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Université de Paris 1 - Panthéon Sorbonne
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RATIONALITE, VERITE et RELATIVISME
A propos de quelques principes rationnels ou universels
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Thèse nouveau régime
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présenté et soutenu par
devant l' UF.R JO philosophie
représentée par:
M.NZINZI'IMALIALI
MM. J.BOUVERESSE
YMICHAUD, professeurs Paris
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Mme A.SOULEZ, professeur Paris VII
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Octobre 1989
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Remerciements
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A J.BOUVERESSE pour son orientation
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A tous ceux dont l'amitié nous aura facilité le
séjour en France, et qui auront donc contribué, à
1
leur façon, à l'aboutissement de ce travail, en
particulier A.MARY & lFOUCAULT, A. & D.KERVELLA,
1
J-C & P.NZAMBY-TESSA, P.MOUKOUMI, les rSSEMBE.
1
A nos parents pour leur soutien, tout au long de nos
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études.
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A. A.KERVELLA
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Du hasard naissent des rencontres
déterminantes
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Le hasard favorise certains
apprentissages
La nécessité elle-même naît peut-être
du hasard
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[Le] débat [entre le rationalisme et le
relativisme] est dans sa préhistoire et ( ... ) il va
1
constituer l'enjeu central de la pensée des
prochaines décennies.
A.CAILLE, Revue du Mauss,
1
n0 2, 1988
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,..-
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A. Auteur
Nom:
NZINZI'IMALIALI
prénom :
PIERRE
Nationalité
Gabonaise
1
B.
Directeur
Nom:
BOUVERESSE
Prénom
JACQUES
1
C. Titre de la thèse
RATIONALITE,
VERITE ET RELATIVISME.
A PROPOS DES PRINCIPES RATIONNELS OU UNIVERSELS
1
D.
Résumé de la thèse
1
LA
RATIONALITE
CARACTERISE
L' APPLICATION
UNIVERSELLE
DE
CERTAINS
PRINCIPES,
EN PARTICULIER CELUI
DE NON-CONTRADICTION.
EN
DEFINISSANT
LA
VERITE
COMME
LA
PROPRIETE
INALIENABLE
DES
PROPOSITIONS,
PUTNAM
LUI
A DONNE
UN
SENS
SI
FORT QU'ON
PEUT AUSSI
1
EN AFFIRMER L'UNIVERSALITE.
SELON
LE
RELATIVISME,
IL N'YA
RIEN
D'UNIVERSEL.
DEPUIS
LES GRECS,
ON EN A DENONCE LE CARACTERE CONTRADICTOIRE.
ICI,
NOUS SOULIGNERONS
1
AUSSI SES CONSEQUENCES ETHIQUES.
E. Mots-clés
1
RATIONALITE,
PRINCIPES
RELATIVISME
(NON-CONTRADICTION)
CONTRADICTOIRE
VERITE,
1
ETH IQUE:
UNIVERSALITE
1
Avez-vous utilisé un thésaurus pour le choix de ces mots-clés?
Non
1
F. Grandes disciplines auxquelles se rattache la thèse
Dicipline principale:
PHILOSOPHIE
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Discipline "secondaires"
: ANTROPOLOGIE
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1
Propos de circonstance
1
Le débat entre le rationalisme et le relativisme nous semble à la fois
1
originaire et récurrent dans l'histoire de la philosophie. Il s'agit de savoir si oui
ou non il existe un ordre ou des principes nécessaires et universels. Al' origine,
cette question oppose les partisans de la philosophie et ceux de la sophistique.
1
Parmi les premiers, ARISTOTE défend l'existence d'un tel ordre comme
condition de possibilité de la science et de l'ontologie. Il défend tout
1
particulièrement la non-contradiction, en tant qu'elle est ce principe, constitutif
du sens, dont la nécessité est alors telle qu'elle fonde la distinction - étrangère
1
aux Sophistes - entre science et opinion.
Le rationalisme de LEIBNIZ n'y verra pas seulement également une vérité
1
nécessaire; mais aussi universelle, en tant qu'elle est innée, c'est-à-dire
appartient à la nature. Toutefois, même s'il ajoute que ce principe peut donc ainsi
être reconnu par tout le monde, y compris par le Sauvage, il ne fera cependant
1
rien qui ressemble à un passage à la limite. C'est-à-dire qu'il n'en concluera pas
à l'idée d'une nature cognitive universelle. C'est que l'innéisme leibnitzien n'est
1
tout au plus qu'une théorie qui cherche à fonder les vérités nécessaires des
sciences démonstratives sur l'expérience interne, de telle sorte que l'expérience
1
externe, c'est-à-dire la démonstration est considérée simplement comme un
moyen qui permet de rendre sensibles ces vérités. La démonstration ne sert donc
1
tout au plus qu'à faire en sorte que ces vérités qu'on tire de son propre fonds
puisse laisser des traces. Pas plus que LEIBNIZ, DESCARTES ne verra pas la
nécessité de conclure à l'idée d'une telle nature à partir des mêmes prémisses
1
innéistes.
A cela, une raison, vraisemblable : la philosophie cartésienne est
plutôt une philosophie du sujet. Ce qui l'intéresse donc, c'est de montrer qu'il
1
existe au moins un principe indubitable, à savoir le sujet qui, à défaut d'être l'a
priori
de la connaissance, en est le fondement. Devant ceux qui vous ont
1
précédé ici même en Sorbonne, DESCARTES s'est employé à faire admettre
cette idée. Pour cela, il a insisté sur son" évidence", caractéristique de sa vérité,
1
ainsi que sur son immédiateté, en tant qu'elle connue par soi, par" simple
inspection de l'esprit". Pourtant, celle-ci fera l'objet de plusieurs critiques.
DESCARTES dut donc faire face à plusieurs objections. Pour autant, il ne
1
1
1
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1
remettra nullement en cause l'idée que la raison est la chose la mieux partagée
entre les hommes. Aussi, sur ce thème comme sur d'autres, expliquera-t-il les
1
désaccords par la mauvaise direction dans les choses de l'esprit. Il se persuadera
encore que l'on serait plus facilement d'accord, si, au lieu de suivre les
1
enseignements trompeurs de l'expérience, c'est-à-dire le témoignage des sens,
on se laissait instruire plutôt par la lumière naturelle. Malgré sa critique des
vérités de fait, HUME a un jugement moins dépréciateur de l'exprérience. C'est
1
peut-être pour cette raison qu'il propose une autre explication des désaccords
entre des individus dont il est persuadé avoir à peu près les mêmes" facultés
1
mentales". A savoir l'incapacité à être au clair sur le sens des mots.
La rationalité du XVIIe siècle peut-être dite provinciale, en ce sens qu'elle
1
semble faire coïncider ses propres limites internes avec celles de l'humanité
européenne. A la limite, DESCARTES ou HUME considèrent comme sujets
1
rationnels des individus qui débattent dans les cercles philosophiques. Ce qui fait
que l'idée de nature humaine qui manque au rationalisme classique n'apparaîtra
finalement qu'avec la philosophie des Lumières, véritablement cosmopolite,
1
donc plus audacieuse. Elle la fondera d'abord sur la et en raison. Mais, à cause
des événements que l'on sait, en particulier la Révolution française, le thème de
1
l'universalité du sujet juridique supplantera celui du sujet cognitif. En
découleront les principes qui feront la déclaration universelle des droits de
1
l' Homme. Le romantisme herdérien sera la réaction naturelle contre le
rationalisme des Lumières. Alors que celles-ci croient au progrès et à l'extension
1
de la Civilisation, conçue désormais comme une sorte d'impératif catégorique,
en tout cas, une responsabilité nouvelle que l'Occident devrait assumer à l'égard
du reste du monde; HERDER dissuadera contre toute adhésion à l'universalisme
1
des Lumières,
présenté comme le danger face auxquelles devraient savoir se
prémunir, en Occident même, les cultures particulières, en tant qu'expression de
1
l"'âme" de chaque peuple.
L'idée de nature humaine universelle, héritée du rationalisme des Lumières,
1
paraît donc bivalente, c'est-à-dire affirmée autant en raison qu'en droit. Selon
toute .vraisemblance, elle est l'élément nouveau apparu dans ce débat. En tout
1
cas, elle le confirme dans son développement récurrent, récurrence qui se fait
désormais dans le sens de l'universalité cognitive. En effet, c'est sur l'idée d'une
nature cognitive universelle que se fondera plus tard l'anthropologie structurale
1
qui, comme chacun sait, cherche à montrer les limites que l"'esprit humain"
impose à la diversité culturelle. C'est également sur ce même fondement
1
naturaliste que nous réaffirmons l'universalité de la rationalité, en tant qu'elle
1
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1
caractérise l'application de certains principes logiques, en particulier celui de
non-contradiction.
1
L'universalité de la vérité a été, pour sa part, démontrée par PUTNAM,
grâce notamment au sens fort qu'il a donné à ce prédicat. En effet, celui-ci
1
distingue entre la vérité et la simple justification ou acceptabilité rationnelle. La
première est une propriété inaliénable des propositions; tandis que la seconde,
1
elle, dépend de l'état de développement de la théorie ou de l'individu qui juge
telle croyance comme étant vraie ou fausse.
L'existence de principes universels est ce à quoi s'est toujours opposé,
1
depuis les origines, le relativisme. Il n'y a là rien d'étonnant pour une doctrine
qui repose tout entier sur deux préjugés:
1
1.
ce qui est rationnel ou vrai pour l'un ne l'est nullement pour l'autre, et
Vice versa.
1
2.
Donc, tout se vaut sous le rapport de la vérité ou de la fausseté.
1
Du premier découle la célèbre sentence protagorasienne: l'homme est la
mesure de toute chose. Le second entraînera le rejet du principe de non-
1
contradiction. Le relativisme protagorasien s'est développé dans le strict
contexte de la Cité grecque. Donc, il semble que son auteur n'ait pas cherché à
1
l'appliquer hors du monde grec. En tout cas, on ne sache pas que
PROTAGORAS soit jamais allé jusqu'à prendre la violation du principe de non-
1
contradiction ou l'absurdité elle-même pour l'opérateur de l'incommensurabilité
entre croyances, c'est-à-dire pour ce qui permet de distinguer les croyances
1
irrationnelles propres aux sociétés" primitives" des autres qui ont au contraire
un contenu rationnel. Or, c'est cela même que feront les relativistes historicistes
actuels. De cette manière, ils aboutiront à la violation du principe de charité que
1
nous devons à WILSON, principe qui, bien observé, pourrait pourtant bien être
un facteur de concorde entre les hommes.
1
Il faudrait dire encore un mot sur ce principe. Dans ce texte, fréquemment,
nous parlons des faits et des valeurs, du rationnel et du raisonnable, de la logique
1
et de l'éthique. En essayant de distinguer ce principe de la classique" éthique de
tolérance vis-à-vis des croyances exotiques" propre à l'anthropologie relativiste,
1
nous essayerons de coordonner les faits et les valeurs, nous tâcherons de faire
composer le rationnel et le raisonnable, en un mot, nous tenterons de mettre au
clair le lien entre logique et éthique.
1
L'" éthique de tolérance" s'appuie sur l'inexistence de ce que PUTNAM
appelle la " théorie idéale de la rationalité", c'est-à-dire susceptible de
1
1
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1
1
déterminer la rationalité de toute croyance dans tous les mondes possibles. En
l'absence d'un tel point de vue universel, ou d'un critère qui puisse être justifié
1
rationnellement, on conseille alors de suspendre le jugement hors de son propre
univers culturel. Sinon, on se voit accusé de se livrer à des jugements de valeur.
1
On voit donc que cette éthique se fonde sur la distinction entre les faits et les
valeurs. Au contraire, notre conception de la charité cherche à dépasser cette
1
dichotomie, en essayant de montrer que l'on peut fonder l'éthique sur les faits.
Et les faits que nous retenons ici sont essentiellement les faits de culture. La
culture est un projet de distanciation par rapport à la nature. Mais, pour qu'elle
1
puisse véritablement fonder la " charité" envers autrui, il faudrait la considérer
surtout comme cette instance où le sujet se distingue de l'objet qui est ici la
1
nature. Les faits fondent donc ici la charité, puisque l'on constate que cet écart
entre nature et culture caractérise toute culture, constitue la culture. Or, il nous
1
semble que celle-ci soit plutôt le résultat d'une façon typique de penser qui ne
s'observe pas seulement dans cette évidence originaire de la conscience qu'est la
1
non-contradiction entendue ici au sens strictement logique:
la culture devrait
être considérée également comme une manière d'application matérielle de la
non-contradiction, prise alors en un sens large.
1
Les considérations éthiques sont donc présentes aussi bien chez
l'anthropologue qui exige un regard tolérant sur les croyances" primitives" que
1
chez le logicien qui conseille de pratiquer la " charité ". Mais, tandis que la
prétendue éthique de tolérance radicalise la différence, le principe de charité
1
s'emploie à la dépasser d'une certaine façon: il s'agit alors de douter que
l'altérité puisse jamais avoir des croyances si bizarres que l'on aurait aucune
1
ressource pour les interpréter, si absurdes que l'on serait amené, avec QUINE, à
revoir notre propre dictionnaire de traduction, notre propre cadre de référence,
nos propres catégories conceptuelles, en un mot, à nous remettre sérieusement en
1
question. La distinction entre principe de charité et l'éthique de tolérance propre
à l'anthropologie relativiste se fonde donc essentiellement sur le lieu à partir
1
duquel on entend pratiquer une certaine éthique vis-à-vis de l'altérité. A savoir
que l'éthique de tolérance est soutenue à partir d'un lieu où l'on surestime
1
souvent les difficultés que pose effectivement la différence; alors que le principe
de charité est simplement une attitude raisonnablement critique, fondée sur un
1
système de postulats qui inclinent finalement à se mettre facilement à la place
d'autrui. D'un mot, l'éthique de tolérance est une éthique relativiste. Au
contraire, le principe de charité enseigne une éthique universaliste, c'est-à-dire
1
sûrement plus audacieuse.
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1
1
SOCRATE-PLATON ont, pour leur part, insisté sur les difficultés logiques
du relativisme. A l'aide des démonstrations apagogiques, en s'appuyant sur des
1
raisons ad !lamines, ils ont montré que le relativisme est insoutenable sur le plan
logique. Et on a commencé à voir qu'il a des conséquences tout aussi fâcheuses
1
du point de vue éthique. Non seulement parce qu'il viole le principe wilsonien,
et donc comporte des conséquences que nous avons mentionnées, mais, par
1
principe, en écartant a priori toute possibilité d'accord intersubjectif. Ainsi, il
nous inquiète particulièrement, en cette circonstance: " nous ", c'est-à-dire vous
les membres du jury et le candidat qui est devant vous. En effet, le relati vi ste
1
pourrait bien venir troubler cette séance. Il pourrait par exemple commencer à
raconter à l'assistance que la soutenance n'a pu avoir lieu qu'au prix d'un accord
1
laborieux sur l' heure ou le lieu. « Mais, ajouterait-il aussitôt, en se tournant vers
nous, rien ne garantit que vous parviendrez cl vous accordez sur l'essentiel,
1
c'est-cl-dire sur le contenu de ce texte.» Pour nous convaincre de renoncer à la
discussion de tout à l' heure, il pourrait encore dire:« Ce que le candidat croit
être vrai ne l'est pas pour celui qui l'a orienté dans son travail. Donc, il n
1
'y a
aucune raison de s'attendre cl ce que les autres membres du jUl}' s'accordent sur
ce qui fait déjà l'o~iet de divergences entre deux individus. Et il est douteux
1
qu'un accord si difficile à obtenir entre quatre puisse jamais être étendu à
plusieurs.» On peut donc imaginer toute sorte de difficultés que connaîtrait la
1
société elle-même si elle n'était jamais composée que des relativistes radicaux,
c'est-à-dire des individus non conciliants, fermés au compromis, au consensus,
1
n'intervenant dans la discussion que pour conforter chacun à la quitter
immédiatement sur ses positions.
Parce que nous croyons profondément que les hommes sont au contraire
1
faits pour s'entendre, qu'ils peuvent s'entendre sur les questions de rationalité et
de vérité, et donc sur la critique du relativisme, quelles que soient par ailleurs
1
leurs origines culturelles, nous attendons que la discussion qui va suivre, les
questions et surtout les commentaires qui l'alimenteront non seulement comblent
1
les lacunes que contient ce texte, mais nous permettent de nous mettre d'accord.
Ainsi, en discutant, en critiquant le relativisme, nous n'aurions fait que profiter
1
de l'avantage que nous avons sur ses partisans, c'est-à-dire la possibilité
d'étendre l'accord au " nous ", au lieu d'en restreindre l'extension au "je ". Du
reste, c'est peut-être là une des attentes que nous partageons avec cette assistance
1
dont on a de bonnes raisons de croire qu'elle n'est pas composée en majorité de
relativistes radicaux, mais au contraire d'individus qui ne voudraient
1
certainement pas garder le souvenir de la preuve que ce qui est vrai pour l'un ne
l'est jamais pour l'autre. Ce serait alors la preuve - monstrueuse que le
1
1
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1
1
relativisme est vrai. Cette preuve serait d'autant plus effrayante qu'elle
contredirait fondamentalement la signification que nous voudrions donner à la
1
soutenance d'une thèse contre le relativisme: une thèse qui critique si
vigoureusement le relati visme devrait donner lieu à une discussion où ]' on
1
parviendrait à un accord, fût-il minimal, c'est-à-dire où l'on pourrait encore
montrer une fois que le relativisme n'est pas vrai.
1
Mais, sous prétexte de profiter de ce dont se privent les relativistes, nous
éviterons de tomber dans]' un de leurs travers. A savoir que tout se vaut, que la
science est opinion, que la vérité est la même chose que la fausseté.
1
Paris, Octobre 1989
1
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Il était une fois LIll grand chef coutumier qui habitait le village de Bindo. Il
avait une .fille très belle, la plus belle qu'on ait jamais 'connue dans la région. De
1
nombreux prétendants la demandaient souvent en mariage cl son père. Chaque
jour, il en arrivait de nouveaux. Mais le chef répondait toujours non; il ne
1
voulait pas se séparer de sa fille préférée.
Or, une nuit, au cours de son sommeil, ilfit lin rêve fantastique. Il nwngeait
1
un mouton, un étrange mouton, cOI/une nul n'en avait vu, un mouton qui n'était
ni mâle ni femelle, mais simplement un mouton. Il en ressentit un plaisir si vif
1
que, dès son réveil, il voulut posséder un tel animal.« Je le veux, je le veux,
répétait-il sans cesse; je ne puis m'en passer.» Cette idée le possédait. Le
premier prétendant qui se présenta ce jour-là était un jeune homme de la tribu
1
de Yengui. Il salua le chef et lui dit:« Père, je viens pour épouser votre .fille, SI
votre majesté me le permet.»
1
-Je te donnerai la main de ma fille, à condition que tu m'apportes pour dot
un joli mouton qui ne soit ni mâle ni femelle, mais un mouton simplement,
1
répondit le chef Le jeune homme s'en alla fort déçu et pensif: le mouton ni mâle
ni femelle ne pouvait exister.
1
Plusieurs autres prétendants vinrent à leur tour, sans plus de succès.
Alors, se présenta Ndoutoumou Bikang, le fils du vieux sorcier Bikang
Bingoua de la tribu des Essangui:« Beau-père, 11l'accepteriez-vous pour gendre?
1
» dit-il dignement.
-Oui, si tu apportes pour dot un mouton ni mâle nifemelle, mais un mouton
1
simplement.
Ndoutoumou, songeur, alla demander conseil à son papa qui lui conseilla:((
1
Va dire au grand chef que le mouton ni mâle ni femelle est trouvé; cependant,
pour le prendre qu'il ne vienne ni le jour, ni la nuit. Qu'il vienne le chercher
1
seulement. ».
Le grand chef resta tout confus de la réponse. Il donna sa fille en mariage cl
Ndoutoumou Bikang qui fut très heureux et eut beaucoup d'enfants dont les
1
descendants forment les nombreuses familles Essangui qu'on rencontre partout
au woleu-N'tem.
1
Conte gabonais
in L'école africaine ce2 Nathan-Aji-iqlle
1
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1
1 INTRODUCTION
1
1.1 Anthropo-logiques
1
D'emblée, distinguons entre la d(fférence, en tant que fait et le relativisme,
l'interprétation excessive qui en procède. Le fait en lui-même est indéniable: les
1
différences culturelles de fait existent. L'ethnographie/ethnologie est d'ailleurs le
nom de cette science qui s'est spécialisée dans leur description ou interprétation.
1
Ces différences sont nombreuses. Elles concernent les structures permanentes de
la vie sociale comme la parenté, les relations entre les deux sexes, la division du
1
travail entre eux deux, ou encore les systèmes politiques. Elles s'observent
également dans les aspects aussi divers de la vie quotidienne que les rites
1
funéraires, les habitudes culinaires ou alimentaires, en un mot, en autant de
façons suivant lesquels la socialité humaine s'est historiquement construite, ici et
là. Ce que l'on peut cependant contester au relativisme, c'est de
négliger
1
l'existence, au-delà d'un grand nombre de comportements d'ordre culturel à
travers lesquels les hommes sont seulement ressemblants, d'un domaine,
1
quoique restreint, de comportements qui relèvent de la nature humaine, et au
regard desquels nous sommes tous semblables.
1
Nature et culture. Le partage est désormais classique dans ['histoire de la
philosophie occidentale. Légué par les Grecs, repris par ROUSSEAU, il vient de
1
connaître une fortune particulièrement heureuse à travers l'interprétation qu'en a
récemment donnée LEVI-STRAUSS en anthropologie. L'auteur définit ici -
provisoirement - la nature comme ce qui est universel, c'est-à-dire ce qui a le
1
caractère à la fois de la spontanéité et de la constance, et qui, pour ces motifs,«
échappe nécessairement au domaine des coutumes, des techniques et des
1
institutions par lesquels [les} groupes se différencient et s'opposent »; 1 alors que
]''' étage de la culture" est au contraire ramené à ce qui se donne à voir partout
1
où se manifeste justement la règle, c'est-à-dire ce par quoi la normativité, en tant
qu'elle consacre l'ordre du " relatif et du particulier", caractérise toute culture.
LEVI-STRAUSS
parlera de " scandale ", en constatant, par la suite,
1
l'imbrication de la nature et de la culture dans la culture, c'est-à-dire dans une
institution, la prohibition de l'inceste:«(... ) la prohibition de l'inceste présente
1
sans la moindre équivoque, et indissociablement réunis, les deux caractères où
1. C.LEVI-STRAUSS: 1967 plO. Pour le délail des écritures en bas des pages, voir les Références
1
bibliographiques ou la Bibliographie auxquelles ce code renvoie.
1
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1
1
1
nous avons reconnu les attributs contradictoires des deux ordres exclusif;: elle
constitue une règle, mais une règle qui, seule entre toutes les règles sociales,
1
possède en mème temps, Ull caractère d'universalité. Que la prohibition de
l'inceste constitue une règle n'a guère besoin d'être démontré; il sL~ffira de
1
rappeler que l'interdiction du mariage entre proches parents peut avoir un
champ variable selon la façon dont chaque groupe définit ce qu'il entend par
1
proche parent, mais que cette interdiction, sanctionnée par des pénalités sans
doute variables, et pouvant aller de l'exécution immédiate des coupables à la
réprobation diffuse, parfois seulement à la moquerie, est toujours présente dans
1
n'importe groupe social.» Ce qui fait que l'auteur des Structures se résignera à
continuer à user de cette distinction seulement en raison de sa valeur heuristique,
1
c'est-à-dire sa « sa valeur logique qui just~fie pleinement son utilisation, par la
sociologie moderne, comme instrument de méthode. »2 Toutefois, dans La pensée
1
sauvage, LEVI-STRAUSS va s'attacher à l'effacer, simplement en réduisant
l'un des termes à l'autre, précisément la culture à la nature. Il dira alors que son
1
structuralisme « débouche sur l'instauration d'une sorte de matérialisme
vulgaire. »3
Pour notre part, il s'agit au contraire, dans une approche de type logique de
1
cette même question, de nous désintéresser de l'un des termes du distinguo, à
savoir de la culture, pour nous intéresser principalement à l'autre, à la nature.
1
Selon notre conception, la nature est ce qui se référerait à un ensemble de
comportements minima certes; mais à partir desquels pourtant non seulement
1
l'unité ou l'universalité de l'homme, mais aussi son propre peuvent être pensés.
L'homme est un animal rationnel, a-t-on l'habitude de s'entendre dire dans
1
nombre d'essais de définition du propre de l'homme, entrepris selon l'usage et la
signification propres de la conception aristotélicienne de la définition, en tant que
genre prochain assorti d'une différence spécifique. Il est un animal certes; mais
1
un animal pas comme les autres. Un animal qui, au contraire de toute autre
espèce zoologique, a la raison comme lui appartenant en propre. Mais,
1
généralement, on ne s'avance pas dans la définition de ce que l'on entend alors
par rationalité. Peut-être parce que l'usage habituel de la proposition semble lui
1
avoir donné une fausse évidence. Peut-être encore parce que, comme le fait
remarquer D.HUME, l'habitude nous donne de mauvaises habitudes, en
1
particulier celle qui consiste à considérer les choses comme allant de soi. Ne
touchons rien à cette définition. Essayons seulement de dire ce que l'on entend
par rationalité, et, subséquemment, ce en quoi la rationalité fait partie de la
1
2. ibid.
1
3. C.LEVI-STRAUSS: 1963 (1) P 652
1
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1
1
1
compréhension, ou encore comme on dirait aujourd'hui, de l'intension du
concept d'homme, ou plus simplement encore pourquoi l'homme peut être dit
1
rationnel.
Par ce mot de rationalité, nous entendons d'abord ici le caractère d'un
1
fonctionnement typique de la pensée consistant principalement en l'observation
de certaines règles ou principes, en particulier la non-contradiction. Nous
1
verrons alors que dire que l'homme est un animal rationnel, c'est constater, au-
delà d'une simple exigence de nature éthique par exemple, qu'il est porté à
suppléer sa nature, sinon la nature par la culture d'abord comme par souscription
1
à des principes d'ordre logique. C'est ce que suggère par exemple sa volonté de
comprendre et de maîtriser la nature. Tout se passerait alors comme si elle lui
1
était imposée par un principe logique, la non-contradiction, interprété ici au sens
le plus large possible. C'est-à-dire qu'il serait amené à transformer la nature en
1
culture par nécessité d'instaurer une distinction franche entre le sujet, à savoir
lui-même et l'objet qui est ici la nature. La prohibition de l'inceste semble
1
également montrer la même chose, concernant, cette fois-ci, le rapport de
l'homme avec sa propre nature. D'ordinaire, on y voit seulement une règle dont
la violation conduit aux conséquences juridiques ou éthiques, aux préjudices
1
corporels ou moraux que souligne LEVI-STRAUSS. On y voit seulement une
institution qui organise une certaine économie de la femme suivant des réseaux
1
exogamiques bien déterminés: on y perçoit ainsi un modèle linguistique
favorisant la communication entre les divers segments sociaux, en raison
1
notamment de l'ampleur des prestations qui, selon les cas, accompagnent
l'échange des femmes, allant du comestible aux dons de prestige, en passant par
1
les services. On la conçoit encore seulement comme une sorte d'institution
arthémisienne imposant certaines restrictions quant aux fonctions naturelles du
désir: elle permet ainsi à l'homme de discipliner efficacement sa propre nature,
1
c'est-à-dire la tyrannie de son désir, en en différant éventuellement la
satisfaction immédiate, en le reportant, de préférence, sur un individu non classé
1
sur le registre des parents considérés comme immédiats. Finalement, on a conclu
qu'elle est « la démarche fondamentale grâce cl laquelle, par laquelle, mais
1
surtout en laquelle s'accomplit le passage de la nature cl la culture. (... ) avant
elle, la culture n'est pas encore donnée; avec elle, la nature cesse d'exister, chez
1
l'homme, comme un règne souverain. »4.
L'information génétique (JACQUARD 1978) vient de confirmation la
valeur" linguistique" de cette règle, en montrant que la consanguinité
1
représente un danger plutôt imprécis, en tout cas difficile à évaluer avec
1
4. C.LEVI-STRAUSS: 1967 p 29
1
- 10-
1
1
1
certitude, en dehors de quelques conséquences fâcheuses provoquées par
l'homozygotie dans les maladies récessives, au demeurant rares, la diminution
1
des mesures corporelles des enfants issues d'unions consanguines,
l'augmentation a contrario de la mortalité prénatale ou foetale, et donc la
1
stérilité du couple consanguin. Mais, l'amplitude de telles conséquences est si
faible qu'il est peu probable qu'elles aient pu être constatées empiriquement.
1
Donc, en l'absence d'un danger précis, et surtout de la difficulté de l'établir
facilement par l'expérience, on a de bonnes raisons de penser que l'inceste est
une simple" loi de la nature ", au sens où CICERON, annonçant la tradition du
1
droit naturel, associant légalité et rationalité, ramène la nature à la " droite raison
", qui, en l'espèce, nous commande à nous détourner de la femme qui est plus à
1
notre portée, par souci sans doute d'éviter la crise mimétique violente (GIRARD
1978). Pour autant, cette loi n'est pas seulement raisonnable, en tant que" loi de
1
la nature "; elle est aussi rationnelle, en tant qu'elle est ce par quoi s'instaure la
démarcation entre nature et culture, c'est-à-dire entre les êtres de pure nature qui
1
la violent, et nous, les êtres de raison qui au contraire l'observons généralement,
sa violation dans les milieux princiers - mariage entre frère et soeur (Ptolémée,
Inca, Nyoro d'Ouganda) entre père et fille (Azandé) entre grand-père et petite
1
fille ( Batéké et quelques groupes Bacongo ) - n'étant que l'exception au statut
commun qui confirme la règle. Le respect universel de cette loi permet donc
1
d'observer la non-contradiction, en un sens toujours large entre l'ordre purement
animal et le nôtre, c'est-~l-dire entre la nature et la culture. En tout cas, il nous
1
paraît suffire à la déduction du caractère rationnel de l'homme, c'est-à-dire à
l'affirmation de son unité, de son unicité, ou encore de son universalité. Dans le
1
contexte d'un projet qui vise à mettre au clair la relation fondamentale entre
notre schème conceptuel d'une part, la rationalité et au-delà la culture de l'autre,
nous prenons ici la non-contradiction en trois acceptions possibles.
1
(i) Au sens courant, elle constitue un principe de distinction rigoureuse des
objets, leur ôtant ainsi toute ambiguïté ou ambivalence. De cette façon, elle nous
1
oriente donc d'autant plus efficacement dans l'expérience courante qu'elle est
une de ces lois fondamentales de la pensée, telle que le rationalisme les conçoit
1
généralement, depuis PARMENIDE déduisant la structure du monde ou
ontologie de celle du langage, à E.KANT posant l'ensemble des jugements
1
synthétiques a priori, qui font le bonheur des sciences positives, comme
traduisant une nécessité qui se trouve déjà dans la structure même de notre
entendement, précisément dans son activité synthétique. Le postulat fondamental
1
du rationalisme, aujourd'hui largement accepté, est celui d'une identité entre les
lois ontologiques et celle de la pensée:« Par l'idée de la raison, rappelle LE
1
1
- Il -
1
1
1
SENNE, la pensée affirme son identité avec les choses. Il faut, si la science est
possible. que la raison soit dans les choses comme en nous. Il n'est plus
1
personne pour douter de sa possibilité. Ainsi le rationalisme constitue un des
éléments essentiels de la tradition philosophique. Ce qui variera, c'est la
1
conception que l'on doit se faire de la raison et de sa relation avec la réalité.»5
La non-contradiction est justement une de ces lois qui révèlent cette adéquation
1
de la pensée à la structure même du réel, ou ce qui revient au même qui écartent
toute contradiction entre celle-ci et celle-là. Si bien que toute tentative visant à la
violer dans la façon de caractériser les objets, et donc de penser expose
1
inéluctablement à l'embarras. En tout cas, c'est le sentiment qu'éprouvent par
exemple les divers prétendants venant demander la main du chef de village de
1
Bindo, puis le chef lui-même quand, tout aussi malicieux, Ndoutoumou Bikang,
conseillé par son père, demande, contre les usages qui s'imposent en l'espèce,
1
que le chef vienne lui-même chercher le fameux mouton qui n'est ni mâle ni
femelle, ni le jour ni la nuit. Et, selon toute vraisemblance, si le chef a fini par
1
donner la main de sa fille à celui-ci, c'est simplement parce qu'il a trouvé en lui
un individu qui a su le défier sur le même terrain: celui de ces lois qui nous
orientent efficacement dans l'expérience quotidienne. En effet, sauf dans le
1
monde du rêve, où le chef a savouré son étrange mouton, et du mythe où
l' ambi valence et l'imbrication des prédicats les plus contradictoires sont souvent
1
la règle, la non-contradiction en particulier caractérise ce que sont les choses en
elles-mêmes: une chose ne pouvant à la fois être, sous le même rapport, le même
1
et autre. Ndoutoumou Bikang a donc mérité la main de la fille du chef, parce
qu'il a pu voir dans la demande de celui-ci une épreuve, et non une forme de
1
refus catégorique, au contraire sans doute des autres prétendants qui, très vite, se
sont abandonnés au découragement, voire à l'énervement, en y voyant par
exemple encore la trame d'une provocation à peine inavouée. Ceux-ci ont
1
échoué, là où il a réussi, pour n'avoir pas su voir que le chef préférait donner la
main de sa fille à un homme rationnel, c'est-à-dire à un individu qui sache
1
percevoir, et demander - au besoin, conseils - pour contourner la contradiction
érigée en épreuve pour tous ceux qui ne pouvaient résister au charme de sa fille. 6
1
5. R.LE SENNE: 1970 p 40 cf. aussi l.R.VERNES: 1982 pp 91-107. On continue cependant de douter de cette
identité entre raison et l'expérience. H.ATLAN par excmplc se prononce pour l'''indécidabilité de la non-
contradiction ". C'est-à-dire qu'on ne peut pas dire si cellc-ci est une propriété objective ou au contrairc un
1
simple prédicat de la pensée. L'auteur de A lorI el à raison, 1986 fonde son jugement sur divers
enscignements: d'une part, ceux dc la mystique et du mythe qui affirmcnt au contraire le caractère
contradictoire de la " réalité ultime "; d'autre part, celui de WITfGENSTEIN montrant que" au signe de la
négation ne corrcspond rien dans la réalité."
1
6. On pourra dire ici que, du point de vue d'une logique savanle. la difficulté soulevée par le conte gabonais est
plutôt relative au principe du tiers-cxclu. Celui-ci récusc, comme le note déjà ARISTOTE dans sa
Métaphysique, r, VI. 1011 b 20-25. l'existencc d'un intermédiaire entre dcs énoncés contradictoires, puisqu'«
il.faut nécessairement ou qlfirmer ou nier lin prédicat d'lin sujet quelconque.» Le principe du ticrs-exclu
affirme donc que deux contradictoires ne peuvcnt être fausscs toutes les deux, dans l'exacte mesure où l'une
1
des dcux doit nécessairement être vraie. Quanl au principc dc non-contradiction, il dit qu'elles ne sauraient
1
-12 -
1
1
1
(ii) Au sens su·ict ou rigoureux qu'en font justement les logiciens, le
principe de non-contradiction exprime une propriété cognitive donL nous avons
1
rappelé la définition dans la note précédente. Formellement, on peut la noter de
la manière suivante: ---, ( p & ---, p ). On affirme ainsi que nul énoncé ne saurait
1
être à la fois vrai et faux. PUTNAM (1979) admet alors que s'il pouvait jamais
exister une" vérité a priori ", ce ne peut-être que celle-là. Pour sa part,
1
MIEVILLE a toujours considéré ce principe comme faisant partie des"
constituants formels de l'idée de vérité ", lesquels participent à la fois de l'a
priori et du transcendantal:« Il est a priori, ell ce seilS qu 'il ne peut pas sefonder
1
sur l'expérience, et il est de l'ordre transcendantal, parce qu'il est la condition
sine qua non de toute connaissance, de quelque ordre qu'elle soit. »7 Ce principe
1
est donc non dérivable de l'expérience et non révisable, en ce qu'ou bien il est
présupposé avant toute expérience ou bien il présuppose tout acte cognitif, y
1
compris celui qui chercherait à le nier. L' histoire de la philosophie nous enseigne
que l'aprioricité du principe de non-contradiction est déjà affirmé par
1
ARISTOTE. En effet, dans sa Métaphysique,!, III, J005 h J5, celui-ci montre
que ce principe est non dérivable de quelque autre principe, mais qu'il est connu
par soi. De ce que ce principe est antérieur à toute connaissance dont il est la
1
condition de possibilité, il résulte qu'il ne saurait être davantage hypothétique:«
Car un principe dont la possession est nécessaire pour comprendre n'ùnporte
1
quel être n'est pas une hypothèse, et ce qu'il faut nécessairement connaître pour
connaître n'importe quoi, il faut le posséder nécessairement déjà avant tout.».
1
Ainsi, Je Stagirite a dû en prendre la défense contre le relativisme sophistique.
En écartant toute possibilité de révisabilité de ce principe, PUTNAM a voulu
1
autant témoigner de son évolution sur la question des vérités a priori que freiner
l'ardeur du conventionnalisme de QUINE qui, cherchant à imposer un
empirisme sans dogme, a soutenu l'idée que nulle loi de la pensée ne saurait
1
bénéficier d'une sorte de Noli me tangere. Quant à MIEVILLE, il dialoguait
surtout avec l' idonéisme de GONSETH qui, au bénéfice du doute, affirme la
1
révisabilité des principes formels.
(lii) Au sens large - où elle se distingue difficilement du principe analytique
1
de distinction et qui renvoie, pour l'essentiel, à une interprétation des textes de
M.LEVY -BRUHL ou des continuateurs avoués ou non de sa pensée comme
1
être vraics. en même temps, puisquc l'une dcs deux doit nécessairement être fausse. De ce quc nous nous
plaçons ici du point dc vuc d'unc logique naturel/e, pour parler comme W.V.O.QUINE. pour commenter ce
conte, c'est-à-dire un tcxte qui, à l'origine, est un discours oral. recueilli, dc surcroît. dans une tradition orale,
nous avons négligé la rigueur d'une distinction qui a cours seulcment dans une tradition scientiflque. Ainsi.
1
Ics prédicats" ni mâle ni fcmelle " et " ni le jour ni la nuit" qui, dans une logique savante, exprimcraicnt une
.. déviation" manifeste par rapport au principe du tiers-cxclu, ont été considérés. dans cc contexte
traditionncl. comme affirmant des énoncés contradictoires, à savoir Ic mouton qui scrait à la fois mâle et
femelle, et l'instant qui participcrait il la fois du jour et de la nuit.
1
7. H.P.MIEVILLE: 1953 p 106
1
- 13-
-1
1
1
IVLSENGHOR, - la non-contradiction désigne, en plus du sens courant défini en
tout premier lieu, la possibilité donnée au sujet de se distinguer franchement de
1
l'objet. Ce dont serait incapable le " primitif ", parce que victime de la loi de
participation mystique. Chez LEVY-BRUHL lui-même, la participation est une
1
opération mystique qui, dans les représentations collectives, lie tel groupe à tel
animal totémique ou à tel objet. Il y a ici violation du principe de non-
1
contradiction, parce que, dit-il, les" primitifs" sont indifférents à se considérer"
à la fois eux-mêmes et autre chose qu'eux-mêmes." Tandis que l'auteur des
Fonctions mentales dans les sociétés ù~lérieures restreint ainsi la " sympathie"
1
du " primitif" ü l'égard des objets ou d'autres êtres au strict domaine des
croyances; SENGHOR l'étendra à l'expérience courante. Il dira que le propre de
1
l'homme noir est de s'identifier à l'objet. Ainsi, il a pu donner à la loi de
participation un sens très fort, et conforter, en même temps, l'idée, déjà
1
fortement répandue par LEVY-BRUHL, que le " primitif" est un enfant, ici
n'ayant pas encore dépassé ce que la psychanalyse appelle le" stade du miroir ",
1
ü partir duquel seulement celui-ci commence à se faire une idée de sa propre
identité, en tant qu'individu distinct du monde extérieur. L'information dont
nous disposons contredit pourtant l'existence d'une société qui aurait vécu ce
1
genre de relation avec la nature. En particulier, on sait que J.J.ROUSSEAU lui-
même considère l'état de nature, qu'on pourrait être tenté de considérer ici
1
comme un état où aurait cours ce genre de relation, comme une simple
conjecture à l'aide de laquelle il a cherché à comprendre la survenue de l'état de
1
société, en tant que" supplément" à l'état de nature. Au plan connexe, LEVI-
STRAUSS a su voir dans Totem et tabou de S.FREUD, un mythe, doué d'une"
1
si grande force dramatique ", et qui relate les faits antérieurs à la constitution de
la société, en tant qu'espace nécessairement normé:(( Le désir de la mère ou de
la soeur, le meurtre du père Olt le repentir des jils, conteste-t-il, ne
1
correspondent sans doute à aucun fait ou ensemble de faits occupant dans
l' histoire une place ordonnée. Mais il traduisent peut-être, sous une forme
1
symbolique, un rêve à la fois durable et ancien. Et le prestige de ce rêve, son
pouvoir de remodeler à leur insu les pensées des hommes, proviennent
1
précisément du fait que les actes qu'il évoque n'onl jamais été commis, parce
que la culture s'est toujours et partout opposée. Les satisfactions symboliques
1
dans lesquelles s'épanchent, selon Freud, le regret de l'inceste, ne constituent
donc pas la commémoration d'un événement. Elles sont autre chose, et plus que
cela: l'expression permanente d'un désir de désordre, ou plutôt d'un contre-
1
ordre. Les fêtes jouent la vie sociale en l'envers, non parce qu'elle a été jadis
1
1
- 14-
•
1
1
telLe, mais parce qu'elle II 'a jamais été, et ne pourra jamais être, autrement. »8
La culture a donc toujours prévalu sur la nature. Du moins en est-il ainsi chaque
1
fois que les hommes vivent en groupe. L'homme est donc toujours parvenu à se
distinguer de la nature ou des êtres de pure nature, en réussissant à s'élever, par
1
application de la non-contradiction entre l'ordre purement naturel et lui-même, à
un niveau supérieur, celui de la culture. Donc, la participation, au sens fort qu'en
1
donne SENGHOR, se~l1ble avoir manqué la signification profonde de
l'événement humain. A savoir qu'un tel événement est d'abord un avènement de
1
la culture qui est elle-même un projet de distanciation par rapport à la nature.
Distinguer entre le sujet et l'objet devient alors une nécessité qui s'est
historiquement traduite par une curiosité inextinguible qui a toujours incité
1
l'homme, quel qu'il soit, à essayer de comprendre la nature, ou encore à en
élaborer toute forme de savoir pour y pouvoir quelque chose. L'écart que,
'1
patiemment, et souvent au prix de plusieurs échecs, l'homme, moyennant des
techniques diverses, n'a cessé de creuser entre la nature et lui-même, le nombre
1
impressionnant de signes dont ce même homme, animal symbolique, s'il en est
un par essence, l'a surchargée témoignent donc de cette nécessi té. Cette exigence
a fait du chemin. Elle a pu donner les résultats que l'on sait, pour le meilleur
1
comme pour le pire. Elle caractérise notre genre, le seul à ne pas supporter de
laisser la nature en l'état. Ce qui fait que, en dépit des protestations des
1
Romantiques et autres Dionysiens, en dépit des menaces réelles que cette
volonté prométhéenne fait peser non seulement sur le genre qui les a créées avec
1
son industrie, mais aussi sur la nature en son entier, il est peu probable qu'on se
déprenne jamais, même à long terme, du besoin de comprendre qu'accentue
1
particulièrement l'imagination scientifique. Il est au contraire raisonnable de
penser que le partage continuera entre les anti-rationalistes et les autres, c'est-à-
dire entre ceux qui s'évertuent à promouvoir un prétendu retour à la nature ou
1
qui suggèrent un faux recommencement de l'histoire à l'envers, et ceux qui y
voient simplement des projets aporétiques, c'est-à-dire sans avenir, et non de
1
véritables réponses au déroulement de l'histoire, en tant qu'histoire de la raison
et de la culture en général.
1
Soit donc l'observation de la non-contradiction. Jusqu'alors, celle-ci a été
désignée comme caractéristique de la manière de penser de tout homme.
1
Pourtant, en raison notamment à la fois de son importance et de la forte
extension avec laquelle nous la prenons ici, nous pouvons aussi en déduire
l'universalité du modèle de pensée ou schème conceptuel, de telle sorte que le
1
respect de cette loi, en tant qu'elle semble fournir le critère essentiel du
1
8. C.LEVI-STRAUSS: 1967 p 563
1
- ]5-
1
1
o
fonctionnement de la pensée dans toutes les sociétés humaines, en serait le
désignateur rigide pour employer la célèbre formule de S.KRIPKE. Autrement
u
dit, l'application de la non-contradiction est ce qui nous permet de parler
raisonnablement de l'existence d'un schème conceptuel unique. Par schème
u
conceptuel, nous entendons une sorte de " pattern biologiquement déterminé"
susceptible de rendre compte du domaine restreint de principes cognitifs
fondamentaux.
m
En fondant ainsi la rationalité, c'est-à-dire notre manière naturelle de
penser sur notre nature, nous adoptons un certain matérialisme jugé autrefois
m
vulgaire, mais devenu, aujourd' hui, respectable, en tout cas, en vogue
(D.SPERBER: 1987):«(... ) loin d'être un amusellwnt pour dilettantes et esthètes,
1
l'analyse structurale ne se met en marche dans l'esprit que parce que son
modèle est déjà dans le corps. La perception visuelle repose au départ sur des
oppositions binaires, et les neurologues accepteraient probablement d'étendre
,E
cette affirmation à cl 'autres secteurs de l'activité cérébrale. Par des voies jugées
à tort hyperinte/lectuelles, le structuralisme redécouvre et amène à la conscience
m
des vérités plus profondes que le corps énonce déjà obscurément; il réconcilie le
physique et le II/oral, la nature et l'homll2e, le monde et l'esprit, et tend vers la
1
seule forme de matérialisme compatible avec les orientations actuelles du savoir
scientifique. Rien ne peut-être plus loin de Hegel; et même de Descartes, dont
1
nous voudrions surmonter le dualisme tout en restant .fidèles à sa foi
rationaliste.»9 Chez LEVI-STRAUSS, le matérialisme n'est pas seulement une
1
doctrine audacieuse dont l'intérêt dernier est de dépasser le dualisme entre le
sensible et l'intelligible qui est au fondement de la pensée occidentale; il paraît
surtout fournir de bonnes raisons de soutenir l'universalité de l"'esprit humain ",
1
notamment à partir de l'institution de la parenté. Conséquence immédiate de la
prohibition de l'inceste, la parenté achève le passage de la nature à la culture.
1
Mais, elle est avant tout le résultat objectivé d'une démarche intellectuelle
consistant à penser les relations biologiques à l'aide de couples d'opposés:«
1
oppositions entre les hommes propriétaires et les femmes appropriées;
oppositions, parmi ces dernières, entre les épouses, femmes acquises, et les
1
soeurs et les filles, femmes cédées; oppositions entre deux types de liens, les
liens d'alliance et les liens de parenté; oppositions dans les lignées, entre les
séries consécutives ( composées d'individus du même sexe) et les séries
1
alte matives ( où le sexe change en passant d'un individu au suivant;» o
l . Or,
constate-t-il, le travail de la pensée classificatoire se trouve facilité ici par
1
9. C.LEVI-STRAUSS: 1983 p 165
1
10. ibid. P 158
1
-16-
1
1
1
J'organisation structureJle de notre esprit:« Loin d'être une construction logique
propre à un certain état de civilisation, ce sont les travaux des neurologues qui
1
nous invitent à considérer le cerveau lui-même comme une machine binaire, au
moins par certains modes de son activité, et je ne pense pas que le cerveau des"
1
sauvages " soit autren1ent fait que le nôtre (. .. ) Le binarisme n'est donc dans
l'esprit que parce qu'il est d~jà dans le corps; et s'il constitue une propriété
1
immédiate de notre organisation nerveuse et cérébrale, on ne saurait s'étonner
qu'il fournisse aussi le dénominateur com/nUl1 le mieux propre cl faire coiizcider
des expériences humaines qui pourraient sembler superficiellement irréductibles
1
les unes aux autres.» Il Toutefois, il se garde d'expliquer Jes opérations de
l"'esprit humain" uniquement par sa constitution physique:«(. .. ) il n'est pas
1
certain qu'elles tirent exclusivement leur origine de la structure de l'esprit: elles
peuvent résulter des exigences de la vie sociale, et de la manière dont celle-ci
1
impose ses col7!raintes cl l'exercice de la pensée.»12 En J'espèce, LEVI-
STRAUSS préfère donc parler d'une sorte de dialectique entre l'inné et J'acquis.
1
De cette façon, il a réussi à se démarquer nettement de KROEBER ou de
DEWEY (1975) qui ont, J'un et l'autre, donné trop d'importance à la
structuration de notre façon de penser par l'organisation même de la société. Le
1
premier affirme que le binarisme est seulement synchrone à l'organisation de Ja
socialité humaine sous Je mode de la parenté. Le second voit dans la structure ou
1
le fonctionnement de la société en termes d'opposés - par exemple
hommeslfemmes, maîtres/esclaves etc ... l'origine exclusive du dualisme, en tant
1
que mode de pensée. En préférant plutôt J'équilibre entre Je naturel et le culturel,
le structuralisme lévi-straussien se distingue, en même temps, de l'objectivisme
d'un SCUBLA (1988) qui soutient au contraire que les invariants
1
anthropologiques témoignent non pas en faveur d'une nature humaine identique
ou universeJle, mais d'éléments universels, en particulier la structure du corps et
1
du monde auxquels l'esprit humain serait" assujetti".
Qu'un SCUBLA et bien d'autres mettent en cause l'idée d'une nature
1
humaine universelle est facilement compréhensible: la différence dans le
développement de la science et de la technique entre les cultures semble leur
1
donner raison. Pourtant, la grammatologie nous a avancé sur la voie d'une
interprétation correcte de cette différence: elle nous a appris à attribuer les
1
performances notables enregistrées par la pensée, tant dans la conceptualité que
dans J'élucidation de nombreuses énigmes de la nature, à J'action des
déterminations instrumentales, en particulier de la révolution graphique. Soutenir
1
Il. C.LEVI-STRAUSS: 1971 p 24
1
12. C.LEVI-STRAUSS: 1963 (2) P 630
1
- 17-
1
1
1
l'unicité du schème conceptuel n'entraîne donc pas, par la suite, aucune
impuissance, quant il s'agit alors de donner une réponse concrète aux
1
performances inégales que les sociétés orales et écrites ont réalisées à travers
l' histoire. Car même si, dans l'expérience courante du moins, l'observation de la
1
non-contradiction est ce à quoi est reconnaissable le comportement rationnel de
l'homme, si encore ce respect traduit fondamentalement une même façon de
1
penser, il est indéniable que l'usage de l'écriture aide à mieux à l'observer,
mieux encore que si l'on se mettait à tenir un discours purement oral. C'est-à-
dire que l'on applique mieux, à ce niveau, le principe de non-contradiction, en
1
tant qu'il est le fait d'un travail critique réalisé par la raison graphique. On a pu
ainsi constater que le passage d'une tradition orale à une tradition écrite a
1
toujours correspondu au passage d'une pensée mythique, caractérisée par
l'entretien de l'ambiguïté, de l' ambi valence, ou simplement de la contradiction,
1
à une pensée rationnelle non contradictoire par essence, dans la mesure où
celle-ci caractérise justement le processus de radicalisation de la non-
1
contradiction en principe auquel la pensée scientifique ne parvient plus alors à se
soustraire. C'est un fait qui s'est vérifié plus d'une fois dans l'histoire, par
exemple chez les Grecs vers 600 av.J.C, date qui marque la naissance de la
1
rationalité en Occident. On a également observé la même chose chez les Sémites
qui commençaient alors à inquiéter JESUS-Christ venu, comme chacun sait,
1
achever les Ecritures, mais alors par son corps, par sa " présence pleine ".
L'inquiétude de JESUS provenait de leur attachement à la lettre plutôt qu'à
1
l'esprit, à l'écrit plutôt qu'à la chaleur du verbe. Elle était sans doute fondée.
Car, si le verbe a quelque chose d'envoûtant, de captivant pour l'esprit dont les
1
Sophistes ont, du reste, su tirer profit ailleurs, si donc la parole, pour peu qu'elle
soit habilement maquiIJée, a le pouvoir d'inhiber l'éveil critique, l'écriture
développe au contraire celui-ci. De toute façon, cette interprétation de ce qui est
1
probablement la principale inégalité entre les cultures ne semble pas présenter
des difficultés particulières. Par exemple, elle peut difficilement nous aliéner
1
ARISTOTE qui, thématisant dans l' Organon, V, 5, 1, 128 b 35-129 a, les" lieux
communs du propre ", considère comme propre en soi de l'homme, c'est-à-dire
1
le rapport sous lequel il se distingue de toute autre chose le fait d'être « un
animal mortel susceptible de recevoir la science.» Et il est probable que la
1
distinction qu'il opère entre la puissance et l'acte lui a permis de voir ici que
l' homme est seulement" disposé" à recevoir la science, c'est-à-dire d' antici per
utilement sur l'état actuel de notre connaissance sur la nature des rapports entre
1
ces deux lapoï que sont l'inné et l'acquis, la nature et la culture. En effet, on
admet, aujourd'hui, que, étant seulement raisonnable, l'homme parvient à la
1
1
-18 -
1
1
1
rationalité moyennant des médiations techniques par quoi seulement la culture
parvient alors à prolonger la nature ou à s'y superposer. Autrement dit, la
1
rationalité est le fait d'un concours cie circonstances particulièrement heureuses,
d'une rencontre entre un donné natif minima et la fructification qui peut en être
1
fait par le" milieu ", en l'occurrence par l'usage d'un certain outil. On ne saurait
donc négliger le fait que la raison, en tant qu'elle concerne l'application de
1
certaines règles logiques, comme le principe de non-contradiction, ou éthiques,
telle que l'interdiction de l'inceste, a été possible, parce que l'homme aurait en
lui-même des dispositions natives pour cela. Sans elles peut-être ni l'institution
1
de la règle ni l'usage de l'outil n'auraient été assez efficaces. Sans elles surtout
ni la règle ni l'outil ne seraient peut-être jamais inventés. Deux hypothèses sont
1
alors envisageables. Dans la minimale, il faudrait supposer que l'homme n'est
pas tout ce qu'il est par nature, mais parce qu'il s'avise de ou parvient à ajouter
1
quelque chose à sa propre nature. Ainsi, il est raisonnable, parce qu'il arrive à
s'arracher au stade purement bestial, en disciplinant son désir libidinal par
1
l'in vention de la règle. De même, il est rationnel, parce que, là encore, il parvient
à domestiquer la pensée sauvage, en se donnant l'outil graphique. Dans la
maximale, l'homme est tout ce qu'il est par nature et par invention, par nature et
1
par culture. Dans tous les cas, il reste un être original qui est à la fois donné par
la nature, et qui ne cesse de s'inventer lui-même, de se réinventer.
1
D'autre part, pour qu'un certain schème conceptuel continue à être pris
dans son unicité, il faudrait le distinguer absolument de simples visions du
1
monde - Weltanschauungen ou encore des découpages que les matériaux des
langues naturelles opèrent dans la réalité. De cette façon, on pourrait le
1
soustraire du " principe de relativité linguistique" exprimé par SAPIR- WORF
qui affirme que « les utilisateurs des grammaires notablemenr différentes sont
amenés à des évaluations et cl des types d'observations différents de fairs
1
extérieurement similaires, et par conséquent ne sont pas équivalents en tanr
qu'observateurs, mais doivent arriver à des visions du monde quelque peu
1
dissemblables.»l3 Donc, la vision monde, ou simplement la " pensée" qui en
résulte, désigne quelque chose qui a des rapports si étroits avec la langue qu'elle
1
se prête aussi facilement à la relati visation que celle-ci. Légitimement, on parle
ainsi de la pensée chinoise, dogon, ou hopi. Par contre, le schème conceptuel, tel
1
que nous le concevons, fonde plutôt un modèle de comportement intellectuel qui
a son siège au plus profond de l' homme. Il caractérise ainsi quelque chose
d'usage si peu flexible qu'il ne se relativise que difficilement en fonction des
1
données contingentes telles que la langue, et donc la " pensée ". Le schème
1
13. B.L.WORF: 1969 p 139
1
- 19-
1
1
1
conceptuel concerne le rapport de notre système catégoriel à l'expérience certes;
mais de telle sorte qu'il s'agit nullement de décrire ce qu'un tel rapport a de
1
relatif - par exemple la structuration de J'expérience; il caractérise au contraire
ce qu'un tel rapport a de fondamentalement invariant dans toutes les cultures
1
possibles. Par exemple, dans l'expérience courante, le fait que toute conscience
qui achoppe sur une contradiction parvient à la déceler, et cherche, en
1
conséquence, le moyen de s'en dépêtrer ou de l'éviter. Par exemple encore, le
fait que toute rencontre de la conscience avec l'objet déclenche automatiquement
un réflexe, non pas de sympathie, pas forcément d'antipathie non plus, mais
1
simplement de curiosité animée par la volonté de savoir. La combinaison de ces
démarches, qui n'en font qu'une quant au fond, suivant le sens large (iii) que
1
nous avons donné à la non-contradiction a conduit 1'homme à maîtriser la nature,
à transformer la contradiction - au sens dialectique - originaire entre la nature et
1
lui-même en culture. On sait aussi que, suivant le sens (ii) la radicalisation de
cette démarche a abouti à la stricte observation du principe de non-contradiction
1
par la méthode scientifique. Aussi consentirions-nous volontiers à relativiser le
schème conceptuel seulement quand la preuve nous sera administrée de
l'existence d'un groupe qui, dans J'expérience courante, ne serait pas autrement
1
troublé par la contradiction, au point de ne jamais marquer un temps de
réflexion, le temps nécessaire pour la désigner comme telle ou pour la contourner
1
comme difficulté. Nous accepterions encore que l'on puisse jamais penser
autrement, si par ailleurs l'ethnologie nous découvrait et décrivait une"
1
peuplade" qui serait encore au pur état de nature, à l'état de nature historique
qui, comme on l'a dit, n'a peut-être jamais existé. S'il pouvait néanmoins exister
1
un état de cette nature, il s'agirait alors d'un stade où aucun signe appartenant à
la culture, c'est-à-dire à l'histoire de l'homme, n'aurait jamais été déposé dans la
nature. Ce stade serait alors identifiable à celui où l'homme n'aurait impliqué
1
aucune médiation technique entre la nature et lui-même. Bref, ce serait un genre
d'état où, étrangement, il se serait passé de tout artifice pour se distinguer de la
1
nature, par simple application de la non-contradiction entre le sujet et l'objet.
Une fois que l'on a mis au clair le type de rapports entre nature et culture,
1
précisément entre notre schème conceptuel et la rationalité qui s'y enracine, on
peut concéder à LEVI-STRAUSS qu'il appelle" primitif" un individu qui, entre
1
autres faits d'ignorance, ne fait pas usage de l'écriture dont on sait qu'elle
permet d'ériger la non-contradiction, en tant que simple évidence originaire de la
conscience, en principe auquel la rationalité ne parvient plus alors à échapper:«
1
Nous savons que la " primitivité " désigne un vaste ensemble de populations
restées ignorantes de l'écriture et soustraites de. ce fait, aux méthodes
1
1
-20-
1
1
1
d'investigation du pur historien; touchées cl ulle date récente parl'e.rpansion de
la civilisation mécanique: donc étrangères. par leur structure sociale et leur
1
conception du monde, cl des notions que l'économie et la philosophie politiques
considèrent comme fondamentales quand il s'agit de notre propre société.» 14
1
Lui accorder cette définition du " primitif" ne veut cependant pas vouloir dire
qu'il faille alors négliger tout ce que nous enseigne le conte gabonais - que l'on
1
trouve d'ailleurs, à peu de chose près, un peu partout en Afrique, en particulier
chez les Bantu, ensemble de nationalités s'étendant du centre à l'est, en passant
par les Grands lacs, jusqu'au sud. En effet, celui-ci montre que demander à un
1
individu, normalement constitué, quelque" primitif" qu'il soit, de se comporter
de façon à violer la non-contradiction, en tant qu'elle caractérise à la fois l'une
1
des lois fondamentales de la pensée et les choses elles-mêmes, ne peut le
conduire qu'à adopter l'une ou l'autre des attitudes suivantes: soit la perplexité,
1
comme l'est le chef coutumier, soit l'énervement pouvant alors déboucher sur la
menace, soit encore les deux, comme l'ont sans doute été certains prétendants.
1
Donc, que l'on trouve dans les sociétés" primitives ", oLl j'oralité est le " mode
de communication" dominant, des savoirs à structure et thématique d'ordre
mythique dont la logique est généralement contradictoire ne signifie cependant
1
nullement que la non-contradiction y soit ignorée. Autrement, on ne
s'expliquerait ni l'embarras des prétendants ni celui du chef lui-même ni le
1
succès de Ndoutoumou Bikang. Que ce conte soil construit à l'aide des
signifiants qu'on est convenu de considérer comme contradictoires - le mouton
1
qui n'est ni mâle ni femelle, le moment qui n'est ni le jour ni la nuit - montre
clairement qu'il participe de la logique commune aux formes d'expression
1
collectives de pensée, de la logique des discours propres à la raison orale. Il
n'empêche que ce conte n'est pas un conte comme les autres. Il a ceci de
particulier qu'il attire l'attention, mieux dénonce la logique contradictoire sur
1
laquelle il est pourtant lui-même construit. En ce sens, il reste un conte, c'est-à-
dire un discours dont on sait par ailleurs la valeur didactique dans les traditions
1
orales.
La non-contradiction peut donc justement être considérée comme une loi
1
universelle de la pensée, à partir de laquelle on peut affirmer l'unicité du schème
conceptuel. L'approche logique que nous essayons d'en faire ici nous a inspiré le
1
titre de ce paragraphe. Sous le nom d'anthropo-logiques donc, nous rassemblons
simplement les déterminants anthropologiques d'une certaine façon de penser, la
même, et considérée comme rationnelle. Et penser rationnellement reviendrait à
1
penser en termes duels, c'est-à-dire rigoureusement distincts, soit à partir d'un
1
14. C.LEVI-STRAUSS: 1958 p 113
1
- 21-
1
1
1
système d'opposés, comme l'a montré LEVI-STRAUSS, soit encore en
observant la non-contradiction, comme on essaie de le voir ici. Donc, par ce titre,
1
nous désignons les fondements proprement anthropologiques de la raison,
conçue comme destin culturel duel, s'objectivant à la fois dans l'usage des
1
règles, en particulier l'incontournable prohibition de l'inceste, en tant que terme
pondérateur de sa nature, à savoir la nature humaine, et dans le maniement de
1
l'outil, terme médian à la fois entre l'esprit et la pensée et entre l' homme et la
naturelle naturelle.
1
*
* *
1
Par définition, le relativisme n'est pourtant pas seulement ce que nous en
avons dit: une doctrine interprétant, de façon pour le moins excessive, les
différences d'ordre culturel notamment, et qui laisse de côté ce qui persiste au-
1
delà de ces différences, à savoir la nature de l'homme. Il est aussi, en son genre,
une doctrine franchement naïve, d'une mùveté telle qu'il ne semble même pas se
1
préoccuper davantage des conséquences dernières de son propre discours.
Naïvement donc, le relativisme croit alors qu'il suffit de pousser un peu trop loin
1
la différence, d'y mettre suffisamment l'accent, d'en faire un signe prégnant,
pour qu'il puisse par lui-même exprimer quelque chose, et quelque chose de
1
vertueux. Tout se passe alors comme s'il était en train de faire un mauvais usage
de la sémiotique thomienne, laquelle voit justement dans la prégnance des
formes la condition essentielle de l'expressivité, en particulier du langage
1
humain qu'elle explique alors par le besoin tyrannique de nommer les formes du
monde. Comme dans le contexte classique de la psychanalyse, la tyrannie est ici
1
la conséquence naturelle du non-dit:« Je crois que l'origine du langage est
justement ceci: un processus permettant de désamorcer le pouvoir de fascination
1
des formes extérieures grâce à la construction des concepts.» 15 Prétendant à la
moralité, le rdati visme pense donc que c'est en investissant énormément dans la
1
fabrication de la différence, et dans les rapports de justes proportions entre les
cultures que l'ethnocentrisme, le racisme, qui nous divisent tant, ne nous
fascineraient plus. Il croit alors qu'autrement nous ne vivrions pas enfin dans le
1
meilleur des mondes différentialistes, conforme à sa propre vision historiciste.
Les logiciens ont distingué trois aspects dans l'analyse logique du langage:
1
1.
l'aspect syntaxique ou grammatical qui s'attache aux mots et aux règles
1
canoniques de formation des énoncés.
1
15. R.THüM: 1980p 154
1
-22-
1
1
1
2.
L'aspect sémantique qui concerne la désignation d'objets ou la
descriptions de leurs propriétés.
1
3.
L'aspect pragmatique qui consiste à évaluer l'efficience d'un discours
sur un destinataire ou sur la communauté des destinataires, l'effet qu'il
1
peut avoir sur eux.
1
On retrouve ce triptyque chez R.CARNAP par exemple. Et quand
].L.AUSTIN montre que dire, c'est faire, il met l'accent particulièrement sur la
1
composante pragmatique du langage. La naïveté que nous imputons ici au
relativisme traduit donc simplement l'échec pragmatique de son discours, en ce
qu'il paraît clairement que celui-ci induit des effets plutôt pervers, dangereux,
1
facilement soupçonnables comme ceux qu'il croyait pourtant pouvoir conjurer.
Ailleurs, HEGEL dit que la ruse de la raison dialectique consiste en l'élimination
1
de la contradiction originaire entre les occurrences historiques particulières et la
nécessité immanente qui porte la raison vers le lieu de sa vérité, exempte de
1
toute contradiction. En appliquant, dans un autre contexte, le mécanisme de
régulation propre à la raison s'objectivant dans le monde, on peut dire que la
1
ruse de la raison relativiste consiste au contraire à intégrer les contradictions
évacuées ailleurs.
*
1
* *
La distinction que nous observons entre la différence et le relativisme, la
1
nécessité de ne pas confondre un fait et la doctrine qui se propose d'en rendre
compte, de façon excessive, donne à ce travail son accent critique. Elle rend
1
raison de la discussion rationnelle qui nous amène à provoquer un certain
nombre de textes où la différence sera soupçonnée d'excéder son propre concept.
1
Une telle discussion mérite d'être engagée, ne serait-ce que parce que le
relativisme a commencé par trop en dire. Certes, il lui est facile d'arguer que son
discours a été émis dans des conditions particulières de réaction, sans doute
1
spontanée, contre ou de pression de ]a part d'autres idéologies non moins
perverses, nocives ou dangereuses. Pour autant, est-ce une raison de Je tenir
1
quitte? Est-ce la seule façon de répondre à ces autres idéologies? N'hésitons pas
à répondre par ]a négative à ces questions. Et tâchons maintenant d'ouvrir ]e
1
débat, pour la raison supplémentaire que le relativisme nous place devant un
choix simple: ou cautionner tout ce qu'il nous a été raconté sur la différence, à
propos d'elle; ou au contraire lui contester certaines de ses affirmations.
1
K.POPPER a, du reste, noté fort justement que le débat est le propre de
l'activité scientifique, activité critique par essence. Il a montré que ce débat ne
1
1
-23-
1
1
1
pouvai t être départagé qu'au moyen de la falsification, c'est-à-dire la possibilité
de réfuter une théorie, soumise à des tests empiriques sévères, en tout ou partie.
1
D'autre part, l'auteur de la Logique fixe à la science des prétentions bien
modestes, à savoir contester l'erreur, même si c'est toujours encore à l'aide
1
d'autres erreurs, et non pas d'établir la vérité, en sachant cependant que,
emprunter une telle méthode n'est nullement synonyme de s'écarter de la vérité.
1
Car, même si on suit ainsi un chemin qui peut paraître long, celui-ci reste
cependant le seul qui nous permette de réduire raisonnablement notre distance
par rapport à la vérité:« Si l'erreur est corrigée chaque fois qu'elle est décelée
1
comme telle, montre REICHENBACH, alors le chemin de l'erreur est celui de
la vérité.)) 16 Enfin, l'auteur de La société ouverte et ses ennemis s'est signalé par
1
une prise de position ouverte contre la prétendue neutralité axiologique. Pour
cela, il n'a jamais manqué de dire que ses propres travaux, quels qu'ils soient,
1
aussi bien ceux classés sous le nom d'" épistémologie" que ceux qui le sont
sous celui de " philosophie politique ", traduisent ses propres choix de société. Il
1
a montré qu'ils procèdent d'une certaine éthique du comportement en société, à
l'égard des autres, du rapport au politique, en un mot, une certaine éthique de la
socialité, fondée sur une conception rationnelle du vivre-ensemble.
1
Les considérations éthiques nous guident également dans cette critique du
relativisme. En effet, en radicalisant ainsi la différence entre les hommes, le
1
relativisme s'attend à ce qu'ils se convainquent de ne pouvoir jamais s'accorder
sur J'essentiel, voire sur quoi que ce soit. De Ja même façon, il veut nous
1
persuader que nous n'avons aucun moyen, aucune raison de nous entendre. Non
conciliant, le relativiste n'est donc partisan ni du dialogue, ni du compromis, ni
1
du consensus. Pourtant, il continue à s'engager dans la discussion, simplement
pour tenter de nous convaincre que l'accord ne peut être étendu au "nous ", mais
que son extension est strictement réductible au "je ".
1
D'autre part, le relativisme dit culturel en particulier a développé des
conceptions historicistes qui impliquent un certain rapport au principe de charité
1
de WILSON, rapport étranger au rationalisme. En effet, observée par QUINE
par exemple, la "charité" revient non pas tant à nier l'absurdité des croyances
1
indigènes qu'à souligner la difficulté à laquelle expose cette absurdité présumée
ou affirmée, à savoir la mise en cause de sa propre logique ou de son propre
1
schème conceptuel. Au contraire, sa violation par le relativiste aboutit à faire de
l'absurdité l'opérateur de l'incommensurabilité entre cultures. C'est-à-dire
qu'elle permet ici de distinguer entre les cultures dont les croyances sont
1
rationnelles et celles qui sont au contraire irrationnelles. En attribuant au monde
1
16. H.REICHENBACH: 1955 p 280
1
-24-
1
1
1
nOir
en général des croyances absurdes, donc sujettes à caution, en vertu du
principe wilsonien, la Négritude senghorienne n'a pas seulement réussi à violer,
1
à sa façon, ce principe; elle a mis surtout à nu ses maladresses, ainsi que ses
propres contradictions: voilà une doctrine qui se voulait militante, c'est-à-dire
1
qui voulait démontrer la positivité des valeurs du monde noir, contestées ou
niées par l'idéologie colonial iste. Mais, au lieu de rester dans la ligne générale de
1
ce programme, au lieu de rester le fidèle porte-parole du monde noir, elle finira
par tomber dans les travers doxologiques propres au conflit idéologique, en
affirmant la d!ff"érence à la fois par rapport à la raison et dans la raison même.
1
La différence par rapport à la raison consiste à décrire un autre type de
rapport de la conscience à l'objet, et de l'imputer à l'homme - noir. 17 Il s'agirait
1
précisément d'un rapport exempt de toute volonté de dominer la nature. Un
rapport tel qu'il se serait construit hors de la dualité originaire savoir/pouvoir.
1
Un rapport qui se sernit donc constitué hors de la contradiction originaire,
pourtant avérée, entre l' homme et la nature. Cette contradiction procède de La
1
d!fférence anthropologique, telle que TINLAND l'a si bien thématisée. Ce qui la
caractérise, c'est que, au lieu de nous montrer un homme diversifié dans le temps
et l'espace, cette différence parvient au contraire à faire l'unité de l'homme
1
autour de son concept. Cette différence s'observe, partout, dans la façon propre à
l'homme de se rapporter autant à sa nature, c'est-à-dire à la tyrannie de sa libido
1
en particulier, qu'à la nature. Elle a abouti finalement à façonner un être d'une
autre nature, un nouvel être dans la nature, méta-, à défaut d'être para-naturel:«
1
Il y a ainsi une manière d'être au monde qui est humaine, quelle que soit la
divers!fication des contenus par lesquels elle s'inscrit dans la réalité historico-
géographique. Cette manière d'être au monde est aussi une manière d'être, et en
1
d~finitive, un mode de l'être, organisé et structuré selon les modalités dont les
diverses sciences peuvent faire leur objet, mais qui, fondamentalement, se
1
traduisent par cette marginalisation à l'égard du jeu naturel que nous avons
signifiée en qualifiant l'homme de para-naturel.»IS
1
La différence que SENGHOR prétend voir dans les opérations de la "
raison nègre" se comprend un peu plus facilement à la lumière de
1
l'intentionnalité husserlienne et de l'idéalisme transcendantal. En admettant avec
ces deux doctrines que le penser reste fondamentalement l'acte par lequel la
conscience vise l'objet, et l'ordonne sous certains rapports, c'est-à-dire qu'il
1
présuppose une certaine distance entre celle-là et celui-ci, on comprend alors que
1
17. Il faudrait ne pas considérer commc un simple point de détail cette occurrence du terme homme noir: il y va,
en fait, de notre pensée fondamentale. il savoir le pari tenu sur l'universalité de l'homme du point de vue du
schème conceptuel. Pari qui tient face à toule considération.
1
IS. F.T1NLAND: 1977 pp 42S-429
1
- 25-
1
1
1
dire que cette distance est ignorée par telle culture, c'est simplement le comble
de l'idée insoutenable selon laquelle dans cette culture les hommes ne
1
penseraient pas conformément à ce que l'on admet généralement comme étant
les règles de la raison.
1
Finalement, le paradoxe de la Négritude senghorienne, c'est d'apporter une
caution inespérée au primitivisme lévy-bruhlien. Cela ne saurait d'ailleurs nous
1
étonner de la part d'un discours relativiste qui nous a, généralement, toujours
laissé sceptique. Par exemple ici, on peut effectivement douter que l'homme,
1
quel qu'il soit, puisse jamais construire un type de rapport avec la nature autre
que celui fondé sur le savoir, en tant que prélude au pouvoir. Autrement dit, il est
difficile d'admettre que, achoppant sur l'objet, la conscience ait à se préoccuper
1
d'autre chose sinon chercher à le comprendre, pour éventuellement le mieux
maîtriser. On peut encore douter que la différence puisse caractériser une attitude
1
étrange qui disposerait les hommes d'une culture particulière à s'abandonner à la
" sympathie" avec la nature, au lieu de suivre les commandements de la raison
1
qui demandent à l'homme de devenir maître et possesseur de la nature, selon les
encouragements bien connus de R.DESCARTES. Ce qui est difficile à
1
comprendre ici, c'est qu'il puisse jamais exister une culture qui, dans son
commerce avec la nature, au 1ieu de chercher à lui en imposer, voudrait au
contraire équilibrer sa " balance commerciale" avec elle, par nivellement de
1
toutes sortes d'excédents d'ordre culturel par lesquels, d'ordinaire, l'homme, en
tant qu'il a un destin de culture, donc profondément original, réussit toujours à
1
excéder la nature. En bref, on peut mettre ici en doute que, dans cette mesure,
une possibilité quelconque puisse jamais être trouvée dans et surtout hors des
1
règles de la raison, et qu'elle puisse être seulement viable, assumée, sans risque
particulier, par l'homme.
1
Ce doute concerne donc la logique elle-même, telle que HUME invite à la
considérer, c'est-à-dire en tant que science du possible, et donc aussi de
l'impossible. Car, que met-il en cause sinon l'idée que les hommes d'une
1
certaine culture apprendraient à réaliser ce qui paraît pourtant être une
impossibilité logique, à savoir penser de façon telle qu'ils parviendraient, contre
1
toutes les données de la nature, mais par le seul miracle de la différence, à
échapper aux strictes normes de la raison. Au-delà, est mise en question une
1
certaine forme de relativisme qui procède d'une vision profondément historiciste
consistant à opposer la " raison européenne ", détentrice des secrets que son
caractère politique a tirés de la nature, fonctionnant de façon" discursive ", à la "
1
raison nègre ", plutôt" intuitive par anticipation ". L'idée est donc ici que les
hommes vivant dans des" mondes différents" pensent selon des modes tout
1
1
- 26-
1
1
1
aussi différents. Or, il s'agit là simplement d'une conception tout à fait proche de
la fameuse" incommensurabilité" de MM.KUHN et FEYERABEND.
1
Seulement, face aux zélateurs du relativisme, être sceptique ne suffit sans
doute pas. Il faudrai t alors essayer de trouver des méthodes opposées aux leurs
1
qui, en même temps, pourraient faire comprendre certains rapports
différentialistes, en les relativisant. La " supplémentarité " est celle que nous
1
allons essayer d'éprouver.
1
1.2 Questions de méthode; questions d'objet
1
C'est à J.DERRIDA que revient le mérite d'avoir inauguré, dans Je cadre de
sa dé-construction de la " métaphysique de la présence ", la réflexion sur ce qu'il
1
appelle la " logique du supplément ". Celle-ci consiste à mettre en rapport, par
ajout ou suppléance, deux choses différentes, quant au fond. Simple extériorité
1
lacunaire par essence qui s' <uoute à une chose déjà pleine, le supplément n'est
qu'un tenant lieu, quelque chose mis" à la place" de la chose même. C'est du
1
reste le rôle que la métaphysique occidentale a historiquement dévolue ~l
l'écriture, recevant ainsi tous Jes attributs du supplément. D'abord, comme
1
phénomène, elle est d'abord opposée à la voix. Ensuite, comme instrument, on
lui préfère la parole, en tant qu'" auto-affection pure ", en tant qu'elle rend
mieux la pensée, voire pour les Romantiques, en tant qu'elle est plus proche de
1
l'intériorité, plus fidèle, en tout cas, dans la traduction des affects:« L'écriture
qui, semble devoir fixer la langue, accuse encore ROUSSEAU, est précisément
1
ce qui l'altère; elle n'en change pas les mots, mais le génie; elle en substitue
l'exactitude à l'expression. L'on rend ses pensées quand on parle et ses idées
1
quand on écrit.»19 Or, la grammatologie est parvenue à réévaluer les rôles, à
interpréter autrement
les rapports traditionnels de la parole et de l'écriture.
1
Ainsi, KERVELLA a montré que, en dépit de l'ascendant métaphysique de la
phonè dans la tradition occidentale, en dépit du charme que le personnage de
SOCRATE exerce sur notre imaginaire de philosophe, la philosophie elle-même
1
est originairement science du langage par le texte:« La philosophie est peut-être
définissable COI1Ulle premier savoir de notre tradition à se présenter en tant que
1
science, sinon du texte, du moins par le texte.»20 Science du langage par le texte
qui a, entre autres avantages, celui de fixer le discours, de lui donner ainsi la
1
19. J.J.ROUSSEAU: 1817 p 511
1
20. A.KERVELLA: 1983 p 78
1
-27-
1
1
1
posItion qui lui manque dans le !lux oral, pour, finalement, y exercer une
vigilance particulièrement aiguë, y lever toute hypothèque contradictoire,
1
instaurer, hors de tout commerce avec autrui, mais seulement dans un profond
silence, dans le silence intérieur coïncidant avec celui du monde, un dialogue
1
permanent entre l'esprit et les symboles écrits. D'un mot, le texte
a donc
l'avantage de permettre la systématisation de la pensée. DERRIDA a, pour sa
1
part, refait autrement le procès de la métaphysique. Son concept de différance,
en tant que temporalisation et espacement, vise à instaurer une autre économie
1
de la différence entre la parole et l'écriture. Celle-ci y est toujours considérée
cornme supplément certes; mais non plus comme ce supplément déficitaire,
sinon dangereux dénoncé par l' onto-théologie de la présence: elle apparaît au
1
contraire comme un supplément d'origine:« Ainsi entelldue, la supplémentarité
est bien la diffé~nce (. .. ) La différence supplémentaire vicarie la présence dans
1
son manque originaire à elle-inême.»2!
Notre méthode supplémentaire, suggérée pour aider à relativiser les
1
différences culturelles en particulier, ne participe pourtant pas du supplément
d'origine. Car, tout en conseillant de rapporter les cultures les unes les autres
pour s'expliquer leurs différences, elle les considère
comme de simples
1
différences de fait. Ce qui fait que l' hétérogénéité caractéristique de ces cultures,
en tant qu'elles sont porteuses de manques non originaires, lie encore, d'une
1
certaine façon, notre méthode à la conception classique du supplément.
Intrinsèquement, la supplémentarité, telle que nous la concevons, est définissable
1
comme une méthode négative, en ce qu'elle interdit d' hypostasier les différences
culturelles, sous quelque motif que ce soit, sous quelque rapport que ce soie.
1
Mais, elle est aussi positive, en ce qu'elle nous conseille de les rapporter à
d'autres, et de les mettre en question. Par exemple, pourquoi telle culture est-elle
1
différente de telle autre, sous tel rapport, nous semble véritablement constituer
une menace assez sérieuse pour le relativisme, dans la mesure où celui-ci semble
plutôt se complaire dans l'allant de soi. Ainsi, elle ne parvient pas à voir dans les
1
" suppléments" ce que certaines cultures ont en plus par rapport à d'autres, ce en
quoi réside véritablement leur différence, positive ou négative.
1
Malgré l'absence de la lettre, il ne semble pas exagéré de considérer la
supplémentarité, au sens où nous]' entendons, comme une méthode déjà
1
éprouvée en science. On connaît le principe d'identification de ROUSSEAU,
lequel fonde a priori le projet ethnologique. On sait que LEVI-STRAUSS aurait
bien aimé le voir figurer au fronton de l'édifice ethnologique dont ROUSSEAU
1
serait le véritable architecte:« Rousseau ne s'est pas bomé à prévoir
1
21. J.DERRIDA: Gallimard. 1967 p 98
1
-28 -
1
1
1
l'ethnologie: il l'a fondée. D'abord de façon pratique, en écrivant le Discours
(. .. ); qui pose le problème des rapports entre la nature et la culture, et où l'on
1
peut voir le premier traité d'ethnologie générale; ensuite, sur le plan théorique,
en distinguant, avec une clarté et une concision admirables, l'objet propre de
1
l'ethnologue et celui du moraliste et de l'historien: " Quand on veut étudier les
hommes, il faut regarder près de soi; mais pour étudier l'homme, il faut
1
apprendre cl porter sa vue au loin; il faut d'abord observer les différences pour
découvrir les propriétés ( Essai sur l'origine des Lanques ch VIII ).»22 Mais, en
ethnologie, le principe d'identification va de pair avec celui de différenciation.
1
En fait, c'est leur combinaison qui commande l'enquête. Cette combinaison
montre ainsi clairement que la supplémentarité y a toujours été d'usage.
1
Beaucoup plus fréquent encore est son usage en philosophie. Ainsi, en
grammatologie, KERVELLA s'en est encore récemment servi. Son problème a
1
été de comprendre que la science, en tant que corpus rationalisé de
connaissances, se retrouve exclusivement dans les sociétés à écriture; tandis que,
1
dans les sociétés oraIes, on ne rencontre qu'un savoir à structure et thématique
d'ordre mythique, sans réflexion critique sur lui-même. Il se persuade alors
facilement que l'écriture est le ressort de la discursivité critique, le supplément
1
qui a alors permis un meilleur développement de la capacité de la raison à
systématiser la forme de son discours et son contenu, le miroir sans lequel celle-
1
ci ne peut accéder à la réj~exion d'elle-même, à l'élucidation de la logique de son
propre discours. La même méthode est aussi employée couramment en
1
épistémologie des sciences de l' homme et de la société.
Chacun sait que la question principale de cette épistémologie régionale est
1
de comprendre l'origine des difficultés pouvant rendre compte de l'actuel
piétinement de ces sciences dans une épistémê dont on connaît les principaux
objets, les thématiques cardinales, les enjeux fondamentaux. Pour reprendre Les
1
mots et les choses de M.FüUCAULT à leur fin, notre structure épistémique
caractérise le moment de J'invention de l'homme, en tant qu'objet de science.
1
HEIDEGGER y voit, pour sa part, un espace théorique où l'anthropologie,
comme projet scientifique coïncidant avec l'achèvement de la métaphysique,
1
serait en passe de réduire la totalité de l'étant à l'homme:« L'anthropologie ne se
réduit pas à l'étude exploratrice et à la volonté arrêtée de tout expliquer à partir
1
de l'homme et comme son expression. Là même où l'on n'étudie rien et où ce
sont les décisions que l'on recherche, tout se passe de telle façon qu'on oppose
une humanité à une autre et que l'humanité est reconnue comme étant la force
1
originelle, exactement comme si elle était l'a et l'Q de tout l'étant et que celui-ci
1
22. C.LEVI-STRAUSS: 1973 pp 46-47
1
- 29-
1
1
1
et son interprétation n'en fussent chaque fois que la conséquence.»23 Dans une
épistémê qui fait donc la part si belle à l'homme, en le découvrant non seulement
1
comme objet de science, mais aussi et surtout comme problème, c'est-à-dire
comme objet dont on ne peut facilement faire le tour complet et exhaustif, l'objet
1
de cette épistémologie est de comprendre que ces sciences ne soient encore
qu'en train de réfléchir sur elles-mêmes, de trouver au thème de leur statut
1
scientifique la qualité de problème épistémologique. Par contraste, les sciences
de la nature, dont le nom se réciproque avec celui de science, induisent plutôt
des problèmes épistémologiques, selon la rigueur même de la définition de celui
1
qui a bien vu que la philosophie ne pouvait être que silencieuse:« Peut-être les
sciences engendrent-elles en leur sein, et au plus près des objet qu'elles
1
engendrent, certaines espèces de problèmes qu'elles ne peuvent résoudre cl
l'intérieur du système qu'elles constituent elles-mêmes. Si cela se vér~fiait, notre
1
objet ne sera pas de définir l'" épistémologie" - comme on d~finirait la
géologie par exemple - mais de chercher cl caractériser un type de problèmes,
1
que nous pourrions alors, s'ils étaient suffisamment déterminés ( mais le nom
importe peu) nommer" problèmes épistémologiques ".»24 L'épistémologie des
sciences de l'homme et de la société cherche donc à comprendre que ces
1
sCIences ne soient pas encore parvenues à s'égaler, sous le rapport de la
pertinence descriptive, aux sciences de la nature, malgré la fortune que leur fait
1
le champ épistémique contemporain, comme en témoigne le type de problème
épistémologique auquel elles s'intéressent, ou plutôt leur méprise actuelle sur la
1
signification véritable d'un tel problème, en tant qu'il doit être dérivable du
fonctionnement ou des résultats auxquels parviennent les sciences.
1
D'une façon générale, les" discours de la méthode" en sciences de
l'homme et de la société s'accordent sur l'essentiel, sur le constat lui-même,
ainsi que sur les causes de la crise - au sens plutôt biologique du terme qui
1
exprime alors l'idée que la crise est le propre de tout processus de
développement ou de croissance. Hors de la question principielle du statut
1
spécifique des objets propres à ces sciences et à celles de la nature, c'est-à-dire
de la spécificité du fait humain qui montre bien qu'il n'est pas aussi facile de le
1
traiter comme une pure chose de la nature, comme le conseille un peu facilement
E.DURKHEIM, ces discours reconnaissent que la formalisation - dont témoigne
1
particulièrement la réussite que la mathématisation de l'expérience a apportée
aux sciences de la nature - est ce qui manque profondément à ces sciences pour
parvenir également à l'état d'une description pertinente des faits humains. D'où
1
23. M.HEIDEGGER: 1958 pp 100-101
1
24. J.T.DESANTr: 1975 p Il 1
1
- 30-
1
1
1
les nombreux essais de mathématisation en ces sciences, soit sous
forme
d'analyse statistique - comme l'a fait parexempJe DURKHEIM dans son étude
1
du phénomène suicidaire - soit encore sous forme de construction de modèles -
par exemple, en économie où les modèles parétien et walrasien sont largement
1
connus. WALRAS en particulier a décrit le mécanisme de l'équilibre de
J'échange en termes" énergétiques ". C'est-à-dire que les quantités de biens
1
demandés sont considérés comme de flux d'entrée; alors que les prix qui
s'établissent sont au contraire de flux de sortie, dans un modèle où Jes uns et les
1
autres sont représentés à l'aide de grandeurs vectorielles. La circonspection
conseillée par certains devrait justement être considérée comme la bonne
réponse à l'introduction massive des techniques quantitatives dans les sciences
1
de l'homme et de la société. Ainsi, M.BARBUT a prévenu contre la naïveté qui
fai.t croire que l'usage seul de ces techniques réglerait, d'un seul coup,
1
l'ensemble des problèmes qui font obstacle à la constitution d'une science du fait
humain. Parmi ces problèmes, nous pensons en particulier à celui que BOHR
1
appelle le " caractère de totalité" des faits humains qu'il perçoit surtout en
psychologie, notamment au regard des problèmes posés par la pratique
1
introspective où la pensée et le sentiment peuvent justement être considérés
comme" complémentaires ", donc mutuellement exclusifs. Ce caractère est
cependant susceptible d'une interprétation extensionnelle. En effet, on le
1
retrouve par exemple encore en ethnologie où, au travers des limites de 1'"
observation-participation" se traduisant notamment par des perturbations
1
causées à l'expérience historique spontanée du groupe étudié, l'on est familiarisé
avec ce qlie la mécanique quantique présente comme des « aspects nouveaux du
1
problème de l'observation, provenant du fait que l'interaction entre objets
atomiques et instruments de mesure est une partie inséparables des phénomènes
quantiques.
1
»25
Quoi qu'il en soit, il n'apparaît pas moins à cette épistémologie régionale
que J'outil mathématique, les procédures de symbolisation de l'expérience en
1
général sont quelque chose que les sciences de la nature ont de plus que celles de
l' homme et de la société. Elle y voi t alors une dimension à ne pas négliger, si
1
l'on veut comprendre véritablement, d'un point de vue instrumental du moins, ce
qui fait la différence de ces sciences par rapport à celles dont on veut indiquer la
1
méthode et les modalités de construction de l'objet. La mathématisation, la
modélisation de l'expérience humaine seraient donc Je supplément qui ferait
défaut à la science de l'humain. Et l'on pense encore que la schématisation de
1
l'expérience humaine en concepts abstraits, traduisibles dans un langage
1
25. N.BOHR: 1972 pp X- XI
1
-31-
1
1
1
univoque, maximiserait le pouvoir explicatif de la science du fait humain,
rapprochant ainsi, progressivement, ses descriptions de celles que font les
1
sciences de la nature dans le champ spécifique qu'elles explorent.
G.G.GRANGER a défendu récemment cette thèse. De même que R.THOM qui
1
voit dans le caractère idéal de J'activité de ces sciences ce qui fait leur
scientificité, donc leur universalité, donc leur différence. Aussi distingue-t-il
1
entre les concepts proprement scientifiques, c'est-à-dire ceux de la géométrie du
continu espace-temps, et les autres, ceux qui ne le sont que par abus de langage.
1
Le temps et l'espace sont donc considérés ici comme les conditions à la fois de
l'universalité et de Ja localité pour tout concept:«(. .. ) une théorie non locale ne
peut être tenue pour scientifique au sens strict du terme: nous ne connaissons -
1
et n'agissons - que localement. Mais pour ce qui concerne la scientijicité des
concepts, le rôle clef est joué par la mathématisation ( et par la formalisation ).
1
Dans la mesure où la déduction théorique peut être effectuée "formellement ",
c'est-à-dire au moyen d'une confrontation locale avec des formes prises pour
1
axiomes, elle a certainement une validité universelle. »26 Donc, un concept sera
dit scientifique, s'il caractérise la traduisibilité univoque et universelle de
l'expérience. En posant l'universalité comme détermination de l'espace et du
1
temps, THOM, à sa manière, ne ferait tout au plus que radicaliser une opposition
que l'on retrouve déjà chez E.KANT, en l'espèce entre les sciences de la nature
1
et la métaphysique. A savoir que celles-là ont réussi, parce qu'elles disposent des
fameux jugements synthétiques a priori. Ceux-ci
ne sont nécessaires et
1
universels qu'en tant qu'ils reposent sur un arrière-plan spatio-temporel, et
celui-ci représente les formes pures de l'intuition. D'autre part, pour concrétiser
1
son projet d'une métaphysique qui se présenterait comme science, c'est-à-dire
pour réduire l'écart entre les sciences qui ont réussi, par exemple la
1
mathématique qui procède par construction de concepts, et la métaphysique,
simple Kampfplatz, où ne parvient jamais à s'imposer aucune doctrine,
simplement parce qu'elle continue à abuser d'un certain usage de concepts
1
qu'elle tire, sans critique préalable, d'on se sait où, KANT suggère que la
révolution copernicienne est ce à quoi devrait utilement s'initier la
1
métaphysique. Sans quoi elle ne pourrait se débarrasser de certaines
contradictions généralement étrangères au champ du rationnel:«( ... ) en
1
admettant que notre connaissance expérimentale se règle sur les objets en tant
que choses en soi, on retrouve que l'Inconditionné ne peut être pensé sans
contradiction; au contraire, si l'on admet que notre représentation des choses
1
telles qu'elles nous sont données ne se règle pas sur les choses elles-mêmes
1
26. RTHOM: 1980 p 123
1
- 32-
1
1
1
considérées comme c!Joses en soi, mais que c'est plutôt ces objets, comme
phénomènes qui se règlent sllr notre mode de représentation, la contradiction
1
disparaît, »27
*
1
;(.
;(.
Rappelons ce qu'est la méthode supplémentaire dont nous venons de voir
1
les diverses applications en sciences, notamment à l'aide de ces quelques
exemples d'épistémologie comparée. Elle est le mode structurel de l'explication,
en tant qu'elle permet ici de rapporter les sciences les unes aux autres, de
1
comparer, sous certains rapports, les cultures entre elles, ou encore l' homme à
son autre. Cette méthode nous permettra ici de montrer deux choses, tendant
1
toutes deux à relativiser profondément les différences culturelles, et au-delà, le
relativisme lui-même: (i) la rationalité ne saurai t être réduite à la science - au
1
sens instrumental du terme - dont le développement reste un phénomène qu'on
peut dater historiquement. Or, pour la theoria grecque, ou la doctrina scolastique
le savoir a une fonction strictement spéculative ou préventive contre l'illusion,
1
ou extatique, ou encore mystique. De plus, réduire ainsi la rationalité serait au
pire manquer son essence qui se donne à voir moins dans ce résultat que dans
1
l'exercice d'un certain travail. Et il faudrait se souvenir de la leçon de la
grammatologie selon laquelle l'habitude qui s'impose désormais est de
1
considérer la rationalité comme une raison essentiellement graphique qui a ainsi
le caractère de structurer autrement la pensée, de lui donner la ressource de se
1
savoir rationnelle. Il en résulte que seule l'écriture a la faculté d'introduire la
différence à la fois dans le penser et dans la pensée elle-même, véritablement et
1
positivement. Elle seule peut donc instaurer une altérité de nature entre les
différentes formes de pensée, en particulier entre les discours mythique et
scientifique. (ii) La vérité n'est pas davantage exempte de toute détermination
1
instrumentale. On verra alors que, en fonction de leurs instruments de pensée, les
acteurs sociaux, selon les contextes, adoptent tel type de comportement
1
aléthologique. Ainsi, touchant à la raison scientifique, le protocole expérimental
ou la nature sont les seules mesures de la vérité - d'une théorie par exemple.
1
Dans cette tradition, la vérité elle-même se comprend généralement comme
cohérence, soit du discours avec lui-même, soit encore du discours avec l'objet
ou l'expérience-expérimentation. De plus, une telle vérité est contemporaine
1
d'un processus historique de sécularisation des fondements de la connaissance,
voire du monde en général. En revanche, dans les sociétés traditionnelles, sauf
1
dans le cas où elle peut encore témoigner des choses du sacré - ordalie, oracle et
1
27. E.KANT: 1964 p 20
1
- 33-
1
-1
1
toutes les chose de ce genre, la nature reste plutôt muette. Car ici, la vérité est
fonction de ce que P.BOYER appelle la " position d'énonciation ", c'est-à-dire
1
simplement de la légitimité reconnue statutairement à celui qui dit la vérité. En
outre, à l'inverse de ce qui a lieu dans une tradition scientifique où les critères de
1
la vérité sont sans cesse repensés, s'ajustant et se réajustant ainsi aux
développements de la science, la vérité n' y est même pas questionnée, puisqu'il
su
1
[fi t de s'en remettre aux enseignements et aux fondements de la société, tels
que la tradition elle-même les a façonnés, donnés ou établis, et de s'y conformer.
L'opposition pourrait donc être celle-ci: elle concernerait une vérité qui est
1
de l'ordre de l'invention certes pas factice, car généralement en "
correspondance" avec l'objet; mais invention tout de même, compte tenu du
1
travail auquel se livre ici l'imagination scientifique, et une autre, conforme à la
tradition qui l'a instituée, et qui apparaît au contraire comme une simple
1
découverte consistant alors à lever le voile qui cache une vérité initiale, inconnue
ou oubliée, c'est-à-dire toujours antérieure à l'acte même de la découverte. Dans
un contexte traditionnel, il s'agit donc de se conformer à un déjà-là, par exemple
1
de suivre l'enseignement des anciens, voire de tenir compte de la sanction
ancestrale. Tel est le cas notamment des pratiques divinatoires dont est
1
justiciable cette définition de la vérité traditionnelle proposée par
l'anthropologue:<< La véracité des énoncés traditionnels est fonction des
1
positions d 'énonciations fondées sur un rapport causal entre un certain domaine
de la réalité et le discours qui le vise. Cette hypothèse fait de la vérité une
1
qualité, ni des discours ni de leur rapport ou monde, mais du rapport entre la
personne de l'énonciateur et le r/londe. il n'est donc pas étonnant qu'avant
même de proférer un énoncé que/conque, certaines personnes puissent être
1
considérées comme porteuse"i de vérité plus que d'autres.»28 Tout ceci en fait
une vérité pas toujours actuelle, plutôt de type passéiste, sacrée, en quelque
1
façon, fixiste, en tout cas, trouvant son élément dans sa conformité avec un ordre
séculier. Dans ce cas, on aimerait dire que l'explorateur est ici le modèle du sujet
1
dé-couvrant la vérité; tandis que, dans l'autre, ce serait plutôt l'artiste.
S'interroger sur le type de rapport à la vérité a un intérêt certain: on apprend
1
à la fois sur le mécanisme de reproduction d'une société donnée, sur l'ordre
dans lequel seulement il est parlé de vérité, et lînalement sur la vérité elle-même.
Ainsi, pour employer une opposition assez usitée, on peut dire que les sociétés
1
qui trouvent la vérité dans la conformité d'un discours ou d'une pratique avec
leur propre ordre séculier sont des sociétés closes. Par contre, celles où la vérité,
1
en tant qu'invention, peut aller jusqu'à mettre en cause les fondements de la
1
28. P. BOYER: 1986 p 368
1
- 34-
1
1
1
rationalité, voire de la société en son entier sont des sociétés ouvertes. 29 Cette
distinction nous semble assez pertinente, au-delà même de toute question sur les
1
conditions de production des énoncés vrais dans la société traditionnelle que
discute ici BOYER:« On conçoit généralement la tradition comme une sorte de
1
ressassement qui garantit la véracité des énoncés conformes. Or c'est là mettre
les phénomènes à l'envers. Dans une société traditionnelle, on ne juge pas un
énoncé vrai parce qu'il est conforme cl la routine de la pensée; au contraire, il
1
est traditionnel parce qu'on l'a jugé vrai en fonction d'autres critères.
Contrairement à ce que l'on suppose SOllvent en anthropologie, la tradition ne
1
peut pas être conçue comme l'origine des " croyances ": elle se constitue et se
renouvelle perpétuellement par l'accwnulatioll des vérités.»3o Sans doute la
1
tradition se renouvelle-t-elle. Mais, ce renouvellement se fait à un rythme
relativement lent. Mieux, celui-ci la met rarement en cause, puisque ces " autres
1
critères", en tant qu'ils y décident de la vérité des discours ou pratiques, ne
peuvent eux-mêmes être que traditionnels, c'est-à-dire nécessairement
conformes à des pratiques consacrées dans une tradition donnée, réactualisées
1
par le pouvoir de certains personnages. Ces pratiques sont l'oracle, l'ordalie, la
divination, voire l'initiation.
1
D'autre part, la façon dont on conçoit la vérité dans l'un et l'autre contextes
nous invite à penser le concept de vérité au regard de ce que FOUCAULT
1
appelle l'ordre du discours. Espace coercitif de production de tout discours,
cadre normatif dans lequel seulement la vérité s'énonce, l'ordre du discours peut
1
consister en une discipline, en une théorie, donc en des règles ou des principes.
Certaines circonstances - tels Je lieu, le moment, ainsi que la légitimité du sujet
tenant discours caractérisent également cet ordre où l'on peut espérer être dans le
1
vrai:« Il se peut toujours que l'on dise le vrai dans l'espace d'une extériorité
sauvage; mais on est dans le vrai qu'en obéissant aux règles d'ilne " police "
1
discursive qu '011 doit réactiver en chacun de ces moments./La discipline est un
principe de contrôle de la production du discours. Elle lui .fixe des limites par le
1
jeu d'une identité qui a lafonne d'une réactualisation permanente des règles.»31
L'ordre du discours nous fait donc ainsi retrouver la dimension socio-historique
1
de la vérité, assignable aux circonstances ou à la qualité du sujet, c'est-à-dire ce
29. Sur les diverses acccptions de celle distinction. on consultera utilement K.POPPER: 1979 Il P 167. On y
retrouvcra pas cependant le sens qu'y a investi la théorie critique de l'Ecolc de Francfort pour qui la
1
distinction concerne ici dcux types dc société: \\a société de régimc de capitalismc avancé qui est parvenue à
réaliser l"'administration totale dc la personne .. ( T.ADORNO Cl M.HORKHEIMER ), la " collusion du
capital ct du travail" ( H.MARCUSE ), la réification dc l'homme à un point tel, qu'ayant perdu sa faculté
critique ct révolutionnaire, il en scrait réduit au stadc de vulgairc objct " unidimcnsionncl ", société où, au
surplus, la rationalité teehnologiquc elle-mêmc contribuc à la totalitarisation, cn devcnant tout simplcmcnt
1
politiquc, et une aulre société, à invcnter, bicn sûr.
30. P.BOYER: op.cit. p 370
1
31. M.FOUCAULT: 1971 pp 37-38
1
- 3S-
1
1
1
déterminant extra-logique de la vérité auquel la tradition scientifique est tout à
fait étrangère. Toutefois, il serait erroné d'y voir la raison pour laquelle
1
l'évaluation de la vérité dans la tradition orale a été soit négligée, soit oubliée par
tout le monde ou presque. L'anthropologue lui-même vient seulement de s'y
1
intéresser. Peut-être plus que quiconque, et par un paradoxe profond que nous
éluciderons, dans la suite, il est de ceux qui ont le plus contribué à promouvoir le
1
relativisme historiciste, en tant qu'il aboutit à une certaine interprétation des
concepts sémantiques de référence et de vérité, fondée essentiellement sur le
principe feyerabendien de la variation des significations en fonctions des"
1
mondes historiques ". Le relativisme, développé ici par l'anthropologie, a été
dénoncé comme l'une des occurrences d'une idéologie scientiste dont est
1
également comptable le néo-positiviste logique:« La théorie selon laquelle la
réalité est d~finie par un programme d'ordinateur idéal est une théorie scientiste
1
inspirée par les sciences exactes; la théorie selon laquelle elle est d~finie par les
normes culturelles locales est une théorie scientiste inspirée par
l'anthropologie.
1
»32 fi semble donc que le silence de l'anthropologue sur la
question de l'évaluation des énoncés traditionnels s'explique par son adhésion
au relativisme historiciste que STRAUSS définit de cette façon:« Tandis que
1
chez les anciens philosopher signifie sortir de la caverne, chez nos
contemporains toute démarche philosophique appartient cl un " monde
1
historique ", cl
une" culture ", cl une" civilisation ", ou à une
WeltanschauU1H!, en som/ne précisément cl ce que Platon appelait la caverne.
1
Nous appelons cette théorie l'historicisme.»33 Sous prétexte de respect à l'égard
d'autrui ou de sa différence, l'historicisme conseille donc de suspendre le
1
jugement, dès lors que l'on franchit les frontières de son propre" monde
historique ":« On peut énoncer la thèse de l'historicisme radical de la façon
suivante: toute compréhension, toute connaissance, si limitée et " scientifique "
1
soit-elle, suppose un cadre de r~férence, un horizon, une vision d'ensemble dans
laquelle elle se situe et en dehors de laquelle tout examen, toute observation,
1
tout repère est impossible; la vision de la totalité ne peut pas être soutenue par
le raisonnement puisqu'elle est la base de tout raisonnement. Par conséquent, il
1
y a une pluralité de visions aussi légitimes l'une que l'autre entre lesquelles
nous devons choisir sans les conseils de la raison.»34 La prétendue neutralité
1
axiologique contribue ici à renforcer une « vague éthique de " tolérance " vis-
1
32. H.PUTNAM: 1984 pp 142-143
33. L.STRAUSS: 1954 p 24
1
34. ibid. pp 41-42
1
- 36-
1
1
1
à-vis des croyances exotiques »35 qu'il faudrait alors distinguer absolument de la
" charité" wilsonienne à laquelle nous souscrivons. Pour nous, la " charité"
1
envers autrui ne procède nullement de la distinction entre les faits et les valeurs
sur laquelle le relativisme historiciste se fonde ici pour nous décourager de juger
1
hors de notre horizon culturel. Notre conception de la " charité" est une
exigence éthique certes; mais imposée par les faits eux-mêmes. A savoir que
1
toute analyse rationnelle d'un certain nombre de données, de certains
comportements d'ordre cognitif, de l' intension de l' homme, ou encore de son
destin historique montre nécessairement les limites de toute interprétation
1
relativiste de la différence. Ce sont donc les faits eux-mêmes qui exigent la
pratique constante de la " charité". C'est l'expérience elle-même qui incline à
1
une interprétation raisonnable de l'altérité qui n'est pas tant de nature que de
culture entre les hommes. Que les mirages de l'historicisme aient retardé
1
l'intérêt de l'anthropologue pour les énoncés jugés vrais dans la tradition permet
ici de ne pas s'attendre à ce que le philosophe, même s'il n'a pas encore oublié
1
tout ou partie de l'enseignement platonicien, nous avance sur un problème que la
parcellisation du savoir à l'Université offre, en tout premier lieu, à l'étude de
l'anthropologue. Le philosophe, surtout à partir de F.BACON jusqu'à POPPER,
1
en passant par CARNAP, aurait donc trouvé dans cet émiettement du savoir une
bonne raison de s'intéresser presque exclusivement à la détermination des
1
critères de la vérité propres à la tradition scientifique, à savoir la vérification, la
vérifonctionalité et la vériconditionalité, la structure interne et externe des
1
propositions, l'expérience et les énoncés protocolaires, ainsi que toutes sortes de
critères de démarcation entre la science et la métaphysique, en bref, par tout
1
l'intérieur du discours logico-philosophique, par opposition à cet aspect socio-
historique qui nous paraît en être l'extérieur.
Enfin, l'intérêt dernier de l'examen du type de rapport des sujets historiques
1
à la vérité est de nous permettre de nous approcher un peu plus de son essence.
On sait que, à la différence de la tradition scientifique où les critères, sinon de
1
vérité, du moins de justification sont sans cesse remis en question, au gré des
révolutions épistémologiques, suivant l'état de la connaissance du moment, la
1
tradition orale, sans pour autant être étrangère à la vérité, ne la met tout
simplement pas en question. La vérité y est seulement ce qui est enseignée par la
1
tradition dont les anciens, les ancêtres, ou encore les entremetteurs de ces
derniers comme les devins sont en général les dépositaires. Confirmée par
nombre de pratiques oraclaires ou divinatoires, par certaines expériences
1
initiatiques qui sont autant de moyens de communiquer avec les ancêtres dont on
1
35. P.BÜYER: op.cil. p 348
1
- 37-
1
1
1
ne conteste généralement pas les enseignements, exigée par la rigueur même du
contrôle social qui en fait alors une réalité dominante, la vérité, en tant que
1
valeur sociale, n'y est donc guère méconnue. Seul donc le concept lui-même y
est introuvable, pour plusieurs raisons, à la fois intrinsèques et extrinsèques. Les
1
motifs extrinsèques montrent que ce concept est inexistant dans une tradition
purement orale, parce qu'il est fondamentalement le résultat d'une investigation
1
critique d'ordre philosophique portant sur la structure du langage et du monde,
ainsi que sur le genre de rapports qui lient l'un à l'autre. C'est ce qui fait que la
1
vérité est considérée comme cohérence soit du langage avec lui-même -
structure interne - soit du langage avec l'objet - structure externe. Le concept de
vérité, comme tout concept en général, n'est donc pensable que dans l'espace
1
d'une tradition critique, laquelle n'est possible qu'à condition de posséder l'outil
graphique. Seul un tel outil donne à la rationalité, qu'elle libère dans l'espace
1
d'un texte, la ressource de se savoir rationnelle, par l'observation d'une distance
critique par rapport à elle-même, par rapport à la logique non contradictoire de
1
son discours.
Du côté des raisons intrinsèques maintenant, on constate que le concept
1
manque aux sociétés traditionnelles, parce qu'il est particulièrement original: il
caractérise un fonctionnement typique qui consiste, pour l'essentiel, à observer
un écart sémantique entre deux niveaux de langage ou de signification, c'est-à-
1
dire entre un premier niveau qui se réfère aux choses dont on parle, et un second
où, au contraire, il n'est plus question que du langage qui parle de ces choses. On
1
sait que pour parler de cette hétérogénéité dans la fonction du langage, sans
laquelle certains paradoxes ne sauraient être évités, les logiciens modernes ont
1
distingué entre deux concepts, à savoir le langage-objet et le métalangage. A la
suite de G.FREGE distinguant rigoureusement entre l'usage et la mention d'un
1
concept, TARSKI est encore revenu sur le procédé technique permettant de
passer, sans accroc particulier, d'un niveau de langage ou de signification à
l'autre. Ce procédé consiste en l'usage de guillemets, de telle sorte que si nous
1
parlons de la proposition p, nous n'en modifierons pas l'orthographe, car p se
distingue suffisamment de 'p' qui est alors le nom de cette proposition. C'est ce
1
qu'exprime la forme (T), qu'il présente sous le mode bi-conditionnel par la
proposition: " " La neige est blanche " est vraie si et seulement si la neige est
1
blanche." Dans cette expression, " La neige est blanche" est le nom de cette
proposition, c'est-à-dire ce qui permet de « dire quelque chose d'une
1
proposition, qu'elle est vraie par exemple »;36 tandis que le membre de droite est
la proposition elle-même. En aucun cas, la forme (T) ne saurait être considérée
1
36. A.TARSKI: 197411 p272
1
- 38-
1
1
1
comme une définition générale de la vérité. Tout au plus en constitue-t-elle une
des propriétés, à savoir l'équi-assertabilité de 'p' et" 'p' est vraie ".
1
Que la vérité - au sens où l'entend la logique moderne - soit un concept
non contradictoire par essence, auquel on ne parvient qu'au moyen d'un respect
1
scrupuleux de la distinction des niveaux sémantiques, voilà qui pourrait éclairer
sur le doublet que vérité et rationalité constituent. En tout cas, on a déjà d'assez
1
bonnes raisons de ne pas la chercher n'importe où: le concept ne se donne à voir
que dans l'espace d'un certain type de savoir où les écarts, qu'ils soient
sémantique ou critique, sont observables, c'est-à-dire où la rationalité est
1
pensable, et la vérité évaluable. Le concept de véri té est donc originairement
solidaire de celui de rationalité, ne serait-ce que parce que celle-ci seule a la
1
ressource de poser expressément la question critique des conditions de
possibilité de la vérité.
1
1.3 SOnlll1aIre
1
D'une façon générale, ce texte suivra la formulation logique classique. En
logique, on passe, en effet, de la proposition au jugement. C'est-à-dire qu'on
1
distingue entre deux types de fonction. Disons qu'une proposition en soi n'est ni
vraie ni fausse; elle exprime seulement un fait possible, comme dit
1
L.WITTGENSTEIN. En revanche, la vérification, c'est-à-dire la fonction de
juger la vérité ou la fausseté d'une proposition consiste en la soumission à
l'épreuve de l'expérience. D'un point de vue sémantique, on a vu que la logique
1
moderne considère la vérification comme appartenant à une instance extérieure
ou supérieure à la proposition ou au niveau des propositions que l'on juge.
1
Généralement, on appelle métalangage cette instance. Bien sûr, il n'est pas
question ici, pour nous, de dégager un moment où un ensemble de propositions
1
seraient seulement énoncées, puis un autre où, en second lieu, elles seraient
jugées. Tout au plus s'agira-t-il, au vu des deux principaux moments autour
1
desquels s'articule notre texte ou encore de son économie interne, de passer,
comme de façon métaphorique, de la pensée, de ses formes, de son rapport à
l'expérience au jugement; ou si l'on préfère de la pensée, de ses implications
1
internes et externes, à la vérité.
Sans doute ce passage n'est-il pas au clair à la seule considération de notre
1
titre pour le moins suggestif: Rationalité, vérité et relativisme. Pourtant, il est à
associer à un projet qui essaie de saisir ces trois concepts dans une perspective
1
prédicative qui aurait tendance à excéder la problématique strictement
anthropo-logique qui ouvre cette introduction générale - il s'agit bien ici d'une
1
simple tendance, et non une manière maladroite de déborder sur cette thématique
1
- 39-
1
1
1
mi-philosophique mi-anthropologique, dans la stricte mesure où notre projet
cherche, comme nous l'avons dit, à rappeler que la rationalité n'est que le
1
prolongement d'une façon typique de penser, biologiquement déterminée par
notre schème conceptuel. Le schème conceptuel, c'est de l'universel abstrait; la
1
rationali té de l'universel concret: le premier fonde seulement une certaine façon
de penser; la seconde l'objective et la radicalise dans des oeuvres datées
1
circonstanciellement. Bref, Commençons par les concepts de rationalité et de
vérité. Et essayons de voir quel type de relation existe entre ces deux termes.
L'anal yse de cette relation introdu ira, dans le chapi tre
1 intitulé La pensée et
1
ses formes, à la question critique de la vérité de la science, c'est-à-dire de sa
valeur, elle-même inséparable de ses conditions de possibilité, donc du travail
1
produit en particulier dans la construction de l'objet. Pour cela, nous
commencerons par renouveler la question onto-phénoménologique de l'existence
1
du monde en général, en tant qu'objet de science, en sachant que l'activité
scientifique elle-même n'a de sens, moins par son efficacité pratique, c'est-à-dire
1
par ses résultats dans l'action, par la pertinence de ses descriptions ou la valeur
de ses prédictions, que parce qu'elle concerne avant tout un objet réel. Si nous
parvenions à montrer que la science est vraie, alors la question de sa vérité
1
pourrait introduire directement à celle de la vérité de la vérité, c'est-à-dire à un
problème de type métalogique qui, visiblement, excède l'objet de cette partie.
1
Pour cela, on n'en traitera pas à cet endroit. Nous proposons donc de l'ajourner
au chapitre 3: La pensée et le jugement ( ou de la vérité ), réservé à la question
1
proprement logique de la vérité. Ainsi, le problème général de la relation entre
rationalité et vérité pourra faire l'objet d'une double investigation, philosophique
1
d'abord, dans le premier chapitre; logique ensuite, dans le troisième.
Admettons donc l'existence d'une relation entre rationalité et vérité: celle-ci
nous permet de dire que la rationalité est une méthode susceptible de parvenir à
1
des résultats jugés vrais. Admettons encore que cette méthode consiste à
organiser d'une certaine façon des signifiants dans l'espace d'un texte, et là
1
seulement: elle nous montre alors une pensée autrement structurée. Admettons
enfin que le fonctionnement de cette pensée qui commence à nous être familiers
1
se donne à voir dans sa faculté d'établir une distance critique par rapport à elle-
même, de s'engager résolument dans une investigation profonde des principes
1
logiques de son propre discours: en tenant compte exclusivement de cette
méthode, que nous essayerons d'illustrer à l'aide de deux exemples, empruntés
l'un à la philosophie, l'autre à la mathématique, il nous sera alors permis de nous
1
détromper sur certaines apparences, et surtout de récuser le relativisme, en
conséquence. Pour autant, se refuser à relativiser la rationalité ne veut pas dire
1
1
-40-
1
1
1
que l'on prend ainsi parti pour ce que l'on a fort justement dénoncé sous le nom
de ralionalisme dogmatique ou de rationalisme non critique ou absolu. La
1
distinction devrait donc être rigoureusement observée entre l'usage
transhistorique d'une certaine méthode et le pouvoir, forcément relatif à un
1
certain domaine de l'expérience, d'un outil. Certes, la différence n'est pas le
caractère du fonctionnement de la rationalité, celui-ci étant toujours le même.
1
Mais, il est raisonnable de penser que la rationalité, quoique pourvue d'une
méthode et des concepts lui permettant de traiter de la généralité ou de
l'universalité, peut achopper sur une certaine différence, en tant que prédicat de
1
la particularité de certains objets qui, pour ce motif, semblent irréductibles à
toute forme d'ontologie scientifique actuellement disponible. Dans ce premier
1
chapitre qui, comme on sait, traitera des formes de pensée et des rapports entre
elles, la critique du rationalisme absolu fera l'objet d'un examen particulier, en
1
ces termes: en quel sens une forme particulière de pensée, au nom magique de "
ralionalité ", reconnaissable à l'usage d'une méthode particulière peut-elle
1
légitimer certains de ses schémas dichotomiques, par exemple celui qui est hérité
du néo-positivisme, et qui consiste à placer le sens du côté des opérations
descriptibles ou traduisibles en raison, au moyen de ses concepts, et le non-sens
1
de l'autre côté, du côté beaucoup plus vaste des éléments difficilement
traduisibles ou interprétables biunivoquement dans son lexique, du côté de toutes
1
les autres formes de pensée. D'autre part, sachant que la rationalité n'a jamais eu
de cesse de leur emprunter des éléments ou des structures de l'ordre de
1
l'imaginaire, chaque fois que ses propres facultés thématiques se trouvaient être
en difficulté, la prétention d'une pensée au fonctionnement particulier à rendre
1
raison de toute autre forme de pensée, de toute expérience historique est-elle
raisonnable ou au contraire déraisonnable? Selon toute vraisemblance, attacher
du sens seulement à ce qui, selon elle, a un sens, c'est-à-dire, en fait, à ce qui lui
1
est transparent, et suspecter comme appartenant provisoirement ou
définitivement au non-sens tout ce qui lui échappe encore ou peut-être lui
1
échappera toujours, par essence, n'a d'égal en déraison que l'arrogance d'un
polyglotte qui, en tel contexte dialogique, simplement parce qu'il ne comprend
1
pas la langue de son interlocuteur, prétend alors que tout que lui raconte celui-ci,
quand il n'est pas glossolale, n'a aucun sens. Comme si le sens était la propriété
1
d'une relation isomorphe entre structures. Il est donc clair que cette
problématique reviendra à prolonger, d'une certaine façon, la critique d'une
certaine raison commencée par KANT. Dans sa Critique, celui-ci a montré, en
1
substance, que la raison a des limites qu'elle ne saurait raisonnablement
transgresser. Sans tomber dans J'exclusivisme, il a proposé un certain nombre de
1
1
-41 -
1
1
1
choix qu'une raison critique d'elle-même devait faire, notamment entre le
connaître ou le penser, le savoir ou la croyance. KANT critique la raison pour
1
mieux en affermir le pouvoir, pour la légitimer dans son pouvoir. Et l'on sait, à
ce sujet, que HEIDEGGER, partisan du " dépassement-acceptation" de la
1
métaphysique n'hésitera pas à accorder à la « pensée de Kant plus que lui-même
ne pouvait penser dans les limites de sa philosophie.»37 Notre propre critique
1
cherchera, de son côté, à mettre au clair la relation, presque insoupçonnée, qui
existe pourtant entre ce que nous appellerons indistinctement rationalisme absolu
l,
ou logocentrisme, en tant que prétention à poser la raison comme norme de toute
explication, et une certaine forme de relativisme, partagé en particulier par
certains anthropologues. Prévenir contre cet usage de la raison, c'est donc, d'une
1
certaine façon, se prémunir contre les travers du relativisme.
Donc, s'il y a erreur à penser que récuser toute sorte de relation entre
1
rationalité et relativisme est synonyme d'adhésion au rationalisme absolu, elle
n'est pourtant pas la seule. Cette première erreur procède simplement d'une
1
certaine confusion entre les concepts de relativisme et de relativité. La rationalité
ne peut pas être dite relativiste certes; mais il est indéniable qu'on peut la
1
considérer comme relative. Elle a ce caractère, par exemple quand on la
considère comme une méthode qui concerne un certain domaine de l'expérience.
Elle peut encore être conçue ainsi, pour peu que l'on adopte une interprétation
1
qui la relativiserait au regard des diverses structures épistémiques, tout en
laissant par ailleurs constante sa méthode. A la fin de ce sommaire, nous
1
tenterons de distinguer la relativité du rationalisme. Peut-être alors pourra-t-on
éviter cette première erreur. La seconde sur laquelle nous voudrions maintenant
1
solliciter l'attention consiste à penser qu'il s'agit seulement de soustraire la
rationalité, en tant qu'elle caractérise une méthode unique, à toute forme
d'interprétation relativiste, c'est-à-dire à ne pas voir aussi que le schème
1
conceptuel, ce substrat à partir duquel celle-ci se structure, notamment par
radicalisation de certains principes formels comme celui de non-contradiction,
1
est lui-même irréductible aux termes du discours relativiste. Dans la deuxième
section du premier chapitre, on verra que si le relativisme met en cause
1
l'universalité des principes cognitifs fondamentaux, c'est quelquefois par
méprise profonde procédant d'un mésusage du rationalisme, méthode et doctrine
1
qui en montrent au contraire les limites. C'est cet aspect du relativisme que nous
discuterons à travers l'interprétation la plus répandue en anthropologie des
1
croyances des célèbres Azandé . La même question de l'unicité fondamentale de
l'homme sera posée à nouveau, mais en des termes différents dans le chapitre 2:
1
37. M.HEIDEGGER: op.cil. p91
1
-42-
1
1
1
La pensée et l'expérience, consacré, comme le suggère le titre, à l'examen
phénoménologique de la rencontre de la conscience avec l'objet.
1
L'ensemble s'ouvrira sur l'analyse de la théorie quinienne de la relativité de
J'ontoJogie qui consiste à montrer que l'ontologie n'est que la donnée de nos
1
di vers langages, ou de nos cadres de référence. AI' opposé, le relativisme
historiciste exprimé par SENGHOR néglige complètement de prendre en compte
1
Je genre d'outils utilisé dans le rapport avec l'expérience, et surtout les
conséquences qui en découlent à Ja fois sur la conception qu'on se fait de la
nature et de la place qu'on y occupe. Probablement, faute de voir tout cela, il a
1
abouti à soutenir l'insoutenable. A savoir que l'homme noir aurait un type de
rapport autre à la nature, ce genre de rapport qui ne serait pas fondée sur
1
l'observation de la non-contradiction, pourtant originaire, entre le sujet et l'objet.
Donc, l'insoutenable est simplement une autre façon d'exprimer l'idée que cet
1
homme ne verrait pas la nécessité d'opérer une distinction franche entre le sujet
et l'objet, distinction par quoi seulement la culture, en tant que projet est
1
pensable. SENGHOR ne le dit pas expressément certes; mais celte interprétation
rend assez justice à sa théorie de la Négritude, comme nous le verrons, en détail,
dans la suite.
1
En tant qu'écriture particulière de la différence, la Négritude aurait bien pu
constituer la meilleure façon d'introduire à l'Anthologie de la différence. Mais,
1
nous avons préféré renvoyer en Annexe les commentaires qu'elle nous inspire.
Dans cette anthologie, on trouvera quelques unes des idées courantes sur la
1
différence. On examinera les noms que les hommes se sont donnés eux-mêmes,
qu'ils ont ainsi donnés à leur propre groupe, ou qu'ils ont attribués, en
1
contrepartie, aux autres, aux voisins plus ou moins immédiats. Certains de ces
noms se trouvent dans des textes. D'autres se donnent à l'interprétation
seulement dans la conscience d'un collectif. Aussi, pour distinguer entre les uns
1
et les autres,
préférerons-nous aux catégories d'ordre plutôt sociologique
d'individu et de groupe la distinction, d'usage plus intensif en philosophie,
1
opérée depuis PLATON entre la science et l'opinion, c'est-à-dire entre un
mélange de " jugement vrai et de raison" et une représentation fausse ou
1
confuse partagée par la multitude considérée, du reste, comme incapable
d'atteindre à la vérité. Qu'on se méprenne pas ici pour autant: ni le distinguo
1
science/opinion, ni les épithètes accolées à l'une et à J'autre ne légitiment une
quelconque attitude de suspicion exclusive à l'égard de la seule Opinion;
d'autant moins que l'exigence de neutralité axiologique, d'une science exempte
1
de toutes sortes d'a priori, ne fonctionnant qu'à l'aide d'éléments strictement
rationnels est un voeu pieux que même un WEBER n'oserait peut-être plus
1
1
-43 -
1
1
1
jamais formulé. Et peut-être, moins que d'inviter à suspecter également science
et opinion, cette remarque a pour objet de suggérer au moins une égale
1
circonspection. Car, en matière d'écritures de la différence, des représentations
qui leur correspondent, l'objectivité ne se donne pas toujours à voir là où l'on
1
croit pouvoir la rencontrer, pas plus dans l'espace d'un texte que dans un mythe
ou tout autre discours populaire.
1
Toutefois, le principal intérêt de la lecture de cette Anthologie n'est pas de
nous prémunir contre le contenu idéologique des écritures qu'elle contient; il est
au contraire de nous montrer la différence dans sa positivité radicale, en tant que
1
principe ([ priori d'individuation. Ce qui caractérise ce principe, c'est de
préexister à toute surcharge idéologique qui peut être fait sur la différence,
1
surcharge qui, en l'espèce, est toujours ([ posteriori. Cela veut dire simplement
que la différence est définissable d'abord comme ce par quoi toute culture
1
parvient à se donner l'unité de sa propre essence, hors de toute question sur le
caractère de la représentation par laquelle celle-ci s'exprime, hors de toute
1
considération sur le contenu objectif ou idéologique que telle représentation peut
bien vouloir dire. Il faudrait donc simplement y voir le mode par lequel
l'individu ou le groupe cherchent à affirmer leur identité au sein du groupe, du
1
groupe comme" ensemble ", ou encore de l'humanité en son ensemble. Dans ces
conditions, on n'hésite plus à se faire de l'altérité une représentation pour le
1
moins bienveillante, mais par laquelle pourtant on croit pouvoir assumer son
propre en toute positivité. Par exemple, si une culture pense que l'altérité est
1
identifiable au sauvage, c'est sans cloute parce qu'elle prétend lui donner de
leçons de civilisation. La négativité que l'on suppose ainsi concentrée en
1
l'altérité devient ainsi le terme alternatif de sa propre positivité. La différence
montre donc qu'elle est la position qu'adopte une culture, qui l'incline à se
tourner nécessairement du côté cie l'altérité, en laquelle elle peut alors se
1
permettre d'investir ses préjugés ou ses fantasmes. Cette position peut donc ainsi
comporter un élément idéologique; elle n'en reste pas moins la condition
1
élémentaire de l'existence cie la culture comme projet.
On peut ici généraliser, et considérer la différence comme le principe
1
constitutif du sens et de la valeur. En tout cas, elle est largement éprouvée dans
le champ de l'analyse structurale en général. Ainsi en algèbre, on appelle
1
structure de groupe, un ensemble non vide sur lequel une loi de composition
interne est applicable. Or, qu'est-ce qu'un ensemble non vide, si ce n'est un
ensemble qui aura été défini soit en extension soit, et le plus souvent, en
1
intension . Dans le premier cas, on donne la liste de tous les éléments. Dans le
second, on se contente seulement de fixer la propriété que ceux-ci doivent
1
1
-44-
1
1
1
satisfaire. Dans la mesure où elle permet de caractériser telle collection
d'individus comme formant" ensemble ", cette définition qualitative est
1
identifiable à ce que l'on pourrait appeler la différence structurale. De la même
manière, en considérant la langue comme un système différentiel, suivant le
1
postulant saussurien - " dans la langue, il n'y a que des différence" - la
linguistique structurale a pu montrer que la valeur d'un mot est" différentielle ".
1
C'est-à-dire qu'elle résulte de l'''écart différentiel ", ou de l'''opposition
distincti ve " avec tels autres.
*
1
* *
Le double rapport entre rationalité et vérité d'une part, rationalité et
1
relativisme de l'autre a donc été établi. On a pu voir que la vérité pouvait être
affirmée de la rationalité, en tant que méthode susceptible d'aboutir à des
1
résultats jugés vrais. Par contre, aucune relation de prédication n'existe pas entre
relati visme et rationalité. Tous les motifs que l'on pourrait invoquer par ailleurs
1
pour forcer une relation de ce genre entre ces deux concepts - histoire, pluralité
de langues naturelles, historicité ou pluralité des théories ou des épislémê - sont
tous trompeurs. Reste maintenant à élucider la relation entre vérité et relativisme
1
dans une troisième partie qui se propose, pour l'essentiel, d'étudier la question
logique de la vérité à trois niveaux. Examinant, en premier lieu, les diverses
1
occurrences du concept de vérité ou encore les différentes conceptions de la
vérité, nous nous intéresserons également au problème particulier de la vérité de
1
la vérité. En second lieu, nous traiterons du rapport, à tout point de vue,
originaire entre rationalité et vérité, en particulier de celui entre la science et la
1
logique, en tant qu'elle en est la théorie générale de validité. Le propre de la
vérité dans les sociétés traditionnelles est, comme nous l'avons dit, de participer,
d'une certaine façon, du sacré,
c'est-à-dire de ressortir des rites ou des
1
enseignements qu'on ne remet pas en question. Certes, dans la tradition
scientifique, l'idéalisme, par exemple celui de DESCARTES, mène encore, dans
1
la recherche de la vérité, du côté du sacré, dans la mesure où l'on constate ici
que la vérité est fondée, en dernière analyse, en Dieu en personne. Mais, le
1
caractère de cette tradition est plutôt de séculariser aussi bien les fondements de
la connaissance que ceux de la société, voire du monde lui-même. Et la vérité
1
n'échappe pas à ce processus de sécularisation. Le travail de la conscience sur
elle-même ne suffit alors plus à parvenir à la vérité, contrairement à ce qui a lieu
dans une démarche purement idéaliste. On fait alors appel à l'outil, à
1
l'expérience-expérimentation. On s'attarde sur la structure interne et externe des
propositions. Ainsi, on définit la vérité seulement au regard de la " perfection"
1
1
-45 -
1
1
1
interne - conception syntaxique - ou externe - conception sémantique - du
système de propositions, pour parler le langage einsleinien. Ce passage d'une
1
conception sacralisée de la vérité à une conception sécularisée sera étudié en
dernier lieu. Passer d'une conception de la vérité à telle autre suppose l'existence
1
de la différence dans l'espace aléthologique. D'où l'idée de considérer d'abord
le conflit qu'entraîne la différence dans la vérité, à ce conflit qui, sous le concept
1
de vérité, impliquent des conceptions aléthologiques divergentes. On notera que
si la différence entre les vérités correspond généralement à la différence entre
traditions scientifique et oral, la différence dans la vérité apparaît au sein même
1
d'une tradition en pleine crise, c'est-à-dire qui passe de l'oralité à l'écriture, du
mythe à la raison. Le monde grec, à partir du VIc siècle av.] .C, illustrera
1
parfaitement ce cas.
Sans doute ne s'étonnera-t-on pas que nous considérions la vérité comme
1
relative, tant notre prise en compte de l'ordre du discours, ce contexte normatif
en lequel seulement un discours peut s'énoncer comme vrai, semble déjà y avoir
1
préparé. Cependant, on aurait tort de ne pas commencer à observer ici la
distinction entre relativité, qui n'exclut nullement l'objectivité, et le relativisme
stricto sensu pour lequel rien de tel n'existe. C'est ainsi que l'on peut facilement
1
voir que la relativité de la vérité par rapport à un contexte particulier n'empêche
pas pour cela l'accord, du moins dans ce contexte, donc une définition de la
1
vérité en stricte objectivité, en termes absolus, une définition telle que la vérité
puisse échapper au relativisme, en tant que celui-ci affirme au contraire
1
l'impossibilité d'atteindre à une quelconque objectivité ou à un accord
intersubjectif quelconque sur la description ou l'interprétation du contenu de
1
quelque expérience que ce soit. Donc, la vérité peut être dite relative, sans pour
autant être relativiste. Ainsi PUTNAM trouve-t-il justement que « des
structuralistes modernes comme Foucault font comme si la justification par
1
rapport Li un discours était elle-même absolue - c'est-à-dire pas du tout relative.
Mais, si des énoncés de laforme " x.. est vrai ( justifié) par rapport à un individu
1
Q " sont eux-mêmes vrais ou faux, de manière absolue, alors il existe après tout
une notion absolue de vérité ( ou de justification ), et non pas seulement une
1
vérité-po ur-moi, une vérité-pour-Nozick, une vérité-pour-vous et ainsi de suite.
Un relativiste total devrait dire que le fait que x.. soit vrai par rapport à Q est
1
lui-même relatif. Parvenus à ce point, on ne sait plus très bien ce que cette
position veut dire, comme l'avait remarqué Platon.»38 Mais, c'est surtout en
donnant à la vérité un sens fort, c'est-à-dire en distinguant la vérité qui est une
1
conception très forte de l'objectivité de la simple justification que PUTNAM
1
38. H.PUTNAM: op.cil. p 137
1
-46-
1
1
1
arrive ù la soustraire définitivement à toute interprétation relativiste:« Il y a une
raison fondamentale pour laquelle on ne peut pas assimiler la vérité à
1
l'acceptabilité rationnelle: la vérité est censée être une propriété inaliénable des
propositions, alors que la justification ne l'est pas. La proposition " la terre est
1
plate" était certainement rationnellement acceptable il y a trois mille ans, alors
qu'elle ne l'est plus (u!iourd'hui. Pourtant, il serait faux de dire que" la terre
1
est plate
"était vraie il y a trois mille ans; car cela voudrait dire qu'entre
temps la terre a changé de forme. En fait, l'acceptabilité rationnelle est cl lafois
1
marquée par le temps et la personne. »39.
Légitimement, on peut donc continuer la distinction entre relativité et
relativisme, en la généralisant. Sans doute ces deux concepts ont-ils quelque
1
chose en commun. Sans doute ont-ils en partage de référer à un système de
coordonnées assignables dans le temps et l'espace, en tout cas, ù un certain
1
contexte dans lequel seulement une opération peut être effectuée, un jugement
émis. Il n'empêche que la relativité se distingue du relativisme proprement dit,
1
en ce qu'elle se garde de tout relativiser dans le contexte qu'eJle concerne,
laissant toujours ainsi au mois un élément jugé invariant. II en est ainsi par
1
exemple de la constante universeJle c qui, dans la théorie de la relativité due à
A.EINSTEIN, exprime la vitesse-limite de propagation de toute onde dans
n'importe quel référentiel. De plus, l'idée même de relativité, qu'EINSTEIN
1
reprend ici à G. GALILEE et à I.NEWTüN, ne s'est jamais écartée de la
recherche des points de vues équivalents, c'est-à-dire de l'invariance des lois
1
physiques:« Lors des tran.~formations (. .. ) les valeurs des grandeurs physiques
peuvent très bien changer; mais les relations entre ces grandeurs doivent rester
1
invariantes.»40 D'autre part, dans notre propre interprétation du rapport
nature/culture, nous avons admis, au-delà des différences cultureJles réeJles, la
1
persistance d'un schème conceptuel unique dont la non-contradiction semble être
le désignateur rigide. Sans quelque chose de ce genre, la culture ne serait sans
doute jamais possible. En tout cas, elle ne serait jamais possible, en tant
1
qu'élargissement de l'application matérieJle de la non-contradiction entre le sujet
et l'objet. Elle ne serait jamais apparue, en tant qu'espace différentiel, résultant
1
principalement de l'usage de certains outils, en particulier de l'écriture qui,
comme on l'a vu, permet alors le respect scrupuleux du principe de non-
1
contradiction au niveau conceptuel. En J'absence de la culture, la nature aurait
alors pu imposer sa loi. Cela veut dire que nous ne compterions pas, entre autres,
1
parmi nos productions cultureJles les plus remarquées la rationalité dont la
39. ibid. P 67
1
40. F.I3ALlBAR:1984 p 120
1
-47 -
1
1
1
logique non contradictoire traduit la forme objectivée et radicalisée de notre
propre schème conceptuel.
1
Naturellement, cette distinction entre relativité et relativisme n'est pas
neutre par rapport aux deux concepts: elle montre clairement les limites
1
intrinsèques du discours relativiste, à savoir l'humeur qui le porte à tout
relativiser, sauf, bien entendu, à se relativiser lui-même, en tant que discours.
1
Son caractère fondamentalement contradictoire en résulte. Car, si tout est
effectivement relatif, alors c'est le relativisme qui devrait commencer à se savoir
1
relatir. Le relativiste devrait alors renoncer absolument ~\\ toute discussion,
puisque, par principe, il n'y voit pas un moment où les divergences peuvent
s'aplanir, où l'on peut convaincre l'autre de la vérité ou de la fausseté, donc où
1
l'on peut ainsi montrer au relativiste la fausseté de sa thèse. A savoir que tout
n'est pas relatif. 11 faudrait cependant reconnaître que Je relativiste n'a vraiment
1
pas ici de bon choix. 11 est, en effet, contraint de ne choisir qu'entre la
contradiction et le paradoxe, c'est-à-dire la sorte de " Boucle étrange ", pour
1
reprendre 1'heureuse formule de HOFDSTADTER de laquelle il n'en serait alors
jamais sorti, s'il avait simplement accepté de tout relativiser, y compns son
1
propre discours, comme celui-ci l'incline naturellement.
*
* *
1
Supposons, un instant, que notre thème ait été rationalité, vérité et relativité.
Nous aurions alors eu une relation transitive entre ces trois concepts, puisque
1
non seulement la relation entre les deux premiers semble désormais hors de
question, mais aussi la rationalité peut être dite relative en fonction par exemple
1
des différents socles épistémiques, de leurs principaux objets, de leurs
thématiques directrices. Bien entendu, cette relativité épistémique des enjeux
1
théoriques fondamentaux, des oeuvres historiquement datées qui en résultent,
laisse complètement en l'état les structures profondes et permanentes de la
discursivité rationnelle. Mais notre thème est plutôt rationalité, vérité et
1
relativisme. Supposons donc que ces quelques remarques aient contribué à
renseigner sur le caractère essentiel des concepts de rationalité, de vérité et de
1
relativisme et sur les relations, au demeurant, nécessaires que ces trois concepts
entretiennent entre eux, deux par deux. Supposons qu'elles nous aient appris sur
1
la façon dont ils se déterminent les uns les autres, selon un ordre davantage
nécessaire plutôt que stipulé. Supposons, enfin, que ces notes aient convaincu de
la nécessité de ne considérer la rationalité seulement comme vraie, à voir en la
1
vérité un concept essentiellement normatif, donc relatif. Tl faudrait alors se
prévenir contre une chose. A savoir que toute autre possibilité combinatoire - et,
1
1
-48 -
1
1
l'
en l'espèce, il y en a 2 3 - qui toucherait au dispositif ordinal de consécution
propre à cette trilogie conceptuelle en fausserait, en même temps, le sens,
1
notablement.
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
-49-
,il
1
1
1
1
Chapitre 1
1
LA PENSEE ET SES FORMES
1
Dans leur typologie des actions ou des discours, M.WEBER et V.PARETO
1
classent le mythe, la magie, les rites, les croyances etc ... dans la colonne des
actions non rationnelles ou non logiques; tandis que le néo-positivisme logique y
verra un ensemble de phénomènes donnant lieu à des croyances illvér~fiables à
1
l'aide des moyens propres à la raison - concepts ou protocoles expérimentaux.
Deux types de critique ont ainsi été dirigés contre ces phénomènes.
1
Les premiers constatent qu'en de tels phénomènes les moyens et les fins ne
sont pas liés logiquement, de telle sorte que le principe de causalité ne peut y
1
appliqué qu'en dérogeant à quelque chose comme une théorie pratique des
types. 41 Il en ainsi par exemple quand on veut provoquer tel phénomène par le
1
seul usage de la voix. Ce qui est donc ainsi mis en question, c'est la prétention à
dépasser le grand partage entre le sensible et l' intell igible auquel la tradition
métaphysique est particulièrement attentive. Précisément, ce qui est ainsi
1
contesté à ce genre de phénomènes, c'est moins d'être régis par la causalité que
l'usage pervers qui en est fait, c'est-il-dire le genre d'hyperdéterminisme dont se
1
sert la pensée symbolique en général, peu soucieuse de la distinction entre les
mots et les choses, entre l'action sur les uns et sur les autres, entre l'usage qui
1
peut être fait des uns et des autres, pour finalement les impliquer tous en une
sorte d'espace indifférencié, aux contours difficilement assignables. De son côté,
1
le néo-positivisme contestera que ces mêmes phénomèmes puissent jamais
satisfaire les conditions syntaxiques et sémantiques qui, au regard de l'analyse
logique du discours, donnent sens à un énoncé.
1
Dans les deux cas, l'on peut constater que la critique de l'irraison procède
d'un ensemble d'arguments dont on peut contester fa légitimité, à savoir un
1
certain rationalisme absolu qui reconnaîtra, heureusement, assez rapidement ses
limites chez le néo-positiviste. Sans doute la raison se distingue-t-elle de
1
41. Nous parlons ici dc théorie pratique des types plus en faisant référence aux sphères d'objets de CARNAP,
lesquels correspondent aux catégories sémantiques qu'à la théorie des types stricto sensu, proposée par
RUSSELL dans ses Principles of lIlathelllatics, 1903 pour essayer de résoudre les paradoxes logiques, en
1
particulier cclui de l'ensemble de tous les ensembles qui ne sont pas éléments d'eux-mêmes
1
-51-
1
1
1
l'irraison. Encore faudrait-il essayer de trouver un autre critère de démarcation
entre eux deux, un critère qui puisse être légitimé rationnellement.
1
Dans l'ensemble, ce premier chapitre sera distribué de la façon suivante.
D'emblée, nous exposerons, dans une première section -
qui, au-delà des
1
questions traitées dans la seconde, constituera l'utile préambule à d'autres qui le
seront dans la suite - la conception globalement rationaliste absolue qui est au
1
fondement de la critique néo-positiviste, en particulier de sa distinction entre
sens et non-sens. En s'attachant exclusivement au seul critère de démarcation, le
néo-positivisme semble avoir ainsi négligé les possibilités d'interférence entre
1
raison et irraison. Les souligner, c'est sans doute la bonne façon de rappeler à la
rationalité les limites de son discours, précisément le caractère relclt~f de son
1
pouvoir systématique. Car, si la raison avait effectivement un pouvoir absolu,
alors elle n'aurait certainement pas besoin d'avoir recours à des éléments ou à
1
des structures de pensée reconnus comme appartenant plutôt au domaine de
l'irraison.
1
L'interférence entre raison et irraison, les emprunts que celle-là a souvent
faits à celle-ci ne doivent cependant pas nous faire oublier l'effort historique par
lequel la raison est parvenue à se distinguer du mythe en particulier. Cette
1
question sera exami née dans le premier paragraphe de la seconde section. Pour
cela, nous nous appuierons sur des exemples précis. Le second paragraphe
1
dénoncera particulièrement ce que nous appellerons l'illusion logocentrique,
celle qui consiste à prendre la raison comme norme absolue d'intelligence de
1
toute expérience historique. WITTGENSTEIN dénonce déjà quelque chose de ce
genre chez FRAZER . La critique wittgensteinienne du rationalisme absolu de
1
l'auteur du Rameau d'or a ceci de pertinent: elle montre le rationalisme absolu et
l'ethnocentrisme comme les raisons que se donnent le relativisme historiciste.
Ainsi, il nous le présente sous l'aspect sous lequel on le connaît peut-être le
1
m01l1s.
Pour le reste, l'approche topique du concept de raison nous donnera, dans la
1
suite, l'occasion de traiter particulièrement de la méthode caractéristique de la
raison dans le champ symbolique en général. Comme on le sait déjà, celle-ci
1
consiste à observer une distance critique par rapport à elle-même. Nous nous
attacherons donc à décrire cette distance, quel que soit le niveau où elle s'opère,
1
quel que soit encore le domaine où elle se donne à voir. Peut-être cette méthode
pourrait-elle être retenue comme critère légitime de démarcation entre raison et
irraison. En tout cas, elle nous semble être l'un des arguments les plus efficaces à
1
opposer au relativisme historiciste, tel qu'il s'exprime, sous sa forme
particulièrement inédite, à travers l''' améthodisme " de FEYERABEND.
1
1
-52-
1
1
1
1
1.1 Raison et irraison
1
1.1.1 Sens et non-sens selon le néo-positivisme logique
1
1
Dans les années 30, autour du Cercle de Vienne, le néo-positivisme a été
l'inspirateur d'un projet ambitieux consistant à construire tout l'édifice de la "
science unitaire" au moyen d'un certain nombre d'énoncés de base desquels tout
1
le reste, notamment les énoncés complexes, va être induit, par l'usage des
procédures logiques canoniques. Les uns et les autres devaient ainsi constituer le
1
système d'énoncés pourvus de sens. Seront ainsi exclus du nouveau champ
positif deux types d'énoncés: ceux qui ne satisfont pas la " théorie scientiste"
1
que dénonce PUTNAM ( cf.supra 1.2 ), et ceux qui ne se conforment pas à ce
que REICHENBACH appel1e la " conception fonctionnel1e de la connaissance ",
1
à savoir la prédictibilité, voire la rétrodictibilité. Certains concepts jugés vagues,
c'est-à-dire ceux dont on ne peut déterminer rigoureusement la localité ou la
spécificité par exemple Dieu, le hasard, l'ordre, le bruit, le son, ou encore
1
l'entéléchie ou " force vitale" des néo-vitalistes vont également tomber sous le
coup de la même loi d'exclusion épistémologique.
1
Moins que sous le rapport de la simplicité ou de la complexité, les énoncés
pourvus de sens seront plus caractérisés en fonction des disciplines dont ils
1
ressortent. Il en résultera une épistémologie régionale qui distingue entre les
énoncés analytiques des sciences formelles et les énoncés synthétiques des
1
sciences empiriques dont la signification cognitive est soumise à des conditions
particulières. Ceux-ci devraient comprendre une composante logique, c'est-à-
dire la structure syntaxique dans laquelle un tel énoncé est susceptible d'entrer,
1
et une composante empirique, sans laquelle l'on ne saurait prouver leur vérité ou
leur fausseté.
1
Le Cercle parvient ainsi à distinguer rigoureusement le domaine du sens de
celui du non-sens, constitué par les énoncés de la métaphysique. L'exclusion de
1
la métaphysique du champ du savoir positif s'explique par des raisons à la fois
éthiques et logiques. La critique éthique dénonce la métaphysique en tant que"
1
philosophie détournée du monde" selon les termes mêmes de M.SCHLICK, par
opposition à la " philosophie tournée vers le monde ", c'est-à-dire simplement
toute la tradition empiriste et matérialiste dont se réclame le Cercle. Les
1
1
- 53-
1
1
1
partisans de la métaphysique seront ainsi suspectés de pactiser avec les forces
conservatrices de la société, confondus avec les négateurs du progrès annoncé
1
par l' aujièirung:« Les tendances métaphysiques et théologisantes qui de plus en
plus s'imposent maintenant dans bien des associa rions et sectes, dans les livres
1
et les revues, dans les cours er conf'érences universitaires, semblent s'alimenter
aux violentes luttes sociales et économiques d'aujourd'hui: un groupe de
1
combattants accrochés au passé dans le domaine social cultive des attitudes
métaphysiques et théologiques caduques au contenu longtemps dépassé; tandis
que l'autre groupe, tourné vers les temps nouveaux, repousse parriculièremenr
1
en Europe centrale, ces artitudes er resre rivé au sol de la science de
l 'expérience. »42 REICHENBACH fera la même analyse dans son style habituel,
1
court et élégant:« L'idéalisme est la catégorie philosophique de l'évasion. /1 a
toujours prospéré aux périodes de catastrophes sociales qui ont ébranlé les
1
fondements de la société. »43 Ainsi donc, combattre le règne séculier de la
métaphysique à l'Université, dans l'histoire, c'est savoir choisir son camp, et se
1
battre sur plusieurs points d'un même front. C'est prendre le parti des forces du
progrès et de la liberté. C'est dénoncer la collusion de l'Université avec les
forces du passé et de la réaction, avec un certain ordre social. C'est oeuvrer
1
contre l'obscurantisme. C'est dénoncer l'illusion du non-sens. C'est,
symétriquement, contribuer à l'apparition du sens. C'est arracher l' histoire au
1
non-sens pour lui en donner un, tout simplement.
Quelques repères préalables à l'analyse des enjeux strictement logiques de
1
la critique néo-positiviste méritent d'être fixés. Comme l'a montré J.SEBESTIK
(1986), le Cercle s'est formé dans le stricte tradition philosophique autrichienne,
1
mélange d'empirisme, d'anti-kantisme et d'analyse logique en général.
L'empirisme est enseigné par E.MACH , l'anti-kantisme et l'analyse logique par
BOLZANO. Quant à BRENTANO et WITTGENSTEIN, ils ont initié surtout
1
aux méthodes d'analyse logique du langage. Pareille ascendance devait
inéluctablement prédisposer le néo-positivisme à critiquer, à son tour, la
1
métaphysique, en tant qu'elle caractérise un certain usage du langage, sur au
moins deux points précis: le premier est la réponse, à tout point de vue,
1
décevante qu'elle donne à la question critique: qu'est-ce que tu sigl1ljies avec tes
énoncés? Le second est son incapacité flagrante à satisfaire les conditions
1
minimales des énoncés élémentaires de la syntaxe carnapienne, à savoir si on a
un mot quelconque et E(a}, sa syntaxe ou encore l'énoncé élémentaire où il
figure sous la forme propositionnelle la plus simple,« la condition nécessaire et
1
42. Manifeste du Cercle de Vienne: 1985 p 128
1
43. H.REICHENBACH: op.cil. p 219
1
- 54-
1
1
1
suffisante pour que Ç1 ait ulle signification peut s'énoncer dans chacune des
formes suivantes, qui disent au fond la même chose:
1
/. Les critères empiriques de (a) sont connus.
2. Il est établi de quels énoncés protocolaires E(a) est déductible.
1
3. Les conditions de vérité de E( a) sont établis.
4. La procédure de vérification de E(a) est connue. »44
1
Ces conditions-là devraient être appliquées à toute sorte d"'objet ", ou de
pseudo-concept de la métaphysique, donc à Dieu aussi dont CARNAP met en
cause le " contenu asserti f ". Voici un « mot [qui] ne remplit même pas
1
l'exigence première de la logique qu'un nwt doit indiquer sa syntaxe ( .. ).
L'énoncé élémentaire devrait être de la forme" X est un Dieu "; ai- le
1
métaphysicien repousse complètement cette forme sans en donner une autre, ou
l'accepte, mais ne donne pas la catégorie syntaxique des variables 'x' (
1
exemples de catégories: les corps, les propriétés des corps, les relations entre
les corps, les nombres, etc... ).»45 De plus, le métaphysicien déçoit encore par ses
1
erreurs. La plupart de ces erreurs proviennent de son impuissance à échapper à
la carence logique du langage ordinaire, originaire et rédhibitoire. C'est-à-dire
qu'il est victime de la lâcheté des règles syntaxiques des langues naturelles qui
1
les conduit, fatalement, à proférer deux types d'énoncés, à savoir: Ci) ceux en
lesquels se sont introduits un ou plusieurs mots dépourvus de sens, comme le
1
mot" néant" et sa forme verbale" néantir "; (ii) d'autres encore qui,
quoiqu'individuellement pourvus de sens, le perdent automatiquement, au vu de
1
la façon, visiblement contraire aux règles de la syntaxe logique, dont ils ont été
arbitrairement agencés. C'est le cas de ces énoncés qui dérogent à la théorie des
1
sphères d'objets. La dérogation consiste ici à combiner, dans la stricte
conformité des règles syntaxiques, un prédicat et un sujet qui appartiennent
pourtant à des catégories sémantiques hétérogènes. Par exemple," César est un
1
nombre premier ". CARNAP et ses amis trouvent encore que le métaphysicien
ne fait rien pour éviter d'autres types d'erreurs auxquels il est ici exposé:« On est
1
allé plus loin dans la mise en évidence de l'origine logique des errements
métaphysiques, en particulier grâce aux travaux de Russell et wittgenstein. Dans
1
les théories métaphysiques et déjà dans la position des questions, se dissimulent
deux fautes logiques fondamentales: une dépendance trop étroite vis-à-vis des
1
langues traditionnelles, et un manque de clarté à l'endroit des peljormances
logiques de la pensée. Le langage ordinaire emploie par exemple la même forme
verbale, le substantif; pour désigner aussi bien des choses ( " pommes " ) que
1
44. R.CARNAP: 1985 p 160
1
45. ibid. P 162
1
- 55-
1
1
1
des propriétés ( " dureté "), des relations ( " amitiés" ), des processus ( "
sOl1l1/leil " ); elle conduit par là à une conception réifiante des concepts
1
fonctionnels ( hypostase, substantialisation ). On pourrait citer de nombreux
exemples d'errements liés au langage qui ont une portée tout aussi fatale pour la
1
philosophie. »46
Le concept d'être illustre parfaitement, à leurs yeux, cette situation
1
d'errance métaphysique, grevée particulièrement par la pauvreté des"
dictionnaires" de certaines langues. Par exemple, le français ne dispose que d'un
seul signifiant pour rendre les nombreux signifiés auxquels correspondent la mot
1
" existence ", là où, au contraire, l'allemand, plus rigoureux, dispose d'un
lexique plus précis: sein ( Etre ), desein ( être-là ), seinde ( étant ). De plus, en
1
raison de sa position cardinale dans la métaphysique occidentale, à la fois
prédicat et forme verbale, il ne cesse d'entretenir la confusion sémantique qui
1
conduit alors le métaphysicien à en mésuser comme s'il s'agissait seulement
d'un prédicat. Et CARNAP reprochera en particulier à DESCARTES de s'être
1
ainsi fourvoyé dans une fausse inférence dans l'affirmation de son cogito:«
Laissons ici de côté les réserves qlle suscite le contenu de la prémisse - à savoir
notamment: l'énoncé" je pense" exprime-t-il adéquatement l'état de choses en
1
question ou ne comporte-t-il pas IIne forme d'hypostase? - pour ne considérer
les deux énoncés que du point de vile de la logique formelle. Deux fautes
1
logiques essentielles sautent tOllt de suite allx yeux. La
première, dans la
conclllsion "je suis ": le verbe être est sal1s doute pris ici au sens de l'existence
1
car une copule ne peut pas aller sans prédicat. On a d'ailleursjamais entendu le
" je suis" de Descartes autrement. Mais cet énoncé viole la règle logique
1
mentionnée plus haut en vertu de laquelle l'existence ne peut être affirmée qu'en
liaison avec un prédicat, non avec un nom ( sujet, nom propre ). Un énoncé
existentiel n'est pas de la fOrlne " il existe " ( comme ici dans "je suis ", c' est-
1
à-dire" j'existe ") mais" il existe une chose dont la nature est telle ou telle ".
La deuxième fa lite réside dans le passage du "je pense " au "j'existe ". Si, en
1
effet, de l'énoncé" pra) " ( Ç1 a la propriété E.. ), on doit déduire un énoncé
existentiel, alors ce dernier peut affirmer l'existence relativement au prédicat E..
1
et non pas relativement au sujet Ç1 de la prémisse. De "je suis un Européen" ne
suit pas" j'existe ", mais" il existe un Européen ". Du "je pense " ne suit pas
1
"je suis ", mais" il y a quelque chose qui pense »47
Or, HINTIKKA vient de conforter le cogito cartésien, en montrant qu'il
n'est nullement une inférence, mais bien quelque chose d'autre, à savoir une
1
46. Manifcste p 117
1
47. R.CARNAP: op.ciL pp 170-171
1
- 56-
1
1
1
performance. C'est-à-dire que le " je suis" a, dans l'évidence indubitable
cartésienne, valeur d'énoncé existentiellement auto-vérifiable ou auto-référentiel.
1
Par conséquent, le " je ne suis pas" devient inconsistant existentiellement. Cela
revient à dire que le cogito, en tant qu'il fait partie de ces énoncés qui expriment
1
une référence à soi du sujet, ne saurait être nié par le sujet qui]' affirme, sans que
celui-ci ne verse dans la contradiction. Auquel cas, dès lors que le sujet a est
1
posé, alors il est nécessairement conduit à affirmer p. Réciproquement,
l'inconsistance existentielle disparaît avec]' auto-référence:« Si [2 est une phrase
et
1
Q un terme singulier ( par exemple un nom, un pronom ou une description
définie ). Nous disons que [2 est existentiellement inconsistante à proférer pour la
personne désignée par a. si et' seulement si la phrase plus développée
1
(2) [2; et Q existe
est inconsistante ( au sens ordinaire du terme ). Afin de couper court à nos
1
propres objections, nous devons bien entendu exiger que la notion
d'inconsistance au sens ordinaire, utilisée dans la définition, n'empêche pas de
1
présuppositions existentielles. Etant admis que c'est bien le cas, nous devons
écrire (2) de façon plus formelle
(2') p & E(x) (x = a ).»48.
1
En tout cas, si le cogito pouvait jamais être une inférence, alors il serait
raisonnable de l'identifier à une inférence contrefactuelle:
1
1.
«(... ) considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant
1
éveillés, nous peuvent aussi venir, quand nous dormons, sans qu'il yen
ait aucune, pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes
les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient pas non
1
plus que des illusions de mes songes.
1
2.
Mais aussitôt après que je pris garde que, pendant que je voulais
penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui, le
1
pensais, fusse quelque chose.
3.
Et remarquant que cette vérité: je pense, donc je suis était si ferme et
1
assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des Sceptiques
n'étaient capables d'ébranler, je jugeais que je pouvais la recevoir,
1
sans scrupule, pour le premier principe de la Philosophie, que je
cherchais. »49
1
48. J.HINTIKKA: 1985 p 29
1
49. R.DESCARTES: 1902 p 32
1
-57 -
1
1
1
En premier lieu, se trouve posée la question onto-phénoménologique de
l'existence du monde. En second lieu, le cogito est affirmé, en tant qu'évidence
1
indubitable. En dernier lieu, son rang dans l'" ordre des raisons" est défini.
L'interprétation contrefactuelle contredit ici toute interprétation qui reviendrait à
1
dériver le cogito de la donnée contingente de l'expérience. Elle suggère au
contraire d'appeler (1) -, p. De cette façon, on voit que rien ne saurait
1
légitimement menacer DESCARTES en son existence-propre: ni l'extravagance,
ni le rêve, ni l'ardeur, tant redouté, du malin génie, ni même l'existence du
monde lui-même. C'est-à-dire que son existence peut justement être considérée
1
comme un prédicat réussi, au sens où l'exige C.HEMPEL, confronté aux
paradoxes de la confirmation,
ou" bien élevé " comme dirait, à sa suite,
1
N.GOODMAN, achoppant également sur la même question.
*
1
* *
Mais, c'est surtout l'usage que HEIDEGGER fait du langage que CARNAP
1
entend dépasser au moyen d'une analyse logique. Donc, c'est moins la
métaphysique cartésienne que la Nichts-philosophie heideggérienne qu'il
traînera au procès logiciste dont quelques échos nous sont parvenus en leur
1
temps. On a appris par exemple que l'accusé a fait preuve d'une sérénité
exemplaire, comme persuadé que la métaphysique n'en était guère justiciable, en
1
tant qu'elle est ce genre de projet qui se dépasse par lui-même, de façon
métasystématique:« On ne peut tout d'abord se représenter le dépasSel11Cl1t de la
1
métaphysique, si ce n'est il partir de la métaphysique elle-mêlne: comme si un
nouvel étage lui était ajouté. On a le droit, dans ce cas, de parler de la "
1
métaphysique de la métaphysique ".»50 Au point que, dans l'ensemble,
HEIDEGGER considère plutôt que tous les efforts de CARNAP associé à
F.NIETZSCHE prônant son renversement ou son élimination - uberwindung ont
1
été voués à l'échec. Il montre qu'on ne peut alors raisonnablement espérer
dépasser la métaphysique que positivement, comme l'a, du reste, fait KANT,
1
c'est-à-dire au sens hégélien d'Aujhebung, mieux encore au sien propre de
dépassement-acceptation - Verwindung. On accepte alors l'être, et non la
1
fausseté constitutive du projet métaphysique, comme le prétendent ses
adversaires. On accepte ce qui en lui demeure en retrait et hors de question.
1
Vouloir dépasser la métaphysique,« c'est la livrer et la remettre à sa propre
vérité »51 affirme sereinement l'auteur des Essais et conférences, persuadé que la
critique positiviste n'aura été possible qu'au prix d'une profonde méprise sur le
1
50. M.HEIDEGGER: op.cil. p 90
1
51. ibid.
1
- 58-
1
1
1
sens et l'objet véritables de la " théorie de la connaissance ":« La théorie de la
connaissance et ce que l'on nomme ainsi sont, dans leur fond, la métaphysique
1
et l'ontologie assises sur la vérité, celle-ci étant entendue cOl1une la certitude du
mode de représentation qui s'assure ( de son objet ).!Au contraire c'est s'abuser
1
que d'interpréter la " théorie de la connaissance" comme étant l'explication de
la " connaissance " et une " théorie " des sciences, et bien que toute cette
1
entreprise de mise en sûreté ne soit qu'une conséquence du changement du sens
de l'être, devenu objectité et de l'état de chose représenté.!" Théorie de la
connaissance ": ce titre couvre l'impuissance fondamentale et croissante de la
1
métaphysique moderne à connaître son propre être. Parler de " métaphysique
de la connaissance ", c'est rester dans la même incompréhension (. . .).!La place
1
croissante prise par la logistique est l'envers pur et simple de la fameuse
interprétation de la théorie de la connaissance dans la perspective d'un
1
empirisme positiviste »52
Quoi qu'il en soit, CARNAP maintiendra l'essentiel de sa critique contre la
1
métaphysique. Il dira que ses énoncés restent des pseudo-énoncés. Il doutera que
" Le néant néantise" d'HEIDEGGER en particulier puisse jamais avoir un
quelconque sens. Il ajoutera qu'on ne peut même pas les comparer aux énoncés
1
pseudo-scientifiques, à savoir ceux de l'astrologie, de la magie, du mythe, ou
encore de la théologie. Certes, du point de vue scientifique, on ne saurait les
1
prendre au sérieux. Il n'empêche qu'ils peuvent être pourvus de sens empirique.
Bien entendu, la préférence du positiviste va toujours aux deux catégories
1
d'énoncés scientifiques elles-mêmes. Depuis KANT, on admet généralement
que, au contraire des synthétiques, les analytiques n'accroissent pas du tout notre
1
connaissance, tant ils ne disent rien, rien de plus, rien de nouveau qu'on ne sache
pas sur le monde. D'autre part, en soutenant que la transformation tautologique
des énoncés n'est valide que dans les systèmes axiomatisés, le néo-positiviste
1
semble n'avoir fait ici que radicaliser la critique kantienne de la métaphysique
qui consiste à attirer l'attention sur les déconvenues auxquelles s'expose la
1
raison pure, en voulant se " risquer ", sans critique préalable, au-delà de
l'expérience phénoménale ( cf.infra 1.2. ):« La seconde erreur de la
1
métaphysique réside dans l'idée que la pensée est capable, en partant d'elle-
même et sans utiliser aucun matériel empirique, d'aboutir à des connaissances
1
ou du moins d'inférer de nouveaux contenus à partir d'états de choses donnés.
La recherche logique aboutit par contre au résultat que toute pensée, toute
inférence ne consiste en rien d'autre qu'en une transition d'énoncés à d'autres
1
1
52. ibid. P 86
1
-59-
1
1
1
qui ne contiennent rien qui n'ait déjà été dans les premiers (... ) Il n'est donc pas
possible de développer une métaphysique à partir de la "pensée pure "»53.
1
Il ne faudrait cependant pas forcer davantage le terrain d'entente entre
KANT et les néo-positivistes. Car, ceux-ci trouveront simplement" superflu"
1
l'apriorisme kantien, autre façon de désigner une" métaphysique cachée ". Et on
chargera H.HAHN de la soumettre, au même titre que la métaphysique ancienne,
1
scolastique, ou encore l'idéalisme allemand en général au rasoir d'OCCAM,
dans la juste mesure où « la conception scientifique du monde n'admet pas de
connaissance inconditionnellement valide qui aurait sa source dans la raison
1
pure, ni des " jugements synthétiques a priori " comme on en trouve au
fondement de la théorie kantienne de la connaissance, et a fortiori de toute
1
ontologie ou de toute métaphysique pré- ou post-kantiennes (. .. ) La conception
scientifique (... ) ne connait que les énoncés d'expérience sur les objets de toutes
1
sortes, et les énoncés analytiques de la logique. »54 Si l'idée de jugement
synthétique a priori heurte particulièrement le néo-positiviste, c'est surtout parce
1
qu'elle brouille, fondamentalement, sa propre économie du savoir:
1.
Un tel jugement est considéré comme relevant de l'ordre de la
1
contradictio in adjecto, précisément de registre de ces énoncés qui
violent, en un certain sens, le principe de non-contradiction: un énoncé
1
devant être soit analytique, donc a priori, soit au contraire synthétique,
mais jamais les deux à la fois.
1
2.
Il paraît être également le reliquat d'une métaphysique que l'analyse
logique devrait s'empresser de liquider, et au plus tôt.
1
3.
Il est ainsi suspecté de vouloir, insidieusement, introduire la "
métaphysique ", c'est-à-dire le non-sens, dans l'espace du sens
1
constitué par l'ensemble des sciences dont CARNAP et ses amis se
veulent être les vigiles, vigilants.
1
4.
Si l'on ajoutait à cela le fait que, pour le néo-positiviste, poser les
1
Prolégomènes d'une métaphysique qui se présente comme science est le
genre même de projet qui laisse perplexe, tant est infranchissable le
fossé qui sépare l'une de l'autre, on verrait aussitôt les limites de son
1
entente avec KANT.
1
53. Manifeste p 117
1
54. ibid. pp 117-118
1
-60-
1
1
1
Donc, tout rapprochement entre KANT et le néo-positivisme mérite d'être
fait avec précaution, en particulier sur la question de l'a priori ou des jugements
1
analytiques. Ce dernier a été assez clair sur cette question pour que l'on
confonde encore ce qu'il considère comme la seule contribution que la raison
1
peut faire à la connaissance, grâce aux sciences formelles avec ce qu'il
soupçonne être une connaissance qui tirerait la raison de sa validité dans la
1
raison pure, quand elle n'est pas simplement une métaphysique" camouflée ".
CARNAP lui-même précisera alors que la validité des connaissances
analytiques, et en particulier des tautologies réside moins, comme le dit KANT,
1
dans l'inclusion du prédicat dans le sujet que dans le fait qu'elles sont
nécessairement vraies dans tous les mondes possibles, d'où leur caractère non
1
factuel. En d'autres termes, l'analyticité au sens carnapien désigne le caractère
de tout énoncé vide de contenu. En revanche, même en étendant la notion de
1
tautologie à l'ensemble des expressions logiquement valides du calcul des
prédicats, dans le strict contexte de la logique du premier ordre, le second
1
WITTGENSTEIN n'acceptera pas la réduction des propositions mathématiques
au rang de simples tautologies. Contre le nominalisme carnapien, il fera
remarquer que les énoncés purs de la mathématique ne sont pas pour autant vides
1
de contenu, dans l'exacte mesure où ils sont des règles d'action sur le réel, où ils
font ainsi la preuve de leur efficacité. 55 Néanmoins, CARNAP, peu sensible à
1
cette remarque, ne verra pas toujours en quoi il diverge fondamentalement de
l'auteur du Tractatus dont le Cercle suivra les grandes lignes, notamment dans le
1
cadre de sa critique de la métaphysique, à savoir:
1.
les énoncés pourvus de sens sont essentiellement de forme prédicative
1
ou relationnelle Px, Rxy, Sxyz, T.xyzw etc ...
1
2.
Le principe selon lequel" le sens d'un énoncé est sa méthode de
vérification ", duquel découlera le malentendu sur l'acception du non-
1
sens qu'on verra dans la suite.
3.
La critique de l'illusion du métaphysicien qui consiste à " vouloir
1
outrepasser les possibilités de l'évidence ".
4.
Enfin, ce que POPPER a dénoncé comme étant une conception "
1
naturaliste" ou " essentialiste " de la signification, en vertu de laquelle
les mots auraient un sens absolu, au lieu de voir que leur sens dépend
1
essentiellement du langage qui les expriment ( cf. Tractatus 6.53 ).
1
55. Sur ce thème de La force de la règle, on consultera avec profit, J.BüUVERESSE: 1987
1
-61-
1
1
1
Cela ne légitime pas pour autant le programme d"'élimination "
systématique de la métaphysique, objectera WITTGENSTEIN. Programme
1
ambitieux, mais pas nouveau. Aussi ce qu'il attendra du Cercle, c'est moins de le
dire, que de le montrer. Car, dit-il malicieusement, c'est à l'l'oeuvre qu'on doit
1
reconnaître l'artisan ". Or, l'entreprise lui paraît d'autant plus difficile que s'il
est possible de s'interroger sur le sens d'un énoncé à partir de sa méthode de
1
vérification, en revanche, il n'existe, hors de la non-observation des règles
syntaxiques dont l'usage des mots dépourvus de sens qui font alors du langage
1
une" roue qui tourne à vide ", aucune procédure, aucunes règles permettant de
prouver le non-sens. Ce qu'il reproche donc au Cercle, c'est de vouloir, à partir
d'une spécification du principe de vérification, se servir des règles qui font la
1
preuve de leur pertinence tout au plus dans la vérification du sens pour prouver,
dans le même élan vérificationniste, le non-sens d'un énoncé. Et, à Y voir de
1
près, ce à quoi se livre ainsi CARNAP en particulier, c'est à une violation pure et
simple du principe selon lequel on ne doit pas aller au-delà d'un certain usage du
1
langage, considéré comme abusif. En effet, fait observer «(... ) dire" l'énoncé'
p , est un non-sens " c'est, sinon commettre un " dépassement" au sens de celui
1
qui est dénoncé par la syntaxe carnapienne, du moins abaisser en quelque sorte
les limites du sensé ( auxquelles il n'est pas possible de se tenir) sur celles de
l'usage des signes linguistiques. L'échec carnapien vient en réalité d'un
1
malentendu sur le mot de " limite ". En croyant délimiter le non-sens, Carnap
étend son regard au-delà des frontières du langage; il accorde à la description
1
un pouvoir trop grand par rapport aux possibilités des signes linguistiques. »56
En n'hésitant pas de faire entrer Dieu en un énoncé élémentaire" X est
1
Dieu ", CARNAP néglige donc la distinction entre les limites nécessairement
contingentes du langage et celles probablement nécessaires du sens. De plus, il
1
transgresse ainsi une loi que tout néo-positiviste se devait pourtant d'appliquer.
En s'y conformant, il aurait pu voir, plus tôt, qu'au sujet de la prédication de
certains concepts, cette opération qui consiste à joindre un prédicat à une
1
variable ou à un nom propre, l'important n'est pas tant l'extension, en tant
qu'ensemble de variables de quantification susceptibles de parcourir le domaine
1
d'une fonction caractéristique que l' intension ou signification. C'est ce qu'a fait
observer FREGE achoppant sur les difficultés propres à la logique
1
extensionnelle, suggérées par RUSSELL, en particulier sur le fait que
l'extension d'un concept n'est pas elle-même un concept. A partir d'une
1
réflexion sur les inférences non démontrables de la forme " Tout A est B " qui
nous permettent d'accéder à la signification de B, même si nous ne disposons
1
56. A.SOULEZ: 1986 p 14.
1
-62-
1
1
1
d'aucun élément pouvant faire partie de son extension, le même RUSSELL a fait
également de remarques intéressantes dans ce sens. En dépit de son adhésion à la
1
conception sémantique de la vérité, il n'a donc pas moins récusé la réduction
positiviste de la " vérité ", c'est-à-dire du sens à ce qui est susceptible de
1
survivre à la difficile confrontation avec l'expérience:« (. .. ) il n'y a pas de raison
que la " vérité" ne soit pas une conception plus vaste que la " connaissance "
1
»57
*
1
* *
Le néo-positivisme a fait l'objet d'autres critiques. Le rationalisme critique
poppérien en particulier dira que le rationalisme absolu du néo-positi vi ste est
1
tout simplement paradoxal:« Le rationalisme non critique, ou absolu, consiste à
rejeter en bloc toute supposition qui ne peut pas être vérifiée par le
1
raisonnement ou par l'expérience. Ainsi posé, le principe n'est pas logiquement
tenable faute de pouvoir être lui-même vérifié par la même méthode. Il doit donc
1
être écarté. On peut d'ailleurs généraliser cette remarque. Puisque tout
raisonnement part d'une supposition, on ne peut, sans s'enfermer dans un cercle
vicieux, exiger que toute supposition repose sur le raisonnement. Quand certains
1
philosophes demandent qu'on renonce à toutes les présuppositions, ils tombent
dans le paradoxe, car ils sont les premiers à en accepter une, et de taille: celle
1
qui consiste à croire à la possibilité d'obtenir des résultats valables sans
aucune hypothèse de départ. »58
1
Pourtant, hors de toute critique externe, à l'intérieur même du Cercle, on
finira, assez tôt d'ailleurs, par expérimenter les difficultés attachées au principe
1
empiriste de vérification, et au-delà aux conditions de possibilité d'une logique
inductive. Si bien que le rationalisme absolu, correspondant à l'empirisme
1
radical des années 30, s'en trouvera largement pondéré. Cette critique interne
donnera ainsi au mouvement sa vitalité et stimulera sa créativité. On constatera
d'abord que, même en physique, considérée comme modèle auquel devait se
1
conformer toute science empirique, c'est-à-dire tout système d'énoncés pourvus
de signification cognitive, certains énoncés, par exemple, la " fonction onde ", ne
1
pouvaient pas satisfaire toutes les conditions d'une entité observable, c'est-à-dire
être justiciable d'une détermination univoque dans un système de coordonnées
1
où les variables sont rigoureusement assignées à des points de l'espace-temps.
Ayant seulement une présence potentielle, celle-ci ne peut, en effet, donner lieu
qu'a une description probabilitaire. De plus, en affirmant, contrairement à
1
57. S.RUSSELL: 1969 p 269
1
58. K.POPPER: 1974 Il P 157
1
-63 -
1
1
1
SCHLICK, que les énoncés protocolaires sont, au même titre que tous les autres
éléments qui font partie du domaine de la science, révisables, en tant qu'ils n'ont
1
pas le caractère de données brutes, originaires ou infaillibles, NEURATH fera
apparaître l'observable sous un nouveau jour:({ Il n 'y a aucun moyen qui
1
permettrait de faire, d'énoncés protocolaires dont on se soit définitivement
assurés de la pureté, le {Joint de départ des sciences. Il n 'y a pas de tabula rasa.
1
Nous sommes tels des navigateurs obligés de reconstruire leur bateau en haute
mer, sans jamais pouvoir le démonter dans un dock et le rebâtir à neuf avec de
meilleures pièces. Seule la métaphysique peut disparaître sans trace. Les "
1
conglomérats" ( Ballungen ) imprécis sont toujours d'une certaine manière
partie intégrante du bateau. L'imprécision diminue-t-elle ici qu'elle peut
1
renaître alors plus grande là (. .. ) Ce peut être aussi le destin d'un énoncé
protocolaire d'être biffé. Aucun énoncé ne connaît de Noli me tangere.»59 On se
,1
mettra alors à réviser son Cours de philosophie positive où il est clairement
souligné que la méthode expérimentale telle qu'elle fonctionne chez
1
C.BERNARD, pour autant qu'elle peut encore être d'un quelconque usage en
science, doit au contraire être prise carrément à rebours. C'est-à-dire que
l'expérience, parce que nécessairement chargée de théorie - theory-Ioaded ne
1
peut servir qu'à la confirmation de la théorie, au lieu d'en constituer la source
originaire. En tout cas, fait alors observer le père du positivisme, sans l'aide
1
d'une théorie préalable à l'investigation empirique, ({ non seulement il nous
serait impossible de combiner [les) observations isolées, et par conséquent, d'en
1
tirer aucun fruit, mais nous serions même entièrement incapables de les retenir;
et, le plus souvent, les faits eux-mêmes resteraient inaperçus sous nos yeux. »60
1
Dans ces conditions, ces observations ne peuvent être qu'une certaine
interprétation du réel. Donc, tout les expose à une nécessaire rectification à
l'infini.
1
Progressivement donc, le néo-positivisme parviendra à donner à
l'expérience l'importance raisonnable qu'elle mérite. Qui plus est, de ce que tout
1
langage est, comme le montrera QUINE, engagé ontologiquement, c'est-à-dire
qu'il existe toujours dans les énoncés scientifiques, pris collectivement, « une
1
double dépendance à l'égard du langage et de l'expérience », quoique l'on ne
puisse pas toujours « suivre cette dualité à la trace, dans les énoncés de la
1
science pris un à un »,6J la flexibilité entre les énoncés strictement linguistiques
et les autres, les énoncés proprement cognitifs, sera admise sans conteste. On
1
59. O.NEURATH: \\985 pp 223-224
60. A.COMTE: 1852 p 18
1
61. W.V.O.QUINE:19S0 p lOS
1
-64-
1
1
1
commencera donc à voir que la distinction entre énoncés analytiques et énoncés
synthétiques n'est peut-être, comme dira QUINE, qu'un « dogme non empirique
1
des empiristes, une profession de foi métaphysique »62. D'une façon générale, on
s'accommodera de moins en moins de la forme rigoureuse ou tranchée de
1
nombre de dichotomies. Toutefois, celle entre le sens et le non-sens sera laissée
en l'état, en dépit de la reconnaissance par CARNAP de la difficulté de
1
distinguer dans un énoncé entre significations cognitive et non cognitive. Il en
sera ainsi sans doute parce qu'elle fonde le " combat positiviste " carnapien,
1
comme l'appelle assez malicieusement QUINE.Pourtant, l'échec de CARNAP
dans ce combat ne saurait combler d'aise aucun rationaliste, c'est-à-dire toute
personne qui ou bien fait confiance à la raison pour comprendre un peu le monde
1
ou bien pense que les énoncés de statut scientifique peuvent, en principe, être
distingués de ceux de la métaphysique, de la théologie, ou du mythe. En effet, on
1
peut admettre que cet échec signifie, en un certain sens, que «(. .. ) nous sommes
(. .. ) incapables de dire ce qui distingue une explication " scientifique " d'un
1
autre type d'explication.»63 Le combat positiviste carnapien est donc légitime
dans sa fin, probablement discutable dans ses moyens.( Encore que, en l'espèce,
1
il soit assez difficile de procéder autrement, c'est-à-dire d'échapper
complètement aux mirages d'un certain logocentrisme.) En effet, ce combat a été
engagé pour deux choses, à savoir: (i) la vérification empirique, comme critère
1
de signification cognitive, donc de démarcation entre la science et la
métaphysique. Et le modèle probabilitaire de la confirmation que CARNAP a
1
présenté, par la suite, sous la forme d'une fonction à deux variables d'arguments
C(h,e) où h représente l'hypothèse à tester et e les implications empiriquement
1
testables dont dépend le degré de croyance rationnelle à h, au lieu d'induire à
proprement parler une critique sémantique profonde du principe de vérification,
1
n'en représente, au vrai, que la forme affaiblie. (ii) L'idée que, hors du langage
universel ( Lu ) de la science unifiée, de ce langage qui seul exprime le sens, il y
a seulement le langage métaphysique du non-sens. Ce qui fait que l'unification
1
de la science, au moyen de ce Lu, n'a paru concevable qu'à condition de
marginaliser complètement la métaphysique. Cela montre que, dans l'ensemble,
1
la " libéralisation" des critères empiristes de signification s'est effectuée non pas
pas pour faire un meilleur sort à la métaphysique, mais simplement pour essayer
1
de récupérer certains des énoncés les plus importants de la science, à savoir les
énoncés des" lois de la nature" qui, en tant qu'ils ne sont pas déductibles d'un
1
ensemble fini d'observations, se trouvaient être, comme l'a montré la critique
62. ibid. P 103
1
63. J.BOUVERESSE: 1973 p 82
1
- 65-
1
1
1
post-positiviste, exclus par les critères originels trop restrictifs, au même titre
que les pseudo-énoncés de la métaphysique.
1
En bref, la distinction entre le sens et le non-sens est restée entière dans
l'économie positiviste du savoir, parce qu'elle est supposée épouser, dans les
1
détails, la rigueur du partage entre raison et irraison. Seulement voilà, à force de
rechercher essentiellement un critère de démarcation entre ces deux types de
1
discours, précisément entre la science et la métaphysique, le néo-positivisme
logique semble malheureusement avoir négligé leurs possibilités d'interférence.
1
1.1.2 De l'interférence à la démarcation
1
Dans ce paragraphe, nous allons essayer non pas de mettre en cause le
1
grand partage entre raison et irraison, mais au contraire de le radicaliser à l'aide
des raisons autres que celles qu'ont faire valoir la théorie sociologique de
1
l'action de WEBER et PARETO et le néo-positivisme logique. La tâche sera
d'autant moins facile que parmi certains éléments traditionnellement recensés
1
sous le registre de l'irraison, il en est un qui ne manque pas de présenter, et sous
plusieurs rapports, quelques ressemblances trompeuses avec la rationalité: cet
1
élément est le mythe. En effet, tout comme celle-ci, le mythe, en tant que genre
littéraire, peut se donner à voir dans l'élément de l'écriture. Ce qui lui permet de
voir améliorer sa structure interne. Comme le fait la rationalité, il peut également
1
s'essayer à donner une description ou une explication du monde, mais alors sur
des thèmes particulièrement hardis, sur lesquels une raison plutôt critique, c'est-
1
à-dire soucieuse de ne pas transgresser les limites que lui impose le pouvoir
systématique de son propre discours, paraît au contraire désarçonnée, réservée,
1
ou encore circonspecte. Par exemple, les réponses que le mythe prétend donner à
la question pourquoi les choses sont telles ou telles font partie de ces questions
1
sur lesquelles hésite à se prononcer une raison qui aura retenu le conseil de
COMTE pour qui celle-ci devrait essayer de répondre seulement à la question
comment. Sous un mimétisme assez réussi, le mythe peut donc ainsi induire en
1
erreur ou au contraire servir la cause de ceux qui, pour des raisons diverses qui
seront examinées dans la suite, s'obstinent à vouloir le mettre à égalité avec la
1
rationalité. Voilà déjà un premier motif pour que, dans ce texte, le mythe, parmi
tous les" exemples" d'irraison, sollicite particulièrement notre attention. Le
1
second, peut-être beaucoup plus fondamental, est qu'il est souvent prédiqué de la
presque totalité d'exemples d'irraison. Ainsi, on dira que les héros mythiques,
1
les phénomènes de croyance relèvent tous du mythe, de telle sorte qu'il faudrait
1
-66-
1
1
1
alors faire montre d'esprit superstitieux, superficiel ou encore dogmatique pour
1
croire aux choses de cette sorte. On pense alors qu'il est raisonnable de croire au
contraire à ce qui est enseigné par la positivité scientifique. Le mythe serait ainsi
opposable à la rationalité comme le faux l'est au vrai. On entend donc ainsi par
1
mythe toutes sortes de croyances fondées ou contredites par l'expérience.
L'extension du concept de mythe vient donc ainsi d'être définie. Il nous faut
1
maintenant essayer de trouver un critère légitime de démarcation entre celui-ci et
la rationalité. Critère d'autant plus nécessaire que, en l'espèce, il n'y a vraiment
1
rien à attendre des nombreuses théories de la différence, quelles qu'elles soient,
puisqu'elles font toutes, à peu de chose près, la même chose: en violant le
principe de non-contradiction, elles passent pour des champions d'un éclectisme
1
qui ne leur réussit guère. Par exemple, en s'efforçant d'effacer toute différence
entre mythe et rationalité, l' anarcho-structuralisme feyerabendien ne redoute pas
1
d'assumer une position hautement précaire, en ce qu'elle est auto-réfutante. En
effet, si, comme il le prétend, on peut trouver une autre forme de raison aux
1
normes plus" libérales ", c'est-à-dire si la différence est possible dans la
rationalité elle-même, alors il est raisonnable de penser qu'il en existe déjà entre
1
mythe et rationalité.
Dans cette recherche, on commencera par écarter tout critère de type
performativiste, c'est-à-dire fondé sur la recherche de l'efficacité ou de
1
l'efficience dans l'action. En écartant la performativité instrumentale, nous
gagnerions ainsi à nous prévenir contre deux types d'erreur. La première serait
1
de réduire le mythe, c'est-à-dire un concept auquel nous avons donné une forte
extension, à certaines prétentions avouées par la magie. La seconde, sans doute
1
plus grave, est de devenir pareil à ces personnes qui, chargées par une
commission bipartite de préciser les frontières sans cesse contestées par deux
1
pays, ne prendraient pas un soin utile de voir équitablement de chaque côté de la
frontière en contestation.
1
*
* *
Récuser la typologie de WEBER-PARETO en particulier, pour autant
1
qu'elle se fonde, en grande partie, sur cette performativité procède autant du
souci d'éviter l'adoption d'un critère qui, à l'évidence, serait à l'avantage de la
1
rationalité instrumentale, telle que ces sociologues en ont déterminé le concept
que de ce que nous savons par ailleurs du contexte de découverte dans l'histoire
1
des sciences. Comme celui des néo-positivistes, le partage opéré par ceux-ci
présuppose une distinction tranchée entre actions ou croyances rationnelles et
non rationnelles. Or, certaines réussites, certaines performances auxquelles est
1
1
-67 -
1
1
1
parvenue la rationalité sont, en un certain sens, redevables à des éléments ou à
1
des structures de l'ordre de l'imaginaire, c'est-à-dire à des éléments considérés
généralement comme appartenant au domaine de l' irraison. C'est ce qu'on
essayera de voir, en nous attachant au contexte particulier du XVIIe siècle, en
1
tant qu'il correspond à l'avènement à la fois d'une nouvelle philosophie
naturelle, à savoir le mécanisme et d'une mécanique nouvelle.
1
Commençons par J.KEPLER dont l'oeuvre n'est complètement intelligible
qu'à l'intersection de ses penchants astrologiques64 et de sa foi luthérienne.
1
KEPLER est un copernicien de la première heure. Certes, il ne réussira pas à
sortir complètement l'héliocentrisme copernicien du néo-platonisme en vertu
duquel il considère le soleil comme un dieu. Néanmoins, en concevant les
1
orbites des planètes comme elliptiques et non plus circulaires, KEPLER prendra
une certaine distance par rapport au néo-platonisme dont la circularité reste le
1
caractère de la perfection du mouvement. De plus, grâce à un calcul précis des
orbites des planètes, il donnera au système copernicien la précision qui lui fait
1
défaut. On a alors dit que KEPLER lui a fourni la physique qui lui correspond,
rompant ainsi avec la tradition aristotélicienne que prolonge l'oeuvre de
1
PTOLEMEE . Cette rupture n'a été possible, en grande partie, qu'à partir du
moment où KEPLER, de façon plus franche que COPERNIC lui-même, a remis
en cause la distinction ancienne entre le supra- et le sublunaire, vainquant, en
1
même temps, le préjugé selon lequel la mathématique n'est pas qualifiée à
décrire pertinemment le monde sublunaire. Sa foi en la mathématique lui
1
permettra, en outre, de contribuer au développement de l'optique géométrique.
Sur le plan purement philosophique, KEPLER a ouvert la voie au
1
mécanisme, philosophie naturelle
qui consiste à trouver dans la rationalité
mécanique, précisément dans les propriétés des machines, le modèle
1
d'intelligibilité de la nature elle-même. Renversement significatif de
l'aristotélisme pour lequel ce genre de méthode ne saurait être fondée en raison:
on ne saurait étudier la nature en prenant pour norme l'artifice, en l'espèce la
1
machine dont le caractère est de faire violence à l'ordre naturel des choses. Le
mécanisme triomphant se diversifiera. Le partage s'opérera alors entre
1
DESCARTES, GAULEE et NEWTON d'un côté qui considèrent la nature
comme une machine dotée d'un certain nombre de rouages, et ceux qui, comme
1
KEPLER, de l'autre la rapprochent plutôt du corps physique. Plus nombreuses
encore seront les convictions éthiques qui seront solidaires de la nouvelle"
1
64. KEPLER considère l'astronomie comme un chapitre particulier de l'astrologie. En cette mesure, il croit que
la différence entre ces deux formes de savoir tient seulement à ce que la première parvient à remonter
jusqu'aux causes; tandis que la seconde se contente de procéder par signes. Et un regard promené sur son
Myslérium cosmographicum par exemple montre clairement ce rapport d'analogie poussé de façon à ne plus
1
accentuer la différence entre raison et irraison: sa géométrisation de l'astronomie n'est, en effet, pas
étrangère à la structure du zodiaque.
1
- 68-
1
1
1
idéologie scientifique ", pour reprendre les mots de CANGUILHEM. Ainsi, si,
par souci sans doute de donner à son projet une définition culturellement
1
acceptable, comme le pensent LPRIGOGINE et LSTENGERS, GALILEE
retrouve PLATON en affirmant que la mathématique permet à l'entendement
1
humain d'atteindre dans le domaine de la connaissance un degré de perfection
semblable à celui de l'entendement divin, il ne conçoit pas moins la nature
1
comme une machine autonome, en tout cas, se suffisant à lui-même, à ses
propres principes géométriques. Au contraire, LNEWTON, présenté par les
auteurs de La nouvelle alliance comme celui qui consacre l'ancienne alliance,
1
l"'alliance entre Dieu et l'homme ", qu'ils mettent à la base du mythe fondateur
de la science classique, se représente la nature comme une immense horloge dont
1
l'étonnante précision trouve sa dernière raison en Dieu lui-même qui en réglerait
ainsi le mouvement. Il en est de même pour KEPLER dont le mécanisme reste
1
aussi attaché au poteau hiérocentrique: la nature est ici justiciable de principes
mécaniques certes; mais les" êtres mathématiques" en décrivent l'harmonie, la
1
régularité des mouvements à partir du point soleil ou plutôt Soleil, central dans
un système à la fois hélio- et théocentrique, où les astronomes représentent, en
quelque sorte, les prêtres officiant la grand'messe appelée" astronomie ":« En
1
une seule image radieuse, résume G.HOLTON, Képler voyait coïncider ses trois
thêmata fondamentaux, trois modèles cosmologiques: l'univers comme machine
1
physique; l'univers comme harmonie mathématique; et l'univers comme ordre
théologique. régi en son centre. Et c'est dans un tel cadre, où forces et
1
harmonies étaient interchangeables, qu'une conception théocentrique de
l'univers aboutit à des résultats précis, d'une importance cruciale pour
1
l'avènement de la physique moderne »65.
En présentant Dieu comme le garant de l'harmonie et de la régularité des
lois de la nature, en un mot, de l'Ordre que l'homme de science y découvre,
1
NEWTON ne fait pas ainsi seulement place à un dieu très puissant dans l'espace
de sa propre théorie physique; il donne également l'impression que faire oeuvre
1
de science n'est, à la limite, qu'une autre façon de pénétrer dans les profondeurs
des mystères de Dieu. Sur ce, il accusera DESCARTES de tiédeur dans les
1
choses de la foi, de mésestimer le rôle de Dieu, de le réduire au minimum, en
donnant à la matière une prétendue autonomie fonctionnelle qui alors la
1
soustrayerait aux canons du plan divin. Le dieu d'un des tenants de la théorie
corpusçulaire de la lumière, du théoricien du principe d'inertie et de la
Gravitation universelle serait d'autant plus puissant que l'on considère encore
1
avec J.R et M.C.JACOB, décelant dans le newtonisme un investissement éthique
1
65. G.HüLTüN: 1981 p 73
1
-69-
1
1
1
d'un autre genre, que Dieu serait également le garant de l'Ordre social, quand Il
n'intime pas à certains l'ordre de le garantir. De toute façon, l'auteur du Traité
1
d'optique, 1955, n'a jamais nié la possibilité d'étendre les conquêtes de sa
philosophie naturelle sur la pratique:« Si par cette méthode [l'analyse] on en
1
vient à perfectionner la Physique dans toutes ses Parties, l'on étendra aussi les
bornes de la Morale: car autant que nous pouvons connaître par le secours de la
1
Physique, ce que c'est que la Cause Première, quelle puissance elle a sur nous,
et de quels Bienfaits nous lui sommes redevables; jusque-là nous pourrions
découvrir par la Lumière Naturelle notre devoir envers Dieu, aussi bien que les
1
Devoirs auxquels nous sommes obligés les uns envers les autres »66.
Sur l'autre versant des déterminations éthiques de son oeuvre, on surprend
1
NEWTON, parce que justement partisan de l'alchimie, c'est-à-dire de l'idée de
transmutation des métaux, en train de s'adonner à des descriptions étranges de
1
réactions chimiques des métaux, objets pourtant inanimés, en termes
métaboliques pertinents seulement quand il s'agit de substances organiques. On
1
constate que l'usage qui était alors fait du modèle alchimique n'a pas empêché
l'au teur de Lexicon technicum de parvenir à une explication rationnelle des
phénomènes physiques, la où s'essoufflait sa propre philosophie naturelle
1
officielle. En effet, quoique maniée discrètement, de préférence dans l' anti-
chambre de la science, en raison de la fronde des Cartésiens, l'alchimie n'a pas
1
moins permis à NEWTON de donner une explication satisfaisante des
phénomènes auxquels il s'intéressait particulièrement, à savoir l'aimantation, la
1
fermentation, l'électricité, l'attraction terrestre, notamment concernant les "
mouvements des corps plus petits ". L'alchimie prenait donc souvent le relais
1
du mécanisme. Et la question XXXI du Traité d'optique, qui exprime
l'universalité des lois de la nature à partir des principes d'attraction et de
répulsion, n'est pas entièrement exempt d'un atomisme et d'un" magnétisme"
1
plutôt impurs, car ils composent organiquement, mieux encore alchimiquement
avec la théorie hermétiste des antipathies et sympathies régissant toute chose
1
dans l'uni vers:« Les petites particules des Corps n'ont-elles pas certains
pouvoirs, vertus ou forces, par où elles agissent à certaines distances non
1
seulement sur les Rayons de lumière pour les réfléchir, les rompre et les plier,
mais aussi les unes sur les autres pour produire la plupart des Phénomènes de la
1
Nature? Car c'est une chose connue que les Corps agissent les uns sur les autres
par les attractions de la Gravité, du Magnétisme et de l'électricité: et de ces
exemples qui nous indiquent le cours ordinaire de la Nature, on peut inférer
1
1
66. I.NEWTON: 1955 p 494
1
-70-
1
1
1
d'un autre genre, que Dieu serait également le garant de l'Ordre social, quand Il
n'intime pas à certains l'ordre de le garantir. De toute façon, l'auteur du Traité
1
d'optique, 1955, n'a jamais nié la possibilité d'étendre les conquêtes de sa
philosophie naturelle sur la pratique:« Si par cette méthode [l'analyse] on en
1
vient à perfectionner la Physique dans toutes ses Parties, l'on étendra aussi les
bornes de la Morale: car autant que nous pouvons connaître par le secours de la
1
Physique, ce que c'est que la Cause Première, quelle puissance elle a sur nous,
et de quels Bienfaits nous lui sommes redevables; jusque-là nous pourrions
découvrir par la Lumière Naturelle notre devoir envers Dieu, aussi bien que les
1
Devoirs auxquels nous sommes obligés les uns envers les autres »66.
Sur l'autre versant des déterminations éthiques de son oeuvre, on surprend
1
NEWTON, parce que justement partisan de l'alchimie, c'est-à-dire de l'idée de
transmutation des métaux, en train de s'adonner à des descriptions étranges de
1
réactions chimiques des métaux, objets pourtant inanimés, en termes
métaboliques pertinents seulement quand il s'agit de substances organiques. On
1
constate que l'usage qui était alors fait du modèle alchimique n'a pas empêché
l'auteur de Lexicon technicum de parvenir à une explication rationnelle des
phénomènes physiques, la où s'essoufflait sa propre philosophie naturelle
1
officielle. En effet, quoique maniée discrètement, de préférence dans l' anti-
chambre de la science, en raison de la fronde des Cartésiens, l'alchimie n'a pas
1
moins permis à NEWTON de donner une explication satisfaisante des
phénomènes auxquels il s'intéressait particulièrement, à savoir l'aimantation, la
1
fermentation, l'électricité, l'attraction terrestre, notamment concernant les "
mouvements des corps plus petits". L'alchimie prenait donc souvent le relais
'1
du mécanisme. Et la question XXXI du Traité d'optique, qui exprime
l'universalité des lois de la nature à partir des principes d'attraction et de
répulsion, n'est pas entièrement exempt d'un atomisme et d'un" magnétisme"
1
plutôt impurs, car ils composent organiquement, mieux encore alchimiquement
avec la théorie hermétiste des antipathies et sympathies régissant toute chose
1
dans l'univers: « Les petites particules des Corps n'ont-elles pas certains
pouvoirs, vertus ou forces, par où elles agissent à certaines distances non
1
seulement sur les Rayons de lumière pour les réfléchir, les rompre et les plier,
mais aussi les unes sur les autres pour produire la plupart des Phénomènes de la
1
Nature? Car c'est une chose connue que les Corps agissent les uns sur les autres
par les attractions de la Gravité, du Magnétisme et de l'électricité: et de ces
exemples qui nous indiquent le cours ordinaire de la Nature, on peut inférer
1
1
66. I.NEWTON: 1955 p 494
1
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1
1
1
qu'il n'est pas hors d'apparence qu'il puisse y avoir encore d'autres puissances
attractives, la Nature étant très conforme à elle-même ».
1
Donc, tandis que DESCARTES et les Cartésiens reprochent peu de chose à
tous ceux qui, comme NEWTON, font discrètement place aux principes
1
alchimiques dans leur pratique scientifique; NEWTON ira jusqu'à soupçonner
DESCARTES d'être tiède en matière de religion. Cette critique est-elle justifiée?
1
Le logicien a ici quelques raisons d'en douter. Il peut, en effet, considérer que,
dans son système, l'auteur des Méditations a fait une place tout aussi belle à
Dieu, sans doute comme seul un croyant de grande conviction peut le faire. Le
1
logicien peut alors montrer qu'il y place Dieu en lieu sûr, là où, du reste, celui-ci
continue de l'aider dans l'intelligence à la fois de lui-même et du monde. Et
1
pourtant DESCARTES possède un outil pour le moins troublant, à savoir un
doute considéré comme hyperbolique, et qui, au premier usage, lui a permis de
1
mettre en question presque toute chose dans le monde, y compris lui-même, en
tant qu'il en fait partie. En s'y habituant, il est cependant parvenu à le maîtriser.
1
Il réussit alors à se soustraire lui-même de sa pesante menace, simplement en
s'avisant intuitivement qu'une chose qui pense ne saurait être menacée par un
élément du même genre. Mais, avant même de s'y accoutumer, DESCARTES a
1
fait un usage assez limité de son doute. Et le " presque" employé ci-dessus
exprime les limites de la méthode cartésienne, précisément celles que révèle la
1
quantification opérée par son doute, c'est-à-dire l'ensemble des choses dont ce
doute dit être fausses ou dubitables. En effet, en dépit des apparences, en dépit
1
d'une syntaxe sacrifiant aux termes de " toutes ", " toujours ", " jamais ", "
absolument" qui, comme l'a constaté M.SERRES (1976), donne l'impression
1
d'une quantification universelle, DESCARTES ne s'en jamais servi pour mettre
en cause l'idée de Vérité, ou plus exactement celle de Dieu qui, au vrai, en est
l'auguste garant dans son système. Bien au contraire, il a trouvé un moyen de le
1
ménager en un lieu a-critique, du côté de ces principes, de ces antécédents
indémontrables à partir desquels s'opère la démonstration. On admet alors que
1
les conséquents qui en découlent sont plutôt de l'ordre du conditionné et de
l'hypothétique; alors que les premiers relèvent au contraire de l'inconditionné et
1
du nécessaire. Le lieu où DESCARTES a choisi de placer son dieu, ou ce qui
revient au même, le fait de l'ériger en principe indubitable contredit sans doute
1
VERNES qui, prenant le parti de DESCARTES contre KANT, juge:« Si donc
Kant possède sur Descartes cette supériorité capitale qu'il juge indispensable de
procéder à une critique de la raison préalablement à toute ontologie, il faut
1
reconnaître que dans la mise en oeuvre de cette critique il procède avec une
rigueur incomparablement lJwins grande que ne le fait DESCARTES dans sa
1
1
-71-
1
1
1
propre critique des données sensibles. Kant admet des présupposés, tandis que
Descartes n'en admet pas et qu'il fait reposer ses premières affirmations sur
1
l'évidence de nos intuitions ùnmédiates.»67 VERNES peut être considéré ici
comme contredit, parce que Dieu n'est pas une évidence intuiti ve du même type
1
que le cogito lui-même. Et DESCARTES lui-même, devant l'incapacité de
réprimer son " instinct " rationaliste, ne s' y trompera pas, puisqu'il finira par
1
chercher à prouver scientifiquement son existence, cessant ainsi de se fier aux
seules raisons de la théologie.
Mais revenons plutôt à DESCARTES lui-même. Dans le contexte d'une
1
interprétation externaliste de l' histoire des sciences au sens strict du terme, il
peut sembler que celui-ci n'intervient ici que comme un épiphénomène, parce
1
qu'impliqué par la sévérité du jugement d'un frère en Christ. Après tout,
quoiqu'il soit mathématicien et physicien par ailleurs, le DESCARTES qui fait
1
une place de choix à Dieu n'est-il pas surtout celui qui s'éprouve dans des
recherches bien particulières? En tout cas, ceux qui doutent de la profondeur de
1
sa foi pourraient difficilement manquer d'en tirer argument contre lui. En
particulier, ils pourraient arguer que DESCARTES ne pense vraiment à Lui que
lorsqu'il se trouve en difficulté, en particulier pour se sauver lui-même des
1
prétentions assez excessives de son propre penser. Autrement dit, leur argument
serait que Dieu n'apparaît véritablement dans le rationalisme cartésien que
1
comme une sorte d'hypothèse ad hoc visant donc à " sauver" d'abord un
homme éprouvé, et au-delà, un système philosophique menacé par sa puissance
1
propre, c'est-dire au-dedans de lui-même.
Cette interprétation épiphénoménique ne saurait véritablement rendre
1
justice à DESCARTES. Car, même si effectivement celui-ci cherche, de façon
délibérée, à affirmer des vérités indubitables, c'est-à-dire à ne plus douter de
lui-même, en tant que" chose pensante ", ou encore à démontrer l'existence de
1
Dieu, réellement et éternellement, si même encore il admet l'existence du
monde, objet pri vilégié de la science au sens strict, seulement après coup, c' est-
1
à-dire après seulement avoir démontré clairement et distinctement les vérités
indubitables, il reste cependant presque le seul à poser, dans les limites de son
1
projet, la question de la vérité de la science, centrale dans cette enquête, et à
laquelle la plupart des scientifiques ne daignent en général porter attention. On
1
dit alors que cette question relève d'un autre domaine, à savoir la "
métaphysique" que la critique néo-positiviste a, très vite, désignée comme le
domaine par excellence du non-sens. Ainsi, pour nos honm1es de science actuels,
1
pétris d'éthique positiviste, il n'est presque plus question de s'y intéresser. On
1
67. l.R.VERNES: op.cit. p 33
1
-72-
1
1
1
gagne ainsi à être pris au sérieux, et surtout en tranquillité. d'ESPAGNAT par
exemple qui, au même titre que DESCARTES entend fonder la science sur la
1
métaphysique, en l'espèce, sur une certaine réalité en soi, sait qu'il ne manquera
pas de contradicteurs:«(... ) - en tant qu'explication de la régularité des
1
phénomènes et de l'accord intersubjectif concernant ceux-ci - la notion de
réalité indépendante ( qu'elle soit voilée ou non, seule l'étude de la physique
1
éclaire a posteriori sur ce point) a un sens. Si l'on me dit " mais c'est de la
métaphysique ", je réponds simplement " oui, c'est la métaphysique, et alors
".»68 On est donc ainsi bien loin d'ull EINSTEIN pour qui ce genre de questions
1
ne comporte pas de " coût épistémologique" substantiel. On est tout aussi
éloigné de BOHR, son protagoniste qui lui répond autrement que ne le ferait
1
quelqu'un pour qui certaines questions dites métaphysiques ne sauraient être de
simples questions épistémologiques, c'est-à-dire ce genre de questions qUi
1
naissent au ras même des objets scientifiques.(cf.infra.2.2.6)
Ces trois exemples empruntés à l' histoire externe des sciences nous invitent
1
à ouvrir davantage les perspectives inaugurées par HOLTON, lequel se garde,
pour cela, de choisir entre le " nouveau dionysisme " et le " nouvel apollinisme
", c'est-à-dire entre une conception irrationaliste et une conception puriste de
1
l'histoire des sciences. Il évite ainsi ces positions exclusives, donc réductrices,
donc incapables de rendre ainsi complètement raison de la nature de la
1
rationalité. Car, conclut-il, « si le premier [le nouveau dionysisme} frappe
d'anathème les hommes de science pour ce qu'ils sont trop rationnels, le second
1
les taxe d'être par trop irrationnels (... ) Il s'impose, au rebours, de s'employer à
discerner plus clairement comment les simples mortels, avec toutes leurs
1
faiblesses, ont su mettre en oeuvre ces deux facultés [le rationalisme et
l'imaginaire} à la fois, pour saisir dans son unité, et sa simplicité primordiale,
les traits d'un univers, caractérisé par la nécessité et l'harmonie.»69 D'autre
1
part, que l'emprunt fait à l' irraison par la raison ne fasse l'objet d'aucun doute ne
doit cependant pas donner libre cours, encore moins le change aux
1
interprétations pour le moins exagérées. Que le développement historique de la
rationalité ne s'éclaire, en grande partie, qu'à la lumière des engagements
1
thématiques des hommes de science n'enlève rien par exemple au caractère assez
excessif du " théorème de Godel de la science" suggéré par WEISSKOPF.
1
HOLTON appelle thêmata ces éléments qui servent de « contraintes ou de
stimulation pour l'individu, déterminant une orientation ( une norme) ou une
1
68. B.d'ESPAGNAT: 1985 p 189
1
69. G.HOLTON: op.cil. pp 412-415
1
-73-
1
1
1
polarisation.»70 La stimulation peut être dans l'état de conscience charismatique
qui conduit l'homme de science à se considérer comme investi d'une mission ou
1
d'un rôle particuliers dans l'histoire. L'orientation ou la polarisation se font à
partir des« couples, ou des triplets faisant intervenir des positions telles que
1
par exemple atomismelcontinu, simplicitélcomplexité, analyse/synthèse,
invariance/évolution / catastrophisme »71, ordre/chaos, réductionnismelholisme
1
etc ... Ainsi, les thêmata déterminent 1'homme de science positivement ou
négativement, en ce que 1'« examen conscient des avantages éventuels des
thêmata opposés à ceux que l'on a choisis pourrait être salutaire.»72 Ils rendent
1
également compte des controverses, quelquefois interminables, dans la
communauté scientifique. En outre, hors du contexte de découverte proprement
1
dit, HOLTON a encore montré leur importance dans celui de justification: ainsi,
entre deux théories Tet T'ayant, à peu de chose près, le même pouvoir prédictif,
1
le même contenu empirique, la communauté scientifique, en fonction de ses
préférences thématiques, choisira l'une plutôt que l'autre.
Quant au " théorème de Godel de la science" proposé par WEISSKOPF, il
1
tend à mettre l'accent sur le caractère essentiellement incomplet de la science qui
l'obligerait alors à trouver « racines et origines en dehors de son propre
1
domaine de pensée rationnelle. Fondamentalement, dit-il, il semble qu'il existe
un " théorème de Godel de la science " qui affirme que la science est possible
1
seulement dans le cadre plus général des voies et préoccupations non
scientUiques.» 73 Selon toute vraisemblance, à force de donner une telle
1
importance au contexte externe de la science, on risque de croire que l'ensemble
du projet scientifique n'est nullement possible, sans le concours, mieux le
1
secours de sa " base non scientifique ", simplement parce qu'il est avéré que, au
stade originel, ce projet fait nécessairement appel aux ressources de
l'imagination, laquelle emprunte partout, y compris à ce qu'on est convenu
1
d'appeler l'irraison. D'ailleurs, visiblement, plus circonspect que WEISSKOPF,
HOLTON n'a pas manqué de faire de " mises en garde" susceptibles de
1
dissuader contre ce genre d'interprétation:« Si les thêmata peuvent exercer une
emprise considérable sur le scientifique, ou sur une communauté, et peuvent
1
constituer l'aspect le plus intéressant d'un cas donné, il y a des secteurs
importants de l'histoire des sciences ou des travaux contemporains, où les
1
thêmata ne semblent pas intervenir de façon remarquable. Dans /11on étude de
70. P 45
1
71. ibid. P 9
72. ibid. P 45
1
73. V.F.WEISSKüPF: 1977 p 411
1
-74-
1
1
1
l'oeuvre d'Enrico Fermi et de son groupe, l'optique thématique ne m'a pas été
d'un grand secours» 74.
1
*
* *
1
Ces quelques leçons de l'histoire des sciences que nous essayons de méditer
n'invalide pas davantage toute distinction entre raison et irraison, comme le
prétendent certains relati vistes modernes, dans la juste mesure où tout l'effort
1
historique de la rationalité a consisté à se détacher patiemment, silencieusement,
du mythe, notamment au sens strict. Inversement, cet effort jamais relâché
1
consistant à se distinguer du mythe, en tant qu'il caractérise le mode par lequel la
rationalité s'est historiquement construite, ne devrait pas donner à penser que
1
cette distance critique lui donne ipso facto la mesure de rendre compte de tout, y
compris des phénomènes non rationalisables, c'est-à-dire qui échappent par
1
exemple à l'expérimentation. Les choses iraient sans doute ainsi, si cette même
raison n'avait jamais avoué les limites de son propre discours. Or, le théorème de
K.GODEL - au sens strict - nous apprend que nous ne pouvons espérer
1
raisonnablement nous donner une axiomatique achevée, car, en tout système
formalisé, suffisamment fort pour exprimer l'arithmétique élémentaire, il y aura
1
toujours des propositions indécidables, c'est-à-dire indéterminées dans leur
légitimité. De même, tout ce qu'on sait désormais sur les résistances que la
1
matière oppose à l'homme nous enseigne que, plus d'une fois, la raison n'est pas
parvenue à faire entrer dans sa conscience des objets ou des positions
1
apparemment rationalisables. Nous pensons ici particulièrement au contexte dit
de " désobjectivation " qui exprime l'impossibilité en mécanique quantique de
1
décrire précisément et simultanément une particule en termes de coordonnées et
d'impulsion. Grosso modo, la théorie physique nous a administrés un certain
nombre de leçons de modestie que nous gagnerions à méditer. Elle nous montre
1
que les limites de notre connaissance ne sauraient coïncider avec celles du
monde physique. D'autre part, et sans pour autant mettre en cause le pouvoir de
1
la science, elle nous suggère simplement de compter de plus en plus avec la
complexité constitutive du réel qui en fait alors un objet que notre pouvoir
1
systématique ne parvient pas à rendre totalement transparent.
Le philosophe ne saurait évoquer la thématique des limites de la raison,
1
sans faire référence à l'auto-critique de cette raison par KANT. Chacun sait
qu'elle a fait particulièrement date dans l'histoire de la philosophie. Il ne serait
donc pas superflu de rappeler ici, brièvement, les enseignements de la Critique
1
kantienne, un des plus importants événements critiques - au double sens
1
74. G.HOLTON: op.cit. p 44
1
-75 -
1
1
1
philosophique et biologique du tenne - que la raison ait jamais connus. KANT a
montré que la raison ne peut parler avec pertinence que sur les données que
1
transmettent les sens, ou sur celles qui relèvent de la logique pure. Il n'y a donc
de certitude qu'au sujet de tels faits. Dans ces conditions, tout ce qui est au-delà
1
de cette expérience, de l'expérience de notre monde, tout ce qui échappe ainsi à
la saisie objective, directe ou encore intuitive relève de l'hypothèse, voire de la
spéculation pure et simple, comme cela est souvent le cas en métaphysique.
1
L'auto-critique de la raison est donc une démarche par laquelle la raison se
recueille et s'avoue à elle-même les limites de son propre discours. Elle montre
1
que la raison doit reconnaître son impuissance à traiter certaines questions qui
ressortent de la métaphysique, de la religion, telles que les actes de foi. D'où la
1
célèbre distinction entre phénomènes, sur laquelle la raison peut tenir un discours
pertinent, et ou noumènes, en tant qu'horizon ultime de la pensée -
1
Grenzbegriffe, à propos desquels cette même raison" risque" au contraire de se
fourvoyer, sans critique préalable, dans la divagation, c'est-à-dire dans cet usage
négatif de son pouvoir que dénonce justement KANT, en ce qu'il a empêché la
1
raison pure de progresser sur une voie sûre.
Le projet criticiste kantien devait ainsi déboucher sur une certaine"
1
détermination des limites de la raison pure ", c'est-à-dire sur l'affirmation selon
laquelle la connaissance, en tant qu'enseignement des sciences de la nature,
1
devrait s'arrêter à l'expérience strictement phénoménale, donc à ce à qui est à
l'intérieur ou en deçà des bornes de la raison dans ces sciences. En revanche,
1
toul ce qui est extérieur ou au-delà des limites de la raison, par exemple les idées
transcendantales, est simplement laissé à la juridiction de la raison pure pratique.
On connaît la phrase célèbre:« Je dus donc abolir le savoir afin d'obtenir une
1
place à la croyance.»75 La rigueur de la distinction entre les limites - que
l'investigation de l'espace nouménal nous autorise à transgresser - et les bornes
1
- à ne jamais dépasser recoupe donc celle qui se fonde sur les diverses sortes
d'existants, à savoir les phénomènes et les choses en soi:« Des limites ( dans des
1
êtres étendus) supposent toujours un espace qui se trouve en dehors d'un lieu
déterminé et l'enferme; les bornes n'en n'ont nul besoin, étant de simples
1
négations qui affectent une quantité en tant qu'elle n'a pas de totalité absolue.
Mais notre raison voit en quelque sorte autour d'elle un espace pour la
connaissance des choses en soi, bien qu'elle ne puisse jamais en avoir des
1
concepts déterminés et soit bornée aux seuls phénomènes./Tant que la
connaissance de la raison est homogène, on n'en peut concevoir les limites
1
déterminées. En mathématique et dans les sciences de la nature, la raison
1
75. E.KANT: op.cil. p 24
1
-76-
1
1
1
humaine connaît, il est vrai, des bornes, et non des limites, admettant qu'il y a
sûrement en dehors d'elle quelque chose où elle ne pourra jamais arrivé, mais
1
non qu'elle puisse se parachever quelque part, dans son évolution intérieure.»76
Cette distinction montre ainsi que les bornes internes de la raison dans les
1
sciences de la nature ne sauraient constituer un motif légitime de dépréciation de
ce qui est situé au-delà des limites de la raison, du moins tant que l'expérience
ne sera pas en mesure de satisfaire complètement notre volonté de savoir:« Il est
1
vrai, nous ne pouvons donner en dehors de toute expérience possible un concept
déterminé de ce que peuvent être les choses en soi. Toutefois, nous ne sommes
1
pas libres au point de nous abstenir entièrement de toute recherche à leur sujet;
car l'expérience ne satisfait jamais pleinement la raison; elle nous renvoie
1
toujours plus loin la réponse à nos questions et il s'agit d'une solution complète,
nous laisse toujours déçus comme chacun a pu s'en apercevoir par la
1
dialectique de la raison pure qui tire de là justement son solide fondement
subjectif.»77 La critique kantienne institue donc ainsi une métaphysique de la
limite qui a la forme d'une théorie des rapports entre deux extériorités, entre le
1
dedans P et le dehors P' de la limite, c'est-à-dire entre le connu et l'inconnu,
voire l'inconnaissable:«(... ) comme une limite est elle-même quelque chose de
1
positif appartenant autant à ce qu'elle enclôt qu'à l'espace situé à l'extérieur
d'un tout donné, elle est bien une connaissance positive réelle que la raison
1
n'acquiert qu'en s'étendant jusqu'à cette limite, mais sans tenter de la dépasser,
car alors elle se trouverait en face d'un espace vide où elle peut bien penser des
1
formes pour des choses. mais non les choses elles-mêmes. Or, la limitation du
champ de l'expérience par une chose qui lui est d'ailleurs inconnue est bien une
connaissance qui reste acquise dans ces conditions à la raison, par là celle-ci
1
n'est pas enfennée à l'intérieur du monde sensible, et sans s'égarer d'ailleurs
au dehors, elle se borne, comme il sied à une connaissance des limites,
1
simplement au rapport de ce qui est en dehors de celles-ci avec ce qui est
renfermé à l'intérieur ».78 D'autre part, cette critique veillera particulièrement à
1
ce que l'usage strictement spéculatif, donc négatif de la raison, ne constitue un
obstacle rédhibitoire pour la raison pure pratique. Aussi la révolution
1
copernicienne visera-t-elle non seulement à homogénéiser la connaissance,
c'est-à-dire à pousser le plus loin possible les limites de la raison, mais aussi à
montrer la nouvelle démarche à laquelle la métaphysique devrait s'initier, si elle
1
tient vraiment à se présenter également comme science.
1
76. E.KANT: 1968 p 140
77. ibid. pp 138-139
1
78. ibid. P 151. Nous soulignons
1
-77 -
1
1
1
KANT a prolongé sa critique négative de la raison pure, c'est-à-dire de sa
prétention à parler des" formes ", qui se situent au-delà de l'expérience sensible,
1
comme s'il s'agissait de purs objets propres à notre monde, par une critique
logique. En déduisant Dieu seulement de son essence, montre-t-il, DESCARTES
1
oublie que l'existence n'est nullement déductible de l'essence. DESCARTES
néglige la question de la possibilité de Dieu, ajoutera LEIBNIZ.
Il n'y a là
1
peut-être pas seulement erreur, mais paradoxe, voire faute. Le paradoxe n'est,
bien entendu, pas le fait d'avoir concentré en lui le savant et le croyant - comme
si la science pouvait jamais donner de bonnes raisons de ne pas croire; il est au
1
contraire dans l'attitude qui consiste, pour des raisons tenant, il est vrai, à un
ambitieux projet prosélytique, à abolir cette coupure en lui. D'emblée,
1
DESCARTES semble ainsi avoir négligé ce qu'il reconnaît pourtant à la fin de la
troisième des Règles pour la direction de l'esprit. A savoir que la «foi, qui porte
1
toujours sur des choses obscures, est un acte non de l'intelligence mais de la
volonté.» 79 Peu semble également lui importer la sentence tertullienne: credo
1
quia absurdwn. Et s'il Y a faute, elle serait imputable au rationaliste qui n'a pas
pu rester jusqu'au bout bon croyant éclairé, vivant plutôt dogmatiquement sa foi,
au lieu de chercher - avec la rigueur de la méthode certes; mais dans un certain
1
flou tout de même, causé par un mélange de registres qu'on devrait tenir distincts
- à démontrer l'existence de cet Etre qui soutient jusqu'à son existence propre.
1
La faute concernerait donc directement le déplacement topologique auquel il
soumet Dieu dans la preuve ontologique. En effet, en cherchant à prouver
1
scientifiquement son existence, DESCARTES, dans son élan rationaliste, comme
malgré lui, semble s'employer à le faire descendre de l'autel des principes, ce
1
niveau d'arrêt en toute démonstration, où jusque-là il l'avait ménagé. Ainsi, il
court le risque que devrait redouter tout croyant qui s'emploie à traduire en
concepts la profondeur des raisons que peut se donner la foi. BOUVERESSE a
1
bien évalué ce risque, en renouvelant l'état de la critique kierkegaardienne et
wittgensteinienne de ce genre d'exercice. BOUVERESSE n'est pourtant pas
1
hostile à l'idée de voir le croyant « chercher ou produire les raisons de ce qu'il
affirme.( Des raisons de croire, qui font partie du discours de la croyance, sont
1
toujours enseignées en même temps que la croyance elle-même ).» Tout au plus
prévient-il contre les risques que comporte cette démarche pour la croyance que
1
l'on espère ainsi pouvoir répandre ou imposer:«(. .. ) en un certain sens le besoin
de donner des raisons est un indice de la faiblesse de la croyance, dans la
mesure où la force de la croyance se mesure essentiellement par l'importance
1
des risques que l'on est disposé à prendre en fonction d'elle. Comme dans tous
1
79. R.DESCARTES: 1937 p 45
1
-78 -
1
1
1
les cas où il peut être question de " comprendre " quelque chose, le critère de la
compréhension n'est autre que l'usage; et il n 'y a d'autre usage effectif d'une
1
croyance religieuse que celle qui consiste à vivre selon elle.» Dans un style plus
russellien que wittgensteinien, BOUVERESSE conclut:« Tout ce qu'il y a de
1
philosophique dans le problème de la croyance est la question de savoir ce que
l'Oll appelle " croire " et non ce que l'on peut ou doit croire, de même que la
1
question philosophique de l'espérance est" qu'est-ce qu'espérer" et non pas"
qu'est-ce qu'on peut espérer" »80.
Donc, on peut ici espérer que le mysticisme, comme aveu de
1
l'inexprimabilité de la croyance, c'est-à-dire de sa singularité ou de son caractère
extraordinaire, serait plus avantageux pour le croyant lui-même que les
1
meilleures théories démonstratives qui, jusqu'alors, ont toujours prêté le flanc à
la critique. Au lieu de s'essayer par exemple à une quelconque prédication de
1
son dieu, le croyant gagnerait donc sûrement à nous dire simplement qu'il croit,
c'est-à-dire qu'il lui est arrivé quelque chose d'étrange, ineffable par essence. Le
mysticisme ferait-il école que le croyant vivrait tranquillement sa foi, et se passer
1
ainsi, sans conséquences notables, des démonstrations qui sont menées avec fruit
sur d'autres thèmes.
1
Distinguer les choses de la foi de celles qui sont démontrables, dissuader
ainsi la raison de s'engager dans une quelconque description ou intelligence des
1
" formes" sur lesquelles porte la croyance laisse cependant ouverte la question
de la nature de celles-ci, de leur existence, au sens nominaliste ou au contraire
1
réaliste du terme. Aussi l'erreur, ou peut-être le paradoxe, de certains
rationalistes absolus est-il de s'empresser de récuser ces " formes ", pourtant
supposées être extérieures à notre monde, tout en exigeant par ailleurs le divorce
1
entre raison et irraison. L'erreur ici est donc de n'avoir pas médité les
conséquences induites par ce divorce. A savoir que si la raison, du moins en son
1
usage critique, a été obligée de laisser au mythe le loisir, et sans doute aussi le
risque, de spéculer sur ces" formes ", c'est incontestablement moins par
1
circonspection que par aveu raisonné d'impuissance à discourir sur tout. D'autre
part, si, à la suite de HEGEL ou de COMTE mettant particulièrement l'accent
1
sur la solidarité originaire entre la méthode et l'objet, l'on considère avec
l'épistémologie régionale que ceux-ci permettent de structurer un champ
spécifique dans l'ordre du savoir que l'on peut appeler" science ", susceptible
1
d'interférer avec d'autres, mais sans jamais se perdre en eux, alors on peut
admettre que le domaine appelé par le terme générique de mythe est, en son
1
genre, une certaine forme de savoir disposant seulement des propositions
1
80. J.BüUVERESSE: 1976 pp 39-40
1
-79 -
1
1
1
invérifiables ou indécidables à l'aide de la méthode scientifique. Au regard de
cette économie du savoir, le rationalisme absolu apparaît d'autant plus
1
soupçonnable qu'il voudrait légitimer la prétention d'une certaine raison à rendre
compte non seulement des objets de sa propre méthode, mais aussi des" formes
1
" qui concernent le discours religieux ou mythique. Or, s'il est indéniable que la
puissance même de son discours est telle qu'elle incline la raison non seulement
1
à faire, chaque fois, sa propre introspection, mais aussi, indiscrète par essence, à
regarder du côté du mythe, à s'intéresser ainsi à son procès de production
symbolique, il serait cependant raisonnable de s'attendre à ce que le savoir que
1
la raison est en droit ainsi d'en tirer soit seulement de l'ordre de la critique des
règles de production des énoncés mythiques en général: une simple critique
1
méthodologique en somme qui se garderait bien de dire quoi que ce soit sur la
nature de ces" formes" ou sur leur existence.
1
*
* *
1
L'interférence entre raison et irraison aura donc permis à celle-là de
contourner certaines difficultés auxquelles s'est heurté son pouvoir systématique.
En dépit de la protestation des Apolliniens, on ne peut pas vraiment dire que
1
cette interférence ait eu des conséquences globalement négatives pour le
développement historique de la rationalité. Cette coexistence n'a jamais
1
véritablement fait obstacle ni à sa vocation universaliste ni à son pouvoir
critique. Sa vocation universaliste consiste à porter, avec un bonheur inégal,
1
mal heureusement, tous les particularismes, toutes les déterminations
particulières de l'histoire, la totalité de l'expérience humaine, au niveau de la
1
généralité, là où seulement la raison peut espérer en donner une interprétation,
laquelle est plus ou moins indéterminée par essence. Quant à son pouvoir
critique, il caractérise le rapport que la raison observe avec l'irraison, ainsi
1
qu'avec elle-même - en tout premier lieu. Par rapport à elle-même, la raison
observe toujours une celtaine distance qui lui permet, entre autres, de débarrasser
1
tout résidu contradictoire hors de ses propres lieux. Par rapport à l'irraison, elle
ne cesse de poser sur lui un regard critique que nous souhaitons voir concerner
1
uniquement la méthode en vigueur dans ce type de discours, c'est-à-dire la
nature même des énoncés que cette méthode produit. Cette double démarche
1
peut ainsi servir de critère légitime de démarcation entre mythe et rationalité,
dans la juste mesure où elle nous montre clairement ce dont aucun mythe n'est
capable de faire, parce que dépourvu de quelque chose comme une logistique, en
1
tant que moyen d'accéder à la logique de son propre discours, par dédoublement
de soi. A l'opposé, la rationalité a trouvé ce moyen qui manque au mythe en
1
1
-80-
1
1
1
l'écriture grâce à laquelle elle peut se recueillir sur elle-même, s'engager dans sa
propre investigation logique. Le mythe n'est donc pas en mesure de se penser
1
par lui-même, de réfléchir sur lui-même, de faire la théorie du mythique, c'est-
à-dire de son propre discours.
1
Pour autant, cela ne veut pas dire que les mythes décrits par LEVI-
STRAUSS par exemple n'aient pas une certaine logique. En fait, ce qui leur fait
1
défaut, c'est simplement qu'ils ne savent pas qu'ils sont logiques, parce
qu'incapables de prendre comme objet ou thème de leur discours la logique
immanente à celui-ci. Les travaux mêmes de LEVI-STRAUSS pourraient
1
confirmer ce que nous venons de dire. LEVI-STRAUSS a montré beaucoup de
choses à propos des mythes, en partant d'une sorte de principe holiste:« La
1
question de la signification ne se pose pas au niveau de chaque mythe pris
isolément, mais au niveau du système dont ils forment les éléments.»81 C'est de
1
cette façon seulement que toutes sortes de relations logico-mathématiques
deviennent descriptibles: correspondance biunivoque; parfaite homologie
structurale, série de parallèles, opposition ou symétrie remarquables, inversion
1
ou éq ui valence. Ce que l'on peut donc retenir ici des résultats de la méthode
structurale, c'est que l'opposition, la réfutation, ou encore la contradiction
1
peuvent bien exister dans l'espace du discours mythique, entre mythes. Et cela
ne saurait guère nous étonner, car l'une ou l'autre désigne simplement une
1
démarche critique par laquelle un discours parvient à montrer les failles ou les
faiblesses de tel autre, oubliant ainsi souvent d'enquêter sur sa propre structure,
1
l'organisation interne de ses propres signifiants, sur leur signification, ou encore
sur leurs conséquences dernières, c'est-à-dire simplement de se recueillir sur
lui-même. Ce qui nous aurait au contraire surpris, c'est de voir LEVI-STRAUSS
1
donner un " exemple" d'un mythe qui aurait comme l'intuition de d'arrêter, le
temps de faire un retour sur lui-même, d'organiser une patiente et inquiète
1
enquête interrogative, ou une vaste réflexion critique sur ses propres fondements,
sur la fiabilité de ses principes ou hypothèses, la validité de ses propositions, la
1
légitimité de ses résultats, en un mot, sur la vérité de son propre discours; toute
chose à laquelle seule la rationalité est particulièrement exercée.
1
Du point de vue du strict principe d'inertie, il n'est peut-être pas juste de
vouloir critiquer le mythe pour son incapacité à s'arrêter, le temps d'observer
une certaine distance critique par rapport à lui-même, puisque l'arrêt présuppose
1
la modification de l'état - de mouvement d'un corps abandonné à lui-même. Or,
le mythe n'ajamais quitté son" lieu naturel ", comme dirait ARISTOTE, là où il
1
s'avoue incapable de manifester quelque chose que l'on pourrait appeler"
1
81. C.LEY]-STRAUSS: 1985 p 276
1
-81-
1
1
1
progrès ", hors d'un éventuel travail qui, extérieurement, et extérieurement
seulement, peut être réalisé sur ses termes, en
particulier lors du passage
1
remarqué du non-lieu de la parole à l'économie du texte, de la transposition des
mythes en Mythologiques. Deux raisons supplémentaires permettent encore de le
1
soupçonner facilement d'être étranger à un quelconque progrès intrinsèque. (i)
Le mythe exprime toujours son discours dont la logique est toujours
1
contradictoire, en tout ou partie, selon un ensemble de thèmes plutôt finis, en
tout cas, généralement tournés vers le passé. Il peut ainsi être dit aitiologique,
déterministe, ou encore eschatologique. Il est aitiologique, quand il essaie de
1
rendre compte des principes ou des fondements à l'origine par exemple de tel
élément, de la vie, ou encore du monde en général. Il est déterministe, lorsqu'il
1
affirme que tel individu ou tel groupe est déterminé à connaître tel sort. En
Occident, on connaît le mythe de Sisyphe. En Afrique, on retrouve chez certains
1
groupes, par exemple les Bambara, des mythes qui font directement référence à
une sorte de déterminisme collectif qui explique les raisons pour lesquelles nos
1
sociétés - orales n'ont pu développé la science au même niveau que l'Occident.
Quand il n'est ni aitiologique ni déterministe, le mythe peut être encore
eschatologique. Dans ce dernier cas, il paraît, en son genre, comme la seule
1
expression qui essaie de donner une certaine représentation de 1'avenir, mais qui,
malheureusement, ne débouche que sur la fin des Temps. (ii)En dépit d'une
1
antériorité pluriséculaire par rapport à la rationalité, le mythe a fait preuve d'une
incapacité rédhibitoire à induire une" mythologie ", c'est-à-dire quelque chose
1
qui serait comme le symétrique de l'épistémologie, laquelle a été, comme chacun
sait, rendue possible par le développement naturel de l' épistêmê. Et, en
1
négligeant toute distinction entre raisons logiques et éthiques, on peut considérer
justement certains projets épistémologiques, par exemple celui de D.BLOOR,
sociologisant la logique, comme caractéristique du développement
1
métasystématique de 1'épistémologie. En effet, à partir d'une opposition entre les
épistémologies kuhnienne et poppérienne, l'auteur de Sociologie de la logique
1
montre que l'une et l'autre ne sauraient être exemptes d'un investissement
idéologique, tenant en particulier à la représentation que se font généralement les
1
deux auteurs de la société - romantisme contre idéologie des Lumières -
représentation qui les surdéterminerait en dernière analyse. Dans tous les cas, il
1
apparaît clairement que notre persistance à dénier tout progrès au mythe découle
de sa paresse naturelle, ou plutôt du handicap insurmontable qui est le sien à
prendre une quelconque distance par rapport à lui-même. C'est-à-dire que s'il
1
avait eu la ressource de travailler, il aurait alors pu évacuer les éléments
1
1
- 82-
1
1
1
contradictoires qui viennent s'agglutiner sur son corps inerte, et, en même temps,
faire quelque avancée.
1
Mais, on pourra dire ici que nous serions en train de demander trop au
mythe, en l'éprouvant ainsi sous plusieurs rapports par rapport à la rationalité.
1
On pourra d'autant plus mettre en cause la légitimité de cette épreuve qu'elle
implique un discours, en l'occurrence le mythe, dont nul ne connaît réellement
1
les intentions à l'égard de la rationalité, par exemple le type de rapport qu'il
voudrait établir avec elle. Et si, malgré son incapacité à se donner une
conscience telle qu'elle lui permette à la fois de penser par lui-même et de
1
penser un plus grand nombre de thèmes ou d'objets, le mythe était néanmoins
raisonnable. Ce que n'est pas toujours la rationalité, en particulier dans sa
1
démarche dogmatique. Si donc le mythe était raisonnable, alors il ne chercherait
pas à se comparer à la rationalité. Cela veut dire tout simplement qu'affirmer que
1
le mythe en soi a la prétention de s'égaler à la rationalité, alors qu'il ne le peut,
serait simplement lui prêter des intentions déraisonnables qu'il ne nourrirait pas
1
lui-même. On serait donc dans une sorte de contexte anthropomorphique, c'est-
à-dire que ce seraient seulement, nous, les hommes qui tendraient à les opposer,
et pour certains dans le but avoué de pouvoir effacer toute différence
1
significative entre ces deux types de discours. De cette façon, on semble encore
témoigner de notre volonté originaire de modifier l"'ordre de la nature ". Or, en
1
problématisant la question de la différence entre mythe et rationalité, nous ne
voulions nullement nous avancer du côté de la culture, côté où la nature n'est
1
guère laissé en l'état; au contraire, nous voudrions regarder du côté de la physis,
faire référence au 110mos, cet ordre où le choses seraient nécessairement à leur
1
place. Autrement dit, nous voudrions simplement redéfinir un espace symbolique
qui, pareil au Cosmos des Anciens, rigoureusement structuré, strictement
hiérarchisé, pose que chaque ordre, en l'espèce le mythos et le logos, est régi par
1
des lois de fonctionnement spécifiques. Ainsi, la réflexivité sur soi peut être
retenue comme critère de démarcation rationnellement acceptable entre mythe et
1
rationalité. Voyons maintenant, en nous appuyant sur une étude de cas, comment
le processus historique par lequel la raison a toujours cherché à se démarquer du
1
mythe a commencé, effectivement.
1
1
1
1
- 83-
1
1
1
1.2 Mythos, logos et logocentrisme
1
1
1.2.1 Mythos et logos
1
1
1.2.1.1 Le cas de la philosophie.
1
Que primitivement mythos et logos aient été profondément liés, la
philosophie de PLATON en témoigne sans doute mieux qu'aucune autre. Et
1
GERNET a constaté l'inextricabilité de ces liens à divers niveaux:
1
1.
de l'objet, dans la mesure où mythos et logos visent chacun, au moyen
des méthodes différentes, à donner une description ou une explication
du monde, en tout ou partie.
1
2.
de la thématique, comme le montre par exemple l'usage commun de
1
certains concepts ou notions tels que l' hybris, condanmée dans les deux
cas, ou l'âme, qu'elle soit humaine ou du monde.
1
3.
du mode heuristique:«(. .. ) l'aperception de la vérité philosophique (. .. )
est présentée, dans la forme tout au moins, comme une révélation, et
1
une révélation qui se produit au terme d'un voyage mystique. »82
PARMENIDE et son poème, PLATON et sa dialectique ascendante nous
1
y conduisent tous deux.
4.
du fameux dualisme:« Le dualisme en question, la philosophie ne l'a
1
pas inventé. Il y a des antécédents dans la croyance et la pratique
religieuse: la divination, quelles qu'en soient les formes, joue sur la
1
possibilité d'une manifestation intermittente du monde invisible; le
thème des choses cachées, puis découvertes, apparaît fréquemment
1
dans les rites; un élément capital des mystères est celui des " choses
secrètes " que l'on " montre " au point culminant de l'epoptie - et le "
hiérophante " porte un nom assez parlant. Comment, historiquement,
1
cette tradition de pensée se prolonge-t-elle dans la philosophie
1
82. ibid. P 242
1
- 84-
1
1
1
commençante, c'est une autre question: il nous suffit que la philosophie
en participe; et l'hypothèse est permise d'un état archaïque où la
1
révélation aurait précédé l'enseignement. »83 Et la philosophie en
participe bien, puisque la distinction choses visibles/choses invisibles
1
propre à la pensée magique sera répétée dans l'espace du discours
platonicien d'abord en termes de monde sensible et monde intelligible,
1
puis kantien en termes de phénomènes et choses en soi.
D'autre part, le logos platonicien assume tous les sens que le Grec a investis
1
en ce concept, c'est-à-dire à la fois parole et raison. Sa forme dialoguée
témoigne donc ainsi des déterminants historiques de l'ordre conceptuel en
1
général: en particulier le logos platonicien ne ferait ici que se conformer, en
quelque sorte, à l'esprit de son temps, à l'esprit de la Cité où il est apparu,
laquelle est, comme chacun sait, une institution largement favorable au dialogue.
1
Mais, il serait erroné d'y trouver, avec les partisans du relativisme notamment,
une raison de le réduire à leur doctrine, au sens où celle-ci mésinterprète,
1
d'ordinaire, l'historisation du discours. Car, si du point de vue de la forme, la
philosophie" littéraire" de PLATON révèle ainsi ses facultés mimétiques, il est
1
cependant illusoire de prétendre que son pouvoir systématique ait été affecté, de
quelque façon, par cette adaptation au contexte de l'époque. En tout état de
1
cause, par cette méthode, PLATON a réussi à forcer POPPER, difficilement
soupçonnable d'une sympathie particulière à l'égard
de l'auteur de la
République et des Lois qui la régissent, de lui reconnaître quand-même le mérite
1
d'avoir oeuvré en faveur de la « la théorie (... ) intersubjective en concevant ses
premières oeuvres comme des dialogues, comme un échange d'arguments
1
critiques.»84 Non pas que POPPER accorde au dialogue les capacités que lui
reconnaît F.JACQUES, en particulier celle d'être le réseau dans lequel s'est
1
historiquement construite la rationalité, laissant pratiquement ainsi de côté, les
modalités de structuration de la pensée par le texte; il y voit simplement un
1
moyen de maximiser l'accord intersubjectif, donc de prémunir contre les ardeurs
du relativisme. Encore que la contribution de PLATON à la raison, la distance
que son logos a prise par rapport au mythos est manifestement si importante
1
qu'elle ne saurait être évaluée complètement dans les limites d'une doctrine
particulière, en l'espèce, le rationalisme critique.
1
En effet, PLATON se trouve à la charnière de la pensée mythique et de la
pensée rationnelle. Et il ne s'agit pas là seulement d'une assignation historique,
1
83. L.GERNET: 1982 p 228
1
84. K.PüPPER: op.cil. p 155
1
- 85-
1
1
1
mais également, et surtout logique: son discours se déploie plus dans l'élément
du logos que dans celui du mythos. Certains de ses principaux thèmes le montre
1
assez clairement. Ainsi dans le Parménide, et à la suite justement de
PARMENIDE, la question centrale de la métaphysique occidentale est posée:
1
l'être y apparaît non seulement comme ce qui est, mais aussi comme ce qui est
d'une certaine façon, c'est-à-dire non contradictoire, un, universel. Donc,
1
expressément, résolument, PLATON s'engage dans la rupture non seulement
doxologique ou thématique, mais surtout logique avec l'ancienne logique, la
logique du mythe qui s'accommode plutôt bien de l'ambivalence ou de la
1
contradiction. Il s'emploie ainsi à produire un discours qui soit plus conforme à
une autre logique, aux règles beaucoup plus rigoureuses, la logique de
1
l'identitétolérant plus, entre autres, que dans l'espace de la discursivité
rationnelle, un objet quelconque soit thématisé, en même temps, et sous un
1
même rapport, comme étan t le même et autre. Désormais, c'est donc vers
l'éviction de l'ambiguïté, de l'ambivalence, de la contradiction, leur
1
remplacement par l'univocité que, inéluctablement, on bascule.
Certes, PLATON emprunte suffisamment hors du logos. Mais, les emprunts
qu'il fait ainsi au mythos ne l'empêchent pas pour cela de distinguer
1
rigoureusement entre ces deux plans de pensée. Or, distinguer, c'est, en un
certain sens, appliquer le principe de non-contradiction sur lequel s'érige la
1
rationali té scientifique. De plus, il n'accorde nullement la même importance au
mythos qu'au logos. En tant que modalité explicative, celle-là reste une manière
1
d'organon auquel, circonstanciellement, il a recours, notamment en cas
d'impuissance de la raison, ou encore un moyen subsidiaire en somme qui lui
permet tout au plus de contourner ou d'esquiver une difficulté concernant par
1
exemple quelque chose dont la réalisation fait problème. Ainsi, l'idée de mythe
effleure son esprit, quand il s'avise des difficultés qui minent l'édification de la
1
Cité idéale: est-elle seulement réalisable? Ne serait-elle que dans le discours,
c'est-à-dire un mythe, se demande-t-il dans le rimée 26 c. D'autres questions
1
pourraient découler de ces inquiétudes additionnelles: dans quelle mesure le
discours peut-il modifier la réalité? Le discours ou la raison, c'est-à-dire le logos,
1
peut-il produire une réalité parfaite, en l'espèce, une institution politique qui
trouverait le fondement de son idéalité dans une métaphysique du bien?
1
1.2.1.2 Le cas de l'histoire
1
1
1
-86-
1
1
1
D'une autre manière, cette volonté du logos de se détacher du mythos se
traduit également dans la façon dont les Grecs ont perçu et pensé les formes de
1
leur histoire. On connaît la réponse de VEYNE à la question: Les Grecs ont-ifs
cru à leurs mythes? 1983: puisque, dans le contexte de la raison grecque, le
1
mythe ne s'oppose pas à la raison comme le faux au vrai, les Grecs ont alors
développé, face à leur mythologie, une attitude ambiguë qui consiste à faire une
1
place inégale au doute et à la croyance, attitude qui ne se distingue ainsi que
faussement de celle que nous adoptons également sur les questions du même
type:«(. .. ) le mythe était à moitié pourri à leurs yeux, car il relevait de deux
1
vérités: une critique de l'invraisemblance et de l'indigne, qui portait sur le
contenu, et Ull rationalisme de l'imagination, selon lequel il était impossible que
1
le contenant ne contînt rien et qu'on imaginât à vide. Le mythe mêlait donc
toujours le vrai et le faux, le mensonge servait à orner la vérité afin de la faire
1
avaler, ou bien il disait la vérité par énigme et allégorie, ou bien encore if venait
s'agglutiner sur un fond de vérité. Mais on ne saurait mentir initialement. »85 Le
1
Grec sait donc que l'histoire pouvait être entachée de mythôdes, ce genre de
faussetés que l' euêtheia, comme naïveté, comme candeur fabulatrice, fait
graviter continuellement autour d'un noyau authentique. Il sait bien que le poète
1
est un champion du " mensonge ". C'est-à-dire que, dans son récit, il en rajoute
toujours un peu. Le mythe ne lui paraît donc qu'une exagération, alors
1
comparable à celle à laquelle le relativisme nous a habitués ailleurs. Mais, il sait
également que l'exagération ne procède jamais ex nihilo. D'où l'acharnement de
1
l'historien grec à vouloir épurer l'histoire de la gangue mythique qui le couvrait
alors. Cet effort d'épuration se traduira de deux façons. D'abord, on prendra la
1
précaution de séparer scrupuleusement l'espace des dieux de celui des hommes,
de façon à empêcher cette manière de contiguïté entre les deux ordres que l'on
retrouve par exemple chez HOMERE , PINDARE et autres ESCHYLE. On
1
passera ainsi de l'âge mythologique à l'âge historique où chacuns, les dieux d'un
côté et les mortels de l'autre, apprennent désormais à s'occuper seulement de
1
leurs affaires. Ensuite, on postulera l'ordre historique, où le merveilleux ne se
rencontre presque plus, comme mesure de l'invraisemblance ou de la
1
vraisemblance du contenu mythique. Autrement dit, le Grec rejettera certains
faits relatés dans les mythes, simplement parce qu'ils contredisent sa propre
1
expérience historique. Par exemple, si un PAUSANIAS admet volontiers que, au
bord du PÔ, un musicien ait été roi, en revanche, au regard de sa propre histoire,
l'idée d'un homme qui ait réussi, post mortem, à se transformer en cygne lui
1
sembler plutôt relever d'un certain registre face auquel il ne se laissera pas
1
85. P.VEYNE: 1981 p 25
1
- 87-
1
1
1
piéger. De même, si l'existence de MINOS est généralement acceptée comme un
fait qui a une place ordonnée dans l'histoire, on refusera cependant de croire
1
qu'il continue d'être juge quelque part, là-bas, aux Enfers. On voit donc que le
mythe auquel croit le Grec, auquel s'attache particulièrement l' historien grec est
1
ce genre de mythe que M.ELIADE, plus tard, appellera, dans sa typologie des
mythes, le " mythe-histoire-vraie ", c'est-à-dire ce genre de mythes qui, pour
1
avoir un noyau authentique, n'est pas moins couvert d'invraisemblances que le
simple bon sens finit toujours par déceler.
La façon dont le Grec vit son histoire ou l'écrit peut constituer un thème
1
pour tout le monde ou presque. L'historien moderne peut être intrigué par la
méthode particulière de son homologue grec, économisant pratiquement ses
1
références, les soustrayant ainsi à la vérification, à la critique, à l'examen public.
En outre, s'il oublie que, en grec, historia signifie connaître par l'intermédiaire
1
d'un témoin oculaire, il peut difficilement ne pas être frappé par ce qui peut lui
paraître comme un manquement à l'éthique du métier d'historien, précisément à
la probité intellectuelle attachée à l'exercice de ce métier, en constatant
1
notamment que l'historien grec ignore superbement la distinction entre sources
de première et de seconde main. De son côté, le philosophe achoppera sur la
1
difficulté d'évaluer pertinemment, en un tel contexte, la vérité, dans la mesure où
celle-ci, quoiqu'essentielle par rapport au mensonge, plutôt épiphénoménique,
1
n'a pas encore le caractère non contradictoire que nous lui connaissons
maintenant. Schématiquement, on pourrait représenter la vérité, telle qu'elle est
1
conçue, à l'époque, sur un segment sur lequel elle continue à côtoyer les excès
mythiques, à se mêler à eux, c'est-à-dire simplement à être peu distincte de la
fausseté. Enfin, le psychologue, particulièrement intéressé par les questions
1
relatives à la psychologie de la croyance, peut constater la coupure qui divise ici
l'esprit.
1
Le principe de coupure est probablement la leçon principale à retenir de
l'enquête veynienne chez les Grecs. Il affirme que l'on peut très bien partager un
1
certain type de croyances sans pour autant être dupe sur leur contenu ou leur
valeur. Auquel cas, si l'on continue néanmoins à les entretenir, ce n'est, semble-
1
t-il, que parce que ces croyances font partie d'un ensemble de valeurs ou de
symboles que l'on s'approprie en vue de l'adaptation à l'environnement culturel.
1
C'est à l'aide de ce principe qu'il faudrait par exemple interpréter la croyance au
Père Noël en Occident. Après un certain âge, chacun sait que ce patriarche si
généreux n'a d'autre réalité que celle du nom. Il n'empêche que les parents vont
1
continuer à s'en servir pour, pendant les fêtes de Noël, mettre le temps comme
entre parenthèses, afin de " répéter" ce mythe qui leur permet ainsi non
1
1
- 88-
1
1
1
seulement de trouver le prétexte pour faire plaisir à leur progéniture, mais aussi,
et peut-être surtout, pour favoriser la reproduction symbolique de la société, sous
1
ce rapport. Le principe de coupure fonctionne ici à deux niveaux. D'abord, il
caractérise la conscience des individus qui partagent une croyance en un être
1
dont ils savent bien qu'ils n'existe pas. Ensuite, il montre comment le savoir (
des parents) va contribuer à renforcer la volonté de se jouer, provisoirement du
1
moins, de l'ignorance ( de leurs enfants ). Et l'on sait que, plus tard, le petit
enfant, devenu père ou mère à son tour, avec la même discrétion, fera la même
chose, parce que, simplement, il aura intériorisé les symboles ou les valeurs de la
1
société, parce gu' il aura compris que la reproduction sociale s'opère également
sous ce rapport.
1
SPERBER vient de montrer la validité de ce principe dans l'interprétation
des" croyances irrationnelles" dans les sociétés" primitives ". Récusant l'un
1
des dogmes les plus répandus du relativisme historiciste selon lequel ce genre de
croyances ne sont telles que considérées hors de leur propre contexte
ethnologique, il a montré au contraire, et à la faveur d'une enquête sur le terrain
1
éthiopien, que ces croyances ne sont pas irrationnelles seulement hors contexte,
excentrées, mais qu'elles sont reçues avec la même attitude critique par ceux-là
1
mêmes qui les partagent dans leur propre" monde historique ". L'auteur du
Savoir des anthropologues, J982 rassemble alors suffisamment d'arguments
1
pour dénoncer leur relativisme. Certes, dit-il, en substance, celui-ci se fait fort de
l'inexistence d'un « cadre extra-culturel à l'intérieur duquel la rationalité des
1
conceptions du monde elles-mêmes pourrait être évaluée.», c'est-à-dire de ce
que PUTNAM appelle une" théorie idéale de la rationalité ". Mais, le
1
relativisme des anthropologues semble oublier qu'il repose d'abord lui-même sur
un profond paradoxe et une quête excessive de la différence, à la fois comme
objet d'une discipline particulière, l'anthropologie, et miroir en lequel
1
l'anthropologue, ou plus généralement sa culture, se regardent eux-mêmes:« Ce
sont les écrits des anthropologues qui alimentent le relativisme et pourtant rien
1
n'en montre mieux le caractère erroné que l'activité anthropologique elle-même.
A ce paradoxe, une explication: en revenant sur leurs pas, les anthropologues en
1
effacent les traces et transforment en abîmes insondables les frontières
culturelles qu'ils avaient pourtant franchies sans trop de peine. Ils protègent
ainsi le sentiment de leur propre identité et offrent à leurs lecteurs - aux
1
philosophes en particulier - le discours même qu'ils espéraient entendre.»86
DESCOMBES a également dénoncé cette position auto-réfutante dans laquelle
1
préfère pourtant s'enfermer le relativisme historiciste. Aussi a-t-il prévenu contre
1
86. D.SPERBER: 1982 p 83
1
- 89-
1
1
1
une certaine forme de solipsisme considéré comme solidaire du principe
feyerabendien de la variation des significations en fonction des" mondes
1
historiques" :« Pourtant, si l'on parle des cultures particulières comme des
théories constituées, l'anthropologie comparée est un leurre. Quand le savant
1
parle des indigènes dans son langage, il n'est pas compris chez eux. Mais quand
il parle d'eux dans leur langage, il n'est pas compris chez lui. Dès lors,
1
comment peut-il comprendre lui-même ce qu'il dit ici et là ? La possibilité même
du travail anthropologique devient un mystère (. .. )/On peut se demander si le
solipsisme tribal qui menace le relativisme culturel n'est pas une nouvelle
1
mouture du solipsisme épistémologique contre lequel Wittgenstein avait
construit l'argument de l'absurdité du langage privé. »87
1
Dans le prolongement de sa critique du relativisme, SPERBER devrait
reconnaître à LEVI-STRAUSS le mérite d'avoir, à partir justement des
1
différences intra- et interculturelles, dégagé des possibilité de transformation au
regard desquelles a pu encore être affirmée l'idée même de nature humaine,
ruinée qu'elle est par la vogue du relativisme culturel, lequel met au contraire
1
uniquement, et exagérément l'accent sur la culture:« De nombreux
anthropologues ont été jusqu'à nier l'existence d'une nature humaine, sans se
1
rendre compte qu'ainsi ils faisaient de l'anthropologie une science sans
objet./L'originalité de lévi-strauss fut de récuser le dilemme: plutôt que
1
d'opposer nature humaine et variété culturelle comme deux notions
incompatibles, il s'est attaché à montrer que l'une sous-tend l'autre comme une
1
structure abstraite et homogène gouvernant des manifestations concrètes et
variées. »88
1
*
* *
L'effort par lequel le logos s'est historiquement détaché du mythos auquel il
1
a pourtant beaucoup emprunté ne nous montre peut-être pas toute la différence
entre ces deux types de discours. Au demeurant légitime, cet effort traduit
1
l'essence du projet rationaliste. A savoir que, à force d'enquêter sur son propre
discours, sur la logique qu'il exprime, la rationalité finit par en évacuer tout
1
résidu contradictoire, d'origine mythique notamment. Seulement voilà, n'étant
pas toujours raisonnable, la rationalité n'hésite pas, quelquefois, à vouloir tout
1
expliquer à l'aide de ses concepts ou de ses protocoles expérimentaux. Le logos
débouche ainsi sur le logocentrisme, s'abandonnant ainsi à un usage illégitime
de son pouvoir systématique. Il croit alors, à tort, que son échec à expliquer tel
1
87. V.DESCOMBES: 1985 p434
1
88. D.SPERBER: op.cil. p 82
1
-90-
1
1
1
objet est le signe non pas que cet objet est difficilement intelligible, mais qu'il
appartient au domaine du non-sens. Cette erreur est à l'origine de la tendance qui
1
consiste à étendre, un peu trop facilement, et artificiellement, le domaine de
l'irraison, en y rejetant systématiquement tout ce qui échappe à l'intelligence de
1
la raison. Dans ce qui suit, notre objet est à la fois de restituer cet autre aspect
des relations entre mythos et logos, ou plutôt entre mythos et logocentrisme, et de
1
présenter celui-ci comme susceptible de renseigner utilement sur la vogue du
relativisme. L'occasion nous sera ainsi donnée de méditer un certain nombre de
conséquences relatives à ce qu'on est convenu d'appeler l'illusion logocentrique.
1
Celle-ci n'a pas toujours eu seulement des conséquences épistémologiques,
comme on en voit dans le néo-positivisme logique en particulier. En effet, dans
1
cette doctrine le mauvais usage de la distinction wittgensteinienne entre le sens
et le non-sens qui consiste à se servir des règles qui permettent tout au plus de
1
donner un sens à un énoncé pour prouver, dans le même zèle vérificationniste, le
non-sens montre en quoi le Cercle formé par CARNAP et ses amis ne s'est pas
contenté d'une interprétation fidèle de certaines leçons du Tractatus. D'autre
1
part, une telle conception du pouvoir de la raison est à la base du projet
d'unification du champ théorique qui devrait se faire aux dépens de la
1
métaphysique qu'on croyai t alors faire disparaître sans laisser de trace, selon les
encouragements d'un NEURATH. Mais, si l'illusion logocentrique n'a eu là que
1
des conséquences strictement épistémologiques, touchant notamment à
l'économie du savoir présentée désormais comme homogène, suite à la
1
marginalisation de la métaphysique, cela n'a pas toujours été le cas ailleurs. En
particulier, en anthropologie, cette illusion a favorisé le développement du
discours relativiste dont on sait maintenant qu'il n'est toujours pas
sans
1
conséquences éthiques, en raison notamment de sa violation constante du
principe de charité.
1
1
1.2.2 Mythos et logocentrisme
1
Le relativisme historiciste s'apparaît à lui-même comme une doctrine
vertueuse qui n'aurai t alors d'autre but que de mettre sur le même plan les
1
diverses cultures, quelle que soit par ailleurs la" voie" que chacune d'elle aurait
délibérément suivie. Ce qu'il oublie ainsi, c'est que l'égalité qu'il prétend ainsi
1
promouvoir se conçoit plus facilement en prenant le chemin inverse, c'est-à-dire
en affirmant l'existence des principes, des règles, des comportements universels.
Il nOLIs a semblé que la nature humaine est le fondement de toutes les choses de
1
1
- 91 -
1
1
1
ce genre, transcendant les limites, forcément étroites, de toute culture
particulière. En tout cas, en refusant catégoriquement de prendre le parti de
1
l'universel, le relativisme connaît immanquablement l'échec pragmatique que
l'on sait. De plus, il aboutit inéluctablement à l'absurdité du solipsisme tribal,
1
aux formes d'ethnocentrisme particulièrement dangereuses visant par exemple à
tout justifier au nom de la différence, ainsi qu'à un certain nombre de travers qui
1
lui paraissent alors inéluctables.
Ce sont justement les travers ethnocentriques au plus profond desquels
s'organise pourtant l'affirmation d'une identité - différentielle que dénonce
1
SPERBER, tout comme WITTGENSTEIN, lisant et annotant Le rameau d'or de
FRAZER. C'est un ethnocentrisme fort des leçons de l'évolutionnisme qu'ils
1
récusent tous deux. Cet ethnocentrisme consiste ici à dire, comme on l'a vu, que
certaines croyances des sociétés" primitives" paraissent rationnelles à leurs
1
yeux; lors même qu'elles sont simplement des absurdités pour l'ethnologue ou
les membres de sa culture. Si nous soupçonnons une sorte de complicité tardive
1
entre relativisme et évolutionnisme, son prétendu adversaire naturel, c'est parce
que nous croyons que le relativisme ne peut vraiment pas soutenir la relativité
des croyances en fonction des" mondes historiques" sans la présupposition
1
dernière que chez les uns l'évolution n'a ni touché les croyances ni travaillé les
structures mentales; alors que chez les autres cette restructuration des" fonctions
1
mentales" a depuis longtemps eu lieu. En bref, hors du concours de
l'évolutionnisme, l'on voit difficilement ce que le relativisme historiciste
1
pourrait encore nous dire touchant à la question éthico-logique de la pluralité des
schèmes conceptuels.
1
Lisons plutôt les Remarques sur Le rameau d'or de WITTGENSTEIN où il
apparaît clairement que le relativisme se nourrit effectivement à la fois des
présupposés ethnocentriques et logocentriques. Dès la première page,
1
WITTGENSTEIN relève l'erreur de FRAZER:« Pour persuader quelqu'un de
l'erreur, il ne suffit pas de consTater la vérité, ilfaut trouver le chemin qui mène
1
de l'erreur à la vérité. Ilfaut sans cesse que je me plonge dans l'eau du doute.
La manière dont Frazer expose les conceptions magiques et religieuses n'est pas
1
satisfaisante: elle fait apparaître ces conceptions comme des erreurs.»89 En
effet, en matière de rites et croyances, WITTGENSTEIN pense que, pour deux
1
raisons, il est difficile de savoir à quoi correspond ce chemin. (i) Il croit qu'il est
erroné de poser un motif quelconque comme le motif auquel aucun autre ne
serait plus jamais opposable. Et G.E.MOORE , qui a assisté fréquemment aux
1
conférences données entre 1930-1933, rapporte encore qu'il n'aime pas non plus
1
89. L.WlTIGENSTEIN: 1982 p13
1
-92-
1
1
1
que l'on considère que l'homme, dans l'action, soit mû par un motif qui
souffrirait alors de se voir combiner avec tel autre. Au contraire, il lui semble
1
que l'acteur social est comme écartelé entre plusieurs raisons qui, à l'examen,
peuvent s'avérer contradictoires ou incompatibles. En ce qui concerne l'homme
1
cérémoniel en particulier, WITTGENSTEIN affirme qu'il n'est pas juste de
penser qu'il soit engagé, dans les rites et les croyances, en raison uniquement des
1
mobiles strictement cognitifs, c'est-à-dire en rapport direct avec la recherche de
la vérité comme but:« Un symbolisme religieux ne se fonde sur aucune
opinion.lEt c'est seulement à l'opinion que l'erreur correspond.»90 (ii) En
1
appliquant correctement le principe de coupure qui montre alors la part inégale
qu'occupent le doute et la croyance là où une opinion d'un certain type pourrait
1
être envisagée, on ne peut non plus parler justement d'erreur. Un exemple:« Je
crois que ce qui caractérise l'homme primitif est qu'il n'agit pas d'après des
1
opinions ( à l'opposé, Frazer ).lJe lis, parmi les nombreux exemples semblables,
la description d'un roi de la pluie en Afrique, à qui les gens viennent demander
1
la pluie lorsque vient la saison des pluies. Or cela veut dire qu'ils ne pensent pas
réellement qu'il puisse faire de la pluie, ils le feraient, autrement, pendant la
saison sèche, durant laquelle le pays est un .. désert aride et brûlé ". Car si l'on
1
admet que les gens ont par sottise un jour institué cette fonction de roi de la
pluie, ils ont déjà eu auparavant l'expérience du fait que la pluie commence en
1
mars, et ils auraient fait fonctionner le roi de la pluie pour le reste de l'année
»91.
1
Persiste-t-on cependant à y voir une opinion? Il ne peut alors être question
que d'une opinion sinon contradictoire, du moins ambiguë, en tout cas, une
opinion en laquelle le doute et la croyance se repoussent mutuellement, ce genre
1
d'opinion qui n'est alors ni une erreur ni une vérité. Car, l'erreur est le caractère
d'une méprise sur le vrai, l'acte par lequel celui-ci est pris pour ce qu'il n'est
1
pas, et inversement.92 Donc, étant donné que l'on ne saurait facilement parler
1
90. ibid. piS
91. ibid. P 24
92. Ce en quoi l'on peut contester ceux qui trouvent plutôt superflue toute définition de la vérité. Aussi AYER
1
par exemple a-t-il préféré indiquer au philosophe qui, jusque-là, s'était fourvoyé dans la détermination de la
vérité en termes de " qualité réelle" ou de" relation réelle ", l'objet véritable de la " théorie de la vérité
":«( ... ) l'objel
d'une " Ihéorie de la vérilé " eSI seulemenl de monlrer commenl les proposilions sont
validées. Car il eSI communémenl supposé que l'affaire du philosophe, qui s'occupe de la vérilé, est de
1
répondre à la queslion " qu'esl-ce que la vérilé " el que c'esl seulemenl une réponse à celle question qui
peUl légilimemen/ êlre dile consliluer une" Ihéorie de la vérilé " (... ) dans IOules les phrases de la forme"
I!- est vrai" l'expression est l'rai est logiquemenl superflue. Lorsque l'on dil par exemple que" La reine
Anne est morle " est l'raie, 10ll/ ce que l'on dil est que la reine est morre. El de même lorsqu'on dil que la
proposilion " Oxford es/la capilale de l'Anglelerre "eslfausse, IOUI ce que l'on dil est que Oxford n 'esl pas
1
la capilale de l'Anglelerre. Ainsi, dire qu'une proposition est vraie, c'esl exaclemenl l'affirmer, el dire
qu'elle est fausse, c'esl affirmer sa con/radic/oire. Ce/a indique que les lermes " vrais" el "faux" ne
connolenl rien, mais fonclionnen/ dans la phrase simplemenl comme signes d'asserlion 011 de négalion. El,
dans ce cas, il ne peul y avoir de sens à nous demander d'analyser le concepl de l'rai.» pp 121-122. Sans
doute la position ayerienne procède-l-elle d'un usage peu scrupuleux des niveaux de langage ou de
1
signification, De plus, elle semble encore négliger le fail que toul essai de définition de la vérité, qu'elle soit
1
-93 -
1.
1
1
d'erreur au sujet des rites et croyances, il reste alors à WITTGENSTEIN à
déterminer la méthode qui convient, en l'espèce:« On ne peut ici que décrire et
1
dire: ainsi va la vie humaine. »93 La description s'impose donc à la lumière de la
misère qu'il trouve dans l'explication, illustrée en particulier par les tentatives
1
peu heureuses de FRAZER, plus généralement par ce qu'il appelle la " théorie ".
A première vue, on ne devrait donc plus hésiter entre l'ethnographie et
1
l'ethnologie. La science des sociétés" primitives" devrait donc tout simplement
s'accommoder du sort déjà fait à ses travaux antérieurs à la logique et à la
philosophie. Et l'avantage de l'ethnographie est de pouvoir présenter les faits en
1
tableaux synoptiques qui mettraient ainsi l'accent sur leur similitude, leur
connexion formelle, leur" esprit commun ", en un mot, les" ressemblances de
1
famille" pouvant exister entre ces divers rites et croyances, au-delà, entre les
diverses cultures dont ils relèvent. Cette exigence de comparabilité est d'autant
1
plus souhaitable que, en ce qui concerne ce gu' on pourrait appeler les " mots
superstitieux ", tels que ghost ( fantôme ), shade ( ombre ), spirit ( âme, esprit ),
1
il est possible d'établir entre les langues et les cultures des" dictionnaires"
d'une extrême perfection:« Toute une mythologie est déposée dans notre
langue.»94 Cela revient à reconnaître que tout le monde est plus ou moins
1
superstitieux, à moins que, par ethnocentrisme" excessif ",95 on prétende
disposer dans sa langue des termes conçus uniquement pour décrire des choses
1
qui ne seraient courantes qu'ailleurs, là où on les prendrait pour des réalités,
c'est-à-dire au sérieux.
1
Quel est alors l'objet de cette description comparative que nous conseille
WITTGENSTEIN? Il consiste à banaliser les faits, à leur ôter ainsi toute
1
étrangeté ou absurdité. Pourtant, la description comparative est, en un certain
sens, un modèle d'explication, mais menée selon la méthode dite esthétique qui
cherche à mettre au clair les analogies ou les invariants. Elle s'oppose ainsi à
1
l'explication dite causale qui a fait le malheur de FRAZER. Ce qui conduit
WITTGENSTEIN à dénoncer son logocentrisme foncier, en tant qu'il évacue
1
complètement la spécificité constitutive des rites et des croyances, en les
concevant comme des erreurs institutionnalisées:« C'est-à-dire qu'on pourrait
1
commencer ainsi un livre sur l'anthropologie: quand on considère la vie et le
1
entrepris à l'aide d'un certain nombre de critères auxquels le vrai est reconnaissable - définition critérielle-
ou d'un symbolisme logique comme la forme T due à TARSKI. peut toujours servir dans la reconnaissance
de l'erreur, et faciliter, en conséquence, sa dénonciation au moment où, subrepticement, elle s'apprête à
passer du côté de la vérité.
1
93. ibid. P 15
94. ibid. P 22
95. Les diverses modalités de l'ethnocentrisme demandent beaucoup de patience de la part du lecleur. Mais, s'il
1
est impatient, il peut, d'ores et déjà, se reporter à l'Annexe A.3
1
-94 -
1
1
1
comportement des hommes ( .. ), on s'aperçoit qu'ils exécutent, en dehors des
actes qu'on pourrait appeler animaux, comme l'absorption de nourriture, etc...
1
des actes revêtus d'un caractère spécifique qu'on pourrait appeler des actes
rituels.lMais cela étant, c'est une absurdité de poursuivre en disant que ces
1
actes se caractérisent par ceci qu'ils proviennent des conceptions erronées sur
la physique des choses. ( C'est ainsi que procède Frazer, lorsqu'il dit que la
1
magie est essentiellement de la physique fausse, ou selon le cas, de la médecine
fausse, de la tec1mique fausse etc. )>>96
En somme, il est de bonne méthode de distinguer dans l'explication
1
esthétique entre un élément strictement descriptif et un autre, plutôt explicatif. Et
certains anthropologues, comme R.GUIDIERI ou SPERBER, n'auraient
1
certainement pas grand-chose à objecter à ce schéma, puisqu'ils ne cessent de
contester que l'on puisse jamais décrire sans expliquer, ne serait-ce que parce
1
que toute description, c'est-à-dire tout découpage de la réalité, et cela en quelque
ontologie régionale que ce soit, valide le concept hansonien de theory-ladeness.
1
C'est-à-dire qu'elle présuppose une idée, une hypothèse de départ. HEMPEL,
sans employer expressément le mot, exprime ici la même chose dans un style
assez kantien:« Ainsi, pour qu'un mode particulier d'analyse et de classification
1
des résultats empiriques conduise à une explication des phénomènes considérés,
il faut qu'il soit fondé sur des hypothèses relatives à la manière dont ces
1
phénomènes sont liés; faute de telles hypothèses, analyses et classification sont
aveugles.»97 Il s'ensuit que, s'agissant particulièrement de l'ethnographie dont
1
l'objet serait strictement de décrire les faits de société et de l'ethnologie qui
chercherait à les interpréter, on a de bonnes raisons de postuler une sorte de
1
sous-sol commun où les deux disciplines viendraient alors comme pour échanger
leurs méthodes.
Dans l'élément descriptif, il est question de mettre l'accent sur l''' esprit
1
commun" aux actes rituels au regard duquel ils se banalisent, et témoignent, en
même temps, de leur profond enracinement en l'homme, cet animal cérémoniel.
1
En revanche, du côté de l'explicatif, l'accent sera porté sur le caractère de ces
faits, en tant que celui-ci les distingue des phénomènes que décrit, d'ordinaire, la
1
science. Ce qui, bien entendu, ne plaide ni en faveur de leur vérité, ni de leur
fausseté. C'est à cette double condition que WITTGENSTEIN espérait parvenir
1
au " décentrement" de la culture occidentale, pourfendre le logocentrisme qui
lui est consubstantiel, c'est-à-dire, en un mot, prévenir contre l'ethnocentrisme,
cette sorte d"'idéologie spontanée" propre à certains ethnologues, les
1
96. ibid. pp 19-20
1
97. C.HEMPEL: 1972 P 20
1
-95 -
1
1
1
prédisposant à ce qu'il appelle la " superStitIOn primitive ", ce genre de
superstition qui fait qu'ils paraissent, finalement, plus na"ifs que les sociétés
1
qu'ils décrivent comme telles.
Récuser à la fois l'ethnocentrisme et le logocentrisme, en tant que raisons
1
que se donne le relativisme, part du parti pris tout au long de son oeuvre en
faveur de ce qu'il ne se dit pas, et qu'il faut alors savoir taire, en l'espèce, en
1
faveur de tout ce qui ne peut pas se dire à l'aide des méthodes, pourtant
éprouvées, de la science. Et, en corrélant le précepte fondamental qui éclaire
toute sa conduite, à savoir taire tout ce que l'on ne peut dire, avec son ascétisme
1
intellectuel, son pessimisme foncier, presque spenglérien, face à l'avenir de
l'Occident, face aux valeurs " bourgeoises " sur lesquelles sa civilisation
1
prométhéenne et mercantiliste s'est construite, son désengagement par rapport
aux questions dites d'" actualité ", notamment des choses de la politique,
1
BOUVERESSE (1982) est parvenu à nous présenter un personnage dont le dire,
ou tout au moins, le peu qu'il a pu dire, co"incide parfaitement avec son propre
1
faire, un personnage dont la pratique épouse, dans l'ensemble, les contours et la
rigueur de sa propre théorie.
Parce qu'il pense fondamentalement qu'il y a effectivement quelque chose
1
que l'on ne peut pas" dire ", mais que l'on peut seulement soit montrer, par
exemple la logique du monde qu'expriment alors les propositions de la logique,
1
soit décrire, comme les actes rituels, on comprend alors que WITTGENSTEIN
ait, à la suite de KANT, achoppé lui aussi sur la question de la limite. KANT use
1
de la raison comme outil permettant de cliver les existants en phénomènes sur
lesquels on peut raisonnablement tenir un discours pertinent et noumènes à
1
propos desquels on peut facilement s'abandonner à la divagation pure et simple.
Pour sa part, WITTGENSTEIN préférera user du langage, en tant qu'il pennet
de distinguer entre le dicible et l'indicible. De plus, dès sa préface du Tractatus,
1
il donnera l'impression d'être beaucoup plus réticent que l'auteur de la Critique,
moins sur le principe de la limite proprement dit que sur les possibilités
1
objectives d'intégrer la connaissance de l'extérieur de la limite dans le champ
des connaissances positives. Plaçant la pensée, c'est-à-dire le sens du côté de "
1
tout ce qui peut être dit clairement" et l'impensable, et le non-sens qui lui
correspond, du côté de tout" ce dont on ne peut parler ", il pense ainsi disposer
d'une technique d'arpentage lui permettant de contourner la difficulté de penser
1
ce qui ne saurait être le cas, du moins à l'aide de la " grammaire" de notre
langage:« Le livre, écrit-il dans cette préface,(. .. ) tracera des limites à la pensée,
1
ou plutôt - non à la pensée, mais à l'expression des pensées, car, pour tracer
une limite à la pensée, nous devrions être capables de penser des deux côtés de
1
1
-96-
1
1
1
cette limite ( nous devrions être capables de penser ce qui ne peut être pensé
).lLa limite ne peut, par conséquent, être tracée que dans le langage, et ce qui se
1
trouve de l'autre côté sera simplement du non-sens » Ces réserves seront
renouvelées plus loin au « 3.03 - Nous ne saurions penser rien d'illogique parce
1
qu'alors il nous faudrait penser illogiquement.»
*
1
* *
FRAZER n'est pourtant pas le seul à être victime de l'illusion logocentrique
consistant à dénier toute spécificité à ce que WITTGENSTEIN appelle les"
1
actes rituels", en les faisant apparaître comme de grossières erreurs
institutionnalisées dans certaines aires culturelles. Est tout aussi exemplaire le
1
cas de BLGOR commentant ou plutôt corroborant les thèses d'EVANS-
PRITCHARD. Dans un titre particulièrement suggestif" Logique des Azandé et
1
science occidentale ", BLOOR se propose de montrer l'hétérogénéité
fondamentale entre les deux façons de penser. Simple paragraphe en somme
d'un ouvrage au titre non moins évocateur, Sociologie de la logique, 1976, où
1
l'auteur chercher à cerner les déterminations idéologiques de l'épistémologie, en
tant que théorie de la science, et sociologiques de la logique, comme science du
1
raisonnement. BLOOR entend ainsi se positionner du côté des partisans de
l'histoire externaliste des sciences, laquelle tient compte à la fois du contenu
1
interne et externe de la connaissance. Dans ces conditions, il reproche à l'option
strictement internaliste, qu'il appelle " finaliste " ou " téléologique " son
1
étroitesse, c'est-à-dire de ne s'attacher qu'aux seuls succès ou réussites de la
raison, car ne pouvant rendre compte des erreurs ou des contenus irrationnels
susceptibles d'affecter l'activité cognitive elle-même. BLOOR appelle sa
1
méthode" relativisme méthodologique ". Celui-ci exprime que « toute
connaissance est relative cl la situation de celui qui la produit; aux idées et aux
1
conjectures qu'il est en mesure d'émettre; aux problèmes qui le préoccupent;
aux effets réciproques des hypothèses et des critiques dans son milieu; à ses
1
buts, à ses expériences, aux nonnes qu'il applique et aux significations qu'il
utilise. Quel rôle tous ces facteurs jouent-ils, sinon de déterminer de façon
1
naturaliste les crovances, qui pourront ensuite être étudiées sur le plan
sociologique et psychologique »98.
Touchant particulièrement à la logique, BLOOR affirme que les principes et
1
les lois de la pensée sont déterminées, en dernière analyse, par des choix
sociaux:« Si les principes logiques inéluctables résultent d'un choix, sanctionné
1
par la société, d'éléments emprunter à l'expérience, on peut toujours s'y
1
98.0.BLüüR 1976 P 179
1
-97 -
1
1
1
opposer en faisant appel à d'autres éléments de cette expérience. Les principes
formels n'ont de statut privilégié que parce qu'ils font l'objet d'un choix. Si les
1
intérêts, les buts, les préoccupations ou les ambitions changent, il peut devenir
nécessaire de réajuster ces principes. »99 Ainsi, autant il y a des sociétés, ou
1
plutôt autant il y aurait des façons de se représenter, sur le plan conceptuel,
l'expérience sociale, autant il y aurait des formes de raisonnement logico-
1
mathématique en particulier. Aussi n'écarte-t-il pas la possibilité d'une autre
mathématique, pour peu que l'on se représente un autre type de société, avec des
enjeux autres. Déjà, constate-t-il, si la mathématique grecque est différente de la
1
nôtre, ne comprenant pas le nombre 0 en particulier, ce n'est plus tellement
parce, comme chacun sait, le mathématicien grec considère le nombre comme
1
une idéalité ramenant à l'unité une multiplicité; c'est au contraire parce que la
société grecque s'est imposée d'autres métaphores, d'autres analogies, d'autres
1
modèles de raisonnement, bref, un autre style cognitif. Il y aurait donc une sorte
de déterminisme sociologique dans la formation de nos concepts, ou de notre
1
façon de penser en général. BLOOR l'appelle" naturalisme" cette exigence à
tenir compte à la fois de l'expérience historique, des institutions sociales, des
processus psychologiques naturels, des habitudes. Son interprétation" naturaliste
1
" de la logique aboutit ainsi à donner une importance telle au fonctionnement de
la société qu'il n'hésite pas à soutenir qu'il suffit qu'une société fonctionne
1
différemment pour que, du coup, les lois formelles y soient également autres:«
Examinons donc une société ayant des lois différentes des nôtres, et voyons si
1
ces membres sont effectivemel1l contraints de raisonner différemment »100,
propose-t-il. Il y aurait donc contrainte sur les lois ou principes formels,
contrainte consciente et délibérée qui tient, pour l'essentiel, à l'usage qui en est
1
fait:«(. .. ) l'homme n'est pas gouverné par ses idées. Même en mathématique,
domaine de la pensée [pure} par excellence, ce sont les hommes qui gouvernent
1
les idées et 110n l'inverse. La raison en est simple. Les idées se développent
grâce à des contributions actives. Elles sont façonnées pour pouvoir être
1
étendues. Les concepts ne renferment pas en puissance l'usage qui sera fait
d'eux, la portée qu'ils auront, les conséquences qu'ils entrafneront.»IOI Tout
1
cela dépend du seul contexte sociologique. Ce qui fait que, en présentant la
logique comme discipline contraignante, BLOOR se démarque d'un
WITTGENSTEIN seulement quant aux raisons de la nécessité des principes
1
formels. En effet, alors que l'auteur des Remarques sur la forme logique
1
99. ibid. P 154
100. ibid. P 155
1
101. ibid. P 174
1
-98 -
1
1
1
présente les lois de la pensée elles-mêmes comme intrinsèquement sinon
contraignantes, du moins dirigistes; BLOOR soutient au contraire que cette
1
contrainte est imposée par le contenu externe de la pensée, c'est-à-dire
simplement qu'elle est davantage sociologique que logique à proprement parler.
1
Voyons maintenant, de plus près, comment BLOOR exemplifie son propos
en comparant les modèles de raisonnement propres au Zandé et à l'Occidental. Il
1
prend d'abord soin d'écarter toute interprétation idéologique de son" relativisme
méthodologique ", à savoir celle qui exprime, d'ordinaire, la supériorité de
1
l'Occident sur les autres non pas seulement sur le plan de la culture, mais aussi
sur celui de de la nature, c'est-à-dire de la différence que certains constatent, en
premier lieu, dans les" fonctions mentales" à travers l 'histoire. Cette précaution
1
se fait moyennant une distinction entre la " psychologie du raisonnement ", en
fait, le schème conceptuel et le " cadre institutionnel" du raisonnement. De là, il
1
montre que l'on peut avoir en partage les mêmes facultés cognitives, mais le
cadre externe de la pensée parviendrait néanmoins à hétérogénéiser le modèle de
1
raisonnement. En l'espèce, la différence résulterait simplement de l'impuissance
de la logique à se dépêtrer de ses propres déterminations sociologiques:« La
logique des Azandé est-elfe différente de la nôtre? D'après la représentation que
1
nous en avons donnée, les Azandé ont la même psychologie que nous, mais leurs
institutions sont radicalement différentes. Si nous associons la logique à la
1
psychologie du raisonnement, nous aurons tendance à dire que les Azandé ont la
même logique que nous; par contre, si nous le relions au cadre institutionnel de
1
pCllsée, nous dirons que les deux cultures ont des logiques différentes. Il serait
conforme au chapitre précédellt sur les mathématiques de choisir la deuxième
1
solution. Mais, au-delà de ces questions de déjznition, se pose un problème plus
important: celui de reconnaître que les facteurs psychologiques et les facteurs
institutionnels entre tous deux en jeu dans le raisonnement.» 102
1
Il en résultera deux types de questions, profondément liées entre elles. Ces
questions concernent l'impuissance de la logique à saper les fondements de
1
l'ordre social d'une part, et sa pluralité de l'autre. Toutes choses qui semblent
plutôt discutables, d'un point de vue instrumentaliste qui est, du reste, le nôtre
1
dans ce projet. On peut effectivement considérer que la détermination
sociologique de la logique gagnerait certainement à tenir compte davantage des
1
outils de pensée propres à chacune des cultures, au lieu de verser totalement dans
l'institutionnalisme, comme préfère le faire ici l'auteur. Autrement dit, s'il
pouvait jamais exister quelque chose que l'on pourrait appeler" différence "
1
entre la logique du Zandé et celle de l'Occidental, celle-ci proviendrait moins du
1
102. ibid. P 63
1
-99 -
1
1
1
fonctionnement particulier des institutions dans chacun des" mondes historiques
" que du caractère écrit ou oral des traditions zandé et occidentale. Donc, là où
1
BLOOR prétend voir une différence provenant presque exclusivement du poids
des institutions sociales, nous mettrions plutôt les outils de pensée. Là où il voit
1
encore des raisons de soutenir sa thèse de la relativité de la logique, donc de sa
pluralité, nous soupçonnons au contraire un certain nombre d'erreurs
1
d'interprétation qu'il nous faut maintenant considérer.
Dans Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé, 1972, EVANS-
1
PRITCHARD a étudié les pratiques de sorcellerie, d'oracle ou de magie qui
s'ensuivent pour démasquer les faiseurs des choses de la sorcellerie - ahu
mangu. L'enquête établie alors que la sorcellerie chez les Azandé serait un "
1
phénomène organique et héréditaire ", de telle sorte que si par exemple un
individu est reconnu sorcier, l'inférence inductive classique commanderait alors
1
de se méfier, en conséquence, aussi bien de ses ascendants que de ses ascendants
en ligne patrilinéaire. Or, constate EVANS-PRITCHARD-BLOOR, les Azandé
1
ne raisonnent pas ainsi:« Pour nos intelligences, il paraît évident que si un
homme est avéré sorcier, tous ceux de son clan sont sorciers ipso facto, puisque
1
le clan zandé est un groupe de personnes reliées biologiquement en ligne
masculine. Les Azandé voient le bien-fondé de cet argument, mais ils n'en
acceptent pa.'! les conclusions; s'ils le faisaient, c'est la notion tout entière de
1
sorcellerie qui verserait dans la contradiction. Dans la pratique, ils regardent
comme sorciers les seuls proches parents paternels du sorcier notoire. C'est en
1
théorie seulement qu'ils étendent l'imputation à tous les hommes de son clan. Si
aux yeux de tout le monde la compensation d'un homicide par sorcellerie note
1
de sorcellerie toute la parenté d'un coupable, il suffit qu'un examen post mortem
ne révèle aucune substance ensorcelante pour laver la parenté paternelle de tout
soupçon. Ici nous pou l'rions encore faire ce raisonnement, que si l'examen post
1
mortem montre l'homme exempt de substance maléfique, tout son clan doit être
exonéré aussi bien, mais les Azandé n'agissent pas comme s'ils étaient de cet
1
avis» 103
EVANS-PRITCHARD s'emploie alors à relever les erreurs de
1
raisonnement que font les Azandé:
1.
ils« regardent (... ) généralement la sorcellerie comme un trait
1
individuel, et le traitent ainsi malgré son association avec la parenté.».
1
2.
Ils« ne perçoivent pas la contradiction comme nous le faisons, du fait
que le sujet ne leur inspire aucun intérêt théorique, et les situations
1
103. EVANS-PRITCHARD: 1972 pp 56-57
1
-100 -
1
1
1
dans lesquelles ils expriment leurs croyances dans la sorcellerie ne les
contraignent pas à penser le problème. » 104
1
Et ces situations se ramènent, en fait, seulement à la nuisance, au malheur
l,
particuliers qui conduisent un tel à consulter un oracle par exemple pour savoir si
tel autre l'ensorcelle effectivement, sans pour cela chercher à aller au-delà,
1
jusqu'à s'interroger sur la qualité du sorcier présumé, au cas où l'oracle
l'innocentait au sujet de son propre sort. Car, ce n'est pas parce que parce que tel
individu présumé sorcier a été exempté de tout soupçon concernant telle
1
personne qu'il ne peut plus ensorceler telle autre. Autrement dit, son innocence
d'un cas ou d'un jour ne permet pas de décider définitivement de sa qualité de
1
sorcier:« Qu'il s'agisse d'un sorcier, cela ne compte pas pour vous tant que vous
n'êtes pas .'la victime (. .. ) Les Azandé s'intéressent uniquement à la dynamique
1
de la sorcellerie dans les situations particulières.»105 Le Zandé aurait donc ainsi
un goût assez prononcé pour l'inachévé. L'anthropologue l'a d'abord présenté
comme incapable d'aller jusqu'au bout de son propre raisonnement, de tirer une
1
conclusion logique, c'est-à-dire nécessaire à partir d'un certain nombre de
prémisses évidentes. On vient de voir qu'il suspend facilement son enquête
1
magique, une fois parvenu à un certain ni veau d'innocence de l'accusé. Pour
cela, il ne pouvait s'expliquer pertinemment le phénomène de sorcellerie,
1
puisque l'explication est subsomption des phénomènes sous des lois de
couverture ou modèle explicatif à la lumière desquels ceux-ci apparaissent
1
comme auto-explicatifs. Autrement dit, toute explication est généralisation: elle
montre ainsi que tel fait n'est qu'un cas particulier, alors interprétable dans une"
conception idéale ", pour reprendre la formule de TOULMIN:« Le résultat est
1
que l'on peut expliquer des phénomènes ou bien en les comparant avec des
événements du même type, qui d'eux-mêmes s'expliquent mieux, ou bien en les
1
ramenant à des événements d'une autre sorte, qu'on pense être plus naturels,
plus acceptables ou plus auto-explicatifs.»106 D'autre part, le Zandé ne pouvait
1
davantage manifester un quelconque" intérêt théorique" pour le même
phénomène. Car, il aurait fallu qu'il généralisât ses descriptions des choses de la
1
sorcellerie. Ce qu'il n'ose évidemment pas faire.
Rappelons que pour EVANS-PRITCHARD l"'erreur institutionnalisée"
dont est victime le Zandé comporte deux faces. Celui-ci ne voit pas la nécessité
1
de généraliser l'imputation de sorcier à l'ensemble des membres du clan en ligne
1
104. ibid. P 58
105. ibid.
'1
106. S.TüULMIN: 1973 p 72
1
- 101 -
1
1
1
patrilinéaire, une fois que l'examen post mOl"tem a clairement montré qu'un de
ses membres était effectivement porteur du nwngu, la redoutable substance
1
ensorcelante. A l'inverse, la nécessité de mettre hors de cause tous les membres
d'un clan, dès lors que le même examen parvient à innocenter l'un de ces
1
membres ne s'impose pas à lui. Et BLOOR y a vu un " exemple ", le meilleur à
partir duquel il conclut au relativisme sociologique, c'est-à-dire au déterminisme
1
institutionnel de la pensée. Pourtant, cet exemple ne semble pas pertinent pour
permettre de déceler une quelconque erreur logique dans le raisonnement du
1
Zandé. Pas plus d'ailleurs qu'il n'est en mesure de légitimer une quelconque
distinction significative entre deux styles de raisonnement. Car, une chose est de
faire une inférence; autre chose est de faire une inférence parfaite. Et la question
1
qui se pose ici justement est celle de savoir si l'inférence d'EVANS-
PRITCHARD-BLOOR est parfaite. On peut en douter, puisque, hors des limites
1
de la logique inductive que nous rappellerons, tout semble indiquer qu'elle n'est
même pas conforme à l'enseignement génétique élémentaire. En effet, ce que
1
nous enseigne cette science, c'est-à-dire la " science occidentale" elle-même
dont BLOOR en particulier oppose la logique à celle du Zandé, c'est que l'ADN
1
( acide désoxyribonucléique) des chromosomes, ce support biologique du
mécanisme de l' hérédité et de toutes les informations concernant la vie des
cellules, est gros de plusieurs possibles. Passons sur le détail des considérations
1
complexes de ce que la génétique mendélienne distingue entre les caractères
récessifs et les autres, les dominants. Disons simplement que, par définition,
1
l'hérédité est un ensemble de dispositions ou de caractères divers susceptibles ou
non de se transmettre. Si bien que tel parent par exemple peut très bien être
1
porteur de la fameuse substance ensorcelante, sans pour cela que quelque oracle
que ce soit parvienne jamais à dénoncer sa progéniture comme également
1
exercée dans ces pratiques maléfiques, qui plus est, sans pour autant que cette
sanction de l'oracle vienne violer les lois fondamentales de la génétique elle-
même. D'un mot, l'hérédité est une théorie probabilitaire et non déterministe,
1
comme le rappelle ici ROSTAND:« Nous avons dit que la rigueur mathématique
s'appliquait dans ce domaine de la réalité, où l'on ne se fût guère attendu de le
1
rencontrer. Des 48 chromosomes de chaque parent, l'enfant en reçoit 24, pas un
de plus. Le choix de ces 24 chromosomes est chose purement fortuite. Non moins
1
que de son père ou de sa mère, tout Homme estfils du hasard.» 107
Cela montre clairement que l'inférence d'EVANS-PRITCHARD-BLOOR
aurait été conforme à l'état actuel de nos connaissances en biologie de la
1
reproduction, donc logiquement valide, si hors de la simple ethnographie des
1
107. J.ROSTAND: 1962 p 53
1
- 102-
1
1
1
réseaux suivant lesquels circule le mangu, le Dr EVANS-PRITCHARD en
1
particulier avait aussi tenu compte du caractère aléatoire des mécanismes de la
reproduction génétique. POUllant, il est censé les connaître, quelles que soient les
formes par lesquelles ils s'expriment: qu'il s'agisse du modèle mathématique de
1
l'hérédité du à MENDEL, modèle si révolutionnaire qu'il échappera, comme
c'est souvent le cas, à l'intelligence de la communauté scientifique de l'époque,
1
tant celui-ci bouscule la tradition, en faisant communiquer l'hérédité et
l' hybridation, la biologie et le naturalisme, c'est-à-dire deux domaines
1
séculairement considérés comme rigoureusement distincts; qu'il s'agisse encore
du principe alternatif de réduction chromosomique qui affirme que « pour
chaque paire de chromosomes contenus dans les cellules du corps, un seul
1
chromosome passera dans la cellule génétrice - un seul: ou le paternel ou le
maternel.»IOS Cette inférence aurait donc été valide, si elle s'était conciliée la
1
prudence qui s'impose en matière d'hérédité, et qui impose de présenter les
choses seulement en termes strictement stochastiques. Elle l'aurait été, si elle
1
n'était pas ainsi désavouée par l'enseignement de la science occidentale elle-
même, en laquelle BLOOR en particulier croit avoir trouvé les raisons, les
1
meilleures pour soutenir son insoutenable relativisme. Cette inférence aurait été
acceptable, si le logocentrisme dont un tel relativisme procède ne s'était pas
largement trompé sur la justesse de ses propres arguments, c'est-à-dire sur les
1
raisons qu'elle prétend avoir tiré de la science occidentale. En tout cas, en se
trompant si profondément sur ses propres raisons qu'il finit ainsi par contredire,
1
le relativisme bloorien nous a au moins appris sur son appartenance à l'ordre du
discours relativiste en général, précisément sur ce qu'il s'hérite nécessairement
1
dans l'ordre d'un tel discours, à savoir la contradiction.
Peut-être BLOOR pourra-t-il, sans trop de peine, accepter cette
1
argumentation par laquelle nous essayons de créditer le raisonnement Zandé, de
le valider par la science occidentale elle-même, ou encore de le valider en
invalidant un mauvais usage de cette même science. Ainsi, il cesserait de croire,
1
avec EVANS-PRITCHARD, que celle-ci est au contraire ce qui en montre le
caractère erroné. Mais peut-être aussi n'y verrait-il seulement qu'une" pirouette
1
", une manière de " négocier ", c'est-à-dire de " sauver" des croyances ou des
institutions sociales qui leur font corps, par le biais d'ajustements nécessaires
1
apportés au modèle de raisonnement, comme le feraient généralement les
Azandé eux-mêmes:« Il n'y a aucun danger pour que les croyances stables
soient mises en question. Si le problème de l'inférence venait à se poser, ils
1
négo'cieraient adroitement la menace pour rejeter la difficulté première (. .. ) La
1
IDS. ibid. pp 49-50
1
-]03 -
1
1
1
logique ne menace pas l'institution de la sorcellerie car un raisonnement
logique peut toujours s'en voir opposer un autre.»109 Nos deux auteurs en
1
viennent alors à donner deux exemples du genre de procédures ad hoc
auxquelles excelle le Zandé pour pérenniser ses croyances et ses institutions. Le
1
premier est l' hypothèse de la bâtardise par laquelle un clan patrilinéaire peut se
disculper de l'accusation de sorcellerie portée contre lui, du fait de l'inculpation
1
d'un de ses membres. Le second concerne une hypothèse difficilement vérifiable
ante mortem, à savoir le " refroidissement " du mangu en vertu duquel tel
1
individu accusé de sorcellerie au moment t peut être lavé de tout soupçon, si
l'on réussit à montrer que la fameuse substance ensorcelante s'est refroidie au
moment t
1
n -1.
L'erreur serait de vouloir comparer de telles raisons avec l'argumentation à
l'aide de laquelle nous essayons de montrer le caractère rationnel de la croyance
1
zandé, du moins telle qu'elle nous est rapportées ici par EVANS-PRITCHARD,
et commentées par BLOOR, au-delà même de son" monde historique ", en
1
l'occurrence du système de représentations ou de la culture zandé. Ce serait
même sans doute une erreur grave. Car, notre raisonnement ne pourrait
raisonnablement être rapproché que de celui que propose BLOOR lui-même.
1
Dans le même texte, il suppose, en effet, que l'assassinat ait, dans la culture
occidentale, le caractère ct' un meurtre délibéré. Puis, il prend soin de montrer
1
que tout homicide prémédité n'est pourtant pas un assassinat. Il en est ainsi des
actes de guerre par exemple. On constate alors que, dans ce type de
1
raisonnement comme dans le nôtre, l'on tient compte de la précarité et autres
limites de la généralisation, en l'espèce de la généralisation inductive à propos
1
de laque]]e notre attention a depuis longtemps été attirée. Ce que nous a appris la
critique de la logique inductive, c'est que plusieurs exemples ne suffisent jamais
1
à " implanter" une théorie quelconque de façon décisive, puisqu'un seul contre-
exemple suffit largement à sa réfutation. Il s'agit là d'une des conséquences de
l'absence de fondement logique à l'induction que les critiques de l'empirisme
1
dogmatique ont révélées. A savoir qu'une loi universelle telle que" Tous les
corbeaux sont noirs" ne saurait être déductible d'un ensemble fini d'énoncés
1
observables, quelque nombreux qu'ils soient. D'où l'extrême patience qu'un
HEM PEL par exemple conseille à ce sujet: la patience d'attendre la fin du
1
monde pour pouvoir constituer une collection exhaustive des faits, c'est-à-dire
pour espérer avoir une inférence inductive complètement valide. Pourtant, c'est à
HUME que revient la critique pionniere de l'induction, critique que POPPER a,
1
du reste, largement renouvelée dans sa Logique où il récuse vigoureusement le
1
109. D.BLüüR: op.cil. p 158
1
-104-
1
1
1
modèle vérificationniste de la signification proposé par le néo-positivisme, dans
toutes ses versions, comme critère de démarcation entre la science et la
1
métaphysique, au profit de la falsification. Dans sa critique, l'auteur de l'Enquête
oppose alors les inférences inductives qui, à partir de prémisses vraies, ne
1
peuvent prétendre qu'à des conclusions probables aux inférences déductives qui,
au contraire, permettent d'inférer des conclusions nécessaires.
1
En définitive, les motifs qu'invoque BLOOR pour soutenir l'idée d'une
logique plurielle, justiciable de plusieurs styles cognitifs emportent difficilement
1
l'adhésion. En effet, son" relativisme méthodologique" ne nous empêche pas de
voir que, à la lumière de la science occidentale, précisément des leçons de la
génétique combinées à la critique philosophique de l'induction, la quantification
1
des sorciers du clan ne saurait être universelle.
*
1
* *
Ce premier chapitre comportent deux grands moments. Jusqu'ici, nous
1
avons essayé de montrer en quoi le relativisme historiciste, tel qu'il s'est
exprimé en anthropologie en particulier sous le nom euphémique de "
1
relativisme culturel ", pouvait être dit fonction du rationalisme absolu et de ses
travers, notamment de l'illusion logocentrique. On a alors vu que rien ne
montrait pourtant mieux ici les limites du relativisme qu'un usage correct,
1
critique, donc restrictif du rationalisme. Maintenant, sans que notre objet change,
nous allons seulement chercher à récuser autrement le relativisme, en mettant
1
l'accent, cette fois-ci, sur le caractère invariable de la méthode rationaliste.
1
1.3 Raison, pluralisme et relativisme.
1
1
M.FEYERABEND, relativiste radical s'il en est, a soutenu l'idée d'une
association étroite entre pluralisme et relativisme. Précisément, son idée est que
1
l'on ne peut jamais trouver à la " prolifération" une interprétation autre que
relativiste. Ainsi, le fait qu'il existe une multitude des systèmes éthiques par
1
exemple nous conduirait nécessairement à conclure à leur relativité, c'est-à-dire
à les mettre tous à un niveau d'égalité tel que nous serions impuissants à les
juger à l'aide des termes moraux, tels que bon ou mauvais, sain ou malsain etc ...
1
Dans cette section, notre intérêt portera sur le concept de raison, en tant
qu'il est justiciable de plusieurs acceptions. Compte tenu du précédent
1
1
-105 -
1
1
1
feyerabendien, il est légitime de craindre ici qu'une telle démarche ne présente
un risque réel de mésinterprétation du côté des Feyerabendiens, tant il est
1
difficile de penser que le relativisme puisse jamais interpréter autrement, c'est-
à-dire correctement, une approche topique, donc pluraliste de la raison.
1
Le relativisme en général souffre profondément du mode contradictoire par
lequel il s'exprime, depuis l'aube de la philosophie. Aussi peut-on facilement
1
menacer FEYERABEND de l'opposer à lui-même s'il croyait pouvoir trouver
son compte dans notre projet. C'est-à-dire que pour soustraire notre approche
topique de la raison à son interprétation relativiste, il est assez facile de lui
1
rappeler d'abord le caractère fondamentalement contradictoire de son discours.
Pour nous prémunir contre toute interprétation relativiste de notre méthode,
1
faisons-le déjà. Commençons par relever ses contradictions internes, avant même
de parler de ses contradictions externes, celles là mêmes qui concernent son
1
incapacité à interpréter correctement notre démarche. D'autre part, on verra que,
en affirmant, d'une certaine façon, la mort de l'homme, en tant que sujet
responsable du discours, le relativisme feyerabendien apparaît comme le pire
1
étage jamais ajouté à l'édifice relativiste, déjà précaire.
1
1.3.1 Le nouveau relativisme.
1
Chacun sait que FEYERABEND se veut être le défenseur du principe de "
1
tolérance en matière d'épistémologie" sans quoi, selon lui, l'on ne peut
prétendre être ce " bon empiriste" que la critique post-néo-positiviste, unanime,
1
cherche depuis 1950 jusqu'à nos jours (cf. P.JACOB:1980). Pour
FEYERABEND, le bon empiriste doit être celui qui sait empêcher la "
l,
pétrification dogmatique de la pensée au nom de l'expérience ". De plus, il a le
devoir de se prémunir contre ce qui semble être la ruse de la raison empiriste:«
Certaines des méthodes de l'empirisme moderne ont été introduites dans un
1
esprit antidogmatique et progressiste. Or, elles mènent inéluctablement à
l'établissement d'une métaphysique dogmatique et à la construction des
1
mécanismes de défense qui mettent cette métaphysique dogmatique à l'abri de
toute réfutation par les investigations expérimentales (. .. ) au lieu d'éliminer les
1
dogmes et la métaphysique et par la même occasion de favoriser le progrès,
l'empirisme a inventé une nouvelle manière de rendre les dogmes et la
1
métaphysique respectables.»11O Cet empirisme sans dogme à la FEYERABEND
'1
110, P,FEYERABEND: 1980 p 246
1
- 106-
1
1
1
exige la souscription au principe du anything goes que les traducteurs en français
1
de Against method ont rendu simplement par" tout est bon ". Celui-ci peut donc
justement être considéré comme un simple avatar du " tout est vrai" ou " tout est
1
faux", en tout cas, du tout se vaut sous le rapport de la vérité ou de la fausseté.
Or, on reconnaît là une opinion que, déjà, dans sa Métaphysique, r, VIII, 1012 b
15, ARISTOTE critique vivement. En particulier, il montre que le relativisme ne
1
peut ici échapper au paradoxe suivant:« Celui qui dit que tout est vrai, affirme,
entre autres, la vérité de la proposition contraire à la sienne, de sorte que la
1
sienne n'est pas vrai ( car celui qui avance une proposition contraire prétend
qu'elle n'est pas vraie ), tandis que celui qui affirme que tout est faux affirme
1
aussi la fausseté de ce qu'il dit lui-même.» Pour essayer de se sortir de ce
paradoxe, il ne lui reste plus que la contradiction assortie d'une régression à
l'infini, lesquelles, bien entendu, ne sauraient satisfaire qui que ce soit:« Et s'ils
1
prétendent, le premier, que seule la proposition contraire à la sienne n'est pas
vraie, et le dernier, que la sienne seule n'est pas fausse, ils n'en sont pas moins
1
conduits à poser une infinité d'exceptions, tant pour les propositions vraies que
pour les propositions fausses. En effet, celui qui dit que la proposition vraie est
1
vraie dit lui-même vrai; or cela mène à l'ù~fmi.» Que le relativiste dise que tout
est vrai ou que tout est faux, ou encore récemment que tout est bon n'a d'autre
1
but que de vouloir violer le principe de non-contradiction.
En tout cas, le relativisme feyerabendien, que nous venons ainsi de
rapporter à ses propres origines grecques dont il n'est que la forme radicalisée,
1
affirme explicitement la violation de ce principe en épistémologie, comme on le
verra dans la suite. Son relativisme va de pair avec son anarcho-structuralisme.
1
L'idée est de favoriser la prolifération des énoncés, des traditions les plus
disparates, sans que préférence ou primauté aucune soit jamais donnée à l'une
1
plu tôt qu'à l'autre: science, religion, mythe, magie, et bien d'autres choses
encore. Aucune forme de pensée n'ayant de statut particulier, FEYERABEND
1
va alors conseiller leur interférence. Et il y voit les conditions de possibilité de ce
nouvel empirisme non dogmatique:« Une science libérée de la métaphysique a
toutes les chances d'être sur le chemin d'une métaphysique dogmatique. »111
1
Pour le rendre possible, FEYERABEND ne se contente pas seulement de
critiquer la dogmatique empiriste classique. Il propose un nouveau modèle de la
1
confirmation: la méthode contre-inductive qui, comme son nom l'indique,
cherche essentiellement à dénoncer Je fétichisme de l'expérience, ou plutôt son
1
recours précoce. Forte de la critique de l'idée d'une expérience brute,
commencée par COMTE, reprise par NEURATH, et systématisée par HANSON,
1
111. ibid. P 248
1
-107 -
1
1
1
cette méthode encourage plutôt la confrontation entre théories concurrentes, et
non entre celles-ci et l'expérience, puisque celle-ci n'est elIe-même que la
1
donnée de la théorie:« Une théorie a beau sembler refléter les faits le plus
fidèlement du monde, son existence a beau sembler totalement nécessaire à ceux
1
qui en parlent la langue, il n'en parle pas moins que l'on ne peut affirmer son
adéquation factuelle qu'après l'avoir confrontée avec des théories rivales dont
1
l'invention et la formulation détaillée doivent précéder toute déclaration finale
sur ses succès pratiques et son adéquation factuelle. Telle est la justification
1
méthodologique de la pluralité des théories.»112 FEYERABEND récuse d'autant
plus vigoureusement l'attachement aveugle à l'expérience qu'il est convaincu
que la pratique scientifique effective a toujours violé les règles de sa propre
1
méthode, en particulier celle de l'adéquation entre théorie et faits.
FEYERABEND appuie alors I.LAKATOS, son" frère en anarchisme ", pour
1
que, enfin, on puisse laisser à une théorie nouvelle d'" espace vital minimum ",
le minimum nécessaire pour lui permettre de faire ses preuves plutôt dans le
1
temps:« Une nouvelle théorie étant donné, nous ne devons pas nous servir
immédiatement des critères habituels pour décider de sa survie. Ce ne sont ni
1
des incohérences internes grossières, ni un manque évident de contenu
empirique, ni un conflit flagrant avec les résultats expérimentaux, qui devraient
nous empêcher de retenir et d'élaborer un point de vue qui nous plaît pour une
1
raison ou pour une autre. C'est l'évolution d'une théorie sur des longues
périodes, et non sa forme à un moment particulier, qui compte pour nos
1
appréciations méthodologiques.» 113 Enfin, en insistant sur la nécessité d'avoir
recours à des éléments extérieurs pour pouvoir critiquer le système conceptuel
1
classique, il semble trouver l'inspiration dans l'indécidabilité exprimée ai lIeurs
par la théorème de GODEL:«(. .. ) comment pourrions-nous critiquer les termes
dans lesquels nous exprimons habituellement nos observations? (... ) notre
1
première démarche dans la critique des concepts habituels et des réactions
habituelles consiste à sortir du cercle: et soit à inventer un nouveau système
1
conceptuel, par exemple une nouvelle théorie qui se heurte aux résultats
d'observation les plus sérieusement établis, et confonde les principes théoriques
1
les plus plausibles; soit à importer un tel système de la science du dehors, de la
religion, de la mythologie, des idées des ignorants ou des divagations des fous.
1
Cette démarche est encore une fois contre inductive. La contre-induction est à la
fois un fait - la science ne pourrait exister sans elle - et un coup, légitime et très
1
112. ibid.
1
113. ibid. P 200
1
- 10S-
1
1
1
nécessaire, dans le jeu de la science.» 114 Sauf que, au contraire de ce qui se
passe, d'ordinaire, en axiomatique où les éléments extérieurs ne sont pas
1
hétérogènes à ceux du système primitif dont on veut dire quelque chose, par
exemple qu'ils satisfont telle condition, la sorte d'indécidabilité que semble
1
suggérer l'anarcho-structuralisme, et c'est ce en quoi il fait défaut, considère, en
vertu du principe du anything goes, comme élément extérieur tout ce qu'il fait
1
entrer dans le contexte de découverte qui, de son point de vue, ne se distingue
plus de celui de justification.
FEYERABEND se persuade alors que son" plaidoyer en faveur de la
1
tolérance en matière d'épistémologie" n'a de chance d'être entendu, que
l'ensemble de son projet ne peut voir le jour que dans une société, " libre". Ici,
1
disparaîtrait définitivement la collusion qu'il dénonce de toutes ses forces entre
l'Etat et la science. Dans ces conditions, celle-ci perdrait automatiquement
1
l'importance disproportionnée qu'elle a prise actuellement dans notre
civilisation. Pourtant,« ses buts ne sont certainement pas plus essentiels que ceux
qui servent de guide aux membres d'une communauté religieuse ou d'une tribu
1
unie par un mythe.(. .. ) ces buts n'ont aucun intérêt à restreindre les vies, les
pensées, l'éducation des membres d'une société libre, où chacun devrait avoir
1
l'occasion de faire son propre choix et de vivre selon les croyances sociales
qu'il trouve les plus acceptables. C'est dire que la séparation de l'Eglise et de
1
l'Etat doit avoir pour complément la séparation de l'Etat et de la Science.»115
Donc, en tant qu'elle ne vaut pas mieux qu'une autre tradition, FEYERABEND
1
ne comprendre pas que, dans les sociétés technocratiques actuelles, les savoirs de
type scientifique soient les seuls à pouvoir jouir de la considération, les seuls à
recevoir des subventions, des aides ou des protections de toutes sortes de la part
1
du pouvoir, au détriment de tous les autres. De toute façon, si les traditions
autres que scientifiques sont ainsi négligées, voire méprisées, c'est simplement
1
parce que quelque chose en elle nous échappe encore:« Les doctrines anciennes
et les mythes " primitifs " ne paraissent étranges ou absurdes que parce que
1
l'on ne connaît pas leur contenu scientifique, ou parce que celui-ci est déformé
par les philologues et les anthropologues qui se sont familiarisés avec les
1
connaissances les plus simples en physique, en médecine, et en astronomie.» 116
Pourtant, poursuit-il, seule la coexistence des traditions de pensée les plus
diverses peut favoriser le maintien d'un certain" humanisme ", donc réaliser cet
1
" homme total " que la science seule risque au contraire de « transformer en un
1
114. P.FEYERABEND: 1979 pp 69-70
115. ibid. P 337
1
116. ibid. P 50
1
-109-
1
1
1
mécanisme misérable, froid, pharisaïque, sans charme, ni humour... » C'est
également sous cette condition que la connaissance elle-même connaîtrait un bel
1
essor. Une« réforme des sciences qui les rendrait plus anarchistes et plus
subjectives ( au sens de Kierkegaard )>>117 s'impose donc. Elle les doterait ainsi
1
des normes plus" libérales ". C'est-à-dire qu'on aurait, enfin, le genre de
rationalité où auraient également place « la religion d'un individu par exemple,
1
ou sa métaphysique, ou son sens de l'humouf.) 118
*
1
* *
Pourtant, même si son anything goes résume parfaitement sa profession de
foi relativiste, l'usage que FEYERABEND fait d'un certain nombre de
1
superlatifs montre clairement qu'il n'écarte pas l'idée qu'il puisse jamais exister
de " choses plus importantes" que le victoires militaires, le progrès scientifique
1
ou la " recherche de la vérité" en philosophie. Il n'hésite pas non plus à
reprendre à son compte le thème traditionnel du relativisme culturel selon lequel
1
l'Occident gagnerait à se mettre à l'école des sociétés traditionnelles touchant
aux pratiques psychiatriques, au traitement de la délinquance, ou encore à la
prise en charge des personnes âgées. Autant de domaines dans lesquels ces
1
sociétés sont parvenues à développer des" formes meilleures" d'action ou de
traitement sociaux. Mieux: FEYERABEND n'admet pas moins que cette
1
recherche du meilleur est ce à quoi s'attache, finalement, son propre anarcho-
structuralisme, en ce qu'il vise le progrès de la connaissance scientifique, en tant
1
que" connaissance objective" dans une société permissive, donc certainement
meilleure que l'actuelle, plutôt excluante. De même, ni la dénonciation de la
1
prétendue observation de la méthode en science, ni son refus des " doctrines
fondées sur l'ordre et la loi" ne lui font perdre complètement toute lucidité,
puisque l'impensé de son discours, c'est-à dire ce qu'il dit sans vouloir le dire
1
vraiment, continue à montrer la supériorité ou les avantages de la tradition
scientifique sur toute autre tradition. Il y a effectivement affirmation implicite
1
sinon de la supériorité, du moins de l'intérêt de cette tradition, puisque le
relativiste avoue par ailleurs qu'on est pas encore simplement au clair avec le"
1
contenu scientifique " de ces autres traditions, sans lequel peut-être celles-ci
n'auraient aucun intérêt. On pourrait même penser que l'éloge de la tradition
1
scientifique va plus loin, dans ce plaidoyer en faveur de l'anarcho-
structuralisme:« En résumé, l'unanimité dans l'opinion peut convenir à une
Eglise, aux victimes terrorisées ou ambitieuses de quelque mythe ( ancien ou
1
117. ibid. P 191
1
118. ibid. p 16
1
- 110-
•
1
1
modeme ) ou aux adeptes faibles et soumis de quelque tyran. Mais la variété des
opinions est indispensable à une connaissance objective. Et une méthode qui
1
encourage la variété est aussi la seule compatible avec les idées humanistes. (
Dans la mesure où la condition de compatibilité impose des limites à la variété,
1
elle contient un élément théologique, qui réside naturellement dans l'adoration
des" faits ", si caractéristique de presque tout empirisme.»119 En effet,
1
visiblement, l'anarcho-structuraliste souhaite simplement que la rationalité
actuelle accepte ou promeuve davantage la différence ou la contradiction, à
1
l'opposé de toute autre tradition fondée ou dominée par l'irénisme. POPPER par
exemple n'aurait certainement pas grand-chose à objecter à un tel souhait. Mais
le rationaliste l'invitera aussitôt à revoir ses moyens. Il ne saurait accepter que
1
cette différence dans la rationalité soit le fait du refus catégorique de tout
dispositif régulé des normes, du désordre en somme que consacre explicitement
1
son parti incompréhensible en faveur du anything goes. Qui plus est, au lieu de
se contenter de cette fin fort louable, c'est-à-dire favoriser le développement de
1
l'esprit de contradicti on dans l'espace de la discursi vité rationnelle, mais à
propos duquel il s'est sûrement trompé sur les moyens, FEYERABEND nourrit
1
encore l' ambi tion démesurée de vouloir " saper l'autorité de la Raison ". Il ne
veut donc même pas essayer de sortir de son orbe, comme d'autres, avec des
moyens et des fortunes divers, l'ont essayé. Il oublie ainsi ce que l'on a dû
1
rappeler aux uns et aux autres. A savoir que cela ne peut se faire. On a envie de
dire que cela ne devrait pas se faire si l'éthique, en tant que théorie générale des
1
normes, comptait encore, de quelque façon, à ses yeux. En effet, si cela avait été
le cas, il aurait peut-être vu que réduire la méthode d'un COPERNIC ou d'un
1
GAULEE à des" procédures ad hoc ", ou irrationnelles, ou encore abusives,
telles que la tricherie avec les règles du jeu scientifique, la propagande, les
1
mesures de pression ou d'intimidation etc ... est sans doute la pire manière de
rendre justice à d'intenses efforts de réflexion intellectuelle. C'est-à-dire qu'il
aurait peut-être pu mesurer la gravité du préjudice moral qu'il a ainsi si durement
1
causé à des hommes qui, prenant quelquefois des risques énormes pour leur vie
avec les idéologies et les pouvoirs dominants - le cas de GAULEE est sur ce
ft
point particulièrement exemplaire - se sont illustrés, avec des talents divers,
dans une démarche inquiète, patiente et critique. Pour tout cela, ils méritent sans
1
doute un peu plus d'égards.
FEYERABEND croit donc pouvoir échapper à l'ordre de la discursivité
rationnelle, en tant qu'elle caractérise un certain nombre de règles ou de
1
principes qui" policent" la production de ce type de discours. Il prétend avoir
1
119. ibid. P 46
1
- III -
1
1
1
trouvé chez ceux qui ont attaché leur nom à la grande aventure de la science
moderne les bonnes raisons de ne pas se faire de scrupules de méthode. Il est
1
même persuadé avoir sapé le pouvoir de la déesse Raison. Ce qu'il semble avoir
ainsi oublié, c'est que l'éternel procès de la raison par l'irrationalisme participe
1
de ce que Me VERGES (1981) appelle un "procès de connivence ", ce genre de
procès où toutes les parties sont généralement d'accord sur les principes ou les
1
fondements de l'ordre que l'une d'entre elles incrimine, et non un mouvement
révolutionnaire visant à le mettre en péril. C'est pourquoi DERRIDA, se
défendant de n'utiliser que le langage courant au Ministère de l'intérieur, a
1
appelé justement toute action de ce genre une" agitation" hardie. Voici ce qu'il
a fait observer particulièrement à FOUCAULT qui, dans un projet, somme toute
1
assez extravagant au sens cartésien du terme, de faire l' histoire de la folie
comme par la folie elle-même, de faire parler la folie comme on fait parler un
1
individu, a prétendu sortir carrément de l'orbe de la Raison: « Il n 'y a pas de
cheval de Troie dont n'ait raison la Raison ( en général ). La grandeur
1
indépassable, irremplaçable, impériale de l'ordre de la raison, ce qui fait
qu'elle n'est pas un ordre ou une structure de fait, une structure historique
déterminée, une structure parmi d'autres possibles, c'est qu'on ne peut en
1
appeler contre elle qu'en elle, on ne peut protester contre elle qu'en elle, elle ne
nous laisse, sur son propre champ, que le recours au stratagème et à la
1
stratégie. Ce qui revient à faire comparaître une détennination historique de la
raison devant le tribunal de la Raison en général. La révolution contre la raison,
1
sous la forme historique de la raison classique, bien sûr ( mais celle-ci n'est
qu'un exemple de la Raison en général. Et c'est à cause de cette unicité de la
1
Raison que l'expression " histoire de la raison " est difficile à penser et par
conséquent aussi une " histoire de la folie "), la révolution contre la raison ne
peut se faire qu'en elle, selon une dimension hégélienne (. .. ) Ne pouvant opérer
1
qu'à l'intérieur de la raison dès qu'elle se profère, la révolution contre la raison
a donc toujours l'étendue limitée de ce que l'on appelle, précisément dans le
1
langage du ministère de l'intérieur, une agitation. On ne peut sans doute pas
écrire une histoire, voire une archéologie contre la raison, car, malgré les
1
apparences, le concept d'histoire a toujours été un concept rationnel.»120
DERRIDA poursuit en montrant qu'il est vain d'espérer pouvoir triompher
impunément et totalement d'une tradition à laquelle l'on emprunte tout ou partie
1
de ses ressources, en particulier des concepts, ou de l'aveu de FEYERABEND
lui-même certains usages, par exemple l"'usage général" que la tradition fait de
1
certains concepts. En reconnaissant y avoir sacrifié, FEYERABEND,
1
120. J.DERRIDA: seuil, 1967 pp 58-59
1
- 112-
1
1
1
implicitement, sacrifie par là même et son anything goes et son anti-
conformisme à l'autel de la tradition. En effet, il avoue avoir préféré appeler,
1
par conformité à la tradition, son épistémologie" théorie anarchiste de la
connaissance ", en dépit des présupposés" non humanistes, puritains et
1
rigoristes" et surtout du sérieux qu'évoque, selon lui, le concept d'anarchisme,
au lieu de " théorie dadaïste" comme il sied de nommer, en toute rigueur, un
1
projet épistémologique désinvolte, anarchisant et relativisant tout dans un même
élan de légèreté. FEYERABEND aurait pu méditer en profondeur les véritables
conséquences de ce qui lui paraît être seulement une adhésion délibérée à un
1
simple" usage général ". Peut-être aurait-il pu se résoudre à l'impossibilité de
parler contre la Raison, dans la stricte observation de sa méthode, d'user des
1
concepts qui lui appartiennent en propre, mais alors pour mieux s'en moquer.
Peut-être aurait-il pu voir dans cet" usage général" en particulier une démarche
1
trop sérieuse, trop paradigmatique au sens kuhnien du terme, donc, en l'espèce,
trop rationnelle pour qu'elle ne relève pas des fers de la Raison dont il croit avoir
admirablement triomphé, plutôt que de l'absence du " jeu des règles" qu'il
1
promeut, de la fantaisie qu'il vante, en tant qu'elles seraient au contraire liberté
et condition essentielle du progrès de la connaissance. En définitive, s'il avait pu
1
méditer les conséquences dernières de sa souscription à cet usage,
FEYERABEND aurait bien pu voir qu'il nous invite là encore qu'on ne le
1
prenne pas au sérieux. C'est-à-dire que, sur ce thème, comme sur bien d'autres
encore, l'anarchiste n'exprime pas vraiment de" conviction profonde ".
1
D'avance, la subversion contre la raison est vouée à l'échec, confirme
KERVELLA. Du moins en est-il toujours ainsi, dès lors que l'on emprunte à
cette tradition ses propres lieux, à savoir le texte, pour tenir un discours qu'on
1
prétend être révolutionnaire. Si bien que la seule façon d'échapper à la logique
de la discursivité rationnelle, c'est-à-dire à la raison de l'écriture, à la rationalité
1
que déploie nécessairement l'écriture dans son mouvement, est plus sûrement de
suspendre le geste, de tenir discours ailleurs, hors du texte. Autrement,« le
1
contre est toujours de trop. L'éthique le prononce, mais la logique le
dénonce.»J2J L'échec du " contre" montre ici que, dans l'espace d'un texte, en
1
ce lieu où l'irrationalisme prétend si ce n'est renverser la Raison, du moins la
dénoncer, on assistera toujours à une sorte de ruse de celle-ci avec ce qui n'est
pas elle. On assistera toujours à ce genre de subterfuge, instauré expressément
1
par la Raison, en tant que tradition démocratique, qui permet ainsi à la puissance
du négatif de s'exprimer, de lui contester son monopole, librement. Sans pour
1
cela que celle-ci parvienne jamais à la toucher, et a fortiori à la renverser, de
1
121. A.KERVELLA: Op.CiL p 139
1
-113 -
1
1
1
quelque façon. Sans pour autant que cette négativité arrive à battre la Raison sur
son propre domaine d'objectivation. D'où la légitimité de se demander « si tous
1
les efforts déployés aujourd'hui à des fins subversives ne sont pas vains,(... ) de
.'le demander si, le texte et la raison étant indissociables, les protestations
1
élevées contre celle-ci et ses effets stérilisants sur les composantes affectives ne
sont pas vouées à l'échec dès lors qu'elles sont inscrites dans les livres. En tout
1
cas, la réussite est toujours compromise parce qu'il y a justement une
impossibilité à concevoir des textes hors raison, parce que le texte, qu'on le
veuille délibérément ou non, est de toute façon porteur de raison.»
1
122
A défaut de suspendre le geste, le relativiste en particulier a d'autres choix:
ou bien ne plus rien dire du tout, d'autant plus qu'il n'a rien à dire qui ne soit
1
relatif, donc qu'il n'a rien à dire d'intéressant, de manière à laisser le champ
libre à ceux qui ont des choses à dire, autrement; ou bien s'il est toujours tenté
1
par le texte, lequel est pourtant pourvu d'une étonnante faculté dialectique qui
consiste à convertir en langage rationnel tout discours transcrit par l'écriture,
1
quelle que soit par ailleurs l'éthique dont il procède, le relativiste devrait
s'efforcer de trouver un éditeur chez qui il peut publier en blanc. Car sinon, il
continuera de pratiquer, si ce n'est le " jeu des règles" tant honni, celui de la
1
contradiction, alors inévitable. Et c'est le signe que le discours relativiste, parce
que fondamentalement auto-réfutant, est chaque fois dénoncé, voire rejeté,
1
comme par un phénomène d'histo-incompatibilité, par la logique identitaire du
texte. Pourtant, FEYERABEND ne semble pas trop s'inquiéter de cette situation.
1
Il continue simplement à s'en accommoder, comme en témoigne cet étonnant
texte qui, tout en faisant parfaitement ressortir le caractère fondamental de la
1
méthode relativiste, prétend en sauver le contenu, notamment en ne supportant
pas les conséquences dernières de son discours:« Il faut souligner au passage
que l'usage fréquent que je fais des mots tels que" progrès ", " avancement ",
1
" amélioration " etc... ne signifie pas que je prétende avoir une connaissance
particulière de ce qui est bon ou mauvais dans les sciences ni que je veuille
1
imposer cette connaissance à mes lecteurs. Chacun peut prendre les mots à .'la
propre convenance, et selon les traditions auxquelles il appartient. C'est ainsi
1
que, pour un empiriste, " progrès " signifiera voie ouverte à une théorie qui
fournit des tests empiriques directs dans la plupart de ses affinnations de base:
1
certains croient que la théorie des quanta est une théorie de cette espèce. Pour
d'autres, "progrès" peut signifier unification et harmonie, peut-être au dépens
d'une adéquation empirique: c'est ainsi qu'Einstein considérait la théorie
1
générale de la relativité. Ma thèse est que l'anarchisme contribue au progrès,
1
122. ibid. P 137
1
- 114-
1
1
1
quel que soit le sens qu'on lui donne. Même une science fondée sur la loi et
l'ordre ne réussira que si des mouvements anarchistes ont occasionnellement le
1
droit de se manifester. »123
FEYERABEND rompt ainsi complètement avec la tradition relativiste. Ce à
1
quoi celle-ci nous a habitués depuis la sophistique, c'est à un usage peu
scrupuleux du principe de non-contradiction. En prenant congé de ce principe, le
1
rhéteur par exemple s'essaie alors, grâce à un art consommé de la parole, à
prouver qu'une chose peut à la fois être le même et autre, son contraire, que les
1
thèses les plus contradictoires sont également, voire en même temps,
soutenables, et avec la même verve, que les apparences sont les seules réalités,
pour peu que l'on veuille prendre l'homme pour la mesure de toute chose.
1
SOCRATE-PLATON en particulier ont pu montrer facilement l'absurdité du
relativisme sophistique, à l'aide d'arguments ad homines. On concède alors que
1
l'homme soit la mesure de toute chose, donc que la vérité ne soit pas ce qui est,
ou ce qui est en rapport avec lui, comme l'enseigne PARMENIDE, ou encore ce
1
qui a généralement un caractère objectif, comme le soutient le rationaliste, mais
ce qui paraît telle à chacun. On accorde au relativiste que, dans ces conditions,
1
l'accord intersubjectif soit impossible, donc que ce que l'un prend pour la vérité
ne saurait s'imposer comme tel à l'autre. Mais, on lui impose d'accepter la
conclusion que toutes les opinions exprimées sous forme de contradictoires sont
1
également soutenables, parce que toutes les contradictoires sont également
vraIes.
1
En souhaitant que chacun prenne les mots à sa guise, FEYERABEND reste
donc assez conforme à la tradition relativiste. Mais, il va plus loin. Il innove
1
même notablement, en particulier quand il surprend par son refus de s'assumer
comme sujet responsable d'un acte de parole qui veut encore dire quelque chose,
1
en réduisant à sa plus simple expression l'anthropocentrisme sur lequel les
Protogorasiens notamment ont construit leur doctrine. Et ce n'est pas ce que l'on
pourrait appeler son" amnésie théorique ", ce genre de comportement qui ne le
1
rend pas responsable de ce qu'il a écrit" il Ya des siècles ( temps subjectif) "
qui occultera cet excentrement. Peut-être cette sorte d'amnésie pourrait-elle
1
l'aider seulement à suspecter la cohérence d'un discours avec lui-même comme
le péché par excellence de ces « philosophes qui, ayant fait une découverte
1
minuscule, y reviennent sans cesse par manque de quelque chose de nouveau à
dire, et qui transforment ce défaut, le manque d'idées, en une vertu suprême, la
cohérence.»124 C'est-à-dire que cela peut tout au plus lui permettre de se
1
123. P.FEYERABEND: 1979 p 25
1
124. ibid. P 124
1
-115 -
1
1
1
distinguer davantage encore de la sophistique qui, pour sa part, souscrit au moins
à l'un des principes fondamentaux de la raison grecque. A savoir que, au lieu
1
d'être le critère incontestable de la vitalité ou de la créativité d'une pensée,
comme le prétend FEYERABEND, l'incohérence d'un propos avec lui-même
1
est ce à quoi est déjà reconnaissable la fausseté. D'où l'effort sophistique de
travailler la structure interne du discours, de le colorier au besoin, pour que,
1
ainsi, ses failles passent inaperçues. FEYERABEND croit même
que
l'incohérence dans le discours n'est que le scrupule de tous ceux qui se parlent à
1
eux-mêmes. Quant à ceux dont le discours trouve un destinataire, ils n'ont pas à
veiller à la cohérence de celui-ci.
On peut ici interpréter de deux façons cette position. FEYERABEND croit
1
ainsi pouvoir relativiser ses contradictions internes par le fait que, chaque fois, il
se trouve quelqu'un qui le lit. D'autre part, il lance indirectement comme une
1
manière d'avertissement à nous tous, indistinctement, aux lecteurs comme aux
éditeurs. A savoir qu'il continuera à entretenir son relativisme, donc ses
1
contradictions, donc sa violence à l'égard de la discursivité rationnelle, son
relativisme persistera à dissoudre le sujet, tant que nous continuerons à fabriquer
1
ses livres et à les lire, tant que nous continuerons, nous, à être captifs de cet
étrange réseau de communication par lequel FEYERABEND, en tant que
destinateur, se trouve un moyen, l'édition, par laquelle il se permet alors
1
d'imposer au destinataire que nous sommes des conditions qui nous apparaissent
plutôt abusives. Le relativisme feyerabendien apparaît donc comme un gros défi
1
que l'irrationalisme fait à 1a raison, et au-delà à la société des hommes, en tant
qu'elle est elle-même fondamentalement une création de la raison. " Subjecticide
1
" et cynique, FEYERABEND exulte:« Gardez toujours à l'esprit que les
démonstrations et la rhétorique que j'utilise n'expriment aucune " conviction
profonde " de ma part. Elles montrent seulement combien il est facile de mener
1
les gens par le but du nez d'une manière rationnelle. Un anarchiste est comme
un agent secret qui joue le jeu de la Raison, pour saper l'autorité de la Raison (
1
la Vérité, l'honnêteté, la Justice, et ainsi de suite ).»125 Peut-être a-t-il réussi à se
jouer de nous, en nous impliquant tous, à des titres ou des degrés divers, dans
1
son jeu cynique. Mais, il est douteux qu'il soit jamais parvenu à entamer, de
quelque façon, l'autorité de la Raison. Sans doute faudrait- il plus pour cela.
1
A côté de ces contradictions internes au discours relativiste qu'on vient de
voir, il y a, comme nous l'avons dit, autre chose qui montre en quoi notre
approche topique du concept de raison est irréductible à toute forme
1
d'interprétation relativiste. C'est que, quel que soit le lieu où l'on se tient, toute
1
125. ibid. P 30
1
- 116-
1
1
1
définition que l'on peut en proposer ne peut se faire que de manière univoque,
donc absolue. Ainsi, quand WEBER ou le néo-positiviste parlent de la
1
rationalité, ils rassemblent sous ce concept un ensemble de formules ou de
protocoles qui ont l'habitude de réussir publiquement ou impersonnellement, à
1
l'exclusion de tout autre ensemble de ce genre. Lorsque PUTNAM définit, à son
tour, la rationalité à l'aide d'un certain nombre de critères, il ne prétend pas que
1
ceux-ci sont pertinents seulement à l'intérieur d'une culture particulière. Au
contraire, il s'insurge contre l'idée que le bien ou le mal, la hiérarchie, l'ordre,
1
l'objectivité soient impensables dans un contexte pluriel ou interculturel.
ALQUIE a choisi, pour sa part, de définir la rationalité en termes de conscience.
Il montre alors que la conscience rationnelle se distingue rigoureusement de la
1
conscience affective. Or, distinguer, c'est souscrire à un acte d'univocité: on
admet alors que telle chose a tel caractère, donc il ne peut pas avoir tel autre.
1
Enfin, pour notre part, et suivant en cela KERVELLA, nous désignons la
méthode de la discursivité rationnelle comme ce qu'elle a en propre, à la
1
différence - spécifique de toute autre forme de pensée.
Comme on le voit donc, notre démarche excède les possibilités
d'expression du relativisme, lequel ne dispose que de quelques termes lui
1
permettant tout au plus de traiter du particulier. Il ne peut donc pas interpréter
correctement une approche topique, donc aussi générale. Pour qu'il y parvienne,
1
il aurait fallu qu'il disposât des concepts qui ont seuls vocation et capacité à
traiter de la généralité. D'autre part, on vient de voir que le relativisme est
1
également récusable, quel que soit par ailleurs le lieu à partir duquel la raison est
définissable. Ce n'est donc pas pour reculer devant une prétendue menace du
1
relativisme que nous préférons nous établir seulement en un lieu particulier. Les
raisons de ce choix topique seront exprimées dans la suite. On pourra alors voir
pourquoi d'autres topoi' ne nous ont pas autrement intéressé. Autrement dit, c'est
1
seulement alors qu'on verra pourquoi nous avons décidé de ne prendre, dans ce
texte, la rationalité qu'en un seul sens. Mais, nous ferions mieux peut-être de
1
commencer par analyser en détail trois des" lieux communs" de la raison,
choisis essentiellement en fonction de leur capacité à réfuter d'autres expressions
1
du relativisme.
1
1.3.2 Topiques
1
En premier lieu, comme prédicat des moyens, la rationalité renvoie à
1
l'efficacité, en tant que résultat. Elle est ainsi étroitement associée à la relation
1
- 117-
1
1
1
instrumentale entre les moyens et les fins. Largement dominante dans la société
moderne, cette conception est partagée par WEBER, ainsi que par les néo-
1
positivistes dont PUTNAM souligne ici quelque chose comme un certain
ethnocentrisme" modéré" pour reprendre à R.RüRTY son épithète:« Les
1
formes de " vérification " permises par les positivistes logiques sont les formes
de vérification qui ont été institutionnalisées par la société moderne. Ce qui peut
1
être" vérifié" au sens positiviste, c'est la justesse d'une science hautement
féconde ( au sens non ou pré-philosophique de " juste "), ou sa justesse
probable, selon les cas. La reconnaissance publique du statut d'une " théorie
1
hautement féconde ", de sa justesse ou de sa justesse probable, illustre, célèbre,
et re'~force les images et les nonnes de la rationalité entretenues par notre
1
culture.» 126
*
1
* *
En second lieu, comme le fait le même PUTNAM, la rationalité est encore
1
définissable au moyen des concepts d'objectivité et d'acceptabilité rationnelle
qui, du reste, ne vont pas toujours de pair, puisqu'un énoncé peut être
rationnellement acceptable, lors même qu'il n'est pas vrai et vice versa. Faisant
1
usage des ressources de la logique modale, PUTNAM se fonde alors sur cette
distinction pour récuser une certaine interprétation du relativisme qu'on trouve
1
chez KUHN et FEYERABEND. D'un mot, PUTNAM constate que
l'incommensurabilité n'est, au vrai, que la conséquence d'une série de méprises
1
sur un certain nombre de distinctions qui se recoupent d'ailleurs: distinction
entre justification et vérité, mais aussi entre les stéréotypes, en tant que
1
déterminations historiquement contingentes, et la référence proprement dite qui,
elle, a le caractère de la stabilité.
Toutefois, en conclure à un fétichisme du principe dichotomique chez
1
PUTNAM ne serait pas juste. Car, même si encore il définit la rationalité d'un
point de vue du réalisme interne en vertu duquel les objets n'existent pas
1
indépendamment des cadres descriptifs ou conceptuels des utilisateurs, mais en
sont au contraire internes, par opposition au réalisme externe ou métaphysique,
1
solidaire de la conception sémantique de la vérité, dénoncé alors comme le "
point de vue de Dieu ", et qui affirme au contraire l'existence des objets hors de
1
l'esprit, il n'empêche que PUTNAM voudrait surtout ici dépasser certaines des
dichotomies auxquelles, depuis ses origines, la philosophie, nous a habitués,
quoique notre lexique" moral-descriptif" tente parfois de les brouiller. Et la
1
fameuse distinction entre fait et valeur est celle à laquelle il s'attaque tout
1
126. H.PUTNAM: op.cil. p 122
1
- 118-
1
1
1
particulièrement. Il la trouve « au mieux incroyablement floue, parce que les
énoncés de faits eux-mêmes et les pratiques de recherche scientifique sur
1
lesquelles nous nous fondons pour décider ce qui est et ce qui n'est pas un fait
présupposent des valeurs. », 127 telles que la cohérence, la simplicité, l'efficacité
1
expérimentale, la pertinence etc ... Cette critique de la distinction fait/valeur lui
suggérera l'idée de " fait de valeur". Si donc, dans leur détennination, les faits
sont généralement tributaires des valeurs, donc d'une certaine composante
1
subjective, alors plus rien ne justifie que l'éthique puisse seule être du domaine
des" sentiments" et non des" propriétés objectives H. Symétriquement, tout
1
concourt tout concourt à la faire entrer dans le champ de l'objectivité.
PUTNAM peut alors commencer à récuser le relativisme éthique. Celui-ci
1
présente généralement la pluralité des systèmes de valeurs comme l'obstacle
majeur à la constitution d'une théorie objective de valeurs. WEBER par exemple
1
a partagé ce scepticisme éthique. En se fondant sur la distinction fait/valeur, que
PUTNAM efface au contraire, il est allé jusqu'à dire que les sciences sociales, à
1
cause de la place qu'elles accordent aux valeurs, ne peuvent enseigner que le
relativisme. Son attachement à cette distinction explique que, au cours de la
célèbre" Dispute sur la valeur" de 1914 au Verein für sozial Politik - Union
1
pour une politique sociale, il n'a pas hésité à prendre parti contre
G.SCHMOLLER soutenu par tout le Vere in, défendant l'idée que les sciences
1
sociales devraient aller au-delà de la description ou de l'explication des faits
sociaux pour intervenir dans le champ du politique, en proposant par exemple
1
des idéaux à atteindre. Au contraire, WEBER estime qu'il s'agit là d'un
manquement à la vocation première de l'homme de science. Car, en l'absence
1
d'un critère pertinent qui, hors de la simple description proprement dite,
permette de justifier une quelconque appréciation axiologique, le savant devrait
absolument s'interdire d'intervenir dans le domaine des valeurs en général. Sa
1
neutralité axiologique en dépend. Toutefois, WEBER se garde de tomber dans un
relativisme radical à la FEYERABEND, grâce notamment à une interprétation
1
différente d'une autre distinction tout aussi chère à ses yeux, à savoir la
distinction entre les fins et les moyens. Ce qu'il constate, en effet, c'est que si le
1
relativisme est tout indiqué dans l'interprétation des fins, celui-ci n'est plus
pertinent, dès qu'il s'agit de justifier les moyens, parce qu'alors intervient
l'inévitable évaluation des conséquences de l'action, donc l'évaluation critique
1
de la responsabilité du sujet. En d'autres termes, il n'y a aucun critère
rationnellement pertinent pour décider entre les fins, mais il y en a de préférer tel
1
1
127. ibid. P 146
1
- 1] 9-
1
1
1
moyen plutôt que tel autre. Le relativisme webérien règne donc ici seulement un
niveau des fins et non des moyens.
1
PUTNAM récuse assez vigoureusement même ce scepticisme que WEBER
fait ici régner au niveau des fins. Il montre que l'erreur du relativiste ou du
1
sceptique est de croire que la pluralité des fins empêche de reconnaître comme
rationnelles les fins
qui sont bonnes:«(... ) nos remarques précédentes sur les
1
rapports entre rationalité et histoire s'appliquent aux rapports entre valeur et
histoire; il n'existe pas un ensemble fixe, a-historique, de principes moraux qui
1
définissent une fois pour toutes en quoi consiste l'épanouissement humain; mais
cela ne veut pas dire que tout est culturel et relatif (... ) La croyance en un idéal
pluraliste n'est pas la même chose que toutes les idéaux se valent. Nous rejetons
1
ce rtains idéaux de l'épanouissement humain comme faux, infantiles, malsains et
partiaux.»128 Par exemple, dit-il encore, il est complètement erroné de penser
1
que l'éthique nazie est bonne pour le nazi, et mauvaise seulement pour sa
victime, pour les autres en général. Le nazi ne saurait être rationnel. Il doit au
1
contraire être dénoncé comme un individu irrationnel, parce que son idéologie,
les droits dont il s'en arroge, ne sauraient être justifiés rationnellement:« Le fait
1
de prendre sans autre explication, de manière délibérée et arbitraire ( encore un
autre de ces mots moraux-descriptifs! ) une décision qui affecte négativement la
vie des autres ( et peut-être aussi notre propre vie) est un exemple
1
paradigmatique d'irrationalité, et non seulement d'irrationalité, mais aussi de
perversion.» 129
1
PUTNAM poursuit ensuite sa critique dans deux autres directions. D'abord,
il développe une critique de la dialectique subjectif/objectif dans le domaine du
1
goût. Ici, le relativisme, plus confiant que jamais, croit pouvoir s'implanter sous
le couvert du diction populaire:" Les goûts et les couleurs ne se discutent pas."
1
Pour montrer les limites du relativisme ici, PUTNAM commente alors le cas de
la préférence de Smith pour la vanille: « Même si la préférence de Smith pour la
vanille est" subjective ", cela ne la rend pas pour autant irrationnelle ou
1
arbitraire. Smith a une raison - la meilleur des raisons possibles - d'aimer la
vanille, à savoir le goÛt que la vanille a pour lui. Des valeurs peuvent être "
1
subjectives" dans la mesure où elles sont relatives, tout en étant objectives.»130
Selon cette conception, il y aurait donc un contexte strictement subjectif dans
1
lequel le sujet savoure les délices que lui procure la vanille, il en exprimerait
l'effet. Mais ce contexte n'a vraiment de sens qu'en rapport avec le contexte
1
128. ibid. pp 9-167
129. ibid. P 236
1
130. ibid. pp 173-174
1
-120-
1
1
1
objectif, cet autre où il fait nécessairement appel au fait qui lui procure l'effet en
question. La force de l'argumentation putnamienne provient donc du brouillage
1
de la dichotomie traditionnelle subjectif/objectif. Son idée de " fait de valeur "
lui permet de faire communiquer ici le goût, en tant que qualité, et ce dont il
1
provient:« le « fait « - le goût - lui-même et la « valeur « -la qualité de goût-
ne font qu'un au moins d'un point de vue psychologique. »131
1
Ensuite, l'auteur de Raison, vérité et histoire met en garde contre toute
attitude relativiste ou sceptique susceptible de découler de l' anti-autoritarisme. Il
1
voit bien que notre époque est, malheureusement, celle où la carte des Libertés
in di viduelles et collectives n'est pas proportionnelle aux tiers des terres
immergées. Toutefois, il fait observer aux adversaires de l'autoritarisme, aux
1
champions d'une certaine conception du libéralisme politique
que ni
l'imposition d'une quelconque idéologie ou religion d'Etat ni la situation
1
désastreuse des droits de l'Homme dans le monde ne sauraient justifier le rejet a
priori de tout idéal d'épanouissement individuel ou collectif, ou de tout projet
1
politiquement viable qui y trouverait son telos:«(. .. ) l'opposition acharnée à
toutes les formes d'autoritarisme ne doit pas nous conduire à épouser le
scepticisme ou le relativisme moral, conseille-t-il. La raison pour laquelle le
1
gouvernement ne doit pas dicter une morale au citoyen n'est pas qu'il n'existe
pas de réponse à la question de savoir si tel mode de vie est épanouissant ou
1
non, ou moralement injuste d'une manière ou d'une autre. ( Si les choses
moralement mauvaises n'existaient pas, alors le fait que le gouvernement
1
impose des choix moraux ne pourrait pas être mauvais.»132 Autrement dit, une
certaine expression du relativisme serait auto-réfutante, si, tout en rejetant
1
l'autoritarisme, elle ne prenait pas le risque de soutenir, en même temps, qu'il
n'existe pas de fin bonne en soi; alors que tout pouvoir, quel qu'il soit, est
supposé viser quelque chose de ce genre. De toute façon, s'il n'existait rien de
1
tel, alors aucune forme de contestation, d'opposition ne serait plus légitime,
puisque la contradiction dans l'espace démocratique entre les diverses
1
formations politiques n'a de sens qu'en tant qu'elle concerne les moyens
d'atteindre à ces fins bonnes pour l'individu ou la société en général. En somme,
1
pas plus que la multiplicité des valeurs, la diversité des régimes autoritaires ne
saurait interdire de parler du bien ou du mal comme prédicats pouvant
1
objectivement être rapportés à tel ou tel état de choses.
*
* *
1
131. ibid.
1
132. ibid. pp 167-168
1
-121-
1
1
1
En dernier lieu, la rationalité est définissable au travers de sa méthode: il
s'agit alors d'étudier la façon dont elle caractérise l'application de certains
1
principes ou règles. C'est la raison en travail, nous montrant son action, et ce
qu'elle produit. La raison apparaît alors comme le caractère d'un réfléchi qui
1
porte en soi la marque, mais aussi la ressource de sa propre réflexivité. Elle est
savoir-de-soi, la détermination d'une raison qui se sait désormais rationnelle par
1
l'accès autant à sa propre théorisation qu'à la légitimation de sa prévalence dans
l'ordre de la pensée en général. Et KANT qui, très tôt, eut l'intuition
fondamentale du fonctionnement de la rationalité, a appelé architectonique des
1
systèmes la « la théorie de ce qu'il Y a de scientifique dans notre connaissance
en général et (. .. ) appartient ainsi nécessairement à la méthodologie.»l33 A la
1
suite de l'auteur de la Critique, d'autres représentants de l'idéalisme allemand
ont mis plus l'accent sur la faculté de réflexivité sur soi, en tant qu'elle
1
caractérise la méthode scientifique. J.G.FICHTE par exemple verra le caractère
de la philosophie en particulier dans la réflexion régressive à l'infini. Et, en
1
affirmant que la philosophie est le propre d'une pensée qui se pense par elle-
même, HEGEL ne dira pas autre chose.
On peut ici se faire quelques scrupules. On peut commencer par craindre
1
que l'on ait ici l'impression que la réflexivité sur soi ne rend compte que de la
méthode philosophique, précisément de ses constructions et " dé-constructions"
1
idéalisantes, voire théorétiques. Au point que toute généralisation à l'ensemble
de la rationalité, c'est-à-dire aux diverses rationalités régionales, serait
1
simplement hasardeuse, voire abusive. Peut-être cette définition particulièrement
autologique de la philosophie pourrai t-elle difficilement emporter l'adhésion de
1
tous ceux qui, en ces autres ontologies régionales, oeuvrent également pour le
même projet. En particulier, on ne serait pas surpris que ce soit le cas pour les
algébristes et les logiciens qui n'étaient déjà pas convaincus par la démonstration
1
de l'infinité d'un certain ensemble par DEDEKIND. IMBERT nous dit pourquoi
FREGE par exemple a adhéré au scepticisme général face au DEDEKIND-infini,
1
cet argument par lequel l'algébriste, au moyen de l'équipotence, c'est-a-dire de
la possibilité d'établir une correspondance biunivoque entre un ensemble et
1
l'ensemble des entiers a voulu démontrer l'existence d'au moins un ensemble
infini ( dénombrable ), celui de ses pensées: « On sait que l'argument n'a pas
1
satisfait les algébristes. Sans prendre position sur la pertinence de l'argument
dans une théorie mathématique, Frege remarque que, s'il doit être valide, ilfaut
admettre que Dedekind parle ici des pensées indépendantes du penseur et nOI1
1
effectivement pensées, au sens où lui-même emploie le terme. Si Dedekind
1
133. E.KANT: 1964 p 558
1
- 122-
1
1
1
voulait considérer les seules pensées effectivement pensées, ou bien l'argument
serait contestable, car on pourrait douter que l'expression:
1
la pensée de la pensée ... de la pensée de (i
ou encore
1
<D [<D [ ..... <D(s) ... ] ]
ait toujours une dénotation; ou bien l'argument supposerait ce qu'il s'agit
1
de démontrer, à savoir qu'il existe un ensemble injini.»134
A ceux qui verraient dans la réflexivité sur soi un caractère propre à la
1
rationalité philosophique, ainsi réduite souvent au pur idéalisme, on pourrait
rappeler la rupture radicale que l'idéalisme allemand en général a opérée avec
l'héritage cartésien. Seulement voilà, on pourrait d'autant moins voir ici la
1
différence que le cogito est également définissable comme pensée qui se
reconnaît comme pensante. La différence reste pourtant que DESCARTES
1
commence ici par mettre le monde entre parenthèses, en ce qu'il le soupçonne
d'abord d'être peut-être seulement le fait de quelque illusion sensorielle, de
1
l'extravagance, ou encore de fantaisie de quelque malin génie. Or, dans la même
affirmation de soi comme sujet, l'idéalisme allemand fera perdre au cogito son
statut de principe ontologique premier au profit de l'action - Handlung, ou
1
encore de ce que HEGEL appelle la médiation. L'objet est ici d'assurer l'affinité
transcendantale entre sujet et objet, connaissarice et objet, ou tout simplement,
1
comme le note déjà PARMENIDE, entre l'être et la pensée. KANT en particulier
fera observer à DESCARTES que sa méthode manque de voir que l'objet n'est
1
tout au plus qu'un détour médiat par lequel le sujet parvient à éprouver
l'expérience immédiate de son propre penser:« Je suis, dira KANT, exprime la
1
conscience qui peut accompagner toute pensée est ce qui contient à soi
l'existence d'un sujet, mais elle n'en renferme encore aucune connaissance et,
par suite, n'en contient pas non plus la connaissance empirique, c'est-à-dire
1
l'expérience; car, outre la pensée de quelque chose d'existant, il faut encore
pour cela une intuition, et ici l'intuition interne, par rapport à laquelle, c'est-à-
1
dire au temps, le sujet doit être déterminé; or, pour cela les objets extérieurs
sont tout à fait indispensables ( erforderlich ) de telle sorte que, par conséquent,
1
l'expérience intérieure elle-même n'est possible que médiatement et que par le
moyen de l'expérience extérieure.» 135
1
Quant à ceux qui ont trouvé dans le DEDEKIND-infini, une pétition de
principe, en tou t cas, un argument non valide, on pourrait montrer que ce qu'il
faut comprendre, chez HEGEL, par pensée de la pensée n'est ni l'expression
1
134. in G.FREGE: 197 J p39
1
135. E.KANT: op.cil. pp2ü6-2ü7
1
-123 -
1
1
1
d'une opération quelconque permettant la dénombrabilité de la pensée
philosophique, ou de divers niveaux de concepts philosophiques, mais
1
simplement l'affirmation de l'exigence d'universalité, c'est-à-dire de ce moment
où toute différence s'efface entre les déterminations particulières du réel, plutôt
1
infinies par essence, et le concept, infini par définition. L'universel hégélien,
c'est donc l'Idée, c'est-à-dire le moment de la " réconciliation" de la raison avec
1
le réel, de l'identité entre l'universel, c'est-à-dire le même et le particulier. C'est
aussi le moment, apparemment contradictoire de la nécessité et de la liberté, là
1
où toute détermination, pour finie qu'elle soi, est susceptible d'être portée au
rang de et vers l'infini, vers ce qui le dépasse par essence, vers la " substance ",
c'est-à-dire vers ce lieu où, enfin, la « réalité a achevé le processus de sa
1
formation et s'est accomplie.» 136
D'emblée, ne sera plus hégélienne l'opposition classique dans l'histoire de
1
la philosophie, parce que seulement de fait, érigée arbitrairement, entre histoire,
en tant qu' histoire de la contingence ou des vérités de fait et la philosophia
1
perennis, comme histoire de la nécessité, des vérités de droit. HEGEL peut
maintenant se permettre d'associer étroitement, et sans doute abusivement,
l'Histoire et la Raison, liées toutes deux dans l'unité, voire l'unicité d'un devenir
1
qui devrait s'achever dans la conscience de soi, ce moment face auquel
l'imagerie simpliste d'un HEGEL, philosophe du devenir éternellement
1
contradictoire, au même titre qu'HERACLITE d'Ephèse, devient sans
fondement. Est plus intéressante encore pour notre projet l'autre conséquence de
1
l'effacement par HEGEL de toute différence entre l'universel et le particulier, la
raison et l' histoire. Cette conséquence est l'invalidation de toute interprétation
1
relativiste qui se méprendrait sur le sens réel de son exigence à comprendre toute
philosophie, en tant qu'elle a pour objet ce qui est et non ce qui" doit être ",
seulement dans son temps:« Saisir et comprendre ce qui est, telle est la tâche de
1
la philosophie, car, ce qui est, c'est la raison. En ce qui concerne l'individu,
chacun est fils de son temps. Il en est de même de la philosophie: elle saisit son
1
temps dans la pensée.»l37
Le relativiste se méprendrait donc profondément, s'il y voyait un peu trop
1
vite une invite à " régionaliser" le discours philosophique, au sens où l'exigent
par exemple certains ethnophilosophes africains. Leur principal argument est
1
que, pour être la même partout, la philosophie n'éclaterait pas moins, ici et là,
dans la différence, au gré des divers contextes historiques. Une telle méprise
serait d'autant plus grave qu'elle porterait à la fois sur la philosophie de
1
J 36. G.F.W.HEGEL: J975 P 58
1
137. ibid. P 57
1
-124-
1
1
1
l'histoire et l'histoire de la philosophie, telles celui qui voyait La raison dans
l'histoire lui-même les a pensées, solidairement. A savoir que la philosophie est
1
historique par elle-même, qu'elle se confond avec l'Histoire, que le déroulement
de l'une ne se distingue que faussement de celui de l'autre, ou encore que, entre
1
philosophie et Histoire, il y aurait tout au plus, notamment à terme, un rapport de
signifiant à signifié qui poserait alors la première comme théorie de la seconde,
1
comme le concept qui en délivrerait le sens par abstraction, c'est-à-dire par
l'observation d'une certaine distance par rapport à ce qui est communément
appelé" histoire" ou " réel ":« Ce qui constitue la différence entre la raison
1
comme esprit conscient de soi et la raison comme réalité présente, ce qui sépare
la première de la seconde et l'empêche d'y trouver sa satisfaction, c'est
1
l'entrave d'une abstraction qui n'a pu se libérer ni se transformer en
concept.»138
1
Dans la problématique hégélienne de l' histoire de la philosophie et de la
philosophie de l'histoire se trouve donc préjugée la réponse au débat sur
1
l 'historisation du sens, en particulier du sens philosophique qui fait notre
actualité philosophique. Que l'historisation du sens soit, d'ordinaire, posé
comme antécédent et le relativisme comme conséquent montre clairement que
1
l'inférence est ici particulièrement imparfaite, dans la mesure où le conséquent
introduit des occurrences que ne comportent pas l'antécédent. De plus, on a pu
1
montrer que l'historisation du sens et le relativisme ne sauraient davantage faire
l'objet d'une quelconque alternative. Car, pas plus qu'elle ne réussit à relativiser
1
les valeurs, l'histoire ne suffit pas à valider une quelconque interprétation
relativiste de la rationalité:« Le choix entre les canons a-historiques et
1
immuables de la pensée et le relativisme culturel, constate PUTNAM, relève
d'une dichotomie (. .. ) dépassée.»139 Ce qui fait que si, en dépit du caractère
désuet de cette dichotomie, le relativisme persistait dans sa position, alors il
1
avouerait être captif du principe dichotomique. Or, un relativisme comme
FEYERABEND affirme que l'attachement à ce principe est responsable du "
1
totalitarisme intellectuel" régnant, c'est-à-dire de la domination d'une forme
sectaire ou exclusive de la rationalité qui joue sur les fausses oppositions
1
apparence/réalité, opinion/science. Le relativiste doit donc savoir faire ici le
choix suivant: ou bien il continue à soutenir le caractère indépassable de la
1
dichotomie rationalité/histoire; ou bien il accepte être un franc" libérateur ",
comme le prétend FEYERABEND. Dans le premier cas, il continue à entretenir
les structures de la domination totalitaire incriminées. Dans le second, il doit
1
138. ibid.
1
139. H.PUTNAM: op.cil. p 8
1
- 125-
1
1
1
alors appendre à se déprendre de la dichotomie, en tant que moyen de
domination et d'exclusion de la rationalité classique sur la nouvelle qu'il essaie
1
d'imposer.
1
Sans doute à cause de son discours sur l'Etre ou la transcendance, la
philosophie a souvent été réduite, par l'Opinion en particulier, à l'idéalisme pur,
au sens d'un discours qui chercherait à se fonder sur lui-même, sans rapport
1
aucun avec la réalité. Il est donc vraiment légitime de craindre que, en dépit de la
rupture réalisée par l'idéalisme transcendantal, c'est-à-dire kantien avec
1
l"'idéalisme véritable ", celui d'un DESCARTES en particulier, cette dernière
figure de la rationalité comme pensée réflexive ne soit perçue comme
1
caractérisant uniquement la méthode particulière de la philosophie. On se
tromperait alors gravement sur les rapports que les autres rationalités régionales
1
entretiennent avec la philosophie, en tant que matrice d'où, historiquement, elles
se sont constituées, puis détachées progressivement, à la suite de
l'accroissement, puis de la spécialisation et de l'affinement du savoir qui a
1
résulté de celle-ci. Bien sûr, le fonctionnement actuel de l'Université tend à
renforcer la nouvelle économie du savoir, et créditer l'illusion que les diverses
1
rationalités régionales peuvent désormais se passer complètement de la
philosophie qui, pourtant, a contribué utilement à leur fondation théorique. Bref,
1
dire que la réflexivité sur soi est propre au mode d'expression philosophique,
elle-même réduite ainsi à l'idéalisme pur serait commettre une erreur, puisque
l'on refuserait alors de voir que l'application de cette discipline est à l'origine de
1
la constitution de ce que l'on appelle" épistémologie ". En effet, lorsque la "
philosophie" réfléchit par exemple sur mathématique, il y a tout simplement
1
réflexivité sur soi: il existe alors ce qu'ALTHUSSER appelle un simple" rapport
de constitution", et non un plaquage d'une méthode extérieure à la rationalité
1
mathématique. En revanche, le " rapport d'application" ou plaquage a lieu par
exemple quand le philosophe prend pour objet un mythe, en tant qu'il procède
1
d'une autre logique, contradictoire. Et l'on sait que LEVI-STRAUSS a su
appeler" bricolage intellectuel ", ce rapport qui se définit seulement par son
instrumentalité, cette façon de travailler ainsi, avec des" moyens de bord ", de
1
transcrire dans l'espace d'un texte un matériau hétéroclite, déj à préformé par la
raison orale. La réflexivité sur soi est donc un mouvement qui excède le champ
1
propre de la réflexion philosophique pour concerner celui de la discursivité
rationnelle en son entier. On observe quelque chose de ce genre quand
1
DESANTI par exemple se met à réfléchir sur le concept de mathèsis. Et il est
intéressant de noter qu'il montre simplement que le développement prodigieux
1
1
- 126-
1
1
1
de la mathématique depuis les Grecs s'est toujours effectuée dans le contexte
normé d'une même rationalité mathématique.
1
Dans ses " Réflexions sur le concept de mathèsis " donc, DESANTI
distingue entre les mathèmata, comme corps constitué d'énoncés qui
1
caractérisent un champ mathématique donné, et les mathèseis, ensembles de
termes fondamentaux constitué d'axiomes et de termes canoniques structurant le
1
champ de production de mathèmata. En bref, il distingue les résultats
mathématiques déterminés des règles de production et de contrôle des champs
opératoires. Il ne faudrait cependant pas se méprendre sur le sens profond des
1
réflexions dés antiennes, en particulier sur ce pluralisme axiomatique. Pour cela,
il faudrait d'abord noter que, quelle qu'elle soit, chaque théorie mathématique,
1
en tant que" jeu de langage" comme dirait WITTGENSTEIN, est
caractéristique d'un même type de fonctionnement: des propositions
1
indémontrées et des termes indéfinis sont posés, à partir desquels, le
mathématicien, à l'aide des règles canoniques de relation, va alors thématiser ses
1
" objets ", c'est-à-dire démontrer, valider ou invalider telle propriété reconnue à
tel" objet ", l'admettre ou au contraire l'exclure de son champ opératoire. De ce
point de vue, on peut affirmer l'existence d'une mathèsis universalis. De plus,
1
l'appartenance de ces diverses mathèseis, en tant que systèmes d'axiomes, de
théorèmes et de règles de démonstration harmonisant et enchaînant des champs
1
opératoires, validant ou invalidant les opérations mathématiques, les organisant
en corps d'énoncés compatibles les uns avec les autres, à quelque chose comme
1
une fonction dé-temporalisante montre encore clairement que, au-delà des
systèmes aussi différents, aussi éloignés dans le temps et l'espace que les
1
Eléments d'EUCLIDE, les codes de l'Egypte antique, la théorie post-cantorienne
des ensembles transfinis, quelque chose d'universel peut être affirmé. Cet
élément universel, représenté par la fonction dé-temporalisante, consiste en la
1
neutralité dans toute thématisation des choses de la mathématique par rapport à
l' histoire, telle que le discours relativiste s'en sert d'ordinaire: « Les énoncés de
1
statut mathématique peuvent être aisément
dé-temporalisés
Pourvu qu'ils
H
H.
aient été démontrés, leur valeur de vérité ne doit rien au temps dans lequel ils
1
ont été produits. fl est donc toujours possible d'un{fier les corps d'énoncés en
systèmes a-temporels dans lesquels toute marque d'origine est neutralisée, et
1
dans lesquels les instruments de synthèse théorique élaborée au temps t
permettent d'obtenir comme conséquence locales des énoncés péniblement
obtenus au temps t
1
n -k. Qu'on songe au pouvoir U11~ficateur et reproducteur qu'a
eue, au x/xe siècle, la théorie des groupes .finis à l'égard du corps de résultats
reconnus sous le nom de
Géométrie élémentaire
fln'est nullement question
H
H.
1
1
- 127-
1
1
1
de contester ce point: les mathématiques se renouent à elles-mêmes dans un
mouvement d'enchaînement théorique au sein duquel les énoncés valides se
1
conservent, en même temps que se dégagent et s'articulent les uns les autres les
concepts fondamentaux. Unité au sommet qu'on ne saurait nier sans
1
compromettre le statut des mathématiques, leur capacité d'organisation et de
renouvellement.» 140
1
*
* *
C'est donc en ce dernier lieu où la rationalité caractérise l'usage
1
transhistorique d'une certaine méthode, non affectée par les contingences
épochales, historiques, ou épistémiques, en un
mot par les modes de toutes
1
sortes. Pour des raisons di verses, les deux autres" lieux communs ", à des degrés
divers, n'ont pas eu notre préférence.
1
Par exemple, en faisant cause commune avec le néo-positiviste logique,
nous aurions alors pu être conduit à laisser seulement peu de chose à la "
1
philosophie ", au sens de ce qui reste après que CARNAP ait procédé à l'analyse
logique de son discours. En tout cas, CARNAP lui-même ne lui laisse qu'une
simple signification psychologique ou émotionnelle, en ce qu'elle exprimerait
1
seulement, peut-être moins bien d'ailleurs que la poésie, la musique ou l'art en
général, le fameux" sentiment de la vie" - Lebensgefuhl, 141 c'est-à-dire «
1
l'attitude que l'homme adopte dans la vie, de la disposition émotionnelle et
volontaire qui est la sienne vis-à-vis du monde environnant et de ses semblables,
1
lorsqu'il affronte les tâches auxquelles il se consacre activement ou qu'il subit
les coups du destin. Ce sentiment de la vie s'extériorise, le plus souvent sans
1
qu'on en ait conscience, dans tout ce que l'homme Jait et dit; il marque de son
emprunte son visage, peut-être l'allure de sa démarche.» 142 Or, rien n'est plus
étranger à notre démarche que l'idée de faire un tel sort à la philosophie. Certes,
1
on dira que CARNAP n'a, après tout, fait que retrouver ici les" deux cultures ",
c'est-à-dire la détermination par la critique kantienne des objets respectifs de la
1
science et de la métaphysique. A savoir que celle-ci doit laisser à la « science le
champ du savoir positif pour se réserver la méditation sur l'existence
1
humaine.» 143 Mais, se pose alors aussitôt la question de son rapport à
HEIDEGGER, comme l'a souligné SOULEZ:« Réduite en effet à l'" expression
1
d'une attitude devant la vie ", la philosophie qui" reste" ne semble guère
140. J.T.DESANTI: op.cil. p 209
1
141. De son côté, SCHLICK parle de Kermen - contenu d'appréhension par opposition à l'Erkennlnis -
connaissance que fournisserit les diverses Wissenchaften
142. R.CARNAP: 1985 p 176
1
143. I.PRIGOGINE et I.STENGERS: op.cil. [J 101
1
- 128-
1
1
1
éloignée de l'analyse heideggérienne de l'interrogation sur le Néant. Ce que
Carnap lui reconnaît, c'est à peu de chose près, la version sentimentale de ce
1
que Heidegger appelle avec beaucoup de soin la " tonalité affective " (
Befindlich Keit, Stimmung ) dont se charge l'énoncé du Néant. Or, pour
1
Heidegger, le langage de la tonalité affective exprime rien moins que la "
transcendance " en tant que telle, c'est-à-dire cette opération par laquelle " on
1
passe, dit -il, au-delà de l'existant dans son ensemble." N'est-ce pas cette"
transcendance " que Carnap croyait avoir vaincue, que nous retrouvons
maintenant avec" l'expression d'une attitude devant la vie "? Quel est ce résidu
1
quasi-poétique sinon une glose trouble de l'" angoisse essentiale cc. Si en
croyant isoler logiquement" ce qui reste de la philosophie " Carnap retombe
1
sur le même mouvement de la " transcendance cc, c'est-à-dire sur ce qui définit à
ses yeux l'acte transgressif propre au dépassement métaphysique, que conclure
1
sinon que ce sous-produit de l'art poétique en lequel se résume la philosophie
est toute la métaphysique, c'est-à-dire l'ensemble des énoncés soi-disant dissous
1
par l'analyse logique.»144 Si bien que, à terme, SOULEZ ne voit entre les deux
philosophes qu'une simple divergence sur la " manière d'écrire la philosophie."
Pour que nous adhérions à la conception de PUTNAM, il aurait fallu que
1
nous partagions également sa volonté d'exposer la rationalité à quelque chose
comme une excroissance de son concept, quoiqu'il s'agit là de ce genre
1
d'exposition au sens positif du terme, donc sans risque ni conséquence négative.
Cela revient donc à reconnaître que, en subsumant sous le concept de rationalité
1
l'éthique, longtemps abandonnée au doute du sceptique, à l'arbitraire du
relativiste, ou encore à l'irresponsabilité de l'irrationaliste, PUTNAM ne saurait
1
être critiqué pour cause d'avoir débouché sur une sorte de conception
maximaliste de la rationalité que nous fustigeons par ailleurs, par exemple dans
les milieux ethnophilosophiques. Il échappe d'autant mieux à cette critique qu'il
1
cherche, avant tout, à définir une conception idéale de la rationalité:« Ce ne sont
pas les normes de la rationalité de telle ou telle culture qui font qu'une croyance
1
est rationnelle, mais une théorie idéale de la rationalité, une théorie qui dit
quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour qu'une croyance soit
1
rationnelle dans tous les mondes possibles, étant donné les circonstances
appropriées.
Cette théorie devrait rendre compte des cas
paradigmatiques,(... )>>145 On voit donc que sa définition de la rationalité, en tant
1
qu'elle récuse complètement le relativisme, aurait pu nous convaincre à le
suivre. Mais, nous avons préféré montrer que l'usage transhistorique d'une
1
144. A.SOULEZ: op.cil. p 157
1
145. H.PUTNAM: op.cil. pp J 19-120
1
- 129-
1
certaine méthode est ce qui fait la différence de la rationalité dans l'ordre de la
pensée en général. De plus, cet usage permet de récuser toute interprétation
relativiste susceptible de procéder du pluralisme épistémique, ou de toutes sortes
de contingences historiques. Il ne serait pas inintéressant de voir maintenant,
dans la pratique, comment la rationalité travaille effectivement, ou encore
comment, à la différence de toute pensée, et de la pensée mythique en
particulier, elle parvient à faire sa propre théorie, la théorie du rationnel. En
1
l'espèce, la bonne méthode aurait été de donner tout de suite des exemples à la
fois concrets et précis. Mais, nous préférons procéder autrement: commencer par
étudier un peu plus ce travail de la raison. Cette étude est d'autant plus
nécessaire qu'elle introduit directement aux questions qu'induisent un tel travail.
Ces questions touchent au statut même de ce discours, précisément à son rapport
à la vérité, c'est-à-dire à l'un des aspects de la relation de la rationalité à la vérité
que nous avons signalé. C'est donc seulement au terme de cette enquête sur
l'activité de la raison, et sur les problèmes philosophiques qui en sont solidaires,
que nous essayerons d'illustrer ce travail à l'aide de deux thèmes qui ont conduit
la philosophie d'un côté, la mathématique de l'autre à " explorer les lois de leur
propre fonctionnement ", comme dirait D.HILBERT, à savoir le thème du
progrès et celui des fondements.
1.4 La raison en travail
1.4.1 Science et vérité
La question de l'activité de la raison implique donc aussitôt celle de sa
vérité, puisqu'aussi bien d'un point de vue psychanalytique que de celui de
l'imagination scientifique proprement dite, le propre de cette activité est d'être
en rupture totale avec les données du sens commun. Du point de vue d'une"
psychanalyse de la connaissance objective ", PLATON montre déjà, dans sa
célèbre allégorie de la caverne, les bouleversements, allant jusqu'à
l'aveuglement, que connaît tout" prisonnier" dont la condition a trop longtemps
fait prendre les illusions pour la vérité, et qui, par la suite, s'engage, guidé par
quelque maître, sur le chemin rude et escarpé de la connaissance, au terme
1
1
-130-
1
1
1
duquel il découvre la vérité en soi. Pourtant, c'est sans doute avec
G.BACHELARD que la connaissance objective trouve son meilleur
1
psychanalyste, tant il est facile de reprocher à PLATON la brutalité de sa
méthode qui consiste à mettre, directement, sans aucune préparation préalable,
1
son prisonnier en face de l'idée de Bien dont il sait pourtant qu'elle illumine
pratiquement tout son ciel. La méthode platonicienne est d'autant plus
1
critiquable que la carthasis était connue dans le monde grec. BACHELARD ne
se déclare pas philosophe-éducateur comme PLATON. Mais, il a le mérite de
nous préparer à accéder à la connaissance objective. Pour cela, il prévient
1
particulièrement contre l"'obstacle épistémologique" qui se met d'autant plus
souvent en travers du chemin de celui qui aspire à la connaissance qu'aucun
1
esprit n'est jeune; mais au contraire très vieux, car il a l'âge des préjugés.
L'auteur de La formation de l'esprit scientifique considère alors que l'un des
1
moyens de contourner ce type d'obstacle est la " rupture épistémologique" avec
1'" expérience première".
Que l'on considère maintenant cette rupture avec le sens commun dans la
1
manière dont l'imagination scientifique construit son objet nous conduit au
centre de la question qui nous intéresse, en premier lieu, dans ce premier
1
chapitre, à savoir la question du statut de l'objet scientifique qui débouche elle-
même sur celle de la valeur des théories, ou simplement encore de la science
1
elle-même. Ces questions ont été interprétées diversement selon les doctrines,
dans le bon comme dans le mauvais sens. Ainsi, FEYERABEND par exemple a
1
fait remarquer que la construction de l'objet scientifique doit être une activité"
spéculati ve ". C'est-à-dire qu'elle doit nécessairement être tributaire à la fois des
présupposés métaphysiques ou théologiques et de la " fantaisie naturelle" de
1
l'homme de science, de son humour par exemple, donc déboucher sur
l'instauration de cette nouvelle forme de rationalité aux normes nettement plus"
1
libérales ". Pour sa part, PUTNAM a montré que le concept de theory-ladeness,
en tant qu'il rend compte de la construction de l'objet en sciences, n'est pensable
1
sans contradiction que du point de vue de son réalisme interne:« Si comme je le
prétends, les" objets" sont autant construits que découverts, s'ils sont autant le
1
fruit de notre invention conceptuelle que le produit de la composante objective
de l'expérience qui est indépendante de notre volonté, alors il est certain que les
" objets" doivent se retrouver automatiquement sous certaines étiquettes, parce
1
que ces étiquettes sont les outils que nous avons utilisés au départ pour
construire une version du monde contenant ces objets. Mais ce type d'objets
1
auto-identijiants n'est pas indépendant de l'esprit; or, l'extemaliste voudrait que
le monde consiste en objets qui soient à la fois indépendants de l'esprit et auto-
1
1
-131-
1
1
1
ident(fiants. C'est cela que l'on ne peut pas avoir.»146 D'autres encore, peu
soucieux de distinguer dans cette sorte de démiurgie scientifique entre la part de
1
la raison et celle de l'expérience , sont allés jusqu'à mettre en cause la valeur
générale de la science, en faisant valoir que l'objet scientifique, en tant
1
qu'invention, est un pur produit de l'arbitraire de l'homme de science. En fait, ce
qu'ils incriminent ainsi, c'est l'écart profond qu'ils perçoivent entre le fait et
1
l'idée, l' empirie et l' empiricité qui ferait que la description de la nature proposée
par l'homme de science, au lieu d'en être vraiment une, ne serait qu'une simple
description de sa propre description.
1
LE ROY par exemple soutient cette position. Dans un mémoire paru en
trois parties dans la Revue de métaphysique et de morale en 1899, il constate que
1
le règne de la " contingence et de la relativité" dans la pratique scientifique
montre clairement que la science, depuis ARISTOTE jusqu'à nos jours, a
1
toujours exprimé une définition de la vérité qui, au vrai, n'est guère applicable en
son propre domaine. Il est question ici de la conception sémantique de la vérité
1
définissable en termes scolastiques comme veritas est adequatio intellectus et
rem. Et si les choses en sont ainsi, c'est-à-dire si la " méthode rationnelle" est
accusée de ne pouvoir établir que des « schèmes qui représentent
1
symboliquement les choses sans en révéler du tout l'originalité vivante et l'âme
vivante »,147 donc d'être ainsi incapable de donner une sorte de représentation
1
magique de la référence, c'est parce qu'elle caractérise une manière de
conformité qui n'est pas à proprement parler de l'ordre de la " représentation à
1
deux degrés ", mais plutôt du " double degré de représentation ". Le premier
ordre de représentation concerne par exemple un portrait et son modèle ou
encore deux textes à traduire; alors que le second essaie de mettre en
1
correspondance une hypothèse et le champ empirique qu'elle circonscrit,
découpe ou encore re-présente. De toute façon, poursuit-il « si la science a pour
1
objet la réalité concrète, jamais celle-ci ne pourra être comparée à la pensée
qu'on en a, puisqu'elle n'existe pour nous que par cette pensée même.» Ce qui
1
fait que, en plus des critères internes et sociologiques de la vérité tels que « la
cohérence logique ou la non-contradiction, la joie esthétique de la pensée face à
1
l'harmonie de ses oeuvres, l'accord et la convergence des esprits dans un même
assentiment », on ne devrait encore chercher la vérité en science que dans
l'efficacité dans l'action. On devrait donc complètement abandonner
1
l'adéquation factuelle, en tant que critère externe de la vérité:«(. .. ) l'attitude
scientifique a été définie: l'essai de construire un schème rationnel de la
1
146. ibid. P 66
1
147. E.LE ROY: 1898 p 562
1
- 132-
1
1
1
représentation susdite, schème au travers et au moyen duquel nous parvenons
par l'habitude à voir et à manier les éléments de l'expérience commune. Eh
1
bien! le schème sera dit vrai s'il remplit son office.» 148 Il n'est pas sans intérêt
de noter que LE ROY prend cette position nominaliste en 1899, c'est-à-dire au
1
moment même où commence la seconde révolution scientifique, la première
étant, bien entendu, la révolution galiléo-copernicienne. Ce qui donne à penser
1
que, faute sans doute d'efficacité pragmatique, sa critique n'a pas réussi à
démobiliser tous ceux qui y voyaient autre chose qu'une activité abstraite,
contingente et relative:« la constante préoccupation d'assurer la rigueur et
1
l'objectivité des connaissances a souvent fait perdre de vue le rôle immense joué
dans la détermination expérimentale par la libre activité de l'esprit et. comme
1
conséquence. elle a généralement empêché de bien comprendre la contingence
et la relativité des sciences de la nature.»149 Et cette relativité et cette
1
contingence se donneraient à voir à tous les niveaux:
1.
dans les faits, en ce qu'ils ne sont pas donnés, mais toujours construits
1
par l'activité rationaliste, comme dirait BACHELARD, de toute
SCIence.
1
2.
Dans les lois, ces énoncés universels sur des régularités naturelles dont
LE ROY dénonce alors l"'arbitraire absolu ", puisqu'elles ne "
1
représentent rien d'existant dans la nature ni imposé par elle ", mais
résultent au contraire du simple choix fait par l'homme de science,
1
guidé uniquement par les seules exigences pratiques telles la
commodité, ou par ses buts personnels.
1
3.
Enfin, dans les théories elles-mêmes, ces architectures de lois ayant une
grande valeur explicative, réduites au statut de simples" définitions de
1
symboles" échappant à tout contrôle empirique. Modifiables à l'infini,
donc nécessairement provisoires, multiples pour décrire même un
1
nombre restreint de phénomènes, les théories consacrent l'arbitraire de
l'homme de science.
1
On sait que POINCARE a répondu vigoureusement à la critique leroyienne.
Certes, en gagnant, avec d'autres dont DUHEM, au conventionnalisme , c'est-à-
1
dire à l'idée que les théories scientifiques ne sont ni vraies ni fausses, mais
seulement commodes, il reste lui-même assez critique à l'égard de la science.
1
148. ibid. P 560
1
149. ibid. pp 513-514
1
- 133-
1
1
1
Néanmoins, il reprochera à LE ROY d'« aller beaucoup trop loin dans la voie
du nominalisme », J50 en n' arri vant pas à faire le départ entre liberté et arbitraire.
1
Suivant cette distinction, POINCARE fait alors observer que si l'homme de
science est effectivement libre d'organiser son projet heuristique, c'est-à-dire de
1
déterminer, selon sa convenance, son objet dans le réel, donc d'élaborer son
hypothèse, s'il use encore de la même liberté pour construire son expérience-
1
expérimentation, il ne saurait cependant nous imposer des conditions abusives,
ne serait-ce que parce qu'il n'échappe pas totalement à toute détermination:« Et
alors a-t-on le droit de dire que le savant crée le fait scientifique? Tout d'abord,
1
il ne le crée pas ex nihilo puisqu'il le fait avec le fait brut. Par conséquent, il ne
le fait pas librement et comme il le veut. Quelque habille que soit l'ouvrier, sa
1
liberté est toujours limitée par les propriétés de la matière première sur laquelle
il opère.»151 On a d'autant plus de raisons de croire être à l'abri de l'arbitraire ou
1
de la fantaisie de l'homme de science que celui-ci travaille à l'intérieur d'une
tradition critique qui définit, au préalable, les critères d'acceptabilité rationnelle
1
des énoncés reconnus comme scientifiques. On distingue ainsi entre les critères
internes et externes, intra- et extra-scientifiques. Le néo-positivisme logique a
mis l'accent sur les critères internes de confirmation, à savoir les critères d'ordre
1
empirique - telle que la corroboration factuelle ou prédictionnelle; ceux d'ordre
qualitatif - la simplicité - et syntaxique - la non-contradiction avec une théorie
1
déjà confirmée; et ceux de type quantitatif comme la possibilité d'un modèle
probabiliste de la confirmation auquel s'est employé tout particulièrement
1
CARNAP. Pour POPPER dont la "théorie intersubjective" a un caractère
extra-scientifique, la valeur ou la qualité d'une théorie est fonction, en grande
1
partie, de l'attitude qu'adopte à son égard la communauté scientifique, c'est-à-
dire du consensus ou au contraire du dissentiment qu'elle peut engendrer en son
sein. Bien entendu, ces deux conceptions de l'acceptabilité rationnelle des
1
énoncés scientifiques se heurtent à des difficultés. HEMPEL en particulier a
montré certaines des apories propres aux critères généralement admis par le
1
néo-positiviste. Celles-ci concernent la difficulté de définir ou de justifier la
simplicité d'une théorie, le risque de psychologisme inhérent à tout choix fondé
1
uniquement sur la recherche de la simplicité, ainsi que les célèbres paradoxes de
la confirmation auxquels GOODMAN a ajouté ceux des prédicats
improjectibles. De son côté, POPPER a reconnu que le consensus parfait ou
1
absolu est ce genre d'état auquel la communauté scientifique ne parvient pas
toujours. Ce à quoi l'on peut ajouter que le consensus ne saurait être considéré
1
150. H.PüINCARE: 1970 p23
1
151. ibid. P 161
1
-134-
1
1
1
comme le garde-fou absolu contre l'erreur, car l'on peut toujours se mettre
d'accord sur n'importe quoi. Tout le monde peut donc se tromper, et se mettre
1
ainsi d'accord sur l'erreur. Du reste, d'un point de vue faillibiliste qui est celui
de POPPER, l'histoire des sciences pourrait être conçue comme celle des erreurs
1
collectives, c'est-à-dire de ces erreurs en sursis, mais qui ont pu s'imposer
pendant un certain temps, jusqu'à ce qu'elles ne se remettent plus de l'épreuve
1
falsificatoire. 152 Le modèle paradigmatique de KUHN enseigne également sur
les limites de la conception pragmatiste de la justification. L'idée est que la crise
menace un paradigme, dès lors qu'il achoppe sur une énigme que son rival arrive
1
au contraire à résoudre. C'est donc incontestablement le signe que le consensus
initial autour d'une unité paradigmatique - que la situation mandarinale peut
1
d'ailleurs renforcer à l'ex trême - ne suffit pas toujours à porter des sujets
partageant ensemble un certain nombre de valeurs ou de schèmes au plus près de
1
la vérité, que le relativisme historiciste de l'auteur repousse, d'ailleurs, vers un
horizon hors de portée. Parler le même langage, pratiquer la même" morale "
1
scientifique ne suffisent donc pas toujours à réduire la distance qui nous sépare
de la vérité. L'expérience intervient alors en tant que référence incontournable
pour nos termes théoriques. D'où la difficulté de ne pas être, tant soit peu,
1
empiriste. Car, outre qu'elle reste le moyen d'invalider les résultats d'un travail
accompli par les partisans d'un paradigme donné, l'expérience devrait également
1
aider, au moins en principe, à distinguer entre les énoncés de statut scientifique
et ceux du mythe ou de la théologie par exemple. Donc, il sera toujours demandé
1
à nos théories de démontrer leur pertinence quant à leurs facultés propres de
décrire le réel, ou d'éprouver leur efficacité dans l'action, en réussissant par
1
exemple un certain nombre de " mises ", comme dirait REICHENBACH, quel
que soit par ailleurs le sort qu'elles connaîtront par la suite.
*
1
* *
Reste à savoir si POINCARE a vraiment réussi à récuser le nominalisme
1
leroyien auquel il s'est attaqué. On est en droit d'en douter. Car, si elle rend
assez compte des conditions de possibilité de l'objet scientifique, la critique
1
poincarienne reste cependant silencieuse sur la question onto-phénoménologique
de l'existence du monde en général, en sachant que celui-ci fournit le fait brut
1
que l'imagination scientifique transforme seulement en fait scientifique. Or, en
s'employant à fonder la science sur la métaphysique, DESCARTES, plus tôt,
1
152. De ce point de vue, on imagine difficilement un destin plus heureux pour les" faux" eux-mêmes, quelle
que soit par ailleurs la bienveillance de l'idéologie d'Etat à leur égard. On sait par exemple ce qu'il en reste
aujourd'hui de la biologie prolétarienne de LYSSENKO, inspiré par un modèle cultural, la vernalisation de
MITCHOURINE, conçue dans le but de régler son compte à la science bourgeoise, en l'occurrence à la
biologie mendélienne. Pour cela, elle postula notamment, sur la base du transformisme lamarckicn,
1
l'hérédité des caractères acquis.
1
-135 -
1
1
1
semble avoir trouvé la bonne méthode pour traiter cette question. La méthode
cartésienne est analytique. C'est-à-dire que l'auteur progresse par moments,
1
suivant l'ordre de ses raisons. Les Méditations décrivent bien cette méthode. En
effet, on y voit DESCARTES commencer par tout révoquer en doute, par mettre
1
en question sa propre existence, ainsi que celle du monde. Puis,
progressivement, dans cette quête des vérités indubitables, il soustrait la pensée,
1
donc le sujet, en tant que" chose pensante ", de la menace du doute. L'existence
du monde sera, quant à elle, prouvée en dernier lieu, après qu'il se soit persuadé
qu'il ne saurait être une apparence ou une quelconque autre illusion à laquelle
1
l'aurait exposé un certain malin génie, ou l "'extravagance", ou même
simplement le rêve.
1
Pour autant, DESCARTES n'échappe pas totalement ici à quelques
objections. D'abord, on pourrait faire remarquer que, au vrai, il n'a répondu que
1
de façon incidente à la question onto-phénoménologique, dans l'exacte mesure
où son problème n'est pas tant celui de l'existence de l'objet scientifique que
1
celui des états de choses qui forment le monde en général. Cette objection n'a
vraiment de sens que si l'on conteste l'existence entre la science et le réel, c'est-
à-dire entre une forme particulière de représentation et ce dont celle-ci est la
1
représentation, d'un écart crée artificiellement par l'imagination, mais sans
lequel pourtant la pensée ne saurait ni fonctionner ni manifester une quelconque
1
avancée. Sinon, on conçoit assez facilement que l'existence de l'objet
scientifique fonde, d'emblée, celle de l'objet idéel. ORANGER commente en ces
1
termes la constitution du processus de modélisation qui s'opère alors, ainsi que
son rapport à l'expérience:«(. ... ) le projet de la connaissance scientifique
1
suppose le passage du plan du phénomène au plan du modèle, et se préserve en
droit de toute ontologie. Mais de ce que le modèle n'est pas une partie du monde
objectivé, il ne suit nullement que la science s'enferme dans la spéculation; tout
1
au contraire le modèle, toujours précaire et remanié, se trouve être un mOinent
décisif du rapport de l'homme au monde, et l'abstraction paraît alors, sous son
1
vrai jour, comme appartenant à une instance plus pleine de la réalité qui intègre
l'action humaine.» 153 Le statut de l'objet scientifique ne se ramène donc pas
1
seulement au caractère idéal de sa propre détermination par la raison, puisqu'il
implique comme condition de sa vérité l'adéquation du modèle qui l'exprime à
la donnée concrète de l'expérience. Et cela semble vrai quelle que soit par
1
ailleurs la justification que reçoit le modèle, qu'elle soit a priori, c'est-à-dire par
simple analogie entre le modèle et la donné empirique, comme le fait GALILEE,
1
1
153. G.G.GRANGER: 1959 p 102
1
-136-
1
1
1
ou au contraire a posteriori, c'est-à-dire par confrontation directe avec
l'expérience.
1
Ensuite, on se rend compte que DESCARTES n'a pas problématisé la
science en toute sa bidimensionalité. C'est-à-dire que s'il a effectivement
1
soulevé la question de l'existence du monde, il semble par ailleurs avoir laissé de
côté celle de la méthode, des principes de la science. Ce silence est d'autant
1
moins explicable à l'intérieur du cartésianisme que celui-ci est
fondamentalement un système déductif, empruntant sa méthode à la géométrie,
et faisant une part belle à maints axiomes ou principes, en particulier celui de la
1
causalité. DESCARTES, convaincu de ses limites, s'en sert, en effet, pour
affirmer, nier, et conclure. Il affirme l'existence de l'infini et de la perfection, à
1
partir desquels il postule l'existence de Dieu, qui, seul, les aurait introduites en
son âme:« C'est une chose très évidente qu'il doit y avoir au moins autant de
1
réalité dans la cause que dans l'effet.»J54,se persuade-t-il. Par contre, il nie
l'existence d'un malin génie, parce qu'il croit que l'imposture n'est pas
1
déductible de l'essence de Dieu. C'est-à-dire qu'elle provient uniquement de
l'imperfection: « D'où il est assez évident qu'il [Dieu} ne peut être trompeur,
puisque la lumière naturelle nous enseigne que la tromperie dépend
1
nécessairement de quelque défaut.»155 Et c'est seulement, au détour de cette
inférence, qu'il conclut à la réalité du monde.
1
DERRIDA a vu dans le rationalisme cartésien deux choses:
1.
une profonde « crise de raison (. .. ) un accès à la raison et accès de
1
raison », une de ces « crises de raison étrangement complices de ce
que le monde appelle les crises de folie.».
1
2.
la démarche exemplaire du philosophe, l'essence même du projet
1
philosophique:« Et la philosophie, c'est peut-être cette assurance prise
au plus proche de la folie contre l'angoisse d'être fou. »156
1
Que le doute de DESCARTES ne l'ait pas excédé suffisamment, de façon à
pouvoir mettre en question sinon la vérité de la science en général, du moins
1
celle de ses principes, montre cependant les limites de son rationalisme.
Autrement dit, les limites de son rationalisme se voient ici au fait que son doute
n'est pas suffisamment sorti de son foyer d'engendrement, c'est-à-dire de
1
DESCARTES lui-même, en tant qu'il en est l'instance originaire et
1
154. R.DESCARTES: 1904 p 39
155. ibid. P 41
1
156. J.DERRlDA: seuil, 1967 PP 97-92
1
- 137-
1
1
1
organisatrice, pour pouvoir mettre en question les outils avec lequel il
fonctionne, en particulier le principe de causalité. DESCARTES cherche des
1
vérités indubitables sur lesquels fonder la science. Et il ne semble trouver rien de
tel ni dans la méthode scientifique elle-même, ni dans ses principes, mais
1
uniquement dans le sujet qui passe alors pour le premier principe de la
philosophie, non déductible d'aucun syllogisme. Certes, le sujet n'est nullement
1
un épiphénomène en science, puisque celle-ci caractérise une activité en
profonde rupture avec la donnée immédiate ou l'expérience commune, c'est-à-
dire une activité où l'imagination joue un rôle important. Mais, dire que la
1
science commence ou est fondée sur le sujet n'est pas assez dire, si l'on ne
cherche pas par ailleurs à la justifier dans sa méthode, ou ses principes.
1
On peut donc dire que DESCARTES a ainsi laissé aux autres peut-être le
plus difficile, en particulier à HUME la responsabilité de mettre en question le
1
principe de causalité dont il use fréquemment dans sa méthode. En questionnant
ainsi l'un des principes fondamentaux de la science, l'auteur de l'Enquête aurait
1
par là même problématisé l'extérieur du rationalisme cartésien qui, du reste,
semble coïncider, pour l'essentiel, avec celui du sujet cartésien, étant donné que
le projet cartésien semble chercher avant tout à montrer l'irréductibilité du sujet,
1
en tant qu'il est pensant. Plus tard, KANT se donnera la tâche de penser la "
métaphysique de la nature ", en tant qu'elle caractérise la connaissance des
1
principes a priori que comporte toute science véritable. Il l'appellera encore
dogmatique positive, opposable alors à la dogmatique négative, c'est-à-dire
1
purement dogmatique:« La critique n'est pas opposée à un procédé dogmatique
de la raison dans sa connaissance pure en tant que science. ( Car la science doit
toujours être dogmatique, c'est-à-dire strictement démonstrative, en s'appuyant
1
sur de sûrs principes a priorL), mais elle est opposée au dogmatisme. c'est-à-
dire à la prétention d'aller de l'avant avec une connaissance ( la connaissance
1
philosophique) tirée des concepts d'après des principes tels que ceux dont la
raison fait usage depuis longtemps sans se demander comment ni de quel droit
1
elle V est arrivée. La dogmatique est donc la marche dogmatique que suit la
raison pure sans avoir fait une critique préalable de son propre pouvoir. » 157
1
Sans doute DESCARTES laisse-t-il ainsi aux autres une tâche d'autant plus
difficile que si l'on surprend Dieu en personne en train de tricher dans le jeu
humain de la connaissance, en " soufflant" derrière DESCARTES, en le
1
soutenant jusque dans certaines de ces conclusions, en lui garantissant par
exemple l'objectivité du monde, en revanche, il n'est plus là quand HUME mène
1
son Enquête sur l'entendement humain, pas plus que lorsque le vieux KANT, à
1
157. E.KANT: 1964 p 26
1
- 138-
1
1
1
son tour, entreprend sons immense Critique. Certains pourraient légitimement
faire remarquer que, en se conduisant de cette façon, Dieu s'est révélé assez
1
partial. Précisément, certains justiciers de l'Eternel pourraient y voir une raison
de renouveler le célèbre argument de la Théodicée, au lieu de se contenter
1
seulement de suspecter le caractère d'une connaissance élaborée sans le "
concours ordinaire" de Dieu lui-même. Ils pourront donc remettre en cause les
1
attributs de bonté ou de justice à un dieu qui, après avoir élu seulement la
descendance d'ABRAHAM, c'est-à-dire le peuple d'Israël, et au-delà
l'Occident, a encore laissé le bon vieux KANT en particulier mener tout seul son
1
projet criticiste; alors qu'il n'avait cessé, auparavant, d "'illuminer"
DESCARTES, pourtant déjà au milieu de son projet de fondation de la science
1
sur des principes indubitables. FERRARI pourrait difficilement s'associer à cette
critique des qualités reconnues traditionnellement, et probablement aussi
1
dogmatiquement à Dieu. En effet, il montre que l'absence de l'épaisse ombre
divine du projet criticiste est au contraire une bonne chose, en tant qu'elle lui
1
donne ainsi toute sa valeur: avoir non seulement rendu compte, à sa manière, des
conditions de possibilité de la science, en tant qu'invention, mais aussi, en un
certain sens, inventé l'homme lui-même:« Le kantisme tout entier apparaît
1
comme l'invention, au double sens de découverte et d'instauration, d'un homme
qui essaie de se mesurer avec rigueur ses pouvoirs ef ses limites, comme une
1
pédagogie de la connaissance de soi qui lui permet d'être enfin ce qu'il est.»158
Le kantisme invente véritablement l'homme. Car, au-delà de cet homme
1
désormais conscient des limites de sa raison, il nous montre le même homme
complètement autonome, c'est-à-dire un individu qui n'attend plus que Dieu lui
1
garantisse, de manière transcendante, la vérité de sa connaissance, comme on le
voit dans le contexte hétéronome d'un DESCARTES. L'autonomie caractérise
donc l'homme kantien, en tant qu'il dispose désormais, dans l'immanence
1
séculière, de bonnes raisons de justifier la qualité de sa connaissance. En
particulier, dans les formes pures de l'intuition que sont l'espace et le temps,
1
KANT trouve qu'il existe de bonnes raisons pouvant garantir l'aprioricité de la
mathématique ou des sciences de la nature.
1
*
* *
1
Dans son projet de fonder la science sur la métaphysique, c'est-à-dire de la
fonder sur des vérités indubitables, DESCARTES n'a donc véritablement mis en
doute que le seul principe subjectif. Ainsi, il a laissé aux autres la mise en
1
question des principes objectifs comme celui de causalité. Toutefois, il faudrait
1
158. J.FERRARI: 1971 p 87
1
- 139-
1
1
1
se garder de trop relativiser la puissance de son rationalisme, au risque d'en
sous-estimer, en même temps, les résultats, en particulier ce principe subjectif
1
lui-même, c'est-à-dire le cogito. Il importe au contraire d'essayer d'en retrouver
l'importance, et la place dans la méthode cartésienne.
1
Bien qu'il ait posé l'évidence comme critère auquel la vérité en général est
reconnaissable:«(. .. ) il me semble que déjà je puis établir, comme règle
1
générale, que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort
distinctement sont vraies.» 159; DESCARTES est de ceux qui ne voient pas
l'intérêt de définir la vérité. Il écrira même au R.P.MERSENNE le 16 octobre
1
1639, que vouloir à tout prix conceptualiser une « notion si transcendantalement
claire qu'il est impossible de l'ignorer» présente un risque certain:«(... ) on a
1
bien des moyens pour examiner une balance avant de s'en servir, mais on n'en
aurait pas besoin pour apprendre ce qu'est la vérité, si on ne la connaissait de
1
nature car quelle raison aurions-nous de consentir à celui qui nous
l'apprendrait, si nous ne savions pas qu'il fût vrai, c'est-à-dire si nous ne
1
connaissions pas la vérité. Ainsi, on peut biell expliquer quid mominis à ceux qui
n'entendent pas la langue, et leur dire que ce mot de vérité en sa propre
définition dénote la conformité de la pensée avec l'objet (. .. ) Et je crois de même
1
de plusieurs choses qui sont fort simples et se connaissent naturellement comme
sont la figure, la grandeur, le mouvement, le lieu, le temps etc... en sorte que,
1
lorsqu'on veut définir ces choses, on les obscurcit et on s'embarrasse.» 160 Ainsi
donc, DESCARTES est persuadé que la vérité, et donc le cogito, en tant qu'elle
1
est la première des vérités indubitables, fait partie de ces choses que l'on connaît
par soi, c'est-à-dire intuitivement, par simple" inspection de l'esprit", à l'aide
1
seulement de ce qu'ARISTOTE appelle le " Nus", PASCAL l"'intelligence sans
parole ". On connaît un des éléments de " Réponses aux secondes objections" -
que, du reste, HINTIKKA retient particulièrement dans son interprétation
1
performative du cogito:« Lorsque quelqu'un dit: je pense donc je suis ou
j'existe. il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de
1
quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi; il la voit par simple
inspection de l'esprit. Comme il paraît de ce que, s'il la déduisait par le
1
syllogisme, il aurait dû auparavant connaître cette majeure: tOllt ce qui pense.
est ou existe. Mais, au contraire, elle lui est enseignée de ce qu'il sent en lui-
même qu'il ne peut pas se faire qu'il pense, s'il Il 'existe. Car c'est le propre de
1
1
159. R.DESCARTES: op. cil. p 27
1
160. R.DESCARTES: 1898 p 597
1
-140 -
1
1
1
notre esprit, de former des propositions générales de la connaissance des
particulières »161
1
On a ainsi pu parler d'intuitionnisme à propos de DESCARTES. De la
même façon, on a dit que LEIDNIZ est au contraire formaliste, en ce sens que,
1
chez lui, la vérité est inséparable de sa méthode de démonstration, de la " trace "
qu'elle laisse, et qui rend ainsi" sensibles" les raisonnements. Ce jugement sur
1
DESCARTES mérite certainement d'être pris avec précaution. Sans doute, la
doctrine des vérités nécessaires le rend-il vrai. Fondée sur l'''indifférence " et la
liberté de Dieu au moment de leur création, cette doctrine affirme que ce qui est
1
nécessaire pour nous ne l'est nullement pour Dieu. Dieu aurait pu par exemple
rendre vraies, en même temps, deux contradictoires. Il aurait pu faire d'autres
1
choses encore, par exemple que les axiomes fussent vraies et les théorèmes
qu'on en tire faux. La puissance de son entendement est telle qu'il ne connaît
1
aucune restriction, ignore complètement ce que nous concevons comme des
impossibilités logiques. Il en résulte que les vérités nécessaires ne sont pas
1
nécessaires pour Dieu lui-même, donc ne sont pas nécessairement nécessaires.
Dieu nous en a présentés, arbitrairement, seulement une catégorie particulière.
Mais, Il aurait pu nous en proposer une autre, et façonner, en même temps, notre
1
esprit de telle sorte que celui-ci les conçoive comme nécessaires. Il y a donc ici
un lien assez lâche entre vérité et démonstration, puisque cette doctrine aboutit
1
ainsi à ôter toute nécessité aux principes sur lesquels celle-ci se fonde. Il n' y a
donc plus rien sur quoi se fier pour distinguer les vérités démontrables de celles
1
qui ne le sont pas. D'où la critique de LEIBNIZ pour qui au contraire dans p (q
& -, q) par exemple non seulement la négation de p est nécessaire, mais
1
nécessairement nécessaire, dans tous les mondes possibles, donc y compris pour
Dieu lui-même, qui serait donc ainsi également soumis aux règles canoniques de
la déduction.
1
Mais, on ne devrait cependant pas négliger que DESCARTES a fixé des
Règles pour la direction de l'esprit qui nous conseillent en particulier de
1
combiner intuition et déduction pour parvenir à la vérïté:«(... ) il résulte au sujet
des propositions, qui sont des conséquences immédiates des premiers principes,
1
on peut dire, suivant la manière différente de les considérer, qu'on connaît
tantôt par intuition, tantôt par déduction; mais les premiers principes eux-
mêmes ne peuvent être connus que par intuition, et au contraire les
1
conséquences éloignées ne peuvent l'être que par déduction.» 162
1
161. R.DESCARTES: 1904 pp 110-111
1
162. R.DESCARTES: 1937 p 45
1
- 141-
1
1
1
On a montré que le cogito est plutôt une performance, et non une inférence.
Il n'empêche que sa découverte témoigne de la bonne combinaison de ces deux
1
modes de connaissance que sont l'intuition et la déduction. Certes,
DESCARTES lui-même aime à souligner que penser et être sont des choses
1
connues par intuition. D'où son refus d'en donner une définition quelconque, en
dépit de la critique de tous ceux qui, comme GASENDI , ont essayé de l'y
1
contraindre. Mais, s'il a persisté dans cette attitude, c'est aussi sans doute parce
qu'il a opté pour une solution de rechange: procéder, méthodiquement, à
1
l'examen critique de tout le domaine de la pensée. Or, cet examen peut justement
être considéré comme une manière de démonstration, puisqu'il s'agit rien moins
que de déterminer les conditions que devraient satisfaire toute pensée pour entrer
1
dans l'affirmation du cogito. Et la méthode cartésienne consiste ici à distinguer
rigoureusement entre la pensée, et donc l'existence d'une part, et le rêve, la folie,
1
ou encore l'illusion d'autre part, c'est-à-dire entre son cogito dont il a une
connaissance" sûre et certaine" et tout ce qui est ou peut être dubitable de
1
l'autre. Pour être sûr de ne pas se tromper, il va encore distinguer parmi les
pensées elles-mêmes celles qui sont vraiment indubitables de celles qui le sont
moins. Il en résultera une certaine économie de la pensée qui distingue
1
clairement entre les pensées innées en nous, comme certaines idées de la science,
ou plus sûrement encore l'idée de Dieu, auxquelles on peut se fier absolument, et
1
les pensées provenant de l'expérience, de simples idées ainsi acquises appelées
souvent sentiments, tirées de la simple vraisemblance des choses, instruites par
1
nos sens trompeurs, fruits de notre imagination. L'hétérogénéité caractéristique
du domaine cartésien de la pensée montre encore que les pensées se divisent en
1
pensées enseignées par Dieu lui-même ou l'intuitio mentis, sur lesquelles du
reste l'accord intersubjectif est largement possible,163 et en " images" qu'on a
des choses. Les pensées se distinguent encore suivant qu'elles résultent d'un
1
usage scrupuleux de la méthode ou au contraire d'une mauvaise direction dans
les choses de l'esprit. Toute cette vigilance critique, toutes ces précautions
1
d'usage montrent clairement le caractère téléologique du cogito dans la
recherche cartésienne: il est le véritable moteur d'un projet dont il sanctionne la
1
fin:« J'exposerai premièrement dans ces Méditations les mêmes pensées par
lesquelles je me persuade être parvenu à une certaine et évidente connaissance
1
de la vérité, afin de voir si, par les mêmes raisons, qui m'ont persuadé, je
pourrais persuader d'autres.» 164 Donc, il croit y être parvenu par méthode,
1
163. «(. .. ) tous les hommes ayant une même lumière naturelle, il semble del'oir avoir tous les mêmes no/ions.
mais il est très différent, en ce qu'il semble qu'il n 'y a presque personne qui se serve bien de celle lumière,
d'où il vient que plusieurs ( par exemple tous ceux que nous connaissons) peul'ent COllsemir à la même
erreur.» R.DESCARTES: 1898 p 598
1
164. R.DESCARTES: 1956 p 17
1
-142 -
1
1
1
laquelle lui a alors permis d'écarter nombre d'apparences et d'écueils, de
dénoncer les mirages de fausses pensées, d'en mettre certaines en epoché, en
1
affirmant que son intention première est seulement de procéder rigoureusement
selon l"'ordre de sa pensée ", et non suivant la " vérité de la chose ". S'en
1
trouve ainsi justifiée une méthode qui consiste non pas à exclure toutes les
choses qui appartiennent à la " nature de l'âme ", mais à ne pas traiter tous les
1
faits ou actes qui ne relèvent pas de la stricte cognition, à savoir la volonté, le
sentiment, la perception, l'imagination, et quelques autres encore. D'un mot,
cette méthode lui a ainsi permis de lever toute hypothèque, par conséquent de
1
baliser, de déterminer rigoureusement, notamment grâce à la clause de ne rien
affirmer dont il n'ait une" idée claire et distincte" ou de " démonstrations
1
exactes", le chemin qui conduit péniblement, mais sûrement à la vérité.
DESCARTES croit d'autant plus être parvenu à la vérité qu'il s'est encore laissé
1
persuader que Dieu, en ses trois personnes, s'est impliqué entièrement avec lui
dans sa grande aventure aléthologique. Mais, s'il fonde, en grande partie, la
1
vérité du système cartésien, il n'en révèle pas moins les limites, précisément
celles de la quantification à laquelle s'est livré DESCARTES. Certes, on dira que
dans la preuve ontologique Dieu est, en un certain sens, tombé dans le domaine
1
" parcouru" par le doute. Mais, chacun en connaît parfaitement les limites.
1
1.4.2 Les deux exemples
1
1
1.4.2.1 Du progrès de la philosophie
1
L'idée selon laquelle la philosophie ne manifeste aucun progrès est fort
répandue chez les historiens de la philosophie. MARX et ENGELS dénient déjà
1
tout progrès historique à la philosophie, parce qu'elle fait partie seulement des
éléments primaires de la superstructure. A l'intérieur de celle-ci, ces éléments
1
sont ainsi opposés aux éléments secondaires ou tertiaires tels que certaines
formes d'art - par exemple l'art grec ou les rapports juridiques qui, dans certains
cas, peuvent anticiper ou servir de catalyseur à l'évolution des rapports sociaux
1
de production eux-mêmes. 165 La postérité marxiste, nommément LENINE et
LUKACS, a confirmé le jugement des pères-fondateurs. Mais, elle a trouvé plus
1
pertinent d'interpréter le mouvement itératif de la philosophie dans l'histoire à la
1
165. K.MARX: 1957 pp 173-174
1
- 143-
1
1
1
lumière du conflit irréductible entre deux doctrines particulièrement puissantes, à
savoir le matérialisme et l'idéalisme. Ils croient ainsi avoir réussi à placer ce
1
mouvement dans les turbulences de son propre engagement historique:«
L'histoire de la philosophie, tout comme l'histoire de l'art ou celle de la
1
littérature, n'est pas simplement - comme le pensent les historiens bourgeois -
une histoire des idées philosophiques, non plus que des seuls philosophes. Le
1
problème et la direction des solutions sont donnés à la philosophie par le
développement des forces productives, par l'évolution de la société, et par
l'ampleur de la lutte des classes. Les lignes fondamentales de toutes les
1
philosophies ne se laissent découvrir que par l'étude préalable de ces forces
primaires agissantes.» 166
1
Loin des enjeux strictement idéologiques que refléterait le mouvement des
idées en général, ALQUIE et DERRIDA voient plutôt le caractère non progressif
1
de la philosophie dans ses propres choix thématiques. On connaît la thèse
centrale d'ALQUIE: toute l'histoire de la philosophie est, à la limite, un
1
immense développement sur la thématique de La nostalgie de l'être, 1973.
C'est-à-dire qu'elle est interprétable comme une conscience qui, chaque fois, se
découvre quelque chose qui lui manque profondément, à savoir l'être, et que
1
rien ne saurait combler. La conscience philosophique serait donc conscience de
ce manque originaire:« Il nous paraît donc nécessaire de retrouver d'abord,
1
chez les philosophes classiques, et malgré les commentaires qui l'ont souvent
dissimulée, l'indécomposable affirmation de l' Etre et de son absence qui,
1
toujours, habita leur pensée (. .. ) L 'histoire de la philosophie ne manifeste donc
aucun progrès, mais l'éternité d'un rappel à l'Etre.»167 Pour autant, la nostalgie
1
de l'être ne caractérise pas un quelconque refus pathologique du temps. Car, si
elle est effectivement une conscience malheureuse, cela ne veut pas dire qu'elle
se tourne nécessairement vers le passé:« Philosopher n'est donc jamais
1
s'abstraire du présent, ni lui préférer le passé. C'est, à partir du présent,
retrouver l'éternel. Comme toute conscience humaine, c'est dans l'histoire, et à
1
propos de l'histoire, que la conscience philosophique se ressaisit et se reprend.
Et se reprendre n'est pas fuir, ignorer ou contester les leçons de l'objet, mais les
1
situer selon l' Etre.» 168 De son côté, en dé-construisant, avec délicatesse,
l'histoire de la philosophie depuis PLATON jusqu'à HUSSERL, en passant par
1
sa reproduction actuelle dans les sciences de l' homme ou de la société -
linguistique saussurienne et anthropologie structurale - en dé-construisant cette
1
166. G.LUKACS: 1958 p 7
167. F.ALQUIE: 1973 pp 13-152
1
168. ibid. P 37
1
- 144-
1
1
1
histoire à partir de, et pour n'y voir que la rémanence d'un seul et même thème,
celui de la " présence pleine ", de la " présence comme parousie ", DERRIDA
1
est arrivé également à la même conclusion. Il place donc lui aussi l'histoire de la
philosophie sous le signe de l'invariance d'un même thème, en l'occurrence la
1
permanence de l'opposition entre le sensible et l'intelligible qu'épouse alors en
particulier le partage entre la voix - la phonè à laquelle va la préférence de la
1
tradition - et le phénomène.
On pourrait céder ici à l'envie d'y ajouter une autre interprétation, d'autant
plus que celle-ci aurait l'avantage d'être assez conforme à la fois à l'esprit
1
général de ce texte et à la perspective dualiste et répétitive qui caractériserait
l' histoire de la philosophie. Considérons donc le conflit qui oppose, dans la
1
philosophie occidentale, depuis son aurore, les tenants de la " vie " pleine et
multidimensionnelle à ceux qu'on accuse justement de vouloir la dessécher, en
1
vider la sève par la rigueur de leurs concepts, de chercher ainsi à mutiler ou
déshumaniser l 'homme. On peut alors interpréter l 'histoire de la philosophie
1
comme celle de la tension permanente entre l'irrationalisme et le rationalisme.
Que certains, comme ROUSSEAU, aient tendance à rendre floue cette
opposition n'enlève rien à la réalité d'un conflit qui, en son moment inaugural,
1
oppose ARISTOPHANE à SOCRATE. Ce conflit s'est poursuivit au moyen-âge
à travers l'opposition entre le mysticisme et la scolastique. Plus près de nous, il
1
s'est radicalisé, à cause sans doute à la fois du développement extraordinaire du
pouvoir de la raison et du nombre impressionnant de protagonistes. Le partage
1
s'est donc conservé entre les précurseurs, nombreux, à des degrés divers, de
l'existentialisme, et ceux qui, ne partageant pas leurs scrupules, vont continuer à
faire confiance à la raison. On compte parmi ceux-ci les philosophes
1
matérialistes et empiristes. Par contre, au rang des premiers, on entendra par
exemple HEIDEGGER reprocher à la rationalité son formalisme qui le
1
prédisposerait à appréhender la réalité seulement en termes de " complexe
calculable ". De plus, il rendra la technique responsable du "dévoilement qui
1
provoque", donc incapable de porter l' homme vers un « dévoilement plus
originel et d'entendre ainsi l'appel d'une vérité plus initiale.»169. Parmi ceux ne
1
décolèrent pas de la façon dont l'histoire se déroule, on pourrait encore citer les
représentants de la Lebensphilosophie ou du romantisme allemand, et bien
d'autres que LUKACS tient responsables de La destruction de la raison. 170
1
169. M.HEIDEGGER: op.cil. l' 38
1
170. on remarquera que si, pour nous, il ne s'agit là que d'une tension interne à la raison, quelqu'un d'autre,
appartenant notamment au camp opposé au nôtre, pourrait y voir au contraire une tension externe, ce genre
de tension qui excéderait la raison elle-même, cn ce sens qu'elle n'existerait plus dans la raison, mais entre
la raison classique ct l'autre raison. Un Feyerabendien par exemple pourrait difficilement ne pas consentir à
1
cette interprétation.
1
- 145-
1
1
1
D'aucuns pourraient cependant contester la tendance à interpréter l'histoire
de la philosophie sur le mode d'un dualisme itératif: ils pourraient y voir une
1
démarche tellement réductrice qu'elle ferait perdre tout sens à une réalité
plurielle, multidimensionnelle, complexe, enchevêtrée. Pourtant, il ne semble pas
1
que ce soit en déplaçant les questions du simple au complexe que l'on peut
prétendre répondre adéquatement à tous ces essais de dénégation du progrès à la
1
philosophie, de façon à pouvoir par exemple continuer à distinguer, sous ce
motif de progrès, la philosophie du mythe. Pour essayer de faire ressortir cette
différence, il semble au contraire que la bonne méthode est de montrer que le
1
progrès dans l'ordre du discours consiste dans la faculté d'observer une distance
critique par rapport à soi-même. Or, la philosophie est pourvue d'une telle
1
faculté, sans quoi elle n'aurait jamais pu se retourner sur elle-même pour
s'avouer incapable de suivre le rythme du progrès. Ce débat qui la caractérise
1
comme impuissante à se déployer dans l'élément du progrès peut être considéré
justement comme une sorte de béance ouverte au sein de son propre espace, et
1
par laquelle le progrès ne peut alors que l'entraîner dans son mouvement
ininterrompu, c'est-à-dire loin du lieu de l'invariance ou de la répétition. Donc,
le fait seul de se dire non progressive présuppose que la philosophie a déjà
1
réussi, notablement, à prendre de la distance par rapport à un certain moment,
celui du bégaiement ou de l'itération.
1
En tout cas, d'un strict point de vue logique, on peut constater que le
jugement selon lequel la philosophie ne manifeste aucun progrès peut être dit
1
auto-référentiel. Il s'agit donc de ce genre de jugement qui, sans certaines
précautions d'usage, expose aux paradoxes que le logicien connaît bien. La
1
philosophie ne peut donc avoir réussi à énoncer un tel jugement sur elle-même,
sans tomber dans le paradoxe, qu'à condition d'avoir observé une hiérarchie
rigoureuse des niveaux de langage ou de signification: (i) un premier niveau où
1
se situe l'ensemble des énoncés de la tradition philosophique, (ii) et un second,
nécessairement" supérieur" au premier, où est jugée non progressive cette
1
tradition. On pourrait penser que c'est ce qu'a compris DERRIDA en particulier,
en appelant" exorbitant" la méthode métasystématique qui lui aurait alors
1
permis d'esquisser un pas hors de la tradition:« Mais qu'est-ce que
l'exorbitant?INous voulions atteindre le point d'une certaine extériorité par
rapport à la totalité de l'époque logocentrique. A partir de cette extériorité, une
1
certaine dé-construction pourrait être entamée de cette totalité, qui est aussi un
chemin tracé, de cet orbe ( orbis J qui est aussi orbitaire ( orbita J. Or, le
1
premier geste de cette sortie et de cette dé-construction, bien qu'il soit soumis à
une nécessité historique, ne peut pas se donner des assurances méthodologiques
1
1
- 146-
1
1
1
ou logiques intraorbitaires. A l'intérieur de cette clôture, on ne peut juger son
style qu'en fonction des oppositions reçues. On dira que ce style est empiriste et
1
d'une certaine manière on aura raison. La sortie est radicalement empiriste.
Elle procède à la manière d'une pensée errante sur la possibilité de l'itinéraire
1
et de la méthode. Elle s'affecte de non-savoir et délibérément s'aventure (. .. )
Excéder l'orbe de la métaphysique est une tentative de sortir de l'ornière (
1
orbita ), pour penser le tout des oppositions conceptuelles classiques.»l7l
DERRIDA reconnaît cependant que ce moyen empiriste, voire hardi qui lui
aurait alors permis de " dire" quelque chose en particulier sur ces oppositions
1
comporte un certain nombre à la fois de risques et des limites. D'où l'usage des
précautions méthodologiques et oratoires, ce genre de précautions touchant à la
1
fois à la méthode et à l'objet de la dé-construction logocentrique, en un mot, aux
limites de son projet: DERRIDA conçoit, en toute lucidité, le rapport
1
d'extériorité qu'il a voulu établir avec l'histoire de la philosophie non pas
comme un moyen sûr et certain de sortir définitivement ou triomphalement d'une
1
histoire répétitive, mais simplement comme un de ces stratagèmes dont il a
parfaitement évalué les limites et les risques. Il y a effectivement risques, parce
que DERRIDA reconnaît que, entre PLATON ou HEGEL par exemple qu'il
1
situe au centre de la tradition qu'il dé-construit pourtant et lui-même, il n'y a tout
au plus qu'un voile léger; à peine perceptible. Le risque est non négligeable,
1
parce qu'encore il pense qu'on ne saurait impunément triompher d'une tradition
à laquelle on doit tout ou partie de son dispositif conceptuel. Le risque est réel,
1
pmce que, dans ces conditions, la dé-construction est simplement une entreprise
osée, une simple audace, circonstanciée: « S'inquiéter des concepts fondateurs de
1
toute l 'histoire de la philosophie, les dé-constituer, ce n'est pas faire oeuvre de
philologue ou d'historien classique de la philosophie. C'est sans doute, malgré
l'apparence, la manière la plus audacieuse d'esquisser un pas hors de la
1
philosophie. La sortie " hors de la philosophie " est beaucoup plus difficile à
penser que ne l'imaginent ceux qui croient l'avoir opérée depuis longtemps avec
1
une aisance cavalière, et qui en général sont enfoncés dans la métaphysique par
tout le corps du discours qu'ils prétendent en avoir dégagé.»I72 Il y a donc
1
risques, mais aussi limites du projet dé-constitutif de la métaphysique, parce que,
son auteur, comme HEGEL, pourvoit la Raison en général d'une étonnante
faculté dialectique de neutraliser la puissance du négatif. Les limites de ce projet
1
se voient donc ici à cette impossibilité de sortir facilement ou complètement de
l'orbe de la la Raison. Voilà qui montre l'extraordinaire pouvoir prescriptif de
1
171. LDERRIDA: Minuit, 1967 pp 231-232
1
172. LDERRIDA: seuil, 1967 p4J6
1
-147 -
1
1
1
celle-ci, puisque, en son domaine propre, toutes les" agitations" ne peuvent être
que rationnelles, c'est-à-dire plus ou moins conformes à l'ordre incriminé.
1
D'un point de vue éthique maintenant, de ce point de vue qui concerne le
rapport derridien à la tradition irrévérencieuse ou iconoclaste qui le pousserait à
1
aller au-delà d'un projet critique qui, jusqu'alors, ne se fait guère d'illusion sur
son propre pouvoir, la grandeur de DERRIDA, et peut-être aussi le revers de son
1
cynisme, comme dirait BOUVERESSE (1985), est qu'il se soit engagé,
consciemment, dans une" agitation" au terme de laquelle il sait pourtant qu'il se
fera immanquablement prendre par la police de la Raison. Ce qui le distingue
1
donc de la tradition qui prétend se révolter contre la Raison, pour lui substituer
une autre raison, au lieu de s'y essayer seulement à quelque audace, autant qu'on
1
le peut, c'est qu'il est parvenu à voir que la dé-construction logocentrique ne
saurait triompher impunément, échapper définitivement à la vigilance et à la
1
sanction de la Raison. Ainsi, chaque fois, qu'il met de côté une des pièces-
maîtresses de l'édifice logocentrique, critique et non dogmatique, DERRIDA se
1
met à douter assez sérieusement de la portée de son propre geste:« Et c'est bien
autour du privilège du présent actuel, du maintenant que se joue, en dernière
instance, ce débat, qui ne peut ressembler à aucun autre entre la philosophie,
1
qui est toujours une pensée de la présence et une pensée de la non-présence, qui
n'est pas forcément SOIl contraire, ni nécessairement une méditation de
1
l'absence négative, voire une théorie de la non-présence comme
inconscient.» 173.
1
Donc, même si, éthiquement, DERRIDA semble prendre plutôt le parti des
prétendus révolutionnaires, on peut cependant continuer à le compter parmi les
1
contre-révolutionnaires, puisqu'il accepte de se situer, quoique par certains côtés
seulement, à l'intérieur de la tradition qu'il a pourtant l'intention de dé-
constituer, à moins de le situer dans une sorte de lieu indifférencié ou d'espace
1
mitoyen. Il faudrait donc essayer de retrouver ici le sens véritable qu'il a donné
au mot dé-construction: démonter les pièces constitutives d'un édifice pour le
1
remonter autrement, avec un minimum de pièces nouvelles.
On peut donc penser positivement la dé-construction. On peut croire par
1
exemple qu'elle suggère de penser autrement, c'est-à-dire suivant le mode de la
différance supplémentaire, concept inclassable dans le lexique de la pensée
1
classique. En tout cas, DERRIDA considère que les problèmes rencontrés par
LEVI-STRAUSS en particulier, en thématisant les catégories logiques de
l'universel et du particulier, dans le contexte de son anthropologie structurale, ne
1
sont pas à proprement parler des problèmes inhérents à ce que l'on a appelé le "
1
173. J.DERRIDA: Gallimard, 1967, p 70
1
- 148-
1
1
1
rapport d'application ", en tant que rapport instrumental; ils sont au contraire des
difficultés constitutives d'une certaine conceptualité qui se trouve elle-même
1
ainsi mise en question .. Au moment où il dé-construit le socle logocentrique sur
lequel l'anthropologie structurale s'est elle-même constituée, DERRIDA
1
constate donc que l'anthropologue aurait été moins" scandalisé ", en retrouvant
complètement imbriquées la nature et la culture dans la culture, si seulement il
l'
avait pu voir dans cette imbrication" scandaleuse ", sinon un de ces actes
positifs qui annoncent l'élaboration patiente d'une nouvelle conceptualité, du
moins ce par quoi s'observe la distance critique prise par rapport au mode
1
dichotomique suivant lequel toute la métaphysique occidentale s'est construite.
A partir du moment où le scandale lévi-straussien fait vaciller sur son propre
1
néant une opposition qui ne date pas seulement de ROUSSEAU, mais qui est au
contraire constitutive de la raison occidentale dont l'histoire n'en serait que la "
1
répétition ", voire la radicalisation, DERRIDA croit donc percevoir dans ce "
scandale" un signe positif, en tout cas, quelque chose qui, imperceptiblement
1
peut-être, est pourtant en train de changer dans le champ de la conceptualité
philosophique:« Il n'y a évidemment scandale qu'à l'intérieur d'un système de
concepts accréditant la différence entre la nature et la culture. En ouvrant son
1
oeuvre sur le factum de la prohibition de l'inceste, Lévi-strauss s'installe donc
au point où cette différence, qui a toujours passé pour aller de soi, se trouve
1
effacée ou contestée. Car dès lors que la prohibition de l'inceste ne se laisse
plus penser dans l'opposition nature/culture, on ne peut plus dire qu'elle soit un
1
fait scandaleux, un noyau d'opacité à l'intérieur des significations
transparentes; elle est un scandale qu'on rencontre, sur lequel on tombe dans le
1
champ des concepts traditionnels; elle est ce qui échappe à ces concepts et
certainement les précède et probablement comme leur condition de possibilité.
On pourrait peut-être dire que toute la conceptualité philosophique faisant
1
système avec l'opposition nature/culture est faite pour laisser dans l'impensé ce
qui la rend possible, à savoir l'origine de la prohibition de l'inceste.»174
1
La dé-construction derridienne comporte encore un autre point positif: elle
n'oublie pas que l'on ne peut essayer esquisser un pas hors de la Raison qu'en
1
prenant soin, sur l'autre pied, de s'y appuyer. Elle introduit ainsi à une question
plus générale: la question du rapport à toute tradition, en particulier celle de tout
1
excentrement par rapport à celle-ci. Et il s'agit là d'une question qui interpelle
tout le monde ou presque. Au moment où a lieu la déstructuration de l'histoire de
la métaphysique du fait de la critique freudienne, heideggérienne, ou encore des
1
coups de marteau donnés par NIETZSCHE, excédé par la présence de tant
1
174. J.DERRIDA: seuil, 1967, p416
1
- 149-
1
1
1
d'idoles et la vogue de tant d'idolâtrie, cette question ne concerne pas seulement
certains ethnologues qui prétendaient régler leur compte avec l'ethnocentrisme,
1
en se décentrant par rapport à la raison et à la culture occidentale, au moyen
d'une critique de certains concepts considérés alors comme européocentriques.
1
En fait, ce qu'ils semblent ainsi oublier, c'est que leur tentative de décentrement
reste elle-même prise à l'intérieur de la clôture métaphysique traditionnelle, donc
1
d'une certaine tradition:«(... ) l'ethnologie - comme toute science - se produit
dans l'élément du discours. Et elle est d'abord une science européenne, utilisant,
1
fût-ce à son corps défendant, des concepts de la tradition. Par conséquent, qu'on
le veuille ou non, et cela ne dépend pas d'une décision de l'ethnologue, celui-ci
accueille dans son discours les prémisses de l'ethnocentrisme au moment même
1
où il le dénonce. Cette nécessité est irréductible, elle n'est pas une contingence
historique; il faut en méditer toutes les implications. Mais si personne ne peut y
1
échapper, si personne n'est donc responsable d'y céder, si peu que ce soit, cela
ne veut pas dire que toutes les manières d'y céder soient d'égale pertinence. La
1
qualité et la fécondité d'un discours se mesurent peut-être à la rigueur critique
avec laquelle est pensé ce rapport à l'histoire de la métaphysique et aux
concepts hérités. Il s'agit d'un rapport critique au langage des sciences
1
humaines et d'une responsabilité critique du discours. Il s'agit de poser
expressément et systématiquement le problème du statut d'un discours
1
empruntant à un héritage les ressources nécessaires à la dé-construction de cet
héritage lui-même. Problème d'économie et de stratégie.»175 Au moment où une
1
civilisation inédite, sonnant nécessairement le glas du romantisme herdérien, est
en train de prendre forme sous nos yeux, la question du rapport à la tradition se
1
pose certainement à presque tout le monde, précisément en termes de rapport
entre les cultures particulières et cette forme de civilisation mondiale ou
universelle qui, bien comprise, apparaît comme J'avenir de l'homme, c'est-à-dire
1
ce vers quoi il est nécessairement appelé à se réinventer. DERRIDA suggère
donc ici à tous les pôles du dilemme de l'enjeu historique contemporain: tenter
l'
de rester soi-même pour pouvoir s'ouvrir à J'universel.
1
1.4.2.2 La théorie des fondements
1
1
1
175. ibid, p 414
1
- 150-
1
1
1
Après la philosophie stricto sensu, la théorie des fondements pourrait
également justifier notre conception de la rationalité comme étant le propre d'un
1
discours essentiellement critique, mieux encore auto-critique.
On peut distinguer, avec DESANTI, entre une" préhistoire" et une"
1
histoire" proprement dite de cette discipline. La première s'est développée dans
une perspective métaphysique. On cherchait alors à déterminer le statut des
1
fameux" êtres mathématiques ". Et la réponse du réalisme platonicien à ce sujet
est largement connue. Pour autant, cette période n'est pas inintéressante; d'autant
moins que «(. .. ) si pendant longtemps [les} discours [sur les fondements} n'ont
1
pas été produits dans la forme mathématique, ils n'en ont pas moins ouvert le
champ des problèmes, manifesté des polarités élémentaires, en fonction desquels
1
( et en partie contre lesquels) s'est posé ouvertement et en son domaine
théorique propre la question des fondements.» 176 Il n'empêche que nous
1
regarderons seulement du côté de l"'histoire " de cette théorie. Nous essayerons
alors, à l'aide de quelques" exemples" marquants que nous lui emprunterons,
1
de retrouver ici encore, à peu de chose près, le même mouvement dé-
constructeur, le même geste déconstitutif qu'en philosophie, c'est-à-dire la
même méthode qui consiste à démonter un système rationnel pour le reconstruire
1
autrement, en l'espèce, avec un nombre relativement plus élevé de matériaux
nouveaux par rapport à ceux utilisés par la dé-construction derridienne dont la
1
différance compte seule véritablement au rang de concept radicalement nouveau.
Autrement dit, on s'in téressera à cette théorie seulement en tant qu'elle exprime
1
cette exigence de déconstructibilité et de démontrabilité du champ unitaire de la
mathématique sur la base d'un certain nombre de principes supposés être non
1
contradictoires. Avec HILBERT, nous aurions pu appeler" métamathématique
" le domaine qui nous intéresse ici, c'est-à-dire ce " niveau en un sens plus élevé
" qui, s'appuyant sur des" considérations intuitives ", cherche à établir le
1
caractère non contradictoire des énoncés mathématiques.
La théorie des fondements a fait l'objet de certaines réserves de la part de
1
ceux qui en ont contesté la méthode logiciste suivie, c'est-à-dire la réduction de
la logique mathématique à la théorie des ensembles. Mais, ceux-ci n'ont jamais
1
cependant mis en cause l'opportunité d'une" introspection mathématique ", pour
reprendre la juste expression de HOFDSTADTER, en tant que telle. L'accord sur
la nécessité d'une vigoureuse réflexion critique de la mathématique sur elle-
1
même n'est pas une surprise: on pouvait mettre en question la méthode ou les
présupposés sur lesquels se fonde le projet; mais il est hors de question de laisser
1
en l'état nombre de paradoxes que la théorie logico-mathématique a engendrés,
1
176. J.T.DESANTI: op.cil. p 242
1
- 151 -
1
1
1
dans son développement. On connaît" le menteur" que la tradition attribue à
EPIMENIDE le Crétois. Les paradoxes des prédicats autologiques
et
1
hétérologiques ont été révélés par GRELLING . Quant à RUSSELL, il attirera
l'attention de FREGE sur le paradoxe R ={ x / x(x }, c'est-à-dire de l'ensemble
1
des ensembles qui ne sont pas éléments d'eux-mêmes. Enfin, CANTOR
achoppera sur le transfini: en considérant des alephs, obtenus au moyen
1
d'association entre nombres cardinaux et ordinaux transfinis, il constate que si à
tout cardinal fini correspond un ordinal, en revanche à chaque aleph correspond
une infinité d'ordinaux.
1
L'histoire de la théorie des fondements est donc définissable comme celle
de ces paradoxes issus de l'essai même de définition des objets mathématiques,
1
et de l'effort axiomatique pour tenter de les résoudre. En cherchant à construire
tout l'édifice mathématique sur la base de quelques objets fondamentaux tels que
1
les ensembles et les éléments qui les constituent, FREGE peut, de ce point de
vue, être considéré comme celui qui l'a inaugurée. Mais, RUSSELL révélera, à
1
partir du paradoxe R déjà énoncé, la fragilité de l'édifice frégéen. RUSSELL
acceptera alors la collaboration de WITHEHEAD pour déterminer avec lui les
nouvelles voies suivant lesquelles la mathématique pouvait se donner des bases
1
fermes. Participer à ce projet de fondation était pour lui l'occasion rêvée
d'appliquer aux champs opératoires le principe du rasoir d'OCCAM, c'est-à-dire
1
d'en éliminer les entités superflues au profit des constructions logiques. La
théorie des types sera conçue dans cet esprit. Celle-ci affirme que tout ensemble
1
d'un niveau n ne peut contenir comme éléments que des ensembles de type n-1.
Chaque ensemble est donc considéré comme représentant un type particulier. Et
pour qu'il y ait sens, c'est-à-dire non-contradiction, tout ensemble devrait
1
absolument faire partie seulement d'un autre qui soit de type supérieur au sien.
Le principe est donc de parvenir à une stricte hiérarchisation sémantique, de
1
manière à distinguer rigoureusement entre les ensembles, les classes, et les
propriétés. Cette théorie vise donc ainsi à éviter le " sophisme du cercle vicieux"
1
ou l'auto-référence, à l'origine de ces difficultés:« Il apparaîtra que tous les
paradoxes logiques présentent une sorte de référence à soi r~flexive qui doit être
1
condamnée pour la lnême raison: à savoir qu'elle comprend, comme membre
d'une totalité, quelque chose qui se réfère à cette totalité qui ne peut avoir un
sens défini que si cette totalité est d~jà fixée.» 177
1
Mais, on s'apercevra que la théorie russellienne des types, sous sa forme
simple, permet seulement de résoudre les paradoxes dits syntaxiques, par
1
exemple le paradoxe R; elle laisse donc en l'état les paradoxes sémantiques, qui
1
177. B.RUSSELL: 1961 P 103
1
- ]52-
1
1
1
font au contraire intervenir les notions de vérité ou de satisfaction. TARSKI
proposera alors la distinction entre langage et métalangage comme méthode de
1
résolution de ce type de paradoxes. D'autre part, ZEMERLO-FRAENKEL
redéfiniront l'axiome de la compréhension (ZFC). Pour pouvoir écarter le
1
paradoxe que le même axiome engendrait chez FREGE, ZFC affirme ceci: étant
donné un ensemble A et une propriété S, il existe un sous-ensemble B dont les
1
éléments sont exactement les éléments x de A pour lesquels SexY est satisfaite. En
notation symbolique, on aura: B = ( X E A: SexY J. On parvint ainsi à dégager, de
toute contradiction, le concept ensembliste de satisfaction par une suite. Ainsi,
1
l'axiomatique de ZEMERLO-FRAENKEL (ZF) se construit tout entière sur
l'idée qu'un ensemble n'est rien d'autre que la donnée de ses éléments, à
1
condition que ceux-ci soient préalablement fixés au moyen d'une propriété
quelconque. On peut alors parler ici tout au plus d'''indifférentisme ", et non
1
d'arbitraire dans la façon dont les objets mathématiques sont déterminés, les
champs opératoires construits, puisque le symbole fondamental E
ou les
1
axiomes eux-mêmes fixent simplement les conditions d'intégration ou
d'exclusion des objets dans les champs opératoires. Donc, si ZF donne au
mathématicien le moyen de postuler librement la propriété à l'aide de laquelle il
1
peut déterminer ses objets, comme formant" ensemble ", et sur lesquels il va
opérer sa démonstration, elle n'introduit aucune conséquence fâcheuse ni dans
1
les champs opératoires ni dans les résultats eux-mêmes.
Pendant que ZEMERLO-FRAENKEL cherchent à résoudre les difficultés
1
sémantiques, HILBERT s'emploie, de son côté, à préciser les trois conditions
que devrait désormais satisfaire toute axiomatique, à savoir l'indépendance des
1
axiomes, et surtout la consistance ou non-contradiction et la complétude, c'est-
à-dire la possibilité de disposer d'une théorie où toutes les propositions sont
démontrables, prouvables ou encore réfutables dans les termes mêmes de cette
1
théorie. Or, dans les années 30, K.GODEL va montrer qu'aucune théorie
déductive, suffisamment forte pour exprimer l'arithmétique élémentaire, ne peut
1
se donner une méthode de preuve complète à l'intérieur du système qu'elle
constitue, de telle sorte qu'il y aura toujours des propositions indécidables.
1
De FREGE à GODEL, on vient de considérer, à travers l'histoire de la
théorie des fondements, un certain nombre de problèmes qu'on peut
1
légitimement appeler" problèmes épistémologiques ", en tant qu'ils naissent de
l'essai de définition des objets dans les champs opératoires. Mais, ce qui est
intéressant à noter ici, en tout premier lieu, ce n'est pas tant ces difficultés en
1
elles-mêmes que ce mouvement de réflexivité sur soi par lequel la raison logico-
mathématique se fait elle-même objet de son propre discours. Et DESANTI,
1
1
- 153-
1
1
1
avec sa perspicacité habituelle, peut écrire:« Plus que la juridiction, peut-être
trop attendue, d'une logique absolue sur la mathématique, la mise en oeuvre,
1
par des méthodes spécifiques, du problème des fondements a révélé l'indéfinie
applicabilité des mathématiques sur elles-mêmes, et la production réglée, mais
1
en droit imprévisible, que cette applicabilité engendre.» 178
Toutefois, d'aucuns sont restés assez réticents ou critiques à l'égard de cette
théorie. Non pas que sa valeur logique, en tant que moyen de se passer des
1
paradoxes qui menacent nos énoncés, notamment du fait de la confusion des
niveaux sémantiques ait été mise en cause par les plus réservés.
1
WITTGENSTEIN par exemple a simplement défini le genre de philosophie
mathématique qui l'intéresse: celle qui s'attache à l'élucidation, par exemple de
1
la " grammaire" mathématique, c'est-à-dire des règles de démonstration ou
d'inférence, ou à la description de la façon dont elles sont acceptées, et surtout la
1
force, comme dirait BOUVERESSE, avec laquelle elles nous imposent à les
suivre. On comprend alors qu'il ait été très peu porté vers la théorie des
fondements dont il doute percevoir clairement l'origine des paradoxes qui
1
rendent flous les champs opératoires. C'est, en tout cas, ce doute que
WITTGENSTEIN (1985) a exprimé au cours d'un" Entretien" chez SCHLICK,
1
en date du 28 déc. 1930, dans lequel il est revenu sur l'objet véritable de la
philosophie mathématique:« Ce sont avant tout les antinomies qui ont déclenché
1
l'actuelle préoccupation concernant la non-contradiction. Si l'on demandait
aujourd'hui aux mathématiciens:" Dites-moi, pourquoi vous vous intéressez tant
1
cl cette question? Avez-vous jamais jusqu'à présent rencontré une contradiction
dans la mathématique? ", ils en appelleraient avant tout aux antinomies de la
théorie des ensembles, et c'est bien aussi ce qu'ils disent effectivement./En
1
réalité, il faut dire que les antinomies n'ont absolument rien cl voir avec la n011-
contradiction de la mathématique, qu 'iln 'y a là pas le moindre rapport. Car ces
1
antinomies ne surgissent pas dans le calcul, mais dans le langage ordinaire de
tOllS les jours et, en vérité, parce que l'on utilise les mots de façon équivoque. La
1
solution des antinomies consiste à remplacer la façon vague de s'exprimer par
une façon précise ( en se souvenant du sens propre des mots ). Les antinomies se
1
dissipent donc au moyen d'analyse, et non pas d'une démonstration./Si les
contradictions dans la mathématique surgissent à la faveur d'une obscurité,
alors je ne peux jamais éliminer cette obscurité au moyen d'une démonstration
1
(. .. ) Cela suffit à démontrer qu'il ne peut absolument pas y avoir de
démonstration de la non-contradiction ( pour autant qu'on se représente les
1
contradictions de la théorie des ensembles )(00.)1 Si je suis dans l'obscurité quant
1
178. J.T.DESANTI: op.cil. p 261
1
- 154-
1
1
1
à l'essence de la mathématique, aucune preuve ne peut m'aider. Et si je suis au
clair quant à l'essence de la mathématique, alors la question de la non-
1
contradiction ne peut même pas se poser.!?}»
QUINE, pour sa part, doute de la pertinence de la " réduction" de la
1
mathématique, en tant que" théorie-objet", à la logique, précisément de la
théorie des ensembles, considérée alors comme" théorie d'arrière-plan ". C'est
1
qu'il considère que la théorie des ensembles n'est pas un modèle de rigueur et de
clarté comme lui paraît être la substance de la théorie logique, à savoir la "
grammaire", c'est-à-dire la théorie de la structure des énoncés, et la " vérité",
1
celle de leur vérification. Il n'en admet pas moins cependant que les « réussites
obtenues dans les fondements des mathématiques demeurent exemplaires, prises
1
pour normes de comparaison et nous sommes à même de jeter des lueurs sur le
reste de l'épistémologie en faisant des parallèles avec ce département.»179
1
Pour notre part, faute de compétence, nous nous sommes strictement borné
à rendre compte d'une méthode fondamentalement critique par laquelle la raison
1
logico-mathématique se pense par elle-même, essaie ainsi d'évacuer hors de son
domaine les paradoxes, de façon à se garantir une relative consistance. Dans ce
compte rendu fort modeste, et sans doute incomplet, nous nous gardons de nous
1
aventurer dans une appréciation quelconque des limites de ce projet ou des
conséquences plutôt positives que la construction du champ mathématique à
1
l'aide des matériaux logiques ont induites dans le champ épistémologique en
général.
1
1
1
1
1
1
1
1
179. \\V.V.QUINE: 1977 p 83
1
- 155-
1
1
1
1
1
Chapitre 1
1
LA PENSEE ET L'EXPERIENCE
1
Chacun sait que cette partie traite de la relation entre la pensée et
l'expérience. Elle aurait donc pu s'intituler" Logique et ontologie ", sans
1
certaines contraintes internes à l'économie générale de ce texte. En effet, en
donnant au premier chapitre le titre de " La pensée et ses formes ", il nous a
1
paru opportun d'intituler celui-ci" La pensée et l'expérience ", et le troisième"
La pensée et le jugement ". En l'appelant" Logique et ontologie ", nous
1
aurions peut-être nui à cette harmonie interne, mais, en même temps, nous
aurions adopté la formulation qui est courante en logique, chaque fois qu'il est
1
question de traiter de la nature des relations, au demeurant complexes, entre les
divers langages et la réalité ou ontologie. On retrouve cette formulation par
exemple chez RUSSELL (1961) qui, de surcroît, parle, bien avant le célèbre
1
article de QUINE sur " Les deux dogmes de l'empirisme", du " degré
d'engagement ontologique" de toute théorie, ou plus généralement de tout
1
langage. Ainsi, il est conduit à voir dans quelle mesure les occurrences
linguistiques indiquent les occurrences observables; d'autre part, à traiter de
1
l'économie des termes que tout langage pourvu de sens voudrait réaliser. Et c'est
ici que RUSSELL commence à constater la différence entre le langage naturel et
1
les divers langages formalisés:
1.
ceux-ci ont l'avantage de réaliser une meilleure économie lexicale par
1
rapport à celui-ci, encombré par plusieurs termes qui exposent
finalement aux" confusions fondamentales ", comme le souligne
1
WITTGENSTEIN.
2.
Quoique plus généraux, ces langages restent encore plus précis, en ce
1
qu'ils disposent dans leur lexique des symboles comme des
quantificateurs qui ont la ressource de décrire des situations générales
1
au moyen des variables, ou des constantes qui en ajoutent à la précision
de la description.
1
1
- 157-
1
1
1
Par exemple, la prOpOSItIOn" Certains hommes sont mortels " est
traduisible par le symbole ( x )(Hx & Mx ) qui affirme qu'il existe au moins une
1
valeur de x pour laquelle la fonction propositionnelle F(x) est vraie. Mieux,
nombreux sont les logiciens qui, comme QUINE, pensent que toute prédication
1
est, en un certain, toujours universelle. C'est-à-dire que le choix fait ici pour
caractériser la fonction propositionnelle F(x) est tel qu'il impliquerait à la fois
1
les objets qui la satisfont, en l'espèce les hommes, et ceux qu'elle exclut au
contraire de son domaine de définition:« Dire modestement que Jones chante par
exemple, c'est dire de toute chose qu'elle est autre que Jones ou bien chante. Il
1
vaut mieux que nous nous gardions de rejeter la prédication universelle, de
crainte de nous voir entraîner il rejeter tout ce qu'il est possible de dire.»1 En
1
partisan d'ARISTOTE et de la relativité de l'ontologie, et semblant même
suggérer l'idée que la prédication est encore, d'une certaine façon, observation
1
du principe de non-contradiction, QUINE poursuit:« Nous ne pouvons pas savoir
ce qu'est quelque chose sans savoir comment ce quelque chose se distingue
1
d'autres choses. Ainsi l'identité ne fait qu'une pièce avec l'ontologie. En
conséquence, elle est enveloppée dans la même relativité. »2
Pourtant, si l"'engagement ontologique" de tout langage fait maintenant
1
presque l'unanimité parmi les logiciens, c'est-à-dire s'ils admettent
généralement que tout langage décrit toujours un type particulier d'existants, par
1
contre, ils divergent quant au degré de cet engagement, notamment en ce qui
concerne la relation entre le langage ordinaire et le monde. Deux camps
1
s'opposent donc ici. On a celui de ceux qui, avec RUSSELL, pensent que « la
structure des faits non verbaux n'est pas totalement inconnaissable et que,
1
moyennant des précautions suffisantes, les propriétés du langage peuvent nous
aider il comprendre la structure du monde. »3 Reconnaissant parmi les siens,
RUSSELL cite alors PARMENIDE, PLATON, SPINOZA, et BRADLEY. Il
1
leur rend alors un hommage appuyé pour avoir eu l'intuition fondamentale qui
anime la philosophie depuis THALES de MILET, à savoir la compréhension du
1
monde. Cet intérêt pour la compréhension du monde serait au contraire, selon
lui, devenu étranger à la " nouvelle philosophie ". Depuis lors, la démission de
1
la philosophie de sa tâche de comprendre, voire d'expliquer le monde tel qu'il
est, est devenu un thème rémanent dans le discours philosophique contemporain.
La critique du formalisme de la raison en déclin par les tenants de l'Ecole de
1
Francfort est largement connue. En s'indignant devant L'inflation du langage
1
1. W.Y.QUINE: 1977 p 65
2. ibid. P 68
1
3. B.RUSSELL: 1969 P 368
1
-158 -
1
1
1
dans la philosophie contemporaine, HOTTOIS reprend autrement la même
critique. Récemment encore, J.GRONDIN a exprimé le même malaise, quand il
1
a montré que la dérive de la réflexion métathéorique actuelle ne s'explique
même pas à la lumière de ses propres origines grecques:« La théorie moderne ne
1
retiendra que l'indépendance envers tout ce qui se trouve en dehors de la
construction théorique. Condamnée à l'autarcie absolue, la théorie n'en a pas
1
pour autant abandonné la re~herche des principes, si chère à la pensée grecque,
mais ce ne sont plus les principes de l'étant qui le tiennent en haleine, mais ses
principes à elle, sa méthode, sa justification autonome. »4
1
Le second camp, dont les membres sont plus nombreux, affirme au
contraire que la logique ne saurait aller aussi loin, faute de ressource. Par
1
conséquent, elle devrait se contenter d'un objectif plus modeste: montrer
seulement. Or, précise WITTGENSTEIN dans son Tractatus:« 4.1212 - Ce qui
1
oeut être nwntré ne peut pas être dit.» Cette retenue du néo-positiviste face à la
question" comment sont constitués les faits" sera jugée sévèrement par
1
RUSSELL. A son ami WITTGENSTEIN, il reprochera son mysticisme, au sens
plutôt obscurantiste du terme, qui lui aurait ainsi fait relativiser les pouvoirs de la
description; tandis que le néo-positiviste logique sera accusé de formalisme.
1
Pourtant, la distinction - quinienne - entre questions" externes" et " internes"
aide à comprendre la mesure du " degré d'engagement ontologique" que le
1
néo-positiviste accorde aux possibilités linguistiques, c'est-à-dire son souci de ne
pas " outrepasser" l'usage réel du langage, par exemple en prétendant dire
1
quelque chose sur la structure des états de choses, précisément sur l'éternelle
question de l'Etre ou ontologie à partir seulement de la structure du langage, de
1
sa logique. Le néo-positiviste redoute donc tout simplement prendre des risques
dans une question" externe" au langage, c'est-à-dire dans ce genre de questions
qu'il renvoie de l'autre côté du sens, du côté de ce qui se " dit" pas, donc du
1
côté de ces questions antérieures à l'investigation pure du logicien.
WITTGENSTEIN ne l'a pas seulement répété au cours de ]''' Entretien" qu'il a
1
animé chez SCHLICK le 2 janvier 1930; ill'a même écrit dans son Tractatus:«
5.552 L'" expérience " ( Erfahrung) dont nous avons besoin pour comprendre
1
la logique n'est pas celle ( qui nous apprend) que toute chose se présente de
telle ou telle façon, mais que quelque chose est: or, ce n'est justement pas une
expérience./La logique précède toute expérience - ( qui nous apprend) que les
1
choses sont ainsi./Elle précède le Comment, non le Quoi.»
La distinction entre questions" internes ", auxquelles devraient
1
exclusivement s'intéresser la logique, et les questions" externes ", sur lesquelles
1
4. J.GRONDIN: 1984 p 618
1
- 159-
1
1
1
elle ne saurait se prononcer, ne rend pas seulement compte des limites que le
néo-positiviste fixe à la logique; elle enseigne également sur la fonction qu'un
1
WITTGENSTEIN en particulier lui donne. A savoir que, pas plus qu'aucune
autre science, la logique n'a pas la ressource d'expliquer le monde; elle ne peut
1
donc que le décrire. Et l'atomisme logique précise les modalités concrètes de
cette description. L'atomisme logique wittgensteinien exprime l'idée que le
1
monde est un complexe dont on ne peut décrire la totalité, mais seulement les
éléments impliqués les uns les autres par diverses relations ou propriétés qui
imposent ainsi une sorte de nécessité immanente au monde, en tout cas, en
1
constituent une sorte d'a priori qui en réglerait la combinatoire:« 2.012 - En
logique, rien n'est accidentel: si la chose peut arriver dans un état de choses, il
1
faut que la possibilité de l'état de choses soit préalablement inscrite dans la
chose.» Et c'est peut-être pour cela que les propositions de la logique, en tant
1
qu'elle montre la logique immanente au monde, se distinguent de celles des
sciences de la nature, contingentes par essence.
1
Du principe atomistique découle, pour l'analyse proprement logique des
propositions, le nécessaire recours aux fonctions de vérité, conséquence de
l'axiome d'extensionalité:« 5.32 - Toutes les fonctions de vérité sont le résultat
1
de l'application successive d'un nombre fini d'opérations de vérité aux
propositions élémentaires.» Ce qui fait que la valeur de vérité d'une complexe
1
dépendra de ses constituants, c'est-à-dire des propositions élémentaires:« 2.0201
- Chaque énoncé sur les complexes se peut décomposer en un énoncé sur leurs
1
parties constitutives et en de telles propositions qui décrivent intégralement les
complexes.» Remarquons cependant que si la description atomistique du monde
est restée en l'état, en revanche, le principe d' extensionalité est paru, quant lui,
1
assez remanié, suite notamment à la mise en question par le second
WITTGENSTEIN de la conception première des énoncés élémentaires. En effet,
1
alors que dans le Tractatus, on vient de le voir, l'''espace logique" est justiciable
d'une description en termes de complexes, donc de composés de propositions
1
plus simples, les élémentaires, indépendantes, c'est-à-dire non exclusives, ses
diverses Remarques, en particulier celles sur la forme logique, voire sur le
1
Rameau d'or de FRAZER montreront au contraire que deux propositions,
quelles qu'elles soient, portant sur le même objet, s'excluent mutuellement, si
l'une ou l'autre parvient à une" description complète" du même objet. L'idée
1
d'exclusion apporte ainsi la preuve de dépendance possible, sous un certain
rapport, des propositions élémentaires, considérées alors comme indépendantes
1
par essence. Désormais, la valeur de vérité d'une proposition dépend donc de la
qualité de la description faite, sur le même objet, par une autre proposition du
1
1
-160-
1
1
1
même genre. Pour une description donnée, il n'y aurait donc place que pour un
seul point de vue, le " complet "; d'autant plus qu"'il n'y a place que pour loger
1
une valeur". Sinon, on risque de provoquer un conflit inutile dans l'espace
logique, c'est-à-dire dans l'ordre des propositions qui ne pourrait que menacer
1
les fondements de la vérifonctionalité. D'autre part, la découverte tardive par
WITTGENSTEIN d'une forme particulière d'inférence ruinera définitivement sa
1
croyance au principe d'indépendance des propositions élémentaires:« Lorsque je
composais mon ouvrage [le Tractatus](... ) je pensais à cette époque que toute
inférence reposait sur laforme de la tautologie. Je n'avais pas encore vu qu'une
1
inférence peut aussi avoir la forme suivante: un homme a une taille de 2 m, donc
il n' a pas une taille de 3 m. Cela vient de ce que je croyais que le énoncés
1
élémentaires devaient être indépendants; de la subsistance d'un état de choses,
on ne pouvait pas conclure à la non-existence d'un autre état de choses. Mais si
1
ma conception actuelle concernant le système d'énoncés est bonne, ceci est
même la règle: de la subsistance d'un état de choses, on ne peut pas ne pas
1
conclure à la non-subsistance de tous les autres états de choses qui peuvent être
décrits par le systèmes d'énoncés.»5 Cette nouvelle forme d'inférence ne met
donc pas seulement en question l'indépendance des propositions indépendantes;
1
en un certain sens, elle caractérise aussi toute prédication comme universelle,
avec tout ce qui peut en découler comme conséquences,· comme on l'a vu chez
1
QUINE.
En somme, WITTGENSTEIN s'est donc contenté de décrire ou
1
d'interpréter le monde tel qu'il est structuré et non tel qu'il est. Ainsi, il a pu
laissé en l'état la question proprement" externe" de leur" être-ainsi ". En la
1
contournant, de cette façon, le conventionnalisme logique contemporain,
inauguré probablement par le néo-positivisme, vient de marquer l'indépendance
de la logique par rapport à l'ontologie, en tant que théorie de l'être tel qu'il est.
1
L'indépendance qui a cours maintenant vient de connaître un nouveau
développement au travers de la théorie quinienne de la relativité de l'ontologie.
1
L'inexistence de toute relation de nécessité entre logique et ontologie se donne à
voir ici dans la distinction que fait QUINE entre ce qui est - réellement et ce
1
qu'une théorie ou un langage dit être, dans le fossé qu'il révèle ainsi entre la
réalité elle-même et la connaissance que nous en prenons. Le conventionnalisme
1
tient précisément ici à ce qu'il affirme que nos hypothèses, notamment dans le
contexte particulier de la traduction dite radicale, c'est-à-dire par exemple la «
traduction d'une langue exotique sur la base de preuves empiriques tirées du
1
1
5. LWITTGENSTEIN: 1985 p 247
1
- 161-
1
1
1
comportement et sans l'aide d'un dictionnaire préalable. »,6 ne sont que de
simples conventions sans valeur de vérité, de telle sorte qu'il n'existe aucun
1
moyen de les tester. Certains, comme LARGEAULT, croient que le
conventionnalisme quinien s'exprime également dans le fait qu'il n'a
1
véritablement répondu qu'aux seules Questions de mots, éludant ainsi les vraies
questions, les questions de faits. Le traducteur de QUINE rend donc inséparable
1
son conventionnalisme de son idéalisme:«(. .. ) s'il n'existe pas de signification,
et si toute connaissance se présente comme un ensemble d'énoncés dont
l'interprétation est conventionnelle, alors l'idéalisme est inévitable.»7
1
Pourtant, l'essentiel de ce chapitre sera consacré à l'examen du relativisme
historiciste senghorien qui affirme au contraire que, en un certain contexte
1
culturel, cette distance par rapport au monde, par laquelle seulement celui-ci est
décrit ou interprété, par laquelle surtout le sujet lui-même se distingue de l'objet,
1
n'est jamais observée. Pour ce faire, nous adopterons une approche de type
phénoménologique. Voilà qui pourrait encore justifier notre préférence pour le
1
titre de " La pensée et l'expérience" dont la connotation phénoménologique est
assez manifeste, au détriment de celui de " Logique et ontologie" qui, comme
nous l'avons dit, convient à la formulation et à l'approche proprement logiques
1
de la question de la relation entre le langage ou la pensée et l'expérience. Donc,
" Logique et ontologie" aurait pu comprendre seulement la relativité de
1
l'ontologie, c'est-à-dire le premier moment de ce chapitre, et non le second,
l'essentiel, constitué par le relativisme historiciste.
1
1
1.1 QUINE et la relativité de l'ontologie
1
La relativité quinienne de l'ontologie est une théorie qui s'est construite au
1
carrefour de deux traditions philosophiques: l'analyse logique du langage et le
néo-positi visme. On sait l'importance qu'elles ont toutes deux donnée au
1
langage dont les termes ne servent pas seulement à la communication sociale,
mais aussi à " nommer" des objets, c'est-à-dire à mettre en rapport un terme et
1
une référence. Cette importance accordée au langage explique ici que La
relativité de l'ontologie, 1977, s'ouvre sur la description des mécanismes dit
d'objectivation, c'est-à-dire, la façon dont nous parlons, donc désignons et
1
6. W.V.QUINE: op.cil. p 59
1
7. J.LARGEAULT: 1980 p 80
1
- 162-
1
1
1
organisons, d'une certaine façon, l'expérience. Cette relation entre le " patron de
langage et de pensée" et le monde implique l'usage des procédés
1
d'individuation tels que l'identité, la quantification et quelques autres dont le
mérite est de spécifier la description. Dans la mesure où elle consiste en la
1
désignation des objets, l'objectivation a le caractère d'une relation objective,
mais plurivoque entre le mot et la chose. Et selon la conception quinienne, la
1
plurivocité entre le langage, ses termes et l'ontologie provient d'abord de
l'inscrutabilité de la référence, c'est-à-dire de son indéterminabilité essentielle,
radicalisée particulièrement dans le contexte de la " traduction radicale". La
1
contradiction, qui en résulte ici, est plus qu'apparente. Et LARGEAULT n'a pas
manqué de la relever: QUINE, partisan de la conception béhavioriste du langage,
1
donc de la signification, admet l'existence des conditions stimulatoires qui
provoquent la modification alternative de notre comportement soit dans le sens
1
de l'assentiment soit au contraire du dissentiment, c'est-à-dire, finalement, les
conditions qui nous permettent, en un certain sens, de vérifier la référence de nos
1
termes. Mais, il affirme, en même temps, que ce moyen n'est vraiment pas fiable,
en tout cas, qu'il ne viendrait pas nous renseigner véritablement sur cette
référence:« La référence, l'extension, c'est le solide; la signification, l'intension,
1
c'est le fragile. Or, l'indétermination de la traduction, à quoi nous voici
confrontés, prend pareillement au travers extension et intension. Les termes "
1
lapin ", "partie non détachée de lapin " et " segment temporel de lapin " ne
différent pas seulement sous le rapport de la signification; ils sont vrais de
1
choses d~fférentes. La r~férence elle-même se révèle inscrutable du point de vue
du comportement.» 8
1
L'idée que la référence est solidement inscrutée, qu'elle persiste ainsi dans
son indéterminabilité compose plutôt bien, chez QUINE, avec la thèse selon
laquelle tout langage, au sens large de système de signes servant, de quelque
1
manière, à la description d'un certain domaine de la réalité, ne peut nous donner
qu'une image" provinciale" de celle-ci, c'est-à-dire nécessairement relative à
1
un certain point de vue. Pour autant, celte relativité de l'ontologie ne nuit pas à
l'intercompréhension culturelle en particulier.« En effet, dit QUINE, ce qui
1
empêche de mettre en correspondance des schèmes conceptuels n'est pas la
présence de quoi que ce soit d'ineffable dans une langue ou dans une culture
1
proche ou éloignée. La vérité complète sur le comportement linguistique le plus
étranger au nôtre est aussi accessible à nous, dans notre schème conceptuel
occidental courant, que sont les autres chapitres de la zoologie. L'empêchement
1
vient uniquement de ce que n'importe quelle correspondance des mots et des
1
8. \\V.Y.a.QUINE: 1977 p 48
1
- 163-
1
1
1
locutions, donc des théories, qu'elle soit suggérée par des gradations historiques
ou par une analogie sans point d'appui, ne sera qu'une parmi diverses
1
correspondances empiriques possibles; il n 'y a rien sur quoi pareille
correspondance serait univoquement correcte ou erronée. En tenant ce propos,
1
je philosophe du seul point de vue de notre propre schème conceptuel provincial
et de notre propre époque scientifique; mais je ne sais pas mieux faire. »9
1
Le provincialisme fait dire ici à QUINE qu'il philosophe seulement dans les
limites - sans doute étroites - que lui impose son système de référence, c'est-à-
dire la science et la culture occidentales. En faisant référence à la première en
1
particulier, il pense probablement à deux choses:
1
1.
au principe de relativité qui, depuis l'âge classique jusqu'à EINSTEIN,
revient, comme on l'a vu, à chercher des équivalences permettant, au
1
moyen de transformations d'usage, de fonder les lois physiques.
2.
à l'opérationnalisme physique, au genre d'opérationnalisme enseigné
1
par BOHR, en tant qu'il est complètement exempt de toute conception
réaliste de la réalité physique.
1
En effet, selon l'interprétation désormais dominante due à l'Ecole de
Copenhague, il n'y a rien qui, du point de vue quantique, ressemble à quelque
1
chose comme une réalité en soi, indépendante des protocoles expérimentaux.
Aussi, cette interprétation écarte-t-elle toute possibilité de faire référence à des
1
états ou des propriétés dans l'absolu, puisque, ici, non seulement le recours à
l'expérience-expérimentation est indispensable, mais la réalité elle-même a des
1
aspects " complémentaires " qui se donnent à l'observation seulement en
fonction des phénomènes étudiés. Il en est ainsi par exemple de la lumière qui a
le caractère curieux d'être à la fois onde et corpuscule. Le principe quinien de
1
relativité n'exprime pas fondamentalement autre chose, dans l'exacte mesure où,
ici encore, l'idée est que chacun, autant qu'il le peut, a la ressource de se donner
1
un cadre approprié lui permettant d'approcher la même référence, qui reste
cependant totalement inconnaissable hors de toute" réduction ontologique ":«
1
Avec précision ces mots-là. Ce réseau de tennes, de prédicats, et de mécanismes
auxiliaires est, dans le jargon relativiste, notre cadre de référence ou notre
1
système de coordonnés. Relativement à lui nous pouvons parler et nous parlons
correctement et distinctement de lapins et de partie de lapins, de nombres et de
formules. Ensuite,(. .. ) nous envisageons des dénotations de rechange pour nos
1
termes familiers. Nous commençons à apercevoir qu'une vaste et ingénieuse
1
9. ibid. P 37
1
-164 -
1
1
1
permutation de ces dénotations, accompagnée d'arrangements compensatoires
dans les interprétations des particules auxiliaires, peut encore aller avec toutes
1
les dispositions existantes à la parole. Telle est l'inscrutabilité de la référence
appliquée à nous-même; et elle convertissait la référence en non-sens. Eh bien
1
la référence est un non-sens, sauf relativement à un systèmes de coordonnées. La
résolution de notre dilemme repose dans ce principe de relativité.»10
1
Pourtant, LARGEAULT maintient, pour sa part, que ce principe ne favorise
pas toujours la résolution des problèmes. Il en poserait au contraire d'autres. En
particulier, il conduirait son auteur du côté de l'idéalisme qui s'exprimerait, chez
1
lui, par l'absence de tout statut autonome à l'expérience:« L'idéalisme, accuse-
t-il, résulte de ce que nous ne pouvons pas faire la part des choses en les
1
séparant du système que nous en avons.» II L'essai de rapprochement entre la
relativité enseignée par la théorie physique et celle que suggère ici QUINE
1
pourrait bien montrer les limites de cet idéalisme que lui impute LARGEAULT.
En effet, dans les deux cas, il est question simplement de montrer que la réalité
1
en soi est hors de notre connaissance. Par conséquent, nos langues ou tout autre
cadre de référence - par exemple une théorie ne nous en donnent qu'une vue
partielle, relative à leurs termes, à leurs possibilités intrinsèques d'expression, ou
1
encore à la qualité du protocole expérimental auquel donne lieu l'état d'une
théorie donnée.
1
La relativité quinienne aurait pu faire l'économie de cette interprétation qui
consiste ici à la rapprocher de l'idéalisme; d'autant plus que son intérêt dernier
1
est certainement ailleurs. Il est tout simplement dans la suggestion d'une
interprétation différente de celle que propose généralement le relativisme aux
problèmes que soulève la traduction, du fait de la multiplicité des cultures, ou
1
des langages. Le premier de ces problèmes concerne la traduction des termes
d'une langue ou d'une théorie dans ceux d'une autre. Le second est
1
l'intercompréhension entre cultures. L'impoltance de ces questions, au moment
où certains parlent de plus en plus de non-dérivabilité ou d'incommensurabilité,
1
n'échappe à personne. Leur importance est telle qu'elle intéresse non seulement
la logique ou l'épistémologie, mais également l'ethnologie.
1
L'ethnologie est définissable en deux sens possibles. Au sens large, elle
désigne un type de discours scientifique qui porte sur les sociétés autres que celle
à laquelle appartient l'enquêteur. C'est en ce sens qu'il est de tradition d'en
1
attribuer la paternité à HEREDüTE qui aurait inauguré l'enquête sur l'altérité.
Au sens strict et courant, celui qui, en tout cas, s'est imposé avec la nouvelle
1
10. ibid. P 61
1
II. J.LARGEAULT: op.cil. p 29
1
-165 -
1
1
1
épistémê, celle qui a inventé l'homme comme objet de science, l'ethnologie
désigne toujours le même type de discours certes; mais se définit de plus en plus
1
par rapport à sa cousine, la sociologie. Il en résulte une nouvelle économie du
savoir qui donne à chacune de ces disciplines un objet particulier: le discours
1
ethnologique porterait exclusivement sur les sociétés traditionnelles; tandis que
les sociétés industrielles devraient faire l'objet de l'interrogation sociologique.
Pourtant, l'ethnologie ne se contente plus seulement de décrire ou
1
d'expliquer les moeurs, les coutumes, les rites, les croyances, les" faits sociaux
totaux " comme le potlatch, bref, l'expérience historique propre à ces sociétés.
1
De plus en plus, elle a tendance à devenir cette " structure segmentaire" que
vient de nous déployer N.SINDZINGRE (1986). C'est-à-dire qu'elle tend à
1
occuper la place que naguère COMTE lui-même assignait à la sociologie: être au
carrefour où viendraient interférer, ou se croiser les autres sciences de l' homme
1
ou de la société. Ainsi, au début du siècle, pour rester dans la stricte tradition
française, M.LEVY-BRUHL, en s'intéressant à une question qui se trouve être
au point de rencontre de la philosophie stricto sensu et de la méthode
1
ethnologique est de ceux qui ont marqué ce mouvement centrifuge par lequel
l'ethnologie semble sortir du strict domaine que lui fixe la parcellisation
1
universitaire du savoir. Cette question est la comparaison des Fonctions mentales
dans les sociétés inférieures et supérieures, c'est-à-dire entre le " primitif" et
1
l'individu" blanc, adulte, et civilisé ". En se fondant sur certains travaux de
l'Ecole ethnologique française, il conclut que « le mécanisme mental des "
1
primitifs (( ne coiilcide pas avec celui dont la description est familière chez
l'homme de notre société.» 12 Et la participation mystique, en vertu de laquelle le
" primitif" ignorerait la non-contradiction, est alors présentée comme la loi par
1
laquelle s'exprime cette différence. De plus, l'indifférenciation, la
complexification fournissent à LEVY-BRUHL une autre clé de compréhension
1
de son activité mentale:« Précisénœnt, parce que notre activité mentale est plus
différenciée, et aussi parce que l'analyse de ses fonctions nous est familière, il
1
nous est difficile de réaliser des états plus complexes, où les éléments
émotionnels et moteurs sont des parties intégrantes des représentations. Il nous
1
semble que ces états ne sont pas vraiment des représentai ions. Et, en effet, pour
conserver ce terme, il faut en modifier le sens. Il faut entendre, par cette forme
de l'activité mentale chez les primitifs, non pas un phénomène intellectuel ou
1
cognitif pur, ou presque pur, mais un phénomène plus complexe, où ce qui est
pour nous est" représentation " se trouve encore confondu avec d'autres
1
1
12. C.LEVY-BRUHL: 1918 p 30
1
- 166-
1
1
1
éléments émotionnel ou moteur, coloré, pénétré par eux, et impliquant par
conséquent une autre attitude à l'égard des objets représentés.»l3
1
On prétend souvent que les Carnets de LEVY-BRUHL, écrits au soir même
de sa vie, sont simplement illisibles pour cause de ratures consécutives à la
1
remise en cause par l'auteur des thèses radicales des Fonctions mentales. Celui
qui a eu le loisir de les feuilleter sait au contraire qu'ils sont propres, qu'ils ont
au contraire d'une assez bonne tenue. Donc, on a pris simplement ce qui est juste
1
de considérer comme une petite nuance pour une critique sémantique profonde
de sa doctrine. C'est ce genre de nuance, dans lequel il a quelquefois souscrit,
1
qui lui fait écrire déjà dans Les fonctions mentales:« Considéré comme individu,
en tant qu'il pense et agit indépendamment, s'il est possible, de ces
1
représentations collectives, un primitif sentira, jugera, se conduira le plus
souvent de la façon que nous attendrions. Les inférences qu'il fonnera seront
1
justement celles qui nous apparaissent raisonnables dans les circonstances
données.(. .. ) Mais de ce que, dans les occasions de ce genre, les primitifs
raisonneront comme nous, de ce qu'ils tiendront une conduite semblable à celle
1
que nous tiendrons ( ce que font aussi, dans les cas les plus simples, les plus
intelligents des animaux ), il ne suit pas que leur activité mentale obéisse
1
toujours aux mêmes lois que la nôtre. En fait, en tant que collective, elle a des
lois qui lui sont propres, dont la première est la loi de participation.» 14 Et dans
1
les Carnets, il notera simplement que les sociétés" inférieures" ne font pas à
proprement parler un usage rigoureux de la non-contradiction, dans la mesure
1
où, dans leur propre expérience historique, nature et surnature, c'est-à-dire le
domaine de l'expérience courante et du merveilleux ou de l'extraordinaire, sont
étroitement imbriqués:« Il ne peut y avoir d'incompatibilité insupportable dans
1
l'expérience pour des eé)prits disposés à accepter comme possible des éruptions
et des dérogations aux lois. L'incompatibilité logique évidente, la contradiction
1
est naturellement rejetée dans leur esprit comme par le nôtre. Mais qu'une
exception se produise, qu'un phénomène attendu après ses antécédents habituels
1
ne se produise pas, ils n'en seront pas scandalisés puisque la nature, pour eux,
n'est pas indépendante de la surnature.»I5
1
Donc, il n'est pas légitime d"'affaiblir " le primitivisme lévi-bruhlien plus
qu'il ne l'a fait lui-même, car cela reviendrait, en fait, à le cautionner. Au
contraire, il est légitime de le critiquer, en relevant en particulier qu'il n' a pas
1
évalué de la même façon les croyances des" Primitifs" et celle des" Civilisés ".
1
13. ibid. pp 28-29
14. ibid. pp 79-80
1
15. L.LEVY-BRUHL: 1948 P 7
1
- 167-
1
1
1
Pour les premières, LEVY-BRUHL constate que « l'opposition entre l'un et le
plusieurs, le même et l'autre, etc... n'impose pas la nécessité d'affirmer l'un des
1
termes si l'on nie l'autre, ou réciproquement.»16 Mais, il se montera
particulièrement complaisant à l'égard de la même accommodation avec la
1
contradiction dans les croyances des" Civilisés ". En particulier, peu lui importe
que le christianisme enseigne que JESUS est le fils de Dieu fait homme, que
Dieu lui-même est à la fois un et multiple. Or, pour une critique impartiale, il est
1
clair qu'il s'agit là d'autant de prédicats facilement conciliables seulement dans
les profondeurs du mysterium fidei, ou plus généralement dans l'espace
1
contradictoire du discours symbolique en général.
Selon toute vraisemblance, si LEVY-BRUHL persiste à voir la violation du
1
principe de non-contradiction seulement chez les" Primitifs ", c'est
probablement parce que, comme le feront EVANS-PRITCHARD-BLOOR, il
1
rattache leur" mentalité" au contexte historique dont elle résulte:« Les séries de
faits sociaux sont solidaires les unes des autres, et elles se conditionnent
1
réciproquement. Un type de société défini, qui a ses institutions et ses moeurs
propres, aura donc aussi, nécessairement, sa propre mentalité. A des types
sociaux différents correspondront des mentalités différentes, d'autant plus que
1
les institutions et les moeurs mêmes ne sont au fond qu'un certain aspect des
représentations collectives, que ces représentations, pour ainsi dire, considérées
1
objectivement.» 17 Mais, l'on ne saurait pousser plus loin le champ d'accord entre
LEVY -BRUHL et EVANS-PRITCHARD en particulier, sauf peut-être à
1
négliger que l'un et l'autre appartiennent à deux traditions dont le caractère
s'exprime déjà dans leur nom respectif. A savoir que la tradition française donne
sa préférence au nom d"'ethnologie "; tandis que l'anglaise choisit de parler
1
d'anthropologie. Chacune comporte alors des présupposés logiques, voire
idéologiques nettement différents. En effet, sauf dans le cas où elle est suivie du
1
prédicat" générale ", l'ethnologie rassemble plutôt un ensemble d'études portant
essentiellement sur des groupes particuliers, ou même seulement sur certains
1
aspects de leur vie sociale. Elle vise ainsi à mettre davantage l'accent sur leur
culture, au sens où LEVI-STRAUSS oppose ce mot à celui de nature. Dans le
1
cas particulier de LEVY-BRUHL, il est clair que l'infantili<,ne des" Primitifs"
est le présupposé sinon idéologique, du moins excessivement ethnocentrique qui
1
accompagne les présupposés proprement logiques déjà compris dans la
définition même de la méthode et de l'objet ethnologiques. Par contraste, en
appelant" anthropologie" le même type de projet, les Anglo-saxons cherchent
1
16. L.LEVY-BRUHL: 1918 P 77
1
17. L.LEVY-BRUHL: op.cil. p 19
1
-168 -
1
1
1
avant tout à se concilier le sens étymologique de ce mot. Etymologiquement,
l'anthropologie désigne, en effet, un genre de discours portant sur l'homme en
1
général, au-delà du temps et de l'espace. Elle se construit donc tout entière sur le
postulat de l'unité fondamentale de l'homme. Ses lois, sa validité ne doivent
1
ainsi rien aux contingences spatio-temporelles. Aussi FRAZER ou EVANS-
PRITCHARD par exemple dénoncent-ils chez les" primitifs" tout au plus des
1
erreurs logiques qui ne sont, en fait, à leurs yeux, que la conséquence des
pesanteurs institutionnelles ou sociales. L'ethnocentrisme auquel ils n'échappent
pas également ici a cependant une particularité: il est moins la cause que la
1
conséquence de l'illusion logocentrique en vertu de laquelle ils ont pris la
science - occidentale comme norme à partir de laquelle ils se sont mis à
1
interpréter les rites et les croyances qu'ils rencontraient ailleurs.
La tradition française vient toutefois de mettre en cause les postulats hérités
1
de l'ethnocentrisme" excessif" de LEVY-BRUHL. Les travaux de LEVI-
STRAUSS par exemple sont connus pour avoir mis l'accent sur la comparaison
1
des systèmes symboliques entre cultures afin d'en dégager les invariants
caractéristiques de l'''esprit humain" en général. SPERBER s'emploie
également à montrer les limites de la diversité culturelle. La critique du
1
relativisme, ainsi confortée, s'organise, pour l'essentiel, autour de trois questions
simples, mais efficaces, el liées quant au fond:
1
1.
« Est-ce que les aptitudes cognitives d?fjèrent-elles de culture à culture
1
COll/ille elles le font d'espèce à espèce - au point de constituer des
univers connaissables dUférents?» 18
1
2.
Dans l'affirmative, comment alors expliquer que l'ethnologue parvienne
cependant à décrire, à interpréter, donc à comprendre, dans les limites
1
de son projet, l'expérience de l'altérité?
3.
Conunent peut-il en rendre compte, même dans de telles limites, sauf à
1
supposer que, au sein de son groupe, voire dans l'humanité en son
ensemble, il est plutôt un être d'exception, parvenant ainsi à dépasser
1
l"'incommensurabilité" qui rend pourtant intradlli::.bles les modèles de
langage et de pensée, greve toute intercompréhension culturelle?
1
On a vu que, pour SPERBER, le fail que l'ethnologie soit possible, c'est-à-
dire qu'une enquête sur l'altérité soit menée, avec la fortune que l'on sait, est
1
déjà en soi ce qui nous invite à relativiser les excès du relativisme. La possibilité
1
18. D.SPERI3ER: op.cil. p 56
1
- 169-
1
1
1
de l'enquête et de l'interprétation ethnologiques parle donc en faveur d'une
certaine" commensurabilité " entre cultures. Et quand, sur la route des morts,
1
GUIDIERI, rend compte de la méthode qu'il a suivie pour essayer de
comprendre nombre d'aspects de la culture fateleka, il fait plus que témoigner de
1
l'adaptation ethnologique de la nécessité d'avoir un cadre de référence, sans quoi
aucun essai de traduction, donc d'interprétation n'est possible; il se livre à une
1
intéressante reconstruction rationnelle de la méthode ethnologique. Sur cette
route, on apprend donc sur la construction de l'objet ethnologique:« L'âme de
l'expérience tout entière réside peut-être dans l'importance cruciale du perçu,
1
du " notable " en général, et dans ce double point de vue: le mien, dans la
mesure où je me proposais de partir du manifeste pour décrire l'implicite d'une
1
culture inconnue ( et où l'implicite m'était souvent fourni par l'explication
oblique que l'autre me communiquait ), de telle sorte que la pertinence que je
1
reconnaissais à tel ou tel phénomène mentionné avec une instance particulière
commandait toute l'enquête; du point de vue de la culture fateleka ensuite, qui
1
attribue au phénoménal une position gnoséologique privilégiée (... ) l'écoute
ethnologique ne peut produire que des objets irrémédiablement marqués par
deux attributs: l'inachèvement et l'inquiétante étrangeté de l'altérité.
1
L'inachèvement découle du type même d'interrogations sur lesquelles les
infonnations sont recueillies, le sentiment d'altérité est lié au souci qui a motivé
1
cette interrogation-là (. .. ) Mais encore et toujours, il s'agit de comprendre par
approxÙJ1ation: il me suffit pour m'en convaincre à nouveau de repenser au
1
travail et aux rapports avec ces hommes qui, par les questions qu'ils posaient,
me semblaient proches de moi, mais qui aussi par leurs réponses, me donnaient
1
un sentiment d'éloignement, de solitude. Il n'y a qu'une seule manière de
comprendre; il y a d!fférentes voies d'aborder l'objet que l'on observe, et leurs
valeurs ne se révèlent qu'après coup.lEn cela, peut-être que l'ethnographie
1
pourrait prétendre au statut de l'esthétique, elle qui ne découvre pas de sens,
mais ne peut que chercher cl proposer des analogies. »19
1
On sait que, à cause de l'inscrutabilité de la référence, QUINE reconnaît à
la traduction en général les mêmes limites que l'ethnologue à son propre projet.
1
A savoir que toute traduction comporte toujours un résidu. 'ju'elle est donc ainsi
définitivement frappée du sceau de l' a-peu-près, de l' équi vocité, quelles que
1
soient par ailleurs les dimensions de 1'" arrière-plan " qui conduisent QUINE à
faire le rapprochement remarqué suivant:« La réduction ontologique rappelle la
régression maintenant familière en sémantique de la vérité et notions connexes -
1
satisfaire, nommer. Grâce aux travaux de Tarski, nOllS savons comment la
1
19. R.GUIDIERI: 1980 pp 19-21
1
- 170-
1
1
1
sémantique d'une théorie, demande, en règle générale, une théorie qui soit en
quelque manière plus inclusive. Cette similitude ne devrait pas nous étonner,
1
puisque ontologie et satisfaction sont toutes deux affaire de référence.»20 Pour
autant, les difficultés de la traduction, en particulier l'absence de toute possibilité
1
de correspondance biunivoque, ne la compromettent pas définitivement. Cet
optimisme est partagé par tous ceux qui, comme QUINE, vont chercher à
1
déterminer sinon les responsabilités, du moins les origines de l'échec dans la
traduction. Ainsi, dans ses Investigations philosophiques, 202,
WITTGENSTEIN le mettra au passif du " comportement humain commun ",
1
c'est-à-dire du « systènle de référence à l'aide duquel nous interprétons un
langage qui nous est étranger.» Il mettra donc ainsi en cause notre capacité à
1
user de toutes les ressources que comporte cette part de l' homme universel que
chacun a au plus profond de Jui-même:« Nous disons également de telle
1
personne qu'elle est" transparente" pour nous. Il n'en est pas moins
inquiétant, pOllr notre considération, qu'un être humain peut être une énigme
1
pour un autre être humain. Nous nOlls en rendons compte dès que nous arrivons
dans un pays étranger aux traditions entièrement différentes des nôtres même
alors qu'on posséderait la même langue. Nous ne comprenons pas les gens ( Et
1
non pas parce que nous ne saurions pas ce qu'ils .'le disent à eux-mêmes J. Nous
n'arrivons pas à nous reconnaître parmi eux.»2J Quant à D.DAVIDSON (1986),
1
il a montré que si l'on ne parvenait jamais à comprendre l'altérité, ce n'est pas
tant à cause de son étrangeté que parce que, nous-mêmes, nous n'avons rien fait
1
pour pouvoir maximiser l'accord avec elle, en procédant à toutes sortes
d'ajustements et de réajustements nécessaires. D'où l'absence, chez lui, de toute
prévention contre l'idée d'associer langue et schème conceptuel; d'autant moins
1
que cette association ne saurait nuire à la traduisibilité interculturelle qui
montrerait ainsi que l'on peut bien parler des langues différentes, et avoir
1
cependant en partage le même schème conceptuel. La traduisibilité lui semble
d'autant plus aller de soi qu'il fait éclater le " dualisme" schème/contenu,
1
considéré alors comme le troisième, sinon le dernier dogme de l'empirisme, les
deux autres ayant été déjà dénoncés par QUINE. Ce dernier considère également
1
que les ajustements et réajustements sont indispens3Lles pour faire une
traduction acceptable. De plus, il estime que la qualité de notre lexique devrait
1
être révisée en cas d'échec total:« Même en faisant de notre mieux, il est douteux
que nous trouvions une culture fort différente de la nôtre, qui montrerait une
prédilection pour un univers du discours très bizarre: tout simplement parce que
1
20. W.V.QUINE: op.cil. p 80
1
21. LWITIGENSTEIN: 1981 p 356
1
- 171 -
1
1
1
ce caractère bizarre ébranlerait la confiance que nous avons en la justesse de
notre dictionnaire de traduction. On tend à penser que les façons provinciales,
1
que nous avons de poser des objets et de concevoir la nature, se font connaître
pour ce qu'elles sont quand on les isole, et qu'on les regarde par rapport à un
1
arrière-plan des cultures étrangères. Mais iln 'y a rien à tirer de cette idée faute
d'un pou stô.»22 LARGEAULT s'étonne alors que, en mettant toujours ainsi en
1
cause la logique du traducteur et non celle de l'indigène, la traduction ne puisse
la préserver que de façon négative.« Nous ne pourrons donc jamais nous assurer
si l'indigène n'a pas une logique différente de la nôtre, poursuit-il. La traduction
1
des constructions logiques n'est déterminée que par le respect du principe de
conservation de l'obvie, ou par quelque règle de charité ou de maximalisation
1
de l'accord. »23 Bien entendu, cette critique n'est pertinente qu'à condition
d'admettre une différence significative dans les modèles de pensée observables
1
dans l' histoire, pour autant que ceux-ci ne soient réductibles aux seules normes
linguistiques. Toutefois, le provincialisme ne tarde pas à être circonscrit dans les
1
limites que QUINE lui-même ne semble pas avoir pensées. QUINE à tendance à
se préoccuper seulement du caractère inclusif de la " province ", c'est-à-dire de
l'arrière-plan qui rend possible toute traduction. En outre, il semble présenter les
1
choses comme si les catégories propres à une" province " pouvaient, à elles
seules, faire llne traduction, quelque imparfaite qu'elle soit. Or, on sait que ce
1
n'est pas le cas, à moins que l'examen révèle que le domaine des catégories de
chaque province est coextensif à la structure universelle minima qui, au-delà des
1
différences culturelles indéniables, persiste, en tant que partage commun de
l' humanité, et sans laquelle aucune traduction n'est possible, puisque ce
minimum commun en est la condition a priori. Bien qu'elle n'ait donc pas
1
clairement affirmé l'existence de cet élément universel que présuppose toute
traduction, la conception quinienne de la traduction ne parvient pas moins à
1
récuser le relativisme, dans la mesure où le principe de relativité sur laquelle elle
se fonde admet, au même titre que l'opérationnalisme physique, que la référence
1
reste du domaine du non-sens, sauf relativement à un certain cadre de référence,
à un certain point de vue, nécessairement provincial. Ce qui suppose que l'usage
1
par exemple d'une même théorie nous permet d'interpréter de la même façon la
réalité.
1
Le relativisme que la relativité de l'ontologie essaie ainsi d'endiguer ne
s'exprime pas seulement en ethnologie. A travers l'oeuvre de MM.KUHN et
1
22. \\V.V.QUINE: op.cil. p 18
1
23. J.LARGEAULT: op.cil. p 51
1
- 172-
1
1
1
FEYERABEND, il vient de s'illustrer également en épistémologie. Pendant
longtemps, l'objet de ce discours de la science sur elle-même a consisté à
1
expliquer le fonctionnement de la méthode scientifique, à en vérifier la validité
des résultats, à en établir le caractère logique et non psychologique, en un mot, à
1
rendre compte du contexte de justification. Cette tâche découlait d'une certaine
division du travail intellectuel qui semblait arranger tout le monde: la démarche
de l' homme de science est empirique: il trouve; celle de l' épistémologue est
1
plutôt théorique: il essaie de comprendre comment celui-là trouve, dans quelle
mesure sa méthode, et ses résultats sont valides. De ce point de vue, le discours
1
épistémologique est devenu l'utile recours pour l'intelligence d'une pensée
errante dont nous a dit qu'elle est totalement incapable de penser les limites de
1
son propre projet:« Le mode scientifique de représentation (. .. ) ne peut jamais
décider si, par son objectité, la nature ne .'le dérobe pas plutôt qu'elle ne fait
1
apparaître la plénitude cachée de son être. La science ne peut même pas cette
question: car, comme théorie, elle est déjà fixée dans le domaine enfermé dans
l'objectité et enfermé par elle. »24 D'où l'hommage appuyé qu'un
1
EDDINGTON, se réjouissant de cette collaboration, de cette complémentarité
entre l'homme de science et l'épistémologue, a rendu à ce dernier. Pour lui, en
1
effet, c'est tout à l'avantage de la recherche que l'épistémologue s'attache à
comprendre et à critiquer la nature d'une connaissance obtenue quelquefois en
1
ayant recours aux nombreuses ressources de l'imaginaire. Certains voient au
contraire dans cette économie du travail intellectuel un " obstacle
1
épistémologique" à la constitution d'une véritable théorie épistémologique. Cet
obstacle semble d'autant plus insurmontable à RUSSO par exemple que l'idéal,
selon lui, est que l'épistémologue concentre en lui les qualités de l'homme de
1
science et du philosophe. Or, constate-t-il, " La philosophie des sciences depuis
un siècle ", cherche vainement une voie entre d'une part une théorie proposée
1
par le philosophe qui, faute d '''expérience technique ", en reste simplement au
niveau d'une description vague, en tout cas, fort peu convaincante, des
1
généralités, quand celle-ci n'emprunte pas simplement le chemin tortueux de la
pure spéculation dont le lien devient alors problématique avec la pratique
1
scientifique réelle; et d'autre part, une philosophie, à la limite, " spontanée" du
savant, qui n'est alors souvent qu'une" philosophie courte ":« Planck, Bohr,
Einstein, Eddington ne nous ont pas apportés dans leurs écrits une philosophie
1
des sciences qui puissent nous satisfaire. Henri Poincaré lui-même ne saurait
être considéré comme un véritable philosophe des sciences: l'audience de ses
1
propres écrits philosophiques est due, pour une grande part, à un transfert
1
24. M.HEIDEGGER: op.cil. p 70
1
- 173-
1
1
1
abusif dans le domaine de la philosophie de son autorité scientifique. Bachelard
disait avec raison que" le savant ne professe même pas toujours la philosophie
1
clairvoyante de sa propre science. "»25
Depuis peu cependant, l'épistémologie a réussi à excéder les strictes limites
1
de l'analyse logique de la méthode scientifique, pour s'intéresser également au
contexte de découverte auquel HOLTON et HANS ON ont diversement attaché
leur nom. Ce qu'ils ont alors proposé, c'est que les conditions psychologiques de
1
la découverte scientifique, en particulier les thêmata - dans le cas du premier -
ou le type de raisonnement que met en oeuvre le novateur - dans celui du second
1
- bénéficient d'un intérêt au moins égal à celui que l'épistémologie, dans son
appréciation des résultats auxquels aboutit l'homme de science, accorde aux
1
questions de méthode, ou plus généralement au contexte de justification. Ce
nouvel intérêt pour le contexte de découverte ne fait pas l'unanimité, y compris
1
parmi ceux qui ont le plus salué L'avènement d'une philosophie scientifique:«
L'acte de découverte échappe cl l'analyse logique; il n'y a pas de règles logiques
qui pourraient être appliquées cl la construction d'une" machine cl découvrir"
1
assumant la fonction créatrice du génie. Mais ce 11'est pas la tâche du logicien
d'expliquer les découvertes scientifiques; tout ce qu'il peut faire, c'est analyser
1
la relation entre les faits donnés et une théorie qu'on lui présente et qui prétend
en donner l'explication. En d'autres termes, la logique s'occupe seulement du
1
contexte de juslification.»26 Bien qu'il ait appelé Logique de la découverte
scientifique ce qui n'est, en fait, qu'une logique de la méthode scientifique,
1
POPPER est également du même avis. D'autre part, dans ses développements
sur les mérites et les vertus de la discussion rationnelle, il s'est également attaché
à récuser le relativisme. Mais, il ne s'est pas directement intéressé aux questions
1
inédites que celui-ci pose maintenant dans le champ épistémologique
contemporain, en particulier la question de la réductibilité ou de la dérivabilité
1
des théories entre elles. On pourrait exprimer cette question de la façon suivante:
chaque théorie est pourvue de termes descriptifs qui lui sont propres. De plus,
1
certains de ces termes varient en fonction du contexte historique. Peut-on alors
dire qu'ils décrivent néanmoins la même référence ou au contraire que leur
1
variation implique également celle des significations, donc des références? La
réponse à cette question permet ici de distinguer les relativistes des autres.
Les relativistes, c'est par exemple KUHN et FEYERABEND qui, en
1
professant l "'incommensurabilité", ont adopté pour Je second terme de
l'alternative. L'incommensurabilité exprime une conception historiciste du
1
25. F.RUSSO: 1964 p 86
1
26. H.RE1CHENBACH: op.cil. p 199
1
- 174-
1
1
1
développement de la recherche scientifique. Selon KUHN en particulier, celui-ci
a lieu par phases alternatives de normalité et d'anormalité. La première,
1
constituée par l'ensemble des résultats de la recherche considérés comme
suffisants pour servir de point de départ à l'enseignement et à la recherche, est
1
dominée par le " mode de pensée convergent." C'est-à-dire que les hommes de
science vont se mettre d'accord autour d'un paradigme, en tant qu'ensemble de
1
croyances et de règles qui vont alors commander la pratique de la recherche au
sein d'un groupe, à une époque donnée. Ceux-ci vont ainsi permettre de définir
une certaine orientation de la recherche, une perception particulière de la réalité,
1
et la façon de la traiter. Al' inverse, la phase dite de science extraordinaire
caractérise un " mode de pensée divergent" qui conduit alors inévitablement à la
1
crise, laquelle entame le paradigme qui butte sur une" énigme" que son rival
parvient au contraire à résoudre. L'échec à résoudre telle énigme devient ainsi
1
donc le ressort principal de la tension essentielle entre tradition et innovation
dans le développement historique de la recherche et de ses résultats:« Dans les
sciences mûres, la condition préalable à la plupart des découvertes et à toutes
1
les théories nouvelles n'est pas l'ignorance, mais la reconnaissance d'une
défaillance dans les connaissances et les croyances existantes.»27 KUHN
1
appelle" révolution scientifique" cette tension permanente, ce processus qui
sanctionne le passage d'un paradigme à l'autre, c'est-à-dire la victoire d'un
1
paradigme sur l'autre, le défaillant:« Face à une anomalie ou à une crise, les
scientifiques adoptent une attitude différente à l'égard des paradigmes existants
1
et la nature de leurs recherches change en conséquence. La prolifération des
variantes concurrentes du paradigme, le fait d'être disposé à essayer n'importe
quoi, l'expression d'un mécontentement manifeste, le recours à la philosophie et
1
à des discussions sur les fondements théoriques, tous ces signes sont autant de
symptômes d'un passage de la recherche normale à la recherche
1
extraordinaire.(. .. ) les révolutions scientifiques sont ici considérés comme des
épisodes non cumulatifs de développement, dans lequel un paradigme plus
1
ancien est remplacé, en totalité ou en partie, par un nouveau paradigme
incompatible.(. .. ) les révolutions scient~fiques commencent avec le sentiment
1
croissant, souvent restreint à une petite fraction du groupe scientifique, qu'un
paradigl11e a cessé de fonctionner de manière satùfaisante pour l'exploration de
la nature sur lequel ce même paradigme a antérieurement dirigé les
1
reche rches. »28
1
27. T.S.KUHN: 1980 p 288
1
28. T.S.KUHN: 1976 pp 114-115
1
- 175-
1
1
1
Ce qui, dans le modèle paradigmatique kuhnien a été le plus controversé,
c'est moins la négation d'un développement cumulatif de la science tendant vers
1
une valeur approchée de la vérité que le romantisme paradigmatique lui-même.
A savoir que les hommes de science appartenant à des univers paradigmatiques
1
différents, c'est-à-dire à des phases de normalité différentes, donc souvent à des
périodes différentes, ne parleraient pas du tout de la même chose, qu'ils
1
désigneraient au contraire des choses différentes, et qu'ils vivraient ainsi
finalement dans des" mondes différents ". Ainsi entendu, le principe relativiste
1
d'incommensurabilité est inséparable de celui de la variation des significations
en fonction des" mondes historiques". L'idée est, en effet, que les termes de la
référence changent de signification entre deux paradigmes, dans la tourmente
1
révolutionnaire, simplement en apparaissant dans l'espace d'une théorie
particulière. Ainsi, la conception strictement historiciste va de pair avec la
1
conception holiste de la signification des termes constitutifs d'une théorie
donnée:« Dans la traduction d'une théorie dans telle autre, les termes changent
1
de sens ou de condition d'applicabilité de façon à échapper à toute analyse.
Bien que la plupart de ces mêmes concepts soient utilisés avant et après la
révolution tels ceux de force, masse, d'élément, de structure ( compound ), de
1
groupe ( cell ), lafaçon suivant laquelle certains d'entre eux décrivent la nature
a changé d'une certaine façon. Autant que les théories scientifiques successives,
1
nous disons ( qu'elles sont) incommensurables. ))29 Ainsi, KUHN doute que les"
référents des concepts einsteiniens " par exemple soient identiques à ceux des"
1
concepts newtoniens qui portent le même nom ". Quant à FEYERABEND, il
contredit l'idée que « seules sont admises dans un domaine donné les théories
1
qui ou bien contiennent les théories déjà utilisées dans ce domaine, ou bien sont
au moins non contradictoires avec elles-mêmes à l'intérieur du domaine en
question ))0 C'est-à-dire que le développement historique des théories n'a été
1
possible qu'au prix de la violation du " principe de non-contradiction ": « Par
exemple, la théorie de Newton contredit la loi de chute des corps et les lois de
1
Képler.(. .. ) la loi de Galilée affirme que l'accélération en chute libre est une
constante, tandis que l'application de la théorie de Newton à la surface de la
1
terre donne une accélération qui n'est pas une constante, mais décroît (
imperceptiblement, il est vrai) avec la distance du centre de la terre.))l.
1
FEYERABEND en tire la légitimité de son" Plaidoyer en faveur de la tolérance
1
29. T.S.KUHN: 1970 pp 266-267
30. P.FEYERA I3END: 1980 p 251
1
3 J. ibid. P 254
1
- 176-
1
1
1
en matière d'épistémologie ", lequel défend, comme chacun sait, l'idée que le
développement de la science nécessite la pluralité des théories rivales
1
Le non-respect du principe de non-contradiction, le caractère non cumulatif
du progrès scientifique qu'il présuppose, ont conduit KUHN en particulier à
1
mettre en cause la conception unificatrice des théories développée notamment
par le néo-positiviste logique,32 ainsi que le modèle réductionniste nagélien.
1
Inversement, il s'est attaché à se concilier le falsificationnisme poppérien. En
outre, dans la postface de sa Structure des révolutions scientifiques, il a même
essayé de se défendre contre l'accusation de relativisme. Mais, il est douteux
1
qu'il ait vraiment réussi sur tous ces plans. En particulier, il semble que l'idée
d'incommensurabilité aboutit au contraire à invalider le modèle poppérien,
1
puisque si deux théories T et T', par exemple la mécanique newtonienne et la
mécanique relativiste sont incommensurables, donc incomparables, alors l'une
1
ne peut plus réfuter l'autre. SHAPERE commente ainsi l'échec kuhnien:« Pour
autant qu'on puisse comparer le poids respectif des données en faveur de
chacun des paradigmes rivaux, c'est plus souvent l'ancien paradigme que le
1
nouveau qui est favorisé - encore que si l'on accepte la thèse de Kuhn selon
laquelle après une révolution scientifique " le réseau entier des termes et des
1
théories a été bouleversé (... )", 011 ne peut se demander comment cette
comparaison est possible. »33
1
Le relativisme historiciste en son entier, tel qu'il s'est épanoui dans
l'épistémologie kuhnienne et feyerabendienne, n'a pas davantage échappé à la
1
critique de PUTNAM. On a vu comment celle-ci s'articule autour de la
distinction entre les concepts sémantiques de vérité et de justification. Pour sa
part, QUINE n'a pas caché son scepticisme face à la non-réductibilité que les
1
relativistes voient dans les théories. Il croit au contraire que, moyennant un "
arrière-plan" et une quelconque fonction de représentation qui" applique" tout
1
ou partie d'une ontologie dans une autre, la réduction ontologique est toujours
possible. QUINE est d'autant plus persuadé que les choses se passent ainsi qu'il
1
32. CARNAP par exemple précise dans ses Fondements philosophiques de la physique que cette unification des
lois n'intervient qu'à un certain moment du développement de la théorie:" Ln physique, à ses débuts, était
1
une macro-physique descriptive riche d'une multitude de lois empiriques sans rapport apparent entre elles.
Dans les débuts de la science, les scientifiques peuvent être fiers d'al'oir découvert de centaines de lois.
Mais, c'est une situation que les scientifiques apprécielJl de moins en moins à mesure qu'ils voient grossir le
nombre de lois; ils se mettent alors à rechercher les principes sous-jacents capables de les unifier.» pp
236-237. Ce souci d'unité, et donc de simplification, que PRIGOGINE et STENGERS considèrent comme
1
l'un des aspects du " mythe fondateur de la science classique" commande la recherche d'une force capable
de rendre compte des quatre actuellement connues comme régissant les phénomènes naturels. à savoir la
gravitation, qui explique la chute des corps et la stabilité du monde. la force électromécanique, liant les
électrons au noyau de l'atome. l'interaction forte, qui en garantit la cohérence. et l'interaction faible,
1
responsable de la désintégration de certaines particules - radioactivité. D'autres types de force. de simples
variantes ou contraires de la Gravitation newtonienne, ne font pas encore l'unanimité. Ainsi de la cinquième
force révélée par E.FISCHBACH en 1986 qui, à la différence de la gravitation classique, comporte une
action de moindre portée ( entre 10 m et 1 Km), de nature répulsive.
1
33. D.SHAPERE: 1980 p 303
1
-177 -
1
1
1
a illustré son principe de réduction ontologique à l'intérieur de la théorie des
ensembles, où la traduction peut se faire non seulement de façon biunivoque,
1
mais aussi homophonique, c'est-à-dire sans que vienne à se poser la " question
d'un manuel de traduction", en raison notamment du caractère largement
1
inclusif de l'arrière-plan à partir duquel elle s'opère.
En définitive, essayons maintenant d'évaluer les mérites et les difficultés
1
que comporte le modèle quinien de la traduction dans les deux domaines où il est
applicable. En ethnologie d'abord, il a le mérite de montrer que les limites de la
1
" province ", ce cadre de référence en tout essai de traduction interlinguistique
ou intercultureIle, n'affectent pas l'objectivité ou la " rigidité" d'une référence
1
indéterminée, voire indéterminable par essence. Sans doute ces limites seraient-
elles négligeables, si par ailleurs le provincialisme pouvait à lui seul nous être
d'un quelconque secours sans le nécessaire recours à une sorte de structure
1
universelle minima, partage indivis de toutes les cultures. Encore que cette part
de l'universel présente certains risques. Par exemple, celui de faire place dans la
1
traduction aux préjugés de nature ethnocentrique qui donne alors au traducteur
l'illusion de n'accorder qu'une importance raisonnable à ce qu'il croit être
1
seulement une information fournie par ce comportement humain universel, lors
même qu'il est en train de ramener à sa propre" expérience première ", c'est-à-
1
dire au contenu de sa propre culture, la singularité de l'expérience qu'il est en
train d'observer, de décrire ou d'interpréter. Il est vrai qu'il s'agit là d'un risque
externe, c'est-à-dire qui ne touche qu'indirectement le modèle quinien, lequel ne
1
s'est pas directement intéressé à ce minimum commun que présuppose pourtant
toute traduction. Mais, il est bon d'en parler, dans l'exacte mesure où ce risque
1
révèle les limites de tout projet universaliste, c'est-à-dire qui affirme l'existence
de cet élément universel, compte sur ses possibilités pour par exemple affirmer
1
l'unité de l'homme. En un certain sens, ces limites sont donc aussi constitutives
de notre propre projet anthropo-logique.
1
Pourtant, c'est en épistémologie que le modèle quinien se heurte à des
difficultés autrement plus sérieuses: une théorie est, comme chacun sait, un
univers dont les objets sont originairement solidaires de la méthode, de la façon
1
dont celle-ci parcourt son domaine, c'est-à-dire détermine ses objets propres.
Dans ces conditions, dans quelle mesure une traduction est-elle possible si,
1
comme le dit QUINE, la référence des termes est inscrutable par essence, c'est-
à-dire qu'elle échappe autant à toute détermination théorique qu'à tout mode de
1
vérification fiable? En quel sens, une théorie peut-elle être réductible de telle
autre, compte tenu de ce que le holisme quinien grève encore cette
1
indétermination de la signification des termes?« Si, avec Peirce, nous
1
-178 -
1
1
1
reconnaissons que la signification d'une phrase dépend simplement de ce qui est
susceptible de compter pour une preuve de sa vérité, et si nous admettons avec
1
Duhem que les phrases théoriques ont des preuves uniquement en qualité de
fragments de théories suffisamment grands, et non point en tant que phrases
1
isolées, alors l'indétermination des phrases théoriques est la conclusion
naturelle. Or la plupart des phrases, celles d'observation à part, sont
1
théoriques. Réciproquement, cette conclusion une fois attaquée scelle le destin
de toute notion générale de signification propositionnelle, ou par là même,
d'états de choses.»34 Ces deux questions peuvent être résumées de façon plus
1
crue: peut-on traduire, si l'on ne peut même pas savoir, au fond, ce sur quoi
porte la traduction? Mieux: peut-elle encore avoir un intérêt quelconque dans ces
1
conditions? En négligeant ces difficultés, la conclusion de QUINE ne scelle
peut-être pas seulement le destin de toute idée de signification; elle pourrait
1
également sceller son propre sort au procès d'idéalisme que LARGEAULT, à
tout moment, est prêt à lui intenter.
1
Reste que les difficultés présentées par la modèle quinien ne compromettent
nullement la réfutation du relativisme. QUINE lui-même l'a fait, en particulier
en distinguant entre relativité et universalité, qu'il assigne alors respectivement
1
au sujet, précisément à son poste d'observation, et à l'objet ou à la référence qui
reste cependant inscrutable. Mais, on pourrait modifier cette première
1
assignation, au moyen d'un déplacement de l'universalité de l'objet au sujet. En
effet, que la relativité quinienne de l'ontologie pose d'abord la relativité comme
1
une simple détermination de nos diverses" provinces ", c'est-à-dire des
différents points de vue du sujet, qu'elle tende ensuite à préserver l'objectivité
1
ou l'universalité seulement de l'au tre côté, du côté de l'objet, n'empêche
cependant pas que les" provinciaux" que nous sommes, c'est-à-dire des sujets
décrivant ou interprétant la réalité seulement à partir des limites de leur cadre de
1
référence, parviennent à s'accorder sur l'essentiel, à savoir sur l'objectivité
d'une certaine donnée, moyennant l'usage commun d'un certain langage, voire
1
simplement l'effort jamais relâché dans les ajustements ou réajustements qui
s'imposent. La relativité de l'ontologie distingue donc les termes fondamentaux
1
d'une relation entre lesquels nous avons essayé de faire déplacer l'universalité.
Par contraste, un certain relativisme historiciste, qui sollicite maintenant notre
1
curiosité, s'est employé à récuser cette distinction entre l'un et l'autre.
1
1
34. W.QUINE: op.cil. pp 94-95
1
- 179-
1
1
1
1.2 SENGHOR et le relativisme historiciste
1
1
Au contraire de toutes les espèces animales, au contraire des êtres de pure
nature, l'homme s'accommode difficilement d'une intégration passive à la
nature. Autant que le processus d'hominisation, donc de culturalisation a un
1
sens, celui-ci se traduit essentiellement par la volonté originaire de l'homme de
se démarquer de la nature, d'observer ainsi une distance raisonnable par rapport
1
à celle-ci. La culture, en tant qu'ensemble de signes, de codes, de règles, de
pratiques, ou encore d'institutions matérialisent donc cette volonté de
1
distanciation. On admet généralement que le processus de culturalisation est
universellement uniforme. Ce n'est pas le cas pour SENGHOR, qui pense au
1
contraire que chaque culture aurait un mode particulier de construire son rapport
avec la nature. Il montre alors que, à la différence de l'Occidental, l'homme noir
a une attitude particulière face à la nature, fondée notamment sur l'identification
1
à l'objet:« On sait que l'attitude de l'homme devant la Nature est le Problème
par excellence dont la solution conditionne le destin des hommes. L'homme
1
devant la Nature, c'est le sujet en face de l'objet. Il est question pour
l'Européen, homo {aber de connaître la Nature pour en faire l'instrument de sa
1
volonté de puissance: de l'utiliser. Celui-ci la fixera par analyse, en fera une
chose morte pour la disséquer. Mais COlllment, d'une chose morte, faire de la
vie? C'est au contraire dans sa subjectivité que le Nègre" poreux à tous les
1
souffles du monde " découvre la réalité: le rvthme. Et le voilà qui s'abandonne,
docile à ce mouvement vivant, allant du sujet à l'objet, "jouant le jeu du monde
1
". Qu'est-ce à dire, sinon que, pour le Nègre, connaître c'est vivre - de la vie de
l'Autre - en s'identifiant à l'objet (H') Je sens, doncje suis. »35
1
Ce texte est particulièrement riche d'enseignements: tout ou presque s'y
trouve clairement exprimé, préfiguré, ou simplement sous-entendu. Par exemple,
1
y est clairement affirmé l'idée d'une sorte de cogito nègre opposable, dans le
contexte ultra-relativiste senghorien, au cogito cartésien, donc occidental qu'il
juge d'ailleurs erroné, sous un certain rapport. Aussi se met-il à le corriger, à son
1
tour:« Sujet et objet sont, ici, dialectiquement confrontés dans l'acte même de la
connaissance, qui est acte d'amour. " Je pense donc je suis" écrivait Descartes.
1
35. L.S.SENGHOR: 1964 p 141. Sur un ton moins lyrique, R.GARAUDY (1975), à la recherche d'un nouvel
1
oecuménisme susceptible d'engendrer un nouvel humanisme, a également exprimé celle différence
irréductible qu'il croit avoir observée au détour d'un voyage cn Guinée:" Ainsi m'est révélé un rapport
possible et pour moi Occidental, merveilleusement nouveau avec la nature, avec l 'mare homme, aveC le
sacré. Un rapport avec la nature qui ne me place pas en face d'elle dans une attitude de conquérant, comme
la technique, mais d'amoureux. Je ne dis plus avec Descartes: la nature m'appartient; mais avec les
1
Bassari, comme, avec un artiste chinois ou balinais: j'appartiens à la nature.» p 26
1
-180-
1
1
1
La remarque en a été faite, on pense toujours quelque chose. Le Négro-africain
pourrait dire:" Je pense l'Autre, je danse l'Autre, donc je suis. " Or danser, c'est
1
créer, surtout lorsque la danse est danse d'amour. C'est, en tout cas, le meilleur
mode de connaissance.»36 Voilà donc le cogito, ce principe sur lequel
1
DESCARTES entend fonder la science, voire l'universalité de la raison,
relati visé. Dès lors, ce qui suit, c'est-à-dire la relativisation de la raison elle-
1
même, ne saurait plus étonner:« D'un mot, déclare SENGHOR au cours d'une
conférence au Caire, tandis qu'une grande partie des Européens et des
Américains,( ... ) pensent avec leur tête, par concepts ou schèmes liés
1
logiquement entre eux, Méditerranéens et Africains, très précisément Arabes et
Nègres pensent avec leur âme - je dirais même avec leur coeur au sens de
1
thumos - par images formées analogiquement, formées intuitivement dans le
style du sujet sentant-pensant. »37 Dans son élan, SENGHOR poursuit en
1
distinguant l'Indo-européen et le Négra-africain en particulier sous les rapports
suivants: objectivité/subjectivité; concept/image; calcul/passion; raison
1
discursivelraison intuitive. La raison intuitive est le caractère de ceux que
SENGHOR, à la suite des caractérologues tels que G.LEBON ou P.GRIEGER,
classe sous l' ethnotype de fluctuant. Elle caractérise la " sympathie" avec
1
l'objet, c'est-à-dire l'appréhension immédiate, spontanée, voire irréfléchie, en
tout cas, sans médiation dommageable pour l'objet. Inversement, la raison
1
discursive, en tant qu'elle pracède par méthode, rendue possible par l'usage d'un
ensemble d'outils conceptuels ou' d"'instruments de précision" serait propre à
1·
l'Occidental présenté par ailleurs comme épris de volonté de dominer, voire
d'agresser la nature. Le passage que voici est construit tout entier sur cette
1
opposition:«(. .. ) le Nègre n'est pas dénué de raison, comme on a voulu me le
faire dire. Mais sa raison n'est pas discursive; elle est synthétique. Elle n'est pas
antagoniste; elle est sympathique. C'est un autre mode de connaissance. La
1
raison nègre n'appauvrit pas les choses; elle ne les moule pas dans des schèmes
rigides, éliminant les sucs et les sèves; elle se coule dans les artères des choses.
1
Elle en éprouve tous les contours pour se loger au coeur vivant du réel. La
raison européenne est analytique par utilisation. la raison nègre, intuitive par
1
participation./C'est dire la sensibilité de l'homme noir, sa puissance
d'émotion. »38
1
On vient de voir ce qu'exprime clairement le relativisme senghorien. Mais,
on pourrait aussi remarquer que l'opposition entre raison discursive et raison
1
36. L.S.SENGHOR: op.cil. p 259
37. L.S.SENGHOR: 1967 p 55
1
38. L.S.SENGHOR: 1964 p 203
1
- 181-
1
1
intuitive suggère quelques uns des motifs du triomphe de la rationalité
instrumentale en Occident. Précisément, on pourrait penser que le partage entre
1
la " volonté de puissance ", étroitement solidaire de la raison discursive et une
étrange inclination à la fusion avec la nature, propre à la raison intuitive par
1
participation, n'est pas sans conséquence sur le développement inégal de la
science et de la technique entre l'Occident et l'Afrique. Parvenu à ce point,
1
SENGHOR semble même présenter les choses comme si elles dépendaient
d'abord d'une sorte de choix historique délibéré des acteurs sociaux: c'est ce que
1
nous appellerons, dans la suite, le " postulat du choix ". En effet, comme nous
l'avons vu, le relativisme senghorien admet que le problème du rapport de
l'homme avec la nature est crucial. Son importance est telle qu'il lui fait même
1
observer une certaine distinction entre le sujet et l'objet. Cette importance va
jusqu'à induire, chez lui, même une certaine définition de la culture:« Car
1
qu'est-ce que la culture sinon l'effort de l'Homme pour s'adapter à son milieu
par les médiations sociales et pour adapter ce milieu à ses activités
1
génériques.»39 L'universalité de la distance par rapport à la nature, que
présuppose la distinction entre le sujet et l'objet, paraît donc s'imposer de façon
1
telle que SENGHOR n'invoque ici la différence que pour caractériser ce qui,
finalement, dans ce rapport varie en fonction des cultures. On peut dire qu'il a
une conception téléologique du rapport avec la nature. Celle-ci exprime que
certaines cultures chercheraient à créer une distance avec elle; tandis que
d'autres s'emploieraient au contraire à l'effacer. Selon cette conception donc,
aucun rapport avec la nature n'a de sens en lui-même; il n'en aurait qu'au regard
du but recherché par les acteurs sociaux eux-mêmes.
SENGHOR cherche donc ainsi à " affaiblir" la pOSItIOn radicale qui
consiste à distinguer les cultures selon qu'elles veulent se distancier de la nature
'1
ou au contraire s'y fondre complètement, se confondre totalement avec elle.
Mais, il est douteux que ce " repli stratégique ", comme dirait SCUBLA, auquel
le relativisme en général est particulièrement exercé, le préserve jamais ici du
1
désastre. En effet, ce qui est ici en cause, c'est simplement la compatibilité du
relativisme senghorien avec sa propre définition de la culture. Réciproquement,
1
ce qui se donne à voir ici, c'est finalement la contradiction qui menace ce
relativisme au moment même où apparaît dans l'écriture senghorienne cette
1
définition de la culture. En d'autres termes, l'idée même de culture invalide
complètement, comme nous l'avons dit en introduction, la loi de participation
que SENGHOR reprend tranquillement au primitivisme lévy-bruhlien. Et l'on a
1
de bonnes raisons de penser que ce n'est pas en fondant la différence, donc les
1
39. ibid. P 266
1
-182 -
1
1
1
prétendus choix sociaux sur les concepts d'être et d'avoir que le discours
relativiste peut parvenir ici à dépasser cette contradiction.
1
Certes, on ne trouve pas toujours l'usage explicite de ces mots par le
relativisme dit culturel en général. Mais, leur esprit lui permet ici de fonder la
1
différence à la fois dans le type de rapport avec la nature et dans les rapports
strictement sociaux à travers l'histoire. Dans le cas du rapport avec la nature, on
1
dit alors que choisir l'avoir, c'est se soucier constamment du gonflement de la
production matérielle. C'est veiller à l'accroissement, au renforcement ou encore
1
à l'accomplissement de quelque dessein de puissance sur la nature. A l'opposé,
le choix de l'être serait étranger à un tel souci. Prendre un tel parti, c'est au
contraire s'abandonner à l'émotion, c'est s'enivrer du rythme du monde, c'est
1
donc aimer la danse:« Nous sommes des hommes de la danse dont les
pieds/reprennent vigueur en frappant le sol dur» dira SENGHOR dans sa "
1
Prière aux masques" 1964. En outre, un tel choix conduirait à cultiver une sorte
de volonté organique, ce genre de disposition qui, solidaire de la conception
1
moniste de la nature, fait que l'homme noir en particulier se considère comme en
faisant intégralement partie:« Comme les autres, plus que les autres, il distingue
le caillou et la plante, la plante et l'animal et celui-ci de l'homme, mais encore
1
une fois, les accidents, les apparences qui" différencient" ces règnes ne font
qu'exprimer les divers modes d'une mêtne réalité. Cette réalité, c'est l'Etre au
1
sens ontologique du mot qui est force.(. .. ) L'objet extérieur, le monde extérieur,
la nature n'est rien d'autre que l'Autre. Le Nègre est un être de la nature. Sa
1
conception de la nature est cosmique, au sens classique du terme. »40 Et cette
conception cosmique, c'est-à-dire hiérarchique du monde, des diverses sortes
1
d'existants qu'il contient, est inséparable du trait fondamental de l"'âme nègre ",
c'est-à-dire de son anthropomorphisme:« Toute la nature est dominée d'une
présence humaine. Elle s'humanise au sens étymologique et actuel du mot. Non
1
seulement les animaux et les phénomènes de la nature - pluie, vent, tonnerre,
montagne, fleuve - mais encore l'arbre et le caillou se font hommes. Hommes
1
qui gardent les caractères physiques originaux, comme instruments et signe de
leur âme personnelle. C'est là le trait le plus profond, le plus éternel de l'âme
1
nègre.»41 L'anthropomorphisme, ou encore l"'anthropopsychisme " comme
préfère l'appeler SENGHOR, inclinerait à l'animisme dont il dira que le rôle
1
historique aura été de servir de pierre d'attente sur laquelle on devait, par la
suite, bâtir cette" religion rationnelle" qu'est le christianisme. Les vers qu'il a
écrits en guise de " Prière de paix ", 1964, ou plutôt de pardon pour la race
1
40. ibid.
1
41. ibid. pp 24-25
1
- 183-
1
1
1
blanche expriment clairement ce qui paraît être ici une conception à la fois
1
évolutionniste du fait religieux et universaliste du christianisme:
Seigneur Dieu, pardonne l'Europe blanche!
1
Ah 1 je sais bien que plus d'un de Tes messagers a traqué
mes prêtres comme gibier et fait un grand carnage d'images
.. pleuses.
1
Et pourtant on aurait pu s'arranger, car elles furent, ces
!: images, de la terre à Ton ciel l'échelle de Jacob
La lampe au beurre clair qui permet d'attendre l'aube, le~
1
étoiles qui préfigurent le soleil.
J
Je sais que nombre de Tes missionnaires ont béni les arme;:
de la violence et pactisé avec l'or des banquiers,~
1
Mais il faut qu'il y ait des traîtres et des imbéciles.
:~
.~
..~
1
Finalement, au-delà même des cercles relativistes, on a pu vOIr dans
l'opposition entre l'être, auquel irait la préférence des sociétés qui n'ont guère
accentué leur distance par rapport à la nature et l'avoir, qui correspond au
1
contraire au stade où sont parvenues les sociétés de consommation, une
distinction pourvue d'une certaine valeur heuristique. BALANDIER par
1
exemple, en dépit de toute la prudence théorique qui entoure son propos, semble
y voir l'une des raisons du retard technique des sociétés traditionnelles en
1
général. C'est-à-dire qu'il exprime expressément, moyennant quelques réserves
certes, dans Sens et puissance, ce que nous prenions ci-devant pour un simple
1
sous-entendu:« Le dynamisme des " sociétés traditionnelles " n'est pas aussi
directement conditionné qu'il est, dans les pays développés, par le souci
d'accroissement constant du volume des biens matériels. Le retard des
1
techniques explique cette moindre contrainte des forces productives, mais il
n'est pas seul en cause. »43
1
L'être et l'avoir spécifient autrement les rapports sociaux stricto sensu. La
socialité fondée sur J'être caractérise toute communauté où la cohésion sociale,
1
les relations fondamentales qui commandent au fonctionnement naturel de la
société reposent essentiellement sur la parenté et les valeurs de solidarité. D'où
1
les nombreux développements que SENGHOR consacre à l'organisation
familiale et parentale des sociétés africaines. Inversement, dans les sociétés44 qui
privilègient l'avoir, l'économie générale des biens, le fonctionnement de la
1
société elle-même ne se font plus de façon naturelle; mais requièrent au contraire
l'intercession d'un ensemble d' j nstitutions économiques, juridiques ou
1
42. L.S.SENGHOR: 1964 pp 92-96
43. G.BALANDIER: 1981 p 233
1
44. L'opposition communauté/société devrait être justement prise ici en son sens toënnisien
1
- 184-
1
1
1
politiques. Ainsi, l'anthropologie croit avoir trouvé dans l'importance de la
relation parentale dans les sociétés traditionnelles la fonction clé pour
1
l'intelligence des rapports sociaux. On a alors dit que la parenté permettait ici à
l'anthropologue d'étudier des rapports encore fondés sur la " présence pleine ",
1
comme les a qualifiés DERRIDA; tandis que la sociologie doit au contraire se
contenter de les saisir uniquement dans des conventions éthérées dans lesquelles
1
les ont enserrés les institutions régulatrices de toutes sortes dans les sociétés
industrielles, donc seulement sous forme abstraite. D'autre part, avec MARX
notamment, la sociologie s'est également intéressée à la forme d'inégalité
1
sociale qui, dans ces sociétés, se traduit par la double aliénation de ceux qui
n'ont, malheureusement, que leur force de travail, précontrainte par les normes
1
rigoureuses de l'activité industrielle, à opposer à la toute-puissance du capital.
La précontrainte, c'est-à-dire la non-maîtrise de son propre procès de production
1
et la dépossession de l'essentiel des bénéfices de cette activité sont les deux
niveaux où s'opère l'aliénation de J'ouvrier:« La technologie met à nu le mode
1
d'action de l'homme vis-à-vis de la nature, le procès de production de la vie
matérielle, et par conséquent, l'origine des rapports sociaux et des idées ou des
conceptions intellectuelles, qui en découlent. ))45
1
*
* *
1
Voilà ainsi ainsi rappelé le contenu doctrinal du relativisme senghorien. En
un mot, celui-ci consiste à hétérogénéiser la raison en fonction de la diversité des
1
cultures. Les difficultés auxquelles se heurtent cette doctrine ont été signalées
dès le début de ce texte. En particulier, on a vu que l'idée même de culture, qui
1
apparaît, quand même, dans l'écriture senghorienne, contredit fondamentalement
sa conception du rapport que l' homme noir aurait historiquement construit avec
l'objet. D'autres difficultés, auxquelles elle ne peut échapper, seront abordées
1
dans la suite. De plus, nous verrons comment cette doctrine est parvenue à
mésinterpréter certaines des thèses d'EINSTEIN, croyant peut-être que cette
1
transmutation du sens des signifiants einsteiniens pourrait lui servir d'étai. Reste
que le relativisme historiciste n'est qu'un argument du discours différentialiste
1
africain qui nous conduira alors à nous intéresser à ce qui pourrait être la
fonction elle-même.
1
1.2.1 Le postulat du choix
1
1
45. K.MARX: 1965 p 915
1
-185 -
1
1
1
Le relativisme dit culturel voudrait mettre à égalité les diverses cultures. Il
écarte donc toute idée d'hiérarchie entre celles-ci, fût-elle fondée sur un critère
1
comme le développement scientifique et technique dont la particularité est de
consacrer le pouvoir que tout homme voudrait se donner sur la nature. Il croit
1
alors qu'admettre la hiérarchisation des cultures sur quelque critère que ce soit
conduit nécessairement au racisme. Pourtant, on ne peut vraiment parler de
racisme que si l'on veut fonder en nature la supériorité de telle culture. Encore
1
que, comme on le verra bientôt, l'anthropologie physique vient de renverser
complètement la question des rapports entre nature et culture. Quoi qu'il en soit,
1
le racisme vulgaire et le relativisme ont tous deux échoué à expliquer la
différence dans la culture. En voulant la fonder, avec le Dr GALL en particulier,
1
sur des détails physiques, par exemple la taille ou la forme du cerveau, le
premier n'emporte encore l'adhésion que de ceux qui restent attachés à une
1
idéologie qui n'a pas besoin de s'appuyer sur les faits. En opposant le postulat
du choix, le second a été incapable d'y répondre avec pertinence et efficacité. Ce
postulat nous apprend au pire à négliger la différence entre les cultures, au mieux
1
à la considérer comme relative, car résultant seulement des nombreuses" voies
", c'est-à-dire des différentes options que les diverses humanités auraient
1
retenues pour transformer la nature en culture, ou encore pour se faire un destin
particulier parmi les nombreux possibles offerts à la culture par la nature.
1
Le relativisme senghorien est l'expression radicalisée du relativisme
culturel, avec ce qu'une telle expression comporte comme circonstances
1
aggravantes en matière de contradiction. Selon donc le relativisme senghorien, le
choix fait par une culture serait, à la limite, le choix de la nécessité. Choix de la
nécessité? Le paradoxe menace sous une telle coexistence, puisque l'on
1
considère généralement le choix, du moins en principe, comme étant
l'expérience que seul le libre-arbitre d'une conscience face à plusieurs possibles
1
peut raisonnablement assumer. Le choix est donc une détermination de la liberté.
Il présuppose une échelle de valeurs face auxquelles on peut donner libre cours à
1
sa propre convenance, voire à sa fantaisie propre. Il concerne un acte décisoire,
faisant nécessairement appel au libre-arbitre d'une conscience qui doit décider
1
entre un certain nombre de possibles qui lui sont offerts. De plus, le relativisme
semble négliger ici le fait qu'une" voie ", c'est-à-dire la façon dont les acteurs
sociaux construisent leur rapport avec la nature, est susceptible d'être remise en
1
cause, en tant que choix possible, s'il leur arrive de modifier ce rappOlt, du fait
par exemple de l'usage d'autres médiations instrumentales. Ainsi, un choix
1
culturel peut donc être interprété justement au moyen de l' aujhebung hégélien,
en ce que ce concept peut ici parfaitement rendre compte de la façon dont
1
1
- 186-
1
1
1
certaines" voies" ont été, au gré des circonstances historiques, conservées,
approfondies, ou au contraire dépassées.
1
Le relativisme senghorien ne semble guère se soucier de cette double
menace, c'est-à-dire de la menace qui pèse sur lui-même en affirmant le
1
caractère nécessairement nécessaire du choix et celle que les acteurs sociaux
eux-mêmes présentent pour la " voie" qu'ils auraient initialement choisie, pour
autant qu'ils sont en mesure de la " dépasser ", d'une certaine façon. Parler de
1
choix nécessaire n'est cependant pas sans intérêt. En tout cas, cela ne devrait
laisser personne indifférent; d'autant moins que le choix tout court témoigne du
1
tragique caché au plus quotidien de notre existence. Ce tragique dont l'âne de
BURIDAN est toujours là pour nous rappeler que la retenue d'une option parmi
1
plusieurs est le seul moyen de le désamorcer. Ce même tragique auquel nous
serions" condamnés" par l'ontologie phénoménologique sartrienne qui montre,
1
sous le couvert d'une doctrine vertueuse appelée" Liberté ", que le choix, qui
s'impose en quelque" situation" que ce soit, est un état auquel nous expose le
destin de liberté que chacun est contraint d'assumer dans et par sa conscience.
1
Bref, quand on a un tel destin, on ne peut vraiment pas ne pas être concerné par
le choix selon SENGHOR, c'est-à-dire par le destin qu'il voudrait faire à une
1
bonne partie de l'humanité.
Le choix de la nécessité? C'est la présomption que l'on a quand on lit les
1
textes senghoriens. C'est la présomption que l'homme noir ne pouvait jamais
créer un autre univers culturel dont les valeurs seraient différentes de celles
1
fondées sur 1"'Amour " ou l'identification avec 1"'Autre " ou encore sur
l'émotion à laquelle l'on s'adonne dans la danse, et qu'il oppose à la " raison
hellène ". Cette présomption devient une certitude qui se fonde alors sur la façon
1
dont SENGHOR pense les rapports de la race et de la cullure:« C'est cela la
culture: c'est la constitution psychique qui, chez chaque peuple, explique sa
1
civilisation. C'est, en d'autres mots, une certaine (acon, propre cl chaque peuple
de sentir et de penser, de s'exprimer et d'agir. Et cette" certaine façon ", ce
1
caractère, (... ) est la symbiose des influences de la géographie et de l'histoire,
de la race et de l'ethnie.» 46 Ces derniers mots pourraient donner l'impression
1
que SENGHOR s'oriente vers l'hypothèse considérée, aujourd'hui, comme la
plus plausible eil. anthropologie physique. A savoir que la culture détermine
certes la race, mais non sans effet rétroactif:« Toutes les cultures, commente
1
LEVI-STRAUSS, d'un Regard éloigné par rapport au relativisme culturel de
Race et histoire, ne réclament pas de leurs membres exactement les mêmes
1
aptitudes et si, comme il est probable, certaines ont une base génétique, les
1
46. L.S.SENGHOR: 1967 p47
1
- 187-
1
1
1
individus qui les possèdent se trouveront favorisés. Si leur nombre s'accroît de
ce fait, ils ne manqueront pas d'exercer sur la culture elle-même une action qui
1
l'infléchira davantage dans le même sens, ou dans des sens nouveaux, mais
directement liés cl lui.( ... ) il serait vrai de dire que chaque culture sélectionne
1
des aptitudes génétiques qui, par rétroaction, influent sur la culture qui avait
d'abord contribué cl leur renforcement.»47 En fait, il n'en est rien. Son
biologisme - que TOWA a étudié en détail, c'est-à-dire jusque dans ses
1
contradictions - est si fort qu'il l'a totalement empêché de regarder durablement
dans cette direction. Celui-ci rend compte en particulier de ce que l'homme noir,
1
en tant qu'il est essentiellement caractérisé par l'émotion mêle toujours
sentiment et pensée, subjectivité et objectivité, en un mot, qu'il pense toujours
1
dans le style du " sujet sentant-pensant ". En dernière analyse, le biologisme
explique l'idée même de choix nécessaire, c'est-à-dire le fait qu'il n'y ait pas de
1
véritable choix, puisque l'on ne choisit pas véritablement entre la volonté de
maîtriser la nature et l"'amour avec l'Autre ". Le simple hasard de la naissance
réduirait donc très fortement nos possibilités de choix. En effet, il suffit de naître
1
Blanc ou Noir pour penser nécessairement selon certaines règles, selon un
certain mode. Il suffit d'être soit l'un soit l'autre pour avoir un rapport de
1
domination ou au contraire de " sympathie" avec la nature, ou plus
généralement, pour pouvoir élaborer tel type de culture, celle-ci étant supposée
1
être fonction des caractères psycho-somatiques de chaque peuple. Il y a donc
apparence de choix, fondée principalement sur des conceptions biologistes. En
1
tenir compte permet ici de comprendre que, en Occident, on soit arrivé à
développer ce qu'on est convenu d'appeler l'avoir; tandis que, en Afrique, on a
pu mettre l'accent seulement sur tout ce qui concerne l'être. Cette interprétation
1
de l'inégalité dans le développement de la science et de la technique n'est
nullement satisfaisante.
1
En biologiste, SENGHOR voit dans la culture un pur produit de la race. En
relativiste, il ajoute que chaque option culturelle est imposée par la structure
1
psycho-somatique. En outre, il semble présenter le choix fait par certaines
cultures pour l'être ou l'avoir en termes de prééminence ou de primauté à
1
laquelle auraient sacrifié les acteurs sociaux, en raison des considérations, voire
des gains sur on ne sait quel plan métaphysique, voire épistémologique. Par
exemple, l'homme noir, en tant qu"'être de la nature ", a une vision moniste de
1
celle-ci qui lui interdit toute violence à l'égard des autres règnes de la nature, de
même nature. La spécificité de son rapport à l'objet lui permet ainsi d'accéder à
1
un " mode supérieur de connaissance ". Pour notre part, nous préférons ici parler
1
47. C.LEVI-STRAUSS: 1983 pp 41-42
1
-188 -
1
1
1
au contraire de prédominance de l'être sur l'avoir. La primauté présuppose l'idée
d'une échelle de valeurs, régie par un certain ordre, ou résultant d'un choix
1
quelconque. Par contraste, la prédominance constate simplement les choses. Elle
est étrangère à toute considération touchant à la préférence, ou au rang. Elle
1
écarte donc l'idée des choix alternatifs que voudrait ici imposer le relativisme.
Celui-ci se heurte alors inévitablement aux leçons de l'expérience, précisément
1
du rapport de l'homme avec la nature, par lequel celui-ci se fait une culture,
c'est-à-dire une seconde nature. Dans ce rapport, il n'y a à proprement parler pas
de choix, non pas au sens où l'entend SENGHOR, faussant le jeu avec des dés
1
pipés, mais au sens où nous avons constaté qu'il s'est toujours construit sous le
mode binaire savoir/pouvoir. C'est pourquoi dire que, en un lieu, une sorte de
1
réunion formelle des acteurs sociaux ait décidé d'aller à la maîtrise des secrets de
la nature; alors qu'ailleurs une séance tout aussi semblable ait été sanctionnée
1
par une décision plutôt bizarre de " fusion" avec le monde laisse tout
simplement perplexe. Prétendre que sous certaines latitudes une assemblée
plénière ait opté pour l'invention du canon ou de la boussole; pendant que, en
1
d'autres lieux, on choisit simplement de vivre dans la " chair profonde du monde
", pour reprendre à CESAIRE sa belle métaphore, sème le doute dans l'esprit.
1
Car, on ne voit vraiment pas à quoi ressemble ce choix par lequel communauté et
société se distinguent encore sous le mode du rapport avec la nature. A savoir
1
que, en celle-là, les gens décideraient d'avoir une relation de copinage, de
parenté, en un mot, une relation égalitaire avec la nature; lors même que, en
1
celle-ci, la relation est plutôt inégalitaire, politique en somme.
Tout irait sans doute pour le mieux dans le meilleur des mondes
différentialistes, si ce postulat de la " raison nègre ", en tant qu'elle est
1
seulement" amour avec l'Autre ", c'est-à-dire ne chercherait pas à exercer un
quelconque pouvoir sur la nature, ne contredisait pas, d'une certaine façon,
1
l'existence des pratiques magiques que l'on rencontre généralement dans toute
société agraire, donc aussi dans le monde africain. On sait que l'ensemble de ces
1
pratiques n'est pas totalement étranger à une volonté sécrète de commander à la
nature. Le phénomène de la magie, en tant qu'il consiste à vouloir impliquer les
1
mots et les choses en une manière d'espace sans géographie précise, en tout cas,
sans extériorité, où ceux-ci sont alors régis par une sorte d'hyperdéterminisme
tel que la simple profération des premiers provoque une incidence sur les
1
secondes, a fait l'objet de plusieurs jugements, hors même de la théorie
sociologique de l'action de WEBER ou du Cercle néo-positiviste logique. On a
1
parlé diversement de la perversion de la fonction naturelle du langage, de la
1
1
-189 -
1
1
1
non-observation de loi de la nature. On a pensé également aux limites de notre
connaissance.
1
L'usage qui consiste à " prostituer le langage en parlant aux choses et aux
animaux" est dénoncé par TINLAND; au moment où FOUCAULT voit dans
1
cette indifférenciation entre les mots et les choses une manière de tricher avec
l'ordre même de la nature:« La loi de la nature, rappelle-t-il, c'est la d~fférence
1
entre les mots et les choses, le partage vertical entre le langage et ce qu'au
dessous de lui il est chargé de désigner; la règle des conventions, c'est la
ressemblance des mots entre eux, le grand réseau horizontal que forme les mots
1
les uns après les autres et les partage à l'infini.»48 Dans un contexte moins
axiologique, LEVI-STRAUSS s'est demandé, de son côté, si la pensée magique
1
n'opérait pas simplement sur un domaine du déterminisme qui nous échappe
encore:« Entre magie et science, la différence première serait donc,(. .. ) que
1
l'une postule un déterminisme global et intégral, tandis que l'autre opère en
distinguant les niveaux dont certains, seulement, admettent les formes du
1
déterminisme tenues pour applicables à d'autres niveaux. Mais ne pourrait-on
pas aller plus loin, et considérer la rigueur et la précision dont témoignent la
pensée magique et les pratiques rituelles comme traduisant une appréhension
1
inconsciente de la vérité du déterminisme. en tant que mode d'existence des
phénomènes scientifiques, de sorte que le déterminisme serait globalement
1
soupconné et joué avant d'être connu et respecté.»49 De plus, constate l'auteur
de La pensée sauvage, « la science moderne, dans son progrès, retrouve par
1
elle-même et en elle-même, un certain nombre de choses qui lui permettent de
porter sur la magie un jugement plus tolérant qu'elle ne le faisait naguère.» Il
1
n'empêche qu'il continue de les distinguer sous le mode de la saturation ou de
l'ouverture des systèmes que chacune d'elles constitue:«(. .. ) je ne pense pas
avoir (. .. ) posé une équivalence entre la pensée scientifique moderne et la
1
pensée magique (... ) l'une est saturée et l'autre est non saturée;(. .. ) le signe est
un opérateur de la réorganisation de l'ensemble, tandis que le concept et un
1
opérateur de l'ouverture de l'ensemble. »50
Restons dans ce contexte de neutralité, pour dire que le phénomène de la
1
magie semble témoigner, en premier lieu, du pouvoir que l'homme a sinon
reconnu, du moins voulu donner aux mots. Les enjeux épistémologiques et
1
politiques que recèlent les mots sont aujourd'hui largement reconnus. Les
premiers ont été mis au clair par la philosophie analytique qui, avec
1
48. M.FOUCAULT: 1966 p 122
49. C.LEVI-STRAUSS: 1985 p 24
1
50. C.LEVI-STRAUSS: 1963 p 649
1
-190-
1
1
1
WITTGENSTEIN en particulier, a montré que les débats sur la plupart des
questions philosophiques procèdent, en fait, simplement de l'ignorance de ce
1
dont on parle, précisément du mésusage de certains termes, et d'une façon
générale, du " malentendu" sur la logique fondamentale de notre langage. Les
1
seconds sont encore plus divers. Ils sont plus ou moins implicites en tout
contexte dialogique, dans la mesure où, comme l'a montré E.WEIL, le dialogue
1
impose que l'on fasse nécessairement violence à autrui, en confinant son
discours du côté du mutisme, c'est-à-dire là où, selon DERRIDA, le sens est
toujours absent. Naturellement, c'est dans la relation politique instituée que le
1
pouvoir des mots se manifeste pleinement, puisque c'est avec des mots, écrits ou
oraux, que passe l'ordre ou le commandement du politique. C'est-à-dire que
1
c'est oralement ou ( comme cela est souvent le cas) par écrit que celui-ci
provoque la modification du comportement de celui qui reçoit son ordre par
1
exemple, fût-elle contre son gré. Toutefois, les enjeux considérables qui se
cachent derrière les mots, en particulier sur le terrain politique, ne concernent
1
pas seulement leur pouvoir pragmatique, c'est-à-dire ici le pouvoir qu'ils ont à "
altérer" notre comportement, comme dirait RUSSELL, examinant les diverses
fonctions du langage. Ils s'observent également au plan de l'imaginaire, en
1
particulier dans le fait que le port de certains noms a Je pouvoir de provoquer
quelque chose comme une transformation quasi ontologique de la personne.
1
Celle-ci a lieu aussi bien lors du traditionnel protocole d'investiture du chef qui
fait partie des mjses en scènes du pouvoir que décrit BALANDIER, que pendant
1
les rites initiatiques dans les sociétés traditionnelles. Sous les mots couvent donc
d'importants enjeux, dans la mesure où jls réussissent à commander aux hommes
1
ou aux choses, pour peu qu'ils soient prononcés par des destinateurs habilités, en
l'espèce le politique ou le magicien préfiguré par Djeu le créateur lui-même qui,
comme chacun sait, aurait usé seulement de mots pour faire en sorte que chaque
1
chose fût.
*
1
* *
On vient de voir que les mots ont un double pouvoir à la fois magique - sur
1
les choses - et pragmatique - sur les êtres ou les destinataires. Par rapport à la
pensée scientifique, on a pu constater, avec LEVI-STRAUSS, l'usage étrange, et
1
probablement encore inconnu du déterminisme qui, dans la magie, est fait des
mots. Pourtant, l'examen de ce phénomène, en particulier dans certaines de ses
prétentions, nous aura surtout permis de radicaliser le doute que nous exprimons
1
quant à l'existence d'une" âme nègre" qui façonnerait sa raison de façon telle
qu'elle n'éprouverait que de la sympathie pour les objets. Contre SENGHOR,
1
1
-191-
1
1
1
nous avons essayé de montrer que l'existence de la magie contredit sa théorie du
mysticisme de l'âme nègre. De plus, sa conception du rapport que la " raison
1
nègre" aurait avec la nature emporte difficilement l'adhésion, dès lors que l'on
s'attache aux conséquences qui en résulterait. En effet, opter pour une relation
1
d'" amour " avec la nature serait un grave acte de défection par rapport à la
volonté inébranlable de savoir, sans laquelle nous ne pouvons grand-chose. Ce
1
serait se déprendre d'une attitude originaire, constitutive de l'esprit humain en
général. En définitive, ce serait tout simplement l 'homme qui ne serait plus ce
qu'il est, fondamentalement. C'est-à-dire qu'il ne serait plus en mesure
1
d'assumer sa propre différence anthropologique que personne pourtant ne saurait
raisonnablement lui contester aujourd' hui.
1
1
1.2.2 Le propre de l'homme
1
Par la pensée, l' homme essaie de se donner les moyens de se distancier de
la nature. La culture est le résultat objectivé de cet effort jamais relâché par
1
lequel l' homme se distingue de la nature, par lequel il la culturalise. Par cet
effort, il n'introduit pas seulement la différence dans la nature; il affirme surtout
1
sa propre différence dans l'ordre des choses de la nature en général. TINLAND
l'a appelée fort justement di fférence anthropologique, et en a fait l'objet d'une
intéressante réflexion que nous essayerons de renouveler à l'aide de deux
1
questions:
1
1.
étant entendu que la " normalité "est définissable comme le terme
opposé à la déviance, c'est-à-dire comme caractéristique de la
1
conformité à un ordre quelconque, à un champ normé, ou encore à un
espace régulé, en lin mot, à un système de choses établi, l'on peut se
demander si l'homme est vraiment" normal ".
1
2.
si l'on peut répondre par la négative à cette première question, alors se
1
posera immédiatement celle de la nature de l'homme.
Pour essayer de répondre à ces questions, tentons de comprendre l'homme à
1
deux niveaux distincts:
1
1.
au niveau de la spécificité de son développement ontogénique, et de la
différence qui en résulte par rapport aux autres êtres de la nature, aux
êtres de pure nature
1
1
-192 -
1
1
1
2.
au niveau de la culture, en tant qu'invention proprement humaine.
1
Bien entendu, pour cela, nous resterons particulièrement attentif aux leçons
de l'anthropogenèse et de l'anthropologie. Sans doute un détour par la
1
paléontologie aurait-il été plus instructif. Mais, par économie du détail, nous
retiendrons seulement deux enseignements de la paléontologie leroi-
gourhanienne, largement suffisants pour comprendre l'humanitude, en tant
1
qu'événement particulier dans la nature ou le caractère de l'historicité humaine,
en tant que culturalité.
1
Le premier est que l'humanitude est synchrone à la bipédie. C'est-à-dire
que l'homme est devenu homme au moment même où il a accédé à la bipédie,
1
caractérisée à la fois par la face courte, la disparition du prognathisme, les
nouvelles conditions d'équilibre, la libération de la main, et le développement du
1
champ neuronal. En tant que position, la bipédie est hautement symbolique:
l' homme montre à tous les êtres de pure nature comment il s'arrache à la
condition primitive commune, à l'animalité qui le tenait alors au même rang
1
qu'eux. Par cette posture, il prévient, en même temps, la nature que l' histoire
dont il va désormais être le principal protagoniste est simplement l'histoire de sa
1
transformation, c'est-à-dire de sa régulation par la règle, de sa négation par
l'outil, en un mot, l' histoire de la culture.
1
Le second enseignement est que si, pendant près d'un million et demie
d'années de paléolithique inférieur, une corrélation assez forte, et sans doute
avec effet rétroactif, se dégage nettement d'une part entre notre propre dérive
1
orthogénétique, c'est-à-dire notre développement biologique, neuronal en
particulier, et d'autre part le développement de l'outillage, fort rudimentaire au
1
demeurant, puisque consistant, pour l'essentiel, en une industrie lithique, par
contre, à partir du paléolithique supérieur, les deux courbes vont commencer à
1
s'écarter sensiblement, et surtout définitivement. La situation, telle qu'elle peut
être symbolisée à l'aube du néolithique, est donc celle-ci: au moment où la
1
courbe représentant l'orthogenèse semble avoir atteint son maximum, l'autre
continue au contraire à progressér de façon hyperbolique, illustrant ainsi le
développement technique extraordinaire auquel l'homme est parvenu, à partir de
1
la révolution néolithique jusqu'aux formes particulièrement audacieuses de la
technique actuelle. Autrement dit, après avoir été originellement liée au
1
développement neuronal, l'inventivité technicienne s'en est complètement
émancipée, prenant ainsi un essor extraordinaire qui, aujourd' hui, défie
1
l'entendement. Cette indépendance de la courbe symbolisant la variable"
progrès technique " par rapport à celle qui décrit la variable" développement
1
neuronal " montre une chose. A savoir que, de la tradition, nous recevons des
1
-193 -
1
1
1
schèmes de production et de reproduction qui nous permettent alors d'élaborer
un vaste champ constitué de possibles inépuisables, où la continuité ne parvient
plus à masquer la discontinuité, où l'homme, porté par une inventivité
1
technicienne par laquelle tout peut désormais arriver, parvient toujours à
façonner des formes d'outil toujours plus précis, plus efficaces, plus
1
performants, plus audacieux, mais aussi plus dangereux. Ce processus se
développera sans doute à l'infini, à moins de pronostiquer la disparition
1
éventuelle de l'homme ou de l'univers, au moment où tout semble concourir
désormais à la rendre possible. La mort de l'univers est affirmée par le second
1
principe de la thermodynamique qui prévoit la dissipation progressive de
l'énergie, donc de la vie que diffuse journellement le soleil. A long terme donc,
mourra cet univers qui nous aura supportés, en dépit de notre démesure
1
prométhéenne. Celle-ci se manifeste principalement en science physique,
capable désormais de réaliser les attentes eschatologiques de l'humanité,
1
assumant ainsi plus que jamais son rôle de nouvelle religion de l'humanité,
jusque dans les formes, en particulier les risques, auxquels E.RENAN lui-même,
1
en forgeant l'expression, n'a probablement pas pensé. Par contre, on trouve la
prévision de cette évolution inquiétante dans la tradition
sémitique qui met
1
l'accent sur la précarité essentielle du monde et de l' histoire, obtenus après vingt
six essais voués à l'échec, précarité que grève encore la liberté originaire de
l'homme:« Pourvu que ça tienne
Halwav shévaamod, s'écrie Dieu en créant
H,
1
le monde, et ce souhait accompagne l'histoire ultérieure du monde et de
l'humanité, soulignant dès le début que cette histoire est marquée du signe de
1
l'insécurité radicale. »51 L'univers disparaîtra donc, parce qu'il porte en lui-
même la marque de sa précarité, mais surtout la logique de sa propre disparition,
1
la logique de tout système qui naît - ou qui a été Crée comme diraient certains -
et qui doit, par conséquent, mourir: la terrible logique du vivant. En attendant
1
donc ce moment fatidique
auquel semble conduire également la culture, la
nature, et le destin, on a de bonnes raisons de croire que ce développement de la
technique se poursuivra indéfiniment, dans la mesure où même si, au regard des
1
modèles que nous héritons de la tradition, l'outil est plus ou moins préfiguré par
tel autre, voire par tel être de la nature - la fameuse bionique - l'homme qui le
1
crée est moins assujetti dans son faire par un quelconque programme génétique,
à la différence des êtres de pure nature dont les progrès, en quelque domaine que
1
ce soit, sont irrémédiablement limités par l'information génétique. D'où l'attente
raisonnable de voir toujours quelque chose d'inédit sortir des artefacts qui
constituent la culture. Il ne peut en être autrement. Il y va même du destin de
1
51. A.NEHER: 1975 p 179
1
-194 -
1
1
1
1
l'homme: celui-ci se fait par et dans ce faire, dans son rapport au milieu qui a
toujours été médiatisé par un ensemble d'outils d'inégale valeur. Par ce rapport,
1
il s'assume comme être porteur d'un destin original, et sachant, pour ce faire,
prendre des risques utiles.
1
Ces deux leçons de la paléontologie rappelées et commentées, essayons
maintenant de dégager le propre de l'homme, tel qu'il apparaît sous l'éclairage
1
de l'anthropogenèse d'abord, puis de l'anthropologie. Du point de vue des
hétérochronies du développement ontogénétique en particulier, c'est-à-dire des
1
modifications marquant la formation de l'individu de la gestation au stade adulte,
l'on constate que la néoténie et l'hypomorphose caractérisent le développement
de l'humain; alors que celui d'hypermorphose rend compte de celui des autres
1
espèces animales. La néoténie exprime la persistance des caractères infantiles,
voire embryonnaires ou foetaux de la corporéité humaine. En particulier, elle
1
rend compte de la faculté de régénération de celtains organes chez l'adulte, tels
que les ongles ou les orteils. Quant à l'hypomorphose, elle concerne la lenteur de
1
notre processus de développement biologique, laquelle n'est pas sans incidence
sur la maturation, donc sur la satisfaction relativement tardive de certaines
1
fonctions, par exemple la fonction sexuelle qui appartient, chez l' homme, au
registre des caractères dits" hyperadultes ". Naturellement, l'hypermorphose,
c'est-à-dire l'accélération du développement de l'animal lui permet d'accéder,
1
très tôt, au stade adulte. Sa maturité sexuelle étant précoce, la progenèse, c'est-
à-dire l'ensemble des facteurs héréditaires et ceux qui découlent de l'influence
1
que le milieu peut exercer sur le matériel génétique ( mutations chromosomiques
et génétiques ), n'est pas ici sans incidence sur l'accélération de l'ensemble du
1
processus de croissance lui-même.
Pourtant, si ce développement lent, voire retardataire expose l'enfant plus
longtemps sous la dépendance de ses parents, au point que ROUSSEAU ou le
1
code civil prennent soin de leur rappeler tout bonnement leurs propres devoirs
naturels, il ne constitue pas à proprement parler un véritable handicap pour
1
l'homme. Au contraire, cette lenteur, qu'il est plus juste de considérer comme
une période de longue maturation psycho-somatique, lui permet, par la suite, de
1
faire montre d'incomparables facultés intellectuelles par lesquelles il va, par
conséquent, se distinguer des autres êtres de la nature. Indissociables de notre
1
physiologie, celles-ci ont leur siège dans le cerveau qui, comme l'a dit
A.LEROI-GOURHAN, est caractérisé par une" sur-spécialité dans la généralité
", c'est-à-dire par une non-spécialisation fonctionnelle qui résulte
1
paradoxalement de la spécial isation phylétique de l' homo sapiens. Cette non-
spécialisation de notre cerveau lui donne une grande faculté de reconversion ( de
1
- 195-
1
1
1
1
certains centres moteurs endommagés ), ainsi que d'adaptation, en ce qu'étant
non préformé, il se réalise au gré des circonstances, dans le contexte de la
1
dialectique entre l'inné et l'acquis, entre ses propres ressources natives et le "
milieu ". En dépit donc d'un développement morphogénétique plus lent, en dépit
1
d'un accès relativement tardif au stade adulte, l'homme, par son intelligence,
parvient ainsi à dépasser toutes les autres espèces zoologiques qui s'empressent
1
presque inutilement d'accéder à ce stade.
On perçoit mieux l'intérêt de savoir ce que représente l' homme dans
l'espèce animale, de répondre à la question de sa nature, et de la signification de
1
sa survenue dans l'histoire. TINLAND a bien posé ici la problématique:«
L'homme est un être voué à excéder les bornes dans lesquelles leur nature
1
enferme ( et protège) l'existence des autres vivants. Ainsi une mise au monde
analogue, voire identique, conduit à un style de rapport avec le monde et avec
1
soi-même radicalement original (. .. ) Certes, cette originalité pourrait se révéler
illusoire à la suite d'une enquête plus approfondie, mais elle sl4fit pour que le
1
lien de l'existence humaine à la nature devienne problématique, dans la mesure
où cette nature dont nous avons surgi (. .. ) ne contient pas nécessairement des
traits distincts par lesquels nous pourrions tenter de décrire l'homme. Toute
1
notre question pourrait alors se résumer dans cette articulation obscure entre
les déterminations proprement naturelles dont nous héritons en tant que vivant
1
et les caractéristiques propres à l'existence hU11laine.»52 D'un mot, le caractère
de l'homme se laisse saisir dans la contradiction originaire entre la nature ou sa
1
nature et lui-même, c'est-à-dire dans son" anol111alité " irrépressible. En effet, il
est, de tous les êtres de la nature, le seul qui parvienne à l'excéder, en y ajoutant
1
la nature. Peut-être cette propension naturelle à la " marginalisation " par
laquelle cependant il réussit à surplomber tous les autres êtres de la nature, à s'en
distinguer au moyen de la règle et de l'outil, tiendrait-elle à l'ambiguïté
1
caractéristique de son être propre, c'est-à-dire de sa propre nature.
Certes, l'homme est un être de la nature, en tant qu'il ne saurait échapper
1
aux lois fondamentales du vivant, en particulier aux normes onto- et
phylogénétiques qui, dans la vie, commandent aux principaux processus
1
évolutifs. Mais, il a également une seconde nature: la culture. Il est donc aussi un
être de la culture. Par conséquent, tout se passerait alors comme si, en acceptant
de le fabriquer, la nature perdait de vue qu'elle s'était alors livrée à la fabrication
1
d'un élément de trop. Le " trop" ne devrait pas être pris ici au sens de
l'existentialisme sartrien qui exprime ainsi, comme chacun sait, la contingence
1
de l'existence humaine, laquelle se trouve du reste confirmée autrement par
1
52. F.TINLAND: op.cil. p 7
- 196-
r
1
1
l'investigation paléontologique d'un COPPENS qui a montré que l'apparition de
l' homme, précisément son accès à l' humanitude est la conséquence d'un
1
accident géologique et climatique survenu dans l'est africain, berceau de
l'humanité. Ce qu'affirme ici ce" trop ", c'est plutôt l'impuissance dans laquelle
1
se trouve la nature à contenir cet homme qu'elle a pourtant elle-même fabriqué
dans les limites de ses propres normes. C'est l'idée que, en s'initiant dans sa
reproduction, la nature semble avoir négligé que c'est un nouvel ordre auquel,
1
complètement impuissante, elle devait désormais faire place. C'est-à-dire qu'elle
permettait ainsi sa rétention, sa négation, sa domination, en un mot son propre
1
dépassement par la culture. En tirant l'homme des lois du hasard, de la nécessité
et de la complexification du vivant, la nature commençait ainsi, comme malgré
1
elle, à fabriquer son propre négateur, à savoir à se donner la culture comme sa
contrepartie naturelle. En fabriquant l'homme, en tant que celui-ci représente le
1
seul être naturel à pouvoir produire des signes, des codes, des règles, des outils
ou encore des institutions qui visent alors à la transformer en culture,
1
l'imprudente Nature semble avoir oublié qu'elle introduisait ainsi la différence
dans un ordre ou elle avait pourtant le monopoles des non-signes.
D'ordinaire, on présente la nature comme première par rapport à la nature,
1
quoique certains, comme LEVI-STRAUSS, aient tendance à mettre l'accent sur
leur synchronie, dans la mesure où une société ignorant tout des règles
1
fondamentales qui relèvent de la culture leur paraît fort justement difficilement
concevable. On pourrait cependant avoir ici l'impression que la survenue de
1
l' homme, dont on sait désormais le caractère contradictoire, serait comme
consécutive à l'apprentissage par la nature des manières de faire propres à la
1
culture, en tant qu'elle est connue pour être capable de faire des choses
extraordinaires à partir d'un donné naturel minima, c'est-à-dire des choses où le
naturel et le culturel composent étroitement. Autrement dit, les choses se
1
passeraient comme si l' homme était le seul élément" scandaleux ", pour faire
allusion à l'état que connut naguère LEVI-STRAUSS, dont la nature a réussi la
1
clonage, en s'initiant aux performantes techniques d'alliage de la culture. Ainsi,
vient donc d'être approchée la nature de l' homme, ainsi que la signification
1
véritable de l'événement humain dans la nature. A savoir qu'il s'agit d'un
avènement de la culture, donc d'un événement de première importance dans
1
J'histoire, en tant qu'il fracture profondément et irrémédiablement l'unité
originelle de la nature.
Le mythe caractérise généralement un discours construit avec des
1
signifiants contradictoires. Ainsi, un mythe aura par exemple pour héros un ou
des personnages qui ne sont ni hommes, ni dieux. Ces êtres au statut
1
1
-197 -
1
1
1
contradictoire sont souvent crédités d'avoir apporté telle chose dans le monde,
par exemple une plante, quand ils n'ont pas simplement sorti le monde en son
1
entier de leur hotte. Les mythes cosmogoniques en particulier ne manquent pas
de ce genre de démiurges. Il faudrait cependant éviter d'interpréter cet accent
1
mis sur la nature contradictoire de l'homme comme une façon pour nous de
suivre une certaine tradition philosophique qui a l'habitude de concevoir
l'homme presque comme un dieu. PLATON par exemple persiste à croire que la
1
différence entre les dieux et les hommes n'est pas du tout irréductible, qu'elle est
au contraire effaçable, à condition que l'on s'initie aux rigueurs de la pratique
1
philosophique, c'est-à-dire que l'on sache mener une vie compatible avec les
normes ontologiques. On a pu alors parler d'ontonormie. En d'autres termes,
1
l'homme peut être l'égal des dieux, pour peu qu'il se consacre totalement à la
philosophie, la divinité n'étant alors qu'un simple état auquel on parviendrait par
1
culture du désir de vérité.
Mais, avant la fermeture du Lycée, ARISTOTE tiendra cela pour le genre
de leçons à ne pas entièrement retenir de l'enseignement platonicien. Non pas
1
qu'il mette en cause les vertus et autres bienfaits de la " contemplation "; il pense
simplement que tout homme a, d'une certaine façon, part à la divinité,
1
indépendamment du genre de vie qu'il mène par ailleurs. Qu'ARISTOTE soit
finaliste explique en partie ici sa position. En outre, comme la plupart des
1
Anciens, il privilègie le 110l1WS par rapport à la themis, c'est-à-dire la loi de la
nature par rapport à la simple convention humaine. C'est donc à l'intersection de
1
ses présupposés finalistes et naturalistes qu'il faudrait essayer de comprendre la
parenté ontologique qu'il établit entre l'homme et les dieux. En effet, si l'homme
tient une pm1 du divin, c'est d'abord parce qu'il est le seul vivant à se mettre
1
droit, c'est-à-dire à avoir une posture qui soit conforme à 1'« ordre naturel: le
haut de l'hol1l1ne est dirigé vers le haut de l'univers.», constate-t-il dans ses
1
Parties des animaux 655 Q- b. Le contraste avec le maître est particulièrement
saisissant: tandis que pour PLATON la divinité ne peut être prédicable de
1
l'homme que sous des conditions très strictes; ARISTOTE la considère d'abord
comme une détermination proprement naturelle de l'homme. C'est donc par
1
nature d'abord que l'on a part à la divinité, la culture ne venant tout au plus que
pour renforcer une disposition native. On naît plus ou moins divin, et la "
contemplation" ne serait qu'une manière d'épreuve - de luxe au demeurant, en
1
ce que la jouissance d'un tel" loisir" était strictement réservée à une catégorie
des privilégiés dans la Grèce ancienne - tendant à entretenir, voire à maximiser
1
dans l'âme cette part du divin que chacun promène en lui. Selon toute
vraisemblance, le fondateur de l'Académie problématise la question de la
1
1
-198 -
1
1
1
participation à la divinité dans le droit fil des rapports qu'il a su établir entre
l'inné et l'acquis, entre la nature et la culture.
1
Récemment encore, l' onto-théologie heideggérienne a continué à
rapprocher l'homme de ce quelque chose qui lui est sûrement supérieur en
1
valeur, en l'espèce de l'être. Pour cela, HEIDEGGER recense un certain nombre
de" privilèges" échus à l'homme, en tant qu'il est le seul étant que l'être daigne
1
vraiment" éclairer ", le seul à être dans son" voisinage" le plus immédiat, le
seul encore à user du langage dont l'essence nous aurait cependant toujours
échappé. Et il en sera ainsi tant que nous continuerons à le considérer comme un
1
moyen d'organiser, de systématiser le réel, en un mot de le dominer, au lieu de
voir simplement dans cette faculté fondamentalement solidaire de la pensée" la
1
maison de vérité de l'Etre ".
Plus qu'à une simple proximité, la Lettre sur
l 'humanisme conclut à une véritable" coappartenance qui concerne l'homme et
1
l'Etre ".
Pour notre part, penser la différence anthropologique ne consiste nullement
1
à comparer l'homme avec un quelconque ordre transcendant, qu'il soit divin ou
simplement ontologique. Au contraire, nous essayons ici simplement de le placer
dans l'immanence séculière, là où il se distingue du reste du vivant, de ces êtres
1
qui ont une certaine nature commune avec lui. Ainsi, on a pu voir que l'homme,
en dépit d'une identité de nature, parvient néanmoins à diversifier la culture,
1
stade auquel ne parvient aucun être de pure nature. Les conséquences que la
nature elle-même se devait de supporter, une fois qu'elle s'est employée à
1
fabriquer de l'humain, révèlent encore d'autres rapports sous lesquels l'homme
se singularise: par exemple, l'homme est le seul être à pouvoir questionner,
1
décrire üu encore interpréter la nature, en vue d'en élucider certaines des
énigmes. Un tel but nOLIs a paru être servi par une volonté profonde, originaire,
donc inaliénable de comprendre la nature, et de se donner ainsi du pouvoir sur
1
elle. En fonction du niveau de développement des forces productives, cette
volonté se réalise diversement. Elle utilise des moyens qui peuvent s'avérer
1
combinables tels que la croyance ou le doute, lesquels permettent alors
l'élaboration des systèmes de pensée aussi différents que la religion, le mythe ou
1
la science. Cette volonté de savoir a débouché contradictoirement sur la fracture
de l'unité première de la nature et sur la constitution de l'unité fondamentale de
1
l'homme.
Fondamentalement, il y a donc unité de l'homme. Il n'y a donc qu'une
façon d'être homme qui facilite ainsi la description de sa rencontre avec l'objet:
1
on essaie toujours de le faire entrer dans sa conscience afin de chercher à le
comprendre. Donc, il n'y a qu'un seul mode pour l'homme de se rapporter à la
1
1
-199 -
1
1
1
nature, et qui soit à proprement parler humain: le savoir/pouvoir. Cela veut dire
que dans ce rapport, il n'y a pas trente six mille /wmines sapiens. Tout au plus
1
dénombre-t-on une foule d'homines habiles qui donnent l'illusion que certaines
cultures ont préféré par exemple la " sympathie" à l'égard de la nature à sa
1
domination - agressive. Quel qu'il soit, l'homme ne saurait donc choisir entre la
différence, comme caractéristique d'une conscience sympathisant avec la nature
1
et la rationalité, en tant qu'elle désigne au contraire celle par laquelle on
s'emploie à l'interpréter pour la maîtriser. Un tel choix ne saurait se présenter à
un être qui a un destin de raison, donc qui est déterminé à penser d'une manière
1
rationnelle seulement. La relativité historique éclaire sur la manière dont se
structure cette façon de penser, ou plutôt la manière dont elle évolue.
1
1
1.2.3 De la relativité historique
1
La doctrine de SENGHOR présente également les défauts de l'idéalisme:
penser tout rapport avec la nature exclusivement en termes de sentiments, de
1
volonté qu'on chercherait seulement par la suite à traduire en actes. SENGHOR
insiste en particulier sur l'attitude" sentimentaliste" qui préserve l'homme noir
1
de toute agression envers la nature. Peut-être faudrait-il essayer, comme dirait
MARX, de mettre cet idéalisme dont procède ici le relativisme senghorien sur
ses pieds. Ce renversement passe donc par une interprétation matérialiste.
1
Celle-ci consiste à ne plus faire abstraction de l'histoire, c'est-à-dire à tenir
compte en particulier du niveau de développement des forces productives,
1
précisément des outils dont les acteurs sociaux usent dans leur rapport avec la
nature. En plaçant par exemple les fameux traits constitutifs de l"'âme noire"
1
dans le contexte historique qui en constitue le soubassement matériel, on peut
voir que les choses ne vont pas du tout de soi. On peut alors comprendre que
1
toute conception de la nature, de la place que l'homme s'y fait, est
historiquement déterminée, donc dynamique, dynamisme entretenu ici par les
forces productives, en leur développement continu.
1
Pourtant, cette adhésion au matérialisme pourrait être critiquée par ceux qui
n'y verraient que le signe d'un dogmatisme que nous aurions pu éviter. Si cette
1
adhésion dogmatique pourrait jamais s'avérer efficace, c'est-à-dire si elle
pouvait jamais parvenir à relativiser le relativisme, alors une telle accusation
1
n'aurait plus d'effet sur nous. Au contraire, nous serions prêt à l'assumer, quoi
qu'il en coûte, suivant en cela la leçon de courage philosophique que SOCRATE
1
nous a donnés au cours de son procès ( cf Apologie de Socrate, 28 et sq ).
1
- 200-
1
1
1
Bref, notre interprétation matérialiste se fondera sur les leçons de la
psychologie historique dues à VERNANT. Nous essayerons alors d'analyser les
1
rapports entre développement de la raison et façon de se représenter la nature.
Bien entendu, les limites du relativisme seraient encore une fois mises au jour, si
1
nous parvenions à montrer que la représentation que l'on se fait de la nature
dépend, en fait, de l'état de la raison. VERNANT n'a pas directement répondu à
1
cette question certes; mais son interprétation de l'absence chez les Grecs d'une
raison expérimentale, tournée vers l'investigation de la nature, ne nous fournit
pas moins un certain nombre d'éléments appréciables pouvant nous éclairer sur
1
cette problématique. Dans Mythes et pensée chez les Grecs, 1965 l'auteur
explique donc le caractère de la raison grecque par des motifs à la fois internes et
1
externes, c'est-à-dire proprement scientifiques et contextuels. Le contexte dans
lequel est apparue la raison - grecque est celui de la Cité dont le caractère est de
1
donner du prestige à la parole, à ceux qui savent la manier, de développer les
pratiques publiques, en particulier le débat dont l'agora servira de tribune, de
favoriser la philia - l'esprit de communauté, de démocratiser la vie publique, de
1
la fonder sur le principe d'isonomie ou quête perpétuelle de l'équilibre. Vers le
VIC siècle, SOLON attachera son nom aux réformes qui ont achevé la
1
structuration de la Cité en espace démocratique dont le devant de la scène est
dominé par ceux qui maîtrisent l'aIt de la parole. Quant aux raisons proprement
1
scientifiques, elles se résument au postulat principal de la raison grecque. A
savoir que la nature n'est que le domaine de l'a-peu-près qui échappe à toute
1
description rigoureuse. A la fin de son enquête chez ces Grecs qui ont eux la
chance extraordinaire d'assister à la conception non" immaculée" de la raison,
1
ainsi qu'à sa naissance, VERNANT résume tout cela:« La raison grecque n'est
pas encore notre raison, cette raison expérimentale de la science
contemporaine, orientée vers les faits et leur systématisation théorique. Elle a
1
bien édifié une mathématique, première formalisation de l'expérience sensible;
mais précisément elle n'a pas cherché à l'utiliser dans l'exploration du réel
1
physique. Entre la mathématique et la physique, le calcul et l'expérience, la
connexion a manqué; la mathématique est restée solidaire de la logique. Pour la
1
pensée grecque, la nature représente le domaine de l'a-peu-près, auquel ne
s'appliquent ni exacte mesure, ni raisonnement rigoureux. La raison ne se
1
découvre pas dans la nature; elle est immanente au langage. Elle ne se forme
pas à travers les techniques qui opèrent sur les choses; elle se constitue par la
mise au point et l'analyse de divers moyens d'action sur les hommes, de toutes
1
ces techniques dont le langage est l'élément commun: l'art de l'avocat, du
professeur, du rhéteur, de l'homme politique. La raison grecque, c'est celle qui
1
1
-201-
1
1
1
permet d'agir de façon positive, réfléchie, méthodique, sur les hommes, non de
transformer la nature. Dans ses limites, comme dans ses innovations, elle
1
apparaît bien fille de la Cité. »53 En se détournant de la nature dont elle redoute
l'insaisissabilité aussi bien par les instruments de mesure, donc par
1
l'expérience-expérimentation, que par les" êtres mathématiques ", c'est-à-dire
par les outils de la raison pure, la raison grecque ne pouvait donc que se donner,
1
thématiquement, une orientation pratique. Sa réflexion portera donc sur la
sagesse, la vertu, en tant que juste milieu - opposable à l' hybris, sur la vérité, les
mécanismes de régulation au sein de la société, la solution du problème
1
politique, la détermination des fins du politique. On connaît l'importance de la
problématique du politique en particulier, en tant qu'elle constitue le
1
couronnement théorique de l'oeuvre d'un PLATON ou d'un ARISTOTE. Celui-
ci par exemple ira jusqu'à écrire des traités plus généraux sur les matières
1
rhétoriques devant servir tous ceux qui veulent s'initier dans l'art de manier les
arguments dans la discussion ou de s'y positionner en quelques lieux.
1
Deux questions se posent alors ici. Elles nous permettront de voir s'il est
juste d'interpréter l'orientation essentiellement pratique de la raison grecque
comme traduisant un désintérêt quelconque pour tout type de savoir sur la
1
nature, sans quoi, du reste, l'on ne peut asseoir aucune espèce de pouvoir sur
elle:
1
la première question est d'ordre logique. Elle concerne le postulat de la
nature comme domaine de l'à-peu-près. C'est la question de savoir s'il
1
s'agit là d'une idée qui découlerait par exemple de la représentation que
le Grec se fai t " naïvement " de la nature ou s'il est au contraire le
1
résultat d'une détermination historique de la raison, en l'espèce de la
raison grecque.
1
La deuxième s'intéresse aux déterminants structurels ou idéologiques de
cette raison.
1
Notre thèse est que le postulat de l'à-peu-près, en tant que mode par lequel
1
seulement la nature se livrerait à l'investigation scientifique, n'est pas le fait
d'une quelconque représentation" naïve" de la nature. Il n'est pas davantage un
1
postulat proprement métaphysique, au sens où il résulterait par exemple
seulement de l'imperfection qu'un PLATON en particulier attribue aux choses
matérielles, par opposition à la perfection des IcIées, ou même simplement des
1
êtres mathématiques. Il semble au contraire que ce postulat reflète, en un certain
1
53. l.P.VERNANT: 1965 Il pp 123-124
1
- 202-
1
1
1
sens, l'état de la raison à cette époque, c'est-à-dire la qualité de la raison
grecque. Dans la suite, nous essayerons de justifier cette position.
1
La deuxième question nécessite un détour par le contexte socio-historique
dans lequel prend forme cette raison. Et le constat qui s'impose ici est qu'il n' y a
1
pas chez le Grec urgence à transformer la nature. Chacun sait que le monde grec
est d'abord celui de la Cité-Etat. Ce qui importe alors pour le Grec se passe
d'abord dans le strict domaine de celui-ci, dans l'espace constitué par les
1
relations sociales, dans l'efficacité d'une raison s'éprouvant dans les ressources
du langage. D'autre part, l'on sait toute l'importance que l'idéologie dominante
1
accordait à la theoria, à la " contemplation ", en tant que culture assidue de la
vérité en vue d'essayer de se sortir de la " caverne ", au détriment de l'activité
1
proprement manuelle, voire technique ayant prise sur le monde des objets.
PLATON par exemple ne s'intéresse aux autres métiers qu'en ce qu'ils
1
permettent de résoudre la question de la nécessité matérielle, c'est-à-dire de
l'impossibilité de se suffire soi même, nécessité qui, combinée au bien moral,
serait à l' origine de la formation de la Cité elle-même. 54 Au-delà de la
1
satisfaction des besoins purement matériels, l'auteur du Phédon 66 c présente le
genre d'activités auxquelles se livrent les autres catégories socio-
1
professionnelles qui forment la République comme autant de chemins
susceptibles de détourner de l'essentiel, c'est-à-dire de la vérité.
1
La disqualification idéologique de l'activité manuelle, du reste confiée à
l'esclave, et même technique dans une Cité qui a d'autres préoccupations -
1
pratiques immédiates, où la raison elle-même est censée habiter au ras du
discours, ne serait donc pas étrangère à l'orientation propre à la raison grecque.
Il faudrait cependant éviter ici toute forme de réductionnisme, c'est-à-dire
1
expliquer]' orientation particulière de la raison grecque uniquement par ces
contraintes externes qui ont pesé sur elle. Négliger complètement les limitations
1
internes à la raison grecque serait typique d'une position réductrice. En tenir
compte permet au contraire de conjecturer que la Cité n'a pas su se doter d'une
1
raison expérimentale, probablement parce qu'elle n'a pas pu le faire, c'est-à-dire
par incapacité conceptuelle à se donner un instrument efficace qui soit en mesure
1
de rendre compte d'une nature fortuite, imparfaite et insaisissable par essence,
prise qu'elle est dans un perpétuel ballottement entre l'être et le non-être, celui-là
et le devenir.
1
1
54. Il apparaît alors que la critique d'ARISTOTE: Politique, IV, 1970 selon laquelle PLATON n'aurait expliqué
la constitution du SOCi~ll uniquement pa! I:économique est sinon non fondée, du moins trop" régionale ".
Car, SI elle attelllt la Republique 369 d ou 1 auteur donne erfeclIvement une trop grande Importance aux seuls
besoins matériels dans la formation de la société, elle manque cependant complètement les Lois 676 a et sq
1
où la dimension morale est également présente.
1
-203 -
1
1
1
D'emblée, le postulat de l'à-peu-près lui-même reçoit ici un nouvel
éclairage: il n'est peut-être qu'un aveu d'impuissance de la raison grecque:
1
tandis qu'elle semble à l'aise quand il s'agit par exemple de spéculer sur l'être,
en tant qu'il est non-contradictoire, immuable, stable, permanent, en dépit des
1
apparences extérieures, de nombreux " accidents "; elle avoue, par contre, une
certaine impuissance à rendre pertinemment compte de ce qui est fluctuant,
évanescent, changeant, en un mot étranger aux normes de ce qu'elle considérait
1
comme rationnel. Or, la nature est ce genre d'objet qui échappe au rationalisme
grec. Et le non-être, autre façon de nommer l'irrationnel, est alors considéré
1
comme le pléonasme de l'à-peu-près. On pourrait y voir l'origine de l'illusion
logocentrique, en tant qu'elle consiste à gonfler injustement le domaine de
1
l'irrationnel, en y jetant systématiquement tout ce sur quoi la raison achoppe.
Bref, retenons seulement que ce serait par humilité que la raison grecque a opté
1
finalement pour discourir sur l'homme ou la société, c'est-à-dire sur des objets
que, au contraire, nous redoutons aujourd'hui, en tout cas, des objets tels que
notre raison moderne, qui nous a pourtant donné un pouvoir incomparable sur la
1
nature, n'en est encore qu'au stade de l'inventaire des concepts ou des méthodes
pouvant en rendre compte rigoureusement.
1
A l'analyse, si nous croyons que le postulat de la nature comme domaine de
l'approximation procède de la qualité de la raison grecque, c'est-à-dire de l'état
1
de la raison à ce moment-là, c'est parce que nous postulons, pour notre part,
l'unité essentielle de l'homme, perceptible dans une façon commune de pensée,
1
caractérisée comme rationnelle. Prenons d'entrée la conception que l'homme
actuel par exemple se fait désormais de la nature, et voyons comment celle-ci
n'est, en fait, qu'une idée imposée par la raison moderne. La modernité, c'est-à-
1
dire la rupture avec la vision cosmique du monde des Anciens, commence au
xvrJC siècle, c'est-à-dire à l'âge classique, avec GAULEE notamment
1
inaugurant une révolution qui, comme l'a dit DESANTI, caractérise une triple
fracture cosmologique, méthodologique et conceptuelle:« L'iconoclastie de
1
Galilée va toucher à la hiérarchie aristotélicienne; les lois du mouvement sont
désormais pensées et pensables comme homogènes en tous lieux: plus de
1
mouvement naturel, générateur, violent, altérateur, corrupteur, mais un seul
mouvement, le mouvement local, c'est-à-dire par déplacement dans l'espace; le
livre de la nature est désormais lu, dans son intégralité, à l'aide d'un
1
dictionnaire mathématique, autre façon de parler de l'universalisation de
l'espace.»55 Depuis lors, le développement de la raison théorico-expérimentale a
1
donné raison à GALILEE, puisque le décryptage de l'alphabet de la nature a
1
55. J.T.DESANTI: op.cil. plO
1
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1
1
1
permis par exemple la modélisation d'un certain nombre de phénomènes naturels
qui, jusqu'alors, n'étaient représentés qu'imparfaitement, parmi lesquels la chute
1
des corps ou la réfraction des rayons lumineux, grâce notamment à ce nouvel
outil mathématique perfectionné par LEIBNIZ qu'est la fonction. L'idée que le
1
texte de la nature est écrit, donc interprétable en langage mathématique nous a
ainsi permis d'inverser la marche de la raison grecque, elle-même embarrassée
1
par un appareillage conceptuel trop verbal, et par une philosophie naturelle, le
finalisme, fondée sur une sorte d'empirisme qu'on dirait aujourd'hui de courte
vue. A partir du XVIIe siècle surtout, et en nous entourant de plusieurs éditions
1
de dictionnaires mathématiques, nous avons donc réussi à traduire assez
fidèlement le langage de la nature. Du coup, nous nous sommes donnés des
1
moyens efficaces de maximiser notre savoir, donc notre pouvoir sur elle. Donc,
même si l'on est pas d'accord avec la critique heideggérienne de la science et de
1
la technique, on peut néanmoins admettre que l'idée que nous avons,
aujourd'hui, de la nature est avant tout le résultat objectivé de la manière dont la
1
théorie physique moderne l'a" dévoilée", après l'avoir" arraisonnée", c'est-à-
dire mise en demeure de répondre à nos questions:« La physique moderne n'est
pas une physique expérimentale parce qu'elle applique à la nature des appareils
1
pour l'interroger, mais inversement: c'est parce que la physique - et ce déjà
comme théorie pure - met la nature en demeure ( stell ) de se montrer comme un
1
complexe calculable et prévisible de forces que l'expérimentation est commise à
l'interroger, afin qu'on sache si el comment la nature ainsi mise en demeure
1
répond à l'appel. »56 Cela étant, on ne voit pas pourquoi le Grec n'aurait pas fait
comme nous, s'il avait su interroger 1a nature, en tant qu'objet que les idéalités
1
mathématiques pouvaient décrire rigoureusement. Nous ne voyons pas
davantage pourquoi il n'aurait pas homogénéisé le supra- et le sublunaire, c'est-
à-dire ne serait pas passé Du monde clos à l'univers Ï11fini, pour reprendre l'un
1
des titres d'A.KOYRE, si seulement il avait réussi à élaborer un savoir à la fois
pertinent et efficace sur la nature. Si le Grec avait eu nos ressources théoriques, il
1
aurait alors sans doute appris à ne plus voir dans sa physique qu'une science des
plus précaires, des plus partielles, des plus conjecturales, à la limite une
1
représentation équivoque, voire" caverneuse" du monde "; tandis que sa
métaphysique est au contraire supposée délivrer autant des ombres et autres
1
mirages de ce monde que du mal, selon l'étho-épistémologie socratique.
Il faudrait donc reconnaître sinon l'impuissance, du moins l'errance de la
raison grecque: elle chercherait encore sa voie entre le prestige et le charme de la
1
parole pleine et vive et la rigueur ou la précision du concept. Les limites propres
1
56. M.HEIDEGGER: op.cil. p 29
1
- 205-
1
1
1
à une raison qui reste encore fondamentalement logos auraient ainsi empêché à
la raison grecque de développer cette composante expérimentale et technicienne
1
dans laquelle nous excellons aujourd'hui. D'autre part, admettons, un primat de
la logique sur l'éthique, en l'espèce sur la représentation des rôles et des statuts
1
dans le contexte idéologique de la Grèce ancienne. On peut alors penser qu'un
savoir autre sur la nature, une véritable connaissance, à défaut d'inverser
1
totalement l'ordre des priorités thématiques et théoriques grecques, donc
l'échelle des matières, et des valeurs attachées aux hommes du fait de leur
activité, aurait peut-être pu provoquer une sorte de mouvement de balancier,
1
plutôt favorable à ceux qui se seraient fait remarquer par exemple en ingénierie.
La réponse à la question de savoir comment se structure le système de
1
représentations des sociétés historiques face à la nature se précise donc: toute
représentation de la nature serait logique et non de l'ordre d'une quelconque
1
métaphysique, fût-elle naturelle, au sens où QUINE prend ce prédicat. Cela
revient à dire que la conscience ne trouverait et ne lirait, chaque fois, dans la
nature qu'un texte, le même, écrit dans le langage de la raison, fût -elle encore
1
peu développée. Ainsi, si le Grec considère la nature comme le champ de l' a-
peu-près échappant aux concepts de la mathématique ou aux méthodes des
1
sciences de la nature, ce n'est pas parce que sa raison, historiquement
déterminée, avouerait ainsi les limites de son propre pouvoir systématique; au
1
contraire, c'est parce qu'il n'aurait pas à sa disposition les outils de
symbolisation adéquats, au premier chef les symboles mathématiques sous les
1
formes qui seront développées plus tard. Or, c'est justement cette symbolisation
empirique qui nous a habitués à considérer la nature comme pertinemment
1
interprétable au moyen d'un langage mathématique. Par ailleurs, certaines
sociétés traditionnelles, qui n'ont pas développé ce langage, peuvent bien avoir
une conception moniste de la nature, et se considérer elles-mêmes comme en
1
faisant intégralement partie. Une telle conception ne serait alors que la donnée de
leur raison. Elle traduirait tout simplement l'écart que leurs techniques propres
1
leur ont permis de prendre par rapport à la nature. Pour autant, cela ne veut pas
dire qu'une telle conception inclinerait ici l'homme à avoir une relation soi-
1
disant" amoureuse" avec la nature, c'est-à-dire une relation non conforme aux
commandements de la raison.
1
Dans les trois cas ci-dessus, et dans bien d'autres encore, la conception de
la nature n'est donc jamais quelque chose d'a priori, anhistoriquement
déterminée. Pas plus qu'elle ne va de soi. Elle n'appartient pas en propre à tel ou
1
tel homme. Celui-ci est, du reste, essentiellement unique. C'est donc seulement
en fonction du développement historique de la raison qu'il se fait telle ou telle
1
1
-206-
1
1
1
idée sur la nature. Il passe ainsi d'un état à l'autre. De l'état où il peut se
considérer comme un élément de la nature à celui où, au contraire, il s'en
1
distingue franchement. De l'état où les limites de sa raison lui font encore douter
de la qualité de la connaissance qu'il peut avoir sur le réel à celui où il considère
1
inversement que la nature peut faire l'objet d'une connaissance totale et précise,
univoque et objective. De l'état où encore les concepts sont supposés être plus
1
pertinents à décrire le réel social à celui où l'on est plus enclin à penser, avec
THOM, que les concepts n'éprouvent véritablement leur pertinence que dans les
descriptions propres aux sciences de la nature.
1
La représentation de la nature, en tant que représentation générique, a donc
été universalisée. Elle a été interprétée en termes relatifs. C'est-à-dire que nous
1
avons essayé de montrer qu'elle changeait non pas en fonction de tel ou tel
homme, mais du développement historique de la raison ou des forces
1
productives en général. Pour qu'il en fût autrement, il faudrait à la fois nier
l'unité fondamentale de l'homme et récuser ou simplement oublier que toute
conception de la nature est historiquement déterminée par un tel développement.
1
Le relativisme senghorien semble donc avoir été victime de cette double erreur.
En contrepoint, son échec permet ici à la relativité historique de se présenter
1
comme le seul discours qui, sans efforts particuliers, pourrait tenir dans
l'explication de l'idée que l' homme se fait de la nature en toute société. A ce
1
compte, la relativité historique a des avantages certains. Partant de l'universalité
de l'homme et de la spécificité non pas de son rapport à la nature qui, de tout
1
temps, a toujours été politique, mais plutôt de ses outils, elle montre d'abord que
l'homme se culturalise - si tant est que ce rapport détermine largement ce
1
processus - différemment, en fonction précisément du développement ou de la
qualité de ses outils. Ensuite, en considérant seulement cette spécificité
culturelle, la relativité historique enseigne que la supériorité éclatante de
1
l'Occident en matière de science et de technologie n'est probablement qu'une
supériorité historique et non logique. Cela revient à reconnaître qu'elle est moins
1
le résultat de différence spécifique qu'un simple prédicat de son avance dans ce
domaine, favorisée par toutes sortes de facteurs, idéologiques (THUILLIER
1
1973), psychologiques (BACHELARD 1967), techniques (MUMFORD 1950);
KOYRE 1973), historiques et socio-économiques (ENGELS 1968; LEVY-
1
LEBLOND 1975). La conséquence en est que, si le " mysticisme" de celui que
l'on nous présente comme l' /zomo africanus pouvait avoir un sens, il ne serait
probablement qu'un état de fait, donc contingent, rendu possible par un
1
commerce spécial, séculier avec la nature.
1
1
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1
1
1
On pourrait ainsi résumer les mérites de la relativité par rapport au
relativisme. Ils consistent simplement à prendre appui sur l'histoire réelle, l"'être
1
social" des acteurs sociaux; alors que le relativisme, idéalisme bon teint à ce
qu'il nous est apparu, se déprécie pour avoir négligé de tenir compte de la façon
1
dont les gens construisent leur rapport avec la nature, historiquement, ou encore
pour avoir considéré la conception qu'ils s'en font comme allant de soi.
1
Circonstances aggravantes, le relativisme senghorien peut tout au plus prétendre
expliquer l'absence de science ou de technologie, c'est-à-dire de la composante
strictement instrumentale de la rationalité, mettant ainsi complètement hors jeu
1
la philosophie qui en est pourtant la matrice génétrice. Il a ainsi manqué
complètement de rendre compte de ce qui a profondément fait défaut à notre
1
culture pour organiser une pratique discursive et praxéologique autrement plus
efficace sur la nature. Il n'a pas su voir combien l'outil en général, et tout
1
particulièrement les outils propres à la symbolisation graphique ( schémas,
figure, et surtout écritures) structurent la pensée, transforment la nature et le
1
rapport de l'homme avec cette nature, ainsi culturalisée. Il ne pouvait donc pas
voir que l'invention de l'outil est doublement révolutionnaire. C'est-à-dire
qu'elle transforme l'homme transformant la nature. L'outil invente donc
1
l'homme comme être particulier, qui va alors penser autrement sa place dans la
nature, c'est-à-dire hors du pur jeu de la nature. Pour n'avoir pas vu tout cela, le
1
relativisme senghorien, culminant dans un accès mystique, se contente d'affirmer
que le rapport de l'homme noir avec la nature lui permettait d'accéder à une
1
connaissance d'ordre supérieur.
1
1.2.4 Le" drame" senghorien
1
A la suite de Léopold Sédar Senghor: Négritude ou servitude? 1980 par
1
M.TOWA, l'on a envie de poser encore à SENGHOR cette autre question, peut-
être tout aussi gênante: la Négritude ne serait-elle pas simplement une façon
sournoise de " dramatiser ", au sens proprement anthropologique de ce terme qui
1
sera précisé dans la suite, l'existence de ceux que F.FANON a justement appeler
Les damnés de la terre.
1
La critique towienne se situe dans le prolongement de celle de ADOTEVI.
Celui-ci perçoit la signification dernière de cette doctrine dans son appartenance
1
à cet ensemble de textes qui ont alors servi à l'impérialisme du " centre" à
asseoir sa domination sur ce qu'une certaine sociologie des relations
1
internationales appelle la " périphérie ":« La négritude, dénonce-t-il, c'est la
1
-208 -
1
1
1
dernière-née d'une idéologie de domination. C'est l'aboutissement de plusieurs
décades d'ethnologie. C'est le commencement d'un nouveau mode de
1
repossession.»57 Pourtant, à l'époque, cette idéologie recevra un accueil
largement favorable dans les milieux intellectuels occidentaux de l'après-guerre,
1
gagnés au désenchantement de la pensée, à l'ultra-criticisme qui l'affecte alors,
poussés sinon à se haïr, du moins à sangloter sur l'histoire honteuse, en tout cas
1
culpabilisante de l'Occident esclavagiste, colonialiste et impérialiste, (
BRUCKNER 1983 ); d'autant plus facilement que, inspirés par VALERY, ils
venaient facilement d'évaluer la mortalité de leur propre Civilisation, la
1
puissance monstrueusement mortifère de leur propre science. De plus en plus
portés vers l' anti-colonialisme, enclins à accepter toute forme de culture
1
supposée différente de leur propre Civilisation désaffectée, tels sont donc les
milieux qui applaudissent à tout rompre la Négritude senghorienne. Au point que
1
TOWA reviendra sur les raisons de s'en prémunir, dans ce qui paraît d'abord être
une adresse à l'Afrique elle-même. Car, il s'agit de dénoncer principalement la
1
place que cette doctrine a faite à l'homme noir dans la " Civilisation de
l'universel ", c'est-à-dire dans un contexte cosmopolite dont SENGHOR a
pourtant bien perçu les principaux enjeux: conçue justement comme un lieu de
1
dialogue, donc d'enrichissement mutuel, en tout cas, comme un rendez-vous
historique du donner et du recevoir, cette civilisation ne consacre pas moins les
1
valeurs de l'Occident, et légitime sa domination sur les autres cultures. Et c'est
ce que critique TOWA quand il s'arrête particulièrement sur le hiérarchie des
1
valeurs que l'on rencontre dans Libertés 1: Négritude et Civilisation de
l'universel, qui pis est, sur la métaphore de l'orchestre où le Blanc en serait le
1
chef; alors que le Nègre devrait se contenter de la partie rythmique. TOWA va
même plus loin. Il s'est proposé de corréler la démarche proprement militante du
poète, se stérilisant et s'essoufflant en une manière d'oecuménisme, sur le tard,
1
avec son évolution intellectuelle. En d'autres termes, il a décrit et commenté le
mouvement qui porte un intellectuel du militantisme aux responsabilités
1
politiques. Il suit donc à la trace SENGHOR passant successivement d'un
pouvoir à l'autre: du pouvoir intellectuel, avec tout ce qu'il comporte comme
1
marge de liberté et de critique, au pouvoir gestionnaire, plus unifié par le
pragmatisme de l'épreuve des faits, comptant désormais avec les pesanteurs et
1
les contraintes en tous genres. C'est après cela qu'il montre que si la volonté de
plier l' homme noir sous la domination blanche n'est pas toujours l'attitude
franchement avouée par SENGHOR, il n'empêche que cette servitude en
1
constitue la signification véritable exprimée par sa Négritude qui se voulait
1
57. S.ADOTEVI: 1972 p 153
1
-209 -
1
1
1
pourtant militante:« Ainsi donc sur les plans politique, religieux, linguistique,
SENGHOR nous invite, au nom de la fatalité biologique, à nous incliner devant
1
la supériorité européenne. »58
Dans la même perspective idéologique, la cntIque de la Négritude
1
senghorienne peut être renouvelée, en l'interprétant à l'aide des catégories
empruntées à l' onto-théologie. Dans ce cas, elle pourrait alors apparaître comme
1
une ontologie, c'est-à-dire le premier des termes d'un complexe triadique dont
les deux autres sont l'odologie et la sotérologie. Le concept d'ontologie devrait
être pris ici au sens premier de système métaphysique. Celui d'odologie désigne
1
les chemins, en général les deux chemins devant lesquels le sujet se trouve placé.
Enfin, la sotérologie indique le chemin retenu à terme, présenté alors comme
1
celui par lequel on accède à une vérité de type supérieur, quand ce n'est pas le
salut lui-même qu'on y trouve. Ces trois concepts ont éprouvé leur pertinence
1
dans l'interprétation des ontologies aussi diverses que le christianisme ou le
parménidisme, la plus primitive que nous connaissions.
1
La doctrine parménidienne repose tout entière sur le concept d'être, comme
ce qui est, et par conséquent, du non-être, comme ce qui n'est pas: l'être est; le
non-être. Le Poème continue en plaçant l'individu en quête de vérité face à
1
l'alternative connue sous le nom des deux" chemins de Parménide ". Enfin, on
peut ici préjuger du chemin que l'Eléate, en tant qu"'amoureux de la sagesse ",
1
indiquera au sujet en quête de vérité comme étant le bon: le chemin de l'être bien
sûr, qui est aussi celui de la vérité. Dans son interprétation catholique en
1
particulier, le christianisme présente également la même structure ternaire, à
savoir une doctrine qui, simplifiée montre deux voies: celle qui conduit à la
1
damnation pour les champions du péché notamment, et cette autre qui mène à la
félicité de la Vie éternelle pour les autres, en particulier pour ceux qui croient
profondément en JESUS, le Christ, la Vie, la Vérité. Et c'est tout naturellement
1
en suivant cette seconde voie que l'on peut avoir de bonnes raisons d'espérer
être sauvé à la fin de ses jours ou des Temps.
1
A peu de chose près, ce schéma se retrouve dans la Négritude senghorienne
qui présen te l "'ontologie négro-africaine" comme un système fondé
1
essentiellement sur la force vitale et la hiérarchie des êtres et des choses qui en
découle, depuis Dieu au plus haut jusqu'au plus bas, c'est-à-dire aux astres, à la
1
matière végétale et minérale, en dessus desquels se situent, comme par une sorte
d'ordre de préséance ontologique, les ancêtres, l'homme et l'animal:« Ce qui
frappe, c'est la valeur humaine de l'ontologie négro-africaine,(. .. ) C'est le lieu
1
de noter [ses} deux traits fondamentaux. Le premier est que la hiérarchie des
1
58. M.TOWA: 1980 p 115
1
-210-
1
1
1
forces vitales ne fait qu'exprimer l'intégration de l'univers à lafamille ou, peut-
être plus exactement, la dilution de la famille aux dimensions de l'univers. Dieu,
1
qui préside à l'unité de l'univers - le Négra-africain est monothéiste - est
l'Ancêtre des ancêtres claniques, et ceux-ci participent Q et de par sa force
1
vitale. Tout comme les forces cosmiques que sont les astres et les forces
inférieures, incarnées dans le minéraux, les plantes et les animaux. »59
1
Le premier caractère de cette ontologie présente déjà assez de difficultés
pour la doctrine senghorienne pour que nous différions l'examen du second. En
particulier, la question inévitable que pose l'affirmation du monothéisme de
1
l'homme noir: est-ce vrai qu'il a toujours été monothéiste - et Dieu lui-même
sait s'il y a jamais eu un seul peuple qui a toujours eu Dieu comme dieu - ou
1
l'est-il au contraire devenu, à la suite de la " mission civilisatrice" à laquelle
certains, qui ne sont pas toujours ceux que l'on croit, ont poussé l'Occident
1
chrétien? Cette question pourrait nécessiter le recours aux ressources de la
logique modale. Il ne sera alors plus question de prouver, facilement, le
1
monothéisme de l'homme noir par le simple fait que l'on retrouve dans les
langues africaines des concepts que l'on a pris l'habitude de traduire
invariablement par Dieu, par exemple ceux de Nzam, Nwmbi, Nyambi, Aniambie
1
etc ... qui désignent un être divin chez les Bantu, en sachant que, même dans
l'histoire de J'Occident, tout ce qui est divin n'est pas forcément identifiable à
1
Dieu. fi faudrait donc au contraire essayer de savoir si Dieu désigne toujours la
même chose dans toutes les cultures. D'où la nécessité de s'employer à l'examen
1
de ce que KRIPKE appellerait lui-même ici des" propriétés métaphysiquement
nécessaires" de Dieu. Pour le moment, on a de bonnes raisons de croire que
1
l'éternité, la perfection et l'infinitude ne sont peut-être que des" propriétés
épistémiquement contingentes" que la plupart des philosophes Chrétiens ont
donné à leur dieu, c'est-à-dire à Dieu. En tout cas, la question du monothéisme
1
prend ici une signification particulière quand on sait qu'elle s'adresse à une
doctrine qui prétend mettre l'accent sur la différence, en tant qu'elle caractérise
1
l'homme noir non seulement dans ses valeurs objectives, mais aussi jusque-là où
on la soupçonne le moins, jusque dans son attitude en face ou à l'égard de
1
l'objet, jusque-là où elle rompt l'unité de l'homme, c'est-à-dire dans son mode
de pensé. On connaît le définition de la Négritude:«(. .. ) c'est l'ensemble des
1
valeurs culturelles du monde noir, telles qu'elles s'expriment dans la vie, les
institutions du monde noir. Je dis que c'est une réaliTé: lm noeud de réalités. Ce
n'est pas nous qui avons inventé les expressions" art nègre ", " musique nègre
1
59. L.S.SENGHOR: op.cil. p 266. Il précise: « Le Nègre esl mOllolhéisle.(. .. ) si /oill que /'011 remonle dans
1
hisloire, el parIoUI." p 25
1
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1
1
1
", " danse nègre " Pour flOUS, la loi de " participation " ce sont les Blancs
européens. »60
1
D'autre part, SENGHOR semble négliger que la méthode employée par
TEMPELS dont il s'inspire largement pour dégager les principaux aspects de
1
l'ontologie négro-africaine, est aujourd'hui mise en cause par les partisans
mêmes de l'ethnophilosophie, c'est-à-dire par ceux qui pensent trouver la
philosophie des sociétés sans écriture dans les mythes, les cosmogonies, et autres
1
représentations collectives. L'abbé KAGAME par exemple n'a certes rien à
objecter à une méthode qui consiste à extrapoler sur l'ensemble des nationalités
1
appelées" Bantu ", qui occupent la majeure partie de l'Afrique, un système de
pensées que, au vrai, le missionnaire n'aurait tiré que de l'étude d'un cas unique,
1
le cas des Baluba du Zaïre où il a enseigné la doctrine de la foi. Néanmoins,
l'auteur de Philosophie bantu comparée, 1976, a reproché à son frère en Christ
1
de n'avoir pas su mener une enquête comparative en bonne méthode. La
question n'est donc pas, selon lui, d'invalider, comme l'ont fait certains, des
résultats obtenus seulement à partir d'un échantillon non représentatif de l'aire
1
culturelle bantu, mais de n'avoir pas su faire la comparaison qui s'impose alors,
en toute rigueur méthodologique, laquelle seulement aurait justifié le nom de "
1
philosophie bantu " que le missionnaire belge a trop vite donné à son projet:«
Nous estimons (. .. ) que la méthode de notre Pionnier était d~ficiente et que le
1
titre de son ouvrage n'a pas de relation avec son contenu. Pour parler d'une
philosophie bantu, il/allait procéder de la manière suivante:
1
a) Prendre une zone culturelle déterminée et en identifier les éléments
philosophiques incarnés dans la langue et dans les institutions, dans les contes,
récits et dans les proverbes, en évitant leur aspect qui relève de l'et/lIwlogie. l2.l
1
Etendre ensuite ces recherches sur toute l'aire bantu, dans le but de vérifier il
les éléments U retrouvent ou non. La conclusion serait qu'on pourra alors ou
1
reconnaÎtre l'absence d'une philosophie bantll, ou a((ir/uer .'10/1 existence
réelle.» 61 Pourtant, les critiques, ou même simplement les réserves exprimées ici
1
à propos de la méthode tempelsienne n'ont guère suffi à inquiéter SENGHOR de
façon telle qu'il puisse en reconsidérer les résultats. Celles-ci ont d'autant
1
moins ébranlé ses certitudes qu'il passe lui-même pour le champioll en matière
1
60. ibid. P 9. Cc texte est assez révélateur d'un certain nombre de contradictions ct autres choses de cc genre qui
nuisent à l'ensemble du texte senghorien. Critique, TOWA (1980) s'en est exclamé: " Décidément, la
logique n'est pas nègre! ", ironisant ainsi sur la célèbre sentence senghorienne:« L'élllolion esl nègre,
COl/llne la raisol/ esl hellène.» ibid. p 24. Ici, on constate que, après l'avoir clairement affirmée, en parlant
1
précisément de " raison intuitive par participation ", voilà que la fameuse loi de" participation mystique" se
voit restituée aux Occidentaux eux-mêmes. Mais, en bon relativiste, SENGHOR
a toujours la ressource
d'invoquer ici FEYERABEND pour qui, comme on l'a vu, la cohérence n'est la règle que pour les esprits
pauvres en idées.
1
61. A.KAGAME: 1976 p 8
1
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1
1
1
d'extrapolation: en faisant supporter par toute une culture sa propre sensibilité
romantique, ilfait sans doute pire que le missionnaire.
1
SENGHOR ne semble donc nullement tenir compte des difficultés
inhérentes à 1'" ontologie négro-africaine ". Aussi préfère-t-il passer à la
1
considération des deux chemins sur lequel donne toute ontologie du même
genre. On peut dire que ces chemins correspondent ici à deux civilisations, donc
à deux cultures, le concept de culture désignant, chez lui, la figure spirituelle, le
1
style d'une civilisation; tandis que celui de civilisation rassemble l'ensemble des
productions matérielles et immatérielles: d'un côté donc, la culture et la
1
civilisation occidentales fondées sur la volonté prométhéenne de transformation
et de domination de la nature; de l'autre, la culture et la ci vilisation africaines,
1
qui cherchent au contraire à nouer avec elle une relation" amoureuse ". C'est le
partage entre" civilisation de l'ingénieur" et cel1e de l"'agriculteur ", comme
1
l'appellera SARTRE dans son hommage appuyé à la Négritude senghorienne.
D'un point de vue sotérologique, et pour cause de " Civilisation de
l'universel ", le chemin" agraire" paraît à SENGHOR présenter des avantages
1
incomparables. En effet, à ce banquet du donner et du recevoir, si chacun peu
être utile, c'est bien évidemment en apportant du sien. Aussi" Ce que l'homme
1
noir apporte" à la Civilisation de l'universel, ce n'est, bien sûr, pas la science,
puisque pour des raisons qui tiennent sans doute à notre" constitution psychique
1
", il est complètement hors de question que « nous puissions jamais battre les
Européens dans la mathématique, les hommes singuliers exceptés, qui
1
confirmeraient que nous ne sommes pas une race abstraile.»62 Son apport ne
peut consister que dans le renouvellement du vieux pathos, du vieux fonds
dionysiaque de 1"'homme psychologique ", c'est-à-dire simplement à entretenir
1
l'émotion et le rythme. Cet apport permettra ainsi une sorte de vivification d'une
Civilisation où les valeurs de l'Occident rationaliste seront dominantes, c'est-à-
1
dire les valeurs que la critique anti-rationaliste, unanime, a toujours dénoncées
comme visant à vider toute" vie" en l'homme. Pour le meilleur de l'homme
1
noir et de l'homme tout court, c'est-à-dire de l'homme de la " Civilisation de
l'universel ", il Y a donc avantage à ce que les choses soient ainsi. Il y a d'abord
1
avantage à ce que le premier se complaise dans sa " fusion" au monde, là où
seulement il est plus enclin à l'émotion, plus réceptif au rythme du monde. 11 y a
ensuite avantage pour l'homme de l'universel, puisque l'être-au-monde de
1
l'homme noir permettra ainsi la nécessaire fécondation d'une Civilisation qui, à
ce qu'il paraît, sera un mélange de raison et d'émotion. SENGHOR n'hésite
1
62. L.S.SENGHüR: Op.Cil p 12. L'idée de race abstraite laisse perplexe: est-ce à dire que l'abstraction, en tant
que caractère racial, soit incompatible avee le mode de pensée scientifique ell général. et mathématique en
1
parlicu 1ier?
1
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1
1
1
alors plus à dire, dans le type même de confusion que dénonce
jus t e men t
ATLAN ( 1986 ) entre science et métaphysique, précisément entre celle-là et
1
illuminations ou intuitions mystiques, que la science contemporaine, c'est-à-dire
l'élément où se trouve au contraire l'Occident, confirme l'ontologie négro-
1
africaine, en tant que force vitale, dynamique et interactive:« Le concept d'Etre-
force vitale, qui tient plus de l'esprit que de la matière, est un concept
métaphysique. Je voudrais simplement montrer qu'il ne contredit pas les
1
données actuelles de la science, qu'il est le prolongement de la physique. »63 On
pouvait s'attendre à ce qu'il tirât ici avantage de la conservation de l'énergie qui
1
a été le principe unifiant les sciences au XIXc siècle, en ce qu'elle est considérée
comme ce principe qui diffuse aussi bien dans les systèmes physico-chimiques
1
que biologiques. Et lP.JOULE en particulier insistera sur le fait que cette" force
vive" se conserve telle quelle, à travers les modifications que peut subir la
1
matière, en vertu même du principe de conservation, et de l'équivalence qui en
résulte notamment entre matière et énergie. Mais, SENGHOR préfère plutôt se
fonder sur certains travaux de SCHRODINGER, et surtout du R.P.TEILHARD
1
de CHARDIN, c'est-à-dire des travaux qui oscillent entre science et
métaphysique, au sens où cette distinction est de rigueur chez POPPER. Pire,
1
SENGHOR néglige, par omission ou par erreur, tout ce qui dans la science
classique déjà contredit le système du monde qu'il entend imposer. En
1
particulier, il est peu attentif au fait que même JOULE lui-même se contente de
voir dans le premier principe de la thermodynamique seulement une donnée
1
susceptible de rendre compte de l'''ordre de l'Univers ", gouverné, en dernière
instance, il est vrai, par Dieu lui-même. JOULE est donc complètement étranger
à l'idée que la force concentrée en Dieu puisse jamais se répartir inégalement
1
selon les divers règnes que, de surcroît, il prend, pour sa part, soin de placer dans
l'''Univers ". Autrement dit, ni JOULE, ni la science classique, et a fortiori la
1
moderne n'affirment le fameux principe de la hiérarchie des forces, et donc des
existants que l'on retrouve au fondement de l"'ontologie négro-africaine ". Au
1
contraire, ce que l'on a appelé la " révolution galiléenne" a consisté justement à
récuser toute idée d'hiérarchie dans la description des existants en général, à
1
briser le Cosmos des Anciens pour lui substituer un Univers infini, où toute
description fondée sur les idées de perfection ou de valeur devient caduque.
SENGHOR ne semble pas seulement avoir négligé les véritables conséquences
1
épistémologiques, voire ontologiques de la science, dès l'âge classique; il
provoque simplement un véritable malaise quand il affirme qu'EINSTEIN
1
pourrait difficilement trouver une objection quelconque à sa spécification de
1
63. ibid. P 165
1
- 214-
1
1
1
l'émotion. A savoir que, au-delà des seuls effets physiologiques, celle-ci serait
sinon une connaissance d'un type supérieur, du moins la source de toute
1
connaissance digne de ce nom:« C'est dire que l'émotion, sous l'aspect d'une
chute de conscience est (. .. ) l'accession à un type supérieur de connaissance.
1
Elle est" conscience du monde ", " une certaine manière d'appréhender le
monde. " Elle est une connaissance intégrale ", car" le sujet ému et l'objet
émouvant sont unis dans une synthèse indissociables ". Je le répète: dans une
1
danse d'amour. Connaissance supérieure donc; je n'en veux pour dernière
preuve que la fameuse réflexion d'un des plus grands génies scient~fiques du xxe
1
siècle: Albert Einstein pour qui l'" émotion mystique " est la source de la
connaissance et de l'art. C'est exactement la source de la connaissance et de
1
l'art nègres, où l'émotion est com-motion.»64. La place que le célèbre physicien
a effectivement faite à l'intuition dans les conditions psychologiques de la
1
découverte scientifique ne permet pourtant pas de dire qu'il est allé aussi loin
dans son éloge. Dans la suite, nous reviendrons un peu plus en délail sur cette
façon pour le moins illégitime dont procède SENGHOR pour ramener
1
EINSTEIN à lui. Pour cela, nous essayerons de rappeler ce qu'il a vraiment dit à
ce sujet, et pourquoi il ne pouvait pas dire ce que visiblement SENGHOR lui fait
1
dire.
En attendant, tâchons de montrer en quoi la Négritude ne propose pas de
1
choix véritable, étant entendu que le choix est ici largement déterminé par les
présupposés à la fois téléologiques du rapport avec la nature et surtout
1
biologistes qui font dépendre la culture en général de la psychologie de chaque
peuple. Mais, on peut dire qu'il n'y a pas qu'elle à nous faire jouer avec les dés
pipés. Ainsi, dans le christianisme, les circonstances extraordinaires qui font
1
partie de ce qu'on appelle le " mystère du Royaume de Dieu" montrent
clairement que le choix n'a pas toujours été pur exercice du libre-arbitre du
1
croyant. En particulier, le phénomène troublant de la conversion brusque et
radicale ne peUL s'expliquer qu'à la " lumière" du pouvoir discrétionnaire de
1
Dieu dont la doctrine de la double causalité, divine et humaine, enseignée par
PASCAL (1985) à la suite SAINT-AUGUSTIN a cependant considérablement
1
réduit l'arbitraire; en montrant que Dieu opère le bien en l'homme qui coopère,
qu'Il fait Grâce à qui est susceptible d'en tirer profit. De telles circonstances
permettent de rendre compte d'un certain nombre de faits historiquement
1
connus. Ainsi, l'élection seule, qui semble être le stade suprême de la Grâce,
aide à comprendre que le Christ lui-même ait choisi étrangement la parabole
1
comme méthode d'enseignement public. C'est que la Parole ne devrait être
1
64. ibid P 264. L'auteur cile ici l' Esqltisse d·lIne théorie des émotions de SARTRE
1
-215 -
1
1
1
comprise que par les seuls apôtres, non pas tellement parce qu'ils étaient les
seuls à pouvoir la fructifier, mais d'abord parce que c'est à eux qu'« a été donné
1
le mystère du royaume de Dieu; mais pour tous ceux-là qui sont du dehors tout
se passe en parabole, afin que/Regardant de tout leurs yeux, ils ne voient pas, -
1
qu'étant tout oreilles, ils ne comprennent pas, - de peur qu'ils se convertissent
et qu'il leur soit pardonné.»( MARC, 4.10-13 ). Depuis la Réforme, ces
circonstances, tendant à prouver l'ascendant divin seulement sur certains
1
humains, ont pris un relief particulier dans le contexte de l'éthique protestante.
Ici, le concept de prédestination, qu'il faudrait distinguer de celui de
1
prédétermination propre à l'islam, à une certaine valeur heuristique dont a su
profiter WEBER. Sa thèse est connue: trouver dans l'éthique protestante, c'est-
1
à-dire dans un ensemble de croyances, des valeurs, ou encore de règles de
conduite les raisons de l'essor spectaculaire du capitalisme dans les pays anglo-
1
saxons. Le capitalisme est ainsi posé, dans son développement, comme fonction
de l'éthique protestante. Depuis lors, l'éthique calviniste en particulier a fait
l'objet de toutes sortes d'interprétation, y compris les plus" charnelles ", comme
1
dirait L.STRAUSS. Il en est ainsi en particulier quand les idéologues de l'Etat
sud-africain s'emploient à se donner une bonne conscience de la remarquable
1
réussite matérielle d'une minorité se faisant, sans scrupule, sur l'oppression
politique et l'exploitation économique de la majorité. Cet état de choses semble
1
être tout à fait conforme au cercle vicieux dénoncé alors par C.FOURIER selon
lequel l'opulence d'une minorité se développe souvent en raison inverse de la
1
paupérisation de la majorité. C'est peut-être pour cela que les chrétiens divergent
sur l'interprétation de la richesse matérielle de cel1ains d'entre eux, et a fortiori
de certains autres. En revanche, ils s'accordent pour reconnaître dans le miracle
1
de la conversion plus ou moins inattendue]' acte sain, voire saint par lequel
l'Esprit lui-même se manifeste" pleinement" à certains d'entre eux. Pour
1
trouver des exemples de conversions spectaculaires, on a même pas besoin de
remonter jusqu'au christianisme origine] où le miracle était assez fréquent, et les
1
premiers chrétiens, plus d'une fois, émerveiIJés par la puissance du mysterium
fidei, ou inversement par les revers de leur ancienne incrédulité. On connaît le
1
cas de N.STEENSON. Voilà un grand esprit qui, au XVIIe siècle, consacre la
première moitié de sa vie à l'étude de plusieurs aspects de la pensée scientifique
contemporaine: paléontologie, cristallographie, géologie, anatomie et
1
physiologie. Mais, il ne mènera pas jusqu'à terme, c'est-à-dire à la fin de sa vie,
sa réflexion sur tous ces plans de pensée. En effet, devenu évêque, il continuera
1
une vie ascétique et recueillie loin du silence des laboratoires. Il n'y a pas
longtemps, A.FROSSARD, après avoir été élevé dans un cadre familial
1
1
- 216-
1
1
1
complètement détourné de toute préoccupation pieuse, a dit avoir, lui aUSSI,
rencontré Dieu en personne. Naturellement, il en a conclu à son existence: Dieu
1
existe, je l'ai rencontré, Fayard, 1969.
Qu'un certain nombre de croyants, de quelque église qu'ils appartiennent,
1
puissent également, par décret divin, être convertis à une vie autre est sans doute
ce qu'il y a de plus équitable pour eux. Pourtant, on peut craindre que cette
intervention divine ne soit considérée comme une faveur, donc comme une
1
injustice selon le sens large que BOHR a donné à la " complémentarité ", donc
comme quelque chose qui peut difficilement
éviter à Dieu d'être
1
vigoureusement interpelé, contesté, ou encore critiqué. La critique est
effectivement facile ici. Elle peut provenir de ceux qui ne peuvent bénéficier de
1
pareille conversion de leur vie. Ceux-ci peuvent alors facilement trouver raison
dans l'argument de la Théodicée. Ils pourraient donc dire ici que Dieu n'est
1
vraiment pas ce que l'on croit, un Etre bon et juste, puisque non seulement Il
s'arrange à faire entrer certains seulement dans ses faveurs bienheureuses,
sanctionnant ainsi, à l'interstice du sacré et du profane, qui dans sa réussite
1
économique, qui dans sa domination politique, mais II transforme seulement
encore la vie de quelques privilégiés. On ne voit vraiment pas comment Dieu
1
peut échapper ici à cette critique, à moins d'adhérer à une interprétation qui
ferait de la prédestination, de l'élection ou de toute autre faveur divine des états
1
dont bénéficieraient seulement ceux qui seraient, à l'avance, plus ou moins
préparés à les recevoir, par exemple qui se seraient exemplifiés par leur conduite
1
digne de bon chrétien, même s'ils s'ignorent comme tels à la manière du
prosateur qu'est M.Jourdain. C'est ce à quoi correspond, en gros, le point de vue
latitudinaire développé par l'éthique anglicane. Elle donne ainsi au choix
1
effectué par le croyance toute sa signification, dans l'exacte mesure où
l'engagement personnel du sujet actant semble influencer, préalablement,
1
l'élection providentielle. En présentant l'intervention divine comme une sorte de
détermination seconde du choix effectué par le croyant lui-même, en tout
1
premier lieu, la doctrine anglicane a ainsi J'avantage de laisser une latitude
appréciable à l'engagement personnel de celui-ci. En cela, elle se distingue
1
fondamentalement de la Négritude senghorienne où le choix n'a vraiment rien
qui puisse ressembler, tant SOil peu, à quelque chose d'authentique, de profond.
N'oublions pas, en effet, que l'on ne
choisit pas véritablement entre le
1
prométhéisme et l"'amour avec l'Autre ", chacun étant déterminé par le hasard
de la naissance, par l"'âme" de son peuple, par sa culture. Dans ces conditions,
1
il ne peut entrer dans le concert de l'Universel qu'avec ce qu'il est, donc qu'avec
1
1
-217 -
1
1
1
ce qu'il peut apporter: les uns la science, les autres l'émotion, le rythme du
monde.
1
Il faudrait simplement repenser cette" Civilisation de l'universel " elle-
même, hors des quiproquo, des hypocrisies, que ce genre de discours
1
cosmopolite véhicule consciemment ou non. Il y aurait même urgence à le faire:
ce projet reste fondamentalement l'avenir de l'homme, ce vers quoi la
civilisation mondiale actuelle se dirige, inéluctablement. On pourrait ainsi en
1
donner un contenu nouveau, car celui qu'en a donné SENGHOR peut
difficilement satisfaire tout le monde. Le sentiment éprouvé est un mélange de
1
doute et d'inquiétude. (i) Le doute concerne l'universalité du projet senghorien:
une civilisation qui n'est que partiellement universelle n'est simplement pas
1
universelle. Cette civilisation est effectivement seulement partiellement
universelle, parce qu'elle a tendance à impliquer uniquement l'Afrique et
1
l'Occident. Comme si la seule rencontre entre ces deux grandes traditions de
pensée et de cullure était la seule enrichissante. Comme si encore, hors de celle-
ci, il n'y aurait que de rencontres contre-nature ou infécondes. Cette civilisation
1
est donc en partie seulement universelle, comparée par exemple à la structure
analogue élaborée par RENAN, qui implique au contraire toutes les cultures,
1
l'Orient y compris, chacune avec des fortunes diverses. (ii) L'inquiétude est le
sentiment que l'on éprouve quand on constate que la " Civilisation de l'universel
1
" a une structure rigoureusement hiérarchisée dont le fonctionnement, suggéré
par la métaphore de l'orchestre, nous ramène carrément dans un monde de
1
castes: chacun y tient sa place, prédéterminée. Chacun y est d'un apport
hyperspécialisé, à l'exclusion de tout autre. Et l'on a de bonnes raisons de
craindre qu'une telle structure, sa loi de fonctionnement interne, ne parviennent
1
jamais à priver ainsi la nouvelle humanité en construction de chances
extraordinaires. En effet, en semblant écarter a priori, ou simplement par le
1
non-dit savamment entretenu, toute possibilité de mobilité verticale des autres
membres de l'orchestre, en refusant de leur donner par exemple la possibilité, à
1
la suite des progrès dûment constatés, d'en assumer aussi la direction,
SENGHOR semble être coupable d'avoir largement compromis les chances les
1
plus sérieuses d'un véritable enrichissement mutuel, d'un authentique dialogue
de cultures. Il compromet ainsi un précieux échange qui autrement aurait pu
consister en ce que chaque culture apportât toute la mesure de son génie dans
1
tous les domaines de la pensée et de la culture, et cela sans exclusive. Il risque,
de cette façon, de nous faire manquer un Grand rendez-vous avec l' histoire,
1
unique où les diverses élites de chaque monde devraient apporter la meilleure
mesure de leurs talents dans tous les domaines de la pensée et de la culture.
1
1
- 218-
1
1
1
Voilà, en tout cas, ce que nous commencerions à proposer si nous avions à
penser un projet cosmopolite de ce genre.
1
Cela n'étant pas ici notre objet, revenons plutôt à l'étude du drame qui se
joue dans la Négritude. Essayons de comprendre ce que son chantre cherche, au
1
fond, quand il affirme clairement que, par l'émotion, à laquelle du reste il réduit,
à son corps défendant, l'essentiel de ses possibilités d'expression, l'homme noir
accède à un type supérieur de connaissance. En soutenant, à la limite, qu'il est,
1
tout compte fait, plutôt bien comme cela, sans s'illustrer dans les grandes
inventions et découvertes, SENGHOR peut difficilement être excusé, sauf par
Il
complaisance suspecte. Dans l'ensemble, sa Négritude n'est pas un discours
neutre, dans la juste mesure où, sur ce thème de la différence, il est facilement
1
opposable à TOWA qui, persuadé, que notre ignorance du " secret de l'Occident
" a favorisé la colonisation de notre pays, pose au contraire la maîtrise de la
1
science et de la technique comme notre principal défi historique actuel:«(. .. ) si
notre monde ancien n'a pas pu supporter le c/zoc du monde européen, ce fut
assurément en raison de quelque chose qui le différenciait de l'Europe (. .. ) La
1
civilisation occidentale recèle une arme sécrète dont il importe absolument de
s'emparer pour sortir de la " raquette " de l'histoire.» 65 Et ce ne sont
1
certainement pas les événements qui ont lieu dans le sud de notre pays, où le
pouvoir raciste de Prétoria impose sa loi hors même des frontières de l'Afrique
1
du sud, qui viendraient contredire le jugement towien.
Quand on tient compte de tout cela, on a envie de dire que SENGHOR
1
chercherait tout simplement à " dramatiser" l'existence des gens de sa race avec
une habilité propre au politique qu'il a été. Il s'emploierait donc simplement à
"inverser" les enjeux sociaux. Les concepts de " drame" et d"'inversion " sont
1
ici empruntés à l'anthropologie, en particulier à l'anthropologie politique de
BALANDIER. Son Pouvoir sur scènes, 1980 constitue un intéressant compte-
1
rendu des actes de dramaturgie politique telle que l'observe un anthropologue
qui, avec d'autres, croit pouvoir éclairer le champ de la modernité à partir de
1
celui de la tradition. Bref, l'anthropologie poljtique définit l'inversion comme un
genre de drame socio-politique par lequel ceux qui sont historiquement dans une
1
position sociale généralement défavorable sont alors comme libérés dans
l'imaginaire. « L'information anthropologique montre la large place accordée
au procédé de l'inversion. Il intervient dal/s la d~finition des catégories sociales,
1
dans leur répartition en supérieures ou inférieures, en " bonnes " ou "
mauvaises ". Le dominé, le sujet, occupent ainsi dans le système de
1
représentations col/ectives la positiol/ inverse ( et dévalorisée) de celui de
1
65. M.TüWA: 1979.p 40
1
- 219-
1
1
1
dominant et de maître. »66 L'étude de l'inversion a ainsi permis à BALANDIER
d'attirer l'attention sur ce domaine de l'imaginaire, plutôt négligé dans la
1
thématisation des faits de pouvoir en toute société. En effet, la problématique du
pouvoir s'est généralement développée principalement autour des pôles
1
platonicien et machiavélien. A partir du premier, le pouvoir est conçu comme la
rationalité en marche. Aux antipodes de cette conception largement rationaliste,
il est perçu, en gros, comme pure violence, la force nue, en tout cas, l'institution
1
qui a le droit de monopoliser l'usage de la contrainte ou de la coercition. Au-delà
de cette alternative, BALANDIER montre que le pouvoir, en son
1
fonctionnement, s'ouvre également au domaine de l' imaginaire:« Le grand
acteur politique commande le réel par l'imaginaire (. .. ) Le pouvoir établit sur la
1
seule force, ou sur la violence non domestiquée, aurait une existence
constamment menacée; le pouvoir exposé sous l'éclairage de la raison aurait
1
peu de crédibilité. Il ne parvient à se maintenir ni par la domination brutale, ni
par la justification rationnelle. Il ne se fait et ne se conserve que par la
transposition, par la production d'images, par la manipulation des symboles et
1
de leur organisation dans un cadre cérémoniel. Ces opérarions s'ejfectuent
selon les modes variables, combinables, de représentatio/l de la société et de la
1
légitimation des positions gouvernantes. »67 D'où l'intérêt remarqué que
l'anthropologue a porté auX: mises en scènes du pouvoir, en particulier à
1
l'investiture du chef à la fois comme transformation presque ontologique de la
personne investie et acte fondateur au sens eliadien du terme. En effet, dans son
1
rapport à l'individu investi, l'intronisation est présentée comme" modification"
de la personne qui parviendrait comme à l'''arracher à l'ordre du quotidien ".
Dans son rapport à la société en son entier, le sacre du chef « renvoie toujours à
1
un imaginaire qui lui-même s'appuie sur les commencements. »68
Mais, de toutes ces mises en scène qui permettent ainsi au pouvoir de se
1
ressourcer, de se renouveler, et à la culture eJJe-même d'assurer sa propre
reproduction transhistorique, c'est l'inversion qui aura le plus retenu l'attention
1
de l'auteur. En particulier, la scène qui consiste à mimer le désordre, par
exemple par la profanation symbolique du pouvoir - sacré du roi, en osant le
1
confier à un ou plusieurs esclaves, mais seulement pour mieux affermir l'ordre
social. L'inversion montre ici comment le pouvoir, la société, voire le monde en
général fonctionnent comme en l'envers, mais alors pour mieux renaître. Elle
1
rend compte de cette sorte d'économie de l'ordre par le désordre, organisé,
1
66. G.BALANDlER: 1980 pp 95-96
67. ibid. p 15-17
1
68. G.BALANDIER: 1984 p 190
1
-220-
1
1
1
circonstancié. Elle est donc une des lois d'une thermodynamique sociale qui
explique comment le désordre social et cosITÙque se transforme, et se vide. En
1
présentant le désordre comme ce qui menace l'ordre qu'il est le seul capable
d'incarner, le seul à pouvoir gérer, la société politique montre ainsi à la société
1
civile qu'il n'y a vraiment rien qui puisse remplacer le pouvoir du roi, sauf peut-
être à le confier à l'esclave, lequel est souvent doublé de l'étrange. Ce qui
n'enchante personne. Plus généralement, par ce procédé, le pouvoir politique
1
semble suggérer que la société ne saurait fonctionner autrement, qu'une autre
forme de société dotée d'un autre pouvoir est simplement impensable, à moins
1
de s'exposer volontairement au Chaos originel qui guette toujours la culture,
notamment au moment où le pouvoir s'essouffle, à la suite par exemple d'une
1
vacance de celui-ci, correspondant généralement à la mort d'un roi. Ce qui, bien
entendu, n'enthousiasme davantage personne. Donc, par ses effets idéologiques,
1
l'inversion est un puissant moyen que se donne le pouvoir pour se légitimer, et
renforcer ses propres positions dominantes. C'est une façon pour le politique de
justifier le monde tel qu'il est.
1
Selon toute vraisemblance, la Négritude du Président SENGHOR
chercherait également quelque chose de ce genre. En tout cas, elle peut être
1
suspectée de vouloir se jouer, ITÙeux abuser de l' homme noir: en l'exposant, au
double sens d'un terme à conséquences, au banquet de l'universel, dans une
1
situation fort inconfortable, à savoir entretenir, par le rythme conjugué de nos
tam-tams et du monde, l'émotion; puis avec, un al1 désormais consommé de la "
1
théâtrocratie ", en s'empressant de le rassurer cependant que, au bilan, il n'y
perd pas grand-chose. Cela n'est même pas une hypocrisie, mais l'inversion
elle-même. Et personne n'en est encore dupe, au moment où les leçons de
l' histoire nous montrent que celle-ci n'est pas faite par ceux qui préfèrent
l'''amour avec l'Autre ", par ceux dont les préférences vont aux danses, et à tout
1
ce qui entretien l'émotion, mais au contraire par les vainqueurs, peut-être la
meilleure façon d'appeler ceux qui détiennent les secrets de la nature, et qui, en
1
même temps, commandent le monde.
1
1.2.5 Irrationalisme et humanisme
1
La critique proprement idéologique de la Négritude, objet de la section
précédente, mérite d'être prolongée par une autre, de caractère plus générale,
1
qu'on pourrait alors situer au confluent de l'éthique et du logique. Il s'agira alors
de montrer que cette doctrine est une forme d' ilTationalisme. C'est-à-dire qu'elle
fait partie d'un ensemble de textes, historiquement datables, et visant à mettre en
1
1
- 221-
1
1
1
cause la place que la raison a acquise dans l'histoire par rapport à ce qu'on croit
être les véritables expressions de la " vie ". Les rapports de la Négritude avec les
1
doctrines apparentées sont connus. Dans certains cas, ils ont été mis au clair: il
en est ainsi notamment avec le surréalisme bretonien, version littéraire du
1
dadaïsme. Dans d'autres, on peut seulement les deviner.
CESAIRE, autre chantre de la Négritude, présentera le surréalisme comme
1
la « voie royale de la Négritude, car il mène cl la fois cl la liberté et à l'hal/une
nègre. Je parle du surréalisme, en tant que méthode, et non du surréalisme
système. Ainsi, et c'est là le paradoxe, en empruntant une technique européenne,
1
je suis devenu africain, j'ai obtenu le jaillissement espéré du moi nègre.»69.
Quant à SENGHOR, il travaille depuis longtemps à la tenue du fameux banquet
1
du donner et du recevoir, là où l'homme noir en particulier, être dionysiaque s'il
en est jamais un par essence, délivrerait son pathos, le message de l'émotion à
1
l'adresse du monde technique, donc froid qu'est l'Occident rationaliste ( et
exsangue ). C'est le sens même de sa " Prière aux masques" 1964:
1
Que nous répondions présents à la renaissance du Monde
Ainsi le levain qui est nécessaire à la farine blanche.
1
Car qui apprendrait le rythme au monde défunt des machines
et des canons ?
Qui pousserait le cri de joie pour réveiller morts et orphe-
1
lins à l'aurore ?
Dites, qui rendrait la mémoire de vie à l'homme aux espoirs
éventrés?
- - - -
1
Et c'est peut-être seulement que l'Occident pourrait avoir, enfin, la
ressource de produire cette science" émotionnellement satisfaisante ", c'est-à-
1
dire une autre forme de raison que l' anarcho-structuralisme feyerabendien en
particulier, variante épistémologique du dadaïsme, prône, de son côté, de toutes
1
ses forces.
Ce noeud de la relations entre la Négritude et les doctrines qui lui sont
1
éthiquement proches mises au jour, on comprend alors que penser la différence
telle que celle-ci l'a exprimée, c'est simplement penser une différence qui est,
d'une certaine façon, universelle, par elle-même. Du coup, le dialogue que nous
1
engageons avec son auteur revêt sa véritable signification: en dépit des
apparences, il ne s'agit pas d'un dialogue interculturel, c'est-à-dire particulier,
1
mais bien au contraire d'un dialogue transculturel, donc universel, inauguré,
comme chacun sait, en Occident par ARISTOPHANE et SOCRATE, repris au
1
moyen-âge à travers l'opposition entre scolastique et mysticisme. Nous ne
situons qu'au moment historique de son amplification, à cause à la fois de l'essor
1
69. A.CESAIRE: 1984 p 194
1
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1
1
1
extraordinaire de la raison, de son pouvoir, du nombre impressionnant de ses
partisans et de ses" destructeurs ". En sortant de ce contexte dialogique, donc
1
d'adversité où la discursivité différentialiste parvient alors à refaire l'unité de
son essence autour de la diversité de ses formes d'expression, de ses
1
occurrences, ou encore des lieux où elle s'exprime, on n'est plus surpris par
l'accueil favorable que SARTRE a fait à la Négritude senghorienne. En effet, si
1
celui-ci, du haut de son autorité morale d'alors, a tenu à la saluer en termes
particulièrement vifs, ce n'est pas seulement pour des raisons qui relèvent
uniquement de son engagement militant, lequel repose d'ailleurs, en dernière
1
analyse, sur ses propres convictions philosophiques. Précisément, ce n'est pas
parce que l' Y a prédisposé son anti-colonialisme légitime qui compose
1
organiquement avec la liberté à laquelle on est tous condamnés ou encore avec la
nature même du conflit entre consciences par lequel on assume cette condition,
1
on s'assume dans l'adversité, dans cet enfer constitué par les autres. En tant
qu'elle fait « bander comme un sexe l'un des contraires du couple" blanc - noir
1
" dans son opposition à l'autre »,70 la Négritude - militante pouvait donc
légitimement compter sur le soutien de SARTRE; d'autant plus que, hors de ce
contexte de " révolution" contre le colonialisme occidental, l'hommage de
1
l'existentialisme sartrien s'adresse aussi à cet autre humanisme qui se définit
dans la fusion avec la nature, la " sympathie sexuelle avec la vie ", et auquel
1
E.FAURE, dans son Discours (... ) de réception de SENGHOR à l'Académie
française, prédit un bel avenir:« Le tenne de négritude (... ) Cet ensemble des
1
valeurs, une fois assemblé et structuré, constitue le modèle culturel que vous
pouvez proposer comme un modèle d'humanisme susceptible d'être accepté par
1
tous.» 71. En définitive, on peut donc dire que c'est le tout SARTRE, tout
l'immense SARTRE qui, descendant de sa montagne d'alors, se met à
sympathiser avec un mouvement littéraire qui non seulement redynamise le
1
surréalisme en train de s'essouffler, mais parvient également à faire composer les
intérêts de la révolution régionale, à savoir la révolution contre la raison en
1
Occident, avec ceux de la révolution mondiale contre la domination
colonialiste:« J'ai marqué ailleurs comment le prolétariotloul entier se fermait
1
à celte poésie destructrice de la Raison: en Europe, le.'
éalisme rejeté par
ceux qui auraient pu lui transfi.tser leur sang, languit et s'étiole. Mais au
1
moment où il perd contact avec la Révolution, voici qu'aux Antilles on le greffe
sur une autre branche de la Révolution universelle. L'originalité de Césaire est
1
70. l.P.SARTRE: 1943 p 27. Notons que la profusion dcs métaphores libidinales dans celle belle préface à
l'Anlhologie négro-africaine el malgache dc SENGHOR témoignc probablcment de la fécondité de l'être-
au-monde de l'homme noir.
1
71. E.FAURE: 1984 p 69
1
-223 -
1
1
1
d'avoir coulé son souci étroit et puissant de nègre, d'opprimé et de militant dans
le monde de la poésie la plus destructrice, la plus libre et la plus métaphysique,
1
au moment où Eluard et Aragon échouaient cl donner un contenu politique cl
leurs vers» 72 Il apparaît donc clairement que, au-delà de cette expression de
1
révolte contre le colonialisme, SARTRE salue en la Négritude l'autre défi, le défi
nègre à la raison. Réciproquement, SENGHOR, théorisant l'émotivité de l'''âme
nègre ", n'hésitera pas, comme on l'a vu, à se référer à certains écrits sartriens. Il
1
sera également séduit par l'oeuvre de BERGSON qui sacrifie aux concepts
d'élan vital, d'intuition, de durée que le formalisme scientifique s'avoue
1
incapable d'exprimer.
La caution que le philosophe français le plus prestigieux de son temps a
1
apportée à la Négritude senghorienne n'en met pourtant pas la méthode à l'abri
de toute critique. La méthode consiste, comme on l'a vu, à attribuer à toute une
1
humanité une autre forme de raison dont l'examen a pourtant clairement établi
qu'elle n'appartient en propre qu'à un certain nombre d'individus qui, dans notre
1
histoire, en tant qu' histoire de la raison, ne se sentent pas dans leur élément.
Rationnellement, cette méthode est injustifiable. Raisonnablement, elle est
condamnable. Car, si le thème de la sauvegarde de l'''homme psychologique"
1
opposable à cet" homme théorique" dont ne veut pas NIETZSCHE et bien
d'autres encore est aussi vieux que la tradition rationaliste qui l'a toléré, aucun
1
de ceux qui ont exprimé par ce choix leur mécontentement ou leur déception de
la façon dont l'histoire se déroule n'est allé aussi loin que SENGHOR.
Cette
1
attitude raisonnable leur a évité d'impliquer dans leur critique, leur déception ou
encore leur mécontentement l'humanité à laquelle ils appartiennent. Par
1
exemple, BERGSON n'aménage aucun lieu dans son oeuvre où sa critique de
philosophe pré-existentialiste rencontrerait les voeux formulés par le peuple de
France. De même, quand, sur une pente plus radicale, NIETZSCHE prétend,
1
pour sa part, que notre destin est strictement un destin de " vie" et non de
connaissance, il prend soin de n'engager que lui-même dans ses choix
1
dionysiens. Il affirme ainsi simplement sa façon d'interpréter notre séjour sur
cette Terre, et non une quelconque expression collective du peuple allemand,
1
encore moins de l'ensemble des Occidentaux. Il expo~r:
·Jnc seulement ses
propres convictions, et non une quelconque Weltanschauung, à toutes sortes de
1
critiques. En particulier, on peut faire remarquer aux partisans de la " vie" de
penser un peu au prix à payer par un homme uniquement penché sur la
satisfaction immédiate de ses affects, l' assou vissement de ses instincts, et
1
l'inventaire d'un commerce forcément équilibré, donc irrationnel et
1
72. ibid. P 28
1
-224-
1
1
1
déraisonnable, avec la nature. Les êtres de pure nature, eux, peuvent se permettre
ce genre de relation avec leur corps ou avec la nature, sans qu'il leur en coûte
1
quoi que ce soit: ils sont, de toute façon, dans la nature, complètement
prisonniers à la fois de leur nature, à cause de leur incapacité à discipliner leurs
1
instincts, et de la nature elle-même.
Parce qu'il va plus loin, SENGHOR s'attire une critique d'autant plus
1
sévère qu'elle devrait être à la mesure de la responsabilité critique du discours.
Au lieu donc de restreindre l'extension de ceux qui se son t persuadés de la
possibilité d'un autre destin pour l'homme aux Romantiques et autres
1
irrationalistes, il l'élargit aux dimensions d'une culture. En affirmant que la
culture africaine ne se préoccupe pas d'instaurer une distance avec la nature, et
1
donc aussi avec les êtres de pure nature que celle-ci a réussis à plier sous son
ordre, SENGHOR oublie même qu'il contredit ouvertement la liberté qu'il croit
1
pourtant être inscrite dans le second caractère de l"'ontologie négro-africaine ":«
Le second trait de cette ontologie est la place éminente qu'occupe l'homme
1
vivant, l'Existant dans la hiérarchie des forces. L'homme est le centre de
l'univers qui n'a d'autre but que de re/~rorcer sa force, de le rendre plus vivant
et existant, de le réaliser en personne. Je dis personne. je veux dire un être libre,
1
l'être le plus libre qui soit. Con1lue quoi la liberté, qui transcende les
déterminations contingentes, est au coeur du problème, est le noeud ombilical
1
du monde. Nous voici ramenés, de nouveau au centre des questions que se pose
le monde moderne. »73 Voilà cc que SARTRE, dans le train de son enthousiasme
1
pour la Négritude, n'a probablement pas médité en profondeur. JI n'a tout
simplement pas eu le temps de vérifier que celle-ci ne pouvait être un
1
humanisme. En tout cas, son propre existentialisme, en tant qu'exemple
d'humanisme, c'est-à-dire en tant qu'il repose sur l'affimlation de l'antériorité
de l'existence sur l'essence n'a peut-être rien à voir avec la Négritude qui au
1
contraire définit une essence de l'homme noir préexistant à son existence.
Encore qu'on peut toujours se demander si la liberté n'est pas à l'homme en
1
général ce qu'est l'émotivité à l'homme noir, c'est-à-dire une nature, comme l'a
du reste fait observer P.NAVILLE. Pourtant, en dissolv:n-;: l'homme noir dans
1
l'unité originelle de la nature, c'est-à-dire en lui impo:-:
incontestablement
ainsi la pire des servitudes, la Négritude montre les limites du rapprochement
1
entre les deux doctrines. En efret, si la domination culturelle ou politique que
dénonce TOWA est un état de fait, historique, contingent ou précaire, en tout
cas, récusable, en revanche, la domination par la nature est une tyrannie de droit,
1
indestructible, parce que ceux qui la subissent ne peuvent procéder autrement,
1
73. L.s.SENGHOR: op.cil. p 266
1
-225 -
1
1
1
parce qu'ils ne peuvent la remettre en question, et d'abord, faute d'en avoir
conSCIence.
1
Admettons que le contraire d'une domination par la nature soit un pouvoir
conforme à la loi de nature. En tant qu'elle est conforme à notre nature, la culture
1
est sans doute un pouvoir de ce genre. Sur un autre plan, PLATON affirme, dans
ses Lois 690 b-c, que le pouvoir sophocratique est également quelque chose de
1
ce genre:«(. .. ) mais il y aurait, semble-t-il, un sixième titre le plus considérable
de tous: celui qui el~joint à l'ignorant de suivre et à l'homme sensé de le guider
et de le commander (. .. ) Cependant sur ce point précis, peut-être ne dirais-je pas
1
mon conte, très sage Pindare, que cela ait lieu contrairement à la nature, mais
bien conformément cl la nature.» L'Etat platonicien ne se définit pas seulement
1
par rapport à ceux qui le dirigent, ceux qui savent et qui parviendraient à faire
disparaître tous les maux de la société. L'Etat platonicien, c'est peut-être d'abord
1
une structure stable et intemporelle, c'est-à-dire ne balançant pas entre l'être et le
non-être, entre ce qui est et ce qui perpétuellement devient. Pour garantir la
1
stabilité de cet Etat idéal, PLATON a fait preuve d'une extrême fermeté, voire
intransigeance, à l'endroit du poète, qu'il a pourtant, auparavant, couronné de
fleurs. Il n'est pas sans intérêt de nous arrêter, un instant, sur l'élucidation des
1
rapports pour le moins contradictoires, faits d'admiration et de répulsion
unilatérale, entre le philosophe et le poète. Peut-être alors pourrions-nous, nous
1
aussi, si ce n'est déterminer notre propre attitude à l'égard de certains poètes
d'aujourd'hui, du moins savoir ce que l'on peut raisonnablement leur demander
1
à notre époque.
PLATON présente le poète comme un individu capable de choses
1
extraordinaires pour le meilleur comme pour le pire. Pour le meilleur, il note,
c>ns Jon 533 e, que le poète est autant inspiré par un dieu que le philosophe-roi:«
Ce n'est pas (00') par un effet de l'art, mais bien parce qu'un dieu est en eux et
1
qu'il les possède, que tous ces poètes épiques, les bons s'entend, composent tous
ces beaux poèmes, et pareillement pour les auteurs de chants lyriques, les bons.»
1
Pourtant, et cela pour le pire, s'avisant que les choses de l'art procèdent
également de la mimésis, qu'elles sont, par conséquem
des simulacres qui,
1
ajoutés à toutes les choses de ce genre, permettent alor
étendre le monde
sensible jusqu'aux confins de celui des Idées, PLATON n'hésitera pas à chasser
1
le poète de sa Cité idéale où seule la " fausseté opportune" est permise au seul
philosophe-roi. Dans cet état où donc seul le politique peut occasionnellement se
déprendre de la vérité, pour autant que l'''intérêt de l'Etat" l'exige, l'auteur de la
1
république 389 d prévoit au contraire des châtiments exemplaires pour
quiconque oserait introduire dans le « navire de l'Etat une pratique qui doit en
1
1
-226-
1
1
1
amener le naufrage ou la perte.» De plus, il interdit formellement à tout citoyen
d'avoir des vues autres que celles de l'Etat ou de la société sur certaines
1
questions, par exemple sur les dieux. Autrement, son cas doit faire l'objet d'un
examen rapide du Conseil nocturne des Inquisiteurs.(cf. Lois X 909 a ).
1
Autant de raisons qui confirment les ascendances totalitaires que POPPER a
justement reconnues au platonisme politique. Et la peur de la différence dans la
1
société en particulier explique, en dernier lieu, la suspicion platonicienne à
l'égard du poète inspiré. Cette peur de la différence est particulièrement
manifeste dans les Lois, en tant que modèle achevé de la Cité idéale dont la
1
République en est l'esquisse encore un peu grossière. La Cité, telle que la
définissent les Lois, est effectivement une structure rigide, rigoureusement
1
organisée et hiérarchisée, comme les Anciens aimaient en général que leur
monde fût. Or, si le philosophe ordonne l'expulsion du poète, c'est parce qu'il
1
redoute particulièrement l'usage pervers que ce dernier peut faire de l'inspiration
divine. Précisément, il craint que celui-ci n'en use pour introduire l'innovation
1
dans la Cité elle-même. PLATON supporte donc bien l'inspiration, en tant que
partage commun du poète et du philosophe, mais tout de même pas le
changement que le Grec soupçonne appartenir au domaine du non-être. La
1
rupture est ici consommée, définitivement. Elle se traduit alors par le
refoulement du poète hors d'un Etat qui devrait reproduire, en un certain sens,
1
l'harmonie et la permanence, c'est-à-dire les formes mêmes du monde
intelligible platonicien, sur le social. Aussi a-t-on pu dire, avec raison, que le
1
platonisme politique tout entier est une « recherche des fondements
métaphysiques d'une pratique politique vioble.»74
1
Certes, notre monde actuel n'a pas la perfection du monde platonicien,
lequel n'a sans doute pas survécu à son auteur. La distinction des mondes en
monde parfait ou idéal et en monde imparfait et de la corruption, où même le
1
philosophe peut se permettre de mentir dans l'exercice du pouvoir qui est
pourtant celui de son savoir, est depuis longtemps dépassée. Il n 'y a plus
1
d'extériorité au monde de l'imperfection. Il n'y a plus de monde qui serait pire
que le nôtre, là où expulsé de celui où il aura trop" ment i "- ;lU sens que le Grec
1
ne croyant pas dogmatiquement à sa mythologie a donné,
~tte expression - le
poète pourrait alors trouver refuge. Les frontières du monde de l'imperfection
1
coïncident tellement avec celles de l'Univers qu'il est vain d'espérer trouver un
monde autre qui pourrait finalement accepter d'accueillir ce personnage dont
l'imagination débordante incline particulièrement à l'exagération. Pour autant,
1
cela ne veut pas dire que nous devons nous accommoder des conditions abusives
1
74. L.JERPHAGNON cl al: 1980 Il 33
1
- 227-
1
1
1
que certains poètes contemporains veulent nous imposer. Rester inertes ne se
justifie donc pas. C'est pour cela qu'il faut au moins dénoncer le poète
1
SENGHOR en particulier pour avoir fait passer l'imaginaire poético-romantique
pour le caractère fondamental de l"'âme nègre ". Le plus grave, chez lui, c'est
1
qu'il n'hésite pas à " sauver" sa doctrine, en tant qu'elle rend compte
exagérément de la différence, au moyen des théories les mieux établies, en
1
s'appuyant sur des personnalités scientifiques de tout premier plan, par exemple
EINSTEIN. Ne pas impliquer faussement les autres, éviter de falsifier leurs
1
propos, notamment en les sortant de leur contexte, c'est peut-être le moins que
l'on peut encore demander au poète contemporain dans un monde où l'expulsion
ailleurs n'est plus la règle, mais où certains ne cessent de croire aux bienfaits de
1
la la " charité ".
1
1.2.6 Du bon usage d'A.EINSTEIN
1
Du bon usage d'EINSTEIN est sans doute ce que l'on est en droit d'exiger
au poète: il s'agira ici d'essayer de rappeler ce que le physicien a vraiment dit
1
sur le thème de l'intuition dont SENGHOR prétend tirer argument pour tenter de
donner du " poids" à sa doctrine, suivant l'interprétation psychologiste de la
1
probabilité, en tant que méthode de calcul du degré de confirmation établie par
CARNAP. Le procédé aura été pourtant vain.
1
D'entrée, qu'entend EINSTEIN par intuition? L'intuition est, chez lui, la
désignation de l'''instinct scientifique ",75 c'est-à-dire quelque chose qui se
1
distingue fondamentalement de l'émotion senghorienne, ne serait-ce d'abord que
]Jar le lieu où celle-là intervient, à savoir le contexte de découverte scientifique.
Ici, l'intuition indique à la fois la " sympathie immédiate avec l'expérience" et,
1
plus prosaïquement, une sorte d'aperception qui mène au plus près de la
solution.
Cette aperception la fait comme" sentir" par simple construction
1
idéalisante. Elle aide à conjecturer dans la direction la bonne, celle qui a le plus
de chances d'être collatérale au lieu du dénouement de l'énigme posée par la
1
75. C'est d'ailleurs en ce sens que le mathématicien senghorien C.S.NIANG (1971) semble égalemelll prendre
le mot, même si c'est pour développer, lui aussi, des moyens ad hoe visant à empêcher autrement que le
1
bateau senghorien ne fasse eaux de toutes parts. En l'espèce, l'image du bateau. voguant sur une étendue
d'eau, est peut-être la mieux indiquée, tant les discours senghorien et niangien rappellent un couples de
forces au sens dynamique de forces orientées vers des directions opposées. En effet, tandis que le poète lui·
même doute que nous puissions jamais rivaliser avec les Occidentaux en mathématique, le mathématicien
1
voit au contraire dans l'''émotion nègre " un capital encore inexploité dans l'acquisition de la connaissance
mathématique, faute d'une meilleure approche pédagogique reposant nolamment sur ce qu'il appelle
paradoxalement une" métalangue ":« On noiera que (... ) la lIlal/zéma/iqlle a besoin d'une lIlé/alanglle,
e'es/-à-d'lIne langue Iyrimte de SllURon ( langue lIlaierne/[e ou langue d'adop/ion )>> p 31, Finalement, celle
divergence entre les deux hommes n'est. bien entendu, pas de nature à produire des effets escomptés, c'est-
1
à-dire le colmatage des brèches dans le navire senghorien; elle met au contraire à nu la difficulté d'être
senghorien.
1
-228 -
1
1
1
nature. L'intuition einsteinienne est donc strictement une faculté de
l'imagination scientifique. Elle permet par exemple de concevoir le lien, au
1
demeurant toujours problématique, entre les concepts ou les axiomes de la
théorie et le contenu de l'expérience susceptible de leur correspondre. En
1
permettant de préjuger dans la bonne voie, elle met ainsi fin à l'errance
intellectuelle, diversement, en fonctionnant notamment de l'état d'avancement
1
du dialogue à la fois intérieur et extérieur, c'est-à-dire avec l'expérience, amorcé
dans le silence du laboratoire ou même, quelquefois, du monde. Lorsque ce
dialogue est assez avancé, l'errance peut alors prendre fin, spontanément, au
1
moment où on l'attend le moins. Ce qui fait dire à NEWTON, un peu
emphatique, que ce sont ses idées qui se mettent à penser pour lui. Cette manière
1
de déclic qui éclaire subitement une difficulté peut également intervenir
seulement au terme d'une démarche si difficile sur le chemin" rude et escarpé"
1
de la connaissance, comme on le voit chez PLATON, qu'iJ faudrait avoir au plus
profond de soi le daimon de la vérité pour ne pas décider d'abandonner au cours
1
même du procès. L'intuition einsteinienne n'est cependant pas réductible à ce
contexte psychologiste; elle s'éclaire davantage au confluent des présupposés
thématiques einsteiniens, à savoir la continuité et la discontinuité.
1
1.2.6.1
1
Approche dÎscolllùzuÎsle
1
De ce point de vue, J'intuition au sens einsteinien est à situer dans le
contexte de sa méthode scientifique dans lequel elle permet de rendre compte de
1
la question sémantique du rapport entre nos axiomes, nos concepts et la donnée
d,~ l'expérience:«(. .. ) le monde des perceptions détermine pratiquement le
systènJe théorique salis ambigIliié, bien qIl 'aucun chemin logique ne mène des
1
perceptions aux principes de la théorie.»76 C'est cette idée qu'EINSTEIN
explique à M.SOLOVINE dans la lettre ci-contre, schéma à l'appui.
1
1
E,
1
1
Figure 2.1: Lettre M.Solovinedu 7.V.52
1
76. A.EINSTEIN: 1958 Il 141
1
-229 -
1
1
1
(J) Les E (expériences immédiates) nous sont données.
(2) A sont les axiomes, d'où nous tirons des conclusions.
1
Psychologiquement les A reposent sur les E. Mais il n'existe aucun chemin
logique conduisant des E aux A, mais seulement une connexion intuitive
(psychologique), qui est toujours « jusqu'à nouvel ordre Il.
1
(3) D~s A sont déduites par voie logique des affirmations particulières S, qui
peuvent prétendre à être exactes.
(4) Les S sont mises en rapport avec les E (vérification par l'expérience). Cette
1
procédure, à y regarder de près, appartient également à la sphère extra-
logique (intuitive), parce que le rapport entre les notions se présentant
en S et les expériences immédiates E ne sont pas de nature logique.
1
Mais ce rapport entre les S et les E est (prëgmatiquement) beaucoup moins
incertain que le rapport entre les A et les E. (Par exemple, la notion chien
et les expériences immédiates correspondantes.) Si une telle correspondance
ne pouvait pas être obtenue avec une grande sûreté (bien qu'elle ne soit pas
1
logiquement saisissable), la machinerie logique serait sans aucune valeur
pour la « compréhension de la réalité Il (exemple, la théologie). -
La quintessence de tout cela est la connexion éternellement problématique
1
entre le monde des idées et ce qui peut être expérimenté (expériences immé-
diates des sens).
1
L'intuition apparaît donc être d'un grand secours au niveau du lien à établir
entre les axiomes ou les propositions inférées et le contenu empirique. A la suite
1
de KANT, EINSTEIN redonne ainsi à l'entendement tout son pouvoir déducteur
et synthétique, puisque non seulement il montre que le lien entre les axiomes de
1
la théorie ( niveau A ) et la composante extra-linguistique ( niveau E ) ne va
jamais de soi, mais il écarte aussi toute déduction purement empirique des
concepts:« Les concepts ne peuvent jOli/ois logiquement être dérivés de
1
l'expérience à l'abri de toute o/~iection, Mais pour des buts didactiques et aussi
heuristiques un tel procédé est inévitable. Morale: si l'on ne pêche pas du tout
1
contre la raison, on arrive généralement à rien, ou bien, on ne peut pas bâtir
{{Ile maison ni construire un pont sans employer lm échafaudage qui, à vrai dire,
1
n'en fait pas partie.» 77 D'autre part, en désignant l'intuition comme ce qui
permet de minimiser le caractère originairement problématique entre les A ou les
1
S et les E, il semble déjà être au clair avec les difficultés de la logique inductive
sur laquelle comptait le néo-positivisme pour régler des comptes avec la
métaphysique. Bien entendu, EINSTEIN ne récuse pas l'c
'ience. Sinon, dit-il
1
avec raison, rien ne distinguerait la science de la théologk par exemple. JI lui
conteste seulement le caractère à la fois excessif et décisif que lui donnait
1
l'empirisme radical du Cercle. Il prévient même contre les dangers de
J'inductivisme. A savoir que, à force de s'en tenir scrupuleusement à
1
l'expérience, J'activité scientiflque elle-même, révolutionnaire par essence,
1
77. EINSTEIN: 1956 Il 129
1
-230-
1
1
1
risque alors de se stériliser dans l' horizontalisme, c'est-à-dire dans la nécessaire
confirmation si ce n'est par l'expérience, du moins par des théories déjà
1
éprouvées. Cette critique lui vaudra la sympathie de POPPER, qui trouvait déjà
dans la théorie de la relativité, " hautement spéculative et abstraite ", le meilleur
1
exemple d'une bonne théorie, c'est-à-dire sachant affronter courageusement les
essais de réfutation.
1
1.2.6.2 Approche contilllûste
1
Que l'intuition einsteinienne ne soit pas une disposition strictement
1
intellectuelle de l'esprit, exempte de toute affectivité par exemple, est conforme
aux présupposés épistémologiques et thématiques de l'auteur. En effet, au
1
contraire d'un BACHELARD par exemple qui met l'accent sur la double
discontinuité, absolue d'abord entre l"'expérience première" et l"'esprit
1
scientifique", relative ensuite dans le développement historique des théories, en
raison du phénomène de généralisation dialectique qui rend compte de la
relativité de la théorie par rapport à un certain domaine de l'expérience,
1
EINSTEIN soutient que la continuité caractérise la pratique scientifique non
seulement par rapport au sens commun, mais aussi par rapport à toutes les autres
1
formes d'expériences humaines, en particulier de l'expérience religieuse dont la
science n'est, au vrai, que la plus haute expression. 11 l'appelle d'ailleurs"
1
religiosité cosmique ": école du détachement par rapport aux" désirs" et autres
" objectifs humains ", et de la persévérance dans l'effort, dans une voie jalonnée
1
de nombreux échecs, mais où l'homme de science découvre cependant le
Liment du sublime, le sentiment que le monde, en dépit de la complexité ou
de l'enchevêtrement de ses formes, est intelligible. C'est-à-dire qu'il est le lieu
1
où se déploie une raison telle qu'elle ne peut être que Dieu lui-même:«(. .. ) il est
certain qu'à la base de tout travail scientifique un peu délicat se trouve la
1
conviction analogue au sentiment religieux que le monde est fondée sur la raison
et peut être compris./Cette conviction, liée à un sentimen." :. 'ofond d'une raison
1
supérieure, qui se manifeste dans le monde de l'expérici.
"ollstitue pour moi
l'idée de Dieu: ell langage ordinaire, on peut donc l'appeler" panthéiste "(
1
SPINOZA ).»78 EINSTEIN prévient alors que « là où ce sentiment fait défaut, la
science dégénère en empirie dépourvue d 'esprit. »79 Et, dans une de ses Lettres à
M.Solovine, datée du 3ü.III.1952, le néo-positivisme sera nommément désigné
1
78. A.EINSTEIN: 1958 p 210
1
79. A.EINSTEIN: 1956 p 103
1
- 231-
1
1
1
comme responsable non seulement de cette dégénérescence de l'activité
scientifique, mais de la sécularisation du monde lui-même. EINSTEIN proposera
1
alors l'agnosticisme pour essayer de pondérer ce processus de sécularisation
auquel participe activement le néo-positiviste:« Vous trouvez curieux que je
1
considère la compréhension du monde (... ) comme un miracle ou un éternel
mystère. Eh bien, a priori on devrait s'attendre à un monde chaotique, qui ne
1
peut en aucune façon, être saisi par la pensée. On pourrait ou on devrait
s'attendre à ce que le monde soit soumis à la loi dans la mesure seulement où
nous intervenons avec notre intelligence ordonnatrice. Ce serait une espèce
1
d'(J. cire comme l'ordre alphabétique des mots d'une langue. L'espèce d'ordre,
par contre, crée par la Théorie de ILl gravitation de Newton, est d'un tout autre
1
caractère. Même si les axiomes de la théorie sont posés par l'homme, le succès
d'une telle entreprise suppose llll ordre d'un plus haut degré du monde objectif,
1
qu'on était pas a priori nullement autorisé à attendrc. C'est cela le " miracle ",
qui se fortifie de plus en plus avec le développement de nos connaissances. C'est
1
ici que se trouve le point faible des positivistes et des athées professionnels qui
se sentent heureux parce qu'ils ont la conscience non seulement d'avoir, et avec
un plein succès, privé le monde des dieux, mais de l'avoir" dépouillé de miracle
1
". Le curieux, c'est que nous devons reconnaÎtre le " miracle ", sans qu'il y ait
une voie légitime pour aller au-delà. Je me suis forcé d'ajouter cela
1
expressément afin que vous ne croyiez pas que affaibli par l'âge, je suis devenu
une proie des curés.»
1
Dans ce contexte, le concept d'intuition, chez celui qui semble ainsi être le
plus classique des physiciens modernes, peut paraître si vague qu'il peut finir par
1
(out comprendre, si large qu'on peut se permettre de lui faire dire n'importe
Ji. Pourtant, en dépit de cette flexibilité, il continue à enseigner strictement sur
la conception que se fait un homme de science, doublé d'un agnostique, des
1
conditions psychologiques de l'acte de découverte. Ce qu'il faudrait alors éviter
absolument, c'est d'en faire, avec SENGHOR, une disposition tribale. Sans
1
doute EINSTEIN seraÎt-ille premier à ne pas s'y retrouver, parce qu'il considère
au contraire l'intuition comme le partage commun d m s les innovateurs.
1
C'est-à-dire qu'elle est le moteur de l"'acte créateur·
en-,anière de sens
supplémentaire dont useraient discrètement ceux qui s'engagent dans des projets
1
particulièrement révolutionnaires. Et c'est sans doute pour cela que EINSTEIN
est particulièrement fondé d'en parIer.
Pour une autre raison, SENGHOR se méprend encore sur la signification
1
véritable que donne EINSTEIN à l'intuition, et donc sur la place que celui-ci en
fait dans l'élaboration de la connaissance. Bien que l"'émotion " permette
1
1
-232-
1
1
1
d'accéder à une connaissance d'un niveau supérieur, elle a, chez SENGHOR, un
contenu strictement dionysien. Ce qui en fait une expérience surtout subjective,
1
quoique ses effets soient publiquement observables par exemple au cours des
danses traditionnelles, donc susceptibles d'être mesurés, par exemple au moyen
1
d'un ensemble de tests permettant de déterminer les plus" émus" des sujets en
transe, ou de dégager la moyenne de l'émotivité dans un groupe donné, voire
1
l'écart-type qui serait forcément négligeable, si tant est que l'émotion est le
propre de l' homme noi r, ou plutôt du négro-africain comme aime à le préciser
SENGHOR. Or, pour EINSTEIN, même si la composante subjective - en
1
laq~'elle l'intuition peut effectivement jouer un grand rôle - est le moteur de
l'activité scientifique, elle ne doit cependant laisser aucune trace au moment de
1
l'évaluation objective des résultats. Car, elle n'est qu'un des éléments de
l'''échafaudage " qui sert à monter l'édifice, sans pour autant en faire partie.
1
Autrement dit, si l'on prend cette activité à son terme, c'est-à-dire si on la
considère seulement dans son contexte de justification, alors les diverses
1
ressources de l'imagination, voire de l'imaginaire dont a usé l'homme de science
initialement, plus ou moins subrepticement, doivent devenir imperceptibles,
voire inimaginables, tant elles ne doivent laisser aucune trace. Car alors, la
1
science doit être une activité impersonnelle, et ses résultats publiquement
observables ou contrôlables, indépendamment du sujet ou des protocoles
1
expérimentaux. Voilà qui rend assez compte de l'adhésion d'EINSTEIN au
réalisme externe, et donc de son opposition au réalisme interne soutenu par
1
BOHR, notamment dans sa position du problème de la mesure en mécanique
quantique:« Je travaille, confie-t-il à son ami SOLOVINE, avec mes jeunes gens
1
à llne théorie extrêmement intéressante, par laquelle j'espère vaincre la
stique probabiiiste actuelle et l'éloignement qu'on éprouve pour la notion de
réalité dans le domaine physique. Mais n'en parlez. pas, car je ne sais pas
1
encore si je réussirai.»80 En s'initiant ainsi dans la dureté et l'ascèse de la "
religion cosmique ", en vue d'imposer l'idée d'une réalité indépendante,
1
échappant à la description probabilitaire ou statistique, il est clair que ce n'est
pas pour aboutir à quelque chose qui, tant soit pc:
"rait proche de la
1
connaissance d'un type supérieur à la SENGh
., !J.quelle reste
fondamentalement un mystère qu'il faudrait peut-être alors abandonner aux
1
voies impénétrables d'une autre mystique. Le spécieux est donc de croire que,
pour avoir fait une place centrale à l'intuition dans sa théorie de la connaissance,
EINSTEIN se soit mis à confondre intuition, fût-elle considérée par certains
1
comme devant mener à une sorte de révélation, et connaissance stricto sensu.
1
80. ibid. P 75.
1
- 233-
1
1
1
L'intuition einsteinienne ne constitue nullement une connaissance. Elle désigne
simplement une sorte de flair, d'instinct dont le rôle est important dans la
1
construction de l'objet, dans la pertinence du choix des axiomes, des concepts ou
des arguments, et dans leur mise en relation avec la donnée de l'expérience:«
1
L'examen d'arguments dans les choses théoriques est justement une affaire
d'intuition.»81 A l'inverse, la connaissance est un résultat auquel contribue
l'intuition certes; mais qui doit surtout pouvoir être expérimenté ou contrôlé
1
publiquement. Il en résulte que si l'intuition est subjective, la connaissance, elle,
doit absolument rester indépendante du sujet, de telle sorte que, entre celui-ci et
1
celle-là, il n'y ait jamais fusion, comme on en voit dans la prétendue
connaissance de type supérieur de SENGHOR.
1
A l'opposé de SENGHOR, les" nouveaux dionysiens " semblent avoir fait
toutes ces différences. Selon toute vraisemblance, ils ont ainsi compris la place
1
qu'EINSTEIN assigne à l'intuition dans le contexte de la découverte. A ce qu'il
paraît, ils ont su y voir une sorte de moyen de secours dont le scientist
einsteinien sait cependant s'en débarrasser, sitôt qu'il n'achoppe plus sur les
1
difficultés initiales. Ainsi, en dépit des apparences, ils n'ont jamais commis la
maladresse ou l'erreur de se reconnaître à travers EINSTEIN, fût-ce pour se
1
donner un allié de grande stature dans leur dénonciation de la déshumanisation
de l' homme par la rationalité, dans leur contestation de la différence que
1
l'homme a trouvé raisonnable d'établir et d'observer par rapport à la nature. A
l'autre extrême, c'est-à-dire du côté des Apolliniens, ceux-ci ont donné une
1
importance telle à l'intuition einsteinienne qu'ils semblent avoir fini par oublier
l'essentiel:« Certains critiques d'Einstein, leur rappelle alors HOLTON, qui lui
ont tenu rigueur de son propos comme accordant trop d'importance à l'intuition
1
et au caractère spéculatif des concepts, sur le plan logique, ont tendance à
perdre de vue le rôle bien défini qu'Einstein impartissait en vérité à cette phase
1
logique de l'imagination scientifique. S'ilfait valoir l'importance d'une prise en
compte de la part nécessaire d'inspiration qui entre dans l'élaboration des
1
hypothèses fondamentales, au niveau des A, il ne le fait pas sans préciser que la
raison " constitue la structure [Aufbaul du système. »82 Dans la mesure où sa
1
logique de la découverte scientifique n'a de sens qu'à la lumière de sa volonté de
concilier l' homme de science avec toutes les ressources de son imagination,
EINSTEIN ne devait qu'excéder les Dionysiens autant que les Apolliniens,
1
échappant ainsi aux catégories toutes faites, aux classifications trop rigides des
1
81. ibid. P 89
1
82. G.HOLTON: Op.CiL p 224
1
-234-
1
1
1
uns et des autres, et, en dernière analyse, à l'interprétation réductrice de l'acte de
la découverte proposée par les deux partis.
1
Dans ces conditions, il paraît complètement vain de vouloir trouver en lui
un partisan, même timide, de l'''émotion ", en tant qu"'état supérieur de la
1
connaissance ", auquel on parviendrait en d'usant une autre forme de raison,
précisément ce genre de raison qui sympathiserait spontanément, étrangement,
avec la nature. De toute façon, même si EINSTEIN avait également gagné à ce
1
genre de mysticisme, sa pratique scientifique, témoignage irréfutable de son
initiation à la " religion cosmique ", le mettrait totalement en contradiction avec
1
le contenu de cette éthique irrationaliste.
Supposons, maintenant, qu'il ait pris connaIssance de la Négritude
1
senghorienne en son temps. On pourrait alors parier sur sa spontanéité et sa
modestie qu'il aurait bien aimé recevoir les explications nécessaires sur cette"
1
émotion" supposée être le caractère de l'être-au-monde de l'homme noir. Peut-
être aurait-il demandé ces explications non sans son humour habituel. Mais,
cessons de spéculer sur l'attitude qu'aurait pu avoir un homme qui, par
1
conviction autant que par responsabilité au sens wéberien de ces termes,
penchait ouvertement du côté de l'universel. En effet, cette quête de l'universel
1
se trouve au centre de son propre métier de savant, préoccupé par la
détermination d'une Weltbild à la fois unitaire, complète et déterministe. Cette"
1
entreprise digne de Quichotte" a été, malheureusement, infructueuse, sans doute
à cause de la difficulté de concilier les thêmata aussi antithétiques que le continu
1
( caractéristique de l'évolution des systèmes dynamiques classiques) et le
discontinu ( conséquence directe en mécanique quantique du quantum d'action h
), le déterminisme et le probabilisme qui en résulte, le dieu d'Ordre newtonien,
1
et le dieu plutôt désordonné, s'adonnant même au jeu du hasard qu'il soupçonne
derrière l'interprétation bohrienne des phénomènes quantiques. 83
1
D'autre part, témoin et victime du " tribalisme" et du racisme, EINSTEIN
croit qu'une sorte d'Etat cosmopolite, ayant à sa tête un " gouvernement mondial
1
", serait le moyen d'en conjurer les délires, d'en exorciser les démons, en tout
cas, de sauver l'humanité d'autres types de dangers, en particulier de l'arme
1
nucléaire dont l'invention a posé un véritable cas de conscience au physicien. Il
apparaît donc clairement que faire de l'intuition einsteinienne un élément qui
1
viendrait corroborer un projet visant à faire de l'intuition en général un caractère
racial très marqué n'a guère de profondeur. Récupérer EINSTEIN, dans un sens
1
83. En réponse à cette considération qui donne à penser qu'EINSTEIN
retrouve, en un certain sens,
DESCARTES pour qui il n'est nullement question que Dieu soit jamais fantaisiste, donc puisse le tromper,
BOHR: op.CiL invitait simplement son contradicteur à plus de circonspection:«(. .. ) je répliquai qu'i! jaw
être prudent, comme le conseillaient déjà les penseurs de l'antiquité, en prêtant à la providence des attributs
1
qui s'énoncent en langage quotidien.» p 69
1
- 235-
1
1
1
tribaliste, comme le fait SENGHOR, est simplement une façon de nUIre
profondément à la pensée d'un homme qui, autant par cosmopolitisme que par
1
tempérament" solitaire ", ne semble pas avoir été particulièrement affecté par
l'exil américain. 84 En somme, évitons de nous tromper sur la signification
1
véritable de l'intuition einsteinienne. Tâchons d'interpréter correctement cette
faculté qui nous permet en particulier de perfectionner" extérieurement" nos
théories, c'est-à-dire de trouver un moyen de rapporter leurs termes à
1
l'expérience. Cet" instinct" qui facilite, en outre, la réduction de la distance qui
sépare la conscience du moment où l'objet devient, soudainement, intelligible
1
mérite d'être pensé pour ce qu'il est. Essayons de rendre et de respecter
l'intuition einsteinienne en son propre contexte. Mettons là plutôt en rapport
1
avec la pensée fondamentale d'un homme dont le cosmopolitisme cherche
incontestablement à dépasser toute forme de " tribalisme " ou de racisme, ce
1
dernier niant particulièrement l'unité ou l'universalité de l'homme. Pour notre
part, nous essayons de montrer que celle-ci ne saurait être sauvegardée qu'en
s'employant à dépasser les apparences culturelles pour s'attacher à l'essentiel,
1
c'est-à-dire à la raison, à son fonctionnement, à ses oeuvres, en sachant que
celle-ci est inséparable de notre nature fondamentale. Dans le travail et dans les
1
résultats auxquels parvient cette raison, l'intuition, en tant qu'elle contribue à
l'élucidation des questions inédites, est peut-être le dernier bastion où pourrait
1
encore s'affirmer le narcissisme humain. Celui-ci a été mis en question par notre
propre inventivité théoricienne, précisément par les trois grandes déconvenues
1
que nous a infligées notre propre culture scientifique. L'héliocentrisme
copernicien a fait de l'homme un être minuscule dans l'immensité de l'univers.
L'évolutionnisme darwinien nous a rappellé
nos origines simiesques. Et la
1
psychanalyse freudienne nous a montrés que tout un domaine de notre propre
conscience nous échappe toujours. De plus, le matérialisme, actuellement en
1
vogue (cLLe débat. nov-déc 1987), travaille à l'effacement de toute différence
significati ve entre notre propre façon de penser et celle de la machine. Les
1
progrès déjà réalisés sont troublants. Ainsi, HOFDSTADTER rapporte ici une
scène au cours de laquelle un programme d'ordinateur a fait preuve de sa
1
capacité de travailler à l'intérieur d'un système, tout en faisant des observations
au sujet de ce système:« Jusqu'à quel point les ordinateurs savent sortir du
système? Je citerai un seul exemple qui a surpris certains observateurs. Il n 'y a
1
pas très longtemps, au cours d'un tournoi d'échecs au Canada, un programme (
le plus faible de ceux qui étaient engagés dans la compétition) avait la manie
1
insolite d'abandonner bien avant la fin du jeu. Ce n'était pas un bon joueur
1
84. A.EINSTEIN: 1958 pp 6-7
1
-236-
1
1
1
d'échecs, mais il avait la qualité compensatrice d'être capable d'identifier une
situation désespérée et de se retirer du jeu plutôt que d'attendre que l'autre
1
programme entame le rituel lassant de l'échec et mat. Il perdait toutes les
parties certes, mais avec style. Beaucoup de spécialistes des échecs ont été
1
impressionnés. Si l'on définit le " système" comme" jouer des coups au cours
d'une partie d'échecs ", il est clair que ce programme avait une capacité
sophistiquée de sortir du système. Si l'on considère par contre que le " système
1
", c'est" tout ce que l'ordinateur peut faire par programme ", il est clair que
cet ordinateur était incapable de sortir de ce système. »85
1
1
1.2.7 De l'argument à la fonction
1
Par extension du concept de fonction chez FREGE, on peut dire que le
discours relativiste, tel qu'il s'est inscrit dans le champ africain du savoir, tel
1
qu'il a été examiné ici et là, rappelle une fonction qu'on pourrait alors
caractériser à l'aide de deux variables d'arguments. Le premier est le relativisme
1
historiciste senghorien qui déduit la différence entre l'Occident et l'Afrique,
pour autant qu'elle est réductible à la rationalité, du type de rapport que chaque
1
culture construirait avec la nature. L'ethnophilosophie représente le second. Elle
est définissable comme un espace théorique ambigu, en tout cas, d'une hybridité
déconcertante, une manière d'oecuménisme inquiétant qui emprunte partout: la
1
méthode et les concepts à la tradition philosophique; la matière aux mythes, aux
cosmogonies, en un mot, à toutes sortes de représentations collectives du même
1
genre, comme on l'a vu dans le texte de KAGAME. L'ethnophilosophie apparaît
donc comme quelque chose d'extensible à l'infini, où chacun peut ainsi y trouver
1
ce qu'il veut facilement y mettre, et par conséquent, toujours son propre son
compte. Elle procède ainsi d'une conception maximaliste de la philosophie qui
1
consiste à faire correspondre, dans une perspective historiciste, chaque culture
avec une forme particulière de philosophie. KINYONGO par exemple, quoique
flirtant seulement avec les cercles ethnophilosophiques, ne défend pas moins
1
cette vision historiciste. Il allègue ici à la fois le caractère plutôt complémentaire
des différences en philosophie et surtout la nécessaire historisation du sens
1
philosophique, quelque universel qu'il soit par ailleurs:« De notre point de vue
en effet, l'exigence d'identification de la philosophie africaine comme africaine
1
ne provient pas d'un souci d'imitation pure et simple d'un modèle étranger, elle
1
85. D.HOFDSTADTER: op.ciL p 44
1
-237 -
1
1
1
est une manière dont le projet philosophique s'engage dans le continent noir
dont il épouse l'histoire, la géographie, et la sociologie (. .. ) La philosophie
1
africaine et son histoire nous auront fait palper une évidence, à savoir que
lorsque nous prenons la parole nous la prenons toujours à partir d'un lieu, que
1
tout en disant l'universel le philosophe ne parle nulle part. La tâche qui lui
incombe est d'expliciter, d'élever à la clarté du concept et au niveau du
discours, par une reprise critique de l'expérience africaine i.e la manière propre
1
des Africains de s'éprouver comme des personnes avec d'autres dans ce monde,
la façon de donner sens à la vie.»86 En définitive, ceux que l'on appelle"
1
ethnophilosophes ", à leur corps défendant d'ailleurs, affirment que la
philosophie a en Afrique une tradition tout aussi séculaire qu'en Occident, sauf
1
qu'ici le sujet s'appelle le " groupe" lui-même. Par conséquent, elle peut se
permettre d'avoir un contenu qui lui est propre, puisqu'elle est comme dans
1
l"'air ", une Weltanschauung qui s'exprime alors dans les représentations
collectives. C'est en ce sens qu'un KAGAME préfère parler de " philosophie
sans philosophe ". Bref, tout se passe alors comme si les mythes et toutes les
1
choses de ce genre étaient étrangers à l'Occident, pour pouvoir être comparés au
genre de discours qui y est appelé, en toute rigueur de termes, " philosophie ".
1
On aurait pu adjoindre à cette espèce de fonction différentialiste un
troisième argument, à savoir le négativisme colonial qui consiste à faire de la
1
colonisation occidentale quelque chose comme un " témoin négatif" de nombre
de choses en Afrique. Par exemple, on dira que, sans la colonisation, le
1
développement scientifique et technique, aurait pu atteindre un autre niveau dans
notre pays.
1
*
* *
Dans ce qui précède nous croyons avoir assez examiné le relativisme
1
historiciste pour que nous nous y intéressions à nouveau. Dans ce qui va suivre,
nous n'aborderons pas particulièrement la question de l' ethnophilosophie pour
1
des raisons fort différentes de celles que l'on pourrait facilement soupçonner.
Certes, la critique de l'ethnophilosophie a été menée avec vigueur par
1
P.HOUNTONDJI en particulier. Toutefois, tout essai de renouvellement de cette
critique ne saurait laisser de choix qu'entre le redoublement et la parodie de cette
critique vigoureuse. Trois raisons sont à l'origine de notre relative discrétion sur
1
ce sujet fortement controversé en Afrique. En premier lieu, la critique de
l'ethnophilosophie a été depuis longtemps commencée dans ce texte. En
1
particulier, quand examinant la conception hégélienne de l' histoire de la
1
86. J.KINYONGO: 1982 pp 412-417
1
-238 -
1
1
1
philosophie qui est par elle-même philosophie de l'histoire, nous avons montré
comment la problématique hégélienne de l'historisation de la raison coupe court
1
aux interprétations historisantes actuelles qui voudraient, ici comme ailleurs,
implanter le relativisme. En second lieu, en prévenant certaines objections
1
relativistes susceptibles de tirer parti de la crise des fondements de certaines
rationalités régionales, le dernier chapitre contribuera également, en un certain
sens, à la critique de l' ethnophilosophie. On dira que le lien entre
1
ethnophilosophie et crise de la rationalité est d'autant moins clair qu'on ne sache
pas que les ethnophilosophes aient jamais tiré argument de celle-ci pour soutenir
1
leur conception de la philosophie africaine. On pourrait alors faire observer un
certain manquement à la probité intellectuelle qui consisterait ici à prêter au
1
discours ethnophilosophique des raisons auxquelles il serait pourtant étranger
comme pour mieux l'exposer à la critique. On négligerait alors qu'il s'agit, pour
1
nous, de prévenir contre une éventuelle transposition de ce discours sur un
terrain qui, visiblement, lui semble plutôt favorable. En effet, il lui suffirait de
mésinterpréter la crise comme le signe d'une rationalité elle-même mutante, à
1
chaque événement critique d'envergure, pour qu'il nous invite à prendre
l'habitude de distinguer désormais entre philosophia catholica et philosophia
1
perennis, de telle sorte que toute confusion entre ces deux expressions relèverait
simplement d'une sorte de dogme des rationalistes. Philosophia catholica et non
1
philosophia perennis pourrait donc bien être ici le mot d'ordre des
ethnophilosophes. Ainsi, il existerait tout au plus entre de telles dérives et le
1
contenu actuel du discours relativiste un voile, léger, semblable à celui qui
sépare la pensée de l'arrière-pensée, le conscient de l'inconscient. La parade est
1
donc d'autant plus nécessaire que le code doxologique des énoncés favorise le
développement d'un contexte où le débat devient pratiquement inépuisable.
Autant donc nous ménager un temps de répit par la prévention de toute
1
discussion sur ce thème au moins. Il est, en dernier lieu, une raison qui explique
notre choix pour une critique seulement indirecte de l'ethnophilosophie. C'est
1
qu'il ne nous est pas paru opportun de renouveler la critique de
l'ethnophilosophie hors des questions posées par la socio-histoire africaine. Ces
1
questions seront débattues en Annexe, comme en post-scriptum à l'Anthologie
de la différence. Procéder de cette façon présente un avantage certain, peut-être
1
insoupçonné: critiquer l'ethnophilosophie en fonction de l'usage qu'elle fait des
langues africaines permettra de mettre le relativisme socio-linguistique en
général sur la sellette.
1
Il en résulte que, dans la suite, il ne nous restera qu'à faire quelques
remarques au sujet du négativisme colonial. Incontestablement, la colonisation
1
1
-239 -
1
1
1
est en soi une expérience si lourde de conséquences qu'il est vraiment difficile de
s'en déprendre dans l'intelligence de notre propre historicité, c'est-à-dire de
1
notre rapport au passé, au présent et à l'avenir. L'expérience coloniale a si
profondément marqué le colonisé que MEMMI n'a pas eu trop de difficultés
1
pour en faire un portrait assez fidèle. On peut donc considérer justement celle-ci
comme ce genre d'événements dits déterminants, c'est-à-dire à la suite desquels
1
on se demande sérieusement ce qui se serait alors passé ou arrivé pour l'histoire
universelle, nationale, ou même individuelle s'ils ne s'étaient jamais produits,
déroulés ou encore terminés de telle façon plutôt que de telle autre. Pour autant,
1
l'expérience coloniale justifie-t-elle ici l'argument négativiste? Pour essayer de
répondre à cette question, il faudrait peut-être distinguer ici entre une critique
1
proprement éthique et une critique logique. La première peut facilement mettre
en cause la colonisation, en tant que seule façon entre les hommes de " coopérer
1
". C'est ce que fait MEMMI par exemple dans sa réponse aux" dialecticiens ",
c'est-à-dire à ceux qui exigent ici que l'évaluation de l'action coloniale nécessite
1
la mise au point d'une sorte de tableau à deux colonnes, pertes et profits:« Pour
ce peu [bilan positif], vraiment, la colonisation n'était pas indispensable (. .. ) Il
existe, enfin, d'autres possibilités d'influence et d'échange entre les peuples que
1
la domination. D'autres petits pays se sont largement tran!'Jfonnés sans avoir eu
besoin d'être colonisés. »87 La seconde essayera de répondre à la question de
1
savoir ce qui se serait passé dans les colonies, en l'absence de cette" coopération
" bien particulière. En d'autres termes, quel aurait pu être leur évolution hors de
1
tout contact avec l'Occident colonialiste. On ne peut ici qu'avancer quelques
hypothèses, plus ou moins incertaines, plus ou moins improbables, à cause de
1
l'absence de raisons suffisantes pouvant leur donner du " poids". Evitons tout de
suite les" court-circuits géniaux" que l'on a déjà dénoncés chez certains
nationalistes. Gardons de sortir facilement les étiquettes. Le bon nationaliste
1
n'est peut-être pas toujours celui que l'on croit, ou celui qui se croit tel. Il
importe ail contraire de garder son sang froid, et de voir tout ceci en détail.
1
La critique logique de l'argument négativiste paraît donc bien être plus
complexe. On croirait la simplifier, en réduisant l'argument à l'inférence
1
contrefactuelle:" Si notre pays n'avait jamais connu la colonisation, alors il
aurait pu atteindre un autre niveau de développement scientifique et technique."
1
En fai t, on n'aura fait que reculer la difficulté, puisqu'on sait que ce genre
d'inférences pose généralement au logicien de sérieux problèmes quant à leur
condition de vérification. Dans ses Méthodes de logique, QUINE par exemple
1
montre que l'évaluation des inférences fOlmulées au conditionnel irréel excède
1
87. A.MEMMI: 1985 pp 131-132. Nous soulignons.
1
- 240-
1
1
1
la stricte vérifonctionalité, voire la logique pure:« Quelque puisse être l'analyse
du conditionnel irréel, nous pouvons être sûrs par avance qu'il ne saurait être
1
une fonction de vérité; car, de toute évidence, l'usage ordinaire exige et que
certains conditionnels irréels avec des antécédents faux et des conséquents faux
1
soient vrais et d'autres avec des antécédents faux et des conséquents faux soient
faux. Toute analyse adéquate du conditionnel irréel doit donc aller au-delà de
simples fonctions de vérité et considérer les liaisons causales, ou autres
1
relations apparentées, entre les matières dont il est parlé dans l'antécédent (... )
et celles dont il est parlé dans le conséquent. A la vérité, on peut se demander si
1
une théorie cohérente du conditionnel irréel, dans son usage ordinaire, est
vraiment possible (... ) Le problème des conditionnels irréels et, de toute façon,
1
un problème embarrassant, et qui appartient non à la logique pure mais à la
théorie de la signification, ou peut-être même à la philosophie de la science. »88
1
La façon dont certains penseurs africains se sont employés à écrire notre
histoire dans ce mode laisse craindre qu'ils n'aient pas assez tenu compte de ces
difficultés. Par exemple, dans son célèbre Discours sur le colonialisme, suivant à
1
la trace l'action destructrice ou déstabilisatrice de l'Occident colonialiste dans
tous les domaines économique, politique, social et culturel, le jeune CESAIRE
1
prononce le réquisitoire suivant:« Que si c'est un procès d'intention que l'on me
fait, je maintiens que l'Europe colonisatrice est déloyale à légitimer a posteriori
1
l'action coloniale par les évidents progrès matériels réalisés dans certains
domaines sous le régime colonial, attendu qu'une mutation brusque est chose
1
toujours possible, en histoire comme ai!le urs, que nul ne sait à quel stade de
développement matériel eussent été ces mêmes pays sans l'intervention
européenne; que l'équipement technique, la réorganisation administrative,
1
l"'européanisation ", en mot de l'Afrique et de l'Asie n'étaient pas - comme le
prouve l'exemple japonais - aucunement liés cl l'occupation européenne; que
1
l'européanisation des continents non européens pouvait se faire autrement que
sous la botte de l'Europe; que le mouvement d'européanisation était en train,
1
qu'il a même été ralenti, qu'en tout cas, il a été faussé par la mainmise de
l 'Europe. »89 Un commentaire s'impose ici. Il concerne le fameux modèle
1
japonais, c'est-à-dire la transformation d'une société féodale en une société
industrialisée et moderne. Ce n' est peut-être pas le bon exemple à donner ici, du
moins à la lumière des leçons de l'histoire. On sait, en effet, que, dans la seconde
1
moitié du xrxe siècle, l'empire du Soleil levant est dirigé par l'Empereur MEIJI
1
88. W.V.O.QUINE: 1972 p 31. Sur la même question, on pourrait également recueillir l'opinion de
N.GOODMAN: 1984 p 58
1
89. A.CESAIRE: 1955 p 22
1
-241-
1
1
1
TENNo connu pour son pragmatisme qui s'est traduit, entre autres, par
l'intensification des échanges avec l'Occident où il enverra certains de ses sujets
1
en étudier la science. L'ère MEIJI marque ainsi l'ouverture du Japon vers le
monde extérieur. Elle correspond à ce moment où l'Empire s'engage résolument
1
dans la voie par laquelle le Japon deviendra ce membre respecté, voire redouté
du club des pays les plus industrialisés. De ce point de vue, on peut dire qu'il n'
y a pas de " miracle japonais ", puisque pour en arriver là, le Japon n'a pas
1
pratiqué une politique isolationniste, comme aurait pu le prédisposer sa propre
situation insulaire. Bien au contraire. L'exemple japonais appelle un autre
1
commentaire, à l'inverse du premier. Il s'agit, cette fois, de montrer les limites
de toute interprétation de type essentialiste, donc tribaliste de la raison. Car alors,
1
il devient assez difficile d'expliquer que le Japon d'aujourd'hui soit en train de
rivaliser, voire de défier l'Occident à l'école duquel il s'était pourtant mIS
1
auparavant, notamment dans les domaines des techniques de pointe.
L'adoption du conditionnel irréel, en tant que mode par lequel on a tenté de
réécrire ou d'interpréter notre histoire fait craindre ici l'oubli des conditions de
1
colonisabilité de notre pays, c'est-à-dire la part de nos responsabilités dans tout
ce qui lui est arrivé. Que l'action coloniale ait mis l'Occident chrétien dans une
1
grave crise avec sa propre conscience, c'est-à-dire en profonde contradiction
avec tout le reste de son éthique, 1789 et ses propres Lumières, la passion
1
coloniale ne devrait pourtant pas nous empêcher d'évaluer correctement notre
propre degré d'engagement dans notre histoire actuelle. Une chose paraît sûre:
1
mieux nous aurons le courage de reconnaître le point où nous avons faibli, nos
responsabilités historiques qui ne cessent du reste de croître depuis les
Indépendances, c'est-à-dire le moment d'une certaine solidarité ou plutôt
1
complicité dans la gestion de nos Etats, mieux nous pourrons raisonnablement
infléchir, selon notre convenance, notre histoire dans la direction qui pourrait
1
correspondre à celle où pourrait encore s'incarner le génie de notre peuple.
Inversement, mettre l'accent seulement sur les déstructurations des économies
1
ou des équilibres sociaux traditionnels, les brutalités, l'iconoclastie du
colonialisme occidental, vouloir en faire ainsi une victime-émissaire un peut trop
1
facile ne comporte pas de mérite particulier; d'autant moins que devant le
Tribunal impartial de l' histoire, l'Afrique aussi, à des degrés divers, est
comptable autant de son sort passé que de son destin actuel, de la déchéance ou
1
de la destruction dont elle est l'objet. WITTGENSTEIN dit ailleurs que la
volonté seule - bonne ou mauvaise - ne suffit pas à transformer le monde. En
1
l'espèce, il faudrait peut-être plus que le reniement des faits pour que nous
réussissions à occulter ceux qui nous sont historiquement imputables. La
1
-242-
1
1.
1
1
complaisance avec laquelle nous avons pris l'habitude de nous penser nous-
mêmes ne saurait davantage suffire à gommer nos faiblesses, nos complicités ou
1
encore nos compromissions, de telle sorte que nous puissions être facilement
acquittés devant un tribunal de l'histoire, impartial.
1
Le mérite d'un TOWA est d'avoir eu le courage de rappeler à chacun les
conditions de colonisabilité de notre pays. Pour cela, il a présenté la colonisation
1
comme sanction de la supériorité technique de l'Occident sur les autres cultures.
Il a montré, comme on l'a vu, que la colonisation a réussi, parce que l'Afrique en
1
particulier était dans l'ignorance du " secret de l'Occident ". Ainsi fonde-t-illa
domination coloniale sur la différence entre celui-ci et les peuples colonisés.
Peut-être ce rappel pourrait-il aider sinon à invalider, du moins à décider de la
1
valeur de l'inférence contrefactuelle exprimée par l'argument négativiste. C'est-
à-dire que l'on pourrait considérer les conditions historiques qui ont permis la
1
victoire de l'Occident rationaliste sur les autres cultures, ou si l'on préfère les
circonstances dans lesquelles la raison a été amenée à " faire la différence" entre
1
les divers protagonistes, comme ces conditions qui viennent soit" implanter"
une inférence contrefactuelle soit au contraire l'invalider, comme cela pourrait
1
bien être le cas au sujet de l'argument négativiste.
Voilà qui montre les limites de toute spéculation sur ce qui se serait alors
produit si l'Occident n'était jamais arrivé chez nous, pour autant que ce genre de
1
spéculation néglige certaines circonstances qui ont marqué justement la
rencontre entre l'Occident et notre propre monde. Sur le plan précis des
1
responsabilités, continuer à écrire notre histoire au conditionnel irréel, comme on
l'a toujours fait, c'est-à-dire en négligeant les leçons de l'histoire, présente
1
encore le risque de s'enfermer dans l'une ou l'autre de ces attitudes: ou bien le
refus ou plutôt la démission de la tâche historique qui consiste, maintenant, à
1
réinventer un autre destin pour notre peuple, c'est-à-dire de penser les conditions
de notre pouvoir actuel à faire recommencer l'histoire, comme nous y invite si
courageusement LK1-ZERBO; ou bien le retrait dans l'histoire qui a été, au lieu
1
d'essayer de refaire l'histoire qui doit ou peut être. Toutes choses que SARTRE,
quoique nous apportant son soutien dans la révolte contre le colonialisme,
1
pourrait difficilement nous pardonner. Sans doute ne comprendrait-il pas que
nous ne suivions pas plutôt l'exhortation de KI-ZERBO, laquelle présuppose la
1
mise entre parenthèses du moment colonial. Sans doute excuserait-il
difficilement notre incapacité à établir et à assumer nos propres responsabilités
contemporaines, quelque compromettantes ou infâmes qu'elles soient. Il pourrait
1
être ici d'autant moins indulgent que la liberté à laquelle il condamne chacun de
nous, au nom de quoi il prend notre parti ne s'acquiert pas seulement sur le
1
1
- 243-
1
1
1
terrain du conflit; elle s'obtient également sur celui du courage et de la volonté,
de la responsabilité et du projet, de l'engagement et du choix, en un mot, sur le
1
terrain où nous pouvons véritablement triompher de notre passé.
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
,
-244-
1
1
1
1
1
1
Chapitre 1
1
LA PENSEE ET LE JUGEMENT
1
(ou DE LA VERITE)
1
La tradition philosophique occidentale accorde un intérêt considérable au
1
concept de vérité. Pourtant, l'investigation, le questionnement, ou encore
l'évaluation dont celui-ci est l'objet a toujours été d'ordre logique ou
épistémologique, laissant ainsi de côté sa dimension socio-historique. Certes, on
1
dira que cet aspect est étranger à la tradition scientifique en général, plutôt "
autonomiste ", où la qualité du sujet n'a jamais été considérée comme un critère
1
d'acceptabilité rationnelle d'un énoncé. Découverte récente de l'anthropologie et
de l'histoire, il joue au contraire un rôle de premier plan dans les sociétés
1
archaïques en général. Toutefois, on remarquera que le désintérêt pour cette
composante externe de la vérité s'explique également par certaines erreurs dont
1
ne sont exempts ni le rationalisme, ni le relativisme, deux doctrines qui, dans la
tradition philosophique, traitent particulièrement de la vérité.
Le rationalisme pose la rationalité, la vérité ou l'objectivité comme
1
universelles, au contraire du relativisme historiciste. L'idée que la rationalité
caractérise l'application de certaines règles, en particulier la non-contradiction
1
permet d'en affirmer l'universalité. On peut dire la même chose de l'objectivité
et de la vérité. La première caractérise la possibilité d'un accord intersubjectif
1
autour par exemple de la qualité d'une connaissance. Elle est donc souvent la
propriété d'un savoir susceptible d'être expérimenté ou contrôlé publiquement,
1
telle que la connaissance scientifique. Une connaissance ou une expérience
objectives se distinguent ainsi de celles qui sont seulement subjectives, par
exemple le sentiment amoureux ou celui qu'un croyant éprouve pour son dieu.
1
En revanche, le vérité, en tant que qualité d'une connaissance, est définissable
par opposition à la fausseté. On peut donc dire, avec PUTNAM, que la vérité est
1
un caractère inaliénable des propositions ou des croyances; tandis qu'une
croyance objective peut s'avérer fausse, étant donné que tout le monde peut se
1
1
- 245-
1
1
1
tromper, et adhérer ainsi collectivement à l'erreur. Autrement dit, une croyance
vraie peut avoir un caractère objectif, elle l'a généralement, en tout cas, elle finit
1
par l'avoir. Mais, la réciproque n'est pas toujours vraie. C'est-à-dire qu'on peut
toujours prouver la fausseté d'une croyance objective, puisque l'extension de
1
l'accord ne préserve pas absolument de l'erreur. C'est, en tout cas, ce que l'on a
vu en examinant la façon dont POPPER articule" pragmatisme" et faillibilisme.
1
Seulement, pour atteindre à l'universel, le rationalisme a, depuis PLATON,
toujours nécessité la sortie de la " caverne ", de façon à se donner des concepts
qui, seuls, seraient définissables en stricte universalité. De cette façon, on
1
manquait de voir que l'universalité pouvait également être pensable à partir de la
donnée de certaines valeurs. Tout reposait donc sur la distinction entre ces deux
1
catégories d'objet. Comme l'a enseigné KANT, le concept désigne quelque
chose qui ramène la diversité ou la multitude à l'unité d'une essence. Il a ainsi le
1
caractère d'organiser la diversité empirique, de lier les objets selon des modalités
bien déterminées. Par conséquent, le concept ne se distingue de l'Idée
1
platonicienne qu'en ce que celle-ci ne correspond jamais aux objets, c'est-à-dire
à leurs copies, mieux encore qu'en ce qu'une telle Idée ne s'objective jamais
dans le monde, au contraire de l'Idée hégélienne. Par contre, les valeurs n'ont
1
pas ce pouvoir synthétique. Tout au plus revendiquent-elles une communauté
d'appartenance à un certain domaine de devoir-être ( Sallen ). Le concept est un
1
donné absolu, transhistorique; tandis que la valeur peut être relativisée, en ce
sens qu'elle peut historiquement s'objectiver sous telle ou telle forme, sans pour
1
autant que cette historisation parvienne jamais à en ruiner l'objectivité. Les
valeurs peuvent également être considérées comme universelles, dans l'exacte
1
mesure où, comme le dit PUTNAM, il n'est pas impossible de se prononcer sur
leur caractère bon ou mauvais, sain ou malsain, épanouissant ou avilissant.
Cette habitude qui consiste à déterminer l'universel seulement au moyen
1
des concepts transcendant l' histoire a abouti sinon au pyrrhonisme, du moins au
peu d'intérêt pour les valeurs, en particulier pour les systèmes éthiques. D'où
1
l'abandon de l'éthique, en tant qu'objet de science, aux traditions irrationaliste,
sceptique ou encore relativiste. Et le mérite d'un PUTNAM est d'avoir mis en
1
cause cette habitude, contestant ainsi, en même temps, à ces traditions leur
ascendant sur l'éthique. Sa critique de la dichotomie entre les faits et les valeurs
1
est, comme on l'a vu, assez pertinente: elle introduit à l'idée de " faits de valeur
". Son souci d'objectiver ainsi les valeurs, c'est-à-dire de les arracher au
subjectivisme relativiste, est louable: il montre que ce sont elles qui nous
1
permettent de constituer les faits, donc le monde en général. L'ennui reste
cependant que, en l'espèce, certains pourraient dire que si l'éthique parvient à
1
1
-246-
1
1
1
devenir une science explicative, et non plus seulement compréhensive, pour
reprendre la célèbre opposition de DILTHEY, c'est au prix de l'effacement de la
1
distinction entre les faits et les valeurs certes; mais sans pour cela que cette
homogénéisation des domaines respectifs des faits et des valeurs parvienne
1
jamais à donner à celles-ci un statut autonome comparable à celui des faits.
BOUVERESSE par exemple est de cet avis. Aussi constate-t-il derrière cette
1
objectivation des valeurs dans le monde une banale opération de transfert tendant
tout au plus à subjectiviser les faits et non à conférer aux valeurs une véritable
objectivité:« Si la dichotomie des faits et des valeurs est reconsidérée, ce n'est
1
pas au profit d'une conception qui accorderait aux valeurs une certaine
objectivité comparable à celle des faits, mais plutôt d'un transfert de la
1
subjectivité radicale des valeurs aux faits eux-mêmes.» 1 Ainsi donc, autant
KANT subjectivise le monde, en faisant de l'espace et du temps des formes
1
pures de notre intuition sensible, sans pour autant les réduire à une" simple
apparence ", y voyant au contraire 1'« unique moyen de garantir à des objets
réels l'application d'une des plus importantes connaissances, à savoir celle que
1
la mathématique expose a priori »;2 autant PUTNAM fait entrer le monde, à son
tour, dans la conscience, en montrant que celui-ci ne saurait exister hors des
1
valeurs. Au-delà de la question strictement subjectiviste qu'elle excède
largement ici, la problématique rationaliste concerne la question plus générale du
1
sens - du monde - qui, selon elle, est inséparable du sujet: soit parce que,
comme le soutient l'idéalisme transcendantal kantien, seule la faculté
1
synthétique de notre entendement permet d'ordonner le monde de diverses
façons, et donc d'en tirer une connaissance par l'acte d'ajouter l'une à l'autre
1
diverses représentations; soit encore parce que seules les valeurs dont nous
disposons nous permettent de le constituer, en tant que monde possible, confirme
le réalisme interne putnamien. On peut donc dire que l'ordre kantien découle des
1
concepts de l'entendement, précisément du pouvoir de synthèse qu'il leur
reconnaît; alors que, chez PUTN AM, l'ordre est une propriété de nos
1
déterminations axiologiques. Tandis que le premier est le fait d'un sujet
transcendantal; le second est, pour ainsi dire, le propre d'un sujet éthique.
1
Bref, le rationalisme a donc souvent évacué l'histoire hors de son discours.
Dans ces conditions, il a abouti à penser ses concepts de rationalité,
d'objectivité, ou encore de vérité hors de toute considération socio-historique. A
1
l'exception d'un HEGEL pour qui la question ne semble, du reste, pas se poser,
la tradition rationaliste a cru ainsi se faciliter les choses: ou bien tenir compte de
1
1. J.SüUVERESSE: 1984 p 59.
1
2. E.KANT: 1968 p 57
1
-247 -
1
1
1
l'histoire, et achopper sur la question de l'universalité de ses concepts
fondamentaux; ou bien la récuser, et faire l'économie de cette question. A
1
l'inverse, le relativisme a opté pour l' historisation du sens. Pourtant, il ne s'en
trouve pas plus heureux. Son erreur est de penser que l'histoire est incompatible
1
avec l'universalité, ou que celle-là entre nécessairement en conflit avec
l'objectivité. C'est sur ce point précis qu'a porté la critique de PUTNAM.
Cela étant, restons dans la tradition rationaliste. Et constatons que, pour
1
faire tous deux parties du domaine de l'universel, rationalité et vérité ne s'y
distinguent pas moins quant aux modalités de leur définition. En effet, on peut
1
dire que la première peut, en quelque sorte, trouver en elle-même les termes de
sa propre définition, en ce que la rationalité a toujours la ressource de se savoir
1
rationnelle. En revanche, la vérité ne saurait se définir intrinsèquement: elle est
trop tributaire de l'ordre dont elle procède, c'est-à-dire de ce qui paraît être son
1
contenu extérieur ou ses conditions externes de possibilité. On a ainsi un concept
normé. C'est-à-dire qu'il fait nécessairement appel à un ensemble de méthodes
ou de règles de démonstration, de validation ou d'invalidation, pour parler le
1
langage propre à l'évaluation des énoncés dans les sciences formelles. Plus
généralement, la vérité n'est pensable qu'au regard d'un contexte normatif
1
consistant en la soumission aux règles de production et de validation des énoncés
propres à une théorie, à une discipline, à une tradition. Elle n'est possible qu'à
1
condition d'observer un certain nombre de critères qui, en un contexte donné,
permettent à un discours d'être considéré comme vrai. Dans le contexte
1
particulier de la tradition orale, ces critères peuvent être la reconnaissance
statutaire, donc sociale du sujet énonçant la vérité ou simplement les
circonstances, telle lieu où il est parlé de choses vraies.
1
Toutefois, pour être distinctes, pour relever chacune d'un mode de
fonctionnement particulier - la rationalité étant toujours capable de donner une
1
théorie du rationnel, c'est-à-dire la sienne propre, de réfléchir sans contradiction
sur son propre discours; tandis que la vérité est impuissante à se penser en son
1
être propre, c'est-à-dire comme vraie, sauf peut-être à s'exposer aux risques de
paradoxes qui nous sont déjà familiers - rationalité et vérité n'entretiennent pas
1
moins entre elles des rapports dans ce domaine de l'universel où elles font toutes
deux parties.
Tout d'abord, la rationalité, en tant que discours dont on peut affirmer la
1
vérité, ne saurait, ce nous semble, déroger à la " police" de production de son
propre discours, en un mot, à son ordre propre de vérité. Et nous savons que
1
ordre d'un tel discours a historiquement correspondu à une double exigence de
cohérence: cohérence interne du discours avec lui-même, par exemple dans le
1
1
-248 -
1
1
1
contexte de la raison grecque, politique; cohérence externe du discours, c'est-à-
dire correspondance avec l'objet dans le cas de la raison moderne,
1
expérimentale, en tant qu'elle s'est tournée vers l' investigation de la nature. Ce
en quoi cet ordre de vérité s'oppose à celui qui commande la production des
1
discours jugés vrais dans les sociétés archaïques en général.
Ensuite, on verra pourquoi la vérité, en tant que jugement métathéorique ,
1
n'est thématisable que dans le contexte de la rationalité, c'est-à-dire d'une
pensée qui a la particularité d'observer une distance critique par rapport à elle-
même. D'un mot, on pourrait alors voir que rationalité et vérité forment un
1
doublet.
Ce double rapport entre vérité et rationalité fera l'objet de la première
1
section. La seconde s'intéressera à un autre aspect de cette relation, ou plus
exactement à la relation entre la science, ses résultats et l'acceptabilité
1
rationnelle des énoncés établie par la logique. La dernière reviendra, d'une
certaine façon, sur la question des conditions de possibilité de la rationalité, en
tant qu'elle enseigne une vérité plutôt séculière que sacrée. Quelques remarques
1
touchant aux conflits inévitables qui résultent de la coexistence de deux
traditions de vérité, de la tradition scientifique et de la tradition orale, c'est-à-dire
1
de l'apparition de la différence dans l'espace de vérité, y introduiront.
1
1.1 la vérité et ses occurrences
1
1
Nous n'avons pas ici la prétention d'examiner toutes les conceptions de la
vérité. Tout au plus intéresserions-nous à celles qui nous paraissent dominantes
1
dans l' histoire de la philosophie, à savoir la conception syntaxique et la
conception sémantique. Ce qui veut dire que nous laisserons de côté les
1
conceptions plutôt minoritaires tels que l'opérationnalisme de BRIGMAN et le
pragmatisme de PEIRCE. Encore que, comme on l'a souvent fait remarquer, ces
1
dernières et le vérificationnisme, en tant qu'expression de la conception
sémantique vulgarisée par le néo-positivisme, ne se distinguent que sur des
questions de détail; alors que, au fond, toutes ces doctrines disent la même
1
chose. A savoir que le sens d'un énoncé est établi à partir d'une opération ou
d'un protocole dont on évaluera les implications vérifiables ou pratiques. Or,
1
l'utilité chère au pragmatiste compte au rang de tels effets ou
conséquences. Ainsi, HEMPEL a su rejeter toute distinction pertinente entre le
1
1
- 249-
1
1
1
contenu de ces deux conceptions de la vérité non examinées ici en détail et le
principe néo-positiviste selon lequel le sens d'un énoncé est sa méthode de
1
vérification:« L'un des principes de base de l'empirisme contemporain dit qu'un
énoncé exprime une assertion ayant une signification cognitive (. .. ) si et
1
seulement si (1) il est analytique ou contradictoire ( auquel cas on peut dire
qu'il a une signification ou un sens purement logique) ou bien (2) il est
1
susceptible, au moins en principe, d'être confronté à un test expérimental (
auquel cas on peut dire qu'il a une signification ou un sens empirique ). Le
contenu essentiel de ce principe et notamment de sa seconde partie, qui adopte
1
la testabilité pour critère de signification ( ou mieux encore de ce qui possède
une signification) empirique, n'appartient pas seulement à l'empirisme: il est
1
également caractéristique de l'opérationnalisme contemporain, et un certain
sens, du pragmatisme. Car on peut aisément faire dire à la maxime pragmatiste:
1
une différence doit faire la différence pour être une différence, que toute
différence verbale entre énoncés ne sera pas considérée comme une différence
de signification que si elle se traduit par une différence entre leurs implications
1
expérimentales.»3 C.CHAUVIRE ( 1986 ), en s'attachant justement au détail, a
pu montrer que la différence entre pragmatisme et vérificationnisme n'est pas
1
seulement nominale. Par exemple, en admettant l'existence des entités
inobservables non dépourvues de sens, PEIRCE a fait place à ce genre d"'entités
1
superflues" à propos desquelles les néo-positivistes encourageront HAHN à
sortir le rasoir d'OCCAM. Tandis que HAHN est appuyé dans sa démarche par
1
tout le Cercle; NEURATH devrait y vaincre une certaine opposition pour faire
adopter la conception syntaxique de la vérité.
1
1.1.1 La conception syntaxique
1
Ce qui caractérise la vérité du point de vue syntaxique ou cohérentiste,
1
c'est l'accord de la pensée ou du discours avec lui-même; c'est l'absence de
toute contradiction dissonante, ou encore la conformation du discours à un
certain nombre de règles ou principes susceptibles d'en garantir la consistance,
1
par exemple les trois principes proposés naguère par la logique aristotélicienne:
identité, non-contradiction, tiers-exclu. Le cohérentisme s'attache ainsi
1
davantage à la structure interne d'une architecture de propositions qu'à leur
contenu. On peut généraliser, et dire qu'elle est une théorie de la déduction
1
1
3. C.HEMPEL: 1980 P 61
1
-250-
1
1
1
fondée sur diverses relations impliquées dans un raisonnement ou une
démonstration, suivant un certain nombre de règles d'inférence.
1
Depuis les Grecs, la théorie de la déduction, ses mécanismes ont connu de
nombreux développements. L'usage de la déduction par ARISTOTE par
1
exemple est assez constant. Il ne se limite pas à sa théorie syllogistique dont le
but est de montrer comment parvenir à une conclusion valide, moyennant un
certain nombre de prémisses; il est au fondement de sa propre théorie de l'être, et
1
donc de la prédication:« l'être est utilisé de différentes acceptions, mais ces
acceptions sont ordonnées en ce qu'elles dérivent toutes, plus ou moins
1
indirectement, d'une conception fondamentale qui est l'attribution d'une
substance seconde à une substance première. A cet ordre syntaxique correspond
1
naturellement un ordre morphologique: c'est la substance - et, avant tout, la
substance première - qui est la principale des catégories.lLa pluralité des sens
1
de l'être et la dualité des oppositions particulier/universel, concret/abstrait
servent de fil directeur à la déduction des catégories.»4. Le développement des
sciences formelles a encore accru les ressources des théories déductives, tant du
1
côté de la syntaxe que de la morphologie. Et WITTGENSTEIN a fait observer,
dans son Tractatus, que, en logique, le principe de la déduction, c'est-à-dire la
1
pratique de l'enchaînement réglé des propositions les unes après les autres, a
tendance à ouvrir tout un domaine où la pensée, par dérivabilité syntaxique,
1
semble nous précéder dans son propre cheminement:« 6.124 - (. .. ) Nous disons
que mainte chose, dans les symboles que nous utilisons, était arbitraire, que
1
mainte autre ne l'était pas. En logique, il n 'y a que ceci qui exprime: or ceci
veut dire qu'en logique ce n'est pas nous qui exprimons au moyen des signes ce
que nous voulons, mais qu'en logique c'est la nature des signes essentiellement
1
nécessaire qui énonce d'elle-même. C'est-à-dire, lorsque nous connaissons la
syntaxe logique d'un langage de signes quelconque, toutes les propositions de
1
logique nous sont implicitement données.» Plus tard, l'auteur des Investigations
explicitera ce qui, dans la déduction mise en oeuvre par une syntaxe logique,
1
appartient respectivement au nécessaire et à l'arbitraire. Le nécessaire est ce qui
nous impose à suivre tel type de raisonnement, à " suivre une règle "; tandis que
1
l'arbitraire caractérise justement ces règles elles-mêmes qui rendent pourtant
nécessaire tel type de raisonnement:« 372 - Réfléchissez: la seule chose qui
corresponde dans le langage à une nécessité intrinsèque est une règle arbitraire.
1
C'est tout ce que l'on peut tirer d'une nécessité intrinsèque dans une
proposition.» WITTGENSTEIN parle alors d'inexorabilité de la logique, en tant
1
que corpus de règles, en tant qu'algorithme auxquels on ne peut plus échapper,
1
4. J.VUILLEMIN: 1967 p 226
1
- 251-
1
1
1
une fois que se les donne. Ainsi, il distingue la stricte contrainte imposée par la
règle logique de celle qu'institue la loi juridique qui, dans les cas de grâce ou de
1
circonstances atténuantes, peut se montrer" compréhensive ".
*
1
* *
Selon toute vraisemblance, la cohérence, en tant que propriété de la vérité, a
connu sa fortune la plus heureuse dans le contexte de la raison grecque, fille de
1
la Cité dont le caractère est de favoriser, comme on l'a vu, l'art de la parole. On
retrouve cette intuition chez PARMENIDE par exemple qui a élaboré une
1
doctrine de l'être à partir de la structure non contradictoire du langage, suivant
les rapports qui lieraient logique et ontologie. Aussi le non-être sera-t-il rejeté
1
définitivement du côté de la non-existence, parce qu'il" n'est pas le même ";
tandis que l'être, lui, en tant qu'il est toujours le même, peut être affirmé.(
1
fragment VI). Et l'erreur contre laquelle préviendra aussitôt l'Eléate consiste à
concevoir la pensée comme l'autre de ce qui est, nécessairement:« Le même, lui,
est à la fois penser et être. ii affirme le fragment III. Le même indiquerait donc ici
1
le rapport non contradictoire sous lequel se réalise la coappartenance de l'être et
de la pensée au domaine de la vérité.
1
Ou bien il est, ou bien il n'est pas. L'ontologie parménidienne s'est tout
entière construite sur cette alternative. Or, dire" L'être est" est vrai, ou plutôt
1
nécessairement vrai: on désigne alors le chemin du Jour, le seul « chemin auquel
se fier - car il suit la vérité ii. Il en est de même lorsque l'on affirme: " Le non-
1
être n'est pas ": on prévient alors contre ce qui n'est qu'un « sentier où ne se
trouve absolument rien à quoi se fier. Car on ne peut ni connaître ce qui n'est
pas - il n' y a pas là d'issue possible - ni l'énoncer en une paroleii( fragment
1
VIII ).
L'être est. Le non-être n'est pas.(l) Sans doute PARMENIDE lui-même
1
inclinerait à considérer ces propositions comme des identités, puisqu'elles
affirment simplement:
1
1.
l'identité de l'être avec ce qui est, avec ce qui a la clarté du jour, et
mène du côté de la vérité.
1
2.
Celle du non-être avec ce qui n'est pas, qui ne sera d'ailleurs jamais, qui
1
se confond avec l'obscurité de la nuit, et ne conduit nulle part.
Qu'on nous concède cependant de les prendre pour des tautologies.
1
Maintenant, si pour une raison quelconque, on prenait le risque de dire: "
L'être n'est pas " ou " Le non-être est " (2), en un mot, si l'on niait également
1
1
-252-
1
1
1
l'existence de l'être, alors qu'il est nécessairement ( fragment VIII), sous
prétexte qu'il est ici en contradiction avec quelque chose qui n'est pas lui-même,
1
ou le même, alors on nierait la vérité, mieux on s'en écarterait définitivement.
Dans l'ensemble, PARMENIDE peut justement être considéré comme un
1
précurseur, c'est-à-dire quelqu'un qui initie aux questions originaires de la
tradition philosophique. Le mot " originaire " devrait être pris ici au sens où
l'entend la phénoménologie historique et qu'on nous rappelle ici: « Dans
1
original, il convient d'entendre avant tout origine, signifie l'élément d'initiative
radicale relativement à quoi" nos" problèmes ne sont peut-être, dit à peu près
1
Heidegger, que l'éclair blafard et silencieux par lequel se signale encore un
orage depuis longtemps retiré, en sorte que nous ne sommes peut-être nous-
1
mêmes, Occidentaux d'aujourd'hui, que les tard-venus du radieux Déclin
qu'inaugurèrent les présocratiques.»5 Et peut-être n'est-il pas seulement le
1
précurseur de tous ceux qui, avec RUSSELL, croiront que les propriétés du
monde sont déductibles de celles du langage. En définissant l'être comme ce qui
s'énonce, et qui est collatéral au sens, à la valeur, à la vérité, et le non-être
1
comme ce que l'on ne saurait ni connaître ni énoncer en quelque parole, donc
comme la négation du premier sous tous les rapports, PARMENIDE pourrait
1
bien avoir, en un certain sens, inauguré le grand partage propre au néo-
positiviste entre le sens, c'est-à-dire ce qui peut se dire, et clairement et le non-
1
sens, autre façon de nommer le flou ou le trouble, l'indicible, donc
l'inconnaissable lui-même.
1
On dira qu'il est pour le moins osé de vouloir rapprocher l'Eléate du néo-
positiviste, dans l'exacte mesure où sa méthode reste fondamentalement ce genre
de démarche que dénonce vigoureusement REICHENBACH en particulier sous
1
le nom de " rationalisme ":« Les philosophies rationalistes ont tenté à maintes
reprises de présenter la logique comme une science de l'être capable de décrire
1
certaines propriétés générales du monde, comme une science de l'être ou
ontologie. »6 Et pour un philosophe persuadé que seuls les empiristes nous
1
donnent de bonnes raisons d'espérer
L'avènement d'une philosophie
scientifique, ce nom de " rationaliste" est largement péjoratif. Il rassemble,
1
comme on le verra dans la suite, tous ceux qui ont assigné à la raison humaine
des objectifs que, raisonnablement, elle ne saurait atteindre. En tout cas, il est
clair que, sur cette thématique du rapport de la pensée au monde, PARMENIDE
1
a exprimé des thèses qui ont paru sans doute audacieuses aux logiciens
modernes, dans l'ensemble, plutôt portés vers le conventionnalisme, ou
1
5. J.BEAUFRET in PARMENIDE: 1955 p 17
1
6. H.REICHENBACH: op.cil. p 190
1
-253 -
1
1
1
redoutant les " quest~ -€xternes
", comme l'a clairement fait savoir le néo-
positiviste. C'est d'ailleurs pour éviter pareilles questions que WITTGENSTEIN
1
a nettement circonscrit l'objet de la logique et de la philosophie, leur évitant
'lnafrt~Ye~J9.~~ela " théorie" ne semble guère redouter, le risque de prétendre
1
expliqUNI.1Sfil'0nde, y déduire quelque chose, ou encore dire ce qu'il" est ".
DisciQ?;~.N9~"M-Ynscendantale" , la ~Iltiffe'1dWraitse contenter de refléter la
if:t'"S9L
',S9nJit~6~~(S.;Z~ 'n
::~~~(){ ~anonde
-1
en u~S~~~l~ttru~aseconde a pour tâche de le
,~~s~ement, de façon à pouvoir y mM~l#~tes choses en l'état.« 124 -
'Z(l.rd.Qllùl&~ie ne doit en aucune manière porter atteinte à l'usage réel du
1
'nl'n 3l0~"MV
fi .
h
IhT(7<
.
le
II
.
angage,
ne peut aire autre c ose que lf':taeCnre.
ar e e ne saurait non
'(9Z'ZSZ'9(Z'~fZ
plus la jlfJ'i/léitJJElle laisse tout&Ç,j..Jn'leij (j(jrk[lf'/ti{» De plus, le souci d'éviter à
gNYHd04-$nIV~CC -O'~
. .
.
1
Tî~t §lJtl~~~~stions dites ~xter,:es, yn tarJtOiu' elles ne concernent plus les
l
"
rQlW"
"dt'~~ ((Z 6ZZ 8(t b'
.
d . l'
d
,
seu es
prop...IQ.es Internes
u9trg9~t"8~'F~Lt [en aVOIr con Ult
auteur
u
l,
9Zfr'lla§tif}f}J..J}f dans la tauto~îSlllYCffiI'èU~l'iMèsimple opération neutre pour
"(ft
~m6!:JlJu~HJsuOIlBUI'âBUII
't'ttfiôLli'6llM1ÙQglque - « 4.465 - Le jJrodui~f1/Jr/que d'une tautologie et d'une
l'
OS(.rlj.~iiamême chose que la proposition. (Jar on ne peut pas modifier
l' ess~(jjJnbolesans modifier le sens »; au pül une opération vide de sens
S( lI~f,SFDnl.Ç(Qaela contradic~fe'~;~~. '~contraire, chez PARMENIDE,
1
-éJ~d~
'16Z'06Z'68Z'S8Z
tout se passtSWtO:Nmme si Ctt8Jtll~gzeïtpïü9~~nu de considérer comme une
tautologie %t(uWe '19ntradictoi;b~ilID:p6QlàBfàre considéré comme un simple
1
.
T ' '8n '(n '611 'LU
.
.
..
'1
cadre vrde de senN: autologre ~Y1~~jSJjr&~nsergnerarentrcr utI ement, et
all même titre.~~e d'authentiques projJositions~thétiques,sur ce qui est. Ainsi,
"
jIl;)npoJcf npUglUgJ~~
1
'SL llâllOO"itffilâ~~ entre l'être' et le non-être '1ft1(semble constituer l'opération
'ln tsHB~~~lF~~tte le non-ênJè~!a~fiMWlVl:!~nTP, du côté de ce qui n'est pas.
.
,
,1""L
d "
rel
69( 161
d"
l"
d
l' ~
Inversemé\\\\{\\l'e'fUen vertu
u pf~llf~ Rr~~tra rctIOn,
exrstence
e
etre
1
'LLI s;en tn:ltlNe. ~Z9Z; affirmée. En ~'~ )tl9l.\\iùt~gie exprimée par (1) confirme
~Ll~rrDy~~~
'Z(~'L6Z'Z6Z'S8Z
déjà l'~~-tiequelque chGl!>tI~dfZg~.'IOZ
1
gnbqUBnt:OdUteG5~antla 10gique'~1whl8Ii'ilij~li'ile'~iJi.tant qu'elle est pure théorie de
.
. Ir\\
,
'8t' 't'Z '~~_UOISs~?~!P~
l'Uriè?fJqr.iji\\IW1des catégories de fa ~i~~rne, on se laisse peut-être pas
1
uoqn~t>.gJ
"'.o~'J.s:.!Z
.
seulemeIit
lét- à un pur exel6~ë(dr.a:lNU.l.llllôlNSme- encore que la logrque
l
~fj
Ll
'Sf(l 'soz 'SLl 'ZLl
gnb~~èIlèfinn~désormais 16ll.lf1~l;'~§f~lhe surtout à montrer que, chez
1
'oJ:.nléa1e.-6e 18J nous appeloniSilj<IDrIl f5ililcoJrfradictoire et tautologie ne sont
~rvrC17"'tt1
'S8 '(L '9t' 't'Z pJO;);)~
..
guu1Y!Y~f#ijpt~t parler des proposrtIOn~ëe~t<lues,ce genre de proposrtIOns
LL 'zr gUUgIJI~do;)
. ,
"'""""
qtri s0r&Y
i\\S~ sens ( prerrue8WH,,1f611ENS~~ ) ou de contenu ( CARNAP).
1
.
,
glIpqBldg;);)B
Il Ê~Mè!lm~à~u'ellesne sont pas c6riçiJ~§~~esimples conventions sans
SlUg,lUQUI
l
.
0 = '.c-.c.~ h:-A:J:
. .
.
d'
l '
.
valeur de ver&Z fauto ogre et contr~JI.;tI;J.I;L!~rOlULent rcr partie
une ogrque qUI
1
gUISmuoqB;)!:JUgi\\
'Ot'Z ~~~~ine de l'être, ~P~~dsfSUkest-à-direla Vérité elle-même,
'6A)!1.-c.e7qJ?J\\:eI u:. t au même elOOZcSJMtîéi&la~1illesmoyens opératoires d'une
,
u~ t~", glt ttt
'88 'S9 '(9 '19 'ss
1
ZOI ,S9 ~9 gJ!OlB?IB
'6( 'L( UO!lB;)!:J!J?i\\
n ( 98Z n
!Jo!Jd B
99Z 't'Il 't'Z SlSgl
SgpOUI
99Z 'LSZ ~6t'Z '9t'Z
1
W
'sn 'dlâS(ttmr13BJd
1
1
1
doctrine qui exprime-IüObgique de l'être lui-même dont le vrai et le faux étaient,
à la limite, des prédicats. Elles semblent donc rendre compte de l'être, en tant
1
qu'il est impliqué dans une relation identitaire avec la pensée, en un sens fort
6t''l gMtfi~1Hloft~J5cr6ui où les MP8tr~r~~~~~!_1généralement ce mot d'être.
1
BERK~YL.4l'lr exemple afMéH)lIézijfsse est percipi. Ainsi, constate
1!H§îYW?5lffi!l§IBJ
'
~ ;;lAll::mgUl ;;lnbl~lP_ _
,~
U:'l "SOI UO!lB;)yt~tt:/,a these m
me en nC1>~e que chose sur 1 etre au sens de
1
l'objectité ~~prése.ÙlID~~fiIlW".nvers.La sentence grecque attribue
lZZ-,m;t'61
ri
1
;;lnbllsm~un
bl
'l' ~
,
, d'
,
;;llliJ-fillltt1~otlilSQrue comme a perceptwn'eM raSsem e, a
etre, c est-a- lre a
la Pml1i[6'lC'est pourquoi tot19ti:n.W/l'PMtufion de la sentence grecque qui se
1
;;l;)UBSSIBUU(),J
.
d 1
;mbl~J}]~uu: "
Il d'
1 d 'b
7
nwf~pa~l6td6~rspectlve e a pe8it;llBf~tîWfl s egare-t-e e es e eut.»
"f9{ls8!m-I't86lPtre propre interprétation s'est-tije aussi méprise quelque part. Mais
1
'S~h'~f'Z-,;SSI
;~:u,S~;)U;;lI;)S
'9l)r"Z~e~~drotBèRorterpeu. L' ~~'P~1tî6)'îJ1g1t~l~'fflsureHEIDEGGER lui-même,
Nt 'l9IDI~~O&ernescomme~tSJLt~diWlerpar ce genre de méprise d'une
I~~iz.z.F.nbgomps
S;;l;)U;;lI;)S s:;:m ;;lJmlSfU
.
.
1
Iélt~ilt?JJ:ts?(('de rupture avec certaIne~tf eurs mauvaIses habItudes, en
parti~ÏJ1O~quiconsiste 3.:)Uag6g;0-Ptul]lCl>lsl!~logueavec les Anciens:« Ce
d' l, .9Zf 'M
d
d' ~ Q ;;l1~OTOdoJUlllBC'
,
.
"1
1
1
'88 lïf:°~~8Ioq;)t;{Sn encore - etre commenCe. s6ft a pel11e s lest seu ement
prép9rt >'11m, précise-t-il, c' est~I~Jrtl'l':(r'QJ2Iteldialogue que peut s'éclairer
''l'l l'bT ;;ls,(muB~;pÂ?d )
;b7T "'"1 ;;lI}J.dos9,W;ld
.
d'h'
a 'Tz~e~\\\\~!i~q(.1" aucune meal'uztll'J't:?r~pS1!~nt!qst auJour
Ul ne peut germer
1
et ses,t-v1.JpzJper, a moins qu 'f!~ 'JIi!vf"9~e'~ racines dans le sol de notre
:~lfs{~~~;'~toriquepar un'~!IJ:~Jr;~lt!?J~!q,enseursanciens et avec leur
08'l 8L'l 9''l
Z8ï-;;lUu;;l!p!pn!)
1
't6Jeg9~.'ftzDe plus, la même erreuQ!g~?lR preuve du développement
1i{~:~9~t~&tiquede la philo&oR.hi~:« Pourtâ!!.Zces interprétations, qui nous
't'61 S91 SL f:L
L\\:I 'lf: ;;lPl?UJO?~
1
'69d&9d~~S.fqds des formes multiples, sgW~~ une tâche dont on ne pouvait
s~WisYJ~B!P.lm~esrendent ac~J~~§!ila't;6,ls~Lprésentationdes modernes et
f:S'l ;;lI1'D!JOlS!q
SOI 'lOI jôD!l?U?~
~Bfi~~l4ddernière dans son progrès, ql(f§/;le a voulu elle-même et qui la
1
,porteil U1?~Iveau supérieur "4~Ltit ~~'~il~~
f61 ;;lP'lOIOlUO?IBO
t'L'l f:L'l "6ft Lf:'l
O'lf: '91 ;;l!~OIOJngU
;;l!qdosol!qtlouql;;l
1
f:OI ;;lUJsqlUlllBU
6t'f 'Zl'l
LOf: 'LL ;;ll!UJ!l
'8LI ''lLI '691 '891
BI ;;lp ;;ldffi~d~~w raison grectwJ1; '6sJlé96J1~riOOsme logique aura également
1
marau~\\ J~ l'entre-deux-g\\§&&~,'~tf!frttlfrll\\l"~8articulierpour la conception
;;lnb!lBI1I?'ilBUJBl?UJ
f:S ;;lIBUOP3?J
syntaxiqu~~ la vérité. De tous les~~d~ercle de Vienne, NEURATH
1
'8S~~tsl~!t~H§l~lfIdentdéfenseur. @ j~Èè1H~tY681bâî le Cercle de cette conception
8L'l Sf:'l SL If:
;;lUJUJoq,l ;}P S;;l;)U:1!;)S
;;lnb~mniH<:l~~acrer la réussit~:JJP1n}&ID~~acritique du" phénoménisme
, P~ ~~é~ationnisme, auxquels ti~ fcMrd}Prfl~ulièrementSCHLICK.
1
LL [ 89 ;;lnb!UB;)?UJ
~~oIOUJ?lS!O?
8If:
8LI 't'LI
'9If: 't'If: 'S8'l
'f:LI '9Zl 'nI 'LOI
1
1
1
,1
1
'1
Le physicalisme-, ~-NEURATH propose ici comme solution de rechange,
comprend deux thèses principales. (i) la conception cohérentiste proprement dite
1
,
de la vérité. (ii) la révisabilité de tous les énoncés scientifiques, les protocolaires
l n Q([Vï3H:JVH
d
. .
1
1
d'
AdN l'
y comll()'~À"frtu
u pnncipe selon eque aucun
eux ne connaIt e
0 l me
1
tangi:k.NlEhS@~iquantainsi la révisabilité à tous les énoncés, NEURATH s'est
09~NQ([V,
r/;~C_'
~kC'Zl
.
opp~EfUS'9ttement a SCH,LIÇK ~~~~lIde VOIr, pour sa part, dans les
't.1lC..:cnc. 'n'%.
l '
rl'
S!t T9. 6S fS, Zf Il
.
" . d b'
bl
1
,1(::::Uu~~,
\\Jtoco aIres '5~~~~HJ~§~nD~~§~tatIOns ,10 U Ha
es, non
6f..;l, LL~_l S~l'
' .
~lJJ:::lTIil1'"'\\Snr
.
d
. d' .
'tlJlll~6tp fltT aucune autre connaissance, 1f1zmn:r'OU'au contraIre evraIt enver
'Zflâl011Îl&r81' de toute connaissance.
f
1
'n 'ZI 1=LL01$I([V
h
.
l'
"TC
.
l'
1
.
P0t.JtzïlIre accepter sOn'i~?ICa Isme/'~Zen partlcu 1er a conceptIOn
.~ 'c"Ja ,., NEU 9 ~p 9fZ, ff ,
l'
d
~gtTaxl
~J'
vente,
-.J tW'l~ comme
un
es moyens de
1
dN~Hd ).,LSL([Y
r-
..
.
sl~W-W~~ choses:
't'fZ 'ffZ '6ZZ ,~~i
,
99f
'9fl 'Sfl 'Ofl 't'L
9ZI ([l!SSaHilûI'tonséquent a"~
1
,J..y JIDJW~ de base du néo-positivisme
ILf
Vt; ~
•
.
.
't'N 'LU ~, soit l'exclu~lliw\\l\\!gIaSrH~l~W~~eau moyen d'un langage
SOZ IAS.l.0aYel ( Lu ), lequel, symétriqulm~rit, d~vrait fonder l'unité, voire
1
OSf ([3WI3IPHIQJI d l '
J'
-O~~
e a SCIence.
Sf ([3WEDIH([OH
99f 'fSf 'f6Z 'Z6Z
1
2.-0~M fort peu de ci[~~e6~tsgyittgensteinet d'autres" ont dit
d~Wtl~fiIquedu lan~:'i~:t~Vi~~frdu rapport entre celui-ci et le
monde.
u
'Sfl 'ffl '611 'LII
1
N
'9t' 't't' ~1~A~pgrqo
En bref'l~t physicalisme est nrésenté U~me le meilleur moyen de se
,
J~pnpOJt1 npugwgfl~W
.
g
1
SL lpïléWfù?J.lfi- 28iUllè un certain usage du langa~~ontre nombre de questIOns "
'In ~~~~'~~elui-cipeuf~POH?lfRtfffi:llil.ffi~rWécisémentsur ces questions, le
'.
l':J;[ly~r:l b
.l.",
,v.i.t.~1t 161
.,
d
.
'fi
.
1
physica Isrc Tan 0 servel' qu~~ ~U'~ltt()fl'.U.f0ntre cntere
e SIglll catlon
'LL l ~~fl\\iitffl.:JIfJf~ encore de P9.~~~ ~{Jl~'nHiuestion de la transgression de
.
.
~ff 'L6Z J~Z 'sst,
l'interdJR~Wm~èhsteinien. Or, t~ ~ éEO~pfeta un tel scrupule, dès lors que
1
gnb~bl§olmtla\\~de la phy'si~~~~là'SU-ti.fduquel le Lu devrait être
.
. ,
'S, t'Z fZ uOlssnJ~Ïp
C~Q~t?tùIi1P!sI3Bulaissede côte sa c~~'tt~t~~tmantiquepour ne s'intéresser
uoqnrOAgJ
" "
1
exclusivèmoo4:;61u'à sa structur!(ijVih&~idlfg~~RONE, resté particulièrement
m:t-- J..1'
'St't 'soz ''sL l 'ZL1
gnb~~~ntiPCâ~:)<t'lr.fà\\~lémiqUe sur Itîffig9tétrro~lairesdans l'épistémologie du
1
'0.-C6J:rJ@ q,je,.~~e " restitue i~fifâ~'JilaiKJJ neurathienne, jusque dans les
~ l'Tc, roc tU
'S~ 'fL'
't'~ pJOJJB
gUUgcilrM"§ecHm~inxquelles le pflysica iste $lLtrrme ne semble pas toujours avoir
LL 'Zf guu~I5lUJgdoJ
"
pensé:lI~~flRlSpns, selon les ~~li~i.flJ~?Hm:mtdernière analyse, le langage a
1
.
,
~HflqB1(fgJJB
urfi6JiMR1]m8fliJh de par son rapport (l1jerIJ(Jy#IBI1~r§hose ( les "faits " ou les
SlUguaoua
"
" p
,
données im~ates de la consciengfl) Sii~siQJouve au-delà du langage, c'est
1
,
,
gWSlUUOl)BJYUgA
Ot'Z ~~~r des assertion:s~e§4it.et~fwtu du critère de signification en
'6~Nbçti.oJLI~].!S"it en effet d'a~ùSkl~In'B\\}jntpas vérifiables.(. ..) Le refus
,
~--l.-~(, l'S :t tttô
'ss 'S9 '[9 '19 'ss
1
ZOI S9 f9 gJ~OlB~rB
'6f 'Lf U0I1BJYUgA
nf '9SZ 'n ~Jo~Jd B
99Z 't'U"t'Z S'1Sg1
SgpOW
99Z 'LSZ '6J7Z '9t'Z
1
W
'sn ~§mu'àBJd
1
1
1
neurathien du critèretd1F sign~fication, faisant appel à un prétendu rapport du
langage avec ce qui est au-delà du langage, non seulement entame le fondement
1
de l'mai-métaphysique originel du Cercle, mais il marque aussi le passage
6f7Z ~J1I5BfS~cfbe la vérité cO~H'{l~I~ftr~~611ceà une théorie de la vérité
1
comme 'r9à~lfU[ce.»10 En tant «il'* 'qm:c en cause la vérification, comme
dwsmuo~uJrW~U'
'Ç'Q .gAIlJnoUI ~bI710T .
"
U:Z ç~Uirâoi1~5lf(Stü{atlOn entre 'SCIence et mgt'W1'lysique, en tant qu'Il applIque la
1
révisabilitésàAttrod~les én~~~uiWJtiftqmJ$, y compris les protocolaires, le
lZZ,)IZit,6,1
. .
l
dnhnsm~uTT
d'
,
d'
d~'1f~trotft:diBntesteainSI, no ens vorelf.~{Importance emesuree accor ee
orig~éllmJltà l'expérience, et9Jt epmllptiua " naïve" qu'on s'en faisait. De ce
1
dJu~s~IWluOJ
.
dnbjwnâu!-J
.
PWg'Pg~oi6p.,b~ BARONE aJouOfd9t~Itsin~nonce, en un certaIn sens,
fflY~~ND, champion du relativismeL6< N'eussent-ils été encore sous le
1
'~n'~Z 'S~l
'E~ 'ZL»dJUdIJS
'9~r"'utir'if6rof5b,polémiqueas~~-;5tir~B8'g1f69Sfq de leur Wissenschaftliche
Tlli;hYhifo~soriginelle,lesIJl1[yYiwt;otI,91uraient en bonne logique tiré la
lt'Jn'ZM
1
dnbnOTw9s
-r'
b SgJUdIJS. s~m ?f,T01SIU
l"
, .
l
Itit~fffi~~IQu une J OlS a olle la' alsW1c~ffi entre t leone et expenence, a
scie~~ibrtl)f,hJze ne se distin~a§dpmJlll~lft de la métaphysique. Ce point
1
'8ff'tttri~;J~~arun critiqu~~~op9z~OllbWR~g~ Thilo Vogel.» II Du moins
l'an~éf(}\\nïl jusqu'à un cetS\\ttl 'stÎJltmu1~~nent. Car, sous le nom de "
'zz imY.~MlYWB1?:S~e loge le rê~Jl;~~§2lJ~g?I~wdcaractéristique de l'esprit des
1
LL1
. II
l \\fj
. ~!q
LU~*,~Sbl~ l'incommensurat>Wté[~s~~pe vue selon FEYERABEND
:~1~~8~:~~~aractèreintern~~h~Tï~~~L.&~tA~~~!~ela vision neurathienne de la
08Z RLZ 99Z
Z8Z dÜÜg!PIpng
1
'mé9S~ 'Feitaire, c'est-à-dire la c0Il1!Ulylllllll:;Hïion par-delà les frontières.
, 'N:E~ATItZprécurseur donc qe F.~YERAB~, mais aussi son contradicteur
f761 591 SL t-L
Lfl 'lf g!Jl?lÜÔ9~
1
'69é89J\\[Ï~s:mnh~plus, pour échapper à cstl.rré9t~ue, qui conduit VOGEL à dire
eh2br~~1t~s9JI~'i\\ysicaliste a f1J.H~~1 ~~;~;b8J,.alement au développement de
fSZ dnO!JOlSIlI
SOI 'lOI dr1ô'Il?U?~
}:jt~al~çIcelui-ci
1
a fait valoir une formE~historicisme qui ne semble pas
, remettre ~%lcause la vision ih~~~~&t!,9cfe la science. Car, l'argument
f61 groOIOluo~Iua
f7LZ fLZ 6fZ LfZ
OWflJts~~JIc:DJllece qui contin~qdudtgr.JltlrntqàIx:listinguerles énoncés de statut
1
sè~aWA'~J8èuc?eux de la mét?phy&igue"~t'isiq!~ossibilité de parvenir, au sujet
LOf LL d1!W!I
sL l U.l 691 89f
UI dl' lm~t@d~remiers, à ut;~c~i'1MI'tFtre les hommes de science. Or,
1
cet accorJ~Jt Dossible par-deifiq~9fr~a~g~o8Htfirelles ou politiques.
gno!luw?lIlUWU17w
fS glUuoI'E~J
D'a~d sur ce point avec leIfjb~~ RORTY préfère parler de "
1
'8SZn'AA-walgaœl~llbu d' ethnocentr~~P:fisoH~r~J~ Il conseille alors de " réduire
8Lt·S~Z SL If
gmwolI,l dP SdJUd!JS
dnb!iÙtJh~QtitJ~tœà~solidarité", C'~~1l'Icill.$8~nnerle " point de vue de Dieu
1
, f78~~8l,1~e oui préfère continuer~f"dfdHàè\\lq~solidarité sur l'objectivité ". «
LL1 89 Lgrm!UUJ~Ul
d!l3010W~lS!d~
Pour les ffI~gmatistes, le désir d'objectisi.rt 7}7'§It pas un désir d'échapper aux
:~u~~rJ&~~~,Zmais simplem(?n'f/i-"J- :P7J;;W Mn grand accord intersubjectif
1
S9Z Lf7Z 'soz
L6 f7Z gY'i3ôlow~fs!a~
't'OZ 'IOZ 'on
8~~ '~~~ ;)~âo[01dAâ9
'LJl)1F~9tildSE:lOp.cit. pp 185-186
If g!luouo~~
1
'86 '9,/'1 '.§2 '.89-:19
sn ''lOI g!~OIO!q
'Zf 'lt" ~i1'b!iHn?lIlUW
S8Z glS!Uu0!l!nlU!
08 '6S dnbIlS!âoI
gnb!lUWO!Xe
L8Z'f78Z
98Z'Z8Z'9LZ
1
SdlUU!A~P sdnb!âoI
'f9Z 'f-SîSZS-l. 'L'lI
1
1
1
possible, le désir d'étendre le plus loin possible le pronom" nous ". La
distinction que les pragmatistes peuvent faire entre la connaissance et l'opinion
1
ne fait rien de plus que séparer les sujets sur lesquels l'accord est relativement
facile de ceux où il est relativement difficile.» 12 Le critique de la postmodernité
1
lyotardienne et de la " politique révolutionnaire" de la récente philosophie
française en général distingue cependant ce point de vue pragmatiste ou
ethnocentrique de celui du relativiste radical. Celui-ci diverge avec le
1
pragmatiste sur deux points: (i) si la coopération à laquelle invite généreusement
le pragmatiste constitue incontestablement une bonne chose, au sens où tout le
1
monde peut nécessairement y gagner quelque chose, elle ne constitue cependant
pas une procédure de justification ou de validation des connaissances ainsi
1
obtenues:« En tant que partisan de la solidarité, ce qu'il dit de la valeur de la
recherche coopérative humaine n'a qu'un fondement éthique, et non
1
épistémologique ou métaphysique. N'ayant aucune épistémologie, il ne peut...!J.
fortiori avoir une épistémologie relativiste.» 13 (ii) L'ethnocentrisme, dont se
1
prévaut le pragmatiste, désigne simplement les limites naturelles de
l'intercompréhension, c'est-à-dire du monde dans lequel, raisonnablement, il
peut espérer justifier ses propres croyances:« le pragmatiste, dominé par le désir
1
de solidarité, ne peut être accusé que de prendre sa propre communauté trop au
sérieux; on ne peut critiquer que son ethnocentrisme. Etre ethnocentrique, c'est
1
diviser l'espèce humaine en deux groupes: ceux face auxquels on peut just~fier
ses croyances et les autres.» 14
1
C'est donc du point de vue de cette interprétation assez affaiblie de
l' historicisme que les physicalistes, dénonçant le vérificationnisme, prouvent la
vérité dans la science, la vérité des énoncés scientifiques. C'est, de la même
1
manière, aussi que les" pragmatistes ", entendus au sens large qui comprend
aussi bien RORTY lui-même qu'un POPPER par exemple, justifient également
1
sinon la vérité dans la science, du moins leur croyance en elle. Si bien que la
question proprement métalogique de la vérité de la science, c'est-à-dire de la
1
vérité de la vérité, paraît simplement être une question externe à la science elle-
même. Et, comme on le verra, peut-être n'y pourra-t-on jamais mieux faire. En
1
tout cas, tant que la science ne pourra pas trouver en elle-même les moyens de
s'auto-justifier, c'est-à-dire de se justifier dans sa propre vérité, toute question
1
sur sa vérité risque d'être seulement une question extra-logique, ce genre de
question qui ne peut que recevoir une réponse du même type.
1
12. R.RORTY: 1983 pp 925-926
J3. ibid. P 927
1
14. ibid. P 936
1
-258-
1
1
1
*
* *
1
Donc, pour ne pas tomber dans le relativisme feyerabendien, le
physicalisme aboutit à une forme d'historicisme affaiblie que SCHLICK n'a
1
cependant cessé de critiquer. De plus, NEURATH sera particulièrement soucieux
de ce que la contradiction
entre une proposition quelconque et le système
1
qu'elle veut intégrer ne soit épistémologiquement onéreuse:« Dans la science
unitaire, nous nous efforçons de bâtir (. .. ) un système dénué de contradiction qui
consiste en énoncés protocolaires et en énoncés non protocolaires ( lois incluses
1
). Si l'on nous propose maintenant un nouvel énoncé, nous le comparons avec le
système qui est à notre disposition et nous effectuons alors un contrôle pour
1
savoir si ce nouvel énoncé est en contradiction avec le système ou non. Dans le
cas où ce nouvel énoncé est en contradiction avec le système, nous pouvons le
1
biffer comme inutilisable (" faux "), par exemple l'énoncé: " En Afrique, les
lions chantent uniquement sous le mode majeur." Ou bien l'énoncé est "
admissible " et le système peut alors être modifié de telle façon qu'augmenté de
1
cet énoncé il reste non contradictoire. On dit alors qu'il est vrai.» 15
RUSSELL dira que la conception neurathienne de la vérité est formaliste:«
1
Je m'aperçus que, tout comme on trouve des formalistes en arithmétique, qui se
contentent de poser des règles pour faire des additions, sans réfléchir que les
1
nombres doivent servir à la numérotation, il y a dans le domaine plus vaste du
langage des formalistes qui pensent que la vérité dépend de l'observation de
1
certaines règles et non de la correspondance avec les faits.»16 Est donc mise en
cause ici la méthode qui consiste à " rendre suffisant à soi le monde du langage
", au lieu de voir que les" mots sont destinés à traiter d'autres choses que les
1
mots ", qu'ils" signifient" donc. C'est-à-dire qu'ils renvoient nécessairement à
une référence. RUSSELL la critique d'autant plus qu'elle témoigne d'un regain
1
de « mysticisme néo-néo-platonicien (... ) au cours d'une entreprise ultra-
empiriste.»17 Prenant la défense de la " logical positivist's theory of truth ",
1
1935, HEMPEL fera observer que la critique russellienne est simplement
malvenue, car procédant d'une" métaphysique de redoublement" entre les
1
énoncés et les faits à laquelle serait complètement étrangère l'évolution interne
du néo-positivisme, lequel serait alors passé d'une" conception étroitement
inductiviste ", héritée du premier WITTGENSTEIN, où la vérité est définie à
1
partir des seules implications vérifiables à celle, déjà" libéralisée ", qui fait
1
15. O.NEURATH: 1985 p 225-226
16. B.RUSSELL: 1961 pp J64-165
1
17. B.RUSSELL: 1969 P 165
1
-259-
1
1
1
plutôt appel aux implications déductibles:«(. .. ) il est possible de formuler tous
les énoncés de la logique de la science comme des assertions concernant
1
simplement certaines propriétés des propositions scientifiques et certaines
relations entre elles. Pareillement, on peut caractériser le concept de vérité dans
1
cet idiome formel, à savoir, pour parler grossièrement, comme étant un accord
suffisant entre le système reconnu des énoncés protocolaires et les conséquences
logiques déductibles de l'énoncé qui nous intéresse et des énoncés déjà
1
adoptés.»18 Selon HEMPEL, la " métaphysique du redoublement" à l'origine du
clivage entre énoncés et faits est d'autant plus critiquable qu'elle révèle une
1
inégale capacité à induire des " pseudo-problèmes " et à résoudre les vrais, à
savoir la question de la comparabilité entre les faits et les énoncés, ainsi que
1
celle de la structure des faits. C'est tout juste si HEMPEL ne voit pas dans ce
clivage une sorte de dogme des Correspondantistes , ainsi incapables de voir
1
encore que les énoncés protocolaires ne sont, en 'fait, rien d'autre qu'un
ensemble d'hypothèses sur le réel en relation les unes avec les autres dans le
système qu'elles constituent.
1
Pourtant, on ne peut pas dire que la définition que propose NEURATH de
tels énoncés puisse vraiment remettre en cause l'idéalisme dont l'accuse
1
RUSSELL:« Les énoncés protocolaires sont des énoncés sur le réel de même
forme linguistique que les autres énoncés sur le réel; cependant, il y figure
1
toujours un nom de personne, et cela plus d'une fois. Un énoncé protocolaire
complet pourrait, par exemple se présenter de la manière suivante: " Protocole
1
d'Otto à 3 h 17 mn:[la pensée verbale d'Otto à 3 h 16 mn était: ( Dans la pièce
se trouvait à 3 h 15 mm une table perçue par Otto )). Cet énoncé sur le réel est
construit de telle façon que d'autres énoncés sur le réel puissent s'engendrer
1
après suppression des parenthèses sans être toutefois des énoncés
protocolaires:" la pensée verbale d'Otto à 3 h 16 mn était:( dans la pièce se
1
trouvait à 3 h 15 mn une table perçue par Otto) if, puis, à la suite: " Dans la
pièce se trouvait à 3 h 15 mn une table perçue par Otto ".»19 En effet, ce que
1
l'on constate ici, c'est que l'auteur préfère le souvenir, c'est-à-dire la pensée
plutôt que l'expérience directe, le détour par le compte-rendu au lieu de la
1
description phénoménologique directe d'une expérience qui se passe
présentement. Et sans doute la critique neurathienne du " phénoménisme"
carnapien, laquelle repose en particulier sur l'idée que toute expérience est
1
theory-loaded, n'explique-t-il pas tout ici.
1
18. C.HEMPEL 1935 P S4
1
19. O.NEURATH: Op.CiL p 224
1
-260-
1
1
1
Certes, on pourrait observer que l'idée d'une vérité définie syntaxiquement
convient parfaitement à la logique et à la mathématique, domaines où justement
1
la stmcture interne suffit à garantir la validité des propositions, en particulier les
tautologies. Mais, il ne faudrait pas oublier deux choses: (i) le néo-positivisme
1
est, pour reprendre la formule de CANGUILHEM, une" idéologie scientifique
dont le but est de proposer un modèle unifié de la science. (ii) Untel souci l'a
1
conduit à remettre en question l'économie traditionnelle dans l'Université
allemande entre Geiteswissenchaften - sciences de l'esprit ou de la culture et
1
Naturwissenchaften pour ne retenir que la distinction, la seule pertinente, entre
les sciences formelles et les sciences empiriques, laquelle vise surtout à
marginaliser la métaphysique.
1
Par conséquent, il est peu probable que le néo-positivisme puisse jamais
s'accommoder d'un champ aussi restreint, à savoir celui des sciences formelles
1
sur lequel sa conception de la vérité serait strictement applicable. Ainsi, quoique
la physique soit en général retenue comme le modèle à partir duquel le néo-
1
positivisme s'est construit, il n'empêche que les critères qualitatifs de la
confirmation définis par HEMPEL, notamment la confirmation par une théorie
déjà éprouvée sont applicables en toute science, et s'intègrent parfaitement avec
1
leur auteur dans le champ du savoir néo-positiviste.
Indépendamment de ce débat sur le caractère formaliste ou non de la
1
conception syntaxique de la vérité, et sur son champ de validité, celle-ci présente
d'autres difficultés qui commencent avec l'analyse de la pertinence de sa propre
1
définition. En effet, si, comme on le sait déjà, une proposition n'est vraie qu'à
condition de s'emboîter parfaitement dans le système des propositions qui le sont
1
elles-mêmes déjà, la cohérence ne risque-t-elle pas d'être celle d'une sorte de
rouet dans lequel seraient pris également la proposition dont on veut prouver la
non-contradiction et le système déjà admis comme non contradictoire, c'est-à-
1
dire comme vrai? Si tel est le cas, on ne verrait plus facilement la cohérence de
la position d'un HEMPEL qui, s'agissant de préciser les critères de la bonne
1
explication ou définition, exige alors que l'explicandum ou le definiendum ne
soient pas contenus dans l' explanans ou le definiens. C'est pour essayer
1
simplement de sauvegarder la cohérence de tout le Cercle qu'il faudrait
également peut-être exiger que la cohérence tombe elle-même sous le coup de
1
cet interdit d'ordre paradigmatique - au sens kuhnien, celui qui se dresse
précisément lorsque, parcourant le Cercle, l'on parvient au point qu'occupera
HEMPEL.
1
Dépassant la mise en cause de la définition même de la cohérence,
LARGEAULT, pour sa part, constate d'abord que le cohérentisme est incapable
1
1
- 261-
1
1
1
de rendre compte du développement de la science, fait au contraire de ruptures
spectaculaires. En effet, s'il fallait attendre qu'une nouvelle théorie fût
1
compatible ou se déduisît de telle autre, on n'aurait jamais parlé de révolution
scientifique. C'est-à-dire qu'on n'aurait jamais avancé en quelque domaine que
1
ce soit. De plus, aucun modèle proposé pour rendre raison du développement de
la science ne serait pertinent, puisque, qu'il s'agisse du mélange de ruptures
1
épistémologiques et de généralisation dialectique que l'on retrouve chez
BACHELARD, du falsificationnisme de POPPER, ou encore de l'alternance des
phases de science normale et de science paradoxale caractéristique de la
1
description de la Structure de révolutions scientifiques par KUHN, chacune de
ces interprétations met l'accent sur la discontinuité du progrès scientifique.
1
LARGEAULT note encore ici la difficulté de se prononcer sur la vérité de
certains énoncés simples, posant, d'emblée, la question de l'universalité de la
1
cohérence, en tant que critère de vérité, ainsi que l'impuissance du cohérentisme
à rendre compte des conditions de formation des premiers énoncés cohérents,
1
c'est-à-dire vrais, de cette sorte de cohérence originelle, sauf peut-être à adopter
une méthode régressive à l'infini:« Si un énoncé E est admis comme vrai parce
que compatible avec un système S d'énoncés déjà admis, on se demande d'où
1
nous savons que les énoncés de S sont vrais. On fait remarquer que le
cohérentisme propose un critère syntactique ou déductif du vrai, et que ce
1
critère ne rend pas forcément compte de ce que l'on a en vue quand on parle
d'énoncés vrais. En outre, ce critère n'est pas universellement applicable, la
1
vérité de " le chat est sur le tapis " est une question de compatibilité, et avec
quels énoncés. »20 Pourtant, c'est en nous prévenant contre la tendance à aller
1
trop vite en besogne dans la prédication
de la cohérence, c'est en nous
prémunissant contre la facilité à trouver la cohérence en n'importe quel système
d'énoncés, pour peu qu'il paraisse bien structuré, c'est en attirant notre attention
1
sur l'existence d'un certain système dont on ne peut prouver la consistance que
la critique largeaultienne semble le plus porter:« Si quelqu'un nous disait: "j'ai
1
démontré, dans l'arithmétique, la consistance de l'arithmétique ", nous
n'examinerons pas ses preuves; sans plus de cérémonie, nous dirons que ses
1
assertions sont fausses. Elles sont incompatibles avec les résultats scientifiques
que nous admettons pour vrais. Nous écouterons les raisons de quelqu'un qui
rejette le tiers-exclu.» 21
1
En effet, le théorème de GODEL , ainsi que les théorèmes apparentés nous
ont appris deux choses:
1
20. J.LARGEAULT: Op.CiL p 80
1
21. ibid.
1
-262 -
1
1
1
1.
la consistance ne saurait caractériser toute théorie contenant
l'arithmétique des entiers.
1
2.
L'inexistence d'une procédure complète de preuve dans les théories de
1
ce genre, puisqu'on y retrouve toujours des propositions indécidables.
Et la conclusion de TARSKI sur les limitations internes des formalismes,
1
telles que les ont révélées les problèmes de la consistance, de la complétude et de
la décision en axiomatique nous donnent aucune raison de penser que les choses
1
pourraient changer, en l'espèce:« On pourrait supposer que ce fait est
simplement un résultat de l'imperfection des systèmes axiomatiques et des
méthodes de preuve qui étaient à notre disposition jusqu'à cette date, et qu'une
1
modification appropriée ( par exemple une extension du système axiomatique)
peut, dans le futur, permettre la création des systèmes complets. Des recherches
1
plus approfondies, cependant, ont montré que cette conjecture était erronée: il
ne sera jamais possible de construire une théorie déductive consistante et
1
complète contenant comme théorèmes toutes les propositions vraies de
l'arithmétique et de la géométrie avancée. De plus, il se trouve que le problème
1
de la décision également n'admet pas de solution positive, en ce qui concerne
ces disciplines: il est impossible d'élaborer une méthode générale qui nous
permettrait de distinguer les propositions qui peuvent se prouver à l'intérieur de
1
ces disciplines et celles qui ne peuvent pas se prouver. »22
Depuis lors, on a essayé d'éclairer la cause de ces limitations. LADRIERE
1
par exemple les rattache au fait que le vaste champ de l'intuition que le "
constructi visme " déploie à l'infini devant l'imagination du logicien ou du
1
mathématicien excédera toujours les ressources des formalismes
exprimés
notamment au moyen des procédures récursives:« On peut considérer que la
1
notion de décidable est adéquatement représenté par celle de récursivité. Les
théorèmes de limitation nous apprennent donc que les procédures récursives ne
peuvent épuiser le champ du métathéorique. Et la raison précise en est qu'un
1
système formel d'une certaine puissance peut toujours se prêter au raisonnement
diagonal qui, partant d'une énumération des ensembles d'entiers d'un certain
1
type, montre qu'il y a ( au moins) un ensemble de ce type qui n'est pas compris
dans cette énumération. Le phénomène que nous découvrons ainsi à la base de
1
tous ces théorèmes, c'est qu'il n'est pas possible de donner une détermination
effective de tous les ensembles d'entiers »,23 sauf, bien entendu, à se heurter aux
1
paradoxes de la théorie des ensembles. Ce qui fait que LADRIERE reconnaît
22. A.TARSKI: 1971 p 127
1
23. J.LADRIERE: 1957 p 427
1
-263 -
1
1
1
finalement à cette dialectique de l'intuitif et du formel un double aspect positif et
négatif:« Ainsi le système formel est-il entraîné dans une sorte de transgression
1
indéfinie de ses limites, qui se manifeste de façon négative par les faits de
limitation et de façon positive par les possibilité de construire des systèmes
1
indéfiniment extensibles. »24
D'autre part, on a cru que l'inexistence d'une procédure de preuve logique
1
complète, c'est-à-dire pouvant garantir la vérité d'un discours scientifique sur
lui-même est le meilleur argument contre certains projets considérés comme
dogmatiques. POPPER notamment pense que le langage universel (Lu) du néo-
1
positiviste est quelque chose de ce genre. On sait pourtant que le néo-positiviste
a voulu tout au plus, à l'aide d'un tel langage, donner à la science unifiée, donc
1
débarrassée de la " métaphysique dualiste" alors dominante en Allemagne, une
base uniforme. Donc, il est juste ici de donner raison seulement à
1
WITTGENSTEIN quand il a sollicité l'attention du même néo-positiviste
logique, comme on l'a vu, sur l'inexistence d'une procédure de preuve pouvant
1
aider à se prononcer à la fois sur la vérité des énoncés scientifiques et ceux qui
appartiennent à la non-science, en particulier au mythe ou à la théologie.
Généralisons. En montrant ainsi l'impossibilité d'une procédure de preuve
1
complète en tout système suffisant fort pour exprimer l'arithmétique élémentaire,
en attirant l'attention sur l'impossibilité de dire si oui ou non toute proposition
1
d'une théorie déductive peut être jugée à l'intérieur de cette théorie, les
problèmes de la complétude et de la décision ne sauraient nous permettre de
1
nous prononcer davantage au sujet de la science elle-même, par exemple
d'affirmer la vérité de la science, c'est-à-dire la vérité de la vérité. Ainsi donc,
1
les limitations internes des formalismes nous introduisent ici au problème connu
sous le nom d"'Incontournable " chez HEIDEGGER. Par définition,
l'Incontournable heideggérien caractérise l'impuissance de toute science à se
1
penser en son être, c'est-à-dire comme science. Définitivement, il appartient à
l'impensé de toute science:« L'Incontournable régit l'être de la science. On
1
devrait s'attendre à ce que la science pût découvrir en elle l'Incontournable et le
déterminer comme tel. Mais ceci précisément n'a pas lieu, pour la raison qu'une
1
chose semblable est par essence impossible (. .. )lLa physique en tant que
physique ne peut rien dire sur la physique. Tout ce que dit la physique parle le
1
langage de la physique. La physique elle-même n'est pas l'objet possible d'une
expérience physique (. .. ) On peut en dire autant de chaque science.lUne
objection, cependant, pourrait être élevée. En tant que science, l'histoire, comme
1
toute science, a une histoire. La science de l'histoire peut donc se viser elle-
1
24. ibid. P 441
1
-264-
1
1
1
même au sens de sa thématique et de sa méthode. Certainement. Par une telle
visée l '" histoire " saisit l'histoire de la science qu'elle est. Seulement par là
1
l'"histoire " ne saisit jamais son être comme " histoire ", c'est-à-dire comme
science. Si l'on veut dire quelque chose sur les mathématiques en tant que
1
théorie, il faut alors quitter le domaine d'objet des mathématiques et leur mode
de représentation. On ne pourra jamais, par un calcul mathématique, décider ce
1
que sont les mathématiques elies-mêmes./Il reste donc établi que les sciences
sont hors d'état de se représenter ( vor-stellen ) jamais elles-mêmes comme
science par les moyens de leur théorie et les procédés de la théorie.»25 SERRUS
1
a su tirer toutes les conséquences de cette situation pour penser le statut
particulier de la logique, en tant que théorie générale de la validité des
1
propositions de la science. Il a trouvé que la logique, en tant qu'elle a justement
pour objet le jugement ou l'évaluation des énoncés est une discipline dont on ne
1
peut prouver, sans difficulté, c'est-à-dire sans contradiction la vérité, sauf peut-
être à vouloir s'entraîner dans une sorte de régression métalogique ad ù~finitum:«
1
Le savant n'attend certes pas la leçon du logicien. La science crée spontanément
sa structure, et elle l'éprouve de la bonne manière en l'essayant. La logique
représente ensuite l'effort de réflexion critique. Elle doit démontrer la vérité de
1
la science. Mais à supposer qu'elle le puisse, une autre difficulté se présente:
pourrons-nous démontrer la vérité de la logique elle-même? Comment
1
pourrait-elle contenir sa propre critique? On peut dire sans paradoxe que c'est
la seule discipline qui ne puisse pas trouver de justification. Il faudra alors
1
chercher cettejustijication dans une métalogique, et c'est ce qu'a tenté, en fait,
Lukasiewcz: la logique bivalente est l'application de la logique polyvalente.
1
Mais la difficulté n'est que reculée: cette métalogique elle-même devrait être
justifiée par une métalogique de degré supérieur. On irait ainsi à l'infini, et la
régression à l'infini entraîne l'ouverture du système. »26
1
Concluons par deux remarques. La première concerne le caractère objectif
ou non de la cohérence. A la lumière des leçons de la logique, en particulier les
1
théorèmes sur les faits de limitations internes, ou les géométries non
euclidiennes qui se sont révélées tout aussi pertinentes dans la description de la
1
réalité, on a de bonnes raisons de penser que celle-ci n'est peut-être qu'un
prédicat formel, c'est-à-dire le résultat d'une opération de notre esprit, la
1
propriété de nos jugements ou de nos assertions, au lieu d'être à proprement
parler une propriété objective de la réalité. La seconde remarque consiste à
distinguer, en toute science, entre la vérité du système qu'elle constitue, et qui
1
25. M.HEIDEGGER: op. cil. p 73
1
26. C.SERRUS: 1945 p 364
1
-265 -
1
1
1
constitue l'Incontournable, et celle de ses théories ou de ses lois. Par exemple,
parler de la vérité de la physique n'est certainement pas la même chose que
1
parler de celle de la théorie de la relativité ou de la loi de la chute des corps. La
théorie einsteinienne présente un certain nombre d'assertions qui ont donné lieu
1
à des tests sévères de réfutation. Par contre, toute confirmation est beaucoup
moins facile quand il s'agit de la physique elle-même. En l'espèce, on peut tout
1
au plus soit adhérer au " pragmatisme" avec RORTY soit, comme le fait
RUSSELL, invoquer l'efficacité des résultats ou de l'action de la physique.
Toutefois, la vérité d'une science peut, dans certains cas, être prouvée en en
1
accroissant les ressources. Ainsi, on a vu que, nonobstant le risque de s'engager
ainsi dans une régression sans fin, la logique fournit un exemple de ce type. Pour
1
le reste, c'est-à-dire pour les sciences empiriques, on se contentera d'observer
rigoureusement la distinction entre ce qui relève absolument de l'Incontournable,
1
c'est-à-dire qui concerne la vérité du système que chaque science constitue, et la
vérité des parties qui constituent chacune d'elles.
1
1.1.2 La conception sémantique
1
Sans doute d'un usage plus fréquent que la conception syntaxique est la
conception sémantique de la vérité. Celle-ci exprime l'adéquation matérielle
1
entre le discours et le réel, le mot et la chose, ou encore l' intellectus - l'idée, la
représentation et la rem - le fait ou la chose ainsi représentée, comme disent les
1
Scolastiques.
La conception sémantique de la vérité est, comme l'a constaté PUTNAM,
1
étroitement solidaire du réalisme externe ou métaphysique, c'est-à-dire de l'idée
que la vérité existe indépendamment ou antérieurement à l'acte même de la
1
découverte, donc séparée du sujet. Ainsi, de BROGLIE défend une théorie
performative des idées en physique, laquelle n'est, du reste, pas sans rappeler le
1
réalisme des Idées enseigné par PLATON, ainsi que par DESCARTES:«(. .. )
l'inventeur à tout à coup le sentiment très net que les conceptions auxquelles il
vient de parvenir, dans la mesure où elles sont exactes, existaient déjà avant
1
d'avoir jamais été pensées par le cerveau humain. Les difficultés qui
l'arrêtaient, les anomalies qui l'intriguaient n'étaient, il s'en aperçoit
1
maintenant, que le signe d'une vérité cachée, mais déjà existante. Tout s'est
passé comme si en inventant des conceptions nouvelles il n'avait fait que
1
déchirer un voile, comme si ces conceptions enfin atteintes, existaient déjà,
éternelles et immuables, dans un quelconque monde platonicien des idées pures.
Le fait de les avoir cherchées lui paraît s'expliquer par une sorte de
1
1
-266-
1
1
1
pressentiment qui pourrait évoquer la phrase mystique: " Vous ne me
chercheriez pas si vous ne m'aviez déjà trouvé. ". »27 En réduisant la vérité à un
1
simple acte de " dévoilement" ou de " non-occultation ", HEIDEGGER soutient
également la même chose. D'où l'hommage remarqué qu'il rend aux Grecs qui,
1
pour avoir compris l'essence de la vérité, d'une part l'associent étroitement à
l'être, en tant qu'il est le " non-dévoilement qui se voile lui-même "; d'autre
part usent alors, opportunément, d'un terme privatif alêthéia - de lêthe qui
1
signifie oubli, c'est-à-dire défaut en matière de souvenir, de connaissance, ou
encore de vérité.
1
Le propre de cette conception réaliste de la vérité est donc de réduire au
maximum le rôle du sujet dans le processus d'accès à la vérité. Réciproquement,
1
son engagement revêt une importance particulière en cas d'erreur:
ne devant
faire que découvrir ce qui est voilé, à savoir la vérité, le sujet est largement
1
comptable de la fausseté dont il est, à la limite, le démiurge. On lui dit alors que,
pour en arriver là, il s'est ingénié à recouvrir la vérité, ou à recouvrir ce qu'il
aurait dû seulement découvrir. On l'accuse encore de mettre quelque chose
1
d'autre à la place de ce qu'il aurait dû simplement dévoiler. Dans ces conditions,
on croit avoir raison de lui imputer la fausseté, de lui reprocher sa maladresse,
1
son art de falsifier la vérité.
Pourtant, les difficultés que présente la conception sémantique de la vérité
1
ne se trouvent pas seulement du côté du sujet, comme semblent le croire nombre
de réalistes externes; elles concernent également l'objet, à cause du type de
relation qui, en l'espèce, s'établit entre nos représentations ou nos systèmes de
1
représentations, par exemple nos théories, et ce dont ils sont la représentation.
Les faits interviennent-ils dans les théories individuellement ou collectivement?
1
En quel sens peut-on parvenir à les faire correspondre à nos diverses occurrences
linguistiques ou aux éléments de nos théories? Dans cette relation, tous les mots
1
correspondent-ils à une donnée objective? Telles sont quelques unes des
questions que pose la conception sémantique.
1
Réductionnisme et holisme divergent profondément sur les deux premières
questions. Au contraire du premier, le second affirme que la réalité n'est
1
descriptible qu'en termes de structures, qu'on pourra, le moment venu, faire
correspondre aux fragments de théories tout aussi importants:« Le dogme du
réductionnisme, dénonce QUINE, survit dans la supposition que chaque énoncé,
1
isolé de ses compagnons, peut être confirmé ou infirmé. Quant à moi, en
m'inspirant de la doctrine carnapienne de l'Aufbau, je propose l'idée que nos
1
énoncés sur le monde extérieur sont jugés par le tribunal de l'expérience
1
27. L.de BROGLIE: 1941 p 81
1
-267 -
1
1
1
sensible, non pas individuellement, mais collectivement. »28 Qui plus est, étant
donné qu'« aucune partie de la science n'est isolée du reste absolument (... ) si
1
l'on est légaliste, on pourra prétendre que la preuve vaut toujours pour le
système tout entier de la science, si peu enchaîné soit-il. La preuve contre le
1
système n'est pas une preuve contre tel énoncé plutôt que contre tel autre; mais
on peut agir sur elle moyennant l'un quelconque des divers ajustements. ))29
1
C'est l'essentiel de la célèbre thèse de DUHEM-QUINE qui aboutit finalement
au rejet de toute" expérience cruciale", c'est-à-dire pouvant décider de la valeur
d'une théorie, donc au conventionnalisme qui met d'avantage l'accent sur la
1
cohérence d'un système, c'est-à-dire sur les relations formelles entre ses énoncés
ou ses lois que sur son contenu.
1
Pour d'autres raisons, RUSSELL et WITTGENSTEIN ne sont pas plus
d'accord sur la nature de la relation entre les mots et les choses, en tant qu'elle
1
caractérise la conception sémantique de la vérité. Pour comprendre ici leur
divergence, que RUSSELL a sans doute exagérée, un détour par sa théorie de la
" signification"
s'impose. De celle-ci relèvent les prédicats de vérité ou de
1
fausseté. Ainsi, une croyance, ou la phrase qui l'exprime est vraie si on peut la
mettre en rapport avec son" vérificateur ", c'est-à-dire avec un ou plusieurs faits
1
qui le confirment. Dans le cas contraire, c'est-à-dire en présence d'un"
falsificateur" qui l'infirme ainsi, on dit que cette croyance est fausse. La
1
vérification n'est pourtant pas aussi simple. En fait, la difficulté de dire si oui ou
non une phrase est vraie varie en fonction de la structure de celle-ci. Ainsi, "j'ai
1
chaud " permet l'établissement d'une relation plus simple entre le sujet et son
propre état que " je crois que A a chaud " faisant intervenir les difficultés
propres à l'analyse logique
des attitudes propositionnelles, autre sujet de
1
controverse entre RUSSELL et WITTGENSTEIN. En effet, pour ce dernier,
celles-ci n'engendrent pas de problèmes différents de ceux à quoi nous a
1
habitués la " forme propositionnelle générale". C'est-à-dire qu'elles sont
simplement analysables au moyen de l'axiome d'extensionalité, donc comme
1
des propositions moléculaires ou complexes dont la valeur de vérité est alors
fonction des propositions atomiques qui les composent. Tractatus « 5.542 - (. .. )
1
il est clair que " A croit que P ", "A pense P " sont de la forme " P " dit P ": et
ici il ne s'agit pas de la coordination d'un fait et d'un objet mais de la
coordination des faits par la coordination de leurs objets.)) Au contraire,
1
RUSSELL pense qu'il n'est plus ici question d'appliquer l'axiome
1
28. W.V.QUINE: 1980 p 107. cf. aussi QUINE: 1975 pIS
29. W.V.QUINE: 1975 pIS. Sur cette idée qu'exprime ailleurs l'image d'une science assimilée à une" étoffe
tissée par J'homme, et dont Je contact avec l'expérience ne se fait qu'aux contours ", on pourra encore se
1
reporter à QUINE: 1980 p 180 notamment.
1
-268 -
1
1
1
d'extensionalité comme il est de coutume. Voici comment il entrevoit la question
dans la préface du Tractatus:« La vraie question consiste en ce que dans le fait
1
de croire, de désirer etc... ce qui est logiquement fondamentalement, c'est la
relation d'une proposition considérée comme un fait au fait qui la rend vraie ou
1
fausse, et que cette relation de deux faits peut être réduite à une relation de leurs
constituants. Ainsi, la proposition ne se produit pas du tout dans le même sens
1
qu'elle le fait dans une fonction de vérité.» En dernière analyse, l'opposition
russellienne à la méthode proposée par WITTGENSTEIN se fonde sur la
distinction entre deux types de phrases, à savoir les" complètes" sur lesquelles
1
l'axiome d'extensionalité ne pose pas de problème particulier et les"
subordonnées ", par exemple" p " dans" A croit que p ", où " p " "
1
exprimerait " plus qu'il n' "indiquerait " - " expression " et " indication "
correspondant ici, en un certain sens, à la distinction frégéenne entre Sinn et
1
Bedeutung, puisque l"'indication " est une catégorie sémantique, en tant qu'elle
fait référence aux objets dont on parle; tandis que 1"'expression " appartient
1
strictement à la théorie grammaticale ou syntaxique du sens:« Dans toute phrase
complète à l'indicatif, l'indication est importante, mais dans les subordonnées, il
peut arriver que ce qui est important soit uniquement ce qui est exprimé. Ceci
1
arrive en particulier en ce qui concerne le r. dans « A croit r. ".»30
A propos de la question principale du type de correspondance qui existe
1
entre le langage et le monde, RUSSELL dira ceci:« En raison du fait que les
mots sont généraux, la correspondance entre un fait et une phrase qui constitue
1
la vérité est de plusieurs à un, c'est-à-dire que la vérité de la phrase laisse le
caractère du fait plus ou moins déterminé.»l Il n'y a donc pas correspondance
1
biunivoque, puisque, montre-t-il, parler du concept de chien par exemple revient,
en fait, à établir une relation non pas avec tel chien particulier, mais, en un
certain sens, avec tous les individus qui font partie de l'extension de la classe
1
des chiens. Par conséquent, il est juste de ne parler de correspondance
biunivoque ou d'isomorphisme que dans les sciences formelles où l'on dispose
1
des" dictionnaires" parfaits, c'est-à-dire des langages à la fois plus
extensionnels et plus précis, donc pourvus de termes qu'on peut rigoureusement
1
distinguer. Ce qui n'est pas le cas pour le langue naturelle qui pèche par son
imprécision, par sa polysémie: un mot pour plusieurs significations, et
1
réciproquement.
RUSSELL se mettra alors à exagérer la distance qui le sépare ici de
WITTGENSTEIN. Il justifiera son souci de s'en démarquer en invoquant
1
30. S.RUSSELL: 1967 P 295
1
31. S.RUSSELL: 1969 P 101
1
-269-
1
1
1
particulièrement le 4.04 du Tractatus où, visiblement encore sous le charme du
modèle dynamique hertzien, son auteur affirme:« Dans la proposition, il faut
1
distinguer juste autant d'éléments que dans l'état de chose qu'elle représente.
Tous deux doivent posséder la même multiplicité logique ( mathématique J... »
1
Les précautions de RUSSELL peuvent ici paraître d'autant plus excessives que
WITTGENSTEIN, dans ce projet initial, prend déjà la mesure des apories qui
1
grèvent cette multiplicité logique:« 3.323 - Dans le langage quotidien il arrive
fréquemment que le même mot désigne d'une manière différente - donc
appartienne à différents symboles - ou que deux mots, qui désignent de manière
1
différente soient utilisés extérieurement de la même manière dans la
proposition.! Ainsi apparaît le mot " est " en tant que copule, en tant que signe
1
d'égalité, et tant qu'expression d'existence; le mot" exister" en tant que verbe
intransitif comme le mot " aller "; " identique " en tant qu'adjectif; nous
1
parlerons de quelque chose, mais aussi de ce qu'il se passe quelque chose.!(
Dans la proposition" Le Vert est vert" - où le premier mot est un nom propre,
1
le dernier est un adjectif - ces mots n'ont pas simplement une signification
différente, mais ce sont des symboles différents. ». De plus, reprenant la
distinction que l'on retrouve par exemple chez FREGE qui voit alors, en tout
1
langage pourvu de sens, deux types de mots, à savoir les catégorématiques ou
auto-sémantiques, pourvus d'une signification intrinsèque, et les
1
syncatégorématiques ou synsémantiques, incapables de signifier pris isolément,
WITTGENSTEIN montrera que les" constantes logiques ", en tant qu'elles
1
expriment seulement la " logique du monde" ne représentent rien dans la réalité.
Enfin, son passage d'une conception réductionniste à une conception de type
1
holiste semble sanctionner définitivement sa rupture avec une certaine
conception de la correspondance entre le langage et le monde:« Un énoncé est
appliqué contre le réel comme une règle à mesurer. Seuls les points extrêmes de
1
la division sont en contact avec l'objet à mesurer. Maintenant, je voudrais dire
plutôt: un système d'énoncés est appliqué contre le réel comme une règle à
1
mesurer. Par là, je veux dire la chose suivante: lorsque j'applique une règle (. .. J
contre un objet dans l'espace, j'applique tous les traits de graduation en même
1
temps. »32
1
1
1
32. L.WITTGENSTEIN: 1985 pp 246-247
1
-270-
1
1
1
1.1.3 La conception traditionnelle
1
Les deux premières conceptions de la vérité qu'on vient de voir sont
assignables à l'intérieur de la tradition philosophique occidentale. On aura retenu
1
que la conception syntaxique, défendue récemment par NEURATH, a pris
naissance dans le contexte de la raison grecque où la "consonance ", c'est-à-dire
la non-contradiction est déjà considérée comme une propriété de la vérité du
1
discours. PLATON par exemple la défend dans la plupart de ses textes
scientifiques. Ainsi, dans le Théétète J64 h, il montre comment, à partir des
1
choses" convenues" ou " accordées ", le relativiste protogorasien se voit réduit
à l'absurde. En effet, en disant qu'il y a une identité de nature entre science et
1
opinion, celui-ci doit alors accepter la conséquence contradictoire que celui qui
connaît connaît et ne connaît pas. D'autre part, TARSKI a montré que la
1
première formulation de la conception sémantique de la vérité se trouve dans la
Métaphysique, r 7, 1011 b 25 d'ARISTOTE. Soient donc deux conceptions de
la vérité caractéristiques de la tradition scientifique. Il serait maintenant
1
intéressant de voir le genre de conception qui domine dans la tradition orale. Il
s'agira donc d'enquêter maintenant, patiemment, du côté de cet ensemble de
1
sociétés que la parcellisation du savoir dans l'Université donne comme objet
privilégié à l'investigation de l'historien ou de l'anthropologue.
1
D'un mot, ce que l'on constate ici, c'est que la vérité ne s'éprouve plus
dans une quelconque conformité avec l'objet. Elle ne s'évalue plus davantage
1
dans quelque cohérence que soit du discours avec lui-même. Ces sociétés
exigent au contraire que la vérité corresponde plutôt à l'ordre séculier du monde,
le leur. Dans ces conditions, il est clair qu'il Y a prévalence de l'ordre socio-
1
historique sur le dit lui-même, sur sa nature essentielle. En un certain sens, la
vérité est ici toujours de l'ordre du sacré.
1
Deux exemples empruntés à l'histoire et à l'anthropologie nous permettent
d'étayer ici cette affirmation. En histoire d'abord, DETIENNE a montré que, en
1
Grèce archaïque, le dire-vrai faisait l'objet d'une véritable professionnalisation,
de telle sorte que, en dehors de ceux qui statutairement étaient reconnus comme
1
les" maîtres de vérité ", à savoir les poètes, les devins, et les rois de justice, tous
investis d'une fonction magistrale par une pratique rigoureusement codifiée de la
parole, le commun des citoyens ne pouvait avoir voix à ce chapitre-là. Quelle est
1
alors la nature d'une telle vérité dite seulement par des personnages bien définis?
Elle ne consiste pas toujours en une révélation extraordinaire. Elle tire
1
simplement son autorité de ce qu'elle ne peut être proférée que par certains
personnages, suivant une procédure, dans un contexte bien déterminé. En cette
1
1
- 271-
1
1
1
mesure, l'important est, comme dirait BOURDIEU, le sentiment de légitimité
éprouvé par le locuteur et son auditoire:« Sur ces plans de pensée, la " vérité"
1
est toujours liée à certaines fonctions sociales; elle est inséparable de certains
types d'homme, de leurs qualités propres et d'un plan du réel, défini par leur
1
fonction dans la société grecque archaïque (... ) La vérité s'institue par
l'application correcte, rituellement accomplie de la procédure. »33 De son côté,
1
enquêtant chez les Svanes, peuple traditionnel vivant sur le massif de l'Elbrouz,
CHARACHIDZE est parvenu à confirmer les résultats de l'investigation
historique. Il a ainsi permis, sur ce thème, une intéressante possibilité de
1
comparaison entre l'approche diachronique celle de l 'historien, et la
synchronique, celle qu'adopte l'anthropologue. Bref, celui-ci constate, au cours
1
d'une cérémonie traditionnelle chez ce peuple du Caucase, que « seule est prise
en compte l'adéquation à l'univers des règles et des formules. Est réputé pour
1
contre-vérité tout ce qui est en contradiction avec l'ordre de la société et du
monde tel que la culture l'a imaginé et construit. Ce que nous appellerions
1
vérité n'est ici que la conformité à l'acte correctement accompli ou la parole
correctement formulée. »34 La vérité est donc ce qui favorise la cohésion sociale
et la reproduction transhistorique de la société. Inversement, le faux est ce qui est
1
source de désordre, de dysfonctionnement ou d'anomie, selon les termes de la
théorie sociologique du fonctionnement social. D'où l'importance particulière
1
que ces sociétés accordent aux rites. Celle-ci réside moins dans la reproduction
d'un certain type de savoir que dans la procédure ou le code suivant lesquels le
1
rite et réactualisé. D'où également le souci de neutraliser les faits dont l'aveu
risque d'ébranler l'équilibre social. La pensée peut alors résister aux faits ou aux
1
raisonnements qui risquent d'heurter la tradition, au lieu de la conforter dans sa
propre vision du monde, achevée.
Donc, ce que l'on remarque, c'est que, en fait de dire la vérité, laquelle est
1
au sens philosophique toujours étroitement associée à quelque chose de
profondément révolutionnaire, le " maître de vérité" ou tout autre personnage
1
semblable susceptible de l'enseigner sous l'''arbre à palabres" d'Afrique se
laissent avant tout gouverner dans leur démarche par des règles, des symboles
1
qui doivent leur autorité à la conformité avec l'enseignement d'une humanité
lointaine, voire mythique. C'est ce qui fait que l'énonciation de ta vérité est
1
dépourvue de tout potentiel révolutionnaire: elle est simplement le rappel de la
mémoire collective. Paradoxalement, ce n'est donc pas tant celui qui énonce la
vérité que cet autre qui au contraire prend le risque d'empêcher qu'on continue à
1
33. M.DETIENNE: 1981 p 49
1
34. C.CHARACHIDZE: 1983 p 225
1
-272-
1
1
1
la dire, en quelque sorte, " en rond" qui passe alors pour révolutionnaire. Il en
résulte que, dans le contexte des sociétés archaïques, la vérité s'énonce toujours
1
dans l'élément de la répétition et non de la d(fférence. La première caractérise ce
qui a toujours été, ce qui s'est toujours fait ou dit, séculairement dans un monde
1
" clos "; la seconde ce qui n'a jamais été, ce qui ne s'est jamais dit ou fait. C'est
en ce sens que dans les sociétés de ce genre la différence renvoie souvent à la
1
peur, mais aussi à la menace du nouveau, de l'inconnu, de l'étrangeté, de la
colère des ancêtres pouvant alors sanctionner tout écart de comportement par
rapport aux modèles et aux normes de la tradition dont ils sont les dépositaires.
1
Et la peur de la différence permet ici le renforcement du consensus social autour
des valeurs fondamentales de la société. DUMONT appelle holistes les sociétés
1
où l'accord peut être facilement obtenu sur ces valeurs, et les oppose aux
sociétés individualistes de l'Occident moderne:«(... ) tandis que le holisme
1
exprime ou justifie la sociétés existantes par référence aux valeurs,
l'individualisme pose les valeurs indépendamment de la société telle qu'il la
1
trouve. »35
Pour autant, ce trait des sociétés holistes ne contredit pas un certain aspect
de la critique de l'ethnophilosophie par HOUNTONDJI. Dans l'Annexe, nous le
1
verrons dénoncer justement le " préjugé unanimiste" qui évacue toute possibilité
de conflit dans les sociétés traditionnelles en particulier.36 Il faudrait essayer de
1
distinguer ici deux choses: le conflit qui sommeille, en toute société, autour des
principaux enjeux tels que le pouvoir, les biens matériels etc ... , et le consensus
1
ou plutôt l'accord sur les critères de vérité. L'accord est donc ici une disposition
strictement cognitive, c'est-à-dire en rapport avec la vérité ou la fausseté des
1
savoirs dans une société donnée. Il se trouve simplement que cet accord est
relativement plus facile dans une société traditionnelle, donc dans une tradition
orale que dans une tradition scientifique, à cause surtout des différentes
1
conceptions de la vérité qu'on rencontre dans cette dernière, c'est-à-dire
finalement des divergences sur la structure du langage et du monde et du type
1
des rapports qui lient l'un à l'autre.
*
1
* *
1
35. L.DUMONT: 1985 p 510
36. La distinction entre sociétés traditionnelles et sociétés archaïques est souvent négligée: on considère alors
que la seconde désignation est simplement un terme dit englobant. C'est-à-dire qu'il comprend également
les sociétés traditionnelles. On n'hésite plus alors à considérer celles-ci comme des vestiges des sociétés
1
archaïques. Cette méthode qui consiste à prendre souvent la partie, c'est-à-dire le rapport sous lequel on
compare ces deux types de sociétés, pour le tout procède souvent d'un certain réductionnisme que LEVI-
STRAUSS (1975) a raison de dénoncer. Mais. souvent, en fonction de la perspective choisie, on conserve la
distinction sociétés traditionnelles/sociétés archaïques qu'on opposera toujours aux sociétés modernes.
Ainsi, le point de vue synchronique, parle de sociétés traditionnelles et de sociétés modernes. En revanche,
1
l'approche diachronique distingue les sociétés archaïques des sociétés modernes.
1
-273 -
1
1
1
Le propre de la vérité dans chacune de ces deux traditions, orale et
scientifique, ne saurait, cependant, être saisi uniquement à partir de la
1
correspondance pouvant exister entre le discours et la réalité, qu'elle soit
matérielle ou social. De plus, ni la prise en compte du pouvoir révolutionnaire
1
trop inégal entre ces deux traditions de vérité, ni la présence ou non de quelque
chose comme une" politique de la différence" dans les deux cas ne permettent
1
encore de faire ressortir le caractère de la vérité dans chaque contexte. La
véritable différence se donne surtout à voir sous le rapport de l'existence ou non
de questionnement auquel le concept de vérité peut être soumis de la part des
1
sujets historiques, en sachant que le pouvoir révolutionnaire par exemple de la
vérité en découle. En effet, il semble que, dans les sociétés archaïques, la vérité
1
ne fasse pas l'objet d'une quelconque théorisation. Elle irait comme de soi. Elle
serait de l'ordre de l'impensable. Elle intéresse seulement en tant que valeur à
1
laquelle on adhère, ou sur laquelle on règle sa propre conduit, comme l'exige, du
reste, les contraintes du contrôle social. Par conséquent, le concept y est
1
totalement absent. Produit d'une élaboration essentiellement philosophique,
résultat de son interrogation critique, celui-ci n'apparaît que dans les sociétés
possédant la ressource - l'écriture, l'espace - le texte et la tradition - la science
1
qui en permettent la thématisation.
Il n'est pas sans intérêt de noter que l'abbé KAGAME a, d'une certaine
1
façon, constaté la même chose. On regrettera cependant qu'il n'ait pas su en tirer
toutes les conséquences. C'est-à-dire que, à paltir de là, il n'ait pas pu voir les
1
difficultés de l'ethnophilosophie en général, en particulier la difficulté de parler,
comme il le fait,
de" philosophie sans philosophe". Au contraire, cela l'a
1
simplement mis au clair sur la cause de l'absence du concept - de vérité chez les
Bantu ;« Il est vrai que les Bantu ne se sont pas avancés jusqu'à se poser
explicitement la question de savoir s'ils savent ce qu'ils savent. leur civilisation
1
n'admettait pas encore les travers culturels qui mènent à ce degré. Mais ils
recherchaient certainement la vérité pour laquelle ils ont inventé tous ces
1
instruments d'approche. »)7. Sans doute l'explication kagamienne aurait-elle été
satisfaisante, si le questionnement du savoir n'était le propre que des seules
1
cultures vacillant sur leurs propres bases. Elle aurait pu être confirmée par la
figure emblématique de SOCRATE dont le nom est attaché au mouvement qui
1
conduit à la naissance de la raison en Occident. Ce mouvement s'est traduit
d'une part par la tentative d'interpréter les lois sociales, les institutions, en un
mot, le fonctionnement de la Cité selon les normes de la raison, par l'essai de les
1
penser, pour ainsi dire, en raison; d'autre part, et plus généralement, par la
1
37. A.KAGAME: op. cil. p 106
1
-274-
1
1
1
sécularisation du monde grec, inauguré par les Présocratiques, questionnant les
aitia, et les Sophistes dialoguant sur la place publique.
1
Selon toute vraisemblance, l'auteur de la Philosophie bantu comparée à
manqué les motifs des" travers" qu'a connus la culture occidentale, à laquelle il
1
fait ici allusion, travers sans lesquels la vérité est privé de concept. Il n'a pas
pensé l'élément à l'origine de ces temps critiques. Il n'a donc pas su voir que,
1
dans le contexte de la société grecque du Ive siècle av.J.C, c'est l'élaboration
patiente d'une tradition nouvelle, essentiellement critique, qui se trouve être le
1
moteur de la crise, commencée deux siècles plutôt. Il n'a donc pas pu constater
les conséquences déstabilisatrices ou destructrices d'une tradition qui conseille
désormais de n'adhérer aux valeurs et aux institutions de la société qu'en raison,
1
qu'au prix d'un examen critique de leurs fondements, qu'après s'être persuadé
de leur caractère rationnel. D'autre part, on aurait sans doute peu de chose à lui
1
objecter, si l'on observait pas, en outre, que la conceptualisation des critères
sinon de vérité, du moins d'acceptabilité rationnelle partait également des crises
1
proprement épistémologiques, c'est-à-dire de l'interprétation des conséquences
résultant de l'activité même de l'homme de science. On pourra ainsi voir dans
quelle mesure les théories révolutionnaires de la science moderne nous invitent à
1
modifier notre rapport aux normes traditionnelles d'acceptabilité rationnelle,
enseignées par la logique bivalente. Ce qui nous donnera alors l'occasion
1
d'étudier le rapport entre tes développements de la science et l'ajustement des
critères d'acceptabilité rationnelle qui en résultent, en tant que conséquences
1
logiques.
On a donc de bonnes raisons de craindre que KAGAME n'ait élaboré sa
1
théorie de l'absence du concept de vérité dans l'aire culturelle bantu à l'aide des
concepts qui sont eux-mêmes lacunaires. De tels concepts manquent de voir que
l'interrogation sur la qualité du savoir, sa logique, en un mot, la problématique
1
de la vérité est avant tout le fait d'une pensée qui soit capable de mener une
réflexion critique sur la structure interne ( conception syntaxique) et externe (
1
conception sémantique) du langage. Des concepts lacunaires tels que ceux dont
s'est servi KAGAME sont donc des outils qui passent à côté de l'essentiel, de
1
façon à ne pas remarquer que la vérité ne se pense qu'en termes duels avec la
rationalité, à cause d'une coappartenance à une même nature. Le doublet entre
1
rationalité et vérité peut être considéré comme confirmé par la théorie
sémantique de la vérité dont le rappel ici n'est peut-être pas superflu. En effet,
celle-ci a montré que la vérité, pour autant qu'elle est non contradictoire, est une
1
propriété métathéorique. C'est-à-dire qu'on y parvient en observant un écart
sémantique entre les différents niveaux de langage ou de signification, entre le "
1
1
-275 -
1
1
1
langage sur lequel on parle" et le langage dans lequel on parle", autrement dit,
entre le " langage-objet" et le " métalangage ", nécessairement plus riche, par
1
exemple en variables de type" supérieur ". Dans le cas contraire, c'est-à-dire
quand par exemple une théorie quelconque contient elle-même sa " propre
1
sémantique ", comme le redoute fort justement TARSKI, alors on aboutit aux
paradoxes qui ont marqué l'histoire de la logique depuis le Crétois. Les
1
paradoxes ne sont donc pas une fatalité. Moyennant ce type de précautions, on
peut les éviter. TARSKI montre par exemple que c'est de cette façon que l'on
1
parvient à contourner certaines difficultés bien connues en axiomatique:« Il
résulte des recherches de Godel que la démonstration de la consistance ne peut
pas être effectuée si le métalangage ne contient pas de variable de type
1
supérieur. La définition de la vérité a encore une autre conséquence qui est en
rapport avec les recherches de Gode!. On sait que Godel a développé une
1
méthode qui permet, dans toute théorie qui contient l'arithmétique des nombres
naturels comme partie, de construire des propositions qui ne peuvent êtres ni
1
démontrées ni réfutées dans cette théorie. Mais, il a également montré que les
propositions indécidables par cette méthode deviennent décidables si la théorie
que l'on étudie est enrichie par l'adjonction de variables de type supérieur. La
1
démonstration du fait que ces propositions deviennent de cette façon
effectivement décidables repose également sur la définition de la vérité. »38
1
Pour tous ces raisons, on comprend mieux maintenant que le
questionnement de la vérité, au terme duquel seulement apparaît le concept soit
1
propre aux cultures disposant d'un type particulier de savoir, où ce genre de
précautions peut être pris. On a vu que seule rationalité a la ressource de le faire.
1
Ainsi donc, si seule la rationalité, en tant qu'elle caractérise la distance
critique qu'un savoir peut observer par rapport à lui-même, parvient à penser le
1
concept de vérité, s'il lui arrive, seule encore, dans l'espace de son discours, et
moyennant certaines précautions d'usage, de poser la question de sa propre
vérité, sans qu'elle soit menacée par le paradoxe, si encore elle est le seul type de
1
savoir à s'intéresser également de la vérité de toutes les autres formes de savoir-
quoique la prétention d'établir effectivement leur vérité, de se réciproquer ainsi
1
avec la vérité lui soit contestée par certains dont nous sommes - si finalement,
elle est la seule à revendiquer légitimement la vérité comme son concept propre,
1
c'est sans doute à cause d'une connaturalité essentielle entre sa propre méthode
et celle par laquelle on aboutit à la vérité. C'est en cela qu'il y avantage à
s'arrêter un peu plus sur l'élucidation des rapports entre rationalité et vérité,
1
précisément à comprendre le contexte critique qui incline la rationalité à
1
38. A.TARSKI: Op.CiL pp 138-138
1
-276-
1
1
\\"'lIIIII
1
repenser ses normes, à réajuster les critères d'acceptabilité rationnelle, à étendre
son propre domaine, tout en veillant à ce qu'y entrent seulement les propositions
1
considérées, selon les cas, comme valides ou vraies.
1
1.2 Rationalité et vérité
1
1
Qu'il y ait solidarité entre rationalité et vérité, c'est ce à quoi nous croyons
avoir abouti ci-devant. Mais, nous pourrions également montrer cette solidarité
1
originaire à la lumière de la faculté qui leur est propre de survivre aux crises
dans lesquelles la science entraîne souvent la logique, c'est-à-dire la théorie de
1
sa validité. On a pu ainsi constater que les moments de crise dans l'institution
scientifique correspondent généralement à ceux où la rationalité se met à douter
1
d'elle-même, à mettre en question ses méthodes ou ses concepts fondamentaux.
Ce sont aussi ceux où les critères d'acceptabilité rationnelle sont réajustés en
1
fonction de l'état de la théorie. Ce sont donc ceux où la rationalité apparaît à
elle-même son propre juge, retrouvant ainsi l'élan fort controversé que lui a
donné un KANT. Controverse gratuite en somme, puisque, en dépit du risque
1
réel de parti pris d'une raison qui devient elle-même son propre juge, on sait
qu'aucun jugement, aucune critique, aucune révolution contre la raison n'est
1
possible hors d'elle.
La fracture des XIXe et XXe siècles nous semble être un de ces moments.
1
En tout cas, elle constitue, dans l' histoire des sciences, le moment le plus gros en
théories, en découvertes les plus révolutionnaires aussi bien dans les sciences
1
empiriques que dans les sciences formelles. C'est pour cela que nous nous y
intéresserons particulièrement. De plus, cette période nous paraît pouvoir
justifier notre définition de la logique comme théorie générale de la validité de la
1
science. En effet, dans la détermination sans cesse recommencée des critères
d'acceptabilité rationnelle, la logique a fait montre d'une constante ouverture sur
1
les résultats de la science. Mais, il est de bonne méthode de commencer par
rendre compte de l'état dans lequel la crise a laissé certains concepts
1
fondamentaux depuis ARISTOTE. Nous nous intéresserons ici seulement à celui
d'identité.
1
1
1
-277 -
1
1
1
1.2.1 La science et la crise
1
Aujourd'hui, le concept d'identité, pour autant qu'il est associé à l'idée de
1
sujet ultime voit sa propre identité sujette à caution. Cette crise d'identité que
connaît l'identité concerne donc les conceptions traditionnelles en physique et en
1
philosophie. En physique par exemple, on a longtemps identifié un tel sujet à
l'image intuitive de l'atome et des ses propriétés. Or « de toutes les propriétés
intuitives attribuées il y a une trentaine d'années aux particules élémentaires, il
1
ne reste guère plus d'intact aujourd'hui que leur caractère d'unités physiques
permanentes dont le nombre reste constant au cours du temps: même la
1
possibilité de les discerner constamment les unes des autres et de suivre leur
individualité au cours du temps a, on le sait, disparu. Et encore, dans les
1
théories récentes qui jouent un grand rôle en Physique du noyau, a-t-on dû
abandonner l'idée de la constance du nombre des particules élémentaires et
admettre que ces particules peuvent apparaître et disparaître.
1
»39 Deux des
principes de la mécanique quantique décrivent certaines de ces difficultés: le
principe de non-séparabilité exprime la difficulté de parvenir à distinguer deux
1
ou plusieurs particules quelconques après leur interaction. En effet, on constate
alors que celle-ci débouche sur une combinatoire linéaire de produit de fonctions
1
d'onde qui forment alors un système. Le principe de non-localité affirme, quant à
lui, la difficulté de localiser de façon précise ou rigoureuse, c'est-à-dire autre que
1
probabilitaire, la position d'une particule élémentaire en un espace S donné.
On a dû ainsi abandonner le réductionnisme des Anciens, au profit d'une
sorte de compromis, de plus en plus difficile à soutenir à mesure que s'affine la
1
théorie physique, entre interprétations réductionniste et holiste:« En résumé, il
existe une certaine antinomie entre l'idée d'individualité autonome et celle de
1
système où toutes les parties agissent les unes et les autres. La réalité, dans tous
les domaines, paraît être intermédiaire entre ces deux idéalisations extrêmes et,
1
pour la représenter, il nous faut chercher à établir entre elles une sorte de
compromis. La physique classique n'a pas échappé à cette nécessité, et (... ) elle
1
a tenté de réaliser le compromis grâce à la notion d'énergie potentielle
d'interaction entre particules (. .. ) En physique quantique, le compromis à
réaliser entre individualité et interaction apparaît (. .. ) comme bien plus difficile
1
encore à concevoir qu'en physique classique: il doit rendre compte des faits
complexes et surprenants pour nos habitudes de pensée et il ne pourrait
1
certainement pas être développé dans le cadre de nos idées anciennes sur
1
39. L.de BROGLIE: 1941 p 106
1
-278 -
1
1
1
l 'espace. »40 De plus, la " complémentarité" bohrienne a montré que, dans le
monde quantique, non seulement les objets eux-mêmes sont étroitement
1
solidaires des instruments de mesure, à cause du quantum d'action, mais les
propriétés dépendent du genre de phénomènes interprétés. La réalité a donc ici
1
des" faces complémentaires ", comme le montre l'exemple du « dilemme de la
nature de la lumière: les phénomènes optiques exigent la notion de propagation
d'ondes, tandis que les lois de transfert de l'énergie et d'impulsion dans les
1
effets photo-atomiques s'expriment dans l'image mécanique des particules. »41
Ces nouvelles conceptions conduisent à repenser la question de l'identité,
1
telle qu'elle s'est également posée dès l'aube de la philosophie. La catégorie
aristotélicienne de substance pourrait bien correspondre à une sorte d'identité
1
absolue. On connaît les deux sens qu'en donne ARISTOTE, dans sa
Métaphysique, () 8 10-25:«(. .. ) la substance est prise en deux acceptions, c'est le
1
sujet dernier, celui qui n'est affirmé d'aucun autre, et c'est encore ce qui,
l'individu pris en son essence, est aussi séparable: de cette nature est la forme
1
ou la configuration de chaque être.» Donc, selon la seconde acception, la
substance est le siège de la différence. Suivant la première, elle est d'abord sujet,
lequel recevra alors deux sortes d'attributs. Les essentiels sont constitutifs de
1
l'identité du sujet. Les accidentels ne peuvent être dits que d'un sujet particulier.
Ainsi, philosophe est un attribut accidentel pour SOCRATE. Ce qui n'est pas le
1
cas pour homme dit du même sujet. On a pu dire que « la prééminence du
jugement de prédication dans logique d'Aristote n'est (. .. ) que l'expression du
1
privilège accordé à la substance et en particulier, à la substance première
( ... )>>42 Les conséquences théoriques d'un substantialisme qui finira par dominer
la raison occidentale de l'antiquité jusqu'au XVIIe siècle, en passant par la
1
consécration scolastique, sont aujourd'hui largement connues. Au bilan, elles ne
sont pas toutes négatives. En particulier, on sait que c'est un tel substantialisme
1
qui a rendu possible la " performance" cartésienne qui consiste à présenter la
pensée à la fois comme ce qui caractérise l'homme, en tant que substance
1
pensante, et ce qui lui est inaliénable, quelles que soient par ailleurs les
circonstances internes - rêve, illusion, folie - ou externes - malin génie,
1
inexistence du monde - dans lesquelles peut se trouver le sujet. Mais, en
soutenant que la science ne doit traiter que des catégories particulières de l'être
ou de la substance, à savoir les essences, en tant qu'elles ont le caractère
1
d'universalité ou de nécessité, au lieu des accidents, considérés comme
1
40. ibid. pp 128-129
41. N.SOHR: op.cil. p 19
1
42. J.VUILLEMIN: op.cil. p 112
1
-279-
1
1
1
contingents, l'aristotélisme s'est enfermé dans les limitations traditionnelles du
champ théorique grec.
1
Certes, on dira que cela ne l'a pas empêché de s'intéresser à la contingence
que les Cyniques par exemple rejettent au contraire. La cause de ce rejet est
1
probablement dans le lien que la raison grecque a toujours perçu, depuis
PARMENIDE, entre logique et ontologie, la pensée et l'être. L'indétermination
1
est donc récusée, car ne correspondant pas à un quelconque attribut de l'être dont
le lien est si profond avec la pensée que le faux et le vrai sont, à la limite,
considérés comme des prédicats ontologiques. Pour essayer de faire place à la
1
contingence, ARISTOTE commencera par briser ce lien dans l'Organon Il 18 b
35:« Peu importe (. .. ) qu'on ait ou qu'on ait pas enfaitformé une affirmation ou
1
une négation: il est clair que la réalité n'en est pas moins ce qu'elle est, en dépit
de l'affinnation ou de la négation de tel ou tel. Car ce n'est pas le fait d'avoir
1
été affirmés ou niés qui fera les événements se réaliser ou non.» Puis, il précisera
au 19 a 20-25:« Que ce qui est soit, quand il est, et ce qui n'est pas ne soit pas,
1
quand il n'est pas, voilà qui est vraiment nécessaire. Mais cela ne veut pas dire
que tout ce qui est doive nécessairement exister; car ce n'est pas la même chose
de dire que tout être, quand il est, est nécessairement, et de dire, d'une manière
1
absolue, qu'il est nécessairement. Il en est de même pour tout ce qui n'est pas.»
Le substantialisme, combiné au téléologisme, semble néanmoins avoir été
1
fatal au physicien. En particulier, il semble qu'il ne serait pas étranger à sa
conception du mouvement comme une manifestation de " violence" faite au
1
repos naturel des choses, une sorte d'accident par rapport à l'essence même qui
est le repos, donc impropre à susciter l'intérêt. Aussi ce qu'on appellera la "
1
révolution galiléenne" consistera-t-il à redéfinir certains concepts fondements de
l'aristotélisme. BOHR rappelle en particulier ici comment s'accomplit la
nouvelle conceptualisation du mouvement que le mécanisme galiléen
1
homogénéise et émancipe du téléologisme aristotélicien:« En physique, le pas
décisif fut l'abandon de la théorie d'Aristote sur la force cause du mouvement.
1
Lorsque Galilée reconnut que le mouvement uniforme est l'expression de
l'inertie et que la force est cause des changements du mouvement, il posa les
1
bases du développement de la mécanique, à laquelle Newton donna une forme si
solide, si logique qu'elle fit l'admiration des générations ultérieures. De cette "
mécanique classique ", est exclu toute finalité, car l'évolution des phénomènes y
1
est décrite comme la conséquence automatique des conditions initiales.»43 Au
fond, l'aristotélisme ne révèle pas seulement les limitations internes de la raison
1
grecque; il en montre également les limitations externes, celles qui se donnent à
1
43. N.BOHR: op.cit p 114
1
- 280-
1
1
1
voir dans la comparaison avec la raison chinoise, plutôt dynamique. Ces
limitations sont donc celles d'une raison statique, et qui, pour cela, n'a pas pu
1
thématiser certains objets auxquels s'intéresse la raison chinoise depuis
longtemps. Ainsi, tandis que les Grecs continuent à considérer le mouvement,
1
quel qu'il soit - qu'il se produise sous forme de flux ou de reflux, de
magnétisme, ou encore dans la parenthèse sursitaire des apparitions et des
1
disparitions, de la génération et de la mort - comme ce qui est proscrit par la
raison, donc rejeté dans le domaine de l' irraison; les Chinois, en levant cette
sorte d'ostracisme épistémologique, réaliseront des progrès significatifs que les
1
Grecs auraient bien pu leur envier.
J.NEEDHAM a ainsi montré que, en n'écartant pas le devenir, la raison
1
chinoise, notamment grâce à son Ecole taoïste, est parvenue à formuler (i) les
prémisses non inintéressantes d'une théorie de l'évolution vers 350 av.J.C, (ii) la
1
plus primitive des théories dialectiques de l' histoire qu'on connaisse. Par
contraste, en suspectant le devenir, à l'exception peut-être d'un HERACLITE
1
qui n'y voit cependant qu'une manière de logos régissant le monde, la raison
grecque a sans doute fait perdre du temps à la raison occidentale en général,
puisqu'il faudrait attendre le XXe siècle pour que l'évolution soit véritablement
1
affirmée par DARWIN, comme destin des espèces, par MARX et COMTE, en
tant que loi des sociétés historiques. D'autre part, dans le dualisme du Yang,
1
principe mâle et du yin,44 principe femelle, NEEDHAM croit percevoir l'origine
lointaine de l'idée d'onde, celle-ci désignant la propriété qu'ont certains corps de
1
propager ou de diffracter. On a encore pu noter que l"'énergétisme " de la pensée
chinoise l'a mieux préparée à concevoir les nombres négatifs, dès le début de
1
l'ère chrétienne; tandis que, au XVIIe siècle, les Encyclopédistes en seront
encore à porter sur Z- un jugement dépréciateur: considérés plutôt comme le
résultat d'erreurs dans la symbolisation, ses éléments seront ainsi privés de toute
1
valeur hors des entiers:« Il n'y a (. .. ) point réellement et absolument de quantité
négative isolée: -3 pris arbitrairement ne présente à l'esprit aucune idée, mais
1
si je dis qu'un homme a donné à un autre -3 écus, cela veut dire en langage
intelligible, qu 'il lui a ôté 3 écus.(... ) Donc ces quantités -a et -b ne se trouvent
1
précédées du signe -, que parce qu'il y a quelque erreur tacite dans l'hypothèse
du problème ou de l'opération: si le problème était bien énoncé, ces quantités
-a, -b, devraient se trouver chacune avec le signe +, et alors leur produit serait
1
+ab; car que signifie la multiplication de -a par -b, c'est qu'on retranche b de
fois la quantité négative -a: or par l'idée que nous avons donnée ci-dessus des
1
44. Le yin et le yang constituent le principe binaire qui, combiné au ternaire ciel-homme-terre et au quinaire
eau-bois-terre-feu-métal, est au fondement de toute l'anthropologie chinoise de la santé, construite elle-
1
même autour de la recherche de l'équilibre entre tous ces éléments en l'homme ou entre celui-ci et le monde
1
- 281 -
1
1
1
quantités négatives, ajouter ou poser une quantité négative, c'est en retrancher
une positive; donc par la même raison en retrancher une négative, c'est en
1
ajouter une positive; et l'énonciation simple et naturelle du problème doit être,
non de multiplier -a par -b, mais +a par +b; ce qui donne le produit +ab.»45 Il
1
serait cependant erroné de croire que la raison chinoise a toujours sinon donné
des leçons, du moins devancé la raison occidentale sur tous les plans. En effet,
1
on oublierait alors que même si le caractère relationnel de la raison moderne est,
en un certain sens, préfiguré par la chinoise, il n'empêche que celle-là se
distingue de toute raison ancienne. La raison moderne est dite relationnelle, en
1
ce qu'elle privilègie les relations établies entre les termes d'un système, comme
on le voit en axiomatique. Elle se démarque ainsi de la raison chinoise, dans la
1
mesure où celle-ci, préoccupée par les équilibres organiques et écologiques,
exprime seulement le dynamisme des interactions qui les rendent possibles. Plus
1
facilement, la raison moderne se distingue encore du substantialisme
aristotélicien dont le genre est l'instrument privilégié d'analyse. Au contraire
donc cette dernière, la raison moderne, héritée du mathématisme galiléen,
1
privilègie la relation au lieu de la substance. Et l'on sait que c'est précisément la
géométrisation de l'espace physique qui, à côté de la destruction du vieux
1
Cosmos grec, constitue l'autre fait marquant la révolution galiléenne, c'est-à-dire
la naissance d'une nouvelle philosophie naturelle, laquelle renversera
1
l'ascendant aristotélicien sur la science occidentale, inaugurant ainsi un nouvel"
âge de l'intelligence" pour reprendre l' heureuse expression de
1
L.BRUNSCHVICG. KOYRE a souvent attiré l'attention sur la conjonction de
ces deux phénomènes dans le passage Du monde clos à l'univers infini:« a)
destruction du cosmos conçu comme un tout fini et bien ordonné, dans lequel la
1
structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection, monde
dans lequel " au-dessus " de la Terre lourde et opaque, centre de la région du
1
sublunaire du changement et de la corruption s"élevaient " les sphères célestes
des astres impondérables et lumineux, et la substitution à celui-ci d'un Univers
1
indéfini, et même infini ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle et uni
seulement par l'identité des lois qui le régissent dans toutes ses parties, ainsi
1
que par celle de ses composants ultimes placés, tous, au même niveau
ontologique et b) le remplacement de la conception aristotélicienne de l'espace,
ensemble différencié des lieux intramondains, par celle de l'espace de la
1
géométrie euclidienne - extensionnellement homogène et nécessairement infini -
désormais considéré comme identique, en sa structure, avec l'espace réel de
1
l' Unive rs. Ce qui, à son tour, impliqua le rejet de la pensée scientifique de toutes
1
45. D.DIDERüT & J.LE RüN ct' ALEMBERT: 1966 II P 73
1
-282-
1
1
1
considérations basées sur la notion de valeur, de perfection, d'hannonie, de sens
ou de fini, et finalement, la dévalorisation de l'Etre, le divorce total entre le
1
monde des valeurs et le monde des faits. »46
*
1
* *
En aboutissant, dès l'âge classique, à l'homogénéisation du mouvement, et
1
surtout à l'universalisation de l'espace, la physique moderne a donc ainsi mis
l'aristotélisme en difficulté. Et la récente mise en cause de l'idée de substance, sa
relativisation par la mécanique quantique n'a fait que confirmer ce mouvement.
1
Il est même heureux de constater qu'il n'y a pas qu'ARISTOTE qui se voit ainsi
concerné par les développements de la théorie physique. En effet, en relativisant
1
ainsi la différence, jusque dans ses attributs, la mécanique quantique retrouve, en
son domaine propre, ce que nous avons appelé une" différence de fait ". En
1
annexe, on verra comment l'enquête anthropologique confirme également cette
valeur relative de la différence. En ce qui concerne particulièrement notre objet,
1
il est clair que la nécessaire relativisation du relativisme, c'est-à-dire d'une
doctrine qui absolutise au contraire une différence pourtant relativisée, sous
plusieurs rapports, est la conclusion naturelle
1
1
1.2.2 La logique et la crise
1
La raison est donc en crise. Le constat n'échappe à personne. La question
1
est maintenant de savoir comment échapper à cet environnement critique. On
sait que, pour essayer de s'y adapter, le physicien conçoit maintenant le monde
autrement:« Nous sommes dans un monde irréductiblement aléatoire, dans un
1
monde où la réversibilité et le déterminisme font figure de cas particuliers, où
l'irréversibilité et l'indétermination macroscopique sont la règle.»47 Ce qui l'a
1
conduit à rejeter la fiction du démon, cet être omniscient que LAPLACE dit
capable, à un moment donné, de déterminer le passé, le présent, et le futur. De
1
même que, pour se retrouver dans un tel contexte, l'épistémologue a dû repenser
les concepts d'objectivité et de vérité. Au regard des Relations d'incertitude ou
1
de la " complémentarité ", il sait que l'objectivation et l'objectivité, non plus
seulement dans les sciences de l' homme et de la société, mais en science en
général, sont désormais des voeux pieux. Réciproquement, il est conduit à
1
46. A.KOYRE: 1973 pp 11-12
1
47. I.PRIGOGINE & I.STENGERS: Op.CiL p 19
1
-283 -
1
1
1
accorder à l' internaliste qu'il ne peut y avoir de connaissance dans laquelle sinon
le sujet lui-même, du moins le protocole qu'il met en place ne soit jamais
1
impliqué. C'est donc le fétichisme même des distinctions traditionnelles qui s'en
trouve ainsi simplement mis en cause:« En renonçant aux conditions habituelles
1
exigées d'une explication, témoigne BOHR, nous avons obtenu en échange des
moyens logiques de mettre de l'ordre dans les domaines d'expérience plus
1
vastes, moyens qui nous ont obligés de porter attention à la ligne de séparation
entre le sujet et l'objet. Puisque l'on parle parfois dans la littérature
philosophique de différents niveaux d'objectivité, de subjectivité, ou même de
1
réalité, on peut souligner ici que la notion d'un sujet ultime - aussi bien que les
concepts comme ceux de réalisme ou d'idéalisme - n'ont pas de place dans une
1
description objective de la réalité telle que nous l'avons définie. Mais cela
n'implique évidemment aucune limitation de la portée de nos études. »48
1
L'épistémologue, qui a une vue perçante des enseignements de la science
contemporaine, peut difficilement manquer de constater que la vérité s'est"
1
déplacée ": naguère concept téléologique, au sens étymologique de ce par quoi
commence et s'achève un projet, comme DESCARTES l'exemplifie dans
l'épître de ses Méditations, Puf,1956, la vérité n'est plus maintenant conçue que
1
comme le moteur ou la raison d'être du projet de recherches, et non plus ce par
quoi il est nécessairement sanctionné. Qu'on ne retrouve plus ainsi forcément la
1
vérité au terme d'une recherche ne devrait pas être considéré simplement comme
la conséquence d'une assignation topologique déterminée, cela devrait surtout
1
nous amener à être assez sceptique face aux conquêtes du rationalisme.
Qu'on se rassure: le logicien n'est pas ici en reste. En s'ingéniant à la
construction des logiques déviantes, il a montré qu'il ne s'est pas laissé
1
facilement convaincre par ceux qui pensent que les nouvelles conceptions de la
science contemporaine n'exigent pas nécessairement une nouvelle logique, mais
1
simplement l'extension de la liste des impossibilités logiques:« La mécanique
quantique (... ) ne réclame pas (... ) nécessairement une nouvelle logique. Elle
1
correspond en fait à la même exigence de non-contradiction que le formalisme
classique, mais redéfinit ce qui est contradictoire. »49 Au contraire de la logique
1
bivalente classique, correspondant elle-même à un certain" âge de l'intelligence
", ces nouvelles logiques se présentent comme les seules à pouvoir interpréter,
sans contradiction, nombre de propositions ou résultats de la science moderne.
1
En particulier, il semble que seul le ni vrai ni faux, appelé encore indémontrable
de l'axiomatique intuitionniste due à BROUWER-HEYTING permet de juger
1
48. N.BOHR: op.cil. p 119
1
49. ibid. P 231
1
-284-
1
1
1
les résultats suivants: (i) en mathématique, l'indémontrabilité de l'égalité des
irrationnels dont aucune expression décimale ne saurait épuiser le contenu; le
1
transfini cantorien, la conjecture de GOLDBACH qui affirme que tout nombre
pair supérieur à 2 est égal à la somme de deux nombres premiers; la proposition
1
"il n'existe pas d'entiers x, y, z, tels que, pour n > 2, x'l + yz = zn qu'exprime le
Théorème de FERMAT. (ii) en physique, la dualité onde-corpuscule qui affirme
1
que, au lieu d'être décrite en termes exclusifs d'onde ou de corpuscule, à
l'origine du débat entre les deux interprétations pré-quantiques, la lumière est
selon le nature des phénomènes étudiés, onde ou corpuscule. Il s'ensuit que dire
1
qu'elle est onde et corpuscule n'est ni vrai ni faux. De même que le caractère
individuel ou structurel de la réalité physique permet, là encore, de violer, d'une
1
certaine façon, le principe du tiers-exclu.
Certains ont vu l'intérêt de ces nouvelles logiques dans une certaine
1
extension de la scientificité, en validant ainsi des propositions qui ne sont ni
vraies ni fausses ou indémontrables:« En adoptant la position de Heyting, on
diminue en un sens la notion de rationalité, puisqu'on insère dans la pensée des
1
conséquences qui ne sont que contradictoires sans pour autant être vraies, mais
on a d'autre part rationalisé, en l'étendant, le champ des applications, puisque
1
les propositions qui devaient être tenues pour irrationnelles dans l'ancien
système prennent droit dans la cité de la science. Or modifier une théorie de
1
manière à en élargir le champ, c'est déjà la généraliser. »50
*
1
* *
La crise de la rationalité, l'extension du domaine des propositions valides
ou vraies qui en résultent, par ajustement des critères d'acceptabilité rationnelle
1
en fonction de divers" âges de l'intelligence ", ne donnent cependant pas libre
cours à une quelconque interprétation relativiste. Pas plus d'ailleurs qu'elles ne
1
sauraient constituer une objection sérieuse à l'endroit de ce que MIEVILLE
appelle les" constituants formels de l'idée de vérité ". L'interprétation relativiste
1
qui serait encore ici irrecevable est celle qui prétendrait tirer parti de l'essor
particulièrement remarquable du développement métacritique de la rationalité
1
pour en faire n'importe quoi, malgré les avertissements d'un PUTNAM. Bien
sûr, il y a crise de la rationalité. Mais, celle-ci, comme on l'a vu, n'affecte que
certains concepts régnants, tels ceux d'identité ou de déterminisme, ainsi que le
1
nouveau rapport à l'objectivation, à l'objectivité, ou encore à la vérité. Ainsi,
elle épargne la rationalité elle-même d'où ils ont émergé. Donc, il est juste de
1
50. C.SERRUS: op.cil. p 132. On peut penser que d'autres encore, comme LEVI-STRAUSS (cf.2.2.1), voient
l'intérêt de la situation nouvelle dans l'attitude tolérante qu'ils souhaitent maintenant voir adopter à l'égard
1
de la pensée mythique ou magique.
1
- 285-
1
1
1
considérer celle-ci comme une structure intemporelle où viendraient prendre
corps les éléments ainsi mis en cause par la crise, c'est-à-dire par son propre
1
développement, sans pour cela que cette mise en cause la concerne directement.
Peut-être en irait-il de la rationalité comme il en va de l'humanité: ce n'est pas
1
parce que, journellement, meurent des hommes qu'un sceptique emprunterait à
DIOGENE sa lanterne pour, plus diogénien que le célèbre cynique, chercher
1
carrément l'humanité en son entier. les véritables leçons de cette crise sont donc
ailleurs:
1
1.
elle nous montre que la logique, constamment, s'aligne sur les
développements de l'activité scientifique, témoignant ainsi d'une écoute
1
attentive de cette activité dont elle est la théorie, c'est-à-dire dont elle
est la seule à pouvoir penser la logique
1
2.
cette crise montre la justesse de la détermination de l'acceptabilité
rationnelle comme relative.
1
Mais, on aurait tort d'y trouver une quelconque raison de contester à
MIEVILLE la légitimité de parler des" constituants formels de l'idée de vérité"
1
comme de ces éléments non révisables, invariants, et obéissant à quelque chose
comme une" nécessité de l'ordre transcendantal ". C'est-à-dire qu'ils sont
1
présupposés par tous nos jugements, toutes nos opérations intellectuelles, en
constituent l'élément a priori:« Tel que nous l'entendons, le transcendantal ne
1
contient pas de principes matériels ( d'axiomes ou de postulats) déterminant la
structure de tel ou tel donné. Il en préside à l'élaboration de toute axiomatique
scientifique, et n'en constitue aucune. »51 Selon lui, les principes formels de la
1
vérité, imposés par l'entendement lui-même, tirent leur irréformabilité de ce que,
au contraire des axiomes d'une théorie quelconque, ils ne peuvent nullement
1
avoir de contact avec le contenu de la connaissance, mais constituent dès règles
qui en garantissent seulement la validité:« Ces axiomes énoncent des
1
déterminations ou des relations propres à un donné scientifique ( mathématique,
physique ou autre) plus ou moins schématisé. Il n'en est pas ainsi des principes
1
formels de l'entendement qui n'ont rapport qu'aux opérations de la pensée en
tant que telle dont elles ne déterminent pas le contenu, mais la compatibilité et
l'incompatibilité. Il en résulte que les principes formels de l'entendement et les
1
axiomes spéciaux de la science ne sont pas assimilables sous le rapport de la "
révisabilité ". Les premiers ont une généralité quifait défaut aux seconds et leur
1
validité présente ceci de particulier qu'elle est présupposée par tout jugement
1
51. H.L.MIEVILLE: Op.CiL p 125
1
-286-
1
1
1
qui prétendrait les mettre valablement en doute. Aucune axiomatique ne présente
cette particularité. »52 MIEVILLE ne surprend alors plus quand il cite les
1
principaux principes formels de l'idée de vérité: le principe d'identité, celui de
cohérence de la pensée avec elle-même, celui de la correspondance de la pensée
1
avec le donné, et le principe d'unicité du vrai qui va nous intéresser en
particulier ici.
Par unicité du vrai, l'auteur exprime simplement le devoir d'univocité dans
1
le jugement, en dépit du pluralisme axiomatique. Ce qu'il constate donc, c'est
simplement que l'introduction des valeurs ou des modalités du jugement autres
1
que le vrai et le faux, à savoir l'indémontrable, le vrai non démontrable,
l'absurde, le probable etc ... par BROUWER-HEYTING, le possible,
1
l'impossible et d'autres encore par LUKASIEWCZ, nous permet tout au plus de
parler d'un plus grand affinement, ou d'une plus grande complexification des
1
règles d'inférence, ainsi de plus en plus nombreuses. L'erreur serait donc
d'interpréter ce pluralisme axiomatique comme tendant à montrer que les
logiques déviantes dévieraient elles-mêmes du but que vise la logique depuis ses
1
origines. On oublierait alors que « quelle que soit la logique à laquelle nous
référons, il s'agira toujours, dans le calcul auquel elle présidera, de la validité
1
ou de la non-validité d'une opération.» Quelle que soit donc l'axiomatique
retenue, tout jugement s'exprimera toujours de façon univoque:«(. .. ) dès lors
1
qu'une évaluation intervient - la remarque en est banale - sa négation est
rejetée en vertu du principe du tiers-exclu et conformément au principe de
1
l'unicité du vrai. Il y aura évaluation, c'est-à-dire affirmation de la vérité même
si, dans tel cas donné, nous prononçons le: ni vrai ni faux qui signifie qu'il est
vrai que la non-vérité de telle ou telle proposition n'entraîne pas forcément sa
1
fausseté. »53
Il est utile de revenir sur ces derniers points, tant ils comptent beaucoup
1
pour notre thème général. La logique, en tant que théorie générale de validité des
propositions de la science nous montre que les critères d'acceptabilité rationnelle
1
sont, en général, relatifs à l'état de développement de la théorie. Et le mérite de
la rationalité qui s'est construite sur les traces de la révolution quantique et
1
mathématique est de nous apprendre à circonscrire le champ d'opérationalité des
critères classiques d'acceptabilité rationnelle, c'est-à-dire à relativiser les
prétentions de la logique classique à juger toute proposition en termes de vrai ou
1
faux. La relativité de ces principes ne confirme cependant pas moins le principe
mievillien, dans la jute mesure où, quel que soit le moment, l'évaluation
1
52. ibid. pp 114-115
1
53. ibid. P 113
1
-287 -
1
1
1
cherchera toujours, de façon univoque, à déterminer la validité d'une proposition
quelconque. Donc, ce qui est véritablement mis en question ici, c'est le
1
relati visme, à cause de son incompatibilité avec le principe d'unicité du vrai.
D'autre part, ce qui se donne à voir ici, c'est le caractère même de l'acceptabilité
1
rationnelle et de la vérité. Les critères d'acceptabilité rationnelle, qui
contribuent, en un certain sens, à l'extension du domaine de la rationalité,
1
donnent la mesure des divers" âges de l'intelligence ". D'où leur caractère
relatif. Cette relativité du domaine de la simple justification auquel font partie
ces critères montre clairement que celui-ci ne saurait être coextensif à celui de la
1
vérité, en tant que critère inaliénable des propositions, donc sans doute plus
restreint. Ainsi, nous faisons plus que rappeler la pertinence d'une distinction;
1
nous récuserons encore le relativisme.
*
1
* *
Reste maintenant, en marge de cette dualité originaire constituée par la
1
rationalité et la vérité, la question proprement archéologique de ce que la
conception socio-historique de la vérité, plutôt sacrée, ait fait place, ou plutôt se
soit vue comme contrainte de tolérer dans un ordre où elle était encore
1
dominante, la conception philosophique, sécularisée. Cette question prend ici un
relief particulier, dans la mesure où l'on constate que, au fil des temps, cette
1
nouvelle figure de la vérité se développera en raison inverse, développera des
raisons inverses de celles exprimées par la vérité conforme à la tradition. La
1
conséquence en est la dénonciation continuelle de l'ancienne par la nouvelle, la
suspicion plus ou moins réciproque, en tout cas, la coexistence difficile, la crise
structurelle entre elles deux. En bref, cette question archéologique est donc
1
simplement celle de l'hétérogénéisation de l'espace aléthologique, laquelle ne va
pas sans heurt.
1
1
1.3 Les aventures de la vérité.
1
1
La question du passage d'un certain type de vérité à tel autre entraîne deux
autres dont on percevra le lien fondamental.
En premier lieu, nous essayerons de rendre compte de ce ce que la vérité ait
1
accédé au stade où elle est comme obligée d'accepter la différence en son
domaine propre, laquelle rompra alors son unité d'essence. Bien entendu, cette
1
1
- 288-
1
1
1
rupture, en tant qu'elle est causée par la place faite désormais au pluralisme
entraînera la faillite du monisme qui, en l'espèce, correspond à une sorte
1
d'universel primordial, au sens sacré que la théorie mythique d'ELIADE a donné
à ce prédicat.
1
En second lieu, nous tenterons d'élucider les raisons objectives pour
lesquelles la vérité, sous sa figure originelle, comme distraite, à défaut d'être
1
impuissante, à laisser s'implanter à l'autre bout de son domaine un autre type de
vérité qui, désormais, ne compte plus qu'avec des" maîtres" un peu particuliers.
En effet, contre toute attente, ceux-ci ne vont plus se réclamer d'elle, mais au
1
contraire du " soupçon ", en vertu duquel NIETSZCHE par exemple se demande
s'il existe jamais quelque chose qu'on peut appeler" vérité ", et qui vaille qu'on
1
1ui consacre notre" vie".
Dans cette section, nous commencerons par traiter de l'apparition des "
1
maîtres du soupçon" sur la scène de la rationalité occidentale. L'intérêt pour ce
genre de personnage dépasse largement le contexte de la seule suspicion du
concept de vérité, en tant qu'il est le but de notre activité scientifique. En effet, la
1
pratique du " soupçon" par MARX en particulier nous ramènera au plus près de
notre problématique générale. La question sera alors de voir si l'on peut parvenir
1
à dire la vérité, ou à adhérer à l'objectivité, en dépit de notre engagement dans
les rapports sociaux qui nous feraient interpréter la réalité seulement à partir de
1
notre position sociale. C'est la question de savoir si l'engagement personnel dans
les rapports sociaux éloigne définitivement de ce qui se rapproche de la la vérité
1
ou empêche d'adhérer à ce que l'on reconnaît comme objectif. C'est donc la
question du rapport entre historicisme et objectivité sur laquelle nous
reviendrons en Annexe. Cette thématique fera donc l'objet du premier
1
paragraphe. Le second traitera de la dynamique du conflit inévitable entre
conceptions aléthologiques divergentes. Il nous a semblé que le monde grec, en
1
tant qu'il est le lieu où naît la raison, pouvait illustrer parfaitement cette situation
conflictuelle, ou la crise structurelle subséquente.
1
1.3.1 "Les maîtres du soupçon"
1
1
La pratique du " soupçon" par MARX l'a conduit, entre autres, à dénoncer,
sous le nom d"'idéologie ", l'ensemble des" pensées dominantes" à une époque
1
donnée, l'ensemble des idées qui font que la « classe qui est la puissance
matérielle dominante de la société [soit] en même temps la puissance spirituelle
dominante.» L'idéologie consacre donc la domination d'une classe sur les
1
1
-289-
1
1
1
autres, et sous tous les rapports:« La classe qui dispose des moyens de
production matérielle dispose en même temps et par là même des moyens de la
1
production spirituelle, si bien qu'ainsi sont en même temps soumises en moyenne
les idées de ceux à qui font défaut les moyens de production spirituelle. »54 Dans
1
ces conditions, l'idéologie n'aura d'autre but que de légitimer cette domination,
et de masquer les contradictions qui menacent le mode de production, en
1
particulier le mode de production capitaliste en son entier.
MARX ne définit pas l'idéologie seulement à partir de son lieu
d'engendrement, la classe dominante; par rapport à l'objectivité ou à la vérité, il
1
la présente comme le caractère d'une pensée faussée par la " conscience de
classe ", par l'engagement des sujets pensants dans les antagonismes de classe. Il
1
désigne alors la bourgeoisie et le prolétariat comme étant actuellement les deux
principaux protagonistes d'un conflit dont il détermine, à l'avance, à la fois,
1
l'origine, les formes qu'il prend, et l'issue. Le conflit naît au niveau de
l'infrastructure, c'est-à-dire de la base matérielle de la société, avant d'être
1
poursuivi, sous une autre forme, à l'échelle superstructurelle, par l'élaboration de
deux discours antagonistes qui cherchent alors, avec des moyens pourtant
inégaux, à se nier réciproquement, selon les termes mêmes de la dialectique
1
hégélienne que MARX a voulu tout simplement renverser, de façon à la mettre
sur ses pieds. L'issue du conflit est prévisible: les pensées de la classe
1
dominante, par exemple ici la bourgeoisie, finissent, de toute façon, par
s'imposer, par imposer ainsi le pouvoir idéologique de cette classe. Commentant
1
alors ce conflit, R.ARON a lancé la célèbre boutade: " L'idéologie est la pensée
de l'autre", en tant qu'il fait partie de la classe opposée à la nôtre, en tant que sa
1
propre théorisation, son rapport à la vérité restent ainsi déterminés, en dernière
analyse, par son propre être social.
MARX croit cependant que l'autre peut à la fois être le même. C'est-à-dire
1
qu'il pronostique la fin du conflit idéologique, la fin d'un certain état de choses
avec l'avènement de la société communiste, sans classe, donc exempte de toute
1
contradiction:« Toute cette apparence que la domination d'une classe
déterminée n'est que la domination d'une classe déterminée cesse naturellement
1
d'elle-même dès que la domination des classes cesse d'être la forme de l'ordre
social, dès qu'il n'est donc plus nécessaire de représenter un intérêt particulier
1
comme l'intérêt universel ou l"'universel " comme dominant. »55 Certes, MARX
ne dit pas explicitement, du moins dans L'idéologie allemande, si c'est à ce
moment là que l'on pourra, enfin, parvenir à l'objectivité. Mais, on a de bonnes
1
54. K.MARX Cl F.ENGELS: 1981 II pp 100-101
1
55. ibid. P 102
1
- 290-
1
1
1
raisons de le penser, puisque le matérialisme dialectique n'est que le
renversement de l'idéalisme hégélien. Or, on a vu que la fin de la dialectique
1
hégélienne, c'est-à-dire la fin de la marche progressive de l'Esprit dans le
monde, correspond à ce moment où celui-ci parvient alors à sa propre vérité,
1
donc à ce moment où la vérité se donne, enfin, à voir.
Pourtant, hors même de la fin de l'histoire, représentée par l'avènement du
1
communisme, le" soupçon" tel que MARX en fait ici usage ne devrait peser ni
sur l'objectivité ni sur la vérité, de façon absolue. Une certaine sociologie de la
connaissance, qu'il a inspirée, n'est pas plus fondée à affirmer que tout sujet
1
historique est absolument déterminé par son" habitat social" . Car alors, ni
MARX ni MANNHEIN ne peuvent échapper ici à la critique. En particulier, on
1
pourrait facilement reconnaître, avec ALTHUSSER, que le marxisme n'est
qu'un" point de vue de classe" dans la théorie. Pourtant, MARX lui-même,
1
dont on sait par ailleurs les origines sociales, est parvenu à élaborer une doctrine
que partagent les gens des divers milieux sociaux. Selon toute vraisemblance,
1
MARX ne pouvait donc réussir à sortir les gens de leur" habitat social " pour
adhérer à sa doctrine que pour autant que celle-ci affirme une part de vérité
autour de laquelle l'accord du grand nombre s'est fait: au lieu de chercher à
1
conforter ou à masquer les privilèges ou les avantages de la classe dominante,
comme aurait pu l'incliner ses origines sociales, il est au contraire parvenu à
1
exprimer un certain nombre de raisons objectives qui poussent à prendre, sans
plus tarder, et explicitement, le parti des exploités, des opprimés qu'il invite, en
1
même temps, à s'unir pour essayer d'améliorer leur sort. Donc, le marxisme n'a
pas été possible simplement parce qu'il a pu exister, au siècle dernier, une classe
révolutionnaire, c'est-à-dire ayant réussi à se sortir de l'ordre conservateur, de
1
l'''éthnocentrisme de classe" :« L'existence des idées révolutionnaires à une
époque déterminée présuppose déjà l'existence d'une classe révolutionnaire »;56
1
l'existence d'un sujet bourgeois qui en a fait partie ne devrait pas être négligée
dans l'examen de ses conditions de possibilité. Son objectivité ou sa " puissance
1
indépendante ", comme dirait MARX lui-même, en découle: celle-ci est donc
dans le fait que le marxisme est, en toute première ligne, une doctrine élaborée
1
par un bourgeois contre les avantages tirés par sa propre classe de l'exploitation
de ceux-là mêmes qui n'ont souvent que leur force de travail à faire valoir.
Et c'est sans doute pour cela qu'il a connu la fortune que l'on sait. Divers
1
forces ou mouvements dits de " gauche" s'en réclament, posant alors la question
du lien souvent problématique entre certains de ces partis ou mouvements dits"
1
révolutionnaires" et la pensée fondamentale de MARX. Quant à nombre de
1
56. ibid. P 101
1
- 291-
1
1
1
dictatures et autres féodalités - dont la persistance en cette fin du siècle a fini par
ruiner les espérances de tous ceux qui, comme MARX, ont cru au triomphe de
1
l'élan révolutionnaire et libérateur incarné par 1789, en conformité avec l'aube
des temps nouveaux annoncés et prônés par l'Au.fkliirung - elles présentent au
1
contraire ces forces se réclamant tant soit peu de MARX ou considérés comme
telles, simplement parce qu'elles se battent pour l'avènement d'une autre forme
1
de société, plus égalitaire ou moins exclusive, comme le spectre du désordre, de
l'anarchie, pis de la paupérisation croissante. Cette accusation est pour le moins
absurde de la part des pays, comme l'Afrique du sud, où les plus démunis, les
1
plus faibles politiquement et économiquement, les individus réduits à l'état
inhumain de bêtes de somme, donc corvéables à merci, dépourvus de tout droit
1
civique, forment pourtant la majorité de la population.
De l'analyse du rapport entre les origines sociales de MARX, le caractère
1
de la doctrine qu'il est néanmoins parvenu à élaborer, et l'audience de celle-ci,
on peut dire que l'être de classe, bien qu'il ne soit pas le fait d'un choix
1
quelconque, mais au contraire un fait accompli face auquel nous met,
impuissants, le hasard de la naissance, n'est pas une situation irrémédiable, un
obstacle rédhibitoire pouvant nous empêcher d'exprimer ou d'adhérer à des
1
raisons ou des valeurs objectives. Pour celui qui a la manie de colorier toute
chose de ce genre sur fond de classe sociale, celles-ci peuvent alors apparaître
1
différentes de celles auxquelles nous serions naturellement prédisposés par notre
être de classe. Donc, celui-ci ou l"'habitat social" ne sauraient nous déterminer
1
intellectuellement de façon définitive. Dans l'absolu, il ne mettent en cause ni
l'objectivité ni la vérité.
1
Avec précaution, on peut donc séparer les idées de leurs auteurs, des classes
sociales, et donc des enjeux historiques, sans pour autant tomber dans les travers
de l'idéalisme, comme le redoute MARX. Et si, en dépit de ces précautions, on
1
est néanmoins conduit à prendre une position qui ne se rapproche pas de la
vérité, ce n'est pas toujours par incapacité à échapper aux déterminations
1
sociales, mais pour des raisons objectives, en particulier le relâchement de la
vigilance critique qui peut exposer à prendre la vérité pour ce qu'elle n'est pas,
1
c'est-à-dire la fausseté, ou même pour ce qui lui ressemble seulement, à savoir
l'acceptabilité rationnelle. On ne peut non plus prétendre que l'usage de
1
certaines méthodes ne peut davantage nous aider à faire face à l'erreur. Par
exemple, la pratique de la discussion rationnelle que POPPER conseille comme
une méthode à éprouver si l'on veut se débarrasser des limitations, en particulier
1
des préjugés qui peuvent nous empêcher de nous mettre d'accord. Pour toutes
ces raisons, il trouve non pas paradoxal mais contradictoire les postulats
1
1
-292 -
1
1
1
fondamentaux de la sociologie de la connaissance. Le relativisme sociologique
qu'elle affirme est uniquement contradictoire, car s'il prévient contre les
1
limitations du sujet théorique par son" habitat social ", il ne relativise pas, en
même temps, son propre discours. Auquel cas, la relativité du discours par
1
rapport à cet habitat n'est donc pas absolue. Cette forme de relativisme aurait pu
être paradoxal, devenant ainsi un cercle vicieux, s'il s'était mis à relativiser
1
absolument tout discours, le sien y compris, par rapport à la position de classe ou
1'" habitat social ".
Au regard de sa conception de l'idéologie, on peut dire que MARX a
1
relativisé le discours par rapport à l'être social des sujets historiques. De ce point
de vue, il a montré que les catégories du discours seraient, à la limite, des
1
catégories de classe. Corollairement, il a relativisé la vérité ou l'objectivité, pour
autant que celles-ci peuvent être considérées respectivement comme une
1
propriété du discours, ou une qualité à partir de laquelle seulement l'accord
intersubjectif est largement possible. Mais, pour éviter que sa doctrine, en ses
1
diverses interprétations philosophique, historique, sociologique ou économique,
ne devienne elle-même sinon irrecevable, du moins également suspecte, MARX
semble avoir préféré la contradiction au paradoxe. Et c'est sans doute pour
1
essayer de l'en sortir qu'un des plus illustres continuateurs de sa pensée, à savoir
LUKACS - dont on sait par ailleurs la profondeur de la foi en la raison, au point
1
d'avoir traîné devant son Tribunal ceux-là mêmes qui prétendaient la détruire -
rectifie en ces termes, lesquels du reste ne sont pas sans rappeler ceux de
1
DERRIDA montrant ailleurs en quoi s'évalue la pertinence de
l'européocentrisme, en tant qu'il fait généralement corps avec le projet
1
ethnologique:« Même si les contenus et les formes de la raison sont sujets à des
déterminations sociales et historiques, le caractère progressiste d'une situation
ou d'une tendance d'évolution demeure quelque chose d'objectif et dont
1
l'efficacité dépend de la conscience qu'on en prend (. .. ) En effet, le niveau
philosophique d'un penseur est enfin de compte déterminé par la possibilité qui
1
lui est laissée de s'engager plus ou moins dans l'analyse des questions de son
temps et de les élever à tel ou tel degré d'abstraction. C'est-à-dire par la
1
latitude que lui laisse le point de vue de la classe sur laquelle il s'appuie d'aller
jusqu'au bout et jusqu'au fond de ces questions. »57 Cette juste rectification de la
1
trajectoire de la navette MARX est d'autant plus heureuse que l'historicisme en
général semble oublier encore que, même si les pensées étaient nécessairement
historiquement déterminées, l'historicisme lui-même, en tant que doctrine qui en
1
rend compte échappe nécessairement à ce déterminisme. Donc, il y a au moins
1
57. G.LUKACS: op. cil. pp 9-12
1
-293 -
1
1
1
une pensée qui échappe à ce genre de limitations externes:« Si nous définissons
toute pensée radicalement historique comme une " vision totale du monde " ou
1
comme un élément d'une telle vision, nous devons dire: l'historicisme n'est pas
une vision du monde mais une analyse de ces visions, un exposé de leur
1
caractère essentiel. La pensée qui reconnaît la relativité de ces intuitions a un
caractère différent de celui qui les adopte ou subit leurs sortilèges. La première
1
est absolue, neutre, la seconde relative et engagée. La première est une vue
théorique de l'esprit qui transcende l'histoire, la seconde résulte d'un arrêt du
destin. »58
1
En conclusion, il y a pratique du " soupçon" chez MARX certes; mais il
n'est pas pour autant passé du côté du nihilisme radical, à ce genre de
1
négativisme des valeurs qui confortera les convictions ouvertement dionysiennes
d'un NIETSZCHE inspiré en cela à la fois par la Bible et ces quelques vers de
1
BYRON:
Sorrow is knowledge: they know the most must mourn
1
the
deepest 0'er the fatal truth the tree Qj knowledge
is not that of life.
1
En effet, NIETSZCHE interprète le tabou biblique de manger les fruits de la
connaissance comme étant le signe originaire que la vérité devrait à jamais nous
être inaccessibles, de telle sorte que nous n'aurions d'autre destin que celui de la
1
" vie ". Il ira jusqu'à penser que la connaissance, parce que contre-nature, est
simplement une fatalité. Aussi le mythe d'Oedipe passera-t-il à ses yeux pour la
1
plus belle illustration de cette fatalité qui sanctionne tous ceux qui, croyant
vouloir seulement savoir, vont, en fait, contre les desseins de la nature, et contre
1
le destin même de l'homme:« Voilà la vérité que je découvre inscrite dans cette
effroyable trinité des destins d'Oedipe: le même homme qui résout l'énigme de
1
la nature, ce sphinx double dans son essence, brisera aussi les lois les plus
sacrées de la nature en devenant le meurtrier de son père et l'époux de sa mère.
Mieux: ce mythe semble vouloir insinuer que la sagesse, et plus précisément la
1
sagesse dionysiaque, est une monstruosité contre nature et que celui qui par sa
sagesse précipite la nature dans l'abîme du néant mérite d'être détruit par la
1
nature: " La pointe de la sagesse se retourne contre le sage, la sagesse est un
crime contre nature, telles sont les sentences terribles que ce mythe
1
proclame.»59 S'il avait été notre contemporain, NIETSZCHE aurait sans doute
pu ajouter au nombre de ces malédictions qui pèsent sur notre genre, pour avoir
1
seulement voulu se donner un destin de connaissance, au lieu de se contenter
58. L.STRAUSS: op.cil. p 40
1
59. F.NIETSZCHE: 1940 p 52
1
-294-
1
1
1
seulement de celui de " vie ", la "monstruosité cynique des moyens" actuels,
selon la troublante formule de BOUVERESSE - qui nous invite alors à
1
renouveler la question kantienne de l'éthique des moyens - c'est-à-dire
l'invention et la concentration délibérées, comme à la suite d'un pacte avec
1
Thanatos, de moyens d'auto-destruction, gigantesques et horrifiants.
Face au péril d'un savoir" mortifère ", NIETSZCHE, très tôt, sut prendre
ses distances. Aura alors sa préférence la problématique des" évaluation des
1
valeurs ", dans la mesure où elles seules ont véritablement un sens, donc valent
la peine, notamment en servant au " maintien d'un genre de vie bien déterminé ".
1
Il les préférera à la " volonté d'illusion" propre à l'homme théorique, et qui
consiste à « croire à l'existence d'un instinct spécifique de la connaissance,
1
lequel tiendrait aveuglément à la vérité sans souci de l'utile et du nuisible. »60
Le dionysisme nietzschéen conseille donc de se détourner d'un soi-disant
1
destin de connaissance, et donc de l'illusion de vérité que celle-ci nourrit. La
démarche nietzschéenne reste pourtant essentiellement critique. C'est-à-dire que,
1
en dépit des apparences, elle reste conforme ou circonscrite dans la tradition de
connaissance dont la vérité est le terme dérivé. L' histoire de la philosophie ne
manque cependant pas d'exemples où la critique a incontestablement quelque
1
chose comme un pouvoir subversif. Il en est ainsi en particulier non seulement
quand la " vérité en soi ", la vérité philosophique, en tant qu'idéalité
1
perpétuellement tendue par une sorte entéléchie qui la porte toujours du côté de
l'infini, ne se contente plus seulement de s'opposer à la " vérité quotidienne,
1
enchaînée à la tradition ", mais aussi quand la tradition de connaissance dont elle
résulte vise plus généralement à mettre en cause les institutions, les pratiques, les
fondements mêmes de la société où apparaît cette nouvelle figure de vérité:« La
1
connaissance philosophique du monde, conclut HUSSERL,
1
1.3.2 Le conflit des vérités.
1
Le monde grec, celui du " miracle ", montre bien ce pouvoir subversif de la
1
raison. En outre, il suggère les raisons pour lesquelles la philosophie, en tant
qu'" attitude critique universelle ", selon toujours HUSSERL, a toujours été
1
persécutée symboliquement par la dérision, ou plus brutalement par la violence
qu'exerce l'Etat. D'où l'idée de considérer le procès de SOCRATE d'abord
1
comme la revanche de la tradition et de l'Etat dominants sur le zèle de l"'ironie "
1
60. F.NIETSZCHE: 1951 [J 364
1
-295 -
1
1
1
socratique. L"'ironie " désigne une sorte d'inquiétude que
SOCRATE avait
l' habitude de provoquer aussi bien chez son interlocuteur qu'en lui-même. Il
1
entendait ainsi l'aviser qu'il est sans doute l'être le plus distant par rapport à lui-
même, par rapport à ce qu'il prétend savoir ou être, par rapport à la vérité.
1
Retournée contre soi-même, l"'ironie " philosophique enseigne le même devoir
d'humilité. Quoiqu'on la réduise souvent au dicton" connais-toi toi-même ", elle
n'est donc pas simplement une sorte d'introspection ou un banal recueillement
1
sur soi; elle est davantage négation absolue de toute suffisance, suffisance des
autres, de soi-même, de leur connaissance, de la sienne propre. Elle consiste en
1
la critique autant de soi-même, des autres, que des fondements, des lois, des
institutions, de l'organisation de la Cité avec laquelle, du reste, SOCRATE
1
souhaite que chacun ait un lien presque organique. D'un mot, l'''ironie "
caractérise cette profonde inquiétude qui porte le sujet non seulement à
1
commencer à penser autrement, à penser tout court, c'est-à-dire à remettre en
cause ses anciens repères, ses certitudes anciennes, mais aussi à problématiser
les catégories du savoir et du pouvoir, de vertu et de vérité dont on connaît le
1
lien originaire dans l' étho-épistémologie socratique.
Il n'en fallait pas davantage pour que l"'ironie " socratique fût considérée
1
comme dangereuse aux yeux des défenseurs de la Cité, de ses idéologues ou de
ses politiques: on l'accusa alors d'impiété, en tout cas, d'y introduire des
1
nouvelles divinités que l'ironie" naïve" d'un ARISTOPHANE désigne par"
savoir, dialectique, entendement ou tromperie ". SOCRATE était ainsi présenté
1
comme « coupable de travailler témérairement à sonder les choses qui sont sous
la terre comme celles qui sont dans le ciel, à faire de la cause la plus faible la
cause la plus forte, et à enseigner à d'autres à enfaire autant.» ( Apologie 19 b
1
). Et sa méthode fut dénoncée comme une menace sérieuse pour les institutions,
et surtout pour le rapport à entretenir avec elles, en un mot, pour la Cité elle-
1
même: on lui reprocha encore de manipuler la jeunesse, de la détourner
dangereusement, alternativement, du côté de l'immoralisme sophistique ou de
1
celui de l'irrespect savant. De cette façon, se perdit le sens originaire de l"'ironie
" socratique. Symétriquement, celui de l'ironie aristophanienne s'imposa, à la
1
faveur notamment de deux comédies particulièrement satiriques: Les grenouilles
et Les nuées qui nous présentent, pour la première fois, le stéréotype du
philosophe, tel qu'il se répandra par la suite dans l'Opinion: personnage rêveur,
1
complètement perdu dans ses méditations solitaires ou métaphysiques, voire
d'un autre âge, l'oeil toujours rivé au ciel platonicien des Idées, au point d'être
1
totalement étranger à ce qui se passe sur terre, fût-il sous ses propres pieds.
Comme on ne regrettera jamais assez que, après Le sophiste et Le politique,
1
1
- 296-
1
1
1
PLATON n'ait plus eu le temps de terminer sa galerie des portraits de ces
personnages qui occupaient le devant de la scène grecque par celui du
1
philosophe!
Dans le contexte général de la rationalité occidentale, il ne manquait plus
1
rien pour que SOCRATE et ARISTOPHANE attachassent leur nom à
l'inauguration du conflit, depuis lors irréductible, entre rationalisme et
irrationalisme, précisément entre science et" anti-science ". Par" anti-science " ,
1
on entend généralement le caractère d'un projet critique de la science plus
idéologique qu'épistémologique. Ainsi, au contraire de l'''améthodisme " d'un
1
FEYERABEND par exemple qui consiste à montrer les limites propres à la
pratique scientifique elle-même, l "'anti-science " met surtout en avant les
1
conséquences de cette nouvelle religion de l'humanité, pour reprendre la très
forte formule de RENAN, lequel n'y voyait pas de vice particulier, à la fois sur
1
la morale ou la religion traditionnelles et sur l'évacuation de toute intériorité, de
toute sensibilité, en un mot, de toute" vie" en l'homme. 6l Ainsi,
ARISTOPHANE et J.de MAISTRE par exemple partageront, l'un et l'autre, les
1
premiers scrupules; C.DARWIN dans son autobiographie, et tous Les
destructeurs de la raison dont LUKACS a instruit le procès, les seconds.
1
Dans le cadre particulier de la Cité grecque, l'on ne s'attendait certainement
pas à que ce débat originaire se développerait de façon récurrente dans l' histoire
1
de la philosophie. Retint alors l'attention l'interprétation triviale de l'" ironie"
philosophique qui conduit au procès de SOCRATE. A savoir qu'elle est
1
simplement moquerie expresse, mieux subversion contre la Cité et ses
institutions. Et l'Etat, en tant qu'il en est garant, sous les injonctions, entre
autres, d'ARISTOPHANE, traditionaliste, prophète de la décadence de la Cité,
1
de sa culture et de ses institutions, au cas où le mouvement rationaliste ne serait
pas conjuré, ne pouvait supporter plus longtemps encore cette" ironie" - de
1
mauvais goût. Que SOCRATE se prenne à " ironiser" sur les autres ou leur
savoir, on pouvait s'attendre à ce qu'il dise qu'il y au moins une chose qui
l'
échappe à son" ironie ". C'est une attente de ce type que DESCARTES satisfera
plus tard, en montrant qu'il pouvait douter de tout, sauf de son doute, c'est-à-dire
1
simplement de lui-même, en tant que" chose pensante ". Par une quantification
seulement particulière des objets mis en doute par son rationalisme, il a pu ainsi
échapper au paradoxe qui l'aurait alors lui-même menacé. Du coup, il s'est
1
persuadé que le " je pense ", c'est-à-dire le sujet est un principe irrécusable par
la pensée. Or, si SOCRATE tient pour certain l'idée que l'''examen de soi-même
1
61. Cela ne veut pas dire pour autant que FEYERABEND n'est pas anti-scientifique. Car, comme on l'a vu dans
le premier chapitre, il a prolongé sa critique logique par une critique proprement éthique dans laquelle il est
1
encore revenu sur les dangers que la science représente pour ["'homme intérieur ".
1
-297 -
1
1
1
et d'autrui" est une mission divine, il ne cessera néanmoins, et cela même au
cours du procès, d"'ironiser" sur son propre savoir, et donc finalement sur lui-
1
même:«(. .. ) chaque fois qu'il m'arrive de mettre autrui à l'épreuve, y lance-t-il
comme pour décontenancer ses juges, les assistants se figurent que,
1
personnellement, je suis sage quant aux sujets sur lesquels je l'éprouve, au lieu
que cette sagesse - là, Juges, a chance d'être en réalité celle du dieu, et son
oracle, de nous dire que l'hU/naine sagesse a peu de valeur ou n'en a aucune.» (
1
Apologie 23 a ). D'où la colère de l'Etat qui ne pouvait se laisser infiniment
narguer; sauf peut-être à se refuser comme tel, comme le garant des institutions
1
et de leur reproduction transhistorique, sauf encore à se renier comme tel, à
renier son rôle de maintien de l'ordre et des équilibres sociaux qui résultent
1
justement du consensus sur le fondement des institutions, en un mot, sauf à ne
plus assurer sa propre reproduction, en tant qu'Etat. Et c'est à dessein que nous
1
généralisons, en parlant de l"'Etat". On aurait tort de nous identifier, à partir de
là, à l'un de ces champions de l'autoritarisme. Y trouver une quelconque
expression de la peur de la différence qui a pleinement légitimé la critique du
1
platonisme politique par POPPER n'est pas plus juste. La justification
universelle que nous donnons à l'attitude de l'Etat athénien à l'égard de
1
SOCRATE vise au contraire ici simplement à essayer de dépasser l'opposition
poppérienne entre société ouverte, c'est-à-dire démocratique, donc tolérante, et
1
société close, c'est-à-dire totalitaire. Car, touchant à cette fonction de
reproduction sociale au regard de laquelle SOCRATE est jugé, et condamné,
1
notre idée est que ce distinguo n'est pertinent qu'en ce qui touche aux moyens,
mais non aux fins. Etayons tout ceci à l'aide d'un exemple contemporain relatif
justement au rapport du savoir/vérité d'un côté, et du pouvoir de l'autre. Le
1
besoin de savoir qu'exprime tout pouvoir est largement connu. Dans les sociétés
technocratiques actuelles, l'Etat, n'en déplaise à FEYERABEND, ne préfère pas
1
par hasard subvenir aux besoins de la science plutôt qu'à ceux du mythe ou de la
magie. L'effort pour la recherche est telle que nous assistons à une spectaculaire
1
éclosion des savoirs les plus divers - sur la matière, l'homme ou la société -
dans l'Université. L'état y prend soin, car il y trouve son compte: il a besoin du
1
savoir par exemple pour ses opérations de police, pour prévenir les
dysfonctionnements sociaux, pour favoriser au contraire la régulation sociale
selon l'objet que DURKHEIM lui-même donne à la sociologie. Donc, il s'en
1
préoccupe, parce qu'il en a besoin, pour sa propre reproduction, en tant qu'Etat.
A l'opposé, il redoute de plus en plus une crise des savoirs qui serait
1
probablement une crise de l'Etat et de la société, c'est-à-dire une crise qui lui
serait fatale. Mais, en dépit de cette floraison des savoirs, au demeurant, on
1
1
- 298-
1
1
1
s'intéressera seulement à un type de savoir extra-scientifique: le savoir
médiatique, mais qui est pourtant essentiel à la reproduction sociale, en tant que
1
fonction privilégiée de l'Etat. On essayera alors de voir la latitude qui lui est
laissée, même dans les démocraties occidentales, de considérer les limites dans
1
lesquelles ce savoir est autorisé à savoir, de voir dans quelle mesure ce savoir est
permis par le pouvoir dans les limites de sa propre fonction de reproduction.
1
Restons toujours à l'intérieur de l'opposition poppérienne, bien que notre objet
soit ici de la dépasser, sous un certain rapport. Et remarquons que les sociétés
ouvertes d'Occident disposent des mécanismes de diffusion et de
1
démocratisation de l'information. La presse y est libre, plurielle, variée, et
surtout reflète les diverses sensibilités politiques. Des institutions sont même
1
conçues pour veiller particulièrement à la transparence et au pluralisme de la
presse dans nombre de ces pays, avec le bonheur que l'on sait, à cause
1
notamment du phénomène des" empires de presse ", par exemple l'empire
HERSANT en France. En revanche, dans presque tout le monde socialiste et
1
dans la plupart des pays sous-développés, l'accent se voit au contraire déplacé
sur le développement des procédures et des procédés de rétention et de filtrage
de la nouvelle à la source de quelques organes de presse appartenant
1
généralement au parti unique dominant. Longtemps, l'agence Tass a joué ce rôle
en U.R.S.S.
1
Quoi qu'il en soit, il apparaît que, même dans les démocraties occidentales,
la critique ou la contestation des institutions se fait dans les limites de
1
reproduction de la société:« Les institutions, quelles qu'elles soient, par nature
conservatrices, s'efforcent de diffuser des informations qui tendent à les
conforter et, par conséquent, à les prémunir contre les changements. Il est licite,
1
dans les pays libéraux, de combattre les pouvoirs installés, dès lors que les
assaillants sont eux-mêmes intégrés au système et respectent les valeurs admises
1
(. .. ) L'opposition s'institutionnalise elle aussi, elle devient conservatrice par son
capital idéologique.»62 Ce qui fait que lorsque les journalistes vont un peu plus
1
avant, par exemple dans la célèbre affaire du Watergate, ils sont considérés
comme à la limite de la fonction de reproduction dans laquelle s'est spécialisée
1
l'Etat, à la limite du métier de chroniqueur, à la limite de la simple révélation ou
du " scoop ", prêts au contraire à attenter à l'autorité de l'Etat. C'est sans doute
pour éviter que les chroniqueurs soient hors des limites de leur rôle défini par la
1
fonction de reproduction sociale qu'une législation existe dans ces sociétés,
tendant à sauvegarder ce que l'on appelle 1'" ordre" public, la" sûreté de l'Etat
1
", le " secret défense" ou encore le " moral de l'Armée "; législation qui a fait
1
62. J.FERNlüT: 1975 pp 265-268
1
-299 -
1
1
1
écrire à M.T.MATSCHINO, dans Le monde diplomatique, avril 1976, ces mots
assez excessifs:« Il se crée ainsi un système très dangereux (... ) Si demain un
1
régime fasciste prenait le pouvoir, il n'aurait pas besoin de modifier beaucoup
de textes pour supprimer complètement cette liberté.»
1
C'est donc sous le signe de cette fonction de reproduction de la société,
c'est au regard de la mesure que chaque société laisse à la critique, à la
1
contestation, à l'opposition - mesure qui varie en fonction de la nature du
pouvoir, c'est-à-dire de sa légitimité ou de sqn illégitimité,63 de la solidité ou au
contraire de la précarité des institutions afférent à cette fonction - que s'ouvrait
1
le procès de SOCRATE. Procès de l' "ironie" philosophique, procès de la
philosophie tout court, il est au philosophe, ce qu'est le péché originel pour tout
1
homme: procès de tout philosophe, c'est-à-dire sorte de déterminant collectif
originel. Et, en tant qu'elle est associée à la dialectique par laquelle la vérité, en
1
son mode homéostatique par rapport à son monde, comme échappant au contrôle
de son propre espace, y laisse une béance par laquelle vient s'engouffrer la
différence, l'éclairante figure de SOCRATE, et le " procès de rupture
1
"64 avec
l'ordre ancien qui lui est intenté nous invitent à nous interroger davantage sur les
conditions de sécularisation de vérité.
1
1
1.4 Vérité et méthode
1
1
La question archéologique de la sécularisation de la vérité, c'est-à-dire du
passage d'une vérité normée par la tradition à une autre, inventée par
l'imagination scientifique introduit à celle de sa multiplicité, et donc de sa
1
relativité. Cette question prend ici un sens particulier au regard de la méthode
1
63. Dans son contrat social, J.J.ROUSSEAU a montré justement que celui qui prend le pouvoir par la force a
préféré une situation précaire. Car, tout le monde peut également user de la raison du plus fort qui ne donne
raison qu'au plus fort, sans jamais consacrer un seul: .. Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours
le maître, s'il ne transforme pas sa force en droit et l'obéissance en devoir." Ces propos sages, qui auraient
1
pu décourager plus d'un dictateur, procèdent des oppositions classiques entre le droit et lefait, la raison et la
force. Au lieu de le décourager, le dictateur, parce qu'il n'a aucune légitimité, parce qu'il se sent faible sous
un certain rapport, donc menacé, choisit au contraire d'institutionnaliser l'intolérance qui, bien entendu,
interdit toute critique, ne fait place à quelque forme d'opposition que ce soit.
1
64. L'expression est due à Me VERGES
qui distingue alors entre un tel procès, en tant qu'il menace la
reproduction d'un certain ordre social, et le simple" procès de connivence .. où, au contraire, juges, inculpés
et accusation sont, pour l'essentiel, d'accord sur les principes et les fondements de l'ordre social. VERGES
constate que, même si le procès de rupture est une constante de la vie publique, il connaît cependant un
1
résonance particulière dans le monde moderne, avec le développement des média. C'est ce large écho qu'ont
connu les procès de DIMITROV et de N.MANDELA. En effet, alors que le procès de SOCRATE n'a pas eu
de retentissement ailleurs, certains des procès de rupture actuels font souvent l'objet d'une certaine
mobilisation internationale, en particulier dans les démocraties occidentales où 1"'Opinion publique" existe,
c'est-à-dire où elle est une donnée du jeu politique. La mobilisation qui a conduit à l'élargissement de
1
DIMITROV et à son autorisation à émigrer en U.R.S.S a été sans doute la plus efficace.
1
- 300-
1
1
1
supplémentaire que nous avons adoptée: pourquoi certaines sociétés
traditionnelles, par exemple les sociétés africaines sont-elles restées longtemps
1
attachées au type de comportement aléthologique qui consiste à définir la vérité
uniquement en conformité avec les enseignements séculiers, presque sacrés;
1
tandis que les sociétés archaïques d'Occident, en particulier la Grèce ancienne,
après avoir également partagé la même conception de la vérité, sont parvenues à
1
" inventer" des conceptions modernes, c'est-à-dire celles où la vérité est définie
comme cohérence soit de la pensée avec elle-même soit de la pensée avec
l'objet.
1
En l'espèce, invoquer le miracle laisse certainement sceptique. Le miracle,
c'est par exemple l'illumination divine ou encore un quelconque processus par
1
lequel la raison, obéissant à une impulsion qui l'entraînerait du dedans,
accéderait à divers états d'elle-même. L'attitude sceptique est celle qu'adoptent
1
tous ceux qui, comme nous, doutent profondément de la faculté que pourrait
avoir la raison de progresser, simplement parce qu'elle en aurait exprimé le
désir, comme on le voit dans la marche de la raison hégélienne. D'autre part, si
1
l'intervention divine est un moyen auquel se fie absolument un DESCARTES en
particulier pour accéder à la vérité, il ne nous enseigne cependant pas sur le
1
processus proprement dit de sécularisation de la vérité, qui est ici notre objet.
Au contraire, enquêter de l'autre côté, du côté des déterminations
1
instrumentales du concept de vérité nous semble être la voie la plus prometteuse,
éclairée, au surplus, par un certain nombre de faits. En effet, on a constaté que la
1
rationalité est propre à l'acte d'écrire, et que le concept de vérité découle de
celle-ci. Et, dans la suite, on essayera de montrer que le passage d'une vérité de
l'ordre du sacré à une vérité plutôt sécularisée, ne souffrant nullement de se voir
1
sans cesse questionner, voire rectifier peut s'interpréter à l'aide des raisons
matérialistes. C'est-à-dire que ce passage implique l'élucidation du rapport entre
1
la conscience et l'objet, médiatisé par l'outil.
Le matérialisme se distingue ainsi de l'idéalisme qui s'attache au contraire
1
au rapport de la conscience avec elle-même ou avec la transcendance.
L'idéalisme révèle ainsi une vérité qui, lorsqu'elle n'est pas simplement l'effet
1
d'une illumination divine, apparaît comme le résultat d'un profonde maturation
intérieure du sujet qui lui aurait alors permis, par méthode et efforts répétés sur
1
lui-même, d'accéder à une conception supposée indubitable, c'est-à-dire à la
vérité. Parce que DESCARTES se présente comme un cas exemplaire, en tant
qu'il est parvenu à combiner judicieusement ces deux démarches, notre examen
1
de la vérité, au sens idéaliste nous conduira à rendre compte de la méthode qui
semble avoir réussi à l'auteur de la Recherche de la vérité par la lumière
1
1
- 301-
1
1
1
naturelle. Le cas de DESCARTES est d'autant plus intéressant que celui-ci nous
permettra, en même temps, de voir certaines difficultés qu'il considère comme
1
constitutives de la conception sémantique de la vérité. Certes, la méthode
idéaliste ne rend pas compte du processus de sécularisation de la vérité.
1
Néanmoins, elle présente l'intérêt d'informer sur une autre façon d'accéder au
vrai
1
1.4.1 La méthode idéaliste
1
L'idéalisme cartésien s'exprime, en premier lieu, dans sa propre économie
1
du savoir où il distingue entre la croyance, c'est-à-dire la simple vraisemblance
que nous renvoie nos sens trompeurs, et qui relève de l'ordre douteux des
1
existences, et la connaissance, fondée, elle, sur les essences, et à laquelle on ne
parviendrait que si l'on est instruit par la lumière naturelle, la fameuse intuitio
1
mentis:« Quand je dis qu'il me semble que cela m'est enseigné par la nature,
j'entends par ce mot de nature une certaine inclination qui me porte à croire
1
cette chose et non une lumière naturelle qui me fait voir qu'elle est vraie. Or, ces
deux choses diffèrent beaucoup entre elles. Car, je ne saurais révoquer en doute
ce que la lumière naturelle me fait voir être vrai, ainsi qu'elle m'a tantôt fait
1
voir que, de ce que je doutais, je pouvais conclure que j'étais. Et je n'ai en moi
aucune autre faculté, aucune puissance, pour distinguer le vrai du faux, qui me
1
puisse enseigner que ce que cette lumière me montre comme vrai ne l'est pas, et
à quoi je me puisse tantfier qu'à elle. »65
1
D'autre part, DESCARTES n'est pas indifférent à la qualité du sujet
connaissant. En fonction de son rapport à la divinité, il devine le type de savoir
1
auquel il est voué. Ainsi, il ne " croit" pas que le doute méthodique, qui lui a
permis d'affirmer son cogito, puisse jamais affecter celui qui ignore Dieu:«(. .. )
qu'un athée puisse connaître clairement que les trois angles d'un triangle sont
1
égaux à deux droits. je ne le nie pas; mais je maintiens seulement qu'il ne
connaît pas par une vraie et certaine science, parce que toute connaissance qui
1
peut être rendue douteuse ne doit pas être appelée science; et puisque l'on
suppose que celui-là est un athée, il ne peut pas être certain de n'être point déçu
1
dans les choses qui lui semblent être très évidentes, comme il a été montré ci-
devant; et encore que peut-être ce doute ne lui vienne point en la pensée, il lui
1
peut néanmoins venir, s'il l'examine ou s'il lui est proposé par un autre; et
1
65. R.DESCARTES: 1904 p 30. Nous soulignons.
1
- 302-
1
1
1
jamais il ne sera hors de danger de l'avoir, si premièrement il ne connaît un
Dieu.»66
1
Donc, DESCARTES croit que le rapport à Dieu permet de se positionner
invariablement soit du côté de la vérité, soit du côté de l'erreur. Avec la même
1
foi, il hétérogénéise l'espace du savoir où il suspecte seulement l'enseignement
de l'expérience, qu'il associe paradoxalement à la croyance. Pourtant, tout ce qui
y touche à la connaissance et à la vérité mérite d'être également mis en cause au
1
moyen d'un doute authentiquement hyperbolique. Or, par idéalisme, il préfère
mettre connaissances ou vérités enseignées par la lumière naturelle hors de
1
question.
*
1
* *
Que DESCARTES ait adhéré au réalisme interne par méthode, c'est-à-dire
1
qu'il ait posé la question de savoir si le monde n'est pas une simple illusion, une
apparence, ou un rêve, ou encore le fait d'un malin génie particulièrement
industrieux, en un mot, si l'existence de celle-ci peut jamais être affirmée
1
indépendamment des conditions dans lesquelles il se trouve lui-mêmé7 ne remet
nullement en cause le fait qu'il reste fondamentalement un partisan du réalisme
1
externe. En tout cas, c'est la position qu'il adopte à la fin de ses Méditations. Or,
le réalisme externe va, comme on l'a vu, souvent de pair avec la conception
1
sémantique de la vérité. Celle qu'on retrouve chez DESCARTES écarte toute
possibilité de ressemblance parfaite entre l'image et l'original, ce dont elle est
1
l'image. Il n'en fait même pas une condition essentielle, puisque la perfection de
la copie ne dépend pas forcément d'une stricte conformité à l'original. On
connaît ce texte de la Dioptrique, " Des sens en général ":«(. .. ) et si (... ) nous
1
aimons mieux avouer que les objets que nous sentons envoient véritablement
leurs images jusque au-dedans de notre cerveau, il faut au moins que nous
1
remarquions qu'il n 'y a aucunes images qui doivent ressembler aux objets
qu'elles représentent, car autrement il n 'y aurait point de distinction entre
1
l'objet et son image: mais il suffit qu'elles leur ressemblent en peu de chose, et
souvent même, que leur perfection ne dépend de ce qu'elles ne leur ressemblent
1
pas tant qu'elles pourraientfaire.»68 Dans certaines conditions, il suffit que cette
relation entre la chose elle-même, comme cause et son effet existe pour fonder
ontologiquement l'existence de celle-là. C'est ce genre d"'application " que
1
DESCARTES établit entre l'idée de Dieu et la perfection dont il a idée:« Car
1
66. ibid. P III
67. « Car, ainsi que j'ai remarqué, ci-devant (. ..) les choses que je sens ou que j'imagine ne [sont] peut-être
rien du tout hors de moi et en elles-mêmes.» ibid. p 27
1
68. R.DESCARTES: 1902 pp 112-113
1
- 303-
1
1
1
encore que cette chose-là ne transmette en moi aucune chose de sa réalité
actuelle ou formelle, on ne doit pas pour cela s'imaginer que cette cause doive
1
être moins réelle (. .. ) Car si nous supposons qu'il se trouve quelque chose dans
l'idée [de peifection} qui ne se rencontre pas dans sa cause, il faut qu'elle
1
tienne cela du néant. »69 Donc, les idées existeraient d'abord potentiellement
dans une cause avant de s'''appliquer'' sur l'âme, sous forme de tableaux.
1
Cependant, quoique la cause par elle seule garantisse l'existence de
certaines idées qui ont un effet sur DESCARTES, quoique cette existence
légitime la véracité de la connaissance, DESCARTES n'exclut nullement la
1
possibilité de déchéance des idées de leur perfection originaire:«(. .. ) la lumière
naturelle me fait connaître évidemment que les idées sont en moi comme des
1
tableaux ou des images qui peuvent à la vérité déchoir de la perfection des
choses dont elles sont tirées, mais qui ne peuvent jamais rien contenir de plus
1
grand ou de plus parfait.»70 Les images qui ont été " appliquées " sur tout ou
partie de l'âme ne peuvent donc pas être parfaites. Mais, DESCARTES lui-
même ne semble pas être allé plus avant dans l'explication de cette altération
1
possible, voire inévitable des idées. Pourtant, on aurait bien aimé le voir ici
mettre par exemple l'accent sur la responsabilité du sujet. Les limites mêmes que
1
l'auteur de la Lettre à Mesland lui reconnaît aurait pu largement justifier cette
mise en cause. En effet, DESCARTES ne pense pas que l'homme puisse jamais
1
être l'égal de Dieu dont l'entendement est si infini qu'il aurait pu faire que toutes
les choses que le nôtre conçoit comme autant d'impossibilités logiques fussent
1
vraies. La doctrine des vérités nécessaires enseigne autant sur les limitations que
Dieu lui-même a imposées à l'entendement humain que sur les nombreux
1
possibles que l'infinité du sien aurait pu rendre vrais:« Pour la difficulté de
concevoir, comment il a été libre et ind!fférent à Dieu de faire qu'il ne fût pas
vrais, que les trois angles d'un triangle fussent égaux, ou généralement que les
1
contradictoires ne peuvent être ensemble, on la peut aisément ôter, en
considérant que la puissance de Dieu ne peut avoir aucunes bornes; puis aussi,
1
en considérant que notre esprit est fini, et crée de telle nature, qu'il peut
concevoir comme possibles les choses que Dieu a voulu véritablement possibles,
1
mais non pas de telle, qu'il puisse aussi concevoir comme possibles celles que
Dieu aurait pu rendre possibles, mais qu'il a toutefois rendre impossibles; (. .. )
1
que Dieu ait voulu que quelques vérités fussent nécessaires, ce n'est pas à dire
qu'il les ait nécessairement voulues; car c'est tout autre chose de vouloir
qu'elles fussent nécessaires, et de le vouloir nécessairement, ou d'être nécessité
1
69. R.DESCARTES: 1904 pp 32-34
1
70. ibid P 33
1
- 304-
1
1
1
à le vouloir.»71 Donc, notre entendement est si limité que nous ne pouvons être
la cause que des seules idées plus ou moins douteuses que nous enseigne la
1
nature, et non des idées extraordinaires, comme la perfection ou l'infini qui
viennent troubler l'âme de DESCARTES. On comprend alors qu'il ne sera
1
jamais impressionné par ce qui, à ses yeux, passera pour un mirage: le
superhumanisme, d'inspiration aristotélicienne, en vertu duquel l'homme
parviendrait à s'arracher à l'humaine condition pour accéder à la divinité, pour
1
peu qu'il sache s' humilier dans l'ascétisme de la vie philosophique, c'est-à-dire
pour peu qu'il apprenne à n'avoir plus que la vérité pour seul désir profond ou la
1
" contemplation" pour seul" loisir ". Au contraire, DESCARTES maintiendra
que si accéder aux faveurs divines est tout à fait possible; en revanche, l'accès au
1
statut est totalement exclu. Aussi considérera-t-il que même cet effort auquel
invite ARISTOTE, c'est-à-dire parvenir à la perfection divine par accroissement
1
de la connaissance, n'est que le signe d'une volonté aveugle d'effacer la
différence originaire entre Dieu et nous, entre la connaissance absolue ou
parfaite et la simple prétention à une telle connaissance; étant entendu que
1
l'accroissement ou la croissance en général n'est que le signe d'un manque, en
tout cas, le caractère d'un processus qui mène quelque chose vers sa pleine
1
réalisation, en l'espèce vers la perfection.
Des raisons à la fois éthiques et logiques expliquent le souci cartésien de
1
distinguer absolument entre Dieu et l'homme. De ce qu'il est l'un des lecteurs
les plus assidus des Saintes Ecritures, DESCARTES sait, par conviction, que
1
l'homme n'est qu'une image ou ressemblance de Dieu (Genèse 1.26 a ). Or, on
l'a déjà noté, dans sa théorie picturale, il montre que le propre d'une image est
d'être lacunaire, c'est-à-dire de ne point ressembler totalement au modèle, mais
1
il suffit qu'elle lui ressemble, sous un certain rapport. L'homme ne serait donc
qu'une image déficitaire par essence, par rapport à Dieu. Ce qui fait que face au
1
mirage de l' ontonormie conseillée par ARISTOTE, face à l'écart irréductible
entre une copie et l'original, DESCARTES va se contenter de suivre l'auteur de
1
l'Ethique à Nicomaque seulement sur la voie de la détermination de ce que
l' homme aurait en commun aurait avec Dieu -' ou les dieux, à savoir l'âme. Part
1
du divin chez ARISTOTE, l'âme est d'abord, chez DESCARTES, la faculté de
la pensée, le lieu où il a donc pu sentir, presque physiquement, l'existence de
Dieu, en se découvrant, dans son imperfection et sa finitude radicales, des idées
1
étranges de perfection ou d'infini.
1
71. R.DESCARTES: 1937 p 1167. DESCARTES n'est pas relativiste pour autant. Car, même si Dieu aurait pu
créer des vérités autres que celles que nous connaissons, il n'y aucune raison de mettre en doute celles que
notre esprit conçoit comme telles. En faisant coïncider les vérités avec la structure même de notre
entendement, Dieu a trop bien fait les choses. C'est-à-dire qu'il n'a laissé aucun argument au relativiste ou
1
au sceptique.
1
-305 -
1
1
1
Dès lors que l'on tient compte des limites que le sujet impose à la vérité, à
ses nombreux possibles, parce qu'il est lui-même limité et faillible, on ne
1
comprend plus que DESCARTES n'ait vu dans la possibilité de déchéance des
idées que la conséquence du caractère fondamentalement lacunaire de la
1
fonction de représentation. C'est-à-dire que leur corruption est conçue
strictement comme le résultat d'une fonction logique et non d'une quelconque
1
défaillance anthropologique. On n'est pas plus satisfait de ce que son idéalisme,
bien qu'il n'écarte pas cette possibilité de corruption des idées formant tableaux,
apparemment même si c'est Dieu lui-même qui en est la cause, persiste à penser
1
que l'enseignement de l'expérience est le seul à être suspecté, le seul pour lequel
il faille alors compter avec cet écart irréductible entre les choses telles qu'elles
1
sont intuitivement ou formellement, et telles qu'elles nous apparaissent sous
formes d'idées, " appliquées" sur l'âme. C'est probablement cette restriction du
1
doute à la seule cause des idées provenant de l'expériencen , donc à l'expérience
qui ne lui a pas permis de s'intéresser davantage à la relation entre une cause et
1
son effet en général dont il a pourtant fait abondamment usage dans sa méthode.
Autant de raisons de relativiser ici encore la puissance de son doute, c'est-à-dire
d'un instrument de méthode qui lui aurait alors permis de faire certainement des
1
avancées beaucoup plus spectaculaires.
Mais aurait-il poussé plus loin son doute que le " je pense" aurait pu
1
constituer une menace pour le" je suis ", définitive. C'est-à-dire que le doute se
serait alors étrangement révélé incompatible avec le sujet d'où pourtant il
1
diffuse, le penser aurait alors constitué une menace à la fois dangereuse et
illégitime pour l'être. En effet, il suffit que DESCARTES se prenne à douter de
1
la véracité des idées que lui enseigne la lumière naturelle ou que Dieu en
personne introduit en lui, en prétextant notamment leur inévitable corruption
causée par sa propre nature, il suffit qu'il se déclare indigne de les recevoir, pour
1
cause d'imperfection, en un mot, il suffit que la vérité soit menacée dans son
existence pour que DESCARTES lui-même, en tout premier lieu, le soit
1
également. Dans ces conditions, quel serait le statut, et surtout l'avenir d'une
pensée qui, en excédant de cette façon, c'est-à-dire de manière si arrogante, voire
1
si " subjecticide " le sujet, ambitionnerait de fonctionner sur ses cendres?
On touche là peut-être au mérite essentiel du rationalisme cartésien. Celui-
1
ci n'est peut-être pas dans l'exemplarité de la méthode par laquelle on
parviendrait à la vérité, certainement pas dans l'art de promouvoir les vertus de
1
n. Dans la lettre à MERSENNE du 16 oct.1639 déjà mentionnée, DESCARTES (1898) trouve même que la
vérité ne peut être affirmée de telles idées que sous certaines conditions, à moins que ce ne soit par abus de
langage:« Lorsque (... ) on attribue [ce mot de vérité] aux choses qui sont hors de la pensée( et non à des
pensées comme il convient à la rigueur et à la Rrorre signification du mot ), il signifie seulement que ces
choses peuvent servir d'objets à des pensées véritables, soit aux nôtres, soit à celles de Dieulllais on ne peut
1
donner aucune définition de la logique qui aide à connaître sa nature.» p 587
1
-306-
1
1
1
la foi, dans ce prosélytisme qui lui fait dire que l'homme n'est faillible que dans
l'ignorance ou l'aliénation de Dieu, ou ce qui revient au même qu'il ne saurait
1
parvenir à rien de parfait sans le parrainage divin. Ce mérite est au contraire dans
le fait que ce rationalisme est, en son contexte propre, une métaphysique de la
1
limite, une métaphysique des limites que la pensée, quelque critique qu'elle soit,
ne saurait raisonnablement excéder. Et ce quelque chose qui est ainsi hors de
question n'est autre que le sujet lui-même. Tout se passerait donc comme si, chez
1
DESCARTES, très tôt, la pensée, peut-être instruite par Dieu lui-même, s'était
avisée que, à force d'exagérer dans la révocation en doute du sujet, c'est elle-
1
même qui emprunterait alors une démarche ouvertement suicidaire; tant il est
vrai qu'il est difficile de prévoir un quelconque avenir au rationalisme cartésien
1
si, au bout de son parcours, par cécité arrogante, il avait fait vaciller l'auteur des
Méditations sur la certitude de son évidence indubitable, ou encore ruiné sa foi
1
dans la validité d'un principe que l'on ne saurait tirer d'aucun syllogisme: cogito
ergo sumo On comprend alors que si DESCARTES n'a pas poussé plus avant son
doute, ce n'est probablement que pour une chose. Ce n'est pas pour ne pas
1
toucher son dieu, quiet, parce qu'épargné par le doute. Ce n'est pas encore par
souci de se priver d'une source, la seule, de connaissance vraie. Ce n'est pas
1
davantage par économie de pensée. Ce n'est peut-être que pour se sauver lui-
même comme sujet, c'est-à-dire d'abord comme condition minimale de
1
possibilité du doute en général.
*
1
* *
Peut-être WEIL pourrait-il ne pas accepter que nous trouvions sans le souci
de ménager le sujet, en tant que limite indépassable de la pensée, le motif
1
principal pour lequel le rationalisme cartésien s'est rétracté en certain lieu. Peut-
être pourrait-il difficilement consentir aux raisons pour lesquelles, selon toute
1
vraisemblance, DESCARTES, n'est pas finalement parvenu à penser toutes les
conséquences de l'écart qu'il observe pourtant entre une cause et son effet, fût-il
1
seulement sur sa propre économie du savoir. En effet, l'auteur de la Logique de
la philosophie affirme que le propre des grands systèmes philosophiques est
1
d'être cohérent ( au sens fort ). C'est-à-dire qu'ils ont toujours suffisamment de
ressources pour tout décider, ou rendre compte de toutes les conséquences qu'ils
sécrètent à l'intérieur de leur domaine propre:«(. .. ) la philosophie est ainsi
1
conçue comme discours formellement cohérent,(. .. ) aucun de ces discours n'est
rejeté par les autres (. .. ) une fois que l'on accepte leurs présuppositions
1
dernières et leurs règles de procédure. Aucun discours de cette espèce n'est
idéalement parlant contradictoire en lui-même, aucun ne peut donc être rejeté
1
1
- 307-
1
1
1
avec les arguments qui convaincraient son auteur, étant donné que ces
arguments de l'adversaire se réduiront toujours à l'affirmation que l'auteur" ne
1
peut pas" vouloir dire ce qu'il a dit ou accepter les conséquences de ce qu'il a
dit: à quoi la réponse est facile qui consiste à répliquer qu'on a justement voulu
1
dire ce que l'on a dit et que l'on accepte ces conséquences de gaieté de coeur,
qu'on les a même voulues (. .. ) Si j'accepte les règles du jeu, je suis obligé de
m'abstenir de l'incohérence.lLa nécessité intérieure du discours, des discours,
1
se montre donc comme nécessité nullement universelle.»73 On ne peut donc
espérer contredire un discours aussi" complet" qu'à l'aide d'autres types de
1
moyens, en tout cas non fondés en raison:« Les discours philosophiques
apparaissent comme souverains, et entre les êtres de raison, qui vivent dans
1
l'état de nature et sans juge commun, seule la violence décide, si - et cette
condition heureusement n'est pas souvent remplie quand il s'agit de philosophes
1
- si l'on tient à une décision.» 74 Et la violence est ici coextensive au domaine de
ce qui n'est pas la vérité:« L'autre de la vérité n'est pas l'erreur, mais la
1
violence, le refus de la vérité, du sens, de la cohérence, le choix de l'acte
négateur, du langage incohérent, du
discours " technique " qui sert sans
demander à quoi le silence, l'expression du sentiment personnel et qui se veut
1
personnel.»75
Trouver des arguments de l'autre côté de la vérité n'est donc pas
1
souhaitable dans l'orbe de la philosophie. Cela est presque impensable, puisque,
en ne produisant que des discours cohérents, le philosophe se préserve ipso
1
facto de toute violence, c'est-à-dire de tout refus ou choix négatifs. Reste
cependant à procéder à l'élimination de la condition minimale de la pratique
dialogique qui est l'inévitable violence symbolique que l'on exerce
1
nécessairement sur l'interlocuteur pour que le discours philosophique devienne
alors pur de toute violence.
1
Ainsi, HUME par exemple n'a pu faire violence à DESCARTES que parce
qu'il a été contraint de lui imposer momentanément un certain silence.
1
Autrement, le discours humien ne saurait être accusé de vouloir exercer une
quelconque violence sur celui de DESCARTES. En tout cas, il n'a pas cherché à
1
en montrer l'incohérence. Ce qu'à voulu faire HUME, c'est simplement
radicaliser le scepticisme que DESCARTES adopte seulement à l'égard de la
1
73. E.WEIL: 1963 pp /20-121. J.VUILLEMIN: Op.CiL a défendu également une conception similaire de la
philosophie, au nom des privilèges de l'auteur:<< Le premier donne droit de raisonner. Lorsqu'un auteur
avance une proposition, son critique considère donc qu'il avance en même temps l'ensemble des
1
conséquences de celle proposition. C'est là un privilège minime, falile duquel l'histoire de la philosophie ne
se distinguerait en aUCl/ne façon de l'histoire des fantaisies les plus arbitraires de l'esprit humain.» p 7
74. ibid.
1
75. E. WEIL: 1985 P 65
1
-308 -
1
1
1
connaissance empirique dont il souligne la lâcheté du lien avec ce dont elle
procède. Son empirisme sceptique ne cherche pas à mettre en cause la "
1
cohérence" du système cartésien. Tout au plus veut-il ouvrir davantage l'espace
logique, en nous invitant à une autre façon de penser, à une autre logique, la
1
logique du probable. Muni d'un tel outil, il problématisera le principe
d'induction dont relève celui de causalité, c'est-à-dire l'un des fondements de la
1
connaIssance empmque.
Ce que HUME constate, c'est que ni l'expérience ni l'habitude qui en
résulte ne sauraient constituer un principe apodictique sur lequel fonder la
1
relation causale, par cela même que ce qui a été ne saurait imposer une
quelconque restriction à ce qui sera ou le déterminer de quelque façon, les
1
observations ou les prédictions faites dans le passé ne peuvent, en aucun cas,
contenir tous les possibles dont est gros le futur. C'est en ces termes que son
1
empirisme sceptique pose la question critique:« L'expérience passée. on peut
l'accorder, donne une information directe et certaine sur les seuls objets précis
1
et sur cette période précise de temps qui sont tombés sous sa connaissance; mais
pourquoi cette connaissance s'étendrait-elle au futur et à d'autres objets qui,
pour autant que nous le sachions, peuvent être semblables seulement en
1
apparence; telle est la question principale sur laquelle je voudrais insister.»76
HUME pose donc ici une question particulièrement inédite dans la tradition
1
empiriste, et au-delà, dans celle de la théorie de la connaissance: la question de
comprendre l'origine et le fondement du raisonnement inductif à partir duquel,
1
par extrapolation temporelle, nous inférons le futur à partir du présent ou du
passé, les mêmes effets à partir des mêmes causes. C'est que HUME n'est
nullement persuadé de l'invariance du cours de la nature dans le futur que
1
certains considèrent comme le fondement a priori de la causalité.
Plusieurs voix se sont élevées, jusqu'à récemment, contre HUME, y
1
compris parmi les empiristes. REICHENBACH par exemple, tout en insistant
sur les mérites de l'empiriste, n'a pas manqué de le critiquer diversement, à
1
demi-mot, sans le dire, par simples sous-entendus, ou encore ouvertement. C'est
sur deux points précis qu'il a reconnu la dette que la théorie de la connaissance a
1
contractée envers HUME. Ci) Il lui reconnaît le mérite d'avoir renvoyé dos à dos
l'empirisme et le " rationalisme ", en écartant tout fondement empirique ou a
1
priori au principe d'induction:« Entre la philosophie empiriste et la solution du
problème de l'induction se dresse la critique que HUME a faite au problème de
l'induction, qui montre que l'induction n'est ni a priori ni a posteriori. »77 (ii) Il
1
76. D.HUME: 1983 p 93
1
77. H.REICHENBACH: op.cil. p 204
1
- 309-
1
1
1
a compris que la causalité pose le problème général de l'explication scientifique,
à savoir la généralisation: Si dans ce cas ... alors dans tous les cas:((
1
L'interprétation de la causalité comme équivalente à la généralité, clairement
formulée par David Hume, est aujourd'hui largement acceptée par le savant.
1
Les lois de la nature sont pour lui des constations de répétions sans exception,
rien de plus. Non seulement cette analyse clarifie ce qu'il faut entendre par
causalité, mais elle ouvre généralement la voie à une extension de la causalité
1
qui s'est révélée indispensable à la compréhension de la science mode me.»78
L'hommage reichenbachien va pourtant s'arrêter là. Car, aussitôt, il sera
1
reproché à l'auteur de l'Enquête d'avoir importé dans la tradition empiriste
quelque chose comme un pseudo-problème, en tout cas, des préoccupations"
1
rationalistes" qu'elle a toujours ignorées:(( Les difficultés de l'empirisme,
formulées par David Hume, étaient le produit d'une interprétation erronée de la
1
connaissance.»79 HUME poserait le problème de la connaissance, comme un "
rationaliste", en termes de certitude, au lieu de le faire en termes de probabilité,
comme l'enseignera du reste la nouvelle " philosophie scientifique" dont
1
REICHENBACH salue l'avènement:(( Le rationalisme n'avait pas seulement
présenté au monde une série de systèmes insoutenables de philosophie
1
spéculative; il avait aussi empoisonné l'interprétation empiriste de la
connaissance en encourageant l'empiriste à lutter pour atteindre des objectifs
1
hors de sa portée. Il a fallu que l'évolution surmontât la conception d'une
connaissance faite de propositions vraies, démontrables comme telles, pour
1
qu'une solution de la connaissance prédictionnelle soit trouvée. Il a fallu que la
poursuite de la certitude soit abandonnée dans la plus précise des sciences de la
nature, à savoir la physique mathématique, pour que le philosophe puisse
1
introduire la méthode scientifique. Le tableau de la méthode scientifique
esquissée par la philosophie moderne est très différent des conceptions
1
traditionnelles. Disparu l'idéal d'un univers dont le cours suit des règles
strictes, du cosmos prédéterminé qui se comporte comme une horloge déroule
1
ordre du temps. Disparu l'idéal du savant qui connaît la vérité absolue; les
événements de la nature ressemblent plutôt à des dés qu'à des astres dans leur
1
évolution; ils sont dirigés par des lois de probabilité, non par la causalité et le
savant ressemble à un joueur qu'à un prophète. Il ne peut nous offrir que de
meilleures mises; il ne sait jamais d'avance si elles se révéleront vraies (... ) Et si
1
1
78. ibid. P 138
1
79. ibid. P 213
1
- 310-
1
1
1
un homme fait de son mieux, que peut-on lui demander de plus? »80
REICHENBACH précise alors que si HUME en arrive là, c'est en particulier
1
parce qu'il n'a pas vu que la causalité, dont on nous a d'abord dit qu'il a ouvert
les perspectives d'une interprétation extensionnelle, est justiciable d'une
1
description probabilitaire. C'est-à-dire que si l'explication en général exprime la
relation: Si dans ce cas ... alors dans tous les cas, la causalité est un cas
particulier de l'explication affirmant: Si dans ce cas... alors pour un certain
1
pourcentage. Et c'est ici que l'on constate que la critique reichenbachienne
associe étroitement, constamment, et sans doute maladroitement, la causalité à
1
l'interprétation déterministe classique qui suscite justement ici l'Enquête sur
l'entendement humain de HUME: que les lois de la nature soient effectivement
1
élaborées à partir d'une série d'observations itératives, et qu'on s'empresse
ensuite de généraliser, HUME ne le conteste pas. Tout au plus objecte-t-il que de
1
telles répétitions aient lieu nécessairement, et de tout temps, c'est-à-dire dans le
passé, le présent, et le futur. REICHENBACH néglige, en même temps, la
distinction que HUME fait entre deux types de raisonnements:« on peut diviser
1
tous les raisonnements en deux classes: les raisonnements démonstratifs, qui
concernent les relations d'idées et les raisonnements normaux qui concernent
1
les questions de fait et d'existence. Qu'il n 'y ait pas de preuves démonstratives
en ce cas, cela paraît évident; car il n'implique pas de contradiction que le
1
cours de la nature puisse changer et qu'un objet, apparemment semblable à tous
ceux que nous avons expérimentés, puisse s'accommoder d'effets différents ou
1
contraires. Ne puis-je pas concevoir clairement et distinctement qu'un corps,
tombant des nuages, et qui, à tous les égards, ressemble à de la neige, ait
pourtant la saveur du sel ou le contact du feu? Y a-t-il une proposition plus
1
intelligible que l'affirmation que tous les arbres fleuriront en décembre et en
janvier et dépériront en mai et en juin? Or, tout ce qui est intelligible, tout ce
1
qu'on peut distinctement concevoir, n'implique pas contradiction, et l'on ne peut
jamais en prouver la fausseté par un argument démonstratif ou un raisonnement
1
abstrait a priori.»81 Il est donc douteux que sa critique soit ici légitime.
Il est cependant, chez HUME, des enseignements qui ont presque fait
1
l'unanimité chez les néo-positivistes. Par exemple, on érigera facilement la clarté
en propriété du sens, c'est-à-dire qu'elle sera retenue comme ce à quoi est déjà
reconnaissable le sens, au contraire du non-sens, généralement trouble ou flou.
1
De plus, on verra dans la plupart des débats philosophiques de banales
1
80. ibid. Nous soulignons pour faire remarquer que, en associant ainsi causalité et déterminisme,
REICHENBACH fait comme si le probabilisme écartait définitivement la causalité, c'est-à-dire comme s'il
n'y avait plus de causalité en science du fait du remplacement des lois déterministes par des lois statistiques.
1
81. D.HUME: op.cil. p 95
1
- 311-
1
1
1
controverses procédant simplement de l'incapacité d'être au clair sur les mots:«
De cette seule circonstance qu'une controverse s'est poursuivie longuement et
1
qu'elle reste encore sans décision, nous pouvons présumer qu'il Y a de
l'ambiguïté dans les termes et que les adversaires attachent des idées différentes
1
aux termes employés dans la controverse. En effet, comme les facultés mentales
sont, admet-on, naturellement semblables chez tous les individus - sinon rien ne
1
serait plus stérile que de raisonner et de discuter les uns avec les autres -, il
serait impossible, si les hommes attachaient les mêmes idées aux mêmes termes,
qu'ils puissent se faire aussi longtemps des opinions différentes sur le même
1
sujet; spécialement quand ils se communiquent leurs vues et que, dans chaque
parti, ils se tournent de tous côtés pour chercher des arguments susceptibles de
1
leur donner la victoire sur leurs adversaires. »82 WITTGENSTEIN en particulier
s'accordera encore avec HUME sur un autre point dans son Tractatus. A savoir
1
que la nécessité n'appartient en propre qu'aux règles de la pensée et non pas aux
données de l'expérience, plutôt contingentes:« 6.37 - La nécessité selon laquelle
1
une chose devrait se produire parce qu'une autre s'est produite n'existe pas. Il
n'y a [donc} de nécessité que logique.» D'où la même critique de l'induction
qu'il présente comme n'ayant de fondement que" psychologique ", comme étant
1
une" superstition ", comme la science en produit souvent. Pourtant, malgré cette
proximité, WITTGENSTEIN, du moins dans son Trac tatus, ne dira pas mot sur
1
HUME. On connaît les raisons de ce silence. Elles sont exprimées dans la
préface du même ouvrage où l'auteur affirme par ailleurs le principe auto-
1
réfutant selon lequel la philosophie, en tant qu'activité essentiellement
analytique ne doit ni exprimer des thèses ni faire des découvertes. Le principe est
1
ici simplement auto-réfutant, puisque l'affirmer, c'est déjà accepter au moins une
thèse. Bref, revenons plutôt aux raisons probables du silence de
WITTGENSTEIN sur HUME, et sur la tradition philosophique en général:«
1
Jusqu'à quel point mes efforts concorderont-ils avec ceux des autres
philosophes, je ne chercherai pas à le déterminer. En effet, ce que j'ai écrit ici
1
ne prétend pas apporter du nouveau sur les questions de détail; et par
conséquent je n'indiquerai pas mes sources, parce qu'il m'est indifférent de
1
savoir si ce que j'ai pensé l'a déjà été par un autre avant moi.»
En ne sacrifiant pas à l'économie du détail référentiel, GOODMAN a dû,
1
quant à lui, reconnaître explicitement que sa propre problématique de l'induction
se situe dans le prolongement de celle de HUME. Précisément, il lui a reconnu le
mérite d'avoir eu grossièrement l'intuition fondamentale du problème de
1
l'induction:« Selon lui, une prédiction était valide dans la mesure où elle
1
82. HUME: op.cil. pp 149-150
1
- 312-
1
1
1
provenait d'une habitude, et donc d'une régularité passée. Incomplète et peut-
être pas entièrement exacte, sa réponse n'en est pas moins conforme à la
1
question. Le problème de l'induction n'est pas un problème de démonstration,
mais bien de distinction entre les prédictions valides et non valides. »83
1
Toutefois, il est une" nouvelle énigme de l'induction " que l'empiriste n'a pas
élucidée:« Ce n'est pas parce qu'elle était descriptive que la théorie de Hume
1
était inadéquate, mais plutôt parce qu'elle était imprécise. Selon lui, les
régularités observées donnent naissance à des habitudes et à une attente, et les
prédictions qui s'accordent avec ces observations sont normales et valides.
1
Hume néglige cependant le fait que toutes les régularités n'engendrent pas des
habitudes et que, par conséquent, toutes les prédictions fondées sur les
1
régularités ne sont pas valides. Tous les mots que vous 172 'avez entendus
prononcer sont sortis de ma bouche avant la dernière phrase de cette
1
conférence;/J'espère que vous n'en concluerez pas que tous les mots que vous
m'entendrez prononcer sortiront de ma bouche avant cette phrase (. .. ) Il est
1
donc inutile de dire que les prédictions valides sont celles qui s'appuient sur des
régularités passées si nous ne pouvons préciser quelles sont ces régularités. »84
Il va donc apporter à la critique humienne la précision qui lui fait défaut. Pour ce
1
faire, il distingue entre les prédicats projectibles et les autres, les non
projectibles, entre les énoncés de forme nomologique et le reste, les accidentels.
1
A la suite de quoi, il montrera que seuls les prédicats projectibles et les énoncés
de forme nomologique peuvent être considérés comme universellement valides,
1
pour autant qu'ils soient empiriquement" implantés ".
L'importante contribution de HUME à la théorie de la connaissance a été
1
reconnue, bien avant le néo-positivisme. KANT par exemple dira simplement
que l"'illustre D.HUME " s'est arrêté à une déduction purement empirique des
catégories, et qu'il importe maintenant de s'intéresser également à la déduction
1
proprement transcendantale. Le transcendantal désigne le caractère d'une
connaissance qui, en général, ne concerne point les objets eux-mêmes, mais
1
simplement la manière de les connaître, en tant que cela est possible a priori.
C'est la question qui est au centre de la Critique où KANT semble comme avoir
1
usé de la méthode supplémentaire. En tout cas, il constate que si, au contraire de
la métaphysique qui n'enregistre aucun progrès, les sciences de la nature ont
1
réussi, c'est parce qu'elles possèdent quelque chose comme un supplément,
quelque chose qui fait défaut à celle-là. Ce quelque chose n'est rien d'autre que
les fameux jugements synthétiques a priori. Quelle est le statut de ces étranges
1
83. N.GOODMAN: op.cil. pp 80-81
1
84. ibid. P 94
1
- 313-
1
1
1
jugements? Considérés comme des jugements d'expérience, au même titre que
les jugements analytiques qui cependant en dérivent, de tels jugements en sont
1
au contraire la condition de possibilité. D'où leur statut particulier, universel et
nécessaire. Al' opposé des simples jugements de perception, ils sont dits
1
objectifs pour cela, c'est-à-dire pour être à la fois universels et nécessaires, donc
a priori.
1
VERNES estime, cependant, que KANT n'est pas en phase avec HUME,
qu'il n'a pas en particulier répondu pertinemment à la grave question de la
constance du cours de la nature par laquelle HUME n'a, du reste, fait que
1
continuer l'interrogation cartésienne:« La critique humienne de la causalité n'est
que l'application stricte du doute méthodique à la représentation de l'avenir: il
1
constitue pour cette raison une étape essentielle dans l'élaboration d'une
métaphysique rigoureuse .»85 L'erreur de KANT, fait-il observer, est de vouloir
1
justifier le principe de causalité qui découle du postulat de cette constance sans
chercher d'abord à prouver l'existence du monde lui-même, c'est-à-dire sans
reprendre et prolonger l'interrogation cartésienne. En fait, ajoute-t-il, KANT est
1
simplement prisonnier de la forme de la raison dans laquelle il a choisi
d'élaborer une philosophie qui n'est critique que dans ses" intentions" et non
1
dans ses" méthodes de démonstration ". Car, si la raison" nécessitante" dans
laquelle il s'enferme est qualifiée pour rendre compte des raisonnements
1
déductifs en particulier, elle s'avoue complètement incapable de surmonter la
contradiction entre le réel et le rationnel face auquel, visiblement impuissant, il
1
n'aurait alors opposé que la théorie des antinomies de la raison. Au contraire,
au-delà du dépassement de l'expérience métaphysique du cogito, la raison
aléatoire par laquelle HUME s'est illustré, devenant à " l'occasion plus cartésien
1
que Descartes lui-même ", permet de fonder la constance ou l'universalité des
lois de la nature, l'existence du monde, par la conciliation du rationnel et du réel,
1
et donc la légitimité de la science elle-même:« Ainsi, résume-t-il sa Critique de
la raison aléatoire, se trouve vérifiée une dernière intuition cartésienne
1
fondamentale, à savoir qu'il existe en métaphysique comme en mathématiques
un ordre naturel des connaissances, ordre qu'il est obligatoire de suivre, si l'on
1
veut parvenir à la vérité. Dans cette progression univoque des propositions
métaphysiques la première étape est constituée par le cogito, la seconde par
1
l'accord nécessaire entre réel et rationnel. Celui-ci permet de prouver
l'existence de la matière et cette dernière de justifier à son tour la constance des
lois naturelles. Enfin le double visage de la raison, parfois déterminante et
1
parfois aléatoire, conduit à rejoindre dans une même conception d'ensemble
1
85. J.R.VERNES: op.cil. p 42
1
- 314-
1
1
1
l'explication des lois classiques grâce à la théorie physique et celles du hasard
grâce au possible a priori. »86 Soit.
1
Mais, ce que semble négliger VERNES, c'est que l'opposition entre raison
" nécessitante" et
raison aléatoire, avant d'impliquer KANT et HUME,
1
concerne d'abord ces deux grands événements philosophiques que sont
DESCARTES et HUME. En effet, le géométrisme de DESCARTES, le type
même de ses vérités indubitables, qu'ils soient interprétés correctement - cas de
1
la preuve ontologique - ou trivialement - comme l'est souvent le cogito
témoignent d'une pensée qui s'est tout entière développée sous le registre de la
1
méthode hypothético-déductive, c'est-à-dire à l'intérieur même des règles
contraignantes de la logique du nécessaire. Par contraste, HUME, en ne
1
restreignant pas les possibilités de la trajectoire d'une bille, en rejetant toute
possibilité de déterminer le futur à partir du présent ou du passé, en un mot, en
1
écartant toute contradiction entre le réel et le rationnel, fonctionne déjà dans
l'élément de la logique stochastique.
1
*
* *
Si nous avons tant insisté sur la critique humienne, ainsi que sur la critique
1
de cette critique, c'est parce que, dans notre recherche de la juste méthode
pouvant rendre compte de l'accès à la vérité - sécularisée, il y aurait avantage à
1
s'interroger sur la relation entre le sujet et l'expérience, sur les habitudes qu'on
contracte par accoutumance, sur ces mécanismes qui donnent l'illusion de fonder
1
empiriquement certains principes de la science, en particulier celui de causalité.
Bien entendu, cette relation ne nous paraît satisfaisante qu'à condition d'être
médiatisée par l'outil, c'est-à-dire d'être, pour ainsi dire, une relation ternaire
1
comprenant, dans l'ordre, le sujet, l'outil et l'objet.
1.4.2 La méthode matérialiste
1
Les avantages que présente cette méthode ont été examinés tout au long de
ce texte. On se contentera donc ici de quelques rappels. On a pu observer que,
au-delà d'un essor quantitatif du savoir, par simple maximisation de la fonction
1
de mémorisation dans une société donnée, l'apparition de l'écriture dans la
civilisation a induit une profonde mutation qualitatif des structures de la pensée,
1
un nouveau mode de discours, capable de faire sa propre théorie, la théorie du
rationnel, de prendre sa propre logique comme objet, d'instaurer un autre type de
1
rapport aussi bien au savoir, par confrontation de la pensée avec les symboles
1
86. ibid. P 110
l'
- 315-
1
ft
u
écrits, qu'avec l'auditoire. Ainsi entre 650 et 450 av.J.C, les Grecs, en passant
d'une société strictement orale dont le devant de la scène est dominé par les"
1
maîtres de la parole" à une tradition écrite, ont réussi à évacuer les effets
affectifs hors du discours, et réciproquement à en renforcer la rigueur
u
démonstrative. La cohérence s'imposa alors comme critère de vérité. Et la
mathématique fut retenue comme le modèle de la science - démonstrative.
L'outil permet donc d'expliquer un peu plus facilement la façon dont
1
l'homme est parvenu à structurer autrement sa pensée, notamment en en
éliminant tout résidu contradictoire. Il a également permis d'accentuer, mieux
1
d'institutionnaliser la distinction entre le sujet et l'objet, par l'application de la
non-contradiction, au sens large. On peut parler ici d'institutionnalisation, dans
1
la mesure où seul l'homme parvient à excéder les normes de la nature, en se
conformant simplement aux commandements de la raison, c'est-à-dire à un
1
destin original dans l'ordre animal. Enfin, l'outil permet d'attirer l'attention sur
le phénomène de rétroactivité qui, dans la relation sujet/outil/objet, rend compte
de la dialectique non négligeable entre les deux premiers termes de cette relation.
1
A savoir que, moyennant un entraînement à un certain exercice - par exemple à
l'écriture à la machine ou à l'écriture tout court - nos organes parviennent
1
admirablement à s'adapter à la fonction ainsi créée. 87
*
1
* *
On connaît l'essentiel de la thèse matérialiste, telle que MARX lui-même
1
l'a formulée:« La morale, la religion, la métaphysique et le reste de l'idéologie
ainsi que les formes correspondantes de conscience ne conservent donc pas plus
longtemps l'apparence de l'indépendance. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont
1
pas de développement, mais les hommes qui développent leur production
matérielle et leur commerce matériel développent, en même temps que cette
1
réalité qui est la leur, également leur façon de penser et les produits de leur
façon de penser. Ce n'est pas la conscience qui déterminent la vie, c'est la vie
1
qui détermine la conscience. »88 On peut donc dire que c'est grâce à l'affinement,
au perfectionnement constant de l'outil que nos divers problèmes empiriques,
1
voire philosophiques sont mieux interprétés. En particulier, c'est grâce au
recours constant à l'outil que nous parvenons à penser un peu mieux ce que
POPPER appelle le " problème cosmologique ", celui-là même qui passe, à ses
1
yeux, pour le problème philosophique par excellence, « le problème de
1
87. Sur cette dialectique, on consultera avec profit les travaux grammatologiques, en particulier A.KERVELLA:
op.cil. et surtout anthropologiques d' A.LEROI-GOURHAN ou de F.TINLAND:op.cil.
1
88. K.MARX: 1981 II P 840
1
- 316-
1
1
1
comprendre le monde, nous-même y compris, et notre connaissance, en tant
qu'elle fait partie du monde. »89 C'est incontestablement à la faveur du
1
perfectionnement technique continu que non seulement notre vision du monde,
la place que nous-mêmes nous y occupons, la façon d'appréhender le réel se
1
trouvent elles-mêmes complètement modifiées, mais aussi que l'objet perd tout
ou partie de son opacité originelle pour, en retour, gagner comme en
transparence, fût-elle seulement relative. L'outil mathématique en particulier,
1
soutenu par les protocoles expérimentaux, a permis au physicien, à la charnière
des XIxe et xxe siècles, de parvenir à une autre conception du temps et de
1
l'espace posés alors comme absolus. On est arrivé ainsi à montrer les limites de
ce que d'ESPAGNAT appelle le " réalisme proche ", c'est-à-dire prisonnier du
1
sens commun, pour lui substituer des définitions à la fois plus rigoureuses et plus
opératoires, en ce sens qu'elles nous ont permis d'asseoir notre domination sur la
1
nature. Si bien que, aujourd' hui, on a de bonnes raisons de croire que cet outil
nous permet de mieux déchiffrer le texte de la nature, de mieux en comprendre la
syntaxe, et par conséquent, nous porte progressivement, malgré les échecs, vers
1
une valeur de plus en plus approchée de sa vérité, c'est-à-dire du lieu où nombre
d'énigmes sont alors mises au clair. Et il est significatif de constater que, en
1
dépit des divergences sur la nature de réalité que l'expérience-expérimentation
permet de décrire, d'interpréter, ou encore d'atteindre, les physiciens s'accordent
1
néanmoins sur l'essentiel. En effet, même si le réalisme interne, défendu par
BOHR, affirme que la chose en soi représente l'inconnaissable dans l'ordre de la
1
nature, si même celui-ci s'oppose ainsi au réalisme externe, représenté par
EINSTEIN, pour qui, au contraire, le partage kantien chose en soi/phénomène
est ici simplement superflu, il n'empêche que les physiciens, de quelque bord
1
qu'ils fussent, reconnaissent également l' opérationnalisme comme moyen
d'élucider les nombreuses énigmes que recèle la nature.
1
L'efficacité de la physique incite à pendre au sérieux le matérialisme, en
tant qu'il rend compte des conditions d'accès à une vérité qui soit à la mesure de
1
l' homme, c'est-à-dire d'un génie dont les arts montrent bien que, après tout, il a
été crée à l'image de Dieu. En d'autres termes, le matérialisme nous donne de
1
bonnes raisons de ne pas négliger les capacités de l'homme ou ses conquêtes:
muni d'outils ou de tout autre moyen performant, il peut atteindre à quelque
chose qui soit peut-être aussi parfait que ce à quoi parvient celui qui ne se fie
1
qu'à la lumière naturelle ou ne compte que sur l'aide, souvent partiale, de Dieu.
1
1
89. K.POPPER: 1973 p 12
1
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1
1
1
1
1.5 CONCLUSION
1
Nos acquis, en quelques mots.
Il y a étroite solidarité entre
1
rationalité et vérité. D'abord, parce que celle-ci est impensable sans celle-là.
Ensuite, parce que, en se pensant par elle-même, comme dit HEGEL, la
1
rationalité parvient ainsi à mener une enquête critique sur ses propres
fondements, ses principes, ou encore sa méthode, et, par conséquent, sur le vérité
de ses propositions ou de son discours.
1
Il y a même connaturalité entre rationalité et vérité, puisque la distance
critique qu'observe la rationalité par rapport à elle-même est, en un certain sens,
1
symétrique de la distance sémantique qu'observe la vérité pour pouvoir
s'exprimer sans contradiction. L'existence d'un tel doublet nous a définitivement
1
convaincu que la vérité ne pouvait être cherchée que dans l'espace d'un certain
type de savoir où les écarts critiques ou sémantiques peuvent être observés. Il se
1
trouve que quelque chose de ce genre existe, et nous avons l'appelé" rationalité
"
Rationalité et vérité sont toutes deux le fait des déterminations
1
instrumentales. Ce qui nous a conduit à écarter l'idée qui consisterait à concevoir
la rationalité comme un fait brut préexistant à l'acte même d'écrire. Celle-ci est
1
au contraire le résultat objectivé d'une confrontation de la pensée avec les
symboles écrits, en sachant que ce qui importe sur une page écrite, ce n'est pas
1
tant les symboles eux-mêmes que le cadastre qui, au fur et à mesure, s'y
construit. De même que concernant le processus d'accès à la vérité, nous avons
1
essayé de montré l'avantage que le matérialisme a sur l'idéalisme. C'est
l'avantage d'expliquer, de façon assez satisfaisante, par exemple notre maîtrise
actuelle sur la nature. Celle-ci n'a été possible qu'à partir du moment où,
1
progressivement, avec l'aide du langage mathématique, on est parvenu à
décrypter la syntaxe du texte de la nature, de façon à en comprendre le sens.
1
Toutefois, nous avons aussi pris en compte les fondements proprement
anthropologiques de la rationalité. D'où l'idée de reprendre l'enquête là où la
1
théorie grammatologique l'a laissée, là où elle ne pouvait que la suspendre.
Expliquons-nous: la grammatologie a montré la réciprocité de la rationalité avec
1
l'écriture comme étant son propre. C'est, du reste, pour cela qu'un KERVELLA
sous-titre ses Fondements graphiques de la rationalité. L'écriture de la raison, la
raison de l'écriture. Cela revient à dire, à la linùte, que rationalité et écriture sont
1
1
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1
1
1
une seule et même chose. Dans ces conditions, l'écriture ne pouvait rendre
complètement compte d'elle-même, c'est-à-dire de la rationalité, en tant qu'elle
1
est le propre d'une raison graphique. On pourrait y voir une sorte d'interdit
épistémologique à méditer à la lumière de l' indécidabilité godelienne. Bien
1
entendu, nous ne prétendons pas avoir trouvé dans la composante proprement
anthropologique de la raison l"'élément extérieur" qui rendrait alors
complètement compte de ses conditions de possibilité. Rien n'empêche que
1
d'autres éléments viennent éclairer d'un jour nouveau cette question. Mais, pour
l'instant, contentons-nous des concepts de la linguistique transformationnelle
1
pour essayer d'interpréter les rapports qui lient nature et culture: à partir de
dispositions natives minima, qu'on pourrait rassembler sous le nom de "
1
compétence ", l'homme, par culture, c'est-à-dire au moyen des règles de
transformation, en l'espèce de l'outil, est parvenu à réaliser des" performances"
1
qui vont alors le distinguer de toute autre espèce animale.
Mais la rationalité ne distingue pas seulement l'homme de l'animal. Les
sociétés où elle se rencontre sont généralement des sociétés à écriture, lesquelles
1
se différencient ainsi des sociétés orales. Dans les premières, on a pu constater
que la révolution graphique entraîne souvent l"'ouverture " sociale - au sens
1
poppérien, c'est-à-dire l'avènement de la démocratie. Pareil rapport entre
écriture et institutions montre, s'il en était encore besoin, le caractère
1
fondamentalement rationnel de la démocratie. En effet, en promouvant, du moins
dans sa lettre, le respect de la différence tenant à la race, aux convictions
1
partisanes ou religieuses, et à d'autres choses encore, elle témoigne ainsi son
respect pour la dignité de la personne humaine. De plus, en raison de
1
l'importance qu'elle accorde aux actes écrits, elle arrive à impersonnaliser les
rapports sociaux. On ne saurait cependant réduire l"'ouverture " vers laquelle la
rationalité entraîne la culture où elle apparaît à ces conséquences
1
institutionnelles sur lesquelles J.GOODY en particulier a insisté. En effet, le
contexte de la Grèce ancienne nous a montrés que cette" ouverture" peut
1
s'accompagner d'une profonde sécularisation des fondements de la société elle-
même. Donc, les sociétés traditionnelles demeurent" closes ", parce que ne
1
disposant pas, entre autres, de l'outil ou du type de savoir susceptibles de faire
sauter leur" clôture" sociale.
D'emblée, la question des conditions de possibilité de l'outil trouve alors
1
tout son intérêt. Cette question peut être posée négativement, c'est -à-dire en
termes particularistes: on cherche alors à comprendre pourquoi tel type d'outil
1
n'existe pas dans telle culture. C'est là sans doute une mauvaise façon de poser
la question. Car ainsi, subrepticement, on fait comme si la nécessité était une
1
1
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1
1
1
propriété de l'existence des productions culturelles. Cette manière absolutiste de
concevoir les produits de l'activité humaine conduit, malheureusement, certains
1
à inventorier les outils ou les types de discours dans les diverses cultures, dans le
but de d'établir entre elles comme une relation isomorphe, laquelle fonde
1
d'ailleurs a priori de tels projets. Est assez douteuse l'opportunité des projets qui
témoignent ainsi leur refus de s'accorder avec LEVI-STRAUSS qui suggère au
1
contraire d'interpréter l'histoire à l'aide d'un modèle aléatoire. Son
interprétation de l' histoire n'invalide pas seulement ce genre de projets, ainsi que
leurs présupposés absolutistes; elle rompt, en même temps, avec la conception
1
nécessaire qui domine, dans l' histoire de la philosophie, depuis KANT jusqu'au
R.P TEILHARD de CHARDIN, en passant par HEGEL, COMTE et MARX.
1
Au fond, peut-être n'y a-t-il pas tout simplement de bonne façon de poser
cette question, au demeurant excitante pour la pensée. En effet, chaque fois que
1
l'on posera la question des conditions de possibilité de l'outil en général, on
pourra toujours se voir opposer la contingence. Certes, cette réponse peut
1
paraître facile, voir décevante. Mais, c'est ce dont on devrait, pour le moment, se
contenter, tant que ni la neurologie ni l'anthropologie physique ne nous aUrons
pas avancés sur cette question.
1
Il n'empêche: qu'un outil aussi efficace dans la structuration de la pensée
que l'écriture ait été utilisée sinon primitivement90, du moins extensivement
1
seulement dans le contexte d'une culture particulière, au point d'y constituer un
véritable" mode de communication", incite à penser davantage cette
1
contingence qui ne serait peut-être pas pure contingence. Qu'une culture
particulière, à savoir l'Occident soit parvenue à en démocratiser l'usage, et par là
1
même à en tirer le maximum de bénéfices tant du point de vue de la rationalité
que de la rationalisation des rapports sociaux, est sans doute là un fait troublant
qui nous invite à enquêter davantage sur cette heureuse contingence qui, de toute
1
façon, concerne moins la rationalité ou la rationalisation que leurs conditions
instrumentales de possibilité. Peut-être pourrions-nous voir que cette
1
contingence n'en serait vraiment pas une, dans la juste mesure où elle serait au
contraire déterminée par quelque chose que l'enquête rationnelle n'a pas encore
1
mis au clair. Peut-être pourrions-nous ainsi admettre, avec COURNOT, que la
contingence n'est souvent que le fait d'une ignorance du déterminisme.
1
En tout cas, si cette contingence s'avérait fausse, alors elle justifierait la
différence spécifique qu'il faudrait alors reconnaître à l'Occident - rationaliste.
1
90. En attribuant l'invention de l'écriture à Thot, démiurge éthiopien. on vient d'en ravir la primauté à MOISE
recevant les Table de la loi, et donc à la culture occidentale. Pour en savoir plus sur ce personnage qui aurait
ainsi inventé quelque chose d'aussi révolutionnaire qu'on avait pris ['habitude de croire devoir à Dieu lui-
1
même, cLM.DETIENNE et al: 1988
1
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1
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1
N'oublions pas ici que la différence anthropologique elle-même s'est inscrite
dans la nature grâce à l'usage de l'outil certes; mais pas de n'importe quel outil
1
dont se sert par exemple le singe anthropomorphe, provisoirement. L'homme n'a
vraiment réussi à se faire un destin particulier dans la nature qu'à partir du
1
moment où il a pu trouver un outil remarquablement efficace qui lui a alors
permis de domestiquer la pensée sauvage. C'est donc sous ce rapport qu'il se
distingue de l'animal. C'est également ici qu'il se différencie de l' homme,
1
c'est-à-dire que la différence rompt l'unité première de la pensée, et donc de la
culture.
1
L'objection suivante est prévisible: en attendant les résultats d'une enquête
plus poussée sur les conditions de possibilité de l'outil en général, on peut se
1
demander s'il est légitime de problématiser la question de l'a-rationalité des
cultures orales. Autrement dit, s'y intéresser ne procéderait-il pas, comme
1
malgré soi, d'un présupposé absolutiste des faits de culture pourtant fortement
mis en cause? Dans l'état actuel des choses, le constat mériterait-il d'être assorti
d'une quelconque théorisation? Exigerait quelque chose au-delà de lui-même?
1
Pour tout dire, n'y aurait-il pas là, au coeur même de notre interrogation, quelque
chose comme une contradictio in adjecto qui la menacerait alors sérieusement?
1
Nous pouvons ici faire valoir les raisons suivantes:
1
1.
le constat lui-même est la condition d'opérationalité de notre méthode
supplémentaire, donc il appelle nécessaire son propre dépassement.
1
2.
Le statut particulier de la rationalité parmi les productions culturelles
encourage ici cette méthode comparative. Statut qui peut être ici
1
interprété suivant une double perspective
Partant de la dialectique de la nature et de la culture, on a admis que
1
l'homme possède un certain nombre de potentialités qui, au contact de l'outil ou
de la règle, en un mot, de la culture, en font nécessairement un être de raison, le
1
seul à pouvoir commander à la nature, et à sa nature. Ainsi, on a pu constater
que, avec un système nerveux composé de deux hémisphères et près de 10 14
1
synapses, il est difficile de ne pas avoir une certaine conscience de soi, c'est-à-
dire de ne pas penser, et d'une certaine façon. Mieux: il suffit de se doter d'un
certain type d'outil ou d'un certain type de savoir pour que cet héritage
1
biologique nous permette de penser ce que l'on pense, c'est-à-dire la qualité du
savoir, sa logique. Donc, ce destin de raison, avant même d'être un destin
1
historique, est un destin génétique - ce que semblent négliger les partisans de
l'irrationalisme.
1
1
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1
1
1
D'autre part, la rationalité, quoiqu'elle se pense par elle-même, n'est
nullement une activité enfermée sur elle-même. Elle vise au contraire à
1
comprendre la nature, et donc à nous en donner les moyens de maîtrise. Or, si
elle apparaît comme un discours à la puissance incomparable dans le champ des
1
productions symboliques, si encore elle a ainsi la prétention de rendre le réel le
plus transparent possible à son pouvoir systématique, nul n'ignore cependant que
1
cette volonté de comprendre la nature ne lui est pas propre. Elle est au contraire
commune à tous les discours pré-rationnels, tels que le mythe qu'on rencontre
dans toutes les cultures. Au vrai, ce à quoi nous assistons aujourd'hui, ce n'est,
1
semble-t-il, qu'à un élargissement d'un sentier usagé, car déjà trop emprunté par
tous ces discours qui, historiquement, ont précédé le développement de la raison,
1
et qui, depuis lors, n'ont jamais cessé de s'intéresser également à l'élucidation
des énigmes de la nature. Pour reprendre, dans un autre contexte, la célèbre
1
métaphore de KANT, nous pouvons dire ici qu'un tribunal, le même, où
l'homme pose des questions pas toujours nouvelles à la nature, a toujours existé.
1
La nouveauté tient seulement à ce qu'il est, de nos jours, de plus en plus présidé
par la rationalité. Et la vogue d'une idéologie qui tire ses raisons du positivisme
et du performativisme aidant, on ne voit pas comment elle pourrait en être
1
évincée. La nouveauté, la révolution même qu'introduit la rationalité est donc
seulement dans la méthode et non dans le but. Donc, la rationalité, forte de son
1
outillage conceptuel, ne serait qu'une façon particulière d'interpréter la nature,
sécularisée par l'interrogation philosophique, initiée par les Présocratiques.
1
Dans ces conditions, elle peut faire l'objet d'une théorisation à titre
comparatif. Car, n'en déplaise aux partisans d'un certain relativisme culturel,
1
toutes les cultures sont également embarquées dans les galères voisines, chacune
avec ses moyens du bord, en vue de parvenir à la même intelligence de la nature.
Nous sommes tous des" bricoleurs ", préoccupés par la même quête
1
inextinguible du sens. Nous sommes donc tous engagés dans une manière de
ruse avec la nature dont l'issue, imprévisible, indécidable, semble, pour l'instant,
1
écarter a priori toute victoire définitive de l'homme. Selon notre conception, il
n'y a pas d'axe possible. Il n'y a aucune autre direction qu'on pourrait présenter
1
comme l'antipode de la rationalité, en tant que destin. Notre destin est vraiment
un destin de rationalité:« Il faut [donc} se rendre à l'évidence et reconnaître que
1
l' homme a un destin de connaissance. Il est vraiment l'être qui respire
l'intelligence. Ce destin de connaissance ne saurait avoir de terme. L'histoire
des efforts scientifiques le prouve assez.»91.« Soyons (. .. ) assurés, dira, pour sa
1
part, LEVI-STRAUSS, que si la révolution industrielle n'était pas apparue
1
91. G.BACHELARD: 1965 p 223
1
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d'abord en Europe occidentale et septentrionale, elle se serait manifestée un
jour sur un autre point du globe. »92 Ces propos expriment probablement ce que
1
le relativisme culturel peut, par efforts répétés sur lui-même, affirmer de juste.
LEVI-STRAUSS échappe donc ici aux contradictions auxquelles aboutissent
1
généralement le relativisme, sans doute parce qu'il n'oublie jamais que l"'esprit
humain" impose des limites à la diversité culturelle. Donc, nous pouvons
reprendre, à notre compte, ces paroles de LEVI-STRAUSS, pour dire que la
1
révolution industrielle, en tant qu'elle se traduit par un accroissement du pouvoir
de l'homme sur la nature, aurait pu naître ailleurs qu'en Occident, dans l'exacte
1
mesure où toutes les cultures ont toujours cherché à maîtriser la nature, se
conformant ainsi à un destin particulier.
1
Comment ce destin a-t-il été possible, c'est ce que nous croyons aVOIr
montré, en le présentant comme un destin génético-historique. Pourquoi un tel
1
destin, loin dè déborder le cadre de notre interrogation ne peut qu'en révéler les
limites - externes. En effet, pourquoi ce destin spécifique pose ici simplement la
question ontologique par excellence: à savoir pourquoi y a-t-il un mode de l'être
1
qu'on appelle 1"'Homme ".
Sans doute ce texte ne prendrait-il jamais fin s'il se préoccupait un peu trop
1
de ses limites, internes ou externes. Sans doute ne prendrait-il jamais fin s'il ne
s'avisait, à temps, que ce genre de limites est constitutif de notre connaissance en
1
général dont le domaine est limité intérieurement par le connu ou le
connaissable, extérieurement par l'inconnu, voire par l'inconnaissable par
1
essence. Sans doute ce texte ne s'achèverait-il jamais si, surtout, il prenait ce
destin générique de connaissance pour un destin individuel.
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92. C.LEVI-STRAUSS: 1975 p 65
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Annexe A
1
L'Anthologie de la différence
1
Nous avons considéré le discours relativiste tel qu'il s'est structuré, et
1
exprimé diversement en Afrique. Nous savons qu'il constitue un des chapitres de
l'Anthologie de la différence. Il serait intéressant d'en continuer la lecture, en
1
faisant quelques annotations critiques. On aurait cependant tort de penser que
l'invitation à continuer la lecture de cet ouvrage répond à un quelconque souci
1
de vouloir" justifier" le discours relativiste africain sur les lieux d'une
différence universelle, c'est-à-dire de lui trouver des circonstances atténuantes
1
en somme. Car, dès l'introduction générale, nous avons largement mis en cause
l'écriture de cette différence, qui reste cependant légitime dans sa prétention
d'affirmation, notamment face à l'idéologie colonialiste. Il serait donc d'autant
1
plus illégitime de penser cela que notre suggestion de continuer à lire au moins
les principaux chapitres de ce recueil vise, en tout premier lieu, à comprendre un
1
peu plus la différence pour ce qu'elle, antérieurement à toute considération
touchant à la nature des arguments par laquelle elle s'exprime. De ce point de
1
vue, l'énoncé: " Toute culture participe à la différence " devrait être considéré
justement comme un énoncé analytique, donc a priori et qui, pour cela, reste
1
vrai, quels que soient par ailleurs les prédicats ou les arguments que telle ou telle
culture se donne pour s'assumer comme telle. A priori donc, la différence est
définissable comme le mode structurel de l'affirmation de l'individu ou du
1
groupe, en tant qu'ils sont l'un ou l'autre impliqués dans quelque chose comme
des structures de groupe, c'est-à-dire des ensembles formés par des éléments
1
rigoureusement individualisés par la différence. En toute structure de ce genre,
l'on constate, en effet, que les individus ou les groupes cherchent naturellement
1
à se rapporter les uns les autres, de façon à trouver ainsi leur propre originalité
ou identité. Le groupe pourrait donc être à l'individu ce que l'eau fut à Narcisse.
1
Sauf que celui-ci tenant l'eau pour son miroir préférait se reporter à quelque
chose d'autre, en tout cas, à quelque chose qui n'est pas son pareil pour se
donner une image de lui-même; tandis que, en l'espèce, tout individu réel
1
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cherche d'abord consciemment ou non à se rapporter à son autre, à la fois pour
s'en distinguer et pour s'assumer en tant qu'individu, selon la signification
1
même du mot. Dans cette perspective, la psychologie contemporaine a montré
qu'élever ensemble le plus longtemps possible des jumeaux homozygotes est la
1
meilleure manière de les pousser à se différencier l'un de l'autre, notamment sur
le plan de la formation des traits de la personnalité sur lesquels porte l'influence
1
du " milieu ". L'homme ne se définit donc que dans le groupe, par rapport aux
autres, et non dans l'ipséité. C'est là seulement qu'il peut se trouver une
différence.
1
Reconnaissons donc comme une vérité antérieure l'idée que la différence
seule permet à l'individu ou au groupe d'émerger de l'anonymat du même.
1
Reconnaissons qu'elle seule permet à l'individu ou au groupe de se valoriser
comme tels. C'est, du reste, en ce sens que nous l'avons caractérisée comme le
1
principe a priori d'individuation. Retenons donc qu'elle est immanente au mode
structurel par lequel l'individu ou le groupe s'affirment. Selon ce mode, dès
1
qu'un groupe se forme, il est d'usage de constater que le souci prioritaire de
chacun est, spontanément, de chercher à se différencier des autres, sous quelque
rapport que ce soit, simplement parce que l'affirmation de soi, en tant
1
qu'individu, ne peut se faire autrement. De cette manière, il est intéressant de
noter que, suivant les commandements du droit naturel, en toute société, tout
1
individu accepte ou réclame l'égalité, la jouissance des mêmes droits, sans pour
autant abandonner, en même temps, la revendication de sa propre différence, de
1
son originalité, sans quoi d'ailleurs il n'existerait jamais en tant qu'individu.
Cette recherche de la différence, sous n'importe quel rapport, peut donc
justement être considérée comme la contrepartie naturelle d'une volonté
1
raisonnable de se dissoudre dans la " mêmeté " que la démocratie respecte mieux
que tout autre système politique.
1
Prenons l'exemple du travail, en tant que rapport sous lequel les individus,
en toute société, se différencient. Etudiant le processus de différenciation dans la
1
société industrielle, DURKHEIM distingue entre la solidarité organique, celle
qui s'exerce dans une telle société, et la solidarité mécanique, celle qui a cours
1
dans les sociétés pré-industrielles. Dans le prolongement de SAINT-SIMON,
l'auteur de De la division du travail social entend ainsi rendre compte non
seulement des mécanismes de structuration de la société, mais aussi des
1
modalités d'intégration de l'individu en son sein. Il trouve alors que le travail est
un élément pouvant expliquer pertinemment ce double processus. Encore faut-il
1
que la distinction sur laquelle se fonde ici cette intelligence soit elle-même hors
de cause. Ce qui ne semble pas être le cas. En effet, DURKHEIM néglige que la
1
1
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1
différenciation, pour autant qu'elle s'opère dans les deux cas par le travail, va
seulement du moins au plus, qu'elle est, par conséquent, simplement une
1
différenciation de degré et non de nature entre une société plurifonctionnelle et
pluriséculaire et une autre qui l'est moins. Autrement dit, si la comparaison entre
1
les deux types de société semble encore pertinente, en ce qu'il s'agit d'opposer
une société où les individus seraient interchangeables par absence de
1
qualification à une autre où au contraire ils seraient, à la limite, irremplaçables
par qualification ou spécialité, si encore cette comparaison a une signification
tant qu'il est question de considérer la société industrielle comme caractérisée
1
par un grand nombre de fonctions ou de spécialités, en raison notamment du
développement à l'usine des tâches souvent monotones, répétitives et surtout
1
parcellaires, en revanche, au-delà elle l'est moins. C'est-à-dire que, au-delà de
cette plurifonctionalité de la société industrielle, au-delà de cette parcellisation
1
extrême des tâches dans l'activité mécanique, le travail, et bien davantage la
façon de l'effectuer, le style qui fait la différence-dans-Ie-même a une fonction
1
objective en toute société: il est l'élément fondamental d'individuation ou de
valorisation par rapport à soi-même d'abord, par rapport aux autres ensuite.
C' est peut-être là un fait qui préexiste à la dialectique du maître et de l'esclave,
1
c'est-à-dire à la fonction idéologique que HEGEL, par la suite, aurait reconnu au
travail.
1
D'une manière générale, on peut dire que la quête ou la valorisation de la
différence en toute société, dans 1'humanité est une nécessité objective. Elle est
1
même la condition sine qua non de l'auto-dépassement, du progrès pour tout
dire. Tout au plus faudrait-il s'efforcer d'éviter de tomber dans les travers de
1
l'idéologie. C'est-à-dire que, s'il n'y a d'affirmation de soi que dans la
différence, celle-ci devrait cependant s'inscrire dans un système de valeurs
positives. Bien entendu, suivant un schéma hégélien, on peut dire que, en
1
l'espèce, le risque d'être victime de l'idéologie est d'autant plus réel que la
positivité absolue et impossible, puisque celle-ci ne peut réduire complètement la
1
puissance du négatif qui la fonde, en tant que positivité. Mais, si par exemple la
démocratie est pensable et possible, en tant que régime limitant au mieux le
1
potentiel du négatif, c'est-à-dire la domination de l'homme par son pareil, la
servitude à un tyranneau, l'exploitation pour le profit et toute autre situation
1
asservissante de ce genre, alors un tel régime nous montre que le respect de
l'autre, autant qu'il peut être différent par le statut social, par la conviction
partisane, par la foi religieuse, et par d'autres choses encore n'est pas impossible.
1
Au point que l'extension de cette forme de gouvernement apparaît comme un
pari à la fois sur la raison et la dignité de l'homme. Est-ce à dire pour autant que,
1
1
-327 -
1
1
1
dans ce cas, la négation du négatif est telle qu'elle déboucherait sur l'affirmation
d'une sorte de positivité absolue qui invaliderait par la même, d'une certaine
1
façon, le modèle hégélien? Certainement pas. Car, n'oublions pas que même
dans la meilleure des démocraties, la différence ne reste pas moins un concept
1
idéologique, en ce sens qu'elle ne serait pas étrangère au fonctionnement de la
relation politique, c'est-à-dire de la domination fondée ici en raison de l'homme
1
par son autre. Entendons: dans la mesure où tout groupe ne peut fonctionner sans
l'institution d'un pouvoir, donc d'un certain ordre, induisant alors les ordres de
préséance, les avantages ou les privilèges de toutes sortes, dans la mesure où,
1
comme le dit R.MICHELS, toute organisation entraîne nécessairement une
oligarchie, il faudrait alors accepter que ses membres cultivent entre eux la
1
différence pour se positionner dans cet ordre-là, lequel renvoie objectivement à
une ou plusieurs échelles de valeurs qui, du reste, peuvent se recouper, à savoir
1
le savoir, le pouvoir, l'argent etc ... En dépit de la difficulté de sortir du modèle
hégélien où toute positivité doit nécessairement être couplée avec son contraire,
1
son propre fondement, et inversement, ou de délier le fait de l'idéologie, nous
maintenons que la valorisation de la différence peut se faire de façon assez
objective. C'est-à-dire qu'elle peut s'effectuer sans donner nécessairement lieu
1
aux investissements a posteriori, à ce genre d'excès auxquels s'abandonnent
généralement le relativisme. En fait, l'abandon à ce genre d'exagérations ne
1
semble être une fatalité que pour l'Opinion. Car, elle ne semble pas toujours voir
que si la valorisation de la différence est en soi inéluctable, en tout cas, si l'on
1
tient à s'affirmer, celle-ci peut cependant se faire raisonnablement, c'est-à-dire
hors de toute exagération. Au niveau proprement scientifique, on tombe
1
également dans le même type d'excès si l'on accepte la défaite du rationalisme,
c'est-à-dire si l'on ne sait pas tirer avantage d'un moyen qui sert efficacement à
se prémunir contre nombre de préjugés ou de prénotions qui faussent
1
notablement nos écritures, quelles qu'elles soient. En effet ici, la raison, à la fois
vigile et vigilante, permet effectivement de croire à un pouvoir positif qui soit
1
capable de neutraliser les effets du négatif. Sans doute peut-on jamais espérer se
débarrasser complètement de l'idéologie, mais il n'est pas vain de croire en
1
neutraliser les effets, rationnellement.
*
1
* *
La différence vient donc d'être définie comme le mode par lequel seulement
l'individu s'affirme, le groupe se structure, et fonctionne, ou encore se donne
1
l'image de sa propre identité. Dans ce dernier cas en particulier, elle est donc la
condition élémentaire de l'existence de la culture, en tant que projet comme le
1
1
- 328-
1
1
1
rappelle ici VERNANT qui attire, cependant, l'attention sur les limites de la
différence exclusive, ou inversement sur la nécessaire faculté d'assimilation
1
grâce à laquelle seulement une culture s'approprie et se construit avec de
l'autre:« Le Même ne se conçoit et ne se peut définir que par rapport à l'Autre, à
1
la multiplicité des autres. Si le même reste enfermé sur lui-même, il n'y a pas de
pensée possible. Il faut ajouter: pas de civilisation non plus.»93 Voilà qui
1
confirme les scrupules de LEVI-STRAUSS dénonçant les dangers du racisme,
en tant qu'il peut enfermer dans ce que nous appellerions l"'autisme culturel ":«
L'exclusive fatalité, l'unique tare qui puissent affliger un groupe humain et
1
l'empêcher de réaliser pleinement sa nature, c'est d'être seul.»94 D'où l'accent
que, symétriquement, il mettra sur les vertus de la " collaboration des cultures "
1
grâce à laquelle celles-ci « voient graduellement s'identifier les apports dont la
diversité était précisément ce qui rendait leur collaboration féconde et
1
nécessaire. »95 Cette collaboration révèle ainsi les deux pôles contradictoires
autour desquels s'opèrent le progrès de l'humanité, à savoir l'identification - à
1
l'altérité et la différenciation par rapport à elle. Au moment où le XXIe siècle
s'annonce comme porteur d'une civilisation inédite tendant à se développer
seulement dans un sens, celui de l'uniformisation, c'est-à-dire de la pondération
1
de la différence par l'universel, quelle que soit la forme que celui-ci prendra,
LEVI-STRAUSS s'emploie à proposer quelques moyens d'éviter cette évolution
1
homogénéisante qui pourrait alors grever sérieusement les " chances " du
progrès de la Civilisation, en tant que coalition de cultures particulières:« On voit
1
que (. .. ) le remède revient à élargir la coalition, soit par diversification interne,
soit par admission de nouveaux partenaires; enfin de compte, il s'agit toujours
1
d'augmenter le nombre de joueurs, c'est-à-dire de revenir à la complexité et à la
diversité de la situation initiale. »96
La leçon de l'anthropologie peut paraître ici aussi contradictoire que le
1
mouvement qu'elle décrit. D'un côté, on vient de nous présenter la différence
comme ce qui contribue positivement au progrès de la Civilisation, en tant que
1
coalition de cultures. De l'autre, on a éveillé notre attention sur les conséquences
négatives d'une différence négatrice d'altérité, c'est-à-dire pour toute culture qui
1
choisirait de s'enfermer sur elle-même. Prise par ce côté, la différence révèle
encore ces limites. Jusqu'où elle le fera, c'est ce que nous allons encore essayer
1
de montrer autrement. Revenons à la définition selon laquelle la différence est le
93. l.P.VERNANT: 1985 p 28
1
94. C.LEVI-STRAUSS: 1975 p 73
95. ibid. pp 82-83
1
96. ibid. P 81
1
-329-
1
1
1
mode par lequel toute culture se donne l'unité de sa propre essence. De ce point
de vue, il est clair qu'elle ne saurait évacuer l'universel hors de son propre
1
domaine de définition. C'est-à-dire que la différence étant le principe a priori de
définition de toute culture, elle ne peut donc être qu'universelle. L'erreur ici est
1
toute toute proche. Elle consiste à croire que l'universalité dans laquelle la
culture devrait être pensée ne s'impose qu'au regard d'une approche de type
1
intensionnelle de ce mot. L'erreur serait alors se penser que cette universalité se
donne à voir seulement dans la façon dont chaque culture délimite son propre
domaine par rapport à l'altérité. L'erreur serait donc l'autre façon de désigner le
1
réductionnisme, en tant qu'il peut nous empêcher ici de voir que cette
universalité est aussi fondamentalement ce par quoi toute culture essaie de
1
traduire l'impulsion qui la porte soit à déborder les limites matérielles de son
propre monde, notamment par prosélytisme, soit à essayer de nier le temps,
1
c'est-à-dire de le mettre ainsi comme entre parenthèses. Autrement dit,
l'universalité correspond également à des déterminations négatives du temps et
1
de l'espace. BOUVERESSE par exemple a su en tirer raison contre le
relativisme historiciste feyerabendien:« Il est évident que les valeurs et les
productions d'une culture quelconque comportent par nature, et non pas
1
seulement à cause d'une myopie ou d'un aveuglément ethnocentriques, une
certaine prétention à l'universalité et à l'éternité. Et la question de savoir si ce
1
genre d'ambition est ou non raisonnable et just~fié n'a évidemment pas grand
intérêt, s'il doit être considéré comme constitutif de l'essence même du projet
1
culturel (. .. ) A bien des égards, l'existence même de la culture repose sur une
invraisemblance flagrante, puisqu'elle prétend durer, alors qu'aucune chose
1
autour d'elle ne le peut et que toutes s'opposent, d'une certaine manière, à cette
ambition chimérique. Une culture quelconque est, par essence, incapable de
s'appuyer sur le genre de " réalisme " relativiste et historiciste qui la mettrait
1
définitivement à l'abri de toute illusion de supériorité et de toute tentative de
prosélytisme.»97 L'anthropologie a montré comment, dans les sociétés
1
traditionnelles, la négation du temps, c'est-à-dire l'illusion de participer à
l'éternité s'opère au plan de l'imaginaire. Ainsi, pour BALANDIER l'imaginaire
1
n'est pas seulement une dimension cardinale du fonctionnement du pouvoir; il
est aussi le plan où la société en son entier croit pouvoir s'arracher à la finitude
1
de toute existence historique. Il montre alors que le rôle principal est joué ici par
le pouvoir qui, au moyen d'un certain nombre de mises en scène dont il a le
secret, se présente alors comme le seul moyen de juguler le chaos originel qui
1
menace la culture de l'extérieur selon les termes de la dialectique du dedans et
1
97. J.BOUVERESSE: 1985 pp 188-189
1
- 330-
1
1
1
du dehors qui centre l'ordre, c'est-à-dire le place dans la culture, et excentre au
contraire le désordre, en le disséminant dans l'ensemble du cosmos, de cet
1
espace qui entoure le noyau ordonné que constitue chaque culture. Le pouvoir se
présente donc sinon comme le seul moyen, du moins le mieux propre à arrêter
1
l'avancée progressive, vers la culture, de ce chaos originel, de le résorber, ou
encore de le transformer en ordre. Il revendique ainsi le pouvoir de permettre à la
société de réaliser, finalement, sa prétention à l'éternité, en le préservant du
1
chaos, en tant que réalisation de sa propre mort. Le pouvoir peut alors montrer à
tout le monde que non seulement il constitue le meilleur moyen de contenir le
1
désordre qui, autrement, menacerait la culture, mais aussi qu'il n'y a rien qui
puisse, à la vérité, le remplacer, en tant qu'il est la condition minimale de toute
1
culture, en tant qu'espace nécessairement normé et ordonné. D'où le parti pris
par BALANDIER pour le maximalisme qui, au contraire du minimalisme,
1
conçoit difficilement une société qui ne serait pas organisée autour d'un pouvoir.
D'autre part, sur les traces de MAUSS, A.B.WEINER (1988) a montré que les
Maori en particulier craignent moins l'action du temps, des lors qu'ils sont en
1
possession d'une" richesse inaliénable ", c'est-à-dire d'objets investis d'une
valeur mythique ou sacrée. En d'autres termes, la possession de tels objets, en
1
tant qu'elle garantit une certaine immortalité au propriétaire, à son clan ou à son
lignage,.est considérée comme assez suffisante pour transcender les limites que
1
le temps impose à toute existence.
*
1
* *
L'Anthologie de la différence proprement dite s'ouvre sur un détail
troublant: C.A.DIOP, dont le texte a été retenu pour figurer en préface, semble
1
douter que l'on puisse jamais encore trouver un intérêt quelconque dans la
lecture d'un tel ouvrage, du moins tant que l'on continuera à vouloir exprimer sa
1
différence à travers la possession ou non de la science. Car, dit-il, de cette façon,
on oublie que celle-ci est plutôt un patrimoine commun de l'humanité, de telle
1
sorte qu'elle ne saurait convenir à la revendication d'une quelconque différence
culturelle.
1
C'est pourtant HOUNTONDJI qui semble exprimer les meilleures raisons
non pas de se désintéresser de l'ouvrage, mais de nous prémunir contre notre
différence, telle qu'elle s'est affirmée notamment dans la " philosophie africaine
1
". A la fin de ce livre, nous verrons comment il a mis en question cette
différence. Cette position terminale ne doit rien au hasard ni à la subsidiarité. Au
1
contraire. En effet, au contraire de DIOP qui invite à ne plus s'adonner à ce
genre de littérature pour cause d'universalisme, HOUNTONDJI conseille
1
1
- 331 -
1
1
1
simplement d'écrire autrement notre chapitre dans ce grand livre de l'Humanité.
Donc, toute la signification de cette position réside en ce qu'il met fin à un
1
certain geste, et en inaugure un autre. Il rature une certaine écriture, et déploie, à
la place de celle-ci, une autre solidement argumentée, et " libérée ", et surtout
1
libératrice. Peut-être que, en ce qui le concerne, parler de rupture
épistémologique serait trouver les termes qui conviennent le mieux:« La
1
philosophie africaine est (. .. ) pour nous une certaine littérature. Cette littérature
existe. c'est indiscutable; elle prend corps dans une bibliographie qui ne cesse
de s'enrichir depuis trente ans. Circonscrire cette littérature, en dégager les
1
thèmes majeurs, montrer quelle en a toujours été la problématique de fait et
rendre problématique cette problématique elle-même, tel est le propos limité de
1
ces quelques remarques. Elles auront atteint leur but si d'aventure nous
parvenions à convaincre nos lecteurs africains que la philosophie africaine n'est
1
pas toujours là où on l'a toujours cherchée, dans quelque recoin mystérieux de
notre âme supposée immuable, comme telle vision du monde collective et
1
inconsciente que l'analyse aurait à restituer, mais que cette philosophie réside
pour l'essentiel dans cette analyse même, dans le discours laborieux par lequel
nous tentons jusqu'ici de nous définir - discours dont nous devrions alors
1
reconnaître le caractère idéologique, et qu'il nous restera plus qu'à libérer ( au
sens le plus politique du terme) pour en faire un discours théorique,
1·
indissolublement philosophique. »98 Donc, placer HOUNTONDJI à la fin de ce
li vre est particulièrement significatif. C'est d'abord traduire l'acte par lequel la
1
philosophie africaine passe de la seule problématique de fait à une problématique
de droit, laquelle est, comme l'a montré KANT, la seule à pouvoir caractériser
1
véritablement l'essence du projet philosophique. C'est aussi une façon de lui
reconnaître le mérite d'être parmi les premiers à avoir, dans un champ théorique
africain plutôt dominé par la quête, et donc la thématique de la différence,
1
franchi le seuil de la différence, pour cheminer dans le sens de l'universel,
c'est-à-dire véritablement dans le sens de la philosophie, tel indiqué par la
1
dialectique ascendante de PLATON. Dire qu'il a réveillé nombre d'entre nous
d'un tranquille sommeil différentialiste n'est peut-être là qu'une autre façon de
1
lui rendre cet hommage mérité. Mieux: clôturer les inscriptions différentialistes
par HOUNTONDJI, c'est-à-dire s'ouvrir à l'universel par lui, nous a semblé être
la meilleure manière d'aborder certaines questions plus générales concernant le
1
relativisme socio-linguistique. Il apparaît donc ainsi que si DIOP évacue la
discussion par des procédés assez sommaires, par contre, la fin de l'acte
1
qu'annonce HOUNTONDJI ne correspond nullement à la clôture du débat, mais
1
98. P.J.HOUNTONDll: 1980 p 12
1
- 332-
1
1
1
au contraire à l'éternel renouvellement des catégories du discours, à ce qu'il
appelle si bien la problématisation de la problématique en cours.
1
A.t
C.A.DIOP: au-delà de la différence
1
1
Dans la controverse qui oppose les partisans et les adversaires de
l'existence de la philosophie ou plus généralement de la science en Afrique,
C.A.DIOP a voulu intervenir comme juge. Mais, il finira par pencher,
1
ouvertement, du côté des partisans, sans doute à cause de la difficulté de régler
facilement ses comptes avec sa propre conception du nationalisme. 99 Il semble
1
donc avoir ainsi cédé à ses propres contradictions.
Le juge prétend avoir trouvé dans le caractère artificiel et inutile du débat la
1
raison suffisante de renvoyer dos à dos les différents protagonistes. Il semble
alors s'étonner qu'autant d'énergie, que nous gagnerions certainement à investir
1
ailleurs, à penser d'autres problèmes, soit ainsi épuisé inutilement à débattre
d'un pseudo-problème. A ceux qu'il aimerait donc voir méditer d'autres
questions, les vraies, DIOP oppose ici deux arguments:
1
1.
l'antériorité de la civilisation nègre. Ce thème traverse toute son oeuvre,
1
et constitue le ressort principal d'une démarche qui se veut être de «
restitution de l'histoire authentique et de réconciliation des civilisations
africaines avec l'histoire.
1
»100
2.
Le caractère monogénique d'abord, puis apatride de la science, des
1
système de valeurs, de la Civilisation elle-même, dans l'exacte mesure
où toutes les cultures, à des degrés divers, y ont contribué. Et la
1
contribution particulière de l'Afrique est assez importante, du moins si
l'on accepte avec l'égyptologie le rayonnement de l'Egypte
pharaonique et nègre dans l'antiquité, et son ascendant sur la civilisation
1
occidentale.
1
1
99. Il est intéressant de noter que le débat autour de l'existence ou non de la science en Afrique, parce qu'il peut
difficilement se fermer à l'histoire, aux tragédies, aux préjugés raciaux, aux idéologies colonialistes, met
presque toujours en avant deux conceptions du nationalisme. La première consiste à inventorier les
contributions que notre pays a faites à la Civilisation universelle dans les domaines particuliers de la pensée
et de la culture. Cette démarche est, malheureusement, souvent, peu attentive à la qualité de la marchandise
1
qu'on présente alors à la face du monde. Ainsi, on n'hésitera pas à présenter les mythes, les contes et autres
cosmogonies comme la philosophie des peuples sans philosophe, pour paraphraser l'abbé KAGAME. La
seconde conception évite ce piège de la différence. Elle préfère donc prendre ouvertement le parti de
l'universel.
1
100. C.A. DIOP: 1981 p 10
1
-333 -
1
1
1
C'est à ce point de rencontre entre l'antériorité de la civilisation nègre, le
monogénisme et l'universalité de la science que se trouve exprimée sa pensée
1
fondamentale:« Dans la mesure où l'Egypte est la mère lointaine de la science et
de la culture occidentales (. .. ) la plupart des idées que nous baptisons
1
étrangères ne sont souvent que des images, brouillées, renversées, modifiées,
perfectionnées des créations de nos ancêtres: judaïsme, christianisme, islam,
1
dialectique, théorie de l'être, sciences exactes, arithmétique, géométrie,
mécanique, astronomie, médecine, astronomie, (... ) architecture, arts etc... On
mesure alors, combien est bien impropre, quant au fond, la notion si souvent
1
ressassée, d'importations d'idéologies étrangères en Afrique: elle découle d'une
parfaite ignorance du passé africain. Autant la technologie et la science
1
modernes viennent d'Europe, autant dans l'antiquité, le savoir universel coulait
de la vallée du Nil vers le reste du monde, et en particulier de l'Europe, qui
1
servira de maillon intermédiaire. Par conséquent, aucune pensée, aucune
idéologie, n'est, par essence, étrangère à l'Afrique, qui fut la terre de leur
1
enfantement. C'est donc en toute liberté que les Africains doivent puiser dans
l'héritage intellectuel de l'humanité, en ne se laisser guider que par les notions
d'utilité, d'efficience.» 101
1
On peut ici craindre que DIOP ne parvienne jamais à mettre fin à un débat
où les considérations d'ordre idéologique, les conceptions contradictoires du
1
nationalisme semblent jouer un rôle assez important. On peut donc prendre ici
les limites de l'intervention diopienne à y mettre un terme définitif. Ces limites
1
révèlent alors tout un ensemble de questions que DIOP délaisse ainsi, qu' il laisse
en l'état, ou encore qu'il esquive. Appelons au-delà tout ce domaine qu'il laisse
1
ainsi inexploré. L'au-delà, c'est, d'une façon générale, la question grave, urgente
de notre rapport à la tradition occidentale à laquelle, un peu trop hâtivement, à
notre avis, l'auteur de Barbarie ou civilisation règle ainsi. De la même manière,
1
il tend à disqualifier toute une problématique à laquelle contribuent hommes
politiques, de science et de foi.
1
En effet, si aucun système de pensée ne nous est étrangers, alors
lLADRIERE par exemple n'aurait aucun mérite à attirer l'attention sur Les
1
enjeux de la rationalité dans les sociétés traditionnelles,
c'est-à-dire sur
l'ensemble de bouleversements, de déstructurations que ces sociétés subissent en
1
termes de " coût social " du progrès. Si rien ne nous est vraiment étrangers,
certains de nos penseurs comme J.P.N'DIAYE ou J.NYERERE n'auraient alors
aucune raison de penser notre rapport au capitalisme et au marxisme, c'est-à-dire
1
d'essayer de déterminer les conditions de leur adaptabilité sur notre continent.
1
101. ibid. P 12 Nous soulignons.
1
- 334-
1
1
1
Le Président NYERERE a même eu le courage politique d'aller jusqu'à
expérimenter sa propre conception du socialisme, issue de la Déclaration
1
d'Arusha, le socialisme ujamuaa, expérience de collectivisation fondée en
particulier sur le regroupement des communautés villageoises dans un monde
1
qui reste encore largement rural. Certes, l'expérience n'a pas atteint les résultats
escomptés. Cela n'enlève cependant rien à l'audace de son promoteur. Enfin, si
1
l'on suivait toujours DIOP, on comprendrait difficilement que la problématique
de l'''inculturation " du christianisme dans notre tradition mobilise autant la
réflexion de nombre de nos théologiens. On ne comprendrait plus alors que
1
ceux-ci s'investissent dans un projet qui est pourtant reçu avec une extrême
circonspection, voire une certaine méfiance par Rome qui y voit une menace,
1
sinon une provocation à peine voilée contre l'unité et l'universalité de l'Eglise
catholique. La possibilité d'eucharistier notre manioc local est le type même de
1
suggestions qui heurtent Rome, où les tenants de la Congrégation de la doctrine
de la foi restent conformes à leur réputation, c'est-à-dire attachés profondément
1
à l'un des dogmes les plus tenus de l'Eglise universelle, à savoir la " présence
pleine" du Christ dans le pain et le vin servis pendant l'Eucharistie qui, comme
chacun sait, " répète" l'acte primordial de JESUS lui-même, avant le sacrifice
1
suprême, c'est-à-dire le don de soi pour l'humanité en son entier. Finalement, la
position -de DIOP ne convient ici qu'à ceux qui s'accrochent à l'orthodoxie et,
1
par conséquent, évacuent ce genre de débat interne à l'Eglise. De cette manière,
l'abbé KAGAME par exemple fait valoir que la civilisation occidentale, qui a été
1
dans le monde entier le missionnaire de la doctrine chrétienne, n'est, au vrai,
qu'une civilisation christianisée, qui se serait trouvée là, comme par hasard, au
1
plus proche du foyer originaire du christianisme; de telle sorte que, celui-ci étant
universel, toutes les autres civilisations sont, au regard du plan divin,
christianisables, c'est-à-dire appelées également à répondre à l'appel divin, à un
1
moment ou un autre de l'Histoire.
A la réflexion, DIOP ne disqualifie pas seulement toute cette problématique
1
qui cherche à penser notre rapport à la tradition occidentale. En un certain sens,
il révèle aussi l'inopportunité, la caducité même de son propre projet. Car, s'il
1
n'y a rien qui appartienne en propre à une culture particulière, alors on est tenté
de dire qu'il serait, comme malgré lui, en train de casser le ressort principal de
1
notre processus de réappropriation de l'Histoire. Or, c'est ce qu'indiquent à la
fois le mot d'ordre ki -zerbien " Que l' histoire recommence " et sa propre
exigence de " réconciliation des civilisations africaines avec l'histoire ", grâce en
1
particulier à une juste interprétation de celle-ci. En prenant ainsi position pour
une sorte d'universalisme nébuleux ou abstrait, DIOP liquiderait donc la
1
1
- 335-
1
1
1
question des conditions de possibilité d'une histoire, tant soit peu, différente de
celle de l'Occident. Il serait, en effet, hors de question de revendiquer
1
maintenant une telle histoire pour deux raisons:
1
1.
à son état actuel, l'Histoire, en tant qu'ensemble des productions
idéelles ou matérielles, ne saurait être le propre d'aucune culture
particulière.
1
2.
Jusqu'alors, à la limite, l'humanité, en son ensemble, a marché sur la
1
même voie, en tout cas, sur des chemins qui se recoupent ou
s'entrecroisent.
1
Quelque chose que nous avons appelé" au-delà" a été circonscrit, de
l'autre côté du propos de DIOP.
L'au-delà est le domaine de questions
1
particulières, des questions que devrait se poser tout particulier, et que DIOP
prétend résoudre en les dissolvant dans dans un universalisme, plutôt quiet, donc
1
ici démissionnaire. Pour autant qu'il conseille de se détourner définitivement de
cette problématique, l'universalisme diopien peut, à l'examen, se révéler abusif.
1
Rappelons-nous: on a pensé, pendant un certain temps, que la " synthèse"
pouvait être la réponse aux défis ou aux enjeux historiques actuels. Présentée
comme le moyen susceptible de nous éviter d'être des intellectuels" décervelés
1
", comme le redoutait CESAIRE, la synthèse consiste à retenir ce qui est bon
pour notre néo-culture à la fois dans la tradition occidentale et dans la nôtre.
1
Quoiqu'il soit une bonne option, sinon la seule raisonnable dans le contexte
actuel, la seule réponse crédible à l'interpellation de l' histoire, le synthétisme
1
s'est essoufflé dans le discours; tandis que l'on continuait à s'enfoncer dans la "
déraison du mimétisme ", pour reprendre la juste expression de A.TEVEODJIRE
1
, c'est-à-dire à copier l'Occident sous tous les rapports. Quoi qu'il en soit, il est
préférable, à bien des égards, à l'universalisme abstrait diopien qui permet
seulement d'ajourner des questions urgentes concernant notre propre historicité.
1
L'universalisme diopien appelle quelques remarques. D'abord, en
l'opposant à tous les particularismes, à toute forme d'ethnocentrisme, DIOP
1
inaugure sans doute là une façon peut-être pas d'écrire l'histoire, du moins de la
lire. Pour cela, il ne semble pas hésiter à raturer certaines inscriptions
1
différentialistes, en particulier celles qui consistent à placer sa propre culture
dans l'histoire et en exclure les autres, ou à les exclure de certaines institutions"
historiques" prestigieuses telles que la philosophie ou la Raison en général. Un
1
tel effort ne saurait être fait sans arrière-pensée pour HEGEL par exemple. Mais,
en même temps, ce sont toutes les écritures qui, d'une certaine façon, ont essayé
1
1
- 336-
1
1
1
de prendre le contre-pied du corpus idéologique auquel aura seulement contribué
le philosophe d'Iéna qui, à leur tour, se voient, en un certain sens, disqualifiées
1
par DIOP. En tout cas, même s'il ne le fait pas explicitement, l'universalisme
nouménal n'est imposable que dans ces conditions.
1
Ensuite, l'affirmation de ce genre d'universalisme se fait dans l'espace d'un
discours qui oscille entre deux pôles qui, comparés, pourraient se révéler
1
contradictoires. D'un côté, il continue lui-même d'écrire une histoire, l'histoire
en termes particularistes, l'histoire de l'Afrique dont l'un des thèmes majeurs est
le rappel des origines nègres de la civilisation égyptienne,« partie du coeur de
1
l'Afrique, du sud vers le nord (. .. ) La royauté nubienne est antérieure à celle de
la Haute-Egypte et lui a donné naissance.»lü2 Pourtant, de l'autre côté, il exige
1
que la lecture de l'Histoire se fasse de façon universaliste. De cette manière,
aucune culture, aucune civilisation ne saurait être fondée à craindre la perte de
1
son identité en s'y fondant, en y choisissant tel systèmes de pensée ou de
valeurs. De la même façon, aucune ne devrait avoir de scrupule à devoir, quoi
1
que ce soit, au travail laborieux effectué par telle autre. Ainsi donc, le propos de
DIOP est interprétable diversement, selon que l'on s'attache à la façon dont il
écrit lui-même l'histoire ou plutôt propose qu'on la lise. En s'intéressant
1
seulement à son écriture, on rencontre une théorie dont le mérite principal est
peut-être de se poser comme une tentative visant à effacer nombre d'écritures
1
différentialistes de nature" barbare" sur le registre de"l'Histoire universelle. On
comprend donc que s'il prend le parti d'écrire l'histoire au singulier, c'est
1
simplement pour contribuer utilement au projet d'une Histoire universelle
complète. C'est pour mieux en restituer l'authenticité et la rectitude. Ecrire un
1
chapitre particulier de l' Histoire, c'est oeuvrer utilement de façon que tout le
monde puisse, enfin, la lire correctement. Mais, DIOP a-t-il vraiment toujours lu
l'Histoire comme il le suggère lui-même? Ne sacrifie-t-il pas trop au particulier
1
quand il se met à lire l'universel? L'introduction de Civilisation ou barbarie
donne l'impression que c'est le cas:« L'africain qui nous a compris est celui-là
1
qui, après la lecture de nos ouvrages, aura senti naître en lui un autre homme,
animé d'une certaine conscience historique, un vrai créateur, un Prométhée
1
porteur d'une nouvelle civilisation et parfaitement conscient de ce que la terre
entière doit à son génie ancestral dans tous les domaines de la science, de la
1
culture et de la religion./Aujourd'hui, chaque peuple, armé de son identité
culturelle, retrouvée ou renforcée, arrive au seuil de l'ère post-industrielle. Un
optimisme atavique, mais vigilant, nous incline à souhaiter que toutes les
1
1
102. ibid. P 15
1
- 337-
1
1
1
nations se donnent la main pour bâtir la civilisation planétaire au lieu de
sombrer dans la barbarie.» 103
1
Si cette sorte de rappel" libérateur" à l'intention de celui dont le caractère
préhellénique des civilisations africaines établit les ascendances ancestrales sur
1
l' Histoire universelle, à celui dont la " terre entière" est redevable au génie
ancestral ne s'arrêtait qu'à l'affirmation d'un ethnocentrisme" modéré ", donc
1
légitime ou d'un ethnocentrisme réciproque, on aurait certainement pas grand-
chose à craindre. L'ennui est que certains font comme s'ils ajoutaient à
l'égyptologie un étage précaire. On connaît par exemple le projet de
1
M.WINTERS qui consiste à montrer que jusqu'à 600 av. lC, c'est-à-dire avant
la conquête aryenne, la Grèce est dominée, tant sur le plan politique que culturel,
1
par les Pélasges, population d'origine africaine. Ce qui fait que non seulement
les héros de la mythologie grecque, mais aussi nombre de personnages associés
1
étroitement au génie ou au " miracle" grecs seraient simplement d'origine
africaine:« Les Noirs joueront un rôle important dans la création et le
1
développement de la civilisation grecque. Selon les traditions grecques, Cecrops
ou Cheops, de la Ive dynastie, fonda l'attique. Cadmos, le cananéen, introduisit
l'écriture en Grèce et Aegyptes, l'agriculture en Argolide.(. .. ) Nombre de
1
personnalités importantes de la culture grecque sont Noirs. Le Pr B.Lumpkin de
Chicago et le Dr Pappademos (... ) de l'université de Chicago et de Crète
1
affirment qu'Euclide était Noir. En outre G.Higgins (. .. ) donne des preuves
convaincantes que Socrate était aussi un Noir. »104 La question qu'on peut
1
difficilement taire ici est celle de l'intérêt véritable d'un projet qui, visiblement,
excède le question des origines de la science et des contacts entre cultures dans
1
le pourtour méditerranéen à laquelle l'égyptologie nous a habitués pour chercher
à établir l'origine africaine des Grecs ayant contribué à ce que WINTERS
appelle l'''âge héroïque" de la Grèce. Il s'agit sans doute là d'une incontestable
1
dérive de l'enseignement égyptologique. On cherche alors à relativiser
doublement le " miracle grec ", d'abord en reprenant à l'égyptologie l'idée que
1
celui-ci n'est, en fait, que la " répétition" d'une expérience originaire qui a eu
lieu dans l'Egypte pharaonique; ensuite, en présentant les principaux acteurs de
1
cette expérience non plus comme des indigènes, mais des étrangers, des colons
venus d'Afrique.
1
Supposons maintenant que rappeler au" miracle grec ", c'est-à-dire, en fait,
à la culture occidentale ses propres origines africaines, puisse redonner confiance
à l'homme noir dont on connaît par ailleurs les tribulations historiques.
1
103. ibid. P 16
1
104. C.A.WINTERS:1983 p 16
1
- 338-
1
1
1
Supposons encore que ce rappel lui permette, en même temps, de faire une
entrée remarquée dans l'hémicycle de l'Histoire dont il a été longtemps proscrit.
1
Il reste cependant à méditer l'essentiel. Le mythe de Thot affirme l'origine
égyptienne de l'écriture. D'autre part, l'antériorité des civilisations africaine a
1
été mise au jour par l'égyptologie. L'essentiel, c'est simplement la question de
savoir pourquoi cette rationalité dont on nous exhorte aujourd'hui à réclamer la
1
paternité a pu se développer seulement ailleurs. Autrement dit, pourquoi le
premier maillon de la chaîne du développement historique de la raison a-t-il
cassé; tandis que le " maillon intermédiaire ", c'est-à-dire la Grèce a su au
1
contraire porter et répercuter, de façon presque ininterrompue, ce mouvement
que nous avons inauguré, auquel surtout nous avons pourtant initié les autres?
1
En un mot, pourquoi les initiateurs se sont-ils retrouvés parmi les derniers? On
voit donc que la question des origines de la raison n'est ici pleinement
1
satisfaisante qu'à condition d'être, en quelque sorte, une question" ouverte ", ce
genre de question qui renseignerait à la fois et sur ces origines elles-mêmes et
1
sur les motifs de la décélération, voire de l'arrêt d'un mouvement qui s'est au
contraire amplifié et poursuivi ailleurs, de façon tout à fait remarquable. On dira
que le problème soulevé ici est le genre de faux problème relatif à ce que LEVI-
1
STRAUSS appelle le " faux évolutionnisme" auquel il reproche alors de
manquer de voir que le propre du progrès historique est d'être discontinu et
1
aléatoire. Ce à quoi nous répondrons que ce problème ne peut ici être apparenté à
ce type d'évolutionnisme que si l'on néglige le fait qu'il nous invite à un certain
1
rapport critique avec nous-mêmes. C'est-à-dire que son" ouverture" est, au vrai,
transformation en interrogation portant à la fois sur nos mérites et nos faiblesses
1
ou nos manques. Sinon, c'est-à-dire à vouloir fermer cette direction critique où
l'on pourrait comprendre le rapport sous lequel nous avons failli pour continuer
à développer la science et la technique dans notre monde, nous continuerions à
1
nous regarder avec complaisance, nous risquerions alors de tomber facilement,
dans un ethnocentrisme passif et passéiste.
1
A.2 Ethnonymes et représentations collectives dans les
1
sociétés archaïques
1
Elever sa propre culture au-dessus de toutes les autres caractérise les
1
hommes en général. En présentant leur culture comme étant la culture, ils
entendent ainsi se démarquer de l'altérité pour se définir dans leur singularité. Si
1
cette attitude procédait d'un certain ethnocentrisme, alors il faudrait reconnaître
1
-339-
1
1
1
que celui-ci se retrouve dans nombre de représentations collectives des sociétés
traditionnelles, en particulier dans leurs cosmogonies. Ainsi, la cosmogonie
1
spiralée des Dogons du Burkina-faso ( ex-Raute-volta ) décrits par GRIAULE
situe naturellement ceux-ci au centre de la Création, lequel correspond alors au
1
centre du monde. C'est également au même endroit que le pensée chinoise
situerait la Chine dans son immensité géographique. Cette forme
d'ethnocentrisme pourrait être dit originaire. Il semble inévitable: il permet à une
1
culture de se donner une certaine représentation spatiale d'elle-même. Il n'y a
vraiment pas lieu de s'en prévenir: il signifie simplement que les autres n'ont pas
1
eu la chance d'être au centre du monde, en sachant que dans leurs propres
mythes" créationnistes ", ceux qui en sont ainsi relégués à la périphérie ne
1
consentiraient jamais à placer les Dogons ou les Chinois au centre du monde. Pas
plus qu'ils consentiraient de faire d'eux les contemporains de la Création, encore
1
moins les bénéficiaires des faveurs divines. En définitive, puisque, au fond, cet
ethnocentrisme-là ne comporte pas de conséquences fâcheuses pour l'altérité, il
peut être dit" modéré" ou neutre.
1
Mais, l'enquête anthropologique a aussi montré que, dans certaines de ces
sociétés, les hommes, c'est-à-dire l'ensemble des individus appartenant à une
1
communauté linguistique ou culturelle s'appelaient volontiers entre eux" les
hommes". Dans la suite, nous essayerons de montrer que l'information
1
anthropologique mérite ici quelquefois d'être prise avec précaution. Toutefois,
cela ne veut pas pas dire que dans les sociétés archaïques en général les hommes
1
n'aient jamais suspecté l'altérité, comme le présuppose le nom" hommes" que
l'enquête peut, sans réserve, confirmer dans certains cas. En tout cas, celle de
l.P.VERNANT sur La mort dans les yeux. Les figures de l'altérité dans la Grèce
ancienne, 1985 a montré à quel point l'" extrême altérité" dépasse la simple
suspicion pour correspondre à l'horreur, à l'angoisse, à l'effroi que l'on aurait
1
simplement en regardant l'Autre. L'anthropologie grecque distingue donc entre
diverses sortes d'altérité. L'altérité seulement suspectée, mais non inquiétante est
1
représentée par l'autre homme, l'autre groupe, en un mot, par une simple
discrimination à l'intérieur du Même; tandis que l'horreur, l'effroi, l'angoisse, la
1
hantise, la menace commence avec l'autre de l' homme, l'autre du vivant, l'autre
du Même. Ces conceptions de l'imaginaire issues de la dialectique du Même et
de l'Autre ont été confirmées ailleurs. Ainsi, on a montré que, dans la pensée
canaque, le kamo -le vivant forme un couple d'opposés avec le bao -le mort ou
son fantôme qui dans l'imaginaire canaque représenterait la hantise permanente.
1
M.LEENRARDT nommément qui le rapporte dans son Do kamo a décrit les
rites auxquels se livre le Canaque pour se prévenir contre toute apparition du
1
1
- 340-
1
1
1
mort. De plus, on a constaté que, dans l'imaginaire collectif de nombre de
sociétés traditionnelles, l'homme blanc est généralement considéré comme un
1
fantôme, quand il n'est pas tout simplement un dieu. He akua ia - c'est un dieu,
s'exclament les Hawaïens chez qui a enquêté M.SAHLINS (1985), en voyant
1
débarquer le capitaine COOK. Au vrai, reconnaît l'anthropologue, cette
interprétation n'a pas fait l'unanimité au sein de la société hawaïenne. Car, si
1
pour les prêtes eux-mêmes COOK représente effectivement 10120, le dieu de la
fertilité qui devrait alors être sacrifié, après avoir reçu les offrandes, selon
l'usage, si pour l'aristocratie déjà, il n'incarne qu'un guerrier divin, pour le
1
peuple le capitaine anglais est tout sauf une divinité. En tout cas, l'irruption de
COOK, et des Britanniques en général dans les îles Hawaii a revêtu une double
1
signification idéologique et symbolique. D'un point de vue idéologique d'abord,
l'arrivée des Britanniques, plus précisément encore leur activité principale est
1
interprétée à l'aide des catégories du sacré et du profane. C'est alors le moyen
pour l'idéologie dominante de s'approprier le commerce. En effet, en interdisant
toute transaction commerciale directe entre les nouveaux arrivants et le reste de
1
la population, l'aristocratie hawaïenne vise ainsi à réserver le monopole de biens
manufacturés à elle seule. En déclarant kapu tout contact avec les étrangers, elle
1
parviendra donc à user d'un terme qui exprime, en hawaïen, tout ce qui, homme
ou chose, est en rapport avec le sacré, simplement pour pouvoir contrôler une
1
activité profane, à savoir le commerce. Utilisé comme moyen d'exclusion et de
mystification uniquement pour dominer une activité qui a fait éclater les
1
frontières nationales hawaïennes, ce mot de kapu, ainsi profané, a depuis lors
connu la fortune que l'on sai t, y compris dans d'autres langues comme le
français où il est devenu" tabou ". D'un point de vue symbolique ensuite, on
1
constate que tous les Hawaïens ne sont pas d'accord sur la signification à donner
à l'événement qu'est l'apparition de COOK dans leur système de représentations,
l'
pas plus d'ailleurs que sur le sort pitoyable, c'est-à-dire la mort sacrificielle qu'il
connaîtra. Autrement dit, en tant qu'il représente aux yeux de tous l'altérité
1
radicale, COOK a suscité diverses interrogations de la part des trois classes qui
composent la société hawaïenne. C'est donc à leur logique classificatoire que
1
COOK pose ainsi problème. Aussi pourrait-on interpréter, sans cynisme aucun,
sa mort sacrificielle comme l'acte radical par lequel cette société est parvenue à
le faire entrer, définitivement, dans son propre système référentiel, au sens où
1
PUTNAM définit la référence stricto sensu comme une « relation triadique
entre un symbole, une entité et une langue.»105 Au regard de la sémiotique de
1
THOM, on pourrait encore dire que son immolation est peut-être ce par quoi
l'
105. H.PUTNAM: 1975 vol JI] P 283
1
- 341-
1
1
1
COOK, devenu lono, cesse de fasciner l'imaginaire hawaïen. En tout cas,
SAHLINS lui-même a vu dans la divinisation de COOK un cas paradigmatique
1
de " malentendu productif". Et la production du sens se fait ici à partir de
l'interprétation de l'événement à l'aide des catégories de la tradition. Mais, ce
1
genre de malentendus a aussi donné lieu à un autre malentendu qui est
l'historicisme:« La divinité qui s'est fixée au début du contact avec les Blancs
1
n'était pas une " erreur" intellectuelle de la part des Mélanésiens, affirme par
exemple KILANI généralisant son interprétation à d'autres peuples du Pacifique
où les malentendus de ce genre ont été révélés.( ... ) Dans la conception
1
traditionnelle mélanésienne tout ce qui était étranger à l'univers connu
participait en effet des pouvoirs surhumains, et le dehors, qui se confond avec
1
l'horizon le plus reculé, était le pays de leurs ancêtres, héros culturels
dispensateurs de culture matérielle et bienfaiteurs des vivants.(. .. ) A travers la
1
médiation des ancêtres, les Mélanésiens feront l'expérience du passé dans le
présent, c'est-à-dire que l'histoire sera organisée explicitement comme la
métaphore des réalités mythiques.»
1
106
En effet, on a même pas besoin d'avoir
recours à cette" théorie idéale de la rationalité ", c'est-à-dire à cette théorie que
PUTNAM présente comme la seule qui serait en mesure de déterminer la
1
rationalité de toute croyance dans tous les mondes possibles pour dire que la
croyance engendrée par le malentendu est ici tout simplement erronée, en tant
1
qu'elle consiste à prendre des êtres humains pour des dieux. Du reste, dans leur
propre" monde historique ", ces peuples s'en apercevront, en découvrant, par la
1
suite, l"'humanité " de ces étrangers qu'ils avaient d'abord pris pour des dieux.
Ils parviendront donc à mettre en cause leurs catégories de jugement. Et cette
remise en question peut justement être considérée comme le passage du mythe à
1
l'histoire: elle montre clairement qu'on cesse d'interpréter l'histoire à l'aide des
catégories mythiques. Que des prêtres hawaïens aient pris les Blancs pour leurs
1
ancêtres, que leur arrivée ait été interprétée comme retour promis de ces derniers
montre simplement qu'ils ont adhéré à une de ces erreurs collectives dont sont,
1
également, habituellement, victimes, en Occident, les hommes de science eux-
mêmes, autour des théories ou de paradigmes constitués. Or, autant ceux-ci
1
arrivent à rectifier leurs erreurs, réduisant ainsi la distance qui les sépare de la
vérité; autant les Mélanésiens sont parvenus à remettre en cause leurs croyances
non pas sur les ancêtres dont ils attendent peut-être encore le retour, mais sur ces
1
hommes blancs, qu'un étrange concours de circonstances a conduit à mettre à
leur place. L' historicisme ne saurait être justifié que dans ce seul cas : la
1
persistance de ces hommes dans leur erreur, en dépit de ce que l'histoire, c'est-
1
106. M.KILANl: 1988 pp 115-116
1
- 342-
1
1
1
à-dire la familiarisation avec les Blancs a fini par leur apprendre sur leur
véritable nature. Dans ce cas seul, la croyance que les Blancs représentent des
1
ancêtres ou des dieux serait effectivement vraie pour l'indigène, et fausse pour
l'étranger. Or, cela ne semble pas être le cas, la croyance s'étant révélée fausse,
1
objectivement, c'est-à-dire pour tout le monde, à commencer par les Hawaïens
eux-mêmes. Puisque l' historicisme ne peut ici se justifier, il faut maintenant lui
1
montrer l'erreur dans laquelle il est tombé: la confusion sur la logique des
énoncés. A savoir que la croyance en question était seulement rationnellement
acceptable, sans pour autant être vraie. Prétendre le contraire, c'est supposer, par
1
adhésion à une étonnante alchimie, que les Blancs étaient d'abord,
effectivement, des ancêtres mélanésiens, avant de devenir de simples mortels
1
venus d'ailleurs. La distinction putnamienne entre vérité et acceptabilité
rationnelle recoupe celle que POPPER a établie entre vérité et corroboration.
1
Celle-ci aboutit à considérer la première comme un concept logique; alors que la
seconde n'est pas seulement logique, mais également empirique, en tant qu'il
1
n'est pas exempt d'addenda temporel: «Il n'est pas habituel de dire d'un énoncé
qu'il était parfaitement vrai hier mais qu'il est devenu faux aujourd'hui.Si hier
nous estimions vrai un énoncé que nous estimons faux aujourd'hui,nous
1
supposons implicitement aujourd'hui que nous nous étions trompés hier,que
l'énoncé était faux hier soir - intemporellement faux - mais que,par erreur nous
1
l'avions pris pour "vrai".ILa différence entre vérité et corroboration apparaît
ici clairement. Lorsque nous estimons qu'un énoncé est corroboré ou qu'il ne
1
l'est pas,il s'agit aussi d'une évaluation logique et donc également (. .. )
intemporelle:nous tenons en effet qu'il existe une relation logique déterminée
entre un système théorique et un certain système d'énoncés de base
acceptés.Mais nous ne pouvons jamais dire tout simplement d'un énoncé qu'il
est,comme tel,ou en soi, "corroboré" (de la façon dont nous pouvons dire qu'il
1
est "vrai").Nous pouvons seulement dire qu'il est corroboré relativement à un
certain système d'énoncés de base,un système accepté jusqu'à un moment
1
déterminé du temps. "La corroboration qu'une théorie a acquise jusqu'à hier"
n'est logiquement pas identique à la "corroboration qu'une théorie a acquise
jusqu'à ce jour".Nous devons donc ajouter une espèce d'indice à chaque
évaluation de corroboration - un indice caractérisant le système d'énoncés de
1
base auquel se rapporte la corroboration (par exemple la date où il a été
accepté).ILa corroboration n'est pas une "valeur de vérité",c'est-à-dire qu'elle
ne peut pas aller de pair avec les concepts "vrai" et "faux" (lesquels sont
1
exempts d'addenda temporels).» 107 La corroboration n'est donc que le principe
1
107. K.POPPER: 1973, pp 280-281
1
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1
1
1
de la relativité des hypothèses scientifiques, par rapport à la vérité absolue qui en
est le principe régulateur: « Un résultat scientifique est relatif, parce qu'il
1
exprime ce que la science est en mesure d'affirmer à un certain moment de son
développement, et parce que ce résultat peut toujours être remplacé par un autre
1
au fur et à mesure de ce développement. Cela ne signifie pas que la vérité est
relative, car ce qui est vrai est vrai pour toujours, et cela signifie simplement que
1
la science procède toujours par hypothèse. Tant que l'hypothèse n'est pas
concluante, un résultat est toujours susceptible de révision. »IOS
1
*
* *
Du côté de l'Occident, la Grèce ancienne n'a pas non plus échappé, comme
1
on a commencé de le voir, au " malentendu" que l'on considère comme
constitutif de tout rapport avec l'altérité. Toutefois, le monde grec n'a pas
1
dépassé le stade du " malentendu pacifique ", comme dirait BARE, au contraire
par exemple des Hawaïens sacrifiant le malheureux capitaine COOK: le "
1
malentendu" s'est ici arrêté au préjugé grec selon lequel les frontières de
l'humanité coïncident parfaitement avec celles de la péninsule, de telle sorte que,
1
au-delà, on ne rencontrait que des Barbares. A partir de l'étude de la religion
grecque, VERNANT vient encore de nous éclairer sur les profondeurs de
l'imaginaire hellène. Précisément, sa méthode a consisté à comprendre le rapport
1
avec l'altérité à travers les divinités grecques. Gorgô, le dieu de l'altérité
radicale, c'est-à-dire de l'effroi, de la mort. Dionysos introduit à un autre type
1
d'étrangeté, à savoir l'arrachement à soi-même, en particulier à travers l'ivresse
de la transe. Enfin, Artémis qui va nous intéresser particulièrement. Déesse de
1
l'ambiguïté et du contraste, elle représente l'ambivalence entre la sauvagerie et
la civilisation, la nature et la culture, ainsi que de tout état ou activité qui se
développe à leur interstice - tels la chasteté et le mariage, l'accouchement, ou
1
encore la chasse. C'est donc dans les marges qu'elle est très active, « avec le
double pouvoir de ménager les passages nécessaires et de maintenir les
1
frontières au moment même où elles se trouvent franchies.» 109 Maïeuticienne,
courothrope - c'est-à-dire qu'elle impose une rigoureuse discipline des pulsions
1
libidinales en empêchant tout contact entre les deux sexes avant leur libération
dans le cadre institutionnel du mariage qui va alors voir la jeune fille en
1
particulier s'accomplir pleinement comme femme - Artémis n'hésite pas non
plus à intervenir dans le cour de la bataille, là où justement la mort peut
facilement arracher à la vie. Et c'est par ce pouvoir marginal qu'Artémis va
1
lOS. K.POPPER: 1979 pp 151
1
109.J.P.VERNANT: 19S5 p24
1
-344-
1
1
1
favoriser non seulement l'intégration des jeunes dont elle assure la formation
dans la société des adultes, mais aussi celle des tribus dans le Cité, intégration
1
sans laquelle celle-ci ne peut connaître l' harmonie. Mais, Artémis reste surtou t la
figure emblématique d'une société particulièrement assimilationniste qui a su
1
dépasser ses propres contradictions: tout en fantasmant l'altérité, la Cité n'a pas
moins su s'approprier Artémis, cette déesse d'origine étrangère, c'est-à-dire ce
1
qui appartient à cette altérité, pour assurer sa propre coalescence, pour favoriser
sa propre reproduction historique, en tant que culture. VERNANT y a vu une
bonne leçon de tolérance à méditer, de préférence, en même temps que celle
1
administrée par la génétique moléculaire, en ces temps où l'intolérance tend à
compromettre le cosmopolitisme auquel pourtant nous ne pouvons plus
1
échapper:« Par l'intermédiaire de cette Artémis étrangère, porteuse d'altérité,
en l'adoptant comme sienne, la Cité grecque, à partir de l'Autre, avec de
1
l'Autre, construit son Même. »1 10
On peut donc retenir ceci du regard que le Grec, précisément le citoyen grec
pose sur l'altérité à la fois dans et hors de la Cité. En dehors de celle-ci, il n'a
1
affaire qu'au Barbare. A l'intérieur de la Cité, la distinction entre citoyen et
esclave est de rigueur. Il semble donc que les Grecs ne se soient jamais appelés
1
entre eux les" hommes ", sans quoi ils auraient pu être accusés d'avoir considéré
la référence de façon magique. La relation magique de la référence désigne la
1
relation de nécessité qu'on établit entre le mot et la chose. CARNAP (1973)
soupçonne quelque chose de ce genre derrière la mise en cause par RIEZLER du
1
symbolisme de la physique moderne ainsi incapable de décrire les choses telles
qu'elles sont, leurs qualités réelles. Et PUTNAM est persuadé que cette
conception est courante dans les sociétés " primitives ":
"« Certains peuples
1
primitifs croient que certaines représentations ( en particulier les noms) ont un
rapport nécessaire avec leurs propriétaires; ils croient que le fait de connaître le
1
" nom véritable " de quelque chose ou de quelqu'un donne un pouvoir sur lui.
Ce pouvoir proviendrait de la relation magique qui est censée exister entre le
1
nom et le porteur du nom; dès que l'on réalise qu'un nom n'a qu'un rapport
contextuel, contingent et conventionnel avec son propriétaire, on voit mal
1
pourquoi la connaissance du nom devrait avoir une portée magique.
1 1
»1
Mais, on aurait pu également critiquer la même conception du langage chez
un certain nombre de correspondantistes. Par exemple, PLATON écrit dans le
1
Timée 29 b:«(. .. ) voici donc, au sujet d'une image et de son modèle, la
distinction qu'il faut établir: c'est que, il va de soi, les propos étant les
1
110. ibid. P 27
1
III. H.PUTNAM: 1984 p 13
1
- 345-
1
1
1
interprètes d'objets déterminés, ils ont avec ces objets mêmes aussi une
parenté.» La distinction entre l'objet, et donc la nature de la ( connaissance )
1
métaphysique, et ceux de la physique va tout naturellement en dériver:« dès lors
ceux [les propos} qui expriment ce qui est immuable et stable et transparent
1
pour l'intellect sont immuables et inébranlables; pour autant qu'il se peut et
qu'il convient à des propos d'être irréfutables et invincibles, ils n'y doivent en
1
rien manquer; ceux qui expriment, au contraire, ce qui est fait à la ressemblance
des objets précédents, mais qui n'est qu'une image, ceux-là seront
vraisemblables, à proportion de la vérité des premiers; ce qu'est au " devenir"
1
1'" être ", au " croyable " c'est le " certain".» En un certain sens, la " forme
logique" du premier WITTGENSTEIN n'est pas entièrement exempte de cette
1
conception réifiante, donc magique du langage:« 2.18 - Ce que chaque tableau,
de quelque forme que ce soit, doit avoir de commun avec la réalité, pour
1
absolument pouvoir la représenter - justement ou faussement - c'est la forme
logique, c'est-à-dire la forme de la réalité.» Désavouant le premier, le second
WITTGENSTEIN avouera par la suite:« Dans le Tractatus, l'analyse logique et
1
l'élucidation ostensive n'étaient pas claires pour moi. Je croyais en ces temps
qu'il y avait une « connexion du langage avec le réel ».»112 Si l'on cherchait
1
davantage, l'on pourrait même trouver que c'est Dieu lui-même, cette raison
parfaite et infinie, qui est à l'origine de cette conception du langage, en
1
considérant l'usage qu'il en a fait au moment de la Création.
Quoi qu'il en soit, intéressons-nous seulement à l'usage discutable, voire
1
reprochable que les sociétés" primitives" font du langage. Mutatis mutandis, on
peut alors penser que cette même relation magique de la référence se trouverait
1
également au niveau de l'usage qu'ils font des ethnonymes, tant il est clair que
s'appeler par exemple les" hommes" ne doit rien au hasard, mais sous-entend
au contraire une certaine idée d'originalité, d'excellence, voire de supériorité par
1
rapport aux voisins plus ou moins immédiats. L'anthropologie lêvi-straussienne
a particulièrement contribué à la diffusion de cette conception de
1
l'ethnocentrisme:« L'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe
linguistique, parfois même au village; à tel point qu'un grand nombre de
1
populations primitives se désignent d'un nom qui signifient les" hommes" ( ou
parfois - dirions-nous avec plus de discrétion - les " bons ", les " excellants ",
les " complets " ), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne
1
participent pas des mêmes vertus - ou même de la nature - humaines, mais sont
tout au plus composés de " mauvais ", de " méchants ", de " singes de terre "
1
1
112. L.WITIGENSTEIN: 1985 p 286.
1
-346 -
1
1
1
ou des" oeufs de poux ".»113 LEVI-STRAUSS montre alors que la limite ultime
de cet ethnocentrisme-là est la réduction de l'al térité à l'état de simple "
1
apparence ", en sachant cependant que, dans ces sociétés, les "apparences"
effraient, posent plus de questions que les" réalités ", donc entraînent une remise
1
en cause du système traditionnel de représentations, donc peuvent engendrer
diverses sortes de croyances plus ou moins religieuses, comme on l'a vu à
1
propos du malheureux COOK:« On va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce
dernier degré de réalité en enfaisant un "fantôme" ou une apparition. Ainsi se
1
réalisent d'amères situations où deux interlocuteurs se donnent la réplique.
Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l'Amérique,
pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d'enquête pour
1
rechercher si les indigènes ont une âme, ces derniers s'employaient à immerger
les blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur
1
cadavre était, ou non, sujet à putréfaction.»114 LEVI-STRAUSS tire d'abord la
leçon de cet ethnocentrisme réciproque, leçon qu'il faudrait là encore essayer de
1
méditer en ces temps d'intolérance:« Cette anecdote à la fois baroque et
tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (. .. ): c'est dans la
mesure où l'on prétend établir une discrimination entre les cultures et les
1
coutumes que l'on s'identifie le plus complètement avec celles qu'on essaie de
nier. En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus" sauvages
1
" ou " barbares " de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de
leurs attitudes les plus typiques. Le barbare, c'est d'abord celui qui croit à la
1
barbarie.» 115 Il constate ensuite que la logique classificatoire des sociétés"
primitives ", en tant qu'elle est fondée sur le totémisme, c'est-à-dire sur la
1
possibili té d'intégrer en une sorte de parenté cosmique les êtres et les choses, fait
cependant éclater les frontières de l'humanisme ethnocentrique:« On a dit, non
sans raison, que les sociétés primitives fixent les frontières de l'humanité aux
1
limites du groupe tribal, en dehors duquel elles ne perçoivent plus que des
étrangers, c'est-à-dire des sous-hommes sales et grossiers, sinon même des
1
non-hommes: bêtes dangereuses et fantômes. Cela est vrai, mais néglige que les
classifications totémiques ont pour fonction essentielle celle de faire éclater cette
1
fermeture du groupe sur lui-même, et de promouvoir la notion approchée d'une
humanité sans frontières.» 116
1
113. C.LEVI-STRAUSS: 1973 p 21
1
114. ibid. pp21-22
115. ibid.
1
116. C.LEVI-STRAUSS: 1962 p 221
1
-347 -
1
1
1
Reste la question essentielle de la conception de la référence dans ces
sociétés. En effet, il ne semble pas que cette dernière nuance apportée par
1
l'anthropologue suffise à amener le logicien à revoir la conception magique que
PUTNAM par exemple leur conteste. Etant donné qu'un seul exemple suffit à
1
invalider une inférence inductive, il pourrait le faire plus facilement en tenant
compte de ce que l'abbé KAGAME, puis CHRETIEN ont montré au sujet des
Bantu" ethnonyme qui rassemble près de la moitié des nationalités d'Afrique -
1
auxquelles appartiennent du reste l'abbé lui-même et l'auteur de ce texte. A
savoir que cet ethnomyme n'est pas véritablement un terme auto-dénominatif.
1
Son origine véritable se trouverait dans les classifications des linguistes
occidentaux qui ont primitivement appelé" Ba-ntu " une famille de langues à
1
classes,
et privilégiant l'usage du concept de ntu:« Bath publia son étude en
1852 sur les Ba-sprachen ( langues-Ba). " Ba " du fait que ces langues, au
1
pluriel de la première classe, emploient ce classificatif A ce stade des
recherches et de publication, enfin sir Grey suggéra de les désigner sous le nom
1
de langues Ba-l1tu puisque la racine leur était commune à toutes. Ainsi le terme
était lancé.» 1I7 Il va alors comprendre toutes les nationalités unies par une
pratique langagière qui, dans la perspective relativiste de TEMPELS-KAGAME,
1
correspond à une ontologie particulière, dans laquelle notamment le concept de
ntu indique l'être, en tant qu'il est interaction plutôt que substance immuable, en
1
raison notamment de sa communauté à toutes les diverses sortes d'existants.
CHRETIEN (1985), pour sa part, fera remonter la fortune - fortement affectée
1
par l'idéologie d'alors - du terme à W.H.BLEEK, six ans plus tard, qui a
rassemblé sous le nom de " famille Ba-ntu " le groupe de " langues à préfixe
1
pronominal ", c'est-à-dire caractérisées par l'absence de genres. Cédant à la fois
au naturalisme - pour qui les " traits organiques" des langues expriment les"
tendances mentales originelles " - au romantisme - exprimé notamment par la
1
notion de Volkgeist - et à l'évolutionnisme - pseudo-rationaliste, en tant qu'il
soumet toutes les langues au même mouvement évolutif, donc apparemment
1
contraire au romantisme, plutôt relativiste, BLEEK cherchera, par la suite, à
situer ces langues dans le schéma évolutif, proposé par les frères SCHLEGEL et
1
Von HUMBOLDT, et mis en forme par A.SCHLEICHER, c'est-à-dire dans une
catégorisation à trois stades: (i) le stade" isolant" qui caractérise les langues à
1
radicaux juxtaposés sans morphèmes. (ii) Le stade" agglutinant ",
caractéristique des langues à morphèmes sous forme d'affixes, auquel s'est
arrêté l'évolution des langues Ba-ntu, langues à classes. (iii) Enfin, le stade"
1
flexionnel"
qui caractérise les langues pourvues de formes grammaticales
1
117. A. KAGAME: op.cil. pp 52- 53
1
- 348-
1
1
1
étroitement liées aux radicaux, sous forme de déclinaisons et de conjugaisons.
C'est le stade terminal auquel sont parvenues les langues européennes, à genres,
1
les seules permettant la personnification des êtres ( en les masculinisant ou en
les féminisant) et, au-delà, la construction des univers poétiques et
1
philosophiques.
On peut faire ici deux remarques qui concernent directement l'ethnomyme
1
lui-même. Ci) Ceux qu'on appelle aujourd'hui" Bantu " ne se sont jamais
appelés eux-mêmes bantu- les hommes. Mais ils ont reçu ce nom - au demeurant
assez flatteur - d'autres hommes venus d'ailleurs, spécialement pour étudier
1
leurs langues. Tout se serait passé comme si, en l'espèce, ceux-ci avaient changé,
fondamentalement, et pour le meilleur, les usages, puisqu'on sait que l'altérité
1
est rarement désignée par un nom aussi convenable, aussi bienveillant. En
d'autres termes, cela semble contraster profondément avec l'attitude générale de
1
tous ceux qui ont enquêté chez les autres. Ainsi, HERODOTE lui-même est
persuadé enquêter chez les Barbares. On retrouvera la même attitude
ethnocentrique chez L.MORGAN qui, conseillant l'observation-participation,
1
affirme que la meilleure façon d'étudier les Sauvages est d'être sauvage comme
eux. DERRIDA a peut-être raison quand il insiste sur la difficulté pour
1
l'ethnologie de rompre avec l'ethnocentrisme constitutif de sa propre tradition, et
qui s'exprime, en premier lieur, dans le langage. A cet égard, l'emploi par
1
LEVI-STRAUSS par exemple du terme de " bandes" pour désigner les petits
groupes de sociétés" primitives" n'est pas totalement neutre. (ii) Pour autant
1
que le terme de Bantu désigne les membres d'une civilisation à qui appartient
l'usage exclusif des langues où, entre autres, le concept de ntu occupe une
position cardinale, il pourrait être considéré justement comme une simple
1
description et non à proprement parler un nom. Autrement dit, il se trouve
simplement ici qu'un monde possible coïncide avec le monde réel, celui où les
1
Bantu sont des Bantu, c'est-à-dire constituent une communauté d'hommes qui
utilisent des langues dotées d'une syntaxe particulière, langues où, de surcroît, le
1
concept de ntu exprime le principe cardinal de leur vision du monde. Mais, il
aurait pu exister d'autres mondes où les Bantu seraient des Bantu, quoique
1
possédant des langues dont la morphologie et la structure seraient autres, et dont
la Weltanschauung serait exprimée par un terme de référence autre que le ntu. En
clair, se pose ici la question de la référence où de la désignation rigide du mot de
1
Bantu, car celle-ci ne saurait être fixée à l'aide d'une simple description,
stéréotypique, contingente se référant à un usage linguistique particulier et aux
1
conséquences qui en découlent sur la vision du monde. Et c'est justement la
confusion qui s'insinue ici entre référence et description circonstanciellement
1
1
- 349-
1
1
1
définie qui commande une certaine vigilance dans l'appréciation de certains de
ces noms d'excellence ou de prééminence. Sinon, l'on arriverait pas à percevoir,
1
comme cela semble être le cas ici, que c'est la raison occidentale qui, préoccupée
par la construction de ses propres outils d'analyse, de ses catégories
1
classificatoires propres, distribue quelquefois certains de ces ethnonymes.
*
1
* *
En mettant particulièrement l'accent sur la composante idéologique dans la
classification des sociétés africaines par la raison coloniale, l'anthropologie
1
dynamiste est parvenue, à peu de chose près, à la même conclusion que nous.
D'emblée, elle éveille notre curiosité sur la systématicité, en tant que caractère
1
de la raison - politique en général, c'est-à-dire sur son impérieux besoin d'ordre,
auquel elle veille, du reste, attentivement, après l'avoir instauré, notamment par
1
classification. D'où le rapprochement effectué par certains entre pouvoir et
raison tout court. KERVELLA par exemple montre que si, depuis PLATON, on
admet que le savoir est pouvoir, si entre ces deux instances ou plus exactement
1
entre ces deux pouvoirs, il y a complicité originaire, c'est parce que,
ordonnatrice, systématique, la rationalité du savoir est la même que celle du
1
pouvoir. Ce qui fait que, avant même d'être de l'ordre de la doxologie, la parenté
entre rationalité et pouvoir relève, en tout premier lieu, de l'ordre logique. Le
1
voisinage du scribe et du politique, quand ils se distinguent, ne traduit donc pas
seulement un phénomène récent, propre aux sociétés technocratiques modernes,
1
il n'est pas davantage le résultat d'un appel circonstancié ou conjoncturel du
premier par le second; il est au contraire rendu possible par les « conditions
formelles de ce qui, dans le texte, a permis uniformément de parvenir à la pensée
1
de l'Etat, et alors on comprend pourquoi les lettrés n'ont jamais cessé de
fréquenter les rois, voire de se poser en contradicteurs privilégiés, en
1
correcteurs les plus autorisés: leur ministère est moins de se poser en diffuseurs
des décisions prises par le pouvoir que d'oeuvrer à la constitution de la pensée
1
du pouvoir. »1 18 L'auteur des Fondements graphiques de la rationalité en vient
tout naturellement à mettre en cause la méthode qui consiste à évaluer l'apport
1
négatif de la rationalité, c'est-à-dire sa participation à la domination, en se
plaçant uniquement du point de vue de la critique doxologique des énoncés de
PLATON et de tous ceux que POPPER dénonce comme autant d'ennemis de la
1
société ouverte. En même temps, il prend une certaine distance par rapport à la
critique de la rationalité instrumentale développée par l'Ecole de Francfort. En
1
effet, alors que pour ADORNO-HORKHEIMER l"'administration des personnes
1
118. A.KERVELLA: op. cil. p 304
1
-350-
1
1
1
et des biens" est d'abord le fait d'une dialectique négative, foncièrement
perverse de la raison, alors qu'ils considèrent que l'Eclipse de la raison se donne
1
à voir dans sa mythification actuelle, dans la démission face aux questions
essentielles des valeurs ou devant l'analyse critique des significations, dans le
1
formalisme qui la gangrène ainsi; KERVELLA montre, au contraire, que la
totalisation n'est pas seulement l'oeuvre d'une perversion historiquement datable
de la raison: en un certain sens, elle l'a toujours caractérisée de façon
1
transhistorique. Il affirme que le totalitarisme, c'est d'abord le propre d'une
pensée qui classe, répertorie, ordonne, systématise comme en une manière de "
1
texte social" biens et personnes. C'est donc la rationalité du savoir, la rationalité
du pouvoir.
1
Bref, la méthode retenue par l'anthropologie dynamiste a permis d'attirer
l'attention sur l'activité systématique de la raison coloniale en particulier.
1
Systémique, la méthode dynamiste récuse tout projet visant à considérer les
sociétés traditionnelles en général comme des monades complètement fermées
1
sur elles-mêmes, de petites entités discontinues, sans contact entre elles. Au
contraire, elle suggère de « saisir l'ensemble des déterminations qui pèsent sur
un espace social donné et de mettre l'accent sur le réseau de forces à la fois"
1
externes" ou " intemes " qui le structurent, en un mot, d'analyser l'efficacité
d'un système sur un lieu.»119 C'est à l'aide de cette méthode que ]-
1
L.ANSELME, E.M'BüKüLü et d'autres se sont alors proposés de "
déconstruire" l'objet nommé" ethnie" dont l'anthropologie a toujours usé de
1
façon non critique. La dé-construction a permis ici à ceux qui ont décidé, en
1985, d'aller ainsi Au coeur de l'ethnie de montrer que l"'objet ethnique" n'est,
1
au vrai, qu'un" signifiant flottant ", c'est-à-dire mouvant, évanescent, en tout
cas, difficilement saisissable. Il n'empêche que, par enquêtes répétées, ils
parviendront quand même à établir que les ethnonymes eux-mêmes relèvent
1
souvent de la simple" performance ". Pour ANSELME, à qui revient l'emploi
du mot, l'usage performatif rend compte de ce que 1'« application d'un signifiant
1
à un groupe social crée d'elle-même le groupe social.»120 Autrement dit, la "
performance" met ici à nu la politique de création artificielle des ethnonymes
1
par le projet colonial:« La cause est donc entendue: il n'existait rien qui
ressemblât à une ethnie pendant la période pré-coloniale. Les ethnies ne
1
procèdent que de l'action du colonisateur qui, dans sa volonté de territorialiser
le continent africain, a découpé les entités ethniques qui ont été elles-mêmes
ensuite réappropriées par les populations. Dans cette perspective, l"'ethnie ",
1
119. J-L ANSELME: 1985 p 14
1
120. ibid. P 37
1
- 351-
1
1
1
comme de nombreuses institutions prétendues primitives, ne serait qu'un faux
archaïsme.»121 La systématisation coloniale va ainsi s'opérer dans trois
1
directions:« la création ex-nihilo d"'ethnies " comme dans le cas des" Bété "
de Côte-d'ivoire, la transposition sémantique d'ethnonymes utilisés avant la
1
colonisation à des contextes nouveaux ( " Bambara ", " Dioula " ) ou la
transformation d'unités politiques ou de toponymes précoloniaux en " ethnies"
( " Mandeka - Malinka, " Gurma " - Gourmantche ). »122 Suivre ainsi le
1
pouvoir colonial dans son activité systématique n'enlève cependant pas grand-
chose au caractère excessif du jugement initial, pas plus que la mention d'une
1
simple transposition des ethnonymes ou de toponymes utilisés dans la période
pré-coloniale. De plus, s'attacher exclusivement à l'investissement
1
ethnonymique de ce pouvoir, c'est-à-dire finalement aux seuls critères d'exo-
identification, disqualifierait la méthode dynamiste elle-même. ANSELME en
1
est conscient. Aussi, pondérant le propos, va-t-il s'intéresser aux divers" usages
sociaux " de l'appartenance ethnique. En particulier, son intérêt va se porter sur
les rapports de forces qui, dans les espaces coloniaux, éclairent les diverses
1
positions que prennent les acteurs sociaux eux-mêmes, au gré des circonstances,
en fonction des donnes politiques:« Ainsi, les patronymes, les noms de " clan "
1
ou de " lignage " et les ethnonymes peuvent être considérés comme une gamme
d'éléments que les acteurs sociaux utilisent pour affronter les différentes
1
situations politiques qui se présentent à eux.» 123
C'est donc en combinant les critères d'endo- et d'exo-identification que la
1
dé-construction de l'objet ethnique par la méthode dynamiste a pu déboucher,
comme cela devrait toujours être le cas, sur une reconstruction du même objet:«
Plutôt que d'envisager les frontières ethniques comme des limites
1
géographiques, il faut considérer celles-ci comme des barrières sémantiques ou
des systèmes de classement, c'est-à-dire en définitive comme des catégories
1
sociales.»124 Et c'est en tant que tel que le concept d'ethnie a survécu aux
Indépendances, notamment à travers la fortune que connaît le " tribalisme" qui
1
apparaît lui-même comme un « système d'éléments signifiants qui est manipulé
aussi bien par les dominants que par les dominés à l'intérieur d'un espace
1
national ou international.» On a constaté également qu'« il est un moyen de
définition sociale et un système de classement qui donne à chacun sa position à
1
121. ibid. P 23
1
122. ibid. p 39
123. ibid. P 36
1
124. ibid P 34
1
-352-
1
1
1
l'intérieur d'une structure politique déterminée.» 125 Fétichisé, radicalisé, le
tribalisme est à la base du fonctionnement" ethnocratique " de l'Etat post-
1
colonial africain - l"'ethnocratie " étant définissable comme le caractère d'un
Etat où le recrutement du personnel politique, voire administratif se fait moins
1
sur la base des critères objectifs tels que la compétence comme le souhaite
WEBER, que sur le fétichisme de l'argument de l'appartenance ethnique. 126
Sans doute le discours" tri baliste " serait-il moins redoutable s'il n'était pas
1
présenté par le pouvoir comme l'obstacle majeur au pluralisme politique, c'est-
à-dire
à la démocratisation de nos institutions et de notre vie publique.
1
Symétriquement, le parti unique, totalisant, voire totalitaire est désigné comme
un parti de droit, le seul à pouvoir surmonter les contradictions du " tribalisme ",
1
donc de construire l'unité nationale, de donner une véritable" âme ", comme
dirait RENAN, aux conglomérats actuels, coalescence qui va alors induire, à son
1
tour, le développement. Au vrai, le " tribalisme" et ses manifestations traduisent
des conflits d'ordre social, économique ou politique qui fragilisent l'Etat post-
colonial africain, lequel a fait le choix douloureux de fonctionner à l'arbitraire,
1
aux passe-droits, au népotisme, à l'injustice sociale, en un mot, au désordre
organisé et institutionnalisé. Ces conflits seront d'autant plus endémiques que le
1
pouvoir post-colonial semble oublier que l'on peut très bien appartenir à la
même" tribu" ou ethnie et ne pas s'accorder sur les fins dernières du politique
1
ou sur les moyens de les réaliser. Cela montre le caractère essentiellement
contradictoire du politique, de telle sorte que c'est incontestablement lui faire
1
violence que d'essayer de lui imposer l'irénisme qui semble plutôt convenir au
religieux. Cela enseigne encore sur les rapports de l'idéologie, à travers une
interprétation particulière de l'historicisme, et de l'objectivité. C'est-à-dire que
1
le fait d'être membre, par la naissance, de telle ethnie n'empêche nullement tels
acteurs sociaux appartenant à des ethnies différentes de s'accorder sur
1
l'essentiel, à savoir les fins, les valeurs, les idéaux qui sont bons, et que doit
viser une société pour l'épanouissement individuel ou collectif de ses membres.
1
Voilà qui conforte, en tout cas, la croyance en l'objectivité à laquelle l'on
parvient ici, en réussissant ainsi à se dépêtrer de son" habitat social ", en
1
l'espèce de ses déterminations ethniques. De toute façon, même si l'on
n'adhérait pas à ces valeurs communes ou objectives, cela ne veut pas pour
autant dire qu'il n' y a rien qui ressemble à l'objectivité.
1
1
125. ibid. P 41
126. Cette définition correspond sans doute à la forme radicalisée de l'''ethnocratie ". Car, souvent, on essaie de
veiller à ce que technocratie
et" ethnocratie " aillent de pair, c'est-à-dire que celle-ci ne soit pas un
1
phénomène pur.
1
- 353-
1
1
1
Quoi qu'il en soit, le tribalisme, quelles que soient les formes sous
lesquelles il s'exprime, sera conjuré, combattu, réprimé par l'Etat inquisitorial
1
qui développe l'idéologie unitaire et développementaliste. On affirme alors que
le développement nécessite une concentration accrue d'efforts réalisable
1
seulement dans l'unité nationale, l'un et l'autre étant supposés menacés par
d'éventuels débordements des effets du verbe, par l'éparpillement ou
1
l'égarement dans les méandres du discours, par l'inflation de la parole,
notamment en son usage démagogique, toutes choses que seule la force du parti
unique permet réellement de contenir. On oublie ainsi que l'on parvient au
1
contraire à transmuer le politique en phénomène religieux, sans pour autant que
l'unité nationale qu'attendent effectivement nos Etats, purs créations de la
1
colonisation, soit vraiment réalisée. On perd aussi de vue que le développement,
tout en réclamant effectivement la concentration de tous nos efforts, de tous nos
1
talents, n'est pas réalisable par une sorte d'homme" unidimensionnel ", c'est-à-
dire par ce genre d'homme qui aurait perdu sa faculté critique, sa liberté d'opiner
1
ou de penser autrement, c'est-à-dire de penser tout simplement. On ne saurait
donc en parler raisonnablement dans un contexte de privation ou de restriction
des libertés élémentaires. Sans la jouissance de droits fondamentaux, on devrait
1
reconsidérer la manière dont on emprunte la " voie de développement" au bout
de laquelle s'impose alors certaines exigences comme la liberté, l'égalité, au
1
moins en principe, des citoyens, quels qu'ils soient, face aux droits et aux
devoirs. Cela revient à dire simplement que la démocratie, au lieu d'être
1
véritablement cet obstacle au développement, en est au contraire la condition.
*
1
* *
L'archéologie des ethnonymes, à laquelle l'anthropologie dynamiste
apporte désormais son éclairage, nous autorise donc à prendre avec prudence
1
certains des ethnonymes qui seraient comme autologiques. Toutefois, elle ne
nous enseigne pas sur le nom exact par lequel les sociétés traditionnelles
1
désignent l'étranger, l'altérité en général. A l'opposé, on sait que le Barbare ou
le Sauvage est le nom que l'Occident, depuis les Grecs, a souvent donné à
1
l'Autre.
1
A.3 L'occident, le même et l'autre.
1
A.3.l. ROUSSEAU et le bon sauvage
1
1
-354-
1
1
1
Pour autant que la différence est définissable comme la limite interne et
externe de quelque chose avec son autre, il apparaît que le Sauvage rousseauiste,
1
quand il ne désigne pas une simple fiction théorique suggérée par la célèbre
hypothèse:« Commençons par écarter tous les faits, car ils ne touchent pas à la
1
question.»,127 reste la limite extérieure et contemporaine de l'humanité
européenne, c'est-à-dire le nom du Caraïbe, de l'Indien d'Amérique, de
1
l'Esquimau, le " plus sauvage de tous les peuples ". Que le Sauvage soit le nom
que même un ROUSSEAU continue à donner à l'altérité peut sembler d'autant
moins compréhensible que l'auteur du Discours a toujours eu un rapport
1
largement positif à l'origine, à l'état de nature que l'histoire, en tant que
détermination" supplémentaire" du temps, entraîne inexorablement vers la
1
dégradation, en dépit de quelques mécanismes pondérateurs, correcteurs, ou
encore compensateurs. 128 On dira qu'il n'y a vraiment pas à s'étonner de ce que
1
ROUSSEAU ait appelé" Sauvage" l'humanité non européenne, car il n'aurait
fait ainsi que prendre le nom en un sens" naïf ", c'est-à-dire sans se préoccuper
1
davantage de ce que ce nom peut bien vouloir dire. Mais, de ce que la science est
rupture avec le sens commun, l'homme de science ne saurait aussi facilement
échapper aux interrogations suivantes: peut-on se permettre d'user, dans l'espace
1
d'un discours scientifique, des notions en vogue dans le langage courant, sans
pour cela en admettre le sens qui leur est reconnu ou donné comme allant de soi?
1
Peut-on hériter d'un lexique" neutre ", c'est-à-dire dont on n'épouserait pas la
signification dernière? Pourquoi ROUSSEAU n'a-t-il pas pris soin de mettre le
1
nom de Sauvage entre guillemets, de façon à indiquer l'usage qu'en font les
autres ou le sens commun, et, en même temps, à s'en démarquer?
1
C'est donc autrement qu'on peut essayer de soustraire ROUSSEAU de cette
abondante critique résultant du seul usage du substantif de Sauvage. On peut par
exemple inviter à retrouver le sens véritable que ce mot a reçu dans le distinguo
1
rousseauiste Sauvage/Civilisé. On observera que cette première distinction est
comprise dans le grand partage état de nature/état de société. On remarquera, à
1
ce moment-là, que cette dernière opposition n'est, en fait, qu'une conjecture ne
recouvrant aucune réalité historique, c'est-à-dire une simple" origine" à partir
1
de laquelle seulement ROUSSEAU va essayer de rendre compte de l'histoire
comme" supplément ". Cette opposition n'a donc d'autre valeur qu'heuristique:
1
127. ].J.ROUSSEAU: 1983 p 87. L'auteur poursuit:« Il ne faut pas prendre les recherches, dans lesquelles on
peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques
et conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des choses qu'à en montrer la véritable origine, et
1
semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde.»
128. Par celle conception globalement négative du développement historique, ROUSSEAU marque une certaine
distance par rapport à toute la conception téléologique de l'histoire qui se développera du XIXc au XXc
siècle, mais dont la gestation se fait chez KANT, à travers l'idée d'un" plan caché de la nature" que
1
suivrait alors l'Histoire universelle.
1
-355 -
1
1
1
elle permet seulement de rendre raison du passage de l'état de nature à l'état de
société. Ce passage est histoire, c'est-à-dire processus de dérivation. Il permet de
1
comprendre la naissance et le caractère fondamental de la société. Car, comme le
note justement LEVI-STRAUSS, « s'il est vrai que la nature a expulsé l'homme
1
et que la société persiste à l'opprimer, l'homme peut au moins inverser à son
avantage les pôles du dilemme, et rechercher la société de la nature pour y
1
méditer sur la nature de la société. Voilà, me semble-t-il, l'indissoluble message
du Contrat social, des Lettres sur la botanique et des Rêveries.»129
On voit donc que ce qui semble préoccuper ROUSSEAU, ce n'est ni la
1
remise en question des préjugés et autres stéréotypes du sens commun, ni l'état
de la nature en tant que tel, mais plutôt la survenue de la société elle-même,
1
c'est-à-dire l'émergence d'un certain mal. Car soulignons-le: pour lui,
quoiqu'elle nous aide à passer du stade zoologique où l'on est qu'un "animal
1
stupide et borné" à celui où l'on devient perfectible, de l'état de liberté illimitée,
mais précaire à celui où la liberté devient obéissance à la loi qu'on s'est
1
prescrite, la société reste d'abord un " supplément" à la nature, et, pour ce motif,
quelque chose de dangereux, un mal par essence, ne serait-ce que par ce qu'elle
est à l'origine de l'inégalité parmi les hommes. Selon toute vraisemblance, ce
1
que cherche ROUSSEAU, ce n'est donc pas à opposer le Sauvage au Civilisé, ni
l'état de nature à l'état de société, mais au contraire à comprendre les seconds
1
termes de cette série d'oppositions à partir des premiers, la " supplémentarité " à
partir de l' originarité, celle-là étant le mouvement par lequel l'état de société
1
efface l'état de nature à un moment qui renvoie plus au mythe qu'à la préhistoire
proprement dite. On regrettera cependant chez ROUSSEAU l'absence d'un mot,
1
d'une parole, de quelque chose qui aurait alors formellement décidé entre deux
types d'interprétation: ou bien on considère que la conception rousseauiste des
rapports entre état de nature et état de société aboutit simplement à relativiser
1
l'apport historique, en montrant notamment que l'état de société, c'est-à-dire la
civilisation n'a pas apporté que du bien; ou bien on continue de voir que la
1
reproduction dans son discours de la distinction Sauvage/Civilisé n'est qu'une
manière d'entretenir des préjugés du sens commun.
1
DERRIDA par exemple penche vers le second terme de cette alternative.
Pour lui, en effet, il n'y a pas de doute: ROUSSEAU fréquente bien les milieux
1
ethnocentristes occidentaux. Il l'affirme dans sa De la grammatologie qui,
comme chacun sait, passe pour une remise en cause profonde des pans entiers de
l'ethnocentrisme occidental, notamment au moyen du concept d' archi -écriture
1
par quoi il conçoit difficilement une société qui soit totalement étrangère à
1
129. C.LEVf-STRAUSS: 1975 p 52
1
- 356-
1
1
1
l'écriture, en ce sens 1arge. C'est donc tout naturellement que la critique
derridienne s'en prend à LEVI-STRAUSS dont il dénonce l'''affect théorique"
1
pour ROUSSEAU. Précisément, en montrant que les sociétés traditionnelles sont
des sociétés sans écriture, en montrant qu'en de telles sociétés la violence est
1
plutôt inconnue, qu'elle serait apportée seulement de l'extérieur par l'Occident,
qu'elle éclate à partir de la volonté de s'approprier sa technique, et en particulier
1
l'écriture, la " leçon d'écriture" dans Tristes tropiques, est, selon DERRIDA,
l'expression la plus significative de cet ethnocentrisme. D'autre part, il se
demande si « ROUSSEAU, conformément à un schéma que nous connaissons, ne
1
critique pas l'ethnocentrisme par un contre-ethnocentrisme symétrique et un
contre-ethnocentrisme profond: notamment en revendiquant (. .. ) la science
1
[comme} propre à l'Europe.»130
Pourtant, à notre sens, même si ce propos peut être retenu à la charge contre
1
ROUSSEAU au procès de l'ethnocentrisme qui, en un certain sens, on continue
de le voir, est le procès de tout le monde, il est peu probable qu'il soit suffisant
1
pour y décider de son inculpation. On pourrait par exemple faire valoir
l'argument suivant: s'il est vrai que l'on retrouve chez l'auteur d'Emile quelque
chose comme une topologie symétrique qui fait de l'Occident, bénéficiaire du
1
déterminisme naturel, le centre du monde et les antipodes les pôles négatifs ou
lacunaires dans les domaines de la science et de la culture, s'il est encore vrai
1
qu'on retrouve chez lui un certain biologisme, quoique manié avec prudence,
ROUSSEAU ne s'avance cependant pas sur le terrain de l'exclusion qui
1
caractérise l'ethnocentrisme pur et dur. Il ne dit pas par exemple que l'altérité est
incapable, par essence, d'accéder au " sens des Européens, c'est-à-dire à leur
1
science, dès lors qu'elle vivrait dans des conditions climatiques aussi favorables
que les leurs. Par conséquent, sur ce thème de la science comme propre à
l'Occident, on peut se poser un autre type de question, à savoir l'ethnocentrisme
1
est-il finalement exprimé dans cette simple affirmation caractéristique ou au
contraire dans cette autre, exclusive: seul l'Occident est capable d'accéder à la
1
science, à la rationalité, ou même simplement à la rationalisation.
A.3.2. M. WEBER et la rationalisation
1
Pour WEBER, la rationalisation est le caractère de l'Occident. Sa
1
civilisation est la seule, c'est-à-dire à l'exclusion de toute autre, à être travaillée,
en son dedans, par la rationalisation depuis les formes esthétiques jusqu'aux
1
activi tés économiques et administratives, en passant naturellement par l' activité
scientifique elle-même.
1
130. J.DERRIDA: Minuit. 1967 p 301
1
-357 -
1
1
1
WEBER ne s'en" étonne" plus: si son pays est le seul à avoir développé le
capitalisme, alors que le besoin de faire de l'argent lui paraît être universel, c'est
1
parce que le capitalisme y a trouvé son élément, à savoir une forme rationalisée
et libre de l'activité économique, forme que l'ascétisme des sectes protestantes
1
va alors porter à son plein développement. C'est donc le couplage de l'éthique
protestante avec l'esprit du capitalisme, fondé en particulier sur l'individualisme,
1
que WEBER retient comme l'élément différenciant l'Occident. Mais, avant de la
distinguer de tout autre pays, l'éthique protestante, pour autant qu'elle a favorisé
le développement inégal du capitalisme, à partir de la Réforme, entre d'une part
1
l'Allemagne, les pays anglo-saxons et d'autre part les pays latins attachés au
contraire au catholicisme, fonctionne déjà à l'intérieur de sa sociologie comme
1
un instrument d'analyse permettant de cliver ainsi l'Occident lui-même. Donc,
c'est dans ce couplage que WEBER croit percevoir la différence aussi bien à
1
l'intérieur du même que par rapport à l'autre. La rationalisation, que permet un
tel couplage, est donc l'élément caractérisant autant à l'intérieur de cet espace de
1
rationalisation qu'est l'Occident capitaliste qu'à l'extérieur, c'est-à-dire comparé
à tout autre pays. WEBER évite cependant de réduire la différence de
l'Occident, pour autant qu'elle se donne à voir dans la rationalisation, à ce
1
couplage des valeurs protestantes avec celles du capitalisme, puisqu'il montre
que la bureaucratie révèle également le mode rationalisé 'de l'existence
1
européenne. Au sens wéberien, la bureaucratie désigne une forme neutre et
efficace de l'organisation du travail administratif.
1
Toutefois, l'important n'est peut-être pas dans l'écriture de la différence
elle-même, en tant que rationalisation; il est au contraire dans la justification
qu'en donne l'auteur:« Pensons enfin au côté anthropologique du problème.
1
Rencontrant sans cesse en Occident, et là seulement, certains types bien
déterminés de rationalisation - jusque dans les domaines de comportements qui
1
( apparemment) se sont développés indépendamment les uns les autres - on est
naturellement conduit à y voir le résultats des qualités héréditaires. L'auteur
1
confesse qu'il incline - ce qui est tout personnel et subjectif - à attribuer une
grande importance à l 'hérédité biologique. Mais en dépit des résultats
1
considérables auxquels est parvenue l'anthropologie, je ne vois pas, jusqu'à
présent, comment nous pourrions évaluer, ne fût-ce qu'approximativement, dans
1
quelle mesure et surtout sous quelle forme l'hérédité intervient dans le
développement de ce processus de rationalisation.»!3! En attendant les progrès
de la sociologie et de l'histoire qui devraient pouvoir montrer « les influences et
1
les enchaînements des causes pouvant être expliqués de façon satisfaisante
1
131. M.WEBER: 1968 p 29 Nous soulignons.
1
- 358-
1
1
1
comme des réactions au destin et au milieu », il reconnaît que,« en appeler à
l'hérédité serait renoncer prématurément à des connaissances qui sont peut-être
1
dès maintenant à notre portée; ce serait faire dévier le problème vers des
facteurs ( aujourd'hui) encore inconnus.»132
1
Ainsi donc, en fait de théorie de la différence, WEBER avance simplement
quelques conjectures qui lui semblent d'ailleurs plus personnelles qu' objectives
1
ou scientifiques. Autrement dit, l'auteur a, sur cette question, une opinion au
sens kantien, lequel exprime une certaine coupure de l'esprit, un certain état
d'esprit où l'on croit être dans le vrai, tout en admettant que l'on peut être
1
seulement en train de s'enfoncer dans le faux. Par conséquent, WEBER, par
prudence, a pu se garder de toute théorie systématique de la différence. En
1
triomphant ainsi du dogmatisme, en reconnaissant construire son hypothèse au
confluent de la science et des préjugés du sens commun, il a réussi à s'élever, à
1
élever significativement sa propre responsabilité de savant. De plus, par un tel
alliage de vigilance critique et de courage, l'auteur a su, dans l'espace de son
1
propre champ théorique, faire composer organiquement L'éthique avec Le
savant. En d'autres termes, l'auteur qui prend position, à titre personnel, dans
L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme est le même que celui qui
1
canonise la déontologie du savant, celui-là même qui tient particulièrement à
l'exigence que le savant, dès qu'il prend place sur sa chaire ou dans son
1
laboratoire, sache suspendre ses propres opinions, options ou convictions
partisanes ou idéologiques. A défaut de cette rétention, il doit au moins avouer
1
qu'il n'écoute plus seulement les faits, mais qu'il prête une égale attention aux
valeurs. Bien entendu, WEBER est dans ce dernier cas: il écrit quelque chose
1
comme une différence positive, et avoue en donner une justification quasi
idéologique. Tout se passerait donc comme si le savant prenait la responsabilité
d'écrire cette différence pour, ensuite, laisser au politique le risque de l'assumer.
1
Cette attitude est sans doute celle d'un savant probe. Et un tel savant n'est peut-
être pas celui qui se dit ou prétend être a-politique - comme si cela se pouvait
1
jamais, quel que soit par ailleurs notre rapport aux choses de la politique - mais
celui qui, au contraire, sait nous prévenir sur les apparences, en ayant ici le
1
courage d'avouer que, en dépit du lieu où il est tenu, du sujet qui le tient, tel
propos a seulement un caractère" tout personnel et subjectif ". Cette précaution
1
a un double mérite. D'abord, elle préserve la probité intellectuelle du savant.
C'est-à-dire qu'elle révèle un savant qui reste fondamentalement raisonnable, en
ce qu'il arrive ainsi à éviter d'imposer aux autres certaines conditions abusives.
1
Ensuite, cet usage scrupuleux des valeurs permet ici de distinguer entre les
1
132. ibid. pp 29-30
1
- 359-
1
1
1
énoncés de statut scientifique et ceux qui sont propres à la tradition orale où
justement le lieu ou la qualité du sujet suffisent à établir la véracité d'un énoncé.
1
L'objectif de WEBER est donc clair: édicter un règle de bonne conduite
pour tout savant. Celle-ci consiste, pour l'essentiel, à observer une neutralité
1
axiologique si difficile qu'elle lui a valu, comme on sait, d'être en minorité au
cours de la célèbre" Dispute de la valeur" au Verein en 1914. Mais cela importe
1
peu ici. Le principal est de voir si WEBER lui-même a vraiment réussi à
appliquer correctement cette règle. On peut dire qu'il n'en est rien: en
s'abandonnant à des préjugés de l'Opinion dans la justification de la différence
1
de l'Occident, il a, tout compte fait, édicté une règle - vertueuse qu'il a pourtant
lui-même violée. Mais, si l'on s'en tient strictement à une interprétation correcte
1
de son rapport à MARX, on peut dire qu'il peut se prévaloir d'être resté assez
neutre par rapport aux valeurs.
1
Comme on l'a vu, la thèse matérialiste postule la détermination de la
conscience et de ses produits par la vie.
En établissant un rapport entre les
1
valeurs constitutives de l'éthique protestante et celles de l'esprit du capitalisme,
on pourrait penser que WEBER, de son côté, a voulu affirmer une sorte de
déterminisme superstructurel de la conscience, c'est-à-dire de la conscience par
1
elle-même, en lieu et place du déterminisme infrastructurel soutenu par MARX.
On se méprendrait alors sur le type de rapport que le sociologue pose entre
1
l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. C'est-à-dire que l'on prendrait un
rapport qui se veut strictement compréhensif ou intelligible pour un rapport
1
causal qui seul concerne directement l'incidence des valeurs propres à une
certaine conscience, à savoir l'ascétisme et la rationalisation
sur l'essor de
1
l'activité économique.!33 La démarche wéberienne s'éclaire davantage au
fondement de sa théorie de la connaissance. En effet, la connaissance n'a pas du
tout chez lui le même statut que chez MARX. Tandis que l'auteur de L'idéologie
1
allemande considère que les éléments de la superstructure dont la connaissance
restent largement déterminés par l'infrastructure de la société, c'est-à-dire qu'ils
1
reflètent le réel, en tout cas, l'état d'une société à un moment donné; WEBER
dans ses Essais sur la théorie de la science affirme, au contraire, que la
1
connaissance consiste simplement en la construction des types-idéaux. Le
caractère de la connaissance est donc d'être nominaliste, parce que les concepts
1
qui l'expriment sont lacunaires par essence. Leur généralité n'est donc nullement
coextensive à leur contenu, c'est-à-dire au réel, comme le croit HEGEL. La
connaissance n'a donc pas la ressource de refléter le réel en son entier, car les
1
concepts ne peuvent en décrire qu'une partie ou certains aspects. Cette
1
133. ARON (1967) met assez au clair le rapport de WEBER à MARX.
1
-360-
1
1
1
divergence sur le statut même de la connaissance permet donc de dire que
WEBER n'a pas essayé de renverser MARX, même si par ailleurs il pense
1
encore, au contraire de celui-ci, que le politique détermine l'économique. De
toute façon, sauf à perdre ce qui lui restait encore comme neutralité axiologique,
1
WEBER n'avait aucun intérêt à vouloir renverser MARX.
*
1
* *
Cette élucidation du genre de rapport que WEBER a posé entre l'éthique
protestante et l'esprit du capitalisme montre toute l'originalité de sa méthode, au
1
moment où un DURKHEIM proclame qu'il faut désormais étudier les faits
sociaux comme des choses. On sait que ce postulat méthodologique affirme,
1
entre autres, un certain déterminisme régissant ces faits, comparable à celui qui
rend compte des régularités naturelles. Par exemple, en montrant que le
1
phénomène suicidaire est fonction de plusieurs variables telles que la religion, le
sexe, l'âge, la saison etc ... , DURKHEIM lui-même a illustré la façon dont ce
1
déterminisme sociologique s'impose aux individus. Récemment, le
développement de la sociologie électorale a montré que certaines grandes
tendances du comportement électoral obéissent également au même type de
1
déterminisme.
La méthode sociologique sacrifie donc au social. Pourtant, à cause de la
1
force de ce qui n'est qu'une opinion, WEBER est parvenu à s'en déprendre
quant à l'explication de la rationalisation comme modalité d'organisation et de
1
gestion des activités économiques, portée à son plein développement par l'esprit
du capitalisme. En raison de la puissance de ce qui est présenté comme une
1
simple présomption, il a incliné à suggérer les gènes, au lieu du social comme
explication probable du génie spécifique de l'Occident, c'est-à-dire de son
étonnante réussite dans la rationalisation de l'activité bureaucratique et
1
économique. De ce point de vue, WEBER semble, malheureusement, avoir
annoncé la sociobiologie que WILSON lui-même définit, dans sa forme radicale,
1
comme l'étude systématique des bases biologiques des comportements sociaux.
*
1
* *
La lecture ou l'interprétation de l'Anthologie
de la différence nous
1
semblent assez avancée. On peut donc essayer d'en faire le point. Excepté la
démission de DIOP face à la nécessité de penser la différence, on a commencé
par voir comment les sociétés archaïques en général se représentent la différence
1
dans un double rapport au même et à l'autre. Puis, passant du côté des clercs, on
s'est intéressé à la manière dont ROUSSEAU a participé à l'élaboration de cette
1
1
- 361 -
1
1
1
Anthologie. On vient tout juste de prendre connaissance de l'opinion que
WEBER a sur la même question. On peut donc dire que ces facilités d'écriture
1
ou de représentation témoignent moins de la volonté de chaque culture de
participer à une sorte de superhumanisme, c'est-à-dire de surplomber toutes les
1
autres, que de l'expression d'un ethnocentrisme plutôt ethnocentrisme modéré "
modéré" ou neutre. Et celui-ci peut justement être considéré comme une sorte
1
d'invariant anthropologique. Ces différentes façons de se définir comme homme,
d'être par rapport aux autres paraissent tellement" modérées" qu'elle ne nous
disent pas davantage sur les raisons de la prévalence de telle culture sur telle
1
autre. En effet, qu'un anthropologue rencontre un groupe où les hommes
s'appellent entre eux les" hommes ", il peut légitimement croire au témoignage
1
de cet ethnocentrisme. Mais, il est douteux que sa curiosité soit pleinement
satisfaite, tant que l'on ne lui dira pas pourquoi l'on est seul à pouvoir accéder à
1
l'étage de l'humanité, pendant que l'altérité s'impatiente au sous-sol.
L'écriture de la différence n'a, cependant, pas toujours présenté cette
1
lacune. Chez HEGEL et LEVY-BRUHL par exemple, on apprend bien de
choses à ce sujet. Décrivant la différence - externe de façon négative, ils
proposent, symétriquement, une théorie explicite de la prééminence de la culture
1
occidentale: leur écriture peut justement être considérée comme celle de la
différence quant aux facultés de la raison qui seraient, selon eux, inégalement
1
reparties entre les cultures. Ils apparaissent donc comme ceux par qui une
représentation populaire se trouve radicalisée par accès au niveau du concept. De
1
cette façon, ils semblent effacer toute différence entre science, activité critique
par essence, et l'Opinion, source de préjugés, des stéréotypes de toutes sortes. En
1
tout cas, il ont réussi à écrire des choses banales, des représentations du sens
commun dans un autre langage, celui de la raison. Avec HEGEL en particulier,
on peut être attentif à ceci: tout se passerait comme si c'était la raison elle-même
1
qui se ferait parousie, et qui reconnaîtrait parmi les siens. C'est comme si elle
enquêtait, et discriminait entre les hommes. C'est comme si, finalement,
1
paradoxalement, l'universel lui-même mettait en cause l'universalité, c'est-à-
dire l'unité essentielle de la nature humaine. Et dans ces conditions, c'est la
1
différence qui semble y gagner en substance, car elle reçoit ainsi comme
l'onction de la nécessité, en tant qu'elle caractérise toute détermination de la
1
raison hégélienne; alors que, pour notre part, nous continuons à la considérer
comme un état de fait.
A l'opposé de la différence strictement positive, laquelle n'exprime alors
1
qu'un ethnocentrisme" modéré ", le propre d'une écriture négative de la
différence, c'est-à-dire d'un ethnocentrisme" excessif" est donc de dire, en
1
1
- 362-
1
1
1
même temps, ce dont on est capable soi-même et ce dont l'altérité est, par
essence, incapable. La première ne s'avance pas par exemple sur les raisons qui
1
empêchent l'altérité de rivaliser avec sa propre culture; elle préfère ainsi parler
plus d'elle-même que de cette altérité. La seconde, au contraire, en est
1
particulièrement prolixe. Deux exemples. WEBER nous parle plus des facultés
de rationalisation de l'Occident capitaliste et bureaucratique que de l'absence de
1
gestion efficace, rigoureuse et neutre qui, ailleurs, caractérise les secteurs publics
et privés. De même, en parlant de l'altérité, ROUSSEAU ne semble avoir que
très peu de certitudes: le nom, ou encore le fameux déterminisme naturel
1
défavorable à ceux qui habitent les antipodes. Par contre, LEVY-BRUHL ou
HEGEL s'étendront sur les caractères de la mentalité" primitive" ou "
1
prélogique ". Le dernier dira que c'est à cause d'une telle mentalité que l'homme
noir n'a pas pu développé la science comme l'Occident. Il y aurait donc
1
incommensurabilité entre raison nègre et raison occidentale. Seul l'Occidental
présenterait le type d'esprit qu'exige la conceptualité. Quant au " primitif" en
général, confirmera LEVY-BRUHL, il ne peut accéder au concept, parce que
1
victime de la fameuse loi de participation mystique. Comme nous l'avons vu, la
célèbre opposition senghorienne entre l'émotivité de l"'âme nègre" et la raison
1
hellène est à situer, avec tous ses présupposés biologistes, sur la pente naturelle
du primitivisme lévy-bruhlien. Et toutes ces rationalisations, toutes ces arguties
,1
par lesquelles il s'est débrouillé, après coup, pour se sortir de cette voie n'ont,
semble-t-il, pas suffi, malheureusement, à briser ce lien d'appartenance.
1
A.4 Questions de philosophie, questions d'histoire
1
africaines.
1
Comme nous l'avons dit en présentant cette Anthologie, nous n'allons pas
la fermer sans soulever certaines questions concernant l'histoire et la philosophie
1
africaines. Toutefois, pour éviter un dialogue purement intraculturel, c'est-à-dire
particulier nous commencerons par discuter de la question générale du
1
relativisme socio-linguistique. Déjà dans l'introduction, nous avons montré que
la pluralité des
langues ne nous semble pas être une raison suffisante pour
1
soutenir l'idée d'une pluralité de schèmes conceptuels, puisque le schème
conceptuel, tel que nous l'entendons, ne caractérise pas tant la structuration de
l'expérience par la " pensée" que l'invariabilité des comportements intellectuels
1
fondamentaux qui donnent à l'homme à la fois son unité d'espèce et un destin
particulier dans la nature. Nous n'y reviendrons donc plus. Nous essayerons
1
1
-363 -
1
1
1
simplement d'examiner le genre de relativisme exprimé par l'abbé KAGAME ,
et visant à comparer
métaphysique occidentale, en particulier le système
1
aristotélicien avec l'ontologie bantu. KAGAME conclut alors à la relativisation
des systèmes métaphysiques en fonction de la structure particulière des langues.
1
On verra que l"'hypothèse relativiste ", comme l'a montré HOUNTONDJI,
procède simplement d'une fausse interprétation des textes aristotéliciens.
1
A la suite de quoi, nous tenterons de montrer pourquoi il nous paraît urgent
que nous pensions désormais dans l'élément de ce que l'archéologue du savoir a
appelé le " discontinu ", en tant qu'il caractérise le «fait qu'en quelques années
1
parfois une culture cesse de penser comme elle l'avait fait jusque-là, et se mette
à penser autre chose et autrement.»134 Le discontinu foucaldien introduit ainsi
1
au rapport entre la pensée et la culture. L'urgence qui s'impose donc consiste à
établir un nouveau rapport à notre différence, c'est-à-dire, en un certain sens, à la
1
façon dont nous pensons notre historicité. Si l'on pouvait voir cette nécessité
urgente de penser autrement, alors nous saurions peut-être nous prévenir contre
1
l'affirmation d'une différence dont nous ne semblons pas toujours avoir médité
les conséquences dernières.
1
A.4.l. Le parti de l'universel: le précédent hountondjien.
Par sa pertinente critique de l'ethnophilosophie , HOUNTONDJI a eu le
1
mérite d'initier à la contestation des certitudes qui ont donné à la " philosophie
africaine" une forme - ambiguë et un contenu - discutable. Cette critique s'est
1
déployée sur le double plan éthique et logique. De ce dernier point de vue, il a
montré que les mythes, les cosmogonies, les croyances et toutes sortes de
1
représentations collectives peuvent tout au plus constituer des Weltanschauungen
et non à proprement parler des systèmes philosophiques. Il a dénoncé ainsi l'idée
1
fort répandue, au-delà même des cercles ethnophilosophiques, selon laquelle le
mythe en particulier est une forme primitive de philosophie propre aux sociétés
sans écriture. D'un mot, la critique proprement logique procède simplement
1
d'une mise en question de la signification véritable du mot" philosophie ":« Si
j'évoque ici ce débat, [entre ARISTOTE et les Sophistes Je' est parce que la
1
querelle de l'ethnophilosophie dans l'Afrique d'aujourd'hui est aussi, d'une
certaine façon, une querelle entre deux pratiques du langage, l'une qui joue
1
habillement sur les équivoques, et en tout premier lieu, sur les équivoques du
mot " philosophie ", l'autre qui, par contre, entend maintenir, par delà la
1
multiplicité des emplois du mot " philosophie " et des pratiques
correspondantes, ce même 'devoir d'univocité. Est donc en cause d'abord, le
1
134. M.FOUCAULT: 1966 pp 64-65.
1
- 364-
1
1
1
sens du mot " philosophie ". Sont en cause, du même coup, par delà ce qui
pourrait apparaître, à première vue, une simple querelle de mots, de graves
1
questions théoriques et méthodologiques, des questions idéologiques et
politiques, au sens le plus profond du mot, au sens où la politique désigne, par
1
delà les préoccupations immédiates, d'ordre stratégique ou tactiques, quant aux
conditions de la conquête du pouvoir, la vision globale que nous avons du destin
1
de notre société et, plus généralement, du destin de l'humanité. »,135 Du point de
vue idéologique donc, il insiste sur l'ambiguïté constitutive du projet
ethnologique, laquelle tient à la fois à la complexité de ce que l'on pourrait
1
appeler les " intérêts" des principaux personnages qui y sont associés, aux
conditions historiques de son apparition dans le champ africain du savoir, et au
1
destinataire, c'est-à-dire l'Occident auquel, en toute priorité, le projet est
présenté. De plus, en entretenant l"'illusion de l'immobilisme ", en évacuant la "
1
dialectique ", finalement, en se construisant sur un « préjugé unanimiste selon
lequel, dans les sociétés de ce type, tout le monde serait d'accord avec tout le
1
monde», 136 l'ethnophilosophie révèle totalement sa véritable essence:« Tel est
donc, dans sa plus grande généralité, l'enjeu politique d'une critique de
l'ethnophilosophie. Par delà les positions particulières de tel ou tel auteur qui
1
peuvent être, à l'occasion, plus ou moins progressistes selon les problèmes
politiques posés, l'ethnophilosophie en général est un discours conservateur. En
1
nommant" philosophie" l'ensemble des représentations collectives dominantes
dans une société, à un moment donné de son histoire, elle donne à ces
1
représentations une consécration métaphysique, érigeant le fait en droit et
interdisant, par là, toute critique. Du même coup elle consacre l'aliénation
1
idéologique véhiculée, le cas échéant, par ces représentations collectives, la
vision déformée du réel, l'intériorisation, par les opprimés eux-mêmes, du
système de valeurs de leurs oppresseurs./Et peu importe, finalement, que
1
l'oppression soit exogène ou endogène, qu'elle vienne d'une autre race ou de la
même, qu'elle accompagne la domination coloniale, ou les processus internes
1
d'assujettissement et d'exploitation, pré- ou postcoloniaux. La " philosophie"
d'un peuple, au sens où l'entend l'ethnologue, est toujours le reflet, direct ou
1
indirect, des structures de domination qui prévalent au moment considéré. En
en faisant l'apologie, l'ethnologue conforte, à sa manière, ces structures de
1
domination elles-mêmes.»137 La critique hountondjienne du R.P.TEMPELS en
particulier, combinant tous ces aspects logiques et éthiques, est particulièrement
1
135. P.HOUNTONDJl: 1987 pp 148- 149
136. ibid. P 154.
1
137. ibid. P 168. Nous soulignons.
1
-365-
1
1
1
convaincante. La concordance thématique de cette critique de l' ethnophilosophie
avec celle de la métaphysique par le néo-positivisme est assez frappante: même
1
exigence de clarification des concepts, égale dénonciation des partisans de la
métaphysique d'un côté et ceux qui prétendent tout au plus restituer des visions
1
du monde de l'autre comme ayant tous choisi le camp des forces conservatrices
de la société. Pourtant, c'est pour des raisons autres qu'HOUNTONDJI s'est vu
coller l'étiquette de " néo-positiviste logique africain" dont le " négativisme
1
abâtardi" est considéré par MOMOH (1985) comme le signe d'une indiscutable
" régression intellectuelle ". Et derrière le néo-positivisme, celui-ci entend
1
surtout dénoncer la thèse selon laquelle la philosophie est nécessairement
solidaire, sinon tributaire de la science thèse qui exprime ainsi une manière de "
1
scientisme spontané des philosophes ", pour retourner autrement un titre célèbre
d'ALTHUSSER, thèse que HOUNTONDJI reprend d'ailleurs à ce dernier,
1
thèse que le néo-positiviste logique a radicalisée, en affirmant qu'une
philosophie qui chercherait à s'élaborer indépendamment de la science, au lieu
d'en interroger seulement la méthode, d'en restituer fidèlement la logique, court
1
le risque de se fourvoyer dans la vaine spéculation, laquelle débouche alors sur
la production du non-sens, inutile. Soit. Mais, MOMOH, sans doute parce que
1
prisonnier du manichéisme qui désert généralement le doctrinaire autant que le
polémiste, néglige le fait que le néo-positivisme a néanmoins eu le mérite de
1
considérer le langage comme un instrument de l'objectivité,
voire de la vérité,
pour autant qu'on essaie d'éviter les" confusions fondamentales" et l'équivocité
1
que dénonce ici fort justement HOUNTONDJI à son tour. Pourtant, celui-ci
préfère montrer que, en dépit des apparences, le débat sur l' ethnophilosophie
n'est à proprement parler pas un événement singulier; il est au contraire
1
récurent, pour peu que l'on veuille le placer dans le prolongement de celui qui a
eu lieu originairement entre la sophistique et la philosophie, c'est-à-dire entre
1
les partisans du particulier et ceux de l'universel.
HOUNTONDJI constate cependant que, par rapport à ce débat initial,
1
l'ethnophilosophie pose ici un problème inédit, celui du " lieu du savoir ", d'un
savoir atopique qui circule « sans arrêt de la culture-objet au corpus savant des
1
anthropologues, nwyennant, dans certains cas, un nouveau travail d'élaboration
théorique.»I38 En d'autres termes, lors même que l'on pouvait considérer,
1
généreusement ou complaisamment, l'ethnophilosophie comme la philosophie
des sociétés orales, cette" philosophie" ne serait cependant pas propre à ces
sociétés; elle appartiendrait également à ceux qui se défendent simplement de
1
transcrire ce qui existe déjà, mais qui, en fait, dans le train de cet acte qui se veut
1
138. ibid. P 152.
1
- 366-
1
1
1
strictement ethnographique, y projettent leurs propres pensées. HOUNTONDJI a
d'autant plus de raisons de maintenir sa critique du " lieu du savoir"
1
ethnophilosophique que les aveux des ethnologues eux-mêmes l'y confortent.
Insistant particulièrement sur la complémentarité entre la pensée de l'enquêteur
et celle de l'enquêté, LEVI-STRAUSS par exemple avoue dans ses
1
Mythologiques 11:«(...) si le but dernier de l'anthropologue est de contribuer à
une meilleure connaissance de la pensée objectivée et de ses mécanismes, cela
1
revient finalement au même que, dans ce livre, la pensée des indigènes sud-
américains prenne forme sous l'opération de la mienne, ou la mienne sous
1
l'opération de la leur. Ce qui importe, c'est que l'esprit humain, sans égard
pour l'identité des messagers occasionnels, y manifeste une structure de mieux
1
en mieux intelligible à mesure que progresse la démarche doublement réflexive
de deux pensées agissant l'une sur l'autre et dont, ici l'une, là l'autre, peut être
la mèche ou l'étincelle du rapprochement desquelles jaillira leur commune
1
illumination. Et si celle-ci vient à révéler un trésor, on aura pas besoin d'arbitre
pour procéder au partage, puisqu'on a commencé par reconnaître que
1
l 'héritage est inaliénable, et qu'il doit rester indivis.» 139 Cette complémentarité
a une double signification, contradictoire: d'une part, elle montre les limites de
1
l'anthropologie, en tant que projet scientifique; d'autre part, elle la légitime,
puisqu'elle confirme ici l'existence d'un invariant, qu'il est juste de considérer
comme le principe a priori du projet anthropologique, en tant gu' il permet en
1
particulier l'interprétation d'une expérience propre à une certaine culture par un
membre d'une culture étrangère. LEVI-STRAUSS appelle" pensée sauvage"
1
cet élément universel:«(... ) Ce que j'ai tenté de définir comme" pensée sauvage
" n'est pas attribuable en propre à qui que ce soit, fût-ce à une portion ou un
1
type de civilisation. Elle n'a aucun caractère prédicatif (... ) sous le nom de "
pensée sauvage ", je désigne un système de postulats ou d'axiomes requis pour
1
fonder un code, permettant de traduire avec le moins mauvais rendement
possible, l''' autre " dans le " nôtre " et réciproquement, l'ensemble des
conditions auxquelles nous pouvons le mieux nous comprendre, bien sûr,
1
toujours avec un résidu. Au fond, la " pensée sauvage " n'est (. .. ) que le lieu de
rencontre, l'effet d'u!l effort de compréhension, de moi en me mettant à leur
1
place, d'eux mis par moi à ma place. Les circonlocutions les mieux propres à
examiner sa ncture feraient appel aux notions de lieu géométrique, de
1
dénominateur commun, de plus grand commun multiple, etc... en excluant l'idée
de quelque chose appartenant intrinsèquement à une portion de l'humanité, et
1
139. LEVI-STRAU~S: ; 964 pp 21-22
1
- 367-
1
1
1
qui la définirait dans l'absolu.»140 Passons sur les réflexions de D.SPERBER
qui, corroborant LEVI-STRAUSS, affirme que Le savoir des anthropologues est
1
le fruit d'une sorte de " compromis" entre par exemple la pensée du groupe
étudié et leurs propres" moyens d'expression ". Remarquons plutôt avec quelle
1
pertinence J.GOODY se demande, de son côté, si le fait de déplacer le discours
populaire, quel qu'il soit - mythe, cosmogonie, etc ... de son lieu ou plutôt de
1
son non-lieu, à savoir l'oralité, à un autre, véritable, le lieu de l'écriture, n'est
pas en soi l'acte qui transforme structurellement ce discours en son être. En effet,
l'écriture est plus qu'un simple ustensile visant seulement à préserver un mythe
1
par exemple de l'oubli. Transcrire un mythe permet une autre organisation
interne des signifiants. C'est un acte qui, fondamentalement, aboutit à
1
restructurer autrement, par" bricolage ", une pensée précontrainte, construite
souvent avec des images ou des signifiants contradictoires.
1
*
* *
1
La conception que HOUNTONDJI se fait de la philosophie, la critique de
l'ethnophilosophie qui en a résulté l'ont conduit à débattre avec l'abbé
KAGAME en particulier. Ce dernier admet une sorte d'homologie structurale
1
entre les langues bantu et la philosophie particulière qui leur correspondrait.
Dans cette voie, KAGAME prétend tout au plus suivre les traces d'un illustre
1
pionnier, ARISTOTE dont les travaux de BENVENISTE montreront à quel
point l'ontologie est largement tributaire de la langue grecque. En d'autres
1
termes, cherchant à définir le statut logique des prédicats, raisonnant pour cela
d'une" manière absolue", ARISTOTE, selon l'auteur des" catégories de pensée
1
et catégorie de langue" n'a, en réalité, fait que transposer les catégories de sa
propre langue.
Cette thèse n'est pas totalement vraie, a objecté VUILLEMIN. Elle fait
1
peser sur l'auteur des Catégories un déterminisme linguistique sujet à caution.
Elle affirme même l'existence d'un parallélisme logico-grammatical chez
1
ARISTOTE, c'est-à-dire d'une correspondance entre les catégories et les
distinctions grammaticales d'un côté, les catégories et les distinctions logiques
1
de l'autre; alors que l'on sait que celui-ci a vigoureusement dénoncé quelque
chose de ce genre chez les Pythagoriciens et les Platoniciens. En somme,
1
VUILLEMIN reproche à BENVENISTE d'aller si loin qu'il néglige la reprise
critique, l'organisation formelle interne, l'ordre ontologique, bref, tout le travail
1
1
140. C.LEVI-STRAUSS: 1963 pp 634-635
1
- 368-
1
1
1
fait par le Stagire sur les catégories de langue, pour autant qu'elles peuvent être
érigées en catégories de pensée. 141
1
Pour sa part, HOUNTONDJI a mis seulement en cause la façon dont
KAGAME transpose la méthode aristotélicienne, la profonde méprise sur le sens
1
originaire du projet aristotélicien qui en résulte: celui-ci ne cherche nullement à
procéder à un quelconque examen de la langue grecque, mais au contraire à
1
déterminer un ordre nécessaire et universel sur lequel fonder l'ontologie. Or, «
au regard de ce projet, Kagame retombe simplement dans la sophistique, et il y
1
retombe de la pire façon: en relativisant, dans sa pratique et sa théorie,
l'ontologie elle-même, dont tout le sens était, au départ, de ruiner le relativisme,
en le faisant fonctionner, au moment où il s'en réclame, comme un argument de
1
plus à l'appui du relativisme, en installant par conséquent le malentendu au
coeur du discours fondateur.» 142 Ainsi donc, au lieu de se présenter comme
1
l'héritier fidèle d'ARISTOTE, KAGAME a simplement succombé à la mode du
temps, c'est-à-dire au relativisme socio-linguistique de SAPIR-WORF qu'il
1
pousse alors trop loin, cédant par la même à la tentation de « radicaliser
artificiellement les différences, de prendre l'empirique pour le transcendantal en
1
érigeant sciemment de simples catégories linguistiques en catégories
ontologiques, bref de supposer à la langue et aux différences entre les langues
une profondeur métaphysique que rien, dans la réalité, ne saurait confirmer.»143
1
*
* *
1
En Afrique, la cfltlque de l'ethnophilosophie inaugurée par
HOUNTONDJI, dans les termes mêmes que certains anthropologues ne
1
sauraient du reste contester, a été mal reçue. Les cercles ethnophilosophiques en
particulier en ont dénoncé le caractère européocentrique. Négligeant
1
complètement le parti qu'il ainsi pris pour l'universel, on a au contraire ajouté
qu'elle est, à la limite, indigne, dans la juste mesure où cet européocentrisme
séculier constitue le danger qu'il faudrait essayer de conjurer, au lieu de le
1
diffuser. L'européocentrisme, selon la signification véritable du mot, contestent
les ethnophilosophes, indignés, a généralement toujours été le fait des Européens
1
eux-mêmes. Or, voilà que HOUNTONDJI, membre d'un groupe humain à qui
l' histoire a fait un sort particulièrement difficile, dont les valeurs ont été niées, ne
1
s'embarrasse pas d'y contribuer. La critique de l'ethnophilosophie par
HOUNTONDJI a donc ainsi été abusivement associée à un projet de mépris des
1
141. J.VUILLEMIN: op.cil. pp 75-81
142. P.J.HOUNTONDJ1: 1982 p 399
1
143. ibid. P 403
1
-369 -
1
1
1
valeurs de sa culture, et son prétendu européocentrisme identifié à une
authentique expression de ce que nous avons appelé" complexe de colonisé"
1
qui consiste à rejeter tout ce qui appartient à nos sociétés traditionnelles
simplement parce que traditionnel. C'est tout juste s'il n'est pas accusé d'avoir
1
élaboré sa critique de l'ethnophilosophie en vue de compromettre, de retarder ou
simplement d'empêcher l'accès de l'homme noir à ce que A.N'DAW appelle si
1
élégamment la " dignité anthropologique ". Il entend sans doute par là que cette
dignité consiste à revendiquer tout ce à quoi tout homme digne de ce nom ne
devrait pas être étranger - ni la science ni la philosophie: une manière de
1
s'ouvrir à un certain cosmopolitisme que NIETSZCHE dans Humain, trop
humain, 1968, 204 considère cependant comme propre à un certain type
l'
d'esprit:« L'homme réfléchi et sûr de son bon sens peut avec profit se mêler une
dizaine d'années aux esprits chimériques et s'abandonner dans cette zone
1
brûlante à une discrète folie. Il aura fait ainsi un bon bout de chemin pour
rejoindre finalement ce cosmopolitisme de l'esprit qui peut dire sans
1
présomption: " Rien de tout ce qui appartient à l'esprit ne m'est étranger. "»
On nous a appris à réfuter facilement le relativisme au moyen d'arguments
ad homines. Dans" Occidentalisme, élitisme: réponse à deux critiques ",
1
HOUNTONDJI procède de cette façon. Il fait alors observer que, comme le
doctrinaire qui se reconnaît difficilement comme tel, et qui, de ce fait, désigne
1
seulement l'autre, celui qui ne parle pas le langage de la doctrine,
l'européocentriste est peut-être celui qui ne croit pas l'être. Il n'est pas l'autre,
1
celui que l'on désigne du doigt, mais celui qui désigne l'autre comme tel:« Je ne
vois, dans cette critique, rien qui ressemble, de près ou de loin, à ce mépris de la
1
culture africaine qu'on me reproche. Par contre, ce qui me paraît clair, c'est
que cette problématique comparatiste dans laquelle s'enferment les
ethnophilosophes, cette volonté de caractériser à tout prix la pensée africaine
1
comme philosophie et d'en définir les ressemblances et les différences avec ce
que l'on nomme, de manière également schématique, la philosophie occidentale
1
au singulier, procède d'une attitude ethnocentrique qui érige en modèle, en
mesure universelle de toute pensée, cette forme particulière de pensée produite
1
dans l'histoire de l'Occident: la philosophie. »144 L'européocentrisme n'est pas
dans cet « effort de clarification conceptuelle qui distingue une question de droit
1
d'une question de fait, en affirmant contre Heidegger et d'autres philosophes
occidentaux que ni la philosophie, ni la science ne sont, en droit, l'apanage de la
civilisation occidentale, et en mettant en garde, dans le même temps, contre un
1
nationalisme culturel à courte vue qui croirait déjà réalisées, accomplies une
1
144. P.HüUNTüNDJI: 1982 p 61
1
-370-
1
1
1
fois pour toutes dans nos civilisations dites traditionnelles, une philosophie, une
science, une technologie africaines que nous n'aurions plus, aujourd'hui, plus
1
qu'à exhumer.» 145 Donc, l' européocentrisme ne caractérise nullement une
attitude critique qui consiste simplement à problématiser l'idée d'une"
1
philosophie africaine "; il se donne au contraire à voir dans la " mauvaise
réponse" qu'on a donnée à l'ethnocentrisme" excessif" de l'Occident, c'est-à-
1
dire soit dans la volonté de trouver nécessairement une sorte de correspondance
biunivoque entre nos valeurs et celles de l'Occident, soit dans celle qui consiste
à poser le système que constituent ces dernières comme une manière d"'arrière-
1
plan ", au sens quinien de ce par quoi seulement les nôtres pourraient être
interprétées ou avoir un sens. Et la critique hountondjienne emporte facilement
1
l'adhésion quand elle prévient contre toute confusion entre cette quid facti - à
savoir la réponse circonstanciée à l'idéologie colonialiste, réponse qui,
1
malheureusement, maladroitement, à voulu faire de la philosophie n'importe
quoi, et la véritable question, la quid juris, celle qui cherche à savoir s'il existait
1
déjà dans notre tradition quelque chose que l'on pourrait appeler, sans scrupule,
" philosophie africaine" ou si au contraire la philosophie est en train de naître en
Afrique autour de la question de son existence, et donc de J'ensemble de textes
1
qui, de quelque façon, en alimentent le débat. HOUNTONDJI pense que c'est en
distinguant ainsi les vrais de faux problèmes que l'on pourra mettre la
1
philosophie, avec toute sa puissance critique, au service de la liberté en Afrique.
Or, constate-t-il, celle-ci passe d'abord par la libération du discours, c'est-à-dire
1
par l'inauguration d'une autre façon de penser.
A.4.2 Penser autrement
1
Commençons donc par penser autrement. Commençons d'abord à nous
1
penser autrement, de préférence avec vérité. Se penser avec vérité, c'est se
penser selon les normes de la conscience rationnelle qu'ALQUIE oppose à la
conscience affective ou passionnelle. Se penser ainsi, c'est d'abord prendre cette
différence comme objet, et chercher ainsi à en saisir la véritable signification.
D'où la nécessité d'en sortir, cessant ainsi de faire d'un problème un mystère, au
1
sens où MARCEL oppose ces deux contextes:« Le problème est quelque chose
que je rencontre, que je retrouve tout entier devant moi, mais que je ne puis par
1
là cerner et réduire au lieu qu'un mystère est quelque chose en quoi je suis-
moi-même engagé, et qui n'est par conséquent pensable que comme une sphère
1
où la distance de l'en moi et du devant moi perd sa signification et sa valeur
1
145. ibid. P 60
1
- 371-
1
1
initiale.» 146 Sortir donc de cette différence exige l'observation d'une certaine
distance par quoi elle viendrait s'inscrire en termes problématiques, c'est-à-dire
1
comme quelque chose à penser.
Puisque se penser avec vérité, c'est la même chose que se penser autrement,
1
il faudrait alors, par un paradoxe apparent, que nous apprenions, en même temps,
à assumer cette différence, mais alors d'une autre façon seulement: l'assumer de
1
telle sorte que nous ayons le courage de prendre en charge ce qu'elle peut
comporter comme lacunes ou faiblesses. C'est ainsi que l'on peut éviter de tirer
argument de certaines contingences historiques pour affirmer par exemple que
1
cette différence n'est qu'une sorte d'oripeau qui nous serait apportées de
l'extérieur, imposées par l'altérité.
1
Selon toute vraisemblance, en prenant une certaine distance par rapport à
cette différence, donc en prenant la peine de la penser, on pourrait s'aviser
1
qu'elle est tout simplement la matrice fondatrice de toutes nos falsifications
conceptuelles, lesquelles entretiennent alors complaisamment nos propres
1
lacunes, nos bercent dans nos chimères ou nos fantasmes, en un mot, dans une
trop bonne conscience de nous-mêmes. Mieux: notre différence pourrait bien se
révéler être le fondement a priori de la tyrannie, en sachant que celle-ci
1
commence, comme l'a remarqué BENOIST, par un certain usage des mots, par
la« violence faite au langage par le langage en son usage rhétorique. »147 Ce qui
1
fait que mettre en cause cette différence-là est une manière de toucher à l'un des
piliers de l"'Ordre" qui règne sur le continent. Et, parvenus à ce point, on
1
comprend alors, pour paraphraser H.ORUKA que, en dépit d'inutiles précautions
d'usage, notamment quand on prend soin d'ajouter le prédicat africain,
1:
l'ethnophilosophie reste du domaine de la Weltanschauung, et qu'on croit, à tort,
pouvoir imposer comme" philosophie africaine ". On se rend également compte
que, pour être une façon tout à fait classique de gouverner, la dictature, même
1
sous le nom falsifié de " démocratie africaine ", ne se distingue pas moins de la
démocratie tout court. Déjà, dans sa typologie des régimes politiques,
ARISTOTE place la dictature dans les formes dégénérées de gouvernement, en
l'espèce de la royauté. D'autre part, récemment, au cours d'une séance de
1
l'Académie des sciences politiques et morales, FERNIOT a su dénoncer
publiquement le discours rhétorique « dans nombre de pays où la démocratie
1
n'est qu'un paravent, où le mot n'est qu'un hommage rendu par la servitude à la
liberté, où le pouvoir appartient à des clans ou à des oligarchies. »148
1
146. G.MARCEL: 1935 p 169
147.1-M.BENOIST: 1975 p 12
1
148.1.FERNIOT: Op.CiL p 264
1
-372-
1
1
1
En essayant de penser autrement, peut-être apercevrions-nous que ce que
nous prenions pour la différence n'est, au vrai, qu'une illusion rétrospective, un
1
mirage procédant d'une mauvaise reconstruction de notre historicité: ici,
l'ethnophilosophie s'attache à sortir le noyau logique de la gangue mythique; là,
1
le négativisme colonial ne cesse de rappeler à la conscience occidentale,
suspectée d'être trop tranquille, son action éhontée de la veille et perdurant dans
1
les diverses intrigues de l'impérialisme, et les complicités du néo-colonialisme;
ailleurs, parce qu'on est pas parvenus à développer des sciences et des
techniques équivalentes à celles de l'Occident, on se trouve alors une façon toute
1
naturelle et particulière de se rapporter à la nature, d'être-au-monde.
Peut-être enfin penser différemment peut-il nous montrer l'incohérence de
1
notre discours relativiste, en tout cas, du mode suivant lequel il s'énonce. Depuis
les Grecs, la tradition philosophique nous a habitués à considérer comme vrai le
1
caractère d'un discours dont la structure est parfaitement cohérente. Or, on ne
trouve rien de tel en essayant de faire composer les trois arguments de notre
1
discours relativiste. En effet, excepté le négativisme colonial qui a choisi de
s'exprimer au conditionnel irréel, l'on constate que si le relativisme historiciste
développé par SENGHOR affirme une sorte de différence absolue, l'être-au-
1
monde de l'homme noir; en revanche, l'ethnophilosophie relativise, en quelque
sorte, cette différence, puisqu'elle la présente seulement comme le prédicat de
1
notre rapport à la tradition philosophique: c'est la différence caractéristique de la
façon dont le discours philosophique s'exprime dans notre pays. C'est
1
l'expression de l'autre-dans-le-même. Si bien que, à terme, cette différence,
incapable de se reconnaître en un lieu déterminé, de se trouver seulement un
1
espace où se situer confortablement entre d'une part la revendication d'un
véritable statut particulier comme en soi, et d'autre part la prétention à
l'universel comme propre, est contrainte de se confiner dans une sorte d' atopos,
1
un lieu non-lieu, c'est-à-dire d'être finalement une impasse. Parce que la
différence, en tant que discours, s'avoue ainsi incapable de s'organiser dans un
l'
espace cohérent, comme la plupart des discours qui disent vrais, parce que son
caractère aporétique est largement reconnu, nous suggérons alors de nous en
1
déprendre. Et efforçons-nous au contraire de penser ( ou de nous penser) à
l'aide des catégories éprouvées de l'universel.
1
*
* *
Dans sa Lettre à M. THOREZ CESAIRE a bien prévenu contre les deux
1
voies par lesquelles on se perd inéluctablement: se murer dans le particulier; ou
au contraire se dissoudre dans un universel nouménal. On pourrait alors penser
1
1
- 373-
1
1
1
que notre suggestion, à défaut d'être une formule ambiguë de dissolution de
l'homme noir dans ce genre d'universel, cherche finalement à récuser la
1
différence en général. Ce serait alors une erreur. Car, cette critique oublierait que
notre propre méthode supplémentaire tient compte des différences, et cherche
1
simplement à les relativiser, c'est-à-dire à montrer qu'elles sont seulement de
fait. D'autre part, elle négligerait le fait que nous avons posé la différence
1
comme principe a priori d'individuation. Donc, il est clair que nous n'avons pas
de prévention particulière contre toute affirmation raisonnable de l'identité
culturelle. Ce à quoi aurait pu nous incliner les résultats des enquêtes successives
1
des spécialistes des sciences de l'homme et de la société. En effet, enquêtant Au
coeur de l'ethnie, 1985, un collectif d'anthropologues et d'historiens a, comme
1
on l'a vu, clairement montré que le concept d'ethnie, en tant que catégorie
sociale différenciée, est plutôt une réalité retorse, aux contours assez flous,
1
puisque l'on cesserait d'être membre de telle ou telle ethnie en fonction du lieu,
et surtout des" intérêts" du moment. Ainsi, ils n'ont fait que confirmer les
1
résultats obtenus, plus tôt, par les participants au séminaire interdisciplinaire
dirigé par LEVI-STRAUSS au Collège de France, où déjà on constate la
difficulté de donner au concept d'ethnie un contenu rigoureux, et réciproquement
1
l'éclatement de l'identité culturelle, voire de l'individu lui-même ( comme l'a
montré Mme F.HERITIER-AUGE ) en une « multitude d'éléments dont, pour
1
chaque culture, bien qu'en de termes différents, la synthèse pose problème.» 149
En fait, pour la plupart des auteurs de L'identité, 1977, ces conclusions n'ont pas
1
constitué une surprise: elles sont plus ou moins préfigurées par les travaux
antérieurs de LEVI-STRAUSS, où il avait déjà montré la difficulté de définir, de
1
façon rigoureuse, la plupart des sociétés traditionnelles en termes de totalité.
Cette difficulté proviendrait d'abord de ce que les frontières du groupe ne
peuvent ici être pertinemment saisies qu'en rapport avec l'ordre cosmique en
1
général, lequel révèle alors une parenté inattendue, fondée sur le totémisme,
entre les hommes et d'autres êtres de la nature. Autrement, prévient l'auteur de
1
L'homme nu, on tombe dans l'un des travers du fonctionnalisme incapable de
voir que le groupe humain, la réalité sociale en général comprend plusieurs
1
niveaux, de telle sorte que si une unité peut être dégagée, une totalité
appréhendée à un certain niveau, celles-ci peuvent alors se dissoudre à mesure
1
que l'on s'intéresse à d'autres, souvent insoupçonnées. C'est, du reste, là l'un
des postulats fondamentaux du structuralisme lévi-straussien, en tant qu'il est
considéré par son auteur comme une" psychologie des profondeurs ", par
1
FOUCAULT comme une" anthropologie psychanalytique ".
1
149. C.LEV!-STRAUSS et al.: 1977 p Il
1
- 374-
1
1
1
L'enquête anthropologique sur la différence s'est donc révélée infructueuse:
au lieu de nous montrer une substance, elle présente au contraire une réalité
1
évanescente, éclatée dont on ne peut cerner facilement l'unité. A écouter LEVI-
STRAUSS en particulier, on a l'impression que la véritable crise d'identité n'est
1
pas tant celle qu'exprime nombre de nationalismes que le résultat auquel est
parvenue l'enquête anthropologique. En tout cas, la réflexion suivante paraît
1
pouvoir à la fois grever toute ambition théorique et conforter certains politiques
confrontés aux divers nationalismes revendiquant leur identité culturelle:« A
supposer que l'identité ait elle aussi ses relations d'incertitude, la foi que nous
1
mettons encore en elle pourrait n'être que le reflet d'un état de civilisation dont
la durée aura été limitée à quelques siècles. Mais alors la fameuse crise
1
d'identité dont on nous rebat les oreilles acquerrait une tout autre
signification.»150. De plus, dans le dernier chapitre, on a vu que la mécanique
1
quantique conclut également, à peu de chose près, à la même relativité de
l'individualité. Il n'est alors plus que la génétique moléculaire à l'absolutiser, à
1
travers sa description des bioéléments qui permettent de spécifier rigoureusement
chaque individu en sa différence irréductible. Ainsi, entre deux individus,
fussent-ils de proches parents, il n'existe tout au plus qu'un isomorphisme
1
grossier qui montre simplement que l'information génétique au niveau de
l'espèce se trouve conservée dans les deux cas. Dans ces conditions, s'il est
1
légitime de parler de reproduction, il faudrait avoir à l'esprit qu'il s'agit
seulement de la reproduction de la catégorie et non des cas particuliers. Pour
1
employer une image empruntée à la théorie de l'information, on peut donc dire
que nous sommes, les uns les autres, des réalisations toujours dissymétriques
1
d'un même programme, le programme humain, et, quoi qu'on fasse par ailleurs,
il n'y a aucune méthode de correction, aucune formule de pondération pouvant
rapprocher ces formes réalisées d'une sorte de moyenne statistique où l'écart-
1
type serait insignifiant. Chacun de nous est donc fondamentalement un cas en
son espèce, résultat de la combinaison du hasard et de la nécessité, celle-ci
1
s'exprimant notamment à travers la reproduction sexuée et surtout normée des
sociétés humaines. Que chacun soit ainsi un composé irréductible à tel autre,
1
voilà qui est plutôt heureux. Car, c'est la condition du processus de
complexification croissante sans fin et sans sujet que J.MüNüD a appelé"
1
téléonomie ". C'est-à-dire simplement que la différence se trouve être le moteur
de l'évolution elle-même, notamment en pondérant la compétition pour la survie,
la sélection naturelle. Dire que la génétique moléculaire absolu tise la différence
1
n'est toutefois pas totalement juste, puisque, en même temps, elle la relativise
1
150. ibid. P Il
1
-375 -
1
1
1
sous un certain rapport. Elle l' absolu tise, en retenant essentiellement les "
empreintes" génétiques de l'individualité. Mais, elle ne la relativise pas moins,
1
en disqualifiant le concept de race, ce rapport où la différence entre les hommes
a été exagérée, à cause sans doute de leur incapacité à penser la différence, donc
1
à penser tout simplement, puisque penser revient, en un certain sens, à penser la
différence, c'est-à-dire à se trouver de nouvelles marques dans le dépaysement.
1
D'où l' heureuse idée de certains de mettre La science face au racisme.
JACQUARD, qui avait déjà fait L'éloge de la différence, écrit ici:« La réponse
du généticien interrogé sur le contenu du mot de race est donc nette: ce concept
1
ne correspond, dans l'espèce humaine, à aucune réalité définissable de façon
objective.»151 La génétique consacre ainsi, à son tour, l'unité fondamentale ou
1
l'universalité de l' homme. En même temps, elle essaie de prévenir contre le
racisme, en tant que voie dans laquelle l'homme n'aurait plus l'homme pour
1
avemr.
*
1
* *
Au moment où une civilisation inédite est en train de toucher les quatre
coins du monde, qu'une culture se mette à affirmer sa différence nous paraît
1
soulever d'autant moins d'objections que la différence est tout aussi salutaire
pour le devenir-biologique de l'homme que pour son devenir-culturel. En tout
1
cas, c'est de cette façon seulement que la beauté de l'humanité qui, comme celle
d'un tapis, tient à la diversité de ses couleurs, pourrait être sauvegardée. Il y va
1
même, ajoute LEVI-STRAUSS, de la signification de l'expression" civilisation
mondiale", et de sa traduction en termes d'avantages réels pour les diverses
1
cultures qui la constitueront, et donc de progrès historique, c'est-à-dire de
développement de l'histoire en un sens" cumulatif" et non" stationnaire ":«
Nous avons (... ) cherché à montrer que la véritable contribution des cultures ne
1
consiste pas dans la liste de leurs inventions particulières, mais dans l'écart
différentiel qu'elles offrent entre elles. Le sentiment de gratitude et d'humilité
1
que chaque membre d'une culture donnée peut et doit éprouver envers toutes les
autres ne saurait se fonder que sur une seule conviction: c'est que les autres
1
cultures sont différentes de la sienne, et de la façon la plus variée, et cela même
si la nature dernière de ces différences lui échappe encore ou si, malgré tous les
1
efforts, il n'arrive que très imparfaitement à la pénétrer.lD 'autre part, nous
avons considéré la notion de civilisation mondiale comme une sorte de concept
limite, ou comme une manière abrégée de désigner un processus complexe. Car
1
si notre démonstration est valide, il n 'y a, il ne peut y avoir une civilisation
1
151. A.JACQUARD: 1986 p 38
1
-376-
1
1
1
mondiaLe au sens absoLu que L'on donne souvent à ce terme, puisque La
civilisation implique La coexistence des cuLtures offrant entre elles Le maximum
1
de diversité et consiste même en cette coexistence. La civilisation mondiaLe ne
saurait être autre chose que La coalition, à L'échelle mondiaLe, des cuLtures
1
préservant chacune son originalité.» 152
D'autres s'appuient uniquement sur des nécessités transcendantes, sur leurs
1
seules convictions religieuses pour réclamer cette humanité plurielle, pour
s'opposer inversement à tout processus d'uniformisation de notre civilisation.
Ainsi, en fondant la différence en Dieu lui-même, PROVENT croit qu'il ne
1
s'agit pas seulement de préserver l'éclat du tapis humain ou de donner un sens à
l'expression " civilisation mondiale ", mais davan tage de s'accorder aux
1
nécessités du plan divin. Il soutient cette conviction à partir d'une interprétation
de la symbolique de la Tour de Babel:« Si Dieu Lui-même a brouillé La Langue
1
des hommes et Les a dispersés sur toute La surface de La terre, iLfaut en conclure
que La diversité Linguistique et cuLturelle de L'humanité est conforme à L'ordre de
1
La création.»153 Dans ces conditions, on comprend alors que, pour lui, la
prétention d'une civilisation particulière à l'universalité, c'est-à-dire à réduire à
elle toutes les différences - prétention qu'a voulu assumer la civilisation
1
occidentale notamment sous l'éclairage de ses Lumières - est, à la limite, le
sacrilège lui-même:« Une telle manière de voir est en contradiction avec L'esprit
1
du récit de La tour de Babel. SeLon La BibLe, La diversité humaine n'est pas
unifiabLe par L'oeuvre d'une civilisation, si puissante soit-eLLe. IL n'appartient
1
pas à L'homme d'aller à L'encontre de L'ordre de La création. Une civilisation
s'étend en s'imposant aux autres; eLLe unifie en uniformisant, c'est-à-dire en
1
dépersonnalisant Le pLus faibLe, Le " barbare ". Les " barbares" d'aujourd'hui
sont appeLés pudiquement " sous-déveLoppés " ou encore " moins avancés ",
comme s'iL y avait UN déveLoppement, UN seuL chemin où avancer! »154 Certes,
1
on dira qu'il n'y a rien de nouveau dans ce réquisitoire prononcé implicitement,
non sans accents relativistes, peut-être moins contre l"'impérialisme " de
1
l'Occident qui ignorerait ainsi la diversité des " voies" de développement que
contre sa tentation prométhéenne à dévier de l'Ordre divin, à déroger à ses lois:
1
c'est la répétition, en bonne et due forme, du dogme classique de l'Eglise qui
s'est récemment encore farouchement opposée à la procréatique, retrouvant ainsi
1
un vieux réflexe d'opposition à toute sorte de " progrès" non conforme à la loi
1
152. C.LEVI-STRAUSS: 1975 pp 77-78
153. A.PRüVENT: 1987 p 9
1
154. ibid. pp 12-13
1
- 377-
1
1
1
divine, ou non prévu par Dieu lors de la Création. 155 Mais, ce qui est intéressant
à noter ici, c'est que, au moment où un DIOP prône un universalisme abstrait, au
1
même moment où un KAGAME élude la question de l"'inculturation " du
christianisme dans la tradition africaine, PROVENT a le mérite et le courage
1
d'attirer l'attention sur le fait que l'Eglise elle-même a tendance à profaner
l'oeuvre divine. On ne saurait mieux ruiner ses propres prétentions
1
universalistes:«(. .. ) l'Eglise est aussi une société humaine, et à ce titre, elle est
toujours tentée de confondre unité et uniformité. Seul l'Esprit est capable de
faire entendre la même louange de Dieu au travers de la diversité culturelle de
1
l' humanité. Aujourd'hui, il est vital d'insister sur cette dimension de
l'intelligence chrétienne de l'humanité: l'unité parmi les hommes ne doit pas
1
progresser en détruisant les diverses personnalités culturelles, mais en
entretenant le dialogue entre elles. Le peuple de Dieu, habité par l'Esprit, a
1
pour vocation d'appeler les sociétés actuelles à vivre la diversité culturelle
comme une chance de progrès et d'enrichissement. »156 Si d'une part l'on admet
1
que le tapis humain perdrait en beauté ce qu'il gagnerait en monochromie, si
d'autre part l'on accepte ce qu'exprime PROVENT comme une Bonne nouvelle
pour les nations, 1987, notamment en ce qui concerne la sauvegarde des
1
différentes personnalités culturelles, alors il faudrait se prévenir contre l'usage
que font certains des concepts de planétarisation ou de mondialisation d'une
1
certaine civilisation, pour autant que ceux-ci dénotent, en fait, une hypocrisie
traduisant le processus sans doute irréversible par lequel la culture et la
1
civilisation occidentales - au sens où cette distinction est d'usage chez
NIETSZCHE ou SENGHOR - apparaissent désormais comme un même
1
principe nivelant les autres cultures qui ne sont plus alors que de petites
parenthèses sursitaires, placées devant un choix fort étriqué, entre une synthèse
raisonnée, plus ou moins réussie, à la japonaise par exemple, et la " déraison du
1
mimétisme" dans laquelle est tombée la majeure partie de l'Afrique noire. Ce
constat mérite d'être fait, hors de toute considération sur les raisons objectives
1
qui ont alors permis cette " massification " de l' histoire humaine, sur les
avantages ou les inconvénients de l"'impérialisme " occidental, finalement, sur
1
la nécessité ou la contingence de la domination ou du triomphe d'une culture et
d'une civilisation sur les autres.
1
Parce que nous croyons, pour notre part, que l'essai de PROVENT contient
une part de bonne nouvelle pour nous tous, nous sommes conduit à être assez
1
155. Ce qui semble témoigner en faveur si ce n'est d'une restriction de la liberté que la tradition judéo-
chrétienne considère pourtant comme consubstantielle à l'acte de la Création de l'homme par Dieu, du
moins de la détermination de cette liberté comme voie par laquelle on risque de s'aliéner Dieu.
1
156. ibid. P 146
1
- 378-
1
1
1
critique à l'égard de certains, plutôt indulgent à l'égard des autres. Critique: nous
le serons à l'endroit de TOWA en particulier pour qui l'appropriation du " secret
1
de l'Occident ", par lequel celui-ci a réussi à s'imposer à notre monde, est
assortie de conditions inacceptables:« S'emparer du " secret de l'Occident"
1
(. .. ) implique la rupture avec cette culture. avec notre passé, avec nous-
mêmes.»157 Cette" aliénation salutaire ", comme l'appelle si bien M.DIALLO
1
nous place devant cette alternative: ou bien la science est incompatible avec la
culture africaine; ou bien TOWA ferait simplement allusion au fait que la science
ne saurait être introduite dans notre culture sans un certain" coût social" que la
1
tradition paye ainsi, chaque fois, à la modernité. Dans le premier cas, il
disqualifierait sa propre critique du "mysticisme "de l'''âme nègre" par quoi il
1
s'est pourtant révélé être l'un des critiques les plus perspicaces de SENGHOR
dont nous croyons avoir clairement montré les affinités intellectuelles. Dans le
1
second, il conseillerait simplement de ne pas suivre DIOP se plaçant, comme on
l'a vu, au-delà des différences. Certes, TOWA a toujours la ressource de dire ici
1
que, n'étant pas partisan de la conception déductiviste de la philosophie, il ne
s'est pas intéressé à ces conséquences de son propos, que son problème était
seulement d'exposer les raisons objectives qui rendent urgente cette rupture:
1
d'une part, les contraintes externes, celles qui expliquent la victoire de
l'Occident technicien sur notre monde; d'autre part, les contraintes internes qui
1
se résument à la nécessité de sortir de la cale de l'Histoire. Mais, nous préférons,
sur ce thème du rapport de notre culture à la science, prendre une certaine
1
distance par rapport à lui, car nous ne voyons pas clairement pourquoi la rupture
avec notre passé, ou plutôt avec ce qui en reste s'impose. Puisqu'il n'en reste
1
plus grand-chose, pourquoi alors faire de cette rupture un préalable à
l'acquisition de la science. Puisque, et nous le voyons chaque jour, notre présent,
en tant qu'il fait largement place à la " déraison du mimétisme" est pourvu d'un
1
tel potentiel négatif pour notre passé qu'il le fait ainsi vaciller sur ses bases, on
peut légitimement poser la question de l'opportunité du décret towien. Puisque,
1
enfin, des cultures autres que la nôtre - en particulier l'Orient ont réussi à
intérioriser la science occidentale, sans pour cela renier leur être, on peut même
1
craindre ici que dans l'urgence et la nécessité qui consistent à essayer de
rattraper le train de l'histoire, nous ne soyons pareils à ce chasseur qui,
1
entreprenant une longue trappe, pense que pour courir plus vite, le mieux est
d'abandonner, sur le bord du chemin, les vivres prévus pour une chasse dont la
durée est incertaine. Evitons donc de connaître les tribulations éventuelles de ce
1
chasseur. Pas plus que nous ne gagnerions à être l'albatros dont le problème
1
157. M.TOWA: 1979 p4ü
1
- 379-
1
1
1
n'est nullement l'envol mais l'atterrissage. Sachons apprécier justement les
conseils derridiens: sauf à vouloir trébucher, on ne peut esquisser un pas hors
1
d'une tradition sans, en même temps, y prendre appui. Reconnaissons donc que
si la tradition pèse parfois, s'il faudrait savoir quelquefois se départir du
1
traditionalisme, en tant que tendance à magnifier une tradition, la prudence
exigence cependant qu'on n'en sorte pas sans inventaire préalable et raisonné.
1
Sachons donc créditer positivement ce qui reste encore de notre tradition, en y
voyant plus que le fondement de notre africanité, le pare-chocs de nos sociétés
écartelées entre la tradition et la modernité, le seul lieu où nous pouvons encore
1
nous recueillir, nous ressourcer, trouver quelques points de repères dans une
Afrique traversée, comme l'a constaté BALANDIER, par les courants les plus
1
contradictoires, les plus ambigus.
Il y a une autre raison qui nous pousse à nous démarquer de la praxis
1
révolutionnaire de TOWA. C'est que, en soutenant que la sortie de la " raquette
de l'histoire ", c'est-à-dire que le développement de notre pays qui passe
1
effectivement par la maîtrise et la technologie, n'est pas possible sans rupture
radicale avec notre tradition, TOWA semble s'enfermer dans une conception
strictement instrumentale du développement, laquelle ouvre souvent la voie à
1
toutes formes d'intolérance - en particulier la suspicion ou la tentation des
politiques de supprimer telleS disciplines d'enseignement, comme la philosophie,
1
jugées superflues. Or, si cette conception étroite du développement permet le
gonflement de la production matérielle dans une société, elle ne parvient pas
1
toujours à y enraciner l'homme. Et le déracinement se traduit dans nos villes
diversement, par le développement de l'alcoolisme, le retrait dans l'imaginaire,
1
comme en témoigne l'audience de nombre de sectes de tout genre, de toute
tradition.
Dans le contextuel actuel d'uniformisation de la civilisation mondiale, sous
1
le signe du mode de vie occidental, nous faisons au contraire preuve de
mansuétude à l'égard de la Révolution iranienne, hors de toute considération sur
1
ses tenants et aboutissants, en particulier sur la ruse de l'histoire actuelle. Il
s'agit simplement de saluer un mouvement inauguré en 1979 sous le motif
1
superficiel, il est vrai, de réaction de la persanité contre le pouvoir massifiant de
l'american way of life. 1789 a été applaudi par au moins deux générations de
1
philosophes, partisans de ce que] .F.LYOTARD appelle les" métarécits
d'émancipation ", c'est-à-dire de KANT à HEGEL, en passant par MARX. Le
1
premier y a vu le motif de croire au développement des dispositions morales de
l'humanité, la réalisation de son idéal. Pour le second, la Révolution correspond
d'abord au moment de la " réalisation de l'Esprit ". Au dernier, elle a donné de
1
1
-380-
1
1
1
bonnes raisons de croire à l'émancipation de l'homme, voire à l'avènement
d'une société sans classe. 1979 mérite également une ovation, du moins de la
1
part de tous ceux qui seraient disposés à n'y voir que le processus par lequel une
identité culturelle a voulu s'affirmer. Ceux-là pourraient transiger sur
1
l'incapacité de cette révolution à domestiquer ou à endiguer la violence
révolutionnaire que le pays semble avoir longtemps transformé en guerre contre
1
l'agresseur irakien. 158
Deux remarques pour terminer ce qui devrait être une postface à
l'Anthologie de la différence. La première renouvelle un scrupule. A savoir que,
1
si nous ne trouvons aucun motif de nous prémunir contre le concept d'identité, si
nous prenons au contraire, expressément, le parti de promouvoir la différence
1
culturelle, en tant que moyen d'assigner à la culture et à la civilisation
occidentales une place raisonnable dans la civilisation mondiale supra-
1
différentialiste qui se dessine à grands traits, nous craignons cependant que, sous
prétexte de vouloir l'affirmer, on ne dise n'importe quoi, en donnant trop libre
1
cours à l'imagination, au sens négatif que cette faculté a dans la tradition
philosophique en général, notamment chez les Epicuriens et chez DESCARTES.
Ce scrupule trouve sa raison surtout dans la façon dont certains ont conçu notre
1
africanité.
La seconde remarque invite à repenser les rapports entre raison et histoire.
1
La question est que si, comme a su le montrer HEGEL, du strict point de vue de
l' historisation du sens, toute dichotomie entre ces deux concepts n'a aucun
1
fondement; en revanche, elle garde toute sa pertinence, pour peu que l'on
accepte que la raison n'est qu'une forme particulière de l'histoire, qu'elle s'y
1
objective dans l'effort théorique des sujets historiques, sans pour autant que
l'histoire en son entier en soit réductible. Admettre la rigueur de cette distinction
a ici des avantages certains. D'abord, on peut se prémunir contre le panlogisme
1
hégélien qui, comme chacun sait, aboutit finalement à la justification de tout ce
qui est réel sous prétexte que cela est nécessairement rationnel, et
1
réciproquement. Ensuite, on peut justifier la place raisonnable que nous
aimerions voir occuper dans la nouvelle civilisation cosmopolite la culture et la
1
civilisation occidentales. Enfin, s'en trouve alors facilité le fait de montrer aux
autres cultures que recevoir les leçons de l'Occident en matière de science,
1
domaine où il a réussi plus que nulle autre civilisation historiquement connue, ne
détermine cependant pas à le suivre aveuglément sur tous les plans.
1
158. Une interprétation contre-révolutionnaire pourrait facilement voir dans ce détournement de la violence vers
1
J'extérieur l'impuissance atavique de toute révolution à transformer la violence en culture, c'est-à-dire
simplement à casser son propre ressort
1
- 381 -
1
1
1
Les choses devraient d'autant plus être facilitées ici qu'on ne devrait surtout
pas se laisser convaincre par l'historicisme qui voit la raison nous abandonner
1
aux frontières de notre" monde historique", c'est-à-dire dès qu'on essaie de se
mettre en rapport avec l'altérité. En renouvelant notre confiance à la raison, on
1
peut faire de choix rationnels. Par exemple, suivre l'Occident dans toutes-les
tâches rationnelles, donc universelles dans lesquelles il est en avance sur la plus
1
grande partie de l'humanité, telles que la démocratie. Autrement, la
mondialisation ou la planétarisation dont on parle tant, non sans hypocrisie,
1
risque certainement d'être un échec total, s'il devait se traduire par une
occidentalisation systématique de toutes les cultures, et donc de la Civilisation
nouvelle que, ensemble, nous avons le devoir d'inventer. Donc, l'exhortation à
1
penser autrement ne s'adresse pas seulement à ceux qui préfèrent s'enfermer
dans l'historicisme; il concerne également et surtout tous ceux qui,
1
réciproquement, croient que l'universalisme est occidentalisme dogmatique.
Dans ce dernier cas, penser autrement est donc simplement une invite à trouver
1
de bonnes catégories pour penser l'histoire, c'est-à-dire pour faire face à l'enjeu
historique contemporain.
1
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1
1
- 398-
1
1
1
1
1
Index
1
(doctrines
250, 252, 255, 257,
aristotélisme 68
261, 265, 271, 275,
1
(résultats
307,309,316,373
théorie des
traditionnelle 34, 35,
ensembles 263
37,271
(thèmes
contexte de découverte
1
consistance 263
contexte de
idéologie scientifique
justification 67, 74,
69
109,173,174,228,
1
métathéorique 249
233,234
A
D
apones
différence
1
auto-référence 57,
362
146, 152
charité 24, 37, 91,
auto-réfutant 67, 89,
172,228
1
114,121,312
déraison du
contradictoire 12, 21,
mimétisme 336, 378,
28,48,80,82,90,93,
379
106, 124, 126, 168,
ethnocentrisme 22,
1
197,250,254,271,
52,92,95,150,258,
284,293,308,316,
336,346,349,356,
329,353,367
357
1
paradoxe 38, 48, 51,
ethnocentrisme
58,63,107,134,146,
excessif 94, 169, 371
152, 248, 263, 276,
ethnocentrisme
1
293,297
excessif 362
ethnocentrisme
B
modéré 118, 338,
BARONE256
340,362
1
ethnocentrisme passif
C
339
conceptions
ethnocentrisme
1
conception
réciproque 338, 347
sémantique de la
européocentrisme
vérité 266
369,371
1
conception
habitat social 291,
traditionnelle 35
293
sémantique de la
historicisme 36,257,
vérité 34, 38, 46, 63,
258,259,289,293,
1
81, 118, 122, 132,
342,353,382
163,171, 230, 249,
incornrnensurabilité
257,259,269,271,
24,27,118,169,174,
1
274,275,302,303,
363
368,371
loi de participation
syntaxique 37,38,
14,166,182,363
46,66,115,119,212,
1
méthode
-401-
1
1
1
1
supplémentaire 27,
285,294, 311,
28,33,301,313
320,363
l'
occidentalisme 382
déterminisme (hyper)
racisme 22, 235, 329,
51
376
déterminisme
racisme vulgaire 186
linguistique 368
1
relativisme 8, 22, 23,
déterminisme
24,26,28,33,40,42,
sociologique 98,
45,46,48,85,87,91,
361
1
96,97,99,103,105,
déterminisme
107,116,117,118,
superstructurel
119, 120, 125, 129,
360
165,169,172,174,
empirisme 13, 104,
1
177,179,181, 182,
106, 111
185, 189,200,201,
empirisme sceptique
207,208,248,257,
309
1
259,283,288,328,
évolutionnisme 92,
364,370
236,281
relativisme culturel
évolutionnisme
1
24,90,110,183,186,
(faux) 339
187,322,323,347
existentialisme 196,
relativisme éthique
225
119,121
faillibilisme 135, 246
1
relativisme
idéalisme 45, 54,
historiciste 36, 37,
144, 162, 165,
43,91,92,105,135,
200,260,284,
1
162, 177, 179, 237,
291, 292, 301,
238,330,373
306,318
relativisme
idéalisme allemand
historiciste 245
60, 122, 123
1
relativisme socio-
idéalisme
linguistique 239, 332,
transcendantal
363,369
25,247
1
relativisme
idéalisme véritable
sociologique 102,
126
293
idonéisme 13
1
relativisme
intuitionnisme 141
sophistique 13, 115
irrationalisme 112,
tribalisme 235, 352
113,116,221,
doctrines
257,321
1
anarcho-
matérialisme 9, 16,
structuralisme 67,
144, 200, 236,
107,110
291, 315, 318
1
anti-science 297
maximalisme 237,
biologisme 188
331
déterminisme 357
mysticisme 222
1
capitalisme 35, 216,
néo-positivisme 41,
334,358,361
51, 52, 53, 91,
christianisme 168,
105, 134, 159,
183, 210, 215,
161, 162, 230,
1
334,335,378
231, 249, 255,
colonialisme 223,
256, 259, 261,
241, 242
313,366
1
conventionnalisme
nominalisme 61, 132,
13, 133, 161, 253
134
déterminisme 82,
opérationnalisme
1
190, 235, 283,
164,172,317
1
-402-
1
1
1
physicalisme 256,
sociétés industrielles
259
166,185,326
1
positivisme 64, 322
sociétés modernes
primitivisme 26, 167
273
rationalisme 11, 42,
sociétés orales 18,
72,73,87,137,
212,319,364,366
1
140, 145,204,
sociétés ouvertes
245,247,253,
298,299,350
284, 297, 307,
sociétés primitives
1
309,328
14,21,89,92,94,
rationalisme absolu
166, 167, 345, 346,
41, 42, 51, 80,
347,349
sociétés
1
105
rationalisme critique
technocratiques 109,
63,85
298,350
réalisme externe 266
sociétés
1
réductionnisme 203,
traditionnelles 33, 38,
278,330
45, 110, 184, 191,
réductionnismelholisme
206,271, 273, 301,
1
74,267,270,273
330, 334, 341,351,
romantisme 82,145,
354,357,370,374
150,176
théorie déductive 251
scepticisme 119, 121
écueils
1
scolastique 222
expérience première
structuralisme 9, 16,
131, 178, 231
17,374
illusion 57, 123, 136,
1
vérités nécessaires
142,279,303,365,
141,304
373
illusion logocentrique
E
52,91
1
économie
sens commun 355,
mathématique 206
359,362
sciences de l' homme
épistémologie régionale
1
et de la société 30,
algèbre 44
119, 144, 166,283,
anthropogenèse 195
374
anthropologie 29,35,
1
sciences de l'homme
36,42,89,91,94,
et la société 150
105, 144, 168, 185,
sciences de la nature
193,195,245,271,
30,31,133,139,160,
329, 330, 340, 346,
1
206,207,310,313
358,367
sciences empiriques
anthropologie de la
53,261,266
sante 281
1
sciences exactes 36,
anthropologie
175
dynamiste 350, 351,
sciences formelles
354
1
53,61,248,251,261,
anthropologie
269
physique 186, 187,
sociétés à écriture 29
320
sociétés archaïques
anthropologie
1
245,249, 273, 274,
politique 219
339,361
anthropologie
sociétés closes 34,
structurale 148
1
319
arithmétique 259,
sociétés de
262,264
consommation 184
axiomatique 75,109,
sociétés holistes 273
1
-403 -
1
1
1
1
127, 152, 153, 263,
logiques déviantes
276,282,286
284,287
1
axiomatique
logistique 59, 80
intuitionniste 285
mathématique 31, 32,
biologie 102, 135
61, 68, 69, 76, 98,
économie 31
122,126, 127,
1
égyptologie 333, 338
130, 201, 204,
épistémologie 24, 97,
205, 247, 265,
107, 113, 126, 173,
285, 314, 316,
1
174, 178
318
épistémologie
mécanique 68, 177,
comparée 33
280,283,284
l'
épistémologie des
mécanique quantique
sciences de l' homme
31,75,235,278
et de la société 29
métalogique 40, 258,
épistémologie
265
1
régionale 53
métamathématique
ethnologie 8,20,29,
151
31,94,95,150,165,
métaphysique de la
1
168, 169, 172, 178,
limite 77, 307
212,349
naturalisme 103
ethnophilosophie
neurologie 16, 320
237,239,273,274,
paléontologie 193,
1
364,368,369,372,
195
373
phénoménologie
génétique 102, 105,
historique 253
1
187, 194, 195,321,
philosophie 363
345,375
physique 63, 68, 69,
géométrie 32, 137,
73, 75, 165, 194,
1
263
201, 205, 214,
géométrie
233, 256, 261,
euclidienne 282
266, 278, 280,
histoire 87, 151, 153,
283, 285,315,
1
238,264,271,363
317,345
histoire de la
physique 177
philosophie 13, 124,
psychanalyse 14, 22,
1
143, 144, 145, 238,
130,236
295
psychologie 31, 88,
anthropologie 8
99,326
1
histoire des science
psychologie
135
historique 201
histoire des sciences
sémiotique 22, 341
67,74,75,277
sociobiologie 361
1
histoire externe des
sociologie 82, 166,
sciences 72, 73,
185, 208, 238,
97
298,358,361
1
linguistique 10
sociologie de la
linguistique
connaissance
structurale 45,
291,293
144
therrnodynamique
1
linguistique
194,214,221
transformationnelle
épreuves
319
falsification 105, 231
1
logique inductive 63,
falsificationnisme
102,104,230
177,262
logique modale 118,
opérationnalisme 249
1
211,254
-404-
1
1
1
1
pragmatisme 135,
M
246,249,257,266
modes
1
tests 24, 114, 266
a priori 13, 286, 313
vérification 37, 39,
aléatoire 63, 65, 102,
55,61,63,65,88,
233,278,283,309,
118, 155, 178,230,
1
311,314
240,250,256,268
contrefactuel 57, 240,
vérificationnisme
243
105,255,258
moments
1
état d'esprit
révolution 193
acceptabilité
révolution
rationnelle 47, 118,
copernicienne 32, 77
134,275
1
révolution galiléenne
accord 24, 46, 73, 85,
133,204,214,280,
112, 115, 132, 135,
282
142, 151, 168, 171,
1
révolution graphique
172, 175, 205, 245,
17,319
257,268,273,291,
révolution
293,341,365
industrielle 322
1
discussion 23, 24, 48,
révolution quantique
125,146,148,174,
287
201,202,239,261,
révolution
285,292,297,332,
1
scientifique 175,177,
334,364,366,371
262
malentendu 61, 62,
rupture
191,369
épistémologique 131,
1
malentendu pacifique
262,332
344
science normale 175,
malentendu productif
262
1
342
objectivité 44, 46,
N
117, 119, 133, 138,
n
178,179,181,245,
1
m345
246, 247, 257, 283,
NOMS
285,289,290,291,
ADORNO-
292,293,353,366
HORHKEIMER 35
1
1
ADORNO-
HORKHEIMER 350
ADOTEVI208
i 234
1
ALQUIE 117, 144,
imagination scientifique
371
imagination 15, 34,
ALTHUSSER 126,
74, 130, 135, 136,
1
366
138,229,233,234,
ANSELME 351
301
ARISTOPHANE
intuition 141, 228,
145,296
1
233,236,252,263,
222
314
ARISTOTE 12, 13,
J
18,81, 107, 132,
1
140, 198, 202,
jugements
, .
251, 277, 279,
analytiques/synthetIques
280, 305, 364,
Il,32,53,59,61,65,
368,372
1
254,314,325
ARON 360
AUSTIN 23
AYER93
1
BACHELARD 131,
-405 -
1
1
1
1
133,174,231,
DAVIDSON 171
262,322
de BROGLIE 266
BACON 37
de MAISTRE 297
1
BALANDIER 191,
DEDEKIND 122
219,330,380
DERRIDA 27,28,
BALIBAR47
112,137,144,
1
BARBUT 31
145, 146, 185,
BENOIST 372
191,293,349,
BENVENISTE 368
356
1
BERGSON 224
DESANTI 30, 126,
BERKELEY 255
128, 151, 153,
BERNARD 64
204
BLOOR 82, 97,102,
DESCARTES 16, 26,
1
103,104,105
45,56,57,58,68,
BOHR 31, 73, 164,
69,71,78,123,
173,217,233,
126, 135, 137,
1
235,279,280,
138, 139, 180,
284
235, 266, 284,
BOLZANO 54
297,301,308,
1
BOURDIEU 272
314,315,381
BOUVERESSE 61,
DES COMBES 89
65, 78, 96, 148,
DETIENNE 271
154,247,295,
DEWEY 17
1
330
DIALLO 379
BOYER 34, 35, 37
dieu 68, 71, 226, 245,
BRENTANO 54
298, 307, 341,
1
BRIGMAN 249
344
BROUWER-
DILTHEY 247
HEYTING 285,
Dionysiens 234
287
DIOP 331, 332, 361,
1
BRUCKNER 209
379
BRUNSCHVICG
DUHEM 133
282
DUHEM-QUINE
1
BYRON 294
268
CANGUILHEM 261
DUMONT 273
CARNAP 23,37,51,
DURKHEIM 326,
1
55,56,58,59,60,
361
61, 62, 65, 91,
WALRAS 31
128, 129, 134,
EDDINGTON 173
177,228,254,
EINSTEIN 47,73,
1
345
114, 164, 173,
CESAIRE 189,222,
185, 215, 228,
223
317
1
CHARACHIDZE
ELIADE 88, 289
272
ESCHYLE 87
CHAUVIRE 250
EVANS-
CHRETIEN 348
PRITCHARD 97,
1
COMTE 64, 66,107,
100, 101, 103,
166,281
104,168,169
HEGEL 79
EVANS-
1
COPERNIC 68
PRITCHARD-BLOOR
COURNOT 320
168
d' ALEMBERT-
FERMAT 285
1
DIDEROT 282
FERNlOT 299,372
d'ESPAGNAT 73,
FERRARI 139
317
FEYERABEND 27,
DARWIN 281,297
52,105,106, 107,
1
1
-406-
1
1
1
112, 114, 118,
HERODOTE 349
119,125,131,
HILBERT 130, 151
172,174,176,
HINTIKKA 56, 140
1
212, 257, 297,
HOFDSTADTER 48,
298
151, 236
FOUCAULT 29, 35,
HOLTON 69, 73, 74,
1
46, 112, 190, 364,
234
374
HANSON 174
FOURIER 216
HOMERE87
FRAZER 52, 92, 94
HOUNTONDJI 238,
1
FREGE 38,62,122,
331,364,368
152, 153,237,
HUME 9,26,104,
270
138,308,314
1
FREUD
HUSSERL ne
LEVI-STRAUSS
produit pas
14
seulement les
1
GAULEE 47
résultats idéaux,
GALL 186
mais un
GARAUDY 180
comportement
GASENDI142
humain qui
1
GERNET 84
empiète sur tout
GODEL 153, 276
le reste de la vie
GOLDBACH 285
pratique avec ses
1
GONSETH 13
buts et son
GOODMAN 312
activité, à savoir
GOODY 319, 368
les buts que
1
GRANGER 32, 136
poursuit la
GRELLING 152
tradition
GRIAULE 340
historique au sein
GRIEGER 181
de laquelle on est
1
GRONDIN
engendré et qui
HOTTOIS 159
tirent de là leur
GUIDIERI 95, 170
valeur. »427 295
1
HAHN 60, 250
IMBERT 122
HANSON 107
JACQUARD 376
HEGEL 23, 122,
JACQUES 85
1
123, 124, 147,
JERPHAGNON 227
247,318,327,
JESUS 18, 168, 210
336, 360, 380,
KAGAME335
381
JOULE 214
1
COMTE
KAGAME 212, 237,
MARX 320
274,333,348,
LEVY-BRUHL
364,368
1
362
DIOP 378
HEIDEGGER 29, 42,
KANT 11, 32, 33,
58,59,145, 173,
41,58,59,60, 71,
199,205,253,
75, 96, 122, 123,
1
255,264,267,
138, 139, 230,
370
246,247,277,
SOULEZ 128
313,314,315,
1
HEMPEL 58, 95,
320, 322, 332,
104, 134,249,
355,380
259,261
KEPLER 68
1
HERACLITE 124,
KERVELLA 27, 29,
281
113,117,350
HERITIER-AUGE
374
1
427. E.HUSSERL: 1977 p 55
1
-407 -
l,
1
1
KI-ZERBO 243
MOORE 92
KILANI342
MORGAN 349
KINYONGO 237
N'DAW370
1
KOYRE 205, 282
N'DIAYE 334
KRIPKE 16
NEEDHAM281
KROEBER 17
NEHER 194
1
KUHN 27, 118, 135,
NEURATH 64, 91,
172,174,176,
107, 250, 255,
177,262
259,260,271
1
LADRIERE 263,334
NEWTON 47, 68,
LAKATOS 108
69, 70, 71, 176,
LAPLACE 283
229,232,280
LARGEAULT 162,
NIANG228
1
163, 165, 172,
NIETZSCHE 58,
179,261
149,224
LE ROY 132, 134
NOMS 11
1
LEBON 181
NYERERE 334
LEENHARDT 340
ORUKA372
LEIBNIZ 78,141,
PARETO 51, 66
1
205
PARMENIDE 11, 84,
LENINE 143
86, 115, 123, 158,
LEROI-GOURHAN
210, 252, 253,
195,316
254,280
1
LEVI-STRAUSS 8,
PASCAL 140, 215
10, 16,20,22,28,
PAUSANIAS 87
81, 90, 126, 148,
PEIRCE 178, 249
1
168, 169, 187,
PINDARE 87
190, 191, 197,
PLATON 36, 43, 46,
273, 285, 320,
84, 85, 130, 131,
322,329,339,
144, 147, 158,
1
347,349,356,
198,202,203,
357,367,374,
226,229,246,
375,376
266, 271, 297,
1
LEVY-BRUHL 13,
332,345,350
166, 168, 169,
POINCARE 133,
363
135
1
LUKACS 143, 145,
POPPER 23,35,37,
293
61, 63, 85, 104,
LUKASIEWCZ 265,
111, 134, 174,
287
214, 227, 231,
1
LYOTARD 380
246, 258, 262,
LYSSENKO 135
264, 292, 298,
MACH 54
316,350
1
MANDELA 300
PRIGOGINE 128,
MARCEL 371
177,283
MARX 143, 185,
PLATON 69
1
200,281,289,
PROVENT 377
316,360,380
PTOLEMEE68
MEMMI240
PUTNAM 13, 36, 46,
MENDEL 103
53,89, 117, 118,
1
MICHELS 328
119, 120, 125,
MIEVILLE 13, 285,
129,131,177,
286
245, 246, 247,
1
MITCHOURINE
248,266,285,
135
341, 342, 345,
MOMOH366
348
MONOD 375
QUINE 13, 64, 65,
1
1
-408-
1
1
1
155, 157, 158,
SOULEZ62
161, 162, 170,
SPERBER 16, 89,
90,92,95,169,
1
171,172,177,
206,240,267
368
REICHENBACH 24,
SPINOZA 158
53,54, 135, 174,
STEENSON 216
1
253,309
STRAUSS 36, 216,
RENAN 194, 218,
294
297,353
TARSKI 38, 94, 153,
1
RIEZLER 345
170, 263, 271,
Romantiques
276
15
TEILHARD de
RORTY 118, 257,
CHARDIN 320
1
266
TEMPELS 348, 365
ROSTAND 102
TEVEODJIRE 336
ROUSSEAU 14, 27,
THALES
1
28, 145, 149, 195,
BRADLEY 158
300, 354, 361,
THOM 22, 32, 341
363
THOREZ 373
1
RUSSELL 51, 55,
TINLAND 25, 190,
62, 152, 157, 158,
192, 196
159, 191,253,
TOULMIN 101
259,260,266,
TOWA 188, 208,
1
268
210,212,219,
RUSSO 173
225,243,379
SAHLINS 341,342
VERGES 112, 300
1
SAINT-AUGUSTIN
VERNANT 201
215
VEYNE 87
SAINT-SIMON 326
VOGEL257
VUILLEMIN 251,
1
SAPIR-WORF 19,
369
279,308,368
SARTRE 223, 225,
WEBER 43, 51, 66,
243
117,118,119,
1
SCHLICH 255, 259
189,216,353,
SCHLICK 63
357,360
SCHMOLLER 119
WEIL 307
1
SCHRODINGER
WEINER331
214
WEISSKOPF 74
SCUBLA 17
WHITEHEAD 152
SEBESTIK54
WILSON 24, 361
1
SENGHOR 13, 15,
WINTERS 338
25, 43, 180, 184,
WITTGENSTEIN
187, 191,200,
12,39,52,54,55,
1
208,209,211,
61, 62, 90, 92, 95,
212, 214, 218,
97,98,127, 154,
219, 221, 222,
157, 159, 160,
1
223,224,225,
171, 190, 242,
228, 232, 233,
251, 254, 256,
234, 236, 373,
259,264,268,
378,379
269, 312, 346
1
SERRES 71
ZEMERLO-
SERRUS 265, 285
FRAENKEL 153
SHAPERE 177
noms
1
SINDZINGRE 166
Afrique 21, 82, 93,
SOCRATE 27,145,
182,188,218,219,
200, 222, 274,
237,238,292,325,
296,300,338
1
1
-409-
1
1
1
333,364,369,371,
o
378,380
opérations
1
Anglo-saxons 168
déduction 32, 141,
Apolliniens 80, 234
251
Azandé 42, 97, 99,
déduction empirique
103
1
230
Bantu 21, 211, 274,
déduction
348,364,368
transcendantale 313
Barbare 344, 347,
extensionlintension
1
349,377
10,15,24,44,62,67,
Cartésiens 70, 71
163,237,263,285,
Correspondantistes
310
260,345
1
quantification 62, 71,
Cyniques 280
105,143,163,297
Dieu 45, 53, 55, 62,
69,71,72,78,79,87,
p
1
118, 137, 138, 139,
principes
141, 142, 143, 184,
causalité 51, 137,
191, 194, 197, 198,
139,309,314
1
210, 211, 214, 215,
coupure 78, 88, 93,
217,227,231, 232,
359
235, 257, 302, 304,
esprit humain 16,
305,306,307,317,
1
323,367
320,342,346,377,
identité 11, 14, 35,
378
44,89,92,163,199,
Dieu 168
250, 271, 278, 325,
1
Dionysiens 15, 234
328,337,375,381
Grec 18, 46, 85, 87,
identité 86
98, 127, 131, 143,
impossibilité logique
1
201,205, 206, 227,
26,141,284
251,267, 275, 280,
impossibilités
281,282,289,295,
logiques 304
316,338,344,373
invariant 17, 20, 47,
1
Occident 18, 82, 88,
94,169,286,367
96,99,110,139,182,
invariant 362
188,207,209,211,
non-contradiction 10,
1
213,218, 222, 223,
18,19,20,21,42,43,
237,240,242,243,
47,60,67,86,107,
273,274,320,323,
115, 132, 134, 152,
336,344,354,357,
1
153, 154, 158, 166,
358, 360, 361, 363,
167,168,176,245,
365,370,373,377,
250,254,261,284,
379,381
316
1
Orient 218
pensée sauvage 367
Platoniciens 368
tiers-exclu 12,250,
Présocratiques 253,
262,285,287
1
275,322
Pythagoriciens 368
Q
Romantiques 27, 225
questions
Sauvage 349, 354,
1
Incontournable 264,
356
266
Scolastiques 266
problèmes
Sophistes 18, 275,
épistémologiques 30,
1
364
73, 153
NaNS
BOHR 317
1
1
-410-
1
1
1
R
théorie idéale de la
rationalité 89, 129
relativisme historiciste
théorie
1
52,89
intersubjective 85,
résultats
134
contradiction 318
théorie post-
non contradictoire
1
cantorienne 127
86,88,151,252,259,
théorie probabilitaire
275
102
non-contradictoire 38
1
performance 56, 142,
s
279
sens
performence 351
non-sens 52, 53, 54,
1
théorème de GODEL
60,62,65,66,72,91,
74,75,108,262,319
96, 165, 172, 253,
théorie anarchiste de
311,366
la connaissance 113
1
non-sens 41
théorie corpusculaire
69
T
théorie critique 35,
thème
1
350
nature/culture 15, 16,
théorie de l'action
17,18,20,22,26,29,
66, 189
37,47;180,189,192,
1
théorie de
193, 194, 195, 196,
l'information 375
198,199,225,319,
théorie de la
321
connaissance 59,60,
1
thèmes
233,309,313,360
les sciences de la
théorie de la
nature 76
Gravitation 69
nature/culture 8,9,
1
théorie de la
10
gravitation 232
. . ,
non contradiction
théorie de la relatlvlte
271
47,114,231,266
1
réalisme 151, 257,
théorie déductive
266,284,330
153,250,263,264
réalisme externe 118,
théorie des
1
233,303,317
ensembles 151, 154,
réalisme interne 118,
155, 178
131,233,247,303,
théorie des
317
1
fondements 151, 152,
réalisme proche 317
153, 154
travail
théorie des groupes
distance critique 38,
127
1
40,52,75,80,81,82,
théorie des quanta
85, 125, 146, 149,
114
162, 180, 182, 184,
théorie des sphères
225,249,276,371
1
51,55
distance sémantique
théorie des types 51,
38,318
152
travail 16, 18, 33, 34,
1
théorie du
40, 45, 82, 90, 122,
fonctionnement
130,135,170,173,
social 272
231,236
théorie idéale de la
1
raionalité 342
1
1
-411-
1
1
1
1
1
Table des Matières
1
INTRODUCTION
8
1.1 Anthropo-Iogiques
8
1
1.2 Questions de méthode; questions d'objet
27
1.3 sommaire
39
1
Chapitre 1 LA PENSEE ET SES FORMES
51
1
1.1 Raison et irraison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 53
1.1.1 Sens et non·sens selon le néo-positivisme
logique
53
1
1.1.2 De l'interférence à la démarcation
66
1.2 Mythos, logos et logocentrisme . . . . . . . . . . . . . . . .. 84
1
1.2.1 Mythos et logos
84
1.2.1.1 Le cas de la philosophie
84
1
1.2.1.2 Le cas de l'histoire. . . . . . . . . . . . . . . . . .. 86
1.2.2 Mythos et logocentrisme . . . . . . . . . . . . . . . . .. 91
1
1.3 Raison, pluralisme et relativisme
, 105
1.3.1 Le nouveau relativisme.
106
1.3.2 Topiques
, 117
1
1.4 La raison en travail
130
1.4.1 Science et vérité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 130
1
1.4.2 Les deux exemples
, 143
1.4.2.1 Du progrès de la philosophie
, 143
1
1.4.2.2 La théorie des fondements
, 150
Chapitre 2 LA PENSEE ET L'EXPERIENCE
157
1
2.1 QUINE et la relativité de l'ontologie
, 162
2.2 SENGHOR et le relativisme historiciste
180
1
2.2.1 Le postulat du choix
185
2.2.2 Le propre de l'homme
192
1.
2.2.3 De la relativité historique . . . . . . . . . . . . . . .. 200
2.2.4 Le" drame" senghorien
208
1
2.2.5 Irrationalisme et humanisme
, 221
1
1.
1
2.2.6 Du bon usage d'A.EINSTEIN
"
228
1
2.2.6.1 Approche discontinuiste
229
2.2.6.2 Approche continuiste
231
1
2.2.7 De l'argument à la fonction
237
1
Chapitre 3 LA PENSEE ET LE JUGEMENT
245
3.1 la vérité et ses occurrences
249
3.1.1 La conception syntaxique
250
1
3.1.2 La conception sémantique
266
3.1.3 La conception traditionnelle
271
1
3.2 Rationalité et vérité
277
3.2.1 La science etla crise
278
1
3.2.2 La logique et la crise
283
3.3 Les aventures de la vérité
288
1
3.3.1 "Les maîtres du soupçon"
289
3.3.2 Le conflit des vérités
295
3.4 Vérité et méthode
300
1
3.4.1 La méthode idéaliste
302
3.4.2 La méthode matérialiste
315
1
3.5 CONCLUSION
318
Annexe A L'Anthologie de la différence
325
1
A.l
C.A.DIOP: au-delà de la différence
333
A.2 Ethnonymes et représentations collectives dans les
1
sociétés archai'ques
339
A.3 L'occident, le même et l'autre
354
1
A.4 Questions de philosophie, questions d'histoire
africaines. .
363
1
Références bibliographiques
382
Bibliographie
. . . . . . . . .. 396
1
Index
401
1
1
1
1
1
11
1
1
1
1
1
Figures
1
Figure 2.1: Lettre à M.Solovine du 7.V.52
230
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
111
1