UNIVERSITE CHARLES DE GAULLE - LILLE III
U.F.R. SCIENCES DE L'EDUCATION
SYSTEME EDUCATIF TRADITIONNEL MOAGA (BURKINA FASO)
et ACfION EDUCATIVE SCOLAIRE
(ESSAI D'UNE PEDAGOGIE DE L'ORALITE)
Soutenue par Monsieur Amadé BADINI
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Direction: P. DEMUNTER - Professeur Lille III
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E. NAERT - Professeur émérite Lille III
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Jury: P. DEMUNTER
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B. LECHEVALIER - Professeur Lille III
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J. LOMBARD - Professeur Lille l
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F. MA YEUR - Professeur Lille III
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B. SAINT-SERNIN - Recteur, Professeur Paris X-Nanterre
Thèse présentée pour le Doctorat d'Etat ès Lettres et Sciences Humaines
devant l'Université Charles de Gaulle - Lille III
1990

TABLE
des
MATIERES
Pages
AVANT-PROPOS
1
" " "." " " " .. " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " " "
INTRODUCTION GENERALE :
8
a) Brève "ethnologie" de la Société traditionnelle moaga ... ,
12
b) Valeurs sociales Mosé et système des équilibres sociaux..
16
c) Problématique et méthodologie:
"
'"
21
PREMIERE PARTIE : LE SYSTEME EDUCATIF MOAGA :
27
Introduction: De la conception moaga du monde, de la société
et de l' homme .
29
-1/ Sens et signification de la vie chez les Mosé : '"
,
29
-2/ "Nature humaine" ou "Condition humaine" ? chez les Mosé:
32
l
APPROCHE DU CONCEPT DE L'EDUCATION EN MOORE:
.
37
a) Du concept de Wuubi
.
44
b) Du concept de Gulgo
.
46
c) Du concept de Kibli
.
53
d) Autres concepts
55
II
LES GRANDES ETAPES DE LA VIE DE L'HOMME MOAGA :
.
58
a) De la conception à la naissance de l'enfant:
,
59
b) De la naissance de l'enfant à la représentation moaga
de l'enfance et de l'enfant:
.
63
1/ de la terminologie :
.
64
2/ Le sigré ou la cérémonie de l'identification de
l'enfant:
.
67
c) L'enfant moaga et le sevrage:
.
70
1/ du sevrage :
.
71
2/ Le Yanga ou le Biwenga : l'âge de l'insouciance et
de l'irresponsabilité:
,
.
77
d) Le Rasanga, la Pugsada et les rites de la circoncision
et de l'excision :
.
80
e) Le Rawa et la Paga : l'Adulte Moaga :
86
f) Le Nikiéma et le statut du vieillard:
93

III DE LA CONCEPTION MOAGA DE L'EDUCATION A LA
PRATIQUE EDUCATIVE :
.
98
AI De la Philosophie Moaga de l'Education:
. 101
a ) . "L' homme ne
..
nalt pas homme,
'1
l
1e d
'
eVlen t" :
. 103
b) "Raogo demsda mé ta kété masa"
. 109
1) D'abord au sujet de la propreté
,
. 112
2) La maitrise du langage humain:
. 114
c) La discipline dans le système éducatif moaga
. 115
d) Expression moaga de la discipline et ses
modalités d'application:
. 121
1) Des conseils-prescriptions :
. 121
2) La moquerie et le sentiment de la honte
. 124
3) Les sanctions corporelles et verbales:
. 125
e) "chaque âge, chaque état de la vie a sa perfection
convenable . .
127
f) Yanga nini péla, la pa né yiga yé :
130
g) Une conception eudémoniste et utilitariste
de l'éducation :
. 132
h) Biiga yigida ba ti dunia mé :
. 135
i) Théorie Moaga de la connaissance:
. 143
BI Approche de la pédagogie Moaga :
. 147
a) Essai de définitions
149
b) Réalité ou non d'une pédagogie moaga
. 151
c) Des éléments de la pédagogie moaga :
. 155
1) de quelques principes généraux:
. 156
2) du principe de l'autorité:
. 158
3) du principe de la discipline :
. 167
4) du principe de l'effort et de la volonté:
. 170
d) Des éléments humains et psychologiques:
'"
179
1) des éléments humains . .
. 180
2) des éléments psychologiques:
. 183
- les berceuses
- la "pédagogie de l'épouvantail"
- la pédagogie de l'émulation
- l'arme de la honte
3) portée pédagogique des "Groupes d'âge" et
l'arme de l'exclusion . .
. 218
- le Yandrem
- le Rasandlem

e) Des éléments matériels de la pédagogie moaga : ..... 229
f) Le bango : structure pédagogique et valeur éducative 237
1) De l'organisation matérielle, socio-religieuse et
psychologique du bango :
240
2) Le fonctionnement du bango :
243
3) Le contenu éducatif du bango
'"
246
4) Principes et valeurs pédagogiques du bango :
250
g) Les initiatives ésotériques:
258
h) Les facultés intellectuelles sollicitées et cultivées268
DEUXIEME PARTIE: ESSAI D'UNE PEDAGOGIE DE L'ORALITE:
281
l
CONSIDERATIONS GENERALES SUR L'ORALITE:
283
a) De la parole â l'oralité:
285
b) La philosophie moaga de la parole:
291
II
VALEUR EDUCATIVO-PEDAGOGIQUE DE LA COMMUNICATION
ORALE OU ORALITE :
302
La portée pédagogique de l'oralité
a) Les différentes figures de l'oralité moaga :
303
1) la parole :
.303
2) le silence .
304
3) la mimique et la gestualité :
310
b) Les caractéristiques et exigences de la communication
orale :
'............................. 322
1) La parole comme "rencontre" :
323
2) Les exigences de la pédagogie de l'oralité
326
- les exigences matérielles
- les exigences humaines
c) Quelques composantes de la pédagogie de l'oralité: '"
337
1) Le conte et sa portée pédagogique
338
2) La devinette et le proverbe : Véhicules de connais-
sances et moyens pédagogiques:
351
3) Contenu pédagogique du discours rituel et
symbolique :
361
d) Fonctions psychologiques et facultés intellectuelles
dans la pédagogie de l'oralité:
,
368
1) La mémoire et l'intelligence
370
2) L'imitation et l'imagination
'"
383
3) De la créativité dans la pédagogie moaga :
391

III PEDAGOGIE DE L'ORALITE ou PEDAGOGIE DU SENSIBLE:
'"
398
a) Quelques considérations théoriques:
'"
399
1) "L'école pour la vie, par la vie" :
400
- le "milieu" comme moyen d'instruction et
d'éducation
- le "milieu" comme fin de l'éducation
2) Expérience sensible et formation intellectuelle
et morale . .
413
b) La pédagogie du sensible et ses exigences:
419
1) Les exigences sur le plan matériel:
419
- les jeux et la formation physique
- les jeux, les sens et le développement
de la sensibilité
- les jeux Mosé et la formation intellectuelle
et morale des enfants
2) Les exigences techniques et humaines de la
pédagogie du sensible
431
- simultanéité enseignement-programme
- comment être à la fois parent et "maître" ?
- la question des châtiments physiques et
leur sévérité
IV
COMMUNICATION ORALE et PENSEE SCIENTIFIQUE
457
a) Quelques traits fondamentaux de la pensée
scientifique :
. 459
b) Le mode de communication orale et la pensée
scientifique :
. 461
V
CONCLUSION: EFFICACITE et LIMITES de la PEDAGOGIE MOAGA :467
a) De l'efficacité de la pédagogie moaga de l'oralité: .. 467
1) Pédagogie de l'oralité et prise en compte du milieu 468
2) Pédagogie de l'oralité et la connaissance intuitive
de la psychologie de l'enfance et de l'enfant:
473
b) Des limites de la pédagogie de l'oralité moaga :
476
1) Quelques problèmes théoriques de la pédagogie moaga 477
2) Les problèmes méthodologiques de la pédagogie moaga 480

TROISIEME PARTIE : EDUCATION TRADITIONNELLE ET ACTION EDUCATIVE SCOLAIRE
Survivances et Incidences
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 485
l
ECOLE ET SOCIETE
ADAPTATION ou DYSFONCTIONNEMENT:
489
a) Aspects théoriques du problème:
490
b) Quelques manifestations concrètes des rapports
système éducatif - société
495
1) au niveau de la société traditionnelle moaga
496
2) La société moaga et la scolarisation de type moderne :503
II
"CRISE" DE L'ECOLE BURKINABE .
511
A) Bref historique de l'école burkinabé:
,
513
a) de l'école coloniale :
513
b) l'école moderne burkinabé:
518
1) de quelques réalités "chiffrables" :
519
2) des réalités qualitatives:
524
B) Les réformes et projets de réformes au système
éducatif burkinabé :
535
a) Des réformes internes de l'école burkinabé: '"
536
1) réformes des programmes et de la gestion du
temps scolaire :
537
2) Réformes touchant aux méthodes pédagogiques :
540
3) Le statut socio-économique et la psychologie
de l'enseignant :
544
b) Des réformes proprement dites et les rapports
école - société .
549
1) L'expérience de l'éducation rurale, première
tentative de réforme de l'école burkinabé (1961-1972)
2) Des autres réformes du système éducatif burkinabé
(1972-1986) :
559
c) Conclusion :
573
III MOYENS AUDIO-VISUELS ET ENSEIGNEMENT : MODERNISATION DES
VALEURS PEDAGOGIQUES DE LA COMMUNICATION ORALE :
575
a) Quelques rappels historiques:
577
b) Les moyens audio-visuels et la reconquête moderne
des valeurs pédagogiques de l'oralité
587
1) Des principes pédagogiques des MAV :
588
2) MAV et pédagogie du sensible:
594
c) Conclusion : les MAV et la situation concrète au
Burkina Faso :
599

EN GUISE DE CONCLUSION
602
ANNEXES
614
l
DE QUELQUES ELEMENTS d'INFORMATION sur l'EDUCATION des
PRINCES MOSE :
615
II
PROVERBES et EXPRESSIONS MORE:
619
III GLOSSAIRE :
631
IV
QUESTIONNAIRE d'ORIENTATION
640
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
643

- 1 -
A V A N T
PRO P 0 S
e
Depuis notre thèse de 3
cycle consacrée alors à la Représentation de
la
vie et de la mort chez les Mosé traditionnels de Haute-Volta (Lille
1978),
nous pensions déjà pouvoir un jour, dans le cadre de notre projet
général
de
connaître
mieux
cette
éthnie
négro-africaine,
analyser
la
question
certainement
plus
"concrète"- de
son
"système
éducatif",
c'est-à-dire
les
moyens
pratiques
et
idéologiques
par
lesquels,
elle
formait ses hommes.
A ce propos, nous pensons qu'il y a au moins deux façons de rendre
compte d'une réalité sociale déterminée, à un moment donné de son histoire.
On a,
d'une part, les études qu'on pourrait appeler - en caricaturant un
peu - des "monographies" parce qu'elles présentent la réalité en question,
telle quelle,
parfois de manière très exhaustive, mais pour elle-même. On
se contente alors d'en déterminer les éléments et de repérer la logique et
la
cohérence
internes.
Il
y a,
d'autre
part,
les
travaux
qui
font
de
l'analyse monographique un point de départ pour appréhender la réalité en
termes
de
situations-problèmes,
pour
l'intégrer
dans
un
processus
plus
large
(historiquement
et
géographiquement)
afin
de
l'utiliser,
éventuellement,
pour
résoudre des
problèmes qui
peuvent sortir du cadre
originel de référence.
De
la
première
catégorie,
on
trouve
une
relative
abondance
de
travaux,
souvent savants,
consacrés à la société . moaga traditionnelle,
dans
presque
chacun
de
ses
multiples
aspects.
Ils
ont
été
le
fait
de
chercheurs
Burkinabé,
Africains et Etrangers, Européens et Américains
notamment. Ces travaux ont permis de collecter une quantité considérable de
données, d'informations et d'analyses intéressantes, de valeur scientifique
inégale.
Au
titre
de
ces
travaux
touchant
à
une
diversité
importante
des
aspects de la vie sociale des
Mosé, on pourrait citer - pêle-mêle - de
grands auteurs tels que : Louis TAUXIER, M. DELAFOSSE, le R.P. ALEXANDRE,
DIMDOLOBSOM, Elliot SKINNER, Jack GOODY, M. IZARD, S. LALLEMAND, Le Larhlé
Naba Yamba TIENDREBEOGO, I.J. KONOMBO, Dorris BONNET, Maître PACERE F.T ....
et beaucoup d'autres
jeunes chercheurs
burkinabé
et étrangers ayant
fait des
Mosé, l'objet principal de leurs thèses.

- 2 -
Tous ont contribué, chacun avec sa sensibilité et dans sa spécialité,
à sauver nombre de valeurs de la corrosion du temps et de l'oubli, d'autant
que les moyens traditionnels de conservation du patrimoine sont loin d'être
à l'abri de l'épreuve des années et des agressions étrangères.
Ils auront fourni, en outre, à la deuxième catégorie une partie de la
"matière
première"
de
ses
analyses,
mais
une
partie
seulement
car,
en
sciences sociales de manière générale et particulièrement en situation de
tradition orale,
une "monographie" antérieure n'est jamais assez complète
pour rendre inutiles d'autres recherches sur les mêmes réalités.
En
tout
état
de
cause,
nous
voudrions
que
notre
présente
étude
s'apparente à cette deuxième catégorie: elle voudrait dépasser l'approche
seulement "monographique" pour engager la société
moaga traditionnelle
dans la dynamique de la vie sociale de la nation
burkinabé, avec ses
réalités
présentes
et
ses
espoirs
dans
l'avenir.
Elle s'attachera pour
cela, à l'étude de quelques réalités des. Mosé , moins pour elles-mêmes,
que dans la mesure où elles
peuvent permettre de trouver les meilleures
solutions
possibles
aux préoccupations actuelles de toute une nation en
voie de se constituer.
Nous prendrons alors,
comme prétexte, un problème qui, non seulement
est actuel et réel, mais surtout préoccupe la société . burkinabé , sinon
toutes
les
sociétés
modernes,
quelles
que
soient
leur
taille
et
leurs
options
politiques
le
problème
de
l'éducation
et
de
l'école.
Notre
ambition
consistera
seulement
à
partir
de
l'exemple
des
Mosé
traditionnels,
à
voir comment leurs expériences positives en ce domaine
pourraient
être
exploitées
en
vue
de
contribuer
à
la
résolution
de
problèmes
actuels
dans lesquels,
d'ailleurs,
ils se trouvent eux aussi,
engagés.
Le choix d'un tel "prétexte" n'est pas totalement fortuit. Bien sûr,
l'éducation et l'école constituent une des priorités du Burkina Faso, que
ce
soit,
pour les responsables ou
pour les
parents et la société toute
entière, considérée dans son dynamisme propre.
Cependant,
à
ces
considérations
objectives
et
historiques,
il
convient
d'ajouter
celles, intellectuelles, qui
font
que
les
propres
inquiétudes, la sensibilité subjective de l'auteur, interviennent également
dans le choix d'un sujet de recherche,
qu'il engagera dans telle ou telle

- 3 -
perspective: elles lui "suggèrent" (c'est un euphémisme) les problèmes à
étudier et les cadres théoriques de référence. Pour notre part, c'est le
problème de l'éducation et
plus
précisément sa dimension pédagogique qui
nous intéresse en priorité.
Ce problème agit sur nous,
comme un choc psychologique, résultant de
la
rencontre
en
nous,
entre les effets de l'éducation que nous
pensons
avoir
reçue
(ou
plus exactement les éducations)
ceux de celle que nous
pensons connaître intellectuellement
(les
théories et
projets de système
d'éducation entrepris ça et là ou proposés par quelques hommes illustres:
PLATON, MONTAIGNE, ROUSSEAU, KANT, DURKHEIM, ALAIN, DEWEY ... ) et enfin ceux
d'un système éducatif possible, voire imaginaire, qui pourrait naître des
différentes
tentatives
de
réformes
scolaires
au
Burkina
Faso
depuis
l'indépendance,
et se révéler
plus efficace à résoudre
les
problèmes de
l'éducation dans notre pays.
Le
choix
spécifique
de
la
dominante
pédagogique
de
l'éducation,
procède
lui
aussi
d'un
double
souci.
D'abord
notre
conviction
que
la
pédagogie est la pièce maîtresse de toute éducation et qu'elle représente
~en fait - ce qui relève plus précisément de la responsabilité intrinsèque
de l'école, alors que les autres aspects en fonction desquels on la situe
et l'apprécie généralement, la dépassent par définition ou lui sont plus ou
moins
étrangers
et
extérieurs
emploi,
marché
du travail,
intégration
sociale ... ,
surtout
quand
il
s'agit
de
l'école
moderne.
Or,
ce
sont
justement
ces
considérations et d'autres voisines qui alimentent, de nos
jours, les
études
de
plus
en
plus
nombreuses
qui
se
consacrent
à
l'éducation, en Afrique surtout.
En effet, exception faite de la grande contribution apportée par P.
ERNY
et
dans
une
moindre
mesure,
Abdou MOUMINI
(L'éducation en Afrique
Noire, 1964), et les quelques chapitres des travaux initiés par l'UNESCO et
dirigés par LE THAN KHOI,
peu d'études ont eu systématiquement pour objet
direct
la pédagogie,
dans tout son dynamisme et dans ce qu'elle pourrait
tirer
comme
enseignement
des
expériences
des
sociétés
africaines
traditionnelles. Par contre, la plupart des études consacrées à l'éducation
en Afrique ont surtout privilégié soit la présentation statique de réalités
éducatives
(qui
n'avaient
jamais
été
figées),
soit
les
incidences
multiples,
directes
ou
seulement
induites,
de
l'école
moderne
sur
le

- 4 -
devenir
du
continent,
et
cela,
sous
l'angle
de
l'économie
et
de
la
technologie.
Il s'agit donc d'analyser
l'éducation traditionnelle,
non dans une
perspective synchronique,
mais comme une réalité vivante en soi,
et qui
pourrait offrir des axes de réflexion, ou même des débuts de solutions à la
grave crise du système éducatif moderne au Burkina et ailleurs en Afrique,
une crise généralisée dans laquelle la pédagogie proprement dite ne doit
pas être négligée.
La pédagogie traditionnelle
moaga est loin d'être parfaite, malgré
quelques qualités évidentes qui ont fait
leurs preuves.
Elle est encore
moins "adaptable" partout et toujours. Mais en s'intéressant à elle, dans
une
perspective
dialectique et critique,
voire théorique,
et en rapport
avec d'autres expériences, d'autres lieux, d'autres époques, peut-être, au
moins évitera-t-on d'enfoncer des portes déjà ouvertes ou de répéter des
erreurs et insuffisances que les moyens actuels auraient permis de corriger,
sinon d'éviter.
Telle est la philosophie de base qui voudrait constituer le fondement
essentiel de la présente étude.

- 5 -
REMERCIEMENTS
Au risque de
blesser
leur modestie,
je me dois de dire sincèrement
merci à tous ceux qui,
de près ou de loin, m'ont aidé dans la réalisation
de ce travail. Ils sont ~ombreux et je leur suis très reconnaissant.
Je pense principalement aux professeurs P. DEMUNTER ( Professeur de
Sociologie à Lille l
) et E. NAERT ( Professeur émérite de Philosophie à
Lille
III
),
qui
ont
été
pour
moi,
plus
que des Directeurs de Thèse.
Disponibles et attentifs à mes problèmes - qui n'ont pas été seulement ni
toujours ceux qui relèvent directement de leurs obligations académiques et
professionnelles
à
mon
égard
-
ils
ont
accepté
de
me
couvrir
de leur
présence
agissante
et
efficace
qui
a
galvanisé
mon
courage
et
ma
détermination à des moments où j'ai risqué de les perdre et compromettre
ainsi
toute
l'entreprise.
Je
leur
dois
beaucoup,
et
souhaite
ne
pas
décevoir la confiance qu'ils ont placée en moi et continuer, au-delà de ce
travail, à conserver leur amitié.
Je
suis
tout
autant
sensible
à
l' honneur
que
les
éminents
professeurs,
membres
du Jury me
témoignent en acceptant d'apprécier mon
travail : il s'agit de Madame MAYEUR et de M.
LECHEVALIER (Professeurs de
Sciences
de
l'Education
à
Lille
III)
de
M.
LOMBARD
(Professeur
de
Sociologie
à
Lille
1)
et
de
M.
le
Recteur SAINT-SERNIN
(Professeur de
Philosophie à Paris X - Nanterre). Je leur suis très reconnaissant et les
en remercie.
Je me dois également d'exprimer ma gratitude aux professeurs Michel
SOËTARD (Professeur de Philosophie à la Faculté des Lettres et Sciences
Humaines à l'Université Catholique de Lille), Pierre ERNY et Olivier REBOUL
de l'Université de Strasbourg,
qui ont bien voulu lire une partie de mon
manuscrit et enrichir par leurs observations, critiques et suggestions, mon
travail. Je sais apprécier la grande valeur de leurs interventions.

- 6 -
Merci aussi au professeur Pierre VAN DEN BOSSCHE du Lycée Thérèse
d'Avila,
qui a
bien voulu m'entretenir, de longues heures durant, de son
expérience de l'utilisation des moyens audio-visuels dans l'enseignement.
Je pense, avec une profonde reconnaissance, à tous mes collègues de
l'Université
de
Ouagadougou,
à
mes
informateurs
dans
les
régions
et
villages du Burkina Faso, où je suis passé.
Je suis certain que, même sans les nommer, ils se reconnaîtront tous
et apprécieront, chacun à son niveau, ce que je leur dois.
Quant à ceux à qui les exigences de ce travail auraient causé quelque
dommage,
je
m'en
excuse
auprès
d'eux,
avec
le
sentiment
que
leurs
sacrifices n'auront pas été totalement vains.

Principales ethnies avec leurs limites approximatives
1 Sénoufo
7 Kurumba
13 Gourounsi
2 Bobo
S Peul-Rimaibe
14 Dagara, Birifor
3 Bwa
9 Touareg-Bella
lS Gan; Dorosye,
4 Marka
10 Gourmantché
Komono, Vigue
5 Samo
11 Yansé
16 Turka,Gouin,Tyefo,
6 Mossi
12 Bissa
Karaboro, Tussian
Source
"HAUTE VOLTA"
VIVANT UNIVERS
l.n
N° 336/Bimestriel/nov-déc. 19B1, p.2

- 8 -
l N T R 0 DUC T ION
G E N E R ALE
Grâce aux nombreuses études qui lui sont consacrées depuis longtemps
déjà, le Burkina Faso, de son ancien nom la Haute Volta(1), commence à être
mieux connu. Pays entièrement enclavé au centre de l'Afrique de l'Ouest, le
Burkina
Faso
compte
aujourd'hui
8
664
000
habitants
(recensement
de
2
décembre 1985) qui se partagent un territoire de 274 000 Km . Il est très
largement concerné par le climat tropical sec et même sahélien du centre au
nord, mais plus humide dans sa partie sud et sud-ouest.
Parmi
les
pays
les
plus
densément
peuplés
de
cette
partie
du
continent africain, le Burkina Faso aura connu une des histoires politiques
et
sociales
les
plus
tumultueuses
du
continent,
depuis
la
période
coloniale,
sinon
même
avant,
sans
que
l'on
puisse toujours l'expliquer
rationnellement(2) .
Habitée par une diversité d'ethnies ayant connu une histoire plus ou
moins autonome avant
la colonisation
(et même après
et aujourd' hui),
la
Haute Volta devenue indépendante, devait résoudre, en priorité, le problème
de
la
formation
d'une
nouvelle
nation
qui
serait
au-dessus
des
particularités
ethniques
initiales,
conformément
a
l'esprit
et
aux
exigences des Etats modernes. Une telle ambition était loin d'aller de soi,
si l'on se rappelle que pour beaucoup de ces "micro-nations", le sens du
pouvoir politique centralisé n'était pas de leurs traditions culturelles:
elles relevaient de ce que le vocabulaire ethnologique identifie comme des
"sociétés sans' Etat".
Les
~o~i
, par contre, faisaient exception/et toute leur histoire
connue les présente comme ayant constitué un Etat dont les formes sont très
proches de celles des Etats modernes. Les ~Ohé.
(q ui représen ten t à eux
seuls plus de 40 % de la population actuelle du pays) forment l'ethnie la
plus importante du Burkina Faso. Traditionnellement, ils étaient organisés
1) La Haute-Volta, a changé d'appellation en 1985 pour devenir le Burkina
Faso. L' hymne national a aussi changé pour devenir le D.i..iarLLé. ou "chant
de la victoire". Les voltalques deviennent les
~
2) Faut-il penser aux difficultés de vie que connaissent les . burkinabé
(sécheresse,
économie
rudimentaire)
? On
évoque
aussi
la
tradition
politique et guerrière des
~Ohé..

- 9 -
en
Empire,
fondé
sur une
structuration
de
la
société
et
des
différents
pouvoirs qui rappellent (toutes proportions gardées, avec la signification
originelle
des
concepts),
les
sociétés
féodales
de l'Europe médiévale et
les monarchies constitutionnelles modernes.
Les
royaumes
1'10-6€'
de
Ouagadougou
et
du
Yatenga ont joué un rôle
considérable dans l'Afrique pré-coloniale (en participant à la plupart des
mouvements
sociopolitiques,
les
opérations
d'invasion
et
les
guerres
d'expansion qui ont caractérisé l'Afrique Noire du XVIIe au XI Xe siècles)
et
ce
fut
un
pays,
une nation profondément structurée,
avec une certaine
tradition politique et de gestion d'un pouvoir centralisé et complexe>que
le mouvement de colonisation française allait rencontrer à la fin du siècle.
dernier
jusqu'après
la
première moitié
du
siècle actuel.
Les
historiens
reconnaissent
d'ailleurs
que la force des structures socio-politiques des
l'1o-t>i.,
leur sentiment national très poussé qui s'appuie sur le respect des
traditions ( le ~ogem'miki ),et l'attachement à leur territoire
( l e mogo )
avaient
représenté
les
"obstacles"
essentiels
que
le
colonisateur
avait dû vaincre avant de s'imposer.
Le
caractère
particulièrement
mouvementé
de
l' histoire
moderne
du
Burkina Faso s'est
traduit
par
les
changements
successifs
de
son
statut
pendant la période coloniale.
Créée en tant que colonie française en 1919,
la Haute-Volta d'alors
devait
disparaître
en
tant
que
telle
en
1932,
"partagée"
entre
les
territoires coloniaux voisins de la Côte d'Ivoire (qui prenait le centre et
le
sud
du
pays),
le
Niger (une partie du nord et de l'est) et le Soudan
français
(l'actuel
Mali)
à
qui
l'on
rattacha
les
parties
nord-ouest
et
ouest. La raison officielle évoquée fut que la situation économique du pays
était
désastreuse
et
sa
gestion
onéreuse
et
peu
rentable
pour
l'administration
coloniale.
La
Haute-Vol ta
était
jugée alors
"Terre des
Hommes",
c'est-à-dire comme un vaste réservoir de main-d'oeuvre d'où l'on
puisait
les
bras
valides
nécessaires
pour
l' exploi tation
des
structures
économiques
(plantations,
cultures
de
rente
coton,
arachides ... ,
construction de routes, de ponts, de chemins de fer ... ) installées dans les
colonies· jugées plus "viables" économiquement
: richesses minières, forêts
et cultures tropicales ...
Depuis,
le
phénomène
de
l'émigration
de
travail
vers
ces
colonies

- 10 -
(Côte d'Ivoire, Mali et même le Ghana voisin) allait très vite entrer dans
les
moeurs
"traditionnelles"
de
la Haute-Volta et
plus particulièrement
dans les valeurs traditionnelles des
1'l0M.
Il allait alors prendre aux
yeux de ces derniers, toutes les figures d'une véritable phase initiatique
qui, à la suite de l'initiation pubertaire, s'imposait à tout jeune homme
moaQa,
avant qu'il ne fût considéré comme un adulte complet.
Ce ne fut que pour des raisons politiques et électoralistes}et pour
contenter le
l'logo nata
et apaiser sa colère (il n'avait jamais apprécié
l'émiettement de son royaume dans des entités territoriales différentes et
aussi éloignées les unes des autres et qui échappaient à son contrôle), que
l'autorité
coloniale
allait
prendre
la
troisième
mesure
politico
administrative
qui
"reconstituait"
la
Haute-Volta
en
1947
dans
ses
frontières
de
1919,
qu'elle conserve d'ailleurs
jusqu'à nos
jours.
Sans
que, pour autant, la question nationale soit résolue.
Elle ne
l'est
pas non plus aujourd' hui, même si,
par une espèce de
miracle
sociologique
et
culturel,
les
rivalités
ethniques
n'ont
jamais
pris, dans ce pays, les formes tragiques qu'on leur connaît généralement et
dans
maints
autres
pays
africains
confrontés aux mêmes problèmes de la
multiplici té
et
de
la
diversité
de
petites
nationalités, que
seule
une
communauté de territoire politique, souvent artificiellement délimité pour
les
besoins
de l' exploi tation coloniale,
obligeait à coha bi ter dans ces
formes.
Peut-être
le
phénomène
socio-cul turel
de
la
"parenté
à
plaisanterie"
est-il
pour
quelque
chose
dans
cette
cohabitation
inter-ethnique relativement harmonieuse.
En tout état de cause, elle n'aura pas suffi à conférer au Burkina
Faso la stabilité politique considérée par certains milieux
(et à
juste
titre) comme le gage d'un décollage économique des nouveaux Etats modernes
d'Afrique Noire.
L'option politique et économique du pays,
qui était et
reste fondamentalement une option libérale d'inspiration occidentale, aura
connu, cependant, des variantes plus ou moins significatives au rythme des
régimes qui se sont succédés au pouvoir dans le pays.
En
somme,
et
malgré
des
différences,
souvent
plus
affirmées
que
réelles,
entre les régimes
(régime
parlementaire et présidentiel avec un
parti unique de 1960 à 1966
régime militaire de 1966 à 1970, à la suite
du
premier
coup
d'Etat
de
Janvier
1966
régime
parlementaire
avec
pluripartisme politique à
l'image des
démocraties occidentales de 1970 à

- 11 -
1974 ; régime semi-militaire avec un gouvernement "d'union nationale", avec
e
un
Conseil
consultatif
de
1974
à
1978
2
régime
parlementaire
et
présidentiel avec multipartisme de 1978 à 1980, régime militaire de 1980 à
1982
remplacé
par
un
autre
d'orientation
de
11 gauche"
de
1982
à
1983,
lui-même remplacé par un troisième en août 1983, qui proclame son intention
de rompre avec
le
passé et la domination néo-coloniale de l'impérialisme
international) le Burkina Faso est souvent retenu comme le modèle africain
de
l'instabilité
politique.
Sa
situation
économique
reste
des
plus
préoccupantes,
tandis
que
ses
réalités
géographiques
(sols,
pluviométrie •.. ) ne sont pas "pour faciliter les choses ll • La conjugaison de
tels éléments
(politiques et économiques) ne pouvait manquer d'influencer
très
négativement
une
réalité
aussi sensible que l'éducation)considérée
sous tous ses aspects.
Mais revenons sur les
~o~€(puisque ce sont eux qui sont concernés en
priorité dans la présente étude) non sans souligner que,
par leur nombre,
le fait
que la capitale
politique du Burkina Faso se confond, comme par
hasard,
avec la capitale de l'ancien royaume desf'lo~;' (Ouagadougou) et la
force
de leurs structures sociales et
politiques qui ont survécu
jusque
dans l'Etat moderne,
ils ont participé, en tant que structure sociale, à
tous ces mouvements socio-politiques rapidement évoqués tantôt. (1)
Ils
sont
de toutes
les nationalités tradi tionnelles
~ ,
ceux qui ont fait
le
plus,
l'objet d'études de toutes les disciplines
Histoire, Ethnologie, Sociologie, Politique et de plus en plus, Education.
La "préhistoire" des . mosé ressemble plus à de la légende, tellement
la représentation que les intéressés se font de leur histoire,
s'enracine
dans
le
mythe.
Une
perception
mythique
d'une
réalité
qui
va
désormais
servir plutôt de justification et de légitimation des structures sociales
existantes.
1) A
plusieurs
reprises,
l'empereur
des
mo~€
a
été
plus
ou
moins
directement associé à la gestion du pouvoir moderne au Burkina Faso, et
a
toujours
constitué
pour
les
partis
poli tiques,
un enjeu électoral
considérable.
Il
fallait
à
ces
derniers,
se battre pour acquérir la
caution de l'empereur et, par conséquent, de ses "sujets" sur lesquels il
conserve toute son autorité d'antan.

- 12 -
a - Brève "ethnologie" de la société traditionnelle moaga
Il
s'agit
de rappeler de manière concise,
quelques-uns des traits
fondamentaux
de
la
société
moaga
traditionnelle) indispensables
pour
l'intelligibilité
du
texte.
Naturellement,
ils seront présentés dans la
seule perspective du système éducatif traditionnel.
Les
flo.!J~ sont une population négro-soudanaise d'origine
lllOfI.dé,
venue
de
Yami..aga· (Nord
du Ghana actuel),
leur origine historiquement
connue. C'est vers le XIIe siècle environ qu'ils occupent)après des guerres
de conquêtes,
la région s' étendant de la frontière Ghanéo-burkinabé (11 e
parallèle) au sud, à la frontière Malo-burkinabé au nord, ce qui les situe
dans tout le centre,
le nord-ouest,
le sud-est et une partie de l'est du
Burkina Faso.
Les historiens s'accordent pour dire que les flo.!J~
ont envahi cette
région,
après
avoir
refoulé certains des peuples qui
y vivaient
(les
Dogon
qui ont alors gagné les falaises de Bandiagara au Mali)~et assimilé
d'autres
les Nioni..OM et les
K.J.vuun.&z..
Ces derniers avec les
Dogon
seraient les premiers occupants de ce qui allait devenir le "plateau Mosi".
Dans
la
période
historique
qui
nous
intéresse, les
premiers
et
les
lIrescapés" des
Dogon
seront assimilés,pour finir par se "dissoudrell dans
l'ethnie conquérante et former avec elle, l'unité socio-culturelle
moaga.
Malgré
la
thèse
contradictoire
soutenue
par
D.
ZAHAN qui retient
l'origine unitaire des
flo.!J~,
nous maintiendrons celle plus couramment
admise et selon laquelle,
ce que l'on nomme
les
flo.!J.é
soit plutôt une
superposition initiale de peuples différents. L'organisation de la société,
notamment
à
travers
le
partage
et
la
gestion
du
pouvoir,
comprend
d'ailleurs cette stratification de départ(l).
L'ethnie
moaga
serai t
donc
le
produit
d'un
"brassage séculaire
considérable" (J. KI-ZERBO) réalisé entre les conquérants d'une part et les
peuples autochtones,
qu'on appelle aujourd'hui,
les populations pré-mosi :
ni..oni..o.!J~, k.uA.um.P..a et rescapés dogon, de l'autre, en passant souvent par
les alliances matrimoniales.
1) Le pouvoir politique revient aux
Nakomcé
conquérants : tandis que le
pouvoir
religieux
sera
géré
par
les
patriarches
des
familles
des
autochtones
Nioni..o.!J.é
K.J.vuun.&z.
ou rescapés
Dogon selon
les régions
m

J
nO.!J€.

- 13 -
c'est cette thèse du peuplement qu'on retrouve non seulement dans les
mythes
fondateurs
et
les
légendes,
mais
aussi
et
surtout
dans
l'organisation
de
la
société,
le
système des valeurs et les structures
politiques et religieuses des
~o~.
La phase de conquête passée, les
nakomœ
(singulier :
nakomJl,.gaJ,
descendants
patrilinéaires de la couche des "envahisseurs", adoptèrent les
pratiques
et
habitudes
autochtones
en
se
sédentarisant
pour
s'adonner
presque exclusivement à l'agriculture et à la cueillette, abandonnant ainsi
leurs pratiques de guerriers "nomades"
qui vivaient de conquêtes et des
butins des razzias imposées aux populations vaincues(l).
C'est depuis ce moment
donc ~ que les
~ohi (historiquement connus,
c'est-à-dire
le produit de la symbiose entre
nakomœ
et
i.en.gRJA.i..J
seront
classés
dans
la
"civilisation
du
mil"
selon
le découpage de J.
MAQUET.
En effet,
c'est de cette céréale, cul ti vée dans tout le "plateau
Mosi", qu'ils tirent l'essentiel de leur nourriture
elle intervient dans
la préparation de la plupart des plats et boissons
le
-1agR...o
(pâte de
farine de mil, représentant avec le haricot la nourriture de base), le ~
(ou bière de mil),
le
zom-kom
(farine de mil délayée dans de l'eau pour
la boisson et qui accompagne les offrandes lors des sacrifices religieux).
Toutefois,
les
effets
de
la
juxtaposition
originelle
des
deux
groupes,
marquent
toujours
la
culture
moaga
qui
présente
alors
les
caractères courants d'une civilisation syncrétique. On y retrouve à la fois
des éléments de la société paléonigri tique
(di vision sociale en lignages
et clans,
jouant un rôle de premier plan dans la vie sociale fondée sur le
principe
égalitaire) mais
avec
des
organisations
stratifiées
par
les
diverses initiations) et ceux de la société soudanaise qui se fonde pour sa
part,
sur
l'extrême
extension
des
lignages
et
sur
une
stratification
sociale
très
stricte
fondée
sur
l'e~istence d'un
pouvoir
politique
centralisé,
et
une
organisation
sociale
à
base
de
classes
sociales
distinctes : les "nobles" ; les hommes libres et les castes.
Autant de réalités qui compliquent davantage la caractérisation que
l'on peut faire de la société
moaga
tradi tionnelle. Pour résumer, nous
1) Le vol de
petits animaux domestiques
(et surtout la volaille) et les
razzias
symboliques
sont encore acceptés de leur part,
comme faisant
partie de leur "nature".

- 14 -
retiendrons que la société . moaga participe des deux types de sociétés et
abrite,
en son
sein,
dans
une
unité
qui finit par créer une identité de
base,
les éléments caractéristiques de chacun d'eux et qu'elle brasse dans
une symbiose profonde.
Elle
comporte
d'une
part,
une aristocratie
fondée
sur
le
prestige
qu'elle
tient
de son passé de conquérante,
et d'autre part,
la masse des
hommes libres, les autochtones, qui sont surtout les travailleurs.
Cette même stratification sociale va réapparaître dans l'organisation
politique
et
la
gestion
de
la
terre
de
la
société,
avec
une
certaine
division
du pouvoir qui conserve pour l'essentiel la composition ethnique
initiale
le
pouvoir
politique
qui
présente
certains caractères
d'une
société
féodale
(la
noblesse
de
droit
di vin
succession au
trône
par
l' hérédi té ... )
qui
échoit
aux
nakomcé.
et
le
pouvoi r
religieux,
consistant en la gestion de la terre (et tout ce qui y pousse ou vit) et à
l'exercice
des
cultes aux Dieux et aux ancêtres,
qui est entre les mains
des
:Len.gLU,.i_,
les
"enfants de la terre",
représentés par les anciennes
familleE
n.ion.io~ ~ ou
dogon.
Restent
les
"éléments
du
peuple",
les
hommes
libres
(ou
ta..iA.é,
zimta)
qui
regroupent
la
majorité
des
mo~.é
soumis
aux
premiers
(nakomcé.)
comme aux seconds (
:Len.gLU,.i) et assurant par leur travail une
partie
des moyens
de
subsistance aux
premiers (dons,
prélèvements di vers
avec parfois des impôts).
A ces trois groupes sociaux fondamentaux, s'ajoute le sous-groupe des
forgerons qui,
initialement,
avaient le statut d'ouvriers spécialisés dans
le travail du fer et d'autres métaux existants dans la région (or, cuivre,
bronze notamment) avant de passer au statut de castes, probablement depuis
l'arrivée
des
conquérants.
Par
les
relations
privilégiées
qu'ils
entretiennent avec
les
deux pouvoirs,
grâce à leur maîtrise du fer et du
feu qui leur confèrerait des pouvoirs particuliers, les forgerons
(santa)
occupent la
position sociale enviable d'intermédiaires,
de médiateurs,
et
même d'intercesseurs écoutés et respectés de tous, y compris des
hommes de
pouvoir
plus
que
les
hommes
libres mais
moins
que
ceux
de
la couche
supérieure.
Sur
le
plan
social
et
religieux,
cela
se
traduit
à
leur
bénéfice,
par
une
relative
liberté
qui
les
dispense
de
la soumission à
certains
interdits
retenus
pour
les
autres
et
les
place
généralement
au-dessus
des
règles
courantes.
Mais,
en
contrepartie,
leurs
positions

- 15 -
politiques
et
religieuses
vont
faire
dIeux
une
entité sociale ambiguë,
objet d'une' représentation tout aussi ambivalente,
de la part des hommes
libres
en
tant qu' homme de caste,
le forgeron
sera craint et honoré,
méprisé
et recherché
(c 1 est quand même lui qui
fabrique
la houe et les
armes,
maîtrise la foudre,
tandis que sa femme fabrique la poterie)
: le.
travail du fer,
du bois et certains métiers de la terre (la poterie) leur
revient sans aucun partage possible.
On naît forgeron,
on ne le devient
jamais par apprentissage, surtout dans le royaume
moaga
du Yatenga. Son
statut
supplémentaire
de
justicier
redoutable
confère
au
forgeron
un
respect
et
une
bienveillance constante de la part de
tous,
son verdict
s'imposant jusqu'aux pouvoirs.
Est-ce
pour
protéger tous ces "avantages" et
jouer pleinement son
rôle de justicier respectable -
donc impartial en principe - que la caste
des
forgerons
est
profondément
endogamique,
évitant
que
des
alliances
matrimoniales avec des non forgerons ne "diluent" la pureté de la "race" et
ne. compromettent son impartialité de juge "suprême", après le
Len.gpe1em
(l'attribut de justicier reconnu à la terre des ancêtres) ?
Cette
analyse,
quoique
rapide
et
très schématique,
suffirait pour
notre
propos.
Elle permet notamment,
de comprendre qu'à cette diversité
constitutive de la société
moaga, pourra correspondre une variation plus
ou moins significative des contenus du système éducatif traditionnel,. selon
qu'on privilégie l'aristocratie et l'ensemble des groupes qui participent
au
pouvoir,
ou
au
contraire, l'immense majorité des
"hommes libres",
ou
enfin des forgerons.
Sauf indication contraire ou précision notifiée, il faudrait entendre
"hommes libres" ou i:.a1.hi.
ou
z..im.R,.a,
chaque fois que, pour des raisons
de commodité de l'analyse et de la lecture, nous parlerons de mo~i..
Nous
sommes
d'autant
plus
fondé
à
retenir
cette
"restriction"
que,
pour
l'essentiel,
l'éducation
de
base
moaga
est
la
même
pour
tous les
éléments de tous les groupes et couches de la société
~ango pa mi na
ILü.ga yi.
~ 1) disent les mo~i.
pour signifier que,
devant l'initiation
pubertaire, consacrant l'acquisition de l'éducation de base)caractéristique
1) "L'initiation pubertaire ne reconnaît pas le fils de chef"

-
16 -
de
la
société, les
rangs
et
statuts
sociaux
s'estompent dans une unité
culturelle fondamentale : une seule et même langue : le
mo~"
un seul et
même territoire
le
mogo,
les mêmes valeurs humaines et sociales : le
~ ,
une
seule
et
même
référence
fondamentale
à
laquelle
individus et groupes sont également soumis : le
Il..ogem. lTLiJU, le
.«.uu.d.u••.
Seule
l'appartenance
de
sexe
restera la distinction permanente.
Mais là
aussi, même si c'est séparé, les jeunes filles ont aussi leur
tango.
b - Valeurs sociales f'lO-6~ et
système des équilibres sociaux
L'organisation de la société, ses structures fondamentales ainsi que
sa
composition que nous venons de brosser à grands
traits se fondent
-
pourrait-on dire - sur l'autorité omniprésente et omnipotente du
Il..ogem. miki
ou du
kudu.rnt:/..é..
C'est elle qui justifie et légitime le fonctionnement de
l'ensemble
de
la
société
autour
de
deux
types
de
hiérarchie
une
"hiérarchie
verticale"
qui
rappelle
principalement
la
stratification
socio-politique en rapport avec la gestion du pouvoir. Nous en avons assez
parlé pour ne plus y revenir.
Quant à la "hiérarchie horizontale" (qui est la même à l'intérieur de
chaque groupe ou classe sociale et concerne aussi bien les gens du pouvoir
que
les
hommes
libres)
elle
se
fonde
sur
la
suprématie
absolue
-
en
principe - de la grande famille ( le tuudu ) qui se présente dans les faits
comme un véritable clan.
Elle donne naissance à des liens de dépendance
territoriale
(
le
Ij.uu.)
se
superposant
eux-mêmes
à
des
relations
de
parenté de sang ou par alliance.
L'uni té de base de la société
moaga
n'est pas la famille - ménage
composée
du
père,
de
la
mère
et
des
enfants,
mais
plutôt
la
famille
étendue, définie sur la base de l'appartenance à un même ancêtre fondateur
dans
la
lignée masculine pa tril inéaire.
Elle comprend non seulement les
descendants du même patriarche
fils,
filles,
frères mariés ou non qui
vivent autour de lui et sous son autorité, mais aussi la présence lointaine)
mais forte, des ancêtres morts dont on se fait l'agréable devoir d'invoquer
la mémoire à chaque moment fondamental de la vie de la famille
naissance,
initiation,
mariage et mort.
C'est la référence à ces êtres mythiques ou
mythifiés qui servira de ciment garantissant la cohésion du groupe familial

-
17 -
et lui assure sa force qui s'impose à toutes les individualités et commande
l'essentiel de leurs comportements sociaux ou psychologiques.
L' indi vidu
relève
ontologiquement
et
socialement du clan du père.
Seule
la
filiation
agnatique
est
prise
en
considération
(l'enfant
appartient
toujours au père),
même si la famille
originelle de la mère,
c'est-à-dire le groupe des oncles maternels) fournit une partie considérable
des
parents
à
plaisanterie
(JWki.P,..a
)
à
l'enfant.
Celui-ci
aura
pour
~ les éléments féminins de la famille de sa mère (épouses des oncles 0
notamment). Mais, à côté des parents à plaisanterie propre à un individu du
fait
de sa mère,
il existe des relations du même
type entre différents
groupes,
ou différentes familles,
fondées tantôt par l' histoire (entre les
mo~i et les go~ché
(1)
par
exemple)
tantôt
par
alliances
matrimoniales qui obéissent ici au principe de l'exogamie.
L'importance sociale de la parenté à plaisanterie s'explique par le
fait que les
JWki.P,..a
jouent au niveau des familles et des individus parmi
lesquels
existe
ce
genre
de
relations,
un
rôle
comparable à celui des
forgerons au ni veau général de la société.
Comme ces derniers, ils vont
jouer
le
rôle
décisif
de
régulation
sociale,
à
cause
de
leur
statut
"d'étranger"
au·
groupe
de
référence) qui
leur
permet
d'intervenir
pour
régler
des
conflits
familiaux,
aider
à
rétablir
un
équilibre
circonstanciellement
rompu
(décès,
risque
de
di vorce,
rupture
ou
dénonciation de liens entre parents et enfants ... ). Et cela avec d'autant
plus
de
facilité
et
de
chances
de
succès
qu'ils
sont
en
dehors
des
réglementations
spécifiques
à
la
famille concernée.
N'appartenant pas à
cette famille,
les
~
peuvent juger avec une relative impartialité,
et les belligérants sont
tenus d'accorder le pardon qu'ils implorent et
d'accepter la réconciliation qu'ils leur
proposent.
Le caractère de leur
intervention,
leur
statut
pour
la
famille
ou
le
groupe,
ainsi
que
la
nécessité d'obtempérer à leurs recommandations)sont prescrits par le
~ogem
miki
qui les légitime également. De plus, par leur propension à minimiser
1) Les
goUAmaniché
seraient
de
la
même
souche
que
les
mo~.
Originairement
il
y avait
eu
des
alliances
matrimoniales entre eux.
C'est l'une des raisons pour lesquelles, il existe désormais entre eux,
cette relation de parenté à plaisanterie.

-
18 -
une
situation
dramatique
et
à
provoquer
le rire là où i l aurait fallu
pleurer, les
~ contribuent à décrisper les circonstances de fortes
tensions nerveuses et faciliter la réconciliation des coeurs.
C'est
tout
cela
qui
explique
l'importance
sociale
de
cette
institution de parenté dans le maintien de l'ordre familial et social et la
place qu'elle occupe en tant qu'élément tampon à respecter, dans le système
éducatif.
La structure sociale du
~
(parenté à plaisanterie) et celle
de la caste des forgerons,
vont représenter dans la société les éléments
fondamentaux
concourant
à
l'équilibre
social.
Mais
celui-ci,
dans
son
principe, s'appuie fortement sur l'autorité de la tradition qui fonctionne
tant pour les individus que les groupes, comme une vaste charte au nom et
sous la direction de laquelle, la vie sociale se développe et s'organise.
C'est cette autorité centrale qui étendra ses ramifications à tous
les niveaux de la vie sociale et individuelle, matérielle et spirituelleden
définissant pour tous et pour chacun, les voies à suivre, et en déterminant
ce qui est privilégié, interdit ou simplement autorisé. Nul n'échappe à ses
prescriptions
et
les
gens
des
pouvoirs n'en sont que les représentants
principaux qui se seraient engagés à la défendre, à la respecter et à la
faire
respecter
par
le
contr8le
de
la
vie
des
individus
et
des
institutions. Et on retrouve à chaque circonstance de la vie sociale, telle
ou
telle
forme
de
cette
même
autorité
entre
les
mains
de
tel
ou
tel
individu préalablement déterminé: le père exercera l'autorité auprès des
enfants et de sa femme,
le
guuc/u l<..a.Mna \\ l'exercera sur la grande famille,
l'aîné sur les cadets, l'initié sur ceux qui ne le sont pas encore ... celui
qui "connaît" les valeurs traditionnelles sur celui qui ne les connaît pas
encore ... etc. Ainsi}on pourrait dire que l'organisation interne à chaque
famille, à chaque groupe d'âges, comme les rapports individuels ne seront
que
les
manifestations circonstanciées d'une seule et même autorité qui
rayonne en cercles concentriques sur l'ensemble de la société.
Qui dit autorité dit en même temps hiérarchie et respect de cette
hiérarchie,
mais
également
lois,
règles
et
sanctions.
Celles-ci,
plus
souvent
négatives
que
positives,
servent
de
"garde-fous"
contre
les
errements et déviations inévitables dans la vie sociale. Elles seront plus
ou moins rigoureuses,
plus ou moins sévères selon la nature de la règle
violée
ou
de
l'interdit transgressé
selon le statut de l'individu en

-
19 -
cause
et
en
proportion
avec
la
gravité
des
conséquences
prévues
ou
simplement prévisibles pour l'individu,
la famille ou la société dans son
ensemble.
La
tradition
ainsi
comprise
(l'ensemble
des
valeurs
fondant
et
justifiant
la
vie
sociale
et
individuelle)
avec
ses
composantes
élémentaires (organisation familiale, organisation politique et religieuse,
hiérarchie
des
âges
et
des
sexes ... )
semble
être
fixée
une
fois
pour
toutes, dans les mythes,
les légendes, les contes et proverbes ... dans la
pratique
sociale.
Son
assimilation
correcte
et
le
plus
intégralement
possible constitue l'objectif primordial du système éducatif et des actions
de formation de l'individu. Comme partout ailleurs, nonobstant les formes
diverses qu'elle pourra revêtir, la tradition représente le creuset unique,
d'où sortira tout individu se réclamant d'elle,
s'identifiant à elle et
engagé
à
la
défendre
et
à
la
perpétuer
quand
viendra
son
tour d'être
éducateur.
On pourrait trouver dans la formule suivante de Jean-Claude FROELICH
à propos des "sociétés Négro-africaines de l'ouest", un condensé expressif
de la philosophie de base de l'éducation
moaga:
"Le caractère le plus
remarquable des sociétés négro-africaines de l'ouest est un sens très vif
de la communauté: l'honneur de l'homme noir est de se donner à son groupe,
de respecter et de faire survivre les ancêtres
chaque homme, en effet,
occupe
une
place
prédéterminée
dans
sa
société,
il
trouve dans la vie
communautaire
l'épanouissement
de
son
être
par
la
stabilité
dans
les
relations
entre
parents,
par
son
intégration au
groupe
social et
son
adhésion aux représentations collectives,,(l).
Le contenu moral et social d'une telle formule ne doit pas cependant
faire oublier l'importance accordée par l'éducation
moaga,
par exemple,
à l'assimilation par l' indi vidu des savoirs et compétences techniques et
matériels
sans
laquelle,
il
serait
de toute manière incapable de
jouer
pleinement son rôle social et mériter son statut de membre actif de la vie
du groupe. La superstructure idéologique et morale suppose une infrastruc-
ture
conséquente
et
en
rapport
étroit
avec
les conditions matérielles,
1) J.C. FROELICH : "Les populations de l'Intérieur de l'Afrique de l'Ouest ll
in Ethnologie Régionale, T l
sous la direction de J. POIRIER, Collect.
Pléiade, Edit. Gallimard 1972, p. 394.

-
20 -
géographiques
et
physiques
avec
lesquelles
la
société
est
obligée
de
compter,pour être.
Aussi
l'éducation
globale
et
intégrante
doit-elle
prendre
en
considération et dans une perspective de complémentarité bien dosée, à la
fois
les
réalités
sociales
et
morales
et
celles
plus
objectives,
c'est-à-dire
matérielles ~ touchant
à
la
vie
économique
en
général.
Les
valeurs
qu'elle
cherchera
à cul tf ver en chaque
/Tloaga
seront alors du
domaine de la morale sociale et religieuse,
certes,
mais aussi de celui
d'une
exploitation
judicieuse
et
optimale
de
toutes
les
capacités
physiques, intellectuelles, artistiques et techniques de celui-ci.
Déjà au niveau des principes, le système éducatif
/Tloaga
ne manque
pas de points d'originalité qui
justifieraient l'intérêt
particulier que
nous lui portons, dans la mesure où chaque théorie éducative relève d'une
philosophie
particulière de la vie,
de
l' homme,
de la société ou de la
nature.
Même
si,
partout
et
toujours,
l'objectif de l'éducation est de
faire
d'un
individu,
un
homme.
Celui-ci
doit
être
représentatif
d'une
société,
d'une
culture
ou
d'une
philosophie
bien
déterminées
sans
lesquelles il ne sera pas.
Une autre grande source d'originalité de l'éducation
/Tloaga
réside
dans les moyens et les techniques qu'elle emploie, car l'adéquation entre
les
intentions
et
les
pratiques
éducatives
n'est
pas toujours évidente
(nous pensons en particulier à l'école moderne classique).
Ce sont ces moyens théoriques et techniques exploités par les
/Tlo~é
traditionnels dans la mise en pratique de leur système d'éducation,qui ont
retenu notre curiosité,
portée alors sur le relatif succès observé et sur
l'adéquation pertinente existant entre leur philosophie générale de la vie
et de l'homme, et les orientations et pratiques de l'éducation conçue comme
le moyen fondamental
pour faire
d'un individu,
d'un "inconnu",
un homme
intégré dans un milieu social équilibré.
C'est aussi tout cela,
perçu dans une optique de comparaison avec la
situation actuelle de notre
pays, en matière de système éducatif de type
moderne,
qui nous a suggéré la problématique fondamentale de la présente
étude.

-
21
-
c - Problématique et méthodologie
Le but que nous nous proposons est double.
I l
s'agit
d'abord
de
rendre
compte,
de
la
manière
la
plus
systématique que nous pourrons, de la réalité éducative
moaga,
dans ce
qu'elle
a
de
forces
mais
aussi
de
limites
et d'insuffisances,
dans sa
vocation théorique de "façonner" son homme dans l'esprit et le concret de
la
société.
L'intérêt
que
nous
y
percevons
c'est
que,
en
dehors
des
"monographies" très ciblées que nous connaissons de
la part de certains
chercheurs,
il
n' y a
pas
-
à
notre
connaissance
toujours
-
une étude
générale
systématiquement
consacrée
au
"phénomène
social
total"
par
excellence ~ qu'est
le
système
éducatif
pour une société comme celle des
f'lO-1€..
L'entreprise
qui
se
voudrait
une
présentation
"exhaustive"
de
l'éducation
moaga
traditionnelle, depuis ses représentations idéelles et
ses
intentions) jusqu'à
la
mise
en
pratique
du
programme
et
son
aboutissement concret,
ne sera donc pas superflue. Bien au contraire, elle
s'inscrira dans une volonté générale,et de plus en plus pressanteJde sauver
-
par le truchement de l'écriture - une situation qui s'enlise et se perd
par le fait -
entre autres -
de ce qui représente,
précisément, une des
originalités intéressantes de ce système: l'6ralité, la tradition orale en
ce qu'elles ont d'éphémère,
d'évanescent,...
d'autant
que ces valeurs et
pratiques sont de moins en moins vécues, soumises) comme l'ensemble de la
société qui les porta,
aux turbulences du monde moderne et de la nation
~
en pleine évolution.
C'est à cette tâche de "fixation" des données que sera consacrée la
toute
première
partie
de
notre
travail,
sous
le
titre
de
"Le
système
éducatif moaga".
Le
deuxième
aspect
de
cette
étude
concerne,
plus exactement,
une
interrogation
structurelle
portant sur ce qui s'est révélé à l'analyse,
comme un succès indéniable. Celui-ci)loin d'être le fait d'un épiphénomène
ou
d'un
hasard
heureux) est
plutôt
l'aboutissement
logique d'un système
parfaitement au point (dans la cohérence de sa logique interne et dans ses
relations avec les autres systèmes sociaux) et qui exploite avec rigueur et
esprit
de
suite,
des
moyens
tout
aussi
performants
la
communication
orale, au sens le plus large possible avec ses exigences.

-
22 -
Ladeuxi~me
partie
ayant
pour
objet
l'analyse
de
ce
phénom~ne
s'intitule - pompeusement, à la mesure de notre foi en lui -
"Essai d'une
pédagogie
de
l'oralité".
Il
s'agira
alors,
concr~tement, a
partir
de
l' hypoth~se que
dans le rendement d' un syst~me éducatif en l'occurrence
celui
des
TTlO~2.,
la
responsabilité
de
la
dimension
pédagogique
est
fondamentale,
comme contenu certes, mais aussi et surtout comme technique
de transmission de ce contenu d'un individu à un autre avec le projet de le
transformer
selon
un
mod~le
préétabli) en l'amenant à assimiler le plus
efficacement
possible,
les
valeurs,
savoirs
et
techniques
jugés
indispensables pour le statut social et la personnalité de celui à qui elle
s'adresse.
Le
contenu
théorique
de
la
question,
sa
pàrtée
philosophique
et
historique,
et
ses
conséquences
éducatives expliquent la place centrale
qu'elle occupe dans notre travail.
L'on se rendra compte d'ailleurs que,
pour elle, la première partie apparaîtrait plutôt comme un préalable)somme
toute décisif) puisqu'il aura permis de déterminer les éléments objectifs
sur
lesquels
s'appuiera
cette
analyse
théorique,
donc
projective
et
qualitative.
C'est donc en termes de projection et dans le souci de penser à une
utilisation "moderne" et adaptée de valeurs qui paraissent relever d'une
autre époque,
d'un autre registre que la société traditionnelle
TTloaga
caractérisée alors par ses dimensions réduites,
et le champ relativement
limité
des
connaissances
nécessaires
à
assimiler
par
les
individus
à
éduquer, que se présentera la troisième et derni~re partie de la présente
étude.
Par "Incidences ou survivances de l'éducation traditionnelle moaga"
dans l'action scolaire moderne au Burkina Faso, nous entendons, en faisant
consciemment abstraction des autres besoins et exigences d'une éducation
efficace pour une société moderne, poser le problème, faute de le résoudre,
des influences positives possibles que la pédagogie de l'oralité pourrait
avoir sur un meilleur rendement de l'école ~ d'aujourd'hui. Après
avoir
fait
ses
preuves
dans
la
vie
traditionnelle,
cette
technique
éducative réussira-t-elle à sauver le syst~me éducatif actuel du Burkina
Faso ? Celui-ci,
en effet,
à travers les projets de réformes successifs
qu'il
subit depuis plusieurs années déjà,
rév~le au grand jour) la crise
structurelle qui le traverse de toutes parts.

-
23 -
Pour
résumer,
nous
dirons
que
nous
nous
donnons,
à
partir
de
l'analyse du système éducatif traditionnel
moaga,
un double objectif:
sonder
les
performances
pédagogiques
de
la
communication
orale
telle
qu'elle
était
pratiquée
chez
et
par
les
Mosé
(pris
en
exemple)
pour
envisager
son
application
judicieuse
et
profondément
adaptée
comme
thérapeutique (à la portée du Burkina Faso moderne) d'un système scolaire
qui cherche sa voie et scrute) tantôt avec angoisse,
tantôt avec optimisme,
le ciel d'un avenir plein d'espoirs mais aussi d'incertitudes. C'est ce qui
rend urgentes la recherche puis l'application,
par exemple, de techniques
pédagogiques
appropriées,
maîtrisables
économiquement,
humainement
et
techniquement par un pays qui,
par ailleurs,
doit
faire face à d'autres
fronts de combat pour son développement,
tout aussi urgents que celui de
l'action éducative scolaire.
Pour
réaliser
notre
projet,
nous
avons

faire
usage
de
trois
sources
de
perception
qui,
au-delà
de
la
di versi té
de
leurs
origines
s'interpénètrent
dans
notre
vie
subjective,
notre
formation
et
nos
occupations professionnelles.
Le premier niveau de la méthodologie d'approche de la question paraît
relever de l'intimité de notre vie personnelle.
Par hasard,
nous avons été à l'école classique.
Par hasard aussi,
nous y sommes retés assez longtemps pour être imprégné - certainement plus
profondément
que
nous
le
pensons
de
la
culture
qui
alimentait
la
formation scolaire puis universitaire que nous avons suivie. A un niveau de
hasard moindre
(la pratique étant courante dans la société
moaga)
nous
avons été "donné"/dès l'âge de trois ans,à notre grand-mère paternelle qui
devait assurer notre éducation sociale. Nous pensons aujourd'hui, alors que
celle-ci n'est plus de ce monde depuis décembre 1984, parce qu'elle était
nécessairement
plus
"traditionnaliste"
que
nos
parents
biologiques,
que
nous avions alors reçu une éducation certainement moins éloignée que celle
que nous décrirons ici,
mais en contrepartie,
beaucoup plus éloignée de
celle
que
l'école
moderne,
d'inspiration occidentale,
était censée nous
donner.
La
conjugaison
sourde
mais
traumatisante
de
ces
deux
types
d'éducation, aurait été une des motivations psychologiques qui nous poussa
vers une telle question.

-
24 -
Le regard constant que nous jetions et jetons encore, chaque fois que
les
circonstances
s'y
prêtaient,
pondéré
de
l'effort
critique
rendu
possible
par
la
multiplicité
de
nos
références) a
fourni,
en
partiej
quelques-uns des éléments à notre analyse.
Il
serait
toutefois
nalf
de
penser
que
cela
aurait
suffi.
Nous
n'avons
pas
été
initié
et
même
au
regard
de
l'éducation
de
base
des
enfants, les garçons notamment, celle dispensée par la grand-mère, est loin
d'être très "orthodoxe", et le
yaia lI..og..in P..Liga
(1) n'est pas toujours le
modèle de l'enfant
moaga,
convenablement éduqué.
Il est même parfois
désigné comme le contre-modèle à éviter.
Nous avons dû alors nous résoudre à l'épreuve délicate des enquêtes
de terrain qui se sont échelonnées entre les années 1980-1988 de manière
continue mais pas toujours régulièrement programmées et conduites (2)
Nous
avons le bénéfice inestimable)en la matière, de parler la langue (le
mo~)
mais
aussi
le
risque
d'être
de
cette
ethnie
(ne
serait-ce
que
par
assimilation) car "le fait de "lire" sa propre société constitue en soi, un
problème
supplémentaire
qui
interpelle
constamment
la
vigilance
du
chercheur.
Même si nous sommes quelque peu habitué au terrain qui a été
e
aussi celui de notre thèse de 3
cycle.
En outre, la nature de notre problématique nous imposait une approche
plus
qualitative
que
quantitative
et
nous
indiquait
la
technique
des
enquêtes participatives.
Elle consistait pour nous en des séances de causeries et d'entretiens
plutôt libres et informels,
le questionnaire que nous avions confectionné
n'ayant eujau fond}qu'une valeur de guide à notre propre pensée)plutôt qu'à
l'enquête elle-même.
Pour avoir une vue suffisamment représentative de l'éducation
moaga
en général, nous avons été amené à "enquêter" auprès de chacune des grandes
1) Nom par lequel on désigne
les enfants confiés à leurs grands-parents.
Ils sont supposés, généralement, être gâtés, timides, capricieux et sans
beaucoup de volonté ni de courage. Plutôt sentimentaux, ils n'ont pas ce
goût du risque et de l'aventure qui semble caractériser l'adolescence.
2) Nous avions à les conduire tout en assurant nos enseignements. De plus,
les paysans n'étant pas disponibles pendant la saison des pluies, nous
étions obligé d'attendre la saison sèche.

-
25 -
divisions perceptibles de la société aujourd'hui: le nord avec le Yatenga
(d'où nous sommes originaire) le centre (avec Ouagadougou et Koudougou), le
centre
nord
(avec
Kaya)
et
le
sud-est
(Tenkodogo
et
Koupèla).
Les
différences perçues sont généralement d'ordre dialectal(1), le contenu et
la philosophie de l'éducation étant pratiquement les mêmes,
même si les
forgerons ne constituent véritablement une caste que chez les
mo~.é.
du
nord et du centre nord.
Les entretiens que nous avons eus avec nos différents informateurs
sont enregistrés sur des bandes de magnétophone, chaque fbis qu'il a été
possible de le faire, avant de faire l'objet d'une transcription et d'une
exploitation
ultérieures
par
nous-même.
Nous
avons
donc
combiné
les
techniques
d' 0 bservation
directe,
celles
de
l'enquête
par
participation
(notamment pour ce qui concerne la région du
Yatenga ) et les témoignages
contemporains de l'ancienne société.
Si l'idée de notre thèse a germé de nos préoccupations intimes dans
une certaine manière, notre passage à l'Institut National de l'Education en
1979 où nous commencions notre carrière professionnelle comme enseignant,
aura
été
déterminant
dans
la
formalisation
définitive
du
projet.
En
participant
à
l'encadrement
des
Elèves Inspecteurs de l'Enseignement du
Premier Degré et à celui des Elèves Conseillers Pédagogiques Itinérants,
nous avons pu fréquenter avec eux (lors de leurs stages pratiques dans les
écoles à Ouagadougou) les classes de l'école moderne burkinabé, observer ce
qui
s'y
passe
en
matière
de
formation
des
jeunes
élèves,
noter
les
difficultés pédagogiques tant du côté des enfants que de celui des maîtres,
et apprécier,
un peu en dehors des rapports officiels, ou en plus d'eux,
les
problèmes
structurels,
matériels,
pédagogiques
et
humains
qui
1) Tous les groupes
mo~.é.
se comprennent.
Il s'agit d'une même langue,
avec des variations dialectales, mais aussi quelques petites différences
dans
le
vocabulaire.
La
variété
mo/l..é. officiellement
retenue
pour
l'alphabétisation en langue nationale est celle de Ouagadougou. Compte
tenu de notre origine
(Yatenga) c'est ce dialecte que nous parlons et
utiliserons
dans
ce travail.
Sauf
pour les expressions toutes faites
pour lesquelles nous conserverons l'authenticité en fonction de la zone
où nous les aurons recueillies. Par exemple : le D de
dawa
(des
mo~~
de Ouagadougou) devient R de
~l au Yatenga ( Uawa ou ~: homme,
adulte mâle).

-
26
-
élémentaire et sa profonde inadéquation â plusieurs niveaux avec la société
et le milieu
~ .
Pendant
ce
même
temps
(1979)
le "Document initial" pour la Réforme
Scolaire au Burkina Faso était prêt, et la première réforme systématique de
l'école était mise en route, théoriquement et matériellement (confection de
nouveaux
manuels,
séminaires
de
formation
des
"maîtres
de
la réforme",
équipement
des
écoles
"expérimentales
en
matériaux
pour
le
volet
"Production" â l'école ... ) pour entrer dans sa phase expérimentale l'année
scolaire
suivante,
juste
au
moment

nous
quittions
ce
service
pour
l'Université.
Nous
avons,
néanmoins,
recueilli
l'essentiel
des
éléments de notre
analyse consacrée â l'école moderne, pendant ce bref mais fructueux passage
â l'Education Nationale.
L'exploitation bibliographique qui n'avait jamais été arrêtée pendant
ce
travail
sur
le
terrain,
allait devenir plus systématique au cours des
années et
aider
considérablement
nos vues à dépasser les seuls cadres de
l'expérience
coutumière
moaga
et
des
réalités
pédagogiques
de
l'école
~
pour
prendre
en
compte,
autant
que
possible,
d'autres
expériences
et
particulièrement
quelques
théories
pédagogiques
conçues
et/ou exécutées, ça et là, dans l'histoire.
Et
comme
l'éducation,
en
tant
que
projet
humain",
est
d'abord
un
problème
philosophique
et
à
la
faveur
de
notre
formation
universitaire
fondamentale,
c'est
auprès
de
quelques
grandes figures de la philosophie
classique et contemporaine, que nous avons organisé et conduit notre propre
réflexion.
Cela
avec
d'autant
plus
de
rigueur
que
c'est
la
dimension
philosophique
de
l'éducation,
son aspect le plus humain et aussi le plus
complexe
dans
son
"maniement"
qui
nous
intéresse
en
priorité,
laquelle
n'occulte pas la question pédagogique.
La
philosophie
étant
en
quelque
manière,
une
"théorie
générale de
l'éducation",
nous
pensons
ne
pas
"brader"
l'identité que nous voudrions
avoir ni trahir nos origines,
en nous risquant à l'analyse de l'entreprise
la plus humaine de l'homme: éduquer, "former un homme".

-
27 -
PREMIERE
PARTIE
LE
SYSTEME
EDUCATIF
MOAGA

-
28 -
L'Empire du Moogho Naba
ou pays moagha
M'BATINGA, Traditions des Moosé dans
Source
J.I. CONONBO /
l'Empire du Moogho Naba
Mémoires Africaines, édit. l'HARMATTAN
Paris 1989, p. 48.

-
29
-
1
DE LA CONCEPTION MOAGA DU MONDE, DE LA SOCIETE ET DE L'HOMME
Certainement plus que les autres domaines de la vie et des pratiques
sociales,
l'éducation
suppose,
en
amont,
la mise au clair de certaines
réalités jugées plus décisives qui la déterminent,plus ou moins directement
et lui fournissent ses repères philosophiques, ainsi que les moyens humains
et matériels de
sa réalisation effective en fonction d'une
finalité -en
aval- avec laquelle elle devra se conformer.
Sont
de
ces
réalités
de
base,
les dimensions fondamentales de la
représentation que les hommes se font du monde, de la vie, de la société et
de l' homme lui même,
en rapport étroit avec lesquelles, l'éducation sera
conçue
puis
pratiquée.
C'est
à
ce principe qu'il convient de rattacher
l'idée
selon
laquelle,
l'éducation
serait
un
problème
éminemment
philosophique,
ou que tout système philosophique part d'une cQnception de
l'éducation ou aboutit, implicitement ou explicitement) à une théorie de
l'éducation. On pourrait dire qu'à chaque système philosophique correspond
un système éducatif déterminé.
1 Sens et signification de la vie chez les Mosè
On a beaucoup parlé et écrit à propos du célèbre "antropomorphisme"
par lequel on caractérise à grands traits, la Philosophie Négro Africaine du
cosmos, de la nature et de l'homme.
Que l' homme se
place,
lui même,
au centre d'un uni vers dont il est
seul à se faire une représentation systématique, à décrire et à en parler,
n'a
certainement
rien
de
spécifiquement
africain.
Mais
qu'il
s'auto-proclame le maître et conçoive le monde dans ses propres limites à
lui,
invoquant les forces qui le dépassent pour les "apprivoiser" et les
tenir dans un état de conditionnement utile pour la satisfaction de ses
propres intérêts souvent immédiats, à lui, voilà ce qui pourrait distinguer
la
pensée
traditionnelle
négro
africaine
de
celle,
par
exemple,
qui
voudrait que l'homme soit fragile tel "un roseau"et s'en remette en quelque
sorte
aux
caprices
d'une
nature
ou
d'une
di vini té
de
qui
il
attendra
"sagement" ou pieusement,
les éléments de sa su bsi tance et les recettes
pour réussir sa vie.
C'est, en partie, cette idée qui se trouve condensée dans la formule
1) Pour ce chapitre nous nous référons souvent à notre thèse de 3e cycle,
1978, Lille.

-
30 -
de
D.
ZAHAN
"L'essence de la spiritualité africaine consiste dans le
sentiment qu'a l'être humain de se considérer à la fois comme image, modèle
et
partie intégrante du monde
dans
la
vie· cyclique
duquel
il
se sent
profondément et nécessairementengagé,,(I).
L'homme ne conçoit donc pas le cosmos comme une réalité extérieure à
lui, mais se représente plutôt comme un élément qui fait corps avec cette
réalité.
Une
espèce
d'osmose
existentielle
dans
laquelle,
cependant,
l'homme se réserve la bonne place, celle du maître qui organisera tout le
reste, non seulement à son image, mais aussi et surtout, à son service.
De cette attitude intellectuelle qui dépasse la simple contemplation
religieuse,
découle l'optimisme légendaire du moaga
par exemple, son goût
pour
l'effort
et
l'adversité
et
la
confiance
pratique
qu'il
a
en
ses
propres capacités à faire évoluer les phénomènes en sa faveur.
Ceci l'aurait conduit à une conception "matérialiste" de la vie et
des pratiques religieuses, convaincu que les divinités, notamment les Dieux
intermédiaires
(Soleil,
Terre
et
surtout
les
ancêtres
claniques
et
familiaux)
auxquels
il
pense, généralement quand il sacrifie, dépendent, en
dernière analyse,
de son bon vouloir à lui. On a ainsi un exemple type de
l'homme qui crée ses dieux, les façonne à son image et lie la vénération
qu'il
leur
voue,
à leurs capacité
et
bonne
disposition
à
exaucer
ses
prières. Sinon,
il se réserve le droit de modifier son comportement envers
eux,
en
conséquence.
Aussi
comprend-on
que
dans
le
"Panthéon"
moaga,
exception faite de
Ôu.endé
(Soleil) et 7lU1.ga
(Terre) les autres divinités
ne sont jamais consacrées telles,
définitivement et inconditionnellement :
les
ancêtres
sont
"élus"
par
les vivants
pour être leurs intercesseurs
auprès du couple suprême (ciel-terre) et le "renouvellement de leur mandat"
n'est jamais acquis d'avance et sans condition. On dirait qu'ils sont jugés
"sur
pièce",
sur
la
base
de
l'efficacité
de
leur intervention pour la
prospérité de la vie sociale des vivants. Leur force et leur suprématie sur
les hommes semblent tenir,. plutôt) du fait qu'ils avaient déja réussi ce que
les vivants attendent encore de réussir à leur tour, non sans appréhension
ni
angoisse ...
tant
les
conditions
à
satisfaire
préalablement
sont
draconiennes.
Ils
deviennent
pour
cela
des
modèles,
des
normes
fondamentales à partir desquelles l'individu et le groupe vont organiser et
conduire leur existence.
1) D.
ZAHAN
Religion,
spiritualité
et
pensée
africaines,
Petite
Bibliothèque Payot, Paris 1970.

-
31 -
Le respect
dont
jouit l'ancêtre,
pour avoir vécu honorablement et
mérité le traitement régulier qui est fait à son esprit,
lui confère en
même
temps,
une
force
symbolique
contre
laquelle) malgré
les
principes,
personne n'oserait s'élever. D'où l'obéissance aveugle dont il est l'objet
de la part des vivants,
prenant toutes les allures de celui par qui tout
arrive, celui qui garantit tout ce qui advient de bon, de vrai et de beau
chez
les
hommes
du
monde ici
bas.
C'est à
partir de là,
nonobstant la
survivance de l' ambiguité de la représentation que les f'lO-1é. ont de lui, que
l'ancêtre va devenir la référence essentielle qui dictera ses volontés aux
hommes encore engagés dans le doux mais difficile parcours qu'est la vie.
Notamment
"sa
parole",
l'héritage qu'il
laisse et qu'on appelle
k.u.dumdé
(ancienneté)
ou
/l.og;;"-11LiJU vont
matérialiser la présence vivifiante des
morts dans
l'existence
des
vivants.
Ceux-ci
doivent
conformer
leurs
conduites,
leurs
discours
et leurs
pensées à cette espèce de crédo qui
légitimera tout ce qui sera fait dans les limites strictes qu'il dessine
pour tous et pour chacun, et garantira la véracité morale et matérielle de
chaque pratique ou déclaration. Le vrai sera ce qui est conforme au rogem
miki, l'inédit ou le suspect ce qui n'y est pas contenu ou prévu.
Deux problèmes liés à la place de l' homme dans la cosmogonie
moaga
demandent à être élucidés: les f'lO-1é.se détachent-ils suffisamment de leurs
divinités et du cosmos pour que ceux-ci soient sentis et pensés dans leur
intégralité,
c'est
à
dire
en
terme d'opposition notable par
rapport au
monde
matériel
et
humain
?
L' homme moaga
ne
se
confond-t-il
pas
trop
intimement avec l'univers matériel et celui métaphysique des Dieux~au point
que la religion ne devienne que l'expression d'une volonté d'harmonisation
et d'ajustement de celui-ci avec l'ensemble de son univers?
Il
semble
en
effet, qu'il
existe
une
interprétation telle qu'elle
frise un état d'unité fonctionnelle entre l'homme, le cosmos et les Dieux]
et conduit à une réduction du champ de
la connaissance humaine dans les
seuls cadres d'une participation intime à un ordre général qu'on protèg~ou
qu'on évoqueJpour fonder et justifier chacun des comportements individuels
ou collectifs.
Au
delà
d'une
représentation
pragmatiste
ou
matérialiste
de
la
religion et d'une perception utilitariste de la nature, pour lesquelles la
religion ne serait qu'un vaste système de recettes destinées à assurer à
1 'homme· le
bonheur
et la plénitude,
liés à une vie matérielle intense,

-
32 -
c'est toute la conception de la connaissance humaine qui est en cause. Si
l'homme
au
nom
de
l'antropomorphisme
relationnel,
est'
le
centre
de
rayonnement
et
le
point
de
convergence
de
toutes
les
mailles
qui
constituent
l'univers,
il
lui
revient aussi d'engager,
constamment,
des
actions
de conquête de cet uni vers;
pour cela,
il aura à déveloper ses
propres moyens matériels, intellectuels et philosophiques, pour s'entourer
du maximum de chances. Bien qu'il soit l'élément constitutif de l'univers,
le plus puissant, l'homme depuis la rupture théandrique avec les dieux (le
mythe de la séparation du Ciel d'avec la Terre) a acquis son humanité et sa
"liberté" au prix de son engagement à travailler durement et à passer par
la mort pour devenir un "ancêtre" immortalisé. L' homme est donc le produit
d'une rupture. La vie deviendra désormais un tissu d'efforts dans le rôle
décisif qu'il jouera pour le maintien de l'harmonie universelle. Sa vie va
désormais se confondre avec
le travail,
compris comme le rapport plus ou
moins conflictuel entre lui et la nature, pour arracher à cette dernière ce
dont il aura besoin. Le travail va alors représenter la dimension humaine·
fondamentale.
La
connaissance
et,
par
voie de conséquence,
l'éducation,
seront le creuset d'où l'on sortira tous les moyens de la réalisation de
l'homme.
2 "Nature humaine" ou "condition humaine" ? Chez les Mosè.
Si les
f'fo-ôé.
percoivent l' indi vidu humain tel une rupture, i l est
aussi et fondamentalement un devenir. Or, dire que l'homme est un devenir,
c'est
non
seulement réaffirmer le principe du dynamisme universel (d'où
procède celui de tout être) mais aussi dire que l'on ne naît pas homme et
qu'on n 1 acquiert pas
ce
statut
spécifique
du
seul
fait
de ses géniteurs
hommes.
Sans pour autant insister ici (1) sur les différents concepts par
lesquels
le
moaga
désigne
l'idée
d' homme
(fl-i.Jwaa1a ou ru.n.dA.em.)
ou
la
personne
(néda), il est utile de retenir que le premier rappelle davantage
le "genre humain" en général, c'est à dire l' "humanité" d'un inidividu)qui
le distinguerait de tous les autres éléments des autres catégories d'être
de la nature et du cosmos.
1) Pour plus de détails,
l'on pourrait se reporter à notre thèse, p. 53 et
suivantes.

-
33 -
A côté de
n..inAaala"
né.da
se présente plutôt comme une abstraction
déterminée
de
manière
précise,
dans
le
temps
et
l'espace.
Il
signifie
précisémment un homme)un élément particulier de l'ensemble. nindrem, qu'on
peut
montrer
du
doigt,
décrire,
du
fait qu'il presente" concrétement
les
attributs essentiels sans qu'il
ne soit nécessaire d'aller au-delà de sa
configuration physique observable.
Néda
comprend alors toute l'indéfini tion du terme "personne") dans
le sens "c'est une personne", sans qu'on puisse dire exactement de qui il
s'agit précisément.
Mais par opposition au
n..inAaala,
le né.da
attend d'être décrit,
d'être reconnu car, dans la vie pratique, il est comme "le revêtement d'un
personnage",
une forme
particulière de
n..i.n.MJo..La
qui ne
se connai t ni
n'est
connu
et
identifié.J que
par
les
di verses
relations
qu'il
entretiendrait avec les autres,dàns un groupe social défini.
Il n'existe,
comme
tout acteur,
que dans la mesure où il tient un
rôle dans le théâtre de ces relations qui le définiront. Aussi chaque
néda
contient-il une certaine originalité substantielle due à la configuration
spéciale des relations qu'il entretient, auxquelles viendront s'ajouter ses
caractéristiques physiques,
ses noms...
qui complèteront son portrait. En
dehors de ces liens dans un tissu social déterminé,
il est réduit à lui
même, anéanti, inconnu et méconnaissable, parce que n'existant pas.
C'est
en
partie
cela
qui
fonde
le
principe
général qui veut que
l'individu soit soumis au groupe sociétal qui devient son lieu ontologique,
en
lui
fournissant
les
références
diverses
(nom,
prénom,
profession,
situation matrimoniale .. ) sans lesquelles il resterait sans figure,
sans
identi té. ..
sans équilibre. Ce principe va constituer,
tout naturellement)
un des repères essentiels de tout le système éducatif
moaga.
On comprendra certainement mieux que,pour eux (les ~o~é), l'homme soit
principalement
devenir
la
personne
humaine
y
jouit
d'une
certaine
plasticité de son être qui la range plutôt sous le signe du devenir que de
l'être,
conclut
D.
ZAHAN(l).
Par
exemple,
ils
refusent
de
considérer
l'enfant qui vient de naître comme un
néda"
à peine l'acceptent-ils comme
un
. ~ (2), en prenant soin d'insister sur son caractère vague,
indéterminé promis à évoluer dans un sens ou dans un autre.
1) D. ZAHAN, op cit p.19.
2: Bunnéda : quelque chose.

-
34 -
Car,
par l'union intime d'un esprit et d'un corps qui se réalise en
l'humain,
celui-ci.
participe
des
deux
réalités
différentes
avec
une
prédominance
encore
très
forte
du
premier
caractère.
En
effet,
l'enfant
d'avant
le
sevrage,
participe plus du monde
des
esprits
et des ancêtres
invisibles
que
de celui des hommes.
Pour ces derniers, il est un étranger
(.
sana).
D'où
l'ambigu'ité
de
son
statut
qui
va
commander
toutes
les
attitudes des
vrais
hommes à
son
endroit,
à commencer par les attitudes
éducatives
qui
visent
prioritairement à
le
transformer.
Et
comme
il est
malaisé,
voire
dangereux" d'agir
sur
une
réalité
que l'on ne
connait pas
encore,
l'action éducative,
en l)occurrence,le concernant, aura à attendre
que
"les choses se clarifient".
Comme
tous
les
autres
systèmes
philosophiques
et
pédagogiques
se
déterminent à partir de l'image qu'ils se font de l'enfant et de l'homme,
l'éducation
moaga
sera
constamment
déterminée
par
une
telle
représentation de l'enfant
: un individu indéterminé qui doit évoluer pour
être. De cette définition de l'enfant et de l'enfance dépendront la théorie
générale
de
l'éducation
ainsi
que
les
techniques
et
les
moyens
pédagogiques. On peut résumer ce "préalable" dans la question fondamentale
suivante
la
pensée moaga
admet-elle
l'existence -
a
priori -
d' une
"nature humaine"
préétablie,
ou
bien
n' est-il
question
pour
elle
que
de
"Condition humaine" ?
A partir
d'une
première
approximation,
la
réponse
paraît évidente,
immédiate
le
rLi.n.-1aa1a
étant
un
condensé
de
qualités
essentielles,
préexistant à chaque individu et représentant, en quelque sorte,
la norme
de
référence.
Mais
une
fois
encore,
on
retrouve
la
même
difficulté
à
"ranger"
la
pensée
moaga"
car
l'idée
de
devenir,
rattachée
substantiellement à celle d' homme) semble dire
qu'on privilégie plutôt la
"condition humaine". La pensée
moaga
est, en réalité, tantôt déterministe
quand il s'agit de certaines questions telles que l'ordre de la nature, le
principe
de
causa li té ... )
tantôt
non
déterministe
pour
certaines autres,
notammentJlorsqu'il
s'agit de l'action humaine.
Autant l'intervention des
esprits est indispensable pour qu'il y ait conception, puis naissance d'un
enfant,
(même s' ils
ne
"visitent"
que les femmes méritantes) autant pour
devenir un homme, ce dernier devra accepter d'évoluer, après avoir "choisi"
de vivre avec les hommes.
C' est précisément au sujet de l'éducation que cette "dualité" de la
philosophie
des
mO.Mi
se
manifestera
avec
plus
de
force
depuis
sa
conception, jusqu'au sevrage, l'enfant est soumis au déterminisme des dieux

-
35 -
(n'es t
ce
pas
pour cela qu'il
n'es t
pas encore
un
homme
? ) mais a près,
c '.est par l'éducation qu'il' deviendra ou non, un homme.
On pourra répondre alors à la question initiale en disant que si le
principe d'une "nature humaine" n'est pas nié en soi, explicitement,
les
flo~R. insistent plus sur la "condition humaine" : on devient seulement homme
après
que
certaines
conditions
aient
favorisé
l'apparition
ou
la
manifestation en l'individu, des qualités spécifiques.
D'où
l'importance
décisive
de
l'éducation
qui
va
devenir
à
leurs
yeux,
ce
par quoi on devient homme.
A quelque chose près,
on retrouve la
même
disposition
de
pensée
chez
certains
philosophes
du
XVIIIe
siècle
(notamment les Encyclopédistes) et aussi chez KANT.
Les
premiers,
à
la faveur de leur conception de la nature,
dominée
par l' approche "matérialiste'~refusaient l'existence d'une nature humaine a
priori,
en affirmant
par exemple,
qu'entre l' homme et l'animal,
il n' y a
pas une différence de nature,
mais seulement , une différence de degrés dans
la
perfection de. leurs organes respectifs.
Le seul "avantage" de l' homme
étant
qu'il
est
perfectible à
l'infini,
une perfectibilité qui partirait
des sens,
c'est-à-dire,
de
sa dimension "animale" ou biologique vers le
développement continu et illimité de ses caractères humains spécifiques
:
langage,
travail,
intuition intellectuelle,
raison ...
Autant
il
y a
des
différences
entre
l'homme
et
l'animal,
autant
il
y
aura
des
degrés
"d'humanité" entre les hommes. C'est à ce niveau que le rôle de l'éducation
leur paraîtra capital et irremplaçable.
KANT,
en tant que continuateur de l 'Aufklarüng , semble être d'accord
avec ces devanciers sur ce
problème.
La question célèbre
"qu'est ce que
l' homme
pour
qu'il
ait
besoin
d'être.
éduqué
?"
résume
assez
bien
sa
posi tion
l' homme a certainement
des
prédispositions;
mais celles-ci ne
s'épanouiront
pour
donner
naissance
véritablement
à
un
homme
(langage,
raison,
sens
de
la
liberté
et
de
la
morale)
qu'à
condition
d'être
cul ti vées,
méthodiquement
exercées,
c'est
à
dire
éduquées.
On
comprend
mieux alors,
la partition qu'il fait de l'éducation: l'éducation physique
et sensible d'abord;
puis l'éducation "positive" intellectuelle et morale.
A ce dernier stade d'ailleurs, il n'est pas donné à tout le monde d'arrive~
Ce n'est donc pas un stade naturel. On n'est pas naturellement un homme.
Si
pour
les
mo~R.,
l'enfance n'est
pas
interprétée en
termes de
nature,
elle ne l'est pas non plus en termes de culture : l'enfant est un

-
36 -
être à part. Et s'il faut nécessairement le "pos~tionner'~ on pourrait dire
qu'ïl
est
à
mi
parcours
entre
l'une
et
l'autre avec cette possibilité
propre à ceux qui sont à la croisée des chemins, de choisir
d'aller dans un
sens ou dans l'autre.
L'enfant
moaga,
cet "étranger", ce "quelque chose" devra "choisir"
soit d'aller vers le monde invisible des ancêtres d'où il est venu, soit au
contraire préférer celui des hommes,donc de la culture. On dirait qu'il a
trois ans pour le faire. Ce dernier choix va l'engager, en contre partie,
dans
la
voie
de
l'humanisation
où l'éducation
s'imposera
inconditionnellement et absolument à lui) dans sa quête d'être un homme. De
telle sorte que,
dans la rigueur de ses termes,
seul le
Li.wenga,
le
Ijanga
et non le
lipe1.ga
Cl' enfant de 0 à 3 ans) correspond chez les
l'Io-1é.
à
ce
qu'on
appelle
couramment) dans
les systèmes
philosophiques et
pédagogiques classiques, l'enfant. C'est par exemple à propos du
Kiwenga
qu'on retrouve les quatre principes généraux de l'enfance que B. CHARLOT(l)
a recensés :
"L'enfant est un être que sa raison ne peut guider"
Il n'est pas guidé par sa raison mais par ses sens.
Il manque d'expérience cohérente.
En conséquence il a besoin d'être guidé par les adultes raisonnables
et expérimentés.
Ces
mêmes
principes
se
retrouveront
dans
le
système
éducatif
traditionnel
moaga\\ pour lequel, ils serviront de références théoriques à
la pratique pédagogique.
1) Bernard CHARLOT, La mystificationpédagogigue.

-
37 -
l
APPROCHE du CONCEPT de l'EDUCATION en MOORE
Avant d'être
la recherche
de ce
que "l'on veut",
philosopher,
c'est
d'abord se demander ce qu' "on veut dire", c'est-à-dire définir ce dont on
parle ou qu'on voudrait
réaliser.
Une
telle disposition est
le
premier
maillon de la réflexion
philosophique en tant
qu'elle
se veut être une
interrogation radicale qui
va
jusqu'à la
racine des
choses,
au-delà de
leurs multiples et diverses présentations circonstancielles.
Pour
ce
faire,
la
rigueur
méthodologique
exige
de
l'entreprise
philosophique, d'entrée de jeu, un profond et lourd effort de définition
effort
tellement
constant
et
décisif
qu'on
n'a
pas
hésité
parfois,
à
réduire la Philosophie à une question de terminologie (1).
Il n'est pas
rare
d'ailleurs,
chez Platon,
de constater que
la discussion elle-même
finit,
ou
s'arrête,
lorsque
les
interlocuteurs
parviennent à
un accord
ultérieur sur
les sens des concepts : comme si le fond du débat n'était
rien d'autre qu'un problème de définition.
Loin de nous l'illusion que l'oeuvre philosophjque se contenterait d'un
tel
niveau
d'analyse
qui,
sans
être secondaire,
ne
constitue
pas
pour
autant le tout ni la finalité de la réflexion philosophique.
Néanmoins,
cette
démarche
s'impose
irrésistiblement
dès
lors
qu'il
s'agit
d'une
question
particulièrement
délicate
telle
que
l'éducation
sujette
à
des
controverses
de
plusieurs
origines
et
natures.
Et
pour
cause !
L'éducation est partout, au début ou à la fin de toute philosophie, si
la philosophie n'est pas comme le remarquait J. DEWEY "La théorie générale
de l'éducation" (2) tout simplement.
En effet,
on constate que tous les grands philosophes classiques ont
abordé le problème de l'éducation,
s'ils n'en ont pas fait les questions
centrales de leurs philosophies.
1) Presque
tous
les
dialogues
de
Platon
se
présentent
ainsi: Socrate
commence toujours par faire le point sur le sens des concepts, trouver
un "compromis" conceptuel, comme pour "préparer le terrain" aux débats.
Ex : Le Théétête.
2) J.
DEWEY
Démocratie
et
Education
(Introduction à
la philosophie de
l'éducation).
Traduction et
présentation de Gérard DELEDALLE -
Presses
des Imprimeries Delmas - 1983, p.389.

-
38
En conséquence,
et à
partir du moment
où,
en s'interrogeant sur les
fins
de l'éducation, c'est en philosophe qu'on se comporte,
consciemment
ou non,
le concept même de l'éducation prend immédiatement une multitude
ahurissante
de
significations
dans
les
mêmes
proportions
des
options
philosophiques,
des
courants
de
pensée ou des projets de société qui le
sous-tendent.
Pourquoi
éduque-t-on
?
Quels
sont
les
critères
d'une
éducation
réussie
?
"Qu'est-ce que l' homme pour qu'il ait besoin d'être éduqué ?"
Qu'est-ce que le bien,
en tant
que
référence
pour
toute éducation ? ..
voilà quelques-unes des questions dont les réponses dépendent toujours non
seulement
des
prémisses
métaphysiques
des
auteurs,
mais
aussi
des
significations qu'on accorde au concept même.
Déjà dans la littérature fort abondante de la Philosophie, comme de la
Sociologie,
la
complexité
du
concept
"Education"
et
la
diversité
des
acceptions qu'on rencontre ne peuvent manquer d'éveiller notre attention.
La multiplicité des
références,
comme celle des voies et moyens pour
réaliser tel ou tel idéal en matière d'éducation
; la di versi té des fins
comme celle des cas ou prétextes ; la pluralité des significations comme
celle
des
milieux
sociaux
considérés
l'originalité
de
chaque
indi viduali té
comme
celle
des
valeurs
recherchées,
rendènt
encore
plus
complexe à saisir la diversité des figures de l'éducation.
Et bien malin qui
prétendrait dans une seule et même formule,
donner
une
définition
précise,
complète
et
satisfaisante
pour
tous
de
l'éducation,
sans être conduit
par là-même,
à
l'élaboration de
tout un
ouvrage
Et
encore
Il
n'aurait
réussi
qu'à
réunir
un
ensemble
d'acceptions qui cadreraient au mieux avec sa conception des choses ou le
courant de pensée ou de vie auquel il
croit
appartenir. Ses conclusions
ne
pourraient
être
que
les
reflets
de
ses
propres
préoccupations
philosophiques
ou
idéologiques
relatives
à
la
vie,
à
l'homme ...
en
excluant bien sûr,
implicitement ou explicitement, les autres conceptions
avec leurs autres acceptions du même concept.
C'est pourquoi le travail de définition qu'on voudrait engager ici est
loin
d'être
superflu.
Surtout
qu'il
s'agi t
d' un
des
concepts les plus
controversés,
les plus extensifs du point de vue de la sémantique comme
l'éducation.

-
39 -
Dès qu'on dépasse l'étymologie du terme (éducare) qui signifie élever,
prendre
soin
de...
pour
prendre
en
considération
sa
signification
profonde,
ses implications socio-idéologiques,
ses présupposés (qu'est-ce
que
l'homme
pour
qu'on
l'éduque
? .. )
ses
usages
philosophiques
et
anthropologiques,
et cela en tant qu'elle engage une conception générale
de
la
vie
et
de
l' homme,
il
convient
de
se
refuser
à
aspirer à une
unanimité.
Les
sources ou origines des
confusions et
controverses sont
tout aussi multiples et diverses.
A la fois
fin et moyen,
action et
réflexion, comme on le constatera
plus loin,
l'éducation fait
l'objet d'appréhension diverses selon qu'on
s'attache
à
la
méthode
plutôt
qu'au
"fruit",
au
but au détriment
des
moyens ... selon enfin) le système des valeurs ~u'on considère) en oubliant
ou en rejetant tous les autres. C'est ~n substance
les principes autour
desquels l'on
peut comprendre les différences de
sens qu'on accorde au
vocable "éducation".
Les définitions qui se voudraient les plus anonymes apparaissent aussi
comme les plus lapidaires et les moins significatives : Le Robert dit de
l'éducation
qu'elle
est
"L'ensemble
des moyens à l'aide desquels on
dirige le développement. la formation d'un être humain. Résultats obtenus
grâce
à
eux."
Tandis
que
le
vocabulaire
de
Lalande
fait
d'elle
"Le
processus consistant en ce qu'une ou plusieurs fonctions se développent
graduellement
par
l'exercice
et
se
perfectionnent.
Résultat
de
ce
processus."
Très schématiques,
ces acceptions sont loin de s'attaquer au fond du
problème
si
l'on
tient
compte
des
multiples
sous-entendus
qu'elles
contiennent et qui demandent à être précisés. C'est ce que tente le Littré
qui,
pour cela,
s'est vu contraint d'adopter une approche comparative en
insistant
notamment
sur
l' opposi tion
(du
reste
non admise
par
tout
le
monde)
entre
éducation
et
instruction
"L'instruction
s'enseigne
et
l'éducation
s'apprend
par
un
autre
mode d'action du maître quel qu'il
soit".
Opposition
quelque
peu
confuse
que n'arrive
pas à éclaircir ce
qu'il a dit au préalable de l'éducation : "L'éducation est relative à la
fois au coeur et à l'esprit. et s'entend des connaissances que l'on fait
acquérir et des directions morales que l'on donne aux sentiments".
Peut-être
dira-t-on
qu'il
ne
faudrait
pas
trop
demander
à
un
dictionnaire. Ce qui n'évacue cependant pas la réalité de la complexité du

- 40 -
concept en question.
Il faut alors chercher ailleurs.
Et comme un Traité
de
Pédagogie
Générale
ne
peut
faire
l'économie
d'une définition aussi
précise que possible de l'éducation (son objet initial même), l'analyse de
René HUBERT en la matière est déjà plus suggestive : l'éducation dit-il
est "l'ensemble des actions et des influences exercées volontairement par
un être humain sur un autre être humain, en principe par un adulte sur un
jeune, et orientées vers un but qui consiste en la formation dans l'être
jeune, des dispositions de toute espèce correspondant aux fins auxquelles,
parvenu à la maturité, il est destiné".
Malgré l'effort qui est ici déployé par R. HUBERT qui nous informe plus
des difficultés nouvelles attachées au concept
(relati vi té des concepts
fondamen taux utilisés dans
sa
définition
par exemple),
P. ERNY note des
insuffisances
"elle ne recouvre néanmoins pas entièrement, dit-il, le
champ
sémantique
du
terme
éducation,
tel que l'utilise l'anthropologie
culturelle.
Celle-ci met en avant moins l'action individuelle d'un être
sur un autre que l'influence globale qu'exerce une société, par tout son
mode de vie, sur ceux qu'elle cherche à intégrer en son sein". (1)
Dans ce foisonnement de tentatives de définition, celle proposée par E.
DURKHEIM
pourrait
être
intéressante,
ne
serait-ce
qu'à
cause
des
précautions
méthodologiques
qu'il
énonce
au
préalable
"Pour
définir
l'éducation,
il
nous
faut
donc
considérer
les
systèmes
éducatifs
qui
existent ou qui on.t existé,
les rapprocher,
dégager les caractères qui
leur sont communs" (2) ,
de même que
les conditions minima indispensables
("il
faut
qu'il
y
ait
en
présence
une
génération
d'adultes
et
une
génération
de
jeunes,
et
une
action
exercée
par
les premiers sur les
seconds". (3)
Entreprise
certainement
difficile
et
coûteuse
à
réaliser,
mais
disposition intellectuelle irréprochable du point de vue de la démarche
scientifique.
Ainsi, après une analyse savante de plusieurs caractères et niveaux de
l'éducation à travers plusieurs sociétés et époques historiques, l'auteur
de
Education
et
SocioJogie
arrivait
3
la
formule
suivante.
désormais
1) Pierre ERNY
L'enfant et son milieu en Afrique Noire,
Pb Payot Paris
1972. p, 15.
2)3 E. DURKHEIM
Education et Sociologie, PUF "Le Sociologue", Paris, 4ème
édition, p. 47.

-
41
-
acceptée comme la définition la plus large et la plus représentative de
l'éducation, tout au moins en tant que phénomène social
"L'éducation est
l'action exercée
par les générations adultes sur celles qui ne sont pas
encore mûres
pour la vie sociale.
Elle a
pour objet de susciter et de
développer
chez
l'enfant
un
certain
nombre
d'états
physiques,
intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans
son
ensemble
et
le
milieu
spécial
auquel
il
est
particulièrement
destiné.,,(l)
La
difficulté
pour
définir
l'éducation
tient
autant
à
des
raisons
internes
qu'à
des considérations externes au concept
lui-même.
Même si
elles
s'interpellent réciproquement,
ces
raisons doivent être analysées
séparément.
Ainsi
a
la
plasticité
intrinsèque
d'un
concept
aussi
philosophique
que
l'éducation
s'ajoute
la
multiplicité
des
figures
de
l'éducation sociologiquement parlant: c'est ce que révèlent E. DURKHEIM
et avant lui PLATON, lorsqu'ils font observer, le premier qu'il y a autant
de différentes sortes
d'éducation qu'il y a de milieux ou de niveaux dans
cette
société
(2)
et
le
second
que
1 r éducation
d'un
homme doit
être
différente de celle d'une femme,
dès lors qu'on ne confiera pas les mêmes
tâches
à
l'un
et
à
l'autre
(3)
Toutes
ces
positions
affirment
la
relativité
de
l'éducation
en
fonction
de
ses
finalités,
des
parties
concernées
et
de
ce
que
les hommes attendent
d'elle.
Elles n'auraient
certainement pas une importance particulière si elles n'entretenaient pas
des
confusions
supplémentaires du concept.
Par exemple,
en
parlant des
femmes,
la
marge
que
PLATON
place
entre
éducation
et
dressage
telle
qu'elle apparaissait à propos de l'homme se réduit très considérablement,
tandis
que
selon
que
l'on
croit
à
l'existence
d'une nature humaine a
priori ou que l'on met l'accent plutôt sur la condition humaine, le sens
comme l'importance de l'éducation peuvent changer notablement.(4)
Ce
n'est
guère
la
première fois
qu'un concept
refuse
de se laisser
définir,
de
se
laisser
appauvrir
en
quelque
sorte
sinon
contenir.
L'intérêt
de
la
démarche
réside
néanmoins
en
ceci
qu r elle
suscite
ou
1) E. DURKHEIM, op., cit., p. SI.
2) E. DURKEHIM, op., cit., p. 47.
3) PLATON
La
République,
Livre
V,
Bibliothèque
de
la
Pléiade,
Edit.
Gallimard 1950, le 452.
4) Nous reviendrons plus loin sur ce problème ...

-
42
-
éveille des interrogations.
Comme celle-ci
qui
nous
vient a l ' esprit à
propos de la définition qu'a tentée H.I. MARROU (1) . n'est-ce pas plutôt
la civilisation ou la culture, qui est une extension, un développement ou
une expansion actuelle et matérialisée de l'éducation?
En
somme,
c'est
tout
simplement
dire
qu'aucune
définition
n'est
satisfaisante a priori et pour tout le monde
: qu'aucune d'elles ne rend
suffisamment compte de cette
pratique ou/et de cette réflexion que l'on
désigne
par
le
vocable
"éducation" et que
toutes
sont à analyser
ou à
apprécier
à
partir
de
circonstances
et
de
réalités
sociologiques,
philosophiques et même historiques qu'il faut, au préalable, préciser.
C'est
qu'en
réalité
l'éducation
est
aussi
et
surtout) un
phénomène
social
total
induit
par
l'ensemble
des
autres
productions sociales et
idéologiques
tout
en
les
déterminant.
Elle est présen te dans chacune de
nos
attitudes
ou
comportements même
si cela se
passe souvent
de façon
inconscien te.
C'est
particulièrement dès
le moment où l'on cesse de
la
vivre, pour l'analyser et la comprendre, que le problème apparaît.
Nous nous trouvons devant une telle situation, en cherchant, au-delà du
vécu quotidien, à comprendre l'éducation
Moaga
traditionnelle.
Situation
largement
aggravée
par
le
fait
que
la
société
Moaga
appartient à ce qu'il est convenu d'appeler la civilisation de l'oralité.
L'écriture à proprement parler n'est pas connue, en tout cas pas utilisée
et l' éduca tion s' y développe dans un cadre plus informel qu' insti tution-
nalisé.
Ce
qui
nous
impose
une
démarche
méthodologique
particulière
il
s'agira de partir d'une analyse et d'une interprétation des notions et des
concepts,
des
proverbes et
dictons,
des
contes et légendes,
comportant,
évoquant
ou se
rapprochant de façon
plus ou moins médiate,
réaliste ou
symbolique du terme "éducation" afin d'en pouvoir comprendre l'essentiel.
La
démarche,
du
reste,
n'est
pas
originale.
Caractéristique
de
la
philosophie
platonicienne,
elle aura
pour nous,
comme
nous
le
pensons,
1) H.I.
MARROU
"Une société initie sa jeune génération aux valeurs et
aux techniques qui caractérisent la vie de sa civilisation. L'éducation
est donc un phénomène secondaire et subordonné par rapport à celle-ci
dont,
normalement,
elle
représente
comme
un
résumé
et
une
condensation."

-
43 -
l'important
avantage
de
nous
prémunir
des
traductions-trahisons
quasi
inhérentes à
la
technique qui permet de transcrire une réalité dans une
langue différente de celle utilisée dans le cadre socio-culturel originel
de cette réalité. Surtout quand il s'agit du passage du dit et du vécu à
leur représentation graphique.
En
conclusion
à
tout
ce
qui
a
été
dit
précédemment,
on
pourrait
retenir,
et
même
répéter,
que
l'éducation est une
réalité difficile à
cerner,
à
cause
de
sa
polysémie
et
de
la
multitude
des
références
possibles. C'est pourquoi nous retiendrons comme base d'analyse l'idée de
DURKHEIM
selon
laquelle
l'éducation
n'aurait aucun
sens déterminant et
significatif tant
qu'on n'aura
pas eu,
au préalable,
à
caractériser la
société de référence,
la philosophie de base qui la sous-tend et le rôle
qu'on voudrait
faire
jouer à
l'éducation aussi bien pour l'individu que
pour l'ensemble de la société à laquelle celui-ci appartient.
C'est donc après avoir fait
ce
travail "préliminaire" que
nous nous
engageons à tenter de définir l'éducation chez les
M06~.
Disons,
pour commencer, que l' 0 bserva teur de la société
Moaga
et de
sa langue (le
Moolté.
) peut être surpris de la variété considérable des
concepts
et
notions
relatifs
à
l'éducation.
Et
malgré
leur
synonymie)
seulement
apparente,
chacun
de
ces
concepts
n'est
en
réalité
qu'une
figure,
un
aspect
ou
une
signification
spécifique
de
l'éducation
considérée dans des perspectives particulières. Les termes par lesquels le
Moaga
exprime la notion d'éducation sont certainement révélateurs des
idées
sous-jacentes,
des
conceptions
di verses
collec ti ves
ou
des
différents
niveaux
de
pensée.
S'ils
évoquent
tous
l'éducation,
ils
l'expriment avec des nuances aux significations fondamentales.
Dans une telle perspective, on est tenté de dire que c'est seulement la
synthèse
de
toutes
ces
"nuances"
qui
permettrait
de
définir
sinon
de
comprendre ce que les M06é.
entendent par éducation.
Le même phénomène est tout-à-fait perceptible dans l'oeuvre philosophi-
que
de
PLATON
par
exemple.
Celle-ci
offre,
en
effet,
une mosaique de
définitions de l'éducation au point où, pour être précis on devrait parler
de l'éducation au pluriel pour ce philosophe. (1)
1) Presque tous les Dialogues de PLATON présentent chacun, une définition
particulière de l'éducation en fonction de la diversité des finalités
ou de l'oeuvre, ou de l'éducation elle-même.

-
44 -
I l en est tout autant des
M06é..
En effet,
le
Moaga développe un
effort
particulier
pour
présenter le
plus
précisément possible, sous sa
diversité frappante, l'éducation en manifestant le souci constant de faire
correspondre à chaque "nuance", à chaque critère-repère, la figure la plus
conforme
à
ses
yeux,
de
l'éducation.
Cette richesse
lexicale que nous
analyserons
tantôt, s'impose du fait même
que l'éducation représente une
préoccupation constante, journalière, omniprésente et intervenant à toutes
les occasions de la vie: faute d'avoir un cadre,
un moment de la vie et
des circonstances exclusifs ou seulement privilégiés, elle se manifeste et
s'impose partout toujours et à tout le monde.
a)
Du concept de "Wuubi"
Le terme
Wuubi
désigne originellement la bergerie et rappelle ainsi
l'étymologie du mot "éducation" en français : élever, nourrir. En ce sens
il est communément utilisé pour l'animal et l'homme, en particulier pour
l'enfant. Ici, élevage pour les animaux, se rapproche de l'éducation à un
certain niveau il est vrai,
le niveau strictement biologique. Il renvoie
ainsi à
l'idée "d'engraisser",
de faire grossir ou d'aider à grandir en
apportant à l'individu la nourriture nécessaire, ex:
Awubda pili
(il élève des moutons).
Toutefois, la dimension
biologique cesse d'être la référence exclusive
de Wub~
lorsqu'il est appliqué à l'homme et particulièrement à l'enfant.
D'ailleurs il ne
s'applique qu'à
ce dernier même s'il dépasse la seule
variante alimentation. Ici,
il concerne l'enfant, ~enga
,ou
Ianga
avant
l'âge de
la responsabilité de la compréhension, avant cet "âge de
raison" dont parle J.J. ROUSSEAU qui se situe aux environs des 13 ans et à
partir duquel l'enfant devrait acquérir la capacité du jugement. Incapable
de comprendre ou de distinguer le bien du ma~ ni d'apprécier le permis par
opposition à l'interdit, i l s'agira tout simplement pour le Wubda
(le
nourricier)
de
veiller
à
ce
que
rien
ne
manque
à
cet
être
frêle,
inconscient
et
insouciant,
pour
grandir,
se
développer
sur
le
plan
physique
et
physiologique.
Cette
préoccupation,
qui
échoit
presqu'exclusivement à la mère (mère nourricière), commence dès l'avènement
du
nouvel
être
jusqu'au sevrage qui intervient
vers l'âge de 3-4 ans.
Toute l'attention de la mère sera portée vers la découverte des aliments
les
mieux
acceptés
par l'enfant et leur administration qui
se fera au

-
45 -
rythme des demandes
du nourrisson. De plus, on retrouve dans le concept
WuubJL.i..
l'idée de "prendre soin de" dans le sens de protéger l' indi vidu,
homme
ou
animal,
contre
les
dangers
qui
menaceraient
son
existence
biologique harmonieuse. Ainsi, en plus des aliments classiques qu'on donne
à l'enfant (bébé), le lait,
la bouillie de mil,
la mère veillera par le
truchement
du
Yamdé.
(lavement)
selon
la
composition
ou
les
vertus
réelles ou supposées
(symbolisme)
du produit utilisé,
à apporter à son
enfant des vertus
physiques qu'elle souhaite voir se développer en lui.
Par exemple un lavement fait à partir des ossements du lion permettrait de
renforcer
la solidité physique de l'enfant,
en plus du fait général que
cette pratique (lavement) aurait pour objectif principal de faciliter la
digestion, les organes de l'enfant étant encore très fragiles pour assurer
sans aide les fonctions de digestion.
Mais,
tout comme le
jeune plant fragile
a
besoin d'un tuteur qui le
maintiendra dans une certaine forme voulue,
l'enfant pendant la phase du
Wuubri a aussi besoin déjà, d'un minimum de directives.· Ce qui fait qu'en
ce moment déjà,
la mère n'est pas seulement "une nourrice". Contrairement
aux
voeux
de
ROUSSEAU,
la
mère
Moaga
ne
serait
pas
seulement
la
dispensatrice de nourriture pour son enfant. Il y aura déjà pour elle, et
en
plus
de
son
rôle
de
nourricière,
une
multitude
d'attitudes
et
de
comportements qu'elle se doit de respecter scrupuleusement autour de cet
être qui,
loin d'être une Tabula Jta6a
un
terrain
vierge qui attend
d'être ensemencé, arrive au contraire avec une "histoire personnelle" qui
s'impose aux adultes. Ainsi par exemple le
S~gJté.
de l'enfant déterminé
quelques jours seulement après sa naissance, va imposer de son simple fait
un ensemble de prescriptions matérielles et symboliques dont l'observance
stricte par la mère notamment empêche de réduire le Wuubri strictement à
l'élevage, à "gaver" l'enfant. Cela est d'autant plus logique que, dès le
moment où pour être un enfant,
le "petit de l'homme" n'est pas le "petit
de l'animal" ni un "petit animal",
il ne saurait y avoir un seul moment,
une seule étape qui soit commune à l'animal et à l'enfant. C'est ainsi que
lorsqu'on dit d'une femme qu'elle a bien élevé son enfant A wuba ab~ga neJté.
on salue non seulement la présentation physique de l'enfant qu'elle porte,
mais
les
potentialités
déjà
visibles de
comportements
souhaités
ou
conformes aux exigences ou souhaits de son
S~gJté.
Ici également on se trouve devant une situation où le même terme est
'f pol ysémiq ue ou mult i valen t.

-
46 -
L'homme, pour le
Moaga
, n'est pas "descendu du singe". De tout temps
et originellement il est
toujours distinct de l'animal même s'il ne s'y
oppose pas nécessairement. Il est intrinsèquement et essentiellement autre
par rapport à l'animal.
Disons que cette confusion entre l'homme et l'animal, surtout quand le
premier est encore un enfant se retrouve chez d'autres peuples ou auteurs
à propos du concept d'éducation.
PLATON, dans Le Politique 286c n'hésite
pas à parler d'
"élevage humain" pour désigner l'éducation et le Roi est
un "pasteur" de troupeau.
L'éducation, c'est l'art "de prendre soin de la
communauté
humaine"
qui
peut
se
faire
par la contrainte ou
par le
bon
vouloir. Le
Wuub~ Moaga
comporte néanmoins une dimension contraignante
mais non de la part du "commandeur" mais contre lui, car la mère,
comme
nous
venons
de
le dire,
est contrainte de respecter ce qu'on
pourrait
appeler la "nature" de
son enfant,
la personnalité de
cet enfant qu'il
détient de son S~g~i' . Elle doit dans son acte de prendre soin, respecter
les désiderata, souvent capricieux, de cet étranger Sana.
b)
Du concept de "Gulgo"
La même confusion que nous venons d'indiquer et qui est entretenue par
le concept Wuub~
se retrouve une fois encore dans le terme
Gutgo
désignant lui aussi l' "éducation".
Guti (verbe dérivé du substantif
Guigo) signifie à la fois nourrir
convenablement
pour
engraisser et multiplier

propos des animaux)
et
entretenir,
nourrir
et
même
éduquer
quand
il
s'agit
de
l'enfant.
Entretenir
insiste
particulièrement
sur
la
protection
de
l'enfant
qui
comprend
non
seulement
la
nourriture
mais
aussi
la
lutte
contre
les
maladies en vue de lui assurer un développement physique harmonieux. Cet
aspect du
Gutgo
lui confère une note positive supplémentaire par rapport
à
1 Wuub~
dans une société où la mortalité infantile est encore très
importante
(la
malnutrition
n'étant
pas
la
seule
cause
de
décès
des
enfants). Ainsi, dès la naissance d'un enfant, une attention constante est
portée sur les risques de maladies,
les moyens de les conjurer ou de les
guérir
avec
d'autant
plus
d'inquiétude
que
la
"maladie" dont
pourrait
souffrir l'enfant ne sera pas seulement physique ou matérielle. Les plus
graves des maladies étant justement celles d'origine métaphysique: action

-
47 -
maléfique du sorcier,
les mauvaises
langues,
les courroux des ancêtres,
notamment
celui
qui
est
"revenu
vi·vre
dans
le
monde du soleil",
dans
l'enfant en question.
D'où les exigences du
Gu1..go
de la part de la
mère
: elle doit être attentive à tout ce qui peut menacer de près ou de
loin la santé de son enfant} en consultant le devin ou les vieilles femmes
de la concession chaque fois qu'elle constate une anomalie dans la vie de
l'enfant. C'est ainsi que l'on peut expliquer le terme Çü
qui participe
de la même origine que Gu1..go·
et qui insiste sur l'idée de surveiller,
de veiller sur ... , de protéger.
A güda b~ga
signifie elle veille sur
son enfant en se mettant
à l'affût des attaques
diverses dont celui-ci
pourrait
être
victime.
Le
plus
grand
protecteur
de
l'enfant
étant
l'ancêtre dont i l est le SigJté.
une des plus importantes bénédictions
qu'on fait à l'enfant qui vient de naître est
Fo yaba na 9~ nO né. yet bé.do
(que les ancêtres te gardent du malheur). Ce qui suppose que, là encore,
la mère n'apparaît que comme un médiateur, un intercesseur qui serait là,
à côté de l'enfant, pour appliquer des consignes dont l'origine la dépasse
absolument. La référence aux ancêtres tutélaires de l'enfant lui enlevant
souvent toute initiative dans ses comportemen~ et intervention envers son
enfant : elle doit attendre (autre sens de Çü
) de consulter ces person-
nages qui lui dicteront les recettes à préparer pour guérir l'enfant de
telle ou telle maladie.
Au-delà du rapprochement sémantique qu'on remarque entre
WuubJti
et
Gutgo
il reste que le terme générique
MooJté.
désignant l'éducation
en général reste le
WuubJti
Peut-être
faudrait-il,
afin
d'y
voir
plus
clair,
aller
maintenant
au-delà
de
l'expression
proprement
dite
pour sonder ses significations
symboliques,
voire les nuances qu'elle appelle souvent pour renforcer tel
ou tel de ses aspects, ainsi que des termes voisins qui en approfondissent
les sens.
Considérant
la
conception
Moaga
de
l'enfant,
on
peut
dire
que
celui-ci présente un visage ambigu, sinon dualiste. L'enfant, nous l'avons
dit,
n'est
pas
une
page
vierge,
ou
plus
exactement,
une
page
blanche
anonyme et impersonnelle, dans la mesure où il s'agit d'une page blanche
peut-être,
mais
écrite
très
tôt
avant
même
sa
naissance.
C'est
cette
histoire et cette personnalité initiales, préexistantes à la vie sur terre

-
48 -
de l'être, que la détermination du S~g~é
va révéler au monde des adultes
et notamment de ses parents directs. Le
Moaga
estime que le S~g~é
va
déterminer la nature et les caractéristiques intrinsèques et inviolables
de
la page afin de renseigner
les futurs
éducateurs
sur la qualité de
l'encre
à
utiliser
pour
imprimer
la
page
ainsi
que
de
la
manière et
l'objet de l'écriture qu'on y apposera (1). En fait par la désignation de
la
personnalité
de
l'ancêtre défunt
qui est
revenu "boire de l'eau" à
travers
le
nouveau-né,
il
s'agit
de
révéler
les
aspects
positifs
et
spécifiques
du
disparu,
afin
d'orienter
les
gestes
et
attitudes
des
parents
dans
l'exécution
de
leur
rôle
d'éducateurs
pour
l'enfant
en
question.
Ainsi
le
S-i..g~é
va déterminer
la trajectoire à suivre,
les
finalités
à
réaliser
pour
chaque
enfant
qui,
de
ce
point
de
vue,
se
présente comme une individualité, un caractère, une personnalité qui vont
aider à le distinguer de tous les autres,
y compris ses frères. Il n'est
donc
pas
question
ici
de
l'histoire
originelle
de
l'enfant
qui
se
confondrait
avec
le
pattern
culturel,
mais
de
l'histoire
individuelle
propre à chaque être.
Le
Wupu
ou
Wubu
devrai t
donc,
au-delà
de
sa
vocation
de
transformation ou d'humanisation, se garder "d'agresser" ou de "pervertir"
cet te donnée de
base.
Ce qui
permet de dire que le
Wubu
doi t être
conduit
dans
la
perspective
d'un
"modèle"
préétabli,
qui
préexiste
à
l'enfant et qui s'impose à quiconque pourrait être amené à intervenir dans
sa vie. Cette réalité sera présente jusque dans l'organisation pédagogique
proprement dite.
L'ambiguité de la représentation que le
Moaga
se fait de l'enfant va
naturellement
induire
celle
de
l'éducation.
Sans
être
tout-à-fait
permissif
dès les premiers moments de la vie de l' indi vidu, le
Wubu
a
la première enfance reste cependant essentiellement
contemplatif,
fait
d'observation,
d'expectative
au
regard
de
l'éducateur.
C'est
avec
le
minimum d'intervention possible que la mère verra grandir progressivement
son
enfant,
plus
précisément
ce
"vieillard"
qui
aurait
loué
quelques
moments plus tôt,
son ventre,
et se serait servi d'elle pour "revoir le
1) Interprétation
faite
par
nous,
à
partir de nos entretiens avec les
"sages"
de
Ka ya
et
le
vieil
instituteur
en
retraite
Paul
Tennoaga
Ouédraogo à Ouaga.

-
49 -
jour
(soleil)".
Elle
n'apparaît
alors
que comme le
prétexte du retour
d'une personnalité,
beaucoup plus puissante qu'elle et qui lui impose un
respect bienveillant. Même l'aspect "nourrir", "engraisser", "prendre soin
de", du /JuI.A.i
n'échappe guère aux prescriptions du SigJté:
. Ainsi, par
exemple, à tel enfant,
il serait interdit de donner à manger des beignets
de haricot, ou de la soupe provenant de la chair de tel ou tel animal, ou
encore de la sauce à base de telle ou telle plante (les feuilles),
sans
parler
des
prescriptions
sociales,
des
réprimandes
qu'on
est
tenté de
faire souvent aux enfants. Et tout cela va durer pendant tout le temps que
l'enfant
restera
Sana
(étranger)
(1)
c'est-à-dire
jusqu'à ce que
celui-ci soit sevré
(3-4 ans) et capable de marcher par lui-même, et de
parler.
Pendant
ce
laps
de
temps,
le
WLLbJÛ
sera
particulièrement
éprouvant
pour la mère qui le vit
d'ailleurs avec une angoisse et une
inquiétude
permanentes,
de
peur qu'un geste mal?droit
ou déplacé de sa
part n'induise une catastrophe irréparable marquée ici par la mort de son
enfant.
Il faut
se contenter de le voir grandir en se soumettant a ses
petites volontés et caprices.
Tâche particulièrement absorbante
c'est
elle,
paradoxalement,
qui achèvera ou consacrera l' acquisi tion . d'éduquer
de l'éducatrice!
En
effet,
beaucoup d'auteurs s' intéressan t
au
personnage de
la mère
chez les
M06é:
(2)
ont peint la figure maternelle
Moaga
dans sa
responsabilité de nourricière de l'enfant au tout début de sa vie. Ainsi
elle sera sentie avant tout comme source de nourriture et de sécurité pour
l'enfant. C'est la même idée qu'exprime P. ERNY lorsqu'il remarque que "la
mère
africaine
est
perçue
non
seulement comme celle qui nourrit,
mais
aussi comme celle qui apaise toute tension survenant chez le nourrisson de
l'extérieur
ou
de
l'intérieur,
par le sein qu'elle lui donne.
Elle se
tient à sa disposition pour satisfaire immédiatement, sans le soumettre à
l'attente,
ses
besoins
et
ses
envies.
La
mère
est
essentiellement
1)
Sana: étranger. Avant l'apparition des dents, de la marche et de la
parole,
le
Moaga
estime que l'enfant
n'est
pas encore un acquis
pour ses parents. Comme un étranger il peut repartir d'où il est venu.
D'où l'attention particulière et les petits soins dont il fait l'objet
et
avec
l' ob.iectif
de
l'amener
à
prendre
goût
pour notre monde et
renoncer à
repartir '. c'est-à-dire à mourir.
2) S. LALLEMAND, Kaboré Oger .... etc.

-
50 -
présence,
proximité
rassurante
et
apaisante
( ... )
Au moindre de ses
pleurs on le console en allant au-devant de ses exigences".(l)
Cette remarque vaut tout autant pour la mère
Moaga
pour qui la valeur
sociale et même métaphysique sera appréciée en fonction de la présentation
physique du bébé qui lui est confié : elle doit trouver coûte que coûte
les
moyens
matériels
et
humains
pour
"nourrir"
et
élever
le
plus
correctement
possible
l'enfant,
d'autant
plus
qu'il
n'est
pas
encore
définitivement acquis à
notre vie et qu'il est un étranger. Les pleurs
intempestifs d'un bébé sont insupportables pour le
M06é
Sans aucune
référence
aux
enseignements
de
la
médecine
moderne
qui
voit
en
ceci
l'expression infantile d'un malaise plus ou moins important, les
M06é
s'inquièteront
de
savoir
si l'enfant qui
pleure n'est
pas en
train de
regretter
ses
origines
métaphysiques
qu'il
s'impatienterait
de
retrouver(l). La vigilance de la mère est alors recommandée sur chacun des
comportements de son bébé.
Le WubJU..
, car c'est ce dont il' s'agit ici, revient en priorité à la
mère qui mettra tout en oeuvre pour que l'enfant grandisse, devienne fort
et vivant. Il y va de son honneur. Ce fort sentiment qu'on a de la mère
nourricière tient du fait que chez les
M06é , le milieu (tant humain que
subhumain) a toujours été exigeant quant à la façon dont une femme "élève"
ses enfants. Si elle se montre négligente ou incompétente, si elle faillit
à
ce
rôle
primordial
qui
lui
est
déterminé
par
la
nature
et
par
la
société,
elle sera très mal
jugée et à
travers elle,
toute sa famille
d'origine, sa mère notamment qui l'aurait précédemment déjà mal "éduquée".
Un bébé qui connaît des difficultés de croissance représente toujours un
problème important à résoudre
: soit c'est sa mère qui le nourrit mal ou
ne sait pas le faire,
soit son lait est peu nutritif (quantitativement ou
qualitativement). Les Mosé disent alors que
A b~ ~om ~a noom yi
(son lait n'est pas bon !) et cherchent à remédier au phénomène.
1) P.
ERNY
L'enfant et son milieu en Afrique Noire,
PB Payot,
Paris
1972, p. 47.
2) Dans la pensée
Moaga
on
pense
que l'enfant
est l'objet d'une lutte
d'influence,
en
vue
de
le
récupérer,
entre
le
monde
invisible
des
ancêtres
d'où
il
vient et celui des vivants
qui
veut l'intégrer.
Ses
pleurs renseigneraient sur les hésitations que vit "l'étranger".

-
51
-
Mais
les
causes
peuvent
être
d'origine
métaphysique.
Il faut alors
consulter
sonS"<'gJz.é.
par
l! intermédiaire
du
devin,
qui
donnera les
raisons
des
troubles et
proposera' une
thérapeutique
précise qui
pourra
être
efficace
si ce n'est
pas l'intention du
K.<.rtk..<.Jz.ga.
de
"repartir"
conscient qu'il a fait une "mauvaise sortie".
Ce
qui
vient
renforcer
la
dimension
essentiellement
physique
et
biologique du
WuubJz...<.
qui prend fin autour de la 3ème année de vie de
l'enfant. Age retenu pour le sevrage, qui marque le début de la séparation
progressive de l'enfant de sa mère; il est aussi celui à partir duquel,
la femme se trouve autorisée à reprendre sa vie sexuelle en vue d'être à
nouveau
en
grossesse
pour
une
nouvelle
maternité.
Le
rôle de la mère
nourricière
semble
maintenant
achevé
avec
cet
enfant
qu'on
vient
de
sevrer.
Libérée
et
disponible,
elle
peut
donc
désormais
s'apprêter
à
accueillir un autre enfant, le frère du premier,
pour recommencer ce qui
semble être sa raison de vivre.
L'
"étranger"
s'est
établi
définitivement
dans
sa
nouvelle
terre
d'asile(l).
Il a rompu "définitivement" avec ses origines métaphysiques.
Il est devenu un individu à part entière membre de la société des humains.
Il
faut
donc
le préparer à réussir sa nouvelle condition,
son nouveau
statut. Mais pour cela, il faut faire vite. Comme pour rattraper le temps
perdu.
Il y a aussi qu'il "faut dresser la plante
pendant qu'elle est
toujours frêle,
jeune,,(2). Avec fermeté et rigueur comme pour signifier à
cet être "gâté" par sa mère que le monde dans lequel il vit désormais est
de
loin
plus
difficile
que
celui
qu t il vient
de quitter et qu'il lui
faudrait se mettre rapidement au travail.
Tel est le tissu de références à travers lequel nous analyserons les
autres
aspects
de
l'éducation
chez les
MO-6é.
à
propos desquels la
figure de la mère deviendra ambiguë et même très réduite surtout pour ce
qui concerne le jeune garçon.
Si, comme nous l'avons vu jusque là (jusqu'à ce que l'enfant atteigne
l'âge
de
3-4
ans)
Wu.bJz...<.
et
Gu..e.go
se
confondent
dans
l'idée
d'engraisser,
d'aider
à
grandir,
il
reste
qu'à partir du
sevrage,
des
1) Les
MO-6é.
?ensent qu'à partir de 3 ans (apparition des dents, marche,
et
même
le
langage)
l'enfant
a
renoncé
au
monde des ancêtres
pour
choisir définitivement le monde des vivants, il n'est plus "étranger",
il est un biwenga.
2)
~Raogo Jz.e.nt-6da. mé. :ta. ke.-té. ma.a.-6a.
ri
on
redresse
le
morceau
de
bois pendant que celui-ci est encore frais (sinon il se casse !).

-
52 -
nuances apparaissent. Le premier relève exclusivement de la mère alors que
la figure
du
père va désormais s'imposer dans le Gulgo. Ceci s'explique
par deux raisons essentielles :
D'abord,
les
deux
termes,
et
particulièrement
le
deuxième,
contiennent en plus de l'idée de nourrir, celle de faire fructifier,
on
dirait même avec un certain esprit de capitalisation au sens financier du
terme. Certes, le Moaga
(le père surtout) éduque l'enfant pour lui-même.
Néanmoins,
il ne pense pas moins au capital de fierté, de prestige social
et même
post mortem
, de gain économique et matériel qu'il pourrait tirer
d'une bonne éducation qu'il aurait administrée à son enfant. Un peu comme
on dit qu'il faut savoir placer son capital pour le faire fructifier au
mieux.
On
dirait
qu'il
a
lui-même
intérêt
à
réussir
son
devoir
d'éducation. Ce qui n'est pas sans évoquer les "querelles" auxquelles se
li vrent
les
différentes
théories
pédagogiques
modernes
à
propos de la
place et de l'intérêt de l'enfant dans un processus d'éducation.
Ensuite, à partir de l'analyse que nous faisons de l'entretien avec
les "sages" de Souly il peut arriver à des parents de
Wub-<'
leur rejeton
sans le
Guié:
Azag.ta wuba b-<'-<'ga y-<.e.n .tapa gu.ta yé
Cuntel a
Wub-<'
son enfant mais il ne l'a pas
Gu.té
), ou bien
Azag.ta wub-<' b-<'-<'ga né muy
(untel a élevé son enfant avec du riz)(2).
Il s'agit ici de dénoncer le
comportement de certains· parents (la mère notamment) jugés "trop faibles"
à l'endroit
de leurs enfants,
s'interdisant un minimum de
rigueur dans
leurs
actes
d'éduquer,
faisant
de leur rejeton un gâté,
un
pourri qui
certainement a une très bonne mine mais à qui il manquerait ce minimum de
"tenue" que lui aurait permis d'acquérir le
Guigo.
En effet,
Gu.tgo
comme nous l'avons dit tantôt,
comprend en plus de
l'alimentation élevage, un début de prescription sociale, un "enseignement
doux",
des
"petits
interdits"
conformément
à
l'âge
de
l'enfant
bien
entendu.
Gu.tgo
contient l'idée de
Saga.te.ga
(donner de peti ts
1)
Bonga Jtogda t.a poJté na vlL6é
(L' anesse met bas pour que son dos se
repose")
Proverbe Moaga signifiant l'espoir
que les parents placent en
leur enfant. Ce dernier, devenu adulte, travaillera pour les siens, quand
ceux-ci, trop fatigués, ou trop vieux ne pourront plus oeuvrer.
2) Cette
deuxième
remarque
signifie
que
l'enfant
a
été
Wub-<'
avec une
mollesse excessive pendant trop longtemps,
c'est-à-dire après le sevrage
notamment. Muy
, r i z (repas des grands jours dans la famille Moaga par
opposition
au

(gateau
de
mil
plat
classique)
symbolise
cette
mollesse aboutissant à "gâter" l'enfant.

-
53 -
conseils)
qui devrait même dans une certaine mesure contrôler ou guider
l'alimentation
de
l'enfant.
Il
y
a,
dit-on,
"certains
comportements
sociaux
que
l'enfant
devra
assimiler
en
même
temps
que le lait de sa
mère".
C'est
l'interdépendance
et
la
simultanéité
de
ces deux "actes"
presqu'inconscientes qui justifient la synonymie apparente de
Wub~ et de
Gulgo
même si le dernier,
considéré à part, cache déjà mais mal, les
contraintes sociales qui caractérisent toute éducation. C'est l'aspect le
plus
important
qui
transparaîtra
avec
des
nuances
et
des
forces
différentes
dans
les
concepts
"voisins"
de
l'éducation
Moaga
dont
l'analyse suit.
c)
Du concept de
L'enfant est maintenant sevré.
Le
Sana
s'installe dans notre monde
d , f
t
t
Cl)
10 1
lUlo
0
0
0
e lnl lvemen ,
faudrait
en
conséquence
assimiler
pour
les
pratiquer progressivement les valeurs et exigences de la société en vue de
son intégration harmonieuse et définitive. Les facilités circonstancielles
qu'on
réserve
à
tout
étranger
cèdent
désormais
la
place
aux
réalités
auxquelles il faudrait
désormais
se faire.
Et
tout
sera entrepris
pour
l'aider à réussir.
D'abord du terme
KA..bU
Il exprime l'idée de "tenir à l'oeil", et
consiste
principalement
à
surveiller
l'enfant
dans
chacune
de
ses
attitudes,
dans chacun de ses comportements jusque dans son discours tant
du point de vue du contenu (les termes utilisés ... ) que de celui de la
personne à qui est destiné ce discours. Surveiller suppose bien entendu,
que
l'on
a
conscience
de
l'existence
simultanée
d'au
moins
deux
possibilités offertes à celui qu'on surveille, et l'usage qu'il peut faire
de l'un au détriment de l'autre. Ici il s'agira naturellement de veiller à
ce
que
l'enfant
fasse
les
choses
permises
ou
au
moins
tolérées
ou
acceptées, à l'exclusion des autres qui lui sont contraires. L'objectif du
KibUgu est donc d'amener l'enfant à éviter les mauvaises choses (fautes
de conduite,
discours
jugés pervers ou déplacés),
pour
se comporter de
façon socialement admise.
1) Les Mosé pensent qu'à partir du sevrage, avec l'apparition des dents et
l'acquisition du langage et de la marche,
les ancêtres ne cherchent
plus
à
"rappeler"
l'enfant.
Celui-ci relève ainsi
définitivement du
monde des vivants.

-
54 -
Exclusivement appliqué à l'enfant (jamais à l'animal comme c'était le
cas de
Wuub~ et
Gutgo), le
Kibtigu
lutte contre l'apparition des
tendances mauvaises et jugées pernicieuses chez l'enfant. C'est en ce sens
qu'il est accepté comme le terme moaga le plus proche de l'éducation dans
sa dimension essentiellement sociale et socialisante. Le caractère moral
et moralisateur,
prescriptif du
Kibtigu
va marquer le point distinctif
fondamental
d'avec le
WubJU.
ou le
Gutgo . L'éducation sera alors le
moyen
par
lequel
on
initie
l'enfant
au
savoir-vivre
qui passe par le
respect des interdits et des lois et valeurs sociales.
Mais cela ne
se fait
pas sans mal pour l'enfant qui ne comprend pas
encore
le
bien-fondé
des
prescriptions
qu'on
lui
impose.
Du
reste
"l'éducateur"
ne
se
préoccupe
guère
des
intér~ts du destinataire de
l'action.
Lui
seul
en
connaît
la
finalité
en
fonction
de laquelle i l
oriente et exécute son action. D'où l'assimilation souvent établie entre
Kib~gu
et dressage. Y aurait-il d'ailleurs une seule éducation qui ne
comprenne
une
dose
plus
ou
moins
forte
de
dressage,
dès
lors
que
l'individu qui a besoin d'être éduqué est justement incapable de s'éduquer
lui-même ?
"Avant que l'on possède la vertu, il est meilleur, pour un homme et non
pas seulement pour un enfant, d'être commandé par qui vaut mieux que nous,
au lieu de commander nous-même" faisait
remarquer PLATON(l). Partout où
l'on est amené à intérioriser un geste, une valeur sans avoir au préalable
participé à leur détermination et sans pouvoir au préalable appreCler sa
validité, il y a dressage. Les Mosé ne font pas exception. Surtout qu'il
s'agit encore d'un enfant!
Z~mdi pa 6ekd' b~ yenga yi
(la langue, c'est-à-dire la
parole,
ne suffit pas pour l'enfant), ce qui suppose qu'il faut la force
physique symbolisée par le bâton : il faut le corriger, mieux, il faut le
"dresser" par le bâton. Et les termes comme
Nombo, Wwr.bo,
Rem-6go
viendront renforcer le caractère "dressage" du
Kib~go.
1) PLATON : Alcibiade (ou de la Nature humaine) e 135
Oeuvres Complètes,
édit. Gallimard, Pleiade, e 135.

-
55 -
d)
Autres concepts
Le
premier
(Nombo
) est initialement utilisé dans le cadre du
travail
du
cordonnier
pour
désigner
le
fait
de
"tanner" la peau pour
l'assouplir
afin
de
mieux
la
travailler.
Appliqué
à
l'enfant
dans
la
perspective de son éducation, il insiste sur l'idée de force, d'imposition
et de rudesse avec lesquelles on fera acquérir à
l'enfant les "formes"
qu'on attend de lui. Ce qui suppose naturellement,
que l'enfant laissé à
lui-même,
sans
préparation
(nombo = tanné)
ne choisira pas
de sa seule
initiative, de faire le "bien". Ainsi l'enfant sera "dressé" à éviter les
mauvaises choses (faites ou simplement dites(l)), à écouter et à respecter
ce que les aînés lui apprendront souvent par le bâto~ suivi
il est vrai,
de conseils.
A propos
des
punitions
corporelles
il
convient
de
nuancer
la
confiance
que
le
Moaga
a
en
leur
efficacité
éducative.
Elles
n'interviennent que dans le cas où le
litmdi
échoue, à cause justement ~
de l'immaturité de l'enfant. Même là, elles ne sont utilisées qu'après le
constat de la vanité du
KoigJti
Le
KoigJti
marque la prévention et
désigne toute l'attention que prendra le père pour "préparer" son rejeton
à accepter ce qu'on lui demande.
Le bâton n'intervient qu'après. Il peut
même être relativement violent et utilisé plus fréquemment pour l'enfant
qui récidive dans son comportement de désobéissance. Il s'agira pour le
père de le redresser. Le terme
R~m6go
,redresser, corriger une attitude
qui semble se révéler être profondément ancrée malgré les "moyens doux" du
KoigJti
Il est souvent utilisé dans le cas d'enfant caractériel qu'il
convient de dompter avec autorité pour éviter que les mauvaises habitudes
ne s'installent définitivement.
Le terme
WWtbo
qui relève du même esprit que
Nombo
, signifie
"briser" et exprime l'urgence et la gravité de la situation d'un enfant
pour
qui
les
méthodes
"classiques"
se
révèlent
être
totalement
inefficaces.
Il
s'agit
alors
de
"l'écraser"
en
tant
que
personnalité
1) La
parole,
c'est-à-dire
la
capacité
à
parler
ou
à
se
taire
à
bon
escient est une des valeurs recherchées dans l'éducation d'un enfant.

-
56 -
profondément perverse quitte à scruter des moyens "spécifiquement" adaptés
à ce cas pour former une seconde personnalité.
Le devin est consulté,
toute la famille est troublée et un sentiment de
profonde
inquiétude
gagne
les
parents.
S'agit-il
d' un
être
damné
?
Un
KA..Yl.k.-Utga
qui serait venu narguer les humains ? Tout en refusant de se
faire "apprivoiser" ou simplement "humaniser" ? Si pour un tel enfant, le
KA..bUgo
,
le
WuJtbo
émaillés de Sagtgo
(conseils), restaient sans
aucun
résultat,
le
Moaga
se
sent
confronté à
un
des
hiatus de son
système
classique
d' éduca tion.
Il
va
alors
scruter
d'autres alternatives
plus
ou moins
exceptionnelles
si
elles
ne
se
présentaient
pas comme des
voies
de
recours
relevant
du
principa
d'auto-régulation
du
système
lui-même(1) .
Sommes-nous,
à présent,
à même d'avoir une idée précise de l'éducation
Moaga
après
cette
approche
des
concepts
?
Que
pouvons-nous
en
retenir
précisément
?
Peu de
choses
assurément.
Sinon que désormais nous aurions
établi la complexité du phénomène à travers la multitude des cas de figure
que
révèle
chacun
des concepts analysés et qui atteste une fois de plus,
l'idée qu'ici aussi,
l'éducation est une notion plurielle. Son contenu, sa
forme
et
ses modes
de manifestation varient d'une situation à une autre,
d'un
âge
a
un
autre,
d'un
individu
à
un autre.
Un élément
fondamental
cependant
que ce soit au niveau du bébé, ou du
B.i.ye..Yl.ga
ou
YaYl.ga
, il
s'agit vraisemblablement d'arracher un être d'un état antérieur peu humain
pour
l'introduire
avec
le maximum de succès où la référence constante de
l'acte
éducatif
demeure
la
société,
son équilibre et la participation de
chacun de ses membres à son épanouissement et à sa pérennité. De ce point
de vue,
l'éducation pour les M06~
ne présente aucune originalité de fond.
Du reste ce n'est guère à propos de la finalité de l'éducation que les avis
ou les écoles divergent. C'est plutôt au sujet des moyens et techniques, de
la
place
qu'on
peut
réserver
à
l' indi vidu à
éduquer
qu'on
retrouve
les
mobiles des grands débats.
1) En effet,
un tel enfant,
sera écarté de sa famille originaire pour être
confié
ou
au
Tengaoba
(chef
religieux)
ou
encore
au
Naba
(chef
politique)
qui est réputé pour "corriger" les récalcitrants.
Il arrive
aussi qu'il soit symboliquement confié au Kinkirga. Dans ce cas, tout le
monde le laisse faire à sa guise,
jusqu'à ce qu'il se corrige lui-même
quand son esprit tutélaire le voudra.

-
57 -
Pour les
M06~
Wub~ b~9a , éduquer un enfant, consiste à l'amener à
être un homme ou une femme,
acquis aux causes de son milieu,
qui accepte
les
valeurs
qui
ont
fait
leur
preuve
d'efficacité,
qui
respectent
le
R090mi~
et s'engage à le défendre en toutes circonstances. L'enfant
bien éduqué doit faire honneur à ses parents par son comportement social,
son courage,
son honnêteté et son ardeur au travail. Tout un programme de
vie
pour
l'exécution
duquel
le
système
mis en
place a aussi
prévu des
niveaux, des cadres et des hommes.
Par l'honnêteté, le courage, le goût pour le travail et le respect de la
tradition et des aînés, nous résumons l'essentiel des valeurs sociales et
morales qui caractérisent l'idéal que le Moaga cherche à réaliser en chacun
de ses enfants. N'oublions pas cette autre valeur liée à la maîtrise de soi
supposant elle-même la maîtrise
de la parole,
la maîtrise de sa "langue"
ainsi que celle du corps tout entier.
L'éducation chez· les
M06~
va
donc
évoluer
sous le double volet
psychologique et social, le tout largement imprégné dans le vaste mouvement
des considérations religieuses et métaphysiques. Ces deux éléments présents
à
chacune
des
étapes
du
processus
éducatif,
verront
cependant
leur
intensité varier d'un âge à un autre de l'enfant, prenant plus ou moins une
dimension privilégiée selon l'étape considérée.

-
58 -
l l
LES
G R AND E S E T A P E S
DEL A
VIE
D E
L'HOMME
MOAGA

-
59 -
Il est assez aisé de remarquer à travers l'analyse faite des différents
termes relatifs à l'éducation, que l'âge de l'enfant, son degré de maturité
ou
son évolution psychophysiologique sont constamment pris en compte dans
l'attitude
que
les
éducateurs
observent
vis-à-vis
de
lui.
Les
critères
d'appréciation de la situation de l'enfant comprennent tout à la fois des
éléments
objectifs,
nous
disons
aujourd' hui
"scientifiques"
et
d'autres
relevant
plutôt
de
la
représentation
d'ensemble
que
les
MO-6é
ont de
l' homme
et
de
la.
vie.
Celle-ci
est
comme
tant
d'autres,
symbolique
et
métaphysique.
Si l'enfant qui vient de naître n'est pas une
Tabula ~a-6a
, quelle est
la représentation que le Moaga se fait de la grossesse et de la vie intra-
utérine
?
Pourquoi
le
sevrage
représente-t-il
pour
lui
cette
importance
capi tale
qui
en
fait
ce
point
de
rupture
entre
deux
types
d'être
?
Le
système éducatif
Moaqa
a-t-il une idée précise de l'adolescence et de
l'adolescent? Et l'adulte
Moaga
,quelles en sont ses significations et
implications
toujours
en
rapport
avec
le
processus
de
l'éducation
?
A
partir
de
quand
et
de
quoi
l' homme
Moaga
est-il
enfin
éduqué?
Prévoit-on dans une telle société un moment ou un stade à partir desquels
l'éducation serait achevée ... ?
Telles
sont
les questions essentielles auxquelles répondra l'étude des
"Grandes étapes de la vie du
Moaga "
a) De la conception à la naissance de l'enfant
Il n'est
pas question ici de revenir sur "la conception
Moaga
et la
signification
métaphysique
religieuse
de
la
grossesse"
chez
les
MO-6é.
Nous
ne
retiendrons
que
les
éléments
que
nous
jugeons
intéressants
pour
notre présent propos (1)
Les considérations d'ordre biologique de la grossesse sont particulière-
ment
faibles
chez
les
MO-6é
traditionnels.
Ce
qui
du
reste
est
fort
intelligible eu égard à la pauvreté de leurs connaissances scientifiques en
la· matière,
en
l'occurrence
à
l'égard
des
choses
qui
se
passent
à
l'intérieur du corps humain.
Minimisant le fait
que la grossesse est tout
d'abord une des conséquences majeures de rapports sexuels entre l'homme et
1) Pour de plus amples informations cf. notre thèse de 3è cycle: La repré-
sentation
de la vie et de la mort chez les Mosé de Haute Volta,
LILLE
III 1979, 300 pages.

-
60 -
la
femme,
les Mosé
pensent qu'elle est au contraire "une conciliation de
l'esprit,
du souffle vital
et
du corps
de la femme".
L'être humain à ce
stade de
la conception serait
"un esprit ",
(le
IQnwga
(1) qui s'est
incarné dans le ventre de la femme,
pour devenir une personne dans toutes
ses dimensions. Ce qui ne manque de rappeler le problème platonicien de la
préexistence
de
l'âme
qui
ne
ferait
que
"louer"
le
sein
d'une
femme
méritante
pour disposer
d'un corps et
de
tous
les autres éléments de la
configuration physique qu'elle animerait pendant un certain temps au cours
de la vie terrestre en tant qu'homme. Ceci pour dire que le rôle du rapport
physique entre un homme et une femme dans la grossesse,
puis l'avènement
d'un être vivant est sous-évalué par rapport au "mystère de la Génération".
Ce
mystère
se
manifeste
de
la
façon
suivante
Le
IQnwga
serait
l'intervention
spirituelle
permettant
l'existence
d'un
homme
i l
se
présente
comme
un
être
préexistant,
un
génie
à
potentialité
humaine
c'est-à-dire qui peut,
dans certaines conditions qu'il détermine lui-même,
devenir un enfant puis, dans une certaine mesure, un homme. C'est alors que
le
phénomène
de la conception chez les Mosé évoque le problème suivant
comment obtenir qu'un
IQnk.-Utga
prenne un corps humain dans une femme ?
Comment réaliser,
ou mieux,
comment se présente cette réalité conjuguée de
l'homme et d'une force supérieure autre que lui dans l'acte de procréation?
Enfin,
comment
s' y
prendre
pour
qu'il
Y ait
conception
en
considérant
l'homme qui en naîtra comme étant "un
IQnk.-Utga
apprivoisé qui a consenti
à mener une existence humaine en renonçant un peu à ses caprices d'avant
son incarnation humaine" ?(2)
Ce qui signifie que la croyance à la préexistence humaine du
IQnwga
s'impose
comme
l'emprise
du
sacré,
du spirituel,
sur la vie charnelle,
qu'elle
dépasse
et
sublime,
tout
en
le
sacralisant,
l'acte
conjugal
lui-même.
Le mystère de la conception tient également du fait que le
avant d'être apprivoisé dans le ventre d'une femme est invisible pour le
commun des mortels, même s'il a une existence propre. Certains hommes (3)
1)
IQnk-Utga
être surnaturel ayant
des relations avec les hommes soit
pour le bien,
soit pour le mal. Une des composantes de l'individu Moaga
au
cours
de
sa
vie
et
survivant
après
la
mort
du
corps
ce qui le
rapproche de l'âme.
2) WEDRAOGO Ernest DASABSWENDE : Du Gomd~ au verbe incarné (puissance de la
parole), Mémoire Grand Séminaire de Koumé, Haute Volta, 197., p. 40.
3) Les
T~ng6obdamba
(les chefs religieux), les devins.

-
61 -
dans certaines circonstances
peuvent
voir
le
/(,tn/z.-Utga
dans sa vie
autonome et ont de lui une connaissance qu'ils veulent précise, puisqu'ils
t
·
" 1
d'
.
(1)
' d '
.
1
l '
'
von
Jusqu a
e
ecrlre
a
etermlner
es mi ieux qu il
se
plait a
fréquenter (les bosquets, les marigots,
les gros arbres,
les montagnes ou
les
clairières ... ),
et
les
mets
dont
il
est
particulièrement
friand
(sésame,
galette
de
mil,
mieL .. ) et ceux qui
lui
répugnent,
le piment
notamment. Ces êtres ingénieux sont très capricieux, très exigeants et même
malicieux,
ce
qui
explique
qu'ils
sont difficiles à
satisfaire.
Ce qui
explique aussi que,
malgré leur grand nombre, il ne soit pas donné à toute
femme - du seul fait qu'elle est une femme qui a une vie conjugale normale
- de concevoir, c'est-à-dire d'être " visi tée" par un
/(,tnwga .
Devenir enceinte pour une femme est un grand mérite, un grand privilège
qui ne sont pas à la portée de toute femme en âge d'être mère.
Les
bases de ces mérites et privilèges ne sont pas uniquement ni même
essentiellement
physiques
ou
biologiques.
C'est
pourquoi
l'idée
de
DIMDELOBSOM
selon
laquelle
les
M06é:
croient
que
l'incarnation
de
l'esprit (le
/(,tnwga) "se fait au moment de l'éjaculation" nous paraît
difficile
à
soutenir
dans
le
cadre
strict
de
la
philosophie
et
de la
science
. Car en fait,
même si ceux-ci perçoivent une relation
possible entre la pénétration sexuelle et la grossesse ultérieure, il reste
qu'ils n'en ont
pas une claire conscience (2). L'aspect biologique de la
conception
étant
très
négligeable
et
négligé
à
côté
de
tout
le
conditionnement
métaphysico-religieux
qui
prélude
à
la
formation
d'un
enfant,
à
la conduite d'une grossesse et au comportement qui échoit à la
femme qui attend d'être mère (3)
Les
comme
la
plupart
des
sociétés
traditionnelles
négro-africaines,
admettent
spontanément
l'insuffisance
radicale
du
rapprochement sexuel dans la conception. D'où la multiplicité des pratiques
mystiques qui entourent leurs différents comportements et situations en la
1) Le
lan/z.-Utga.
dans
une forme
humaine provisoire, se présente avec une
peti te
taille,
des
cheveux très longs et
aux comportements
bizarres,
extraordinaires.
2) Les
M06é:
pensent par exemple que seule la femme est éd causeen cas de
stérilité
du
couple
souvent
par
son
comportement
social
et
métaphysico-religieux qui serait impropre aux attentes du
lan/z.-Utga.
3) Très souvent ces conditions n'ont aucune valeur scientifique biologique
ou physiologique. Il arrive même qu'elles apparaissent comme tout à fait
aberrantes pour les considérations.

-
62 -
matière
la
conception
n'est
jamais
considérée
uniquement,
ni
principalement
ni
même
obligatoirement
comme
le
fruit
de
relations
sexuelles
entre
un
homme
et
une
femme
qui
réuniraient
l'essentiel
des
conditions
physio-biologiques
pour concevoir ensemble.
La condition sine
qua non est de l'ordre de la métaphysique et du mysticisme socio-religieux.
Ce qui suppose la responsabilité de la femme dans l'acte de la conception.
Une responsabilité morale et sociale qui engage à la fois cette dernière et
l'éducation
qu'elle
aurait
reçue.
Ainsi
la femme Moaga doit mériter la
"visite d'un
KinlUJtga.." comme on mérite la visite d'un étranger. Celui-ci
ne rentre pas dans la première demeure rencontrée ou n'y reste que si les
conditions d'hospitalité y sont observées.
Pour ce faire,
la femme,
plus que dl une belle morphologie,
doit faire
montre de ses grandes vertus de mère, de réceptacle pour attirer le "génie"
à elle.
Les
pratiques mystiques qui entourent les
rites de l'initiation
(excision,
clitorisectomie),
le contenu et
la signification religieux du
mariage et toutes les précautions sociales et morales que la jeune femme se
doit
d'observer
strictement,
ont
pour
objectif
principal
commun
de
la
rendre digne d'une
telle fréquentation.
Ainsi,
si le naturel veut que la
pénétration d'un esprit dans une femme se fasse directement,
c'est-à-dire
sans l'intervention de forces extérieures, il n'est pas rare cependant, que
la femme - seule - ou le couple tout entier, ait recours à des pratiques
religieuses pour implorer les grâces dl un
Kink..i/tga.
. qui tarde ou refuse
de la pénétrer (1).
Il arrive même que la situation soit plus tragique par
exemple
dans
le
cas
d'une
stérilité
prolongée
(2)
C'est
pourquoi
la
3
tradition
Moa.ga.
a prévu un autel de la fécondité ( ) où l'on fait des
sacrifices,
passant sous silence sinon même en ignorant que la stérilité
peut
avoir
une
origine
organique
ou
physiologique.
Même
les
attitudes
vestimentaires
interviennent
dans le
jeu complexe de
la conception.
Les
MO-6é.
croient en effet,
que les
Kink.~-6~
(pluriel de
KinlUJtga.
) se
1) Le
Kin~Jtga.
sou ven t
se fai t
prier pour s'incarner dans une femme.
Il
faut que celle-ci sache le retrouver (découvrir où il vit) et se faire
intéressante.
2) Pour les.
Mo-6é.
un mariage d'un an sans conception est anormal, c'est
que
quelque
chose
ne
va
pas
bien.
La
femme
Moa.ga..
est
presqu'exclusi-vement
génitrice.
Mère,
elle est
rarement "maîtresse".
cf. Louis TAUXIER Le Noir du Yatenga.
3) Il existe même, à la frontière entre le
Ya.te.nga..
et le
LooJtum
. (à
la
sortie
de
Pobé.Jte.nga.o
)
une
statuette
de
la
fécondité.
D'une
vingtaine de centimètres environ et taillée dans du granit, elle reçoit
encore
aujourd'hui
la
visite
de
femmes
en
quête
de
grossesse
qui
viendrait légitimer leur statut et leur conférer leur dimension sociale.

-
63 -
plaisent à s'accrocher aux franges des pagnes des jeunes femmes pour les
sui vre chez elles et y rester si le domicile est accueillant sinon s'en
retourner (1).
crest donc quand toutes ces conditions sont positivement réunies/que cet
esprit
malicieux
va
se
décider
à
habiter la
jeune femme
qui se
trouve
désormais enceinte. La période de grossesse de la femme sera jonchée d'une
multitude d'interdits et de prescriptions aussi rigoureux que contraignants
pour elle. Plus que jamais auparavant, rien ne doit être fait au hasard et
selon ses fantaisies.
Elle a une lourde charge désormais, diront les
Mosé
un
c'est-à-dire
l' espri t
d'un
ancêtre vit en elle
Sa
responsabilité
dans
l'avènement
de cet être ou dans
son retour
dans
le
monde des invisibles d'où il est venu, est désormais totale.
Toute
la
société
va
l' y aider.
Elle
fait
l'objet d'une
très grande
sollicitude
et
d'une
surveillance
permanente
de la part des
parents ou
collatéraux féminins de son mari.
Nous n'insisterons pas outre mesure sur
la
femme
en
grossesse
elle-même
du
point
de
vue
de
la
représentation
métaphysique
que
le
Moaga
a
d'elle
(2)
Plus
que
d'elle-même c'est de
l'être qui vit en elle et naîtra d'elle qu'il s'agit principalement ici.
b) De la naissance de l'enfant à la représentation Moaga de l'enfance
et de l'enfant
De l'origine mystique de la grossesse provient tout naturellement l'idée
que les
M06ë:
se font
de l'être qui se développe en la future mère.
D'abord i l y a l e
placenta.
Celui-ci a,
aux yeux des hommes,
une forte
valeur religieuse et métaphysique.
Il est considéré comme le frère jumeau
de
l'enfant,
son
double
que
l'on
s'empressera
d'enterrer
une
fois
que
l'accouchement s'achève. Si le placenta n'est pas expulsé, les M06ë:" disent
que la "compagnie n'est
pas arrivée"
donc la naissance n'est pas encore
faite. Quelle serait l'importance de la symbolique du placenta dans l'étude
du système éducatif
Moaga
?
Pour les
M06ë:. qui désignent le placenta
métaphoriquement par le terme
Naba
(3),
celui-ci serait une boule de
1) C'est
vraisemblablement
la
raison
pour
laquelle
les
femmes
M06ë:
portent
généralement
des
pagnes
avec
des
franges
pour permettre aux
esprits pullulant dans la nature de s'y accrocher pour ensuite pénétrer
la femme au moment des rapports conjugaux et la féconder. cf. A. BADINI,
op. cit., p. 106.
2) Pour ce qui concerne la représentation
Moaga
de la grossesse propre-
ment dite, se reporter par exemple au même texte sus-cité p. 106 à 114.
3)
Naba: c'est aussi le terme par lequel les M06 ë:"
désignent le chef poli-
tique du pays.

- 64 -
sang où le foetus,
en s'y' baignant,
aurait
reçu du même
coup,
tous les
éléments
essentiels de son futur
destin sur la terre.
Pour eux,
dès
le
ventre
de
la mère,
dans le
placenta,
tout
semble
inscrit
pour le futur
homme dans la mesure où il est le lieu privilégié de l'interpénétration et
du croisement des forces vitales d~~n~ga qui s'est incarné, et du futur
être. Ce serait donc par l'entremise du placenta que l'enfant à naître va
assimiler les passions et les défauts,
les désirs et les caractéristiques
de l'être-ancêtre qu'il va désormais représenter : "Le nouveau-né est un
mort pour l'au-delà ( un élément de l'au-delà qui s'arrache pour vivre au
"soleil"
) et la mort un nouveau-né dans l'au-delà" (1). Ce qui fait de
l'enfant, aux yeux des
M06ë:
un trait d'union entre les deux mondes. Ce
qui vient renforcer la complexité du personnage de l'enfant dans l'esprit
de la société. Une complexité doublée d'une ambiguité qui va transparaître
dans et par tous les gestes que les parents pourraient avoir à son adresse,
et à chaque moment-étape important de sa vie et les orienter.
1 De la terminologie
La complexité de
la représentation
Moaga
de l'enfance apparaît déjà
dans la richesse du vocabulaire
Mo~ë:
en la matière : la langue
Mo~ë:
est effectivement riche en termes désignant l'enfant, à chaque stade de son
développement,
aussi
bien à
travers son aspect
biologique que social et
même métaphysique.
Il y ad' abord le terme
liU.ga qui fonctionne comme un nom commun pour
désigner à la fois le fruit d'un arbre, le petit de l'animal et l'enfant de
l'homme.
Sans
détermination
du
genre
ni
du
sexe.
Il
faut
attendre
d' analyser
les
deux
formes
possibles
du
pluriel
de
-liU.ga
pour voir
apparaître une différenciation significative. Le pluriel de
liU.ga
c'est
B..ü..6-<-
• Il n'est utilisé que pour les arbres et dans une certaine
mesure pour les animaux. Il est remplacé par le terme
Kamba
exclusivement
pour les enfants. Ainsi on dit Tüga b-<-66-<-
et
Azag.f.a Kamba
(2)
1) L.V. THOMAS et LUNEAU, p. 211
2) Tüga b-<-M-<-
: les fruits de l'arbre.
Azag.f.a Kamba
: les enfants d'untel. Nous ne voyons là qu'une
question
d'usage
sans
pouvoir
y
relever
une
explication
symbolique
quelconque.

-
65 -
~ga
ou
Kamba
ne précisent pas le sexe auquel appartient l'enfant.
Avant
un
certain âge,
les
M06é
n'insistent
guère
sur
cet
aspect
de
l'individu.
Toutefois,
le mot
&ü.ga
employé pour l'homme-adulte marque
une relation de filiation qui explique qu'on est
~ga
toute sa vie pour
peu qu'on se place du point de vue de ses parents (un terme relationnel),
de
sa
famille
classique
ou
de son village (rapport d'appartenance) alors
que
le
terme
Kamba
est
fortement
tri butaire
du
temps,
de
l'âge et
l'individu
s'en
démarquera
au
fur
et
à
mesure
qu'il
avance
en
âge et
quittera
le
groupe
des
enfants.
Nous reviendrons sur cette question plus
tard.
A côté de cette terminologie propre, les
M06é
disposent, pour désigner
l'enfant,
de
termes
métaphoriques
derrière
lesquels
apparaît
leur
conception de l'enfant qui ne manquera pas de déterminer et le contenu et
les méthodes de l'éducation qu'on va lui donner.
Passons
rapidement
sur
le
mot
Bi-pe.lga
(enfant blanc) par lequel le
Moaga
nomme l'enfant qui vient de naître. La référence est essentielle-
ment
biologique
puisqu'elle
renvoie
au
teint franchement clair du bébé à
cet
âge.
Elle
ne
représente
pas
une
signification
particulière,
sauf
qu'elle
constitue
une
note
de
démarcation
supplémentaire de l'enfant par
rapport
aux
adultes
ou
même
aux
grands
enfants.
D'ailleurs,
cette
différence
est
aussi
superficielle
qu'éphémère.
Mais
d'autres
marques de
différenciation
plus
décisives,
cette
fois,
feront
leur
apparition.
Par
exemple avec le mot
Saana
Saana
est un autre terme par lequel le
Moaga
désigne l'enfant à
cet âge jusqu'aux environs de 3-4 ans avec le sevrage.
Il désigne dans le
langage
courant
"l'étranger"
et
installe
déjà
l'ambivalence et la double
signification du
bébé
qui
vient
de naître.
Sana
signifie à la fois
étranger,
ignorant et inconnu.
La dominante "inconnu" renvoie à l'idée que
l'être
qui
vient
au
monde
des
vivants
n'est
pas
connu
ni
précisément
déterminé
a
priori
et
immédiatement.
"Objet
non
encore
identifié",
on
ignore encore "qui il est" ou mieux "de qui il participe" dans la mesure où
il est admis que chaque nouveau-né est comme le "surgeon ontologique" d'un
ancêtre mort qui,
sous le couvert d'un Kin~~ga serait revenu. Il faudrait
attendre
le
rite
spécial
du Sigké~
pour
identifier
l'inconnu
et
le
déterminer de manière précise et définitive(l). Savoir d'où vient l'enfant,
1) Ce
rite
est
fondamental.
Surtout
qu'il
arrive
qu'on
se
trompe
dans
l'identification
de
l'enfant.
Ce
qui
peut
provoquer
son
retour
(sa
mort).
C'est
tout
comme
le médecin qui cherche à déterminer le groupe
sanguin de son patient par exemple avant une intervention chirurgicale.

-
66 -
qui
il est ou plus exactement qui
est à travers lui, sera indispensable
pour organiser tout ce que l'on fera avec ou pour cet être-là.
Le
second
aspect
concerne
l'ambiguité
du
personnage
de
l'étranger,
surtout
d'un
étranger
qu'on ne connaît
pas encore même s'il s'était au
préalable annoncé.
Par l'expression
Saana
le
Moaga
fait allusion au caractère
passager, inhabituel important du point de vue de l'accueil qui doit être
agréable
Cl)
et surtout
de cette éventualité qui lui est propre : ou i l
s'installe ou il repart (ou continue sa route !). Personne ne peut affirmer
que cet être là est venu pour toujours, qu'il élira domicile chez soi. L'on
pense au contraire que l'enfant qui naît est un
Kin~~ga incarné, dont les
exigences et caprices pour se maintenir parmi les hommes sont si difficiles
à satisfaire qu'on n'est
jamais sûr de garantir son maintien dans cette
forme
d' homme.
A priori
un
étranger
est
appelé
à
repartir
un
jour ou
l'autre, tôt ou tard.
C'est ce qui renforce l'incertitude de la nouvelle vie qui accompagne et
hypothèque la joie que procure une naissance. C'est aussi ce qui engage la
famille et particulièrement la mère à
être
très
attentive
et
à
recevoir
avec
amabilité
l'ancêtre qui
revient.
Ce qui
ne manque pas de
compliquer davantage le rôle de mère à cette phase délicate de la vie de
l'enfant. Surtout qu'avec la détermination du
~~g~e, l'on sait désormais
de quel étranger il s'agit même si celui-ci n'a pas encore décidé de rester
ou de repartir (2).
Sâana
représente donc le terme le plus prudent et le plus adéquat
pour désigner l'enfant selon la représentation
Moaga
dans la mesure où
s'il est admis que l'étranger peut un jour s'en retourner d'où il est venu,
il
n'est
pas
non
plus
rare
qu'un
homme,
seulement
de
passage
dans un
premier
temps,
change
d'avis
et
demande à s'installer
dans
son nouveau
monde,
s'il Y trouve de bonnes conditions d'existence.
Tout semble donc
dépendre
de
l'habileté
avec
laquelle
les
parents
parviendront
à
le
convaincre de rester.
e
1) Chez les M06é , l'étranger est roi. Il est l'objet de sollicitude et d
la plus grande attention surtout si on ne le connaît pas. L'hospitalité
chez les M06é . est la valeur morale principale à partir de laquelle on
apprécie les autres.
2) Chez les M06é'
quand un enfant meurt
avant le sevrage on dit "il est
reparti" ou "il s'en est retourné" : wga ieba po~é

-
67 -
L'abondante
littérature
orale
Moaga
(contes,
légendes,
mythes,
proverbes ... ),
fournit
des indications éloquentes touchant l' ambigulté de
l'enfant dans la pensée et les pratiques traditionnelles
Mo~é.
Assimilé
d'emblée à un esprit provenant· du monde r des forces invisibles,
l'enfant
arrive
doué
à
peu
près
des
mêmes
qualités,
de
la
même
histoire
que
l'ancêtre qui vit en lui. Il dispose ainsi d'un pouvoir supérieur à celui
de ses "tuteurs" même si physiquement il n'est qu'un
pôdJte..
(1). Ce qui
achève de faire de lui un être particulièrement craint. A cet âge, l'enfant
fait
plus peur qu'il n'est aimé. Et aucune femme ne pourra manifester sa
joie d'être mère tant que l'être à qui elle a servi de support n'atteint
pas 3-4 ans et ne commence à marcher et à prononcer quelques
bribes
de
phrase
en fait tant que cet être là n'aura pas pris la configuration d'un
homme.
En effet, après l'entrée dans le monde de l'enfant, la tradition Moaga
ne le considère pas comme un enfant d' homme,
ni un "petit homme". Par son
teint
( Pe1.ga
,)
sa
forme
et
sa
consistance
physique
(pôdJte.
),
sa
singulari té et son étrangeté
( Sâna
) i l fait
encore partie du monde
inconnu et étrange des esprits avec qui il continue, du reste, de maintenir
des relations de vie.
Il arrive même qu'on le désigne par le terme buninda
(quelque chose !) dans le sens du génie qui fait peur aux hommes!
2 Le
S~gJté
ou la cérémonie de l'identification de l'enfant
L'
"être
étranger",
la
"chose",
n' acceptè
pas
toujours ni longtemps
d'être "sans personnalité".
On dirait même qu'il "souffre d'une profonde
crise d'identité". Ses parents non plus ne sont guère tranquilles, ils sont
perplexes
devant
cet
inconnu,
et
sont,
par
conséquent,
désemparés
pour
savoir ce qu'il "faudrait servir pour lui faire
plaisir".
Ils ne savent
quoi faire et attendent avec angoisse certes, mais aussi avec impatience de
savoir à "qui ils ont affaire". C'est toutes ces inquiétudes que le rite du
S~gJté
cherchera à résoudre.
1)
PôdJté
un autre terme par lequel on désigne le bébé. Il signifie "coton
cardé" et fait allusion à la mollesse du corps de l'enfant encore "sans
os" .
Les
Mo~ é
a ttenden t
l'a ppari tion
des
premleres
dents
qui
représenteront les premiers éléments de l'enfant (les os).

- 68 -
Notre
préoccupation actuelle nous 3utorise à ne pas développer ici,
ni à revenir sur les débats relatifs (1) aux nuances qu'on retrouve dans la
signification
de
l'expression
elle-même,
dès
lors
que,
qu'il s'agisse de
"rencontre"
(entre
l'enfant
qui
vient
de naître et un ancêtre-esprit) ou
d'origine
(l'enfant
qui
est
aussi
désigné
par
Buti
(bourgeon)
c'est-à-dire
apparition
saisonnière
d'un
ancêtre
mort)
l'idée
profonde
reste
la même
Du
S-i.g'ti
on
retient
que
les ancêtres familiaux,
qu'ils
soient
de
la
ligne maternelle
ou paternelle,
occupent une place capitale
dans
l'embryon
puis
dans
le
nouveau-né
encore
sous
l'emprise
du
monde
invisible.
Contentons-nous
de
répéter
que
le
rite
du
S-i.gltë:
a
pour
finali té
de
déterminer
l'ancêtre qui
revient
dans
l'enfant
et
qui,
pour
cela même doit prendre en charge le nouveau-né et définir à l'intention de
ses
parents
vivants
les
prescriptions
et
interdits
dont
l'observance
scrupuleuse sera nécessaire pour son existence terrestre. Ce
Buu-n-i.nda
("une
certaine
chose")
traduira
par
des
crises
intempestives
(cris
ou
pleurs
non
justifiés,
malaises
répétés
ou
maladies
"bizarres")
son
impatience
à
retrouver
son
identité,
c'est-à-dire
découvrir
son ancêtre
tutélaire.
Pour
les
parents,
sa
détermination aidera à savoir comment et
avec
quoi
transformer
l'être-génie
en
un
homme,
plus
précisément
en un
peti t
d' homme
"en
le
sortant
de sa sphère d'existence spirituelle pour
l'intégrer dans celle des hommes et des choses de ce monde matériel" (2).
D'une
manière
pratique,
à
travers
ce
rite,
les
s'emploieront à rechercher à travers la configuration physique de l'enfant,
ses réactions premières après sa naissance, l'analyse des rêves du père ou
surtout ceux de la mère ainsi que celle des phénomènes "extra-ordinaires"
observés peu avant la conception ou au cours de la grossesse, l'ancêtre qui
lui
ressemble
le
plus.
Le
devin
consulté
pour
plus de certitude fera le
tour des grands ou arrière-grands-parents décédés du nouveau-né, en rapport
avec
les
réactions
de
l'enfant
pendant
l'interrogatoire
pour
déterminer
l'ancêtre qui
serait
susceptible
d'être revenu.
Si ce n'est pas un frère
aîné mais prématurément décédé de cet enfant qui revient pour "leurrer" ses
parents et repartir. Les
M06ë:
pensent en effet à propos de décès répétés
1) Il
s'agissait
à
partir
d'une
approche étymologique du terme de savoir
s'il
s'agit
d'une
"rencontre"
ou
d'une
"origine"
dans
le
sens
où le
bourgeon tire son origine de l'arbre
(cf.
notre thèse 3ème cycle où la
question est traitée avec plus de détail).
2) cf. notre thèse 3ème cycle, op. cit., p. 118.

-
69 -
d'enfants
en
bas
âge
(avant
3 ans)
de
mêmes
parents,
que
c'est
le même
enfant qui "vient et repart"
(1), comme pour narguer les hommes. L' intérêt
est le même que dans le cas du
S-igJti
proprement dit,
puisqu'il s'agira
pour
les
parents
d'être avertis de ce qui les attend
pour préparer leurs
armes ou "développer leurs charmes" pour contenter l'être.
La
cérémonie
du
S-igJti
en consacrant la personnalité de l'enfant,
permettra
enfin
de
lui
attribuer
le
prénom
qui
lui
convient
le
mieux.
Celui-ci
consacre
et
résume
l' histoire
personnelle du bébé en faisant de
lui
désormais
un
individu
au
sens
philosophique
du
mot.
On
dirait
que
désormais le programme de l'enfant est connu et déterminera alors,
jusque
dans
les
moindres
détails,
l' ac tion
ou
le
comportement
des
gens a
son
endroi t.
Il s'agira de l'élever,
(
Wuub-i) et de le "respecter" dans ses
exigences
sans
pour
autant
le
contrarier
de
peur
qu'il
ne s'en retourne
d'où
il
est
venu
(2)
Les
parents
seront
d'autant
moins
excusables
que
dorénavant ils savent exactement à quoi s'en tenir et surtout quoi faire et
ce qu'il faut éviter.
Il ne s'agit pas encore de l' "humaniser" c'est-à-dire de l'éduquer.
On
le
regarde
vivre
en
lui
apportant
ce
dont
il
a
besoin
et
ce
qu'il
réclame.
L'attitude
de
l'entourage
social
à
son
égard
est
tout
aussi
ambiguë
des
égards
bienveillants
mêlés
de
craintes.
Et
cela
durera
jusqu'au sevrage.
Faute
peut-être
d'avoir
pour
l'enfant
qui
vient
de
naître,
"une
pleine compréhension",
le
S-igJti
aurait-il tout au moins l' ambi tion de le
faire
"connaître" ou plutôt "reconnaître" des adultes qui l'accueillent ?
Cette
reconnaissance
semble
néanmoins
résoudre
en
partie
le
problème
contenu
dans
l'affirmation
de
Maria
MONTESSORI
selon
laquelle
"Quand
l'humanité aura acquis une pleine compréhension de l'enfant, elle trouvera
pour lui des soins plus perfectionnés" (3). Les
M06i
diraient "des soins
plus
appropriés"
correspondant
à
la
personnalité
et
aux
exigences
spécifiques du nouvel individu.
1) Cf. A. BADINI, Thèse de 3ème cycle, op. cit.,
p. 120.
2) Au besoin,
la mère attachera une ficelle ou un anneau en bronze autour
du pied de l'enfant pour, symboliquement, le retenir dans notre monde.
3) M.
MONTESSORI,
L'enfant,
traduction
de
Georgette
J.J.
BERNARD,
édit.
Desclée, Paris 1935,
p. 18.

-
70 -
Maintenant que le "diagnostic" est posé avec le maximum de précision,
il
reste
à
administrer
au
patient,
"l'antibiotique"
spécifique
sans
amateurisme
ni
précipitation.
C'est
comme
si
l'improvisation
ici
est
interdite et le traitement doit durer 3 à 4 ans.
c) L'enfant
Moaga
et le sevrage
Avec le S"<"gJté.·
,l'être qui vient de naitre est identifié. On sait
désormais
qui
il
est.
La
dation
du nom,
ou
plus
exactement du
prénom,
procédant
de
la
première
cérémonie
d'identification
va
couronner
cette
série de cérémonies avec l'individualisation et la personnification du
Sana
Le
S..<..gJté.
comme
la
dation
du
prénom sont
les
deux aspects d'une même
préoccupation et d'un même sentiment des
Mot,é.
il n' y a pas de hasard si
celui-ci
dans
une
certaine
mesure
peut
se
comprendre
comme
une
intentionalité
imprévue
qui
se
manifeste
de
façon
surprenante
et
même
mystérieuse
pour
l' homme,
ceci
n'est
qu'une
apparence.
En
réalité,
le
principe de causalité absolue est ici
respecté,
même
si très souvent il
faut remonter jusqu'aux Dieux et aux ancêtres pour débrouiller tel ou tel
arcane aux
yeux des humains. Les ancêtres et les Dieux étant capables de
déterminer
les
causes
les
plus
profondes,
la
finalité
dernière
et
la
nécessité métaphysique de toute chose ou de tout évènement.
L'enfant n'est donc jamais le fait du hasard et relève toujours d'une
causalité connue ou connaissable.
Sans chercher ici à entrer dans des détails (1), on se contentera de
noter
que
chez
les
Mot, é.
comme
en
d'autres
sociétés
africaines
traditionnelles,
le nom et surtout le prénom qu'on donne au nouveau né, ne
sont jamais des étiquettes, des numéros impersonnels qu'on choisit selon la
beauté de la consonnance,
le petit orgueil des parents ou la marque d'un
simple souvenir
qu 1 ils voudraient immortaliser.
Ils
deviennent,
une fois
qu'ils sont déterminés avec la précision voulue,
( S..i..gJté.) une composante
intrinsèque
de
l'individu
au
même
titre
que
les
autres
composantes
physiques, métaphysiques et socio-religieuses de l'homme (2). Le prénom par
1) Pour
pl us de détails,
cf.
M.
HOLLIS
Les noms individuels chez les
Mossi,
IFAN
1966,
et
A.
BADINI
Thèse
de
3ème
cycle,
op.cit.,
p.
124-125.
2) Pour
les
Mosé,
l' homme
est
composé
de
plusieurs éléments matériels,
semi-matériels,
immatériels et sociaux dont les interactions multiples
peuvent
favoriser
ou nuire à la vie de l' indi vidu ainsi
qu'à sa vie
post-mortem.

-
71 -
exemple
jouera désormais un rôle considérable dans la vie de 1 f indi vidu.
Les
MO-6é.
pensent en effet que "nommer" c'est pouvoir ou même agir sur ce
qu'on
nomme.
Que
nommer
c'est
aussi
se
particulariser
en
affirmant
sa
personnalité
et
par
conséquent
s'exposer
et
se
livrer
socialement
et
ontologiquement à ses ennemis.
On ne prononce pas le prénom de n'importe
qui,
n'importe
quand
ou
n'importe
comment
il
faut
savoir
selon
les
circonstances
et
les
auditeurs,
ou
révéler
son
nom,
le défendre et le
mériter,
ou
au
contraire
le
cacher,
l'occulter
le
plus
rigoureusement
possible sous peine de se livrer ou de se déforcer.
Ici, nommer coincide avec connaître. Dire coincide avec agir sur. Or
l'on n'agit mieux que sur une réalité que l'on connaît mieux.
Ainsi,
le nom va représenter la première marque de l'enfant en tant
qu'individu
engagé
dans
un
milieu
social
donné,
avec
cependant
son
histoire,
son caractère et sa personnalité propre qui vont le distinguer
des
autres
hommes.
Comme
si
l'on
disait
qu'avant
d'engager
l'unité
ou
l'union, il faudrait au préalable que chacun affirmât sa particularité, sa
singularité qu'on ne manquera pas, au besoin, de faire respecter, même dans
un contexte de socialisation rigoureux.
Ceci
va
constituer,
comme
nous
le
verrons
plus
tard,
une
des
ambiguités et la complexité de l'éducation chez les
MO-6 é. •
1 Du sevrage :
Après la rupture du cordon ombilical qui liait le foetus à la mère,
suivie de l'enterrement cérémonial du placenta, ce frère jumeau de l'enfant
qui
vient
de naître 1
une
autre
rupture
non
moins
violente
l'attend
toujours.
Avec la détermination de son
S..i.glté..
et le prénom qui est un
condensé expressif de son histoire individuelle, le nourrisson bénéficiait
sans partage d'une mère entièrement gratifiante qui se consacrait corps et
âme, en tout temps et en toute circonstance, à lui, au gré de ses caprices
et de ses appels. Cette deuxième rupture aussi violente, sinon plus, que la
première c'est, sans conteste, le sevrage.
Le
Moaga
ne dispose pas d'un mot propre pour désigner le sevrage de
l'enfant.
Il utilise plutôt des expressions aux significations symboliques
très évocatrices,
Y-6..i. bù..i.m<. ou
"S..i.IÛ b..i...i.ga"

-
72 -
D'abord
"Y6..i..b.L6..<..nU."
signifie "sortir du lait",
c'est-à-dire plus
clairement
"enlever l'enfant du sein", ou encore "cesser de lui donner le
sein".
Il est retenu de cette expression la caractéristique essentielle du
sevrage
qui
est
la
fin
de l'alimentation de l'enfant
par l'allaitement
maternel.
En
effet,
progressivement
on
aura
commencé
à
administrer
au
nourrisson des bouilles dont la consistance évolue avec l'âge de l'enfant,
comme pour le préparer à ce moment nécessaire qui interviendra vers l'âge
de 3 ans. Ce souci de l'introduction d'aliment solide dans l'alimentation
de l'enfant se traduit par cette simultanéité dans le temps qui s'établit
entre
le
sevrage
et
la
dentition du nourrisson.
L'apparition des dents
marque,
dans une certaine mesure,
le début d'une indépendance alimentaire
relative de l'enfant
par
rapport à la mère. Désormais,
il pourra mâcher,
c'est-à-dire manger quelques-uns des plats des adultes.
De plus, la dentition, qu'on associe ici au sevrage, marque un moment
décisif dans l'évolution de nouvel être. Les dents en effet constituent les
premiers
"éléments
durs"
de
cette
"boule
d'eau"
qui
est
le
bébé.
En
consacrant
ainsi
une
sorte
de
changement
substantiel
dans
l'être,
l'apparition
des
dents
d'un
enfant
donne
lieu
à
une
signification
métaphysique et religieuse.
Les
M06é.
pensent par exemple, qu'elle représente un pas décisif
dans
l'humanisation
de
l'enfant qui commence ainsi à
se détacher de sa
condition
d'esprit,
de
I<..i..nkiA.ga
pour
prendre la forme
des
humains.
Son
statut ontologique change et il se réclame de moins en moins des ancêtres
du monde invisible. Une certaine démarcation va désormais s'établir entre
lui et l'ancêtre du monde surnaturel qu'il
incarne.
Au-delà du phénomène de
l'apparition des dents,
la manière avec laquelle se fera cette apparition
inquiète
les
parents de l'enfant.
Ainsi,
selon la pensée
Moaga
, quand
les
dents
commencent
par
pousser
dans
la
machoire
supérieure,
ce
qui
constitue
une
anomalie,
mieux
un
désordre,
c'est
un
porte-malheur,
un
mauvais signe soupçonné de pouvoir entraîner la mort prochaine du père si
des
rites
de
réparation
ne
sont
pas
accomplis
(1)
A l'inverse,
une
apparition normale de la dentition offre une occasion de fête.
1) La
mère
doit
par
exemple
quitter
le
domicile
conjugal
avant
que
l'enfant, en reconnaissant la figure du père ne lui sourit, car le père
en mourrait.
Un autre rite consiste pour elle d'aller séjourner en brousse toute une
journée
avec
le
bébé
sous
un
arbre
avec
comme
seule
provision
une
calebassée d'eau. A la fin de la journée, elle déverse le reste de l'eau
sur le tronc d'arbre qui devrait "mourir" à la place du père.

-
73 -
Cette
étape
dans
la
maturation
biologique
de
l'enfant
a
une
importance métaphysique et même sociale certaine : elle consacre le fait
qu'il
avance
dans
le
processus
de
son
humanisation,
qu'il
devient
une
"personne" et qu'il renonce à
repartir dans l'autre monde.
Il quitte sa
condition
"d'eau",
sa
relation
directe
avec
le
cosmos
invisible,
pour
devenir progressivement un être humain qui s'éloignera de plus en plus de
sa mère
pour devenir un être social prêt à s'insérer dans le cercle plus
grand de la famille, puis du village des vivants.
Par
le
sevrage
'I6..i...bL6-<.m<.
(1)
la
mère
cesse de nourrir le
nourrisson au sein, celui-ci étant armé, par ses dents, comme les "grands".
D'ailleurs,
elle
commençait
déjà
à
souffrir
par
moments
des
morsures
parfois
douloureuses
qu'elle
recevait
au
sein
de
la
part
de
l'enfant
"denté" au cours des succions.
L'expression
Sili b..i.....i...ga
veut
dire
"descendre
l'enfant"
et
représente la deuxième image du sevrage chez les
M06 e: • En plus du fait
qu'elle arrête de donner le sein à l'enfant, la mère cessera de le porter
au dos comme elle le faisait systématiquement jusque là.
La mère
Moaga
,
comme la plupart des femmes africaines, attache le bébé à califourchon sur
le dos ou sur les hanches avec un morceau de pagne, chaque fois qu'elle se
déplace ou que ce dernier le lui demande en pleurant. Ce qui renforce, en
la matérialisant,
l'idée qu'avant le sevrage l'enfant est "lié" à sa mère
au point où l'on a
pu dire qu'ils forment un seul et même corps, un peu
comme c'était le cas avant la naissance du bébé.
Et
S..i...fû
b..i.....i...ga
en désignant le sevrage,
marque la volonté de se
détacher de l'enfant,
de se séparer de lui, laquelle séparation sans être
complète au début ira en s'intensifiant.
Par le
Y-1~-i..nU- et surtout le
-1~ga, la symbiose initiale
existant entre l'enfant et sa mère se dissout.
L'enfant avec le sevrage
perd
une
partie
de
son
indi viduali té,
tandis
que
la
mère
par
la même
occasion, commence à manifester la sienne propre. Que ce soit avec la perte
du sein maternel, ou le dos de la mère qui symbolise la sécurité, l'enfant
1) Les
Mosé
pensent
qu'un
allaitement
prolongé au delà de la troisième
année,
habitue l'enfant à la dépendance vis-à-vis de la mère,
ce qui
aurait
pour
conséquence
de
le
gâter,
en
compliquant
davantage
son
intégration sociale.
Il aurait du mal à se faire aux autres figures de
la famille.

-
74 -
vit le sentiment réel de l'éloignement progressif entamé par la mère, en
rompant le lien privilégié qui l'unissait au
petit.
Le lien mère-enfant
entretenu par l'allaitement,
le port au dos,
la présence et la proximité
rassurante et apaisante de la mère se distend avec le sevrage. Chacun des
deux termes par lesquels le
Moaga
désigne ce stade du développement de
l'enfant, comprend bien cette idée de cassure, de rupture qui marque aussi
la fin d'un statut ontologique et l'avènement d'un nouvel être. Ici, par le
sevrage,
il
ne
s'agit
pas
de
répondre
à
la question
"Comment
agit
l'enfant à tel moment de sa croissance ?" de la préoccupation occidentale,
mais
plutôt
à
celle
de
savoir
"Qui
est
l'enfant
à
telle
étape
de
sa
maturation" ? (1)
C'est à ce moment que le sevrage va prendre toute sa dimension dans
le devenir de l'être humain et recouvrer son importance pour l'éducation.
Pour
la
mère
d'abord et rapidement,
le moment où elle commence à
refuser
le
sein
à
l'enfant
et
à
renoncer
aux
relations
exclusives
et
affecti vement
très
chargées
avec
lui
est mis d'une manière générale en
rapport
avec
la
reprise des relations conjugales de la femme après une
longue
période
de
continence
post natale.
Chez les
M06ë:
comme chez
d'autres négro-africains traditionnels, la femme qui allaite suspend sa vie
sexuelle jusqu'au sevrage, qui s'impose au plus tard quand la mère se sait
à nouveau enceinte.
(2) Il Y a ainsi comme l'indiquait si justement
ERNY
"enchaînement causal et souvent coincidence temporelle entre la rentrée en
scène du père, comme partenaire sexuel de la mère et la mise à distance de
l'enfant" (3).
Celui-ci,
plus
que
la
mère,
vit
le
sevrage
comme
une
véritable
angoisse et il est juste de parler à son sujet du "traumatisme du sevrage".
Jusque là la mère est perçue comme une nourricière de l'enfant dont
elle doit apaiser les tensions,
qu'elle doit sécuriser et à qui elle doit
donner
le goût de vi vre.
Mise à son entière dis posi tion pour satisfaire
immédiatement ses besoins et ses envies, la mère se trouve accaparée par le
nourrisson passivement.
1) P. ERNY, op. cit., p. 47 et suiv.
2) Le Moaga pense que le lait d'une femme enceinte est mauvais et pourrait
ainsi empoisonner le bébé qui continuerait à
têter.
3) P. ERNY, op. cit., p. 61.

-
75 -
Soumise à la moindre de ses exigences, elle est régie par le nouvel
être à qui elle ne devait rien refuser.
Les premiers moments de la vie de
l'enfant jusqu'au sevrage correspondent à ce que les
M06é.
appellent le
Sam Wamdé..
c'est-à-dire la "calebasse de l'étranger". C'est la période
des largesses,
sinon de la flatterie
de l'étranger à qui on s'emploie à
cacher
la
dureté
de
la
réalité
de
tous
les
jours.
On
soigne
exceptionnellement
les
plats,
on est attentif aux
besoins
de l'étranger
qu'on se dépêche de satisfaire au mieux pour lui rendre le séjour agréable.
Mais
il
arrive
que
l'étranger
veuille
s'installer.
Passé
le
temps
de
l'expectative, de l'observation et des facilités artificielles qui lui sont
faites au prix d'innombrables sacrifices, consentis d'autant plus qu'ils ne
dureront
pas
éternellement,
celui
des
réalités s'impose
inéluctable.
Et
quelles
que
soient
les
conséquences
douloureuses
qui
ne manqueront
pas
d'intervenir, le saut s'impose, nécessaire.
Le sevrage constitue en effet,
une expérience en un sens négative,
voire traumatique,
mais nécessaire pour réaliser l'intégration sociale de
l'enfant.
La mère constituait à elle seule l'environnement du nourrisson,
les
premiers mois de sa vie, dans une certaine mesure. Progressivement, n'étant
plus liée au bébé par le sein, mais plutôt occupée par les préparatifs pour
l'avènement d'un autre enfant, elle se fait peu à peu remplacer pour des
durées variables par di vers substituts
(les
fillettes plus âgées, autres
femmes de l'entourage ... ). Ainsi sur le plan strictement social, le sevrage
représente pour l'enfant le début d'une véritable agression de la part des
figures nouvelles avec lesquelles il est obligé de composer. Il se retrouve
avec des figures nombreuses d'adultes ou de semblables qui ne peuvent lui
offrir qu'un type de rapports autre que celui qu'il avait avec sa mère. A
la
place
des
rapports
affectifs
exclusifs
d'avec
la
mère,
il
doit
s'habituer à ceux fades, sans relief et quasi anonymes d'un milieu beaucoup
plus diversifié, fait sinon d'hostilité,
du moins de rivalité, de jalousie
et même d'une certaine sévérité de la part de ses frères aînés (1)
1) L'accueil que les alnes
réservent à l'enfant sevré n'est pas toujours
fait de tendresse et de bienveillance. En faisant allusion aux "corvées"
que les aînés font subir aux puînés, les Mosé disent que le "petit frère
ne rit jamais à côté des grands- frères".

-
76 -
C'est qu'on lui demande maintenant de devenir un enfant comme les
autres, sans aucun privilège spécifique, dans le milieu large des frères et
soeurs. Insensiblement il est amené à quitter la première relation à deux

prévalaient
des
éléments
relevant
de
la
nature
et de la nourriture
( WuubJuJ
pour intégrer le groupe élargi à tous les membres de la grande
famille.
Ce
groupe,
symbole
primordial
de
la
vie
sociale
donc
de
la
cul ture,
est
surtout
dominé
par
les exigences sociales et constitue le
premier porteur des interdits et autres limitations inconnues auparavant.
Déjà
il
doits' adapter
aux
prescriptions et surtout essuyer des refus,
supporter des rebuffades.
Si le sevrage plonge l'enfant dans la vie sociale, celui-ci ne fait
pas le saut dans la
joie.
Il le vit même comme une véritable angoisse.
C'est
la
fin
des
attitudes
totalement
gratifiantes
auxquelles i l était
habitué,
de
la
totale
permissivité
et
le
début
des
frustrations,
des
manques,
des
besoins
inassouvis,
et
du
respect
nécessaire
des
prescriptions.
La vie du groupe
dans laquelle i l est introduit peut-être
hostile. Elle est un lieu du partage jusque là ignoré par celui-là même qui
croyait que sa mère lui appartenait exclusivement.
Le saut sera d'autant plus difficile que le sevrage aura été retardé
pour une raison ou pour une autre (1).
En
tout
état
de cause,
l'enfant qui a maintenant des dents,
sait
marcher de façon indépendante et même parler, doit commencer à comprendre
et
à
vivre
l' inévi table
ambivalence
de
la
vie
sociale
et
accepter
de
"troquer" contre le "merveilleux uni vers narcissique" d'antan,
le domaine
des rapports interhumains. Le sevrage aurait ainsi pour effet, au delà des
aspects psychologiques, de préparer l'enfant aux "sentiments de dépendance
nécessaires à son adaptation, à un milieu social où le groupe s'impose en
tant que réalité centrale" (2).
Période
charnière
de
la
maturation
somatique
et
psychologique
de
l'enfant,
le sevrage est également un moment particulièrement sensible du
système éducatif
Moaga
. Il semble même que tout va se jouer à partir de
lui.
1) Notamment quand le bébé n'est pas en
bonne santé et s' il présente un
retard notable dans sa maturation. Il y a aussi des raisons sociales
par exemple l'absence du père peut favoriser un retard du sevrage.
2) P. ERNY, op. cit., p. 48-49-50.

-
77 -
2
Le
Yanga
ou le a<.we.nga
l'âge de l'insouciance et de
l'irresponsabilité.
----------------------------------------------------------
Le
YancVte.m
Cl) en désignant l'enfance pour les M06é:
coincide avec
toute la période qui s'étend du sevrage à la puberté de l'enfant. Tout en
renforçant
l'acheminement de l'enfant vers la "plénitude" de la personne,
il
verra celui-ci perdre en signification métaphysico-religieuse ce qu'il
gagne sur le plan social et de la morale collective, même si l'on continue
à avoir présent à l'esprit la réalité qu'il s'agit encore d'un être très
incomplet
qui
attend
beaucoup
de
ses
parents
et
de
la collectivité tout
entière.
Comme nous le verrons plus_~oin ,_ c'est une période d'intense activité
éducative
à l'adresse de l'enfant,
une
période
particulièrement délicate
dans la mesure où il est admis que l'essentiel sinon tout s'y jouera.
L'enfant, à cette étape de sa vie, est appelé
Yanga
ou
B.<.we.nga.
Strictement
synonymes
en
Moité:
ces
deux
termes
servent
à désigner
l'enfant
en
tant
qu'il
est
un
être
incomplet,
non
averti,
et
même
irresponsable.
Longtemps
après
la dation du nom et le sevrage,
la part humaine de
l'enfant reste limitée et il n'a pas encore intégré son humanité. Beaucoup
de
ses
comportements
lui
sont
dictés
de
l'extérieur
et
il ignore encore
l'essentiel des exigences et de la rigueur de la vie sociale qui l'attend.
Ainsi
Yanqa
ou
B.<.we.nqa
, désigne l'enfant de 3 à 14 ans à peu près,
dans
le
contexte
essentiellement
moral
et
social.
On
est
loin
du
bébé
( PôcVté: ,
BUg a
). On est tout aussi loin de l'homme responsable, du
Né:da.
Il
n'est
pas
responsable
de
ses
actes
tant
que
l'intervention
de
l'ancêtre-génie
est
toujours
présente
(
We.nd.
Gucü
Yanga
!)(2) et
ses "connaissances" fort réduites.
Si l'on fait toujours attention à son développement somatique, le YancVte.m
renvoie surtout à l'immaturité sociale et intellectuelle du garçonnet ou de
la fillette,
à qui il manque le
Yam
(
Yanga Ka Yam Yé:
!) (3) et dont
on doit pardonner les "écarts" de ce fait même.
1)
Yandlte.m
substantif
indiquant
l'enfance en tant que période et état
d'esprit.
2) C'est Dieu qui protège l'enfant
3) L'enfant
n'a
pas
de
Yam
le
Yam
est
une
vertu
spécifiquement
humaine,
qui est logée dans la tête et qui désigne à la fois l'intelli-
gence
réflexive
et
sociale,
la
volonté
et
le
pouvoir
de
décision,
l'esprit de discerner le bien du mal.

-
78 -
L'attitude des "grands" à son endroit sera tout autant marquée par la
même ambiguité que cache chacun des concepts
:
Yanga ou B.<:.we.nga
. Quand
le
Moaga
affirme que Yanqa Ya T-Ü.m
(1) malgré son manque de
Yam
, i l
évoque
certainement
le
sentiment
que
l'enfant
est
un
"voyant"
et
qu'il
aurait
la
vertu
de
prédire
du
fait
de
sa communion
d'avec
les
êtres du
monde
invisible.
Ceci
impose
aux
parents
une
certaine méfiance
qui
les
amène
à
prêter
une
attention
particulière
aux
actes
ou
dires
de
leur
rejeton,
d'autant
plus
que
ceux-ci
paraissent
insolites,
bizarres
et
irréguliers.
Qui
sait
s'ils
n'ont
pas
une
signification
qui
dépasse
notre
entendement
d' humain
? Il n'est
pas
toujours
aisé
de lire la pensée des
enfants.
Les
Mo~ë:
ne
seraient pas assez dupes et sont conscients de la
remarque de M.
MONTESSORI qui dénonce "l'illusion et l'orgueil de l'adulte
qui se croit le faiseur de l'enfant". (2) A la limite,
i l serait dif ficile
de
caractériser avec
précision son comportement
ils
se
retranchent
en
.
(3)
d
. ,
conséquence -devant
le
doute,
il
faut
s'abstenir
de
Juger-
errlere
l'incompréhensibilité a priori du jeune être.
~e.nga ~a manë:~ye.të: nba .
~gota tato~ë: (si l'enfant commet une faute, on ne lui tient pas rigueur) : il
n'est pas responsable, il est inconscient et insouciant, et il n'y a pas de
sanction.
Cependant,
l'enfant
n'aura
plus
jamais
les
privilèges
dont
il
jouissait pendant qu'il était bébé,
avant le sevrage, où l'on se contentait
de l'observer, de le nourrir, de l'aider à grandir et à prendre goût pour la
vie.
Déjà
l'arrachement
de
l'enfant
du
sein
de
sa mère,
s'est imposé à
l'un comme à
l'autre
de
façon
quasi catégorique.
La
nouvelle étape dans
laquelle il se trouve engagé, tout en supposant acquis un certain niveau de
développement
psychophysiologique
(dentition,
marche,
langage
notamment)
suppose
une
nouvelle attente
de
la
famille
le
concernant.
Quel que soit
l'ancêtre
réincarné
par
le
bébé
d' hier,
celui-ci apparaît aujourd' hui et
désormais,
malgré
le
poids
de cette
présence
vénérable
qu'on
n'oubliera
jamais,
comme
un
être
qu'il
importe
de
modeler,
de
diriger
"comme
un
individu qui déploiera ses qualités si l'on sait l'exiger, bref, comme une
personne qui vaudra ce que valent ses pédagogues" (4)
1) L'enfant est un fétiche,
un gris-gris,
dans le sens qu'il constitue un
"sauveur" dans certaines circonstances inattendues.
2) Marie MONTESSORI, L'enfant, p. 30.31.
3) R. DESCARTES, Le discours de la méthode.
4) S.
LALLEMAND :
"Pratiques de maternage chez les Kotokoli du Togo et les
Mossi de Haute Volta" in Journal des Africanistes, T 51, fascicule 1-2,
Paris 1981, p. 42 et ss.

-
79 -
L'enfant est une potentialité. C'est une intention et il s'agit pour
les
parents
de
l'amener
de
cet
état de
simple
puissance vers celui de·
"l'acte".
Si le
Moa.ga. semble admettre qu'il ne faut pas sevrer un enfant
qui présente une mauvaise santé ou paraît être en retard, il est tout aussi
conscient qu' "il faut battre le fer quand il est chaud". Il pense en effet
T-<" Ne.d
Jte.tn6da. mé.
ta. pa.oda.
ce qui signifie qu'on "dresse"
l'individu pendant qu'il est encore "jeune" et cette période du
Va.mdJte.ffl
représente à ses yeux le moment idéal pour les transformations et modelages
voulus ou attendus. Age de la malléabilité par excellence, il est aussi le
moment
ou
jamais.
La
prudence
et
la mesure qu'on observe à
l'égard de
l'enfant,
n'excluent
nullement
la
rigueur
et
même
une certaine rudesse
sévère de la part des éducateurs pour socialiser ce dernier.
Pour nous résumer,
pour cette étape cardinale de la vie du nouvel
être, disons seulement qu'avec le
Va.mdJte.ffl, la pâte que constitue le
Va.nga.
est prête. Du point de vue ontologique, il est un humain : dès lors que
l'acquisition
du
langage,
de
la
position
verticale
et
de
la
marche
l'éloigne
de
ses
origines
surnaturelles
tout
en
confortant
son
statut
d'humain. Il est comme les autres ! Il doit alors faire comme les autres,
avec eux, en conformité avec les attentes et les exigences des autres. Il
doit jouer un rôle, tenir une place dans et au sein de la société.
Du point de vue physique et
physiologique,
sans être fort, i l est
bien formé, avec une charpente solide et bien structurée du fait des soins
que sa mère lui apporta
plusieurs années plus tôt.
Il ne lui reste plus
qu'à acquérir des forces.
Ce qu'il réussira certainement au contact de ses
camarades du même groupe d'âge à
travers les
jeux et les menues charges
qu'on lui proposera.
L'essentiel de cette époque concerne la dimension sociale et éthique
de
l'individu
après
son
humanisation
entreprise
depuis
la
période
de
pré-sevrage
et
qui
se
poursuivra
encore
longtemps
après,
laquelle
humanisation passant
par la maturation de certains éléments et fonctions
physiologiques, le langage notamment,
il reste sa socialisation en un mot
son acculturation.
Ce
dernier
stade étant fondamental comme nous le constaterons,
on
comprend dès lors qu'il soit le champ où l'éducation au sens plein du terme
étendra toute son emprise.

-
80 -
En
tant
que
potentialité,
largement
tourné
vers
l'avenir
en
investissant grandement le présent,
l'enfant cristallise au mieux l'idée
Moaga que l'individu n'est pas; il n'existe pas, il n'est qu'un devenir.
Un
devenir
permanent
dont
on
ignore
même
le
début
primordial,
la
vie
intra-utérine
comme
la
vie
terrestre
tirant
leur
origine d'encore
plus
loin.
Le YamdJte.m
pourrait très bien correspondre à "l'âge de l' écolier"( 1)
de
6 à
14 ans· dans
la
division
faite
par
Maurice
DEBESSE,
et
serait
particulièrement
propice
à
l'acquisition
des
valeurs
que
la
société
voudrait voir se développer en lui.
Mais comment le
Moaga conçoit-il l'adolescence ? Lui réserve-t-il
une place à part,
comme le font la Psychologie ou la Sociologie modernes?
Quelles
sont
les
valeurs
qu'il
lui
rattache
et
quelles
sont
ses
significations ?
d) Le
Ra6anga, Id Pug6ada et les rites de la circoncision et
de l'excision.
De manière générale, cette étape de la vie de l'individu
Moaga
couvre
à
la
fois
"l'âge
de
l'inquiétude
pubertaire
(12-16
ans)" et "l'âge de
l'enthousiasme juvénile (16 ans et plus, 20 ans)" selon le découpage retenu
par l'auteur des "Etapes de l'éducation". Comme les
M06/i
qui ne séparent
guère
de façon
net te le moment
de la pu berté et celui de l'adolescence
proprement
dite,
Maurice
DEBESSE
affirme
qu'
"aucune
coupure ne sépare
l'adolescence juvénile de l'adolescence pubertaire" (2).
Le
Moaqa
en regroupant ces deux stades sous le vocable de la
"Jeunesse", retient comme caractéristique essentielle entre cette étape et
celle
de
l'adulte,
la
situation
de
célibataire.
Le
fait
d'être
marié,
c'est-à-dire de fonder un foyer, est le symbole de la "plénitude" de l'être
humain,
qui reconstitue ainsi l'uni té initiale que chacun des individus,
pris séparément aurait perdue. Le garçon perd sa dimension féminine, tandis
que la jeune fille
perdait son caractère mâle. Tous les deux du fait de
l'excision et de la circoncision sur lesquelles nous reviendrons plus tard.
Pour le moment, restons sur les notions de
Ra6anga
et de Pug6ada
1) Maurice
DEBESSE
Les
étapes
de
l'éducation,
PUF,
Paris
1952,
10°
édition 1980, p. 24-25.
2) M. DEBESSE, op. cit., p. 154.

-
81 -
en
tant
qu'elles
marquent
l'avènement
de "nouveaux" êtres,
sur le
plan
ontologique
et
social.
Ce
qui
aura
des
implications
certaines
dans
le
système éducatif et les pratiques éducatives.
Par
Ra-6anga
(1) le Moaga désigne l'homme physiquement accompli,
beau et rempli d'une grande aspiration à la vie, à la grandeur et disposé à
affronter
les
épreuves
les
plus
redoutables
chaque
fois
qu'il
s'agira
d'affirmer
ou
de
faire
reconnaître
sa
fulgurante
virilité.
Physiologique/ment il est indépendant et il est même suffisamment fort pour
prendre
la
place
des
parents
dans
certaines
tâches
exigeant
une
forte
musculature.
Toutefois, socialement et moralement il est loin d'être complet, même
s'il est beaucoup plus responsable et responsabilisé que le
Biw~nga
et
doit rester à l'écoute constante et attentive des parents, notamment des
"pères" : père naturel et les pères classificatoires.
A ce
stade
du
développement
de
l' indi vidu,
la
vie en groupe
(le
groupe des garçons de son âge) va jouer le rôle éducatif prépondérant et
constituera la référence constante de chacun de ses gestes, en fonction de
laquelle
on
va
le
juger.
Il
correspond
en
priorité,
aux
premiers
balbutiements de l'amour et les caractéristiques du
Ra6anqa
se confondent
souvent avec les manifestations de l'amour et des sentiments
la sexualité
et
ses
expressions
occupent
l'essentiel
de
sa
vie.
Le
Ra6and.e.~m
(jeunesse) est aussi le début de l'assimilation des règles sociales et des
vertus morales nécessaires à la vie et à l'épanouissement du groupe social.
Ce· qui
explique que tout en étant l'âge de la force et du plaisir,
le
Ra6and.e.~
reste très contraignant pour le
Ra6anga
: le groupe
d'âge juge; le groupe des adultes aussi. En conséquence, l'amour juvénile
s'entoure de beaucoup de précautions compte tenu des barrières éducatives
qui réglementent la vie sentimentale des jeunes. Ces "barrières" finissent
par réduire ses élans d'amour à des
jeux et à de l'amour
platonique ou
"collégien". C'est-à-dire que la maîtrise de soi (2) interdit aux
Ra6anga
et au
Pug6ada
de consommer charnellement leur amitié. Ainsi, "l'énergie
des pulsions sexuelles fortement contenues se convertit justement, dans les
chansons.
en
violence
verbale.
ironie.
sarcasmes de
la
part
des
filles
1) Ra6anaa : Râ (diminutif de Rawa : homme) et Sanqa (beau, fort, épanoui).
2) La maîtrise de soi dont la composante essentielle est la maîtrise de sa
sexualité
est. la
valeur
sociale
cardinale
et
la
préoccupation
fondamentale de l'éducation.

-
82
-
en réponse aux provocations,
aux brimades et aux gaucheries des garçons"
Cl)
Pour
être
plus
précis,
les
RMamba
(pluriel
de
Ra6anga ) vont sublimer leurs désirs inassouvis dans les travaux d'art, le
sport et surtout dans la danse et les chansons. Ils sont autorisés à jouer
l'amour mais non à le vivre encore.
C'est
alors que les fêtes villageoises,
les cérémonies publiques de
réjouissance ou de deuil, seront les terrains privilégiés pour les
RMamba
ainsi
que
les
jours
de
marché.
Ce
sont
en
effet
des
occasions
de
concurrence
d' habileté,
d'élégance,
de
bravoure
ou même
de
prestige,

chacun
tentera
de
conquérir
une
quelconque célébrité en même temps qu'il
attirera sur lui les doux yeux d'une jeune fille convoitée.
La formation
esthétique et
athlétique du jeune homme se fera en ce
moment
et
il
révèlera
ses
capacités
créatrices,
ses
qualités
de
grand
travailleur qui pèseront très lourdement sur ses chances de se trouver une
épouse
qui
l'affranchira définitivement
de
ce groupe
qui,
tout
agréable
qu'il soit, reste néanmoins celui d'un moment de la vie. Il faut le quitter
à un moment donné, sinon de
Ra6anga i l deviendra
RakoYl!ti. (célibataire,
chargé de sentiments très péjoratifs et socialement dévalorisés).
La
Pua6ada
serait l' équi valent féminin du
l<a6anga. Par
Pua
(Paaa
femme)
Sada
(jeune,
n'ayant
pas
encore
procréé),
les
M06i
désignent
la
jeune fille
pubère
dont
le
développement
physiologique
est
fait.
On dit
d'ailleurs
d'elle
"qu'elle est mûre" en faisant allusion au
fruit mûr d'un arbre qui attend d'être cueilli avant de pourrir.
La
Pug6ada
vivra intensément cette période,
la seule au cours 'de
laquelle elle pourra véritablement "jouer" aux sentiments,
à l'amour ;. au
cours de laquelle elle pourra vivre une jeunesse,
faite de rigueur il est
vrai,
mais aussi
de
permissivité et
d'une
relative
liberté en
attendant
d'être à
nouveau
soumise à
un
homme
et
à la famille
de
celui-ci. C'est
également
le
seul moment où elle pourra jouir en jouant,
la dimension de
l'amour
"libidinal"
qui
lui
sera
refusé
dès
le mariage,
à partir duquel
elle ne sera qu'une "génitrice". Les "barrières" sont encore plus fortes et
plus impitoyables pour elle qu'elles ne le sont pour le
Ra6anga
, e t son
adolescence
ou
sa
jeunesse de loin plus courtes.
Elle va donc s'investir
1) Oger
KABORE
: UtiLu Zam Zam
.
Essai
d'étude
éthnolinguistigue
des
chansons
enfantines Mosé de
Koupéla,
Burkina Faso
(ex Haute Volta),
2
vol.
Thèse
pour
le
Doctorat
de
3ème
cycle,
1985,
Université Sorbonne
Nouvelle, Paris III, 370 p.

-
83 -
totalement comme une étoile qui brille de tous ses feux avant de pâlir et
de tomber définitivement ! Et cela par la danse, la chanson, la coquetterie
qui se feront plus provocantes,
plus satiriques qu'elles étaient chez ses
homologues mâles.
Ainsi
on
ne
peut
pas
ne
pas
être
sensible
à
la
dominance
de
l'érotisme
et
de la sexualité dans les chansons et danses
des
Pu.g~adba
(pluriel de
Pu.g~ada ) comme pour compenser un manque réel, tandis que leur
contenu
trahit
clairement
leur
hargne
mêlée
d'admiration
pour
la
gent
masculine.
Par euphémismes ou paraboles, mais aussi par l'utilisation des
termes réels,
les jeunes filles se moquent des jeunes garçons en évoquant
leurs parties génitales, leur habillement et leurs gestes et comportements,
même si dans le fond, les "railleries et les dénigrements, loin de refléter
une situation conflictuelle véritable entre les deux sexes, tendent plutôt,
aussi
paradoxal
que
cela puisse paraître,
à les rapprocher sur le plan
sentimental"
(1). Car en dernière analyse,
les plaisanteries sexuelles et
les
obscénités,
les
jeux
sentimentaux
et
les
"provocations"
sont
des
préludes
à
des
entreprises
plus
sérieuses
pouvant
déboucher
sur
des
mariages. Mais nouS n'en sommes pas encore là, et si le
Ra~aYld.e.e.m
ou le
Pu.g~adké
(adolescence féminine)
préfigurent le mariage, il est rare
et
même
exceptionnel
que
les
amoureux
"en
jeu"
deviennent un
jour des
époux (2). Il faut éviter que le jeu devienne la réalité. Un moment capital
dans la vie de l'individu (homme ou femme) est en train de se jouer sous de
multiples aspects : physique, intellectuel, culturel, moral et social. Nous
y reviendrons, avec notamment les rites de circoncision et d'excision qui
représentent le point fondamental de ce stade.
Nous nous sommes contenté ici d'évoquer le
R~aYlga et le Pu.g~ada
en
tant
qu'ils
représentent
des
étapes,
sinon
des
statuts
socio-ontologiques des individus homme ou femme. Seules quelques allusions
sont faites
quant à leur
portée éducative.
Il en sera de même
pour les
ititiations (circoncision et excision)
pour lesquelles il s'agira ici plus
de
leurs
valeurs
socio-religieuses
que
de
leurs
aspects
éducatifs
qui
feront l'objet d'analyses ultérieures.
1) Oger KABORE, op. cit., p. 270.
2) Les Mosé acceptent rarement les mariages d'amour.
Les futurs conjoints
doivent s'ignorer jusqu'au mariage (sauf dans quelques rares exceptions)
et
c'est
un
honneur social et
religieux pour
la femme
que d'arriver
vierge au mariage.

-
84
-
De la circoncision e..t l'excision en tant que ri tes de passage
La circoncision consistant en l'ablation du prépuce de la verge du jeune
homme (15-17 ans) et l'excision qui consiste en la clitorisectomie pour la
jeune fille (12-15 ans) sont rendues en
Moité
par le même mot : Bango.
Elles marquent un moment décisif dans la vie des jeunes individus en
tant
qu'elles
annoncent
et engagent
l'avènement et l'établissement d'un
nouveau statut,
en leur conférant le
titre de "Personne",
de
Né.d.a
ou
d'homme ou de femme adultes.
Ce sera donc en tant qu'étape fondamentale de la personne humaine au
cours
de
sa
vie
sociale
et
métaphysique
que
nous analyserons ce qu'on
pourra
appeler
l'initiation
sociale
ou
rite
de
la
puberté
(1)
Elle
constitue en pays Moaga
, l'unique forme et structure de rites cérémoniels
rythmant
le
passage décisif et définitif de l'enfance
(toutes
tendances
confondues)
à
l'âge adulte.
L'intégration de l' indi vi du dans
la société
s'étant
faite
par
élargissements
successifs
de
la
naissance
jusqu'à
l'initiation.
Jusque là, en effet, et depuis la dation du nom, le sevrage, le stade
du
&we.nga, i l nous a été révélé que cet être là n'était pas une vraie
personne,
que
beaucoup
de
ses
éléments
et
configurations
sociaux,
psychologiques,
religieux et métaphysiques attendaient d'être "mûrs".
Il
était en conséquence en marge de la condition humaine proprement dite.
C'est
de

que
se
justifie la vocation
profonde de l'initiation
sociale, vaste complexe de pratiques (2) ayant pour objectif de faire subir
à
celui
qui était jusque là
&we.nga (3),
une mutation ontologique,
un
changement d'être. Les différentes opérations chirurgicales du Bango visent
à répéter le mythe
Moaga
de l'homme originel qui,
dans la plénitude de
son humanité,
se
présente sous une dualité des éléments mâle et femelle
alors que la valeur divine résiderait dans l' androgynie. Ce statut divin
était quelque peu aussi celui de l'enfant qui du fait de ses liaisons avec
les forces surnaturelles cumulait les deux genres. L'ablation du prépuce
(principe
féminin
de
l'homme)
et
celle
du
clitoris
(représentant
de
1) Il existe d'autres initiations essentiellement techniques et profession-
nelles qui ont une valeur surtout éducative de spécialisation.
2) Elles feront l'objet d'analyse détaillée plus loin.
3) Il
n' y a
pas
de distinction de
sexe à ce stade du développement de
l'individu.

-
85 -
l'organe
mâle
en
la
femme)
vont
restituer
à
l'un
et
à
l'autre
leurs
véritables conditions: celle de l'homme (mâle, viril) et celle de la femme
(donneuse de vie). L'initiation servira ainsi à définir la personnalité de
l'individu largement dominée par une identification et une appartenance de
sexe
la distinction à
base du sexe servant de critère fondamental de
l'organisation sociale et déterminant la
place,
le rôle
et le statut de
chaque individu.
Ainsi, même si, du point de vue métaphysique, ce n'est pas la puberté
ni le sexe en tant que tels qui sont sacralisés, mais plutôt la condition
humaine tout entière, la sexualité comme expression de la vie se trouvera
largement au centre des rites de l'initiation. Leur moralité dernière est,
au delà de la détermination des sexes, de parfaire chaque individu dans son
être en corrigeant le désordre, dû au mélange initial des genres, pour le
rendre
plus
apte
à
jouer
pleinement
les
rôles
dévolus à chaque membre
intégral
du
groupe
notamment
dans
le
processus
de
la
procréation
qui
demeure la valeur sociale essentielle qu'on attend de chacun des membres.
Surtout que le mélange, l'androgynie est stérile pour l'être humain.
L'expression
~n Bango
(se faire circoncire ou exciser) comprend un
sens symbolique qui va caractériser le comportement des "initiés" après la
retraite :
Bang 0
signifie aussi honte et met l'accent sur le besoin du
secret qui doit entourer certaines choses, notamment les parties génitales
qui désormais doivent être strictement enlevées de la vue de toute personne
de sexe différent (1)
La honte et surtout la nécessité de l'éviter,constituentchez les Mo~ë:
un des éléments fondamentaux de l'éducation. D'aspects et de manifestations
divers, la honte est à leurs yeux plus à craindre que la mort (2).
Les
rites
de
l'initiation
revêtent
de
nombreuses
significations
symboliques à côté de la dramatisation des mutilations ou autres marques
corporelles
tatouages et cicatrices concentriques autour du nombril et
taillage des incisives pour la jeune fille ; cicatrices sur le visage pour
le
jeune
garcon ... ,
et
fonctionnent
comme un
passeport social
pour les
relations hétérosexuelles désormais permises et conseillées avec le mariage
1) Avant l'initiation, l'habillement n'était pas imposé aux enfants. Quand
il existe, il est très sommaire et prend surtout en compte, non pas les
parties
génitales,
mais
les
conditions
climatiques.
Il
n' y a aucune
honte ni pour soi, ni pour les autres, à marcher nu.
2) "Il vaut mieux mourir que de faire l'objet de la honte", devise Moaga.
Nous y reviendrons.

-
86 -
Finalement par le Bango l'ex-enfant s'achemine vers l'état d'un être
neuf
qui
s'éloigne
progressivement
mais
résolument
de
la
nature
et
du
surnaturel. Son aspect d'école et de sanctuaire d'éducation qui parachèvera
le travail d'humanisation et surtout de socialisation et d'acculturation de
l'enfant sera étudié ultérieurement.
En
devenant
des
hommes
complets,
du
fait
de
l'initiation,
les
"circoncis" et les "excisées" auront
désormais le droit
et le devoir de
participer à la vie du groupe. Ils accèdent à l'état de responsabilité qui
représentait une des carences essentielles du
&we.nga
ou
Yanga.
Ils
acquièrent
de nouveaux droits
(notamment celui de fonder un foyer) et en
contrepartie
la
société
attend
d'eux
qu'ils
s'acquittent
de
nouvelles
obligations de tous ordres.
L' ini tiation sociale,
se présente ainsi comme une mort de l'enfance
en marquant une rupture définitive et une naissance de vie d'homme mûr à la
fois.
Le
Ra6anga qui en sort aurait ainsi traversé la dernière "épreuve"
vers sa vie d'homme responsable qu'il complètera en fondant un foyer avec
la Pug6ada
pour une procréation qui se voudrait abondante et au bénéfice
de l'épanouissement et de la pérennité du groupe social dans son ensemble.
Ils deviendront tous les deux des adultes.
e) Le
Rawa
et la Paga
: l'Adulte
Moaga.
Malgré ce qui a été dit à propos du
Ra6and.te.m
et du
Pug6ad!të: , des
imprécisions, ou plutôt des questions subsistent. Notamment celle de savoir
quelle représentation théorique ou idéelle les M06ë:
ont de ce stade de la
vie de l'individu? Quelle importance leur accordent-ils? Ont-ils une idée
précise
de ses significations et de ses exigences
? Des
réponses à ces
questions
dépendront,
à coup sûr,
les configurations de l'éducation qui
reste à inculquer aux adolescents.
En effet,
les M06ë:
reconnaissent
que cette période de la vie qui
s'étale approximativement de
12 à
20 ans est
très différente des étapes
antérieures
tant
sur
le
plan
biologique,
psychologique
que
social
et
éthico-culturel.
Sur
le
premier
plan,
l'adolescence
correspond
à
l'éveil
de
la
fonction
de
reproduction
à
travers
le
phénomène
de
la
puberté

la
sexualité
apparaît
sous
sa
forme
génitale.
On
a
pu
noter
à
ce propos

-
87
-
l'omniprésence de la sexualité libidinale et érotique dans tous les symboles
du
Ra6anga, ou du
Pug6ada. Par le terme
&. pok.o
(1) autre expression
de l'individu à .cette étape de sa vie,
le
Moaga fait référence à la force
physique de l'adolescent un peu dans le sens de la "force de l'âge". Alors
que
le
terme Ra6 anga
renvoie
plus
à
la
maturité
psychologique
qui
distingue fondamentalement l'enfance (YandJte.m) de l'adolescence.
c'est
justement à ce niveau que naît la difficulté qu'on rencontre
lorsqu'il
s'agit
de
caractériser
l'adolescence
chez
les
M06ë:
: "si
l'individualisation
accélérée
du
comportement
par
l'accentuation
des
différences suivant les sexes, les milieux et les individus" qui représente
selon l'analyse de M. DEBESSE (2), une des manifestations psychologiques de
cet "âge de l'inquiétude pubertaire" est très pertinente à leurs yeux, et
s'impose par ailleurs comme une obligation sociale à cet âge de l'homme (3)
peu de place semble être faite à la fermentation intellectuelle qui donne à
l'adolescence
sa
valeur
et
sa
force
intellectuelle
dans la psychologie
classique. Le changement ou la versatilité des intérêts et des opinions qui
fonde le goût de la discussion du jeune homme n'est pas toléré et seule la
curiosité à faible dose est admise, même pour l'adolescent. Que reste-t-il
de
son
besoin
d' exu bérance,
de
mo bili té,
de
sa
tendance à s'opposer à
l'entourage familial notamment dans une société qui voudrait tout codifier
et engager ses membres dans la répétition religieuse du
Rog~m mi~
(4)
Ceci nous a amené naturellement à nous demander s'il existe pour les
M06 ë: une adolescence véritable ou tout au moins cGmbien de temps elle peut
durer. S'ils admettent que l'adolescence prépare l'insertion de l'individu
dans
le
milieu
adulte,
par
l'assimilation
d'une
série
assez
longue
d'apprentissages
sociaux et éthiques,
ils lui refusent presque ce minimum
de "permissivité" que celle-ci semble exiger. Tout laisse à croire que si,
théoriquement, ils admettent encore quelqu'écart pour cette personnalité en
quête d'elle-même, celui-ci devrait tout au plus s'exercer dans le cadre du
jeu. Car ici plus qu'ailleurs,
l'émergence de l'instinct sexuel se heurte
1)
&. pok.o ( B-ü..ga = enfant, Pok.o
= accompli, mais sur le plan physique
essentiellement), cette expression est surtout utilisée à l'occasion des
travaux durs où ceux-ci sont conviés en raison de leur force "sauvage".
2) M. DEBESSE, op. cit., p. 126.
3) Très tôt la société Moaga s'organise autour d'une distinction rigoureuse
à partir de la différenciation des sexes.
4)
Rog~m
(naissance) mik.-<"
(trouver):
ce
qu'on
trouve
en
naissant,
c'est-à-dire la tradition.

-
88 -
immédiatement à un ensemble d'habitudes,
de règles sociales et morales qui
la
freinent
en
la
canalisant
strictement
dans
le
vaste
domaine
de
l'imaginaire,
de
la
rêverie,
des
jeux ...
Le
caractère
conflictuel
de
l'adolescence
se
trouve alors
particulièrement aiguisé.
C'est de là que
nous
vient
l'idée
d'un
"jeu conscient",
que la Société
Moaga
semble
imposer à ses "adolescents" comme seule et unique issue pour résoudre le
problème
de
la
crise du comportement adolescent.
Si le
jeu de l'enfant
n' apparaî t
comme tel
qu'aux
yeux de l' adul te,
alors qu'il est "travail"
pour lui, on semble exiger de l'adolescent qu'il joue consciemment le jeu.
Comme s'il fallait apprendre à jouer la vie avant de la vivre!
Est-ce ce jeu conscient et responsable de la vie qui caractériserait
l'adolescence
Moaga
? Et ce jeu semble se suffire à lui-même et finir
avec l'adolescence,
puisque l' adul te
qu'il
deviendra n'en gardera que le
souvenir
Si
l'adolescence
existe
en
tant
que
telle
dans
ce
système
de
représentation, il faudrait alors l'installer non pas dans la société dans
son ensemble mais seulement dans le groupe d'âge où l'adolescent est appelé
a
évoluer.
Il
représenterait
le
milieu
aseptisé

l'adolescence
s'accomplira
dans
tous
ses
aspects
avec
ses
joies
et ses
peines.
Nous
reviendrons sur la valeur éducative et pédagogique du groupe d'âge chez les
M06~ qui en font un usage particulièrement judicieux.
La
rigueur
du
contrôle
social
qui
s'exerce
sur
l'adolescent,
"apprenti de la vie",
rappelle l'image de l'artisan qui veut initier un
néophyte à son métier,
tout en refusant
de prévoir les pertes dues à la
maladresse des premiers gestes !
Après une adolescence "piégée", que sera la vie de l'adulte?
Avec la circoncision et l'excision (rites de passage), l'enfance est
"enterrée" en même
temps que le
prépuce ou le clitoris. On a aussi fini
avec
les
"jeux
sexuels
et
érotiques"
et
les
conduites
imaginaires
de
l'adolescence.
Avec
elle,
on
semble
dire "Adieu" à la personnalité mal
équilibrée et changeante,
et bonjour à la rigueur et à la responsabilité
sociale et morale de l'adulte! Avec cette fois encore un rite de passage:
le mariage
Après 20 ans pour le garçon et 17 pour la jeune fille, l'adolescence
est finie donc pour le
Moaga. L'éducation est-elle pour autant "terminée"

-
89 -
comme
l'indiquait
M.
DEBESSE
en
pensant,
i l
est
vrai,
à
l'éducation
"moderne" surtout scolaire ?
Celui-ci
disait
en
effet
que
"Le
rôle
normal
de
l'éducateur
se
termine vers la 20ème année,
dans la mesure où il est une tutelle" (1)
"Même quand ses études se poursuivent, il faut qu'à ce moment l'élève soit
habitué
à
travailler,
à
penser
et à
décider
par
lui-même".
"Eduquer,
ajoute-t-il, c'est élever. Elever l'enfant jusqu'à cet état d'homme". Toute
la difficulté est là, dans ce qu'il faut entendre par "état d' homme" dans
ses limites et ses caractéristiques! Elle persiste même avec la notion d'
"éducation
créatrice"
qui
représente
à
ses
yeux
le
stade
ultime
de
l'évolution
de
l'enfant
dans
le
sens
de
l' homme,
à
partir de laquelle
"l'élève (toujours lui
!) est capable,
s'il est soutenu dans son propre
élan, d'ajouter quelque chose de neuf au type humain actuel" ! (2) Le vague
"quelque chose" et les précautions que prend l'auteur (la multiplicité des
termes conditionnels le confirme) renforce le relativisme de son point de
vue,
la
difficulté
de
la
question
et
la
possibilité
de
débats
contradictoires. C'est ce qui apparaîtra par exemple, avec ce que pensent
les Mo-6ë:
de ce stade et surtout ce qu'ils attendent de l'âge adulte qui,
apparemment, ne sera pas encore le moment de l'éducation créatrice.
Paga
et
Rawa
après la
Pug-6ada
et le
Ra-6aYl.ga qui avaient été
rédui ts
au
jeu
de
la vie,
doivent
se retrouver
pour fonder
un foyer à
l'instar de Sophie et Emile de ROUSSEAU,
avant de se prévaloir d'être des
individus "complets".
En effet,
dans son souci mythique de l'incorporation reclproque des
sexes en tant qu'expression d'un manque vital ou d'une absence ontologique
(qui était de rigueur depuis l'initiation de la puberté) le Moaga
estime
qu'il faut le combler ou le rattraper à tout prix.
Dans le fond,
la spécification d'appartenance sexuelle de toutes les
phases
précédentes
(notamment
celle
de
l'enfance
et
de
l'adolescence)
visait
plutôt à favoriser cette insertion ultérieure indispensable qui se
matérialise dans la vocation impérieuse de l'individu à participer à l'acte
créateur,
procréateur
et
régénérateur
du
flux
social.
Dans
ce
cadre
1) M. DEBESSE, op. cit., p. 173.
2) M. DEBESSE, op. cit., p. 174-175.

-
90 -
socialement accepté bien sûr ! Le mariage, conçu comme le point de jonction
pri vilégié
entre
la
spécification
des
sexes
d'une
part
et le désir de
s'attribuer
l'autre
sexe
d'autre
part,
aura
pour
finalité
"l'accomplissement
intégral
de
la
sexualité,
condition
majeure
de
la
procréation"
et
représentera
la
marque caractéristique du
stade adulte,
aboutissement
logique
de
l' ini tiation
de
la
puberté
et
"l'enthousiasme
juvénile".
Le
MoJtê: ne
dispose
pas
à
notre
connaissance
de
concept
général
"d'adulte" en tant qu'étape comme les termes
Ra6and.e.e.m
et
Pug6adJtê:
pour
l'adolescence. Les termes
Rawa (homme) et Paga
(femme) désignant l'homme
et la femme en tant
qu'adultes avec cette dimension sociale fondamentale
qu'ils réalisent dans et par le mariage et surtout la procréation qui en
suit (1)
Mais l'inexistence possible d'un concept dans une langue induit-elle
nécessairement celle de l'idée elle-même? Ne trahit-elle pas au contraire
l'immensité d'une réalité qui se refuse à être réduite et contenue dans un
concept
en soi appauvrissant
?
Cela semble être le cas
pour le concept
"adulte" chez les M06ê:
Le
terme
/tA.o Il cL9' qui effectivement pourrait tenir lieu de concept
adulte
parce
que
commun
à
l'homme
comme
à
la
femme,
signifie
plus
exactement le courage,
la virilité active et l'endurance physique tenace
exigée de l'adulte. Il est donc loin de satisfaire pleinement.
D'abord, que retenir de l'expression ~.Wélqui n'était jamais utilisé
pendant les stades antérieurs pour désigner l'individu? Littéralement il
signifie "homme" dans le sens "d'être un homme" c'est-à-dire fort bien sûr
(la
maturation
est
jugée
complète
et
définitive)
mais,
et
surtout,
responsable de ses actes et de ses dires.
Le {\\..a.Wa.. est, ainsi, supposé
avoir passé avec succès toutes les étapes et épreuves que la nature et la
société (la culture) avaient dressées pour lui et parfois même contre lui.
Il
a
résisté
aux
difficultés
de
l'enfance
(maladies,
hostilités
des
espri ts ... ),
vaincu les résistances
du camp de l' ini tiation où il a mûri
les valeurs morales et sociales jugées indispensables par le groupe qu'il
intègre
progressivement
et
"joué
la
vie"
sans
commettre
les
erreurs
1) Nous ne parlerons pas spécialement du mariage dans ses manifestations et
significations "socio-métaphysiques" (cf. A. BADINI, thèse du 3ème cycle
op.cit.,),
par
contre
nous
y
reviendrons
sous
son
aspect
éducatif,
notamment pour la jeune mariée.

-
91
-
(1)
dangereuses
qui
auraient

lui
être fatales
tant du
point de vue
social, que physique ou physiologique. Il aura dominé la paresse physique
et l'indolence intellectuelle qui pourraient faire de lui un
Niyogo; ou
un
KtUma,
ou encore un
Munaû-ic.a (1) autant de "carapaces" souillées qui
l'auraient éloigné de tout centre de décision et surtout de toute alliance
matrimoniale.
Situations qui, en principe,
devaient être conjurées par la
vie
dans
le
groupe
d'âge,
mais
qui
dans
les
faits
et
paradoxalement
pourraient naître dans ce cadre.
En
effet,
dans
le
statut
d'adulte,
le mariage constitue la pièce
maîtresse,
l'indicatrice privilégiée.
KA...ny.uu.. ( KA...n : entrer,
Y-VU:
maison) c' est-_à.::-dire "entrer dans la maison",
par lequel le Moaga désigne
le
mariage,
est
symboliquement
très
chargé.
C'est
de
lui
que
procède
l'expression
Y-ik.anda
("celui qui est entré dans la maison"), par laquelle,
aussi,
on
désigne
l'adulte.
Pour
la
pensée
Moaqa
en effet,
la maison
symbolisant la plénitude de l'être à laquelle l' indi vidu se trouve élevé
par
le
fait
du
mariage,
caractérise aussi 11 intégration de l'adulte au
groupe social à un niveau hautement respectable. Ici, plus que de la case,
maison
personnelle
ou individuelle,
c'est de la grande maison familiale
qu'il s'agit. Ce qui renforce le sentiment d'intégration et d'appartenance
sociale de l'individu au groupe,
l'ensemble des descendants vivants de la
famille s'y trouvant.
KA...nyiJtl
signifie aussi "fonder un foyer". Foyer au sens le plus fort du
terme.
C'est
par
exemple,
après
le
mariage,
et
seulement
après,
que
l'individu peut disposer de "sa" maison,
de sa case et le couple,
de son
foyer.
La chaleur des relations humaines ainsi que celle de la procréation
y
trouvent
leur
lieu
naturel.
Rendu
ainsi
symbole
de
la
plénitude
retrouvée,
il est aussi le lieu où l'on cuit les repas. Cuire les repas,
faire des enfants procèdent chez les
comme chez d'autres ethnies
négro-africaines
de
la
même
logique
l'alimentation,
la nourriture et
l'idée
de
consommation
régénératrice.
Et
le
divorce
est
reconnu
comme
irrémédiablement
engagé
quand
le
mari
déterre
les
trois
morceaux
de
1) Pendant
la
période
de
l'adolescence,
le
jeune
garçon
peut
jouer
à
l'amour.
Le
consommer
réellement
pourrait l'exposer à la réprobation
sociale qui
lui aurait refusé
plus ou moins définitivement le statut
d'adulte
qui
est
ici
essentiellement
social
du
fait
du
mariage
consacrant en dernière analyse ce statut.
2)
Ny-<.ogo (personne mauvaise),
KuJ..ma
(paresseux),
Muna6-<.c.a
(menteur,
rapporteur)
: expressions conjuguées de la négativité morale et sociale
d'un individu.

-
92 -
cailloux constituant le foyer où l'épouse prépare le repas (1).
"Avoir
une
maison",
est
impropre
lorsqu'il
est
utilisé
pour
un
célibataire quels que soient son âge,
sa force
physique et sa situation
sociale. La maison est pensée en fonction du couple dans la mesure où seul
le ménage réalisant la plénitude de la personne humaine peut prétendre en
posséder. Aussi est-ce, après le mariage, la construction d'une case à soi
et à son épouse, au sein de la concession de la grande famille qui sera le
dernier acte symbolique de la maturité sociale et religieuse de l'homme. Ce
qui
suppose
ou
prélude
l'acte
de
procréer,
puisque
construire
c'est
enfanter et
que seuls les rapports conjugaux faits
dans une maison sont
véritablement procréateurs. (2)
Apparemment,
un
individu
ne
saurait
être
"adulte"
tout
seul.
On
devient
seulement "adulte"
pour avoir rencontré un autre individu qui a
aussi besoin de soi pour l'être à son tour. Qu'en est-il alors de la jeune
femme ?
Plus que le
Rawa
,c'est le mot
Paga
qui semble cristalliser le
mieux les attributs de l'adulte
Moaga
en cette idée que "la nature qui
impose l'alliance,
c'est-à-dire les relations sexuelles nécessaires à la
vie,
sans la déterminer pour autant,
cèdera de plus en plus le pas à la
culture qui, en se surajoutant à elle, va introduire la sexualité dans un
cadre humain socialisé".
(3) Même les parties génitales féminines changent
d'appellation selon qu'elles appartiennent à une fillette,
ou à une jeune
femme nubile, propre à procréer (4)
Le
caractère
adulte
de
la
femme
semble
ainsi
lié
à
la
capacité
procréatrice
de
cet
individu,
procréation
à
partir
de
laquelle
elle
marquera
non
seulement
sa
maturité
physiologique,
mais
surtout
son
intégration sociale. Elle deviendra un maillon capital dans la chaîne' des
vivants et même des morts par les enfants qu'elle est habilitée à porter.
1) Ce
cas
représente
un
des
rares

aucune
intervention
n'est
plus
possible pour réconcilier des conjoints en querelle ou en difficultés de
vie conjugale. Sinon dans la plupart des autres cas l'intervention par
exemple
du
forgeron
(homme
casté)
est
nécessairement
efficace
pour
sauver le "foyer". Aucun des conjoints ne pouvant refuser d'accepter son
pardon !
2) Les Mosé réprouvent les relations sexuelles anodines qui ne visent pas
intentionnellement
la
procréation,
celles-ci
sont
supposées
anodines
chaque
fois
qu'elles
ont
lieu
en
dehors
de
cadres
sociaux
bien
déterminés: la case, sur un lit ou une natte, et la nuit notamment.
3) A. BADINI, op. cit., p. 159-60.
4) Pour le sexe de la fillette encore "sans importance" le Moaga dira V ..gtti
Quant à celui "fonctionnel" de la femme mûre on dira
K.<.dé.

- 93
Le mariage et la procréation peuvent donc être admis comme la marque
du stade adulte de l'individu Moaga . La circoncision et l'excision qui le
préparent sont une exaltation de la sexualité en vue de la procréation. Ils
sont des espèces de "sacrement de la maturité". Le mariage, quant à lui,
est un élément d'intégration sociale par excellence dès lors qu'au delà des
futurs
conjoints,
il
établit
des
relations
très
fortes
entre
les
deux
Buudu
(1) dont ils sont originaires. Nous n'insisterons pas ici sur la
signification
Moaga
du mariage. Ce n'est pas à proprement parler notre
présent
propos.
Contentons nous d'ajouter
qu'il est le lieu d'une longue
série de cérémonies et de rites dont la finalité essentielle sera d'attirer
sur le couple et la société dans son ensemble, la faveur des puissances
supérieures
pour
une
vie
conjugale
fructueuse.
Beaucoup
d'enfants
qui
perpétueront
la
lignée
On
comprendra
alors
qu'il
soit
investi
d'une
mul ti tude
d' interdi ts
et
de
règles
auxquels
les
époux,
et
plus
particulièrement la jeune femme sont soumis, et pour cause ! Les individus
qui
viennent
de
se
marier
sont
censés
avoir
assimilé
ces
règles
et
interdits.
Il
reste cependant que l'importance du mariage tient enfin au
fait qu'il représente l'humanisation et la socialisation de la sexualité, à
l'opposé
de
ce
que
celle-ci
était
pendant
l'enfance
et
surtout
l'adolescence.
En
conférant
aux
individus
un
nouveau
statut,
(adulte,
membre
à
part
entière
de
la
société),
le
mariage
leur
impose
en
contrepartie
de
nouvelles
responsabilités,
des
droits
mais
aussi
des
devoirs
en
fonction
desquels
ils
continueront
leur
ascension
dans
la
pyramide des êtres de la société. Pour être des adultes,
des père et mère
de famille souvent nombreuse,
le Rawa
et la Paga
n'en sont pas moins les
Kamba
d'autres. C'est que pour les M06~
, tant que ses parents géniteurs
et
ses
parents
classificatoires
sont
encore
vivants,
l'adulte
reste
toujours un peu un enfant. Avec toutes les implications et les conséquences
qu'interpelle une telle position.
f) Le
NiQi~ma
et le statut de vieillard.
Le bout du tunnel est enfin visible. Si l'éducation, pour les
M06~
commence longtemps avant la naissance de l'individu et longtemps après la
mort
du
vieillard,
il
reste
que
celui-ci
tant
du
point
de
vue
1)
BUiLdu
c'est la famille élargie
Moaga
Elle comprend
tous
les
vivants et les morts d'une même origine en lignée paternelle.

-
94 -
biophysiologique que de la vie sur la terre marque au moins la fin d'un
épisode de l'existence. Une série de fins qui exprime fortement ici aussi,
l'ambiguité du personnage du
NA..-KA..éma
Elle se manifeste à travers le
rapport inversement
proportionnel existant entre la diminution des forces
physiques
et
l'accroissement
sans
précédent
de
ses
forces
sociales
et
religieuses.
S'il
n' y avait
pas
au-dessus
du
N,i..kA..éma
et
les
ancêtres et le
puissant
et
omniprésent
Rog-rrt-<..fû
qui
demeurent
ses
références
inconditionnelles, on pourrait affirmer qu'avec lui, les Mo~é
concevaient
la fin de l'éducation. En tout cas, le NA..kiéma rassemble en lui les valeurs
sociales qui font
de l'individu qui réussit leur entière assimilation le
prototype de l'
"homme éduqué". De l' "homme achevé", non pas dans le sens
de "fini" mais dans celui de la plénitude, celui de la "conscience de soi"
qui se réconcilie avec la "conscience pour soi" de HEGEL.
Vieillard se dit en Môré,
NA..-kiéma
NA..
radical que l'on retrouve
dans les termes Néda
et NA..n6ata (désignant respectivement une personne et
la
personne)
et du substantif
KA..éma
qui
veut dire "plus âgé",
"plus
grand"
ou
"plus
important".
Le
vieillard
serait
en
conséquence,
"la
personne la plus âgée" (du groupe) "la plus grande",
"la plus importante"
et comme on peut le remarquer,
il représente le seul stade de l'évolution
de l'individu où la notion de "personne" intervient dans l'appellation (1)
Faut-il en conclure qu r il est véritablement le seul être humain qui soit
une
personne
?
Certainement non
! Ce fait
néanmoins,
vient alourdir en
signification plus métaphysique et sociale,
la personnalité de cet homme.
Il
reste
néanmoins
curieux
que
ce
soit
au
vieillard
qu'on
accorde
l'exclusivité d'une telle appellation alors que sur le plan physique, c'est
la période de la sénescence et de la faiblesse généralisée.
La présente situation du NA..kiéma est révélatrice de la représentation
Moaga
de la vie.
Celle-ci en effet semble refuser
la courbe biologique
classique
qui
serait
ascendante
pendant
l'enfance
et
la
jeunesse
pour
atteindre son point culminant à l'âge mûr de l'adulte avant de décroître
sensiblement pour s'annuler avec
la vieillesse et la mort. L'âge le plus
avancé correspond au point le plus haut de l'homme. Ce qui nous renvoie à
la dimension sociale et métaphysique de l'homme qui est assurément celle du
1) Ni
les termes Büga ou
&we..nga; ni
ceux de Rawa
ou Paga
désignant le bébé, l'enfant, l'homme ou la femme adultes, ne contiennent
ce radical marque de l'humanité sublimée de l'homme.

-
95 -
NJ..fU.é.ma
qui
en
fait
l'
"hypertrophie
compensatrice"
de
sa
déchéance
physique.
Le vieillard
Moaga
est justement cet individu qui,
plus que
l'adulte, a réussi le compte de la vie. Après une enfance "sans problème",
une adolescence et une vie d'adulte respectueuses des idéaux de la société,
il s'est constitué une grande progéniture, a assuré la cohésion sociale par
l'éducation appropriée des générations plus jeunes et par la conduite des
cérémonies religieuses, a maintenu vivaces les rapports entre le monde des
vivants et celui des ancêtres morts auquel il attend sereinement d' être
appelé
bientôt
(1)
La
longévité
étant
la
consécration
de
la
grande
victoire de la vie contre toutes les tentatives multiformes et d'origines
diverses visant à "déforcer" l'individu et le tuer. Le statut de
NJ..fû..é.ma
est alors une conquête, un mérite.
En tant que tel, ce statut du ~~é.ma pourrait être compris Comme la
réussite dans ce "parcours du combat" que représente la vie de l'individu
Moaga
Une
réussi te
essentiellement sociale et éthique,
même si les
aspects
physiques
et
physiologiques
ont
leur
importance
à
chacun
des
niveaux du flux.
En effet,
les
M06é.
pensent aussi qu'il faut un corps sain pour y
loger une âme saine. Mieux,
une âme saine ne saurait exister que dans un
corps
lui-même
sain
On
se
rappelle
l'attention
maladive que la mère
accorde
au
développement
physique
de
son
bébé,
combien
l'enfant
puis
l'adolescent
tiennent à leur apparence et le fait que l' adul te est celui
qui a subi avec succès et stoicisme les épreuves du camp de l'initiation.
Ceci est nécessaire pour faire de lui un homme courageux, suffisamment fort
pour
travailler
à
nourrir
sa
famille
et
défendre
au besoin son groupe
contre les attaques d'où qu'elles viennent: de groupes voisins, de fauves,
des calamités naturelles ...
Sans
exiger
de
lui
la
force
musculaire
de
l'adolescent
et
de
l'adulte,
la société Moaqa tient à ce que le N-iJû..é.ma soit physiquement et
mentalement
intègre.
Physiquement
dans
la
mesure

elle
se
méfie
des
handicapés physiques (handicap moteur surtout) et n'admet pas Buud Ka6m~2),
un individu auquel manque telle ou telle partie du corps. Quelle que soit
1) Le vieillard Moaga n'est pas seulement le plus âgé de la famille. L'âge
seul ne suffit pas à ce statut. Encore faut-il "réussir" sa vie et être
reconnu
comme
tel
par
le
groupe
social
sur
la
base
de
sa pratique
quotidienne et l'exemple de probité morale ou'il aura donné à tous.
2)
&1.ud-Ka6ma
(Buudu:
famille,
clan ; Ka6ma
grand): chef de famille,
symbole
de
l'autorité
familiale
et
garant
des
valeurs
morales
et
sociales de chacun des membres du groupe.

-
96 -
l'importance de celle-ci et l'âge ou la position dans l'ordre de la famille
de
celui-là.
Mentalement
enfin,
car
il
doit
être
le
responsable,
donc
rester lucide et intellectuellement vif et alerte.
La perte de l'intégrité physique ou mentale représente d'ailleurs la
juste puni tian d'une
faute
ou d'un crime commis par l' indi vi du contre la
société ou les ancêtres par un non-respect du Rog~k~. La maladie, au-delà
d'une certaine gravité, n'étant jamais naturelle mais toujours provoquée.
Avec toutes ces qualités du
N~~ima
hissé au faîte de la pyramide
humaine,
on est naturellement enclin à penser qu'à travers lui se réalise
l'homme idéal bien éduqué. Et que l'éducation Moaga,
non seulement aurait
une fin, mais qu'elle était vraiment finie avec le vieillard.
Encore faudrait-il dire avec précision quand et où commence la vie de
l' indi vidu
Moaga
et,
partant,

et
quand
on
pourrait
faire
commencer
l'éducation!
La
philosophie
classique
et
même
les
sciences
exactes
nous
ont
habitués à admettre que quelque chose qui n'a pas de début ne saurait non
plus avoir une fin! Et que c'est une aporie que de trouver par où commence
un cercle ! Or,
nous avons vu que les M06i
ont une conception cyclique du
cosmos et de la vie et que toute leur existence est organisée autour de l'idée
d'un retour cyclique des choses, même si pour eux, "pierre qui roule amasse
mousse" (1).
Le bébé qui vient de naître et le vieillard qui attend de mourir sont
les deux maillons essentiels qui maintiennent liés le monde du soleil des
vivants
et
celui
invisible
des
ancêtres.
Cette
place
commune
qu'ils
occupent
dans
la
chaîne,
le
phyllum
familial
fonde
socialement
et
métaphysiquement aussi la similitude qui existe entre eux. Sans oublier que
là également le physique est présent,
le vieillard ayant perdu ses dents
que le bébé n'a pas encore!
L'éducation est une intention. Elle est projet. Elle est donc idéale
. et idéelle.
Perfectionniste dans sa définition,
elle est conçue pour un
homme idéal dans une société elle-même envisagée, idéellement, parfaite.
1) Le symbole retenu pour cette idée c'est la quenouille qui voit sa taille
grossir au fur
et à mesure que la fileuse la f ai t
tourner. L' indi vidu
également acquiert toujours
un "petit quelque chose" de plus à chaque
étape de sa vie.

-
97 -
C'est ce que l'on peut appeler la "Philosophie de l'éducation" ou les
"Rêveries d'un visionnaire sur l'éducation" (1); la Pédagogie étant quant à
elle l'art ou la science, ou les deux à la fois, de faire entrer cet idéal
dans
un
individu
qui
perdra
à
la
fin
son
individualité.
Et
son
individualisme
aussi
dans
le
cas
précis
des
traditionnels
par
exemple.
En effet,
que reste-t-il de cette !léducation créatrice" que l'auteur
des Etapes de l'éducation a considérée comme la fin de 1 r éducation ? On
pourrait
élargir
la
question
en
se
demandant
quelle
pourrait
être
la
réalité d'une "éducation créatrice" dans une société où la référence fidèle
au
passé
est
la
valeur
absolue
et

les
éléments
nouveaux
propres à
promouvoir
un
changement
sont
suspectés
et
sont
d'ailleurs
le
fait
d'individus "marginaux",
presque de "déviants" ? Les uns comme les autres
illustrant de la manière la plus éclatante l'échec de l'action éducative.
1) L'Emile de J.J. ROUSSEAU.

-
98 -
I I I
D e l a
CON CEP T ION
M0 A GAd e
L ' E DUC A T ION
à
1 a
PRA T l QUE
E DUC A T IVE

-
99 -
,
M
r:
bd
b"
.
~d (~)
A propos de 1 éducation, le
oaga dit
.0 Wu
a ~ga ta na.wa y~ ne a
Certes,
cette vocation de l'éducation est universelle. Ce serait même un
truisme que de l'évoquer si le terme Né.da
(personne, ou homme au sens du
social humain) n'était pas en soi toute une philosophie (2). Nous avons vu
à quelles valeurs essentielles renvoie le concept de Né.da
avec les autres
Ne.d.L~"f11.,; &uzJucilem et
&utfUna. qui en renforcent la signification et
fixent les qualités recherchées à travers l'acte d'éducation.
L'homme Moaga est optimiste. Gai, expressif et même expansif, il a un
goût pour la vie et il aime vivre à un point tel qu'il refuse d'admettre la
mort-anéantissement prévoyant pour cela, une vie post-mortem calquée sur la
vie au soleil qui la commande (3). Son optimisme réside dans la confiance
absolue
qu'il
a
de
réussir
sa
vie
sous
l'autorité et la bienveillance
protectrice des ancêtres et
de leur code
RogrtifU. qui lui servent de
remparts de sécurité: chaque fois qu'au fond de lui-même et au regard des
autres,
il
se
sent
en
accord
respectueux avec
eux
(les ancêtres et la
tradition),
il
jouit
d'une
quiétude
et
d'une
paix
intérieures
qui
le
rendent en quelque sorte invulnérable.
Attentif à son honneur et à sa dignité (&utk~diem ) qui passent par
ceux du groupe
tout entier,
qu 1 il se fait
l' héroique devoir de défendre
"comme la
prunelle de ses
yeux" à tous les moments de sa vie (4), et en
toute circonstance, il doit être un grand travailleur.
Valeur
suprême,
le
travail,
retenu
comme
la
clef
du
succès,
est
présent ou exigé à toutes les étapes de la vie de l'individu et le "jeu" de
l'enfant Moaga est producteur de bien: il doit produire en jouant ou jouer
à
produire
(5)
Une forme
de travail
parfaitement définie et acceptée
échoit au vieillard ou à la vieille femme que la faiblesse physique éloigne
progressivement
de
certaines
autres
tâches.
La femme ne connaît
pas de
"congés de maternité" et l'endurance au travail déterminera pour une large
part la chance pour le jeune homme d'avoir une femme,
tandis que la jeune
épouse qui ne
sait pas cuisiner,
filer
le coton ou entretenir son champ
1) "On éduque un enfant avec le projet qu'il devienne un homme".
2) cf. ch. I.
3) La représentation Moaga de la mort.
4) L'honneur
et
le
patriotisme
sont
deux
des
toutes
premières
préoccupations de l'éducation Moaga.
5) Ce qui rappelle PLATON : La meilleure éducation est "celle qui réussira
le mieux à mener l'âme de l'enfant,
tandis qu'il s'amuse, à l'amour de
la profession où devenu homme, il devra exceller eu égard à ce qui est
la vertu propre de cette profession". (Les LOIS; livre l, 641 a)

- 100 -
personnel risque la répudiation qui couvrira de honte
toute sa famille.
Peut-être plus qu'ailleurs, le travail ici, est véritablement libérateur.
Il fonde non seulement l'autonomie et la force du groupe, partant celles de
l'individu,
mais
aussi
il
est
vital,
par
rapport
à
une
nature
particulièrement hostile et ingrate. Des cas de famines consécutives à de
longues périodes de sécheresse jalonnent l' histoire du
Mogho
et le fait
d'avoir
son
grenier
vide
représente
une
des
causes
essentielles
des
suicides masculins chez les
MO-6 é-
On comprend alors que la paresse soit considérée par eux comme le
"mal" dont procèdent tous les autres défauts que la morale sociale réprouve
au
plus haut
point
le mensonge,
la délation,
la couardise ou lâcheté,
l'envie,
la
jalousie,
le vol. ..
la honte. Les
MO-6é-.
disent qu'
"il vaut
mieux mourir de faim s'il faut mentir pour vivre" et que "la mort vaut
(l)
mieux que la honte"
Le &utlUdte.m en tant qu'objectif a réaliser chez
chaque
individu
en
fonction
de son statut,
de son sexe et
de son rôle
social s'en trouve ainsi résumé.
Définir
l'homme
idéal
dans,
ou
pour,
une
société
idéale
n'est
assurément pas facile.
Il est d'autant plus méritoire dans le sens où sans
théorie
claire
et
perspicace
il
n' y
a
point
de
pratique
efficace.
La
théorie a donc une valeur, en tant qu'elle est une intention, une vocation,
un
sens
en
fonction
duquel
il
conviendrait
d'organiser
l'action.
L'on
choisi t
mieux le meilleur chemin quand l'on sait avec
précision où l'on
doit
aller.
Mais,
ni
la
théorie,
ni
la
vocation
ni
l'intention
ne
contiennent en elles-mêmes son importance : elles ont besoin effectivement
que la pratique vienne les attester.
En
matière
d'éducation
en
particulier,
la
détermination
théorique
claire de ce que l'on veut faire d'un homme ne signifie pas qu'on réussira
effectivement
à
le
"façonner"
pour qu'il entre dans le
"moule" qui lui
préexiste.
Justement
parce qu'il s'agit de l' homme ! La "liberté" qui le
caractérise par rapport à tous les autres êtres a fait dire par KANT, que
l'éducation n'est pas une connaissance, mais seulement un art.(2) Mais ce
n'est pas le lieu de nous attarder ici sur ce propos.
1) Nous
reviendrons
sur
ce
point
et
notamment
sur
la
honte
en
tant
qu'élément d'éducation.
2) E.
KANT : Réflexions sur l'éducation, Traduction Introduction et notes
7
par A. PHILONENKO, J. VRIN, Paris 3ème édit. 1980.

- 101 -
Ce
passage
de
l'idéal
à
réaliser
(qu'il
importe
beaucoup
de
connaître)
(1) à la "fabrication" du produit va représenter la complexité
même de l'
"art d'éduquer". Et plus qu'au niveau de la Théorie Générale de
l'Education,
ou
plus
précisément
ce
qu'il
est
convenu
d'appeler
la
Philosophie de l'Education, où l'on retrouve généralement les mêmes grands
idéaux de l'humanité, c'est dans la pratique éducative que les peuples et
les
sociétés
divergent
les
uns
des
autres.
C'est

que
se
joue
et
s'éprouve le génie particulier de chaque culture en relation étroite avec
un certain nombre de réalités qui la déterminent tout en déterminant les
formes
et
les
moyens
de
ses actions
réalités
physiques,
historiques,
sociopolitiques, économiques ... etc.
Pour le cas précis des
M06i du ~~na Fa6o. , l'on sait désormais
quel sens ils donnent à la vie humaine et à l'homme lui-même. L'on connaît
tout autant les étapes de la vie de l'individu dont l'éducation doit tenir
compte, et à peu près ce qu'on attend de lui à chacun des moments forts de
son existence. En un mot, l'on connaît son projet d'homme.
Il
nous
reste
a
présent
à
définir
la
"Philosophie
Moaga
de
l'Education!! pour ensuite tenter d'en déterminer "les objectifs!!.
A) De la PHILOSOPHIE MOAGA de l'EDUCATION
Plus
que
de
l'existence
ou
non
de
la
matière
ou
de
l'esprit,
la
controverse
philosophique
a,
de
tous
temps,
porté
plutôt
sur
la
préexistence de l'une ou l'autre: de la matière ou de l'Idée, laquelle est
essentielle,
laquelle
est
le
principe,
laquelle
détermine
et
oriente
l'autre 7 ...
Depuis,
on
a
pris
l'habitude
de
ranger
les
différentes
pensées
philosophiques en courant "matérialiste!! et en courant "idéaliste" selon la
réponse
que
l'une
ou
l'autre
aurait
donnée
à
ces
questions.
Mais
on
s'habitue également a dépasser ce dualisme et cette dichotomie catégoriques
qui ne semblent plus, du reste, résister aux faits ou même à l'histoire. La
question tombe d'ailleurs au niveau de l' !!aporie!! de PLATON et fait penser
1) !!C' est
un
noble
idéal que le projet d'une théorie de l'éducation et
quand
bien
même
nous
ne
serions
pas
en
état
de le réaliser,
il ne
saurait être nuisible. On ne doit pas tenir l'Idée pour chimérique et la
rejeter
comme
un
beau
rêve,
même
si
des
obstacles
s'opposent
à
sa
réalisation!!. KANT, op. ciL, p. 75.

- 102 -
à celle de savoir lequel entre l'oeuf et la poule est premier! Heureuse-
ment car sinon,
où classerait-on
l'animisme
qu'on
pourrait considérer
comme le courant de pensée de l'Afrique Noire traditionnelle par exemple ~
Pourrait-on
le
faire
relever
raisonnablement
du
Matérialisme
ou
de
l'Idéalisme?
Evoquer ce problème, pour notre propos du moment, n'est fortuit qu'en
apparence. En réalité,
plus qu'à propos de toute autre question, celle de
l'éducation exige qu'on en ait une idée claire. L'éducation, en effet, en
tant que
préoccupation humaine fondamentale est particulièrement sensible
parce que tributaire de l'orientation philosophique qu'on aurait adoptée.
C'est,
par exemple, dans une telle perspective que la Philosophie du
XVIIIe siècle n'a pas été celle des "lumières" seulement en politique. Elle
a été aussi révolutionnaire en ce qui concerne l'éducation et sa position
aura été profondément nourrie par l'attitude qu'elle a adoptée vis-à-vis de
la nature,
de la vie humaine, de sa destinée ... de l'homme qu'elle tire de
la nuit de la métaphysique où ils étaient enfouis.
Intériorisant
les résultats tout aussi
spectaculaires des sciences
physiques et biologiques et les acquis qui en découlaient sur le plan des
mentalités,
elle aurait tenté de donner une base matérielle,
pour ne pas
dire
naturelle,
à
l'homme
en
faisant
de
l'esprit
lui-même
une
donnée
naturelle
pour
ce
dernier.
Bien
sûr,
ce
n'est
pas
seulement
ce
"naturalisme"
de
sa
pensée
philosophique
qui
aurait
déterminé
sa
philosophie de l'éducation.
L'on sait à ce propos qu'il faudrait ajouter
son idéal "individualiste" et rappeler que pour l' Aufklarung,
"la nature"
signifie
surtout
"quelque
chose
d'antithétique
à
l'organisation sociale
existante" (1). Donner à la "nature" la première place revenait pour lui à
remplacer un ordre social artificiel,
corrompu par l'Eglise et la Noblesse
par un nouveau et meilleur royaume de l'humanité. Il n'en demeure pas moins
qu'un
tel
objectif
sociopolitique
(cosmopolitisme ... )
a
trouvé
sa
base
théorique dans la nouvelle lecture que l' "Encyclopédie" faisait de l'homme
par rapport à la nature.
J.:.l.Le a la
première
affirmé que la différence
entre
l'homme
et
l'animal
n'était
pas
une
différence
de
nature
mais
seulement de degré
Entendons degré de perfection,
d'assimilation et de
maîtrise
d'éléments
qui,
originairement,
seraient
communs
à
l'un
et
à
1) John DEWEY, op. cit., p. 118.

- 103 -
l'autre.
Avec cette conséquence directe,
que
le rôle de
l'éducation est
décisif et déterminant dans l'humanité de l'homme, à travers l'apparition
et le perfectionnement des valeurs
qui
lui paraissaient
!~~~:~~~:s:
l'intelligence, le langage et la sociabilité qu'elle seule permettrait. On
dirait que pour eux, "l'éducation crée l'homme" (1).
La position de la pensée
Moaga sur la question de savoir s'il existe
ou non une nature humaine préétablie et immuable, autre formulation de la
même question, est comme nous l'avons vu, tout au moins ambiguë: mi-figue
mi-raisin,
l' homme a,
à la fois,
une origine qui
lui
préexiste dont il
portera des stigmates toute sa vie durant (même si leur importance variera
au rythme de sa progression dans la socia bili té) et un pro jet à réaliser
s'il veut vraiment être un homme. Il est à la fois un être et un devenir.
La difficulté de la question ne s'est pas manifestée seulement pour
les
M06é.
• On la retrouve avec la même force tant chez PLATON que chez
KANT. Elle est également présente dans la représentation qu'ils ont eue de
l'éducation.
L'ambiguité
de
la
philosophie
Moaga
de
l'homme,
va,
naturellement, entraîner
celle de sa Philosophie de l'Education marquée par
la confusion qui s'était déjà manifestée au niveau des rôle et importance
de l'éducation dans l'avènement de l'homme.
a - "L'homme ne
naît pas homme, il le devient"
La confusion, ou l'ambiguité de la pensée Moaga
relative à l'existence
ou non d'une nature humaine se révèle dès la conception qu'on se fait de
l'enfant
dans
cette
société
(Que
ce
soit
à
propos
du S~g~é..
ou
des
différents termes métaphoriques par lesquels on désigne cet être, il est
très malaisé d'y voir clair).
L'idée
qu'on
se
fait
de
la grossesse
(pour laquelle l'action des
forces
surnaturelles
est
déterminante)
ainsi
que
du
placenta
a
l'accouchement, le rite de la détermination du S-<:.g~é. de l'enfant et toutes
les attitudes sociales qu'on observe à son endroit,
tout conduit à penser
que
l'être
qui
vient
de naître n'est pas un "petit homme",
ni même le
"petit de l'homme",
ni enfin,
un homme. C'est un "être autre",
différent
1) M.
DEBESSE
affirme
plutôt
"L'éducation
ne
crée
pas
l' homme,
elle
l'aide à se créer".

- 104 -
des
hommes
et
cela à
plusieurs
égards
: sur le plan physique,
comme sur
le
plan
social,
psychologique
et métaphysique,
il se distingue nettement
des hommes; il est "mou", ne parle pas, n'a pas de dents, ne marche pas ...
etc.
Plus
proche
des
esprits
dont
il
est
le
rejeton,
ni
son
aspect
physique,
ni
ses
comportements
et
ses
voeux
ne
rappellent
ceux de
ses
parents.
Comme
le K.<..nlUnga
i l est capricieux,
imprévisible,
difficile à
satisfaire,
un
hors-la-loi dont i l faut à
tout prix respecter les désirs
sans jamais le contrarier.
Nous avons vu combien le
WubJU. à cet âge se
faisait essentiellement dans l'expectative, la mère condamnée à observer le
nouvel être et à se mettre à sa disposition pour répondre à la moindre de
ses doléances ! Le bébé pleure-t-il souvent sans raison apparente? Il sait
ce qu'il
veut,
c'est nous les humains qui l'ignorons,
alors on court,
on
..,
change
la
composition
du Yamdé: (1),
on
fait
des
sacrifices
à
son ancêtre
tutélaire, ou l'on évoque son nom à son oreille (berceuse)
! Vient-il à être
malade
?
Il
faut
chercher
tout
de
suite
les
causes
quelle faute
son
imprudente mère
a
pu
commettre,
au
risque
de
voir
l'être-génie
retourner
d'où i l était venu
Tou t
se passe en effet comme si cet être n'étai t
pas
comme
les autres.
Il est du reste plus
proche du monde des esprits que de
celui de ses parents, et personne n'ose aller contre sa volonté.
Même
s'il
n'est
pas
une
table
rase,
ce
qui
suppose
qu'il
a
une
histoire,
une
identité,
une
personnalité
qui
exige
qu'on
la
respecte,
l'enfant
n'est
pas
un
homme.
C'est
un
étranger
Sana
qui
peut
être
difficile
et
même
encombrant
parce
que
plus
puissant
que
ses
hôtes
humains. C'est un être, intrinsèque, ayant sa personnalité propre(2).
Une des différences qui distingue la conception Moaga de l'enfant et
celle
des
"naturalistes"
du
XVIIIe
siècle,
proviendrait du fait que pour
les M06é:
cet
être
qui
n'est
pas
un homme n'en est pas pour autant un
pseudo,
ou
sous-homme,
comme
cela
apparaît
chez
les
seconds.
Bien
au
contraire, ce statut de l'enfant qui n'est pas homme serait ontologiquement
supérieur à celui de l'homme. Ce qui signifie que la nature pré-humaine de
l'enfant
n'est
pas
nécessairement
"mauvaise"
ni
plus imparfaite,
ni plus
1) Yamdé:
: lavement. Le
Bugo chef de terre de Souly (village à 5 km au N.
de Ouahigouya) nous confiait que si le Yamdé convient à l'enfant, il ne
pleure pas. Sinon il pleure et il faut changer.
2) Ce qui ne manque pas de rappeler J.J. ROUSSEAU,
dans l'Emile.

- 105 -
détestable.
En d'autres termes,
le fait que l'homme ne naisse pas homme ne
détermine
pas
pour les
M06 é.
ce qu'il détermine pour les Philosophes des
Lumières
à
savoir
le
rôle
déterminant
et
largement
positif
de
l'éducation. Bien au contraire! Celle-ci doit se mettre pendant des années
à
l'écoute
respectueuse
et
attentive
de
cet
être
qui
n'est
nullement
complexé
de
son
état.
D'où
l'idée
que
nous
évoquions tantôt à
propos du
paradoxe de l'éducation à cette étape là de la vie de l'individu, on dirait
que
c'est
plutôt
le
bébé
qui
éduque
la
mère, si
l'on
retient
l'idée
qu'éduquer te' est
orienter,
guider,
aider
à...
Le
bébé,
de
par
ses
comportements
(pleurs,
rires ... )
impose
des
conduites à
la
maman
et
lui
intime les comportements à adopter à son égard.
En devenant
par
le
fait de l'éducation ultérieure un homme,
est-il alors
évident que l'être aura gagné? Les Philosophes du XVIIIe S. répondront oui
alors que les
M06é..
s'abstiendront. Pour eux, il semble plus juste de dire~
~l'homme ne
naît pas
humain,
il
le
devient,q sans
que
le
qualificatif
"humain"
ne
soit
axio10giquement
déterminé.
A la limite même on pourrait
dire
que
pour
les
M06 é. .,
on
ne
naît pas homme.
A la naissance,
le bébé
n'est
pas
un
homme,
il est
un
être,
même
un
"inconnu",
un
étrange,
un
étranger
qu'il
faut
chercher à
identifier.
Le S-tglté.
et la dation du nom.
servent
à
identifier
l'être
inconnu
qui
ne
devient
pas
pour autant
un
homme.
Au contraire,
il est identifié en tant qu'
"esprit" qu'on hésitera
encore
des années
durant
à
assimiler à
l' homme.
Dt où
l'idée qu'en toute
rigueur
de termes il n' y a pas d'éducation à cet âge.
Ce qui ne signifie
pas pour autant que les M06é.
adoptent une position rousseauiste quand ils
limitent
leurs
interventions
dans
la
vie
du
nouvel
être
:
Deux
raisons
différentes aboutissant comme par hasard à des attitudes similaires. Il ne
s'agit pas pour eux de "laisser mûrir l'enfant dans l'enfance" mais plutôt
de
laisser
mûrir
ou
évoluer
un
être
qu'on
ne maîtrise
pas
faute
de
le
connaître,
faute
de le dominer parce qu'il serait plus fort que soi!
Si
l'enfant est un "roi" (le placenta, son double jumelaire étant appelé Naba)
qui impose vénération et respect sinon crainte, c'est qu'il les dépasse de
par
l' espri t
qui
s'est incarné en lui.
Il faut au contraire "ruser" avec
lui pour l'amener par le biais du plaisir qu'on fait miroiter à ses yeux,
pour
que
l'esprit
accepte
de
prendre
la
configuration
de
l' homme avant
qu'on
ne
parle
d'éducation.
C'est
ce
qui
explique
l'assimilation
de

- 106 -
l'éducation à cet âge du bébé,
à l'acte de flatterie,
de ruse et comme
l'élevage
ou
plutôt
le
dressage
d'un
animal
suppose
l'introduction
d ',éléments heureux pour lui qu'on associerait à la conduite qu'on veut lui
faire adopter.
La
dimension
métaphysique
de
la
conception
Moaga de
l'éducation
du
nourrisson
telle
qu'elle
apparaît
repose
néanmoins
sur
une
réalité
matérielle très significative. En effet, l'éducation telle qu'on la conçoit
couramment, pourrait-elle s'appliquer à un enfant avant l'acquisition par
celui-ci
d'un
certain
nombre
de
valeurs
minimales
mais fondamentales
notamment du langage et de la marche,
que l'on pourrait retenir comme les
premières
marques
de
l'humanité
d'un
être
?
Avant, l'éducation
n'est
qu'élevage,
gavage
alimentation,
et le bébé ne se distingue guère de
l'animal,
sauf
qu'il
est
plus
fragile,
plus
vulnérable,
plus longtemps
dépendant d'autrui, de la mère en particulier.
Les . MO-6ë: seraient d'accord pour admettre que "l'enfance a des manières
de voir. de penser. de sentir qui lui sont propres; rien n'est moins sensé
que d' Y vouloir substituer les nôtres" (1) même si, au fond, il ne s'agit
pas pour eux de respecter l'innocence de l'enfant,
ni même de "l'enfance"
en
tant
que période de la vie.
L'enfant,
pour eux,
est un être à part
entière, dont on n'est pas sûr qu'il veuille devenir un homme ni un humain.
Il n'est pas "innocence" et "l'éducation" consisterait à l'arracher par la
ruse
à
ses
origines
spirituelles
aux
chaînes
"qui
le tiennent lié aux
K.<.m.6 ë: " (2 )
Ne
s'agit-il
pas
ici
de
"l'éducation
par
la
nature"
que
revendique'
ROUSSEAU pour les premières années d'Emile et pendant lesquelles la mère ne
serait
qu'une
nourricière
alors
que
l'image
du
père
autoritaire
est
totalement absente ? En tout cas, les
MO-6ë: ne parlent guère d'éducation
avant
que
le
bébé ne soit sevré,
c'est-à-dire avant
que celui-ci n'ait
renoncé à son statut d'esprit pour celui de l' homme dont il présente les
premiers éléments irréfutables. L'homme ne naît pas homme. Il choisit de le
devenir.
Une
fois
homme,
l'éducation va le rendre humain.
Et le WubtrJ..
cherche à l'y aider.
1) J.J. ROUSSEAU, op. cit., Livre II.
2)
KÂ..m-6 é.
: espri t des ancêtres morts.

-
107 -
Faut-il
en
conclure
que
le
Moaga minimise
ou
réduit
la
valeur
de
l'éducation
dans
l'avènement
d'un
homme
? Assurément
oui
pour le
petit
enfant pour qui., il n'est
pas prévu un acte de l'adulte qui
puisse être
décisif dans le devenir de l'individu. Il n'y a pas d'homme a priori, et le
fait
de
se
servir
d' hommes
pour
exister ne garantit guère,
en soi,
le
statut
d'homme.
Ce
qui
est
très
intelligible
pour
une
société

la
mortali té
infantile
est
souvent
élevée,

les
femmes
donnent
parfois
naissance à des monstres, où enfin il ne suffit point d'enfanter pour avoir
des
enfants
et
être
éducateur
La
fonction
éducative
des
parents
n'intervient qu'à partir du moment où leur rejeton aurait passé le cap de
la
petite enfance.
Quand une
femme Moaga
devient mère,
la bénédiction
qu'on prononce lors de la cérémonie de la dation du nom est : W~nna Q~ ~d
bôlé. tum
( 1 )
Toutefois, si l'enfant du
Moaga est une "chose" (Biimdu) avec toute la
charge
d' impersonnali té
qui
caractérise
le mystérieux,
l' esprit,
il est
loin d'être "l'animal" tel que le considère KANT. C'est de cette idée qu'il
a
du
petit
de
l' homme
qui
aurait
conduit
l'auteur
de
"Réflexions
sur
l'Education" à
préconiser très tôt l'intervention de la discipline de la
part des adultes pour empêcher que 1 'homme,
qui serait une potentialité,
une disposition "naturelle" de cet être, "soit détourné de sa destination,
celle de l' humani té, par ses penchants animaux". (2) Sur ce point, KANT se
distingue à la fois
de ROUSSEAU et des
Moo é.
mais à partir de registres
extrêmement
différents.
Au
regard
du
premier,
la
"nature"
de
l'enfant
serait une réalité négative ~is-à-vis de l'humanité, alors que l'auteur de
l'Emile trouvait que "tout est bon sortant des mains de la nature", et par
rapport aux seconds, il n'est guère évident que le petit de l'homme avant
son
"humanisation"
soit
ontologiquement
inférieur
à
l'homme.
Il
est
simplement
"autre"
sinon
qu'il
s'agit
d'un
autre
qui
nous
dépasse.
Naturellement leurs perceptions de l'éducation à la première enfance vont
tout autant se distinguer les unes des autres. Par la discipline, l'enfant
qui est moins qu'un homme,
puisqu'il est animal tout en étant plus démuni
que ce dernier,
doit subir un minimum de dirigisme rude si l'on veut qu'il
perde de son "animalité", de sa "sauvagerie" pour devenir un homme. C'est
dans cette perspective, car il est fondamental de retenir le fait important
1) Que Dieu fasse
que nous puissions l'appeler pour l'envoyer (faire des
commissions) !
2) KANT, op. cit.

- 108 -
que
l'enfant est le seul
des animaux à
pouvoir devenir un homme,
qu'il
retient,
en
plus
de
la
nourriture,
les
soins
comme
nécessaires
au
nourrisson : "on entend par soins les précautions que prennent les parents
pour
éviter
que
les
enfants
ne
fassent
un
usage
nuisible
de
leurs
forces,,(l) .
A ce
niveau
KANT
ne
s'éloigne
pas
de
ROUSSEAU.
Celui-ci
prévoyait aussi pour la nourrice,
d'éloigner de la portée de l'enfant les
objets
qui
pourraient
lui nuire.
Mais KANT se distingue de celui qu'il
reconnaît
comme
son
"maître"
en
la
matière,
justement
à
propos
de
la
discipline,
même
s'il
s'empresse
de
dire
qu'il
s'agit
de
la
dimension
négative de l'éducation. La discipline serait une éducation négative mais
nécessaire
"C'est
l'acte
par
lequel
on
dépouille
l'homme
de
son
animalité" avant qu'il ne soit apte à recevoir l' "Instruction" qui serait
"la partie posi ti ve de l'éducation" (2). ROUSSEAU ne
reconnâ'h pas moins, a
fortiori,
la nécessité d'envisager
l'éducation de manière progressive en
respectant l'évolution de l'enfant. S'il est considéré par certains milieux
comme le précurseur de la Psychologie génétique, ce n'est certainement ni
fortuit
ni
arbitraire.
C'est
plutôt
sur
le
moment
opportun
de
l'intervention des adultes et sur son contenu qu'il y a divergence.
Les M06~
paraissent à ce sujet,
plus proches de ROUSSEAU que de KANT.
Le sens et les limites qu'ils imposent au Wuubni et à l'action de la mère
faite d'observation et de respect,
rappellent la célèbre "éducation par la
nature" .
Le
Wubni
semble
même
plus
précautionneux
que
son
homologue
rousseauiste du fait
qu rau-delà
d'une éducation par la nature il s'agit
plutôt
"
d'une éducation par le caprice et la ruse",
car l'enfant est ici
moins
vulnérable
et
moins
vierge
qu'il
ne
l'est

et
plus que de le
laisser faire,
il convient surtout de lui faire plaisir,
de le convaincre
d'accepter un nouveau statut!
Pour le Moaga en effet, la conception qu'on a de l'homme ne fonctionnera
qu'à "retardement", qu'à partir du moment où l'enfant s'engagera à devenir
un homme. Avant ce choix, aucune disposition propre à l'homme ne fonctionne
pour lui.
1) KANT, op. cit.
2) idem.

- 109 -
Enfin peut-on dans toute la rigueur du concept, parler d'éducation quand
"l'éducateur"
se
trouve
contraint
de
respecter
la
"trajectoire"
et
le
programme
défini
par
celui-là
même
qu'on
est
censé
éduquer
?
Or c'est
exactement sous cette forme qu'apparaît l'ambiguité de l'éducation
Moaga
à cet âge de l'enfant
Wub-<' &ü.g a
n'est rien d'autre que le nourrir, le
soigner, prendre "soin" de lui et le regarder, mieux le contempler évoluer.
On
est
loin
de
penser
au
Gutogo
encore
moins
au
IG<..bUgu
qui
n'interviendront
que plus
tard en tant qu'ils sont des activités qui ne
s'adressent qu'aux hommes,
exclusion faite des animaux et de tout ce qui
n'est pas humain.
Mais
tout
de
suite
après
le
sevrage,
limite
définitive
entre
l'être-esprit et l'enfant "petit homme",
et parfois même un peu avant (1),
les
Mosé
vont
rejoindre
KANT
au
sujet
justement
de
la
"discipline"
présentée par ce dernier,
comme le degré zéro de l'éducation. Et peut-être
seraient-ils plus rigoureux !
b)
"
Raogo dem6da ta keté ma~a
" (2)
Avant
de
revenir
sur
le
concept
de
"discipline"
qui hante la quasi
totalité
des
discours théoriques sur l'éducation quant à
son efficacité
pédagogique
ou
du
niveau
à
partir
duquel
il
faut
l'appliquer
ou
la
condamner
définitivement,
il
paraît
utile,
pour
mieux
le
comprendre
à
l'intérieur du système
Moaga, de revenir un peu sur le sevrage. Jusque là,
le
nourrisson
Moaga, comme la plupart des autres enfants de cet âge,
vivait dans un véritable monde paradisiaque où rien ne lui manquait et où
il recevait presqu'immédiatement ce qu'il demandait. Il profitait ainsi des
pratiques qu'on estimait liées à sa survie. Contact étroit de la mère et de
son rejeton,
allaitement à
la demande,
présence affective et permanente,
autant d'éléments qui font de la période pré-sevrage celle de la sécurité,
de la satisfaction ... de la plénitude pour le nouvel être.
1) Un peu pour préparer l'enfant au sevrage, la mère ne manque pas à partir
de
la
1ère
année
de
le
socialiser
avec
délicatesse
toutefois
les
berceuses sont des
prescriptions chantées que le bébé entend avant de
comprendre plus tard, et on associe progressivement au lait maternel des
aliments des adultes.
2) "On redresse le morceau de bois pendant qu'il est encore "frais", c'est
_à-dire frèle et humide". Après c'est difficile, sinon il se casse.

- 110 -
Par rapport à
la réalité matérielle et sociale,
il ne serait donc pas
exagéré de dire que l'enfant vivait dans un monde à part,
dans un milieu
"aseptisé", "faux", qu'on a d'autant plus de courage de maintenir dans son
artifice
qu'on
le
sait· limité
dans
le
temps
cette
vie
asociale,
pré-culturelle
a
une
fin
qu'on
attend
du
reste
avec
une
appréhension
quelque peu semblable à celle qui précédait l'accouchement.
"Artificiel", ce monde clos et "paradisiaque" de la petite enfance est
surtout présent dans le discours social masculin. En réalité il s'inscrit
en faux contre le contiii~uméducatif effectivement pratiqué chez les
M06é.
et se présente plutôt comme un véritable compromis entre les besoins réels
ou symboliques du jeune être et les activités ordinaires des personnes qui
le prennent en charge.
Un compromis qui n'est pas inconditionnellement à
l'avantage
du
nourrisson.
En
effet,
très
tôt
et
au - delà
du
discours,
l'enfant Moaga
d'avant le sevrage, vit à côté de sa satisfaction, avec une
fréquence
progressive
des
frustrations
que
lui
impose
l'adulte,
en
l'occurrence
la
mère,
soit
par
nécessité soit
par exigence des normes.
Celle-ci continue d'exécuter les tâches essentielles qui relèvent d'elle,
et
que
personne
ne
remplirait
a
sa
place,
même
si
elle
fait
l'effort
supplémentaire pour garder son bébé avec elle. Comme le note si justement
Suzanne
LALLEMAND
"La conciliation
du
maternage
et
la maintenance d'un
labeur
utile
à
la
subsistance
(
du
groupe
tout
entier
)
modèlent
étroitement
la
prime
éducation
dans
sa
durée
globale
et
son
découpage
quotidien"
(1)
Ce
qui
résume
fort
bien
l'idée
que
le
maternage
dont
profite
et
abuse
le
bébé
n'est
pas
une
réalité
isolée,
ni
même qu'il
assujettit
tout à lui-même.
La vie sociale se poursuit
au-delà
de lui.
Mieux,
les
pratiques
liées
à
sa
survie
cohabitent
avec
les
visées
intégratives assorties de procédés pédagogiques spécifiques de la société
vis-à-vis
de lui,
même si elles ne se manifestent de façon systématique
qu'après le sevrage.
Celui-ci,
du reste,
se
passe sans trop de
problème
pour l'enfant.
La
rupture
est
moins
violente
et
brusque
qu'on
le
dit
souvent,
et
la
préparation qui s'étale sur plusieurs mois contribue à en atténuer le choc
1) S. LALLEMAND : "Pratiques de maternage chez les Kotokoli du Togo et les
Mossi
de Haute-Vol ta",
in Journal des Africanistes T 51 F-1-2,
Paris
1981.

- 111 -
psychologique.
L'alimentation
di versifiée
à
laquelle
on
l'aura préparé,
l'acquisition de la marche qui élargit sonchamp de référence et le cercle
de ses mouv~ments, la présence des autres enfants et le visage de la mère
qui ne le quitte véritablement jamais, rendent le passage du statut de bébé
à celui d'enfant, naturel et souvent même inaperçu .·Très tôt par exemple,
l'enfant
Moa.ga. est soumis à ce que S. LALLEMAND a appelé "la dispersion du
maternage"
au nom de
laquelle le groupe relaye
la mère ou se substitue
carrément à elle aux côtés de son bébé et pour les soins dont celui-ci a
besoin. Les tantes,
les vieilles femmes,
les jeunes filles,
soeurs ainées
du bébé sont autant de "mères" pour lui et progressivement il s' habitue à
la multiplicité et à la diversité des figures familières, qui le préparent
à accueillir le groupe social tout entier. Ce qui va atténuer l'effet de
l'éloignement progressif de la mère,
constituant essentiel du processus du
sevrage.
Comme l'on peut s'en rendre compte, ce ne sont pas les aspects psycholo-
giques ou psychanalytiques du sevrage qui nous intéressent ici. L'objet de
notre propos nous autorise donc à ne pas nous y attarder outre mesure (1).
Le sevrage, au-delà de la représentation métaphysique que les
M06i ont
de lui, nous intéresse surtout en tant qu'il est une étape majeure vers la
socialisation de l'enfant. On peut alors se demander quelle peut en être la
fonction,
quel
but
on
poursuit
et
comment
on
le conduit pour réaliser
l'objectif fondamental. Car toutes les manifestations ambivalentes qu'on y
découvre,
relèvent du souci commun qui est d'insérer le plus précocement
possible les jeunes individus à la communauté adulte.
Les M06i
pensent en effet qu'un sevrage trop tardif peut conduire à des
déficiences
intellectuelles
chez
l'enfant
ou
faire
de
lui
un
enfant
"pourri" (B<..pon6l1.i ), autant de dispositions qui agiraient négativement sur
les
transformations
sociales
qu'on
s'attend
à
le
voir
intérioriser
au
mieux. Il existe un ensemble de normes morales et religieuses qui distingue
éventuellement
le
"bon"
du
"mauvais"
bébé
la
mère
efficace
de
la
1) Des auteurs célèbres,
d'origines disciplinaires diverses ont abordé le
problème sous ces points de vue et ont avancé des thèses différentes,
parfois
même
contradictoires
cf.
par
ex.
P.
ERNY
Aspects
de
l'univers affectif de l'enfant congolais; les premiers pas dans la vie
de l'enfant d'Afrique Noire (naissance et première enfance, etc ... )
M.T.
KNAPEN
(L'enfant
mukongo),
M.C.
ORTIGUES
(Oedipe
africain),
G.ROHEIM (Psychanalyse et Anthropologie), S. LALLEMAND, etc ...

- 112 -
génitrice incapable. Et parmi ces normes, celles relatives au sevrage sont
considérables sinon déterminantes: les contraintes dans l'éducation
Moaaa
sont déjà perceptibles.
Avec le sevrage,
le nourrisson perd le bénéfice du statut fort dont il
jouissait jusque là du fait de ses attaches avec le monde invisible. Cette
image
valorisante
d'un
être
en
contact
privilégié
avec
les
forces
surnaturelles qui régissent l'Univers humain ayant conduit les ascendants à
adopter
des
pratiques
de
maternage
très
positives
qui
recommandent
de
satisfaire
immédiatement
le
mystérieux
être
pour
lui
éviter
toute
contrariété.
Le langage,
la marche (donc la position debout) et les dents sont les
éléments
"matériels"
de
la
rupture
entre
l'enfant
et
les
ancêtres.
L'ancêtre tutélaire qui se serait incarné dans le nouvel être, continuera à
être
présent dans la vie de l'individu qui aura en lui potentiellement,
l'essentiel des valeurs positives qui avaient jadis,
justifié et légitimé
son statut d'ancêtre. Mais socialement, la rupture entre eux est consommée,
(le ~9~é vit en veilleuse, il n'est évoqué que dans certains cas graves)
et
l'éducation
qu'il
recevra
pourrait
très
bien
être
comprise
comme
l'ensemble
des
efforts déployés
pour concrétiser ou réaliser,
au niveau
ontologique et individuel,
les qualités de l'ancêtre défunt en ce
jeune
individu.
L'importance
de
l'enjeu
commandera
la
rigueur
avec
laquelle
on
va
désormais "cerner" le petit de l' homme : quel que soit l'ancêtre réincarné
en
l'enfant,
celui-ci
apparaît,
malgré
le
poids
de
cette
présence
vénérable,
comme un être qu 1 il importe de modeler,
de diriger,
comme un
individu qui déploiera ses qualités si l'on sait l'exiger. Bref, comme le
note PLATON, une personne qui vaudra ce que valent ses "pédagogues".
1 - D'abord au sujet de la propreté:
L'image qu'on se fait du nourrisson contraste avec les idées relatives à
l'enfant
surtout
sevré
(1)
Celles-ci
empruntent
tour
à
tour
ou
simultanément la forme de soins corporels qu'il peut juger désagréables ou
de délais temporels imposés à ses réclamations. Si pour ce dernier cas, les
1) Le
bébé a une existence incertaine. Elle ne peut être assurée que par
les
marques
d' amour,
la
célérité
avec
laquelle
on
évite
son
mécontentement,
la
vigilance
avec
laquelle on satisfait ses besoins.
Sinon
le
petit
être
retourne
chez
les
puissances
invisibles
avec
lesquelles il communique encore.

- 113 -
MO-6é font peu montre de dirigisme par exemple en matière d'alimentation,
par
contre
"chez les
MO-6 é.
on ne
badine
pas avec
les fèces"
( 1)
c'est
précisément au sujet de la propreté que la rigueur de l'éducation commence
à se manifester.
Si
le
Yamdé
(lavement par voie orale mais surtout anale) comme nous
1 t avons
vu,
joue
un
rôle
important
dans
la
vie
du
bébé
du point de vue
alimentaire
et
médical,
tout
cela
dominé
par une perception métaphysique
des choses (choix des plantes ou herbes à utiliser),
il cristallise aussi
la
volonté
de
la
mère
de
contrôler
ou
de
régenter
la
défécation
de
l'enfant,
en
partie
pour
elle-même
(en
circonscrivant
ainsi
les
dégâts
ménagers), en partie aussi pour ce dernier qui doit apprendre à utiliser le
milieu
ambiant.
Concernant
la
défécation
enfantine,
la mère
Moa,qa
fait
ainsi
preuve
d'exigence
à un âge qui pourrait paraître trop précoce pour
certaines
théories.
Les
lavements,
qu'ils
soient
préventifs
ou curatifs,
contribuent à
imposer
à l'enfant une certaine périodicité et surtout un
apprentissage
postural
et
une
appréciation
des
lieux
propices
ou non a
l'exécution de cette fonction naturelle. L'enfant apprend alors très vite à
adopter des comportements, en attendant de pouvoir parler, qui rappellent à
sa nourrice son besoin de déféquer,
ce qui permet à celle-ci de le placer
sur la calebasse destinée à cet usage,
ou s'il peut marcher, lui indiquer

il
peut et doi t
se retirer.
Très vi te aussi des menaces ver baIes.
des
réprimandes
et même des taloches viennent corriger l'enfant récalcitrant.
SeuIl' enfant
"pourri" défèque n'importe où et les MO-6é
estiment que la
maîtrise de la défécation doit être assurée vers l'âge de 2 ans.
Sinon, au-delà, le bébé est "malade" et c'est encore au Yamdé qu'on fera
appel,
un
de
ses
objectifs étant
de
maintenir
l'enfant
en
bonne
santé.
Hormis
ses
vertus
médicinales
et
nutritives,
le
Yamdé exprime ce souci
d'insérer,
peut-être
précocement,
le
jeune
individu
dans
la
vie
de
la
communauté. Il est alors indéniable que le dressage vésico-sphynctérien est
perçu
comme
un
des
premiers
préalables
à
cause
de
la
propreté
qu'il
installe.
En
formant
l'enfant
sevré
à
contrôler
ses
besoins
(notamment
celui de déféquer) à choisir les lieux où les satisfaire, on le prépare en
même temps à comprendre que la vie sociale est un vaste tissu de compromis
dans
lequel d'ailleurs "les petits" seront souvent "perdants"
: compromis
1) S. LALLEMAND, op. cit., p. 49.

- 114 -
entre ses besoins et les activités ordinaires des personnes qui le prennent
en charge (par exemple les activités économiques ; la sexualité de la mère
qui
lui imposera la rivalité du père ... etc). Eloigné spontanément de sa
mère de nouveau enceinte,
il doit désormais composer,
non seulement avec
les autres figures qui viennent relayer à ses côtés la mère "absente", mais
aussi et surtout avec les autres enfants.
En général tout se passe bien
pour lui (jeux,
promenades en bande ... ) et ses camarades de jeu l'aideront
d'ailleurs
par
leurs
moqueries,
à
accepter
sa
nouvelle
situation
et
à
devenir en quelque sorte "l' ini tiateur" de son propre sevrage en rejetant
de lui-même le sein maternel pour éviter les railleries des autres.
L'apprentissage
de
la
propreté
(on
ne
peut
valablement
distinguer
propreté et ordre) n'est en fait qu'un élément de l'apprentissage des lois
qui
régissent
la
vie
du
groupe.
Première
des
exigences
sociales
(la
propreté s'apprécie par rapport aux autres),
elle prépare l'avènement de
bien d'autres non moins contraignantes.
2 - La maîtrise du langage humain
L'usage du langage, au niveau très élémentaire toutefois, coincide avec
le sevrage qu'il précède quelque peu. Ce langage humain va achever la perte
de facto de la relation privilégiée de l'enfant avec les esprits, ce qui va
rendre possible les interventions "humanisantes" des adultes à son niveau.
Sans exiger de lui à cet "âge de l'innocence" d'avoir la maîtrise de la
parole sociale, l'entourage plus âgé du ~~nga va être néanmoins attentif
à tout ce que celui-ci pourra dire,
d'autant plus que "l'enfant apprend à
parler en insultant" (1). Il semble d'ailleurs admis que c'est par les mots
jugés obscènes,
triviaux ou injurieux qu'on apprend à parler une langue.
Alors on le corrige et on le bat même,
pour lui apprendre à ne pas dire
certaines choses à certaines personnes. A ne pas injurier les aînés et a
fortiori les parents. A ce stade, c'est à la compagnie du garçonnet ou de
la fillette qu'il échoit de le "former", ce qui se passe souvent par les
coups
ou
les
moqueries
qui
ont
dans
ce
milieu
une
valeur
pédagogique
considérablement efficace.
Ainsi comme on peut l'observer,
la discipline de l'évacuation et celle
du langage humain constituent les éléments primordiaux de l'éthique
Moaga.
1) D'après les "Vieux" de Souly (février 1983).

- 115 -
Elles représentent en effet,
la voie royale donnant accès à la vie sociale
de l'individu. Ce processus d'humanisation ou de socialisation de l'enfant,
contraste fortement avec le passé récent qui était le sien. D'où la forte
charge de frustrations qui caractérise la prime éducation chez les Mo~~
pour
l'enfant,
depuis
le
sevrage.
Elle
ne
perdra
jamais
de
vue
les
objectifs à long terme qu'elle se fixe:
sociabilité,
savoir-vivre,
prise
de conscience de soi par rapport aux autres (frères,
parents,
famille ... )
jusqu'à la maîtrise de soi et de ses émotions qui transparaissent déjà dans
l'apprentissage de la propreté et l'éducation verbale.
S'il est certainement exagéré de voir dans ce "dirigisme" précoce une
volonté particulière de mal trai ter ses enfants,
il convient cependant de
dire que le Moaga attribue un rôle positif, formateur aux techniques les
plus désagréablement reçues par l'enfant. Pour lui "un bébé que l'on brime
est
un
individu
que
l'on
façonne
bien"
(1)
Ce
qui
révèle
la
vertu
pédagogique que le système voit en la discipline.
c) La discipline dans le système éducatif moaga
Les
pleurs
d'un
enfant
n'émeuvent
nullement
l'adulte
Moaga
. Cette
dureté de coeur apparente n'est
que l'expression du principe sacro-saint
que la faiblesse sentimentale des parents,
notamment de la mère à l'égard
de leur rejeton ne peut que contribuer à faire de celui-ci un "râté", un
NA..yogo (2) dont les racines se situent justement dans la tendre enfance.
C'est
le
moment
idéal
pour
introduire
chez
l'enfant
les
meilleures
habitudes
sinon
il
sera
trop
tard.
Et
cela
sans
faiblesse
sans
sentimentalisme ni fausse
pitié. "Il ne versera que des larmes et non du
sang !" dit-on à une mère qui s'attriste du fait qu'un adulte ou un frère
aîné
a
frappé
son
enfant
pour
le
corriger.
Ici
aussi
on
croit
que
l'
"habitude est une seconde nature". Une fois qu'elle s'installe,
il est
difficile
de
la
chasser
M-tniga pa ba~da ~obayé.
(3)
Mais
aux
qualités
de
"dresseur"
s'ajoute
aussi
la
rigueur
dans
la
contrainte,
1) Cité par S. LALLEMAND, op. cit., p. 50.
2) .U[yogo = un vaurien sur le plan social. Sur le plan physique, les Mo~~
diront =
Bono~oba.
3)
M-tniga
(habitude)
Paba~da
(n'abandonne
pas)
. Sobayé.
(la
personne qu'elle habite.).

- 116 -
"
contrainte nécessaire à "ce dernier arrivé dans la hiérarchie des vivants"
qui doit très tôt faire l'apprentissage des lois du groupe dans lequel il
est désormais condamné à vivre.
Le proverbe Raogo Jte.m6da me: ta flue: ma6a par
le
terme
Ma..6a· (humide)
fait
évidemment
référence
à
l'âge
à
partir
duquel
il
convient
de
commencer
l'éducation
comprise
ici
comme
un
"redressement",
une
"correction"
on
dirait pour une faute commise antérieurement. Il ne s'agit pas, bien entendu,.
de s'attaquer au passé de l'enfant dans sa relation avec les esprits. Mais
plutôt de cette phase ambivalente du pré-sevrage caractérisée, comme on l'a
vue,
par une trop grande permissivité, un laisser-aller, et qui comme tel,
exprimait
une
situation
qui
contraste
absolument
avec
la
société
des
humains. L'image que les M06e:
ont de l'enfant n'est pas toujours positive.
Si l'on aime les enfants et élève le natalisme au niveau d'un principe de
vie, devant un enfant socialement raté, le Moaga regrette d'avoir enfanté:
"Si
l'on
pouvait
ravaler
ce
dont
on
a
accouché
!"
soupire
une
mère
désespérée devant les mauvaises conduites de son rejeton. Bien sûr on n'est
pas encore à l'âge où l'enfant peut avoir des responsabilités sociales qui
trahiraient sa "mauvaise éducation". Mais c'est dès maintenant qu'il faut
être vigilant.
Le
deuxième
aspect
très important du
proverbe sus-cité apparaît dans
l'expression Raogo Jte.m6da me: (on redresse le bâton). Elle révèle un double
symbolisme
qu'il
serait
intéressant
d'interroger,
au
regard
de
notre
propos.
Que
l'enfant
jeune
soit
assimilé
à
un
morceau
de
bois
n'a
rien de
véritablement
significatif
et il n'est
pas nécessaire de chercher autre
chose derrière cette image,
sinon qu'elle
pourrait rappeler que l'enfant
est
un
"surgeon", une
"branche"
de
l'
"arbre
généalogique".
Il
reste
cependant que le morceau de bois, quelque dur qu'il soit, peut se briser si
un minimum de soins et de précautions ne commandent son maniement. Il est
particulièrement
prudent de le manipuler pendant qu'il est encore "frais"
et "tendre" et susceptible ainsi de prendre les formes qu'on voudrait lui
imposer sans le casser (1)
D'où cette idée du savoir-faire, de la prudence
1) Notons
que
l'artisanat
Moaga
a les morceaux de
bois,
comme matière
premlere
courante.
Il
entre
dans
la
confection
des outils aratoires
(houe, daba,
pioche ... ) des armes (arcs, lances ... ) dans les ustensiles
de cuisine et le mobilier (chaises, lits ... ). Et l'on travaille ce bois
d'autant mieux qu'il est encore frais, donc malléable.

- 117 -
du
"dresseur"
(Re.m6ë:
signifie
en
Mo/të: dresser)
qui
lui
impose
dans
l'utilisation qu'il fait de la discipline de compter avec l'âge de l'enfant
et de faire un jaugeage judicieux de la sévérité et de la douceur.
Nous
savons
combien
l'utilisation d'une discipline rigoureuse alimente
les débats houleux et passionnés entre les "Pédagogues" et aide parfois à
distinguer
une
école
pédagogique
d'une
autre.
Ils concernent
tantôt
les
formes
que
doit
prendre cette
attitude,
tantôt son
efficacité éducative,
tantôt enfin le relativisme de sa valeur par rapport à la personnalité de
l'être contre qui elle s'exerce. Sans que pour autant il soit aisé de les
comprendre toujours. Par exemple, PLATON adopte par rapport à la discipline
contraignante
une
position
des
plus
ambiguës
s'il
affirme
que
la
dialectique
qui
résume
"l'étude
théorique
des
sciences"
aurait
"la
propriété d'amener
ce qu'il
Y a
de meilleur dans l'âme à monter vers la
contemplation de ce qu'il Y a de plus excellent dans la réalité" i l ajoute
"
en
évitant
de
donner
à
l'enseignement
l'aspect
d'une
contrainte
d'étude"
car
" ... dans
l'âme en revanche (par opposition au corps) aucune
étude forcée ne s'établit de façon permanente".
Soit. Mais l'auteur de la
République
(livre
VII),
fait
une
distinction
implicite dans l'attitude à
adopter
selon
qu'elle
vise
le
corps
ou
l'âme,
distinction
que
l'on
est
tenté
d'élargir
au
ni veau
de
celle
que
les
Mo.oë: établissent entre le
~e.nga et le
Rawa (adulte). PLATON est tout aussi conscient qu'on ne se
défait
pas
facilement
de
ses
habitudes
et
que
"chassez
le
naturel,
il
revient au galop".
C'est alors qu 1 à
propos des hommes de la "caverne" qui
symboliseraient fort
bien le
Wanga des Mosé, il note que "la connaissance
ne sera pas tout
de suite,
immédiatement et de
bon gré acceptée
par le
sujet" et qu'il faudra en conséquence "qu'on le tire par force de là où il
est,
tout au long de la rocailleuse montée, de son escarpement et qu'on ne
le lâche pas avant de l'avoir tiré dehors, à la lumière du soleiL .. " Cl)
Comme on peut le constater celui qu'on peut,
à juste titre, considérer
comme un des plus grands penseurs de la Pédagogie,
partant de la nature de
l'enfant comme de tout individu qu'on veut éloigner d'un statut antérieur
déprécié
pour
un
autre
supposé
plus
noble
(éducation
au
sens
large))
n'exclut pas la discipline contraignante. Et même s'il définit la meilleure
éducation
comme
étant
"celle
qui
réussira
le
mieux
à
mener
l'âme
de
1) PLATON,
République
Livre
VII
(le mythe de la caverne)
(c'est nous qui
soulignons !).

- 118 -
l'enfant tandis qu'il s'amuse, à l'amour de la profession où devenu homme,
il
devra
exceller
eu
égard
à
ce
qui
est
la
vertu
propre
de
cette
profession" et il n'exclut point que "l'art d'élever" peut se faire par la
contrainte ou par le bon vouloir, mais souvent ajouterait-on par les deux à
la
fois.
Comme - pour
tout
dire - i l
définit
dans
Les
Lois
(ou
de
la
législation)
l'éducation comme
"la
discipline
réglée
des plaisirs et des
peines" (1).
C'est
plus
exactement,
nous
semble-t-il,
dans
le
dosage
entre
la
"contrainte" et "le bon vouloir" ainsi qu'au niveau où elle doit intervenir
que
se
situerait
la
controverse
quant
à
la
validité
pédagogique
de
la
discipline.
Mais
non dans
le
principe
lui-même.
KANT est
autrement
plus
catégorique surtout au niveau de la première enfance.
En effet,
pour
l'auteur
de Réflexions sur l'Education ou du Traité de
Pédagogie (3) la discipline est tellement nécessaire à l'éducation qu'elle
se confond souvent avec elle.
C'est le "moment négatif" mais nécessaire de
l'éducation
au
cours
duquel
précisément
"L'enfant
est
contraint
de
se
défaire
de
sa
sauvagerie
naturelle
en
se
soumettant
à des règles
de
comportement ou de conduite ... ". C'est donc par et grâce à la discipline,
"la soumission aux prescriptions de la raison"
(les
M06 ë:
diraient
: "la
soumission aux
prescriptions du RogrrU../U...") qu'on amènera le jeune être à
dominer
ses
penchants
frustes
et
grossiers
pour
s'orienter
vers
sa
destination : devenir un homme.
Peut-être
objectera-t-on
que
discipline ne signifie pas nécessairement
contrainte.
Peut-être
peut-on s'ingénier a
faire
une
hiérarchisation des
contraintes
et
distinguer
par
exemple
la
contrainte
physique
de
la
contrainte sociale ou morale
Le problème est certes réel.
Et la forme de la contrainte peut évoluer
avec
les
différents
degrés
de
la
socialisation
de
l'enfant.
Mais
en
attendant
que
"l'animal"
développe
en
soi
"l' humanité",
KANT
préconise
"d'avoir très tôt recours à la discipline" car s'il n'en est pas ainsi, il
sera par la suite très difficile de transformer l'homme qui aura tendance à
sui vre
ses caprices.
Nous
nous
retrouvons de plain-pied dans la pensée Moaga
telle qu'elle est exprimée dans le proverbe ci-dessus. KANT et les M06ë: se
1) PLATON: Les lois (ou de la législation) l 641 c.
2) PLATON: op. cit., Livre II 652 b.
3) E.
KANT
: Traité de Pédagogie,
le titre donné par la traduction de J.
BARNI
à la même oeuvre
(Introduction et Notes par Pierre-José ABOUT),
Hachette classiques 1981.

- 119 -
rejoignent tout autant lorsque le premier note avec une certaine force de
conviction qu'il ne sert à rien pour l'enfant d'être pendant sa jeunesse
protégé
par
"une
excessive
tendresse
maternelle"
car
plus
tard
il
retrouvera comme un implacable anathème, les résistances et les rigueurs de
la réalité sociale,
alors qu'il n'aura pas été préparé à les affronter.
L'échec dans les "affaires du monde" devient alors inéluctable!
(1)
Pour les
M06e: ,Ne:da gunda me:
2t
Fa 6a pa fUbU b-U..ga a kan !j-t ne:da !je:
Et pour la plupart des cas, tout se joue très tôt dans la vie de l'enfant:
l'éducation ne serait possible que si elle commençait par obtenir de l'être
à éduquer "une obéissance passive". C'est ce que les Ma6e:, entendent par
"l'enfant qui accepte" (B..ü.ga 6è.n 6akde:) c'est-à-dire qui obéit. Ils pensent
effectivement
qu'une
fois
ce
préalable
réalisé,
tous
les
espoirs
sont
permis,
de même que toutes les autres "déficiences" éventuelles peuvent se
trouver surmontées.
La discipline-contrainte ne conduit-elle
pas à réduire l'éducation au
simple dressage lorsqu'elle s'applique à un être incapable d'en comprendre
la portée et la profonde signification? Certainement. Mais dans le fond,
la discipline sera présente à tous les niveaux de l'éducation Maaga même si
les
formes
et
moyens
varient
avant
d'accéder
à
l'
"autonomie"
par
laquelle
l'enfant
découvre
la
liberté
en se
positionnant
par rapport à
autrui, et en obéissant à lui-même, il lui faudra d'abord obéir passivement
à
autrui.
Et
ce,
d'autant
plus
qu'il n'a pas encore atteint "l'âge de
raison" à
partir duquel
justement il sera capable de juger par lui-même,
c'est-à-dire de comprendre. ROUSSEAU a raison quand il conclut qu'avant que
l'enfant n'ait acquis son propre jugement, l'éducation quelle que soit la
forme
adoptée,
ne
sera
qu'agression,
perversion,
dressage...
trafic
de
conscience ! Les
Ma6e: pensent néanmoins que si on le laisse s' habituer à
la vie capricieuse trop longtemps,
il lui sacrifiera tout.
Le sevrage est
une période "mielleuse" pour l'enfant qu'il faut se hâter de dépasser, si
l'on veut qu'il devienne un homme, car au-delà d'un certain âge qu'ils ne
précisent pas,
l'éducation devient difficile et risque d'être incapable de
transformer l'individu.i1l
1) . Ne:da gunda me:
: l'homme s'éduque.
Fa 6a pa fUbU b-u"qa a kan y-tne:da ye:: Si l'on ne "dresse" pas l'enfant il ne
deviendra jamais un homme (une personne).
2) Comme certaines théories psychopédagogiques qui pensent qu'à partir de
12-13 ans il devient très difficile de le "socialiser". Les Mosé, quant
à eux,
semblent faire
de l'initiation puberté le point de non retour,
au-delà duquel l'individu sera socialement perdu ou gagné.

- 120 -
Que
la
discipline
(en
tant
que
formation
à
accepter
le respect
des
règles) soit présente dans tout acte d'éducation, dans toute philosophie de
l'éducation,
relève presque d'un truisme. Qu'on l'affirme explicitement ou
non. Dès lors que l'éducation est la mise en acte d'un idéal de société à
travers un idéal d'homme,
que ses bases, finalités et contenus préexistent
à l'individu à qui elle s'adresse et s'imposent tels quels à lui, que dans
les faits
ce qu'on exige de lui est souvent moins agréable que le statut
antérieur
dans
lequel
il
évoluait,
l'éducation
-disions
nous-
ne
peut
qu'être
"dirigiste"
jusqu'à
un
certain
moment
tout
au
moins.
Etant
elle-même orientée sinon prédéterminée
(socialement,
idéologiquement. .. ),
elle ne
peut souffrir une quelconque "non directivité" globalement et se
trouve, au début au moins, très proche du dressage au point de se confondre
avec lui. On a vite fait de dénoncer la "barbarie" de la puériculture MOQgQ
qui
négligerait
la
"première
dignité
de
l'enfance"
en
l'empêchant
de
disposer
de
ses
propres
sentiments,
et
comme
l' écri vai t
R.
HUBERT,
le
dressage est "tout le contraire de l'éducation,,(l). Cela n'est soutenu pour
vala ble
que
par
ceux
qui,
inconsciemment
peut-être,
font
débuter
"l'éducation" après que l/homme se soit révélé et installé en l'enfant.
Et
l'auteur
de
Traité
de
Pédagogie
générale
le
reconnaît
lorsqu' ïl
révèle
que"
le
langage,
l'écriture,
les
signes
arithmétiques,
le
2
système de numération,
les règles d'orthographe et de syntaxe"
( )
sont
acquis par "dressage" mécaniquement. Son observation vaut tout autant pour
les règles et lois sociales dont ni le sens, ni la rationalité ni même la
validité et l'efficacité ne sont évidents,
surtout pour le nouvel être. De
plus,
c'est au moins
par le langage et à partir de lui que se manifeste
l'humanité d'un individu.
Il convient plutôt de s'en remettre à cet autre
pédagogue qui reconnaît que toute éducation comporte une dose plus ou moins
importante
de
dressage.
Celui-ci
non
plus
n'existe
jamais
de
manière
absolue quand il s'agit de l'homme.
Voilà pour ce qui est du principe de la discipline et de la contrainte,
principe auquel
tout
naturellement,
les Mo-t,ë:
ne peuvent que s'associer.
Reste alors à considérer son contenu et ses modalités d'application dans le
système éducatif
MOQgQ.
1) René
HUBERT
Traité
de
Pédagogie
générale,
in
Philosophie
de
l'Education, PUF Paris, 2e édit. 1976, p. 21.
2) Idem.

- 121 -
d) Expression Moaga de la discipline et ses modalités d'application
Quand le Moaga affirme que "l'enfant connaît mieux le fouet que Dieu" il
évoque
certainement
l'incapacité
de
réflexion,
de
jugement
vrai
qui
caractérise le
&ùw~nga. Celui-ci n'est guère à même d'avoir le sentiment
moral
nécessaire
à
l'exercice
d'une
liberté
socialement
valable.
Ce
proverbe renseigne également sur les moyens les plus appropriés à son âge
pour lui faire assimiler les valeurs sociales et morales nécessaires à son
intégration sociale.
C'est
ce
qui
fait
de
cette
expression
la
cristallisation
de
la
conception Moaga de la discipline, même si littéralement comprise, elle est
réductrice de la diversité des formes que prend la contrainte en tant que
moyen d'éducation
les trois qu'il conviendrait de
retenir étant : les
conseils-prescriptions,
la
moquerie
et
le
sentiment
de
la
honte,
les
sanctions corporelles et verbales.
1 - Des conseils-prescriptions
Ils peuvent être regroupés dans les concepts de
IQbUgu , Sagiago. et
Kogiogo
qui
sont,
de ce point
de
vue,
relativement proches les uns des
autres pour désigner l'éducation.
Rappelons-nous,
tout d'abord,
que le K<.bUgu
intervient
nettement
après le Wub~
dans la chronologie de l'intervention de l'adulte dans la
vie
de
l'enfant.
C'est-à-dire
après
que celui-ci,
sevré,
est
préparé à
devenir
un humain Cl). Il sert alors à désigner le devoir des adultes de
lutter
contre
l'apparition
ou
la
perpétuation
des
mauvaises
tendances
morales et sociales chez le jeune être, et se manifeste principalement par
le truchement
des conseils et
des mises en garde dont
on lui
impose le
respect
strict,
à
l'occasion
des
acti vi tés
fortes
de
la
vie sociale
pendant les repas, au travail,
dans les rapports avec les "parents" et les
aînés ...
Dans son fond,
le
K<.bUgu rappelle indéniablement le dressage qui
semble
être
la
seule
forme
de
rapport
entre
le
Yanga
(l'insouciant,
l'ignorant) et le ou les éducateurs. Ce rapprochement s'impose à l'analyse
tant par son objet de référence, ses modalités que par sa finalité.
1) cf.
la
partie
relative
à
l'analyse
des
terminologies
Moaga
de
l'éducation.

- 122 -
Il concerne le Biwenga. L'innocence et l'inexpérience du garçonnet ou
de
la
fillette
font
qu'il
est
strictement
incapable
de
comprendre
le
bien-fondé des injonctions qu'on lui fait, un peut comme J.J. ROUSSEAU qui
disait qu'il est
vain de se perdre en explication
pour un être qui est
incapable de comprendre.
Ce qui ne manque
pas de faire venir à l'esprit
l'idée
de
PLATON
selon laquelle le véritable monologue est celui de la
berceuse

la
mère
se
parle
à
elle-même
en
prétendant
parler
à
1 'enfant(l).
Ainsi,
le IGtbUgu
est
plus prescriptif qu'explicatif. et faute de
faire en sorte que l'enfant comprenne, on se contente d'exiger de lui qu'il
accepte et
pratique.
Refusant
jusqu'au principe de la discussion,
il est
péremptoire catégoriquement et tire sa légitimité ainsi que sa validité de
ses références
constantes à la tradition.
Le
Ro.qm-i..fU étant sensé avoir
consigné l'ensemble des valeurs et lois de la société d'une manière quasi
définitive. D'où le caractère sans appel de ses verdicts-diktats, procédant
de l'
"infaillibilité" divine de la parole des ancêtres ! On comprend que
la valeur éducative ou pédagogique du
IGtbUqu soit contestée par certains
courants modernes.
Enfin
sa
finalité
échappe
rigoureusement
à
l'enfant
et
même
à
l'adulte qui, très souvent, est réduit à l'évocation pieuse des "habitudes"
de
ce
qu'
"il
est

trouver"
pour
fonder
et
justifier
ses
actes.
Naturellement le IGtbUgu
pré-déterminé aussi bien pour l' adul te que pour
l'enfant - a fortiori - ne pouvait prendre en considération la volonté de
celui-ci pas
plus que celle de celui-là d'ailleurs
! Et même s'il tient
compte des capacités physiques mais surtout intellectuelles du "gosse" (on
ne prescrit pas n'importe quelle loi à n'importe qui) le IGtbUgu avec tous
ces éléments reste très proche du dressage, dans la mesure où même au sujet
d'un animal, pour lequel le terme semble plus adapté, on ne le pratique pas
sans condition.
On ne dresse
pas un lion comme on dresse un chien ou un
serpent
et
jamais
on
ne
recherche
les
mêmes
effets,
chacun
étant
strictement déterminé par
telle ou telle potentialité reconnue en chaque
animal en rapport avec son caractère biologique.
Mais
ce
passage
de
l'éducation
humaine
est
nécessaire
et
aucun
1) Même si les
M06é. ont des berceuses une compréhension bien différente.
Nous y reviendrons.

- 123 -
système
éducatif
ne
pourrait
sérieusement
le
contourner.
Même
s'il
convient de considérer les "nuances" qui font que pour être proches, le
dressage du "petit homme" ne se confond pas pour autant et absolument avec
le dressage de l'animal. Ces nuances existent aussi pour les M06ë: . Elles
paraissent se matérialiser dans le Sagiago.
Par
Sagiago on entend conseiller. L'acte d'informer l'individu à qui
s'adresse
le
conseil
afin
de
l'aider
à
éviter
tel ou
tel comportement
physique
ou
verbal
susceptible
de
provoquer des
désagréments
physiques,
sociaux ou moraux,
tant pour lui-même que pour autrui.
Il fonctionne plus
comme
un
avertissement,
qu'une
sommation,
et
semble
ainsi
requérir
le
consentement
de
l'enfant.
C'est
certainement
cet appel à la volonté de
celui qu'on conseille qui expliquerait le fait
que si le K<.bUgu
n'est
utilisé
que
pour
le
gamin
ou
l'adolescent,
le
Sagiago
est
utile
à
l'individu quel que soit son âge ou son statut social
Ned kay yidi 6agiago yë:
disent
les
Mosé
(1)
avant
d'ajouter
que
tout
individu en a
besoin.
Le
Sagiago
renvoie
ainsi
à l'aspect
"prévention"
(2)
de l'éducation avec
cependant
à
charge
pour
celui
qui
écoute,
d'en
tenir
compte.
Seul
le
caractère fini et défini tif du nombre des "panneaux de signalisation" qui
constituent le "code de la route" sociale et humaine,
confère les relents
de dressage qui collent encore à sa peau. En effet les marges de manoeuvre
individuelles sont assez réduites et en réalité il n'y a pas de véritable
choix.
Il s'agit tout au moins d'un dilemme, d'une alternative rigide: ou
l'enfant obéit et
il est "sauvé" ou alors il désobéit
et
tombe dans la
déchéance sociale qui peut être définitive .
. K<.bUgu
et
Sagiago
peuvent
être
considérés
comme
deux
variantes
positives de l'éducation. Il arrive, hélas, que l'une puis l'autre échouent
dans la volonté de l'éducateur à dresser le jeune être.
Alors intervient
enfin
le
W~bo
ou
. Nombo
qui
n'est
rien
d'autre
qu'un
K<.bUgu
particulièrement musclé,
violent par moments,
associant les coups de bâton
aux
gronderies
les
plus
bruyantes.
Le Moaqa
sent
qu'il
frôle
la
catastrophe,
le scandale et tout le groupe,
que l'échec prévisible de son
action ébranle, s'engage.
1)
Ned kay yidi 6agiago yë:
"personne n'est au dessus des conseils"
2) C'est le terme Koë:gJr.ë: qui traduit au sens propre, le sens de "prévenir"
dans le sens "d'un homme prévenu en vaut deux". Le terme
Sagtago qui lui
est synonyme,
contient implicitement l'idée de flatterie qui accompagne
souvent les conseils que les parents donnent à leurs enfants (flatterie
ici
ioue un rôle d'encouragement supplémentaire) ce qui renforce l'idée
que Sagtga essaie d'intéresser l'enfant pour qu'il accepte de respecter
ce qu'on lui demande de faire, sans avoir l'air de l'en contraindre.

- 124 -
w~bo
ou Nombo
privilégie l'esprit de force, de rudesse, autant d'actes
qui peuvent conduire à la cassure. Qu'à cela ne tienne s'il faut passer par
là pour ramener la "brebis galeuse au bercail !". Il arrive parfois que le
Moaga
ne
répugne
pas
à
la
correction
corporelle
voire
même
à
l'élimination
physique
socialement
valorisée,
quand
la
personnalité
du
récalcitrant ainsi que la gravité socio-morale de son forfait risquent de
menacer l'existence du groupe ou son honneur et sa dignité. (1)
Ce
sont
assurément
des
situations
exceptionnelles
et
en
principe
l'enfant Moaga
est très sensible à la moquerie et a un sentiment très aigu
de la honte.
2 - La mOquerie et le sentiment de la honte
C'est à travers la peur maladive de susciter la moquerie de la part des
autres
et
l'extrême
sensibilité
à
la
honte,
que
la
discipline
Moaga
recouvre sa dimension essentiellement sociale.
La moquerie comme la honte
réprésente les manifestations de la réprobation de la collectivité pour un
comportement qu'elle juge mauvais. Quand, par exemple, le jeune enfant (6-7
ans) fait pipi au lit ou, surpris,
il émet un pet sonore à côté des gens,
sa mère ou son père ou l'adulte présent s'empresse de lui dire
Yandi
(la honte). Cette expression joue sur lui un rôle psychologique tout à fait
efficace
à le dissuader de
recommencer.
Il se cache la figure
dans les
mains
et
va
se
retirer
dans
un
coin
pour "cacher Îi sa
honte.
Un
enfant
vient-il
à
mentir
manifestement,
ses
camarades
de
jeu
le
rappellent
à
l'ordre
en
lui
disant
Zoi Yandi
(aie honte
!)
et il
se corrige
immédiatement, sinon la moquerie intervient ·en "renfort".
La moquerie consiste ici en raillerie par laquelle les camarades du
groupe
d'âge
tournent
systématiquement
le
"coupable"
en
ridicule.
La
raillerie peut passer par des caricatures satiriques (pour les enfants) ou
par des chansons pour les adolescents, pouvant aller jusqu'à provoquer des
suicides ou
des départs définitifs du
village. Correctement conduite, la
raillerie réussit souvent là où le K.i.bügu ou le Sagiago avaient échoué. Et
peu de personnes, tous âges confondus, peuvent lui résister. Au point où le
1) Selon
le
"droi t
pénal"
Moaga
tous
les homicides ne
son t
pas des
meurtres,
encore
moins
des
crimes.
Certaines
fautes
par
exemple
(inceste,
trahison ... )
sont
punies
de mort sans que l'exécuteur soit
inquiété.

- 125 -
Moaga
pense qu'un homme ou un enfant qui n'est pas sensible à la moquerie
ou à la honte, cesse d'être éducable, un minimum de sentiment de dignité et
d'orgueil
indispensable
pour
soutenir
la
volonté
d'être
accepté par le
groupe,
c'est-à-dire la
prédisposition de
principe à se transformer pour
s'intégrer
à
son
milieu
en
acceptant
ses
valeurs
essentielles
étant
particulièrement sollicité.
Il semble donc évident que c'est la peur, la crainte d'être écarté du
groupe
et
marginalisé
qui
justifie
l'efficacité
de
cette
forme
de
la
discipline
Moaga. Ce qui nous renvoie à la finalité fondamentale de toute
éducation, l'éducation
Moaga en l'occurrence, où l'individu n'a de valeur
que dans et par le groupe social. Or ainsi que nous venons de le voir, la
moquerie
et
la
honte
interpellent
justement
la
dimension
sociale
de
l'individu.
Beaucoup
d'auteurs
étrangers
dont
Suzanne
LALLEMAND
(1)
ont
été
surpris
de
l'usage
pédagogique
de
l'injure
dans
la
société
Moaga
traditionnelle.
Révélatrice imagée d'une bonne éducation -
quand elle est
utilisée à bon escient par un individu à l'adresse d'un autre _(2) elle est
aussi comprise comme une mesure disciplinaire efficiente pour appeler le
petit
"déviant"
à
intégrer
le
groupe.
L'injure
se
confondrait
avec
la
moquerie si elle n'était pas plus ponctuelle, plus individuelle et n'avait
pas un effet éphémère.
C'est surtout aux enfants qu'elle est adressée et
précède souvent le coup de bâton ou la gifle de la mère ou du père.
3 - Les sanctions corporelles et verbales
Souvent utilisées pendant les premleres années de l'enfance (de l'âge du
"chêvre pied" à celui de' "l'écolier (3)' elles cèderont progressivement le
pas aux formes
de discipline décrites
plus haut,
au fur et à mesure que
l'enfant gagne en compréhension et en esprit de
jugement,
qu'il atteint
"l'âge de raison", (ROUSSEAU),
i l semble bien établi chez les
Moôé.
que le
Biw~nga est éduqué avec le bâton : Yanga wubda né. ~aogo. Il ne connaît que
la force, dit-on, le Moaga étant convaincu que
Lttmdé. pa ô~kedé. b~~nga yé..
1) S.
LALLEMAND
:
"Tête en loques"
Insulte et Pédagogie chez les Mosé in
Cahiers d'Etudes Africaines, 60, XV-4 ; p. 649-667.
2) Des
règles
strictes
règlemen ten t
l'usage
des
injures .
~lles' nê ~o-n-t
utilisées en
principe que dans le sens mari-femme ; parents-enfants
;
frères aînés-frères cadets, sauf dans le cas de la parenté à plaisante-
rie
pour
laquelle
d'ailleurs,
elle
perd
de
son
sérieux
et
de
sa
pertinence.
3) Maurice DEBESSE, op. cit., p. 8-9 - l'âge du "chêvre pied" : 3-7 ans
l'âge de "l'écolier" : 7-14 ans.

- 126 -
La langue, symbole de la parole,
ne suffit pas pour le former. Il faut le
corriger
par le
bâton et le conseil qui suivra immédiatement ne sera que
mieux compris et enregistré. Ce qui ne signifie pas que ces coups soient
distribués systématiquement, à tort et à travers, sans discernement. Car ce
sont les mêmes MO-6ë:
qui soulignent que "battre souvent un enfant finira
par
l'endurcir"
le
rendant
plutôt
moins
sensible,
plus
récalcitrant,
"caractériel" comme on dirait aujourd' hui. Nous aurons du reste à revenir
sur
la
discipline corporelle qui sera régulièrement utilisée
pendant la
retraite de l'initiation pubertaire.
C'est
d'ailleurs
principalement
après
l'adolescence,
que
les
sanctions verbales font leur apparition dans le système disciplinaire Moaga.
C'est-à-dire
à
cet
âge

l'individu
comprend,
se
responsabilise
et
acquiert le sentiment moral au point d'être sensible à "la langue" de ceux
qui lui ont donné le jour.
On
pourrait
ranger
sous
ce
titre
de
"sanctions
verbales"
les
malédictions et les imprécations que les adultes éducateurs peuvent être
amenés à proférer à l'endroit d'un jeune homme qui s'éloigne de la"ligne".
Ce n'est pas encore le moment d'insister sur la valeur intrinsèque que les
MO-6ë:
a
l'instar
de
beaucoup
d'autres
sociétés
négro-africaines
-reconnaissent
à
la
parole
et
a
la
force
dont
elle
dispose.
Disons
néanmoins que les sanctions verbales particulièrement redoutées sont aussi
utilisées dans des situations exceptionnelles eu égard à leurs multiples
implications
sociales
et religieuses sur le malheureux individu qui les
provoque. Quand les parents, et plus particulièrement la mère (source de la
vie),
arrivent à maudire leur enfant
(1)
quel
que soit
son âge,
c'est
qu'il
s'agit
d'une
situation
extrêmement
dramatique.

encore tout le
groupe social se mobilise autour du "cas" et souvent l'intervention des
rites religieux de propitiation se fait nécessaire pour rétablir l'équilibre.
La gravité de la situation justifie la rareté de son usage, au profit de la
sanction
corporelle
qui
"laisserait
moins
de
traces",
et
fonde
son
efficacité pédagogique.
Incontestablement l'éducation
Moaga est une discipline orientée. Son
importance dans le système éducatif est à la mesure de sa présence à toutes
les étapes de processus d'humanisation et de socialisation de l'enfant et à
la
diversité
considérable
des
formes
qu'elle
prend
en
fonction
des
finalités prévues.
1) Sinon, souvent ils se contentent de l'injurier ou de le battre pour les
cas bénins de désobéissance.

- 127 -
.
Cl)
e) "Chaque âge, chaque état de la vie a sa perfectlon convenable"
La
présente
observation
de
ROUSSEAU,
s'appuyant
sur
son
principe de
"laissez mûrir
l'enfance dans les enfants" et de traiter chaque phase du
développement
de
l'individu
en
fonction
de
ses
réalités
"naturelles",
implique
surtout
la
prise
en
considération
des
différences
inter-individuelles et les étapes de l'évolution psychologique de l'enfant.
Une
telle
philosophie
qui
consacre
le
caractère
"fonctionnel"
de
l'éducation
rousseauiste
est
également
celle
des
Mosé.
Ceux-ci
sont
particulièrement
attentifs
aux
étapes
de
la
maturation
physique
et
psychologique de l'individu à former, et, c'est en fonction d'elles, qu'ils
organisent et harmonisent chacune de leurs interventions à son égard, et
bâtissent leurs attentes et espérances, sans pour autant laisser apparaître
le minimum de creux ou hiatus.
Si par exemple rien n'est exigé
pour le nourrisson,
sauf qu'il se
porte bien et croisse harmonieusement,
un programme moral et pratique est
dévolu
au
Vanga
Sur
le
plan
moral
et
intellectuel,
i l
doit
être
obéissant,
poli, alors qu'au niveau social et pratique il est prévu qu'il
"effectue le plus rapidement possible les apprentissages correspondant à sa
quote part de travail familial" (2),
selon son sexe. Le garçonnet sera à
même de faire
de petites commissions
(chercher de l'eau à boire pour un
aîné ... ,
conduire
les
bêtes
dans
la
brousse
voisine ... )
tandis
que
la
fillette aide déjà sa mère à garder le bébé et à exécuter certaines tâches
du ménage.
Ce qui rend compte de l'idée qu'en matière d'éducation,
le Moaga "a
horreur du vide". A chacune des phases de sa vie on tente de rentabiliser
chaque
individu
dont
les
activités
sont
directement
intégrées
dans
la
production sociale.
Depuis la fin
de sevrage jusqu'à la fin de l'adolescence,
le souci
d'insérer
les
jeunes
individus
dans
la
communauté
adulte
se
manifeste
concrètement par la participation progressive aux activités domestiques et
productives et l'apprentissage des différents métiers utiles en fonction de
leur appartenance sexuelle.
En effet, c'est le moment où l'intégration sociale de l'individu va
se faire sur la base stricte de la division sexuelle de la société, tandis
1) J.J. ROUSSEAU, Emile, liv. II.
2) S. LALLEMAND, op. cit.

- 128 -
que l'organisation du travail et la détermination des responsabilités se
feront désormais sur la base de ce même critère. Cette division sexuelle de
la
vie
sous
tous
ses
aspects,
qui
commence
relativement
tôt
(dès
le
sevrage),
est
définitive
avec
le
minimum
de
"rencontres"
possible,
les
situations
de
véritables
compromis
étant
rares
ou
très
rigoureusement
consignées. Ce sera avec la même rigueur qu'il y aura désormais "les choses
des hommes" et "les choses des femmes",
la "case des hommes" et la "case
des femmes" ... les "tâches des hommes" et les "tâches des femmes". Au point
où le "mélange des genres" dans
beaucoup de circonstances est considéré
comme une perversion, une menace.
Les qualités, les performances ou les spécialités se définissent et
s'attribuent
en
fonction
du
sexe
et
sont
naturellement
évaluées
et
appréciées dans le même cadre. S'il est admis, par exemple, "que la bouche
d'une femme est son carquois,,(I), on exigera de l'homme qu'il soit réservé,
prudent et courageux
si manifester
bruyamment sa
peine est accepté ou
toléré pour la femme,
"être un homme" c'est pouv·oir supporter la douleur
sans pleurer ni gémir ...
Le
rite
de
la
circoncision
d'une
part
et
celui de
l'excision de
l'autre,
renforcent
leur
signification
symbolique
(2)
en
consacrant
solennellement et définitivement la partition sexuelle tant des individus
que de la société dans son ensemble.
Ils achèvent de "murer" le garçon et
la
jeune fille dans le monde des hommes et dans celui des femmes,
chacun
magnifiant et cultivant telles ou telles qualités tout en condamnant tels
ou tels défauts selon les sexes. L'idéal de la femme se distingue nettement
de l'idéal de l'homme, même si tous les deux sont nécessaires à l'harmonie
sociale. Et comme l'éducation ne s'arrête jamais - matérialisant ainsi en
partie le pont mobile reliant le monde des vivants à celui des morts - les
vieillards,
comme
les
vieilles
femmes
auront
des
tâches
et
des
responsabilités précises et distinctes dans le procès de production sociale
les
premiers
assumeront
les
responsabilités
religieuses
et
sociales
tandis que leurs compagnes joueront un rôle tout aussi décisif et réservé
dans l'encadrement des futures épouses et mères et dans l'aide qu'elles
apporteront
aux
femmes
qui
travaillent
encore
garde
des
enfants,
accoucheuses.
1) Un proverbe
Moaga dit en effet:Paga no~é ta toQo.La femme parle beaucoup
et fait
de sa volubilité un usage qui compense sa faiblesse physique,
admise comme telle chez les M06é. On dirait que, pour eux, la femme est
par essence physiquement plus faible que l'homme.
2) cf. la partie consacrée aux "étapes de la vie humaine".

- 129 -
Lorsque le Moaga remarque que
Wa pa yanga tuma yi
ou juge que Gomdi
wo-to pa yili no-to moolti yi (1), il ne fait rien d'autre que d'affirmer la
nécessité pour chaque individu de conserver la place que lui a assignée la
"nature",
d' Y travailler
pour réussir au mieux et servir la société en
fonction de son statut sans douter que celle-ci lui en saura gré.
PLATON, et longtemps avant ROUSSEAU,
ne dit pas autre chose quand il
note que l'éducation doit être conforme et adaptée à chaque homme selon le
rôle qu'il est appelé à
jouer dans la société
(2)
mais aussi selon son
sexe. On n'éduque pas une femme comme on éduquera un homme dès lors qu'on
n'a
pas
envisagé
"d'utiliser
les
femmes
aux
mêmes
tâches
que
les
hommes,,(3).
Ainsi donc, si l'on part de la conviction - qui est celle des
M06~
entre autres - que l'individu est différent d'une période à l'autre de sa
vie l
que les
hommes sont différents les uns des autres,
que la femme se
distingue de l'homme,
que la société offre une grande diversité de besoins
et
réserve
une
di versi té
tout
aussi
importante
de
rôles et de statuts
spécifiques,
force
est
de
concevoir
que
l'éducation
-
comme
moyen
par
lequel elle réalisera ces objectifs - ne peut être strictement la même pour
tous,
en
tout
temps.
Il est aussi certain que "ce n'est
pas les mêmes
enseignements que nous aurons à leur donner" et que l'éducation ne pourra
être que plurielle. Même si sa philosophie de base demeure l'épanouissement
du
groupe
social
tout
entier,
un
épanouissement
qui
attend
pour
se
réaliser, la contribution individuelle et spécialisée de chacun et de tous,
une diversité qui nourrit et construit une unité.
Rares sont en réalité les sociétés unies, c'est-à-dire les sociétés
égalitaires.
S'il Y a en Afrique Noire traditionnelle des "Sociétés sans
Etat" qui n'auraient pas de structures politiques fondées sur l'existence
et les luttes de classes sociales distinctes, cela ne veut absolument pas
dire qu'il n'y existe pas des inégalités plus ou moins structurelles qui ne
manqueront
pas
de
renforcer
la
multiplicité des
formes et objectifs de
1)
Wapa yanga -tuma !Ji
"Ceci
n'est
pas
le
travail
d'un enfant",
c'est-à-dire que le travail qu'on lui a confié n'est pas conforme à son
statut ou à ses capacités.
Gomd~ yo-to pa y-i..:U... no-to moolt~ "Une telle parole ne sort pas de la bouche
ct' une personne telle que tOl. ,1
2) PLATON
Timée ou de la Nature, p. 8 a.
3) PLATON : République, Livre VIe 452.

- 130 -
l'éducation. Dans une telle perspective, la société Moaqa
traditionnelle,
profondément hiérarchisée avec l'existence explicite de souches et classes
sociales
distinctes,
et
parfois
même
antagoniques,
s'appuyant
sur
une
diversité de formes d'inégalité (entre homme et femme, enfants et adultes,
pouvoir politique et pouvoir religieux
Nak. 0 mc.é.
et
Z.unba ) ne peut
avoir que des "éducations" distinctes correspondant aux différents éléments
en présence dans le système social. Toutefois l'éducation de base, quoique
polyvalente,
semble
être
la même pour
tous.
L'essentiel de ce que nous
venons
de
montrer
en
la
matière
concerne
cette éducation fondamentale,
commune
à
tout
Moaga
faisant abstraction pour l' heure,
des "éducations
spécialisées" sur lesquelles nous reviendrons.
Mais
revenons
encore
une
fois
sur
le
fait
que
même
au
sein
de
"l'éducation de base", et à côté de la dimension sociale intégrative, on se
soucie de la différence de base entre enfant et adulte.
f)
Yang a nini pé.ta tapa né. yiga yé.
(1)
Au- delà
de
la
signification
pédagogique
de
ce
proverbe Moaga.
sur
laquelle
nous
reviendrons
plus
tard,
il s'agira ici de rappeler que si
chaque enfant a sa personnalité intrinsèque,
il y a des connaissances ou
des ni veaux de savoir qu t il faudrait se garder d'
"enseigner" à l'enfance
cet âge de l'innocence. Conséquemment dans les activités ou comportements
que la société doit attendre des enfants, on saura en tenir compte. On se
limitera
par
exemple
à
leur
faire
assimiler
concrètement,
les
choses
directement
observables
du
milieu,
à
l'exclusion
des
préceptes
qui
dépasseraient
leur entendement.
L! essentiel de l'éducation consistera en
l'acquisition de la droiture et de la sincérité et au niveau social, à la
pratique
du
respect

aux
parents
et
aux
aînés,
ainsi
qu'aux
règles
élémentaires du "savoir-vivre" : ne pas parler en mangeant, avoir le regard
baissé pendant le repas,
ne pas parler aux adultes en élevant la voix, se
taire tant qu'on ne lui adresse pas nomément la parole, céder la place à un
plus âgé ... respecter les interdits relatifs à l'hygiène, à la paresse ou à
la délation.
1)
Proverbe Moaga signifiant
"Les yeux
de l'enfant sont "blancs" mais ils ne voient guère loin".

-
131 -
Il n'est nul besoin ici de lui fournir la moindre explication. C'est
d'ailleurs
l'incapacité
de
comprendre
qu'on
reconnaît
au
YaYlga
"son
incapacité
à
"projeter"
et
à
·envisager
les
retombées' plus
ou
moins
lointaines
des actes
qu'il
pose,
qui justifient le "dressage" comme seul
rapport
pédagogique
qui
lui
convient.
Il
n'a
qu'à
obéir,
l' adul te
se
rendant responsable de tout ce qu'il pourra faire.
L'éducation
religieuse,
un
ni veau supérieur de l'éducation sociale,
ainsi que l'enseignement intellectuel attendront d'autres moments.
La
plus
grande
qualité
qu'on attend
de
l'enfant
à
cet
âge est
la
docilité.
Son
caractère
malléable,
la
patience
dont
il
fera
preuve
et
l'attention discrète avec laquelle il suivra tout ce qui se passe autour de
lui
sont
considérés
comme
les
présupposés
indispensables
d'une maîtrise
ultérieure des valeurs complexes de la société et des métiers qu'il aura à
apprendre.
Il
ne
serait
donc
pas
juste
d'affirmer,
comme
les
observateurs
extérieurs
et
étrangers
le
font
souvent,
éblouis
par
l'apparence
monolithique
du
milieu,
qu'il
n'existe
pas,
dans
la
culture Moaga,
un
univers
de l'enfant
qui soit coupé de celui des adultes.
C'est plutôt le
contraire qui s'impose dès lors que l'analyse s'approfondit quelque peu. Il
existe
un
milieu
pour
le
YaYlga
dominé
par
les
jeux
et
les
petits
services, et celui des hommes (adultes) et ils ne s'interpénètrent qu'à des
niveaux ou
situations élémentaires.
Le
YaYlqa
n'a pas de "conscience",
conscience morale cela s'entend,
il ne sait pas raisonner et "l'innocence
n'a honte de rien" (1)
parce que justement il attend toujours de naître à
la vie sociale.
Le fait qu'il n' y a pas d'
"impasse" dans le système éducatif Moaga
ne
signifie
nullement
qu'il
n'y
a
pas
de
hiérarchie
ou
de
niveaux
"d'apprentissage"
et
que
n'importe
qui
à
n'importe
quel
âge
peut
être
initié à n'importe quoi et n'importe comment.
Ce qui est par contre vrai,
c'est la volonté de "rentabiliser" chaque niveau d'éducation, et d'intégrer
dans le vaste ensemble de la société,
les productions des éléments à tous
les
stades
de
leur
développement.
Pour
la
construction
de la "maison du
père",
tous les fils sont sollicités, toutes les capacités requises et les
moyens mobilisés !
1) J.J. ROUSSEAU, op. cit., livre IV, p. 281.

- 132 -
g) Une conception eudémoniste et utilitariste de l'éducation
La "logique sociale"
Moaga, la représentation qu'elle a de la vie et de
l'homme,
imposent
à
la
culture
Moaga
de
mettre
en
place
une
logique
éducative capable de les concrétiser.
C'est aussi un
lieu commun que de
dire que l'éducation n'est pas une fin en soi et qu'elle n'est qu'un moyen
gigantesque et
peut-être le mieux structuré de la société en vue de son
existence tout court. Les philosophes d'abord,
et ensuite les sociologues
et
les
économistes,
ont
souvent
affirmé
les
objectifs
sociaux
de
l'éducation, en surestimant ou en sousestimant, selon les auteurs, la part
de
l'éducation
dans
le
devenir
de
l'ensemble
de
la
société
voire
de
l'humanité (1).
L'importance de ce moyen aux multiples implications, la délicatesse
qui commande à sa "manipulation" et la profondeur de ses conséquences, font
que, malgré tout, on ne peut se passer d'en parler. Toujours au centre des
préoccupations
sociales,
l'éducation est tout aussi constamment évoquée,
interpellée tantôt comme "témoin",
tantôt
comme
"accusé condamné" chaque
fois qu'on parle de "crise sociale", "d'inadaptation sociale" de chômage,
de
criminalité ...
etc.
C'est
dans
une
telle
perspective
qu'il
est
intéressant
de
revenir
sur le système éducatif
Moaga traditionnel qui,
globalement tout au moins, paraît avoir réussi.
L'eudémonisme
et
l'utilitarisme
de
l'éducation
Moaga
ne
se
manifestent
pas
de
la
même
manière
ni avec la même clarté selon qu'on
considère l'individu ou que l'on prend en compte les intérêts du groupe.
1) Pour PLATON par exemple, une société est organlsee d'une manlere stable
quand chaque individu fait ce pour quoi il a une aptitude naturelle, de
telle façon qu'il est utile aux autres
(ou apporte sa contribution à
l'ensemble
auquel
il
appartient.).
Et
il
incombe
à
l'éducation
de
découvrir ces aptitudes et de les former progressivement pour qu'elles
soient utiles à la société.
Les Philosophes du XVIIIe siècle, notamment J.J. ROUSSEAU, HELVETIUS ...
ont fait de l'éducation un des moyens essentiels pour la réalisation de
leur idéal: l'humanité.
La
charte
de
l'UNESCO,
reconnaît
en
l'éducation,
au
sens
large,
la
valeur irremplaçable dans l'avènement d'un monde de paix : "La guerre
naissant dans l'esprit des hommes, c'est dans l'esprit des hommes qu'il
faut préparer la paix.
M.
DEBESSE
"Des
voix
s'élèvent
pour
affirmer
que
l'avenir
de
l' humani té est une course engagée entre l'éducation et la catastrophe
que
l'évolution
accélérée
des
civilisations
industrielles
risque
de
e
provoquer", Préface de la 10
édition: Les étapes de l'éducation.

- 133 -
L'aspect utilitariste prend facilement le pas sur l'eudémonisme quand
il s'agit de l'individu.
Très tôt,
l'enfant
Moaga doit être capable de
mener
une
vie utile à tous,
et d'abord utile aux autres.
On a même
pu
parler d'une "exploitation précoce" de l'enfant et si l'on ne nuance pas ce
que l'on entend par travail, on pourrait accuser les
M06é.
d'utiliser la
force
de travail des bambins dans "l'usine" sociale ! Comme nous l'avons
montré
tantôt,
on
s'attend
même
à
ce
que
ses
"jeux"
n'entravent
pas
l'exécution correcte de la tâche productive qu'on lui confie,
si l'on ne
lui demande pas purement et simplement de rentabiliser ses jeux. En dehors
même de cette intégration des jeux d'enfant et de leurs produits dans le
circuit général de la production sociale,
l'enfant Moaga supplée, par le
jeu, à certains de ses besoins que la famille ne satisfait que de manière
incomplète.
C'est,
par exemple,
en
jouant à chasser qu'il complètera sa
ration alimentaire en éléments protéiques,
et il est exceptionnel que le
Moaga
achète des "jouets"
pour son enfant ou qu'il les confectionne pour
lui,
sans oublier qu'en termes de jouet c'est plutôt les outils et objets
de production en miniature, c'est-à-dire conformes aux capacités physiques
de celui-ci qui lui sont confiés. Ici le jeu n'est évasion ou récréation
que,
pendant
un
court
moment
de
la
vie
de
l'enfant,
et
l'on
peut
se
demander si la fillette qui s'occupe de son frère cadet joue à la poupée ou
travaille effectivement.
Quant au bonheur de l'enfant,
il provient justement de la conscience
qu'il prendra d'avoir rendu service à ses parents qui, en contrepartie, ne
tariront
pas
d'éloges
à
son
adresse.
Il
sera
satisfait
d'être
utile,
heureux d'avoir joué un rôle et fier de contribuer matériellement à la vie
familiale.
Une telle vocation de l'éducation, au plan de l'individu, ne manquera
pas de s'intégrer dans un cadre pratique qui en permettra la réalisation.
Notamment
la
méthode
sensible,
intégrative,
intuitive
mais
réaliste,
utilisée
pendant
l'enfance,
permettra
de
lier
constamment
éducation
et
production,
jeu et
travail,
jouets et outils réels au point où l'enfance
ici ne sera pas exclusivement le versant amusant et réducteur de la vie
tout
court.
C'est
déjà
à
partir
de
la
valeur productive des "petites"
commissions
qu'on
leur
confie,
que
la
valeur
économique
d'une
famille
Moaga se trouve proportionnellement liée au nombre de ses enfants. Ceux-ci
n'étant véritablement une "charge" que pendant le court instant d'avant le

- 134 -
sevrage et de là toute petite enfance. Le travail social étant désormais
morcelé
et
confié
à
chaque
membre
de
la
société
en
fonction
de
ses
capacités,
le clivage entre travail adulte et travail enfantin disparaît
pour
n'être
qu'une
différence
de
degré.
Ainsi
du
point
de
vue
de
l'individu,
la culture qu'on lui demande sera étroitement utilitaire,
les
plus grands des maux menaçant l'enfance étant l'oisiveté, la paresse et la
mollesse du corps. Le bonheur qu'il en tire tient à l'acceptation sociale
qu'il méritera grâce à l'exécution positive de sa "quote part" de travail
et
à
sa
contribution au maintien de l'équilibre social.
Il ne provient
jamais
de
l'autonomie
du
moi
comme
c'est
le
cas
dans
certaines
civilisations,
mais
du
sentiment
très
fort
de
l'appartenance,
de
la
participation et de la soumission à son environnement social : une culture
de l'adaptation, aux yeux de laquelle le moindre écart de l'individu prend
l'allure d'un scandale abominable qu'il faut corriger au plus vite.
Pour être eudémoniste,
l'éducation
Moaga ne cesse pas pour autant
d'être contraignante, exigeante et même sévère tant pour les individus que
les
groupes
sociaux.
Le
bonheur
auquel
elle
donne
droit suppose de la
douleur,
de la patience et un esprit de
sacrifice,
et les
M06 é:
disent
qu'il faut d'abord "taper dur comme un forgeron,
pour ensuite manger gras
comme un roi".
La
conception
utilitariste
de
l'éducation
légi time
la
part
essentielle faite à la discipline dans l'éducation, aussi bien à l'endroit
de la conduite individuelle qu'à celui des actions à déployer. C'est elle
qui soumet l'individu au groupe et exige de celui-ci le respect scrupuleux
des valeurs sociales du
Rogmi.ki.
qu'il traduira dans les faits par le
moyen du travail et de l'obéissance aux institutions en vigueur.
En partant ainsi du principe que le monde légué par les ancêtres est
le meilleur,
que le bonheur est la profonde sympathie entre l'individu et
le groupe d'une part, entre le groupe des vivants et le monde des morts de
l'autre, faisant du passé la référence permanente qui fonde et légitime nos
actes
présents,
l'éducation
Moaga
semble n'être
qu'une répétition,
une
simple "reproduction"
(1)
Elle perdrait du coup ce qui est aujourd' hui
considéré plus théoriquement que concrètement d'ailleurs, comme l'essentiel
de
la
vocation
de
l'acte
d'éducation
liberté,
esprit d'initiative et
créativité.
1) P. BOURDIEU et JC. PASSERON
La reproduction. Les Editions de Minuit,
1970.

- 135 -
La question est certainement plus complexe qu'elle n'apparaît et la
conception
qu'on
se
fait
de
l'éducation
se
place
en équilibre dans un
ensemble
de valeurs et de références
qui
la
justifient.
Et
dès qu'on a
conscience du distingo qui existe souvent entre la théorie et la pratique,
entre les déclarations de foi et la réal i té sociale quotidienne,
on est
tenté de dire que c'est le propre de toute éducation que d'être "arrière
gardiste"
tant au ni veau de son programme qu'à celui de ses acteurs,
l'éducation
et
pas
seulement
l'école
renvoie
plus
au
passé
qu'à
l'avenir,
et
sert
les
intérêts
de
ceux-là
mêmes
qui
l'ont
définie
et
organisée.
Toute éducation est contraignante et l'éducation non directive
est idéologiquement orientée dans le sens des structures dirigeantes de la
société
(1)
Et
la
définition
durkheimienne
de
l'éducation
atteste
éloquemment du rôle de régulateur social qui lui est dévolu, nous dirions
en tout temps et en tout lieu.
Faudrait-il
enfin
souligner
que
les
M06i
aussi,
au
stade
des
aspirations
et
des
professions
de
foi,
admettent
le
principe
de
renouvellement et de dépassement qu'on rattache souvent à l'éducation quand
ils affirment
b-üga yigida ba ti dwua mi
?
(2)
Au-delà
des
résistances
qu'on
découvre
invariablement
entre
la
dimension
de
l'éducation
qui
défend
la
"tradition"
et
l'aspiration au
renouveau qu'elle nourrit à travers la "jeune génération", c'est tout le
problème de "l'immobilisme" relatif de la société qui se trouve posé. Et
avec lui la "Philosophie sociale" que nous analyserons ici sous le prétexte
de la théorie générale de la connaissance chez les M06i
traditionnels.
h)
b-üga
qiqida
ba ti
ou les modalités de
l'évolution de la société traditionnelle sous le fait de l'éducation
Toute société d'hommes est "traditionnelle" (3) a fortiori quand elle se
livre sous tel ou tel de ses aspects, à l'investigation scientifique. La
1) Nous
pensons par exemple à la théorie de l'école laique et apolitique
prônée par Jules FERRY. Il ne manque pour autant d'ajouter en réponse à
la question relative à la pratique de l'enseignement,
qu'il ne saurait
concevoir un maître qui n'éveillerait pas dans le coeur de ses élèves
"l'amour pour la République".
2) b-üga yigida ba ti du..nia mi : L'enfant doit "dépasser" son père pour que
le monde se construise.
3) En ce sens qu'elle est "fixée", arrêtée dans son évolution.

- 136 -
recherche
scientifique en effet, est obligée pour les besoins de l'analyse
de
"fossiliser"
préalablement son objet,
c'est-à-dire de le placer dans
certaines conditions d'observation,
notamment en "arrêtant le temps". Un
peu comme le biologiste "fixe" la grenouille sur le plateau de dissection
ou le zoologiste qui
garde prisonnières les espèces animales intéressant
son étude. Ni la grenouille paralysée ni les animaux dans le zoo ne sont à
leur état de nature.
Il
en
est
de
même
pour
les
sciences
qui
étudient
les
sociétés
(Ethnologie
et
Anthropologie
notamment)
en
cela
qu'elles
aussi
sont
obligées d'arrêter le temps, les mouvements réels de la vie sociale.
Même si l'usage établi par ces dernières sciences a fini par réduire
le
sens
de
"traditionnel"
à
la
caractérisation
d'un
certain
type
de
sociétés
dont
les traits communs retenus sont leur étendue relativement
limitée et surtout l'illusion qu'elles s'imposent de croire que celles-ci
n'évoluent pas. Parce qu'ils n'ont pas le temps de les voir changer et même
parce
qu'ils
ne
veulent
pas
qu'elles changent,
les spécialistes de ces
disciplines n'ont pas manqué, peut-être contrairement à leurs propres idées
d' habituer le langage à lier tradition et immobilisme, comme on a lié le
zèbre avec ses zébrures.
Il
est
évident
que
la
réalité
est tout autre. et que personne de
sérieux
ne
peut
s'y
méprendre.
Néanmoins,
personne
ne
peut
manquer
d'observer
l' ambi valence
du
rapport
qui
existe
entre
une
société
tradi tionnelle
et
l'éducation
une société traditionnelle étant,
avant
tout,
soucieuse de se maintenir fidèle à son passé alors que l'éducation,
dont
la
vocation
est
par
essence
tournée
vers
l'avenir,
suppose
une
constante évolution.
La résistance sociale au changement dont l'éducation est la porteuse
pri vilégiée n'évacue pas pour autant l'aspiration,
peut-être sourde mais
réelle,
de chaque parent à
permettre par l'éducation,
à
ses enfants, de
vi vre mieux,
de réussir mieux que lui-même n'a vécu ou existé. L'espoir
pour les parents d'un meilleur monde pour leurs rejetons est une constante
dans l'espèce humaine. Sinon, théoriquement,
le concept d'Education serait
un non sens,
sans signification réelle,
si la société elle-même excluait
tout changement jusque dans sa vocation.
Comment le problème est-il vécu dans la société traditionnelle Moaga ?
Par le
proverbe évoqué et selon lequel "l'enfant doit dépasser son père

- 137 -
pour
que
le
monde
se
construise",
le
Moaga voudrai t
signifier
plus
exactement
que
le
meilleur
devenir
de
la
vie
est concevable parce que
l'enfant
a
pour
vocation
d'être
meilleur
sur
tous
les
plans
que
son
géniteur. Ce qui suppose tout naturellement que par l'éducation, la jeune
génération
doit
non
seulement
assimiler
les
valeurs
positives
de
la
société,
celles-là mêmes
qui ont rendu la vie possible,
mais aussi les
dépasser
pour
l'avènement
d'une
vie
meilleure.
C'est
ce
principe
qui
explique que le système éducatif, tout en partant de l'héritage du passé,
engage bon gré mal gré l'avenir.
Cette idée trouve son expression achevée dans la phrase suivante qui
tient lieu de formule
de bénédiction
"Puissent les mânes des ancêtres
intercéder auprès de la puissance suprême afin que le produit de l'union
que nous bénissons aujourd'hui soit multiple et meilleur en tous points que
(1)
ne le sont les conjoints eux-mêmes"
La dimension projective et perfectionniste de l'éducation trouve ici
sa
proclamation
solennelle,
même
s'il
ne
s'agit
pas
encore
de
sa
concrétisation, c'est justement à ce niveau, au moment où il faut faire le
saut
pour
joindre
l'aspiration
au
fait,
que
la
résistance
sociale
à
l'éducation apparaît avec ses paradoxes et ses contradictions.
Pendant qu'il souhaite que son enfant réussisse mieux que lui et vive
dans une société meilleure que la sienne propre, le père Moaga ne manque
pas, cependant, de souligner que. Kodoga pa y~~dé ta b~ga ~éné
(2)
pour dire que l'enfant ne pourra jamais être différent des parents, en tout
cas pas supérieur! Dans le meilleur des cas, c'est-à-dire dans le cas où
l'éducation
lui
réussirait,
il
ne
pourra au mieux que leur ressembler.
Mieux,
quelle
que
soit
la
puissance
à
laquelle
ses
compétences
le
conduiront, l'enfant ne doit jamais oublier que quelqu'un d'autre était à
son origine,
que quelqu'un d'autre en était l'artisan et que le produit de
l'art ne pourra jamais être meilleur que l'artiste qui l'a façonné : La~é.
~~n nomto a to K~aata (3). Plus que l'exigence de reconnaissance que les
1) Phrase
incantatoire
citée
par
Amadou
Hampaté

dans
"Traditions
Africaines, gages de progrès" §.45 in TRADITION et MODERNISME en AFRIQUE
NOIRE (Rencontres Internationales de Bouaké), Edit. Seuil, Paris 1965.
Les Mosé ajoutent
:
"Zimma dogdé Naba"
: "c'est le pauvre,
le roturier
qui enfante le chef".
2)
Kogoda pa y~~dé ta b~ga ~éné
La
perdrix
qui
vole
ne
peut
qu'avoir des perdreaux eux aussi qui volent ("tel père tel fils").
3)
La~é ~~n nomto a to K~aataquelle que soit la qualité d'une hache,
il reste que c'est une hache antérieure qui a brisé le charbon qui a
servi à la confectionner, elle.

- 138 -
parents attendent de leur enfant,
une fois qu'il se sent émancipé, cette
formule exprime aussi l'idée, ou le sentiment, que les anciens ont de leur
supériorité nécessaire et fatale sur leur "produit". D'où la réalité selon
laquelle
tout
acte
d'éducation
engage
un
"conflit
de générations"
pour
lequel
l'enjeu
réel
semble
être
le
contrôle
et
l'exercice
du
pouvoir
social.
En
effet,
ces
différentes
expressions
mentales,
à
travers
la
contradiction évidente que l'on constate, révèlent la profonde ambigulté de
l'éducation en tant que rapport entre deux générations: l'ancienne et la
plus jeune.
Elles supposent également que l'idée de "progrès" qui semble
être au centre de tout système d'éducation,
ne serait-ce qu'au niveau des
intentions
et des voeux,
ne se réalise
jamais en passant
par une ligne
droite,
mais au contraire dans le cadre d'une lutte d'intérêts âpre qui
explique l'ambivalence congénitale de l'effort d'éducation.
"Les jeunes, qu'ils aient raison ou tort, auront raison" dit un adage
africain (1) qui reconnatt que ceux-ci sont les maîtres de demain et comme,
pour
sauver
ce
qui
peut
encore
l'être,
et
continuer
à
jouir
de
sa
supériorité du moment en attendant l'avènement d'un futur qu'il n'est plus
sûr de maîtriser,
le Moaga ajoute: "L'enfant respecte le vieillard et lui
porte secours parce qu'à son tour,
il sera vieillard demain et voudrait
être tout autant respecté" (2)
Ainsi
donc,
même
si
l'idéal
affirmé
de
l'éducation
demeure
l'intégration
la
plus
harmonieuse
possible
des
individus
de
la
jeune
génération
dans
la
société,
l'acceptation
par
ceux-ci
des
valeurs
fondamentales
qui
sous tendent
la
vie
du
groupe
et
font
son
identité,
(toutes choses qui réduisent leur autonomie de pensée et d'action et les
installent dans des positions de respect et parfois même de vénération des
règles établies donc des éléments de l'ancienne génération), force est de
reconnaître
qu'elle
contient
en
elle
les
motifs
et
les mobiles de son
propre
dépassement.
Elle
représente
en
même
temps
une
des
origines
essentielles de la transformation et de la mobilité sociales.
1) Cité par Amadou Hampaté Bâ, op. cit., p. 44.
2) Avec une certaine ironie, Le Moaga dira de la prétention des jeunes
Kaga 6a wa yidJ.. gvui ya baga
"Quand
le
bras
devient
plus
gros
que la cuisse, il y a maladie !"

- 139 -
DURKHEIM en analysant "le rôle de l'Etat en matière d'éducation" (1) a
certainement
bien
perçu la complexité,
la délicatesse et l'ambiguité des
rapports existant, ou devant exister, entre les deux.
Il a eu raison, nous
semble-t-il,
de
dénoncer
l'illusion
des
pédagogues
qui
privilégiaient la
dominante
individuelle
de
l'éducation
sous
l'influence
certaine
de
la
Philosophie "individualiste" (ROUSSEAU), et de la Psychologie en particulier
au détriment du fait qu'elle était "une fonction essentiellement sociale".
Malheureusement,
il ne semble
pas avoir
perçu que le "ver était dans
le
frui t" c'est-à-dire que le
problème est
intrinsèquement lié à l'éducation
elle-même. Ce qui l'aurait conduit certainement à ne pas sortir lui-même de
l'ambiguité et entretenir la confusion que trahit la contradiction manifeste
de
sa
position.
Ainsi
après
avoir
reconnu
que
"l'individu
est
plus
volontiers novateur
que l'Etat" il
préconise à celui-ci de "se renfermer
strictement dans ces limites et s'interdire toute action positive destinée à
imprimer une orientation déterminée à l'esprit de la jeunesse", après avoir
dénoncé la tendance qui voudrait éloigner l'Etat du monopole de l'éducation.
Comme
le
remarquait
Suzanne
LALLEMAND,
en
parlant
des
M06é
l'éducation est un
processus dialectique.
Elle doit
être conçue comme un
champ

s'opposent
et
composent
production
et
reproduction
donc
conservatisme et dépassement, ... le dire et le faire (2), les idéaux et les
réalités concrètes.
Les
modalités
de l'évolution de la société traditionnelle dès lors
qu'elles passent
principalement par l'éducation ne sauraient être exemptes
des mêmes ambiguités, contradictions, complexités.
La société traditionnelle évolue.
Il n'est guère besoin d'attendre le
courant organiciste qui a traversé l' histoire de l'Anthropologie notamment
anglo-saxonne (3) pour se convaincre que le tissu social étant une réalité
vivante,
ne
peut
pas
ne
pas
évoluer,
changer
au
risque
de
se
perdre.
Tradition
n'est
pas synonyme de
stagnation,
d'immobilisme,
et comme
tout
système,
son évolution
peut être commandée soit par son dynamisme interne
par le truchement du
principe d'autorégulation qui règle le mouvement des
1) E. DURKHEIM: op. cit., p. 58 et ss.
2) S. LALLEMAND, op. cit., p. 23-40.
3) Exemple l'école de Radcliffe BROWN.

- 140 -
équilibres
nécessaires
à
toute
vie,
soit
induite
par
des
"agressions" externes de formes et d'intensité diverses.
Pour notre part, nous nous contenterons de l'analyse du seul dynamisme
interne dont l'élément moteur le plus important est le système éducatif et
immédiatement
la
question
qui
vient
à
l'esprit
touche
les
résultats
de
l'action éducative: Existe-t-il des échecs éducatifs? Bien naif celui qui
dirait non
Même si l'on ne connaît pas de prisons, ni de "centres de rééducation"
(symboles vivants des échecs de l'éducation)(l) en pays Moaga traditionnel,
du simple fait d'ailleurs qu'un individu mal socialisé ne survivrait pas(2),
l'importance
et
l'attention
dont
jouit
l'éducation
ici
comme
ailleurs,
témoignent
du
sentiment
qu'elle
est
la
chose
la
plus difficile à
réaliser parce que l'individu humain est particulièrement complexe.
Ici
comme
ailleurs, il
Y a
des
"ratés",
des
"irrécupérables",
des
"délinquants", des "déviants", c'est-à-dire tous ces individus qui refusent,
d'une
manière
ou
d'une
autre,
de
prendre
"la
forme
du
vase
qui
les
contient".
Toutefois,
s'il arrive qu'un
jeune homme commette un inceste,
qu'une jeune mariée déserte le foyer conjugal désigné par sa propre famille,
qu'un
néophyte
meure
pendant
la
retraite
initiatique ...
les
échecs
d'adaptation sociale restent quand même des cas isolés, au moins pour ce qui
concerne
la
base
minimale des valeurs
que
tout
individu se réclamant du
groupe social se doit d'avoir assimilé à partir d'un certain âge.
La 'véritable question digne d'intérêt concerne
plutôt la définition
que telle ou telle société donne à 1 "échec de l'éducation" et ce qu'elle en
fait.
La réponse est loin d'être évidente pour les
MO-6ë: et leurs attitudes
à l'égard des individus "non réguliers" oscillent entre l'admiration secrète
et la crainte angoissée.
Un de nos vieux informateurs ne nous disait-il
pas que si l'on dit
d'un individu qu'il est sans problème, il faudrait tout faire, au besoin le
battre,
pour qu'il en ait? (3) Pour souligner qu'un homme qui ne "connaît
pas" de problèmes serait incapable d'en résoudre,
aussi bien pour lui-même
1) V. HUGO à propos des "bienfaits de l'Instruction" remarquait que 90 % des
hommes qui sont en prison ne savent ni lire ni écrire et "signent d'une
croix".
2) Voir
plus loin
"Adaptation et inadaptation du système éducatif à la
société".
3)
Fa -6a dog b-Ü..ga -6i Ilaye.ié. bi6 panba ta taU.é.
yUé.

- 141 -
que pour les autres ! Au-delà de cette remarque qui se présente un peu comme
une
anecdote,
se
cache
un
problème
beaucoup
plus
profond
touchant
à
l' ambi valence
des
attentes
de
l'éducation
vis-à-vis
de l' indi vidu
: le
former à être conforme au plan social sans le diluer au point d'en faire un
suiviste passif et inconditionnel. C'est justement de cette ambivalence dans
ses objectifs que le système éducatif va produire les éléments novateurs de
la société que nous approcherons à travers les personnages du
~biqa, du
,Won-ta et du Gandaogo représentant l' indi vidu "non conformiste" chez les
Mo~i .
Par ~-biga (B..<A.ga: enfant, Bigi: ne pas accepter, refuser d'obéir,
commettre une faute),
le Moaga désigne parfois un enfant, plus généralement
un jeune homme ou un adulte, qui est plus souvent que les autre~enclin à la
désobéissance systématique qui l'amène à
refuser d'emprunter les sentiers
battus et à admettre les solutions classiques, à la recherche d'autres plus
inédites
en
acceptant
les
risques
de
l'aventure.
Sans
être
méchant
ni
violent, il n'en est pas moins marginalisé et parfois même suspecté: on le
montre du doigt et on murmure derrière lui.
Le
Gandaogo, comprend l'essentiel de ces caractères auxquels il faut
ajouter
la
bravoure
frisant
parfois
la
témérité.
Sa
force
physique,
sa
bravoure et son goût exagéré des situations difficiles,
que l'on considère
comme
impossibles
a
priori,
en font un être tout aussi
exceptionnel qui
tranche nettement avec la majorité des hommes : un héros en quelque sorte.
Le
~biga
comme le
Gandaogo
sont la sublimation du "refus" originel
compris
comme
condition nécessaire à leur présent état.
Le
Won-ta
l'enfant qui refuse,
le souci de la famille, est la forme initiale de celui
qui deviendra peut-être
~biga ou
Gandaogo, sans qu'on puisse l'attester
d'emblée.
C'est
seulement
une
prédisposition
qui
viendra
cependant
relativiser
l'attitude
des
parents
à
réprimer
dans
l'enfance
"un enfant
porté
à
refuser".
Qui
sait
s'il
ne
sera
pas
un
Gandaogo
de qui ils
pourraient tirer a postériori des motifs de fierté ? Car dans le fond, par
rapport aux objectifs de l'éducation chez les Mosé, les ~-bi6i ou
Gandado
(pluriels
de
~biga . et de
Gandaogo.
)
rappellent
tantôt le
"Fou" de
NIETZSCHE,
annonciateur
des
changements
sociaux,
tantôt
encore
le
"Prométhée" de la mythologie de la Grèce antique, symbole de la créationi-U.
1) La
tradition
orale,
les
contes
notamment,
Moaga
regorge
de
récits
relatifs aux enfants exceptionnels par lesquels passent les changements
sociaux: l'enfant orphelin, l'enfant non désiré ...

- 142 -
En
effet,
c'est
par
eux,
par
leurs
actions
audacieuses,
par
leur
courage ou témérité que ces "non conformistes" initient les nouveautés, et
tels
des
prophètes,
les
intègrent
progressivement
dans
les
habitudes
sociales, à force de les vivre eux-mêmes pour en confirmer l'efficacité. Or
l'on sait que l'efficacité qu'aura un élément nouveau, inédit, à résoudre au
mieux une situation-problème qui se pose à la société, représente le critère
en fonction duquel le groupe traditionnel l'acceptera, l'éprouvera avant de
l'intégrer dans le vaste ensemble de l'héritage socio-culturel.
Ainsi,
au-delà
de
l'admiration
mêlée
de
crainte
que
les
M06~
réservent à ces êtres,
qui,
à certains égards, matérialisent "l'échec" de
l'éducation, il semble que non seulement le système les accepte, mais aussi
que la société les souhaite. Ils fonctionnent comme un mal nécessaire, comme
quelque chose qu'on craint sans pouvoir s'empêcher de l'appeler de tous ses
voeux. Un négatif qui devient positif.
Expression sublimée des limites intrinsèques de l'éducation,
du fait
qu'ils
en sont les
produits-traîtres,
les &bu~
et les
Gandado
en
marquent
aussi
le
dépassement
en
révélant
par
la
même
occasion,
l'ambivalence du système éducatif.
La pensée
Moaga en a pleinement conscience quand elle révèle que "si
tu chasses de ta maison ton
Gandaogo parce qu'il est excentrique, c'est le
Gandaogo
du voisin qui viendra te conquérir,
te commander et t'imposer
ses lois et vues"
(1).
D'où la nécessité sage de composer avec lui ; de
l'accepter tel qu'il est, quitte à introduire une brèche dans les habitudes,
à
accepter
des
concessions
ou
compromis
qui
paraissent,
du
reste,
inéluctables.
Et
le
négatif
devient
positif
Et
la
société
évolue
en
intégrant de nouvelles valeurs annoncées par les "ratés" de l'éducation
Naturellement les
Gandado
ne sont pas légion dans la société, même
si
chaque
village,
voire
chaque
famille,
s'enorgueillit
d'en compter un
certain
nombre
en
son
sein.
Ce
sont
des
"spécimens".
Heureusement
d'ailleurs,
sinon ce serait la société dans son ensemble qui serait menacée
jusque dans son existence,
dans son identité. "Pour subjuguer ou assujettir
un
pays
d'une
manière
ou
d'une
autre,
il
faudrait
entreprendre
systématiquement
le
détournement
de
l'esprit
des
jeunes
1) Proverb~ Moaga : Fo -;,on o\\..i~ te ~~k..\\., L;,Q.~"'''Y~ël,tete> 1oa.~a."JQ.~él waJ·i" So."l~'l~ f-o
(1A."''ift..

• (Si
tu
chasses
ton
"chien
enragé",
c'est
le
chien
enragé du voisin qui viendra apeurer et disperser ton troupeau").

- 143 -
en
faveur
de
ses
desseins"
observait
Amadou Hampaté
Bâ(l).
On
pourrait
alors dire que l'éducation y contribue dans une large mesure, généralement.
Il
reste
que
tout
en
étant
un
système,
l'éducation
Moaga
n'est
pas
vraiment systématique. Les références théoriques sont souvent implicites et
son degré d'efficacité ne pourrait être apprécié qu'à travers les pratiques
sociales
et
individuelles
qu'elle
aurait
rendues
possible.
La
théorie
générale
de
la
connaissance,
tout
implicite
qu'elle
est,
nous
semble
justifier et orienter l'éducation,
non
seulement à travers ses objectifs,
mais également à travers les moyens et les techniques de l'action elle-même.
Avant d'y arriver (car c'est de la pédagogie proprement dite qu'il s'agira)
rappelons
rapidement
les
traits
essentiels
de
cette
théorie
de
la
connaissance
Moaaa.
i)
Théorie Moaga de la connaissance
Quand nous parlions tantôt de la conception eudémoniste et utilitariste
de l'éducation
Moaga, nous faisions manifestement allusion à cette doctrine
philosophique représentée par l'Epicurisme antique, fondée sur le bonheur en
tant
qu'il
détermine
toute
conduite
humaine
ou
en
constitue la fin.
Au
regard
de
l'éducation
cela
signifie
que
la
quête
puis la jouissance du
bonheur,
compris
comme
la
parfaite
correspondance,
la
réelle
adéquation
entre les actes qu'on pose et les valeurs de la tradition, source de paix et
de prospérité individuelles et sociales (2), sont la fin de l'éducation.
Le caractère "utilitariste", quant à lui, évoque l'idée que le critère
d'appréciation d'un acte,
d'un comportement ou même d'un discours,
tant de
l' indi vidu que de la part
du groupe,
sera le bienfait matériel et social
quasi immédiat qu'il procure. C'est l'efficacité concrète de l'opération à
résoudre
positivement
les
problèmes
réels
qui
se
posent
concrètement
à
l'homme, au groupe ainsi qu'à tous les éléments interférant dans leur vie,
qui aidera à
déterminer et à caractériser cette opération (3). Rien n'est
1) Amadou Hampaté Bâ : op.cit., p. 44.
2) Selon la pensée Moaga en effet, la maladie à partir d'un certain niveau,
les calamités et autres catastrophes conduisant au malheur de l'individu
ou du groupe, sont les conséquences d'une désobéissance des prescriptions
représentant la volonté des Dieux et des Ancêtres. D'où le recours aux
multiples rites de propitiation pour conjurer le mal en rétablissant les
bonnes relations avec eux.
3) Jusqu'au niveau de ses rapports avec les éléments du monde invisible, la
qualité
de Dieu et la vénération à
laquelle elle donne lieu,
ne sont
jamais gratuites, ni définitives. Celui-ci doit toujours les mériter en
apportant des réponses positives aux sollicitations des hommes. Sinon, on
"change" de Dieu en cessant de lui faire des sacrifices.

- 144 -
gratuit et la "théorie" qui ne conduit pas à un meilleur être est déclarée
oiseuse et condamnée comme telle. Et comme le stipule l'utilitarisme: seul
ce qui est utile est vrai. Ce qui, en apparence au moins, se distingue assez
franchement de la "vérité scientifique" classique.
Une telle conception de l'éducation suppose ou alimente une théorie de
la connaissance conséquente. Elle s'inscrit elle-même dans la toile de fond
de la représentation anthropocentriste de la vie et du monde Mo~é
Par cet
anthropocentrisme relationnel qui se distingue en cela (c'est la relation
qui est essentielle) du cosmocentrisme antique des Grecs, la pensée Moaga
prescrit que c'est l'homme réel qui est au centre du monde de la vision et
de
l'expérience.
Non
pas
qu'il
soit
isolé ou isolable du cosmos et des
autres
êtres
qui
le
peuplent,
mais
que
tout est
pour l' homme,
que
tout
s'apprécie en fonction de lui et par lui,
qu'il reste la finalité de toute
activité,
y compris l'activité de connaissance elle-même ...
que tout est
compris à la lumière et à la mesure de l' homme. C'est la relation qui est
fondamentale. La vie est un ensemble de relations, de rapports sans lesquels
rien ne peut exister ni avoir une signification quelconque.
La premlere conséquence de la conception anthropocentriste des
Mo~é
que nous venons d'évoquer est la foi au Déterminisme universel, postulat de
base
de
la
connaissance
scientifique,
en
tant
qu'il
est la croyance en
l'existence de liens de causalité réguliers entre les divers êtres de la
nature
et,
qu'en conséquence,
tout s'explique ou
pourrait être expliqué.
L'effort ou le besoin de l'explication relèverait alors de l'éducation qui
aura ainsi une dimension cognitive, intellectuelle.
Une
autre
conséquence
de
l'anthropocentrisme
relationnel
est
l'
"anti-objectivisme"
de
la
connaissance
Moaga
Si,
dans
la
pensée
occidentale
classique,
dans
l'activité
cognitive,
le
sujet
s'oppose
à
l'objet,
s'en
distancie
et
le
considère
en
s'efforçant,
par
principe,
d'écarter les données subjectives de son imagination ou de son affectivité
(définition
de
l'exigence
d'objectivité
PIAGET
parlerait
de
"décentration"), la connaissance Moaga et africaine, obéit à des normes tout
autres: tout ce qui arrive est le signe que quelqu'un a fait quelque chose
à quelqu'un ; rien n'existe en dehors de ses rapports avec un sujet et le
même objet aura des significations,
donc des réalités, différentes selon le
sujet auquel i l se rapporte.
Il n' y a pas,
par conséquent, de pensée pure

- 145 -
indépendante de tout support et la théorie ici n'est que l'expression d'une
Praxis passant
par une communion quasi
totale entre le sujet et l'objet,
entre l'homme et les autres éléments du Cosmos.
La théorie Moaga
de la connaissance respecte ,au-delà de ces principes,
un
certain
nombre
de
normes
qui
concentrent
en
elles
les
critères
conceptuels et théoriques du savoir et de la vérité.
La première de ces normes est l'idée de mesure, de limite qui s'impose
à la connaissance.
Si le monde est grand,
indéterminé pour le
Moaga, i l
n'est pas pour autant illimité. La mesure se trouve ainsi liée à la finitude
des
Mogho
(1)
qui
est
certainement
taillé
selon
les
capacités
de
l'imaginaire de l'homme et dans des proportions adaptées à ses besoins et à
ses capacités intellectuelles. Le tout cohérent que représente le monde et
la vie n'est conçu et ne devient objet de connaissance par l'homme que dans
la mesure où celui-ci y trouve son compte.
Un tel pragmatisme ne saurait
manquer de déterminer la conception qu'on se fait de la vérité.
Pour
cet te
deuxième
norme,
qui
est
de
loin
la plus décisive,
"La
vérité, c'est ce qui sauve de la destruction, du chaos" ou "la vérité, c'est
ce qui
réussit",
"la vérité est ce quiestutile". Comme on le constate, les
formes de vérité que vise la connaissance sont la vérité sociale, la vérité
pratique
utilitaire
à
l' exclusion
de
la
vérité
purement
logique
des
mathématiques. Tout est apprécié en fonction de son intérêt pour la vie de
l'individu et du groupe et seule la vérité qui le satisfait est valable et
reconnue.
Dire que la "vérité c'est ce qui sauve la vie tant de l'individu que
celle du groupe,
de la destruction" c'est aussi dire
que la connaissance
aura un contenu et une
finalité
essentiellement sociaux,
en cherchant en
dernier ressort à sauvegarder l'ordre: au niveau psychologique (accord de
l'individu
avec
lui-même),
au
niveau
social
et
au
niveau
cosmique.
Subordonner
ainsi
le
vrai
à
l'ordre,
et
associer
l'être
à
la
valeur,
reviennent
à
postuler
que
seuIl' ordre
peut
départager
les
esprits
en
conf li t,
mais aussi réaliser leur accord.
Dans la mesure où cet ordre est
considéré comme placé au-dessus des individus et des groupes,
il serait le
signe de l'objectivité, ce dont toute pensée qui veut convaincre a besoin:
nécessité et accord des esprits.
1) ,Mogho
par le terme unique, le Moaga désigne non seulement son terroir,
mais aussi le monde entier.

- 146 -
L'importance
de
cette
norme
de
la
pensée africaine et Moaga
est de
nous
rappeler
que
pour
elle,
l'objectivité,
c'est
ce
qui
est
inné à
la
collectivité et lui sert de lien social.
Le vrai,
donc l'objectif, ne sera
en conséquence,que ce qui est conforme à l'héritage culturel et s'y réfère
le plus rigoureusement que possible. Ce qui ne doit pas amener à penser que
la conception dualiste du vrai et du faux est absente de la théorie
Moaga
de la connaissance, mais
l i recherche
de la vérité ne tend pas uniquement
ni
essentiellement à
la
satisfaction de l'esprit,
ni à la stricte emprise
instrumentale
sur
le
réel.
La
vérité
qui
intéresse
ici
est
de loin
plus
grave
elle
engage
l'existence
humaine,
l'ordre
et
l' harmonie
cosmique.
C'est
pourquoi
la
dualité
vrai/faux
est
davantage
perçue
en
termes
d'obligation ou
d' interdi t
et
de
tabou,
et l'erreur représente plutôt une
faute.
Rendre
compte,
maîtriser
puis
utiliser
le
réel
et
l'irréel
dans
le
sens du meilleur devenir de l'homme et de la société tout entière, voilà la
finalité permanente de la conception Moaga
de la connaissance. Celle-ci ne
pourra qu'avoir des implications importantes et graves sur l'éducation (en
tant
qu'orientation)
et
plus
encore
sur
la Pédagogie.
Dans
ses formes et
contenus,
dans
ses moyens et
techniques,
la Pédagogie Moaga devra
rester
conforme et fidèle à cette vision d'ensemble de la vérité et de l'ordre.

- 147 -
B /
A P PRO CHE
d e I a
PEDAGOGIE
MOAGA

- 148
Peutêtre
avons-nous
à
présent
une
idée
relativement
précise de la
théorie
Moaga
de
l'éducation
ainsi
que
des
lignes-forces
de
la
signification et de la valeur sociales de la connaissance et de la vérité.
Le . Moaga
"façonne" son enfant dans le moule rigide du Rogm<./u:.
pour en
faire une personne (. Né.da
.) intègre et courageuse (
BuJt/u:.Yla
) soucieuse
de son épanouissement individuel mais un épanouissement qui s'intègre et se
nourrit
de celui du groupe social.
Le
Moaga éduque son enfant pour qu'il
soit digne de sa famille et largement préparé, le moment venu, à remplacer
ses parents et continuer l'oeuvre de sauvegarde des valeurs fondamentales.
On
ne
peut
manquer
de
voir
la
dimension
principale de reproduction qui
semble être le propre de tout processus d'éducation sous son aspect social
notamment.
Ainsi,
comme on peut le noter, la définition et les aspirations qu'on
pourrai t
attendre
de
l'éducation
Moaga
ne
se
distinguent
guère,
fondamentalement,
de
la
définition
et
des
aspirations
classiques
que
DURKHEIM a contribuées à fixer (aspect sociologique). Insistons, cependant,
sur l'ambivalence intrinsèque de l'éducation qui met à la disposition de la
société,
aussi
bien
les
éléments
qui
la
conservent
que
ceux
qui
travailleront à sa transformation plus ou moins profonde à brève ou longue
échéance. C'est une réalité dont les Mo~é.
ont une nette clairvoyance, qui
explique
la
prudence
de leurs sentiments à l'égard de l'éducation et la
relative
contradiction
de
leurs
attentes
accepter
à
la
fois
l'adulte
"docile et obéissant" des valeurs établies et le .
qu'on respecte
d'autant plus que la hardiesse, la témérité et le goût de l'aventure tout en
favorisant
l'évolution
de
la
société,
' ne conduisent pas
celle-ci
à
la
Révolution (1)
1) On pourrait évoquer en guise d'illustration, l'exemple de l'école et de
l'éducation
coloniales
en
Afrique
Noire.
Au
nom
de
sa
poli tique
de
"l'assimilation"
la
métropole
colonisatrice française
s'était proposée
d'introduire l'école "française" dans les sociétés africaines colonisées.
Cette
école
a
effectivement
produit
parmi
les
Noirs
scolarisés,
les
grands défenseurs de la culture française et de ses valeurs (symboles du
"succès"
du
système éducatif colonial) mais aussi certains des grands
militants des indépendances et de la culture africaine, c'est-à-dire, les
"destructeurs" du même système qui les aurait "façonnés".
On
retrouve
cette
image
de
l' ambi valence
de
l'éducation colon:;'ale en
particulier
chez
Cheikh
Hamidou
Kane
par
exemple,
qui
apvelait
les
Africains
à
aller
à
l'école
française
pour
acquérir
auprès
du
colonisateur les armes qui lui ont servi à les dominer, afin de le battre
dans
un
deuxième
temps
"Il
faut aller apprendre chez eux l'art de
vaincre
sans
avoir
raison. "
(L'aventure
ambiguë,
édit.
Présence
Africaine) .

- 149 -
Certes,
une telle théorie de l'éducation révèle une cohérence et une
logique
internes
indéniables,
ainsi
qu'une
cohérence
et
une
logique
rigoureuses avec la théorie de la connaissance conséquente et la philosophie
générale de la vie et de l'homme. Entretiendra-t-elle la même cohérence avec
les "moyens" qu'elle se donnera pour réaliser sa vocation? La société Moaga
aura-t-elle les "moyens" de sa politique éducative
? Peut-on parler dans
toute la rigueur du terme de "Pédagogie"
Moaga
ou bien faudrait-il se
préparer à accepter une définition moaga de ce concept qui, même ailleurs,
n'est pas accepté sans problèmes?
a. Essai de définitions
S'il est des concepts qui n'arrivent jamais à recueillir l'unanimité
pour le sens qu'on leur donne,
celui de "Pédagogie" semble être l' 0 b jet de
la controverse la plus confuse. Pour son cas en particulier "ni l'appel à
l'étymologie ni l'inventaire, même méthodique des multiples emplois du terme
"pédagogie" ne sont d'un grand secours pour qui tente d'établir le statut
d'un
concept
et
d'une
discipline
au
sujet
desquels
la
seule certitude
autorisée, en cette fin du XIa siècle, est que ce statut, évident cent ans
plus tôt, ne va plus désormais de soi,,(l). Ce qui laisse comprendre que les
schémas
classiques
par
le
biais
desquels on approche souvent un concept
(notamment
l'analyse
étymologique)
cessent,
ici,
d'être
tout
à
fait
opérationnels.
Naturellement,
pour notre part, nous n'avons pas la prétention - loin
s'en faut -
de faire le point sur les débats polémiques qui ont pour objet
la "Pédagogie" et qui touchent aussi bien à ses définitions possibles, à ses
b
. f
' '
' f f .
. , (2)
o jectl s ... qu a son statut ou a son e
lcaclte
.
Rappelons tout simplement que ces controverses proviennent en partie
de la circulation générale des idées "modernistes" mais aussi et surtout de
la scission intervenue entre "praticiens" et "théoriciens" de l'éducation et
de la "professionalisation" de la fonction d'enseignement ou d'éducation,
inaugurées
déjà
au
XIX o
siècle
(3)
La
circulation
des
idées
regarde
1) Daniel HAMELINE, "Le statut de la Pédagogie" in Encyclopedia Universalis,
article Pédagogie p. 101.
2) Pour
de
plus
amples
informations
se
référer
à
l'ouvrage
collectif
Encyclopedia Universalis.
3) PLATON
prévoyait
le
problème
quand
i l
préconisait
de
ne
pas
"professionaliser" la fonction d'enseignant en instituant un salaire
pour le maître

- 150 -
spécialement
le
statut
de
la
pédagogie
(une
science,
un
art,
ou
une
technique 7) son efficacité, ses liaisons avec les f'sciences morales" puis
les "sciences humaines" et l'idéologie sociale.
Au-delà de la myriade de définitions qui
·s'ensuit inévitablement,
nous
sommes
condamné
à
faire
un
choix,
certainement
arbitraire,
mais
indispensable
pour
l'intelligibilité
ultérieure
de
notre
propos.
Nous
retiendrons l'idée que la pédagogie est une réflexion sur l'action éducative
qu'elle
analyse,
cri tique
et
oriente
en
dernier
ressort,
en
vue
de
la
réalisation d'un idéal d'homme défini par la philosophie ou plutôt par une
Philosophie.
S'ajoute à cette idée le fait que la Pédagogie est aussi une
action,
une didactique
(c'est-à-dire une technique de faire,
d'enseigner)
des
techniques d'apprentissage,
découlant d'une connaissance objective du
processus éducatif dans son ensemble.
Ce
qui
nous
rapprocherait,
une
fois
encore,
de
la
définition
durkheimienne
"l'ensemble des manoeuvres que l'intelligence déploie dans
une société pour que cet arbitraire de la chose "bien" ou "mal" faite, cède
à la décision raisonnée de faire mieux" (la chose ici représente l'éducation
définie
tantôt,
comme
"la
chose
à
pratiquer
et
que
l'on
pratique
effectivement bien ou mal,,)(l).
Une
telle
définition aurait le mérite de contourner quelques "faux
problèmes"
et
surtout
d'éviter
celui

de
l'institution
d'un
"monde
scolaire" distinct du "monde professionnel",
de l'école,
de la société et
même de l'éducation,
de l'instruction.
De plus, elle permettrait au moins
d'envisager sérieusement le problème de la pédagogie dans les autres sphères
culturelles où ces distinctions plus ou moins artificielles n'existent pas
ou n'ont pas existé.
Même en partant de la définition assez large, et intentionnellement
générale
que
l'auteur
de
Education
et
Sociologie
donne
de
ce
concept,
peut-on
contourner
la
question
"Peut-on
parler
d'une
Pédagogie
traditionnelle 7" posée par Pierre ERNY avec une certaine sympathie à propos
de
l'Afrique
Noire
(2)
7
Sympathie
intellectuelle
qui
ne
facilite
pas
nécessairement
la
réponse
qu'on
pourrait
apporter,
d'autant
plus
qu'il
retient
lui-même
l'idée
qui
fait
de
la
pédagogie
"une
pensée
élaborée,
explicite, cohérente et systématique concernant l'éducation" (3)
1) E. DURKHEIM: in Le nouveau Dictionnaire de Pédagogie de F. BUISSON, 1911
2) P. ERNY, op. ci t.
p. 20
3) P. ERNY, op. cit. p.20

- 151 -
Nous voudrions à notre tour reprendre la question en l'appliquant à la
société
Maaga traditionnelle,
et faute
de pouvoir y répondre,
tenter au
moins
d'apprécier
la
"contribution"
de
la
pensée Moaga
à
un
débat
qui
l'intéresse aujourd'hui plus qu'hier.
b. Réalité ou non d'une Pédagogie Moaga
La
réalité
d'une
"pédagogie"
Moaga,
au
regard
des
définitions
classiques
retenues,
est
loin
d'être
aussi
évidente
que
celle
de
son
"éducation".
Même
si
l'on
peut
admettre
a
priori
que,
dès
qu'on
parle
d'éducation
et
surtout
dès
qu'on
peut
objectivement
en
apprécier
les
résultats,
on
est
du
même
coup
contraint
d'admettre
que celle-ci ne se
déploie
pas
en
dehors
d'une
certaine
règlementation
qui,
elle-même,
s'appuierai t
sur
une
certaine
technique,
un
savoir-faire
et un ensemble
d'éléments plus ou moins structurés. Sauf que le problème persiste dès lors
qu'au concept de Pédagogie,
on associe les expressions telles que "pensée
élaborée" ,
"pensée
systématique"
etc...
qui
semblent
le
rattacher
à
un
registre culturel particulier.
En effet,
dans la langue
Malté:
nous ne connaissons pas de terme
désignant,
seul ou dans le rapport qu'il entretiendrait avec d'autres,
le
concept français
de Pédagogie.
Contrairement à ce que nous avons observé
dans le cas de l'éducation. Devons-nous alors conclure que l'inexistence du
concept
implique
ipso-facto
l'inexistence
de
la
réalité
pédagogique
?
L'absence
d'un
mot signifie-t-elle l'inexistence de l'objet qu'il sert à
désigner dans une culture donnée ? L'anthropologie et la sociologie de la
connaissance
semblent
l'attester
et
la
linguistique
en
liant
langue
et
culture, montre que l'évolution d'une langue par assimilation et intégration
de mots nouveaux est le fait de rapports culturels, ou du changement interne
intervenu dans la réalité culturelle considérée. "Dans une société où il n'
a
pas de voleurs,
on ne saurait trouver le concept "voleur" par lequel on
désigne cette forme de délinquance" (1) dit-on.
1) Extrait
d'une
anecdote
devenue
populaire
en
pays
Moaga,
faisant
état
d'une
remarque
qu'un
vieillard, témoin
d'une
arrestation
d'un
jeune
"indigène"
par
des
gendarmes
colons,
a
fait
aux fonctionnaires
français
qui semblaient dire qu'il n'y avait pas; de "voleurs" en France.
De plus, Léon POLIAKOW montrait par exemple, que le concept de "racisme"
est
de
plusieurs
siècles
plus
jeune
que
le
préjugé qu'il
désigne après
coup. (Préface, in Racisme de Lydie FLEM, MA Editions Paris, 1985).

- 152 -
Il reste,
cependant, et pour paraphraser VOLTAIRE qui disait qu'il ne
pouvait pas concevoir "cette horloge sans horloger", qu'on ne peut concevoir
une
éducation
aussi
théoriquement
équilibrée
et
pratiquement observable,
sans théorie et technique appropriées même si l'on ne dispose pas du mot
pour les désigner.
Parce
que
justement,
"1' éducation
est
indissociablement
produit et
projet", elle contient ou suppose aussi "indissociablement" une pédagogie en
tant qu'intermédiaire nécessaire entre le produit et le projet,
qui révèle
les conditions de cette production.
Le
problème
semble
alors
consister
à savoir s'il peut exister une
pédagogie implicite, diffuse,
plus vécue que pensée, ou, ce qui revient au
même, si l'on peut être "pédagogue sans le savoir", comme "Monsieur JOURDAIN
fait des vers sans en avoir l'air".
C'est la même préoccupation qui transparaît
dans l'inquiétude de P.
ERNY
"La mère qui traite son enfant selon certaines normes, se rend-elle
compte que ses gestes font partie d'un projet d'ensemble sur ce petit homme,
projet transcendant largement sa conscience individuelle ?" (1)
Il semble évident pour nous que les rigueurs et privations acceptées
par la jeune mère Moa.ga. (ou qui lui sont imposées par la société) dans ses
rapports
avec son bébé,
dans le choix des essences particulières pour les
lavements, dans la détermination du moment et des conditions du sevrage, et
la variation de ces pratiques selon qu'il s'agit d'une fille ou d'un garçon,
ces rigueurs et privations donc, ne relèvent pas uniquement de la volonté
subjective
de
la
femme,
ni
d'une
volonté
sadique
de
la
société
de
la
réprimer.
Elles
s'intègrent
certainement
dans
un
vaste
projet relatif à
l' homme que l'enfant doit être plus tard, et procèdent d'une confiance au
déterminisme pour la réalisation duquel on se donne les moyens techniques,
matériels, humains et symboliques qu'on juge adéquats.
Sans
pour
autant accepter tous les aspects du fonctionalisme,
nous
souscrivons néanmoins à l'observation de B. MALINOWSKI selon laquelle toute
activité humaine contient un degré plus ou moins élevé de théorie et que
toute
culture
suppose
un
ni veau
plus ou moins élevé d'élaboration d'une
réflexion systématique (2). Ainsi, par exemple, le travail humain, "celui de
1) P. ERNY, op. cit., p. 20.
2) B. MALINOWSKI: Une théorie scientifigue de la culture, édit. Points.

- 153 -
l'artiste
le
plus
maladroit"
se
distingue
fondamentalement
de
celui
de
l'animal
"le
plus
ingénieux"
en
ceci
qu'il
part
d'un
plan,
donc
d'une
organisation intellectuelle préalable plus ou moins élaborée, plus ou moins
consciente,
en
fonction
de
laquelle
i l
échaffauderait
l'action
et
déterminerait les matériaux et les moyens nécessaires.
N'est-ce pas d'ailleurs parce que la Pédagogie est plus réflexion que
pratique,
que
le
théoricien
s'est
séparé
du
praticien,
que
beaucoup
de
sociétés coutumières africaines dont les
M01é
qui
pratiquent
plus
,....,
- ;_.
qu'ils ne
théorisent
leur processus éducatif, ne disposent pas du terme
propre pour désigner la pédagogie ? Pensée peu discursive, qui se contente
de faire de la vérité ce qui réussit socialement, au lieu de "s'embarrasser"
de la recherche de la preuve logique qui prétendrait se suffire à elle-même
dans la science classique,
pensée "concrète" dont la seule exigence et le
seul
mobile sérieux restent l'efficacité observable,
elle s' intéresserai t
peu à la "réflexion".
Au contraire, la pensée Moaga cherche à résoudre les pro blèmes réels
qui se posent aux hommes dans leurs pratiques quotidiennes et au rythme de
leurs
apparitions,
avec
les
moyens
les
plus
efficients
du
moment.
Les
solutions inédites jusque-là qui en découleront seront rangées dans le vaste
grenier des valeurs traditionnelles pour enrichir le patrimoine culturel.
Pour
le
moment,
contentons-nous seulement de soupçonner le mode de
communication orale et l'absence d'une écriture systématique comme faisant
partie des causes essentielles de cet état de fait. Mais n'anticipons pas!
Evoquons seulement, pour finir momentanément,
que les
M01é disposent
de
ce
qu'on
appelle
aujourd'hui
dans
le
milieu
scolaire
notamment,
de
"conseil pédagogique" qui se présente comme une occasion solennelle où des
acteurs de l'éducation apprécient leur pratique à destination de tel ou tel
cas particulier,
extraordinaireJavec le principe de départ, qu'ils pourront
être amenés à "revoir" leur action à son endroit. On dirait aujourd'hui dans
de telles circonstances que "en une circonstance délicate, ces parents se
sont
révélés
pédagogues"
ce
qui
signifie
que
des
éducateurs
ayant
fait
preuve
d'un
surcroît
d'intelligence
de
leur
pratique,
par
une
certaine
manière qu'ils auront
eue de "dépasser les tâtonnements empiriques que la
pédagogie
a
précisément
pour
objet
de
réduire
au
minimum".
C' est,
nous
semble-t-il, ce qu'il faudrait voir dans la prudence avec laquelle le Moaga
cherche à déterminer le S<.gJté
du nouvel être (afin de savoir précisément

- 154 -
avec
quelle
encre,
et
quels
caractères
imprimer
la
page
ainsi
que
l'attention qu'il montrera quant à l'attitude à adopter vis-~=yis du Gandaogo
qu'il faut éviter de confondre avec le
N-<. Yogo
ou le
Z-;:.e.go
(1)
Ainsi,
il
ressort
que
la
pensée
Moaga
et sa théorie générale de
l'éducation
manifestent
des
ambitions
certaines
de
"rationalisation
du
travail d'éducation". On n'éduque pas une fille comme on le ferait pour un
garçon ; on ne s'attend ni n'exige du Yang a
, du Ra.6anga
ou du Rawa
les
mêmes performances et l'on évite de les soumettre aux mêmes épreuves; il
arrive que des parents, inquiets des difficultés d'élocution de leur enfant,
le
soumettent
très
tôt
(vers
3 ans)
à
une
opération
chirurgicale
pour
inciser la fine membrane qui rattache le fond inférieur de la langue à la
face
interne
de
la
machoire
inférieure...
Autant
de comportements et de
gestes qui montrent assez bien que les
M06é.
portent une réflexion et une
projection sur leurs pratiques éducatives même s'il n'y a pas chez eux ces
"illuminés"
uniquement
préoccupés
des
grandes options théoriques sur les
fins, ce qui les distingue des praticiens ou même, par moments, le~__?PEose.
Alors faut-il continuer à refuser la réalité d'une pédagogie Moaga du
simple
fait
qu'elle
ne
serait pas explicitée,
systématisée,
c'est-à-dire
codifiée
comme
une
théorie
dans
des
ouvrages
savants
?
Faudrait-il
que
l'arbre
nous
cache
la
forêt,
et
refuser
de
rechercher
le
caractère
systématique
d'une
pédagogie
certes
"populaire"
mais
non
"vulgaire"
ni
simpliste
qui,
au - delà
de
sa
très
forte
imprégnation
par
le
milieu
socioculturel, ne manque pas d'intérêt théorique considérable?
Sans oublier que le statut comme la valeur des initiations de puberté
(qu'on
peut
considérer
comme
un
"enseignement
socialement
codifié
et
dispensé en des occasions précises", P. ERNY, p. 21) restent à établir avec
plus
de
précision
et de rigueur.
Elles se présentent,
dans une certaine
mesure
comme
des
structures
spécialisées
de
l'éducation,
requerrant
logiquement les compétences de spécialistes (2). Toutes choses qui semblent
requises chaque fois qu'on parle de pédagogie.
J
1)
Noyogo
(personne vide)
individus intellectuellement
Zootgo (bête, dans le sens d'idiot,
déficients
même imbécile), handicapé mental.
donc
inéducables.
2) cf. "Les éléments spécialisés" dans le même chapitre.

- 155 -
Nous partons naturellement du principe que l'éducation Moaga, complexe
et délicate, ne "navigue pas à vue". Pour implicite et diffuse qu'elle soit,
la pédagogie Moaga est réelle. Notre effort justement consistera à dépasser
"l'arbre",
aussi gros soit-il,
pour voir la "forêt" avec d'autant plus de
force
de
conviction
que
"tout
cela
n'enl~ve
rien
à
son
caract~re
systématique mais ne fait en réalité que le renforcer" (1)
c. Des éléments de la pédagogie
Moaga
Les
MO-6ë:
sont conscients que "les enfants ne peuvent davantage se
passer de gens ( adultes ) qui les conduisent, pas plus que les esclaves ne
peuvent
se passer de maîtres"
(2),
et ils semblent apprécier à sa
juste
valeur le fait que l'enfant est - de tous les petits animaux - non seulement
celui qui a le plus
besoin d'assistance de la part des parents-géniteurs
pour une durée plus longue,
mais aussi et surtout celui qui
est le plus
difficile à manier. On comprend alors toute l'importance qu'ils accordent à
cette phase pratique de l'éducation, où a~-delà des intentions et des voeux,
il s'agit concrètement de se mettre au travail pour "fabriquer" l'individu
selon les normes de la société. La tâche est d'autant plus difficile qu'ils
devront orienter un être dont ils savent qu'il est autre chose, vers un état
second qu'il n'aurait
pas choisi d'occuper en toute conscience, et que sa
disposition naturelle ne destine pas nécessairement' à l'objectif voulu et
défini par les adultes.
L' "objectif" est un concept fondamental en pédagogie. Il consiste à agir
d'une manière significative, c'est-à-dire non comme une machine automatique,
mais selon une vaste perspective initialement définie,
avec l'intention de
faire quelque chose et de percevoir la signification des choses à la lumière
de cette intention. L'intention ou l'objectif du système éducatif Moaga nous
les
connaissons
tant
pour
ce
qui
concerne
l' indi vidu
pour
lui-même
que
l'individu compris comme un élément de l'ensemble social pour l'intégration
duquel on le destine.
C'est précisément la prise en compte simultanée des
volets
"individuel" et
"collectif" de la
pédagogie Moaga
qui
fait
qu'il
n'est pas banal de préciser une
fois encore,
que les
MO-6ë:
ont une vue
totale de l'éducation et qu'il est nécessaire pour elle, de passer par des
étapes successives.
1) P. ERNY, op. cit., p. 21
2) PLATON, Les Lois, VII 808 d, De la pédagogie.

- 156 -
On
peut
remarquer
alors
que
l'ensemble
du
système
éducatif
Mo a.g a.
repose sur le concept "d'étapes" qu'il tient pour essentiel.
Les
objectifs,
ainsi
que
les
techniques pédagogiques,
seront
en
conséquence
définis
et
exécutés
en
fonction de l'étape.
Chaque étape de
l'évolution biologique et sociale de l'individu coincidant ici avec un état
spécifique,
intrinsèque
de
cet
individu
occupant
un
espace
tout
aussi
spécifique dans l'organisation et la pratique sociales.
1)
De quelques principes généraux de la pédagogie Moaga
Malgré
la
grande
délicatesse
de
ses
attitudes
envers
l'enfant
et
l'enfance (qui conservent ici toute l'ampleur de leur ambiguité) ainsi que
l'attention
consciencieuse
qu'il
observe
à
l'égard
de
l'éducation
en
général,
en acceptant,
dans certaines conditions, des "écarts", il nous a
été donné de conclure à l'existence d'un rapprochement très prononcé entre
l'éducation Moa.ga.
et le dressage.
Le fossé délicat et souvent formel qui
existerait entre ces deux formes d'intervention des adultes dans la vie des
enfants
est
facile
à
enjamber.
Et
la
place
comme
l'importance
d'une
discipline rigoureuse et
précoce
(comme nous l'avons souligné tantôt) ont
con tri bué à légitimer et à justifier une telle conclusion.
Elle est tout
aussi
l'expression
des
répercussions
des
structures
familiales
et
de
l'organisation sociale sur l'enfant, des répercussions des valeurs à édifier
et
des
techniques pédagogiques sur l'éducation qu'il reçoit.
Peut-on,
du
reste,
distinguer l'éducation du dressage là où celui qui est éduqué n'est
nullement
associé
à
la
définition
de
la
formation
qu'il reçoit,
ni des
moyens utilisés, encore moins des finalités recherchées. C'est de ce point
de
vue
que
toute
éducation,
à
un
certain
ni veau
tout au moins,
est un
dressage.
Toute éducation comporte à un degré ou à un autre,
du dressage,
dit-on.
Dans tout
processus d'éducation,
deux attitudes fondamentales possibles
s'imposent
à
l'enfant
l'acceptation
ou
l'opposition.
Tandis
que
la
première qui entraîne de sa part docilité, soumission, obéissance et respect
vis-à-vis des structures sociales,
fera de lui "1 'homme idéal", la seconde
en entraînant toutes choses contraires, aboutit à des résultats globaux et
généraux
tout
aussi
opposés
et
condamnés
en
conséquence.
L' indi vidu qui
s'engage
dans
cette deuxième perspective,
encourt des
sanctions comme la

- 157 -
répudiation sociale ou même la disparition physique (1)
Même si parfois,
comme dans le cas du
Gandaogo
, il pourra en être gratifié : en tant que
"génie". Le "génie" étant par définition le rare,
l'exceptionnel. .. , il ne
saurai t être retenu comme "modèle". Ainsi donc,
seule l'acceptation par le
jeune
individu,
cristallisera
en
lui
le
succès
de
l'acte
éducatif
et
représente, au plus haut point, ce que la société attend de lui.
Nous
pensons
avoir
assez
insisté
sur
la
place
du
dressage
dans
l'éducation.
Celui-ci y occupe une place plus ou moins déci si ve selon les
moyens techniques utilisés et aussi les formes de la culture de référence.
Ce sera le moment de voir concrètement en quoi il consiste dans la pédagogie
Moaga et les niveaux où il intervient de manière plus ou moins systématique.
Ce "dressage" de fond en s'imposant comme l'aspect dominant de l'éducation
Moaga expliquerait en partie,
la grande part faite à la discipline comme
condition
nécessaire
à
toute
oeuvre
d'éducation
dans
de
telles
situations(2).
Le problème demeure alors de savoir si la discipline et le "dressage"
peuvent conduire à l'échec du système éducatif, comme le postulent certains
courants
pédagogiques
lointains
ou
contemporains
(PLATON,
ROUSSEAU, ...
pédagogies non directives) ou comme le pensent certains autres, ils seraient
les conditions sine qua non du succès en éducation (RABELAIS, MONTAIGNE, ...
et, dans une certaine mesure, ALAIN).
La
discipline
coerci ti ve et le dressage
paraissent être les formes
d'expression et l'illustration matérielle du principe de l'autorité et de
ses impacts sur l'éducation.
1) Il y a des échecs dans l'éducation Moaga. Ceux qui en sont victimes ne
survivent pas.
- socialement : ils sont marginalisés,
bannis et, adultes, sont chassés
du village ou contraints à le quitter.
- physiquement : les Mosé pensent qu'un enfant qui "refuse" risque de ne
pas vivre longtemps
prendre par exemple de grosses bouchées lors des
repas pour un enfant annonce la mort rapide du "coupable".
2) Il
s'agit
de
situations

dominent
le
respect,
l'obéissance
et
la
reproduction
des
modèles
sociaux
de
la
part
de
l'éduqué.
On
ne
lui
demande ni son avis, ni qu'il en comprenne les justifications.

- 158 -
2)
Du principe de l'autorité en Pédagogie Moaga
. L'on
sait
que
les
débats
pédagogiques,
depuis
que
la
Pédagogie
a
évolué
de
son
sens
étymologique
pour
devenir
la
réflexion
portée
sur
l'éducation,
ont
principalement
pour
objet
en plus de la discipline,
du
dressage,
le
principe de l'autorité.
Il s'agit d'en évaluer la portée et
l'efficacité,
et la position particulièrement délicate du "maître" d'école
qui est appelé tantôt à se poser comme "modèle", tantôt à se faire respecter
ou
accepter par ses élèves,
tantôt
enfin à
devenir
le
"camarade" de ses
élèves ou un simple "animateur" de sa classe. Tandis que certaines théories
pensent
que
l'autorité
du
maître
est
nécessaire
à
l'acte
pédagogique
proprement
dit,
certaines
autres
se
demandent
si
"s'arroger
une
telle
supériorité n'implique pas en fait l'infériorité de ceux qu'il éduque ?"
En
fait,
ces
dispositions
souvent
contradictoires
révèlent
la
complexité de ce principe d'autorité appliqué à l'éducation, mais aussi et
surtout
la
multiplicité
des
définitions
et
objectifs,
eux-mêmes
contradictoires, que l'on réserve à l'éducation. Il est certain que le type
de
société
dans
laquelle on se trouve et l'idéal
poli tique qui sous-tend
telle ou telle théorie restent tout à fait déterminants dans les choix.
Qu'en
sera-t-il
de
la
société
Moaga
traditionnelle,
caractérisée,
comme
nous
l'avons
montré,
par
un
régime
semi-féodal,
aristocratique,
fortement
hiérarchisé
et
dans
lequel
le
principe
de
la
Gérontocratie
fonctionne à plein ?
S'il est vrai, comme l'atteste l'analyse de TOCQUEVILLE sur le pouvoir
paternel et ses rapports avec les traditions de l' Ancien régime et que "là
où l'inégalité des conditions est la règle ordinaire, l'idée du supérieur
grandit dans l'imagination des hommes" (1), force est de reconnaître que la
Société Moaga s'inscrit parfaitement dans la même perspective.
1) G.
SNYDERS,
La
Pédagogie en France aux XVII~ et XVIII~ Siècles, PUF,
PARIS, 1965, p. 259.

- 159 -
Schéma de l'Autorité Moaga
et de son exercice
MONDE
de
Dieu (Tenga et Windiga)f
l'INVISIBLE
des
ESPRITS &
\\Ancêtres - Coutume
(Rog miki)[ (1)
des MORTS
/
\\
1
\\'-T-e-n-g-s-o-b-d-O-(-P-o-u-v-o-i-r-r-e-l-ig-l-·e-u-x-)
Nam (Pouvoir POlitiqUe)1
r
1
SOCIETE
~
buudu Kasma
(clan)
CONCRETE
Zaaka Soba
(famille)
des
Autorité Parentale
VIVANTS
(Père & Mère)
1
/
\\
Groupe d' Age I~
Droit
d'Aînesse
(Fratrie)
! /'--------'.
1) Chez les Mosé, "Le roi (pouvoir politique) règne, et la Coutume gouverne"
(E. SKINNER: Les Mossis de Haute-Volta, édit. Nouveaux horizons.).

- 160 -
Le reglme d'inégalité intrinsèque entre les hommes, comme fondement de
l'autorité
(des instances supérieures sur les éléments inférieurs) est un
des
éléments
majeurs
de
la
croyance
Moaga
On
croit
ici,
comme chez
beaucoup d'autres peuples, qu'une inégalité foncière est nécessaire à la vie
sociale. A côté du fai t que "même les doigts d'une même main, n'ont pas la
( 1 \\
même
longueur",
les
M06i,
affirment
que Silga JU..:ti.. will gyè.6e., 6..i.nga pùuia
Plusieurs
autres
proverbes
et
dictons
de
la
sagesse
reconnaissent
et
affirment l'inégalité physique, morale, matérielle des hommes, et en font la
base de la vie sociale
et même de l' harmonie sociale
Rogdo be.da .
.
'2)
y~bu pa 6ugd taba yi'
.
C'est
alors
que
l'autorité
comprise
comme
le
pouvoir
de
se
faire
obéir,
représente dans la société Moaga
la base fondamentale de tous les
rapports sociaux et particulièrement de l'éducation (le rapport social par
excellence)
dont
la
finalité
pourrait se résumer à la faire accepter et
pratiquer
par tous.
Ceci reste vrai
pour toutes
les nuances
de sens que
recouvre le concept : qu'il soit le "pouvoir de commander",
le "pouvoir de
faire
respecter
la
loi",
le
"crédit",
"l'ascendance"
ou l'influence qui
s'impose aux autres en vertu d'un privilège, d'une situation sociale ou d'un
mérite sans que ne soient tolérées ni l'opposition ni la contradiction.
La
psychologie
et
surtout
la
psychanalyse
ont
insisté
sur
le
personnage du
père en tant qu'il est le premier modèle de référence pour
l'enfant.
Il est,
à
ses yeux,
le symbole vivant de la supériorité, de la
perfection,
de
l'infaillibilité ...
de
la
toute
puissance.
Ce
superlatif
absolu et positif s'impose à l'enfant et dans une certaine mesure à la femme
qui
doivent
adopter
les
mêmes
attitudes
de
respect
et
de
vénération
à
l'endroit du père et du mari en tant que représentant local de l'autorité
centrale.
Cette réalité chez les Mosé est présente partout dans la vie sociale,
dans le domaine politique, religieux, familial, etc ... à tous les niveaux de
la production sociale, et à tout moment. Elle règle même les rapports entre
"
1) Silga JU..:ti.. wit..i. gyè.6e., 6..i.nga p..i.nda
: L'épervier mange, pendant que la
branche (sur laquelle il s'est posé, le regarde,
sans avoir à manger à
son tour) cela a commencé deDuis longtemps.
2) Rogdo be.da y..i...bu pa 6ugd taba yi
.: Deux marmites de grosseur égale ne
peuvent
se
couvrir
l'une l'autre.
Ce qui
suppose qu'il faut
une plus
petite que l'autre pour en servir de couvercle.

- 161 -
les sexes, entre les groupes d'âge et lie en dernière analyse le monde des
vivants
à
celui
des
morts
et
des
ancêtres
dépositaire
de
l'autorité
originelle dont procède l'autorité sociale.
Sur
le
plan proprement pédagogique,
l' autori té centrale représentée
par le
Rog-mik~ (prescriptions des ancêtres) prend toute son importance et
exprime
sa
toute-puissance
qui
la
rendent
strictement
incontournable.
D'autant plus que "quand les hommes vivent dans le souvenir de ce qui a été,
!
plutôt que dans la préoccupation de ce qui est, et qu 1 ils s -'inquiètent bien
plus de ce que leurs ancêtres ont pensé qu 1 ils ne cherchent à penser par
eux-mêmes,
le père est le lien naturel et nécessaire entre le passé et le
présent" (1). Ce qui résume selon nous,
le contexte général dans lequel se
développera la pédagogie
Moagaet l'importance réservée à l'autorité.
Le
principe
de l'autorité semble être,
dans la société traditionnelle
Moaga , le fil d'Ariane de tout le système social, qui rattache, par paliers
successifs, le monde des vivants à celui des morts, les enfants aux Dieux en
passant par les
parents directs,
le chef de la grande famille indivise ou
&w.du.
(Bu.dkG.6ma) et les pouvoirs politique et religieux qui "règnent
pendant que la coutume gouverne".
Il s'agit donc d'une autorité d'origine
"divine"
qui
s'impose
à
tous
et
à
chacun
selon
son
rang,
de
manière
absolument
impérative.
Un
impératif
catégorique
procédant
de
l'inaccessibilité
de
l'origine
première
qui
implique
à
son
tour
une
incapacité
absolue
de
remise
en
cause,
encore
moins
de
compromission.
L'éducateur
temporel
lui-même
est
souvent incapable d'expliquer telle ou
telle
prescription
qu'il
impose
à
l'éduqué,
réduit qu'il est lui-même à
évoquer passivement la "parole des Ancêtres".
Le
principe pédagogique qui en découle logiquement sera celui de la
Prescription
"Ne
fait
pas
cela,
c'est
interdit",
"Fais-le,
c'est
la
coutume"
ou
"
Mba li yan,
Yaba li yan,
Yaba li mana budu
(2)
sans
aucune autre forme de procès.
Ce qui assurément ne manquera pas de
choquer nos théoriciens de la pédagogie de "l'explication".
1) G. SNYDERS, op. cit .. p. 260.
2)Mba li yan, Yaba li yan mon
père n'a jamais vu cela
; mon grand père non
plus.
Yaba ~ mana budu.
mon grand père n'a jamais rien fait de pareil.

- 162 -
Ils resteront tout aussi choqués d'apprendre que, dans la langue
Mo~é
le terme même d'autorité est rendu par ceux de
Naam
et de
Panga désignant
respectivement
le
"pouvoir". et
la
"force",
Naba
c'est
le
chef,
c' est- à-
dire
le
dépositaire
du
pouvoir poli tique,
tandis que celui qui détient le
pouvoir religieux s'appelle Te.ngooba (le chef de terre) Pangooba.
désignant
de
façon
générale,
le
dépositaire
de
n'importe
quel
pouvoir,
suscepti ble
d'attirer à lui le crédit,
l'influence,
l'ascendance aux yeux de tous ceux
qui se mettent sous son autorité pour telle ou telle activité spécialisée.
L'essentiel
est
ici
pour
chacune
de
ces
formes
d' autori té
de
se
faire
respecter
et
reconnaître
comme
telle.
Car,
en
dehors
de
l'autorité
paternelle
qui
semble
être une autorité
naturelle,
les autres "autorités"
doi ven t
se mériter,
ou être conquises,
dans
certains
cadres
de
référence
notamment
: Nam Ija pu wèga
ou Nam Ija pug ne.vz.é, (1) disent les Mooé.
. Ce
qui
laisse entendre qu'il
s'agit
de
pouvoir à
conquérir et qui n'est pas
donné une
fois
pour
toutes.
Toutefois,
comme c'est l' autori té du père que
l'enfant rencontrera la première, et que celle-ci est l'expression locale de
l'autorité
centrale,
c'est
principalement
celle que
nous
évoquerons
dans
notre approche du principe de l'autorité en pédagogie chez les
Mooé.
Les formes d'expression privilégiées de l'autorité Moaga sont l'ordre
et la défense, le principe de l'interdiction et de la pédagogie négative, la
sanction et le prestige comme les deux faces opposées d'une même médaille,
l'affirmation de la supériorité de celui qui sait,
qui peut,
et "constitue
par là même un modèle" (2),
qui distribue condamnation ou récompense selon
qu'on lui désobéit ou au contraire qu'on accepte de "l'imiter" au mieux, de
l'accepter ...
Elle
s'exerce
comme
l'a souligné
un
de nos
informateurs à
la fois
verticalement et horizontalement. Verticalement et du bas vers le haut, nous
avons l'enfant à éduquer (le Yanga et non le
&pe.iga), ses frères aînés,
sa
mère,
son père,
le ~du ~aoma
,les chefs politique et religieux et enfin
les ancêtres
à travers le RogmDû..
qui
est le modèle de référence absolu
auquel tout se soumet.
Verticalement encore, l'autorité des hommes s'exerce
1) Nam Ija pu wèga le Nam( pouvoir)
est
un
champ
non
occupé
:
c'est à celui
de pouvoir le conquérir.
Nam Ija pug ne.vz.é.
le
nam
est
une
belle
jeune
fille
c'est
le
plus
habile, le plus méritant qui la conquiert.
e
2) O. REBOUL : La philosophie de l'éducation, PUF Paris, 1976 (2
édit.) p.33

- 163 -
sur les femmes. L'éducation en tant que rapport horizontal sera celle qui se
déploie à l'intérieur des groupes d'âge, eux-mêmes positionnés par rapport
au
. Rogmi.fU.
Sous une forme ou sous l'autre,
l' autori té sera présente à
tous les niveaux de l'éducation du jeune individu.
Avec l'exercice systématique de l'autorité, le système éducatif Moaga
rompt définitivement avec l'éducation par le caprice et la flatterie qui
prévalaient jusqu'au sevrage, et commence avec le Yanga pour ne plus jamais
s'arrêter,
puisque, ici,
"l'éducation ne finit jamais !". Et elle commence
relati vement
tôt
dans
la
mesure

l'enfant
sevré
trop
tard
risque
de
s'habituer trop longtemps à une "fausse" réalité, et à la gratification de
la mère et à mal supporter l'autorité nécessaire du père. Car, en principe,
les
enfants
n'éprouvent
pas
de
difficulté
particulière
à reconnaître la
prééminence du père que la mère aura contribué à fixer en eux. Très tôt et
même avant le sevrage,
la mère
par l'évocation régulière de la figure du
père pour consoler le bébé ou commencer à lui inculquer les règles minimales
de la vie sociale (propreté, acceptation des autres sujets de la famille ... )
installe progressi vemen t
l'image autoritaire du
père dans l'imaginaire de
l'enfant.
L'introduction
du
personnage
du
père,
comme
le
symbole
de
l'autorité,
qui
vient
se
superposer
à
celui
de
la
mère
présentant
la
permissivité, le laisser faire,
et même la douceur (celle des câlins et des
berceuses) marque l'avènement de l'éducation proprement dite: le Wub~ , le
Gutgo et surtout le Kogtogo avec tout ce qu'ils comportent de rigueur et de
rudesse pour le Yanga .
L'autorité traversant la vie sociale et le système éducatif M06i
de
part en part,
est-elle aussi sèche que la rigueur de la discipline et la
sévérité des "éducateurs" pourraient le laisser apparaître ? Même s'il est
reconnu
comme
"indécent"
pour
une
mère,
et
a
fortiori
pour
un
père de
manifester explicitement et publiquement son amour à l'enfant - tantôt pour
ne pas le "gâter" et faire de lui un &pon6lti,
tantôt pour une convenance
sociale - l'exercice de l'autorité parentale ne se fait pas sans amour. Il y
a même de la compassion, de l'affection et une certaine complicité entre le
gamin et ses
parents,
la mère surtout.
Il n'est pas rare non plus qu'ils
consolent celui-ci après lui avoir administré une correction méritée.
La dureté des
visages familiers,
ainsi que la fermeté avec laquelle
ils interviennent dans la formation de l'enfant ne s'expliquent que par le
sentiment profond de grande responsabilité morale qu'ils ont de faire de

- 164 -
lui,
un homme digne dont ils seront fiers et qui sera fier lui-même.
"Qui
aime
bien
châtie
bien"
semble
être
la
philosophie
de
base
qui
régente
l'attitude
et
le
comportement
socio- éducatif
des
adultes
à
l'égard
des
éléments
de la jeune génération dont
ils ont
la charge de conduire vers
l'adoption des comportements et des idéaux socialement valorisés.
Le même Roqem miki, véritable code juridico-pédagogique, prévoit des
cadres acceptables pour l'exercice de l'autorité en définissant pour lui des
limites, des circonstances et des niveaux de rigueur en fonction de l'âge de
l'enfant
et
de
la
nature
des
fautes commises.
Il contient une sorte de
déontologie de l'éducateur tout comme il détermine et fixe l'exercice du
pouvoir
politique.
Du fait
que la coutume gouverne,
et le roi règne,
on
pourrait
dire
que
le
système
politique
en
pays
Moaga
est
celui
d'une
"Monarchie constitutionnelle".
Pour
ce
qui
est
du
domaine
spécifique
de
l'éducation,
le
pouvoir
paternel est, comme le remarquait MONTESQUIEU dans les Lettres Persanes "de
toutes les puissances, celle dont on abuse le moins". Non seulement il n'est
pas arbitraire,
ni subjectif, mais en plus il ne doit pas s'exercer sous le
coup de la colère,
ni
de façon délibérément méchante. Autant on évite de
laisser
l'enfant
longtemps
sous
la
responsabilité
des
grands
parents
reconnus comme traditionnellement gâteux (1), autant le milieu social dans
son
ensemble
réprouve
les
corrections
ou
punitions
jugées
injustes
ou
disproportionnées
par
rapport
au
forfait
ou délit commis.
Le
Roqe.m mifU.
comprend des dispositions qui s'adressent aux éducateurs et en règlementent
les conduites. Un père jugé méchant ou injuste est rappelé à l'ordre par ses
pairs ou leBuud k~ma et peut même être déchu de son autorité sur son enfant
s'il ne parvient pas à s'amender. Tout comme un père trop "bonasse", trop
sentimental envers son enfant est critiqué par tous.
Panpo fU.ngo we.gmda biiga
(2) dit-on pour rappeler l'idée de mesure
non
seulement
dans
l'exercice
de
l'autorité,
mais
aussi
dans
l'administration des sanctions notamment corporelles,
tandis que les bons
1) Les Mosés appellent l'enfant gâté et pourri Yaba ~ogin biigac'est-à-dire
"l'enfant
de
la
case
de
la
grand
mère".
Il
est
souvent
paresseux,
capricieux et sans grande volonté.
2)
Panpo fU.ngo we.gmda biiga
trop
de
coups
de
bâton
rendent
l'enfant
insensible. Il devient en quelque sorte un caractériel qui refusera les
soumissions et l'obéissance nécessaires à l'éducation.

- 165 -
parents réfléchissent beaucoup avant de jeter la malédiction sur leur enfant
fautif
(sanctions
verbales).
Bien
au
contraire
l'autorité
doit
être
un
mélange subtil de rigueur, de fermeté d'une part et d'amour, de récompenses
espérées
et
justes
d'autre
part.
Un
peu comme dans la formule "lier la
carotte et le bâton" ou avoir "une main de fer dans un gant de velours". Le
respect d'ailleurs est à ce prix ainsi que la nécessité pour l'éducateur de
susci ter une certaine crainte aux yeux de l'enfant.
Or les Mosé estiment
qu'un parent qui gronde immodérément et fréquemment son enfant, ou qui le
bat de manière intempestive finit par perdre et l'un et l'autre (1). Ce qui
ne diminue en rien le caractère sacré de la "magistrature" du père et son
élévation au rang de gouverneur ne doit
pas se faire "au détriment d'une
certaine chaleur d'affection personnelle". Disons même que l'exercice de son
autori té pour le père représente une espèce de sacerdoce particulièrement
délicat
et
contraignant
en
rapport
avec
la
contradiction existant entre
l'origine et la légi timi té de l'autorité qu'il
détient et les conditions
pratiques de son exercice Nooma ta yobda yéga
disent les Mosé.(2)
L'autorité
du
père,
est
une
délégation
de
l'autorité
centrale
représentée par le Rogrn<.fU.. Elle prend son fondement dans la nature c' est-à-
dire
dans la volonté et les valeurs traditionnelles
elle n'est
pas ce
consentement
volontaire
entre
individus
au
départ
indépendants
(celle
découlant
par exemple du contrat social de J.J. ROUSSEAU) mais plutôt une
subordination
essentielle
(biologique
et
sociale)
indiscutable,
non
négociable,
des enfants aux adultes,
des jeunes générations à celles plus
anciennes, en tant qu'elle est la base de la vie sociale fondée sur l'ordre,
et
une
certaine
obéissance
indispensables
à
toute
vie
en
société.
Particulièrement
à
toute
organisation
sociale
fondée
sur
l'inégalité
nécessaire
entre
les
éléments
ou
les
groupes
sociaux,
acceptée
comme
principe, et sur l'autorité d'un pouvoir presque de droit divin, comme c'est
le
cas
de
la
société
Moaga
traditionnelle.
C'est
certainement
cette
subordination incontestée au préalable,
de parties à d'autres, qui rattache
de
façon
ontologique
l'autorité
à
la discipline et fait
de l'obéissance
aveugle le fondement nécessaire de l' autori té.
Même si
par la sui te elle
1) C'est ce qui explique, chez les Mosé, le fait que la mère qui est plus à
côté de l'enfant, finit par perdre toute autorité sur lui. N'oublions que
"la bouche d'une femme est son carquois".
2)
Nooma ta yobda yéga
(c'est bon mais ça chauffe les joues, la bouche).
Expression utilisée pour marquer une ambiguité, un choix difficile ...

- 166 -
peut être expliquée après coup et de surcroît par les bienfaits et avantages
sociaux et
personnels qui en découleraient au profit du sujet qui aurait
subi cette autorité.
Yanga pa y~di yé
l'enfant
n'oublie
pas,
sous
entendu,
les
traitements qu'il a subis et le père doit être très attentif à tout ce qu'il
fait
subir
à
l'enfant
dans
l'exercice
de
son
autorité
d'éducateur,
et
veiller
à ce que celui-ci soit
juste et
pertinent sous peine d'être mal
accepté.
Ainsi donc, contrairement aux apparences évoquées par certains auteurs
à
propos
de
la méchanceté de l'éducation
Moaga
(1),
le père
Moaga.
est
conscient de l' ambiguité de ses attitudes à l'égard de son enfant : elles
peuvent
aboutir
à
des
échecs
même
si
l'objectif
au
départ
était
de
"contribuer à briser peu à peu dans l'enfant,
ses désirs d'indépendance et
d'autonomie
qui
l'auraient
rendu
rebelle
aux
institutions
familiales,
à
effacer
son élan d'innover
pour former en lui celui qui va continuer la
famille ... ".
Nous
savons que l'exercice de l' autori té représente une des
préoccupations controversées de la pédagogie classique. L'éducateur Moaga ,
après la période de présevrage faite uniquement de soin et de dévouement au
&we.nga
surveillera
avec
tendresse
mais
vigilance
et
même
défiance le
comportement
du
Yanga,
deviendra péremptoire dans ses rapports avec le
&po.f.é et franchement intransigeant et inflexible durant le Ra..6anga ou le
PtLg~ada indocile ou récalcitrant. Quant à l'adulte qui ne se soumet pas,
c'est toute la société qui le réprime et le rejette. C'est pourquoi, si la
discipline
demeure
le
fondement
de
la
pédagogie
et
le
moyen
privilégié
d'installer
l'autorité,
elle
s'exercera
de
manière
et
sous
des
formes
diverses,
à
travers
le
mélange
judicieux
d'affection
et
de
répression
graduée.
Comme
on
peut
le
remarquer,
l'autorité
éducatrice Moaga
est
une
autorité contrôlée, mesurée, disposant de ses propres éléments de régulation
aidés en cela par la coutume. Celle-ci assujettit à la fois l'éducateur et
l'éduqué dans la perspective générale de la société.
La théorie
pédagogique
Moaga
ne sera ni pour la "thèse libertaire"
loin s'en faut, ni la "thèse autoritaire" pure à laquelle elle renverrait si
l'on se contente d'une observation extérieure et rapide qui se limiterait au
i (
1)
L. TAUXIER, Le Noir du Yatenga
S. LALLEMAND, op. cit., p.26-40.

- 167 -
constat simpliste que la contestation (Tu-t~om ou Guing~om) serait très mal
vue.
A cet
égard,
l'on peut se rappeler le fait
que celle-ci n'est pas
condamnée sans analyse approfondie et sans discernement (cas du ,Gandaogo).
De plus, il s'agit ici d'une autorité affective, indispensable dès lors que
l'enfant
doit obéir "sans choisir ni comprendre"
(1)
du fait
même de sa
nature et de l'importance des valeurs qu'on voudrait qu'il assimile. Comme
le disait
le R. P.
LABERTIIONNIERE "c'est parce qu'elle est essentiellement
aimante que l'autorité éducatrice cesse d'être opprimante" (2)
En réalité et dans les faits, toutes les pédagogies qui ont eu à être
appliquées échappent aux extrêmes ci-dessus mentionnés.
L'éducation Moaga
est cependant loin d'être libérale : ldorganisation générale de la société,
la rigueur des règles sociales en vigueur,
l'éventail fini mais rigoureux
des
valeurs
à
assimiler,
les
cadres
de
référence
figés
et
la
forme
qu'emprunte l'enseignement, la consignent dans des limites strictes. L'idéal
d'homme à réaliser étant prédéterminé et servant de moule rigide à travers
lequel
doit
accepter
de passer tout individu désireux de se réclamer de
cette société.
Ce
sera
donc
de l'analyse de la discipline qu'il faut
partir
pour
distinguer le caractère libéral ou non de la pédagogie Moaga.
3)
Du principe de la discipline
Il est difficile de nier la réalité que l'éducation et la pédagogie
Mo~é.
sont profondément autoritaires. L'autorité existe ici comme partout
ailleurs,
(malgré
l'illusion
de
certaines
écoles
pédagogiques
(3))
et
fonctionne comme la base de l'éducation: la finalité de celle-ci reste quoi
qu'on dise, de la faire accepter, puis assimiler par celui qu'on éduque, qui
s'attend à son tour, au moment venu, à l'utiliser contre des éléments plus
jeunes ou socialement plus faibles.
Plus qu'ailleurs peut-être, ici, elle
est affirmée explicitement,
appliquée ouvertement et socialement acceptée,
voire
valorisée
dans
une
société

l'on
n'élude
pas
l'infériorité
intrinsèque de celui contre qui elle s'applique, la société elle-même étant
1) O. REBOUL, op. cit., p. 40.
2) Cité par O. REBOUL, op. cit., p. 39.
3) Encore que beaucoup d'autres dénoncent ce qu'elles appellent une utopie:
la
pédagogie
des
Jésuites
par
exemple,
rejette
toute
tentative
d'introduire
à
l'école
l' ini tiati ve
et
la
coopération
comme
le
suggèreront plus tard les "Pédagogies non directives".

- 168 -
bâtie sur le principe de l'inégalité. A sens unique, elle part du père vers
l'enfant, de l'homme vers la femme, du frère aîné sur le cadet; de l'adulte
vers l'enfant; des ancêtres vers les vivants et ne souffre aucune remise en
cause qui ne serait pas prévue par la "constitution" (coutume) : le "père a
raison", la volonté des hommes s'impose aux femmes sous le contrôle constant
et rigoureux du RogmiQi~qui assure la forme de démocratie qu'on observe dans
la société Moaga.
C'est essentiellement cette autorité incontestée qui garantit l'ordre
et le fonctionnement
régulier de cette société qui a su résister dans ses
traits principaux aux assauts ennemis au cours de l'histoire. Elle justifie
en partie également le fait que le royaume Moaga est l'un des rares royaumes
ou empires de l'Afrique précoloniale qui ait survécu, structurellement et
culturellement,
après l'invasion coloniale. Et si les
MO-6é
ont résisté à
l'école coloniale,
c'est qu'ils lui reprochaient surtout d'avoir porté un
coup violent à leur autorité, et en entravaient l'exercice auprès de leurs
enfants.
Avec
la
perte
de
l'autorité,
ils semblent convaincus que c'est
toute la société qui est menacée.
Car ils sont conscients que l' autori té
fai t
leur force et rend possible l'action éducative sous sa dimension de
défense des valeurs sociales.
Mais il est évident que si l'autorité sauvegarde l'ordre nécessaire à
toute vie en société, elle a besoin pour cela d'une discipline rigoureuse.
Il n'est pas question,
bien entendu, de répéter ce qui a été déjà dit
de la discipline Moaga, mais plutôt d'insister sur sa dimension pédagogique
dans une société où l'ordre et la régularité sont recherchés comme signes
d'une
bonne
santé
sociale
et
même
cosmologique.
Pour
lointaine
qu'elle
puisse paraître pour notre société de référence, la définition que Michel
FOUCAULT donne de la discipline peut néanmoins l'intéresser : "ces méthodes
qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent
l'assujettissement constant de ses forces et leur imposent un rapport de
docilité-utilité,
c'est
cela
qu'on
peut
appeler
les
"disciplines"
,,(1)
Manifestement l'auteur de Surveiller et Punir fait référence aux disciplines
scolaires.
Ce
qui
n'enlève
en
rien
le
principe
dirigiste
de
fond
qui
sommeille dans chacune d'elles: aucun élève ne détermine les matières qu'on
lui enseigne, jusqu'à un certain niveau tout au moins!
1) Michel FOUCAULT
Surveiller et Punir, PUF,
p.
139 (nb. c'est nous qui
soulignons) .

- 169 -
La discipline,
comprise comme la somme des méthodes et des matières
enseignées à l'école, a pour objectif d'imposer (l'enfant ne choisit pas de
faire
ceci
au
lieu
de
cela
!)
à
celui
qui
apprend,
un
comportement
d'ensemble
(physique,
intellectuel
et éthico-social)
jugé
nécessaire
par
l'éducateur,
et
fait
de
la
conjugaison
harmonieuse
de
telles
et
telles
qualités particulières relevant de telle ou telle discipline spécialisée.
Cette discipline, qui prépare les éduqués à la subordination vis à vis
de
l'éducateur
et
de
son
projet
d'éducation,
est,
dans
son
principe,
considéré comme étant plus décisive que les connaissances enseignées. Elle
représente
en
outre
le
principe
matériel
de
l'éducation
Moaga et en
détermine
l'efficacité.
En
cela,
elle
représente
aussi
la
disposition
intellectuelle et morale,
à être bien éduqué,
un
peu dans la perspective
d'une "tête bien faite" qui réussira plus facilement à être plus tard "bien
pleine".
Quand les
. M06ë:, par exemple, disent d'un enfant qu'il est docile,
patient
(.Sak-da ), ils expriment leur confiance quant à la disposition de
celui-ci à réussir,
sans
présager de ses capacités naturelles à· assimiler
les valeurs qu'on va lui enseigner. Un enfant qui est obéissant, attentif et
patient
toutes
choses
que
la
discipline
aura
à
assurer
en
lui
ne
manquera de rien, disent-ils.
Ce
qui
ne
veut nullement
signifier que ce
"contenant" ne sera pas
rempli,
ni
que
la
forme
suffit en elle-même sans le fond .
C'est en ce
moment que la troisième notion fondamentale de la discipline, après l'ordre
et
la
régularité,
c'est
à
dire
le
"détail"
intervient.
Il
désignerait
justement ce de quoi la "terre ameublie" sera plantée : les matières de la
connaissance. En effet, dans un système ordonné et régulier comme la société
Moaga et sa théorie de l'éducation, tous les éléments matériels, humains et
sociaux
distribués
dans
l'espace
doivent
être
connus
dans
la
mesure

chacun
d'eux
participe
à
la
régulation
de
l'ensemble.
Pour
exprimer
la
politesse par exemple,
le jeune Moaga doit être à même de connaître chaque
membre
du
groupe
familial
à
travers
la
position
qu'il
occupe
dans
la
parenté,
son
statut
social.
Ainsi
il
doit
pouvoir
distinguer
son
oncle
paternel de
1 'homologue de
ce dernier dans la lignée maternelle,
dès lors
que son attitude doit
en être déterminée
le même comportement pourrait
avoir des significations opposées selon la personne à laquelle il s'adresse.
Bang 60 WU4din taga
(1) sera l'observation qu'on fera à un enfant qui
1) ?» q n~ ~ ~v.~oliTl ):.o:~Q..
"connais avec qui tu dois jouer". Il faut que
l'enfant assimile vite les différents groupes d'âge pour être à même de
se positionner.

- 170 -
confond la femme de son frère
cadet avec
celle
par exemple de son frère
aîné ...
Ce qui nous renvoie,
d'ores et déjà, au contenu de l'éducation Moaga
après que nous aurions fini avec cette analyse théorique de la pédagogie en
vigueur.
"La
pédagogie
est
la
"théorie
pratique"
de
l'éducation",
faisait
remarquer
DURKHEIM.
Autrement
dit,
elle
doit
permettre
à l'enfant qu'on
éduque (tous âges confondus chez les MO-6é) d'accéder à la culture humaine,
au statut d'homme social (Néda). Conscient que celui-ci ne peut faire cette
ascension de lui-même,
le Moaga ne s'embarrasse point de ménager ni même de
tenir compte de
sa "liberté propre". Au contraire cette liberté dont il a
joui
jusqu'au sevrage et pendant le YandJte.m
(enfance insouciante) devrait
être combattue dès que possible,
un peu comme le préconisait KANT, pourtant
très
sensible
par
ailleurs
à
la
liberté
humaine,
qui
serait
l'élément
fondamental distinguant l'homme de l'animal. Comme lui,
le Moaga pense que
M<:..n-<.ga pa ba-6da -6oba yé (1)
et
qu'il
ne
faut
donc
pas
habituer
l'enfant
à
jouir plus longtemps de cette liberté qui le préparerait mal à affronter la
réalité de la vie qui est faite plus de contrainte. (2)
C'est le même principe qui interdit les sevrages tardifs,
la garde
prolongée
du
bambin
par
ses
grands-parents,
ou
préconise
l'introduction
"précoce" du sentiment de propreté, forme initiale de la contrainte, dans sa
vie.
Une pédagogie de la discipline" dans une société "pragmatique" avec des
conditions
de
vie
difficiles l appelle
une
pédagogie
de
l'effort
comme
corollaire nécessaire.
4)
Le principe de l'effort et de la volonté
Si la mère
Moaga évite ordinairement de gâter son enfant soit par une
trop grande tendresse qui perdure, soit en se sacrifiant exagérément pour le
servir,
c'est que
toute la famille
se moquera d'elle si elle fait de son
bébé un
Bono -6oba
plus tard. C'est à dire un individu qui sera tellement
mou, paresseux ou "partisan du moindre effort" qu'il refusera de se faire la
1) C1il)".i~a. ~ba.sAa.~bQ.'j/-: "L'habitude ne quitte jamais celui qui en est
atteint" ou "l'habitude est une seconde nature".
2) KANT, op. cit. p. 54.

- 171 -
moindre
violence
pour
réussir
par
lui-même,
certaines
activités
jugées
conformes à son âge.
Bien sûr, les
M06é.
croient au principe selon lequel "le besoin crée
l'organe".
Jusqu'à un certain ni veau au moins.
Ils
savent aussi que cela
n'implique
pas
que
l'inverse soit vrai.
Un enfant qui n'est
pas conduit
progressi vement
mais
rigoureusement
à
faire
usage
de
ses
potentialités"
risque de tout attendre des autres, comme cela était admis tout au long de
la prime enfance (0-6 ans). A cette période, effectivement, le seul cri de
l'enfant ou son humeur suffisaient à attirer l'attention bienveillante des
adultes (la mère notamment) à le satisfaire au mieux.
A la place du "toujours compter" sur les autres pour avoir ce dont on
a besoin, les
M06é. préfèrent de loin et très tôt, la nécessité pour chacun
de
savoir
se
débattre,
de
se
"débrouiller'!
pour
réussir.
Même
pendant
l'enfance et a fortiori
au-delà.
D'où l'importance qu'ils accordent à la
pédagogie de l'effort et de la volonté.
Par
effort,
il
faut
comprendre
la
nécessité
du
déploiement
d'une
action
énergique,
des
forces
physiques,
intellectuelles
ou
morales
dans
l'intention
d'obtenir
un
résultat
et
de
le
mériter.
Le
sentiment
et
l'acceptation
de
la
peine,
la
répugnance
pour
le
gain facile ainsi que
l'esprit
de
sacrifice
et
d'abnégation
seront
les
objectifs
de
cette
"contrainte" imposée à l'individu. A l'adresse d'un enfant ou d'un jeune mou
et
paresseux,
incapable
de
fournir
le
moindre
effort,
sans
volonté
d'affronter une difficulté ou un obstacle
pour satisfaire son
besoin, le
Moaga dira : "Est-ce que tu vas manger ta chair 7".C' estcette philosophie
de
l'éducation
qui
orientera
l'essentiel
des
épreuves
auxquelles
seront
soumis les néophytes pendant les rites de l'initiation.
Nous avons vu quelle place congrue l'éducation Moaga réserve au jeu,
/
et l'intérêt peu élevé que suscitent~ chez les adultes,}les jeux des enfants.
Surtout si l'on réduit le jeu au plaisir qu'il est censé procurer, ou à une
acti vité fortuite
qui
n'obéirait à aucune nécessité vi tale ou socialement
utile. En un mot, si l'on l'oppose, comme c'est souvent le cas, au travail.
Pour le
Moaga , le "jeu" de l'enfant est très tôt considéré comme un
"petit travail"
produisant des résultats certainement tout aussi "petits"
mais
néanmoins
comptabilisables
dans
le
processus
d'ensemble
de
la
production sociale des
biens utiles
l'enfant
joue en amusant son jeune

- 172 -
frère,
ce
qui
permet
à
la
mère, par
exemple,) de
concilier
ses ac ti vités
économiques avec
ses activités de maternage ... Sans oublier que même dans
les cas où l'on le laisse "jouer", encore faudrait-il que ce jeu ne gêne pas
le travail des adultes ...
Déjà tout commence dès la "puériculture" Moaga qui se matérialise dans
le compromis permanent qu'on établit entre les besoins du jeune être et les
acti vités
ordinaires
des
personnes qui
le prennent en charge
entre la
satisfaction du bébé et les frustrations que lui impose l'adulte, soit par
nécessi té,
soit
de
manière
normative.
Il
n' y a
pas
de
nourrice
ni
de
précepteur "professionnels" chez les , M06ë: , et la garde des enfants n'est
jamais perçue comme une activité spéciale qui se suffirait à elle-même pour
dispenser l'acteur à tout autre occupation au sein de la société. Même pour
la mère,
la prise en charge de l'enfant n'implique pas une subordination
totale
à
ses
désirs,
leur
satisfaction
étant
tributaire
des
autres
responsabilités sociales de celle-ci.
Revenons
sur
les
frustrations
imposées
à
l'enfant
de
manière
normative.
Elles
consistent
d'abord
à
concilier
le
maternage
et
la
maintenance
d'un
labeur
utile à
la subsistance du groupe,
ce qui modèle
étroitement la prime éducation dans ses manifestations quotidiennes (on ne
se sacrifie pas ici à la seule volonté du bébé (1)), puis en frustrations et
privations volontaires qu'on impose à
l'enfant, dans le double objectif de
régler les rapports de celui-ci avec son éducatrice" et de 1 'habituer à la
rigueur
et
aux
exigences
de
la
vie.
C'est
ainsi
que,
sans
pour autant
chercher à maltraiter ses rejetons,
le Moaga reconnaît un rôle positif et
formateur
aux
techniques
les
plus
désagréablement
reçues
par l'enfant
refus conscient de satisfaire certains de ses
besoins
tout de suite,
non
intervention des parents en faveur du plus jeune qui reçoit des coups de la
part
d'un
camarade
plus
fort ... ,
obligation
faite
pour
lui
de
ne
pas
déféquer n'importe quand et n'importe où.
Ces "brimades", frustrations et
autres privations cherchent, entre autres, à réaliser en lui les objectifs à
long terme que l'éducation se fixe, mais aussi à amener l'enfant à aguerrir
son corps et à "lutter" pour se réaliser en tant qu'homme.
1) On peut de façon expresse, lui faire attendre sa tétée, ou trainer le pas
avant de venir l'enlever d'une situation désagréable dans laquelle il se
serait mis.

- 173 -
S'il existe des normes morales et religieuses qui distinguent le "bon"
du "mauvais" bébé,
à cet âge,
ce sont les normes physiques qui sont plus
importantes.
On
exige
de
la
mère
efficace
de
laisser
à
son
enfant "la
liber.té" d'apprendre à se servir de ses forces,. en· l'empêchant de devenir
trop
"mou", afin
de
pouvoir
exécuter
par
ses
propres
efforts
certaines
activités qui seraient à sa portée. On estime en effet qu'un individu doit
pouvoir à tel
ou tel âge,
produire
tel ou
tel effet
physique et l'on se
refuse absolument à le faire à sa place en cas de défection.
Il s'agirait
d'une "éducation par la nature" guidée, orientée et surtout évaluée par les
adultes à
partir de critères définis par eux
"éducation par la nature"
comprise
comme
l'ensemble
des
exercices
que l'enfant, selon son âge, doit
déployer pour suppléer à ses carences initiales. Sauf en cas d'une infirmité
constatée,
la femme
Moaga évite d'intervenir par des artifices extérieurs
dans
le
processus
devant
aboutir
à
la
marche
de
son
enfant
qui
doit
apprendre à marcher par lui-même.
Les
M06é ne connaissent pas d'instrument
(lisières,
roulettes ... ) qui aiderait l'enfant à marcher, et les chutes qui
rythment l'apprentissage de la position assise puis de la station debout et
enfin de la marche indépendante, sont acceptées comme normales. Comme dirait
KANT, "les instruments en effet ruinent l' habileté naturelle"
(1)
et
les
interventions
intempestives
d'une
mère~ trop
précautionneuse
dans
les
mouvements de son enfant ,sont très mal appréciées par l'entourage, qui voit
en elles des risques d'habituer celui-là à la mollesse, à la paresse et à la
faiblesse physique, autant de "défauts" qu'il regrettera tout au long de sa
vie, à commencer par celle qu'il partagera dans son groupe d'âge. Personne
ne voudrait que son enfant soit &pOn6/té et surtout pas
Bono 6oba. Ce qui
le placerait dans l'incapacité de se défendre et de pouvoir se battre contre
ses
camarades.
Les
parents
n'interviennent
que
très
rarement
dans
les
bagarres
des
enfants,
et
si
ceux-ci appartiennent au même groupe d'âge,
c'est le plus faible ou le plus peureux qui se trouve "condamné" : "Tu as
foutu tes mains dans ton derrière ou quoi ?" réagirai~\\confuse,une mère dont
l'enfant vient d'être battu par son camarade, et qui en éprouve une certaine
honte.
Elle
est
tenue" en
partie, pour
responsable
de
cette
mauvaise
performance de son rejeton, qui semble évoquer en elle son propre échec !
1) KANT, op. cit. p. 57.

- 174 -
Ce goût de l'effort cultivé très tôt dans l'enfant Moaga transparaît
dans chacune de ses activités et donne de la virilité aux jeux enfantins
tout en développant l'esprit de compétition: lutte, course,
nage dans les
marigots, chasse et même endurance et domination de la faim et de la soif.
Le principe de l'effort et de la volonté dans la pédagogie
Moaga,
acquiert
une
dimension
sublime
avec
l'initiation
tout
aussi
précoce
au
travail.
Il
est
de
la
plus
grande
importance
d'apprendre
à
l'enfant
à
travailler, le travail étant d'ailleurs le moyen d'éducation par excellence.
"
Tundo wudda.
ta mi ni R.uwU
" (nous l'éduquons avec la Vaba) nous
confie un informateur à Kaya (1). Laissons de côté le symbolisme de la
Vaba
(surtout le manche de cet outil aratoire typique des Mo~i) qui la rattache à
la sanction corporelle
(très
prisée par ailleurs ici) pour ne retenir que
celui de travail que contient la même image de la " . . ". Il s'agit.moins de
revenir sur ce qui a déjà été dit du travail, de ses conséquences morales et
sociales et de l'importance que les
Mo~i placent en lui..'que de montrer que
l'effort dont il est question ici, n'est pas l'effort ingrat, sans finalité
réellement utile qui semble caractériser l'effort au jeu.
L'expérience
dont
il
s'agit,
qui
découle
de
l'exercice
ou
de
l'activité de l'enfant,
n'a rien d'une imagerie passive ou subjective. Elle
se présente toujours comme une action à faire, un problème réel à résoudre,
avec une certaine intention de rendre un service quelconque.
On part, en
conséquence, d'une situation réelle pour amener l'enfant à savoir. Autant il
n' y a
pas
de
clôture
étanche
entre l'activité des enfants et celle des
adultes - toute proportion gardée - autant il n'y a pas une rupture entre le
jeu et le travail chez l'enfant, et l'intérêt de celui-ci, évoqué comme une
nécessité
pour certaines pédagogies,
est ici celui de la participation du
moi
tout
entier
de
l'enfant
à
son
oeuvre
de
production,
intégrée
dans
l'oeuvre sociale et appréciée en fonction d'elle.
Les différents niveaux de travail
vont correspondre aux différentes
étapes
de
l'évolution
de
l'individu
De
7 à
10 ans,
gardiennage
des
animaux,
chasse des oiseaux qui mangent les épis de mil,
surveillance des
1) KAYA
:
Nord-est du Burkina à
140 km de Ouagadougou (février 1982). La
daba ou la houe est l'outil aratoire
principal
des Mosé. Elle sert au
labour des champs. Elle se compose d'un socle en fer forgé et d'un manche
plus ou moins long, en bois. Très adapté au sol latéri tique et caillouteux
du plateau Mosi.

- 175 -
jeunes
frères
ou
soeurs
pour
libérer
la
mère
qui cultive,
exécution
de
certaines
petites
commissions
:
apporter de l'eau à
boire aux adultes qui
travaillent,
courir acheter quelque chose au marché ... etc. De 10 à 15 ans,
participation à
tous
les niveaux
de
la culture
des
champs,
apprentissage
d'un métier annexe: tissage, confection des nattes et paniers, construction
de
cases
et
de
greniers...
de
telle
sorte
qu'au
moment
de
l ' ini tiation
pubertaire,
l'essentiel
des
activités
nécessaires
à
la
vie
sociale
et
matérielle
sont
acquises
en
fonction
du
sexe
de
l' indi vidu
et~ dans une
(1)
certaine mesure,de son origine sociale.
Comme on peut le remarquer,
pour la pédagogie Moaga
, le problème ne
consiste pas du tout à "déceler les intérêts réels des élèves pour créer un
milieu
propice à
leur mise en oeuvre"
(2)
Autant
les
enfants n'ont
pas
d'intérêts
propres
et
spécifiques
qui
les
distingueraient
de
ceux
des
adultes,
autant
ils
n'auront
pas
de
cadres spécialisés à
eux,
sinon
que
c'est
tout
le milieu
qui
serait
le
cadre
et
la
vie
réelle,
l'intérêt de
l'enfant.
Comme
FREINET,
les M06é. couramment
refusent,
sans
peut-être
le
savoir
d'une
manière
systématique,
d'opposer
le jeu au travail.
Une telle
opposition comme le remarque l'auteur de Naissance d'une pédagogie populaire
"n'est que l'exutoire misérable d'un besoin d'effort et de risque, détourné
de ses vrais buts".(3)
La conception que les M06é.
ont de l'effort n'est pas à confondre avec
la "peine absurde"
le
Nan6aaié. , qui serait une souffrance sans finalité,
non
déterminée
par
l'intention
de
servir,
type d'activité qu'ils lient au
"fou") dont
justement
les
comportements
ne
sont
pas
socialement
investis,
quand ils ne desservent pas la vie du groupe, et une portée pédagogique qui
le
distinguent
du
"travail
des
enfants"
que
la Déclaration des Droits de
l'Enfant
condamne
avec
beaucoup
de
force.
Il
s'agit
au
contraire
d'une
pédagogie pratique pour laquelle la société et ses problèmes réels sont un
laboratoire vivant,
où ce
laboratoire se confond avec la société,
où l'on
1) Au-delà
de ces dispositions générales,
valables pour tout
Moaga , il y
aura des "connaissances" spéciales à assimiler. Elles varieront selon les
sexes (garçon ou fille)
selon les classes sociales (l' homme du "peuple"
et
le
prince),
selon
certaines
activités
plus
ou
moins
ésotériques
(guérisseur, féticheur,
tambourinier .. ).
2) O. REBOUL, La philosophie de l'éducation, op. cit., p. 65.
3) E. FREINET, Naissance d'une pédagogie populaire.

- 176 -
part du concret pour y retourner (en passant par moments à des explications
de type théorique) et où enfin, l'enfant est préparé à faire en sorte que ce
qu'il
voudrait faire corresponde ou coincide avec ce qu'on voudrait qu'il
fasse.
En se comportant de la sorte, une telle pédagogie arrive à ignorer
les problèmes de la pédagogie classique, touchant à l'enfant, (pédagogie de
l'intérêt) à la "pédagogie expérimentale" (FREINET), à "l'école laboratoire"
(DEWEY),
à la
discipline,
à l'enseignement
concret
ou
abstrait...
à la
"société
sans
école"
d' Ivan ILLICH.
Mieux,
elle ne les ignore pas,
mais
plutôt les résoud en refusant de considérer l'enfant, l'éducation comme des
éléments
à
part,
exigeant
des
places
à
part
et
les
dissout
ainsi
dans
l'ensemble de la réalité sociale. En un mot, on dirait qu'elle ignore tous
ces problèmes qui trouvent leur origine
principale dans
la séparation de
l'éducation d'avec la vie, du jeu d'avec le travail, et dans l'apparition de
l'éducateur spécialisé qui se distinguerait des parents sinon de tous les
adultes, en prétendant "faire" l'enfant à leur place et mieux qu'eux.
Chez les M06i
, même la mère n'est pas principalement une éducatrice.
Les
soins
qu'elle
accorde à son enfant constituent une
de ses activités
sociales,
dans
l'ensemble
desquelles
elle
s'intègre
sans
être
être
surévaluée par rapport aux autres tâches qu'elle doit continuer à exécuter
avec la même détermination de bien faire. A la limite, l'éducation n'est pas
une
activité
spécialisée
ni
spécifique
au point que quelqu'un puisse en
vivre.
Ainsi, quand ils affirment: . ~ongo ya m~bnan b~ga
(1), ils ne
disent pas autre chose que: c'est toute la société - notamment les adultes,
les aînés - qui est responsable du devenir de chacun de ses jeunes membres
et
qu'elle doits' y employer.
Généralement
(2)
i l n' y a
pas de "maître"
puisqu'il n'y a pas d'école! Ce qui ne signifie pas que tout est laissé au
hasard et que chaque adulte peut se comporter devant un enfant suivant sa
seule fantaisie.
1)
~ongo
ya m~bnan
b~ga
: (le bon enfant bien éduqué, est l'enfant
de tous)
tandis que le mauvais enfant appartient à sa mère seule. Les
Mosé
pensent
qu'un
enfant
éduqué
par
sa seule mère ne peut être que
mauvais !
2) Dans le cas particulier du Bango
(circoncision ou excision), i l y a l e
Nani, une sorte de "spécialiste". cf. la partie sur ce problème.

- 177 -
De
façon
évidente,
l'absence
d'une
élaboration
systématique devant
conduire
normalement
à
une
théorisation
des
pratiques,
et
le
mode
de
connaissance en vigueur,
expliquent en partie la difficulté de définition
des principes généraux de la pédagogie Moaga. On ne peut nier cependant leur
cohérence
interne au regard de la philosophie de base de la société,
de
l'idée qu'on se fait de l'homme et ce qu'on attend de lui.
Pour
l'essentiel,
il
s'agit
d'un
long
processus
de
formation
polyvalente qui semble ignorer la libre initiative tant de l'enfant que de
l'adulte
éducateur, d'ailleurs.
La
discipline
qui
en
est
le
corollaire
logique,
ne
peut
qu'être
rigoureuse,
contraignante,
autoritaire.
Essentiellement négative,
c'est en termes de prescriptions et d'interdits
qu'elle
s'exprime
en
tirant
sa
substance
et
sa
légitimité
d'une
force
omniprésente qui s'impose à tous et indique la voie invariable à suivre: le
Rogmi~.
En la matière, celui-ci fonctionne comme un véritable manuel
d'éducation, pour peu qu'on puisse concevoir l'existence d'un tel document!
Plutôt que de réprimer l'énergie de l'enfant et de l'adolescent, elle les
force au contraire, à faire ce qu'ils n'auraient pas fait par eux-mêmes, à
investir leurs forces juvéniles dans des actes et comportements socialement
valorisés.
La
société
Moaga
traditionnelle
est
une
société
au
service
des
adultes. Quelles peuvent y être la signification et la valeur de l'enfant?
Le sentiment apparent qu'on retient, surtout quand on est nourri des thèses
de la psychologie moderne, c'est qu'il y a une répression de l'enfance et de
l'adolescence et une exploitation de leur force de travail.
Dans le sou si socio-religieux qu'ils ont de s'assurer une progéniture
abondante, il ne serait pas juste de sous-estimer la dimension économique et
le
prestige social que les M06ë:
en attendent.
Les mêmes considérations
justifient en partie la pratique courante de la polygénie et la domination
des femmes.
Cependant,
le système socio-éducatif se montre tellement cohérent et
global,que l'opposition de l'adulte et de l'enfant, tant dans leurs intérêts
que dans leurs besoins fondamentaux, qui justifierait ces constats, n'existe
pas dans les formes que développent la psychologie et l'économie politique
classiques. Passé le stade du sevrage, l'enfant est déjà considéré comme un
membre à part entière de la société et doit,
en conséquence, exécuter sa
quote-part
de
travail
et
de
responsabilité.
Toutes
les
privations,
les

- 178 -
brimades, la rigueur et la diversité des interdits, la discipline qu'on lui
impose ainsi que l'obéissance~au début aveu~le,qu'on attend de lui ... sont
comprises ,en toute conscienc~ comme bénéfiques pour lui et pour son avenir
d' homme.
Ainsi
les adultes doivent éviter,
dans
leurs rapports éducatifs
avec les enfants, les sanctions injustes ou injustifiées et disproportion-
nées au regard de la faute commise. Ils savent distinguer un Nanzati de la
peine qui prépare l'enfant à vivre mieux demain. Leur dureté de coeur n'est
qu'apparente et il n'est pas rare qu'une mère se cache pour pleurer, émue et
peinée
par
les
châtiments mérités que subit son rejeton,
sans oser pour
autant intervenir ni implorer le moindre pardon pour lui.
Cependant,
ils
savent
aussi
que
laisser
les
enfants
libres
c'est
renoncer à un devoir sublime, quasi divin, qui consiste à leur inculquer le
respect des valeurs sociales, morales et matérielles indispensables à leur
vie ~ au besoin par la "force". Ils reconnaissent par expérience que pour y
réussir, l'enfant doit d'abord souffrir pour être bien plus tard. A cela, il
semble n' y avoir pas d' alternati ve possible
Toogo wa;ti ni noom
Cl)
disent-ils '. tantôt
pour
exhorter
au
courage
le
petit travailleur,
tantôt
1
aussi
pour
justifier
une
correction
qu'on lui aurait administrée ou une
souffrance dont il semble ignorer ou contester le bien-fondé.
Et c'est cela qui correspond à la vérité,
dans une société où tout
s'exprime en termes de lutte, de travail, de règles et de lois auxquelles on
est contraint toute sa vie durant, dans une société où la nature même est
loin d'être généreuse. On dirait que c'est de la pédagogie de la vérité, de
la réalité,
de la sincérité ou de la transparence qui ne s'embarrasserait
pas des "baumes" trompeurs et autres illusions des pédagogies utopiques. Ce
qui
n'est
pas
sans
rappeler
celle
d'ALAIN
que
d'aucuns
ont
qualifié
"d'anti-enfant"
parce
que
justement
l'auteur
des
Propos
sur
l'éducation
refuse le caractère trompeur et falsificateur des écoles.
Les enfants
M06i
formés à cette "école" vivent-ils le sentiment de
frustration,
de
manque, pouvant
conduire
aux
complications
dont
parle la
psychopathologie ? Sont-ils ces enfants "mutilés" dans leur enfance, brimés
dans leurs droits et qui donneront naissance à ces adultes déséquilibrés et
socialement
malades,
pour
n'avoir
pas
vécu
leur
enfance,
résolu
leurs
"complexe d'Oedipe" comme on dirait volontiers aujourd'hui?
Les éléments de la pédagogie Moaga aideront peut-être à y répondre.
1)
Tooqo wa:tJ.. ni
noom
: le bon, le bien vient après la peine. "Il
faut travailler dur pour manger bien".

- 179 -
d) Des éléments humains et psychologiques
Faudrait-il,
à
la
suite
de
tout
ce
qui
vient
d'être
dit
de
la
pédagogie
Moaga,
oublier du même coup que la philosophie Moag a
est un
profond
humanisme
concret,
fondé
sur
le respect de la personne humaine,
puisant
sa signification et sa valeur dans le groupe social
?
Ce serait
perdre de vue l'essentiel. Car, en fait,
la rigueur de sa discipline et de
ses
exigences
n' est
que
la
mesure
de sa farouche
volonté à cul ti ver en
chacun de ses membres, les plus hautes qualités humaines: dignité, honneur,
liberté
sociale (qui est la seule forme
de liberté qui vaille),
une vie
aussi
longue
et
prospère
que
possible
qui
consacrerait
la
victoire
définitive de la vie sur la mort. L'incitation au travail utile, pour lequel
l'adulte "serre la mine" et parfois même manie le bâton contre le jeune, les
attitudes
et
comportements
de
tout
genre
(vestimentaires,
alimentaires,
sociaux, langagiers ... ) qu'il lui imposeyne sauraient être compris autrement
que dans la perspective noble de faire de lui un homme ou une femme qui se
plaisent
dans
la
vie
et
qui
seront
fiers
de
la
contribution
qu'ils
apporteront au bien être et à l'épanouissement du groupe tout entier dont
ils se réclament.
L'on sait,; tout autant qu'en fonction des grands moments où l'enfant
J
passe
d'un
stade
de
maturation
à
un
autre,
l'attitude
éducative
de
l'entourage se modifie sensiblement dans le sens d'une plus grande exigence.
Si l'introduction des valeurs sociales commence dès la première tétée, on
n'exige pas la même chose, avec la même rigueur, de l'enfant non sevré que
de
celui
dont
les
dents
ont
poussé
et
qui
sait marcher,
tout comme le
caractère non encore responsable du Yanga
le dispensera de certaines formes
de punition que l'adolescent "récalcitrant" essuiera certainement.
Ce qui
suppose une certaine approche psychologique de l'éducation et une relative
prise
en
compte
de
l' indi viduali té
de
chaque
enfant
Cl)
dans le cadre
général des réalités sociales cependant)et de la perception générale qu'on a
de l'homme.
Rien
n'est
laissé
de
côté,
et
l'on dirait qu 1 il n' y a
pas d'élément
isolé,
"d! électron' libre" dans le système Moaga. Dans une société agricole
arriérée,
de type féodal et autoritaire,
l'éducation comme la pédagogie ne
peuvent qu'être autoritairement intégrantes et intégratrices et l'individu
1) Un des objectifs de la détermination du S~g~é et de la dation du prénom.

- 180 -
s'inf~oder
dans
le
groupe
ou
disparaitre.
Dans
une
soci~t~
traditionnellement guerrière et profond~ment centralisée et hiérarchisée, il
n'est
pas surprenant que les garçons soient
éduqués
selon la "discipline
mili taire"
pour être sinon agressifs;
du moins courageux, et physiquement
forts,
d'autant
plus que les conditions géophysiques se montrent souvent
ingrates, capricieuses et difficiles. Comme chez les NgOM
et les
Tu.-t6,("
une soci~té aristocratique est très soucieuse de développer chez ses fils
une
"haute
image
d'eux-mêmes",
une
"personnalit~ idéale
plus
exigeante
qu'ailleurs".(l)
On
ne
pourra
donc
pas
dire
que
l'individu
est
absent
des
pr~occupations
M06ë: • Qu'on se souvienne de ses attitudes envers leb~b~
non sevr~, ainsi que celles "mitig~es" vis à vis de l'enfant "rebelle". Sans
oublier
que
la
"maitrise
de
soi"
est
une
des
qualit~s
cardinales
recherchées
Ce
qui
laisse
entrevoir
des
dispositions
de
caractère
psychologique,
prévoyant des "mesures exceptionnelles" en fonction des cas
particuliers,
même
si
elles
restent
circonscrites
dans
la
Mesure
Fondamentale
(2)
qui
permet
de
concilier
l'autorit~ nécessaire avec
l'affection, l'amour, l'honnêtet~ et d'éviter que la punition ne dépasse les
limites.
1)
Des ~léments humains
Point n'est besoin de s'attarder sur les éléments humains de la pédagogie
Moaga : tout simplement parce qu'en dehors de quelques cas particuliers (3)
il n'y a pas d'éducateur attitré et professionnel et tout él~ment du groupe
social peut se retrouver en situation d'éducateur devant un autre individu
plus jeune qui serait en train de commettre une faute. Les parents réels ou
classificatoires sont les ~ducateurs des enfants quel que soit l'âge de ces
derniers, les ain~s ceux des cadets. L'éducation est quotidienne, et se fait
au gré des circonstances et des opportunités sans cadres ni emploi de temps,
ni même un programme
préétablis.
1) P. ERNY, op. cit., p. 203.
2) Il s'agit bien sûr du
RogmiQ,(,
3) Cas des initiations de puberté (circoncision et excision) et les initia-
tions spécialisées professionnelles ou magiques.

- 181 -
Cela ne signifie pas - loin s'en faut - que l'éducation y est laissée
à n'importe quel premier venu, à n'importe quel volontaire ou amateur. Il ne
signifie pas non plus que l'âge en soi suffit à consacrer en un individu les
qualités d'éducateur, ou que l'éducation se fait en dehors de toute norme et
de toute déontologie du "maître".
Bien au contraire : une telle attitude apparemment contradictoire par
rapport au caractère "sacré" de la formation des hommes de la société de
demain,
procède
en
réalité
d'un
ensemble de principes et de présupposés
aussi clairs que rigoureux.
Ne devient
pas adulte qui le veut, ce statut
étant
la
consécration
d'une bonne conduite de vie sous tous les aspects
(matériels,
biologiques,
sociaux
et
religieux),
l'âge
n'est
pas le seul
élément,
ni
l'élément
le
plus
déterminant
qui
confère
ce
statut
à
un
individu donné (1), l'adulte étant en plus, celui qui est conscient de ses
responsabilités et qui travaillera toujours dans l'intérêt de l'enfant qu'il
corrige "sans haine ni méchanceté", ainsi que dans celui de la société.
Un optimisme qui risquerait de tomber dans une naiveté dangereuse si
ce statut d'éducateur était acquis une fois pour toutes et ne supposait pas,
pour son exercice,
une "enquête de moralité" aboutissant chaque fois à un
"casier
judiciaire" vierge.
En effet,
la rigueur avec laquelle la société
Moaga
est
organisée,
le
sens
qu'elle
a
de l' homme et son ambition dans
l'éducation,
l'empêchent de confier ses enfants à des mains inexpertes ou
souillées.
"Ceux
dont
l'éducation
a
été
ce
qu'elle
doit
être
deviennent
généralement gens de biens et c'est aux hommes les meilleurs qu'elle échoit
sans partage,
comme le premier des privilèges les plus beaux" (2) disait
1) L'adulte doit être en plus marié et être père lui-même.
2) PLATON: Les lois, 1, 641 C . Dans plusieurs autres oeuvres de PLATON, le
2
problème
revient
attestant
de
son
importance
depuis
l'antiquité.
Par
exemple on peut noter :
Dans
la
Républigue,
Livre
VII,
517 c
("Interprétation du mythe de la
caverne") ,
la
culture
consiste
à
avoir
l'expérience
de
la
vérité
et
l'éducateur,
le "conducteur" d' hommes,
les rois, "doivent être dotés d'une
meilleure culture" (à l'opposé des sophistes) .
. Dans Alcibiade,
121 c,
"Mesure pour préserver la pureté de la lignée des
Rois"
"Après
quoi...
l'enfant
est
élevé,
non
point
par une misérable
nourrice,
mais par ceux des eûnuques de l'entourage du roi qui auront été
jugés les plus capables et auxquels il est tout spécialement prescrit de
prendre soin de lui,
de mettre tout
en oeuvre pour que l'enfant devienne
très beau, en modelant ses membres,
en les redressant,
tâche dont l'accom-
plissement leur vaut une grande considération" .
. Dans Les lois 1, 641 C . L'ivresse interdit toute action de diriger ou de
2
commander
"toute
autre
pratique
se
révèlera
vicieuse
quand
elle
se
réalisera indépendamment de l'action d'un maître ou d'un dirigeant qui ait
toute
sa
tête
à
lui".
"Ceux dont
l'éducation a été ce qu'elle doit
être,
deviennent
généralement
gens
de
bien.
Et
c'est
aux
hommes
les
meilleurs qu'elle échoit sans partage, comme le premier des privilèges les
plus beaux.
Et
tous ceux qui en sont capables doivent veiller à redresser
llnp pnllrrltinn
nlli
npvip"_ptr
_

- 182 -
PLATON pour insister sur la qualité du "pédagogue" et son rapport avec celle
du produit qu'il formera. Les
M06é ne diraient pas mieux, ni KANT qui, dans
la critique qu'il faisait du système éducatif dans son pays, avait réservé
une bonne place à la nécessité d'avoir des éducateurs de grande qualité. A
tout cela, on pourrait ajouter que la pédagogie moderne n'est pas exigeante
seulement pour les élèves et les enfants !
Dans
la
société
Moaga
une
mère
indolente,
foncièrement
méchante,
"reconnue"
sorcière
(mangeuse d'âme
!)
ou atteinte de certaines maladies
jugées incompatibles avec son devoir d'éducatrice (maladie mentale, folie,
handicap prononcé ... ) se voit spoliée de "la garde de son enfant" qui est
alors
confié
à
une
parente ou à toute autre femme
de la grande famille
(tante,
grande cousine ... ) supposée capable de mieux faire.
Il en sera de
même pour un père trop coléreux, violent et qui aurait "la main trop légère
ou
trop
chaude"
ou
de
tout
homme
qui
se
placerait
dans
l'incapacité
d'entretenir une famille (paresse, coupable de délit ou de crime, éthylisme
chronique ... ).
De
même,
le
recours
à
certaines
punitions
corporelles,
infligées
à
un
enfant
peut
conduire
à la perte du
statut d'éducateur
:
frapper avec un
bâton embrasé,
utiliser
le couteau ou tout objet pouvant
provoquer
des
blessures
graves,
tandis
que
les
enfants
de
parents
médisants(l) peuvent fuir pour se réfugier chez un oncle avec la bénédiction
tacite ou explicite du
Baud ka6ma. , si ce n'est pas purement et simplement
l'exécution d'un arrêt rendu par le conseil de famille.
Toutes ces précautions se trouvent particulièrement renforcées dans le
cas de la circoncision ou de l'excision,
où les statut et rôle de
Nané ne
sont confiés qu'à des individus socialement,
moralement et religieusement
propres,
psychologiquement patients et mesurés et techniquement compétents.
Rigoureusement éprouvé avant d'être "élu", le
Nané doit en plus s'engager,
par
l'observance stricte d' interdi ts supplémentaires,
à conserver pendant
toute la retraite,
le même degré de
pureté exigée au départ (2)
Ce sera
1) On entend par "parents médisants" ceux qui n'hésitent pas à maudire leurs
enfants pour des fautes jugées minimes,
en appelant le mauvais sort sur
eux.
2) En attendant de développer cette question, on peut dire ici, que le Nané,
pour
préserver
sa
pureté
morale
et physique est interdit de rapports
sexuels et de palabre,
notamment pendant toute la durée de son ministère
au camp des initiés. Sinon il pourrait provoquer l'échec de la session et
exposer la vie des néophytes.

- 183 -
d'ailleurs le cas pour toutes les autres initiations "spécialisées" qui, sur
beaucoup de points,
rappellent l'école classique aussi bien au niveau de la
forme, du fond, que des modes de fonctionnement et des objectifs.
L'éducation Moaga étant collective et collégiale, ses éléments humains
sont l'ensemble des éléments plus âgés qui se sentent tout aussi engagés et
responsables. Toutefois, les parents directs, naturels ou adoptifs,répondent
en priorité des actes de leurs enfants, même s'il revient à "tous ceux qui
en sont capables de veiller à redresser une éducation qui dévie" comme le
précisait PLATON (Les Lois).
Plus
que
des
individus,
la
grande part de l'éducation de l'enfant
Moaga
est
exécutée
dans
les
"groupes
d'âges"
successifs,. auxquels
il
appartiendra
pendant
chacune
des
étapes
essentielles
de
son
évolution
biologique
et
sociale,
depuis
la
petite
enfance
jusqu'à
la
sortie
de
l'adolescence et du camp de l'initiation. Nous y reviendrons plus en détail
à chacune des occasions correspondantes.
2)
Des éléments psychologiques
Par les "éléments psychologiques" de la pédagogie Moaga
, nous entendons
simplement toutes ces techniques éducatives faites de suggestions touchant
la
sensibilité
de
l'enfant
qu'elles
sauront
respecter.
Elles
visent
a
éveiller
en
l'individu
l'imagination,
la
curiosité
indispensables
a
l'acquisition ultérieure des connaissances utiles à son intégration sociale.
Tout cela dans un contexte humain relationnel qui allierait la participation
et
la
présence
bienveillante
d'une
figure
agréable
et
sécurisante
dont
l'enfant a grandement besoin.
Ces
éléments
psychologiques
sont
présents
à
tous
les
stades
de
l'évolution de l'individu et prennent des figures particulières selon les
caractéristiques essentielles de chacun d'eux: de la prime enfance jusqu'à
l'adolescence et au statut d'adulte en passant par le sevrage et le camp de
l'initiation.
Déjà,
au ni veau du sevrage,
se révèle
le génie implicite mais fort
structuré
dont
les
Mo~~
font
preuve
en
matière
de
psychologie.
Généralement,
en
effet,
le
sevrage
de
l'enfant
Moaga
se
passe
assez
"sainement" et sereinement, aussi
bien pour les autres que pour ~lui-même,
sans
brusquerie
ni
traumatisme
particulier.
Non
seulement
la
séparation

- 184 -
d'entre
l'enfant
et
la
mère
qu'il
induit
est
moins nette et définitive
qu'elle n'apparaît,
(une mul ti tude de figures se font rapidement familières
à ses
yeux pour être acceptées sans choc
véri ta ble), de plus, la présence
affective de la mère ne disparaît pas totalement et celle-ci reste encore
pendant longtemps la "nourricière" principale du petit. Si le bébé sevré ne
tête plus le sein maternel,
le contact physique est relativement maintenu
(ils
continuent
de
partager
la
même
natte
au
coucher)
et
c'est
très
progressivement que les substituts de la mère prendront sa place auprès de
lui
alors
qu 1 elle
se
consacre à un autre enfant qui
vient de naître)' ou
simplement
s'occupe
de
remplir
ses
tâches
normales
au
sein
de
la
vie
familiale.
Ainsi
donc
comme
l'a
si
bien remarqué S.
LALLEMAND,
l'enfant
change insensiblement de statut,
sans s'en apercevoir outre mesure et il
semble bien l'accepter avec le concours affectif de toute la maisonnée.
La
multiplicité
des
éléments
psychologiques sera la conséquence de
celle des stades de développement de l'enfant,
des différentes figures que
celui-ci
affichera
et
en
partie
aussi
de
la
nature
des
principaux
protagonistes.
1
Les berceuses
L'analyse des berceuses,
compte tenu de leur grande polysémie, de leur
double
aspect
(physique,
physiologique,
et psycho-affectif,
débouchant sur
des
comportements
intellectuels,
esthétiques
et
psychologiques
qui
constituent une meilleure prédisposition à l'apprentissage utile proprement
dit (1)) relèverait pour être complète, d'un champ d'investigation ouvert à
une approche pluridisciplinaire vaste.
Au-delà
de
la
dimension
littéraire
et
esthétique
privilégiée
jusque-là(2),
anthropologues,
historiens,
sociologues,
psychologues,
psychanalystes et en l'occurrence psychopédagogues y trouveraient naturel-
lement matière à réflexion. Le registre dans lequel elles nous intéressent
ici, est
celui
de la pédagogie
pour laquelle elles fonctionnent comme de
véritables psychodrames, de mini-psychodrames si l'on tient compte du nombre
1) C'est ce qui pourrait justifier en partie l'idée que l'éducation Moaga se
fait dans un continuum ininterrompu. De la naissance à la mort, avec des
noeuds de raccordement dont le premier serait justement les berceuses.
2) Pour cette dimension nous suggérons de se reporter à la remarquable thèse
de notre compatriote
Oger KABORE.
1·'.' ....

- 185 -
réduit des éléments du groupe de référence (le bébé, sa mère et parfois le
frère
aîné
et
quelques
"curieux")
qui
n'enlève
rien
de
sa
validité
intrinsèque.
Du coup,
la remarque de PLATON qui
fait de la "berceuse" le
prototype du monologue humain devient sujette à caution et nos informateurs
M06é
n' hésitent pas à croire que l' enfant comprend depuis le sein de sa
mère
Ce qui donnerait à cette technique de la "Psychothérapie de groupe"
tout son sens 1 et son efficacité.
Par
principe,
on admet que la
berceuse
apaise, calme, endort,
"trompe et amuse l'enfant par de fausses espérances"
(Dictionnaire Hachette), ce qui suppose naturellement que la mère n'est pas
seule, et que l'enfant réagit d'une manière ou d'une autre.
On pourrait résumer la dimension psychopédagogique des
berceuses en
empruntant la formule particulièrement révélatrice suivante: "Qu'est-ce que
le manche de la houe du vieillard peut faire à un enfant ?" (1). Assurément,
cette formule est
riche. En évoquant le "manche de la houe",
elle renvoie
simultanément à la sanction corporelle et au moyen par lequel elle s'exerce.
En tant que la houe est le symbole de l'agriculture -
le travail Moaga de
prédilection
-
elle renseigne sur la finalité
principale de l'éducation.
Enfin
et
surtout,
elle
révèle
la
nécessité
impérieuse
d'adapter
chaque
méthode
éducative
au type d'individu auquel
elle s'adresse"en respectant
certaines de ses caractéristiques physiques et intellectuelles essentielles.
Ainsi, si le "dirigisme" de l'éducation commence précocement chez les M06é ,
et si chacune des attitudes de la mère à l'endroit de son enfant ne perd
jamais
de
vue
les
projets
lointains
de
lui
faire assimiler les valeurs
sociales,
il ne prend pas toujours et partout, n'importe quelle forme. En
l'occurrence, même si l'on retient que les finalités sont les mêmes,quant au
fond,
l'enfant de a à 3 ans, auquel sont destinées les berceuses,ne saurait
se satisfaire ni même supporter les mêmes moyens qu'on utiliserait pour le
grand garçon (7-12 ans),
pour l'adolescent (13-17 ans) ou pour l'adulte (18
ans et plus).
Dans la réalité, les "berceuses"
M06é révèlent deux aspects distincts
en fonction des effets recherchés,
des acteurs conducteurs et des places de
l'enfant dans l'opération.
Selon que l'acteur est la soeur aînée du bébé,
qui s'occupe de lui
pendant que la mère est absente ou accaparée par des
1)
~éma Q~ maanda yanga bo~~n

- 186 -
tâches ménagères qui ne peuvent attendre (écraser les grains à la meule ou
préparer le repas par exemple) les berceuses sont appelées Biyaola , ou que
c'est la mère personnellement qui s'en occupe après la toilette et la têtée
pour faciliter le sommeil qui est supposé suivre, on dit : Saolgo.
Avant de revenir sur ces deux formes des berceuses, disons à propos de
la place du bébé dans "le jeu" que ce n'est
pas toujours lui qui en est
l'objet principal. Il arrive en effet qu'il ne soit que le "prétexte" pour
la mère qui s'en saisit pour exprimer à travers les chansons (composante
essentielle des
berceuses en plus des mouvements) ses propres sentiments,
ses propres drames intérieurs ou socio-familiaux.
On observe parfois que,
dans ses chansons,
prévues pour le bébé, celle-ci évoque, sans les nommer,
tel ou tel membre de la famille
(époux,
co-épouses
jalouses ... ) avec qui
elle
se
sent
en
difficulté...
On comprendrait que cet aspect ne nous
intéresse guère ici.
Le terme
Bitoigo (qui signifie amusement) concentre en lui les deux
aspects du ~yaola
et du
Saolgo pour être retenu comme le terme générique
désignant dans la langue MooJti , l'expression "berceuse".
J.;JL.'(
Le premier, parce que peut-être il est exercé_par un autre
enfant, et
en l'absence de la mère, se réduit pour la soeur aînée qui s'en occupe, à
trouver le moyen de le consoler ( enfant qui pleure ) coûte que coûte car
les pleurs d'un bébé sont insupportables aux
Mooi
(2)
surtout au petit
matin
ou
à
partir
du
crépuscule.
La
portée
éducative cesse d'être très
évidente, du moins pour le bébé (car la fillette, quant à elle, profite des
suggestions
que
les
vieilles
femmes
lui
font
sur "l'efficacité"" d'une
consolation).
Les
bercements
qu'elle
ferait
subir
au
bébé
attaché
à
califourchon sur son dos,
accompagnés
de chanson mélodieuse.) ont un effet
sédatif chez le bébé qu'ils amadouent et amènent à s'endormir. A partir de
l'âge de deux (2) ans, alors que le bébé apprend à parler et surtout sait
manger,
elle
ajoutera
à
ces
balancements
des
promesses
que sa mère lui
apportera un petit cadeau s'il se montre gentil, ou lui proposera de manger
le reste de son repas. Quoique non explicites, ces bercements et les doux
mots qui les accompagnent ne restent pas sans influencer le comportement du
bébé.
Ce qui est en soi formateur
pour lui
: savoir écouter ou entendre,
1) Oger KABORE, op. cit., p. 174.

- 187 -
savoir distinguer la mère d'un substitut et adapter ses attitudes à l'un ou
l'autre
des
cas.
L'image
et
le
personnage
du
frère
(ou
de
la
soeur)
se
forment
ainsi
dans
l'imaginaire
de
l'enfant,
et
leur
influence
sur
son
devenir gagnera en intensité au fur et à mesure qu'il grandira.(l)
Toutefois,
c'est
incontestablement au deuxième aspect des berceuses,
c'est-à-dire l'aspect
Sao.tgo
que l'on pense chaque fois qu'on parle de la
dimension psychologique et éducative de ce premier élément de la pédagogie
Moaga
Cette
pratique,
qui
échoit
à
la mère
ou
à
une
fenune
adulte
exclusivement
(les enfants
ne
sont pas autorisés à le faire)
prévoit deux
effets également bénéfiques pour le bébé.
L'aspect physique du
Sao.tgo
(la mère fait sautiller son gamin en le
tenant
sous
les aisselles
et le fait danser) contribue à la fortification
des membres inférieurs de l'enfant,
et,
après la toilette minutieuse qu'il
vient de prendre,
à le disposer à mieux dormir.
Ainsi,
les bercements, les
"danses"
sous
le
regard
amusé
et
affectueux
de
la
mère,) aident
à
la
croissance
et
au
maintien
d'une
bonne
santé
générale
du
nourrisson.
Ces
exercices
auxquels
il
faudrait
ajouter
le
port
au
dos
de
sa
mère,
expliqueraient
les conclusions
des
recherches
entreprises
par
l'équipe du
Centre
Hospitalier
de
FANN
à
Dakar.
Le
professeur
Henri
COLLOMB et
son
équipe
(ZEMPLENI, MC. ORTIQUES,
Simone VALENTIN)
ont montré,
entre autres,
que
l'enfant
africain connaît un développement psychomoteur plus important
que l'enfant européen pendant les trois premières années de leur vie (2)
1) O.
KABORE cite d'autres attitudes du&yao.taenvers le bébé,
lorsque les
premières
recettes
auraient
échoué,
qui
ne
manquent
pas
d'intérêt
éducatif
"S'il
se
montre
capricieux
et
mange
avec
peu
d'appétit,
préférant
le lait maternel,
le&yao.talui chante la chanson nO 6 (selon
son répertoire) qui,
en créant l'illusion,
donne aux enfants un appétit
glouton.
En effet,
après avoir prélevé une boulette qu'il trempe dans la
sauce,
il
la
lève
en
l'air
et demande par cette chanson que le ciel y
mette
du
sel
convenablement afin que untel (il dit le nom de l'enfant)
mange en paix.
Celui-ci surpris, par ce geste singulier, lève les yeux au
ciel et se laisse prendre au jeu.
Il est évident qu'à deux ou trois ans
le
petit
n' y croira
plus.
Cependant,
du même coup,
le phénomène "ciel"
aura acquis une importance capitale à ses yeux" op. ciL p. 177 (souligné
par nous).
Cette "anecdote" est populaire en milieu
Moaga et presque chaque enfant a
eu
à
l'entendre
ou
à
la
prononcer
pour
apaiser
un
frère
puîné.
Il
faudrai t
préciser
que
ce
symbole
du
ciel
gratifiant
est
présent
dans
plusieurs
mythes
étiologiques
. M06ê:,
et
que
cet
astre
représente
le
soleil
qui
constitue
avec
la
terre
(son
épouse)
les
Dieux
les
plus
importants du Panthéon
Moaga.
2) Revue de la Société de Psychopathologie Africaine, Centre Hospitalier de
FANN (Dakar,Sénégal).

- 188 -
Mais c'est avec le deuxième effet "recherché" que les berceuses dans
la
société
négro
africaine
de
l'oralité,
démentent
les
affirmations
de
certains auteurs quant à leur gratuité. Elles sont loin d'être "gratuites",
c'est-à-dire
sans
finalité
ni objectif
précis,
tout comme d'ailleurs les
autres activités ludiques de l'enfant.
En plus de leurs effets apaisants,
sédatifs
et
sécurisants,
elles
ont
une
part
éducative
considérable
qui
s'appuie sur des connaissànces psychologiques implicites mais fortes. Toute
une dimension importante de l'éducation traditionnelle inculquée aux jeunes
individus
commence
par
elles, avant
de
se
préciser
et
de
s'intensifier
davantage
dans
les
contes,
les
chansons ...
les
proverbes
et
autres
devinettes.
D'une
manière
générale,
les
berceuses apparaissent comme des
supports
techniques
agréables
à
l'oreille
et
apaisants,
par
le
moyen
desque.ls,
la
mère
ou
le
&yaota
véhiculent des messages
qui viendront
investir
le
jeune
imaginaire du
bébé,
en empruntant les formes
les plus
adéquates par rapport aux circonstances (formes imagées, chantées ... ).
Les berceuses préparent ainsi la formation de l'enfant au langage et à
la
parole
(vocabulaire,
élocution ... )
sur
la
base
du
principe
du
"bain
sonore" et sur le plan purement intellectuel, l'acquisition des idées, des
symboles, même si les sens n'apparaîtront clairement que plus tard. Très tôt
donc et de façon amusante, l'enfant est familiarisé non seulement avec les
éléments humains de son milieu, mais aussi avec les idées, les valeurs avec
lesquelles
il
évoluera.
En
effet,
les
textes
chantés
des
berceuses,
cristallisent dans leur fond,
des images des éléments de la vie glissés çà
et là (1) et favorisent ainsi l'intégration harmonieuse du futur être dans
le système social en passant par l'assimilation des systèmes des valeurs.
Ainsi,
par
les
berceuses,
la
mère
Moaga
parvient à
"éduquer" son
enfant en s'amusant avec lui, ou en l'amusant un peu comme le recommandait
encore
PLATON.
L'enfant
ne
parle
pas
encore
(ce
qui
justifierait
leur
caractère monologue) mais il communique. Il a donc un langage que sa mère
est
fière
de
comprendre,
d'interpréter
et
auquel
elle
s'empresse
de
répondre.
Et
comme
ici
on n'a pas besoin d' at tendre 7 ans
pour aller à
1) C'est
pourquoi
on
a
pu
dire
que
l'enfant
Moaga
apprend à connaître
(entendre) les réalités de son milieu en même temps qu'il avale le lait
du sein de sa mère.

- 189 -
l'école
et
apprendre,
pourquoi
la
mère
ne
profiterait-elle
pas
de
la
relation heureuse qui la lie à son bébé,
pour commencer à le former ? En
attendant
les
chansons
enfantines
"autonômes",
les
berceuses
initient
l'esprit des enfants à l'imagination, au mystère de la vie, aiguisent leur
sensibilité
et
éveillent
leur
intelligence
par
des
séries
de
symboles
évoquant
les
êtres
et
les
choses
qui
les
entourent.
Dans
une
certaine
mesure,
elles évoqueraient les "Ecoles maternelles" du système pédagogique
classique : "joindre l'utile à l'agréable", tel semble être l'état d'esprit
de base des berceuses.
Une
des
particularités
de
"l'éducation
informelle"
(expression par
laquelle on désigne très allusi vement l'éducation traditionnelle africaine
par opposition à l'école classique), c'est que l'on y apprend beaucoup de
choses par oui-dire longtemps avant d'en connaître les fondements
et les
significations profondes (1). A ce niveau, les berceuses jouent un rôle très
important.
A
travers
les
mélodieuses
chansons
(souvent
les
mêmes,
le
répertoire
quoique
varié
n'est
pas
sans
fin)
et
les
valeurs
qu'elles
drainent, par le jeu des répétitions, l'on peut penser que la mère arrive à
mettre,
insensiblement,
beaucoup de choses dans la petite~mais fertileJtête
de
son
bébé.
Celui-ci se trouve en effet dans un contexte psychologique
particulièrement
favorable
pour
la
mémorisation
véritable
"cordon
ombilical
psychologique"
qui
le
lie
encore
à
sa
mère,
les
berceuses
interviennent
pour l'enfant,
à
un moment de tension psychologique intense
(besoin de la présence maternelle, attention prêtée à la figure et à la voix
de
la
mère,
qu'il
interpelle
à
son
secours ... )
qui
le
prédispose
à un
certain
éveil
mental
se
manifestant
par
la
gaieté,
le
regard
vif
et
intéressé
qu'il
affiche.
Si
l'on
évoque
souvent
le
sommeil
comme
l'aboutissement recherché des berceuses,
il ne faut guère oublier qu'elles
provoquent également un sentiment de bien être et de satisfaction que la
mère attentive ne manquera pas d'exploiter.
C'est, par exemple,. par le biais des berceuses, assimilées à des "bains
sonores"
qui
inci ten t
à
la
communica tion,
que
la
mère
va
reprendre
à
l'intention de son bébé, les évènements les plus marquants de sa jeune vie,
2) Ce qui interviendra progressivement avec la participation de l'enfant à
des structures de plus en plus spécialisées : Yan~em et initiations.

- 190 -
les
éléments
mythiques
ou
métaphysiques
ayant
marqué
sa conception
(les
qualités de son S~gki notamment) et les aspects positifs de l'histoire de sa
famille.
En effet,
les chansons des berceuses, véhiculent en leur fond, des
réalités
socio-culturelles
dans
lesquelles
baigne
le
nouvel
être.
On se
rappelle
que
l'enfant
"participe" à
la détermination de
son
S~gki en se
taisant,
par
exemple,
à
l' audi tion
d'un
nom
d'ancêtre
ci té
parmi
tant
d'autres
inscrits
sur
la liste commune
des ancêtres tutélaires possibles,
alors
qu'il continuait à pleurer pour les autres
! De plus,
la mère ne se
lassera jamais d'invoquer le Son~i (1) et le nom-devise de son enfant pour
le faire taire (s'il pleure) obtempérer (s'il refuse par exemple de manger).
Ainsi,
si
la
connaissance
par
oui-dire est
partout
le
premier
ni veau du
processus de connaissance,
chez les
M06i, elle commence par les berceuses
avec une
efficacité manifeste
:
au
point
que
l'on est parfois surpris de
constater qu'un enfant,
quoiqu'encore petit,
réagit à son nom-devise. C'est
souvent
par
l'intégration
du
Son~i dans ses chansons que la mère pense
émouvoir le petit être et obtenir de lui le calme ou le sommeil.
Premier
ni veau
d'une
pédagogie
de
l'intérêt,
les
berceuses révèlent
les aspects
d'une
séance de
suggestion qui
n'est
pas loin de rappeler la
technique
de
l' hypnose
des
débuts
de
la
psychanalyse.
Le
bébé
est,
en
quelque sorte,
envoûté et par la figure consolatrice de la mère et par la
douce
mélodie
de
sa
voix
dans
la
chanson,
à
l'image
des
"charmeurs
de
serpent".
Ce
qui
augmenterait
sa
réceptivité,
éveillerait
ses
sens
et
accroîtrai t
ses
capacités d'enregistrement,) même
s'il
est
encore
trop
tôt
pour
parler
d'assimilation.
Et
comme
cette
pratique
va
durer
jusqu'à
l'acquisition du langage,
le bébé n'aura aucune difficulté à s'en souvenir.
D'ailleurs
cette
technique
de
l' envoû tement
créant
les
conditions
psychologiques favorables à l'apprentissage sera utilisée par les
M06i en
maintes
occasions
de
la
vie
de
l'individu,
les
rites
des
initiations
spécialisées en particulier.
On
n'a
certainement
pas
fini
d'explorer
toutes
les
potentialités
éducatives
des
berceuses.
Contribuant
a
l'éveil
d'une
mémoire
auditive
étonnante chez l'enfant, elles
permettent a la mére de jouer auprès de lui,
1) Son~i: nom de famille,
rappelant l'appartenance classique de l'enfant.
Il se transmet selon la règle de la patrilinéarité stricte.

- 191 -
un
rôle
de
persuasion,
de
stimulation
en
l'encourageant
à
adopter
les
comportements sociaux voulus, presqu'en jouant.
Plus tard, la technique des berceuses cèdera la place à une autre, qui
annonce plus nettement le caractère menaçant de l'éducation
. C'est ce
que nous appellerons la "Pédagogie de l'épouvantail".
2
La "Pédagogie de l'épouvantail"
Chronologiquement
cet
élément
psychologique
de
la Pédagogie Moaaa.
se
situerait
à
mi-parcours
entre
les
berceuses
proprement
dites
dont
nous
venons de parler (qui cessent d'être efficaces à partir d'un certain niveau
de conscience de l'enfant) et les autres attitudes pédagogiques (celle de la
honte,
de l'émulation ... des groupes d'âges) qui intéresseront en priorité
l'enfant déjà avancé dans le processus de socialisation et qui aura,
pour
cela même, acquis un certain sentiment de responsabilité, un certain niveau
de compréhension et une certaine capacité d'analyse plus ou moins autonome.
De
même,
au
regard
du
processus
de
maturation
psychologique
de
l'enfant,
il
se
place
entre
le
stade
de
la
prime
enfance
(0-3
ans)
caractérisé par la non-maîtrise du langage et celui de la troisième enfance
(7-15
ans)
à
partir
de
laquelle l'individu est suffisamment impliqué de
façon consciente dans
di vers aspects
de la vie sociale qui commence à le
prendre "vraiment au sérieux".
Il concerne donc, globalement, cette étape de la vie de l'individu où
le processus de la communication intelligible et interpersonnelle est déjà
installé.
Toutefois cette capacité à communiquer ainsi que la disposition
mentale et intellectuelle de l'enfant restent encore très sensibles à la
dimension
symbolique
des
choses,
et
soumises
à
la
vision
symétrique' et
animiste du monde pour que cette autre technique de la suggestion ait encore
les dernières chances de prendre. Car, disons-le une fois encore, les Mo~é
ne
recherchent
pas
systématiquement
les
punitions
corporelles.
Celles-ci
n'interviennent
que
le
plus
rarement
possible,
en
général
quand
les
"manières douces" se montrent
inefficaces à faire entendre raison. Sinon,
ils
préfèrent
plutôt
les
moyens
moraux
et
verbaux.
On
comprendra
alors
pourquoi,
malgré
ce
qu'en
disent
certains
observateurs
pressés,
leur
pédagogie est
particulièrement riche en éléments
psychologiques dont nous
avons commencé l'analyse avec les berceuses, et continuons maintenant avec
la "Pédagogie de l'épouvantail".

- 192 -
Dans notre entendement, la "Pédagogie de l'épouvantail" recouvre à la
fois
cette
dimension
particulière
de
la
"Culture
négative"
de
KANT
qui
dénonce la "communication des impressions fausses" que la "nourrice" iqlpose
à l'enfant,
en associant des éléments
(êtres)
qui provoquent de l'effroi
chez
son
nourrisson
et
l'exécution
incorrecte
ou
maladroite
d'un
comportement donné,
et ce que l'auteur de L'enfant et son milieu en Afrique
Noire a appelé l~ "'pédagogie
de la peur"( 1).
Cette expression imagée que
nous
retenons ~ sert
à
désigner
une
technique
de
persuasion
qui
est
une
véritable gymnastique intellectuelle très symbolisée que la tradition Moaga
a mise au point pour "civiliser" ses enfants avec une étonnante efficacité.
S'adressant en priorité à la sensibilité émotive du jeune être, elle
s'articule autour du sentiment de peur et de frayeur~souvent très fort~qu'il
vivra chaque fois qu'il sera en présence réelle ou seulement imaginaire d'un
être
lui-même
réel
ou
symbolique,
véritablement
horrible
ou
seulement
investi comme tel par l'imaginaire collectif ... d'un phénomène désagréable.
La technique consiste à établir une corrélation entre le sentiment de peur
qu'on a cultivé chez l'enfant et l'apparition réelle ou supposée de l'être
porteur de cette frayeur-panique, chaque fois que son comportement s'éloigne
de la norme prescrite par les adultes. De telle sorte que l'être "horrible"
en question apparaîtra, entre les mains ou dans la parole de l'adulte comme
un
épouvantail
matérialisant
les
conséquences
qui
découleraient
d'un
interdit violé.
On brandit l'épouvantail qui
prend toute la figure d'une
épée de DAMOCLES
prête à s'abattre sur la tête du petit imprudent chaque
fois qu'il refusera d'obéir,
d'obtempérer ou de respecter des prescriptions
précises.
Comme pour tant d'autres techniques en usage dans l'éducation Moaga ,
celle' de
l'épouvantail
relevait
initialement
de
pratiques
objectives
concrètes. En effet, la femme
Moaga utilise des épouvantails pour éloigner
les
corbeaux
et
autres
bêtes
qui
envahissent
les
champs
d'arachides
et
déterrent les graines avant la récolte. Généralement elles consistent ici à
habiller de vieux chiffons un morceau de bois coiffé d'un chapeau tout aussi
usé
(ce qui
donnera au bâton l'allure d'une
personne) et planté en plein
milieu du champ. Ainsi déguisé en homme,
ce morceau de bois fera peur aux
oiseaux
qui
s'en
approcheraient et les
tiendra éloignés du champ
:
tout
1) P. ERNY, op. ci t.
p. 207

- 193 -
comme s'il Y avait
quelqu'un dans le champ ou à côté.
Ou alors c'est le
cadavre
d'un
corbeau
qu'on
accroche
au
bout
du
pieu
et la vue de leur
congénère mort dissuadera les autres de s'abattre sur ce champ. Disons qu'il
y
a
plusieurs
sortes
d'épouvantails
et
les
femmes
rivalisent
parfois
d'inspiration
et
d'esprit
d'invention
Il arrive même qu'on dresse des
épouvantails dans les vergers en pensant aux petits maraudeurs ! Le principe
de base est partout le même : faire peur aux animaux pour les tenir loin des
champs ou aux enfants pour ce qui est des jardins.
La pédagogie de l'épouvantail va donc s'inspirer de cet usage premier
pour adopter la peur dissuasive comme moyen de former le petit enfant. Là
encore, c'est le principe de faire peur qui est évoqué, porté matériellement
par des êtres terrifiants du patrimoine culturel et physique (croquemitaine,
sorciers, fantômes,
animaux féroces,
Kink~~~ ) ou entretenant des craintes
réelles
(chiens
enragés,
scorpions,
serpents ... ).
Tout
cela
bâti sur la
croyance
populaire
d'après
laquelle
Rabéina y~ mUé
Cl) et par
laquelle on' admet,
qu'en principe, l'enfant normal c'est-à-dire "éducable"
(2) doit avoir en lui le sentiment de peur. Ce qui est fort logique, sinon
c'est tout le système de la pédagogie de l'épouvantail qui
s'écroulerait
comme un château de cartes
Donnons tout de sui te des preclsions sur la "peur" dont il est fait
mention ici afin de lever l'équivoque qui pourrait naître d'avec ce que nous
avions dit du "courage". En effet, la "peur" désigne ici (faute pour nous de
terme
plus
adéquat)
la
tendresse
du
coeur,
la
sensibilité
morale
qui
prédispose un individu à faire attention, à "penser loin" chaque fois qu'il
est invité à poser un acte, pour peser le pour et le contre non seulement
pour lui mais aussi et surtout
pour les autres.
Il s'agit de
pouvoir au
besoin éviter les comportements téméraires qui rappelleraient une certaine
inconscience, ou de l'irresponsabilité. De ce fait, la peur ici se distingue
de
la
couardise
et
du
refus
inconsidéré
de
risquer,
d'essayer,
d'oser
1)
Rabéma
(le
peureux)
y~
(maison)
MUé
(construire)
." c'est le
peureux qui peut construire une maison", c'est-à-dire qui peut fonder un
foyer et réussir dans la vie.
2) Par opposition à certains enfants "exceptionnels" du fait de leur S~9Jté
ou de handicaps profonds. Ces cas sont d'autant plus rares que les Mo~é
pratiquaient l'assassinat par étouffement dès la naissance des enfants
profondément
anormaux.
On
dira
alors
qu'ils
sont
"restés
dans
les
chiffons", c'est-à-dire le linge qui a servi à l'accouchement.

- 194 -
affronter une difficulté sans avoir pris soin de la supputer au préalable.
Elle se rapproche ainsi de la capacité de pouvoir reculer, de savoir reculer
au besoin, de renoncer à un comportement immédiat même spectaculaire, pour
mieux sauter,
pour sauver une cause plus louable,
même encore virtuelle.
C'est,
en tout cas,
le sens dans lequel il conviendrait de comprendre le
dicton rappelé plus tôt. Ce qui renforce l'intelligence qu'il faut avoir du
concept
de
"peur"
qui
traduit,
ici,
le
besoin
de patience,
d'esprit
de
mesure,
la
peur
positive
qui
habite
toute
réflexion
responsable,
et
la
nécessité d'être disposé à faire des concessions (même douloureuses) et à
accepter des compromis. Ce qui indéniablement se révèle comme un préalable
absolu de l'acte d'éducation qui, à plus d'un titre, est un jeu de rapports
plus ou moins antagoniques.
Sous
le
couvert
de
vastes
symboles
divers
et
de
techniques
de
représentantion,
l'enseignement
n'en
conserve
pas
moins
son
caractère
normatif et prescriptif, en transmettant aux enfants les manières correctes
de se comporter devant les diverses circonstances de la vie.
D'abord on peut citer les "épouvantails" concernant tous les éléments
matériels qui peuvent nuire directement à la sécurité physique de l'enfant:
sauter par-dessus une hâche (Qn risque de se faire couper le pied),
jouer
avec le couteau ... par exemple. A propos du dernier cas, les
Mo~ë: diront à
l'enfant qui s'y risquerait:
SUgan'zi Zooigo ij2
(le couteau ne reconnaît
pas l'idiot pour ne pas le piquer) ... Si généralement ces "épouvantails" ont
une
matérialité
directement
observable
par
le
gosse,
ainsi
que
des
conséquences tout aussi immédiates, il y en a bien d'autres qui frappent son
imagination fantasmagorique et
renforcent sa peur de se mettre en travers
des limites de la bienséance. Les menaces toucheraient alors et en priorité,
les
conséquences
symboliques
de
la
désobéissance
qui
trouvent
leur
illustration dans telle ou telle occasion solennelle de la vie mythique du
groupe, exprimée dans le discours et la pensée populaires.
Ainsi,
par
exemple,
il est interdit de se moquer de quelqu'un,
en
particulier
si
c'est
une
vieille
personne,
ou
si
celui-ci
présente
un
handicap ou une infirmité prononcée. L'épouvantail est contenu dans le récit
suivant : un jour, au cours d' un
Ra~amdaga à Youba Cl) deux jeunes filles
1)
R~amdaga
(Ra~am: jeunesse ; Daga : marché), manifestations rituel-
les et saisonnières des jeunes gens et filles. cf. la partie consacrée au
Ra~andeem

- 195 -
parées pour la circonstance auraient ri d'un homme bossu qui passait devant
elles et tout d'un coup, elles virent de longues et abondantes colonies de
poux envahir leurs corps et toilettes, les exposant ainsi à la risée de tous
et les couvrant de honte (1)
Ou encore, il est interdit d'arracher les jeunes pousses, de tuer les
bestioles sans défense ou les petits d'animaux venant de naître. Au-delà du
fait de la croyance qu'il faut respecter la vie, surtout à son origine, la
règle morale est ici facile à retrouver : il s'agit de protéger la vie des
plus
petits
que
soi
et
d'avoir
de
la
compassion
pour
les
faibles
sans
défense.
L'épouvantail est qu'un enfant indocile ayant commis ces forfaits
aurait un jour provoqué la sècheresse et la foudre qui auraient tout anéanti
et brûlé dans le village et provoqué la mort de nombreux enfants.
On compte également dans la pédagogie
Moaga, beaucoup d'épouvantails
rattachés a~x esprits des ancêtres, aux Kink.-Ut~-i., aux Vj-<.nn6 •• qui inter-
viennent
pour
faire
respecter
telle
ou
telle
prescription
sous
peine
d'attirer sur soi et sur autrui,
leur colère qui entraîne généralement la
mort. Par exemple, interdiction est faite de siffler la nuit, de pleurer au
crépuscule, de prononcer d'une voix audible le prénom ou le nom-devise d'un
camarade la nuit ... de faire l'amour en brousse ou en plein jour, etc ...
Les
animaux
féroces
habitant
le
plateau
MOM-i.
autrefois
(hyènes,
lions ... ),
les
infirmités
ou
les
maladies
incurables
et
socialement
honteuses
(lèpre,
épilepsie ... )
l'action maléfique des humains (sorciers,
mangeuses d'âme ... ) ne sont pas en reste dans la confection ou les mobiles
des
épouvantails
MO-6é
• "Si
tu' continues
de
pleurer,
je
te
jetterai
par-dessus le mur et t'offrirai en pâture à la hyène qui attend" dira une
mère excédée par les cris de son enfant,
tandis que le père conseillera à
son garçon de s' habiller avant d'aller au marché "sinon il se fera manger
par une mangeuse d'âme qui verrait ses entrailles à travers son corps nu".
Sans oublier que le fait
de marcher sur les morceaux du
Sagbo tombés par
terre parce qu 1 on a mal mangé, prédispose à la folie si ensuite on allait
marcher sur des fèces.
1) Leur pudeur s'en trouvera
profondément atteinte.
La leçon ne sera pas
près d'être oubliée!

- 196 -
Mais certains moments fondamentaux,
du fait de leur symbolisme et de
leur
religiosité,
de la vie tant des individus que du groupe tout entier,
interviennent
souvent
dans
ces
techniques
suggestives
de
l'éducation chez
les
M06ë:
les
initiations
y tiennent
la meilleure
place.
Celles-ci,
à
partir
de
leurs
aspects
non
sacrés
qui
tombent
dans
l'opinion
publique
(ablation du
prépuce
ou du clitoris,
rigueur et sévérité des traitements)
"exercent une fonction éducative et disciplinaire tout au long de l'enfance
et
bien avant
qu'elles
aient
lieu"
(1),
surtout
parce
qu'elles n' ont pas
encore eu lieu
! Elles tiennent lieu,
dans la pensée Moaga du "complexe de
castration" que la psychanalyse a largement peint (comme un moment essentiel
de la vie de l'enfant dans ses rapports ambivalents avec ses parents) et que
l'on retrouve dans beaucoup d'autres sociétés sous des formes et expressions
très variées. Chez les
M06e., la menace de castration, "couper le
Yolte. "
ou "sectionner le
Ug-iJU
. " (2) se double de l'allusion faite à la dureté
de
la
vie
de
l' ini tié
(brimades,
puni tians
sévères,
faim,
soif ... )
pour
faire
peur à l'enfant et obtenir
de
lui
la
réaction convenable attendue,
peur amplifiée du fait du grand secret qui entoure les rites de l'initiation
que l'on ne pourra jamais découvrir totalement sans y être passé soi-même,
de
sorte
que
cette
pratique
réelle,
se
recouvre
aux yeux de l'enfant,
du
vaste et opaque manteau du mysticisme qui lui confère un caractère d'autant
plus
terrifiant.
Pour
l'enfant
le
Bank.oga
(3)
est
un
être
surnaturel
inaccessibletcomme le diable,dont il n'est pas pressé de vivre la vie.
En
psychanalyse
freudienne
notamment,
le
complexe
de
castration
pourrait être compris comme la réponse "inconsciente" des parents au désir
tout aussi "insconscient" pour l'enfant de les voir mourir. C'est la forme à
travers
laquelle
s'exprime
l'autorité
des
parents.
Il
n'est
donc
pas
surprenant qu'après la menace de castration,
intervienne celle de "la mise
en
péril
de
la. vie
des
parents" (4) eu égard à l'ambiguité de ce dernier
"épouvantail",
le
brandir
devient
délicat
de la
part
des
parents.
C' est
certainement dur de mettre sa propre vie dans une balance aussi incertaine
1) Ce
n'est
que
très
longtemps
après
qu'ils
connaîtront
les
réalités
de
cette épreuve.
2) Yoltë:
(pénis) Z~g~~
(sexe féminin à l'enfance. Ici il représente plus
précisément le clitoris) : ces termes du reste seront remplacés par Vooi~
et
Kindë: pour désigner les sexes de l'homme et de la femme mûrs.
3) Bank.oga . :
le jeune circoncis ou la jeune excisée.
4) P. ERNY, op. cit.
p. 206.

- 197 -
et aussi
imprévisible
Aussi est-il un épouvantail qui est plus souvent
utilisé par les enfants les uns envers les autres dans le cadre de leur
groupe d'âge,
en l'absence des parents, après les avoir entendus dans les
contes. Il n'est pas moins efficace pour autant,
bien au contraire, car il
"choque" le jeune être à un double point de vue
le risque de perdre son
père
ou
sa
mère
s'il ne réussit pas l'épreuve à laquelle le soumet son
groupe, et l'angoisse qui naîtra de l'aveu public que l'on ne tient pas à la
vie de ces êtres chers, en échouant.
Il
arrive
cependant
qu'un
parent
éloigné
(l'oncle,
la
tante,
ou
souvent un parent à plaisanterie) évoque la disparition éventuelle du père
si un enfant hésite à obéir ou s'apprête à commettre un "forfait" déterminé.
pour lui faire entendre raison. "Si tu casses les oeufs de la poule, ta mère
mourra"
ou "si tu
jettes un bâton ou un caillou sur un naja pendant que
celui-ci s'est redressé sur sa queue,
tous les enfants que tu auras plus
tard mourront dès que leur taille atteindra la hauteur du reptile au moment

tu
lançais
la
pierre
sur
lui",
etc...
Ceci
pour que les enfants ne
cassent pas les oeufs ou pour les encourager à fuir quand ils voient cette
bête surtout au moment où elle est supposée être la plus dangereuse et la
plus agressive (position d'attaque et de jet de crachats aveuglants).
Peur de sa propre mort comme de celle des parents et des êtres chers
(frère,
ses propres enfants ... ) ; peur de devenir aveugle ou de perdre sa
langue ; peur d'être "castré" ou d'être dévoré par les fauves ; peur qu'une
imprudence minime provoque de grandes catastrophes, tels sont les leitmotiv
de la "pédagogie de l'épouvantail"
Moaga. Celle-ci se situe exclusivement
au ni veau du discours et des menaces exprimées au regard des conséquences
dramatiques prévues qui touchent ltenfant au fond de sa sensibilité et de la
générosité de son coeur. Intellectuellement à la portée de la compréhension
enfantine à cause de sa forme et des figures symboliques qu'elle véhicule,
une telle technique d'éducation tire son efficacité du fait qu'elle n'émerge
jamais de la conversation ordinaire, met en route les sentiments sociaux de
ltenfant et qu'elle se nourrit de multiples témoignages de reconnaissance et
renvoie à des modèles vivants puisés dans le patrimoine du groupe social à
imiter, mais aussi à des comportements à proscrire. Ce qui lui confère une
autorité suffisante.

- 198 -
Qu'en sera-t-il maintenant de cette juste remarque de P. ERNY relative
à la "Pédagogie de la peur" et selon laquelle
"ces menaces et ces moyens
d'intimidation auront
évidemment une consistance bien différente selon que
l'adulte
qui les profère y croit ou n'y croit pas,,(l)
? En effet, tout le
problème
se
trouve
là,
et
la
question
de
la
conviction
de
l'éducateur
lui-même dans les modèles qu'il voudrait voir adopter
par l'enfant comme
condition nécessaire au succès de son acte,tient une place importante dans
les
préoccupations
théoriques
de
la Pédagogie Générale.
L'éducateur doit
croire lui-même à ce qu'il dit et être lui aussi, convaincu de la véracité
de son discours
L'appréciation très réservée, sinon négative,
que KANT fait de cette
forme
d'éducation,
s'appuyait
justement
sur
le
fait
que
"les
nourrices
donnent aux enfants la crainte des araignées,
d.es crapauds ... " alors que,
non seulement ces animaux ne seraient pas méchants, mais surtout elles n'y
croiraient
pas
elle-mêmes
Ce qui
renvoie à la question essentielle de
savoir si la "pédagogie de l'épouvantail" est une pédagogie du mensonge et
de la duperie? Ou si, ce qui revient au même, parce que l'enfant n'est pas
encore en mesure de comprendre,
il serait bon de lui mentir pour l'amener à
adopter tel ou tel comportement? Le problème est loin d'être simple et le
précepte traditionnel "Fais ce que je te dis de faire,
mais ne fais pas ce
que
je
fais"
n'est
toujours
pas définitivement dénoncé par la pédagogie
classique.
Pour ce qui intéresse particulièrement la pédagogie de l'épouvantail
Moaga , il semble qu'elle résoud le problème dans la mesure où elle n'est
pas mensonge,
qu'elle est transparente par rapport aux réalités matérielles
ou imaginaires de l'ensemble de la société et que les adultes eux-mêmes y
croient tout comme ils croient aux mythes
qui règlent la vie sociale (la
leur et celle des enfants confondues). Le réalisme des êtres porteurs de ces
épouvantails, leur réalité dans la vie des hommes et les fondements de leurs
menaces extraits du patrimoine et de l'histoire concrète de la société (en
tant
qu'elles
sont
corroborées
par
l'expérience
vécue
ou imaginées)
les
installent dans l'univers mental et sensible de l'enfant sans nuire à leurs
vertus suggestives sur lui ni trahir l'honnêteté des adultes à son égard.
1) P. ERNY, op. cit.IY. 207

- 199 -
Il
ne
s'agit
donc
pas
d'une
"Pédagogie
du
mensonge"
et
si
elle
exploite de façon
parfois abusive la naiveté naturelle de l'enfant de cet
âge,
son
imagination
et
sa
sensibilité
exacerbée
avec
une
certaine
exagération des phénom~nes, elle n'est qu'une mani~re d'adapter la réalité
et le discours au niveau de l'intelligibilité de l'enfant en empruntant la
forme symbolique qui semble convenir au mieux à l'état de son esprit (un peu
comme
la
médecine
préf~re -
quand
il
s'agit
de
médicament
destiné
aux
enfants
dissoudre
le
principe
actif
du
produit
dans
un
sirop
pour
faciliter son absorption) plutôt qu'une tentative consciente de le tromper.
Plus que l~ contenu (ou principe actif),
c'est la forme,
la "dorure", le
prétexte qu'on a cherché à adapter.
La
preuve
est
que,
si
cette
forme
est
tenue
pour
efficace
à une
certaine étape de la vie de l'individu, elle cessera de l'être à une autre,
tout
en
conservant
le
même
contenu de fond.
Et les
i'Ao6é:
en sont
tr~s
conscients quand ils notent que Yuma tan b-U-ga /wnbuk.6,{, né: k.wwgo yé: (1) et
qu'à tel âge doit correspondre telle technique pédagogique de préférence.
En
effet,
à
mesure
que
l'enfant
grandit,
la situation pédagogique
globale doit se modifier en même temps que son statut évolue (il devient de
plus en plus intelligent)
et que les moyens de contrainte se multiplient
tout
en
demeurant
-
de préférence -
psychologiques et moraux.
Une telle
disposition
intellectuelle
rév~le encore
la
connaissance
implicite
mais
profonde de la psychologie dans la pédagogie
Moaga qui sait en faire bon
usage.
3
La Pédagogie de l'émulation et de l'excitation à se surpasser.
Dans
son
Lexique
consacré
à
l'Education,
G.
MIALARET
définit
ainsi
"l'émulation"
"Attitude
complexe
qui
vise
à
égaler
ou
surpasser
les
performances d'autrui au sein du groupe. La compétition qui en résulte peut
stimuler le groupe: dans la pédagogie traditionnelle, ce moyen d'encourage-
ment est réalisé par les classements, les récompenses". (2)
1)
YUJll.Œlàn P...üga kon ~i. né. kùA.ogo yi
(On ne trompe pas un garçon de 3 ans,
avec le reflet d'un miroir sur le
mur) ce qui veut dire, qu'on ne peut tromper n'importe qui avec n'importe
quoi.
2) Gaston MIALARET : Lexique, Education, PUF 1979, p. 81 ("Emulation")

- 200 -
Le principe de l'émulation ainsi définie (et particulièrement sous ses
aspects d'attitude à égaler ou surpasser les performances tant d'autrui que
de soi-même), et de compétition appelant "classements" et "récompenses" est
une réalité permanente dans la vie de tous les jours du
Moaga, chaque acte
ou comportement est apprécié en fonction de sa conformité ou non avec des
modèles précis et en rapport avec ceux des autres j,dans un esprit d'émulation
constante.
Ce
principe
fonctionne
aussi
bien
pour
l' enfant
que
pour
l'adolescent ou l'adulte.
Pour l'adulte, chacun de ses actes est orienté par l'espérance d'une
"vie sociale accomplie",
préfiguration du statut d'ancêtre auquel il aspire
après
la
mort,
alors
que
pour
l'enfant
il
se
présente
comme
le
moyen
d'encouragement à faire mieux et mieux que les autres, et se réalise par les
"classements", les récompenses à la suite de compétitions c·ourantes.
Que ce soit pour les adultes ou pour les enfants et les adolescents,
le fond de ce principe est que les
M06~ ne connaissent pas d'acte purement
gratuit
et
ce n'est pas chez eux -
ni nulle part d'ailleurs -
que KANT
trouvera
son
"homme
moral"
qui
chercherait
le
bien
pour
le
bien
sans
attendre la moindre récompense médiate ou lointaine.
On
ne
comprendrait
que
trop
bien,
pour l'éducation des enfants en
particulier, l'importance accordée au principe de l'intérêt et à son appui
psychologiqe dans l'émulation. Ainsi, depuis l'âge des berceuses ("Ne pleure
pas, ta mère te ramènera du marché des beignets! ... ") jusqù'à l'entrée dans
la vie adulte, l'idée de récomponse et celle du classement dominent dans les
techniques psychologiques de la pédagogie
Moaga. Il faudrait, toutefois,
éviter de ne considérer que l'aspect matériel et immédiat de la récompense
et
de
le
sous-évaluer
au
profit
de
ses
significations
sociales
et
symboliques. Celles-ci, au contraire, sont nettement plus valorisées que le
premier et ce, dès le stade de l'enfance.
En
effet,
comme
on
a
pu
le
remarquer
déjà
dans
la
pédagogie
de
l'épouvantail,
il y a une sorte de récompense qui s'accroche à chacun des
épouvantails et touche à la fois des réalités matérielles (éviter la mort,
l'infirmité ... ) et d'autres plutôt sociales ou humaines (préserver l'amour
maternel, ne pas être taxé d'enfant pourri ou du
Yaba ~oguin b~ga
... ).
Et cela en rapport avec la capacité de compréhension progressive de l'enfant
ainsi
que
son
sens
de
la
société
et
la
conscience
grandissante
de ses
devoirs, qui feront que c'est cette dernière dimension de la récompense qui
sera désormais privilégiée.

- 201 -
Considérons
d'abord
le
Sôandga (1) qui fonctionne un peu comme un
"griotisme" au service de l'éducation.
Par le
Sôandga la mère, le père ou
tout
autre
adulte évoque
à
l'adresse
de
l'enfant
son SôndJr..é.
(nom-devise,
patronyme),' qui rappelle les valeurs historiques ou symboliques liées à son
nom ,pour l'exciter ou l'encourager à adopter des comportements compatibles
avec les exigences du nom qu'il porte et qu'il détient d'un ancêtre ( Sig~é.)
comme
pour
l' inci ter
à
faire
honneur
à
son
nom
et
éviter
de
trahir
la
personnalité
qui
est
la
sienne,
ou
de
la
profaner
par
des
attitudes
répréhensibles.
Oué.dJr..aaga
ou
Sawadaga
"ou .....
Badini
! dira une
mère
pour
encourager
son
enfant
à
persévérer
dans
l'effort
qu'il
vient
d'engager
pour
réaliser
une
"oeuvre"
positive ou pour l'en féliciter.
Ou,
"ceci n'est pas digne de ton
Sig~é.!", "tu n'est pas un vrai Badini !", "un
bon
Oué.dJr..aa9a
ne se comportera jamais de la sorte !" lui dira-t-on quand
son comportement s'éloigne de telle ou telle norme.
D'où
la relative importance de l'évocation des ancêtres de l'enfant,
de
ses
noms-devises,
des
prouesses
ou
hauts
faits
de sa famille dans les
berceuses
ou
en tant
que moyens d'émulation,
ce qui les apparente quelque
peu à l'action du griot auprès des chefs politiques
Ma~é. ou des familles
auxquelles il est rattaché.
Il ne s'agit pas seulement de flatter l'orgueil
de
l'enfant
ou
du chef,
mais
aussi
et surtout d'éveiller en eux de hauts
sentiments
d'honneur
qui
les
galvaniseraient
et
les
feraient
redoubler
d' ardeur
dans
l'effort
pour
réussir.
Pour
illustrer
ce
fait,
les
Ma~é.
pensent que
Bé.t~ga tain yaga
(2), c'est-à-dire qu'il convient d'exciter
le sens de l'honneur,
le sens de la récompense en lui pour obtenir de lui
les meilleurs résultats.
Il
s'agit
d'intéresser
l'enfant
avec
ce
premier niveau de l'intérêt
qui est l'attrait du plaisir escompté,
c'est-à-dire d'associer à une tâche
apparemment
ingrate
(pour
l'enfant)
l'espoir
d'une
récompense matérielle
(cadeaux ... )
ou
symbolique
(félicitations,
affirmation
de
la
préférence
qu'on lui voue par opposition à l'enfant qui désobéirait ... ).
1)
Sôandga
(vient de Sônd~é.:) action d'invoquer le Sônd~é.
de quelqu'un. Ce
qui revient à chanter sa généalogie.
2)
Bé.t~ga
(flatterie),
Tain
(peut)
Yaga
(l'enfant) "L'enfant est plus
sensible
à
la
flatterie
(sous-entendu
qu 1 aux
coups
et
aux
gronderies
auxquels il ne comprendra rien).

- 202 -
Cette
même
pédagogie de l'émulation est applicable et appliquée au
niveau de l'adolescent, et plus qu'avant, le symbolisme et l'interpellation
de l'honneur de l'enfant prendront la plus grande importance.
Les berceuses ont contribué â révéler â l'enfant un peu ce qu'il est~
pour qu'il soit extrêmement sensible â l'évocation de son ancêtre tutélaire
et s'engage â en respecter l' espri t. En effet,
par le SôndJté. les parents se
sont préoccupés de savoir qui revient en leur enfant,
quel ancêtre revient
"boire de l'eau" â travers lui. Ceci en vue d'intégrer le nouveau-né dans la
lignée ancestrale,
et aussi d'exprimer leurs aspirations profondes, leurs
attentes
ou
voeux
â
propos
du
nouvel
être.
En
concevant
ainsi
le
prénom-devise, le SôndJté. comme la confirmation de l'être dans les principes
spirituels de l'ancêtre et dans son appartenance sociale, les
M06é. feront
d'eux un mobile pour exiger de l'enfant un comportement digne de sa lignée
qu'il doit s'engager â représenter au mieux et â défendreJchaque fois que
nécessaire. Porter le nom d'un ancêtre, c'est se couler dans son moule vital
et, du même coup, se garantir sa protection et s'assurer de son soutien pour
réussir,â son image. Mais tout cela se mérite de la part de l'enfant et il
doit s'imposer ou accepter des contraintes indispensables pour mériter et
glorifier
"le
symbole
de
1 'héritage
du
passé
d'un
ancêtre
dont
il
descend,,(l).
Ce
qui
le
prédispose
naturellement
et
psychologiquement
â
suivre les prescriptions que lui feront les uns et les autres â travers les
actes de l'éducation. La "récompense" qui en découle serait alors celle de
pouvoir vivifier le souvenir historique de l'univers socio-religieux dont on
est issu ainsi que la réalisation du projet de vie dans l'avenir â travers
le nom que l'on porte.
Prononcer le nom-devise,
le SôndJté. de quelqu'un,
adolescent ou même
adulte, c'est invoquer, actualiser une relation vitale qui le fonde dans son
être. C'est donc exercer un pouvoir quasi charismatique sur lui et obtenir
de lui le respect, l'obéissance et l'adoption du comportement souhaité.
Ne plus mériter son nom,
c'est se perdre,
perdre son indi viduali té,
son
être.
Ne
pas
défendre
l' espri t
de
son
ancêtre,
c'est
le
trahir et
renoncer
â la vie.
C'est renoncer â ses origines,
donc cesser d'être un
homme.
On comprend, dès lors, l'efficacité éducative d'une telle technique
1) C'est le principe du
S~gJté.. Il est évoqué ici â des fins de motivation.

- 203 -
qui
touche
l'individu
au
plus
profond
de
son
être,
au
point
que
la
contrainte
physique
devient
tout-à-fait
superflue.
Les
M06~
pensent
d'ailleurs,qu'il n'y a rien à attendre ou à tirer d'un individu - dès lors
qu' il
est
en
âge
de
comprendre
-
qui
ne
vibre
pas de tout
son être à
l'évocation de son nom ou à l'appel de son ancêtre. Pour un tel individu,
aucune autre méthode pédagogique ne saurait être efficace. Les cadeaux ou
autres
récompenses
matérielles
s'inscrivent
du
reste
dans
cette
base
psychologique initiale qui leur donne une certaine portée.
Nous
savons
que
beaucoup
de
pédagogues ont condamné l'usage de la
récompense
en
éducation.
Ils
semblent
ainsi
-
selon
nous -
exagérer la
capacité de l'enfant à s'élever au-dessus de l'intérêt, en particulier de
l'intérêt
immédiat,
pour
comprendre j' par
lui-même
et
pour
lui-même/, la
nécessité
de tel ou tel comportement qu'on attend de lui.
Il parait,
au
contraire, que le monde de l'enfant n'est pas assimilable de facto à celui
de
l'adulte
et qu'il obéit à des logiques qui ne sont
pas celles de la
société.
De
plus,
si
l'enfant,
très
tôt,
devait
être
à
même
de
tout
comprendre,
de
tout
accepter
et
de
tout
faire
"convenablement"
(pour
l'adulte) du seul fait de son propre raisonnement, c'est-à-dire de choisir
de faire
le bien
pour le bien (au cas extrême où il le connaîtrait) sans
rien attendre en retour, et sans que l'adulte-éducateur n'ait besoin de le
convaincre, de l'intéresser, de le persuader par un moyen ou par un autre,
c'est
toute l'éducation qui serait à la limite inutile ou pour le moins
superflue.
Ce
sont,
à
quelque
chose
près,
les mêmes qui ne
retiennent
de la
discipline
que
sa
signification
négative
en oubliant,
ou en refusant de
"l'identifier
au
développement
d'une
capacité
constructive
et
réalisatrice"(l) . De plus, comme pour défendre leur "thèse", ils évoquent le
carac tère
passager
et
circonstanciel
de
la
récompense
par opposition au
besoin
de
continuité
et
de
persévérance
de
l'éducationypour
dire
que
l'enfant
"fera
une
rechute"
dans
ses
comportements
"extra-normaux",
dès
qu'on cessera d'exciter ses performances par la perspective du cadeau ou de
la félicitation.
Un peu comme le chien de PAVLOV qui perdrait son réflexe
conditionné acquis/suite à l'absence prolongée de "l'appât" !
1) J. DEWEY, op. cit., p. 167.

- 204 -
Pour les
Mo~é, le problème ne semble pas se poser dès lors que le
principe de l'émulation par la perspective d'une récompense est - comme nous
l'avons déjà dit - permanent et valable tout au long de l'éducation et la
vie de l'individu. Même si l'objet matérialisant cette récompense varie et
change en fonction du degré de maturité de l'individu.
Le réalisme et le matérialisme,
pour ne pas dire l' utili tarisme de
base,
de
la
pensée
Moaga
pour
laquelle
la
pédagogie
n'est
qu'une
des
manifestations,
ne
permettent
pas
d'envisager, pour
l'enfant, un
but
qui
s'opposerai t
ou se distinguerait de façon notable de celui que s'assigne
tout individu engagé dans le complexe des relations sociales. Et l'artifice
des moyens auxquels on a recours pour le motiver n'exclut pas ceux-ci des
valeurs et habitudes courantes de la société. Bien au contraire, la nature
et
le
contenu
des
récompenses
elles-mêmes
participent
du
champ
des
connaissances à assimiler.
Pour nous résumer, nous dirons que l'éducation
Moaga ne croit pas à
une pédagogie qui prendrait les besoins subjectifs de l'enfant de manière
isolée des préoccupations générales de la société, ni à une éducation sans
effort.
Et
c'est
pour faire
de cet effort nécessaire un effort agréable
qu'elle lui associe la récompense, l'émulation comme pour faire "accepter la
pilule". Les Mo~é
pensent en effet - et en cela ils se rapprochent plus de
FREINET
que
c'est
"l'intéressant"
qui
suscite
et
maintient
seul,
le
véritable effort et la véritable joie qui est de s'exprimer dans son oeuvre.
Il est intéressant d'être un "bon enfant" pour ses parents et la société ;
il
est
intéressant
d'être
un
grand
travailleur,
un
brave
lutteur,
un
patriote
il
est
intéressant
d'avoir
une
femme,
de
fonder
un
foyer
d'où naîtront plusieurs enfants ... il est intéressant d'être honoré par de
grandioses
funérailles
conduites
par
le
maximum
d'enfants,
de
petits
enfants,
de gendres...
. En conséquence et pour y aboutir, il faudrait se
conformer aux normes sociales qui garantiraient l'état ultérieur souhaité,
qui
pourrait
être
compris
comme
la récompense suprême.
Car,
personne ne
prendra le risque de donner femme à un homme paresseux qui ne sait ni tisser
des
bandes de
cotonnade,
ni
confectionner
des
nattes
en
paille,
ni
cultiver ...
ni
parler
bien et bien à propos . . . . L'aspiration à un futur
honorable
reste
la
plus
grande
récompense
qui
doit
suffire
à
motiver
n'importe qui aspire à la vie sociale et se réclamant du groupe. Justement

- 205 -
le sens de l'appartenance à un groupe, donc du sentiment qu'on est un être
de relations,
entretien du même coup l'esprit de compétition qui hante tout
le processus éducatif et appelle chaque individu à se surpasser pour bien se
classer.
Dans
la
pratique
pédagogique,
ce
sentiment
est
excité
par
l'invocation
du
"modèle",
le
rappel
d'une
action
fortement valorisée et
Ir incitation à
faire
toujours
mieux
et
plus
pour
se rapprocher le plus
possible
de
l'idéal
défini
et
égaler,
voire
dépasser,
une
performance
antérieure. Si ce principe se matérialise déjà dans les jeux de groupe des
enfants,
il
transparaît
tout
autant
dans
le
comportement
éducatif
des
parents à leur égard : "ton grand-père a été ainsi ; i l a vaincu tel ou tel
obstacle,
toi aussi tu dois prouver que tu viens véritablement de lui ... ;
ton
camarade
réussit
telle
épreuve,
pouquoi
pas
toi
7...
à ton âge,
tu
devrais être à même de comprendre cela ... " etc, dit-on souvent pour pousser
l'enfant à réussir ou à persévérer dans l'effort.
Nous verrons bientôt combien l'esprit de compétition est à l'honneur à
l'intérieur
des
groupes
d'âge

chaque individu évoluera à chacune des
étapes importantes de sa vie ,avant celle de la vie adulte proprement dite.
Contentons-nous,
pour le moment,
de dire qu'il ne s'agit pas ici de
cette
compétition
malsaine,
mal
conçue,
que
dénonce
une
certaine
psychopédagogie, et
qui
écraserait
l'enfant
dès
ses
premiers
échecs
inévitables
et
inhiberait
en
lui
toute
volonté
de
persévérer.
Bien
au
contraire,
elle s' y oppose radicalement tant dans les intentions que dans
l'effet qu'elle provoque chez l'individu en préservant sa disposition et sa
volonté de mieux faire. C'est cette différence de fond que nous voyons de la
distinction
radicale
que
les
Ma6é.
font
entre
le
Suu.JzA:.
Saba
et le
BanalJank,da
(1)
Par le groupe de mots Suu.JzA:.
(coeur) et
Saba
(propriétaire, état de
posséder)
donc "celui qui a du coeur" dans le sens de "Rodrigue as-tu du
coeur
7"
(Le Cid),
les
Ma6é.
désignent l'individu qui fait montre d'une
grande
ambition,
celle
de vouloir égaler ou dépasser les autres dans ce
qu'ils ont de meilleur, en acceptant toutefois de surmonter les sacrifices,
1) SuJtIU Saba
(SUJUc..-[: coeur ; Saba
: propriétaire)
: celui qui a du
coeur,
de
la
volonté,
pour
réussir
en
voyant
réussir
ses
camarades
disposant au départ des mêmes dispositions que lui.
BanalJank,da
par contre,
c'est celui qui,
au lieu de travailler à
égaler dans le bien les autres, pris par jalousie s'emploie à leur nuire,
faute de pouvoir en faire autant.

- 206 -
les privations
préalables et nécessaires.
Courageux,
persévérant,
il sait
apprécier
à
leur
juste
valeur le beau,
le bien,
le noble tout en ayant
conscience
de
leur
coût
et
des
risques
qui
leur
sont
liés.
Ce
n'est
d'ailleurs
que
dans
ces
conditions
qu'une
entreprise
ou
tout
résultat
acquièrent toute leur valeur ! Il sait,
par exemple,
qu'il doit travailler
et souvent même très durement pour y parvenir. Conscient que la victoire est
au bout de l'engagement et de l'effort soutenu et non pas dans l'admiration
béate et contemplative du succès d'autrui, il doit travailler pour mériter,
c'est-à-dire "manger à la sueur de son front".
Mais un
SuJtJl.-i.
Soba,
paresseux ou qui refuse de travailler, conduit
au
SufU..p"<'
qui est le terme par lequel les
M06ë:
traduisent le "Jaloux",
"l' égoiste",
"l'envieux" sinon le "mesquin".
C'est en tant
que tel qu'il
peut être très dangereux pour les autres, parce que tenté d'avoir recours au
"fétichisme" malfaiteur qui passera
par un pouvoir maléfique pour nuire à
son camarade qui aurait réussi là où lui a échoué, au lieu de travailler
davantage pour aboutir.
Le
Bonoyonk.da
c'est
justement
ce
personnage
socialement
très
dévalorisé et qui souffre jusque dans sa chair du succès ou de la possession
d'autrui.
Refusant
de
se
faire
violence
à
lui-même,
comme
"s'il allait
manger sa chair" , de souffrir ou de "taper dur comme un forgeron pour manger
gras comme un roi"
0) il est tenté par les solutions de facilité parmi
lesquelles la mentalité
Moaga
retient en priorité le vol, la délation, le
mensonge
et
le
fétichisme "noir'! négatif.
Ce sont autant de défauts qui
expliquent
que
le
BonoL/onk.da
est
le
mal
incarné
chez
les
M06 ë:
et
cristallise en lui l'ensemble de tout ce qu'un
Moaga doit éviter toute sa
vie durant. Il est aux antipodes du SuU!!...<. 60ba
qui est convaincu que, tôt
ou tard, i l finira par réussir.
Ainsi,
autant
les
M06 ë:
encouragent
la
compétition
et
la
grande
récompense qui la couronne, autant ils réprouvent la compétition malhonnête,
pour laquelle les concurrents ne partiraient pas avec les mêmes chances au
départ et ne passeraient
pas par les mêmes obstacles, les mêmes épreuves,
avec les mêmes moyens.
1) Proverbe
Moaga
Tourn
(travailler)
Wa 6agna
(comme le forgeron)
V"<'
(manger)
Wa naba
(comme le chef)

- 207
Né.da 6..tn ka 6u.uJl...(. yta né.yogo
ou encore
A pataJté. 6u.uJl...(. yé.
(1)
disent-ils
pour
fustiger
l'enfant
ou
l'adolescent
sans
ambition,
sans
aspiration à un mieux être (récompense) et qui se contenterait de vivre le
quotidien, de rester dans l'anonymat pour fuir l'effort que cela exige. S'il
n'est
pas
purement
et
simplement
disposé aux "bassesses" qui,
seules,
lui
"permettraient de vivre sans le mériter véritablement".
Cette technique pédagogique,
par laquelle on excite le courage et la
volonté de l'enfant et l'engage à se surpasser, se révèle très efficace dans
la
bouche
des
éducateurs. chaque
fois
qu'il
s'agit
d'interpeller
son
patriotisme,
son
orgueil
pour
réussir
une
opération
qui
-
apparemment
seulement
le
dépasserait
a
priori.
Car,
la
récompense,
comme
l'effort
qu'elle
prévoit de
couronner,
sont
toujours
déterminés
en
fonction
de
l'enfant,
de son état de maturation et de ce que le groupe social serait en
droit
d'attendre
de
lui.
Sa
nature
également
variera
selon
les
mêmes
critères,
allant
d'un
contenu
matériel
et
immédiat
pour
l'enfant
(les
beignets que sa mère lui ramènera du marché par exemple) jusqu'à des formes
symboliques
touchant à
l'avenir
et au
sentiment de responsabilité sociale
pour les plus grands.
Du reste, ce sentiment est supposé habiter chaque individu et apparaît
de ce fait comme un préalable absolu à l'action éducative à son égard : "on
ne peut pas éduquer un enfant qui n'a pas de coeur" dit-on, ou encore" Ne.d
6..tn ka 6u.uJl...(. pa to..tn bang'tuma yé.
"(celui qui n'a pas de coeur ne pourra
apprendre
un
métier
quelconque).
A
la
question
kantienne
de
savoir
"qu'est-ce que l'homme pour qu'on ait besoin de l'éduquer ?", le Moaga dira
certainement, que
Cf est
un
être
habité
initialement
de
la
volonté
d'apprendre,
de se dépasser pour réaliser sa destinée! L'éducation pouvant
alors
être
résumée
comme
étant
ce
"quelque. chose",
cette
braise
qui
viendrait de
l'extérieur,
allumer cette disposition et l'orienter dans un
sens déterminé.
L' homme - fût-il
jeune - est différent de l'animal,
et le
WubJt..i. et surtout le Kibt..i.gu - comme nous l'avons vu - ne concernent que lui.
De
plus,
le
sentiment
de
compétition et
la récompense comme moyen
d'émulation n'auront de
portée
positive véritable
que pour l'individu qui
aurait
peur
d'échouer,
qui
aurait
honte
de ne
pas
réussir
ou de ne
pas
mériter ce qu'il est ou a
être incapable "d'avoir honte" constitue aux
1) Etre sans volonté "coeur"
"celui qui n'a pas de coeur sera un vaurien".

- 208 -
yeux
du
Moaga
le
plus
grave
des
défauts
rendant
vaine
toute
forme
d'éducation. On comprendra alors que le sentiment de la honte soit largement
utilisé à des fins pédagogiques.
4
L'arme de la honte
L'évocation du sentiment de la honte - qui doit être inné en chaque homme
-
représente
parmi
les
techniques
pédagogiques
Mo~ë:
l'arme
la
plus
efficace pour convaincre l'individu d'adopter les comportements socialement
voulus.
Mais
elle
reste
une
arme
particulièrement
dangereuse,
donc
à
utiliser
avec
une
grande
délicatesse.
à
cause
de
la multiplicité
de
ses
origines
ou
les
causes
touchant
à
l'ensemble
des
valeurs
relatives
au
~~dt~ (humanité, sociabilité) ainsi que de ses conséquences dramatiques
pour
l' indi vidu
qui
en est
frappé
et même
du
groupe
tout
entier.
Ce qui
justifie
qu'elle
n'est
brandie,
sérieusement,
qu'à
partir
du
moment

l'enfant
aura
cessé
d'être
Yanga
ou &we.nga.
pour
devenir
une
personne
responsable,
avertie de l'existence et de la nature du bien comme du mal., et
consciente
des
relations
multiples
et
complexes
qui
la~ rattachent: à un
ensemble
vivant
d'où
provient
et
se
matérialise
sa
propre
existence
individuelle.
De telle sorte que la remarque de M.T.
KNAPEN,
rapportée par
P.
ERNY et selon laquelle "les recours à l'amour-propre et à la fierté (de
l'enfant) ne prenaient de loin,
pas la même importance que dans l'éducation
européenne ... "
(1) appelle des réserves.
Si, effectivement, il est ridicule
et
déplacé
de
faire
usage
"des encouragements
et
des
stimulations
de
ce
genre
"pour
la
première
enfance (0-6 ans approximativement) -
ce dont les
Mo~ë:
ont une pleine conscience -
le recours à ces éléments psychologiques
de
la
pédagogie
devient
très
courant
pour
les
plus grands et les adultes
auprès
de
qui,
ils
remplacent
les
sanctions
physiques
ou corporelles.
Du
res te,
comme
le
soulignai t
KANT
"Les expressions du genre
: n'as-tu pas
honte
?,
cela
est indécent"
ne
peuvent
avoir
de
portée
éducative
réelle
qu'au-delà
de
la
"Première
éducation".
"Car
l'enfant
n'a
encore
aucun
concept de la honte et de la décence, il n'a pas à rougir ... " (2). Il n'a ni
l'idée
ni
le sentiment de la honte,
ce qui rend vaine l'utilisation de ce
moyen pour un sujet qui ne le comprend guère.
1) P. ERNY, op. cit. p. 203
2) E. KANT, op. cit. p. 55

- 209 -
Tout
au
long
de
la
première
enfance,
ce
sont
les
injures,
les
reproches ou les moqueries qui remplissent les fonctions qui seront celles
de la honte plus tard. La mère
Moaga en dispose à satiété avec des degrés
variables de virulence qui correspondent aux degrés de gravité de la faute
commise
par l'enfant,
pour le "choquer" afin
qu'il ne
recommance plus la
même "bêtise".
Si
l'on
connaît
une
multitude
d'injures
sans
aucune
gravité
ni
signification précise,
et même affectueuses du genre "tête en loques" Cl),
Yon tan6a
/ (nez écrasé),
"des yeux aussi gros
que ceux d'une
grenouille
traquée dans un trou ... " que la mère emploie à l'adresse de son rejeton, il
Y
en
a,
par
contre,
qui
extériorisent
avec
vigueur
sa
profonde
désapprobation du comportement de celui-ci.
Elles prennent alors l'allure
d'une véritable sanction qui cherche à produire des effets. Si le premier
groupe d'injures trahit la complicité affectueuse de la femme pour la faute
anodine
de son enfant
(souvent elle les
prononce en
riant
!),
celles du
deuxième genre (Fo ya yatma
: tu es bête ;
Fo na Y-t n-tyogo: tu seras un
vaurien ... )
relèvent
du
registre
de
la
forte
réprimande
et sont parfois
accompagnées de coups,
signe que la faute est assez grave et que "maman est
vraiment fâchée".
Toutefois, ces différentes injures correspondent à l'âge psychologique
et social de l'enfant et leur efficacité relative s'expliquerait plutôt par
le
ton
avec
lequel
elles
sont
proférées,
la
sanction
ou
la
menace
de
sanction
corporelle
qui
les
accompagne, ou
l'évocation
de
l'épouvantail
auquel on les associe, que par une efficacité intrinsèque, compte tenu de la
personnalité de l'individu ... La virulence de ces injures est accentuée par
la tournure de moqueries qu'elles prennent dans certaines circonstances - on
se
moque
de
l'enfant
désobéissant
en
lui
faisant
des
simagrées,
des
grimaces,
en l'associant à tel animal de mauvaise renommée (ex : la hyène
pour dénoncer la gourmandise ou la bêtise ; le lièvre pour fustiger la ruse
malsaine ... ,
le
rat
voleur
pour
condamner
le
vol ... ),
ou
encore
en
l'assimilant
à
des
êtres
sociaux
peu
recommandables
le fou,
le vieux
célibataire...
.L'effet
attendu
est
qu'il
se
mette
à
pleurer,
ou
à
se
retirer dans un coin pour s'extraire de la vue des autres, comme blessé dans
son "amour-propre", atteint dans sa "dignité" ou trahi dans sa personnalité
1) S.
LALLEMAND
"Tête en loques"
Aspects pédagogiques des injures chez
le
M06é.

- 210 -
narcissique. Et contrairement à l'apparence,
un tel sentiment naît très tôt
chez l'enfant et coinciderait même avec le stade oedipien. En tout cas, pour
l'éducation
Moaga,
cette réaction de sa part est déjà en soi,
la marque
d'une
certaine
maturité,
d'un certain ni veau de compréhension
(une forme
"d'intelligence symbolique" : PIAGET) et une certaine conscience, en lui, du
modèle qu'il
doit
réaliser et des travers à éviter. C'est en cela qu'elle
est aussi l'antichambre qui informe les éducateurs que le moyen de la honte
peut désormais porter.
Le réalisme de la pédagogie
Moaga
apparaît encore ici et cette fois
sous une nuance de psychologie avancée : respect des étapes de la croissance
de l'enfant, adaptation des tâches qu'on lui confie ainsi que de la nature
des récompenses ou sanctions prévues ... Il est aisé de comprendre que, dans
un tel climat social où prédominent les jugements positifs, la valorisation
sociale fondée sur l'honneur et un certain orgueil, l'excitation ou l'éveil
de l'amour-propre apparaît à une période relativement précoce. Elle existe
déjà à la phase de la formation
pour
la propreté du
bébé en prenant des
formes compatibles avec le niveau de sa sensibilité (berceuses).
Et l'enfant
Moaga
doit apprendre à avoir honte, à fuir la honte, à
"craindre la honte" pour être intégrable aux "affaires sérieuses" de la vie
en société.
Le sentiment
de la honte est une norme,
un idéal, qu'il faut
réaliser au plus vite dans la mesure où l'enfant n'est pas toujours à même
de
percevoir
par lui-même,
ce qu'il
représente
pour
sa famille et ce que
celle-ci attend de lui sur le plan social notamment.
Dans la langue
Moolté.
, "la honte" est traduit par
Yandé.
.A priori,
il est lié au sentiment de pudeur qui est rendu par le même terme ( Yandé. )
et touche dans la civilisation
Moaga
les parties génitales de l' adul te,
qu'il
soit
homme
ou
femme
et
pas
celles
"non
fonctionnelles"
des
enfants(l). Ce qui expliquerait qu'à l'origine,
certainement le
Yandé.
ou
la honte serait lié à cette espèce d'exhibitionnisme consistant à laisser
voir
ses parties intimes ou à
se laisser surprendre alors qu'on est nu.
Ainsi,
quand on surprend une femme
Moaga
(ou une jeune fille pubère) en
train de se laver au marigot ou faisant ses besoins derrière un buisson, son
1) Ceux-ci
d'ailleurs
portent
des
noms
différents
qui
renforcent
la
distinction que les M06é. observent entre eux.

- 211 -
premier geste sera de se couvrir le sexe dans ses deux mains pour sauver sa
"pudeur". Elle s'exclamera en disant: Thn tucii.'m yandé.
c'est-à-dire 'l que
je cache ma honte".
L'extension
que
connaît
couramment
le
concept
de
Yandé.
semble
cOlncider avec celle de la pudeur qui ira de sa dimension "physique" à celle
psychologique et sociale où elle semble révéler au grand jour les mauvais
aspects
de
la
personnalité
de
l'individu.
Ce
qui
conduirait
à
sa
dévalorisation,
voire
a
sa
dépréciation
sociale.
Du
point
de
vue
de
l'ontologie, on dirait qu'il se "dé-forcerait".
C'est dans toutes ces conditions que le sentiment de la honte, surtout
quand on fait publiquement appel à lui, prendra toute son importance en tant
que technique pédagogique
"L'enfant doit apprendre à craindre la honte,
note G. TESSMANN, tout autant que le jeune européen le bâton t,,(l)
Dans
une
atmosphère
d'abord ludique,
une mère
dira en riant à son
petit garçon : Zoé. yandé. koy
(2) lorsq'ue ce dernier fait pipi sur sa natte
alors qu'il est
supposé avoir dépassé ce stade du comportement
Cela est
presque sans gravité et provoque le sourire sur tous les visages.
Mais,
plus
tard,
la même expression adressée à un adolescent et a
fortiori
à
un
adulte,
pourrait
prendre
la
figure
d'un
véritable
drame
pouvant entraîner des réactions catastrophiques.
Il n'est pas rare qu'elle
conduise
au suicide ou au départ défini tif
du village,
celui à qui elle
serait
adressée.
Parmi
les
causes
"des
conduites
suicidaires en Afrique
Noire",
le
professeur
H.
COLLOMB et son équipe du Centre Hospitalier de
FANN,
on réservé, à juste titre,
une place de choix à la honte. Triste et
macabre place de choix! il faut le dire (3). La raison essentielle d'un tel
comportement
de
l'individu
"dénudé"
tient
au
fait
que
la
honte
appréciation ou condamnation sociale publique d'une faute très socialement
investie - lui enlève toute dignit~.,en sapant son honneur et celui de toute
sa famill~ et aliène son identité.
Comme on peut le remarquer,
l'importance du
Yandé.
et la gravité de
ses
conséquences,
sont
fonction
de
l'individu
concerné
un
enfant
non
1) Cité par P. ERNY, op. cit. p. 203
2) "Tu n'as pas honte l"
3) Revue
de
Psychopathologie
africaine
du
Centre
Hospitalier
de
FANN
(Dakar), 1974.

- 212 -
responsable,
non encore intégré dans le système des valeurs sociales ou un
adulte qui doit désormais "cacher son sexe" et éviter d'être nu. Mais elles
sont aussi tributaires de la nature du "forfait" qui en est la cause. C'est
honteux pour un homme de se laisser terrasser par un autre en public (au
marché par exemple), de recevoir un "soufflet" d'une femme ou d'un individu
plus jeune que lui; d'avoir son grenier vide longtemps avant les prochaines
récol tes
de
ne pas pouvoir se marier
ou d'être
pris en flagrant délit
d'actes incestueux ... ; de ne pas pouvoir offrir des funérailles honorables à
son
parent
défunt
(père
ou
mère)...
d'être
reconnu
impuissant...
. Il
ressort que chacun de ces forfaits, à un niveau ou à un autre, qu'il en soit
directement
responsable
ou
pas
(cette
problématique
ne
vaut
que
pour
l' espri t
"moderne",
l' indi vidu
étant
toujours
responsable
de
ce qui lui
arrive de grave
(1))
expose la "coupable" à la honte sociale et l'atteint
dans son essence même: c'est par paresse qu'il n'a pas suffisamment récolté
pour couvrir les besoins de sa famille; c'est un déshonneur pour lui que de
ne pas "respecter" l'esprit de ses parents, et il est voué à une mort totale
parce qu'il est incapable de s'assurer une progéniture à travers laquelle il
survivra
et
par
laquelle
il
contribuera
à
la
perpétuation
du
phyllum
social ... Très souvent donc,
de tels forfaits,
surtout quand ils résistent
à l'action propitiatoiredes rites prévus, quand ceux-ci existent, conduisent
au
suicide
ou
à
l'émigration
définitive
(ce
qui
correspond
à
la
mort
sociale)
et informent
les autres de leurs devoirs,
de ce que la société
attend
d'eux
et
de
l'intérêt
qu'ils
auraient
à
respecter les normes et
valeurs
sociales
fondamentales
"s'ils
ne
veulent
pas
connaître
un
sort
semblable".
C'est
également
honteux
pour
une
femme
d'être
reconnue
comme
entretenant des rapports adultérins ou incestueux, de ne pas savoir faire la
cuisine, de voler,
de manquer d'arachides dans son grenier personnel (pour
en donner en cadeau aux enfants
de sa famille d'origine venus lui rendre
visite chez son mari),
de ne pas filer suffisamment de coton pour habiller
son garçon à sa sortie du camp de l'initiation pubertaire ... Tout ceci peut
conduire à sa répudiation et couvrir ainsi toute sa famille de honte. Une
1) La
maladie,
comme
la
mort
"irrégulière",
sont
considérées
comme
des
châtiments pour fautes commises.

- 213 -
grande honte attend la jeune fille qui aurait perdu sa virginité avant le
mariage,
car elle sera punie de la manière la plus infamante possible pour
elle,
lorsque,
pour cela,
elle ne sera pas autorisée à recevoir sur ses
cuisses la tête de son père qui agonise. On préfèrera celles de sa soeur
cadette plus sérieuse. Ce qui exprime,
d'une certaine manière,
la perte de
son statut d'aînée!
Ainsi, c'est principalement la perspective de la honte (plus que la honte
elle-même, car, lorsqu'elle s'installe, il est déjà trop tard 1), expression
d'un "échec social" sans. appel, que les parents évoqueront à titre préventif
pour convaincre l'enfant, encore adolescent, d'adopter les bonnes habitudes,
les
savoir-faire
et
savoir être qui
seront fortement
exigés de lui
pour
mériter en échange la considération sociale, pour être un homme ou une femme
à part entière.
L'essentiel
des
valeurs sociales et
individuelles sont
"enseignées"
progressi vement à l' indi vidu
par ce
biais et
la sanction de la honte est
d'autant
plus sévère qu'on est devenu un homme.
N'étant ou n'existant que
'par
et dans l'opinion collective,
c'est elle qui
juge et rares sont
les
indi vidus
qui
accepteraient
ou
prendraient le
risque de
la
braver
son
verdict est impitoyable et sans appel.
La
force
irrésistible
du sentiment de la honte est rendue
par les
expressions et dictons suivants
Ned k.ay ydé. yandé. yé.
(nul n'est plus
fort que la honte)
~n y~~ yandé. k.ayé.,
ô~n pata yandé. mbé. (il n'y
,
)
"
~•• L L. :
a rien au-dessus de la honte ; tout est en-dessous d e l l e ;
~r~na
ôak.a k.um Zoé. yan~(l'homme intègre préfère la mort à la honte) ... etc.
Et elle s'impose à tous les âges de la vie et surpasse les critères de
statut sociaux.
Il incombe à
tout
homme de se montrer
vigilant et
de se
protéger contre son attaque, en respectant le plus scrupuleusement possible
les règles de la vie
sociale.
Car
" Rabao yandé. bé.
(Ne cherche
pas la
honte),
c'est-à-dire qu'il appartient à
l' homme de ne
pas s'exposer à la
honte
elle frappe
tout "délinquant" quels que soient son statut social,
son âge ou son prestige.
La
permanence
et
l'omnipotence
de
ce
sentiment
rendent
toujours
actuelle la nécessité pour l'individu d'observe~)jusqu'à la fin de ses jours),
les principes fondamentaux de la vie du groupe, et expliquent qu'on ne finit
jamais
d'être
éduqué
tant
qu'on
vit.
Elles
renforcent,
par
ailleurs,

- 214 -
l'efficacité
de
cette
technique
pédagogique
qui,
même
si
elle
prend
des
formes variables selon les cas, évoque le même principe de base que c'est la
société
qui
juge et qu'on est éduqué par elle et surtout pour elle.
Comme
chez les Ba6ou-tO
,chez les
M06é:, "très tôt le ridicule, le sarcasme, le
mépris
(conséquences
de
la
honte)
constituent
des
armes
terribles
et
infaillibles
entre
les
mains
du
groupe
et
les
plus
puissantes
des
sanctions" ( 1).
Pour
ces
derniers
Ne.d.e.e.m
et
YaI16o-Üté:
c'est-à-dire
"humanité" et "le fait de craindre la honte" sont strictement synonymes ou
équivalentes.
Incontestablement, si la sanction ou la récompense sont indissociables
de
la
pédagogie
Moaga
, force est de reconnaître que celle-ci préfère de
très
loin,
les méthodes
psychologiques
et
humaines à
"l'éducation
par
le
bâton".
Elles paraissent plus logiques ou tout au moins plus efficaces par
rapport
à
l'idée
que la pensée
Moaga
a de l' homme,
de la société et au
sentiment de dignité qui y prévaut. Le laisser passer (ou le laisser faire),
la
permissivité
et
une
certaine
attitude
d'expectative
qui
avaient
cours
pendant la petite enfance,
vont céder ,progressivement mais avec rigueur, la
place
à des attitudes nettement plus directives,
plus coercitives dans le
sens de l'intégration au groupe, la seule valeur qui compte
Cette
mobilité
des
méthodes
procède
manifestement
d'une
approche
psychologique
de
l'enfant
et
de
l'homme
et
préfère,
chaque
fois
que
possible,
le
recours
aux moyens
"doux",
aux
sanctions
corporelles
que
L.
TAUXIER
s'était
vite
dépêché
de
retenir
pour
affirmer
"que
les
M06é:
répriment leurs enfants et les battent très sévèrement" ! (2)
Bien au
contraire,
la
réprobation
sociale,
suivie
d'une humiliation
publique,
fait
du
sentiment
de la honte le plus redoutable épouvantail au
service de la pédagogie
Moaga
Au-dessus des individualités, il affirme
la suprématie du jugement social et se présente comme un puissant élément de
régulation du système auquel tout le monde se soumet et duquel on se méfie.
Omniprésent,
il existe à tous les niveaux de la vie,
même si, nous l'avons
dit,
ses formes varient selon les circonstances.
On va encore le retrouver
avec
une
signification et
une force redoublées dans le cadre des "Groupes
d'âge".
1) P. ERNY, op. cit., p. 203.
2) L. TAUXIER, op. cit., 1926.

- 215 -
3
Portée pédagogique des "Groupes d'âge" et l'arme de l'exclusion
D'une
manière
générale,
la
plupart
des
chercheurs,
étrangers
comme
africains,
qui
se
sont
intéressés
à
la
vie
coutumière
des
sociétés
Négro-africaines(l) se sont attardés à juste titre, sur le phénomène capital
des
"groupes
d'âge".
Ils
lui
ont
prêté
tant
de
vocations
dans
des
généralisations
parfois
osées,. qu'ils
ont
fini
par
l'ensevelir
dans
une
profonde confusion. Tantôt considérés comme des "écoles" au sens occidental
du terme (L.S. SENGHOR, J. KI-ZERBO, J. KENYATTA ... ), tantôt aussi comme des
camps
d'initiation,
la
signification
des
"groupes
d'âge"
a
été
souvent
écartelée entre des pôles qui,
en réalité, ne sauraient s'opposer. Car ils
renferment, à la fois, les caractéristiques essentielles de l'école et d'une
institution sociale.
Les approches, principalement sociologiques, recherchant à travers eux
les
principes
sociaux,
la
préparation
à
la
vie
sociale,
ont négligé ou
sous-estimé la dimension pédagogique de ces institutions. Or, même si l'on
ne peut séparer une pédagogie du contenu à
transmettre,
donc des valeurs
sociales dans leur ensemble, le mélange inconsidéré de ces éléments pourrait
nuire à la saisie claire de l'un et de l'autre,
en l'occurrence à celle du
premier aspect qui nous intéresse plus particulièrement ici.
Dès lors que l'on a une idée quelque peu précise des groupes d'âge des
sociétés traditionnelles d'Afrique Noire,
du
point de vue de leur contenu
pédagogique,
on ne peut s'empêcher d'y penser, devant le spectacle que nous
offrent
depuis
plusieurs
décennies
(on
parle
par
exemple
des
"Grandes
espérances"
des
années
45-65)(2),
les
débats et analyses consacrés à la
pédagogie classique moderne en quête d'un nouveau souffle.
En attendant d' y revenir plus
tard,
contentons-nous de rappeler les
points fondamentaux de ces controverses en rapport naturellement avec ce que
nous pensons des groupes d'âge M06~
La pédagogie est une
fonction
sociale, une fonction pour la société
que
celle-ci
accomplit
soit
par
des
institutions
ad
hoc,
soit
par
des
déterminations
plus
ou
moins
systématiques
mais
toujours
effectives
et
observables. Autour de ce principe qui fait l'unanimité des pédagogues.
1) Nous pensons trouver le même phénomène dans Le cheval d'orgueil de Pierre
JAKEZ HELIAZ (Terre Humaine, Plon, éd. 1975).
2) Encyclopedia Universalis, "Pédagogie", D. HAMELINE, p. 101-104.

- 216 -
vont se greffer des perspectives, des "querelles" d'écoles ou d'époques: la
question des relations entre l'école et la société
; la participation des
parents et des élèves à la vie de l'école, les transformations possibles des
établissements scolaires, etc ... Et la dernière moitié de notre siècle aura
été particulièrement féconde en tentatives pour résoudre le problème dans la
perspective
pédagogique.
On
pourrait
évoquer,
à
ce
propos,
les
préoccupations
théoriques
et
politiques
de
A.S.
MAKARENKO
à travers son
projet
des
"colonies"
qui
doivent
être
"une
collectivité
qui
a
ses
traditions,
son histoire,
ses mérites,
sa gloire" tout en s'associant aux
tâches les plus urgentes de la société. De toute évidence,
l'influence des
sciences humaines sur la pédagogie sera décisive, notamment la sociologie et
la psychologie scientifique. Elle aurait,
par exemple, suscité des théories
comme celle de la
"non-directivité" (Carl ROGERS),
de la "pédagogie de la
créativité"...
celle du "Problem solving" d'une autre école américaine qui
fustige la vaine prétention de la pédagogie à encourager, dans les écoles,
.,
la reproduction fidèle des habitudes et des stratégies traditionnelles dans
des
sociètès nouvelles.
On
aurait
même
envisagé,
avec
Ivan
ILLICH,
une
"société déscolarisée"
Mais
c'est
plus
particulièrement
au
problème
pédagogique

d'une
certaine contradiction sinon d'un antagonisme catégorique entre la famille
et l'école (les personnages du père et du maître d'école) que nous renvoie
la problématique de la valeur pédagogique des groupes d'âge.
C'est,
nous
semble-t-il,
la position d'ALAIN qui estime que la famille instruit mal et
même
qu'elle
éduque
mal
les
enfants
(1)
Comment comprendre alors,
la
remarque
de
P.
ERNY
selon
laquelle
"Avec
la classe
d'âge
organisée
en
véritable institution éducative, l'enfant rencontre un milieu différent de
la famille où l'apprentissage de la vie sociale peut s'effectuer hors des
liens trop étroits d'affection, d'appartenance et de dépendance" (2), comme
une solution possible efficace ?
1) Avant ALAIN, KANT pensait aussi que la famille,
notamment la mère, gâte
les enfants
: "on gâte les enfants en faisant tout ce qu'ils veulent, et
on les élève très mal en allant toujours au devant de leurs volontés et
de leurs désirs. C'est ce qui arrive ordinairement, tant que les enfants
sont un jouet pour les parents", op. cit.,
p. 67.
Les Mosé par le moyen
des groupes d'âge, résoudront-ils le problème?
2) P. ERNY, op. cit., p. 84.

- 217 -
Dès le sevrage, le peti t garçon (ou la fillet te), alors âgé de 3 ans
environ, s'éloigne
progressivement
de
sa
mère
pour
intégrer
un
groupe
informel
avec
les
autres
enfants
de
son
âge
et
provenant
de
familles
voisines.
Largement considéré comme un milieu de
jeu,
sans envergure,
ce
groupe reste toujours sous la surveillance vigilante d'une vieille femme (la
grand-mère de tous). Celle-ci remplace temporairement les mamans occupées à
leurs tâches
quotidiennes.
Elle
participe à leurs
jeux,
console les uns,
raconte de petites histoires et distribue des friandises pour les amuser en
attendant que leurs mères viennent les chercher le moment venu. Ce "groupe",
en
réalité,
sans
consistance
régulière,
n'aura
pas
une
fin
éducative
particulière et ressemble plutôt à une garderie dont ni les parents ni la
société n'attendent
rien de spécial sinon que les premiers soient libérés
pour se consacrer à leurs obligations sociales. La grand-mère,
trop faible
pour
travailler,
n'a
guère
le
temps
de
s'ennuyer
et
éprouve
m~me
satisfaction et fierté en se rendant ainsi utile et en se sentant entourée.
C'est d' ailleurs le voeu profond de toute femme
Moaga
que de pouvoir un
jour
s'occuper
des
"rejetons"
de
ses
enfants
regroupés
dans
la
grande
famille indivise où plusieurs familles nucléaires, relevant du m~me anc~tre
paternel, partagent la m~me concession ( Zaka), les m~mes joies et peines.
Généralement,
ce
n'est
pas
à
un
tel
groupe
que
l'on
se
réfère
lorsqu'on
parle des "groupes d'âge" négra-africains en tant que structure
éducative.
Mais à partir de 7 ans, le petit Moaga
qui a réalisé les conditions
essentielles d'une certaine indépendance (maîtrise du langage, propreté ... )
et qui peut comprendre et surtout rendre des services (commissions,
petits
travaux ... ),
commence son intégration à un groupe régulier considéré comme
un passage éducatif incontournable. C'est le moment à partir duquel l'enfant
Moaga
(le garçon plus souvent que la fille(l»
reçoit une éducation "au
dehors", au moins aussi décisive que celle qu'il recevra, parallèlement, au
sein de sa famille.
1) La
fillette
reste
très
longtemps
aux
côtés
de
sa
mère,
de
qui elle
apprend progressivement les actes et gestes nécessaires à sa future vie
de mère et d'épouse. Elle a moins de liberté de mouvement que son frère,
et il n'y a pas à proprement parler de groupe d'âge structuré et qui dure
pour les filles.
M~me le
PugôadJte.m
est nettement moins régulier et
moins significatif que le
Raôandte.m.

- 218 -
Le terme propre par lequel le
MooJté.
rend la notion de "groupe d'âge"
est
Re.mtaJté. . Mot à mot, cela signifie le "groupe de jeu" ( Re.m
jeu, et
TaJté.
camaraderie) et évoque une ·certaine communauté de sexe et de tranche
d'âge.
I l consacre définitivement la participation sexuelle de la société
qui, désormais, va s'organiser autour des "choses pour homme" et des "choses
pour femme", ainsi que la hiérarchie sociale des classes d'âge. C'est de là
que proviendrait l'association souvent faite entre le Re.mtaJté. et le Vog~n,
taJté.,
(camaraderie de naissance) par lequel on désigne l'état d' indi vidus
nés à une même époque. De telle sorte que le Re.mtaJté. existe autant pour les
"enfants à l'âge de l'insouciance" : YandJte.m que pour les adolescents prêts
à faire leur saut dans la vie (Ra6andte.m
pour les garçons, et
Pug6adJté.
pour les jeunes filles).
Le
Re.mtaJté. serait donc le principe du regroupement
des
individus
par
"promotion"
et
par
sexe,
dans
lequel
il
convient
de
distinguer le
YandJte.m·
du Ra6andte.m
, comme deux groupes d'âge concrets,
deux éléments disjoints d'un même ensemble.
3)
Yandrem: Premier groupe d'âge (7-8 ans - 12-14 ans)
Première phase de mise progressive de l'enfant en contact direct avec la
réalité,
le
YandJte.m
marquera une étape importante de la vie sociale et
psychomotrice du garçonnet. Il correspond à un niveau de son "émancipation",
de son "affranchissement" de la tutelle des parents, particulièrement de la
mère,
et
le
place dans une nouvelle structure de relations souvent
plus
contraignantes et plus rigides que celles qu'il a connues jusque-là. Plus ou
moins en marge du monde adulte,
dont il hérite cependant des formes et des
vocations miniaturisées,
le YandJte.m
se constitue en une sorte d'école,
de
milieu d'éducaton mutuelle d'enfants d'une même génération d'âge. En effet,
c'est
seulement
par
les
tâches
et
obligations,
que
lui
confient
coutumièrement les adultes,que ceux-ci interviennent dans la vie du groupe.
Après
quoi,
ce
dernier évoluera
relativement
loin
des
parents
qui
l'apprécieront en fonction de la qualité des services rendus en amont, sans
ingérence
intempestive
dans
ses
"affaires
intérieures".
Et
il
Y
a
effecti vement
des
"affaires
intérieures",
une espèce "d' exterri toriali té"
qui permettent au groupe d'avoir son propre règlement intérieur,
sa propre
discipline,
ses
propres
normes...
dont
les adultes ne sont informés que
parce que, eux-mêmes, y sont passés déjà. Ce qui n'exclut pas, d'ailleurs, que

- 219 -
le groupe façonne quelques "trucs" inédits qu'il garde secrètement, en tant
que moyen de se jouer des adultes au besoin! Dans une certaine mesure, les
adultes semblent remettre au
YanciJte.m,
le soin de faire
de l'enfant ce
qu'eux-mêmes ne pourraient faire,avec la même efficacit~ de cet être encore
marqué du sceau de la non-responsabilité sociale et morale.
Parmi les tâches autour desquelles se constitue le groupe d'âge de 7 à
14 ans,
la garde des animaux domestiques (petit ou gros bétail), la petite
cueillette
et
la
surveillance
des
champs
sont
les
plus
courantes.
Le
principe
de
l'éducation
par
le
travail
est
sauvegardé
et
c'est
pendant
l'exécution autonome de ces tâches que le groupe d'âge jouera son rôle de
formation et d'éducation de ses membres de la manière la plus active.
Evoquons
cette
anecdote
que
nous
avons recueillie au cours de nos
entretiens sur le terrain (1) et qui, malgré son pittoresque,
n'est pas un
évènement exceptionnel ou isolé en soi)mais paraît au contraire cristalliser
les aspects fondamentaux de la vie dans un groupe
d'âge du YandJte.m
• Il
s'agit d'une scène de gardiennage des animaux confiés à des garçons de 10-14
ans appartenant à des familles différentes d'une concession au village de
You. Ils étaient au nombre d'une quinzaine.
Tous les matins,
pendant la saison des
pluies et des cultures, ils
conduisaient ensemble les animaux (moutons et chêvres) pour les faire paître
dans les
prairies qui
jouxtent les champs sous la responsabilité de leur
chef, Tinga, choisi pour son âge et sa bravoure. Tinga était le plus brave
parmi les aînés.
Dans la prairie,
pendant que les animaux paissaient,
les
garçons se retrouvaient à l'ombre des arbres où ils se livraient à des jeux
d'adresse,
des
luttes ...
(les contes étant interdits le
jour et hors du
village) pendant que les plus jeunes à tour de rôle et par groupe de deux,
se relayaient pour surveiller les animaux et éviter qu'ils ne pénètrent dans
les
champs avoisinants ou ne s'éloignent trop au risque de se perdre au
moment du départ,
le soir au crépuscule. Vers midi, ils arrêtaient de jouer
pour se restaurer.
Le repas,
pris en commun, était constitué de l'ensemble
des plats individuels que chacun tenait
de sa mère sans que le sentiment
1) Nos informateurs de
Vou (village situé au N.E.
de
Ouah.i..gouya
39 km),
l
déc-janvier 85.

- 220 -
d'appropriation fût encore valable. Comme pour la garde des animaux ou les
jeux, c'est le chef de la "bande" qui prenait la direction des opérations.
Naturellement le sous-gro'upe des grands se
réservait les meilleurs plats,
s'emparait des meilleurs morceaux de viande s'il y en avait, et gardait pour
lui les
bouillies de mil les plus sucrées sans que les cadets puissent se
plaindre d'aucune manière, même si c'étaient leurs plats individuels qui se
révélaient
les
meilleurs
pour tomber sous la convoitise des grands
En
quantité comme en qualité, c'étaient les aînés qui tiraient pour eux la part
du lion de ce repas commun. Il n'est pas rare dans ces repas que les plus
jeunes
ne
mangent
pas
assez,
et
même
que,
punis
pour
une
faute
donnée
(injurier un aîné pendant les jeux, refuser de faire une commission, être
battu
au
cours
de
l'épreuve
de
lutte ... )
on
leur interdise purement et
simplement l'accès au plat.
Voilà qu'un jour, de retour dans sa famille au soir, un enfant cadet,
quelque peu gâté et qui venait d'intégrer le groupe, s'en alla se plaindre à
sa mère de la conduite de Tinga qui aurait gardé pour lui son meilleur plat
et l'aurait - de surcroît - battu et interdit de manger. Celle-ci prit parti
pour son fils et, à l'insu de son mari, alla trouver le chef du groupe pour
lui
faire
reproches et observations sur le fait
que son fils
est rentré
affamé de la brousse alors qu'elle lui avait préparé un bon plat qui aurait
dû lui suffire pour toute la journée. Elle finit en recommandant fermement à
Tinga de ne plus recommencer, en tout cas plus sur le dos de son fils.
Tinga ne dit rien,
jusqu'au lendemain dans la prairie, à l'heure du
repas. Alors seulement il appela Lallé au milieu du cercle, lui fit le point
sur la scène qu'il venait de vivre la veille au soir quand sa mère était
venue le rabrouer sur la base d'un rapport qu'elle aurait reçu de lui. Après
quoi,
il mit ensemble le contenu de tous les plats individuels dans une
grande
bassine
transportée en
brousse à cet effet
(sans s'embarrasser du
goût qu'un mélange sans aucune précaution pouvait provoquer), demanda à tous
les autres de s'abstenir de manger, afin que Lallé puisse enfin manger tout
son saoûl et faire ainsi plaisir à sa mère.
Naturellement obligation, ferme
et assortie
de promesse de sanctions
tout aussi exemplaires, avait été faite à Lallé de manger tout le repas et de
remettre la bassine vide et bien nettoyée de sa langue.
Lallé se mit alors à manger, à manger sous l'oeil menaçant de Tinga
qui avait - et pour cause - le soutien actif de tous les autres éléments du

- 221 -
groupe qui estimaient juste le châtiment que l'imprudent et gâté Lallé était
en train de subir. Il mangea, mangea, et continua de manger jusqu'à ce qu'il
commençâtà pleurer, tant il était gavé. Mais il devait continuer tant qu'il
y avait de la nourriture dans le grand plat et il s'empiffra tant et si bien
qu'il tomba évanoui.
Evanoui
pour avoir trop mangé,
en fait,) évanoui pour
avoir joué au rapporteur auprès de sa mère, amenant ainsi cette dernière à
se mêler de ce qui ne la regardait pas
Revenu
à
lui-même
en
retrouvant
ses
sens~ longtemps
après,
Lallé
comprit
la situation qu'il venait de vivre car,
rentré à la maison,
non
seulement i l ne prit pas l' ini tiati ve de dire quoi que ce soit à sa mère,
mais en plus,
à la question posée par celle-ci de savoir s'il avait bien
mangé,
i l
répondit
par l'affirmative.
Aucun adulte ne sut
jamais ce qui
s'était passé en brousse ce jour-là et la vie du groupe se poursuivit avec
Lallé qui venait d'apprendre à ses dépens.
D'apprendre quoi au juste? Car
cette
"histoire"
révèle
plusieurs
éléments
importants
sur
lesquels
il
convient de s'attarder un peu pour comprendre la vie du groupe d'âge et en
quoi il est formateur et éducatif.
Qu'il ait ses règles propres,
sa propre discipline, c'est ce que l'on
remarque avec l'organisation du travail,
le partage des responsabilités et
la
solidarité
presque
militante
du
groupe
par
rapport
aux
institutions
sociales
ou
aux
individus
qui
lui
sont
extérieurs.
Le
principe
de
la
hiérarchisation sociale est maintenu avec le respect dû au "chef". Le milieu
ainsi
formé
est
distinct,
même
différent
de
la
famille,
tout
comme
l'apprentissage
de
la
vie
qui
s' y
développe
obéit
à des modalités très
différentes de celles en vigueur à l'intérieur de la cellule familiale. La
dimension affective de l'éducation familiale disparaît au profit de rapports
complexes autour des droits et devoirs rigoureux et de tensions parfois très
fortes, et l'enfant, pour se faire accepter des autres et vivre avec eux (il
y a
un intérêt profond),
doit apprendre à faire des concessions, accepter
des compromis
(ou même des compromissions), abandonner certaines conduites
qui
lui
causent
des
préjudices
face
à
ses
semblables
et
supporter
les
sacrifices
nécessaires
pour
son
intégration
au groupe.
Le
jeune Lallé a
appris,
par exemple, au prix de beaucoup de peine, qu'il doit respecter les
règles du groupe, être solidaire de ses camarades et garder le secret sur la
vie interne du milieu.
L'obéissance
aux
normes
du
groupe,
au
départ
assurée
par
la

- 222 -
contrainte,
deviendra
progressivement
volontaire et l' indi vidu assimilera
l'esprit
d'équipe
qui
y
prévaut.
Comme
on
peut
le
noter,
les
M06é.
contrairement
aux
GU6Li.
du
Kenya
(P.
ERNY)
au
lieu
de
"chercher
à
minimiser
l'emprise
que
pourrait
exercer
le
groupe
et
à
maintenir
un
contrôle
direct
sur
leurs
rejetons,
surtout
en
intervenant
dans
leurs
querelles"
(1)
font
confiance
au
groupe
d'âge
et
évitent
d'intervenir
d'aucune manière et surtout pas pour résoudre des problèmes nés de la vie en
commun des enfants,
celle-ci n'étant pas concevable sans les tensions qui
lui sont inhérentes. Non seulement le parent qui intervient se fera mal jugé
par ses
pairs,
mais chose
plus grave encore,
il exposerait davantage son
enfant à la "vendetta" du groupe, à la risée de ses camarades et à sa mise
en quarantaine. Un dicton
Moaga
souligne que les grands doivent éviter de
se mêler des
querelles des enfants au risque de se rendre ridicules, quand
ceux-ci
vont
se
retrouver tout de suite après
pour continuer leurs
jeux
alors
qu'eux,
les adultes,
seront encore sous l'effet de la colère
En
effet,
les
adultes
n'interviennent
que
dans
des
cas
graves et sous des
formes impersonnelles qui en garantissent l'aspect anonyme et universel. Ce
qui signifie qu'en cas de besoin (un accident grave qui survient dans la vie
du
groupe
les
plaintes
du
propriétaire
d'un
champ
dévasté
par
les
bêtes ... ), le chef de famille rencontre le chef du groupe pour lui faire des
remontrances et prodiguer des conseils pour l'avenir sans personnaliser le
problème ni faire le justicier.
Ce
qui
confère
au
groupe
d'âge,
à
ce
niveau
déjà~
un
caractère
d'auto-éducation dans la mesure où l'éducation s'y fait sans l'intervention
directe des adultes et sur la base de codes, de cadres propres. Le monde des
adultes se contente,
dans une
position d'expectative subtile,
de
juger a
postériori,
c'est-à-dire
après
l'exécution
des tâches définies au départ
pour le groupe en question. Ces tâches seront utilisées comme des prétextes,
des
supports
pédagogiques
à
une
véritable
formation
du
caractère
des
enfants, à une préparation à la vie avec ses rigueurs, ses difficultés, mais
aussi ses joies de se sentir intéressé et intéressant pour ce que l'on fait
avec succès. Cette "école" est d'autant plus formatrice que du point de vue
des contenus,
le groupe d'âge véhicule les mêmes valeurs essentielles de la
société!! pondérées des caractères et
besoins propres à l'individu à cette
étape de sa vie et à ce niveau de sa croissance.
1) P. ERNY, op. ci t.
p. 85-ts7

-
223 -
c'est ainsi que les jeux, notamment les jeux physiques (lutte, course,
jeu d'adresse ... ) qui prévalent à cet âge,
parachèvent la culture physique
de l'enfant tout en endurcissant son caractère pour le préparer à affronter
les diverses adversités de l'existence. Tout cela dans un climat de grande
émulation émotionnelle que développe régulièrement l'esprit de compétition
qui domine chacune des activités à l'intérieur du groupe: avoir en fin de
journée les animaux les plus repus
(ce qui signifierait qu'on a su mieux
reconnaître les herbes qui leur conviennent par exemple), être le plus fort
pour avoir terrassé tous ses adversaires ; le plus adroit pour avoir tué le
plus
de
rats ou de serpents
le plus rapide pour avoir échappé, par la
course,au propriétaire du champ qui les pourchassait ...
1
En se juxtaposant aux autres institutions sociales sans se confondre
avec aucune d'elles, le groupe d'âge, par ses tâches spécifiques et ses lois
internes,
exerce effectivement de réelles fonctions au sein de la société
globale en contribuant)' à sa manière et dans des proportions qui sont les
siennes, à l'équilibre du système social dans son ensemble. De telle sorte
que le groupe d'âge est une école pour la vie mais aussi une école de la
vie,
dans la vie, sinon la vie tout court considérée à un moment donné de
son histoire. Quant aux enfants eux-mêmes,
ils apprennent à se battre pour
réussir
par
eux-mêmes
dans
l'ambiance
générale du groupe qui,
pour être
entraînant et galvanisant, n'est pas pour autant le refuge des fainéants et
autres petits délateurs.
C'est
un milieu de haute compétition où "l'on ne
fait pas de cadeau". "Tant pis pour les canards boiteux" serait-on tenté de
dire
tandis
que
le
Bono ~oba
traînera
son
fardeau
humiliant
de
frustrations
et
de
privations
de
toutes
sortes,
jusqu'à
ce quel par son
effort et sa volonté personnels, il parvienne à s'élever au niveau minimum
requis.
En
principe,
chacun y parvient car les exigences du groupe sont
définies avec
beaucoup de
justesse au regard des capacités des enfants et
aussi parce que personne n'ose s'exposer à l'arme redoutable de l'exclusion.
Encore qu'il faille attendre le groupe d'âge du :'second degré" c'est-à-dire
le RMandle.m pour au'elle fasse montre de toute son efficacité pédagogique.

- 224 -
* Le Ra6anatem : ou le groupe d'âge du second degré (15 ans-initiation)
Avec l'étape du Yandttem le garçon Moaga
aura di t définitivement adieu à
l'enfance avec ses états de non responsabilité, d'insoucianc~, pour s'engager
dans
la
voie
de
la
responsabilité
sociale
qui
constituera
le
noyau
du
Ra6andtem
, avant de se stabiliser avec le statut d'adulte et la fondation
d'un foyer.
A
la
question
évoquée
au
début
de
notre
analyse
et
relative
à
l'existence
ou
non
d'une
adolescence
véritable
dans
le
système
sociopsychologique
Moaqa
' le Ra6andtem paraît répondre par l'affirmative,
avec des restrictions toutefois. En effet, ce groupe d'âge du second degré
est le cadre dans lequel
le
jeune
Moaqa
de 15 à 17 ans environ pourra
manifester et vivre les caractères généraux de l'adolescence "classique" :
le goût de l'initiative
les "coups de tête" ; le besoin de l'adversité
physique et intellectuelle; la recherche de l'inédit ... l'expression de la
personnalité. Une adolescence quelque peu tronquée "toutefois ,dans la mesure

elle
n'est
admise,
tolérée
voire
encouragée que dans ce cadre
une
adolescence contrôlée ou apprivoisée en quelque sorte ! Mais le jeune, non
seulement saura s'en contenter, mais exploitera au maximum les potentialités
qui sommeillent dans la structure.
Ceci dit,
l'adolescent Moaga n'aura pas que des droits. Au stade du
Ra6andt~m
il
se
verra
confier
des
tâches
plus
complexes,
mieux
structurées et
plus socialement investies
la culture de la terre et le
tissage au lieu du gardiennage des animaux. La culture (semer, labourer les
champs
et
assurer
la
récolte
avec
les
activités
intermédiaires
annexes
telles que le défrichage) et le tissage (confection des bandes de cotonnade
en
vue
de
produire
vêtements
et
linceuls)
représentent
les
pratiques
indispensables
dont
la parfaite acquisition sera exigée de
tout individu
candidat
au
grade
d'adulte.
Elles
ont,
en
plus,
une
très
forte
charge
sociale
et
mythico-religieuse
qui
les
place
à
un
ni veau
élevé
dans
la
représentation
Moaga.
La préparation à l'exercice de ces métiers et les responsabilités plus
grandes
qui
lui
sont
confiées
par
les
adultes,
vont
servir
de
base
structurelle au groupe d'âge des
Ra6amba. (1)
Elles seront présentes dans
chacune des activités qui serviront de cadres spécialisés à la vie du groupe
1)
Ra6amba
(pluriel de
Ra6anga
jeune homme).

-
225 -
les activités de loisirs et les activités de travail, d'entraide et d'oeuvre
de bienfaisance sociale.
A travers les activités de loisirs représentées par des compétitions
sportives à l'intérieur du groupe ou avec d'autres groupes d'âge voisin, les
jeunes
poursuivent
leur
formation
physique
en
l'investissant
cette
fois
davantage
de
sentiment
d'orgueil,
de
fierté
et
même de micropatriotisme
quand il s'agit de rencontres inter-groupes. Lorsque, par exemple, un match
de
luttes
oppose
le
groupe
à
son
homologue
du
village
voisin,
il leur
revient
alors
de
"défendre les couleurs" de leur village sous le regard
admiratif et incitatif des adultes qui assistent, sans oublier que ces jeunes en
profitent pour s'attirer l'attention bienveillante et intéressée des jeunes
filles qu'ils cherchent à séduire.
C'est aussi dans le cadre des activités de loisirs (différentes des
scènes de
jeux des
Yan-6é
(1)) qu'il faut ranger les soirées récréatives
(danses et chansons) que le groupe organise à des moments précis de l'année
: peu avant les semailles et les premières pluies ; au milieu de la saison
hivernale
alors
qu'on
a
fini
les
derniers
binages
et
enfin
après
les
récoltes.
Cette
dernière
période
coincide
aussi
avec
les
fêtes
de
la
nouvelle
année
Moaga
qui
gardent
une
signification
socio-religieuse
considérable
(2).
Ce sont des occasions de
jeu,
de chansons et de danses
érotiques qui regroupent sur la place du marché du village et pendant toute
la nuit, tous les
Ra-6amba et Pu..g-6adba
de la contrée. C'est le
Ra-6andaga
( RMam : jeune, Daga
: marché, donc le
"marché de la jeunesse") que les
villages
MO-6é
organisent à tour de rôle et invitent les jeunes (hommes et
femmes) des autres villages pour des compétitions et des démonstrations de
chansons
(en
solo,
duo
ou
en
choeur)
de
danses, mais
aussi
de pouvoirs
magiques.
A ce
propos le
Ra-6andaga
de
You..ba ( 3 ) a acquis une renommée
dans tout le
Yate.nga
pour la forte participation des jeunes et surtout
pour
la
célébrité
des
grands
magiciens
qui
viennent
se
produire
et
rivaliser.
1)
Yan-6é
: pluriel de
Yanga: enfants.
2) C'est les
Ra-6anda-6é.: "marché des jeunes".
3)
You..ba
: Village situé à 8-9 km au nord-est de Ouahigouya. Grand marché
ayant connu une grande célébrité à cause de l'importance des transactions
et des trafics depuis la période précoloniale,
particulièrement sous le
règne de Naba Kango, fondateur de Ouahigouya.

-
226 -
Le deuxième volet de la vie du groupe d'âge et qui révèle davantage la
responsabilité sociale accrue et le rôle économique confiés au
Ra6andtem
concerne les travaux d'entraide,
de bienfaisance et d'assistance. Il s'agit
alors, pour les jeunesrde dépasser les activités ludiques des débuts pour des
fonctions
économiques et d'utilité sociale que
les adultes leur confient.
C'est
le
moment

les
jeunes,
athlétiques et
vigoureux,
organisent des
séances de labour en groupe tantôt pour aider les vieilles personnes qui ont
du mal â travailler seules leurs champs, tantôt pour accumuler des fonds et
des
biens
nécessaires â l'organisation de leurs différentes fêtes.
C'est
aussi
en
groupe
qu'ils
iront travailler dans les champs de leurs futurs
beaux-parents
en
redoublant
d'ardeur
comme
pour
convaincre
davantage
de
leurs capacités â entretenir, par le travail, les femmes qu'on voudrait bien
leur donner en mariage.
Bien entendu, le système ne fonctionnerait pas avec toute l'efficacité
attendue
sans
une
grande
cohésion
au
sein du groupe,
la rigueur de son
organisation
interne
ainsi
qu'une
discipline
tout
aussi
rigoureuse,
une
soumission aux règles en vigueur,
une obéissance sans faille de la part des
membres.
Car,
ici
plus qu'ailleurs,
le spectre hideux
de la honte menace
chacun
des
comportements
qui
s'éloignerait
des
normes,
tandis
que
l'exclusion représenterait un véritable échec social insupportable â cette
phase charnière de la vie dé l'individu. Avec le Ka6andtem , le jeune garçon
complète sa formation aux valeurs morales et sociales et se prépare â vivre
son
statut
d' adul te.
Par
les
délégations
de
pouvoir
et
d' autori té,
les
adultes peuvent désormais faire appel â eux pour les représenter soit auprès
des
adultes
d'autres
villages,
soit
pour
l'exécution
de
certains
rites
sociaux.
C'est
du
reste
cette
nouvelle
situation
que
les
rites
de
l'initiation pubertaire viendront consacrer.
D'une manière générale, l'on est maintenant fondé â dire que le Yand~em
comme le
Ra6andtem. renferment en eux les éléments essentiels de véritables
structures
d'éducation.
Tant
par
leur
fonctionnement
autonome,
par
leur
vocation
sociale, qui
reste
en
étroite
conformité
avec
les
attentes
et
préoccupations des parents, que par leur responsabilité dans le devenir de
chacun de leurs membres,
ils assurent des cadres
judicieux â l'intérieur
desquels
ceux-ci
pourront
assimiler
les
connaissances
utiles
tout
en
s'habituant
aux
comportements
sociaux
qui
feront
d'eux
des
hommes
bien
formés.

- 227 -
Les
enseignements
pédagogiques
qu'on
pourrait
en
tirer
sont
considérables. Les groupes d'âge
Mo~~ évoqués permettent, par exemple, de
vérifier la justesse du principe pédagogique d'après lequel "on apprendrait
mieux en contact et avec ses semblables".
En effet le
YancVte.m
comme le
Ra~andle.m
peuvent être assimilés à la fois au "Groupe d'apprentissage" de
P.
MIRIEU" au
"lieu
de
vie"
pour les
jeunes,
à
"l'atelier de production
intellectuelle" où priment l'organisation et l'interaction efficaces ... au
"confli t
cognitif" ,
interaction
entre
partenaires
d'âge...
selon
les
différentes
acceptions
de
l'idée
de
groupe
telle
que
les
"pédagogues
innovateurs"
ont
proposé
de
l'introduire
en
lieu
et
place
de
l'école
inefficace dans ses formes traditionnelles.
Non
seulement,
ils
permettraient
de
résoudre
avec
une
certaine
efficacité le problème complexe et ambigu du rapport maître-élève dans le
processus de l'apprentissage scolaire (qui divise tant les théoriciens) mais
aussi ils corroboreraient la thèse qui veut que la meilleure sanction et la
meilleure discipline soient justement celles qu'on se donne soi-même, qu'on
accepte "librement". En effet,
il serait déraisonnable de ne pas considérer
les
sanctions
et
la
discipline
qui
règnent
dans
ces
groupes,
malgré
l'absence manifeste de l'autorité des parents. Bien au contraire, celles-ci
y occupent une place significative et paraissent même en être les éléments
régulateurs fondamentaux.
Les
Mo~ ~
pensent que l'enfant a plus peur de perdre l'estime et la
confiance de ses camarades d'âge que de perdre, du fait de ses comportements
répréhensibles,
ceux de ses parents directs, alors que MAKARENKO remarquait
à propos de sa "colonie" de délinquants qu'une conversion profonde s'opérait
chez eux, du fait
de leur vie en commun, et que la loi de la jungle et la
violence du départ étaient bannies et que l'intérêt individuel s'identifiait
de plus en plus à l'intérêt collectif, ce qu'il considérait à juste titre
comme un succès de son expérience.
Du
point
de
vue
du
contenu
comme
des
valeurs
et
des
lois
de
fonctionnement,
le groupe d'âge malgré sa séparation géographique d'avec le
reste de la société pour le temps de ses activités, demeure profondément lié
aux
réalités
sociales.
Cette
réalité
rend sans objet,
un autre problème
pédagogique,
celui
concernant
le
rapport
entre
école
et
société
instruction et éducation...
Par exemple,
on voit
bien qu'à l'image de la
société, l'âge détermine dans une large mesure la hiérarchie à l'intérieur

- 228 -
du
group"e
des
bergers
comme
de
celui
des
~amba
respectant
ainsi
l'organisation verticale de la société et que les problèmes qu'ils y vivent
sont les mêmes qu'ils retrouveront
plus tard (1).
L'on sait également que
l'indépendance du groupe d'âge par rapport aux adultes est toute relative et
même formelle, dans la mesure où ceux-ci conservent une présence spirituelle
dans chacune des activités qui s'y développe et n'hésitent pas à intervenir
chaque fois
qu'une déviation se manifeste. Pour tout dire,
ces groupes ne
sont
groupes
que
pendant
des
périodes
précises,
pour
des
activités
déterminées et d'après des normes définies par les autorités sociales qui en
assurent
un
contrôle
lointain
mais
réel.
Cela
ménage
beaucoup
d'autres
circonstances où les jeunes, individuellement, continuent à apprendre, aux
côtés du parent du même sexe,
et les connaissances ainsi acquises seront
réinvesties dans le groupe pour en améliorer les performances quand il se
reconstituera.
Chacun
y introduit
les
"bribes
d'expériences personnelles
accumulées au contact de son père, chasseur émérite" ou grand conteur, par
exemp1e,
pour enrichir les prouesses ou le répertoire de contes du groupe
entier.
Il reste donc encore.la place pour une éducation individuelle et pour
l'appréciation
de
chaque enfant d'après ses performances et
ses qualités
personnelles. Car le groupe d'âge ne fait pas disparaître l'individu en le
diluant
dans
la
masse
anonnyme,
mais
il
aide,
aux côtés de l'éducation
individuelle,
à
former
l'individu
en
lui
facilitant
peut-être,
et
même
certainement, l'assimilation correcte des valeurs et connaissances acquises.
Tout cela montre bien la valeur éducative et pédagogique des groupes
d'âge
dans
la
vie
traditionnelle
Moaga
qui
reconnaît
en
eux
des
institutions sociales incontournables. Tout
Moaga
aura connu, à un moment
ou l'autre de son existence, la vie à l'intérieur de ces deux groupes d'âge.
L'essentiel
de
la
formation
de
l'homme
Moaga
serait-il
dès
lors
réalisé après le passage du
Ra.6and.f.e.m ? C'est l'initiation pubertaire qui
nous
le
dira.
Mais
avant,
il
semble
nécessaire
d'évoquer
les
élements
matériels de la pédagogie
Moaga
1) On
peut
évoquer
lCl
le
dé bat
entre
les
pédagogues modernes
(ALAIN
;
MONTESSORI et d' HALMEIDA ... ) à propos de la question de savoir quelle
doit être la place de la vie concrète dans l'école.

- 229 -
e)
Des éléments matériels de la pédagogie
Moaga.
Avec
l'analyse des "éléments humains et psychologiques" de la pédagogie
Moaga.
nous
n'avions
qu'une ambition:
aider,
au maximum,
à comprendre
combien
l'éducation
coutumière a
su utiliser
et
valoriser
les
ressources
émotionnelles de l'individu, peut-être avant la psychopédagogie classique.
Depuis
les berceuses jusqu'à la redoutable arme de l'exclusion,
dont
on
peut
apprécier
l'efficience,
en
passant
par
"l'épouvantail"
et
le
sentiment
de
la
honte,
le
dénominateur
commun
pourrait
être
la
primauté
accordée à la suggestion en tant que manière subtile de faire adopter, par
un
enfant,
le
comportement
souhaité
(et
qu'il
n'aurait
pas
adopté
naturellement) sans avoir l'air de l'y contraindre (en tout cas pas par la
froce
brutale).
Une
méthode
pour
le
faire
être
ou
plutôt
devenir,
sans
employer
pour
cela
les moyens violents mais plutôt en le poussant à faire
coincider
sa
volonté
et
son
intérêt
personnels
avec
ceux du
groupe
des
adultes
qui
a
la
charge
de
le
former.
Un
peu
comme
le
préconisait
SAINT-EXUPERY
en
matière
de
politique
quand
i l
affirmait
que
"gouverner
c'est l'art de faire de son ambition personnelle, un idéal pour les autres"!
Ceci aurait pour conséquence directe de minimiser l'usage pédagogique
du "bâton"
et
de réduire la disposition à la répression inhérente à toute
éducation (1) -
qu'elle reconnaisse ou refuse de l'admettre -
en donnant à
l'enfant
ne
serait-ce
que
l'illusion,
qu'il
est
le
responsable
de
son
éducation.
C'est
le
voeu
sublime
de
toutes
les
"pédagogies
nouvelles"
"révolutionnaires"
dont
on
peut
d'ailleurs
retrouver
la
plupart
des
caractères
dans
la
pédagogie
Moaga
pédagogie
active
éducation
collégiale et
populaire
pédagogie
fonctionnelle
;
pédagogie concrète et
intégrée ... Pédagogie de "l'éveil" ... etc.
Une pédagogie concrète et intégrée? C'est sur ce dernier caractère de
la pédagogie
Moaqa
que nous nous attarderons maintenant compte tenu de ses
présupposés,
de
ses exigences
qui
font
qu'elle
ne
saurait être un simple
fait
de
volonté mais
procède,. au contraire ,d'un long et complexe processus
qui
engage, sans
désemparer, toute la vie du milieu. Car la pédagogie n'est
pas seulement une méthode, non plus uniquement une manière de faire, d'être,
1) KANT
est
plus
explicite
et
plus
catégorique
"L'éducation doit
être
forcée,
mais
cela
ne
veut
pas
dire
qu'elle
doive
traiter
les
enfants
comme des esclaves", op. cit., p. 61.

- 230 -
de transmettre. Elle est aussi un contenu. C'est-à-dire des "supports" dont
la
qualité
et
la
représentativité
par
rapport
aux
réalités
du
milieu
détermineront, pour
une
certaine
part, son
efficacité
et
le
succès
de
l'éducation.
Depuis
que
l'écologie,
au-delà
d'une
discipline
académique,
est
devenue une exigence d'état d' espri t
pour être aujourd' hui un principe de
programme politique et un objectif d'éducation, la notion de milieu a pris,
dans
les
mêmes
proportions,
une
importance
capitale
en
pédagogie.
La
"Pédagogie de 1 t éveil" si l'expression existe, à cause de la place centrale
qu'elle réserverait à l'approche du milieu (au sens le plus large du terme,
c'est-à-dire
l'environnement
physique
et
humain dans
lequel l' homme vit)
pourrai t
nous
servir
à
qualifier
un
aspect
fondamental
de
la
pédagogie
Moaga
Celui-ci tiendrait en la formule qui stipule que, dans l'éducation
traditionnelle africaine, la vie et l'action sont sa véritable école. Et par
des "éléments matériels" de la pédagogie
Moaga
,nous entendons justement
"Education dans et par le milieu".
Dans
son
analyse
des
composantes
théoriques
de
la
"pédagogie
nouvelle", O. REBOUL a retenu, entre autres, que celle-ci "part du concret,
de l'expérience, non de l' abstrai t et du livre ... " (ce qui ne signifie pas
qu'on n'aboutira pas à la théorie) ce type de pédagogie n'en est pas simple
pour autant car, comme il le remarque: "un paysage réel est infiniment plus
complexe que toutes les cartes ou relevés, le langage parlé est plus confus
que la grammaire"
(1).: Ce ne serait certainement pas trahir sa pensée que
dire qu'il s'agit d'un résumé significatif de ce qu'on appelle "la pédagogie
du milieu".
La pédagogie du milieu, par laquelle on pourrait désigner la pédagogie
Moaga, , consiste en le principe que le milieu (physique et humain) est à
la fois l'école, le matériel pédagogique et la finalité de l'éducation. Et
aussi
banale que la mise en rapport
de ces trois éléments dans le milieu
puisse
paraître,
il
n'en
demeure
pas
moins
que c'est en elle et autour
d'elle que s'organise l'essentiel des débats, des expériences et des modèles
pédagogiques depuis toujours
la "Pédagogie"
de ROUSSEAU comme celle des
Jésui tes
; la pédagogie "traditionnelle" comme la "nouvelle", grosso modo,
peuvent être appréciées et se distinguer les unes des autres par la solution
qu'elles
proposent
au
problème
des
relations
devant
exister
entre
les
éléments de cette trilogie.
1) O. REBOUL, op. ,cit., p. 65.

- 231 -
En refusant ainsi de séparer. tant dans la pratique que théoriquemens
l'éducation ou "l'école", du milieu, en assimilant les valeurs réelles de la
société
dans
l'éducation
et
en
puisant, dans
la
réalité
objective
et
subjective
(morale
et
culturelle)
quotidienne, les
supports
de
son
enseignement,
la Pédagogie du milieu,
telle qu'elle est en vigueur dans le
système éducatif
Moaga
transcende les difficultés des rapports entre
école et éducation et résoud du même couv le problème pédagogique de leurs
relations.
C'est dans cette perspective que l'expérience des M06é.
en la matière
nous paraît intéressante à évoquer. En effet, sans épuiser à soi seul toutes
les
structures
éducatives,
ni
remplir
à
soi
seul
toutes
les
attentes,
chacune
des
étapes
et
formes
de
l'éducation
Moaga
permet
de
tester
explicitement le problème.
Non seulement il y a une intégration rigoureuse des différents niveaux
et étapes de l'éducation les uns par rapport aux autres, mais il y a aussi
une
présence
assidue
des
réalités
de
la
vie
sociale
dans
chacune
des
institutions ou structures éducatives.
Les berceuses, tout "monologues" qu'elles soient, véhiculent cependant
des valeurs sociales effectives,
même si c'est seulement plusieurs années
plus tard que le bébé devenu "grand" pourrait les comprendre, tandis que les
jeux d'enfants sont plutôt compris comme le "travail" des enfants et les
produits
qui
en
découlent J
socialement
comptabilisés.
La
production
enfantine
s'inscrit
dans
la vaste division sociale du travail à côté du
maternage,
du "travail des femmes",
de celui "des hommes",
du domaine des
compétences des
Ra.6amba
comme de celui des
Pug6adba
au profit d'un
équilibre social qui a besoin de la contribution de chacun des membres de la
société.
Les
jeux
ont
une
valeur
éducative
certaine
et
les
M06é.
en sont
certainement conscients.
ilL' enfant doit jouer. il doit avoir ses heures de
récréation" (1) remarque KANT. Mais comme le préconise l'auteur du Traité de
Pédagogie, les
Mooé. pensent qu'il peut et même doit "se forger lui-même ses
instruments".
La mère
Moaga
(et à plus forte raison le père) n'a pas la tradition
d'acheter ni d'offrir un
jouet à son enfant,
c' est même rarement qu'elle
l'aide à en confectionner,
se contentant, au besoin, de lui faire quelques
suggestions.
Aussi,
puise-t-il
dans
son
imagination
et
dans
son
1) E. KANT, op. cit.p. 60

- 232 -
environnement
immédiat)' les
matériaux
avec
les quels il se "forgera" ses
jouets.
Sans
oublier
que
souvent il se contentera d'investir tel ou tel
objet,
directement
sans
le
transformer
d'aucune
manière,
des
fonctions
souhaitées par lui.
Par
exemple,
en
saison
sèche,
c'est
un os de chêvre ou de mouton
(généralement le fémur)
que la fillette utilisera comme poupée tandis que
pendant la saison des pluies, au moment de la récolte du mais, c'est un épi
entier (avec les graines, les feuilles qui les couvrent) qui tiendra lieu de
poupée, enfant qu'elle cajole,
porte dans le dos,
coiffe (et à ce sujet la
touffe du mais représente bien les cheveux),
pare de bijoux divers (perles
de
plusieurs
couleurs)
et
nourrit
avec
sérieux
dans
un
parfait
état
d'imitation de sa mère. Une tige solide de milou un morceau de bois servira
de cheval au petit garçon qui fabriquera lui-même ses armes pour la chasse
et
posera
lui-même
les
pleges
pour attraper rats et oiseaux imprudents.
Fillettes et garçons se plaisent à jouer aux mari et femme avec les scènes
de
ménage
qu'ils
ont
vécues
auprès
de
leurs
familles réelles après des
simulations du mariage et des opérations sociales préalables ...
Ainsi,
jusque dans les jeux, on évite de communiquer aux enfants de
fausses
impressions,
l'essentiel
de
leur
contenu
et
les
formes
dans
lesquelles
ils
se
déroulent
étant
des
"copies
certifiées conformes" des
faits et gestes de la société. C'est alors qu'ils développent en l'enfant et
l'habileté du corps et l'exercice des sens: la vue,
l'odorat, le toucher,
l' ouie. . .
Toutefois,
au-delà
de
leurs
incidences
heureuses
sur
le
développement du corps et la formation du caractère (courage, honnêteté ... ),
ces jeux ne doivent pas être de 'l purs jeux" en constituant des fins en soi,
mais avoir un but,
une destination tant pour l'individu que pour le groupe.
Car il ne faut
pas oublier qu'en cultivant le corps des enfants, ils les
forment aussi
pour la société. En jouant, l'enfant doit aussi apprendre à
travailler.
Mais, c'est surtout dans les groupes d'âges que la valeur éducative du
travail se manifestera avec netteté et que celui-ci prendra tous les aspects
d'une véritable "ascèse indirecte" (KANT, HEGEL) pour fonctionner comme un
mode de constitution de l'homme.
Une des conséquences notables d'une pédagogie qui partirait du concret
pour atteindre l'abstrait) c'est qu'on part donc d'une situation réelle pour
amener l'enfant au savoir. C'est ce que nous pensons être la pédagogie Moaga

-
233 -
sauf
que
celle-ci
ignore
un
savoir
qui
deviendra
une
fin
en
soi.
En
conformité absolue avec la théorie
Moaga
de la connaissance, le savoir (ou
la
vérité)
sera
toujours
considéré
comme
un
moyen
d'agir
pour
résoudre
heureusement un problème. Le groupe d'âge est un cadre vivant où l'agréable
côtoie
l'utile,
la
joie
les peines,
l'obéissance volontaire l'obéissance
imposée,
et

les membres apprennent
les tâches adultes et les valeurs
morales de la société.
La différence des tâches et les aptitudes exigées pour leur exécution,
entre les groupes d'âge ou les différentes structures éducatives, et celle
entre les différents niveaux des valeurs enseignées, ne nuisent nullement à
la
logique
et
à
la
cohérence
d'un
programme
d'ensemble) rigoureusement
structuré et conçu en fonction de la maturité et du sexe des "auditeurs~ qui
s'arcboute sur la société telle qu'elle est.
Si l'apprentissage des tâches adultes est plus précoce pour les filles
que
pour
les
garçons,
il
est,
pour
les
premières,
nettement
moins
diversifié. Et cela en respect du rôle de la femme qu'elles deviendront dans
la société patriarcale et virilocale des
MO-6ë:
un rôle largement plus
confiné à l'intérieur des ménages que celui dévolu à l'homme. Auprès de sa
mère, la fillette se familiarisera très tôt avec des gestes et comportements
de
la
femme,
mère
et
épouse
qu'elle
deviendra
préparer
les
repas,
entretenir la maison,
donner le jour à des enfants dont elle saura prendre
soin, etc ...
Mais, pour les uns c9mme pour les autres, les activités déployées dans
les groupes d'âge ou aux côtés des parents sont polyvalentes et touchent à
tous les aspects utiles de la vie,
du milieu. Ainsi,
par exemple, c'est en
gardant les animaux dans la brousse que les "bergers" apprendront des plus
anciens quels sont les fruits sauvages comestibles,
le nom des plantes et
des animaux de la brousse, comment soigner les bêtes malades,
panser leurs
blessures, réparer une patte cassée (savoir par exemple placer le "Saiga(l)
pour immobiliser le membre fracturé)...
et même à
pouvoir,
à travers les
empreintes sur la terre mouillée, reconnaître quel animal sauvage est passé
1)
saiga
espèce de "plâtre" faite de petites branches tressées et qu'on
utilise pour immobiliser la patte cassée et favoriser la reconstruction
de l'os fracturé.

- 234 -
par là et dans quelle direction il est parti. La dimension morale et sociale
de la transformation de l'individu n'est pas laissée pour compte et les
pensent comme les
GtU.daJt que "Bergers et orphelins sont les deux maux pour
les enfants"
(1)
signifiant par là la nécessité,
pour l'enfant dans son
processus d'humanisation et de socialisation, de ce passage obligatoire sans
lequel il resterait incomplet et défini ti vement diminué.
L'anecdote citée
plus haut est assez éloquente pour illustrer une telle réalité.
Plus tard, avec l'apprentissage de la culture, tantôt en compagnie de
ses camarades,
tantôt avec son père,
le garçon apprendra à tenir la houe
pour ne pas se blesser
(ou déchirer plus profondément la terre), comment
changer l'ordre des mains sur le manche de la
Vaba (pour se fatiguer moins
vite et créer une harmonie dans l'effort à fournir par chacun des bras ... ),
quelles sont les différentes sortes de terrain (sabloneux ou latéritique) et
le comportement à adopter en conséquence pour une plus grande productivité
du travail ou pour une meilleure rentabilité ... , les différentes espèces de
plantes
cultivées
ainsi
que
les
particularités
et
exigences
de
chacune
d'elles.
On sait,
à ce
propos,
combien il est malaisé de reconnaître la
jeune pousse de milou de sésame de l'herbe sauvage qu'il s'agit justement
de sacrifier pour le meilleur développement des premières.
Pendant la saison sèche,
le père apprendra à l'enfant à tresser des
S~~~o
pour la confection des toits des cases et des murs de la concession,
à
construire
une
case,
un grenier ou une
bergerie,
toutes techniques et
savoir faire dont l'assimilation est requise pour "être" adulte. Auxquels il
faudrait
ajouter
le
tissage
qui
est strictement masculin,
les femmes se
limitant tout aussi exclusivement à filer le coton nécessaire.
La nuit, après les repas, c'est encore dans le groupe d'âge que seront
organisées
les
veillées
cadres
propices
aux
contes
moralisateurs
par
lesquels
les
enfants
assimileront
l' histoire
et
les
valeurs sociales du
milieu
et
trouveront dans des formes
esthétiques agréables,
des réponses
parfois graves à beaucoup de questions qu'ils se posaient.
En
attendant
de
revenir
sur
cette
question
des
veillées,
on
peut
retenir le fait qu'elles sont un "élément matériel" tout-à-fait efficace de
la pédagogie Moaga
1
peut-être à cause de l'atmosphère envoûtante qu'elles
créent pour marquer et émouvoir les jeunes personnalités qui y participent.
1) C. COLLARD : "Destin et Education traditionnelle des enfants GuJ..daJt
in
La guête du savoir, p. 72.103.

- 235
Al' instar des
jeux,
des groupes d'âge,
du travail,
des veillées ...
les interdits assurent un véritable "support pédagogique" dans le système
éducatif. Par l'intermédiaire des "épouvantails" et des sanctions verbales,
nous
avions
apprécié
la
forte
présence
des
interdits
et du principe de
l'interdiction qui ont fait
dire qu'il s'agissait d'une éducation par la·
négation.
Ce
qui
aurait
renforcé
la
fausse
conviction
de
certains
observateurs,
de
l'absolutisme
et
du caractère pri vatiste de l'éducation
Moaga
-, parmi tant d'autres défauts.
En effet, c'est souvent en terme d'interdit que se déploie l'éducation
du
jeune
Moaga
aussi bien. au sein de sa famille
que dans les groupes
d'âge.
AinsL, parmi les principes institués en fonction des besoins et des
réalités de la société, celui duRa mani woto ti ~ami
(ne fais pas
cela, c'est interdit) est le plus courant.
L'expression" Kitami
(littéralement: ça provoque la mort !) par la
racine
K[ qui est celle qui compose tous les mots liés à
la mort, semble
renforcer la rigueur de l'interdit et la menace de mort qui serait liée au
comportement qui
contreviendrait.
Bien sûr,
il Y a quelque exagération et
l'on n'en meurt pas toujours) heureusement
Néanmoins l' interdi t
tire sa
légitimité
et
sa
force
de
la
volonté
des
ancêtres.
Gare
à celui
qui
offenserait l'esprit des ancêtres en foulant aux pieds leurs prescriptions
immortalisées! Ce que ni ton père,
ni le père de celui-ci ... n'ont jamais
vu ou fait !
L'important demeure encore que ces interdits,
qui fonctionnent comme
des
garde-fous,
des
panneaux
de
"prévention
routière",
concernent
les
réali tés de la vie quotidienne auxquelles ils renvoient. Et l'exagération
des conséquences de la non-observation de ces prescriptions ne contredit pas
leur réalité : brûler un feu rouge provoque des accidents, même si tous ne
sont pas mortels !
Sans même parler ici des interdits touchant au sacré, on note qu'ils
concernent tous les aspects et formes de la vie sociale et individuelle en
vue
de
les
préserver
de
tout
risque
de
déchéance
ou
de
déviation
dangereuses.
Ils sont relatifs au savoir-vivre (il est interdit de parler
pendant qu'on mange
de regarder un adulte dans les yeux ... ) à l' hygiène
pour,
par
exemple,
réduire
les
risques
d'empoisonnement
(montrer
à
ses
parents ce que
l'on a reçu comme aliment avant de
le consommer ... )
; au
savoir être (politesse,
sincérité,
générosité ... )
; à la connaissance et à

- 236 -
la gestion des milieux physique et social. En réalité les interdits tirent
leur
force
de
persua~:;ion de leur origine (qui se confond avec l'origine
première
des
choses
même
les
parents
sont
souvent
incapables
de
les
expliquer)
et
leur
valeur pédagogique du fait
qu'ils se fondent
sur les
mythes
explicatifs
ou
justificatifs
des
normes et idéaux de la société.
L'enfant doit les considérer comme un mystère et les respecter" en tant que
tel, sans toujours chercher à les comprendre. La société comme les parents,
se sert de ces "mystères" pour bloquer telle ou telle velléité de l'enfant
ou
au
contraire
encourager
ou
favoriser
l'acquisition de telle ou telle
habitude selon que leurs incidences sont jugées négatives ou positives, sur
le
devenir
de
l'individu
ou
de
la
société.
Et
plus
les
conséquences
prévisibles sont graves,
menaçant
par exemple la
vie,
plus l'interdit se
fera
catégorique
et
impératif.
Ce
qui
offre
une
dose
de
véracité
supplémentaire
aux
interdits,
une
vérité
plus
sociale
et utilitaire que
purement
logique
ou
matérielle,
ce
qui
réduit
la
marge de manoeuvre de
l' indi vidu pour les
justifier.
Il lui est simplement demandé d'obéir.
Et
l'enfant espiègle et curieux se verrait combattu par une autre menace. telle
que celle qui apparaît dans le proverbe suivant : 5itm Kaina ~oba ni6 na y~in
(le curieux finit par être borgne !)(1).
Pour résumer, nous dirons que la pédagogie
Moaga est une sociopédagogie
dont
l'objectif
permanent est l'intégration la plus
parfaite possible de
l' indi vidu
dans
la
société
à
laquelle
i l
entend
appartenir.
Une
socio-pédagogie enrichie d'une psycho-pédagogie si l'on tient compte de la
considération
tout
aussi
permanente
faite
à
l'enfant,
à
ses
stades
de
développement
(physique comme psychique) ainsi qu'à la forme des sanctions
préférée. Si les moyens éducatifs (théoriques et matériels) sont exactement
les
situations
concrètes
de
la
vie
sociale,
la
vie
quotidienne
et
la
participation réelle (et non seulement simulées comme le dénonçait ALAIN à
propos de l'école) aux travaux productifs, cette pédagogie amène l'enfant à
s'éduquer en vivant, à s'auto-éduquer au sein de la vie sociale elle-même en
"grandeur nature".
1) Cet autre proverbe est encore plus explicite : "
Nida ninga ~~ngi6d'y~ga n'bama zôodo (c'est celui qui cherche à voir très
loin qui a provoqué la cécité qui le frappe).

- 237 -
Ceci
atténue
le
caractère
répressif,
dirigiste
et
"inhibiteur"
de
l'éducation
Moaga
laissant
à
l' indi vidu
en
âge
de
comprendre,
un
sentiment
de
liberté,
d'autodiscipline,
d'intérêt ... ,
même
si
l'on
sait
qu'il
s'agit
d'un
sentiment
confus,
d'une
liberté
pipée,
d'une
auto-discipline imposée ou serveillée ... d'un intérêt canalisé!
Quelle
éducation
pourrait,
ici
ou
là,
se
prévaloir
de
n'être
pas
ainsi ... dans le meilleur des cas, dès lors que celui qui jugera en dernier
ressort n'est jamais l'individu qu'on éduque et que les valeurs en fonction
desquelles on l'appréciera sont définies sans lui, avant lui?
L'approche principalement normative que nous avons adoptée ne doit pas
conduire à nier l'existence de situations d'échec dans le système éducatif
Moaga
Loin s'en faut,
évidemment
Comme tout
système en tant que
réalité vivante, surtout quand, en plus, il est normatif, l'éducation Moaga
connaît des échecs,
mieux, elle prévoit des échecs et ménage avec plus ou
moins de bonheur, des cadres pour ceux qui ne "s'accrochent pas". A la fin
de chaque étape fondamentale on compte des "rescapés". des "redoublements"
ou des "abandons". Rarement volontaires ou acceptés cOiIlJ!le tels, ces derniers
iront constituer le groupe des déviants, des marginaux, des inadaptés que la
société considèrera de manière
posi ti ve ou négative : le
Gandaogo
est
différent axiologiquement du
NÂ...yogo
,même si l'un et l'autre désignent
ceux-là mêmes qui ont échappé au moule qui les aurait façonnés conformément
au modèle ...
Néanmoins,
ce statut ambigu de "raté" ne sera définitivement établi,
chez les M06é
qu'à la sortie des cérémonies de l'initiation pubertaire,
en tant que stade suprême de l'éducation dans sa forme systématique. En quoi
consiste-t-elle
?
Quel
est
son
statut
pédagogique
?
Quelle
en
est
la
finalité? D'où tire-t-elle son importance? Telles sont quelques-unes des
questions auxquelles nous chercherons des réponses.
Le
Bango
(1): structure pédagogique et valeur éducative
"Mais je pensais qu'ailleurs, chez nous, nous n'en étions même plus à la
première initiation,
que pour les jeunes circoncis,
la "case des hommes"
n'existait plus où l'on trempait le corps, l'esprit et le caractère; où les
1) Ce terme générique est le même pour les garçons (circoncision) que pour
les filles (excision).

- 238 -
passionnantes devinettes à double sens s'apprenaient à coups de bâton sur le
dos
courbé
et
sur
les
doigts
tendus,
et
les
Ka.66ak.6
les
chants
exercice-mémoire dont les mots et les paroles qui nous sont venus des nuits
obscures entraient dans nos têtes avec la chaleur des braises qui brûlaient
les paumes de la main".
B. Diop: Les contes d'Amadou Koumba, Paris, Présence Africaine, p.177
l' ini tiation pubertaire chez les M06ë:
à l'image de ce qu'on peut
observer
dans
beaucoup
d'autres
sociétés
coutumières
africaines) occupe
sans conteste,
une place primordiale aussi bien dans la vie de l' indi vidu
que
dans
celle
de
la
société
entière.
Peut-être
est-ce
la
raison
pour
laquelle
elle
a
attiré
à
elle
les
regards
curieux et interrogateurs de
nombreux étrangers de diverses origines ? Une autre raison non négligeable
tiendrait du fait - réel - que ces rite~,consacrant le passage de l'individu
Moa.qa
(par exemple) du statut d'enfant à celui d' adul te, ont toutes les
configurations
d'une
véritable
structure
cohérente,
perceptible
de façon
relativement
autonome
et, pour
cela, mieux
saisissable
par les chercheurs
(anthropologues,
sociologues
et
plus
récemment
éducateurs)
préoccupés de
"rationalisation" et de l'établissement de "systèmes" de type cartésien.
Il
reste,
cependant,
que
le
foisonnement
des
études
qui
lui
sont
consacrées,
n'a pas toujours impliqué une saisie rigoureuse d'un phénomène
autrement
plus
complexe,
plurivoque
et
d'accès malaisé du fait
du grand
secret qui couvre tout ce qui se passe à l'intérieur du camp d'initiation.
Nous nous en tiendrons, pour notre part, à la dimension pédagogique et
à la portée éducative de l'initiation
Moaga
en faisant abstraction de
ses contenus métaphysiques et religieux (1) chaque fois que cela ne nuit pas
à
l'intelligibilité
de
l'analyse.
Pour
ce
faire,
nous
nous
mettrons
volontiers
à
l'écoute
des
"vieux"
qui
l'ont
vécu
concrètement
jadis, et
parfois même l'ont fait vivre à plusieurs générations successives de jeunes
gens (2)
C'est
par
le
terme Banga
que les
M06 ë:
désignent ce que nous
appelons rite de passage ou initiation pubertaire, tant pour les filles que
1) A. ZAGRE, op. cit., p. 63-64.
2) Il s'agit de nos informateurs de Souly (1985),
de Titao (1986),
de You
(Yatenga), de Kaya (1982) et de Ouagadougou (1983-1987/88).

- 239 -
pour les garçons.
Nous ne saurions pas dire quelle est l'origine du mot ni
nous préoccuper outre mesure de l'historique de cette pratique(l).
Néanmoins, l'analyse des sens et contextes d'utilisation du concept en
dehors
des
rites
de
l'initiation) pourrait
contribuer
à
une
meilleure
compréhension de sa signification profonde.
D'abord, on y retrouve avec clarté l'allusion faite au "savoir" à la
"connaissance" qui sont rendus par le terme voisin BangJté: , et dont les Mo-ôé:·
pensent
qu'ils
s'acquièrent
au
prix
de
mille
épreuves,
de
beaucoup
de
souffrance
et
d'une
volonté
sans
faille
Ensuite,
dans
un
sens
plus
profond,
Bang 0
exprime le "secret", la honte dans le sens de la pudeur
liée matériellement - comme nous l'avons déjà dit - à la nudité de l'adulte.
C'est l'idée qu'on retrouve dans l'expression courante mais grave:.
Loyé: .
m'bago
qui signifie littéralement "attache ma pudeur" et de façon profonde
"Aide-moi à sauver mon honneur ! Aide-moi à sortir d'une situation qui,
autrement, me couvrirait de honte !" Et quand le vieil homme à qui on vient
de
faire
du
bien (l'aider par exemple à porter son fagot
de
bois,
ou à
éviter qu 1 un créancier malveillant
ne le traîne sur la place publique ... )
s'exclame, en guise de bénédiction:
W~nna loyé: ~o bago
(que Dieu attache
ta pudeur
!) il invoque par là,
la miséricorde des Dieux pour qu'ils vous
préservent
de
situations
désobligeantes,
difficiles
par
lesquelles
tout
votre honneur pourrait être souillé en vous fournissant les solutions les
plus inattendues.
Ces
éléments
de
"sa voir
ou
connaissance",
d'
"honneur" ,
de
"secret"
resteront
les
référents
constants
de
la
signification
profonde
de
l'initiation pubertaire et en résument la philosophie de base. Le Bd'go
en
tant
que
rite,
s'étale
sur
plusieurs
semaines
(environ
trois
mois)
et
présente
à
travers son organisation,
son fonctionnement et ses objectifs
fondamentaux, les formes qui rappellent irrésistiblement le système scolaire
dans
sa
conception
classique
occidentale.
Une
mentalité
qui
précèderait
l'institution!
3) A. ZAGRE pense que la pratique serait étrangère aux autochtones ( Nyonyo-ôé:
et qu'elle serait introduite dans le Mogho avec l'arrivée des conquérants
Quoiqu'il
en
soit
elle est assez, vieille et serait même antérieure à
l'arrivée des musulmans (Islam). Les rapports entre les
Mo-ôé: et les Dogon
chez qui la pratique de la circoncision et de l'excision est inscrite
dans leurs mythes de la création
(M.
GRIAULE : Dieu d'eau ; G. CALAME
GRIAULE
: Ethnologie du langage,
la parole chez les Dogons) pourraient
avoir permis l'assimilation par les premiers, certains éléments culturels
des seconds; dont l'initiation, dans ses formes que nous évoquons.

- 240 -
1)
De l'organisation matérielle, socio-religieuse et psychologique
du
Bang a
Le
tango a lieu, pour le village,
tous les deux ou trois ans en rapport
avec l'importance numérique des enfants en âge de le subir (14 à 17 ans). Le
nombre,) souvent attendu, est de
10 à
15 enfants. La période retenue est la
saison sèche et froide qui se situe de décembre à février car, à ce moment,
on a fini de rentrer les récoltes, hommes et enfants sont libérés des lourds
travaux champêtres et le froid est jugé favorable à la cicatrisation rapide
des
plaies
causées par l'opération chirurgicale en réduisant
les risques
d'infection.
A
ces
considérations
climatiques
et
économiques,
s'en
ajoutent
d'autres,
d'essence
religieuse.
Il
faut
consul ter
le
devin
( Baga )
et
sacrifier aux esprits des ancêtres et à la déesse terre ( Te..nga
) afin de
s'assurer
de
leur
bienveillante
protection
et
de
la
santé
des
futurs
néophytes
et
de
leurs
encadreurs.
La
préparation
psychologique
des
"candidats",
quant
à
elle,
est
relativement facilitée
dans la mesure où
ceux-ci demandent l'initiation,
l'attendent même,avec fierté mais non sans
appréhension
(ils n'en savent exactement
rien) J pour se réaliser dans leur
vie
d'homme.
Désormais
ils
seront
bientôt
à
l'abri
des
moqueries
des
femmes Cl)
(tantes,
belles-soeurs ... )
de
leur
aînés ... ,
et
bénéficieront
d'une
plus grande respectabilité sociale et morale.
Ce qui
est largement
suffisant pour un conditionnement favorable au "grand saut dans la vie".
Mais la préparation concerne tout autant le "personnel" adulte devant
intervenir dans l'exécution des rites de passage, en particulier le K~aganaba
(chef du parc initiatique, directeur de la session, "président du jury"), le
Naané.
(responsable
des
opérations et de l'exécution du
programme,
le
censeur) et le Guuru..
(le chirurgien-circonciseur qui peut se retirer une
fois l'intervention faite).
Ils sont choisis parmi les vieux sages du village qui ont fait preuve
non seulement de leur grande expérience, de leurs compétences scientifiques
et
techniques
mais
aussi
et
surtout
de
leurs
qualités
morales
et
leur
"propreté sociale". Car il est nécessaire qu'ils jouissent de la confiance
1) Généralement les femmes ne commencent à respecter un garçon qu'à partir
du moment où il est circoncis.

- 241 -
unanime
des
villageois
pour
conduire
des
opérations
aussi
délicates
et
décisi ves pour
la société
Cl). De plus, ils doivent conserver et mériter
cette estime et cette propreté morale tout au long de la retraite,
ce qui
leur impose des restrictions et des interdits spécifiques rigoureux : saluer
un
inconnu
(moralement
parlant)
en
lui serrant
la main
entretenir des
relations conjugales avec son épouse (source de souillure)
aller au marché
(pour
éviter
la
tentation
de
mentir
comme
le
font
souvent
vendeurs
et
acheteurs) ...
Tous
ces
faits
et
réactions
confèrent
déjà
aux
cérémonies
de
l'initiation qui vont commencer, toute leur solennité, toute leur importance
socio-religieuse et tout le respect qui entourent les grands moments de la
vie
sociale.
Ce
n'est
pourtant
pas
encore
la
fête.
Loin
s'en
faut!
L'atmosphère
est
plutôt
pesante,
lourde d' incerti tudes
les parents des
néophytes
sont inquiets et les mères se cachent au fond de leur case pour
pleurer,
ou
font
des
sacrifices
supplémentaires.
En
effet,
tout
p~ut
arriver.
Comme
au
moment
de
l'accouchement,
le
meilleur
et
le
pire
se
côtoient
au plus haut niveau de manifestation de la vie, veille, vigilant,
le spectre de la mort. On commence à avoir peur de ce que l'on a soi-même
cherché! Une peur qui frise l'angoisse morbide, car,
désormais et pendant
un trimestre entier,
plus rien,
plus personne ne sortira du
Ké.oao
pour
dire quoi que ce soit à qui que ce soit. C'est le black-out total et même
les
décès
éventuels
qui
interviendront
pendant
la
retraite
initiatique
seront gardés secrets, jusqu'à la fin des cérémonies(2).
1) On
estime
qu'un homme socialement
sale,
c'est-à-dire ayant commis des
fautes
graves
(inceste,
fétichisme,
mensonge
et
vol),
est
inapte
à
diriger
les
opérations
de
l'initiation.
Un
peu
comme
l'affirment les
Coréens du Nord qui trouvent inconcevable, et même dangereux, de confier
l'éducation
de
ses
enfants,
"l'avenir
de la Patrie",
à des
personnes
douteuses. En effet,
il est plus difficile chez eux d'être choisi, pour
enseigner (tous niveaux confondus), que pour être ingénieur.
2) Il arrive parfois qu'un néophyte meurt à
la suite d' hémorragie ou des
châtiments. Dans ce cas il est enterré à l'intérieur du camp, et jusqu'à
la sortie,
personne n'en sera informé. De telle sorte que jusqu'à ce que
l'enfant revienne,
les parents ne sont guère sûrs qu'il soit toujours en
vie. Dans ce cas aussi, les vêtements du malheureux seront suspendus à la
fin
de l'initiation,
au
bout du
pieu planté au seuil de la case de sa
mère. Ce signe interdit tout autre discours. Le mort n'a pas droit à des
funérailles.

- 242 -
Pour
la
première
et
la
dernière
fois,
une
vie
pourtant
sociale
se
passe en dehors de la société, même si ce n'est pas contre elle: à l'image
de
l'école
aux
grands
murs
qui
la
cachent
du
reste
du
village
de
l'internat
inaccessible
des
Jésuites
de
la
Renaissance
le
camp
de
l'initiation se dresse loin des cases, au fond de la brousse du Mogho .
C'est là, en effet, que la profonde similitude entre l'école classique
et
la
cérémonie
de
l'initiation
Moaga
est
la
plus
frappante.
La
plus
imposante.
Les
phénomènes
qui
vont
suivre
ne
feront
que
la renforcer,
la
légitimer.
Le personnel du
Bango.
Aux côtés des grands responsables devant conduire les destinées de la vie
du
K~ogo
(1),
trônent avec une fierté
bien méritée les autres membres du
"collège" .
Le
&vtgu
naba
(littéralement
chef du tas de sable chauffé par des
braises
ardentes

les
néophytes
fautifs
expieront
leurs
fautes)
est
le
surveillant général, chargé de relever les fautes et comportements prohibés,
de
déterminer
les
peines
pour
les
faire
administrer
par
un
des
jeunes
garçons à soi-même puis à chacun de ses camarades.
Le
POOk~ naba
(POOk~: le clown, chef de la grimace). C'est le clown,
le
bouffon
du
village,
réputé
pour
ses
prouesses
en
acrobatie et surtout
pour le don qu'il a de susciter le rire sur les visages les plus graves. Il
a
pour
rôle
de
faire
rire
les
Bâkoue.
(circoncis)
-
en
adoptant
des
comportements extravagants ou en prononçant des
paroles obscènes -
tout en
sachant
que
ces
derniers
risquent
d'être
sévèrement punis,
puisqu'il leur
est
interdit
de
rire,
surtout
si
c'est
à
la
suite
des
"provocations"
du
POOk~ naba
Le Rapporteur
en
chef,
qui
suit
de
très
près toutes les activités des·
circoncis à
travers la brousse et informe le
&vtgu
naba de tout ce qu'il
aura jugé répréhensible. Il est aidé dans sa tâche "d'indic" par un délateur
choisi en secret parmi les
Bakoue.
eux-mêmes, pour dénoncer les paroles ou
actes
que
ceux-ci
pourraient
dire
ou
faire
dans
une
grande
intimité.
Et
1)
Ke.ogo
c'est
le
coin
de
la brousse aménagé pour servir de cadre à
l'initiation.
Des
Se.kko
sont installés autour d'un gros arbre, loin du
village et des curieux.

- 243 -
comme
tout
néophyte est un délateur
possible, les
Bâk.06 é.
ne sont jamais
sûrs de ne pas être trahis, même s'ils ne sont qu'ent~e eux.
Le
GaUa
est le chef du
tam-tam
le crieur du
Ké.ogo
. ,
le chef
d'orchestre qui joue aussi le rôle de "professeur" de danse et de chanson,
tandis que le
Lemb~é. (du verbe
Lembé.
goûter) est le responsable de la
restauration.
Ayant un goût raffiné,
il s'emploiera à apprécier les repas
(déposés derrière le
Ké.ogo
par les femmes du village, notamment les mères
des circoncis,
car un homme
ne fait
jamais la cuisine lui-même,
quitte à manger des produits crus ou même à se laisser mourir de faim), pour
garder les meilleurs plats pour les responsables, avant de remettre le reste
aux jeunes gens.
Il n'est pas rare qu'il intervienne pour dégrader le goût
des repas, car les"
Bak.oue. ne doivent pas manger de bonnes choses".
Enfin,
le Vagnoo~é. naba (chef de la porte) ou le
Soo~é. naba (chef du
chemin)
assure le gardiennage de la "propriété" de l'initiation.
Il doit
veiller à ce que personne ne sorte ni ne rentre dans le Ké.ogo 3ans raison ou
sans y être autorisé,
ce qui est laissé à l'entière et exclusive discrétion
des
Naané.
et
Ké.ogo naba
.L'accès des lieux est strictement interdit
aux femmes,
aux garçons non-ini t;iés,
aux personnes
jugées suspectes et à
"toute personne étrangère au service".
Des structures "matérielles" qui,
néanmoins,
en disent assez long sur
l'esprit de rigueur,
de discipline et d'autorité mêlé à une sévérité voulue
et
systématisée
qui
semble
être
la
philosophie
de
base
du
règlement
intérieur de cette "école". Forme organisationnelle et perspective formelle
qui se réaliseront dans un fonctionnement dont ils garantiront l'efficacité
à tous les niveaux.
ll. Le fonctionnement du Ba.n.go.
Tout commence
par l'opération chirurgicale proprement dite qui consiste
en l'ablation,
par le
GuurU., du prépuce de l'adolescent,
prépuce dont le
symbolisme chez les M06é.
rappelle assez bien la représentation dont il est
l'objet chez les
Vogon
(1).
Louis TUAXIER en donne une description qui a
l'avantage d'être précise: "l'opérateur attache avec une ficelle le bout du
1) Par l'ablation du prépuce et la section du clitoris, les Vogon , dans le
mythe, cherchaient à rendre possible la copulation entre le Dieu Ciel et
son épouse terre. Une termitière qui faisait saillie sur la terre, et qui
empêchait
ainsi
la
pénétration
fécondante,
a
été
terrassée.
C'est le
symbole
de
l'excision.
Comme
pour
d'autres valeurp encore,
les
M06é.
auraient adoptée celle-ci de leur contact prolongé d avec les
Vogon

- 244 -
prépuce
du
patient
qui
s'accroupit.
(Souvent
il
est
assis,
les
jambes
légèrement écartées et les yeux bandés). Un petit billot de bois est là que
l'on met sous la verge ( pour servir de point d'appui) en y posant le bout
de
celle-ci.
L'opérateur
place
un
petit
couperet
de
fer
sur
l'endroit
indiqué par la ficelle,
puis ilfré!l>pe un coup sec et dur avec un
gros
caillou de façon que le tranchant du couperet sectionne bien net" (1)
Le sacrificateur
(car le morceau du sexe du patient sera enterré et
destiné aux ancêtres en plus du sang)
bien adroit,
et avant de porter le
coup décisif, invoque l'esprit des ancêtres en disant
Sam namba ~o,
yab~amba ~to
(2),
pour rappeler qu'il utilise le couperet qui a
servi à l'initiation des pères et des grands-pères de la lignée paternelle.
Et,
comme
pour
étouffer les cris des
patients ou
pour leur donner
courage,
le
Galia
joue très bruyamment du tam-tam, personne, au dehors ne
devant
savoir ni entendre ce qui se
passe à l'intérieur de l'enclos.
Le
Naané.
, quant à lui, s'occupera de panser les plaies en puisant dans sa
science
des
plantes
et
dans
son
savoir-faire,
les
recettes
les
plus
appropriées
pour
hâter
la
cicatrisation
et
prévenir
les
infections
possibles.
Nous
savons
aujourd'hui,
grâce
à
l'analyse
scientifique
des
produits
utilisés,
que
ceux-ci
avaient
eff ecti vement
des
vertus
thérapeutiques sûres
Du reste, au nombre des critères qui ont présidé au
choix du
Naané.
, on compte ses connaissances des plantes médicinales et de
l'anatomie
(celle du sexe masculin surtout)
et ses compétences techniques
dans les "soins infirmiers".
Il faudra attendre le 7ème jour suivant celui de l'opération pour la
première cérémonie solennelle de la vie dans le K~ogo
Kotogo
(Kom:
eau;
Togo
: amer, difficile dans le sens de souffrance). Il signifie
"bain
amer",
allusion
faite
à
la souffrance des néophytes qui subissent
alors
le
premier
pansement
collectif
sérieux.
Au ni veau de la mentalité
Moaga
, à ce propos,
ce
premier
bain (très matinal et il fait encore
froid)
pris
en
commun
dans
le
marigot
le
plus
proche
du
Ké.ogo
mais
suffisamment
à
l'abri
des
regards
curieux
ou
malveillants,
vise
à
débarrasser les jeunes circoncis des impuretés de leur état antérieur. Une
mesure d'hygiène propre à purifier et le corps (matérialisé par le sexe) et
1) L. TAUXIER, op. cit., p. 258-59.
2)
Samnamba
(les pères),
. Yab~amba
(les grands-pères),
espèce de lame fixée sur un manche en bois.

-
245 -
l'esprit.
Ce bain représente ainsi le symétrique du bain de l'enfant à la
naissance pour le débarrasser de ses souillures.
Il s'agit, en même temps,
de
les
protéger
des
forces
maléfiques
qui
les
habitaient
jusqu'ici
et
pourraient choisir ce moment crucial pour sévir. Ainsi,
sommes-nous ici en
présence du bain purificateur observé dans plusieurs rites africains de même
nature, qui marque la sacralisation du nouvel être qui renaît à une nouvelle
vie en accédant au statut d'homme
~ga 6a pa ~ b~go a na pa Nidayi
(un enfant non circoncis n'est pas encore une personne).
La deuxième cérémonie sera la confirmation de la première (comme l'on
parle
de
"baptême"
et
de
"confirmation"
dans la religion chrétienne)
et
interviendra
deux
semaines
après
la
circoncision,
donc à
une
semaine du
Kotogo
On l'appelle le
Konoogo
(Noogo~ doux) et il se traduit par
le
"bain
doux"
au
moment
même

l'on
respire
la
Jale
d'une opération
réussie puisque les plaies sont en voie de guérison, si ce n'est déjà fait.
Avec le
Konoogo
,l'essentiel des inquiétudes s'est envolé et l'on
est sûr que les ancêtres ont béni la "session". Les préoccupations du Naani,
portées
jusque-là sur l'évolution heureuse des opérations (c'est souvent à
ces occasions qu'on
prévoit les cas de
décès),
vont s'investir désormais
dans la formation physique, morale et intellectuelle qui représente le volet
le plus connu des rites de la puberté chez les
M06i.
Le
personnel
d'encadrement
et
les
néophytes
vont
s'attacher
à
l'exécution
scrupuleuse
du
programme
prévu
afin
d'assurer,
et
surtout
d'évaluer et de compléter la formation nécessaire pour devenir véritablement
un adulte.
(1)
Mais c'est la cérémonie du
lupondo.
qui tire son nom du fait
qu'on rase le crâne des circoncis ( lu; tête ;
Pondo : rasage) qui marquera
la fin de l'épisode et le retour des "nouveaux" hommes au village après leur
renaissance et l'assimilation de nouvelles valeurs et de connaissances mieux
comprises. On comprend alors qu'il donne lieu à une véritable fête populaire
au village où l'on danse,
chante
toute la nuit; mange et boit à satiété
pour saluer le changement définitif du statut social de ses enfants, munis
du "certificat d'aptitude aux fonctions d' homme" et prêts à jouer le rôle
qui est le leur, au grand bénéfice de toute la société.
1) lu
(tête)
Pondo (rasage) "cérémonie de rasage de la tête, symbolisant
la fin d'un état d'être déchu et le début d'un nouvel état. On retrouve
la même pratique à la fin de la période du veuvage, comme à la cérémonie
de la dation du nom au bébé.

- 246 -
Mais entre le
Ko:togo et le
ZupoYLdo
se sera déroulé avec passion,
volonté
et
même
répression ce que nous
tenons
pour essentiel pour notre
propos, à
cette étape capitale du
système éducatif
Moaga_.
le contenu
éducatif du
Bago
11 Le contenu éducatif du BaYLgo
Naturellement
et
légitimement,
le
caractère
cérémonial,
solennel
et
rituel de la structure éducative que représente le
Bago
pourrait laisser
entrevoir la mise en mouvement d'un contenu inédit, tout aussi exceptionnel
que le cadre où il se déploie.
En réalité,
il n'en est rien.
Il s'agit toujours de faire assimiler
les mêmes valeurs et réalités matérielles, économiques, sociales, morales et
religieuses qui avaient
déjà commencé à SI imposer aux bébés, aux enfants,
aux a1olescents,
conformément à leur âge et dans les cadres antérieurement
analysés : berceuses,
YaYLcVte.m, Ra6aYLdie.m,
Pug6acVtri
la vie au
Kriogo
serait-elle alors une simple répétition, une simple
réédition de tout ce qui s'était passé jusque-là? Ou, ce qui reviendrait au
même,
le nouvel indi vidu qui en sort
(il aura acquis un nouveau nom.) ne
serait-il
qu'un
adolescent
qui
aurait
seulement
vieilli
de
trois mois
?
S'arrêter là ne serai t
pas non
plus raisonnable,
même si dans un certain
sens,
le rituel
pourrait suffire à marquer la différence capitale que les
M06ri
observent entre elle et les stades et cadres antérieurs.
Plus qu'une réédition donc, et vu sous l'angle de son contenu, le Bago
apparaît
plutôt
comme
une
"nouvelle
édition revue et augmentée".
Ce qui
suppose que,
si le fond reste sensiblement le même,
l'auteur de l'ouvrage,
mûrit
et
après
un
certain
recul
par
rapport
à
sa
première
production,
consent à "relire" son texte comme pour tenir compte de son temps et surtout
des critiques et observations que ses amis et critiques ont proposées de la
version
antérieure
Ainsi,
par
exemple,
si
le
contenu
des
valeurs
enseignées y perd de sa spontanéité, il gagne, par contre, en précision, en
rigueur et aussi en liaison logique et significative du fait qu'il se passe
ici
dans
un
milieu
spécialisé,
quasi "artificiel".
Les errements et les
hésitations inévitables dans
les stades antérieurs se trouvent réduits au
minimum. De plus, comme dans toute école (et c'est pour cela que celle-ci ne
sera nulle
part la copie conforme
de la société quel
que soit son degré
d'intégration à celle-ci)
la réflexion,
la projection théorique et le jeu

- 247 -
intellectuel ont plus de latitude pour s'exercer.
Sans
oublier
qu'autant
on
a
observé
quelques
différences entre le
Vandkem
et le
Ra6andtem (par exemple), du point de vue des exigences et
même des choses à savoir (garder les animaux pour le premier ; cul ti ver les
champs pour le second), autant il est naturel qu'il y en ait quelques-unes
entre eux et le
Bang 0
En effet, à propos de la formation professionnelle, tout en permettant
l'affermissement
de
l'acquisition
de
certaines
techniques
(chasse
cueillette des plantes médicinales,
culture ... ),
il semble que ce n'est que
dans
le
Ké.ogo
qu'on
apprendra
véritablement
à
tisser.
Le
métier
de
tisserand,
qui
aurait
une
certaine
charge
numineuse
comme
celui
de
forgeron(l),
exige pour son exercice régulier une certaine connaissance des
éléments
de
la
mythologie
Moaga
qui
échapperait
à
l' indi vidu
"non
circoncis" ,
sans
relever
pour
autant
du
registre
des
initiations
ésotériques(2),
puisque tout adulte
Moaga
doit savoir et pouvoir tisser.
L'individu,
à
l'âge
de
l'initiation
pubertaire,
se
retrouve au stade de
l'intelligence conceptuelle et symbolique selon les étapes de l'évolution de
l'in~elligence établi par J. PIAGET. Cela va autoriser la systématisation de
l'enseignement de certaines valeurs qui n'étaient que vécues antérieurement.
L'enfant ou l'adolescent avaient-ils entendu et même répété des proverbes ou
devises
surpris
dans
la bouche des
parents,
le
néophyte apprendra à
les
comprendre et en conséquence à les utiliser à bon escient et bien à propos.
Il comprendra également pourquoi,
enfant,
on lui a interdit de faire des
contes le jour ou en brousse ! Ce n'est que dans certaines conditions bien
déterminées d'élocution que les contes, proverbes ou devises conservent leur
sens et surtout leur efficacité.
La vie dans la brousse conduira les néophytes à connaître les limites
de leur village, et par là à comprendre davantage le sens du civisme dont
on leur parlait tandis que le sens de l'orientation et le besoin de savoir
s'orienter leur seront indispensables pour retrouver les repères, les lieux
de rassemblement après les scènes de battue par exemple.
1) Selon notre informateur
(le Buugo
chef religieux) de
Souty(village
situé
à
7 km
au
Sud
ouest
de
Ouarugouya) le
tissage
en
plus de sa
signification mythique
(l'ancêtre des
M06é.
serait descendu du ciel en
s'aidant d'une bande de cotonnade) represente aussi le premier test de la
capacité d'un garçon à être utile à ses parents. Il serait capable de
distinguer le bien du mal et à opter pour le premier.
2) Nous en parlerons rapidement à la suite de ce chapitre.

- 248 -
Comme on peut le constater, le contenu de l'éducation dans le camp de
l' ini tiation va privilégier les dimensions intellectuelles, artistiques et
religieuses des réalités sociales, apprentissage systématique des chansons
et danses (cf. la présence du
Ga~a
) (ce sont les néophytes eux-mêmes qui
chanteront et danseront le soir du
Zupondo , ils devront à cette occasion
prononcer des chansons nouvelles,
inédites et montées par eux en même temps
qu'ils assimilaient les pas de danse correspondants!)
apprentissage des
devises
et
légendes
du village
des fables et contes cristallisant les
explications mythiques de telle ou telle réalité du milieu social.
La maîtrise de la parole ainsi que celle de sa langue constituent un
des objectifs majeurs du camp de l'initiation et les rôles des différents
personnages composant l'état major l'attestent
savoir parler,
savoir se
taire ; savoir à qui parler, comment lui parler,
que lui dire en parlant;
seront
les
valeurs
fondamentales
et
l'identité
morale
et
sociale
de
l'individu pourra désormais être établie à sa seule manière de parler (1).
D'ailleurs,
les
M06i
disent que celui qui ne sait pas maîtriser et
son
sexe
et
sa
bouche
(la
parole)
ne
saurait
être
un &utfU..na
(homme
intègre). Avec la circoncision,
on a "maîtrisé le sexe" qu'on disciplinera
désormais;
reste maintenant à maîtriser la bouche ! On remarquera que les
fautes " ver bales" seront, de loin,
plus réprimées que les fautes physiques
ou matérielles.
Un peu comme l'ont institutionnalisé les autorités de la République
Populaire Démocratique de Corée (R.P.D.C., Corée du Nord)(2) qui prévoient à
la sortie de l'école élémentaire que chaque jeune coréen doit savoir jouer
au moins d'un instrument de musique (traditionnel ou moderne), pratiquer au
moins
une
discipline
sportive
et
savoir
exercer
au
moins
un
métier
(couturier, brodeur, mécanicien auto, ... ), l'éducation dans le Kiogo
Moaga
cherchera
à
couvrir
à
un
niveau
de
technicité
élevé, l'ensemble
des
activités qui rendent la vie sociale, culturelle et économique possible en
j
attendant des séances de spécialisation lors des initiations spécialisées
(chasse, pêche, tresseur de paniers ou de nattes, guérisseur ... ).
1) Nous reviendrons sur cette question ultérieurement.
2) Plusieurs séjours dans ce pays, et les visites faites dans les classes de
tout niveau, nous ont permis de constater les efforts (1983-1985 et 1987)
déployés pour réaliser ce
principe original et
propre à permettre une
intégration heureuse des anciens élèves (salles équipées en conséquence,
encadrement technique bien assuré).

-
249 -
Nous
n'avons
plus
insisté
sur
la
formation
physique,
tant
les
conditions de vie qui sont offertes aux circoncis,
sont incompatibles avec
une
faiblesse,
une paresse ou une maladresse physiques caractérisées.
Nous
ne sommes pas revenu non plus sur l'apprentissage des lois sociales et des
exigences de la vie en communauté,
ni sur l'esprit de solidarité de groupe
dans la joie comme dans la peine qui doit exister entre les initiés.
Tout cela sera régulièrement vécu dans le
Kéogo: et la cérémonie de
sortie,
par certaines de ses phases,
donnera à tout le village rassemblé,
l'opportunité d'apprécier la bonne acquisition de ces valeurs.
D'abord à propos du secret : le
Zupondo
est suivi du "saut au-dessus
du feu".
Il consiste pour les nouveaux hommes, à enjamber l'immense brasier
fait
de
la
brûlure
de
tout
ce
qui
aurait
directement
servi
pendant
la
retraite
: les
Se.k.k.o
du
Kéogo
, les vêtements avec lesquels ils étaient
arrivés (ils s'habillent alors des nouveaux vêtements envoyés la veille par
les
parents)
etc ... ,
en faisant le serment que voici
: "Comme ce matériel
qui
se
consume
dans
le
feu
ne
laissera
pas
de
trace,
les
secrets
de
l'initiation-circoncision
doivent
se
consumer
dans
le
for
intérieur
de
chacun des initiés sans jamais être divulgués,,(l). Un pacte définitif vient
d'être signé par les membres d'une même promotion d'initiation!
Ensuite,
en
liaison
avec
l'acquisition
des
métiers
et
de
la
solidarité,
les
initiés feront
cadeau à
leurs parents et particulièrement
aux nécessiteux
du
village,
des
produits
de
leurs
apprentissages
dans
le
Kéogo
: nattes tressées avec de la paille, bandes de cotonnade, lits et
autres meubles en
bois,
viande séchée des gibiers,
fagots de bois pour le
feu,
et
de
paille
pour
la
confection
des
toits ... ,
de même
qu'avant,
à
plusieurs
reprises,
ils
avaient
cultivé
gratuitement
ou moyennant
une
rétribution symbolique - les champs de telle et telle famille ...
Enfin,
ces mots de la fin des fins,
prononcés par le
Waada
(2), au
nom
de
tous
ses
camarades,
illustrent
fort
bien
l'esprit
de
pardon,
de
tolérance et le fait qu'on a compris et accepté le bien fondé des épreuves
et punitions subies pendant la formation : "Tout ce qui s'est passé au camp
reste à cette même place.
Les néophytes ne doivent plus tenir compte des
1) Incantation rapportée par A. ZAGRE dans sa thèse.
2) Waada
c'est le nom initiatique donné au premier (par l'âge et l'ordre
occupé dans l'opération) de la promotion. Le 2ème s'appellera: Fabanga
.

- 250 -
mauvais
traitements
reçus
et
ne
doivent
pas
garder
rancune
aux
responsables" ( 1).
Et pour montrer leur
bonne foi,
ils resteront liés aux
éléments
de
l'état-major
de
leur
initiation
et
leur
porteront
aide
et
assistance chaque fois que nécessaire. Tout comme pour mettre en pratique la
formation en matière des
pratiques sexuelles,
le
Naané.. leur suggère de
trouver au plus vite une jeune fille pour Wagé. bungo c'est-à-dire "laver la
boue"
qui
se
serait
collée
à
leur
sexe
Dès
la
fin
des
cérémonies
consacrant l'avènement du nouvel être.
Des hommes aguerris par la trempe d'épreuves intentionnellement rudes
(rester des journées entières à travailler ou marcher sans manger une seule
fois,
se coucher nu dans le sable rafraîchi par les nuits de janvier, jouer
avec
le
feu
sans
se
plaindre
ni
fuir,
réciter
des
vers
entiers
de
contes ... ), avertis, efficaces, dignes,
rejoignent la classe des adultes du
village pour le plus grand bonheur de celui-ci. Un succès qui légitime la
joie et la fierté de tous,
population, néophytes et surtout encadreurs qui
affichent dans tout leur être la satisfaction sublime du héros qui a sauvé
tout
un
village
en
tuant
le
monstre
hideux
qui
le
menaçait
dans
son
existence !
Comment
s'y
sont-ils
pris
?
Avec
quels
moyens
concrets
?
Car,
maintenant que le contenu du programme est connu et la finalité générale
déterminée,
il
reste à préciser les moyens et techniques pédagogiques qui
ont aidé à sa réalisation.
iL Principes et valeurs pédagogiques du Bango .
Nous
sommes
fondé,
à
présent,
à
affirmer
que
plus
qu'une
école,
l'initiation
pubertaire
Moaga
se
présente
plutôt
comme
une
session
d'examen,
une structure d'évaluation dont l'arsenal humain et le matériel
réuni
dans
le
Ké.ogo
rendent
parfaitement
compte.
La
retraite
de
l'initiation comporte également l'idée de conditionnement psychologique qui
caractérise, pour les candidats mais aussi pour les examinateurs, les grands
jours de l'examen de passage, même si, dans le cas d'espèce de l'initiation
Moaga
les
épreuves
sont précédées de plusieurs séances de "mise à
ni veau". Car, faut-il le rappeler
Bagopa mi naba yé. (le Bago ignore l'ori-
gine sociale des candidats)(2) !
1) D'après notre informateur de Souly, op. cit.
2) Tous les enfants sont considérés sur un même pied d'égalité sans tenir
compte du statut des
parents.
Les fils
de roi
subissent exactement et
dans les mêmes conditions, les mêmes épreuves.

- 251 -
La rigueur et
la di versi té des
épreuves ainsi que la signification
qu'on leur reconnaît nous renforcent davantage dans nos conclusions.
Comme s'il ne fallait pas continuer à laisser les jeunes "jouer avec
le feu de la vie" (relative autonomie dans les groupes dl âge) mais évaluer
les acquisitions qu'ils sont censés faire,
le
Bago
sera une prise en main
par les adultes de la dernière phase de l'éducation. Il fallait que leur
autorité revienne (car c'est la dernière fois qu'elle aura à se manifester
de façon aussi directe et systématique)
pour imprimer définitivement dans
l'esprit
des
enfants
les modèles qui
leur sont
chers,
d'autant
plus que
désormais; on ne
pourra plus rien attendre d'un être qui ne se serait pas
transformé dans le sens voulu par la société : le jugement du
Bago étant
décisif
et
sans
appel.
L' indi vidu
est
défini ti vement
constitué dans son
identité sociale ...
Avec le
Bago, la pédagogie Moaga
passe de son caractère informel à
un
niveau
de
formalisation
avancée.
Elle
y
rencontrera
les
problèmes
théoriques inhérents à toute activité de réflexion. Ainsi,
on est tenté de
dire, dans une certaine mesure,
que le contenu pédagogique de l'initiation
est un véritable "mel ting pot" où SI entrechoquent plusieurs théories de la
pédagogie moderne. Et le fait qu'il ne soit pas codifié ne fait que porter
davantage le flou sur une cohérence interne indéniable.
C'est ce que nous tenterons de circonscrire structuralement, beaucoup
des éléments ayant
déjà fait
l'objet
dl analyses antérieures : discipline,
autorité. "
La pédagogie
Moaga
,par l'intermédiaire du Bago
, semble prendre à
contre-pied
le
principe
de
la
"pédagogie
de
l'exemple"
qui
prévalait
jusque-là.
A la question de savoir si l'élève doit faire ce que fait son
maître
(l'idée
du
maître-modèle)
ou
plutôt
faire
ce
que
celui-ci
lui
recommande de faire, la réponse du
Naana
est ambiguë sinon confuse~ Tantôt
oui,
tantôt non.
Le néophyte doit
savoir discerner
par lui-même ce qu'il
convient de faire,
à la lumière de ce qu'il a appris antérieurement. Ceci
pour dire que la réponse n'est ni évidente,
ni univoque, mais circonstan-
cielle. Evoquons,
pour illustrer ce point,
le rôle du
Pooné. ~aba. Celui-ci
est chargé - disions-nous - de faire rire, par ses comportements franchement
excentriques et
provocateurs,
alors qu'il
sait et les jeunes aussi,
qu'il
leur est interdit de rire, de se moquer et que les attitudes du "clown" sont

- 252 -
strictement
interdites.
Il
peut,
par
exemple,
se
mettre
nu
devant
eux,
raconter des histoires obscènes ou comiques,
"médire" sur les personnes du
Naana
ou du Le.mb-i..·
, . .. toutes choses aptes à provoquer des réactions
diverses chez les néophytes.
S'ils
se
trompent
en
adoptant,
à
leur
égard,
des
comportements
prohibés,
ils
seront
conduits
au
Bu.wtgu
(1)
pour
être
châtiés ...
Le
principe ici retenu semble en conséquence être le suivant : "Fais ce que je
te dis de faire,
mais ne fais
pas ce que je fais".
Non sans ambiguité non
plus : il se révèle dans toute sa complexité, et les "instructeurs" d,u Ké.ogo
en
tirent
le motif
du
malin
plaisir,
de
la
technique "sadique", d'induire
intentionnellement,
les
"élèves"
en
erreur
pour
mieux
les
corriger.
Provoquer
une
situation
d' erreur
pour
valoriser la portée éducative de la
correction.
On dirait une espèce "d r éducation par l'absurde",
et la valeur
pédagogique de
l'imitation
devient
mitigée.
Ce
qui est évident,
c'est
la
volonté de relativiser la valeur de l'imitation comme forme privilégiée de
l'apprentissage,
en particulier dans un contexte d'oralité: imitation oui,
mais
imitation
inconditionnelle
et
aveugle,
non
Ce
qui
était
immédiat
pendant
les
autres
stades de
l'éducation,
entend
ici
être associé à
une
certaine
intelligence,
à
un
certain
esprit
critique
qui
permettra
de
distinguer l'imitation servile,
animale,
de la répétition fidèle d'un geste
ou d'un comportement dont on se serait assuré - au préalable - de la valeur.
Une
telle
préparation
intellectuelle
devra
permettre
à
l'individu
de
reconnaître
le
bien
du
mal
et
de choisir
en
conséquence
reproduire
le
modèle
voulu
parce
que
l'on
a évité, en toute
connaissance
de cause,
le
contre-modèle.
C'est
ce
que
prônait KANT lorsqu'il disait
: "Il ne suffit
pas
de
dresser
les
enfants
il
importe
surtout
qu'ils
apprennent
à
penser,,(l) et que la véritable éducation est celle qui permet d' "avoir en
vue les principes d'où dérivent toutes les actions".
En effet,
c'est
ce
besoin
d'explication,
(remonter au principe pour
fonder une action) qui domine dans cet exemple du
POOIté. 60ba
pour culminer
avec l'analyse des contes et légendes de la société qui représente un volet
important
de
la
retraite
initiatique.
Et
la
question
de
savoir
si
l'éducation traditionnelle Moaga
n'est autre chose qu'un dressage, appelle
des jugements nuancés : on peut dresser un homme comme on dresse des chevaux
1) KANT, op. cit.

- 253 -
ou
des
chiens
il
est
plus
important
de
"l'éclairer
véritablement",
c'est-à-dire
de
faire
reposer
l'éducation
ou
l'instruction
sur
des
principes.
Il est
difficile de continuer en conséquence à soutenir que le
Bàgo
est purement mécanique, même si - comme toute éducation - il comporte
une
certaine
méthode
et
développe
un
certain
mécanisme.
Toute éducation
comporte un minimum de dressage comme tout dressage suppose du dresseur un
certain niveau de raisonnement.
Et ce n'est pas un hasard si c'est l'homme
qui dresse l'animal
et qu'il
ne dresse pas un chien comme il dresse un
cheval ou un singe !
Avec le
Kéogoi l'idée que l'action pédagogique est indissociable du
principe de la sanction trouve sa pleine illustration.
Plus qu'avant,
la
punition ou la récompense côtoient
de très près chacune
des activités de
formation,
même
si
les
punitions
sont
plus
nombreuses.
Dans
un
système
normatif,
le respect de la norme est considéré comme naturel donc non salué
particulièrement, alors que s'en éloigner est lourdement sanctionné.
En la matière, le principe sacra-saint de la pédagogie
Moaga serait
"on n' oublie pas ce que
l'on a appris aux dépens de son corps" ou ce qui
revient au même : "ce que l'on apprend sans peine est oublié sans délai".
L'on
comprend
alors
que,
dans
une
culture

l'écriture
n'est
pas
insti tutionnalisée,
le
corps
au
sens
large du terme,
soit beaucoup
plus
sollicité que l'esprit. Encore que le problème ne soit pas totalement absent
des
préoccupations
des
éducateurs
dans
les
civilisations
de
l' écri ture.
Irénée MARROU notait, à ce sujet, que du scribe pharaonique à l'écolier du
monde moderne,
la sanction de la faute apparaît inséparable des châtiments
corporels
la trique du maître de l'école hellénistique,
les férules ou
fouets des enseignants de Rome et du Moyen Age ou les verges et martinets de
l'époque moderne ... ou le fouet du
Guun{
matérialisent bien ce principe.
Quoique
contestée
comme
pratique,
elle n'est
pourtant
pas abandonnée,
du
moment qu'elle reste "théorique" ou juridique (1). Si, dès l'âge classique,
les règlements des écoles s'efforcent de substituer à la sanction physique
des exercices qui s'adressent plutôt à la conscience de l'élève (par exemple
le "symbole" âne,
parlez français",
utilisé dans les écoles coloniales en
Afrique
pour
punir
les
élèves
qui
utilisent
leur
langue
maternelle
à
l'école,
et les Jésuites pensaient
que "le traitement moral pouvait seul
1) Il arrive même aujourd'hui qu'on l'applique.

- 254 -
modeler en profondeur la personnalité de l'élève"), force est de reconnaître
que cela ne signifie guère" dans la réalité, que le corps s'estompe devant
l'esprit.
Les
MOôë:
quant
à
eux,
préfèrent
associer
les
deux
formes
de
sanction
(morale
et corporelle) avec la forte conviction" d'ailleurs,
que
c'est
par la mortification du corps que l' espri t
ou le moral s'épanouira.
Sinon pendant l'initiation comme aux autres niveaux de l'éducation, le
Moaga
préfèrera les sanctions verbales ou sociales qu'il juge plus efficaces, mais
plus dangereuses, à tel point que ce serait par "générosité de coeur" que le
Ge..w.ni
choisirai t
de
corriger
physiquement le néophyte
qui se trompe,
plutôt que de l'exclure du groupe
! Il s'agit de la thèse de l'âme saine
dans un corps droit, appliquée à l'éducation. Cela semble réussir d'autant
plus que la faute individuelle entraîne une punition collective. En effet,
ce principe quelque peu militaire (M.
FOUCAULT observe d'ailleurs beaucoup
d'analogies
structurales
entre l'école,
la prison et la caserne),
aurait
l'avantage ~ en
exacerbant
le
sentiment
de
responsabilité
du
fautif

l'endroit de ses camarades). de le toucher au plus profond de lui-même et de
le prédisposer ainsi à ne pas oublier l'erreur à cause de laquelle il a fait
punir
des
"innocents":
L'éveil
du
sentiment
de
culpabilité
à
des
fins
d'éducation
On
a
beaucoup
dit
et
écrit
à
propos
de
la
grande
sévérité
des
sanctions
corporelles
et
afflictives
dans
les
camps
d'initiation
négro-africaine. Mais, en réalité,
les épreuves qu'on y impose aux jeunes,
au-delà de leurs caractères physiques,
ne sont
pas considérées comme des
fins en soi. Elles sont, au contraire, prises comme des moyens pour réaliser
des objectifs touchant aussi bien le caractère, la moralité que la maîtrise
du corps. Pour ce dernier objectif, les coups de fouet (souvent violents et
provoquant des blessures, administrés par un
Bakoaga
(1) à ses camarades
sous l'oeil vigilant du
Ge..w.ni
), l'obligation qui leur est faite de se
baigner dans l'eau froide du marigot au petit matin, ou le jeûne comme forme
de
châtiment,
cherchent
à
endurcir
le
corps,
à forger
la volonté et
la
capacité à supporter les difficultés courantes de la vie qui attendent les
nouveaux
adultes.
Ces
sanctions
corporelles
impliquent
une
dimension
psychologique dans la mesure où l'on pense que l'émotion qu'elles provoquent
augmentera
la
récepti,vité
du
supplicié pour l'assimilation des
préceptes
enseignés.
Emouvoir au maximum pour obtenir un maximum d' attention et de
1)
Bankoaga
un circoncis encore dans le camp d'initiation.

- 255 -
de réceptivité intellectuelle, tel semble être le principe pédagogique des
sanctions
physiques
qui
précèdent
pour
cela,
les
explications
ou
justifications
nécessaires.
Ce
qui
paraît,
de
surcroît,
conforme
à
la
pédagogie
du
concret,
des
situations
réelles
comme
support
des
développements théoriques ultérieurs.
A ce ni veau,
l'éducation
Moaga .. va
dépasser le stade de la prescription exigeant l'obéissance aveugle, à celui
de
l'explication
pour
convaincre
et
permettre
l'adhésion
volontaire
du
Bakoaga,Ce qui n'était pas raisonnablement envisageable avant ce niveau
de maturité intellectuelle de l'individu.
Désormais,
il sera à même de comprendre pourquoi il est interdit aux
Uma
(1)
d'entretenir des rapports sexuels avec
les jeunes fi1l~s de la
caste des forgerons (alors que cela est toléré pour les enfants du pouvoir
politique : les Nakomc.U
); pourquoi les habitants du village voisin sont
pour lui des parents à plaisanterie (et quels comportements adopter à leur
égard) ...
ou
pourquoi,
alors
qu'il
n'était
qu'un
enfant,
il
lui
était
défendu
de
siffloter
la
nuit
ou
de
faire
du
mal
à
tel
animal totem à
l'opposé de tous les autres ...
Les
contes,
les
mythes
qui
régissent
l'origine,
l'identité,
la
personnalité et le fonctionnement
de la société en justifiant l'essentiel
des
valeurs
et
des pratiques en cours en son sein
(solidarité,
parenté,
bonne moralité sociale, honneur, dignité ... ), aideront à cette formalisation
de l'éducation.
La plupart des
techniques psychologiques de la pédagogie,
analysées plus haut, se trouveront maintenant systématisées, fondées en des
principes et tout-à-fait intelligibles.
C'est également de cette volonté d'intelligibilité de l'éducation à
l'intérieur du
Kiogo que participe la théâtralisation des choses et scènes
de la vie
les saynètes, les sketches, les veillées de
Soa.e:m-koe..6é( contes
courts ou devinettes) sont autant de mise en scène des qualités ou travers
des
hommes
que
l'on
honore
ou
condamne
en
dramatisant
des
situations
réelles, observables. On joue la vie, et comme le théâtre français du XVIIe
siècle
(MOLIERE,
CORNEILLE,
RACINE ... ),
les
Fables
et
les
Maximes
(LA
FONTAINE,
LA
ROCHEFOUCAULT,
LA
BRUYERE ... ),
on préfère,
à
l'enseignement
magistral des valeurs humaines,
le procédé du théâtre ou de la poésie. Les
ballets
à
thème
(où
l'on
mime
en
dansant
et
en
chantant
la
mort,
les
funérailles
et
les
comportements
du
défunt...
par exemple),
les
jeux de
1)
Z..i.ma
le "peuple" des Mosé, par opposition aux
Nakomc.i
(les nobles).

- 256 -
société,) permettront de faire
passer agréablement des messages qui peuvent
parfois être graves.
On se plait dans cette perspective de dramatisation des valeurs de la
vie sociale à des fins d'éducation, à citer le Soatm Koe.ga
(singulier de
Soatm Koué.
) suivant
Tobtobé. gèla
(voici les oeufs du Tobtobé. : un oiseau),
Fo ~~ya ti6 ma ~
(si tu les prends, c'est ta mère qui meurt),
Fo ~a b~é. ti6 ~a ~~
(si tu les laisses, c'est ton père qui meurt),
Fo manda waana
(que feras-tu ?) (1).
D'autres Soatma Koue.. évoquent des situations semblables (choix entre
épouse, belle-mère~mère ; hiérarchie des handicaps ... ) et interpellent tant
l'esprit de jugement des néophytes que leurs sentiments sociaux. Par rapport
auSoalm koega traduit ci-dessus, apparaissent dans leur extrême complexité,
les
sentiments
d'amour
filial,
de
patriotisme
et
du
drame
cornélien
consistant à faire un choix ou à établir une hiérarchisation entre le père
et la mère. Heureusement, il ne s'agit que d'un problème-piège, incitateur:
les avertis souhaitent ne jamais rencontrer les oeufs de cet oiseau de la
mort, et le
GUn~
conclura en révélant le caractère purement imaginaire de
l'oiseau.
Ainsi, il ressort que la sanction physique telle qu'elle est appliquée
dans l'initiation pubertaire, est "distribuée avec beaucoup plus de mesure"
qu'on le croit,
et,
pour l'essentiel, elle s'adressera à la conscience du
néophyte.
C'est elle aussi que concerne la Pédagogie du classement qui se
manifeste
à
travers
le
besoin
de
compétition
présent
dans
toutes
les
activités organisées. Même si les rangs définis en fonction des performances
réalisées
restent" comme
les
autres
conclusions
internes,
du
domaine
du
secret,
les éléments de la promotion s'en souviendront toujours, au point
que les
Moôé. disent qu'un individu ne saurait jamais se vanter auprès des
plus
jeunes,
tant
qu'un
seul
de
ses
camarades
d'initiation
est
encore
vivant! Grave mise en garde que chacun respectera sa vie durant.
1) Devinette
recueillie
par
L.
Bernard
OUEDRAOGO
"Les
groupements
précoopératifs
au
Yatenga,
Haute-Volta
Essai de modernisation d'une
structure
éducative
traditionnelle
Le
Naam".
Thèse
de
3ème
cycle
(Sociologie), E.H.L.S.S., Paris 1977.

- 257 -
Le
Bago
se
révèle,
sans
conteste,
comme
la
pièce maîtresse
de
l'éducation Moaga
Il offre l'opportunité la plus propice pour saisir la
pratique
Moaga
de la pédagogie que l'on peut concevoir comme un complexe
de
formes,
de
moyens
et
de
comportements
par
l'intermédiaire desquels
on
"façonne"
un
individu
conformément
à
un
modèle
déterminé à
l'avance.
De
plus,
non
seulement
il
consacre
l'existence
d'une
philosophie
et
d'une
pratique effectives de la pédagogie,
mais aussi,
par son organisation,
son
contenu
et
son fonctionnement,
il
autorise à conclure à l'existence d'une
éducation formelle rigoureuse et codifiée,
qui côtoie, corrige et évalue en
dernière analyse~les acquis d'une éducation plus informelle. C'est pourquoi,
plus
qu'une
école au sens courant du terme,
il serait davantage un centre
d'examen qui délivre le "diplôme de la vie", le diplôme pour la vie!
Les "recalés",
rares,
sont ceux qui auraient succombé à la suite des
épreuves
les
"esprits
des
ancêtres"
les
excluent
de
la
société
de
la
manière
la
plus définitive qui soit.
Car ce sont eux que leurs parents ne
verront
pas à
la fête
marquant
la
fin
de
la "session".
Et tout le monde
comprendra
qu'ils
sont
morts
Le mysticisme
qui
couvre
ces
phénomènes,
illustre
une
réalité
caractéristique
des
sociétés

les
considérations
religieuses
et
métaphysiques
interfèrent
constamment
jusque
dans
les
activités apparemment les plus "matérielles", les plus "objectives".
Quant
aux
autres,
l'écrasante
majorité,
voire
la
totalité
de
la
(1)
promotion
plus
rien
ne
sera
systématiquement
exigé
d'eux
sauf
la
nécessité
de
vivre
en
permanence
en
conformité
avec
les acquis mûris au
cours
de cette
retraite,
pour mériter
de
la société et la servir tout le
reste de leur vie.
Et si l'éducation n'est pas finie pour autant - du fait
que les anciens et les parents vivent toujours - ils sont supposés être des
hommes à part entière, des adultes.
Avec
ces
adultes,
l'on pourrait dire que le
Bago. aurait réalisé en
chacun des individus le but de l'éducation dont la société a besoin : "Les
hommes,
avant d'être éduqués,
seront amenés à accepter des lois sans les
comprendre ni sans participation ni enthousiasme,
l'éducation les amènera
1) La
mort
d'un
néophyte
pendant
l'initiation
est
considérée
comme
une
"mauvaise mort"
qui
trouble
la
conscience
sociale
en
lui
révélant
une
menace
de
son équilibre
Cc' est
un phénomène anormal) et interpelle des
rites de propitiation en vue de corriger le "mal".
Mais l'éventualité est
admise, prévue.

- 258 -
plus tard à se familiariser avec elles et être associés à l'élection des
magistrats"
(1)
ce
qui
représente
dans
la
logique
de PLATON,
la forme
suprême
de
la
participation
responsable
et consciente,
à la gestion des
affaires de la société.
Il
s'agit
là,
raisonnablement,
de
ce
qu'on
appelle
l'éducation de
base, celle qui permet à la société de "réussir à subsister" globalement, le
niveau de "culture générale" minimum requis. Mais la société a besoin aussi
de
culture
spécifique,
spécialisée,
pour
ses
activités
sectorielles.
La
charge en incombera aux initiations "ésotériques".
g)
Les initiations spécialisées ou ésotériques
Au-delà de l'initiation pubertaire,
et à sa suite, la société
Moa.ga.
prévoit
des
structures
d'éducation
spécialisée.
Le
8&9 0
sanctionne une
formation générale, socialement intégrée et suffisante, pour le commun des
MO-6ë:
pour
avoir
mis
à
sa
disposition
les
connaissances,
savoirs et
techniques requis pour conduire et réussir sa vie et "être utile aux autres
et à son pays"
(ROUSSEAU).
Mais i l reste que l'éducation doit être aussi
"adaptée à chaque homme selon le rôle qu'il est appelé à jouer plus tard
dans la société".
DI
'
ou
le
grand
intérêt
que
les
MO-6 ë:
manifestent
à
l'égard
des
initiations spécialisées. Les formations,que chacune est chargée de donne~J
viendront
s'ajouter
aux
éléments
de
l' éducation
de
base
pour
faire
des
spécialistes qui exerceront des acti vi tés spécifiques.
Celles-ci,
du fait
qu'elles sont d'usage
délicat,
compte
tenu de leurs charges numineuses et
religieuses
exceptionnelles,
ne
peuvent
être
confiées
qu'à
des
adultes
eux-mêmes
spéciaux,
aptes
à
subir
des
restrictions
supplémentaires et à
assimiler des connaissances plus approfondies. C'est pourquoi ces structures
fonctionneront comme des "sociétés secrètes" fermées.
Jusque
dans
une
certaine
mesure,
elles
se
présentent
comme
des
"établissements
privés"
spécialisés
dans
des
domaines
précis
avec
des
conditions d'accès qu'ils
définissent
de
façon quelque peu autonome. Mais
les fonctions auxquelles elles préparent restent en rapport avec les besoins
de la société,
dans une
perspective de complète complémentarité, et leurs
1) PLATON
Les Lois, VI, 751 c, d.

- 259 -
vocations correspondent bien aux préoccupations de la vie sociale. Toutefois
les métiers qu'elles préparent sont d'une pratique si délicate, si exigeante
du point de vue de ses conséquences graves tant pour l'individu que pour la
société toute entière) que l'on ne peut guère les laisser entre les mains de
n'importe qui, dans n'importe quelle situation.
La société
Moaga. traditionnelle connaît une diversité d' "écoles" de
ce
type
on
y trouve
la
société
des "sorciers-guérisseurs",
celle des
chasseurs,
des
masques
(Wando
),
des
tambouriniers
(Benda
.),
des
fossoyeurs ( Lagdba), des maîtres des phénomènes atmosphériques (
Nyon.yo~é.
... celle des forgerons représentant un cas particulier du fait qu'ils sont,
chez les
Mo~é
du Yatenga
(1) notamment, des hommes de caste.
Qu'il nous suffise en guise d'illustration de retenir le seul cas des
Nyonyo~é
en
tant
qu'il
est
le
mieux
connu,
le mieux structuré et
particulièrement significatif pour ce qui est de la dimension pédagogique.
(2)
L'exemple des rites d'initiation des Nyonyo~é
En plus du fait
qu'ils sont un constituant social du
Mogho
, les
Nyonyo~é
détiennent des pouvoirs surnaturels et magiques qu'ils exercent
dans
le
cadre
d'une
"société secrète" où ils acceptent -
en vue de les
initier
a
leurs
pratiques
des
individus
adultes
pouvant
provenir
de
familles non Nyonyoga
Ainsi,
on
entre
dans cette société soit
par la naissance,
soit en
"achetant"
l'accès
aux
secrets
de
l' ini tiation.
Dans
les
deux
cas,
une
initiation
particulière
est
indispensable.
Elle
consiste
à
donner à ses
membres des techniques et des moyens d'action occultes,
magiques sur les
phénomènes
naturels
(vent,
foudre,
pluie ... ),
soi t
pour
influencer
positivement la saison culturale (conjurer une sècheresse préjudiciable aux
récoltes par exemple), soit pour se défendre contre des ennemis disposant de
1) Le royaume
Moaga
du
Yatenga
,se distingue du royaume
Moaga
de
Ouagadougou
(royaume "père") par certaines pratiques bien déterminées.
Par
exemple,
le cas des forgerons
qui ne constituent pas une caste à
Ouagadougou.
Le
métier
de
forgeron
est
accessible
à
tout
individu,
moyennant
l'initiation requise,
quelle
que soit
son origine sociale et
familiale.
Ce qui n'est pas le cas au
YaLenga
où l'on est forgeron de
père en fils.
2) Les
Nyonyo~é
sont considérés comme les autochtones du
pays
Moaga :
c'est à eux que revient souvent
(avec les rescapés
Vogon, le pouvoir
religieux,
du fait de leurs capacités à maîtriser les éléments naturels
et
atmosphériques
nuage,
pluie,
vent,
foudre ... ,
et la terre et la
brousse.

- 260 -
forces 7 elles auss:i.) magiques.
Ce sont justement les conséquences graves de
ces
pratiques
magico-religieuses
qui
expliquent la nature draconienne et
sévère des conditions d'accès, et la rigueur morale et sociale avec laquelle
s'opère le choix des individus à initier.
De la procédure "d'achat" d'abord : l'aspirant néophyte se rend chez
le maître, prêtre dépositaire du
Nyonyaga pour lui faire part de sa volonté
d'entrer
dans
la
"société"
afin
de
s'initier
à
la
science
qui
lui
permettrait de se protéger contre les sorciers ainsi que contre ses ennemis
avoués ou potentiels, visibles ou invisibles. Il assortira également cette
volonté du besoin de protéger tout membre de la société qui viendrait lui
demander son secours ainsi que de la nécessité de garantir au village des
saisons fructueuses pour les hommes, les animaux et les plantes.
L'on sait par exemple, que des harmattans (1) forts et intervenant à
des périodes non favorables,
causent souvent beaucoup de dégâts en cassant
les pieds de mil dans les champs, en faisant tomber les fleurs des arbres,
ce qui réduit la quantité et la qualité des fruits attendus ... En un mot, le
"candidat" doit faire montre de sa bonne intention de faire de la science
qu'il
pourrait
acquérir,
le
meilleur
usage
possible,
aussi
bien
pour
lui-même que pour l'ensemble du groupe social. D'ailleurs, une "enquête de
bonne
moralité"
sera
entreprise
en
secret
par
le
prêtre
avant
toute
"inscription" à "l'école".
En plus de sa bonne moralité sociale et
individuelle,
attestée par
l'enquête, le postulant doit remplir d'autres conditions, dont le "prix" de
l'initiation
il doit apporter des victuailles qui seront sacrifiées au
Nyonyaga-ia~é
ou
Toabga
(hache magique des
Nyonyo6é
et symbole de
leur
science
et
de
leur
pouvoir)
une chêvre noire,
un chien noir,
un
poulet au plumage rouge,
plus 3000 cauris représentant précisément le "prix
de
l'initiation",
"les frais d'inscription". (2)
Ce n'est qu'après que la
formation proprement dite pourra commencer.
1) Vent très sec soufflant habituellement en saison sèche et chaude (Nord-Sud).
2) Toutes ces conditions s'imposent à n'importe quel postulant,
qu'il soii
de
la
famille
ou
non.
Elles ne souffrent d'aucune exonération,
sinon
l'entreprise sera sans effet positif.
Elles concernent directement les
esprits,
le
Nyonyoga ia~é
pour
lesquels
le
prêtre
n'est
qu'un
intermédiaire visible.

- 261 -
Au sujet des rites,
le néophyte est invité à se laver la figure avec
une préparation spéciale aux vertus magiques qui lui donnera un pouvoir de
vue extralucide, extraordinairement perçante, lui permettant de pénétrer les
secrets
du
monde
invisible
et
de
voir
à
travers
les
"carapaces".
Il
semblerait que les mangeurs d'âme (contre lesquels l'initié aura à lutter)
auraient
justement
la
capacité
de
se
saisir de l'âme de la victime qui
pourrait en mourir si une intervention salvatrice n'arrive pas à temps).
La mixture, à base de laquelle on fera la toilette purificatrice, est
préparée dans un pot en terre cui te neuf au fond duquel sont déposés les
objets suivants : le fer de la hache qui sera plus tard son
Toabga
, des
yeux de certains animaux (chat, âne, cheval, crocodile, certains poissons),
des racines et substances végétales (KaJt.Ué.
Né.Jté.
Noabga
ou prunier
sauvage), des t~tes d'animaux tels que les serpents venimeux (vip~re, naja
cracheur
notamment),
des
oiseaux
(aigles
et
éperviers)
ainsi
que
la
poussi~re d'empreintes de pieds nus laissées à la croisée de sentiers bien
fréquentés des hommes. Une telle mixture, réunissant des éléments aux vertus
réelles et symboliques larges, permettra au
N-LorU.oga non seulement de "bien
voir" à l'image des ~tres symboliques des eaux, des airs et de la terre,
mais aussi
de pouvoir se métamorphoser facilement en un ou l'autre de ces
animaux
(serpent,
oiseau ... )
si
les
circonstances
l'exigent
soi t
pour
échapper à un ennemi,
percer les secrets d'un mal veillant (les empreintes
des pieds) ou maîtriser et téléguider les phénomènes atmosphériques.
Comme
pour
renforcer
le
caract~re
extraordinaire
et
magique
de
l'opération,
la
toilette
elle-m~me se fera dans un ordre opposé à celui
habituellement
pratiqué
se
servant
de
sa
main
gauche,
le néophyte se
lavera le visage en allant du menton vers le front et cela plusieurs fois de
suite.
Bien sûr,
il suivra plusieurs semaines durant,
des stages pratiques
aux
côtés
du
pr~tre-maî tre qui lui enseignera,
exemples
à
l'appui,
les
attitudes concr~tes à adopter, les incantations à faire et les comportements
quotidiens
sociaux
à
observer
dans
l'exercice
de
ses
"fonctions".
Et
l'acquisition ne se fera que de mani~re progressive en fonction des divers
niveaux à parcourir.
Ainsi, bien longtemps avant de recevoir son embl~me, le "diplôme", qui
se compose d'un anneau de fer à mettre autour du gros orteil,
un anneau
"abreuvé"
dans
un
philtre
magique
susceptible de provoquer des coups de

-
262 -
vents et de tourbillons,
le néophyte devrait être capable d'apercevoir les
"doubles" des personnes
les génies et les esprits
et de
prévoir les
évènements
à
venir.
Toutefois le droit d'exercice et même la capacité à
intervenir (car une chose est de voir, une autre d'intervenir efficacement)
ne seront reconnus qu'après l'épreuve de consécration, au cours de laquelle
il
aura dû prouver sa parfaite compréhension de son rôle et sa maturité
morale à le tenir. On pourra,
par exemple, au cours de cette épreuve, lui
ordonner d'accomplir -
entre autres prestations -
un acte horrible comme
piler
dans
un
mortier
une
poule
et
ses
poussins
encore
vivants.
S'il
obtempère, le prêtre lui retire l'emblème, le disqualifie et déclare nulle
et non avenue l'initiation qu'il vient de subir (souvent,
par précaution
contre
une
mauvaise
utilisation
de
sa
science,
on
le fera mourir).
Par
contre,
s'il
ne
le
fait
pas,
alors
il sera proclamé admis,
car
par son
geste, il aura montré que, malgré le pouvoir dont il dispose, il est capable
de compassion et de pitié et ne tuera que dans des cas extrêmes et rares. La
"consécration" l'engage à
une déontologie qui n'est pas sans rappeler
le
serment d'Hippocrate,
d'autant que,
par la suite,
une mauvaise utilisation
du pouvoir peut entraîner encore la destitution.
La prestation du serment de garder le secret du
Nyonyoga mettra fin à
ce
cycle
très
éprouvant,
qui
révèle
une
dimension
particulièrement
significati ve
de
l'éducation
Moaga
Quels enseignements
pédagogiques
tirer de cette initiation ésotérique?
Nous avons dit tantôt, qu'à l'opposé de l'initiation pubertaire, cette
éducation de base qui s'impose à tout
Moaga
à partir d'un certain âge,
l'initiation aux savoirs ésotériques n'est acquise qu'à la demande expresse
de l'individu intéressé.
Dans le cas précis de la science du
Nyonyoga , c'est une "formation à
la demande" et l'initiative est toujours prise par celui qui est en quête de
ce savoir (1)
D'où une difficulté pédagogique en moins, puisque la question
préalable de l'intérêt et de la motivation à réussir, considérée comme une
1) A l'exception de certaines initiations par l'origine familiale (forgeron)
ou par la révélation (certaines voyances par l'intermédiaire des
Kink~6~
le
Kink~baga
,divination par les
Kink~6~ qui choisissent d'habiter
tel ou tel individu: celui-ci se trouve donc obligé de s'y mettre sous
la pression des
Kin~6~
).

- 263 -
prédisposition idéale pour le succès de l'acte d'apprentissageJest résolue.
Encore faut-il
rappeler
que la volonté du candidat,
pour être nécessaire,
n'en est pas suffisante. Loin de là : il y a une contrepartie à "payer" et
des conditions à satisfaire
être circoncis, marié et socialement propre.
Ce qui ne fait que renforcer l'engagement du demandeur.
Quant
au
processus
de
la
formation
proprement
dite,
le
système
d'apprentissage par participation qui était à l'honneur jusqu'à l'initiation
pubertaire,
connaît
ici
des
restrictions
notables,
surtout
au début.
Il
s'agit
plutôt
de
savoir
écouter,
observer,
et
attendre
patiemment
les
indications
théoriques
puis
pratiques
du
maître.
Car
pour
ces
savoirs
éminemment
"dangereux",
on
limite
au
maximum
les
risques d'erreurs
(qui
peuvent
être
catastrophiques
et
fatals)
et
aussi
les
connaissances
approximatives ou confuses et le volontarisme.
On
procèdera
donc
par
assimilation
progressive
des
recettes,
distribuées
parcimonieusement
par
un
maître
particulièrement
attentif et
présent.
Et
ce,
d'autant
plus
que
même
les
connaissances
apparemment
scientifiques,
matérielles
ou
rationnelles
telles
que
la
nature
des
phénomènes
à
connaître,
sont
entourées
de mystère que le prêtre gardera
longtemps en secret.
Ce sera
justement l'enveloppe mystérieuse couvrant ces connaissances
ésotériques
qui
expliquera
qu'ici,
le
néophyte
n'agira
pas
sans
l'autorisation
expresse
du
maître
et
sous
sa
haute
surveillance.
Cette
démarche réduit le rôle souvent dévolu aux sanctions, tout en garantissant
la suprématie incontestée du maître qui continuera à jouir, de la part de
ses "disciples", d'une admiration qui frise la vénération.
La
deuxième
justification
de
ce
voile
opaque
maintenu
pendant
longtemps sur les connaissances à acquérir, révèle pour nous, un principe
"pédagogique"
inconnu
jusque

celui
qu'on
pourrait
résumer
dans
la
formule suivante : "partager son savoir, c'est perdre son pouvoir". On peut
dénoncer le caractère peu pédagogique d'un tel principe, même si l'on sait
qu'il est pratiqué dans l'école classique où certains enseignants, de tous
les niveaux, "cachent" leurs sources ou ne les révèlent qu'imparfaitement!
On
le ferait
certainement moins si l'on se rappelle et admet
que l'acte
pédagogique est aussi un acte social et qu'il s'intègre en conséquence dans
la
vaste
problématique
de
la
"reproduction"
qui
caractérise
le
système
scolaire. Malgré les apparences, ce problème est loin d'être inconnu desMo~i

- 264 -
surtout à propos de ces initiations spécialisées qui conviennent mieux à
l'appellation
"d'école"
au
sens
occidental
du
terme,
que
l'initiation
pubertaire.
Mais,
revenons à ce
principe
pour nous efforcer d'en connaître les
implications "purement" pédagogiques
La
présentation
par
"compte-gouttes"
des
savoirs
et
techniques
à
assimiler ,permettra à l'apprenti d'exercer son futur métier au même rythme
de
compte-gouttes
sous
la
conduite
du
maître.
Mais
il
ne
l'exercera
pleinement que très longtemps après,
sous licence du maître qui ne le lui
permettra
qu'une
fois
établie
une
grande
confiance
entre
eux.
De
plus,
l'analyse des modalités de transmission des diverses techniques (à ce propos
l'initiation
aux
masques,
la
société
des
chasseurs,
comme
celle
des
tambouriniers sont tout autant concernées), Nyonyo~~
(pluriel dE
Nyonyoga)
parce qu'elles relèvent de matières touchant à une très haute connaissance
des hommes et du milieu,
laisse apercevoir que la méfiance est de règle. Le
prêtre
Nyonyoga
ne confiera pas tout ce qu'il sait à ses disciples,
pas
même
à ceux qui lui sont
proches
(parents ... ).
En tout cas,
i l laissera
croire que tout n'a pas été dit,
car "l'on ne vide jamais complètement le
pot contenant le gris-gris ou le médicament" pour soigner une maladie Cl) .
Comme
pour
dire
que
le maître doit toujours garder à lui,
pour lui,
ce
"petit quelque chose" qui justifierait sa supériorité permanente vis-à-vis
de ses disciples.
Ils pourront être très compétents, mais jamais assez pour
risquer d'oublier qu'ils ont eu un maître et que celui-ci est encore vivant.
Les
derniers
enseignements,
les
derniers
"trucs",
il
ne
les
prodiguera qu'au moment où il sentira sa fin prochaine et il n'est pas rare
que beaucoup d'entre eux disparaissent sans avoir eu le temps, l'occasion ou
même la volonté de "tout dire", de "tout enseigner" (2). Malheureusement, le
support exclusif de tous ces enseignements est la communication orale qui,
malgré la diversité de ses formes, ne facilite pas toujours les choses.
1) Proverbe
Moaga
T-Un k.on ~a a k.oJt~ lf~
(T.-tm
gris-gris, médica-
ment,
KOMa
: ne finit pas Va k.oJt~ y~ de la boîte qui le contenait).
C'est à la fois par souci de sécurité (le même mal pourrait se présenter
bientôt)
mais
aussi
et
surtout
pour
dire
qu'il
ne
faut
jamais
se
déposséder entièrement de ce qui fait sa force.
2) Beaucoup de connaissances et de recettes médicinales dans les sociétés
traditionnelles
africaines
sont aujourd' hui perdues de ce fait.
Et le
pro blème,
touj ours
ac tuel
est
à
l'ordre
du
j our
dans les milieux de
l'Afrique moderne.

-
265 -
Mais, au sujet du secret comme de la divulgation complète du savoir du
maître,
nous
n'irons
pas
jusqu'à
l'exagération
en
répétant
après
Serge
GENEST à propos des Forgerons de Mafa que : "une des raisons du secret où
est tenue la transmission de ces connaissances (médecine, magie ... ), c'est
leur grande importance économique et la crainte de la concurrence" (1), même
si chez les
M06é également le savoir ésotérique est le patrimoine réservé à
certaines catégories de
personnes qui,
à des niveaux divers,
occupent une
place importante dans la société. Peut-être ne sont-elles pas absentes de la
préoccupation inconsciente des
M06é, alors même que chez eux, l'importance
sociale
ne
se
confond
pas
toujours
ni
nécessairement
avec
la
richesse
économique et matérielle.
Il ne serait pas raisonnable d'en surévaluer la
portée. Chaque fois qu'un savoir ou une technique sont de maniement délicat,
chaque fois qu'ils comportent des valeurs ambivalentes qui peuvent aboutir à
des effets opposés du fait des modalités de leur pratique, chaque fois enfin
qu'ils ont des conséquences graves pour la vie du groupe social, les M06é
les
entourent
du
secret
qui
sied aux grands phénomènes de la vie et en
contrôlent
rigoureusement l'exercice. Ils cherchent surtout à les éloigner
d'individus
mauvais
et incontrôlables qui
pourraient en faire des usages
abusifs
ou
criminels.
Mieux,
ces
précautions
pédagogiques
s'intègrent
parfaitement dans la logique de la philosophie générale
Moaga
: il y a
d'un
côté
les
choses
"profanes",
"populaires"
(sans
pour
autant
être
inutiles)
mises
à
la
disposition
de
tous,
et
de
l'autre,
les
choses
"sacrées",
ésotériques,
qu'il
faut
préserver
de
la
souillure,
de
la
vulgarisation.
Car la divulgation trop prodigue d'un savoir ésotérique est
considérée comme un acte antisocial. Comme on peut le remarquer, l'harmonie
sociale,
la pérennité et l'épanouissement continu de la société, demeurent
l'objectif
commun
de
systèmes
d'initiation,
donc
de
formation
aussi
différents dans leurs "pédagogies" que sont 1 r initiation pubertaire et les
initiations ésotériques plus ou moins secrètes.
Nous avons tenté d r analyser de manière plus ou moins détaillée, les
mécanismes
de
transmission des connaissances générales de base comme des
savoirs spécifiques nécessaires à la vie sociale des
M06é traditionnels du
1) Serge GENEST
:
"Savoir traditionnel chez les Forgerons de Mafa", in La
quête du savoir, op. cit., p. 203.

- 266 -
Autant qu'il nous a été possible, nous avons fait l'effort
de distinguer l'
"éducation" de la "transmission des savoirs" et a fortiori
de la "socialisation". C'était tout au moins notre objectif pour ce chapitre
que nous avons pris le risque d'intituler: "De la Pédagogie Moaga".
Sans l'avoir dit peut-être avec toute la force nécessaire et la même
rigueur de systématisation,
il paraît cependant aisé de conclure que nous
avons affaire ici à une pédagogie de l'oralité ou tout au moins qui s'appuie
largement
sur
le
mode
de
communication
orale.
Avant
d'y
revenir
plus
spécialement,
nous
pensons
urgent
de
voir
d'abord
quelles
valeurs
intellectuelles
seraient
sollicitées
ou
cultivées
dans
et
par une telle
pédagogie. Car, manifestement, il y aurait problème.

- 267 -
Comme l'on peùt s'en douter,
c'est très certainement à cette dernière
forme
de mémorisation que va la
préférence de KANT,
parce qu'elle relève
plus que les précédentes, de "l'entendement" alors qu'on ne saurait remettre
en cause la préoccupation constante de l'auteur de la Critique de la Raison
pure pour l' acti vité intellectuelle qui atteint
son
niveau le plus élevé
(dans les sciences) lorsqu'elle parvient au fondement des "phénomènes".
En
fait,
il
est
à
noter
qu'en
dehors
de
la première forme
de la
mémoire,
les
deux
autres
renvoient
plutôt
aux
différents
niveaux
de
l'intelligence telle que J. PIAGET par exemple la définit dans l'évolution
de
l'intelligence
chez
l'enfant
intelligence
sensori-motrice,
l'intelligence pré-opératoire ... , l'intelligence symbolique et conceptuelle
qui se réalise surtout avec l'acquisition puis la perfection du langage, ce
qui fait d'elle une faculté spécifiquement humaine.
En tout état de cause, la forme de mémoire jugée positive par KANT et
qui rappelle l'intelligence opératoire et même conceptuelle de PIAGET, met à
l'ordre du jour le problème combien difficile d'isoler (au sens biologique
du terme) la mémoire de l'intelligence et a fortiori de les opposer.
Que vaut une mémoire purement répétitive, réduisant l'individu à cette
reprise mot pour mot d'une expérience antérieure alors que, dans la réalité
sociale
et dans le sa voir
(seuls cadres d'émergence de la mémoire et de
l'intelligence
humaines),
rien ne se
répète absolument
jamais malgré les
apparences (problème épistémologique de l'Histoire) ? Mais aussi, que vaut,
et quelle est la réalité d'une "intelligence pure", c'est-à-dire sans objet
préalable, et en dehors d'une quelconque expérience à vérifier, critiquer ou
dépasser
?
Concrètement
la résolution de problèmes nouveaux
(de laquelle
l'intelligence prétend trouver sa justification) s'appuie nécessairement sur
des
acquis
antérieurs,
au
point
que
son
action
consiste
moins
en
une
découverte ex nihilo ou sui generis qu'à une nouvelle manipulation, à un
nouvel
agencement,
à
une
nouvelle
organisation
d'éléments
initialement
"emmagasinés".
Du
reste,
cette
confusion
établie
entre
mémoire
et
intelligence,
telle qu'elle apparaît par exemple dans la formule de KANT :
"La mémorisation à l'aide du jugement est dans l'ordre des pensées ... , si on
devait oublier quelque chose on pourrait le retrouver par le décompte des
éléments
que
l'on a retenus"
est souvent
tellement
forte,. qu'il est même
difficile,
jusque dans une situation expérimentale,
de faire
la
part des
choses, en désignant précisément ce qui revient à l'une et à l'autre.

- 268 -
h) Les Facultés intellectuelles sollicitées et cultivées.
Pour être clair dans nos intentions,
il s'agit ici, de voir comment la
pédagogie
Moaga
pose et résoud le
pro blème de la pédagogie classique
concernant les rôles et importance de l'intelligence et de la mémoire dans
le processus d'acquisition et d'assimilation des savoirs, d'autant que nous
savons que la pédagogie moderne a eu des attitudes contradictoire&)ou tout
au moins ambiguës~devant ces deux facultés intellectuelles fondamentales que
sont la mémoire et l'intelligence.
Ces attitudes,
assurément,
ont varié avec l'introduction progressive
des considérations psychologiques dans les théories pédagogiques, mais aussi
avec les controverses touchant à la finalité attendue de l'acte d'éduquer.
Et,
naturellement,
elles
ont
orienté
et
orientent
toujours les méthodes
didactiques elles-mêmes ainsi que la docimologie.
Ainsi,
par
exemple,
une
première
tendance
pédagogique
pourrait
se
laisser comprendre dans une certaine dépréciation actuelle de la mémoire,
faisant
de l'intelligence (en tant que capacité à résoudre des
problèmes
inédits)
la
seule
faculté
valable
et
quasi
infaillible.
La
position
"conciliatrice"
moins
tranchée
refuse
cette
opposition
catégorique entre
deux
phénomènes
qui,
loin
de
s'exclure
ou
de
s'ignorer
réciproquement,
seraient en réalité dans des relations de complémentarité nécessaire.
Curieusement,
c'est
encore chez KANT qu'on rencontre,
alors que la
psychologie
scientifique
attendait
toujours
ses
titres
de
noblesse,
la
meilleure perspective de solution de ce problème quelque peu "théorique". Il
remarquait en effet,
dans son Anthropologie,
que "Enfermer méthodiquement
quelque
chose
dans
sa mémoire,
c'est
en
faire
la mémorisation"
et
que
celle-ci
pouvait
être
"de
l'ordre
de la mécanique,
de l'ingéniosité,
du
jugement".
Il
poursuivait
alors
en
insistant
sur
ces
trois
formes
de
mémoire : "la première repose sur une répétition fréquente et mot à mot ... ,
la
mémorisation
à
l'aide
du
jugement
est
dans
l'ordre
des
pensées,
le
tableau analytique d'un système (par exemple celui de LINNE) ; si on devait
oublier quelque chose, on pourrait le retrouver par le décompte des éléments
que l'on a retenus" (1) .
1) E. KANT: Anthropologie du Point de vue pragmatique, 1798
(Trad. Michel
FOUCAULT), Paris Vrin, 1964.

- 269 -
Une fois
encore,
la différence des concepts n'implique pas toujours
celle
de
leurs
contenus
respectifs,
même
à
l'intérieur
du
champ
de
la
rationalité
scientifique.
A fortiori,
qu'en
serait-il
alors
de
ce
même
problème installé" cette fois),dans une situation socio-linguistique, psycho-
intellectuelle où déjà, au stade des concepts,
il y a des risques évidents
de confusion, comme c'est le cas des
M06é
? Car, peut-être faudrait-il,
avant
d'apprécier
leurs
incidences
pédagogiques,
s'intéresser
à
la
représentation que ceux-ci se font de ces deux concepts.
Glo balement
considéré,
tant
la
confusion
à
un
certain
ni veau
est
manifeste, on pourrait dire à la suite du "vieux" Saidou de
pe.;tnangué que
"chez les
M06é"
l'intelligence et la mémoire, c'est la même chose" (1).
Généralisation~ quelque
peu
abusive
cependant) qui
trahit
cette
réalité
malheureuse peut-être, mais permanente, qui a marqué bon nombre des discours
des notables
M06é que nous avons rencontré. N'étant pas toujours préparés
intellectuellement
aux
formes
de
notre
discours
à
nous
(cartésien,
formaliste et "rationnel"), leur logique ne se conforme pas à celle de notre
manière
de voir
les choses
!(2)
D'autre
part,
plus
portés à
vivre leurs
réalités
qu'à
les
questionner,
cette
attitude
de
la
part
de
nos
informateurs,
révèle
la
complexité
du
passage
du
vécu
plus
ou
moins
conscient à une analyse méthodique et "intellectuelle" de ce même vécu.
En
effet,
la
suite
du
discours
du
chef
de
village
va
laisser
apparaître
quelques
contradictions
révélatrices
de
l'ambiguité
même
du
problème.
Par la suite, il dira en effet: "l'homme intelligent, c'est celui qui
ne
fait
pas
d'actes
déplacés
et
sa mémoire,
l'enfant
l'a
en
lui-même,
presque en naissant".
Non seulement il affirme par
là que la mémoire est
distincte
de
l'intelligence,
mais
encore
que
la
première
relève
de
l'innéisme
(conduisant
à
une
sorte
de
fatalité)
alors
que
la
seconde,
l'individu
l'acquiert
par
l'éducation.
On
ne
peut
plus,
en conséquence,
continuer
à
soutenir
que
l'intelligence
et
la
mémoire
sont
pareilles}
1) Saidou TRAORE, chef du vL!.lage de
pe.;tnangué nord de Ouahigoulja (Yate.nga)
Entretiens faits en juin 1982.
2) C~ ~st" une des leçons que nous retenons des travaux de terrain que nous
avons menés depuis la préparation de notre thèse de 3ème cycle. Nos interlo-
cuteurs
M06é
ne
perçoivent
pas
toujours
l'esprit
de
nos
questions
(exprimées en langue
Moité
) ni ne comprennent notre logique intellec-
tuelle. La formule question-réponse semble rompre avec leurs habitudes de
pensée.

- 270 -
puisque,
déjà
à
propos de
l'origine,
il Y a une di ff érence consi déra ble
entraînant
de
facto
des
nuances
plus
ou
moins
décisi ves
au
ni veau
du
processus éducatif
on naît avec la mémoire une fois pour toutes, ou on ne
l'a pas et l'on ne peut rien y faire! L'intelligence, quant à elle, au lieu
d'être une condition de l'éducation (en tant que faculté) en est présentée
plutôt comme le produit.
C'est, nous semble-t-il,
cette version qui serait plus conforme à la
réalité, version d'autant plus attestée que les termes pour désigner mémoire
et intelligence sont eux-mêmes distincts.
Dans la langue
Mo~i, la mémoire est traduite par le terme:
Puti~i
qui est· en réalité un mot composé:
Puga
(ventre) et T-{.~ë: (le fait de se
rappeler,
de se souvenir). Le fait est significatif dès lors qu'il évoque,
métaphoriquement,
l'idée
de
la
mémoire
conçue
comme
un
réceptacle,
un
magasin, . ..
le grenier
où l'on dépose pèle-mêle des objets non sollicités
présentement mais auxquels on aurait recours à un moment ou à un autre, au
gré de nos besoins et des usages pour lesquels ils seraient prévus. C'est en
cela
d'ailleurs
que
la
mémoire
renvoie
à
l'idée
de
"conservation"
et
rappelle celle de "mémoire collective" qui n'est rien d'autre que l'ensemble
de l'héritage culturel dans lequel chaque membre pourrait puiser les moyens
matériels et spirituels de son existence. Ceci correspond bien à la "mémoire
au sens large" d'inspiration biologiste (1) qui met l'accent sur le critère
de conservation. Ainsi le sens que recouvre le mot Putin~ë: le rapproche très
sensiblement de la mémoire en français, et l'image qu'en a donnée le Bugo de
Souiy
est tout-à-fait pertinente : " Pu-ü.n~ë:, c'est se rappeler quelque
chose sans lire" (2)
Toutefois,
certaines
expressions
viennent
en
préciser
le
sens
en
élargissant le champ d'exercice de la mémoire. C'est le cas de
~no~o
(Ni
~rU.
yeux;
No~o
: doux, bon) qui signifie le fait d'avoir un "bon
oeil" et renvoie à l'idée de la mémoire visuelle : car le ~no~o ~oba (celui
qui
a
un
"bon
oeil")
apprend
vite
ce
qu'on
lui
enseigne,
ou reconnait
facilement
et dans les détails
des choses ou
personnes vues plus tôt et
parfois
même
furtivement.
Avoir le coup d'oeil
en quelque sorte
Il se
rapproche
aussi
de
l' expréssion
Tub~i nOno
( 7uR.A.é:
oreille)
pour la
mémoire auditive privilégiant la rétention du discours oral.
1) S. EHRLICH: Apprentissage et mémoire chez l'homme, P.U.f. 1975, p. 248.
2) Le Bougo (chef de terre) de
Sou..!y. Propos recueillis en janvier 1984.

- 271 -
Faut-il pour cela confondre le N-<'no~o -6oba avec le N-<'~-6é.bé. b-<'ta -6oba ?
Ce dernier terme signifie "celui dont l'oeil a un petit" et qui est capable
pour cela d'une bonne observation attentive le prédisposant à connaître vite
et bien
cette
situation
relevant
précisément
de
l'une
(mémoire)
ou' de
l'autre (intelligence) .
Le
terme
générique
par
lequel
le
Moaga
traduit
le
concept
d'intelligence est le
Yam
Oublions le fait que le
Yam
tient oarfois
lieu de "volonté".
par exemple dans les expressions sui vantes : Ra. tu -6uwU. yam y
(ne suis pas la volonté ou les recommandations du coeur) ou
Yam -6abé. YOYlJté. pa
/ 1)
-6amd yé. '
(s'il y a de la volonté, la vie ne se perd jamais ! ) .
Passons
tout
aussi
rapidement
sur
la
dimension
physiologique
et
anatomique
pour
laquelle
le
Yam
désigne la bile incrustée dans le foie
( SaoYlJté.)
telle
que
le
révèle
l'interjection courante
qu'on
lance à
un
enfant particulièrement "bête" (intellectuellement parlant)
:Fo -6a pa taJta yam
mé. ya b-<'~ taaté. -6aOYlJté.'Même si tu n'as pas de bile, aie au moins le foie! )
Ceci
pour lui dire que si du fai t
qu'il est idiot,
il est incapable d'une
finesse d'esprit pour des tâches délicates,
au moins qu'il puisse exécuter
les
pl us
grossières
pour
lesquelles
on
n'aurait
pas
besoin
de
quali tés
exceptionnelles !
Néanmoins,
la réserve ici faite,
installe?de plus belle,le concept de
Yam
dans
son acception courante
et
établit,
par
la même
occasion,
une
appréciation
de
type axiologique
du
Yam.
par
rapport
au foie
( SaoYlJté.,)
fondant une certaine préférence pour le premier.
Si l'intelligence ou
Yam
n'est pas innée, mais seulement acquise au
prix de
mille
efforts
et
d'exercices
variés et contraignants (éducation),
quels
sens
recouvre-t-elle
exactement
?
Déjà on
pense
que
"les épreuves
physiques
et
autres
brimades
volontaires
qui
ont
cours
systématiquement
pendant
l'initiation pubertaire (
Bango ) cherchent à donner du
Yam, aux
' h
,,( 2)
C l '
.
d l '
, . 1 '
d
1
neop ytes
.
e sera seu ement a partlr
e
a qu l s compren ront
e sens
de
la
honte à la suite de l'assimilation du sens et des raisons profondes
des prescriptions sociales.
1) YOYlJté. signifie originellement "nez" mais est souvent employé dans le sens
de la vie (nez: souffle). Avoir une vie courte se dit par ex Yon'!fé.ga
.
(nez court).
Tuer une personne se dit
y-<.-6-<' YOYLIté.
c' est-à-di re "sort ir
le nez".
2) Bougo
de Souly, op. cit., entretiens de janvier 1984.

- 272 -
raté. Vam
. (avoir de l'intelligence, être intelligent) signifierait
alors l'intelligence pour
bien faire,
la capacité à
résoudre
un
problème
social
ou
individuel
d'autant
plus
que
l'on
peut
voir .ou
faire
sans
comprendre (cas du VandJte.m et même du
Ra~andte.m )
"Comprendre" est ici aussi le maitre-mot de l'intelligence (celui de
la mémoire pouvant être "répéter" ou "imiter" aveuglément) qui fait du
Vam.
Moaga
la faculté
de chercher,
de trouver un peu par soi-même,
sans avoir
besoin d'avoir vu ni entendu. D'où l'expression" Vam ~oba ka ~~n kongdé. yé.
(celui qui est intelligent ne saurait manquer de rien).
En tant que principe de connaissance ( Bag~é.) et de compétence (
~~
le
Yam
se
distingue cependant du
S.<.~ , très voisin, qui signifierait
plutôt la ruse, avec sa lourde charge péjorative et méchante. On retrouve en
effet le terme
S~ dans les vilains tours que
Ba~oamba (le lièvre) fait
subir à
Bakabté.
(la hyène,
réputée pour sa gloutonnerie qui inhiberait
toute
réflexion
de sa part)
dans
les
contes
Mo~é.
. Parfois aussi pour
renforcer le caractère maléfique de la ruse, et le sadisme du
S~~oba
on
lui
associe
l'épithète
We.nga
(mauvais)
pour
faire
S~~ we.nga.
(mauvaise
ruse)
par
opposition
manifestement
avec la ruse qui
permet de
résoudre
un
problème.
Le S-tUm we.nga. n'évoque pas l'échec éventuel de la
ruse du point de vue de son objectif, mais plutôt la mauvaise intention qui
lui est inhérente. On use du
S.<.~
pour trahir quelqu'un et "vaincre sans
avoir
raison".
Mais
crest aussi
par la ruse qu'on peut
obtenir certains
résultats impossibles autrement
:
Va ~~~ ~~~ ti naba tuké. modo
dit
b
M
'
\\1 .
un prover e
oaga tres popu alre ! (1)
Le
Vam ~oba
s'oppose au
Va.f.ma
,expression par laquelle on peut
traduire les termes français de "bête", "sot", "non intelligent" et tous les
autres
termes
exprimant
une
déficience
intellectuelle notable.
C'est
par
exemple l'idée que recouvre le sens profond du proverbe suivant: Vatma yéti
ka bud wab~é. ~aoa budbo (Le sot trouve que manger le grain de mil destiné à
être semé vaut mieux que de le semer effectivement) (2)
1)
Va ~ilim ~~ ti naba tuke. modo
(Proverbe
Moaga,) : "c'est par la
ruse qu'on peut amener le chef à porter sur la tête un fagot de paille".
Le port des fagots comme d'autres besognes est considéré comme indigne du
chef
et
des
membres
de
la
classe
du
pouvoir
poli tique.
Mais
en lui
confectionnant un chapeau tressé de paille,en le portan~ il portera par
la même occasion un "fagot" de paille !
2) Pressé et glouton (comme la hyène),
le sot préfère manger tout de suite
son mil au lieu de se fatiguer à le semer.

- 273 -
Il est aisé de comprendre ici que les
M06é semblent rattacher l'idée
d'intelligence à celle de "projection",
de "prévision",
de la gestion du
présent (voire son sacrifice) pour un futur qu'on prévoit meilleur, ce qui
suppose nécessairement une certaine capacité de réflexion,
l'établissement
de
plan,
la
théorisation
en
quelque
sorte
(conçue
comme
dépassement
conscient,
sinon
méfiance,! par
rapport
aux
données
immédiates,
aux
apparences).
Ce
qui
représente
sans
conteste,
le
niveau
positif
de
la
connaissance
intellectuelle
proprement
dite
en
tant
qu'activité
spécifiquement humaine. Car
Yam 60ba gyè..ô 60amb gagha ta puy;" a ne.mdo
_ Cl)
(celui qui est intelligent apprécie correctement la taille du lièvre avant
de commencer à partager sa chair) diront les
M06é pour attirer l'attention
sur la nécessité de réfléchir,
pour cerner précisément- dans les idées- une
situation avant de "légiférer".
L'intelligence
pourrait être définie,
au-delà des multiples théories
la concernant dans l'abondante littérature de la psychologie moderne, comme
la faculté
de
prévoir,
de "tendre un piège",
de déterminer une "tactique"
jusque-là inédite, pour réaliser une oeuvre qui, elle, n'a pas besoin d'être
originale. Plus qu'un résultat, elle caractériserait ainsi une démarche, une
disposition mentale qui se démarqueront des "sentiers battus", un agencement
original
d'un
ensemble
de
moyens
déjà
existants
ou
que
l'on
aurait
spécialement créés à cet effet,
justement,
parce que l'on connaîtrait les
principes des choses; tout cela fait d'elle la préoccupation essentielle de
"l'éducation positive" Kantienne.
Etre
intelligent,
c'est
être
original.
Mais
jusqu'où l'originalité
peut-elle être "neuve",
"autonome", c'est-à-dire significative en elle-même
et en elle seule, sans évoquer ou supposer de manière plus ou moins médiate,
des
acquis,
que
ceux-ci
soient
conscients ou simplement déterrés de cet
"inconscient
collectif"
qui
fait
que
l' indi vidu
n'est
vraiment
individu
qu'en apparence ou en un nombre très réduit de ses caractères? C'est toute
la question épistémologique qui consiste à savoir si le savant "invente" ou
1)
Tenir compte de la petitesse du lièvre avant de partager sa chair pour
éviter,
par exemple,
des
parts trop nombreuses,
ou des quantités trop
importantes. On risque alors de ne pas pouvoir en donner à tout le monde.
Mais
il
est
prudent
de
connaître
cela
à
l'avance
pour
éviter
les
déceptions.
C'est un
prover be lié à la chasse et au partage du gibier
entre les membres du village.

-
274 -
simplement
"découvre".
C'est
aussi
et
surtout
toute
la
complexité
et
l'ambiguité
qui
semblent
caractériser
les
rapports
entre
mémoire
et
intelligence qui se révèle ici, irrésistiblement.
Les
M06i , sans passer pour cela par les multiples et complexes tests
et
mesures,
les
ingénieuses
expérimentations
en
"laboratoire"
de
la
psychologie
génétique
(PIAGET,
Henri
WALLON ... ,
l'école
américaine ... )
approchent
la
question
dans
une
perspective
qualitative.
D'abord,
ils
affirment
la
relative
indépendance
d'une
de
ces
facultés
par
rapport
à
l'autre
un individu peut avoir une
bonne mémoire sans pour autant être
intelligent, tout comme un autre peut être fort intelligent mais connaitre
une
certaine
déficience
mnémonique.
L'enfant
est
généralement
considéré
comme ayant une bonne capacité d'emmagasinement et de répétition de données
antérieurement
entendues
ou vues,
alors qu'on admet facilement
qu'il est
incapable de faire la part des choses ou d'utiliser ce qu'il connait à bon
escient.
C'est
pourquoi,
si les
M06i
conseillent et aiment
la présence
discrète
des
enfants dans certaines de leurs activités quotidiennes,
ils
évitent
cependant
de
critiquer
devant
eux
leur
voisin.
Ils
pourraient
répéter
les
propos
entendus
provoquant
ainsi
des
troubles
et
conflits
sociaux
pouvant
être
graves
selon
la
propre
gravité
du
propos
pour
la
personne
visée.
On
ci te,
à
titre
d'illustration,
le
cas
de
cette
mère
imprudente qui, pour justifier l'interdiction qu'elle lui fait de fréquenter
telle famille aurait dit à son enfant que
la maitresse de la famille en
question était une sorcière (Soya, mangeuse d'âme) (1). Le
Biw~nga, sans
se soucier outre mesure du sens du terme (qu'il ne comprend pas encore) ni
de sa signification sociale
(qui dépasserait son "entendement") déclarait
peu
de temps après et à la femme
: "Non. ne me touche pas, car tu es une
sorcière
qui
pourrait me manger".
Perplexe,
confuse et furieuse celle-ci
reprit rageusement : "Lève-toi, allons chez ta mère, c'est elle qui te l'a
di t,
car un tel mot ne pourrait autrement sortir de la bouche ( disons de
l'intelligence ou de l'imagination personnelle de l'enfant) d'un enfant de
ton âge". Il a fallu l'intervention pacificatrice du chef des forgerons (2)
1) Il s'agit là d'un des personnages de la société
Moaga. Le Soya 2st une
personne disposant du don de s'envoler tel un feu follet la nuit, de voir
l'âme de l'individu et de la lui ravir au besoin. C'est alors la mort de
ce dernier qui s'en suit si des antidotes ne sont pas appliquées ~ temps.
2) Dans le sous groupe
Moaga du Ya.t~nga
,les forgerons sont castés. Et
parmi leurs forces et qualités sociales, celle de justicier est la plus
importante. Ils ont le pouvoir socialement reconnu d'imposer la trève ou
le
cessez-le-feu,
à
des
familles
belligérantes.
Elles
sont
tenues
d'accepter le pardon imploré par ceux-ci,
quelle que soit la gravité du
différend.

- 275 -
justicier suprême dans
la société Moaga,
pour faire
éviter le recours au
Po~é
(1) et arrêter la querelle. Répéter est donc dangereux et les
M06é
admettent que le
YU-Û.n6,Cl w.{,YlYle.m ydJ.. 60YCl
(2)
(celui qui est porté à
évoquer systématiquement les souvenirs, est socialement plus dangereux que
la sorcière, mangeuse d'âmes 1).
Répéter
est
surtout
différent
de
trouver,
et
surtout
de
trouver
"intelligemment".
Il
pourrait même en être l'antipode malheureux, à juger
par
ses
conséquences
sociales
possibles
!
Et
pourtant
pour la mère,
il
s'agissait de faire comprendre quelque chose à son enfant, en oubliant qu'on
ne peut pas comprendre à n'importe quel âge
Car, "faire comprendre", acte
intelligent
par
excellence,
suppose
justement,
savoir
utiliser
une
information pour se conduire effectivement dans la vie ou pour réussir une
opération.
Ce
qui
nous
renvoie 1 à
nouveau, au
rapport
plutôt
dialectique
existant entre la mémoire et l'intelligence.
Car les M06é
pensent en outre, que "si tu connais ce qui s'est passé
(Po-Û.YlJté
mémoire) et tu ne sais pas apprécier et démêler une situation
présente (YClm
, intelligence) tu est perdu". Faut-il conclure hâtivement à
une
hiérarchisation
rigoureuse
au
profit
du
YClm
ce
qui conduirait
logiquement à une préférence pour lui
? Comment une telle classification
pourrait-elle
être
justifiée dans une culture
profondément orale ? Toute
distinction n'est pas dichotomie et toute dichotomie n'est pas manichéenne
heureusement
! Et les
M06é
désignent "l'oublieux", c'est-à-dire justement
cette personne qui n'aurait pas une mémoire développée par le mot composé:
Yam Im6Cl
(YClm: intelligence,
Im6Cl
celui qui oublie) qui manifeste
le rapprochement souhaité et complémentaire entre
YClm
et
PO-Û.Yl~é
ZOCl9 6Cl ko~ YlY~9h ~n~090 Cl p~YlJté YlY~9hCl
(2) (si l'aveugle a sarclé
mieux et davantage que le borgne, c'est que sa mémoire était plus grande).
Ici,
PO-Û.Yl~é
évoque
plus
l'intelligence,
le
savoir-faire,
la
sagesse
pratique que la mémoire brutejdans la mesure où l'on peut envisager le cas
d'aveugle et de
borgne congénitaux
1 La
démarcation,
aussi nette qu'elle
1)
PoMé
c'est
une
pratique
de
divination
pour
situer
les
responsabilités
et
désigner
le
coupable.
Si
celui-ci
refuse
de
se
reconnaître
comme
tel,
il
pourrait
en
mourir
à
la
suite
de
la
consommation d'un breuvage magique, spécial. D'où sa gravité qui justifie
qu'on n'y fasse recours que dans des cas extrêmes.
2) Evoquer
certains
souvenirs,
c'est
ramener,
raviver
une
situation
de
conflit qui était "oubliée", enterrée ...

- 276 -
paraisse,
n'est
pas
plus
évidente
ici
qu'elle
ne. l'est
même
dans
la
psychologie génétique.
En effet, si l'on considère les différentes formes de mémoire retenues
par E.
KANT (1),
que l'on retrouve presque terme pour terme chez J. PIAGET,
on se rend aisément compte que le problème subsiste : "La mémorisation du
jugement" du premier correspondant à "la mémoire par schèmes" du second, par
exemple.
Or
l'on sait que dans la conception piagéenne, si la mémoire est
autre chose que l'intelligence, elle lui est subordonnée (sans qu'il ne dise
laquelle
est
première)
et
qu'après
cette
appréciation
de
principe,
ses
travaux tendront à montrer que les schèmes de l'intelligence gouvernent les
perceptions et les actions (les images-souvenirs).
Ainsi,
si théoriquement,
elle opte pour la définition de la mémoire
strictu sensu, excluant les schèmes pour ne retenir que les images souvenirs
et
les
activités
directement
mnémoniques,
elle se refuse à affirmer une
indépendance
fonctionnelle
des
uns
par
rapport
aux
autres
donc
de
l'intelligence
(qui
est
essentiellement
organisation)
par
rapport
à
la
mémoire dans le sens biologiste du concept.
On comprendra donc et a
fortiori
que la "confusion" soit
renforcée
dans la mentalité
Moaga
_où les considérations scientifiques (objectives)
cohabitent largement encore avec les considérations animistes, symboliques,
ou "métaphysiques" (Claude BERNARD) ; état de fait qui empêcherait la saisie
objective de facultés si difficilement observables et identifiables même en
laboratoire.
Les
MO!:Jé
n r opposent donc pas systématiquement
Yam
et
pu.û,.ïVté, ce
qui
n'implique
pas
qu'ils
les
confondent.
Et
à
voir
de
plus
près,
ils
valorisent la première par rapport à la seconde. Une question de choix, de
préférence et d'urgence en quelque sorte, lorsque la situation idéale faite
de leur présence simultanée tarde à se réaliser.
Du
point
de
vue
de
la
vie sociale,
de son équilibre supposant la
résolution
de
conflits
inévitables
dans
ce
complexe
de
relations,
ils
préfèrent l'individu qui aurait le "sentiment de la honte" c'est-à-dire qui
saurait reconnaître le bien du mal et choisir de façon responsable de faire
le bien dans le sens souhaité par le groupe social. Le
YOJ'{I
. en tant que
1) E. KANT
Traité de pédagogie, op. cit., p. 62.

- 277 -
faculté
à
résoudre
les
problèmes imprévus',
et caractéristique de 1 'homme
mûr,
sera apprécié et recherché en priorité. D'autant plus que lui seul est
"cultivable"
par
l'éducation,
le
Pu:ti..YlJté.
relevant,
quant
à
lui,
du
registre de l'innéisme.
Il est "initial",
"donné" alors que le Yam
ne
viendrait qu'après.
Sans oublier que le
Yam60ba pourrait en cas de besoin et pour sauver
une - mémoire défaillante,
se faire assister par un
pu;UYlJté. 60ba Comme quoi,
être intelligent, c'est aussi reconnaître ce qui lui manque comme moyen et
surtout savoir où aller les chercher parce qu'on les connaît. Ceci explique
en partie (1) que le
Bu.ud Ka6ma
(le chef de famille-classique, qui est
souvent vieux) garde toujours à ses côtés,
un élément plus jeune et que la
cour du
Mogho naba
. (chef du pouvoir politique) comprend en permanence, un
certain nombre de "tambouriniers" (les
Be.nda) qui font office de "service
des archives" du pouvoir.
Même
au
niveau
de
la
parole,

l'on
serait
tenté
de
proclamer
rapidement
la
primauté
de
la
mémolre
(réserve
conservation
puis
répétition) le choix demande à être nuancé. Et les
M06é. trouvent que" Goma
gomda né. pagdo U 6-tn :tatt.a yam 60ba
we.g6-td-tn
,,( 2). (La parole se donne à
mots couverts et il appartient à celui qui est intelligent de la décortiquer
pour en saisir le sens
profond caché).
Toute parole,
pour être efficace,
exige d'être comprise plutôt que seulement entendue ou proférée, ce qui nous
rappelle l'observation de J.J. ROUSSEAU qui condamne l'introduction précoce
de la récitation des Fables de La FONTAINE dans l'éducation des enfants,
c'est-à-dire avant que ceux-ci soient en âge d'en comprendre la portée. Car
autrement, comme c'est le cas dans les premières classes de l'enseignement
élémentaire, ils ne comprendraient rien et risqueraient même de s'identifier
au personnage dont on chercherait à combattre le vice. C'est ce qui arrive
par exemple pour la fable:
le Corbeau et le Renard où l'enfant se trouve
séduit
par
la
"ruse"
du
renard,
alors
qu'on
voulait
l'en
détourner
justement(3) .
1) Car en plus de l'intelligence,
d'autres qualités (morales et physiques)
sont exigées du prétendant au statut social de
Buud Qa6ma
• patriarche
chef de la famille élargie de la lignée patriarcale.
2) C'est le principe réalisé notamment par les proverbes, forme de langage
particulièrement prisée par les adultes et les vieillards.
3) J.J. ROUSSEAU, De l'Emile, liv. II.

-
278 -
En tout cas,
le
Moaga
préfèrera de loin le
Yam6oba. qui sait
comprendre
le
sens
caché
des
paroles
dites
souvent
par
euphémismes,
paraboles. ..
etc
(cas des
proverbes)
au
PutiMi ~oba
pour qui i l faut
toujours
Gomi wiki
, c'est-à-dire parler crûment, dire ouvertement les
choses,
ce
qui
n'est
pas
sans
quelques
conséquences
fâcheuses
dans
une
société très intégrante où les membres vivent souvent ensemble. On a parfois
besoin
de
parler
et d'être compris
par des
personnes
bien déterminées à
l'exclusion des autres.
C'est aussi être intelligent que de "comprendre le regard" et savoir
adopter les comportements exigés par la mimique sans que l'on ait besoin de
"crier
sur
les
toits".
Dans
la
civilisation
de
l'oralité,
le
silence
n'est-il pas aussi un langage? N'a-t-il pas une plus grande signification
expressive que la parole proférée? (1)
Il
reste
cependant
vrai,
que
le
Yam
et
le
PotJ..Mi_ seront
différemment sollicités en fonction des rôles et statut de l'individu, selon
métiers
et
les
niveaux
des
activités
considérées
le
Bè.ndlte.
les
(le tambourinier,
jouant le rôle de griot généalogiste dans la cour royale)
"a intérêt" à cultiver sa mémoire afin d'être à même d'établir dans un ordre
rigoureux,
la
longue
généalogie
du
chef,
sans
omettre
un
seul
de
ses
nombreux ancêtres ni intervertir la chronologie de leurs règnes. Sinon, il
peut
aller
jusqu'à
risquer
sa
vie.
Il
commettrait
aussi
un
crime
de
lèse-majesté,qui est puni de mort,
si par oubli ou imprudence, il évoquait
dans sa "litanie" le nom d'un chef antérieur dont on a décidé de taire la
mémoire
alors
que
Yam miti tJ..nga ta 6e.k~i ya toogo
(c'est avec
l'intelligence qu'on bâtit un grand village, mais elle est une réalité dont
on n'a jamais assez
!).
On fait
ici
référence au fait
qu'un bon chef de
village doit faire preuve d'une grande intelligence: sa vivacité d'esprit,
son sens du
discernement et de la mesure devant l'aider à circonscrire au
mieux les crises sociales inévitables pour leur trouver les solutions les
plus
adéquates.
Hélas,
il est
rare qu'un individu en dispose assez pour
1) "Tout le corps parle" et il faut savoir lire et comprendre chacun de ses
mouvements,
chaque mimique qui donnent un sens expressif au silence qui
pour cela,
est un "faux silence". cf. Partie réservée aux formes de la
parole.
2) Il arrive qu'un "mauvais chef", ou celui dont le règne est aSSOCle a de
mauvais
évènements
tragiques
dans
la
société
(épidémie,
épizootie,
famine,
guerre ... )
tombe dans "l'oubli" collectif.
On fait
comme s'il
n'avait jamais existé.

- 279 -
réussir au mieux partout, toujours et en toute circonstances:
Yam 6ek~i ya
toog o
(c'est difficile d'avoir suffisamment d'intelligence). Toutefois, au
sujet de ceux qui sont investis de responsabilités sociales, le Yam
=st la
première faculté recherc~e_. Le collège des notables étant là pour suppléer
les carences éventuelles de la mémoire vieillissante du patriarche.
De
plus,
comme
MOLIERE
dans
les
Femmes
Savantes
(1)
et
dans
une
certaine mesure les Précieuses Ridicules,
les
M06i
préfèrent que la femme
ait beaucoup de mémoire mais très peu d'intelligence. Ceux-ci pensent comme
celui-là que
Paga 6a ni ~go a pa w~n 6akyi
(Si on lui cultive trop
l'intelligence, elle cessera d'être soumise et respectueuse). Ils justifient
une
telle
réflexion
en
disant,
d'ailleurs, qu'elle
n'en
a
pas
besoin,
puisqu'elle n'aura jamais à exercer une responsabilité quelconque.
Enfin
si,
jusqu'avant
la
retraite
initiatique,
l'essentiel
de
l'éducation s'appuie sur la mémoire qui se trouve régulièrement sollicitée
et entretenue (contes, chansons, berceuses, obéissance aveugle supposant une
répétition ou urie imitation aussi fidèles que possible), dans le
Kiogo
l'accent sera mis sur la culture de l'intelligence, l'essentiel des épreuves
associant rigoureusement l'habileté et la compréhension. C'est ainsi que le
métier de tissage, parce qu'il est supposé être très complexe et demande une
intégration des valeurs mythiques des
M06i , est enseigné longtemps après
les techniques
de culture de la terre
qui
interviennent très tôt dans la
formation du jeune Moaga
Comme l'on peut se rendre compte, les
M06i apprécient avec exactitude
les valeurs de la mémoire et de l'intelligence. Ils savent combien il est
difficile de les opposer radiçalement et dans une perspective exclusiviste.
Tout comme ils savent combien il est prudent de savoir pour qui et pourquoi
encourager
et
favoriser
le
développement
et
l'épanouissement
de
telle
faculté en limitant les effets de l'autre.
Elles apparaissent ainsi, non pas seulement comme des facultés de base
de
l'éducation,
mais
aussi
et
surtout
des
"matières
d'éducation",
des
1) MOLIERE
:
Les Femmes Savantes,
surtout les vers suivants : "Je conçois
qu'une
femme
ait
des
clartés
de
tout,
Mais
je
ne lui veux point la
passion choquante de se faire savante afin d'être savante".
NIETZSCHE quant à lui,
soutenait que la
femme ne doit pas faire de la
science, car elle désapprendrait à charmer ! sic. Par delà le bien et le
Mal.

- 280 -
"disciplines
d' enseignement"
tandis
que
ieur
acquisition
optimale serait
considérée
comme
la
finalité
même
du
processus
éducatif.
Le
contenu,
l'exigence
et
ce
qu'on
attend
de
chacune
d! elles
à
la
fin
du
parcours",
coincident avec l'objectif général de la philosophie
Moaga
de l'éducation
elle-même. L'homme achevé, accompli par l'éducation est un homme qui serait
devenu intelligent. Avoir le sentiment de la honte ; travailler constamment
à éviter la honte pour soi, sa famille et sa société, n'est-ce pas ce qui
est exigé avant tout pour être un
BU4~na ,cet homme intègre, honnête et
patriote que la société a cherché à mouler,
à fabriquer
par le moyen de
l'éducation?
Il
reste aussi,
et cela tant à
propos de l'intelligence que de la
mémoire,
que
leurs
importance
et
signification
se
résument" en
dernière
analyse)en une "Gestion psychologigue et sociale de la Parole".
C'est
à
l'analyse
de
cette
réalité
fondamentale
que
nous
nous
emploierons désormais à travers la détermination des cadres d'exercice, des
formes d'expression, des supports et agents ... conduisant à la maîtrise de
la parole,
valeur cardinale de l'éducation, pour laquelle toutes les autres
ne
seraient,
en
réalité,-
que
des
intermédiaires,
des
étapes,
des
manifestations plus ou moins particulières.

ERRATA
page 3
Abdou MOUMOUNI
4e § ligne 2
23
... nous y sommes restés
4e § ligne 2
25
"... expliqueraient dans une large meSJre le faible,
3e § avant la
rendement de l'école ... "
page 26
29
La philosophie négro-africaine
3e § ligne 2
31
ambiguité
le § ligne 8
credo
le § ligne 14
c'est-à-dire
2e § ligne 4
lire "interpénétration" au lieu de "interprétation"
3e § ligne 1
32
dé·velopper
le § ligne 5
34
... l'on ne connaît
le § ligne 9
3S
L'aufklarung ... semble être d'accord avec ses ...
4e § lignes 1-2
39
educare.
le § Egne 1
d'appréhensions diverses
2e § ligne 2
50
lire "pour les Mosè" au lieu de "pour le Mosè"
le § ligne 9
60
lire "ce qui ne manque pas de ... "
le § ligr.e 5
61
"
qu'il se plaît à"
le § ligne 3
65
sana 8U lieu de saana
3e et 4e §
72
lire " ... des bouillies" au lieu des "bouilles"
2e § Egne 4
lire "dans l'évolution du nouvel être" au lieu
3e § ligne 2
de "de nouvel ... "
lire "qu'est le bébé" au lieu de "qui est le bébé"
3e § ligne 3
78
lire "il se retranche en ... 1i au lieu de
2e § ligne 6
"ils se retranchent ... "
83
lire·"initiations" au lieu de "ititiations"
3e § ligne 5
90
lire "littéralement elle" au lieu de
5e'§ ligne 2
"littéralement il"
95
lire "parcours du combattant" au lieu de
2e § ligne 2
"parcours 'du combat"
lire "n'admet pas comme Buud Kasma"
4e § ligne 4
122
un peu
,le § ligne 3
143
qu'elle aurait rendues possibles
le § ligne 6

148
lire" ... et le gandaogo ... "
2e § ligne 11
161·
"Ne fais pas cela ... "
4e § ligne 2
166 .
lire" ... devant le Ras,:mga" au lieu de
'durant ... "
~e § ligne 13
168
·lire " ... , .... t en entravait l'exercice" au lieu
2e § ligne 8
de "entravaient ... "
174
lire "la même image de la "daba"
2e § ligne 1
177
lire "le souci" au lieu de "le sousi"
4e § . ligne 1
189
"autonomes"
le § ligne 3
les évènements
3e § ligne 3
200
"psychologique" au lieu de "psychologiqe"
4e § ligne 3
l'idée de récompense
4e § ligne 5
211
"ont réservé ... "
Se § ligne 7
212
lire "expose le coupable ... " au lieu de
le § ligne 13
"expose la coupable ... "
228
anonyme
··2e § ligne 4
231
et résout
le § ligne 7
234
lire "
et les Mosè ... "
le § ligne 2
246
lire "bango" au lieu de "bago"
le § ligne 4
2e § ligne 2
4e§ ligne 1
267-268
lire la page 268 avant la page 267 Cà inverser)
269
"que nous avons rencontrés ... "
2e § ligne 6
276
stricto sensu
3e § ligne 2
277
lire "le chef de famille clanique" au lieu de
2e .§ ligne 5
"classique"
279
lire "en toute circonstance ... " au lieu de
le § ligne 1
"en toute circonstances ... "
299
lire "
loquacité" au lieu de "locacité"
Se § ligne 3
300
lire "ontologiquement" au lieu de "otonlogiquement"
2e § liJne 3
324
lire "
de prison" au lieu de "prions"
6e § ligne 3
333
lire "
rabika" au lieu de "nabika"
le § lignes 1-3

374
lire " ... en son absence" au lieu de
3e § ligne 2
" à son absence"
Cl
378
lire "
qui ne s'appuie pas ... "
3e § ligne 7
380
lire"
les spécialistes" au lieu de
3e § ligne 1
"les spécialités"
396
lire " ... ni aux modes traditionnels .. ;"
2e § ligne 3
398
lire "comme le fondemeht absolu ... " au lieu de
le § ligne 4
"le condement"
405
lire "traditionnels" au lieu de "traidtionnels"
2e § ligne 5
427
lire "struggle for live" au lieu de
2e § ligne 8
"stuggle for live"
4~4
lire "aux adultes"
le § ligne· 1
453
lire"
si elles sont judiciew::ement dosées ... "
le § Egne 4
460
nécessaire
le § ligne 9
463
lire "sont utiles ... " au lieu de " son utiles ... "
3e § ligne 7
473
connaissance réelle
2e § ligne 4
475
lire "eux aussi spécialisés" au lieu de
2e § ligne 10
"eux aussi spécialisées"
lire "elle fait preuve" au lieu de "elle fait prùeve"
4e § ligr,e 8
4"19
d'une certaine pédagogie
Se § ligne 4
acte de rationalisation
Se § ligne 6
482
ceux-là mêmes
4e § ligne 3
491
lire " ... qui, malgré ... " au lieu de "qui, palgré ... "
Se § ligne 3
492
coercitive
2e § ligne 12
497
lire "colonisation" au liEu ,de "oclonisation"
le § ligne 4
501
li,e "avec la bravoure" au lieu de "avec la brousse"
3e § ligne 5
503
"des facteurs humains".
le § ligne 5
,.,.
512
Abdou MOUMO~NI : L'éducation en Afrique
note 2)
516
"les objectifs ... étaient"
le § ligne 4
539
large place
4e § ligne 2
,j'
553
"des campagnes" au lieu des "camapgnes"·
3e § ligne 7

557
lire "les attentes ... " au lie11 des "les atteintes"
le § ligne 2
561
lire "l'analyse des seules réformes ... "
3e § ligne 18
566
"basses...,cours"
2e § ligne 12
572
"serait adaptée à ... " au lieu de "serait adoptée à"
3e . § ligne 10
587
... sa vulgarisation ont eues
le § ligne 2
594
"
dans leurs rapports
" au lieu de
6e § ligne 2
"
dans ses rapports
"
603
"corollaire"
le § ligne 3
606
lire "Niger" au lieu de "Niper"
2e § ligne 6
607
lire" . . . .dans un véritable dialogue" au lieu de
le § ligne 2
"dans son véritable dialogue"
616
et s'aguerrir
6e § ligne 3
,
651
lire "PESTALOZZI
Lettre de Stans" au lieu de
dernière ligne
"Lettres de Stans"