No d'Ordre: 1
THÈSE
présentée riPJm"t
L'UNIVERSITÉ DE RENNES I
U.E.R. Philosophie
pour ohtenir
Le Titre de Docteur de l'Université de Rennes I
Mention : Philosophie
par
Bertin Y. ASSAMür
LA DYNAl\\11QUE DES THÉORIES SCIENTIFIQUES
Soutenue le 1er Mars 1986 devant la Commission d'Examen;
MM. F. JACQUES
Président
R.DABARD
Examinateurs
G. SIMON
F.ARMENGAUD

Je tiens à remercier tous ceux qui m'ont aidé dans mon
entreprise, particulièrement M. Francis Jacques qui a bien voulu
diriger ce travail. Je ne soulignerai jamais assez l'influence
exercée tant par ses travaux que par les discussions que nous avons
eues ensemble, en privé ou aux cours toujours si vivants et nourris~'
sants du Séminaire de D. E. A• • J'ai pu ainsi recevoir une double
initiation à la philosophie du langage et à l'épistémologie.
Je dois beaucoup également à M.M. Edmond Ortigues,
'Miklos Veto et Françoise Armengaud dont j'ai eu l'honneur de' suivre
les enseignements, ainsi qu'à M. Jean-Charles Sacchi qui m'a aidé à
clarifier des points importants. Mes remerciements vont enfin aux
membres du Jury qui ont permis à cette soutenance d'avoir lieu,
en prenant connaissance du thème et des thèses défendues dans le
présent travail de Doctorat.

l
AVANT.-PROPOS
Nous nous proposons d'exposer et de défendre une approche de
la dynamique des théories scientifiques, une approche qui décrive la
science dans son élaboration,
la science dans sa progression. On pour-
rait nous demander pourquoi nous entreprenons une telle étude, et si
l'idée est nouvelle, quelle est son opportunité dans la conjoncture
épistémologique actuelle
.
Nos motivations sont à la fois subjectives et objectives.
Elles proviennent du désarroi intellectuel créé par le programme positi-
viste et m8me par les critiques internes à sa tradition dont certaines
furent intransigeantes et radicales. En effet,
le positivisme logique
s'occupait des énoncés produits par la science,
en tant qu'ils pouvaient
faire l'objet d'une reconstruction rationnelle et objective,
en dehors
de toute considération historique. L'épistémologie
positiviste s'ins-
crivai~ pour ainsi dir~ dans une problématique justificationniste et
fondationaliste. , Soucieuse avant tout de sauvegarder la scientificité
et,
partant,
la rationalité
de la science -ce qui est à mettre à son
crédit-,
elle réduisit l'analyse aux questions des garanties logico-
empiriques des théories dûment achevées et constituées. Dès lors,
les
aspects constituants intervenant dans la science se trouvèrent à, la fois
rejetés dans le domaine de l'irrationnel, de l'illogique!voire du sub-
jectif,
et renvoyés aux descriptions psycho-sociologiques,
i.e à des
descriptions extrinsèques par rapport à l'épistémologie.
La question qui se pose à nous est de savoir comment réintro-
duire ces aspects constituants en tant qu'ilS concernent la scientificité
du ,discours scientifique, ou de façon plus incisive,
comment mieux décrire
l'activité de recherche tout en préservant sa scientificité. Elle fait
suite à une autre interrogation du même type dont les enjeux philoso-
phiques n'apparaissent pas tout de suite,
tout considérables qu'ils
soient
: comment caractérisér les principales controverses qui se sont
emparées du champ laissé ouvert par la crise,
puis l'élimination
du
positivisme logique?

I I
Concédons que le positivisme logique a eu le mÉrite de sauver
la scientificité et la rationalité de la science. Pourrait-on dire autant
de ses critiques et de ses fossoyeurs
: Popper, Kuhn,
Lakatos, Feyerabend,
Laudan (pour ne citer que les plus connus) et plus récemment Holton.
Sans doute, Popper et Lakatos continuent de traiter la théorie scientifi-
que comme une catégorie épistémologique rationnelle. Il n'en est pas de
même chez Kuhn ou chez Feyerabend,
dont les analyses tendent respecti-
vement vers le relativisme sociologique et vers l'anarchisme méthodolo-
gique. L'un décrit la théorie comme une cat~gürie de la sociologie de
la connaissance: on vérifier~it que le 'paradigme' kuhnien est un
concept mi-épistémologique, mi-sociologique. Le second déclare qu'aucune
méthode en science ne saurait être privilégiée comme la seule bonne.
Feyerabend n'a pas volé Son surnom de fossoyeur de la méthode. Pareilles
affirmations constituent des mises en danger de la scientificité elle-
même.
Vient enfin la question critique
qui, au fond, gouverne
toute notre étude : quelle épistémologie de la découverte devons-nous
ébaucher en quelques traits pertinents et en définitive pour quelle
philosophie de la connaissance ?

I I I
LISTE DES ABREVIATIONS
L.D.S.= Logique de la découverte scientifique
C.R.
Conjectures
and Refutations
Q.K.
Connaissance objective
U.Q.= Q.I.= Unended quest ou La quête inachevée
C.G.K. = Criticism and the Growth of Knowledge
S.R.S.
La structure des révolutions scientifiques

INTRODUCT 1ON
Jusqu'à
un
certain
point ce travail aurait pu porter le sous-
titre d'Essai sur l'épistémologie de la découverte. On ne peut parler de
dynamique que dans le contexte de découverte qui appelle la théorie. D'or-
dinaire, la dynamique des théories est l'étude concernant le problème de
remplacement d'une théorie par une autre. Plus généralement,' la probléma-
tique recouvre un vaste domaine de problèmes interconnectés : ainsi celui
'.l,'.",
de lag<:!nese
qui vise à l'examen de la science à l'état naissant ; celui
L
de la confrontation d'une théorie d'une part à l'expérience pour sa con-
firmation
ou sa réfutation,
et d'autre part à d'autres théories
avec
le difficile problème de leur commensurabilité,
et surtout le problème
des révolutions
scientifiques qui concerne de façon spécifique les chan-
gements de théories, avec l'interrogation sur ce qu'un tel remplacement
comporte de progressif.
Bien comprise, notre problématique traite la croissance
de
la
connaissance. Sous ce jour, nous l'envisagerons au sens de la marche en
avant
de la science. Il s'agira de rendre compte de la démarche scienti-
fique, d'expliquer le mécanisme par lequel dans cette démarche il y a pro-
gression, sinqn ~roerè~, pour souligner le caractère inachevé de l'avan-
cée de la science. L'objectif de toute épistémologie qui prend en charge
la découverte correspond bien à cette perspective, que T.S. Kuhn avait
fait sienne :"Nous devons expliquer pourquoi la science -notre exemple
le plus sûr de la connaissance- progresse comme elle le fait, et nous de-
vons en premier lieu découvrir comment, en fait, elle progresse."
Pour
en apprécier toute la ~ortée, il s'avère utile de faire l'état de la
question.
Etat de la question
Partons du Positivisme Viennois. Autour des années trente de ce
siècle, au moment où K. Popper et Y.O. Quine, tout comme P.Duhem en France

2
se sont mis à réfléchir et à proposer de l'épistémologie une critique
interne,
il y avait un modèle explicatif de la science. On proposait une
théorie standard de la théorie scientifique considérée comme le discours
rationnel typique,
avec ses aspects formels et empiriques. Tout l'aspect
formel vient de la logique, et tout l'aspect empirique vient de l'obser-
vation.
L'élément conceptuel avec ses aspects polémiques n'était pas re-
levé.
Il y avait également une perte de l'historicité dans la conception
viennoise.
L'histoire était la grande absente.
Allons plus loin. L'aspect problématique de la connaissance était
passé sous silence. L'aspect des questions soumises à la recherche, ou des
programmes de recherch~n'était pas reçu dans l'épistémologie standard.
On bornait l'objectivité de la science à une confrontation des énoncés
scientifiques avec les faits de l'expérience. Seul était apparu dans les
préoccupations
des épistémologues du Cercle de Vienne, ce qu'on appelle
le contexte de justification, ou si l'on veut) la recherche des garanties
logico-empiriques de la science lorsqu'on peut bien la justifier. L'épis-
témologie positiviste se réduit à une entreprise à la fois justification-
niste et fondationaliste. En effet,
quel doit ~tre, selon eux, le sujet
principal de l'épistémologie? La réponse est donnée par H. Reichenbach'
" L'épistémologie ne considère pas les processus de pensée dans leur
occurence réelle
; cette tâche est entièrement du ressort de la psycho-
logie. Ce que l'épistémologie essaie de faire est de construire des
processus intellectuels tels que, s'ils doivent se produire, ils puis-
sent ~tre arrangés en un système cohérent.
( ... )
( ... ) Et la différence bien connue entre la manière qu'a le penseur
pour trouver un théorème et sa manière de la présenter au public peut
illustrer cette différence en question. J'introduirai les termes de
contexte de la découverte et contexte de la justification pour marquer
la distinction. Nous devons dire alors que l'épistémologie est seule-
ment soucieuse de construire le contexte de la justification".
(1938 :
5/6-7) (1)
(1) ~~ous avons emprunté cette traduction limpide
à M. Meyer (1979:102)
Sur cette m~me distinction, on se reportera au chapitre introductif de
R. B. Braithwaite (1953); 'The Structure of A Scientific System'.

J
Pourquoi introduit-on une telle distinction? On veut préserver la scien-
tificité sous SES nrmes d'objectivité, de logicité et de rationalité. L'é-
limination du psychologisme, puis du contexte de découverte dont l'inven-
taire révèle des éléments psycho-sociologisants réfractaires à toute lo-
gique découle de l'assimilation de l'épistémologie à une reconstruction
rationnelle qui ne traite que des relations logiques entre énoncés. Cette
reconstruction rationnelle consiste à dégager, dans un souci justifica-
tionniste et fondationaliste,
les structures logiques sous-jacentes à
nos processus cognitifs, à nos manières concrètes de penser, en faisant
abstraction de ces dernières. En sont donc exclues les questions quid
facti,
qui relèvent de la description et de la psychologie empirique.
Seules sont retenues les questions quid juris, concernant la validité ou
la justification des énoncés des sciences.
Répétons le.~Le positivisme logique analyse la science en tant
qu'elle est constituée.
Le modèle de 'tout sa~oir esLleco,J:'l'Us ct' Énon-
cés t'- bref le corpusdè résultats assurés.parce· que ayarit reçu une
validation logico-empirique.
Il n'est vraiment pas de l'essence de la science d'être achevée.
L'erreur fondamentale et fondationaliste de Positivisme logique est de
considérer
comme le tout de la science son dernier stade : celui de la
justification des résultats et de leur axiomatisation. Erreur absolutiste
et abstractiviste
. Et pourtant l'origine du savoir et sa croissance con-
cernent l'épistémologie. Si l'on veut comprendre la dynamique des théories
scientifiques, il est plus qu'indispensable de se reporter à l'activité
scientifique dans toute sa généralité.
Il nous faut sortir du positivisme, en faisant apparaître,dans nos
préoccupations épistémologiques;
les dimensions oubliées et négligées.
On ne peut ajourner aussi longtemps le contexte de découverte qui est ce-
lui de la recherche au sens strict à cause de son apparente précarité, de
son caractère arbitraire, de la difficile applicabilité de la logique

4
mathématique
au domaine, et bien évidemment de la présence de faits psy-
chologiques ou sociologiques.
Les épistémologues prennent de plus en plus acte des contextes
de découverte, d'invention ou de création comme nouveau problème de la
philosophie des sciences. Toute la question réside dans la manière de
l'analyser. Il semble que l'on doit se prémunir d'un inventaire pertinent
de l'invention scientifique, sous peine de rechuter dans les erreurs po-
sitivistes. Sur la problématique de la découverte, i l faut suivre
le
pràgramme de K. Popper, tel qu'il le souligne dans La Quête inachevée mais
non dans son traitement effectif. Nous nous expliquerons plus loin. Popper
conçoit fort bien que nous nous trouvons toujours placés dans une certaine
'situation de problème'.
Nous choisissons un probl~me ~üe nous assurons
être apte
à résoudre. La solution, toujours une suggestion, consiste en
une théorie, une hypothèse,une conjecture, souvent plusieurs à la fois.
Les diverses théories en conflit sont comparées. Que remarque-t-on i c i ?
-
La perspective a changé:
le départ est une situation de problème
ou
'situation problématique'. Le savant, comme tout homme et même
comme tout organisme vivant, se livre à une situation de problème
'la science commence
et finit avec des problèmes'.
-
La théorie est seconde : elle est conjecturale ; falsifiée ou non
elle est d'ordre hypothétique. Avec Popper
est
scientifique
la théorie qui est falsifiable.On comprend ainsi la critique poppé-
rienne du marxisme et de la psychanalyse de Freud et de ses disciples
comme des systèmes interprétatifs et non des théories scientifiques.
-
La certitude de la science est ainsi brisée.
La remise en question concerne la ienèse des théories et même le type de
vérité qu'elles peuvent revendiquer.
Le titre
'Logique de la découverte
scientifique'
l'atteste. fopper n'est pas le seul. Citons
'le programme
de recherche'
ou 'la programmatique'
scientifique de 1. Lakatos, les con-
sidérations "relativistes" d~ Kuhn, S.Toulmin, L. Laudan, ou anarchistes
de P. Feyerabend, auxquels s'ajoute'l'analyse th~matique' de G. Rolton,

régressant plus loin au fond de la découverte.
Ces remises en question font apparaître plus principalement que
ne peut plus
être maintenue la séparation instituée par les positivistes
logiques entre le contexte de justification et celui de découverte, entre
l'ordre logique des vérités et l'ordre temporel de la formulation de
la
connaissance, parce que la manière dont les hypothèses se constituent,
dont les problématiques se proposent et s'imposent évolue et affecte leur
statut de validité. Bref, l'accent est mis sur l'ordre temporel de
la
connaissance.
Parallèlement les logiciens s'avisent que les logiques formelles
ne peuvent plus repousser le contexte de découverte/et les premières in-
terrogations pragmatiques sur la science apparaissent
orientées sur le
questionnement. L'activité de recherche,comme activité cognitive est un
processus d'éche'lonnement de questions-réponses, de résolutions de pro-
blèmes.On croit entendre en écho ce que dissit O. Morgenstern:
"La science est un effort pour trouver les bonnes questions, suivi par
la recherche des réponses. Et la question est souvent
plus importante
que la réponse" (1977 :27;
cité par F.Jacques,
1980)
P. Valéry suggère d'examiner comment les questions naissent et meurent.Des au-
t'eura tels que S.Bromberger,N.Belnap,Van Freassen vont plus loin en ava1).-
çan~~l'idee d'une théorie inte~rogati~e de la recherche scientifique, en
tant Que les théorie~ constituent l'étape provisoirement concluante de la
validation des réponses aux questions. Les questions présentent un intérêt
épistémologique puisque "le savoir s'acquiert en posant des questions, et
s'étend en y répondant"
(M. Meyer, 1979 :10). Mais ce n'est pas tout. Une
question pour être pertinente et mériter un traitement opératoire/doit
remplir certaines conditions: au moins il faut qu'elle soit pragmatique-
ment acceptable. Cela signifie pour nous qu'elle soit proposée entre ex-
perts, débattue par eux, et fasse l'objet d'un consensus, en droit provi-
soire,au sein de la communauté délibérante des savants. Jn voit ainsi
s'introduire ce que Francis 'Jacques appelle une approcne "commurüca-

6
tionnelle" en philosophie de la connaissance •...
Il a fallu du temps pour que l'on se persuade qu'au nombre des
questions épistémologiques majeures que la méta-théorie actuelle des scien-
ces de la nature doit affronte~ figure la controverse. Voilà qu'au pre-
mier niveau du processus d'acquisition de la connaissance, d'un point de
vue logique tout au moins, au niveau temporel du contexte de découverte,
qui constitue pour ainsi dire le niveau méta-théorique,
apparaissent des
questionnements des problèmes impliquant des stratégies discursives .
•J
Celles-ci peuvent être
dites,
à la suite de F. Jacques,
'controverses
méta-théoriques'. Sous ce jour, une reconstruction rationnelle de tout
le processus de recherche est envisageable avec ses éléments pertinents
pour influencer l'épistémologie. Comment procéder pour rendre le projet
un tant soit peu réalisable?
Le plan
Notre réflexion épistémologique avancera en trois étapes.
Nous
le ferons en tenant compte de la tradition empiriste en philosophie des
sciences, et de son affaiblissement par le rationalisme critique
de
Popper. L'empirisme logique et le rationalisme critique formeront
la
première partie de notre analyse,
en tant que fondés tous les deux sur
le modèle nomologico-déductif de l'explication scientifique. Nous exa-
minerons les deux positions du point de vue de leur apport au problème
de la croissance de la science. On cannait les critiques pertinentes
que Popper a adressées à Carnap. Seulement sa propre réponse soulève à
son tour d'importants problèmes assez révélateurs,
concernant notamment
les énoncés qui servent de protocole d'expérience,
i.e les
'énoncés de
base '. Logiquement ceux-ci sont indécidables, puisque leur recherche est
en principe sans fin.
Il faut pourtant arrêter cette régression à l'in-
fini.
Cet arrêt, dit Popper, est décidé
'conventionnellement'
par
les
experts en fonction de la théorie elle-même.

7
Dès lors, protestent Kuhn, Feyerabend, Hanson, peut-on encore
soutenir l'idée de comparativité ou de commensurabilité entre deux théo-
ries,
puisqu'elles ne disposent pas d'une base commune d'énoncés obser-
vationnels ? Ces auteurs reprochent à Popper de n'être pas allé
plus
loin dans la critique du positivisme logique,
de ne pas tirer toutes les
conséquences qui dérivent de la nature des
'énoncés de base'. En l'absen-
ce d'une base neutre, et par un examen plus poussé du contexte de décou-
verte, on conclut à l'incommensurabilité (Kuhn) ou à l'incomparabilité
(Feyerabend) des théories scientifiques. Prenant appui sur l'histoire
des sciences, on revendique que la falsification n'est pas le propre de
l'activité de recherche.
Les changements de théories ou de paradigmes
(Kuhn) procèderaient autrement. S'il doit y avoir une logique de la con-
naissance scientifique, celle-ci a intérêt à prendre en charge le pro-
cessus réel de l'activité de recherche. Une telle situation controver-
siale entre philosophes, historiens des sciences et logiciens fait tâche
d'hui~e et nous achemine vers notre seconde partie.
Il faut sortir du popp~risme, de cette philosophie du progrès
qui ne lève pas tous les présupposés de la rationalité qu'elle définit.
Chez les rationalistes, on essaie de colmater les brèches en proposant
de nouvelles versions de la démarche scientifique. Ainsi,
1. Lakatos,
un disciple de Popper, élabore une théorie des programmes de recherche
pour modifier l'approche poppérienne. Faite sous l'influence des criti-
ques de Kuhn,
elle se veut une reconstruction rationnelle des processus
de croissance de la connaissance, des processus de découverte.
Toutefois, plutôt qu'une analyse des contextes de découverte,
Lakatos propose,
en dernière instance, une analyse intermédiaire
ou
transitoire vers la problématique de la découverte.
Elle est une refonte
améliorée du rationalisme poppérien,
qui offre une ouverture sur le con-
texte constitutif des théories ou des programmes de recherche. Cette po-
sition de transition justifi~ sa place dans notre plan.

8
D'une manière plus incisive,
la critique à la fois du positivisme
et du rationalisme poppérien faite,
non plus par Lakatos,
mais
par
Feyerabend et surtout par Kuhn,
se trouve être une réintroduction de tout
ce qui avait été exclu par eux. Mais, cette réintroduction du contexte
de découverte était faite d'une façon assez gênante pour l'épistémologie.
Tout au moins l'analyse
proposée laissait apparaître des éléments à ca-
ractère relativement sociologiques, qui mettraient en danger la scientifi-
cité et la rationalité même
de la science. Feyerabend n'évite
pas
le
risque d'un anarchisme méthodologique, ni Kuhn celui d'un relativisme
sociologique sur sa conception mi-épistémologique, mi-sociologique
des
paradigmes. L'intérêt de l'analyse kuhnienne tient surtout à la mise en
évidence de la problématique de la découverte resituée dans une perspec-
tive historique. Nous retiendrons la conception kuhnienne de l'activité
scientifique avec sa distinction de deux périodes majeures:
'recherche
normale'
et
'recherche extra-ordinaire' .
A la suite de cette analyse des paradigmes et de leur inventaire
nous explorerons les fondements avec un physicien et historien des scien-
ces: Gerard Holton. L'option dite
'thématique' qu'il propose va en effet
\\
au fond même de la découverte. Holton fait jouer un rôle moteur aux the-
1
mata ou présuppositions générales d'intelligibilité. On s'installe d'em-
blée dans la science à l'état naissant. Toutefois l'analyse souffre d'un
langage psychologisant.
Il faut de toute évidence libÉrer la description de
la science
du carcan psychologiste,
ea privilégiaIlt les facteurs proprement episté-
mologiques dans l'inventaire du contexte de découverte.
Des auteurs
français recents comme M.
Meyer et F.
Jacques engagent résolument
la
réflexion dans le sellS d'une ~pist€molobie de la découverte. Notamment
l'aspect controversial et plus p~olondément la sub-structure interroga-
tive qui a~paraissent lors de toute introduction et proposition de
'thèmes'
ou rie concepts fondamentaux à
la science,
devront être relevés
et ex~liquÉs. De tels facteurs qui nous semaIent
assez
pertinents

9
à rendre compte de la dynamique des théories,
~eront examinés dans
notre troisi~me et derni~re partie. Nous espé~ons en tirer toutes les
conséquences qui s'imposent pour une approche décidément communica-
tionnelle en philosophie de la connaissance.

lERE
PARTIE
LES FONDEMENTS LOGIQUES DES CONCEPTIONS NEO-POSITIVISTE
ET POPPERIENNE
DU PROGRES SCIENTIFIQUE

11
\\
1
INTRODUCTION
LE MODÈLE D' EXPLT C.1l.T10Nj NO~10LOG ICO-'DÉDUCTI vE,(D-N)i
Notre présentation a pour but de montrer en quo~ Popper et les
positivistes logiques partagent une conception purement logique
vo~re
t
logiciste de la recherche et des théories
fondée sur la seule base for-
t
melle du modèle D-N. Un tel modèle est-il apte à rendre compte de l'acti-
vité scientifique en son progrès
sinon quels en sont ses limites et ses
t
insuffisances ? Nous avons en ees questions le fil conducteur de nos ré-
flexions. Demandons-nous alors comment se présente au juste le modèle D-N.
1. L' explication nœDlogico~déductiV€!( D--N)
Partant de l'idée assez généralement admise que la sc~ence v~se
l'explication des faits
les positivistes logiques conçoivent qu'une telle
t
explication est
à terme
systématisée
i.e organisée en corpus d'énoncés.
t
t
t
Et .c' est le type d'organisation qui retient le plus leur attention et qu'il
s'agit alors de spécifier.
En effet
quand le sens commun essa~e de donner des explications
t
aux faits, celles-ci échappent souvent aux tests critiques pour leur perti-
nence et leur validation. En revanche, on peut dire avec E. Nagel que "c'est
le désir pour les explications à la fois systématisées et contrôlables par
les données factuelles qui produit la science; et c'est l'organisation et
la classifitationde. la connaissance sur la base des prin~ipes explicatifs
qui est le bUt distinctif des sciences." (Nagel
1961 : 4)
t
Plus spécifiquement
les sciences cherchent à découvrir
et à
t
formuler en termes généraux les conditions sous lesquelles ont lieu les
événements de tout genre. Les énoncés
de telles conditions déterminantes
sont les explications des événements correspondants. Ce but ne peut être
atteint qu'en distinguant et en isolant certaines propriétés dans la ma-
tière étudiée et en s'assurant des modèles de dépendance répétables dans
lesquels ces propriétés se trouvent liées les unes aux autres. En consé-

12
quence, lorsque la recherche réussit, des propositions qui apparemment n'é-
taient pas tout à fait reliées sont connectées entre elles, en' vertu de leur
place dans le système explicatif. On découvre ainsi des modèles de relation
qui couvrent de vastes gammes de faits, de sorte qu'avec l'aide d'un petit
nombre de principes explicatifs, on obtient un grand nombre de propositions
qui constituent un corpus de connaissance logiquement unifié. L'unification
prend souvent la forme d'un système déductif,
du moins pour certaines bran-
ches très avancées de la science, comme c'est le cas pour la Mécanique. Ain-
si Nagel explique que "quelques principes, tels que ceux formulés par Newton,
suffisent à montrer que les propositions concernant le mouvement de la Lune,
le comportement
des marées, les trajectoires des projectiles et la montée
des liquides dans de minces tubes sont intimement reliées; et qu'elles peu-
vent être toutes rigoureusement déduites à partir de ces principes". (Nagel,
ibid.) .
Certes, toutes les SC1ences produites ne présentent pas cette for-
me hautement intégrée d'explication systématisée qu'exhibe par exemple
la
Mécanique; cependant, pour de nombreuses sciences, l'idée d'une telle sys-
tématisation logique et rigoureuse continue de fonctionner comme un idéal.
Expliquer, établir des relations de dépendance entre des propositions, su-
perficiellement déconnectées, exhiber de façon systématisée des liaisons
entre divers sujets d'information, telles sont les marques distinctives de
la théorie scientifique.
Déjà, Aristote envisageait l'idéal de la SC1ence sous cette for-
me. Le but de la science est de fournir des explications organisées en sys-
tème déductif. Une telle conception se trouve au coeur de la conception po-
sitiviste. Hempel donna une élaboration très rigoureuse du modèle. Pour lui,
aussi bien que pour tous les empiristes logiques, la science consiste
à
"expliquer les phénomènes du monde de notre expérience en répondant à la
question"pourquoi",plutôt qu'à la question"quoi" .(Hempel (1966),1972 :78-79).
Et toute réponse à la question "pourquoi" est explicative et
possède la
structure déductive nomologique suivante (cf Popper (1934), 1973 :58/74-75)

(1)
Lois générales
Explanans
Enoncés des conditions
initiales
Déduction
logique
E
Enoncé décrivant le
phénomène empirique
Explanandum
à expliquer
Puis en schématisant le modèle peut prendre la forme
suivante
( 2)
A :;::) B
(1)
"A" dénote l'explanans, c'est-à-dire la conjonction des lois générales
et des énoncés des conditions initiales, et "B" l'explanandum
l'énoncé
décrivant le fait empirique à expliquer. La relation déductive va de A à
B de telle sorte que la vérité de A est suffisante à celle de B et la vé-
rité de B est nécessaire à celle de A.
Le modèle peut encore prendre la forme complexe
(3)
L&C=::>E
où "L" dénote la conjonction des lois générales,
"c" celle des énoncés des conditions initiales,
et "E" l' explanandum .
Dans le modèle D-N les lois générales sont considérées comme
des énoncés universels, tandis que les énoncés des conditions initiales
et l'explanandum sont conçus comme des énoncés singuliers spécifiques.
(1) Ainsi écrivons-nous le signe d'implication
"A implique B".

14
Les premiers sont applicables en tout temps et en tout lieu, les seconds
sont relatifs à des temps et à des lieux déterminés. Ainsi II tous les cor-
beaux sont noirs" est un énoncé universel et "ce corbeau-ci est noir ll est
un énoncé singulier.
La nature formellement déductive du modèle peut être exhibée
par sa formulation directe en termes du calcul des prédicats du premier
ordre.
(4)
L
(x)
(Fx:::> Gx)
énoncé universel
C
Fa
énoncé (singulier) des conditions
initiales
donc
E
Ga
énoncé singulier
Soit l'exemple d'application suivant
(5)
(x)
(Fx ::> Gx)
Tout fer chauffé se dilate
Fa
Ceci est un morceau de fer chauffé
donc
Ga
Ce morceau de fer se dilate

"Fil est le prédicat
"être chauffé"
et
IIG II
lise dilater ll •
L'intérêt pour le modèle D-N vient du caractère structural de la logique
du 1er ordre dans l'explication scientifique. Pour être appliqué avec suc-
cès, il doit réunir un certain nombre de conditions. Quelles sont-elles?
2. Les conditions de succ~s du modèle D-N
Plusieurs conditions, à titre de conditions de possiblilité ou
de satisfaction de ce modèle explicatif ressortent de la présentation ci-
dessus. En effet, il est évident qu'une explication proposée n'est accepta-
ble simplement parce qu'elle qurait une structure nomologico-déductive.
NJus devons donc rechercher si, outre le requisit que dans le type d'expli-
cation déductif l'explanandum dérive logiquement des prémisses explicatives,

15
des explications satisfaisantes de ce type doivent remplir des conditions
supplémentaires. Ces conditions sont logiques (1) en tant qu'elles spéci-
fient les requisits formels pour les prémisses explicatives.
Pour expliquer, l'explanans, c'est-à-dire les prémisses explica-
tives, doit être composé de deux ensembles L & C. Les prémisses contiennent
un énoncé qui est universel et qui asserte une connexion invariable de cer-
taines propriétés. De manière générale, il apparaît qu'une des prémisses
au moins - l'énoncé universel - doit être une loi universelle, prémisse qU1
joue un rôle essentiel dans la dérivation de l'explanandum. Mais, outre une
loi universelle, les prémisses contiennent également des énoncés singuliers
et circonstanciés qui assertent qu'à des temps et lieux déterminés ont eu
lieu des événements ou que des objets donnés ont des propriétés définies.
De tels énoncés singuliers concernent les conditions initiales et spéci-
fient les circonstances particulières d'application des lois incluses dans
les prémisses explicatives, en fonction du cas problématique. De ces deux
ensembles conjoints, on doit pouvoir déduire l'explanandum.
Partageant les mêmes présupposés que les positivistes logiques,
Popper ne voit pas autrement la bonne explication scientifique et écrit
dans sa L.D.S. : "Donner une explication causale d'un événement signifie
déduire un énoncé le décrivant en utilisant comme prémisses de la déduction
une ou plusieurs lois universelles et certains énoncés singuliers" (p .57)
Remarquons que Popper fait usage de la notion de "cause". L'usage qu'il en
fait laisse précisément entendre que l'expression désigne ici l'ensemble
des conditions d'un phénomène contingent sur lesquelles on peut agir. Dans
le modèle D-N, il s'agit toujours d'inférence: on déduit à partir des pré-
misses la conclusion qui est un énoncé descriptif singulier.
(1) Ce n'est que bien plustard,sous sa forme affaiblie par les critiques que
la doctrine positiviste ajoutera les conditions épistémologiques qui stipulent
le~ relati?ns cognitives entre les prémisses ;et les conditions sémantiques
qU1 prescr1vent quel genre de ~ontenu (empirique ou autre)devraient avoir les
prémisses. Cf. Nagel (1961) : 30)

16
Popper donne, à titre d'application, l~exemple de la rupture
d'un morceau de fil. Pour expliquer - pour rendre compte de - la rupture,
il faut donner les lois et les conditions initiales. "Nous pouvons, par
exemple, -écrit-il- dire que nous avons donné une explication causale de
la rupture d'un morceau de fil si nous avons trouvé qu'il peut supporter
une charge d'une livre et qu'il a été soumis à une charge de deux livres."
(Popper, 1973 : 57-58).
L'analyse de cette explication fait apparaître deux genres d'é-
noncés fondés sur la structure du fil
(a)- "Pour tout fil de structure déterminée, il y a un poids caracté-
ristique P, tel que le fil se rompt si un poids supérieur à P y est suspen-
du". Cet énoncé (est universel et) a le caractère d'une loi générale.
(b)- "Pour tout fil de structure SI' le poids caractérisant sa résis-
tance est égal à 1 livre" ; et
"le fil a .été soumis à un poids de 2 livres".
Ce sont deux énoncés singuliers concernant les conditions initiales : la
structure SI et le poids de 2 livres
(a) et (b) constituent les prémisses ou l'explanans, d'où l'on peut
tirer la conclusion, c'est-à-dire l'explanandum : "le fil se rompt". Cette
conception de l'explication
causale est proche de la vue de John St. Mill
(1865)
: "tout événement dépend de toute une multiplicité de facteurs qu~
sont des conditions parmi lesquelles on isole celles appelées
causes qu~
sont en fait un facteur parmi d'autres, considérés contingents".
En conséquence, une explication scientifique déductive obéit à
des conditions logiques ou formelles :
a - le rapport déductif procède entre énoncés. Ce qui est déduit ce
n'est pas l'événement, mais l'énoncé le décrivant. De quoi est-il lui-même
déduit? - d'une loi universelle
et d'une spécification des conditions initiales.
b -
il doit y avoir un rapport de proximité entre les conditions ~n~­
tiales •
c - les lois universelles doivent être pertinentes à la conclusion à

17
déduire. Autrement di~l'explanandum doit ~tre une conséquence logiquede
l'explanans.
(Etre une conséquence logique, c'est ~tre déduit de ou. ~tre
impliqué par). Ceci écarte les explications par analogie. Celles-ci ne
fournissent que des raisons pour soutenir une recherche, et n'intéressent
pas l'épistémologie positiviste ni poppérienne.
Hempel va exiger que l'explanans ait un contenu empirique. Les
énoncés des conditions initiales de Popper remplissent cette condition en
tant qu'ils sont descriptifs. Mais il va soumettre les propositions qui
constituent l'explanans au réquisit de vérité. Cette condition manifeste
une exigence forte. On comprend dès lors les critiques tendant à son affai-
blissement que 1. Scheffler (1966) adressera à Hempel. Au lieu de l'exigen-
ce de vérité, Scheffler proposera celle de confirmation. Soucieux avant tout
de répondre à Hume, il conçoit parfaitement que les lois générales ne sont
pas déduites de l'expérience. Des énoncés qui "affirment" l'existence d'un
événement singulier, on ne peut déduire une. loi générale. La déduction n'est
pas celle que contestait Hume. L'explanans recevra une confirmation de la
base.
Tel en est du modèle D-N. A présent, on comprend pourquoi il est
nomologique, l'explication se faisant par subsomption de l'explanandurn sous
des lois générales dont il peut ~tre logiquement extrait. Notons que l'ex-
plication dans le modèle D-N est formellement et structurellement identique
à la prédiction. (cf. Scheffler, 1966 : 59). La différence est purement en
fonction du temps (moment) où le schéma est produit par le sujet. Si
le
phénomène s'est déjà produit, il y a explication. s'il n'a pas encore eu
lieu, il y a prédiction. La vérité de l'explanandum doit alors ~tre déter-
minée par l'expérience. Cela correspond à l'objectif de la science, à l'as-
pect à la fois pratique et théorique de la science.
Ainsi présenté, 'le modèle D-N est non seulement valable pour l'ex-
plication d'un événement singulier mais également et surtout pour celle des
lois. En effet, "la science dêductivement organisée ne contient habituelle-

18
men~ aucune explication de faits particuliers; et lorsqu'elle le f a i t , ( " '
c'est souvent pour illustrer les usages des lois et des théories. Dans
les sciences physiques les plus avancées, le soùci majeur concerne l'ex-
plication des lois et, par conséquent, leurs interconnexions systémati-
ques" (Nagel, 1961 : 33), c'est-à-dire leur intégration dans une théorie.
Mais est-ce le tout de la science? Ou si l'on veut,un tel modèle peut-
il vraiment remplir sa mission explicative et prédictive? Proposons à
cet égard quelques remarques critiques.
30 Cri-tiques du modèle D-N
Le modèle déductif a la forme linguistique requise pour tout
raisonnement à prétention explicative et prédictive. Une théorie doit être
conçue comme ce que les logiciens appellent une Théorie déductive, dans un
langage spécifié. Un-certain nombre de critiques se sont élevées contre une
telle vue. Certes, on croit profondément que l'explication rigoureuse faite
dans les branches déterminées de la science a la forme déductive, et qu'elle
constitue une sorte d'idéal. Mais les critiques suggèrent que toute expli-
cation en science n'a pas cette forme et que les cas auxquels le modèle a
été réellement appliqué ne constituent pas des instances explicatives.
Considérons notre exemple du morceau de fer et supposons que
quelqu'un soit témoin de la dilatation d'un matériel particulier sous cer-
taines conditions et
qu'il recherche une explication scientifique du phé-
nomène. Le fait que le matériel soit en fer, qu'il soit porté au chaud et
que tout fer se dilate quand il est chauffé, ne lui fournira aucune expli-
cation du phénomène. Autrement dit, sa connaissance du comportement du fer
sous ces conditions ne lui apprend pas les causes de la dilatation de cette
barre de fer. Elle lui dit seulement que, étant constituée de fer, s~ cette
barre était remplacée par une autre de la même composition, la pièce sub-
stituée se comporterait de'la même manière.Et notre enquêteurrestera sur sa
faim, insatisfait du manque d'explication véritable, celle qui concerne la
réponse à la question pourquoi ce matériel, qu'il sait maintenant être du

19
fer chauffé, se dilaterait dans ces circonstances.
Il faut bien admettre que cette conception de l'explication en
sc~ence est faite relativement selon un point de vue réductionniste et
partiel. Lorsqu'un groupe d'énoncés est
tenu
pour explanans, ou pour une
loi, ou qu'on décide de
sa pertinence pour expliquer un phénomène surpre-
nant, toutes ces opérations sont renvoyées au seul traitement logique. On
ne s'avise pas que la proposition d'une loi ou mieux d'une théorie
pour
résoudre un problème -trouver l'explication d'un fait- excède le domaine
de la logique, et, par conséquent, pourrait recevoir un autre traitement,
une analyse plus ouverte.
Sans doute, à bien y réfléchir, la difficulté avec cette concep-
tion résulte du fait que l'explication D-N est fondée sur les lois ou
sur
les énoncés scientifiques plutôt que sur les théories. Mais une telle situa-
tion ne semble pas gêner certains philosophes des sciences. Comme nous allons
maintenant le montrer, l'intérêt majeur pour notre propos réside précisément
dans ce fait que non seulement les conceptions de la science et du progrès
scientifique à la fois des positivistes logiques et de Popper dérivent du
modèle nomologico-déductif, mais aussi que leur puissance et leurs limites
y sont enfermées.

20
l,l, STRUCTURE ET ÉVOLUTION DE LA SCIENCE SELON-LE POSITIVISME LOGIQUE
Le positivisme logique ou si l'on veut l'empirisme logique se carac-
térise par une confiance inouie dans les techniques de la logique mathéma-
tique pour formuler et traiter ses problèmes. Considérée comme 'la logique
de la science', l'épistémologie doit traiter la 'forme' -'la forme logique'-
des énoncés scientifiques plutôt que leur contenu , par exemple, la struc-
ture logique de toute théorie possible, plutôt qu'une véritable théorie
particulière. Elle fournit le modèle logique de toute explication scienti-
fique possible. Les théories scientifiques sont conçues comme étant des
systèmes axiomatiques (ou axiomatisables). Sa relation à l'expérience doit
se réaliser moyennant des 'règles d'interprétation' dont les caractéristi-
ques générales seraient encore établies en termes formels.
Tout cela constitue, en bref, l'aspect purement 'logique'
de
l'empirisme logique. L'aspect 'empirique' consiste à croire que toute
théorie est fondée dans l'expérience du point de vue des significations
de ses termes et de l'acceptabilité de ses propositions. Afin de montrer
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1. 1. Les fondements de la concept-J;?I\\ neo'-poslt~;Tlste de la
science
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,,/~0""/
·I·"":.,~.,,-n\\~~
L'épistémologie positiviste se fonde sur la vérifiabilité, l'in-
duction et la confirmation qui sont autant de principes que de critères
distinctifs entre la science et la non-science, entre le sens et le non-
sens.
1.1.1. Signification et vérifiabilité
Pour les positivis~es logiques et plus particulièrement pour
Carnap (dans Testability and Meaning), la question de la signification est

21
importante pour la théorie de la connaissance. L'empirisme accepté, on dis-
cute de ce qui est 'pourvu de sens'
- sous quelles conditions une proposition a-t-elle un sens,
un
sens cognitif ou factuel?
- comment déterminer si une phrase est vra~e ou fausse ?
De ces deux questions, la seconde (vérification) présuppose la première
(signification) . Le chemin emprunté sera celui du Tractatus: "Ne rien dire
d'autre que ce qui peut être dit", cet aphorisme de Wittgenstein est inter-
prété par les positivistes logiques du Cercle de Vienne au sens que seules
les propositions scientifiques ont une signification cognitive.
Les positivistes distinguent deux classes de phrases
analytiques
et synthétiques.
a) Les phrases analytiques sont les propositions qui ont un sens indépen-
damment des faits. Leurs conditions de vérité dépendent des seules relations
logiques entre les mots et sont donc déterminées dès lors qu'on connait les
règles linguistiques qui constituent les énoncés.
Ainsi, par exemple, la phrase:
- un ho~me non-marié n'est pas marié,
traduite dans le symbolisme logique :
-(x) [f(x) .g(x) ?
g(x)]
,est une proposition non-métaphysique, vide
de contenu factuel. Elle n'apporte pas de connaissance nouvelle. Elle répè-
te ce qui est déjà connu. C'est une phrase sémantiquement authentique, qui
ne requiert pas pour être comprise des idées innées ou des principes a prio-
ri . Du point de vue de la nature de la signification des phrases analytique~
le sens est id(~'iltiqlje à la structure logique. La proposition fait sens en
tant qu'elle est conforme à la forme valide du calcul des prédicats. Il
suffit donc d'analyser sa structure pour déterminer si, pour sa compréhen-
sion, on a besoin des seules relations
logiques.
b) Les phrases synthétiques ou empiriques sont celles dont la signification
pour être comprise, exige l'expérience. Par exemple
- aucun homme non-marié n'est grand
- tout corps en cuivre est conducteur d'électricité.

22
L'empiriste recommande d'interpréter cette signification comme factuelle
par relation de symbolisation à un fait,
'relation de l'énoncé avec quel-
que chose d'autre que lui-même, avec quelque chose d'un autre ordre que
le langage' . Cette thèse qui fait état d'un référant extra-linguistique
dans la détermination de la signification objective et cognitive, exclut
la possibilité de fait transcendantal.
Ni la vérité ni la fausseté ne peuvent s'établir sur une base pu-
rement linguistique. Seul le recours à un facteur non linguistique mais
empirique permet de les caractériser. La thèse révèle encore une doctrine
de la signification ajoutée à l'idée-fort de l'empirisme que toute connais-
sance vient de l'expérience. L'expérience seule permet de déterminer la
vérité d'un énoncé, de ce qu'on dit qui est. Selon le positivisme logique,
il y a deux apports dans la connaissance :
- un apport formel fourni par le langage,
- et un apport matériel venant de l'expérience.
On en arrive ainsi à l'énoncé du principe de l'empirisme, des
critères de signification ~t de vérifiabilité fùemulés par Carnap
"la signification d'un énoncé synthétique réside dans le fait
qu'il expr~me un état de choses concevable. si un énoncé n'ex-
prime pas un état de choses concevable, alors il n'a pas de sens.
Il n'est un énoncé qu'en apparence. Si l'énoncé exprime un état
de choses
concevable, alors il est de toute façon signifiant.
Vrai, si l'état de choses existe; faux, s'il n'existe pas".
(Carnap, 1931 :§4)
Carnap établit une équivalence logique entre un énoncé signifi-
catif et un état de choses concevable :
Significatif -
exprime un état de choses
En considérant l'équivalence formulée par Carnap, signifier veut
dire ainsi décrire l'état de choses qui devra exister si l'énoncé était

23
vrai (Shein Probleme, §7). Les positivistes logiques réfléchissent sur la
signification en terme de vérification, puisque c'est une et même chose
de décrire l'état de choses et de donner la signification qui la vérifie-
rait. L'expression 'Etat de choses concevable' veut dire qu'il faut être
en mesure, partant de l'énoncé, de décrire les expériences dont l'exécu-
tion entraînerait la vérification
de l'énoncé. L'énoncé significatif est
l'énoncé synthétique dont on pourra stipuler sous quelles conditions
on
établit sa vérification.
'Etre significatif' équivaut à 'être vérifiable' . C'est pourquoi
Schlick déclare que "la signification d'un énoncé, c'est la méthode de sa
vérification". (in Ayer, 1959 : 90) C'est ce principe de vérifiabilité
que Wittgenstein se voit attribuer: une proposition signifie l'ensemble
des expériences qu~ toutes ensemble
sont équivalentes à la vérité de la
proposition.
Quelles sont les conditions de vérification d'un énoncé? Selon Carnap,
on aura stipulé la méthode de vérification si on peut formuler tous les
énoncés observationnels ou protocolaires dont la vérification équivaudrait
à celle de l'énoncé
initial. On obtient de la sorte
une douole équiva-
lence :
être significatif _ être vérifiable
énoncé synthétique __ énoncé d'observation
"Une suite de mots a un sens, écrit alors Carnap, seulement s~ sont fixées
des règles de déductibilité vis-à-vis d' énoncés protocolaires." (1931
: § 2)
Déduits d'énuncé universel -mieux d'une théorie- avec une valeur prév~s~on­
nelle pour être mis à l'épreuve de la vérification, ces derniers servent
bien de protocoles d'expériences. Mais les positivistes logiques ne s'a-
visent pas qu'''ils comportent des expressions générales, donc un surplus
hypothétique
qui excède toute expérience directe possible" (F. Jacques,
1985 :424)
Sur cette base, ils rangent les énoncés scientifiques parmi les

24
discours pourvus de sens, tandis qu'ils en excluent les énoncés métaphysi-
ques, éthiques et théologiques. Un tel critère est trop exigeant. Les lois
scientifiques elles-mêmes n'y résisteraient pas quant à la détermination
de leur contenu factuel. Sous les critiques de Popper, de Quine et de l'E-
cole d'Oxford, les positivistes du Cercle de Vienne vont affaiblir le cri-
tère de signification et de vérification. Ils étendent le statut cognitif
de signifiance à toute proposition dont on peut logiquement déduire une
proposition empiriquement vérifiable. Il suffit que l'énoncé soit expéri-
mentalement concevable, testable.
Si la vérification empirique est incertaine (puisqu'on n'est pas
assuré d'avoir spécifié tous les énoncés protocolaires se rapportant
à
l'expérience originaire), l'autre façon est d'envisager la vérification
en terme
de possibilité logique. C'est une possibilité de l'énoncé lui-
même, dont l'examen fera apparaître, à partir de ses termes constitutifs,
des énoncés protocolaires précis. Si aucun énoncé protocolaire
n'est dé-
ductibleà partir de ses termes constitutifs, alors l'énoncé est dépourvu
de signification cognitive. Il ne s'agit plus de vérifier l'énoncé
hinc
et nunc. On passe des conditions de vérité (truth-conditions) aux condi-
tions de vérification.
A quelles conditions les termes descriptifs doivent-ils satisfaire
pour que l'énoncé ait un contenu factuel? L'énoncé est logiquement véri-
fiable ou a un contenu de signification cognitive
1 - s'il est déterminable à partir de ses termes descriptifs;
2 - si ces termes eux-mêmes ont un contenu factuel significatif,
i.e s'ils peuvent être rapportés à des données ultimes d'ob-
servation, à l'expérience originaire;
3 - s'ils sont agencés selon une certaine articulation (1), i.e
S1
leur contenu factuel supporte l'interaction à l'intérieur
de l'énoncé. A chaque terme descriptif s'attachent des règles
(1) Héritage Wit tgens teinien in Trac ta tus
J . J

25
ou conventions d'application, des règles d'utilisation qu~ ouvr~­
ront la voie vers les énoncés protocolaires. Un énoncé est véri-
fiable s'il est conforme aux règles linguistiques. Toutefois, ce
sens formel n'épuise pas les contenus factuels. Il ne suffit pas
que les termes descriptifs soient compatibles. Il faut en plus
trouver les énoncés protocolaires qui manifestent la factualité
et terminent l'analyse.
Un énoncé significatif, factuel et vérifiable est celui pour le-
quel on aura ainsi stipulé des énoncés protocolaires dont la vérification
entraînerait celle de l'énoncé initial.
'être significatif' équivaut
à
être susceptible d'être vérifié.
Mais cette vue affaiblie souffre encore d'un grave problème rela-
tif au fait qu'aucun énoncé universel (ou loi) ne conduit par lui-même à
un énoncé observationnel. Entre les deux, il est requis la spécification
des énoncés des conditions initiales sous lesquelles l'observation est
faite. Nous voyons une fois de plus que la conception positiviste des lois,
des énoncés de conditions initiales et des énoncés d'observation suit le
modèle déductif
(L & C) & E. Certes,pour des raisons logiques, n'a pas
connu de succès la tentative d'utiliser le principe de vérifiabilité pour
distinguer le sens et le non-sens, la science et la non-science. Mais, pour
la pertinence de nos propros, il suffit de s'apercevoir que le modèle D-N
est au fondement même de la conception positiviste de la science.
1 .1 .2. Induction et confirmation
De même qu'il fournit une structure à l'explication et à la prédic-
tion, ainsi qu'au critère de signification cognitive, le modèle D-N
se
retrouve également à la base de la conception empiriste de l'induction.
Lorsque le modèle
est appliqué à l'explication, la vérité de l'explanan-
dum est le point de départ; en revanche, dans le cas de la prédiction,
le point de départ est la vérité des lois et des énoncés des conditions

26
dans son application à l'induction, on considère vrais les énoncés des
conditions et l'explanandum :
(C & E), ou (Fa & Ga) sont vra~s. Ainsi, tandis que nous ne sau-
r~ons dire que les lois scientifiques, telles que conçues en fonction du
modèle, sont logiquement dérivables à partir des énoncés des conditions
et de l'explanandum)nous pourrions dire, par contre, qu'elles sont connec-
tables à ces derniers au moyen de l'induction.
Comme le montre Dilworth (1981), un point qui n'est pas toujours
reconnu dans les discussions sur l'induction est que la notion elle-même
revêt deux applications distinctes. En un sens, l'induction peut servir
à rendre compte de l'existence de certaines régularités dans la nature
sur la base d'une connaissance de leurs instances. En un autre sens, elle
peut être considérée comme la méthode employée pour fournir un support
rationnel à l'affirmation qu'existent des régularités particulières. Eu
égard au modèle déductif, ces deux sens sont fondamentaux à l'empirisme
logique: le dernier, dit 'confirmation', définit sa position dans
le
contexte de justification, le premier, ou tout simplement l'induction,
dans le contexte de la découverte.
Le problème principal avec cette conception de l'induction -comme
méthode de découverte des lois-, concerne le fait qu'elle ne fournit au-
cune indication sur le travail effectif du scientifique. Rarement, en
effet, celui-ci se contente d'amasser simplement des quantités de données,
les examine minutieusement dans l'espoir d'y trouver une certaine régula-
rité. Bien plutôt, il travaille ordinairement dans le contexte d'une théo-
rie qu~ n'est pas en soi une régularité du même genre que celle qu'il étu-
die
Quant au problème de la confirmation, il a retenu de façon exclu-
s~ve l'attention des positivistes logiques. Il est
centré sur le fait que
la vérité de la conclusion d'une déduction logique n'implique pas la véri-
té dei prémisses .En termes du modèle D-N, le problème est que la vérité de
l'explanandum et des énoncés de conditions,
~.e
la vérité
des

21
énoncés de la forme (Fa. Ga), n'établit pas la vérité de la loi. C'est
ce que Goodman a appelé le sophisme de l'affirmation du conséquent, et
que Hempel a bien relevé dans les travaux du médecin hongrois Semmelweis
sur la fièvre puerpérale. Si l'expérimentation montre que l'implication
vérifiable est vraie, "ce résultat favorable ne prouve pas de façon décisi-
ve que l'hypothèse soit vraie, car le raisonnement sous-jacent aurait la
forme :
Si H est vrai,
l l'est auss~
(comme les faits le montrent) l
est vrai
H est vra~
Et ce mode de raisonnement, que l'on désigne sous le nom d'erreur
consistant à affirmer le conséquent, est déductivement invalide, c'est-à-
dire que sa conclusion peut-être fausse, même quant ses prémisses sont
vraies." (C.G. Hempel, 1972 : Il) En outre, puisque la loi scientifique
est conçue comme un énoncé universel, aucun nombre fini d'énoncés vraIS
de la forme ci-dessus ne peut lui fournir un support logique pour sa véri-
té.
On peut alors se demander si les lois scientifiques ont réelle-
ment la forme suggérée par le modèle D-N. "L'examen de la nature des lois
scientifiques, écrit Dilworth, au moins dans les sciences exactes, révèle
que, au lieu d'être exprimées par des énoncés universels ayant une valeur
de vérité, elles sont très souvent exprimées sous forme d'équations éta-
blissant une relation numérique entre les valeurs de certains paramètres ,II
(op. cit. :
~) Et du point de vue du modèle déductif, il est difficile
de voir un énoncé universel falsifié continuer de fonctionner comme l'ex-
pression d'une loi de la nature, tandis qu'en science, on retient souvent
des lois exprimées par des équations quand bien même elles auraient une
marge d'application très restreinte.
fullS ne discuterons pas ~c~ de la naturE des lois scientifiques.
Pour l'instant, notons seulement que la difficulté vient de la conception

28
empiriste de la sc~ence. Celle-ci est formellement fondée sur le modèle
D-N, et, de cette manière, elle débute donc avec la conception des lois
plutôt qu'avec celles des théories. Sur cette base, comment rendre compte
du progrès scientifique ?
1. 2. Les idées néo--posit.ivistes sur le progres de la science
Les positivistes logiques adoptent un critère formel de progrès.
Leur conception sera chargée d'un certain nombre de problèmes, notamment
ceux concernant d'une part les termes théoriques et les règles de corres-
pondance, et d'autre part, la variance de signification et l'inconsistance
entre deux théories.
1.2.1. Un critère formel de progrès
~ous l'avons vu, les positivistes préconisent l'usag~ du modèle
déductif nomologique comme modèle explicatif des occurences particulières.
Mais les positivistes vont plus loin et suggèrent son application comme
un modèle explicatif des lois par des théories de niveau plus élevé. Telle
est exactement la perspective envisagée par Nagel et Cohen: "L'explica-
tion scientifique consiste à subsumer sous quelque règle ou loi qui expri-
me le caractère invariant d'un groupe d'événements, l'événement particulier
à expliquer. Les lois elles-mêmes peuvent être expliquées, de la même façon,
en montrant qu'elles sont des conséquences de théories plus compréhensi~es:
(M. Cohen & E. Nagel, 1934 : 397)
En présentant la base de la conception positiviste de la sc~ence,
nous avons montré comment le modèle D-N, initialement introduit comme un
modèle explicatif, peut également fonctionner comme un modèle d'induction
et de confirmation dans les contextes respectifs de découverte et de jus-
tification. C'est lui qui opère encore pour l'avancement de la sc~ence.
Le progrès scientifique consiste en la découverte des lois et des

29
théories au n1veau supérieur, dont on peut déduire au niveau inférieur
d'autres lois et théories. Selon Nagel, cela signifie que la place de
l'explanandum est rempli.e, non par un énoncé empiriquement vérifiable,
mais plutôt par une loi universelle. Cette loi L est dérivable à partir
d'une théorie LI en conjonction avec les énoncés des conditions CI qui
peuvent également avoir le caractère d'énoncés universels. La découverte
inductive et la justification confirmative de LI dépend en partie
de
celles de L. On peut schématiser le processus de la façon suivante
Rendue explicite, la relation déductive de LI et CI se présente
directement sous la forme du calcul des prédicats :
(7)
[(y)
(Hy =:> Gy) . (z)
(Fz = Hz)] ::::> (x) (Fx =:> Gx)
(6) et (7) peuvent être appliqués à l'extension de l'exemple suivant
(8)
LI
(y)
(Hy =:> Gy)
Tous les métaux chauffés se dilatent
CI
(z)
(Fz~Hz)
Le cuivre est métal
donc, L
(x)
(Fx ~ Gx)
Tous les cuivres chauffés se dilatent
La conjonction de (6) avec la schématisation initiale (3) du modèle D-N,
donne l'expression:
(9)
et (L . C) ~ E
Et (9) elle-même implique la forme initiale du modèle dans le calcul pro-
positionnel
Afin que LI ne soit pas un simple ornement formel, mais que sa
découverte constitue un progrès réel, LI doiS sinon avoir des instances
confirmatives, du moins faire des prédictions au-delà de celle de L.
Un tel r~quisit peut être facilement traduit en termes du modèle D-N, en
conjonction
avec (9) :
( 1 1)
(L 1 • C2) ::;J L2
et (L 2 . C3) ~ El' (L 1 • CI) ::> Let (L . C) ::::> E

JO
Appliquée à l'exemple ci-après, la conjonction de
(9)
et de (II) prend
la forme suivante
(l2)
LI
Tous les métaux chauffés se dilatent
CI
Le cuivre est un métal
C
L'étain est un métal
2
donc, L Tous les cuivres
donc, L 2 Tous les étains
chauffés se dilatent
chauffés se dilatent
C
Ce cuivre-ci est en train
C
Cet étain-ci est en train
3
de chauffer
de chauffer
donc, E Ce cu~vre se dilate
donc, El Cet étain se dilate
La schématisation de (12) implique à son tour:
(13)
L I ' (C
. CI
,C
. C3)~(E ,El')
expression qui a également la
2
forme du modèle déductif, conforme au calcul propositionnel.
Sur cette base, les empiristes logiques formulent un critère for-
mel du progrès scientifique en termes du modèle D-N. "Pourvu que tous les
énoncés aient été vérifiés (E) ou confirmés (L), nous
dirions qu'une loi
ou une théorie LI est une progression par rapport à une autre L si et seu-
lement s~
(a) LI' conjointe aux énoncés des conditions CI' entraîne L, et
(b) LI' conjointe aux énoncés des condit1ons C2' entraîne d'autres
énoncés vérifiés ou confirmés que L seule, en conjonction avec
C2' n'entraîne pas, en l'espèce L 2 ' "
Selon la terminologie de Nagel, le progrès se fait par incorpora-
tion, subsomption ou réduction. En l'espèce LI réduit L et L , La réduction
2
équivaut à l'explication. En effet, du point de vue du modèle D-N, expli-
quer un phénomène consiste à montrer que sa description procède logique-
ment ou déductivement de lois et d'énoncés des conditions initiales.
De

31
même, expliquer une loi consiste à montrer qu'elle dérive logiquement d'au-
tres lois. Appliquée à l'histoire des sciences, quant à la reconstruction
logique de la relation entre les lois, cette conception anhistorique voit
la croissance s'effectuer par incorporation,
le remplacement s'opérer par
rGduction. Nagel offre une vue bien détaillée de cette réduction.
Il dinstingue deux types de réduction. La réduction est dite 'ho-
mogène', lorsqu'une loi ou une théorie est incorporée dans une autre théo-
rie qui utilise les mêmes concepts, i.e lorsqu'elles ont un vocabulaire
commun. Ainsi, l'absorption de la loi de Galilée sur la chute des
corps
par la mécanique newtonienne est une réduction de ce type. Hempel est du
même avi~ qui décrit un tel phénomène :
"l'uniformité exprimée par la loi galiléenne de la chute libre
peut être expliquée par réduction à partir des lois générales de la mé-
canique et de la loi newtonienne de la gravitation, en conjonction avec les
énoncés spécifiant la masse et le rayon de la Terre~ De même, les unifor-
mités exprimées par la loi de l'optique générale peut être expliquée
par
subsomption déductive sous les principes de la théorie ondulatoire de la
lumière." (Hempel,
1962 : 100-101)
La réduction dite 'hétérogène' est la plus intéressante. C'est
la subsomption déductive d'une loi sous une théorie qui n'utilise pas les
mêmes concepts que la loi. Il arrive très souvent que la loi subsumée ou
la théorie réduite se réfère aux propriétés macroscopiques des objets et
que la théorie réductrice se réfère, au contraire, à la microstructure
des objets. On explique le niveau de dessus par le niveau de dessous. Ce
fut le cas de la réduction de la thermodynamique classique à la mécanique
statistique. Les concepts de celle-là n'opèrent pas chez celle-ci. Ainsi,
en fut-il des concepts de "température" et d'''entropie''.
Réfléchissant dans le cadre de la réduction hétérogène,
Nagel
cherche à découvrir les conditions nécessaires et suffisantes pour
la
réduction d'une branche de la science à une autre.Mais ces conditions ne

32
peuvent être formulées que pour les branches de la sc~ence qui ont été
formalisées, conformément au modèle déductif. Deux ex~gences sont requi-
ses pour la formalisation:
1) les significations des termes qui sont
employées dans la théorie sont fixées par des règles d'usage appropriées
à chaque discipline;
2) les relations de dépendance logique à l'intérieur
de chaque théorie doivent être respectées. Si c'est le cas, alors se dis-
tinguent deux types de conditions pour la réduction d'une théorie TI à
une autre T 2 : formelles et sémantiques.
1 - Les conditions formelles stipulent :
a) La possibilité de connexion: pour chaque terme de Tl' il y a
un énoncé de connexion qui le relie aux termes théoriques de
T 2.
b) La dérivabilité: les lois expérimentales de TI sont des con-
séquences déduites des hypothèses théoriques de T .
2
2 - Les conditions sémantiques requièrent :
c) un support empirique: les hypothèses théoriques de T
sont
2
supportées par les données d'expérience, outre celles qui
supportent Tl
d) la fécondité
les hypothèses théoriques de T
sont sugges-
2
tives du développement de TI.
Dès lors~on comprend que la réduction réussie est incorporation.
Une
théorie Tl est absorbée par une théorie T 2 qui a une vue plus large. La
nouvelle théorie a un contenu de testabilité plus grand que l'ancienne.
Les théories dont la vérification expérimentale a été établie ne peuvent
plus être rejetées; elles sont seulement subsumables sous d'autres plus
générales, dont elles demeurent une partie valide. La sc~ence procède par
accumulation graduelle de données d'expérience, processus par lequel les
théories expliquent des domaines de plus en plus larges de phénomènes. On
rend compte du développement dans la science par un progrès qui procéde-
rait à partir d'une base observationnelle stable et neutre vers un accrois-
sement cumulatif de lois toujours plus générales.
Sous ce jour, l'épistémologie positiviste présente deux thèses

JJ
qui font difficulté; notamment une sorte de bilinguisme et l'idée de
conservation des significations
des
termes quand on passe d'une théorie
Tl à son englobante T 2 . Prenons-en les mesures.
1 .2.2. Bilinguisme et invariance sémantique
Selon les positivistes logiques~ une théorie scientifique peut
être formulée et axiomatisée en termes de logique formelle~ ou de maniè-
re plus précise~ traduite en termes du calcul des prédicats du premier
ordre. Les termes de cette formulation qu~ ne sont pas des termes logiques
sont de deux sortes :
a) observationnels
b) théoriques
Autrement dit~ le langage scientifique est divisé en langage observation-
nel et langage théorique. C'est la thèse du bilinguisme, l'une des deux
thèses essentielles qui ressort de l'analyse positiviste
s~ nous poussons
le critère de vérification dans ses derniers retranchements. La question
difficile concerne le sens des termes théoriques : à quelles conditions
un terme théorique a-t-il une signification cognitive ?
L'autre thèse est une conséquence de la conception positiviste
du progrès scientifique par réduction. Elle laisse entendre que le passa-
ge d'une théorie à une autre, ou l'incorporation d'une loi dans une théo-
rie n'altère pas le sens des termes. Autrement dit, les deux théories au-
raient un vocabulaire commun. C'est la thèse de l'invariance de la signi-
fication.
1. Le
problème
des termes théoriques et la question des
règles de correspondance
Les positivistes logiques insistent sur la vérifiabilité empiri-
que comme critère de signification des énoncés scientifiques. Un énoncé
est pourvu de sens si et seulement s'il est vérifiable par une expérience

34
directe. Ainsi, les énoncés mun1S de sens ne nécessiteraient, selon une
telle conception, aucun terme descriptif, i.e aucun terme non-logique,
dont le référant ne serait pas directement observable. Mais lorsqu'on
réalise que les théories scientifiques contiennent des termes
comme
'électron' dont les référants ne sont pas directement observables, le
problème
se pose quant à la manière dont les énoncés contenant de telles
expressions font sens. C'est le problème sémantique des termes théori-
ques .
Se référant à des'entités théoriques', ils ne sont pas directe-
ment reliés aux procédures expérimentales, comme le sont les termes ob-
servationnels. Ceux-ci peuvent faire, en effet, l'objet d'une interpré-
tation empirique directe.
Néanmoins, les termes théoriques peuvent
et
doivent avoir une signification cognitive, i.e il doit être possible de
les connecter, par voie de spécification, aux termes observationnels. La
'signification' cognitive des termes théoriques est garantie par
les
régies de correspondance qui les lient aux termes observationnels.
Selon la conception positiviste, au commencement de toute conna1S-
sance se trouvent des relations d'objets et d'événements directement
ob-
servables. Ces objets et ces événements s'expriment en termes observation-
nels. Les termes non-observationnels, i.e théoriques,
sont
introduits
pour faciliter la formulation des régularités et des lois.
Mais ils
ne
sont pas seulement introduits pour des raisons de convenance ; ils acquiè-
rent une signification grâce à leurs relations bien définies aux termes
observationnels. On le voit, le développement de la logique mathématique,
culminant avec les Principia Mathematica de WhDehead et Russell, fournit
les instruments nécessaires à l'élaboration précise d'un tel programme.
La conformité au modèle déductif en est le fil conducteur.
Si le problème des termes théoriques concerne le transfert
de
sens du niveau empirique au niveau théorique, celui des régies de corres-
pondance
(Rco)
est précisément l'inverse et concerne
les
conditions

35
d'application des termes théoriques à des situations empiriques. Sur la
base de la présente reconstruction, il peut être énoncé,de la façon sui-
vante: montrer comment les théories scientifiques,supposées contenir des
termes théoriques comme éléments essentiels, peuvent logiquement conduire à
des énoncés empiriques, qui ne doivent pas contenir de termes théoriques.
(Carnap, 1966 : 226)
Une série de formulations possibles de Rco a été proposée.
Les
idées centrales sont très claires. On peut se reporter à Campbell (1919),
sur 'l'hypothèse' et les 'dictionnaires. Les dictionnaires chez Campbell
sont à l'hypothèse ce que sont respectivement chez Carnap ou chez Hempel
les règles de correspondance ou les règles sémantiques aux termes théori-
ques. Dans les
Elements de 1919, Campbell fait de la distinction entre
un système axiomatique et son application à l'expérience la base d'une
analyse minutieuse de la structure des théories physiques. Selon lui, une
théorie physique comprend deux genres d'énoncés
'l'hypothèse' et le
'dictionnaire' . Dans le langage de Campbell, une hypothèse (H) est
une
somme d'énoncés dont la vérité ne peut être empiriquement assertée. Au-
cune H n'est vraie empiriquement parce qu'aucune signification empirique
n'a été assignée à ses termes, i.e aux axiomes et aux théorèmes qu'on
peut en déduire. Quant à la seconde série d'énoncés à l'intérieur de la
théorie, l'auteur s'y réfère comme à un 'dictionnaire' pour interpréter
l'hypothèse. Les énoncés du dictionnaire relient les termes de H aux é-
noncés dont la vérité empirique peut être déterminée.
En soi, le système diaxiomes est une série de relations abstrai-
tes entre des termes non-interprétés. A la frontière, entre le système
d'axiomes et le royaume de l'empirie, il est jeté un pont, celui des en-
trées du dictionnaire qui relie certains termes du système d'axiomes aux
propriétés expérimentalement mesurables. En accord avec Duhem (1), Campbell
(1) sur le holisme de P. Duhem, voir sa Théorie Physique
* ~ous devons a J. Losee (1980) ce commentaire a propos de Camphell.

souligne que dans de nombreuses théories, il existe des termes pour les-
quels le dictionnaire ne fournit aucune entrée. Il n'est pas nécessaire
de lier chaque terme de l'hypothèse aux assertions empiriquement testables,
afin qu'une théorie ait une signification dans son ensemble. Le système
d'axiomes tout entier, à l'intérieur duquel apparaissent des termes non-
liés, est lié à l'expérience grâce au dictionnaire qui relie les autres
termes du système
empirique.
Les positivistes logiques ont emprunté à Campbell sa distinction
entre un système d'axiomes et son application à l'expérience. Carnap dé-
clare dans un essai publié dans International Encyclopedia of Unified
Science qu' 'une théorie physique, ainsi que l'ensemble de la Physique,
peut être présentée sous la forme d'un système interprété, consistant en
un calcul spécifique (le système d'axiomes) et un système de règles sé-
mantiques pour son interprétation.' (Carnap (1939), 1955 : 202)
Quant à Hempel, il compare le système d'axiomes à un filet sup-
porté par des tiges ancrées au n~veau observationnel du langage scienti-
fique. Il soutient, lui aussi, l'idée qu'il n'est pas nécessaire que cha-
que noeud du filet ait un point de contact parmi les énoncés observation-
nels.
Mais alors se pose la question de savo~r sous quelles conditions
le filet est ancré; comment peut-on savoir qu'il y a un nombre suffisant
de liaisons puissantes entre le filet et le plan observationnel?
La
puissance de la relation d'ancrage est très grande dans les théories ma-
thématiques où est assignée à chaque terme du calcul (i.e du système d'a-
xiomes) une règle sémantique. La géométrie physique fournit le cas d'une
théorie de ce type. Chacun des termes du calcul -'point',
'ligne',
'con-
gruence'- est co-relié à des opérations physiques. On peut imaginer
un
cas analogue pour une 'théorie mécanique' dont le calcul serait lié aux
observables moyennant une règle sémantique. Mais on peut encore se deman-
der si une telle théorie a une signification empirique.

37
Hempel suggêre -qu'une r€forme
satisfaisante peut être donn€e
S1
on disposait d'une th€orie
ad€quate
de la confirmation. Selon lui, cette
th€orie
contiendrait des rêgles telles que, pour tout th€orème
cr)
et
pour toute proposition du langage observationnel rapportant l'exp€rience
originaire (E), les règles conf€reraient
un degr€
sp€cifique
de confirma-
tion à T eu €gard
à E. Une th€orie
scientifique à laquelle s'applique-
raient ainsi des rêgles de confirmation aurait une signification empiri_
que. Les règles s€mantiques
seraient d'une force suffisante pour ancrer ses
calculs,i.e les termes du systême d'axiomes. Toutefois, Hempel concêde
qu'aucune th€orie
de la confirmation jusque-là disponible ne convient au
projet indiqu€.
Il s'ensuit que son dessein (de 1952) de mesurer la suf-
fisance del'interpr€tation
empirique du système d'axiomes par une th€o-
rie de la confirmation reste programmatique.
L'existence des termes th€oriques
fait donc difficult€
à l'empi-
risme logique. Carnap va emprunter à Ramsey (1931) sa m€thode
d'€limina-
tion des termes th€oriques.
Ramsey suggère, en effet, des moyens de les
€liminer,
de maniêre à ne retenir que les cons€quences
empiriques de la
th€orie.
Par exemple, il suggêre que si une th€orie
scientifique en conjonc-
tion avec
un €nonc€
des conditions initiales a la forme :
(14)
(x)
(l'x =;:) Ox)
. Ta,
où 'T'est un terme th€orique,
'0' un terme observationnel, et 'a' une
entit€
suppos€e
avoir la propri€t€
repr€sent€e
par le terme th€orique,
alors 'T' peut être €limin€
en reformulant (14) en termes d'une de ses
cons€quences
dans le calcul des pr€dicats
du second ordre
(15 )
(3 CP)
t(x) (CP x = ox) • cP a]
Ici, le pr€dicat
constant Test abandonn€
au profit d'un pr€dicat
du
second ordre, la variable cp. Et nous constatons que (15) a effectivement
retenu les cons€quences
empiriques de (14), à savoir, Oa.
Tontefois, la proposition de Ramsey (15), en r€ussissant
à pr€-
server les conséquences empiriques de (14) sans employer le terme th€ori-
(1) A propos de Ramsey et des règles de correspondance,nous avons
suivi Carnap (1966)

38
que 'T'
a exigé l'introduction du terme 'ep'. "Cela signifie -écrit Hempel-
que la proposition de Ramsey, associée à une théorie interprétée T ' ,évite
la référence à des entités hypothétiques seulement en lettre -remplaçant
les constantes latines par des variables grecques - plutôt qu'en esprit."
I l n'y a pas de changement fondamental, car "elle asserte encore l'exis-
tence de certaines entités du genre postulé par T', sans garantir plus que
ne fait T' que des entités sont sinon des observables, du moins entière-
ment caractérisables en terme d'observables". Et Hempel conclut que" les
propositions de Ramsey ne fournissent aucun moyen satisfaisant pour éviter
les concepts théoriques". (Hempel, 1965 : 216)
On se demande alors si les théories auxquelles a été appliquée la
méthode de Ramsey ressemblent aux théories scientifiques réelles. Et puis,
quand bien même de telles méthodes seraient applicables à de véritables
théories, les résultats positifs qu'on enregistrerait auraient encore peu
de signification eu égard à la nature de la science. C'est presque d'ail-
leurs peine perdue, note Putnam (1973), car les termes théoriques relevés
dans une théorie
peuvent devenir observationnels dans
une
autre.
Cela
montre
la
difficulté
inhérente

la thèse bilinguiste
des
positivistes logiques, que
Quine (1953, 1978) a par ailleurs ruiné.
En effet, fait-il observer, un tel postulat supposait valide la
thèse de la distinction entre les propositions analytiques et synthéti~,
ques. Quine montre que les propositions analytiques ne seraient valables
que si on pouvait démontrer la synonymie, i.e si on
pouvait identifier
le sens par une procédure a priori. 'Célibataire' et 'non-marié' ont-ils
le même sens? Avoir le 'même' sens équivaut à une identification.
Or,
se demande Quine, existe-t-il une procédure a priori qui le permette?
La réponse est négative. Lorsqu'on affirme la synonymie, on le fait sur
des bases conventionnelles valables pour une communauté linguistique.
Cela implique une procédure a posteriori ou empirique. La substitution
des synonymes n'est valable que dans certains contextes. L'analytique
n'est pas a priori, et la synonymie n'est pas établie non plus a priori.

39
Ainsi va se trouver dissoute la question du bilinguisme, la dis-
tinction entre deux vocabulaires observationnel et théorique. Les phrases
d'observation sont liées aux circonstances dans lesquelles elles
sont
prononcées, i.e qu'elles sont dépendantes du contexte (simple) d'énoncia-
tion (de profération) . Les phrases ne sont pas analysables ni analysées,
1.e mises en rapport logique. ELles sont en fonction de la communauté qui
les comprend, qui fait qu'on se réfère à quelque chose, dès lors qu'on
comprend la langue. Entre les phrases il n'y a qu'une différence de degré.
Est-ce à cause des seules phrases d'observation que nous croyons
à
la
théorie? Quine répond que non. Comment justifier alors notre acceptation
ou notre rejet de la théorie? Telle est la bonne question, la question
pertinente dont la réponse ne saurait être cherchée dans le cadre du pro-
gramme positiviste.
Outre la thèse bilinguiste qU1 exige d'être fortement relativisée,
une autre difficulté gît dans la conception positiviste: qu'advient-il
du contenu sémantique des concepts,lors du passage d'une
théorie
à une
autre ?
2. Le
problème
de l'invariance de sighification et
la
consistance de la théorie
si nous réfléchissons sur la notion empiriste de progrès scienti-
fique sur la base d'une relation entre théories plutôt qu'entre une théo-
rie et une loi, il se pose des problèmes qui ont une portée directe sur
le topique de notre présente étude. Ainsi que l'a remarqué Paul Feyerabend
(1975~ la conception du progrès scientifique, en tant qu'il
consiste à
subsumer déductivement des théories To sous des théories Tl' présuppose
que les termes, en passant d'une théorie à une autre par réduction, con-
servent leur signification initiale. S'il en était ainsi alors de telles
dérivations nous diraient tout au plus quelque chose sur les relations
syntaxiques entre les théories vues simplement comme des parties d'un mê-
me système abstrait. Elles ne nous diraient rien sur les relations séman-

40
tiques, 1.e sur la mani~re dont les théories sont connectées les unes aux
autres pour fournir des informations concernant un aspect du monde réel.
Aussi ce qu'on appelle 'le probl~me du changement de sens' concerne-t-il
le fait que dans certains cas importants de succession de théories les
termes subissent une variation de signification
par exemple, la 'masse'
newtonienne n'est pas la 'masse' einsteinienne. La conception des théories
scientifiques sur la base du mod~le D-N qui fournit uniquement la forme
syntaxique des théories, est incapable de rendre compte de ce fait.
Un second point, établi clairement par Duhem et tout récemment
souligné par Popper et par Feyerabend, est qu'en essayant de rendre compte
du même groupe de phénom~nes, il arrive souvent que des théories (ou des
lois) deviennent inconsistantes les unes aux autres. Bien sûr, nous ne
suggérons pas ici que le conflit des théories prend la forme de 'contra-
diction' . Toutefois, dans le contexte du mod~le déductif, nous constatons
que dans le cas où deux théories successives entrent en conflit, la secon-
de ne peut pas formellement impliquer la premi~re. Ce 'probl~me de consis-
tance' qui manifeste cette incapacité de rendre compte du conflit des théo-
ries, limite sérieusement la conception positiviste du progr~s scientifi-
que. Que dire finalement sur le programme positiviste?
Remarques critiques sur le positivisme logique
L'empirisme logique des années trente de ce si~cle est
naturel-
lement l'exemple le mieux connu d'une analyse synchronique. Il était ex-
clusivement intéressé par la structure logique de la connaissance acquise,
i.e des théories constituées, s'éloignant ainsi des probl~mes réels
de
leur croissance. "La théorie des sciences, déclare H. Reichenbach, est
concernée non par les probl~mes de gén~se ni par le contexte de découverte
mais par le contexte de justification. Il (1938 : 6-7)
A l'intérieur d'un tel cadre, les questions d'histoire ne pou-
vaient jamais se poser et les réalisations scientifiques du passé n'être

41
qu'un sujet de critiques anhistoriques qu'ils considéraient comme non
~6nformes aux crit~res de démarcation, de signification ou de rationalité
assumés par cette philosophie. Les r~gles de méthode scientifique propo-
sées étant traitées comme des standards de rationalité supra-historiques,
l'histoire de la science 'authentique' ne pouvait commencer qu'avec la
toute dernière révolution dans le développement de la connaissance.
D~s lors, l'extrême conséquence d'une telle option est l'affir-
mation que la science n'a pas d'histoire. A la limite ce qU1 peut ~tre
tenu pour son histoire consiste en la série d'erreurs, de mauvaises com-
préhensions et d'opinions qui, du point de vue de cette philosophie, ne
peuvent être traitées comme scientifiques. Le problème de la reconstruc-
tion du processus réel de croissance de la connaissance était donc exclu
des intér~ts de la philosophie positiviste. Montrer en effet les liaisons
logiques qui unissent des corpus de propositions ou de résultats cumulés
n'est pas décrire le processus d'obtention de tels résultats qui ·forment
le corps d'énoncés scientifiques.
Depuis les années soixante, des critiques se sont élevées contre
la 'Standard View'. Elles sont devenues tellement influentes qu'elles l'ont
finalement discréditée parmi les philosophes des sciences. Les objections
ont pris la forme d'une comparaison ou mieux d'une application de la con-
ception positiviste des théories scientifiques aux théories telles qu'elles
sont effectivement utilisées dans la pratique scientifique, afin de mon-
trer
une divergence entre les deux. On se souvient, par exemple, d'une
des attaques
portées par P. Achinstein (1968) contre la distinction po-
sitiviste de l'''observationnel'' et du "théorique". Se référant à l'exemple
de Millikan, il fait remarquer qu'une trace dans une chambre à bulles est
ordinairement décrite par les physiciens comme la trace d'une particule
élémentaire -l'électron-, représentée par un terme théorique
selon
la
conception standard. Il conclut que ce coup jette le doute sur les entités
dites 'théoriques' ou inobservables.

42
Il Y eut ainsi l'émergence d'une nouvel~e philosophie des SC1en-
ces, beaucoup
plus
appuyée sur l'histoire des sciences que ne l'ont été
les analyses anhistoriques des positivistes logiques. Il s'agit de rendre
compte de la science qui existe réellement, de sa génèse et du processus
de sa croissance. Au lieu de s'aviser des questions concernant la dynami-
que des théories, les positivistes logiques se sont occupés surtout d'ana-
lyser ~es structures des théories. En quoi ils 'n'ont pas été attentifs aux
faits qui peuvent constituer le sujet central de l'épistémologie.
Parmi les philosophes professionnels des SC1ences, on n'a
pas
cependant attendu les années soixante pour porter des coups à l'empirisme
logique. Des années durant, Sir Karl Popper, qui n'a jamais appartenu, en
tant que membre, au Cercle de Vienne, mais qui y était invité dans certai-
nesdeses
discussions, revendiqua les problèmes de croissance de la con-
naissance scientifique. Quelle analyse Popper propose-t-il ? Quelles en
sont les conséquences pour une épistémologie qui cherche à décrire la scien-
ce en sa progression ?

43
l - 2, lJ\\ CONCEPTION POPPERIENNE DU PROGRtS SCIENTIFIQUE
',-
Introduction : La problérratique de la croissance.
Dans la Préface à la première édition anglaise de son-livr~ allemand
Logik der Forschung, Popper énonce son véritable programme épisté-
mologique
"Le problème central de l'épistémologie a toujours été
et reste le problème de la croissance de la connaissance et la meil-
leure façon d'étudier cette dernière est d'étudier la croissance de
la connaissance scientifique."
A l'attention des positivistes lo-
giques et de ceux qui tiennent le langage pour préalable et voie d'ac-
cès à la résolution des problèmes philosophiques,
il ajoute cette pro-
posi tion :"Je he pense pas- que l'on puisse remplacer l'étude de la crois-
sance de la connaissance par celle des usages linguistiques ou des sys-
tèmes de langage."(K. Popper. 1934 : 12-13)
L'ensemble de la préface, ainsi que le livre lui-même,
est dirigé
contre cette conception de la philosophie des sciences qui se limite à
l'analyse de la structure logique de la connaissance acquise,
i.e con-
tre une épistémologie synchronique.
Ce qui intéresse réellement Popper,
ce n'est pas la structure logique de la science constituée. mais plutôt
les règles logiques et méthodologiques par lesquelles croît la science.
Il veut reconstruire le modèle lo~igue du processus d'évolution de la
connaissance et spécifier les règles méthodologiques dont l'application
serait la plus favorable à un tel processus.
La philosophie poppérienne de la connaissance prend ainsi non la
forme d'une théorie de la science constituée, mais celle d'une théorie
de la méthode scientifique. De plus,
la méthodologie elle-même ne trou-
ve son sens véritable que lorsqu'elle est intégrée au sein d'une théorie
évolutionniste de la connaissance.
La philosophie de Popper se veut ain-
si une philosophie du progrès scientifique. Peut-on conclure qu'elle est
une philosophie de la découverte scientifique ? La question peut être po-
sée en d'autres termes. Est-il possible à une philosophie de la science.

44
qui se limite elle-même dans son programme à l'étude des problèmes 10-
.
giques et méthodologiques,
d'expliquer ce qu'est la science et de cons-
truire
sur cette base un modèle adéquat de son évolution, de sa dyna-
mique ?
Sans doute la th~orie évolutionniste rend-elle compte de la connais_
sance en ses principales caractéristiques (vérité,
objectivité, valeur
cotnitive) que nous examinerons au cours de cette section, mais elle le
fait en référence au seul cadre injustifié du contexte de justification.
Ce sera l'une de nos deux thèses de montrer,
en effet,
que son épistémo-
logie évolutionnaire reste encore entachée des présupposés positivistes.
Popf,er écrit bien une LObique de la découverte scientifique. Mais loin
de prendre en charge la notion de contexte de découverte,
d'en faire l'~­
ventaire proprement épist~mologique et de la thématiser,
ce livre nous
renvoie à une philosophie limitée au contexte de justification. Il n'es~
point du ressort de l'épistémologie poppérienne de statuer sur le rôle
que jouent dans l'évolution de la connaissance les convictions philoso-
phiques, et spécialement la réflexion épistémologique et ontologique. Le rô-
le dynamique des débats métathéoriques dans la recherche n'est pas sondé dans
son efficace
épistémologique. Certes, Popper s'est avisé du vrai problème
de l'épistémologie, celui de la croissance, encore faudrait-il qu'il trou-
vât les moyens de la décrire.
Nous montrerons également que son refusdè prendre en considération
le contexte de découverte n~est pas totalement indépendant de son refus
initialde traiter des questions de langage.
L'opposition de Popver à la
conception positiviste de la signification qui sous-tend la recherche
d'un critère de démarcation nous sera instructive:
elle permettra de
montrer le rapport entre sa conception du progrès scientifique et la
philosophie du langage qu'elle rejette.
Bien sûr,
Popper en vient à fai-
re appel,
au terme de la mise en place de la théorie évolutionniste de
la connaissance, aux dimensions descriptives et argumentatives du langa-
ge. Mais le caractère ultime de ce recours au langage rend très limitée
la possibilité à'orienter sa philosophie du progrès scientifique vers une

45
prise en compte de la spécificité du langage en sa dimension pragmati-
que. Au cours de cette discussion,
nous espérons exhiber les relations
qui unissent langage et découverte,
langage et dynamique des théories.
Nous procéderons à la 'reconstruction' de la philosophie poppt-
rienne en trois points principaux: d'abord,
il sera exposé son pro-
jet d'une théorie de la méthode scientifique,
sur la double base de
son refus de l'inductivisme et de son option pour un
critère de dé-
marcation non-carnapien : la réfutabilité~ Ensuite, il y aura la mise
en place de la méthodologie normative de la réfutabilité. Enfin cette
méthodologie elle-~ême serainté~rée dans une épistémologie Évolution-
naire qui rend compte de la connaissance en progression.
* Sur l'emploi des termes 'réfutabilité' et 'falsification' ,nous
avons suivi la plupart des traducteurs.
Popper,
dans une corres-
pondance avec R.
Bouveresse qui a traduit son livre ( Q.I.
),
a préféré
'réfutabilité' à
'réfutation'.

46
,
' -
2.1. Le projet d'une théorie de la methode
Le rejet par Popper de l'idée positiviste que
'les sciences
empiriques utilisent des méthodes inductives'
et de toute logique induc-
tive même probabiliste, s'accompagne d'une approche des processus parti-
culiers à la constitution de la connaissance. Popper a en tête de cons-
truire une méthode scientifique qui à la fois refuserait les thèses ad-
verses, et fournirait le mécanisme d'acquisition du savoir scientifique.
2.1.1.
Point de départ:
le problème de l'induction
Popper
versus Hume et Carnap
Popper étudie la science comme un système d'énoncés, et les théo-
ries scientifiques sont des corpus de propositions soumises à discussion.
Tel est un de ses présupposés. Pareille considération suffit à résoudre
le problème de l'induction qui a conduit D.Hume au scepticisme. Dans son
:livre de 1963, Conject~Tes and Refutations, Popper décrit le 'mythe' de
l'induction.
"L'induction, i.e l'inférence fondée sur de nombreuses ob-
servations, est un mythe. Elle n'est ni un fait psychologique, ni un fait
de la vie ordin3.ire, ni un fait de la procédure scientifique."(p.
53)
Pour tout dire,
il en arrive à cette conclusion
~Il n'y a pas d'induc-
tion,
parce que les théories universelles ne sont pas déductibles d'énon-
cés singuliers". (1981
: 123) En revanche,
ajoute-t-il,
·'on peut les réfu-
ter par des énoncés singuliers, du fait qu'elles peuvent se heurter à
des descriptions de faits observables."(1981
:123) Popper rejette ainsi
l'induction et indique le chemin à suivre: celui de la réfutation, qui
procède de la logique déductive.
Nous n'argumentons jamais des faits aux
théories,
si ce n'est par le truchement de la réfutation ou de la falsi-
fication.
En ce sens,
la connaissance est objective et hypothétique ou
conjecturale:
"La procédure réelle de la science est d'opérer avec des
conjectures"(1963 :53) et "les observations répétées et les expériences
fonctionnent en science comme des tests de nos conjonctures ou hypothèses,
i.e comme des essais de réfutations."(ibid.)

41
Voyons comment Popper s'y prend pour réfuter l'~nductiv~sme.
Popper avoue avoir résolu le proolème humien de l'induction. De
quoi s'agissait-il? 1e problème de Hume (soit H1) était le suivant:
sommes-nous justifiés à raisonner à partir des cas répétés dont nous
'avons l'expérience/pour d'autres cas dont nous n'avons pas l'expé-_-
rience ? A cette question la réponse de Hume est négative. Il n'y a
pas de liaison logique. Mais le problème se transforme chez Popper en
trois formulations
(1 , 1~ et 1 ).(K. Popper, 1972 : 17-18)
1
3
1
"Peut-on justifier par des
'raisons empiriques'
la prétention
1
qu'une théorie explicative universelle est vraie,
i.e en ac-
ceptant la vérité de certains énoncés expérimentaux ou comptes
rendus d'observations ?"
Popper donne la même réponse négative que Hume
toutes les lois sont,
en effet, hypothétiques et conjecturales.
1"
"Peut-on justifier~ prétention qu'une théorie explicative uni-
~
verselle est exacte ou qu'elle est fausse par des
'raisons em-
piriques',
i.e le fait d'accepter l'exactitude d'énoncés expé-
rimentaux nous permet-il de dire qu'une théorie explicative
universelle est exacte ou qu'elle est fausse ?"
L ajoute ainsi l'alternative de
'est exacte ou fausse'.
Mais déjà une
2
objection s'élève: qu'est-ce qui justifie la généralisation de 1
à
1
1
? Popper devra répondre que ce qui est vrai en logique l'est aussi
2
en psychologie (HPs). Autrement dit,
Popper suppose,
i.e au sens propre
induit.
En tout cas,
la réponse de Popper à 1
est positive,
car si les
2
énoncés expérimentaux sont vrais alors i l est possible de justifier une
telle prétention.
Cela est très important àans le cas suivant où le scien-
tifique est confronté à plusieurs théories concurrentes. C'est le problè-
me de choix entre théories qui autorise Popper à amener une troisième for-
mulation du problème de l'induction.

48
"Une préférence pour certaines théories universelles concur-
rentes plutSt que p0~r d'autres,
d'apr~s le crit~re d'exacti-
tude ou de fausseté,
peut-elle jamais être justifi§epar de
telles
'raisons empiriques 7"
,
,i
,
Comme à L , la reponse popperienne a L) est positive. Nous préférons la
2
théorie dont la fausseté n'a pas encore été établie.
Cette refor:nulation amène des remarques.
Là où Hume parle de
'phé-
nomènes expérimentaux dont nous avons l'expérience', Popper traduit par
'énoncés d'observation'. Au lieu de
'phénom~nes dont nous n'avons pas
l'expérience'
en- termes humiens,
Popper parle de
'théorie explicative
universelle'. Les termes psychologisants de Hume sont rendus en termes
objectifs chez Popper.
Il ressort de l'examen du probl~me de l'induction qu'il s'agit de
validité,
de vérité ou de fausseté des lois universelles explicatives,
i.e de nos généralisations.
Induire,
c'est supposer,
c'est faire des
hypothèses ou des conjectures.
Cependant,
on peut se demander si Popper
a
bien compris le probl~me de Hume (HL). Est-ce bien cela que dit Hume?
Popper parle de
'cas
répétés'.
Hume ne le dit pas,
car i l exclut l'idée
que
la répétition apporte quoique ce soit. La solution de Hume par
l'approche psychologique devrait être comprise en sa juste dimension.
Les jugements d'existence qui s'appuient sur les perceptions sont trans-
férables à des perceptions dont nous n'avons pas l'expérience. Tout ju-
gement d'existence suppose en effet l'intuition (Kant),
l'habitude (Hume).
C'est pourquoi,
à
la question de Hume
'sommes-nous justifiés',
i l ne
faudrait pas lui faire systématiquement réponàre par la négative,
comme
le fait
Popper qui -on le voit- va trop vite à
la théorie.
Selon le sens
qu'on donne au terme
'justifiés',
alors Hume répond soit par l'affirma-
tive,
soit par la négative.
Le problème de l'induction concerne la généralisation à partir des
cas observés et la prédiction. Hum8 se demande tout simplement s ' i l existe
un lien causal,
un rapport nécessaire entre un donné d'expérience et un

49
autre, et sa réponse est déjà négative. Il n'y a pas de nécessité mé-
taphysique dans les choses. La nécessité se.réduità la nécessité lo-
gique qui n'est point requise. Néanmoins, la réponse de Hume est posi-
tive à terme : nous ne pouvons généraliser et prédire à partir des cas
particuliers qu'en présumant que les cas futurs ressembleront aux cas
passés. Il faudrait admettre cette présomption, notion qui introduit
précisément l'idée d'hypothèse. Ainsi, dans la phrase 'Ceci est une
flamme', si on remplace 'ceci' par une variable 'x', on obtient
'si x est une flamme, alors x brûle'.
La solution humienne
est la supposition, l'hypothèse.
Le processus de la connaissance est auto-régulateur, feed-back.
On revient toujours sur ses présuppositions. Hume introduit une pré-
misse méthodologique qui ne postule pas l'uniformité de la nature, mais
le droit de généraliser, le droit d'utiliser l'anal08ie. C'est ce que
Kant a bien vu - à la fin de la C.R.P. sur la méthode: le postulat
méthodologique pourrait ~tre révisé au cours du développement de la
-science. L'erreur de Kant fut de maintenir la nécessité que niait Hume.
Popper a modifié le problème de Hume. Son analyse nous semble <Ouc:.)
blier lâ ré~~rence,~~ conceptualisation dont parle Hume. Une théorie
n'est pas auto-constituante, mais elle comporte des postulats méthodo-
logiques (à mon sens encore méta.- théoriques). Chez Hume, il s'agit d'une
prémisse méthodologique qui autorise à utiliser l'analogie pour généra-
liser. Un tel postulat est possible, à condition que soit admis le feed-
back. La science devient faillible avec Hume. L'erreur de celui-ci fut
de se retrancher dans le scepticisme (I)en découvrant le faillibilisme(l)
Comme nous l'avons dit plus haut, Popper va trop vite à la théorie.
Reformulé en ces termes:
'comment pouvons-nous être justifiés en consi-
dérant comme vrais ou probablement vrais les énoncés généraux d'une
(1) Le faillibilisme établit qu'on peut connaître, que la science est
possible, mais qu'on peut se tromper.
Le scepticisme établit qu'on ne peut pas connaître.

50
théorie scientifique eu égard à la vérité ou à la fausseté des énoncés par-
ticuliers d'observation
?', le problème de l'induction trouvera une solu-
tion qui se réalise par le critère de réfutabilité ou ~e falsifiabilité.
Popper n'a pas interrogé le mot 'justifier', car il en aurait distingu~
deux sens.
'Justifier' pourrait signifier:
(a) - énoncer les conditions de vérité
(b) -
énoncer les conditions d'accept~bilité.
IL n'a pas totalement coupé avec les présupposés positivistes, en
considérant
'justifier' au seul sens de
(a).
Cela revient à concevoir
une théorie seulement comme un ensemble d'énoncés.
Cette critique de l'induction s'est pourtant dirigée aussi contre
le positivisme logique et,
plus particulièrement,
contre R.
Carnap.
an sait qU8 celui-ci a proposé une théorie de la confirmation qui prend
la forme d'une théorie de l'induction.
Le projet de Carnap a
été de
fournir un appareil formel permettant de fixer ou de calculer le degré
de confirmation d'une hypothèse,grâce à des méthodes ou a des preuves
inductives.
L'épistémologie néo-positiviste oonsidère que ces méthodes
sont caractéristiques des science5 empiriques. Toute théorie renvoie
à une base empiriqu8 qui la fonde.
Or Popper va s'efforcer d'ébranler
l'idée d'une base qui fonderait dans l'expérience et validerait ainsi
la construction théorique.
La science ne procède pas selon cette voie.
Le problème d'une methode scientifique ne concerne pas celui de la
confirmation qui relèverait d'une
logique dite inductive, mais plut8t
celui de la réfutabilité qui suit une
logique déductive.
Du coup, le problème de choix entre théories rivales -
entre théories
ayant une matrice problèmatique commune - devient possible. Le problème de
l'induction sert ainsi
de repoussoir à Popper pour énoncer le mode d'acqui-
sition de la connaissance scientifique :
"La méthode d'essai et d'erreur est une méthode d'élimination des
théories fausses par des énoncés observationnels j
et la justification de
cela réside dans la relation purement logique de déductibilité qui nous
permet d'affirmer la fausseté des énoncés universels, si nous acceptons la
vérité des énoncés singuliers," (C.R. p. 56). Une telle considération nous
conduit à notre second point.

51
2.1.2.
Constitution de la SClence : la réfutation comme critêre
de démarcation et comme méthode.
Popper s'élève tant contre l'idée d'une logique inductive que contre
l'idée de formuler un critère de démarcation entre science et non-science ,
en termes de signification empirique. Selon Popper, en vertu de l'exigen-
ce de rationalité, la seule logique à laquelle pourra désormais être réfé-
rée la théorie sera celle dont la validité purement formelle garantit
l'enchaînement déductif des propositions. Exposons la théorie dé l'infé-
rence valide qui procède du modèle nomologico-dêductif.
1. La théorie de l'inférence-valide
Si un rapport conditionnel est posé entre deux propositions P et Q, et
s'il est 'posé comme vrai, alors selon la table de vérité du connecteur
logique d'implication'::::>', se manifeste une assymétrie. En effet, si
l'on peut donner une valeur de vérité à Q, celle-ci peut être le vrai
ou le faux. Dans le premier cas, i.e si Q est vrai, on ne peut rien in-
férer quant à la valeur de vérité de P, ce que représente la formule
suivante :
(l) ( [( P:;)
Q)
• Q ] =:::> (P v P)
)
Dans le second cas, au contraire, on peut conclure de la fausseté de Q
celle de P. On obtient cette formule
(2)
[(p:;;. Q)
••Q]':::> P
, C'est la règle du modus tollens. Au niveau de
la logique, une telle règle opère à vide. Mais dès lors qu'elle est trans-
posée dans le cadre de la connaissance empirique, elle fournit toute sa
fécondité. Appliquée aux théocies scientifiques, elle devient la méthode,
l'unique méthode.
d'acquisition du savoir. On confronte ainsi le con-
tenu cognitif du rapport conditionnel à la valeur de vérité de Q que peut
donner l'expérience. Cette mise à l'épreuve ne s'avère concluante que
dans le seul cas où la valeur de vérité de Q est le faux, i.e dans le cas
où le rapport 'p::::> Q' peut être refuté.

52
c'est pourquoi le rejet de l'induction conduit Popper à référer la
logique de la connaissance à la théorie de l'inférence valide, à la logi-
que déductive. Une conséquence majeure:
irréductible de ce fait à l'empi-
rie, la connaissance ne pourra être établie en sa vérité de façon
défini-
tive. La science est essentiellement conjecturale, toujours soumise à l'ac-
tivité logique et rationnèlle de mise à l'épreuve, aux tentatives de réfu-
tations. Notons que la seule fonction logique de l'expérience ne peut être
que négative.
De telles considérations ont suffi à mettre fin à la tiche fondatio-
naliste assignée à la philosophie des sciences par les philosophes classi-
ques et par les positivistes logiques. L'activité philosophique prend sa
place au lieu où la connaissance n'étant pas fondée sur son rapport à
l'empirie, requiert pour se constituer une normativité. Il ne sera pas
fait appel à une instance fondatrice, mais plutôt à une instance norma-
tive, fondée ~ur le seul rapport négativement concluant de la connaissan-
ce et de l'empirie,
et dont les règles s'inscrivent dans un processus d'ac-
croissement.
2. Notion
de réfutabilité
La méthode de réfutation est
"par excellence la méthode de la scien-
ce. C'est elle qui permet de distinguer la science des autres formes de
connaissance. La réfutation comme méthode scientifique opère donc comme
critère de démarcation. Est scientifique une théorie qui peut être con-
frontée au tribunal de l'expérience, de telle manière qu'il puisse suivre
de cette mise à l'épreuve une prise de décision de son maintien provisoire
ou de son rejet définitif. Autrement dit est scientifique ce qui est réfü-.
table.
Il y a équivalence entre 'être scientifique' et
'être réfutable'.
Ceci appelle des remarques. Le critère est exprimé en terme de réfu-
tabilité ou de falsifiabilité et non en terme de réfutation. Deux compréhen-
sions de la notion de réfutabilité semblent possibles. En premier lieu, on
peut voir, dans le passage de la réfutation à la réfutabilité, la priorité
de la forme logique de la théorie par rapport à sa
mise à l'épreuve effec-
tive. Il est possible,
en effet, de tester la forme logique de la théorie

53
de manière à déterminer si elle a la forme d'une théorie tautologique, ou
empirique, ou contradictoire, Mais dans ce cas, la réfutation est conçue
toute entière dépendante de l'empirie, Elle consisterait en une opération
dont l'objectivité serait tout aussi absolue que serait absolu le contenu
de l'expérience opposant son évidence à la théorie. Or, il s'avère que
l'acte de réfutation, conformément à l'irréductible différence qui sépare
l'ordre théorique de l'ordre empirique, ne peut revêtir une telle objec-
tivité.
Popper semble souvent s'en tenir à cett~ première version de la notion de
réfutabilité, définie à partir de la forme logique de la théorie. Une tel-
le conception de la refutabilité se trouve être incomplète, voire impossi-
ble. On ne peut, en effet, procéder à la transposition 'naîve' de la logi-
que déductive dans le cadre de la connaissance, qui rendrait objective la
réfutation. S'opposent à une telle vue la difficile question de pouvoir
tracer une ligne de démarcation nette entre les énoncés théoriques, aydnt
valeur de propositions universelles mais conjecturales, et les énoncés
d'observation, et la question de savoir quelle partie de la théorie se
trouve effectivement réfutée par le compte rendu expérimental.
L'expérience nous dit bien qu'il y a une anomalie dans le système
théorique, mais elle ne nous dit pas quelle partie du corps théorique est
en défaut (Quine), et dont le remplacement rendrait la théorie commensura-
ble à l'expérience. S'agissant des énoncés théoriques, leur autonomie
ap-
paraît toute relative (cf. ~. § § 13 - 15).
En effet, pour déduire un énoncé singulier ou une prédiction d'un
énoncé théorique universel, il est nécessaire d'interpréter les variables
de cet énoncé universel au moyen d'énoncés d'observation qui définissent
'l'ensemble des conditions initiales'
(LD.5.
§ 21,83).
La valeur cognitive d'un énoncé théorique, quoique conjectural, est liée
à la possibilité pour cet énoncé de recevoir une interprétation. La réfu-
tation d'un énoncé théorique, appuyée sur une telle interprétation, ne peut
avoir lieu que dans la mesure ofi son opposition à un énoncé factuel laisse

54
la possibilité de le distinguer objectivement de ceux qui ont servi à
interpréter ses variables, Or une telle distinction n'est pas nette, si
l'on considère à présent la relativité des énoncés observationne1s eux-
mêmes. Ceux-ci sont 'chargés
de théorie'
(Hanson).
Popper s'avise que l'observation est toujours prédétermination d'un
objet sur la base d'une attente de la part du sujet. Dans ce cas, l'obser-
vation ne confère à la perception que la fonction de confirmer ou d'infir-
mer
cette prédétermination. Etant donc conçus sur le même modèle que celui
des énoncés théoriques, les énoncés d'observation acquièrent leur objectivi-
té en étant susceptibles de réfutation. Et pourtant il faudrait bien s'ar-
rêter sur des énoncés observationne1s,il faudraitarrêter la regression à
l'infini.C'est la raison pour laquelle Popper parlera non pas d'énoncés
observationne1s mais d'énoncés de base (L.D.S. §§26 - 29) devant être admis
par les experts. Une telle décision
conventionali.ste. sera examinéep1us
loin.
Il est donc nécessaire d'abandonner une conception de la réfutabi1ité
fondée sur la seule forme logique de la théorie et supposant l'objectivité
de la réfutation. On est ainsi justifié à définir la seconde compréhension,
sans doute la plus plausible, de la réfutabi1ité~sera réfutable toute théo-
rie qui est susceptible d'être confrontée au tribunal de l'expérience, test
toujours appuyé sur un fond théorique de connaissance ou 'connaissance à
l'arrière-plan' théorique 'et observationne1. Cela signifie que la règle
logique du modus to11ens n'opérera plus seule en conjonction Rvec le verdict
de l'expérienc.e.l1 y a maintenant trois termes à l'oeuvre dans la tentative
de réfutation d'une théorie scientifique: logique-expérience-connaissance
à l'arrière-plan. La seconde définition de la réfutabi1ité tient compte de
la connaissance à l'arrière-plan admise et en laquelle prennent place les
énoncés de base.
Dès lors la tâche qui incombe à la méthodologie peut être maintenant
définie: conduire l'activité philosophique à participer à la recherche
scientifique en fonction de trois exigences

55
(1) accorder à la connaissance une valeur non exclusivement négative,
en référence non à une ontologie mais aux méthodes utilisées au cours de
l'élaboration de 1~ connaissance et à la rationalité de ces méthodes;
(2) conférer à la réfutabi1ité une valeur suffisamment objective pour
que, même inscrite dans le cadre normatif, elle puisse définir un critère
de démarcation entre science et pseudo-science ;
(3) distinguer ce qui dans la notion de découverte peut être intégré
à la rationalité de la connaissance en son progrès.
2.2. Une méthodologie: de la'réfutabilité
CŒ1érence èt limites
Il n'y a de science que celle constituée, i.e la science ayant reçu
une justification logico-empirique. Une science, pour être constituée et
admise,justifie ~a cohérence interne ou logiquè et sa cohérence empirique,
i.e son accord avec l'expérience. Elle obéit à ces deux normes.
La méthodologie de la réfutabi1ité assume de telles normes. Elle
consiste en un ensemble de règles et de recommandations relatives à la mi.
se à l'épreuve logico-empirique des théories scientifiques, à leur évalua-
tion comparative, au choix entre théories concurrentes, normes
auxquelles
devraient se conformer le chercheur. La méthodologie convertit la réflexion
philosophique sur la connaissance en une activité réflexive et normative,
portant sur la mise à l'épreuve de la théorie par l'expérience.
En exposant les notions-clés de cette méthodologie, nous essaierons
de montrer les limites de son autonomie, du fait qu'elle prend en charge
et suppose la connaissance théorique, et nous nous demanderons également
dans quelle mesure elle répond aux exigences précédemment établies.
2.2.1 .
Mise en place de la méthodologie
Les tests que subit une théorie scientifique sont de deux sortes :
ceux qui pOTtent sur la forme logique et ceux qui concernent la confron-

56
tation de la théorie à l'expérience. Ecoutons Popper nous informer sur
les différents moments critiques (L.D.S. § 3)
"Nous pouvons distinguer quatre étapes différentes au cours desquel-
les pourrait être réalisée la mise à l'épreuve d'une théorie.Il y a tout
d'abord la comparaison logique des conclusions entre elles, par laquelle
on éprouve la cohérence interne du système. En deuxième lieu s'effectue
la recherche de la forme logique de la théorie, qui a pour objet de déter-
miner si celle-ci a les caractéristiques d'un~théorie empirique ou scie~
tifique ou si elle est par exemple tautologique. Il y a en troisième lieu
~a cogparaison de la théorie à d'autres théories, dans le but princi-
!
pal de déterminer si elle constituerait un progrès scientifique au cas
où elle survivrait à nos divers tests; enfin la théorie est mise à l'é-
preuve par l'application empirique des conclusions qui peuvent en être
tirées".
Que dire d'un tel énoncé?
Popper prend en compte la justification logico-empirique.
1_ Les trois premiers tests paraissent relever du seul examen
de la structure logique des théories. On en éprouve la cohérence, la
capacité à recevoir des déterminations empiriques, on juge de l'étendue
et de la simplicité des théories. Il n'est fait référence qu'à la seule
validité formelle et logique des théories.
Toutefois, ces tests supposent déjà une activité réflexive. En effet,
pour éprouver la cohérence interne d'une théorie, il est nécessaire de
comparer ses différentes conclusions. ,Or une telle comparaison suppose
qu'on vérifie la validité de l'inférence, garant de la justesse de l'enchai-
nement déductif, et également qu'on vérifie les éléments d'identité et de
contradiction qui se seraient glissés dans la construction théorique.
C'est par une telle réflexion que seront décelées les contradictions éven-
tuelles entre les différentes conclusions. Il apparait alors que la norma-
tivité est déjà présente au seul niveau logique de l'activité scientifique.
La
théorie est organisée de façon à pouvoir recevoir des déterminations
empiriques. C'est dans cette mesure que la troisième étape (dans l'énoncé
de Popper) peut se référer à un critère a priori de progrès (cf. C.R.p.227).

57
2_ Des quatre tests, celui énoncé dans la quatrième étape, semble
capital. C'est la possibilité pour la théorie d'être mise à l'épreuve par
la confrontation de ses conclusions à l'empirie.
La cOMparaison des conclusions d'une théorie à l'empirie prend place
au lieu de l'irréductibilité entre
théorie et empirie, A partir de là,
peut être définie la normativité proprement dite de la méthodologie de la
réfutabilité. Faisant appel à cette normativité, l'activité scientifique
témoigne du lien qui existe entre la valeur cognitive qu'elle accorde à
ses théories et la dynamique de cette activité, Cette normativité élève
au rang d'idéal scientifique la prise en charge de la théorie par l'acti-
vité expérimentale illimitée en droit.
Avant d'examiner la méthodologie proprement dite, il nous faut faire
deux remarques consécutives à une telle mise en place.
La première concerne la relativisation du critère de démarcation. Le
problème de la démarcation ~hez Popper n'est jamais posé pour lui-même,
mais toujours indexé à l'activité scientifique. A la différence des posi-
tivistes logiques, la solution n'est donc pas exclusivement théorique. L'ar-
plication même de la méthodologie détermine ce qui entre dans le champ d'une
activité scientifique et ce qui en est exclu. Au vrai, l'exercice des règles
méthodologiques permet de distinguer le scientifique de l'idéologique -et
non plus le sens ou le scientifique du non-sens ou du non-scientifique.
La seconde remarque concerne le fait de la décision qui opère dans
l'activité scientifique, au niveau des énoncés de base qui refutent la
théorie. Comment la méthodologie intègre-t-elle l'aspect décisionnel de la
réfutation en référence aux seuls rapports problèmatiques de la connaissan-
ce à l'empirie ? Cette difficile question ne pourra être résolue au seul
niveau méthodologique. Elle se situe à la limite du domaine de la méthodo-
logie. Ce sera au niveau de la théorie évolutionnaire de la connaissance,
qui eng~ge alors Popper vers une philosophie du progrès, que viendront des
éléments de réponse.

58
2.2.2. Le contenu de la méthodolo8ie
ses normes
Une fois mis en place le cadre et les implications de la méthodologie,
apparaissent les normes et les recommandations prescrites à l'activité de
recherche, en vue de l'accroissement de la connaissance. Il y a deux temps,
celui de la négativité et celui de la positivité.
1_ Les normes se donnent en un premier temps
assez
bref sous une
forme négative. C'est par exemple ce genre de considérations suivantes
-
'r1 convient de ne jamais cesser de considérer qu'une théorie ou
une loi peuvent être fausses'
(A. Boyer, 1979 : 26) Ce qui signifie
'tout résultat scientifique est donc essentiellement provisoire'
(J.F. Malherbe, 1977 : 113).
-'Il ne faut donc pas protéger nos théories coûte que coûte'
(R. Bouveresse, 1978 : 10)
Il faut b'arrer la route aux conventio."l'\\.a1ismes(L.D,S. § 19,76) et aux
'stratégies' qui consistent à inventer des 'hypothèses ad hoc' destinées
à 'sauver les théories'
(C.R. p.244).
En effet, certaines théories véri-
tablement testables, lorsqu'elles se trouvent falsifiées, sont encore
maintenues par leurs adeptes - par exemple
en ré-interprétant ad hoc la
théorie de telle sorte qu'elle échappe à la réfutation. Une telle procé-
dure est toujours possible, mais elle ne sauve la théorie de la réfuta-
tion qu'au prix d'une réduction de son statut de scientificité.
Popper raisonne sur la notion de risque encouru par une conjecture à
large contenu informatif qui prédit trop et qui interdit trop."Une
'bonne' théorie scientifique est, selon lui,
une suite d'interdits
elle interdit que certaines choses arrivent, Plus elle interdit, meilleure
elle est." (C.R. p. 36-37)
Contre les 'stratégies conventiona1istes', il
oppose
son critère
de scientificité : "une théorie qui n'est pas réfutable par quelque évé-
nement concevable n'est pas scientifique". N'en déplaise aux conventiona-
listes et à tous ceux qui cherchent des confirmations ou des vérifications
-choses faciles à
obtenir en science-, "l'irréfutabilité n'est pas une
vertu de la théorie mais un vice".

59
Il faut s'entendre toutefois sur le sens des confirmations d'une
théorie. "Les confirmations ne compteraient que si elles étaient le ré-
sultat de prédictions risquées, i,e, si, non-éclairés par la théorie en
question, nuus avions attendu un événement falsificateur."(C.R. p. 36-37)
La donnée d'expérience qui confirme la théorie ne compterait pas si elle
n'était pas le résultat d'un véritable test de la théorie. En ce sens,
elle peut être présentée comme un essai sérieux ou crucial de falsifica-
tion qui se serait soldé par un échec, Dans de tels cas, alors on peut
dire que la théorie est non pas confirmée mais corroborée. On le voit là
où le
positivisme logique parle de 'confirmation', Popper, à défaut, parle
de 'corroboration'.
La méthodologie n'est pas cependant que négative, C'est ce que nous
constatons en poursuivant sa reconstruction.
",2 .. Pour préciser les modalités de ces recommandations de façon
positive, Popper construit et définit, en relation av?ç,la notion de réfu-
tabilitéJun ensemble de notions techniques: degré de falsifiabilité, de-
gré de corroboration, relation d'ordre entre ces degrés, classe des fal-
sific&teurs potentiels ou virtuels, classe des énoncés corroborateurs,
contenu de fausseté, degré de probabilité, toutes ces notions qui sont
liées,
Popper, aussi bien que les Positivistes logiques, raisonne dans le
cadre du modèle nomologico~éductif. Une théorie scientifique est un en-
semble d'énoncés synthétiques universels desquels il est possible, à l'aide
d'énoncés d'observation, de déduire des énoncés empiriques et des prédic-
tions. De plus, pour les besoins méthodologiques) "une théorie empirique
divise de manière précise la classe de tous les énoncés en deux sous-classes
non vides : celle de tous les énoncés de base avec lesquels elle est en
contradiction (qu'elle exclut ou qu'elle défend), i.e la classe de ses fal-
sificateurs virtuels, et celle des énoncés des théories de base avec les-
quels elle n'est pas en contradiction (ou qu'elle permet)" (L.D.S. §29,84)

60
La distinction ici établie est caractérisée par le fait que les énoncés
corroborateurs sont définis comme l'ensemble com;lémentaire des énoncés
falsificateurs virtuels dans l'ensemble de tous les énoncés de base.
Il est cependant nécessaire de prendre une décision statuant sur le
rapport de la théorie et de ses falsificateurs potentiels. A partir du
moment où le scientifique prend une décision quant à la réfutation de cette
théorie ou de l'un de ses énoncés,il distinguera parmi les falsificateurs
,potentiels un falsificateur effectif. Si la théorie. est tenue pour réfutée,
alors elle ne fera plus l'objet d'une activité scientifique.
Les notions de réfutabilité et de corroboration ont une valeur compa-
rative et sélective qui permet la décision. "Un énoncé est falsifiable à
un plus haut degré qu'un autre si la classe de ses falsificateurs virtuels
inclut la base des falsificateurs potentiels du second comme l'une de ses
sous-classes" (LoD.S. § 9, 116).
A un niveau logique peuvent être définis un critère de progrès et un cri-
tère de préférence théorique, i.e ce que doit être une meilleure théorie:
elle doit inclure la classe d'énoncés corroborateurs de la théorie précé-
dente et certains des énoncés falsificateurs de cette théorie ; elle doit
donc être susceptible d'un plus haut degré de réfutabilité.
La corroboration établit un rapport évaluant les performances passées.
"Il est raisonnable de préférer des énoncés non-falsifiés aux énoncés
falsifiés, parce que nous sommes à la recherche de la vérité - quand bien
même nous ne pouvons jamais être assurés de l'avoir trouvée-, et parce que
les théories falsifiées se trouvent être fausses, alors que les théories non-
falsifiées peuvent encore être vraies".Mais il ne s'agitpas de n'imp'ürte,
théorie. L'admission d'une théorie non-falsifiée est soumise à une condition
que Popper stipule à la suite du passage ci-dessus :
"Nous n'avons pas la préférence pour toute théorie non-falsifiée,mais
seulement pour celle qui, à la lumière du criticisme, apparait meilleure que
ses concurrentes: celle qui résoud nos problèmes, qui est mieux testée, et
que nous espérons capable detenir le coup des tests futurs".
(C,R. p.56)
La corroboration est une bonne indication de la vérissimilitude, Et

61
Popper explique : "Nous ne pouvons justifier notre croyance en la vérité,
mais nous pouvons parfois justifier le choix des~théories en compétition,
par le degré de corroboration plus élevé". (La quête inachevée. p.123).
Popper donne l'exemple de la théorie d'Einstein préférable à celle de Newton
pour son degré plus élevé de corroboration, Le degré de corroboration est
d'autant plus élevé que les expérience5se font plus rigoureuses, et il n'est
élevé que pour les théories comportant un degré important d'expérimentation
ou de contenu. Les meilleures théories sont celles qui, avant même les
épreu-
ves de tests; ont un contenu plus riche et un plus grand pouvoir explicatif
et prédictif et qui sont les mieux testables.
La notion de degré de corroboration s'inscrit directement dans une conception
du progrès scientifique. Un tel critère est pour le moins intuitif et inter-
ne
à la science. puisque "nous savons ce à quoi ressemblerait une bonne
théorie scientifique, et avant l'épreuve des tests, quel genre de théorie
serait la meilleure, pourvu qu'elle passe certains tests cruciaux."
(C.R. p. 217) La théorie préférable est celle qui nous donne le plus d'in~
formations sur la réalité, qui est logiquement plus forte.
Le contenu lo-
gique étant la classe de tous ces énoncés qu'on peut logiquement en déduire
il s'ensuit qu'un énoncé (a) est logiquement plus fort qu'un énoncé (b), si
son contenu est plus grand que celui de (b). i,e s'il conduit à plus de dé-
ductions que (b). A nouveau c'est un mixage entre critère intuitif et cri-
tère logique. Elle est considérée comme une amélioration par rapport à d'au-
tres théories connues.
Comment peut-on être assuré du progrès lors même qu'on adopte une méthodo-
logie dont le versant négatif est seul concluant par rapport au versant po-
sitif ? Popper clarifie le sens
du mot 'progrès'
: "L'histoire des sciences
comme celle de toutes les idées humaines, est l'histoire des rêves irres-
ponsables,des entêtements et des erreurs. Mais la science est l'une des
rares activités humaines réelles -peut-être l' unique- où les erreurs sont
systématiquement critiquées et souvent corrigées. C'est pourquoi nous pou-
vons dire qu'en science nous apprenons souvent de nos erreurs et pourquoi
nous pouvons clairement et raisonnablement parler d'avoir fait des progrès."
(C.R. p. 216)

62
c'est en relation avec ces notions de degré de falsifiabilité et de
degré de corroboration que sont ensuite définies~les notions de contenu
de vérité et de contenu de fausseté. Si d'un énoncé ou d'une loi on peut
déduire une classe de conséquence (contenu) et si cet énoncé n'est pas
tautologique. alors on définira son contenu de vérité comme l'ensemble
des sous-classes de cet énoncé corroboré par l'expérience. et son con-
tenu de fausseté comme l'ensemble des sous-classes de cet énoncé falsi-
fié par l'expérience. On retrouve ici les conséquences de la transposi-
tion de la logique déductive dans le cadre de la connaissance : en scien-
ce l'activité expérimentale est première et manifeste la spécificité de
la méthodologie. Popper définit le contenu d'une théorie.
L'étude du contenu d'une théorie (ou d'un énoncé) est fondée sur
l'idée très simple que le contenu informatif de la conjonction (a.b) de
deux énoncés (a, et b) sera sinon plus grand, du moins égal à celui d'un
seul composant. Soient, par exemple (cf. C.R. p. 218), les trois énoncés
suivants :
(a)
'Il pTLeuvra vendredi' •
(b)
'rI fera beau samedi'.
(c) = (a.b)
'Il pleuvra vendredi et il fera beau samedi'.
Il est évident que le contenu informatif du dernier énoncé (c)
, i.e la
conjonction (a.b~ est supérieur à celui de (a) et également à celui de (b)
s'ils sont c'onsidétés séparement .Un
tel contenu est fonction de la proba-
bilité de l'ênoncé. Qu'est-ce à dire? Popper conjugue les deux analyses
sur le contenu et la probabilité d'une théorie scientifique. (cf. C.R. p.218)
'Il est évident que la probabilité de (a, b); soit [pr (a) J ,i. e la
probabilité qu'a l'énoncé [(a.b)]d'être vrai. est inférieure à celle de
[pr (a)' Jet de
[pr(b)l
• prises séparément. Nous pouvons ainsi écrire
(1)
ct (a)
~ ct (a.b) ? ct (b).) où ct représente le contenu informatif
de l'énoncé.

63
Une telle formule constraste avec celle du degré de probabilité
(2)
pr (a)
~ pr (a. b) ~ pr (b)
Les deux lois (1) et (2) stipulent qu'avec l'accroissement du contenu
informatif, la probabilité (d'être vrai) décroît, et à l'inverse lors~
que croit la probabilité, le contenu décroît. Autrement dit, le contenu
augmente avec la croissance de l'improbâbilité.
Popper en tire les conclusions pour l'activité scientifique. 'Si la
croissance de la connaissance signifie que noùs opérons avec des théories
de contenu croissant, elle doit aussi signifier que nous opérons avec des
théories de probabilité décroissante (au sens du calcul des probabilités).
Par conséquent, si notre but est l'avancement ou la croissance de la con-
naissance, alors une probabilité élevée (au sens du calcul des probabili-
tes) n'est sans doute pas notre objectif. Ces deux projets sont incompa-
tibles". (C.R. p. 218). L'objectif est la recherche d'une faible probabi-
lité au sens du' ,calcul des probabilités.
"Et puisqu'une faible probabilité signifie une probabilité élevée
d'être fa1sifié~i1 s'ensuit
qu'un degré élevé de fa1sifiabi1ité ou de
testabilité est l'un des objectifs de la science".
(C.R, p. 219)
Popper choisit des exemples en histoire des sciences pour illustrer cette
vue sur l'activité scientifique en son progrès
"Les théories de Kepler et de Galilée furent unifiées et remplacées
par celle de Newton logiquement plus puissante et la mieux testable, et
de même les théories de Fresnel et de Faraday par celle de Maxwe11~ La
théorie de Newton et celle de Maxwell furent, à leur tour, unifiées et
remplacées par celle de Einstein." (C.R. p. 220) Popper fait ressortir
l'idée essentielle de tels faits: "Dans chaque cas, le progr~s tend
vers une théorie plus informative e~ par conséquent logiquement moins
probable
: vers une théorie plus sévèrement testable, parce qu'elle
a
fait des prédictions qui ,en un sens,
purement logique ,sont
plus
facilement réfutables." (C.R. p. 220)

64
La méthodologie ainsi décrite manifeste une idée de la connais-
sance scientifique essentiellement liée à la justification logico-empiri-
que. La démarcation scientifico-méthodologique n'intègre pas en elle-même
le niveau
thêorique et cognitif de la connaissance scientifique qu'elle
prend en charge. Ce fait qui rendra nécessaire le dépassement de la métho-
dologie vers la théorie évolutionniste de la connaissance, pourra être pré-
cisé par l'examen de l'essence critique de cette démarche et de la rationa-
lité qu'elle définit.
L '.activité scientifique est confrontation de la théorie au contenu de l' ex-
périence. Cette convocation de la théorie ou plut$t des énoncés déduits de
la théorie au tribunal de l'expérience est d'essence critique. Elle est des-
tinée à repéreL la compatibilité ou mieux l'incompa~ibilité de ces énoncés
avec les résultats expérimentaux. La démarche expérimentale manifeste donc son
jeu critique que va sanctionner la méthodologie. La démarche critique est
rationnelle. Ce qu'on a appelé le rationalisme critique de Popper se trouve
fondé. Que faut-il entendre par cette caractérisation? Popper le dit lui-
même (f...:..!. p. 221)
"Ce n'est pas le déploiement déductif du système qui rend une théorie
rationnelle ou empirique, mais le fait que nous pouvons l'examiner de façon
critique, i.e la soumettre aux essais de réfutation, qui incluent les tests
observationnels, et le fait que, dans certains cas, une théorie peut résis~
ter à ces critiques et à ces tests - sous lesquels ses prédécesseurs ont
échoué ~ et quelquefois même aux tests futurs. C'est dans le choix ration-
nel de la nouvelle théorie que réside la rationalité de la science, plutôt
que dans le développement déductif de la théorie. C'est la procédure critÎ\\
que qui contient les éléments à la fois rationnels et empiriques de la scien-
ce. Elle contient ces choix, ces rejets et ces décisions qui montrent que
nous avons appris de nos:
erreurs et donc ajouté à notre connaissance scien-
tifique."
La méthodologie normative fonctionne comme un processus criticiste et ration-
nel.
Ceci appelle
des remarques. Popper ne voit pas ce qu'il nous donne à

65
voir. Il nous présente, en effet, deux aspects du criticisme dont l'un con-
cerne l'activité expérimentale i.e le jeu critique par la confrontation de
la théorie et de l'expérience, et l'autre gît au fondement même de la métho-
dologie normative. Or nous avons noté une irréductibilité de la connaissance
et de l'empirie. Cette irréductibilité se trouve en quelque sorte médiatisée
par la référence faite à une méthodologie normative. Popper ne voit pas que
l'aspect critique de la démarche
normative se manifeste par l'usage du
langage argumentatif, dans une 'relation', non plus avec la nature selon la
démarche critique
expérimentale, mais avec les autres hommes de la communauté
scientifique.
On se rend comp.te combien il sera difficile de définir, dans le cadre
de la méthodologie de la réfutabilité, la rationalité non pas de l'activité
scientifico-méthodologique, mais de la connaissance théorique elle-même, Il
nous faut alors montrer comment apppara1t la double nécessité d'une prise en
charge de la rationalité de la connaissance et d'un dépassement de la métho-
dologie normative. Popper va inscrire la méthodologie dans un processus d'ac-
croissement de la connaissance théorique. Le dépassement de la méthodologie
s'effectuera par une théorie évolutionniste de la connaissance, portant sur
la logique de son accroissement, logique qui définira alors la rationalité.
On ne peut,.en effet, définir au seul niveau de l'activité logico-empirique
la valeur cognitive des théories.
Sur la base de cet examen de la méthodologie normative, on peut se de-
mander si celle-ci satisfait aux exigences définies au terme de la mise en
place du projet d'une théorie de la méthode scientifique.
D'abord, nous l'avons vu, la mise en place de la méthodologie entraîne
une relativisation du critère de démarcation, Il semble qu'il n'est plus pos-
sible de formuler un critère objectif de démarcation dans la mesure où la
réfutabilité procède à la fois d'une incompatibilité de contenu entre l'ordre
théorique et l'empirie et d'une décision de la communauté des experts sta-

66
tuant sur les énoncés de base, i.e d'une décision relevant d'un accord in-
tersubjectif.
Ensuite, eu égard à la méthodologie, on voit mal la possibilité d'une
connaissance positive, non exclusivement négative. La seule fonction con-
cluante de l'activité expérimentale étant négative, le résultat ne peut ê-
tre qu'une connaissance négative. Seul le négatif peut être connu de façon
certaine. Telle est la leçon de la règle logique du moduitollens. Sans dou-
te, par une sorte d'hégélianisme, on peut parler de la positivité du négatif
puisqu'aux dires mêmes de l'auteur nous apprenons de nos erreurs, et qu'un
tel apprentissage, loin d'être négatif, confère la positivité au négatif.
La dernière exigence concerne la distinction entre progrès et découver-
te
sur fond de rationalité. Le rejet hors de toute étude se voulant ration-
nelle des processus de découverte, laisse le champ ouvert à la méthodologie
de la réfutabilité. La théorie de la connaissance n'est pas concernée par
les processus de génèse, les moments de constitution des théories. mais
plutôt par la façon dont nous critiquons nos hypothèses hardies. i.e par
la méthodologie. La clé d'accès au processus par lequel progresse la scien-
ce est donnée par la méthodologie.
Mais, les limites de l'autonomie'de la méthodologie sont dores et dé-
jà attestées, puisqu'elle ne pourra rendre compte du progrès scientifique
qu'au prix de son intégtation à une théorie plus globale de l'évolution de
la connaissance. Aussi la théorie évolutionniste devra-t-elle concevoir et
convertir toute découverte sous la forme de la logique du progrès.
2.3. Vers une épistérrDlogie évolutionnaire
la théorie évolutionniste
de la connaissance
Les limites de l'autonomie de la méthodologie sont dues à la non prise
en compte de l'ordre théorique, plus exactement de l'ordre conceptuel. Il
faut en effet distinguer trois aspects dans la recherche scientifique :

67
l'aspect conceptuel, l'aspect théorique et l'aspect empirique. Le premier
circonscrit le contexte de découverte, les deux autres celui de la justi-
fication logico-empirique. C'est donc l'ordre conceptuel qui n'entre pas
dans la sphère des réflexions poppériennes. Aura à en tenir compte toute
théorie de la connaissance qui devra alors relayer la méthodologie de la
réfutabilité dans la réalisation de la théorie de la méthode scientifique.
Elle subsumera le fait de la connaissance au fait de son processus d'ac-
croissement de la connaissance à l'égard de l'empirie.
La théorie évolutionniste de la connaissance nous servira principa-
lement de repoussoir. A son égard, une problématique de la découverte ne
pourra que s'opposer. Nous serons conduits à relever l'absence des ques-
tionsde découverte et à examiner le recours effectué par Popper aux lan-
gages descriptif
et
argumentatif pour garantir l'autonomie et la logi-
que du progrès de la connaissance.
On tient ici pour ultime le fait de l'accroissement de la connaissan-
ce en son autonomie. Tel est le principe de la théorie
évolutionniste.
On observe deux moments de sa mise en place. Dans un premier temps, le fait
ultime de l'accroissement de la connaissance est mis en parallèle au modèle
biologique de l'évolution par adaptation et sélection, i.e au modèle d'évo-
lution de l'être darwinien. Dans un second moment, la connaissance est ins-
tituée en son autonomie à l'égard des réalités physiques, biologiques et
subjectives. En fonction de telles considérations évolutionnistes, il sera
traité l'idée de vérité en science,
2.3 • 1 .
. SChéma du progrès de la connaissance
C'est un fait ultime que notre connaissance ne cesse de croître. La
théorie évolutionniste manifestera la structure de cette dynamique. Elle
-révélera le principe par lequel se constitue comme logique du progrès de

68
la connaissance, l'alternance des hypothèseset des critiques, des théo-
ries et des réfutations, des essais et des erreurs, bref de la valeur
...
cognitive et de la démarche critique.
Dès lors, la rationalité de la connaissance n'est donc plus tant dé-
finie par une triple référence à la lozique formelle déductive, à la ré-
alité du contenu de l'expérience et à l'idéal scientifique que par la
logique même de l'accroissement de la connaissance.
Il s'ensuit que "le caractère rationnel et empirique de la science irait
à disparaître si la science cessait de progresser" (C.R. p. 240) L'aspect
critique de la rationalité se définit alors non plus par les seuls proces-
sus de confrontation de la théorie à l'empirie et de référence à des énon-
cés méthodologiques, mais par le processus global d'accroissement de la
connaissance. La rationalité critique s'identifie à l'encha1nement des
problèmes, des hypothèses, des réfutations puis de nouveaux problèmes, et
donc à l'alternance des 'moments cognitifs' et des 'moments critiques'.
Ce faisant, il se glisse dans la conception popp~rienne du schéma d'ac-
croissement une notion toute neuve, très importante, à mon sens
la plus
importante, qui est celle de 'problème'. Popper semble nous renvoyer à ce
qu'on pourrait appeler une conception 'problématologique' (cf. M. Meyer,
1979) de la science. Popper s'avise du fait capital qu'en science··-ê la con-
naissance progresse par les problèmes qu'elle rencontre.
Nous allons en prendre les mesures par l'analyse du schéma qu'il propose.
Popper formule le schéma suivant lequel progresse la connaissance,
et qui réfléchit la rationalité de la science (cf. Unended Quest p. 191,
1974) :
La discussion scientifique part d'un problème (Pl)' qu'on essaie de
résoudre par la formulation d'une théorie provisoire (Testative Theory :
TT). Cette théorie est ensuite soumise à la critique - application de la
règle logique du Modus Tollens ~ afin d'éliminer l'erreur (E E) Mais la
qu~te est inachevée, le processus de révolutions permanentes
se répète,
tant et si bien que la théorie et sa critique engendrent de nouveaux pro-
blèmes (P ) Qu'est-ce à dire?
2

69
Loin de suggérer que la science progresse de théorie en théorie, qu'elle
consiste en une séquence de systèmes de mieux en~mieux déductifs, Popper
s'avise qu'elle progresse de problèmes ~nproblèmes -à des problèmes de
profondeur toujours croissante. Dans Conjectures and Refutation, l'auteur
s'explique qu'une théorie scientifique est un essai de résolution de pro-
blème scientifique, i.e de
problème concernant la découverte d'une ex-
plication.
'C'est le problème qui nous pousse à apprendre, à faire progres-
ser notre connaissance, à expérimenter et à observer'. (cf. C.R.. p. 222)
Popper a le mérite de s'être avisé de cette dimension dans la description
de l'activité scientifique. Et pourtant, une telle dimension n'est pas son-
dée dans son lieu propre ni analysée dans son efficace et dans sa producti-
1/ i té~··
épistémologique. Popper la rabat sur la dimension théorico-empirique.
Il suffit pour s'en apercevoir d'écouter son 'propre commentaire'.
"Nos attentes, et donc nos théories, peuvent historiquement précéder
nos problèmes. Mais la science commence seulement avec des problèmes. (1)
"Les problèmes surgissent spécialement lorsque nos attentes sont dé-
çues, ou lorsque nos théories comportent des difficultés, des contradictions
et ils peuvent arriver soit à l'intérieur de la théorie, ou entre deux thé-
ories différentes, ou comme le résultat d'un conflit entre nos théories et
nos observations.
"( •.• ) Toute nouvelle théorie qui en vaut la peine soulève de nouveaux
problèmes, des problèmes de rp.conciliation, des problèmes concernant la
manière de
conduire les
tests observationnels nouveaux et, au préalable,
insoupçonnés." (C.R. p. 222)
(cf. aussi~. p. 191-195)
tenir.
Tel est l'essentiel de ce qui pourrait 1 l~w d'une conception probléma-
tologique chez Popper. L'analyse du schéma de croissance de la science est
plutôt centrée sur la méthode de l'essai et de l'erreur, qui suscite chez
lui des considérations darwinistes.
Cl )Popper en profi te pour réaffirmer son anti-inducti visme ; "La science débute
do~c par le~ probl~mes, et non pa! les observations, quoique celles-ci
pUlssent fe 1 re
no. 1tre
- un preb 1eme
..-
.,-r.
spécialement si elles sont
inattendues, i.e si elles instaurent
un conflit entre nos attentes et nos
théories". (C. R. : p. 222)

70
Popper voit en ce schéma un analogue du schéma darwinien sur l'évo-
lution du vivant par son adaptation au milieu et~par la sélection du plus
apte, "La méthode d'apprentissage par essai et erreur semble être fonda-
mentalement la même aussi bien pour les animaux que pour les hommes de
science". (C.R. p, 215) C'est l'une des raisons qui justifie Popper à é-
tudier la connaissance scientifique,
En effet, selon la théorie darwinienne de l'évolution, "les change~
ments de conditions de milieux déterminent la variation des êtres vivants
en agissant soit sur leur corps, soit sur leurs cellules reproductrices,
( ••• ) Dans la lutte pour la survie en laquelle est engagé l'~tre vivant,
les
variations nuisibles seront condamnées et détruites, au contraire
des individus porteurs de variations avantageuses qui persisteront et lè~
gueront leurs avantages, et la sélection naturelle aboutit à la survivan-
ce du plus apte."(R. Taton, 1961 : 546). L'évolution de l'être vivant n'est
rendue possible qu'en fonction d'une s-itua-1::ion problématique. En science,
c'est également la situation de problème qui fait-progresser.
Il faudrait cependant noter que la mise en parallèle de la dynamique
de l'accroissement de la connaissance et de la dynamique de l'évolution
du vivant ne donne qu'une analogie de structure. Entre ces deux formes,
Popper n'établit pas d'identité, qui serait une réduction de la connais-
sance au 'monde' physique, biologique, avec tout ce qui s'y passe de psy-
chologique. La distinction est faite au lieu où la connaissance devient
objective, autonome, sans sujet connaissant,
2.3.2 La connaissance objective:
la thèse sur les 'trois mondes'
Une approche évolutionnaire,
Avant tout, le problème de Popper concerne l'o~ctivité et la rationa-
lité de la connaissance scientifique en son progrès. L'identification du
modèle scientifique de développement laisserait courir le risque d'intro-
duire le psychologü;me,dans la connaissance qui se veut obj ective.

71
Il faut donc opérer des distinctions nettes. Popper y arrive par sa thé~
orie des trois mondes. De quoi s'agit-il?
Soient les trois mondes Ml' M ' M
.
Z
3
Ml représente le monde physique, celui des objets et des états physiques.
M est le monde des
états mentaux. M concerne le monde des objets intel-
Z
3
ligibles ou des idées en un sens objectif, i.e le monde des objets de penf
sée ou des conte~us
objectifs de pensée. De cet univers pluraliste, le
troisième est le
plus important, qui relève de l'épistémologie, et spé-
cialementde la méthodologie.
Sans faire état de la similarité du monde 3 au monde des idées pla-
toniciennnes, ou encore à l'esprit objectif hégélien, on peut situer l'ori-
gine énonciative des considérations poppériennes du c~té de l'univers ·fré-
géen des contenus objectifs de pensée,i.e des propositions. Il nous sera
instructif de voir comment Popper établit l'interconnection de ces trois
mondes, pourtant indépendants les uns des autres, et comment se manifeste
l'autonomie, et donc l'objectivité du monde 3. L'étude critique faite par
~H. Skol~owski (1974)
dans~ le livre consacré à Popper et
édité
par
P. Schilpp (1974) est éclairante.
D'une part, Ml et M sont liés, d'autre part M et M
sont également liés.
Z
Z
3
Mais une telle relation n'est pas transitive: Ml et M ne sont pas liés.
3
Seul M ' le monde des expériences subjectives et personnelles, entre en
Z
relation avec le monde physique objectif et avec le monde des idées objec-
tives. Le monde Z est ânsi le médiateur entre le premier et le troisième.
"Cette tripartition en mondes des entités matérielles (Ml)' des entités
mentales (M ) et des entités cognitives (M ) , quoique de caractère ontolo-
Z
3
gique, poursuit des fins épistémologiques. Elle permet à Popper de fournir

une nouvelle justification de l'objectivité de là connaissance scientifi-
que. "(Skolimowski, p. 493)
Une telle justification consiste à démontrer que toute connaissance
est invention humaine, mais que, néanmoins, elle est, en un sens. supra-
humaTI~lqu'elle transcende les sphères sociales et subjectives des indi-
vidus
ou des groupes d'individus qui l'ont produite. Reportons-nous à l'in-
ventaire du monde 3.
ILest fait d'unités structurales qui sont subsumées
sous la catégorie
des intelligibles, i,e des objets de cognition: ce sont
les énoncés,. les propositions, les théories,
'entités linguistiques les
plus importantes du monde 3', On notera ici l'û$age très significatif du
terme 'linguistique', significatif, car Popper accorde aux théories scienti-
fiques un statut linguistique. Nous reviendrons sur l'intrusion du langage
dans l'épistémologie poppérienne.
La justification de l'objectivité de la connaissance scientifique re-
pose Sur l'autonomie du monde 3. La notion d"autonomie' doit @tre prise
dans une acception platonicienne. L'usage traditionnel platonicien est
ass~ précis où l'autonomie des formes. des idées entrafne leur caractère
absolu et transcendant. Le monde 3 poppérien est autonome et cependant,
'génétiquement" parlant. il est un produit de l'esprit humain, Son statut
ontologique lui confère une telle autonomie. L'action humaine sur ce mon-
de M peut le faire cro'1tre. Mais cette contribution est infime.·· par rap-
3
port à son action en retour sur nous pour sa propre croissance.
Dès lors, "l'objectivité de la connaissance scientifique ne consiste
plus en critique intersubjective, en testabilité des théories par la com-
munauté scientifique éclairée, critique et rationnelle. mais elle réside
dans l'autonomie des entités du troisième monde. Le statut indépendant de
ces entités garantit l'objectivité de la recherche scientifique et des théo-
ries scientifiques" (Skol:imowski, p. 494). Cette justification de l'objec-
tivité de la connaissance scientifique selon la doctrine des trois mondes
est tout-à-fait différente de celle formulée et défendue dans la L.D.S.

73
et dans C.R. Là, Popper se préoccupait davantage d'extirper l'objectivité
et la rationalité de la connaissance scientifique du dom.aine de la psycho-
logie pour l'inscrire dans la logique de la méthodologie de la falsifiabi-
lité.
Les dernières conceptions de Popper, condensées dans Connaissance
objective, tiennent maintenant compte des attaques psychologistes et so-
ciologistes qui apparaissent dans la philosophie contemporaine des sciences.
Nous pensons spécialement aux critiques adressées à Popper par Kuhn, Feyer-
abend, et Lakatos. La position
extrémiste, par exemple de Feyerabend et
même de Lakatos, ne permettent plus, au nom d'une méthodologie pluraliste
et anarchiste, de s'assurer si la recherche débouchera sur une connaissance
scientifique. Quant à Kuhn, sa ronception des paradigmes et de leur rempla-
cement enveloppe des considérations
mi-psycho-sociologiques, mi-épistémolo-
giques. Popper présente la doctrine des trois mondes comme un essai pour
préserver l'objectivité de la science du psycho-sociologisme, de l'irration-
nalisme. En quel sens?
"La science
est ainsi s,auvée du relativisme sociologique, parce que les
théories scientifiques ne sont pas à la merci de la communauté des savants
d'une époque donnée. Au contraire, cette communauté elle-même n'est gu'un
fragment de l'ensemble
du processus de développement du troisième monde
autonome. Et
elle est aussi sauvée de l'individualisme psychologique, par-
ce que les scientifiques individuels ne créent pas la science à volonté ou
selon leurs caprices, mais ils sont tous de petits artisans travaillant sur
une vaste chaîne et leurs contributions, quoique
individuellement grandes
et idiosyncratiques en leur nature, sont infimes
du point de vue de l'en-
semble du troisième monde ". (Skolimowski, pp. 495-496)
De telles considérations ont une incid~nce sur l'analogie de structure
établie entre l'évolution du vivant et celle de la connaissance scientifique.
Irréductible à la logique de l'évolution du vivant, la connaissance constitue
un troisième monde distinct de toute réalité empirique et
biologique (mon-
de 1) et des faits subjectifs (monde 2). Résultat de l'activité du monde 2,
la connaissance est indexée à l'usage du langage. On peut dire que cette

74
autonomie qui fonde l'objectivité de la connaissance scientifique est le
fait des fonctions supérieures du langage, spécialement des fonctions des-
criptives et argumentatives.
Popper fait la distinction entre quatre fonctions du langage
1) la fonction expressive
2) la fonction phatique ou fonction d'émission ou fonction communicative
3) la fonction descriptive
4) la fonction argumentative
1 et 2 sont des fonctions inférieures communes aux langages humains et ani~
maux, tandis que '3 et 4 sont les fonctions supérieures et les plus impor-
tantes du langage humain. Suivons le commentaire de Popper
"La fonction expressive peut être séparée de la fonction communicative
parce que l'homme ou l'animal peut s'exprimer même s'il n'y avait de 'des-
tinataire' à stimuler.
"Les fonctions communicative et expressive réunies peuvent être distin-
guées de la fonction descriptive, parce que l'homme ou l'animal sont capa-
bles de communiquer, par exemple, leur peur sans décrire l'objet de leur
crainte.
"La fonction descriptive est nettement discernable de la fonction argu-
mentative, car il existe des langages, tels que les cartes de géographie,
qui sont descriptifs sans être argumentatifs. ( •• ,) Les théories scientifi-
ques sont essentiellement des systèmes argumentatifs d'énoncés: leur prin-
cipale caractéristique est l'expression déductive." (Q.I.
: Ill).
Toute théorie est également descriptive comme une carte, communicative puis-
qu'elle peut faire agir les gens, et aussi expressive en étant un "symptôme
de l'état de l'émetteur qui peut se trouver être un ordinateur" (Q.1.
: ll2).
Dans le langage expressif ou 'exosomatique', il ne peut y avoir d'objet
pour la discussion critique. Au contraire, "avec le développement d'un lan-
gage descriptif, un troisième monde linguô..s tique 'peut émerger. C'est au dé-
veloppement des fonctions supérieures du langage que nous devons notre huma-
nité, notre raison". (O.K.
: 120-121 / C.R. : 295)

75
Le langage intervient en science en sa dimension syntaxique et argu-
mentative : il organise structurellement les thêories et permet la discus-
sion critique: En effet, le niveau argumentatif du langage est "le fonde-
ment de toute pensée critique" (~ : 108) L'argumentation criticiste ne
concerne que les moments de confrontation de la théorie à l'expérience,
soit toute la procédure de testage des hypothèses en leur validité logique
et en leur soutien empirique. Elle exclut la légitimité, la pertinence des
moments de génèse, de découverte des hypo~hèses. Allons plus loin: toute
idée de discussion métathéorique qui a lieu lors de la constitution même
de la théorie, i.e l'idée de communication entre experts, est absente de la
notion de discussion critique. Celle-ci ne prend en compte que la décision
des savants sur les énoncés de base, ce qui évite la régression à l'infini
dans la recherche des énoncés 'protocolaires', des protocoles d'expérience.
Cette thèse purement conventionaliste sera élucidée dans nos conclusions
sur ce chapitre.
On comprend dès lors le classement, par ordre d'importance croissante,
des fonctions du langage. La communication analysée en termes techniques de
signal, d'émission, non dans sa réalité pragmatique joue les seconds rôles.
Telle est la leçon de la conception poppérienne du langage.
Ainsi considéré, le langage assure à la connaissance scientifique son
autonomie, et partant son objectivité, Un tel langage, comme celui des po-
sitivistes logiques, est 'libéré des contraintes de l'interlocution',
; ',C'est un appel ,des pieds au
langage descriptif et argumenta tif qui
rendra possible la réponse à la question de là vérité.
2,.3.3 La question de la vérité
vérité ou vérissimilitude
Une conséquence de la conception poppérienne de l'évolution en science
concerne le sens de la notion de vérité, En effet, puisque la science pro-

76
gresse en résolvant des problèmes dont les solutions débouchent après coup
sur de nouveaux problèmes, et que la méthode d'un'tel processus est celle
de l'essai et de la mise en évidence de l'erreur, puis de l'élimination de
l'erreur, on est fondé à poser la question de la vérité. Comment concevoir
dorénavant la vérité des théories scientifiques, dès lors que nous ne dis-
posons pas de détecteur de vérité mais seulement de détecteur de fausseté ?
La réponse ne fait pas problème à Popper :
"Avec la fonction descriptive du langage émerge l'idée régulatrice de
vérité, i.e l'idée d'une description qui correspond aux faits." (O.K. 121/134)
Le langage décrit des faits. La vérité ou la fausseté résident dans la cor-
respondance de la description des faits ou propositions aux faits. Cette idée
wittgensteinienne, positiviste et originairement aristotélicienne de la vé-
rité,
Popper avoue l'avoir empruntée à Alfred Tarski.
Dans Logique, sémantique, métamathématique, Tarski définit la vérité
ou plutôt l'expression 'proposition vraie"
dans les ,iangages formalisés. Il
se réfère d'abord à la notion sémantique de proposition vraie dans le langa-
ge quotidien :
(1)
\\ "est proposition vraie la proposition disant que les choses représentent
de telle et telle manière,lorsque les choses se présentent justement de cette
manière." (Tarski, ch VIII, p. 162)
Cette définition est proche de la conception classique aristotélicienne de
la vérité. Chez Aristote, la vérité consiste à affirmer ou à
nier l'être ou
le non-être; on dira aujourd'hui la proposition et sa référence. La vérité
est du domaine de l'ontologie : "Dire de l ' Etre qu'il est , ou du t-on-être
6
qul.il n'est pas, c'est direle vrai." (Aristote, Métaphysique, 1011 26 )
La définition Tarskienne qui cautionne celle d'Aristote est plus subtile dans
son usage des langages formels, dans l'usage de la métalangue. Tarski traduit
dans la métalangue l'axiome (1) par l'expression concrète de type "x est une
proposition vraie." Il obtient l'axiome (2)
:
(2) x est une proposition vraie si et seulement si P. Ainsi, par exemple
(3) "Il neige" est une proposition vraie si et seulement s'il neige.
L'expression entre guillements que Strawson analysera comme phrase ou mention

77
n'est pas susceptible telle quelle de recevoir une valeur de vérité. Elle
ne peut l'être qu'en devenant une proposition, i~e en étant appliquée ou
employée. Si elle n'est plus mentionnée, si on en fait usage, alors seule-
ment elle est susceptible d'être vraie ou d'être fausse. La définition en
termes de vérité-correspondance exprime bien la référence à l'ontologie.
Qu'en est-il de la conception poppérienne de la vérité?
Selon Popper plus une théorie est corroborée, plus riche est son contenu
informatif. La corroboration, outre son rôle de sélecteur interthéorique,
indique la vérité, plus exactement elle est un signe indicateur de l'ap-
proche de la vérité. Mais la corroboration est le résultat de l'évaluation
critique de la théorie, i.e en dernière instance elle résulte de l'usage
du langage argumentatif. En effet, c'est la fonction argumentative du lan-
gage qui permet la critique d'une théorie scientifique. La vérité elle-mê-
me est ainsi soumise au langage. Les corroborations successives signifient
qu'on s'y approche.
La vérité devient chez Popper une fin, un résultat,
avec toutefois cet aspect insaisissable: elle ne peut être connue d'aucun
homme, au point que si elle venait à être atteinte, personne n'en
saurait
rien. A défaut d'une telle certitude, Popper parle d'approximation et pro-
pose le concept adéquat de vérissimilitude.
Popper opère ainsi un changement de sens. La vérité n'est plus définie
en termes de vérité~correspondance, mais en termes de vérité-approximation
qu'il nomme vérissimilitude.Cette conception semble aboutir à une confusion
majeure.
Au lieu de traiter la vérité comme un concept ontologique, Popper en
fait une notion épistémologique. La vérité ou vraisemblablement la vérfu-
similitude définie en termes de degrés d'approximation de la vérité est
loin de la sphère ontologique. Avec Popper,il n'est plus possible de par-
ler d'une vérité-correspondance, d'une proposition vraie ou fausse. Car la
vérité ne souffre pas de demi-mesure, ni d'approximation. Une proposition
est vraie ou elle est fausse. Mais elle n'est pas plus ou moins vraie, ni
plus ou moins fausse.L'ontologie n'est pas susceptible de degrés. La con-
ception poppérienne de la vérité en terme de vérissimilituderessort de l'é-
pistémologie, de l'ordre de la connaissance. Seule notre connaissance de

78
l'être peut souffrir de degrés d'approximation, mais alors en termes de
plus ou moins exacte, de plus ou moins inexacte~ Popper semble ne pas
s'en aviser. Ceci est vrai pour la question de la vérité en particulier,
et pour les grands thèmes concernant la croissance de la connaissance en
général.
Ces considérations suivantes, indiqueront le lieu où nous som-
mes conduits avec Popper.
Conclusion
les limitations internes dé la conception poppérienne
du progrès scientifique.
La théorie évolutionniste de la connaissance, faisant appel au fait
biologiquement irréductible d'un langage descriptif etargumentatif, rend
compte de l'autonomie et du processus d'accroissement de la connaissance.
Mais un tel processus est soumis aux seules règles de la méthodologie de
la falsification.
Popper nous présente la théorie en confrontation avec l'expérience.
Il insiste sur les propriétés dynamiques de la discussion rationnelle. Mais
la discussion rationnelle
qui fait
avancer la science est indexée à la
méthodologie.QuoiquoP@pper r,econnaisse queles théories naissent des atten-
tas déçues, des problèmes ,la question du passage des problèmes aux théo-
ries n'est pas élucidée. Restent en dehors du programme poppérien les ques-
tions de genèse, de discussions métathéoriques. Celles-ci ne sont pas per-
tinentes pour cette philosophie.
De telles positions apparaissent clairement dans sa théorie des trois
mondes quant à leur relation. Comment penser la relation du monde 2 au mon~
de 3 ? Comment les produits de l'activité du monde 2 deviennent~ils des
entités constitutives du monde 3 ? Le passage reste 'mystérieux'.
fiA moins de postuler un troisième monde suprahumain, note SkoliZC7WSki, au
sens classique platonicien, il semble que nous soyons constamment en diffi-
culté lorsque nous maintenons que les actes cognitifs prennent place dans
le monde 2, mais que néanmoins les résultats cognitifs (pour ainsi dire les
dérivés de ces actes) font partie du monde 3 autonome " (Skol~mowski. p.496).

79
~
Certes, Popper introduit le langage. Mais celui-ci est traité de façon
syntaxique. Nous ne savons pas comment des actes cognitifs subjectifs
conduisent à des résultats cognitifs
intersubjectifs.
On peut imaginer les raisons de ce silence, semble-t-il, vo~ontaire.
Depuis la L.D.S. jusqu'à ses tout derniers écrits, Popper rejette tout
traitement des problèmes concernant la manière dont apparaissent les thé-
ories, i.e les problèmes de leur genèse et de leur constitution, Des po-
sitivistes à Popper, une telle tâche ressortit à la psychologie empirique.
Il faut éliminer les 'faits psychologiques' de la connaissance et de la
théorie dont le programme doit rendre compte du progrès scientifique en
termes d'objectivité et de rationalité, afin de sauvegarder la scientifi-
cité de l'activité de recherche. On voudrait ainsi exorciser l'esprit du
psychologisme du Ige siècle qui continue d'habiter les édifices de la con-
naissance objective.
Dès lors il semble à Popper que la reconnaissance d'une ressemblance
des résultats cognitifs aux actes cognitifs serait une identification des
entités intellieibles au processus de pensée qui les a fait naître. Une
telle identification ferait perdre toute autonomie au monde 3, lui enlè-
verait sonobjectivité et sa rationalité. Skolj~OWski fait remarquer à
Popper que nous ne raisonnons pas en l'occurence dans un contexte mathéma-
tique où "si A est identifié à B, il ne lui est pas distinct". Nous som-
mes en épistémologie et "en
épistémologie, nous n'opérons pas avec des
identités formelles du genre que nous utilisons en mathématiques".
(Skoljm owski, p. 497)
L'allergie poppérienne,et également positiviste au problème de la
subjectivité dont l'étude est renvoyée à la psychologie ou la psycho-
sociologie, atteste l'absence d'une théorie du sujet fondée sur une bonne
théorie du langage. Ni Popper, ni les positivistes logiques n'ont réins-
truit le débat sur la subjectivité.II en fut ainsi de la question
du
sujet, mais aŒsi de la question du langage lui-même, préalable à la ré-
solution des problèmes philosophiques dont;Jrécisément celui de la subjecti vi té.

80
Popper a négligé dans sa théorie de la connaissance le traitement du
langage en sa dimension pragmatique, ignorant dà ce fait sa pertinence à
résoudre les problèmes sémantiques et syntaxiques. Il y a certes, quelque
chose comme la fonction argumentative du langage, mais celle-ci n'est pas
sondée dans son site réel qui est la pragmatique. En ce sens, on peut dire
de Popper qu'il est un 'positiviste libéré', màis non encore de tous les
présupposés empiristes. La conséquence immédiate est que Popper fait de la
théorie scientifique une affaire de syntaxe. Il n'y a pas de sémantique
sur la question du vocabulaire, Popper ne précise pas.
(1) Popper a donc
cru que la théorie est faite d'énoncés. C'est une erreur de croire que la
syntaxe logique suffirait à l'analyse de la science. N'en déplaise à Popper
et aux positivistes logiques.il y a la sémantique. C'est elle qui a permis
la construction des modèles. Elle a rapport au concret. Qu'est-ce à dire?
La théorie est un ensemble d'énoncés qui identifient les modèles ou
encore elle est un modèle identifié par certains énoncés. Les énoncés ne
font donc pas la théorie. Ce qui est isomorphe , ce sont les modèles logi-
co-mathématiques. La théorie a une dimension sémantique et non seulement
syntaxique. car le modèle est extra~linguistique. Les données d'observa-
tion sont une substructure, une partie du modèle. Tous les faits observa-
bles entrent dans le modèle et sont isomorphes à la partie modélisée. C'est
la modélisation qui donne une adéquation empirique à la théorie. L'adéqua-
tion est la finalité épistémologique. La théorie déborde le cadre fini de
ce qui a été effectivement expérimenté. Elle est beaucoup plus large que
les faits dont elle rend compte. Les conditions d'acceptQbilité reposent
sur l'expérience, sur l'adéquation empirique.
Il en va tout autrement de la vérité. La vérité n'est pas de l'ordre
épistémologique, elle ne dépend pas de nous. Elle relève de la correspon-
dance entre ce qui est dit et ce qui est réel (Aristote et Tarski), Elle
est relative à ce qui existe. C'est pourquoi, avions-nous dit, elle n'est
pas plus ou moins approximative. C'est la connaissance qui est plus ou
moins exacte. Contre Popper, une théorie n'est pas exacte ou fausse.
(1) Ce sera Quine avec les phrases prises globalement dans les circons-
tances d'énonciation.

81
Le 'faux' s'oppose au 'vrai' et non à l"exact'. Le faux et le vrai relèvent
de l'ontologie.
Conformément à la conception de Popper, par exemple, la théorie de New-
ton
m.mg est réfutée par celle de Einstein. En effet, la masse newtonienne
exprime une constante, tandis que l'accélération varie. Or la masse einstei-
nienne varie, l'accélération étant constanted Pour Popper, la théorie de
Newton est fausse, car on appproche de la vérité (infinité de degrés dans
le concept de vérissimilitude).
De telles considérations ont une conséquence importante pour le choix
des théories. La préférence d'une théorie à une autre est une question épis-
témologique d'acceptabilité, et non une question ontologique de vérité. Pré-
férer une théorie à une autre ne signifie pas que celle-ci est fausse. La
préférence dépend de la théorie :celle-ci diten l'exhibant, ce qui existe,
charge à nous d'en faire ce que
nous voulons. Ainsi Einstein est pré-
férable à Newton
~our les Astronomes, mais non pour les
ingénieurs du
chemin de fer. L'explication est contextuelle, car elle répond à une ques-
tion historique. Mais la théorie dit ce qui existe. Elle est une descrip-
tion rationnellle
des relations constantes entre les choses. En ce sens,
il y a une dynamique
de la recherche et non de la théorie. La préférence
est pragmatique comme forme de raisonnement. Et la rationalité elle-même
est
pragmatique. Dans le cas de la préférence, ce sont des formes de ra-
tionalités comparatives et locales. Ainsi Kuhn a raison -si assoupli- con-
tre Popper.
Popper raisonne sur une rationalité purement logique. Mais la logique
ne suffit pas à établir la rationalité de la science. Si l'expérience n'a
qu'une fonction logique, cela ne suffit pas à définir la rationalité de la
science. Aussi l'expérience et la logique sont-elles insuffisantes à cir-
conscrire le cadre rationnel . Il Y a des rationalités pragmatiques et non
la rationalité en soi. La science n'est pas rationnelle en soi. La rationa-
lité pragmatique repose sur les faits, la logique., la préférence (les rai-
sons de préférer ceci à cela). Ce problème de rationalité pragmatique n'est

82
pas traitée par Popper. Il y a, certes, la vérissimilitude, mais Popper
fait la confusion entre vérité -question ontologique- et acceptabilité,
crédibilité
-questions épistémologiques.
La solution des problèmes poppériens semblent reposer sur la Standard
View, avec cependant l'abandon des recherches fondationnelles.
Popper
ne voit que le problème de la justification. Certes, le cheminement de la
recherche est contingent
par rapport à la justification. Mais il est dif-
ficile de séparer justification et découverte. Il y a une liaison entre la
question des garanties logico-empiriques, celle de la falsification et la
question de genèse,de méta-théorie, entre la science constituée et la scien-
ce en train
de se faire. Popper est victime des préjugés positivistes et
a cru que la science ~tait une affaire d'explicitation
d'arguments dont
l'essence serait d'interroger l'expérience qui rende possible la réfutation.
Revenons ,ici sur la question des énoncés de base et sur le thème d'une
décision conventionaliste, qui attestent encore les limites de
son logicis-
me. Contre les positivistes logiques Popper affirme que les propositions
purement observationnelles
ne peuvent constituer la base empirique de la
science, parce qu'elles n'existent pas du tout. Si. en effet, par énoncés
observationnels nous entendons ces propositions qui peuvent être acceptées,
soit définitivement soit provisoirement. sans référence à des théories ou
à des présuppositions ou connaissance à l'arrière-plan. alors il n'existe
pas de telles propositions. La solution poppérienne est une solution con-
ventionaliste
: seules les conventions méthodologiques décident quels doi-
vent être les énoncés de base. Cette solution est la conséquence de son lo-
gicisme,
de son refus d'aller au-delà du royaume de la logique déductive
en philosophie des sciences. Pour éviter de tomber dans le dogmatisme néo-
positiviste, Popper a recours au conventionalisme
critique. Cependant,
écrira J.F. Malherbe, "Popper n'analyse jamais les 'raisons' pour lesquel-
les les chercheurs d'une même discipline parviennent d'ordinaire à s'accor-
der sans trop de peine au sujet des énoncés de base qu'ils acceptent ou re-
fusent. Selon lui, le problème de l'accord critique des chercheurs relève
non pas de l'épistémologie
(qui s'occupedes questions de principe) mais

8)
de la psychologie ou de la sociologie (qui s'occupent des questions de fait). ,
Pour maintenir son
rationalisme, Popper est contraint d'ignorer ce qui pour-
rait en contredire les principes."
Et l'auteur conclut:
'Popper déplace
les problèmes de l'empirisme logique. En effet, il substitue le paradoxe de
la corroboration des hypothèses réfutantes aux paradoxes de l'induction et
de la vérification et les difficultés du décisionnisme critique à celles du
psychologisme comme fondement épistémologique des énoncés de base. "
Il
se trouve alors que "ce dont ne peut rendre compte le rationalisme crit ique,
c'est que quelque chose d'autre que la pure logique intervient dans les
procédures
qui règlent le développement des connaissances scientifiques "
( J .F. Malherbe,
1981
: 154-155)
,
Telles sont les limitations internes de la conception popperienne de la
dynamique des théories,ainsi que de toute épistémologie en rendant compte
sur la base du modèle nomologico-déductif. Les solutions positiviste
et pop-
périenne ne fournissent aucune explication sur la manière dont progresse la
science. Ellesrésultent du fait de la
restriction de l'analyse de la crois-
sance de la connaissance au contexte de justification, de la défense de po-
ser des questions qui ne peuvent être de caractère logique, i.e qui concer-
nent les relations entre énoncés. Nous devons donc aller au-delà du contexte
de justification, à l'intérieur duquel les problèmes de la croissance de la
connaissance ne peuvent être résolus. Il nous faut élargir le cadre de la
logique de la découverte au contexte de découverte. La question de la scien-
tificité est aussi celle de la découverte.

2EME
PARTIE
VERS UNE DESCRIPTION DES CONTEXTES DE DECOUVERTE

85
INTRODUCTION
Jusqu'icijnous avons inspecté les problèmes auxquels est confrontée une
philosophie des sciences qui essaie d'expliquer le processus de la dynamique
de la science en termes de logique et de méthodologie.
Ni les positivistes logiques, ni Popper n'ont fourni une explication du
développement de la connaissance scientifique. Parce qu'ils sont motivés par
la conception erronée de relations unilatérales entre les données observation~
nelles et les théories, les premiers se trouvent dans l'impossibilité épisté-
mologique de délimiter les faits purement empiriques/et de différencier mé-
thodo1ogiquement les énoncés observationnels des énoncés interprétants. Ils
aboutissent à un schéma
trop simplifié du développement de la science, selon
lequel l'évaluation des théories scientifiques -i,e leur acceptation ou leur
rejet- serait exclusivement déterminée par une base empirique autonome.
Le falsificationnisme de Popper, de son coté, abandonne une telle con-
ception et traite tous les énoncés scientifiques comme théoriques et, donc,
pouvant être mis en question. Il s'aperçoit que l'acceptation ou le rejet des
énoncés observationnels ne dépend pas seulement des résultats purs d'expérien-
ce, mais aussi de leur interprétation en termes de la connaissance acquise à
l'arrière-plan. Mais il est gêné lorsque; sur cette base, il cherche à recon-
struire le processus de croissance de la connaissance, ou plus précisément,
à établir des règles méthodologiques dont l'application déterminerait ce pro-
cessus historique.
L'histoire des sciences nous apprend que le remplacement des vieilles
théories par des nouvelles ne suit pas le schéma falsificationniste. Tout
d'abord, l'acceptation d'un énoncé observationnel ou d'un énoncé de base qui
contredit une théorie déjà acceptée ne conduit pas toujours à la réfutation
de cette théorie. En second lieu, la falsification d'une vieille théorie n'est
pas
une condition nécessaire pour l'acceptation d'une nouvelle. Ainsi, tan-
dis que le modèle falsificntionniste de l'évolution de la scfence est 'plus

86
riche' que le modèle positiviste, puisqu'il prend en compte l'effet de la
connaissance déjà acquise sur le processus d'évolution, il n'est pas né-
anmoins
encore 'assez riche', car il échoue à prendre en charge certains
facteurs importants, voire fondamentaux qui co-déterminent le développement
de la connaissance scientifique, particulièrement dans les périodes de ses
transformations fondamentales, lors de ses révolutions et de ses restruc-
turations profondes, et surtout au moment de la genèse ou de la constitu-
tion dune nouvelle théorie.
Il s'ensuit qu'il n'est pas de l'essence de la science d'être consti-
tuée. Tous les efforts des positivistes logiques pour définir
la scienti-
ficité (ou comme Kant pour justifier la justification elle~même) tendaient
à éluder
un tel fait. L'épistémologie post~carnapienne, s'avise de plus
en plus du contexte de découverte et non seulemnt du contexte de justifica-
tion. Il faut donc prendre acte de la tendance actuelle à regarder la dé-
couverte comme le sujet principal de la philosophie des sciences, puisque
l'activité scientifique est invention. "Au vrai, la manière dont les théo-
ries et les hypotèses sont découvertes doit être pertinente pour la ques-
tion de leur justification." (F. Jacques).
La vraie démarcation se situe
entre la science se faisant et la science faite.
On sort alors du positi-
visme logique et du poppérisme. Des auteurs Comme T. Kuhn, J. Hadamard et
plus récemment G•. Holton se placent au plan factuel de la découverte plu-
tôt qu'au plan logico-empirique de la justification pour décrire l'activi-
té scientifique en son progrès.
lt Lakatos avec sa méthodologie des
programmes de recherche se place
à la charnière des deux points de vue.
Notre but dans cette seconde partie sera précisément d'interroger les
auteurs qui ont indexé leurs investigations au contexte de découverte et de
caractériser leur type de description, En effet, il ne suffit pas de décrire.
/
la manière de menerlà description présuppose une option en philosophie des
sciences. No~s examinerons tour à tour la méthodologie des programmes de
recherche de Lakatos, les considérations relativistes de Kuhn~enfin
les
c6nstantesou les catégories d'intelligibilit~ à l'oeuvre dans l'Imagi~ation
scientifique de G. Holton.

87
11 - l LA PROGRAfv\\MJ\\TI QUE DE 1 LA
1
KATaS
La critique de la méthodologie falsificationniste par Kuhn et par
Feyerabend inspira à Lakatos la modification du modèle poppérien de l'é-
volution de la connaissance. Lakatos a radicalisé et caractérisé les deux
formes du falsificationnisme. Ayant montré la nécessité de dépasser la pre-
mière vers la seconde, il est conduit à s'opposer
partiellement à Popper,
et à définir une philosophie des programmes de recherche qui détermine une
position transitoire entre philosophie du progrès et philosophie de la dé-
couverte.
La première conception poppérienne est qualifiée de 'falsificationnis-
me dogmatique'
(cf. C.G.K. 9S sq.) La réfutation est ici objective en tant
que résultat de la confrontation de la théorie et de l'empirie. L'opposition
est radicale entre le théoricien qui propose une théorie et l'expérimentateur
qui, au nom de la nature, dispose. Cette position s'est avérée intenable,
car elle annule, par souci d'objectivité, toute intervention ou toute déci-
sion de la communauté des savants, et elle néglige la connaissance acquise.
Le 'falsificationnisme méthodologique' répond à la seconde définition de la
réfutabilité, qui prend en compte la connaissance à l'arrière-plan où pren-
nent place les énoncés de base.
De ces deux versions 'naîves'relève le fait de leur corrélation à deux
thèses ,peu compatibles avec l'histoire des sciences. D'une part, elles sont
liées à la thëse selon laquelle la confrontation a lieu entre une théorie
et l'expérience, et, d'autre part, elles sont liées à la thèse selon laquel-
le la seule issue concluante d'une telle confrontation est la réfutation de
la théorie. Au contraire, l'histoire des sciences révèle que les tests sont
des confrontations entre au moins trois instances, entre aux moins deux
théories rivales et l'expérience, et que les résultats expérimentaux les
plus intéressants apportent la confirmation plutôt que la réfutation. (C.G.K.
US)
Lakatos se propose donc de remplacer les deux versions 'naives' du

88
fa1sificationnisme par une version plus' élaborée' ('sophisticated'). Ce se-
ra le projet de la méthodologie des programmelde recherche qui intègre la
réfutation dans le cadre de la progressivité et de l'historicité.
1.1 Falsificationnisme et évolution de la connaissance.
Lakatos modifie le fa1sificationnisme popperien en deux points cru-
ciaux :
(1) la falsification consiste dans la confrontation avec l'expérience non
d'une théorie et de la connaissance à l'arrière-plan
mais
d'au moins
deux théories concurrentes.
(2) Il rejette la thèse que du point de vue de l'évolution de la connaissan-
ce le seul résultat vraiment intéressant d'une telle confrontation soit la
fa1sificat ion.
Selon Lakatos l nous pouvons parler de la falsification d'une théorie
Tl seulement lorsque nous disposons d'une théorie T , qui satisfasse aux
2
trois conditions suivantes : 1) T
a un contenu empirique plus grand que
2
Tl' de sorte que T
a des conséquences inconcevables à l'intérieur de Tl'
2
ou même interdites par elle ;2) T
explique tous les succès
précédentlde
2
Tl' i.e elle contient l'ensemble du contenu non falsifié de Tl ; et 3) au
moins une partie des nouvelles conséquences de T
a été confirmée par l'ex-
2
périence (C.G.K. p. 118)
L'évolution de la connaissance est un processus de transition d'une
théorie à une autre et le cours de cette évolution est déterminé par des
programmes de recherche spécifiques. Soit une série de théories TIl T , ..
2
T , dans laquelle chaque théorie qui suit résulte de l'acceptation de nou-
n
velles assomptions ou de l'interprétation sémantique de la théorie précé-
dente. De telles modifications doivent remplacer les anomalies empiriques
que ne peut expliquer la théorie antcérittur:e. Toute théorie qui suit a au
moins le m~me contenu empirique que son prédécesseur.

89
Une telle série de théories, où celle qui suit prédit des faits nou-
veaux, est appelée une série 'théoriquement progressive'. Si, en outre,
quelques-unes des nouvelles conséquences reçoivent des confîrmations em-
piriques ou des corroborations,
la série est alors
'empiriquement progres-
sive'. Une série qui ne satisfait pas à ces deux exigences,
i.e une série
dans laquelle la théorie qui suit ne conduit pas à de nouvelles conséquen-
ces, ou lorsque celles-ci ne sont pas corroborées par l'expérience, est
appelée une série 'dégénérescente'
(C.G.K. pp.
118-121)
En relation avec les notions de progressivité et de dégénérescence,
peut être défini un critère de démarcation, faisant beaucoup plus appel à
la préférence qu'à la réfutabilité. Une nouvelle théorie peut être admise
comme scientifique si et seulement si son inclusion dans la série garantit
au moins la progressivité théorique. Une théorie est falsifiée si et seule-
ment si
elle est remplacée par une théorie T + 1 qui satisfait les condi-
n
tions établies.
Par rapport à la mécanique classique, la théorie einsteinienne de la
relativité était à la fois théoriquement et empiriquement progressive. La
théorie galiléenne selon laquelle les corps célestes se déplacent dans des
orbites cycliques
autour du soleil peut servir,
selon Lakatos, d'exem-
ple d'une théorie qui n'était pas théoriquement progressive en
relation
avec ses prédecesseurs, puisqu'elle n'interdit rien qu'elles n'aient inter-
dit. Enfin, la théorie de Bohr -
Slater - Kramers sert d'exemple d'une théo-
rie qui est théoriquement mais non empiriquement progressive, car toutes ses
nouvelles conclusio~furent falsifiées.
Qu'en résulte-t-il de telles modifications? Trois conséquences impor-
tantes sont mises en évidence,
qui concernent le concept de falsification,
le statut de l'expérience et l'analyse méthodologique.
1. D'abord le concept de falsification subit un profond changement.
Sur la base du falsification~sme popp~rien, une théorie est considérée fal-
sifiée lorsqu'elle est contredite par un énoncé de base admis. Sur la base
de la position modifiée,
que Lakatos décrit comme un falsificationnisme

90
'sophistiqué', une théorie est falsifiéeseulement si on lui substitue une
autre théorie concurrente. "Il n'y a pas de falsification avant l'émergen-
ce d'une théorie meilleure".
(C.G,K. p, 119) Il semble alors que les nou-
velles conditions requises pour la falsification soient beaucoup plus for-
tes: il ne suffit plus qu'une expérience contredise une théorie pour la
déclarer fasifiée, encore faudrait-il disposer d'une autre théorie, La fal-
sification effective est maintenant équivalente à la démonstration de la
fausseté de l'ancienne théorie,ou du moins de certaines
assomptions de la
connaissance à l'arrière-plan,
En outre, l'acceptation d'un énoncé de base qui contredit la théorie
ne saurait être
considérée comme preuve de sa fausseté,puisque on ne sait
pas laquelle de la théorie ou de la connaissance à l'arrière-plan est réel-
lement falsifiée, C'est pourquoi la solution conventionaliste qui sépare la
théorie en testage de la connaissance à l'arrière-plan et la rend vulnéra-
ble au verdict de l'expérience, ne saurait correspondre au processus réel
de l'évolution de la connaissance,
On le voit, la philosophie de la connaissance s'oriente vers une épis-
témologie appuyée sur l'histoire des sciences, Dès lors,la réfutation est
intégrée dans le cadre de la progressivité et de l'historicité. On ne pour-
ra plus penser le progrès sur la base de l'alternance entre réfutation et
théorie. Il est désormais possible de penser une activité scientifique liée
strictement au contenu cognitif qu'elle développe. "La réfutation n'est pas
seulement une relation entre
une théorie
et la base empirique, mais une
relation multiple entre les théories concurrentes, la base empirique initia-
lement acceptée et la croissance empirique
résultant de cette compétition.
La réfutation peut alors être dite avoir un caractère historique" (C.G.K.;
p. 120)
Corrélativement se trouve modifié le statut de l'expérience, et
l'instance normative déplacée.
2. Examinons le statut de l'expérience
arbitre entre au moins deux
théories et non adversaire d'une théorie.
Pour le falsificaticn~sme sophistiqué, une expérience qui contredit

93
Selon Lakatos, chaque programme de recherche peut être caracté-
risé par son 'noyau central', 1.e un ensemble de suppositioncqui détermi-
nent le cours de la recherche et les problèmes à résoudre et une ceinture
de protection.
L'heuristique négative définit
le
noyau central
d'un
programme auquel ne peut être appliqué le modus tollens. Autrement
diS
eu égard à ces suppositions, l'inférence par le modus tollens n'est pas
permise : si des résultats expérimentaux infirment les conséquences dé-
duites de telles suppositions, les défenseurs ne sont pas encore
con-
traints d'abandonner
le programme. Ils s'efforcent plutôt de fortifier
le noyau central du programme moyennant une 'ceinture'
(belt) de protec-
tion constituée d'hypothèses auxiliaires
dans le but de préserver
le
programme de la falsification. Ecoutons Lakatos lui-même
"Le noyau est irréfutable, du fait d'une
décision méthodolo-
.
entraîner
g1que pr1se par ses défenseurs: les anomalies ne doivent'âe changement
qu'au seul niveau de la ceinture de protection, constituée par des hypo-
thèses auxilliaires,
'observationnelles' et des conditions initiales"
(~., p. 133).
c'est seulement à ces hypothèses ad hoc que s'applique la rè-
gle logique du modus tollens ; elles seules peuvent être confrontées di-
rectement à l'expérience. Elles sont choisies de façon à assurer
que
leur conjonction aux suppositions de base du programme survive à la con-
frontation avec l'expérience. Un programme de recherche est efficace
lorsqu'une telle procédure conservatrice conduit à une série progressive
de théories. La mécanique newtonienne fournit un bel exemple de ce pro-
gramme. Au moment où Newton formula, pour la première fois, la théorie
de la gravitation, elle fut submergée par un 'océan d'anomalies'.
Un
tel cas, dans une perspective popp~rienne, suffisait à ébranler, à ré-
futer la théorie. Mais les trois lois de Newton qui consistuaient
le
noyau central
étant tenues
pour irréfutables, elles commandèrent tout
un travail de recherche pour éliminer les anomalies. Les partisans du pro-
gramme ont pu, peu à peu,transformer chaque anomalie en donnée confirmati-
ve par l'introduction d'hypothèses auxilliaires.
L'heuristique négative

92
nement pas comme un requisit nécessaire. Selon Lakatos, elle constitue
une des conditions sine qua non de la falsification. En effet, une cho-
se est l'évaluation des anomalies, et une autre la f~lsification. Si
la stratégie du falsificatiQ~~sme 'natf' peut être décrite
comme
une
révolution permanente
de l'expérience contre des théories admises,alors
celle du falsificaticnnisme sophistiqué est la compétition des théories
rivales, arbitrées par l'expérience.
L'expérience jouant le rôle d'arbitre entre théories concurren-
tes la falsification devient une relation entre celles-ci et leurs bases
empiriques. Le falsificateur de la théorie Tl confirme la nouvelle théo-
rle T •
La conséquence confirmée de T , qui ne saurait être déduite de
2
2
Tl' devient le falsificateur de l'ancienne théorie.
Sur la base de telles considérations l'instance normative se
trouve elle aussi modifiée, déplacée.
3. Les modifications du falsificatiollnJ.sme touchent l' obj et de
l'analyse méthodologique. En effet ce qui en tient lieu maintenant n'est
pas une théorie unique, mais une série de théories, qui sont autant d'é-
tapes successives dans la réalisation d'un programme de recherche. Une
telle série se caractérise par une certaine continuité. Le progrès
est
cumulatif. Cela va de soi, dans la mesure où les théories sont formulées
dans le cadre du programme de recherche.
La notion de programme de recherche se démarque de la théorie
de la méthode scientifique. Certes, la méthodologie porte sur l'activité
de recherche mais elle n'est pas exclusivement générale. Elle est liée
à des programmes de recherche. La normativité
se trouve intégrée
au
'noyau central'
(hard core) théorique et méthodologique et s'est ainsi
'particularisée'.
"Un programme de recherche contient des règles méthodologiques.
Certaines nous disent quelles sont les voies que la recherche doit évi-
ter (heuristique négative) et d'autres, quelles sont celles qui doivent
être poursuivies (heuristique positive)" (C.G.K. p. 132) Ces règles in-
diquent le genre de questions pertinentes pour la recherche.

91
une théorie ne nous oblige pas au rejet immédiat de cette théorie, à moins
que n'émerge une nouvelle théorie concurrente, Les tentatives pour sauver
une vieille théorie quand elle est contredite par des expériences sont mé-
thodologiquement et pareillement justifiées que l'est la recherche d'une
nouvelle théorie. C'est seulement avec l'apparition d'une nouvelle théorie
qui remplit les conditions pré-citées que la défense de l'ancienne théorie
devient méthodologiquement interdite. A ce point, au moins, on peut parler
d'expérience cruciale qui contredit la vieille théorie.Comparant celle-ci
à la nouvelle, on peut relever des différences, et, par conséquent, décou-
vrir l'erreur, ce qui est falsifié.
Une telle vue correspond mieux
à l'histoire des sciences qui nous ap-
prend que souvent des théories persistent malgré les faits connus qui les
contredisent, et que souvent elles sont rejétées sans qu'il y ait anomalie.
Ainsi les tenants de l'ancienne physique aristotélicienne ne désarmèrent pas
quand Galilée découvrit les tâches solaires. Le modèle proposé par Lakatos
permet d'éliminer certains éléments conventionalistes du falsificatiollnisme,
mais pas tous, puisqu'il faudra encore décider par convention des énoncés
de base testables et ceux qui ne néccessitent davantage de justification
(C.G.K. pp. 125-131). A moins de faire appel à des conventions pour séparer
la théorie, lors du test, de la connaissance à l'arrière-plan non-probléma-
tique, l'expérience seule ne peut faire abandonner une théorie. Le falsifi-
cat~n"isme sophistiqué
attend
de l'expérience qu'elle joue le rôle
d'arbitre entre théories concurrentes: en falsifiant l'une, elle confirme
l'autre.
En outre, les anomalies empiriques ne sont pas une condition nécessaire
à l'avancement de la connaissance. Il est possible qu'elles ne soient décou-
vertes qu'une fois formulée une
nouvelle théorie au contenu empirique plus
grand et dont certaines de ses nouvelles conséquences sont jugées incompati-
bles avec l'ancienne théorie. Selon le falsificat~~isme de Popper, le déve-
loppement de la connaissance
procède des falsifications successives qui
nous obligent à chercher de nouvelles. L'existence d'une théorie concurrente
était jugée utile ,parce qu'elle pourrait accélérer le progrès, mais certai-

94
présuppose ainsi l'adhésion dogmatique à une théorie. Alors que le noyau
central marque le terme à partir duquel se développe l'exigence d'un rap-
port de consistance entre les théories explicatives et interprétatives.
l'activité de recherche prend place initialement au lieu où s'imposent les
anomalies. Elle compense ainsi l'activité critique définie en référence à
l'irréductibilité de l'ordre théorique et de l'empirie.
Tant que l'introduction d'hypoth~ses auxiliaires dans la ceinture de
protection élargit
le contenu empirique de la théorie qui suit,on décide
de ne rejeter le programme comme faux, même si ces hypothèses sont infir-
mées. C'est seulement lorsque le programme cesse de conduire à la formula-
tion de nouvelles théories au contenu empirique plus large, i.e quand la
série devient dégénérescente, que le noyau central du programme doit être
abandonné. Comment est-ce possible d'éviter la dégénérescence du program-
me ?
Nous avons noté que la méthodologie des programmes de recherche dis-
tingue deux heuristiques. Outre une heuristique négative qui constitue la
part d'interdit, le programme de recherche contient une heuristique posi-
tive qui est autant d'indications et de suggestions concernant la façon de
changer, d'améliorer et d'élargir la ceinture des hypothèses auxiliaires.
Conformément à ces deux heuristiques, le scientifique peut, au moins pour
un temps, négliger les anomalies découvertes et essayer de construire des
hypothèses visant leur élimination,
Si l'heuristique positive du programme était aussi bien articulée
que la négative, le scientifique n'aurait à traiter que des difficultés
mathématiques et non empiriques. Mais ce n'est pas d'ordinaire le cas.
En outre, il arrive souvent que l'heuristique positive change au cours de
la réalisation du programme, ce qui le protège de la dégénérescence.
Lakatos nous renvoie encore à l'histoire des sciences.
Newton formula son programme sur la base d'un modèle constitué d'un
soleil stationnaire et d'une planète mobile, ces deux corps étant répré-
sentés par des points matériels. Cependant, il était tout-à-fait avisé
du fait qu'il opérait avec un modèle simplifié, et que les anomalies étaiens

95
par conséquent, inévitables.
Sur cette base,
il réussit à formuler la loi
inverse pour l'ellipse de Kepler. Toutefois, le modèle s'est révélé in-
compatible à sa propre troisième loi,
et il fut contraint de le rempacer
par un autre,
selon lequel à la fois le soleil et la planète tournaient
autour de leurs centres de gravité respectifs. Un tel changement fut pro-
mu non pas par l'observation, mais par les considérations théoriques. En-
suite,il construisit un modèle à plusieurs planètes, abstraction faite,
toutefois, de leur influence gravitionnelle mutuelle. Là, encore,
il fut
obligé de considérer un modèle selon lequel les corps célestes n'étaient
plus des points matériels, mais des corps solides.
Comme c'est bien connu
la solution mathématique d'un tel problème occupa dix ans de sa vie et
retarda la plublication de son travail, Enfin,
il construisit un modèle
qui prit en compte des forces de gravitation interplanétaires et travailla
sur le problème des pertubations . Lakatos croit que le fait que Newton
ait progressé d'un modèle à un autre, alors qu'il les savait tous provi-
soires,
et sachant même ce qui était incorrect, fournit la meilleure preu-
ve de l'existence d'une heuristique positive àl'intérieur d'un programme.
(C.G.K.
pp.
l35~136)
Il semble y avoir chez Lakatos une forme de rationalité heuris~
tique, précisément l'heuristique positive,
qui prescrit de poursuivre un
programme de recherche jusqu'à épuisement de ses propres ressources.
L'heuristique positive définit l'activité de recherche et stipule les con-
ditions du progrès de la connaissance. La notion de progrès s'y trouve rel~­
tivisée. L'heuristique positive circonscrit le cadre en lequel la réduction
d'une anomalie ou d'une inconsistance constitue une découverte.
Il est
possible de donner
'une reconstruction rationnelle'
du contexte où se
sont effectuées certaines découvertes
(cf. ~. p.
138).
Telle
est
la leçon de la programmatique de Lakatos.Il y a des remarques critiques
en faveur et contre cette philosophie
de
la découverte encore fondée
sur la
méthodologie.

96
1.2. Que penser de la philosophie de la découverte de Lakatos ?
La philosophie de la découverte concerne deux problèmes essentiels
(1) la transition d'une théorie à une autre dans le cadre d'un programme
de recherche, et (2) la transition d'un programme à un autre. Le premier
problème est couramment admis. La conception de la falsification d'une
théorie, comme résultat de l'acceptation d'une nouvelle, abolit les argu-
ments jusque-là avancés contre le falsificationnism~.
Toutefois, ce qui demeure problèmatique dans cette conception de la
falsification concerne l'idée selon laquelle il n'est nul besoin de con-
vention pour établir~immunité de la connaissance à l'arrière-plan. Ce
serait le cas si les deux théories concurrentes partageaient la même con-
naissance à l'arrière-plan, i.e si elles étaient connectées aux présuppo-
sitions ontologiques et épistémologiques communes aussi bien qu'au même
genre de procédure de mesure. Dans ce cas seulement, le résultat expéri-
mental, falsifiant une théorie et confirmant l'autre, pourrait sans équi-
voque indiquer le lieu où gît l'erreur. En effet, il serait alors aisé de
désigner la théorie falsifiée, et non la connaissance à l'arrière-plan,
comme responsable de l'erreur. Mais, au cas où les deux théories concur-
rentes n'ont pas en cOlnmun la connaissance à l'arrière-plan, le verdict
de l'expérience ne peut être concluant. Car il est difficile de discerner
si la falsification de l'une et la confirmation de l'autre résultent de la
différence de contenu ou des assomptions de base. Ce n'est pas du tout évi-
dent que des théories en compétition satisfassent à cette condition d'uni-
cité, même à l'intérieur du cadre d'un programme de recherche commun. Elle
doit donc être relativisée, l'idée que la position de Lakatos 'afaiblit'
l'élément conventionaliste du falsificationnisme.D'ailleurs, Lakatos le
reconnaît, car il s'avise que l'élément conventionaliste ne peut être com-
plètement éliminé.
Il Y a, par contre, de sérieux doutes quant au problème de la transi-
tion d'un programme de recherche à un autre, i.e quant aux critères métho-
dologiques qui doivent décider si l'ancien programme a dégénéré au point
d'être remplacé
par un nouveau ou s'il donne encore l'espoir de succès
futurs.

97
Supposons qu'en essayant de résoudre un problème particulier, posé
par un programme, nous rencontrions une anomalie d'ordre empirique et que,
selon l'interdiction d'application du modus tollens aux suppositions de
base du programme, nous tentions de reconstruire la ceinture de sécurité
par la mise en place d'hypothèses ad hoc. Nous formulons donc une nouvelle
théorie T + l, mais il apparaît alors que son introduction dans la série
n
mène à la dégénérescence du p~ogramme, soit parce que la nouvelle théorie
ne conduit pas à de nouvelles conséquences, soit que ses conséquences ne
peuvent itre empiriquemertt conf~rmées.L'ancieQne théorie T
n'a pas été
n
falsifiée, ni la nouvelle T
+ 1 admise. Toutefois,
selon l'heuristique
n
négative du programme, nous n'inférerons pas que les suppositons de base
du programme sont fausses. Par conséquent, nous n'avons pas évolué
dans
notre tentative de résorber l'anomalie. Quelles sont alors les règles mé~
thodologiques qui permettraient de décider soit de la répétition de la
,
procédure dans l'espoir de trouver un beau jour une théorie T'
+ 1
qui
"
n
satisfasse les conditions de progressivité, soit de l'abandon du program-
me pour la recherche d'un autre?
c'est évidemment le mime problème qu'a dû traiter le modèle falBifica-
tionnistepoppérien au niveau des théories, avant que Lakatos n'ait proposé
ses modifications. La solution que le vieux programme ne sera pas abandonné
avant l'émergence d'un nouveau, qu'il ne peut y avoir de falsification d'un
programme exclusivement sur la base de l'expérience, i,e finalement la même
solution (qu'il a) proposée pour le problème de la falsification des théories
est loin d'être satisfaisante. "En effet, observe Ar::l'terdamski, si les
scientifiques devaient procéder selon un tel postulat, il n'y aurait jamais
de nouveau programme. La règle proposée par Lakatos ne saurait être appli-
quée que si elle était violée. La condition nécessaire pour la procédure
méthodologique adéquate est une transgression des règles par un scientifi-
que qui entreprendrait la recherche d'un nouveau programme avant la falsi-
fication de l'ancien" CAmsterdamski, 1975, p. 139) Autrement dit, aucune
règle méthodologique ne peut trancher la question jusqu'à quand les tenta-
tives pour saliver un vieux programme demeureront rationnelles.

98
L'histoire du débat entre la théorie corpusculaire de la lumière et
la théorie ondulatoire
de la lumière
est pleine d'enseignements.
Elle
montre bien non seulement le fait qu'il y a toujours coexistence de plu-
sieurs prvgrammes de recherche et qu'un retour à des programmes antérieu-
rement abandonnés peut être fructueux, mais aussi le fait que, lorsqu'il
y a deux programmes concurrents, ce n'est pas nécessairement le cas
que
l'un fournit une série progressive et l'autre une série dégénérescente.
Avant les travaux de Broglie, les deux programmes étaient dégénérescents.
La théorie ondulatoire pouvait expliquer le phénomène de la diffraction,
mais elle ne pouvait pas résoudre le problème de l'effet photo-électrique.
De son côté, la théorie corpusculaire pouvait effectivement expliquer l'ef-
fet photo-électrique, mais le phénomène de la diffraction constituait pour
elle une anomalie. Il s'ensuit épistémologiquement que la véritable crise
en science a lieu lorsqu'aucun programme ne peut fournir une série progres~
sive.
En conclusion, la méthodologie des programmes de recherche avec son
falsificationnismesophistiqué n'est pas pleinement
efficace puisqu'elle
ne résoud pas la question
de
la progression
d'un programme à un autre.
Certes, on reconnaît à l'expérience l'insuffisance
de décision: il n'en
demeure pas moins que reste posée la question de savoir si
une telle pro~
gression pourraît être expliquée en termes purement méthodologiques. Pour
Feyerabend, un des fossoyeurs de la méthode, cela ne fait pas de doute:
Lakatos est un 'anarchiste déguisé', appartemant à cette classe d'anarchis-
tes qui s'ignorent.
Néanmoins, il faut reconnaître à Lakatos le mérite d'avoir ouvert une
brèche entre une
philosophie de la falsification et une philosophie de la
découverte.
Sans doute} cette dernière est encore fondée sur la méthodolo-
gie. Mais Lakatos a intégré
la méthodologie dans la science se faisant et
non dans la science constituée. Il met en oeuvre des concepts tels que
décision des experts, règles méthodologiques, heuristiques négative et posi-
tive, défensenrs d'un programme de recherche, suppositions de base, concepts
dont aura à tenir compte l'épistémologie de la découverte. Ce sera T.S, Kuhn
qui va réellement nous installer dans une problèmatique de la découverte, au-
delà de toute conception méthodologique.

99
II -2 LEs CONSIDÉRATIONS RELATIVISTES DE T. KUHN
Le dessein de Kuhn, à la différence de Lakatos qui reste encore métho-
dologiste, est directement lié à l'histoire des sciences et consiste à
dé-
crire le processus dynamique par lequel la
connaissance scientifique
est
acquise, plutôt que
par la structure logique des produits de la recherche.
(Kuhn, 1970,
: 1) Il s'agit d'''esquisser de la science la conception toute
différente qui se dégage du compte rendu historique de l'activité de recher,
che elle-même".
(S.R.S.
: 15)
Tenant compte du fait que ni l'empirisme logique ni le falsificationnis-
me ne peuvent
offrir une description satisfaisante du mécanisme du dévelop-
pement de la science,
Kuhn essaie de proposer une nouvelle vision dont
le
point de départ n'est pas d'ordre logique ni méthodologique, mais
relève
d'une considération de la recherche scientifique comme un fait historique.
La conception kuhnienne de la science sera descriptivè avant d'être norma-
tive.
Le concept de base de la philosophie kuhnienne des
sciences est celui
de'paradigme'.
Selon Kuhn, le paradigme détermine la pratique de la 'scien-
ce normale'
: il spécifie les questions et les types de questions, bref les
problèmes à résoudre, et fournit~ en même temps, les critères d'acceptabili-
té des résultats de ces recherches.
Par conséquent,
il constitue un point de
vue à partir duquel on entreprend et on conduit l'activité de recherche. Mieux
encore,
il constitue une manière de voir le monde, et contient les 'règles du
jeu' de la science.
Cette définition proprement épistémologique du paradigme est
vite com-
plétée par son aspect sociologique.
En effet, la notion recouvre une activi-
té de recherche propre à un groupe d'hommes ayant un langage commun et par-
tageant un ensemble de croyances. L'acquisition de cet ensemble de croyances-
-certitudes doit permettre un développement réglé de l'activité de recherche.
Pour être plus précis, Kuhn distingue quatre composantes d'un paradigme
1) les généralisations symboliques
2) les assomptions métaphysiques ;

100
3) les
valeurs telles que cohérence, simplicité, prédictions quantita-
tives ;
4) les exemples dont l'apprentissage met en évidence le paradigme lui-
même.
En somme, le paradigme obéit aux règles syntaxiques et sémantiques par
lesquelles on évalue sau
cohérence interne ou logique ainsi que son
adé-
quation et . sa
puissance empirique. Kuhn ajoute aussi des notions telles
que 'assomptions métaphysiques',
'croyances',
'simplicité', 'exemples para-
digmatiques', qui renvoient à la structure de groupe, à la communauté des
experts comme à leur fondement.
Sur cette base, Kuhn décrit
l'activité de recherche en son progrès.
Le développement de la science
procède en trois étapes :
a) la science progresse par application d'un paradigme donné, qui consiste
à résoudre les problèmes ('puzzles') qu'il pose et qu'il sanctionne.
Le
cours de la 'science normale' consiste
en l'extension du domaine.
b) la seconde étape est marquée par une période de crise et de révolution,
quand le paradigme jusque-là accepté rencontre des anomalies qu'il a lui-
même engendrées, mais qu'il ne peut pas résoudre, une période durant la-
quelle diverses tentatives pour résorber l'anomalie rivalisent les unes
avec les autres, sans qu'il soit possible à l'une ou à l'autre d'être ac-
ceptée comme nouveau paradigme. La crise annonce la 'recherche extraordi-
naire' .
c) enfin, la crise est maitrisée et naît une nouvelle méthode de recherche
qui est
largement admise. Un nouveau paradigme prend place. Et le cycle
se répète.
2 . 1. La science normale
S'opposant à Popper, pour qui l'activité scientifique est une révolu-
tion permanente, Kuhn affirme que les hommes de science consacrent beaucoup
plus leur temps et leurs efforts à résoudre les problèmes soulevés par des
théories admises qu'à balancer celles-ci. En effet, ils ne soumettent
pas
une théorie à des tentatives constantes de réfutation, mais ils essaient

101
plutôt de l'étendre et de la rendre plus précise. Ainsi ce qui, selon Popper,
est une s~tuation quotidienne en science, advient seulement, selon Kuhn,
de
façon exceptionnelle, quand le défaut d'un paradigme dominant oblige des
scientifiques à examiner sévèrement les candidats à un tel poste et à les
soumettre à des essais rigoureux de falsification.
Par conséquent, ce n'est pas la tendance à la falsification des théorie~
mais à la résolution de problèmes ('problem-solving) qu'elles ont engendrés,
qui constitue l'essence de l'activité scientifique. Kuhn décrit un contexte
de découverte où la science se fait par problèmes et essais de solutions.
Certes,
la justification vient après coup:
"l'observation et l'expérien-
ce peuvent et doivent réduire impitoyablement l'éventail des croyances scien-
tifiques admises, autrement
il n'y aurait pas de science" (S.R,S.
: 19).
Les deux contextes ne sont pas tellernentséparés, mais il faut les distinguer
pour éviter de les rabattre l'un sur l'autre dans l'analyse de la croissance
de la connaissance.
Puisque la science normale est la base qui caractérise la science en
général, quels sont ses traits fondamentaux ?
1) La valeur d'un problème n'est pas jugée en fonction de l'importance de sa
solution, mais en fonction de la manière dont elle est obtenue.
2) Un 'puzzle' est un problème dont on sait qu'il y a une solûtion. En fait,
c'est le paradigme qui détermine le genre de problèmes qui peuvent être ré-
solus sur la base d'une théorie donnée et qui sont donc scientifiques. En der-
rii-èrè~-' instance, les problèmes à résoudre sont ceux que "le groupe de spé-
cialistes est arrivé à considérer comme primordiaux" (S. R, S. : 40 / cf. aus~
si z1).
3)C'est en se concentrant sur de tels problèmes que les chercheurs font avan-
cer rapidement la science (S.R.S,
: 41).
4) La solutiond'unpuzzle est atteinte par l'application de r~gles spécifiques
qui ne doivent pas être modifiées, tout comme au jeu d'échecs il n'est pas
permis de bouger les pièces de façon arbitraire, L'ensemble de ces règles est
incorporé dans le paradigme.

102
Dès lors, que devient le critère d'acceptabilité d'une théorie? Avec
Kuhn, i l y a abandon du modèle falsificatiol1fû-ste, ainsi que de l'idée poppé-
rienne.selon laquelle le développement de la science est considéré comme
une évolution progressive vers la vérité. Kuhn propose un nouveau critère
d'acceptabilité d'une solution, i.e d'une théorie qui repose dans l'opinion
commune et unanime des experts engagés dans un paradigme commun. Il n'y
a
de meilleur critère que la décision du groupe scientifique : "les spécia-
listes décident de ce qui doit compter comme un problème admissible
ou
comme une solution légitime" (S.R.S.
: 21).
Il s'ensuit qu'à l'origine de la connaissance il
y a un acte délibéra-
tif qui délègue son autorité au paradigme. Par là même. l'étude descriptive
de l'activité de recherche comme fait historique atteint une définition quasi
normative du paradigme. Cette normativité se t~ouve enracinée dans une hypo-
thèse cognitive posée comme certitude. Le paradigme est une hypothèse glo-
bale établie au niveau de l'accord intersubjectif avant de se voir fonder
objectivement
il constitue une 'matrice disciplinaire' qui norme la recher-
che. A partir de leurs positions respectives. Kuhn et Lakatos proposent une
relativisation de l'opposition entre activité et théorie en sa valeur cogni-
tive. Cette relativisation est effectuée grâce à l'intégration de la norma-
lité à l'arrière-plan cognitif. Lakatos inclut l'instance normative au noyau
central ('hnrd core') du programme de recherche. tout en préservant la possi-
bilité d'une instance normative désengagée du contenu cognitif. Kuhn place
le paradigme au fondement de la collectivité scientifique pour normer l'ac-
tivité de recherche.
Ainsi présenté, le paradigme ou, plut8t, la science normale. tout comme
le programme de recherche, peut connaître des progrès. En quel sens?
Le pr08.E~~__~E_.~c ier:.~~_.E.?.Emale
On pourrait caractériser la science normale comme accusant
des progrès
cumulatifs, linéaires. Les chercheurs travaillent dans un paradigme unique
qu'ils explorent, étendent et précisent. En effet, la science normale "sem-
ble être une tentative pour forcer la nature à se couler dans la boite pré-

103
formée et inflexible que fournit le paradigme. Elle n'a pas pour but de
mettre en lumière des phénomènes d'un genre nouveau
ceux qui ne cadrent
pas avec la boîte passent même souvent inaperçus. Les scientifiques n'ont
pas pour but, normalement, d'inventer de nouvelles théories, et ils
sont
souvent intolérants envers celles qu'inventent les autres. Au contraire,
la recherche de la science normale est dirigée vers une connaissance plus
approfondie des phénomènes et des théories que le paradigme fournit déjà"
(S.R.S.
: 40)
La situation de résolution de problèmes est l'approfondissement d'un
domaine déjà donné, On force seulement IIl a nature à se ranger
dans.
les
boîtes conceptuelles fournies par la formation professsionnelle"
(S.R.S.
: 19) Il n'y a rien de neuf, au sens où ce qui est trouvé "fait déjà par-
tie des attentes ; en quelque sorte, il . es t
préfixé par la 'matrice dis-
ciplinaire' sous forme de solution possible,
Une telle situation est différente, lorsque survient la crise, quand
le paradigme jusque là admis connaît des difficultés et est menacé par des
concurrents, bref lors de La découverte .radicale. Les notions
de progrès
et Bussi de rationalité de l'activité de recherche se trouvent mises en
question. En revanche, la crise et
la révolution créditent le critère d'ac-
ceptabilité fondée sur le consensus de la communauté des experts que propose
Kuhn. Précisons le processus ainsi suggéré, pour en analyser les conséquen-
ces épistémologiques, importantes.
2.2.
La science dite 'extra-ordinaire'
:
Révolution scientifique, émergence d'un paradigme et découverte
radicale.
La notion de découverte radicale apparaît étroitement liée à la ques-
tion des rapports entre le paradigme et l'empirie • On se rappelle qu'avec
Lakatos, une logique de l'enchaînement des prograrr~es de recherche pourrait
être établie, mais la question du rapport des programmes à l'empirie ne sau-
rait être posée. De tels programmes constituent un domaine autonome, au

104
développement quasi darwinien, à l'instar du troisième monde poppérien.
Avec Kuhn, nous allons être conduits, au contraire, à poser la question
radicale des rapports
entre paradigme et empirie, sans l'intermédiaire
d'une méthodologie générale.
En suivant la voie que propose Kuhn, nous abandonnons
l'espoir de
déceler immédiatement une rationalité de l'enchainementdes paradi8ffies.
Mais, corrélativement
nous optons pour la voie en laquelle la notion de
j
découverte radicale peut être prise en compte.
Ce n'est que dans la mesure où la notion de paradigme est relativisée
à partir d'un point de vue extérieur que se manifestera sa différence avec
la notion de
structure de l'expérience possible. L'ouvrage de T.S. Kuhn
porte principalement sur les révolutions scientifiques. Celles-ci sont
analysées en leurs structures en référence aux rapports des paradigmes suc-
cessifs. Les relations entre le paradigme et l'empirie délimitent le domai-
ne où prennent place les modalités d'apparition d'un nouveau paradigme. In-
versement, les rapports
entre deux paradigmes successifs déterminent le
type de relation entre paradigme et empirie.
La relativité d'un paradigme, mise à jour par l'opposition d'un para-
digme concurrent
prêt à lui succéder, s'exprime
par rapport à l'empirie.
Elle se détache sur un fond de faits rebelles. Or ces faits, non encore ex-
pliqués, peuvent apparaître pour un tiers comme des anomalies. La question
est alors de savoir ce qui permet la prise de conscience d'un fait réfrac-
taire comme une anomalie pour le paradigme et ses théories, et non plus COII\\-
me une 'enigme' ou un 'puzzle'.
Cette anomalie, au sens négatif, peut acquérir un statut positif.
La
seule manière de saisir positivement une anomalie est de l'intégrer à un au-
tre paradigme pour lequel elle ne constitue plus une anomalie. Aussi, nous
faudrait-il rendre compte de la progression de la recherche vers cet état-
limite qui conduit le groupe d'experts à changer de paradigme. Pour compren-
dre ce qu'est une révolution scientifique, il est néccessaire
de chercher
comment le nouveau paradigme remplace l'ancien.

105
2.2.1. Emergence d'un paradi8me
Surgissant dans le cadre de l'activité de recherche, la conscience
d'une anomalie n'est pas d'emblée instauration d'un nouveau paradigme. Avant
même de paraître à la conscience claire, la considération d'une anomalie,
en tant que telle,
se voit opposer de nombreuses résistances qui en refou-
lent la reconnaissance.
Kuhn situe ces résistances au niveau sociologique
de la communauté des savants:
la conscience de l'anomalie entrainerait l'ef-
fritement du langage théorique, agent de communication entre les experts.
Néanmoins, ces résistances sont contrebalancées par l'exigence de la pour-
suite de l'activité scientifique, comme explication de l'empirie, fondée
sur une communicabilité,
en droit, universelle.
Dès lors le changement de paradigme est le terme quasi nécessaire de
l'activité de la science normale.
En effet, comme l'observe Kuhn, "la recher-
che dans le cadre d'un paradigme doit être une manière particulièrement ef-
ficace pour amener ce paradigme à changer (S.R.S.
: 71) Qu'est-ce qui alors
permet, au coeur d'une crise causée par l'effritement d'un paradigme, l'emer-
gence d'un nouveau paradigme? Le comportement du scientifique en contexte
de crise est tou~à fait éclairant
"Face à une anomalie considérée comme fondamentale;
l'homme de science
commencera souvent par l'isoler avec plus de précision et lui donner une
structure, Bien que conscient maintenant du fait que les règles de la scien-
ce normale ne peuvent pas être tout à fait exactes,
il les poussera à leur
point extrème pour vérifier, à l'endroit où se localise la difficulté, dans
quelles limites et jusqu'où exactement on peut les faire fonctionner"
(S.R.S.
:
110)
La question de l'emergence d'un paradigme manifeste deux cas possible,
selon qu'il s'agit d'un nouveau paradigme remplaçant un ancien ou d'un para-
digme fondateur. Le
premier consacre une révolution scientifique, le second
l'apparition d'une discipline scientifique. L'un et l'autre cas ne diffèrent
pas fondamenlalement.
Kuhn prend, pour exemple, l'emergence du paradigme qui
permit à l'Optique de se constituer comme science (S.R.S.
: 27-29).
Newton dégagea le premier paradigme presque uniformément accepté en Optique

106
"A aucun moment, de la haute Antiquité à la fin du XVII e s,
,
il n'y a
eu de théorie unique généralement acceptée sur la nature de la lumière, mais
au contraire plusieurs écoles et cénacles concurrents dont la plupart adop-
taient telle ou telle variante de la théorie épicurienne, aristo~ élicienne
ou platonicienne. Les uns considéraient que la lumière résultait des parti-
cules
émanant des corps matériels; pour d'autres~ c'était une modification
du milieu qui se produisait entre le corps et l ' o e i l ; d'autres enfin l'ex-
pliquaient par l'interaction du milieu et d'une émanation des yeux; sans
parler d'autres combinaisons et mOdifications,
Chaque école puisait son au-
torité dans ses rapports avec une métaphysique particulière C, .. ) CS.R.S.
:
28) .
Ce processus antérieur à Newton prit fin avec l u i ; "Au XVIIIe s. le
paradigme dans ce domaine était fourni par l'Optique de Newton pour qui la
lumière était composée de corpuscules matériels" CS.R.S.
: 27) On connait
aussi les transformations successives des paradigmes de l'Optique, qui sont
de véritables révolutions scientifiques. Au début du XIX e s., Young et
Fresnel décrivent une lumière résultant du mouvement d'une onde transver-
sale ; au début de ce siècle, Planck et Einstein ont permis de définir la
lumière comme la résultante de photons, l'identifiant en termes d'entités
quantiques à la fois ondulatoires et corpusculaires.
Kuhn s'avise ainsi que le problème de l'émergence d'un paradigme con-
duit à présupposer un embryon ou un degré minimum d'ordre théorique, Ce mi-
nimum théorique semble t~ouver son lien dans le langage. Et c'est pourquoi
la possiblilité de l'émergence d'un paradigme fondateur est référée à ces
métaphysiques défendues par chacune de ces écoles ou dénacles et qui sont
autant de langages particuliers constituant indirectement leur référence
empirique.
Quoique l'émergence d'un paradigme fondateur ne semble pas différer
fondamentalement de celle d'un nouveau se substituant à un ancien, elle té-
moigne cependant avec plus de force et de généralité du contexte où se si-
tuent les raisons d'apparition d'un paradigme dans son rapport spécifique
à l'empirie. En effet, comment expliquer le passage d'un langage métaphysi-

107
que particulier à un paradigme objectif et admis? Les rapports de concur-
rence entre différents langages métaphysiques ne peuvent être tranchés par
la seule référence à l'empirie. L'expérience est insuffisante, et cette in-
suffisance en appelle, selon Kuhn) au déploiement des langages argumentatifs
et persuasifs.
En d'autres termes,
Kuhn observe que les deux cas d'émergence d'un pa~
radigme se caractérisent, d'une part, par le fait que les critères internes
à la science normale - l'expérience en la logique - ne suffisent pas à leur
être appliqués, et, d'autre part,
par le recours nécessaire effectué à des
éléments externes que sont l'argumentation et la persuasion. En l'absence
d'un paradigme
réEnant, par conséquent, des critères d'évaluation d'hypo-
thèses universellement acceptés, la période de révolution scientifique
mar-
que un point de discontinuité dans le processus de croissance de la connais~
sance. Les anciens critères ne valent plus et les scientifiques ne s'y con-
forment plus. Puisque les paradigmes contiennent des règles spécifiques pour
l'acceptation ou le rejet des énoncés de science,
et qu'il n'y a pas d'arbi-
tre 'neutre', extra-paradigmatique dans la compétition entre deux paradigmes
la logique de la découverte ne peut pas reconstruire le processus de transi-
tion.
L'insuffisance du rapport du paradigme ancien
à l'empirie et la dégé-
nérescence de la communicabilité universelle dans la communauté des savants
se concrétisent dans le fait d'une anomalie,
C'est en ce sens que l'émergence
d'un paradigme a pu se voir assigner des raisons négatives. L'irréductibilité
de
l'ordre théorique et de l'empirie doit être entendue non seulement com-
me irréductiblilité entre tel paradigme et l'empirie,mais aussi au sens radi-
cal d'une irréductibilité entre le. donné construit et expliqué théoriquement
en référence
à quelque paradigme et le donné brut des sens ou stimulés. L'a~
nalyse de la structure de l'expérience nous sera instructive: elle va nous
permettre de comprendre comment s'opère le choix entre deux paradigmes con-
currents, de voir si le choix et, par conséquent, la comparaison sont possi~
bles.

lJ8
2.2.2. Structure de l'expérience et son incidence sur le choix entre
paradigmes.
Définissant la notion de paradigme à partir de la structure d'un groupe
scientifique, Kuhn
en arrive à concevoir de façon purement négative le donné
brut
des sens, qui n'est pas connaissable. Il radicalise la thèse quinienne
de l'inscrutabilité de la référence en la thèse de l'absence d'un pur langage
observationnel qui porterait sur un donné fixe.
Supposer la possibilité d'une
expression positive du donné brut des sens (stimuli), indépendamment du para-
digme qui le construit et peut l'expliquer, permettrait de penser un accès
libre et autonome à la référence. Il s'agirait là de réintroduire sinon une
certaine réductibilité du moins un certain gradualisme entre stimuli perçus
et ordre théorique, à vrai dire conceptuel ; ce qui serait donc contraire à
la notion même de paradigme en son 'antériorité', Kuhn va donc nettement plus
loin que Quine dans sa défense de l'autonomie et de la spécificité irréducti-
ble des théories à l'égard des stimuli.
Dans un esprit gestaltiste, comme le fit Hauson dans Patterns of Disco-
very, il doute de la possiblilité d'un pur langage d'observation (1)
entre'voir' et 'voir que' la distance parcourue par l'identification convoque
le paradigme et son langage (S.R,S.
229) Tout langage observationnel est
chargé de théorie. Il est dépendant d'un paradigme, préalable à la construc-
tion du stimulus.
La distinction que Kuhn établit entre st~ulus et sensation et la notion
de 'connaissance tacite' qu'il rattache Q) apparaissent alors importantes
pour la question des rapports entre paradigme et empirie, et celles, corréla-
tives de la valeur cognitive et objective de la connaissance et de l'émergen~
ce d'un paradigme.
(1) S.R.S.
ch~ IX : 'Les révolutions dans la vision du monde'
(2) S.R.S.
, Postscript, section 4.

109
Un paradigme regroupe les données brutes des sens, les organise en fonc-
tion de 'relations de similitude'
(~.
: 224 sq.) Toute percept ion, accé-
dant à l'expression linguistique et à la conscience suppose une 'connaissance
tacite',
se situant "entre la réception du stimulus et la conscience d'une
sensation" (S.R.S.
: 227)
En effet, s'explique Kuhn,
"des stimuli très diffé-
rEnts peuvent produire les mêmes sensations ; le même stimulus peut produire
des sensations très différentes ".
(S.R.S.
: 227)
C'est que l e " trajet entre
le stimulus et la sensation est, en partie, conditionné par l'éducation, une
certaine connaissance tacite, un paradigme spécifique". Cette 'connaissance'
constitue le présupposé, la condition de la recherche scientifique. Si elle
n'est pas, à proprement parler, connaissance scientifique,il y a cependant
des raisons pour employer ce terme de
'connaissance'
"Ce qui est incorporé dans le processus neurologique qui transforme les sti-
muli en sensations possède les caractères suivants:
cela s'est révélé, à
l'essai, plus efficace que l'élément historique concurrent, dans l'environ-
nement courant d'un groupe, et finalement cela peut subir des
changements,
soit par suite de l'éducation ultérieure,
soit par suite de la découverte
de certaines désadaptations par rapport à l'environnement. Ce sont là les
caractères de la connaissance et c'est pourquoi j'utilise ce terme"
(S.R.S.
: 231)
Kuhn ajoute un caractère spécifique à ce type de connaissance
"L'usage reste cependant étrange, car un autre caractère manque, Nous
n'avons pas d'accès direct à ce que nous connaissons pas de règles ou de gé-
1
néralisations nous permettant d'exprimer cette connaissance. Les règles qui
fourniraient cet accès se rawor~raient aux stimuli, non aux sensations, et
nous ne pouvons connaître les stimuli qu'à travers une théorie élaborée. En
l'absence de cet accès,
la connaissance contenue sur le trajet allant du
stimulus à la sensation reste tacite".
(S. R. S.
: 231)
Ainsi le chemin qui va du stimulus à la sensation (perception) est le
versant implicite des rapports entre le paradigme et l'empirie ; le versant
explicite constitue en propre la connaissance
scientifique, qui est le pa-
radigme considéré en son institution objective. Les rapports implicites en~
tre paradigme et empirie que forme la connaissance tacite ne relèvent pas

110
du domaine théorique. C'est bien plutôt
par la pratique que s'acquiert une
telle connaissance, en l'absence de toute méthodologie. (S.R.S.
: 226) Elle
est l'étape préalable à l'acquisition du savoir. Toutefois les deux étapes
restent comparables en ce qu'elles ont un critère commun d'efficacité.
En distinguant ces deux étapes, ces deux niveaux du rapport entre para-
digmes et empirie, Kuhn nous fait passer de la philosophie du progrès de la
connaissance -ce qui ne suppose qu'un seul type de relation à l'empirie- à
une problèmatique de la découverte, qui rende mieux compte de la science en
progression.
De telles considératio~ont de lourdes conséquences épistémologiques,
notamment sur le choix entre deux paradigmes; et, en dernière instance, sur
les notions mêmes de 'progrès' et de 'rationalité'. Sur quelle base peut~
on comparer
et choisir entre deux théories?
~eut-on parler de progrès
et de rationalité
dans
le
saùt d'un paradigme à un autre? Bref, la
thèse dite de l'incommensurabilité à laquelle Kuhn nous'tenvoie fait dif-
ficulté.
2.2.3 Incommensurabilité et choix entre paradigmes différents
Kuhn envisage les révôlufions sëientifiques au double n~veau
des
rapports entre paradigmes concurrents et entre paradigme et empirie. Une
révolution est suscitée négativement par une anomalie s'opposant au para-
digme jusqu'alors dominant. Or "l'un des aspects principaux de toute révo-
lution scientifique est ( ... ) que certains rapports de similitude changent"
(p. 236) L'anomalie entraine, au niveau de la connaissance tacite, une ré-
organisation des critères et des états de choses. Du fait de l'absence de
langage observationnel portant sur un donné fixe, il ne peut être possible
d'établir une comparaison entre deux paradigmes.
C'est précisément comme un résultat de la vraie nature des paradigmes,
qui ressemblent à des langages ésotériques et mutuellement intraduisibles
les uns dans les autres, que les points de vue successifs sont au moins in-
commensurables.
Ecoutons
Kuhn nous décrire le phénomène:

1 11
"Quand les paradigmes changent, le monde lui-même change avec eux.
Guidés par un nouve~u paradigme, les savants adoptent de nouveaux instru-
ments et leurs regards s'orientent dans une direction nouvelle.
( .•. ) Les
changements de paradigmes font que les scientifiques, dans le domaine de
leurs recherches, voient tout d'un autre oeil.
( •.• )
C'est pourquoi aux
époques de révolutions,
quand change la tradition de science normale, l'hom-
me de science doit réapprendre à voir le monde autour de lui ; dans cer-
taines situations familières,
il doit réapprendre à voir de nouvelles for-
mes. Le monde de ses recherches lui paraîtra ensuite sur certains points
incommensurable avec celui dans lequel il habitait la veille. C'est l'une
des raisons pour lesquelles les écoles guidées par des paradigmes diffé-
rents sont toujours légèrement en désaccord"
(S,R.S.
: 136-137).
Cette vision quasi gestaliste des changements de paradigme rappelle
beaucoup le fameux mythe de la caverne de Platon (République, Livre 7) De
même que les esclaves,
enchainés au roc, prennent l'apparence pour la réa-
lité, jusqu'à ce que l'un d'eux rompe ses liens et sorte de la caverne,
puis y revient annoncer à ses compagnons qu'ils ne voient que des ombres
\\1"
et non des choses réelles,
ainsi sont les savants liés par un paradigme ad-
mis.
Ils ne peuvent pas l'abandonner, jusqu'à ce que de l'extérieur un au-
tre gvoupe de chercheurs ou des dissidents, non liés par la tradition, puis-
sent regarder les faits d'un autre point de vue et les convainquent que la
nouvelle perspective cognitive est la meilleure.
Il Y a, cependant, une différence importante dans cette analogie, Chez
Platon, celui qui s'est défait de ses chaines et a annoncé à ses amis pri-
sonniers qu'ils ne voyaient que des ombres des objets réels devait avoir
révélé une
vérité absolue.
Chez Kuhn, celui qui propose un nouveau paradig-
me présente un projet qui est aussi relatif que l'ancien. En fait,
i l propo-
se seulement un changement de caverne. A certains égards, le nouveau paradig-
me n'est pas différent de l'ancien: comme celui~ci, il s'auto7confirmera,
et il sera alors impossible de le rejeter de l'intérieur au moyen du criti-
cisme logique. Tout comme son prédecesseur il imposera une manière particu-
lière de voir le monde. liA ce point, là, précise Kuhn,
les scientifiques

112
commencent à se comporter différemment, et la nature des sujets de recherche
change" (S.R.S.
: 41)
.
Il s'ensuit que la comparaison en référence à des termes communs et in-
dépendants,
s'avère difficile, voire impossible. Mais c~tte imnossibilité;
que Kuhn explique dans le Post-face, ne doit pas être entendue qu'au seul
niveau de la connaissance objective et de la rationalité sciencifique. Nous
verrons quel sens recouvre le concept de rationalIté. En tout cas,
il serait
erroné de croire qu'il n'existe pas de 'bonnes raisons' dans les discussions
concernant le choix d'une théorie ou d'un paradigme.
Celles-ci relèvent au
mieux de la persuasion, au pire de l'extension graduelle des concurrents
'vieux jeu'.
L'incommensurabilité n'implique donc pas forcément
l'impossibilité de
choix, de préférer un paradigme à un autre, La condition de possibilité en
est le dialogue réduit en sa forme persuasive. Kuhn s'explique:
"Les discussions sur le choiX d'une théorie ne peuvent pas prendre la
forme d'une preuve logique ou mathématique. Dans ces dernières les prémisses
et les règles de référence sont précisées dès le début. S'il y a un désaccord
sur les conclusions, ceux qui ont participé à la discussion peuvent reprendre
leurs arguments en sens
inverse, en vérifiant chacun par rapport aux stipu-
lations antérieures. A la fin de ce processus l'un ou l'autre doit admettre
qu'il a fait une erreur, violé une règle préalablement acceptée. Après quoi,
il n'a plus de recours,
et est obligé d'admettre la preuve de son adversaire
C'est seulement si les deux partis découvrent qu'ils diffèrent sur le sens
ou l'application des règles admises que leur accord primitif ne fonrnit pas
de base suffisante pour une preuve, alors le débat continue sous la forme
qu'il prend inévitablement durant les révolutions scientifiques, C'est un
débat sur les prémisses et il a recours à la persuasion comme prélude à la
possibilité d'une preuve" (S, R. S.
: 234-235).
Le changement de paradigme repose, pour ainsi dire,
sur un large con-
sensus au terme d'un débat entre experts. C'est beaucoup plus une affaire
de décision concertée que de logique et d'expérience. Par quoi Kuhn nous

11 ;.
installe réellement dans un contexte de découverte. P. Duhem a eu cette
intuition dans sa Théorie physique:
l'abandon d'une théorie relève moins de
la justification logico-empirique que de la conversion en de nouvelles croy-
ances.
D'ailleurs, lors de l'établissement du nouveau paradigme, les faits
favorables peuvent faire défaut.
On sait également que la
volonté de sau-
ver l'ancien paradigme jusque-là dominant oblige ses adhérents à rendre comp-
te des mêmes faits que le nouveau paradigme. L'ancien paradigme continue de
fonctionner, malgré la présence du groupe dissident qui engage la discussion,
le dialogue sur les fondements.Kuhn observe qu'il arrive que le paradigme
soit abandonné lorsque meurent ses adhérents.
(S.R.S.
: 181-182).
La notion importante dans ce traitement des révolutions scientifiques
est celle de 'discussion' dont le but est la persuasion, analysée en quel-
que sorte dans le contexte de la dynamique des groupes. En quoi Kuhn se voit
accusé de relativiste sociologique. Les notions mêmes de progrès et de ra-
tionalité sont mises en cause. Précisons les conséquences auxquelles abou-
tit la conception kuhnienne du développement de la science.
2.3. Progrès, rationalité et relativisme
Kuhn concède que l'incommensurabilité de deux paradigmes séparés par
une révolution scientifique consiste au fait qu'ils diffèrent dans leur sé-
mantisme même. Mais
s'ils
sont ainsi en désaccord sur la nature des faits
et des problèmes à résoudre et des critères d'évaluation, alors -
se demande
D. Shapere (1964) j
1980 : 303) - "sur quoi, au juste, les deux paradigmes
sont ils en désaccord? Pourquoi l'un gagne-t-il ? Sur quoi serait-on fondé
à employer le terme même de
'désaccord'
?
On l'a vu,
l'analyse de la notion de progrès qui est ici engagé, de mê-
me que cel].e de rationalité qui lui est liée, ne fait pas problème du point
de vue de la science normale. L'évolution à l'intérieur du paradigme domi-
nant est fonction de l'idée de 'linéarité' du progrès scientifique.

114
La science normale progresse en trouvant des solutions aux problèmes inter-
nes qu'elle se pose. En revanche, en période de recherche extraordinaire ou
de r~volution scientifique, un tel fait n'est plus observé, Kuhn conteste le
caractère cumulatif du développement de la connaissance. Là git précisement
la difficulté de la théorie kuhnienne : de quel droit peut-on dire que le
remplacement d'un paradigme par un autre représente un progrès? (D. Shapere,
(1964) 1980 : 303).
Logiquement, en fonction de la thèse de l'incommensurabilité, lors
des révolutions, le progrès cesse d'être continuité.Il s'agit d'un simple
changement, qui n'a rien à voir avec la vérité.D'ailleurs, comme nous l'a- ,
vions observ~ la conception kuhnienne élimine l'idée popperienne de verisi-
militude (S.R.S.
:201), et renonce à l'ériger en critère d'estimation de
progression. Pourtant, kuhn affirme ~ue le développement est essentiel à
la science ;"l'activité scientifique est marquée du sceau d'une sorte de
progrès". De quel type de progrès s'agit-il ?Il ne précise pas.Il se met
à la place des scientifiques et affirme que ceux-ci, après le changement
de paradigme, reconnaissent avoir accompli un progrès par rapport à la
période antérieure.(S.R.S.
:193-198). Il y a plus chez Kuhn : le progrès
se trouve relativisé à la fonction du groupe de recherche. Ecoutons ce
qu'il en dit en des passages assez explicatifs des pages pré-citées
, ( ••. ) du point de vue de n'importe quel groupe,
( •• ,) le résultat du tra7
vail créateur
réussi
est un progrès. Comment pourrait-il en être autrement:
(S.R.S.
: 193)
'Dans son état normal, un groupe scientifique est donc un instrument extrê-
mement efficace pour résoudre les problèmes ou les énigmes que définit le
Paradigme. Et le résultat de cette efficacité doit inévitablement être un
progrès. Ce point est hors de doute. Il ne fait cependant que souligner le
second aspect du problème du progrès dans
les sciences , celui des progrès
ré~lisés grâce à la science extraordinaire. ( ... ) il est instructif de nous
demander si le résultat d'une révolution pourrait être quelque chose d'autre.
Celle-ci se termine toujours par la victoire totale de l'un des deux camps
opposés. Quel groupe dira jamais que le résultat de sa victoire n'a pas été
vraiment un progrès ( ... ).'(S.R.S. : 197).

11 5
Un tel relativisme qu'exhibe la notion même de progrès est quasi socio-
gique.Nous y reviendrons.Sans doute devrions-nous préciser -puisque Kuhn ne le
fait pas- le type de progrès-.que finalement le lecteur a charge de définir
lui-même. L. Laudan
(1977) a attiré mon attention sur ce point de l'analyse
kuhnienne du développement scientifique. Dans la mesure où Kuhn concède qu'
on ne dispose pas de critères purement rationels pour choisir un paradigme
ni pour évaluer sa 'progression', ces critères sont de tradition positivis-
tes, tels que:
le paradigme explique-t-il plus de faits que son prédécesseur?
Résoud-~ il des anomalies empiriques exhibées par lui ? Et voici que le pro-
grès devient une fonction de la croissance empirique d'une tradition de re-
cherche.
(Laudan,
1977
: 74-76)
Autrement dit,
la progression est une affaire de résolution des problè-
mes empiriques. Quoique Kuhn cible la condition de possibilité
d'un change-
ment de paradigme sur la discussion de ses prémisses, celles-ci ne font pas
chez lui d'études plus spéciales approfondies. I l n'interroge pas le rôle
de ce que Landan appelle les 'problèmes conceptuels'
et leur connexion au
progrès.
Laudan a en vue les présuppositions quasi métaphysiques qui fonction-
nent d'une manière ou d'une autre dans une tradition de recherche. "Si les
problèmes empiriques, écrit-il,
sont des questions de premier ordre à propos
des entités du domaine,
les problèmes conceptuels sont des questions d'un
ordre plus élevé sur le bien fondé des structures conceptuelles,
(e.g, des
théories)
qui ont été recommandées pour répondre aux questions de premier or-
dre.
(ibid: 48)
Certes,
quand on entre dans les détails,il ~aftt inclure
dans la matrice des problèmes conceptuels des déterminations à la fois onto-
logique et méthodologique.
Pour l'instant, on peut retenir contre Kuhn le
fait qu'il oblitère un certain type de problèmes à notre avis tout aussi es-
sentiels au développement de la science et que nous nommerons 'problèmes mé-
tathéoriques', dans notre tout dernier chapitre de ces recherches.
Outre le fait du progrès, la rationalité de l'entreprise scientifique
fait elle aussi difficulté. Sans doute la notion devra être redéfinie après
Popper. En ce sens, Kuhn a raison de rejeter la conception d'une rationalité

t16
supra-historique, définie en termes purement logicistes. S'opposant aux
descriptions positiviste et popperienne du processus par lequel croit la
connaissance,il profite de la brèche ouverte par Popper lui-même du côté
des
'énoncés de base' pour y glisser tous les fact~lrs qu'il croit être
autant de sources que de critères d'estimation du progrès.
Où sont alors
la rationalité et l'ojectivité, -certes débordent désormais le cadre de
la logique- si le développement de la science bénéficie de la complicité
d'éléments d'ordre 'esthétique', de croyance, et de 'considérations per-
sonnelles imprécises'
(S.R.S.
:
188). Kuhn ne le cache pas: ces facteurs
hétérogènes sont de nature psycho-sociologique. En quoi Kuhn peut être
considéré comme un relativiste.
Note sur le relativisme sociologique de T.S. Kuhn
Il y a,
en somme, deux niveaux du relativisme kuhnien.
En premier lieu,
on notera que la 'redistribution des stimuli',
qui a cours dans toute révo-
lution scientifique, entraine d'intéressants problèmes au niveau de la com-
munication au sein de la collectivité des chercheurs. Ces problèm2c se si-
tuent dans le cadre général de la question des rapports entre l ' .;.ntersllbj ec-
tivité et la constitution de l'objectivité. Il faut donc relativiser, nous
dit Kuhn,la connaissance scientifique à la connaissance tacite qui, par le
rapport qu'elle établit entre stimuli et sensation, constitue le médium
intersubjectif irréductible, réunissant un consensus (renouvelable) entre
les membres d'une communauté scientifique. En ce sens, la conception kuhni-
enne de l'activité de recherche serait relativiste dans la mesure où la mi-
se en place de la référence pré-scientifique par la connaissance tacite se-
rait la condition nécessaire au développement de la connaissance scientifi-
que,
seule proprement théorique, rationnelle et objective dont la structure
élude précisement le lent travail souterrain des présuppositions implicites
du paradiEme.
Bien entendu,
lorsqu'on entre dans les détails d'un tel relativisme,
un second sens se précise et se modalise en la dimension sociologique, déjà
signalée. Dans la mesure où, finalement,
i l s'agirait,
selon Kuhn, de "re-
chercher non pas quels arguments convertissent en fait
tel ou tel individu,

117
mais plutôt quel genre de groupe, tôt ou tard, se réforme toujours comme
un groupe unique" (S.R.S.
: 183), l'analyse même de l'activité scientifi-
que tend à être prise en charge par la sociologie des sciences. En effet,
entre une version logiciste et une version psycho-sociologiste de la des-
cription de la recherche, l'option kuhnienne, à l'instar de Popper et des
positivistes, porte sur la seconde branche de l'alternative (Kuhn, 1970 :
1-23). Il envisageait ainsi la chose dès le début de la S. R. S.
: " ma con-
ception de la science implique l'aboutissement d'un certain nombre de re-
cherches nouvelles, tant historiques que sociologiques
"(p. 11).
Il ne nous appartient pas de mettre en cause le bien-fondé de cette
description de l'activité scientifique. Nombre de critiques ont déjà contes-
té son concept de paradigme, sous ses diverses significations. IL nous suf-
fit de souligner le caractère assez partiel de cette notion centrale qui
explique l'évolution des sciences. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers font
observer que Kuhn décrit une science 'historiquement située'
"L'activité scientifique correspond d'autant mieux à la description de
Kuhn qu'elle est menée dans le contexte des universités modernes où re-
cherche et initiation des futurs chercheurs sont systématiquement asso-
ciées, c'est-à-dire au sein d'une structure académique dont on peut
suivre l'apparition tout au long du XXe siècle, mais qui était inexis-
tante auparavant." (1979 : 287).
Là, en effet, le 'paradigme', le 'savoir implicite', constitue la base de
la science normale menée par une communauté scientifique, où les étudiants-
chercheurs font l'apprentissage et l'application des théories, des exemples
et des méthodes paradigmatiques. Ils apprennent à résoudre des problèmes
internes donnés par le paradigme.
Kuhn ne voit que la pratique normale où les chercheurs soutiennent le
paradigme par les tentatives de résolution de problèmes intra-théoriques.
Les chercheurs sont toujours confrontés à ce genre de problèmes après cha-
que changement de paradigme, seuls les problèmes eux-mëmesctiffèrent de contenu
ct: une révoJ ution à l'autre. Cela explique le caractère assez partiel de sa concep-
tion de l' acti vi té lie recherche. L' incommensurabili té concerne le type de problèmes.

118
Kuhn ne s'avise pas que le débat pourrait porter sur d'autres problèmes,par
exemple , le type de problèmes méta-théoriques que nous examinerons dans
notre troisième partie. Certes, Kuhn en vient à dire que la discussion porte
sur les 'prémisses: en quelque sorte, sur les éléments philosophiques de
la théorie, et que finalement le débat est engagé entre deux systèmes ~u
monde. Mais cette discussion. au vrai méta-théorique, dont l'analyse exhi-
berait la fécondité, le rôle dynamique, n'est pas prise en charge par Kuhn.
Le moteur du progrès scientifique repose précisément chez lui sur le com-
portement des experts. La question que nous poserons à l'épistémologie et
à l'histoire des sciences nous amenera, au contraire, à explorer des di-
mensions fort différert:es de celles qui intéressent Kuhn. Nous sommes con-
cernés, comme Kuhn, par le problème de la croissance de la connaissance
scientifique. Mais la description qui nous intéresse est celle qui préser-
ve à la sciencepour ainsi dire sa scientificité. sa rationalité sans compro-
mis.Il nous faudra donc sortir du relativisme sociologique et centrer l'a-
nalyse sur les problèmes laissés en suspens par la description kuhnienne.
Les positivistes et Popper ont répugné au contexte de découverte par ce cu'il
charriait
de psychologique et de sociologique. Kuhn réintroduit ces
dimensions dans sa conception de l'activité de recherche. Avant lui.
J.Hadamard aréactivé la structure psychologique de l'invention dans le do-
maine mathématique. Nous en donnerons un bref exposé en Annexe 1. Mais ce
sera l'analyse thématique de G. Holton qui r~gressera loin aux fondements
mêmes de la science, La necessité de prendre en charge le contexte de dé-
couverte pour mieux rendre compte de la manière dont les théories sont
élaborées et/ou restructurées se montre de plus en plus dans l'épistémolo-
gie pos~positiviste. Mais une chose est de décrire, une autre la manière
de le faire, Nous en prendrons les mesures et les dimensions.

119
II - 3
L'ANALYSE TH5MATIQUE DE G. HOLTON
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE
L'IMAGINATION SCIENTIFIQUE
"Quand nous écrivons un article pour une re-
vue scientifique, nous avons l'habitude de
présenter un travail aussi bien fini que pos-
sible, d'effacer toutes nos traces derrière
nous, d'oublier les impasses, de ne jamais
décrire les idées fausses de départ, et ainsi
de suite. De sorte qu'il n'existe aucune pu-
blication où l'on puisse raconter, de façon
sérieuse, le travail tel qu'on l ' a vraiment
fait
( ... )". Richard Feynman (1966,1980 :235)
L'originalité de la pensée holtonienne se caractérise par rapport
à une double contrainte qui existe dans le champ philosophique de la scien-
ce d'aujourd'hui:
d'une part,
ce dogme de positivisme qui voudrait que l'é-
pistémologie se tienne au-dessus de l'histoire, dans le domaine des vérités
absolues et immuables;
et d'autre part, ce courant de l'histoire des scien-
ces, représenté par Duhem, Bachelard, Canguilhem et par tous ceux qui, loin
de réduire l'histoire des sciences à des phénomènes mécaniques, nous offrent
une enquête approfondie dont les éléments psychologiques et sociologiques
sont patents.
G. Holton se rattache davantage à cette seconde tradition.
Nous allons essayer de mesurer
la spécificité de son apport, en montrant
que cette approche non-réductionniste de l'histoire des sciences et non-
positiviste en philosophie de la connaissance s'intéresse à l'invention
scientifique. Bref,
la théorie holtonienne des
'themata' apparait
être
très novatrice du point de vue d'une épistémologie de la découverte.
De même que Kuhn,
Holton est physicien.
Il a lancé un programme
à Havard 'science pour les non-scientifiques', qui est la présentation du
développement des idées scientifiques au cours de l'histoire, à partir de
choix de certains textes de savants à différentes époques. L'intérêt pour
nous est qu'il est passé à une discussion épistémologique de ces textes
appuyée par cette pratique de l'histoire des sciences.
Un peu comme
le
physicien vis-à-vis de la matière,
il reste attaché à la source,
i.e à la

120
discussion de cases studies, pour coller tout près du matériel, du do-
cument, de la table de laboratoire.
Mais, en même temps, ce n'est pas une histoire événementielle,
ponctuelle des épisodes d'une recherche scientifir~e qui seraient rap-
portées aux anecdotes, puisque le but de Holton/c'est de montrer que
certaines configurations se disposent transversalement, pour ainsi di-
re, à l'acte de l'histoire scientifique, à sa chronique. C'est là son
apport original, ce qu'il appelle les
'thèmes' ou
'themata' qui sont
les constantes de l'imagination scientifique, charge précisément à l'a-
nalyse thématique d'en faire l'archéologie.
3.1. Les the.mata et leur fonction dans l'invention scientifique
Holton présente de façon imagée une nouvelle dimension, celle
de l'imagination scientifique, en parlant d'un troisieme axe pour la re-
présentation de l'histoire des sciences et de la philosophie des scien-
ces. Avec l'empirisme logique,
il y a deux composantes qui décrivent un
plan : l'empirisme ou l ' empiricité, i . e l ' établissement des faits et la
correspondance avec les faits
; et la dimension analytique ou logique,
i.e l'exigence que les théories qu'on peut échafauder pour rendre compte
de ces faits doivent présenter une cohérence logique. Mais ce plan logi-
co-sémantique ne suffit pas : il faut introduire un troisième axe qui est
justement perpendiculaire au plan sous-tendu par les deux précédents :
l'axe Z qui est celui de l'imagination, X et Y correspondant respective-
ment à ceux de l'empirisme et de la logique.
En effet,
s'explique-t-il, ce qu'il y a de remarquable dans l'his-
toire -
et c'est là où
il dépasse les épisodes -
c'est qu'on constate
à la source même de la recherche,
i.e quand on cherche à savoir quelles
ont été les motivations du chercheur pour avoir entrepris telle recher-
che plutôt que telle autre, on voit à l'oeuvre la présence de certains
thèmes qui peuvent être ramenés à une description des
'objets' de l'ima-

121
gination. Qu'entendre alors par 'thèmes' ou 'themata' ?
Par thèmes, il faut entendre des concepts extrêmement généraux.
"Cette troisième dimension Z est celle des présuppositions, des notions
et termes fondamentaux, des jugements et décisions méthodologiques
bref, des themata ou thèmes - qu'on ne peut en eux-mêmes ni faire sor-
tir directement de l'observation objective, ni l'y réduire, pas plus
qu'on ne le peut pour un calcul soit logique, soit mathématique, soit
autrement formel." (Holton, 1982 :52) En fait, les thèmes sont des ca-
tégories d'intelligibilité auxquelles devraient obéir, selon les savants
qui l'admettent, les théories scientifiques. "C'est l'une des fonctions
essentielles d'un thema que de servir à rendre le monde intelligible d'u-
ne manière que les impératifs de la logique seule ne sauraient permettre."
(Holton, 1981 : 37)
Iù illustrent bien ainsi le parti pris des experts pour un type
d'intelligibilité dans les controverses scientifiques. En effet, les thè-
mes apparaissent souvent par couple, par couple antithétique, i.e à
un
thème correspond un antithème. Par exemple, au thème du continu s'oppose
le discontinu, le discret.
On les voit à
l'oeuvre dans la controverse
entre Millikan et Ehrenhaft, quant à l'existence d'un atome de l'électri-
cité, la charge de l'électron. Millikan était partisan a priori de l'idée
de discontinuité de l'existence d'un atome, alors que Ehrenhaft, plus tra-
ditionaliste, pensait qu'au contraire, on devrait maintenir l'idée d'une
distribution continue de la charge électrique, i.e qu'on ne pouvait pas
trouver de limites inférieures, donc de quantum ou d'atome.
Les themata demeurent le plus souvent implicites dans l'oeuvre
achevée et rendue publique. Il n'est nul besoin d'en chercher l'origine
même. Le but premier de Holton est simplement de voir leur rôle dans la
science et d'en décrire quelques~uns, à la manière de l'ethnologue qui
catalogue les coutumes d'un peuple. L'analyse thématique a pour tâche de
dépister ec d'agencer les éléments thématiques dans le discours scienti-

122
fique.
Il s'agit de "saisir la persistance des grandes questions et la
ténacité de certains schémas préselectionnés pour définir et résoudre
les problèmes"
(Holton,
1982 : 57). Laissés implicites plut8t qu'expli-
cites,
ils ne sont pas pour autant dépourvus de r8le dynamique ou mo-
teur.
Ecoutons Holton :
"Pour comprendre complètement le r8le que tiennent une hypo-
thèse ou une loi dans le développement de la science, il faut également
les considérer con~e une réalisation de motifs persistants.
(Holton,
1982 : 61)
Holton donne à la suite de ce passaZe des exemples de themata.
"Ainsi du thema de la
'constance' ou de la
'conservation', celui
de la quantification;
ceux du discret atomique ou du comportement es-
sentiellement probabiliste; ou encore celui de l'interpénétration des
mondes de la théologie et de la physique" (dans le cas Newton).
(Holton,
1982 : 61)
Holton reproche aux philosophies des sciences d'avoir méconnu ou
rejeté la troisième dimension Z,
la composante thématique inventive (créa-
trice).
"Les épistémologues qui se sont penchés sur ces problèmes
ont
incliné à les baptiser "problèmes de méta-science",
cachés à la
base de
la science, mais ne faisant pas réellement partie de cette dernière"
(1982 : 13) Holton porte justement la discussion sur cette
partie
de
l'oeuvre scientifique,
sur le contexte personnel de la découverte.
Qu'est-ce-à dire?
3.2.Contexte de découverte et contexte de justification: notions
de 'science privée' et de 'science publique'. de 'science se faisant'
et
de 'science faite'.
Il est encore difficile à cette nouvelle perspective de dire ce
qui est à J'oeuvre dans l'imagination du chercheur. Ce qui intéresse Hol-
ton plut8t ~ue la science
toute
faite,
c'est ce qu'il
appelle la scien-

123
ce à l'état naissant, la science se faisant (1982 :12) C'est là où l'on
peut voir quel rôle joue dans la formation des projets de recherche la
présence de ces thèmes, de ces présuppositions, ce qui est déjà demandé
par le chercheur avant même qu'il commence à formuler sa recherche de
façon claire, i.e dans un problème qu'il puisse spécifier.
L'analyse thématique utilise cette métaphore physicienne 'la
science à l'état naissant', qui se ramène à cette forme de genèse de
l'acte créateur, de l'invention d'une théorie ou d'un modèle. Il faut,
d'une part, s'interroger sur ce que signifie, au-delà de cette métapho-
re, cette naissance de l'acte de
l'invention scientifique, et, d'autre
part, voir comment, par l'incision du geste singulier d'un
créateur
scientifique, se trouve départager la question de l'objet et du sujet.
C'est une vieille question, mais néanmoins importante, puisque les thé-
mata qui contraignent l'activité de recherche et qui, en même temps,se
révèlent grâce à elle, sont tout de même ailleurs que puisés
dans
les arrières-pensées d'un seul homme. Les thèmes se disposent au-delà
de la prise unique d'un sujet, ce qui amène Holton à distinguer entre
science publique et science privée.
La caractéristique la plus largement répandue de la science
est en effet la suivante :
" (les scientifiques), dit-on souvent, dans les décisions fondamentales,
ne prennent pas en compte les raisons d'esthétique ou d'intuition; ils
ne se livrent pas à des engagements a priori, et ne se laissent conduire
que par les faits et par les démarches minutieuses de l'induction. Il
n'est donc pas surprenant que (dans la plupart des discussions) rien ne
soit dit sur la source de l'induction primitive, ni sur les critères de
présélection inévitablement à l'oeuvre dans les décisions scientifiques."
(1982 : 36 - 37)
A n'en pas douter, une telle reconstruction de la démarche scientifique
possède son
utilité: il s'agit de "(caractériser) à gros traits cer-
tains aspects ne la science en tant qu'institution publique".

124
Toutefois, poursuit Holton,
"si l'on essaie de comprendre les
actes et les intentions d'un praticien
(1)
effectif de la science, les
catégories et les démarches mentionnées ci-dessus ne suffisent
plus,
parce qu'elles laissent de côté un point essentiel:
( .•. ) Le processus
de construction d'une théorie réellement scientifique requiert des dé-
cisions explicites et implicites, comme l'adoption de certaines hypo-
thèses ou celle de critères de présélection, qui ne sont pas du tout
scientifiquement "valables" dans le sens qui vient d'être donné et qui
est le sens généralement accepté." (1982 : 37)
Ce dont Holton a souci, c'est bien le fait de l'invention, de
la compréhension du travail scientifique dans son état naissant, bref
de la science au moment de sa constitution, quand elle est en état d'ef-
fervescence chez le chercheur.
Il fait alors remarquer la différence
entre les textes des revues spécialisées et le travail de création tel
qu'il est effectué au laboratoire. C'est pourquoi,
il emploie cette dou-
ble appelation de 'science publique' opposée à 'science privée'. La pre-
mière est celle qui est publiée, celle qui fait l'objet de l'institutio-
nalisation et donc de la discussion dans une communauté scientifique, la
seconde se réduit à la 3cience du chercheuG du créateur individuel.
C'est dans ce domaine privé qu'on voit apparaître la composante
thématique:
chez le créateur il
va y avoir à l'oeuvre ses présupposi-
tions qui seront, en général,
effacées, dissimulées dans le travail pu-
blic et publié. Par conséquent,
i l y a une véritable déformation de la
dimension privée et effective du travail de l'expert. Cette dissimulation
s'est faite par les critères exigés par l'institution 'science',
i.e scien-
ce publique, quant à la présentation des résultats de recherche, des théories
(1) C'est nous qui soulignons pour montrer le caractère individuel de
l'acte de création dont a charge d'exposer l'analyse thématique.

125
avec cette exigence que l'auteur s'efface,
que tout ce qui rappelle le
sujet de la recherche disparaisse, au point qu'il faille éviter la pré-
sence du
'je' dans un texte scientifique d'aujourd'hui.
En somme, ce qu'il faut gommer, ce sont, pour ainsi dire, les
échafaudages par lesquels on a établi
un édifice, une théorie scienti-
fique qu'on va rendre publique. Or si on est intéressé par l'activité de
recherche, non par 18 science comme morte ou statique,
i.e les résultats,
et
si on veut s'affranchir de ces contraintes pour essayer de voir cette
science à l'état naissant,
i.e en tant que création,il faut recourir non
seulement à l'analyse des documents officiels, publics, donc à l'analyse
des textes publiés, mais encore et surtout à l'étude des documents qui ne
sont pas du style officiel,
tels que les carnets de laboratoire, les inter-
views, les correspondances ou les lettres épistémologiques, bref toutes
les informations capables de faire retrouver le véritable état de pensée
du chercheur au moment même de l'acte de la création scientifique. Holton
emploie d'ailleurs une image de M~dawar - philosophe et historien des scien-
ces -
qui disait qu'on devrait pouvoir évidemment jouir de cette situation
très particulière que de pouvoir "espionner par le trou de la serrure" ou
du laboratoire.
(1982 : 134)
Ici, évidemment, la documentation est plus fragmentaire, mais
tout ce genre de documents qui
étaient
jusqu'alors relativement n~gli-
gés par rapport aux textes officiels et publiés, permettent de chercher à
atteindre cette chose unique qui est l'acte de création, permettent de com-
prendre "quelle espèce de personne est donc un scientifique et quelle
sorte de raisonnement conduit à la découverte scientifique et à l'élar-
gissement de l'intelligibilité" (1). Ecoutons Holton nous renseigner sur
la qualité de ces bonnes sources : comme les historiens et les sociolo-
gues, i l faut pratiquer "le recours à une évidence qui échappe à la con-
science de soi,
telle qu'on peut la trouver dans des lettres, des rapports
autobiographiques recoupés par d'autres documents, des interviews ( ... )
des comptes rendus de conversations qui furent tenus dans l'ardeur du
(~)!.B. Medawar, The Art of the Solubl~, Londres, Methnen et Co, 1967,p.7
Clte par G.
Holton,
1982 :134

126
combat à des réunions scientifiques et, par-dessus tout, des carnets de
laboratoire - documents de première main directement enracinés dans la
pratique même de la science, avec toutes les taches,
les marques de doigt,
les traces de sang d'une lutte des idées personnelles." (1982 : 134)
Pour essayer donc d'avoir des informations sur cette science se
faisant~ cette science privée de la création, le détour par ce genre de
document,
que nous pouvons ,appeler des méta-textes, s'avère fécond.
C'est
le cas
de
l'étude holtonienne sur R. Millikan (1982
: 133 -
232)
: on
s'aperçoit que l'expérimentateur-type qu'est
Millikan ne peut s'empêcher
de mettre des appréciations e2lthétiques "Beauté. Publier cela sûrement,
magnifique (beautiful )!" (1982 : 208) ou au contraire
: "Erreur élevée
n'utiliserai pas",
"pourrais omettre à cause désaccord ... "
(1982
: 209).
Il Y a là les appréciations, les décisions du chercheur, qui ne sont ab-
solument pas justifiées par un raisonnement logique.
C'est tout simplement
le chercheur, l'expérimentateur qui a sa pratique,
qui la vit et qui est
capable de dire "cela marche", ou "cela ne marche pas", qu'il faut aban-
donner telle recherche et entreprendre une autre expérience. Mais il le
fait en fonction de certaines présuppositions : de ces themata qui gouver-
nent le choix du chercheur,
et qui,
par conséquent, peuvent le servir com-
me le desservir.
Voyons où nous sommes conduits. Holton explique lui-même:
"C'est avec de telles sources que nous pouvons espérer comprendre
la structure et le fonctionnement de la croyance chez certains
scientifiques,
et particulièrement comment ils ont pu se comporter
à l'égard d'idées nouvelles, quand des tests systématiques de ces
idées,dans la mesure où ils existaient, étaient difficiles à accep-
ter ou à appliquer.Dans ce travail, je m'attache à la période qui
$uit immédiatement la première phase de découverte, quand les fré-
missements d'une conception nouvelle trouvent difficilement place
dans un document,avant
que l'oeuvre nouvelle no soit absorbée dans
le grand courant de la science à travers les mécanismes de justifi-
cation.
C'est dans cette phase qu'on
peut espérer mettre en
évi-

127
dence le processus fragile et obscur de la science à l'oeuvre,
que Reichenbach et Popper,
entre autres, ont délibérément écar-
té".
(1982
: 134 -
135)
Allons plus loin dans la clarification de cette distinction entre
deux contextes : celui de la science en élaboration ou contexte de décou-
verte et celui de la science constituée ou contexte de justification. On
pourrait faire correspondre respectivement la science privée et la scien-
ce publique. Holton va réinstruire l'usage communément admis d'une expé-
rience dite
'cruciale', celle de Michelson - Morley sur son apport à la
théorie de la relativité.S'agissant ici d'un texte officiel, il va montrer
tout ce qu'on peut en tirer par rapport à ce qui se fait d'ordinaire.
3. 3. Rôle de l'expérience de Michelson-MJrley dans la genèse de
la théorie de la relativité dl Einstein : canment Haltan s'en sert pJur
illustrer sa distincttan entre science privée et science fUblique ?
Du fameux premier article d'Einstein sur
la relativité, qui,
d'ailleurs, porte un autre nom,
puisqu'il s'agit de l'Electrodynamique
des corps en mouvement, l'analyse nous fait voir des articulations de la
pensée einsteinienne qui n'avaient pas été aperçues jusqu'à présent.
En effet,
ici, régnait une sorte de dogmatisation de la pensée d'Einstein
à l'état de création, par le fait même que la théorie a été acceptée plus
tard, et donc dans une perspective légèrement différente.
Tout le monde
est persuadé qu'il s'agissait véritablement de la théorie relativiste dans
son achèvement, alors qu'au contraire la relativité est introduite presque
par la bande, tout simplement, pour justifier l'objet de la recherche qui
est d'établir les équations de l'électromagnétisme, dans le cas où i l y a
des objets en mouvement et non
pas seulement dans le cas d'objets immobi-
les par rapport à un certain éther.
ruur saisir Einstein dans sa science privée et dans son usage
privé des dunnées expérimentales, on peut revenir sur l'expérience de
Michelson-Morley,
quant au rôle dit
'crucial' qu'elle est censée avoir

128
eu dans l'origine de la théorie relativiste.
Cette expérience est extre-
mement délicate.
c'était une merveille de l'expérimentation en Physique
de la fin du 1ge siècle: une expérience d'interférence avec des rayons
lumineux.
En fait,
le principe est le suivant:
i l s'a8it de dissocier
la marche des rayons qui viennent d'une étoile ou du soleil, de façon
qu'on puisse mettre en évidence le mouvement de la Terre par rapport à
un éther,
à quelque chose qui serait le substrat de l'Univers et qui se-
rait immobile. Et s ' i l y a des différences de vitesse,
il doit donc y
avoir des différences de marches le long du parcours du rayon et produc-
tion de franges d'interférence.
L'effet extraordinaire, c'est qu'alors qu'on s'attendrait à voir
une différence de marche des rayons ainsi dissociés et donc à voir appa-
raître un schéma d'interférence, rien de tel ne s'est produit. Tel est
le résultat de cette expérience. A quoi a-t-il servi? Dans les textes
officiels, dans les manuels et même chez Bachelard lorsqu'il parle de la
révolution de la relativité dans le livre consacré à Einstein, philosoph~
des sciences (in P. A.
Schilpp (éd.), 1949), l'expérience Michelson-Morley
joue le rôle fondamental dans cette rupture qui se serait produite dans la
pensée d'Einstein à propos de l'explication de ce résultat négatif.
L'étude de Holton, fondée sur les papiers laissés par Einstein
à Princeton (la plupart inédits) recoupés avec les versions communément
établies,
semble éclairante. Elle élucide ce qui est éludée:
la pensée
privée d'Einstein et sa forme publique. Einstein reconnaîtrait volontiers
un rôle majeur à cette expérience Michelson-Morley dans la production de
l'idée de relativité. Mais,
d'un point de vue détourné ce n'était pas pour
expliquer l'expérience elle-même; c'était pour admettre que cette expé~
rience,
en tant que telle,
était bien faite et que donc s ' i l fallait pren-
dre le résultat pour acquis,
il faudrait mettre en discussion le concept
même d'éther.
C'est donc dans la destruction de ce concept qu'aurait joué
un rôle de déclic l'expérience de Michelson-Morley. Mais la tradition nous
a appris à tort que c'est à partir des réflexions sur cette expérience,

129
sur les différents moyens qu'il envisageait pour expliquer ce résultat
qu'Einstein serait arrivé à son analyse des concepts de
'simultanéité à
distance'
et donc de 'relativité de l'espace et du temps'.
Pour Holton,
il y a là l'intervention de la science publique et
de la science privée. En somme, Michelson-Morley n'a joué qu'un rôle mi-
neur dans l'élaboration de la théorie de la relativité chez Einstein.
Pour la science privée,
i.e en tant que création, le rôle est très mince.
D'ailleuys, on ne voit pas cette expérience mentionnée explicitement dans
l'article d'Einstein.
Il y ~dit-il, d'autres expériences .. En vérité., il
se réfère à tout autre chose,
à une expérience, celle de Faraday, de Max-
well sur
la réduction électromagnétique. C'est cette expérience-là qu'il
analyse en détail et il se contente de sous-entendre Michelson-Morley a-
vec d'autres. niant ainsi le rôle majeur qu'aurait joué dans sa pensée
cette expérience dite cruciale.
c'est précisément un tel fait qui renvoie à la science publique.
Dans la mesure où
Einstein n'a pas vu sa théorie reconnue immédiatement
il fallait trouver les moyens ou plutôt les conditions pour se faire ac-
créditer par les experts de la communauté scientifique. En effet, une di-
zaine d'années après 19ü5,il n'y avait qu'une dizaine de physiciens qui
considéraient cette théorie comme étant une description de la réalité,
alors qu'elle était rejetée par l'ensemble des autres physiciens comme
incompréhensible pour le moins.
C'est donc dans la diffusion de cette
théorie dans la communauté des experts, dans ce processus de diffusion
'
que l'expérience Michelson-Morley a joué un rôle fondamental et donc
'crucial' •
Dans la science privée, avons-nous dit, Einstein discute l'ex-
périence de Faraday qu'on prétendait connaître depuis au moins soixante-
dix ans et où personne ne voyait du nouveau, alors
que lui sait
'voir'
quelque chose qui n'a pas encore été vu dans cette expérience. Mais pour
la diffusion de ses idées, évidemment, parler à ses collègues de l'expé-

130
rience Michelson-Morley relativement nouvelle, d'une très grande finesse,
d'une très grande recherche, d'une très grande habileté technique, c'était
faire appel à un domaine encore relativement peu
connu. Par conséquent,
la production d'une théorie à propos de cette expérience était certaine-
ment mieux acceptée par la communauté des savants que. simplement, une
sorte de rappel d'un manque de cette communauté d'avoir vu ce que lui,
ce nouveau venu, était capable de voir et de produire. La science publique
exige qu'on fonde sa conviction sur une expérience claire et nette.
Il faut sans doute s'arrêter sur cette distinction si importante
pour la théorie holtonienne.
Il est clair au lecteur avisé que, pour per-
cer le secret de constitution de la connaissance scientifique, selon
Halton, c'est à cet aspect privé et pour ainsi dire solitaire de l'acti-
vité de recherche qu'il s'agit de s'adresser.
Il y a davantage à dire
concernant la science à l'état naissant et la thèse de l'irréductible
discontinuité entre l'ordre privé et l'ordre public, entre la découverte
(personnelle) et la justification logico-empirique. On peut retenir la
nouvelle distinction opérée entre la science se faisant et la science
toute faite.
Elle est plus fructueuse. d'un point de vue épistémologique,
que celle stipulée, certes avec des critères différents, par les positi-
vistes logiques et par Popper entre la science et la non-science.
On de-
vrait même faire des concessions à la thèse centrale de G. Holton que
l'activité de recherche prend pour gouverne
des préconceptions thémati-
ques, ou présuppositions générales.
Toutefois, l'analyse thématique présente quelques difficultés.
que nous avons déjà signalées chez T.S. Kuhn, et qui n'iront pas "sans
conséquences sur la façon d'écrire l'histoire des sciences.
( ... )
et jus-
que sur la nature de la rationalité".
Car. le tout n'est pas de tenter
une description, une analyse des thèmes, des présuppositons catégoriales
qui jouent un rôle moteur dans la dynamique de la recherche. La manière
de conduire une telle analyse importe encore davantage à l'interrogation
sur le domaine.
Or. que propose l'analyse thématique?

131
Les critiques et réserves adressées par F. Jacques (1985) nous
semblent pertinentes et radicales pour n'être pas définitives. Reportons-
nous à ces passages très nets des Dialogiques II :
"Nous ne saurions dénier que certaines préférences apparaissent dans l'o-
rientation
heuristique, que certaines décisions de méthode sont prises
qui ne sont pas directement issues de l'observation ou du raisonnement,
et ne s'y réduisent pas. Bien mieux, il arrive qu'un modèle théorique
soit maintenu en dépit des falsifications répétées de l'expérience.Faut-
il pour autant renvoyer la science, comme le fait Holton, à des motiva-
tions largement privées qui fonctionneraient sans méthode
consciente,
avec leur vocabulaire et leur mode propre de progrès? ( ... )
Si l'on appelle avec lui "positions thématiques" les postulations ration-
nelles qui orientent la recherche, on est surpris de lire qu'une telle
analyse ne peut être mise en oeuvre qu'à l'aide des disciplines psycholo-
gique, sociologique, voire socio-biologique".
(F. Jacques, 1985 : 411)
On ajoute que l'analyse thématique oriente la réflexion vers une
phénoménologie de l'imagination scientifique qui est une "psychocritique".
De même que dans la description kuhnienne des paradigmes et de leur rempla-
cement, ou plus spécifiquement dans l'oeuvre de J. Hadamard sur la Psycho-
logie de l'invention.on est) pour ainsi dire)renvoyé à des fixations anthro-
pologiques.
Pourtant. en y réfléchissant bien ,. observe F. Jaoquet>, "l'étude
des cas examinés déborde et finalement dément assez vite son inspiration
à la fois archétypale et subjectiviste" (ibid.
: 412), puisqu'on est d'a-
bord frappé par "l'interdépendance du savant à l'égard de son temps," à
l'égard de la culture de son époque, à l'égard de la communauté des ex-
perts. Il suffit de voir l'analyse holtonienne de la controverse entre
Ehrenhaft et Millikan, sous une autre perspective, pour s'en rendre compte.
Holton examine la controverse dans le seul but d'y retrouver les thèmes
qui y sont dissimulés. Jamais il ne s'avise que les présuppositions généra-
les comportent une dimension polémique qui doit recevoir une promotion phi-
losophique. Il est vrai qu'il conçoit
que
ce
sont
bien
les thémata

1 Jé
qui maintiennent si longtemps en vie certaines controverses. Mais il ne
prêcise pas si ces derni~res rejaillisent
par leurs effets dynamiques sur
cet ordre catégorial. De fait, la controverse n'est pas analysée pour elle-
même, ni sondée dans sa productivité et dans son efficace épistémologique.
En outre, il est difficile d'accepter la coupure, l'irréductibili-
té entre les contextes de découvertes et les contextes de justification.
Quoique distincts -et c'est là que Bolton touche juste - ils ne sont pas
tellement séparés. Ce serait faire l'erreur inverse de Reichenbach et de
Popper que d'ignorer leur pertinence réciproque. C'est logiquement possi-
ble si l'on privatise ainsi l'origine énonciative de nos théories. Cepen-
dant "l'expérience intégrale (l)de l'invention permet ( •.• ) difficilement
de renvoyer la thématique des fondements à l'aspect "subjectif" de la re-
cherche" (F. Jacques, 1985 : 413)
Plutôt qu'à l'inventaire des constantes de l'imagination scienti-
fique, nous serions renvoyés à l'analyse des controverses au plan
méta-
théorique, engendrêes par la présence d'élément conceptuel originairement
et proprement problématique. Il s'agit d'interroger la "génèse rationnelle
et non subjective oes thèmes. Au vrai, si l'on veut percer le secret de
constitution des hypoth~ses scientifiques il faudra se référer à ce lieu
,
de controverse où les experts sont pris dans un réseau de communication
instituée. Une telle décision pèse lourdsurl'épistémologie de la découverte
et sur
la philosophie de la connaissance. Non qu'il faille abandonner et
remplacer l'analyse thématique, mais il s'agit d'ouvrir un accès supplé-
mentaire à la même problématique. Bolton s'avise qu'il y a davantage de
choses à dire à propos des themata. Effectivement une des choses qu'on
peut dire et qui peut prendre la forme d'une question est bien ceci: en
quoi les constantes de l'imagination scientifique es partant) de l'intelli-
gibilité expliquent-elles la nature
de la controverse méta-théorique,
son caractère nécessaire et le progr~s catégorial lui-même? Une telle
~nterrogation sera pour nous.la mani~re de conduire plus loin et sur d'au-
tres bases la problématique de la découverte.
(1) c'est nous qui soulignons

3EME
PARTIE
SPECIFICITE DE LA CONTROVERSE META-THEORIQUE
A
L'AGE DE LA SCIENCE
(

134
INTRODUCTION
Les théoriciens de la sc~ence s'avisent de plus en plus du
caractère controversial de la v~e scientifique. Popper parle de combat
entre hypothèses rivales, Lakatos met l'accent sur le conflit entre des
programmes de recherche, Kuhn entre paradigmes concurrents. La science
est un jeu collectif et non individuel~ un dialogue à plusieurs inter-
locuteurs.
L'Organon d'Aristote est à ce point suggestif. Il est le ras-
semblement des lieux ou topiques, qui constituent autant de points de vue
d'où l'on regarde la même chose. On rassemble les divers lieux de la cho-
se, de façon à la voir dans tous ses aspects. La réalité est alors attein-
te par la réunion de tous les tppol: Cette mise en commun nécessite préci-
sément un travail colle~tif, un regard pluriel de l'objet, du moins quant
à la méthode. Or dans cette multiplicité de points de vue, rien n'est moins
sûr que leur di vergence, qui amène l~s partis en présence à discuter, à entrer
en controverse. De là dérive le caractère controversial dans la constitu-
tion de l'objet scientifique. Allons plus loin en pre~ant,la mesure du phé-
nomène.
La controverse est fonction du heurt d'opinions opposées sur un
mê~e problème.
En quoi la marche en avant de la science prend une allure
heurtée.
Une des conditions du dialogue, son unité~ c'est l'entente sur
le sujet. Nous nous accordons sur un point commun~ sur ce qui existe -il
peut s'avérer que cela n'existe pas-, mais que nous ne savons pas.
Le
résultat de la confrontation réside en l'apport mutuel des participants.
La notion de controverse va se préciser au fur et à mesure qu'a-
vancera notre analyse. Contentons-nous pour l'instant de simples défini-
tions et distinctions claires. On peut se demander comment naît une con-
troverse. Dire qu'elle résulte de l'opposition des opinion~ c'est peut-
être trivial. En revanche, il l'est moins pour qu~ réfléchit à ses effets

135
dynamiques sur la progression de la SC1ence. F. Jacques s'en aV1se
"les
experts sont naturellement conduits
à
disï.uter. Plutôt que sur des Op1-
n1ons, leur confrontation porte sur des options théoriques ou des program-
mes de recherche" (1985 :465). L'importance des présuppositions dans les
sciences du réel a été mise en évidence par des auteurs
comme
Lakatos,
Kuhn, Holton, ainsi que par Popper dans un récent sursaut de restructura-
tion (1982). Elle vient du rôle fondamental joué dans l'économie de l'in-
telligibilité. "Survient-il des anomalies dans les observables, explique
F. Jacques, qu'il faut examiner avec S01n les hypothèses et de fil en ai-
guille les présuppositions de base". Certains
présupposés conceptuels
sont mis en cause, voire les fondements de la meilleure théorie du réel
possible.
Une telle controverse est inédite et doit
être
distinguée des
autres formes de discussions
auxquelles
la vie quotidienne
nous
a
habitués. Demandons-nous avec F. Jacques 'selon
quelle
stratégie d'in-
teraction discursive va se déployer la discussion sur les fondements".
La controverse entre experts, quoique concernée par des oppositions con-
ceptuelles ne revêt pas une dimension purement polémique où l'argumenta-
tion est
contradictoire.
Comme dans·la dispute médiévale où les antago-
nistes
échangent des arguments contraires,où
l'on
fait
l'examen
des
oppositiones, où "la procédure autorise et même convie les plaideurs
à
avancer les arguments favorables à leur propre opinion, quitte à négliger
tous les autres" (F. Jacques, 1985 : 170), l'argumentation contradictoire
se soucie moins de la recherche du vra1.
Il ne s'agit pas non plus d'éristique: la controverse
sur les
fondements ne ressemble en'
rien
à la discussion où l'on poursuit l'appa-
rence d'une victoire. Distinguons-la donc de la négociation d'intérêt, des
pourparlers comme des dialogues ordinaires.
Un point commun se dégage : les partis en présence partent sur
un désaccord. Mais le débat vise à dépasser l'opposition, les divergences.

136
On peut alors appeler controverse toute recherche sémantique concertée
au milieu de thèses profondément divergentes. La controverse a une fonc-
tion proprement épistémologique puisque l'enjeu concerne la meilleure
forme conceptuelle à conférer à la théorie. En quoi elle est méta-théo-
rique. F. Jacques (1985) prend la mesure du phénomène. Accréditée d'un
objet bien défini, elle évite le parti pris
idéologique qui ferait dis-
paraître l'objectivité et la scientificité du discours scientifique. En
même temps elle a valeur d'une discussion rationnelle et vivante sur le
statut de la meilleure théorie possible, assurant ainsi les fonctions de
justification et de découverte
- rationnelle : elle exclut précisément les procédés éristiques utilisés
par des négociateurs intéressés ;
- vivante: elle invente à mesure ses distinctions les plus utiles, ses
objections les plus topiques.
De là viennent sa fécondité et Sa
dynamique. La controverse
rnéta-théoriqueest délibérative: si les experts discutent sur des plans
catégoriellement différents où les réponses données dans l'un ne corres-
pondent pas à des questions formulables dans l'autre, l'objectif commun
est de réunir un consensus, en droit provisoire, sur le cadre catégorial
dans lequel va se déployer la théorie. Il s'agit au moins de constituer
une expérience commune, sinon de choisir ensemble une question ou un type
de question réputé pertinent pour la recherche. A se reporter à l'étymo-
logie latine même du terme, on s'aperçoit de la justesse du phénomène
'contra-versare'
signifie se tourner vers, engager une discussion.
Le
sens premier de contra (en face de, tour à tour, en échange) est bien
neutre par rapport au sens second aristotélicien de
contraire.
La controverse méta-théorique, qUl est une communication argumen-
tée entre expertsetoù quelque chose se joue du
progrès et de la diffici-
le 'convergence scientifique', est bien soumise au dialogisme. Dire qu'
elle possède, du moins en droi~une forme dialogique, c'est reconnaître
l'intervention d'au moins deux instances énonciatives dans et pour la

137
constitution du sens et la quête de la référence. Bref, la recherche des
fondements ne saurait se faire de façon individuelle)
~.e se dispenser
du concours de l'autre. Notre analyse visera à préciser et à défendre ce
point de vue. C'est pourquoi elle est du ressort de la pragmatique. Qu'en-
tendre par ce terme ?
Charles Morris (1938) a distingué pour la théoriedu langage ou des
"signes",trois types d'étude:syntaxique, sémantique et pragmatique. L'étude
syntaxique concerne la relation des mots entre eux. On examine la bonne for-
mation des énoncés. La sémantique est l'étude des rapport des mots aux choses
ses, du langage en proie à son pôle de référence. Quant à la rr~gwatique
c'est l'étude des relations entre les utilisateurs du langage. Cette dis-
tinction, on s'en doute, est assez sommaire. On ne peut en rester là, pour
ne pas courir le risque de rendre non pertinente la dimension pragmatique.
Il nous faut donc précis~:r. Loin d'être une "poubelle" ,selon l'expression
de Bar-Hillel,où sont déversés les problèmes insolubles en syntaxe et/ou en
sémantique, la pragmatique
est
résolument l'étude de l'usage
du
langage en contexte comme phénomène de communication. On peut:dire avec
F. Jacques qu'
"en honorant la dimension pragmatique, le logicien n'assure pas
seulement la conformité formelle du langage,au langage, ni même
la correspondance formelle du langage avec le non-langage, ma~s
encore la communicabilité de mon langage à ton langage." (1)
Nous y retrouvons les trois aspects, déjà mis en évidence par
CH. Morris, mais en tant qu'ils sont liés, la pragmatique étant fondatri-
ce à l'égard des deux autres. En mettant l'accent sur l'usage communica-
tionnel, on s'oriente délibérement vers la
relation interlocutive : la
pragmatique est alors concernée par l'analyse du " rapport des énoncés
aux conditions les plus générales de 1 'interlocution". (a]
(1) Article
'Pragmatique',
in Encyclopaedia
Universalls
[~ C' es t nous qui soulignons.

138
Ces considérations renvoient à l'étude du langage.Gril s'agit d'ana-
)
.
lyser la controverse méta-théorique, de montrer sa pertinence pour l'etude de
la théorie sci~ntifique. En effet, Morris a fait ces distinctions pour
des mots et non pour des théories, charge à nous de transposer cette ter-
minologie à ces dernières. Au lieu d'étudier la structure des théories,
d'examiner les produits de l'activité scientifique dans ses relations in-
ternes (syntaxe), on décide de les étudier dans leurs rapports avec autre
chose: soit avec le monde (sémantique), soit avec les usagers (pragmati-
que). La relation syntaxique concerne l'axiomatisation. La sémantique exa-
mine les propriétés, les relations de la théorie avec les faits, ~.e avec
le monde, sous l'angle de la
vérité, de l'adéquation emp~r~que. Du point
de vue de la pragmatique, on s'avise que le langage de la science est dé-
pendant du contexte. La philosophie des sciences rencontre des ooncepts,
tels que
'soutenir une théorie'
,.-, tenir un énoncé pour une loi', utili-
ser un 'argument' comme,
l'explication d'un fait', qui impliquent des re-
lations pragmatiques. Les notions de 'simplicité', d'acceptabilité', d'ac-
cord, ou de 'croyance', bref tous ces facteurs liés aux interlocuteurs
sont pragmatiques.
Ces distinctions'et définitions préliminaires étant faites, notre
analyse des controverses méta-théoriques que nous proposons pour l'étude
de la sc~ence en son progrès s'effectuera de la façon suivante:
1- Nous présenterons les thèses de Stegmüller et de Sneed sur
les éléments de la dynamique des théories.
2- Que les controverses méta-théoriques font progresser la sc~en­
ce, un tel fait est établi par un historien des sciences :
G. Simon met en évidence la fonction créatrice du conflit des
écoles de Copernic à Newton. L'exemple n'est pas isolé. F. Jac-
ques réfléchit aussi sur la discussion Einstein-Bohr à propos
d'un concept fondamental en Mécanique Quantique, celui de pro-
babilité, ou le débat Hadamard-Borel sur un axiome de la théo-

139
rl.e des Ensembles, ou encore sur "l'argumentation juridique"
(1984)
(1)
3- La fonction dynamique de la controverse achève de lever l'a-
porie de l'incommensurabilité, l'opposition des schèmes caté-
goriaux. Ses présupposés sont ceux d'une conception post-posi-
tiviste
du langage de la science.
4- Le niveau méta-théorique de la controverse a ses formes propres
Chez Galilée, par exemple, un dialogue fictif (différent de dia-
logue intérieur) est institué entre Simplicio et Salviati.
Kepler se ressouvient de ce qui a été déjà dit beaucoup plus
qu'il n'engage un véritable dialogue avec ses contemporains.
Une telle situation est différente dans les controverses entre
Einstein-Bohr, ou Millikan-Ehrenhaft, Hadamard-Borel, qui sont
menées
viva voce ou par correspondances. Le point commun à tous
ces débats r€side
en une forme pragmatico-dialogique.
5- Enfin, puisque la controverse a lieu en vue de la constitution
même de la théorie, voire pour sa restructuration, qu'elle at-
teint par là ses concepts fondamentaux, ses présuppositions
catégoriales, bref qu'elle remet en question les problèmes et
les problématiques, une option sur l'avenir de l'analyse se
dessine: sonder la structure interrogative des problématiques.
Aussi nous orienterons-nous vers la logique et la pragmatique
des questions.
(1) La controverse est ici interdisciplinaire
elle a lieu entre logiciens
et j uris t.es .

140
III - 1. LEs ELEMENTS DE LA DYNAMIQUE DES THÉORIES SELON SNEED ET
STEGMÜLLER
Stegmüller (1973) se propose de réconcilier les tenants d'une
philosophie des sciences axée sur la logique et leurs opposants qui font
appel à l'histoire des sciences. Selon lui, les deux partis devraient se
faire des concessions mutuelles. Il commence par assouplir les positions
de T. Kuhn. Celui-ci a donné une nouvelle conception métascientifique.
Il s'agit de la reconstruire de façon systématique et de faire des révi-
sions au niveau du concept de 'rationalité scientifique 1 • Tel est l'objet
de son livre, Theory Dynarnics.
OrJdans cette reconstruction)Stegmüller introduit consciemment
des éléments proprement pragmatiques qui règlent l'activité de recherche.
La philosophie des sciences prend acte de la présence des notions telles
que 'une personne ou un groupe de personnes soutiennent une théorie'.
Stegmüller recourt aux travaux de Sneed qU1 'le prem1er créa
le cadre conceptuel requis pour une telle reconstruction' dans La Struc-
ture logique de la physigue mathématigue. L'idée positiviste que
les
théories sont des systèmes assurés de propositions est un sous-produit
de la logique moderne. Ce modèle standard, encore appelé depuis les an-
nées 60 la Statewent view, doit être remplacé par une vision adéquate
des théories, par la Non Statement Vie~ qui n'associe plus la théorie à
un corpus d'énoncés. En ce sens, la contribution de Sneed est féconde.
Stegmüller en tirera toutes les conséquences.
1.1. La. conception de la théorie selon Sneed
Avec Sneed une théorie scientifique n'est plus considérée comme
un corpus de propositions mais comme une structure, celle même des axio-
mes. La théorie a une forme ou une structure axiomatique. Elle est .. un
ensemble d'axiomes. Sur la base de la théorie des Ensembles, Sneed adopte

141
une "variante de l'axiomatique moderne selon la~uelle ~'axiomatisation
d'une théorie consiste à introduire un prédicat ensembliste" (Stegmüller,
p. la) de la forme 'c est un S', où
'Cl représente un objet qui justifie
le prédicat 'S'et 'S' représente la structure mathématique fondamentale
de la théorie en question. De cette façon l'épistémologue n'a plus affaire
à des propositions mais à des ensembles, à des classes.
Sur de telles bases, Sneed introduit dans le concept de théorie
des composants importants. Soit T une théorie de physique mathématique.
T peut @tre identifiée à une paire ordonnée consistant en une struct~re
mathématique K ou noyau central et un ensemble d'applications visées l
(ou systèmes physiques) déterminé par K. Soit alors la théorie de physi-
que mathématique T = < K,I >. Pour pouvoir appliquer K, on sera amené à
faire intervenir de nouvelles lois particulières et des contraintes addi-
tionnelles, i.e des extensions E de K. Soit A un opérateur d'application.
l
E
A
(Ej est ce que Sneed appelle la proposition de théorie ('theory
e
proposition') . Comment l est-il donné? Le mode de donnation de l'ensem-
ble l est une question renvoyant à la
personne qui propose la théorie
et qui y croit, et, de ce fait, renseigne sur les considérations pragma-
tiques intervenant dans la théorie. "Lorsque nous nous demandons ce que
signifie qu'une personne ou un groupe de personnes possède une théorie,
ou soutient une théorie, nous nous tournons indubitablement vers un con-
texte pragmatique."
En effet, survient-il des changements dans la théorie sneedienne
que se laissent repérer la présence et l'importance de ces éléments prag-
matiques dans la constitution m@me des théories. Considérons à ce titre
notre théorie T. Elle peut changer de trois façons sans qu'il s'opère des
modifications à l'intérieur de la théorie elle-m@me, i.e à l'intérieur de
-< K,I > :
1- Les utilisateurs de la théorie peuvent proposer de nouvelles applica-
tions visées, i.e de nouveaux systèmes physiques, ce à quoi se réfère pré-
cisément la théorie.
(*) l. = signe d' appartenancé

142
2- Ils peuvent aussi postuler de nouvelles lois -pour certaines applica-
tions établies.
3- Ils peuvent encore placer certaines applications sous des contraintes
additionnelles.
Ces trois procédures
que
les experts
proposent
pour
résoudre
une
anomalie sont la conséquence de leur conviction profonde en la théorie T
Si de telles procédures réussissent, elles engagent encore plus la foi
des physiciens à maintenir T . En revanche, cette conviction peut être
entamée par des prôcédures inverses :
"1 '- par élimination de certaines applications partielles de la classe
des applications visées de la théorie
2'- par rejet des lois spéciales
3'- et par rejet des contraintes additionnelles Il
(Stegmüller, 1973:167)
En termes kuhniens nous so~es dans le contexte de la 'science
normale' . Le progrès se fait par résolution des problèmes internes.
Le
noyau central ou la structure mathématique est le composant fondamental
qui demeure stable au cours des changements. T = < K,I > ne change
pas.
Ce sont les diverses extensions de K qui subissent des modifications, i.e
les propositions de théorie l
E
A
(E) varient avec le temps. Le progrès
e
est alors cumulatif, linéaire, étant donné que les extensions ne feront
que s'accroître dans le temps, sans J ama1S être falsifiées par les tests
logico-empiriques. Mais il n'en va pas toujours ainsi dans la marche en
avant de la science. La progression prend souvent une allure heurtée, et
l'idée même de progrès devient une idée-limite.
Soient, en effet, T = < K,I >
et El
' E , ... E , les diverses
2
i
extensions de K à différents moments t l' t 2'
•. , t
• Si une erreur
se
i
glisse dans le processus d'extension de E., au temps t., pour produire
1
1
un noyau élargi E. +
1 au temps t. +
l, il se peut que l i A
(E. +
1),
1
1
e
1
quoique lE A.
(E.). Supposons qu'une personne ou un groupe de personnes
e
1
P, soutenant la théorie < K,I >
au temps t découvre la fausseté de la
proposition l
E A
(E) pour l'extension Et de K, au temps t. ,p
se
t
e
t

143
trouve alors confrontée aux al ternai;,ives .&uivantes
(A)
P croit que l
E ~
(E)
est fausse.
e
t
P admet intuitivement qu'une erreur s'est glissée dans la construction
de l'extension E . P cherchera alors à localiser l'erreur dans les lois
t
spéciales postulées, les abandonnera et essaiera de remplacer l'exten-
sion Et ainsi désavouée par une autre extension E't de K,
tel
que
l E A
(E' ) s'accorde avec les données. On notera que P ne laisse pas
e
t
tomber la théorie < K,I > qui continue d'être utilisée.
(B)
'P croit que l
E A
(E)
est vraie.
e
t
P est plutôt convaincue que la proposition l
E:
A
(E ) est fausse, et
t
e
t
pense s'être trompée en supposant que l <::.1, 1 .e que I
est un sous-en-
t -
t
semble de I. P décide alors de supprimer I
de l •
t
"Quand, 'par exemple, la mécanique classique des particules rencontra des
difficultés avec les phénomènes optiques -
Newton pensait qu'elle leur
était applicable -, on ne conclut pas à sa réfutation. On conclut plutôt
que la lumière ne consistait pas en particules." (Stegmüller, p .186)
On remarquera également que dans ce second cas P ne laisse pas
tomber la théorie < K,I >. P
cherche
d'autres applications 1, d'autres
systèmes physiques qui s'accordeTIont avec la théorie. Un tel comportement
de la part du scientifique n'a rien d'irrationnel. L'imputation d'irratio-
nalité provient d'une part du fait que le modèle standard nous a habitué
à concevoir la théorie en termes d'énoncés et, d'autre part, d'une analyse
insuffisante du concept épistémologique de 'soutenir une théorie', ce qU1
a eu pour résultat d'occulter les éléments pragmatiques intervenant dans
la construction théorique. A cette fin Stegmüller va nous montrer
comment
on parvient à
déterminer l'ensemble des exemples paradigmatiques, et in-
troduira
en termes sneediens et kuhniens l'analyse des concepts de 'théo-
rie' et de 'soutenir une théorie'.

144
1. 2. La détermination de l' ensemble de~ exemples
paradigrratiques.
Le concept de 'paradigme' remonte à Wittgenstein. Il y a une
étroite relation entre l'auteur des Investigations Philosophiques
et
Kuhn dans leur usage de la notion. Bien que celui-ci ait laissé la por,
te ouverte à diverses interprétations (mi-épistémologique, mi-sociologi-
que. cf. 11-2), il est possible de comparer son concept de paradigme
à
ce que Wittgenstein a appelé les 'ressemblances de famille' qui existent
par exemple entre les diverses activités que l'on appelle 'jeux'. Entre
les 'jeux' il n'y a que des ressemblances se recouvrant
partiellement.
Il en est ainsi des divers membres d'une même famille, des 'paradigmes',
et également de l'ensemble des applications visées l de la théorie.
Stegmüller analyse la notion de 'jeu'. On commence par dresser
une liste des cas typiques. Une liste minimale en sortira. De nouveaux
jeux peuvent être ajoutés, au fur et à mesure, sur la base de nouvelles
connaissances. Soient S l'extension du jeu et S
la liste minimale. So,
o
0
satisfaisant à la condition S ~ S, sera la liste des paradigmes pour le
0- .
jeu. La méthode fondée sur la spécification d'une' telle liste sera
la
méthode des exemples paradigmatiques. (cf. Stegmüller, p. 171sq).
Dans
la relation de S
à S, Stegmüller relève des conditions à remplir. Elles
o
comportent des éléments pragmatiques :
(1) S
est effectivement donné extensionnellement, 1.e les éléments de
o
S
sont énumérés dans une liste.
o
(2) On décide de ne jamais supprimer un élément de S , 1.e de ne jamais
o
nier à un élément de S
l'attribut d'être un jeu.
o
Il est par contre difficile d'énumérer tous les éléments de S. La liberté
de décider est, dans ce cas, laissée au joueur. Il en va de même pour 1.
L'activité scientifique suppose un contexte pragmatique qui est réglé au
départ et qui oblige les acteurs à s'y conformer par des décisions conve-
nues, acceptables. Le physicien ou plutôt la communauté des
experts
a

145
sélectionné dès le départ un ensemble paradigmatique l , dont l'essai
o
s'est révélé conforme à la théorie. l
peut servir à déterminer des en-
o
sembles d'applications visées (mpp = modèles partiels possibles) Il' 1 ,
2
... I n · L'immunité qui couvre la théorie n'est pas étendue à l'ensemble l
des applications visées. Seule la croyance en l
permet au groupe
de
o
scientifiques de proposer des l au cours du temps.
La contribution de Sneed et de Stegmüller à la reconstruction
de Kuhn est ici payante : elle laisse apparaître les éléments pragmatiques
dans les concepts même
de 'théorie' et de 'soutenir une théorie'.
1 .3. 'Soutenir une théorie 1 •
A l'intérieur d'une même théorie, on discerne des
éléments cons-
tants et des éléments variants. Les premiers concernent, d'une part, la
structure mathématique fondamentale de la théorie i.e le noyau central K,
et, d'autre part, l'ensemble des exemples paradigmatiques l
. La conser-
o
vation de tels éléments est essentielle pour assurer l'identification de
la théorie dans le temps. Avec Kuhn le concept de croyance trouve sa voie
dans le concept même de 'théorie', de même que fla personne' ou le groupe
de savants qui y travaillent. Seulè une croyance aussi ferme en la POSS1-
bilité d'appliquer la théorie à l
rend acceptable le maintien de l
.
o
0
Les éléments qui changent sont également de deux types dont l'un
est mathématiquement caractérisable et l'autre pragmatiquement descripti-
.ble. Le premier concerne les diverses extensions E. de K, le second cor-
1
respond aux systèmes physiques censés se trouver en l - l
, et qui font
o
appel à la foi du physicien.
Des stipulations pragmatiques sont ainsi incorporées dans le con-
cept de 'théorie'. Il Y a une personne ou un groupe de personnes qui, à
leur façon, ont mis en marche K et l
Par leur action elles ont décidé
o
quelle partie
de la théorie sera variable et laquelle demeurera constante

146
dans le temps. Avec le concept extra-logique de~'temps', l'histoire, la
grande absente des analyses sJnchroniques et anhistoriques du programme
positiviste, est réintroduite dans la description de l'activité scienti-
fique. Le concept de 'théorie' de même que celui de 'soutenir une théorie'
requi~rent, pour être formulés, de ces concepts extra-logiques
de 'per-
sonne', de 'temps' auxquels s'ajoutent ceux de 'croyance' et de 'convic-
tion', d'ensemble .d'exemples paradigmatiques 1 ' sélectionnés sur la base
0
d'un consensus, et de 'décision', tous ces concepts qui entretiennent des
relations pragmatiques. Stegmüller en fait le résumé dans deux définitions
qui reconstruisent les concepts kuhniens de 'théorie' et de 'soutenir une
théorie',
avec la mise en évidence de tels éléments. Des deux formulations
qui terminent le chapitre 15
de
T heory Dynamics , l'un (D 29) définit le
concept de 'théorie', l'autre celui de 'soutenir une théorie'.
D 29. "X es t une théorie de type kuhnien si et seulement si 3
un K, un l
et un l
tel que
o
(1) X = < K, l, l
>,
o
(2) K est le noyau d'une théorie de physique mathématique ,.
(3) a) la personne (ou le groupe de personnes) P
choisit au temps t
o
0
l'ensemble l
comme l'ensemhle des exemples paradigmatiques pour l et a
a
appliqué avec succès, la p~emière fois, l'extension E
de K à l
o
0
b) l
S. l c. MPP
(1
est un sous-ensemble de l, lui-même sous-
o ~
~
0
ensemble de MPP qui sont des systèmes physiques partiels potentiels);
c) si I P
est l'ensemble
des applications visées de la théorie phy-
t
sique T
< K,l >
assumées par P au temps t, alors P croit Ta c:
I~ au
temps t
;
(4)
tout élément de l est un système physique ;
(5) si D est une classe ayant pour élément exactement les domaines des
éléments de l, alors pour deux éléments D. et D. de D. D. est lié à D.
l
J
l
J
(6) l est l'ensemble homogène de systèmes physiques." (Stegmüller, ~ .194)
Une telle définition
fait référence explicite à l'ensemble des exemples
paradigmatiques l
celui-ci doit être spécifié et essayé par l'inventeur
o

147
de la théorie, qui doit avo~r réussi à applique[, la première fois, la
théorie à l
. Dès lors se trouve expliqué et explicitement construite
o
dans le concept kuhnien de théorie l'idée de "conservation de l
au cours
o
du temps".
La définitions D 30 (pp. 194-195) reprend ces mêmes éléments
dans le concept de 'soutenir une théorie' en insistant sur les éléments
de décision et de croyance. Ainsi :
D 30. " Une personne (ou un groupe de personnes) soutient une théorie phy-
s~que t = < K,I>~au temps t si et seulement si
(1) < K, l, l
>
est une théorie de type kuhnien ;
o
(2)
oZ
une extension E
de K tel que P croit l E A
(E) au temps t
t
e
t
(3) P choisit l
comme l'ensemble des exemples de paradigmes pour l
o
(4) P croit au temps t que si I P
, est l'ensemble des applications d'une
t
théorie physique de type sneedien
K,I
assumées par P au temps t',
alors l
I P ,
o
t
(5) P possède au temps t des données d'observation qu~ supportent la
proposition l E A
(E)"
e
t
Il importe de remarquer que les stipulations (3) et (4) sont
d'essence pragmatique. Elles exigent que P reconnaisse l
comme paradig-
o
mes ou ensemble des exemples de paradigmes pour l, et que P s'est con~
vaincue que l
est un sous-ensemble de tout l'ensemble des applications
o
visées que
P continuera d'assumer. Choisir l
comme paradigme, croire
o
que l'extension E
de K peut lui être appliqué i.e croire donc que la
o
théorie est capab~e d'expliquer tel système physique, toutes ces opéra-
tions sont pragmatiquement réglées. La logique du premier ordre nous ap-
prend que la croyance exprime une attitude propositionnelle qui rend le
contexte opaque, et, par conséquent, n'est pas applicable pour décrire
l'hypothèse. Ce n'est plus le cas en logique modale où 'croire que'
,
'penser que',
'savoir que' deviennent des opérateurs modaux et épistémi-

148
que. Choisir 1
signifie que parmi les ensemble~ d'applications visées
0
possibles 1 disponibles à P au temps t
, P sélectionne 1
comme paradig-
o
0
me, et ce choix est soutenu par des données d'observation. L'observation
a ici un effet perlocutoire en ce qu'elle peut modifier l'attituoe
110U
l'état de croyance de P. Elle rend crédible le choix opéré par P.
Les logiciens et les philosophes du langage nous installent du
côté de la pragmatique dans la description de l'activité scientifique.
Dans la logique des modalités ou des mondes possibles (Hughes et Cresswell:
1968) , on dira que parmi les mondes possibles W (ou systèmes physiques
possibles 1) disponibles à P, W.
(soit 1 ) est le monde réel déterminé
1
0
(système physique) au temps t
. Et surtout le choix de 1
comme paradig-
o
0
me réputé pertinent pour la recherche d'autres systèmes physiques est une
chose convenue, i.e relevant de l'accord ou du consensus de la communauté
des experts délibérante.
Certes, Stegmüller n'en vient pas à de telles considérations. Il
introduit simplement les éléments qui jouent un rôle moteur dans les con-
cepts de 'théorie' et de 'soutenir une théorie' . Son objectif principal
est plutôt de rendre la rationalité à l'activité de recherche en progres-
sion. Mais ce faisant, il montre que les éléments qui rendent possible la
dynamique des théories sont
réinterprétables d'un point de vue pragmati-
que. Et cette réinterprétation n'est pas sans intérêt. Sans doute la des-
cription de Stegmüller reste encore superficielle, mais de tels éléments
doivent être resitués dans leur origine énonciative, dans le contexte qui
les rend probants. Si les experts, dans la quête des paradigmes novateurs,
s'accordent en général sur un paradigme primitif (1 ), cet accord n'est
o
possible qu'au terme d'un processus délibératif, au sens où il fait l'ob-
jet de communication entre eux. Communication ou dialogue entre experts,
nous nous trouvons dans une situation linguistique fondatrice : la contro-
verse méta-théorique. Pour tester la suffisance des concepts ainsi dégagés
par Stegmüller et au statut pertinemment reconnu pragmatique, il faudra
alors faire le procès du dialogue des savants. Je partage l'avis de Francis

149
Jacques qui propose une telle hypothèse (1982)
~
"Si l'on pouvait analyser le discours où s'enregistre la pratique
culturelle constituante, entendez le dialogue où s'instituent des signifi-
cations nouvelles, où s'élabore notre référence au réel, la controverse
rationnelle où se construit le consensus sur le type de problèmes qu'on
réputera pertinents pour la recherche scientifique 'normale'. On serait
capable de rejoindre les conditions catégoriales de la signification et
de la vérité ll • Pour ce faire, il est avant tout essentiel d'établir le
fait même de la controverse.

150
III - 2. LA FONCTION CRÉATRICE DU CONFLIT DES ÉCOLES
ETUDES D~ CAS : KEPLER ET EINSTEIN-BOHR
L'importance épistémologique et le caractère central des contro-
verses dans toutes les sciences viennent de ce que s'affrontent à propos
du réel au moins deux rationalités, pour ainsi dire, locales. L'histoire
des sciences montre non seulement qu'une stratégie discursive existe, mi-
se en oeuvre périodiquement avec ses enjeux catégoriaux,
ma~s
surtout
qu'un
tel phénomène est innovant. L'histoire de la physique le confirme
depuis Copernic -selon Kant-, sinon depuis Galilée, elle est en
grande
partie l'histoire des choix par lesquels le physicien instaure un
champ
de pertinence. Ces choix, ou mieux ces discussions qui y conduisent jouent
un rôle moteur dans la science. C'est la thèse défendue par Gérard Simon
(1979) qui réinstruit le contexte des découvertes de Kepler.
G. Simon montre que les catégories képlériennes, ses normes ra-
tionnelles sont culturellement situées, que les structures de pensée
de
Kepler obéissent à celles de son époque,
pu~sque,
explique-t-il,
"Ce sont là des choses qu'on partage, sous pe~ne de rester non
seulement incompris -il le fut en grande partie- mais de n'être
même pas reconnu -or, il le fut d'emblée par ses aînés et par
ses pairs" (G. Simon, 1979 : 455).
Méthodologiquement, G. Simon part de l'idée que pour analyser
les objets de découvertes ou les objets de pensée de Kepler (ou d'un au-
tre auteur quelconque) il est préférable, sinon requis, de faire au préa-
lable l'inventaire de leur contexted'occurence. Autrement dit, l'analyse
des contextes de découverte doit-être préalable et pertinente à celle des
contextes de justification (logico-empirique). C'est le site des relations
proprement pragmatiques. Des structures de pensée d'une époque aux objets
de savoir d'un chercheur, comme Kepler, il y a une structure pragmatico-
discursive où s'échangent les normes et catégories socialement partagées,

15 1
historiques et donc toujours renouvelables, en fonction desquelles
la
communauté des experts répute pertinentes les questions pour la recher-
che. La condition du progrès ou simplement de la naissance d'un champ
d'objectivité tient à cette communication entre les chercheurs contempo-
rains ou antérieurs.
c'est pourquoi, G. Simon relativise le concept bachelardien
d"obstacle épistémologique'. Loin de ne constituer qu'un obstacle gré-
vant l'élaboration dune nouvelle science, les savoirs pré-scientifiques
"ont aussi servi ( ... ) à collectionner les informations et à organiser
les conceptions qui servent de point et de lieu d'attaque à la restruc-
turation intellectuelle qui les fait tomber en désuétude" (op. cit. p.IS)
L'aspect négatif qu'ils constituent en tant qu'obstacle est compensé par
ce rôle positif créateur.
Kepler pense dans un système formel donné avec les catégories et
les normes qui sont les
siennes. Il trouve la tradition péripatéticienne
et géocentriste (Aristote, Ptolémée) confrontée au système héliocentriste
de Copernic ainsi qu'aux observations de Tycho-Brahé, excellent mathémati-
cien et astronome danois reconnu par tous ses contemporains. Le débat as-
tronomique touche tous les systèmes en concurrence. Il fonctionne dans la
rem~se en question des présupposés des uns et des autres,ainsi que des siens
}Jropres.
"Quand ·un
Kepler
réussit à prouver que les planètes décri-
vent une orbite elliptique, il ne se contente pas de suivre des
présupposés ( .•. ) ; il se trouve à chaque pas contraint de les
remettre en question. S'il est guidé dans ses hypothèses par les
a priori liés à son mode d'approche de l'objet, il doit sans ces-
se les confronter avec ce que les observations de Tycho-Brahé
apportaient et imposaient à une éventuelle réorganisation théori-
que". (ibid., p .18)
C'est la démarche scientifique qu~ est ici retracée. On assiste au conflit
des a priori sous forme de débat où se trouve ébranlé tout un système
ca-
tégorial, quand, par exemple, l'héliocentrisme s'oppose au géocentrisme.
(Cf. nos développements en 2.2.)

152
Après la confrontation entre les a priori opposés vient celle des a priori
avec l'expérience. S'il n'y a
de science que celle justifiée au plan logi-
co-empirique, il faut que les a priori et les hypothèses qu'ils permettent
soient soumis au tribunal de l'expérience. Il y a
"articulation entre les a priori qui président à l'objectivation
et l'a posteriori qui réagit sur les présupposés initiaux pour
aboutir à la formulation d'une hypothèse, d'une méthode, d'un
concept ou d'une loi". (ibid., p.19)
Gérard Simon montre qu'en Astrologie comme en Astronomie, Kepler travaille
avec des présuppositions métaphysiques et même religieuses et des catégories
en conflit perpétuel avec celles léguées par la tradition aristotélicienne.
Prenons deux exemples.
2.1. La critique astrologique
Kepler ruine la tradition astrologique qui interprête l'influence
du ciel sur la Terre)en se fondant sur un système de représentations réglé
par une logique du signe. Guidé par l'idée d'une unité physique du monde,
oeuvre divine, il lui substitue une autre interprétation réglée sur la re-
lation causale. Kepler veut' justifier par des causes physiques ou naturelles
une certaine pratique. C'est donc un souci fondationnel qui guide la con-
frontation des interprétations astrologiques tradionnelles avec ses propres
conceptions soumises à ses propres critères rationnels et religieux, et
qui l'amène à abandonner les fondements et le code anciens qu'il taxe d'ar-
bitraires .
La théorie des causes physiques justifie l'influence ou l'action
naturelle des astres sur les choses d'ici-bas: le Soleil, la Lune et la
nature variée des autres planètes constituent les causes principales. Au
fond, la véritable oriEine de l'ébranlement de l'Astrologie tient aux a
priori de Kepler. Elle "résulte, remarque G. Simon, d'une conception d'en-
semble de la rationalité, et non d'une mutation technique de la topologie
astronomique." (ibid.,p .96, c'est nous qui soulignons) Kepler
n'invoque

153
même pas "la fin d'un ordre cosmique géocentrique pour refuser l'idée que
le ciel est partagé en zones d'influence.Or il pouvait d'autant plus
le
faire que la position d'une planète dans un signe du zodiaque devient, avec
le mouvement
annuel de la Terre, une simple relation d'~ptique et non plus
une localisation absolue" (ibid .,p.95) Sa pensée est normée par
des
a
priori
d'ordre religieux. "Il considère comme insoutenable de justifier,
observe G. Simon, une pratique astrologique à l'aide d'une interprétation
de pure convention, fondée non sur la nature des choses mais sur une trans-
position métaphorique où les rapports entre les astres sont conçus sur le
modèle des rapports entre les hommes. Le danger est en ce cas fort
grand
de passer de la crédulité à l'impiété
de considérer les astres comme des
dieux
ou des démons, et de revenir aux pires superstitions
du paganisme
ou de la sorcellerie ,II (ibid., p. 95)
La pensée astrologique n'a pas à 'transformer des s~gnes en causes~
Peut-être comprend-on mieux la controverse entre Kepler et Fabricius, entre
deux modes de pensée quand on se réfère à leur origine énonciative. Fabricius
défend le système traditionnel, fondé sur l'arbitraire, alors que Kepler
pythagoricien oppose au code astrologique la nécessité mathématique. Ecou-
tons la réponse de Kepler à David Fabricius contestant sa théorie des as-
pects, la seule qui échappe à sa critique astrologique
'~u t'étonnes de me voir diminuer le nombre des maisons, quand
j'augmente celui des aspects. C'est que ce sont les hommes
qui
sanctionnent les premières, et la nature les seconds. Démontre-
moi les maisons anciennes, comme je te démontre les aspects nou-
veaux. Rends raison de leur nombre; prouve qu'il ne peut en exis-
ter ni plus, ni moins; déduis leurs causes de l'archétype même
du monde, des principes de la géométrie, j 'entends l~originelle
montre de leur distribution des exemples indubitables et éclatants;
montre enfin qu'il t'est facile d'en faire l'expérience, de ne pas
à la légère te laisser abuser
par elle, ni laisser subsister en
elle des ambiguités. Tout cela, je l'ai fait pour mes aspects"
(cité par G. Simon, ibid.,p. 128)

154
Kepler peut trouver un fondement géométrique, quasi divin, aux aspects,
à ces rapports angulaires ou êtres relationnels entre les astres.
Il
substitue un mode de pensée à un autre, il ne constitue pas une nouvelle
science au sens où nous l'entendons aujourd'hui.
Gérard Simon s'est attaché à montrer l'opposition des schèmes
catégoriaux dans l'oeuvre de Johannes Kepler. Il l'a fait dans le domaine
de l'Astrologie, mais c'est surtout en Astronomie qu'il va plus loin. En
effet, comment Kepler intervient-il dans le débat astronomique?
202. Les controverses astronomiques
Il ne s'agit pas, pour nous, de rechercher une certaine antério-
rité à l'oeuvre de Kepler, mais de rechercher les conditions de possibili-
té : le caractère controversial dont l'historien des sciences nous rend
compte.
Qu'il s'agisse de la loi des aires, de l'ellipticité de l'orbite
planétaire ou du rapport constant entre les carrés des périodes et les
cubes des grands axes, le processus de découvertes de ces trois lois, dont
la modernité sera reconnue et confirmée dans la théorie newtonienne de la
gravitation universelle, s'enracine dans un monde et dans une culture don-
née qui en sont ses conditions de possibilité même. La pensée astronomique
de Kepler, autant que la pensée astrologique, loin de se déployer dans la
pure évanescence de soi, dans la solitude absolue d'une tour d'ivoire, se
trouve en constants débats, polémique avec celle de ses prédécesseurs et
de ses contemporains.
La problématique ké'plérienne était de "saisir la raison d'être
des distances au soleil des différentes planètes, et le lien qui unit leurs
périodes de révolution à la grandeur de leurs orbes".(G. Simon, 1979 : 235).
Il s'agissait ainsi de justifier l'ordre rationnel que doit représenter le
monde. Le projet est cosmologique, le procès a priori et
les
prémisses

155
métaphysiques, voire religieuses. Mais il ne suffit pas d'avancer la pro-
blématique dont nous verrons que la condition de génèse se trouve chez
Copernic. Il faut encore qu'elle soit pertinente et acceptable: il en va
de la possibilité même de sa résolution.
Or, Tycho-Brahé, mathématicien Impérial et le plus grand astro-
nome danois reconnu tel par ses contemporains, accueille la pertinence du
programme du mystère cosmographique. La correspondance s'instaure entre
les deux hommes. Il y a même collaboration à partir de 1600. G. Simon ex-
plique
que Kepler envoya à Tycho-Brahé le Mystère cosmographique accom-
pagné d'une lettre lui demandant
ce qu'il en pensait. Tycho-Brahé accepte
la question qu'il se pose, mêm~s'il accueille avec beaucoup de réserve la
possibilité de la résoudre a priori. Ecoutons sa réponse : I~on livre me
plaît beaucoup,
( ...). C'est une idée ingénieuse et bien élaborée d' asso-
cier comme tu le fais les distances et les circuits des planètes aux rap-
ports mutuels des polyèdres réguliers.Cela donne pour une grande part des
résultats satisfaisants; à ceci près que les proportions
admises par
Copernic n'y correspondent pas toujours très exactement, et que surtout
elles s'écartent elles-mêmes nettement des phénomènes. C'est pourquoi je
loue ton ardeur à poursuivre ces réflexions et ces recherches, ma~s
je
n'irai pas jusqu'à les approuver en tout." (cf. G. Simon, 1979 : 236-237)
On le voit, il y a accord sur la problématique. Sans doute l'essentiel
était-il de trouver la bonne question, qui, au vrai concerne la rationali-
té des proportions du monde.
Toutefois, la solution képlérienne du problème posé ne saurait
conven~r à Tycho-Brahé. Il y a une justification: le partage de tous les
présupposés sans exception est loin de se faire entre les deux hommes.
Kepler procède a priori, i.e raisonne à partir de préconception~ tandis
que Tycho procède a posteriori,i.e expérimentalement. Contre une justifi-
cation théorique qui gêne les calculs de Copernic et qui se situe hors
contexte expérimental, Tycho défend une astronomie de l'observation.

15b
La question pertinente pour nous, celle-là même que s'est posée
G. Simon, concerne la découverte d'une telle problématique. Kepler a trou-
vé la bonne question : comment celle-ci a t-elle été trouvée? Voilà
qui
nous conduit à instruire le questionnement képlérien, i:e le processus mê-
me qui aboutit à la question. Il n'est nul doute, en effet, que celle-ci
soit solidaire d'un contexte chargé de présuppositions précises qU1 enga-
gent
justement le conflit entre deux savants, entre deux écoles. Et un
tel conflit lorsqu'il est bien mené est productif. Au vrai, c'est
cette
confrontation des catégories qui, si elle réussit, est génératrice d'un
nouveau champ d'objectivité.
"Il nous faut tenter de comprendre comment et pourquoi il (Kepler)
a pu ainsi renover l'astronomie, et la transformer au moins
à
titre de programme en physique céleste, en partant de conceptions
qui n'étaient ni physiques ni même astronomiques, mais bel
et
bien métaphysiques".( G. Simon, 1979 : 239)
La pensée de Kepler est alimentée par des conceptions et des dé-
marches techniques astronomiques disponibles à son époque. Kepler pose et
prolonge les questions déjà posées par Copernic dans les Révolutions
des
orbes céleste~.
La question traitée lui est donc livrée par Copernic.
Kepler se trouve en présence de trois théories concurrentes : Ptolémée,
Tycho-Brahé et Copernic. Il opte pour le dernier dont il croit la théorie
vraie, parce qu'elle a un plus grand pouvoir explicatif, et qu'elle est
plus simple. L'idéal
de simplicité est pour lui un critère de préférence
théorique.
Il nous faudra ainsi reconstruire la problématique képlérienne
en commençant par Copernic. (1)
(1) Pour une vue plus détaillée, se reporter à G. Simon (1979) ch. V :
'Copernicianisme et Pythagorisme'p.234-292. Voir également ch. VI-l
:
'Tycho-Brahé et Kepler' (pp. 295-308)

1)7
2.2.1. La théorie copernicienne
Aristote et les Anciens défendaient et professaient l'idée d'une
hiérarchisation des astres selon laquelle la Terre était l'astre le plus
bas. Le monde restait fini chez Aristote, comme chez Ptolémée. Au-delà de
notre monde, il y avait la sphère des esprits intelligibles et incorrupti-
bles.
Copernic étudie Aristote et Ptolémée. Son problème est de fonder
un système planétaire aussi complet que possible, afin de trouver l'ordre
véritable de l'Univers. Pour ce faire, il repense les rapports entre les
planètes. Son hypothèse est, à ce point de vue, scientifique; elle est
fondée sur le calcul et l'observation. La démarche est objective et non
plus spéculative. Avec Copernic on passe du géocentrisme à l'héliocentris-
me : la Terre n'est plus le centre du monde, mais le soleil devient
le
centre. La Lune devient un satellite de la Terre. Copernic bouleverse le
système de Ptolemée ; il procède à une nouvelle hiérarchisation du monde
à allure scientifique. Il ne remplace pas une structure mythique du monde
par une autre.
Toutefois, la théorie copernicienne comporte des difficultés
non résolues. Pour relativiser ce qui vient d'être dit, des remarques
s'avèrent nécessaires. Copernic s'appuie sur les résultats des observa-
tions de ses prédécesseurs. Il instaure
la Trigonométrie, ce qui est à
mettre à son actif. Mais il observe peu lui-même.
Sans lunette astrono-
mique qui apparaît au temps de Kepler, il utilise des observations dou-
teuses. Son travail est par conséquent en grande partie intellectuel.
D'un point de vue scientifique il y a eu révolution copern1c1en-
ne, quand bien même la théorie apparaît plus clairement avec Galilée (1)
Copernic représente chez Thomas Kuhn un changement de paradigme et
non
(1) voir l'excellent ouvrage de M. Clavelin, La philosophie naturelle de
Galilée, A. Colin, Paris, 1968

158
un changement de théorie, en ra1son de l'absence de faits nouveaux, en
raison aussi de la prolifération de thèses métaphysiques. Gusdorf consi-
dère, pour sa part, que la révolution, c'est Galilée et non Copernic;
C'est Kant qui parle de révolution copernicienne. Toutefois, avec Copernic
s'ouvrent les temps modernes en Astronomie.
L'héliocentrisme remet en question l'intégralité de la physique
traditionnelle, et d'abord la conception générale du mouvement. G. Simon
nous rappelle cette bataille entre deux mondes, entre Copernic et les An-
ciens. Le système copernicien s'affranchit de la conception traditionnelle
du mouvement. Loin du concept classique(l), le mouvement est conçu par un
aristotélicien comme un processus transitoire par lequel tout corps réali-
se son essence, définition chargée des présupposés métaphysiques d'acte
et de puissance. Toute la dynamique
est fondée sur le principe que tout
mobile présuppose un moteur. Il faut donc distinguer dans la théorie
du
mouvement l'origine des causes qui le provoquent et l'essence des corps
qui le subissent.
Il Y a d'abord deux sortes de mouvement: le mouvement naturel
qui résulte de l'essence même du mobile en tant qu'il se réalise en acte,
et le mouvement violent qui résulte d'un accident, empêchant ainsi, pour
un moment, la réalisation de l'essence du mobile. Cette distinction est
fondée sur l'opposition naturelle des graves (lourds) qui tendent vers le
bas et des légers qui tendent vers le haut. Ensuite, parmi les mouvements
nautrels, on distingue ceux qui appartiennent au monde sublunaire (dont
la Terre)
et ceux du monde supralunaire. En effet, explique G. Simon,
"l'opposition
des graves et des légers ne recouvrant que les mouvements
(1) Le mouvement est défini comme suit:"état dans lequel se trouve un corps
à un instantdéterminé( ... ), en l'absence d'une force qui viendrait modi-
fier sa vitesse et sa trajectoire, un mouvement rectiligne uniforme se pour-
suit indéfiniment. '1 (G. Simon, 1979 : 243)

159
naturels de la sphère sublunaire, les seuls à être rectilignes. Au-dessus
de la Lune, il existe un tout autre genre de mobile, auquel correspond un
mouvement naturel spécifique, cette fois circulaire et uniforme : celui
dont sont animés les astres." (ibid .,p .244).
La théorie du mouvement traditionnelle est donc liée à la cosmo-
logie qui divise le monde en deux régions hétérogènes. Le mouvement
est
d'essence différente
: les cieux -au-dessus de la Lune- sont, le règne
des choses éternelles, incorruptibles, impondérables. Le mouvement ne peut
y introduire de changement, ne saurait les affecter, mais révèle leur 1m-
mutabi li té, leur être propre de 'corps cé les tes' .
Récapitulons pour une vue synoptique
monde sublunaire
monde supra lunaire
corps terrestres
corps célestes
corruptibles
incorruptibles
)lnaturels
mouvement unique:naturel
2 mouvements
\\violents(accidentels)
absence de mouvement
violent
mouvement d'essence
rectiligne
circulaire et uniforme
corps en acte et en puissance
corps en acte :en leur
corps en puissance : tendance
lieu propre.
naturelle à gagner le centre
Les régions célestes
de"la T erre (le lourd), OU à
formes des orbes solides
s'élever vers le ciel (le léger)
qui sont les 'cieux'.
Conception fondée sur les 4 élé-
ments :
feu
au PIf' léger ~,ubtil
a1r
eau
impondérables
Terre
âu plus lourd -grossier
Tout changement
tout mouvement
imprimé à un corps le contraindra
à rejoindre son milieu naturel.

160
Le mouvement est conçu dans les deux mondes comme un processus
de réalisation de son essence pour un corps. Copernic se trouve confronté
à une physique qualitative, à une cosmologie géocentriste,à une conception
du mouvement liée à une répartition physique des éléments en régions qua-
litativement différenciées. Il est confronté à une théorie qui rationalise
les données de l'expérience immédiate perceptive. C'est tout un système
qu'il va remettre en question. Toutefois, à l'absence de faits nouveaux
pertinents pour son hypothèse, il ne peut réfuter les objections contre
l'héliocentrisme. Ses justifications et ses répliques aux objections, ob-
serve G. Simon, ne sont recevables qu'à l'intérieur de son contexte théo-
rique. Ses opposants refusant une telle indexation, condition de validité,
il se passe un "dialogue de sourds". La transgression des codes respectifs
s'avère difficile.
Copernic continue de défendre l'idée que la Terre est une planèt(
et réciproquement que les planètes doivent être des sortes de r erre. Le
privilège accordé à celles-là s'évanouit. L'idée d'unité norme la pensée
de Copernic, qui soumet la question et ses convictions profondes au pape
Paul III dans sa lettre-préface. Son inquiétude, quant à l'avenir de l'As-
tronomie, est d'ordre métaphysique et religieux. Il s'agit de dégager l'ex'
cellence du plan de la création, son unité.
~r les travaux de Ptolemée,
ainsi que ceux des Anciens, n'ont
fait que s'éloigner de cette unité, pou:
s'attacher à 'sauver les phénomènes'. Ptolemée comme Aristote ont élaboré
une théorie réaliste pour démontrer et attester que ce que l'on voit est
ce qui est. Tel est le réalisme de la perception opposé au réalisme géomé-
trique de Copernic. Il est inutile, selon lui, de tenter de sauver
les
phénomènes, les apparences, car ce que l'on voit n'est peut-être pas la
réalité. Dans l'Almageste, Ptolemée est allé jusqu'à utiliser une nouvelle
technique, celle de l'équant, à imaginer des excentriques, ce qui oblige
à renoncer, au nom de l'observation, à l'uniformité physique
des mouve-
ments célestes.

161
Copernic ne peut saisir cette innovation offerte par Ptolemée (1).
La circularité et l'uniformité des mouvements célestes demeurent encore un
dogme intangible. On peut dire av.ec G. Simon qu' "avant Copernic la recher-
che ne pouvait porter sur la trajectoire de la planète, puisqu'on ne sa-
vait pas mesurer son éloignement ; on ne connaissait que les distances an-
gulaires
sous lesquelles on voyait ses positions successives, ce qui COn-
duisait naturellement pour les prévoir à des montages circularistes. C'est
pourquoi l'astronomie antique n'a nullement pour objet les orbites,
ma1S
les orbes des astres" (ibid. p 265).
En ce qui concerne Copernic, "malgré les possibilités de calcul
ouvertes par sa redistribution cosmologique, il continue à penser à l'in-
térieur de la problèmatique des orbes" (ibid. p. 271). Il ne fait
jouer
aucun rôle dynamique au soleil , qui pourtant est le centre de tUnivers,
et autour duquel s'élèvent les orbes. Ceux-ci sont sphériques, de même que
la Terre, ce qui explique leur mouvement naturel circulaire et uniforme:
"pour lui, une sphère qui ne serait
soumise à aucune contrainte tour-
nerait spontanément sur elle-même, sans aV01r besoin d'aucun moteur exté-
rieur" (G. SiDon, p. 271)
En outre les orbes sont conçus comme des réali-
tés physiques, et les planètes sont serties en eux. Dès lors les planètes
tournent parce que les orbes tournent.
C'est dans cette ambiance culturelle et intellectuelle que prend
place l'oeuvre astronomique de Kepler. Certes, l'expressionJsinon l'analyse
même de G. Simon, comporte un aspect sociologiste. Nous n'insistons pas sur
ce point là. Nous sommes plutôt attentifs au fait historique de l'existence
et de la fécondité d'une certaine stratégie discursive dans l'oeuvre
de
Kepler. Nous n'exposerons pas ici de façon exhaustive cette pensée qui en-
tre en controverse avec celle d~ Copernic, ainsi qu'avec les observations
(1) Pour le détail sur la technique de l'équant,voir G.Simon, op.cit .p.268-2

162
de Tycho-Brahé. Le liure de G. Simon est à ce point un excellent guide.
Nous irons précisément emprunter à ses propres conclusions qui résument
bien le processus de découvertes de Kepler, découvertes rendues possibles
grâce aux travaux antérieurs et contemporains.
2.2.2. Les découvertes de Kepler
Elles ont eu pour conditions de possibilité les controverses sur
les fondements, sur les présuppositions catégoriales. G. Simon le résume
ainsi:
"Parti d'une hypothèse cosmologique apriorique très surprenante,
celle de l'organisation du système solaire selon les proportions
des cinq polyèdres réguliers, il est conduit à s'interroger sur
les données numériques adoptées par Copernic, et surtout à mettre
en doute l'application technique que celui-ci fait de l'héliocen-
trisme
il pense que même dans les calculs il faut situer au
centre le soleil vrai et non sa position moyenne, et que les pla-
nètes étant d'autant plus lentes qu'elles sont plus éloignées,il
faut renoncer à leur attribuer un mouvement uniforme. De ce fait,
il revient au modèle ptûleméen de l'excentrique avec point équant,
contre les modèlès épicyc1iques adoptés par Copernic et Tycho -
Brahé." (ibid. p. 450)
En gu~se de commentaire, nous pouvons reven~r sur l'explication
donnée par G. Simon. Kepler reprend les Anciens par
Copernic. Pour la tra-
dition astronomique, plus une planète est éloignée du centre du monde, plus
longue doit être sa période de révolution(cf. Aristote, Traité du ciel,
Livre II, ch X) Ptolemée ne se conforme pas à la règle, puisque les planè-
tes inférieures que sont Mercure et Vénus, effectuent chez lui
le
tour
complet de leur déférent (cercle-décrit par le centre de l'épicycle) exac-
tement dans le même temps que le Soleil, tous trois en un an.
Copernic
respecte la règle en insistant sur la concordance entre la grandeur des
orbes et la durée de leur circonvolution. Kepler va plus loin. Il s'agit
de rechercher le rapport de la période de chaque planète à sa propre orbe.

lô)
Il s'avise de deux choses: la durée de révolution d'une planète est en
fonction du trajet à parcourir et la vitesse de rotation est en fonction
de sa proximité au soleil. Il conclut aux causes physiques
"les forces
motrices qui animent les planètes s'affaiblissent à mesure qu'elles sont
plus lointaines". Il rend compte de cet affaiblissement en l'imputant aux
vertus mouvantes qui émanent du soleil.
Kepler fait jouer au soleil
au 'Dieu
Visible', un rôle dyna-
t
m1que. Il fait ses calculs non plus avec un soleil moyen
mais avec
le
t
soleil vrai
et joue Ptolemée contre Copernic
en renonçant à l'uniformi-
t
t
té des mouvements
circulaires. A l'inégalité des mouvements correspond
leur non-circularité. Kepler dispose des données observationnelles de
Tycho-Brahé
qui permettront de tester la validité de ses propres hypo-
t
thèses. Seulement voilà: "il constate avec surprise qu'elles ne suffi-
sent pas
comme il le pensait
à assurer aux planètes une trajectoire par-
t
t
faitement circulaire." (G.Simon, p. 450) Et c'est alors qu'il va découvrir
sa loi des aires
PU1S établir l'ellipticité des orbites. "Il s'engage dès
t
lors dans l'étude des causes de leur mouvement, passe résolument dans la
technique elle-même à un point de vue dynamiste, et réussit grâce à des
approximations équivoques ~ formuler la loi des aires".(ibid. p. 450)
des aires égales sont parcourues en des temps égaux. Avec cette loi, il
remet en question la circularité des mouvements et parvient à établir que
les orbites des planètes sont elliptiques. Avec Kepler s'effondre l'astro-
nomie antique. Il n'y a plus d'orbes soliqes depuis les critiques de Tycho-
Brahé. Il s'ensuit une "transformation de l'approche méthodologique et con-
ceptuelle des problèmes astronomiques" . . . . On étudie non plus les apparen-
ces mais les causes du mouvement, ce qui fait "gagner à l'astronomie
un
niveau supplémentaire d'abstraction". (ibid. p. 452)
Gérard Simon fait observer que pour formuler et contrôler ses
hypothèses, Kepler ne disposait pas d'une physique mathématique préalable-
ment constituée ni d'aucune discipline du genre. C'est que précisément sa
pensée était normée par des a priori métaphysiques et même religieux :

164
"La forme métaphorique ( ... ) de la sphère comme symbole de la
Trinité et modèle originaire de toute chose, soutient son ~nven­
tivité ( ...). C'est à elle que l'on doit ( ... ) l'adoption
du
soleil vrai pour centre du système planétaire, la conviction
qu'il existe des rapports significatifs entre la grandeur des
orbes et celle des périodes, puis entre les distances et
les
vitesses; avant qu'elle ne l'amène
, par les harmonies prêtées
aux mouvements, à sa troisième loi ," (G. Simon, 1979 : 453)
Le type même de rationalité qu~ se manifeste dans la pensée
de
Kepler correspond bien à celui d'une époque. Il suffit, pour s'en convain-
cre, de considérer ses dettes à ses prédécesseurs: 'il emprunte à Nicolas
de Cues le sens qu'il confère à la distinction du Courbe et du Droit; il
rencontre Ptolemée dans son analyse des harmonies célestes, et il peut po-
lémiquer avec Robert Fludd, médecin anglàis, alchimiste et rose croix, qui
lui aussi avait écrit un traité sur la portée universelle des proportions
harmoniques." (G.Simon, ibid. p. 455) Il faudrait aussi ajouter ses corres-
pondances astrologiques avec son ami David Fabricius.
Toutefois, en se référant à un tel contexte, Kepler ne s'y laisse
pas enfermer. Au contraire, il le remet en question: nous avons vu comment
en Astrologie le schème de causalité, par exemple, s'était substitué
aux
opérateurs logico-sémiques de la tradition, répondant ainsi
à
un besoin
conceptuel nouveau.
Certes, Kepler est un auteur de transition. Il ouvre
la voie
sûre à la physique classique qu'il ne peut évidemment pas consti-
tuer. Il a fait un bout de chemin intéressant qui nous permet de constater
avec G. Simon que:
"le caractère composite des a priori kép1ériens nous paraît jeter
quelque lumière sur la manière dont ceux-ci en général se transfor-
ment ... Si les catégories émanent d'un fonds culturel daté et im-
posent leurs normes à quiconque commence à penser, il ne s'ensuit
pas qu'elles soient hors d'atteinte de l'activité qu'elles orien-
tent, loin sIen faut." (G. Simon, ibid. p. 462)

165
c'est dire que la controverse a lieu
à propos des catégories, des a priori
celles-ci peuvent résister et être maintenues ou, au contraire, être élimi-
nées.
c'est un tel fait que G.Simon a établi en étudiant l'oeuvre de
Kepler. La pensée de celui-ci est conforme à la structure de pensée d'une
époque donnée qui constitue, si l'on veut, son origine énonciative. Mais
Kepler ne se contente pas de répéter les anciens. La structure de discus-
sion se laisse repérer dans le cheminement de ses recherches. Toutes ses
découvertes sont le fruit d'une constante confrontation de points de vue
fondamentaux avec ses prédécesseurs et avec ses contemporains dont l'enjeu
concerne la meilleure théorie du réel possible.
Ce fait n'est pas unique. L'histoire des sc~ences est pleine de
ces exemples. Au débu~ de ce si~cle, il y a eu, dans le domiine mathémati-
que, la querelle sur l'axiome de choix introduit par Zermelo, querelle ré-
glée entre Hadamard, Borel, Lebesgue, entre formalistes et intuitionnistes
constructivistes. Le débat est profond qu~ touche l'existence des
êtres
mathématiques. J .T . Desanti a réfléchi sur ce problème épistémologique.
Mais il y a eu aussi, en physique, le débat entre A.Einstein et N. Bohr
sur un concept essentiel à la mécanique quantique, celui de probabilité
que rapporte Bohr lui-même (1961). Cet exemple de la mécanique quantique
est discuté
par F. Jacques (l985)~ afin de préciser "la nature de la con-
troverse méta-théorique comme débat à implications catégoriales". C'est
dans une telle perspective que nous envisageons ce même contexte argumen-
tatif .
2.3. Etude de cas
La discussion Einstein - Bohr
C'est à Niels Bohr (1961) que nous empruntons le rapport épisté-
mologique de ses discussions avec Albert Einstein. Bohr a lui-même réfléchi
sur de telles controverses afin de
"montrer à de plus larges cercles le rôle essentiel du libre

166
échange des idées dans les progrès d'une science où les nouvelles
expériences nous ont sans cesse obligés à reconsidérer nos con-
ceptions" (1961
: 55)
Dans une de ces conférences, il signale encore ce fait central suivant
'Toute l'évolution des SClences physiques nous apprend que c'est
souvent en un choix correct des définitions que se trouve le germe
d'un développement fécond."
(op. c i t . : 50)
(1)
On peut commencer par préciser les sources du débat.
2.3.1 - Le contexte problèmatique
De quoi est-il question dans la controverse? Il s'agit au départ
de prendre position à propos de l'abandon de certains principes habituels
de la philosophie de la nature, abandon dû au développement récent de la
physique avec la découverte par Planck du quantum universel d'action. Cette
découverte a pour conséquence de réduire les théories classiques de la phy-
slque à de simples idéalisations, non applicables en micro-physique,
(2),
ou si l'on préfère, applicables seulement dans les cas où toutes ces
actions mises en jeu sont supérieures au quantum.
La découverte de Planck remet
ainsi en question les présupposés
classiques. Faut-il renoncer au mode causal de description qUl caractérise
la physique classique? Einstein, malgré l'évidence des résultats de ses
propres travaux qui remettent en question l'idéal explicatif classique,
s'oppose farouchement à son abandon, espérant qu'à terme cet inconfort se-
rai t levé.
Bohr raconte la grande contribution d'Einstein à la théorie quan-
tique (1905)
: elle "fut justemênt de reconnaître comment des phénomènes
(1) C'est nous qui soulignons.
(2) Sur ce point on peut se reporter à 1. Prigogine et 1. Stengers(1979)

167
physiques, tels que l'effet photo-électrique, peuvent dépendre directement
d'effets quantiques individuels". (p. 57) On s'explique que "tout processus
de rayonnement comporte l'émission ou l'absorption de quanta individuels
de lumière,ou 'photons', dont l'énergie et l'impulsion sont respectivement
E = hv
et
P = ha
h étant la constante de Planck; v et cr le nombre de
vibrations par unité de temps et le nombre d'ondes par unités de longueur"
(p. 57) • Or, et c' es t là le probl ème obj ectif ou théorique qui a déclenché
toutes les discussions "l'idée même du photon impliquait un dilemme complè-
)
tement insoupçonné : en effet toute image corpusculaire simple du rayonne-
ment est évidemment inconciliable avec les effets d'interférences,
qU1
présentent un aspect si essentiel des phénomènes radiatifs et ne peuvent
être décrits qu'à l'aide d'un schéma ondulatoire." (p. 57). Et, qui plus
est, ajoute Bohr, "les effets d'interférences offrent le seul moyen dont
nous disposions pour définir les concepts de fréquence et de longueur d'on-
de
qui entrent dans ,l'expression même de l'énergie et de l'impulsion du
photon". (pp. 57-58) .
Il s'ensuit qu'une analyse causale des phénomènes radiatifs est
exclue, au profit d'une analyse en terme de probabilités. Le débat apparaît
alors où il faut choisir entre les significations à donner .au concept
de
probabilité, concept
dont ne saurait se passer la Mécanique quantique.
2.32 - L'introduction des probabilités
Pour Bohr, l'usage des probabilités diffère des usages familiers
où les statistiques sont des "moyens pratiques de traiter des propriétés
des systèmes à structures très complexes". Bohr est partisan d'une inter-
prétation des probabilités en termes fréquentistes, s'opposant ainsi à la
conception usuelle globaliste à-laquelle adhère Einstein, pour qui les pré-
suppositions catégoriales de continuité et de causalité constituent des ca-
tégories d'intelligibilité auxquelles devraient se conformer l'esprit scien-
tifique. Bohr,contrairement à Einstein,
accepte l'idée que le cadre
des
concepts
classiques ne rend p~s compte des caratères d'indivisibilité,ou

16G
d'''individualité'', des processus élémentaires. Il justifie l'introduction
des probabilités par des preuves empiriques :
"la découverte par Rutherford du noyau atomique (1911) révéla
aussitôt combien les concepts de la mécanique et de l'électro-
magnétisme classiques étaient impropres à exprimer la stabilité
inhérente à l'atome" (p. 58)
Puis se fondant sur une des conséquences capitales des lois spectrales (1),
il explique que
"l'idée même d'états stationnaires est incompatible avec toute
règle fixant on choix entre ces transitions et ne laisse place
qu'à la notion de probabilité relative des processus individuels
de transition" 0(p. 59)
Une remarque sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin au ch 111-4 .
concerne cet élément introducteur : la structure de discussion est de mise
pour son acceptation et,pour son traitement opératoire. Le cas présent est
éloquent en ce sens 0
Il faut sans doute rappeler -comme le fait Bohr lui-même dans son
rapport- qu'on ne dispose pas à cette époque d'une théorie quantique géné-
rale et non-contradictoire. ~e manque ne vient pas arranger les choses 0
En 1913, dans une conférence, Einstein n'a pas caché son indignation:
"ces considérations entrent en conflit avec le schéma conceptuel,
d'une logique admirable, que l'on a appelé à bon droit la théorie
classique de l'électrodynamique. (0.0) J'ai essayé de vous commu-
niquer l'impression que -justement par une analyse plus poussée
du conflit- il serait possible avec le temps d'établir également
entre les idées nouvelles une certaine cohérence"(Bohr,1961
: 60)
(1) "un atome dans un état excité aura en général la possibilité d'opérer
des transitions avec émission de photons vers l'un ou l'autre
de ses états
d'énergie plus basseo"(Bohr,
1961
: 59)

169
Etonnante, admirable attitude d'Einstein qui, lors même qu'il formule des
règles statistiques générales gouvernant l'apparition des transitions ra-
diatives entre états stationnaires, ce qui atteste ainsi le caractère fon-
damental de la description statistique, manifeste sa répugnance à de telles
conclusions. Il est étonnant de se rendre compte qu'au fond de sa
pensée
travaille tout un processus de légitimation catégoriale. Il y a heurt des
a priori en présence sur le mode de description de la réalité physique.
"Il subsistait certaine différence, explique Bohr, dans nos attitudes et
nos tendances car, sachant magistralement coordonner des expériences con-
tradictoires en apparence, sans abandonner ni la continuité, ni la causali-
té, Einstein hésitait à renoncer à cet idéal." (pp. 61-62)
Einstein réclame à la mécanique quantique la description complète
des phénomènes atomiques, et cela, malgré les expériences qui mettent de
plus en plus en évide~ce
l'impossibilité, sinon l'irrecevabilité d'une
telle requête. On se rappelle que
c'est le même genre de débat sur la mê-
me question qui a longtemps opposé Max Born et Albert Einstein dans leur
correspondance. Il leur a même fallu
ici un arbitre, en la personne de
V. Pauli
pour clarifier ou expliquer à l'un et à l'autre les idées de l'un
et de l'autre. Après quoi,'Born et Pauli se rendent compte que l'exigence
d'exhaustivité formulée par Einstein est analogue à la question de trouver
le "nombre d'anges se tenant sur la pointe d'une aiguille". Selon
eux,
comme il apparaît aussi à Bohr, cette exigence n'est pas pertinente pour
la recherche en mécanique quantique. Ils ont avec eux les expériences qui
appuient leur thèse et qui les confortent. Max Born (1965), par exemple,
n'hésite pas à faire des calculs mathématiques très sophistiqués, à
les
éprouver par des expériences de pensée, croyant que la question einstei-
neinne réside seulement en une solution théorique.
En effet, l'expérience n'épuise pas la question d'Einstein.Faut-
il alors élargir la théorie? Voilà que se pose le préalable d'une théorie
quantique plus générale qui rende mieux compte des phénomènes. La dualité
onde-corpuscule jusque-là restreinte aux propriétés du rayonnement
doit

170
s'élargir au comportement des particules matérielles. Heisenberg, Born,
Jordan et Dirac inventent un formalisme où il n'est plus du tout question
du symbolisme classique à variables cinématiques et dynamiques, et qu~ se
montre "capable d'englober le principe d'exclusion" mutuelle, bref un for-
malisme "fécond et bien adapté aux faits". En 1927, Heisenberg établit ses
'relations d'incertitude" : "la connaissance que l'on peut avoir de l'état
d'un système atomique doit toujours comporter une
'indétermination'
parti-
culière" (in Bohr :65), principe qui marque la "connexion intime entre la
description statistique de la mécanique quantique et les possibilités
de
mesure effective."(Bohr:66). Oe qui fait dire?l K. Hübner que àens
la 'rl1i-
losophie'
de Copenhagu)la réalité est bien ce qui est mesurable; et réci-
proquement une mesure constitue la réalité \\1978 : 75).
Au Congrès International de Physique tenu en septembre 1927 à
Côme, Bohr défend son p~int de vue 'complémentariste'. Il Y est amené par
la considération du problème même de l'observation en physique atomique.
En effet, les résultats obtenus dans des conditions expérimentalement dif-
férentes ne peuvent pas être représentés par un schéma unique : de tels
résultats doivent être considérés comme complémentaires puisque, "seule
la totalité des phénomènes 'épuise l'information possible sur les obj ets"
(p. 67) . C'est pourquoi, explique-t-il, "tout essai de localisation plus
exacte de la collision entre le photon et l'électron exclurait la déter-
mination précise du bilan d'énergie et d'impulsion". (p. 68) Et
c'est
également la raison pour laquelle "l'étude de phénomènes complémentaires
exige des dispositifs expérimentaux s'excluant mutuellement". (p. 68).
Il Y a une différence de fait avec la théorie de la relativité
qui maintient la description causale, lors même qu'en théorie quantique
l'interaction incontrôlable entré objets mesurés et instruments de mesure
oblige à y renoncer.
Tel est l'état de la question lorsque Niels Bohr et Albert
Einstein se rencontrent à Bruxelles, en octobre 1927, à la cinquième

171
conférence de physique de l'Institut Solvay) sur le thème "Electrons et
photons". Einstein manifeste son inquiétude profonde de voir jusqu'où va
en mécanique quantique l'abandon de toute description causale dans l'es-
pace et le temps. Il continue de soutenir sa thèse qu'une description plus
complète est possible à terme) que la nature ne joue pas au dé et il main-
tient que cette exigence devrait être prise en compte par le programme
quantique. Son obstination à la 'construction d'expériences) au montage de
dispositifs expérimentaux 'pseudo-réalistes') qui font comprendre logique-
ment le parti pris statistique dans toute description en mécanique quanti-
que. On peut observer avec Francis Jacques qu "'il y a) essentiel
à la
constitution de la théorie) tout un travail conceptuel par expériences de
pensée confrontées" (1980 :138) N. Bohr reconnaît)lui aussi) la fécondité
'des doutes' et des 'critiques' formulés par A. Einstein qui les "incitè-
rent tous de la manière la plus heureuse à reconsidérer les divers aspects
de la situation qui se, présente dans la description des phénomènes atomiques"
(p.78) On le sait) le débat Einstein-Bohr s'est poursuivi jusqu'à la mort
du premier en 1955 et ne s'est jamais éteint. Il continue aujourd'hui
de
nourrir les questions actuelles en physique
.(cf. Les lettres épistémolo-
giques de l'Institut Gonseth)
Einstein reste attaché à son idéal de description causale. Selon
lui les principes explicatifs qui fonctionnent dans la science classique
sont applicables à tout domaine de la physique) et donc capables de faire
l'accord de tous les esprits. Il ne se fait pas à l'idée de Bohr qu"'il
n'est guère possible d'avoir confiance en des principes ancrés par l'habi-
tude) quels qu'ils soient et quelle que soit leur généralité."(Bohr) 90-91).
Seule) l'exigence de cohérence logique peut être maintenue. La théorie des
quanta
est-elle consistante?
La nouvelle arme de guerre d'Einstein est alors d'éprouver
la
validité logique du formalisme mathématique. Einstein éclaire
a1nS1
un
aspect nouveau du problème. Dans l'article intitulé "la description de la

172
réalité physique par la mécanique quantique peut-elle être considérée
comme complète? "qu'Einstein publie en 1935 avec Podolsky et Rosen,ils
exigent a priori que la mécanique quantique prédise "avec une probabilité
égale à l'unité" la valeur d'une quantité physique, laquelle correspondrait
alors à une réalité physique. Et puisque ce n'est pas le cas,
ils
en
concluent logiquement qu'elle "ne fournit pas une description complète de
la réalité physique" (in Bohr, p. 95). Assurément, s'avisera Bohr, le dé-
bat, en physique atomique, permet de dépasser le domaine accessible
aux
représentations intuitives.
Il faut prendre garde à ce genre de débats qui portent sur les
présuppositions catégoriales, en l'espèce sur l'existence d'une réalité
physique dont l'accès n'est plus direct. On comprendra ainsi le "difficile
accord entre philosophes et physiciens, surtout entre physiciens d'écoles
différentes"
(Bohr, p, )07). Certes, les controverses n'ont pas abouti à
mettre les deux hommes sur la même longueur d'onde; l'essentiel est toute-
fois, selon le mot de Bohr, de "surmonter une véritable crise de la physi-
que",
(p. 106). En quoi la controverse est un fait éminemment positif.
Dans l'harmonisation du contenu et de la forme, elle nous apprend une fois
de plus qu"'aucun contenu n'est saiSissable sans un cadre formel et que
toute forme, quelle qu'eût été jusqu'alors son utilité, peut se montrer
trop étroite pour embrasser des faits nouveaux d'expérience" (p. 106) . Il
termine son rapport par cette pensée très instructive, qui atteste préci-
sément le caractère controversial de la vie scientifique.: Ecoutons-le
"les discussions avec Einstein ( ... ) se sont étendues sur de
nombreuses années qui ont vu de grands progrès dans le domaine
de la physique atomique.( ... ) Elles m'ont toujours laissé une
impression profonde et durable et, en écrivant ce rapport, j'ai
pour ainsi dire,
tout ie temps argumenté avec Einstein, même
lorsque je traitais de sujets apparemment bien éloignés des pro-
blèmes particuliers dont nous débattions lors de nos rencontres."
(pp. 107-108)
(1)
(1) C'est nous qui soulignons.

Tel est l'enseignement de l'histoire épistémologique des sciences.
Le savant est, pour ainsi dire, pris dans un réseau de communication, où
s'effectue des transactions,sémantiques, des négociations conceptuelles.
Il en va ainsi de l'innovation en matière de sens et du progrès catégorial
lui-même. NOus l'avons vu chez Kepler dans l'étude de G. Simon ; ~ous ve-
nons également de recueillir le témoignage des savants eux-mêmes qui font
l'épistémologie de leur propre science, grâce au rapport fait par
l'un
deux, Niels Bohr, sur ses discussions avec Einstein. Chaque fois qu'il y
a controverse, cela fait progresser la science. La mécanique quantique pro-
gresse, au cours même de sa discussion avec la mécanique relativiste. "Le
conflit est profond qui va jusqu'à une différence de code." (F. Jacques)
tasituation conflictuelle ou la situation de problème (K. Popper) est créa-
trice. "Ce sont les éléments conflictuels, écrit F. Jacques, qui
sont
l'occasion de soumettre les structures à l'épreuve, eux qui empêchent l'os-
sification du système ,en le préservant de l'appauvrissement de la créati-
vité( .•. ) ; en quoi le conflit conditionne à la fois le changement dont il
est le moteur, et la simple permanence". (F. Jacques, 1982b: 29)
Allons encore plus loin en examinant ce rôle moteur que joue
la controverse : comment par elle les experts arrivent-ils à sauver une
théorie en crise? ou plus précisément comment en viennent-ils à un accord
raisonnable sur ses fondements ? Bref comment la controverse peut elle sur-
monter le problème kuhnien de l'incommensurabilité? En répondant à ces
questions, nous espérons que la controverse pourra nous renseigner sur sa
dynamiq ue •

174
III - 3 LA FONCTION DYNAMIQUE DE LA CONTROVERSE
Ainsi qu'il vient d'être établi,
la controverse métathéorique
apparaît indispensable pour ouvrir la possibilité d'une nouvelle théorie,
pour dénoncer une crise des fondements,
en quoi elle conditionne la pos-
sibilité du progrès catégorial. Sous ce ;our. se dégagent des conséauen-
ces importantes pour l'épistémologie: l'innovation sémantique est sou-
mise au primat de la relation communicationnelle
j
sous ce jour, peut
être levée l'aporie de l'incommensurabilité ou l'opposition des schèmes
catégoriaux ; ainsi s'élabore une conception post-positiviste du langage
de la science, celle d'un nouveau rapport du savant à son langage, au
langage'mixte' de la science.
3.1 L'aporie de l'incommensurabilité
Nous partageons
les
thèses
de
Francis Jacques sur le fait de
la communication. Le vrai problème est bien celui de la communicabilité.
On s'avise que la commensurabilité du discours n'est pas première. Parler
d'incommensurabilité des théories, c'est oublier la fonction dynamique de
la communication. Mais faisons d'abord l'état de la question.
La philosophie classique et Leibniz traitent de l'incommunicabi-
lité entre deux contenus de conscience. Leur appartenance à la conscience
ne permet pas d'inférer quelque chose sur la nature commune aux contenus
de la conscience. Les monades sont sans porte ni fenêtre (Leibniz). Pire
que la tour de Babel,
il y a une tour d'ivoire. Seule une harmonie univer-
selle décidée par l'architecte souverain assure la communication
entre
les consciences. Tant que l'on conçoit le rapport de la communication en-
tre personnes comme entre consciences, on bute sur l'aporie de l'incommu-
nicabilité.
La logique de Port-Royal adopte la thèse instrumentaliste classi-
que, le langage est instrument de la pensée symbolique
el.
aveugle, les
consciences échangent des expressions de langage et jamais des contenus qui

175
sont les leurs. Lorsque le problème de la communicabi1ité n'est plus posé
en termes de consciences et de contenus de
conscience que le langage ex-
prime, que la problématique se déplace, que la communicabi1ité intéresse
les contenus de pensée en présence, on sort alors de l'aporie. A quelle
condition des propositions ou des théories Tl et T
sont-elles communica-
2
bles ? Telle est la manière de poser le problème. Tant qu'on cherche les
conditions suffisantes de l'incommunicabilité dans les termes étroits, il
est difficile de renseigner sur les conditions nécessaires de la communi-
cabilité.
Portons le problème au niveau de la confrontation entre deux thé-
ories rivales, et passons des contenus de conscience à leurs expressions
langagières dont on dit symboliques et aveugles, La thèse dite d'incommen-
surabilité fournit une première expression métaphorique de l'incommensurà-
bilité. CF. Jacques, ,1~.85 : 485 sq). Mais il y a des inconvénients:
1) L'incommensurabilité n'est pas d'emblée incommunicabilité. Elle
désigne métaphoriquement, renvoie à la métaphore mathématique. Pythagore
découvre que la diagonale du carré est incommensurable à la somme des deux
côtés de l'angle droit, i.e qu'elle ne les recouvre pas. En parlant d'in-
commensurabi1ité on pose le problème de communicabi1ité en termes métapho-
riques, charge à nous de ramener la métaphore au concept.
2) En outre, le
critère d'incommensurabilité est trop strict et
de peu de signification pour les savants eux-mêmes. Pour que deux théories
Tl et T
soient incommensurables, il suffit qu'on ne puisse pas traduire
2
Tl et T
dans un langage commun, qu'il y ait absence de standard externe
2
dans lequel elles soient exprimables complètement et soumises à la compa-
raison point par point. La projection dans un idiome extérieur où on puisse
les comparer point par point est une condition difficile à réaliser. Nous
l'avons déjà remarqué chez les positivistes logiques avec le critère de
réduction de Ernest Nagel.
Comme on va le voir maintenant, la thèse de l'incommensurabilité
est aporétique, elle conduit à une impasse. En quel sens et quel dép1ace-

176
ment opérer pour comparer, confronter deux théories? Telles sont les in-
terrogations qui vont élargir l'état de la question. Pour ce faire, nous
devons faire apparaître le caractère aporétique de la thèse d'incommensu-
rabilité, puis opérer
notre déplacement du problème de l'incommunicabili-
té et/ou de la communicabilité au positif.
3~1.1 .. En quoi la thèse de l'incommensurabilité conduit-elle à une
aporie ?
La thèse est parfois présentée comme suit : des hommes qui relè-
vent de cultures différentes, d'écoles différentes, de paradigmes scienti-
fiques différents, n'habitent plus le même monde. C'est l'enseienement que
tire T.S. Kuhn (1962) de l'histoire des sciences. Quand il s'agit de théo-
ries scientifiques,
la formulation se précise : si un même terme a une
occurence dans deux théories, on ne peut supposer qu'il ait la même signi-
fication. Soit le mot 'Terre'
: il n'y a aucune raison de supposer qu'il
a le même sens pour un système héliocentriste et pour un système pré-coper-
nicien qui inclut dans la signification l'immobilité et le fait d'occuper
le centre du cosmos. De même encore, le sens du mot 'Planète' change après
Copernic. Les significations des termes tels que 'espace',
'temps', 'matiè-
re', 'mouvement' ne se conservent pas après Einstein. Autrement dit, "les
termes ayant une occurence dans des théories ne peuvent être homologués ni
dans leur sens ni dans leur référence" (F. Jacques, 1984).
L'incommensurabilité atteint les problèmes réputés pertinents, en
même temps que les méthodes de leur résolution/dans les changements de pa~
radigme. C'est la conséquence
de l'opposition de la 'science normale' et
de la 'science extraordinaire'
(Kuhn), ou de l'opposition des schémas caté-
goriaux. Le vocabulaire observat~onnel, chargé de théorie (Hanson, Kuhn,
Feyerabend, Popper) change avec la théorie. Le vocabulaire théorique en est
également frappé. Newton et Einstein n'entendent pas la même chose quand
ils parlent de la 'masse'
Constante chez l'un, elle varie chez l'autre en
référence à un objet dans un système de coordonnées données.

177
La thèse de l'incommensurabilité se radicalise. En effet , si
les mêmes termes n'ont pas la même signification, comment est-ce possi-
ble de comparer les théories? F. Jacques en tirent les conséquences:
"les termes ne pourront pas être traductibles, sans perte, dans un autre
langage. Il est impossible de traduire un langage théorique dans un au-
tre." Nous sommes alors conduits à rejeter toutes les convergences entre
théories. L'idée même de progrès de la connaissance scientifique
perd
tout sens. Allons plus loin. Si le conflit entre deux théories rivales
n'est plus soluble, sinon par l'extinction graduelle de ceux
qui font
partie du même paradigme, sinon par 'persuasion', c'est la distinction
entre science et non-science qui s'évanouit.
La thèse de l'incommensurabilité est défendue par Kuhn, ainsi
que par Feyerabend du côté de l'incomparabilité (Feyerabend, 1975). Ces
deux auteurs ont poussé l'analyse du programme popperien dans ses consé-
quences ultimes. Avec Popper, en effet, on est passé sur le terrain de
la croissance, de la dynamique des théories jusqu'à Kuhn ,Feyerabend,
Lakatos, voire Holton. Mais apparaissent des problèmes dont l'incommen-
surabilité. La base observationnelle étant contaminée par des croyances,
on n'en dispose plus de neutre pour comparer. L'idée même de méthode se
dissout; la méthode est envahie par des irrationnels (Feyerabend, 1975).
Chez Kuhn, le paradigme est caractérisé par une matrice disciplinaire
avec ses propres critères de progrès: précision, cohérence, simplicité,
succès de nouvelles prédictions. La théorie arrive à s'étendre sur des
faits qui n'étaient pas gagnés à l'avance. La science normale s'en con-
tente. La loi de la gravitation, par exemple, s'applique à la Terre, aux
marées,
à la lune. Il y a progrès en science normale. Mais ces critères
convenables pour la science classique ne le sont plus en présence de thé-
ories concurrentes. "Loin d'être triviaux,ils apparaissent insuffisants
et circulaires." (F. Jacques, 1984), Il Y a des critères de choix -ce que
n'interdit pas la thèse de l'incommensurabilité-, mais ils sont internes.
L'aporie ct le relativisme sociologique en sont probants.Comment en sortir?

178
3.1.2 - De l'incommensurabilité à la commensuration ou de l'incom-
municabilité à la communicabilité
Dans un article récent (1982) Kuhn introduit l'incommunicabilité
et passe au positif: à la'commensurabilité'. Kuhn a eu à tenir compte des
critiques reçues sous ce type d'argument: s'il y a
incommensurabilité
on ne
peut pas comparer les théories, or c'est de cette comparaison qu'on
conclut à l'incommensurabilité. Ce raisonnement de Kuhn comporte une cir-
cularité qui fait problème. La thèse de l'incommensurabilité est par ce
fait même autocontradictoire (Davidson, Shapere, Scheffler. Il Y a eu é-
galement la critique de Putnam (1981 : 113 ~ 119)
Putnam attaque Kuhn et Feyerabend qui adosse la thèse holiste de
Quine, (1953). Le
holisme
SOllS
sa forme
sémantiqUe
stipule
qu'il
n'y a pas de signification isolée, mais solidaire.
C'est un corpus
d'é-
noncés -dit le holisme épistémologique qui sera sanctionné par le tribunal
de l'expérience. Il s'ensuit que tout changement dans la théorie altère les
significations des termes. Il n'y a même pas de changement conceptuel dans
les sciences, s'il n'y a pas possibilité de comparer les théories. La thè-
se de l'incommensurabilité fait problème. Putnam attaque les présupposés
de la thèse pour la réfuter. Il y a des invariants dans tout changement de
théorie scientifique. Il prend l'exemple de l'atome de Bohr. Si l'atome de
Bohr n'avait pas de référent avant 1911 - comme le laisse-entendre la pré-
tendue thèse de l'incommensurabilité -, de quoi parlait donc Bohr avant
1911 ? Selon lui, les termes comme 'mouvement' l'électron' doivent avoir
des référents. Ce sont des termes trans-théoriques.
Putnam fait appel non plus à des exemples observationnels mais
à un type d'exemples dont l'accès n'est plus direct que par une théorie.
~l
se sert des recherches de S, Kripke sur La Logique des noms propres
(1972). Quand change la description d'un nom propre, la référence ne chan-
ge pas. Seul· change le mode de fixation de la référence. Le nom est
un
désignateur rigide,i.e désigne le même état-
de choses dans tous les mon-

179
des possibles, même lorsque change la description de cet état de choses.
(Cf.
P.Jacob, 1980)
Putnam pense qu'on peut dépasser l'incommensurabi-
lité,
si on trouve des significations absolues, non pas des propriétés
contingentes mais des propriétés essentielles, pertinentes. Soient les
trois exemples suivants :
(1)
L'or est un métal jaune
(2) L'or a pour nombre atomique 79
(3) L'eau a pour structure moléculaire H 0
2
(1)
exprime une propriété ou mieux un prédicat contingent, tandis
que
(2)
et (3)
signalent des prédicats essentiels et pettinents.
Il étend la
théorie des noms propres de Kripke aux grandeurs physiques, aux grandeurs
responsables de certains effets. Le terme, mieux le prédicable 'électron'
introduit en 1901 par Thomson reste inchangé. La référence et le sens res-
tent constants pour ces termes qui ont des événements introducteurs.
Ce que Putnam ne dit pas, c'est que les termes trans-théoriques
font précisément l'objet de dialogue.
Car la scène introductrice est in-
terlocutive.
Elle se passe dans la métathéorie où le dialogue est possi-
ble. Chez Galilée,
par exemple, l'élément introducteur qui était l'expé-
rience du plan incliné fut discuté par Simplicio et Salviati.
(Voir plus
loin le dialogo en général). "Il Y a un processus de métaphorisation cons-
tante des deux côtés"( Cf. F. Jacques ,1985: 362sq)NoLis y reviendrons. Le dé-
signateur rigide est défini par convention, est placé entre interlocuteurs,
au milieu des représentations respectives. "Il n 'y a pas, fait remarquer
P. Jacques, un Robinson de la conscience capable de nommer. Il yale rap-
port interlocutif" (1984)
capable de sélectionner les prédicats pertinents
et essentiels.
Tout cela n'est pas vu par Putnam qui cherche des signifi-
cations absolues, de l'espèce aristotélicienne.
Kuhn a tenu compte des critiques pertinentes adressées à la thèse
de l'incommensurabilité.
Il va y répondre par la distinction entre traduc-
tion et interprétation.
Il avoue n'avoir jamais parlé d'icomparabilité.
Nous arrivons à comparer parce que nous savons interpréter et que nous ne

1 BU
sommes pas obligés de traduire. La comparaison est affaire d'interpréta-
tion et l'incommensurabilité résulte de la traduction impossible. Kuhn
répond par un "artefact" (F.Jacques), Il maintient la thèse de l'incommen-
surabilité ou de l'incommunicabilité. On le voit,
il est difficile
de
faire sa part au holisme : même Kepler est irréductible à Newton sans
des hypothèses
auxiliaires.
"La périodisation,
fait observer F. Jacques
en réfléchissant à l'apPDrt de l'école bachelardienne, remonte jusqu'à un
certain point
: au-delà de Lavoisier la chimie est intraductible. On ne
peut pas, non plus,
traduire en termes newtoniens la masse einsteinienne".
(F.
Jacques, 1984)
Kuhn et Feyerabend font une brèche dans la construction théori-
que, par où peut s'infiltrer un irrationalisme, mais qui peut être cons-
titutive. Les épisodes de transition entre deux théories ou entre
deux
paradigmes sont riches en débats:
'dialogues de sourds'
(Kuhn),
'contro-
verses méta-théoriques'Î(F. Jacques).
Sous ce jour, on peut sortir de l'in-
commensurabilité et poser autrement la vraie question à allure critique
comment est-il possible que les scientifiques communiquent entre eux ?
Comment communiquent des programmes de recherche et non des théories ?
Il faut retenir la notion de Lakatos.
Le
programme
de
recherche est
intéressant
puisque
le
'hard core'
comporte
des
présuppositions.
La
théorie
des
variables
cachées
d'Einstein, Podolsky et Rosen
est chargée de ces présupposés. S'il y a
indétermination,
il faut recher-
cher des variables cachées,des micro-corps,
et non parler de probabilité,
de densité de présence.
Il y a une idée einsteinienne de 'programme épis-
témologique'
qui transforme le programme de recherche. On peut ajouter des
présuppositions supplémentaires, après interprétation. Kuhn a peut-être
raison. Mais comment se fait l'interprétation? Kuhn ne précise pas.
La question pertinente est la commensuration et non l'incommen-
surabilité. Elle concerne la communicabilité en général. Feyerabend com-
mence pars'enaviser, qui parle de rhétorique.
Ecoutons ce qu'il dit dans
une de ses correspondances :

161
'L'incommensurabilité est un problème pour les philosophes et
non pour les scientifiques. Il y a des théories incommensurables.
Les
scientifiques n'en sont jamais tracassés; leurs débats vont au-delà
de telles frontières,
comme si elles n'existaient pas.- Les philosophes
semblent
indiquer des obstacles insurmontables là où les savants n'en
voient aucun." (Lettre à J. Ch. Sacchi , 1983) Comme Kuhn, Feyerabend
maintient l'incommensurabilité, en tant que fait.
Mais il ajoute -
et
c'est très intéressant -
que les savants transcendent aisément la si-
tuation.
Il introduit la notion de 'débat'. De quel débat s'agit-il?
Il s'explique dans sa lettre en
accusant les philosophes ou en conti-
nuant de les accuser par la mise en évidence de leurs points de
vue
statiques, hors du contexte réel de recherche :
"Les savants et les philosophes signifient quelque chose de
très différent quand ils parlent de la discussion rationnelle. Quelle
est la différence essentielle ? Les philosophes supposent que les con-
cepts doivent rester statiques au cours
du débat,
tandis que les
sa-
vants changent constamment les concepts même les plus fondamentaux.
Les philosophes obéissent aux règles de la logique auxquelles, selon
eux, devraient
se conformer la discussion rationnelle, ~andis que les
savants sont beaucoup plus libres et,
s ' i l y a une discipline qui peut
traiter leur argument,
elle est la rhétorique, non la logique. Mainte-
nant la rhétorique change avec l'attitude de ceux qu'on doit convain-
cre,
i.e change avec l'histoire,
si bien qu'il n'y a pas de règles fi-
xées,
seulement de la routine ( ••• )
(Paul Feyerabend,
ibid).
Feyerabend est d'avis que les concepts fondamentaux changent
en science à
travers
la discussion rationnelle. Or une telle dis-
cussion ne relève pas de la logique -
comme veulent bien le croire les
philosophes -mais elle est du ressort de la rhétor ique (nous dirions de l ' analy-
se pragmatique), discipline adéquate dont usent les savants pour per-
suader ou convaincre. La rhétorique agit ~ur l'état de croyance des par-
ticipants à la discussion rationnelle. Les règles ne sont pas celles de
la logique, mais relèvent de la pure routine,
en fonction du contexte

182
interlocutif historiquement situé.
Cette vision récente de Feyerabend
nous semble juste, appréciable. L'idée de discussion rationnelle et de
communication qui ouvre le progrès conceptuel, est bien relevée.
On s'avise que le rapport interlocutif est apte à surmonter
l'incommensurabilité. La discussion rationnelle entre les partis en
présence assure l'entente -
au vrai la mise en commun -
sur les signi-
fications et les références. La commensuration ou -
sans métaphore -
la communication relève d'un consensus toujours renouvelable de la com-
munauté délibérante, Le sens n'est jamais pré-déterminé et fixé comme
tel.
Le cas idyllique où le sens existe déjà, où il suffit de se le rap-
peler (réminiscence) fait désormais partie du rêve platonicien. Le sens
devient dès lors
'co-signification' ,en tant que 'co-production'
entre
au moins deux interlocuteurs. L'incommensurabilité n'est envisageable
que du point de vue de la statique des théories à fin fondationnaliste.
Du point de vue de la dynamique l'aporie §ê trouve levée 'pour preuve, lorsqu'
un péripatéticien parle de 'mouvement'.
i l ne veut pas dire la même chose
qu'un cartésien. Le premier parle du mouvement en référence à la catégo-
rie aristotélicienne de
'substance';
le second le rapporte à l'étendue'.
C'est seulement en situation discursive et interlocutive que les deux
interlocuteurs arrivent à produire un .sens commun. Comment? par tran-
saction, négociation,
transgression sémantique ou par métaphorisation
constante. Une des conditions du discours communicatif est la transgres-
sion de son propre code, de son code initial dans le contexte interlocu-
tif, ou,
selon le mot
de Francis
Jacques, dans l"espace logique de
l'interlocution', par quoi l'aporie même est constitutive,
Il semble a-
lors que c'est de cette manière que s'opère l'innovation sémantique,
Qu'est -ce-à dire ?
3.2 De l'innovation sémantique
Galilée nous donne un bel exemple de la mise en commun du sens.
Dans 18 Dialogo, Salviati, le porte-parole de Galilée, et Simplicio, le

163
représentant de l'école aristotélicienne, s'affrontent en interaction
verbale pour la recherche sémantique. Comment parviennent-ils à pro-
duire un sens nouveau ? Telle est la question qui nous intéresse dans
cette section, et qui va nous engager à préciser la notion de relation
interlocutive et à réinstruire celle de subjectivité.
Au colloque de Cerisy (1982)
(1), F. Varela, biologiste, a pro-
posé une théorie de llauto-organisation des systèmesvivants (1982 : 147 -
165), en vérité une méta-théorie ou réflexions méta-scientifiques. Son
programme de recherche est fondé sur la question de "l'identité de l'être
vivant et la capacité de celui-ci à la maintenir à travers des opérations
qui sont produites par le vivant lui-même (Cerisy, 1982 : 16). L'idée de
'c16ture opérationnelle' de tout système autonome constitue sa thèse fon-
damentale. Pour qui cherche à éprouver la solidité épistémologique
des
concepts varéliens, un tel programme est assez limité: on mesure (à ter-
me) la difficulté d~ les étendre à la communication canonique on s'insti-
tuent les significations nouvelles.En ce sens, je partage les quelques
remarques proposées par F. Jacques (2) dans la discussion des thèses de
Varela.
Il lui semble que cette auto-organisation convient mleux à une
'interaction sommaire, avec de 'forts relents solipsistes', ou égocentris-
tes. Au contraire, l'histoire épistémologique des sciences nous apprend
que "la quête des fondements", ainsi que l'émergence du radicalement nou-
veau,
"ne se fait plus par l'auscultation de l'organisation catégoriale
du sujet, mais par l'étude des catégories de la délibération concertée."
(Cerisy, 1982 : 174)
(1) Ce colloque fut consacre a faire le point sur certaines questions d'or-
dre scienti~ique, épistémologique et logiqu~ sur la validité et la perti-
nence des concepts et des modèles de l'Auto-organisation dans les divers
champs du savoir.
(2) Le lecLeur pourrait consulter avec intérêt les commentaires plus dé-
taillés de F. Jacques (1985 : 207 - 220)

184
Il s'agit d'envisager une théorie de la communication qui nous éloigne
du phénomène de la précarité et du solipsisme. et qui. en revanche. ma-
jore le substrat relationnel dans la création commune des significations.
Comparons les deux schémas suivants d'interaction proposés par F. Jacques
(1985 : 210). dont l'un reflète une auto-organisation somma~re et l'autre
la structure d'un cycle relationnel
R
(1) Auto-organisation
(II) Cycle relationnel R de
somma~re :
structure ~

185
On peut faire quelques remarques.
Le schéma (1)
s'interprête en un cycle
circulaire de communication. Cette séquence a une limite. Le schéma (II)
définit au contraire un cycle relationnel R, où
(1) le message de l'autre est message pour le même,
(2) les outputs de l'un sont des perturbations pour l'autre,
(3)
les perturbations sont compensées par lui et servent de perturba-
tions à l'autre, par maintien de la structure ~ . Allons plus loin.
Al' intérieur de ~ existent 51 et 52' ne préexistant pas à la com-
munication qui les institue. C'est la différence avec l'autre schéma rela-
tivement sommaire qui consacre un jeu dans les règles. La productivité con-
siste plutôt en un jeu sur les règles. L'innovation de sens commence
au
moindre dialogue par transgression sémantique. La controverse est féconde~
où naissent des thèses, du moins des hypothèses dont on construit des ex-
périences pour tester ~e qui est né de ces transactions.
~ se maintient
mais,
en fai~,sa logique est la 'compétence communicative' définie comme
la 'capacité d'entrer en relation interlocutive et de s'y maintenir'
(F.
Jacques,
1982 : 364-365). 2: change peu à peu, évolue. Il y a des états
de ~ successifs en fonction de sa logique structurelle même.
L'idée d'une telle communication vivante convient bien à notre
propos. Dans cette optique,
l'aporie de l'incommensurabilité ne constitue
plus un défi. Le problème de la traduction radiçaJe(Cf. Quine,
1960) se
trouve compensé sinon remplacé par celui de la commensuration des discours,
nouveau problème philosophique.
En science, le savant est pris dans un réseau de communication
constante. Je considère moi aussi que "la parole ou la pensée ne sont pas
de ces choses qu'on puisse faire seul" (F.
Jacques, 1982 : 189), et qu'
"une chose que le savant ne saurait faire en solitaire, c'est convenir"
(F. Jacques,
1980 : 145) L'introduction par F. Jac~ues du concept 'dialo-
gisme'
semble bien pertinente à la saisie des relations pragmatiques qui
se laissent découvrir à l'analyse des discours où s'enregistrent les si-
gnifications et les références au monde.

186
On s'avise que
le monologue n'est
pas
probant.
Il
y
a
la
situation dialogale.
Mais
tout
débat
n'est
pas
d'emblée
dialogique.
A preuve,
le dialogue
platonicien est
peu
dialogique,
car
il
y
a
un
seul
maître de jeu,
détenteur
du savoir,
qui
mène
le
débat
sé-
mantique fondé
sur
un code
ancien
dont
il
faut se
ressouvenir.
La
situation dialogique révèle
au
contraire
que
la relation
dialogale est
un jeu collectif
de
mise
en communauté du sens
et
de
la référence.
C'est
la
même analyse
qu'a
faite
K.O. Apel
qui s'oriente
vers
un
transcendantal,
au sens
kantien
du terme, dans
la
prise
en charge de
l'
'a priori
de
la communauté
communicationnelle'
fondateur
du
sens
et de la référence (K.O. Apel, 1973).
La situation
dialogique
révèle
qu'en
tant
que
'co-auteur' du
'dire', je
suis
dans l~univers
de
la
communication,
tout
en
étant
un
individu
dans
le
monde. La sémantique
est
interlocutive
'le
sens doit
être
produit
par
les
interlocuteurs
et
être
donné
à en-
tendre
aux
interlocuteurs'. L'individualité
trouve
sa
voix,
comme la
violence
trouve
la
sienne.
Celle-là
non
plus
ne
fait
pas partie du
discours. La
première
leçon
de
la
logique moderne,
c'est
de
nous
apprendre que
les
relations
sont
logiquement
irréductibles aux
propri-
étés. L'erreur
catégoriale
consiste
à
faire
de
la
relation
un
mode
d'être
du
sujet.
Aristote,
ici
concerné,
analyse
la catégorie
de la
relation
en termes
de manières
d'être
ou d'accidents
de
la substance.
Une telle analyse
est
interdite par la logique
moderne
depuis G. Frege
et B. Russell.
Dans
la prise en charge du 'dit', du sens, il faut
prendre acte
de la distinction entre deux aspects. Le 'dire' s'analyse en
assertion
qui est imputable
à l'égo et qui comprend des éléments
dits 'présupposés'.
Dans l'opération d'assertion,
on n'asserte pas ce que l'on veut.
On as-
serte
à partir de présupposés. On ne décide
pas
seul
de la pertinence

187
d'une question;
d'une problématique, encore moins du sens des unités de
code.
Toute situation de discours met en contexte des différenœs de code.
Il s'agit alors,
pour faire sens, de mettre en position de phrase un cer-
tain nombre d'unités de code, de manière à faire une infraction dans son
propre code,
i.e de rapporter la génération des fragments linguistiques
dans la relation interlocutive, dans ce contexte présumé commun. La pro-
gression ou la productivité est une affaire de transgression sémantique,
ou encore,
comme nous l'indiquions plus haut,
une affaire de métaphorisa-
tion. On voudrait croire que le processus de métaphorisation est présent
dans la science et qu'il peut s'intégrer au mouvement de l'argumentation.
C'est ainsi que l'on peut donner une suite à l'idée de Max Black que la
science commence par la métaphore et termine par l'algèbre.(cf. M. Black,
1962) Caractérisons un tel processus.
3.2.1. Métaphqre et innovation sémantique
La métaphore se dit d'un mot ou d'un énoncé.
Il faut distinguer
dans l'énoncé le prédicat métaphorique ou le 'comment' de l'usage métapho-
rique ou 'tapie',
ou encore sujet.
Soient ces exemples où sont fixés les
termes
(1) Le temps est un enfant qui joue
(2)
La science à l'état naissant concerne l'épistémologie
(3) L'espace logique •. ,
(1)
et (2)
sont des énoncés métaphoriques. Dans le groupe d'expressions
métaphoriques (3)
c'est
.'l'espace'
qui joue le rôle de comment pour le
topic
'logique'.
Ces énoncés ci-dessus ne
laissent pas apparaitre des
déviances sémantiques ou des erreurs catégoriales. Comparons avec les
exemples suivants :
(a) Les abeilles sont hautement excitables
(b) Les plantes sont hautement excitables
(c) Les nombres premiers sont hautement excitables
a)
est métaphorique;
b) n'est ni métaphorique ni déviant; par contre c)
présente une déviance sémantique, une erreur catégoriale; c)
est syntaxi-
quement bien formé, mais sémantiquement renvoie à des propriétés incompa-

188
tibles. Si Aristote définit le mouvement en référence à la substance et
que Descartes le rapporte à l'étendue, c'est bien parce que pour celui-
ci les propriétés des cor~s ne sont pas des esprits.
,
- ......
Pour simplifie~ nous analyserons la métaphore en termes de su-
jet-prédicat. Le sujet est ce à quoi s'applique la métaphore; il a une
lecture standard. Le prédicat métaphorique s'applique au sujet. Le terme
qui s'appl~que au comment n'a pas une lecture standard. Appelons 'champ
de la métaphore' l'ensemble des propriétés exempliées, i.e qui trouvent
à s'appliquer dans l'extension assignée au comment pris dans
son sens
littéral. Formons ensuite la conjonction des extensions du topic et du
comment de la métaphore. Soit le schéma suivant :
t+c
(III) Processus de métaphorisation
' -
i
ni (a)ni (c)
p,p,p,
IL Y a exempliation pour peu que les interlocuteurs s'accordent à une
sélection de propriétés susceptibles de sappliquer au comment pris au
sens littéral et qui sont prédicales à la conjonction des extensions du
topic et du comment (Cf; Schéma III). C'est la confrontation des états de
croyance des interlocuteurs qui, si elle réussit, assure le choix des
propriétés prises dans l'extension du comment. Où se situe l'innovation?
Le modificateur métaphorique ne se voit pas assigné un nouveau sens, ni
une nouvelle ~xtension. Pour engendrer une signification les interlocu-
teurs se sont servis d'une prêd~càtion '~ouvellemaisils s'en sont servi
pour prédiquer des propriétés sur l'extension de la conjonction du tapie
et du comment. Il y a génération d'une prédication nouvelle, à partir
des termes constituants dont la signification n'est ni altérée ni changée.
Il y a croyance partagée.

189
Il Y a bien quelque chose comme un processus de métaphorisation
en science, par exemple entre Salviati et Simplicio sur la chute des corps
(1604)
,ou entre Einstein et Bohr sur les probabilités :
(1) les expressions qui dénotent le sujet sont prises de manière trans-
théorique. On se réfère à la même théorie par des termes différents de
sens.
Quand Salviati prononce 'poids',
i l n'entend pas la même chose que
Simplicio, lorsque ce dernier prononce le même mot.
(2) Il Y a prélèvement de distinctions qui apparéissent au cours du dia-
logue. Ainsi il y a l e poids spécifique qui varie dans la chute, et
le
coefficient gravifique qui est la masse et qui est constante.
(3) Il Y a sélection de propriétés acceptables ou pertinentes prédiquées
du tapie
(4)
L'association ainsi convenue entre le comment et le topic ou la sélec-
tion de propriétés peut être tenue pour une nouvelle propriété standard.
(5)
Cette sélection de propriétés constitue une distinction ou une identi-
fication dans le rapport inter10cutif.
C'est pourquoi on a pu dire que l'innovation sémantique s'effec-
tue
selon
un processus de métaphorisation constante, que la science
commence par la métaphore et termine par l'a1gèhr~,et que le dia10gisme
est immanent à un tel procès de signification et de référence. Ces consi-
dérations nous amènent à réinstruire la question de la subjectivité quant
à la participation
de l'égo à l'élaboration du sens et au procès de
ré-
férence.
3.2.2. La relation inter10cutive ou la fin de l'hégémonie du sujet
selon F. Jacques
Notre projet ici est de sortir de la prison égo10gique. Les coups
portés au narcissisme humain ne datent pas d'aujourd'hui. Copernic a dépo-
sédé l' hom:r.2 de ce qu' il tenai t
pour acquis
: la leçon
du
système
héliocé~triste a été de lui apprendre Qu'il n'est pas au centre
du

190
monde. Plus tard,
Darwin a démontré que l'homme représente seulement un
point de l'évolution et qu'il n'est pas au centre de la création. Et puis
il y a eu Freud et la pschynalyse pour lui enseigner qu'il n'est
plus au
centre de sa conscience,
bref, qu'il n'est pas au centre de l'homme;
Quelles que soient les limitations internes et les portées scientifiques
ou philosophiques de tels systèmes, ces derniers portent à croire
que
le désaississement du sujet est à prendre au sérieux.
Quant à nous,
il s'agira de montrer l'irréductibilité de la rela-
tion et réciproquement la fin du primat de l'ego en fondant notre analyse
sur les apports des logiciens et philosophes du langage.
Les étapes de la
réflexion concernent deux auteurs:
J.
Searle et j. Habermas pour la simple
raison qu'ils nous situent d'emblée dans le réseau de communication
en
recherchant les conditions du sens et de la référence du côté de la rela-
tion à l'autre.Nous ne remonterons pas ainsi à Husserl et à ses intentions
de sens,
à ses visées éidétiques. Nous allons questionner la théorie des
actes de langage de Searle, puis l'idée d'une pragmatique universelle de
Habermas qui grèffe une théorie communicative sur une théorie critique
quant à la constitution intersubjective des significations.
1 -
Critique de la théorie des Speech Acts de J.R. Searle
A l'origine de telles recherches,
il faut placer celles de l'école
d'Oxford,
à laquelle appartient J.L. Austin. Ce dernier invente les perfor-
matifs. C'est l'idée que certaines énonciations (utterances)
constituent
des actes linguistiques,
limités aux seuls cas incontestables où lorsqu'un
locuteur attesté prononce des phrases,
telles que:
(1) 'La séance est ouverte'
(2 )
'Je promets'
(3 )
'Je vous déclare unis
A l'examen,
ces énoncés sont
-à la première personne
-prononcés par un locuteur ayant la qualité de (président, père de famille,
maire,
etc . . . )

191
- des actions : avec eux on ouvre une séance,on- marie deux personnes,
on s'engage (voire on baptise des vaisseaux, on donne un nom à un en-
fant, etc .•• )
Il reste à savoir comment on réussit à faire quelque chose avec
des mots; How to do things with words ? (J.L. Austin, 1962)11 s'agit de
trouver des conditions de succès par le simple fait de prononcer des mots,
et non de rechercher des conditions de vérité à la manière positiviste.
Avec Austin et Searle, on passe des Truth-conditions aux felicity-conditions
soit des conditions sémantiques aux conditions pragmatiques. En effet, l'a-
nalyse logico-positiviste ramenait tout énoncé à des comptes rendus obser-
vationnels (matter of fact report) pourvus de conditions sémantiques, De ce
fait, elle ne pouvait pas être exhaustive, puisqu'il y a des énoncés qui,
n'ayant pas de conditions qui les rendraient vrais, rendaient eux-mêmes
vrais, ce qu'ils disaient en les faisant.
(Ainsi les prières, les promesses
les ordres, les questions).
Il s'ensuit qu'à coté des phrases déclaratives du langage scien-
tifique (formalisé) privilégié par les positivistes logiques, il y a d'au-
tres phrases que l'être humain peut dire dans la langue ordinaire. Et voi-
là que deviennent particulaires dans les Actes de langage les phrases
déclaratives ou assertions, L'analyse prélève des distinctions. Soit la
phrase suivante
Je demande si P (je demande si la porte est ouverte) = f(P)
P représente un état de choses (Wittgenstein), i,e a un contenu proposition-
nel (la porte est ouverte)
f(P)
indique avec force qu'elle est une question. Une phrase a une force
illocutoire variable soit de question, soit d'ordre, soit de prière, etc.
Toute phrase, en même temps qu'elle a un contenu propositionnel
qui représente l'état de choses, indique avec force ce qu'elle effectue.
Ce qui ne veut pas dire que l'ordre soit exécuté. L'effet de l'acte
du
langage est perlocutoire ; il n'est pas lié au contenu propositionnel:

192
l'intimidation, par exemple,
de l'acte de langage
'ouvrez la porte!'
Dire qu'une phrase ne se borne pas à représenter un état de
choses, mais indique par elle-même qu'elle effectue une action linguis-
tique, c'est compléter la signification des phrases de façon particuliè-
re. Il fait désormais partie du sens de la phrase d'avoir, outre
une
valeur descriptive,une efficace ou une force i11ocutoire ou une valeur
perfomative en tant qu'on l'énonce. La force ou l'effet i11ocutoire est
réglé; ses règles sont des règles pragmatiques. Un énoncé a un effet
i11ocutoire par les conditions pragmatiques auxquelles il satisfait.
La valeur descriptive de l'énoncé est sémantique et donc susceptible du
vrai
ou du faux. Le vraL est un prédicat sémantique pour une proposition
(Tarski). Par contre, une question qui a une valeur performative (Austin)
n'estnic vraie nifausse, puisqu'elle n'asserte rien.Une question peut être
7
pertinente en terme d'acceptabilité. La pertinence est un prédicat prag-
matique.(F. Armengaud
; 1982 :3-24)
Il s'agit pour J. Searle de rapporter les conditions de succès
aux conditions de vérité, ou encore de rapporter les règles pragmatiques
aux règles sémantiques, de montrer l'articulation de l'i11ocutoire au
per1ocutoire. Searle était en train de former sa théorie, défiée par toute
sorte de contre-exemples dont le phénomène d'indirection, qui pose le pro-
blème de la signification.
J. Searle a essayé d'arraisonner le phénomène d'indirection en
partant des felicity-conditions.
Nous venons de le dire, font partie du
SBns non seulement le contenu propositionnel par lequel on se refère à
un objet sur lequel on prédique quelque chose, mais aussi la force i11o-
cutoire. Qu'en est-il de l'application au phénomène d'indirection qui
s'inscrit dans le cas d'actes de langage indirects?
Soit'la phrase suivante
'Pourriez-vous me passer le sel, s'il vous p1ait ?'
Un tel énoncé est une question et une requête. Mais on peut se demander
si ce n'est pas
d'abord une assertion
- puis une question
- enfin une requête.

T93
Le speech act indirect est l'acte dans lequel uh acte illocutoire est
accompli (performed) au moyen de l'accomplissement d'un autre. En l'es-
pèce, la requête est obtenue par l'intermédiaire d'un autre acte qui est
une question.
Notre problème est le suivant : comment est-ce possible de dire
une chose et de la faire comprendre, et de donner un autre sens? Qu'est-
ce que signifier? J.Searle à la suite de Grice répond par le postulat de
la maxime de coopération conversationnelle. Le problème de la significa-
tion est conversationnel, mais en tant que le maître de jeu est le locu-
teur. On s'avise des présupposés égologiques de l',auteur qui' pose le pro-
blème de la signification dans l'intention de sens du locuteur. Searle
défend une théorie de la communication qui est pragmatiquement insuffi-
sante. en raison du centrage sur le locuteur. Il veut sauver sa théorie
des Speech Acts, fondée sur l'égocentrisme, ce qui justifie
l'absence'
d'acte conjoint dans la formation du sens.
Il nous faut sortir de la prison égologique si nous voulons ins-
tituer des significations nouvelles, si nous voulons rendre commensurables
nos discours. Il faut suivre Searle dans sa façon de traiter de la dimen-
sion pragmatique des actes de langage, mais rapporter la problématique du
sens à l'espace logique réglé de l'interlocution. C'est dans cette optique
que nous allons examiner les thèses de Jürgen Habermas, l'auteur de l'ar-
ticle 'What is Universal Pragmatics ?' Comment se constitue l'intersubjec-
tivité des significations identiques selon Habermas ?
2 -Cnitique de la pragmatique universelle de J. Habermas
'Universal Pragmatics' est une analyse formelle des structures
générales du discours et de l'action, entendons de l'action discursive.
Habermas choisit de briser le positivisme logique, l'analyse logique du
langage inaugurée par Carnap.

194
L'analyse logique se concentre sur les propriétés syntaxiques,
puis sémantiques des fragments du langage. Elle délimite son domaine par
une abstraction volontaire des propriétés pragmatiques, propriétés que
le langage contracte en étant utilisé en contexte. Ensuite, seulement,
Carnap introduit la dimension pragmatique de façon secondaire, empiri-
que - ce que lui reproche Habermas après 1960. Chez Carnap, mais aussi
chez Ch. Morris (1938 : 43-54) la pragmatique est désignée comme un ré-
sidu. Pragmatique et Sémantique sont liées à la syntaxe, mais elles sont
distinctes. Elles ne font pas l'objet d'étude de nos deux auteurs. Carnap
écrit :
'si dans une investigation on se réfère au locuteur ou à l'uti-
lisateur du langage, alors nous assignons cette investigation
à la pragmatique'
(R. Carnap, 1951 : 234-235)
Il donne des définitions béhaviouristes de la pragmatique.
Carnap fait remarquer qu'il existe des sous-groupes de Code,il
rappelle que le discours doit être mis en rapport avec le sociologique.
Mais cette introduction est faite de manière à ne pas gêner Carnap. Il
n'y a pas de connexion entre'les .. structures formelles du discours et son
effectuation entre et par les agents de la communication. C'est l'erreur
abstractiviste 'dé penser que la dimension pragmatique est au-delà des pri-
ses des structures formelles, qu'a dénoncée K. Apel. Le langage est for-
mulable en structures formelles, selon Carnap, tandis que ses effectua-
tians tombent dans le discours empirique.
Il faut arriver à lier l'analyse formelle du langage comme code
ou système et l'analyse formelle du discours. Lier l'une et l'autre, c'est
poser le problème fondamental de J. Habermas: comment se constitue l'in-
tersubjectivité des significations
identiques? Quelles sont les condi-
tions générales d'une compréhension mutuelle possible?
La compréhension est une contrainte de la signification. C'est
quand on en vient à se comprendre l'un l'autre que la signification est

195
comprise. Le problème se pose lorsqu'on veut r~construire les significa-
tions de la langue commune en tant que langue d'interprétation socio-cul-
turelle. La pragmatique des langages scientifiques n'est pas
prise
en
compte.
Mais qu'est-ce que signifie:
'venir à se comprendre' ?
Il Y a quelque chose comme un processus • Un tel processus con-
siste à produire une entente, sur la base présupposée de principes uni-
versels de validité qui sont mutuellement reconnaissables et qui assurent
un arrière-plan consensuel qui ferait se déplacer la base d'interprétation
mutuelle vers une autre situation de communication. F. Jacques retrace en
quatre étapes le processus de compréhension selon Habermas, avec des re-
marques pertinentes pour notre propos
(1) énoncer quelque chose de façon compréhensive sur la base de princi-
pes de validité reconnaissables: le locuteur de Habermas à l'initiative
sémantique
(2) donner à l'auditeur quelque chose à comprendre
(3) se rendre soi-même compréhensif ;
(4) venir à comprendre une autre personne.
Un tel processus mérite d'être commenté, qui recouvre les trois
aspects de la pragmati'lue universelle. La notion de'compétence communica-
tive' y apparaît et s'entend de la capacité du locuteur, orienté vers la
compréhension mutuelle, de relier une phrase bien formée à la réalité.
Précisons ces trois aspects :
(a) le locuteur a la capacité de choisir la phrase propositionnelle
de manière telle que soit la présupposition existentielle soit le contenu
propositionnel mentionné sont supposés remplis; et ainsi l'auditeur peut
partager le savoir du locuteur
(b) le locuteur exprime ses intentions de façon que l'expression lin-
guistique représente ce qui est intenté
cela laisse entendre que l'audi-
teur peut faire confiance au locuteur ;

(c) le locuteur est conforme à des
normes zeconnues ; ainsi l'audi-
teur peut être d'accord avec le locuteur sur les valeurs partagées.
On peut faire quelques remarques. D'abord,
la compétence commu-
nicative a un double critère: un critère transitif, car on s'oriente vers
la compréhension mutuelle, et un critère trans-discursif ou critère réfé-
rentiel pour dire le monde. en quoi Habermas est un philosophe du langage
et non un linguiste.
Ensuite,
il y a une homologie première universelle présupposée
du discours
tout comme chez Platon où le code est aux mains du maître.
1
Le locuteur choisit sa phrase de telle sorte que son contenu proposition-
nel, i.e la manière dont il se réfère et dont il prédique, soit supposé
rempli, et que le locuteur qui a un savoir le partage à l'auditeur. On
est, en vérité, plutôt proche d'un monologisme qui satisfait à ce schéma
classique de la communication. Comment faire partager les présupposés ca-
tégoriaux à un autre? C'est une question que ne se pose pas Habermas.
Il ne s'avise pas que la compréhension est fonction du partage des mêmes
\\ ,
présupposés catégoriaux~' A preuve, quand l'école de Copenhague parle d'on-
de de probabilité, De Broglie ne comprend pas, car, pour lui, l'onde est
physique. Certes, ils parlent de .. 1a même chose (même référence), mais les
concepts-clés sont différents de sens. Le processus de compréhension de
Habermas risque d'aboutir à l'aporie. Habermas suit le schéma husserlien.
Il y a un intenté, une pensée avant langage. Il y a des intentions à ex-
hiber lorsqu'on choisit sa phrase. Le langage devient un instrument de
représentation : on puise
dans la langue des instruments pour exprimer
ses
intentions.
Enfin, la relation n'est pas un prédicat binaire, mais un prédi-
cat monadique de l'espèce 'avoir la propriété relationnelle de' qui se
veut un "procès du même vers l'autre auquel on demande l'acte grâcieux de
s'ouvrir". C'est la relation telle qu'elle est conçue par Aristote, en
quoi Habermas n'est pas post-frégéen. Allons plus loin.
Le programme de recherche de J. Habermas appelle des réserves.
"Il ressort à la tradition classique d'expliquer l'essence pacifiée du
1an~age par l'existence de normes universelles pré-établies que le 1an-

197
gage est assujetti à respecter" (F. Jacques, 1~84) Chez Habermas, le
langage doit procéder de l'essence de la véracité du locuteur. Il a
pour fin
une norme de compréhension et pour effet un consensus sans
contrainte. La situation de parole est déterminée par la référence à
la subjectivité pure du locuteur et par des normes universelles. La
relation' interpersonnelle: est un concept dérivé et reconstruit à
partir de la subjectivité et des normes. Il n'y a pas de relation en
termes de logique.
Dès lors communiquer, c'est:
faire part du savoir du locuteur,
- représenter l'intenté du locuteur,
- accomplir des actes de langage en conformité à des normes reconnues.
La communication n'est pas thématisée en termes de mise en commun de quel-
que chose qui ne l'était pas encore. La situation idyllique où communi-
quer
c'est faire partager un acquis constitue un cas limite (Platon)
Habermas demande au locuteur dechoisir ses expressions de telle manière
qu'elles soient acceptables par son allocutaire sur la base d'un arrière-
plan de normes déjà reconnues.
On ne peut surmonter aussi aisément l'opposition du sujet épis-
témique et du sujet pratique, du savoir et de l'action communicative. La
relation interpersonnelle ne peut
pas être engendrée à partir d'une atti-
tude du locuteur pour des raisons logiques. Habermas considère que c'est
une fois que l'expression linguistique est bie~ formée, correcte, véridi-
que, vraie que la relation avec l'autre peut ,~'.établir. La communication
s'opère par des symboles puisés dans la langue en se soumettant à des nor-
mes reconnues.~ réciprocité interlocutive est minimisée: chacun fait,dit,
anticipe ce que l'autre fait, dit, anticipe par confirmité aux normes so-
ciales que la pratique communicationnelle doit permettre de reconnaître.
"Au lieu de penser une homologie première universelle présupposée du dis-
cours, propose F. Jacques, on gagnerait plutôt à penser un universel en-
gendrant l'opération de communicabilité, où le problème de l'incommensura-

198
bilité est premier, où le problème de la variation du sens, de l'innova-
tion sémantique n'est plus marginal mais central. On sort ainsi des thé-
ories classiques de la communication." CF. Jacques, 1984)
La théorie de J. Habermas n'est pas apte à régler les problèmes
épistémologiques du dynamisme des théories scientifiques. Habermas
mais
aussi Searle nous montrent la nécessité de sortir des prisons égologiques
par le fait même de la limitation logique de leurs programmes respectifs.
On peut reprendre le problème de Habermas sur la constitution
intersubjective des significations identiques, mais avec des présupposés
différents. La relation a deux pôles et elle est irréductible. Elle
est
le lie~ et la condition de possibilité de la genèse des significations
identiques. La situation dialogale et dialogique est engagée dans l'éla-
boration du sens et dans le procès de référence au monde. Il y a un dia-
logisme au moment où la théorie est en invention. On est loin du mental,
du psychologisme où le sens doit être replacé dans le champ
des
visées
intentionnelles de l'ego. On est également loin du structuralisme
où le
sens naît dans le champ des valeurs différentielles du système, dans
le
jeu des signifiants/signifiés. Penser ainsi, c'est s'aviser que la signi-
fication n'est pas
statiquement
définissable
en dehors du procès
de
communication. C'est ce qu'exprime F. Jacques dans Différence et Subjecti-
vité: "Le dire avec autrui C... ) précède tout sens C... ) L'autre à
qui
est adressé un énoncé n'est pas une cible extérieure, mais comme un
co-
énonciateur associé à la production conjointe de l'énoncé. Ou bien,
s~
d'aventure le sens est déjà constitué,
c'est le 'dire avec autrui' qui
soumet les significations instaurées à une reprise, à un contrôle dialo-
giques" CF. Jacques, 1982 : 187)
Le sens n'est plus à chercher du côté du sujet parlant ma~s du
côté de la relation interlocutive ou intersubjective qui en est le fonde-
ment. Il y a une dimension pragmatico-dialogique dans l'innovation séman-
tique, qui achève de lever l'aporie de l'incommensurabilité, l'opposition

199
des schèmes catégoriaux. Quels sont les présupposés de telles considéra-
tions? Il y en a au moins un: la controverse mét&théorique nous oriente
vers une conception post-positiviste du langage de la science. On conçoit
un nouveau rapport du savant à son langage : la métaphore a sa langue
comme l'algèbre a la sienne.
3.3 Sur le langage
double dela.science
Les théories scientifiques sont des corps constitués inscrits
dans un formalisme spécifique, consistant, sans que ce formalisme soit
complet (Cf. K. Godel). Il y a toujours une faille.De plus, les théories
ne sont pas seulement ouvertes du côté du formalisme, ma~s aussi du côté
de la méta-théorie, quand apparaît un débat entre théories rivales.
En réalité, dès qu'on pose la question sur la constitution même
de la théorie, il est supposé un tout autre rapport du savant à son lan-
gage. Le nouveau rapport de l'homme de science
à son langage n'est plus
celui de l'homme de science à des résultats dont il supposait
justifier
les principes logico-empiriques, mais à un
langage qu'on peut quali-
fier de 'délibératif' .. Qu'est-ce à dire?
Nous sommes dans une époque post-kantienne, post-positiviste.
Kant réfléchit sur le texte de la science constituée pour en réinventer
le sens originaire. Carnap et les positivistes logiques
ont
également
examiné la théorie achevée pour y déceler les conditions du sens,
ma~s
cette fois-ci avec un déplacement de la basetranscendentale fondée non
plus sur la subjectivité (Kant) mais sur le langage (Wittgenstein).
Ce
qui intéresse les modernes, c'est la découverte, la dynamique même de la
science. Le philosophe reçoit des textes et des méta-textes. On regresse
plus loin dans la découverte même du fondement. Les savants publient, en
effet, des méta-textes sur la science en train de se faire. C'est à
cet
ensemble de méta-textes que nous nous référons lorsque nous parlons
de
méta-théorie. Les savants font eux-mêmes l'épistémologie de leur science.
Dans quelle langue? Telle est la question pertinente.
La méta-théorie

200
s'écrit dans la métalangue, i.e dans la langue prdinaire. Quine a raison
de le dire : ilIa science se définit beaucoup moins par ses obj ets et sa
méthode que par ses modèles de cOJ1iIl1Unication".
Il faut sans doute souligner le r6le capital des symbolismes
spécifiques sans pour autant rabaisser la parole, la langue naturelle.
La relation interlocutive est mise en cause dès qu'on parle de théorie
constituée. Elle fait sa réapparition dès lors qu'on tient compte
de
tout le contexte scientifique, du contexte de découverte, du rapport du
savant à son langage mixte,
La science recourt à l'idéographie, écriture conceptuelle, sys-
tème graphique dissocié des langues naturelles, Celles-ci reculent dans
les sciences, dans les sciences constituées. Mais le langage ordinaire
est nécessaire dans l'élaboration d'une science, dans les débats sur les
problèmes méta-théoriques ou problèmes 'épistémologiques'
(J.T, Desanti)
qui posent la théorie. T,S, Kuhn l'a bien vu : on parvient à un nouveau
'paradigme', à une nouvelle théorie, ou du moins à un accord raisonnable
sur les concepts fondateurs, au terme d'un processus délibératif dans la
langue ordinaire, liEn somme, la collaboration d'au moins deux langages
est néccessaire et irréductible, dont l'un est soustrait aux contraintes
de l'interlocution, tandis que l'autre dépend des dispositions des inter-
locuteurs ".
(F, Jacques, 1980 : 137)
G, Frege construit une idéographie, une langue formulaire qui
anticipe la sémantique formelle. Il construit à la fois un calcul permet-
tant de raisonner sur les formules, de dériver des formules et une langue
caractéristique ayant un contenu: l'arithmétique. C'est une théorie des
fonctions qui est une sémantique, Mais l'idéographie frégéenne est, avant
tout,
'un langage libéré des contraintes de l'interlocution', un langage
qui expulse les aspects illocutoire et perlocutoire pour n'opérer que sur
le locutoire, sur l'aspect du lanzage en principe formalisable, Quine(1955)
défend également cette vue. Un langage notationnel est nécessaire
à
la

201
science pour fixer la vérité et la fausseté, le. sens et la référence qui
oscillent dans la langue ordinaire en fonction de leurs occurences.
Le
régime de la référence n'est pas du tout le même quand on passe du langa-
ge naturel au langage scientifique. "Grâce à la notation dans laquelle elle
est formulée,aucune phrase de la science n'oscille entre la vérité et la
fausseté,d'une énonciation à l'autre"(Quine(1955) ,in P.Jacob (1980:207-210))
Ainsi, la phrase suivante:
'l'eau bout à 100°c' est vraie dans les con-
ditions fixées quels que soient le lieu, le temps et la personne qui
la
prononce. La fonction de référence et le sens ne sont pas mis en
cause
dans le corpus scientifique. Si l'on veut que les énoncés de la science
soient littéralement vrais, indépendamment de l'auteur et de l'occasion
de l'énonciation, il est clair qu'on doit éliminer l'elément contextuel.
Le texte scientifique est 'free~context', i,e le contexte se trouve neu~
tralisé dans la théorie constituée. Si on ne le fait pas, proteste Quin~
comment peut-on dire qu'une phrase est susceptible du vrai ou du faux?
Le calcul serait impossible selon Quine qui défend, on le sait, la logi-
que des prédicats du 1er ordre, loin des contextes modaux qui rendent
opaque le système de référenciation. Si on y parvient,par contre, la scien-
ce gagne alors un type d'objectivité. Réciproquement une telle objectivité
la met hors du rapport interlocutif.
Mais le point de vue formaliste ou logiciste a une limite. Quine
lui-même s'en rend compte lorsqu'il écrit:
"Quoique la science recherche des traits de la réalité indépen-
dants de la langue, elle ne peut ni re~porter de succès sans le langa~
ge, ni aspirer à la neutralité linguistique" (ibid.
:2D7)
Il est difficile d'éliminer complètement la langue naturelle dans
la construction théorique. En un sens, le problème ne se pose pas en termes
d'élimination. Au contraire, la spécificité et la fécondité du langage or-
dinaire apparaissent au moment du choix du langage formalisé qui doit être
retenu pour la structure de la théorie. Quine le dit de façon implicite :
"le savant peut, par le choix de sa langue, augmenter un peu l'ob-

202
j ectivité et diminuer l'ingérence du 1angagg.",
(ibid.
207)
Curieux cas de figure,paradoxe même d'une langue qui s'auto-
détruit en favorisant l'avancée d'une autre à qui elle laisse toute la
place. Pour autant, sa fonction métalinguistique s'avère irréductible,
à fin d'intelligibilité, c'est ce que nous apprend encore Quine lorsque
le formalisme adopté doit être justifié, expliqué :
"les termes primitifs ou irréductibles de cette notation scien-
tifique ne nous seront peut-être intelligibles que par l'intermédiaire
d'explications énoncées En langage ordinaire, lui-même truffé de mots
indicateurs, de temps et d' ambiguités" (ibid.
209)
Dans la bouche du philosophe de Bavard, le langage scientifique est une
'ex-croissance' du langage naturel, non un substitut. Allons plus loin
dans la spécificité du langage ordinaire dans la constitution de la,science.
Lorsqu'on veut rendre compte de la science en son élaboration
ou mieux du "processus de catégorisation sous la triple forme de l' origi-
ne, de la genèse et de la transformation", l'élucidation épistémologique
ne saurait retenir le seul langage de .1a logique ou de quelque formalisme
par lequel les savants exposent la théorie constituée, Est instructif le
rapport du savant au langage mixte de la science, quand ce qui va devenir
une théorie est à l'état de genèse ou de crise. Prenons l'exemple de Galilée
tel que l'a instruit F. Jacques, à la suite de Quine.
"Lorsqu'il doit introduire les concepts fondamentaux de deux scien-
ces nouvelles, Galilée écrit un Discours qui est dia1ogué.( •. ,) Il établit
argumentativement les règles de l'argumentation exigibles pour qu'un énon-
cé scientifique soit acceptable (.,.) L'argumentation méta-théorique est
conduite en italien, dans la langue ordinaire, et non pas en latin comme
c'est le cas pour l'enchaînement axiomatique qui constitue la théorie e11e-
même".
(F. Jacques, 1980 : 137) Les raisons de l'usage de la langue ordi-
naire signalées par Quine, se précisent avec F. Jacques:
"Seule la langue d'usage a la propriété de nous permettre de

203
~
communiquer et de raisonner, i.e de débattre, d'argumenter. Seule elle
supporte d'être élargie en donnant des acceptions nouvelles à des termes
qu'elle contient déjà. Ultime métalangue, elle accepte de décrire
les
expériences privilégiées, de justifier le concept même
d'expérience, de
construire le symbolisme spécifique, souvent une écriture, qui 'présente'
la théorie, d'exposer les mouvements d'une syntaxe logique. Emminemment
communicable, elle donne le moyen de délibérer sur les conditions du dis-
cours théorique." (F. Jacques, 1980 : 137)
L'anathème jeté sur le langage naturel est le fait de son trai-
tement en tant qu' "univers piégé dont on veut signaler les
embûches",
'déclare, dans le même sens, G. Granger (1979 : 9) dans son analyse des
rapports mutuels entre la langue naturelle et le langage formalisé par
lesquels se construit et se transmet la connaissance scientifique. Dans
Langages et Epistémologies, l'auteur prend acte du fait irréductible et
de la nécessité du langage, mixte de la science. Le chapitre II de ce li~
vre est à ce point éloquent, du point de vue même du titre . " la forma-
tion de la pensée scientifique et le symbolisme". Les langues naturelles
ont une place bien définie quoique restreinte mais "rigoureusement irrem-
plaçable dans l'économie du discours scientifique intégral qui est aussi
communication Il (p, 25)
Comme V. Quine et F. Jacques, G, Granger retient la leçon de
Leibniz sur le projet d'une langue 'charactéristique'
(1) et celle de
(1) En son temps, Leibniz s'est avisé que la théorie de la science con-
cerne le problème de la construction d'une langue:
'charactéristique'
"dont les règles syntaxiques à la fois déterminent complètement les
renvois sémantiques et complexes et gouvernent les démonstrations"
(G. Granger, 1979 : 164)

204
Condorcet quant au projet d'une langue universelle (1). Il nous assure
que "dans le discours scientifique, la place de la langue naturelle tend
à diminuer à mesure que la science évolue". Toutefois, un tel recul, une
telle neutralisation nécessaire en un sens Quinien à la
systématisation
des résultats de recherche "laisse apparaître clairement que le seul rôle
irremplaçable qu'elle y joue est de nature illocutoire, alors
que
les
fonctions locutoires y sont de plus en plus complètement assurées par les
symbolismes spécifiques" (Granger, ibid.
: 22)
La fonction illocutoire (dont nous avons vu que les règles sont
pragmatiques) sert à la démonstration, à l'argumentation, aux discussions
rationnelles qui ont en charge les fondements ou les concepts fondamentaux.
L'illocutoire trouve son contexte d'occurence dans la fonction communica-
tive du langage et se rapporte directement au couple locuteur-allocutaire,
bref pour ainsi dire à 'l'espace logique de l'interlocution'. Il est pro-
gressivement éliminé, complètement neutralisé par les symbolismes spécifi-
ques qui président à l'axiomatisation de la théorie achevée. A ce niveau,
effectivement prennent toute la place les aspects locutoires qui concernent
les contenus propositionnels dont lés, renvois sémantiques sont devenus uni-
voques et fixes quant au sens et à la
référence. Mais comment en vient-on
à l'univocité?
Une telle question nous renvoie à l'usage du langage or-
dinaire. Le processus qui aboutit à l'univocité "atteste la nécessité de
l'illocutoire, dirions-nous avec F. Jacques, en tant qu'il contribue effi-
cacement, par un travail préparatoire, à la neutralisation de l'équivoque,
de l'ambigu et du vague".
(F. Jacques,
1982b)
(1) Granger nous rapporte le projet d'une langue universelle de la science
qui fut le programme de Condorcet dans des textes de 1793-94, et où est
attestée la nécessité d'un langage mixte de la science dans la distinction
de trois requisits essentiels :"toute langue destinée ~ faire connaître les
vérités doit exprimer la les objets dont ces vérités énoncent les rapports,
20
l'existence de ces rapports, 3 0
les opérations que l'intelligence exé-
cute, les moyens qu'elle emploie pour les "découvrir" (in Granger, 1979 :46)
Quoiqu'un tel projet vise à exclure des langues vernaculaires, il n'en de-
meure pas moins que le troisième point du programme réhabilite le langage
ordinaire, le site de l'illocutoire, dans sa fonction argumentative.

205
On le voit, le problème de la langue naturelle intéresse l'épis-
témologue, quand il se préoccupe du rapport de l'homme de science
à
son
langage. C'est la langue naturelle qui permet
aux
savants d'argumenter
et de délibérer sur les conditions de la théorie. Elle apparaît, avons-
nous dit, lorsqu'il faut justifier le formalisme utilisé,
expliquer le
montage expérimental. En réalité, les problèmes épistémologiques de fon-
dement sont débattus à la fois dans la langue ordinaire où les significa-
tions sont 'multivoques' et ouvertes, et à l'aide de
fragments
d'un
symbolisme spécifique. En quoi la collaboration d'au moins deux langages
s'avère nécessaire et irréductible. La science recourt à la fois à la
langue formulaire et à la langue ordinaire, en tant que celle-ci est préa-
lable à celle-là au titre de condition de possibilité de la science elle-
même. Allons plus loin dans notre analyse par le manifeste des formes de
l'argumentation méta-théorique.

206
III - 4 LE NIVEAU MÉTA-THÉORIQUE DE LA CONTROVERSE
" Il arr~ve que la recherche prenne explicitement la forme d'un
débat ou d'une controverse
viva voce, par dialogue écrit ou correspon-
Il
dance entre proposants et opposants.
(F. Jacques, 1980 : 138)
Chez Kepler
il n'y a pas de véritables dialogues. Kepler se ressouvient de ce qui a
été dit par les autres. Le dialogo de Galilée est un discours fictif,dif-
férent de dialogue intérieur que Galilée n'a pas réussi à tenir avec ses
adversair8s, à la différence de Newton qui, sur la loi de la chute des
corps, a tenu une correspondance riche avec R. Hooke. Il y a aussi les
lettres épistémologiques qui "instaurent un mode de discussion libre et
informel, permettant de confronter les idées, de les faire mûrir, avant
leur éventuelle publication définitive dans une véritable revue"(1)Plus fré-
quentes sontlescorrespondances échangées entre plusieurs savants, à partir
du heurt sur un problème fondamental. Il y en a eu entre A. Einstein
et
N. Bohr, entre A. Einstein et M. Born, à propos de l'introduction du con-
cept de probabilité en Mécanique Quantique, entre J. Hadamard, E. Borel
et H. Lebesgue sur l'admission de l'axiome de choix au nombre des princi-
pes de la theorie des ensembles. A peu près à la m~me Epoque, entre
'1 le;:; années 1909-1927, s'affrontaient H. Il'1illikan et F. Ehrellhatt :
le heurt portait
310rs sur l'existence de l'électron.
Dans tous
ces cas, quelle que soit la [orme discursive
retenue ~our la communication, le discours méta-théorique a,
en
dr.Jit, une forme dialogique. On vérifierait que les diverses c:Jntr:J-
verses en science sont dialO/;"iquement argumentées, et que cette
arfl<:nentatiùn se (lOUe elle-même autour d'éléments conceptuels sur
lesquels les experts devraient s'entendre.
(1)
cf. LesLettres épistémologiques de l'Association F. Gon~eth
Institut
de la méthode, Bienne (Suisse).
'

207
4.1. Dia10gisme et Argumentation
-Etudes de cas
Dans cette section, nous ~tudierons deux exemples que nous
offre l'histoire des sciences 00
s'exhibe la forme dialogique.
Le
premier,
~lus ancien, concerne le Disc~urs sur deux sciences nouvelles
de Galil~e (1). Dans le second cas, il s'agit de la controverse entre
Millikan et Ehrennaft qui s'est vite transformée en 'bataille entre
deux mJnd~s'. Il faut prendre acte, dans ce genre de débat, de l'absence
d'individus à vaincre, mais de la présence d'une institution. Il y a
un p~rte-parole d'une communauté. Montrer que
les personnages de
Galilée sont des porte-paroles, c'est montrer que le monologisrne n'est
pas probant dans ce débat m~ta-theorique 00 la structure dialogia~e
est prégnante.
4.1.1.
La problématique galiléenne de la gravité
Galilée fonde sa théorie physique au terme d'un processus dé-
libératif. Toutes les parties qui ne sont pas présentées de façon axio-
matique en latin justifient la théorie en italien. C'est la partie dia-
loguée dans le Discours. Héritier d'Archimède pour la partie axiomatisée,
il l'est aussi du néo-platonisme pour la partie dialoguée lorsqu'il y a
problème. Il
y a l e dialogue dans la science, dans la méta-théorie,non
dans la pratique de la recherche quotidienne où l'on travaille dans le
cadre d'une théorie constituée. Le dialogue justifie, par exemple, à la
troisième Journée, la notion de "mouvement accéléré", ou encore la 'chute
des graves'dans la première Journée. Comment~dans ce processus fondateur
le dialogue est en proie à la forme dialogique?
Prenons à titre d'il-
,
lustration le dialogue de la première Journée centrée sur la chute des
graves.
(1) Les Dialogues sont un ouvrage
de Cosmologie effectué dans la partie
moyenne de la vie de Galilée pour confirmer l'hypothèse de Copernic:
Dialogues sur deux grands systèmes du monde, tel est le titre complet de
l'ouvrage publié à Florence et qui valut sa condamnation en 1633. Quatre
mois plus tard, il se remet à la rédaction du Discours et démonstration
mathématique relatifs à deux sciences nouvelles, publié à Leyde (Hollande)
en 1638. Les deux sciences nouvelles sont la science des matériaux et la
mécanique terrestre qui étudie la chute des corps, le mouvement uniforme,
le mouvement naturellement accéléré.

208
Il Y a trois interlocuteurs dans cette fiction de polémique :
Simplicio représente les aristotéliciens de Padoue, l'institution péri-
patéticienne, Salviati est le porte parole de l'école platonicienne et
Sagredo représente Galilée, ~un Galilée de transition. Au vrai, Galilée
joue Platon contre Aristote. Leur débat est centré sur la chute des corps.
Le problème de la chute des corps n'est pas nouveau. Or la pro-
blématique de Galilée est totalement nouvelle. Il s'agit d'expliquer
l'accélération de la chute des graves de façon quantitative. Une étude
du mouvement local a été faite par Aristote, étude dépendante de prémis-
ses cosmologiques et métaphysiques, par conséquent, solidaire d'une phi-
losophie de la nature. Jusqu'à Galilée, l'étude de la nature consiste à
étudier le mouvement dans la nature. La physique d'Aristote étudie
des
objets concrets mobiles, de la même façon que la théologie et les mathé-
matiques étudient respectivement un objet concret immobile (Dieu)
et
l'abstrait immobile (les êtres mathématiques). Il n'y a pas chez lui de
notion de mouvement naturellement accéléré. Aristote ignore donc
la
question et la réponse galiléennes ; il ignore le mouvement comme rapport
des distances parcourues au temps mis à les parcourir. Chez lui, le mou-
vement est fonction de l'actualisation de la substance, ce qui requiert
une étude substantielle et qualitative.
Galilée se pose la question toute nouvelle de la détermination
quantitative du mouvement. Aristote, dans son paradigme substantialiste,
ne pouvait se poser une telle question. Galilée fait une étude conceptuel-
le et expérimentale de la chute des corps. Il prend congé d'Aristote, du
lourd et du léger, du substantialisme, bref de la démarche habituelle dans
l'étude du mouvement. Conséquence épistémologique: un même fait sous-tend
deux problématiques différentes. Allons au texte qui nourrit notre con-
viction de principe.
Dans le discours dialogué sur le mouvement dans le vide,
no-
tion introduite lors d'un débat sur la condensation et la raréfaction ,

209
la structure argumentative est de mlse. Le débat s'engage entre Simplicio
qui défend les thèses des aristotéliciens de Padoue et Salviati.Simplicione
comprend pas le sens du mot 'poids' avancé par Salviati. En référence
au
livre IV de la Physique, il fait l'objection suivante: un corps qui est
plus pesant qu'un autre tombe toujours plus vite que celui-ci. Outre qu'il
est difficile à un péripat~Ucien de voir autrement les notions de 'poids' 1
de 'légèreté' que comme associés à la notion de 'lieu naturel', c'est trop
lui demander de faire une expérience de pensée, de concevoir un fait idéal.
Comment Simplicio peut-il comprendre que des corps puissent avoir le même
poids dans un milieu donné: le vide? COmment peut-il concevoir l'incon-
cevable, tant habitué à l'expérience perceptive directe et évidente, ne
doutant nullement que ce qu'il perçoit peut ne pas être ce qui est?
Voilà qui pose le problème général du dépassement des faits naturels aux
faits scientifiques,problème de la réalité à laquelle se réfère la science,
problème des faits qui aux yeux du savant sont les faits réels auxquels se
réfèrent ses lois (1)
. Un tel processus explique les résistances et les
objections de Simplicio dans l'élaboration des concepts essentiels à la
mécanique classique. Cette opération de mise en commun de l'énonciation,
du sens et de la référence suppose la modification des croyances profondes.
Les faits scientifiques sont essentiellement des faits généraux
et idéaux, bref des constructions rationnelles substituées à la ~éalité
perçue. Dans ce contexte, il est difficile à un partisan de l'expérience
perceptive immédiate d'outre-passer les limites de son monde. Dans cet
échange de paroles, mieux de vues théoriques pour faire sens et fixer la
référence, Simplicio est invité à dépasser les notions d'essence', de
'lieu naturel', de 'poids intrinsèque', pour concevoir le concept galiléen
de mouvement. Il y a un changement profond jusqu'au code initial. La résis-
tance de Simplicio se comprend, mais il doit se détourner des 'apparences'
de la caverne (Platon), à notre sens, transgresser son propre code, pour
permettre des réponses nouvelles à des problématiques nouvelles. A vrai
(1) Voir en Annexe21e problème du passage des faits naturels aux faits
scientifiques

210
dire, il s'agit là d'un changement de régions catégoriales, de la mutation
du système catégorial le plus sédimentiquement stable. Concevoir l'incon-
cevable, pour Simplicio, revient à entreprendre d'associer les conceptions
nouvelles d'ordre catégorial (le mouvement, coeur de son système) à des
mots associés à des conceptions les plus consolidées. L'égarement de Sim-
plicio se justifie parfaitement : pourquoi, demande-t-il, une petite pierre
jointe à une autre peut-elle ne pas augmenter la vitesse du composé dans
sa chute? En effet, selon lui, les vitesses sont proportionnelles aux poids
des corps, ces poids étant attachés aux corps par nature.
Salviati éclaire Simplicio en distinguant les sens divers des con-
cepts. Ainsi dans la 'pesanteur' il faut faire la part entre le cas où le
corps est au repos et celui où il se meut. Dans le premier cas, son poids
augmentera effectivement si on lui ajoute un autre corps. Mais dans le se-
cond cas où
il se meut en chute libre, sans résistance de la part du ml-
lieu l.e dans le vide, il est indifférent quant à sa vitesse de chute: le
poids d'un corps est proportionnel à la résistance que le milieu oppose.
Le poids est un relatif et non un absolu.
Il y a comme deux réels interrogés de deux manières différentes :
le réel du sens commun,le sensible, interrogé avec les présuppositions ca-
tégoriales aristotéliciennes, et celui que Galilée interroge avec des pré-
suppositions catégoriales intelligibles, un réel quantifiable, mathémati-
sable.
(1) La conversion suppose la conception d'une expérience de pensée,
une expérience idéale : celle du vide. Salviati propose une conception de
l'univers où il n'y a que du vide, où il n'y a plus de haut nl
de
bas.
L'intelligibilité de tels propos suppose que Simplicio dépasse le sensible
le perçu pour accéder au raisonnement pur, à la pensée pure du vide.
Au
(1) Galilée substitue l'univers archimédien à celui d'Aristote. Toutefois,
il y a des limites: le corps tombe vers le centre de la terre. Ce 'centre'
fait difficulcé à Galilée. C'est Newton qui, avec la'gravité', rendra la
notion universelle.

211
fondement de l'intelligibilité des idées nouvelles, ou de la réinstruction
des notions anciennes, il y a l e dialogue, du moins la structure dialogique
qu~ règle le processus de l'invention.
Dans la scène introductrice le cOntexte est interlocutif. Soit
encore l'exemple suivant où un seul individu parle. Il s'agit du texte sur
le 'mouvement
naturellement
accéléré', emprunté à la troisième Journée
Galilée (1970 : 131) fait une analyse phénoménale du mouvement, qui est
une désolidérisation de la substance. (VOir ce texte en Annexe 3)
Le texte est nécessairement m~s dans la bouche d'un personnage
du Discours. La première phrase signale que celui qui parle est Salviati.
Ce discours justificateur de la notion du mouvement accéléré est une fic-
tion d'exposition didactique. En réalité, il a un double destinataire,
sous forme de polémique adressée contre Simplicio à Sagredo. On assiste
à la défense et à l'illustration pour une science nouvelle, procès qui
a valeur inaugurable pour une nouvelle notion du mouvement. Galilée fait
une étude quantitative du mouvement, impensable chez Aristote, étude du
mouvement dans ses relations internes et phénoménales, étude d'un objet
théorique nouveau. On découvre l'attitude du physicien géomètre: Gali-
lée est devant la nature comme un juge devant l'accusé, pour lui extor-
quer ses secrets. La nature suit la voie ordinaire qui est simple (1).
L'hypothèse doit être simple et géométrisable. Galilée décrit le mouve-
ment de chute, mouvement de vitesse constante: la vitesse reçoit
de
nouveaux accroissements selon une proportion (2) simple.L·idée de pro-
portion est une référence aux mathématiques, à la géométrie sous l'exi-
gence de simplicité. Il s'agit de faire admettre à un aristotélicien
(1) Entre deux hypothèses la plus simple est la meilleure.
La simplicité est un statut méthodologique. L'exigence de simplicité
sera pour Galilée un critère de bonne explication.
(2)'Galilée
est
un mathématicien ancien.
L'espace est encore homo-
gène. Comment peut-il dès lors concevoir la vitesse, comme font les
modernes, en termes de grandeur
hétérogène?
Il recourt à une géométrisation avec le paradigme des proportions.

les fondements d'une science nouvelle en fonction de la simplicité et
en fonction de la mathématisation, quand on sait que chez Aristote, il
y a ce primat de la physique sur la mathématique. Dans la cosmologie a-
ristotélicienne, les formes sont
-
-
.
geometr1quement irréductibles : il ne
faut pas que le droit se l '
a1sse ramener au courbe. Tout rapprochement
sous l'angle de la vitesse (1) est donc exclu. Il n'y a pas de considé-
ration mathématique. On comprend dès lors que le texte galiléen soit
argumenté. La justification - transcendantale chez Kant,
_ . .
med1tat1on
chez Descartes, logique de la découverte chez Popper - est ici argu-
mentative. Elle est argumentative pour être fondationnelle, car Galilée
aboutit à une définition du mouvement (cf. dernière phrase). Récapitu-
lons quelques conséquences épistémologiques qui apparaissent dans le
dialogue des fondements.
(1) Que dit Galilée? Allons au fond du commentaire. Il Y a convergence
des deux exigences, à savoir simplicité et géométrisation: la constance
de la proportion d'accroissement est la manière dont elles se rejoignent.
L'étroite affinité entre le temps et le mouvement s'explique par l'ana-
logie entre le mouvement uniforme et le mouvement uniformément accéléré.
Cet exemple plus complexe de géométrisation simple est fait selon le mo-
dèle d'un mouvement uniforme. Galilée va du simple au complexe. Il pré-
cise l'analogie: la proportion concerne le rapport de temps et de
la
vitesse.
Le saut est prodigieux d'Aristote à Galilée. Du rôle infime de
la vitesse liée à la gravité, à la résistance, on passe au fondamental :
elle sert à la quantification même du mouvement, grandeur quasi-physique
qui s'augmente par adjonction de parties. Une propriété remarquable est
le degré, indice de sa croissance: la vitesse est d'autant plus grande
qu'on est plus éloigné de l'origine du mouvement.
(suite p. 21J)

1) Les concepts scientifiques sont élaborés de manière discursive. Ils
sont proposés à l'issue de débats polémiques pragmatiquement réglés.
Ainsi les fondements de la mécanique classique de Galilée à Newton ont
été progressivement dégagés par la médiation de débats dialectiques a-
vec l'école du moment, i.e à la fois à
l'encontre d'un contexte scien-
tifique et philosophique donné et par la force même de ce contexte.
2) Ni induits de l'expérience, ni logiquement nécessaires, ils ne s'im-
posent qu'au terme d'un affinement progressif des concepts de la scolas-
tique, affinement guidé par des présuppositions métaphysiques. La création
de l'expérience de chute libre par Galilée ne relève pas de la
stricte
logique ni de la seule expérience, ni même de leur conjonction.
Il met
en jeu un élément conceptuel à partir duquel d'autres concepts s'ordon-
nent de manière cohérente.Qu'est-ce à dire?
L'exemple de discussion
suivante entre ~illikan et Ehrenhaft est tout à fait Éclairant.
(suite de la page 212)
Néanmoins le degré au sens galiléen implique que la croissance
de la vitesse s'opère par intensification. Galilée assimile la vitesse
à une grandeur intensive (intensio velocitatis). Une telle notion renvoie
à des notions médiévales. Galilée est un auteur de transition. La vitesse
est une fonction du temps, mais dans son intensité n'est pas, comme chez
les modernes, un rapport entre espace/temps. Allons plus loin. Galilée ne
pouvait pas définir la vitesse pour deux raisons -limite des espaces/temps
si nous divisons les espaces par des temps, Galilée ne pouvait le faire
en tant que mathématicien ancien. On ne pouvait pas franchir les limites
du genre. L'espace est homogène. C'est Descartes qui s'en affranchit.
Galilée ne pouvait pas concevoir la vitesse en termes de grandeur hétéro-
gène. Il finit toutefois par arriver à des approximations de la vitesse.
Il n'arrive pas à thématiser sa physique.

214
4.1.2. La controverse milLikan-Ehrenhatt (1)
Deux prÉ:sup~ositions, delix tilem~ta s'opposent en tEl lieu
il s'agit du thema de l'atomisme, du discontinu et de son contraire
l'antiatomisme,
le continu. C'est a la bataille de deux mondes,
et
au triomphe d'un vieux thème Que nous allons assister.
La c)ntraverse
commence dans les années 1918. Elle va Jurer jusqu'en 1927, soit
trois ans après l'attributiùn à Millikan du prix dobel en 1924, puis)
avec le temp~ elle va tomber dans l'oubli, sans qu'il y ait eu un
ju~ement prononcé en f~veur de l'un ou l'autre parti.
La question ~pineuse qui conduit nos deux physiciens dans
des directions op~osées est des plus fondamentales de la physique
moderne.
Le désaccord porte sur la valeur de la plus petite charge
électrique existant dans la nature. Pour Millikan cela ne fait aucun
doute qu'une telle valeur doit être attribuée à
L'électron indivis.
Mais la valeur de la charge électrique Élémentaire est excessivemer.t
incertaine. Trouver une telle valeur revient en fait à la quantifier.
Soit e cette charÉ'e électrique ultime. uès les annÉes 1900, nombre
de physiciens identifiaient e avec la É'randeur de la charge de
l'électron.
Le controverse éclate au printemps 191 J. Enrenh"ft Qui
jusc;ue-là a trouvé des résultats Je mesure pour la valeur du "quantum
élÉmentaire d'électricité" selon les mêmes grandes
Lignes que ~illikan
annonce des charges électriques
beaucoup plus
petites, i.e inférieures
à celle présumée de l'électron. En clair il aurait découvert des
"sous-électrJns". Thématiquement parlant,
selon G. Holton, Ehrenhaft
passe de l'atomisme a son c0ntraire l'antiatomisme, au continu.
Pendant ce temps, Millikan et ses élèves essaient de raffiner
leurs méthodes et publient l'Évidence d'un électron unit~ire. Suivons
le develo~~cment de la controverse.
(1) Nos sources proviennent de la présentation très claire faite par
G. dalton, .au chapitre 3 (in 1982 : 1J2-2J~) portant ce titre pré··
ci:::; : "~,ou~;-électrons , presuppositions et la controverse Mil likan-
Ehrenhaft".

215
1- Millikan
'voit'
les électrons
Quand Millikan commence à écrire sur l'électron,
il ne le
conçoit naturellement pas comme une particule ayant des moments
magnétique et cinétique, une longueur d'onde,
une self-énergie,
ou l'une des quelconques propriétés que les physiciens
lui attri-
buent maintenant et qui font partie de son definiens. Il conçoit
l'électron comme un corpuscule discret,
de charge électriqù<8uni-
taire, dont on peut voir l'action de ses propres yeux.
"C'est un
nouveau fait expérimental,
écrit-il dans son Autobiographie, que
notre génération a vu pour la première fois, mais que q~iconque le
désire pourra voir désormais."
(in Holton,
p.
155)
Ainsi,
j!ar exemple,"quand La gouttelette d'huile se dirigeait
vers le naut
(dans If! champ électrique,
contre l'attraction gravition-
nelle) avec la plus ~eLite vitesse possible,
j'étais certain que juste
un seul électron isolé se trJuvait sur son dos. Tout l'appareil repré-
sentait un dispositif pour capturer et pour voir en essence un électron
individu'el cnevaucher une goutte d'huile."
(in Holton :
155-156).
ùn peut faire Lne remarque.
Le physicien adhère au présup-
posé de l'existence de l'électron indivis. Sa 'vision'
de l'électron
est déterminée par sa croyance en l'électron:
i l voit ce qu'il croit.
De plus,
l'expérience nourrit sa conviction de principe:
l'expérience
elle-même, ou plutôt le dispositif expérimental est conçu et construit
dans une telle perspective en vue d'une telle fin.
L'observation vient
confirmer des présuppositions. De la sorte,
le théma du discontinu va
se trouver corroboré lorsque Millikan observe un changement soudain
danB le mouvement d'une gouttelette d'huile chargée maintenue dans le
champ électrique.
Cette discontinuité dans le phénomène observé s'accorde
en beauté avec l'hypothèse de discontinuité présente dans le concept
même de charge quantifié.
Ce qui fait dire à Holton que "par derrière
tout cela,
pratiquement non ccJnfessée et certainement non analysée,

216
une théorie préconçue de l'électricité lui donnait des yeux pour
voir et interpréter." (in Hol ton : 157)
Millikan est convaincu de l'existence de la particule
élémentaire. Le problème consiste 'à la mesurer. Il a pris position
en faveur de la théorie de l'électricité, fondée sur le concept du
discontinu, du discret,
bref sur l'atomisme,
plutôt que sur celui du
continu.
La théorie de Maxwell permettait en effet de concevoir
l'électricité en termes de déplacements continus, de mouvements au
sein de l'éther électromagnétique,
plutôt qu'en termes de structure
atomique.
Milli~an se lance ainsi dans le problème de trouver la
grandeur de la charge élémentaire e. Personne avant lui -observe
Holton-- n'a mesuré la charge d'un objet individuel, ne l'a trouvée
égale à un,
deux ou quelques multiples d'une unité d'électricité.
Par conséquent,
c'est avec un grand intérêt épistémologique qu'il
entreprend de mesurer la valeur de la charge électronique.
Il va appliquer successivement trois méthodes. D'abord il
utilise un nuage de gouttelettes d'eau en chute,
puis des gouttelettes
en équilibre,
enfin des gouttes d'huile non suspendues. Suivons SES
trois démarches.
Il nous apparaîtra alors qu'un des avantages du débat
scientifique, au vrai méta-théorique,
est de profiter aux deux partis
en présence. En l'espèce,
i l va les obliger à perfectionner leurs
méthodes,
voire à les réviser,
à en rechercher celles qui leur sem-
blent les plus adéquates,
les plus pertinentes.
La méthode l
consiste a produire des nuages de gouttelettes,
chambre
,
da~s une~ expansion, entre les plaques paralleles et horizontales
d'un condensateur chargé. Avec ce procédé, en 1903, J. J. Thomson a
1
obtenu e = J,4x10- 0ues (= unités électrostatiques). Wilson, du groupe
Thomson, a publié des mesures très dispersées de e avec une moyenne de
10
e = J,1 x 10-
ues. Millikan ne suit pas exactement cette méthode.

217
Il la modifie lég~rement pour esp~rer avoir des mesures beaucoup
plus précises. Ainsi,
à la place du rayon X pOUl' ioniser le gaz
satur~ avant la d~tente qui forme le nuage, il utilise du radium.
A la suite de dix observations,
il obtient une moyenne de
10
e = 4,03 x 10-
ues. Un tel résultat est satisfaisant.
Au congrès de l'American Physical Society, b Chicago, en
Janvier 1908, o~ Millikan a pr~sent~ ses l'~sultats condens~s dans un
article,Ernest Rutherford suggère de tenir suffisamment compte de
l'évaporation des gouttelettes d'eau, afin de ne pas surestimer le
nombre d'ions (ou de gouttelettes) pr~sents, et donc de ne pas dimi-
nuer la valeur de e. Il fut entendu par Millikan qui voit maintenant
la strat~gie à suivre, à savoir '~liminer la source d'erreur due à
l'~vaporation'. On passe alors à sa deuxi~me m~thode.
L'~t~ 1909, Millikan r~ussit à arranger le champ ~lectrique
de façon à maintenir stationnaire la surface sup~rieure du nuage
charg~, par l'utilisation d'une batterie exceptionnellement plus
grande (10.000 V) qui ~tablit un champ ~lectrique plus dense, cette
fois-ci en opposition à l'effet de la gravitation.
Il peut ainsi
étudier le taux d'~vaporation du nuage chargé tandis qu'il demeure
suspendu. Quand i l enclenche le champ ~lectrique,se produit une
suite d'accidents, heureux accidents qui lui permettent "pour la
premi~re fois d'effectuer toutes les mesures sur une seule et même
goutteletteindividuelle, et ( ••• ) d'examiner l'attraction ou la
r~pulsion des propri~t~s d' un ~lectron individuel isol~." (in
Holton : 169) Les charges mesur~es se r~v~lent effectivement bien
en deçà des limites d'erreur des mesures de la plus petite charge
sur une gouttelette d'eau obtenue.
"C'~tait là, ~crit-il dans son
Autobiographie,
la premi~re preuve, d~finie, nette, sans ambiguït~,
que l'électricité est définitivement de structure unitaire". A cette
date prend fin la mesure de e par observation d'un nuage.

218
2.
Le premier grand article de Millikan et la réplique
de Ehrenhaft.
En FÉvrier 1910, Mil Li kan donne la valeur la plus probable
de la charge électrique Élémentaire
:
e = 4,65 x 10- 10 ues. Il accepte
les valeurs de e, déterminÉes par d'autres physiciens, avec des mé-
thodes adéquates.
La valeur moyenne finale de e est celle-ci :
10
e = 4,69 x 10-
ues. Toutefois Millikan refuse les valeurs de e pu-
bliées par quatre autres physiciens pour des raisons peu convaincan~
tes.
Il s'agit des résultats de Perrin, Maurice de Broglie, Moreau et
Ehrenhaft.
IL refuse la valeur de e donnée par Ehrenhaft. Pourtant,
-10
cette valeur (e = 4,6 x 10
ues)
s'accorde bien avec celles déjà
acceptées. G. Holton nous explique une telle attitude:
willikan
rejette une valeur confirmatoire,
obtenue par un chercheur expérimenté
ayant utilisé une méthode plus proche de la sienne. Outre cela, i l
écarte des observations qui lui semblent en désaccord avec les résul-
tats d'autres observations.
Parce qu'il sait ce qu'il cherche,
il
évite la dispersion des résultats.
Il se prépare déjà a sa troisième
méthode quand Ehrenhaft attaque la valeur de e à la séance du 21 Avril
1910 de l'Académie de Vienne.
Ehrenhaft dispose pour sa réplique d'arguments d'expérience
solides
vingt-deux nouvelles mesures de charge. Celles-ci s'éten-
10
10
dent de 7.53 x 10-
ues à 1,38 x 10-
ues.
Convaincu que ses métho-
des sont en bonne et due forme,
Ehrenhaft conclut que de telles décou-
vertes doivent être prises en compte. Si la "théorie présuppose
l'existence" d'un quantum indivisible d'électricité,
la valeur de
celui-ci devra certainement "tomber considérablement en dessous" de
celle jusqu'ici acceptée.
Ehrenhaft parle alors de "sous-électron" et déclare que ses
résultats indiquent l'inexistence dans la nature des quantités indi-
10
visibles de charge électrique au niveau de 1 x 10-
ues ou au-dessus.

219
Ces sous-électrons montrent une propension continue à s'agréger. Selon
lui,
l'hypothèse fondamentale de la théorie électronique, soit l'indi-
visibilité de l'électron, n'est plus de mise.
La large dispersion des
valeurs de e mesurées par différents chercheurs avec différentes métho-
des devrait signifier que de telles variations de charge nette sont
"dans la nature". Il va jusqu'à refaire les calculs de Millikan avec
les mêmes données. Une large dispersion en résulte. On peut remarquer
avec Holton que
"le même régistre d'observations pouvait servir àdémontrer la plau-
sibilité de deux théories diamétralement opposées,
soutenues avec
conviction par deux chercheurs bien équipés et leurs collaborateurs
respectifs"
(1982
: 195).
Millikan, muni de sa nouvelle méthode -la troisième-,
répond par l'ex-
périence de la goutte d'huile dont la réussite va mettre pratiquement
un terme au débat.
J. L'expérience de la goutte d'huile (1910)
Millikan commence par corriger la loi de Stokes pour les gout-
J..9.i
-telettes. Selon lui,
cette ne peut s'appliquer comme telle à des sphères
très petites.
Il la modifie donc pour l'adapter à ses propres conditions
méthodologiques. En outre,
il travaille non plus avec des gouttes d'eau
en équilibre, mais avec des gouttes d'huile en ascension et en descente
et i l calcule dés~rmais les valeurs de la charge élémentaire a partir
de chaque ensemble d'observations sur une goutte donnée.
Ses expériences confirment la vue qu'''une charge électrique
( .•. ) possède une structure granulaire définie, qui consiste,
en fait,
en un nombre entier de grains,
ou atomes,
d'électricité,
tous exacte-
ment semblables,et dispersés sur la surface du corps chargé" (in
G. Holton : 199). Au cours de ses observations, Millikan réinterprête
toujours les données brutes qui forceraient à l'abandon d'un fait fon-
damental de la n~ture, à savoir le caractère entier de e. Une telle
attitude diffère de celle de Ehrenhaft qui ~ontinue de maintenir sa

220
position,
sa croyance aux quanta d'électricité:
les plus petites
quantités d'électricités doivent se trouver sur les corps de plus
faible capacité,bref sur les
'sous-électrons'.
Cette controverse,
nous dit Holton,
a duré jusqu'en 1927.
i-e après que Millikan fût consacré dans ses travaux sur la question
qui les a opposés. A la différence des interlocuteurs galiléens,
les
partis en présence ont conservé au cours de cette longue confronta-
tion,
leurs présuppositions,leurs codes respectifs. Cependant,
le
gros bénéfice de cette controverse a résidé dans la quantification
de la charge élémentaire,
dans la mise en évidence de l'électron.
On ne soulignera jamais assez le rôle capital que joue en ce genre
d'occasion ce type de dialogue,
mettant en jeu des éléments d'ordre
conceptuel.
Insistons-y.
4.2. Note sur l'élément conceptuel
Savoir apprécier la nécessité et la priorité de la conceptuali-
sation en science, c'est comprendre l'idéal explicatif de la sC1ence. On
rappelle que pour Aristote et dans le cadre du sens commun, expliquer
c'est fournir la cause. Un fait est expliqué quand on a répondu à quatre
questions : quelles sont les causes formelle, matérielle, efficace et fi-
nale ? Ce type d'explication vise un type d'intelligibilité bien particu-
lier et pour lequel les mathématiques ne peuvent être d'aucun secours. On
utilise en fait des concepts qui, de nature, sont aptes à faire apparaître
les
causes. Que se passe-t-il quand on accède à la science? En quoi
va
consister alors l'explication? A quoi tend-elle? Par quels moyens se met-
elle en place?
Prenons l'exemple de la science classique.
4.2.1.
L'explication comme mathématisation
Qu'est-ce que mathématiser la nature, un
phénomène physique?

221
Expliquer dans une perspective scientifique, c'est rechercher la ou les
lois rendant compte soit de l'état d'un corps ou d'un système de corps
à un moment donné, soit du passage d'un état à un autre état, soit enco-
re des modalités d'effectuation d'un phénomène déterminé, etc.
Or qu'est-ce qu'une loi? Une loi est une relation de type ma-
thématique entre différentes grandeurs, traitées comme des variables pa-
ramétriques, et représentant les facteurs dont dépend l'intelligibilité
des phénomènes à expliquer. Cette relation peut revêtir différentes for-
mes, notamment deux: soit un simple rapport mathématique soit une fonc-
tion mathématique (1).
La formulation de lois à caractère mathématique définit
l'objet de la recherche scientifique. Mais qu'est-ce qu'on doit mettre
en place pour la mathématisation?
4.2.2.
La conceptualisation préalable
Pour arriver à formuler des lois, il est nécessaire qu'il ait
été mis en place une conceptualisation préalable. Soit la loi du mouvement
(1) Dans les cas les plus simples la relation peut avoir la forme d'un
simple rapport mathématique. C'est le cas de la loi de la réfraction en
optique, de même en acoustique, qui s'écrit comme suit:
sin i
n
Quelle que soit la direction du rayon incident,
s~n r
le rapport du sinus de l'angle indice au sinus de l'angle de réfraction
demeure constant pour deux mêmes milieux et un rayonnement de longueurd'on-
dedéterminée~e plus souvent, cependant, la relation affirmée par la loi
a la forme d'une fonction mathématique reliant l'une des variables, ap-
pelée alors variable dépendante, aux autres variables qui jouent le rôle
de variables indépendantes. C'est le cas de toutes les lois de la Méca-
nique. Ainsi l'Energie cinétique d'un corps s'écrit:
E
~
e
m V2
où E est la variable dépendante de m et de V
qui sont des variables indépendantes.

222
naturel de chute :
1
2
e
2 y t
où e représente l'espace, t (gamma) l'accéléra-
tion et t le temps. Cette loi énonce une relation quadratique. Mais outre
la relation, elle comprend un certain nombre de termes, à savoir 'espace'
et 'temps' qui sont des concepts renvoyant à des grandeurs physiques, et
dont la détermination représente manifestement un préalable pour la cons-
truction de la loi (1).
Par conséquent, un travail de conceptualisation précêde néces-
sairement la formulation des lois qui, loin d'être une opération premiêre,
doit ainsi être regardée comme l'achêvement d'une recherche dont la pre-
miêre tâche est d'établir les notions indispensables au développement mê-
me du discours scientifique. Avant de pouvoir formuler la loi ci-dessus,
il faut d'abord définir les concepts d'espace et de temps, mais aussi ceux
de vitesse et d'accélération.
Le point capital est alors celui-ci : non seulement la construc-
tion des lois serait impossible sans l'élaboration d'une base conceptuelle
adéquate, mais les concepts utilisés dans cette construction doivent être
tels qu'ils puissent être immédiatement d'une expression mathématique et,
si possible, d'une définition mathématique. (1)
(1) Tous les concepts utilisés dans les lois de la science classique ont un
trait commun, celui de renvoyer à des grandeurs mesurables, telles que 'es-
pace',
'temps',
'vitesse', 'température', 'pendule oscillable', etc. On
peut remarquer aussi que, si certains concepts doivent être pris comme des
indéfinissables, en revanche un grand nombre d'autres concepts sont suscep-
tibles de recevoir à partir d'eux une définition mathématique rig9ureuse.
En effet, toute la Mécanique classique est construite sur trois
concepts de base: l'espace, le temps et la masse (e, t, m), à partir des-
quels on peut définir les autres. Exemple :
.
e
. V1tesse moyenne = t
Vitesse
instantR2ee
-
--?
~~
dérivée 1ère
Accélération
=
d e v
dérivée 2nde
dt2
0
~
Force mr

223
Cela nous permet alors de dégager ce qu'on peut appeler la
condition fondamentale pour une science de la nature mathématisée.
Mathématiser la physique, c'est, avant toute chose, penser les phéno-
mènes naturels à l'aide de concepts mathématiquement man iables. La
mise au point de ces concepts n'équivaut certes pas par elle-même à la
formulation de la loi. Mais l'invention de la loi n'est possible que
grâce à la mise en place préalable de concepts permettant de représen-
ter les phénomènes étudiés dans la sphère de rationalité propre aux ma-
thématiques.
Lorsqu'une base conceptuelle mathématiquement man iable a été
m1se en place, la conséquence immédiate est que les problèmes physiques
peuvent être transformés en problèmes mathématiques, ou mieux peuvent
être m1S sous une forme telle que la recherche de leur solution peut a-
lors être assumée par le raisonnement mathématique. Pour en arriver là,
il faut que le problème ait été correctement formulé, i.e que la base
conceptuelle se révèle physiquement adéquate, pertinente. La significa-
tion profonde de l'oeuvre de Galilée, c'est d'avoir réussi, au moyen
d'une conceptualisation adéquate, à mettre au service de la science de
la nature les mathématiques grecques. Galilée était archimédien. Il y
a donc pénétration des mathématiques dans les sciences de la nature grâ-
ce à la conceptualisation. Or, comment s'effectue cette conceptualisation,
comment s'élabore l'élément conceptuel? Condition de possibilité
du
discours théorique, quelle en est sa propre condition de possibilité?
Il faut bien s'en rendre compte: l'épistémologie s'avise au-
jourd'hui de la distinction et de la différence entre trois aspects de
la science: conceptuel, théorique et empirique de l'activité scientifi-
que. Limiter l'analyse seulement aux aspects théorico-empiriques, ce se-
rait laisser régner l'arbitraire et se condamner à ne rendre intelligible
la question du dynamisme des théories que manifeste l'aspect conceptuel
renfermant des éléments polémiques. Parce qu'il fait problème, l'élément

224
conceptuel fait l'objet de débat entre experts. F. Jacques explique:
"La référence que l'élément conceptuel porte à l'expérience
n'est n1 simple ni directe. et elle est d'abord largement indéterminée.
Au sein de la théorie. la référence aux faits s'opère à l'aide du sym-
bolisme spécifique. Mais si l'on revient de l'exposé de la théorie du
mouvement à la quête galiléenne d'un consensus sur les fondements de la
Mécanique classique. il est assez naturel d'envisager que la structure
de discussion rationnelle est essentielle dans l'oeuvre écrite comme
dans la currespondance de Galilée".
(F. Jacques. 1980 : 137)
Descartes. par exemple. propose un Discours de la méthode en
première personne. "Il a essayé de fixer lui-même les règles par les-
quelles un énoncé peut obtenir l'adhésion d'un allocutaire en général."
(F. Jacques. 1980 : 138) Cela traduit l'expression même d'un ~gocentris­
me dont on ne peut douter. Mais il semble que la recherche se
SOUC1e
assez peu des prescriptions cartésiennes. F. Jacques l'a noté
"le
choix qu'elle fait de ses principes et de ses langages est soumis à
une seule condition qui est pragmatique
ne pas outrepasser ce qU1 est
convenu."
(ibid •• 138) Galilée l'a fort bien compris qui a fait interve-
nir le dialogue. i.e le même et l'autre dans la constitution du sens et
dans la détermination de la référence.
La communication instituée entre Salviati. Simplicio et Sagredo
"enregistre l'effet positif de la relation dialogique entre des interlo-
cuteurs dont le contenu initial d'énonciation diffère. sur le sémantisme
même de leurs énoncés." (F. Jacques. 1982 b : 25) Un concept ou un énoncé
seront comptés comme scientifiques si seulement ils sont mis en communau-
té, "si les règles de la scientificité ont été fixées entre partenaires
eux-mêmes accrédités",
(F. Jacques. 1980 : 138)
Telles sont les réflexions que suscite le n1veau méta-théorique
de la controverse. Le point capital est que la conceptualisation traduit
le phénomène pragmatique de la discussion rationnelle. On peut dire que


r
r:
,.
L
J
c'est le lieu où gît notre problématique. Dire que l'élément conceptuel
est proposé, attaqué et défendu dans la controverse méta-théorique selon
des règles pragmatiques, cela revient à dire que l'élaboration des con-
cepts, ou en un sens kantien, des catégories, i.e en dernière instance
1f
le questionnement, est soumise à"l 'espace logique de l'interlocution.
Voyons jusquroùno~s sommes conduits par de telles cohsldérati0ns .

226
III -S, POUR UNE ANALYTIQUE DE LA CONTROVERSE
la pragmatique des
questions
Toute notre analyse a retenu l'aspect pragmatique dans la des-
cription de la controverse méta-théorique,
qui est l'élément privilégié,
le plus rationnel,
le moins anecdotique dans l'inventaire du contexte de
découverte. Jusqu'ici, nous avons montré la spécificité de la controverse
sous l'angle de sa productivité et de sa dynamique.
Le chapitre précé-
dent a été plus loin en ajoutant que la controverse est provoquée par les
éléments conceptuels qui existent à tout niveau dans la science.
Il sem-
ble alors que là gît notre problematique. En effet,
qu'entendre par 'élé-
ment conceptuel', ou encore
'catégorie'
en un sens plus kantien qu'aristo-
télicien ? Quelle est la vraie nature des catégories ?
L'introduction des concepts en science faisant l'objet de dis-
cussion rationnelle entre experts, nous proposons d'envisager leur struc-
ture interrogative. Ce sera l'enjeu de cette section de justifier notre
décision que la dialectique de la recherche des fondements fait interve-
nir la pragmatique des questions.
Nous ne prétendons pas proposer ici une étude exhaustive du mé-
canisme des questions.
Notre esquisse aura pour but de montrer la perti-
nence du domaine:
montrer que le processus par lequel s'accroît
la
science passe par le questionnement.
La science trouve des réponses aux questions intra-théoriques
qu'elle se pose. Mais auparavant,il lui faut trouver et inventer
ses
problèmes, ses questions et ses types de questions,
bref ses catégories.
Comment concevoir le questionnement ? Comment le fonder ? Comment lier
la référence à l'interrogation? Qu'est-ce qu'une interrogation scienti-
fique ? Il Y a diverses manières de poser le problème.
L'épistémologie de la decouverte requiert qu'on instruise le

227
processus du questionnement.
L'idée n'est pas nouvelle. En son temps,
Kant s'est avisé que la science suppose une esquisse catégoriale qui
ouvre un champ d'objets.
Mais la problématique et l'analyse se sont
transformées depuis Kant aux contemporains.En vérité, toute analyse
dépend d'une certaine analytique qui concerne des décisions, des op-
tions sur le domaine. L'analytique est considérée comme une propédeu-
tique à la science. Pour justifier notre décision d'unir science et
questionnement, nous allons remonter
d'abord jusqu'aux travaux
d'Aristote sur les catégories.
5.1.
La nature érotétique des catégories aristotéliciennes
La catégorie (1) concerne pour ainsi dire l'accusation
des
formes de l'objet. On interroge le réel dans ses divers aspects. En
effet, étymologiquement tout au moins,
le substantifcategoria
vient
du verbe actif
catego::ein
qui a; avant tout une signification juridi-
i
que:
"accuser (x d'avoir fait y)" ou encore parler contre quelqu'un.
Aristote a dû l'adapter pour créer le nouveau terme technique:
"prédi-
quer (y de x)",
"dire de (x qu'il est y)".
Les catégories sont alors des
types de prédication,
des genres généraux:
un attribut est affirmé d'une
entité-sujet et spécialement d'un homme.
La catégorie est la détermination des modes de prédication de
l'être. Elle est un genre d'attribution possible. Mais on ne peut
pas
dire qu'elle est un concept. Les catégories représentent des cas, des
schèmes ou figures d'attibution,
loin des formes de pensée dont parle
Kant.
Irréductibles du point de vue de la quantité, elles sont des enti-
tés réelles de l'être, en même temps que des prédicables. La logique est
liée à l'ontologie.
a
(1) Voir Aristote, Topiques 1.9-10 ; Catégories 4,5,3 35-37 ; Métaphysi-
que
A7. Charles H. Kahn a fait une bonne introduction à la théorie des
catégories à la lumière des recherches modernes. On peut se reporter avec
intérêt à son article:
'Questions and Categories'
in Henri Hiz (ed.)(1978)

228
On peut croire qu'Aristote ait initialement classé non pas des
mots mais des choses, non pas des expressions prédicatives mais des attri-
buts
ou des propriétés. La relation sujet-prédicat est d'abord une rela-
tion de chose-chose, secondairement de chose-mot. L'introduction du lan-
gage est beaucoup plus précise dans la Métaphysique: l'être se dit
de
multiples manières. On peut alors soutenir ridée selon laquelle les im-
plications ontologiques et les considérations linguistiques sont tout-à-
fait liées. Il est alors possible d'envisager la forme discursive dans
laquelle se donne la catégorie.
Les catégories se présentent dans leur principe sous forme inter-
rogative (Topiques 1,10). Elles sont des questions, des types de questions
sur l'essence du réel. Charles H. Kahn explique qu'une telle liaison est
"suggérée par le fait que dans la liste originale des catégories donnée
par Aristote, les noms des six parmi les dix catégories sont sous forme
interrogative"
(1978 : 227). La catégorie de la substance est ex-
primée par la question:
'qu'est-ce qui est ?', la quantité par 'combien?'
la qualité
'de quelle sorte ?', la relation:
'relatif à quoi ?', le
lieu: 'où ?', et le temps: 'quand ?'. L'auteur fait observer que même les
quatre autres catégories exprimées par des formes déclaratives peuvent
se laisser interpréter comme des réponses à des questions. Ainsi la caté-
gorie de l'action est une réponse à la question
'que fait-il ?', celle
de la passion:
'de quoi souffre-t-il ?' l'avoir ou le comportement
'que porte t-il ? ou comment est-il disposé?'
enfin la catégorie de
la posture est considérée comme la réponse à la question: 'quelle est sa
position ?' ou 'comment est-il situé ?'.
Observons que cette façon de traiter les dernières catégories
aristotéliciennes n'est pas du tout neutre. L'interprétation des phrases
déclaratives comme des réponses à des questions relève d'une prise
de
décision, quant au type d'analyse souhaitable: celle de conduire l'ana-
lyse des assertions en termes de questions-réponses. Et cette interpréta-
tion n'est pas sans importance, puisque la structure interrogative
qui

229
caractérise les catégories suggère qu'Aristote analyse un certain type
de questions.
Celui-ci distingue diverses questions sur un sujet, chacune dé-
terminant une marge de réponses possibles, qui constitue une classe par-
ticulière ou 'un genre de prédications'. Au lieu de considérer la liste
des catégories comme une classification des divers types d'êtres par la
simple inspection de la réalité, ~n la tient, dans une perspective cri ti-
ciste, comme un choix naturel pour faire les distinctions dans
ce qui est
dit d'un sujet. Aristote utilse le schème catégorial comme un bon instru-
ment pour sélectionner les prédicats pertinents sur la base des questions
et des types de questions adressables au sujet d'un individu. A mon sens,
les catégories sont des décisions à prendre concernant la manière d'inter-
roger le réel, concernant la forme du réel possible. Des présuppositions
catégoriales sont faites quant à l'essence du réel.
En ce sens, la catégorisation s'identifie à la conceptualisation.
Toutefois, il faudrait se garder d'attribuer si vite à Aristote le traite-
ment des catégories en terme de concept. C'est Kant qui introduit une nou-
velle théorie fondamentale moderne des catégories comme des 'concepts purs'
de l'Entendement, comme des fonctions du jugement pour fournir les condi-
tions a priori et nécessaires à toute expérience rationnelle du monde. Chez
Kant, la catégorie est une forme de pensée et elle reçoit ainsi dans ces
considérations une promotion d'ordre épistémologique, en tant que condition
de possibilité de l'expérience, de notre connaissance de l'objet.
C'est le sens kantien que nous retiendrons. La catégorie est élé-
mentconceptuel dans la théorisation, et c'est précisément le concept, ou
la catégorie, au vrai la question qui fait l'objet des controverses entre
experts.
Le problème consiste à réunir un consensus sur le schème catégorial
privilégié, sur la question et le type de questions adressables à la nature

230
en termes de légitimité ou d'acceptabilité. Comment convient-on de la
'bonne' question,
de la question
'pertinente' et
'acceptable' ? C'est
ainsi que nous engagerons le débat au terme de l'analyse. Mais aupara-
vent,
il nous faudra montrer la transformation de la problématique des
catégories et des questions depuis Aristote en passant par Kant,
aux
contemporains. Bref,
il nous faudra présenter les analyses actuelles qui
nous paraissent pertinentes à notre propos, celui de lier science
et
questionnement.
5.2. L'état actuel de la réflexion
Vers une théorie interrogative
de la recherche scientifique
Aujourd'hui plusieurs philosophes et logiciens sont d'accord pour
analyser l'activité scientifique en terme de questionnement. On veut dire
que les savants essaient rarement de construire la science selon une argu-
mentation fondée sur les données
observationnelJes
i.e du type inàuctif.
t
Bien mieux ceux-ci travaillent en posant des questions et en leur cher-
chant des réponses.
C'est l'orientation prise par R.
Collingwood (1940).
Il s'avise que "la pratique de la science se donne la question comme pre-
mière étape et sa réponse comme seconde étape"
(1940:278).
Il va même plus loin.Son analyse du questionnement est fondée sur
la vue que toute assertion faite par un locuteur est faite en réponse à
une question. En faisant une assertion,
par son utterance,
le locuteur
essaie de répondre
à une question implicite ou explicite, car, autrement
il n'aurait aucune raison de faire telle assertion particulière plutôt
que telle autre.
Le contexte de l'utterance se définit par son apparte-
nance au complexe de questions-réponses, dont aura précisément charge l'a-
nalyse logique.
En effet,
selon Collingwood,
la logique elle-même a pour objet
de rendre compte àe la connaissance
screnüfique
, entendue au sens
d'une activité et de ses produits. Elle doit décrire le processus
de
connaissance, en même temps que les relations entre les produits ou entre

2 J 1
les résultats.
Ainsi, se dessine un nouveau programme de discussion et
d'analyse de la méthodologie des sciences. Un tel programme doit être
fondé sur une " théorie interrogati ve de la recherche scientifique". C'est
là, en quelque sorte, une première décision analytiqu~,à laquelle nous
souscrivons, comme le fait S. Gale dans la déclaration suivante:
"Il n'est pas trivial de considérer la science comme s'exprimant par
des questions ou par un ensemble de propositions interrogatives"
(1978 : 320).
Pour mener à bien ce projet,
l'unité de base pour l'analyse logique con-
cerne le complexe de questions-réponses.
~.2.1. Le point de vue de la logique érotétique
Ce fut particulièrement l'initiative de S. Bromberger (1966),
ainsi que de N. Belnap (1976) et, depuis les années 80,de B.Van Fraassen.
Bromberger traite les indicatives comme des réponses à des questions.
Une question est une entité abstraite, exprimée par une interrogative,
exactement comme une proposition est exprimée par une phrase déclarative.
Toutefois,
la théorie des questions est donnée par une théorie des
ré-
ponses. Belnap remarque que toute
'reply' à une question n'est pas une
réponse. Par conséquent,
la première tâche d'une théorie des questions
est d'apporter une typologie des réponses. On instruit le processus du
questionnement par le mécanisme de la réponse.
Cette tournure prise par
l'analyse logique est adoptée par des auteurs comme Z. Harris (1978),
J.
Hintikka (1978) et H.
Hïz (1978).
Certes on veut proposer une théorie générale des questions.
Mais,
pour Harris, par exemple,
l'analyse consiste à donner aux questions
la structure des phrases indicatives de la forme
"Je vous demande si x ou y, ou ... , ou Z",
x,
y,
z constituent l'ensemble des réponses possibles. Selon lui,
les
questions ~ont obtenues à partir de ce genre de propositions moyennant
des transformations paraphrastiques. Seulement,
il faut bien s'aviser

de certaines présuppositions dans cette formulation quasi-linguistique.
Celle-ci n'est acceptable que dans la mesure où la question est considé-
rée
comme une requête épistémique.
C'est le sens retenu par J.Hintikka. Son étude porte principale-
ment sur la fonction pragmatique des questions et non sur leurs propriétés
grammaticales. Le préfixe
'je vous demande si' joue le rôle pragmatique
d'une requête épistémique. Hintikka analyse les réponses en spécifiant les
cas où une reply compte comme answer. Le critère n'est pas ici la vérité
de la réponse, ni sa simple forme grammaticale, mais ce que nous appele-
rons sa pertinence épistémique. Il étend l'étude des réponses aux aspects
pragmatiques de la question (cf. Hintikka,1978 : 290).
Quant à H. Hiz, il identifie la signification d'une question
à
l'ensemble de toutes ses réponses possibles, et il va même jusqu'à réduire
un tel ensemble aux seules réponses vraies. Dès lors, pour tous ces auteurs
et, spécialement, pour Van Fraassen, le problème d'une typologie des
ré-
ponses consiste à trouver la notion primitive.
Considérons la question Q suivante et ses réponses possibles
"Peut-on aller à Abidjan par bateau et par avion ?"
(a) oui
(b) on peut y aller par bateau et par avion
(c) on peut y aller par bateau
(d) on peut y aller à la fois par bateau et par avion, mais la promenade
en bateau n'est pas à manquer.
Van Fraassen (1980) distingue trois types de réponses
(b) donne une information suffisante pour répondre complètement à la ques-
tion, mais n'en dit pas plus. On peut l'appeler une 'réponse directe',
dont (a) est le code.
(c) en dit moins que (b) et peut en être logiquement déduite
elle
est
une 'réponse partielle'.

En revanche (d), non seulement parce qu'elle donne plus d'information que
(b) mais aussi parce qu}elle l'implique, constitue une 'réponse complète'
à Q.
La notion primitive et fondamentale est celle de réponse directe.
Elle va servir à introduire les concepts pertinents pour la suite de l'a-
nalyse. On aura ainsi
-la présupposition de la question Q est toute proposition impliquée par
les réponses à Q ;
- une réponse 'correcte'
(une 'correction') à Q est toute proposition qui
annule la présupposition de Q
- la présupposi tion fondai'.Jentale de Q est toute
proposi tion vraie si et
seulement si une réponse directe à Q est vraie.
Mais ce n'est pas tout. Supposons, par exemple, qu'à la question suivante
"Portiez-vous hier le chapeau noir ou le chapeau blanc ?", l'allocutaire
(i.e l'autre à qui est adressé le discours ou la question), réponde
"Je ne portais pas le blanc." Selon les stipulations précédemment données
cette réplique constitue une réponse partielle. Et pourtant, elle ne l'est
pas
aucune réponse directe ne l'implique. En effet, la personne a dû por-
ter à la fois les deux chapeaux, par exemple, l'un en début d'après-midi
et l'autre le soir. Mais puisque celui qui a posé la question présuppose
qu'elle portait au moins l'un des deux,la réponse est pour lui, sinon pour
eux/une réponse complète. Car la réponse munie de la présupposition con-
duisent ensemble à la réponse directe qu'elle portait le chapeau noir.Par
conséquent, on étend la typologie des réponses à cette nouvelle définition
de Van Fraassen :
- une réponse relati veinent comlète
à Q est toute proposition qui, ensem-
ble avec la présupposition de Q, implique une réponse directe.
On remarque alors queJa typologie des réponses reste o~verte et
dépend finalement des types de questions. Quelle question est exprimée par
une interrogative? Ici intervient le contexte. La question est contextu-

234
elle,
tout au moins en partie,
parce que les termes indexicaux habituels
y apparaissent.
Par exemple, si je dis "laquelle veux-tu ?", le contexte
seul permet de déterminer une classe d'objets à laquelle renvoie l'ex-
pression
'laquelle'.
Nous sommes ici en "contexte circonstanciel ou fac-
tuel",
qui,
à bien y réfléchir, nous dit F.
Armengaud (1982), est insépa-
rable des contextes situationnels, interactionnels et présuppositionnels.
En effet,
"nos pratiques discursives s'insèrent dans des situa-
tions"données. De plus, par exemple,
dans un contexte ou situation
de
'dialogue référentiel'
les interlocuteurs alternent des actes de langage
La quête de l'objet de référence ou plutôt de
'co-référence'
se fait
en
contexte interactionnel où peut intervenir l'aspect présuppositionnnel.
Quelle proposition une phrase donnée exprime,
varie en fonction du contexte.
Dans ce contexte apparaissent les présuppositions ou les assomptions ac-
ceptées ou
'rendues com~unes', des théories admises dans la connaissance
à l'arrière-plan, des images du monde ou des paradigmes auxquels les in-
terlocuteurs adhèrent.
Cette notion de contexte jointe à la théorie générale des ques-
tions va nous permettre de progresser dans notre analyse.
Nous cherchons
après tout à lier science et questionnement,
i.e à proposer une théorie
interrogative de la recherche scientifique.
A cette fin,
nous nous sommes
adossés à l'analyse qui prend pour
unité de base le complexe de ques-
tions-réponses.
On s'accorde à traiter la science comme fondée sur l'efficacité
d'un petit groupe de questions.
Allons plus loin.
Le complexe de questions
représente des théories scientifiques, ou plus exactement les réponses
aux questions ne sont pas des propositions mais des théories.
Le projet
de S. Bromberger s'inscrit directement dans une méthodologie interrogative
de la scietlce, où les questions constituent les éléments fondamentaux et
où les théories représentent des réponses possibles à ces questions. De

2J5
telles perspectives sont loin d'être isolées.
Dans son analyse des condi-
tions sous lesquelles une proposition tient lieu de réponse à une ques-
tion,
H.
Hiz s'avise que la systématicité de la
connaissance
scien-
tifiaue
" résulte de
questions
systématiquement
organisées"
( in
i962 : 253 )
.
Cependant,
en science,
toutes les questions ne sont pas réputées
pertinentes pour la conduite de la recherche,
et les réponses ne le sont
pas non plus ex officia.
La science vise, après tout,
à l'explication des
phénomènes. Or
'expliqller', c'est répondre à la question
'pourquoi ?'
Une explication n'est pas une liste de propositions: elle est une réponse
à la question-pourquoi
('f~y-questiodl.Par conséquent, une théorie
de
l'explication doit
être une théorie des questions en
'pourquoi'.
K.
Popper,
N.
Rescher ajoutent à une telle conception interroga-
tive de la science.
Le premier cité délimite de l'extérieur,
procède par
élimination,
par la via negativa
en disqualifiant les questions "qu'est-
ce que" i.e les questions qui portent sur l'essence (Popper,
1972 : 195).
F. Jacques le rappelait à la Société française de philosophie:
"Après
Popper,
l'essentialisme fait mauvaise presse"
(1980
: 115). Quant
à
N.
Rescher,
i l le stipule de façon incise, comme le fit
avant
lui
C.
G.
Hempel (1.965),
en circonscrivant
le domaine de pertinence de la
science A l'explication
"La science cherche à organiser et à systématiser notre connaissance
des phénomènes sur la base de principes explicatifs susceptibles
de
répondre aux questions-pourquoi".
(N. Rescher,
1970).
Certes,
ces assertions sont retirées de leur contexte énonciatif. Néan-
moins,
elles fournissent des indications précises quantau type de ques-
tions possibles et pertinentes, à leurs yeux,
pour mener la recherche
en science.
Ainsi Bromberger,
Belnap et Van Fraasen introduisent de nouveaux
éléments dans la théorie générale des questions.
Les questions en
'pourquoi'

236
présentent un intérêt épistémologique non négligeable, puisqu'elles concer-
nent des demandes d'explication. Concrètement, comment se présente l'ana-
lyse de cet acte de langage qu'est la 'why-question'
?
5.2.2. Les questions en pourquoi
Ici intervient l'esquisse de Van Fraassen (1980),
qui reprend,
pour les compléter,
les travaux de S.
Bromberger et de N. Belnap. Nous
pouvons suivre l'analyse logique proposée jusqu'à un certain point. Dans
The Scientific Image, Van Fraassen offre un modèle de l'explication en
termes de questions en pourquoi,
leurs présuppositions et de leurs dépen-
dance au contexte.
Il y a un aspect pragmatique de l'explication en science.
C'est là une nouvelle décision analytique pour conduire l'analyse. Dans
le même esprit et à la suite de Collingwood, R. Manor réinstruit la logi-
que des questions et précise que
"l'analyse consiste à échelonner les questions et les réponses dans
leur ordre logique,
à étudier les liaisons entre les questions et leurs
présuppositions, ainsi qu'entre les questions et leurs réponses"
(l982:
57).
Pour commencer, considérons la why-question suivante
(in Van Fraassen, 1980
127 et F. Jacques,1985 : 293)
:
Qi "Pourquoi Adam a t-il mangé la pomme ?"
Cette même question peut être transformée en trois façons différentes
:
1.
"Pourquoi est-ce Adam
(plutôt que Pierre ou Paul) qui a mangé la
pomme ? "
2.
"Pourquoi est-ce une pomlle
(plutôt qu'une poire ou pêche) qu'Adam
a mangée ? "
3.
"Pourquoi Adam a-t-il mangé
(plutôt que jeté ou rendu) la pomme? "
Il Y a ici trois différentes demandes d'explication.
La différence entre
ces demandes tient à ce qu'elles indiquent trois alternatives
distinctes.
Ainsi,
par exemple,
la réponse à (2)
'parce qu'il avait faim',
n'est pas
une
bonne réponse au sens de pertinence, alors qu 1 elle en est une à (3).
Par conséyuent,
la structure correcte, générale et fondamentale d'une

2)7
question en pourquoi doit être la suivante
pourquoi
(est-ce le cas que) P par rapport à X ?
où X constitue la classe des alternatives ('contrast-class').
P peut ap-
partenir ou non à X.
La classe des alternatives est explicitée; mais elle
peut demeurer implicite. En général,
quand elle n'est pas explicitement
décrite,
elle est contextuelle,
ce qui signifie que les participants au
dialogue savent quelles sont les alternatives voulues.lvan Fraassen ne
majore pas le fait de la communication) Car la structure dedialogue est
fondamentale d'autant que, comme le précise F.
Jacques,
"la classe de
substitution est matière d'accord au cours du questionnement"
(1985 :
293).
En quoi il vaudrait mieux parler de questionnement, qui est un pro-
cessus réglé,
plutôt que de question. Mais n'anticipons pas. Nous y revien-
drons
à la sui te de cette analyse, dans
nos remarques cri tiques.
Van Fraassen se borne à rechercher parmi les alternatives dispo_
nibles celle qui donne une information en faveur de P.
L'idée est la sui-
vante: une explication consiste à énumérer les facteurs
'saillants',
à
mon
sens pertinents, qui donnent une description aussi complète que pos-
sible du phénomène. Or, nous dit-il,
ces facteurs pertinents sont contex-
tuels
: "la sélection d'un facteuccorrect dépend de la classe des alterna-
tives projetées dans le contexte"
(1980 : 128). En d'autres termes,
non
seulement le contexte décide de la pertinence,
mais encore et surtout elle
détermine la 'contrast-class'.
Le contexte détermine l'ensemble des réponses.
Soit la question
suivante
Q2 "Pourquoi le disjoncteur a t-il sauté ? "
Le questionneur laisse entendre que P (le disjoncteur a sauté), et en
demande raison à son allocutaire. Van Fraassen appelle la proposition que P
le
'tapie' ou le sujet de la question.
Ensuite,
la question Q2 Comporte
une classe d'altrenatives X où est inclus le sujet P.
Enfin,
i l y a l e
rapport sous lequel une raison est recherchée, qui détermine ce qui

235
çomptera comme un facteur explicatif possible
la relation de pertinence
explicative.
Faisons le point
: la question en pourquoi Q exprimée par une
interrogative dans un contexte donné sera déterminée par trois éléments
"-le sujet Pk
-
la classe des alternatives X
Pl' ... ,P
' ...
k
-
la relation de pertinence R"
(1980 : 143).
De là Van Fraassen déduit la structure interrogative suivante
Q
Pk,X,R
Il va ensui te défüür la relEJtion de pe:ctinence
Une proposition A est dite pertinente à Q si A supporte la relation R au
couple
Pk'X
. Quelle est alors la forme de la réponse attendue? Elle
dérive de la structure même de la question
Pk par rapport à X parce que A.
Remarquons qu'une réponse directe -selon la définition de la théo-
rie
générale des questions- peut être abrégée:
'parce que Ar.
Van Fraassen
va introduire de nouveaux éléments dans la réponse directe dont il spéci-
fie la formule
:
liB est une réponse directe à Q =
Pk' X,R
exactement s ' i l existe
une proposition A telle que A satisfait à la relation R à
Pk'X
et B
est la proposition qui est vraie exactement si
(Pk;
et
Yi
~ k, non-Pi; et A) est
"
vraie.
(1980
144) .
Dans cette réponse directe
:
-
la proposition A est le noyau ('core') de la réponse B
-
et la proposition
que (Pk et Yi ~ k, non-Pi) est la présupposition
centrale de la question Q.
Etant donné la réponse directe,
une question en pourquoi présuppose que
1\\ - son sujet est vrai
dans sa classe d'alternatives,
seul son sujet est vrai
-
au moins une proposition qui est pertinente au sujet et à la classe
.
ft
X, est aussi vrale.

2J9
Est-ce que la réponse à la question l'est forcément? Nous nous orientons
vers le problème de l'évaluation de la réponse.
L'efficacité d'une répon-
se tient à sa solidarité au contexte de la question.
C'est ici l'occasion
de revenir à nos théories qui sont précisément des réponses aux questions
que la science se pose.
Quand une théorie est admise,
elle est jugée en fonction de cer-
tains traits autre que sa vérité ou ce que Van Fraassen préfère appeler
son
adéquation e~pirique. Dans l'analyse de la génèse des théories scien-
tifiques, on néglige souvent la coloration du processus par des facteurs
contextuels,
que nous avons déjà signalés (cf.
supra: 233-2J4),
et qu'on
peut qualifier de facteurs proprement pragmatiques.
L'incursion des considérations pragmatiques tient à la notion
d'acceptabilité.
Van Fraassen en définit deux dimensions:
épistémique
et pragmatique.
L'élément épistémique relève de la croyance: on accepte
une théorie en science parce qu'on
eroi t
qu'elle sauve les phénomènes.
qu'elle décrit correctement et qu'elle est vraie
ou plutôt
qu'elle sa-
tisfait au critère d'adéquation empirique. Cette dimension épistémique
renvoie à la sémantique.
Cependant,
l'acceptabilité comporte également un élément pragma-
tique. En effet,
qu'est-ce qui est enveloppé au-delà de la croyance? Ou-
tre la croyance.
"il y a un
engagement ( 'commi tment' ) à un progra;n;;;e
àe
recherche,pour poursuivre le dialogue avec la nature dans le cadre d'un
schème conceptuel plut6t que dans un autre."
(1980
4). Les experts
s'en-
gagent à continuer la confrontation des phénomènes futurs dans un même
schème catégorial. Pourquoi poursuit-on ainsi l'explication des phénomè-
nes nouveaux dans un cadre ancien ? Nos théories sont toujours incomplète~
il y a des phénomènes qui leur échappent.
Aussi la dimension pragmatique
tient -elle à cette préférence a priori d'un schème catégorial explicatif.
La préférence est celle d'une image du monde retenue pour expliquer.
On
utilise la théori8 pour expliquer.les questions sont posées dans le lan-

240
gage de la théorie. On explique les faits surprenants au moyen des res-
sources conceptuelles d'un programme de recherche. C'est un tel programme
qui détermine les termes dans lesquels nous recherchons des explications.
L'engagement et la préférence ne sont ni vrais ni faux:
ils sont mainte-
nus ou abandonnés au cours de l'histoire.
Au-delà donc de la puissance
empirique supposée et la relation logique,
on est persuadé que le program-
me de recherche comporte des vertus pragmatiques.
Nous retiendrons ce sens que Van Fraassen donne à la notion d'ac-
ceptabilité. Ce qui compte comme réponse, ou comme théorie est apprécié
par rapport au contexte de la question posée ou du programme de recherche
auquel on s'engage.
Nous pouvons maintenant commenter l'esquisse de Van
rraassen d'une théorie des why-questions. Rassemblons quelques remarques.
Dans cette requête d'information,
le contexte de la question dé-
termine l'ensemble des réponses possibles, ou si l'on veut la classe des
alternatives.
La réponse est donc contextuelle. Dans ce contexte gisent
" '
les présuppositions que R. Stalnaker ou F. Jacques ont appelé pragmati-
ques,
puisque ce sont des propositions jouant le rôle d'assomptions:
"La présupposition est une attitude, non une relation sémantique.( ... )
Présupposer une proposition au sens pragmatique, c'est admettre sa vérité,
c'est assumer que d'autres personnes engagées dans le contexte feront de
même \\1
(Stalnaker,
lSJ72 : 387). (1 )
On assume des présuppositions en raison des questions qu'on pose
ou des assertions qu'on fait.
La question est chargée de présuppositions.
En quoi il est préférable d'envisager le questionnement qui est précisé-
ment un processus plein de présupposés.
Pour trouver la
bonne question
en contexte interactionnel il faut se référer d'abord au contexte présup-
positionnel qui détermine la question commettant une réponse. Rappelons-
(1) Sur la distinction entre présuvposition pragmatique et présupposition
sémantique,
voir également F.
Jacques (1979 :166-173,1985 : 306) et
R. Manor (1982 : 58-65/73-74).

241
nous l'exemple
de la pomme d'Adam (p. 236). Que se passe-t-il lorsque
les interlocuteurs ne sont plus d'accord sur la forme de la question,sur
ses présuppositions? C'est le lieu où l'analyse logique s'interrompt et
où elle signale ses limitations internes,en nous laissant le champ ouvert
pour envisager un complément nécessaire à la théorie interrogative. En
effet qu'a-t-elle proposé jusqu'ici?
L'analyse logique a essayé de caractériser la question à partir
de la classe des réponses possibles, parce que les questions sont privées
de valeurSassertives, et de valeurs de vérité, alors que les réponses en
ont une. Elle a confondu la question avec le jugement qui lui sert de ré-
ponse. Or une question anticipe une réponse; elle est première par rap-
port
au jugement, à la réponse. On peut se demander si la question n'est
pas ?lus profonde. Une bonne théorie des réponses n'est pas une théorie
des questions. Il nous semble, par conséquent, que l'interrogation sur
le questionnement porte sur la nature de la pensée interrogative et non
pas judicatoire. L'analyse logique devra ainsi commencer non par une ty-
pologie des réponses mais plutôt par celle des questions. C'est vers un
tel programme que nous allons nous tourner.
5.2.3. Vers une typologie des questions (1)
Nous pouvons distinguer deux types de questionnement. Il existe
des questions dont nous connaissons la forme de la réponse possible :d'un
point de vue logique elles font partie du questionnement formel. Mais il
y a aussi des questions dont nous ignorons la forme de la réponse possi-
ble : elles sont dites infoy@elles. Il semble alors que l'option prise
par l'analyse logique pour une typologie des réponses soit enracinée dans
(1) On se reportera avec intérêt au traitement qu'en donne F. Jacques
dans L'espace logique de l'interlocution, plus précisément au chapitre VII
dont le titre est très significatif
'la structure inter-rogative du
questionnement'.
(1985 :267-322)

242
le premier type,
à savoir le questionnement form~l.
1. Structure du questionnement formel
La question formelle induit la forme de la réponse. Ecoutons les
deux déclarations de N. Belnap et D. Harrah sur les intentions des analys-
tes
:
"Ce que nous avons à l'esprit, écrit Belnap, est une analyse de la si-
tuation ordinaire de question-réponse entre deux personnes, où, à la
fois,
le questionneur et le questionné('r€spondent'
)savent exactement
d'avance ce qui compterait comme réponse."(1963 : 5)
D'une manière plus incisive, Harrah envisage dans un contexte interlocu-
..,. t i f ce type de questionnement assez simple·:
"La situation standard peut être caractérisée ( ... ) comme celle où le
questionneur sait exactement quel est son problème et comment l'Bxpri-
mer de façon effective; i l connaît l'ensemble des alternatives possi-
bles ; i l sait qu'une seule est vraie,
i l ne sait pas laquelle, i l veut
savoir, i l croit que son allocutaire-peut l'aider s ' i l lui pose une
certaine question."(1963 : 450)
Il est assez clair que l'analyse logique était concernée par ce
type de questions pour lesquelles sont proposées des réponses directes
sous for~e de disjonctions. Plus spécifiquement, les questions formelles
impliquent un jugement disjonctif non asserté,
sous forme de présupposé.
Par exemple,
la question
'Qui a mangé la pomme ?'présuppose que
'quelqu'un a mangé la pomme'.
Comme nous le verrons,
i l suffira à l'allocutaire de sélectionner, dans la
classe des alternatives déterminées par le contexte de la question,
l'élé-
ment de réponse.
Dans la catégorie des formelles,
la question et la répon-
se possèdent une matrice con~une.
C'est le type de questions envisagé par K.
Ajdukiewicz.(1)

Celui-ci analyse la question comme consistant en une matrice proposition-
(1) Henry Riz en donne un bref aperçu dans son Introduction à R. Riz
(ed.), Questions. 1978.
~ 1

243
nelle
üne proposition avec un ou plusieurs de ses composants rempla-
cés par des variables -
précédée par un opérateur d'interrogation pré-
fixé
'pour quel x'
(ou 'pour quels
x,y,z, ... ,'
si la matrice comporte
plus d'une variable libre).'
Ainsi la question suivante que J. Hintikka
(1978 : 285-7) soumet à cette même analyse,
'Qui habite ici ?'
peut
se
rendre par :
pour quel x, x habite i c i ?
Traduite dans la notation symbolique de Ajdukiewicz, elle devient
(x?J[ x habite ici]
La marque de la question est ainsi déplacée de la matrice -
l'expression
entre crochets -
à l'opérateur d'interrogation dont le rôle consiste
à
fixer la ou les variables libres de la
matrice propositionnelle.
Questionner reviendrait alors à demander à l'interlocuteur
de
fournir la matière qui fait de la matrice propositionnelle une phrase
çamplète, tout en lui indiquant la forme de la réponse possible. La réponse
à la question
(x?)
ex habite icD
consistera à substituer à la variable x : a,b, ou c. Dans tous les cas
ce sera
ou a, ou b, ou c.
Certes le questionneur y met ses présupposés.
Mais, en général, la question formelle ne fait pas problème.
Il y a une
réponse possible, puisqu'on fournit à l'interlocuteur la forme de cette
réponse.
La question formelle est un mécanisme discursif qui sert à mar-
quer une inconnue dans un contexte donné. Sa structure logique articule
deux éléments
:
l'élément présupposé
-
l'élément cherché.
Le plus clair de la question s'y trouve déjà donné.
En effet, pour nous
limiter aux demandes d'information, une question formelle possède la forme
de la réponse attendue.
La question
'qui habite ici ?'

244
présuppose
'quelqu'un habite ici'.
Les réponses
'a habite
ici'
ou'b habite ici'
présupposent toujours
'quelqu'un habite ici'.
La question formelle détermine aussitôt le groupe de ses réponses possibles.
Les
'why-questions'
portent sur certaines classes de substitution
des
variables. Dans la question formelle,
l'alternative est préfixée.
_ En limitant l'analyse à ce type de questions, ces auteurs peu-
vent utiliser ~a'syntaxe des questions et leurs présuppositions importantes
pour fournir l'explication formelle d'une réponse, et ainsi élaborer une
typologie des réponses.
La forme grammaticale indique le genre de réponse
souhaité et les présuppositions déterminent la liste des alternatives. Une
telle analyse, souligne S. Gale d'un point de vue critique, semble offrir
" un dispositif mécaniste qui,
étant 'donné une question clairement spéci-
fiée,
est capable de sélectionner une information (i.e une réponse) adé-
quate à partir d'une liste explicite. C'est, en fait,
une ~onception de
type ordinateur." (1978 :238).
En revanche,
il existe un tout autre type de questions dont ne
rend pas compte l'analyse logique sous sa forme actuelle.
C'est le cas des
questions proprement info~melJ,.~s; qui obligent à tenir compte de la notion
de controverse. Nous verrons alors comment la recherche concertée
des
questions réputées pertinentes pour l'activité scientifique passe par l'in-
teraction communicative. Ce qui était peut-être moins évident dans le pre-
mier type de,questionnement se manifeste maintenant avec insistance.
2. Le questionnement informel
Ily a une différence avec ce type de questions.
Celles-ci n'ont

245
pas de réponse immédiate. On ne sait pas quelle est la matrice réelle
qui n'est pas la matrice grammaticale.
La forme apparente n'est pas la
forme profonde.
Ainsi la question
'qui suis-je ?'
est une question de la
personne.
L'identification personnelle n'est pas l'identification d'une
personne.
Aucune réponse ne peut réduire les informelles, ni les annuler.
Elles font partie des grandes questions,
des perplexités dont 'on ignore
tant la matière que la forme de la réponse possible'.
Il en est ainsi des questionnements philosophiques et méta-théo-
ques.
Toutes les questions platoniciennes sont de ce type, qui sont des
dialogues aporétiques. Dans la bouche du philosophe,
toute question de-
vient informelle. Quand il pose la question suivante: 'qu'est-ce-que le
langage ? ' : i l ne la pose pas au linguiste.
Le philosophe met en question
les présupposés.
Il questionne les présuppositions catégoriales portant
sur la problématique. Ainsi, quand B. RusseJlréfléchit sur la notion d'en-
semble,
il y réfléchit en philosophe.
Chez ~~3sell la question des ensem-
bles est philosophique parce que la définition courante de la notion d'en-
semble à partir de celle de fonction caractéristique comme dans la théorie
nafve de Cantor conduit à une antinomie. On ne peut pas définir ainsi la
notion d'ensemble. La preuve en est que si je forme conformément à
ce
schéma la classe de toutes les classes qui ne s'appartiennent pas à titre
d'éléments,
j'aboutis à un paradoxe.
Les questions philosophiques appa-
raissent au moment où l'unité d'un discours théorique est mise en ques-
tion.
Le questionnement philosophique est au philosoph~); ce que le
questionnement méta-théorique est à l'homme de science. Tous deux sont
du type informel. Mais il faudrait sans doute les distinguer.(l) On
dit souvent qu'en philosophie,
les questions sont plus importantes que
les réponses. En science,
il faut pourtant conjuguer les deux aspects,
.(1) Sur cette distinction
questionnement philosophique et questionnement
méta-théorique, Voir F.
Jacques,
1985 : 310 -
316.

246
les deux contextes:
il n'y a de science que la science justifiée.
La
réponse scientifique est soumise à la vérification logico-empirique.
Toutefois,
l'écart n'est pas si grand quand on s'avise de l'influence
de certaines questions philosophiques sur le contexte de recherche.
L'exemple vivant est celui de 1. Prigogine, Prix Nobel 1976. Une idée
bergsonienne renouvelle la Thermodynamique
: le temps est invention ou
rien du tout.
Tel se formule le défi de Bergson qui a provoqué en scien-
ce l'étude des processus dissipatifs (1. Prigogine, 1. Stengers, 1979)
.
Le questionnement méta-théorique apparaît lorsque les théories
sont en crise de leurs fondements,
quand elles provoquent un débat sur
ces fondements,
ou quand elles sont en cours de restructuration et pour y
conduire." ,La:question peut surgir à l ' intérieur d'une théorie,
mais à
laquelle ~a théorie ne peut répondre. Ainsi :
"L'électron existe-t-il ?" est une question qui a provoqué un long
débat entre Millikan et Ehrenhaft et qui a porté sur la nature de l'élec-
tron.
Dans le contexte de la recherche,
i l faudra préciser avec F. Jacques que
"Les questions informelles auraient pour:,obj et d'approfondir et de d é t e r - '
miner une difficulté réelle en dehors de toute théorie disponible pour
la formuler."
(1985 : 287)
Toutefois,
en science,
i l faut bien arriver à trouver des ques-
tions susceptibles de réponse,
puisque toute explication scientifique
doit être donnée dans le contexte d'une théorie. Par conséquent, parmi
lesquestions que se posent les experts, un sous-ensemble est consistué
de problèmes
qui demandent une solution susceptible du vrai ou du faux.
Ce sont des problèmes intra-théoriques ou d'un point de vue logique, des
questions formelles.
Comparons ces questionnements qui ont été au centre
des réflexions de J.T. Desanti
dans sa Philosophie silencieuse:
1. Quelle est la démonstration du théorème du bon ordre? La ques-
tion de l'ensemble bien ordonné est du type formel,
et concerne un pro-
blème intra-théorique.
"En général,
commente Desanti, ces problèmes de

247
première espèce présentent un caractère pour ainsi dire "régional"
et
leur solution n'exige pas un déplacement. On trouve en général en une
autre région de la théorie les ressources permettant de construire une
solution"
(1975 : 114-115).
2. Comment résoudre la contradiction posée par l'existence du
'plus grand nombre'? C'est encore une question intra-théorique, mais de
'seconde espèce', en tant qu'elletouche au fondement de l'édifice, à la
refonte du langage pour plus de
rigueur
et qui a sa solution d'ùn élar-
gissement de la théorie.
Ainsi la théorie des types(qui est un élargisse-
ment de la théorie des ensembles) répond à l'antinomie signalée plus haut
('paradoxe'
de Russell). On étend la théorie pour réduire les
'problèmes
~e seconde espèce' au statut de 'problème de première espèce'. Notons ici
que la question a été informelle avant d'être formelle,
procédant de la
crise d'une théorie disponible, celle de la théorie
'naîve'
de Cantor.
3. Est-ce que l'axiome de choix
(1) est un axiome légitime de
la
théorie des ensembles? Ce problème proprement'épistémologique'
(Desanti) est celui que nous appelons
'méta-théorique'
et qui relève du
type de questions informelles.
La question de légitimité
tient au carac-
tère de l'axiome proposé et à sa fonction dans la théorie des ensembles.
L'
.axiome de choix pose l'existence d'un ensemble sans préciser les
moyens de le construire. La difficulté commence avec la signification
(l)En 1905/Ernst Zermelo s'est efforcé de construire un système axioma-
tique propre à éliminer de la théorie Cantorienne (dite 'naïve') les
régions inquiétantes. Il introduit sept axiomes
(cf. Desanti, 1975 :225)
dont
la fonction est de préciser les espèces d'objets définis sur un do-
maine D qui sont des ensembles,
la mani8re de les obtenir et les relations
qui les unissent.
L'axiome VI est l'axiome de choix (Auswahl) dont voici l'énoncé:
"Si E est un ensemble dont les éléments sont des ensembles non vides et
disjoints, alors U(E) contient au moins un ensemble M qui possède un et un
seul élément commun avec tout élément de E."

248
du mot 'existence'. Que signifie admettre l'existence de l'ensemble que
définit la'fonction de choix' qui à tout ensemble d'une classe infinie
d'ensembles non vides fait correspondre un élément et un seul choisi dans
chacun d'eux? Quels critères assurent-ils
'l'existence'
d'un être mathé-
matique ? La contradiction est-elle un critère suffisant? ou bien faut-
i l adjoindre une méthode de construction ?
En énonçant un tel axiome, ZermelG' soulève un problème de fonde-
ment et introduit parmi les mathématiciens intuitionnistes constructivis-
tes
(E. Borel, J. Brouwer, H. Lebesgue, R. Baire) et formalistes,(Hilber-
tiens)
(E.
Zermelo, J. Hadamard), un clivage réglé
sur l'alternative
conditionnelle ci-dessus, dont l'enjeu concerne le statut des objets ma-
thématiques .. L'axiome de choix n'est pas du même genre que les autres; i l
introduit une extension du domaine mathématique. Le troisième question-
nement consiste à poser une question qui surgit à l'intérieur de la théo-
rie,
mais qui ne requiert par un traitement technique immédiat et interne.
Il exige la remise en chantier des
'systèmes d'expressions catégoriales'
dont la solution n'est pas inclue dans la théorie qui les a vues naître.
Le questionnement méta-théorique revient à la remise en question des pré-
suppositions catégoriales concernant la nature des objets de la théorie.
En général, pour les théories des sciences,
le questionnement
méta-théorique porte sur un grand
concept, par exemple,
'mouvement',
'probabilité', ou 'électron' .Nous venons de dire que la question sur
l'existence de l'électron portait sur sa nature; précisons: sur son in-
divisibilit~. Le débat entre Millikan et EEhrenhaft a regressé plus loin
dans les fondements en touchant les présupposés atomistes ou antiatomis-
tes. Et pourtant, il s'agissait au départ de mesurer la charge élémen-
tairecd'électricité.
C'est pourquoi dans ce type de questionnement où les experts
cherchent au fond la meilleure forme d'une théorie possible, il est
naturel d'envisager une stratégie discursive.
La présupposition catégo-
riale de la question réside en son élément conceptuel, souvent élément

249
introducteur qui amène les experts à entrer en controverse. Qu'est-ce-à-
dire ?
La remise en question de présupposition est faite dans le contex-
te de la controverse proprement méta-théorique. En effet, ce type de ques-
tionnement est informel. Il s'agit de savoir par quel processus convient-
on sur les grandes questions, sur les questions pertinentes adressables
à la nature. A notre avis,
le questionnement méta-théorique est solidaire
d'une stratégie de discussion rationnelle,ou de dialogue, par quoi il nous
achemine vers la forme de la question. En somme, les controverses entre
experts ont pour but de réunir un consensus provisoire sur la forme de la
question acceptable,
de parvenir à la
bonne question, celle réputée per-
tinente pour la ,conduite de la recherche. Nous l'avons vu avec Galilée,
l'un des fondateurs de la Mécanique Classique. Celui-ci pose des questions
que d'autres ne pouvaient se poser. Mais il les pose et les explique
au
public aristotélicien de Padoue, ces grands types d'interrogation qu'il
va adresser à la nature.
Il sera
ainsi délibéré des grands concepts, tels
que
'force',
'mouvement',
'vitesse',
'poids'.
Il Y a bien une structure délibérative ou communicationnelle
dans l'activité de recherche. La dimension pragmatico-dialogique est pro-
fonde qui va régler le processus du questionnement. Une question débattue
donne lieu
à son traitement. La bonne question ou la question pertinente,
selon cette perspective,
"demande que ses présuppositions aient été
tenues pour pragma~iquement acceptables, i.e conjointement acceptées au
cours du questionnement, admises comme vraies ou du moins assumées."
(F. Jacques,
1985 ; 304).
Le questionnement s'exerce bien dans un contexte
de recherche concertée, puisque la question, pour être formelle,
invite
à chercher sa forme:
elle invite, dirions-nous
à la suite de F. Jacques,
à une dynamique de mise en forme conjointe avant tout essai de résolution
et pour y conduire.
Les experts entrent nécessairement en controverse
méta-théorique,
dès lors qu'ils entreprennent de remettre en cause les

250
présuppositions d'une théorie ou d'un programme àe recherche, dès qu'ils
ré-instruisent l'arrière-plan de connaissance.
La structure délibérative
est constitutive de la science lors de l'élaboration même de ses questions
et de ses types de questions, de ses concepts,
bref de ses catégories
d'intelligibilité retenues pour l'explication.
Nul doute que la science donne lieu à une discursivité propre.
Notre intérêt pour le questionnement réside dans sa fonction épistémolo-
gique, qui est fondamentale:
la connaissance est un processus de ques-
tions-réponses,
et donc de recherche hardie qui~si elle réussit, débouche
sur un discours dit scientifique.
Les experts sont avant tout des cher-
cheurs qui s'interrogent sur tel ou tel problème que leurs discour~ con-
vergents ou:àivergents,ont pour but
de résoudre.
Sous ce jour,
la dynamique;
des théories est envisageable entant que dynamique des questions et de
leurs réponses
. Un, ..programme de recherche_~së- développ~ _rep-lus longtemps
- - - - - - - - - -
possible en résolvant des problèmes internes.
Toutefois, quand survient
une crise des fondements ou, selon l'intuition de Thomas Kuhn que nous
avons cherché à élaborer, lorsque le paradigme en cours est menacé par
l'existence d'un groupe rival ou d'un groupe de dissidents,
la science
rencontre des problèmes externes, des problèmes proprement méta-théoriques.
Ceux-ci divisent les experts et sont l'occasion des controverses méta-
théoriques où quelque chose se joue du progrès,où se cherche la meilleure
forme d'une théorie possible.

251
CONCLUSION GENERALE: PERTINENCE ET LIMITES D'UNE APPROCHE
COMMUNICATIONNELLE EN PHILOSOPHIE DES SCIENCES
Au cours de ces recherches, notre projet a été d'éclairer la
nature de la découverte en science à partir des conditions d'innovat~on
sémantique. Celles-ci nous renseignent sur les changements conceptuels
qui interviennent dans la progression des sciences. Nous avons appris
que l'innovation sémantique subit de s~rieuses contraintes de communi-
cabilité. Elles peuvent être déterminantes à certains moments de la
recherche. C'est que les c~nvictions méta-théoriques qui président à
l'invention prennent place au milieu d'actes délibérRtifs dans la
communaut~ des experts. Ce genre de remarques nous a permis de mes~rer
le chemin parcouru depuis l'epistémologie positiviste jusqu'aux analy-
ses précieuses qui installent la décJuverte,
la recherche si l'on veut,
ou l'invention comme un nouveau problème en épistémologie.
Nous avons d'abord soumis l'empirisme bgique et le rationalisme cri tique
à la question suivante: est-il possible à ur.8 philosophie de la connaissance
qui se limi te au seul cadre injustifié du contexte de justification de ren-
dre compte de la dynamique de la recherche scientifique?
Comment pro-
cède la science?
Comment s'élabore-t-elle et comment progresse-t-elle?
Telles sont les questions fondamentales qui constituent la problématique
actuelle en philosophie des sciences.
Les faiblesses/puis l'échec du programme positiviste à y répon-
dre résident en trois points
1) D'abord, centré sur la structure formelle (logique)
des
théories, il se dispense des aspects dynamiques
des idées scientifiques.
Le positivisme maintient la séparation entre le contexte logique
de
justification et le contexte factuel et temporel de découverte, en tant
que le dernier ne concerne pas les préoccupations des épistémologues.
2) Ensuite, la démarcation entre la science et la non-science
ou entre les termes scientifiques et les termes méta-scientifiques pa-
raît intenable.
Les investigations en histoire des sciences indiquent
au contraire que les concepts méta-scientifiques ont une incidence pro-
fonde sur la recherche.

3) Enfin,
la distinction empiriste entre
'théorie' et 'obser-
vation', est artificielle, les positivistes n'ont d'ailleurs pas réussi
à spécifier comment les termes observationnels peuvent
devenir per-
tinents aux termes théoriques.
Il n'existe pas un critère clair pour
faire une telle distinction. L'interprétation
partielle proposée par
Carnap rencontre des difficultés. Montrer comment les significations
des idées théoriques peuvent
être objectivement fondées dans l'expé-
rience,
tel est le souci majeur du positivisme logique. L'idée que toute
construction théorique s'appuie sur un fondement est
entendue comme
un appel à déterminer les modalités d'un savoir empiriquement fondé.
La théorie de la confirmation avec sa présupposition
d'une
logique inductive
s'efforce
de trouver une fonction qui décrive le
recouvrement de l'hypothèse et de l'information. La zone d'intersection
peut être interprétée comme compatibilité de l'hypothèse avec le monde.
On recherche une confirmation plus grande pour conserver l'hypothèse.
On recherche des informations adéquates au maintien de la théorie.
Face à une telle conception,des auteurs vont réagir.
Selon
K. Popper ,au lieu de renforcer le degré de confirmation, il faut re-
chercher s ' i l y a une contradiction logique. C'est lui qui
pose
le
problème essentiel de la dynamique, de la connaissance qui progresse,
de son accroissement tant en extension qu'en intelligibilité.
Mais
Popper s'intéresse aux aspects logiques. Son
épistémologie 'négative'
de l'évolution déclare le contexte de découverte non pertinent. L'in-
vention ne relève pas selon lui de la
logique. Son analyse doit
donc
être abandonnée à la psychologie. La science progresse par essai
et
erreur, conjecture et réfutation à cause d'une propriété logique élémen-
taire. En mettant l'accent sur les réfutations, Popper nous apprend
qu'en science,
l'aspect
problématique
se
réduit
à
la
découverte
d'une
"contradiction
entre la
théorie et certains faits"
(1963:316).

253
Du positivisme logique au rationalisme critique, on est passé
de la confirmation à la réfutation. La démarche inductive est remplacée
par une démarche déductive
, assortie du principe méthodologique
interdisant le recours aux hypothèses ad hoc. Avec Popper la science
est faillible, comme elle le fut avec Hume. Toutefois, les difficultés
de degré de corroboration sont celles rencontrées par l'inductivisme.
De telles conceptions éludent le processus réel de la crois-
sance de la connaissance scientifique, en le confisquant dans les ten-
tatives justificationnistes. Il nous a fallu, par conséquent, sortir
du réductionnisme qui cantonne l'analyse épistémologique au seul niveau
de la théorie déjà constituée. Instruit par la 'rebellion' contre l'em-
pirisme logique, nous avons proposé un autre modèle permettant de mettre
en évidence les composantes pertinentes qui entrent dans un corps théo-
rique et qui, d'abord,
président à son élaboration. La programmatique
conçue
par 1. Lakatos, les considérations relativistes avancées
par
T.S. Kuhn, puis l'analyse thématique proposée par G. Holton, "toutes
conduisent à remettre en cause la séparation que les versions classiques
de la rationalité croyaient bon de maintenir entre l'ordre logique des
vérités et l'ordre temporel des productions du savoir." (F.Jacques,1984b)
Il a fallu ainsi réintroduire dans la description de la recherche scien-
tifique, prise globalement, les dimensions oubliées sinon négligées
qu'on n'observait
pas par la seule inspection de la forme logique des
théories.
Notre enquête
a
voulu "se tenir le plus près des règles de
formation du discours scientifique", pour en éclairer 'les couches cons-
titutives'. Dans l'élaboration progressive des nouveaux paradigmes ou
des programmes de recherche, il y a une suite de décisions, de choix à
opérer qui impliquent des discussions. Nous avons montré la réalité et
la fonction dynamique dela controverse.En effet, un programme de recher-
che comporte un ensemble de présuppositions ontologiques, conceptuelles,
épistémiques et même méthodologiques sur la base àesquelles il fonctionne.

254
Or, les présuppositions conceptuelles impliquent des
interroga-
tions,i.e des questions. La science doit alors élaborer ses questions
et ses types de questions, avec le requisit qu'elles soient pertinentes,
acceptables. La question acceptable est celle qui a été débattue, qui
a provoqué précisément la controverse.
Notre analyse s'est appuyée sur les préalables pragmatiques.
L'incursion des considérations pragmatiques tient à la notion d'accep-
tabilité, de pertinence. Comment fait-on pour partager cetaines présup-
positions, comment fait-on pour réunir un consensus sur une problémati-
que? La réponse se trouve du côté de la controverse méta-théorique.
Pour saisir la science à l'état naissant, pour expliquer la découverte,
le processus d'élaboration des questions pertinentes, il faut se référer
à la controverse.
Un des bénéfices de la controverse méta-théorique est
d'entrer dans un nouvel état, voire de franchir un tournant, d'innover
sémantiquement. La dynamique de la controverse réside dans cette tension
au consensus pragmatico-dialogique pour résoudre les conflits, pour em-
pêcher "l'ossification" d'un programme de recherche en le préservant de
l'appauvrissement de la créativité. En quoi nous nous orientons vers une
approche décidément communicationnelle en philosophie des Sciences.
Réfléchissons sur une telle décision que nous risquons pour la philosophie
de la connaissance.
Certains auteurs de langue française (Prigogine,Jacques,Meyer),
qui ne sont pas toujours t.trangers à la tradition bachelardienne d'une
épistémologie historiqueJsont en quête d'une épistémologie capable de
redéfinir tout à la fois le l'apport du savant à son langafe et
Le rapport
de l'épistémologie à la logique (1). Il s'agit de prendre en charge à la
fois le régime de questionnement de la science et la réalité des confron-
tations lnterthéoriques et des controverses heuristiques des programmes
de recherche. Nous avons vu que le ~uestionnement
est
un processus
(1) Sur ces u~ux points,
'L'esquisse d'une théorie interrogative ~Q la
recherche scientjfique' de F.
Jacques (à paraître in Hommage a G.Granger,
M. Dascal (ed.)
) apporte des précisions bienvenues.

255
chargé de présuppositions catégoriaLes, qui fonctionnent comme -ies
schèmes explicatifs. Ce sünt elles qui expliquent le parti priti des
experts pour un certain type d'intelligibilité et donc de rationalité,
auquel devrait obéir,
selon eux,
le programme de recherche. Elles ex-
pliquent la nature de la controverse méta-théoriqGe,
son caractère
nécessaire, dont dépend le !"rogrès catégorial lui-même.
La science vise a l'explication des faits,
déterminée par un
type catégorial conforme a une certaine image du monde. Ainsi le pro-
gramme de Miels Bohr et celui d'Albert Eir.stein comporteraient des
prémisses philoso~hiques différentes, sinon opposées. Selon Bohr la r~a­
lité est structurelle,alors qu'Eiltstein la conçoit comme substantielle.
Le programme de recherche
possède un noyau de présupposés qui
modifient son cours et une périphérie plus floue où certaines présupposi-
tions d'un autre programme peuvent -être annex3es. Cêtte annexion ou mieux
cettehOlTI')logation
est un artefact pour réduire les problèmes de l'un
à ceux de l'autre. En effet, quelle estla situation controversiale ?
Il Y a controverse lorsque les questions d'un
programme n'ont
pas de réponse sur les repères de l'autre, quand les deux programmes
sont plausibles a priori. Toutefois, ces oppositions profitent aux deux
points
de vue en présence i car la controverse va engendrer des ques-
tions nouvelles qui n'appartiennent ni à l'un ni à l'autre; des distinctions
sémantiques é"Pparaissmt, en quoi la controverse scientifique se démarque de
la controverse doctrinale et idéologique qui connaît d'énormes difficultés
pour déboucher sur un authentique consensus (R.Thom,1982:159-160).
L'épistémologie de la découverte préconise une approche commu-
nicationnelle en philosophie de la connaissance qui définit une ratio-
nalité autre que celle proposée par la Standard View.
Il semble que nous aboutissons à trois étapes de la réflexion
philosophique. La première étape remonte jusqu'à Aristote. Celui-ci
contribue à augmenter la connaissance - De Caelo -
, tout en réfléchis-
sant, en même temps, sur la science. Puis arrive Kant. Le philosophe

256
reçoit le texte scientifique -
Principia,
Optique de Newton - 90 ans
après, le réfléchit et le reproduit du point de vue d'un lieu transcen-
dantal où le
penseur, en droit, devrait se situer: la science de l'En-
tendement qui rende possible la mécanique newtonienne. L'étape contem-
poraine n'est ni aristotélicienne ni kantienne. On se situe dans une
épistémologie post-kantienne
et post-carnapienne. Le philosophe reçoit
des textes etdes méta-textes où la controverse sur les sciences
est
déjà instruite par les savants eux-mêmes. Il assiste aux débats méta-
théoriques où sont
discutés les fondements de la science, les questions
et les types de questions qu'on réputera pertinentes pour la conduite
de la recherche.
Les textes seuls ne livrent qu'une structure statique de la
théorie. Kant a reçu le texte achevé, coupé de toute référence aux
controverses. Sur cette base, il ré saud le problème de la rationalité
scientifique. La sciEnce est constituée. Les catégories sont finies.
Kant ne s'avise pas qu'elles sont toujours élaborées et qu'elles sont
temporelles, en droit, provisoires. Il y a bien une historicité
des
catégories. L'idée d'un progrès catégorial est absente de la Critique.
Le progrès catégorial tient précisément au caractère controver-
sial des catégories elles-mêmes. Kant passe sous silence le rôle dé ter-
minant du langage dans la science depuis Galilée
la nature doit être
écrite en langage mathématique. Les géométries non euclidiennes, sous de
nouvelles axiomatiques, impliquent un nouveau système
formel.
La réflexion philosophique porte sur la structure communication-
nelle, sur la rationalité qu'on pourrait qualifierde 'délibérative;. en
peut dire avec Francis Jacques
qu'
"une conception communicationnelle
de la connaissance se dessine, où l'inventivité est essentielle dans la
progression et la refonte
incessante des théories" (1982 :352)D'une
manière plus incisive, précisons encore avec lui cette idée

257
"Le discours sur les conditions du discours théorique ne peut être
tenu que délibérativement, par confrontation méta-théorique. En quoi
l'objet de la science, la chose même est de manière ultime( ... )l'en-
jeu d'une communication suprême". (1982 : 352)
Cela signifie que la décision sur le cadre catégorial de toute théorie
possible, qui est prise à un moment donné du développement de la science,
intervient au terme d'une discussion entre les experts qui porte sur
les principes.
Il s'agit à notre avis de reconstruire la controverse méta-
théorique. C'est une voie qui consiste à analyser le dialogue où s'en-
registrent nos références au monde. On parvient à une problématique
lorsqu'on arrive à se mettre d'accord sur les règles de sa formation.
Or, comment se met-on d'accord sur ~es règles? Est-ce que le processus
lui-même est gouverné par des méta-tègles ? Il Y a là une réflexion sur
le conflit interne au mouvement de la raison elle-même qui subit un
profond changement.
La rationalité scientifique ne pourra plus être définie en
terme
purement logiciste. Il faut élargir le cadre de la rationalité,
plaide P. Bernays dans sa contribution critique à l'oeuvre consacrée
à K. Popper (1974 : 597-605). Lorsqu'on revient de l'exposé de la théo-
rie achevée au processus de sa constitution, on conçoit une rationalité
non seulement axiomatique, mais surtout heuristique, bref, selon nous,
une rationalité communicative ou pràgmatique.
Il appartient à la raison de choisir rationnelement un type
d'intelligibilité. On ne saurait trop insister sur ce point. Certes,
la c8ntroverse mEta-théorique est tributaire de rationalités locales
ou'elle
confronte, qu'elle porte à la discussion, mais elle repose
avant tout s~r la rationalité pragmatique et, sans doute,
sur
un
'a priori communicationnel' qui prescrit de
'~oursuivre la discussion'
(F. Jacques). Cette idée qu'une structure délibérative est d'essence

258
pour la scientificité nous oriente vers une discussion rationnelle
constituante. Il appartiendrait enfin à une philosophie critique
de la connaissance de prendre en charge cette situation,
en montrant
à quelles conditions i l est possible de pr~server l'objectivit~ de
la science en la soustrayant au relativisme. Il nous semble que les
premiers linéaments et comme les prolégomènes d'une réflexion criti-
que existent déjà.

259
AtJNEXE 1
La psychologie de l'invention
note sur J. Hadamard
J.
Hadamard décide de donner un compte renJu du contexte de
découverte en terme
de psychologie. Le titre de son livre est très
clair: Essai sur la psychologie de l'invention dans le domaine mathé-
matique. Certes, l'analyse est limitée au cas particulier des mathéma-
tiques, mais les résultats de telles recherches psychologistes peuvent
être appliqués à d'autres disciplines. De quoi s'agit-il exactement?
La problématique de Hadamard est celle-là même que notre thèse
• veut instruire: décrire l'activité de recherche, du moins d'abord en
sa génèse. Il s'avise que les libres éludent la manière dont l'homme
de science
arrive à résoudre les problèmes ayant défié les recherches.
Comment une idée nouvelle, une découverte, naît dans la tête d'un sa-
vant ?
Les traités ou les exposés ne laissent soupçonner aucun trait
caractéristique des démarches réelles qui conduisent aux découvertes.
Nous dirions que la théorie constituée exclut les éléments moteurs du
processus réel de l'invention, bref, qu'elle est èoupée du contexte de
découverte. Or, l'analyse de l'activité scientifique concerne aussi bien
un tel cadre que celui de la justification. Instruit par les témoignages
des acteurs eux-mêmes, spécialement de H. Poincarré, s'appuyant aussi
sur les résultats de l'introspection, il propose alors d'écrire sur la
découverte: le contexte est-il soumis à la logique, au hasard, ou au
phénomène freudien de l'inconscient?
Logique, hasard et inconscient.
Se référant toujours à la forme même que les auteurs ont donné
à leurs découvertes, J. Hadamard analyse les rapports entre le logique,
le fortuit et l'inconscipnt è.~ns le processus inventif. L'invention ou

é.60
la découverte suivent un cours alterné par des moments inconscients et
conscients. La "création scientifique d'espèces nouvelles" -qui définit
l'invention- connaît deux phases, déjà distinguées par H. Reichenbach:
celle où le travail est élaboré par le subconscient et celle où le lan-
gage devient clair pour la mise en forme des résultats. La première
concerne la constitution de ce qui deviendra dans la àeuxième
'théorie'.
Hadamard reconnaît la difficulté d'une description exacte de
l'élaboration subconsciente. Rien ne pourraît la garantir. Une seule
chose est sûre:
le processus de découverte n'est pas soumis à la logi-
que, ni à la raison.
Il n'obéit pas, non plus, au hasard:
la découverte
n'est pas un phénomène fortuit.
Elle procède,
plutôt, de l'inconscient.
Souriau fait observer que
'pour inventer,
il faut penser à côté'
(in
J. Hadamard, 1959 : 57). Bien comprise, cette formule nous renvoie hors
du royaume de la logique; elle nous invite à abandonner le cheminement
déductif,
quitte à y revenir à la fin,
et seulement à la fin,
i.e au
stade de la justification, de l'organisation en corpus d'énoncés. En
clair, que propose une telle analyse?
On recherche les conditions subjectives de possibilité des dé-
couvertes scientifiques dans l'esprit, dans une région bien précise de
l'esprit humain:
le subconscient, étant donné que le conscient est le
lieu explicite où s'organisent, d'une manière alors logique,
les résul-
tats de la recherche.
L'analyse de ces conditions concerne, ainsi que le
note Dwelshauvers,
"l'heure de la journée où il
(le phénomène de l'inven-
entre
tion) se produit; combien de temps s'écou~ préparation volontaire et
la solution; et si une telle incubation dure des heures ou des journées,
si sa durée est en proportion de la difficulté
de
la
question.
" (in
J. Hadamard: 58)
Nous ne nierons pas l'existence des facteurs psychologiques dans
l'élaboration théorique, ni droit de cité à la psycho-sociologie des scien-
ces qui les prendrait en charge. Toutefois,
le contexte de découverte dé-

261
borde cette catégorie de faits. N'en dép lai se au réductionnisme posi ti viste,
même s'il est difficile de décrire logiquement le cheminement de la recher-
che scientifique, nous faisons l'hypothèse qu'une telle activité ne puisse
demeurer sans règle. Au lieu de rechercher les conditions subjectives, il
faudrait s'interroger, plutôt, sur les conditions objectives qui gouverne-
raient l'invention, bref sur les facteurs proprement épistémologiques à
l'œuvre dans la constitution des théories.

26~
ANNEXE ~
Des faits naturels aux faits scientifiques
Pour Aristote, le monde réel est celui de l'expérience percep-
tive directe. Ce qui est réel, ce sont les corps singuliers que nous per-
cevons, leur mouvement, leur changement. Le discours philosophique ne peut
avoir d'autres objets.
Or,
(et c'est une des leçons de l'épistémologie historique) il
en va tout différemment quand on passe à la science. Pour la physique mo-
derne les faits réels dont traite la science cessent de cotncider avec les
faits perçus. L'objet de la science, 1.e ce à quoi se rapportent les lois
qu'elle formule, n'est qu'indirectement les phénomènes singuliers
que
nous percevons. La science rencontre
ces
phénomènes par application de
ses lois, mais celles-ci,dans leur formulation même, concernent une réali-
té qui est -au sens exact du terme - une construction rationnelle substi-
tuée à la réalité perçue.
Les faits scientifiques sont essentiellement des faits généraux
et idéaux.
1) Les faits scientifisues sont des faits généraux
Les propositions de la science portent sur des faits généraux. L'objet
de la science, c'est, par exemple, la chute des corps, le mouvement C1r-
culaire, l'attraction universelle, etc. Or de tels faits n'existent pas
au niveau de l'observation, fût-elle raisonnée ou quantifiée. Sans doute
ont-ils leur origine dans ces observations, ce sont néanmoins des cons-
tructions rationnelles. Ainsi la théorie de la chute des corps élaborée
par Galilée repose sur la définition et la construction d'un fait généra~
totalement absent de l'expérience perceptive et qui peut se formuler com-
me suit: l'effet du milieu ambiant étant supprimé, tous les corps se di-
rigeraient vers le bas avec la même vitesse uniformément croissante. Tel

26J
est pour Galilée le vrai fait auquel il appU1e sa théorie du mouvement,
de la chute des corps. C'est bien là un fait général, puisque valable
pour tous les corps. C'est donc à la fois un fait fictif et cependant
plus réel en un sens que les faits perçus, puisque c'est à partir
de
lui que l'on parvient à expliquer les faits perçus.
A ce caractère de généralité s'ajoute celui d'idéalité.
2) Les faits scientifiques sont des faits idéaux
Quand on dit que les faits scientifiques sont des faits géné-
raux, on risque d'introduire une certaine équivocité, car on pourrait
croire que ces faits sont obtenus à partir des faits perçus par un sim-
ple processus d'abstraction, i.e un processus supprimant les traits par~
ticuliers pour ne retenir que les traits communs.
Les faits scientifiques sont des constructions rationnelles.
Il faut donc ajouter que ce sont des faits idéaux correspondants à des
situations idéales dont ils sont indissociables. Ainsi le principe d'i-
nertie revient à poser comme fait fondamental pour la science du mouve-
ment qu'un corps sur lequel ne s'exerce aucune force, ou bien persiste
indéfiniment dans un état de repos,ou bien se meut indéfiniment d'un
mouvement rectiligne uniforme. Or ce fait correspond à une situation
idéale qui n'est jamais réalisée. C'est la situation d'un corps isolé
dans le vide absolu sur lequel ne s'exerce aucune force. On peut imagi-
·ner'sans doute des situations approchantes. Cependant, on n'observera
jamais un mouvement inertiel tel qu'on vient de le définir.
Un tel fait transcende complètement les données de l'observa-
tion. C'est un fait qui reçoit sa signification dans une sorte d'au-delà
de l'observation. Le génie des grands physiciens, c'est de savoir cons-
truire ces au-delà. Mais ces situations idéales, pour avoir valeur SC1en-
tifique, doivent satisfaire à une condition très précise : elles doivent
être physiquement pertinentes, i.e partant d'elles on doit pouvoir pénétrer
l'intelligibilité des phénomènes naturels, ce que l'expérimentation permet-
tra de vérifier.

?64
ANNEXE 3
GALILEE,
Discours~oncernant deux sciences nouvelles,trad. fran.
M.
Clavelin, A.
Colin,
1970, p.
131.
DU \\lOU\\'E\\ŒNT :"J:\\TURELLE\\lENT ACCELEr,E
Enfin, dans cette étude du mouvement nahlrellement accéléré',
(nous avons été conduit comme par la main en -obsen.-,mt la règle que suit
babituellement
la natlll"e daus
toutes
ses
autres
opér'ltions' où
elle
a
. c<Jutume d'agir en emplopnt les moyens les pl!Js .Q!:".~linaires, le~~s~!l1-
pIes, les plus faciles. C~ il n'est personne, je pense,·pour admettre qu'Il
~ssible de nager ou de voler d'une manière plus simple ou plus facile J
que celle dont les poissons et les oiseaux se sen.'ent instinctivement.
~
Quand donc j'observe une pierre tomb,1Ot cl'une certaine hauteur à p;lltir
du repos
et
reCe\\-,lOt
continuellement
de
nouveaux
accroissements
de
vitesse, pourquoi ne croirais-je pas que ces -additions ont lieu selon
la
proportion la pllL'; simple et b L1lus évidente? Or, tout bien considéré, nous
~~'-'troll\\'erons aucune: addition, aucun accroisscment plus simple que celui
'lui toujours sc ré'pète de b
même façon,
Ce que nous comprendrons'
aisément cn rél1~'chissant sm l'droite affinité entre le kmps et le mouve-
meut: de mL-me cn elId que l'uniformité, du mOU\\'C':I1cut se définit et se
COllçoit g-dcc ;\\ l'ég;tlité des
temps et dcs
csp:lees
(nous
appelons
un
mouvement unifonne quand ùes espaccs ("~au_\\ s(ml fL1lH:his Cil des temps
ég:lllx), de même UOl:S pou \\'I1ns concc\\'l)!r (1' le dans un inler\\':t1le de lem ps
semblablement di\\ jSL' en [Jarties ('gales dcs ,lccroi~sem(;uts de \\'ites_,(; dicnt
1i~1l simpleillent;
:
ce
qui
sera
le
cas
si
par
«uuiformL'ment »,
ct,
Ju même coup, « ~ontiuuellement accé·l~ré'» IJOIIS cutcllllons un mouve-
flleut où en des fractions de temps l'g,tles <1uelconques se produisent des
adrlitious l'gales cie \\'itesse, Ainsi. et rl'ICI ([IlL' soit le nombre des parties
('·gales cie temps qui se sont écou!l'cs d('puis l'instant où le mobile, aban-
ùonnant le repos, ;1 commencé de desceudre. le degrL' de vitcs_,e acquis
au terme des deux premii.'res parties dl! temps seL! le douhle du degré
;lCl1llis durant la première partie; ainsi encore, après la tmisie'llle partie le
degré atteint sera le triple, et, après 13 rlltatrième. le quadrupIL- du degré
Kagné dans la première partie; de sorte que pour plus de cbrté, si le mobile
devait continuer ;\\ se mouvoir avec le degré ou moment de vitesse (lIlolllcn-
fum velocilalis) acquis durant le premier intervalle de temps, et conserver
ensuite cette même vitesse uniformément, son mouvement serait deux fois
plus lent que s'il s'l'tait effechlé ;l\\'ec le degré de vitesse acquis en deux
inten.'alles de temps.
0'(HIS
ne
nous
L'carterons donc
pas
de
la droite
raison, si nous admettons que l'intensification de Li vitesse (intcnsionc7/1
oeiocitatis) est proportiollnelle ;\\ r~xt;nsio~ du temps (fiel iiI/xia temparis
ifttensionem); aussi la clé'finition du mouvement dont nous allons traiter
peut-elle se fonnuler comme suit : je dis qu'un mouve'ment est également
__ OU unifonnément
accéléré
fjuand,
partal;t, du
repos,
il
reçoit
en
des
temps égam. des moments (mom<:nla) L'gaux de vitesse 75. '1

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213
TABLE
DES
MATIERES.
AVIWI:- .PROPOS ••.•..•••..•••• " ••••••••. " •••••••••..•••• " •••...• " ••••
INTRODUCTION •.••.••.••••••••••••.•••..•••.••.••.••...••..•••.. " ••• 1
PRDlIERE PARTIE; LES FONDEMENTS LŒIQUES DES CONCEPTIONS NEO-
POSITIVISTE ET POPPERIENNE DU PROGRES SCIENTIFIQUE •.
Introduction : Le modele d' explication nomologico--déductive .. 1 1
1. L'explication nomologico-déductive(O-Nl
11
2. Les conditions de succès du modèle O-N
14
3. Critiques du modèle O-N
18
Chapitre 1. : Structure et évolution de la science selon le
positivisme logique
20
1.1. Les fondements de la conception néo-positiviste de
la science
20
1.1.1. Signification et vérifiabilité
20
1.1.2. Induction et confirmation
25
1.2. Les idées néo-positivistes sur le progrès de la
science
28
1.2.1. Un critère formel de progrès
28
1.2.2. Bilinguisme et invariance sémantique
33
1. Le problème des termes théoriques et la
question des règles de correspondance ..... 3J
2. Le problème de l'invariance de significa-
tion et la consistance de la théorie
39
Chapitre 2.
La conception popperienne du progres scientifi'-
que
43
Introduction
2.1. Le projet d'une théorie de la méthode
46
2.1.1. Point de départ: le problème de l'induction;
Popper versus Hume et Carnap
46
2.1.2. Constitution de la science: la réfutation
comme critère de démarcation et comme méthode.
51
1. La théorie de l'inférence valide
51
2. Notion
de réfutabilité
52

274
2.2. Une méthodologie de la réfutabilité : cohérence et
limi tes
,55
2.2.1. Mise en place de la méthodologie
55
2.2.2. Le contenu de la méthodologie: ses normes
58
2.3. Vers une épistémologie évolutionnaire : la théorie
évolutionniste de la connaissance
66
2.3.1. Schéma du progrès de la connaissance
67
2.3.2. La connaissance objective : la thèse sur les
'trois mondes'
70
2.3.3. La question de la vérité: vérité ou vérisi-
mili tude
75
Conclusion
DEUXIEME PARTIE .: VERS UNE DESCRIPTION DES CONTEXTES DE DECOUVERTE
Introduction
85
Chapitre 1. : La programmatique de I. Lakatos
07
1.1. Falsificationnisme et évolution de la connaissance .. 80
1.2. Que
penser de la philosophie de la découverte de
Lakatos ?
96
Chapitre 2. : Les considérations relativistes de T.S.Kuhn
99
2.1. La science normale
180
2.2. La science dite 'extra-ordinaire': Révolution scien-
tifique, émergence d'un paradigme et découverte
radicale
103
2.2.1. Emergence d'un paradigme
105
2.2.2. La structure de l'expérience et son incidence
sur le choix entre paradigmes
108
2.2.3. Incommensurabilité et choix entre paradigmes
différents
110
2.3. Progrès, rationalité et relativisme
113
Chapitre 3. : L'analyse thématique de G. Holton : Une phénomé-
nologie de l'imagination scientifique
119
3.1. Les themata et leur fonction dans l'invention scien-
tifique
120

275
3.2. ~ontexte de découverte et contexte de justification:
notions de 'science privée' et de 'science publique',
de 'science se faisant' et de 'science faite'
122
3.3. Rôle de l'expérience de Michelson-Morley dans
la
Génèse de la théorie de la relativité d'Einstein .... 127
TROISIEME PARTIE
SPECIFICITE DE LA CONTROVERSE AL' AGE DE LA
SCIENCE . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • • . . . . . . . . . .
Introduction
134
Chapitre 1. = Les éléments de la dynamique des théories selon
Sneed et Stegmüller
140
1.1. La conception de la théorie selon Sneed
140
1.2. La détermination de l'ensemble des exemples paradig-
matiques
144
1.3.
'Soutenir une théorie'
145
Chapitre 2. : La fonction créatrice du conflit des Ecoles ~
Etudes de cas; Kepler et Einstein-Bohr . - ... 150
2.1.
La critique astrologique
152
2.2.
Les controverses astronomiques
154
2.2.1.
La théorie copernicienne
157
2.2.2.
Les découvertes de Kepler
162
2.3. Etude de cas:
La discussion Einstein-Bohr
165
2.3.1.
Le contexte problématique
166
2.3.2.
L'introduction des probabilités
167
Chapitre 3. : La fonction dynamique de la controverse
174
3.1. L~aporie de l'incommensurabilité
174
3.1.1. En quoi la thèse de l'incommensurabilité
conduit-elle à une aporie ?
,
176
3.1.2. De l'incommensurabilité à la communicabilité.178
3.2. De l'innovation sémantique
-182
3.2.1. Métaphore et innovation sémantique
187
3.2.2. La relation interlocutive ou la fin de l'hégé-
monie du sujet selon F. Jacques
189

276
1. Critique de la théorie des Speech Acts de
J.H. Searle
190
2. Critique de la pragmatique universelle de
J. Habermas
19:3
3.3. Sur le langage double de la science
199
Chapitre 4. : Le niveau méta--théorique de la controverse ..... 206
4.1. Dialogisme et argumentation: Etudes de cas: Galilée
et Millikan-Ehrenhaft
207
4.1.1. La problématique galiléenne
de la gravité
207
4.1.2. La controverse Millikan-Ehrenhaft
214
4.2. Note sur l'élément conceptuel
220
4.2.1. L'explication comme mathématisation
220
4.2.2. La conceptualisation préalable
221
Chapitre 5. : Pour une analytique de la controverse:
la
pragmatique des questions
226
5.1. La nature érotétique des catégories aristotéliciennes. 227
5.2. L'état actuel de la réflexion:
vers une théorie ••
interrogative de la recherche scientifique
230
5.2.1. Le point de vue de la logique. érotétique
231
5.2.2. Les questions en pourquoi
236
5.2.3. Vers une typologie des questions
241
1. Structure du questionnement formel
242
2
L
t ,
t
.... /
.....~r{{;~
r'44
.
e ques ~onnemen
~n.l!ORme.L....""/.':~.. . . . . . ..
te.
.~>i" ~'
'(c'
I~'-'1 !'
,~~.
CONCLUSION GENERALE : PERTINENCE ET LIMITt~S /D~~l.tAPP).fC_~E COMMUN ICA-
TIONNELLE EN
PHILOSOPHIE DES(SCIENOES . . • . . . . • .
"
~}y-.~"
\\,"" "'--..~. "-""
ANNEXES ••••••••••••••••••••••••••••••••••••• ,./-;..••••••~.<./... . . . . . . . ..
25 9
..'·.......:::.9f) {S1..lpè.~\\ ~
~&:.,.~
BIBLIŒRAPHIE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
265
TABLE DES MATIERES ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 273

1
-
1
vu :
VU
:
Le Président de la thèse
Le Directeur de thèse
vu
et
APPROUVE
RENNES, le
Le Directeur de lIU.E.R.
vu pour autorisation de soutenance
RENNES,
le
Le Président de l'Université de RENNES I,
J .P.
CURTES

,t~. ",
~-
'''-.' '. -
'.ç
RESUME
Il n'est pas de l'essence de la science d'être constituée.
Les, récentes critiques d~ programme néo-positivist~ ont fait va-
l~ir cett~ idée im~ortant~ que la formalisation rigoureuse des
"
.
théories existantes est insuffisante pour un compte rendu épis~
térnologique adéquat' de la 'recherche scientifique. Au lieu de
borner l'analyse ap contexte de justification, l'épistémologie
\\
gagnerait à instruire le procéssus de là découverte qui appelle
la théorie.
Si l'on veut saisir la science dans sa constitution et sa
prqgression,
i l est nécessaire de faire l'inventaire du contexte
,de recherche; en évitant tout relativisme. L'élément priVilégh\\,
le moins anecdotique, dans l'invention,
semble être la n~tiQn' d~
1
controverse scientifique avec sa sub-structure interrogative. ~à
1
scien~e progresse par les questions et les types de questions que
les experts se posent et dont ils décident de la pertinence, au
moins -en p~rtie, selon des règles ~~agm~tiques, auterm~ d'un
p~ocessus 'délibératif'. La philosophie des sciences s_'ori~nte
,
,
désormais vers une
'rationalité' à la fo.i,s logique et 'communi-
cati ve' .'
MOTS-CLES
-Contexte de découverte et contexte de just~fication
~Incommensurabilité et Innovation sémantique
-Controverse méta-théorique
-Interrogation scientifique
la pragmatique des questions
-Rationalité pragmatique.
,
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