni e mezzoneJla regiçme d'el] Qgové
- BALLAY (N.), De l'Ogooué au Con~o
- DE CHA VANN'C (Ch.), Expo"é sommaire de voya~e dims l'oueq africain
- CHOLET (J .), Mi"jOD au Gabon
- DOLISIE CA.), kerrres
- FOUR1'iEAU (L.), De Libreville au fleuve Coneo par la LikQuala-MQssaka
- FROM,ENT (E.), Irois affluents du Con~o
- FROMENT (E.), Un voya~e dans ]'Quban~uj
- WAUTERS, La QuestioQ de la Licona et de ]'Quban;;ui

119
élZJit (iU cenlre cj'~1l1 cléb;l! sci::ntifiquc cl~cisif emre Francais et 8el~es
,
~
.
pour SJ délimit,lIiun et rép:ll1ition entre Ll Fréll1ce et la Belgique ayant el après
la Confé.rence Intê'il1éltionale de Berlin (no\\èmbre ] 884-fénier ] ~85) .
Ils furent nombreux, ces explorateurs qui souvent manquaient
de notion de la science historique et croyaient au mythe de l'absence
d'histoire africaifle. Les prêtres de la Congrégation du Saint-Esprit(83)
t3rdèrent à cumpI'.:-ndre les cultes religieux locaux et s'allachèr'~:nt surtout
à en exp 0 ScrI a b~lrb a ri e . En re va ne he. ils e ure: il! bes 0 in de COll Il aît r_~ le s
langues locales el se trouvèrent ainsi en meilleure position que les autres
agents de la colonisation française tout au long de la période coloniale
pour appréhende!' le cadre social. Ils montrèrent quelquefois un intérêt
r our l'histoire et entrèprirent de recueillir les traditions locales. ~1on­
seigneur AUGOLiARD fut le plus fécond dans ce domaine.
L'aspect le plus positif de ces sources narratives de la fin du
X1Xè siècle est qu'elles nous fournissent le cCldre chronologique dont on
a tant besoin pour J'histoire des Bana mai où la datation est un des points
les plus faibles de leurs traditions orales. En effet, même une date unique
donnée par un voyageur ou autre auteur. telle qU'e la signature du traité
entre DOL1SJE et les chefs de j'Alima (17 octobre 1884), ou celle d'une
bataille comme celle opposant en 1878 DE BRAZZA, au chef likuba
BOLOUNZA. peuvent former un point de départ pour toute une chrono-
lQgie. Nous nous en sommes d'ailleurs servi pour périodiser l'arbre
généalogique de ~GOBILA, héros-foncJateurde la nation bohangi. Cela.
non pas que tOL'tes les d,ltes soienT nécessairement correctes pJrce
qu'elles ont été nutées par écrit: il ya de:.; cas où les vOYélgeurs européens
(S:1) AUGOl'.:\\RD i!\\·1gr. P). \\':ni.'!-hllil :~n!1~t~ ~\\t! C()n~n
- JE."\\ NJE.,"I, ~ (p ~ rè ). LèS () ri:.: 1Ji C':' dé' B(lU il l1 !!
- PRAT (P~IÇI. Pè'!!lè L'r:J:'111l:1I r t mbodllé'

120
ont fait des erreurs plus ou moins graves en rapportant des on-dit ou en
essayant de calculer un intervalle de temps d'après des sources non
contrôlabJes(84). Mais ces Européens avaient en général à leur disposi-
tion une mesure du temps techniquement plus avancée.
Cette littérature narrative de la fin du XIXè siècle est d'une
importance primordiale comme source de l'histoire économique et sociale:
sites, métiers, routes commerciales, principaux marchés, marchandises
et pïix, agriculture et artisanat, ressources natureUes ... tout cela a été
observé et décrit avec maints détails qui semblent refléter la réalité telle
qu'elle a pu être perçue, donc sans parti pris(85).
En effet, les Français avaient besoin sur ces questions, dans leur
propre intérêt, de notes aussi objectives que possible, même s'il est par
ailleurs vrai que Pierre Savorgnan DE BRAZZA dans un but apparent de
propagande peignit en couleurs exagérément brillantes et ce, pour re-
hausser la valeur du bassin du Congo dont il souhaitait la pénétration
économique par le grand Capital français, les ressources naturelles et les
possibilités économiques de la Cuvette cüngolaise. l\\-1ais l'historien est
habitué à cette s'Jrte d'exagération et en tient compte.
Ce que les premiers voyageurs français ont réussi le mieux pour
nous qui reconstituons l'histoire des Infrastructures des Bana mai, c'est
l'observation des aspects extérieurs des s(Jciétés de la Cuvette congolaise,
celle de ce qu'on appelle us et coutumes. Les documents des Agents de la
Mission de l'Ouest Africain (1883-1885) notamment contiennent d'ex-
(84) cf. DOLISlE, l-..~~. Le NGOBILA qu'il rencontre lOiS de sa mission d'exploration du
"pays des confluents" est loin d'êrre le NGOBILA 1er de notre "Arbre généalogique"
cf. pl us loin.
(85) cf. COQUER Y - VIDROVITCH, La t-.1isslonde!'Oue'tAfricain. Documents, 106-338.
cf. Annexes

121
celkntes de~;crirlioJls)très précises)cle diverses cérémonies rituelle:;. de
techniques cie production, de stratégies et cie lactiques guerrières ... ,
111 è fil e si p(Ir 1'0 is ces des cri p ti0 Il S SO!lt ~l cc 0 r11 pCI gnée s d' épi t'h è tes tell es
que "barbare", "primitif', "absurde", "ridicule" ou autres ternies péjoratifs qui
ne signifient pas~rand chose 3U demeurant, mais montrent seulement un
jugement en fonction des habitudes culturelles de l'observateur.
Ce qui i.'st par contre beaucoup plus grave, c'esl le manque total
de compréhension de la STructure interne des société5ngala. du ré.~e<1U C:f'S
relations sociales, ne la relation des obligations mutuelles. des raisons
profondes de ce na ins comportement s.
Explorateurs. missionnaires, commerçants et autres VOY~igeurs
àe la fin du XIXè siècle furent souvent incapables de découvrir les
motiv;Hio:ls profondes des activités des nana mai: leur regard resta
extérieur. :;uperficiel.
L'historien de la Cuvene con!2olélise en quête d'une histoire
scientifiquement élaborée ne saurait rejeter ce corpus d'informations
énormes. Ce:'l sO:Jrces narratives peuvent avoir leu'rs défauts, ignorer de
nombre LI x déta ils. les ira Îter avec mépri s, a vec part i (11 ité ou les in te rpréter
de félçon incorrecte; mais il s'agir là de risques normaux. inhérents à tout
travail historiographique.
Les Rarpons.poht'ique:s et économiques des périodes suivantes
- conqll~te. mise en vaj'e'ur de 1;)\\ C.F.H.B.C, - que nous avons retrouvés
dans les ",A,:chi\\'es d'OLItre-~,1:er:" de Paris (rue Oudinot) et d'Aix-en
Prove nee ou (\\.\\11'0 les "Arch ives Na:üo!llaJü" de 8 razz~\\ v i Ile el "Rég ion~l k s"
d'Owando (Con,!!o)Ui6:Yrnomren.t d'eux aspects de l'histoire de la Cuvette

Cuvette congolaise. Ils présentent d'un côté les situations concrètes
vécues par les Bana mai, et de l'autre côté l'interprétation et le cachet que
les Français veulent donner à ces situations dans l'optique de leur
entreprise coloniale.
Les enquêtes ethnographiques qui souvent furent réalisées dans
le cadre de l'org::nisation administrative sont des documents historiques
importants, même si elles doivent être maniées avec prudence, car
souvent les résultats révèlent la fantaisie 'des administrateurs coloniaux
àans l'établissement des rapports d'enquêtes.
L'érudition contemporaine ne se satisfait plus de la seule critique
fl';rmelle de ces documents écrits de l'époque coloniale. Elle accorde
beaucoup d'impcrtance à l'étude des conditions de leur production(87).
Ce travail es: d'autant plus important en l'occurrence que ces documents
sent produib par une administration coloniale étrangère à la société e,t à
la culture sur lesq:lelles elle agit, dans une situation de violence politique
dans le cas précis de la conquête et de la mise en valeur des terres.
L'exploitation sejentifique de ces textes de la colonisation a exigé de
nous au préalable un ensemble de traitements que tout histnrien doit leur
faire subir. Ces différents traitements successifs représentent autant de
filtres à travers k~quels l'historien décantera peu à peu sa ào~umentation
de manière à ohtenirfinalement unproduit constitué d'un ensemble d'éléments
objectifs, per1inent~ gràce auxquels: H pourra tenter dt' bâlir ses hypothèses.
Les trois lra',llûements aux.quels nous aVüns ~;oU'r§'iis: la' documen-
tation écrite coloniar~ sont d'ordre linguistique,. anrhropolo'gique et le
troisième consi5lle em LJ11D.e confrontation avec les témoignages; OTâUX.
(x7\\ DELOEEAU O, M',l,,1fulQire et AnthropolQgie. Séminaire de Maîtrise' d7histoire,
Université I\\tari :n· Nl/JOUN·B] (1985-), Inédit.

123
Le premier traitement, linguistique, plus précisément sémanti·
que, permet la séparation du contenu idéologique propre à l'occupant, le
colonisateur franç;;';s, de l'ensemble du texte, le discours coloniaL
Le second traitement fait appel à l'observation anthropologique
qUi, au niveau àes structures sociales, économiques, culturelles, doit
aboutir à la séparation du vrai et du faux à l'intérieur des éléments
textuels retenus comme pertinents à la suite du premier traitement.
Ce but de l'observation amb;<opologique n'est bien sur pas le
seul: celle-ci permet surtout de dresser le tableau complet des structures
dé' la société ngala, les éléments tenuels ne constituent alors qu'un point
àe départ pour l'enqutre de terrain. Ce second traitement fait apparaître
cependant un certain nombre d'incertitudes qui peuvent s'expliquer soit
par la qualité insuffisante de l'observateur "colonial" ou de l'observateur
- historien actuel-soit, le plus souvent, par le décalage chronologique
entre l'observation coloniale et l'observation anthropologique actuelle:
les structures sont par définition durables, mais le temps les use; en
particulier le temps de la colonisation a soumIS à rude épreuve les
structures des Bana mai.
C'est à ce niveau conjoncturel que paraît nécessaire un troisième
traitement des documents écrits qui ont été présentés, celui de leur
confrontation avec les témoignages oraux produits par les Bana mai eux-
mêmes.
A l'issue de ce troisième traitement, il doit être possible d'éva-
luer de manière rrécise l'impact de la colonisation sur les Infrastructures
des Bana mai.

124
La pluridisciplinarité qui fonde la "Nouvelle Histoire/lest utile
dans la lecture des structure:; ; il n'y a pas de justification à l'exclusion de
la période contemporaine du domaine de cettellNouvelle tiistoire/~, Nous
avons en tout ca.s exploité tous Jes documents de la période coloniale
suivant ces principes méthodologiques.
CONCLUSION
Pour entreprendre l'histoire des Infrastructures des Bana mai
sur toute sa profondeur, il faui logiquement recourir à cette manière
complète que nous avons utilisée, et qui est l'utilisation de tous les
aspects des trois méthodes de base: la reprise critique des textes écrits
européens, l'utilisation du savoir sans date, mais non sans âge qui est le
texte oral, et celle de l'objet.
Du texte au texte, chaque fois en appui sur la chose, la boucle
des disciplines fondamentales de l'histoire est ainsi bouclée: "l'histoire
est science de tout le réel dans le temps, mots et choses, objets et
textes"(88).
(88) DUFELL, C.C.A.H, (1), 13

· -- \\
II. DE LA COLLECTE DES DONNÉES
1. Les enquêtes orales et anthropologiques.
Nos enquêtes n'ont pas touché tous les villages de l'aire cultU-
relle ou zone de civilisation ngala. Nous avons privilégié certains villa-
ges, chefs-lieux de chefferies. Les Ngala atteints par nos enquêtes sont
ceux qui sont situés sur le tronçon de la Route Nationale n02 allant de
Gamboma à Makoua, ceux des bassins moyens et inférieurs des rivières
Alima, Kouy?u, Likouala-Mossaka, Sangha, Likouala-aux-Herbes,
Oubangui et surtout ceux du "pays des confluents", zone la plus concer-
née par notre étude.
Les peuples de la Cuvette congolaise et leurs civilisations sont
fon antérieurs à l'arrivée des Français. Ils sont par ailleurs peu atteints
dans leur profondeur par les textes écrits, qui apparaissent plutôt comme
des vestiges d'un stade historique, la colonisation. Ce stade mérite
d'ailleurs d'être réétudié comme une période au cours de laquelle Fran-
çais et Bangala ont vécu ensemble, sur ~n même terroir qu'ils ont dû
mettre en valeur, chacun suivant son idéologie, 'parfois incompatibles.
Aussi, les nombreuses enquêtes orales et anthropologiques que
nous avons menées dans la Cuvette congolaise devaient nous aider, et
dans la reconstitution de l'histoire de nos Infrastructures, et à combler le
grand vide que nous avons constaté dans les documents écrits de l'ère
coloniale. En effet, ceux-ci ne pouvaient pas, en vérité,nous permettre de
répondre aux principales questions que nous nous posions, surtout pour
J'époque précoloxüale: les migrations et le peuplement par les Ngala de
la Cuvette congolaise, leurs infi"as.tructures (structures socio-économi-
ques et politiqueE.) deobase, aâ·nsi que leur transformation sous l'impact de

126
la colonisation: Jspect qui exige une vision africaine de j'histoire. C'est
, .
cela que nous aV()llS privilégié aux cours de nos investigations de terrain.
II···.·:·,
"i
Au cours de nos premières enquêtes,nous aVlOns été amené,
~r,
"'.
pour déterminer le contexte humain dans lequel allait s'intégrer notre
étude, à considérer en dét2il les traditions historisantes de toutes les
popu lat ions n ga la de la CuvetLt congola ise : 1\\1 bosi, Koyo, Al-: wa, ]\\1 boko,
Ngare, Likuba, Robangi, Likwala{89). Il s'agit des informations de
caractère historique traitani ,:n particulier des migrations d'origine, des
remaniements secondaires, des guerres entre chefferies ou contre les
'-'
peuples voisins, des mouvernënts des populations, des échanges maté-
riels et culturels ... f~s. éléments épars finirent par constituer un dossier
intéressant, cohérent d'ans ses g:2ndes lignes, mais trop peu documemÉ
sur le détail. Nou~üiümes'poursuivreà partir de 1982 ces enquêtes or~lles
spécifiquement 3u~Eès.des Bana mai habitant Je "pays des confluents" et
auprès de ceux qui' sont installés à Brazzav~J1e.
Dans ces errquêtes orales, nous "vons utilisé deux méthodes:
l'entretien directd au! moyen de questionnaires préétaMis, et l'entretien
libre, sous formede~conversations "banales".
Dans le gremier cas, nos questionnaires s'articull:aient autour
d'un certain nombrede.thèmes sU!2!2érés par notre problématiaue. Nous
.
~'-'
praüquions d'abord l'enretien extensif se rapportant ~, un th~me général:
puis l'entretier! intensif, plus opérationnel qui cloisonne l'enquéie en
plusieurs thèmes spécifiqJes
;nterrogations précises, recherches sys-
té:rnatiques du d(~tail en U
'11 les souvenirs, les témoignages, le;;
récits:, les.commt:ntaires de
;rj!iS historiques définies. lei, les ibela
jouaient- Je role primordia1.
ions j8mélis exclu bien sûr délns ces
- - - - - - - - - -
(89, cf T3ble~1l1 des ';OiJfces O;J).:

127
interrogations à recoupement des personnes relativement jeunes: nOLIS
3 \\' 0 n S sou \\' en t t p'~ S \\' it e c0 111 Pris par 1e urs i nt e rvell tion s Cl ue ]CI \\' i e j 1i esse
n'est pas un titre, car de plus jeunes peuvent être dépositaires de rnèilleu-
res traditions, donc d'une véritable sagacité dans le savoir.
Dans le second cas, il s'agissait ici de s'infiltrer, pratiquement
en intrus, dans les discussions de groupe port.ant sur les th~mes du champ
d'études et y paniciper sans éveiller des soupçons préjudiciables, Cette
participation consist?it, par de questions apparemment désintéressée" à
orienter les débat~ vers tel ou tel thème ou par des opinions "provocatrices"
qui pouvaient 2l1ssitôt relancer les débats.
Le~ entretiens libres les plus féccnds étaient les conversations
à deux qui s<; déroulaient dans une cenaine intimité, C'est ainsi qu'en
recherchant par exemple les motivations profondes qui poussent un jeune
homme à vouloir aller pêcher loin de sa famine, on nous opposa souvent
J'influence de la sorcellerie de "l'aIné" : fait que le jeune homme ne
pouvait jamais évoquer en public.
En fin de compre,l'enquête onde a constitué, avec l'enquête
an thropologiqu e, notre plus; fé'conde- source de rensei gnemen ts, ma 1gré
un certain nombre de problèmes qu'elle pose toujours. D'abord, il yale
vieillissement de la mémoire des informateurs qui entraîne souvent des
déformations, des grossis,s.;ernents ou la sous-estimation des faits, Ensuite,
il faut souligner la réactionl de: réserve ou d'~lgressivité née du fossé qui
se creuse de plu~ en p]iUIS entre la vi'eille génératipn et la nôtre,

...
...
Nous a .. irrJ2S:, été ob>figé. d:ans certains
'j
7-
C8S. de mémoriser nos
questic\\nnaires car n'OUiS 3VOjT.~ SOu;',,'ent noté que L'ur exhibition sur une
f
'11
l
eUL e avec
"t
' "
Je'Jr asp'ect
l\\lTeaUC'fJtlque
el "policier" dénaturait visi-

î28
blemenl le ciîmp'.,rleme1l1 de nos in)Orïll(ilellr~. au risque de compromet-
tre l'objectivilé. èt donc ia jï~lbi!ité de leurs répon~es. La prise de nOIes
pendant les entreTiens avait souvent revêtu le même cHactère. C'en était
pire avec le Illagn~tophone : de plus en plus LII1liliarisês aujourd'hui avec
Je décor politiq\\!e, les paysans se mettaient alors d~lns les conditions
d'une inrervin1 d:- radio où l'on est tenté de paraîne sous le beau rôle,
/
cela au détriment des vérités historiques.
r .
Nous (l\\'ons comprh au cours cie nos enquêtes que ceri:'lnes
,
.;
questions "subjenives". c'est-à-dire touch~HIt à la vie personnelle de.'
~
i nfor mat e LI rsne de v,1 ie nt ê tre p0 sée s q LI 'a p rès av0 ira cq Li isun ce fi ai n
c::pi,al de confi;uce de leur p'lit.
L'obseu(ltioll directe des pratiques sociales (enyuêles aJlthro-
pologiques) suppl§a souvent le manque:::' de réponses (lUX questions gênantes
c\\Uxquelles nos informateurs refusaient visiblement de répondre. C'est
àire tOLite l'jmpor~ance de j'anthropologie àans la méthoào1ogie que nous
avons utilisée pour reconstituer ce que furent les
Infrastructures des
Bana mai 3\\'3nt le XXè siècle et leur destin sous la période coloniale. et
depuis. Les données de la vie économique, soclale et culturelle de nos
sociétés sélisies aujourd'hui immédi,llemenl dans les actes et comporte-
ments, témoignent non seulement d'un état présent, mais aussi. dans une
lar!2e
.
~
mesure. d'un état antérieur. "ancestral".
Nous 3\\'ons, SLlr le lerr:lil1. utilisé 13 lechnique qUI mobilise ks
mélhodes intensi\\'es de ['observation directe panicipame sur de pelites
unités. les cOlllr:!Ullélutés villageoises. Un des iniérêh rmljeurs cie \\:1
p,lrticip,llion ~ILL\\ acùviiés du groupe est cie comhlerell panie les lacunes
i!léviI~\\bles l~'une enquête <..i.e terrain. Le ge--:le techniquE' qu'on a oublié de
noler est retroll\\'lble lorsque l'ethnologue 1';1 pnlliql:é lui-même. Nous

129
avons été ici largement aidé par notre origine (natif de la région), donc
par notre connaissance intime du milieu, des us et coutumes: durant
notre adolescence, nous avions pratiqué par exemple la pêche, activité
essentielle des Bana mai. Réellement, sans cette connaissance du milieu
et des hommes, sans les facilités linguistiques et l'intégration dans les
réseaux socio-économiques, il aurait été pratiquement impossible de
réaliser toutes les enquêtes que nous avons menées dans la vaste "zone
d'eau" de la Cuvette congolaise, et de parvenir à cette synthèse. Et
CRESS\\VEL a raJç;on lorsqu'il écrit:
"La connaissance de la langue permet de mieux saisir les
tenants et les aboutissants de la toile d'araignée dans
laquelle est pris l'anthropolo gue el ai nsi d'év i te r son e m-
ploi comme pion dans un jeu de factions(90).
(90) CRESS\\Vt.LL el GODELIER, Le~ Qk:'lJ, d'en'Jllête, 56

130
2. La documentation écrite
Pour rassembler la documentation qui est ici essentiellement
d'archives et européenne- "Liaison", revue des lettrés aefiens(91) ne
paraît que dans les années 1950, à la veille des "Indépendances africaines"
- il nous a fallu effectuer plusieurs missions de recherches dans tous les
chefs-lieux de districts de la "z()ne de l'eau", à Owando (Fort Roussetà
l'époq~e coloniale qui est en même temps chef-lieu de région),
l\\lakoua,Impfondo et ~1ossaka. Dommage qu'en 1964, on ait brûlé UDe
grande partie des archives d'Owando. La raison fondamentale de cette
autodafé: brûler l'histoire des colonisateurs du Congo contemporain. On
doit être surpris par tant d'égarement.
Nous avons retrouvé les archives de tous ces districts trempées
par les pluies et presque toutes consommées par les termites, donc dans
un piteux état qui ne nous a pas permis d'en tirer profit d'une manière
satisfaisante. Une opération de sauvetage de ces archives a été heureuse-
ment lancée par le Ministère congolais de la Culture et des Arts à partir
de 1983.
Cette situation en tout cas n'a pas été heureuse pour nOlre
travail: elle a constitué pour nous un véritable handicap. Eu égard à ces
lacunes, nous avons' consulté les "Archives Nationales du Congo" à
Brazzaville. Nous y avons trouvé de très rares Rapports politiques
concernant la région de la Likouala- Mossaka (aujourd'hui dénommée
Cuvette Congolaise).
(91) Tenne déri vé è'A. E. F. (Afrique Eq uatoriale Française), fédération comprenant jus-
qu'aux Indépendances le Moyen-Congo (acluel Congo), l'Oubangui-Chari (actuel Ré-
publiqu~ Cenüafricaine), le Gabon et le Tchaà.

î 31
Ce qUI nous a contraint à séjourner en France où ont été
transportées et déposées à la veille de l'Indépendance presque toutes les
archives du Congo.
En premier lieu il faut citer déja en 1972-1973 les documents
conservés aux A :chives Nationales (Section Oû.tre-Mer) à Paris Cà la rue
Oudinot) en deux séries: série Gabon-Congo et série A.E.F.. Ils sont très
abondants en ce qui concerne les sociétés concessionnaires: pas moins
de 7 cartons peuvent être consultés concernant la C.F.H.B.C .. Nous y
avons aussi trouvé les archives du "Fonds De Brazza", en particulier
celles qui ont trait à la "1\\1ission de l'Ouest Africain (1883-1885)".
Il nous a été possible de consulter aussi à cette Section Outre-
tv1er des Archives Nationales à Paris de nombreux documents cartographiques
dont l'examen s'est révélé, en plusieurs occasions, extrêmement profitables.
Viennent en second lieu, pour l'intérêt qu'ils presentent, les
documents conservés à la tv1aison Mère de la Congrégation des Pères du
Saint-Esprit, à la rue Lhomond, à Paris. Nous y avons pris connaissance
en 1979 d'un certain nombre d'informations particulièrement intéressan-
tes. Trois missions catholiques ont en effet été installées par 1\\10nseigneur
A UGOU ARD sur les rives de l'Alima entre 1897 et 1900 : missions de
Sainte-Radegonde ou Tsambitso, de Saint-Benoît ou Boundji, et de
Leket)'. Les témoignages des missionnaires sur les événements ~e ces
années reculées sont irremplaçables. Ils complètent d'une manière re-
lativement correcte les documents du Père JEANJEAN dont nous nous sommes
fait communiquer les exemplaires par l'Évêché d'Owando en 1977.
Il nous fallait aussi consulter les archives de la "Section Outre-
Mer des Archives Nationales" d'Aix en-Provence où nou~ avons retrouvé

132
eIi 1982 et ] 99 1 13 Plu part des d oc umen t s c; ur] (1 Li J.\\ Cl U ~Jl3 - ;v1 0 ssa ka,
notamment les séries de Rapports politiques disp3rues dans l'autodafé d'
Owando en 196'+. Nous y avons trouvé aussi des Rarr)Qrts annuels des
services de S~lIlt( du Congo, séries s'échelonnant de ) 929 à ] 959. et le
"Rapport médical sur la mission JvlA RCHANO" de 1896-1899, combien
utiles dans lr:s analyses de démographie historique.
On ne s,;lUrair omettre de ciler cette source précieuse à laquelle
nous avons beaucoup puisé à savoir: la collection des J.O. (Journaux
OfficiE'ls) du COf,gO français, puis de l'A.E.F.. Les J.O. renfern'!~'l1t Ui':'=
foule d'informations: circuiaires de politique générale. comptes-rendus
d!opéraliol1~ administféuives Ol! économiques, tex les réglementaires con-
cern ant le s (' j rcon scri pt ion sad min ist r;Jl ive s, rô Je s d 'i rn pÔ1.-; .
CO\\,CLUS10N
Da ns not re dém arche mé thodo 10 giq ue. no usa von s procédé :{
l'analyse de tou~ les documents recueillis selon les plus récentes pro-
blématiques. Nous avons, dans cet examen minutieux des documents,
fait jaillir l'histoire après leurs critiques externes et internes(92) .
Le\\ documents écrits nous ont souvent fourni le cadre chrono-
logique. Ils ont surtout servi ~ vérifier ou périodiser les faits rapportés
p(1r nos informareurs car en Llir. nOliS ne faisons pas J'histoire des
Fra nçais daIl S 1a '=:: LI \\' et tê" COll g0 l" ise. m<! is ce Il t' ci ê S Ban 3 ln ni.
(92)
cL VA\\'SJ \\A \\.1.), DI,' Li lf;lditioÏl orale. L~:lj cil' m~lhnck hi~t()ri(JlIe. Drll"elk~. 10ô 1.
le!. ,L'lIiili.';Jlioi! GèS donnéè~ e-Ihnou:lflhiollè comme- '''lIfi.è' (le' rhis!oire- Coni2rès des
HislŒ'iens ,,\\l'ri. ,i!ns. :\\:llrohl. ]lJÔ). :"'L'tes (te,,[e' lmrfiJll~ J. 71,· ]() 1.
LèS chérchclIr~:k !'ORSrO\\1 ;'\\ Bf:lZZ:I\\'ilk en [OlileS scia:l'~s hlllll:line's on! été nos de·
\\':llKlèrs en l".:'llC méll10de • \\brce'1 GUILLOT C1:llIde ROBll'<EAU. GEORGES el
lv1:lrie·Cbucit IlL PRE, Phillrre REY.,. SOI1I \\'cnus rc'l:t>~': Jean \\'.;\\i":SIN.;\\!

135
DEUXIEME
IARTIE
MISE EN PLACE DES NGALA
"GENS
D'EAU" AU CONGO.

136
A.
L'AIRE CUITURELLE NGALA AU CONGO
L'historiographie
congolaise
a
divisé
l'espace
de
l'actuelle
République du Congo en trois aires culturelles, soit :
- l'aire culturelle kongo, qui couvre toute la partie méridionale
du Congo s'étendant du
"Pool"
(région de Brazzaville) au Kouilou
(région de Pointe-Noire) ;
- l'aire culturelle teke qui couvre tout le centre du Congo, plus
précisément les plateaux du centre dits "Plateaux batéké" ;
- l'aire culturelle ngala, qill couvre presque toute la partie
septentrionale du Congo, depuis les "Plateaux batéké" jusqu'à la frontière
au nord du Congo avec le Cameroun et la République Centrafricaine.
Cette division de l'espace en aIres culturelles repose sur l'étude
de l'histoire précoloniale du Congo.
Mais l'histoire ne pourrait justifier réellement à ce jour que l'existence
de deux aires culturelles: l'aire culturelle kongo et l'aire culturelle teke.
Les peuples dits kongo ont historiquement une ongme com-
mune, une culture commune, une langue commune. Cette zone de civi-
lisation comprenait avant l'arrivée des Français, à la fin du XIXè siècle,
deux royaumes: le Loango et le Kongo.
Le Loango s'étendait sur l'actuelle région du Kouilou et sur une
partie de l'actuelle région du Niari (le pays kunyi). Fondé entre le IXè et
le Xè siècle de notre ère par un des fils de LUKENI, fondateur du
royaume de Kongo, d'après les traditions de cour(92), il restera jusqu'au
XVIIè siècle vassal de ce prestigieux royaume.
(92) cf. HA GENB UCHER - SA CRIPANTI ,Les fondements spiritue1s du pouvoir au rayau-
me de Loango.

137
Le Kongo occupait dans sa majeure partie le nord de l'actuelle
République d'Angola . Ne s'étendait sur l'actuel espace de la République
du Congo, en excroissance, que la province de Sundi.
La langue, le kikongo, était parlée aussi bien au Loango qu'au
Kongo.
Ce sont les grandes migrations(93) consécutives à la traite
négrière atlantique qui anlenèrent les Kongo à quitter leur "regnum" et
à se déverser dans les actuelles régions du "Pool", de la Bouenza, du Niari
et de la Lékoumou. Ces grandes nugrations qui s'échelonnèrent, sans
discontinuité, du XVIè au XVIIIè siècle obligèrent les Teke,
anciens
propriétaires de cet espace s'étendant jusqu'au pays k unyi, à se replier
sur les plateaux sablonneux du Centre dits "plateaux batéké". La zone de
civilisation
kongo est ainsi,
scientifiquement,
une
indiscutable réalité
humaine. Dans cette aire, seules les variantes dialectales permettent une
répartition des honunes en sous-groupes.
Les Teke(94) ont, eux aUSSI, une ongme commune, une mstoire
commune, une culture commune, une langue commune, le kiteke, parlée
dans tous les "plateaux batékés". Ils se recoIDlaissent tous descendants de
l'ancien royaume du Makoko .
Mais on ne saurait rassembler de la sorte tous les peuples du
Nord-Congo dans un seul espace de civilisation. On ne peut scientifi-
quement soutenir qu'un Djem de la région dite la "Sangha" ou un Bondjo
de la région dite "la Likouala" soit de la même zone structurelle qu'un
Koyo de la région dite "La Cuvette congolaise".
(93) cf. NDINGA-MBO (A.), Introduction à l'histoire des migrations, 80-81
(94) cf. NDINGA-MBO (A), Introduction, 49-50

138
Cette VISIOn des choses est malheureusement le reflet de la
connaissance à ce jour des peuples de la partie septentrionale du Congo.
D'où notre souci de faire partir la "~/Iise en place" de notre thèse par la
définition linguistique de l'aire culturelle ou zone de civilisation ngala
au Congo.

139
1 - DE LA DÉFINITION DES AIRES CUITURELLES ET ZONES
DE
CIVILISATION
Le problème de l'ambigUïté d'une telle définition se trouve
clarifié dans la détermination des méthodes d'approche. Des anthropolo-
gues africanistes ont, avant nous, tenté de dégager les paramètres devant
permettre la définition des aires culturelles. Il est important d'évoquer ici
leurs
tentatives.
1.
La méthode de MAQUET
L'anthropologue
Jacques
MAQUET
dans
sa
contribution
à
l'ouvrage collectif offert en hommage au Professeur Daryll FORDE(95)
a rappelé les essais de FROBENIUS (approche globale) et de BAU-
MANN etWESTERNIANN (approche ethnologique)(96). Par approche
ethnologique, il faut ici comprendre, selon l'acception en usage chez les
anthropologues sociaux anglais, "la science qui classe les peuples dans
les
termes
de leurs
caractéristiques raciales
et culturelles,
qui
tente
d'expliquer celles-ci par leur histoire ou leur préhistoire"(97).
Ces approches subirent l'influence du fonctionnalisme, alors de
mode, lié au difusionnisme, au panlinguisme et surtout à l'idée d'une
dénivellation entre les civilisations et les cultures.
Le résultat en fut que l'approche dominante fut axée sur l'unité
m~leure constituée par la société globale, identifiée par un nom et
considérée comme fondée sur une culture intégrée.
(95) MAQUET, The cultural Units of Africa, in Man in Africa (1972),3-13
(96) BA UMANN et WESTERMANN, Les peuples et les civilisations (1970)
(97) BEATTIE, Introduction à l'anthropologie sociale (1972), 31

140
L'enquête ethnographique de l'Afrique entreprise vers les an-
nées 1930 par Daryll FORDE et ses collaborateurs fonde ses classifica-
tions sur des critères disparates. Tantôt, c'est l'origine commune qui est
pnse en considération, tantôt la communauté linguistique comme critère
d'apparentement, tantôt la proximité géographique sur un même territoire,
ou encore le concept de race ou de la religion, et des fois le système de
descendance comme quand on parle des populations matrilinéaires de la
Tanzanie orientale(98). Dans ce dernier cas d'ailleurs, reconnaissons
qu'ils s'approchaient d'une analyse structurelle de la parenté englobant le
premier cas, expliquant les deux autres et préparant une vraie histoire
générale
anthropologique.
Du reste, l'effort ici n'a principalement qu'une visée pratique, à
saVOIr, "offrir un résunlé accessible des données relatives aux sociétés
africaines traditionnelles à l'intérieur d'un ouvrage monographique". Les
apparentements suggérés sont d'ailleurs mal définis dans leur fondenlent.
Et MAQUEr de faire remarquer que la réaction fonctionnaliste aux
excès de l'évolutionnisme et du difusionnisme, bien qu'ayant produit de
bons résultats en Afrique, a entraîné malgré tout des obstacles et des
appauvrissements,
et notamment l'obscurcissement des
identités
cultu-
relles par la diversité "sociétale" (= des sociétés globales ).
NLAQUET montre ensuite, en gUIse d'illustration, que dans la
région interlacustre par exemple, il y a des phénomènes qui semblent
traverser les frontières "sociétales". De l'anthropologie restreinte à l'an-
thropologie
"généralisée",
on
"traverse
la frontière"
d'un mouvement
collectif complexe dénOlmné mST OIRE !
(98) C'est le titre de la monographie écrite par l'anthropologue BEIBELMAN, The matrili-
nea1 people of Eastern Tanzania.

141
Poursuivant
son
argumentation, NIAQUET souligne le fait
qu'une approche par le concept de société globale uniquement ne pennet
guère de traiter des relations existant entre diférents aspects et différents
niveaux de la culture, tels que les styles artistiques, les aspects politiques,
économiques de la même culture. Il rappelle qu'il n'y a jamais corres-
pondance parfaite entre société globale et culture globale et, en tout cas, que cette
correspondance n'épuise pas la richesse des phénomènes culturels.
S'agissant de la question Cluciale, à savoir, comment diviser le
continent africain en unités culturelles, MAQUET suggère deux façons:
- la répartition horizontale par compartiments de la culture.
Exemple
considérer les arts graphiques et étudier toute la sculpture
africaine sans considérer ses origines sociétales comme pertinentes ;
-la répartition verticale, c'est-à-dire en prenant comme point de
départ les sociétés globales, une telle opération suivant, bien sûr, des
lignes
théoriques
indiquant
au
chercheur l'élément
crucial
pertinent.
Exemple
un modèle culturel d'une société de chasseurs peut être
construit à partir du cas des Pygmées (Bambuti) de la forêt de l'Ituri (Zaïre)
ou des Kung Bushemen du Kalahari. C'est précisément le modèle proposé par
lui dans "Les Civilisations noires"(99). Mais ici, plutôt que de types "culturels",
nous avons à faire à des degrés spatio-historiques de civilisation!
L'anthropologue MAQUET est en définitive pour une méthode
de convergence entre les deux démarches, tout en rappelant fortement
que, finalelnent, la seule réalité culturelle vraie réside dans le "continuum",
toutes nos catégories n'étant que des créations mentales de l'observateur, les-
quelles établissent ordre et intelligibilité. L'idée d'un" continuum" concret et d'une
totalité explicative est celle même de Karl MARX qui fonde
l'approche
structurale!
(99) MAQUET (1), Les Civilisations noires (1962)

142
2.
La méthode de KUPER, LEYNSEELE et VANSIN A
Assez récemment, dans un article qui se veut une contribution
de l'anthropologie
sociale
au problème
de
l'expansion
bantu, Adam
KUPER et Pierre LEYNSEELE critiquent(100) sérieusement les thèses
des tenants des aires culturelles, en invoquant:
1). l'absence d'ull principe de sélection de certains traits
2). l'accent exagéré placé sur la culture matérielle, alors que les traits
matériels se diffusent plutôt aisément de façon isolée;
3). les frontières proposées en tant que intuitives et idiosyncrasiques.
Les auteurs passent en revue les classifications faites :
a) par J.:~1.J. HERSKOVITS auxquelles ils reprochent, en ce
qw concelne sa fameuse aire du bétail de l'Est africain(l01), d'être
"mono-culturelle" et, de toute façon applicable à tous les peuples pasteurs
ou semi-pastew's
b) par MURDOCK, lequel aurait commis de fausses inférences,
notamment en faisant croire que l'on peut sauter d'une diversité régionale
à une unité évolutive sans problènle et que des peuples parlant des
langues
apparentées sont nécessairement liés
génétiquement.
En bref, affirment A. KUPER et P. VAN LEYNSEELE, la
reconstruction socio-historique chez MURDOCK est hasardeuse, quelle
que soit la solidité des matériaux ethnographiques sur la base desquels il
veut bâtir sa reconstruction ;
c) par PRINS(102) qui distingue deux niveaux de données pour
la classification, le niveau des critères infrastructurels (économie, histoi-
(100) cf. KUPER et Van LEYNSEELE, Social Anthropology. .. in Journal of the Internatio-
nal African Institute, 48, (1978),3,35-50.
(101) cf. pour le concept d"'aire culturelle" etles applica tion'>
HERSKOVITS (1.), Les bases de l'anthropologie culturelle (1967), p. 112
(102) cf. PRINS,Culture provincies in Africa, in Kongo Overzee, 19, 4 (1953), 289-355.

143
re et aspects linguistiques) et le mveau des critères structurels (modes
d'or ganisation sociale).
Ce point de vue est critiqué paiVANSINA(lü3),notamment en
nuson de l'absence d'une pondération des critères. VANSINA décourage
ensuite quiconque espère parvemr à une classification génétique. D'où la
solution qu'il propose, à saVOIr : lme classification synchronique sur la
base des ressemblances ou dissemblances à l'état actuel, ou plus exac-
tement à l'état où les sociétés africaines se trouvaient lors de l'impact
européen. D'où également la nécessité de séparer les deux points de vue,
quitte à les comparer par la suite.
VANSINA dégage ensuite sa hiérarchie des critères (écologi-
ques et économiques, structurel, intellectuel et teclmique) en postulant
un déterminisme régressif à partir de l'économique, à travers le structurel
jusqu'au culturel sur l'axe du modèle marxiste classique. C'est bien
l'inconvénient du tenne "culturel" qui désigne patfois à l'allemande les
infrastructures et les civilisations qu'on veut prétendre infélleures, tan-
tôt, irréversiblement, à la française, les suprastluctures!
Les critiques de VANSINA estiment que chez lui interviennent
finalement des
critères incontrôlables,
privilégiant certains aspects.
KUPER et VAN LEYNSEELE s'appliquent à démontrer qu'une
comparaison des structures plutôt que des traits peut fournir une base
pour des hypothèses génétiques.
(103) VANSINA (1), Il Les zones culturelles de l'Afrique Il , inAfrica-Tervuren, 7, (1961), n02,
41- 46

144
3.
La définition des airs culturelles: nouvelle approche{104}
La lecture attentive de l'ouvrage de BAUMANN etWESTER-
MANN fait
ressortir l'idée
maîtresse
qui
guide
sa
classification de
l'Afrique en aires culturelles:
l'écologie.
Ce qui
veut dire que toute
culture humaine, en l'occWTence celle de l'Afrique, est détenninée par la
géographie.
Ce
déterminisme
de
l'environnement a
crée l'élevage
et
l'agriculture.
Après avoir déterminé le noyau ou le berceau où se sont
développées ces deux activités (l'Afrique Occidentale), les auteurs de
"Peuples et Civilisations de l'Afrique" expliquent leur extension à travers
le continent africain : à partir de la pratique de l'agriculture ou de
l'élevage,
eux-mêmes
détenninés
par
les
nécessités
géographiques,
l'homme va OIganiser sa famille, son travail, ses moyens de subsistance,
sa religion (exemple : les différents rituels religieux liés à l'élevage du
bétail), son oganisation étatique ou non-étatique.
On doit critiquer dans cette thèse le détenninisme. Nous recon-
naISsons certes l'importance de l'environnement géographique qui, d'une
maIrière ou d'une autre influence les civilisations ; mais le cadre de la
classification de BAUNIANN et WESTERMANN est atemporel et pré-
sente un caractère statique. Le paramètre d'ordre écologique devait être
combiné à d'autres, à savoir
- la langue;
- les modes de production et leurs articulations (ou les systèmes
économiques et socio-politiques)
;
- les expériences historiques communes (expériences modelant
la façon de vivre et la conception de l'existence)
0(4) Communicationfaiteà1a Réunion des Experts UNESCO sur "Lesspécificitéset1escon-
vergences culturelles dans les différentes zones de l'Afrique au sud du Sahara", Accra
(Ghana), 18 - 22 Février 1980 en complément du texte proposé par les chercheurs zaï-
rois BIMANYU et MBONYNKEBE

145
- les conceptions du monde et les modes de pensée.
Réellement la langue est le paramètre le plus important pour
déterminer une aire culturelle ou la spécificité d'une culture. Elle est ce
qu'il y a de plus stable dans une culture.A coup sÛT, l'étude systématique
des langues dans une perspective historique pourrait éclairer aujourd'hui
la réalité du Congo. On passe donc sous le couvert du terme ambigu de
culture du milieu aux suprastructures. Nous voilà acculés à rappeler que
"écologie" ne signifie nullement le milieu, dételminatif na'il, mais la
réaction de l'homme à ses milieux divers.
La langue est le paramètre essentiel. Elle est le point de départ,
nécessaire. On doit la considérer d'une manière indépendante; et c'est
seulement ensuite que l'on pourrait considérer les autres paramètres, à sa
lumière. Cette manière de privilégier un critère, apparemment
supras-
tructurel, n'a rien d'anti-marxiste. Elle détruit au contraire le matérialis-
nle vulgaire,le pseudo-marxisme au profit du sens de la totalité, du
véritable .NIARX. Car la langue est d'abord un phénomène concret, un
phénomène social,
pUlS un fait "culturel", c'est-à-dire intellectuel.
Les autres paramètres sont aussi importants. Les expressIOns
comme "l'Afrique Soudanienne", "le Sahel", "les Pays du Littoral atlan-
tique", "les Royaumes des Savanes du sud", "les Pays du Sénégal-Niger",
"les Pays des Grands Lacs" ... révèlent la place iInportante de l'environ-
nement dans toute tentative de définition des aires culturelles.
Au Congo même, les régions administratives ont des dénomina-
tions tirées de leur milieu spécifique : "la Likouala"; "la Sangha" ; "la
Cuvette'" , "les Plateaux" ., "le Pool" ., "la Bouenza" ., "la Lékoumou" ., "le
Niari" ; "le Kouilou". La géographie physique ne prime probablement

146
pas
; malS elle fonde,
L'histoire anthropologique totale, générale ou
régionale, n'y trouve ni sa cause, ni sa définition, mais son assiette.
L'étude scientifique du Congo physique débouche sur la divi-
sion du pays en trois milieux :
- la forêt;
la cuvette congolaise
- les savanes du sud.
Chacun de ces milieux a conunandé dans l'histoire précoloniale
les hommes à opter pour tel ou tel mode de production : concept qui
implique aussi bien la façon dont les honunes se sont organisés pour produire
des biens que les rapports qui se tissent à l'occasion de cette production.
Ce qui pennet de distinguer au Congo :
a) - les peuples de la forêt équatoriale qm sont Olganisés en
formations sociales :
- à mode de production généralement lignager ;
- à patrilinéarité dans les règles d'héritage et de succession.
La chasse étant ici l'activité rurale principale, il est évident que
l'honune a ICI une place prépondérante;
b) - les peuples de la cuvette congolaise (zones marécageuses et
rebords de la Cuvette congolaise) qui sont structm~és suivant le mode de
production dit prestataire (la prestation est le prélèvement cheffal, non
codifié, sm' les produits de la chasse, la pêche, la cueillette, l'agricultu-
re... ; donc un telme différent de tribut !) et organisés en "grandes
chefferies". Ici la pêche et l'agriculture sont des acti vi tés rurales "com-
plémentaires". Peut-être à cause de cela, les règles de succession et
d'héIi.tage paraissent peu claires
lnieux, on pratique ici et la patIi.linéa-
Ii.té et la mateIi.linéarité.

147
Cette particularité mérite d'être étudiée. Elle constitue en effet un type;
c) - les peuples des savanes dites du sud qui sont structurés
suivant le nlode de production tributaire, organisés en royaumes et à
matrilinéarité dans les règles d'héritage et de succession.
A l'heure actuelle, bien sûr, aucun de ces modes de production
n'existe
à l'état pur puisqu'ils ont tous été incorporés dans le mode de
production capitaliste. Persistent cependant les élélnents procédant de
ces modes de production précapitalistes. Ces élénlents ont toute leur
importance aujourd'hui surtout dans la vie sociale, dans la conception du
monde et les modes de pensée. Ces survivances peuvent varier de forme
et d'intensité
suivant l'environnement
où l'on se
trouve.
Elles
sont
différentes selon qu'on se trouve en ville ou dans les campagnes.
CONCLUSION
Visiblenlent, l'environnement et les modes de production res-
tent des paramètres efficaces uniquement dans la définition des aires
culturelles du Congo précolonial.
La colonisation a imposé des systèmes nouveaux en matière de
législation, de religion, d'éducation, d'idéologie .. : les mêmes partout au
Congo.
Comment dans ces conditions identifier une aire culturelle ?
La langue reste, seule, opératoire résUlllaIlt la totalité. C'est
d'ailleurs elle qui nous a permis de circonscrire au Congo l'aire culturelle
dite ngala.

148
II - L'AIRE CUITURELLE NGALA
DÉFINITION LINGUISTI-
QUE
Le linguiste GUTHRIE a entrepris lUle étude, qui sert encore de
référence sur les langues parlées en Afrique Centrale(105). Si l'on s'y
rapporte, les peuples maîtres aujourd'hui de la Cuvette zaïro-congolaise
parlent les langues Bantu et sont classés dans la zone C.
Pour bâtir sa classification, GUfHRIE a fait une étude compa-
rative des faits lexicaux, phonologiques et grammaticaux des langues
Bantu,
ainsi
qu'une
étude plus
détaillée
de
28 langues
considérées
comme
langues-témoins.
Ici dans la Cuvette congolaise, le mbosi, langue parlée par la
majeure partie de ses habitants, a été choisie comme langue-témoin, donc
comme tête de liste" GUTHRIE a ainsi rassemblé dans le C 20 groupe
Nlbosi presque toutes les langues parlées dans la Cuvette congolaise :
C20 Groupe Mbosi
21 Mboko
22 Akwa
23 Ngare
24 Koyo
25 Mboshi
26 Kwala (ou Likwala)
27 Kuba (ou Likuba)
Il a étendu son étude à l'entre Congo-Oubangui et à la Cuvette za"iroise et
a relevé, classés toujours dans la zone C, les autres groupes proches
linguistiquement. Il s'agit de :
CIO Groupe Ngundi (Congo et Centrafrique)
Il Ngundi
(l05) GUTHRIE (M.), Comparative Bantu(1967-1970)

LA
CUVETTE
CONGOlAI SE
Carte
ethnique
[ 0' a p r è 5
GUTHRIE]
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GROUPES OUBANGUIENS
Baya
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Ngbak<l
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Kaka Pomo
BOmassa
Banguili
Goundi
Ikenga
Bomiloba
GROUPE
SANGHA
[ Baboté Kabonga Bondjo Enyelle Bondongo Bangala
IJIIill GROUPE MBOCHI
[MbOchi
Kouyou
Makoua
Mboko
Llkouala
L1kouba
Bonga
Boubangui
Moye
Ngare
~~­ GROUPE TEGUE
Tegue'
Ojikini
Tegué
BangangolllOu
Baboma
Z//Z}- GROUPES GABONAIS
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Bakola
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GROUPES
CAMEROUNAIS [ D'
LA
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_ Jem
i"labeza
Bakouelé
Bomouali
lino
!.........4_= &:a~lZ2&x.

153
- Likuba (Congo)
:Ngaï, nasoke mboka otonga ndako
- Bomitaba (Congo)
Ngaï, nakei mboka eke otonga ndako
- Enyele (Congo)
Ngaï, nakei mboka botonga ndako
- Impfondo (Congo)
Ngaï, nakei 0 mboka mpfoa ya itonga ndako
- Baloi (Zaïre)
Ngaï, nakei mboka natonga ndako
- Liboko (Zaïre)
Ngaï, nakei 0 mboka na kotonga ndako
- Mpama (Zaïre)
Ngaï, nakei mboka otonga ndako
- Lusakani (Zaïre)
: Ngaï, munoke omboka notonga ndako
- Libindza (Zaïre)
: Ngaï, nakokende 0 mboka nakotonga ndako
- Banunu (Zaïre)
Ngaï, natnoke 0 mboka notonga ndako
- Bobangi (Zaïre)
Ngaï, nakoke 0 mboka notonga ndako
- Lingala (Congo)
: Ngai,nakei na mboka kotonga ndako.
Nous croyons
que la classification de GlITHRIE, bien que
juste dans l'ensemble, mérite d'être revue dans le détail.
Il serait par exemple plus juste de sortir les Kwala (Likwala)
et les Kuba (Likuba) du groupe C20, et les Bongili du groupe CIO pour
les intégrer dans le groupe C30. Le C30 rassemblerait ainsi tous ces
peuples que l'on désigne couramment par Bobangi, habitants du "pays
des confluents" ou fond de la Cuvette congolaise et des deux rives du
fleuve Congo, depuis le "pays des confluents" jusqu'à Mpouya (cf.
Cartes n° S 3 et 5)
GlITHRIE n'a pas résolu le problème inlportant du nom géné-
nque des peuples rassemblés dans le C.

Il
'hA
20 NE
D'EAU DE LA
,
i
,~',:;,R,é p"artition des groupes ethniques Ngala
" ,
'1'.
:-_·1, : <j,:.
:~ .
,
légende
1 Mbosi
7 Li ku ba
2 Koyo
8 Bonga
3 Akwa
9 Bo bangi
4 N dongonyama
10 Sangha-Sangha
5 Likwala
, 1 Bongili
6 Bu enyi
12 Bomitaba
13 Moye
Ech.de
1/1.400.000

150
12 Paude et Bodongo
13 Mbati
14 Bomitaba
15 Bongili
16 Lobala
C3Ü Groupe Bangi
Ntomba (Congo et Zaïre)
31a Ngiri (Mabale, Iboko, Nunu, Doko, lVlowea)
31b Loi
32 Bobangi
33 Sengele
34 Sakata
35 BoHa, Ntomba-Bikoro
36 Losengo a. Poto
b. Mpesa
c. lVlbudza
d. lVIangaia (Lingala)
e. Boloki
f. Kangana
g. Ndolo
37 Buya
C4Ü Groupe Ngombe (Zaïre)
41 Ngombe
42 Bwela (Lingi)
43 Bati (Benge)
44 Boa (Bali, Bango)
45 Beo
C5Ü Groupe Soko- Kele
51 Mbesa

151
52 So (Soko)
53 Poke (Topoke)
54 Lombo (Turumbu)
55 Kele (Lokele)
56 Foma
C60 Groupe Mongo-Nkundu (Zaïre)
61 l\\!longo-Nkundu
62 Lalia
63 Ngando
C70 Groupe Tetela
71 Tetela
72 Kusu (Kongola - Fuluka)
73 Nkutu
74 Yela
75 Kela (Lemba)
760mbo
C80 Groupe Kuba
81 Dense (Nkutu)
82 Songomeno
83 Bushongo (Kuba)
84 Leie
85 Wongo (Tukungo)
Ces
populations,
proches linguistiquement,
occupent un im-
mense territoire qui pourrait se subdiviser en trois ensembles géographiques:
- la région comprise entre le boucle du fleuve Zaïre et la rivière Kassaï
au sud. Gny retrouve les groupes dénommés parGUTHRIEC40,CSO,C60,C7G;

152
-l'entre Congo (Zaïre) - Oubangui où l'on retrouve le groupe C30 ;
- le pays des rivières ou Cuvette congolaise où l'on retrouve les
groupes CIO et C20.
JACQUOT dans son "Inventaire et classification des langues
du Congo-Brazzaville"(I06) a repris GlJTHRIE, en partant du Mboshi
comme langue-témoin
Groupe Mboshi
1. Mbosi
2. Koyo
3. Akwa
4a. Mboko
4b. Ngare
5. Likwala
6. Likuba
Il n'y a en dfet fondamentalement pas d'opposition entre le C20
de GUTHRIE et le Groupe Mboshi de JACQUOT. Pour nous, Koyo de
naissance,
l'inter -compréhension entre toutes ces langues n'est pas à
démontrer. Pour une meilleure illustration voici, dans la plupart de ces
langues la phrase sui vante :
"Je vais au village construire lllle maison"
- Koyo (Congo)
Nga, lizwa nlboka etonga ndako
- Mbosi (Congo)
Nga izwa mboa otonga ndai
- Akwa (Congo)
Nga, ikendi mboa etonga ndago
- Bongili (Congo)
N gaï; nake mboka na kotonga ndako
- Moyi (Congo)
Ngaï, nakeke 0 mboka notonga ndako
- Likwala (Congo)
Ngai"·, nake ombowa notonga ndao
(l 06) JACQUOT (A.), "Les langues du Congo-Brazzaville", in Cahiers ORSTOM (Série
Sc. Humaines), 1971.

155
S'il est aujourd'hui facile de désigner par exemple les peuples
du groupe B de GUTHRIE par Tyo ou Teke, comment par ailleurs désigner ceux
qui sont rassemblés dans le groupe C ? La dénomination "Bangala" paraît
aujourd'hui consacrée par l'usage pour désigner tous les peuples du groupe C de
GUTHRIE; le "Lingala" est considéré comme leur langue commune.
Ce point de vue populaire sur le nom générique ne
trouve
malheureusement
pas
l'assentiment
de
toute
l'opinion
intellectuelle,
surtout originaire de la Cuvette congolaise.
Les Mbosi prétendent, parce que plus nombreux, que tous les
autres peuples de la Cuvette congolaise sont des sous-groupes III bosi : ce
que rejettent les Koyo, Akwa, Likuba, Likwala, Ngare, Mboko. Les
Koyo opposent à cet agulnent qu'ils trouvent subjectif justifiant quelque
"leadership" régional, un argument géographique: qui paraît infirmer le
point de vue populaire. Lorsqu'un Koyo dit "ng'izwe
mongala": "je vais
à mongala", cela signifie au vrai "je vais dans le "pays des confluents",
particulièrement entrecoupé par de nombreux chenaux (cf Carte : "les
principaux chenaux reliant la Ngiri au fleuve Zàire et la boucle du
Congo". "Mongala" signifie en koyo "chenal" ; "mingala", les chenaux;
bangala, les habitants du pays des chenaux, lingala, leur langue.
C'est donc par extension, affirment les Koyo, que cette déno-
mination a été retenue par les
autres
groupes ethnolinguistiques du
Congo, les Teke et les Kongo, pour désigner les groupes ethnolinguisti-
ques mbosi, koyo, akwa des "hautes terres" de la Cuvette congolaise.
Les Bobangi "lato sensu" (Bobangi, Moye, Likuba, Buenyi, Likwa-
la ...) ne se retrouvent pas eux non plus dans cette dénomination de
GUTHRIE et JACQUOT. En réalité, le terme "Bangala" vient du fond de
la Cuvette zàiro-congolaise. En relisant la carte linguistique de GurHRIE,

, .-;:~~i.'
r,
t;
"
r
p.
.
c::·'.
. ...~.,.
.:,."
........ ";-:
~--' .....'.
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'l'o'
:~. ',.
,,;...
• ~..;' .~:~t".;. .'
...'~' ,: ;.
(Groupe C de M. GUTHRIE )
(les chiffres renvoient à la c lossification
cf ted'l)
.~

157
il existe un sous-groupe "Mangala" dans le C30 répertorié C36d, faisant
paItie du sous-groupe Losengo (C36), lequel fait partie du groupe Bangi
Ntomba ou C30 dont on retrouve les représentants aussi bien au Zaïre
qu'au Congo.
Le sous-groupe C36d ou Mangala habite l'entre Congo (Zaïre)-
Oubangui, en territoire zaïrois. Cette dénomination dérive, d'après les
Iboko, habitant l'entre Oubangui-Zaïre du terme "ngala" ou "mongala" qui
signifierait "bras de rivière", "chenal" ou "rivière large de 50 à 20 mètres".
Comment un si petit peuple aurait-il pu donner son nom à lUle
langue,
considérée
aujourd'hui,
eu égard
à
son importance,
comme
laIlgue nationale, et au Congo et au Zaïre ? Les lVIangala (Bangala)
auraient-ils
eu lUl rayonnement politique
ou économique quelconque
dans ce "pays des confluents" avant l'aITIvée des Européens ? Nous
pensons là à l'expansion du Kikongo due au rayonnelnent politique du
royaume de Kongo dans l'ouest de l'Afrique Centrale avant l'arrivée des
Portugais à la fin du XVè siècle.
Il est dommage que les traditions historisantes sur ce peuple,
recueillies par le belge OVERBERGH au début du siècle(l07) puis par
le chercheur zaïrois :MUMBANZA mwaBAWELE(108), soient si muettes
sur cette question.
Se pose ainsi le problème de la genèse de la langue Li ngal a, de
sa diffusion et de son extension. Comme l'ethnonynle "Bangala" dont il
(107) OVERBERGH (V.), Les Banga1a
(108) MUMBANZA MWA BA WELE, "Y a -t-i1 des Banga1a? Origine et extension du terme "
in Zaïre-Afrique, XIII (1973), pp. 471-483.
La substance de notre développement sur" les conditions historiques qui ont permis la
naissance et la diffusion de la langue Lingala provient essentiellement de cet article.

158
dérive,le tenue
"Lingala" a suscité et suscite encore de nombreuses
discussions. TI est admis aujourd'hui que le Lingala est une langue mixte,
une langue synthétique, un véritable pidgin qui comprend fondamentale-
ment les éléments lexicaux de toutes les langues du groupe C.
Nous exposons ici les conditions historiques qm ont penms la
naissance et la diffusion
de cette langue. Les données linguistiques
n'interviennent pas dans notre exposé pour deux raisons : d'une part parce
que nos connaissances sont trop élémentaires dans ce domaine ; d'autre
part parce que les linguistes l'ont mieux fait ailleurs. Le Lingala est une
création des riverains, "Gens d'eau", établis sur les bords du fleuve
Congo et les deltas de ses affluents, entre le "Stanley-Pool" etLisala. Beaucoup
de ces groupements font partie des peuples riverains de l'entre Za·.ire-Oubangui.
Quand et comment cette langue fut-elle créée ?
L'histoire du peuplement de la Cuvette za·.iro-congolaise peut
réellement aider à répondre à cette question.
Connue nous le développerons plus loin, nous croyons que déjà
aux XVIè-XVlIè siècles les Bobangi étaient les partenaires commer-
ciaux des Teke : ce commerce a dû naître à l'époque de l'apogée de ce
royaume. Les Teke qui sont de tout temps des "i'rriens" avaient certai-
nement abandonné "l'empire de eaux" aux Bo bangi, et les échanges
conlpensatoires
entre
les
deux
connuunautés
soudèrent
depuis
cette
époque cette alliance. Les Bobangi en effet étaient les "maîtres" des
rives du fleuve Congo, jusqu'à Mpouya, à l'entrée du "Couloir" menant
au "Pool". Ils étaient ainsi fortement implantés au coeur du royaume,
bénéficiant visiblement de la tolérance des Unkoo teke. Il n'y a pas eu de
conquête des eaux du royaume teke par les Bobangi ; il y a eu répartition

159
des "espaces" et cohabitation des deux conununautés "Maîtres des ter-
res", les Teke durent d'ailleurs implanter des stations de péage le long du
fleuve:
voilà une preuve du "protocole d'accord" signé par les deux
peuples
Ces faits ont dû se dérouler à l'époque de la récession du
royaume teke. Soulignons en passant que ce recul teke des XVIIè-XIXè
siècles
masque
encore
aujourd'hui
au
chercheur
l'ancienne
primauté
démographique de ce groupe. Vendant leurs neveux aux courtiers es-
clavagistes de la côte, conune l'affirment tous les écrits précoloniaux, les
princes Teke ont été en réalité les premiers à couper la branche où ils
s'asseyaient. Les épidémies coloniales (109) firent le reste.
Mais jusqu'au XVIIè siècle, les conditions pour la formation
d'une langue distincte pour les besoins de contact n'étaient pas réunies.
Il n'y a jaInais eu dans l'histoire du Congo, de tout temps, de langue
particulière de contact, espèce de pidgin, entre les Teke et les autres
peuples voisins du royaume. Le courtier kongo, le Viii et le Bobangi se
devaient de connaître la langue de leur partenaire de commerce du
"Pool", à savoir le kiteke (l10). De même à cette époque, les di vers
contacts entre les "Gens d'eau" dans un cadre régional étaient facilités
par la parenté des parlers. Les parlers des Bobangi "lato sensu" éche-
lonnés le long du fleuve Congo depuis Mpouya jusqu'à Tsumbiri et du
bas Oubangui jusqu'au confluent de l'Oubangui avec la Ngiri, les paI"lers
des Baloi et des Libinza de la basse et de la moyenne Ngiri, ceux des
Eleku depuis le confluent du l'Oubangui avec le fleuve jusqu'à Lolanga,
ceux des Boloki depuis Lolanga jusqu'à Bobeka au confluent de la
(109) DUPRE (M. C.), Les T eke t'jaayi. "En 1913, 5% des Teke forestiers furent décimés"
(110) E. O. nO l

160
Mongala, en passant par des groupes intennédiaires Mabala, Iboko et
Losengo, et enfin ceux des Bapoto,. de Lisala, parents des Losengo sont
très apparentés les uns aux autres. ils appartiennent tous au groupe C de
la "Section Bantu du nord-ouest". Les habitants ici communiquent faci-
lement entre eux en utilisant simplement chacun son dialecte. L'inter-
compréhension immédiate souligne que tous ces dialectes sont un même
groupe. Les mêmes contacts se faisaient sans beaucoup de peine avec les
voisins Ngombe et l\\iIongo de la Cuvette zaïroise établis près des bords
du fleuve, et avec les voisins lVlbosi et Koyo du delta de l'Alitna et du bas
Kouyou.
Les rapports de
voisinage, les déplacements temporaires ou
définitifs, dus surtout aux facteurs économiques conune la pêche saison-
nière, avaient eu comme conséquence l'adoption de certains mots empruntés
aux parlers voisins. Certains voyageurs parlaient même parfaitement plusieurs
de ces dialectes. Nous partageons l'avis de HULSTAERT qui écrit:
"Cela n'implique nullement l'existence d'une "langue com-
merciale".
La parenté des dialectes et la facilité avec la-
quelle les indigènes assimilent les différences entre idio-
mes rapprochés suffisent amplement à expliquer la pos-
sibilité de ces relations"(ll 1).
Vint alors avec l'organisation à l'intérieur de l'Afrique Centrale
de la traite négrière atlantique, le développement du "commerce à longue
distance" dont les produits principaux furent les esclaves, l'ivoire et les
marchandises
européennes.
Ce
conunerce touchait non seu1elnent les
"Gens d'eau" mais aussi les populations des "terres fermes" de la Cuvette
zaïro-congolaise. Ces pseudopodes du grand négoce capté par la mer,
lancés vers l'intérieur, transformèrent tous nos peuples en intermédiai-
res, et chacun d'eux se battit avec son voisin à la recherche de l'inuné-
(111) HULSTAERT, Il Lingala" , in Aequatoria, II (1940), 38

161
diateté, c'est-à-dire des gros profits. Cette circulation des honunes et des
biens dans une zone aussi vaste créa alors les conditions de l'éclosion
d'une langue de contact. C'est à cette époque (XVIIè-XIXè siècles) que
les Bobangi qui commerçaient depuis très longtemps avec les Teke
entrent en contact avec les marchands kongo, déja maîtres du "Pool", les
pombeiros (courtiers venant de la côte d'Angola) et les mubiri (cour-
tiers venant du royaume de Loango) aux foires du "Pool". Par ces con-
tacts, ils adoptèrent un certain nombre de mots désignant les objets
Inconnus
auparavant.
Progressivement,
les
trafiquants
bobangi de
Tsumbiri et de Bolobo remontèrent le fleuve et touchèrent ceux de
Nkunda (à l'embouchure de l'Alima), de Bonga (au confluent de la
Sangha avec le Congo), de Lokolela, I1ebo, Wangata, Lolanga... Ils furent
imités dans
ce "commerce à longue distance" par les N gele et les Eleku
qui allèrent jusque chez les Iboko-Mabale et les Bobeka à l'embouchure
de la Mongala. Partout où ils allaient, ils n'utilisaient que leur propre
parler contenant les mots techniques nouveaux que les autres natifs du
fleuve apprirent ainsi. Les nouveaux produits comnlerciaux et les nouveaux
systèmes d'échanges ont donné naissance à un vocabulaire commun à tous,
désormais utilisé dans les différents dialectes du "pays des confluents".
Lorsque tous les "Gens d'eau" entrèrent de plein pied dans le
commerce et se mirent à parcourir le fleuve dans les deux sens, sans
oublier les Ii.vières, affluents du Congo qui fournissaient le gros des
produits commerciaux, les emprunts se firent de plus en plus nombreux.
Désonnais, les trafiquants utilisent plusieurs mots importants pour se
faire nneux comprendre des clients, selon qu'ils appartiennent à telle ou
telle partie de la Cuvette. Ces mots empruntés aux voisins ainsi que ceux
apportés du bas fleuve fonnent le noyau d'une nouvelle langue qui
s'eruichit avec les particularités locales. Cette nouvelle langue n'est plus
ni le parler des Bobangi, ni ceux des autres groupes de la Cuvette za"iro-

162
congolaise. C'est la langue commune de la Cuvette, la langue commer-
ciale. Elle comprend aussi bien des mots de tous les groupes riverains,
que les mots ngombe et nkundo-mongo pour le Zaïre , mbosi, koyo,
akwa... pour le Congo. Le vocablÙaire demeure d'ailleurs le premier
produit, brut et facile, de l'échange. NIais la construction d'une grammai-
re,
d'une syntaxe, puis d'une véritable stylistique commune implique une
parenté Oli.ginelle étroite, une structure commune, un phénomène de masse!
Au moment de la pénétration européenne, cette langue pouvait
être considérée soit connne le parler des
Bobangi transfonné,mêlé
et
adapté aux besoins du commerce, soit comme un autre parler du fleuve
comprenant de nombreux éléments
bobangi et autres.
En efet,cette
"langue du fleuve" ou langue d'échanges, variait considérablement avec
le groupe qui l'employait : toutes les lacunes étaient comblées par les
Inots de sa propre langue "matemelle"(112). Un mécanisme analogue
s'est produit dans la partie méridionale de l'actuelle République
du
Congo un peu plus tard, avec le Munukutuba (Kituba), la langue du
Chemin de Fer Congo-Océan (C.F.C.O.), sur base kongo. TI est cepen-
dant certain que tous les parlers du fleuve n'ont pas contribué de la même
façon à la formation de cette langue conllnerciale. Le parler des Bobangi,
difficile d'ailleurs à distinguer nettement des parlers Eleku et Baloi de la
Ngiri, fut certainement le plus important. Étant les plus actifs marchands
du haut fleuve et fonnant un groupe assez important, les Bobangi étendirent
leur influence, et leurs clients s'efforçaient de connaître plusieurs mots
de leur parler pour mener à bien les transactions commerciales. C'est
ainsi que sur le tronçon du fleuve entre le "Pool"
et Bopoto (Lisala) et
jusqu'à l'intérieur de la Cuvette zaïro-congolaise, les natifs non selÙement
comprenaient, mais parlaient, ne fût ce qu'imparfaitement le Bobangi. Ceci est
assez confonne à ce que COQUll..,IIAT écrivait en décembre 1882 :
(112) WEEKS (IH.), Among Congo Canniba1s (1913), 48-49

163
"Les Bayanzi sont peut-être 120.000 à 160.000, répandus
sur la rive orientale du Congo. Ce sont des riverains; leur
VIe se passe en grande partie en pirogue. Ils pénètrent peu
le territoire en profondeur. l\\!lême plusieurs peuples dif-
férents, tels
que les Banounou,
s'enclavent le long du
fleuve entre leurs divers établissements, dont la limite au
Nord paraît être près de Lokolela. Comme ils sont les
grands trafiquants d'ivoire, d'esclaves et de poudre de bois
rouge entre Stanley Pool et le Haut-Congo, leur langue est
parlée bien au-delà de l'Équateur, jusqu'à Bopoto. Le Ki-
bangi est donc, par excellence, le dialecte intennédiaire et
commercial que tous les voyageurs européens qui désirent
travailler dans cette zone de plus de mille kilomètres de
longueur, doivent apprendre à parler"(l13).
Dans tous les centres importants du fleuve, COQUILHAf signale
l'existence de cette langue commerciale qu'il appelle Kibangi. En fait,
comme nous l'avons déjà dit, elle est constituée d'éléments de Bobangi,
de mots teke, kongo, viii ou européens assimilés et transmis par les
trafiquants kongo et viii, et de beaucoup d'emprunts faits tout le long du
fleuve. Pendant son séjour à la station de l'Équateur (Etat Indépenclant du
Congo) il écrit :
"Les marchands sont surtout concentrés à Makouli et à
Boroukwasamba ; c'est ce point que les négociants d'Irebu
et de LolÙanga appellent Oukouti. Les traitants d'Oukouti
sont des colons venus peut-être de Loulanga ou d'Irebu. Ils
sont moins féroces et plus accessibles que les aborigènes,
et, tandis que ceux-ci ont un dialecte particulier, les pre-
miers parlent le Kibangi des Bayanzi et des Irebou"(114).
(113) COQUILLAT (C), Sur le Haut Congo (1888),81

164
Chez les Iboko-IHabale où COQUIUIAT passe plus de quinze
mOlS, il constate :
"Les Ba-ngala et les N'gombe parlent couramment le ki-
bangi, mais ce n'est pas leur langue. Iboko, :Mabali, N'gombe
ont chacun leur dialecte distinct dont ils se servent dans les
réunions particulières et même devant moi quand ils ne
veulent pas être entendus" (115).
COQUILHA T constate donc que les parlers des Ngala sont en
réalité très distincts de la "langue commune du fleuve", le kibangi
comme il l'appelle.
Néanmoins
une plus grande familiarité avec les
parlers des Iboko et des lVlabale lui permet de recomlaître un assez grand
nombre de mots de même racine que le Swahili, le Kibangi et le Kongo.
Ce qui le pousse à se demander si ces mots n'ont pas été introduits par
l'usage du Kibangi dans les relations commerciales. On peut donc voir
que COQlJILHA T ignorait d'un côté les affinités entre les parlers du
fleuve, et de l'autre la nature même de la langue commune qu'il appelait
Kibangi. Les autres voyageurs européens utilisent l'expression "langue
commerciale" au lieu de "parler des Kibangi" : ce terme cache à la fois
le besoin qui l'a créée et son caractère de langue mixte, de langue
synthétique. Cette langue aurait sans doute évolué lentement vers une langue
plus structurée et plus riche comme le Swahili, au fur et à mesure que le com-
merce aurait gagné les coins les plus reculés, si les Européens n'étaient pas
arrivés dans la région. L'arrivée des Européens et de leurs auxiliaires noirs, à
partir des années 1880, dOllila un nouvel essor à cette langue des "Gens d'eau".
S'établissant d'abord à Bolobo et Bonga, les Blancs et leurs
hommes ne connaissent que les langues européennes et ouest-africaines,
le Swahili et certains éléments de la langue de contact en région kongo.
(114) id, 146
(115) COQUILHA T (c.)) Sur le Haut Congo (1888); 81

166
ne sont pas les Noirs qui parlent le moins correctement sur
le fleuve. Mais que voulez-vous ? Si nous nous adressons
à un hOffill1e de coulem connaissant quelques blibes de
français, nous lui disons pour être compris : "moi partir
demain" ; "toi aller avec nous ? Soyons persuadés qu'on
nous rend la pareille, mênle en langue conunerciale" (116).
Cette
analyse
de
l'égalité
concrète,
contre
toute
supétiorité
raciste clans les réflexes de civilisation a été parfois oubliée depuis, dans
les deux sens, et mérite notre méditation ! La langue du commerce
devenant celle des
contacts
entre Blancs
et Noirs,
c'est autour des
stations
emopéennes
de
colonisation
(postes
ou
établissements)
que
s'exerce d'abord l'influence des nouveaux éléments. Le poste de Bangala
à Makanza était de loin le plus important du haut-fleuve entre 1884 et
1896. C'est là donc qu'il y eut le plus grand nombre de Blancs et de leurs
auxiliaires. Les Iboko, les Mabale, les Malembe, les Mbenga et les
N gom be qui habitaient à côté du poste parlaient certes la langue du
fleuve, langue commerciale ; malS comme cette langue variait avec le
groupe
qui
l'utilisait,
ces
gens
introduisirent le
plus
grand nombre
possible de lems propres mots. Un bon nombre d'entre eux se joignirent
aux
Zanzibaristes,
Haoussa et autres
auxiliaires et servirent cornnle
soldats et travaillems.
A ce moment. l'élément d'Iboko-Mabale et de
Boloki prit de l'importance Sllr le Bobangi.
Dans le commerce, les Bobangi sont
progressivement éliminés
par les Emopéens. Ce ne sont plus les trafiquants du pays qui parcourent
de longues distances, mais des Emopéens avec lems équipages de Noirs
(116) DE BOECK (E), Grammaire et vocabulaire du Linga1a, 5

167
composés surtout des gens ongmmres des enVIrons de Makanza. Ils
sillollilent à bord des "steamers" tout le fleuve et ses afluents. La langue
du commerce continue à être utilisée mais, peu à peu, elle se transforme.
C'est donc cette langue parlée par les engagés ngala, en contact avec les
Européens, avec les Zanzibaristes et les Haoussa, que les Blancs ont
appelée le Lingala, cm' son berceau leur selnblait être le poste de Ban-
gala. De fait ils n'avaient pas totalement tort comme le fait remarquer le
Père E. DE BOECK en 1904 :
"D'autre part je m'aperçus qu'on n'avait pas appelé sans
motif cette langue universelle le "Bmlgala" ou, comme
disent les Noirs, le "lingala". En effet, 4/5 des mots de son
vocabulaire sont pris dans les dialectes de peuples qu'on
est convenu d'appeler les "Bangala". En outre les règles de
lexicologie qui s'y observent encore se retrouvent presque
toutes dans la grammaire de ces mêmes dialectes. Et cela
n'est pas étonnant.
Depuis bien des années, le plus grand nombre des tra-
vailleurs et des soldats de l'État viennent des environs de
Nouvelle-Anvers, et maintenant encore, ce sont les Banga-
la qui font en très grande partie les diférents services sur
les vapeurs. Il était donc assez facile, théoriquement, de
ramener ce "jargon" puisqu'il faut l'appeler par son nom,
dans les liens gfan1111aticaux de ces "langues-mères" (117).
A cette époque, la nouvelle langue de communication entre
Blancs et Noirs, et entre divers groupes ethniques avait prit une très
grande extension. Conmle l'ancienne langue conunerciale, elle était aussi
(117) DE BOECK (E), Grammaire et vocabulaire du Lingala, 3 - 4

168
pauvre et devait s'enrichir des particularités locales ; en outre elle avait
perdu toute son homogénéité. Malgré cette grande extension, l\\!Iakanza
restait toujours le centre comme nous le dit encore une fois le Père E. DE
BOECK :
"Le lingala comme nous l'appelons dans la suite, où se
parle-t-il ? Depuis le port de Léo jusqu'à Basoko, même à
l'intérieur du pays, dans tous les postes et chez les indigènes
de cette immense région qui sont en relation avec les postes
de Blancs ; sur
tous les vapeurs naviguant sur le fleuve et
ses affluents; dans l'Oubangui et l'Vele; enfin partout où
il y a des soldats de l'État. On peut dire que c'est la langue
universelle des "oens
e
du blanc" , des "Bmnboti" connne on
les appelle ici par opposition aux indigènes de la contrée
auxquels on donne avec quelque mépris le nom de "Basenji"
(hommes sauvages, singes, barbares). TI est clair cependant
que, plus on s'éloigne de cette laIge voie de comlnunica-
tion et de trafic qu'est le fleuve dans sa partie navigable,
plus les divers idionles locaux doivent apporter un con-
tingent prépondérant de mots dans le Lingala. C'est pour-
quoi, j'occupe un endroit avantageu.x pour la conlpilation
de la partie vocabulaire de ce livre. Quant à la partie
lexicographie, elle est basée, comme je l'ai dit, sur les
langues-mères du Lingala, c'est-à-dire sur les idiomes des
Boloki, des Mabali et des Iboko, sans exclure cependant
celui des Bobangi (118).
NIais avant la revalorisation de la "langue commerciale du
fleuve" sur laquelle nous revenons plus loin, il faut signaler une autre
réaction des Blancs devant la nature de la "langue du commerce". Les
(l18) DE BOECK (E.), Grammaire et vocabulaire du Lingala, 5 - 6

169
nusslOnnalfes européens qw voulaient disposer d'une langue bien struc-
turée, trouvèrent la "langue du conunerce" impropre pour l'évangélisa-
tion des populations et pour l'enseignement. Ils se mirent à étudier les
différents parlers locaux. A Bolobo,
les
nusslOnnalfes
protestants
GRENFELL et ses successeurs, ont non seulement traduit la Bible en
Bobangi correct, mais en ont élaboré la granunaire et le dictionnaire( 119).
A Bonsembe, d'autres nusSlOnnaIreS protestants de la même
Société, WEEKS et STAPLETON, apprirent le Boloki, pour enseigner la
"parole de Dieu". ils traduisirent l'Évangile en Boloki sous le titre :
"Nsango Ndau iyakOlnaka Matai na Malako na Luka na Yoane" , et
composèrent même un dictionnaire de cette langue (120). Il en fut de
même pour les missionnaires de la "Congo Balolo Mission" qui étudiè-
rent le parler des Eleku. appelé à cette époque Kilolo.
Les nusslOnnaIreS catholiques, pour lem" part, tout en utilisant
la langue "synthétique", se mirent à l'étude des parlers des Iboko et des
Mabale "pour comprendre l'âme des natifs" et trouver un moyen eficace
pour les évangéliser. Le Père CAMBrER publia dès 1891 un "Essai sur la
langue congolaise", basé sur le parler d'Iboko (121). Voici sa préface qui
serVlfa en même temps d'explication pour la revalorisation de l'anciemle
langue du fleuve" au lieu de continuer à apprendre les petits parlers
locaux" :
"Ainsi dans cette région qu'on appelle Bangala (ou plus
exactement le pays des Bamangalas) et dans les régions
avoisinantes, il y a à ma connaissance six dialectes diffé-
(119) BENTLEY, W. H., Pioneering on the Congo (199), 263
(120) Id., 263 - 264
(121) Leparlerdeslbokoestlégèrementdifférentde celui des Mabaleaveclesquelsilspartagent
le site de Mankanza.

170
rents : la langue d'Iboko parlée par les villages de Makanza
(où se trouve la station de l'État), Boukolmdou, ~londongé,
Mpomnbou, Wambala, Mbaka, Ekolongania, Ikele, Bondo-
la langue des Mabali, parlée par les
villages de Nioï,
Ibonga,
Mobélou,
Mokoléngila,
Impanza,
Ngomnba,
Mongouëlé, Ikouba - la langue de Boloki parlée par les
villages de Mobéka et les groupes de Bolombo et de
Bokomnbi - enfin, les dialectes des Bangombé, de Motembo,
de
Lousengo".
Il ajoute plus loin :
Mon frère à la llliSSlOn du Sacré-Coeur de Nouvelle-An-
vers (Mpoumbou des Bamangalas) , le Père VAN RONS-
LE, prépare en ce moment un ouvrage beaucoup plus
volumineux,
lmeux
raisonné,
plus
scientifique
et
plus
grammatical. Mais voulant être utile, et utile le plus tôt
possible à ceux de nos compatriotes qui se rendent au
Congo, voulant surtout aider nos confrères de la Congréga-
tion du Coeur Immaculé de Marie qui viendront nous
rejoindre, j'ai osé réunir ces quelques notes, qui leur se-
ront, je crois d'une grande utilité pour la partie grmmna-
ticale, s'ils sont appelés à travailler à la vigne du Seigneur
dans une autre région du Congo et dont la connaissance,
pour la partie vocabulaire, les aidera, j'espère, à apprendre
très vite, la langue d'Iboko des Bamangalas, comprise par
les tribus des rives du Congo, près et au-dessus de l'Équa-
teur. Puisse cet essai pennettre à nos lnissionnaires d'ap-
prendre plutôt aux Bmnmlgalas que
leur Djakomba ou
Ibanza n'est autre que le Dieu du Simii et du Calvaire. Et si
ce petit ouvrage hâte d'un seul jour la conversation d'un
seul nègre, j'aurai la preuve de plus que Dieu récompense

171
au centuple la moindre des choses faite pour Lui et en son
nom (122).
Il faut remarquer que la "pureté" des intentions de converSIOn,
qUl impliquent l'égalité a priori, est un meilleur véhicule de compréhen-
sion que la conquête impérialiste qui implique mépris inégalitaire et le
commerce d'intérêt qui implique l'indifférence absolue à l'autre, simple
objet. 1\\1ais autour de Nouvelle-Anvers comme nous venons de le voir,
les petits dialectes sont nombrelL"X et aUClill ne parvient à s'imposer aux
autres. L'influence du poste de l'État qui utilise la "langue mixte" est trop
grande pour faire un double emploi. On se contenta donc de la "langue
mixte" en dégradation progressive.
Après la fondation de la "Colonie
scolaire", il faut disposer d'une langue plus ou moins structurée pour
assurer l'enseignement.
Ainsi donc, les missionnaires eurent l'idée de
fixer cette langue en la "rebantouisant" sur la base des parlers de
Nouvelle-Anvers et de Lisala. Ce mérite revient au Père Egide DE
BOECK, futur Vicaire apostolique de Nouvelle-Anvers/Lisala qui en fut
lui même le principal artisan. Sous-directeur de la "Colonie scolaire" en
1901, il se donna comme tâche l'explrrgation du Lingala. En mars 1904,
dans la préface de son premier ouvrage : "Grarnnlaire et vocabulaire du
lingala ou langue du Haut-Congo", il expliquait ainsi le but de son entreprise:
"Lorsque, en 1901, je fus appelé à la colonie scolaire de
l'État à Nouvelle-Anvers, Je trouvai porté au programme
des cours, l'enseignement de la "langue
en usage sur le
Haut-fleuve". Je me demandai alors quelle était cette langue.
Car, à vrai dire, venant d'lUle région fort éloignée de
Nouvelle-Anvers, je ne la connaissais que de nom. On
l'appelait la langue du fleuve, la langue commerciale ou
(122) CAMBIER, Essai sur la langue congolaise (1891), V-VI

172
encore, tout simplement, le "Bangala". Or, j'eus bientôt la
conviction qu'apprendre à lire et écrire ce "bangala" tel
qu'il se parle, à en faire un moyen eficace de communi-
cation, un instrument de
ci vilisation, on tenterait chose
aussi ridicule qu'impossible (123).
En effet, comme l'auteur l'explique lui-même, le Lingala n'était
pas
encore une langue structurée : c'était un simple jargon. En 1902, il
écri vai t:
"La langue du Haut-Congo n'est pas encore bien formée.
La vrai Bangala ne se parle pas ici cornlne dans les villages
de l'intérieur. Tout le long du fleuve, on parle un langage ou
quelque
chose
qui
deviendrait certainement une langue
lorsqu'elle sera un peu expurgée. Les Blancs ne s'y fatiguent
pas beaucoup et les Noirs, pour faire comme eux, préfèrent
gâcher leur langue que de la bien parler(l24).
La conviction du Père Egide DE BOECK de faire de ce JaJgon
un vélitable langue de culture et de grand contact semble être basée sur
une vision réaliste et, nous dirions lnême aujourd'hui prophétique, sur la
vocation de cette langue du fleuve au Congo et au Zaïre. Sa nature de
langue"mixte" est un facteur favorable à la grande extension et, à ce titre,
le Lingala s'imposait pOUT le travail missionnaire mieux concerné tant
dans
l'enseignement
que
dans
l'évangélisation.
L'avenir
de
plusieurs
dialectes locaux n'était pas garanti à cause de l'évolution incertaine de
nombreux groupes du fleuve :
"Je recevrai avec plaisir et reconnaIssance les observations
que l'on voudrait me faire, car il n'y a pas à méconnaître
(123) DE BOECK (E.), Grammaire, 3
(124) Van Den BERGH (F.), Monseigneur E. De BOECK, Apostolisek Vicaris Van Lisala
(1955),6

173
l'importance du Lingala sous certains points de vue. Ainsi,
il y a au Congo bien des races qui déclinent. Ne vont-elles
pas disparaître complètenlent et avec elles leur langue? Le
Lingala au contraire s'étend tous les jours davantage. Ne
deviendra-t-il pas "la langue congolaise", la langue Ulll-
verselle et officielle indigène? Qui nous le dira?
J'ai voulu être assez complet. C'est que le but de ce livre est
avant tout missionnaire. Nous avons, nous, besoin d'une
langue, et le Lingala corrigé s'iInpose à ce titre. Mon désir
de fournir à mes confrères une grammaire assez complète,
l'a rendue moins simple peut-être qu'on ne le voudrait.
Malgré cela, j'espère qu'elle rendra service aussi à Messieurs
les agents
de l'État, surtout pour la partie vocabulaire.
Puisse ce double but être atteint ! Je serais heureux d'avoir
contribué quelque peu à la christianisation et à la civilisa-
tion du Congo-belge"(125).
Depuis lors, le Père Egide DE BOECK, devenu Vicaire Apos-
tolique
de
Nouvelle-Anvers
en
1921,
rédigea
plusieurs
ouvrages
et
travailla toujours à l'amélioration de sa grammaire lingala, en se basant
sur les parlers des environs de Makanza d'abord, et sur ceux de Lisala
ensuite. Deux ouvrages principaux : "Leçons élémentaires du Lingala",
suivi de ""\\bcabulaire et conversations pratiques" constituèrent la base de
l'enseignelnent de cette langue dans les écoles belges. Au Moyen-Congo
(français), le Père MOYSAN fit autant dans les années 1950 : pour aider les
jeunes prêtres qui anivaient au Congo, et pour l'évangélisation(l26).
(125) DE BüECK, 7-8

174
Au Congo-belge, le "lingala
grammatical" ou "lingala
classi-
que", fixé dans les livres et manuels, fut introduit dans toutes les écoles
nusslOnnaIreS
du
Vicariat de Nouvelle-Anvers/Lisala. Ainsi, les
Ngombe, les Budja, les Ngbandi, les Ngbaka et les Mbanza apprirent
progressivement le Lingala dans les écoles, améliorant la qualité de la
"langue de contact" utilisée par les autorités administratives. C'est la
position privilégiée, occupée par le "forgeron" du "lingala classique" qui
lui a permis d'étendre facilement l'enseignement de cette langue dans son
vaste Vicariat.
A Léopoldville, les Pères de SCHEUT introduisirent également
dans leurs écoles le "Lingala grammatical" qu'ils appelaient alors "Lin-
gala lya Makanza". Déjà de nombreux travailleurs du haut-fleuve parlant
le Lingala non classique avaient exercé une grande influence dans les
enVIrons de Léopoldville et leur langue s'était imposée. Voilà ce qui
explique la prépondérance du Lingala dans la capitale actuelle de la
République du Zaïre: la descente des piroguiers au fil du fleuve explique
notre véhicule linguistique !
Pour résoudre le problème de langues dans l'armée, les camps
d'instruction de Kinshasa, Bolobo, Irebu, Oubangui et Lisala firent
usage du Lingala, et la qualité de la langue s'aInéliora avec la présence
de nombreux éléments formés à la "colonie scolaire" de Nouvelle-Anvers,
ou tout simplement originaires de cette région. Le Lingala de l'année est
en effet très proche du "Lingala classique" ou "Lingala lya Makanza".
Si le rôle des missionnaires catholiques et de l'administration
coloniale est assez grand dans la diffusion et l'amélioration du Lingala,
il ne faudra pas perdre de vue celui des missionnaires protestants. Ils ont
(126) MOYSAN (R. P.), Pour apprendre le lingala (1955)

175
fini ellX aussi par abandonner les parlers locaux pour travailler à la
"rebantouisation" de la "langue commerciale du fleuve". Leur centre le
plus important étant établi à Bolobo, la base de leurs travaux, tant pour
la grammaire que pour le vocabulaire, est puisée dans les parlers de cette
région. C'est la raison pour laquelle le Lingala des protestants est un peu
différent de celui des catholiques.
En somme, étant donné la parenté des parlers du fleuve, du Bas-
Oubangui et de la Ngiri, le résultat est presque le même. Le Lingala
amélioré dans la région de Bolobo semble s'être diffusé, avec ses parti-
cularités locales, dans les régions VOISInes, notanunent vers Bikoro et le
lac Maïndombe, de même qu'au Moyen-Congo.
De nos jours, le Lingala est utilisé presque partout dans l'Ouest
du Zaïre, de Kisangani en passant par Aketi, Buta et Isiro. Comme nous
l'avons dit plus haut, l'emploi du Lomongo, Lingbaka et Lingbandi
(San go) par les missionnaires oeuvrant dans la Cuvette et dans l'Ouban-
gui, pour l'enseignement et l'apostolat, a retardé la pénétration du Lin-
gala dans certains coin.c;; de la province zaïroise de l'Équateur . Il y a même
eu une lutte ouveite contre l'emploi du Lingala en région Nkundo-
Mongo. Le Lingala est également parlé en République du Congo : il fut
utilisé dans tout le nord du pays par les missionnaires, les agents de l'État,
les agents des Compagnies concessionnaires et leurs auxiliaires (miliciens
ou bamboti,catéchistes,
boys... )
Comme toute langue de grande extension, le Lingala connaît
d'importantes modifications régionales.
A Kinshasa et Brazzaville, les
éléments du kikongo et des autres langues nationales (Munukutuba,
Swahili) comme ceux des langues étrangères (Français, Portugais) sont
de plus en plus nombreux. De plus en plus, les jeunes parlent un Lingala

176
"argotique" qui exerce une grande influence sur l'évolution du Lingala
dans les delL,( capitales. Cette influence des deux capitales qui sont
devenues incontestablement les plus importants centres de diffusion du
Lingala, se ressent bien loin, à l'intérieur. Partout, pour les jeunes gens,
c'est le "lingala de la ville" qui est à la mode. Ce phénomène qui s'est
renforcé après les Indépendances a causé le recul du "Lingala classique"
et récemment un linguiste zàirois considérait déjà le Lingala Iya Ma-
kanza comme tille langue morte (127).
A Mbandaka, le Lomongo ou le Lonkundo pèse
lourdement
sur le Lingala. Le même cas se rencontre à Bondo et à Buta où les
langues locales influencent considérablement le LingaIa.
Il convient de noter que parallèlement à l'enseignement du
Li ngal a, les publications de tout genre en cette langue par les mission-
naires de SCHEUT à LisaIa COlmne à Léopoldville,
ont grandement
contribué à sa diffusion. Il en est de même des journaux "Nsango ya bisu"
et "Kongo ya sika" édités à partir de 1948Actuellement, c'est Kinshasa
et Brazzaville, capitales, en tant que centres d'activités politiques et
ctÙturelles, qui contribuent à la diffusion du LingaIaà l'intérieur du Zàire
et du Congo comme nous l'avons dit. La musique zàiroise et congolaise
moderne, jouée surtout par les orchestres des deux capitales, utilise
principalement la langue locale, le Lingala. L'attraction que Kinshasa et
Brazzaville exercent sur les jeunes de l'intérieur, originaires de tous les coins,
les pousse à connaître également la langue dite des citadins.
Ainsi, si la vocation nationale du Lingala dont parlait le Père
Egide DE B OECK au début du siècle n'est pas encore atteinte au niveau
des
régions,cette langue occupe déjà une position centrale;
elle est
(127) MA TUMELE MA YILA, Communication au Colloque de Linguistique, Lumbumbashi
(Février 1989). Inédit.

'-'?"o/f'PiWl!l!I
178
En plus
de
cette possibilité d'extension explicable par son
contact avec les pays voisins ou le déplacement de ses locuteurs, le
Lingala dispose d'autres atouts qui contribuent sérieusement aujourd'hui
à son extension hors des frontières congolo-zaïroises.
Parmi ces atouts, il convient de signaler la musIque congolo-
zaïroise qui,
en tant qu'expression de la culture africaine,
est bien
appréciée des Africains, et même des ressortissants des pays d'autres
continents. Or, cette musique est en Lingala pour 80 à 90 % de sa pro-
duction. TI y a là une situation privilégiée dans la majorité des capitales
africaines,si ce n'est dans toutes. On écoute les disques congolo-zaïrois
et on essaie d'en comprendre la langue, même dans d'autres régions où
dominent d'autres langues. C'est le cas par exemple en Afrique de l'Est où
l'on utilise le Kiswahili comme langue
véhiculaire.
En Côte-d'Ivoire, au Gabon, au Cameroun et au Centrafrique, se
sont même crées des orchestres qui, pour mieux imiter les grands maîtres
de la musique congolo-zaïroise, utilisent la langue qui en est le véhicule.
On veut parler le Lingala et comprendre ce que disent les disques, dans
la mesure où c'est une partie du patrinloine culturel africain qu'ils expriment.
Nous nous en sommes personnellement rendu compte en fréquentant les collè-
gues ressortissants d'autres pays d'Afrique. Des dictioIDlaires et des manuels de
conversation ou de gramInaire combleraient leurs désirs!
Du fait de sa position, le Lingala apparaît hors d'Afrique à la
fois comme l'un des véhicules les plus utiles de l'Afrique, et comme l'une des
langues africaines qui méritent d'être étudiée dans les Instituts de Recherches.
En effet, le Lingala objet de recherches en matière d'enseigne-
ment, occupe la deuxième place après le Kiswahili au "département des
langues
bantou"
de
"l'Institut national
des
Langues
et
Civilisations

179
Orientales" de Paris qUI fait partie aujourd'hui de l'Université de la
Sorbonne Nouvelle (paris III).
Les "bantouistes" savent qu'il existe à Tervuren en Belgique,
une grande documentation sur cette langue : des journaux tels que
"Kongo ya biso", Kongo ya sika", des grammaires et des dictionnaires, donc un
corpus très important que les chercheurs consultent pour leurs travaux.
Londres est aussi l'un des centres du monde le mieux pourvu en
documents sur le Lingala. Le Professeur GUTHRlE et son équipe de
S.O.A.S. ont produit entre autres travaux de grande valeur sur cette
langue, un excellent manuel sur le Lingala parlé actuellement (129).
D'importantes recherches sont également en cours au "Foreign
Service Institute" de Washington. Cet Institut a déjà produit une très
intéressante étude synchronique intitulée "Lingala Basic Course".
CONCLUSION
Au terme de ce long développement, le Lingala apparaît
clai-
rement
comme une
langue
synthétique,
issue
fondamentalement
des
parlers des peuples dont GUTHRIE a établi la parenté linguistique et
qu'il a rassemblé dans le groupe C. TI n'y a donc pas de raison à ne pas
désigner tous ces habitants de la Cuvette zaïro-congolaise par Ngala
(Mo-ngala au singulier; Ba-ngala au pluriel).
Nous
croyons
que
seule justifie l'émiettement
des
peuples
ngala en groupes et sous-groupes l'histoire des migrations. Fixés sur tel
ou tel espace au terme de leurs pérégrinations, à telle ou telle époque
(129) GUTHRIE (M.), Grammaire et dictionnaire de lingala

180
conune nous l'indiquons plus loin, les hommes se sont stIucturés en
ensembles politiques distincts et se sont alors attribués des identités
spécifiques. L'histoire des migrations explique aussi les variantes dia-
lectales perceptibles dans les parlers qui permettent de distinguer les
différents peuples de la Cuvette zaïro-congolaise. Les migrations sont
basées bien sûr sur des faits d'écologie-économie - nous l'indiquons plus
loin - et cela renforce leur caractère de "produit" des infrastIuctures. Les
espaces traversés ou atteints, les peuples rencontrés ou repoussés ont, à
l'évidence, contribué à l'enrichissement des parlers. La langue, moyen de
conununication entre les hommes, naît et se développe en même temps
que naît et se développe la société ; elle meurt en même temps qu'elle.
Elle est l'expression de l'histoire sociale. L'histoire du Lingala, langue
de contact entre les peuples de la Cuvette zaïro-congolaise, puis entre les
peuples de l'Afrique Centrale, illustre par sa genèse et son extension,
l'histoire de la société ngala. Produit d'une intense vie de relations basées
sur le conunerce, il illustre les stades de développements atteints par les
peuples de la Cuvette zaïrois-congolaise dans leur histoire. Il est cer-
tainement né alors que les différents peuples ngala sont solidement Im-
plantés dans la Cuvette zaïro-congolaise, dès qu'ils furent capables donc
d'or ganiser le "commerce à longue distance". Les textes des voyageurs
européens des XVIè et XVIIè siècles signalent les "Quibangui" aux
foires du "Pool" comme d'actifs conunerçants. Ces dates sont des bornes
importantes dans notre histoire. Si nous ne pouvons honnêtement affir-
mer qu'à cette époque le Lingala avait connu son extension dans la Cu-
vette zaïro-congolaise,nous pouvons par ailleurs soutenir que les Ngala
sont déjà dans la Cuvette, et que le Lingala s'y fabrique avec leur im-
plantation qui s'affirme et se ramifie.
Notre thèse n'embrasse pas toute l'aire culturelle ngala ainsi
linguistiquement délimitée, c'est-à-dire la Cuvette zairo-congolaise. Elle
se limite aux Ngala "gens d'eau" du Congo qui figurent dans le C2ü de

182
B. LES NGALA "GENS D'EAU DU CONGO: IDENTIFICATION
1 - LOCALISA TION DES NGALA AU CONGO
Les Ngala occupent dans la partie septentrionale du Congo un
vaste temtoire situé à cheval sur l'Équateur (l'Équateur le traverse au
niveau de Makoua) entre, "circa" 2°5 de latitude sud, et "circa" 1°45 de
latitude
nord.
Ce
territoire
est presque
entièrenlent inscrit dans
un
quadrilatère formé par le 4è parallèle nord et le 2è parallèle sud, et par les
méridiens 14è et 18è Est de Greenwich. Les peuples de langues diféren-
tes voisins des Ngala sont :
- au nord-est, les Bondjo et les l\\iondjombo, habitant la région
administrati ve actuelle dite "La Likouala" ;
- au nord, les Bakouele et les Djem, habitant "La Sangha" ;
- au nord-ouest, les Kota et les Mbeti, habitant "La Cuvette
Congolaise"
;
- à l'ouest, les Tege-Alima habitant "La Cuvette Congolaise"
- au sud-ouest, les Koukouya, habitant
"Les Plateaux"
- au sud, les Ngangoulou, habitant "Les Plateaux".
La rivière Oubangui depuis Yombe, en aval d'Impfondo, jus-
qu'au village Liranga, situé au confluent Oubangui/Congo puis le fleuve
Congo jusqu'à ce que l'on s'est convenu d'appeler "le Couloir", consti-
tuent au nord-est et à l'est près de 1200 kilomètres de frontière géogra-
phique : qui coupe d'ailleurs le monde ngala en deux, les Ngala du Zaïre
sur la rive gauche, et les Ngala du Congo sur la rive droite.
Les Ngala occupent ainsi au Congo un immense pays d'environ
211.400 km2 sur 230.000 qui constituent la superficie du Congo septen-
tIi.onal. La région de "La Cuvette Congolaise" est au centre de cet espace

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9
La Cuvette Congolaise : Les bassins de la Likouala-Mossaka
et de l'Alima.
Reproduction de la Capte l G N (Montage par
l'auteur
des
Feuilles
Fort-Rousset,
Ewo,
Abala
et
Tchikapika)

185
qui touche au nord-est à "La Likouala", au nord à "La Sangha", et au sud
et sud-ouest à la région dite "Les Plateaux". Répartis dans un si vaste
espace, il est nonnal que les Ngala n'aient guère pu conserver leur langue
dans son unité et pureté originelle : elle s'est transfonnée en plusieurs
dialectes. Malgré les variantes dans les parlers, nous avons repéré dans
le Nord-Congo les différents groupes ngala rassemblés par GUTHRIE
dans le C20. Ce sont :
- les Bomitaba dans "La Likouala" ;
-les lVlbosi (l\\1bochi), les Koyo (Kouyou), les Akwa (Makoua),
les Mboko, les Ngare, les Likwala, les Likuba, les Bobangi, les Buenyi
et les Bonga dans "La Cuvette congolaise" ;
- les Moye et les Bobangi dans "Les Plateaux".
En réalité,"ngala" vient du tenne "mongala" qw est géogra-
phique puisqu'il signifie
"chenal",
"bras de rivière".
Ce qui nous a
conduit plus haut à appeler "Bangala" les habitants du "pays des che-
naux", si nombreux dans le "pays des confluents". Nous avons dans notre
démarche, étendu la dénomination aux autres peuples de même langue.
La géographie est ainsi un autre paramètre d'identification, aussi eficace
ici. D'ailleurs, au vu de la "Carte topographique du pays ngala", on
croirait que l'élément "eau", "rivière", a commandé la répartition des
Ngala dans l'espace. A chaque groupe ethno-linguistique sa rivière ou le
bassin de celle-ci : aux lVlbosi l'Alima ; aux Koyo le Kouyou ; aux
Mboko, Ngare, Akwa, Likouala la Likouala-:rvfossaka ; aux Bongili et
Sangha-Sangha la Sangha; aux Bomitaba la likouala-aux-herbes ; aux
Likuba, Buenyi, Bobangi, Moye et Bonga le "pays des confluents".
Cette délimitation ethnique procède encore d'un autre pnnClpe
naturel, qui vient recouper les influences hydrographiques. De l'amont
vers l'aval de chaque bassin de rivière, à la gradation du milieu physique

186
répond un échelonnement humain.
Ainsi sur l'Alima, là où s'arrête la
savane un peu surélevée et commencent les plaines et les forêts maréca-
geuses, là s'arrête le pays teke et commence le pays mbosi.
Pareillement
sur le Kouyou et la Likouala-Mossaka, les pays buenyi et likwala
débutent au point où s'élargissent les marécages. Les Bongili et les
Sangha-Sangha d'une part, les Bomitaba d'autre part occupent dans le
nord et le nord-est les terres marécageuses des cours moyens et inférieurs
de la Sangha et de la likouala-aux-Herbes, en zone forestière.
Les Ngala auraient
ainsi abandonné aux Teke les plateaux et
collines qui bordent leur pays au sud et à l'ouest; aux ~lbeti, Kota, Bekwel
la forêt équatoriale exondée qui délimite leur pays au nord et nord-est.

187
II - L'ESPACE GÉOGRAPHIQUE DU PAYS NGALA
Au vrai, le pays ngala est situé tout entier dans le bassin fluvial
du Congo. Il se singularise plus par son hydrographie que par son relief:
c'est un véritable "pays des rivières"(130).
Déjà en 1885, l'explorateur français FROMENT comparait ce
systènle fluvial du Congo à un vaste entOlmoir occupant tout le centre de
l'Afrique
Équatoriale(131).
SAUTTER,
après
Geor ges VASSAL en
1925(132), utilisera l'expression de
"Cuvette congolaise"
(133),
pour
désigner cette partie du continent africain, le centre de cette "Cuvette"
pouvant être situé dans le secteur où confluent avec le Congo, la Likoua-
la-aux-Herbes, la Sangha, la Likouala-Mossaka, l'Alima. Il a parlé à
propos de cette concentration hydrographique, de "dispositif en éven-
tail" (134) auquel il rattache l'Oubangui au nord et la Nkeni au sud.
Tous ces cours d'eau de rive droite du fleuve Congo et leurs
affluents convergent en effet de façon remarquable vers Mossaka : qui
est placé au centre du "pays des confluents". Il n'y a guère plus de 100
kilomètres séparant le confluent de la Likouala-Mossaka de celui de la
Nkeni ; luais les points extrêmes de l'éventail hydrographique, à savoir:
les sources de la Bokiba, affiuent de la Likouala-Nlossaka situé un peu en
dessous de 2° de latitude nord, et de la Mpanla, afluent de l'Alima situé
par 2° de latitude sud, sont distants d'environ 500 kilomètres.
(130) cf. Planche n° 9
(131) Rapport Pradier, AN-SOM, Gabon IV, 10, Le Capitaine PRi\\DIER a utilisé de larges
extraits du Rapport du chef de poste de Bouga, Eugène FROMENT. cf Annexe n04, 3
(132) VASSAL (G.), Mon séjour au Congo français (1925), 100
(133) SAUTTER, De l'Atlantique, I, 211
(134) SAUTTER, 213 cf Planche n° 1

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Une remarque s'impose au vu de ce dispositif en éventail : les
affluents de ces cours d'eau d'aval débouchent à angle droit ; ceux
d'anlont à angle de plu,; en plus aigu. Ce dispositif contraste avec
l'échelOlmement en "arêtes de poisson" réalisé au-dessus du confluent de
l'Oubangui. Pour en comprendre la raison, il faut distinguer entre le cours
supérieur et le cours inférieur des rivières. Elles ont toutes un tracé
caractéristique, recourbé. Le changenlent de direction co"incide avec le
point où la rivière cesse d'être emprisonnée dans une vallée, pour couler
à travers les plaines alluviales de la Cuvette
centrale. Vers l'amont, les
tracés sont confonnes à la pente en demi soucoupe du rebord de la Cuvette
congolaise, bien dessinée dans cette région. Le cas des atluents supé-
rieurs de l'Alima, à savoir la Lekety, la ~1pama et la Como, est particu-
lièrement typique.
ils
coulent au nord/nord-est,
en sens inverse
du
Congo, mais exactement dans la direction où penchent les "plateaux
batéké", basculés vers la cuvette. Dans leurs cours inférieurs, tout se
passe comnle si les rivières avaient été déviées vers l'aval du Congo.
Toutes ces rivières, aInSI que leurs nombreux affluents, roulent des
masses d'eau considérables sur des sols à hydromorphie plus ou moins
profonde suivant que l'on se trouve au fond ou près des bords de la
Cuvette. La différence d'altitude entre ces deux niveaux est d'ailleurs peu
importante: guère plus de 100 mètres entre Itoumbi et Mossaka (con-
fluent de la Likouala-Mossaka et du Congo) situé à 500 km en aval. Si
bien que dans la Cuvette congolaise, ce n'est pas le relief qui a une
influence sur la végétation, le peuplement, les conununications, maIS
l'absence de relief: Kelle sur le rebord de la Cuvette par exemple est à
408 mètres d'altitude, et Mossaka, au fond, à 290 mètres. Cette absence
de relief fait d'ailleurs de toute la partie orientale un véritable cloaque où
l'écoulement des eaux est pratiquement nul : 70 m de différence d'altitude
entre Ouesso et Brazzaville (au niveau du fleuve) séparés par 900 km de
cours d'eau. Et, à cause de cela, de vastes smfaces sont inondées une

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194
affleurant dans les échancrures des ri vières importantes) sont localisées
dans la zone des "collines batéké".
Les Ngala occupent ici le bas pays, donc deux régions naturel-
les (cf carte n° 4) que l'on peut aisément diférencier à partir de leur
aspect physique
-la zone marécageuse où se localisent les Ngaladits "Gens d'eau"
ou Bana mai (en Iingala) ;
- la zone des basses smfaces de "terres fermes, pays des IVlbosi,
Koyo, Akwa, Mboko et Ngare qui sont les Ngala dits
"'Erriens".
Notre étude a comme cadre spatial la zone nlarécageuse qu'on
pOUlTait aussi dénommer "zone de l'eau" cf carte n° 1 et 10) cornnle nous
allons le démontrer plus loin.
Dans cet espace, le territoire des Bana mai s'étale dans un pé-
rimètre qui, tournant sa façade vers le fleuve Congo, s'étire à peu près
perpendiculairement à l'axe de
l'Equateur, et en largeur s'avance à
l'intérieur SUl" toute la basse plaine marécageuse et inondable. La contrée
des Bana mai s'étend depuis la confluence de l'Oubangui avec le Congo
au nord jusqu'à celle de la Nkeni au sud, sur 150 Km environ; à l'arrière,
elle peut être limitée par la ligne Oyo-Owando-Makoua-Pikounda-
Djoundou qui coïncide presque exactement avec le 16è Méli.dien Est
Greenwich. Mossaka est au centre de cette région.
Le nom de Mossaka a toujours évoqué pour les Congolais deux
réalités : l'eau et les moustiques. Beaucoup de personnes pensent qu'il
s'agit d'un milieu où l'on vit sur l'eau, pamù des myriades de moustiques,
d'une région de marécages ininterrrompus. fis n'ont pas tort, comme nous
allons le délllontrer.

195
III - LA "TOPOGRAPHIE" DU "PAYS DE L'EAU"
La contrée des Bana mai présente tille succeSSIOn de milieux
identiques où l'inexistence d'accident de relief fait de cette zone de
platitude une unité physique. Région de basse plaine (l'altitude est de 290
m à Mossaka, point le plus bas de la Cuvette, qui constitue pour cela le
fond de l'entonnoir), aux paysages aquatiques, elle est dans le bassin du
Congo, la partie la plus représentative de la zone déplinlée par subsidence
au pleistocène constituant la Cuvette congolaise que le réseau hydrogra-
phique
a
tapissé
d'alluvions.
Les
terrains
alluviaux
du
quaternaire,
comme sus-mentionnés, sont la caractéristique de la région. Ce véritable
bassin alluvial a tille 11lorphologie fluvio-Iacustre. Il comprend essen-
tiellement des bourrelets de rive et de vaste plaines d'inondation cloi-
sonnées par des galeries-forestières. TI n'est donc point surprenant qu'à
cause de
ces formations
superficielles
du quartenaire, les marécages
constituent le trait essentiel de
cette partie Olientale de la Cuvette
congolaise : celle-ci est occupée par des marécages permanents ; rarement
émer gent de cette "zone d'eau" des îlots égouttés et des bandes de terre
ferme. L'étendue et la profondeur de la nappe d'eau de ces marécages
varient avec les saisons. Ces vaIiations dépendent du rythme des pluies
et du régime du Congo et de ses afluellts.

196
1. LE CLIMAT ET SES CONSEQ"L1ENCES
Le régime des pluies se rapproche ici du régime équatorial : le
"pays des confluents" est situé dans l'aire du climat guinéen forestierzone
du
sous-climat
"lukénien"
caractérisé
par des
chaleurs
donnant
des
tenlpératures constantes de 24° à 26° en moyemle annuelle, avec une
faible amplitude thermique entre le jour et la nuit, et entre les saisons les
plus chaudes et les saisons les moins chaudes, une humidité atmosphé-
rique toujoms considérable, une pluviosité remarquable par sa perma-
nence. Sous ce micro-climat équatorial, il n'y a pas un mois écologique-
ment sec. Non seulement il tombe rarement moins de 30 mm de pluie,
mais surtout l'hygrométrie, de l'ordre de 85 % pour toute l'amlée, reste
élevée. Aussi est-iljudicieux de parler ici de saison de rémission de pluie,
et non de saison sèche. La petite période de rémission des pluies de
janvier à février n'est marquée que par un léger espacement d'averses :
sur une série de 17 ans (1961-1978), Mossakaa reçu en moyenne 138 mm
en janvier, 111 en février, contre 151 en décembre et 161 en mars. Bien
que l'Equatem passe à une soixantaine de kilomètres au nord, les préci-
pitations s'ef fondrent pendant la période de la grande rémission des
pluies : 80 mm en juin, 25 en juillet, 44 en août. Cette fois, les autres
éléments climatiques viennent atténuer la sécheresse : la télnpérattrre
diminue légèrement,les maxima surtout ; des lomdes nuées envahissent
le ciel des senlaines durant. Dans l'intervalle, deux fois par an, de mars
à mai et de septembre à décembre, la pluie tombe avec une fréquence et
une intensité telles qu'une fraction notable d'eau ne peut être épongée par
évaporation. Or ces périodes recouvrent assez exactement celles où les
hautes eaux des rivières, et surtout du Congo lui-même, compromettent
le drainage. Observées à Loukolela "rive droite" (en pays ngala du
Congo) sur trente ans (1958-1988) les deux périodes d'étiage se placent

CUVETTE
CONGOLAISE
'1150 HYETE5'- MOYENNES ANNUELLES 1
1500
1600
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Année plus humide
Année plus sèche
Hoyenne
Stations
Latitude
Altitude
Observ.
Année
Pluies
Année
Pluies
annuelle
Kellé
0°06 S
139m
1973-1983
1977
2 237;1 mm
1973
1 36LJ,1 mm
1 7'19,5 mm
;- -----------
----------- --------- ------------1------------ ----------------f----------- -------------- ------------
Owando
0029'S
368 m
1968-1979
1976
1 957,9 mm
1977
1 172,2 mm
1 538,2 mm
------------- ---------- ---------- - .... --------- ------------ ---------------- ---------- ------------- -------------
Ewo
0053'S
438 m
1963-1982
1963
2 035,3 mm
1980
1 535,9 mm
1 754,1 lfUn
------------ ---------- --------- ------------ ------------ ---------------- ----------- -------------- ------------
Boundji
1°02 5
375 rn
1969-1983
1979
1 930,9 mm
1982
1 238,3 mm
1 52'1,3 mm
------------ ---------- ---------- ----------- ------------ --------------- -----------f-------------- -------------
Mossaka
1°13'5
296 m
1965-1978
1970
1 701,1 mm
1974
972,9 mm
1 3i} 3,6 nUTI
Variabilité
inter-annuelle
des
précipitations

m/rn
m/rn
J
21l
2
26
26
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21..
,
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22
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l'
203
dans la première qmllZaIne de mars et la deuxième de juillet
les plus
hautes eaux au début de juin et à la fin de novembre.
Dans l'esprit des Bana mai, pluies et crues se confondent. On
désigne ici indifféremment la petite période de rémission des pluies et
celle des basses eaux de janvier-février par mwanga; la grande période
de rémission des pluies qui correspond à celle des basses eaux de juillet-
août par esewu; la première saison des pluies de septembre-décembre et
les hautes eaux (crues) de fin d'année par mpela; la deuxième saison des
pluies de mars-mai et la crue de cette période par ndzowolo. On constate
ainsi que les
caracteristiques hydrographiques,
étiages et crues,
sont
déterminantes pour reconnaître les changements des quatre SaIso:q.s qm
découpent l'année, mobu, de la façon suivante (cf tableau n° 2)
- m pela est la saison des grandes inondations qui se caractérise
par les crues généralisées des eaux du fleuve Congo et de ses afluents qui
se déversent sur tout le "pays des confluents". Le phénomène annuel de ces
inondations fournissait a l'époque précoloniale une date logique au début de
l'année',
- m wanga est la petite SaIson de décrue des cours d'eau. Le
"pays des confluents", entièrement inondé au cours de la saison précé-
dente, est rerms au sec. D'énOlmes bancs de sable apparaissent à la
surtace des cours d'eau;
- ndzowolo est la petite saison de crue des eaux se caractérisant
par des inondations sectorielles, qui laissent au sec de grandes étendues
de la contrée. Les bancs de sable apparus dans les cours d'eau la saison
précédente sont submer gés de nouveau par les eaux;
- esewu est la grande saison de décrue.
La détermination du rythme des SaIsons est également attachée
à l'observation d'autres phénomènes naturels.
En effet l'élevation du

204
niveau des eaux du Congo et de ses afluents en pleine saison esewu par
exemple n'est pas le signe du début de la saison des grandes inondations,
mais l'indicateur de la perturbation des régimes hydrographiques. L'ap-
parition de certains faits dans la nature,
relative à certains déterminatifs
hydrographiques sont meilleurs indicateurs encore du rythme des saisons;
et c'est dans la pratique matérielle que les Bana mai ont appris à mieux
observer les caractéristiques d'une saison dans leur contrée. Lorsque par
exemple, en mi-septembre, le pêcheuT constate que certaines espèces de
poissons tel senga (gros silUTe-chat) se font de plus en plus prendre au
filet et que le niveau des eaux de rivières en décrue stagne, c'est le prélude
de la saison des grandes inondations. Cette observation se traduit en
langue likuba par l'expression "Esewu e so tuwa", qui signifie "à bientôt
la fin de la saison de décrue esew u". Les "cris" des chimpanzés et le
fleurissement de la flore sont aussi connus connne autres signes an-
nonciateurs des pluies orageuses, puis de la grande crue mpela. Le pê-
cheUT doit mettre dès lors au point des techniques et stratégies de pêche
adaptées à cette saison, tandis qu'en zone forestière les Buenyi s'activent
aux dernières tâches de fabrication des pirogues (ils en sont les spécia-
listes dans le"pays des confluents" : nous y reviendrons plus loin). C'est
généralement la période où les
Bana mai s'apprêtent à quitter les cam-
pements
de pêche qru seront bientôt engloutis par l'inondation pour
rejoindre le village où ils doivent reconfectionner leurs habitations.

205
2. Du rôle de l'hydngraphie
Le réseau hydrographique a aussi une influence spécifique sur
la contrée,vu sa situation dans le bassin du Congo. Articulé sur le fleuve
Congo, autour de lVIossaka où convergent tous les cours d'eau, le réseau
se déploie magnifiquement en éventail sur la rive droite.
Se jettent
directement ici ou aux environs de ce centre : la Sangha qui reçoit
auparavant la Iikouala-aux-Herbes; la Likouala-Mossaka qui reçoit en amont,
à gauche la Mambili et la Bokiba, et à droite le Kouyou ; la Ndeko ; et l'Alima.
L'observation de la carte physique de l'actuelle République du
Congo, mênle à petite échelle (1I5.000.000è)(cf planche n°
1 et 9),
pemlet en tout cas de saisir la densité du système hydrographique
congolais . Sauf l'extrêmité occidentale de l'actuelle sous-préfecture de
Souanké qui appartient au bassin de l'Ogooué, toute la partie septen-
trionale du Congo relève du bassin du fleuve Congo. Au sud de Souanké,
la frontière avec le Gabon représente la ligne de partage de eaux entre ces deux
bassins.
Il existe aujourd'hui une description détaillée de tous les cours
d'eau du bassin du Congo (136) qui permet partiClùièrement de comlaître
leurs conditions de navigabilité (cf carte n° 12).
2.1.
L'Oubangui
Environ 450 km avant de réjoindre le fleuve Congo dont il est
l'affluent majeur, c'est-à-dire peu après S011 entrée dans la République du
Congo, l'Oubangui se transforme en un lacis de chenaux, mingala, ser-
pentant entre des milliers d'îles et de bancs de sable qui afluent aux
(136) ORSTOM, A1ll1uaire hydrologique du Congo (1958)

BASS 1N
DU
CON GO
Rivières
navi.slQQl!..?
Bangui 0
! .
i
l1ay" -Ndolnbr!-
Navigation
permanen:e
Chules ou
rapides
Echelle
1110.000000
A. Ndinga Mbo

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Document G. SAUTTER,op. cil., p. 217

208
périodes d'étiage. Les îles et les berges sont recouvertes par la forêt. Les
berges, souvent distantes d'au moins 6 km, ne sont que des talus - digues
naturels, isolant mal la rivière de deux vastes zones marécageuses qui la
flanquent à l'est et à l'ouest. Il semble qu'en maints endroits le fond du lit
soit plus élevé que le sol des régions encadrantes ; ceci explique que par
de nombreux chenaux la Clue de l'Oubangui se déverse de part et d'autre
de la rivière, dans les zones inondables recouvertes de roseaux et de
forêts.
Vu
de la rive droite, la région compnse entre la Sangha et
l'Oubangui n'est plus qu'un immense lac de faible profondeur (elle ne
dépasse guère deux mètres) qui se vidangera ultérieurement par le drain
naturel
que
constitue
la Likouala-aux-Herbes.
Le
confluent
avec
le
Congo se fait par un delta intériew' d'une douzaine de kilomètres de laIge.
Dans tout ce parcours, on compte plusieurs dizaines de seuils
sableux et le chenal de plus grande profondeur (de 2 à 10, et palfois 20
m) serpente d'une rive à l'autre, alors que le cours de la rivière est plutôt
rectiligne. La pente moyenne est très faible : 0,04%.
En fait le cow's de l'Oubangui, et dans une certaine mesure aussi
celui du Congo, apparaît plutôt comme une succession de biefs à pente
à peu près nulle, correspondant à un modelé en cuvettes qui se déversent
l'une dans l'autre.
Le régime de l'Oubangui reflète le climat tropical qw règne sur
la quasi-totalité de son cow's supérieur et de ceu"X de ses afluents, avec
l'alternance des deux saisons sèche et humide. La crue commence en août
à Impfondo, ani.ve à son maximmn en octobre et diminue rapidement en
fin d'année. Les basses eaux sont à l'étiage en février (1300 m 3 /sec.), et
toujours à Impfondo, le débit moyen alilluel est de 4279 m 3 /sec.
2.2.
La
Likouala-aux-Herbes

209
Appelée localement "mayi ma libomitaba". (rivière du peuple
bomitaba) la Likouala-aux-Herbes est un affluent de ri ve gauche de la
Sangha; son bassin s'intercale entre ceux de la Sangha et de l'Oubangui.
Elle prend sa source à la limite des actuels districts de Dongou et Epena,
plus précisément dans les marais d'Ilobi et de Bozamba.
Elle coule en direction nord-sud sur un cours long de 350 km.
Son confluent avec la Sangha se situe à 80 km en amont de Mossaka. Cette
rivière traverse une zone marécageuse : dans son cours supérieur elle
s'étale dans une forêt inondée,et en aval du confluent elle déroule des
méandres, dingonzo (en langue bomitaba), divagants dans une plaine
alluviale très large couverte de graminées aquatiques que les crues
transforment en marécages et la baisse des eaux convertit en savane. Son
cours
est parsemé
de
prairies
aquatiques,
d'où sa dénomination de
Likouala-aux-Herbes attribuée par les Français à l'époque des explora-
tions
et
découvertes hydrographiques,
pour la différencier de l'autre
Likouala dont le tronçon d'aval
après son confluent avec le Kouyou à
Loboko, porte le nom du village du delta, Mossaka.
2.3. La Sangha
La Sangha est après l'Oubangui, le principal affluent de rive
droite du Congo. Elle prend sa source au Catneroun, coule en République
Centrafricaine sur environ 300 km, et en République du Congo sur près
de 600 ktn (distance Ouesso-Mossaka : 500 km). Son cours est orienté
sud-est.
Le bassin de la Sangha couvre une superficie de 165.000 km2 .
L'amplitude extrême enregistrée à Ouesso est de 5 m 15, correspondant
à des débits extrêmes de 700 m3 /sec. à l'étiage, et 4250 m3 /sec. en crue.

210
Les basses eaux ont lieu en févriermars, avec un n1Ïnimum secondaire en
août; les hautes eaux ont lieu en octobre-novembre, avec un maximwn
secondaire
en juin-juillet.
2.4. La Likouala-Mossaka et le Kouyou
La Likouala-Nlossaka prend se source près
de la frontière
gabonaise, dans le district de Kelle. Elle coule d'abord d'ouest en est,
approximativement le long de l'Equateur , puis du nord au sud avant de se
jeter dans le fleuve Congo, après un parcours de 465 km. Ce cours d'eau
est le déversoir d'un éventail de rivières dont les plus importantes sont la
Mambili à gauche et le Kouyou à droite.
Son cours supérieur est coupé de rapides et ne devient naVIga-
ble qu'à partir d'Etoumbi jusqu'à son embouchure. Les mouvements des
chaloupes sur ce cours d'eau ne sont possibles qu'en période des hautes
eaux. Pendant la saison d'étiage, la Likouala-Nlossaka coule entre deux
berges larges, découvrant par ci par là des bancs de sables et de gravier
blanc. Son régime est en réalité le reflet de celui des pluies : un petit
étiage en janvier-février, et un grand étiage durant la saison sèche
"australe" (juin-août),
encadrent deux fortes
crues,
de hauteur senSI-
blement
égale.
A Etoumbi, les débits de la Likouala-Mossaka, calculés pour la
période de 1951-1956 passent de 77 m 3 /sec. en moyenne en août, à 233
en novembre et 208 en mai, retombant dans l'intervalle à 128 en févlier.
Le niveau de la rivière varie naturellement en proportion. Entre octobre
1950 et janvier 1952, les paliers suivants
ont été notés à l'échelle
d'Etoumbi où existe une station d'observation :
1,75 m du 28 octobre au 4 novembre 1950 ;

211
- 0,65 m du 1er au 4 février 1951
1,90 mIes 13 et 14 mars 1951 :
- 1 m et en dessous duu 20 Juillet au 28 août 1951
2,25 m du 21 au 25 novembre 1951.
Dans le cours d'lUle même SaIson des pluies, l'eau monte et
baisse à plusieurs reprises. Souvent, après huit, dix jours de crue, les
bancs de sable réapparaissent, le chenal se retrécit, et les chaloupes
passent de plus en plus dificilement. En dessous du zéro de l'échelle
d'Etoumbi, toute navigation cesse en principe sur la haute Likouala-
Mossaka, sauf celle des pirogues. En 1972, la rivière est restée 125 jours
sans s'élever au dessus du niveau critique. En règle générale, avant 1960,
la CFHBC qui assurait le trafic, comptait que ses navires atteignaient
Etoumbi, terminus amont de ses services sur la Likouala-Mossaka huit
mois seulement,
sans compter un ou deux mois supplémentaires de
difficultés ou d'interruptions temporaires.
D'où vient cette irrégularité du régime de la Likouala-lVlos-
saka, le plus irrégulier de toutes les rivières du Nord-Congo ? ELle
s'explique en réalité par la répartition géologique du bassin de la Likouala-
l\\1ossaka
- le bassin supérieur est entièrement fonné du complexe gram-
to-gnessique gabonais,
imperméable
;
- le rebord septentrional des sables bateke perméables
n'occupe
qu'une faible partie, au sud du bassin ;
- le bassin inférieur est le domaine des alluvions quartenaires,
surtout constitués des sables dont l'épaisseur moins grande affaiblit les
possibilités de retention de l'eau.
Cette situation naturelle dûe aux argiles qui tapissent les plai-

212
nes alluviales détennine en aval un retard d'écoulement de trois semaInes
à un mois.
Par endroits, son cours se divise en huges bras qui ceinturent de
petites
îles
impénétrables.
La Likouala-Mossaka est le cours d'eau le moms profond du
réseau hydrographique congolais. Ses eaux charrient beaucoup d'argile en
suspension; ce qui les rend toujours troubles, et assez désagréables au goût.
- Le Kouyou, son affluent ri ve droite, le plus important de son
bassin, a son confluent à 80 km de Mossaka. Il coule ouest-est depuis la
frontière gabonaise. On y relève une amplitude extrênle de 2,65 m,
correspondant à des débits extrêmes de 100 m3/sec à l'étiage (9,3 l/sec/
km2) et de 350 m3 en crue (32,3 11sec/km2). Ce régime est aussi irrégulier
que celui de la Likouala-Mossaka.
2.5.
L'Alima
Cette rivière se jette dans le Congo à 418 km en amont de
Brazzaville; elle prend sa source à la frontière gabonaise. Elle est fonnée
par la réunion de la Lekety et de la Diele, issues toutes deux des collines
du sud-ouest et du mont Ntale, en pays teke.
Son cours supérieur est difficilement accessible ; seules les
pIrogues légères
le parcourent librement.
A partir d'Okoyo,
l'Alima
coule jusqu'au fleuve Congo sur un large bief navigable en toutes saisons
par les chaloupes à vapeur de 15 à 20 tonnes.
Son courant, très rapide, freine les chaloupes à la montée. Les
mesures opérées par les hydrologues de l'ORSTOM indiquent, pour un
débit moyen annuel (période 1951-1956) de 582 m3/sec à Tchikapika sur
la basse-Alima où est implantée depuis 1950 une station d'observation,

213
les débits moyens mensuels contenus dans les étroites limites SUlvan-
tes:500 m3/sec en août; 620 en novembre. Sur les graphiques annuelles,
les plus fortes chutes de pluie ne parviennent à déclencher que des
oscillations mineures. Rien d'étonnant à cela : "l'énorme éponge, cons-
tituée par les grès tendres et les sables des plateaux (où l'Alima et ses
affluents la Lekety et la Diele prennent leur source), absorbe les préci-
pitations atmosphériques considérables que fournissent les tornades et
les pluies diluviennes pour les restituer sur le mode d'un écoulement
constant"(137).
A cette interprétation donnée par DE CHAVANNES, il n'y a rien à
ajouter. Ce qui a
d'ailleurs
poussé les hydrologues de l'ORSTOlvl à
conclure que l'Alima est la rivière la plus reglliière du Inonde, eu égard
à son débit spécifique d'étiage, exceptiolllellement élevé : 37 l/sec/km2
à
Okoyo(l38).
2.6. La Nkeni
Ce cours d'eau seit de frontière sud entre le pays ngala et le
monde teke. La Nkeni prend sa source au pied du "plateau nziku", près
de Djambala, dans un profond cali on en forme de canari renversé. D'où
son nom local (teke) de ontzavankie, "tête de canari". Elle se jette dans
le fleuve Congo à 345 Knl en amont de Brazzaville.
Le débit d'étiage relevé est de 165 m3/sec (26 l/sec/km2) ; celui
de crue est de 250 m3/sec (40 l/sec/km2).
(137) CHAVANNES (De C.), Avec Brazza (1935),118
(138) MAUMON (M.), La mise en valeur de la Cuvette Congolaise (1962), 27.

214
La Nkeni a lUl régÎlne très régtùiel: Elle est navigable aux
hautes eaux jusqu'à Gamboma, soit sur les 3/4 de son cours, par des
chaloupes de faible tirant.
Elle se jette dans le fleuve Congo dans la partie basse de celui-
Cl, comme les autres fiuents sus-mentionnés.
2.7. Le Congo
Le fleuve Congo est entré dans l'histoire de relations interna-
tionales Europe-Arique un jour de septembre 1482 lorsque, cherchant la
route des Indes au cours de la circunnavigation de l'Afrique conduite par
les Portugais, le navigateur DIOGO CAO fit la découverte de sa large
embouchure. Malheureusement les Portugais dans toute l'histoire de leur
contact avec l'Afrique Centrale (qui démarra à la fin du XVe siècle) n'en
firent jamais lUle voie de pénétration vers l'hinterland,
à cause des
cataractes qui rendent son cours non navigable au-delà de l'actuelle ville
zeiiroise Matadi.
Le
journaliste
anglais
1Vlorton
STANLEY, est le premIer
Européen à s'être aventuré et exploré le fleuve Congo à la fin du XIXe
siècle, mais en le descendant depuis sa source... jusqu'à l'Océan Atlan-
tique. C'est lui qui le rendit désonnais célèbre.
Il est intéressant de décrire le parcours du fleuve Congo de sa
source à l'Océan Atlantique: ce qui permettrait du mieux se représenter
les dimensions de son bassin que nous nous convenons de désigner par le
terme de "Congolie".

217
collines pour tenniner à Mangengen~ ou, comme l'a encore voulu
STANLEY, aux "Falaises de Douvres", cette haute muraille de grès
scintillant au soleil comme des perles. Et puis, il se concentre clans une
espèce de bassin naturel (que STANLEY compara au Lac Leman) où son
cours a tille laJgeur de seize kilomètres: cette petite mer intérieure poste
depuis le nom de son "découvreur" européen "Stanley - Pool", Le fleuve
Congo est ici à cinq cents kilomètres de la mer et il est encore à trois cents
mètres d'altitude. A sa sortie du "Pool", les montagnes se resserrent, et il
va alors dévaler vers l'Océan Atlantique en précipitant d'étage en étage,
par ses trente-deux caractères qui précédent la porte de la ville zaïroise
de Vivi, la masse fOlmidable de ses eaux jaunes. C'est la traversée des
"Monts de Cristal" (ainsi baptisés encore par STANLEY), et le fleuve fait
de nombreux détours ; sa vitesse atteint treize mètres à la seconde et sa
largeur se réduit, aux gorges les plus étroites, à 400 mètres tandis que la
profondeur atteint 90 mètres. Puis, il telmine sa course, majestueux et
souveraIn; son débit est à ce moment de quarante mille mètres cubes et
peut doubler aux hautes eaux. Ce dernier trajet s'achève en fait dans un
vaste estuaire parsemé d'iles et de bancs de sable qui rendent la naviga-
tion difficile à l'entrée du port de NIatadi.
Tel est ce fleuve de quatre mille six cent quarante kilomètres de
long, dont le bassin comprend près de quatre millions de kilomètres
carrés, dont le débit - régulier et abondant - (le 2e fleuve après l'Amazo-
ne) entre Brazzaville et Kinshasa varie entre 30.000 (en période de
décrue) et 120.000 mètres cubes à la seconde (en période de crue).
Après
cette
exploration
du
fleuve
Congo
sur les
pas
de
STANLEY, il nous faut revenir à la section de son cours qui se singularise
comme grand carrefour hydrographique : cette traversée du "pays des
confluents" mérite d'être décrite.

218
A partir de son confluent avec l'Oubangui, le fleuve Congo
parcourt 350 km à travers le pays ngala, jusqu'au village Mpouya... en pays
teke, en aval.
En aval, les plateaux des deux rives dessinent un entonnoir au
fond duquel, entre des versants raides, s'ouvre le "Couloir". En amont sur
quelques kilomètres, le fleuve s'étrangle entre deux falaises, et les îles
disparaissent. Une nappe d'eau uniforme, véritable "pool", sépare deux
localités homonymes : Loukolela, village congolais, sur la rive droite,
Loukolela, village zaïrois sur la rive gauche. Sur la rive ch·oite. l'admi-
nistration coloniale française avait élevé des habitations que l'on retrou-
ve encore aujourd'hui perchées, à 18 mètres au-dessus de l'eau, sur un
banc concrétiOlmé dur
formant corniche. La cuirasse
dont la base est
invisible atteint un minimum de plusieurs mètres d'épaisseur. Une autre
terrasse se développe en contrebas, vers + 8 m ; on la retrouve un peu en
amont, à Likendzi. Les gros blocs de cuirasse a1f1eurant à ce niveau
semblent provenir de l'horizon concrétionné supérieur.
Une dernière terrasse, au soubassement argileux, s'élève à peine au-
dessus du fleuve en crue; elle procure son site au village de Loukolela.
De ce retrécissement, qui borne au nord-est le pays ngala,
jusqu'aux abords du "Couloir", le Congo s'étale librement au ras de la
plaine, et déverse à chaque crue son trop-plein pafdessus les bounelets
qui l'encadrent. Inférieur à 2 km à la hauteur de Loukolela, la lmgeur du
Congo varie en aval entre 7 et 12 klll. D'innombrables chenaux s'entre-
lacent; des milliers d'îles s'allongent entre eux. TI y a là, accolé
au reste
de la région, sur une étendue de l'ordre de 1500 Km2, un domaine mi-

219
aquatique formant à lui seul lUle unité géographique distincte
c'est le
"pays des confluents" ;
D'une rive à l'autre, le fleuve se divise en général en cinq à six
bras anastomosés, que séparent des alignements d'îles(140).
Conune l'a noté J.l:AYER pour l'Oubangui, des fosses existent
le long des rives, le milieu du lit étant occupé par une succession de bancs
de sable qui~ aux basses eaux, sont découverts ou à peine convertis (141).
Ces
fosses
alteinent d'une
nve
à l'autre.
Certains
chenaux
atteignent 2 km de large ; d'autres ont l'aspect d'une simple rivière,
esquissent parfois des méandres. Continuellement~ ils se rejoignent et se
redivisent. Les îles sont de toute taille ; il en est qui atteignent 12 km de
long, sur 2 de lage. Elles sont entièrement submergées aux hautes eaux.
Dès qu'elles dépassent lUle certaine dimension, leur profil en travers
révèle un trait caractéristique : lUle dépression centrale encadrée de deux
bourrelets. La végétation souligne le dispositif. En apparence, vues du
bateau, les îles sont couvertes d'une épaisse forêt. Sur les photographies
aériennes,
on voit au contraire que les herbes dominent. La prairie
marécageuse
occupe la majeure partie des grandes îles, derrière lUl rideau
d'arbres plus ou moins épais. Les Likuba appellent masabu (sing; lesabu) ces
dépressions herbeuses de l'intérieur des îles. Dans les grandes îles, chaque
lesabu a son nom.
Dans le "pays des confluents" ~ le Congo apparaît ainSI conune
lm véritable territoire original par ses chenaux et ses îles lagement
étalées. TI est
aussi original comme lieu de convegence de nombreuses
(140) cf. Photo-aéricIll1c de la Confluence de Mossaka. Tirée de SA UTTER, 230
(141) YAYER, cité par SAUTTER, 212

~. :j~8~:~~~··';~l~·t5~~2~~t~ ~.~
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;~~~'·y\\~,~7~.·7':·~~1_~~~;":~~~:~~~~;;I.~~~.~':~~~~,~--~.=,~
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:LA·CONFLUENCE· DE MOssAKA 'ET LES"ILES DU CONGO
\\
.
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. . . : <'~-"~,;d.~f.ês·:unb.ssemblage·d'e:.ph'b'togi-aphi~5'aériennes prise,? en avril 1950
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(Servic.e/f'ly'drO.graphiQue),:
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Docum en tG. SAU TTER~ op. cit.~ pp. 232 -233.
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1
Zone
inondée et marecàgeuse
Piste
Village

Cours
d eau
ou
canal
E'chtllle
1/500.000
A
Id ..I! _ _

223
"pays des confluents", le rôle d'une grande VOle navigable étendant son
influence loin dans l'intérieur des terres. Le bief de Mossaka est pour
cela une grande plaque tournante reliée, sans discontinuité du plan d'eau,
aux quatre coins d'un immense territoire, y compris les savanes de
l'hémisphère boréal. Par ce dispositif hydrographique se trouve effacé le
double obstacle de la forêt équatoriale au nord, et des plateaux sableux
teke au sud qui bordent le pays ngala respectivement au nord et nord-
ouest, et au sud et sud-ouest.
La présentation du réseau hydrographique congolais a en réali-
té le mérite de faire comprendre pourquoi la région de Mossaka, véri-
table "pays des confluents", est une "zone d'eau". TI en ressort que tous
les cours d'eau, affluents du Congo, premlent leurs sources au-delà de la
contrée des Ngala. Connaissant des variations de débits sous la dépen-
dance des pluies qui y tombent, ils présentent en conséquence une
diversité de régimes hydrographiques. Durant la saison de crue, mpela,
le fleuve Congo et l'ensemble de ses cilluents septentrionaux se gonflent
généralement des eaux qui se déversent sur tout le territoire de la contrée.
Cette
inondation
généralisée
et
l'inondation modérée
d'avril
à juin,
ndzowolo, sont essentiellement des faits de l'hydrographie. A ces deux
époques de crue, ce sont d'immenses étendues qui sont sous l'eau; celle-
ci se déverse à travers toute la plaine, inondant îles, bourrelets, Clùtures,
pistes, etc.. Les ber ges du Congo et des deltas de ses affluents ne se
distinguent alors que par la végétation, et tout déplacement n'est possible
qu'en pirogue.
Par exemple, à l'intérieur nlênle de la ville de Mossaka.. l'uti-
lisation de la pirogue devient obligatoire dans le quartier "Congo ya
sika". Ce qu'illustre bien la description du pays par VAS SAL en 1925 :

10
Vue panoramique du fleuve Congo, au large de Mossaka

· Les "Lagulh;s Jil:uba"
2. Site de la citl~-étal (abandonnée) Bobenge

226
"La petite île de NIossaka a été conqUIse mètre par mètre
sur les eaux au prix des plus grandes difficultés et au prix
d'une volonté surhumaine. A l'époque de notre passage,
lors des crues maxima de l'aimée, il fallait aller en bateau
d'une maison à l'autre de certains agents européens. Au
village le plus proche, les indigènes mangeaient et dor-
maient dans leurs pirogues,
qu'ils avaient substituées à
leurs lits de camp dans les cases inondées "(142).
En aval de Bonga (situé au confluent de la Sangha et du Congo),
l'expédition allemande dirigée paI" Von STEIN enfin 1913-début 1914ne
put découvrir aucune terre échappant à la submersion, en dehors du
minuscule emplacement du village Bessembe, sur la rive du Congo au
débouché du bras le plus oriental de la Sangha, soit un hectare au grand
maximum, portant un poste à bois et une factorerie, dans la même
situation dangereuse que Mossaka, c'est-à-dire sous le menace de fortes
crues (143).
Entre la likouala-Mossaka et l'Alima, la rive droite du Congo
se trouve entièrement submer gée sur une profondeur d'une dizaine de
kilomètres (cf carte n° 12). Seuls les plus enfoncés dans l'intérieur des
villages likuba de la "zone des lagunes", Boniala et Sengolo, disposent
pour leurs cultures de quelques terres échappant à l'inondation. Vers le
sud, le marais se prolonge bien au-delà de l'Alima, jusqu'à la Nkeni, et
même à l'entrée du "Couloir" du Congo. Dans l'intérieur, la nappe
s'avance le long de l'Alima. Mais des berges de "terre ferme" ne tardent
(142) VASSAL, 100. L'inonclationde décembre 1994 a rendu actuel ce constat de VASSAL!
(143) STEIN, Expédition, 109

227
pas à se dessiner ; et l'on passe insensiblement à illle simple vallée
marécageuse, dont le caractère se maintient jusqu'au cours supérieur de
la rivière. Sur la rive gauche, illle pointe de terres exondées vient toucher
l'extrêmité aval des "lagillles likuba".
Un golfe plus profond s'ouvre suivant l'axe de la Likouala-
Mossaka. Les marécages remontent bien au-delà du confluent du Congo,
jusque vers Ntokou, à 150 kilomètres environ de Mossaka.
Sur la rive droite, le pays b uenyi, à une trentaine de kilomètres
du fleuve au droit de Ndole, appartient encore au marais. Bokwele et
Li pun u paraissent être, de ce côté, mais assez loin de la Likouala-
Mossaka, les premiers villages de "terre ferme".
Une frontière ethnique souligne le changement de paysage
Likwala et Buenyi d'illl côté, dans l'eau; Mbosi de l'autre, au sec.
En résumé, s'agissant de ce front central de la "zone de l'eau",
aux époques où le Congo et ses affluents de rive droite sont en crue,
l'inondation af fecte une bande de territoire dont la largeur augmente vers
le nord; le long de l'Alima et de la Likouala-Nlossaka respectivelnent, le
marais s'enfonce profondément dans l'intérieur du pays, de part et d'autre
d'illle sorte de cap de "tetTe ferme" qui suit d'assez près la rive gauche de
l'Alima.
Du côté nord et nord-est, au-delà donc du "pays des con-
fluents", front central de "la zone de l'eau" la limite de la Basse-Sangha
à la Basse Likouala-Nlossaka est difficile à placer dans une plaine en
grande partie inondée. Et le passage est aussi insensible des marais de la

228
Sangha à ceux de la Iikouala-aux-Herbes, pUlS de l'Oubangui. Pendant
les crues de mpela et ndzowolo, la région comprise entre l'Oubangui et
la Sangha est un véritable lac couvrant plusieurs dizaines de milliers de
kilomètres carrés. La zone marécageuse s'épanouit à mesure
que vers le
nord se déploie le majestueux éventail des affluents du Congo.
Une nuance est à apporter à cette note : les villages égrenés le
long de la Sangha,
de la Likouala-aux-Herbes et de l'Oubangui ne
manquent pas de terrains de cultures au sec. A une quinzaine de kilomètres
de lVIossaka, SlIT la rive droite de la Sangha, le village de Bonga occupe
déjà une banquette qui domine par endroits de 3 mètres le niveau des
crues. Bonga occupe un territoire exondé qui atteint trois kilomètres de
largeur et se suit sur environ huit kilOlnètres en direction de la Sangha.
Au bord du Congo, Loukolela et les villages égrenés jusqu'au
confluent de l'Oubangui disposent pareillement de terres sèches. Des
hauteurs prenant par endroits l'allure de collines s'élèvent sm la nve
gauche de la Likouala-aux-Herbes.
De la Nkeni à la Sangha, la trompeuse uniformité qu'imprime au
pays la double inondation annuelle masque un relief atténué. Au début,
puis à nouveau vers le milieu de l'année, la décrue découvre les bourrelets
alluviaux mis à sec à l'étiage sm une lageur de plusieurs centaines de
mètres; celui du Congo n'est percé que de loin en loin par des lacs, miliba
(singulier : m oliba) profonds mais étroits, par où font tour à tom la
vidange et le remplissage d'un sillon parallèle au lit Imneur.
En aval de Mossaka, à une distance de 6 à 9 kilomètres du
fleuve, un chapelet de lacs et d'étangs, trouées d'eau libres au milieu des
marais, occupe l'axe du sillon ; des chenaux,
VOles utilisées par les
pirogues, les font communiquer entre eux et les relient à l'Alima. Il n'y

229
a nen à changer aujourd'hui à la description de FROMENT(l44):
"Licouba est un vaste ensemble de criques, de lagons et de
lagunes, sillonnant en tous sens la contrée qui s'étend entre
l'Alima, le Congo et la rivière likouala, contrée maréca-
geuse, couverte de prairies tremblantes et de broussailles
inondées. Un dedale de canaux circule à travers les hautes
herbes
aquatiques
ou
sous
des
voûtes
de
broussailles
plongeant leurs racines dans un eau profonde. Ils s'ouvrent
par endroits sw' de belles nappes d'eau, dont la plus vaste
est le lac Boumbi, long de 3 à 4 kilomètres et large de 2 ;
on l'appelle aussi Libéla. Les Licouba le croient d'une
profondeur insondable
et refusent
de
s'y
aventurer
en
pirogue par mauvais temps".
Le même dispositif se répète au sud de l'Alima, en pays moye.
Une rivière, la Nkeme, accompagne à distance le Congo, et ne le rejoint
qu'au bout d'une quarantaine de kilomètres,
enfilant au passage une
succeSSIOn de petits lacs. Aurions-nous affaire à un ancien bras du
Congo, ou au lit même du fleuve dans une position première, dont il
aurait été délogé sous la poussée des alluvions sableuses de l'Alima?
L'hypothèse ne peut être exclue. Mais il nous semble que les "lagunes",
et la Nkeme dans leur prolongement, occupent simplement, en arrière du
bourrelet qui bloque l'écoulement des eaux, le creux d'un val d'inonda-
tion, à la dimension géante du Congo. Une dépression de même style,
suivie par la rivière Bokoso, longe du reste la Likouala-Mossaka SlU" sa
rive
droite.
(144) FROMENT cf. Rapport PRADIER, 15

230
Ces couloirs sont les drains naturels par où s'écoule le trop-
plein des interfuves. Le rythme des lagunes recueille en particulier, et
dirige vers la basse Alima, les eaux amenées de l'intérieur par la rivière
Ndeko, suivant la pente générale de la plaine.
Dès que l'on s'éloigne des grands cours d'eau, la topographie
devient incertaine.
A en juger par les
communications qu'établissent
entre les principaux axes du drainage les mingala, on croirait volontiers
les interlluves de niveau avec les rives. Hormis sa jonction avec le
système des "lagunes", l'Alima reste isolé. Mais le "chenal de Bokoso",
relie la Ndeko à la Likouala-!\\10ssaka. Entre la Likouala-Mossaka et la
Sangha d'une part, la Sangha et le Congo de l'autre, les passages se
multiplient.
Certains mingala s'assèchent au Inoment des basses eaux ;
d'autres voient leur écoulement changer de sens suivant les péIi.odes de
l'année. Ainsi fonctionne le plus célèbre de tous, le "Chenal de Likendzi",
qui s'ouvre sur la rive droite du Congo, un peu plus bas que Loukolela,
et va rejoindre la Sangha.
D'une façon générale, à l'exception des bourrelets du fleuve, le
marais congolais se ressuit très mal dans l'intervalle des crues et des mois
de fortes précipitations. Les périodes de rémission des pluies, courtes et
souvent entrecoupées d'averses, sont impuissantes à évaporer les flaques
d'eau, les fondrières, les étendues marécageuses qui subsistent un peu partout.
Soulignons, pour conclure, que ce réseau hydrographique qill
fait de l'eau l'élément le plus caractéristique du "pays des confluents" a
une double influence sur la société :
- négative d'abord par l'effet néfaste de l'inondation sur les
aSSIses de l'habitat humain et les cultures ;

231
- positive ensuite parce que la diversité des régimes hydrologi-
ques favorise une circulation fluviale pennanente qui remédie ainsi à
l'inexistence des voies de communications de terre feime (la CFHBC,
concessionnaire
de
la région sous l'ère
coloniale l'avait compris
et
entretenu, pour son exploitation, une notille de "steamers"), et offre en
toute saison d'immenses possibilités à la pratique de la pêche que les
Bana mai ont fait l'une de leurs activités économiques de base.

232
IV - LES FORMATIONS VEGETALES
Dans la "zone
de l'eau", une végétation vigOlrreuse fait écran au
soleil en même temps qu'elle emprisonne l'eau au niveau du sol. Par ses
faciès multiples, elle souligne la diversité des conditions locales, hydro-
logiques, topographiques ou pédologiques. Les principaux cours d'eau
sont bordés de grands arbres dont le "pied" baigne une partie de l'année
dans le courant. Sur les rives de la Basse Likouala-Mossaka, les plus
communs sont tsengi, au feuillage sombre; opombo, au dôme roussâtre;
lombo, dont le port, le feuillage léger d'lUl vert grisâtre, les branches
basses rasant l'eau, font penser au "cèdre du Liban". Quelques palmiers
penchent vers la ltnnière un tronc souvent démésurément étiré. Parfois,
comme au long de l'Alima et de la Nkeni, de grands palmiers-raphia, en
fom1ation selTée, encadrent le cours d'eau. NIais la forêt "ri vulaire" se
réduit fréquemment à un écran, ou cède la place à des prairies submer-
sibles, semées ou non de rôniers, malebo. Les savanes de ce genre
abondent le long de la Basse Likouala-Mossaka, de la Basse Likouala-
aux-Herbes et de la Basse Sangha ; elles s'étalent dans le secteur des
"lagunes", autour des villages lik uba, et revêtent le bourrelet du Congo.
La
prune
semble
être la formation
pionnière
des
champs
abandonnés
et des atterissements.
Ce type de fonnations herbeuses aquatiques a été étudié en
1951 par le belge ROBYNS. Sa description détaillée du "district forestier
central du Congo belge", aujourd'hui en pays mongo (Zaïre), vaut ausi
pour notre région. ROBYNS distingue en paIticulier :
-les "bordures herbeuses irréglùières" à base de "Vossia cuspidata
Griff", une grande graminée vivace, que relaie en arrière une zone arbustive de
fourrés où des palmiers-lianes s'associent aux "Alchornea" ;

21
"td

Pl.
14
Un campement-type de pygmées (environ de Mbomu)

237
- les praInes à "Echinochoa", occupant les "eaux profondes et
plus calnles" ;
- daIlS "l'eau aérée", des nlassifs d"'Oryza
Barthii",
"grande
graminée vivace et rhizomateuse" (fomlation assez rare) ;
- daIlS les eaux stagnantes emprisonnées PaI' les bourrelets de
berges, des "savanes à hautes herbes" ;
- les papyraies, localisées sur ce11aines nves basses fréquem-
ment inondées.
Ces herbes masquent ici une microtopographie chaotique, et
l'on circme difficilement sur un sol hérissé de mottes, criblé de trous, et
creusé de place en place par les mingala de déclue. Ces savanes s'appa-
rentent à celles dont le double ruban quasiment continu, de part et d'autre
d'une galerie-forestière, a fait donner son nonl à "Mayi ma Libomitaba",
dénommée Likouala-aux-Herbes par les Français ou "Likouala-esobe".
On serait tenté de les expliquer par un facteur pédologique , tel que la
présence d'un niveau d'accmnmation à faible profondeur. C'est toute la
question des "esobe". Par ce telme, les Ngala désignent un paysage vé-
gétatif à dominance d'herbes. Il existe en réalité deux sortes d'esobe : les
esobe rivulaires qui sont des groupements liés au système hydrologique
actuel sur sols jeunes peu ou non diférenciés et somnis à divers degrés
d'hydromorphie,
et d'autre part les esobe intercalaires
qui
sont
des
clairières herbeuses des bas-plateaux et des replats, sur sols ferralitiques
anciens et hors d'atteinte des eaux de débordement. C'est en somme la
distinction établie par ROBYNS, entre les esobe secs et les esobe à sol
frais ou humide. Les denriers nous intéressent ici. ROBYNS interprète ce
type particulier de savanes incluses par le facteur édaphique suivant:
la
présence à faible profondeur, sous une couche superficielle de sable
pennéable, d'un niveau d'aI' gile compacte (cf carte n° 16).

238
Dès que l'on s'enfonce dans le maraIS, les pnunes, esobe, se
rarefient, se réduisent à des clairières plus ou moins étendues. La forêt se
déploie, mais change totalement de caractère.
La formation qui domine est la rnphiale, tel qu'on peut l'obser-
ver en particulier dans le secteur méridional des "lagunes", couvrant
d'immenses espaces. Elle fait à peine figure de forêt. Les palmiers-raphia
qui la constituent ne sont en rien comparables aux toufes exubérantes
que l'on rencontre dans les galeries, ou au bord des cours d'eau. Il s'agit
de plantes graciles, au tronc mince et au panache rabougri, qui meurent
au bout de quelques années après avoir fait leurs fruits. Ces mingenge,
tantôt se serrent en un peuplement dense et homogène, tantôt cohabitent
avec d'autres arbres aquatiques, dont les plus caractéristiques sont les
minkuka.1 aux branches disposées en plateaux. Un sous-bois impénétra-
ble de zingibéracées, de palmiers-rotins et d'arbustes divers dispute par
endroits la place aux raphias qui s'espacent. Même en pleine période de
rémission de pluies, la végétation baigne dans l'eau qu'elle retient de ses
raCInes
entrelacées.
Derrière la diversité - toute relative - des paysages, l'unité du
"pays des confluents" est incontestable. Il nous fallait présenter dans le
détail ce "pays de l'eau" très particulier en pays ngala, pour mieux le
connaître. C'est le prototype même du paysage exactement équatorial.

239
v -IDENTIFICATION HISTORIQUE DES NGALA "GENS D'EAU"
DU CONGO
S'il est facile de tracer la frontière entre la "zone de l'eau" et la
"zone des terres fermes" et de pouvoir ainsi distinguer les Ngala "gens
d'eau" des Ngala "terriens", il n'est par contre guère aisé d'identifier et
de répartir correctement les Ngala dans chacune de ces deux zones. Les
documents laissés par les Européens arrivés dans la Cuvette congolaise
à la fin du XIXè et au début du XXè siècle ne permettent pas une
identification précise des
groupes ethno-linguistiques. Les explorateurs,
les
prêtres
des
missions
chrétiennes
et
les
premiers
administrateurs
coloniaux ont légué à l'histoire,
soit des
noms de
groupes ethno-
linguistiques
inconnus
aujourd'hui,
à
savoir
"Bafourou" , "Anghié" ,
"Bambou", soit des noms comme "Boubangui" qui désignent abusive-
ment tous les "Gens d'eau" ; ou "Nlbochi" qui désignent tous les Ngala
de la Cuvette congolaise.
A la base de ces confusions historiques, se pose le réel problème
de
interprètes
africains
de
ces
premiers
Européens.
Ces
interprètes
étaient, soit des Sénégalais ramenés de Saint-Louis où la France était
solidement implantée depuis le XVIIIè siècle, soit des anciens esclaves
libérés et installés par la France à Libreville sur la côte du Gabon dans les
années 1850, soit les Viii (les Mubiri des textes européens des XVIIè et
XVIllè siècles) du royaume de Loango en contacts d'affaires avec les
Européens depuis le XVllè siècle. Bien qu'Africains comme les Ngala de
la Cuvette congolaise, ils ne connaissaient pas forcément leurs langues.
De simples indications topographiques furent souvent perçues comme
des
dénominations
de
groupes
ethno-linguistiques.
Le second problème, aussi important, est celui du tracé des
frontières entre groupes pour la détermination exacte de leurs espaces

24D
respectifs. MAZENOT qui a tenté avant
nous de dresser la carte ethno-
linguistique de la région de la "Likouala-Mossaka" (qui correspond à peu
près aujourd'hui à l'actuelle "Cuvette Congolaise") dont il fut le dernier
administrateur colonial avant l'Indépendance du Congo, a trouvé à ce
problème une explication :
"La difficulté qu'il y a de nos JOurs à déterminer avec
précision les frontières ethniques entre tribus tient avant
tout à la psychologie des Bantou de la Cuvette dont l'in-
dividualisme n'est tempéré que par un sens assez aIgu
d'ailleurs de la solidarité familiale. La consCIence d'ap-
partenir à une même tribu ne se manifeste souvent chez les
membres d'un des groupements humains qui la composent
que par la prétention d'en être les
seuls
représentants
authentiques.
Tout ce qui n'est pas eux-mêmes n'étant pas
de "race pure", est réputé appartenir à la tribu voisine
: les
"faux" wIakoua sont considérés par les "vrais" comme des
"Kouyou", les "faux Kouyou" comme des "Mbochi"(145).
Toutefois aujourd'hui, il n'y a plus lieu de chercher les frontiè-
res
inexistantes
des
ethnies
dans
des
marches
indéterminantes maIS
d'affirmer la réalité des groupes contre leur négation.
Tous les administrateurs coloniaux et chercheurs de l'ORSTOM
qw, comme MAZENOT et JACQUOT, ont tenté de dresser la Carte
ethnolinguistique de l'actuelle
Cuvette Congolaise, ont été déroutés par
cette conscience qu'a chacun de son originalité. Il apparaît même un
micro-fractionnement des groupes ethnolinguistiques qui aboutit à dis-
(145) MAZENOT, 143

241
tinguer des sous-groupes et même des sous-sous-groupes dans chaque
groupe ethnolinguistique. Cette conscience que chacun a de son origina-
lité introduit souvent des notes de chauvinisme dans les rapports, tout
simplement parce que les uns et les autres s'attribuent des complexes de
supériorité : d'où les "purs" Akwa et les "faux" Akwa. Voilà qui fait
sourire l'historien ou
le linguiste : les métissages perceptibles dans les
parlers expliquent à l'évidence que les Akwa et les Koyo sont un même
peuple parlant la même langue, qui comporte des variantes dialectales
comme toute langue étendue territorialement!
Il faut
repartir de l'histoire cette fois, et non de la structure. Il
n'y a pas de peuple en soi, mais un moment où les groupes ultra-lignagers
en processus de communication constituent un réseau!
Nous avons souvent utilisé, faute d'une délimitation nette des
groupes,l'expression "zone de contact" . Il est en effet difficile de faire
passer par quelque village la frontière ethnolinguistique entre groupes. A
quiconque a été dans la Cuvette congolaise, il apparaît plutôt qu'on passe
d'un groupe ethnolinguistique à un autre sans transition : cela est d'ailleurs
facilité par l'absence de quelque obstacle physique majeur, comme un
plateau ou une montagne. Ce qui nous amène vers un aspect dialectique-
ment caché derrière la notion banale de "frontière".
Une distinction, acceptée ou non, contractuelle ou non entre
deux territoires, peuples ou dominations, peut ne pas être géométrie
linéaire, mais présenter un certain flou, une épaisseur. La marge d'uti-
1isation du terrain par un peuple en sa civilisation se présente souvent en
frange plus ou moins intermédiaire ou commune avec le peuple VOIsm,

242
"tierra de nadie, extrernadura et frontera"(146). Entre eux une recon-
naissance partielle" de facto" établit une province de moindre domina-
tion ou moindre sécurité, une marche. Raréfaction des paysages, des
densités,
des productions,
organisations ... sont souvent la marque de
cette marche en marge. Même si elle n'est pas guerrièrement disputée, la
marche indique une installation moins fixe. Sans même concertation des
acteurs, leurs gestes contraints deviennent relatifs à l'autre et aboutissent
à des relations. Mieux vaut bonne marche que mauvaise frontière, et
frontière est parfois destin historique d'une marche conquise ou partagée!
L'histoire nous pousse à rappeler l'extrême fréquence et Impor-
tance de ces zones mixtes, de ce type de limite et "limina".
Les cités gauloises(147), ces nationalités de type protohistori-
que
classique,
du type même qu'ofre l'uni vers bantu, avaient ainsi
marches de "saltus" forestiers ou marécageux où un ruisseau de lande
servait de frontière sacrée, "aequoranda". Un marché, un "fanum", un .
pouvoir, un sacré peuvent y avoir pris racine vers des destinées histori-
ques diverses. En Europe, le "limes" échoua vers la fin de l'âge des
métaux et la notion "moderne" de frontière date du XIIè siècle pour se
formaliser au XIXè siècle. Le progrès de la production qui change de
mode mène les seigneuries à défricher bien des "saltus" et à préciser
l'endroit où se rencontrent désormais linéalement les dominations. De
nombreux isolats pauvres continuèrent à échapper au nouveau système
de production-or ganisation-théorisation, dartrant la carte de la nouvelle
civilisation par leurs tâches d'un archaïsme révélateur pour l'historien.
Aucun progrès ne marqua cette histoire avant la seconde phase de la
révolution industrielle, à la fin
du XIXè siècle. L'Alsace conquise au rOI
(146) MOLLAT (M.), in : Le Moyen-Age coll. CROUZET, PUF (1967),414
(147) HUBERT (H.), Les Celtes coll. BERNE, Evol. Hum (réédition) (1950).

244
temps. Coalescence de royaumes épuisés, Vaincus, satellisés ou épousés,
ces empires selon leur fraîcheur virent leurs provinces varier, se réunir,
se partager, se délimiter. Les royaumes constituants qui les avaient
précédés étaient déjà forcément contigus sur le terrain et, si la notion
étroite ne les concerna jamais, la notion ordinaire de frontière leur avait
parfaitement convenu.
Quelques
bornes
ou arbres posés à de rares
endroits,clé ou symbole, limitaient sans jalonnement des territoires réels
avec conflits à l'appui. Une notion étroite n'est pas plus efficace et le
souci d'une défense inviolable convient à des royaumes aux limites
imbalisées malS non indécises. Les
crises de territoires disputés furent
même
le
déclencheur(l48)
de
la magnifique
aventure
impériale
de
SOUNDIA TA KEITA en Afrique Occidentale au XIIIè siècle.
En pays bantu, la querelle permanente entre Teke et Kongo fut
exactement la même chose, l'amorce d'une conquêtee impériale kongo
du côté de Mindouli, zone cuprifère(l49) que l'émergence brusque de
l'empire atlantique à partir du XVIè siècle fit avorter.
En creusant plus profondément l'origine de ces Etats néolithico-
antiques qui occupent l'Afrique, nous atteignons un mode de production.
Les similitudes sérielles entre tant de séquences différentes en effet ne
viennent d'aucune influence ou relation, mais d'un stade comparable.
Tous reposent sur de plus anciennes constructions, préalables, de type
prestataire,
des
seigneuries
et chefferies de diverses catégories. Les
conflits et alliances qui avaient fait passer ces terres et principautés au
niveau historiquement plus élaborés de royaume, reposèrent justement
sur leur contiguïté. La limite entre deux princes a pu être marche ou
(148) KI-ZERBO, Hist. Gén. afro 134. Pour autres royaumes de l'est et du sud cf. 299,326-
383.
(149) NDINGA-MBO, Introduction, 80-81

245
lisière, maIS nous savons pertinemment qu'il y en avait de purement
frontalières. Entre Loango et chefferies intérieures du royaume, aux cols
du NIayombe, VEISTROFFER(l50) n'a-t-il pas trouvé même un portique
de bois construit et fortifé pour exiger le péage ?
On doit à l'inverse poursuivre la remontée du temps de l'histoire
vers des formes politiques moins élaborées que ces chefferies: tel est le
cas des sociétés politiques des Ngala "gens d'eau" de la Cuvette con-
golaise. Le mode de production villageois est connu ; il importe d'y
savoir l'insistance sur la notion de frontière. Le terme existe en Lingala:
ndelo ; la chose aussi bien. Aucun village organisé ne mélange ses cases
avec les passages d'étrangers : généralement, une bretelle de piste en
Impasse met l'agglomération hors de tout mélange indésirable (151).
Zando, le marché est toujours assis à une distance certaine : fonctions
internes et relations externes se martèlent à des espaces diférents.
Un ibonga, gros village,
regroupant divers groupes, tel est le
cas de Bonga au confluent Sangha/Congo(152),
distingue toujours ses
ikienaka, quartiers d'unités résidentielles. Si la concession de chaclUl
n'est pas toujours entourée d'une haie ou d'une rambarde, la limite non
matérialisée n'est pas douteuse: l'homme qui va emprunter lUl couteau ou
la femme lUle marmite sait que son comportement change à mi-distance!
L'appropriation des terres de savane ou de forêt entre femmes
se fait par des marquages simples en herbes et branchettes, mais se fait.
Sur la terre commlUle du village, la permission du Chef ou des Anciens
est requise et proclamée ; sur la terre particulière du lignage, la femme
(150) VEISTROFFER (A.), Vingt-ans dans la brousse africaine (1931),54
(151) E.O. n02
(152) DOLISIE, Note sur Bonga à De Brazza (1885), MOA-VII

246
en début de SaIson agraIre sIgne sa place en branchettes. Les petits
conflits se règlent au sein des équipes féminines de travaux ; les autres
arrivent au conseil, en somme municipal, à la cour du Kani. S'il y en a
peu, c'est justement parce que les attributions ne sont que rarement
douteuses. A Brazzaville en octobre 1974, les Français membres du Golf-
Club de retour de vacances d'été, eurent la surprise de retrouver la moitié
de leur terrain cultivé en manioc par le hameau voisin. Le Président de
la République, dont l'arbitrage avait été sollicité par le Directeur Général
de l'O.M.S. (Organisation Mondiale de la Santé) propriétaire du Golf-
Club, n'y put rien : après des années de juridisme écrit et imposé, les
paysans avaient simplement repris une tene qui avait toujours relevé de
leur hameau. Aucune terre n'était sans maître dans les civilisations
rurales! La plupart des Anciens peuvent réciter par coeur les arbres,
marigots,
rocs
et ponceaux
qui
servent immémorialement
de limite
proclamée et reconnue par les voisins.
Devrons-nous
aller jusqu'aux mammifères pour prouver que
plus on remonte l'histoire des structures, plus la désignation du territoire
approprié est nette, surtout quand elle n'est pas étatiquement bornée? En
tout cas, le mode de production lignager constitue un système de déli-
mitation que le mode villageois raffine et qui, à travers l'escalier pres-
tataire, la pyramide des systèmes de prestations, explique le système
territorial des royaumes et empires. Ces frontières qu'un bornage matériel
sur contrat juridique ne définit pas tellement bien, existent en toutes
civilisations. Ce mouvement de division de l'espace s'enracine dans la
protohistoire et à parcouru toutes nosAntiquités.
Voici, après ce développement utile sur les "zones de contact",
les groupes ethnolinguistiques ngala de la "zone de l'eau" identifiés ou
non par les Européens à leur arrivée dans la Cuvette congolaise.

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Routes principales
- - - - Routes Secondaires··
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Cours d'eau
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A Ndinga Mbo
Zone
d',eau
Echelle
1/2.000000

249
1. Les Apfourou
Le tenne "Apfourou" a été légué à l'histoire par l'explorateur
Pierre Savor gnan de BRAZZA qui fut le premier Européen à être parvenu
dans la Cuvette congolaise ("zone des terres fermes") en 1878, après
avoir traversé, venant de la côte du Gabon, les pays okanda, apinji et
ossyeba du bassin de l'Ogooué.
Ce sont les Tege de la haute Alima, habitants du "rebord" de la
Cuvette congolaise, qui lui désignèrent les "Gens d'eau", maîtres de
l'Alima, sous cette appellation de "Apfourou":
"Le nom d'Apfourou sous lequel nous connûmes les habi-
tants des nves de l'Alima est celui que leur donnent les
Bateke"(153).
On retrouve par la suite ce nom "A pfourou", transcrit parfois
"Bafourou" ; "Afourou", "Akfru" ; "Bakhourou" ... dans les documents
des explorateurs européens des années 1880-1890
il Y est alors synony-
me de "populations du fleuve Congo".
De CHAVANNES par exemple ne fait aucune différence entre
les Apfourou, les Abanho et les Oubangui
dans son "Exposé sommaire
de voyage dans l'ouest africain"(154). Ce n'est que sur son "Relevé du
delta de l'Alima" qu'il leur attribue une identité propre :
"Tous les Apfourou de l'Alima sont des Likouba"(155).
(153) NEY, De Brazza (1887),39
(154) De CHAVANNES Exposé sommaire de voyage dans l'Ouest africain, Mission de
Brazza, 65

250
De BRAZZA de son côté, après aVOIr parlé dans le Rapport
rédigé à l'issue de son second voyage d'exploration enAfrique Centrale
de la paix conclue avec les "Oubandji" (comprendre Bobangi) affirme que
"les Apfourou sont les maîtres de la navigation du Congo, de l'Alima, de
la Licona et de l'Ikelemba entre Ntamo et le pays des
Mangallas"(156).
CHOLET en voit même dans les environs de Ouesso, sur la Sangha(157).
DYBOWSKY au mouillage dans un village balloy dans le cours inférieur
de l'Oubangui déclare avoir vu passer "de grandes pirogues afouroues..
venant se mettre en rapport avec les Balloï et les Bondjo"(158).
On pourrait multiplier les exemples de ce genre qui indiquent
en réalité que les "Apfourou" sont à l'arrivée des Européens dans la
Cuvette congolaise à la fin du XIXè siècle un peuple d'actifs commerçants:
aussi célèbres que les Bobangi qui sont signalés déjà au XVIIè siècle aux
foires du "Pool". C'est d'ailleurs ce que certifie en 1885 l'explorateur
Eugène FRONIENT qui ne voyait en eux qu'une "branche de la puissante
race qui a monopolisé le commerce du Pool à l'Equateur" (159).
NIalheureusement, cette appellation de "Bafourou" disparaît des
textes administratifs français du XXè siècle : elle est remplacée par celle
de "Likuba" qui désigne les mêmes habitants de la région de Mossaka
dite "des lagunes" qui s'étend entre l'embouchure de l'Alima et l'embou-
chure de la Likouala-Mossaka. Cette appellation de "Bafourou" fut dé-
sonnais présentée comme une grande erreur historique d'identification.
On s'ingénia alors à trouver un sens au tenne "apfourou". Voici ce qu'en
(155) De CHAVANNES cf. AN-SOM. Carte n° 449
(156) De BRAZZA, cf. Rapport de 1882, AN-SOM Mission n038
(157) CHOLET, c.R. Séances Soc. Géogr., (1890), 455
(158) DYBOWSKY, La route du Tchad (1893),255
(159) FROMENT, Trois affluents du Congo (1887),458

251
pense le Père PRAI' de la Congrégation du Saint-Esprit en poste évangé-
lique à Mbonzi (Boundji) en 1907 :
"Akfru" serait le bruit que fait un certain oiseau de rivière
en frappant l'eau de ses ailes étendues. Un excès de logique
(au pluriel
les noms de presque toutes les peuplades bantu
sont précédés du préfixe ba- ( "les" en français) - devait par
la suite déformer ce mot en "Bafuru"(160).
L'administrateur de la région de la Likouala-Mossaka de 1954
à 1957, HERSE, crut lui aussi donner un sens à ce mot "Apfourou" des
textes de la fin du XIXè siècle. Selon lui, le mot "Apfourou" serait Wle
onomatopée assez expressive représentant le bruit du pagayage :
"le choc de la pagaie contre la pirogue et le frou-frou de
l'eau"
(161).
Lorsque l'on sait que les informateurs de Pierre Savorgnan de
BRAZZA lors de son premier voyage d'exploration en Afrique Centrale
sont les Teke, puis les Mbosi (Asi Tsambitso) du cours inférieur de
l'Alima lors de son Second voyage ; que les informateurs de CHOLET
sont les Bongili du cours inférieur de la Sangha;
ceux de DYBOWSKY
les Balloy du cours inférieur de l'Oubangui, donc des populations diver-
ses, on ne saurait se contenter de ces puériles explications.
Nous pensons que les "Apfourou" existent comme "Gens d'eau".
Lisons la "Carte ethnographique du Congo Belge" dressée en 1922 par le
Docteur NlAES d'après les documents du Musée du Congo-Belge, et les
résultats des expéditions de THONNER dans l'Oubangui, du Duc de
(160) PRAT, Petite grammaire mbochie (1957), 10
(161) HERSE, Liaison (1957), nO 57, 33

CV 'B",,""Sn"
252
.MECKLaIDOURG dans
la
"province
orientale"
(l'actuel
Kivu), de
HUTEREAU dans l'Itimbiri, l'Uele et l'Oubangui, de TORDAY dans le
Kassaï et le Sankuru;
de.MAES dans le Kassaï, la Lufini, le lac Léopold
II (au vrai Lac Inongo) et la Lukenie(l62). lisons "L'Ethnie Mongo"
de
Van Der KERKEN(163). Lisons également la "carte ethnique" actuelle
du Zaïre. Les habitants de la boucle du fleuve dit aujourd'hui Zaire sont
les Mongo-Nkundu. Dans les régions de lVlbandaka et Ingende, les
Mongo sont subdivisés en Bakundu et Bosaka; dans les régions de
Loukolela et du lac Inongo, ils sont subdivisés en Ekonda et Bakuru.
"Bakundu" et "Bakuru" sont en vérité des noms très proches
de "Bafuru"
de Pierre SavOlgnan de BRAZZA. D'ailleurs GUIRAL
désigne, lui, les piroguiers de l'Alima par "Bakhuru "(164).
En 1914, l'explorateur allemand
Von STEIN plaçait sur sa
"Carte de la rivière Ndeba" (c'est le nom sous lequel l'actuelle Likouala-
Mossaka était connue à la fin du XIXè siècle) les "Bakuru" aux environs
de lVIossaka. Les Likuba de la "région des lagunes" déclarèrent d'ailleurs
eux-mêmes à SAUTTER en 1958 qu'ils étaient d'une origine distincte des
Bobangi ; ils se réclamaient être plutôt des lVlpama Bakutu(165).
Sur
la
"Carte
linguistique
du
Congo-Belge"
de
Van
BULCK(l66), les Mpama Bakutu figtU'ent juste en face de l'Alima.
Nous croyons que le nom "Bafourou" n'est pas un vulgaire so-
(162) MAES, Carte ethnographique du Congo-Belge
(163) KERKEN (Van Der), L'ethnie mongo.
(164) GUIRAL, Le Congo français (1882),259-260
(165) SAUTTER, De l'Atlantique au fleuve Congo, 244
(166) BULCK (Van), Carte linguistique du Congo Belge, (1954)

253
briquet attribué aux habitants de la "région des lagunes" par les Teke,
Mbosi, Bongili et Balloy; c'est leur nom. Le nom "Likuba" est plutôt
nouveau. D'ailleurs, d'après une tradition de la "région des
Lagunes"
rapportée par SAUTTER (167), les actuels Liku ba tireraient leur nom de
la forge (ikuba en dialecte mbosi) admirée par l'un d'eux chez les Mbosi
des "Lagunes". On désigna désormais le village de ce forgeron par "Likuba".
Cette tradition concorde avec les textes de la fin du XIXè siècle
dans lesquels "Likuba" apparaît tout simplenlent comme un des nom-
breux villages des "Lagunes" .
DYBOWSKY cite "Likuba" comme "un village perdu au mI-
lieu de sortes de lagunes "(168).
De CHAVANNES dans ses "Souvenirs"(l69) compare la dispo-
sition du village Bonga situé à l'embouchure de la Sangha à celle de
"Likuba", village qu'il atteignit après avoir descendu l'Alima, pws un
canal à peine visible sur la rive gauche.
"Likuba" figure aussi dans le texte de FROMENT pour dési-
gner les "lagunes" ou "le principal village des Bafuru". FROMENT qui
a visité ces "véritables Venises" que sont ces cités "bafuru" construites
tout autour des "Lagunes", attribue "4000 âmes à Licouba, sur le "lagon
Molondo" (ce qui correspond au site de l'actuel village Bohulu), 2 à3000 âmes
à Benja (comprendre lVIbanza), 1500 à Bombe, 2000 à Sengolo...(170 )
Ces "cités" sont aujourd'hui abandonnées, les "Bafuru-Liku-
(167) SA UTTER, 238
(168) DYBOWSKY, 260
(169) DE CHA VANNES, Souvenirs de la Mission de l'Ouest africain, 57
(170) FROMENT, Trois affluents, 468

254
ba" ayant été forcés par l'administration coloniale,
à se regrouper à
lVIossaka, centre périurbain, désormais leur centre principal de peuplement.
A l'arrivée des Européens à la fin du XIXè siècle et au début du
XXè siècle, le pays Iikuba s'étendait de Mossaka situé à l'embouchure
de la Iikouala-Mossaka dans le fleuve Congo à Nkonda, à l'embouchure
de l'Alima dans le fleuve Congo.
Leurs principaux villages sont :
- dans la "zone des Lagwles" : Boniala, Bokaka, lVIbonzi,
Bualanga, Bombe, Boka (ou Mabonla), Boyenge, Mbanza, Bohulu
(ou Likuba), Sengolo, Beni;
- sur le "Canal de Bokoso" : Unga... Bokoso, Lototi, Ndongo ...
-
autour du confluent Alima-Congo : Nkonda-Mokemo (nord
et sud), Katkati...
La "zone de contact" Likuba/Mbosi est constituée par les ter-
res Tongo et Mbonzi, en
aval de Tsikapika (à ne pas confondre avec
Mbonzi Essimbi où a été fondée à la fin du XIXè siècle la très célèbre
llliSSlOn des Pères du Saint-Esprit dite Saint-François) ;
- la "zone de contact" Likuba/Buenyi/Likwala est
constituée
par les villages s'égrenant le long de la Likouala-Mossaka entre Loboko
au confluent de la Likouala-Mossaka et le Kouyou, et Mossaka. Ce sont:
Loboko, Ndole, Elongabeka, Genabaka, Etenabeka.
2. Les Anghie
Pierre Savor gnan de BRAZZA parle dans son rapport du 30
Août 1879, rédigé à l'issue de son Premier voyage
enAfrique Centrale,
d'un peuple qui serait l'équivalent de ce que sont "les Apfourou" sur
l'Alima :
"De même que les Batéké nous avaient pns pour des

zn ~
rn="eWYSiS'J7'tz:n Tfd'"''''' -T'N'f"'i'l'g
255
Apfouroul ici les habitants, à la vue de nos hommes ha-
billés d'étoffes et armés de fusills disaient que nous devions
être des Anghi és "( 171 )
Plus loin il ajoute
"Ces anghiés viennent par escadres de cinquante à cent
pirogues du bas du fleuve à Akini et à Akapo puis '" se
répandent dans les différents affluents, font des descentes
et, effrayant avec leur coups de fusils les indigènes paci-
fiques, s'emparent des habitants qu'ils amènent en capti-
vité"(l72).
FROMENT dans un rapport utilisé par PRADIER pour la
rédaction d'une "Note d'ensemble sur le Congo français" qu'il adresse au
Ministre français de la :NIarine le 17 mars 1886 parle "des Anghiés si
redoutés des Batéké dont BRAZZA fut contraint d'éviter le territoire
lorsqu'il poussa une pointe au nord-est de Lékéty en juillet 1878"(173).
PERIQUET dans la "Carte de l'A.E.F." établie en 1911 situe les
"Banghie" entre le confluent de la Likouala-Mossaka et de la Mambili.
En réalité, Pien'e Savorgnan DE BRAZZA ne rencontra jamais
les "Anghié" lmais apprit leur existence une fois arrivé dans les pays de
la haute Likouala-Mossaka. C'est son frère Jacques (De BRAZZA) qui
les rencontra le 17 décembre 1885 au cont1uent de la Likouala-Mossaka
et de la Mambili. D'après Jacques De BRAZZA, ces "Anghies" "présen-
taient des tatouages caractéristiques des Abahno du Congo"(174)
(171) NEY,Ilsprécise même que ces "Anghiés" font beaucoup de pIrogues
(172) NEY, 49
(173) FROMENT, 459
(174) De BRAZZA (1.), Tre anni e mezzo nella regione dell'Ogoué e deI Congo, (1887),353

256
et sont d'excellents pagayeurs"(l75).
Il ajoute que "ces nOlI"8 (les femmes sont nues et les hommes
habillés comme les Apfourou) qui habitent à un kilomètre du fleuve, à la
limite des marais, ne furent pas efrayés par l'apparition des Blancs
venant de l'amont car ils sont habitués à trafiquer avec les tribus du Bas-
Congo" .
La "Carte d'exploration du Congo" dressée par Jacques De
BRAZZA en 1885-1886 fait même état d'un cours d'eau appelé "LebaÏ-
Nghié": qui pourrait constituer vraisemblablement la partie aval de la
Lic6na, affluent d'amont de la Likouala-l\\10ssaka qui coule en pays
mbeti et mboko. SAUTTER pense de son côté que le "Lebaï-Nghié doit
être identifié avec le Kouyou(l76).
Von STEIN utilise quant à lui le terme "Bangele" en 1914 pour
désigner les populations habitant les bords de la Likouala-Mossaka en
amont de son confluent avec le Congo(177). Le Père Adolphe JEAN-
JEAN de la Congrégation du Saint-Esprit qui exerça son apostolat à la
mission catholique de Boundji de 1907 à 1959 (il mourut en 1959 à
Owando) s'interrogea le premier sur la valeur de ce terme :
"Ce sont les Mbochi qui appellent ainsi les Likouba"(l78)
"Anghié" est en réalité le sobriquet utilisé par tous les Ngala
"terriens" pour désigner les habitants des cours inférieurs de l'Alima, du
Kouyou et de la Likouala-Mossaka. il a une valeur géographique :
(175) De BRAZZA (1.),354
(176) SAUTTER, 239, note 3
(177) STEIN (Van), 114
(178) JEANJEAN (R P.), Les origines de Boundii, 37

257
"Anghié" est lUle contraction du mot "angiélé" dans lequel on peut en-
trevoir le terme "ngele" qui signifie dans les idiomes de tous les Ngala
des "terres fermes" "aval des rivières" ; et "Angie" ou "Angele" signifie
"les hommes d'aval". Jusqu'aujourd'hui, les Ngala "terriens" désignent
de la sorte tous les "Gens d'eau", c'est-à-dire les habitants de la "zone de
l'eau". Les Akwa vivant dans le pays du confluent
Iikouala-Mossaka-
Mambili sont considérés par les Akwa-Penda (du poste administratif de
Makoua) comme "Angie"; les Koyo
d'aval par rapport à la ville
d'Owando sont considérés par les Koyo d'Owando comme "Angie"; les
Mbosi de Tongo sont considérés par les autres Mbosi de l'Alima comme
des Angie.
Ce sobriquet n'est guère apprécié par ces Akwa, Koyo, et l\\!Ibosi
ravalés de la sorte au rang des véritables "Angié" qui sont, pour eux,les
Likwala et les Likuba : lesquels, évidemment, ne se reconnaissent pas
également dans cette dénomination ! Ce phénomène de sobriquet est
d'ailleurs courant en notre Afrique Centrale entre les groupes VOISIns.
Malgré les bonnes relations commerciales-qui sont plutôt de véritables
échanges compensatoires entre peuples de pays d'écologies différentes-
les "Gens d'eau" et, "Terriens", mus par de fallacieux complexes de
supériorité, se désignaient les uns les autres par des sobriquets dégagés
de toute aménité. Le nom "lVlbosi" par exemple, qUI désigne les actuels
habitants de la boucle de l'Alima, semble avoir été, selon la tradition des
Koyo et des Likuba, attribué à ces Ngala "terriens" par les Likuba. Dans
le "pays des confluents", on utilise le nom "lVIombosi" pour se moquer de
l'homme qui nage mal, ou pas du tout; qui guide mal sa pirogue ou pas
du tout. "lVIbosi" signifie en langue Ngala "cabri" ; or cet aniInal ne sait
pas nager! Ce phénomène de sobriquet a, bien entendu, souvent dérouté

258
les prermers voyageurs européens, qui ont alors consigné par éClit des
noms fantaisistes de peuples. On pense même que les dénominations
"Koyo", "Akwa", "Mboko", "Ngare" que portent aujourd'hui les Ngala
"terriens" leur ont été attIibués par leurs voisins.
Les "Anghie" rencontrés par Jacques De BRAZZA dans la
haute Likouala-Mossaka sont en réalité les Likwala qui ont donné leur
nom au cours d'eau sur les bords duquel les Européens les ont rencontrés
à leur arrivée. Il semble par exemple qu'auparavant, la Iikouala-Mossa-
ka s'appelait Ndeba.
Il est peu probable que ces "Anghie" rencontrés sur la Haute-
Likouala-Mossaka soient des Likuba des "Lagunes". Les Likuba fré-
quentaient plutôt l'Alinla et le Kouyou : la tradition Koyo fait état des heurts
violents entre les Koyo et les Likuba à l'arrivée des Européens(179).
Les "Anghie" qru arrivaient dans les cours supérieurs du Kou-
you étaient les Likuba, les Likwala et les Buenyi ; ceux qui arrivaient
dans le cours supérieur de laLikouala-NIossaka étaient les Likwala et les
Dongoniama ; ceux qui arrivaient dans le cours supérieur de la Mambili
étaient les BongiH.
3. Les Bambou
Jacques De BRAZZA faisant le récit de sa descente de la
Likouala-Mossaka mentionne en aval du pays "mboco" les "Nghie" que
nous venons d'identifier, et les "Bambou" qui, ajaute-t-il, "hanna una

- - - - - - - - "
259
gran quantità di piroghe e sono eccelenti rematori". Nous avons retrouvé
ces "Bambou" alors transcrits "Ambou", dans l'ouvrage d'Elysée RE-
CLUS(180), qui ne fait peut-être que reproduire la "Carte d'Exploration"
de Jacques DE BRAZZA publiée en 1885 par la "Société Italienne de
Géographie" .
"Obambou" si proche phonétiquement
de "Bambou" est un
village que nous avons retrouvé sur le cours Inoyen de la Likouala-
Mossaka en aval de l'actuelle cité de lVIakwa, dans la "zone de l'eau". Ces
"Gens d'eau" ne s'appellent plus aujourd'hui "Bambou" mais "Ndon-
goniama", qui est le nom d'lm village voisin de Obambou, qu'on désigne
par Ahurna. Les Ndongoniama habitent la "zone de contact" entre les
Akwa et les Likwala. Leurs villages principaux sont
- sur la Likouala-Mossaka : Ebonzi, Ntoku (où la C.FH.B.C.
implanta
à
l'époque
coloniale
une
factorerie),
Obarnbu, Ahuma,
Nkonda, Obondzo, Tsongo, Iku, Itsingwa ;
- sur la Nlanlbili : Yengo, Opuna, Tsabu-Tsabu, Dibongima,
Egnongi.
La "zone de contact" Ndongoniama/Akwa est constituée par
les terres : Obondzo, Tsongo, Iku et Itsigwa..
4. Les Bobangi
Les Bobangi sont les "Quibangi" (autres transcriptions : Am-
banghi, Boubangui, Ubandji...) des textes européens des XVIIè et XVlIIè
siècles connus aux foires du "Pool" comme partenaires commerciaux des
(180) RECLUS CE.), Nos colonies. Le Congo (1889), 101

260
Mubiri et des Pom beiros.
Cette appelation a été repnse à la fin du XIXè siècle par les
explorateurs belges, français et allenlands et utilisée tout au long de la
période coloniale européenne, et même encore aujourd'hui, pour désigner
tous les "Gens d"eau" de la Cuvette congolaise.
Pour DE BRAZZA, les "Apfourou" sont en réalité les "Am-
banghi" :
"Le nom d'Apfourou sous lequel nous connûmes d'abord
les habitants des rives de l'Alima est celui que leur donnent
les Batékés ; le nom qu'ils se donnent eux-mêmes est
Abanghi
ouAmbanghi"(181)
Plus loin dans ce même rapport recligé le 30 août 1879 , il donne
une autre précision :
"Les peuples que Stanley trouva aux enVIrons du confluent
de la Mpaka (il explique plus loin que la Mpaka de Stanley
ne peut être que l'Alima) sont les Oubanghi qui livrèrent à
l'illustre voyageur américain un véritable combat naval.
Les Ambanghi qui m'attaquèrent sur l'Alima sont les mê-
mes"(l82).
Bien
que méritant d'être nuancée,
cette affirmation de DE
BRAZZA peut être considérée comme acceptable : les "Apfourou-
Likouba" sont effectivement des proches parents par la langue, les us et
coutunles des populations bobangi. Comme les Likuba, les Bobangi
mènent une existence semi-nomade partagée entre la pêche et le commer-
(l81) NEY, 48
(182) NEY, 49

261
ce. Parce qu'ils sont en perpétuel déplacement sur le Congo et son
affluent majeur l'Oubangui, il n'est pas facile de les identifier correcte-
ment et de circonscrire leur espace sur la Carte de la "zone de l'eau".
L'extension du terme "bobangi" pourrait même se justifier si l'on se
référait par exemplee à l'explorateur français DE CHAVANNES pour qui
"les peuplades désignées sous les noms divers d'apfourous,
Abanhos,
Bayazis,
Oubangui
n'appartiennent
pas
seule-
ment à la même race, mais sont une même tribu... Tous ont
les mêmes usages, portent les mêmes tatouages et parlent
la même langue(l83)".
A cette position bien tranchée de De CHAVANNES, des nuances sont
apportées par le témoignage, une fois de plus précis et bien documenté,
de FROMENT :
"Les Bayanzis qui occupent les ri ves du Congo depuis le
Pool jusqu'à Bolobo, de même que lesApfourous del'Alima,
forment avec les Boubanguis une grande race, dont les
variétés ne diffèrent entre elles que par le degré de mélange
avec les
aborigènes
dépossédés(l84).
FROMENT a tenté de les localiser dans la "zone de l'eau" : il
situe leur centre de peuplement "entre Koundja et l'Equateur sur le cours
inférieur de l'Oubangui, soit une suite ininterrompue de villages".
En réalité, les textes européens ne nous délimitent pas
l'espace
bobangi ; ils nous renseignent plutôt sur l'importance de l'aire d'exten-
sion du commerce bobangi. Lorsqu'on se réfère aux résultats des der-
(183) De CHA VANNES, Exposé sommaire, 65
(184) FROMENT (E.) Trois affluents, 459

262
mers recensements des populations de la République Populaire du Congo
de 1974 et 1975(185), les Bobangi sont une "poignée" d'hommes égrenés
à de longs intervalles, sur les bords du cours inférieur de l'Oubangui (à
qui ils ont donné leur nom ; à moins que ce soit le contraire) depuis
lm pfondo, centre principal de peuplement bondjo, jusqu'à son embou-
chure dans le fleuve Congo ; et depuis le "pays des confluents" jusqu'à
lVlpouya à l'entrée du "Couloir",
là où s'arrêtent les bancs de sable, les
îles et avec eux les meilleures pêcheries : quelques centaines sur le cours
inférieur de l'Oubangui ; quelques dizaines à Loukolela (rive droite) ;
plus d'une centaine à Nkonda, juste au-dessus de l'embouchure de l'Ali-
ma dans le Congo ; cinquante environ au sud de la Nkeni. Ils sont dans
l'entre Oubangui-Congo, territoire zaïrois, parmi les plus nombreux des
"Gens d'eau" : c'est la zone de leur plus grande concentration. ils sont en
tout cas plus nombreux sur la rive gauche du Congo, depuis l'embouchure
de l'Oubangui dans le Congo jusqu'à l'entrée du "Couloir" que sur sa rive
droite (qui appartient à l'actuelle République du Congo) : par exemple à
Bolobo, en face de lVIakotim poko situé à l'embouchure de la Nkeni et de
la Nkeme dans le fleuve Congo, sur 50.000 habitants en 1974, plus de la
moitié est bobangi.
Mais en fait, sur les deux rives de l'Oubangui puis du Congo, il est très
difficile d'identifier correctenlent les Bobangi parmi les autres "Gens d'eau" :
- sur le cours de l'Oubangui, depuis Impfondo jusqu'à son confluent
avec la Ngiri, cours d'eau de rive gauche, ils sont nlélangés aux Bondjo ;
- entre le confluent de l'Oubangui avec la Ngiri jusqu'à l'embou-
chure de l'Oubangui dans le Congo, ils sont mélangés aux Balloy ;
- sur le cours du Congo, entre sa confluence avec l'Oubangui et
(185) Recensement général de la population de 1974. Vol. XIV, 1 Population des localités
(première publication) Ministère du Plan (Commissariat général au Plan - Direction de
la Statistique et de la compptabilité Economique), Brazzaville, fév. 1975.

263
Mossaka, ils sont mélangés aux I1ebu (Irebu) ;
- entre Mossaka et Nkonda, à l'embouchure de l'Alima dans le
Congo, ils sont mélangés aux Liku ba. Certaines traditions orales likuba
que nous avons recueillies à Mossaka prétendent même que les Likuba
sont des Bobangi(186) : ce qui confiIme la parenté entre "Bafuru" et
"Bobangi" attestée à la fin du XIXè siècle par les voyageurs et adminis-
trateurs coloniaux européens ;
- entre Nkonda et Mpouya, ils sont mélangés aux Moye. Les
traditions orales que nous avons recueillies à lVIakotimpoko(187) at-
testent d'ailleurs que les Moye sont des Bobangi "de l'intérieur des terres".
Leurs centres pnnClpaux sont :
- sur la rive droite de l'Oubangui, de l'amont à l'aval, au sud
d'Impfondo : Yombe, lVIobenzele, Tsumbiri, Longo, Bobangi, Ikuan-
gola, Djondo, Liranga, Mokokotaka ;
- sur la rive droite
du Congo depuis
sa confluence avec
l'Oubangui : Liranga (Liranga - Saint-Louis, du nom de la Mission
installée à ce point de confluence par les Pères de la Congrégation du
Saint-Esprit
à
la fin
du XIXè
siècle),
Botukula, I1ebu, Mongo,
Loukolela (rive droite), Bonga (au confluent du Congo avec la Sangha),
Mokemo-Nkonda et Mpouya).
5. Les Buenyi, Likwala, Bonga, Bongili, Bomitaba et Moye.
Ces "Gens d'eau" n'ont guère été identifiés par les Européens
arrivés dans la Cuvette congolaise à la fin du XIXè siècle et au début du
XXè siècle: qui les ont tous assimilés aux très célèbres Bobangi, dont ils
sont
plutôt parents par la langue, les us et coutumes. Leurs voisins de la
(186) E. o. n° 6
(187) E. o. nO 3

264
"zone
des
terres
fermes",
leurs
partenaires
de
commerce,
JUS-
qu'aujourd'hui, ne font pas l'ef fort de les désigner par leurs vrais noms:
ils sont désignés vaguement par "Angie", c'est-à-dire "gens d'aval". Ce
qui est un indicatif spatial vague !
Ces indications des Européens et des "Terriens" sont par ailleurs
instructives: d'une part elles affirment la parenté linguistique de tous les "Gens
d'eau" ; d'autre part elles permettent de localiser l'espace dite "'zone de l'eau".
La paramètre "langue" nous a penms, une fois de plus, d'iden-
tifier dans la "zone de l'eau" les diférents groupes
et de circonscrire
correctement leurs
espaces
respectifs.
5.1.
Les B uenyi
Lorsque l'on quitte la "terre" 1ngie (Linnengue des textes ad-
ministratifs européens) qui s'étend le long de la rive droite de la rivière
Kouyou sur environ 20 kilomètres, depuis Ingie l'Ongali situé à 5 kilo-
mètres d'Owando jusqu'à Bwa, on atteint ainsi sur la rive droite le pays
que les Koyo d'Owando et de Ingie dénomment "Mbok 'angie" (pays des
Angie). Sur la rive gauche du Kouyou, le "pays angie" comnlence au
confluent de la Loko et du Kouyou, plus précisément à partir du village
Osambu. :Mais eux-mêmes, les habitants de la zone s'étendant sm- la rive
gauche du Kouyou, depuis Osam bu jusqu'à Koyo- Nganza situé près du
confluent de la Woma et du Kouyou et les habitants de la "terre" Bwa
prétendent être des Koyo. Ils habitent là plutôt la "zone de contact Koyo-
Buenyi. Les Buenyi sont donc les Ngala d'aval par rapport aux Koyo ;
ils habitent les rives du cours inférieur du Kouyou, depuis" Koyo-
Nganza (ou Limbongo) jusqu'à Loboko au confluent du Kouyou et de la
Likouala-.Nlossaka. Le pays buenyi s'étale également dans la "zone de

265
l'eau" sise en ani.ère des "Lagunes likuba", depuis Bwa et I1anga jusqu'à
Tongo sur le cours inférieur de l'Alima.
Leurs principaux villages sont :
- le long du Kouyou, d'amont en aval: Koyo-Nganza, Ndunda,
Mobinza, Boganda, Lokakwa, Nganda, Bokanda, Loboko ("zone de
contact" Buenyi/Likwala; Buenyi/Likuba)
- dans la zone marécageuse, entre le Kouyou et l'Alima : Ndole,
Buenyi, Bokwele ("zone de contact" Buenyi/Mbosi).
5. 2.
Les Likwala
Les Likwala habitent le cours inférieur de la Likouala-Mossaka,
rivière
qui,
d'après
les
textes
des
premiers
explorateurs
européens,
s'appelait à leur arrivée dans le "pays des confluents" ndeba : ternle qui
signifie en dialecte mbosi ou koyo, littéralement, petit-fils (=ndaa :) de
la rivière majeure (=eba), c'est-à-dire affluent du fleuve Congo. Le nom
que porte aujourd'hui ce cours d'eau serait tardif.
La cité de Ntoku en amont, au confluent de la likouala-Mos-
saka et de son afluent de rive gauche, la Bokiba, représente la "zone de
contact" entre les Likwala et les Dongoniama ; Loboko en aval, au
confluent de la Likouala-Mossaka et de son affluent de rive droite, le
Kouyou, représente la "zone de contact", d'une part entre les Likwala et
les Buenyi, et d'autre part entre les Likwala et les Likuba.
Entre ces deux centres principaux de peuplement, sur les deux
nves de la Likouala-Mossaka et sur une profondeur de terre fernle variant
entre 2 à 5 km, sont échelonnés les villages Iikwala, à savoir d'amont en
aval : Lite, Bokanda, Bosake, Libuna, Botuali.
5. 3. Les Bonga

266
Dans les récits de voyages et d'explorations des années 1880,
les mentions de Bonga sont particulièrement nOlubreuses(l88), et tou-
JOurs pour souligner l'importance de la population rassemblée à cet
endroit qui est le point du confluence des rivières Sangha et Likouala-
Mossaka avec le fleuve Congo. Bonga est au vrai le nom du principal
village de cette "zone de terres fermes". Bonga était une véritable cité-
état, composée de plusieurs villages patfaitement distincts les uns des
autres. Bonga n'est pas la dénomination d'un peuple, mais de la cité-état
où règne à l'arrivée des Européens à la fin du XIXè siècle un "potentat",
véritable roi, maître de ce carrefour commercial important. L'explorateur
DOLISIE l'appelle NDONIBI 1er
il nous présente même l'arbre gé-
néalogique des rois successifs de Bonga, qui apparaissent comme des
descendants de NGOBll--A ou de son fils MOKENIO qui, connue nous le
développons plus loin, auraient été les héros-fondateurs de la nation ngala.
Sur ces "terrasses" constituant le "pays Bonga" habitaient des
populations
ngala diverses identifiées par Albert DOLISIE et désignées
par les noms suivants : Abanhos (au vrai Bobangi), Bossi (Mbosi). Ces
"Gens d'eau" apparaissent dans la "Note" de DOLISIE comme peuples
distincts, "chacun ayant conservé ses habitudes" : ce qui est vrai !
Bonga était un centre de grande concentration humaine, éva-
luée à environ 5000 habitants
: fait cOlupréhensible, parce qu'en remon-
tant la Sangha, c'était là qu'on trouvait les premiers lambeaux de terrasses
émer geant, en temps de crue, de l'inondation généralisée recouvrant cette
zone de confluence avec le Congo. Comme le fit remarquer l'explorateur
(188) - DOLISIE, Note à De Brazza, op. cit.
- FROMENT, Trois affluents

267
LA CUVETTE CONGOLAISE
Principales localités
Rivières et Routes

268
LA CUVETTE CONGOLAISE
Den~ité des populations
(Recensement 1961)

269
Jacques DE BRAZZA : "tanto questo grosso gmppo di villaggi " son
costmtti sopra le anguste sporgenze di terra che sole restano secche al
tempo
dalle
grandi
inondazioni"(189).
Aujourd'hui, comme à la fin du XIXè siècle, ce "peu de terres
cultivables que les habitants de Bonga peuvent disputer à l'inondation"
- une quinzaine d'hectares environ- sont plantés en manioc, patates et
arachides(l90). On doit à Von STEIN le relevé minitieux du site de
Bonga, tant altimétrique que planimétrique à l'échelle du 1/12 5000 •
5. 4. Les Moye
Les Moye occupent les marécages insalubres de la rive droite
du Congo situés entre l'embouchure de l'Alima et celle de la Nkeni. On
différencie, au nord, les Moye mu zamba (Moye
forestiers) installés
principalement dans les villages Nkonga, Ebouli, Kongo et Bounda; et
au sud les IVIoye mu esobe (Moye
de la prairie flottante) peuplant
Makotimpoko,
Motokumba,
Boduango.
Ces "Gens d'eau" sont très proches linguistiquement
et cultu-
rellement des Bobangi. Ils se considèrent comme un groupe particulier,
se
diférencient à la fois de leurs voisins "terriens" Ngangulu et Mbosi,
de leurs homologues Bobangi du sud de la Nkeni, Likuba du nord de
l'Alima, et des Nunu qui leur font face sur l'autre rive du fleuve Congo.
L'histoire des Moye n'a, à ce jow; fait l'objet d'aucune mono-
(189) De BRAZZA (1.), Tre anni ... in Bull. Soc. Géogr. Ital., 363
(190) FROMENT, 468

271
cytage hwnain et culturel s"opéra tant et si bien qu'à la fin du XIXè siècle,
un descendant de MOBANDA, dénommé lui-même ~10BANDA, devint
le chef inconsteté de tous les Moye.
5. 5. Les Ngili (Bongili)
Ils occupent en amont de Bonga le cours moyen de la Sangha.
Pikounda et Ouesso sont leurs centres principaux de peuplement. Leurs
villages sont également échelOlmés le long de la Bokiba, affluent de la
Likouala-Mossaka et sur le tronçon de la Route Nationale n02 Yengo-
Ouesso, c'est-à-dire l'interfleuve Mambili-Sangha, en zone forestière.
5. 6. Les Sangha-Sangha
Ils sont si peu nombreux sur le cours moyen de la Sangha qu'ils
ont été phagocytés par les Bongili avec lesquels ils se partagent les
villages le long du cours moyen de la Sangha.
5. 7. Les Bomitaba
Ils sont les "maîtres" de l'actuel district d'Epena qui constitue,
avec Mongumabai, Botala et Bokatola leurs
centres
principaux de
peuplement.
Les
villages
bomitaba
sont échelonnés le long de la
Likouala-aux-Herbes et le long du "chenal de Boyenge" qui la fait
communiquer en aval avec le fleuve Congo.

272
CONCLUSION
Le fait d'avoir relevé les nuances locales du paysage, pms
identifié linguistiquement et historiquement les Ngala "gens d'eau" du
Congo est, pour notre étude, d'un immense intérêt.
Le milieu géographique est un facteur détennillant de la civili-
sation et de la fonnation d'un peuple. Son rôle passif sur l'homme en tant
qu'élément assujetti à la terre est aussi considérable et ne peut être nié au
détrilnent du seul rôle actif de l'homnle dans le processus de création
d'une civilisation. Avouons que c'est en premier le milieu géographique
qui
modèle presque la civilisation d'un groupe
en lui
donnant des
matérialL"X appropriés et des habitudes.
Tandis que, au retour de cette
dialectique écologique, la main de l'homme façonne des modèles dans le
milieu qui l'influence. Tout se tient dans le rapport nature/homme que
définissent les
infrastructures.
Il n'est donc
pas
étonnant d'envisager
l'histoire des hommes sm' ce plan nouveau, celui de l'écologie, pour
découvrir la véritable réalité anthropologique. Il est ainsi logique d'étudier
les Ngala en rapport avec ce milieu particulier Comment comprendre
que ces Ngala aient choisi de s'installer dans cet habitat où l'élément
"eau" est la caractéristique physique ?
En tout cas, il apparaît de tous les textes écrits des explorateurs
de la fin du XIXè siècle une forte implantation des Ngala dans cette "zone
de l'eau" à leur arrivée : de grandes concentrations humaines sur les rares
terres exondées! Il semble, au constat, que ce solide peuplement a dû être
favorisé depuis longtemps par les bonnes conditions
climatiques, les
nombrelL"X cours d'eau et la richesse de
leurs ealL"X...

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~. de 2 à 4,9
5upe rficie :
211.400 km 2

de 5 à '9,9
Populat ion:
205 655 Hab
ml de 10 à 14,9
Densité au km 2 :
Echelle
1/ 3,802500

275
Les villages vivent et meurent avec les hommes ; ils rentrent
pour cela dans l'histoire des hommes. Autant les hommes émigrent,
autant on doit savoir qu'il y a des villages migrateurs, c'est-à-dire qui ont
changé de site. Le choix d'un site, c'est-à-dire de l'emplacement même où
les maisons sont bâties, repose sur des conditions précises : le bon
approvisionnement en eau ; la défense contre d'éventuels
agressew'S
(confluents; île ; terrasses..... ); la protection contre les éléments de la
nature (inondations ; éboulis ; vents dominants ...); la fertilité des sols ;
les bonnes pêcheries ; les facilités commerciales (voies d'eau; carrefour;
marchés ; gués ; port). La disparition de ces bonnes conditions de vie
provoque souvent la "mort" des villages, ou bien leur déplacement.
Il est certain qu'avant l'arrivée des Européens à la fin du XIXè
siècle, de nombreux villages ont disparu, ou se sont déplacés. La coloni-
sation française a beaucoup ajouté à cette "mort" ou à cette mobilité.
Comme nous le verrons dans la dernière partie de notre étude, soit elle
contraignit les villages à s'implanter le long des routes ou des biefs
navigables des cours d'eau ; soit elle les contraignit à se regrouper sur
certains sites donnés, et cela pour un meilleur contrôle administratif.

276
C- MIGRATIONS ET PEUPLEMENT DU PAYS DES CONFLUENTS
I. ORIGINES DES "GENS D'EAU"
Les Ngala sont des Bantu. Nous croyons que l'histoire des
ongmes des Ngala trouverait un éclairage suffisant à la lumière de
l'histoire de l'expansion des Bantu en Afrique Centrale (197). De nos
jours, les peuples qui parlent les langues bantu habitent l'Afrique Centra-
le, Orientale et Australe. Comment les ancêtres de ces peuples ont-ils
occupé cette partie du continent africain ? Quand ? D'où venaient-ils ?
Les hypothèses ne peuvent pas manquer pour répondre à ces questions.
Mais, définissons d'abord quelques tenues.
Les phénomènes migratoires sont naturels, historiques, et de
tout temps, les hommes se sont déplacés, ont adopté un pays, un enVI-
ronnement nouveaux, de façon temporaire ou définitive. Les migrations
bantu ne constituent donc pas une anomalie dans l'histoire de l'humanité.
Multiples sont les causes des migrations hunlaines. La preSSIOn
démographique fut souvent un motif de déplacement au niveau d'un
village quand l'emplacement devenait trop étroit. Ou bien on fuyait des
épidémies, des cataclysmes ; ou bien, on abandonnait un sol ingrat; ou
bien quelques mésententes à l'intérieur d'un village, ou quelque guerre
intra ou inter-ethnique contraignaient à l'exil ; ou bien on était tout
simplement frappé
d'ostracisme
pour culpabilité
grave
de
sorcellerie
prouvé par une ordalie. Le vieillissement d'un village, la quête de terroirs
fertiles,
de meilleures pêcheries
ou de meilleurs terrains de cl1asse,
(197) cf. OBENGA (Th), Les Bantu
Nous avons pris en compte une partie de son développement sur la question

277
l'attrait de l'aventure, ou tout simplement le besoin de protection militai-
re ou sacrale à cause de quelque insécurité rencontrée, étaient aussi des
motifs de mobilité.
Il existe plusieurs formes de migrations humaines : mouve-
ments épisodiques, saisonniers donc temporaires ; migrations définitives
déplacements continuels, comme c'est le cas avec le nomadisme... Les
migrations peuvent être
volontaires,
porter sur des
groupes humains
considérables ou être individuelles. Selon l'amplitude des
mouvements,
les migrations peuvent se dérouler dans les limites d'un même pays ou
d'une même région géographique. Ces migrations internes sont à distin-
guer des
migrations internationales
ou intercontinentales.
Les migra-
tions bantu ont été des migrations lentes, continues au cours de plusieurs
siècles, jusqu'à l'établissement définitif. Ces déplacements ne se sont pas
produit partout au même moment, ru avec la même cadence, la même
allure, le même rythme. Lorsque les ancêtres des actuels Bantu sont
arrivés en Afrique Centrale, Orientale et Australe, ce ne fut pas en une
migration massive, en une seule horde destructive à l'instar de l'invasion
de l'Europe par les Huns, les Vandales, les Normands ... , en une grande
marche, ni en une expédition coloniale organisée, mais plutôt en un long
processus d'infiltration. Il y eut ici des décalages chronologiques, les
nouveau"X espaces occupés ne l'étant pas la même année, le même siècle.
Quant il
s'agit du très lointain passé, l'esprit humain joue
d'étrange façon avec les perspectives temporelles : les siècles deviennent
des années, les millénaires des décennies. TI faut un effort de reflexion
pour apporter le correctif nécessaire, pour comprendre qu'une infiltra-
tion qui s'étend sur plusieurs siècles ne saurait nullement apparaître aux
participants comme un mouvement unique et cohérent; ce qui signifie, en
d'autre termes, que ni les Proto-bantu, ni les gens dont ils envahirent le

278
pays - les pygmées certainement - n'étaient susceptibles de comprendre
que quelque chose de grand et d'historique était en train de se produire.
Ils y voyaient plutôt des incidents individuels de la vie et du mode de vie,
parlois
pacifiques
et
en
aucune
manière
dignes
d'attention,
parfois
pénibles et violemment destructifs.
Un coup d'oeil Slrr la Carte physique de l'Afrique Centrale
pousserait à exprimer l'idée selon laquelle la forêt équatoriale aillait
constitué dans l'histoire ancienne de l'Afrique Centrale un obstacle au
peuplement de cette partie du continent. La civilisation pygmée, parfai-
tement adaptée au milieu forestier, démontre le contraire. Les pygmées
sont reconnus dans toutes les traditions historiques bantu, dans tous les
mythes d'origine comme les conducteills des Bantu à travers la forêt
équatoriale (198). Ces mêmes traditions affirment qu'à cette époque de
protohistoire bantu, ils furent même les initiateurs des Bantu à la métal-
lurgie du fer.
Par ailleurs,
les traditions historiques
de nombreux peuples
bantu illustrent le fait que ces peuples, lorsqu'ils ont été sous telle ou telle
pression extérieure contraints d'entrer dans la zone forestière, ont tout
naturellement utilisé pOill la pénétrer les admirables voies d'eau qui la
traversent de part en part : le Congo et ses afluents de rive droite
(Sangha,
Oubangui,
Likouala-aux-Herbes,
Likouala-Mossaka,
Alima,
Nkeni, Léfini) et de rive gauche (Kassaï) (199). Les découvertes archéo-
logiques attestent cette importance de fleuve et rivières dès la préhistoire
de
l'Afrique
Centrale(200).
Comme
le
certifient
élégamment
BAU-
l\\!1ANN et WESTERMANN :
(198) OKODYA, Thèse du Doctorat 3è Cycle (1985),28
(199) DELOBEA D, Thèse (1979), 19
(200) BAYLE DES HERMENS, Africa - Tervuren, XVIII (1972), 8

279

280

281
"ll semble que dès les temps préhistoriques, le Congo ait été lUle
voie de circulation de première classe" (201).
Jamais les cours d'eau ne constituèrent lUl obstacle aux flux
migratoires, ni à ceux qui prirent la direction nord-sud : il suifisait de
suivre les rives de la Sangha, de l'Oubangui, puis du Congo; ni à ceux qui
empflU1tèrent la direction est-ouest, des Grands Lacs vers l'Océan At-
lantique, emportés par la mystique du Grand Fleuve où vont tous les
fleuves : les bassins de l'Oubangui, du Congo et ses affluents de rive
gauche, pennettaient une traversée relativement aisée de la partie orien-
tale de la forêt, puis ensuite on pouvait emprunter les affluents de rive
(troite du Congo, la Sangha, les Likouala, l'Alima, la Nkeni, la Léfini,
puis l'Ogooué. D'ailleurs les voyages dans l'autre sens de l'explorateur
Pierre Savor gnan de BRAZZA de 1875 à 1885 l'ont montré.
Certains passages rendent même plus facile le franchissement
d'Wle rive à l'autre : vallée resserrée, rochers, bancs de sable en périodes
d'étiage autour des îles et sur les rives. Il suffit parfois de remonter vers
l'amont des cours d'eau pour trouver ces passages.
De nombreux mythes attribuent à certains ammaux la possibi-
lité de faire traverser les cours d'eau aux hommes : le serpent python
(mythes koyo, fang, kongo ...) ; le crocodile (mythes mondzombo, bo-
bangi, likuba...). L'absence de pirogues ne constitua donc jamais un
obstacle. Les traditions bobangi (202) racontent que "lors de leur des-
cente de la rivière "mai ma mbange" (Oubangui), les aieux utilisaient des
nattes et des peaux d'animaux comme pirogues".
Les deux rives de l'Oubangui et du fleuve Congo sont du reste
(201) BAUMANN et WESTERMANN, Les Civilisations, 171
(202) E. O. n° 10

282
occupées par les nlêmes peuples, et l'affirmation de Van der KERKEN
selon laquelle l'Oubangui
et le Congo constituent entre les peuples
Dongo de la région congolaise dite"Iikouala" et ceux de Bolobo de la
région dite
"Haut-Zaïre"
une barrière d'eau infranchissable (203) ne
laisse pas d'étonner l'historien.
Il faut aujourd'hui en tout cas faire appel à plusieurs disciplines,
utilisées de façon croisée, pour mieux cerner la question des migrations
bantu : la linguistique comparée et historique, l'archéologie qui fournit
des indications sur les anciens sites, l'anthropologie sociale qui étudie les
organisations sociales de base, lesquelles interviennent, en bonne métho-
dologie, dans la reconstruction historique des institutions politiques. Il
faut aussi tenir compte de la civilisation pré-et proto-bantu : innovations
tedmologiques (métallur gie du fer et du cuivre, pirogues monoxyles ... );
domestication des animaux et des plantes ; apparition des lignages grâce
à la parenté de sang et à la parenté par alliance... (204)
Des linguistes,
archéologues,
préhistoriens,
anglo-saxons
no-
tanUllent(20S) ont tenté de débrouiller ce conlplexe problème des migra-
tions bantu.
(203) KERKEN (Van Der), L'ethnie mongo,438
(204) Sages recommandations méthodologiques de Théophile OBENGA cf. Les Bantu
(205) -JOHNSON, Comparative study, vol. II (1919), 12. Sonhypothèses'appuie sur des ana-
lyses linguistiques.
-GUTHRIE (M.), Comparative bantu, (1962). Son hypothèse s'appuie sur des analyses
linguistiques et sur des faits de civilisations matérielles.
-GREENBERG (1.) (1963-1966). Son argumentation est essentiellement linguistique.
-OLIVIER (R) (1966). Il base son argumentation sur des faits linguistiques, culturels,
archéologiques et oraux.
-CLARK (1. o.), The Prehistory of Africa, (1970), 210-214. Il suit les hypothèsesprécé-
dentes, notament celles de GUTHRIE, GREENBERG et OLIVIER
-SOPER (R), A general review of the carly iron age of the Southern, vol. VI (1972), 5-
36. Son argumentation s'appuie sur des analyses linguistiques et archéologiques.
-KUPER (A.) et LEYNSEELE (Pierre Van),Revue de l'Institut Africain International,
n°48 (1978),335-352. Leur argumentation s'appuie sur les faits d'anthropologie sociale.

283
Leurs
hypothèses
pennettent
aujourd'hui
de
circonscrire
les
foyers d'irradiation pré-et proto-bantu et de dater les diférentes marches
des hommes, avant leur fixation enAfrique Centrale, Orientale etAustra-
le. De tous ces spécialistes du passé africain, l'archéologue PHlLUP-
SON est celui dont les "supputations" peuvent nous permettre de mieux
retracer les origines lointaines et la marche des ancêtres des Ngala (cf
carte n° 20).
PHILLIPSON a fouillé en Zambie, au Kenya et en Ethiopie. Il
a exploité divers domaines pour reconstituer ce passé lointain des Bantu:
archéologie,
linguistique,
données
ethnographiques,
traditions
orales,
documents
écrits.
Pour ce qui est du développement et de l'expansion des langues
bantu et de la corrélation entre ce processus et la succession archéolo-
gique de l'Age du fer Phillipson a proposé la reconstruction sui vante, en
plusieurs tableaux (206).
- Phase 1, Clfca 1000 BC
- développement initial de la langue bantu au Cameroun au sein
d'une population qui utilisait encore des outils lithiques mais qui, à une
date relativement ancienne, avait déjà domestiqué les chèvres et peut-
être inventé quelques fonnes d'agriculture ;
- Phase 2a:
circa 1000-400 BC
- quelques uns de ces bantuphones se dispersèrent vers l'est, le
long des franges septentrionales. C'est ainsi qu'ils parvinrent à entrer en
(206) PHILLIPSON (D. W.), The la ter prehistory ofEastem and SouthernAfrica, (l ff77), 210-
230 cf carte n° 21

L'APPARITION DE L'ÂGE DU FER RÉCENT (OU PREMIER ÂGE DU FER)
EN AFRIQUE CENTRALE ET MÉRIDIONALE
D'APRÉS LES DATATIONS AU RADIOCARBONE
QUAND LES BANTUPHONES COLONISAIENT L'AFRIQUE
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Apparition rle rage du fer
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Foyer d'origine probable
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de - 300 à 0 av. J.C.
~ forêt dense dans
~ Foyer de dispersion interlacustre
~ ses limites actuelles
[IIIr de 100 à 300 ap_ J_C.
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~ Principaux axes de migrations
~ de 300 à 400
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Fcrêt dense dans ses
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limites actuelles
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u
1
ov,tt(E :'LUGAN, 90
r
1
i
i

.1:

286
contact avec les agriculteurs qill powraient bien avoir été des locuteurs
de langues archaïques du Soudan central. D'eux les bantuphones, grâce
à une période de contact relativement prolongée, adoptèrent l'élevage du
gros bétail et du mouton, de même que la culture de certaines céréales,
notamment du sorgho. C'est presque certain que ce fut à cette phase de
leurs migrations vers l'est que les peuples parlant les langues bantu
connurent les techniques métallurgiques;
- Pha'ie 2b:
ca. 1000-200 BC
- une autre population parlant les langues bantu émigra vers le
sud, du Cameroun au sud du Bas-Congo. Ces bantuphones avaient des
outils en pierre, connaisaient la poterie, et devaient amener avec eux les
techniques agricoles
inventées par leurs
ancêtres
dans
la région du
Cameroun.
- Pha'ie 3 : ca. 400-300 BC
- les peuples bantuphones orientaux (2a), ceux-là qui s'étaient
glissés vers l'est en partant du Cameroun, vont créer une culture de l'Age
du fer ancien dans la région interlacustre. Les sites montrant la poterie
urewe constituent les témoignages archéologiques de ces anciens peu-
ples bantuphones orientaux ;
- Phase 4 : ca 300-100 BC
- certains bantuphones responsables de la poterie urewe se
répandirent
autour du flanc de la forêt équatoriale jusqu'à la savane
méridionale et puis vers l'ouest jusqu'à la région du Bas-Congo (cours
inférieur du fleuve). Ils introduisirent ainsi des éléments de la culture de
l'Age du fer ancien auprès des autres bantuphones (2b) qui s'étaient
déplacés directement vers le sud, du Cameroun à la région du cours
inférieur du Congo. Cette rencontre fit prendre racine à un autre dévelop-

287
pement culturel bantu en donnant essor au courant occidental de l'Age du
fer .,
- Phase 5 : ca. 100 BC
-une migration vers le sud de ce courant culturel occidental
introduisit la culture de l'Age du fer de la région du cow"s inférieur du
Congo en Namibie à travers l'Angola ; et ce sont les langues bantu du
Centre (groupe occidental des Hauts Plateaux) qui se retrouveront da-
vantage en Afrique Australe non sans changements;
- Phase 6 : ca. 100-200 AC
- le courant oriental de l'Age du fer, issu des responsables de la
poterie urewe qui ne s'étaient pas déplacés vers l'ouest en direction de la
région du cours inférieur du Congo, pénétra au sud et à l'est à partir de la
région interlacustre jusqu'à la côte du Kenya méridional et en Tanzanie
septentrionale, établissant des sites caractérisés par la poterie Kwale.
L'idiome de
ces
peuples et celui
d'autres
communautés du courant
Oliental étaient la continuation de la langue des bantuphones du courant
oriental initial déjà signalé (2a) ;
- Phase 7a : ca. 300-400 AD
- une expansion majeure vers le sud du courant oriental à partir
de la région interlacustre passa à travers les hautes terres à l'ouest du lac
Nyassa jusqu'au Transvaal. Le passage à travers une contrée infestée de
mouche tsé-tsé au sud de la Tanzanie priva probablement tous les
émigrants du courant oriental de leur bétail ;
- Phase 7b : ca. 300-400 AD
- une expansion parallèle en direction du sud amena le faciès
des basses terres du courant oriental, de la région kwale (est du lac Nyassa)
au :NIozambique méridional et au Transvaal oriental;

289
PHILLIPSO N.
Pour la Phase 5 par exemple qUI eut lieu aux enVIrons de 100
BC, il est dit que les "langues bantu du Centre" ont émigré avec les
hommes en Afrique Australe. La linguistique comparée semble confir-
mer effectivement cette hypothèse, car le Sena parlé sur les deux rives du
Zambèze, de Chinde à Tambara, se rapproche davantage du kikongo,
une "langue bantu du Centre", que du .lVIbosi, une " langue bantu du
l'Equateur" (207),
collline le révèle le tableau ci -après : (208)
Kikongo (Centre)
Sena (Sud)
lVibosi (Equateur)
- nsitu, bois forêt
nsitu
esitu
- muntu, personne
muntu
nloto
- kutu, oreille
kutu
itue
- maza, eau
madzi
maa
- nyoka, serpent
nhoka
ndzo
- mbu, moustique
imbu
ngungu
- muti, nti, arbre
muti
muere
- ku-dia, manger
ku-dia
idza
- fwa, mourir
faa
l-wa
- Zlna, nom
dzina
dina ; lina
- kwenda, aller
kuenda
i-dzua
- nkazi, épouse, femme
nkazi
mwasl
- mwezi, clair de lune
muezl
waSl
- bwa, champignon
chaa
ikombo
- rnfumu, chef
nfumu
kumu
La Phase 4 qui aurait eu lieu vers 300-100 BC est
remarquable

290
par la rencontre dans la région du cours inférieur du Congo où se parlent
aujourd'hui les "langues bantu du
Centre" de deux courants distincts, l'un
occidental
(Cameroun/bassin
du
Congo),
et
l'autre
oriental
(Urewe/
bassin du Congo).'
Dans l'ensemble, le schéma des migrations proposé par l'ar-
chéologue PIill..,LlPSON se trouve largement corroboré, confirmé par
des faits linguistiques, plus précisément par des données de la paléonto-
logie linguistique ; et celles-ci sont souvent confinuées par les traditions.
C'est par exemple le cas des ancêtres des Kuba actuels
("Bantu du
Centre", groupe Kassaï) qui seraient venus du nord (209), c'est-à-dire
qu'ils
auraient fait partie de la vague migratoire primaire correspondant à la
Phase 2 bde PHILLlPSON (du Cameroun au Bassin du Congo, Ca 100-200BC).
Toutes les hypothèses et supputations des auteurs susmention-
nés nous semblent cependant concordantes sur un point
: le centre de
dispersion des Bantu, c'est-à-dire leur dernier habitat commun serait bien
le
Cameroun, plus précisément le milieu des hauts-plateaux de l'Ouest
camerounais, connus sous le nom de Grassfields.
Pourquoi ? C'est qu'on a trouvé dans cette région du
Cameroun
la plus grande industrie traditionnelle du fer de tout le continent africain,
connue à ce jour (210).
Les fondeurs de ce pays de savane peu boisée utilisaient bien
avant Méroé, des techniques remarquables pour produire un fer de bonne
qualité : un acier doux au carbone, l'usage du kaolin pour la construction
(209) VANSINA (1.), The Chilclren of Woot, 29-46
(210) WARNIER (1. P.), Archéologie et Histoire du Cameroun: le cas de l'Ouest. Commu-
nication (Semaine de l'histoire), Univ. de Yaoundé (Avril 1981)

291
des f0U111eaux (60 hauts fOU111eaux à Babun), le préchauffage de l'air
pulsé dans de longues tuyères, etc..
Et la profondeur temporelle de cette industrie des Grassfields ?
Les études de linguistique historique et d'archéologie pennettent d'affir-
mer que les hauts-plateaux ont été peuplés de manière dense et continue
depuis au moins 100 siècles. Les dates de Shun Laka, vaste abri sous
roche qui a livré à ses découvreurs (Pierre de "MARET et Jean-Pierre
WARNIER, 1978) un abondant matériel lithique, des débris d'animaux,
s"échelonnent de 7000 à 400 ans avant l'ère chrétienne.
La documentation disponible
(archéologie,
traditions,
linguis-
tique historique) fait dire aux chercheurs (WARNIER et autres) qu'une
histoire d'environ deux millénaires pour la métallurgie des Grassfields
n'est pas impossible.
Au demeurant, GREENBERG (1966) avait clairement suggéré
que la région frontalière entre le Cameroun et le Nigeria, au sud de la
Benoue, était tille zone de peuplement stable et très ancien: elle serait le
berceau ds langues bantu.
Les langues bantu des Grassfields ont pris plusieurs millénaires
pour se diversifier sur place. En se déplaçant, par vagues successives, en
Afrique Centrale, Orientale etAustrale, les bantuphones partis des Grassfields
camerounais emportèrent avec eux des teclmiques agricoles et métallurgiques.
Une véritable archéologie, à la recherche des peuples, de la vie,
est fort complexe car elle doit tenir compte de l'économie, des langues,
des traditions orales, de la culture, des techniques, de la géographie, de
l'histoire. Les migrations et
l'expansion des peuples bantuphones rejoi-

292
gnent de plus en plus le domaine de l'histoire, de la réalité grâce aux
éclairages de cette véritable archéologie qui se veut totale, humaine.
Les méthodes de la paléontologie linguistique pennettent de
reconstruire lUle culture virtuelle, hors de l'espace et du temps. :rv1ais
l'examen des divers sites archéologiques et les interrogations sur la
culture et la langue des populations correspondantes pennettent d'iden-
tifier un peuple réel, qui a vécu en lUl temps et sur un espace déterminé.
La langue et la culture reconstruites interviennent pour situer les popu-
lations dans l'espace et dans le temps; c'est-à-dire, l'étude des migrations
anciennes bénéficie avant tout des analyses linguistiques et archéologiques.
Les Bantu sont lUl peuple réel qui a longtemps vécu à l'ouest du
CamerolUl, sur les hauts plateaux des Grassfields, avant d'émigrer et de
s'établir en Afrique Centrale, Orientale et Australe, au fil des siècles. Le
bantu est une reconstruction linguistique valable : des civilisations du
premier et du second Age de fer sont attribuées par des archéologues à des
peuples bantuphones à l'est, à l'ouest, au centre et au sud du continent africain.
Ainsi, la plus anCIenne histoire des Bantu peut être retracée
dans ses grandes lignes grâce à la linguistique historique et à l'archéolo-
gie. C'est la méthode, la critique historique qui est déterminante pour
tirer des divers témoignages une histoire sûre et continue.
Cette histoire de l'expansion des Bantu en Afrique Centrale
éclaire à l'évidence un pan de l'histoire des Ngala : les origines lointaines
des Proto-Ngala, les voies suivies, le cadre temporel pendant lequel ces
migrations initiales se sont produites.
Si l'on retient que les grands mouvements migratoires initiaux

293
des peuples bantu,au sortir du Néolithique, ont vraisemblablement eu
lieu au 1er siècle de l'ère courante avec le développement de la métallmgie
en Afrique Centrale et ses effets subséquents, il n'y a pas de raison
historique à ne pas poser, à titre d'hypothèse de travail bien évidemment,
que les Ngala sont dans la Cuvette zaïro-congolaise depuis fort long-
temps; peut-être dès le IIè ou le IIIè siècles de l'ère courante. Il est certain
que l'individualisation et la formation de la nation ngala ne remonte-
raient certainement pas au début du XVIIè siècle. On doit tenir conlpte
de la lenteur du processus de formation d'une culture et d'une nation, qui
suppose l'existence d'un noyau primordial diffuseur et dont l'articulation
singulièrement complexe obéit, sans doute, au temps de la longue durée.
Toutefois, le mouvement primaire de la société ngala reste mal
aisé à circonscrire dans ses débuts, à suivre dans son développement qui
n'a pas manqué de comporter des écarts, des reculs, des points de rupture
car rien n'est linéaire en la matière. Du moins, ce mouvement doit-il
correspondre à l'Age du fer en Afrique Centrale. En effet, l'Age du fer
apporte avec lui de grands bouleversements dans les sociétés africaines
protohistoriques
instruments
aratoires
en
fer, développement de
l'agriculture,
explosion
démographique,
naissance
de
grands
courants
commerClalL"'<: intra-africains à plus ou moins longue distance (le Congo
et ses afluents ont dû constituer de grandes voies de communication),
migrations,
constitution de grand ensembles ethniques ...
Comment alors ne pas crOlfe que pendant les dix prelll1ers
siècles de l'ère chrétienne les Ngala soient installés dans la Cuvette zaïro-
congolaise et aient commencé à se structurer, peut-être pas politique-
ment, nlais tout au moins culturellement, à l'instar des Teke leurs voisins
(211) OBENGA, La Cuvette, 5

294
du sud? Ce long processus n'a certainement pas abouti à une émelgence
en royaume ; mais pourquoi ne pas envIsager que pendant ces dix
premiers siècles de l'ère chrétienne, il y a gestation de la nation ngala ?
Théophile OBENGA a tenté, avant nous, de résoudre ce problè-
me de chronologie de l'implantation des Ngala dans la Cuvette zaïro-
congolaise : à la lumière de l'histoire de l'ensemble des foyers culturels
de l'Afrique Centrale et des Etats voisins ayant émergé en royaume (211).
Il pense, lui aussi, qu'il est dificilenlent explicable de retenir les XVIIè
et XVlllè siècles comme dates d'installations des Ngala dans la Cuvette
zairo-congolaise, tel que l'ont fait SAUTlER, VENNETIER et MAZE-
NOT. Sa démarche aboutit à faire admettre que les Ngala sont dans la
Cuvette zaïro-congolaise à partir du
V è ou Vlè siècle, à la suite des
mouvements migratoires primaires bantu.
A la base de sa démarche, il y
a la glottochronologie qui indique que la langue des lVIbosi se serait sé-
parée de celle des Kongo aux environs de 300 (IVè siècle) de l'ère
chrétienne, et de la langue des Teke vers 400 (Vè siècle) de l'ère chrétienne.
Il ressort clairement ici que l'ethnogénèse est la plus dificile
des
disciplines
de l'histoire structurale,
c'est-à-dire de l'anthropologie
temporalisée, car elle implique une méthodologie complexe et rafinée
où, de la linguistique à l'archéologie, on doit accunluler le plus de sources
possibles dans une grande valeur de renseignements. En tout cas, son
épistémologie demeure probablement à construire. Il est vraisemblable
cependant que la segmentation lignagère dans l'état d'une productivité
extensive où de vastes espaces sont nécessaires à la santé, à la survie, à
la paix des groupes démographiques restreints, est la base concrète de
l'ethnogenèse. Les rameaux
des
lignages
gardent le sentiment d'une

295
ongine commune et l'habitude d'une communication idiomatique tout en
se développant en nombre, c'est-à-dire en se diluant sur la carte selon
cette nécessité extensive des systèInes de production. La reproduction
sociale à ce stade historique se produisait en somme par mitose, connue
on le constate en ethnographie actuelle. Il est donc ainsi permis d'admettre,
s'agissant de nos Ngala, le développement spatio-temporel depuis une
racine médiocrement dif férenciée et mince sur la carte, vers un éventail
d'agrandissement.
Un regard sur la Carte de l'Afrique Centrale donne envie de lire
un écoulement tantôt minime et continu,
tantôt peut-être en vagues
d'invasion, des piroguiers le long des cours d'eau. En effet, le quasi-vide
de l'Afrique Centrale au sud de la grande forêt jusqu'à notre millénaire est
à peu près certain et expliqué par la barrière de la tsé-tsé. Mais la marche
des grandes civilisations protohistoriques du Sahel et des savanes du
nord ne s'est pas faite par pirogues descendant la Sangha et l'Oubangui.
Certes ce mouvement existe ; il a dû demeurer d'ordinaire quasi indivi-
duel, lent et somme toute infinitésimal. TI explique certains traits d'an-
thropologie physique,
mais pas les grandes créations culturelles. En
effet, de la savane à la forêt, même en oubliant la trypanosomiase, la
mutation, l'adaptation ne saurait guère être, et ne fut pas une évolution
historique majeure. Les liaisons linguistiques et archéologiques maîtres-
ses, que l'avenir récusera ou précisera, semblent actuellement indiquer
que depuis les grands foyers du Tassili, du Plateau de Jos ... , des peuples
pré-bantu aient marché plus massivement vers l'est, au septentrion des
lisières nord de la forêt, en gardant somme toute naturellement leur
adaptation à la savane et en s'écartant des périls de la forêt et de la tsé-
tsé. Sur la crête Congo-Nil où les altitudes préservent la savane tropicale

296
sous masse d'air équatoriale, dans la vaste zone interlacustre, se déssinè-
rent les phénomènes proto-bantu. De là,
Olganisés dans un système
complet de civilisation, les Proto-bantu ont trouvé le labyrinthe passant
la barrière de la tsé-tsé, puis ils déferlèrent sur les savanes et Sahel du
sud. Le foyer de formation et de dispersion de ces groupes ethnolin-
guistiques aux marges floues, osmotiques, semble avoir été décisivelnent
au pays bemba, en se référant à PHILLIPSON.
A partir du plateau savaneux au sud du Tanganyika, les pre-
tnlers Bantu partirent en
éventail fonder
des
sociétés politiques de
première grandeur. Patrilineaires au contact des hommes venus de l'Océan
Indien comme les Zoulou, ou matrilinéaires en majorité comme ceu,"'\\. qui
ont marché désormais vers l'ouest le long des contacts entre forêts
centrales et savanes méridionales, il leur reste cependant une incontes-
table unité de racines linguistiques.
Les Teke sont les premters de ces occidentaux du sud, porteurs
du fer et du cuivre (212) avec lem' agriculture itinérante sur brfùis. La
traversée des
vastes cours d'eau et des épaisses bandes de galeries
forestières qui les bordent les a amenés à un genre de vie mixte forêt-
savane. Et si les peuples antérieurs du même stock, entre le Tchad et le
Tanganyika, avaient ou possédé ou rencontré la roue, ceux-ci l'ont
abandonnée ou négligée pour s'adapter à la montagne et aux terres inondées. La
pirogue et la marche leur étaient l'adaptation nécessaire et suffisante. Cette
mutation négative pèse naturellement lourd sur la suite de leur histoire.
Dérrière les Teke, leur aile sud a vu se développer l'ethnogenèse
des Kongo et assimilés dont la gloire n'est plus à chanter, car c'est le
(212) NDINGA-MBO, Introduction, 94-100

297
groupe de peuples le plus célèbre de l'Afrique Centrale depuis l'inuption
à la fin du XVè siècle des Portugais sur leur Côte. Au nord, à l'anière des
Teke, en glissenlent historique de deux ou trois siècles vers l'ouest, ceux
des hommes du métal qui s'adaptaient lentement à la forêt inondée
devinrent Mongo, Ngombe, Ngala, les peuples de l'eau et du bois, les
peuples de la pirogue et de la marche : leur implantation définitive dans
la Cuvette zaïro-congolaise actuelle, dans la "zone de l'eau" ou dans la
"zone de terres fermes", nous a poussé à les distinguer en "Gens d'eau"
et en "Terriens". Ces Ngala ont à coup sÛT dû recevoir l'écoulement
mineur et continu des piroguiers venus des savanes du nord au gré de la
descente des cours d'eau de rive droite, et en ont été transformés.
L'élément le plus important pour affirmer ainsi que la marche
des Teke a été la première vers l'ouest et que leurs deux collatéraux, les
Kongo et les Ngala, étaient en arrière, partis plus tard, se rencontre en
linguistique. Malgré tous les rapports entre le Kikongo et le Kiteke ou
entre le Kiteke et le Lingala, une série de liens directs entre Kikongo et
Lingala comme par exemple le redoublement nga nga au lieu de nga, exige
un contact. La carte actuelle le révèle d'ailleurs à l'arrière oriental des
Teke. Il ne faudrait pas oublier non plus que cette antériorité des Teke est
d'avis général en Afrique Centrale proclamée par eux-mêmes, (Anga-ntsie
ou maîtres du pays), et avouée par tous. Enfin les deux grands peuples
voisins, les Kongo et les Ngala, sont au spirituel avec les Teke, comme
nous savons ceux-ci avec les Tswa (pygmées) : quand toute magie li-
gnagère, cheffale, professiOlmelle, celle du spécialiste, nganga, a échoué,
Kongo et lVlbosi ou Koyo se rendent chez le nga teke. Ainsi malgré notre
actuelle difficulté à cerner les processus de l'ethnogenèse des peuples
bantu du Congo, après la carte, la langue, l'aveu général (les traditions
orales) et la sacralité, le doute n'est guère possible: les Teke sont le premier
(213) Introduction, 64-65

298
peuple bantu installé au Congo. Le pays teke serait fonné depuis la fine
racine orientale et se serait épanoui au coeur des savanes entre l'Alima et
le
"Pool",
jusqu'au butoir de la frange
forestière
occidentale.
C'est
ensuite seulement que vim"ent et s'implantèrent leurs deux actuels voisins, les
Kongo au sud-est et au sud-ouest, et les Ngala au nord-est et au nord-ouest.
Dans notre "Introduction à l'histoire des migrations au Congo
avant le XXè siècle" (213), étude axée sur le pays cuprifère, partie
orientale du bassin du Niari, ce recul des Teke apparaît conune consé-
cutif à la récession du royaume qui a lieu au tenne du troisième âge de son
histoire (+ 1000 et + 1600A.C.). Traces archéologiques (214) dont il faut
désormais multiplier la recherche, traditions et simples évidences rai-
sonnables indiquent ensemble en effet que les premiers écrits européens,
basés sur des dires Kongo, rencontrent à la fin du XVè siècle les Teke
dans une quatrième phase, l'âge de récession. L'apogée de ce royaume
pourrait ainsi être placé entre le XIè et le XIVè siècle ; et l'on ne saurait
actuellement ni le prouver absolument, ni le détenniner davantage. Cet
apogée est un apogée royal. Ce royaume sacral, non à base militaire,
aurait également pu s'étaler par exemple du IVè au XIllè siècle, ou du
XIllè au XVè siècle. En tout cas il apparaît être en recul au XVè siècle;
peut-être depuis un ou deux siècles. Eut-il diverses phases de haut et de
bas, nous n'en savons rien ; mais le milieu équatorial n'est pas de ceux où
il faille jouer à la récession: microbes et famines alors ne pardonnent pas.
Or la plupart des Etats de la planète à l'âge des métaux durent dans les
trois siècles. Les durées "néolithiques" peuvent être plus brèves d'effi-
cacité, même si une absence de catastrophe peut les prolonger : ces
(214) LANFRANCHI (R), Muntu (1987), 13-67.
(215) VANSINA, The tyo Kingdom (1966), 88
(216) SORET (M.), Les Kongo nord-occidentaux, 27
(217) De BRAZZA (P. S.) arrive au Pool en 1880.

299
méthodes de production ne pennettent pas de développenlent indéfini. Le
puissant roi de Mbe, capitale du royaume teke, n'est pas né de la dernière
pluie quand on nous dit (215) au XVlè siècle qu'il règne depuis toujours
- somme toute, cela fait bien trois siècles - au nord des Kongo et, avant
eux, sur Wl tenitoire indétenniné mais immense qui s'étend du Loango
(216) à la rive gauche du "Pool" en longitude, et du IVIanyanga sur le bas
fleuve Congo jusqu'à loin vers le nord en latitude. Deux siècles plus tard,
aucun voyageur n'avait atteint cette limite-ci (217). Un tel royaume,
quelle que soit la faiblesse originelle, structurelle ou récessive qu'on lui
prête, ne saurait être né à moins de 20 h/km2. L'homme est un conver-
tisseur énergétique, et un tel degré d'arbitrage interprimaire, inter-
régional, implique Wle production alimentaire et lme complexification
de relations,
quantitative
et qualitative.
L'oliganthrophie
actuelle des
savanes teke est certainement issue du processus esclavagiste, et la
densité fut sans doute très supérieure. Or cette détérioration dure au
moins depuis le XVIIè siècle,
soit depuis trois
siècles. En plaçant
l'apogée vers le XlIIè siècle, période d'apogée du royaume Kongo voisin
(218), et la récession dans notre susdite période, récente, il faut admettre
une structuration de même dimension avant le XIIlè siècle. L'étincelle
des 20-30 h.ktn2 où peuvent naître les royaumes se serait alors produite
au plus tôt vers le IXè siècle. On peut certes balancer d'environ deux
siècles, mais mieux vaudrait découvrir par la recherche, de nouvelles
sources ethno-archéologiques pour en décider , ou tout au moins pour en
raisonner. Les propos ici avancés sont de simples indicatifs dont l'épis-
témologie est déclarée, afin de les confiImer ou de les infinner par
méthodes appropriées. Une histoire des peuples, et ici du royaume teke,
ne peut donner pour le moment d'autre esquisse que cette extrapolation
en pointillé d'un développement au premier millénaire de l'ère chrétien-
(218) NDINGA-tvŒO, Introduction

300
ne, et d'lUle création royale au début du second millénaire.
Dans notre "futroduction à l'histoire des migrations au Congo",
nous avons indiqué les causes du recul teke devant les Kongo : au cours
de la récession du royaume. Dans le front de contact sud avec le
Kongo,comme dans le front de contact nord avec les Ngala, toutes les
traditions orales s'accordent sur le fait qu'il n'y eut jamais de conquête
militaire du pays teke, ni par les Kongo ni par les Ngala : auclUl conte,
auclUl adage, aUClllle chanson héroïque ne l'évoque ; pas de batailles
rangées entre les Kongo ou les Ngala conquérants, et les Teke, défen-
SelU"8 de leurs terres. Si guerres il y eut, ce ne fut que des raids de rapines
momentanées qui n'avaient alors souvent pour finalité que l'acquisition
d'lUl butin. Après la campagne de razzia, les Kongo ou les Ngala (les Mbosi
qui sont leurs voisins directs) regagnaient leur pays. Pas de guerre de
conquête ou de défense de teni.toires ici comme dans le bassin méditéra-
néen antique ou médiéval par exemple surpeuplé de 20 millions d'hom-
mes. Le bassin du Congo remplissait et remplit encore aujourd'hui les
conditions favorables à la vie et à l'installation sans heurt d'lUl million
d'hommes : espace immense, flore et falUle abondantes, climat clément.
Seule l'hospitalité présidait à l'installation des étrangers ; "tu viens de
chez toi, tu aIDves chez toi" !, telle est la fomlule par laquelle on
accueille l'étranger qui demande l'hospitalité : "l'étranger, ce don de
Dieu, est lUl frère que nous envoie la Providence". L'étranger est censé
apporter toujours du nouveau ; il est considéré comme lUl élément
enrichissant : "le Dieu qui t'a guidé jusqu'à notre seuil n'a-t-il pas voulu
nous honorer et nous faire bénéficier de ton expérience et de ta sagesse?"
Entre l'étranger et son hôte s'instaurait lUl climat d'amitié garanti par des
prestations dont l'étranger, alors devenu client, devait s'acquitter. A la
longue, grâce au système d'alliance (lnariage, fraternisation par échange
de sang... ) qui donnait droit d'héritage, l'étranger devenait même le

305
ces"Gens d'eau" dont il est d'ailleurs issu. .MAZENOT et SAUTTER sont
venus, depuis peu, combler ce vide dans la connaissance historique de
ces Ngala "gens d'eau" de la Cuvette congolaise,
Tous ces premiers travaux néanmoins ne lnanquent pas d'inte-
rêt, même ceux des africanistes belges puisque leurs "Gens d'eau" sont
aujourd'hui des citoyens zaïrois, D'ailleurs, l'historien n'a guère à les
distinguer en "Gens d'eau" za'irois ou congolais, Le fleuve Congo/Za"ire
qui divise la "zone de l'eau" en deux n'est pour les "Gens d'eau" qu'une
voie commune de circulation,de commerce, un véritable espace vital
qu'ils se partagent ; les pêcheries que les uns et les autres fréquentent
peuvent être aussi bien en zone zairoise qu'en zone congolaise ; pas de
frontière politique en tout cas pour les poissons qu'ils poursuivent. Les
administrateurs coloniaux qui les ont réunis tous sous la dénomination de
"Bobangi", ainsi que les Ngala "terriens" qui les désignent simplement
par "Angiele" n'ont en réalité pas tort. Il n'est pas facile de leur trouver
des différences dans les parlers, les us et coutumes.
Donunage que, pour des raisons politiques, la possibilité ne
nous ait guère été oferte de passer dans l'entre Oubangui-Zaïre, zone
aujourd'hui de la plus grande concentration des "Gens d'eau" malheureu-
sement sise en territoire zaïrois, pour poursuivre nos enquêtes orales sur
l'histoire des migrations et peuplement du Bassin congolais par les "Gens
d'eau" ,
Visiblement la géographie politique actuelle imposée par les
puisances coloniales (la France et la Belgique) à la fin du XIXè siècle,
laquelle géographie
politique
base
la conception moderne
de l'Etat-
nation, est difficile à assumer aujourd'hui par l'élite intellectuelle afri-

306
came
qui a pleine consCIence de l'unité culturelle fondamentale des
peuples
négro-africains
démontrée
par
CHEIKH
ANTA DIOP dans
"L'Unité
Culturelle
de
l'Afrique
Noire"
(1960)
et
"Les fondements
Economiques et culturells d'un Etat Fédéral d'Afrique Noire" (1967).
L'idée d'Etat-nation qui apparaît après la Conférence de Berlin
(15 novembre 1884-25 février 1885) est donc nouvelle pour l'Mrique
Noire. En retenant après Berlin les cours d'eau comme limites d'Etats ou
de circonscriptions administratives, les
colonisateurs européens boule-
versaient le destin histOli.que de nos fleuves et rivières. L'ignorance ici
affirnlée des fonctions réelles des fleuves et rivières dans l'histoire africaine
pousse à s'interroger sur les motivations idéologiques d'un tel choix.
En réalité, le partage du continent africain au début de la
période coloniale et, plus encore, les diférents redécoupages opérés au
moment de l'accession à l'Indépendance de la plupart des Etats africains
(nous pensons en particulier ici à l'éclatement de l'Afrique Equatoriale
Française en quatre Etats) illustraient l'idéologie politique qui s'était
imposée peu à peu en Europe à partir du XVè siècle et qui s'est finalement
concrétisée, tant en Europe qu'en Afrique du fait de la colonisation
européemle aux XIXè et XXè siècles, celle que rappelait du reste,en la
faisant sienne, le 5 Décembre1984 dans son "Discours d'investiture" le
Président MOBUTU du Zaïre: la conception de "l'Etat moderne, c'est-à-
dire de l'Etat-nation". Notion connexe de l'idée d'Etat-Nation, celle de
frontière.
Pas
de
Nation,
pas
d'Etat-nation
sans
frontières
précises,
connues de tous, tracées non seulement sur les caltes, mais aussi visibles
sur le terrain: bornes,douanes, etc... Très rapidement, l'idée d'utiliser les
éléments
géographiques
comme
limites
est apparue
comme pouvant
faciliter le travail complexe des géomètres lors de la prise de possession
coloniale ; d'où la notion de "frontière naturelle", suivant les cours d'eau

301
posseseur de la terre et en avait désonnais l'entière liberté de jouissance,
car il était accepté par les dieux lares et les vivants. Il est donc plus juste,
connue le disent tous nos informateurs teke, kongo, mbosi, koyo de penser
que les Kongo et les Ngala occupèrent le pays teke par
infiltrations
successives.
Ces mouvements pourraient remonter à la période ante-
lusitanienne. En tout cas, son départ se perd dans la nuit des temps, avant
toute "colonisation" européenne.
Aucun obstacle physique majeur n'em-
pêchait en effet Kongo ou l\\!Ibosi à la recherche de meilleurs terroirs, ou
Bobangi à le recherche des meilleures pêcheries,
de déborder leurs
territoires et de s'implanter en pays teke si proche; et la traite ne fit alors
qu'amplifier le mouvement. Conséquence naturelle : lorsque les Teke se
sentirent un moment donné environnés de toutes parts,
submergés par
ces
"étrangers", il préfèrèrent "plier bagages"
et se retirer
vers les
plateaux
du
centre
de
l'actuelle
République
du
Congo
qui
portent
aujourd'hui leur nom.
Les Kongo au sud et les Ngala au nord s'engoufrèrent d'ailleurs
dans un pays presque déjà dépeuplé, en tout cas profondément désOlga-
rusé par la traite négrière. Son intensité aux XVllè - xvrllè siècles dut
obliger les Teke des marches périphériques du royawne (qui ne consti-
tuèrent jamais un bouclier aux lances des
probables envahisseurs , le
royaUlne n'étant pas un état à base militaire avec des forces années aux
frontières) à aller chercher refuge sur les actuels "plateaux bateke".
Le recul des Teke devant les Kongo ou les Ngala s'explique tant
par des facteurs historiques, la traite négrière, que par la non-adaptation
de leurs us et coutumes à celles des Kongo ou des Ngala. En effet, le
contraste des coutumes et telnpéraments a fait qu'ils reculèrent - d'ailleurs
hier comme aujourd'hui ! - pour s'enfenner dans leur puritanisme tra-

302
ditionnel. Il serait donc erroné d'expliquer le déplacement des Teke vers
le centre de leur vaste royaume par le vide qu'aurait créé le gibier puisque
jusqu'aux années 1950, avant la marée dévastatrice des fusils "calibres
12 et 14", la savane teke abondait en gibiers; et la chasse n'impliquait pas
de longs déplacements. Le départ du mouvement se perd dans la nuit des
temps
et débute
sans
nul
doute longtemps
avant toute"colonisation"
européenne. Dès le XIllè siècle au plus tard, en efet,le royaume de
Kongo et celui des Teke ont entre eux une bande est-ouest de marches
disputées de Diangila (région de Loudima) au pays kiova de CAITA-
NISErT A (219). Dans ces marches, les émigrations méridionales sont
d'abord constitutives d' un stock de "serfs" aux mains des "maîtres". Puis
le renversement démographique mène les maîtres submer gés à ne garder
que les forces de réserve magique. Un schéma qui répète celui du contact
Tswa (pygmées) - Teke, antérieur. Les Tswa reculèrent devant les Teke
pour ne pas voir leurs moeurs spoliées au contact de celles des Teke : un
refus d'assimilation culturelle. Dans ce cas également, il n'y eut ni
guerre, ni victoire, ces vocables qui sont généralement réservés aux
agissements des Etats à partir de la fin du "Néolithique" prestataire.
Malgré les liens de subordination, conséquence évidente de la
supériorité du mode de production teke (néolithique) sur le mode de
production tswa (paléolithique),
les Tswa, premiers occupants, restent
toujours considérés comme propriétaires "magiques", voire "mystiques"
de la terre.
Curieux que ces Tswa "asservis" soient désignés par les Teke
par le terme de kani (chez les Ngala, "kani" est le titre que pOlie le
(219)CALTANISETTA, Diaire con~(l690 - 1701), Louvain 1970.

303
propriétaire de la telTe )
Peut-être que Kani/Tswa d'tme part "serf' actuel chez les Teke,
d'autre part ancien maître refoulé jusqu'au nocturne de sorcellerie, ne
font en réalité que les deux faces du même sens ?
Ces questions d'ethnogenèse ici à peme abordées restent une
préoccupation majeure
de
l'historiographie
congolaise.
Néanmoins, cet éclairage était utile à notre "Mise en place des
Ngala au Congo".
Nous pouvons à présent préciser l'histoire intenle des processus
de peuplement de la "zone de l'eau".
II. PROCESSUS D'INSTALLATION DES NGALADANSLE "PAYS"
DES
CONFLUENTS"
Examiner le problème des migrations et de l'installation des
"Gens d'eau" dans la Cuvette congolaise, c'est assurément se confronter
à des obstacles infrachissables : ce qui relèverait plutôt du domaine des
hypothèses à cause des défaillances de la docwnentation et de la recher-
che en matière de démographie historique. Toute démographie historique
relative à la "zone de l'eau" de la Cuvette congolaise et à la période
précoloniale repose sur des bases très fragiles. Nous n'avons guère pu
trouver dans le "pays des confluents" des spécialistes du souvenir du
genre "obela", traditionnistes réputés en "zone de terres fennes" de la
Cuvette congolaise ; nos infOlTImteurs n'ont jamais pu remonter au-delà
de trois générations pour expliquer l'occupation de la "zone de l'eau". Et
c'est malheureusement auprès de cette qualité d'infoffilateurs que les
(220) VENNETIER, Les hommes et leurs activités clan,> le Nord-Congo. 17.

304
membres de la "Mission de l'Ouest africain (1883-1885)" ou les adminis-
trateurs coloniaux français du début du XXè siècle ont puisé leurs
renseignements.
VENNETIER a, avant nous, souligné la fragilité de
toute recherche sur la mise en place des "Gens d'eau" au cours des siècles:
"on aboutit à plus de probabilités que de certitudes" (220). Ici, dans la
"zone de l'eau" en effet, faute de documents écrits comme il en est le cas
pour les régions proches de la Côte atlantique fréquentées à partir
du
XVlè siècle par les voyageurs et commerçants européens,l'historien ne
peut normalement se fier qu'aux vestiges archéologiques, aux données de
l'ethnographie et aux traditions orales. L'archéologie de la "zone de
l'eau" n'a malheureusement guère pu démarrer jusqu'à ce JOur.
Les "Gens d'eau" sont pourtant de tous les Ngala les seuls dont
la réputation a été établie dès le XVIIè siècle par les Européens commer-
çants à l'époque de la traite négrière le long de la Côte atlantique: ils sont
alors célèbres sous la dénomination de Qui bangui.
Il a fallu malheureusement attendre le deuxième contact Euro-
pe-Afrique de la fin duXIXè siècle-debutXXè siècle pour mieux les connaître.
Les "Quibangi", au vrai les Bobangi, ont été étudiés de façon
systématique surtout par les africanistes belges tels que BURSSENS,
COQUILHA T, DELOBBE, HAINAUX, HULSTAERT, LE~,!JAIRE, Van
Der KERKEN, VANDEVENNE.
Les explorateurs et administrateurs coloniaux français ont été
mOIns féconds qu'eux
: les rares renseignements laissés par FROMENT
et VASSAL se révèlent en vérité très squelettiques. NIANIBEKE-BOU-
CHER (221) est le seul congolais à avoir écrit à l'époque coloniale sur
(221) MAMBEKET - BOUCHER, Liaison, n08

307
ou lignes de partage des eaux ou les lignes de faîte des massifs montagneux.
Malheureusement, loin de constituer des frontières, des limites,
voue simplement des obstacles au passage des hommes, les éléments
naturels que sont les cours d'eau (le Congo et son afluent majeur
l'Oubangui) ont plutôt rassemblé de vastes cOlmnunautés d'hommes dans
une
civilisation originale.
N'était-ce pas déjà une originalité le cas de la civilisation
égyptienne antique élaborée autour du Nil ? N'était-ce pas le cas de
l'ancienne civilisation du Rhin au coeur de l'Europe ancienne ? Notre
souci de présenter comme civilisation originale la civilisation des "Gens
d'eau" est en confonnité avec cette réalité historique.
La notion de "frontière naturelle" représente donc une VISIOn
radicalement nouvelle,
très récente au demeurant,
dans l'histoire des
idées politiques. Elle n'a pas été sans entraîner
des conflits, des guenes:
elle peut être dangereuse.
Le XXè siècle, qui se présente comme un siècle de progrès, des
libertés, de libération des peuples, a commis à cet égard des excès
regrettables, dont certains peuples souffrent aujourd'hui. Les Etats de
l'Afrique
Centrale
-
Congo/Zaïre:
Congo/.République
Centrafiicaine
;
Zaïre/République
Centrafricaine
peuvent
aujourd'hui
heureusement
proposer au monde comme exemple leur politique de bon VOISInage qID,
continuant celle des anciennes puissances tutélaires, la France et la-
Belgique, a pennis à un axe vital comme celui du Congo/Oubangui de
demeurer ce qu'il fut toujours, en dépit de son statut nouveau de frontière,
et aux populations riveraines de ces cours d'eau de perpétuer, tant au

308
ruveau économique que social, l'essentiel de leurs relations anCIennes
muI tiséculaires.
Enfin, il semble que le contrepoids le plus efficace à la tendance
hypernationaliste de l'Etat moderne soit la coopération, dans tous les
domaines,
entre Etats
voisins
au sein d'ensembles
sous-continentaux.
Dans son "Rapport Général", le Colloque International de Brazzaville
sur la Conférence de Berlin (19-25 Inars
1885) avait justement fait
comme "Recommandation" à l'adresse de l'Organisation de l'Unité Africaine
que les "Etats Africains doivent dépasser les frontières actuelles" (222).
A ce niveau, on peut observer un certain parallélisme aujourd'hui
entre l'émergence d'un ensemble économique en Europe Occidentale à la
fin des années 1950, la C.E.E. (Communauté Economique Européenne),
qui n'a cessé de s'étendre depuis sa création, et celle d'unions douanières'
et de "communautés économiques" en Afrique: la redynamisation de
l"'Union Douanière et Economique de l'Afrique Centrale" (U.D.E.A.C)
en
décembre 1984 à Brazzaville, le lancement de la "Communauté
Economique des Etats d'Afrique Centrale" (C.E.A.C.) .. sont des signes
qu'une telle volonté de dépasser les inévitables frontières entre Etats
existe bien enAfrique Centrale. La coexistence pacifique entre Brazzaville
et Kinshasa,
capitales
de deux Etats-nations,
le Congo et le Zaïre,
construites face à face autour du grand lac dit aujourd'hui "Stanley-Pool"
est au monde un cas unique !
1.
Mouvements
(222) Colloque International sur le Centenaire de la Conférence de Berlin, Brazzaville (Avril
1985), Actes du Colloques, Il (Inédit, jusqu'à ce jour).

Bongom
Bakota
Mboko
Mbé.èi
Makoua
Ngdré
\\
~
~.
M a k o u a , , '
Mbéti
' """ !< ouyou
8ônqC)la
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Tegue-Djikinl
Mbochi
//r- ,
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IBoubansul
r-'boch~bOC~1
1
o~
Tésué
~likoual~~
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Mbochi
......
Tésué
T~SU~an9ansoUl0u
Bakoukoujd
Baboma
Ndzikou
Baboma
Bat eké -Lali
LEGENDE
Djem: nom de ~ou~-sroupe
Ba['50Undi /

,
~
Diredion de. misr.otion
~
Bateke
Ba'550undi
/
Balali
/Bal~li (J
'-:';',
Les
principaux
mouvements
migratoires.
(Source
P.
Vennetier,
p.83).

310
Les africanistes belges VAN DER KERKEN et H. B URS SENS
sont les pemùers à avoir essayé de débrouiller la question des origines
des "Gens d'eau" de l'entre Oubangui-Zaïre, zone de la plus grande
concentration des "Gens d'eau" de la cuvette zaïro-congolaise. Pour ces
deux auteurs, les "Gens d'eau" seraient venus du nord, régions des terres
fennes, aujourd'hui savanes centrafIi.caines, et se seraient retirés dans les
marais de l'entre Oubangui-Zaïre pour se soustraire à l'influence des
conquérants ngbaka et banda venus de l'est.
BlJRSSENS résume aInsI la situation, tout en avouant une
partie de son Ignorance :
"On ignore l'origine exacte des populations dites "gens
d'eau" ; nous avons signalé
à maintes repnses qu'ils
forment lm
complexe d'origine disparate. On croit que
certains de leurs ancêtres (dont une partie était constituée
de "terriens" et une autre de "riverains") ont habité autrefois
les bassins du haut-Oubangui et de l'Uele. De cette région
ils auraient été refoulés vers l'ouest, et plus tard vers le sud.
Pour se soustraire à l'influence des conquéraIlts, ils se
seraient installés dans les marais ou dans la forêt inondée,
partiellement
occupée
déjà
par
des
petits
groupements
d'anciennes populations (tels les Bwatu dont parlent les
traditions), vivant sur des îles flottantes. Il semble donc
que le complexe est constitué par des avant-gardes du
grand groupe Ngombe, des anciennes populations absor-
bées et des éléments nouveaux incorporés assez récem-
ment. Vers 1850, beaucoup d'entre eux étaient encore en
(223) BURSSENS, Les peuples d'entre Congo-Oubangui, 48

(Communiqué par M, MAMBEKE
- BOUCHER)
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MANGOMBO
1


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MOKE~ONO
NDINGA
MAMEYONGO
NZELE LONGA
MOBOLANGA
l
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1
1
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r
1
EYEKOLO
BOKUANGO
MOSOMA
1
1
1
MONGIA (chef de canton "1950-1960")
i nfo rmateur princ ipel de MAMBE KE-
,

313
l'amont pendant que les autres se dirigeaient vers l'aval jusque
dans la région de Bolobo" (224).
Il ressort
en tout cas de nos enquêtes orales le schéma suivant:
- les Sangha-Sangha auraient remonté la Sangha après avoir
descendu le
cours
de l'Oubangui.
TIs prétendent que
leurs
ancêtres
viennent de la rive gauche de l'Oubangui; à une période dont ils ont perdu
le souvenir, le pays était alors partagé entre les Kaka qui occupaient la
haute Ibenga et la haute Ivlotaba (225);
- les Bongili, après la traversée de l'Oubangui, se seraient
installés dans l'entre Oubangui-/likouala-aux-Herbes. Dans un deuxiè-
me temps ils descendirent dans le "pays des confluents" et remontèrent
ensuite la Sangha et son affluent la Bokiba (Bongili) où on les trouve
aujourd'hui. A la base de cette migration, il y a l'invasion du cours moyen
de l'Oubangui par d'autres peuples venant du nord, à savoir les Bondongo
qui furent suivis sur toute la ligne de l'Oubangui par les Bondjo, les
lVlondjombo, les Bandza et les Enyelle (226).
Le tenne "ngili" est apparenunent le même que "ngiri" qui est
le cours d'eau de rive gauche de l'Oubangui. PourquoiWle telle homonymie
ne confinnerait-elle pas l'origine outre-Oubangui des actuels Bongili de
"La Sangha"?
- Les Bomitaba auraient, eux aussi descendu l'Oubangui, pms
remonté la likouala-aux-Herbes, flanqués de leurs "parents" les Kabongo
au nord et les Babole au sud, maîtres aujourd'hui de la zone très maréca-
geuse de la likouala-aux-Herbes et de la Tanga (227);
- les Likuba, les Bobangi, les LikwaJa, les Buenyi, les Moye,
tous des sous-groupes bobangi "Iatu senso" seraient eux aussi partis du
cours inférietrr de l'Oubangui avant leur installation dans le "pays des
(226) E. O. n° 5
(227) E. O. n° 5
(228) E. O. n° la

zr ŒtP=en _.'gr- z o..<--P'!57Fifl'"
314
confluents" ou dans les deltas des affluents de nve droite du fleuve
Congo (228).
Nos "Gens d'eau" de la Cuvette congolaise seraient ainsi mrivés
dans le "pays des confluents" en suivant WI courant de peupleluent nord-
sud, à partir de l'interfleuve Oubangui/Zaïre ; ce cow'ant se serait ensuite
déployé en arc-de-cercle sur la Cuvette congolaise, guidé par les cours
d'eau, affluents de rive droite du fleuve Congo. Ces "Gens d'eau" avan-
cèrent ainsi dmlS le même sens, c'est-à-dire vers l'muont de ces afluents
comme orientés par un appel du vide. La solide implantation sur les
"terres fermes" d'anlont des Mbosi, Koyo, Akwa, constitua un point
d'arrêt à leur expansion à l'ouest, les contraignant de la sorte à se fixer
dans la zone marécageuse de la Cuvette congolaise, milieu difficile sur
lequel ils durent adapter un mode
de production particulier.
Les traditions
orales bobangi recueillies par les Belges au
debut du XXè siècle(229) que nous avons confrontées à celles qui nous
ont été communiquées par les Likuba (230) permettent aujourd'hui de
nueux connaître les plus célèbres chefs de nligrations qui illitièrent le
peuplement du "pays des confluents".
Dans leurs nligrations depuis le haut-Oubangui, les Bobangi
auraient été guidés par douze nkoko, patriarches : NGELI, YOKA,
NDINGA,
TA-YOKA, BOTOKE, NGOBILA, LOBONGI,BOMOKO,
MBUKU, BOMBOKO,W ANGI et NDOKEKIYA. Leur descente s'arrêta
à la rivière Ngiri, afluent de rive gauche de l'Oubangui. Ils s'y implantèrent
pour une longue période (vague datation !). Quatre d'entre eux y mouru-
rent : BOMOKO, MBUKU, BOMBOKO et NDOKEKlYA; puis la des-
(229) cf. Van Der KERKEN et BURSSENS
(230) E. O. n° 6 et 10

315
cente reprit..., au fil du cours de l'Oubangui... jusqu'à son cours inférieur,
suivie d'une extension du peuplement dans tout l'interfleuve Oubangui-
Congo. La grande concentration démographique entraîna à la longue,
faute d'espace vital pour tous, une autre immigration vers l'aval, vers le
"pays des confluents".
Il existe de nombreuses traditions sur cette première phase du
peuplement du "pays des confluents". Les traditions orales recueillies
par les explorateurs français de la fin du XIXè siècle (231) citent deux
chefs de migration qui auraient guidé la descente des Bobangi dans le
"pays des confluents" : MOTUKI et MOKEMO. Dans leur descente du
cours inférieur de l'Oubangui jusqu'au neuve Congo, ils auraient fondé
de nombreux villages,
qui n'ont pas disparu aujourd'hui,
à savoir :
Loukolela, (rive gauche)
et Loukolela (rive droite), Makotimpoko,
Nkonda, Bolobo, Tsumbiri...
D'autres
traditions
recueillies
par
ces
explorateurs prétendent plutôt que NGOBlLA
serait le seul chef de
migration qui aurait guidé les Bobangi dans le "pays des confluents".
Mais tous ces explorateurs, Albert DOLISIE (232) notanuuent,
confondent les temps historiques de cette descente : le NGOBlLA qui
aurait conduit les Bobangi dans le "pays des confluents" l'a dfectivement
fait : mais il n'est qu'un lointain descendant de NGOBILA 1er. L'arbre
généalogique que les traditiomustes likuba nous ont communiqué est
sans équivoque SUT ce point (cf Schéma)
(231) cf. DOLISIE et DE CHAVANNES, Oocrnnents.
COQUERY -VIDROVITCH, La Mission de 1iOuest Africain
(232) DOLISIE, Note, op. cit.
(233) SAUTTER, 243-244

316

317
SAlJTlER qui écrit dans les années 1960 rapporte sur cette
inunigration l'une des vrmes causes du départ vers l'aval (233).
D'après une tradition orale qu'il recueillit, un jour, un chef
nommé KANffiA avait sm-pris un esclave en causerie trop intime avec
une de ses femmes, en tout cas la préférée de tout son harem. Cette
témérité lui valut un châtiment curieux, qui laissait présager d'un autre
plus terrible. En effet, KAMBA enjoignit aujeune homme de lui apporter
une nasse pleine d'eau: chose impossible!
Les autres jelll1eS du pays, conscients de ce qU'llll tel sort
pourrait les frapper chacun à son tom; craignirent pour leur avenir. Ils
préférèrent alors quitter le pays ... pour une "aventure" en aval.
Les traditions orales bobangi ( 234) nous paraissent plus ex-
plicites sur cette phase de l'immigration. Dans leur longue descente en
aval le long du fleuve Congo, SUl' ses rives et les bassins inférieUl's de ses
affluents abordés, les nkoko fondèrent les villages suivants : Irebu,
lVlangala, Bosende, Ngombe, Loukolela. A partir de Loukolela (rive
gauche), trois nkoko, NDINGA, YOKA et NGOBILA, se seraient déta-
chés du groupe et auraient traversé le fleuve où ils trouvèrent les mêmes
"Ioukol" (arbres utilisés dans la fabrication des tarn-taros) que ceux
rencontrés SUl' la rive gauche.
Ils désignèrent ce nouveau port du même nom, Loukolela.
Ainsi s'explique la répartition des Loukolela sur la rive droite et la rive
gauche du Congo. La tradition précise par la suite que les trois dissidents,
après un long séjour à Loukolela (rive droite) auraient repris la descen-
te... jusque dans l'actuel pays Iikuba.
(234) E. O. n° 10

318
NDINGA et ses honunes auraient alors fondé le village Bokoso,
peu en amont de l'actuel lVlossaka, SlU" le Chenal dit aujourd'hui "Boko-
so." Trois de ses enfants y
naquirent
BONDINGA, NGASAI et
ONDA YI. La tradition bobangi fait d'eux les ancêtres fondateurs res-
pectivement des actuels groupes ethniques Koyo, Mbosi dits Olei et Mbosi
dits lVIbonzi.
YOKA
aurait fondé
dans
les
"lagunes"
likuba
le
village
Bohulu. La tradition fait de lui le véritable ancêtre des Likuba.
NGOBILA aurait continué la descente
jusqu'à l'embouchure de
la Nkeme dans le fleuve Congo où il alITait fondé lVlakotimpoko. il est
présenté comme l'ancêtre des
lVloye.
Les autres chefs de migration restés urus et ayant dans leur
descente suivi la rive gauche du Congo se firent égalelnent fondateurs de
villages
- NKOKO LOBONGI et NKOKO WANGI auraient fondé le
village Bosende ; ils sont présentés comme ancêtres-fondateurs du groupe
ethnique Losakani ;
- NKOKO TA- YOKA, fondateur du village Boyoka, sur la terre
Loukolela, serait l'ancêtre-fondateur des lVIpama ;
NKOKO NGELI, doyen des nkoko de la diaspora, aurait
fondé les villages Nkubosaka, Bwanza et Bolobo ; il serait l'ancêtre-
fondateur du groupe Banunu-Bobangi ;
- NKOKO B010KE aurait régné sur les terres situées entre les
villages Mompondo et Misongo. Il serait l'ancêtre fondateur des Bo-
bangi- Balloy et considéré comme le père du célèbre NIOKE!vIO-mo-
BOLANGA, dit autrement MOKEMO-BOTOKE, nkoko qui aurait con-

319
duit les actuels lVIoye dans le cours inférieur de la Nkeme.
D'autres
nkoko,
patriarches,
certainement
d'une
vague plus
tardive sont également cités par la tradition bobangi. Ils se seraient
également illustrés comme chefs de migration, fondateurs de villages et
ancêtres-fondateurs de groupes ethniques. TI s'agit notanunent de NKO-
KO WANDO, NKOKO MOZU et NKOKO EBOROKO :
- NKOKO WANDO aurait conduit les Bobangi dans le delta de
l'Alima. Une étude toponymique nous a permis de répérer les noms des
villages où s'installèrent ces Bobangi en dérive, les luêmes que dans
l'entre Oubangui-Zaïre: Bokombo, Mongo,Lobala, lVIbonzi. .. , noms qui
sont aussi des ethnonymes dans l'entre Oubangui-Zaïre. Les Mbonzi sont
dans l'entre Oubangui-Zaïre un groupe ethnique qui
a même donné
naissance à deux autres groupes, les Likoka-Ntanda et les Lobala. Les
Mbonzi, en petit nombre aujourd'hui, occupent la rive gauche de la
Ngiri, peu en amont du confluent Ngiri-Moanda; les Lobala occupent le
nord-ouest du pays mbonzi, jusqu'au confluent Oubangui-Lua. Mbonzi
est, dans la Cuvette congolaise, un nom que portent deux villages sur la
basse et moyenne vallée de l'Alima ;
- NKOKO EBOROKO aurait conduit ceu~ qui sont aujourd'hui
connus sous le nom de Buenyi dans le delta inférieur de la rivière
Kouyou.
La forme que sur la carte de la Cuvette congolaise prend le
peuplement
des
"Gens
d'eau"
ici
illustré
par
les
luouvements
des
nkoko,panni lesquels NGOBILA apparaît comme le plus prestigieux,
nous a aidé à découvrir une chronographie relative. La tradition orale
bobangi nous a mêlue fourni l'arbre généalogique de NGOBILA. S'il est
pratiquement impossible de le commenter, les traditionnistes bobangi
n'ayant guère conservé l'histoire de cour de tous les successeurs de
NGOBILA, il permet tout au moins une datation temporelle de la nation

320
~.larrâœ"ahN~Hq+teetIms'iiltolm cHerRY <dI.aB~ota, (ômrptnt ~
laise : lll1 écoulement lent et continu des piroguiers venus des savanes du
nord au gré de la descente de l'Oubangui et du Congo, autre épisode qui
est en réalité la conquête des espaces exondés et l'apprentissage de la
sédentarité pour ces "Gens d'eau".
2. Temps
La "zone de l'eau" fait partie d'lll1 vaste tenitoire de la Cuvette
zaïro-congolaise où la densité de la population a dû connaître d'impor-
tantes fluctuations au cours de l'histoire. Ces fluctuations ainsi que leurs causes
sont cependant difficiles à établir pour la période qui précède le XXè siècle.
Depuis le preIllier millénaire de l'ère chrétienne et peut-être
aUSSI bien des années avant, des populations "riveraines" habitaient lll1e
partie du "pays des rivières" où les gens pouvaient se déplacer assez
facilement grâce à la pirogue (235). L'occupation ancienne de la région
semble de plus en plus confinnée par les recherches archéologiques
entreprises au nord de la Cuvette, principalement dans les savanes de la
République Centrafricaine. Les découvertes récentes ont permis d'établir
la permanence de l'occupation humaine depuis le paléolithique jusqu'aux
civilisations protohistoriques et historiques. La population semble avoir
été concentrée le long des rivières de l'est et du nord-ouest de la Cuvette
zaïro-congolaise. Mênle dans la Haute Sangha et la Labaye où les
(235) BAYLE DES HERMENS, "Africa - Tervuren", XVIII (1972), 3-4
(236) Id. 103
(237) Id. 98

321
recherches sont difficiles, les rares découvertes font état d'une occupa-
tion humaine depuis le paléolithique (236). Ces populations "riveraines"
ont dû se déplacer pour diverses raisons et occuper une grande partie de
la Cuvette couverte de forêt. Il est adnùs de nos jours que la Cuvette était
largement occupée par de petits groupes de pêcheurs avant l'arrivée des
populations actuelles (237). Des pygmées ou autres populations bantu ?
Au XVIIè siècle, nous pouvons toutefois affirmer que les "Gens d'eau"
assuraient
la liaison entre les savanes du nord du bassin du Congo et les
savanes
du
sud,
laJgement occupées. Le Capucin italien Girolamo
MON1ESARcmo (238) qui arrive en 1650 à "Concobella, ville populeu-
se et commerçante" sise au nord du lac Nkuna,
actuel
"Stanley-Pool",
signale les Quibangi aux foires de cette ville. L'analyse du mot italien de
"concobella" peut être ainsi proposée: ku (à; vers) Ngobila. Le capucin,
à qui on a déclaré "je vais chez Ngobila" a
collé la préposition avec le
nom (comme dit-on, Istanbul pourrait être une compression turque du
grec "eis tên polin" ; je vais vers la ville). La ville populeuse décrite par
MONTESARCmO portait banalement le nom de son prince : "Mani
Ngobila dell'acqua", "le chef Ngobila, roi de l'eau", que Monseigneur
ClNELIER dit être à cette époque vassal de l'Unkoo teke de lVIbe, à trois
jours de marche (239). Le texte du Capucin italien indique que cette ville
est sise au nord du lac Nkuna "qui est sur deux lieux parsemé d'îles".
D'après
l'informateur de
AlVIPION (240), ce
Ngobila
de
MONTESARCmO couvrait les actuels emplacements à Brazzaville du
"Trésor Congolais", de l'Ambassade de Russie, de l'Hôtel Cosmos et des
"Hydrocarbures".
Les
grands
kapokiers
qui
s'y
dressent
témoignent
(238) BOUVEIGNE (P.) et CUVELIER (Mgr), 1. de Montesarchio, 51
(239) BOUVEIGNE (P. et CUVELIER (Mgr), op. cit, 52
(240) AMPION, Le commerce dans le nord du royaume téke, Mémoire de Maîtrise, 90
(241) DARTEVELLE (E), Les nzimbou (1935),37

322
d'ailleurs de l'existence de cette cité. Le même infonnateur affirme qu'en
face, sur la rive gauche de l'actuel "Pool" il y avait un autre Ngobila. Ce
Ngobila de Nkuna (site de l'actuel
"Beach" de Brazzaville) était le
Ngobila "mâle": c'est le "Concobella" du texte italien ; le Ngobila
d'Entsa était le Ngobila "femelle" ; il occupait à Kinshasa l'actuel
site
dit
"Beach Ngobila".
Le Belge Edmond DARrEVELLE a identifié,
toujours sur la rive gauche du "Pool", mais au nord de Kinshasa au
confluent de la rivière Ndjili dans le fleuve, un autre Ngobila (241). Le
site de ce Ngobila d'Engambwa a fait l'objet de fouilles archéologiques
par F. VAN MARSEL (242).
Il Y avait en réalité plusieurs cités-résidences des Ngobila
égrenées le long du fleuve Congo, depuis le "pays des confluents", plus
précisément depuis le confluent de la rivière Ngiri avec l'Oubangui
jusqu'au
"Stanley-Pool"
A Mpouya, il y avait deux Ngobila : le Ngobila de Onkiele,
village situé sur la rive droite du Congo, en aval du grand éperon rocheux
qui porte le nom de "Bweta di Ngobila" (le bweta ou "mannite" est
considéré comme un passage dangereux ; le piroguier qui l'aborde doit y
jeter des pièces d'argent pour se le rendre favorable) et le Ngobila de Nsuata.
En amont de l'embouchure
du Kwa (Kassaï) sur la rive gauche
du Congo, résidait le Ngobila de Ankorolo.
Au sud de l'embouchure de la Nkeni, IDl Ngobila habitait le
village de Buemba.
(242) MARSEL (Van), Atlas de prélùstoire, (1968), 12
(243) VANSINA, Les anciens royaumes de la savane (1965), 26

323
Le Ngobila de Ngabe résidait à Ngantsu
celui de Makotim-
poko résidait à Ntsampuru.
D'après VANSINA (243), Ngobila est un titre teke que porte un
véritable seigneur péager, vassal de l'Unkoo teke. Son influence s'éten-
dait sur la partie du fleuve Congo qui lui avait été concédée par celui-ci.
n pouvait aussi être le représentant d'une autorité supérieure installée à
l'intérieur des terres.
Par exemple, le Ngobila de Ngantsu était le représentant direct
du rOI sur les eaux de Ngabe ; celui de Ntsampuru
représentait
le
Ngambon de Mbe. Dans l'histoire du royaume teke, le Ngobila rem-
plissait une fonction palatine et, jouissant d'un titre foncier, il exigeait
des redevances des personnes qui pratiquaient de activités productives
sur ses eaux : pêche, commerce... TI avait des obligations envers les
riverains: en cas de noyade, il devait fournir un drap en guise de linceuil
à la famille sinistrée ; il présidait les cérémonies de conjuration et de
confession pour la prospérité des eaux ...
Sa cité était située à un passage obligé, au bord du fleuve, en
général près d'un bweta, "marmite", où il pouvait jouer son rôle de
seigneur
péager.
Il assumait ce rôle au nom du roi ou d'un dignitaire royal à qui
il devait un tribut en esclaves, pOIssons, étofes d'importation... Il est
clair qu'à partir du XVIIè siècle, période de la traite négrière, ils ont dû
acquérir une importance considérable le long du fleuve Congo, artère
principale du commerce international en Afrique Centrale.

324
"Ngobila", titre teke ? Nous croyons, à la !tunière de l'histoire des
"Gens d'eau" qu'il y a eu glissement du nom du "pays des confluents" au pays
teke.
A l'origine, "Ngobila" n'est pas un nom teke, mais bobangi.
Ngobila est dans l'histoire de tous les "Gens d'eau" du "pays de con-
fluents", le patriarche, le chef de migrations, le maître du pays : "E-se e-
me Ngobila" ou bien "Mo-me
e-se-Ngobila".
Il apparaît dans la légende de tous les "Gens d'eau" comme le
maître incontesté de la "zone de l'eau", empire dont les descendants ont
repoussé les frontières jusqu'au "Pool" par leur
pénétration et implanta-
tion au coeur du royaume teke. Tout semble s'être passé comme si les
Teke et les Bobangi descendants de Ngobila avaient signé un protocole
d'accord, au terme duquel il y eut répartition des "espaces" et cohabita-
tion des deux conunmunautés : l'alliance de la tene et de l'eau, de la
savane et de la pirogue Les Bobangi ont certainement bénéficié de cette
tolérance des Unkoo dans les siècles du déclin du royaume teke, au plus
tôt à partir du XVIè siècle. Maîtres des terres surplombant le fleuve
Congo, les Teke durent implanter des stations de péage le long du fleuve,
à des passages obligés. S'y installèrent, non des Teke, mais des descen-
dants de NGOBILA, donc des Bobangi. Membres désormais de la fa-
mille royale puisque ses vassaux, ils devaient un tribut à l'Unkoo, en retour.
Jusqu'à sa mort, NGOBILA a regné, d'après la tradition Iikuba sur la
secteur dit "Ngobila"
s'étendant
depuis
le
confluent
Oubangui/Ngiri
jusqu'au
confluent
Oubangui/Congo.
D'après l'arbre généalogique que nous a gracieusement commu-
niqué MAMBEKE-BOUCHER, neuf dynasties auraient succédé à NGO-
BILA chez les Likuba jusqu'à la fin du XIXè siècle, plus précisément

325
jusqu'à BOLOlJNZA alias NOKA, chef Likuba devenu très célèbre pour
avoir résisté farouchement à Pierre Savor gnan DE BRAZZA les 29 et 30
juin 1878 lors de sa descente de l'Alima. En attribuant à chaque dynastie
entre 30 et 50 ans, le XVè siècle apparaît alors COlUlne le siècle probable
du règne de NGOBILA et de son implantation dans la zone s'étendant
depuis le confluent Oubangui/Ngiri jusqu'au confluent Oubangui/Congo
dit "Pool NGOBlLA".
NGOBILA, ancêtre mythique des Bobangi n'est
malheureuse-
ment jamais descendu d'après la tTadition orale (244)plus bas que le
confluent Oubangui/Congo. Les Likuba qui se réclament de lui, se l'ap-
propriant COlUllle maître de migration, "Likuba li me Ngobila", n'ont pas
fait, eux non plus, un long chemin avant l'implantation sur les rives des
"Lagunes" dites aujourd'hui "likuba".
NGOBILA reste pour tous les Bobangi un héros mythique.
Divinisé, il est resté inaccessible. BOTOKE, son très célèbre petit-fils
(ou frère) lui aurait-il succédé ? On ne le sait. TI n'est en fait célèbre que
comme
autre
prestigieux maître
de
migration.
Il
aurait
conduit les
Bobangi de la diaspora en aval du "pays des confluents" , le long du
fleuve Congo, en plein coeur du pays teke. La tradition des Moye qui se
disent
ses descendants, "Bobangi bo me BüTüKE", pennet de localiser
sa zone d'influence : autour du "Pool" dit aujourd'hui "Mokemo" à
l'embouchure de la Nkeni dans le fleuve Congo. ~10KEMO, surnonl de
BOTOKE est le poison constitué par la sève de l'eucalyptus, utilisé
souvent dans la pêche au poisson d'étang. Dans le "Pool ~/IüKEMü", tout
noyé est rejeté sm' les rives.
y eut-il un royaume fluvial bobangi à l'époque de NGOBlLA?
(244) E. O. n° 10
cf. Annexe, une tradition sur la mort de NGOBILA : "A propos de NGOBILA" ,
C.C.A.H., n° 12 (1991).

326
En tout cas la dispersion,puis l'individualisation des groupements bobangi
en dérive est postérieure à sa disparition. Ces Bobangi de la diaspora
prirent, au fur et à mesure de leur implantation sur un site, un nom inspiré
de celui-ci. Les Bobangi implantés sur le cours infélieur de la Ndeko se
nommèrent désormais Likuba, du nom de ce cours inférieur; les Bobangi
qui se sont enfoncés à l'intérieur des terres en remontant la Nkeme,
affluent de la Nkeni, se nommèrent Moye,
c'est-à-dire "Hommes de
l'intérieur des terres".
Pendant la période des
remaniements
secondaires,
probable-
ment à la fin du XVlllè siècle et tout au long du XIXè siècle, période de
la polysegmentation, chaque chef de migration s'individualisa de plus en
plus par rapport à la terre exondée occupée. Ce qui donne par exemple la
Carte politique suivante du pays likuba à l'arrivée des Européens :
NOlns des chefs
Cités
LINDZEKE
1VIOSSAKA
YOMBE
BOKOSSO
LOPANZA
NKONDA
BOLUNZA"NOKA"
MBANDZA
LONGOMO
BOHULU
LONGANGI
SENGOLO
1VIODZOU
BONGA
Chaque cité-état likuba a ainsi son ancêtre-fondateur et un
chef, successeur de l'ancêtre-fondateur. Les citoyens de ces cités-états
s'individualisent par rapport à ces ancêtres-fondateurs. Par exemple ceux
de Bohulu se désignent par "Ba si ntsoko le mbe Longomo", littérale-
ment "Ceux de la cité de Longomo" ; "Ceux de Mbanza" par "Ba si ntsoko
le mbe Noka" ... Mais tous ces Likuba restent liés culturellement, se recon-
naissent des descendants de NGOBILA : "Likuba (wa) le mbe Ngobila".

327
NGOBILA avait marqué l'histoire des "Gens d'eau" ; il les avait
rms sous une seille loi, sa loi. Son règne avait constitué l'époque de
l'émer gence d'un Etat bobangi : que la tradition pennet aujourd'hui de
localiser. Il s'étendait dans le Bas-Oubangui et le long du fleuve Congo,
depuis I1ebo jusqu'à Tsombele (Tshumbiri). Linguistiquement et cul-
turellement, les Bobangi sont à rattacher aux Balloy de la basse Ngiri et
aux Eleku du fleuve Congo, peuples de l'entre Oubangui/Zaïre.
Tous les "Gens d'eau" de la Cuvette congolaise sont dits Bobangi
"lato sensu". Mais les Bobangi ne constituent en fait qu'un des nombreux
groupements de l'entre Oubangui/Zaïre, déjà étudiés par les africanistes
belges. Grâce à leurs travaux, confrontés aux traditions bobangi, nous
pouvons
aujourd'hui
présenter, schématiquement bien sûr, les divers
temps de l'histoire du peuplement de la Cuvette zaïro-congolaise.
2.1. Age 1er: ca. + 1 an et + 1000
C'est l'âge de la protohistoire ngala en général, âge de leur
installation en Afrique Centrale, dans le bassin du Congo. Il est mal-
heureusement impossible
d'esquisser quelque itinéraire migratoire
qui
conduisit les Ngala dans le "pays des confluents".
La tradition orale elle-même, perdue dans la nuit des temps, ne
nous fournit ni chanson, ni conte pouvant nous révéler les chemins
suivis. En simple hypothèse de travail, deux voies pourraient avoir été
empnmtées par les "Gens d'eau" dans leur installation dans le bassin du
Congo:
1°) Les Ngala seraient venus de la région des grands lacs
orientaux et, suivant le cours du fleuve Congo, seraient arrivés dans les

328
"pays des confluents". Un si long chemin , ou rmeux une SI longue
descente, au cours de plusieurs siècles, aurait à coup sûr imposé des us
et coutumes de "Gens d'eau" : organisation du mode de vie en fonction de
l'eau et de rares terres exondées ;
2°) ou bien les Ngala, comme le préconisent Van Der KERKEN
et BURSSENS, seraient venus des savanes centrafricaines et, sous la
contrainte des Ngbaka et des Banda, auraient quitté la "terre ferme" pour
se contraindre à une vie de "Gens d'eau".
Au constat, ces deux directions s'imposent et permettent aInsI
de comprendre que dans le "pays des confluents", il Y eut deux vagues
migratoires primaires, qui ont fondu en une seme et constitué le peuple
que nous désignons aujourd'hui par Ngala.
Les traditions orales recueillies par SALITTER (245) concordent
d'ailleurs avec notre thèse :
"Les Bobangi sont une ethnie composite. Un premier con-
tingent serait venu du Haut Oubangui et un autre de l'est.
Les deux groupes fusionnèrent dans le cours inférieur de
l'Oubangui où la commUnauté s'agrandit".
La vague migratoire d'origine septentrionale a peuplé dans sa
phase primaire l'interfleuve Oubangui/likouala-aux-Herbes, et la vague
migratoire d'origine orientale a peuplé l'interfleuve Zaïre/Oubangui. Il
est curieux de constater que la vague migratoire orientale n'ait pas
essaimé dans la boucle du fleuve Zaïre. Nous supposons, pour l'expliquer,
qu'à l'arrivée des "Gens d'eau" de ce courant, la boucle du Zaü'e était déjà
occupée par les Ngala "terriens" connus aujourd'hui, à savoir: les Mongo
(245) SA UTTER, 243

Pl.
15
Un masque Kebe-Kebe, ihuya (pays Koyo)
(Etei, sculpture en bois peint figurant une tête humaine à
cou de serpent, surmonte le pagne circulaire en raphia dans
lequel se trouve le danseur dit okwe, c'est-à-dire "esprit")
....................
P.

330
et les Ngombe, dont les représentants dans la Cuvette congolaise seraient
respectivement les lVlbosi et les Koyo.
L'émer gence dans le bassin congolais des "Gens d'eau" comme
peuple particulier a lieu au cours de ces dix premiers siècles de l'ère
chrétienne.
A leur arrivée, comme il ressort de toutes les traditions
historisantes,
le
pays
(l'interfleuve
Oubangui/Likouala-aux-Herbes
comme l'interfleuve Oubangui/Zaïre) était occupé par de petits hommes
vivant exclusivement de pêche. Ces "petits hommes" sont les Pygmées.
Ils sont appelés dans l'entre Oubangui/Likouala-aux-Herbes Akka (246).
Les Akka, premiers maîtres de la "zone de l'eau" de la Cuvette
congolaise, ont dû connaître, à l'instar des autres Pygmées du Congo, le
même sort : la fuite en avant devant les Bantu et le repli dans le plus
profond de la forêt équatoriale. Dans toute l'Afrique, comme les mythi-
ques "gwey-gwey" rouges des savanes sudaniennes, le Pygmée (Akka ;
Tswa; Ombenga ; Osuma...) est réputé premier occupant et toujours
propriétaire "magique", voire "mystique" de la terre.
La rencontre entre les Ngala "Terriens" ou "Gens d'eau", et les
Pygmées ne fut jamais marquée par des heurts violents (247). Il convient
de parler plutôt de contact de civilisation: celle des Ngala, bantu, por-
teurs de la civilisation du fer génératrice de l'agriculture et de l'élevage,
une civilisation essentiellement agraire qui a pris naissance au Néoli-
thique; et celle des Pygmées, fondée sur le mode de production sylvestre,
(246) NOl1~ attendons avec beaucoup d'intérêt les résultats des études que leur a consacré au-
jourd'hui Jean Michel DELOBEAU de l'Université de PAU, membre de notre Labora-
toire d'Anthropologie.
(247) Tous nos informateurs commencent l'histoire de toute ethnogénèse par les Pygmées,
"premiers maîtres de la terre"

331
caractéristique du stade paléolithique.La VIe d'un Pygmée dépend de la
générosité de la forêt qui met à sa disposition les produits de cueillette et
de chasse ; il ignore l'agriculture et l'élevage et continue donc de vivre à
la limite du Paléolithique. Le Pyglnée est constamment en quête de gibier
et mène une vie errante liée aux caprices de la falme et de la forêt, alors
que le Ngala est sédentaire sur des telTes qu'il cultive. TI n'est donc pas
étonnant que le Pygmée trouve refuge dans la forêt, lieu de conservation
le plus sûr des produits de cueillette et du gibieJ; abandonnant au
culti vateur ngala la savane ou la plaine et les cours d'eau qui ne représen-
tent pour lui aucun intérêt économique immédiat.
Ainsi le recul des Pygmées devant les Ngala ne
s'expliquerait
pas
par le rapport
de forces militaires, les Ngala munis d'armes en fer,
et les Pygmées armés de simples flèches en os d'animaux; mais plutôt par
le
déséquilibre entre deux modes de production. Il convient toutefois de
tenir compte d'un conte tswa (248), proclamant que les Teke ont pris leurs
telTes, feux et instruments au village vide pendant qu'ils étaient en forêt
lointaine, en course de grande chasse. Certaines versions ajoutent aussi
les femmes (249). En outre, cette fuite des Pygmées devant les Ngala
pourrait avoir pour cause le refus des Pygmées de voir leurs moeurs
spoliées au contact de celles des Ngala.
En clair, c'est un refus d'assimilation culturelle. Il y a donc
contour de civilisation, mais ni guerre, ni victoire, ces vocables devant
être réservés aux agissements des Etats à partir du Néolithique prestataire.
(248) Ce conte a été emegistré et transcrit par Marcel EBARA, Teke et Tswa (Maîtrise), 68
(249) cf. OKOUY A (G.), Servitude, esclavage et dépendance chez les Tio du Congo, Thèse
(1985)
(250) E. o. n° 4

332
En réalité, la rencontre des Pygmées et des Ngala, donc la
rencontre entre deux modes de vie, a été un événement fondamental dans
l'histoire du Congo, mais n'a pas dirimé entre eux: il y avait de la place
pour tout le monde. Là où les Pygmées ont préféré garder le contact avec
les nouveaux venus, ils ont subi un processus de domination et même
d'asservissement. Nous nous en sonunes convaincus en enquêtant dans la
forêt inondée de lVIanga, arrière-pays de la Iikouala-NIossaka où ils sont
appelés "Asuma" (250), et dans la zone forestière de Mbomo, pays mboko
où ils sont appelés "Akola" (251). Mais contre ses prestations de chasse
et de travaux (la récolte du miel par exemple) qu'il concède et calcule à
son imprévisible manière, le Pygmée obtient des objets et services issus
de l'autre mode de vie, lui évitant la peine de s'y conformer Premier
occupant et maître de toutes adapations à ce milieu (perilleux pour les
Ngala) qu'est la forêt, il est en somme considéré comme un ancêtre ou un
lien aux génies des plus anciens ancêtres (252) et comme tel, maître
supposé des mystères difficiles, révéré et craint. C'est lui que l'on vient
consulter en effet quand toutes autres pratiques médicales ou sacrales ont
échoué; et ceci n'est pas un servage banal. Dans le monde du village, du
plein jour et de la pleine IUlnière, dans le monde de la culture, le Pygtnée
est serf; au naturel de la forêt, dans l'univers de l'ombre nocturne, du
mystère, le Pygmée est premier. Il est en quelque sorte un ancien,
diminué et vénéré/bousculé, lié à l'Outre-monde. Peuple à part mais en
symbiose parfois d'une civilisation de plein exercice, dominé souvent
mais plus adroit et à l'aise que ses seigneurs ngala dans la grande chasse
difficile et dangereuse en forêt, meilleur pisteur, meilleur archer, meilleure
lance, meilleur rabatteur, meilleur "débrouillard", capable de disparaître
(251) E. 0. n° 13
(252) E. 0. n° 4
-DUFEIL, Millénaire de Muhmda, 8

333
dès le moindTe couvert, sans odeUT, sans bruit, sans trace, sans colère, le
Pygmée est suradapté, et personne ne peut survivre longtemps sans lui à
une aventUTe malaisée en forêt. Force est d'ailleurs de reconnaître qu'il
fut le premier partenaire commercial des Ngala ici dans la Cuvette
congolaise. Les ibela prétendent que ce sont les Pygmées qui sont les
pnnClpaux initiateurs des nganga aux plantes et manières de guérir et,
d'une nlanière générale, des Ngala à tout un savoir spécifique qui est et
permet la vie en forêt.
Civilisation dif férente et moins armée de techniques du fer ou
de l'agriculture
ne
signifie pas
culture
inférieUTe
; civilisation plus
ancienne ne signifie pas primitivité ani.érée ; servage économique et
parfois domestique ou politique ne signifie pas soumission et perte
d'identité. Et si le monde pygmée n'a jamais été donc en
autarcie depuis
2000 ans d'échanges avec les Bantu en général, c'est que sa dimension
économique est la plus parfaite en son milieu. Dans cet univers de forêt
où l'individualisme est impensé et inefficace, absent de structure, fonc-
tionne une puissance économique créatli.ce d'aliments, de biens et servi-
ces et Olganisée pour l'échange, en particulier viande - fer
avec les
Ngala; et une puissance politique modeste et modérée mais pratiquement
indiscutée sans être instituée. Aussi souple à disparaître ou remplacer
qu'indiscutable
en
son
fonctionnement
quotidien,
cette
puissance
et
autOli.té ne se ramène pas à l'aune d'une autre civilisation,
elle est
spécifique. Qu'en aurait-on compris en la déclarant non confonne au
droit cheffal ngala, ou au régime "parlementaire" ? Les civilisations sont
anisotropes, et chacune doit être étudiée en elle-même pOUT que leUTrencontre,
cettenécesitépmfoiscruelledenosjours,deviennepossible,praticable,humaine!
(253) MUMBANZA, Thèse, 37

334
2. 2. Age 2 : ca + 1000 et 1600 : la gestation de la nation ngala
C'est l'âge perçu par l'historien zaïrois MU1vffiANZA Mwa
BAWELE (253) qui situe à cette époque le remplissage de l'entre Ouban-
gui/Zaïre à partir de l'ouest, c'est-à-dire à partir de l'entre Likouala-aux-
Herbes/Oubangui. Donc un mouvement de populations ouest-est, lors-
qu'on ne descend pas la Likouala-aux-Herbes jusqu'au "pays des con-
fluents". C'est à l'évidence l'appel du vide qui a dû conduire les Ngala à
occuper particulièrement l'entre Oubangui-Zaïre. Le peuplement de cette
zone n'a donc aucun rapport avec les poussées des populations sudanai-
ses évoquées par BURSSENS.
Nous avons réussi lors de nos enquêtes orales à Impfondo, chef-
lieu de la région "La Likouala", à recueillir auprès des anciens originai-
res de l'entre-Oubangui-Zaïre installés depuis 1950-1960, des traditions
sur le peuplement de l'entre Oubangui-Zaïre (254).
Nous les avons
confrontées aux travaux publiés de HAINAUX (255) et de MUNrnAN-
ZAo
Il apparaît en tout cas qu'une bOlIDe partie de l'entre Oubangui-
Zaïre, à l'exception de la bordure nord et nord-est des marais de la Haute-
Ngiri, a été occupée par des populations venant de l'Oubangui qui
remontèrent la Ngiri.
Aucune
source ne
nous
pemlet de
dater
correctement ces
mouvements migratoires. Nous les situons, du moins la période de leur
grande intensité, aux environs de 1500, soit près d'un siècle avant que les
Bobangi, venus de la même région, n'entrent dans le commerce à longue
(254) E. O. n° 5
(255) HAINA UX, Rapports (1924)

335
distance, arpentant le Congo et ses hfuents ...jusqu'à l'actuel" Stanley-
Pool". C'est aussi l'époque de l'arrivée probable du manioc dans cette
région, par le biais des Bobangi, à partir du Bas-Congo. Cette nouvelle
plante
alimentaire
a

encourager
la
sédentarisation
des
Balloy,
Djamba et Lobala-Likoka.
Si aujourd'hui nous connaISsons les causes des mouvements
migratoires des "Gens d'eau" à partir de l'entre Oubangui-Congo et le
peuplement par NGOBlLA et les autres nkoko du "pays des confluents",
nous ignorons par contre celles des migrations à partir de l'entre Sangha-
Oubangui pour les rives de l'Oubangui. Ce qui nous semble plus probable
est le fait que la vallée de la Ngiri devait alors constituer un "vide" qui
aurait attiré de nombreux groupes en vue de son "remplissage". Les
marais de la haute-Ngiri ayant longtemps constitué un front de migrations
pour les "Terriens", seuls les "Gens d'eau" étaient capables d'occuper un
tel
tenitoire.
La ressemblance
des
milieux écologiques
entre l'entre
Likouala-aux-HerbesIOubangui et la vallée de la Ngiri aurait été un
facteur détenninant pour la fixation de ces groupes venus de la rive droite
de
l'Oubangui.
L'hypothèse d'une agressIOn sudanaise venue du nord doit être,
à notre avis, définitivement écartée pour ces groupements qui ont remon-
té la Ngiri. Il est à noter que plusieurs groupements ayant habité les rives
.du ~10yenOubangui et l'entre Sangha-Oubangui étaienttoujours enmouvement,
pour diverses raisons, avant la poussée conquérante des Ngombe.
Notre deuxième âge fut ainsi l'époque de l'installation et de la
grande concentration des
"Gens d'eau"
dans l'entre Oubangui-Zaire",

337
"temens"
(258).
Vers la fin du XIXè siècle (années 1875-1880), époque de
l'arri vée des Européens dans le bassin du Congo, les multiples témoigna-
ges affirment plutôt une bonne santé délllographique pour l'enselllble de
la région. A partir du XVIIIè siècle, la "zone de l'eau", à cause de
l'intensité constatée du commerce à longue distance,
a dû en effet
constituer la zone de grande concentration humaine. Le belgeAlexandre
DELCOMNfUNE résume pour le milieu du XIXè siècle des constatations
communes à tous les voyageurs dont certains ont laissé des estimations
chiffrées, assez édifiantes:
"Les deux premiers grands centres de populations que l'on
rencontre sont ceux de Tchumbiri et de Bolobo, l'un et
l'autre peuplés de la belle race des Bayanzi (...). Après les
Bayanzi viennent les Wangata qui forment également d'im-
portantes agglomérations (... ). Plus en amont, s'étend la
tribu des Balobo qui se livrent au trafic d'esclaves. Puis
celle des Bangala, qui a déjà fourni un grand nombre
d'excellents
travailleurs.
En
continuant
de
remonter
le
Congo, nous trouvons les Gombe et les Basoko. En résu-
mé, on peut dire que la population
riveraine est d'une
remarquable densité. Elle forme, en certains endroits, de grands
centres habités, mais laisse désertes les régions basses et maré-
cageuses qui sont,en somme, les plus nombreuses (259).
Les explorateurs français de cette fin du XIXè siècle ont été,
eux aussi, particulièrement frappés par le grand nombre de concentrations
(259) DELCOMMUNE (A.), Vingt année de vie africaine, (1922), 340-341
(260) cf. Lettres de DOLISIEà De CHA VANNES, Oct. 1884, Bibliothèque Nationale (RN.),
12808

338
humaines dans le "pays des confluents", notamment sur les bords du
fleuve Congo et dans les deltas de l'Alima, de la Likouala-Mossaka et de
la Sangha,
c'est-à-dire là ou les terrains exondés sont nombreux et
utilisés au maXImum. Les noms de ces
"villes"
- c'est ainsi qu'ils
désignent ces
concentrations - dont l'importance de la population a
impressionné ces premiers voyageurs français sont connus : Essoukou à
l'embouchure de la branche nord de l'Alima où l'explorateur DOLISIE
passa un traité de prise de possession française en 1884 (260); Bonga dans
le delta de la Sangha dont les chefs traitèrent également avec le même
DOLISIE (261) ; Mossaka où DE CHAVANNES passa quelques jours en
juillet 1885 (262) ; Likouba, Molondo, Atika, Nkounda visitées à la fin
de la même année par FROMENT (263) ; Loboko au confluent Likouala-
Mossaka / Kouyou qui fut en 1901 le théâtre d'une résistance année qui
opposa les frères TREC HOT, concesssionnaires de tout le bassin de la
Likouala-Mossaka,
aux populations locales
(264).
Des chiffres de populations ont été même avancés; bien sûr,
l'historien se doit de les accepter avec beaucoup de réserve. En 1901, les
TRÉCHOT estimaient par exemple la population de Loboko à 10.000
habitants; le juge MERONA qui s'y rendit la même année pour faire une
enquête sur les incidents de Loboko (265) se montra plus prudent et
parla de 7000 personnes. La mission BOBICHON (266) compta en 1903,
908 cases, .ce qui au mieux représente une capacité d'héber gement de 4 à
5000 personnes. Car il n'est pas sûr que toutes les cases aient été
(261) cf. Notes sur Bonga de DOLISIE à De BRAZZA, Archives de la rue Oudinot (Paris)
MOA VII
(262) De CHA VANNES, Exposé sommaire (1886), 76
(263) FROMENT,Trois affluents du Congo, (1887),468
(264) cf. TRECHOT (H.), Rapport sur la situation économique au Congo français (1905),8
(265) MERONA, Rapports du 14 décembre 1901 (AN-SOM, Gabon-Congo XV)
(266) La mission Bobichon, AN. SOM

339
occupées si l'on veut bien considérer que les "Gens d'eau" sont de
véritables semi-nomades qui passent la plus grande partie de l'année loin
de leurs habitations, dans les campements de pêche ou dans de très
lointaines transactions commerciales. C'est dans cet esprit qu'il faut en
réalité considérer les chiffres donnés par FRO:NIENT pour Bonga (5000
habitants), Likouba (ou Bohoulou) (4000), Nkunda (3000), Benja (2 à
3000) et Atika (1500). DE CHAVANNES donne à Mossaka une popu-
lation de 800 habitants répartis en cinq villages. Exagérées ou pas, ces
estimations disent à l'évidence que le "pays des confluents" était densé-
ment peuplé avant le XXè siècle. Il fut même plus peuplé qu'aujom'd'hui
lorsqu'on
se
représente
que
certaines
localités
regroupaient
presque
autant d'habitants que la cité actuelle de Mossaka, chef-lieu de district,
qui a bénéficié depuis l'époque coloniale d'un regroupement de popula-
tions car les Frères TRECHOT construisirent ici leur port et un atelier-chantier
naval: en 1981, Mossaka comptait 5000 habitants et Bonga 62 habitants!
D'ailleurs les données matérielles s'alignent du même côté que
les impressions des explorateurs français et les dires de nos informateurs
likuba de IVlossaka originaires de Bohoulou, Mbanza, Sengolo .... qui
regrettent l'époque de la splendeur de leurs cités-états (267). En efet,
aux environs de la plupart des villages du "pays des confluents" que nous
avons visités, les vestiges du paysage précolonial de l'habitat humain et
de son terroir sont impressionants : témoignent la succession d'énormes
buttes encore très discernables, d'anciens sites de parcelles d'habitations
où ça et là apparaissent des débris de poteries, et d'anciens sites de
cultures, s'étendant souvent à des dizaines d'hectares, sur
un espace que
la savane et la brousse ont recouvert. Nous avons contemplé pareil
paysage dans la forêt avoisinnante de Bonga où l'on reconnaît la répar-
(267) E. O. n° 6

340
tition des anCIens quartiers, jadis séparés par des cultures, s'étendant
dans l'ensemble sur un territoire de plusieurs kilomètres de longueur. Le
site actuel du village Bonga ne serait que le regroupement du reste des
descendants d'habitants de son agglonlération précoloniale. Les estima-
tions des explorateurs, les chiffres donnés par les recensements des
périodes
coloniale
et actuelle
nous
révèlent,
comme
l'indique notre
"Tableau d'évolution démographique du pays des confluents (1885-
1974)" que l'ère coloniale a dû provoquer le dépeuplement du "pays des
confluents"
:
Village
1884
1922
1935
1936
1951
1974
Bohoulou
4000
3200
956
812
241
186
Bonga
5000
61
62
Loboko
10000
2047
1298
882
NIbanza
3000
0
Ndole
1057
703
565
Nkounda
3000
297
FRü11ENT avait estimé la concentration humaine autour des
"Lagunes likuba" entre 20000 et 30000 habitants, alors que le recense-
ment de l'année 1981 donne pour tout le district de Mossaka (17680 km2)
71 villages, 19244 habitants dont 6000 dans la cité de Mossaka.
Nous analysons plus loin, dans la dernière partie de notre étude,
les causes de cette baisse déIllographique.
Il sied cependant d'indiquer avant de terminer que la concen-
tration de la population avant le XXè siècle se faisait à la fois en fonction
des possibilités de communication et de la nature du terrain. Ainsi, toutes
les terres exondées de quelque importance le long des cours inférieurs

342
Les Likuba, Likwala, et Buenyi de la Cuvette congolaise
prétendent en tout cas avoir conquis leur actuel habitat, la plaine herbeuse
marécageuse, en procédant de la sOlte (268).
Ce troisième âge de notre schéma fut particulièrement marqué
par des remaniements secondaires de peuplement qui succédèrent ainsi
aux migrations initiales des nkoko
ils se poursuivirent jusqu'à l'arrivée
des Européens et leur implantation comnle maîtres à la fin du XIXè
siècle. Ces remaniements émanèrent d'abord du processus de peuplement
de la contrée. En dfet, l'enchevêtrement des trajets migratoires entre les
contingents en marche occasionnait souvent des disputes de territoires,
accentuant ainsi leur individualisation en sous-groupes. Nos informa-
teurs ont prétendu que ce serait de cette façon qu'avait dû se procéder la
séparation au confluent de la Likouala-Mossaka et du Kouyou des
Likwala et des Buenyi (269). Ensuite, de la préoccupation même de
s'adapter au milieu naturel découla la segmentation, et même la polyseg-
mentation au sein des sous-groupes. La recherche d'un habitat sur un
endroit exondé à proximité de domaines favorables avant tout à la pêche
fut souvent la règle des premières installations. Le nulieu naturel, du fait
de sa relative homogénéité, rendait d'ailleurs facile le choix d'un meilleur
site. La fondation dans ce cas d'une nouvelle llllité d'habitation par un
segment lignager pemlettait la multiplication des installations apparte-
nant à une même collectivité,donc la conquête de son espace vital.
La dégradation des conditions d'habitabilité constituait un autre facteur
de segmentation. Le décès d'un nkoko prestigieux ou d'un chef de li-
gnage majeur par exemple, pouvait souvent occasionner l'évacuation du
village par certains segments lignagers qui s'attachaient à son autorité.
Les querelles, les homicides, la recrudescence de la sorcellerie entraî-
naient souvent l'essaimage de petites unités résidentielles.
(268) E. O. nO 6
(269) E. O. nO 6

343
CONCLUSION
Il Y aura réellement histoire des migrations et peuplement du
"pays des confluents" par les Ngala dans notre science quand la datation
archéologique interviendra et permettra de raconter les phases succeSSI-
ves de leurs structurations depuis la première installation des prelmers
lignages ngala. Les premiers Ngala de la pêche ou de l'agriculture itiné-
rante sur brûlis, et du fer qui permet l'abattage, la fabrication des
pirogues et la meilleure pêche ont eu cette longue histoire. En vérité,
nous l'ignorons
encore et commençons seulement à la supputer ici,
rationnellement, pour nous diriger vers des hypothèses de recherche. Nos
Ngala ont connu tout au long des ces "siècles obscurs" un développement
démographique, une meilleure emprise sur le paysage, une complexifi-
cation sociale, une multiplication des lignages et des langages qui ont
abouti aux populations actuelles aux dénominations d/ailleurs récentes.
Notre esqUIsse nous permet en tout cas d'affirmer que la carte
ethnique et démographique du "pays des confluents" a subi d'importantes
modifications tout au long de cette histoire précoloniale. En tant que
carrefour, le "pays des confluents" a vu passer des peuples à la recherche
des meilleurs terroirs ou de meilleures pêcheries, en a parfois retenu
certains qu'il a brassés avec le fond originel, bâtissant ainsi à la longue
une civilisation originale, une civilisation de "Gens d'eau" qu'il importe
maintenant de présenter, avant le choc colonial français duXXè siècle.l'ère
coloniale au chapitre des pertes et profits, en tentant de tirer le meilleur
parti des avantages résiduels que peut compmier la capture de leur
histoire.

344
L'histoire de la civilisation ngala est devenue partie intégrante de l'his-
toire mondiale. Le rôle de nos actuelles générations est de s'appuyer sur
une meilleure connaissance du passé pour construire une civilisation de
fraternité et d'égalité, tissée de tous les apports de tous les hommes. Le
rôle de l'actuel Etat-congolais est de profiter de son ouverture sur les
pays plus développés teclulologiquement pour favoriser le développe-
ment de toutes ses régions, sans exclusive d'aucune sOlte. Il doit en tout
cas démarrer la mise en valeur de la "zone de l'eau" de la Cuvette
congolaise en procédant dif f érenunent et mieux que les TRECHOT !

,.,.
.<,~",.,..
T ROI S I E M E


LES
CONSI T I a N
S
ECOLOGIQUE,S
E T
sac l ALE S
DE
PRa 0 U C T l a N

345
A. LES BANA MAI ET LEUR ECO-SYSTEl\\IIE
Les Ngala "gens d'eau" se sont illustrés dans l'histoire précolo-
niale de la Cuvette congolaise connue de grands "canotiers", toujours à
. la recherche des meilleures pêcheries, ou de rares terres exondées de leur
espace vital où l'élément "eau" prédomine. Nous avons, en priorité,
dessiné l'esquisse de leurs migrations et implantation dans le "pays des
confluents". Cet établissement dans ce territoire soulève le problème
fondamental de son adaptation à l'environnement : connuent ces popu-
lations ont humanisé ce milieu où l'otganisation de la vie matérielle de
leur société était alors dictée par les conditions extrêmement difficiles de
cet
éco-système semi-aquatique?
Les fondements
essentiels
d'un tel choix pourraient résider
dans leur conception de la nature et dans les dflèrentes stratégies qu'ils
avaient inventées en vue de son exploitation.

346
1 - VISION ET REPRESENTION DE LA NATURE
L'appropriation du "pays des confluents" par les Ngala "gens
d'eau" avait dessiné une géographie politique originale par rapport à
l'eau, mai. Il apparaît clairement aujourd'hui que le courant primitif du
peuplement s'était déployé en éventail à l'intérieur de la Cuvette con-
golaise, à partir du carrefour hydrographique de Mossaka, guidé VISI-
blement par les cours d'eau de rive droite du fleuve Congo. La distribution
de l'espace entre les groupes ethniques est même en relation avec les
traits hydrographiques: les Bonga se localisent en fonction de la Sangha,
les Likwala en fonction de la Likouala-Mossaka, les Likuba en fonction
du fleuve Congo et du réseau des lagunes, les Buenyi et les lVIbosi "asi
Tongo" en fonction de la Ndeko et de ses afluents.
Cependant, cette implantation ne devait trouver son fondement
ultime que dans la mesure où ces populations pouvaient adapter leur
mode de vie aux conditions naturelles de ce milieu.
L'omniprésence de l'eau, et plus particulièrement l'effet rebu-
tant du phénomène des inondations, nécessitaient une accornnlOdation
particulière. Les Bana mai inventèrent ainsi diférentes stratégies pour
atténuer les
effets négatifs et amplifier les facteurs positifs de cet
élément. Cette accommodation, qui s'exprime dans la culture matérielle,
était réglée par des représentations à justifications surnaturelles que ces
populations se faisaient de la nature, lesquelles cimentaient leur pratique
matérielle
et jouaient un rôle fondarnentalpour leur maintien
dans
l'équilibre écosystématique de ce milieu.
L'idéologie ngala représente l'ordre de la nature, ndenge e yi
molongo, comme l'oeuvre des puissances surnaturelles dotées de pou-

347
VOIrS
supérieurs à ceux des honunes. En quoi d'ailleurs ils sont dits
aninùstes(270). Bien qu'ils reconnaissent de tout temps l'existence, au
dessus de tout, d'un être suprême, Nzambe, géniteur de toutes choses,
celui-ci entre très peu dans leurs préoccupations. En effet, quand on a
longtemps vécu avec les Ngala, qu'on a pu se faire accréditer conune l'un
d'eux et que, entrant dans leurs moeurs, on s'est mis au courant de leurs
pratiques et de leurs croyances, on arrive très vite à la constatation
suivante : la divinité suprême est considérée conune un être lointain et
élevé, un "deus otosius", qui a créé le monde, mais qui s'en est depuis
détourné conune d'ailleurs de son tumulte. Ce n'est donc pas pour cela un
hasard qu'en pays ngala il n'y ait jamais eu une seule bâtisse, pas même
un hangar du genre église, temple ou mosquée qui ferait transparaître cet
être suprême, Nzambe. Cet être inunuable et transcendant qui n'a vrai-
ment plus rien à faire avec les honunes et qui ne se conçoit plus que dans
les légendes dont il est
sorti conune une réponse aux "pourquoi" de
l'humanité, n'a pas sa place dans la mentalité des Ngala.
Les Ngala se préoccupent plutôt, autant que les autres peuples
africains animistes, de la coexistence entre le redoutable univers visible
et invisible perçu conune une jungle de forces qui les côtoient nuit et jour,
composé de bons et mauvais génies, de vivants et de morts, de devins,
nganga, et de sorciers, moloki.
Cette religion de la nature est tout d'abord celle de la terre. Les
dieux, plus précisément les génies, ne sont que l'expression des phéno-
(270) cf. - EBlATSA - HOPIEL, Histoire et rituels (1986), 24
- MOBOMBI, Mémoire de DES.
- MOKOUABEKA, Mémoire de Maîtrise.
- NGAKOSSO, Mémoire de Maîtrise.
Nous avons repris en compte une partie de leurs développements sur la question

348
mènes cosmIques, ou des luanifestations du milieu naturel. L'idée même
que le Ngala se fait du génie, keta, est imprécise. Keta désigne
cette
"chose" puissante et terrible, cette énergie fluide, ondoyante et diverse
pUIsque tantôt bienfaisante, tantôt maléfique, tantôt neutre, en tout cas
imprévisible, mais omniprésente. L'homme conçoit l'univers connne une
hiérarchie de forces antagonistes qw envoloppent tout ce qui existe, les
hommes compris, vivants et morts.
A défaut de saisir matériellement la réali té de cette "énergie",
l'homme se la représente en la situant dans l'objet, la plante, l'animal ou
l'homme, qui porte bien la forme qu'elle prend. Les génies sont donc
terrés dans les hommes, les animaux, les plantes et les objets. D'après nos
infonnateurs de Mossaka, l'hippopotame ou le koli, caïman du type
"crocodilus niloticus", mangeur d'hommes sont porteurs d'Wl maUVaIS
génie, eyetila. C'est sous l'impulsion de ce mauvais génie qu'ils commet-
tent des forfaits sur les hommes. NIais on peut se demander si ce n'est pas
l'inverse : ne sont-ce pas les forfaits du koli,
saurien carnivore, qui
amènent les pêcheurs à y voir les manifestations du mauvais génie? (271).
Quant aux autres manifestations de la "force vitale" bienfaisan-
te ou maléfique, non imputable directement à tel ou tel animal aquatique,
elles sont attribuées aux "êtres invisibles des eaux" supposés être parfois
les esprits de personnes mortes par noyade, ou souvent les sirènes,
dénommées ICI "Mami-Wata" (272), qui peuplent les eaux et peuvent
prendre n'importe quelle fonne, et le plus souvent "celle d'une dame de
peau blanche,
avec des
cheveux si longs qu'ils tombent et traînent
(271) E. O. nO 6
(272) C'est la déformation de l'expression anglaise "Mamy Water", littéralement "Femme de
l'eau".

349
derrière elle" (273). Nos infonnateurs prétendent que la "Mami-Wlta"
fait à certains moments de la journée des apparitions sur la surtace de
l'eau des étangs ou des rivières et que parfois, il lui arrive de marcher sur
ces eaux ; celui qui a la chance de l'apercevoir pourrait devenir riche et
heureux tout le reste de sa vie ; mais elle pourrait également emporter
définitivement sous les eaux quiconque aurait la malchance de la séduire.
Elle est supposée être très jalouse; c'est pourquoi il est exigé des couples
de pêcheurs d'éviter des attitudes impudiques dans l'eau, notamment à la
tombée de la nuit.
En réalité cette croyance aujourd'hui ancrée dans toutes les
mentalités des populations de l'ouest de l'Afrique Centrale, depuis la
Côte atlantique jusqu'à notre Congolie, paraît être un fait de civilisation
hérité du contact portugais des XVlè-XVIIè siècles (274). Certes le rituel
pourrait être d'imitation étrangère; mais nous croyons que le fond intime
de cette croyance reste tout à fait africain. Cette croyance renvoie en effet
à une mythique de l'eau présente dans la quasi-totalité des civilisations
africaines. Celle-ci est liée aux mystères qui sont supposés être cachés,
comme sus-mentionné, dans les fonds d'océan, des fleuves, des rivières,
des lacs et des étangs. Carau-delà de toutes les significations matérielles,
l'eau reste pour l'homme africain, dans son explication de l'univers, un
symbole et un lien tangible entre lui et le monde invisible des génies qui
l'entourent et rythment sa vie. La "Mami-wata" est donc le keta des
sociétés de la Congolie : la rupture entre le néant et la création se serait
réalisée dans le fond des eaux qui resterait alors la demeure première des
Ancêtres-premiers ayant donné la vie à toute l'humanité ! Mais la science
moderne dans ses efforts d'expliquer les premiers élans de la vie sur terre
propose-t-elle une origine géographique dif férente de cette croyance ?
(273) E. O. nO 6
(274) cf. BONAFE (P.), Le Nkira, une idéologie lignagère chez les Kukuya, Paris (1969)

350
L'eau est dans le "pays des confluents" au centre de la cosmo-
gome, car résidence de la plupart des di vinités des Ngal a. Cette masse
fluide et tranquille prend ici la place du ciel : elle est le point de mire de
tous les regards et le point de convegence de toutes les interrogations.
Elle est donc l'énigme par excellence. Si elle n'est pas le ciel, en tout cas
elle est l'élement mère qui, avec l'élément père, le ciel, forme le couple
primordial, vital, qui accouche des génies.
Les Koyo, autres Ngala d'amont, ont toujours pensé que les
Jumeaux sont des génies aquatiques venus VIvre sur terre sous la fonne
des bébés. fis les désignent pour cela pas le terme de keta. Un mythe
koyo (275) rapporte en effet qu'à une époque très reculée, une grande
partie des genies aquatiques, i1ima, être anormaux et curieux, ayant
abandonné leur habitat serait venue s'établir sur la terre fenne alors
encore inhabitée par les êtres humains (temps des ongmes !). Ce chan-
gement de milieu aurait eu pour conséquence de faire perdre aux Hi ma
leur partie inférieure du corps qui les faisait ressembler aux poissons. Us
devinrent ainsi des êtres normaux.Ils seraient ainsi les premières espèces
animales qui auraient donné naisance à l'espèce humaine actuelle. Mais,
selon le même mythe, les hommes redoutent les i1ima dont ils seraient
issus ; de même ces derniers évitent d'approcher les hommes.Et pour
mettre une marge entre eux et les hommes, ils auraient choisi de se cacher
dans des grottes profondes ou au coeur des forêts les plus impénétrables,
ou bien encore soit à la source des cours d'eau, soit au milieu d'un bweta
qui est un endroit où les eaux d'une rivière ou d'un fleuve forment un
tourbillon
dangereux;
scientifiquement
bweta est synonyme de "ca-
nyon"
ou de "marmite". Attirés cependant par le genre humain, ils
auraient choisi de revenir souvent vivre parmi les honunes sous forme de
(275) E. O. n° 4

351
bébés. Ils "entreraient" alors dans le ventre de certaines femmes afin
d'être
enfantés.
lis
sont
reconnaissables
puisqu'ils
naissent Jumeaux
tantôt
deux garçons,
tantôt deux filles,
ou deux enfants de sexes
différents (276).
Sont considérés comme Jruneaux dans toute l'aire culturelle
ngala
1°) - les enfants qui naissent de la même femme, le même jour
et à la même heure. Le premier "sorti du ventre de la mère" a pour nom
KOUMOU : ce qui veut dire "propriétaire d'une chose" ; maIS on
l'explique traditionnellement dans le sens de "génie" qui, le premier, a
initié le projet de s'hrunaniser. Le second a pour nom PEYA, c'est-à-dire
"celui qui a accepté d'accompagner son ami KOlJMOU au pays des
hommes" .,
2°) - tout bébé qui sort du ventre de sa mère les pieds avant la
tête. il porte le nom de BOUYA M'AKO LA NDZE ;
3°) - tout bébé qui vient au monde avec le cordon ombilical
enroulé autour du COIpS et enveloppant le cou et les épaules. li porte le
nom de OLINGOU, c'est-à-dire "l'enroulé" ;
4°) - tout bébé né avec des doigts ou orteils en surnombre. Il
porte le nom. de l'DBA, c'est-à-dire "six" ;
5°) - il y a aussi de ces enfants qui, en naissant sans aucun signe
distinctif, font comprendre en rêve la nuit à leurs parents qu'ils ne sont
pas des enfants "ordinaires", mais bel et bien de la catégorie des jumeaux.
Les parents ainsi avertis s'arrangeront pour leur trouver un nom dont la
signification les liera à la famille des jruneaux comme sus-présentée.
Pris pour des génies, les jumeaux et les assimilés dont le nom
générique est keta sont l'objet chez les Ngala d'une grande crainte, et à
(276) Ce mythe a été rapporté par LHEYET-GABüKA, in Liaison, 1954, n042, 55-61

352
la fois d'une vénération. On leur attribue une prussance surnaturelle.
Ainsi par
exemple, l'on croit habituellement qu'ils peuvent, alors qu'ils
sont déjà nés,
se transformer en serpents ou autres bêtes et VernI'
s'aventurer, comme par hasard, aux alentours de la demeure de leurs
parents. TI est interdit de tuer ces bêtes, sous peine de voir succomber un
des jumeaux, ou les deux successivelnent. TIs peuvent aussi "jeter le sable
dans les yeux de quelqu'un" : ce qui se manifestera soit par des con-
jonctivites, soit par des furoncles aux paupières. Au cours d'un voyage
sur un cours d'eau, fleuve ou rivière, lorsqu'on a des jumeaux dans
l'embarcation et qu'on traverse un bweta, il est prescrit de jeter dans l'eau
des poulets vivants afin de détourner l'attention des ilima et ainsi, les
empêcher de reconnaître
en la personne des jumeaux leurs anciens
congénères. Si les ilima les reconnaissaient, la jalousie les pousserait à
nuire à la santé des bessons. On fera boire à ceux-ci l'eau puisée à
l'endroit du cours d'eau où s'est creusé le tourbillon, bweta, ou mieux les
baigner avec cette eau; ceci empêcherait à leur "âme" d'être retenue dans
le bweta (277).
Précieux petits êtres - c'est ainsi qu'ils sont considérés chez tous
les Ngala - les keta nécessitent après leur naissance d'infinies précau-
tions, imposant ainsi aux parents d'écrasantes char ges. Ils ne peuvent pas
être baignés avec de l'eau puisée n'impOlte où : dès leur naissance, ils
désignent en rêve à leurs parents ou à un collatéral de ceux-ci l'endroit où
l'on ira prendre l'eau nécessaire à leur toilette. On aura garde de négliger
leurs recommandations oniriques, sans quoi ils trépasseraient tous les
deux à la même heure et le même jour. Ils peuvent nuire à la santé de leurs
frères et soeurs utérins lorsque ceux-ci se comportent mal à leur égard. C'est
dire qu'ils sont des êtres très vindicatifs. On évitera soigneusement tout
ce qui pourrait leur déplaire.
(277) E. O. n° 4

353
Lorsqu'lUl des jumeaux vient à mourir, on ne dira jamais qu'il
est mort, mais plutôt qu'il est "parti couper du bois". Ceci, afin que le
sunrivant ignore la disparition de son frère. S'il venait à le savoir, il s'en
irait également, retournant ainsi là d'où ils étaient venus tous les deux.
On doit ménager son langage lorsqu'on parle des jumeaux décédés. Les
parents sont si persuadés que les jumeaux trépassés reviendront bien un
jour dans la famille qu'ils s'abstiennent de les pleurer comme on le fait
souvent à l'occasion de la mort d'un parent ou d'un enfant "ordinaire".
Mais les jumeaux ne sont pas que des enfants craints de leurs
parents comme des éléments de force maléfique. Ils sont aussi considérés
comme de véritables porte-bonheurs pour les parents.
D'abord ils sont censés protéger ceux-ci contre les envoûte-
ments des "sorciers" et les agissements "occultes" des malfaiteurs. Il sont
censés jouer nuit et jour le rôle de "gardiens de la paix" autour de la
maison paternelle et veiller de près sur la santé de leurs parents.
Ensuite,
en véritable providence,
ils pourvoient à tous les
besoins de la famille. Ils d01ll1ent la nuit en rêve à leurs parents des biens
que ceux-ci trouveront bien réellement le matin aux endroits indiqués au
cours du rêve.
Durant leur enfance, les jmneaux favorisent
n'importe
quel
travail qu'entrepre1ll1ent leurs parents. Si le père est pêcheur ou chasseur,
ses pêches ou ses chasses seront toujours fructueuses. Agriculteur ou
forgeron, il verra ses champs produire toujours en abondance, ses outils
achetés immédiatement par de nombreux clients ... qui n'oseront même
pas
marchander.

354
Etres spéciaux ainsi que nous l'avons mentionné plus haut les
l
l
Jumeaux nécessitent égalenlent des soins spéciaux : qu'ils ne peuvent
recevoir que des personnes spéciales. Aussi existe-t-il en pays ngala une
l
sorte d'association mi-religieuse
mi-médicale dite üketa. Elle est for-
l
mée de tous les jumeaux et assimilés petits et grands de leurs parents et
l
l
de leurs consanguins. Tous passent pour des personnes possédant une
grande connaissance d'herbes et de plantes médicinales. On leur attribue
l'infaillibilité dans le diagnostic des maladies infantiles et dans l'art de
les guérir. On les appelle aketa du même terme utilisé pour désigner les
l
Jumeaux.
Lorsque les jumeaux tombent malades) ce sont d'autres keta qui
pourront les soigner. Ce sont d'ailleurs ces keta qui sont les principauxl
SIllon les seuls grands maîtres de "cérémonies de naissance et baptême"
et de tous les soins dont les jumeaux et assimilés doivent être entourés
depuis leur naissance, pendant leur jeune âge et durant toute leur enfance.
Les membres de l'Association oketa sont également chargés de l'initia-
tion des jeunes jumeaux aux disciplines de l'oketa et de leur éducation.
Ce sont également eux qui sont les seuls "médecins" chargés de
tout enfant malade dans le village. C'est dire que les membres de l'oketa
sont en pays ngala des personnes d'une importance non négligeable.
La demeure des nouveaux-nés Jumeaux est un lieu sacré. Dès
leur naissance, des membres de l'oketa sont appelés et restent des mois
durant dans une case spécialement confectionnée à leur usage pour la
circonstance
ils veillent ainsi de près sur les bessons. Cette case se
reconnaît par les palmes effrangées sur lesquelles sont accrochées les
clochettes et les grelots dits ndebu confectionnés avec des coques sèches
évidées de noix de romer. De chaque côté de cette case est placée une

355
pIrogue en miniature, représentant KOUMOU et PEY A. Les deux piro-
guettes sont colorées de blanc et de rouge, deux couleurs symbolisant le
joie et la force chez les Ngala. Avant d'entrer dans la case des jumeaux,
les visiteurs doivent déposer dans chacune des pirogues soit des ikyengo
(mo1lllaie de cuivre à forme de fer à cheval), soit, aujourd'hui, de la
mOI1lla1e
courante
(pièces
métalliques
ou billets
de
banque)
d'égale
valeur dans chaque récipient.
Les demeures des autres k eta, restés esprits surnaturels aqua-
tiques, sont aussi redoutées; elles sont désignées par le terme de bweta.
Dans le "pays des confluents" ainsi que le long de tous les cours d'eau de
la Congolie, la plupart des villages sont établis en aval des bweta. Ces
véritables canyons qill sont en fait des endroits les plus profonds des
cours
d'eau
sont
non seulement
connus
des
voyageurs ,pêcheurs
ou
commerçants ngala, mais également nomnlés. Voici quelques noms des
bweta les plus redoutés des voyageurs à cause de l'impétuosité de leurs
tourbillons,
et que nous connaISsons
personnellement pour les avoir
affrontés avec nos parents pêcheurs au cours de notre adolescence: nous
partions
d'Owando surIe Kouyou jusqu'au "pays des confluents" et
remontions les cours inférieurs du Congo, de l'Oubangui, de la Sangha,
de
la
likouala-Mossaka,
de
l'Alima.
Nous
sommes
particulièrement
mIeux renseigné sur ceux du Kouyou.
Voici les bweta de la rivière Kouyou depuis Owando
Noms des villages
Noms des bweta
1. Owando
-Kind'o-dzoko
- Engondo
2. rngie (Linnengue)
-Umbwa

356
3. Ossambu
- Le tsambu la tso
4. Aba
- Abelu-abelu
5. Okwase
- Okwase
6.
Koyo- Ngandza
- Alebe
7. Thea mayi
- Yilili
8. Okanda
- Mamaru
9. Pale
- Ewakasi
10. Lokakwa
- Ekanda yeka
Il. Loboko
- Bweta ma Ndeke
Nous sommes très peu renseigné sur ceux des autres cours
d'eau. Nous pouvons citer Ekuli mayi en aval de Bonga ; Ekiembongo
en aval de Mossaka ; Lengoli en aval de Lengoli sur le cours inférieur
de l'Alima.
Le choix de ce site pour l'implantation des villages obéissait
aux conceptions des Bana mai pour qui le keta, esprit aquatique, est
d'abord et essentiellement un génie protecteur.
Le keta est censé protéger le village contre toutes sortes de
dangers. L'emplacement de son abri en aval du village s'attachait tradi-
tionnellement au fait que l'écoulement des rivières étant orienté vers le cor-
refour hydrographique de Mossaka, c'est de ce côté que pouvaient provenir les
menaces extérieures à l'époque des migrations et peuplement des hautes terres.
Cette position permettrait au keta de déterminer à temps l'im-
nunence d'lUl danger, qu'il fût naturel ou surnaturel. Lorsque, par exem-
ple, un groupe étranger préparait une agression contre le village, le keta
avertissait en songe le chef du village, ou tout autre aîné du village. Il en
était de même de l'imminence d'un fléau. Un conseil d'aînés du village

357
était alors convoqué pour parer à ses probables effets maléfiques sur la
population
(278).
Le keta était également censé régler l'insertion de Bana mai
dans la nature à travers leur pratique matérielle. Les Bana mai pensent
en effet que le keta commande au développement des ressources natu-
relles, aux migrations et procréation des poissons dans leurs eaux et à la
régulation de la nature en cas d'intempéries, d'inondations ou de séche-
resse. C'est pourquoi des rites propitiatoires lui sont consacrés au début
de chaque campagne saisonnière de pêche collective.
Ainsi la connaissance des pnnClpes qui régissent le monde
surnaturel (suprasensible) et la nature apparente (sensible) était la con-
dition fondamentale qui reglémentait l'appropriation des domaines de
l'espace ethnique ngala. Le choix des sites des villages, des campements,
la pratique de la pêche étaient rigoureusement soumis à cette reglé-
mentation
idéologique.
Celle-ci
établissait
l'organisation du monde
surnaturel dont le modèle inspirait l'organisation du monde réel, de la
société humaine elle-même. Le keta qui protège le village avait sous son
autorité d~autres esprits aquatiques,
mieta, qui habitent les diférents
points d'eau du territoire contrôlé par le village. Les aillés du village
connaissent leurs
emplacements précis.
Aux limites du territoire de
chaque village correspondent les limites du champ des activités de ces
esprits
aquatiques
protecteurs.
Les Bana mai connaissent également les demeures des maUVaiS
génies: elles sont désignées par le terme de edingi (pl. : idingi). Un edingi
est un bras mort très profond de la rivière, souvent trouble, que sUl]Jlom-
(278) E. O. nO 6

358
be parfois un arbre séculaire, redouté lui aussi. Il est interdit de s'y laver
ou d'y pêcher, de peur d'indisposer les génies au repos dont on ignore
toujOlU"S la nature de la réaction. Pendant la traversée d'un edingi en
pIrogue, les passagers doivent observer un silence religieux, y jeter, si
possible, un lotsi, cauri ou pièce de monnaie métallique, pour s'assurer
leur sympathie. Nos informateurs et guides dans le "pays des confluents"
nous ont montré ces lieux redoutés chaque fois que nous les traversions,
en baissant la voix parce que ne sachant pas s'il leur était permis de le
faire. Ils nous ont également montré les bweta - déjà cités - qru ne
peuvent jamais être traversés en pirogues à certaines heures de la
journée, plus précisément vers 12 heures, ou entre 17 heures et 18 heures,
par respect des keta qui aiment surnager sur les ondes lorsque le soleil
est au zénith ou à son coucher.
En somme, chaque village, dans sa zone environnante, a un
endroit mystérieux,
redouté,
devant lequel les hommes affichent un
comportement religieux.
Encore
que partout ailleurs l'homme ne
se
conduit pas différemment, car il est côtoyé nuit et jour et partout par le
redoutable univers composé de bons genies, protecteurs, et de mauvais
génies, forces du mal.
Si les preffilers commandent le développement des ressources
naturelles et la maîtrise des intempéries, des grandes inondations et
sécheresses, les seconds sont
responsables des calamités, des pêches
infructueuses, bref
des malheurs. Mais dans cette jungle de forces,
l'homme n'est pas écrasé. Conformément à l'ontologie négro-africaine
qui affirme que "l'être est force", l'homme s'accomplit en trouvant et en
conservant sa juste place dans la pyramide
des forces. Son rôle est
d'accroître, d'exalter , de transmettre cette magie énergétique non seule-
ment à sa descendance, mais aussi à tout ce qui l'entoure et particulière-

359
ment, ici dans le "pays des confluents", à l'eau qu'il exploite et qm le
nounit. D'où ce mariage mystique avec l'eau, véritable hiérogamie.
Pour ce faire, les Ngala se sont érigés tout un système de pra-
tiques et de rites qui reglémentent les relations entre le monde surnaturel
et la société humaine à travers la pratique matérielle. La violation de
cette reglémentation est supposée attirer les calamités qui peuvent frapper
alors tout le village ; cette punition des esprits protecteurs peut parfois
s'étendre à toute la contrée. Tel est le cas qu'un des informateurs de
MOBONIBI lui avait relaté (279) : à la suite du décès du chef de la terre
Bouga, du village Li buk u, ses héritiers n'appliquèrent pas avant le début
de la grande pêche d'étang de juin-juillet les traditionnels rites propri-
tiatoires obligatoires tenant lieu de reglémentation idéologique de l'ap-
propriation de la nature aquatique.
Cette situation occaSIOnna quatre années de maUVaIses SaISons
de pêche sur toute l'étendue de la Basse-Sangha. La nappe d'eau qui
recouvre généralement ce territoire aux périodes de crue resta profonde
toute l'année; ce qui handicapa la pratique des techniques de pêche liées
aux saisons de décrue des eaux. Le conseil ethnique de la Basse-Sangha
constitué de chefs de clans du groupe Bouga se réunit et détermina le
moyen de remédier à ce préjudice. Les héritiers du village Libuku de-
vaient prélever l'eau des grands étangs de leur domaine et la bouillir dans
un vase. La cérémonie, faite de pratiques magico-religieuses,
permit la
baisse régulière de la nappe d'eau aux saisons de décrue. Désormais
furent strictement respectées les offrandes aux keta avant toute campa-
gne de pêche.
(179) MOBOMBI, Mémoire de DES, 43

360
Ainsi, l'homme doit-il ici aux forces invisibles qui le dominent
et en hommage de respect et d'amour une reconnaissance de souverai-
neté, un aveu de dépendance. Son devoir et son intérêt le portent à
implorer leur secours, à trouver des moyens pour calmer leur courroux et
obtenir les faveurs qu'il a perdues.
Pour s'assurer la sympathie des sirènes ou des keta, les pro-
priétaires des étangs, asiki, doivent organiser à leur intention des rites
propitiatoires avant toute partie de pêche de mwanga. Faute de quoi,le
même étang pourrait être complètement vide de poissons le mwanga suivant.
Pendant cette pêche d'étang, tout pOIsson présentant une forme
bizarre, inhabituelle, donc désignée par le terme de djodjo, doit être remis
à l'eau. On pense qu'il pourrait être un mora, c'est-à-dire un keta sous
une fonne camouflée : le keta est supposé commander la prolifération
des poissons dans l'étang pendant les inter-saisons de pêche!
Ongila est une autre pratique qUl consiste à enduire d'une huile
spéciale faite de graisse d'hippopotame femelle le corps de la femme
enceinte lorsque celle-ci doit voyager, car l'hippopotame s'attaque systé-
matiquement aux futures mères porteuses de bébé mâle. L'hippopotame
qui se veut roi des eaux, expression concentrée de la virilité, est particu-
lièrement jaloux de la venue au monde d'autres mâles
La mentalité collective des Bana mai est persuadée que le
tourbillonnement continuel des eaux de bweta est la manifestation de la
colère des keta. Le voyageur en pirogue se doit de rendre hOlllillage aux
keta en buvant l'eau de ce bweta au cours de sa traversée. Le refus
d'observer ce rite passe pour un affront fait aux keta ; il pourrait entraîner
le naufrage de la pirogue, engloutie par les tourbillons du bweta.

361
Ainsi donc la piété s'exprime chez le Bana mai par des inter-
l
dictions et des prudences de tout genre.
Un voyageur français du début du XXè siècle POUPON (280)
l
avait remarqué que les Koyo "terriens" de la rive droite de la rivière
Kouyou appartenant aux clans Okoutou, Etoumou et Kanga fêtaient le
léopard, ngwe, alors que ceux qui étaient des Koyo "gens d'eau" et ap-
partenant aux clans Djenaboandi, Mokoko Omanda fêtaient, en plus du
léopard, le càiman dit koli.
En fait, les Ngala tournés vers la "terre ferme" par leurs activi-
tés rurales alimentaires, à savoir l'agriculture et la chasse, ont souvent
comme totem le léopard: la peau du léopard est un insigne de souveraineté
qui recouvre la coiffure, ingamba, des kani chez les Ngala "terriens" ;
elle figure également parrm ses habits d'apparat (cf planche n° 2 . Les
Ngala "terriens" des forêts inondées de l'arrière-pays de la Likouala-
Mossaka ont pour totem le boa, mbomo ou nguma : le rite consacré à ce
totem a fini par donner naissane à la danse kebe-kebe dont les statuettes
(kebe-kebe) sont aujourd'hui universellement connues et font l'honneur de
l'art scruptural congolais (cf. planche n° 15) Les Ngala "gens d'eau" ont, quant
à eux, le caïman comme totem.
En réalité, l'homme ngala sait qu'il n'est pas le chef-d'oeuvre
final de la création et n'oserait guère pour cela rivaliser avec les forces
diffuses de l'univers. Il estime qu'il n'est qu'un rouage de cet univers et
qu'il doit participer à sa marche. C'est pourquoi les frontières qui sépa-
rent les différents règnes lui apparaissent souples et peuvent de ce fait
être franchies par lui (281). Anciens contes et mythes portent la trace de
(280) POUPON, "La tribu kouyou" in L'Anthropologie (1918), 53
(281) Réflexions développées par EBIATSA-HOPIEL, in Histoire et rituels, 23-28

363
ces idées. L'inorganique devient vivant et doué de parole: les arbres sont
censés être des ancêtres, ils grondent à certains moments COIlline des
tonnerres et avalent des hommes ; les animaux agissent comnle des
personnes. Ici en fait quand ils figurent dans les contes, il ne sont que des
humains déguisés. Les hommes vivent ainsi dans un milieu qui, s'il le
nlenace dans la mesure où ils ignorent ses lois et ne possèdent point les
moyens de le dominer, leur est parfaitement accesible dans d'autres cas.
La distance est réduite, voire supprimée. TI s'agit d'un pacte d'association,
d'une fusion idéale entre une communauté humaine et une communauté
animale. Cet animal ou oiseau ou poisson associé est désigné chez les
Bana mai par molila (pl. : milita)
Son ongme serait l'incapacité de l'homme à démystifier la
nature. Elle serait aussi sa faiblesse à lui rendre sa simplicité. TI faut donc
la conlprendre, la pénétrer ; d'où de constantes recherches pour s'iden-
tifier à elle par le truchement d'un élément du monde animal. Le problème
fondamental est de parvenir à incarner les forces et les vertus à fonction
protectrice et dominatrice de certaines espèces animales. Le transfert de
ces réalités animales à l'être humain se fait au cours d'un repas rituel.
Celui-ci consiste en une partie si minime soit-elle de ces ammaux ou
poissons ou oiseaux ... offerte à consommer, calcinée et écrasée en poudre
que l'on mélange à de l'huile de palme pour donner des bomes noires,
mpiri, que l'on avale accompagnées. d'une gor gée de vin de palme. On dit
alors qu'un tel vient d'acquérir le mpiri, conçu comme force et vertu à
fonction protectrice
et dominatrice.
On peut ainsi se voir offrir à consommer de la chair du serpent
boa, nguma, synonyme de la fortune ; du crocodile, mobuku, totem qui
pennet des pêches fructueuses ; du léopard, ngwe, et du lion, ngungu,
synonymes de la force ou du courage ; de l'aiglon, bokwango, totem du

364
protection (il n'est pas rare de rencontrer des noumssons ou des adoles-
cents qui portent, en guise de protection contre les crises d'épilepsie, un
collier se tenninant par une serre d'aiglon) ; de l'espèce de poisson
"synodontis", dit Iingungu ou Iikoko en pays ngala, totem pouvant dé-
clencher automatiquement l'invisibilité en cas de danger; de l'espèce de
poisson électrique "malopterunus electricus" dit nina, totem de la force;
de l'espèce de poisson "auchenoglanis occidentalis" , dit mboka, syno-
nYme de l'invulnérabilité dans les rixes, la devise de la ville de Paris
"Fluctuat nec mergitur" étant la caractéristique de ce poisson (c'est
particulièrement le totem du clan Mbanza, habitant les "Lagunes liku-
ba"; mboka est devenu le nom de l'une de leurs danses préférées).
La victime
consommée devient mol ila, totem. Et, le repas
communie! rituel tenniné, dès lors on s'en tient à l'écart; on respecte ce
molila ; il devient l'emblème du groupe lignager qui a partagé ce repas
rituel. Molila figure désonnais l'ancêtre-animal lignager, l'esprit collec-
tif qui est une parcelle de la vie sacrale du lignage que chacun trame
partout, invisible comme un souffle. Chacun des membres du groupe
lignager est accompagné dans toutes le péripéties de sa vie par le molila.
On ne doit plus oser impunément toucher cet "alter ego", ni déguster sa
chair. Les nombreux interdits alimentaires qui font qu'en pays ngala les
hommes d'une manière générale ne mangent pas certains animaux ou
certaines reptiles ou certains poissons... trouvent ici une explication.
Les vertus de l'espèce animale acqUlses permettent désonnais à
l'homme d'avoir la mainmise SUl" son environnement et mener le dur combat de
la vie.
Ce sont là des vertus lignagères qm sont d'ailleurs transmises à
tout nouveau-né ngala au cours de la première cérémonie rituelle de
passage généralement or ganisée à l'occasion de l'imposition du nom

365
(baptême) au nouveau-né, soit au bout de 2 à 3 mois, date marquant la fin
de la quarantaine pour la mère qui avait
suspendu toutes ses activités
rurales alimentaires après l'accouchement.
Au vrai, c'est une cérémonie
de sacralisation du bébé ; elle consacre sa deuxième naissance. C'est le
rite qui consiste à "faire sortir le bébé" : tout le monde peut désornlais le
voir ou le toucher. Comme il doit rentrer dans ce nouveau monde pour lui,
nécessairement aguerri, les clans maternel et paternel doivent lui fournir
au cours de cette cérémonie les moyens de sa défense. Après le bain de
purification à la rivière,1e nganga, féticheur, lui attache à la hanche et au
poignet droit des amlliettes. Un polliet est sacrifié, offert aux ancêtres des
deux clans qui désonnais veilleront sur lui. Ensuite, il lui est administré
des breuvages contenant les milila fondamentaux des clans matenlel et
paternel. Bien sûr, tout au long de son adolescence, les parents s'efforce-
ront de lui rappeler à tout instant les interdits liés aux milila claniques ou
lignagers avalés au cours de cette première cérémonie rituelle de passage;
il devra apprendre la vie en s'exerçant à se protéger des puissances
maléfiques ; il devra apprendre ce qui est tabou et ce qui est licite. C'est
l'enseignement pour le
respect des choses sacrées, qui peut être renforcé
dans les écoles initiatiques, telles qu'otwer e (cf supra).
NIais dans l'angoisse des incertitudes et des peurs, l'homme
sous-estime le pouvoir du molila, protecteur aux fonctions et pOUVOIrS
peu spécialisés, donc vagues et dilués par l'étendue des clans. L'homme
préfère s'orienter plutôt vers les koso, sorte de fétiches concédés par les
nganga, ayant une ou plusieurs fonctions précises, toutes concourant
soit à la prémunition contre les mauvais esprits et les mauvais sorts, soit
à l'augmentation de la productivité.
Certains producteurs-pêcheurs ou
chasseurs ou agriclliteurs
"possèdent", mystiquement, le caïman ; d'autres
le boa ou l'hippopotame. Dans l'un ou l'autre cas, le pêcheur travaille
avec la "force" de l'animal.

366
Malheureusement cette "collaboration" de l'animal passe obli-
gatoirement par des sacrifices humains : le pêcheur devra choisir dans
son lignage,souvent parmi les neveux, une personne à "donner" à l'ani-
mal sous forme d'annuité fixe, jusqu'à concurrence du nombre de personnes
convenu à l'arrêt du contrat. Les Bana mai supposent que ce sont les
esprits des défunts qui sécrètent l'énergie nécessaire dont l'animal ou la
sirène a besoin pour produire, par le pêcheur interposé, une quantité
importante de poissons.
Les sacrifices humains "mystiques" ont, comme autres fonc-
tions, de "nourrir" tout simplement l'animal-fétiche, puisque à défaut de
proIe, au cas où la victime désignée résigne, l'animal peut s'en prendre à
son "maître" .
On explique ainsi la mort mystérieuse de bien de pêcheurs: on
suppose qu'ils n'auraient pas pu honorer leur contrat, ou qu'ils n'auraient
pas respecté les interdits !
Le koso n'est pas forcément un totem-animal. Il peut être un
noeud, tsunga, fait de raphia, ou d'étoffe rouge ou noire, renfermant un
amalgame de Inicro-objets : poudre de fusil, cheveux, ongle, kola, os
d'animaux, arêtes de poissons, écorces er feuilles d'arbres, herbes, graisses
ou écailles de serpents, dents d'animaux, etc .. Mais la réunion de quel-
ques uns de ces objets en un tsunga tient compte de leurs propriétés
respectives, de leurs effets, donc du genre de fétiche désiré. Ainsi par
exemple un otsotso est lm fétiche qui a pour but de prémunir les pêcheurs
des mauvais esprits aquatiques, et d'assurer de bonnes parties de pêche.
Mbondjo est un autre tsunga que l'on pose au milieu de l'étang et dont
l'action est supposée anéantir l'agressivité des poissons ou d'éventuels
serpents.

367
La médecine traditioll1lelle qui, elle aussi, possède une dimen-
SIOn magico-religieuse très importante s'enracine également dans l'eau.
Le nganga, devin, exige souvent à des fins thérapeutiques l'eau de
source, ou celle d'oo bweta. Les poissons, eux aUSSI, entrent pour une
proportion non négligeable dans le cortège des mpiri, éléments utilisés
comme matière première dans l"'industrie" phannaceutique traditiOlmelle.
Mais le poisson utilisé pour le traitement d'une maladie entre
désonnais
dans les interdits de l'ancien malade guéri. Certaines maladies sont même
désignées du nom de certains poissons parce qu'on note quelques simi-
litudes entre les manifestations de la maladie et le comportement de ces
poissons. Les ashmatiques respirent d'ooe manière saccadée comme le
poisson dit koko ("synodontis") ; la maladie elle-nlême est désignée par
ce tenue. Tsinga ("parophiocephalus obscurus") est le nom d'tme maladie
de la peau. L'enfant qui salive et laisse pendre sa lèvre inférieure devra,
pour être soigné, cesser de manger le poisson mbese ("petrocephalus").
L'activité de pêche, acti vité rurale principale dans le "pays des
confluents", est fortenlent impregnée par la logique de toutes ces croyan-
ces et pratiques magico-religieuses, et notamment de la sorcellerie. Leur
.rôle dans la pêche est cependant ambigu. Elles interviell1lent soit comme
stimlÙant, soit comme frein, dans Wle dialectique inextricable. En effet,
en tant que système de représentation et/ou d'explication du réel, en tant
surtout que pouvoir de manipulation du réel, elle n'est pas que négative.
Une bOll1le productivité, ou une longue utilisation des moyens de pro-
duction seront attribuées à la conciliation des forces invisibles. Ainsi la
faiblesse technologique de la pêche s'accompagnera d'ooe justification
cohérente au plan de l'imaginaire. Néanmoins, bien que les pêcheurs
recoll1laissent que ce qui compte c'est le travail, en dernière
analyse les
arguments mettant en relief le rôle important des pratiques magiques et
de la sorcellerie dans le procès de production l'emportent.

368
Il apparaît ainsi clairement ici qu'à la base de l'appropriation
ngala de la nature, il y a une cOllllaissance précise de sa nature aquatique.
Par leur idéologie et leur pratique matérielle, les Bana mai amplifiaient
les effets positifs et atténuaient les facteurs négatifs de l'eau. Cet élement
omui-présent dans
l'éco-système
perdait alors
son caractère
rebutant
pour devenir un élément familier à leur mode de vie.
Tous les éléments composant l'eau étaient nommés, valorisés et
maîtrisés. il s'agit précisément de :
- ndzale : le terme désigne le fleuve majeur, le Congo ou ses
affluents de rive droite, l'Oubangui et la Sangha. Ces cours d'eau sont
constituées de parties suivantes :
- likoko (sg.: ekoko) et minganda (sg.: monganda) : ce sont
deux variétés d'herbiers aquatiques qui bordent les rives des fleuve et
rivières. Ils constituent des zones favorables à la grande pêche
- boki : il s'agit des bancs de sable qui apparaissent lors des
décrues de janvier-février et surtout en juillet-août. C'est autour de ces
bancs de sable que la pêche au filet est très active ;
- moliba : c'est un bras mort d'une rivière qui s'étend sur
plusieurs kilomètres, souvent dans les galeries forestières. Ce terme est
appliqué également au lac. Moliba est un point d'eau de pêche fructueuse;
- etongo : c'est l'étang, qui est un point d'eau moins vaste et
moins profond que moliba, mais plus poissonneux. Moliba et etongo sont
généralement des propriétés
claniques.
La pratique matérielle des Bana mai avait développé la pêche
comme
activité
de base;
en même
temps,
ceux-ci exploitaient leur
important réseau hydrographqiue pour assurer l'intercommunication avec
les autres sociétés, Bangala "terriens" et Bateke.

369
La même idéologie d'appropriation de la nature réglait l'inser-
tion de la société dans l'ensemble de l'enviromlement. Elle s'exprimait
également par la réglementation d'accès aux domaines qui composent la
couverture
végétale.
La savane est lm milieu ouvert qui est maîtrisé par la pratique
matérielle : on l'aménageait constamment en y mettant le feu pour
accéder aux domaines de pêche. La forêt est par contre l'objet des
représentations idéologiques.
Son accès
est réglélnenté par un ordre
surnaturel.
C'est un lieu qui
est censé abriter deux sortes d'esprits
surnaturels
- les esprits protecteurs : ce sont les esprits aquatiques dont
l'abri se localise dans les cours d'eau ou les points d'eau (1acs
étangs,
l
marigots...) et les mânes des ancêtres, milimu mi bakoko
les mauvais esprits : de nombreux mythes attribuent à ces
esprits des formes humaines monstrueuses: spectres (mondzoli ; elimu),
êtres épousant des formes bizarres (mokali,
eyiri).
Les esprits protecteurs de la forêt habitent les endroits qru sont
fréquentés d'ordinaire par les hommes. Ces endroits se situent dans la
partie périphérique de la forêt : sites des premières installations des
villages ; le bord des cours d'eau ; les telToirs de telTe exondée ; les
étangs; les zones de cueillette ; les cimetières... Ces esprits règlent la
pratique humaine à ces endroits en même temps qu'ils la garantissent
contre l'activité des mauvais esprits.
La profondeur de la forêt est par contre le domaine des lnauvais
esprits. Aussi, doit-on ainsi comprendre pourquoi les villages des Bana
mai étaient-ils construits dans les milieux ouverts, en bordure des cours
d'eau et en savane. Les hommes n'accèdent dans ce nlilieu que périodi-

370
quement, et en équipe, sous le conduite d'un "aûlé" pour chasser, pêcher
ou cueillir les matières végétales. On ne s'enfonçait d'ailleurs pas trop
dans la profondetIT de la forêt, de peur d'arriver au pays des mauvais
esprits d'où l'on ne revient jamais, olemo. Seuls les maîtres-chasseurs,
embolo, pouvaient s'y aventurer. En tout cas, au jour dit tsono, jour de
repos et de référence (le dimanche ici) de la quatraine ogala, nul ne pouvait
fréquenter la forêt, même pas sa lisière, car c'était le jour où les esprits
épousaient des fonnes hUlllaines et se livraient aux activités alimentaires.
Les galeries forestières, en grand nombre dans ce "pays des
rivières", sont ici les zones forestières les plus fréquentées.
Les rares villages bâtis en zone forestière le sont exclusivement
dans les clairières. Les producteurs qui exercent dans la forêt doivent en
tout cas en sortir avant la tombée de la nuit.
La forêt est considérée au plan de l'imaginaire ngala comme un
milieu lugubre, redoutable car lieu de confrontation des forces occultes.
C'est pourquoi il existe dans le voisinage de tous les villages ogala des
bosquets considérés comme des bois sacrés dont l'accès n'est réservé
qu'aux membres des sociétés secrètes ; toutes les initiations occultes
l'otwere par exemple se pratiquent dans ces véritables temples.
Ces manifestations idéologiques traduisent en réalité le fait que
la nature forestière n'était pas entièrement appropriée ; et les relations
que les hommes établissaient avec cet élément de leur environnement
étaient dans l'ensemble dominées par la crainte car, l'ordre de la nature
dans la profondetIT de la forêt est inconnu.

371
Il apparaît ainsi que l'idéologie régularisait le nlode d'appro-
priation de la nature. En dernière instance, tout se passe comme si elle
était venue compenser intellectuellement la contrainte qui avait poussé
ces populations
à s'implanter dans
cette
zone
semi-aquatique,
et la
dépendance réelle de leur pratique matérielle aux rigueurs écologiques
du milieu avec l'omni -présence de l'eau. Les justifications surnaturelles
de
l'ordre de la nature jouèrent lm rôle dans l'élaboration de leur
civilisation autour de la nature fluviale. L'idéologie a donc conditionné
dans une large mesure la mise en place des principaux modes d'appro-
priation de la nature.

372
II - MODES D'APPROPRIATION DE LA NATURE
Nous venons d'établir que la géographie originale des Bana mai
est influencée par l'eau. L'eau est lm élément naturel valorisé ; elle a
conditionné le mode d'insertion de l'homme dans ce milieu, au point où
l'existence d'un village était subordOlmé à la présence d'un point d'eau.
On doit dès lors comprendre l'importance que revêt une portion de terre
dans cet environnement semi-aquatique : sa possession est de ce fait le
fondenmt de l'existence d'un groupe.
Les Bana mai ont heureusement su mettre au point un cadre
juridique, c'est-à-dire des règles qui régissent l'olganisation de l'espace
occupé et la propriété des moyens de production, bref, des règles qui
président à l'implantation de unités résidentielles, à la JOUIssance, au
droit d'héritage et d'aliénation des terres...
L'analyse de ce cadre juridique aidera à la compréhension non
seulement du statut de la terre, mais aussi de l'~anisation des activités
productives et au-delà, du mode de régulation des rapports sociaux de
production dans
cet environnement.

373
1. Modes d'appropriation de l'espace ethnique (e-se)
Après la "vague" périodisation des migrations et peuplement du
"pays des confluents" par les Bana mai, prenons les à présent plus "in-
timement" quand ils furent un peu installés dans cet éco-système où l'eau
est l'élenlent permanent, et que seules la segtnentation démographique
inévitable et la pêche les menaient à remanier de temps à autre, quoique
faiblement, l'emplacement des habitats. Ese, tenitoire du groupe, sert à
désigtler cet espace vital et implique son intégrité territoriale en même
temps que son homogénéité culturelle. TI est constitué d'un immense
"saltus" plus ou moins clairement défini composé de savanes (sowe),
plaines (esobe), forêts (m poko), étangs (bilima), ruisseaux (miliwa),
maraiS, parties de rivières...
Cette extension topographique est, bien sûr, d'un intérêt vital
pour la communauté villageoise : c'est le champ ouve11 aux activités
rurales alimentaires que sont la cueillette, la chasse, la pêche et l'agri-
culture. Le bonlage nécessité par les voisinages était assuré dès l'ins-
tallation du groupe le long d'lm sentier ou d'une piste, d'une rivière ou
d'une crête, par convention oralement répétée de génération en généra-
tion : de tel arbre à tel rocher, de telle touffe de plantes à tel coude de
rivière ou de rû. En clair il n'existe ici aucune délimitation artificielle
continue du type haie, barrière, fossé ...mais des repères naturels dont
chaque autochtone connaît l'emplacement exact et la signification. Serré
et précis entre deux hameaux proches, le système de limites devenait un
jeu d'usages, servitudes et contraintes en marches plus vagues quand il
s'agissait
d'immenses
espaces
interlacustres
de
pêche,
de
chasse
et
parcours : ce que plus haut nous avons désigné par "zones de contact".

374
Les eaux et forêts pouvaient serVIr à plusieurs groupes selon
des servitudes de saison, selon aussi les diverses utilisations : on peut
pratiquer la petite pêche là où la grande est interdite... Telle forêt presque
impénétrée était laissée aux Pygmées, Babi nga, du côté de Manga, qui
y trouvaient toute lew' vie ; mais le gros gibier (antilopes, bufles,
éléphants et fauves) pouvait y être chassé sans permission dans deux cas:
la nécessité de survie alimentaire et celle de battue contre les dépréda-
tions opérées aux plantations par les-dits animaux sauvages. Sans per-
nussIOn, maIS non sans cadeau de gibier au chef, pygmée ou non, ou de
tout autre produit, au chef qui opère par ailleurs en cette sylve réservée,
ce cadeau de révérence
sacrale implique,
parfois expressément,
tme
reconnaissance ancestrale de priorité, une reconnaissance de priOlité aux
Ancêtres premiers. Les Maîtres-.NIorts du pays protègent et vengeraient
sa nature et son utilisation.
Des catégories socio-mentales différentes et
comparables s'appliquent aux eaux réservées soit à la pêche locale et
accidentelle des femmes et des enfants, soit à la graIlde pêche au filet ou
au poison, soit encore à la moyenne pêche à la nasse de vannene.
N'importe qui ne peut faire n'importe quoi n'importe où, ID n'importe
quand et, pour être tacites, les usages ne sont pas moins contraignants. En
fait, tout geste de quelque importance
est tme litUlgie réglée d'avance et
qui fait paItie d'un code si ancien et si solide qu'il est intériorisé : on le
respecte instinctivement car on y croit. Bien entendu, il y a des violations
par inadvertance, désinvolture ou imprudence, et cette liturgie connaît un
cérémoniaire qui la règle et la venge: le chef le plus important et le plus
concerné, appuyé sw' l'idée indiscutée dans toute la Congolie comme en
toute civilisation de ce type, qu'il représente les ancêtres et les esprits
présidant au monde, et que ceux-ci sont puissants.Jusqu'à nos jours et
depuis des temps immémoriaux, des personnes victimes de divers mal-
heurs se confessent en tremblant de nlanquements aux usages plus ou
moins graves et qu'on ignorerait SaI1S cet aveu. C'est donc bien le fauteur

375
même qill se sait coupable et qm sait de surcroit qu'aucun secret par-
faitement gardé des yeux ordinaires n'échappe à ceux des invisibles.
Jusqu'aux actuelles "dégénérescences", pas de code mieux gardé de toute
malversation
Comme indiqué plus haut, ici les limites de chaque groupe,
lignage ou village, pour n'être pas toujoill"8 jalOlmées et balisées, n'en
étaient pas moins fixes dans les territoires contigus et serrés, et d'autre
part fixées en usages dans les malges indécises, vastes et vagues. En
somme, le cas même des communautés de l'Occident rural avant la
grande révolution de la modernité à la fin du onzième siècle. Ceci conduit
à une question historico-structurelle simple : comment alors s'opéraient
les divers types de déplacements, glissements et migrations ?
Ecartons d'abord le glissement banal de la pêche saisonnière ou
de l'agriculture sur brûlis dénonunée itinérante qui ne met pas en cause
le système ci-dessus évoqué, car il se produit à l'intérieur du terroir
défini. Venons-en à la véritable migration, ou au moins au vrai déplacement
à grand rayon ou en forte masse : nous en avons esquissé plus haut les
lignes majeures et la périodisation des mouvements.
Ceci nous met
devant le problème fondamental de ces structures si parfaitement déter-
minées qu'on ne sait où et comment lire leurs évidentes mobilités.
Un lignage part de son implantation, du territoire où il balançait
sa mini-itinérance saisonnière due à la pêche ou à la stnlcture agraire, et
vient s'installer clans un nouveau canton de savane ou de forêt, jamais
loin de la rivière, évidenunent. Ou bien il s'agit d'lm endroit vide où
quelques Babinga, pygmées, et lointains villages ont la seule habitude de
pêcher ou de chasser épisodiquement.
Là,
guère
de problèmes
: le
pêcheur ou le chasseur aventureux risque fort d'être ravi de trouver en son

·
mw:em=mW4f e:ez
..,. 7?Mii"'Z'S'>1Y""
376
anCIen désert un village neuf, point d'appui inattendu, et y sera accueilli
et ravitaillé :nouvelle lointaine, bomle nouvelle ! La réserve de terrain
n'est pas si stricte qu'on ne consente à cette infime "perte" dans une zone
Immense,
et
les
neuves
relations
peuvent
hugement la compenser.
L'échange de gigots dus et de services divers bien naturels et rarement
refusés sera plus fructueux que l'ancien parcours rare, aléatoire et infini-
tésimal
puisque nous tentons de calculer l'indéfini. Mettons les choses
au pue
une guerre aboutira à un partage plus précis, sûrement délimité
et aux divers avantages d'accords mêlne boiteux. L'Afrique oliganthro-
pique ignore la ramification insensée des
"vendette" oriento-méditéra-
néennes durant des générations. Rixes, bagarres, jugements, peInes et
satisfactions, pardons et oublis,
accords nouveaux rythment plutôt la
"praxis" dans l'immense Congolie où il y a de la place pour tout le monde,
et jamais assez d'hommes pour assurer tous les travaux et chaJ:ges, les
échanges et les dangers.
Plus sérieux est le cas d'un groupe qui vient VIvre tout près,
voue au foyer et au terroir même d'un groupe précédemment établi. La
guerre n'est pas à exclure quand il s'agit d'étrangers de langue diférente,
à nombres et forces comparables, mais elle se termine rarement par la
suppression d'un groupe, plutôt par un accord de
coalescence et de
vOlslnage comme au cas précédent. Car il n'y a jamais assez d'honllnes
dans
cette
démographie
de
simple
survie,
et l'accueil
d'un mauvais
accord est presque toujOlITS préférable à la première tuerie. L'étranger
isolé, réduit à une condition servile ou semi-servile est en fait utilisé
d'une façon comparable, quoique dans les conditions les moins bonnes
quant à lui. NIais un groupe qui vient s'établir près d'un autre prenrier
occupant n'est pas un cas particulier ; c'est ici dans la Congolie, un
phénomène fréquent. Que les langues soient au début sans intercompré-
hension ou presque
, cela ne
constitue qu'une
situation provisoire.

377
Aucune académie ne limite ici les mécanismes du langage et de traduc-
tion juxtaposée en sabir
les premières saisons sufisent à s'entendre.
Depuis quand d'ailleurs les langues bantu seraient-elles imperméables
entre elles '? Plus on remonte dans le temps, anamnèse essentielle à
l'historien, moins elles étaient écartées et les diverses intercompréhen-
sions ont toujours été rapides à constituer. L'accord avec ou sans rixe
préalable entre les migrants et les installés n'est lent que dans le cas où
tout un peuple glisse presque en bloc dans un pays déjà occupé. Entre
deux villages suffisent les rites de cens recognitifs ou d'achat magique.
Tant de poulets et cabris, tant de sels ou de tissus de raphia, tant de houes,
hachettes ou enclumes, tant de coquillages, ndzyi, jouent le rôle de
symbole, de gage et de contre-valeur. Un repas cérémoniel commun est
probable, et surtout le tissu de relations d'usances et travaux respectifs,
d'échanges
et mariages
constitue bientôt,
en voisinage tolérable,
un
village mixte à double juridiction. Le plus ancien garde toujours une
antériorité au moins de prestige, et généralenlent lUle supériorité de litige.
C'est le schéma même de la genèse et structuration autour des
"Lagunes likuba" des cités likuba, et au confluent Congo/Sangha de la
cité-état de Bonga.
Notre facilité à remonter une telle pratique au lointain passé des
pnmes installations des Ngala "gens d'eau" dans le "pays des confluents"
confine à l'évidence. Les mythes aujourd'hui racontés (282) et les sites
abandonnés, notamment ceux de la "zone des lagunes", confortent cette
certitude que cette "praxis" n'est pas neuve. En réalité, il
ne resterait qu'à
la rendre archéologiquement pertinente, mesurable,
datable.

378
Le vide et la démographie de survIe sont donc les prellliers
facteurs
de
la
vie
des
hommes
en
notre
"pays
des
confluents".
D'ordinaire,les groupes s'accueillent ou se pourchassent car il y a, malgré
les grandes
concentrations humaines remarquées par les explorateurs
français à la fin du XlXè siècle, très peu d'hommes pour l'immense "pays
des confluents" fait de vastes étendues marécageuses inondables dont la
superficie varie, selon les saisons, entre 30000 et 45000 km2. Même
l'ennemi pris en rixe qui a
manqué d'être abattu dans la première rage,
passe, en seconde réflexion, pour une force de travail, de pêche, de
chasse, voire de conseil ou même de mariage, une force toujours bonne
à récupérer. L'Afrique Noire est maîtresse dans l'art de l'intégration. Il est
si fréquent de vivre à dix ou quinze hommes valides; et même quand on
est cinquante, il est si facile par accident, querelle, épidémie, de retomber
à une poignée insuffisante qu'il est commode de ne négliger aucun
homme supplémentaire. Peut-être ce rapport homme-paysage-travail, si
différent par exemple de celui de la Méditérranée antique surpeuplée,
est-il classiquement néolithique des petits nombres ; en tout état de
cause, ce cas-là, 4 hJkrn2, la forêt de la Gaule l'a connu (283) . Peut-être
malgré la légende des écrits classiques non confinnés par l'archéologie,
fut-ce le statut des Celtes, puis des Gennains en Gaule. Passées les
tueries de la migration massive, Burgondes et Francs ne furent-ils pas
regardés puis acceptés ? Tel fut ici dans la Congolie le schéma du
peuplement de la boucle de l'Alima par les Mbosi, au dépens des Teke
(284) . A la hargne succède l'accoutumance, et le "nlelting-pot" fonctionne.
Il apparaît ainsi au tenne de ce développement sur la genèse de
toute
unité
résidentielle
dans
le
"pays
des
confluents"
que
le
domaine,eboko, doit se définir comme un village avec l'extension topo-
(283) cf. DUFEIL, c.c.A.H., "Afrique, Taximonie, Histoire", 13
(284) NDINGA-MBO, Introduction, 57, 64-65

379
graphique de son terroir - "meix"; "ager"; "saltus" en systèmes européens
antique et médiéval - dont la jouissance revient aux premiers occupants,
précisément à mo me mboka, chef du village, ou à ses descandants.
Eboko ne doit pas être perçu comme une propriété individuelle, mais
plutôt collective dans ce sens que chacun des membres du liboko, li-
gnage, a un droit d'usage qui ne saurait être contesté. Eboko est une "res
familiae", et qui devient "res publica" avec la disparition complète du
lignage.
Mais le chef de lignage est ici plutôt "dépositaire" que "proprié-
taire". Son rôle est d'accueillir et d'examiner les
demandes d'installation
sur l'eboko des étrangers au lignage, de défendre au besoin les lieux de
pêche contre leurs empiètements, de fixer les dates des pêches collectives,
de répartir à la fin de ces pêches entre les ayant-droits lignagers les parts
versées par les étrangers au lignage, de convoquer les membres de
lingomba aux confessions familiales ...Dans le "pays de confluents" à
longue "tradition esclavagiste" - depuis le XVllè siècle les "Quibangi"
"écument" la Congolie comme flibustiers... en contacts d'affaires avec
les mubiri et pombeiros, autres rabatteurs d'esclaves au service des
négriers européens implantés sur les côtes du Loango et du Kongo - mo
me mboka est souvent d'origine servile ; il
est dit mopika et on préfère
lui confier la gestion de la cité, car il n'appartient à aucun clan, contrai-
rement au mosamba, enfant né de parents libres. On pense qu'il est plus
sécurisant de lui confier le pouvoir politique, car il ne saurait user du "jus
abutendi" au profit d'un quelconque lingomba : il est souvent investi
alors tangi e libota, chef de lignage.
Il est significatif de noter que ce n'est pas parce qu'on est parent
à
"Ego"
qu'on doit nécessairement bénéficier des
mêmes
droits
de
jouissance, "jus abutendi", sur l'eboko que lui ; ceci n'est possible que

...
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L ES--M-50C:H 1 (d'après
E. Daha. p. 49 )

382
pour les "siblings" : les consangmns jouissent de ces droits par leur
branche paternelle ; ce n'est guère le cas par la branche matenlelle ; les
utérins n'ont de commun que l'eboko maternel. Ce qui permet de parler
ici de la bilatéralité des droits de jouissance, confoffile à une structure
bilatérale où domine le patrilinéaire: le pays ngala fait partie en effet en
Afrique Centrale de la " patrilinealt belt"! Ici, on est
essentiellement fils
de son père ; dans toute l'identification, le référentiel est le nom ou le
surnom du père, vivant ou mort... et jamais celui de la mère, comme on
dirait en arabe "ibn" "ben", fils de ...
Eboko n'est pas constitué que du village "habité", donc "fonc-
tionnel", mais aussi des villages abandonnés qui ne peuvent être oubliés
des descendants des premiers occupants : ce tenoir abandoIDlé continue
à faire partie du patrimoine ancestral; là où vécut son ancêtre immédiat,
ainsi que les arbres fruitiers plantés par lui, restent des places historiques
et des lieux de mémoire. On ne saurait abandoIDler ces lieux où il a été
enterré, puisque quoique mort, on croit que son esprit continue d'y plané,
vivant... Ainsi la notion de "terres vacantes" utilisée par les théoriciens
de la colonisation européenne en Afrique Noire à la fin du XIXè siècle
pour justifier la prise de possession des terres, et
soutenir par là le
.
.
partage des terres
congolaises entre les sociétés
conCeSSIOnnaIreS se
trouve de ce fait sans fondement: les terres des Ngala n'étaient pas des
biens sans maîtres ! Les Bana mai étaient liés à leur eboko d'origine jusqu'à
la mort ; d'où la stricte reglémentation
qui contraignait à oganiser toute
inhumation sur l'eboko paternel. Exception était faite à la femme mariée
dont l'inhmnation se faisait sur l'eboko de son époux car en se mariant,
elle sort de son eboko pour entrer dans celui de son conjoint. On peut la
dénommer désonnais de la façon suivante : "eloko me x", c'est-à-dire "
la chose de x".

383
Il convient d'affirmer ici que les Bana mai attachent une grande
importance au respect des liens de parenté qui président aux rappOlts
sociaux ; aussi pose-t-on des
garde-fou pour les préserver de toute
dégradation et de toute conduite menant à la scission de la parenté. Tout
"paterfamilias",
dans
le
cadre
de
l'éducation donnée
à ses
enfants,
consacre des soirées entières aux généalogies, non seulement à celle de
son lignage mais aussi à celle du lignage de son épouse.
Connaissant mieux ces mangomba (sg: lingomba), on est alors
à l'abri des conduites malheureuses, regrettables comme l'inceste qui
débouche généralement sur l'éclatement des mangomba. Le sentiment
de parenté est d'ailleurs si fort chez les Bana mai que les règles d'exo-
garme sont très rigoureuses lors des négociations de mariage. Quiconque
venait à enfreindre ces règles pourrait être frappé d'ostracisme : c'est un
des processus normaux de la segmentation lignagère. Il en est de même
en cas de sorcellerie : lorsqu'il est établi que tel parent est, par ses
inganga, pratiques "fétichistes", responsable de la mort d'un membre du
lignage, on scinde la parenté à l'issue d'un procès où se confrontent deux
camps, le camp du défunt et celui du présumé coupable ; chaque "pa-
terfamilias" assume désonnais seul l'entière responsabilité de sa lignée.
La jouissance wlilatérale d'un eboko pouvait aussi entraîner la
SCISSIOn du lingom ba,
seul moyen supposé
éviter tout antagonisme
pouvant mener parfois à un afrontement armé.
Néanmoins, même si juridiquement la SCISSIOn devenait effec-
tive, les membres des deux nouveaux sous-groupes lignagers, ou mieux
des deux segments lignagers ne cessent pas pour autant de relever d'un
même eboko : le terroir reste intact car nul n'a le droit de désagréger cet
héritage. Cependant les revenus dus au lignage sont désormais subdivi-

384
sés en autant de parts qu'il y a des segments lignagers ; il en est ainsi par
exemple des fruits des campagnes de pêche. Les forêts et les savanes
continuent à appartenir à la communauté lignagère ; mais, pour éviter les
affrontements entre les segments lignagers, on peut parfois procéder à la
répartition des
étangs.
Telle est l'analyse du contenu d'un eboko, qui constitue la base
de la parenté chez les Bana mai; celui-ci prend, à l'évidence, son origine
dans les migrations et peuplement du "pays des confluents", suivi de
plusieurs
remaniements
secondaires.
Cette analyse de l'eboko, propriété foncière, nous conduit à
préciser quelles sont les fOlmes sociales d'accès, d'usage et de contrôle
des domaines de production,
et même des droits
de possession des
instruments de travail. Ce qui devrait faciliter la compréhension de tous
les mécanismes de production que nous décrivons plus loin. Pour produire
en effet, il faut disposer avant tout des ressources naturelles, et celles-ci
sont toujours circonscrites dans un espace déterminé ; avoir accès à ces
ressources suppose une participation à des degrés divers à la propriété,
ou du moins à sa jouissance. Nous voici donc contraints de préciser les
limites
de la propriété
collective
et de
la propriété individuelle et
sommairement, la possibilité
et les conditions de cession d'une propriété
individuelle,
voire
collective.
il
s'agit
en fait
d'indiquer
les
modes
d'appropriation des moyens de production, et nécessairement les rap-
ports sociaux de production.

385
2. I\\1odes d'appropriation des moyens de production.
Les études que nous avons menées dans les deux zones de la
Cuvette congolaise, "zone des terres fennes" et "zone de l'eau", à propos
de la propriété foncière nous pennettent d'affirmer que le sol appartient
tantôt aux seigneurs, kani et mokonzi, propriétaires fonciers qui en as-
surent l'exploitation par l'intelmédiaire des clients et des esclaves, tantôt
à l'ensemble de la communauté villageoise.
Dans ce dernier cas, chaque individu membre de cette COffilnu-
nauté, peut l'exploiter seul ou en collaboration avec les autres. Ces études
font aussi ressortir le caractère sacré du sol et son inaliénabilité.
Chez les Bana mai, l'examen des faits montre que la propriété
collective n'exclut pas la propriété individuelle du sol.
Il nous semble de prime abord que la propriété individuelle des
terres soit ici une conséquence du milieu qui force les hommes à ne tirer
le meilleur profit de leur environnement que grâce à un efort personnel.
Lorsque l'on considère l'ensenlble du domaine appartenant à la
cOlnmunauté villageoise, il est tout à fait exact d'affirmer que la propriété
est collective. Théoriquement, la terre, la forêt, les îles des cours d'eau,
les étangs, etc.. appartiennent à la famille dont les ancêtres ont acquis le
droit politique pour avoir été des
premiers occupants du territoire, ou
pour l'avoir conquis. Il faut donc retracer le processus de l'occupation du
domaine pour découvrir et comprendre qu'au sein même
des terres
appartenant à un village, il y a encore des subdivisions selon les groupes
de famille.

386
Comme nous l'avons indiqué dans le chapitre précédent, dès
qu'une famille ou un groupe de familles occupe un teritoire inhabité ou
l'arrache des mains des autres, les limites de ce territoire sont vagues au
départ; elles ne se précisent que lorsque les occupants entrent en contact
avec les groupes voisins. C'est en explorant les conditions offertes par le
milieu qui entow·e le nouvel emplacement que les membres des com-
munautés voisines, engagés dans les mêmes mouvements, se rencontrent
et décident de fixer les limites de leurs territoires respectifs. Des indi-
cations naturelles - un arbre, une rivière, un étang, etc.. - constituent
souvent des
limites
des
domaines.
Chemin faisant,
chaque
membre
découvre des endroits que nous pouvons qualifier de "stratégiques" car
ils ont une importance particulière pour la production : ilôt de terre
émer gée pour l'agriculture ou l'habitation éventuelle, étang où les pois-
sons se retirent pendant la saison sèche pour la pêche, entrée d'un grand
ruisseau également important pour la pêche, etc.. Ce sont ces endroits
que les individus s'approprient pour en faire des propriétés individuelles
au sein d'une propriété collective.
Le travail d'aménagement, qw suit cette découverte fortuite,
renforce le droit de propriété individuelle sw· ces parties du domaine. Le
reste continue d'appartenir à l'ensemble du groupe et chaque membre a le
droit de l'exploiter comme il l'entend. Une précision s'impose ici. La
propriété collective du domaine paraît relever avant tout du domaine
politique: la gestion et la protection de l'ensemble du territoire sont entre
les mains de l'aîné, chef du groupe de parenté, mo me mboka; c'est à lui
que les étrangers s'adressent pour obtenir la permission de s'installer et
d'exploiter une partie du domaine comme afins.
Mais un individu, c'est-à-dire un membre du groupe de parenté,
chef de famille ou pas, peut exercer un droit économique, un droit

387
temporaire ou quasI définitif et exclusif d'exploitation. C'est dans le cas
d'un droit définitif et exclusif que l'on peut parler d'une
propriété
individuelle. Considérons pour plus de clarté quelque cas.
En ce qui concerne les pêcheries par exemple, il faut d'abord
distinguer les eaux libres constituées par les ruisseaux d'intérêt général
et par les diférentes passes qui ne font pas l'objet d'un aménagement
particulier. Chacun a donc le droit d'exploiter ce domaine libre comme il
l'entend. Ces ruisseaux même s'ils ont été découverts par des individus
qui leur donnent parfois des
noms, ne deviennent pas leurs propriétés
exclusives car ils ressemblent aux routes que tout le monde est supposé
pouvoir emprunter. Le long de ces ruisseaux, cependant, nous trouvons
le plus souvent des étangs naturels. Tout étang d'une certaine importance
est propriété persOlmelle de celui qui l'a découvert et l'a aménagé en
premier lieu pour le rendre plus "habitable" par les poissons pendant la
saison sèche. L'étang appartient donc à la famille et
l'aîné en est le
gardien. L'exploitation d'un tel étang, même SIon y aSSOCIe les autres
membres de la communauté villageoise, ne peut se faire que sous la
supervision de cet aîné.
Pendant la SaIson des hautes eaux, mpela, la dispersion des
poissons dans la forêt ou la plaine herbeuse inondée peimet aux individus
de se frayer des passages dans la direction de leur choix
et d'y déposer
des nasses. Ces passages ne peuvent être utilisés que par ceux qui les ont
aménagés, et aussi longtemps qu'ils le veulent, ils constituent un terrain
de pêche gardé. Un individu peut posséder un ou plusieurs "passages
aquatiques"; cela dépend de sa force de travail et du nombre d'instruments
de pêche dont il dispose.

388
On peut également créer des étangs artificiels que les POISSOns
atteignent par une branche peu profonde d'un ruisseau et dont le lit est
complètement à sec dès le retrait des eaux.
Le pOIsson qui ne peut regagner le nusseau principal trouve
aInsI refuge dans cet étang artificiel qui est la propriété personnelle de
celui qui l'a aménagé.
Bref, un même domaine foncier est SOumIS à trois régimes
différents: une zone libre exploitée par tout le monde; une zone réservée
par le travail d'aménagement et dont on détient la propriété temporaire,
et enfin une zone créée artificiellement dont la propriété est absolument
individuelle. Sur cette dernière zone donc, l'individu dispose de tous les
droits, y compris ceux de cession ou d'aliénation (285).
Ajoutons que dans une même famille étendue, les descendants
directs de celui qui avait acquis une propriété individuelle se considèrent
comme les véritables héritiers de cette propriété, même si les autres
membres ont le droit de l'exploiter en association.
Dans tout domaine de la communauté villageoise, il y a en tout
cas d'un côté des zones libres et de l'autre des zones occupées définiti-
vement
ou temporairement.
Les zones libres sont constituées par les cours d'eau et les forêts
ou les plaines herbeuses qui n'ont pas de pêcheries spécialement amé-
nagées. Tout membre de la communauté vill ageoise, et même les étrangers
(285) Nous avons repris en compte illle partie des développements de MUMBA NZA (Thèse)
sm1a question cf. 182-197. Son étude porte sm1es Banamai de l'entre Oubangui-Zaïre.

389
ou les affins qui reçoivent la permission du mo me mboka peuvent ex-
ploiter librement cette partie du domaine
Les zones définitivement occupées comprennent, comme nous
l'avons dit plus haut, des étangs et les entrées des nusseaux, cela à cause
de leur importance permanente dans la production. Une seule famille,
surtout celle du fondateur peut posséder plusieurs étangs, voire même la
totalité des étangs réservés au village. L'aîné de la famille est le gardien
ou, si l'on veut, le gestionnaire de ces étangs qu'il exploite, le moment
venu, avec tous les siens et même avec les autres membres du village si
le besoin se fait sentir, dans le cadre de la coopération économique ...
Les zones occupées temporairement sont celles où des indivi-
dus ou des groupes d'individus ont entrepris des travaux pour faciliter des
pêches particulières. TI s'agit par exelnple de la pêche dite 08010 nkala
qui consiste à entourer sur la rive d'un cours d'eau une grande étendue
d'herbiers flottants par des claies, nkala, pour faciliter la capture des
poissons
qui
s'y réfugient.
Une telle pêcherie aménagée
continue à
appaItenir à l'individu qui l'a réalisée tant qu'il en fait régulièrement
l'exploitation ; personne d'autre n'a la droit de l'occuper et, même si
l'exploitation ne se réalise pas chaque année, il n'est pas pelnlÎs de
détruire les vestiges des travaux entrepris par d'autres et qui témoignent
de l'appropriation de l'endroit.
Parfois, il peut s'agir tout simplement d'un petit passage arrangé
pour y placer une nasse. Un homme qui constate que tel endroit est
particulièrement propice pour la pêche à une SaIson déterminée, peut se
le réserver en y plaçant un morceau de bois, ou en y laissant une nasse
décrurée.
Ces
objets
constituent
des
preuves
suffisantes pour qu'un
homme en réclame l'usage exclusif quand un autre vient y placer la nasse.

390
Le problème de la propriété foncière est plus accru dans la
"zone des lagWles", pays likuba, où les villages et les champs, comme
nous l'indiquons dans le chapitre suivant, ont été crées de toutes pièces
dans les parties les plus hautes de la plaine herbeuse périodiquement
inondées. Ici, comme pa110ut ailleurs dans le "pays des confluents",
chaque village a son domaine comprenant les eaux et les terres maré-
cageuses. Chaque individu est obligé de les mettre en valeur et, grâce à
son travail, il en devient le propriétaire exclusif. En ce qui concerne les
terres habitées, Wle famille qui fonde Wl village dans cette "zone des
lagunes" ne rehausse au début qU'Wle petite paJ.1ie qui doit abtiter ses
membres. Ce domaine s'agrandit au fur et à mesure que la famille
s'élar git. Les nouveaux venus peuvent recevoir la permission de s'y
établir ,mais doivent eux-mêmes rehausser d'autres parties du village.
Chaque paJ.1ie du village est donc la proptiété exclusive de ceux qui l'ont
aménagée, même si théoriquement la famille du fondateur se considère
comme proptiétaire de l'ensemble du domaine.
Pour les champs de
mamoc par exemple, chaque individu se choisit dans les limites du
domaine Wl lieu qui lui convient pour rehausser la terre par l'apport
continuel de divers matériaux.
Ces champs qui ne sont plus abandonnés
sont donc la propriété personnelle de chaque cultivateur. Tout homme
adulte valide s'efforce d'avoir son champ dans l'espace resté vide. Les
palmiers et autres arbres fruitiers qui poussent aux alentours des villages
et des champs sont aussi la proptiété des familles qui ont aménagé ces
parties du domaine. Ainsi, leur exploitation n'est pas laissée à la portée
de tout le monde ; chaque famille a donc sa ou ses palmeraies ou ses
arbres fruitiers que les autres ne peuvent exploiter que moyennant Wle
permission du chef de famille.
Signalons, pour terminer, que les quartiers de villages, les
champs, les palmeraies, les étangs... sont transmissibles à l'instar des

391
autres biens personnels par héritage et peuvent, le cas échéant, être cédés
comme gages à des tiers et
même vendus à d'autres membre du village
après un contrat de vente. Cette possibilité de vente se fait sw10ut au sein
de la communauté villageoise pour ne pas rétrécir le domaine du village.
La terre en elle-même semble n'avoir nen de sacré
; son
importance provient de sa capacité d'abriter et de nourrir les gens. Dès
qu'elle ne remplit plus ces conditions, elle peut être abandonnée.
L'homme peut aussi la vendre pour se tirer d'une situation
difficile et sauvegarder sa liberté, par exemple en cas de meurtre ou
d'adultère. Lorsque le lignage n'a pas la possibilité de réparer le préjudice, l'aîné
organise un conseil qui se prononce sur la cession d'une partie du domaine.
On pourrait ici conclure que le rapport de la propriété commu-
nautaire des domaines de production entre l'individu et la société se
fondait sur son appartenance à une communauté qui, lui, préexiste et lui
garantit l'accès à ses ressources, le faisant possesseur des
droits d'usage,
et non propriétaire de ces droits.
Ces domaines de la commlUlauté étaient
redistribués au sein du sous-groupe entre les cellules résidentielles qui
lui
appartenaient.
Chaque celhùe gardait partout son droit à une parcelle du
terroir de la commlUlauté dont il relevait. Ces parcelles de telTe se
transnlettaient de génération en génération suivant la filiation patrili-
néaire. Chaque génération recevait ainsi des droits d'usage. Les terres
mênle les plus éloignées qui n'étaient pas nuses en valeur appal1enaient
toujours à une collectivité. Les domaines d'une communauté -rivières,
ruisseaux, étangs, terres, forêts-
étaient nommés,
ce
qui donnait des
répères sûrs, b item ba, de leur appaI1enance à telle ou telle commlUlauté.

392
Les droits d'usage d'un domaine donné du tenitoire se limi-
taient donc à un cercle déterminé de parenté, laquelle assise était fondée
sur la consanguinité, ou sur l'alliance.
S'il est universellement établi que le cadre de la parenté consan-
gmne qui constitue l'essence véritable de la parenté, déterminée elle par
la filiation, est l'appartenance au clan, les formes de parenté par alliance méritent
d'être explicitées. Les Bana mai distinguent l'alliance par le régime matrimonial
et l'alliance par les rapports sociaux de production et de bon voisinage.
Ainsi les règles de parenté peuvent égalenlent se traduire
chez
les Bana mai par le mariage, libala, qui est un échange de femmes entre
les groupes sociaux, avant d'être simplelnent une relation d'individus de
sexes opposés. L'exogamie des clans, en vigueur chez les
Bana mai, est
alors compensée par l'endogamie au sein du sous-groupe ethnique. Le
mariage est une institution sociale réglée par les aînés ; on n'était pas
libre de la contracter, de choisir sa conjointe. C'est lorsque l'individu a
atteint sa pleine maturité que l'aîné du lignage ou du segment lignager se
décide à lui faire prendre mIe épouse. Le mariage permet à un homme
adulte d'acquérir l'autorité au sein de la communauté, de s'émanciper de
la tutelle de son aîné pour devenir lui-nlêlne aîné en obtenant une fenlffie
et une descendance, et fonder alors sa cellule résidentielle autonome.
Le régime dotal associé à la filiation patrilinéaire sanctiOlmait
l'institution des rapports matrimoniaux entre les communautés concer-
nées. Le verselnent de la dot composée de richesses hors de portée des
dépendants,
bapenda, c'est-à-dire la catégorie d'individus placés sous
l'autorité des aînés (cadets, bilenge; esclaves domestiques, batamba ,
femmes,
bene), se déroule en trois phases liées à la fécondité de la
femme: mbandi ; bolonga; bognengetseke. Chacune de ces trois phases

393
du mariage associe en instance la lignée de l'époux, babali, et celle de sa
belle-famille,
baboyi ou bakoyi ou bakilu. Entre ces deux communau-
tés, les rapports matrimoniaux tissent dès lors des liens sociaux réci-
proques. Il s'établit progressivement une parenté par alliance classifi-
catoire entre les membres des deux groupes
qui leur fournit un cadre de
rapports sociaux de production, et crée des alliances politiques. Lorsque
ces relations ne sont plus bien entretenues, les termes de cette parenté se
détériorent.
Tel est le cas lorsque le père des enfants n'a pas versé
intégralement la dot à la famille de leur mère. En efet, la dot sanctionne
essentiellement
les
rapports
de
paternité
présents
ou
ultérieurs
qui
s'établissent entre le père et ses enfants. L'absence de la dot occasionne
le divorce. Lorsque la femme se révèle stérile, ekomba, le divorce peut
intervenir ; il entraîne dans ce cas le remboursement de la dot, les
versements des biens et les cadeaux étant toujours mémorisés récipro-
quement par les deux parties. Dans tous les cas, le divorce accasionne
toujours
le relâchement des liens entre les deux
communautés bien
qu'elles conservent une parenté nominale.
La parenté peut aussi s'exprimer chez les Balla mai par l'éta-
blissement des rapports sociaux de production et de bon voisinage avec
une cellule étrangère, baburu, qui s'installe sur le territoire d'une com-
munauté donnée avec l'autorisation de son chef de tene, mo me ese.
Un segment lignager peut quitter sa terre d'origine pour aller
s'établir dans une communauté VOISIne ou plus éloignée. L'établissement
de cette manière d'une cellule étrangère sur le sol d'une autre communau-
té lui donne un accès provisoire à l'usage de certains de ses domaines, et
non le droit de leur possession exclusive puisque cette alliance peut être
rompue si les rapports de bon voisinage se détériorent entre les membres
de la communauté et ceux de la cellule alliée. Cette dernière n'intègre

394
donc pas définitivement la communauté qui l'a accueillie;
cependant
entre les membres des deux unités se tissent des rapports de parenté
classificatoire qui détenninent sur le modèle de l'~anisation sociale,
les positions occupées par l'étranger et sa suite dans les hiérarchies. En
contrepartie de l'accès aux domaines de la communauté qui l'a adoptée,
la cellule alliée a l'obligation de donner une certaine portion de sa
production dite Htawa au chef de terre, à titre de droit du propriétaire des
domaines exploités. A la longue, les liens sociaux finissent par consoli-
der cette alliance entre les deux unités par le biais de la participation
de
leurs membres à l'oganisation collecti ve des acti vités producti ves comme
la pêche, prestations et dons réciproques, et même l'établissement des
rapports matrimoniatL'I( qui favorisent l'assimilation de la cellule alliée.
Revenons sur les droits d'usage des domaines de production
pour souligner que les territoires en bordure des fleuve et rivières, les îles
et les bancs de sable, ont toujours été des domaines ouverts à tous.
Les instruments de travail d'usage personnel comme les cou-
teaux, la houe, les poteries... faisaient l'objet d'une appropriation indivi-
duelle. On s'initiait à produire ces objets chez des spécialistes, fo~erons
et potiers, ou bien l'on se les procurait au moyen des échanges. Chaque
individu se trouvant être un producteur potentiel polyvalent de la plupart
des instruments de travail,en conséquence de nombreuses formes
de
propriété individuelle des outils (moyens de travail) ne dominaient pas
les rapports de production et les âmés n'exerçaient pas de contrôle sur des
objets dont la détention ne conférait aucun prestige.
Cependant certains instrunlents dont le coût d'acquisition était
élevé étaient détenus par les âmés des cellules de production. Ce sont des
objets tels que les haches, les pirogues. Toutefois ces biens d'usage

395
collectif qu'on se prêtait sans devoir moyenner une quelconque rente,
étaient en fait des instruments de travail au service de la collectivité.
Facteurs d'unité entre les générations, les fonnes communautai-
res d'appropriation des domaines de travail et autres moyens de production
assuraient à tous les Bana mai leurs conditions d'existence, la repro-
duction même des conditions de leur pratique matérielle et de l'existence
de leur société.
Les fonnes de propriété individuelle de certains instruments de
travail ne remettaient pas en cause ce principe de la propriété communau-
taire des moyens de production d'autant plus que les procédés de fabri-
cation de ces instruments étaient accessibles à tous.

396
3. L 'habitat
des Bana mai
L'existence de l'homme dans le milieu naturel est lUle véritable
confrontation, lUl concert de défis. Et l'homme doit répondre aux défis
posés par la nature par son exploitation. Cette exploitation est ici dans le
"pays des confluents" fonction de l'eau. Les Bana mai nous paraissent
s'être accommodés de leur environnement semi-aquatique depuis leur
arrivée et implantation dans le "pays des confluents". Cette adaptation se
révèle en particulier dans l'habitat.
Les photographies aériennes du "pays des confluents" réalisées
par l'Institut Géographique National (IGN) de l'A.E.F . en 1954, puis en
1960-1961(286) nous présentent de cette zone un paysage fait d'lUle
masse d'îlots, rares terres exondées de cette véritable mer, qui est en
réalité le fond de la Cuvette congolaise.
La visite de ces sites aujourd'hui habités ou abandonnés nous a
convaincu de leur très
ancienne
occupation par
des
fortes
densités
humaines, particulièrement marquée par des ceintures de palmiers à huile
et autres arbres fruitiers, tels que les manguiers, les orangers, les sa-
foutiers ..(287). Les
explorateurs et administrateurs français, notamment
les Agents de la "1vIission
de l'Ouest Africain (1883-1885)" Albert
Dolisie et Eugène FRO:NIENT qui ont sillonné cette "zone de l'eau" à la
fin du XIXè siècle, nous ont laissé de nombreuses et précieuses indica-
tions sur le peuplement du "pays des confluents" et sur les caractéristi-
ques de l'habitat des Likuba, Likwala, Bobangi, Bonga...
(286) cf. IGN, Mission AEF, 051 (1954). Voir en particulier les clichés 248-249 (zone des
1ag1.ll1es), 276-277 (Mossaka), 280 à 283 et 353 à 355 (Basse-Sangha).
Voir aussi les clichés 001 à 022, IGN, Mission AEF (1960-61) 1921100.
(287) E O. n06 cf Planche nO 9 : Les "Lagunes likuba"

Pl.
16
Si es des cités-élat~ likuba abanuonné f
- Au premier plan, des bu
- s

398
De nombreuses données matérielles du paysage actuel confir-
ment leurs impressions et les dires de nos informateurs : le pays était
densément peuplé avant le XXè siècle. En effet, aux environs de la
plupart des villages likuba de la "zone des Lagunes" aujourd'hui aban-
donnés, les vestiges du paysage précolonial de l'habitat humain et de son
terroir sont impressionnants : nous avons découvert
une succession
d"énormes buttes encore très discernables (cf Planche n° 14), d'anciens
sites de parcelles d'habitations où ça et là apparaissent des débris de
poteries et d'anciens sites de cultures s'étendant sur des dizaines d'hec-
tares, sur un espace que la savane a recouvert. Nous avons aussi contemplé
pareil paysage dans la forêt avoisinnante de Bonga où l'on reconnait la
répartition des anCIens quartiers, maboko ma kala, séparés par des zones
de terroir, s'étendant dans l'ensemble sur un territoire de plusieurs
kilomètres de longueur. Le site actuel du village Bonga au bord de la
Sangha ne serait, selon nos informateurs, que le regroupement du reste
des descendants d'habitants de son agglomération précoloniale visitée
par DOLISœ et
FROllIENT Il est regrettable que, faute d'archéologie,
nous ne puissions parvenir à établir la chronologie de cette implantation
des Bana mai. Rien, heureusement, ne semble avoir fondamentalement
changé depuis le passage de ces explorateurs dans l'oganisation tradi-
tionnelle de l'habitat, d'après nos guides et informateurs de Mossaka.
D'après ces informateurs, les premières installations des villa-
ges se situaient, à l'époque précoloniale, à l'écart des cours d'eau de
grande circulation tels que le Congo et l'Oubangui, la Sangha pour des
raIsons de sécurité. Bonga, par exemple, situé à l'embouchure de la
Sangha dans le Congo aurait été la cible des agressions répétées de
véritables bandes guerrières bobangi qui venaient y capturer des hom-
mes qu'elles descendaient vendre comme esclaves au "Pool". De même,
les Likuba firent continuellement face aux attaques perpétrées par les

399
Nkundu de la rive gauche du fleuve Congo ; ce qui les contraignit à se
cacher dans l'anière-pays de la rive droite du fleuve Congo, dans la "zone
des Lagunes" où DOLISIE et FRONIENT les rencontrent à la fin du XIXè
siècle.
Nos infonnateurs de Bonga nous ont certifié qu'avant l'alllvée
des Européens, et même sous la pnme histoire de leur colonisation
marquée par la conquête des terres, les Bana mai entouraient leurs vil-
lages de grands fossés creusés à une bOIlle distance des habitations (les
Bobangi les appellent bibonga (sing.: ebonga). Des ponts étaient jetés
au-dessus des ces ponts le jour et enlevés la nuit.
A côté du fossé était construite une palissade, i bala. Le plus
souvent, les hommes aménageaient des cachettes à côté du fossé d'où ils
pouvaient observer l'approche des ennemis le jour et aussi la nuit, en cas
d'une menace de guerre. Dès que l'ennemi était signalé, tous les guerriers
se rassemblaient près du fossé pour empêcher les agresseurs de jeter des
ponts et de pénétrer dans le village. Au cas où l'ennemi l'aurait déjà fait
à la faveur de la nuit, les combattants du village agressé devaient tout
faire pour que les assaillants battent en retraite
afin de mieux les
assommer au moment où ils devaient traverser précipitamment le fossé (288).
La technique de fortification des villages par les tranchées est
assez ancienne dans le "pays des confluents" et dans l'entre Oubangui!
Congo. Ce texte de VAN DER KERKEN pourrait nous donner une idée
sur l'ancienneté et l'étendue de la technique :
"Des vestiges de tranchées, remontant à une époque assez
ancienne, au sujet desquelles les indigènes vivant actuel-
lement dans le pays ne peuvent donner de renseignements
(288) E. O. n° 10

400
existent en maintes régions, le long de l'Oubangui en aval
de Libenge. Des populations ayant jadis occupé le pays
paraissent avoir voulu se défendre contre des envahisseurs.
On ignore le nom de ces anciennes populations et celui des
envahisseurs. Ces anciennes populations auraient-elles été
les ancêtres des "gens d'eau" dits "Djombo", "Bangala",
"Libinza", "B obangi" ou des "Ngombe" ? ou des prédéces-
seurs des uns et des autres ? Des villages des Lobala-
Ntanda étaient encore entourés de fossés en 1920 1924.
Entre
1910-1920, les
Ngombe installés
dans la région
ouest du territoire de Lusangania, ayant formé plus tard le
territoire d'Ikoli (territoire actuel de Basankusu) occupant
le pays depuis relativement peu de temps, vivaient encore
dans de grands villages fortifiés circulaires, défendus par
des fossés profonds (ayant parfois quatre mètres de laIgeur
et quatre mètres de profondeur) et des palissades, possé-
dant une entrée et une sortie"(289).
Nos
informateurs
likuba nous ont édifié sur la nature des
obstacles utilisés par leurs ancêtres pour protéger leurs cités-états de la
"zone des lagunes". La défense courante consistait à encombrer les rives
d'une quantité de pieux pour empêcher les pirogues ennemis d'accoster
facilement. Le très célèbre NOKA, chef de la cité-état Mbanza, faisait
pousser sur les eaux du "Canal Likuba", d'après nos informateurs, une
sorte de forêt flottante constituée de papyrus et de roseaux piquetée
d'arbustes dénonunés en lingala
mokuka, popoko, mosuasobi et lom-
bomo. En cas de menace d'invasion de la cité-état, cette forêt venait
boucher "mystiquement" l'entrée du canal menant à lVlbanza.
(289) KERKEN, 161-162

401
A la cité-état Bohulu, nos mêmes informateurs de Mossaka nous
ont rapporté que les caïmans et les hippopotames constituaient "mysti-
quement" ce barrage en cas de menace d'invasion.
Ala cité-état Boniala, ils nous ont afirmé qu'on y combinait les
deux stratagèmes, forêt flottante et caïmans ou hippopotames. Un aspect
significatif de la vie politique des Bana mai mérite d'être relevé ici : c'est
la capacité pour un chef de village de prévoir l'avenit; d'éloigner les
malheurs. ... Un chef doit être un "visionnaire" , conune on dirait en
lingala, "momoni ": c'est quelqu'un qui, le jour comme la nuit, veille à
l'intérêt du groupe, observe tout ce qui se fait et se complote contre le
village, bref, il est la personne habilitée à entrer en contact avec les
mânes et les esprits protecteurs du village! Etant donné que ce sont les
aillés qui bénéficient en pays ngala de ce privilège pour leurs familles
respectives, ce sont eux qui, la nuit, tiennent une sorte "d'assemblée
nocturne"
il s'agit souvent de passer en revue la situation socio-
politique
du
village.
Le porte-parole
de
cette
"assemblée noctume'\\
l'assemblée des "voyants" entretient régulièrement les membres du vil-
lage le soir, avant de dormir, ou très tôt le matin; il lance à cette occasion
des mots d'ordre, mibeko. COQUIUIA T le relève lors de son séjour chez
les Mongo :
"Le chef Mata Buike pratique un bien singulier genre
d'existence ; il doit être solide pour y résister. Sa journée
consiste en palabres et en libation. Il fait souvent une lieue
à pied, mais use plus habituellement de la pirogue. Il se
lève dès la première heure et souvent bien avant, car je
l'entends parfois faire, avant l'aube, un discours retentis-
sant contenant quelque avis important au village endormi (290)."
(290) COQUILLAT, 249-250

402
Ces mibeko peuvent porter sur plusieurs aspects de la VIe
sociale. En voici quelques exemples qui montrent clairement ce dont
s'occupe
"l'assemblée
noctume"(291).
Si les "voyants" se rendent compte qu'une épidémie comme la
variole approche, épidémie que l'on dit être causée par un "esprit" - cet
"esprit"
se présente comme une
vieille
femme
ou un vieil homme
voyageant dans une épave de pirogue; on peut le rencontrer la nuit ou très
tôt le matin -, ils interdisent aux membres du groupe de faire beaucoup
de bruit le soir; ils ordonnent en même temps d'éteindre les feux pour
donner
l'impression qu'il n'y a personne dans le village. Entretemps, les
"voyants" entrent en contact avec cet "esprit" et le persuadent de ne pas
accoster chez eux. Normalement, ils lui demandent d'aller plus loin, vers
l'aval. Lorsque cet "esprit" s'entête, ils peuvent réussir en lui offrant un
coq
qu'ils
placent sur une
botte
d'herbes
flottantes. Alors 1'" esprit"
s'éloigne et, chaque village en aval, grâce à ses "voyants" devra faire
autant pour écarter le mal. Si les habitants du village observent mal les
recommandations des "voyants" pendant qu'ils sont en négociation avec
l"'esprit", le mal s'abat sur le village et il devient plus difficile de l'éloigner.
Parfois, c'est un caïman, ou un léopard qui menace d'emporter
quelqu'un. Il sera alors interdit aux habitants du village de se baigner
dans le cours d'eau en faisant beaucoup d'éclaboussements, ou d'aller en
forêt pendant un certain nombre de jours. Ce n'est qu'après avoir écarté
le danger (on demande, sous forme de mibeko, au sorcier détenteur de la
"bête", de reprendre son "animal" et de ne pas le laisser en laisse dans la
nature pour ne pas nuire à la communauté villageoise) que le chef pourra
autoriser ses hommes à reprendre le cours normal de la vie.
(291) E. o. nO 6

403
Autre cas qui nous fut rapporté par nos infonnateurs de Mos-
saka : lorsque les gueniers d'un village veruent attaquer un autre village,
ils doivent se rassurer du succès de leur exploit. C'est pendant la nuit que
les chefs de famille étudient toutes les possibilités en "observant" la
force de l'ennemi. Si leur "observation" par des moyens occultes donne
de mauvais résultats, ils déconseillent aux jeunes gens d'entreprendre la
guerre. En cas d'entêtement, ce qui est rare, ils déclinent la responsabilité
de la défaite.
Toujours dans ce même cadre des luttes entre groupes, parfois
les hommes
"puissants" pouvaient sauver le
village menacé par les
assaillants en faisant disparaître toutes les pistes ou tous les cours d'eau
qui mènent vers ce village. Les attaquants étaient ainsi, malgré eux,
détournés de leur objectif et n'avaient plus d'autre choix que de regagner
leur village. Telle a été du moins la raison avancée par les natifs pour la
sécurité de Bongenye, cité artisanale sur la Ngiri et important marché:
"Ce village n'a jamais été attaqué par les Likoka ("gens
d'eau de la Ngiri) alors qu'ils ravageaient pratiquement
toute cette région pendant la Salson sèche. Il semble que
dès que l'ennemi s'approchait de ce village, il se trouvait
brusquement devant une nappe d'eau sans fin et avait peur
de s'y engager à bord de petites embarcations" (292).
Ainsi,
le
véritable
fondement
de
l'autorité
politique
est la
pmssance occrute que tout chef de famille doit avoit Chaque famille
ayant ses propres mânes et ses propres esprits protecteurs, celui qui est
chargé d'entrer en contact avec eux est nécessairement un "visionnaire".
(292) Tradition rapportée par MUMBANZA qui avait enquèté à Bogenye le 26 novembre
1973 et l'avait obtenue de LIKELE, notable de Bokcllga, qui lui avait affiITIlé que son
clan possédait cette puissance occulte dite lcbololo cf. Thèse, 138.

404
Mais tous les chefs de famille n'ont pas la même puissance, et c'est là que
réside leur diférence.
La première place parmi les "voyants" revient souvent au chef
de la famille fondateur, parce que c'est lui qui s'occupe des esprits
protecteurs du village entier. Quelqu'un d'autre peut avoir une force
occulte plus puissante que la sienne, mais ne peut entrer en contact direct
avec les esprits du village laissés par la famille du fondateur. Il doit donc
se résigner tout en soutenant le chef dans le cas d'une faiblesse face à
l'ennemi par exemple. En illustration
ce texte de HAINAUX
pourrait
certainement aider à comprendre au
passage la vie politique des "Gens
d'eau"
à la fin du XIXè siècle :
"Dans chaque village, il existe une famille qui, générale-
ment, comprend les descendants du fondateur du village.
C'est le chef de cette famille et c'est lui seul qui est investi
de la dignitié sacerdotale. Dans
certaines circonstances,
tous les chefs de famille du village se réunissent chez lui;
ils se rendent en groupe près de la tombe de l'ancêtre; il Y
fait des offrandes et invoque la protection et la bienveillan-
ce de l'aïeul. Dans chaque groupement de villages, une
famille jouissait du privilège de faire l'échange du sang,
pacte de paix avec les tribus VOlsmes. Dans chaque grou-
pement de villages également, il y avait la famille des
chefs de guerre. La guerre ne pouvait être déclarée qu'après
consultation de l'ancêtre du groupement, par le chef de la
famille sacerdotale ; c'était le chef de guerre qui décidait
du moment propice pour conclure la paix. Dans chaque
village il existe plusieurs notables, les "bananga" ou les
"bangili" qui,en raison de leur sagesse, et aussi de leur
richesse, sont investis de la dignité de juges coutumiers ; il

405
arnve qu'on leur confère l'investiture d'après le cérémonial
"Mukutwako". ils portent conune insigne un bracelet en
cuivre et fer entrelacés. Lors des enquêtes, quand nous
réclamons des indigènes qu'ils nous disignent leurs chefs
coutumiers, ce sont ces notables qui sont mis en avant. Le
véritable chef coutumier est en fait le chef de la famille
sacerdotale ; mais en dehors de son sacerdoce, il se mêle
peu à la vie politique du clan. Il donne son avis inspiré par
les mânes de l'ancêtre dans les événements importants de la
vie indigène, mais le pouvoir exécutif appartient en fait au
chef de guerre et aux "bananga". Malheureusement, sou-
vent ce sont les intrigants et les puissants qui se mettent en
évidence ; le véritable chef
a un rôle effacé ; il passe
Inaperçu
(293).
Ceci nous pousse à aborder en passant un autre aspect du
pouvoir politique, celui de la succession au pouvoir. Nous venons de dire
qu'il n'existe pas de cérémonie pour la reconnaissance du chef de village.
Il nous faut ajouter que son initiation se fait tout au long de la vie. Dès le
bas-âge, le futur chef peut accompagner son père dans les "assemblées
nocturnes". Au fur et à mesure qu'il grandit, le père lui cède graduelle-
ment une partie du pouvoir ou, si l'on veut, lui montre une partie du secret
du pouvoir. Devenu adulte, il peut commencer à s'adresser à la population
la nuit comme le matin, ainsi que nous l'avons dit pour le père. Tout le
monde sait dès lors que le père l'a déjà initié au pouvoir Ce successeur
n'est pas nécessairement l'aîné de la famille ; il appartient au père de
choisir
celui
de
ses enfants qui le remplacera dignement et, il n'est pas
(293) HAINA UX, Rapport d'enquête (1927),5-6

406
rare de constater que son choix porte partois sur le denner-né. C'est lui
donc, le détenteur de la pUIssance occulte, qui deviendra le véritable
chef, malgré le respect qu'il
doit aux aînés.
Ces denners resteront
impOltants
dans
les
"asselnblées
diurn.es",
mais
l'élu représentera la
famille dans les "assemblées nocturnes". Les frères aînés qui savent
qu'ils
sont
déshérités
politiquement
cherchent
parfois,
lorsqu'ils
ont
l'ikundu, puissance occulte "nuisible", à détomner les esprits et les
Inânes du lignage, pour qu'ils acceptent de collaborer avec eux. Pareilles
tentati ves se soldent souvent par la nlOrt de leurs auteurs car les mânes
leur posent quelquefois des conditions irréalisables.
Comme on le voit, il y a donc patfois une lutte entre les enfatlts
pour l'accession au pouvoir. Lorsque le chef du village est conscient de
sa mort prochaine, il appelle celtains notables, totele, et en leur présence,
il enlève son
bracelet en cuivre qui sYlnbolise le pouvoir pour le placer
dans le bras de son fils. C'est là la passation oficielle du pouvoir.
Quand le chef meurt avant d'avoir accompli cette passation, une
petite cérémonie devra être Olganisée avant son enterrement, qui pourra
"consacrer" le successeur. Un nganga, devin-magicien, ou un notable
puiSSatlt attachera une petite ficelle retirée du tronc de batlanier au bras
du défunt. Cette même ficelle est attachée par l'autre bout à une latlCe que
tient le successeur, qui est généralenlent connu de tous. Le nganga ou le
notable demande au défunt, pat· des fonnules magiques, de tratlSmettre
son pouvoir à l'héritier. Cela se réalise lorsque la lance COlnmence à
bouger et fait trembler l'héritier. Alors on retire le bracelet du bras du
défunt pour le placer datlS celui du fils (294).
(294) E. O. n° 6

407
Le chef de guerre n'est souvent qu'un instnnnent manipulé par
l"'assemblée noctunle" pour assurer la gloire du groupe. Il leur faut un
fils dont le village puisse se sentir fier lorsque sa renonunée fait trembler
l'ennemi. Le chef de guerre ne pourra jamais se passer de l'avis du chef
de village,porte-parole de l"'assenlblée noctuIl1e". Il ne pOWTa donc pas
prétendre se hisser au sonunet de la société, sauf s'il est lui-même
descendant du lignage du fondatew" et héritier du pouvoir. Certes, pour
devenir chef de guerre, le jeune guerrier doit posséder des qualités
exceptiomlelles : bravow"e, adresse, mt de conunander ; il peut mênle
posséder ses propres "charmes" ; mais si les chefs ne lui accordent pas
leur bénédiction, il ne pouua jaInais accomplir eficacenlent sa mission.
C'est pow"quoi, avant de partir au cOlnbat, tous les chefs vont verser du
vin dans tous les sites où sont censés habiter les "esprits" du village ; ils
y mettent la poudre de bois rouge, ngola, pour demaI1der aux "esprits"
d'accompagner les guerriers. Ils viemlent ensuite les bénir, en commençant
par les plus braves,
Le problènle du chef de guelTe nous ramène au problème du
système de défense abordé plus haut, qui mérite d'autres précisions. La
défense du village était asw'ée par tous les hommes adultes valides, libres
ou esclaves. C'est la "nation armée" -que l'on appellerait de nos jours
"milice poplÙaire"- qui s'or ganise spontanément, dès que le village est en
danger. Chaque village prévoyait toujours un refuge pour les femmes, les
enfants et les vieux. Dès que le village était averti du danger, tous ceux
qw ne peuvent pas participer au combat étaient rassemblés en un seul
endroit, sous la surveillaIlce de quelques honunes ; on les mettait aInsI en
sécurité en cas de défaite des leurs.
Les guerres auxquelles nous venons de toucher en padant des
chefs de guerre et du système de défense n'étaient en fait que de courtes

408
batailles de quelques heures qui duraient tout au plus une journée
elles
étaient provoquées par une gamme de motivations (295) que nous pou-
vons résUluer comme suit.
Au 1ll0luent du peupleluent de la "zone de l'eau" de la Cuvette
congolaise, il s'agissait SUltOut des
rivalités prolongées pour l'occupa-
tion des tenes. Plusieurs groupes se sont ainsi repoussés mutuellement.
Une fois les populations fixées, il y eut d'autres causes assez fréquentes
conune les disputes à propos des femmes: la fuite d'une femme du foyer
conjugal pouvait provoquer une bataille entre les membres du village du
mari et ceux du village de l'amant. En général, après s'êtTe battus, les deux
groupes finissent toujours par conclure la paix et, chose curieuse, la
"Belle Hélène" payait presque toujours le prix de cette paix. En efet,
pOUl' sceller la paix, "la femme était tuée, partagée en deux parties égales
et mangée par les guerriers". Cette coutume était générale et commlme à
tous les "Gens d'eau" avant l'amvée des Européens, et même à leur
arrivée. Nonlbreux sont les premiers explorateurs anivés dans la "zone
de l'eau" qui ont déploré, puis lutté contre les nombreux cas d'anthropo-
phagie rencontrés dans le pays (296).
La recherche des esclaves était devenue elle aussi, avant l'am-
vée des Européens, une des principales causes des conflits entTe les
groupes
éloignés.
(295) E. O. nO 10
(296) cf. AUGOUARD (Mgr), "Voyage à Stanley-Pool" in Les Mission Catholiques, 1881,
XIII, 517-518 et 1882, XIV, 113-116.
- Annales Apostoliques de la Congrégation du Saint- Esprit, 1890, pp. 85-109.
- AUGOUARD, "L'anthropologie dans le bassin de l'Oubangui"
- FO URNEA U, Au vieux Congo, 119
-WEEKS, Among Congo Canniba1s, 163

409
Les guerres auront aussi comme causes les rivalités commerCIa-
les entre les groupes qui se disputaient le monopole dans tel
ou tel
trançon du fleuve Congo: en quoi la "pax" imposée chez les "Gens d'eau"
par les explorateurs français COllUne DE BRAZZA, DOLISIE, BOBI-
CHaN ...a été, en cela, lUl bienfait dans la "zone de l'eau". !vlais il n'a
jamais été question dans ces guerres de chercher à imposer sa domination
sur les autres.
Nous disions plus haut que les batailles étaient de courte durée;
le plus souvent on attaquait par smprise, à la faveur de la nuit ou très tôt
le matin. Les cases sont encerclées et on y nlet le feu. On massacre les
hommes qui ne parviennent pas à se sauver; on capture les femmes et les
Jeunes
gens
comme esclaves.
Puis
c'est le pillage
et la
destluction
générale
du
village.
Le
pillage terminé,
on part immédiatement en
emportant les cadavres pour le festin. Les vainqueurs ne restent pas
longtemps sur le champ de bataille pour éviter la contre-offensive de
ceux qui se sont sauvés (297).
La tactique utilisée pour le combat était différente, selon que
l'on se battait sur l'eau ou sur la terre fenne.
Dans les batailles navales, les "Gens d'eau" utilisaient, bien sÛT,
les pirogues. La force d'une flotte de guerre dépendait
à la fois de la
quantité de pirogues, de leur capacité pour transporter le plus grand
nombre de guerriers possible, et de leur solidité. Ces combats sur l'eau
nécessitaient des exercices d'entraînement tant pour les pagayeUl"S que
pour ceu,~ qui devaient lancer les annes. Le rôle des pagayeurs est capital,
car ce sont eux qui pennettent aux guerriers de lancer convenablenlent
(297) COQUILLAT, Sur le Haut Congo, 294-297

410
leurs annes, en changeant de posilion au lllOlllent voulu. De ces diféren-
tes et habiles manoeuvres dépend aussi la protection de l'équipage contre
les projectiles ennemis. Jv1AMBEKE BOUCHER notre principal infor-
mateur dans "les guerres chez les Gens d'eau" (298) nous a certifié que les
boucliers n'étaient pas utilisés clans le "pays des
confluents", notallIDlent
chez les Bobangi. Les lances sont déviées ici à l'aide d'une perche tenue
par de braves gueni.ers placés à la proue. Pour cela donc, il fallait veiller
constanmlent à offrir à l'ennemi, non pas le côté de la pirogue, luais
toujours la proue. Avant l'introduction massive des arnles à feu à l'époque
de la pénétration coloniale, le combat naval consistait surtout en une
mêlée visant
à renverser les pirogues pour attaquer plus facilement leurs
occupants qui, dans ce cas, n'avaient plus lem" salut que dans la nage ou
dans l'intervention efficace des leurs.
En général, les Bana mai n'utilisaient les lances en fer et les
couteaux que pour le COlpS à corps, lorsque les pirogues étaient l'tme à
côté de l'autre. Pour atteindre l'emlemi au loin, ils se servaient de javelots
en bois pointus et durcis à l'aide du feu. Mais cette utilisation des javelots
en bois n'était nullement tille preuve de l'ignorance, ni de la rareté du fer
(299), mais bien une solution pratique trouvée par ces hommes pour ne
pas perdre inutilement leurs précieuses lances. En effet, tous les javelots
qui, souvent, n'atteignaient
pas leur but, étaient condamnés à se perdre
dans l'eau. Leur transport étallt facilité pal" la pirogue, ils pouvaient donc
en alllener par centaines et les utiliser tout au long du combat.
Les armes à feu introduites par les traitallts européens ou arabes
ou zanzibaristes à partir du XVllè siècle n'eurent que des efets limités
sur la tactique des combats sur les cours d'eau. Ces fusils à pierre n'aYallt
(298) E. O. n° 10
(299) WEEKS, 163

Pl.
17
Armes de guerre précoloniales
1. Un fusil de tr:lite, pa-pJ
2. Un couteau de jet bobangi, ngwene

412
qu'un seul coup
(ils sont désignés par le tenne "pa-pa", à l'évidence lUle
onomatopée) et de courte portée, nécessitaient l'approche de l'ennemi
pour être sûr de l'atteindre m011ellenlent, puis lUl repli rapide pour les
char gel' à nouveau et recommencer l'opération. Mais souvent il n'était pas
tOUjOlU"S possible de se replier sans s'exposer à la riposte des ennenlls ; il fallait
alors se servir des armes traditiollllelles sus-lnentiolll1ées. Les fusils servaient
pom' ainsi dire d'annelnent de choc, poru" causer la panique chez les ennenlls.
Sur la "terre fenne" les attaques par surpnse étaient nombreu-
ses, mais il y avait aussi des cas où le village attaqué avait été avel1Ï. La
rencontre avait généralement lieu devant la palissade ou les fossés dont
nous avons déjà parlé. COQUIlHA T nous en a laissé de bonnes des-
criptions (300). Les Ngala du Haut congo construisaient
deux sortes de
fossés, les miteba et les mibanda.
- Les miteba (sing.: moteba)
comprenaient
1°) - un fossé profond rempli d'eau, de 8 à 10 m de largem" et 1
à 1,50 ln de profondeur ;
2°) - de la terre rapp011ée sur lme lar geur de 5 à 6 m ; les cases
y étaient élevées ;
3°) - des maralS ou des plantations.
Certains mUcba avaient deux à trois kilomètres de circonférence
les
plus petits mesm'ait 500 mètres de circonférence.
- Les mibanda (sing. : mobanda) étaient des espaces
rectall-
gulaires de
terre rapportée sur lesquels étaient construits les villages.
Les luibanda conlprenaient
:
1°) - un fossé relnpli d'eau ;
2°) - de la terre rapportée sur laquelle étaient élevées les cases.
(300) COQUILLAT, 179

413
Les fossés remplis d'eau cOlnprenaient plusieurs obstacles qUI
empêchaient les assaillants d'atteindre facilement les hommes retranchés
dans ces villages fortifiés.
Parfois, lorsque la vigilance des habitants du village agressé
avait été trompée ou lnême par tactique, l'elmemi pouvait entrer et le
combat avait lieu dans la rue. Dans le corps à COl1JS qui obligatoirement
s'engageait, les armes offensives utilisées étaient Lille ou deux lances et
un couteau. Le couteau servait aussi pour couper la main droite du vaincu
et trancher sa tête. Ces deux parties du corps devaient être exhibées
conune preuve qu'on a réellement tué lUl h01nme. Comme anlles défen-
sives, les Bana mai possédaient des boucliers en osier pour dévier les
lances. En cas d'inattention, le bouclier pouvait, bien SÛT, être percé par
une lance, et son porteur blessé ou lnême tué (301).
Lorsqu'un village était las de VIvre dans un état d'hostilités
prolongées avec son voisin, les chefs se réunissaient et décidaient de
demander la paix. Ils dépêchaient alors lm messager, ebanyi, ainsi dé-
n01nmé chez les Mbosi.
·~/Iuni d'une clochette qui annonce généralement
les intentions de paix, il pouvait alors circuler facilement entre les deux
canlps, sans comnr le moindre danger Devant l'assenlblée des notables,
il exposait les "desiderata" de son groupe, "desiderata" auxquels l'autre
village répondra par l'intennédiaire de son messagel:
Après plusieurs jours de tractations, les deux villages se lnet-
taient d'accord sm" le lieu et le jour de la rencontre. Nonnalement, c'était
à mi-chemin entre les deux villages que la cérélnonie avait lieu, dans le
cas des villages voisins. Les deux chefs des deux camps discutaient une
(30l) E. 0. n° la

414
denuère fois des conditions nécessaires pour enterrer définitiveluent leur
conflit. On creusait ensuite un petit puits dans lequel chaque camp jetait
ses "fétiches de guerre" en jurant de ne plus reprendre les hostilités.
Suivait alors l'échange de sang entre les chefs et les notables autour d'lUl
repas et d'lm vin. Si la guerre avait été occasiOlmée par
la fuite d'une
femme, celle-ci était sacrifiée et mangée sur le lieu par les deux camps,
comme nous l'avons déjà soulignée (302).
L'état de guenes continuelles dont nous venons de parler expli-
que donc les multiples alliances qui se firent entre les sous-groupes
ethIuques ici dans le "pays des confluents", soucieux de garantir leur
sécurité.
Les Likuba conçtu"ent des alliances pelmanentes et constituè-
rent des espèces de "confédérations" regroupant des villages indépendants,
mais mus par le tellltoire: ici en pays likuba, les terres exondées autour
des Lagunes. Le fondement de cette union fut à l'évidence la volonté
conuuune de sauvegarder un acquis, le site, et de garantir la sécurité.
Un point reste constant dans la lecture de la géographie humai-
ne du "pays des confluents" : tous les villages des Bana mai sont toujours
implantés à côté des lacs ou égrenés le long des rivières ou du fleuve Congo.
Cette inlplantation est liée, nonobstant
les itllpératifs susnlen-
tionnés de sécurité, d'une pmt à l'existence des. zones de pêche, d'autre
part aux possibilités d'appui logistique que la nature offre aux activités
de pêche, telles que l'abondance de bois de chauffe utile au boucanage ou
(302) E. O. n° 10

415
au séchage du pOIsson, l'existence des espèces de bois recherchées pour
la fabrication des pirogues, ou la bonne argile nécessaire à l'artisanat potier...
Plus significative est la position des habitations : lem's portes
principales sont tournées vers le cours d'eau. Dans la cour du village, les
habitants s'asseyent d'ordinaire face à la rivière ou au fleuve ou au lac,
comme pour voir ce qui se passe SUT ce "boulevard liquide" qui
semble
être le cordon ombilical qui relie l'homme à l'univers. De ce "boulevard"
essentiel, et Illême vital, il ne vient pas que des salutations des passants,
mais aussi et surtout des nouvelles de parents éloignés, des informations
diverses sur la vie du pays, sm' sa vie d'échanges ... Ce "boulevard" est en
même temps pour les Bana mai lem source de vie car, quand il tarit, aux
périodes d'étiage, la vie cesse à cet endroit : le village se vide de ses
habitants qui se dispersent et vont s'installer dans les campements de
pêche où il
demement toujours plusiem's IllOis durant l'année.
C'est
pourquoi il convient de distinguer deux sortes de résidences chez les
Bana mai:
- le village, m boka, lieu de retraite des unités de production aux
périodes de relâchement de l'activité productive principale ( la pêche),
plus précisément pendant les grandes saisons des inondations, mpela et
nzobolo
et le campeillent, nganda, habitation des Bana mai aux SaI-
sons d'intensification d'activités productives, la pêche notamment.
2. 1. Le village dans le "pays des confluents"
Tout village ngaia comprenait une commmlauté composée sur-
tout de membres d'lm même lingomba,
lignage,
auxquels
venaient
s'agréger des affins. Dans le "pays des confluents", ces villages étaient
souvent plus étendus et beaucoup plus peuplés : la rareté des terres habi-

~t 1 Ir
'"+10
tables avait ici souvent, plus que la nécessité d'avoir une poplÙation
suffisante pour les parties de pêche, imposé des regroupeinents et con-
centrations de poplÙations. Ce qui permit souvent la constitution de
véritables confédérations
de villages
sur certains
sites exondés d'iIn-
portance : tel
est le cas de la "zone des lagunes" du pays likuba.
L'étude des gros villages likuba pousse plutôt à leur attribuer
le qualificatif de cités-états : nous y avons en effet retrouvé tous les
éléments constitutifs de toute cité-état, comme dans la Grèce classique
où l'expression était réservée à des sociétés politiques qui s'oganisent
autour d'une ville, d'une capitale, tout en s'étendant à la campagne
environnante, et qui sont indépendantes des cités VOISInes, sauf à se
soumettre à l'hégénlonie de l'une d'entre elles.
Ce que nous nous convenons de désigner par la cité-état likuba
se présente comme une communauté te111tOIlale très homogène construite
autour d'un lac ; il s'agit précisément d'une agglomération de villages
séparés les uns des autres par des bandes de terre vierge ou mise en clÙture.
Comme chaque village avait aussi sa portion de lac à ajouter à sa portion de terre,
cette limite territoriale sur les eaux du lac était marquée par des sortes de forêts
flottantes de roseaux. Nous avons visité les sites de ces cités-états aujourd'hui,
ouabandonnées ettransfOIméespériodiquementencamps de pêche ,oufaiblement
peuplées, le pouvoir colonial ayant finaleinent réussi dans les années 1950 à
regrouper presque toutes leurs poplÙations à Mossaka.
Depuis le "Canal likuba" dit "l\\1oliba mo Mbanza"
reliant la
"zone des laglUles" au fleuve Congo,
jusqu'à l'einbouchure de la Ndeko
dans l'Alima, grande bande de terres exondées comprises donc entre les
deltas de ~1ossaka et de l'Alima, s'étaient érigées avant l'arrivée des
Français neuf cités-états, chacune se développant autour d'un lac.

"itriMar"
417
Il s'agit successivement de lVIbanza (Benja de
l'explorateur
FRONIENT),
Bohulu (Licouba de FROMENT), Boyenge, lVlolumbu,
Sengolo, Bombe, l\\ilokungu, Boka, Boniala.
Mbanza par exemple comprenait égrénés tout autour du "lac
Bongende" dit Bali
l\\ilbanza, les villages suivants
Mbanza au dé-
bouché du "Canal de Likuba" , capitale de la cité-état
Mongolo; Bon-
gende ; Bob\\vemba ; Libala ; Botsa Nketa; Bodzongo ; Bowando ;
I\\10tima ; Bongwese ; Boniondo ; Boyoko ; Botsanda.
Bohulu comprenait égrenés tout autour du "Lac Molondo" les
villages suivants : Bohulu, capitale de la cité-état ; Bobomboka ; Li-
bonga; (station commerciale des Frères Tréchot, concessionnaires de la
Cuvette congolaise de 1899 à 1960) ; Lototi ; Bondzoku ; Masanga ;
Bomwanza; Lisawa ; Bikaka.
Chaque cité-état était aInSI Iuultilignagère ; et l'expression de
"founnilière
humaine"
utilisée
par
FROMENT, observateur sérieux,
dans son évaluation des densités des populations de ces cités est en cela
juste:
"4000 âmes
à Licouba, 2 à 3 000 habitants à Bênja, 3000
à Ncounda" (303).
Coexistaient dans la cité-état
plusielffs mangomba apparentés.
En réalité c'est la cité-état qui crée plutôt ce lien qui supplée à celui d'une
parenté réelle: le "village- capitale" dOlme son nom aux citoyens de tous
les autres villages, et ceux-ci, pour se situer le uns par rapport aux autres
lui adjoignent celui de leur village spécifique.
(303) FROMENT, Bull. soc. Geogr. Lille (1887), 458

418
La cité-état se singu1atise aUSSI par un culte collectif réservé à
un poisson ou à un saurien de son lac : Asi Mbanza, (les citoyens de
.Mbatlza) vouaient un culte au poisson "totenl" m boka, poisson qui figure
l'ancêtre fondateur de la cité-état Mbanza; Asi Bohulu vouaient un culte aukoli.
L'exoganlie était ici, à cause de cette parenté, de rigueur. Les
nlaI1.ages n'étaient possibles le plus souvent qu'avec les esclaves, qui
enrichissaient ainsi
les lignages
de
leurs
progénitures. Tout mariage
entre des nlembres des lignages supposés affins de la cité-état conduisait
à des enquêtes préalables serrées pour éviter des rapports incestueux. Les
maI1.ages
étaient bien sûr autorisés avec les membres des autres cités-
états, car non liées par une pat'enté quelconque, comme l'explime la
légende suivante connue de tous le Likuba (304) :
"Bituka noke noke
Ba si Nkonda III pe ne sambela"
Traduction littérale:
Les villages likuha sont égrenés le long du même cours d'eau,
mais les citoyens de Nkonda ont leur manière de prier.
Traduction correcte
1er sens:
Bien que nous Likuba appartenions tous à des villages VOISIns,
chacun a son originalité liée à son histoire.
2è sens:
Toutes les cités-états de lagunes sont likuba, lllaIS chaque cité-
état a sa civilisation spécifique.
Chaque cité-état était ainsi d'abord une fondation d'habitat à
base de rapports lignagers et d'alliances. Elle procurait aux collectivités,
familles étendues, ensemble de fatnilles apparentées ou affines, le cadre
de cohésion sociale.
(304) E. O. n° Il

419
A l'intérieur
de la cité-état, le village constituait l'unité poli-
tico-sociale
de
base
de
la
société.
Chaque
connnunauté
villageoise
constituait lUle chefferie autonome au sein de la cité-état qui était
gouvenlée par le conseil des anciens où chacun d'eux représentait une
cellule sociale, lm lignage car la chefferie ne se réduit pas ici au seul
lignage ; elle est efectivement l'association des lignages et leurs affins.
Le chef du village, mokondzi 0 mboka, avait des attributs d'ordre po-
litique, judiciaire et religieux.
Chaque
village dans la cité-état était
pratiquement indépendant et s'occupait de ses propres af faires ; il n'y
avait pas
à proprement parler d'autorité unique.
L'explorateur Albert
DOLISIE nous présente Bonga construit à l'embouchure de la Sangha
dans le Congo COlnme une véritable cité-état dirigée par un roi, NDOtvffiI
1er, mais confinne cette autonOlnie des villages dans la cité-état:
"Bonga
se
compose
de
plusieurs
villages
parfaitement
distincts les uns les autres, bien que ne fOlmant qu'une
seule
agglomération" (305).
Il précise même que Bonga était "une agglomération des ha-
meaux composée de plusieurs quartiers, habités par des peuples divers" dont
notamnlent les Bobangi, Bayandzi, Bangala, Mbosi, Sangha (306).
Nos infonnateurs affirment cependant que certains chefs avaient
de l'escendant sur les autres. Le descendant du fondatelU' du premier
village de la cité-état, qui était souvent le chef de guerre - c'est le cas du
chef de Mbanza - jouissait à ce double titre d'une influence considérable
au sein de la cité-état. Son village tenait alors lieu de véritable capitale
où se discutaient toujours toutes les affaires ayant trait à l'ensemble de la
cité-état. TI pouvait dOlmer, en tant que "visionnaire", des ordres à toute
(305) Note de DOLISIE à BRAZZA, op. cit, 329
(306) Note, 330

420
l'agglomération et les gens suivaient. C'est là le secret de la renonmlée de
BOLUNZA NOKA, chef de Mbanza,
qui avait affronté l'explorateur
Savor gnan DE BRAZZA en 1878 lors de sa descente de l'AliIna. Ce-
pendant, tous les chefs de village n'étaient pas obligés de suivre son avis.
En dehors des palabres opposant les nlembres de la cité-état, ce
chef n'avait pas d'autres occupations particulières. TI n'y avait pas, en
effet, des travaux d'ordre public à exécuter. Le chef de la cité-état ne
recevait aucune redevance de la paIt des habitants des diférents villages.
Il est vrai que souvent, d'après nos informateurs de Mossaka, les petits
chefs de villages et ceux des villages des cité-états voisines venaient lui
rendre hommage avec des présents; mais dans ce cas, il donnait plus qu'il
ne recevait: l'une des qualités de chef chez les Ngala est celle de savoir
partager les biens avec ses hommes et avec ses hôtes ! Le gros de ses
richesses venait généralement des biens de sa propre famille (au sens
large) et du travail de ses nombreux esclaves et femmes.
Ainsi les relations que le chef de la cité-état entretenait avec les
membres de la cité-état se résmllent plus en termes de régulation de la vie
en commun qu'en termes de pouvoir pesant sur le groupe. D'ailleurs, il n'a
pas ici à sa disposition des llloyens de coercition ; et Inoins une Olgani -
sation administrative ; l'administration se confond ici avec celle du
"village-capitale".
Sans doute c'est l'étroitesse de la cité-état qui ne
justifie pas la mise en place des structures complexes et la délégation des
prérogati ves à des fonctionnaires.
3. 2. Le campement
des Bana mai
Le caInpement, nganda, est une installation temporaire (sai-
sonnière) sur
un endroit donné du territoire de l'espace ethnique permet-

421
tant aux pêcheurs d'avoir des domaines de pêche à leur portée. L'éta-
blissement du campement en un lieu est donc fonction des atouts que la
nature offre à l'exercice des activités de pêche dans le secteur: son site
change
périodiquement.
Loin des préoccupations quotidiennes du village et du lignage,
les pêcheurs peuvent ainsi consacrer le plus clair de leur temps aux seules
activités liées à la pêche ; et plus tard, à l'époque coloniale, après 1946
lorsque la pêche avait pris lm caractère marchand, le campenlent pelmet-
tait aux pêcheurs de réaliser des stockages plus avantageux.
Le campement est bâti sur une portion de tene exondée ou sur
la rive d'un cours d'eau, à un endroit aménagé à cet efet. Le campement
principal projette parfois en forêt et dans les clairières des campements
précaires à proximité des domaines de pêche. On y demeure quelque
temps, la durée de la campagne de production à ces endroits.
Il existe des campements qui sont devenus des lieux permanents
de résidence
de
certaines
cellules
familiales
lorsque leurs
menlbres
n'habitent plus au village. lis prennent alors l'cùlure de véritables villages
très animés le soir. Cela s'observe beaucoup plus dans les zones de grande
pêche, sur le fleuve oules rivières. Tels le sontles campements "Kwekete,"
"Makabana" "Lombe" "~1ilembe" aux rives de la Sangha' Bwemba
"
,
,
Bombongo aux bords de la Ndeko.
Dans ce cas, le campement est bâti sur un site exondé en
permanence avec des cases véritables, tel Mobengete
au bord de la
Sangha, en amont de Bonga ; ou il est sur pilotis pour échapper aux eaux
des inondations, tel à Bongwangondza
sur des île du Congo, en aval de
Mossaka.

422
Généralement on construit dans lm campement des huttes som-
mmres qui pennettent de se protéger à peine des intempéries. Elles sont
construites en bambous et en bois. Leurs toitures sont couve11es de tuiles.
Dans la cour sont montés des funlOirs de poissons, ainsi qu'un dispositif
de séchage et de stockage d'engins de pêche. Les pêcheurs enunènent au
campement tout
le
matériel
Inénager nécessaire
permettant
une
vie
normale.
Le campement est une unité de production aux grandes périodes
de pêche des saisons mwanga et esebo fonctionnant sur la base de 1'01'-
ganisation collective du travail. Il rassemble en effet tous les producteurs
concenlés par la coopération : honunes, fenunes et Inêlne enfants. Ainsi
les travaux annexes, "domestiques", à la campagne de pêche en cours se
poursuivent "à domicile". Ici, tous les nlenlbres sont toujours associés à
l'entreprise de l'activité productive et à une consonunation communau-
taire des biens vivriers.
Dans beaucoup de cas, le canlpement abrite plusieurs coopéra-
tives lorsque dans le secteur il est le seul site exploitable. De temps en
temps, les campeurs se rendent au village soit pour ravitailler leur famille
en poissons, soit pour se ravitailler en produits di vers d'appoint conl1lle
le sel, le manioc, la banane, les légumes ... l\\1ais la discipline de travail au
campement réduit ces déplacenlents au sui.ct nécessaire.
Le campement est, en sonune, le support logistique et la base de
l'or ganisation collective du travail dans cette société de pêcheurs que
sont les Bana mai.

423
3. 3. La structure de l' habitat des Balla mai.
Nous avons vu plus haut dans la présentation du "pays des
confluents" que durant la saison des grandes inondations, m pela, tout le
pays des "confluents" se tTouve entièrement plongé dans l'eau. Honnis
quelques rares village installés sur des banquettes de terre exondée, les
Bana mai devaient se domler ainsi en plein marécage Wl habitat de tene
fenne "in situ" au prix d'une capitalisation d'un travail humain de longue
patience.
Il est probable qu'à leur arrivée dans la "zone des lagunes",
devant la situation des inondations, les ancêtres des Likuba actuels (pour
nous en tenir à ce groupe que nous avons choisi pour illustrer notTe étude)
avaient commencé par bâtir sur pilotis. Nos infOlmatew's nous l'ont
affirmé, et les habitations de ce type, que recèlent aujourd'hui encore de
nonlbreux campements de pêche (cf pl. 16), plaident dans le même sens:
"Là où, malgré les eforts d'aménagement les hommes ne
parviennent pas à résouch-e le problème d'inondations an-
nuelles, ils construisent leurs cases sur pilotis et peuvent
vivre
aisénlent pendant la saison des hautes eaux,
au
moment où les villages sont entièrement sous l'eau"(307).
Voici d'ailleurs comment André GIDE decrivait le village bo-
bangi envahi par le eaux en septembre 1925:
"Anêt à Bobangi pow· la nuit, le peuple qui s'elnpresse
n'est ni beau, ni sympathique, ni étrange... Les cases de ce
village, à l'époque des Clues, sont inondées durant un mois
et demi. On a de l'eau jusqu'à mi-cuisse. Les lits sont alors
juchés sur des
pilotis.
On cuisine
au-dessus
de petits
(307) E. O. n° 6

\\,': i,-.:;
'.t'

- ; •• ,~ .. .;;;::._ ., -...-.~ .J ••

---1.... .,.-
"- :::::if.: ..:~~.:;;:::.
1. C:lses sur pilollS d'Lill campeillent c\\c pêche
~\\ I~l s:liso[1 11I1<;1~\\

Pl.
19
Molondo,
Quartier de
l'ancienne
cité-état
Bohul u

'3"=··. .T
424
monticules de etrre. On ne circule plus qu'en pIrogue.
Comme les cases sont en torchis, l'eau désagrège le bas des
murs.
Le
Capitaine nous
affirme que certains villages
restent inondés pendant trois IllOis" (308).
Nous avons nous-même vécu cette situation en septembre 1961
à Mossaka de retour d'tme campagne de pêche de mwanga avec mes
parents dans le Bas-Oubangui, avant de renlOnter rejoindre Linnenge notre
village.
Dans les cités-états de la "zone des lagunes", la situation était
différente. Les constructions y reposent sur un soubassement artificiel, à
deux étages. Chaque village occupe un tertre légèrement surélevé. A leur
tour, les maisons s'élèvent sur un socle individuel de terre rapportée.
Lorsqu'en fin septembre les crues commencent à déverser l'eau
sur le pays, les cours d'eau entrent en communication avec les lllarécages
latéraux et les pirogues peuvent alors sillOlmer le tenitoire les Likuba
vont en ce llloment chercher la tetTe, loboko, sur des points exondés pour
venir surélever le sol de leurs habitations. Le socle de terre rapportée de
chaque parcelle se prolonge latéralement et demère par une sorte de
plate-bande moulée sur elle-lllêlne, mondzeke (pl.: mi-).
L'espace fonné entre le socle des cases et le mondzeke sera
comblé au fil des années par des appOlts continuels de terre, loboko, et
mapu ( les mapu sont des mottes de terre arrachées du sol avec des
touffes de grandes herbes), et de détritus domestiques, ebandi, qui em-
pêchent ainsi la plate-bande de s'affaisser. On en fait ici une place de
(308) GIDE, 35

425
choix pour les cultures de jardin, tandis que le mondzeke est ceintln'é de
bananiers, de palmiers et d'autres plantes utiles : orangers, citronniers,
mangUIers ...
A la longue, la tene accumulée dans chaque parcelle fonnera un
talus dépassant le niveau des grandes crues . .Entre les parcelles en talus
des habitations d'un village, se fonnent des passages en rigoles où les
pirogues circulent pendant la saison des inondations, fi pela, lorsque les
eaux les ont pleinement envahies.
A crOIre nos informateurs Hkuba, les choses semblent n'avoir
pas changé depuis la passage de l'explorateur FRONIENT qui décrivait
les villages lik uba
"bâtis sur des bandes d'argile exhaussées en talus par le
travail des honunes de façon à défier les inondations de la
SaIson des pluies. Ces talus sont di visés en nombre infini
par des rigoles profondes où des pirogues circulent, et qui
forment ainsi le réseau des rues de ces V énises africaines" (309).
La grande cité actuelle de Mossaka (6000 habitants) a été
construite presque entièrement de cette manière à partir de l'époque de
l'implantation coloniale dans cette zone,
d'après nos infonnateurs. Le
géographe Gilles SAUTTER le confinne, lui qui a visité en 1961 le
village Mobaka alors en
construction, qui est devenu aujourd'hui un
quartier de la cité de Mossaka (310). il nous relate même les étapes de
construction d'une case sur ce site :
(309) FROÎl/IENT, 462. L'allusion à Venise avait été emprunté par FROMENT à Jacques
DE BRAZZA cf. Bull. Soc. Ital. (1887),321.
(310) SAUTTER, 261

426
"Voici les étapes de l'opération:
1°) - des poteaux sont enfoncés dans le sol, et sur ces
plateaux la chaI]Jente
est dressée
autour d'un plancher
surélevé
2°) des mottes de terre sont entassées, l'herbe tournée en
dedans en une smie de mur qui fait à distance le tour des
poteaux jusqu'au niveau du plancher
3°) le creux, à l'intérieur du Inur de terre, est comblé au
moyen de terre en vrac et de matériaux divers soigneuse-
ment tassés ;
4°) la construction de la case proprement dite est achevée",
Qu'on se représente combien de temps et quel travail s'impo-
saient les Likuba pour leur inlplantation sur un site ! Les villages moye,
likwala et bobangi que nous avons aussi visités sont bâtis de la mênle
manière . Les sites surélevés s'étendent sur des bandes de terres pouvant
atteindre même 5 kilomètres de longueur. Certains villages des Bana mai
sont parfois composés de ces sortes dllots artificiels rémlls entre eux par
des ponts : tel est le cas par exemple de la cité-état de Bohulu.
Aussi n'est-il pas question, sous le prétexte d'lm songe ou de la
mort du chef, d'aller recommencer à reconstruire son village plus loin.
Perchées sur des buttes artificielles, produits d'lm long et pénible travail
- que de paniers de terre pour un village ! -, les villages des Bana mai
trouvent en plus de l'attachement au tenltoire conquis par leurs ancêtres,
un facteur de particulière stabilité.
Ici nous trouvons une
des
explications
pour lesquelles,
ru
l'action menée en 1946 par l'administration coloniale pour transférer les

427
populations likuba de la "zone des lagunes" vers Loukolela(311), ni les
fortes inondations conune celles de 1878, 1961 et 1981, n'ont jamais
incité les Ngala riverains à abandonner cette contrée.
3. 3. 1. L'implantation des cases.
Dans le "pays des confluents", l'habitat est groupé. Les cases
sont construites de chaque côté d'une place centrale circulaire, ou de
chaque côté d'une piste (cf fig. 9 et Pl. 17). Derrière elles, le dépotoire à
ordures qui, sans que les villageois en soient conscients, favorisent la
croissance des bananiers plantains, des plantes maraîchères, des palmiers.
Sont élevées derrière ces cases, des espèces de cages sur pilotis, de
véritables paniers-greniers où étaient stockées les réserves de denrées
alimentaires telles que le manioc et les bananes, et à partir de l'époque
coloniale des palmistes dont la cueillette était exigée par le "Compagnie
Française du Haut et Bas-Congo" (CFHBC) , société "propriétaire" du pays.
Dans lm village ordinaire, sorte de hameau, les cases sont
occupées par les membres d'un mênle lignage et par leurs afins. L'unité
dans ce genre d'habitat est réalisée autour de monkondzi 0 mboka; elle
se concrétise
par son hangar, kanza (obeie; isambo) (cf. Pl. 18). Dans
tout village des Bana mai, il y a généralement un kanza, à moins qu'tme
SCISSIOn ne soit intervenue dans le lignage ; les raisons de convenance
personnelle et les simples malentendus peuvent amener certains membres
du lignage à construire leur kanza propre. Les cases sont ici indivi-
duelles. Dans les cas de polygamie, il y a autant de cases que de fenunes.
Tout adolescent en âge de participer aux expéditions commerciales en
pirogue ou à la pêche nocturne par exemple - 15 à 18 ans - doit prouver
(311) Nous consacrons dans la dernière partie de cette Thèse un développement au transfert
des Likuba vers Loukolela.

42r
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429
sa maturité en construisant sa case. Seuls les enfants en bas âge pouvaient
VIvre sous le toit de leur mère. Ces hameaux à un seul lignage sont
aujourd'hui en nombre négligeable. Ils trouvent quelquefois leur origine
ou explication dans les croyances superstitieuses : un taux de mortalité
trop élevé est attribué à un amé dit sorcier... alors que parfois il s'agit tout
simplement d'une banale épidémie du genre de celles qui ont marqué
l'évolution démographique du "pays des confluents" et que nous présentons
plus loin:
maladie du sommeil,
grippe,
paludisme... Le seul moyen
supposé permettre d'échapper à l'hécatombe consiste alors à déserter le
village originel. Mais généralement la nouvelle implantation se fait simplenlent
à l'autre bout du même domaine, eboko, sur une terre exondée jamais exploitée.
Dans le cas, plus courant, des villages multilignagers, grosses
unités résidentielles, l'implantation des cases obéit à des règles précises.
Contrairement au type précédent, il y a ici plusieurs lignages individua-
lisés. Même si leur unité est perceptible, Iuême si aucune délimitation
artificielle n'est visible, le village est cependant compartilnenté ; les
membres d'un même lignage occupent un secteur, un quartier; le groupe
résidentiel est donc divisé en groupes locatifs. La case d'une personne
étrangère à lm lignage ne peut s'intercaller parmi les cases des membres
du lignage. Chaque groupe locatif dispose d'un kanza autour duquel se
retrouvent les individus ayant une ascendance commune.
Lekanzaseprésente sous deux degrés :il y ad'abordle kanzadulignage
où se prennent les repas, où se réglent les problèmes intérieurs au lignage et qui
est aussi un centre d'éducation pour les jeunes garçons, car le kanzan'est réservé
qu'aux honunes : il s'agit là du kanza privé (cf Pl. 18).Le kanza public c'est le
kanza du mokondzi ° mboka, le kanza du chef où l'on régIe les palabres inter-
lignagers (cf. Pl. 18). Le principe des villages multilignagers n'ajamais été remis
en cause par l'administration coloniale.

430
Dans les villages multilignagers, la situation géographique de
l'eboko d'origine du lignage intervient quelquefois dans l'implantation
des cases : celles-ci sont construites dans tUl secteur du village qui
semble plus proche de l'eboko de provenance de leur propriétaire, un peu
à l'image des Muswmans dans l'orientation de leur mosquée ou dans leur
prière : toujours vers l'Est... en direction de la Niecque, en signe d'atta-
chement à l'origine de leur religion ! La disposition des cases en fonction
des liens de parenté relève, non seulement de l'instinct grégaire des Bana
mai, mais surtout de leur attachement à ces liens en raison de leur
caractère utilitaire. Ceci est d'autant plus facile à comprendre que c'est
dans ce cadre que l'on est assuré de trouver protection, assistance et
subsistance. La similitude avec l'Occident médiéval est évidente ici, et la
parenté est conçue comme un moyen d'entr'aide. Cette conception persis-
te jusqu'à nos jours ; elle est même caractéristique de la personnalité
africaine en général: chaque travaillew' employé en ville par l'Etat ou les
sociétés privées considère son salaire comme tUl bien collectif qui doit
profiter à tout son lignage, y compris aux parents restés au village.
Toutes les cases dans ces villages ne sont pas toujours construi-
tes sur la même rangée. Certains vieux, pour échapper aux tourbillons de
la vie sociale du village, se font construire tUle case en retrait, faite
souvent de branchages. D'autres vieux se refusent à quitter leur village
originel pour tUl autre; ils y restent jusqu'à la mort par marque de fidélité
aux ancêtres: tUl kanza, deux ou trois cases constituent généralement les
seules habitations. Une piste... recouverte d'herbes .. relie ce village au
gros village, d'où provient le ravitaillement des vieux en vivres frais.
Connue le patrilinéarité pnme en pays ngala, on construit dans
le village paternel, sur l'eboko paternel : c'est la patrilocalité. NIais des
enfants peuvent aussi s'installer dans le village originel de leur mère,

· TW'emSarJt1Rc
15'WJSnDrr'"i@"Miftf"
431
confonnément aux dernières volontés d'lm père qui, dégoûté ou conVaIn-
cu de la sorcellerie ou de l'antipathie de son libota, veut ôter sa progé-
niture de la portée des sorciers. Il est loisible à une homme de construire
dans le village de sa femme ; cela est nonnal lorsque le couple a des
enfants; mais on est souvent la risée de tout le monde. Les parents
peuvent s'implanter sur l'eboko de la belle-famille : les parents du mari
ont le droit de bâtir chez les beaux-parents de leur fils et inversément. Les
enfants constituent donc un gage d'alliance solide qui intègre les con-
joints à l'eboko des belles-familles : ce droit, par extension, revient aux
parents des deux conjoints.
De nos JOurs, il est devenu courant de voir des hommes aban-
donner leur village d'origine pour s'implanter dans celui d'une femme
avec qui ils n'ont pas d'enfants : l'amour fait ainsi des brêches dans la
législation traditionnelle ; c'est même la principale force de gestation de
la nouvelle société contemporaine!
Mais pour toute installation dans un autre village, l'accord de
monkondzi 0 mboka constitue un préalable rigoureux.
Il ressort de tout ceCI que la parentèle sous-tend la reglémen-
tation de l'habitat, ou mieux le droit de cité. Le village doit donc être
perçu comme une communauté de parents ; sa cohésion se personnifie en
un ou plusieurs vieillards ou aînés autour desquels se situent les villageois;
il est d'abord une réalité de structure personnelle où seuls comptent les
rapports
hwnains.
Sous l'impact colonial, un principe nouveau apparaît: le village
réalité socio-économique ; l'attachement à ce genre de village vient de
l'insertion personnelle dans une activité lucrative, rémunératrice : c'est le

432
cas de l'huileries de la CFHBC à Tchikapika ou des ateliers à bois de
Bonga ou Loukolela par exemple où les habitants des centres ne vivaient
ensemble qu'à cause de l'appât du salaire. Cet attrait des gains réalisés
dans ces centres péri-urbains est à l'origine de l'abandon de certains
villages, et des regroupements des populations d'origines diverses.
3. 3. 2. La typologie des cases des Bana mai
Comme dans la plupart des civilisations néolithiques, on ne
peut
parler
d'architecture
des
cases
sans
souligner
l'importance
de
l'écologie : le type d'habitation est déterminé par le milieu naturel (cf. Pl.
18). Les murs des cases sont en terre, ou plus couramment en bambou. Ce
matériau est tiré d'un genre de palmier-rônier qui fournit par ailleurs une
huile très
appréciée par les ménagères, et une sève qui donne un vin très
bu aujourd'hui, molenge ou tsamtsam. Les lianes interviennent pour
consolider
l'annature
renforcée
par
des
montants
horizontaux,
deux
servant de bords d'arrêt, tandis que le troisième se trouve en "position
mésiale", pour employer le langage des préhistoriens.Un perçoir en fer
pennet d'ouvrir dans les bambous de petits trous à travers lesquels on fait
passer les ficelles. Ces murs ne sont pas très hauts, ne dépassent pas deux
mètres. Les toitures sont recouvertes de tuiles de bambou. Ces cases sont -
rectangulaires et implantées perpendiculairement à la piste traversant la
cour du village dans toute sa longueur. Toutes ces cases, généralement à
une seule pièce, ont leur entrée sous le pignon (cf fig. 10). On trouve ausi
des cases avec toit avancé de façon à fonner loggia sur le devant, servant
à la fois de cuisine et de salle de séjour, kanza ou isambo (fig.
10).
Lorsque la case ne comporte pas de vestibule, la cuisine se fait dehors,
devant la case, ou en cas de pluie, dans l'unique pièce qui sert aussi de
chambre à coucher. Le mobilier, du moins dans les habitations des
femmes, est composé d'un panier-grenier, otala, où sont conservés les

425
intériQur d'une
KANZA -
case de femme
.~
/.
L
-7
/
..-
7
t"I".P
... :6 .. ~
f\\
III TI
.
V
V
case ancienne avec loggia
ancienne simple
case en adobe avec loggia
e en adobe simple

434
graIns des prochaines semailles, du poisson fumé ou de la viande bouca-
née, des corbeilles, des calebasses, des paniers. Un feu entretenu pendant
toute la nuit réchauffait la maison, en même telnps qu'il assurait la
protection contre les insectes nuisibles... On doit aussi mentionner les
lits en bois faits chacun de quatre piquets supportant un sommier ; la
couche est faite de tronçons de bois ou de bambou au- dessus desquels on
pose des nattes. Les engins des activités rurales alimentaires y sont
également
gardés.
Le mobilier est moins encombrant dans la case de l'époux: il y
a tout juste un lit, une claie et une panoplie d'armes : lances, couteaux,
arcs
et flèches,
fusil...
Les
entrées
des
cliférentes habitations sont
fennées par des ekugi, portes en écorce ou en bambou. L'entrée du
kanza, plus large que celle des cases, est généralement fermée par un
portail, ekagala, fait de mbanzi, partie dure du bambou.
La colonisation française devait bouleverser toute cette tech-
ruque authentiquement ngala pour imposer une autre typologie de cases:
les murs sont désonnais faits en pisé. Ce matériau de construction est
couramment employé dans toute l'Afrique tropicale : on l'appelle "mud
and wattle" en Afrique Orientale. Cette technique a dû être imposée vers
1913 avec l'amorce de la politique de regroupement des villages. Le
SOUCI
de sécurité a certainement constitué le facteur déterminant dans
l'adoption de la nouvelle architecture : elle protège en effet plus effica-
cement contre les bêtes féroces et est moins exposée aux incendies.
Aujourd'hui encore, les cases avec nlurs en briques et toit en
tôles ondulées ne se sont pas encore imposées solidement dans le "pays
des confluents" : elles exigent un investissement financier important qui
n'est pas toujours à la portée de la multitude.

Architecture de. la case ngala
(en haut: case communautaire, Kanza (olebe; isambo) de
Kani. S'y réunit parfois le "cercle otwere".
(en bas, à dro:(e un Kanza familial (privé)
P .
~o

435
CONCLUSION
Les Likuba, Likwala, Bobangi, Buenyi, Sangha-Sangha,
Moye se sont implantés en plein marécage, mieux, sur les rares terres
exondées de la "zone de l'eau" de la Cuvette congolaise, milieu appa-
remment repoussant à cause de la permanence de l'eau. Ici, ce n'est pas
la fertilité et l'abondance des sols qui a commandé l'installation des
hommes, mais l'eau. Ce qui est curieux, lorsque l'on sait que la "zone des
teues fennes" se situe en amont de ce "pays des confluents", à 100 ou 150
kilomètres de distance.
Pour comprendre une telle option, l'historien -structuraliste a
dû renverser l'analyse: partir de l'étage pour parvenir aux fondations afin
de comprendre ainsi l'échaffaudage de cette civilisation à l'évidence
originale, modelée par ces Ngala que nous nous sommes convenus de
désigner
par "Gens d'eau", Bana mai, à cause de l'habitat.
L'accomodation ingénieuse à leur milieu semi-aquatique qm se
révèle dans l'habitat pousse à un autre questionnement : conunent ces
populations dont les fortes densités de cencentrations sur les rares teues
exondées ont surpris tous les explorateurs européens à la fin du XIXè
siècle faisaient-elles pour se nournr, dans les conditions détestables où
les plaçait le milieu ? C'est ce problème que nous allons essayer de
résoudre en analysant
le mode de production élaboré par les Bana mai.

436
B. LES RAPPORTS SOCIAUX DE PRODUCTION
Nous allons à présent détemnner un aspect
fondamental du
mode de production des Bana mai: les rapports entre les hommes dans
la pratique matérielle
ou rapports
sociaux de
production.
Cadre et
support social du procès matériel de l'appropriation de la natme pour la
production des biens matériels d'existence, les rapports SOCIaux se tra-
duisent non seulement, comme nous l'avons déjà vu, par les formes
sociales d'accès et de contrôle des moyens de production, mais aussi par
les formes d'égalisation de l'énergie humaine dans les différents procès
de travail, et les formes de distribution et de redistribution du produit du
travail individuel ou collectif.
Avant d'examiner les différentes formes de l'organisation so-
ciale du travail, nous allons d'abord définir ce qui nous paraît essentiel,
et qui permettrait de compendre plus loin les procès de production des
activités des Bana mai: la notion du travail chez les Bana mai.

437
1 - LANüTIüN DE TRAVAIL CHEZ LES BANA MAI (312)
Certains hommes d'église et administrateurs de l'époque de la
pénétration coloniale
européenne
ont présenté
l'homme
noir comme
étant un individu avili, W1 être dégradé se rapprochant plus de la bête que
de l'homme, et dont la nonchalence dite héréditaire est incurable parce
que le Noir avait, paraît-il, la facilité de vivre dans une nature exubérante
sans
travailler.
Le Père PRAT parle de la "paresse invéterée" des Mbosi qu'il
justifie par le fait "qu'ils se procuraient facilement le manioc, la viande
et le poisson; à cause de cela ils n'étaient guère tentés par une activité
commerciale
quel conque"(313).
Monseigneur AUGOUARD généralise cette observation:
"On raisonne avec les Noirs comme on raisonne avec les
Européens
dont
l'activité
financière,
commerciale,
ouvrière..etc se porte sur tout ce qui peut procurer richesse
et bien-être. Or, il n'en va pas de nlême en Afrique où le
travail est un déshonneur et où le Noir ne travaille que juste
ce qu'il faut pour ne pas mourir de faim. Pourquoi du reste
le Noir travaillerait-il puisqu'il trouve le moyen de VIvre
sans se fatiguer et en donnant le ventre au soleil ? Fran-
chement, croyez-vous que beaucoup de Blancs n'en feraient
pas autant s'ils avaient les moyens de vivre sans rien
faire"?
(314)".
(312) Nous avons repris en compte une partie des idées de MOBOMBI sur la question
(313) PRAT, Petite grammaire mbochie, XXIII.
(314)AUGOUARD (Mgr), Vingt-huit année au Congo, II, 329.

438
La France impérialiste avait à justifier à l'époque devant son
OpInIOn publique les mobiles qui l'avait amenée à conquérir le monde
outre-mer. La littérature coloniale tenait à légitimer la nécessité pour la
France en expansion industrielle d'obtenir des colonies-débouchés et des
sources d'approvisionnement (plutôt qu'une mission civilisatrice huma-
nitaire), en démontrant à partir d'appréciations empiriques que dans les
sociétés africaines les individus ne travaillaient pas parce qu'ils consi-
déraient le travail conune une activité secondaire de leur mode de vie.
Henri TRECHOT écrivait ainsi au début du siècle:
"Ce n'est pas un mystère pOUT personne que l'indigène du
Congo ne montre pas un goût très maTqué pour un travail
régulier et suivi" (315).
CUVILUER
est plutôt cymque vis-à-vis du Congolais :
"Que le noir disparaisse ou qu'il soit plié à la loi du travail!
La cause de la prospérité des peuples européens, la source
de leur civilisation avancée n'est-elle pas dans le travail "? (316).
Il faudrait peut-être lire à la source des ces préjugés la nécessité
de justifier les exactions coloniales petpétrées sur les sociétés congolaises
pour les obliger à produire plus, non plus pour satisfaire leurs propres
besoins, mais pour approvisionner le marché français.
En réalité, la vie dans la société ngala avait son fondement ultime
dans les formes et les structures de son mode de production des biens
matériels de subsistance, et le travail était ici le fond dans lequel elle
puisait pour tout ce dont elle avait besoin.
(315) TRECHOT (H.), Rapport sur la situation économique du Congo Français (1905), 12.
(316) CUVELIER (H. F), La mise en valeur du Congo Français (1904), 52.

439
NIEILLASSOUX définit la production comme
"la condition même de l'existence de la société. Une société
peut interrompre l'exercice de ses cultes, renoncer à ses
rites, ses danses et son art sans cesser d'exister, mais elle ne
peut s'arrêter de produire sans disparaître physiquement.
Les rapports de travail noués autour de cette exigence sont
quotidiens et étroits" (317).
La production était dans notre
société l'activité matérielle
consacrée à obtenir ou à fabriquer ce qru était nécessaire à l'existence
humaine. Toute activité qui par procès simple ou complexe aboutissait,
par l'investissement de l'éner gie humaine, à procurer aux hommes les
produits nécesaires à la satisfaction de leurs besoins vitaux, doit être
regardée comme du travail.
La subsistance, comme le définit BESSAIGNET (318), c'est ce
qru correspond à la satisfaction des besoins physiques, mais aussi de tous
les autres besoins plus abstraits qui font partie de l'existence normale de
la société. Obtenir ce qu'il faut pour manger, boire, se vêtir, se loger, etc.,
constituent les mobiles de la pratique matérielle de toute société. Il reste
donc à savoir en quoi le travail dans la société ngala se distinguait des
autres activités sociales. Ce serait ainsi une erreur monumentale que de
ne pas comprendre par exemple qu'une danse rituelle préludant une
campagne de production comme la chasse ou la pêche dans la société
ngala faisait partie du processus du travail et non des loisirs.
Si dans le monde moderne, actuel, le travail est le fait de celui
qui six jours dans la semaine se rend à horaire fixe à l'usine ou au bureau
(317) MEILLASSOUX (C.), AnthropologieéconomiquedesGourodeCôte-d'Ivoire,(l964), 10
(318) BES SAIGNET (P.), Principes de l'ethnologie économique (1966), 20.

44D
et touche un salaire, il n'en était pas ainsi dans notre société traditionnelle
où le travail, mosala, n'était pas toujours diférencié de l'activité géné-
rale.
Jusqu'aujourd'hui,
dans
notre
société
traditionnelle,le
calcul
du
temps ne répond pas à un souci d'ordre mathématique. Mieux, le temps
avait ici une signification instantanée,
concrète,
en relation avec la
nécessité de produire. Peu importe que le soleil se lève à 5 heures ou à 6
heures, ou se couche à 18 heures ou à 19 heures. Seule compte la notion
de lever ou de coucher du soleil. Si dans la société européenne, le temps
est une durée pouvant être consommée, vendue ou achetée, en pays ngala
ce temps doit être "crée". C'est-à-dire, ici l'homme n'est pas esclave du
temps, mais fait la quantité de temps qui lui est nécessaire. Et la vie
économique, est étroitement liée, conditionnée par cette notion de temps
qui se présente comme un prédicament théorique issu de la "praxis"
humaine.
Quelle que fût l'exubérance des ressources d'un domaine, toute
ressource naturelle n'existait comme bien matériel que si les hommes
pouvaient accéder à son exploitation, si toutes les conditions nécesaires
de production étaient réunies en ce lieu. A titre d'illustration, la récolte
du miel qui est pourtant un produit déjà tout
fait par les abeilles - on
devrait même parler plutôt de ramassage de miel - était soumise à la
condition que la ruche soit placée dans un arbre facile à abattre. Lorsqu'elle
se trouvait par exemple logée assez haut dans un bois de fer et que le
travail qu'il fallait pour abattre cet arbre serait pénible, alors ce miel
n'avait plus aux yeux des hommes que la même valeur attribuée aux fruits
sauvages non comestibles!
Les ressources naturelles étaient en exubérance dans certains
domaines du milieu naturel certes, cependant l'accès à leur usage était
reglémenté. Cette reglementation, associée aux influences naturelles sur

441
la pratique matérielle des hommes et à l'état de leurs moyens de produc-
tion, faisait qu'ils ne puissent vivre du simple ramassage des biens
comme au paradis biblique sans avoir à travailler. A certains de ces
endroits étaient attachés des interdits, bikila, où l'on ne devait jamais
s'aventurer pour pêcher, cultiver, cueillir, chasser, abattre des
arbres,
installer des campements. A Mobiya par exemple, village situé au bord
de la Ndeko, l'observateur sera-t-il surpris encore de nos jours qu'il existe
un endroit à son aval dit Longa, pourtant propice à la pêche, mais où
personne n'ose s'aventurer pour entreprendre cette activité ?
Le travail peut être soit une activité individuelle,
soit une
activité collective impliquant diverses formes de coopération. Aux lieux
de production, le procès des
cmerentes activités s'interpénètrent. Le
travail est parfois rythmé de chants. L'homme interrompt ici une partie
de pêche, pour aller se ravitailler là-bas en lianes, ngoli ou mbongo, qui
serviront le soir venu à entreprendre les activités artisanales au campe-
ment comme la fabrication des paniers, ou pour aller visiter des filets
dormants, ou pour aller couper les bois qui serviront la saison venue à la
réfection des cases du village. En forêt, le processus de fabrication des
pirogues est souvent interrompu pour une partie de chasse. Parallèlement,
les femmes peuvent délaisser les travaux agricoles pour la cueillette des
légumes, des fibres et des fruits sauvages.
Les activités productives sont faites simultanément pour que
les
produits
de
subsistance
soient
rapportés
quotidiennement.
Elles
interfèrent également avec les activités sociales. Plusieurs cellules in-
terrompent ainsi souvent leurs activités productives afin d'aller se ras-
sembler, le jour convenu, au village où elles sont appelées à sièger pour
le réglement des contentieux judiciaires, mabandzo, ou li gnagers , mo-
sambo, ndoko.

442
Dans tout le pays ngala, le jour dit tsono qui servait de référence
à la quatraine (calendrier de quatre jours) était reconnu conune jour de repos.
Les gens ne se rendaient pas aux lieux de production ; on
supposait que c'était le jour où les mânes des ancêtres, mikwe, et les
mauvais génies, biyiri ou midzoli, allaient dans les domaines de pro-
duction pour s'approvisionner en vivres. il convient de souligner ici que
la notion de "semaine" est inconnue dans notre société traditionnelle ; il
est plutôt question, jusqu'à ce jour dans la pratique matérielle tradi-
tionnelle, de "quatraine" soit quatre jours.
Si le calendrier romam a pour base le chiffre 7 et comporte 4
semaines pour faire "grosso modo" un mois (7 j x 4 = 28 j), la base du
calendrier ngala est 4, qu'il faut multiplier par 7 pour obtenir un mois
lunaire, soit
28 jours. M:algré la différence des bases et de nombre de
semaines, nous constatons que les deux calendriers sont articulés sur les
mêmes chiffres, 7 et 4. Il y a visiblement une sorte de correspondance
entre la civilisation ngala d'une part, et la civilisation européenne d'autre
part, qui peuvent avoir un point conunun à l'origine de tous les calendriers,
du côté des civilisations néolithiques qui précèdent l'épanouissement du
Nil des Pharaons.
Ainsi, le travail, mosala, le repos, kowoma, les loisirs, ma-
tanda,
et
autres
activités
sociales
s'interpénétraient,
s'interposaient,
harmonisant la vie sociale.
Le travail était donc dans cette société un ensemble reglé
d'opérations
qUl,
dans la combinaison des facteurs
de production à
travers l'activité matérielle des hommes,
conduisait à l'obtention des
biens nécesaires à leur subsistance.

443
L'activité
productive
était
la
préoccupation
quotidienne
de
l'enfant, de l'adulte, du vieillard. Il n'y avait pas de période de congé, de
vacances, d'âge (adolescence ; vieillesse) où l'individu pouvait échapper
à cette tâche. L'épuisement des forces musculaires seul réglait la retraite
des vieillards des activités productives
toutefois par leur savoir, ils
continuaient à contribuer indirectement à leur exercice.
-
Dès l'adolescence, l'enfant était préparé au travail productif
auquel
il s'initiait à la pratique en participant progressivenlent aux
diverses
tâches
selon ses
aptitudes
physiques.
Les jeux précédaient
l'apprentissage véritable, et l'enfant suivait son père à la pêche, sa mère
aux champs. Les Bana mai jusqu'à ce jour jouent à jeter leurs enfants
dans l'eau de la rivière dès qu'ils ont atteint l'âge de trois ans environ. Le
péril qu'ils font courir aux enfants est ainsi leur initiation à la connais-
sance de l'eau, élément caractéristique de leur milieu naturel. Ils ap-
prennent alors dès cet âge à nager conune le poisson, obasa mayi, à se
servir de la pagaie et de la pirogue, oluka, pour devenir un riverain
pêcheur -navigateur professionnel.
Ce rapport au travail des Bana mai dans la production de leurs
biens matériels conduit nécesairement à examiner comment, finalement,
ils s'Olganisaient dans les activités productives.

444
II - L'ORGANISATION SOCIALE DU TRAVAIL
La production des
biens
matériels de
subsistance était une
activité or ganisée chez les Bana mai. Sur le modèle de la parenté, l'or-
ganisation sociale s'étendait à des rapports sociaux entre producteurs qui
se nouaient autour de leur pratique matérielle. La nécessité
d'exécuter
certains travaux dans un cadre déterminé d'oganisation des activités
productives impliquait, d'une part la répartition de certaines activités en
fonction des sexes et des classes d'âges au sein de la celhùe domestique,
et d'autre part différentes formes de coopération au travail collectif.

445
1. La division sexuée du travail.
Le campement, nganda, constituait chez les Bana mai la cel-
hùe de production de base de la société. Unité structurelle fondée sur la
parenté, elle se composait de l'homme, de sa ou ses femmes et leurs
enfants, ainsi que de ses autres dépendants. Cette cellule était un centre
autonome de production et de consommation portant sur un laJge éventail
d'activités : elle produisait les biens nécessaires à la subsistance de ses
effectifs, fabriquait son équipement, son mobilier, etc., édifiait ses
logements. Ce travail devant associer les forces productives de l'homme
et de la femme; la répartition des tâches par sexe s'imposa naturellement.
Certains africanistes européens (319) ont avancé que dans les
sociétés traditionnelles de l'Afrique Noire, les tâches les plus rébutantes
étaient toujours attribuées à la femme, ou encore que la fennne produisait
l'essentiel des biens vivriers dont la cellule avait besoin. Nous constatons
cependant que dans la société ogala, la répartition de certaines activités
productives en fonction des sexes relevait de la nature même des forces
productives de l'homme et de la femme, et non du dégré de la noblesse des
tâches à exécuter. Pour harmoniser l'activité de production des biens
matériels dans la cellule domestique, les Ngala avaient dû pressentir à
l'origine
de
l'organisation sociale du travail l'obligation de répartir
certaines tâches en fonction des aptitudes de chaque producteur.
Ils avaient dû constater ainsi que l'homme, bwele, était plus
disposé que la femme, mwene, à exécuter les tâches les plus rudes de
l'activité productive qui nécessitent un investissement intense de l'éner-
gie
musculaire.
(319) Lire notarrunent :
- SORET (M.), Les Kongo Nord-occidentaux
- RANDLES, L'ancien royaume de Congo

446
Ces activités qui devinrent
finalement des tâches exclusive-
ment masculines et qui amènent l'homme à s'absenter de temps en temps
du lieu de résidence sont :
la fabrication des pIrogues, pratiquée individuellement ou en
coopération simple ;
- la chasse;
- les pêches nocturnes ;
- certaines pêches telles que la pêche au filet déIi vant, moteku, la pêche
au harpon, mosoyi , la pêche à la ligne, la pêche aux claies, la pêche à la nasse ...
Il était logique que la femme qm procrée, qui est appelée
périodiquement à la retraite de matel1llté et constamnlent à entretemr ses
enfants, s'occupât des tâches qui s'exécutent dans l'environnement im-
médiat de la résidence. Aussi devenaient exclusivement féminines les
activités domestiques, les travaux de culture qui succèdent au défriche-
ment,
la poterie,
certaines
activités
artisanales
de
vmmerie telle
la
fabrication des nattes, certaines pêches telles la pêche à la corbeille,
eyika ou boloko, les digues , le ramassage ...
Il y a cependant des pêches qui rassemblent tout le monde,
hommes, femmes et enfants, dans une sorte de festival organisé. Ce sont
les pêches n1Ïxtes. Mais, même là, on note une certaine répartition des
tâches entre hommes, femmes et enfants : tel est le cas de l'exploitation
collective des étangs, etongo, et de la technique des claies (nous décri-
vons plus loin ces pêches).
A la longue, autour de cette répartition sexuée nécessaire du
travail se sont attachés des interdits, bikiya, qui ont cristallisé définiti-
vement des activités strictement masculines, misala mi bapele, et des
activités strictement fén1Ïnines,
misala mi bene.

447
La répartition sexuée des tâches répondait avant tout à une
nécessité de cohésion de l'activité productive de la cellule domestique.
Dans ce cadre, le mariage qui combine les forces productives de l'homme
et de la femme permettait à l'unité de production de s'assurer d'un
approvisionnement régulier et complet des biens nécesaires à la subsis-
tance de ses efectifs.
Ainsi, c'est l'homme qui apporte la viande au foyer; sa femme
qw travaille la terre maritale apporte presque tout le reste, tubercules et
légumes. Les fruits de cueillete et collecte, de forêt ou de plantation
proche sont le propre de l'homme, debout devant sa femme accroupie; et
tout ce qui est vertical est masculin, l'arbre comme la chasse et le
pagayage.
Seul l'homme est habilité à grimper sur le bananier et le
palmier à huile qui poussent derrière la case, pour y couper et ceuillir. Si
une fillette malséante s'avisait d'y monter, les régimes perdraient leur
saveur, puis l'arbre se déssècherait sur pied. Le palmier qui joue un rôle
magique consdérable dans les contes les plus anciens revèle des activités
essentiellement masculines, y compris dans le voyage chamanique pro-
pre au mâle. Le saigrage de cet arbre pour en tirer la liquer qui fermente
et enivre est masculin, comme la ceuillette des noix et des palmistes,
comme le trssage des bourres et fibres soit en rite mortuaire, soit en
"moulin" à huile. Masculine encore la collecte des palmes qu'on entre-
lace ordinairement en chaume de grande herbes.
Nous sommes passés insensiblement à travers la répartition
sexuée des travaux, de l'alimentation à l'atisanat. La poterie est féminine;
la vannerie est mixte comme est mixte la pêche. Mais au plus près de la
vannene, il faut mentionner une des spécialités des femmes Likuba, la
natte de roseaux serrés. La boissellerie, non moins masculine, donne
ustenciles et statues. La spatule qui prépare la cuillère et le bambou

448
piqueur qui remplit la fonction de fourchette ont l'intérêt de nous rappe-
ler que ces civilisations historiquement initiales ne sont pas seulement
cohérentes, mais complètes, avec la transformation des feuilles d'arbres
en papier de toilette ou en emballage de paquets ou en décoration
médicamenteuse... Mais le choix des feuilles, debout en parcours de
forêt, ou boissellerie assis avec un couteau à sculptet; travaux d'homme.
A l'herminette, ngwa, enfin, l'homme des nves est depuis le
fond de la protohistoire, sculpteur de tronc d'arbre qu'il transforme en
pirogues, meules et moules tel epa où l'on malaxe le manioc.
Il est important de souligner que dans cette civilisation lignagè-
re, cette répartition sexuée du travail debute à partir de l'adolescence
c'est-à-dire à partir de 10 à 12 ans : les adolescents, masculins ou
féminins, participent à toutes les activités propres à leur sexe ; mais ils
n'y ont pas le pouvoir de commandement, ni de décision; c'est en effet
la caste des aînés qui contrôle tout le système de production selon une
hiérarchisation fondée sur la stratification sociale, elle-même imbriquée
dans les initiations.
Il est à noter que l'adolescence se termine chez le jeune homme
par une initiation qui l'introduit dans l'univers des adultes.
Si la répartition sexuée du travail était nécessaire pour entre-
prendre l'activité productive
de
la
cellule
résidentielle
restreinte,
la
coopération pour l'exécution en collectivité de certaines activités pro-
ductives était une
autre forme
de rapports sociaux indispensables à
l'unité de production éhugie.

449
2. Formes de coopération au travail collectif.
Celtaines
activités
productives,
notamment
les
activités
de
pêche qui nous servent d'illustration ici, puisque les Bana mai sont un
peuple
essentiellement
pêcheur, instituent jusqu'aujourd'hui entre les
différents producteurs des rapports multiformes. Certains types de pê-
che, du fait de leur complexité ou envegure impliquent, pour être menés,
la combinaison de plusieurs techniques et nécessitent, pour ce faire,
certaines formes de coopération entre diférents producteurs.
On distingue deux principales formes de coopération
la coo-
pération simple et la coopération élalgie.
2. 1. La coopération simple
La coopération simple est intralignagère. Elle s'établit entre
différents producteurs, membres d'une lnême fanùlle large. Ceux-ci ont
les mêmes droits sur les domaines pri vés de la pêche. Ces derniers étant
la propriété de la communauté, les produits de ces pêches sont équitable-
ment répartis entre les différents producteurs.
Les pêcheurs ont souvent
besoin d'aides. Aussi la coopération
simple associe souvent les aînés et les cadets. Ce n'est pas aussi simple.
Les petits frères ou les neveux n'entrent pas dans cette coopération tout
simplement pour aider à la production. Les aînés sont, en outre, investis
de la mission de façonner les cadets à travers cette coopération. Ils ont le
devoir de fOlmer les cadets pour en faire, au fur et à mesure, des hommes.
Cette coopération est toute une école. C'est pourquoi le premier enrôle-
ment du cadet et son départ à la campagne saisonnière de pêche prennent
souvent l'allure d'un départ à une cérémonie d'initiation. Le cadet est mis

450
au défi de tenir face aux rudes épreuves que lui réserve la pêche. L'aillé
ne le ménagera nullement. C'est à chaque fois une sorte de test. C'est, après
avoir appris en servant pendant plusieurs saisons en qualité d'aide, mpende, qu'il
lui sera unjourindiqué de se procurer, lui aussi, des engins de pêche et de prendre
à son tour lm mpende. Ceci est synchronisé avec la date de son mariage et la
construction de son habitation. Il entre ainsi dans la sphère des aillés.
Cette coopération simple englobe également les esclaves do-
mestiques qui occupent, sur le plan économique, une position égale à
celle du cadet dans l'organisation sociale du travail, à la seule différence
que leur condition ci vile n'était pas pareille à celle du cadet, homme libre.
Dans cette fonne de coopération, le schéma est identique tant
chez les producteurs masculins que chez les producteurs féminins. Il
s'agit toujours d'un ensemble de rapports de travail permanents entre les
membres de la cellule de production et leurs alliés, liés en obligations
réciproques de parenté et de voisinage. Cette coopération était en réalité
le mode courant des rapports de production entre les producteurs, condi-
tionné par la nécessité de complémentarité des forces productives hu-
maines face aux rigueurs du milieu naturel qui rend hasardeuse l'entre-
prise individuelle des activités productives à certaines saisons.
Les femmes de plusieurs cellules s'associent entre elles pour
entreprendre certaines pêches telles les pêches aux petits étangs, ou la
fabrication de l'huile ; les hommes s'associent également par exemple
pour des parties de chasse au filet, ou pour des travaux de finition du
procès de fabrication des pIrogues. La construction d'une case qw se
déroule généralement en deux phases principales
associe d'abord les
hommes pour monter la charpente et la toiture, ensuite les femmes pour
remplir les cadres des murs de torchis.

451
2. 2. La coopération élargie
C'est la fonne de coopération qui dépasse le cadre familial et
institue des relations interlignagères clans le procès de production. Cette
fOffile de coopération associe aUSSI bien les producteurs masculins que
féminins. Elle est commandée par la nature des travaux à entreprendre :
certains types de pêche en elet ne peuvent être entrepris par l'étroit
cercle familial de producteurs. Alors, plusieurs villages ou campements
s'associent et organisent une pêche collective: ces campagnes de pro-
duction rassemblaient en effet aux saisons mwanga et esewu plusieurs
cellules
domestiques
selon un mode
d'organisation qui a laissé des
épisodes nostalgiques profondes dans l'histoire de cette société ngala du
"pays des confluents" qui s'effondre de nos jours (320). Ce sont les
Bobangi de Bonga qui nous ont décrit ce type d'organisation, le kola que
nous présentons dans le prochain paragraphe (321).
Les villages Bonga, Ekunungu, Sengolo, Mobiya, Biri, Bo-
koso,
les
campements
Kwekete, Lombe, Milembe, Bombongo,
Bwemba étaient récemment encore dans les années 1980
les théâtres de
ces
grands
rassemblements
de
producteurs
pour
accomplir plusieurs
tâches complémentaires du
procès de production d'une même activité
productive. C'est pour pêcher aux étangs, otoka biliwa, et à l'enceinte
flottante, opaka lokala, des stratégies de pêche que nous décrivons plus
loin, que les producteurs se rassemblaient ainsi en coopération élaJgie.
Cette coopération élar gie mettait en présence, dans le cadre du procès de
production, un lignage propriétaire et un ou des lignages clients.
Il y avait distribution de tâches, ikawola
ntomo, et les pro-
ducteurs se répartissaient en plusieurs équipes de travail entreprenant
(320) cf. E. o. nO 6
(321) E. O. n° 6

452
simultanément les travaux d'un même procès de production. Cette action
coopérative avait pour effet la réalisation rapide des travaux en permet-
tant ainsi la réduction du temps de production.
Par exemple, à la pêche aux grands étangs, simultanément, les
hommes s'occupaient de la construction des barrages de terre de boue
mélangée aux débris végétaux, otonga miboka, tandis que les femmes et
les enfants coupaient les piquets, miete, et les lianes, mbongo et ngoli,
qui
servaient à la construction des barrages,
et creusaient le canal
d'écoulement des eaux, mobabali mo eliwa, au devant du barrage prin-
cipal ; puis les adultes, hommes et femmes vidaient les eaux de l'étang aux
épuisettes, mongolo. Nous décrivons plus loin en détail cette stratégie de pêche.
En coopération simple, le travail collectif était dirigé par l'aîné
de la cellule, mokolo e nganda, qui avait l'initiative et la conduite des
travaux dans le campement. En coopération élargie toutes les entreprises
se faisaient sous la direction des chefs d'équipes, batangi, supervisés par
le chef de terre lui-même, morne ese, qui travaillaient d'ailleurs comme
tous les autres producteurs.
2. 3. L'association dite kola
Le kola est lIDe véritable institution sociale créée par les rive-
raIns du Bas-Oubangui et qui se retrouve également chez les autres Bana
mai de l'entre Oubangui-Congo tels que les Djandu, Bamwe et Ndolo de
la Haute-Ngiri et chez les Ngala "terriens" tels que les Ngombe et les Likaw
de la Ndolo-liboko ,lesBambomaetles Bobo de l'entre Moanda-Ngiri
(322).
(322) cf. MUMBANZA, Il Fondement économique de l'évolution des systèmes de filiation
dans les sociétés de la haute-Ngiri et de la Moeko, duXIXè s. à nos jours Il, in Enquêtes
et documents d'histoire africaine (2 (1977), 16-17.
cf. aussi sa Thèse. La substance de notre développement provient essentiellement de ces
deux travaux.

453
Nos infonnateurs likuba nous ont paru n'avoir jamais entendu
parler de cette association. Ce sont des Bobangi qui
pratiquent cette
coopération jusqu'à ce jour (323).
Le kola est tout simplement une association regroupant un
nombre indéterminé d'individus en vue de réaliser en commun un objectif
précis. Cet objectif peut
se rapporter à l'un ou l'autre domaine de la vie
sociale : domaines religieux, économique, politique et
judiciaire. Il y a
donc autant d'associations qu'il y a d'objectifs. Chaque association porte
ainsi un nom particulier suivant le domaine. Nous ne présentons ici que
le kola économique.
Comme nous l'avons souligné clans les paragraphes sur "les
fonnes de coopération au travail collectif", les Bana mai étaient toujours
disposés à toute coopération simple ou élargie pour tout travail impor-
tant. C'est sûrement en partant de ce fond commun que certains Bana mai,
tels que les Bobangi, plus que les autres, ont développé cette forme
spéciale de solidarité et de coopération économique dite kola. A l'évi-
dence' ce sont bien sûr les caprices du milieu qui ont forcé les hommes
à se regrouper, à unir leurs forces pour réussir sa mise en valeur. Ce sont
surtout les durs travaux des champs clans les marais qui ont forcé les
hommes de la Basse-Sangha et du Bas-Oubangui, l'habitat des Bobangi
concernés par notre étude, à unir leurs forces pour en réduire le poids. Les
critères de fonnation de ces groupes de coopération économique sont mal
connus de nos infonnateurs. Il apparaît cependant que les jeunes gens se
réunissaient "au hasard", par âges et par quartiers, et non nécessairement
par groupes de familles. Le nombre des membres pour chaque kola est
indéterminé. Il peut donc y avoir plusieurs kola dans un même village ou
(323) E. O. n° 14

454
dans un quartier du village. Les jeunes célibataires ou mariés peuvent
faire partie de ces associations. Ils s'engagent à s'entraider mutuellement
dans les travaux des champs, moyennant une bonne quantité de nourritu-
re et de boisson oferte par le bénéficiaire.
Notons que les femmes, tout comme les hommes, peuvent se
regrouper en association de coopération économique. Seules les asso-
ciations formées par les hommes portent le nom de kola ; celles des
femmes s'appellent motombi.
Les principales tâches exécutées par les membres d'un kola sont
le défrichement,
le transport des engrais en bottes d'herbes
et leur
disposition en couches successives dans un champ en vue de sa fertilité.
Les membres du motombi pour leur part s'occupent avant tout de la
préparation de ces engrais.
Les kola d'ordre économique ont une grande portée sociale
dans les sociétés de la Basse-Sangha et du Bas-Oubangui. Un individu
abandonné à lui-même y est absolument incapable d'exécuter toutes les
tâches que nécessite la culture d'un champ. Le travail est toujours fait en
équipe.
A la différence des chefs des lignages importants qui comptent
sur leurs nombreux sujets : femmes, clients, esclaves, cadets et enfants
qu'ils font travailler, c'est grâce à ces associations de coopération que les
Jeunes gens sans fortune parvenaient à réaliser une
certaine montée
sociale et à assurer une indépendance économique. En effet, la posses-
sion d'un champ était une condition "sine qua non" pour un jeune homme
de prouver son passage à une autre catégorie sociale. C'est alors seule-
ment qu'il pouvait prendre une femme et fonder un foyer.

455
Ainsi donc, grâce au concours des membres de son kola ouiet
à celui des membres du motombi de sa mère, de sa soeur ou de sa femme,
lll1 homme est capable de réaliser très rapidement
tous les travaux qui
nécessitent la participation des hommes et des femmes.
En dehors des associations formées pour l'exécution en com-
mun des travaux des champs, il en existait d'autres où les hommes se
regroupaient pour boire et manger ensemble, principalement pendant les
crises alimentaires. Ces kola regroupaient surtout les riches, ceux qm
étaient pourtant les moins touchés par lesdites crises. Ils imposaient des
conditions sévères pour l'admission dans ces kola afin d'écarter le plus
possible de gens. TI fallait être capable de sacrifier une ou plusieurs
personnes selon que l'on vmùait faire partie
de tel ou tel kola. Voici les
eXIgences des kola :
1°) - Nzo moko ou Ngope : ce kola est réservé aux hommes qm
ont tué un el1l1emi pendant la guerre.
2°) - Ligbaki. C'est un kola réservé aux nobles. Pour y entrer,
il faut tuer un esclave qui est mangé
par les membres du kola. Le futur
membre est enfermé dans une maison pendant neuf jours et est enduit de
la poudre de bois rouge, ngola. Le dixième jour, il sort de la maison et on
organise des danses comme à l'occasion d'un accouchement. Il doit
ensuite apporter beaucoup d'ar gent qui sera partagé entre tous les adeptes
du kola.
3°) - Monda. Pour entrer dans ce kola, il faut apporter un es-
clave qui sera tué à l'aide d'un foene chauffé au feu, d'où le nom de
monda harpon, dOl1l1é à ce kola.
4°) - Bituka. Pour devenir membre de ce kola, il faut apporter
trois esclaves. Ces esclaves, avant d'être mangés, doivent être tués par le
feu; ils ont les pieds et les mains liés. Une marmite est placée sur les trois
têtes et un feu est allumé en dessous qui causera leur mort. Les trois têtes

456
fonnent un Iituka, foyer, d'où le nom de bituka.
5°) Nzanga. Pour devenir membre de ce kola, il faut apporter
un esclave. L'esclave à sacrifier est soulevé en tirant une corde qui passe
entre les feuilles d'un palmier et dont l'autre extrémité est attachée à son
cou. Un homme monte ensuite sur le palmier et coupe la corde avec un
couteau; l'esclave meurt en tombant au cas où la corde n'avait pas encore
causé sa mort. L'appelation de nzanga se rapporte à l'action de couper la corde.
6°) - Ikoko. C'est un coup de hache donné en pleine figure qui
cause la mort de l'esclave à sacrifier pour les autres membres du kola. Le
nom de ikoko donné à ce kola signifie tout simplement "hache".
7°) - Tumbe. Pour devenir membre de ce kola, il faut sacrifier
un esclave; il est grillé et mangé avec des bananes.
Toutes ces pratiques ont disparu au début du XXè siècle, après
la conquête européenne qui a oeuvré à éradiquer l'anthropophagie dans
cette
"zone
de
l'eau",
d'après
notre
infonnateur
IvlANIBEKE-BOU-
CHER(324). Le premier kola appelé Nzo moko existe jusqu'à ce JOur,
uniquement pour les chasseurs ayant tué soit un chimpanzé, soit un
léopard, soit un éléphant. Les autres kola ont été transfonnés en asso-
ciations de crédit mutuel. Les associés apportent à la fois de l'mgent et
des vivres (poisson, bananes ,huile, vin, etc..) ; ils mangent, boivent et
dansent
ensemble.
Il iInporte de préciser qu'il n'existe pas de hiérarchie entre les
membres du kola, ni de fonctions spéciales. Il est cependant certain que
quelques individus particulièrement doués pouvaient émer ger et alors
tenir le rôle de chef au cours des cérémonies ou dans la défense des
intérêts du kola. Tous les membres d'un kola étaient soumis à une cer-
taine règle de conduite
: ils ne pouvaient ni voler, ni prendre la femme
(324) E. O. n° 10

457
d'autrui. En cas d'infraction, on était plUll par ses associés
on pouvait
être vendu, et Inême être mis à mort.
Les kola qm viennent d'être présentés, qu'ils aient pour but
premier l'entr'aide dans les travaux des champs, ou le partage des VIvres
pendant les crises alimentaires, remplissaient toutes des fonctions SOCIa-
les indéniables. L'appartenance à un kola était un critère de diférencia-
tion sociale. Les hommes riches, les grands polygames et les chefs
puissants possédant beaucoup de sujets pouvaient se passer des kola
d'entr'aide ; ils participaient plutôt presque tous aux kola de partage de
vivres. Le fait que l'accès à ces derniers kola soit conditionné par des
sacrifices humains a certainement eu des conséquences sur l'état démo-
graphique de la région et sur les relations entre les diférents membres de
la communauté. Les faibles, notamment les femmes, les esclaves et les
individus sans protection ont souvent été éliminés. TI n'est donc pas
impossible
que
ces
pratiques
aient renforcé le
système
de clientèle
auprès des hommes puissants, capables de protéger leurs sujets.
Quant aux conséquences démographiques, il nous est absolu-
ment impossible d'en évaluer l'importance, surtout que les hommes à
sacrifier pouvaient
être recherchés en dehors des groupes de la Basse-
Sangha et du Bas-Oubangui.
Les kola en tant que groupes de coopération économique intro-
duisirent une organisation du travail qui sortait du cadre de la parenté;
une partie de la production échappait ainsi au circuit traditionnel de la
famille. Ces groupes de coopération renforcèrent en réalité la cohésion
sociale entre les diférentes cellules domestiques des villages.

458
Crées en vue de solutionner les problèmes posés par la mise ne
valeur d'un milieu semi-aquatique, les kola paraissaient
vouloir échap-
per au contrôle des aînés, détenteurs du pouvoir. Et les aînés durent
mettre en place d'autres formes de kola qui leur permirent d'agir sur les cadets.
Bref, l'analyse du kola montre à la fois l'adaptation des struc-
tures socio-économiques aux conditions difficiles de l'environnement et
l'appropriation ou la récupération de
ces
structures par les
groupes
dominants pour le maintien du système socio-politique en place.

459
III - LA DISTRIBUTION ET LA REDISTRIBUTION DU PRODUIT
DU TRAVAIL
Au travail collectif, forme dominante de l'oganisation sociale
de la production, s'attachaient des fonnes correspondantes de distribu-
tion des produits. Ce produit du travail obtenu individuellement ou
collectivement était ensuite redistribué dans la société par un mécanisme
assez complexe, selon les relations d'obligation et de réciprocité entre les
individus fondées sur le modèle de l'qganisation.

460
1. La distribution du produit du travail collectif.
Le produit du travail collectif était directement attribué aux
producteurs. Le contrôle et la répartition des stocks du produit étaient des
fonctions assignées aux aînés. Us revêtaient plusieurs formes.
Lorsque le produit se limitait uniquement à la cellule domestique,
on ne se livrait pas à des opérations de partage du produit qui, dans ce cas,
était possédé collectivement sous le contrôle de l'aîné, les rapports de
production entre les membres de la cellule se tissant dans les formes
d'appropriation en commun de ses domaines.
Cependant lorsque le ménage avait associé des individus ou
d'autres cellules d'origine exogène au procès de production, le partage du
produit cru se déroulait sur les lieux même de production. La répartition
du produit tenait compte de la force de travail investi par les producteurs
et de la propriété de certains moyens de production.
Ainsi à la pêche aux grands étangs, le lignage propriétaire du
domaine avait une part, likabu li eliwa, qui serait redistribuée à tous ses
membres présents et éloignés. Certains instruments de travail, telles les
claies, nkala, les épuisettes d'eau, mongolo, avaient une part redistri-
buée entre leurs propriétaires. Les producteurs avaient bien sûr la plus grosse
part.
La distribution attribuait à chacun des quantités identiques. Les
formes de coopération ne permettant pas la comptabilisation de ce qui
était dû à chaque producteur, la production de chacun était inextrica-
blement liée à celle de tous.

461
La distribution pnmaue n'embrassait pas seulement les produc-
teurs immédiats. On prélevait dans le tas une partie du produit qui était
distribuée
aux nourrissons et aux adolescents présents aux lieux de
production.
On concevait "superstieusement" qu'ils participaient égale-
ment à la production car incarnant les esprits bienveillants, baketa, leur
présence
assurait ainsi la protection du
groupe
contre l'activité
des
mauvais génies de l'eau ou de la forêt.
On prélevait également dans le tas primitif une partie du produit
que l'on envoyait aux cellules voisines du campement ou du village qui
n'avaient pas participé à la production ; les voyageurs de passage rece-
vaient également leur part.
Aujourd'hui, les pêcheurs ont instauré un système qui prélève
aux producteurs d'origine étrangère une certaine quantité de poissons sur
leur part de distribution primaire dite litawa. C'est le droit du proprié-
taire du domaine, qu'il faut distinguer de la part
attribuée au domaine
comme moyen de production dans le cas de la pêche aux grands étangs.

462
2. Formes de rdistribution du produit du travail.
Dans la cellule, possesseur collectif du produit du travail, la
consommation de ce produit était communautaire. Le produit global de
l'activité productive individuelle ou collective était consommé sous la
fonne d'une nourriture puisée dans un plat commun. Cette fonne de
consommation pennettait une
redistribution
équitable
du produit
en
fonction des besoins et non du travail fourni par chacun. Ainsi les biens
produits indépendamment par chaque membre de la cellule étaient éga-
lement réintégrés dans le circuit de consommation de l'ensemble de
l'unité,
et le repas collectif se traduit comme l'aboutissement de la
complémentarité des tâches réparties entre les membres de la cellule, de
même qu'il traduit l'aboutissement du processus de coopération au travail
collectif.
Le surplus du produit collectif de la cellule, centralisé autour de
l'aîné, entrait sous son autorité dans un long mécanisme assez enchevêtré
de redistributions. TI était
progressivement redistribué par le jeu des
dons aux voyageurs, aux parents, aux beaux-parents, aux voisins.
Le don, libondi, était une fonne de redistribution automatisé
dans le temps et dans l'espace en fonction des rapports de parenté,
d'alliance et de bon voisinage. Il était un mode de redistribution par
transferts successifs soumis aux règles de la réciprocité.
Les dons et les prestations impliquaient dans la société ngala
l'obligation de donner, de recevoir et de rendre. Ils constituaient des
fonnes
ritualisées
d'entr'aide.
La cellule nourrissait constamment des
hôtes de passage, baburu, parents ou étrangers ; l'hospitalité des com-
munautés
excluait ainsi
l'institution
des
établissements
tels
que les

463
restaurants ou les hôtels. A l'occasion du passage d'un convoi de piro-
gues, on envoyait généralement des produits à des parents éloignés.
Une partie du surplus du produit collectif de la cellule servait
aux échanges avec d'autres communautés et d'autres groupes ethniques,
lui pennettant de se procurer en revanche
des
biens
indispensables
qu'elle ne produisait pas. Cette fonne plus spécifique de redistribution
embrassant le système des échanges
concernait les produits tels que le
poisson fumé, tsu e ekalu, l'huile de palme, mali, le sel végétal, moka montse,
1es produits de l'artisanat, 1es pirogues, matu, 1es poteries, 1es nattes, matok0, etc..

464
CONCLUSION
Les Bana mai avaient ainsi défini une forme d'o:ganisation où
tous les membres unis par le sang, les alliances, le bon voisinage
participaient à une production ordonnée des biens matériels. Dans cette
société où les rigueurs du milieu naturel faisaient que la survie de chacun
soit étroitement dépendante de l'ensemble du corps social, la répartition
sociale du travail au sein de la cellule sur une base physiologique et des
aptitudes personnelles doit être perçue comme étant la nécessité d'en-
treprendre une activité productive cohérente dans son ensemble, per-
mettant à la collectivité de s'assurer d'un approvisionnement régulier de
biens matériels. Cette nécessité se traduisait également dans les formes
de coopération qui associaient les producteurs au travail collectif pour
l'exécution des diférentes tâches d'activités productives déterminées.
La distribution égale du produit du travail entre les producteurs
et sa redistribution au sein de la communauté par la réciprocité des dons
finissaient par prévenir le principe d'équilibre social, vital à la cohésion
de cette société et à sa perpétuation.