Arts, Lettres, Langues
el Sciences Humaines
Montpellier III
Département de Philosophie
De Saint-Simon à l'Ecole de Francfort:
problèmes éthiques et politiques de la rationalité technique
THE5E
En vue de l'obtention du
Doctorat - nouveau régime - en
Philosophie
Présentée et publiquement soutenue par
Lazare Marcelin POAMÉ----~~~~:;;;;;.t,LGACr\\1:.:(
CONSEIL N f . '
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Directeur de Thèse:
Franck TINLAND
1992
/

Au Professeur Franck TINLAND, qu~ par ses remarques et ses sages conseils, a
permis à ce travail de trouver sa forme définitive. C'est encore grâce à son aide
inconditionnelle que celle Thèse a pu connaître son dénouement dans l'espace géographico-
linguistique sollicité. Je lui en suis infiniment reconnaissant.

Je remercie monsieur Sidiki DlAKJIE par qui j'ai contracté le "virus" saint-simonien.
Le choix de ce sujet doit beaucoup à ses suggestions.
Mes remerciements vont également:
- à monsieur Landry Aka KOMENAN, qui, en sa qualité de Chef du département de
philosophie de l'Université nationale de Côte d'Ivoire, a fermement appuyé ma demande de
bourse auprès du DAAD (Office Allemand d'Echanges Universitaires).
- à monsieur Jean-Max MEZZADRJ pour les mêmes raisons.
- au DAAD (Deutscher Akademischer Austauschdienst), qui a moralement et financièrement
soutenu mes deux années (avril 1990 avril 1992) de recherche passées en Allemagne.
- au Professeur Günter ROPOHL de l'Université de Francfor!, qui a su pendant mon séjour
universitaire allemand, m'encadrer avec rigueur et sympathie. Mon contact avec ce
philosophe de la technique (Technilphilosoph) m'a permis de boire à la source vive de
l'espace germanique de la philosophie de la technique.
- au Professeur B. SCHEER, pour avoir guidé mes premiers pas vers l'exploration de la
macro-éthique (Makroethik).
- au Professeur Jürgen HABERMAS, pour ses conseils et les nombreux ouvrages qu'il m'a
personnellement offerts, lesquels ont servi à éclairer les différents aspects de ce travail se
rapportant à l'Ecole de Francfort.
- aux Professeurs et Chargés de cours:
M.KETTNER
D.MUELLER
K.OTT
A.SCHMID
pour les fructueuses discussions que j'ai eues avec eux au cours et en dehors de leurs
séminaires portant respectivement sur la Théorie critique, la Philosophie de la technique et le
Travail à l'heure des nouvelles technologies de l'information et de la communication.

-mr
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'zm
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Mes remerciements vont encore:
- aux familles:
BLA
BRA
CARDAILLAC
NEUDECKER
STEULER,
- à:
Mme GRAND-JEAN
Mme HÜLLlNGHOFF
Mr LOBINGER,
- à mes amis, "frères" et "soeurs":-
Jules AGNIMEL
Sévérin ASSAMOI
Adélina KOUAKOU
Zéphirin KRIZA
ZiéOKPO
Anderson POAME
Innocent POTEY et Epouse
Ralf SCHMIDT,
- à mes collègues enseignants d'Abidjan,
pour l'encouragement et le soutien qu'ils ont su m'apporter pendant ces années de recherche.
.../...

Enfin, je dois des remerciements tout particuliers à:
- mon Grand-père Alphonse ANGBOZAN, qui a su pendant la période postérieure à
l'expiration de la bourse du DAAD que justifiait ['achèvement de mon manuscrit, me prémunir
contre les embarras pécuniaires.
-la famille ANGOULVANT, d'abord pour l'accueil convivial qui m'a /Oujours été fait lors de
mes voyages de collecte documentaire à Paris; ensuite pour tous les efforts consentis en vue
de me faire parvenir les documents rares spécialisés requis par ce travail.
- Mme G. MARX, qui a su pendant mon séjour universitaire francfortois, me mettre à l'abri du
problème crucial de l'hébergement dans les "cités" allemandes.
*
*** ***
Ce travail intensif de quatre années m'a demandé des sacrifices que je n'aurais
certainement pas supportés si je n'avais pas, en plus des secours qui me furent portés, la
ferme conviction de trouver dans la Recherche ma véritable raison de vivre.

SOMMAIRE
AVANT-PROPOS
2
INTRODUCTION:
TERMINOLOGIE, METHODE, GRILLE D'INTERPRETATION ET
D'INTERROGATION DES THEORIES CONTEMPORAINES DE LA
TECHNIQUE
7
PREMIERE PARTIE
RELECTURE DU SAINT-SIMONISME COMME PHILOSOPHIE
DE LA TECHNIQUE
22
1.
TECHNIQUE INTELLECTUELLE: LA PERSPECTIVE SAINT-SIMONIENNE D'UN
SAVOIR POSITIF
26
II.
TECHNIQUE SOCIALE: LE PROJET SAINT-SIMONIEN D'UNE ORGANISATION
RATIONNELLE DE LA SOCIETE INDUSTRIELLE
66
III.
LA TECHNIQUE ET LES ARTEFACTS: L'ESPACE DE PRODUCTION COMME
SYSTEME DE MEDIATIONS
98
DEUXIEME PARTIE
DU SYSTEME INDUSTRIEL SAINT-SIMONIEN AUX
THEORIES CONTEMPORAINES DE LA TECHNIQUE COMME
SYSTEME ..,
105
1.
LA NOTION DE SYSTEME CHEZ SAINT-SIMON
106
II.
SURVOL DES THEORIES CONTEMPORAINES DE LA TECHNIQUE
129
III.
L'ECOLE DE FRANCFORT: DE LA CRITIQUE DE LA CIVILISATION
TECHNICIENNE A LA DESCRIPTION DE LA TECHNIQUE COMME SYSTEME
ET/OU SOUS-SYSTEME
163
IV.
ESQUISSE D'UNE THEORIE GENERALE DES SYSTEMES TECHNIQUES
189
TROISIEME PARTIE
EVALUATION DES DISCOURS SUR LA TECHNIQUE ET
PROJET D'UNE MACRO-ETHIQUE
201
1.
EVALUATION DES THEORIES CONTEMPORAINES DE LA TECHNIQUE: LES
PERSPECTIVES DE SAINT-SIMON, D' ELLUL ET DE L'ECOLE DE FRANCFORT ... 202
II.
LA RESPONSABILITE ETHIQUE FACE A LA THEORIE DES SYSTEMES
232
CONCLUSION GENERALE
280
BIBLIOGRAPHIE
290
TABLE DES MATIERES
303

1
«Die Technik ist heute und künftig zu wichtig, ais daB man sie aUein den
Technikern überlassen dürfte1».
(Walter
Bungard
/
Hans
Lenk,
Technikbewertung.
Philosophische
und
psychologische Perspektiven)
*** / ***
«Die moderne Technik hat Handlungen von so neuer GriiBenordnung, mit so
neuartigen Objekten und so neuartigen Folgen eingeführt, daB der Rahmen
früherer Ethik sie nicht mehr fassen kann2».
(Hans Jonas, Das Prinzip Verantwortungl
Nous traduisons: "La technique est pour les temps présents et à venir une chose si
importante qu'on ne saurait (sc permettre de) la laisser aux mains des seuls
techniciens" .
2
"La technique moderne a introduit des actions d'un ordre de grandeur tellement
nouveau, avec des objets tellement inédits ct des conséquences tellement inédites, que
le cadre de l'éthique antérieure ne peut plus les contenir".

2
AV ANT-PROPOS
Il Y a environ quarante ans, Jacques Ellui proclamait non sans hardiesse que la
technique était l'enjeu du siècle. Aujourd'hui, c'est devenu un lieu commun de
déclarer que le pouls des sociétés contemporaines bat au rythme du développement
technologique. Nous sommes en effet loin d'ignorer l'incidence de plus en plus
prégnante
des
réalités
techniques
sur
les
systèmes
de
production
ct
de
communication, sur les rapports interhumains (interindividuels, intercommunau-
taires, interétatiques, ct intercontinentaux) qui sont des rapports "de pouvoir ct de
conflits avec ce que cela implique comme prise en charge de ces relations ct de ces
conflits au niveau des institutions politiques'''. Nous ne pouvons également ignorer
les bouleversements
foudroyants
de notre milieu "naturcl-culturel"
liés à
la
prolifération irréversible du tcehnoeosme2
L'horizon du teehnoeosme, dit-on, est eclui de l'opérativité, de la rationalité
instrumentale. Jadis destinée à une instrumentalisation de la nature, c'est-à-dire à une
insertion dans la nature pour l'exploiter au profit de l'homme, la technique moderne
(rclevaient Horkheimer ct les siens) est devenue instrumentalisation de l'homme ct de
la société tout entière. Cc revirement de situation est le résultat de la sureroissance de
l'activité outillée; "car passé un certain seuil, l'outil, de serviteur devient despote3"; il
menace de destruction son créateur ct avec lui toute la planète.
Tinland (F.): La teehno-seience en question, Ouvrage collectif, Paris, Champ
Vallon, 1990.
2
Le teehnoeosme "c'est ce milieu technicien qui tend à devenir planétaire,
universel ct qui trouve sa densité maximale dans la ville" (G. Hollois, Le
signe et la technique, Paris, Aubier Montaigne, 1984, p. 88).
-
3
Illich (1.):_ La convivialité, Paris, Seuil, 1973, p. 13.
Il importe par ailleurs de préciser la nature de cc que l'auteur nomme "outil".

3
Cette surcrOlssance de la pUissance technicienne a inspiré à nombre de
penseurs contemporains de la technique, un cenain pessimisme sur l'horizon des
sociétés techniciennes et suscité au cours de ce siècle, une profusion de réactions
anti-technicistes. Artificialisation du milieu existentiel de l'homme, réification de la
personnalité, castration de la créativité, substitution de la pensée unidimensionnelle
ou calculante à la pensée diductive ou méditante, uniformisation de la culture, risques
technologiques majeurs, manipulation génétique de l'espèce humaine, telles sont les
accusations portées à la technique contemporaine "dont la lumière glacée fait lever la
semence de la barbarie4".
La question se pose alors de savoir s'il faut s'en tenir aux craintes et refus de
la technique et conclure qu'il n'y a pas de voie 1 voix de salut et que l'ère de la
technique est synonyme de triomphe de la thanatocratie (mort du sens, ruine de
l'essence axiologique de l'homme).
Conclure de la sorte est pour nous hors de propos; car ce serait non seulement
opter pour une problématique simpliste rivée à une interprétation démoniaque de la
technique, mais aussi et de façon consécutive, tomber dans un excès de pessimisme
quant à l'avenir des sociétés contemporaines.
Mais alors que faire?
Remarquons pour commencer, que ce qui précède implique l'urgence d'une
réflexion sur la technique (celle issue de la première Révolution industrielle et dont le
développement se poursuit sans discontinuité profonde), une réflexion prenant congé
Il emploie en effet le terme d"'outil " au "sens le plus large possible
d'instrument ou de moyen" en tant qu'il est soit issu de l'activité fabricatrice,
organisatrice ou rationalisante de l'homme, "soit simplement approprié par la
main pour réaliser une tâche spécifique, c'est-à-dire mis au service de
l'intentionnalité". Entrent dans la catégorie des outils aussi bien les objets
techniques que les institutions productrices de biens de consommation.
4
Horkheimer (M.) 1Adorno (Th. W. ): Dialektik der Aufklarung (1947),
Amsterdam, Edition "Emigrant" Lichtenstein, 1955, p. 46.

4
de la dénonciation pure et simple. Mais cette réflexion doit avant tout se persuader
d'une part, que ce qui relèvc de la tcchnicité déborde de très loin les outils et les
machines et d'autre part, quc lc progrès tcchnique peut être valablement associé à
l'idée de progrès, autrcment dit, que l'homo technologicus et l'homo ethicus peuvent
être installés dans la même "Iogc".
Ces indications qui tiennent lieu de prolégomènes à toute réflexion sérieuse
sur la technique contemporaine, ont trouvé dans la philosophie de Saint-Simon à la
fois leur première forme d'cxpression et leur formulation la plus complète.
Parti d'une conception de la technique comme réalité à la fois cognitive,
sociale et matérielle, l'auteur parvient à trouver dans celle-ci, le tremplin de
j'entéléchie humaine. Plus encore: l'industrialisme saint-simonien, en dévoilant la
technique comme fait historique majeur entraînant une restructuration des sociétés et
la ruine "des siècles d'injustice féodale et théocratiqueS", octroie à la technique une
fonction à la fois structurante et libératrice.
Toutefois, il nous a paru déroutant de constater que la plupart des
commentateurs de Saint-Simon ont laissé dans la pénombre sa pensée de la
technique. En effet, ceux-ci se sont souvent contentés de lui réserver une place dans
l'histoire des idées sociales, politiques et religieuses. Ainsi, certains se sont référé à
lui en en faisant chacun, un socialiste, un libéral, un précurseur de la sociologie, du
positivisme et de la technocratie. D'autres se sont borné à trouver en lui le prophète
d'une nouvelle Eglise, le "Nouveau christianisme".
Ces positions, si partagées soient-elles, nous paraissent plutôt l'indice d'un
certain réductionnisme dans l'appréhension de la doctrine de Saint-Simon. Sans pour
autant êtrc fausses, ces différentes positions nous donnent la preuve de leur
inachèvement en restant muettes sur la "tcchno-Iogic" saint-simonienne. Contre toute
S
Guery (F.):- La société industriellc et ses ennemis, Paris, Olivier Orban, 1989.

5
attente, la plupart des commentateurs de Saint-Simon n'ont pas osé creuser sous les
écrits du philosophe pour «dé-voiler» sa pensée de la technique.
Certes, le mot "technique" apparaît rarement dans l'exposé de la doctrine
industrielle. Et à en croire même certains auteurs, Louis Girard en l'occurrence,
"l'Exposé ne contient aucune référence aux découvertes récentes de la technique. Cet
industrialisme, soutient-il, ne comporte encore aucune machine6 ". De fait, il peut
paraître aisé d'ignorer la présence de la technique dans la doctrine industrielle surtout
lorsque le lecteur, restant excessivement "collé" aux textes du philosophe, ne parvient
pas à distinguer l'esprit de la lettre.
Pourtant, avec un peu de recul, on s'aperçoit que la technique est présente
sous presque toutes ses formes dans la doctrine industrielle. Certes, Saint-Simon ne
fait pas du mot "technique" son lei! motiv mais la chose n'est pas moins visée dans
ses analyses se rapportant à l'industrie, à la production et à l'organisation rationnelle
de la société.
Dès lors, la tâche qui devient la nôtre, va consister à dresser la "nouvelle
carte" de la doctrine industrielle de Saint-Simon et témoigner, fût-cc à travers ses
certitudes et ses flottements, de sa "techno-Iogie" parlante. Sans doute, cela nous
permettra-t-il d'appréhender notre auteur comme l'un des premiers penseurs de la
technique et de le confronter ultérieurement avcc les théoriciens contemporains de la
technique en l'occurrence G. Simondon, B. Gille, H. Bergson, M. Heidegger, J. Ellul
6
Girard (L.): "Valeur et permanence des thèmes saint-simoniens" in: Saint-
Simonisme et pari pour l'industrie, X1Xè - XXè siècles, J, théorie et politique,
Genève, Librairie Droz S. A., 1970, p. 171.
Cc que L. Girard semble "oublier", c'est que l'industrialisme saint-simonien
est une approche de la technique dans sa systématicité. Saint-Simon pense en
effet la technique comme système, comme une réalité transcendant
l'instrumcntalité, la machine et les artefacts pour embrasser l'ensemble des
processus et dispositifs humains par lesquels sont produiL~ ces artefacts.

6
et surtout l'Ecole de Francfort dans ses deux styles, l'ancien cl le nouveau (alte und
neue Kritische Theorie). Cctte confrontation aura pour but de:
_ Dévoiler les éléments de convergence et les points de rupture entre ces
différentes approches et asseoir par-delà celles-ci, une grille d'évaluation des théories
contemporaines de la technique.
_ Dégager une théorie de l'agir éthique à la mesure de la civilisation
technicienne qui se planétarise et de la mondialisation de l'économie qui en résulte.
Cctte situation conduit inévitablement à penser le phénomène technique au double
point de vue "intérieur" à sa planétarisation et "extérieur" à son aire d'origine de
développement. Autrement dit, nous sommes aujourd'hui renvoyés à la nécessité
d'appréhender la technique contemporaine ct ses effets tant du point de vue des
sociétés à technologies avancées intégrées dans l'ensemble socio-historique du
"Nord" que de celui des pays du "Sud" confrontés à la diffusion mondiale des formes
de technicité (issues de l'histoire européenne depuis trois cents ans) qui prirent leur
essor avec la naissance de la grande industrie sous-tendue par une "idéologie" dont le
saint-simonisme s'est fait le porte-parole le plus éloquent. L'éthique qui découle d'une
telle démarche ne peut être qu'une macro-éthique (Makroethik).
_ Entrevoir dans cette macro-éthique la spécificité africaine7 sans verser dans
la célébration des singularités ou du traditionalisme étriqué et sans contraster avec la
transindividualité et l'universalité connotant la macro-éthique.
Peut-être, trouverons-nous dans cette démarche, une voie royale d'esquisser
non seulement une histoire de la philosophie de la technique depuis l'émergence des
sociétés industrielles mais aussi le moyen de sortir la philosophie de sa "tour
7
Tant il est évident que \\c eontaet de l'Africain avec \\cs contradictions de la
civilisation technicienne est quelque part vécu différemment de celui de
l'Européen ou de l'Asiatique confronté à ces mémes contradictions.

7
INTRODUCTION
Terminologie, méthode, grille d'interprétation et d'interrogation des théories
contemporaines de la technique.
La technique constitue désormais ce autour de quoi s'articulent le faire et
l'agir contemporains; elle occupe pour ainsi dire une position "centrale" dans notre
existence contemporaine.
Toutefois, il apparaît, en regard des situations qui ont scandé l'histoire de la
Pensée, que ce qui est pour nous "central" était négligé par nos prédécesseurs (à
quelques exceptions près, Bacon, Descartes, Diderot et les encyclopédistes) à tel
point que la référence au pàssé est devenue synonyme d'''oubli'' de la technè
structurante.
Mais du passé, se détache la grande figure d'un des premiers penseurs ayant
pris au sérieux l'avènement d'une "société industrielle" et de son "noyau" technique, à
savoir Saint-Simon.
Les lignes que l'on va
lire
interrogent Saint-Simon et les penseurs
contemporains de la technique, l'Ecole de Francfort en l'occurrence à partir d'un
certain nombre de coneepts initiés par von Gottl-Ottlilienfeld, Günter Ropohl et la
"dyade" Apel- Habermas. Aussi, s'agit-il d'appréhender toutes les théories axées
autour du phénomène technique contemporain à partir d'une méthode d'analyse
héritée de la théorie des systèmes.

--
8
La technique tout comme Ic pouvoir est une réalité polysémique l . Cette
polysémie qui ticnt à la trop grande élasticité du vocablc de technique trouve chez
Max Webcr sa plus parfaitc illustration. Pour Weber cn effet, la technique renvoie à
la mise en oeuvre méthodique de moyens en vue d'une fin. Ainsi comprise, la
technique "existe dans toute activité et on peut parler d'une technique de la prière,
d'une technique de l'ascèse, d'une technique de réflexion et de recherche, d'une
mnémotechnique, d'une technique pédagogique, d'une technique de la domination
politique et hiérocratique, d'une technique de la guerre, d'une technique musicale2...".
Mais si la technique peut être perçue comme un type d'organisation commune
à toutes nos activités, une telle conception rend particulièrement difficile toute
appréhension rigoureuse de la notion. Si on considère qu'il y a autant de techniques
qu'il y a d'activités, on est inévitablement conduit à situer la technique dans l'indéfini
étant donné la diversité de nos ·activités.
Contre cette perspective wébérienne d'une élasticité quasi infinie du vocable
de technique, von Gottl-Ottlilienfeld postule une appréhension de la technique
suivant une classification systématique axée autour de quatre concepts bien définis, à
savoir la technique individuelle (Individualtechnik), la technique intellectuelle
Le caractère polysémique de la réalité qu'incarne le pouvoir est
(conscicmment ou inconsciemment) entériné par l'emploi d'un épithète
destiné à spécifier le type de pouvoir à l'oeuvrc. Il en est ainsi dans les
expressions: "pouvoir politique", pouvoir judiciaire", "pouvoir magique" ...
2
Wcber (M.): Economie et société, Paris, Plon, 1971, p. 63.
ou cncore Wirtsehaft und Gesellschaft (1921), Sè édition, Tübingen, 1976, p.
32.

9
(Intellektualtechnik), la technique sociale (Sozialtechnik) et la technique du réel
(Realtechnik)3.
Le premier renvoie aux "pratiques de transformation qui ont pour objet les
réalités psychiques el corporelles de l'individu".
Le deuxième désigne l'ensemble des pratiques de transformation ayant pour
objet les relations entre individus. On retiendra à titre d'exemple, les techniques
d'administration, d'éducation ct d'organisation rationnelle de la société.
Le troisième renferme "les pratiques méthodologiques dont les objets relèvent
du domaine intellectuel, comme celles qui permettent la résolution d'un problème ou
d'une énigme, par exemple les techniques de calcul et de toute méthodologie en
général"4.
Le quatrième concept, la Realtechnik, définit l'ensemble des pratiques axées
autour de la maîtrise technique de la nature. C'est, à en croire Gottl-Ottlilienfeld, le
noyau dur (Kempartie) des techniques.
Cette classification systématique de Gottl-Ottlilienfeld qui a le mérite d'éviter
l'éparpillement et le dénombrement «sans fin»
des activités techniques, n'est
cependant pas exempte de limitations.
Jean-Yves Goffi, dans La Philosophie de la technigue, remarquait à ce propos
que la limite de la classification de Gottl-Ottlilienfeld était "celle de toute
3
La traduction française de ces quatre concepts est due aux Cahiers STS, No2,
Paris, Editions du CNRS, 1984.
Cette traduction est entérinée par J.-Y. Goffi dans: La philosophie de la
techniguc, Paris, PUF, 1988.
4
Les passages entre guillemets sont extraits de l'article de Ropohl commentant
Gottl-Ottlilicnfeld dans les Cahiers STS, Op. cil. p. 32.

10
classification systématique, à savoir sa fragilité face à certains cas litigieuxs". Et pour
illustrer son propos, il invoque les points suivants: "les procédés mnémotechniques
sont-ils des techniques individuelles ou des techniques intellectuelles? Les vêtements
appartiennent-ils au champ des techniques sOCiâleS ou bien des
techniques
individuelles?6" .
A première vue, cette objection de Gaffi semble bien irréfutable. Mais à y
voir de près, on s'aperçoit qu'elle s'adresse moins à Gottl-Ottlilienfeld qu'à toute
entreprise de classification systématique. En outre, le cas litigieux qu'il invoque nous
paraît étranger à la classification de Gottl-Ottlilienfeld. Le litige ici, présuppose la
clôture de chacun des éléments constitutifs de la classification sur soi, ou encore
l'absence de connexion entre ces éléments. Or, la classification de Gottl-Ottlilienfeld
ne semble pas marquée par des cloisonnements rigides au point d'empêcher une
quelconque interpénétration des éléments classifiés. Il est en effet symptomatique
que Gottl-Ottlilienfeld parlant de la technique du réel, tienne à invoquer l'idée de
noyau dur (Kempartie). Ce noyau conçu comme réalité commune à toute technique,
permet la liaison entre les diverses techniques. La technique du réel qui est
l'incarnation de ce noyau est considérée comme présente dans toute technique. Mais
ce n'est pas tout. Il faut en plus admettre la symétrie des présences en reconnaissant
que les autres techniques sont elles aussi présent~':da~ la technique du réel, ce
"
-'
-
. "'.' '~
noyau dur de toute technique. Et cela, Gottl~OtîÜîien1èld l'exprime en ces termes:
Y"~'~ /
\\
.
"Une grande part de technique individuelt~\\dé_îèéhnique):j,'C,ialeest présente dans
ce noyau dur de toute techniquc7".
' , /. •~/.<,
. '/-:;'"
" ..<:r:~~
, '.,' 't,Jnem~::J·9;'::
. ,~
5
J.-Y. Gofll: La philosophie de la technique, Paris, PUF, 1988, p. 24.
6
Idem.
7
Goltl-Oltlilicnfeld (F. von): Wirtschaft und Technik, Tübingen, 1923, p. 8.

11
La classification de Gottl-Ottlilienfeld revêt pour ainsI dire une certaine
singularité qui la tient à l'abri des limites propres à toute classification systématique.
Il s'agit d'une classification souple et perméable. Il est donc clair qu'on ne peut
objecter à cette définition classificatoire d'entretenir des cas litigieux. D'ailleurs,
Goffi semble lui-même reconnaÎtrc l'inconsistance d'une telle objection lorsqu'il écrit:
"Plus sérieuse semblerait l'objection consistant à dire que cette définition et cette
classification sont opposées à l'usage courant. Personne n'hésitera à dire qu'un
assistant d'ingénieur est un technicien; mais on aura déjà plus de mal à admettre qu'il
en est de même pour un révolutionnaire tiers-mondiste; et on sera franchement
réticent si l'on nous dit qu'il y a une technique du discours édifiantS".
Du reste, il faut souligner que le concept de technique du réel lui-même pose
dans le fond et dans la forme un certain nombre de problèmes. S'il est admis que la
technique du réel incarne la ttchnique par excellence, si en elle réside l'''intégralité
des procédés et des moyens de maîtrise de la nature9", force est en effet de
reconnaître avec Ropohl que l'acception que lui confère Gottl-Ottlilienfeld est loin
d'être parfaite. Un point esscntiel lui fait défaut: la mise en évidence formelle de
l'artefact comme trait caractéristique de la technique du réel. Pour remédier à cela,
Ropohl se propose d'affectcr à la technique du réel conçue comme technique par
excellence, un contcnu beaucoup plus substantiel impliquant à la fois et de façon
complémentaire:
a) l'ensemblc des artefacts objectifs orientés vers des fins utiles;
On lit dans le textc: ".. .in diesc Kernpartie allcr Technik auch vicllndividual-
und Sozialtechnisches einschlagt".
8
Goffi (J.-Y): Idcm.
9
Gottl-Ottlilicnfeld (F. von): Op. cit., p. 8.

12
b) l'ensemble des processus ct des dispositifs humains dans et par lesquels
sont produits ces artefacts;
e) l'ensemble des processus des pratiques humaines dans et par lesquels sont
utilisés ces artefaetslO".
En plus du contenu, c'est à la fonne du concept que s'en prend Ropohl en
faisant remarquer à bon droit que l'expression "technique du réel" laisse insinuer que
les autres formes de techniques seraient des techniques de l'irréel. Or, nous savons
que les «objets» des techniques individuelle et sociale sont tout aussi réels que ceux
de la technique du réel. Cet auteur en vient ainsi à révéler l'inadéquation du vocable
de technique du réel et lui substitue celui de Saehtechnik que nous traduisons (non
sans difficulté) par technique des artefacts étant donné que Sache renvoie ici aux
artefacts!!.
Nous voilà maintenant ·en présence de trois concepts fondamentaux, à savoir
la technique intellectuelle (Intellectualtechnik), la technique sociale (Sozialteehnik),
et la technique des artefacts (Sachtechnik). Ces concepts délimitent un certain usage
du mot technique, celui situé à mi-chemin entre un sens excessivement élastique
(élargi au point de rendre le mot coextensi f à toute activité humaine) et un sens trop
étroit réduisant la technique à l'outil ou à l'instrument.
10
Ropohl (G.): Die unvollkommenc Technik, Frankfurt, Suhrkamp, 1985, p. 61.
I!
Encore faudrait-il préciser le sens de ce concept. Le concept d'artefact
apparaît en effet dans la terminologie ropohlicnne comme synonyme de
système de l'objet (Saehsystem) et désigne également le produit socio-
technique de l'ingénierie. Cf. à ce sujet, G. Ropohl, Technologischc
AufkHirung. Beitrage zur Technikphilosophie, Frankfurt, Suhrkamp, 1991.

13
Donner au mot technique la même extension que les activités humaines
reviendrait non seulement à affirmer que toute activité humaine est technique, mais
aussi à ignorer les types d'activités non techniques ou "trans-techniques".
En revanche, en confinant la technique dans un sens étroit, celui renvoyant
essentiellement à l'outil ou à l'instrument, nous restons à l'écart de la réalité
caractéristique de la technique contemporaine; car une telle définition (peut-être
applicable aux techniques artisanales) nous semble aujourd'hui dépassée tant au point
de vue théorique que «pratique».
Au point de vue théorique, toute conception de la technique comme simple
instrument est pen,ue par les penseurs de la technique les plus pertinents12 comme
erronée et par conséquent vouée à une sécheresse intellectuelle; car, aussi longtemps
que la technique se pensera comme simple fabrication ou usage d'outils dans le cadre
d'une visée instrumentale, elle ne peut requérir l'urgence et la nécessité d'une
réflexion sur son mode d'être ainsi que son devenir. Les techniques artisanales étaient
d'une passivité et d'une simplicité telles qu'elles ne pouvaient susciter le moindre
frémissement de l'esprit, c'est-à-dire le besoin de se préoccuper de leur mode
d'existence qui visiblement n'a rien de préoccupant. On pourrait d'ailleurs expliquer
ainsi l'absence ou mieux, la pénurie de discours sur la technique dans l'Antiquité
grecque.
La réflexion philosophique sur le phénomène technique est fille de la crise de
la civilisation technicienne. Si aujourd'hui la réflexion sur la technique s'impose avec
une impérieuse nécessité, c'est parce que la technique contemporaine, en déployant
une puissance quasiment disproportionnée aux moyens de contrôle des hommes, a
12
L'identité de ces auteurs sc révèlera dans les sections qui font suite à celle-ci.

14
rendu le monde de plus en plus opaque à leur conscience. Nous anticipons ici sur la
seconde dimension de la question, à savoir le point de vue «pratique».
Au point de vue «pratique» (entendez ici empirique), il est aisé de constater
que la vision instrumentaliste de la technique est étrangère à l'expérience actuelle du
développement de
la
technique.
Transcendant
l'instrumenta lité,
la
technique
contemporaine est devenue un système de médiations 13 structurant les relations entre
les individus qui, pris isolément, ne peuvent nullement prétendre être les "maîtres et
possesseurs" des ensembles techniques.
Il ressort de ce qui précède que les conceptions lato sensu et stricto sensu
extrêmes de la technique se situent l'une et l'autre au-delà et en deçà de la réalité
caractéristique de la technique contemporaine. Autrement dit, avec ces deux
extrêmes, on ne peut parvenir ni à une saisie adéquate de la nature ou spécificité de la
technique contemporaine, ni il l'élaboration d'une véritable théorie du phénomène
technique contemporain. D'où le recours aux concepts de "technique intellectuelle",
"technique sociale" et de "technique des artefacts". Ces concepts, en offrant une
compréhension / appréhension de la technique commc réalité à la fois cognitive,
sociale et matérielle, permettent de reconstruire une théorie de la technique et de la
"technicisation" des sociétés héritières de l'industrialisation du XIXe siècle.
Pour la reconstruction d'une telle théorie, (au moins) deux exigences devront
être satisfaites: l'exigence de méthode et le repérage de l'héritage culturel pouvant
servir ici de viatique.
13
Nous y reviendrons un peu plus tard. Il importe ici de signaler que
l'appréhension de la technique comme systèmc constitue l'un des points
essentiels de la préscnte étudc.

15
a) L'exigence de méthode
Maintes approches du phénomène technique sont possibles. On retiendra
entre autres, les approches phénoménologique, aphoristique et systémique de la
technique.
Ce qui caractérise l'approche phénoménologique de la technique est la
"tentative de décrire l'objet techniquel4". Martin Heidegger, dans Sein und Zeit en a
esquissé
quelques
éléments l5.
Cette
démarche
présente,
en
raison
de son
"objectivisme de principe", un ccrtain intérêt pour la reconstruction d'une théorie du
phénomène technique. C'est peut-être le lieu de souligner que l'approche de la
technique par le biais de l'''ustensilité'' ou de l'instrumentalité est loin de recouvrir
tout ce que Martin Heidegger dira de la technique après Sein und Zeil. Mais la
complexité de la réalité technique (dont outils ct machines ne sont que la partie
visible) place l'essentiel mêmé du phénomène technique loin ou au-delà de ce qui
serait description (même phénoménologique) même si celle-ci n'est pas inutile.
Autrement dit, l'approche phénoménologique si remarquable soit-elle, nous paraît
insuffisante à fonder une véritable théorie du phénomène technique contemporain qui
requiert, en plus de l'oeuvre de description, des efforts d'inscription de la technique.
Il existe aujourd'hui une profusion de discours visant à inscrire la technique.
Nombre d'entre eux sont sous-tendus soit par la démarche aphoristique, soit par
l'approche systémique.
La démarche aphoristique est la méthode qu'affectionnaient particulièrement
les maîtres fondateurs de l'Ecole dc Francfort, à savoir Horkheimer et surtout
Adorno. A la suitc de Horkheimer dont les prcmiers écrits (la Dammerung en
l'occurrence) furent marqués par la méthode aphoristique, e'cst Adorno qui manifesta
]4
Goffi (J.- Y.): Op. cil., p. 53.
]5
Nous renvoyons ici à la dcuxième partie dc la présente étude.

16
le plus grand intérêt pour la structure aphoristique ou fragmentaire du discours.
L'attachement d'Adorno à la méthode aphoristique n'est pas fortuit. Il répond à l'une
des préoccupations fondamentales de l'Ecole de Francfort, à savoir ruiner les grands
systèmes de pensée afin de sauver le particulier enseveli sous la totalité (fausse)
édifiée par ces systèmes.
Dans cette perspective, Adorno invoque (entre autres) le recours à l'essai.
Dans les Noten zur Literatur, ce recours à l'essai trouve la justification suivante: "Il
(l'essai) tient compte <... > de la non-identité; radical par son non radicalisme, par son
renoncement à toutes sortes de réduction à un principe, par son accentuation du
partiel face à la totalité, par son caractère fragmentaire 16". L'essai, dans l'esprit
d'Adorno, est particulièrement édifiant parce qu'il promeut la pensée diductive ou
pensée négative ainsi que le particulier. Son moyen est la fonne aphoristique ou "a-
systémique" du discours.
La forme aphoristique du discours renferme quelque avantage que l'on ne
peut se permettre d'ignorer; elle présente en effet une vertu pédagogique, celle
permettant d'aborder un texte indépendamment de son contexte ou de l'ensemble,
c'est-à-dire sans se rendre "prisonnier" du système.
Toutefois, cette démarche nous
paraît impropre à rendre compte du
phénomène
technique
dans
sa
complexité.
Nous
savons
que
la
technique
contemporaine est système, mieux un système de médiations. Comme telle, elle pose
dans sa dynamique, des problèmes touchant à la fois la culture, l'environnement,
l'économie, la politique.... Ces problèmes qui, dans leur manifestation ontico-
ontologique sont solidaires les uns des autres, fonnent un réseau complexe
16
Adorno (Th. W.): Noten zur Literatur, Schriften, Frankfurt, Suhrkamp, 1958,
p.17.

17
disqualifiant les approches du type fragmentaire. Cc sont des problèmes qUI
manifestement, appellent des solutions globales, lesquelles requièrent une démarche
systémique. Celle-ci en effet "s'appuie sur une approche globale des problèmes ou
des systèmes que l'on étudie et se concentre sur le jeu des interactions entre leurs
éléments17". L'approche systémique répond en fait à une triple préoccupation:
1_ Identifier la technique comme système.
2
Reconnaître les interactions entre les facteurs articulés autour du
phénomène technique.
3_ Privilégier dans la recherche de solutions aux problèmes posés par le
développement technologique, la perspective globalisante.
La démarche systémique nous paraît ainsi bien supérieure aux approches
phénoménologique et aphoristique.
Toutefois, la tentation ést grande de considérer ces deux dernières approches
comme étant sans connexion quelconque avec l'approche systémique. Ce serait faire
erreur puisque l'approche phénoménologique peut donner lieu à une description
systémique du phénomène technique comme on le verra plus loin avec Heidegger.
Aussi, n'est-il pas exclu que la forme aphoristique du discours puisse déployer dans
ses fragments (ou dc façon fragmentaire), la nature systémique de la technique. Notre
chapitre consacré à l'Ecole de Francfort s'inscrit dans cette voie.
Somme toute, \\a démarche systémique reste la méthode d'approche la plus
appropriée pour appréhender la complexité du phénomène technique. Autrement dit,
elle satisfait à l'une des deux exigences évoquées plus haut, à savoir l'exigence de
méthode; ce qui autorise l'examen de la seconde exigence.
17
Rosnay (J. de): Le macroscope, Paris, Scuil, 1975, p. 11.

18
b) La nécessité d'un repérage de l'héritage culturel contemporain
Sans doute notre expérience de la technique contemporaine est dans une large
mesure nouvelle. Il n'en demeure pas moins que même pour penser cette nouveauté,
relative, il importe d'abord de repérer dans l'histoire de la pensée contemporaine de la
technique, la part d'héritage culturel dont la restitution pourrait éclairer les tentatives
actuelles de compréhension et d'inscription du phénomène technique. Il s'agit
précisément d'interroger, à la lueur des concepts de "technique intellectuelle",
"technique sociale"
et de
"technique des
artefacts",
les
grandes
tentatives
d'appréhension de la technique industrielle.
C'est dans cette perspective que nous nous proposons de remonter à Saint-
Simon, ce témoin actif de la première Révolution industrielle et des perturbations
socio-politiques qu'elle a engendrées. Ses textes (comme nous le montrerons plus
loin) sont le
témoignage d'un
observateur sensible, attentif et doué d'une
exceptionnelle clairvoyance sur le devenir des sociétés industrielles. Attentif aux
problèmes liés à la montée de l"'industrie", l'auteur tente d'apporter sa contribution à
l'élaboration d'une théorie positive et industrialiste, qui non seulement permet
l'intellection des causes de la crise "sociétale" mais aussi d'en sortir.
En ce sens, il est le premier penseur (constructif et optimiste) de la technique
sous-jacente aux mutations de la société occidentale entrant dans sa phase
contemporaine et donc permettant de faire le point sur nos propres problèmes,
d'opérer une certaine distanciation à l'égard de nos incertitudes voire de notre
pessimisme au sein d'une culture qui se cherche parfois sous le nom de post-
modernité.
C'est en se référant à Saint-Simon en tant que «re-Père»
que nous
appliquerons à son industrialisme (doctrine industrielle) les concepts de "technique
intellectuelle", de "technique sociale" ct de "technique des artefacts", concepts

19
destinés à meltrc en évidcnce la cohérence, la pcrtincnce ainSI que le caractèrc
"actucl" dc la doctrine industriclle.
A la "techniquc intellectuellc", correspond chcz Saint-Simon, le procédé
méthodologique par lequel l'auteur tente d'élaborer ce qu'il nomme science des
systèmes sociaux ou encorc scicnce dc l'hommc.
Quant à la
"techniquc socialc", elle renvoie à la
rationalisation de
l'organisation sociale et politique ainsi qu'au processus de moralisation de la vie des
acteurs sociaux. Il s'agit pour Saint-Simon de créer un cadre de vie favorable à la
production et à l'épanouisscmcnt physique, moral et intellectuel des producteurs.
Enfin, la "technique des artefacts". C'est l'espace de production se donnant
comme système de médiations: médiateur entre l'homme et la nature, il sert
également de médiation cntre les hommes dont les relations se constituent à l'image
de la société devenue une grande cntrcprise dc production. La "technique des
artefacts" dans sa dynamique, cntraÎne une restructuration de l'ordre social et instaure
un nouveau type de rapports, mieux une nouvelle altitude de l'homme à l'égard de la
nature et de ses semblables. Nous
touchons là du doigt l'une des thèses
fondamentales de l'industrialisme, à savoir que la dynamique technicicnne appelle et
exigc l'instauration d'un nouvcau savoir, d'un nouveau pouvoir et d'un nouveau
vouloir.
Autrement
dit,
l'extension
de
l'industrie
doit
s'accompagner d'une
réorganisation des systèmes dc production et de distribution des savoirs, des pouvoirs
et des richesses.
Il nous faut par ailleurs préciscr quc la "technique intellectucllc", la
"technique sociale" et la "technique des artefacts" sont chez Saint·Simon une mémc
réalité (historique) envisageable sous trois points de vue comme c'est présentement le
cas. Ces concepts fonctionncnt à l'intéricur de la doctrine industrielle comme
parfaitement intégrés à une totalité systémique qu'incarnc Ic systèmc socio-

20
technicien. C'est ici le lieu de rappeler que ces concepts permettent non seulement de
faire apparaître notre auteur (Saint-Simon) comme l'initiateur de ce qui se met en
place cn tant que système socio-technicien au moment où l'expansion industrielle se
dévoile CGmme fait historique majeur, entraînant une restructuration des sociétés et
un nouveau rapport à leur propre passé ct donc aussi à leur avenir, mais aussi de faire
ressortir la "modernité" de la pensée saint-simonienne de la technique et, partant, de
la confronter sans complexc aux récentes théories de la technique, en l'occurrence
cellesinitiécs par l'Ecole de Francfort.
Sans complexe disons-nous parce que cette confrontation révèlera que la
doctrine industriclle de Saint-Simon est d'une actualité défiant à bien des égards la
"modcrnité" des théories de l'Ecole de Francfort. Saint-Simon, mieux que les
représentants historiques de l'Ecole de Francfort a compris la nécessité non seulement
d'identifier la techniquc comme (sous)système mais aussi de privilégier dans la
pensée de la technique, l'oeuvre de construction au détriment de la dénonciation.
Toutefois, les insuffisances de l'Ecole de Francfort imputables pour une
grande part à ses représentants historiques (Horkheimer, Adorno, Marcuse...) seront
surmontées par ses nouveaux représentants (Apel et Habermas) initiateurs du concept
édifiant de macro-éthique. La macro-éthique est le discours éthique qui, conscient
des effets de puissance inédits et de la dynamique universalisatrice de la techniquc
contemporaine, pose la nécessité de situer la théorie de l'agir éthique au niveau de la
maerosphèrc (Makrobereich), c'est-à-dire à l'échelle de la planète.
Avec la macro-éthiquc, s'achève de se constit1.!er la matrice conceptuelle de
~i/\\IE
notrc
réflexion
sur
la
technique
instryU~Jpar--qu{trs concepts: "tcehnique
t';:"·
/ /
' \\ .>
1 .-'
1
.,-)
intellectuclle", "technique sociale", "tcchniqûei dês,artefacts ") e't"~'macro-éthique'"
I~VJ t:" .~'
r j
~ J
'1;-
Munis de ces concepts sous-tcndus \\par une âp'pr9~he systémiquc, nous
. ~~'0'?1
pouvons nous targucr d'être suffisammcnt "ciùtl,l.lé~""~\\lI'Pp'i~céderà une relecture du

21
saint-simonisme et interroger avec aisance, les penseurs de la technique sis dans
l'intervalle compris entre Saint-Simon et J'Ecole de Francfort18.
18
Il importe ici de préciser qu'il ne s'agit pas de prendre en compte toute la
"galaxie" d'auteurs se logeant dans cct intervalle; nous nous bornerons aux
plus importants, ou du moins à ceux qui fournissent le meilleur support à
notre démonstration. A vrai dire, invoquer tous les auteurs compris entre
Saint-Simon et l'Ecole de Francfort cst une entreprise certes alléchante mais
tout à fait disproportionnée à nos objectifs et surtout à nos forces.

22
Première Partie
RELECTURE DU SAINT-SIMONISME COMME
PIDLOSOPIDE DE LA TECHNIQUE

23
"Saint-Simon, écrit Fehlbaum, fait partic dc ces auteurs que l'on cite souvent
mais qui n'ont guère été suffisammcnt lus'" disons relus. D'où la nécessité dc notre
préoccupation d'une relecture du saint-simonisme.
Relisant Saint-Simon, nous pouvons lire dans ses oeuvres: «Tout par
l'industrie tout pour elle», ou encore: «La société tout entière rcpose sur l'industrie.
L'industrie est la seule garantie dc son existence, la source unique dc toutes les
richesses et de toutes les prospérités. L'état de choses le plus favorable à l'industrie
est donc par cela seul le plus favorable à la société. Voilà tout à la fois et le point de
départ et le but de tous nos efforts2".
Ces citations parmi bicn d'autres, sont assez révélatrices, et prouvent tout
l'intérêt que Saint-Simon portc à l'industrie et par ricochet à la technique dont le
progrès garantit celui de l'industrie.
Mais la notion d'industrie chéz Saint-Simon est loin d'être un concept univoque. Il
s'agit en effet d'un concept marqué par une polysémie déployant toute une gamme de
significations allant du minimal au maximal, du manucl à l'intellectuel. Chez Saint-
Simon, le concept d'industrie ne semble pas rigoureusement défini; il oscille entre un
sens restreint qui s'applique aux producteurs immédiats et un sens large englobant
tous les typcs de production. Mais Saint-Simon semble opter pour le sens large
lorsqu'il demande que l'industrie soit "entendue au sens le plus large et qui embrasse
Fehlbaum (R. P.):_ Saint-Simon und die Saint-Simonisten, Tübingen, J. C. B.
Mohr, 1970, p. 2.
Nous lisons dans le texte: "Saint-Simon geh6rt zu jenen Autoren, die viel
zi tiert und wenig gelesen werden".
Mais, s'il n'a pas été suffisamment lu, c'est sans doute parce qu'il n'est pas
suffisamment connu.
Une esquisse
biographique
pourrait sans
doute
contribuer à faire connaître cet auteur. Philosophe français du XIXe siècle
(1760 - 1825), Claude-Henri de Saint-Simon fut l'élèvc de l'illustre savant
d'Alembert co-fondatcur de l'Encyclopédie avec Diderot. Son influence en
tant que fondateur de la sociologie et du positivisme a été déterminante sur la
penséc d'Auguste Comte.
2
Saint-Simon:_ L'industrie, Oeuvres, Anthropos l, pp. 12-13.

24
tous les genres de travaux uliles, la théorie comme l'application; les travaux de
l'esprit comme ceux de la main3". De là, découle cette typologie du corps industriel
qui permet de distinguer d'une part, les "industriels de théorie", c'est-à-dire les
savants, les artistes, les littérateurs et d'autre part, les "industriels praticiens" ou
"producteurs immédiats" qui sont les ouvriers, les commerçants, les cultivateurs et
les artisans. L'industrie apparaît dès lors comme un terme générique affecté à tous les
types de production, mieux à l'ensemble des moyens employés à l'investissement et à
la transformation de la nature ct de la société tout entière. En ce sens, le philosophe
en tant que producteur intellectuel est un industriel. C'est peut-être le lieu de rappeler
que Saint-Simon fut le premier à se servir du mot industriel comme substantif. Il en
est de même pour le terme d'industrialisme dont il est l'initiateur'. Ainsi définie,
l'industrie n'est que l'autre nom de la technique.
La technique telle qu'elle apparaît chez Saint-Simon, dépasse le cadre de
l'instrumentalité. Elle renvoie en effet à trois ordres de réalité distincts mais
complémentaires que la langue allemande nous permet de subsumer sous les
3
Saint-Simon:_ L'industrie, Oeuvres, Anthropos II, p. 96.

Sur tout cela voir:
_ Gouhier (H.): La jeunesse d'Auguste Comte ct la formation du positivisme,
Vol., 2, "Saint-Simon jusqu'à la Restauration", Paris, Vrin, 1936, p. 35 et 49.
Ioneseu (G.): La pensée politique de Saint-Simon, Paris, Aubier Montaigne,
1979, p. 36.
Toutefois, nous ne saurions partager le point de vue de Ioneseu attribuant à
Saint-Simon l'invention du mot industrie dont l'usage est antérieur au siècle
de Saint-Simon. Le XVIIIe siècle désignait par ce terme, l"'ensemble des
activités économiques ayant pour objet l'exploitation des richesses minérales
et des diverses sources d'énergies ainsi que la transformation des matières
premières (animales, végétales, minérales) en produits fabriqués" ~
Robert Dictionnaire de la langue française, Paris, Nouvelle édition revue,
corrigée ct mise à jour en 1991, p. 993). Saint-Simon n'a donc pas inventé ce
terme, il en a fait un usage spécifique.

25
concepts
de:
technique
intellectuelle
(Intellcktualtechnik),
technique
sociale
(Sozialtechnik), et technique des artefacts (Sachtechnik).
Pour bien cerner ces concepts, nous allons les étudier suivant trois grands
registres d'analyse correspondant chacun à un chapitre.

=
~ 1
26
CHAPITRE 1
TECHNIQUE INTELLECTUELLE: la perspective saint-simonienne d'un
savoir positif.

27
De l'examen minutieux de la société à laquelle il participe, Saint-Simon
conclut qu'elle est une société en crise. Cette crise, selon l'auteur, provient du
décalage entre le système de production et le mode d'organisation sociale et politique.
Pour remédier à la crise, Saint-Simon préconise l'élaboration d'un savoir qui
serait non seulement l'achèvement de "l'organisation philosophique des systèmes de
connaissances humainesl " mais aussi le prélude à la maîtrise politique des relations
humaines et à la maîtrise technique de la nature. Ce savoir, il le nomme science de
l'homme ou science des systèmes sociaux.
Saint-Simon:_ Nouvelle encyclopédie, Oeuvres, Anthropos VI, p. 324.

28
A)
L'élaboration d'une science de l'homme ou science des
systèmes sociaux
L'horreur de l'incohérence dans laquelle baigne la société, conduit Saint-
Simon à élaborer une science des systèmes sociaux. Observant avec précision la
société française de la Restauration, Saint-Simon s'aperçoit de son incohérence
maladive; cette incohérence est de deux ordres: elle concerne à la fois les théories qui
interprètent la société et cette société elle-même dans son organisation qui est «dés-
organisations».
Saint-Simon constate en effet que, malgré les essais de réorganisation
entrepris par les rois, les peuples et les philosophes, la société continue d'habiter les
ruines de l'ancien système. Les rois ayant conçu la réorganisation de la société par le
rétablissement pur et simple do système féodal, les peuples et les philosophes l'ayant
conçue sur la base des seuls principes critiques, la crise amorcée en 1793 ne pouvait
que se prolonger dans les années 1820. "Depuis 1793, écrit-il, la nation française est
entrée dans un état de désorganisation qui à mes yeux, n'a pas encore cessé2".
De l'examen approfondi de la société, il résulte que celle-ci présente l'image
d'un "monde renversé", un monde dans lequel Saint-Simon relève un certain nombre
d'anomalies
parmI
lesquelles
nous
repérons
quatre
bien
distinctes
maIs
complémentaires:
- La première est l'exploitation de type capitaliste, où les plus riches
s'enrichissent davantage ct cela aux dépens des plus pauvres. En effet, "il a été admis
pour principe fondamental (de la société) que les pauvres devaient.être généreux à
2
Saint-Simon:_ L'industrie, Oeuvres, Anthropos l, p.174.

29
l'égard des riches, et qu'en conséquence les moins aisés se privent journellement
d'une partie de leur nécessaire pour augmenter le superflu des gros propriétaires'''.
La deuxième se traduit par le triomphe de l'injustice sociale et de l'arbitraire
du pouvoir: "les plus grands coupables, les voleurs généraux, ceux qui pressurent la
totalité des citoyens, et qui leur enlèvent trois ou quatre cents millions par an, se
trouvent chargés de faire punir les petits délits contre la société"".
La troisième est l'usurpation, la déloyauté, l'immérite et le laxisme poussés à
leur comble: les personnes les plus compétentes sont employées en subalterne, "les
hommes les plus immoraux sont appelés à former les citoyens à la vertus".
La quatrième anomalie quant à elle, fait voir qu'au sein de la société, la
rationalité se trouve congédiée et (donc) la raison sacrifiée sur l'autel de l'irrationalité
et de la concupiscence: "la superstition, la paresse et le goût des plaisirs dispendieux
fonnent l'apanage des chefs suprêmes de la société6".
La société de la Restauration marche pour ainsi dire la tête en bas et l'on doit
songer à la remettre sur les pieds; ce qui ne peut se faire sans une connaissance des
"lois" générales et objectives de la société. D'où la nécessité chez Saint-Simon
d'élaborer une science des systèmes sociaux. Par cette science en effet, l'intellection
des phénomènes sociaux deviendra non seulement possible mais aisée, et, partant,
l'on pourra trouver le remède approprié pour dissiper le Mal social.
3
Saint-Simon:_ L'organisateur, Oeuvres, Anthropos II, pp. 24-25.
4
Ibidem, p. 25.
5
Idem
6
Idem, p. 25.
La société de la Restauration telle que décrite par Saint-Simon est semblable à
bien des égards à la situation actuelle des pays africains.

30
Mais la science sociale n'est pas la "panacée" qui doit juguler la crise. Son
rôle est de permettre d'indiquer le moyen de faire découvrir la "panacée" et la faire
admettre suivant des "principes nouveaux ct positifs7".
La science sociale ne saurait donc trouver en elle-même sa propre fin: elle
aura pour vocation de garantir de façon démonstrative un savoir positif des relations
sociales en vue de substituer à l'espace politique, un espace de production. Saint-
Simon est en effet persuadé que c'est en rendant scientifique la connaissance des
relations sociales qu'on peut rendre possible une pratique sociale rationnelle ct
raisonnable ct consécutivement, parvenir à une domination systématique et bénéfique
de la nature.
Pour ce faire, il annonce dès 1807, une révolution scientifique devant se
solder par l'érection d'une science nouvelle, la science des systèmes sociaux. Mais
pour l'élaboration de cette sCience, tout reste à faire puisque les connaissances
censées
répondre
à de
telles
préoccupations
ne sont
que
conjecturales,
métaphysiques, c'est-à-dire ineapables d'amener l'observateur social à penser
positivement les relations sociales et leur devenir.
C'est pourquoi, pour l'élaboration de la science des systèmes sociaux, Saint-
Simon décide de rompre avec les modes anciens de pensée qui s'incarnent dans les
dogmes métaphysiques ct religieux. Etudier scientifiquement les relations sociales
exigeait que soit abandonnée une certaine tradition philosophique au profit des
modèles fournis par la science. La rupture porte sur la question préliminaire de l'objet
à étudier. La tradition philosophique n'ayant pu, jusque là, étudier positivement, c'est-
à-dire scientifiquement les systèmes sociaux ct les relations sociales, Saint-Simon
proclame non seulement l'abandon de cette tradition mais aussi le rejet des débats
7
Saint-Simon:_ Du système industriel, Oeuvres, Anthropos VI, p. 462.

31
polarisés sur la valeur ou la nature des régimes politiques. Pour Saint-Simon, la
réalité sociale ne peut être étudiée scientifiquement que si elle est appréhendée
comme totalité organique, totalité dans laquelle chaque élément, à l'instar des organes
constitutifs d'un organisme, ne devient intelligible que s'il est rapporté à la st-\\Ucture
d'ensemble (ici à l'organisation sociale) où il remplit sa fonction.
Ainsi, plutôt que d'étudier les régimes politiques qui ne sont que des portions
fragmentaires
de
l'organisation
sociale,
Saint-Simon
se
propose
d'étudier
l'organisation sociale en rompant avec la vieille tradition de la philosophie politique
axée autour des débats sur les formes de gouvernement, tradition à laquelle Rousseau
avait récemment contribué en cherchant dans le Contrat social la meilleure forme de
gouvernement8 "
et par-<!elà ceci,
le principe de
légitimité des formes de
gouvernement.
Pour dégager les formes propres à la connaissance du social, Saint-Simon a
recours à la physique moderne. C'est précisément à la physique de Newton qu'il se
réfère espérant pouvoir y trouver les modèles théoriques nécesaires à l'élaboration de
8
Saint-Simon dans ses premiers écrits, avait lui-même participé à cette
tradition en cherchant dans le parlementarisme la meilleure forme de
gouvernement. "L'Europe, écrit-il, aurait la meilleure organisation possible, si
toutes les nations qu'elle renferme, étaient gouvernées chacune par un
parlement, reconnaissant la suprématie d'un parlement général placé au-
dessus de tous les gouvernements nationaux et investi du pouvoir de juger
leurs différends" (De la réorganisation de la société européenne, Oeuvres,
Anthropos l, p. 197).
Mais il a dû par la suite abandonner cette démarche qui de son aveu,
entraînerait dans des "discussions interminables" à cause de son caractère
fragmentaire et arbitraire, c'est-à-dire non fondé sur les lois naturelles de la
marche de
la civilisation.
"Le
régime
politique doit être et il
est
nécessairement en rapport avec l'état de la civilisation: le meilleur pour
chaque époque, est celui qui s'y conforme le mieux" (Catéchisme des
industriels, Oeuvres, Anthropos IV, p. 127).

"
"
32
la scicnce des systèmes sociaux. Cc qu'il emprunte à la physique newtonienne, ce
sont la règle de l'observation et le principe du déterminisme.
La règle de l'observation et le. principe du déterminisme sont de l'aveu de
Saint-Simon tout ce qu'il y a de captivant dans ce qui est abusivement appelé
«système» de Newton ou système du monde. "C'est très improprement, écrit Saint-
Simon, qu'on a donné à la collection des découvertes scientifiques de Newton, le titre
de système du monde. Cc savant n'avait point reçu de la nature la capacité
philosophique
nécessaire
pour
organiser
ses
pensées
et
former
un
tout
systématique'''. Et pourtant, il est rare de trouver dans les dictionnaires de
philosophie, des définitions du système qui ne fassent pas allusion au système de
Newton ou système du monde. Encore, faudrait-il que l'on s'accorde sur le sens du
mot système. Ce terme, faut-il le préciser, est polysémique. De nombreux et récents
écrits l'attestent. Examinons èntre autres ceux-ci: un système est "un ensemble
structuré constituant un tout organisé dont les éléments sont interdépendants ou
obéissent à une loi unique (système solaire, système nerveux)lO". Ou encore: un
système désigne l'effort déployé par "la pensée scientifique et philosophique pour sc
systématiser en élaborant des ensembles d'idées liées entre elles avec rigueur et
formant un tout organisé (système de Newton, système de Descartes, <...> système
hégélien)l1". Pour J. de Rosnay "un système est un ensemble d'éléments en
interaction dynamique organisés en fonction d'un but 12 ". Tantôt le système désigne
l'interdépendance d'éléments donnés dans la nature et pris dans une même
9
Saint-Simon:_ Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle,
Anthropos VI, p. 117.
10
Durozoi (G.) / Roussel (A.):_ Dictionnaire de philosophie, Paris, Nathan,
1987, p. 325.
I l
Idem
12
Rosnay (J.):_ Le macroscope, Paris, Seuil, 1975, p. 10

33
dynamique, tantôt il désigne la cohérence d'un effort de totalisation rationnelle, et
l'enchaînement des propositions dans un même discours.
Mais ces différentes définitions mettent en évidence à la fois le caractère
polysémique de la notion de système ainsi que l'idée de totalité organique ou de
cohérence harmonieuse structurant les diverses définitions du système. Ainsi, quel
que soit le système, celui-<:i doit manifester un certain degré voire un degré suffisant
d'unité, de généralité et de coordination. Or, le système de Newton en a été, si l'on en
croit Saint-Simon, manifestement incapable. "Newton, écrit-il, n'a su ni généraliser,
ni coordonner ses pensées 13 " • C'est pourquoi Saint-Simon ne peut attendre du
système de Newton d'autres modèles que ceux offerts par la règle de l'observation et
le principe du déterminisme.
De la règle de l'observation, Saint-Simon retient la nécessité de désigner des
objets concrets, observables et précisément définis; il exigera des connaissances
sociales qu'elles se conforment aux normes de la physique en prenant pour règle de
raisonnement l'observation. Pour Saint-Simon en effet, les relations sociales ainsi que
les systèmes sociaux doivent être des "objets" clairement définis, susceptibles de se
prêter à l'observation comme des faits. "Un système social, écrit-il, est un fait ou il
n'est rien 1411 •
Dès lors, les relations sociales et les faits sociaux pourront revêtir un caractère
objectif, car loin d'être de simples vues de l'esprit, ils deviennent désormais des
objets que l'observateur social doit seulement analyser et expliquer. Les phénomènes
sociaux peuvent donc faire l'objet d'une connaissance objective puisqu'ils sont
donnés comme réels, concrets, observables. La science des systèmes sociaux
13
Saint-Simon:_ Introduction aux travaux scientifigues du XIXe siècle, op. cil.,
p.ll7.
14
Saint-Simon:_ L'organisateur, Oeuvres, Anthropos n, pp. 179-180.

34
s'institue pour ainsi dire par la constitution d'une dichotomie entre le réel et l'illusoire,
le concret et l'abstrait. Le réel et le concret, ce sont ici les relations sociales, les faits
sociaux et les organisations sociales qui feront l'objet d'une observation comparable à
celle des physiciens.
Mais des sciences physiques, Saint-Simon ne retient pas seulement la règle de
l'observation; il emprunte également à ces sciences le principe du déterminisme.
En interrogeant l'histoire des sciences, nous apprenons que la physique
newtonienne a été pendant longtemps la citadelle du déterminisme. En effet, avec
l'avènement de la physique newtonienne, il s'était installé dans l'esprit des physiciens
de l'époque, la croyance que le monde physique était une immense machine dont
l'évolution était inexorablement déterminée de telle sorte que, connaissant l'état
actuel du monde, une prévision de ses états futurs était non seulement possible mais
réelle. Le foyer de cette croyance est la mécanique de Newton dont les équations
permettaient, "étant connues la position et la vitesse d'un corpuscule à un instant
donné, de prévoir rigoureusement tout le mouvement ultérieur du corpusculeI5".
Adoptant avec enthousiasme la thèse déterministe, Saint-Simon pense que les
phénomènes sociaux peuvent eux aussi obéir à des lois dont l'intellection permettra la
soumission des relations et des faits sociaux à un déterminisme aussi rigoureux que
15
Louis de Broglie:_ Matière et lumière, Paris, Albin Michel, 1948, p. 268.
Nous savons cependant qu'avec l'avènement de la mécanique ondulatoire qui
fera intervenir dans ses équations la constante h appelée constante de Plank
(du nom de l'illustre savant allemand qui le premier en a découvert
l'importance), la physique newtonienne devait éprouver que "la roche
tarpéienne était près du capitole". On assiste alors à ce que Louis de Broglie a
appelé "crise du déterminisme".
Mais longtcmps avant la découverte de la théorie des quanta, une crise du
détcrminisme avait déjà fissuré le rapport de Saint-Simon à la physique
newtonienne: ce rapport fut marqué par une série d'hésitations et de refus
exprimés par notre auteur contrc la thèse déterministe de Newton. Nous le
verrons un peu plus loin.

.11.
35
celui rencontré dans la mécanIque de Newton. Pour l'auteur en effet, \\a thèse
déterministe constitue une norme intellectuelle qui lui permet d'affirmer l'unité des
phénomènes physiques et sociaux ou moraux. Niant ainsi la séparation entre le
"naturel" (ici donnée physique et objective) et l'humain, Saint-Simon estime qu'il faut
penser de façon unitaire la totalité des phénomènes réels, "les phénomènes appelés
moraux de même que ceux appelés physiques16". Et il propose de désigner par le
terme de "physieisme" cette conception unitaire du monde visant à intégrer dans un
"système du monde" la physique des corps bruts et celle des corps organisés. "II faut,
écrit Saint-Simon, tout examiner en se plaçant du point de vue du physicisme17".
De ce point de vue, tout semble se passer comme si l'homme était réductible à
une res extensa, à une simple entité matérielle. Avec le physieisme se trouve niée la
spécifieilé de l'homme réduil à une entilé physico-chimique. En lant que leI, le
postulat du physieisme nous· paraît assez simpliste pour retenir l'attention d'un
penseur aussi pénétrant el célèbre. C'est, de la part de Saint-Simon, une grave
défaillance qui ne pouvait être évitée dans ses écrits antérieurs à 1816 à cause de son
enthousiasme démesuré pour le "positifl8".
16
Saint-Simon:
Lettres au Bureau des longitudes, Oeuvres, Anthropos VI, p.
257.
-
17
Saint-Simon:
Introduction aux
travaux scientifigues du XIXe siècle,
Oeuvres, Anthropos VI, p.175.
18
Le positif ici renvoie à l'immanent par opposition au transcendant, à
l'opérationnel el au fonctionnel par opposition à l'oiseux.

36
Mais si les défauts de l'auteur n'ont pas jeté le discrédit absolu sur ses écril~,
c'est parce qu'il a constamment soumis sa pensée à une auto-critique qui le conduit à
opérer sans cesse un dépassement des modèles initialement donnés pour irréfutables.
Certes, Saint-Simon a cru au déterminisme et par contrecoup à l'existence
d'une loi générale régissant à la fois les phénomènes physiques et moraux. Mais cette
croyance a été originellement marquée d'une fissure introduite par les notions
d'hypothèse et de supposition. En effet, conscient des limites de la thèse déterministe
(telle qu'elle apparaît dans la physique newtonienne), Saint-Simon, dans les Lettres
d'un habitant de Genève, adopte cette thèse en guise d"'hypo-thèse", et demande au
lecteur de comprendre celle-ci par un jeu de suppositions: "Faites la supposition,
écrit-il, que vous avez acquis connaissance de la manière dont la matière s'est trouvée
répartie à une époque quelconque et que vous avez fait le plan de l'univers en
désignant par des nombres là quantité de matière qui se trouvait contenue dans
chacune de ses parties; il sera clair à vos yeux (...) que vous pourriez prédire (...) tous
les changements successifs qui arriveraient dans l'univers. Cette supposition, poursuit
l'auteur, placerait votre intelligence dans une position dans laquelle tous les
phénomènes se présenteront à elle sous les mêmes apparencesI9".
Tandis que Newton faisait de la thèse déterministe une idée-force irréfragable,
absolue, Saint-Simon n'en fait qu'une simple supposition. Ce qui était position
radicale chez Newton devient avec Saint-Simon "sous-position" et ce qui était thèse
irréductible devient "hypo-thèse". Saint-Simon semble ainsi s'éloigner du modèle
fourni par la physique newtonienne.
19
Saint-Simon:_ Lettres d'un habitant de Genève à ses contemporains, Oeuvres,
Anthropos J, p. 59.

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
-'M,
37
Dans ses écrils ultérieurs à 1816, Saint-Simon s'éloignera considérablement
des postulaL~ de la physique: les indications préliminaires sur le physicisme feront
l'objet d'une révision qui aura pour conséquence l'affirmation de la spécificité des
phénomènes humains.
Par la prise de conscIence dc la spécificité de la nature des phénomènes
sociaux, Saint-Simon s'efforce d'apporter un correctif aux règles de l'observation
ainsi qu'au principe du déterminisme. Si j'on s'en tient aux formules développées plus
haut, on constate qu'elles suggèrent un positivisme sociologique étriqué, réduisant les
relations sociales à des relations physiques et l'objet social à un fait aussi aisément
observable qu'un phénomène matériel. Aussi, ces formules présentent-elles le
penseur social comme pur regard, comme un simple photographe du réel.
Les correctifs que Saint-Simon apporte à ces formules permettent de ruiner le
positivisme étroit qui les fonde.
En adoptant pour règle fondamentale la nécessité de l'observation, Saint-
Simon pense que c'est le moyen le mieux indiqué pour rendre positive la science des
systèmes sociaux et permettre un examen objectif des phénomènes sociaux. Mais
Saint-Simon ne réduit pas pour autant le penseur social à une attitude de passivité,
c'est-à-dire d'observateur idéal, désintéressé. Il estime plutôt que l'observation doit
être une investigation active et demande par conséquent au penseur social de
"parcourir toutes les classes de la société, de sc placer personnellement dans le plus
grand nombre de positions sociales différentes, et même créer, pour les autres et pour
lui, des relations sociales qui n'aient point existé20".
Si l'initiation à l'observation était nécessaire pour accéder à une connaissance
positive de la réalité sociale, cette initiation apparaît insuffisante car, au-delà du
sim pic regard porté sur dcs rapports sociaux, le penseur social est appelé à "dé-
20
Saint-Simon:_ Op. cil. p. 82.

38
voiler" voire constituer la réalité sociale. "Les mutations que recèle potentiellement la
société moderne sont précisément cachées par le décor de la vie politique et peu
d'esprits en découvrent le mouvement. S'il est nécessaire de créer une théorie
nouvelle qui désignera la réalité, c'est bien que celte réalité n'est pas évidente et qu'il
convient de la découvrir. Elle ne se découvrira que par une activité de création
puisque le penseur doit susciter des expériences, créer des relations qui n'existent pas,
éprouver les autres et s'éprouver lui-même: le réel n'est pas une chose à désigner,
mais bien un faisceau de rapports à découvrir et à constituer21 ".
Ce passage singulièrement lucide, éclaire par anticipation la conception saint-
simonienne du déterminisme et/ou de la prévision. La prévision revue et corrigée par
Saint-Simon ne s'établira pas dans les limites de la "conscience technologique": il ne
sera pas question d'appliquer mécaniquement à la société un savoir dégagé du présent
et du passé. Le penseur social devra en effet faire appel à son "imagination créatrice"
pour obtenir une image juste de la société future.
Ainsi, après avoir manifesté son enthousiasme pour les sciences physiques ou
plus exactemet pour la physique de Newton, Saint-Simon découvre l'inaptitude de
cette science à fonder une théorie de la société. C'est pourquoi, loin d'attendre de la
physique les méthodes applicables à la science des sociétés, Saint-Simon oriente ses
investigations vers les sciences du vivant et précisément (selon le vocabulaire de
l'époque) vers la physiologie. Il s'intéressera également à l'histoire, car c'est la
confiance dans les potentialités historiques qui non seulement permit de mûrir sa
réflexion mais aussi de justifier sa poursuite.
-/-
21
Ansart P.): Sociologie de Saint-Simon, Paris, PUF, 1970, p. 59.

39
B)
La physiologie sociale et l'histoire
En 1813, dans son Mémoire sur la science de l'homme, Saint-Simon souligne
que la science des systèmes sociaux doit se constituer de l'organisation systématique
de deux disciplines fondamentales, la physiologie sociale et l'histoire.
a) La physiologie sociale
La justification de son "projet sociétal22" par des considérations d'ordre
scientifique conduit Saint-Simon à élaborer cette science appelée physiologie sociale.
Mais, qu'est~e que la physiologie sociale?
C'est la physiologie "appliquée à l'amélioration des institutions sociales23".
Cette définition n'est guère satisfaisante puisqu'elle fait l'économie de l'acception du
mot physiologie, un terme dont le sens ne va pas de soi. Mais alors, qu'est~ que la
physiologie?
Née en 1542 avec Jean Fernel, la physiologie a été pendant longtemps et ce,
jusqu'au siècle dernier, définie suivant l'étymologie grecque "phusis" et "logos" ce
qui signifie science ou étude de la nature; mais cette nature était celle de l'homme et
précisément de l'homme sain. Saint-Simon quant à lui, définit la physiologie comme
"la science des corps organisés24 ". Relativement à l'étymologie du mot physiologie,
22
Idem, p.193.
23
Saint-Simon:_ De la physiologie sociale, Oeuvres, Anthropos V, p. 175.
24
Saint-Simon:_ Mémoire sur la science de l'homme, Oeuvres, Anthropos V, p.
30

40
la définition avancée par Saint-Simon semble beaucoup plus élastique, c'est-à-dire
générale: elle englobe l'humain et s'étend à tous les "corps organisés" y compris les
espèces animales et végétales qui, selon l'auteur sont constitutives des corps
organisés. Cette conception saint-simonienne de la physiologie sera reprise puis
consolidée par le XXe siècle qui définit la physiologie comme "science des fonctions
et des constantes du fonctionnement des organismes vivants25". Ainsi définie, la
physiologie ne saurait se confondre avec l'anatomie qui n'est que la description
physique des organes qui composent l'être vivant.
Le vocable de physiologie ainsi élucidé, une approche différentielle de la
physiologie et de la physiologie sociale nous paraît essentielle pour mieux cerner le
sens de l'cxpression "physiologie sociale" vaguement exprimé plus haut. La
physiologie est la science de la vie individuelle et la physiologie sociale, la science de
la vie générale dont les vies des individus ne sont que les rouages. En ce sens, la
physiologie sociale, relativement à la physiologie tout court, peut être qualifiée,
suivant le mot de Saint-Simon, de "transcendante26".
La physiologie sociale est qualifiée de générale ou de transcendante
précisément parce qu'elle "n'est pas seulement cette science qui, pénétrant à l'intérieur
de nos tissus à l'aide de l'anatomie et de la chimie, cherche à découvrir la trame pour
en mieux connaître les fonctions: elle n'est pas seulement cette science qui,
s'adressant un à un à nos organes, expérimente sur chacun d'eux, en exalle
artificiellement ou en abolit momentanément les fonctions, pour mieux déterminer
leur sphèrc d'activité et la part qu'ils ont à la production de la vie, considérée dans son
25
Canguilhem (G.):_ Etudes d'histoire ct dc philosophie des sciences, Paris,
Vrin, 1970, p. 226.
26
Les lignes qui suivent clarifieront ce qualificatif.

41
ensemble". Aussi, la physiologie sociale est-elle perçue comme générale justement
parce qu'''ellc ne se borne pas à épuiser dans l'étude approfondie des maladies et des
monstruosités, les connaissances les plus positives que nos moyens d'investigation
puissent nous révéler par les lois de notre existence individuelle". A cela, s'ajoute
aussi ce fait remarquable qui consiste à souligner avec Saint-Simon que la
physiologie générale" ne consiste pas seulement dans cette connaissance comparative
qui extrait de l'examen détaillé des plantes et des animaux des notions précieuses sur
les fonctions des parties que nous possédons en commun avec ces différentes classes
d'êtres organisés".
Mais Saint-Simon ne s'arrête pas là. Poursuivant l'analyse, il tente derechef de
mettre en évidence le caractère transcendant de la physiologie sociale relativement à
ce qu'il nomme "physiologie spéciale" ou "physiologie particulière" ou encore
"physiologie de l'individu". Eri effet, à la différence de la physiologie de l'individu,
"la physiologie sociale se livre à des considérations d'un ordre plus élevé, elle plane
au-dessus des individus qui ne sont plus pour elle que des organes du corps social
dont elle doit étudier les fonctions organiques, comme la physiologie spéciale étudie
celles des individus27 ". Enfin,
retenons que le caractère transcendant de la
physiologie sociale procède de son objet à savoir le corps social, les relations
sociales. Et pour atteindre l'un des objectifs qu'il s'est fixés, Saint-Simon se propose
de considérer les relations sociales et les phénomènes physiologiques comme
analogues. Ainsi, s'adressant familièrement au lecteur, il a pu écrire: "Mes amis, (...)
27
Saint-Simon:
De la physiologie sociale, Oeuvres, Anthropos V, p. 176.
i

42
c'est en considérant comme phénomènes physiologiques nos relations sociales que
j'ai conçu le projet que je vous présente28".
Il se pose ici un problème épistémologique majeur, celui de la spécificité des
phénomènes sociaux par rapport aux phénomènes physiologiques. En effet, dans la
formule proposée ci-dessus, Saint-Simon tente de ramcner les relations sociales aux
relations que les organes du corps humain entretiennent entre eux. Or, nous savons
que les relations entre les hommes (corps et âmes) ne sauraient revêtir les mêmes
caractères que celles qu'entretiennent leurs organes (réalités physico-chimiques), car
chez les hommes, les relations se situent dans un ensemble beaucoup plus complexe
englobant le quantitatif et le qualitatif, le machinal et le réfléchi, le sensible et le
suprasensible. En tout cas, une société n'est pas réductible à un organisme.
Mais Saint-Simon ne semble pas ignorer cette difficulté. Comme nous avons
dû le constater plus haut, la formule proposée au lecteur n'est pas une affirmation
doctrinale mais une déclaration familière. Mieux, cette formule n'est qu'une simple
règle méthodologique permettant à l'auteur de mener à bonne fin le projet de
constitution de ce qu'il nomme "physiologie sociale".
Pour la réalisation dc ce projet, Saint-Simon se résout à constituer la
physiologie sociale "par analogie29" avec la physiologic de l'individu. En effet, dc
mêmc que la physiologie en découvrant les lois de fonctionnement de l'être vivant
permet de remédier à ses troubles, la physiologie sociale doit, elle aussi, permettre
d'indiquer les moyens d'une thérapcutique sociale. D'autre part, à l'instar de la
28
Saint-Simon:_ Lettres d'un habitant de Genève à ses contemporains, Oeuvres,
Anthropos 1, p. 40.
29
Saint-Simon:_ Catéchisme des industriels, Oeuvres, Anthropos IV, p. 190.

43
physiologie qui permet de distinguer le tératologique du normal, le pathologique du
sain, la physiologie sociale doit elle aussi, accéder à la distinction du normal et de
l'anormal dans le corps social. Saint-Simon donne pour exemple de cette distinction
du normal et du pathologique le rapport du travail producteur à l'oisiveté: entendu
que la santé sociale repose sur la synergie et la production des choses utiles, l'oisiveté
dans une société devenue un espace de production est valablement comparable à une
maladie de l'organisme. Cette comparaison illustre bien le besoin chez Saint-Simon
de constituer la physiologie sociale "par cette analogie" avec la physiologie de
l'individu. Comme on le voit, Saint-Simon, à l'instar des physiologistes utilise
constamment les concepts d'organe, de corps et de fonction pour rappeler que chaque
élément du corps social doit être rattaché à la totalité dans laquelle il s'insère. Ces
concepts lui permettent en effet de préciser sa conception de l'''être social30". En
effet, la physiologie appliquée' à l'étude des sociétés, permet de mettre en évidence
ceci qu'une société constitue un véritable Etre organisé dont les parties contribuent à
la bonne marche de l'ensemble. "La société, souligne Saint-Simon, n'est point une
agglomération d'êtres vivants dont les actions, indépendantes de tout but final, n'ont
d'autre cause que l'arbitraire des volontés individuelles3'''; elle est au contraire "une
véritable machine organisée dont toutes les parties contribuent d'une manière
différente à la marche de l'ensemble32".
30
Ansan (p.):_ Sociologie de Saint-Simon, Paris, P.U.F., 1970, p. 139.
3'
Saint-Simon:_ De la physiologie soeialc, Oeuvres Anthropos V, p. 177.
32
Ibidem.

44
Ce sera en effct un objectif constant dc Saint-Simon que de repenser la société
comme un être organisé mais aussi comme un systèmc33".
Si la société est appréhendée comme un système ou plus exactement comme
un~machine organisée de façon systématique, il convient de remarquer que dans toute
machine, chaque composante fournit
un contingent d'action et de réaction
garantissant le fonctionnement harmonieux de l'ensemble. Et cette harmonie peul, de
l'aveu de Saint-Simon, être "plus ou moins vigoureuse ou chancelante" suivant que
les différents organes (de la société) "s'acquittent plus ou moins régulièrement des
fonctions qui leur sont confiées34".
Dans ce recours au modèle physiologique, Saint-Simon restera définitivement
attaché à cette idée: qu'il s'agisse de la physiologie de l'individu ou de la physiologie
sociale "on n'a jamais qu'un même ordre d'idées à exposer, qu'un seul objet à
examiner, il n'est jamais question que dc l'homme35", considéré d'une part comme un
"petit monde" et d'autre part comme un "grand mondeJ6".
Saint-Simon exclut ainsi de son univers intellectuel, l'opposition entre le
microcosme individu-homme et le macrocosme société.
Plusieurs siècles
avant Saint-Simon,
Platon
avait
tenté d'établir
une
homologie entre microcosme ct macrocosme, entre l'individu et la société. Dans la
République en effet, Platon à travers une réflexion sur la notion de justice, établit un
isomorphisme entre le microcosme "individu-homme" et le macrocosme "Cité" ou
33
Ce point est important pour notre projet et sera plus explicite et détaillé dans
notre chapitre intitulé "la notion de système chez Saint-Simon".
34
Saint-Simon: Loc. cil.
35
Ibidem, p. 179.
36
Saint-Simon:_ Histoire dc ma vic, Oeuvres, Anthropos l, p. 80.

45
7Tôlis. C'est ainsi qu'au Livre Il de la République, il annonce son intention d'examiner
la notion de justice dans les cités puis d'appliquer à l'individu ce qui sera affirmé des
cités. "Nous chercherons d'abord, écrit Platon, la nature de la justice dans les cités,
ensuite nous l'examinerons dans l'individu, de manière à apercevoir la ressemblance
dc la grande dans la forme de la petite37 ".
Comme on le constate, l'analogie entre les conceptions saint-simonienne et
platonicienne du rapport de l'individu à la société ne saurait être contestée.
Toutefois, il convient de remarquer que du point de vue de la méthode, les
analyses de Saint-Simon s'orientent selon une direction inverse de celle de Platon. En
effet, si Platon partait du macrocosme société ou 7Tolis pour atteindre l'individu,
Saint-Simon quant à lui, part du microcosme individu (à l'aide de la physiologie de
l'individu) pour arriver au macrocosme société.
Conformément à cet 'état de choses, Saint-Simon, dans ses analyses se
rapportant au développement des "organismes", posera à plusieurs reprises la
question de savoir si l'ontogénie n'est pas semblable à la phylogénie. Dans le
Catéchisme des industriels, il tente lui-même de répondre à la question en s'attelant à
mettre en évidence les affinités existant cntre l'ontogénie et la phylogénie. En effet,
"le développement de l'espèce n'étant que la somme des développements individuels
combinés qui s'enchaînent d'une génération à l'autre, il doit nécessairement présenter
des traits de conformité généraux avec l'histoire naturelle de l'individu38".
Constamment résolu à raffermir les liens cntre microcosme el macrocosme,
entre la physiologie de l'individu et la physiologic socialc, ou physiologic de l'espèce,
37
Plat~n:_ La République Paris:b Garnier-Flammarion, Traduction et notes de
ô
R. Baccou, 1966, p. 368
- 369 .
38
Saint-Simon:_ Op. cil. p. 190.

46
Saint-Simon interprète l'accès de l'humanité à l'âge industriel comme le passage de
l'enfance à l'âge adulte. Dès lors, son étudc de l'évolution des sociétés restera calquée
sur le modèle de l'évolution de l'individu: enfance, puberté, maturité. Appliqué à la
société, ce schéma ternaire révèle que les sociétés dans leur évolution sont
successivement théologiques et féodales, métaphysiques et transitoires, scientifiques
et industrielles39•
La physiologie sociale telle que décrite jusque là, apparaît comme une simple
application de la physiologie à l'étude des faits sociaux. Cependant, celle science
semble présenter une certaine originalité par rapport à la physiologie de l'individu.
Plus haut, nous avions montré que la physiologie sociale, à l'instar de la
physiologie qui permet de distinguer le pathologique du sain, accédait elle aussi, à la
distinction du pathologique et du normal dans le corps social.
Mais celle analogie nedoit pas voiler la spécificité (si négligeable soit-elle) de
la physiologie sociale. Celle spécificité peut être cherchée dans les fonctions
dévolues au physiologiste et au penseur social. Si devant les formes monstrueuses qui
perturbent l'individu, le physiologiste doit agir comme un médecin prescripteur de
produits, ce n'est certainement pas le cas chez le penseur social. En effet, à la
différence du physiologiste qui, à l'instar d'un médecin tâcherait de pourvoir
l'organisme d'éléments nouveaux, extérieurs au corps, le penseur social quant à lui,
n'apporte rien de nouveau qui soit extérieur au corps social: il tente simplemcnt de
39
On trouvera dans la section qui suit, l'exposé le plus important sur ces trois
états.
Cependant, retenons pour l'essentiel que les deux premiers états ont pour
caractère commun la prédominance de l'imagination sur l'observation. Ce qui
les différencie est que l'imagination s'exerce, dans le premier sur des êtres
surnaturels et dans
le deuxième, sur des
abstraetions personnifiées.
Contrairement aux deux premicrs, le troisième état affirme la prédominance
de l'observation sur l'imagination, dc la production sur l'oisiveté.

47
rendre présent à la conscience ce qui existait déjà dans le corps social. La tâche qui
lui incombe est d'éveiller la conscience des industriels.
Dans le Catéchisme des industriels, Saint-Simon souligne que la plupart des
industriels n'ont pas encore pris conscience de leurs intérêts de classe. Examinant
"l'état présent de la conscience des industriels", Saint-Simon découvre qu'ils
"n'éprouvent point le sentiment de la supériorité de leur classe4ll" puisqu'ils aspirent à
s'ennoblir.
Si donc la spécificité de la physiologie sociale par rapport à la physiologie
tout court est prouvée, force est de rappeler que la physiologie sociale doit servir à
des fins pratiques ayant une vertu thérapeutique immanente au corps social. Plus
encore,
l'intellection des phénomènes sociaux doit non seulement permettre
d'indiquer les moyens (contenus en germe dans le corps social) de dissiper les "maux
qui affligent dans ce moment toute l'humanité, et particulièrement la société4!" de la
Restauration mais aussi d'annoncer les grandes lignes de l'évolution des sociétés.
Or cela ne peut être possible sans un recul par rapport à l'immédiat et une
insertion du présent dans les lignes générales de la connaissance historique; car, la
crise dans laquelle se trouve engagée l'espèce humaine ct particulièrement la société à
4ll
Saint-Simon:_ Op.cil.
Des lecteurs marxisants pourraient ici objecter qu'une collectivité n'ayant pas
encore véritablement pris conscience de son statut social pour se constituer
comme entité politique ne mérite pas l'appellation de classe. Mais ce serait
oublier que chez Saint-Simon, la notion de classe n'est pas nécessairement
dépcndante de la conscience de classe; elle est plutôt liée à la situation d'une
collectivité par rapport au procès de production: est industrielle, toute
collectivité participant (indépendamment du sentiment d'appartenance à une
même classe) à l'action de production. C'est pourquoi Saint-Simon pouvait
raisonnablement parler de classe industrielle à l'époque de la Restauration. La
classe industrielle, c'est avant tout, la classe industrieuse.
41
Saint-Simon:_ Correspondance avec M. de Rcdern, Oeuvres, Anthropos J, p.
113.

48
laquelle participe Saint-Simon, n'est rien d'autre qu'une entrave à la marche naturelle
de la civilisation.
D'où la nécessité de recourir à l'histoire et plus exactement à l'histoire conçue
comme science positive du devenir de l'espèce humaine et des sociétés.
b) L'histoire scientifique
Réduisant la tourmente sociale à un phénomène historique, Saint-Simon
estime que cette situation ne peut être sérieusement appréhendée qu'à la lumière
d'une
bonne observation
du
passé.
"Ce n'est,
dit-il,
que par l'observation
philosophique du passé que l'on peut acquérir une connaissance exacte des vrais
éléments du présent42". C'est donc dans l'histoire qu'il convient de chercher les
moyens de remédier à la crise que traverse la société.
Prenant ainsi appui sur l'histoire, notre auteur est assuré d'atteindre l'un des
objectifs qu'il s'est fixés:
appréhender avec discernement la
réalité sociale.
Saint-Simon s'interroge: "Comment discerner les réalités qui font si peu de bruit au
milieu des fantômes qui s'agitent? Il est clair, répond-il, que dans un tel désordre,
l'observateur ne saurait marcher qu'en aveugle s'il n'est guidé par le passé qui seul,
peut lui enseigner à diriger son coup d'oeil de manière à voir les choses comme elles
sont au fond 43".
Mais cc recours à l'histoire ne saurait sc faire sans une critique préalable des
travaux historiques traditionnels. Cette critique est celle que formulera Saint-Simon à
l'égard des méthodes de divisions généralement appliquées. Parlant de ces divisions,
42
Saint-Simon:_ L'industrie, Oeuvres, Anthropos Il, p. 140.
43
Saint-Simon:_ Catéchisme des industriels, Oeuvres, Anthropos IV, p. 124.

49
il écrit: «L'histoire a été jusqu'à présent mal divisée, les différentes divisions
successives admises par l'Ecole ont toutes partagé le temps d'une manière très
inégale, et les époques choisies pour déterminer ces divisions n'ont point été prises
dans la série générale de développement de l'intelligence humaine, elles ont toujours
été puisées dans la classe des événements secondaires ou locaux44». Les éléments
constitutifs de ces événements secondaires et locaux, sont les événements politiques,
religieux et militaires, lesquels ont retenu l'attention des "Historiens littérateurs45".
Ces historiens accordant le primat aux événements secondaires, reléguèrent les
nations et leur civilisation au simple rang de centre d'exercice ou de lieu de
manifestation des pouvoirs politiques, religieux et militaires. Ainsi, "en jetant un
coup d'oeil sommaire sur ce que l'histoire a été jusqu'à présent", Saint-Simon se
heurte à un "triste constat" qu'il exprime en ces termes: <Jusque vers le milieu du
dernier siècle, l'histoire n'a presque jamais été qu'une biographie du pouvoir, dans
laquelle les nations ne figurent que comme instruments et comme victimes, et où se
trouvent clair-semées çà et là quelques notions épisodiques sur la civilisation des
peuples46».
Contrairement aux historiens de son époque et dcs époques antérieures, Saint-
Simon pense que l'histoire doit être conçue comme une série d'observations sur la
44
Saint-Simon:
Introduction aux travaux scientifiques du X1Xè siècle,
Oeuvres, Antïiropos VI, p. 147.
45
Saint-Simon: Catéchisme des industriels, Oeuvres, Anthropos IV, p. 148.
"Historiens littérateurs": Saint-Simon nomme ainsi
les historiens qui,
réduisant l'histoire à une discipline littéraire, sc contentent de ne retenir que
les notions épisodiques et fragmentaires dc la civilisation.
46
Saint-Simon:_ L'organisateur, Oeuvres, Anthropos II, p. 70.

50
marche de la civilisation47, et cette marche est ce qui doit présider à la distribution
des époques. Cette voie est la seule qui, de l'aveu de l'auteur, permet de faire de
l'histoire une véritable science, une science dont l'objet serait de distinguer et de
décrire les grands types de civilisation, de montrer les dynamiques propres à ses
divers états. "Au lieu de cela, l'ancienne division par dynasties et par règnes a été
maintenue par les meilleurs historiens, comme s'il s'agissait toujours de la biographie
des familles souveraines48". D'où la nécessité pour Saint-Simon de considérer son
époque comme "celle où doit s'opérer la réforme intégrale de l'histoire", car
"jusqu'ici, dit-il, l'histoire me semble avoir été mal conçue49".
C'est dans l'oeuvre de Condorcet que Saint-Simon découvre pour la première
fois la tentative visant à élaborer une véritable histoire de l'homme et de la marche de
la civilisation. Le noyau rationnel de l'oeuvre de Condorcet est le principe de
perfectibilité, principe qui, de l'aveu de Saint-Simon, permit de combattre ceux qu'il
appelle "philosophes circulaires", c'est-à-dire les auteurs et "savants qui prétendaient
que l'esprit humain tournait toujours dans le même cereleso ". Contre ces philosophes
circulaires, Condorcet déclarait: "L'histoire prouve que l'esprit humain a fait de
47
Sans nous donner une définition systématique du concept de civilisation,
Saint-Simon, dans le Catéchisme des industriels souligne simplement que "la
civilisation consiste dans le développement de l'esprit humain, d'une part, et,
de l'autre, dans le développement de l'action de l'homme sur la nature, qui en
est la conséquence. Les éléments qui la composent, écrit-il, sont les suivants:
les sciences, les beaux arts et l'industrie" (p. 94).
On pourrait, à la lueur de ces éléments, avancer cette définition systématique:
la civilisation est la dynamique des valeurs techniques, scientifiques, morales
et artistiques propres aux sociétés humaines.
48
Ibidem, p. 72.
49
Ibidem, p. 75.
50
Saint-Simon:_ Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle,
Oeuvres, Anthropos VI, p. 140.

51
continuels progrès. On doit conclurc qu'il se perfectionnera indéfinimentS1 ". L'autre
point remarquable (panni bien d'autres) de l'oeuvre de Condorcet est la tentative de
reconstruction de l'histoire dans une perspective globalisante, celle privilégiant non
pas l'individu mais l'espèce humaine.
Toutefois, Saint-Simon souligne qu'il ne s'agit là que dU'une tentative suffisante pour
marquer le but, tout à fait insuffisante pour l'atteindre, de sorte que le travail est
encore à exécuters2 ". De fait, la référence de Saint-Simon à cet auteur est un rapport
critique marqué "d'approbation et d'improbationS3", de louange et de blâme.
La louange apparalt de façon manifeste dans le Catéchisme des industriels.
Condorcet y est présenté comme l'auteur qui, de tous les historiens "a vu nettement le
premier, que la civilisation est assujettie à une marche progressive dont tous les pas
étaient rigoureusement enchalnés les uns aux autres suivant des lois naturelles que
pouvait dévoiler l'observation philosophique du passé54 ".
Selon Saint-Simon,
Condorcet concevait de la sorte le moyen de donner à la politique une vraie théorie
positive. C'est dans l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain
que Condorcet tentait d'établir cette théorie positive. L'Esquisse... est, d'après Saint-
Simon, un ouvrage "dont Je titre seul et l'introduction suffiraient pour assurer à son
auteur l'honneur éternel d'avoir créé cette grande idée philosophique55".
51
Condorcet, cité par Saint-Simon, op cil., p. 140.
52
Saint-Simon:_ L'organisateur, op. cil., pp. 72-73.
53
Saint-Simon:_ Mémoire sur la science de l'homme, Oeuvres, Anthropos V, p.
201.
54
Saint-Simon: Catéchisme des industriels, Ocuvres, Anthropos IV, p. 146
55
Ibidem, p. 147.

52
Mais Saint-Simon ne perd pas de vue l'autre aspect de la critique: à la
louange, il fait succéder le "blâme". Partant, il reproche à Condorcet sa mauvaise
distribution des époques. Cet aspect du travail de Condorcet retient particulièrement
son allention parce que "la distribution des époques est dans un travail de celle
nature, la partie la plus importante du plan, ou pour mieux dire, elle constitue à elle
seule le plan lui-même, considéré dans sa plus grande généralité56".
Saint-Simon reproche en effet à Condorcet d'avoir adopté une distribution
vicieuse (des époques), incapable de présenter une série homogène et systématique57•
Et pour pallier cette insuffisance, Saint-Simon se propose de procéder à une
distribution philosophique des époques de la civilisation. Il distingue trois époques
ou états présentés comme suit:
- La première est l'époque théologique et militaire ou féodale. Dans cet état de
la civilisation, toutes les considérations théoriques, tant générales que particulières
sont d'ordre surnaturel; l'imagination prend le pas sur l'observation à laquelle tout
droit d'examen est interdit. De même, toutes les relations sociales, soit particulières
soit générales, sont essentiellement militaires. La société dans cet état, a pour but
d'activité unique et permanent, la conquête non de la nature mais de l'homme;
l'esclavage pur et simple des producteurs est la principale institution de la société.
La deuxième est l'époque métaphysique et légiste. Son caractère est de n'en
avoir aucun bien tranché, elle est intermédiaire et bâtarde; elle opère une transition.
Sous le rapport spirituel, elle se trouve toujours dominée par l'imagination mais elle
56
Idem
57
De la sorte, Saint-Simon ouvre la voie d'une approche systémique de la
civilisation technicienne ct du phénomène technique.

53
est admise à la modifier cntrc certaines limites. Sous le rapporttcmporel, l'industric a
pris plus d'extension sans être encore prépondérante.
Enfin, la troisième époque, l'époque scientifique et industrielle. C'est l'époquc
où l'observation prend le pas sur l'imagination et où l'industrie devient prépondérante.
La société prise collectivement, tend à s'organiser en se donnant pour but d'activité
unique et permanent, la production58•
Ainsi se présentent les caractères principaux des trois époques dans lesquelles
doit être répartie toute l'histoire de la civilisation, une histoire conçue de façon
homogène
et systématique.
Celle
perspective,
à en
croire
Saint-Simon,
a
malheureusement échappé à Condorcet.
Après avoir examiné l'oeuvre de Condorcet du point dc vue de la distribution
des époques, il faut maintenant l'analyser par rapport à l'esprit qui a présidé à son
exécution.
Condorcet, estime Saint-Simon, n'a pas vu que le premier effet direct d'un
travail pour la constitution d'une histoire homogène devait être la rupture d'avec la
philosophie critique du XVIIIè siècle. Il n'a pas senti que la condition préliminaire la
plus indispensable à remplir pour quiconque veut étudier "positivement" l'histoire, est
de se dépouiller, autant que possible, des préjugés critiques introduits dans toutes les
têtes par la philosophie du XVIIlè siècle. Au lieu de cela, Condorcet s'est laissé
dominer aveuglément par ces préjugés, il a condamné le passé au lieu de l'observer;
et par suite son ouvrage (relève en substance Saint-Simon) n'a été qu'une longue et
déprimante déclaration dont il ne résulte presque aucune instruction positive. Chemin
faisant, Saint-Simon découvre dans l'Esquisse... bicn d'autres lacunes: il reproche à
son auteur de soutenir une thèse, celle des progrès vers l'égalité alors qu'il aurait dû,
58
cf. Catéchisme des industriels, Ocuvres, Anthropos IV, pp. 147-155.

54
par une approche objective de l'histoire, faire une étude descriptive des concepts. En
clair, Saint-Simon condamne chez l'auteur de l'Esquisse.. , le fait de substituer à ses
propres convictions, l'explication des faits. Il lui reproche d'avoir construit non pas
une histoire, mais un roman: "Ce n'est point une histoire dont il nous a donné
l'ébauche, c'est un roman qu'il a esquissé: il n'a pas vu les choses comme elles sont,
mais comme il voulait qu'elles fussent59".
Condorcet offre ainsi de l'aveu de Saint-Simon, l'exemple le plus patent de
cette phase intellectuelle marquée par des analyses préscientifiques; son oeuvre est le
prolotype de cette période critique caractérisée par le foisonnement des notions
abstraites telles que l'esprit et l'égalité. Ces notions, remarque Saint-Simon, ont
contribué à claustrer les vues de Condorcet dans les oeuvres de la "carrière
spéculative60" laissant ainsi crOire que les inventions théoriques sont les seuls
moteurs du développement.
Cette critique, sommairement présentée constitue la "pierre philosophale" de
l'industrialisme saint-simonien.
Nous
savons
que
le
mot
industrie dans
la
terminologie saint-simonienne, combine théorie ct pratique el de ce fait exige que les
transformations sociales ne soient pas appréhendées du seul point de vue des
découvertes intellectuelles. Autrement dit, l'avènement de la société industrielle est
fonction non pas du seul savoir extensif mais encore de la progression des facultés
productives, le tout pouvant être subsumé sous le concept d'industrie. Ainsi, à la
notion de progrès de l'esprit, Saint-Simon substitue celle du développement de
l'industrie.
59
Saint-Simon:
Introduction aux travaux scientifiques du
XIXè siècle,
Oeuvres, Anthropos IV, p. J47.
60
Ibidem, p. 65.

55
Pour Saint-Simon, le fait décisif de l'histoire n'est aucunement l'ensemble des
représentations et des illusions que les hommes se font, mais plutôt l'extension de
l'industrie. Faisant ainsi de l'industrie le moteur de l'histoire, Saint-Simon pense que
le devenir historique ne peut s'expliquer valablement que par la dynamique de
l'industrie.
Plus d'un demi siècle après Saint-Simon, Marx reprendra cette thèse et
expliquera le devenir historique par le changement des rapports sociaux de
production. Et ce changement, si l'on en croit Marx, est issu d'une contradiction entre
les conditions sociales de la production et les rapports hérités d'un mode de
production antérieur, contradiction qui est elle-même issue du progrès des forces
productives.
Par ailleurs, la critique de Saint-Simon à l'égard de Condorcet conduit à une
remise en question de la notion de progrès entendue comme perfectibilité indéfinie de
l'intelligence humaine61 • De fait, concevoir l'intelligence humaine comme étant d'une
perfectibilité indéfinie, est pour Saint-Simon "une idée fausse puisque les facultés
que l'esprit acquiert ne se cumulent point avec celles qu'il possédait et qu'elles
remplacent seulement celles qu'il perd". C'est pourquoi Saint-Simon s'inscrit encore
en faux contre les implications de la thèse du perfectionnement indéfini en soulignant
que les savoir-faire des contemporains ne sont pas en tout point plus perfectionnés
que ceux de l'antiquité: "L'esprit humain, écrit Saint-Simon, a moins de verve que du
temps d'Homère, puisqu'il n'a produit, depuis cette époque, aucun poème comparable
à l'Iliade62". On ne saurait donc proclamer unilatéralament la supériorité de l'état
61
Chez Saint-Simon, le progrès est appréhendé non pas comme une perfection
indéfinie, mais plutôt comme un développement sélectif et infini.
62
Saint-Simon:_ Correspondance avec M. de Rcdern, Oeuvres, Anthropos l, p.
116.

56
actuel de notre intelligence puisque son infériorité dans certains domaines, la poésie
par cxemplc, est prouvéc.
En revanche, Saint-Simon affirme qu"'aujourd'hui les progrès de l'esprit
humain nous ont mis à méme de bien comprendre, de voir où nous sommes, où nous
tendons et par suite de diriger notre marche de la manière la plus avantageuse. Voilà
la grande supériorité de l'époque actuelle (...) Elle consiste en ce qu'il nous est
possible de savoir ce que nous faisons(...). Ayant la conscience de notre état, nous
avons celle de ce qu'il nous convient de faire63". En d'autres termes, la supériorité de
l'époque moderne sur toutes celles qui l'ont prêcêdêe réside dans la conscience que
nous avons du devenir humain et dans la conscience que nous avons de participer à
ce devenir. Avoir conscience du devenir humain et y participer de façon consciente,
cela renvoie chez Saint-Simon à une connaisance des "lois qui président au
développement social de l'espèce humaine64" ainsi qu'à la saine appréciation des
nécessités historiques.
Saint-Simon pose ainsi les jalons de l'histoire qu'il qualifie de scientifique.
L'une des caractéristiques essentielles de cette histoire est la prévision, mieux
l'adhésion au déterminisme ou du moins à un certain déterminisme. Chez Saint-
Simon, il y a dans l'histoire un certain détcrminisme, c'est-à-dire un lien nécessaire
entre les phénomènes sociaux et l'état correspondant des lumières et de civilisation.
63
Saint-Simon:_ L'industrie, Ocuvres, Anthropos II, p. 27.
64
Saint-Simon: Catéchisme des industriels, Ocuvres, Anthropos IV, p. 204.

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57
Dès lors, l'histoire eesse d'étre "un fouillis d'événements imprévisibles65" pour
se donner eomme un ensemble d'événements rigoureusement enchaînés et obéissant à
des lois. Ces lois, si l'on en croit Saint-Simon, ont un caractère transcendant; elles
sont transcendantes aux hommes, c'est-à-dire qu'elles planent au-dessus des "hommes
qui ne sont pour elles que des instruments66".
Cette nécessité, pensée comme processus dialectique apparaît également chez
Hegel 67 pour qui, l'histoire "n'est que le développement d'une logique immanente
dont les grands personnages ne sont que les instruments inconscients68". Hegel en
effet, soutient que "les grands hommes de l'histoire, c'est-à-dire ce dont les fins
particulières renferment le facteur substantiel qui est la volonté du génie universel69",
ne sont que des instruments au service de la raison: la raison arrive à ses fins en se
servant des passions des individus. Ainsi, les grands hommes de l'histoire qui ont cru
réaliser leurs ambitions n'ont e·n fait réalisé que la fin qui répondait au concept le plus
élevé de l'esprit. C'est ce que Hegel appelle ruse de la raison. Ce qu'il faut retenir de
ce détour par la philosophie hégélienne de l'histoire, est que le cours de l'histoire
détermine ou prédétermine l'action des hommes.
65
Komcnan (L. A.):_ "Eléments de rél1exion pour une sociologie politique", in:
Textuel, Faculté des Lettres et sciences humaines, Université d'Abidjan, 1983,
p.6.
66
Saint-Simon:_ L'organisateur, Oeuvres, Anthropos II, p. 119.
67
Cela apparaît clairement dans ses leçons faites à Berlin au semestre d'hiver
1822/ 1823, c'est-à-dire trois ans après la rédaction de l'organisateur,
novembre 1819 - février 1820.
68
Serreau (R.):_ Hegel et l'hégélianisme, Paris, P.U.F. 1968, p. 48.
69
Hcgel (G.W.F.):_ Leçons sur la philosophie de l'histoire, traduction de J.
Gibelin, Paris, Vrin, 1946, p. 38.

58
Déjà en 1819, c'est-à dire longtemps avant la première édition des Leçons sur
la philosophie de l'histoire (1837 édition d'Eduard Gans), Saint-Simon se refusait à
reconnaître au héros le caractère de créateur. Il concevait en effet les actions du héros
non comme des créations mais plutôt de simples mises au jour de "ce que la marche
de l'esprit humain avait entièrement préparé70". A l'appui de celte vue, Auguste
Comte (encore disciple de Saint-Simon) a pu écrire: «En général, quand l'homme
paraît exercer une grande action, ce n'est point par ses propres forces, qui sont
extrêmement petites. Ce sont toujours des forces extérieures pour lui, d'après des lois
sur lesquelles il ne peut rien, tout son pouvoir réside dans son intelligence qui le met
en état de connaître ces lois par l'observation, de prévoir leurs effets, et, par suite, de
les faire concourir au but qu'il se propose, pourvu qu'il emploie ces forces d'une
manière conforme à leur nature. L'action une fois produite, l'ignorance des lois
naturelles conduit le spectateur, et quelquefois, l'acteur lui-même, à reporter au
pouvoir de l'homme ce qui n'est dû qu'à sa propre prévoyance71 ".
Comme on le constate, chez Hegel comme chez Saint-Simon, le cours de
l'histoire est régi par un certain déterminisme. Plus exactement: il y a dans l'histoire
une (certaine) rationalité qui lie les phénomènes importants par des liens non.:
arbitraires (logiques) qui évoquent la rationalité physicienne qui repose sur le
déterminisme (ou le fonde).
Mais ce déterminisme n'est pas affecté d'un même contenu doctrinal chez les
auteurs précités: il repose chez l'un (Hegel) sur un idéalisme absolu tandis que chez
70
Saint-Simon:_ L'organisateur, Oeuvres, Anthropos n, p. 179.
71
Auguste Comte:_ "Système de politique positive", ln: Catéchisme des
industriels, Oeuvres, Anthropos IV, p. 112.

59
l'autre (Saint-Simon), il est fondé sur ce qu'on pourrait appeler un "matérialisme
historique" .
Chez Hegel en effet, il s'agit d'un "déterminisme idéaliste": l'histoire, c'est
"l'histoire des idées qui naissent et progressent de leur pure contradiction72". D'après
celle perspective idéaliste, le facteur déterminant de l'histoire est l'Idée; celle-ci
détermine le mouvement du réel.
Chez Saint-~imon par contre, l'histoire est pensée comme une évolution
marquée par des mouvements décisifs venant transformer les conditions sociales
d'existence:
le devenir
historique s'explique par les activités concrètes (de
production) des générations successives. De la sorte, Saint-Simon créait le germe de
ce qu'on appellera après lui, "matérialisme historique".
L'histoire chez Saint-Simon est déterminée au point d'échapper "presque" à la
volonté des individus: le mouvement de l'histoire, mieux la marche de la civilisation
s'exécute indépendamment de la volonté ou de la décision des hommes; et c'est
pourquoi Saint-Simon ne peut guère reconnaître au héros, le caractère de créateur.
Dès lors, il se pose un problème, celui de la constitution d'un système social.
Les positions de Saint-Simon sur ce point nous paraissent assez claires. En effet, la
constitution d'un système social ne saurait être l'oeuvre d'un individu, c'est-à-dire
qu'elle ne saurait dépendre de la volonté du réformateur social: "La marche de la
civilisation, écrit Saint-Simon, détermine pour chaque époque, à l'abri de toute
hypothèse, les perfectionnements que doit subir l'état social, soit dans ses éléments,
soit dans son ensemble. Ceux-là seuls peuvent s'exécuter, et ils s'exécutent
nécessairement à l'aide de combinaisons faites par les philosophes et par les hommes
d'Etat ou malgré ces combinaisons73".
72
Komenan (L. A.):
Op. cit, p. 7.
73
Saint-Simon:_ Catéchisme des industriels, Oeuvres, Anthropos IV, p. 110.

60
Le penseur social n'aura done pas à inventer des systèmes mais à observer la
marehe de la eivilisation pour dévoiler le système néeessaire à l'état des lumières.
C'est pourquoi Saint-Simon a pu écrire: «Le projet de eonstitution dont j'ai traeé
l'esquisse (...) n'est au fond que la conséquence la plus directe et la plus nécessaire de
tous les progrès de la eivilisation (...) . On ne erée point un système d'organisation
sociale (...). Ce n'est pas moi, conclut-il, qui ai formé le projet de constitution dont
j'ai exposé les bases74".
En lisant ces lignes, la première impression qui s'en dégage est que Saint-Simon tente
de réduire le penseur social à l'inaetion en le ravalant au simple rang d'observateur
passif devant la marehe irréversible de la eivilisation.
Mais il ne s'agit là que d'une simple impression. En vérité, le penseur soeial
n'est nullement aussi passif qu'on le eroit. Car, malgré tout, le penseur social a sur la
marehe de la eivilisation une Certaine influence que Saint-Simon ne saurait ignorer.
"La marehe de la eivilisation, écrit-il, est modifiable en plus ou moins, dans sa
vitesse, entre certaines limites par plusieurs eauses physiques et morales susceptibles
d'estimation. Au nombre de ees eauses sont les eombinaisons politiques75" faites par
les philosophes.
Mais ces combinaisons, si l'on en eroit Saint-Simon, ne sauraient se faire sans
une connaissance positive de la marehe de la eivilisation et done de l'histoire; ear les
systèmes socio-politiques sont des réalités historiques et ce n'est que par une
approehe historique des réalités soeiales qu'une bonne combinaison peut être
constituée. Plus: e'est à cette seule eondition que le penseur social parviendra à
74
Saint-Simon:_ L'organisateur, Oeuvres, Anthropos II, pp. 179-180.
75
Saint-Simon: Catéchisme des industriels, Oeuvres, Anthropos IV, p. 109.

61
interpréter convenablement les phénomènes sociaux et juger SI une organisation
sociale ou une action politique répond aux besoins de son temps ou si elle s'exerce ou
non dans le méme sens que celui de la marche de la civilisation.
Chez Saint-Simon, il y a entre l'organisation sociale et l'état de civilisation un
rapport de détermination exprimé comme suit: "L'état de civilisation détermine
nécessairement celui de l'organisation sociale, soit au temporel, soit au spirituel, sous
les deux rapports les plus importants. D'abord, il en détermine la nature, car il fixe le
but d'activité de la société, ensuite il en prescrit la forme essentielle, car il crée et
développe les forces sociales temporelles et spirituelles destinées à diriger cette
activité générale76".
Ainsi, la connaissance de l'état de civilisation apparaît déterminante pour la
"constitution"
d'un
système
d'organisation
social
et,
partant,
Saint-Simon
recommande au penseur social' de "s'adonner à une étude approfondie, aussi complète
que possible de tous les états par lesquels la civilisation a passé depuis son origine
jusqu'à présent, leur coordination, leur enchaînement successif, leur composition en
faits généraux propres à devenir des principes, en mettant en évidence les lois
naturelles du développement de la civilisation, le tableau philosophique de l'avenir
social, tel qu'il dérive du passé, c'est-à-dire de la détermination du plan général de
réorganisation destiné à l'époque actuelle77". La connaissance historique intervient
donc pour concevoir le nouveau système social qui, cn fait, n'est qu'un produit de la
marche de la civilisation.
Mais si le nouveau système social est un produit de la marche de la
civilisation ct donc le fruit d'une nécessité historique, la connaissance historique dans
ce cas ne devicnt-elle pas superflue? Certes, mais seulement en tant que savoir ayant
76
Ibidem, p. 95.
77
Ibidem, pp. 25-26,

62
pour vocation de faire advcnir le nouveau système social suivant le rythme propre à
la marche de la civilisation.
Or, la vocation réelle de la connaIssance historique ne consiste pas dans
l'établissement du nouveau système mais dans le mode d'institution de ce système.
En effet, la tâche pratique de la connaissance historique consiste non pas à produire
le système qui convient à l'état des lumières, mais à éviter la violence manifestée
dans les révolutions qui accompagnent l'institution du nouveau système. Saint-Simon
rappelle en effet que c'est à défaut d'une connaissance adéquate des "lois qui règlent
la marche de la civilisation" que l'on assiste à un accomplissement violent des
changements que commande la marche de la civilisation. "LeS froissements de tout
genre qui en résultent peuvent être évités en grande partie par des moyens fondés sur
la connaissance exacte des changements qui tendent à s'effectuer78".
Mais Saint-Simon ne Œit pas intervenir l'histoire dans l'unique but d'indiquer
les moyens d'un établissement pacifique du nouveau système. Il y a d'autres raisons
encore plus profondes: la crainte de voir ses contemporains qualifier d'utopique
(entendez ici incertain) son projet de réorganisation sociale. Cette crainte est
exprimée chez notre autcur en ces termes: <Je ne mc suis point dissimulé qu'un
système de mesures aussi neuves présenté sous la forme d'un simple énoncé, sans
être appuyé par un raisonnement, devait nécessairement rencontrer les plus grands
obstacles à s'introduire dans les têtes et apparaître de prime abord, tout-à-fait
impraticable même aux esprits les plus philosophiques. J'ai donc prévu que les
jugcments les plus favorables sur la valeur intrinsèque de ces mesures seraient
purement abstraits et, que le système commencerait par être classé parmi les
utopies79" .
78
Ibidem, p. 115.
79
Saint-Simon:_ L'Organisateur, Oeuvres, Anthropos II, p. 62.

63
Au fond, en faisant intervenir l'histoire, Saint-Simon cherche à sortir son
projet des langes de l'utopie; car "qui dit utopie dit incertitude de la possibilité, ou
impossibilité, sentie d'une manière vague de l'exécution d'un nouveau système
d'organisation sociale8O".
Mais comment persuader ses contemporains que son projet d'organisation
sociale n'est point une utopie?
Saint-Simon est assuré de pouvoir surmonter cette difficulté; il a la conviction
que son projet, loin d'être le fait d'une décision arbitraire et contingente, "est quant à
ses dispositions principales, un résultat forcé de la marche que la civilisation a suivie
depuis sept à huit siècles, d'où il résulterait la preuve que ce n'est point une utopie8l ".
En clair, Saint-Simon souligne que son projet n'a rien d'incertain puisqu'il s'insère
dans le mouvement historique nécessaire lequel rend d'emblée nécessaire l'exécution
de son projet.
Mais il reste à prouver que ce projet est bel et bien le produit d'une nécessité
historique. En d'autres termes, comment faire admettre que son projet est "la
conséquence la plus directe ct la plus nécessaire" dc la marche de la civilisation si ce
n'est, estime l'auteur, par une récapitulation des "progrès de la civilisation,
particulièrement depuis le XIè siècle82". Cette récapitulation est en effet pour Saint-
On connaît les utopies de Thomas More et de Campanella décrivant des cités
parfaites mais purement imaginaires. L'influence de ces auteurs semble avoir
été déterminante sur la définition courante (vulgaire) du mot, à savoir l'utopie
comme chimère, comme projet impossible à réaliser. De ce point dc vue,
l'utopie s'oppose à la réalité. Mais dans la perspectivc saint-simonienne,
l'utopie semble surtout s'opposer à ce qui est scientifique, démontrable.
80
Ibidem, pp. 63-64.
81
Idcm
82
Ibidem, p. 179.

64
Simon cc qu'il convient d'appeler avec Hubert Grenier "Monsieur Test83", seule
intance habilitée à confirmer ou infirmer les observations historico-philosophiques
qu'il a faites. Plus exactement, cette récapitulation permet de vérifier si les faits
historiques décrits par Saint-Simon sont enchaînés ou non dans l'ordre de leur
conséquence. Dès lors, la simple découverte d'un hiatus ou d'un décalage entre les
observations esquissées et le mouvement historique suffirait à révoquer en doute le
projet saint-simonien de réorganisation sociale.
Il importe donc, avant de ranger Saint-Simon parmi les utopistes d'examiner
si la récapitulation qu'il a faite est conforme au mouvement de l'histoire et
consécutivement, vérifier s'il y a continuité entre son projet et cette récapitulation.
Invitant le lecteur à évaluer son projet sur la base des principes sus indiqués, Saint-
Simon écrit: "Tout ce que je demande pour mon travail, c'est qu'on veuille bien
exammer:
1_ Si la récapitulation que j'ai présentée de la marche de la civilisation depuis
huit cents ans, est fondée sur des observations exactes et convenablement
coordonnées;
2
Si le projet dont il s'agit est "conforme à cette récapitulation". Partant,
Saint-Simon demande à ce que son plan de réorganisation sociale soit "jugé
uniquement par sa conformité ou son opposition avec la récapitulation" qu'il a faite
de
l'histoire.
Autrement
dit,
"toute
critique
en
dehors
de
ce
cercle
est
incompétcnte84" .
La constitution de l'histoire scientifique en annonçant pour ainsi dire la fin de
l'utopie, permet à Saint-Simon d'exposer, sans crainte d'être rangé parmi les utopistes,
83
Grenier (H.):_ La connaissance philosophigue, Paris, Masson el Compagnie,
1973, p. 33.
84
Saint-Simon._ L'organisateur, Oeuvres, Anthropos II, pp. 180 - 181

65
son plan de réorganisation sociale, un plan conforme aux exigences des nécessités
historiques. Plus: l'histoire scientifique lui donne l'occasion de décrire avec
assurance, la forme précise que doit revêtir le projet d'organisation rationnelle de la
société.

66
CHAPITRE II
TECHNIQUE
SaCrALE:' le
projet
saint-simonien
d'une
organisation
rationnelle de la société industrielle

67
Le projet saint-simonien d'organisation rationnelle de la société industrielle
répond à un souci: faire en sorte que celle société soit l'image frappante de l'âge d'or
de l'espèce humaine. Ainsi, contrairement à la tradition judéo-chrétienne qui situe
"l'âge d'or au berceau de l'espèce humaine, parmi l'ignorance et la grossièreté des
premiers temps", Saint-Simon pense que c'est plutôt l'âge de fer qu'il fallait y placer.
Car "l'âge d'or du genre humain, dit-il, n'est point derrière nous, il est au devant, il est
dans la perfection de l'ordre social; nos pères ne l'ont point vu, nos enfants y
arriveront un jour'''.
Résolument tourné vers l'avenir qui se confond avec l'âge d'or, Saint-Simon
fixe pour la société rationnellement organisée des objectifs précis, diamétralement
opposés à ceux de la société féodale et qui contribueront au "bonheur collectif' des
membres de la société nouvelle. Celle société reposera sur des structures répondant
aux nécessités de son fonctionnement. On assistera également à la mise en place
d'une nouvelle direction, c'est-à-dire d'une administration saine et rationnelle. Il sera
également prévu l'institution d'un nouveau type de rapports entre les membres de la
société nouvelle. Ces rapports, placés sous le signe de la philanthropie et de
l'universalité, préfigurent ce que le discours contemporain recherche sous le nom
d'Ethique industrielle.
-/-
Saint-Simon:_ De la réorganisation de la société européenne, Oeuvres,
Anthropos J, pp. 247-248.

68
A)
Objectifs et structures de la société nouvelle
La société industriellc telle que la conçoit Saint-Simon, doit être régie par des
buts répondant aux aspirations profondes des producteurs de tous ordres. Pour
alleindre celle fin, la société devra polariser les efforts de ses membres sur les buts
d'activité suivants:
- la production et les moyens de satisfaction des besoins tant matériels
qu'immatériels des producteurs;
- la moralisation de la vie individuelle et collective de tous les membres de la
société.
Mais le principal objectif de la société nouvelle est, de l'aveu de Saint-Simon,
la production et plus exactement la production des "choses utiles2". L'auteur entend
ainsi transformer la société en 'un véritable espace de production; ce qui évidemment
ne va pas sans un infléchisscment des conccptions traditionnelles de la politique et
conséquemment une redéfinition de la politique dans la société nouvelle. En effet, la
politique sera désormais "envisagée non pas comme système hostile conçu par
chaque nation pour tromper ses voisins, mais commc science (00') de la production,
c'est-à-dire la science qui a pour objet l'ordre des choses le plus favorable à tous les
genres de production3 ". En fait, il s'agit d'une politique visant d'une part à considérer
la "production" comme principale préoccupation de l'Etat et d'autre part, à développer
l'éthique industrielle en honorant le travail et en flétrissant l'oisiveté.
La production et l'organisation de la société en vue de celle même production,
sont des buts raisonnables, c'est-à- dire conformes à la raison ct par conséquent les
2
Saint-Simon:_ L'industrie, Oeuvres, Anthropos J, p. 186.
3
Saint-Simon: _ De la physiologie sociale, Ocuvres, Anthropos v, pp. 178-179.

69
mieux partagés par tout csprit raisonnable; "la production des choses utiles est le seul
but raisonnable et positif que les sociétés politiques puissent se proposer4". C'est dire
que la société se donncra comme point de mire la raison, mais une raison activc et
militante s'incarnant dans le "travail collectif3" et la libre participation de tous à
l'action de production.
"Cc qui n'était que le but d'une partie du corps social, la production de biens
nécessaires à la vie matérielle et intellectuelle, deviendra l'intention générale de la
collectivité6". Ainsi, la société tout entière deviendra "une grande manufacture, un
grand atelier7". Tous les membres de la société apporteront leur contribution à
l'oeuvre collective. Le travail ici devient non seulement une nécessité vitale mais
aussi une valeur!!; et Saint-Simon faisant l'éloge du travail, lui dédie ce "chant des
indusriels" (composé sur sa demande par Rouget de Lisle) que voici:
Les lem ps préparés par nos pères,
Les temp5 sont enfin arrivés:
Tous les obst3des sonllevés;
Nous toucbons à nos jours prospères.
4
Ibidem, p. 186.
5
La notion de travail collectif renvoie à une organisation systémique du travail:
chaque acte accompli n'est pas isolé, il cst en étroite relation avec les autrcs.
Nous y reviendrons un peu plus tard dans notre chapitre intitulé "La notion de
système".
6
Ansart (P.):_ Marx et l'anarchisme, Paris, P.U.F., 1969, p. 11.
7
Saint-Simon: Du système industricl, Oeuvres, Anthropos DI, p. 191.
8
Le travail n'est cependant pas unc valeur absolue: les hommes doivent certes
produire pour vivre mais nc vivcnt pas pour produire; le but ultimc de la vie
n'cst pas la production mais lc bonhcur.

70
Déjà s'incline devanl nous
La force el l'erreur détrônées:
Quelques efforts, quelques journées,
Elles tombent à nos genoux.
Honneur à nous, enfants de ('industrie!
Honneur, honneur à DOS heureux travaux!
Dans lous les arts vainqueurs de nos rivaux,
Soyons l'espoir, l'orgueil de la patrie.
Déployant ses ailes dorées,
L'industrie aux cent mille bras,
Joyeuse, paroourl nos climats,
El fenilise nos oontrées.
Le désen se peuple à sa voix,
Le sol arride se féconde;
El, pour les délices du Monde,
Au Monde elle donne œs lois.
Honneur à nous, enfants de J'industrie!
Honneur, honneur à nos heureux tr.I.vaux!
Dans tous les arts vainqueurs de nos rivaux,
Soyons l'espoir, l'orgueil de la patrie9 ».
Avec la mobilisation de toutes les énergies autour du travail producteur, la
société réalisera l'ère de l'abondance. Cette abondance sera équitablement répartie
9
Rouget de Lisle:_ in: Lettre de Saint-Simon à Messieurs les ouvners,
Oeuvres, Anthropos VI, p. 445.

71
entre les membres de la société; chacun percevra sa part de richesse au prorata des
efforts fournis.
L'une des principales caractéristiques de la société nouvelle est que d'une part,
dans ce processus de distribution des richesses et des rémunérations, il n'est admis
aucun intermédiaire susceptible d'exploiter les producteurs. En effet, au lieu d'être de
simples instruments au service de particuliers ou de simples moyens en vue d'une fin
qui leur est extérieure, les producteurs sont plutôt les acteurs principaux et la finalité
du système industriel.
D'autre part, tandis que la société féodale, orientée vers la guerre, ne cherchait
que sa survie et sa répétition, le système industriel, quant à lui, vise essentiellement
,'extension de sa production et le développement industriel et scientifique.
Dans le système industriel saint-simonien, l'industrie manufacturière et
l'industrie scientifique et lilléraire, la théorie et la pratique, le temporel et le spirituel
sont des activités qui se complètent pour créer l'harmonie dans la vie communautaire
et favoriser l'épanouissement physique, moral et intellectuel des individus.
Pour alleindre ces objectifs qu'elle s'est fixés, la société nouvelle doit prévoir
la mise en place de structures nouvelles susceptibles de répondre aux exigences de la
marche de la civilisation.
L'oeuvre de Saint-Simon est une incitation à briser autant que possible les
structures anciences (féodales) afin d'édifier sur leurs ruines, les structures de la
société nouvelle.
Selon Saint-Simon, les structures de la société nouvelle "formeront le
Parlement nouveau IO". La "nouveauté" prend ici son sens par rapport à un premier
10
Saint-Simon:_ L'organisateur, op cil., p. 58.
On ne manquera pas de s'étonner que Saint-Simon qui prétend révolutioner
les structures socio-pol itiques de la société, ne puisse guère envisager la
disparition du parlementarisme. Soil. Mais l'auteur justifie celle démarche en

72
modèle offert par la constitution anglaise. Saint-Simon, dans
les pages de
l'Organisateur, souligne que les Français auraient dû en 1789, adopter la constitution
anglaise comme modèle. Mais ce modèle rappelle l'auteur, ne saurait aller au-delà
d'une constitution transitoire étant donné qu'il se trouve lui-même marqué par un vice
que Saint-Simon qualifie de radical. "Ce vice est la mauvaise composition de la
chambre des communesll". En effet "un grand nombre de ces députés [anglais] sont
fonctionnaires publics, et les fonctionnaires publics sont obligés de seconder les
désirs du gouvernement, sous peine de perdre leurs emplois ou au moins d'être privés
d'avancement; indépendamment de la dépendance directe dans laquelle ils se trouvent
du ministère, leur intérêt commun les porte
à désirer que le gouvernement ait
beaucoup d'argent à sa disposition, puisque la portion de leur revenu, qui consiste en
appointements, est nécessairement proportionnée à la quotité de l'impôt". Aussi, "les
autres membres de la chambre des communes qui ne sont pas des fonctionnaires
publics, sont[-ils] pour la plupart, des propriétaires désoeuvrés qui aspirent à obtenir
des
places
dans
le
gouvernement
pour
accroître
leurs
revenus
et
leur
considération12". La constitution anglaise offre pour ainsi dire un premier modèle à
dépasser afin d'asseoir le Parlement nouveau. Celui-ci sera composé de trois
Chambres: les Chambres d'invention, d'examen ct d'exécution.
_ La première aura pour tâche d'une part, d'imaginer et d'élaborer les travaux
publics et collectifs à accomplir et d'autre part, de dresser le projet des fêtes
alléguant que ce régime étant "l'organisation sociale la moins vicieuse de
l'ancien système", la société nouvelle pourrait l'adopter "comme régime
provisoire" (Cf. L'organisateur, p. 46). D'ailleurs, il finira, dans ses écrits
ultérieurs à L'organisateur, par renoncer à l'apologie du parlementarisme et
condamnera toute démarche intellectuelle indiquant a priori un régime
politique comme modèle que l'on puisse imposer à la société.
11
Saint-Simon:_ L'organisateur, op.cil., p. 48.
12
Idem

73
publiques. "Ces fêtes seront de deux espèces: les fêtes d'espérance et les fêtes de
souvenir(...). Dans les fêtes d'espérance, les orateurs stimuleront les citoyens à
travailler avec ardeur en leur faisant sentir combien leur sort se trouvera amélioré
quand ils auront exécuté ces projets. Dans les fêtes consacrées aux souvenirs, les
orateurs s'attacheront à faire connaître au peuple combien sa position est préférable à
celle dans laquelle ses ancêtres se sont trouvés13". Cette première Chambre, à en
croire notre auteur, sera constituée d'ingénieurs, d'artistes, de poètes et de littérateurs.
_ La deuxième Chambre dite d'examen sera composée de
physiciens,
physiologistes et mathématiciens; elle aura pour tâche "d'examiner tous les projets
présentés par la première chambre" et de formuler le "projet d'éducation publique
générale. Ce plan (... ) aura pour objet de rendre les jeunes gens les plus capables
possible de concevoir, de diriger et d'exécuter des travaux utiles". Mais Saint-Simon
précise qu'''il ne devra être nt/llement question de religion dans le plan d'éducation
que cette chambre présenteraI4".
Enfin, la chambre d'exécution ou chambre des communes1S• "Celle chambre
aura soin que, dans sa nouvelle composition, chaque branche de l'industrie soit
représentée, et qu'elle ait un nombre de dépulés proportionné à son importance".
Celle chambre, comme son nom l'indique, "sera chargée de diriger l'exécution de tous
les projets arrêtés (...), d'établir l'impôt et de le faire percevoir'6.
A travers celle brève présentation des structures dc la société nouvelle, se
dessine une division "claire et nette" du "pouvoir social". On distingue en effet, trois
13
Ibidem, pp. 55-56.
14
idem.
15
Le terme tel qu'employé ici sc réfère au mol anglais "common". Les
"commons" sont les rcprésentants élus des communautés.
16
Ibidem, pp. 57-58.

74
pouvoirs dont l'un a "pour mission spéciale de former les plans d'action, un autre
d'examiner ces plans, ct le troisième de les mettre à exécution". Selon Saint-Simon,
cette division tripartite du pouvoir "est fondée sur la nature même de l'esprit humain,
qui, dans toutes les circonstances où il n'est point troublé par quelque passion,
commence par imaginer, examine ce qu'il a imaginé, et finit par mettre en exécution
ce qui lui paraît avantageux et pratiquable17".
Le problème qui se trouve maintenant posé est de savoir comment ces
pouvoirs parcellaires seront combinés pour former un pouvoir unitairelB chargé
d'assurer la direction de la société. Celte question constitue l'objet de la section qui
suit.
17
Ibidem, p. 183.
18
Le pouvoir unitaire dans sa mise en oeuvre, s'expose à certaines perversions.
On retiendra entre autres, le pouvoir entre les mains d'une élite dictatoriale ou
encore, la concentration de tous les pouvoirs entre les mains des scientifiques.

75
Bl La direction de la société nouvelle
Après avoir fixé "la direction dans laquelle la société doit marcherl9", c'est-à-
dire les objectifs de la société et posé les structures conformes à ces objectifs, il
convient maintenant dc savoir comment la société nouvelle sera dirigée.
Constamment résolu à montrer la nouveauté radicale de la société industrielle
par rapport à la féodalité, Saint-Simon estime que cette société ne sera plus
gouvernée mais administrée. Dans "l'état actuel des lumières, écrit-il, ce n'est pas
d'être gouvernéc que la nation a besoin, c'est d'être administrée au meilleur marché
possible2O" •
Saint-Simon préconise ainsi une substitution de l'admistration des choses au
gouvernement des personnes.
Examinons le sens de cette substitution.
Pour en comprendre véritablement le sens, il faut partir de la distinction
qu'opère Saint-Simon entre l'action de gouverner et celle d'administrer.
Etymologiquement, les termes gouverner (du latin gubernare) et administrer
(administrare) signifient respectivement diriger à l'aide d'un gouvernail et servir ou
diriger. De ce point de vue, on ne peut considérer l'action de gouverner et celle de
diriger comme opposées.
Saint-Simon par contre confère aux mots "gouverner" et "administrer" un
contenu spécifique qui conduit à les opposer. Pour lui en effet, l'action de gouverner
qui est le propre du régime féodal, incarne l'arbitraire et l'usage de la force, tandis que
19
Saint-Simon:_ Op.cil. p. 197.
20
Saint-Simon:_ Du système industriel, Oeuvres, Anthropos III, p. 151.

76
l'administration, trait caractéristique dc la société industrielle, repose essentiellemcnt
sur la capacité et la raison.
Cette substitution de l'administration des choses au gouvernement des
hommes est l'un des aspects fondamentaux "de cette mutation historique par laquelle
les forces industrielles tendent à détruire les anciennes forces sociales et à instaurer"
de nouveaux rapports sur un modèle opposé au modèle gouvernemental; et ce sont
ces rapports que Saint-Simon désigne par l'expression "administration des choses".
Cette expression "ne désigne aucunement une direction routinière ou
bureaucratique comme pourraient le suggérer certaines significations actuelles de ce
terme". Elle n'insinue pas non plus la transformation des hommes en choses. Par cette
expression, l'auteur "entend au contraire toutes les activités qui concernent la
prévision et l'organisation des travaux de production, en ce qu'elles exigent une
coordination réfléchie des projets et des efforts individuels21 ". Ainsi conçue,
l'administration exige la synergie, c'est-à-dire la conjugaison des efforts de tous et de
chacun.
Mais l'administration ne renvoie pas à la seule participation coordonnée et
réfléchie des individus à l'activité de production. Elle "désigne aussi tous les travaux
qui préparent et répartissent les multiples travaux partiels, les disposent et les
unifient: à ce niveau, elle sc confond avec le travail direct, car la frontière devient
alors indécise entre les tâches d'organisation et les tâches d'exécution. Ainsi, le
cultivateur qui gère son entreprise et exécute lui-même ses travaux est à la fois
entrepreneur et exécutant, le prolétaire qui crée un atelier de fabrique ou un
commerce devient aussi un administrateur. Quelle que soit l'ampleur ou la limite de
21
Ansart (p.):_ Sociologie de Saint-Simon, Paris, P.U.f., 1970, p. 133.

77
l'entreprise, l'action administrative est fondamentalement identique, qu'il s'agisse de
l'atelier particulier ou de la nation prise comme une totalité industrielleu".
Ce que Saint-Simon entend par le terme "administration" semble en fait
correspondre à ce qu'on nomme aujourd'hui gestion. Il s'agit en effet d'appliquer à la
société tout entière le système de gestion propre à l'entreprise. Et, pour éviter
l'arbitraire dans cette gestion, il sera fait appel aux "capacités", c'est-à-dire les
dépositaires de la connaissance scientifique et des techniques d'administration et de
gestion.
Ainsi, la nouveauté de la société se confirme par la substitution de
l'administration au gouvernement ou plus exactement de la "capacité" au "pouvoir"
qui, incarnant j'arbitraire et la force, est le propre du système féodal. En effet, la
participation créatrice à une action commune, l'<<association>>, remplace l'obéissance
passive: loin de donner des ordres, les "capacités" se mettront au service des autres
producteurs et allireront leur allention sur le bien-fondé de leur participation aux
divers travaux indispensables à leur survie; ils ne devront guère se permettre de faire
usage du "pouvoir" et de la contrainte.
On ne devient pas "capacité" ou administrateur en semant la terreur autour de
soi ni en s'alliant d'amitié avec des personnes influentes; on le devient en développant
ses propres talents par l'acquisition des connaissances à la fois théoriques et
pratiques, scientifiques et "industrielles". Dans la société nouvelle, ce sont donc les
plus doués, les plus instruits, les hommes capables qui seront chargés de diriger les
autres qui sont "naturellement" les moins doués.
Dans la société nouvelle, il sera exclu non seulement le recours à la pression
physique,
morale et intellectuelle, mais aussi
les
pratiques de
transmission
héréditaires des fonctions sociales et politiques. Saint-Simon faisait remarquer en
22
Ibidem, pp. 133-134.

78
effet qu"'il est de l'action gouverncmentale de maintenir ou de constituer des droits
politiqucs héréditaires, de même que c'est un effet inhérent à l'action administrative
de constituer la plus grande égalité possible à l'égard des droits de naissance, et de
fonder les droits politiques sur les supériorités en capacités positives23". Nous
assisterons alors, dans la société nouvelle, au règne de la méritocratie: les postes de
direction sont désormais confiés non pas aux personnes les plus riches et les plus
influentes en raison de leur appartenance à une famille ou à une caste de privilégiés
mais aux personnes compétentes.
Mais le problème se pose de savoir si Saint-Simon, en confiant la direction de
la société aux personnes les plus compétentes, aux capacités, ne crée pas une
nouvelle élite, un nouveau pouvoir qui rappelle la féodalité.
Certes, il se crée une élite, car les conditions de capacité et d'ignorance ne
sont pas également réparties' dans toutes les sphères de la société. Mais celle
situation, comme l'a si bien pcrçu Ansart, "est largement provisoire et liée davantage
à l'Ancien Régime qu'au futur système. Les conditions d'ignorance qui sont en effet
largement répandues parmi les exécutants ne sont nullement définitivcs et la pratique
de l'industrie doit précisément les faire reculer24 ".
Saint-Simon souligne en effet que tous les prolétaires sont des "capacités" en
puissance et qu'il suffit que certaines conditions sociales soient réunies pour qu'ils
transforment la puissance en acte. Ainsi par exemple, lorsque furent vendus "les
domaines nationaux" et que "plusieurs milliers de prolétaires s'en portèrent
acquéreurs et passèrent subitement dans la classe des agriculteurs propriétaires, ils
manifestèrent aussitôt toutes les compétences nécessaires à la gestion de leurs biens.
23
Saint-Simon:_ De l'organisation sociale, Oeuvres, Anthropos V, p. 154.
24
Ansart (P.): Op. cil. pp. 166-167.

79
Et de même, à travers les troubles de la Révolution, lorsque de simples ouvners
devinrent entrepreneurs ct directeurs des ateliers où ils travaillaient, ils se sont
montrés plus intelligents et plus actifs que leurs prédécesseurs25".
Il résulte de ce qui précède que les capacités ne sont pas une élite dirigeante
constituée mais un ensemble de personnes travaillant à la mise au jour de leurs
potentialités ou de leur sens virtuel de J'administration et de la gestion.
Dans une société où presque tous les individus sont associés à l'activité de
direction et dans laquelle l'autorité et la force sont exorcisées, l'on serait tenté de
croire que les fonctions gouvernementales n'y ont aucun rôle à jouer. Des passages de
De l'organisation sociale pennettent cependant de rejeter cette croyance.
Dans la société industrielle en effet, les fonctions gouvernementales ont
encore un rôle à jouer, mais ce sera un rôle subalterne, secondaire par rapport à celui
des capacités qu'on peut considérer comme primordial. "Dans l'état présent des
lumières, éerit Saint-Simon, les capacités scientifiques et industrielles sont devenues
les plus utiles à la société, l'action de gouverner ne doit donc plus être considérée et
employée que comme action subalterne et elle doit principalement s'exercer contre
les désoeuvrés qui seront toujours enclins à troubler l'ordre public26".
Le rôle ainsi dévolu aux fonctions gouvernementales est celui d'un agent de
police qui veille à la sécurité des citoyens et de leurs biens. "Les gouvernements,
affirme encore Saint-Simon, doivent uniquement s'attacher à garantir les travailleurs
de l'action improductive des fainéants, à maintenir séeurité et liberté dans la
production27" •
25
Saint-Simon:
De l'organisation sociale, Oeuvres, Anthropos V, p. 121.
26
Ibidem, p. 163.
27
Saint-Simon:_ L'industrie, Oeuvres, Anthropos II, p. 36.

80
Mais cc pouvoir politique qui va s'exercer dans la société nouvelle comme
force de sécurité soulève une difficulté majeure à laquelle Saint-Simon devra faire
face. Il s'agit en effet de savoir si ce pouvoir est socialement nécessaire, s'il doit
nécessairement subsister ou disparaître.
La réponse de Saint-Simon à ce sujet n'est pas univoque. Dans ses écrits
antérieurs à 1819, les réformes proposées par l'auteur avaient pour but de réduire et
non supprimer les fonctions politiques. Et pour cause: "le gouvernement est un mal
nécessaire, il est un bien sous cc rapport qu'il empêche le plus grand de tous les
maux, qui est l'anarchie. Les hommes instruits doivent toujours sc proposer pour
objet de réduire la force du gouvernement à l'action nécessaire pour le maintien de
l'ordre28" .
Dans sa fameuse Parabole (des abeilles et des frelons) qui le conduisit devant
les tribunaux, Saint-Simon iriaugure une perspective tout à fait différente de la
précédente: " Admettons, écrit-il, que la France <...> ait le malheur de perdre le
même jour Monsieur, frère du Roi, Monseigneur le Duc d'Angoulême, <...> Madame
la duchesse d'Angoulême <...>. Qu'elle perde en même temps tous les grands
officiers de la couronne, tous les ministres d'Etat ... ". Cette perte, estime Saint-simon,
ne causerait de l'affliction aux Français que "sous un rapport purement sentimental,
car il n'en résulterait aucun mal politique. D'abord par la raison qu'il serait très facile
de remplir les places qui scraient devenues vacantes29 ". Saint-Simon en vient ainsi à
postuler l'éviction du pouvoir politique. Le problème qui se trouve désormais posé
n'est plus la limitation des pouvoirs dc l'appareil gouvernemental; il s'agit maintenant
28
Saint-Simon:_ "Lettres pendant sa détresse", in: Oeuvres, Anthropos 1, p. 141.
29
Saint-simon:_ L'organisateur, Oeuvres, Anthropos II, pp. 20-23.

81
s'agit maintenant de "démonter entièrement cctte ancienne machine3O" et de la
remplacer par une nouvelle organisation sociale excluant les rapports de pouvoir. On
aboutit ainsi à la question du dépérissement de l'Etat.
La question du dépérissement de l'Etat est liée chez Saint-Simon à une
nécessité historique. C'est d'une part, dans la constitution progressive du savOIr
positif
que
Saint-Simon
trouve
les
germes
destructeurs
de
la
machine
gouvernementale.
C'est d'abord dans le travail producteur, dans l'extension de la production que
résident les éléments de destruction de l'apparei 1 gouvernemental. Par le travail en
effet, les industriels instaurent de nouvclles formes de propriété, de nouveaux
rapports de classes qui rentrent en contradiction avec les rapports précédemment
établis. Les producteurs industriels qui, dans le système féodal, étaient presque tous
réduits en état d'esclavage, s'efforcèrent et parvinrent "à force de travail, de patience,
d'économie et d'invention, à grossir le petit pécule que leurs maîtres leur avaient
permis de former3l ". Ainsi, le travail eut progressivement pour conséquence la
réorganisation des rapports de dépendance qui soumettaient les producteurs aux
féodaux. Ce nouveau type de rapport qui s'instaure entre industriels et féodaux se
définit par la limitation du pouvoir temporel ou du "degré de commandement des
hommes, les uns à l'égard des autres32". Alors, on verra s'élever à côté du pouvoir
temporel, une capacité industrielle positive visant la direction des affaires temporelles
de la société.
C'est ensuite dans la contestation du pouvOIr spirituel que Saint-Simon
découvre le germe destructeur de l'appareil gouvernemental. En effet, contre le
30
Saint-Simon:_ L'organisateur, Oeuvres, Anthropos II, p. 41.
31
Ibidem, p. 73.
32
Ibidem, p. 86.

82
pouvoir spirituel fondé sur une confiance aveugle et une extrême soumission d'esprit,
s'éleva une "capacité spirituelle positive" conçue pour diriger les affaires spirituelles
de la société et qui "n'exige ni croyance aveugle, ni même confiance, au moins de la
part de ceux qui sont susceptibles d'entendre les démonstrations33".
La limitation et la contestation des pouvoirs temporels et spirituels par les
capacités doivent, de l'aveu de Saint-Simon, "entraîner de toute nécessité et sans
qu'on s'en occupe directement, le plus haut degré de liberté sociale, au temporel et au
spiri tuel34 ".
L'avènement des capacités n'a pas pour fin d'assurer n'importe quelle liberté,
par exemple celle de l'oisiveté. La liberté individuelle n'est pas le but d'une
association, elle ne
peut en être qu'un résultat. "On ne s'associe point pour être
libres35" mais pour développer tous les genres de productions utiles par et dans
lesquels se réalise la liberté qui est avant tout une liberté sociale.
La liberté sociale est une liberté qui, comme esquissé en filigrane, se réalise
dans l'action productive des collectivités humaines. C'est une liberté dont le sens et
l'essence résident dans l'action du sujet sur la nature et consécutivement (dans) la
transformation qualitative des rapports interhumains. Cette liberté est, de l'avis de
notre auteur, «supérieure» aux libertés individuelles qui sont sans rapport avec
l'action productive. Or, le propre de l'appareil gouvernemental est, selon Saint-
Simon, de garantir ce type de liberté et par conséquent de favoriser ('oisiveté.
33
Ibidem, p. 89.
34
Saint-Simon:_ Du système industriel, Oeuvres, Anthropos III, p. 15.
35
idem.

83
On comprend donc que dans un système parvenu à maturité par le travail des
producteurs industriels d'une part, et d'autre part, par l'avènement de la liberté
sociale, la disparition de l'Etat gouvernemental est inévitable.
Pour Saint-Simon, comme plus tard pour Marx, l'Etat en tant qu'appareil de
répression et de domination des hommes, doit disparaître avec l'avènement de la
liberté sociale. En effet, la classe prolétarienne en se libérant de la tutelle de l'Etat
pour s'emparer du sceptre de la "domination" mieux de la direction, parvient à un
affaiblissement du pouvoir étatique puis à sa totale démolition.
Mais pour Marx, l'Etat n'est que provisoirement aboli, car il subsiste toujours
en tant que classe dominante mais sous sa forme prolétarienne: on n'a fait qu'inverser
le pôle de la domination de classe; au lieu que la classe bourgeoise soit la classe
dominante, c'est la classe prolétarienne qui, en s'emparant de l'appareil d'Etat, devient
la classe dominante.
Marx estime par conséquent que la démolition de l'Etat doit nécessairement
s'accompagner de la dissolution, mieux de la disparition des classes sociales. On
pourrait alors lui prêter cette équation: société sans Etat = (égale) société sans classes.
Cette vision marxienne des choses n'est cependant pas diamétralement
opposée à la perspective saint-simonienne du dépérissement de l'Etat. En effet, la
société dans laquelle l'Etat, en perdant sa raison d'être disparaît, est une société sans
classes ou plus exactement une société composée d'une classe unique, celle des
producteurs. "L'industrie, écrit Saint-Simon, est une; tous ses membres sont unis par
les intérêts généraux de la production, par le besoin qu'ils ont de sécurité dans les
travaux et de la liberté dans les échanges. Les producteurs de toutes les classes (... )
sont donc essentiellement amis36". Il n'y a donc pas de classes antagonistes ni même
de classes tout court, dans le système industriel saint-simonien.
36
Saint-Simon:_ L'industrie, Oeuvres, Anthropos II, p. 47.

84
Ainsi, il apparaît dans les approches de Saint-Simon el de Marx une certaine
homologie: ces deux au leurs "s'accordent" à reconnaître que l'avènement de la liberté
conçue comme processus historique doit s'achever dans un espace où l'Etat se
trouvera totalement enseveli, aboli.
Mais des divergences interviennent lorsqu'il s'agit de "meubler" cet espace
qui, de l'aveu de ces auteurs, marque la fin de l'histoire, mieux des conflits sociaux.
Saint-Simon y fixe le système industriel et scientifique tandis que Marx le comble
avec le communisme.
Malgré cette divergence de vue sur le terme de la dialectique historique, leurs
conceptions du sens de l'histoire sont analogues: l'histoire s'oriente dans le sens du
dépérissement de l'Etap7 et, partant, du dépassement (au sens de Überwindung) des
contraditions ou des conflits de classes.
Cette conception de l'histoire est à certains égards opposée à celle que nous en
donne Hegel. Contrairement à Saint-Simon et donc indirectement à Marx, Hegel
postule que l'histoire se dirige dans le sens de l'incarnation de l'idée absolue38, avec la
réalisation de l'Etat "rationnel".
37
N'oublions pas que plus d'un demi siècle sépare Saint-Simon et Marx. Aussi,
convient-il de rappeler que (le jeune) Marx a lu Saint-Simon. C'est ce que
semble attester cette citation assez révélatrice: "Savez-vous, disait Marx à
Kovalewsky, comment je me suis imprégné dès le début de ma vie, de la
doctrine de Saint-Simon? J'en suis redevable à mon beau père von
Westphalen" (Cf. G. Gourvitch, "Saint-Simon et Karl Marx" in: Revue
internationale de Philosophie, XIV, No 3 et 4, Paris, 1960, p. 400).
38
Idée absolue; c'est l'idée saturée de raison qui manifeste l'esprit objectif
(opposé à l'esprit subjectif qui se trouve encore engagé dans la nature).
Comme telle, l'idée absolue se distingue de l'esprit absolu qui se réalise dans
l'art, la religion et la philosophie.

85
Si pour Saint-Simon, le dépassement des contradictions qui déchirent les
industriels et la noblesse doit se solder par l'avènement d'une vie harmonieuse
rendant la vie de l'Etat superflue, chez Hegel par contre, c'est par et dans l'Etat que
les contradictions découvertes dans la société civile bourgeoise doivent être
surmontées.
Marx,
reprenant
(contre
Hegel)
la
perspective
saint-simonienne
du
dépérissement de l'Etat pense que les contradictions que Hegel situe au sein de la
société civile bourgeoise ne peuvent être surmontées que si l'on supprime le germe
porteur de ces contradictions, c'est-à-dire la société civile bourgeoise.
La théorie du dépérissement de l'Etat initiée par Saint-Simon est aux yeux de
son initiateur, fondamentale pour garantir l'harmonie sociale ainsi que la liquidation
définitive des conflits de classes générés par le système féodal.
Mais cette théorie n'a pas jailli tout armée du "cerveau" de Saint-Simon; c'est
en s'inspirant de l'économie politique d'Adam Smith et de Jean-Baptiste Say que
notre auteur a mûri cette théorie qui sera reprise par Marx et Engels.
Si Saint-Simon proclame incessamment le dépérissement de l'Etat (entendez
l'Etat traditionnel, proprc à la féodalité), c'est surtout à cause de son caractère
répressif et arbitraire, caractère jugé incompatible avec l'état des lumières et de
civilisation. Or, l'économie politique de Smith interdisait et blâmait le régime
gouvernemental voire toute intervention de l'Etat dans la vie économique des
citoyens. "Le livre de Smith, écrit Saint-Simon, était la critique la plus forte, la plus
directe et la plus complète qui ait jamais été faite du régime féoda]39". Ce fut donc
avec un enthousiasme particulier que Saint-Simon découvrit les écrits de Smith.
39
Saint-Simon:_ Op.cil. p. 154.

86
Quant à J.-B. Say, son apport a consisté à radicaliser les vues de Smith en
adjoignant "des considérations nouvelles à celles que" celui-ci "avait produites4lJ". En
effet, en montrant que l'intervention de l'Etat dans la vie économique des individus
était inutile, Smith laissait supposer que l'Etat pouvait s'avérer utile dans des
domaines autres qu'économiques. Say est plutôt catégorique: l'Etat pour lui n'est
"utile sous aucun rapport". Saint-Simon, commentant Say note à ce sujet: " Dans son
traité d'économie politique, M. Say démontre dans son ouvrage que le gouvernement
féodal et militaire est un gouvernement en arrière de l'état des lumières, ruineux pour
les peuples et qui ne leur est utile sous aucun rapport, il démontre que le budget
conçu dans les vues et dans les intérêts de ce gouvernement est une absurdité (...);
qu'une nation doit nécessairement s'organiser pour un de ces buts, celui de voler ou
celui de produire, c'est-à-dire qu'elle doit avoir le caractère militaire ou le caractère
industriel sous peine de n'être 'qu'une association bâtarde, si elle ne se prononce pas
franchement dans l'un de ces deux sens41 ".
Pour Saint-Simon, il ne s'agit pas de se prononcer pour l'un ou l'autre de ces
deux sens mais plutôt pour un et un seul à savoir le caractère industriel. Ce choix doit
s'accompagner d'une connaissance des principes de l'industrie. "Par principe de
l'industrie, nous entendons ici la connaissance de la manière dont l'industrie userait
40
Op. cil. p. 155.
41
Op.cil. p. 156.
Quelle que soit l'importance que Saint-Simon reconnaît à ces économistes, "il
ne sc préoccupe guère de reprendre le détail de leurs démonstrations sur les
modes de production et de répartition des richesses. L'intérêt qu'il porte à ces
recherches concerne moins le contenu de la science économique que lcs
conclusions que l'on peut tirer quant au devenir des sociétés. Au lieu de
reprendre les problèmes économiques en eux mêmes, il va s'interroger sur lc
fait du développement industriel et se demander quelles peuvent être les
conséquences de ce développement sur l'organisation des sociétés" (Ansart,
op. cil. pp. 52-53).

87
du pouvoir. Celle connaissance qui n'est autre chose qu'un plan politique conçu dans
des vues propres à l'industrie, et combiné dans ses intérêts, a jusqu'à présent manqué
à l'industrie42". La connaissance de ce principe est pour la classe industrielle, une
condition plus que nécessaire "pour que le pouvoir général puisse passer entre ses
mains43"
et entraîner le dépérissement du pouvoir politique propre à l'Etat
tradi tionne1.
Il convient dès lors de s'interroger sur la manière dont seront organisés les
rapports inter-humains dans une société célébrant le dépérissement de l'Etat, fut-il
traditionnel. Cette interrogation trouvera des éléments de réponse dans l'éthique
industrielle.
42
Op. cil. p. 151.
43
Idem.

88
C)
L'éthique saint-simonienne ou éthique industrielle
"Le fait prédominant dans la société n'est plus le service militaire, mais le travail
pacifique (...); il s'agit d'établir l'association intellectuelle et industrielle, avec ses
conditions de liberté, d'égalité et de fraternité""".
Selon l'auteur du Catéchisme.. , la société industrielle, avec ses objectifs, ses
structures, son administration et son organisation socio-politique, doit être le lieu de
foisonnement des trois devises sacrées de la Révolution: Liberté, Egalité, Fraternité.
L'accès des producteurs à la liberté marque, de l'aveu de Saint-Simon, la
nouveauté radicale du système industriel par rapport à l'ancien système. "Dans
l'ancien système, dit-il, le peuple était enrégimenté par rapport à ses chefs; dans le
nouveau il est combiné avec eux. Dans le premier cas, le peuple était sujet, dans le
second il est sociétairc45". Tandis que dans le premier cas les individus étaient
contraints de se soumettre aveuglément à la volonté despotique des maîtres, dans le
second, ils parviennent à préserver dignité et liberté à l'égard de leurs "chefs".
Mais quelle sera précisément la forme que va revêtir cette liberté des
sociéta ires?
44
Saint-Simon:
Catéchisme des industriels, Oeuvres, Anthropos IV, Préface,
XV.
45
Saint-Simon: L'organisateur, Oeuvres, Anthropos II, p.150.
Sociétaire: terme souvent employé par Saint-Simon pour nommer les
membres de la société nouvelle. Comme sociétaires, ceux-ci sont tenus de se
considérer comme des partenaires, des "co-opérants", des participants à part
entière à une oeuvre d'intérêt commun, à une activité dans laquelle les actions
des uns sont strictement solidaires de celles des autres.

89
Nous commencerons par approcher négativement46 cette liberté en soulignant
en effet que:
_ Ce n'est point la liberté que les stoïciens faisaient consister dans l'obéissance
passive à la divine nécessité: Parero deo estlibertas. Saint-Simon se méfie d'une telle
liberté parce qu'elle a non seulement l'inconvénient de détourner la liberté de sa
véritable mission qui est la destruction de l'Etat traditionnel mais peut également
réduire les citoyens à la résignation et les amener à se complaire dans l'immobilisme
politique.
_ Ce n'est pas non plus la liberté conçue comme libre-arbitre, c'est-à-dire le
pouvoir d'agir indépendamment non seulement des contraintes extérieures mais aussi
des contraintes intérieures, ce que Descartes désignait par la liberté de notre volonté.
Le libre-arbitre représente aux yeux de Saint-Simon, une fausse liberté: il est à la fois
un excès et un défaut du fail qu'il peut donner lieu au désordre et permettre à
certaines personnes, sous prétexte d'être libres, de se réfugier dans l'oisiveté, de
consommer sans produire.
Ce n'est point enfin la liberté que Bergson découvrit dans le "moi profond",
car cette liberté n'est au fond que l'autre nom du libre arbitre.
De quclle liberté s'agit-il au fait?
Il s'agit de ce que Hegel à quelques degrés près47 a appelé dans les Principes
de la philosophie du Droit, la "liberté réalisée", liberté dont l'empire est ce qu'il
46
L'approche négative ou la méthode dite de délimitation négative est ici
délibérément choisie en vue dc "démêler" le concept saint-simonien de liberté
pour la bonne raison qu'elle a l'avantage d'éviter les analogies illégitimes qui
pourraient s'opérer à partir de ce concept.
47
Nous émettons ici quelques réserves, ear au-delà de l'apparente homologie
que présentent les concepL~ saint-simonien et hégélien de liberté, il y a une
différence remarquable que nous aurons l'occasion de montrer dans les pages
qui suivent.

90
nomme eneore "système du droit", c'est-à-dire J'ensemble des institutions juridiques,
morales, économiques et politiques par le moyen desquelles la liberté cesse d'être un
sentiment intérieur, le sentiment de faire ou de ne pas faire, pour devenir une réalité.
En devenant réalité, la liberté cesse d'être une expérience liée à la subjectivité pour
revêtir un caractère "objectif". Avec la présence de l'autre introduisant de la sorte
l'affrontement d'au moins deux volontés qui deviennent libres en un sens nouveau qui
n'est plus le pouvoir de faire n'importe quoi, mais celui de reconnaître une norme.
C'est dans la reconnaissance de la norme et de son acceptation que consiste la liberté
réalisée dont parlait Hegel.
Cette conception hégélienne de la liberté présuppose l'existence d'une
communauté ou collectivité régie par des règles; ce n'est qu'au sein de la collectivité
que l'homme exprime réellement sa liberté. La prétendue liberté individuelle est par
conséquent une fausse liberté, une liberté métaphysique, abstraite, une "illusion
transcendantale" au sens kantien du terme.
Sur ce point précis de la critique de la liberté individuelle, nous pouvons
étoffer notre analyse en essayant d'établir une fois de plus un rapprochement entre
Saint-Simon, Hegel et Marx.
Pour ces trois auteurs, la liberté, mieux la vraie liberté ne consiste pas dans
l'indépendance à l'égard des lois de la communauté. Tous condamnent unanimement
la liberté abstraite de l"'individu-atome", liberté par quoi se manifeste la "sauvage
grossièreté de la volonté individuelle". La vraie liberté exige pour ainsi dire une
annihilation de tout esprit particulariste.
Mais ce que Hegel semble admettre comme vraie liberté et qui est la liberté
objective, c'est-à-dire celle de l'individu pleinement conscient de soi et de cc qu'est
l'Etat, n'a de réalité que dans l'Etat, c'est-à-dire dans la sphère politique.

91
En ce sens, l'idée hégélienne de liberté sc distingue fondamentalement de
celle de Saint-Simon ct de Marx pour qui la vraie liberté n'a de réalité que dans le
social et non dans le politique. "Marx ct Saint-Simon pensent que la liberté ne
devient possible que par la transformation des conditions matérielles, que cette liberté
consiste dans
le développement
des
facultés
de
l'individu dans
un
cadre
communautaire48" qui n'est pas celui de l'abstraction politique.
Toutefois, Marx se sépare de Saint-Simon lorsqu'il pose la liberté comme
processus historique s'achevant non pas dans le système industriel comme le pensait
Saint-Simon, mais dans le communisme.
Ce que Saint-Simon nomme liberté revêt donc un caractère spécifique. L'un
des traits caractéristiques de cette liberté est l'absence de gène, de dérangement et
d'insécurité pour les producteurs dans leurs ateliers ou dans les entreprises de toutes
sortes. Si, individuellement et'dans leur vie privée, les producteurs manifestent une
certaine liberté d'action ct de pensée, dans l'Association, ils doivent prendre toutes les
précautions qui s'imposent pour ne pas gêner les partenaires. "Les hommes livrés à
l'industrie, ct dont la collection forme la société légitime, n'ont qu'un besoin, e'est-à-
dire la liberté; la liberté pour eux, c'est de n'être point gênés dans le travail de la
production, c'est de n'être point troublés dans la jouissance de ce qu'ils ont produit'9".
Ainsi, aux libertés individuelles que Saint-Simon qualifie de métaphysiques,
il oppose la "liberté industrielle" la seule qui de son aveu convienne à la société
industrielle. Cette liberté se caractérise par la possibilité pleine et entière pour tous
les sociétaires de travailler utilement et dans des conditions idéales, c'est-à-dire dans
48
Diakité (S.): "Utopie saint-simonienne ct idéologie technocratique", Thèse,
Université de Strasbourg, 1982, (dactylographiée) p. 117.
49
Saint-Simon:_ L'industrie, Oeuvres, Anthropos 1, p. 128.

92
la paix et la tranquillité. "La vraie liberté, éerit Saint-Simon, ne eonsiste point à rester
les bras eroisés, si l'on veut, dans J'assoeiation, un tel penehant doit être réprimé
partout où il existe, elle eonsiste au eontraire à développer sans entraves et avee toute
l'extension possible une eapaeité temporelle ou spirituelle utile à l'assoeiationS0".
Le eoneept abstrait de liberté serait, dans sa forme eomme dans son
fonetionnement une entrave à la bonne santé de la soeiété. "L'idée vague et
métaphysique de liberté telle qu'elle fonetionne aujourd'hui, si on eontinuait à la
prendre pour base des doetrines politiques, tendrait éminemment à gêner l'aetion de
la masse sur les individus. Sous ee point de vue, elle serait eontraire au
développement de la eivilisation et à l'organisation d'un système bien ordonné, qui
exige que les parties soient fortement liées à l'ensemble et dans sa dépendanceSl ".
Cette attitude de Saint-Simon n'est-elle pas en eontradietion avee eelle qu'il
adopte à propos de l'adminisiration des ehoses où il préeonisait pour l'homme le
moins de eontrainte possible de la part des autorités eomme de eelle de ses
semblables? L'auteur ne remet-il pas en eause son idée sur les droits de eontestation,
de revendieation des ouvriers faee à eertaines directives des ehefs des travaux?
Non. L'auteur ne se eontredit ni ne remet en question ses positions
antérieures. Lorsqu'il opte pour le système administratif, il eonsidère du même eoup
que les produeteurs eessent d'être des "sujets" ou des esdaves et deviennent des
hommes libres. Ledit système indut automatiquement la liberté physique, morale et
intellectuelle de ses membres.
50
Saint-Simon:_ Du système industriel, Oeuvres, Anthropos TIl, pp. 15-16.
51
Idem

93
Seulement, conscient des inconvénients et des dangers résultant de l'usage
abusif de ce droit inhérent à la nature et à la dignité humaines, à savoir la liberté,
Saint-Simon juge nécessaire de la ramener à sa juste et véritable proportion.
Si le dogme de la liberté illimitée52 était nécessaire à la lutte contre la
dictature du système théologique et féodal et constituait un objet de première
importance, dans le nouveau système par contre, cette liberté est ravalée au second
rang. "Le maintien de la liberté, écrit Saint-Simon, a dû être un objet de première
sollicitude, tant que le système féodal et théologique a conservé quelque force parce
qu'alors la liberté était exposéc à des attaques graves et continues53".
Mais maintenant que ce système n'est plus, la liberté ne saurait être le but
primordial du contrat social. Plus encore la liberté, telle que conçue par le XVIIIè est
révolue, il faut lui substituer la "liberté industrielle".
En même temps que la· "liberté industrielle", Saint-Simon préconise pour les
producteurs une "égalité industrielle".
Suivant les principes de cette égalité, tous les hommes sans exception doivent
partir d'un même point de départ, relativement à leur éducation systématique et "a-
52
Le dogme de la liberté illimitée a été forgé par la doctrine crItIque pour
combattre les croyances mystico-théologiques. Il a été doublé d'un second
dogme, le dogme de la souveraineté du peuple; ce dogme est une application
politique du premier dogme. Il a servi à combattre le principe du droit divin
qui constitue la base du système féodal. Comme dogmes anti-théologiques et
opposés à la féodalité, ces dogmes peuvent s'avérer utiles. Mais ces dogmes
étant essentiellement critiques et destructifs, Saint-Simon les considère
comme
anti-organiques,
c'est-à-dire
impropres
à
la
construction,
à
l'organisation. Au fond, ce qui est ici en question, c'est la philosophie du
XVIIIe siècle; celle-ci, bien qu'ayant réussi à ruiner les superstitions et les
pouvoirs qui prévalaient à l'époque, n'est pas sortie du cercle de la critique
pure et simple. C'est pourquoi, Saint-Simon, dans un passage singulièrement
lumineux de son Introdution à la philosophie..., a pu écrire: "La philosophie
du XVIIIe siècle a été critique et révolutionnaire, celle du XIXe sera
inventive et organisatriee" (Op.eil. Anthropos l, p. 92).
53
Ibidem, p. 15.

94
systématique" (familiale). Les mêmes chances seront accordées à tous et à chacun de
façon à garantir dès le départ une véritable égalité entre tous.
Cependant il sera constaté, au cours de l'apprentissage sociétal (impliquant la
famille, l'école, la profession), des inégalités dans les aptitudes des uns et des autres à
maîtriser ce qui leur est inculqué. Dès lors, étant donné cette inégalité, une égalité
mathématique entre tous les sociétaires restera exclue.
L'égalité au sens saint-simonien du terme n'est donc pas l'égalité parfaite,
absolue qui est pour notre auteur une abstraction pure. L'égalité devient "une idée
fausse quand elle est prise dans un sens absolu". Plus: Saint-Simon n'entend
nullement instaurer une équivalence mythique entre tous les hommes qui se solderait
par la distribution "des avantages sociaux sans aucune condition ni proportion
quelconque d'utilité produite"; encore moins instaurerait-il le dogme de "l'égalité
turque, c'est-àdire l'égale admissibilité à l'exercice du pouvoir arbitraire". Saint-
Simon attribue ce mythe de l'égalité absolue à la métaphysique. "C'est le propre de la
métaphysique, précisément parce qu'elle n'enseigne rien de réel, de persuader qu'on
est propre à tout sans avoir besoin de rien étudier d'une manière spéciale54".
Tout en reconnaissant le bien-fondé du principe de l'égalité absolue,
l'importance de son rôle dans le combat contre la féodalité, Saint-Simon estime que
cette notion est peu constructive, peu conforme à la réalité et lui substitue ce qu'il
appelle "égalité industrielle". "L'égalité industrielle, écrit-il, consiste en ce que
chacun retire de la société des bénéfices exactement proportionnés à sa mise sociale,
c'est-à-dire à sa capacité positive, à l'emploi utile qu'il fait de ses moyens"".
54
Saint-Simon: Du système industriel, Oeuvres, Anthropos III, p. 17.
55
idem.

95
Saint-Simon semble ainsi s'éloigner de la notion d'égalité théorique; à y voir
de près, il semble ramener la notion d'égalité à celle de justice distributive, telle
qu'exposée par Aristote dans l'Ethique à Nicomaque. L'auteur, tout en reconnaissant
aux hommes une parfaite égalité à leur naissance et devant la loi, estime que cette
égalité n'est applicable dans la vie professionnelle, sociale et politique que sous la
forme d'une justice distributive: "à ehaeun selon ses mérites". Il en vicnt ainsi à
penser que l'on commettrait une injustice en attribuant à un ingénieur et à un ouvrier,
le même salaire. Cette forme de rémunération entièrement disproportionnêe aux
capacités productives et intellectuelles de chacun, est aux yeux de Saint-Simon
incompatible avec la stimulation, l'effort et le progrès.
Toutefois, on ne comprend pas alors pourquoi Saint-Simon, dans le caleul des
proportions, fait entrer ce qu'Aristote n'y fait pas entrer: le capital considéré comme
une partie ou un aspect de la 'misc sociale. En effet, dans sa définition de l'égalité
industriellc, il demandait à ce que chacun puisse retirer "de la soeiété des bénéfices
exactement proportionnés à sa mise sociale, c'est-à-dire à sa capacité positive, à
l'emploi utile qu'il fait dc ses moycns, parmi lesquels il faut comprendre, bien
entendu, ses capitaux56".
Cettc inclusion des capitaux dans les critèrcs dc rémunération peut entraîner
une certaine injustice; elle constitue l'une des faiblesses de l'éthique saint-
simonienne. Mais cette faiblesse est fort heureusement compensêe par l'affirmation
vigoureuse de la fraternité universclle.
La fraternité universelle est l'élément primordial des rapports instaurés entre
les sociétaires. Destinés à vivre dans une société qui sera une grande famille de
producteurs, les sociétaires seront appelés à fonder leurs relations quotidiennes, tant
56
idem.

96
professionnelles que
privées, sur
l'amour du
prochain et la compréhension
réciproque.
Dans les lieux de travail, les chefs des travaux devront se défaire de leur
complexe de supériorité à l'égard des ouvriers et les considérer comme des
compagnons, des collaborateurs, voire des frères. Réciproquement, les producteurs
"subalternes" devront tuer en eux tout complexe d'infériorité et témoigner à leurs
dirigeants, dévouement, confiance et considération.
Dans la vie privée, le même comportement prédominera, la même ambiance
persistera.
Indépendamment de la différence de leur statut social, tous les producteurs,
les plus qualifiés comme les moins qualifiés devront s'aimer ct sc respecter dans une
mesure "parfaitement" égale.
Ainsi, les conflits de cfasses, la froideur et l'égoisme d'antan céderont le pas
au calme, à l'ouverture d'esprit et à l'attention réciproque, le tout jalonné par la
fraternité universelle. Sous la bannière de cette fraternité, tous les producteurs
pourront, par des actions concertées, bâtir une Callipolis.
Mais qu'est-ce qui fonde toutes ces valeurs, quelles sont en fait les croyances
profondes de notre auteur?
L'enthousiasme de Saint-Simon pour la société industrielle tient à la
conviction que cette société réalisera des valeurs conformes à l'état des lumières et de
civilisation; elle incarnera le paradis terrestre.
Qu'est ce que cela signifie?
Cela signifie que la morale du système industriel qui sera une morale
conforme à l'ère positive, aura une base terrestre et non céleste: elle s'établira sur les
ruines des croyances religieuses, car" l'espoir ct la crainte de l'enfer ne peuvent plus
servir de base à la conduite des hommes". Et Saint-Simon de conclure: " on ne peut

97
plus donner à la morale d'autres motifs que des intérêts palpables, certains ct
présents57 " .
Dans l'esprit de Saint-Simon, la société nouvelle doit réaliser dans les faits, la
promesse de l'Evangile, promesse de justice ct d'amour58.
Mais sur cct amour, (amour du prochain), pèse la menace constante de la
libido dominandi ou amour de la domination qui s'étend à tout y compris l'homme.
Conscient de cc phénomène, Saint-Simon postule le développement de la technique
des artefacts qui, par un effet de sublimation, rendra caduque l'inquiétante vérité de
celle formule: homo homini lupus.
57
Saint-Simon:_ L'industrie, Oeuvres, Anthropos II, pp. 37-38.
58
Le message évangélique n'est aucunement contradictoire, incompatible avec
la doctrine industrielle. Au contraire, celle invocation de la religion témoigne
de la pluridimensionnalité de l'industrialisme qui, en plus du positif, est
marqué d'un caractère affectif, sentimental.

98
CHAPITRE III
LA TECHNIQUE ET LES ARTEFACTS: l'espace de production comme
système de médiations

99
Dans son Introduction aux travaux scientifiques.. , Saint-Simon invite le
lecteur à opérer la dichotomie entre deux mondes, le monde social et le monde de la
nature, "ce qui est Nous et ce qui est Extérieur à Nous" et consacre l'opposition entre
"l'action de Nous sur l'extérieur à Nous" et "l'action de ce qui est Extérieur à Nous
sur Nous'''. Par-<lelà cette opposition, l'auteur magnifie l'action des hommes sur la
nature. Il accorde aux hommes un rôle privilégié, celui de se rendre, selon la célèbre
phrase de Descartes, comme maîtres et possesseurs de la nature. Par rapport à cette
nature, l'homme saint-simonien se situe dans un rapport d'extériorité, il se reconnaît
non pas comme être de la nature mais comme la négation de la nature.
Cette nouvelle attitude de l'homme renverse radicalement l'ancien rapport de
l'homme à la nature qui trouve dans la Grèce antique sa parfaite illustration. En effet,
aecordant le primat à la contemplation, le Grec de l'Antiquité se saisissait avant tout
non pas comme un être "agissant", imposant sa volonté à la nature mais plutôt
comme un être contemplatif. Il serait, d'après la belle expression de G. Hottois, "un
être-au-monde symbolique2". Or l'être-au-monde symbolique ne manipule ni n'altère
la nature. Par conséquent, toute action, toute intervention de l'homme sur la nature ne
saurait se poser comme action contre-nature. La technique dans ce cas, se supprime
comme anti-nature pour se donner comme imitation et achèvement de la nature. La
formule employée par Aristote pour caractériser cette technique est assez frappante.
Il souligne en effet que "la technique d'une part, exécute ce que la nature est
impuissante à réaliser et d'autre part l'imite3".
Saint-Simon:
Introduction
aux travaux scientifiques du
XIXè siècle,
Oeuvres, Anthropos VI, pp. 105-106.
2
Hottois (G.):_ Le signe et la technique, Paris, Aubier Montaigne, 1984, p. 73.
3
Aristote:_ Physigue, II 8, 192 a ] 5-17.

100
Mais si originairement l'homme n'agissait sur la nature que pour combler ses
lacunes ou pour l'imiter, l'attitude de l'homme saint-simonien à l'égard de cette même
nature va consister à la dominer systématiquement ou comme le souligne notre
auteur, à la "faire et défaire à son gré4". Pour cet homme nouveau, la nature n'est plus
à contempler mais à conquérir au moyen d'artifices et d'artefacts entendez l'industrie,
cette énorme machinerie productive qui devra permettre à l'homme de s'opposer
efficacement et "victorieusement" à la nature.
Cet appel à la domination de la nature par l'homme trouve chez Saint-Simon
un fondement partiellement solide: il repose sur sa conception de la nature et sur la
connaissance qu'il avait de l'homme.
Outre l'acception qui fait de la nature un ordre extérieur aux hommes, l'idée
de nature chez Saint-Simon renvoie à la réalité physique qui nous entoure, au milieu
inerte composé d'éléments naturels (l'eau, les plantes, la terre etc..). Plus: il voit dans
la nature un milieu extérieur à l'homme, un domaine illimité et invulnérable aux
déprédations des hommes5.
Dans ce sens, l'idée de nature pose le problème de l'action humaine et de la
technique. L'intellection de ce problème présuppose une connaissance de l'homme et
plus exactement de la nature humaine. Nous passons ici à une autre acception du mot
4
Saint-Simon:_ L'organisateur, Oeuvres Anthropos II, pp. 126-127.
5
La vision saint-simonienne de la nature et de l'action de l'homme sur celle-ci
nous paraît empreinte de naïveté. En effet, lorsque l'auteur en appelle à la
domination systématique de la nature, il semble oublier que la nature n'est pas
une donnée inépuisable et inaltérable. Mais, se situant à l'aube de la première
Révolution industrielle, il ne pouvait mesurer avec justesse, l'ampleur de la
puissance technicienne et les conséquences fâcheuses qui découleraient de
l'exploitation de
la
nature
au
moyen
des
machines
gigantesques et
monstrueuses créées à cet effet.

101
nature, celle qui renvoie à un ensemble de caractères inhérents à l'homme, à unc
esscnce universelle-concrète de l'homme.
Pour notre auteur, les hommes 10 universali sont animés par une force
pulsionnelle. En effet, longtemps avant Freud, Saint-Simon postulait l'existence, au
sein de tout individu, de la libido dominandi expression qu'on traduit généralement
par instinct de puissance et qui correspond dans l'esprit de notre auteur au désir de
dominer. Saint-Simon, théoricien des pulsions avant la lettre, savait que la libido
dominandi était une pulsion indestructible en l'homme et qu'il était impossible d'en
venir à bout par la fuite. C'est une pulsion dont le déploiement est inéluctable. Mais
celle pulsion peut être inhibêe quant à son but, c'est-à-dire peut subir une dérivation
rendant possible la variabilité de l'objet de la pulsion. C'est ici que l'optimisme
conquérant de Saint-Simon trouve sa source. Si en effet, la pulsion peut changer
d'orientation, il devient alors possible de IUller pour que la libido dominandi s'oriente
vers des buts extérieurs mais utiles à l'hommc.
Dans celle perspective, Saint-Simon suggère que l'instinct de domination soit
canalisé, dirigé esssentiellement contre la nature. Il pcnse que cet investissement de
la puissance instinctive dans la naturc entraînera la disparition progressive, certaine et
durable dc la domination de l'homme par l'homme. Ici se révèle le fondement de ce
qu'il convient d'appeler lc "technodiscours6 " de Saint-Simon. Ce technodiscours
souvent mal compris, valut à Saint-Simon d'être traité par certains auteurs comme un
ancêtre de la technocratie. Mais le saint-simonisme n'est pas une technocratie, c'est
plutôt une «techno-Iogie». La «techno-Iogie», discours rationnel sur la technique,
6
Janicaud nomme ainsi les ensembles langagiers qui, à des niveaux culturels et
idéologiques très divers, vienncnt activer et dynamiser la puissance de la
technique en célébrant ses vertus et prcsque son culte. Cf. La Puissance du
rationnel, Paris, mf. Gall. 1985, p. 131.

102
n'est pas à confondre avec la technocratie qui, préconisant la réduction des fonctions
politiques au seul calcul rationnel, repose sur un concept de raison qui s'incarne dans
la "rationalité instrumentale" décriée par l'Ecole de Francfort. Dans la «techno-logie»
en revanche, la raison à l'oeuvre est celle dont se réclament les sciences humaines et
qui culmine dans ce que K.-O. Apel et J. Habermas appellent rationalité
herméneutique (verstandigungsorientierte Rationalitat).
Dans la société industrielle telle que la conçoit Saint-Simon, tous les efforts
des individus seront si bien polarisés sur la conquête de la nature que personne
n'éprouvera le besoin d'exercer de contrainte sur son semblable. L'instinct de
domination se trouvant pour ainsi dire sublimé ou mis au service de la société par une
décharge sur la nature, l'homme cessera d'être un loup pour l'homme, il résistera à
l'amour de la domination de son semblable. Ecoutons Saint-Simon nous retracer la
situation de l'homme nouveau: "Cet amour de la domination qui est, dit-il,
certainement indestructible dans l'homme, a été cependant annulé en grande partie
par les progrès de la civilisation, ou, au moins, ses inconvénients ont à peu près
disparu dans le nouveau système. En effet, le développement de l'action sur la nature
a changé la direction de cc sentiment en le transportant sur les choses. Le désir de
commander aux hommes, poursuit-il, s'est transformé peu à peu dans le désir de faire
et défaire la nature à notre gré. De ce fait, le désir de dominer, inné dans tous [es
hommes, a cessé d'être nuisible ou au moins, on peut apercevoir l'époque où il
cessera d'être nuisible, et où il deviendra utile7".
A partir de la maîtrise technique de la nature, va s'édifier une société
pacifique et pacifiste qui sera un espace de production, "une grande manufacture, un
grand atelierS". Dans cet espace de production qu'est devenue la société tout entière,
7
Saint-Simon:_ L'organisateur, op.cil., p. 127.
8
Saint-Simon:_ Du système industriel, Oeuvres, Anthropos III, p. 91.

103
l'on ne saurait cautionner la bipartition isolant la sphèrc de la puissance acquise sur
les choses de celle des rapports sociaux. Si en effet, la production médiatise la
relation de l'homme à la nature, cette même production est ce qui définit les rapports
des hommes entre eux, crée entre eux un certain type de relation qui fait d'eux des
sociétaires entendez des personnes industrieuses et pacifiques associées par une
communauté d'intérêt. C'est en ce sens que Saint-Simon a pu écrire: "Le premier
sentiment qu'éprouve l'homme industrieux, l'homme qui se destine à produire, c'est
qu'il y a d'autres hommes à qui il sera utile (...). La première impression que fait
éprouver l'homme industrieux, c'est le besoin d'avoir part aux fruits de son travail,
c'est l'amitié (...). Je suis fort, dit le guerrier; partout les hommes tremblent à mon
nom; je suis fort, dit l'industrieux, partout les hommes embrassent mon intérêt.
Personne n'osera m'attaquer, dit l'un; tous me défendront, dit l'autre9".
La société devenue une grande entreprise de production, les rapports sociaux
se constitueront à son image, s'organiseront en fonction du travail collectif, c'est-à-
dire l'activité productive dans laquelle chacun apporte sa contribution et où chaque
acte posé par le sociétaire est strictement solidaire de celui des autres. En d'autres
termes, la société en tant que manufacture, c'est-à-dire organisée comme une
entreprise de production, définit la signification et l'orientation des activités de ses
membres: "les hommes [dans ce nouvel espace] se regarderont tous comme des
ouvriers attachés à un atelierlO".
9
Saint-Simon:_ L'industrie, Oeuvres, Anthropos l, pp. 92-93.
10
Saint-Simon: Lettres d'un habitant de Genève à ses contemporains, Oeuvres,
Anthropos J, p. 55.

104
*
**** ****
Nous concluerons cettc première partie de notre étude en faisant remarquer
que les différentes formes de technique ci-<!essus esquissées, à savoir la technique
intellectuelle, la technique sociale et la technique des artefacts, ne sont séparables que
théoriquement. Autrement dit, ces trois dimensions de la technique fonctionnent chez
Saint-Simon dans un rapport de co-<!étermination, d'interconnexion et cela dans le
sens du fonctionnement cohérent du système global qu'est le système industriel.
Encore, faudrait-il pour le comprendre, rattacher tout ceci à la notion de système chez
Saint-Simon".
II
Il faut considérer la notion de système chez Saint-Simon comme participant
de la technicité. Autrement dit, le système industriel saint-simonien perçu en
tant que société participant de la tcchnicité est tel parce qu'il repose malgré
tout sur le développemcnt de la tcchnique - au sens étroit du terme - à travers
lequel s'exerce l'activité sociale, et, qui, en retour restructure les rapports
socIaux.

105
Deuxième Partie
DU SYSTEME INDUSTRIEL SAINT-SIMONIEN AUX
THEORIES CONTEMPORAINES DE LA TECHNIQUE
COMME SYSTEME,

106
CHAPITREI
LA NOTION DE SYSTEME CHEZ SAINT-SIMON

107
C'est, nous semblc-t-il, dans la cadre d'une approche organiciste des réalités
sociales qu'il convient avant tout, d'appréhender le concept saint-simonien de
système. L'approche organiciste désigne ici celle attitude intellectuelle qui consiste à
établir celle analogie d'une part, entre le fonctionnement du corps social et celui du
corps biologique et, d'autre part, entre le fonctionnement de la machine et celui de
l'organisme conçu comme une totalité organique à l'intérieur de laquelle chaque
organe remplit une fonction précise assurant la cohérence de l'ensemble. "Cette
vision organiciste est naturelle chez Saint-Simon. Il était comme organiciste,
particulièrement intéressé par la biologie des sociétés, par leur mécanisme de
fonctionnement, la façon par laquelle leurs membres, leur système sanguin et
nerveux, etc., forment et animent un corps unique, ou un système dont ils sont
inséparables et auquel ils sont indispensables!".
Après avoir abandonné; dans ses écrits postérieurs à 1816, les postulats de la
physique et affirmé la spécificité des phénomènes humains ou vitaux, Saint-Simon
restera définitivement attaché au modèle biologique qui conduit aux notions d'organe,
d'organisation et de système. C'est ainsi qu'en 1825, c'est-à-dire un siècle avant les
premiers exposés de Ludwig von Bertalanffy (auteur célèbre de la Théorie générale
des systèmes), Saint-Simon a pu écrire: "La réunion des hommes constitue un
véritable EtreZ". La vérité de cet être serait, à en croire notre auteur, son caractère
organisé, systématique et unitaire, lequel permet l'appréhension du corps social
comme une unité morphologique. C'est pourquoi la réunion des hommes ne saurait,
Ioneseu (G.):_ La pensée politigue de Saint-Simon, Paris, Aubier Montaigne,
1979, p. 35.
Z
Saint-Simon: De la physiologie sociale, Oeuvres. Anthropos V, p. 177.

lOS
pour le philosophe, être perçue comme un agrégat de parties, une juxtaposition
d'organes. Les hommes réunis doivent, à l'instar d'un organisme vivant, être unis,
former un tout harmonieux à l'intérieur duquel chaque élément devra oeuvrer pour le
maintien de la cohésion sociale. On comprend dès lors pourquoi Saint-Simon a pu
encore écrire: "La société n'est point une simple agglomération des êtres vivants dont
les actions indépendantes de tout but final, n'ont d'autre cause que l'arbitraire des
volontés individuelles, ni d'autre résultat que des accidents éphémères ou sans
imponance; la société au contraire, est sunout, une véritable machine organisée dont
toutes les parties contribuent d'une manière différente à la marche de l'ensemble'''.
A l'aspect organisé du vivant, aux notions de totalité, d'interdépendance ou de
corrélation, nous paraît s'appliquer remarquablement la notion de système définie de
façon axiomatique comme une totalité dynamique d'éléments en interaction.
D'après la théorie des systèmes, tout système, qu'il soit naturel ou anificiel,
doit posséder au moins quelques unes des propriétés qui sont les suivantes:
organisation, finalité, adaptation, ouverture, évolution, reproduction, différenciation,
coordination et équilibre4.
Ces
considérations
préliminaires,
SI
sommaires
soient-elles,
serviront
d'étançon à notre analyse de la notion de système chez Saint-Simon.
Dans son Introduction aux travaux scientifigues..., Saint-Simon esquisse une
définition du système. "Un système, écrit-il, n'est autre chose que la disposition des
différentes parties d'un an ou d'une science dans un ordre où elles se soutiennent
toutes mutuellement et où les dernières s'cxpliquent par les premières'''.
3
Idem.
4
Cf. Walliser (B.):_ Systèmes et modèles, Introduction critique à l'analyse des
systèmes, Paris. Seuil, 1977, p. 10 et infra.
,
Saint-Simon:_ Op. cil. p. 104.

109
D'après cette définition (inspirée de Condillac), la notion de système semble
s'appliquer uniquement à un ensem ble de connaissances avec le souci de les
organiser de façon à former un faisceau indissoluble. Organiser les connaissances,
unifier les sciences, était l'un des objectifs que s'assignait Saint-Simon dans ses écrits
antérieurs à 1816. Dans cette perspective, il prolonge le nouvel esprit encyclopédique
inauguré au ISe siècle par D'Alembert et Diderot soulignant dans les pages
introductives de l'Encyclopédie que le but d'une encyclopédie est de rassembler les
connaissances éparses sur la surface de la terre, d'en exposer le système général aux
hommes. En fait, la notion de système ici, pourrait aisément s'appliquer à
l'encyclopédie que Saint-Simon définit en ces termes: "l'organisation philosophique
des systèmes de connaissances humaines6".
Mais si Saint-Simon, dans ses écrits antérieurs à 1816 semblait réduire le
système à un ensemble de connaissances, on verra que dans les écrits postérieurs à
l'industrie (1816-1818), le système sera perçu comme un ensemble de réalités
historico-sociales tels le système féodal et le système industriel. En prenant en
compte ces deux périodes qui ont marqué ses écrits, il nous semble qu'il faille placer
le concept saint-simonien de système sous le double signe de ce qu'il convient
d'appeler avec Ansart, système intellectuel ou système de pensée d'une part, et de
l'autre, système de l'objet ou système social. Mais ces deux types de systèmes ne sont
nullement opposés, il sont chez Saint-Simon reconnus comme "co-déterminants" et
s'insèrent à l'intérieur d'un système les englobant; autrement dit, ils participent d'un
même système, le système industriel. Partant, les caractères que nous reconnaîtrons
6
Saint-Simon:_ Nouvelle encyclopédie, Oeuvres, Anthropos VI, p. 324.

110
au système saint-simonien vaudront aussi bien pour le système de pensée que pour le
système social.
.../...

111
Les caractères du système
Quatre sont repérables dans la théorie industrialiste de Saint-Simon, à savoir
la coordination, l'unité totalisante, la nécessité immanente ct l'auto-création.
10
La coordination
L'un des traits caractéristiques du système est la coordination, c'est-à-dire
l'enchaînement ordonné des éléments qui assurent la cohérence de tout le système. La
coordination s'exprime à travers trois principaux éléments qui sont l'exclusion, la
domination ou contrôle et l'ajustement7.
a) L'exclusion
Elle s'exprime par le rejet des sous-systèmes déviants en l'occurrence les
personnes animées du désir de ressusciter les privilèges féodaux.
Nous savons que le système industriel saint-simonien est avant tout, un
espace de "production", un système qui a fait de la "production" son objectif
principal et transformé la société en une communauté de producteurs. Dans un tel
7
Ces trois éléments constituent ce que Walliser a appelé comportements de
coordination. En effet, dans sa brillante analyse des propriétés générales des
systèmes, il distingue au niveau de la coordination, trois comportements dits
de coordination: l'exclusion, la domination et l'ajustement. Le premier est
défini comme rejet des éléments incompatibles avec le système; le deuxième,
comme la limitation de l'action de certains éléments du système; celui-ci
correspond chez Saint-Simon, à ce qu'il convient d'appeler non pas
domination mais contrôle ou plus exactement auto-contrôle. Le troisième ct
dernier comportement de coordination est défini comme la modification de la
structure même du système (et chez Saint-Simon) suivant les objectifs des
éléments constitutifs de ce système. Il nous faut tout de suite préciser que
l'ajustement chez Saint-Simon n'est pas très différent de l'auto-contrôle qui est
en fait un "micro-ajustement".

112
espace, les bourgeois, les nobles et les prêtres apparaissent (si l'on en croit Saint-
Simon) comme des oisifs, c'est-à-dire des consommateurs vivant du travail des
autres. Et J'enthousiasme de Saint-Simon pour le vivant et l'actif ne pouvait que
l'inciter à bouter hors du système cette caste d'oisifs, ces éléments jugés
incompatibles avec le système.
Mais le tout n'est cependant pas d'être actif ou producteur pour s'accorder
avec le système; car tout producteur, si habile et si honoré soit-il, ne devra nullement,
en raison des qualités qui lui sont reconnues, manifester le désir de dominer ses
semblables. D'où la nécessité du contrôle qui, comme nous le verrons, est en fait de
l'auto-contrôle.
b) L'auto-contrôle.
Il a pour but essentiel" la limitation de l'action des "capacités" qui seraient
tentées, en raison de leurs compétences, de reconstituer des privilèges à leur profit.
Rappelons que dans le système industriel saint-simonien, les postes de direction sont
confiés aux "capacités", aux producteurs les plus qualifiés sur les plans administratif,
économique (gestion), scientifique, littéraire, artistique, agricole et artisanal.
Mais en confiant ces postes aux capacités, Saint-Simon ne manque pas
d'envisager les conséquences qui peuvent en découler. Il a non seulement une
conscience aiguë des pouvoirs dont sont investies les "capacités" mais aussi des abus
possibles qui peuvent en émaner. En prévision de ces abus, l'auteur préconise la
limitation des "pouvoirs des capacités" au seul pouvoir de démonstration et de
persuasionS.
8
Ce pouvoir en fait n'en est pas un ou du moins ce n'est pas un pouvoir de
contrainte. En outre, il faut reconnaître que les vérités énoncées par les
capacités sont d'une nature telle, qu'il faut être de mauvaise foi pour les
rejetcr; leur caractère démonstratif ct persuasif suscite nécessairement

113
Mais à qui précisément incombera cette tâche? Quelle instance se chargera dc
limiler les pouvoirs des capacités?
Restant muet sur ces questions, Saint-Simon se contente de souligner
vaguement que ces hommes "ne seront guère autorisés à faire usage du pouvoir de
l'autorité et de la contrainte9". Dans l'esprit du philosophe, ces queslions ne devraient
pas se poser. En effet, abordant la question de l'organisation sociale dans son rapport
au problème de la domination, Saint-Simon, dans les Lettres d'un habitant de Genève,
affirme non sans naïveté, l'impossibilité de la domination d'une capacité sur les autres
producteurs. Il estime que la saine "compréhension physiologique" de l'organisation
sociale suffit à enrayer celle forme de domination. "Les hommes, dit-il, en devenant
plus instruits non seulement diminueront la portion de domination exercée sur eux
par les richeslO" mais aussi, renonceront à dominer leurs semblables.
Mais suffit-il d'être instruit pour bien se conduire, c'est-à-dire renoncer à la
domination des hommes?
Saint-Simon, dans ses premiers écrits, croyait que le savoir véhiculait une
éthique, l'éthique de la non domination. Ainsi, pour notre auteur, le savoir devait
dispenser de la domination des hommes entre eux. Et même en se référant à ses écrits
postérieurs à 1802, on s'aperçoit que les capacités sont appelées à être également des
moralistes. C'est sans doutc ce qui explique le fait que Saint-Simon élude la question
de l'instance qui se chargera de contrôler ou de limiter l'action des "capacités".
j'adhésion de tout esprit raisonnable et intègre. Mais peut-il en être
autrement?
9
Saint-Simon:_ De l'organisation sociale, Oeuvres, Anthropos V, p. 154.
la
Saint-Simon:_ QIJ. cit. p. 42.

114
Que deviennent dans un tel contexte, les notions de contrôle et de limitation?
Ici, le contrôle devient auto-contrôle et ta limitation auto-limitation.
Mais, loin de s'appliquer aux seules "capacités", ces notions (auto-contrôle,
auto-limitation) s'étendent également à l'ensemble du système social et se manifestent
à ce niveau comme phénomène d'ajustement.
c) L'ajustement
C'est le mécanisme de régulation du système industriel saint-simonien,
mécanisme à travers lequel se joue l'interaction entre la partie et le tout, mieux entre
les membres de la société et le système industriel.
Il existe en effet dans le système industriel saint-simonien, un phénomène de
régulation interne organisant la vie des sociétaires en vue de réduire au maximum les
risques de distorsion sociale. Ce phénomène est repérable dans l'éthique industrielle
de Saint-Simon. Cette éthique a pour vocation de susciter en chaque sociétaire la
prise de conscience d'une double identité, celle de son intérêt personnel et de l'intérêt
général. Il s'agit chez les sociétaires, de servir la société en se servant eux-mêmes. Ce
qui peut résulter de cette harmonie des intérêts et des comportements entre la société
et ses membres, c'est entre autres, la nécessité de répondre à toute crise soeiétale de
façon globaliste et systémique.
Le saint-simonisme de ce
point de vue, semble offrir aux sociétés
contemporaines de remarquables prolégomènes à la notion aujourd'hui fétichisée
d'ajustemcnt structurel.
Mais
"ignorant"
les prémisses savamment élaborées par Saint-Simon
(interaction, fonctionnalité, cohérence, systématicité), les politiques actuelles de
développement
ont
pour
la
plupart
perverti
les
vertus
thérapeutiques
et
harmonisatrices de l'ajustemcnt. C'est ainsi que nous assistons, depuis quelques

115
décades, dans les PVD (pays en vOle de développement), à la mIse en place de
politiques d'ajustement d'obédience économocentrique. Expression plausible de la
méconnaissance des présupposés et implications de l'ajustement, ces politiques, pour
corriger les distorsions socio-économiques, préconisent des solutions sectorielles,
parcellaires souvent rivées à la réduction des salaires. Mais en fait pourquoi s'obstiner
à réduire les salaires si cette mesure ne peut s'accompagner d'une réduction
raisonnable du prix des produits de première nécessité et surtout d'une transformation
profonde des structures socio-politiques sur lesquelles repose le corps social, le tout
considéré comme participant du système. Il est temps, grand temps que nos sociétés
en perpétuelle déroute adoptent l'ajustement conçu ici comme élément constitutif des
comportements de coordination.
Mais la coordination est très dépendante de l'homogénéité relative du
système. Elle implique la prise en compte de ce deuxième caractère du système
dénommé unité totalisante.
.../...

116
r
L'unité totalisante
Le système désigne généralement ce par quoi un ensemble constitue une unité
dans un tout. Il est conçu comme une unité organique privilégiant un but (unique)
d'action et se coordonnant en vue de celte fin. De ce point de vue, le système
industriel ne saurait être perçu comme un phénomène nouveau. Saint-Simon lui-
même le reconnaît lorsqu'il qualifie d'organique el de systématique la réalité
caractéristique de la féodalité. En effet, pour décrire le mode d'organisation propre
aux sociétés féodales, il emploie l'expression "système féodal" et précise que ce
système "a pour but d'activité unique et pennanent, la conquêtell ". Ce système, à en
croire l'auteur, est la combinaison de deux pouvoirs, l'un spirituel (moyen de ruse
inventé par les prêtres) et l'autre temporel (force éminemment possédée par les
hommes annés). Et, partant, la cohérence sociale dans un tel système ne peut s'établir
que par et dans la relation de commandement à obéissance: les gouvernés se trouvent
maintenus dans l'obéissance par la force despotique que les militaires exercent sur
eux; aussi sont-ils maintenus par la ruse dans l'obéissance aveugle aux dogmes du
clergé.
A cet état de choses, l'auteur trouve une justification visant non pas à louer le
système féodal mais plutôt à le situer dans son contexte pour en montrer d'abord la
cohérence particulière, ensuite les lieux de distorsion et les mécanismes de
désorganisation, enfin les moyens de son "dépassement dialectique".
Aux yeux de Saint-Simon, le système féodal fut une réalité "organique", c'est-
à-dire une société dont les différentes institutions sont en relation de correspondance
avec les conditions d'existence de ses membres. "Or, ces conditions se caractérisaient
11
Saint-Simon:_ Catéchisme des industriels, Oeuvres, Anthropos rv, p. 19.

117
essentiellement pour ces sociétés, par une situation de faiblesse et de pénurie. Au
point de vue matériel, ces groupements se trouvaient incapables d'assurer avec
sécurité leur subsistance; au point de vue intellectuel, ils se trouvaient dans un état
d'ignorance des lois de la nature, le stade conjectural qui empêche de dominer
efficacement les conditions naturelles 12".
Il était donc naturel de voir apparaître et se développer dans le système féodal,
des velléités guerrières et des pouvoirs contraignants. En effet, la situation de pénurie
et l'état d'insécurité qui s'ensuivait contraignaient les peuples à s'organiser pour la
guerre: dans la pénurie qui désigne l'Autre en face de soi comme l'être-pour-la-mort,
chaque
individu
ou chaque peuple
représente
pour
l'Autre
la
menace et
réciproquement. Par conséquent, la seule logique régissant les rapports interhumains
devient celle de l'offensive et de la défensive.
Cette situation qui est un véritable état de guerre, s'apparente à certains égards
à l'état de nature hobbesien, un état dans lequel "il n'existe pour nul homme aucun
moyen de se garantir qui soit raisonnable que le fait de se rendre maître par la
violence ou par la ruse '3 ". Mais évidemment, il ne s'agit pas, comme chez Hobbes,
d'un état caractérisé par l'absence d'un pouvoir commun, le Léviathan. Car, bien que
dominées par la violence et la ruse, les sociétés féodales furent des sociétés
organisées, cohérentes, avec un ordre social garanti d'une part, par le pouvoir
militaire, et d'autre part, par le clergé dont l'enseignement maintenait les fidèles dans
un état de soumission et d'aliénation favorable à la survie de la collectivité.
12
Ansart (p.):_ Sociologie de Saint-Simon, Paris, P.U.F., 1970, p. 63.
13
Hobbes (Th.):_ Léviathan, traduction française, Edition Sirey, 1971, p. 22.

118
Comme nous pouvons le constater, les conditions d'existence des sociétés
féodales nécessitaient un recours à la violence et à la ruse; ce qui eut pour effet la
concentration des pouvoirs de décision et de direction entre les mains des militaires
et des chefs religieux. Ecoutons Saint-Simon: "A l'époque où la guerre était et devait
être regardée comme le premier moyen de prospérité pour la nation, il était naturel
que la direction des affaires temporelles de la société fût entre les mains d'un pouvoir
militaire". Plus loin, il ajoute: "A l'époque où toutes nos connaissances particulières
étaient essentiellement conjecturales et métaphysiques, il était naturel que la direction
de la société quant à ses affaires spirituelles fût entre les mains d'un pouvoir
théologique
puisque
les
théologiens
étaient
alors
les
seuls
métaphysiciens
généraux14".
Il ne fait donc aucun doute que la société féodale puisse constituer un
ensemble cohérent, organique, attendu que les institutions qui la régissaient
répondaient aux besoins généraux de la collectivité.
Mais, si cohérent et si organique fut le système féodal, il ne pouvait, du point
de vue de son organisation et de sa systématicité, égaler le système industriel saint-
simonien qui nous paraît constituer "un réseau plus étroitement interdépendant et
serré que toutes les sociétés précédentes, certainement davantage que la société
'4
Saint-Simon: L'organisateur, Oeuvres, Anthropos II, p. 81-83.
Liant la notion de pouvoir à la notion de généralité, l'auteur est parvenu à la
conviction que dans toute société, le pouvoir est le privilège des détenteurs de
la culture générale. Or, dans le Catéchisme des industriels, il définit la
philosophie comme
"science des généralités", ce qui par contrecoup fait
apparaître le philosophe comme spécialiste des généralités. Serait-ce donc que
le "pouvoir" soit le privilège des philosophes'!. Nous nous retrouvons presque
dans la perspective platonicienne du philosophe-roi. Cela doit conduire à
nuancer tout jugement à l'égard de Saint-Simon comme prophète de la
technocratie. car le technocrate est par définition le dépositaire d'un savoir
pointu.

119
féodale cloisonnée et fragmentéeI5". Plus: contrairement au système féodal, le
système industriel est constitué de membres si étroitement liés et interdépendants que
l'arrêt de la production par l'un quelconque des innombrables sociétaires peut
immédiatement provoquer un dysfonctionnement du système. C'est dire que dans la
société industrielle, chaque sociétaire représentant un maillon indispensable au bon
fonctionnement du système, il ne saurait exister de pouvoir politique centralisé;
chacun à son humble niveau génère son propre pouvoir en vertu de sa participation à
j'activité de production. En annonçant ainsi la fin du pouvoir politique centralisé, le
système industriel sécrète des micro-pouvoirs interdépendants qui ne sont en fait
nulle part parce que se trouvant partout.
Il faut donc envisager le système industriel comme un réseau complexe
formant une unité systématique. Cette unicité se perçoit dans la composition de la
classe "ou" caste16 constitutive du système industriel ainsi que dans le rapport de
l'infrastructure à la superstructure.
Si en effet, dans le système féodal la société se composait de trois classes (la
noblesse et le clergé; les propriétaires oisifs non nobles et enfin les producteurs), elle
se compose dans le système industriel, d'une classe unique, car "l'industrie, nous dit
Saint-Simon, est uneI7 "; elle "n'est qu'un seul et vaste corps dont tous les membres se
15
10nescu (G.):_ La pensée politique de Saint-Simon, Aubier Montaigne, 1979,
pp. 35-36.
16
La conjonction dc coordination «ou» intercalée entre classe et caste est le
signe de l'ambiguïté avec laquelle Saint-Simon appréhende la notion de classe
sociale. Cette notion est en effet liée chez l'auteur à la position d'une
collectivité par rapport au procès de production et s'applique aussi bien aux
castes qu'à des fractions particulières d'une classe.
17
Saint-Simon: L'industrie, op.cit. p. 47.

120
répondent et sont pour ainsi dire solidaires, le bien et le mal de chaque partie affecte
toutes les autres18".
Mais l'unicité de la classe ne signifie aucunement uniformité ou nivellement
du niveau de vie des producteurs; car à l'intérieur de cette classe, subsistent des
différences
remarquables
dues
à
la
capacité
de
chaque
producteur
et
consécutivement, à sa rétribution, chacun étant rémunéré au prorata des efforts
fournis.
Toutefois, "s'il existe à l'intérieur de la classe des producteurs des différenees
considérables de niveau de vie, il n'en reste pas moins qu'ils font partie d'une seule
catégorie opposée aux oisifs détenteurs des capitaux et des moyens de production qui
vivent de leurs rentes en prélevant une dîme sur la production19". Le système
industriel reste après tout composé d'une classe unique, la classe industrielle ou
industrieuse. De même, les pniductions matérielles et les productions intellectuelles,
morales et esthétiques sont dans le système industriel, divers aspects d'une réalité
unique, la réalité sociale. Dans cette perspective, seront écartés les oppositions entre
ce que nous nommons aujourd'hui "col bleu" et "col blanc" ainsi que le débat
traditionnel entre le matérialisme et le spiritualisme20".
18
Ibidem, p. 137.
19
Jean Christian Petit-fils:_ Les socialismes utopigues, Paris, P.U.f., 1977, p.
65.
20
Saint-Simon, dans le Travail sur la gravitation universelle, se proposait
d'éclaircir ce débat qui n'était "encore [à ses yeux] qu'un véritable imbroglio".
Il déclarait à cet effet "qu'on a jusqu'à présent appelé spiritualistes ceux qu'on
aurait dû appeler matérialistes" ct inversement. Pour le philosophe en effet,
"le matérialisme est un spiritualisme puisqu'il fait de la matière une idée et le
spiritualisme un matérialisme puisqu'il corporifie une abstraction" (op.cil. p.
300).

121
Dans le système industriel en effet, l'''industrie'', l'art et la science sont des
éléments servant un même but, l'utilité sociale. C'est pourquoi Saint-Simon a pu
écrire: "Puissent enfin, les sciences, les arts et l'industrie, celte grande trinité former
un indissoluble faisceau, et produire, par leur union, ce bien-être complet auquel la
société a le droit de prétendre, puisqu'elle en possède tous les éléments21 ".
Conformément à l'esprit de la doctrine industrielle, aucun des éléments de la trinité
(sciences-arl~-industrie) n'est intelligible par lui-même; il ne le devient que par
rapport à la totalité dans laquelle il fonctionne, à savoir la réalité sociale. Mais bien
que ramenés et intégrés à une totalité homogène, l'art, l'industrie et la science ne sont
pas à prendre pour des semblables. Autrement dit, on abolirait la possibilité d'une
unité ainsi que l'idée de totalité, car l'unité et la totalité présupposent (la) diversité et
(la) multiplicité. De fait, l'interaction propre au système industriel se produit entre des
éléments non pas semblables mais distincts et complémentaires22•
Saint-Simon fonde l'unicité des éléments constitutifs de la dite trinité dans
l'analyse de la nature humaine. En l'homme, il eroit trouver le prototype de l'unité
totalisante, du rassemblement du divers en un tout harmonieux. Pour le philosophe,
21
Saint-Simon:
L'artiste, le savant et l'industriel, Oeuvres, Anthropos V, pp.
257-258.
22
C'est ce que les théoriciens du système appellent "solidarité organique" et
qu'ils distinguent de la "solidarité mécanique", laquelle se traduit par
l'interaction entre des sous-systèmes semblables. Cette distinction remonte à
E. Durkheim qui, le premier en a fait usage en appliquant à l'analyse de la
société industrielle la notion de solidarité organique (par opposition bien sûr à
la solidarité mécanique caractéristique des sociétés primitives) pour montrer
l'interdépendance et la
complémentarité des fonctions
qu'exercent les
individus à l'intérieur de cette société. Remarquons par ailleurs que la
solidarité organique qui est liée à la division du travail est selon Durkheim
bien plus ancienne que la société industrielle. En revanche, un rassemblement
fortuit peut, de nos jours, laisser émerger celte forme "pauvre" de solidarité.

122
l'homme est triple en ce sens qu'il unit le sentimental, le scientifique et l'industriel;
mais ces trois éléments n'ont de sens que rapportés à une unité somato-psychique:
l'homme-total ité23 .
Au système industriel doit donc s'appliquer la remarque selon laquelle le
système doit fonctionner comme une totalité d'éléments indissolublement liés.
Mais la réalité du système n'est pas seulement de l'ordre de la coordination et
de la totalisation; elle est aussi dc l'ordre de la nécessité.
...1...
23
Ccllc conception de J'homme peut non seulement insuffler à la notion de
développement - souvent mal définie parce qu'assimilée à la simple
croissance - un contenu fondamental mais aussi fonder l'exigence de la
multidimensionnalité en incorporant dans le dévcloppemcntle quantitatif et le
qualitatif,
les
dimensions
objectives
(scientifiqucs,
économiques
et
techniques)
ct
les
dimensions
subjectives
(culturelles,
artistiques,
sentimentales...).

123

La nécessité immanente
Penser le système industriel dans une "approche systémique24", c'est après
tout restituer son histoire et le situer dans son présent. C'est, en d'autres termes,
rendre intelligibles d'une part, les conditions de son émergence, la nécessité de son
avènement et d'autre part, les lois internes de son fonctionnement et les principes
internes de son organisation. Pour Saint-Simon, la naissance du système industriel ne
doit pas être rapportée à un événement contingent, arbitraire et accidentel puisque ce
système "est un résultat forcé de la marche que la civilisation a suivie depuis sept à
huit siècles25 ". Cette marche est marquée par trois grandes époques correspondant
chacune à une organisation sociale comme nous l'avons déjà mentionné plus haut.
Ces époques sont thêologique et fêodale, métaphysique et légiste, enfin scientifique
et industrielle. La succession de ces époques serait, d'après notre auteur, déterminée
par une nécessité inéluctable qui se manifeste dans la marche dialectique et naturelle
de la civilisation.
Mais cette nécessité ne saurait être ramenée ni à une transcendance absolue ni
à un destin, car les raisons du changement social sont à chercher non pas en dehors
des systèmes sociaux mais en leur sein. C'est en effet, dans les conditions sociales
24
L'approche systémique répond en fait à trois prêoccupations essentielles
clairement définies par Walliser. La première est la volonté de restaurer une
approche plus synthétique qui
reconnaisse les propriétés d'interaction
dynamique entre les éléments d'un ensemble lui conférant un caractère de
totalité. La deuxième est le besoin de mettre au point une méthode qui
permette de mobiliser et d'organiser les connaissances en vue d'une meilleure
adéquation des moyens aux objectifs. Enfin, la troisième préoccupation qui
est la nécessité, face à une fragmentation et une dispersion du savoir, de
promouvoir un langage unitaire qui puisse servir de support à l'articulation et
à l'intégration de modèles thêoriques ct de préceptes méthodologiques épars
dans les diverses disciplines (op. cil. p. 9).
25
Saint-Simon:_ L'organisateur, Oeuvres, Anthropos II, p. 63.

124
des systèmes, c'est-à-dire dans les conditions nécessaires à la survie des systèmes
sociaux que Saint-Simon trouve les raisons qui expliquent le passage d'un système à
un
autre.
Ces
conditions
qui
président
à
l'organisation
des
sociétés sont
contradictoires. Les contradictions proviennent du fait que chaque système social
constitué est régi par une nécessité particulière qui est contredite par celle du système
naissant. Ce sont les contradictions observées entre les nouvelles forces sociales et la
structure du système qui conditionnent le passage d'un système à un autre. Mais la
succession des systèmes n'est pas un processus indéfini justement parce qu'il n'existe
pas un nombre indéfini de systèmes sociaux. "Les nations, écrit Saint-Simon, ne
peuvent vivre que de deux manières à savoir: en volant ou en produisant. Ainsi, il ne
peut y avoir que deux espèces d'organisation sociale (...): l'une ayant pour objet les
conquêtes, c'est-à-dire voler nationalement; l'autre ayant pour but de produire le plus
possible26". En réduisant à deux le nombre des systèmes sociaux, Saint-Simon
semble faire abstraction du système métaphysique et légiste dont le caractère est tel
qu'il ne peut s'additionner aux deux autres. Son caractère, rappelons-le, est de n'en
avoir aucun; il est selon l'expression du philosophe, un système "bâtard et transitoire"
qui correspond à la phase de désorganisation du système féodal. Il n'y a finalement
que deux types de systèmes sociaux, le féodal auquel succède l'industriel.
La phase préliminaire de la naissance du système industriel commence avec la
déstructuration du système féodal. Dans ce processus de déstructuration voire de
destruction, le travail ou l'activité de production a joué un rôle déterminant. Par le
travail en effet, l'industrie a commencé à s'imposer en se posant comme l'antithèse de
la féodalité. Et plus le travail gagnait en extension, plus se développaient les germes
de déstructuration du système féodal. lei, se situe toute la problématique saint-
26
Saint-Simon:_ Du système industriel, Oeuvres, Anthropos III, p. 81.

125
simonienne du "grand changement", celui qui "consiste dans le passage d'un système
L'étude du changement de système (social) chez Saint-Simon ne permet guère
d'envisager ce changement comme le passage d'un système de production à un autre;
car cela rcvicndrait en quelque sorte à poser l'équation système social égal système
de production. Or, nous avons vu que le travail productif n'était pas le propre des
systèmes sociaux et qu'il ne caractérisait que l'un des types sociaux, le système
industricl; ce qui signifie qu'un système social n'est pas forcément assimilable à un
système de production. 11 importe donc de concevoir le changement social à partir de
catégories communes à tous les systèmes sociaux. La catégorie la plus générique et
qui serait donc applicable à tous les systèmes serait celle "d'activité ou d'action
destinée à assurer l'existence collective28".
Ainsi, Je passage d'un système social à un autre doit être interprété comme le
passage d'un type d'activité à un autre, mieux comme un changement des actions
collectives des hommes. Cette appréhension du changement social insinue deux
idées: il y a d'une part, l'idée que le changement social est un mouvement immanent
aux sociétés et d'autrc part, que ce sont les actions des hommes qui déterminent ce
changement. Saint-Simon ne peut admettre ces idées sans émettre de réserves; car il
est entièrement persuadé que le processus de création d'un système social est régi par
une nécessité que les hommes nc peuvent fondamentalement enrayer. D'où ce
quatrième caractère du système, l'auto-création.
27
Saint-Simon:_ L'organisatcur, Oeuvres, Anthropos n, p. 77._
28
Ansart (p.):_ Sociologie de Saint-Simon, Paris, P.U.F., 1970, p. 78.

126

L'auto-eréation
Ce quatrième caractère est étroitement lié au précédent. L'auto-eréation
signifie que le système se crée par une force intrinsèque et presque sans "intervention
décisive" des hommes. Le plus décisif dans la formation d'un système, ce n'est ni la
volonté des hommes, ni leurs actions mais la marche de la civilisation porteuse d'une
nécessité inéluctable. Et comme le souligne Saint-Simon, c'est "la marche naturelle
de la civilisation qui détermine pour chaque époque, à l'abri de toute hypothèse les
perfectionnements que doit subir l'état social soit dans ses éléments soit dans son
ensemble29" .
De ce point de vue, le système se donne à penser comme une réalité
"objective", c'est-à-dire opposée à l'arbitraire des
constructions oniriques et
fantaisistes des sujets. Saint-Simon met en évidence cette objectivité du système
lorsqu'il écrit: "On ne crée point un système d'organisation sociale, on aperçoit le
nouvel enchaînement d'idées et d'intérêts qui s'est formé et on le montre, voilà
tout30".
Obnubilé par le souci d'objectivité, Saint-Simon tente de minimiser la marge
de manoeuvre des individus dans la constitution des systèmes sociaux el, partant,
subordonne l'action des hommes à la marche naturelle de la civilisation. Et pourtant,
l'action des hommes est une composante de cette marche. Elle peut entre autres
infléchir, modifier "en plus ou moins31 " la marche de la civilisation. Mais pour autant
qu'elle occupe cette place, elle n'est positive que si elle est conforme à l'état
29
Saint-Simon:_ Catéchisme des industriels, Oeuvres, Anthropos IV, p. 110.
30
Saint-Simon: L'organisateur, Op. cit. pp. 179-180.
31
Saint-Simon:_ Catéchisme des industriels, Op. cil. p. 109.

127
correspondant des lumières et de civilisation; ce qui revient à dire que la qualité d'un
projet de société présenté par le penseur social par rapport à la question qui nous
intéresse ici, sera la justesse de sa détermination de l'action qui est compatible avec
les exigences de la société industrielle.
Au fond, le penchant objectiviste répond chez Saint-Simon à la nécessité de
brocarder ces théoriciens qui non seulement construisent ex nihilo des modèles de
société qui n'ont évidemment aucun référent ni en fait ni en droit dans la civilisation
mais aussi manifestent une incapacité à intégrer dans un corpus unitaire et
systématique, la pensée du social.
*
**** ****
Tous les arguments ci-dessus développés concernant la notion de système
chez Saint-Simon doivent être considérés comme participant de la technicité. Ils font
en effet apparaître la société industrielle comme une machine organisée, c'est-à-dire
comme un ensemble dont les différentes composantes, compatibles les unes avec les
autres, fonctionnent selon les principes d'un système rigoureux. C'est pourquoi, on ne
saurait, si ce n'est par un coup de force théorique, dissocier systématicité et technicité
dans le système industriel saint-simonien.
Le saint-simonisme dc ce point de vue, pourrait ouvrir la voie à une saine
compréhension de la dynamique des systèmes techniques. Mais comprendre cette
dynamique implique l'intellection d'une part, de la cohérence interne des ensembles
techniques, et d'autre part, des effets (pervers) de puissance qui lui sont liés. Or, force
est de constater quc Saint-Simon a passé sous silence ces différents points à peine
perceptibles à son époquc.

128
D'où la nécessité d'invoquer les récentes théories de la technique qui,
certainement, contribueront à mettre en lumière cc que nous considérons comme
«l'oublié» du saint-simonisme.

129
CHAPITREll
SURVOL DES THEORIES CONTEMPORAINES DE LA TECHNIQUE

130
Nous voudrions, par un survol rapide des grandes tentatives contemporaines
d'appréhension dc la tcchnique, interroger un ccrtain nombre d'auteurs qui, situés dans
l'intervalle compris entre Saint-Simon et l'Ecole de Francfort, tentcnt de prendre la
technique au sérieux.
A celle entreprise, nous devons reconnaître des limites dc toute sorte. La
principale est l'absence de deux grandes figures, à savoir, Karl Marx et Leroi-
Gourhan.
Marx, à l'instar de Saint-Simon, a fondé des espoirs en la technique dans
laquelle il voyait le moteur du développement des forccs productives. Mais ne nous y
trompons pas, Marx n'aborde nullement de front le phénomènc technique, mieux il ne
pose pas la technique comme thème ccntral de ses réflexions!. Sa pensée dc la
technique,
SI
pertinente
soit-elle,
a
toujours
été
supplantée
par
d'autres
préoccupations, à savoir la lullc des classes. Aussi, convient-il de remarquer quc du
point de vue de "la pensée de la technique", Marx n'apporte rien de pertinent qui ne
soit déjà contenu dans le saint-simonisme. Or, le propos de ce chapitre n'est pas dc
répéter Saint-Simon mais de repérer cc que nous convenons d'appeler <<l'oublié du
saint-simonisme». Dans un tel contcxtc, l'invocation de Marx devient inopportune.
Quant à Leroi-Gourhan, ses analyses ont l'avantage de placer la technique au
centre même de ses préoccupations. Cet auteur, ne l'oublions pas, est l'initiateur (dès
1943) de la notion de "milieu technique"; il est le premier à avoir insisté sur l'étude de
l'outillage effectuée d'un point de vue systématique. Mais à la lecture de l'Oeuvre de
C'est d'ailleurs pour celle raison quc les oeuvres dc Marx sont rangées parmi
ce quc les philosophes allemands de la technique (Teehnikphilosophen)
appellent philosophie para thématique de la technique (parathematische
Technikphilosophie) et cela par opposition à la philosophie de la tcchnique
proprement dite ou (thcmatische Technikphilosophie). Cf. exemplairement
l'ouvrage de G. Ropohl, Tcchnologische AufkHirung Bcitrage zur
Tcchnikphilosophie, Frankfurt, Suhrkamp, 1991.

131
Leroi-Gourhan, il nous est apparu que l'auteur a essentiellement, comme historien et
ethnologue, consacré ses études à des ensembles techniques très loin des nôtres.
Dans ce cadre bien (dé)limité de notre approche, nous aurons d'abord à
distinguer deux grands axes. Il s'agit d'analyser d'une part, les théories décrivant la
technique comme système porteur de sa propre dynamique et de lois internes (ce que
nous nommons cohérence intra-technique) et d'autre part, celles qui décrivent la
technique comme un danger ou une monstruosité incommensurable.
Ensuite, nous envisagerons un troisième axe de réflexion qui est une combinaison
(plus ou moins réussie) des deux axes initialement définis.
.../. ..

132
A)
G. Simondon et B. Gille ou la cohérence intra-technique
Avec ces deux auteurs, nous prenons connaissance du "monde technique"
comme un monde soumis à ses propres lois d'organisation et de développement.
Les analyses de G. Simondon sont inspirées de la conviction selon laquelle
toute analyse rigoureuse de la technique doit éviter de rendre compte de l'objet
technique à partir de "causes extrinsèques" que sont les influences économiques,
l'utilité pratique ou mieux le "système des besoins2" qui est à ses yeux moins cohérent
que le système des objets. Partant de ce principe, Simondon postule la nécessité de
s'occuper de l'objet technique en lui-même, de rendre compte de son mode propre
d'existence.
Pour Simondon en effet, l'objet technique a son propre mode d'existence que
lui
garantit
le
mouvement· de
"concrétisation".
La
"concrétisation"
dans
la
terminologie de Simondon désigne le processus par lequel "l'objet primitivement
artificiel", entendez l'objet technique, devient "de plus en plus semblable à l'objet
naturel3 ". Or, l'une des caractéristiques essentielles de l'objet naturel est de l'aveu de
l'auteur, l'auto-entretien des conditions de son fonctionnement. C'est pourquoi, l'objet
concrétisé, en devenant comparable à l'objet naturel, acquiert le statut d'un objet se
conditionnant "lui-même dans son fonctionnement et dans les réactions de son
fonctionnement sur l'utilisation4".
De fait, l'objet technique en se concrétisant devient le théâtre d'un certain
nombre de relations de causalité réciproque; il accroît sa cohérence interne et par
2
Cf. Simondon (G.): Du mode d'existence des objets technigues, Paris, Aubier
Montaigne, 1958, pp. 23/24.
3
Ibidem, p. 47.
4
Ibidem, p. 27.

133
conséquent acquiert une part d'autonomie par rapport aux sciences. Si au départ il
avait besoin d'un milieu extérieur régulateur (le laboratoire ou l'usine), il finit, grâce
au phénomène de concrétisation, par échapper à l'emprise de ce milieu originel. "Il se
libère du laboratoire associé originel et l'incorpore dynamiquement à lui dans le jeu de
ses fonctions5" et cela à la manière des objets naturels. Et J'auteur d'ajouter: "Le mode
d'existence des objets techniques étant analogue à celui des objets naturels
spontanément produits, on peut légitimement les considérer comme des objets
naturels6" .
Mais est-il vraiment légitime d'opérer pareille analogie au point de confondre
ces deux types d'objets? Assurément pas. Simondon lui-même sait parfaitement que
les objets techniques ne peuvent être confondus avec les objets naturels puisque les
premiers portent nécessairement en eux une "abstraction résiduelle7". L'abstraction
résiduelle, J'autre nom de l'invention, "est l'aspect mental, psychologique de ce mode
propre d'existences" de J'objet technique. Elle interdit de ce fait, de confondre l'objet
technique avec l'objet naturel.
Mais même inventé, c'est-à-dire bien que constitué d'une abstraction résiduelle
la distinguant de l'objet naturel, J'objet technique ne perd pas pour autant son
autonomie; car l'invention une fois concrétisée, l'objet technique évolue par
convergence à soi, mieux selon un principe de combinaison interne qui en fait une
réalité autonome.
5
Ibidem, p. 47.
6
Idem.
7
Idem
S
Simondon (G.): L'invention et le développement des techniques, cours
polycopié du laboratoire de Psychologie générale et Technologie, Paris,
Sorbonne, 1968-69, p. 2. L'invention est en réalité un «mode d'avènement» de
l'objet technique.

134
Cette autonomie a une autre face: celle des cycles de relaxalion qui conduisent
à passer d'un type d'univers technique à l'autre depuis l'avènement de la machine
utilisant la vapeur. Ces cycles dont le mouvement rythme le progrès technique,
s'effectuent selon un schéma "discontinu-{;ontinu". Il y a discontinuité dans la mesure
où "c'est la fin d'un cycle, c'est-à-dire l'état du système à la fin du cycle, qui déclenche
le recommencement du cycle en amorçant un phénomène défini: il y a donc
discontinuité d'un cycle au cycle suivant9". Mais il y a continuité étant donné que
chaque cycle, pour se produire, a besoin des éléments du cycle précédent. Plus
encore: le début de chaque phase de relaxation est constitutif d'une essence technique
"stable à travers la lignée évolutive, et non seulement stable, mais encore productrice
de structures et de fonctions par développement interne et saturation progressive; c'est
ainsi que l'essence technique du moteur à combustion interne a pu devenir celle du
moteur Diesel, par une concrétisation supplémentaire du fonctionnement lO". En fait, il
y a dans les cycles de relaxation, ni discontinuité complète ni continuité absolue mais
corrélation accomplie. Celle-ci est la garante de l'autonomie de l'objet technique.
De la sorte, Simondon en vient à brocarder les représentations de la croissance
technique fondées sur l'ignorance de la nature combinatoire de cette croissance.
*
*** ***
B. Gille, dans son Histoire des tcchnigues, accomplit un geste analogue. Il s'en
prend pour commencer, à toute conception de l'invention calquée sur le modèle de
l'invention artistique strictement dépendante du génie
inventif de l'individu.
9
Simondon (G.):- Du mode d'existence des objets technigues, op. cit., p. 260.
10
Ibidem, pp. 43 - 44.
Il convient ici de faire remarquer avec Simondon qu'il n'y a de progrès
technique que si chaque époque donne à celle qui la suit le fruit de son effort
technique (Ibidem, p. 70).

135
Concevoir l'invention technique sur un tel modèle c'est, selon l'auteur, donner dans la
"mythologie dans la mesure où l'on fait intervenir des forces [subjectives] autonomes,
souvent mal définies <... >, dans la mesure où l'inventeur apparaît comme un
personnage doué de facultés supranaturelles ll ". Autrement dit, dans la mesure où
l'invention technique n'est pas seulement une spéculation de l'esprit mais une
réalisation concrète!2", elle doit prendre appui sur des structures existantes, elle doit
suivre des voies quasi obligatoires!3" tracées par le système technique qui se définit:
ensemble cohérent de structures compatibles les uns avec l~ autres.
C'est pourquoi, dans l'esprit de l'auteur, il apparaît "difficile de parler [par
exemple] de l'invention de l'automobile, de l'invention de la télévision sinon de la
combinaison définitive d'un certain nombre de nouveautés qui ont pu apparaître
isolément auparavant, et être utilisées dans d'autres combinaisons. Il n'y a alors
invention que dans la mesure 'où la combinaison est nouvelle, grâce à l'apport d'un
élément nouveau qui complète en quelque sorte des éléments préexistantsl4".
Ce qui fonde les analyses de B. Gille, c'est entre autres, la nécessaire
interdépendance entre les composantes de l'ensemble technique: chacune des
composantes
de
cet
ensemble
a
nécessairement
besoin,
pour
son
propre
fonctionnement, des autres éléments du syslèmelS. Celle interdépendance implique
évidemment entre les techniques, une certaine cohérence (qualifiée plus haut de
Il
Gille (R): Histoire des techniques, Paris, Pléiade, 1978, p. 46.
!2 Idem, p. 45.
13
Ibidem, p. 46.
14
Ibidem, p. 50. Occasion d'entreprendre la critique des philosophies
néoplatonieiennes de la technique notammenl celle de Friedrich Dessauer qui
postule que l'élément préexistant à l'invention technique est l'Idée.
IS
Un système dont B. Gille s'efforce par ailleurs de dévoiler les articulations
fondamentales en invoquant la trilogie métal - charbon - machine à vapeur.

136
cohérence inlra-technique) dont la saisie permet d'éclairer les débats se rapportant à
l'invention technique.
Mais la cohérence intra-technique n'éclaire pas seulement la problématique de
l'invention technique; elle est opérationnelle pour expliquer les causes de blocage d'un
système technique au sein d'une société donnée et à une époque bien déterminée.
L'exemple de la Grèce antique nous le prouve.
En effet, on a cru pendant longtemps que le blocage du système technique des
Grecs était dû essentiellement à des facteurs sociaux (idéologiques, symboliques).
Nombre de textes16 (qui méritent commentaire) décrivant l'espace socio-culturel des
Grecs comme essentiellement marqué par la contemplation, auraient largement
contribué à expliquer le blocage du système technique grec par des causes
extrinsèques, mieux par une certaine conception du savoir et du travail manuel
qu'avaient les Grecs.
A la lecture des textes précités, il apparaît que les Grecs de l'Antiquité avaient
une conception dualiste du savoir; ils distinguaient d'un côté le savoir théorique
(theoria contemplativa) et de l'autre la pratique. Mais le propre de la mentalité
grecque n'était pas d'avoir opéré cette distinction; la caractéristique de l'esprit grec se
saisit plutôt, d'abord par la scission radicale opérée entre ces deux entités et qui tend à
opposer la théorie à la pratique. Puis opposant théorie et pratique, les Grecs établirent
sur la base de cette scission, une échelle des valeurs plaçant au premier rang la théorie
et secondairement la pratique. C'est ce que montre A. C. Crombie lorsqu'il écrit: "La
16
Citons entres autres:
Les dialogues de Platon: République, Lois, Gorgias, Théétètc.
Aristote: Politique, trad. Aubonnct, Paris, Les Belles-Lettres, 1968.
Crombie (A. c.): Histoire des sciences de Saint-Augustin à Galilé, Paris,
P.U.F., 1963.
Schul (P.-M.): Machinisme et philosophie, Paris, P.U.F., 1969.
Koyré (A.): Etudes d'histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard,
1971.

137
pensée scicntifique grecque conserva comme caractéristique de ne s'intéresser en
prcmier lieu à la connaissance et à la compréhension et de façon secondaire seulement
à l'utilité pratique17". Le primat ainsi accordé à la contemplation, il appert que les
Grecs affichent un certain mépris pour les activités pratiques. On raconte même à ce
sujet que Platon s'était fâché contre Archytas et Eudoxe qui avaient tenté une
application concrète des mathématiques18. A la suite de Platon, Aristote, dans sa
Politigue nc cache pas son mépris pour les artisans qu'il exclut d'office de la cité
idéale19.
Cette prééminence de la contemplation sur l'action ainsi que le mépris du
manoeuvrier "celui qui oeuvre de ses mains" constatés chez les Grecs est à l'origine
des simplications qui ont conduit à chercher les causes de blocage du système
technique des Grecs dans les seuls domaines de la pensée.
De telles simplifications ont été également entretenues par les thèses
considérant le blocage de ce système comme une conséquence de l'esclavage:
disposant d'une main d'oeuvre servile, les Grecs n'avaient pas besoin de techniques
perfcctionnées économisant le travailw.
17
Crombie (A. c.): Op. cil., T.I, p.5.
18
"Plutarque nous a raconté comment Platon sc fâcha contre Archytas et Eudoxe
qui avaient entrepris de résoudre certains problèmes géométriques, comme
celui de la duplication du cube, à l'aide d'appareils mécaniques: «S'étant Platon
courroucé à eux cn leur maintenant qu'ils corrompaient et gâtaicnt la dignité et
ce qu'il y avait d'excellent en la géométrie, en la faisant user de matières, où il
faut trop vilement et trop bassement employer l'oeuvre de la main»" (A.
Koyré, Op. cil., pp. 319 - 320).
19
P.-M. Schul remarquait à ce propos (op. cil. p. 35) que le mot banausos qui
signifie artisan était dans l'esprit des Grecs synonyme de méprisable et
s'appliquait à toutes les techniques: "tout ce qui est artisanal ou manoeuvrier
porte honte, et déformc l'âme en même temps que le corps".
Cet argument est inspiré du textc hien connu d'Aristote déclarant que
l'csclavage cesserait d'cxister si les navettcs ct les plectres pouvaicnt se mettrc
cn mouvement d'eux-mémes (cf. Politique, l, 4).

138
Contre ces simplifications réduisant les causes de blocage du système
technique des Grecs à la prédominance de la contemplation ainsi qu'à l'existence de
l'eselavage (causes extrinsèques), B. Gille brandit l'argument des «eauses internes}).
Celui-ci consiste à chercher à l'intérieur du système technique lui-même les facteurs
de blocage.
L'argumentation de l'auteur est schématiquement la suivante: la Grèce est
avant tout un pays "pauvre". Le blocage de son système technique est surtout lié à des
difficultés d'ordre matériel, mieux au caractère assez limité de ses ressources. "Pour
les métaux, les Grecs étaient dépendants d'importations extérieures parfois lointaines,
et les routes pouvaient se trouver coupées. Il en était de même pour le bois, rare, se
renouvelant difficilement, souvent noueux et tordu. Ce manque de bois présentait de
grands inconvénients aussi bien pour les matériaux que pour l'énergie thermique. Et
l'on sait en outre [... ] que le véritable machinisme, tout au moins un machinisme très
développé, n'était pensable qu'avec l'utilisation du métal. Le manque d'eau ne permit
pas l'adoption de la force hydraulique21 ". Une autre cause interne du blocage est
l'ignorance de deux procédés techniques: celui de la production de la fonte ct surtout
le procédé de transmission et de transformation des mouvements constitutifs du
système bielle-manivelle. Ce système qui fit son apparition vers la fin du XVe siècle
était inconnu des Grecs de l'Antiquité. "Héron nous prouve, dans ses Théâtres
d'automates, qu'on avait pu imaginer l'arbre à cames, base d'une programmation
élémentaire d'un certain nombre de mouvements dans le temps. Par contre, <...> nulle
part il n'est mention, même allusive, du système bielle-manivelle qui transforme un
mouvement alternatif rectiligne en un mouvement circulaire continu, ou vice versa22".
Enfin, pour ruiner la thèse du blocage technique par l'existence de l'esclavage, R
21
Gille (R): Histoire des techniques, Paris, Pléiade, 1978, p. 371.
22
Gille (B.):- Les mécaniciens grecs, Paris, Seuil, 1980, pp. 193 - 194.

139
Gille commentant Ellul, souligne qu"il y eut de beaucoup plus grands progrès
techniques pendant la période esclavagiste de l'histoire romaine que pendant la
période de grands affranchissements. Et la libération des esclaves pendant les
invasions n'a produit aucun progrès technique sensibIc23 ". L'auteur conclut (reprenant
volontiers comme il le dit lui même le jugement d'ElIul) son propos en qualifiant les
analyses qui font
procéder le blocage de causes purement sociales, d'anti-
historiques24.
Les analyses de G. Simondon et de B. Gille en même temps qu'elles invitent à
une prise de conscience du mode d'existence des objets techniques, offrent une
compréhension "singulière" de la dynamique des systèmes
techniques. Cette
dynamique qui, à n'en pas douter regorge de potentialités libératrices, se déploie par
ailleurs comme un danger.
23
Ibidem, p. 368.
24
Ibidem, p. 369.

14()
B)
De
la
technique
comme
monstruosité
incommensurable:
Bergson et Heidegger
H. Bergson et M. Heidegger sont des auteurs assez bien connus pour leur
réticence à l'égard dc la tcchnique.
Bcrgson pour commencer (l'ordre est chronologique), pense que c'est par
opposition à la vie et à l'esprit qu'il faut définir le statut de la technique. C'est dire que
la technique est dénuée de spiritualité. Et si elle est dénuée de spiritualité, c'est parce
qu'elle est un produit de l'intelligence ainsi définie: "faculté de fabriquer des objets
artificiels25" destinés à renforcer ou à prolonger nos organes.
Comme on peut le constater, le domaine de l'intelligence et par contrecoup de
la technique est celui de l'artefact, de la matière, de la "corporéité" et de la spatialité.
"La nature, en nous dotant d'une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi
préparé pour nous un certain agrandissement26". Il s'agit certes d'un agrandissement
du corps humain mais de son agrandissemnt modéré (et non démesuré) assuré par
l'usage d'instruments développant nos organes au sens où Bergson dit de "l'outil de
J!ouvrierl! qu"l il continue son bras271T .
Si
la
technique
se
déployait
dans
les
limites
d'un
agrandissement
raisonnable,c'est-à-dire proportionnel à notre capacité de contrôle et de spiritualisation
de celle-ci, elle susciterait certainement de la part du philosophe moins de réticence.
Or, force est de constater qu'avec le développement de l'industrie, "des machines [... ]
sont venues donner à notre organisme unc extension si vaste et une puissance SI
25
Bergson (H.): Evolution créatrice, in Oeuvres, Paris, P.U.F., 1959, p. 613.
26
Bergson (H.): Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, Félix
Alcan, 1932, p. 334.
Nous soulignons.
27
Idem.

141
fonnidablc, si disproportionnée à sa dimension ct à sa force, que sûrement il n'en
avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce28". Et cc qu'il y a de plus
préoccupant est le constat d'un vide, ce vide laissé entre ce corps démesurément
étendu et l'âme restée en dehors de ce mouvement d'extension."Dans ce corps
démesurément grossi, prècise l'auteur, l'âme reste ce qu'elle était, trop petite
maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D'où le vide entre lui et elle.
D'où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de
définitions de ce vide29•
Ce qui précède, atteste bien que l'attitude qui s'impose à l'égard de la technique
est non pas l'enthousiasme mais la réticence.
*
*** ***
Les analyses de Heidegger s'inscrivent (à bien des égards) dans une telle
perspective. Surtout connu pour sa dénonciation de l'oubli de l'Elre, Martin Heidegger
paraît pourtant bien plus attentif à la réalité technique qu'on ne pense30. Il nous faut
tout de suite préciser que cette attention est liée à l'essentiel: la technique est
achèvement du processus de la métaphysique depuis l'oubli originaire de l'Etre avec
Platon mais il a fallu vingt cinq siècles pour que cct "oubli" prenne la forme de la
technique moderne.
Idem.
29
Ibidem, p. 335. Il s'ensuit que cc corps démesurément agrandi "attend, comme
le souligne Bergson, un supplément d'âme". Plus encore: à travers "la loi de double
frénésie", Bergson évoque (refuge de son optimisme) un rééquilibrage de la phase d'expansion
technique par un progrè.." spirituel à venir ou (selon l'expression du philosophe) par !Ide
nouvelles réserves d1énergie potentielle, cette fois morale" (Idem).
30
Sinon, comment expliquer la place de choix que lui accordent les ouvrages et
encyclopédies dc philosophie de la technique. Citons entre autres:
Goffi (J.Y): La philosophie de la technique, Paris P.U.F., 1988.
Rapp (F.): Technik und Philosophie, (Encyclopédie), Düsseldorf, VDI -
Vcrlag,1989.

t ,
, .
142
"La position fondamentale des Temps nouveaux, écrit le philosophe, est la
position technique3!". Mais il invite à voir dans la technique autre chose qu'un simple
instrument. "La technique, dit-il, est un mode du dévoilemenP2" qui se déploie
comme production au sens de la 1ToI)Uis. Cette définition également applicable à la
technique artisanale ne rend pas véritablement compte de la réalité caractéristique de
la technique moderne. "Or, c'est elle [la technique moderne] précisément et elle seule
l'élément inquiétanP3", celui qui donne à penser.
Cet élément qui donne à penser, Heidegger le trouve plus exactement dans le
mode de déploiement du dévoilement; celui-ci a le caractère d'''une pro-vocation
(Herausfordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui
puisse comme telle être extraite (herausgefOrdert) et accumulée34". Et pour mettre en
relief celle essence "pro-voquante" de la technique, Heidegger oppose au gigantisme
froid de l'activité industrielle, 'Ia convivialité du travail du paysan traditionnel. Par
l'action de la technique, la terre "est provoquée à l'extraction de charbon et de
minerais. L'écorce terrestre se dévoile aujourd'hui comme bassin houiller, le sol
comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait
autrefois, alors que cultiver (bestellen) signifiait encore: entourer de haies et entourer
de soins. Le travail du paysan, poursuit ['auteur, ne pro-voque pas la terre
cultivablc35" .
31
Heidegger (M.): Concepts fondamentaux, Traduction Pascal David, Paris,
Gallimard, 1985 (texte original 1941), p. 31.
32
Heidegger (M.): "La question de la technique" in: Essais et conférences,
Traduction André Préau, Paris, Gallimard, 1958 (1954 pour le texte original),
p.19.
33
Idem.
34
Ibidem, p. 20.
35
Ibidem, pp. 20 - 21. Il faut se garder d'y voir "une volonté absurde de ranimer
le passé" (Ibidem, p. 30) ou la nostalgie d'un retour à l'artisanat. Le propos de
l'auteur est plutôt une invitation à développer chez ses contemporains la

]43
En tant qu'ellc est ainsi "pro-voquée", la nature se tient dans le domaine
essenticl de l'Arraisonnement (Gestell), ce mode suivant lequel le réel se dévoile
comme "fonds". Le pouvoir de l'Arraisonnement, soulignons-le, exige de toute
"chose" qu'elle se dévoile comme "fonds". Gagnée par l'Arraisonnement, la nature se
dévoile a\\ors comme "fonds" (Bestand). "Le mot [fonds] dit ici plus que stock36"; car
ce qui est extrait de la nature n'est pas simplement stocké, accumulé, étant donné qu'il
est soumis à un ensemble complexe de renvois37 que l'auteur décrit en ces termes:
"Lorsque l'énergie cachée dans la nature est libérée, que ce qui est ainsi obtenu est
transformé, que le transformé est accumulé, l'accumulé à son tour réparti et le réparti
à nouveau commuéJ:8".
Transformée en simple "fonds", la nature apparaît désormais comme un "presque
rien", unc réalité indiffércnciée, dénuée de toute intériorité vivante.
Mais plus dramatique encore est la transformation de l'homme lui-même en
"fonds". Traité comme "fonds", l'homme pas plus que la nature, est soumis à un
circuit de rcnvois qui l'installe dans la servitude. C'est le cas par exemple du garde
forestier "commis par l'industrie du bois. Il est [en effet] commis à faire que la
cellulose puisse être commise et celle-ci de son côté est provoquée par les demandes
de papier pour lcs journaux et les magazines illustrés. Ceux-ci à leur tour, interpellent
conseience de la menace qui pèse sur la terre dont les entrailles se trouvent
secouées par la technique.
36
Ibidem, p. 23.
37
Déjà dans l'Etre et le Temps, l'auteur nous avait habitué à cet ensemble
complcxe de renvois. En effct, dans une analysc destinée à "mettre en
évidence le mode d'être de j'outil", Heidegger faisait remarquer qu'''un outil
n'existe que par son lien à un autre outil: l'écriture, la plume, l'encre, le papier,
le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fcnêtres, les portes, la
cbambre (L'Etre et le Temps, Paris, Gallimard, Traduction Rudolf Boehm et
Alphonse de Waelhens, 1964, [] 927 pour le texte original] p. 92).
38
Heidcgger (M.): Essais et conférences, op. cil., p. 22.

144
l'opinion publique, pour qu'elle absorbe les choses imprimées. afin qu'elle-même
puisse être commise à une formation d'opinion dont on a reçu la commande'9".
Requis par l'Arraisonnement (Gestell), l'homme cst ainsi mis en demeure
d'obéir non plus à une mission supérieure, mais à la mission servile que lui impose
l'Arraisonnement: gérer des fonds. Le statut de l'homme gagné par l'Arraisonnement
est donc celui d'un gestionnaire de "fonds" mais d'un gestionnaire devenu lui-même
un "fonds" qui se gère.
Faire apparaître l'homme comme "fonds", le traiter comme "fonds", est, à n'en
pas doutcr, "la plus gravc négation qui puisse se faire de son humanité: l'inversion
courante des rôles de fin et de moyen est là bien débordée <... >. Si le <fonds> ne
comporte aucun objet, aucune intériorité vivante, a fortiori il exclut toute humanité.
L'homme devenu <fonds> subit donc l'altération la plus radicale, la perte absolue de
sa propre humanité4ll".
Or, cette situation, faut-il le rappeler cst le fait de l'Arraisonnement (Gestell),
c'est-à-dire l'essence de la technique, cet "élément monstrueux4!" qui atteint l'étant
dans sa totalité. C'est pourquoi, le danger lié à l'essence de la techniquc ne saurait être
"un danger quelconque, il est le danger, <...> danger suprême"2".
39
Ibidem, p. 24.
4ll
Guery (F.): La société industrielle ct ses ennemis, Paris, Olivier Orban, 1989,
p.36.
4!
Heidegger (M.): "La question de la technique", op. cil., p. 22.
42
Ibidem, p. 36.
"Mais là où il y a danger, là aussi croît cc qui sauve" (p. 38). Invoquant à
maintes reprises cette parole du poète (H6Iderlin), Heidegger cst tenté de
rechercher dans l'essence (pro-vocante) de la technique le moyen d'une
libération de l'homme. A la situation ambiguë dans laquelle nous place
l'essence de la technique, correspond l'ambivalence du rapport de l'homme
hcideggerien aux objeL~ techniques: "dire oui à l'emploi inévitable des objeL~
techniques ct <... > en même temps lui dire non en un sens que nous les
empêchions de nous accaparer ct ainsi de fausser, brouiller ct finalement vider
notre être" (Heidegger, Question III, Sérénité, Traduction, A. Préau, Paris,
Gallimard, 1966 [1959 texte original, Gelassenheit], p. 177).

145
*
*** ***
G. Simondon el B. Gille nous ont révélé la cohérence interne des objets
techniques. Avec H. Bergson et M. Heidegger a été mis au jour le danger inhérent à la
technique ct à son essence, danger dont Saint-Simon était loin de soupçonner
l'ampleur.
Malgré la diversité voire les oppositions de leurs approches, les auteurs ci-dessus
invoqués (Simondon, Gille, Bergson et Heidegger) ont en commun de considérer la
technique comme une "réalité" ou une "dynamique" sui generis, irréductible à ce dont
les hommes ont spontanément conscience ct à la réalisation de leurs représentations ct
de leurs projets. Par là, ils convergent au moins sur ce point qu'ils accordent à la
technique une épaisseur, une opacité qui en fait un objet à penser en lui-même, à
interroger dans ses manifestations "propres", et pas seulement comme témoignage du
génie humain ou des "génies individuels".
Celle appréhension de la technique trouve dans les analyses de Jacques ElIul,
sa formulation la plus systématiqué3 ".
C'est ce qui expliquera par la suite, la présence d'Ellui dans le chapitre
consacré à l'évaluation des théories contemporaines de la technique.

146
C) Ellul et la question du système technicien
y a-t-il un système technicien? s'interrogeait, il y a sept ans, Dominique
Janieaud dans son beau livre, La puissance du rationnel publié en 1985 chez
Gallimard.
Aujourd'hui, avec la publication de nombreux travaux sur le phénomène
technicien et les multiples allusions des auteurs philosophiques au concept elluléen
de système technicien, la problématique de l'existence semble céder le pas à celle de
l'essence. La question en effet n'est plus: y a-t-il un système technicien? mais qu'est-
ce que le système technicien?
Le concept de système technicien forgé par Jacques Ellul constitue le centre
de ses réflexions sur la technique moderne. Ce que J. Ellui appelle système
technicien est, sommairemeni défini, ce vaste ensemble technique dans lequel les
sous-systèmes techniques sont interconnectés par des artefacts qui assurent la
distribution et la circulation de l'information.
Mais on ne comprend rien de la réalité du système technicien sans rappeler à
travers l'histoire des révolutions industrielles, le processus de formation d'un tel
système!.
Le système technicien n'a pas toujours existé et c'est en cela qu'il se
différencie de "l'opération technique" qui, d'après Ellul, a toujours existé au cours de
l'histoire sous la forme de la relation instrumentale. Préfiguré par le passage de
l'artisanat au machinisme, le système technicien trouve ses origines dans l'apparition
Nous «reconduisons» sous ce thème (processus de formation du système
technicien), l'élément élaboré en commun à STRASBOURG en été 1987,
avec Sidiki Diakité. Conjuguant nos efforts, nous travaillions à cette période
au projet de création de la Fondation Africaine pour la Prospective et
l'Evaluation des Choix Technologiques.

147
des machines destinées à la "captation" et à l'asservissement des grands types
d'énergies, en ['occurrence la houille, le pétrole, l'électricité et l'énergie nucléaire.
Avec l'utilisation de la houille et l'invention de la machine à vapeur, l'énergie
naturelle est conquise et domestiquée, c'est-à dire mise à la disposition de l'homme
qui y trouve non seulement des utilités mais aussi un sentiment exaltant de puissance,
de domination et de libération. Pour cette fin qui vient d'être énumérée, des
perfectionnements furent apportés à la première machine à vapeur construite par le
mécanicien anglais Newcomen2• Cette machine aspirante par l'effet de la pression
atmosphérique et refoulante par la force de la vapeur était fort limitée. Cette
déficience, à en croire Watt, était due à l'emploi de la pression atmosphérique. Et
pour pallier les insuftïsances de cette machine, Watt et ses successeurs mirent au
point une nouvelle machine, une machine à vapeur à condenseur et à double effet. La
mise en service de cette machine eut l'avantage non seulement de libérer la
production de l'énergie de certaines de ses servitudes (rareté ou quantité d'énergie
réduite, pénibilité des installations) mais aussi de participer à l'avènement de ce qu'il
est convenu d'appeler la première révolution industrielle, période que les historiens
situent vers la première moitié du XIXè siècle.
Cependant,
il
se
posait
un
problème,
celui
de
la
prévision
des
perfectionnements à apporter aux machines jusqu'ici fabriquées de façon empirique.
En effet, les procédés empiriques de fabrication étaient devenus insuffisants pour
garantir l'asservissement total de l'énergie, et l'utilisation de machines plus puissantes
que celles déjà existantes s'avérait nécessaire. En clair, il se trouvait posé le vieux
problème philosophique du rapport de la théorie à la pratique, problème exprimé
2
C'est en 1712 que Newcomen construisit la première machine à vapeur. La
deuxième machine qui prit son aspect définitif entre 1780 et 1787 fut inventée
entre 1765 et 1769 par l'ingénieur écossais James Watt.

148
chez les techniciens de l'époque par la quête d'une méthode de mesure qui devait
permettre à la fois de régler la marche de la machine et d'évaluer objectivement sa
puissance. La machine à vapeur inaugurait ainsi l'époque où science et technique
devenaient de plus en plus complémentaires: le tout n'était plus d'inventer des
machines, il fallait chercher à exprimer leur capacité de travail, calculer leur
puissance. Les premières tentatives furent réalisées à l'aide de formules arbitraires. Il
n'est pas possible de recenser ici toutes les tentatives même majeures qui furent
esquissées. Retenons pour l'essentiel que pour résoudre ce problème, Watt proposa
une unité de mesure connue sous le nom de "horse-power" terme traduit plus tard en
français par "cheval-vapeur". En effet, pour la vente des machines à vapeur, Watt fut
conduit à préciser à ses futurs clients le nombre de chevaux que la machine
remplacerait.
En dépit des efforts entrepris par les techniciens de l'époque, force est de
reconnaître que ces derniers étaient probablement en face d'ensembles techniques
bloqués: les machines construites à la suite de Watt furent incapables de changer
radicalement les moyens d'asservissement de l'énergie naturelle. Mais il fallait
considérer cette phase de stagnation comme une étape transitoire. C'est ce que nous a
semblé montrer Necker lorsqu'il s'exprimait en ces termes: "Nous possédons déjà des
moulins à vapeur pour la filature du coton, le tirage des huiles, le râpage du tabac, la
préparation des drogues, des épices et des couleurs, la forge des métaux et \\a moulure
des grains". Et l'auteur d'ajouter: "Quelles que soient les espérances que l'on fonde
sur cette heureuse invention, elles seront dépassées3". Effectivement, les espérances
fondées sur la machine à vapeur se trouvèrent dépassées à cause des difficultés liées
3
Neckcr:_ cité par Schul (P.M.), in: Machinisme et philosophie, Paris, P.U.f.,
3e édition, 1969, p. 74.

149
non sculement au stockage et au transport de la houille mais aussi au coût de ce
combustible.
Ainsi, à la fin du XIXè siècle, époque qui coïncide avec la deuxième
révolution industrielle, de nouvelles sources d'énergie furent découvertes: le pétrole
et l'électricité. Avec l'utilisation de ces formes d'énergie, la technique allait quitter la
phase paléotechnique4 de son histoire et rentrer dans sa phase néotechnique: les
machines devenant de plus en plus puissantes et de plus en plus précises; la forme
concrète de cette combinaison de la puissance et de la précision est la construction
des motcurs à explosion. Dans cette révolution, l'électricité a joué un rôle
prépondérant: elle a révolutionné le domaine de la communication et bouleversé, par
l'automation et plus tard par l'électronique, l'organisation industrielle et sociale. En
outre, la grande nouveauté caractéristique de la deuxième révolution industrielle est
l'intensification sans précédent des moyens de domestication de l'énergie naturelle:
on assiste grâce aux techniques nouvelles, à l'exploitation de gisements off-shore,
c'est-à-dire situés loin des côtes et en eaux profondes5.
4
Lewis Mumford étudiant l'histoire des techniques distingue trois phases de
cette histoirc:
1_ La phase éotechnique qui est un complexe de l'cau, du bois ct de l'air.
2_ La phase paléotechnique qui est un complexe du charbon ct du fer.
3_ La phase néotcchnique qui est un complexe de l'électricité ct des alliages
ct qui englobe lcs techniques actuelles ct les formes ultérieures de leur
développement.
C'est en référence à cet auteur que nous faisons usage de ces concepts
nouveaux.
5
C'est en 1947 qu'une première plate-forme d'acier a commencé son travail à
trcnte kilomètres des côtes ct sous 17 mètres d'eau. Le premier navire de
forage commence scs opérations en 1951. Jusqu'en 1960, les progrès dans
cette technique ont été rapidcs, ils deviennent foudroyants à partir de 1970.

J50
La nature, dc ce point de vue, scmblait n'avoir plus dc secrct pour l'hommc
qui, tout armé d'instrumcnts appropriés, la pénétrait jusque dans ses couches les plus
profondes. Mais ce n'était qu'une simple impression, car la nature n'avait pas encore
livré à l'homme ses compartiments les plus "intimes".
Il a fallu attendre la découverte de l'énergie nucléaire pour prétendre pénétrer
les schématismes secrets dc la nature et consécutivement, domestiquer l'énergie qui
s'y trouvait dissimulée. En effet, par la fission de l'atome ou plus exactement par la
cassure d'un noyau d'uranium en deux sous l'action d'un neutron, il est devenu
possible de produire et d'asservir une énergie longtemps restée inconnue: le
nucléaire. Cette forme d'énergie, mieux que les précédentes, a l'avantage de dissipcr
les contraintes dues au fait que l'énergie recherchée était rarement disponible dans
l'espace et dans le temps. Autre avantage, cette énergie est dotée d'une gamme dc
puissance beaucoup plus considérable que celle produite aussi bien par les machines
à vapeur que par les centrales thermiques6. Notons cnfin que l'énergie nucléaire a
offert à ['humanité de multiples possibilités à savoir:
l'utilisation médicale des sous-produits de l'énergie atomique pour la
radiothérapie;
l'utilisation biologique pour l'étude des métabolismes de toute nature grâce
aux "traceurs" radioactifs;
Cf. Gille (B.):_ Histoire des technigues, Encyclopédie de la Pléiade, Paris,
Gallimard, 1978, p. lH2.
6
La désagrégation d'un grammc d'uranium produit autant d'énergie que trois
tonncs de charbon ou deux tonncs de pétrole.

151
_ l'utilisation militaire pour la fabrication des armes les plus meurtrières que
l'humanité ait jamais connues7•
Toutefois, malgré les changements apportés, l'avènement du nucléaire ne
saurait être interprété comme ouvrant la voie à une troisième révolution industrielle.
En fait, il y a révolution lorsqu'il y a passage d'un système à un autre. Ce
processus s'inscrivant dans le schéma du progrès technique est à la fois quantitatif et
qualitatif; alors que le nucléaire n'a pas supplanté les autres énergies comme le
pétrole et l'électricité. Le nucléaire c'est de l'énergie et la célèbre fonnule d'Einstein
l'atteste: E = mc2 ce qui signifie qu'une masse m de matière a une équivalence en
énergie E égale au produit de m par le carré de la vitesse de la lumière soit c2. En un
mot, cette formule signifie que la matière peut se transformer en énergie.
Ce n'est donc pas du côté du nucléaire et par contrecoup de l'asservissement
de l'énergie qu'il faut chercher la voie de la troisième révolution industrielle. C'est
peut-être du côté de la maîtrise technique de l'information, c'est-à-dire des
technologies de l'infonnation en général et de l'informatique en particulier, qu'il
convient de chercher cette voies.
Mais que recouvre le vocable d'informatique pivot de la troisième révolution
industrielle. ?
7
Il nous paraît superflu de recenser ici toutes les possibilités offertes par
l'énergie nucléaire. L'important est de savoir qu'on a fait du nucléaire des
usages multiples et divers exaltant la puissance de l'homme.
8
Ici encore, force est de reconnaître que l'électro-nucléaire est couplé avec le
développement de l'informatique. C'est un "même système technique" qui met
en jeu des composantes solidaires.

152
"L'informatique, écrit Pierre Mathelot, peut être définie comme la science du
traitement
logique
et
automatique
du
support
des
connaissances
et
des
communications humaines à savoir: l'infonnation9".
Celte définition ne sem ble pas tout à fait satisfaisante à cause de son caractère
quasI réductionniste: elle semble privilégier l'aspect scientifique-théorique de
l'infonnatique et négliger son aspect technique. Comme technique, elle se révèle dans
ce qu'il est convenu d'appeler "technique infonnatique", celle des ordinateurs,
machines à traiter des informations. Comme science, sa définition s'épuise dans
l'expression "science informatique" qui désigne la science du traitement de
l'information.
Dans les deux cas, (J'informatique comme science ou comme technique),
l'information est au centre du phénomène infonnatique; car qu'il s'agisse de la
technique informatique ou de la science infonnatique, c'est autour de l'infonnation
que s'organisent les ordinateurs et les logiciels. Il importe ici de signaler que
l'information dont on parle revêt un caractère spécifique. Il s'agit d'une infonnation
susceptible de traitement automatique.
Mais qu'est-ce qu'une information susceptible de traitement automatique?
Une analyse succincte de la notion d'information s'avère nécessaire pour
répondre à cette interrogation.
L'infonnation prise à la source, prise à la racine sémantique du concept se
rattache à J'action de fonner, de donner forme. L'infonnation de ce point de vue,
serait un message construit, message auquel on a donné fonne. L'opposition fonne et
sens pourrait paraître ici fort éclairante. Cette opposition peut être traduite par la
distinction établie entre le "sens" d'un message et sa "forme". Le sens d'un message
ce n'est pas ici sa direction mais l'ensemble des significations qu'il peut avoir pour
9
Mathelot (P.):_ L'infonnatigue, Paris, P.U.f., 1971, p. 7.

153
l'émetteur ct le récepteur. La forme d'un message est l'ensemble des signes ou des
symboles qui le composent, le «re-composent» ou le «dé-eomposent». Et si l'on veut
privilégier, comme c'est le cas de l'informatique, l'aspect proprement formel du
messagc,
les
signes
et
symboles
qui
le
composent
pourront
être
traités
indépendamment du sens, de la signification du message.
De cette distinction sommaire établie entre le "sens" et la "forme", retenons
pour l'essentiel que l'important pour la science et la technique informatiques ce n'est
pas le contenu sémantiquc du message mais sa forme quantifiable.
Si l'information en prenant le pas sur l'énergie, a permis d'ouvrir la voie de la
troisième révolution industrielle, force nous est de reconnaître que ce changement de
registre a été également provoqué par les ordinateurs en tant que supports et
distributeurs des informations (digitales) opérationnelles. La spécificité de ces
machines réside dans leur capacité à se connecter entre elles et avec les autres
machines. C'est en ce sens que J. Ellul a pu écrire: "Les ordinateurs sont les facteurs
de corrélation du système technicien. Jusqu'ici les grands ensembles techniques
n'avaient que peu de relation entre cux: il y a vingt cinq ans on ne pouvait parler du
système technicien parce que tout cc que l'on constatait, c'était une croissance de la
Tcehnique dans tous les domaines de l'activité humaine mais une croissance
anarchiquc, car ces domaines restant encore spécifiés par la division traditionnelle
des opérations conduites par l'homme, et il n'y avait pas de relation entre eux (...): il y
a cu grâce à l'ordinateur apparition d'une sorte de systématique interne de l'ensemble
technicien 10".
10
ElIu! (1.):_ Le système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977, p. 114.
Ellui semble oublier que la "cohérence intra-technique" n'a pas attendu
l'apparition dc l'ordinateur pour sc constituer comme tclle. De fait, la présence
de J'ordinateur dans les ensembles tcchniqucs n'a fait que consolider, grâce à
l'information, une cohérence préexistante.

154
Au fond, tout semble se joucr "au mveau de l'information: c'est par
l'information (...) intégrée réciproque que les sous-systèmes techniciens peuvent (...)
se coordonner!!" avec le maximum d'aisance. C'est en cffet par l'information que se
trouve pleinement garantie l'interconnexion entre les divers ensembles techniques.
Techniquement utilisée et transmise d'un ensemble technique à un autre, elle
(l'information) renforce à la fois \\a jonction entre les sous-systèmes techniciens et la
cohérence du système12.
Ainsi, avec cet apport décisif de l'information dans la structuration du
système, les ensembles techniques consolident leurs relations; ils constituent
désormais un réseau d'interrelation irrigué par l'information soutenue et traitée par
des ordinateurs qui, d'après Ellul, parachèvent la constitution du système technicien.
Le système technicien est constitué de "la jonction entre le phénomène
technique ct le progrès technique!3". En effet, c'est par le filtre des caractères du
phénomène technique et du progrès technique que sc révèle l'essence du système
technicien. L'essentiel de ces caractères se réduit à ceci:
Il
Idcm.
12
Il importe ici de rappcler les points suivants:
a) Saint-simon met cn avant une "organisation" de la société technicienne
industrielle sur la base dc la révolution née de l'usage de la vapeur. Comme
Simondon l'a montré, il y a une logique interne dcs développements du milieu
technique axés sur la maîtrise de l'énergie. De ce point de vue, il n'y aurait
peut-être qu'unc scule Révolution industriellc, celle qui permct le
développement de l'industrie "lourdc" en pertc de vitesse aujourd'hui. Dès
lors, l'informatique en tant que technique de l'information et de l'ordre,
marque unc nouveauté radicale.
b) Si Saint-Simon cst à l'aube de la Révolution industrielle liéc à la maîtrise
sociale de l'éncrgic, nous sommes nous à l'aube dc la Révolution informatique
(et communicationnelle). D'où à la fois l'intérêt pour Saint-Simon ct la
nécessité de le "rcvisiter" mais aussi de pcnser notre propre spécificité, à
l'entréc dans cette nouvellc "èrc" (continuité-discontinuité).
13
Ibidem, p. 92.

155
_ Autonomie, universalité et totalisation (pour le phénomène technique);
_ Autoaccroissement et automatisme (pour le progrès technique).
La clef de voûte de l'appréhension du concept d'autonomie peut être cherchée
chez Gilbert Simondon qui inspira Ellu\\ en démontrant l'autonomie de la technique
par la médiation du concept de "«concrétisation», c'est-à-dire l'existence d'un schéma
d'invention organisatrice qui reste sous-jacent et stable au travers de toutes les
vicissitudes
et
avatards
de
l'objet
technique":
mieux
encore
"l'adaptation-
concrétisation est un processus qui conditionne la naissance d'un milieu au lieu d'être
conditionné par un milieu déjà donné: il est conditionné par un milieu qui n'existe
que virtuellement avant l'invention (... ) mais cette invention concrétisante réalise un
milieu technogéographique qui est une condition de fonctionnement de l'objet
technique: l'objet technique est donc la condition de lui-même comme condition
d'existence de ce milieu mixte:techniquc et géographique". En termes plus explicites,
l'autonomie signifie que la technique "ne dépend finalement que d'elle-même, elle
trace son propre chemin, elle est un facteur premier et non second, elle doit être
considérée comme organisme qui tend à se clore, à s'autodéterminer: elle est un but
par elle-même14 ".
Cette autonomie de la technique revêt dans les réflexions d'Ellul plusieurs
formes dont la plus significative nous paraît être l'autonomie de la technique par
rapport à la morale ou aux valeurs l5.
Quant à l'universalité du phénomène technique, celle-ci s'exprime dans le fait
que "le globe entier tend à devenir une vaste mégalopolis où les parcelles de nature
14
Ibidem, p. 137.
15
Ccttc question nous paraît trop importante pour être mêlée à notre description
sommaire des caractères du système technicien; elle interviendra toute
autonomiséc à la fin de cette description.

156
qui résistent encore à cette invincible poussée ne sont qu'un phénomène résiduel:
l'état logique et inexorable c'est l'environnement artificiel, fabriqué par les machines
aulomatisécs1611 .
Pour ce qui est de la totalisation, retenons simplement qu'il s'agit du caractère
systémique-globalisant du phénomène technique. Vu sous cet angle, le phénomène
technique apparaît comme "un ensem ble global dans lequel ce qui compte, c'est
moins chacune des parties (...) que le système de relations et de connexions entre
elles ce qui veut dire d'ailleurs que du point de vue scientifique, on ne peut étudier un
phénomène technique que globalement17".
L'autoaccroissement exprime quant à lui, l'accroissement autonome de la
technique. C'est la représentation de la technique comme un phénomène qui croît ou
s'accroît "par une foce interne, intrinsèque et sans intervention décisive de
l'hommel8". En effet, totalement confrontés à un système sécrétant ses propres lois
internes d'évolution, les hommes participent, nolens valens, de l'autoaccroissement
de la technique. La problématique de l'irréversibilté du progrès technique pourrait se
"rechauffer" auprès de cette conviction.
Enfin, concernant l'automatisme, il importe de prime abord de signaler qu'il
est pluridirectionne\\: il porte à la fois sur la direction (orientation) technique, sur le
choix entre les techniques, sur l'adaptation du milieu à la technique et l'élimination
des activités non techniques.
Lorsque cet automatisme porte sur la direction "tout se passe comme si le
phénomène technicien possédait en lui une sorte de force et de progression qui le fait
16
Molés (A.):_ cité par Ellul in: Le système technicien, op.cil. p. 186.
17
EUul (J.L Op. cil. p. 219.
18
Ibidem, p. 229.

157
s'oricnter indépcndammcnt de toutc intervcntion cxtérieure, de toute décision
humaine19!1.
L'automatisme du choix entrc les techniques signifie qu'en présence de deux
techniques possibles, Ic choix s'effcctue en fonction d'un critère technique à savoir
l'efficacité. Et, partant, la technique à utiliser s'impose automatiquement, sans
discussion possible.
S'agissant de l'automatisme de l'adaptation, celui.çi s'exprime chez l'homme
moderne par sa propension à s'adapter automatiquement aux nouveaux procédés
techniques.
Enfin, l'automatisme "éliminatoire" qui se révèle dans le choc souvent brutal
que la technique fait subir aux manières de faire traditionnelles; celles-ci, incapables
de s'opposer aux impératifs techniques, tendent à être éliminées.
Il résulte de cette approche génétique et descriptive du système technicien,
que celui.çi a pour caractères essentiels l'interaction (la répercussion de toute
révolution industrielle sur l'ensemblc des techniques), l'auto-mganisation et surtout
l'autonomic.
Ce dernier élémcnt (l'autonomie) nous paraît de tous, le plus important parce
que philosophiquement préoccupant et mérite à ce titre que l'on s'y attarde.
Autrement dit, la question dc l'autonomie de la technique à l'égard des valeurs est à
nos yeux si préoccupante qu'il faudrait lui consacrer un plus ample développement.
L'autonomie de la tcchnique par rapport aux valeurs présente cinq principaux
aspects qu'on pourrait énumérer comme suit:
1_ La tcchnique ne progresse pas en fonction d'un idéal moral, ne cherche pas
à réaliser dcs valeurs, nc vise pas une vcrtu ou un bien.
2_ La tcchnique nc supportc aucun jugement éthique.
19
Ibidem, p. 254.

158
3_ La technique ne tolère pas d'être arrêtée par une raison morale.
4_ La technique sécrète sa propre puissance de légitimation.
5_ La technique devient la force créatrice de nouvelles valeurs, d'une nouvelle
êthique20•
En ce qui concerne le premier aspect de la question, il s'agit, pour Ellul, de
montrer que la technique ne se développe pas en fonction de buts initialement conçus
par l'homme; qu'elle obéit, dans son processus d'évolution, à une logique interne.
"Nous avons généralement la conscience spontanée que la technique se développe
parce que des hommes, savants ou techniciens, veulent atteindre un certain but, que
d'autres hommes manifestent des besoins que la technique doit combler, qu'il y a
pour l'homme des fins à atteindre, la technique étant l'agent idéal". Or cette attitude à
l'égard de la technique serait, à en croire Ellul, "l'une des erreurs les plus graves et les
plus décisives au sujet du progrès technique et du phénomène technique lui-même.
La technique, poursuit l'auteur, ne se développe pas en fonction des fins à poursuivre
mais en fonction des possibilités déjà existantes de croissance21 ". La croissance
technique n'est donc pas fonction de buts à réaliser ou d'idéal à atteindre. Pour Ellul,
la croissance technique obéit à son impératif propre et aveugle, elle est le produit
d'une combinaison des techniques. L'invention des navettes spatiales, note-t-il en
substance, illustre fort bien cette position en ce sens que c'est la jonction des diverses
techniques de pointe, en l'occurrence celles de l'énergétique, de l'électronique, de
l'informatique, de la cybernétique et de la psychotechnique qui rend possible la
conquête de l'espace. C'est pourquoi, décrivant le processus d'auto-accroissement de
la technique contemporaine, Ellul a pu écrire: "C'est le principe de combinaison qui
2()
Ibidem, p. 158 à 163.
21
Ibidem, p. 280.

159
provoque l'auto-accroisscment (...). Ce n'est plus le facteur humain qui est
déterminant mais essentiellement la situation technique antérieur&2".
Ainsi
dégagée
de
la
stricte
dépendance
de
l'homme,
la
technique
contemporaine tente de créer à côté du monde des valeurs un monde des faits, c'est-à-
dire un monde situé en dehors du bien et du mal, à l'abri de toute appréciation
normative, de tout jugement éthique; ce qui conduit au deuxième aspect de
l'autonomie de la technique.
Cette autonomie s'établit "par le moyen de la division radicale des deux
domaines «chacun chez soi». La morale juge des problèmes moraux. Quant aux
problèmes techniques, elle n'a rien à y faire: seuls les critères et moyens techniques
sont acceptables23". De ce point de vue, la technique devient indemne de tout
jugement éthique, ce qui aura pour effet de confiner le technicien dans une sphère
autonome, c'est-à-dire «a-morale». "Affirmer que la morale n'a aucun jugement à
porter sur l'invention ou l'opération technique produit ainsi l'amoralisation de
l'homme. La morale est dorénavant cantonnée non plus dans son domaine mais dans
le rien: elle apparaît aux yeux des scientifiques et des techniciens (...) comme une
affaire purement privée, n'ayant rien à voir avec l'activité concrète (qui ne peut être
que technique) et sans grand intérêt pour le sérieux de la vie24". Or, affirmer que la
technique est indemne de tout jugement éthique revient à dire qu'elle peut tout faire,
tout se permettre, qu'elle ne doit pas être arrêtée dans son évolution par et pour une
raison morale. Nous assistons ainsi au triomphe de ce qu'il est convenu d'appeler
22
Ellui (J.):_ Cité par Hottois in: Le signe et la technique, la philosophie à
l'épreuve de la technique, Aubier Montaigne, Paris, 1984, p. 125.
23
Ellul (J.):_ Op.cil. p. 159.
24
Ibidem, p. 160.

160
avec Hottois l'impératif déontique ou ce que J. Ellui appelle simplement impératif
technique. Le contenu substantiel de ces impératifs dus à Gabor est révélé comme
suit: "faire tout ce qu'il est possible de faire" (Hottois) ou encore "Tout ce qu'il est
possible techniquement de faire, il faut le faire" (Ellul).
Dans l'impératif déontique ou technique, se révèle le troisième aspect de
l'autonomie de la technique, autonomie caractérisée par l'effectuation sans limite de
tout ce que l'opérativité technique permet. Formulant avec précision cet aspect de
l'autonomie de la technique par rapport aux valeurs, Ellul écrit: "La technique est en
soi suppression des limites. 11 n'y a pour elle aucune opération impossible, ni
interdite: ce n'est pas là un caractère accessoire ou accidentel, c'est l'essence même de
la technique25".
Mais ce troisième aspect de l'autonomie de la technique se trouve renforcé par
un quatrième, la légitimité. En effet, "pour l'homme moderne (devenu véritable
croyant et fidèle de la technique), il va de soi que tout ce qui est scientifique est
légitime, et par contrecoup tout ce qui est technique (...) du moment que c'est
technique, c'est légitime et toute contestation est suspecte. La technique devient elle-
même puissance de légitimation26". Et ici, l'idéologie technocratique qui a comme
support les masses média apparaît comme l'expression la plus patente de cette
puissance de légitimation.
Indépendante des valeurs et "légitime en soi, la Technique devient force
créatrice de nouvelles valeurs, d'une nouvelle éthique"; c'est le cinquième et dernnier
aspect de l'autonomie de la technique à l'égard des valeurs. "La technique a détruit
toutes les échelles de valeurs antérieures, elle récuse les jugements venant de
l'extérieur: elle en ruine les fondements. Mais étant ainsi autojustifiée, il était normal
25
Ibidem, p. 167.
Ibidem, p. 162.

161
qu'elle devienne juslifiante: cc qui était fait au nom de la science était juste et de
même maintenant au nom de la teehniqu&7".
*
*** ***
Sur le plan historique, Ellul, à l'instar de Saint-Simon prend la technique dans
sa phase industrielle. Au niveau doctrinal, Ellul, à la manière de Saint-Simon, saisit
la technique dans sa systématieité, il la décrit en tant que système. De ce point de
vue, il nous apparaît comme étant en continuité avec Saint-Simon.
Toutefois, contrairement à Saint-Simon, nous assistons chez Ellul à une
surdétermination de la technique: au lieu d'une intégration de celle-ci dans une
perspective sociale (comme à su le faire Saint-Simon), Ellul la confine dans
l'uni latéralité en l'autonomisant par rapport à tout ce qui est «a-technique», tout ce
qui n'est pas elle.
Tout autre est la démarche initiée par l'Ecole de Francfort qui, comme nous le
verrons ci-après, incorpore (dans une perspective critique) la technique au social en
restituant par des biais la systématieilé de la technique contemporaine. Dans l'Ecole
de Franefort en effet, l'effort pour penser la "modernité" (le XXe siècle) dans ses
dimensions politiques, culturelles ct sociales a pris un tour "polyphonique"
systématique. Et ce qu'il y a de plus remarquable dans cet effort est que la technique
y a occupé la place qui lui revenait, dans la perspective (antinomique - en un sens -
de celle d'Ellul) d'une intégration de la technique ct de ses idéologies dans une
perspective sociale (anti-autonomiste). Aussi, convient-il de souligner que, de toutes
les théories du XXe siècle confrontant la technique (plus ou moins autonome) avec
27
Ibidem, p. 161.

.
=
=
fm
WH!
162
les différenL~ aspecL~ de l'existence humaine, c'est autour de l'Ecole de Francfort que
s'est cristallisée une (véritable) théorie critique de la société technicienne.

163
CHAPITRE III
L'ECOLE
DE
FRANCFORT:
de
la
critique
de
la
civilisation
technicienne à la description de la technique comme système et/ou
comme sous-système

=
.
"
=
=
'E'
164
S'efforcer de repérer dans la critiquc de la civilisation technicicnne initiée par
l'Ecole de Francfort, des tentatives (volontaires ou involontaires) de description de la
techniquc comme systèmc et/ou comme sous-système, telle est la tâche assignée à
celle section l .
C'est une tâche véritablement ardue, car l'Ecolc de Francfort ne se laisse pas
aisément ramener à une réalité commune. Aussi, la mise au jour de la systématicité
de la technique dans le discours francfortien apparaît-elle comme un «impensé» de
l'Ecole de Francfort.
Ccs difficultés peuvent être ramenées à ceci: comment, sans simplification
excessive, dégager la caractéristiquc commune de l'Ecole de Francfort d'une part, et
d'autre part, extraire de cc qu'il conviendra d'appeler «1'» Ecole de Francfort, une
conception de la technique comme système et/ou comme sous-système?
Mais d'abord, qu'est-ce que <<l'>>Ecole de Francfort?
Sommairement définie, l'école de Francfort désigne le mouvement intellectuel
qUI prit corps à Francfort entre 1923 (décret ministériel annonçant la création de
l'Ecole) ct 1924 (ouverture officielle de son siège).
Dans l'accomplissement de celle tâche difficile, nous cxprimerons deux refus:
1- Le refus de faire l'économie des solutions proposées par les membres de
l'Ecole ... à l'issue des critiques formulées contre la civilisation technicienne.
Autrement dit, exposcr ces critiques sans les accompagner dcs solutions qui
cn
émanent,
retirerait
au
textc
toute
sa
signification
et
rendrait
incompréhensible le sens même de la critique.
2- Le refus d'analyscr hic et nunc la pertinence du discours francfortien. Nous
nous interdisons ici et maintenant, d'aller au-delà de la démarche visant
particulièrement à faire voir eommcnt les philosophcs francfortiens restituent
la systématicité de la technique.
Notre critique du discours francforticn n'interviendra que dans la troisième
partie de nOIre étudc: " Evaluation des discours sur la tcchnique ...".

165
Mais de cette période de fondation jusqu'à la fin des années vingt, on ne
pouvait parler d'une Ecole de Francfort stricto sensu; car l'on avait affaire à une
poignée d'intellectuels regroupés au sein d'un Institut (Institut für Sozialforsehung)
encore en quête de son identité (thêorique).
C'est, nous semble-t-il, à partir des années trente que s'est constitué l'esprit
d'une Ecole spécifique. Les efforts entrepris par Horkheimer pour substituer à la
Sozialforsehung la (Sozial philosophie) philosophie sociale, sa tentative réussie de
mise en oeuvre (en collaboration avec Adorno) de la plate-forme méthodologique de
l'Institut, l'obstination des membres de l'Institut à maintenir une identité collective en
dépit de la diaspora qui fit peser sur le groupe la menace d'un éclatement, tous ces
facteurs en effet, contribuèrent à développer l'esprit d'une Ecole spécifique baptisée
(Frankfurter Schule) Ecole de Francfort et qui a pour synonyme ce que Horkheimer a
nommé (Kritisehe Theorie) Theorie critique.
La Thêorie critique, plus qu'une synonymie, constitue en quelque sorte le
noyau théorique de l'Ecole et pourrait à ce titre, être perçue comme la problématique
commune de l'Ecole de Francfort.
Mais à y voir de près, on s'aperçoit que la Thêorie critique est elle-même
marquée par des orientations diverses. Sans doute, faudrait· . il le prouver à travers
une présentation exhaustive de toutes les questions constituant la texture thématique
du travail de l'Ecole de Francfort. C'est une tâche certes exaltante mais dont l'ampleur
paraît disproportionnée à nos forces. Et c'est avec raison que Martin Jay, grand
historien de l'Ecole de Francfort a pu faire la remarque suivante: "Le travail de
l'Ecole de Francfort, écrit-il, concerne des secteurs si divers qu'une étude exhaustive
de tous les sujets abordés exigerait à elle seule le travail de toute une équipe de

166
spécialistes de pratiquement toutes les disciplines, de la musicologie à la sinologie.
Bref, elle exigerait à elle seule le travail d'une autre Ecole de Francfort2".
D'ailleurs, il n'est pas nécessaire de procéder ici ct maintenant à cette
présentation exhaustive pour montrer la diversité des orientations que connaît la
Théorie critique. Aussi, convient-il de remarquer que celte diversité se présente elle-
même diversement, selon qu'il s'agit d'une tension entre plusieurs auteurs défendant
chacun sa "chapelle" ou entre deux groupes de penseurs sc reconnaissant chacun à
J'intérieur d'un bloc.
Dans le premier cas, il apparaît, à la lecture des oeuvres de l'Ecole que, pour
libérer l'homme et la "société industrielle avancée" de la domination, Horkheimer a
recours à la Transcendance, Adorno à l'Art, Marcuse à Eros et Habermas et Apel à la
communication.
Dans le second cas, nous apercevons une tension entre deux orientations bien
distinctes du discours, la première cristalisée autour de la rationalisation de la société,
la seconde tournée vers l'activité communicationnelle intersubjective.
Pour caractériser cette seconde figure de la diversité des positions des
membres de l'Ecole, certains commentateurs ont postulé l'idée d'une seconde
génération. Il s'agit notamment de L. Giard qui, dans un article publié dans Esprit
affirmait innocemment l'existence d'une "seconde génération de Francfort, conduite
par Alfred Schmidt et Jürgen Habermas3". Cette idée, si compréhensible soit-elle,
2
Jay (M.):_ L'imagination dialectique. Histoire de l'Ecole de Francfort, Paris,
Payot, 1977, p. 12.
3
Revue Esprit, Mai 1978, p. 44.
Il est curieux de constater que J.-M. Ferry, l'auteur d'une brillante Thèse de
doctorat d'Etat soutenue à la Sorbonne sur Habermas, puisse lui aussi adopter
l'idée de génération même si le mot apparaît dans son texte encadré par des
guillemeis. Cf. Habermas, l'éthique de la communication, P.U.F., 1987, p.
152.

167
nous paraît sujette à caution. En effet, la diversité des tendances propres à l'Ecole de
Francfort ne peut ni ne doil s'exprimer en termes de génération puisque le critère
décisif de différenciation n'est pas le facteur temps mais l'orientation de la pensée.
Aussi, convient-il de souligner que pour quiconque voudra procéder à une analyse
différenciée
du
mouvement
intellectuel
baptisé
Ecole
de
Francfort,
il
est
philosophiquement impropre de loger Alfred Schmidt et Habermas à la même
enseigne attendu que le premier reste enfermé dans le sillage de ln'orthodoxie" tandis
que le second sans être hétérodoxe, innove, ouvre des perspectives inconnues des
fondateurs de l'Ecole.
Il importe donc de savoir que les différences observées au sein de l'Ecole
doivent être exprimées non pas en termes de génération mais de style; ce qui aura
pour effet de distinguer - instruit en cela par le séminaire de M. Kettner de
l'Université de Francfort - enire alte et neuc Kritische Theorie ou Théorie critique
ancien et nouveau style.
Sous l'ancien style, nous rangeons les fondateurs de l'Ecole (Horkheimer,
Adorno, Marcuse) et avec eux, Benjamin, Fromm, et Alfred Schmidt. Sont garants du
nouveau style, Karl-Otto Apel ct Jürgen Habermas·.
L'Ecole de Francfort apparaît pour ainsi dire comme une réalité multiple ct
diverse. Mais cette diversité peut - pour les besoins de l'analyse - être ramenée à
l'unité: nous pouvons, sans simplification excessive, dégager comme caractéristique
de l'Ecole de Francfort, la Théorie eritiquc entendue comme critique réitérée de la
domination.
4
Dans le cadre de notre projet, nous choisirons comme figures représentatives
des différents styles, Horkheimer, Adorno et Marcuse pour l'ancien style et
Apcl et Habermas pour le nouveau.

168
Si l'on en croit Adorno et Horkheimer qui estiment que la rationalté technique
est la rationalité de la domination, on pourrait dans le cadre de notre analyse, lier la
critique de la domination à la critique de la civilisation technicienne ou de la
(fortgeschrittcne Industricgesellschaft) société industrielle avancée selon l'expression
de Marcuse. C'est dc cette critique que nous tenterons d'extraire la conception de la
technique comme système ou comme sous-système.
Mais, concevoir la technique comme système suppose soit l'adoption de
l'approche systémique, soit l'intention explicite de dévoiler la nature systémique de la
technique. Or, aucune de ces deux hypothèses n'est systématiquement applicable à la
démarche des théoriciens de l'Ecole de Francfort et cela en raison de leur aversion
pour le systèmeS.
C'est d'ai lieurs cette aversion pour le système qui incita Adorno et
Horkheimcr à s'allaquer violemment au système hégélien qui, à leurs yeux, constitue
le sommet de la systématicité. En effet, Hegel dont les efforts avaient consisté à
réconcilier dans la totalité du système le sujet et l'objet, la raison de la société civile
et la raison d'Etat, fut accusé d'avoir hypostasié la réalité en la murant dans la Totalité
5
Cc qui ne signific pas pour autant que nous voudrions "faire feu de tout bois".
D'aucuns seraicnt tentés de dire que nous nous trouvons dans la situation du
penseur projetant de décrire la technique comme système et qui se trouve
confronté à des formes de pcnséc ayant plutôt tendance à faire de la
considération dc la tcchniquc commc systèmc, un produit idéologique de la
société contemporaine. Sûrement pas, scrions-nous tenté de répondre. Il faut
dire que l'aversion de l'Ecole... pour le systèmc s'est présentée d'une façon
telle, qu'elle a contribué à scmcr la confusion dans les esprits. On a en effet
souvent confondu, ct cela à cause de la démarche aphoristique qui a jalonné le
discours de l'Ecole..., la «critique» avec l'«ignorance» du système. De fait,
l'Ecole de Francfort n'a jamais «ignoré» la manifestation de la technique
commc système. C'est d'ailleurs sa manifestation comme système (rigide ct
dominateur), qui justifie entre autres la critique des philosophes francfortiens.
A cela, il faut ajouter que H. Marcuse, un des représentants historiques de
l'Eeole... a subi l'inllucncc de G. Simondon (avec ce que cela comporte
comme implications).

169
abstraite voire fausse. "Das Ganze ist das Unwahre6", le Tout (la totalité hégélienne)
est le non vrai. Récusant la Totalité hégélienne, Horkheimer a pu dire des analyses
hégéliennes qu'elles sont "des abstractions parfaitement dénuées de sens et nullement
des âmes du réeF". Pour Horkheimer, la Totalité hégélienne n'est rien d'autre qu'une
raison
instrumentale mystifiée et
le système hégélien
rien de plus
qu'une
rationalisation de la domination au lieu d'en être la critique. A l'appui de ces vues,
Habermas entreprend une critique de l'''approche systémique" qui, selon lui, conduit
à l'absorbtion de l'activité communicationnelle par des modèles de systèmes
autorégulés et rigides de la Zweckrationalitât ou rationalité instrumentaleS.
Dans un tel contexte, il devient particulièrement embarrassant de rechercher
dans le discours de L'Ecole de Francfort, des efforts de description de la technique
comme système ou sous-système. Et pourtant, cette dimension de la technique nous
semble perceptible dans le discours francfortien notamment dans sa critique de la
civilisation technicienne.
Il convient dès lors de mettre au jour le contenu substantiel de cette critique.
Engagés dans la critique sans reste de la domination, Horkheimer et les siens
voient dans la rationalité technique une forme rationalisée de la domination qui
6
Adorno (Th. W.):_ Drei Studien zu Hegel, Frankfurt, Suhrkamp, 1963, p.
104.
7
Horkheimer (M.):_ Anfânge der bürgcrlichen Geschichtsphilosophie, Hegel
und das Problem der Metaphysik, Frankfurt, Fischer, 1970, p. 90.
8
Habermas en fait semble assimiler l'approche systémique à la méthode
cybernétique qui, (en) privilégiant la machine au détriment de l'homme, reste
nécessairement liée à une intention technocratique.

170
conduit à l'instauration d'une "rationalité irrationnelle" ainsi qu'à la transformation de
la société industrielle avancée en un monde profondément irrationnel.
On a prétendu qu'avec l'Aufklarung, la société avait été rendue plus
rationnelle. Soit. Car "l'Aufklarung avait pour but de libérer le monde de la magie.
Elle se proposait de détruire les mythes et d'apporter à l'imagination l'appui du savoir.
Bacon, le père de la philosophie expérimentale en a déjà réuni les différents
thèmes9".
Malgré ses bonnes intentions, l'Aufklarung ne put réaliser les espoirs que l'on
avait placés en elle. Pour Horkheimer et les siens, l'Aufklarung initialement perçue
comme «pensée en progrès», fit marche arrière: elle a, contre toute attente, donné lieu
à une mythologisation de la raison ainsi qu'au triomphe de la pensée identitaire et du
quantitatif. Elle a érigé la raIson en fétiche et transformé le savoir en pouvoir de
domination.
On connaît le propos du Novum organum de Bacon - tantum possumus
quantum scimus - identifiant savoir et pouvoir. Savoir et pouvoir devenant
synonymes, on rentre dans un régime de domination systématique, de recherche de
puissance ad infinitum. Le savoir sc révèle pour ainsi dire comme un instrument de
pouvoir au service de la domination. Et "la technique, affirme Horkheimer, est
l'essence même de ce savoir". Elle est ce savoir au moyen duquel "les hommes
veulent apprendre de la nature comment l'utiliser, afin de la dominer plus
9
Horkheimer (M) / Adorno (Th. W.):_ Dialektik der Aufklarung, Amsterdam,
Edition "Emigrant" Lichtenstein, 1955, p. 13.
Nous lisons dans le texte allemand: "Das Programm der Aufklarung war die
Entzauberung der Weil. Sic wollte die Mythen aulldsen und Einbildung dureh
Wissen stürzen. Bacon, der Vater der experimentellen Philosophie, hat die
Motive sehon versammelt".

171
complètement, elle et les hommes lO". Autrement dit, le savoir qui s'incarne dans la
technique est un instrument de pouvoir non pas au service de l'homme contre la
nature mais comme instrumentalisation de la nature et de l'homme. Et ce qui peut
résulter de ce processus d'instrumentalisation c'est entre autres, l'<<éclipse de la
raison», <<le déclin de l'individu», et la perte du sens, corollaire de la réification du
langage et de la pensée. En effet, "plus les idées sont devenues instrumentalisées et
moins on a vu en elles des pensées dotées du sens qui leur appartient en propre. On
les considère comme des choses, des machines. Et dans le gigantesque appareil de
production de la société moderne, le langage a été réduit à n'être plus qu'un outil
comme les autres. Toute phrase qui n'est pas équivalente à une opération de cet
appareil semble aussi dépourvue de sens11 ".
Selon
Horkheimer,
la
raison
en
s'instrumentalisant
s'est
fortement
compromise, elle "a anéanti jusqu'à la dernière trace sa conscience de SOi I2"; elle a
perdu son contenu objectif et sombre dans une totale déchéance. Celte raison déchue,
10
Ibidem, p. ] 4.
"Was die Menschen von der Natur lerncn wollen, ist, sie anzuwenden, um sie
und die Menschcn vollends zu bchcITschen".
11
Horkheimer (M.):
Kritik zur instrumentellen Vernunft, Hrsg. A. Schmidt,
Frankfurt, Fischer;-1967, p. 31.
"...je instrumentalisierter die Idccn wurden, desto weniger erblickt noch einer
in ihnen Gedankcn mit einem cigenen Sinn. Sie werden aIs Dinge, als
Maschinen betrachtel. Die Sprache ist im gigantischen Produktionsapparat
der modernen G.esellschaft zu einem Werkzeug unter anderen reduzicrl. Jeder
Satz, der kein Aquivalent eincr Operation in diesem Apparat ist, erscheint
dem Laien ais ebcnso bedeutungslos".
12
Horkhcimcr (M.)! Adorno (W.):_ Dialektik der Aulklarung, Op. cil., p. 14.

..
-
fi
172
Horkheimer l'appelle «raison subjective» et lui oppose ee qu'il nomme «raison
objective». Contraircment à la raison objeetivc qui sc veut fin cn soi, autonomc, la
raison subjective, abandonnant quant à clic l'autonomie, "sc conforme à n'importe
quoi 13". A en croire Horkheimcr, celle raison dite subjectivc culmine dans les
sociétés industrielles qui, de son avcu, se prêtent à la liquidation de l'individu cn le
condamnant au mimétisme. En effet, dans les sociétés industrielles contemporaines,
"on fait sentir à l'individu qu'il n'y a qu'un moyen de s'en tircr dans ce monde: c'est
d'abandonner tout espoir de se réaliser vraiment un jour. Il ne peut se réaliser qu'en
imitant Ics autres (...). En faisant écho à son milieu, en le répétant, en l'imitant, en
s'adaptant à tous les groupes puissants auxquels il appartient éventuellement, en se
transformant d'être humain en membre d'organisation, en sacrifiant ses virtualités à la
prompte capacité de se conformer à de telles organisations et d'y gagner de
l'influence, il trouve le moyen-de survivre. C'est la survie obtenue par le plus vieux
moyen biologiquc de survie, à savoir le mimétisme14".
Celle importance a=rdée à l'individu est à l'origine de l'hostilité de
Horkheimer envers Hegcl accusé de perpétuer la domination en évitant de la critiqucr
pour se borner à la simple rationalisation dc celle-ci.
Sous sa forme rationalisée, la domination trouve son apothéose dans la
civilisation technicienne. Celle-ci "confère à tout un air de ress ~mhlancc. Le film, la
13
Horkheimer (M.):_ Kritik zur instrumentellen Vernunft, Op cil., p_ 34. "Die
subjcktive Vernunft fügt sich allem".
14
Ihidcm, pp_ 135-136_

173
radio et les magazines constituent un systèmc. Chaquc sectcur est uniformisé et tous
le sont les uns par rapport aux autres I5".
Cc passage est assez révélateur et mérite attention. Il indique clairement que
les objets techniques sont solidaires les uns des autres; qu'ils ne sont pas une
juxtaposition d'objets divers. Et c'est à juste titre que Horkheimer et Adorno firent
remarquer que "les autos, les bombes et les films" apparemment sans rapport les uns
avec les autres (halten <... > das Ganze zusammen 16) assurent la cohésion du système.
Mais nos auteurs vont encore plus loin pour montrer que les interconnexions entre les
divers objets techniques modifient le corps social dans son ensemble pour créer un
gigantesque système à l'intérieur duquel la publicité apparaît comme un sous-système
technique destiné à resserrer "les liens qui lient les consommateurs aux grands
trusts 17" • Renchérissant, ils notent: "Même les oppositions politiques dans leurs
manifestations esthétiques soht unanimes pour chanter les louanges du rythme
d'airain de ce système. Des pays totalitaires aux autres pays, les bâtiments
administratifs et les centres d'expositions industrielles se ressemblent presque tous
par
leur
décorationI8".
Nous
nous
trouvons
en
présence
d'une
rationalité
uniformisante reposant sur l'abolition des différences et la négation de l'identité du
moi individuel: "l'identité de toutes les choses entre elles, se paie par l'impossibilité
15
Horkheimer (M.) 1 Adorno ..erh. W.):_ Dialektik der Aufkliirung, Op. cit., p.
144. "...schliigt alles mit Ahnlichkeit. Film, Radio, Magazine machen ein
System aus. Jede Sparte ist einstimmig in sich und aile zusammen".
16
Ibidcm, p. 145.
17
Ibidem, p. 192.
18
Ibidem, p. 144.

-'
174
de chaque chose d'être identique à elle-même'9". Dilué dans la masse indifférenciée
de la horde, le moi individuel se trouve ainsi conduit à sa perte par la rationalité
technique, rationalité de la domination par excellence. Horkheimer peut alors
formuler cc verdict final: "De nos jours, la rationalité technique est la rationalité de la
domination même. Elle est le caractère coercitif de la société aliénéeW".
A travers ces différents concepts, "rationalité technique", "société aliénée",
Horkheimer et Adorno annoncent ce qui allait constituer l'un des thèmes majeurs de
la réOexion de Marcuse.
Prolongeant les efforts de ses prédécesseurs, Marcuse développe une critique
de la société industrielle en polémiquant contre la domination issue de la rationalité
technique. Ce que Marcuse désigne par le concept de rationalité technique est cette
raison qui, techniquement récupérée, se trouve dépouillée de son pouvoir de
négation. El en tant que telle, cette raison produit l'aliénation, elle arrache au sujet sa
liberté, fait de lui un rouage de la machine.
Dans la critique mareusienne de la (fortgesehrittene Industriegesellsehaft)
société industrielle avancée, deux points essentiels retiendront notre attention, à
savoir l'aetivité productive ella production idéologique.
19
Ibidem, p. 23.
"Bezahlt wird die Identitiit von allem mit allem damit, da13
niehts zugleieh mit sieh selber identiseh sein darP'.
20
Ibidem, p.
145 "Teehnisehe Rationalitiit heute ist die Rationalitiit der
Herrsehaft selbst. Sie ist der Zwangseharakter der sieh selbst entfremdeten
Gesellschaft".
Horkheimer est ici loin de comprendre que Je développement technique en
lui-même, permettait une libération à l'égard de la nécessité matérielle; mais
que cc sont les "intérêts de la domination" qui conduisent à utiliser la
technique comme moyen de maintenir la "surrepression" au-delà des limites
de cc qui est "utile" objectivement.

175
L'activité productivc dans \\a société industrielle est perçue chez Marcuse
comme unc activité aliénée et aliénante. L'aliénation selon lui, provient du fait que,
dans l'action de production, le travailleur se trouve réifié et son essence autocréatrice
mutilée; son travail caractérisé par une standardisation et une rationalisation
excessives se réifie et dc ce fait l'aliène. Cette aliénation comporte deux aspects plus
ou moins distincts que F. Perroux (commentant Marcuse), nous permet de subsumer
sous les concepts d'aliénation-absence et aliénation-dépendance. L'aliénation-absence
connote la somnolence de l'esprit favorisée par une discipline machinale du corps.
L'aliénation-dépendance traduit quant à elle, un assujettissement de l'homme à la
machine au point d'en être un simple prolongement.
Cette forme d'aliénation n'est pas un phénomène nouveau; elle a ses origines
dans la mécanisation qui a pris son essor au début du siècle dernier. En effet, par la
mécanisation du travail, le travailleur prolétarien était soum is à un rythme de travail
qui épuisait non seulement son énergie cérébrale mais aussi et surtout son énergie
physique.
Mais vers le milieu du XXè siècle, la combinaison de la mécanisation avec
l'automation naissante, en modifiant la structure du travail a également modifié cette
forme d'aliénation. En effet, avec les progrès techniques, l'intensité de l'énergie
physique dépensée au travail s'est considérablement amenuisée; ce qui aura pour effet
l'abandon progressif de la dimension somatique de l'aliénation. C'est cette situation
que semhle décrire Marcuse (commentant Simondon) lorsqu'il écrit: "Pendant les
siècles passés, une cause importante d'aliénation résidait dans le fait que l'être humain
prêtait son individualité biologique à l'organisation technique; il était porteur d'outils;
les ensemhles techniques ne pouvaient se constituer qu'en incorporant l'homme

176
comme porteur d'outils. Le caractère déformant de la profession était à la fois
psychique ct somatique21 ".
Marcuse voit dans celle transformation de la mécanisation "le changement
technologique qui tend à en finir avec la machine en tant qu'instrument individuel de
production, en tant qu'unité absolue22". Il explique ce changement par la systématicité
ct la fonctionnalité de la technique ou plus exactement de la machine. C'est pourquoi,
commentant Simondon, Marcuse reconnaît que la machine, "à un stade avancé de
mécanisation et en tant qu'élément de la réalité technologique" est une réalité
"ouverte selon deux voies: celle de la relation aux éléments, et celle des relations
interindividuelles dans l'ensemble technique". Et Marcuse de préciser: "La machine
est elle-même un système d'outils et de relations mécaniques, ainsi elle étend au-delà
de l'individu le processus du travail, son pouvoir croissant s'affirme23 ".
Avec l'automation, le travailleur prolétarien cesse progressivement d'être ce
travailleur manuel s'épuisant physiquement au cours de son travail pour devenir
régulateur, surveillant: "il est [maintenant] en dehors du processus de production au
lieu d'en être le principal agent (...). Au cours de celle transformation, le plus grand
pilier de la production ct de la ricbesse, ce n'est plus désormais le travail immédiat
accompli par l'homme, mais le potentiel de sa productivité universelle24". Pour
stigmatiser
celle
situation,
Marcuse
emploie
un
concept
spécifique,
la
21
Marcuse (H.):_ L'homme unidimensionnel, traduit de l'anglais par M. Willig,
Paris, Editions de Minuit, 1968, p. 50.
22
Ibidem, p. 54.
23
Ibidem, p. 53.
24
Ibidem, p. 61.

177
transsubstantialisation. Ce concept désigne précisément le processus par lequel la
force de travail, placée hors du sujet devient un objet productif autonome.
S'il est admis quc dans la société industrielle avancée l'activité de production
est porteuse d'aliénation, force est de reconnaître que l'aliénation est également
présente dans la production idéologique.
Dans la société industrielle avancée où rien n'échappe à la standardisation, la
culture et avec elle l'art, la poésie et le langage ont si parfaitement intériorisé les
formes rationalisées de la domination qu'ils se trouvent pleinement intégrés dans le
système de production industrielle. On se retrouve désormais dans une société où,
l'absence de "négation" étant la seule production, la culture, l'art, la poésie et le
langage perdent leur pouvoir de négation.
Techniquement récupérée, la culture se vide ses éléments oppositionnels et
transcendants pour se doter d'éléments nouveaux, mieux d'une conscience brouillée.
"Ce qui est nouveau, écrit Marcuse, c'est la souveraine rationalité de ce phénomène
irrationnel; c'est l'efficacité d'un conditionnement qui façonne les aspirations et les
pulsions instinctuelles des individus et masque la différence qu'il y a entre la vraie et
la fausse consciencc25". Ainsi, s'atténue l'antagonisme entre l'idéal et la réalité, entre
l'intériorité et l'opérationnel; ce qui a pour effet de garantir la rationalité du statu quo.
L'art et la poésie n'échappent pas à cette rationalité du statu quo: ils perdent
dans la société industrielle leur dimension antagonique.
Au niveau de l'art, "la distanciation artistique s'estompe en même temps que
les autres modes de négation devant le processus irrésistible de la rationalité
teehnologique26".
25
1bidem, p. 58.
26
Ibidem, p. 90.

178
Au niveau poétique, la dimension subversive se dissout étant donné que la
société "supprime la vraie réalité des images les plus chères de la transcendance, en
les incorporant dans l'ambiance de la vie quotidienne omniprésente. Ainsi, elle
démontre que les conflits insolubles deviennent maniables [que] la tragédie, le
roman, les anxiétés et les rêves primitilS sont susceptibles d'une solution technique ou
d'une dissolution27 ".
Tout comme l'art et la poésie, le langage subit lui aussi, l'assaut de la
rationalité
mutilante:
il
devient
opérationnel
et
unidimensionneL
Cette
transformation, en bouleversant la "structure significative" du langage le rend
totalitaire. Ecoutons Marcuse: "Le mot devient cliché, en tant que cliché, il règne sur
le langage parlé et écrit; la communication empêche dès lors un authentique
développement du sens""".
En défiant et mutilant'le sens, la rationalité technique dans son expansion
devient synonyme de règne de \\a "thanatocratie" (mort du négatif, anéantissement des
forces oppositionnelles).
Cette situation a inspiré à la Théorie critique un certain pessimisme sur
l'avenir des sociétés industrielles avancées. Adorno, dans Minima Moralia souligne
qu"'il ne peut avoir de vraie vie dans un monde qui ne l'est pas29". Horkheimer pour
sa part affirme: "on ne pouvait dire que ce qui était mauvais dans la société
actuelle3O" •
27
Ibidem, p. 95.
Ibidem, p. 112.
29
Adorno (Th. W.):_ Minima Moralia, Frankfurt, Suhrkamp, 1951, p. 42.
30
Horkheimer (M.):_ Gesellschaft im Übcrgang, Frankfurt, Fischer, 1972, p.
164.

179
Mais cela n'empêcha nullemenl les philosophes francfortiens d'esquisser des
éléments de solutions destinées à combattre le Mal social. Etant donné la diversité
des tendances, ces solutions seront hétérogènes et parfois divergentes.
Horkheimer pour commencer (Maître fondateur de la Théorie critique) définit
dans l'un de ses derniers essais, la tâche historique qui incombe à la Théorie critique
ainsi que les moyens de remédier au mal qui affecte la société industrielle. Il s'agit en
effet de concevoir "négativement" des élémenl~ de solutions, c'est-à-dire trouver le
moyen d'affirmer le triomphe de la pensée "négative" sur la pensée "positive"
soupçonnée de participer de la rationalité du statu quo ou "rationalité de la servitude
partagée". En fait, Horkheimer préconise pour la Théorie critique une éthique
négative. "Et cela, soutient-il, est l'élément décisif de la Théorie critique de jadis et
d'aujourd'hui; il était clair pour nous, poursuit-il, qu'il était impossible de définir a
priori la société j us te3!".
Ce passage indique clairement que pour Horkheimer et les siens, la critique
importait beaucoup plus que les solutions. C'est, de tous les membres de l'Ecole,
Adorno qui accueillit le plus favorablement ce recours au <<négatif», lequel lui permit
de régler définitivement ses comptes avec Hegel. C'est alors qu'il écrivit ces lignes:
"II n'y a pas d'histoire universelle conduisant de la barbarie à l'humanité mais bien
une histoire universelle conduisant de la fronde à la bombe H. Elle s'achève par la
menace totale que représente pour les hommes organisés l'humanité organisée, par
l'apogée de la discontinuité. Hegel se trouve ainsi vérifié jusqu'à l'horreur et remis sur
la tête. Alors qu'il transfigurait la lotalité de la souffrance historique pour en faire le
positif de l'absolu en train de se réaliser, l'Un et le Tout qui, jusqu'à cc jour, poursuit
imperturbablement son cours en reprenant parfois son souffle serait en somme du
31
Idem.

"
180
point de vue téléologique la souffrance absolue32". Toujours contre Hegel, Adorno
prenant parti pour le particulier contre la totalité fausse, pour la non-identité contre
l'identité abstraite, a recours à l'art conçu comme moyen d'émanciper la société, e'est-
à-dire enrayer la domination. Enrayer la domination implique avant tout que soit
surmonté l'antagonisme entre le moi ct la nature ou célébrée la réconciliation de
l'esprit avec la nature. Or, c'est dans l'art qu'Adorno semble trouver le moyen d'une
telle réconciliation. "Dans les oeuvres d'art, écrit-il, l'esprit n'est plus le vieil ennemi
de la
nature. Il s'adoucit pour sc réconcilier33". Mais si l'art permet cette
réconciliation c'est d'abord parce qu'il permet "de sauver le particulier" puisque "la
particularisation lui est immanentc34". Ensuite et de façon consécutive parce qu'''il
tient compte de la non-identité; radical par son non-radicalisme, par son renoncement
à toutes sortes de réduction à un principe, par son accentuation du partiel face à la
totalité, par son caractère fraginentairc35 ". Gardien de la particularité, l'art est aussi le
défenseur de l'autonomie du sujet que la société industrielle tend à liquider.
Tout comme Adorno, Marcuse épouse la cause du sujet individuel réifié par la
rationalité
technique
mais
contrairement
à
celui-ci,
l'auteur
de
L'homme
unidimensionnel manifestera une certaine flexibilité dans son attachement au modèle
«négatif». Ceci pourrait sans doute expliquer la présence constante, dans les oeuvres
de Marcuse, de tentatives de solutions au Mal social ct peut-être aussi l'optimisme de
l'auteur par rapport à ses prédécesseurs.
32
Adorno (Th. W.):_ Negative Dialcktik, Frankfurt, Suhrkamp, 1966, p. 312
33
Adorno (Th. W.):_ Asthetische Theorie, Frankfurt, Suhrkamp, Sehriften, vol.
7, 1970, p. 202.
34
Ibidem, p. 299.
35
Adorno (Th. W.):_ Noten zur Literatur, Frankfurt, Suhrkamp, 1958, p. 22.

181
On notera de prime abord que les solutions proposées par Marcuse n'ont pas
un contenu univoque. Elles varient scion qu'on interroge Eros et civilisation,
L'homme unidimensionncl ou Culture et société ou encore Vers la libération.
Dans Eros et civilisation, nous trouvons chez Marcuse l'ambition de garantir
l'autonomie de l'individu en opposant la libido à la raison, Eros au Logos, le principe
de plaisir au principe de rendement dont Prométhée serait l'archétype.
Partant du fait que l'homme, contrairement à ce qu'il est devenu dans la
société industrielle avancée, n'est pas réductible ni à la rentabilité économique, ni au
calcul rationnel de la froide raison, Marcuse pense que la libération de l'individu
passe par l'instauration d'un ordre social capable de reconnaître l'homme comme
sensibilité, comme gratuité et amour. Il prône alors l'établissement d'un ordre
annonçant "une liberté qui libérera la puissance d'Eros enchaîné dans les formes
réprimées et pétrifiées de l'homme et de la nature36". La libération de la puissance
érotique entraînera de l'aveu de Marcuse, la transformation progressive et certaine de
la société industrielle unidimensionnelle en un monde multidimensionnel respectueux
de l'essence libidinale de l'homme.
Mais l'invocation d'Eros par Marcuse se comprend mIeux lorsqu'on reste
attentif à l'effort du philosophe associant à Eros, Narcissc et Orphée. De fait,
Marcuse, préoccupé par la situation de l'homme vivant dans un monde dominé par
l'idéal prométhéen, est à la recherche de forces ou d'instances pouvant désavouer
Prométhée le "héros-archétype du principe dc rendement" et de la domination. "Si
Prométhée est le héros culturel du travail, de la productivité et du progrès par la voie
de la répression, il faut, écrit Marcusc, chercher les sym bolcs d'un autre principe de
réalité à un pôle opposé. Orphée et Narcisse (comme Dionysos à qui ils sont
36
Marcuse (H.):_ Eros et civilisation, Paris, Editions de Minuit, 1963, p. 146.

182
scmblables ct qui cst l'antagoniste du dicu qui approuvc la logique de la domination,
le royaume de la raison), défendent une réalité très différente. Ils ne sont pas devcnus
les héros culturels du mondc occidcntal: leur imagc cst cellc de la joie et dc
l'accomplisscment; leur voix celle qui ne commande pas, mais qui chante; leur geste
celui qui offre et qui reçoit; leur actc celui qui est la paix et mct fin au labeur dc la
conquête3?" .
Considérés comme des symboles d'une attitude érotique non répressive,
Narcisse et Orphée, subsumés sous le concept marcusien d'Eros orphiquc ct
narcissiquc, ouvriront, en contraste avcc la civilisation technicienne, la voie d'unc
civilisation libidinale. Assurément, Marcuse semble prôner ici l'éroticité contrc la
rationalité.
Dès lors, il y a lieu dc sc demandcr si Marcuse ne retombe pas dans ce qu'il
dénonce, à savoir la domination. En effct, proelamer la victoire de l'Eros sur le Logos
ou Prométhée, n'est-ce pas affirmer la domination d'un élément sur un autre et par
conséquent perpétuer la domination fût-ce-t- clle érotique? Dc fait, le système de
domination n'est pas cnrayé mais simplcment inversé.
Sans doute conscicnt de cc problèmc, Marcuse optcra, dans ses écrits
postérieurs à Eros ct civilisation pour un attcndrisscmcnt voire une suppression dc
l'antagonisme entre Eros et Logos. Il va plaider pour "la réconciliation cntre Logos ct
Eros" et par-delà cellc-ci, postuler l'idée d'une nouvelle science voire d'une nouvelle
37
Ibidcm, p. 144.
"Le symbolismc dc Narcissc ct le termc de narcissismc nc comportent pas ici
la même signification que cclle qui leur est donnée dans la théoric
frcudienne" connue du grand puhlic. Notc dc l'éditeur.

183
technique. La vieille alternative de l'Eros orphique et narcissique cède le pas à
l'alternative d'une nouvelle forme de rationalité, mieux "d'une rationalité autr(j38".
Considérant la rationalité à l'oeuvre dans la société industrielle avancée
comme une rationalité mutilée ct mutilante, rigide et unidimensionnelle, Marcuse,
loin de proclamer le rejet ou l'abandon de la rationalité, formule plutôt le projet d'une
rationalité
différente
de
celle
en
vigueur
qui
serait
une
rationalité
multidimensionnelle, émancipatrice. La réalisation de ce projet, estime l'auteur, est
solidaire d'un changement radical de la
méthodologie scientifique. Ecoutons
Marcuse: "Ce que j'essaie de montrer c'est que la science, à cause de sa méthode et de
ses concepts, a fait le projet d'un univers dans lequel la domination sur la nature est
restée liée à la domination sur l'homme et qu'elle a favorisé cet univers, et ce trait
d'union a tendance à devenir fatal pour cet univers dans son ensemble. La nature,
appréhendée ct maîtrisée par la science, est encore présente dans l'appareil technique
de production et de destruction qui assure et qui facilite la vie des individus et qui, en
même temps, les assujettit aux maîtres de l'appareil. Ainsi, la hiérarchie de la Raison
ct de la société s'interpénètrent. De cette façon, s'il y avait un changement dans le
sens du progrès qui briserait le lien entre la rationalité de la technique et celle de
l'exploitation, il Y aurait également un changement dans la structure même de la
science, dans le projet scientifique. Les hypothèses de la science, sans perdre leur
caractère rationnel, se développeraient dans un contexte expérimental essentiellement
différent (celui d'un monde pacifié), et par conséquent la science aboutirait à des
concepts
de
la
nature
essentiellement
différents,
elle
établirait
des
faits
essentiellement différents39".
38
Marcuse (H.):_ L'homme unidimensionnel, Paris, Editions de Minuit, 1968,
p.190.
39
Ibidem, pp. 189-190.

184
Cette al1ernative d'une sClencc nouvcllc ct par contrccoup d'une techniquc
nouvelle s'accompagne chez notre autcur dc la pcrspcctive d'un usagc nouveau de la
technique.
Dans ses écrits ul1érieurs à L'homme unidimensionnel, Marcuse pose que les
cffets négatifs de la teehniquc sont tributaires de l'usage que l'on fait des objets
techniques. "Est-il encorc nécessaire d'expliquer, dit-il, que ce ne sont pas la
technologie, la technique, la machine, qui excrcent la domination, mais seulement la
présence dans les machines, de l'autorité des maîtres, qui cn détcrminent le nombre,
la duréc d'cxistenec, le pouvoir et la signification dans la vie des hommes, et qui
décident du hesoin que l'on a d'elles? Est-il eneorc nécessaire de répéter que la
science et la technologie sont les principaux agcnts de la libération et que seule leur
utilisation restrictive dans la société répressive en fait des agents de domination"û?".
Si la rationalité est mutilante, si la technique est aliénante ce n'est plus,
contrairement à la thèse défendue dans "Industrialisierung und Kapitalismus41 " parce
que la domination lui est consubstantielle mais bien à cause du mésusage dont elle est
l'objet. L'utilisation capitaliste est pour Marcuse l'exemple type de ce mésusage.
L'industrialisation ct Ic capitalisme avancés sont alors accusés de pervertir la
40
Marcuse (H.):_ Vers la libération, Paris, Minuit, 1969, p. 30.
41
Le propos de ce recueil est le suivant: "Ce n'est pas seulemcnt son utilisation,
c'est bien la technique elle-même qui est déjà domination (sur la nature et sur
Ics hommcs), une domination méthodique, scientifique, calculée ct ealculante.
Cc n'est pas après coup seulement, et de l'extérieur, que sont imposés à la
technique certaines finalités et certains intérêts appartenant en propre à la
domination - ecs linalités entrent déjà dans la constitution de l'appareil
technique lui-même. La technique, c'est d'emblée tout un projet soeio-
historique: en elle sc projette ce qu'une société et les intérêts qui la dominent
intentionnement de faire des hommes ct dcs ehoscs. Cette finalité de la
domination lui est consubstantielle et appartient dans cette mesure à la forme
même de la raison technique". Cf. ,ddustrialisierung und Kapitalismus im
Werk Max Webers» (1964), in: Schriften, Frankfurt, Suhrkamp, 1984, p. 97.
Marcuse a dû par ]a suite renoncer à cette thèsc.

185
technique, de transformer la raison en son contraire: "A mesure que se déploie la
rationalité capitaliste, c'est donc l'irrationalité qui devient raison'2".
Le voeu profond de Marcuse en proposant au monde une science nouvelle, un
usage nouveau de la technique, est l'alternative d'une attitude nouvelle à l'égard de la
nature. L'«utopie» de la rationalité scientifique nouvelle et de la réorientation de
l'activité instrumentale doit, de l'avis du philosophe, pennettre de traiter la nature et
avec elle l'homme, non plus en objet (Gegenstand) de domination technique mais en
partenaire (Mitspieler). Marcuse en effet rêve d'une relation non plus seulement
instrumentale mais communicationnelle avec la nature. Habennas formule avec plus
de clarté cc rêve mareusien: "Ce à quoi pense Marcuse, c'est à l'alternative d'une
autre attitude vis-à-vis de la nature (...). Au lieu de traiter la nature comme un objet
(Gegenstand) dont il est possible de disposer techniquement, on peut aller à sa
rencontre comme à celle d'~n partenaire (Gegen-spieler) dans une interaction
possible. On peut rechercher la nature fraternelle au lieu de la nature exploitée (...),
nous pouvons prêter aux animaux et aux plantes, mêmes aux pierres, une certaine
subjectivité ct communiquer avec la nature au lieu seulement de la travailler sans la
moindre communieation43".
Ce projet marcusien (d'une relation communieationnelle avec la nature), si
merveilleux soit-il, est aux yeux de J. Habermas l'expression renouvelée de la
mystique juive et protestante jadis développée par Schelling et Horkheimer pour ne
42
Marcuse (H.):_ Kultur und Gesellsehaft l 1II, Frankfurt, Frankfurt am Main,
1965, p. 287. "In der Entfaltung der kapitalistischen Rationalitat wird so
Irrationalitat zur Vernunft".
43
Habermas
(J.):_ Teehnik
und
Wissenschaft
ais
Ideologie,
Franki'urt,
Suhrkamp, 1968, p. 57.

186
citer que ccux-ei. Habermas sur ce point, ne pouvait que se sép~rer de M~reuse. C'est
ainsi qu'après avoir réfuté les alternatives mareusienncs d'une science nouvelle (la
science ne pouvant pas être autre que ce qu'elle est, e'est-à-<lire opérationnelle) ct
d'une communication (mystique) avec la nature, Habermas propose pour sa part,
l'alternative d'une activité eommunieationnelle intersubjeetive donnant lieu à ce qu'il
est convenu d'appeler éthique eommunieationnelle ou selon le mot de Karl-Otto Ape!
"Makroethik44 " ou en franc;ais macro-éthique.
*
*** ****
On pourrait, à ce stade de notre développement, marquer un temps d'arrêt afin
d'établir le constat suivant:
1 S'il ya un caractère systématique de la technique, il est moins "endogène"
que l'effet d'un fac;onnement par une organisation sociale qui a besoin de cette
systématieité pour asseoir conjointement son emprise sur la nature ct sur les hommes.
2
Les théoriciens de l'Ecole de Francfort embrassent la syslématieité de la
technique par le canal de la critique sans reste de la civilisation technicienne.
3_ A partir de la critique qu'ils développent contre la société industrielle
avancée, ils montrent (bon gré mal gré) qu'ils n'ont pas une conception isolée de la
technique; ils la saisissent dans sa relation organique avec non seulement ses
éléments constitutifs mais aussi ct surtout l'économique, le social et le politique. On
peut dès lors soutenir avec Marcuse que la critique de la technique initiée par l'Ecole
44
Cctte éthique fera l'objet d'un développement exhaustif dans la troisième
partie de notre étude intitulée: "Evaluation ùes discours sur la technique ct
projet d'une maero-éthique".

187
de Francfort "est centrée sur une société industrielle avancée où l'appareil technique
de production et de distribution (et son secteur d'automation) n'est pas un ensemble
additionnel d'instruments que l'on pourrait isoler de leurs implications sociales ct
politiques. Il fonctionne comme un système45".
4_ Par la prise en compte de la dimension sociale de la technique, le discours
francfortien semble présenter quelques similitudes avec la pensée saint-simonienne.
On sait que chez Saint-Simon, l'entreprise est perçue comme le microcosme
de la société conçue non seulement comme un Etre organisé mais aussi comme un
espace profondément marqué par la coexistence de l'homo technologicus et de l'homo
ethicus. C'est ce qui explique le fait que chez Saint-Simon, les hommes travaillant
dans l'entreprise, loin d'être de simples rouages de la machine, sont perçus comme
des sociétaires, c'est-à-dire des hommes fraternellement associés à l'action de
production. De fait, quand les gens sont sociétaires, ils le sont non seulement par
rapport à leur mise mais aussi par rapport à leur aptitude à la production ainsi qu'à
leur sentiment de bienveillance. C'est donc dire que dans le système industriel saint-
simonicn, la volonté de l'individu est importante; ce qui a pour effet d'y faire
apparaître le sociétaire à la fois comme un maillon et un participant dans l'appareil de
production.
On sait également que dans la théorie industrialiste de Saint-Simon, la relation
entre le sociétaire et l'outil constitue un système. Plus: il y a chez Saint-Simon,
l'affirmation vigoureuse d'une interrelation entre le système de production et le
système d'organisation sociale ct politique. De ce point de vue, la similitude entre les
discours francfortien et saint-simonien nous paraît prouvée.
45
Marcuse (H.):_ L'homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968, p. 21.

188
On pourrait, à partir des vues de Saint-Simon el de l'Ecole de Francfort, tenter
l'esquisse d'une théorie assumant dans une démarche apparemment singulière, la
prise en compte de la syslématicité et/ou de la dimension sociale de [a technique.
Cette théNie, nous la nommons théorie générale des systèmes techniques.

189
CHAPITRE IV
ESQUISSE D'UNE THEORIE GENERALE DES SYSTEMES TECHNIQUES

190
Il ne saurait être question, sous ce titre, de dêveloppcr ex cathêdra une théorie
encore mal assurée de son identitél . La théorie générale des systèmes teçhniques (en
abrégé TGST) telle que nous l'envisageons, n'est pas à confondre avec la
mécanologie (de Rculeaux) qui est une discipline déjà constituée, entendez fortement
charpentée. C'est donc dire que la TGST, loin de se poser comme un savoir constitué,
se veut démarche à la fois prudente et modeste visant à situer le véritable lieu de
compréhension de la technique contemporaine.
De fait, cc que nous nommons ici TGST est une application de la théorie
générale des systèmes au phénomène technique. Invoquant la théorie générale des
systèmes, nous nous référons aux travaux devenus "classiques" de Ludwig von
Bertalanffy. C'est lui qui le premier, introduisit le concept de théorie générale dans
l'histoire de la pensée scientifique. Certes, il Y a eu dans ce domaine quelques travaux
préliminaires, mais les travaux de von Bertalanffy eurent le mérite de pousser à
l'achèvement ce qui n'était qu'un premier brouillon.
Dans son excellent ouvrage intitulé Théorie générale des systèmes, von
Bertalanffy expose les réquisits de ladite théorie. Celle-ci a ses origines dans la
conccption organique de la biologie. C'est au début des années vingt que l'auteur, fort
intrigué par le triomphe du mécanisme dans les recherchcs biologiques, s'attela à
mettre en vedette l'importance dc l'organisme conçu comme un "tout", c'est-à-dire
Il suffit de lire les "Eléments pour une théorie générale des systèmes
technologiques" contenus dans la Thèse de Doctorat d'Etat (Université de
Strasbourg mai 1988) de S. Diakité, pour voir à quel point la TGST est
gagnée par l'inachèvemcnt. Aussi, convient-il de signaler que, bien qu'ayant
nous-même trouvé notre plus grandc inspiration dans cettc Thèse, nous
tcntons, dans la présente étude, d'amorcer unc tout autrc démarche. Ainsi, à la
différence des travaux dc S. Diakité articulés autour de la théorie de
l'information, les nôtres s'orientent plutôt du côté de la théorie générale des
systèmes.

191
comme un systèmc2 . Il créa alors le concept de "biologie organique" qui deviendra la
pierre angulaire de la théorie générale des systèmes. Ecoutons l'auteur nous retracer
l'historique de ce concept: "Il y a 40 ans, quand je commençai ma carrière
scientifique, la biologie était engagéc dans la controverse mécanisme-vitalisme. La
procédure mécaniste consistait essentiellement à réduire l'organisme vivant en parties
et en processus partiels: l'organisme était une agrégation de cellules, la cellule une
somme de colloïdes et de molécules organiques et ainsi de suite (...); ceci n'était
évidemment rien moins qu'une faillite de la science. C'est dans cette situation qu'avec
d'autres, je fus conduit au point de vue organique3". Mais l'auteur paraissait trop bien
convaincu de sa découverte pour ne pas envisager l'extension de l'orientation, mieux
de la direction organique. "Une fois cette direction prise, écrit-il, je ne pouvais
m'arrêter et je fus conduit à une généralisation plus pousséc, que j'intitulai General
System Theory. L'idéc remonte à assez longtemps: je la présentai une première fois
en 1937 au séminaire de philosophie de Charles Morris à l'Université de Chicag04".
C'est donc de la généralisation des principes de la biologie organique qu'est
née la théorie générale des systèmes dont les caractères sont explicitement décrits
dans le célèbre ouvrage connu sous le titre de Théorie générale des systèmes. Dans
2
Certes, l'écart entre l'idée de totalité avec ses connotations somatiques et celle
de système paraît considérable. Mais on ne saurait pour autant faire l'impasse
sur l'importance des notions d'organisation (biologique) ou d'organisme
(système nerveux) dont les modèles ont fortement inspiré les conceptions du
système. N'oublions pas que c'est l'organicisme qui prédisposa Saint-Simon à
identifier la technique et la société comme système. N'oublions pas non plus
que von BertalanlTy, le père de la théorie générale des sytèmcs, est parti de la
biologie.
3
Bertalanffy (L. von):_ Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, 1973, p.
93.
4
Ibidem, p. 94.

192
cet ouvrage, les caractères de ladite théorie nous sont présentés suivant un registre
distinguant entre un sens large et un scns restreint.
Prise au sens large, la théorie générale des systèmes présente "trois aspects
principaux, non séparables en contenu mais distinguables en intention. Le premier
peut étre décrit comme la science des systèmes, c'est-à-dire l'étude scientifique et la
théorie des systèmes dans les diverses sciences (par exemple, physique, biologie,
psychologie, sciences sociales) et une théorie générale des systèmes comme
ensemble de principes s'appliquant à tous les systèmes - ou à certaines sous-
catégorics bien définies- (. .. ). Le second domaine est la technologie des systèmes; ce
sont les problèmes qui surgissent dans la technologie et dans la société modernes,
incluant à la fois
le hardware des calculateurs, l'automation, la mécanique
autorégulée, etc. et le software des nouveaux développements et des nouvelles
disciplines théoriques (...). En troisième lieu, il y a la philosophie des systèmes, c'est-
à-dire la réorientation de la pensée et de la vision du monde issue de l'introduction du
concept de système comme nouveau paradigme scientifique (au contraire du
paradigme analytique mécaniste et mono-causal de la science classique)5".
Dans son sens strict, la théorie générale des systèmes est la démarche
intellectuelle qui consiste à "déduire de la définition générale du système comme
complexe d'éléments en interaction, des concepts caractéristiques des «tous»
organisés, (...) ct de les appliquer à des phénomènes concrets"" en l'occurrence le
phénomène technique.
Mais qu'est-ce qui fonde ce passage par la théorie générale des systèmes -
théorie issue de la biologie - pour appréhender le phénomène technique? Serait-œ
qu'il y aurait une analogie entre les "êtres biologiques" ct les "êtres techniques"?
5
Ibidem, Prêface V - VII.
"
Ibidem, pp. 94-95.

193
Le philosophe allemand Ernst Kapp, à la suite d'Aristote a établi de façon
lumineuse celle analogie. Le postulat central de son oeuvre est connu sous
l'appellation
d"'hypothèse
de
la
projection
organique".
Celle-ci
postule
l'établissement d'un lien véritable, étroit entre l'organisme et les objets techniques. En
effet, dans les Grundlinien einer Philosophie der Technik, Kapp formule l'hypothèse
selon laquelle les objets techniques seraient une projection de nos organes: l'outil
prolonge nos extrémités ou mieux la partie terminale de notre corps. Ainsi par
exemple, on a pu dire de l'ameçon qu'il prolonge le bras et du radar, la vue.
Ce sehéma de Kapp dont nous aurons l'occasion de révéler les limites, semble
trouver chez J.-Y. Goffi une certaine justification si l'on se réfère à l'étymologie
grecque «organon» qui désigne à la fois l'«outil» et l'«organe».
Près d'un siècle après la parution de l'ouvrage de Kapp, le développement de
celle analogic a donné naissànce à cc qu'il est convenu d'appeler avee S. Lem
"technoévolution". Ce concept inspiré de l'évolutionnisme de Charles Darwin,
articule l'évolution des espèces techniques sur celle des espèces biologiques. On
connaît les thèmes majeurs de l'évolutionnisme darwinien: la lutte pour la vie et la
sélection naturelle, sélection du plus adapté ou du plus apte.
Prenant pour étançon le modèlc évolutionniste, la technoévolution postule
l'existence chez les espèces techniques "d'une certaine continuité morphologique qui
intègre les nouveautés et perpétue les formcs anciennes dans les formes nouvelles
(par exemple, l'évolution d'une espèce biologique, d'autre part l'apparition et
l'évolution de l'automobile à partir de ses ancêtres)?". En outre, et toujours du point
de vue teehnoévolutionniste, les espèces teehniques seraient, à l'instar des espèces
7
Hottois (G.):_ Le signe et la technique. La philosophie à l'épreuve dc la
technique, Paris, Aubicr Montaigne, 1984, p. 130.

194
biologiques engagées dans une lutte pour la vie ou la survie, lutte au cours de laquelle
s'opèrc unc sélection naturelle des êtres techniques. On assiste dans cette lutte, à une
élimination progressive des espèces techniques les moins adaptées - entendez les
moins fonctionnelles et les moins performantes - par les plus adaptées.
Ce thème a été amplement développé par S. Lem qui lui a consacré deux
chapitres (Ahnlichkeit et Unterschiede) de son livre publié chez Suhrkamp sous le
titre: Summa technologire. C'est en référence à cet ouvrage, qu'Hottois alimente son
apologie de l'analogie technoévolutionniste. Pour Hottois en effet, la perspective
évolutionniste est porteuse d"'indications positives, elle jouit d'un impact critique très
précieux puisqu'elle détruit sans appel l'illusion anthropologiste8". Soit. Mais les
positions d'Hottois nous paraissent sujettes à caution et cela pour n'avoir pas été assez
critiques à l'égard de l'analogie technoévolutionniste. Nous le montrerons dans les
lignes qui suivent.
Il convient après tout de chercher à voir et savoir jusqu'où l'analogie entre les
êtres biologiques et les êtres techniques peut conduire la réflexion sur la technique. Il
s'agit en clair de tircr les conséquences d'une telle analogie.
En effet, pour peu que l'on accepte de prendre un recul nécessaire à la
critique, on s'aperçoit que l'hypothèse de la projection organique ainsi que la
perspective technoévolutionniste sont en tâchées de limitations.
D'abord, l'hypothèse de la projection organique. On pourrait d'une part lui
objecter que l'ordinateur, contrairement à la croyance aujourd'hui largement
répandue, n'est pas le prolongement d'un organe naturel, le cerveau en l'occurrence,
mais sa simulation. Et d'ailleurs, qucl organe prolonge l'horloge par exemple? D'autre
part, cette hypothèse a l'inconvénient de réduire la techniquc à un simple instrumcnt
renforçant notre action sur les "choses". Cette conception dc la technique qui ne vaut
8
Ibidem, pp. 129-130.

195
que pour les techniques artisanales se trouve en effet disqualifiée par le mode
d'existence des nouvelles technologies issues de l'asservissement de l'énergie ct de la
maîtrise de l'information. De fait, l'hypothèse de la projection organique conduit à un
"réductionnisme instrumenta liste" qui ne nous donne de la technique qu'une vision
superficielle. Nous y reviendrons.
La perspective technoévolulionniste, elle aussi, nous paraîl superficielle. Mais
là où l'hypothèse de la projection organique semble avoir "péché" par défaut, le point
de vue technoévolutionniste lui, pèche par excès. En effet, il y a dans l'analogie
lechnoévolutionniste la tendance à affirmer l'autodéveloppement et l'amoralité des
espèces techniques. Les conséquences ultimes de cette approche sont désastreuses
surtout lorsqu'on se réfère aux analyses d'Hottois curieusement inspirées de la
comparaison de Lem.
Chez
Hottois
en
.effet,
l'analogie
technoévolutionniste
implique
nécessairement l'éviction de l'humain ou mieux de la morale. "Dans le relevé des
traits formellement communs aux deux évolutions [bioévolution et technoévolutionJ,
écrit-il, nous nous sommes partiellement inspiré de cette comparaison [de LemJ:
l'imprévisibilité et l'amoralité qui sont, au fond, l'expression de la nalure non
logolhéorique el non axiologique des procès considérés9".
Hottois aurait sans doule dû s'inspirer entièrement et non partiellement
(comme il le souligne lui-même) de la comparaison de Lem. Cela aurail sans doute
permis d'éviler de galvauder la lechnoévolulion par une mésinterprélalion de la
pensée de Lem. En effet, contrairement à ce qu'Hottois a lu - sans doute un peu vite -
dans l'oeuvre de Lem nous lisons ceci: "Es steht namlich ganz aul3er Zweifcl, dal3 die
9
Idem.

196
Bioevolution ein amoralischer ProzcB ist, was man von der technologischen
Evolution nicht sagen kannlO".
Ccpendant, lorsqu'on parle aujourd'hui de technoévolution, on se réfère moins
à Lem qu'à la perspective développée par Hottais et avec lui, Jaeques Ellui. Cette
perspective, croyons-nous, demande à être passée au crible de la pensée critique.
Mais par-delà la critique de la technoévolution, ce qui est en cause, c'est la
légitimité du eoncept même de technoévolution. Est-il en effet légitime de parler de
technoévolution comme on parle de la bioévolution? Ni l'extrémisme d'Hottais ni la
«porte de sortie» de Lem refusant l'amoralité de la technoévolution ne justifient à nos
yeux
l'usage
d'un
concept aussi
polémique,
aussi
illégitime que celui de
technoévolution.
Apparaissant dans la théorie lemienne comme un abus de langage, le concept
de technoévolution conduit chez Hollois à l'affirmation d'une analogie voire une
identité de situation entre l'évolution des étres biologiques et celle des êtres
techniques.
De l'hypothèse de la projection organique à la technoévolution, nous avons
a,sisté à une hypostase de l'analogie entrc l'organique et le technique; ce qui
évidemment ne pouvait que débouchcr soit sur une sous-estimation de la technique
(l'hypothèse de la projection organique) soit sur sa surestimation (le point de vue
technoévolutionniste).
Mais comment surmonter l'une ou l'autre de ces formes d'évaluation
inappropriées de la technique et préserver dans le même temps le lien entre
l'organique et le technique si ce n'est en passant par la théorie générale des systèmes
techniques ou TGST.
10
Lem (S.): Summa technologia:, Frankfufl, Suhrkamp, 1981, p. 34.
Nous traduisons: "Il est en effct indubitable que la bioévolution soit un procès
amoral, ce qui ne peul êlre affirmé de la technoévo\\ution".

197
La conception organIque de la technique n'est pas à confondre avec une
morne biologisation de la technique calquée sur le modèle cybernétique. Alors que
les cybernéticiens cherchent à concevoir des êtres techniques permettant de simuler
par analogie certains de nos comportements, la TGST nous invite plus modestement
à cerncr la nature véritable du phénomène technique. Cerner la nature véritable de la
technique c'est ici mettre au jour sa cohérence profonde, mieux encore rendre compte
des objets techniques en tant que "corps organisés"; c'est enfin entrevoir la
perspective d'une "technologie organique".
Du point de vue de la "technologie organique", les objets techniques sont
considérés comme des êtres caractérisés par une combinaison d'éléments interactifs
formant une totalité homogène, c'est-à-dire «apparemment» autonome «presque» à la
manière d'un organisme.
Cette apparente autonomie de la technique souvent poussée à l'extrême par
certains auteurs a conduit à postuler que les êtres techniques constituent un monde
tout à fait à part, obéissant à des lois quasiment voire entièrement "étrangères" aux
hommes. Ils en viennent alors à préconiser une étude de la technique comme réalité
autoréférentielle. C'est le cas par exemple de J. Laffite pour qui, l'étude de la
technique doit consister à dépouiller les êtres techniques de tout ce qui se rapporte au
"rêgime de production" de façon à cerner leurs caractères authentiques, c'est-à-dire
les "caractères qui n'appartiennent qu'à eux, qui leur sont essentiels et dont la
considération justifie (...) l'isolement de l'cnsemble qu'ils forment dans le vaste
ensemble des corps dc la nature"".
l i
Laffite (1.):_ Réflexions sur les scicnces dcs machines, Paris, Vrin, 1972, p.
23.

198
En s'exprimant ainsi, Laffite semble ouvrir la VOle à une approche de la
technique qui n'est certainement pas fausse mais assurément trop abstraite. Il est vrai
que par abslraction mélhodologique, l'on peul faire l' «épochè» de la dimension
sociale (invention, innovation, diffusion) de la technique afin de mettre en évidence
le fond technologique.
Rappelons-nous l'ambitieux programme de J.-J.
Rousseau cherchant à
démêler dans l'homme ce qu'il y a de naturel et de culturel afin de «dé-voiler» sa
véritable nature. Celte séparation qui n'a élé possihle que par la pensée, n'a pu
évidemment être traduite dans les faits tellement elle était abslraite.
Il en est de même lorsque l'on veut aujourd'hui tenter une séparation des êtres
techniques d'avec le collectif humain. Pour les besoins de l'analyse, une telle
démarche nous paraît recevable: elle permet de prendre du recul par rapport aux
objets techniques théoriquement et faussement saturés d'humanité. Mais il ne faut pas
pour autant perdre de vue le fait qu'en procédant de la sorte, on se situe dans
l'abstraction pure.
Force nous est ici de reconnaître que ce fut l'un des plus grands mérites de F.
Tinland d'avoir lumineusement perçu, contrairement aux vues de Laffite, le caractère
heuristico-abstrait de la mise entre parenthèses des aspects sociaux de la technique.
"Pour comprendre la singularité de la technique humaine, écrit-il, il convient
d'insister sur les relations transversales qui lient les outils entre eux, beaucoup plus
que sur la relation qui unit l'outil à son inventeur ou utilisateur. Il faudrait
comprendre l'outil à partir de l'outillage qui rend possible sa fabrication, son
utilisation et, le cas échéant, son invention. Ce principe méthodologique conduit,
dans un premier temps, à mettre entre parenthèses les hommes, inventeurs ou
artisans, pour isoler dans une sorte de pureté abstraite, mais révélatrice, ce qu'il y a
d'essentiel à la médiation technique et la distingue de toute autre forme de réalité ou

199
d'activité, qu'il s'agisse de l'usage d'instruments chez l'animal ou de la théorisation
scientifique en plein XXè siècle. Bien entendu, cette abstraction méthodologique
n'est qu'un moment dans le processus qui conduit à une intelligibilité globale de la
techniqueI2".
On comprend dès lors, que l'abstraction que nous réfutons ne doit intervenir
dans le processus d'intellection de la technique que comme simple «moment}) dudit
processus: son statut est celui d'un adjuvant transitoire.
Mais avec la théorie générale des systèmes techniques, se trouve franchi ce
premier «moment» du processus d'intellection de la technique: nous nous situons
désormais sur le topos de la "concrétude". Dans cette sphère, la technique est
essentiellement perçue comme sous-système appartenant à un grand ensemble dans
lequel sont impliquées les dimensions sociales, économiques et politiques de la
technique. Cet ensemble qui constitue en quelque sorte un macro-système, est ce qu'il
convient d'appeler avec G. Ropohl (soziotechnisches System) système socio-
technique ou socio-technicien.
C'est pourquoi l'on nc saurait considérer ici la technique en elle-même, c'est-
à-dire indépendamment des "acteurs" sociaux. Laissés à eux-mêmes, les objets
techniques ne sont ricn, car ils sont malgré tout le fait de l'invention. Or, l'invention,
rappelle G. Ropohl (dans " Technisches Problemliisen und soziales Umfeld,
Philosophie der Erfindung" in: Technik und Philosophie) est avant tout un
Bewul3tseinsakt disons un acte de la conscience. On peut donc avancer que les objcts
techniqucs cn tant que phénomènes déjà riches d'invention portent «toujours-déjà» la
marque de l'humain. Mais de là à poser le phénomène technique comme réalité
12
Tinland (F.):_La tcchno-science cn question, Ouvrage collcctif, Paris, Champ
Vallon, 1990, p. 1m.

200
salurée d'humanité est une position que nous tenons pour irrecevable. Autrement dit,
on retomberait dans un anthropologisme plat ct naïf.
*
*** ***
On peut maintenant tenter de clore ce chapitre sur ces notes: la théorie
générale des systèmes appliquée au phénomène technique n'est pas le dénouement
dramatique d'une théorie en vogue ou d'un nouveau paradigme d'obédience mécaniste
ou scientiste. Plus encore: cc détour par la théorie générale des systèmes n'est pas une
affaire de mode; il répond au souci d'une intelleelion appropriée du phénomène
technique à savoir l'appréhension de la technique dans sa relation au toul social avec
lequel elle fait système.
Fort de ces présupposés hérilés de la théorie générale des systèmes
techniques, nous tâcherons d'analyser les implications éthiques de la théorie des
systèmes après bien sûr, avoir procédé à l'évaluation des discours sur la lechnique.

201
Troisième Partie
EVALUATION DES DISCOURS SUR LA TECHNIQUE
ET PROJET D'UNE MACRO-ETHIQUE

202
CHAPITRE 1
EVALUATION
DES
THEORIES
CONTEMPORAINES
DE
LA
TECHNIQUE: les perspectives de Saint-Simon, d'EUul et de l'Ecole de
Francfort

203
II s'agit ici d'évaluer, sur la basc dcs acquis de la TGST el à la lueur de la
macro-éthique, les discours sur la technique. Cettc cntreprise est solidaire d'une
présentation exhaustivc de la macro-éthique appelée ici à fonctionner comme un «re-
père». Il importe donc avant toute analyse, de développer autant que faire se peut,
tous les réquisits théoriques du conccpt de macro-éthique'.
La macro-éthique ou éthique rationnelle 1 universelle ou encore éthique
communicationnelle, est la marque sensible du changcment de signe opéré au sein de
l'Ecole de Francfort; elle symbolise la ligne de démarcation entre la alte et la neue
-
- -
Kritische Theorie (ancienne et nouvelle theorie critique), entre le «diptyque» Apel-
Habermas et les autres membres de l'Ecole.
Dans
la
présentation
de
la
macro-éthique,
nous
nous
appuierons
essentiellement sur l'oeuvre de K.-O. Apel pour son rôle de précurseur dans ce
changement de signe dont Habermas semble aujourd'hui tenir les rênes grâce à son
extraordinaire fécondité intellectuelle. Et c'cst avec raison que J. Habermas termine la
préface de Morale et communication (Moralbewul3tsein und kommunikatives
Handeln) en ces termes: "Parmi les philosophes vivants, nul n'a déterminé la
direction de ma pensée aussi durablement que Karl-Otto ApeI2".
L'oeuvre d'Apel la mieux indiquée pour une présentation exhaustive de la
macro-éthique
cst,
Transformation
der
Philosophie.
Das
Apriori
der
Kommunikationsgemeinschaft. Cet ouvrage conçu comme une philosophie morale à
C'est dire qu'un long développement sera consacré à la macro-éthique. Ce
développement sera d'autant plus long qu'il apparaîtra comme un discours
autonome au sein duquel la référence à la technique devient lointaine. Mais il
ne peut en être autrcment étant donné l'importance de la macro-éthique pour
la présente étude. A cela s'ajoute aussi le fait que la macro-éthique n'a pas
pour seul cadre de référence la technique; elle se réfère également à un cadre
trans-technique tel l'a priori de la communauté eommunicationnelle.
2
Habermas (J.):_ Morale et communication, Paris, Cerf, 1986, p. 21.

204
la hauteur de la «modernité>, tente, par la prise en compte de l'actualité scicntifico-
technique, de fonder en raison une éthique à l'échelle planétaire.
A la lecture de l'oeuvre d'Apel, il apparaît que le besoin d'une éthique
rationnelle / universelle s'impose de nos jours avec une impérieuse nécessité. Ce qui
rend un tel besoin nécessaire serait, d'après l'auteur, l'expansion planétaire de la
civilisation technicienne ainsi que les menaces qu'elle fait peser sur l'humanité tout
entière. Apcl estime en effet que, l'invention par exemple, de la bombe atomique a
rendu définitivemcnt caduque toutc conception "de la guerre comme instrument de
sélection biologiquc, et entre autres comme instrument d'expansion territoriale de la
race humaine par le refoulement des plus faibles vers les régions inhabitées (... ). Car,
dit-il, le risquc de destruction par la guerre n'est plus désormais limité, dans ses effets
potentiels aux seules micro- et mésosphères. L'existence de l'humanité entière s'en
trouvc menacée3". Devant l'ampleur d'une telle menace, il n'est plus possible de se
contenter d'une micro-éthique visiblement disqualifiée pour faire face aux défis que
lance à l'humanité la techno-science. D'où la nécessité aujourd'hui de recourir à une
macro-éthique, c'est-à-dire à une norme morale capable de se situer au niveau de la
macrosphère des intérêts vitaux communs à l'humanité. "La civilisation scientifico-
tcchnique a placé tous lcs peuples, les races et les cultures devant une problématique
éthique communc, sans égard pour leurs traditions morales, à la fois spécifiques et
relatives à leur particularité culturelle de groupe. Pour la première fois dans l'histoire
dc l'espèce humaine, les hommes sont confrontés en pratique à la tâche d'assumer à
l'échelle planétaire la rcsponsabilité collectivc des conséquences dc leurs activités"".
3
Apcl
(K.-O.):_
"Das
Apriori
der
Kommunikationsgemeinschaft"
in:
Transformation der Philosophie, vol. 2 Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp,
1973, pp. 360-361.
4
Ibidem, p. 361.

205
Mais si la science-technique contemporaine, par ses effets pervers a rendu
nécessaire le besoin d'une éthique rationnelle 1 universelle, cette même science,
estime Ape!, rend paradoxalement impossible une telle éthique.
Apel souligne en effet que tout philosophe professionnel (Fachphilosoph)
envisageant l'état théorique ou mieux, métathéorique du rapport entre science et
éthique se trouve confronté à ce qu'il convient d'appeler «obstacle éthicologique».
Celui-ci se heurte en effet à la thèse exprimée par la conviction selon laquelle "les
normes et jugements dc valeur n'étant déductibles ni par le formalisme des inférences
logico-mathématiques, ni par des inférences à partir des faits (...) il s'ensuit que les
normes morales ne seraient pas justiciables d'une fondation, mais que seules le
seraient
les descriptions
axiologiquement
neutres
que
les sciences sociales
empiriques font des normes morales effectivement obscrvées5".
Ce paradoxe apparaît aux yeux de l'auteur, comme une contradiction au sens
hégélien du terme, ou mieux comme l'antagonisme de deux tendances de la
philosophie contemporaine: le marxisme et le poppérisme.
"Le marxisme cn tant que philosophie dialectique au sens de Hegel (im Sinne
Hegels), rcjette la distinction humienne entre êtrc et devoir être, comme une
séparation insurmontable entre des faits que l'on peut connaître scientifiquement et
des normes que l'on doit poser subjectivement". En revanche, "il maintient de façon
plus ou moins avouée (du moins dans sa version orthodoxe), le postulat aristotélico-
thomiste classique d'une ontologie téléologique, selon laquelle l'étant correctement
compris est identique au Bien6". Plus: se situant dans la perspective historieo-
dialectique dc la réalité «concrète», le marxisme croit pouvoir supprimer, au moyen
de l'analyse et de la synthèse dialectique "du cours nécesssaire de l'histoire (des
5
Ibidem, pp. 361-162.
6
Ibidem, p. 64.

-

m
=
......"'.
206
notwendigen Gesehiehtsverlaufs), la distinction éthiquement pertinente entre cc qui
est maintenant ct ce qui doit être7".
Mais à en croire Apel, le concept dialeetico-spéeulatif de réalité concrète
compris comme réalité d'un processus temporel ne peut supprimer la distinction
humienne. La suppression de cette distinction telle que l'envisage le marXisme,
suppose que l'on dispose d'une superscience (Superwissensehaft) garantissant par une
analyse objective, la médiation totale de l'objectivité, de la théorie ct de la pratique.
Or, cette superseience, estime Apel, nous ne la possédons pas, mieux elle
n'existe pas.
Sur ce point précis, Popper critiquant le marxisme, déclare que celui-ci, en
tant que socialisme scientifique remplace les prévisions conditionnelles de la science
empirico-analytique par les prévisions inconditionnées de l'<<historieisme>>. Aussi,
accusc-t-il le marxisme de remplacer le fondement éthique de l'engagement social par
un recours à la nécessité historique, corrompant pour ainsi dire la responsabilité
éthiquc liéc à la situation actuclle par un futurisme moral.
Mais si critique soit le poppérisme, il porte dans ses "flancs" un scientismc
résiduel entérinant dc surcroît l'objcctivismc axiologiquement neutre de la scienec -
dcr wertfreie Objektivismus der Wissenschaft-.
Les problèmes ainsi clairement posés, il va falloir les surmonter, c'est-à-dire
montrer les possibilités réelles de fondation rationnelle de l'éthique. Montrer ces
possibilités renvoie chez notre auteur à la remise cn question dcs présuppositions
fondamentales (Grundvoraussetzungen) de la philosophic analytiquc moderne. Ces
présuppositions sont les suivantcs:
1_ Aucune norme ne sc laisse dérivcr à partir des faits. Autremcnt dit, on ne
peut déduire aucun énoncé prcscriptif, ct donc aucun jugement dc valeur, à partir
7
Ibidcm, pp. 365-366.
une
JZ:cw.:::::e:==::::z
k


&

Mt
4
HA"FTE
207
d'énoncés prcscriptifs. Il s'agit là de cc que l'auteur sc propose d'appeler "distinction"
ou "principe de Hume".
2
La science, en tant qu'elle délivre un contenu cognitif, traite des faits. Il
s'ensuit qu'une fondation scientifique nonnative est impossiblc.
3_ Scule la scicnce fournit un savoir objectif. L'objectivité est identiquc à la
validité intersubjective. Il s'ensuit qu'une fondation intersubjectivement valide
(intersubjective gültigc Begründung) d'une éthique nonnative n'est tout simplement
pas possible.
Face à ces présuppositions non moins pertinentes que déroutantes, Ape! sc
propose d'adopter une douhle stratégie argumentative.
La premièrc approche argumentative est orientée en direction de la distinction
humiennc qui, de l'aveu de l'auteur, ne vaut que pour les sciences de la nature
décrivant le monde comme une somme de faits axiologiquement neutres (wertfreien
Tatsachcn). En effet, sous l'impulsion des suggestions scientistes, les sciences
humaines "ont pu simuler la constitution axiologiquement neutre, propre aux sciences
de la nature, par une fonnalisation a posteriori du phénomènc, dans la mesure où il
était devcnu possible dc faire abstraction de la
rclation de communication
intersubjcctivc et par voic de conséqucnee, de manipuler expérimcntalement et
technologiquement des objets humains8 ".
Mais celle formalisation dont usent les sciences humaines n'est pas exempte
de l'investissement
heuristique d'une compréhension évaluative des
«objets»
humains. Et Ape! de préciser qu"'il ne s'agit pas dans Ics sciences humaines de mellrc
à la disposition d'une cxploitation technologique virtuelle des faits de comportement
quasi-conformes à des lois, mais de reconstruire de manière compréhensive des
activités,
des oeuvres ct des
institutions humaines,
bref lorsqu'il
s'agit de
8
Ibidem, p. 380.

FmS
..,.
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-
,
P1:
'5'2r è
208
l'autocompréhension de la pratique humaine vécue à partir de son histoire, il n'y a
plus de sens à éliminer la caractérisation évaluative de la constitution primaire de
l'objet9 ".
Tout comme les sciences humaines, la métaéthique ne peut échapper à
l'investissement de la compréhension évaluative de son objet. "A l'opposé des
prescriptions propres aux théories des sciences de la nature, celles de la métaéthique
doivent (...) être médiatisées par une compréhension de leur objet, à savoir des
expressions humaines dans leur contexte pragmatiquelO". En outre, et toujours par
opposition aux sciences de la nature, la métaéthique se heurte à un obstacle d'ordre
méthodologique dû au fait qu'elle n'est pas une théorie dont l'objet serait quelque
chose de
"déjà constitué comme phénomène dans
une
relation sujet-objet
axiologiquement neutre". Bien au contraire, il s'agit d"'une méta théorie située dans la
position, réflexivement médiatisée d'une reconstruction herméneutique qui doit
primairement «constituer son objet»
non seulement à travers un engagement
méthodico-normatif, mais aussi à travers un engagement éthico-normatif, qui
s'accomplit dans la communicationll ".
L'invocation ici de la communication comme lieu d'accomplissement de
l'engagement éthico-normatif est à prendre très au sérieux; elle annonce le tournant
herméneutique qUI, de l'aveu de l'auteur,
permet de véhiculer une certaine
compréhension des phénomènes humains. Mais du fait qu'elle nous livre une
compréhension après-coup des situations vécues, l'herméneutique "ne peut à elle
9
Idem.
10
Ibidem, p. 383.
Il
Ibidem, p. 384.
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g=m.. ·
__
nnzs-
P I
209
seule fournir les présuppositions suffisantes d'une évaluation éthique d'actions ct
d'institutions considérées comme des réponses à des situations données12".
Et
l'auteur
d'en
appeler
à
l'herméneutique
transcendantale qui,
(en)
considérant le monde vécu comme toujours déjà interprété dans le langage, pose que
"l'a priori d'une entente sur la base du langage ordinaire, dans le contexte du monde
vécu est la condition incontournable de la possibilité et de la validité intersubjcctive
de toute élaboration théorique pensable, qu'elle soit scientifique ou philosophique13".
Nous voilà parvenus sur ces moIS, au terme de la première approche
argumcntative, moment dont Apel se saisit pour faire une mise au point. Il annonce
en effet que les réflexions ci-dessus esquissées "conduisent à un résultat ambivalent:
d'un côté, elles sont capables de nous renforcer dans la présomption que la
disjonction moderne entre l'objectivité axiologiquement neutre des sciences et la
morale privée subjective est' non seulement insoutenable, mais encore réfutée
aujourd'hui par l'existence même des sciences humaines. D'un autre côté, il s'est
révélé que la fondation de l'éthique doit manifestement être déjà accomplie avant
qu'on puisse jamais établir les sciences humaines comme organon de l'éthiquel4". Ce
résultat autorise l'amorce de la seconde stratégie argumentative.
Plus décisive que la première, cette seconde approche argumentativc se donne
pour
point de départ la thêse selon
laquelle
l'<<objectivitê>> de
la science
axiologiqucment neutre présuppose la validité intersubjcctive des normes morales.
Eu égard à l'importance de la question, l'auteur entend la développer en
faisant appel à une série d'objections - trois pour l'essentiel - qui seront tour à tour
réfutées.
12
Ibidem, p. 387.
13
Ibidem, p. 389.
14
Ibidem, p. 391.
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...C. •v::z: .....:

-
m
D?'.al
210
La première objection qui lui vient à l'esprit est formulée comme suit: si l'on
parvenait à démontrer que certaines normes éthiques sont présupposées par la
science, on ne pourrait, dans le meilleur des cas, fonder par là que des impératifs
hypothétiques au sens kantien du terme mais aucun impératif catégorique en tant que
norme morale fondamentale inconditionnée.
A cette objection, Apel répond en montrant d'une part, que "l'idée de
l'objectivité scientifique ne peut pas déjà constituer à elle seule un argument de
principe contre la possibilité d'une éthique intersubjectivement valide" et d'autre part,
que "la possibilité de l'objectivité normativement neutre des sciences empirieo-
analytiques n'est pensable qu'à la condition d'admettre simultanément, à titre de
complément, la validité intersubjective des normes éthiques". Plus: "La science
objective de nature descriptive ou explicative causalement ou statistiquement
présuppose toujours déjà une compréhension méthodique du sens dans la dimension
de l'intersubjectivité transcendantale'5".
La deuxième objection est la suivante: toute fondation présuppose déjà la
validité logique. Or, si maintenant celle-ci présuppose à son tour la validité de
l'éthique, il semble en découler que ni une fondation de l'éthique, ni une fondation de
la logique ne sont possibles, car chaque tentative dans ce sens doit conduire à un
cercle ou à un regressus ad infinitum.
Si pertinente soit cette objection, l'auteur tente d'en vemr à bout en
commençant par faire remarquer que "lorsque nous constatons, dans le contexte d'une
discussion philosopbiquc des fondements, que quelque chose ne peut par principe
être fondé parce qu'il est la condition de possibilité de toute fondation, nous n'avons
pas simplement constaté une aporie dans le procédé de déduction, mais gagné en
15
Ibidem, p. ~96.

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rr:œ
Tm
211
intelligence, au sens de la réflexion transeendantale!6". Pour éviter l'enlisement dans
l'aporie de la régression à l'infini, Apel trouve dans la volonté d'argumentation le
fondement
inconditionné de
l'éthique
rationnelle /
universelle.
"LJ volonté
d'argumentation, écrit-il, n'est pas empiriquement conditionnée, mais constitue une
condition transcendantale de toute possibilité de déballre au sujet des conditions
empiriques que l'on admet hypothétiquement. Pour autant que nous concédons que
notre discussion des fondements doit avoir un sens inconditionné (c'est-à-dire qui ne
tient pas compte des conditions empiriques), nous pouvons appeler inconditionnée ou
catégorique
la
norme
morale
fondamentale
impliquée
par
la
volonté
d'argumentation1?" .
Enfin, la dernière objection ainsi libellée: peut-on élaborer sur la base des
normes présupposées par l'a priori de l'argumentation, une éthique normative capable
de servir de fondement à la prise en charge solidaire de la responsabilité morale à
l'âge de la teehno-seienee?
Selon
Apel,
l'a
pnon
de
l'argumentation
ou
de
la
(Kommunikationsgemeinsehaft) communauté eommunieationnelle constitue
"le
principe fondamental d'une éthique eommunieationnelle qui représente en même
temps le fondement (...) d'une éthique de la formation démocratique de la volonté sur
la base d'un accord". Celle éthique s'impose comme tâche de "développer la méthode
de la discussion morale18 laquelle (méthode) devra, dc l'avis de l'auteur, pouvoir être
institutionnalisée dans des eonditions juridiques définies.
Cc dernier point soulève une difficulté que l'auteur présente en ces termes:
"La fondation d'une éthique eommunieationnelle développée dans ce qui précède pari
16
Ibidem, p. 406.
17
Ibidem, p. 415.
18
Ibidem, p. 426

212
de présuppositions idéalisées. Elle néglige, par principe, le fait qu'il n'y a pas
seulement
à
prendre
cn
considération
les
difficultés
intellectuclles
dans
l'institutionnalisation
dc
la
discussion
morale,
maIs
également
que
cette
institutionnalisation doit être imposée dans une situation historique concrète qui est
toujours déjà déterminée par le conflit des intérêts. Elle ne tient pas compte, par
exemple, du fait que même ceux qui sont parvenus à comprendre parfaitement le
principe moral, nc peuvcnt pas pour autant devenir, sans plus, membres d'une
communauté illimitée de partenaires égaux en droit dans la communication, mais
qu'ils restent liés à leur position et situation récllel9".
Une autre difficulté est le problème crucial (Kemproblem) de l'éthique
situationncllc soulevé par l'existcntialismc. Le problèmc se pose en effet de savoir si,
de l'approche initiée par Apel, il est possible de déduire des principes régulateurs
applicables à l'éthique situationnellc
(Situationsethik) des décisions solitaires,
creuset de l'irrationnel-arbitrairc.
Prenant
appuI
sur
le
principe
de
l'a
priori
de
la
communauté
communicationnelle, Apel s'interdit la voic dc l'irrationnel; car l'homme en situation
cst avant tout un sujet qui s'intcrroge, argumente d'une façon ou d'une autre. Or,
"celui qui argumcnte, présuppose toujours déjà deux choses en même temps;
premièremcnt une communauté communicationnelle réelle dont il est devenu lui-
mêmc membre par un processus de socialisation, et deuxièmement une communauté
communicationnellc
idéalc
qui
scrait
en
principc
capable
dc
comprendre
adéquatement le scns de scs arguments ct dc jugcr définitivement de leur vérité"'''.
On pcut êtrc ainsi assuré de trouvcr dans l'oeuvre d'Apcl, un principe
régulateur capable dc fairc face aux situations cxceptionnelles: c'est la dialectique de
19
Ibidcm, pp. 426-427.
2ll
Ibidcm, p. 429.

-
-
UUI
213
la communauté communicationnellc réclle ct dc la communauté communicationnellc
idéale.
Mais de là à Yvoir une fondation ultime de l'éthique comme lc prétend Apcl,
cst une allégation que J. Habcrmas tient pour inconsistante. Il estime en effet quc,
"rester attaché à l'exigence de fondation ultime de l'éthique, sous prétexte de sa
perlinence vraisemhlahle pour le monde vécu est tout aussi inutile21 ".
En récusant l'exigence de fondation ultime, Habermas veut placer la macro-
éthique à l'abri des risques de dogmatisation qui peuvent en émaner. Son ambition
profonde est de situer la problématique de l'éthique dans l'inachèvement, c'est-à-dire
dans la perspective d'une discussion continuellement ouverte.
C'est précisément au nom de cette ouverture que sera discutée la pertinence
des discours saint-simonien, elluléen et franefortien sur la technique.
*
*** ***
Commençons par évaluer la pertinence de Saint-Simon.
La théorie industrialiste saint-simonienne en se posant comme antidote à la
crise de la civilisation technicienne, pcut être perçue comme une doctrine pénétréc
d'un optimisme exorbitant, mieux comme une doctrine qui n'a retenu de l'<<industrie>>
que scs aspcets positifs.
En regardant autour de nous, on s'aperçoit que les affirmations de Saint-
Simon sur le caractère pacifique ct pacifiste de l'<<industrie>>, sur la transparence
propre au système industriel ne sont plus que des antiphrases pour les sociétés
industriellcs. Ainsi, contrairement aux prédictions de l'auteur, les menaces de conflits
dans les sociétés industrielles sont non seulcment possibles mais réelles; cellcs-ci
21
Habermas (J.):_ Morale ct communication, Paris, Cerf, 1986, p. 119.
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214
s'expriment à travers la concurrence souvent déloyale livrée dans la conquête des
marchés internationaux ainsi que dans l'achat des matières premières. En outre, avec
le développement de l'"industrie" ct de la science, la plupart des pays dits développés
imposent leurs lois aux pays en voie de développement et pratiquent ce qu'il est
convenu d'appeler "néocolonialisme".
Il apparaît dès lors, que l'humanisation et la moralisation tant prêchées par
Saint-Simon, n'auront finalement eu
que très
peu d'effet dans
les sociétés
industrielles: l'exploitation ct la domination de l'homme par l'homme continuent de
plus belle. La société industrielle qui devait incarner le triomphe de l'âge d'or et de
l'organisation anti-autoritaire, n'est plus aujourd'hui qu'une image vivante de la
domination organisée.
Mais
alors,
comment
expliquer
chez
Saint-Simon,
sa
croyance
inconditionnelle en la vertu' moralisatrice, thérapeuthique et harmonisatrice du
système industriel.
Cela pourrait s'expliquer d'une part, par l'absence d'une approche dialeetique22
dans les solutions proposées par l'auteur.
D'autre part, étant donné que la société industrielle de son époque était à
dimension humaine, Saint-Simon n'a pas vu le gigantisme de la société industrielle
avancée. Plus: se situant à la naissance de la société industrielle et donc avant
l'expérience, il ne pouvait que sc placer sur le plan des principes, au niveau des
généralités et de la prospective. Le système industriel saint-simonien, rappelons-le,
était un système idéalisé et finalisé régi par un ensemble de règles que nous avons
22
Entendons par dialectique, la méthode de la connaissance de la contradiction
qui est dans l'essence des choses. Dans les solutions préconisées pour dissiper
la tourmente sociale, la dialectique semble totalement absente: elle a été
sacrifiée sur l'autel d'une harmonie spontanée garantie par la moralité
collective.

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-
Çlê~"=fi'U~.
215
consignées en termes d'éthique. Mais celle éthiquc, faut-il le préciser, était une
éthique destinée à unc société à venir, une éthique par anticipation voire une
prospectivc.
Chez Saint-Simon, la méthode de prévision ou - si l'on préfère - prospective
avant la lellre, consiste à fonder l'action présente non pas seulement sur des
hypothèses mais aussi et surtout sur l'observation scientifique du mouvement
historique nécessaire entamé depuis les siècles passés. De la sorte, Saint-Simon
rompt avec (cc qu'on appelle aujourd'hui) le prospectivisme abstrait 23 et parvient à
édifier une éthique conforme aux exigences de la civilisation technicienne.
Cclle éthique, à l'instar de l'humanisme qui a inspiré son auteur, n'est ni
abstraite ni oiseuse. Saint-Simon, disons-le, est un humaniste mais son humanisme
n'esl pas abstrait: le bonhneur de l'homme dont il parle coïncide avec le projet de
réalisation et d'épanouissement des sociétaires (de la société industrielle). C'est un
bonheur profondément ancré dans la réalité sociale, dans la "praxis" quotidienne des
sociétaires. On comprend dès lors pourquoi Saint-Simon exigeait sans cesse que la
morale descende du ciel sur la terre; il se refusait ainsi à faire oeuvre de
métaphysicicn.
Quillant les hauts murs de l'abstraction métaphysique, Saint-Simon peut se
targuer de livrer au monde une éthique «concrète».
Concrète, celle éthique l'est d'une part, par sa conformité à la nature sociale de
l'homme; par son dépassement au sens hégélien de Aufhebung de tout esprit
particulariste et de la subjectivité de l'individu-atome meilleur terreau des éthiques
23
C'est celui décrié par E. Morin ct J. Ellul s'exprimant en ces termcs: "La
pensée prospective croyait dans son optimisme débile que le XXle sièele
allait cueillir les fruits mûrs du progrès de l'humanité. Mais en fait, les
prospeetivites ont édifié un futur imaginaire à partir d'un présent abstrait" (E.
Morin, Pour sortir du XXe siècle, Nathan, 1981, cité par Ellul in: Le bluff
tcchnologiquc, Paris, Hachclle, 1988, p. 104.

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216
abstraites. Conscient de cc qu'est la vic sociale et des aspirations des hommes vivant
en société, Saint-Simon rappclle constamment que l'éthiquc doit pouvoir non
sculement prendre cn compte les "intérêL~ palpables, ccrtains et présents24 " des
sociétaircs mais aussi susciter cn ccs hommes Ic désir dc (la) convivialité ct la
volonté de poursuivre leurs intérêts propres à travcrs ccux de la société. L'éthique
saint-simonienne est pour ainsi dire une incitation à transcender les particularismes
égoïstes, micux unc exaltation des actions transindividuelles et donc une invitation à
privilégier, dans la réponse à la crise dc la civilisation technicienne, les stratégics
collectivcs et la perspective globaliste.
D'autre part, l'éthiquc saint-simonienne peut être qualifiée de concrète en cc
sens qu'clle est conforme à l'efficacité technieiennc et au mieux-être de l'homme
confectionné au moment de la société de la Restauration, une société en pleine
mutation, similaire à ccrtains égards aux sociétés africaines actuelles.
Celtc éthiquc concrète au doublc point de vue de sa transindividualité et de sa
conformité aux exigences de la civilisation technicienne, est pour nous une véritable
source d'inspiration. Elle regorge en effet dc matériaux heuristiques pouvant inspirer
j'intellectuel soucieux de sortir de sa tour d'ivoire afin de prendre part à l'action. Ce
qu'il y a de captivant chez Saint-Simon, c'est cclte position de l'intellectuel face à une
société en pleine mutation, mutation qui se traduit par un changement du système de
production et des mouvements de classes sociales. Saint-Simon cn effct, ne se laisse
pas emporter par le tourbillon dc l'agitation sociale, il essaie de comprendre le sens
(au double sens de signification ct d'oricntation) de la mutation qui s'opère et propose
dcs solutions concrètcs et accomplics. Saint-Simon n'est pas dilatoire dans sa
conccption dc l'éthiquc ct diffère en cc point d'un Descartcs qui voulut, par-delà sa
"morale provisoire", livrer au mondc unc morale accomplie et qui ne l'a pas fait.
24
Saint-Simon:_ L'industrie, Ocuvres, Anthropos Il, p. 38.
_ L
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E3FI-.m"WëI.
217
Mais l'éthique saint-simonienne n'est pas seulement (pour nous) une source
d'inspiration, elle est aussi une méthodologie d'analyse exemplaire. L'approche saint-
simonienne des phénomènes sociaux, mieux de la crise sociétale a toujours privilégié
l'approche globaliste par opposition à l'approche sectorielle. La clé de voûte de celte
démarche réside dans l'appréhension de la société <<tout entière» comme un système.
«Tout entière»; nous insistons particulièrement sur celte expression qui connote
l'intégration dans la société non seulement des classes sociales mais aussi de toutes
les forces productives matérielles. Mais intégrés au "Tout" social, ces éléments
constitutifs de la société n'ont de sens que par rapport à la totalité de laquelle ils
partiei pent.
Ces considérations qui conduisent Saint-Simon à privilégier la globalité non
réductible à l'addition de ses parties, préfigurent les formes de systémique appliquées
aux sociétés contemporaines ct repérables entre autres chez Talcolt Parson dont les
travaux permirent à Ellul d'identifier la technique comme système.
*
*** ***
Parti de la compréhension de la technique comme système, Ellul est parvevu à
cerner les aspects spécifiques - du moins certains aspects - du phénomène technicien
contemporain.
Rappelons pour mémoire, le contenu substantiel des positions d'Ellul: la
technique ne se contente pas d'être le facteur principal ou déterminant de notre
époque; elle est devenue Système, mieux un système de médiations, c'est-à-dire
médiatrice entre l'homme et le milieu naturel, entre l'homme et le milieu technique et
enfin médiatrice entre les hommes. Ces médiations en se généralisant, font apparaître
la technique comme milieu ct comme système. Devenue milieu ct système, la
technique sc développe selon un processus causal ct non finaliste; elle obéit non plus
n_. _
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.:::::::::I.•_! _ .i. • • :::SS.b.

218
à l'homme mais à elle-même, elle est devenue puissance autonome. Autonome envers
la politique, elle l'est également à l'égard des valeurs ou de l'éthique. Dans ces
conditions, la morale qui doit être celle des sociétés techniciennes ne peut être fondée
que sur le comportement nécessaire au fonctionnement de la technique; il s'agit d'une
morale concordante au système technicien dénommée pour cette raison éthique
technicienne. Cette éthique présente deux caractères fondamentaux. Le premier est
une morale de comportement, c'est-à-dire une morale visant à produire une
orthopraxic ct récusant les abstractions s'incarnant dans les problèmes d'intention,
d'idéaux et de débats de conscience. Le second caractère est ce que nous convenons
d'appeler morale paradoxale. C'est la morale excluant la problématique morale: la
technique étant devenue elle-même une valeur, elle finit par dévaluer toutes les autres
valeurs, frappe d'obsolescence les valeurs incompatibles avec le système de valeurs
qu'elle crée.
Deux points forts apparaissent dans les positions d'Ellui.
Le premier: la nature systémique de la technique contemporaine qui empêche
de poser le problème éthique par rapport à un objet technique particulier. Autrement
dit, "si la technique est un milieu et un système, le problème éthique ne peut se poser
qu'en fonction de cette globalité. Les comportements et choix particularisés n'ont plus
aucune signification. C'est donc un retournement glohal de nos habitudes ou de nos
valeurs qui est sollicité25".
Sur cet aspect de la technique contemporaine ct du rapport éthique et
technique, Ellul nous paraît remarquablement pénétrant. Il a le mérite non seulement
de
prendre
des
positions
aussi
radicales
et courageuses
en
proelamant
le
25
Ellui (J.):_ "Recherche pour une éthique dans une société technicienne", ln:
Ethique ct technique, Editions de l'Université de Bruxelles, 1983, p. 8.

..
"'œe:fi*
Wld
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m"e
219
retournement de l'ensemble de nos valeurs mais aussi - et de façon consécutive - de
placer la problématique de l'éthique dans un cadre nouveau récusant la validité des
éthiques abstraites ct tcchnophobiques.
Aussi, faut-il en savoir gré à Ellul d'avoir "touché du doigt" les vrais
problèmes de fond de l'éthique des sociétés industrielles contemporaines en postulant
la prise en compte de la spécificité de la technique contemporaine et des implications
éthiques qui en découlent.
Il apparaît dès lors indéniable que ce premier élément constitutif des positions
d'Ellul à l'égard de la technique demeure une contribution utile et hautement
appréciable pour toute recherche se donnant pour objet la question de l'éthique à l'âge
de la techno-science.
Le second point fort des réflexions d'Ellui est la thèse de l'autonomie de la
puissance techniciennc. Cette ·thèse qui jalonne les principales oeuvres de l'auteur,
offre
l'image d'une
technique omnipotente,
"pratiquement"
incontrôlable.
La
Technique ou l'Enjeu du siècle la formule en ces termes: "L'homme est (...) livré
pieds ct poings liés pour les grandes ct les plus petites choses de sa vic à cette
puissance qu'il ne peut en aucune façon contrôler26". Deux décennies après, l'auteur
renchérit: "Rien n'a plus aujourd'hui de puissance suffisante pour contraindrc les jeux
techniques à sc modificr27".
Et Le système technicien entérine: "Technique
autonome, cela veut dire qu'elle ne dépend finalement que d'elle-même, elle trace son
26
Ellui (J.):_ La Technique ou l'Enjeu du siècle, Paris, Armand Colin, 1954, p.
99.
27
Ellul (J.):_ "La technique considérée en tant gue système", Les Etudes
philosophigucs, 1976, N02, p. 166.

220
propre chemin. clic cst un facteur premier et non second, clic doit êlrc considérée
comme un organismc qui tcnd à se clore, à s'autodéterminer211".
Celle perspective dans laquelle nous rcconnaissons cc que G. Ropohl a appelé
teehnologiseher Dcterminismus nous paraît philosophiquement préoccupante voire
déconcertante.
De
fait,
le
technologischer
Dcterminismus
ou
déterminisme
technologique est une allitude qui relêve d'une surestimation de la puissance
technicienne, ce qui est par définition négation dc tout «proje\\»
éthique. En
proclamant la toute-puissance de la technique, Ellul n'affirme pas moins la parfaite
impuissance de l'homme devant un phénomène qui se refuse à toute inscription
anthropologique fût-ce-t-cllc celle du collectif humain.
Rien n'est plus déconccrtant de constater que J. Ellul qui eut le mérite d'avoir
perçu et expressément exprimé la nature systémique de la tcchnique, n'ait pu opérer
la différenciation entre le rapport dc l'individu-homme à la tcchnique et eclui du
collectif humain à celle même technique. Confondant ces deux pôles (l'individuel et
le collectil), il cn vient à hypostasier la technique en puissance autonome venant
s'imposer aux hommes avec la force d'un destin aveugle. Le "phénomène technique"
est certes un factcur déterminant du devenir collectif de j'humanité mais il n'en est
qu'un parmi tant d'autres ct n'est lui-même pas à l'abri de l'influence décisive du
facteur humain. Entre le collectif humain ct la technique, il y a un rapport de co-
détermination qu'Eliul a scmblé ignorer ct cela pour avoir poussé à l'extrême
l'apparente autonomie de la technique.
Mais au fait, Ellul est-il aussi extrémistc que le laissent eroirc les passages
précités? Proelame-t-il l'autonomie de la puissance technicienne au point de la
diviniser?
28
Ellui (J.):
Le système tcehnieien, Paris, Calmann Lévy, 1977, p. 137.

...........
2m
-
221
Ellui ne semble pas pouvoir accepter qu'on lui impute pareillc thèse. Se
refusant à cnlérincr la thèse de la toute-puissance et de la souveraineté absolue de la
techniquc, il déclare: "Je n'ai jamais dit que la technique ne dépendait de rien ni de
personne, qu'elle était hors d'atteinte, etc. Il est évident qu'elle subit le contrecoup de
décisions politiques, de crises économiques29". A l'appui de cette déclaration, il en
appelle à la prise en compte de la nuance contenue dans sa description de
l'autoaccroissement. Pour cette fin, il reprend dans les derniers chapitres du système
technicien, la définition dc l'autoaccroisscment et insiste particulièrement sur le
syntagme porteur de la nuance. Sa «re-formulation» est la suivante: "Tout se passe
commc si le phénomène technicien possédait en lui une sorte de force de progression
qui le fait s'orienter indépendamment de toute intervention extérieure, de toute
décision humaine. Il nc choisit pas sa propre voie... Mais nous disons bien: Tout se
passe comme si3O".
Par cc recours à la philosophie du Ais-Ob ou du «comme si», Ellul semble
introduire une fissure dans lcs murs du déterminisme technologique. Hans Vaihinger,
l'auteur de Die Philosophic des Ais-Ob (1911), nous a enseigné que le Ais-Ob
renvoie à une fiction heuristique. Si heuristique et si féconde soit-elle, celte fiction
n'en demeure pas moins unc (fiction). Comme toute fiction, et cela Vaihinger le
reconnaît, ccltc fiction du Ais-Oh est une création de l'imagination qui, loin de
réfléter le réel le contredit; ce que traduit bien le concept vaihingerien de
Wirklichkeit wiedersprechcn. Celtc fiction nous renvoie en effet à autre chose que ce
qui est; elle ne coïncide jamais (du moins dans l'instant de son éclosion) avec la
réalité, elle est l'Autre du réel. Ainsi, par l'invocation (volontaire ou involontaire) de
la philosophie du Ais-Ob, Ellui semble exprimer son intention de considérer la thèse
29
Ibidem, p. 151.
30
Ibidem, p. 254.

....-
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222
de l'autonomie de la technique comme une fiction. Et pourtant, il n'hésite pas à
conclure: "Il n'en reste pas moins quc l'examen précis des faits qui constituent le
progrès tcchnique amène à conclure que la déeision de l'homme, ses choix, ses
espoirs et ses craintes n'ont presque aucune inlluence sur ce développement3!".
Comme on le constate, Ellul malgré les nuances introduites dans ses
positions, semble renouveler son adhésion au déterminisme technologique, lequel
compromet irremédiablement sa pensée. Sont également compromettantes pour sa
pensée de la technique, les contradictions qui traversent ses écrits.
Qu'on en juge:
l/a. "II est parfaitement vain de prétendre soit enrayer celle évolution [de la
technique l, soit la prendre en main etl'orienter32".
lib. "La technique est en soi suppression des limites. Il n'y a pour elle aucune
opération ni impossible ni interdite: ce n'est pas là un caractère accessoire ou
accidentel, c'est l'essence même de la tcchnique33 ". Et le dernier ouvrage persiste et
signe: "Personne ne peut maîtriser la technique et «driver» le système technicien34".
2/a. "C'est en établissant des limites volontaires que l'homme s'institue
homme. Le seul acte de maîtrise authentiquc, vérifiable et concret à l'égard de la
technique, serait de fixer des limites à son développement (... ). Et je crois que rien
n'est aussi fondamental que ce problème des limites volontaires35".
31
Idem.
32
Ellul (1.):_ La Technique ou l'Enjeu du siècle, Op.eil. p. 389.
33
Ellui (J.):_ Le système technicien, Op. cil. p. 167.
34
Ellul (J.):_ Le bluff technologigue, Paris, Hachette, 1988, p.19û.
35
Ellul (J.):
Le système technicien, Op. cil., p. 328 note de has de page.

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223
2/b. "Enfin, un autre trait de l'éthique dans une société technicienne serait la
transgression (...) des règles ct des limites produites par la technique ct entraînant
l'aliénation (...). La transgression prendra donc forme soit de démythisation de la
technique, soit de mise en question des conditions imposées à l'homme et aux
groupes pour que la technique puisse se développer3ô".
Point n'est hesoin de démonstration supplémentaire pour constater à quel
point les analyses d'Ellul sont entâchées de contradictions. En affirmant la toute-
puissance de la technique ct invitant par la même occasion l'homme (réduit à
l'impuissance) à infléchir celle superpuissance, Ellul ne semble pas prendre en charge
la cohérence d'ensemble des positions qui structurent ses écrits. Il sc fourvoie dans
ses analyses surtout lorsqu'il s'agit de penser la relation Ethique ct Technique ou
encore d'articuler Liberté humaine et Efficacité technicienne.
*
*** ***
Tout comme Ellul, L'Ecole de Francfort (notamment la "aile Kritisehe
Theorie"), elle aussi, se fourvoie dans celle entreprise. Mais le fourvoiement de
l'Ecole de Francfort nous semble lié à des motifs autres que ceux qui ont présidé aux
égarements d'ElluI.
Examinons donc la démarche adoptée par l'Ecole...
Le discours franefortien est, sans conteste, une critique sans reste de la
civilisation technicienne. Il est, disons-le, l'une des critiques philosophiques les plus
incisives déployées à ce jour contre le phénomène technique dont la puissance est
loin d'être méconnue.

Ellul (J.):_ Ethique ct Technique, Op. cil., p. 19.
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224
Mais si l'Ecolc de Francfort rcconnaÎt, comme le fit Ellul, la puissance
lechniciennc, ce n'cst point pour la surestimer ou la diviniser mais au contraire la
dénonccr et la critiquer avec véhémence.
Dans la dénonciation de cellc puissanec, une ambiguïté mérite d'être rclevée.
S'agit-il en effct d'une dénonciation dc la puissance technicienne en tant que
pcrversion ou des pervcrsions de celle puissance?
Les réponses des philosophes francfortiens à ce sujet sont asscz fluctuantes:
certains de leurs écrits nous font apparaître la puissance technicicnne commc
pervertie dans son essence tandis que d'autres nous décrivent les perversités dc cette
puissancc comme tributaircs de l'usage quc les hommes font des objets techniques.
Lorsque Horkhcimer dans les années quarantc, cxaminaitles rapports cntre la
raison objectivc et la raison subjective ou instrumentale, il avait en vue, par-<Jelà la
mise en exergue de leur opposition, la dénonciation dc l'élément conçu comme
ontologiquement lié à la raison subjective à savoir la domination.
Considérant en effet les deux concepts de raison (raison objective et raison
subjectivc) comme originairemcnt opposés, Horkheimcr estimc quc la raison
subjcctive est par définition instrumentalisation, domination, réification et que le
problème qui se trouve aujourd'hui posé dans les sociétés industrielles avancées n'est
pas le fait de la simple opposition cntre ces deux conccpts de raison mais bien celui
du triomphc dc la raison subjective sur la raison objective. "Au point de vue
historiquc, écrit-il, l'aspcct subjectif et l'aspect objectif de la raison étaient tous deux
présents dès Ics origincs et il fallut une longuc évolution pour que s'établissc la
prédominance du premier37". Or, Horkheimer ct les sicns constatcnt quc la société à
laquelle ils participent cst marquéc par la prédominance de la raison subjcetive ou
37
Horkheimer (M.):_ Zur Kritik der instrumentellcn Vemunft, Op. cil., p. 18.
5
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225
raison technique sur la raIson objective ct constitue pour autant un espace
"rationnellement totalitairc38", mieux une "entfremdete Gesellschaft39" ou société
aliénéc. Ils peuvent alors conclure que l'aliénation et la domination étant inscrites
dans la forme même dc la raison subjective, sa prépondérance ne pouvait que
déboucher sur le triomphe de la domination. La raison subjective n'a en fait d'autrc
finalité que la domination. "Celle finalité de la domination lui est consubstantielle'û".
Mais si la domination, comme le souticnnenties philosophes francfortiens, est
inscrite au coeur de la raison subjective ou raison technique, cela rcvient à affirmer
que la puissance technicienne et ses nuisances s'imposeront toujours à l'homme.
N'est-ce pas là une incitation à la résignation ou à l'évasion devant les problèmes
posés par la technique contemporaine?
Sans doutc conscicnts de celle situation, les philosophes francfortiens dûrent
abandonner la thèse de la domination ontologiquemcnt liée à la technique pour lui
substituer la problématique dc l'usage. C'est ce que semblent allester Horkheimer ct
Marcuse lorsqu'ils écrivent: "La raison subjective se conforme à n'importe quoi. Elle
sc prête aussi bien aux utilisations des adversaires qu'à celles des défenseurs des
valeurs humanitaires traditionnelles. Elle fournit indifféremment l'idéologie du profit
ct de la réaction, et l'idéologie du progrès et de la révolution4!". Et Marcuse entérine:
Marcuse (H.):_ L'homme unidimensionnel, Op. cil., p. 182.
39
Horkheimer / Adorno :_ Dialektik der Aufklarung, Op cil., p. 145.
40
Marcuse (H.):_ "Industrialisierung und Kapitalismus im Werk Max Webers"
(1964), in: Schriften, Band 8, Frankfurt, Suhrkamp, 1984, p. 97. Ein soJcher
Zweek der Herrsehaft ist material und gehort insofem zur Fonn selbst der
technischen Vemunfl.
41
Horkheimer (M.):_ Kritik zur instrumentellen Vemunft, Op. cil., p. 34.

-
226
"... ce ne sont pas la technologie, la technique, la machine, qui exercent la domination,
mais seulement la présence, dans les machines, de l'autorité des maîtres, qui en
déterminent le nombre, la durée d'existence, le pouvoir ct la signification dans la vic
des hommes, et qui décident du besoin que l'on a d'c1les. Est-il encore nécessaire de
répéter que la science ct la technologie sont les principaux agents de libération et que
seule leur utilisation restrictive dans la société répressive en fait des agents de
domination4211 •
Comme on le voit, il ne s'agit plus de concevoir la puissance technicienne
comme ontologiquement nuisible mais plutôt comme une perversité "accidentelle",
comme réalité pervertie par l'usage. La technique est alors perçue comme un simple
instrument entre les mains des hommes, un simple outil au service de leurs désirs.
Horkheimer et Marcuse nous semblent de ce point de vue manquer de lucidité
en sombrant dans une conception instrumentaliste de la technique. De fait, il y a dans
cette vision instrumentaliste, une grande naïveté à l'égard de la nature de la technique
contemporaine. "La technique en effet, ne se borne pas à fournir les moyens d'une
action efficace sur les choses. Son «monde» est très loin de sc réduire à l'ensenble
des outils et des machines disponibles pour agir sur les «choses» et exploiter les
ressources utilisables. La technique structure aussi les relations entre les hommes43".
D'une part, il faut reconnaître qu'avec son invasion dans le quotidien, la
technique a dépassé le cadre "ustensilier" pour «s'imposer» aux hommes comme
médiation universelle (Universum de moyens): elle sert de médiation non seulement
entre l'homme et le milieu naturel (en passe d'être entièrement phagoeité par la
technique), mais encore entre l'homme ct le milieu technicien, enfin entre les
hommes eux-mêmes. N'ayant presque plus de rapport direct avec les «choses» de ce
42
Marcuse (H.):_ Vers la libération, Op. cil., p. 30.
43
Tinland (F.):_ La tcehno-science en question, Op. cil., p. 100.

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227
monde, l'homme est appelé à vivre dans un environnemcnt où la tcchniquc se fait
presque omniprésentc.
D'autrc part, la tcchnique se faisant omniprésente est devenue système, un
gigantesque système qui, sans être soustrait à l'inl1uence du collectif humain, échappe
au «contrôle» de l'individu.
Enfin, ct cela toujours contre la problématique du mésusage, remarquons tout
d'abord qu'il n'existe pas de technique sans usage celui-ci constituant cn quelque sorte
l'esscnce même dc la technique. C'est pourquoi, il nous paraît absurde de se borner à
condamner un certain usage de la technique, l'usage par cxemple de la bombe
atomique tout en cautionnant sa préscnce. Aussi, convient-il de souligner que la
techniquc contemporaine n'est pas un objet tout à fait neutre, qu'elle délimite un
certain nombre d'usages et de comportements posssibles. Un logiciel par exemple
impose
un
usage
précis;
le
pilotage
d'un
engin
imposc
des
dispositions
psychologiques particulières. Horkheimer lui-même affirmait curieusement que
"conduire un cheval ou conduire une automobile moderne implique des dégrés tout à
fait différents de liberté"".
Ignorant ou feignant d'ignorer tous ces aspects de la technique contemporaine,
Horkheimer et Marcuse ne pouvaient avoir de celle-ci (la technique contemporaine)
que l"'image d'instruments passifs <... >, comme le ciseau et le marteau entre les
mains du seulpteur'5".
44
Horkheimer (M.):_ Zur Kritik der instrumentellen Vernunft, Op. cil. p. 98.
Lisons exactement: "Ganz verschicdene Grade von Freiheit sind im Spiel
beim Lcnken eines Pferdes und heim Lcnken cines modernen Automobils".
45
Lévy (P.):_ Les technologies de l'intelligence. L'avenir de la penséc à l'ère
informatigue, Paris, Editions la Découverte, 1990, p. 195.
cl
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228
Tout cela montre à quel point l'Ecole de Francfort, notamment la "altc
Kritische Theorie" tombe en défaillance dcvant le phénomène technique. Cette
défaillance s'explique entrc autres par l'incapacité dcs philosophes de la "vieille"
Ecole de Francfort à appréhender la réalité socio-technicienne autremcnt que par des
catégorics individualistes. Par son penchant excessif pour le particulier, l'autonomie
dc l'individu, pour le négatif et la dénonciation, l'Ecole de Francfort ancien style a
manqué de lucidité dans l'intcllection de la crise de la civilisation technicienne.
Cc manque de lucidité se révèlc cncore et de façon flagrante, dans l'altcrnative
marcusicnnc dc l'Eros narcissique. En effet, cn postulant l'alternative d'une
civilisation libidinale, Marcuse rêvait d'un retour de l'humanité à la phase de la pré-
génitalité et de l'intemporalité. Il postulait pour ainsi dirc le retour narcissique dans le
sein maternel étant entendu que "thc Narcissistic and the maternal Eros seem to be
one". Et plus loin: "The Narcissistic phase of individual pre-genitality «recalls» the
maternai phase of history of the human racc46".
La civilisation libidinale telle que conçue par Marcuse n'a donc rien d'une
civilisation régie par l'amour, entendez un amour fondé sur la «re-connaissance»
réciproque de l'«altérité», cet amour qu'exaltait lumineusement Saint-Simon. C'est en
fait une civilisation caractérisée par l'absence d'une conscience de soi et du temps que
semble préconiser Marcuse.
Marcuse de ce point de vue, nous paraît lout à fait inconséquent, car par ce
recours à la régression (au sens psychologique et/ou psychanalytique du terme), il
s'engage dans unc voie qui non seulement empêcherait tout progrès de l'humanité
46
"L'Eros narcissiquc et l'Eros maternel semblcnt ne faire qu'un". Plus loin: "La
phasc narcissiquc de la pré-génitalité individuelle rappelle la phase maternelle
de l'histoire dc la race humaine". Cf. Marcuse (H.):_ Eros and eivilization. A
Philosophieal Inguiry into Freud, Boston, The Beacon Press, 1955, p. 230.

229
mais aussi toute possibilité pour celle-ci de jouir des bienfaits - si minimes soient-ils -
de la civilisation.
Enfin, il convient de remarquer que même la "neue Kritische Theorie" qui eut
le méritc dc se défaire des catégories individualistes pour envisager la pcrspective
d'une macro-éthique a succombé à la tentation anthropocentrique en confinant
l'éthique dans une activité eommunieationnelle saturée d'humanité. La "neue
Kritisehe Thcorie" ne peut de ce pas, nous amener à cerner tous les contours de la
macro-éthique. En effet, la macro-éthique exige une transcendance non seulement de
la sphère de l'individu mais aussi de la relation sujet-sujet. S'il est vrai que l'éthique
communicationnclle a l'avantage de la transubjectivité, nous lui savons mauvais gré
d'avoir quelque peu négligé la relation du sujet aux objets techniques. Il apparaît dès
lors, que l'éthiquc communicationnellc ne pcut à elle seule suffirc à eonnoter le
concept de macro-éthique qui 'implique (comme nous le verrons dans les pages qui
suivent), un dépasscment dc la relation sujet-sujet par l'intégration d'une troisième
dimension, celle dc l'objct.
L'Ecole de Francfort, avouons-le, est une philosophie de malaise, dc crise de
la civilisation teehnicicnnc. C'est un cri d'alarme, plus qu'un cri d'alarme c'est
l'expression d'une pathologie. Mais à vouloir sc cantonner dans l'expression du
pathologique et affectionner particulièrement le pessimisme critique, l'Ecole de
Francfort - du moins la "aile Kritisehe Theorie" - nous entraîne dans un défaitisme
qui ne peut déboucher que sur l'inaction.
Une philosophie digne de ce nom, qui sc veut «opérationnelle» et veut
participer à la résolution de la crise actuelle de la civilisation technicienne se doit de
s'cn démarquer à un moment donné pour poser des éléments d'une éthique du salut.
L'élaboration d'une telle éthique, déjà tâche essentielle ct urgence signalée dans les
pays dont l'histoire depuis trois siècles est liée à celle du développement technique,

230
nous paraît plus encorc urgcnte chez les peuples démcurés pcndant longtemps en
"marge" dc cc "destin occidental" et brusquement confrontés à lui. C'est pourquoi
cette élaboration d'une éthique et d'une philosophie à la hauteur des défis techniques
doit être la voie à suivrc par les intellectuels africains qui sont à la lisière de la
civilisation technicienne et qui ont la possibilité d'éclairer les décideurs et d'indiquer
les voies à suivre pour l'évaluation et la prospective des chocs technologiques.
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".)
231
De Saint-Simon à l'Ecole de Francfort en passant par Ellul, nous avons troiS\\...)
approches de la technique, trois grandes contributions à l'intellection de la civilisation é'
·r
technicienne.
Ellul, après avoir pertinemment identifié la technique comme système a fini
par somhrer dans l'hypostase.
L'Ecole de Francfort quant à elle, a déployé une critique sans précédent de la
rationalité technique. Cette critique qui permit de restituer la systématicité de la
technique, est restée excessivement ct essentiellement corrosive. Mais avec les
initiateurs de la macro-éthique (Apel et Habermas), le suc corrosif sécrété par la "alte
Kritische Theorie" a dû être considérablement réduit.
."-"
Saint-Simon pour sa part, plus enclin à construire qu'à critiquer, a développé
des vues systématiques marquées d'un élan de convivialité et d'un optimisme militant
ct exorbitant.
Sur la base de ces approches diversement marquées du sceau de la
systémalicité de la technique ct complémentaires les unes des autres, on pourrait
aisément s'interroger sur les implications éthiques d'une «teehno-logie» soucieuse
d'appliquer à l'analyse de la technique contemporaine, la théorie des systèmes.
C:iii:W" œc:.Mm::;:;••i

232
CHAPITRE II
LA RESPONSABILITE ETIDQUE FACE A LA THEORIE DES SYSTEMES

-
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233
Nous avons montré plus haut que:
1_ La technique est système, mieux un système de médiations.
2_ Les éléments eonstitutifs de ee système fonctionnent l'un par rapport à
l'autre, cct autre désignant à la fois le collectif humain et les êtres techniques.
3_ Les êtres techniques et le collectif humain participent d'un macro-système
appelé système socio-technicien; ce à quoi il faut ajouter que ce macro-système est
lui-même conditionné par sa ·position au sein d'un ensemble plus vaste qu'est la
biosphère.
C'est à partir de ces différentes considérations que seront déduiL~ les principes
de l'agir éthique dans les sociétés contemporaines. Mais il nous faudra pour autant,
identifier avee précision et surmonter (au sens fort de überwinden) un certain nombre
d'obstacles dénommés ici «obstacles éthicologiques».

234
A) Les obstacles éthicologiques
Au nombre de ceUX-CI,
il y a l'orientation passéiste et les éthiques
anthropocentriquc et natural iste.
a) L'orientation passéiste
Elle consiste dans la nostalgie du passé préindustriel. Ses partisans prônent
dogmatiquement
le
retour
à l'âge
"antéprométhéen";
ils
plaident pour une
détechnieisation totale des sociétés contemporaines. Et pour cause: la civilisation
technicienne ou prométhéenne, aliénante par définition, a corrompu les moeurs, créé
une césure entre l'homme et la nature, réifié les âmes vivantes.
A cette civilisation prométhéenne, les passéistes opposent le mythe du bon
sauvage de Rousseau. Cette tendance passéiste-antiprométhéenne qui inspire encore
les travaux de certains ethnologues européens et intellectuels africains, ne date pas
d'aujourd'hui. Elle remonte, si l'on en croit Rousseau, à l'Egypte ancienne. Il s'agit
d'une tradition ancienne qui, passée de l'Egypte en Grèce, estime que l'inventeur des
sciences et des techniques était un dieu ennemi du repos des hommes. En référence à
cette tradition, Rousseau déclare: "Les sciences et les arts doivent donc leur naissance
à nos vices!". Et dans le même ordre d'idées, l'auteur du Discours... nous rapporte
cette vieille fable dans laquelle on voit la liberté et les appétiL~ de Satyre entravés par
l'oeuvre périlleuse de Prométhée: "Le Satyre, dit une ancienne fable, voulut baiser et
embrasser le feu, la première fois qu'il le vit; mais Prométheus lui cria: Satyre, tu
pleureras la barbe de ton menton, car il brûle quand on y touche2 ".
Rousseau (J.-J.):
Discours sur les sCiences et les arts, Paris,
Gallimard,
1987, p. 58.
-
2
Idem.

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215
Sans doule que nous nous lrouvons aujourd'hui dans la situation d'un Satyre
ayant fini par embrasser le feu et pleurant la barbe de son menton. On condamnerait
alors et peut-être avec raison l'oeuvre de Prométhée porteur du feu mais on aurait
assurément tort de s'enfermer aussi bien dans la nostalgie d'une époque sans feu que
dans la mélancolie d'une barbe perdue à jamais.
L'orientation passéistc, comme nous le voyons, est un refus d'assumer son
présent, unc tendance à trouver refuge dans un passé dépassé, un passé qui n'a de
réalité que mythique.
De fait, cc que semblent ignorer les tenants du passéisme, c'est qu'aujourd'hui,
le développement de la technique a atteint une telie ampleur qu'on ne peut plus
espérer une totale détechnicisation. "On ne peut plus détechniciser, dira Ellul: tenter
une détechnicisation ce serait l'équivalent pour les primitifs de la forêt de mettre feu à
leur milieu nataP". Si on ne peut plus détechniciser, cela revient à dire qu'il faut
prendre au sérieux le phénomène technique. Prendre au sérieux un tel phénomène,
c'est éviter cc deuxième écucil, à savoir la vision anthropocentrique.
b) L'éthique anthropocentrique
L'éthique anthropocentrique qui semble correspondre à ce que Hans Jonas
nomme éthique traditionnelle se «complait» à confiner l'agir éthique dans le rapport
immédiat de l'homme avec l'homme4• "Pour l'agir dans cette sphère on estimait que
l'entité homme et sa condition fondamentale cst constante en son essence ct qu'elle
3
Eliul (J.):
Le système technicien, Op. cil., p. 94.
4
Jonas
(H.):_
Das
Prinzip
Veranwortung.
Versuch
einer
Ethik
für
technologischc Zivilisation, Frankfurt, (Jnsel Vcrlag 1979) Suhrkamp, 1984,
p.22.

-
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F
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236
n'est pas elle-même objet de la technè transformatrices". Le sujet devenant pour ainsi
dire une entité autoréférentielle, celui-ci reste soustrait à l'influence du milieu en
l'occurrence le technoeosme.
Dans la philosophie pratique de Kant (que nous invoquerons à nouveau dans
la section qui fait suite à celle-ci), le trait dominant est l'image de l'homme, cet
homme qui, en tant qu'être raisonnable, est à la fois source ct sujet de la loi morale.
On connaît le célèbre impératif central de l'éthique kantienne: agir de telle sorte que
chacun traite l'humanité, dans sa propre personne et dans toute personne, toujours en
même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. Par cet
impératif, Kant propose une théorie de l'agir éthique confinée dans la relation (sujet /
sujet) de l'homme avec l'homme et par conséquent coupée du rapport de l'homme à la
nature. Celle intention anthropocentrique" présente dans le kantisme laisse à mi-
chemin la problématique de l'agir éthique. Car le véritahle problème de l'agir éthique
est de retrouver un rapport à l'autre (sujet) adéquat sur la base de notre commune
participation au monde technique, médiateur à la fois des rapports HommelNature et
Homme/Homme.
Mais cela, Kant ne pouvait l'envisager étant donné qu'il ne pouvait percevoir à
son époque les dimensions médiatrices-systémiques et structurantes de la technique.
Que la technique en tant que système de médiations structure les rapports
interhumains ainsi que notre rapport au savoir, est une réalité «ignorée» aussi bien de
la philosophie pratique de Kant que de sa théorie de la connaissance. Concerannt
cette dernière, il suffit de se référer au rapport sujet-ohjet suggéré par la Critigue de
5
Idem.
6
En stricte rigueur, c'est de tout être raisonnable fini qu'il est question dans la
morale kantienne. Le seul exemple quc nous puissions évoquer d'un tel être
est l'homme. Mais en principe, celte morale n'est pas "anthropocentrique" .
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237
la raison pure7 pour se rendre à \\'evidencc. En effet, fasciné par ce qu'il a lui-même
appelé "kopernikaniseh<: Wendung" (et qui a bouleversé la science astronomique par
la substitution de l'héliocentrisme au
géocentrisme),
Kant introduit dans
la
philosophie ou plus exactement dans la métaphysique, cc geste révolutionnaire en
suggérant qu'on fasse désormais «graviter» les choses autour du sujet connaissant.
"Nous ne connaissons a priori des objets que ce que nous y mettons nous-mêmes8"
affirme le philosophe de Kdnigsberg. Par cette assertion, Kant subordonne la
manifestation de l'étant au dévoilement de la constitution de l'être de l'étant; ce qui
signifie que la connaissance ontique doit se régler sur la connaissance ontologique
assumée «imperturbablement» par le sujet transcendantal.
Cette théorie kantienne de la relation sujet-objet, si estimable soit-elle (en tant
que critique de l'empirisme), mérite d'être révisée dans le cadre d'une élaboration du
savoir qui doit présider à l'appréhension de la relation de l'homme à la technique
eontemporaine9•
En effet, connectant les sujel~, s'interposant comme médiation universelle
entre les hommes, la technique contemporaine conditionne (sans pour autant
déterminer) nos facultés cognitives. Loin d'être un ohjet passif manipulé par une
pensée humaine toute souveraine, la technique structure la pensée du sujet
7
On pourrait remonter beaucoup plus loin en invoquant ici la distinction
cartésienne entre res extensa ct res eogitans. Mais la distinction kantienne
entre sujet ct objet nous paraît plus expressive pour notre démonstration.
8
Kant (E.): Critique de la raison pure, trad. A. Trémesaygues et B. Paeaud,
nouvelle Edition, Paris, P.U.F., Préface.
9
Cela ne signifie pas pour autant un abandon radical du "renversement
copernicien" et, s'il est vrai que la connaissance de la réalité physique est
étroitement solidaire de la technique disponible, la constitution de cette
connaissance ne saurait être ramenée à un effet de cette technique.

-

- m I
238
connaissant. Plus: "Ellc transforme les modalités dc la transmission des savoir-faire,
redistribue les rôles aussi bien du point de vue géographique que hiérarchique,
engendre des relations de dépendance qui sont au principe de la capacité pour les uns
d'agir sur les autres, soit directement, soit par la médiation d'une transformation de
leurs conditions de vie. Elle suggère ct structure enfin les représentations que les
hommes ont d'eux-mêmes, du monde et de ce qu'ils peuvent désirerlO".
De fait, la nature de la technique contemporaine rend caduque toute
conception du sujet comme «centre organisateur», comme «soleil central" autour
duquel tournerait la technique: l'être pensant et les choses pensées, le sujet et l'objet,
le producteur et le produit ne doivent plus être séparés du «rideau de fer ontologique»
hérité du kantisme. Ces couplages doivent en effet être placés dans un "rapport
d'emboîtement fractal et réciproque" rapport que P. Lévy décrit en ces termes: "Le
sujet cognitif ne fonctionne qu'au moyen d'une mullitude d'objets simulés, associés,
imbriqués, réinterprétés, supports de mémoire et points d'appui de combinaisons
diverses. Mais ces choses du monde sans qui le sujet ne penserait pas sont elles-
mêmes le produit de sujets, de collectivités intersubjeetives qui les ont saturées
d'humanité. Et ecs communautés ct ces sujets humains, à leur tour, portent la marque
des éléments objectifs qui sc mêlent inextricahlement à leur vic, et ainsi toujours de
nouveau le long d'un enveloppement alterné en abîme de la subjectivité par les objets
et de l'objectivité par les sujets"".
La relation sujet-objet ou la relation de l'homme à la technique contemporaine
doit pour ainsi dire être placée sous le signe de la dialectique malheureusement
absente chez Kant. Mais il ne pouvait en être autrement lorsqu'on sait que la
10
Tinland (F.):_ La teehno-seienee en guestion, Op. eit., p. 100.
Il
Lévy (P.):_ Les technologies de l'intelligence, Op. cil., pp. 197--198.
.. .....M~.lii..C:...

-
=
239
philosophie kantienne conférait à la dialectique non pas le sens laudatif qu'on trouve
chez Platon ou chez Hcgcl (voie royale de la connaissance) mais un sens dépréciatif
qui en fait une logique de l'apparence et de j'illusion. Pour Kant en effet, l'usage de la
dialectique avait J'inconvénient de faire errer la raison, de lui faire abandonner le
champ légitime de la connaissance qu'est l'expérience.
Mais en voulant préserver la raison de l'évasion dans l'irréel (entreprise
louable), Kant a prôné l'abandon de la dialectique, abandon qui, paradoxalement,
nous éloigne de la
réalité caractéristique de l'homme vivant dans l'univers
sociotechnicien. Nous paraît également éloignée de cette réalité, l'orientation
naturaliste de l'éthique.
c) L'éthique naturaliste
Son propos est le suivant: "Vivre conformément à la nature12". La nature ici
est posée comme norme de l'agir.
Examinons cc propos.
D'une part, si le mot nature en vient à connoter la nature physique conçue
comme non-moi, agir conformément à la nature, serait se conformer à l'extériorité, à
la matérialité qui est par définition dénuée de principe axiologique. D'ailleurs, il y a
lieu de se demander s'il n'est pas absurde d'ériger en instance normative une donnée
qui n'a aucune qualification spirituelle.
D'autre part, si l'on confère au mot nature une inflexion subjcctivisantc pour
désigner la nature humaine, agir conformément à la nature impliquerait probablement
12
Dans le souci de garantir la fécondité de l'analyse de cette expression, nous
éviterons de la claustrer dans une doctrine quelconque ou particulière, en
l'occurrence Ic stoïcisme (de Zénon de Citium ou de Cléante) assimilant la
nature à cc qu'il est convenu d'appeler avec Zénon ct les siens, «Raison
séminale».
__"".u
b
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la
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- .
E".' "!f"'jj"~'.
240
une exaltation de la spontanéité, mieux de l'anlé-réilexif. La voix morale qui est ici
celle de la nalure humaine recommande la libération des pulsions, des instincts, de
tous les mécanismes inconscients ct aveugles. Ces vues sont tout à fait irréalistes et
par conséquent irrecevables.
Enfin, en attrihuant au mot nature le sens le plus général, celui du donné, agir
conformément à la nature reviendrait à nier tout à la fois l'authenticité (qui n'est pas
souveraineté) du moi l3 ainsi que le principe de la préférence et le dynamisme des
valeurs. Se conformer au donné, c'est se soumettre à la loi de l'être-là banal, e'e.~t
enlever au pour-soi sa capacité à prendre position à l'égard de l'en-soi. Au fait, qu'est-
cc que l'agir éthique en dehors du positionnement du pour-soi? Si j'agis sans avoir
repris à mon compte la nature en ou hors de moi, ai-je vraiment agi? Ne serait-il pas
plus exact de dire que la nature a agi en moi et que par conséquent je n'ai pas agi
mais suis au contraire agi? Or, -de la passivité du moi ne peut surgir aucun acte moral;
car agir éthiquement, ce n'est pas déchoir en nature, c'est plutôt se rendre différent de
la nature, n'être point ce que l'on «est» mais le devenir étant entendu que l'homme
n'est jamais en acte tout cc qu'il est en puissance.
Agir éthiquement, cc n'est donc pas vivre conformément à la nature malS
plutôt vivre, par l'entremise du «moi authentique», avec la nature.
Il résulte de tout cc qUI précède que pour édifier une éthique digne des
sociétés contemporaines, il nous faudra quitter les sentiers contrastés des éthiques
passéiste, anthropocentrique et naturaliste.
13
Le «moi authentique» et le «moi souverain» inaugurent deux attitudes
différentes à l'égard de la nature. Tandis que le premier se pose simplement
comme différent de la nature, comme simple altérité, le second, non
seulement entérine cette altérité mais aussi s'attaque à la nature pour la
conformer à soi, voire l'annihiler comme nature.

241
La mise en crise de ces différentes éthiques constitue un prolégomène à notre
éthique, une éthique qui ambitionne de dégager à la lueur de la caractéristique
essentielle de la technique contemporaine, celle d'un système de médiations, les
normes
rationnelles
et
universelles
de
l'agir
éthique
dans
les
sociétés
contemporaines l4• En effet, à la nouveauté de notre situation dans J'univers
sociotechnicien, doit correspondre une nouvelle forme de l'agir humain, mieux un
agir éthique à la hauteur de la puissance inouïe que la technique contemporaine "met"
à notre disposition et dont les effets s'étendent à l'échelle planétaire. C'est dans cette
perspective que s'inscrit notre projet d'une maero-éthique.
14
N'en déplaise aux tenants du subjectivisme et de l'irrationalisme qui
brandissent "les yeux fermés", la pancarte du rc1ativisme des normes morales.
Mais, nous n'«ignorons» pas pour autant les ipséités culturelles; ct notre
éthique n'a pas la prétention d'ensevelir sous un universalisme abstrait et
fétichisé, les particularismes eulturc1s. De fait, il s'agit pour nous de concevoir
un universeller Minimalkanon moraliseher Regc1n (Ropohl).

242
B) Le projet d'une macro-éthique
Placée sous le sIgne de
l'universalité, la macro-éthique expnmera de
nouveaux impératifs engageant l'espèce humaine, J'humanité tout entière. Ces
impératifs, faut-il le préciser, s'établiront sur la base de la prise en compte à la fois de
l'humain et de l'«anhumain» (qui n'est pas à confondre avec J'inhumain) et de la mise
en crise de \\'intentionnalisme d'Emmanuel Kant.
La distinction que Kant opère entre ce qu'il nomme "impératif hypothétique"
et "impératif catégorique" pourrait paraître éclairante pour dévoiler la nature véritable
de notre éthique.
Sans avoir la prétention de commenter ici la monumentale philosophie
pratique de Kant, il y a lieu cependant d'en esquisser quelques points essentiels. Tout
d'abord, pour déterminer la morale, Kant recommande qu'on ne parte pas des faits,
c'est-à-dire de ce qui est donné dans l'expérience ni même de l'homme conçu comme
sensibilité. La raison en est que les expériences sont si fluctuantes, que la morale qui
en résulterait serait elle aussi fluctuante. Quant au refus de partir de l'homme conçu
comme sensibilité, il s'explique par le fait que la sensibilité est perçue chez Kant
comme la faculté des tendances égoïstes et perverses. C'est pourquoi, la morale
kantienne, débarrassée de toute réalité empirique, de toute sensibilité, sera une
morale rationnelle. En tant que telle, cette morale ne s'intéressera qu'aux êtres
raisonnables. Mais Kant opère une distinction entre les êtres raisonnables: il
distingue d'une part, les êtres purement raisonnables et d'autre part, les êtres
raisonnables dotés d'une sensibilité. Chez les êtres purement raisonnables, en
l'occurrence le divin, la raison détermine la volonté de façon infaillible. Par contre,
dans le cas d'un être dont la raison est liée à la sensibilité, sa volonté est soumise non
seulement aux exigences de la raison mais aussi à des mobiles subjectifs venus de la
i.*._
_ _&W .•••
= -iGL.
=

24~
sensibilité. L'action raisonnable en ce sens, bien que démeurant objectivement
nécessaire, sera subjectivement contingente. C'est pourquoi, pour un être qui n'est pas
purement raisonnable, l'homme par exemple, la nécessité morale ne peut apparaître
que comme une contraintc. Ici apparaît le concept d'impératif défini comme la
représentation d'un principe objectif contraignant la volonté humaine. En d'autres
termes, l'impératif est la façon dont la règle rationnelle apparaît à l'être doué de raison
et de sensibilité.
Kant distingue différents types d'impératifs réductibles à deux principaux: les
impératifs hypothétiques qui sont les actions accomplies en vue d'un autre but que le
simple devoir et l'impératif catégorique qui, au contraire, représente "une action
comme objectivement nécessaire en elle-même, indépendamment de tout autre
but15". Plus: l'impératif hypothétique subordonne la règle à une fin; l'action de cet
impératif n'est pas réprésentée'comme étant nécessaire en elle-même, elle n'est pas à
elle-même sa propre fin. Par opposition à l'impératif hypothétique, l'impératif
catégorique représente l'action comme étant inconditionnellement nécessaire; il se
rapporte moins au but ou au résultat de l'action qu'à l'intention qui a guidé l'action du
sujet.
De la distinction établie entre impératif hypothétique et impératif catégorique,
nous pouvons avancer que J'éthique dont nous nous proposons ici de jeter les bases,
ne saurait confiner l'agir humain dans l'intentionnalisme. L'impératif catégorique
kantien prône une «moraic dc la conviction» qui nous paraît sujette à caution. Kant
lui-même était conscient du caractère formaliste voire inapplicable dc sa morale; il
reconnut en effet l'impossibilité "d'établir par expérience et avec une entière certitude
15
Kant (E.):_ Fondements de la métaphysigue des moeurs, Paris, Hatier, 19~1,
p. ~8.

--
'"
%7![~?!"'.!_~"W1.
,
244
un seul eas où la maxime d'une action d'ailleurs conforme au devoir ait uniquement
reposé sur des impératifs moraux ct sur la représentation du devoirI6". En fait qu'est-
ce qu'unc action morale conformc à la seule intcntion si ce n'est un noble idéal
s'épuisant dans l'idéalité".
Refusant l'enfermement dans le havre du formalisme, notre éthique s'efforcera
d'être une jonction des impératifs hypothétiques et catégoriques «re-formulés». Cette
jonction s'établira par l'articulation téléologique d'une double exigence, l'une
constituée des vertus exigées de l'homme par la technique et l'autre composée de «ce
qui» est exigé de la tcchnique par l'homme. En effet, la technique exigc de l'homme,
réalismc ct précision; l'homme pour sa part, exige de la technique, flexibilité,
convivialité au sens où l'on parle aujourd'hui d'''informatique eonviviale18"; le tout
16
Kant (E.):_ Fondements de la métaphysique des moeurs, trad. Victor Delbos,
Paris, Librairie Delagrave, 1971, p. 112.
17
Comme le note si bien K.-O. Apel (dans Transformation der Philosophie op.
cit., p. 427), Kant a élaboré une "éthique de la conviction" pour laquelle, seule
la bonne volonté des hommes est ce qui importc. "Il scmblc, à l'opposé [de
cette éthique de la conviction], qu'ait maintcnant commencé l'ère de la
véritablc <éthiquc de la responsabilité>. Ce qui importe finalement cc n'est
pas la <bonnc volonté>, mais que le bicn sc réalisc" disons plutôt que le mal
ne sc réalise pas pour autant que c'est un devoir éthique que de neutraliser cc
qui le produit.
18
L'informatique eonviviale s'cst développée à partir "d'un certain nombre de
trails d'interfaces qui se sont répandus en informatique pendant les années
quatre-vingt et que l'on pourrait appeler les principes élémentaires de
l'interaction conviviale:
la représentation figurée, diagrammatique ou iconique des structures
d'information ct des commandes (par opposition à dcs représentations codées
ou abstraites);
_ l'usage de la «souris» qui permet d'agir sur cc qui se passe sur l'écran de
manière intuitivc, sensorimotrice plutôt que par l'envoi d'une séquence de
caractères alphanumériques;
les «mcnus» qui montrent à tout instant à l'usager les opérations qu'il peut
accomplir;
=
z:w:t..iJ\\........&,

245
assujetti à une fin, la permanence de la vie authentiquement humaine. L'impératif
appelé à régir l'action humaine dans l'univers socio-technicien sera donc en un sens
hypothétiquc parce qu'il subordonne l'action à unc fin mais il est en un autre sens
catégorique puisque la vcneratio vitae digne de l'homme est à prendre comme un
principe objectif, inconditionnellement nécessaire et par conséquent autojustifianl.
S'efforçant pour ainsi dire
de
libérer
l'agir éthique des
perceptions
circonstanciées et fluctuantes, l'impératif propre à notre éthique peut affirmer sa
prétention à l'univcrsalité19• Aussi, en posant la vencratio vitae comme valeur
inconditionnelle, cet impératif peut-il faire sien l'impératif de l'agir éthique nouveau
formulé par le philosophe Hans Jonas. Cet impératif est exprimé en ces termes: (1)
"Handle so, daf3 die Wirkungen deiner Handlung vertraglich sind mit der Permanenz
echten mcnschlichen Lebens auf Erden"; ou négativement formulé: (2) "Handle so,
daf3 die Wirkungen dcincr Handlung nicht zerstiirerisch sind für die künftige
Miiglichkeit solehen Lcbens"
ou
tout simplement: (3) "Gefahrde nicht die
Bedingungen für den indcfiniten Fortbestand der Menschheit auf Erden" ou encore
positivement formulé: (4) "Schlief3e in deine gegenwartige Wahl die zukünftige
Intcgritat des Menschcn ais Mit-Gegenstand deines Wollens ein20 ".
_ l'écran graphique à haute résolution" (pierre Lévy, Les technologies de
l'intelligence, Op cil., p. 41).
19
Louons ici chez Kant sa détermination à universaliser l'éthique et disons
poliment bonsoir à son intentionnalisme démonétisé.
20
Jonas (H.):_ Das Prinzip Verantwortung, Op. cil., p. 36.
(1) "Agis dc façon quc les effets de ton action soient compatibles avec la
permanence d'unc vie authentiquement humaine sur terre". (2) "Agis de façon
que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future
d'une tclle vie". (3) "Ne compromets pas les conditions pour la survie
indéfinie dc l'humanité sur terre".


246
A première vue, ces différenles formulations, notamment les deux premières,
semblent sc donner comme de simples reformulations de l'impératif catégorique
kantien qui s'énonce: "Agis de telle sorte que tu puisses également vouloir que ta
maxime devienne une loi universelle". Mais à y regarder de près, on voit qu'il ne
s'agit que d'une simple impression voire une fausse appréhension. En effet,
examinant avec minutie l'impératif catégorique kantien, Jonas formule contre cel
impératif une série de remarques vigoureuses débouchant pour l'essentiel sur deux
décalages théoriques.
Le premier part d'un examen critique de l'expression «que tu puisses,)
contenue dans la formule de l'impérati f catégorique kantien. Pour l'auteur de Das
Prinzip... , cette expression est une invocation dc la raison ct de son accord avec elle-
même:
à supposer l'existence d'une communauté d'actcurs humains (d'êtres
raisonnables actifs), l'action doit être telle que, sans sc contredire, elle se laisse
présenter comme exercice universel de cette communauté. Dans ces conditions,
souligne en substance Hans Jonas, la considération fondamentale n'est elle-même pas
morale mais logique: le «pouvoir vouloir" ou le «ne pas pouvoir (vouloir)" - das
Nous avons tenu à citer le texte original de façon à permettre au lecteur
d'ajuster la traduction française du texte disponible aux éditions du Cerf
depuis mai 1990.
Jean Greisch à qui nous savons gré d'avoir traduit en langue française le
monument intellectuel de Hans Jonas, présentait la dernière formulation dc
l'impératif de Jonas en ces termes: (4) "Inclus dans ton choix actuel l'intégrité
future de j'homme comme objet secondaire de ton vouloir". Il traduit Mit-
Gegenstand par objet secondaire, ce qui nous paraît tout à fait inadéquat. Le
Mit-Gegcnstand ici est plutôt un objet second (et non secondaire) voire objet
participant de... ; car dans l'esprit dc Jonas, l'intégrité future de l'homme doit
être au vouloir cc quc le "Je pcnse" (kantien) est à la représentation.
Cette situation justifie la présence constante, dans la présente étude, des
textes originaux d'auteurs philosophiques allemands disponibles et

accessibles (du point de vue de notre connaissance de la langue) .
.
R.t
. il.'.LCL1iW.U.'. .

=
247
"wollen kiinncn" odcr "nicht wollen kiinnen"
- exprime la compatiblité ou
l'incompatiblité logique non l'approbation ou la désapprobation morale. Mais l'on
peut vouloir sacrifier aussi bicn sa vic que celle de l'humanité sans entrer en
contradiction (ohne in Wiederspruch <... > zu geraten) avec soi-même. Logiquement,
c'est-à-dire sans se contredirc, l'on peut, dans son cas personnel comme dans celui de
l'humanité, préférer un bref feu d'artifice d'extrême accomplissement de soi-même à
l'ennui d'une continuation dans la médiocrité - ein kurzes Feuerwerk aul3erter
Selbsterfüllung der Langwcile endloser Fortsetzung im Mittelmal3 vorziehen-.
Or, le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de
risqucr notrc proprc vic, non celle dc l'humanité; ou encore que nous n'avons pas le
droit d'opter pour le non-être (Nichtsein) des générations futures à cause de l'être
(Scin) de la génération actuelle. Il y a donc dans cet impératif, la préférabilité de
l'être au non-être, de l'avenir commc «à venir» à la réalité de l'instant. Et des termes
tels que "notre proprc vie", "humanité", "future" "actuelle" connotent une certaine
relation de l'individuel au collcctif et un horizon temporel spécifique que dévoile le
sccond décalage théorique.
Jonas inaugure le propos de ce second décalage en déclarant que le nouvel
impératif s'adrcsse beaucoup plus à la politique publique qu'à la conduite privée; cc
qui par contrecoup indique l'appartenance du nouvel impératif à la macro-éthique.
En cffet, l'impératif catégorique kantien, relève cn substance Jonas, s'adressait
à l'individu ct son critère était instantané. Invitant l'individu à entrevoir ce qui sc
passerait si la maxime de son acte préscnt devcnait le principe d'une législation
universellc, l'impératif dc Kant envisage une univcrsalisation hypothétique dont la
cohérence devient la pierre de touche du choix privé de l'individu. Tout autrc est le
nouvel impératif; il rcposc sur une cohérence «particulière». Celle-ci se révèle non
pas dans l'adéquation de l'aete avec lui-même eomme ec fut le eas ehez Kant mais

-
- œ
248
plutôt dans l'accord des effeL~ d'un acte posé avec la survie de l'activité humaine dans
l'avenir. Parlant, l'universalité qui s'en dégage ne revêt aucun caractère hypothétique
dans la mesure où les actions soumises au nouvel impératif se totalisent cIles-mêmes
dans la progression de leur impulsion ct ne peuvent faire autrement que déboucher
sur l'universel. Et Jonas de conclure en faisant remarquer que cc qui est susdit "ajoute
au ealeul moral l'horizon temporel qui est totalement absent dans l'opération logique
instantanée de l'impératil' kantien: alors que ce dernier s'extrapole vers un ordre
toujours présent de la compati hi lité abstraite, le nouvel impératif quant à lui,
s'extrapole vers un avenir calculable qui forme la dimension inachevée de notre
responsabilté21 " •
Surmontant (au sens de überwinden) ainsi l'impératif catégorique kantien,
Jonas est assuré d'orienter l'éthique dans une voie radicalement nouvelle, celle
suggérée par le phénomène technique. "La technique moderne, écrit-il, a introduit des
actions d'un ordre de grandeur tellement nouveau, avec des objets tellement inédits ct
des conséquences tellement inédites, que le cadre de l'éthique antérieure ne peut plus
les contcnir22".
De ce point de vue, Hans Jonas nous fait avancer sur le chemin des temps
nouveaux. On ne peut en effet édifier une éthique vraiment digne des sociétés
contemporaines en osant placer la technique à la périphérie de la réflexion
axiologique. De fait, c'est la présence de la technique, mieux son «mode d'être
contemporain» qui donne à l'éthique sa nouvelle dimension ci-dessus ébauchée.
Participe de celle nouveauté, tout impératif susceptible d'infléchir "l'impératif
déontique 23 " du tout essayer el d'inscrire «symboliquemenl», mieux raisonnablement
21
Ihidem, pp. 37-38.
22
Ibidem, p. 26.
23
Ce n'est pas un impératif à proprement parler; il faut plutôt y voir une
tendance cl non une permission.
;,.:a:....,..,

249
la technique. Inscrire raisonnablemcnt la technique, c'est ici situer la réflexion
éthique au niveau de la puissance des «moyens» que la technique «met» à notre
disposition. Mais situer la réflexion à un tel niveau, ne signifie aucunement exalter la
puissance
mais son
contraire la
Non-Puissance (Nichtmacht)
qui
n'est pas
l'impuissance (Ohnmacht)24.
.../...
24
L'impuissance et la Non-Puissance répondent ici à des acceptions bien
distinctes. Dans le premier cas, le sujet est passif, il est totalement mis à quia
par la puissance technicicnnc. Dans le second (la Non-Puissance), le sujet est
actif et affronte la puissance des «moyens» avec acharnement et sagacité.
L'éthique de la Non-Puissance est un des termes participant des contradictions
(révélées plus haut) qui ont jalonné les travaux d'Ellul. Mais pour éviter de
"jeter le bébé avec l'cau du bain", nous retiendrons le concept de Non-
Puissance comme "noyau rationnel" des contradictions de l'auteur.

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m-;;r
'2

250
La Non-Puissance
Avec l'ampleur des moyens dont dispose l'homme moderne, la question
kantienne "que puis-je faire?" doit s'accompagner de celle-ci: Faut-il faire tout ce
qu'il m'cst possible de faire25 ?
Cc à quoi répond dialectiqucment G. Ropohl: "Nous nc devons pas faire tout
ce que la technique nous rend capa hic de faire <...>. Mais où est la morale dc la
pratique tcchnieienne qui nous donnera les critères pour détermincr quels possibles
techniqucs nous encouragerons et quels possibles nous abandonnerons?26".
C'cst dire qu'il n'y a pas de formule magique et que les normes éthiques
appelées à régir les sociétés contemporaines ne sauraient faire figure de recettes.
Autrcment dit, la théorie de l'agir éthique n'est pas faite, elle reste à faire. Hans Jonas
exprime avec plus de vigucur cette situation: "Nulle éthique traditionnelle ne nous
instruit donc sur les normes <...> auxquelles doivent être soumises les modalités
entièrement nouvelles du pouvoir et de ses créations possibles. La terre nouvelle de la
pratique collective, dans laquelle nous sommes entrés avec la technologie de pointc,
est encore une tcrre vierge dc la théorie éthique 2:7".
C'est dans cc vidc éthique - Vakuum selon l'cxprcssion de Jonas - que cherche
à s'établir notrc éthique dont l'un des trails caractéristiques est la Non-Puissance ou
puissance dc limitation des «moyens». Comme puissance de limitation des moyens,
la Non-Puissancc, faut-il le préciser, sera davantagc opérante lorsque, transcendant
25
Cettc question est déjà posée chez Platon qui l'exemplifia au moyçn de
l'hypothèse dc l'<<anneau de Gygès». Cf. Répuhligue Livre II, 359".
26
Ropohl (G.):- "Tcchnik - ein problcm der Philosophic?", in: Philosophie in
der Bildungskrisc dcr Gcgenwart, Putz-Ried 1 Oberinntal, Edition Hans
Rieharz Sankt Augustin, 1977, p. 213.
27
Jonas (H.):_ Das Prinzip Vcrantwortung, Op. cil., p. 7.
.EU':

W'
251
les individualités, elle s'observe au niveau collectif, au niveau des institutions et des
organisations divcrses.
Etant donné le caractère quasi transcendant de la technique par rapport à
l'individu, nous suggérons, pour l'excrcice de la Non-Puissance, des actions
groupées, conjuguées, plutôt que dispersécs.
Au niveau des institutions, la Non-Puissance doit permettre de renoncer à
l'esprit de puissance qui pousse certains Etats à placer le développemcnt du complexe
militaro-industriel au premier rang de leurs activités. Le problème des institutions est
capital; car seul un cadre institutionncl permct au chcminement vcrs la décision et
son application d'être à la mesure de la macro-éthique. Il ne suffit pas d'invoquer les
idéaux de paix et dc dialogue pour les voir se réaliser. Ccux-ci ne peuvent passer, de
leur existcnce pensée à leur existence réelle sans un cadre institutionnel défini, sans
le support d'un organisme déjà existant ou à faire existcr. Il en est de même pour les
problèmes conccrnant la souveraineté, le principe de non-ingérence ou le devoir
d'ingérence. Les solutions à ces problèmes passent nécessairement par la mise en
place d'organismes chargés de veiller entrc autres à l'application des résolutions
afférentes28•
Au niveau de la communauté «scientifique», la Non-Puissance s'cxprimera
par la mise en place de ce que nous nommons «Recherche techno-Iogique», c'est-à-
dirc la rcehcrche ayant pour objet l'évaluation et la prospective des chocs
technologiques. Expression de la Non-Puissance, la «Recherche techno-logique»
aura pour tâche explicite de:
28
Le prohlème (qu'esquive Jonas) demeure cependant de savoir ce que doivent
permettre ces institutions: la parole des experts, de ceux qui "savent" ce qui
est le meilleur (qu'ils soient scientifiques ou prêtres) ou le débat démocratique
pour déterminer les grands choix à la lumière de ce qui est collectivement
(après délibération) jugé acceptable ou intolérable.

252
fournir les critères pennellant de fixer les seuils de nocivité de l'activité
outillée;
- détecter les lieux de compatibilité et de conflit entre une culture donnée et
les nouvelles exigences de la rationalité technique;
- détenniner les conditions du transfert et de maîtrise des technologies.
Pour la réalisation de ce projet, il sera mis en place une équipe pluri et
transdisciplinaire fonctionnant sous l'égide d'une O.N.G. et dont les membres
(philosophes,
juristes,
médecins,
économistes,
informaticiens,
sociologues,
psychologues, linguistes, historiens ...) seront placés à la source même de la
fabrication (qu'il faut distinguer de l'invention qui est par essence imprévisibilité) des
objets techniques.
C'est ainsi, nous semble-t-il, que l'on parviendra à limiter de façon effective,
la puissance des moyens que nbus «offre» la technique contemporaine.
Mais dans l'établissement des limites de la puissance des «moyens»,
interviennent divers éléments constitutifs de la Non-Puissance à savoir, participation
et démocratie; autrement dit, participation démocratique.
.../...

w'n";:?
253
La participation démocratique
La techniquc modernc, commc nous l'avons montré plus haut, a celte
propension à tout réduirc à l'unidimcnsionnalité. Elle tend à instaurer une certaine
"concordance", une certaine "unité" et un nivellement total de tout ce qui rentre en
contact avec elle. Mais tout cela (concordance, unité...) se produit de façon
monologique, c'est-à-dire sans la médiation du dialogue. C'est à l'homme que revient
le privilège d'instaurer de façon dialogiquc et démocratique cette concordance et cette
unité.
C'est ici que la notion de participation démocratique prend tout son sens; car
dans une société composéc d'individus dont les intérêts sont à la fois divers et
divergents, aucune décision engagcant les intérêts du groupe ne doit se prendre de
façon monologiquc, sans concertation préalable avec Ics intéressés.
Mais aujourd'hui, avec l'avènement de l'informatique, le mode unilatéral-
linéaire de décision scmblc subtilement s'imposer aux citoyens. Cela se révèle dans la
décision ditc «assistéc» par ordinatcur. En effet, procédant par anthropomorphismc29,
certains tcchnocrates ignorant ou fcignant d'ignorcr la valeur sémantico-axiologique
de l'épithètc «assistéc» intcrcalée entrc «décision» et «ordinatcu[», n'hésitent pas à
décliner toute rcsponsabilité en conférant à l'ordinateur un pouvoir de décision
combinant le quantitatif ct Ic qualitatif.
De fait, l'ordinateur ne doit, mieux nc peut pas prendre de décision et n'en
prend fondamentalement pas; car une décision est un acte extrêmement eomplexe qui
29
La vIsion anthropomorphique de l'informatique consistc à croire quc
l'ordinateur peut remplacer l'homme et à attribuer à cette machine la capacité
de penser et de prendre des initiatives. Cette attitude déraisonnable constitue
une menace pour la sauvegarde de l'essenee «axio-logique» de l'homme.
S
_&
L
39%",,'
_:.E

=
254
fait appel à des données pluridimensionnelles (rationnelles et émotionnelles,
techniques ct poétiques, quantitatives et qualitatives). Or, l'ordinateur est une
machine; et en tant que telle, son intervention dans le processus de décision doit
rester limitée aux seuls aspects rationnels, techniques et quantitatifs, les autres
aspecL~ restant l'apanage des hommes.
Mais cela ne signifie aucunement que la contribution des hommes doive se
cantonner dans l'émotionnel, le poétique et le qualitatif. Il s'agit en fait de confier à la
machine (l'ordinateur) une certaine forme de rationalité sans pour autant se dépouiller
soi-même du rationnel. La forme de rationalité confiée à la machine n'épuise
nullement le concept de rationalité dans lequel nous distinguons deux aspects
essentiels: l'un correspondant au concept wébérien de "Zweckrationalitiit" (forme
logique objectivée caractéristique de l'activité instrumentale) et qui relève de la
technique.
L'autre
est
ce'
qu'il
convient
d'appeler
avec
J.
Habermas
vcrstiindigungsorientierte
Rationalitiit.
C'est
la
rationalité
(herméneutique) de
l'intercompréhension entre partenaires - adversaires - sociaux.
Sous l'impulsion de la rationalité herméneutique, la participation des hommes
aux prises de décisions se fera dans un esprit démocratique. Il ne sera nullement
question de concentrer le pouvoir de décision entre les mains d'une minorité. Il s'agit
plutôt d'ouvrir la voie à une participation active de tous les sociétaires au sens saint-
simonicn du terme et à tous les niveaux, à la recherche de consensus sur fond de
dissensus par débats publics. Autrement dit, tout projet engageant la destinée de la
société doit faire l'objet d'une consultation populaire; il doit passer par le filtre de la
négociation entre les "partenaires" sociaux (syndicats, mouvements étudiants,
collectivités locales ... ) usant librement et sagement de leur privilège anthropologique
à savoir la capacité du sujet à dire Non.

-
=
255
Ces indications ci-dessus exprimées sont valables pour toute forme de
réflexion axée sur les problèmes des sociétés contemporaines, qu'elles soient
industrialisées ou en voie d'industrialisation, avancées ou avançantes, européennes ou
africaines.
Nous voilà donc reconduit sur le chemin de la macro-éthique qui, faut-il
encore le rappeler, ne postule pas l'uniformisation des sociétés encore moins la
négation du pluralisme culturel. C'est pourquoi, la macro-éthique, en nous offrant les
moyens d'élaborer une théorie de l'agir éthique à la mesure de la civilisation
technicienne qui se planétarise, ne saurait offusquer la possibilité d'entrevoir dans
cette perspective globale, la spécificité africaine.
=
lDJEL,

256
C) Macro.éthique et spécificité africaine
Si on considère quc le système industriel et technicicn est planétaire et tente
de se reproduire partout où il prolifère, et si on considère également que certaines
perversions lui sont inhércntes et mettcnt à ccrtains égards la survie de l'humanité en
danger, quel doit étre l'antidote à ce risque de dérapage? En d'autres termes, quel peut
être l'apport des peuples du Tiers-Monde en général et de l'Afrique en particulier à
l'équilibre de cette civilisation technicienne dont on s'évertue par ailleurs à dêcrier les
effets de pollution dans certains pays africains? En termes plus pratiques, quel
discours peut tenir l'Afrique aux Conférences des Nations Uniesl sur le problème de
l'environnement et du développement? Car, ce dont il est question au-delà de la
dénonciation de la civilisation technicienne, c'est de proposer un corpus de savoir
pouvant servir de viatique dans la conduite des activités de transformation de la
nature, et dc rationalisation excessive de l'espace vital menacé par les systèmes de
médiations issus du gênie humain.
L'Afrique se trouve ici donc somméc de présenter ses "lettres de créance"
pouvant lui permettre de participer digncment à la gestion du patrimoine commun de
l'humanité, c'est-à-dire de notre biosphère. La question de la célébration des
singularités doit prendre d'autres tournures, des tournures autres que celles que les
intellectucls africains classiques ontl'habitudc de brandir.
La question cst complexc; car il s'agit d'intégrer dans cette mouvance
universellc, une singularité qui doit participer à l'inscription «symbolique» du
phénomènc technique. Ce qui est donc posé, ce n'est pas le repli sur soi mais son
ouverture à l'universel.
Il importe ici de signaler (avec tout ce que cela comporte comme
implications) que cc texte a été rédigé en hiver 1992 en prévision de ce qu'il
est désormais convcnu d'appeler "Sommct de la planète Terre à Rio", un
Sommet qui par ailleurs nous est apparu comme un "pétard mouillé".

: r
cr m,..,.......
'''N'
r'Wffififfi~='
p p
257
A défaut de ne pouvoir articuler pratiquement cette singularité sur l'universel
technique, il conviendrait peut-être, par le prisme de la normativité, de réussir cette
harmonisation des spécificités avec le planétaire technicien. En d'autres termes,
comment concilier la perspective d'une maero-éthique avec la reconnaissance de
l'<<altérité,, de l'identité négro-africaine?
Pour mieux cerner les contours de la question, il importe ici d'invoquer voire
convoquer quelques grands textes représentatifs des discours africanistes classiques
ct rénétant pour ainsi dire l'état d'esprit qui a présidé à l'émergence des discours de
reconnaissance de l'identité africaine.
Le point de départ de ces discours est le eonnit des traditions. En effet, par sa
propension à nier tout ce qui n'est pas elle et/ou d'elle (ceci est le propre des
civilisations), la civilisation occidentale a sécrété des valeurs dépréciant les traditions
africaincs et allant mêmc jusqu'à dénier au Nègre le statut d'homme «civilisé». D'où
une certaine justification de la mission civilisatrice de l'Occident impérialiste-
colonialiste et une certaine prolifération de thèses décriant la pensée nègre. La thèse
la plus célèbre (tristemcnt célèbrc s'entcnd) est cclle de la mcntalité prélogique des
Nègres (et avec eux les primitifs d'Australie et le Mexique précolombien) défcndue
dans les annés vingt par Lévy Bruhl2.
Réagissant contre cet avilissement ct cette dénégation de la culture et de la
pensée nègres, les intcllectuels africains de l'époque développèrent toute une
littérature (dc combat) dans et par laquelle ils s'efforcèrent de prouvcr à l'Occident
que le Nègre possède une culture, une Weltanschauung authentique voire une
philosophie. Une ccrtaine "négrophilie effrénée" (permettez-nous l'expression) se fit
2
Cf. Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, P.U.F., ge
édition, ]951, p. 449.

258
alors jour pour chanter - à qui veut ou ne veut l'entendre - les valeurs nègres et exalter
la philosophie négra-africaine. Comme figures représentatives de cette "négraphilie"
nous avons entre autres, Léopold Sédar Senghor et Alexis Kagame.

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259
1
Senghor et la question de l'identité culturelle négro-africaine
Dans ct par Je mouvement intellectuel baptisé "négritude", Senghor espérait
trouver à la fois les armes de la lutte contre le colonialisme et les moyens d'une
affirmation vigoureuse de la personnalité culturelle nègre.
C'est à Aimé Césaire, son compagnon de lutte, que Senghor doit le terme de
"négritude" lâché lors d'une conversation qui se serait tenue aux environs de 1938.
Fasciné par le mot, Senghor s'en empare et le fétichise. Le mot est d'ahord défini (à la
fin des années cinquante) comme l'ensemble des valeurs culturelles du monde noir.
Plus amplement: la Négritude est "la conscience d'être noir, simple reconnaissance
d'un fait, qui implique acceptation, prise en charge de son destin de noir, de son
histoire ct de sa culture3".
Par la reconnaissance et l'acceptation de sa «négrité», par la prise en charge
de son destin, l'homme noir doit pouvoir non seulement exprimer sa personnalité
mais aussi opposer un «grand refus» à la politique d'assimilation prônée par le
colonisateur et qui est par définition négation de l'autre (le colonisé) en tant que
spécificité culturelle.
Cette spécificité culturelle que tente d'annihiler le colonisateur revêt chez
Senghor deux aspects: l'un subjectif, l'autre objectif. "Subjectivement, la négritude
c'est l'acceptation de ce fait de civilisation et de sa projection, en prospective, dans
l'histoire à continuer, dans la civilisation nègre à faire renaître et accomplir". Mais
"objectivement, la négritude est un fait: une culture c'est l'ensemble des valeurs -
économiques ct politiques - non seulement des peuples d'Afrique noire, mais encore
3
Césaire (A):
Cité par Senghor, in: Problématique de la Négritude, Présence
Africaine, NŒ"78, 1971, p. 6.

260
des minorités noires d'Amérique, voire d'Asie et d'Océanie". Et J'auteur d'ajouter: "Je
parle des peuples d'Afrique noire, qui bâtiront les civilisations, élaboreront les arts
qu'historiens, spécialistes des sciences humaines, critiques d'art découvriront et
commenceront d'exalter au début du siècle4".
Considérée au double niveau subjectif et objectif, de la conscience et des faits,
la Négritude est l'exaltation d'une race, la race noire ce qui à nos yeux fait apparaître
ce mouvement comme teinté de racisme; et cela constitue une défaillance grave du
courant de la Négritude.
Une autre défaillance imputable à Senghor et les siens est d'avoir claustré la
Négritude dans l'expression littéraire et artistique. Senghor ne put «de lui-même»
percevoir cette erreur. Il fallut attendre sa «rencontre,> avec Goethe (entendez sa
lec1ure de Goethe) intervenue à j'issue des progrès réalisés dans l'apprentissage de la
langue allemande pour comprendre qu'il est maladroit de fonder la Négritude sur les
seules valeurs littéraires et artistiques. "Mes progrès en allemand, écrit-il, m'avaierrt
enfin permis de lire des poésies de Goethe dans Je texte. Ce fut une révélation qui
m'amena à relire d'un esprit plus attentif les grandes oeuvres du MaîtreS". Plus loin:
"Je ne parlerai que pour mémoire de son oeuvre scientifique <...>. Elle nous signifie,
cette oeuvre, que nous ne pouvons édifier la Cité nouvelle de la Négritude sur les
seules valeurs littéraires et artistiques, que celle-ci doit réfléter notre évolution
économique et sociale en intégrant, dans une assimilation active, les progrès
scientifiques de l'Europe; qu'elle doit sc faire dynamisme et mouvement, partant
humaniser la nature en la transformant pour la mettre au service de l'homme6".
4
Senghor (L. S.):_ Op. cil. p. 64.
S
Senghor (L. S.):
"Le message de Goethe aux nègres-nouveaux", in: Goethe
Hommage, UNE:'>CO, 1949, NO 377, p. 155.
6
Ibidem, p. 159.

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.
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"
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261
Enfin, il faut noter que dans la défense de leur Mouvement, Senghor et les
siens étaient animés d'une passion forte au point de vouloir signer un pacte fût·ce
avec le diable pour atteindre les objectifs qu'ils sc sont assignés: ".,.nous ne
eberehions, affirme Senghor, qu'aliments à attiser notre ferveur, nous faisions feu de
tout bois. < ..,>Dans cette aventureuse quête du Graal·Négritude, nous nous faisions
des alliés de tous ceux en qui nous découvrions quelque affinité. Et pourquoi pas des
Allemands, malgré Hitler? Nous nous laissions séduire à la brillante thèse de Léo
Frobenius selon laquelle l'âme nègre et l'âme allemande étaient soeurs, N'étaient·elles
pas, l'une et l'autre, fille de la civilisation éthiopienne qui signifie l'abandon à une
essenec païdenmatique, don d'émotion, sens du réel, tandis que la civilisation
hamitique,
à qui s'apparente le rationalisme occidental, signifie volonté de
domination, don d'invention, sens du fait?7".
Ici semble sc dessiner cc que Senghor considère comme la dimension
intrinsèque ou l'essence du Nègre. "L'émotion est nègre, comme la raison est
héllèndl ".
S'obstinant à reconnaître au Nègre des caractères opposés à ceux de l'homme
blanc, Senghor, sans le savoir, vouait la Négritude à la raillerie, En effet, si l'émotion
est au Nègre ce que la raison est au Blanc, cela signifie qu'autant le Nègre est
"naturellement" apte à entendre le langage du coeur autant il est "naturellement"
disqualifié pour suivre la voie ou voix de la raison, Partant, le Nègre ne peul,
relativement au Blanc, s'illustrer valablement dans les activités rationnelles, son
champ d'élection ct de prédilection étant l'émotionnel, le pulsionnel, l'instinctif.
7
Ibidem, pp, 155·156,
8
Senghor (L. S.):_ Liberté l, 1956, p. 124,

262
En regard de cette situation, on est tenté de sc demander si la "négrophilie"
scnghorienne n'est pas en définitive une "négrophobie" qui s'ignore. Senghor ne finit-
il pas par donner raison à ses adversaires? Il faudra peut-être se tourner du côté
d'Alexis Kagame pour espérer triompher des adversaires de la culture négro-
africaine.

263

Kagame et le problème de la reconnaissance d'une philosophie africaine
Contrairement à la démarche initiée par Senghor9, c'est dans la raison elle-
même ou plus exactement dans la philosophie en tant qu'exercice de la raison lO que
Kagame va chercher les éléments de reconnaissance de la pensée africaine.
Pour ce faire, il va s'atteler dès 1955, à dégager à partir de la Weltanschauung
des Bantous, un système philosophique bantou, mieux un système ontologique
bantou.
Mais l'entreprise de Kagame n'est véritablement compréhensible que par
rapport aux travaux du Révérend Père Placide Tempels, celui à qui revient "l'honneur
d'avoir le premier, fait surgir le problème de la philosophie bantouell ".
Rappelons alors brièvement l'essentiel des travaux de Tempels avant de
parcourir l'oeuvrc de Kagame..
La perspective tempclsienne de la philosophie bantoue s'inscrit dans le sillage
de la luttc contre l'assimilationnisme et la "négrophobie". Partant du principe selon
lequel toutc catéchèse est impossible sans un véritable dialogue avec les Africains,
c'est-à-dire sans une connaissance et un respect effectifs des Nègres, Tempels se
9
Senghor, rappelons-le, fondait la reconnaissance de la personnalité et la
culture nègres sur la sensibilité ct l'émotion en un mot sur l'Autre de la raison.
10
La partie de la philosophie qui retint l'attention de Kagame fut l'ontologie
telle qu'initiéc par le vieil Aristote.
11
Kagame
(A.):_
"L'ethno-philosophie
des
Bantu",
in:
La
philosophie
contemporaine, Chronique, T. IV, Florence, 1971, p. 591.

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264
convainc dc la nécessité d'unc «dé-couvcrtc» de la personnalité de l'Africain et de
l' «âme pensante nègre».
Celle conviction née dans les années quarante (ct qui ne le quillera pas toute
sa vic), a été exprimée de façon vivante et parlante lors du colloque sur les religions
qui s'est tenu à Abidjan en 1961. Prenant solennellement la parole, Tempels fit cette
déclaration: "Celui qui se sent la vocation d'apôtre ou de messager du divin doit avant
tout découvrir la personnalité des hommes auxquels il s'adresse, respecter la semence
de vérité ct d'amour cachée dans ces hommes et n'être que le serviteur essayant de
soigner, d'arroser, d'émonder s'il le faut, la plante qui germera de cette semencçl2".
Animé d'une telle conviction, Tempels s'efforce d'abord de «corn-prendre» le
monde bantou, de cerner de plus près la vision du monde des Bantous. A l'issue de
ses investigations, il établit le constat suivant: "Nous pensions éduquer des enfants,
de grands enfants ct cela semblait aisé. Voilà tout à coup, il apparaît que nous avons
affaire à une humanité, adulte, consciente de sa sagesse et pétrie de sa propre
philosophie universelle!3".
Le contenu substantiel de cette philosophie nous est présenté (par Tempels)
sous la forme d'une ontologie, d'une théorie (de l'être) dans laquelle l'ontos apparaît
indissolublement lié à la force vitale, cette dernière passant aux yeux des Bantous
pour une valeur absolue, une donnatrice de sens, une essence des sens. Restituant
cette ontologie, Tempels a pu écrire: "Le ressort ct la fin de tout effort bantou ne
!2
Tempels (p.):_ Notre rencontre, Limete-Léopoldville, 1962, pp. 35-36.
13
Tempels (P.):_ La philosophie bantoue, Edition d'Elisabethville, 1945, p. 136.
Toutefois, Tempcls ne semble pas pour autant renoncer à la mission
éducative-évangélique voire civilisatrice qui incombe à l'<<homme blanc».

265
peuvcnt êtrc que l'intensification de la force vitale, voilà la clef et le sens profond de
tous leurs usages. C'est l'idéal qui anime la vie du «muntu», c'est la seule réalité qui
pcut mouvoir le «muntu», c'est la seule chose pour laquelle il se trouve prêt à souffrir
et à se sacrifier"".
Tcmpels peut ainsi
se targucr d'avoir saisi la clef de voûte de la
Weltanschauung des Bantous abusivement appelée philosophie. Abusivement disons-
nous pour connoter qu'il s'agit là du concept mondain de philosophie et plus
exactemcnt d'une pseudo-philosophie qualifiée à bon droit par les critiques de
Tempels d'ethno-philosophie15
A la suite de Tcmpels, Alexis Kagame donne dans l'ethno-philosophie en s'en
allant cherchcr dans la langue rwandaise ce qu'Aristote avait affirmé des catégories
de l'Etre.
La table aristotélicienne des catégories, on le sait, comportc dix catégories à
savoir la Substance, le Lieu, le Temps, la Quantité, la Qualité, la Relation, l'Action, la
Passion, la Position et la Possession.
A l'instar d'Aristote, Kagame drcsse une table de catégories comportant
cepcndant non plus dix mais seulement quatre catégories ainsi dénommées:
14
Tempels (P.):_ Op. cil., p. 34.
15
Nous ne reprendrons pas ici les nombreuses cntIqucs formulées à la fois
contre Tcmpcls ct l'ethno-philosophie. Nous renvoyons à cc sujet aux
ouvragcs de:
Eboussi Boulaga (F. ):- Le Bantou problématique, Présence africaine, 1968,
No 66.
Towa (M.):- Essai sur la problématiquc philosophique dans l'Afriquc actuellc,
Yaoundé, Clé, 1971, 1973, 1981, 1986.
Hountondji (P.):- Sur la «Philosophie africainc», Paris, Maspcro, 1976.
Elungu (P. E. A.):- Evcil philosophique africain, Paris, Harmattan, 1984.

-
266
"Umunlu", "Ikimu", "Ahantu" et "Ukuntu"16. A la Substance, il fait correspondre
deux catégorics, "Umuntu" et "Ikintu" ce qui contraste avec le concept même de
catégorie dans la mesure où une catégorie est (quant à son contenu) par définition
irréductible à une autre. Au Temps et à la Quantitê, correspondent respectivement
"Ahantu" et "Ukuntu". Et après, plus rien, pas de terme générique correspondant à la
Qualité, la Relation, l'Action, la Passion, la Position et la Possession; c'est la vacuité
conceptuelle. Ce vide conceptuel témoigne de l'incapacité de la langue rwandaise à
s'élever à un certain niveau d'abstraction, de conceptualisation, de différenciation et
de précision.
Ici, Kagame tout comme Senghor ratifie inconsciemment la doctrine du
prélogisme. Plutôt que de nous (les lecteurs de ce textc ct nous-même) faire admirer
la philosophic bantu-rwandaise, l'auteur nous apprend à en mesurer l'infériorité et \\a
misère.
Senghor et Kagame furent indubitablement animés de bonnes intentions
(réhabiliter la personnalité et la pensée nègres), leur projet était en soi recevable mais
l'exécution n'en valutpresque rien.
A la base de cet échec, il y a entrc autres raIsons, l'ivresse idcntitaire et
consécutivement le manque de lucidité doublé d'une absence de dialectique dans
l'appréhension et la présentation des valeurs nègres, valeurs destinées avant tout à
être exhibées aux yeux de J'Occident comme "certificat de notre humanité" ainsi que
de notre Sagesse.
Plus lucide nous semble être la perspective d'une présentation objective,
critique et dialectique de ce qui se donne à penser comme "spécificité africaine".
16
Kagame
(A):_
La
philosophie
bantu-rwandaise de
l'être,
Bruxelles,
Académie royale des Sciences Coloniales, 1956, pp. 286-287.

n
cm: EZ
267
30
La spécificité africaine: éléments
pour une approche critique et
dialectique de la notion
Ce que nous subsumons ici sous le vocable de "spécificité africaine" est
constitué pour j'«cssentiel,) du legs ancestral '7 perceptible dans les rapports de
l'homme des sociétés traditionnelles africaines à la communauté, à la nature et au
temps.
Dans les sociétés traditionnelles africaines, la personne humaine, notamment
l'individu entretient avec la communauté des rapporL~ extrêmement complexes et
subtils. Pour éclaircir ces rapports, l'Essai'8 relativcmcnt bref mais expressif de S.
Diakité nous servira de viatique. En effet, s'interrogeant sur les possibilités d'une
conciliation des valeurs traditionnelles africaines avec celles de la civilisation
technicienne, cet Essai se donne pour tâche primordiale l'identification des éléments
constitutifs de la culture traditionnelle africaine d'une part, et d'autre part,
l'élaboration d'un projet de développement conséquent et réaliste c'est-à-dire
conformc à l'état présent de civilisation.
17
La spécificité africaine a pour «noyau dur» la composante "ancestrale" faite à
la fois d'un héritage symboliquc ct d'une organisation sociale. Mais elle a
aussi une composante "objective" directement liée à son rapport aux
techniques (traditionnelles d'origine coloniale, ct enfin contemporaines de
l'état technologique des pays industrialisés). Elle se situe d'autre pan sur le
fond d'un monde, patrimoine commun de l'humanité. La question est donc de
savoir comment, vu la situation qui cstla sienne (celle de l'Afrique), déployer
j'horizon des projets en accord avec notre analyse de la technique. Le
problème est à la fois celui d'une politique technologique (exemple: quid des
technologies dites "appropriées") et des droits et devoirs liés à la question.
18
II s'agit de l'Essai publié en 1988 aux Editions N.E.A. - dans la Collection
(dont il est le directeur) Penser l'Afrique - sous le titre: Les techniques de
pointe et l'Afrique.

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268
Le contcnu substantiel des passages de l'Essai étroitement liés à notre sujet
peut être exprimé comme suit: Dans le monde traditionnel négra-africain, "l'hommc
se réalise non par l'affirmation de ses particularités, mais au contrairc par le sentimcnt
de sa participation à un tout qui le dépasse <...> à un tout de la communauté. Dans
toules les culturcs négra-africaines authentiques, tout ce qui est fruit du «penser» de
l'homme, les valeurs, les catégories, les significations est attribué au groupe". Ce
groupe qui est le villagc, le clan ou la tribu garantit à l'individu sa qualité d'homme,
scs droits d'être humain à tel point que, placé hors dc la communauté, l'individu
apparaît (pour pastichcr Ic "sage" africain Hampâté Bâ) comme une sorte de
réincarnation du génie malfaisant mis à l'index de tous et craint de tous. L'individu en
tant que pcrsonne humainc se trouve ainsi fondé dans la nécessité d'appartenir au
groupc, d'articulcr son existcnce, sa vie intellectuelle et scntimentale aux exigences
du groupc.
Mais cette importance reconnue au groupe ne doit nullement conduire à une
exaltation dc la communauté aux dépens de l'individu; car la relation de l'individu au
groupc c1aniquc ou tribal n'est pas conflictuclle, c'est un rapport dc participation
placé sous lc double signc de la vcrticalité et dc l'horizontalité.
Pcrçuc sous l'angle dc la verticalité, la participation dans lcs sociétés
traditionncllcs africaines "supposc unc réalité supéricure précisément la communauté
qui, dc son sommct, «diffusc», «infuse» ou «insufflc» quelquc chose d'clle-même
dans un objct inféricur". Comme tellc, la participation implique une certaine
hiérarchic qui, cn introduisant entrc l'individu et la communauté un rapport de
distanciation, écarte l'évcntualité d'un conflit cntre le participé (la communauté) et le
participant (l'individu). C'est ce que nous scmble exprimcr S. Diakité par le détour
d'une imagc (qualifiée par son autcur à la fois de défcetueusc ct d'instructive)
assimilant la participation à "une télépathic, une «télé-conception» ou unc «télé-

.....
wm'=z=mm:=
l ' Z
269
communication» dans la mcsurc où c'est dc son sommet quc le participé conçoit et
organise le participant <...> ensuite Ic participé communique quelque chose de lui-
même au participant sans qu'ils aient besoin de s'entre-choquer".
Non conflictuelle, «télé-dynamique», la participation vcrticale, si clle ne
sacrifie pas l'individu, affaiblit cependant la relation de réciprocité (entrc le participé
et le participant) laquellc rctrouve dans la participation horizontale toute sa vigueur.
La
participation
horizontale
en
eITet,
reposc
sur
une
relation
d'intcrdépendance entre le participé et le participant. Mais celle interdépendance est
assez subtile et difficile à ccrner; clic cst de l'ordre de l'énigme de l'oeuf et de la
poule. Suivons par exemplc cc raisonnemcnt: si les sociétés traditionnelles africaines
sont considérées commc marquées du sceau dc l'hospitalité et dc la solidarité
claniquc, c'est parce que Ics personnes vivant dans ces sociétés observent d'abord
individucllement ces vertus; cc sont Ics individus qui, par leur façon d'être, confèrent
à la communauté tout entière les caractères qu'on lui reconnaît. Mais d'un autre côté,
on pourrait fairc rcmarquer que si Ics individus se comportcnt de telle ou telle façon,
c'est qu'ils y ont été «prédisposés» par le phylum ancestral. Or, l'ancestralité comme
legs éthico-culturcl cst par définition transccndante à l'individu.
Toutcfois, il importe de retcnir que la participation dans les sociétés
traditionncllcs africaines "n'est pas une phagocytose, c'cst-à-dirc le participé ne vient
pas engloutir le participant pour l'anéantirl9".
Tout compte fait, il faut rcconnaÎtrc que dans les sociétés traditionnellcs
africaincs, l'idéc dc la personne humaine conçue commc entité individualiste cst
pratiquemcnt abscnte.
J9
Diakité (S.):
Op. cit. p. 63 à 64.
Tous les passages marqués d'un signe typographique (") sont de l'auteur.

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270
Par ailleurs, une analyse de Mae Paul Henri révèle que les sociétés
traditionnelles africaines "sont fondées sur un système de production dontl'économic
s'inscrit dans les cycles naturels. Elles ne font appel à aucun élément d'accélération
autre que les énergies naturelles (eau, vcnt et soleil) et animales. Les sociétés
traditionnelles, poursuit-il, considèrent le temps comme une donnée immuable liée à
une cosmologie où les seuls changements affectant la vie des hommes sont de nature
imprévisible ou catastrophique. La volonté de Dieu prévaut sur celle des hommes.
Les cultures traditionnelles sont essentiellement celles des sociétés <...> parfaitement
réglées dans leurs rapports avec le cosmos, avec les forces qui relèvent des
puissanccs inconnaissables et incontrôlables. La volonté humaine n'a d'autres recours
que de se livrer à des rites propitiatoires pour tenter de faire coïncider l'arbitraire
divin avcc ses voeux immédiats20".
On pourrait à la suite de Mac Henry avanccr que les sociétés traditionnelles
ont un système dc production étranger à la mécanisation, qu'elles ont des techniques
de production entièrement compatibles avec les lois de la biosphère. Mais le système
de production propre à ces sociétés est inséparable de la Weltanschauung qui la fonde
et s'exprime par et dans le rapport de l'homme au temps et à la nature. Celle relation
de l'homme africain au temps et à la nature ci-dessus effleurée est importante pour
notre sujet et mérite à ce titre un plus ample développement.
L'homme des sociétés traditionnelles africaines entretient avec le temps une
relation assez singulière, presque sans commune mesure avec celle que nous (les
«moderncs») connaissons aujourd'hui.
20
Mac Henry (P.):
"Culturc et développement", m: Rcvue La Culture,
-
0
UNESCO, vol. VI, N
I, ]979.

271
Sous l'influence du «capitalisme marchand», la relation de l'homme moderne
au temps est exprimée en termes
monétaire et quantitatif; les «modernes»
appréhendent le temps en termes de gain et/ou d'économie, ils le saisissent comme
une donnée quantifiable, mesurable.
Tout autre est la relation de l'homme des sociétés traditionnelles africaines au
temps. Dans ces sociétés, la relation de l'homme au temps est vécue en dehors de
toute dimension économocentrique et quantitativiste.l..e temps dans cette sphère n'est
pas une «chose» à gagner ou à perdre, ce n'est pas non plus la succession d'instants
précis, unilinéaires et mesurables. D'où l'ignorance chez l'Mricain «authentique» de
la notion de productivité et son mépris pour les considérations attachées aux notions
de «retard» et d'«avance». Avec peu d'égard pour ces notions, l'Africain se plaît et se
complaît à vivre dans une situation où s'entremêlent pour ainsi dire l'"avance de son
retard» et le «retard de son avance». En fait, il évolue dans une logique disqualifiant
toute anticipation objectivante sur le temps. Fort de cette logique, il s'installe dans
une "patience de chien» qui le met à l'abri de l'idolâtrie de la vitesse et de l'artefact.
Cette patience transparaît également dans son rapport à la nature. Mais la
patience en tant que simple modalité d'exercice de la tcmporalité ne suffit pas à
dévoiler la profondeur de la relation de l'Mricain à la nature. D'où l'invocation ici dc
la notion de piété.
L'homme des sociétés traditionnelles africaines entretient en effet avec la
nature un certain type de relation qu'il convient d'appeler piété. La piété implique une
attitude religieuse; et être religieux signifie (d'après l'étymologie latine religare) être
lié ou relié à... L'homme des sociétés traditionnelles africaines est en effet lié à la
nature par une relation marquée d'un profond respect. Il éprouve du respect à l'égard
de la nature dans laquelle il discerne une unité vivante. Plus: il voit dans la nature
non pas un Dieu (comme le prétendent certains ethnologues) mais une âme vivante

272
VOIre une force incommcnsurable et suprahumaine assurant la médiation entre le
terrestre et Je céleste. Perçue comme telle, la nature appelle vénération et piété.
Dans la vénération et la piété, on se soumet, on contemple. Or, l'«étrc-au-
mondc-par-Ja-contemplatioll» ne provoque ni n'altère les choses; il ne conquiert pas
la nature. C'est pourquoi, plutôt que de se lancer à la conquête de la nature, l'homme
des sociétés traditionnelles africaines se contente de la quête. Et les outils fabriqués à
cet effet sont parfaitcment adaptés à une utilisation sobre des ressources naturelles.
Toutefois, on pourrait, en regard de la situation actuelle des pays africains et
de l'impact de la technique sur le devenir des sociétés contemporaines, poser cette
question: la «spécificité africaine» tclle que décrite ci-dessus, peut-elle servir de
repèrc dans l'Afrique actuelle? Si oui, à quelle(s) condition(s)?
A condition bien évidemment de ne pas la prendre à la lettre; et dans ce cas
l'on peut espérer y déceler des éléments utiles pour l'agir éthique contemporain. On
retiendra entre autres (éléments) l'aptitude à résister à:
_la relation cultuelle avec l'argent (culte de l'argent), ce dieu-Argent en face
duquel s'estompe la valeur intrinsèque de toute «chose» y compris l'homme;
_l'exploitation abusive des ressources naturelles;
l'idolâtrie de la vitesse et du gigantisme;
la montée de l'individualisme.
Mais prise à la lettre, la «spécificité africaine» nous entraînerait dans un
archaïsme fatal; car faire prévaloir aujourd'hui cette spécificité pure et dure
reviendrait à préconiser pour l'Afrique actuelle le refus de:
_ mécaniser son agriculture et de fa ire usage des méthodes scientifiques
destinécs à intensifier la production;
_ opter pour un système de production compétitif à l'heure de la
mondialisation de l'économie;

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273
moderniser ses infrastructures hospitalières, académiques et routières;
adopter l'école occidentale devenue l'Ecole.
On voit bien qu'il s'agit là d'un pusillanime retour à un mode d'existence qui
placerait les pays africains en marge du progrès, car IOUS les points susindiqués
n'expriment rien d'autre que le refus du progrès voire un arrêt de la marche de la
civilisation. Or, nous savons que la marche de la civilisation est inexorable; on ne
peut que l'innéehir sans jamais pouvoir y mettre un terme. Ce serait déraisonnable ou
fou de prétendre, au nom d'un traditionalisme dogmatique et inconséquent, que le
salut de l'Afrique passe par un retour (à distinguer du recours) aux sources 21 •
L'idolâtrie de la tradition est nuisible et la célébration de la «spécificité
africaine» illusionniste. Ce sont des altitudes qui, non seulement tendent à escamoter
les véritables problèmes de l'Afrique mais aussi à éterniser l'impuissance ct la misère
du continent africain.
Et cela, le philosophe camerounais Marcien Towa semble l'avoir très (peut-
être même trop) bien compris lorsque, s'attaquant aux chantres de la négritude, du
retour aux sources ct de l'authenticité africaine, il déclare: "...à la quête de l'originalité
et de la différence comme certificat de notre humanité, nous proposons de substituer
la quête des voies ct moyens de la puissance comme inéluctable condition de
l'affirmation de notre humanité et de notre Iiberté22". Pour Towa, la quête d'une
spécificité africaine est incompatible avec l'acquisition de la puissance libératrice. En
21
La question pourrait aussi se poser dans des termes voisins de ceux dans
lesquels ils se posent dans le cadre de l'arabisation de l'enseignement - y
compris scientifique - en Algérie ou en Tunisie. Peut-on s'isoler (et la
difficulté ou le retard des traductions est indéniable) de la communauté
scientifique, internationale, par ailleurs largement "dominée" (en tous les sens
du terme) par le secteur universel qu'est l'anglais?
22
Towa (M.):_ Essai sur la problématique philosophique dans l'Afrique
actuelle, Youndé, Clé, troisième édition, 1981, p. 53.

274
effet, pour accéder à la puissance, il faut, suggère encore Towa, "se nier, mettre en
question l'être même de soi, et s'européaniser fondamentalement <...> nier notre être
intime pour devenir l'autre <...> viser expressément à devenir comme l'autre,
sem blable à l'autre, et par là incolonisable par l'autre23".
Si courageux soit le propos de Towa, si louable soit sa lutte contre les
idéologies du retour aux sources, force est de reconnaître qu'il développe des vues
teintées d'un a priori assimilationniste déconcertant. Aux extrêmes de la négritude
et/ou de la négrophilie réactionnaire Towa oppose les extrêmes de l'aliénation sans
reste du Nègre, de la dilution totale de l'Africain dans l'Européen. Il prône pour ainsi
dire la mort (métaphysique) du Nègre: mort de son ipséité culturelle, ruine de sa
«négrité».
Towa semble donner ainsi une impression de négrophobie, mais il ne s'agit en
fait que d'une simple impression; car c'est au nom de l'intérêt porté au Nègre que
Towa en vient à préconiser la voie qu'il estime être la plus fiable et la plus salutaire.
Et puisqu'il n'y a "pas de roses sans épines", le prix à payer pour la véritable
libération du Nègre est le sacrifice de son ipséité culturelle. La notion de sacrifice est
en fait au coeur des préoccupations de Towa. C'est pourquoi, pour étayer ses vues, il
invoque ce propos de la Grande Royale (héroïne de L'Aventure ambiguë de Cheick
Hamidou Khane) que voici: "L'école où je pousse nos enfants, dit la Grande Royale,
tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre.
Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux <...> Ce que je propose c'est
que nous acceptions de mourir en nos enfants el que les étrangers qui nous ont défaits
prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre <...>. Que faisons-nous
de nos réserves de graines quand il a plu? Nous voudrions bien les manger, mais
nous les cnfouillissons en terre. La tornade qui annonce le grand hivernage de notre
23
Ibidem, p. 41.


!Il
275
pcuplc est arrivée avcc les étrangers < ...>. Mon avis à moi, Grande Royalc, c'est que
nos meillcures graines el nos champs les plus chcrs ce sonl nos enfants24".
Towa cn fail ne scmblc pas conscient de la démcsure dc ses vues; il ne voil
pas que le propos de la Grande Royalc esl loin de prôncr comme il le fait, la négalion
de soi, la dilulion tOlale dans l'aulre. En effel, lorsque la Grande Royale propose
d'envoycr ses cnfants à l'école occidenlale, il s'agil par ce geste non pas de faire d'eux
des européens mais plutôl de laisser les curopéens «combler» en ces enfants l'espace
laissé vacant, la place laisséc libre par les premières décades de l'éducation
traditionnelle. Aussi, Towa ne semble-t-il pas avoir perçu d'un oeil critique, la
métaphorc de la graine; il s'est contenlé de nc rctcnir que l'idée de sacrifice qui
apparaît en gros plan dans le discours. Mais au-delà du sacrifice, il est un fait que,
lorsqu'on enfouillit dans le sol une graine de milou d'arachide, ce n'est pas pour
récoltcr du blé ou du tournesol. C'est dire quc la question de la libération ne peut,
contrairement aux vues de Towa, se résoudre par un effet dc transmutation.
Pis encore, en recommandant au Nègre de devenir l'autre ou comme l'autre de
façon à être incolonisable, Towa nous rappelle l'attitude de Gribouille qui, pour éviter
d'êtrc mouillé par la pluie sc jctte à l'eau.
Enfin, Towa nous paraît faire de l'amalgame au niveau des termes qui
constituent le noyau du débat; il semble confondre l'idcntique et le comparable, le
"dcvenir l'autre" et le "devcnir comme l'autrc". Mais dans un cas comme dans l'autre,
il y a assimilationnisme, mimétismc scandaleux.
Towa pour tout dirc, nous semble être allé un peu trop loin dans son effort (en
soi louable) dc lutte contre les idéologies du rctour aux sources; il est même allé au-
24
Hamidou Khanc (c.):_ L'Avcnture ambiguë, Julliard Paris, 1961, pp. 62-63,
Cité par Marcicn Towa, Op. cil. p. 42.

276
delà des limites du raisonnable. Sa démarche intéressante en elle-même, est
empreinte d'un radicalisme outrancier qui cadre mal avec la perspective d'une macro-
éthique; il faut assumer les différences et non les supprimer.
L'Afrique en participant de la macro-éthique doit assumer sa spécificité. Mais
a,sumer sa spécificité, ne signifie pas s'éterniser dans un traditionalisme étriqué.
En effet, si nous voulons une macro-éthique en envisageant la spécificité
africaine, ce n'est point dans un élan réductionniste et/ou africaniste ou nostalgique à
caractère frustré qui aurait peur projet de chanter ou de surévaluer les traditions et
valeurs africaines. C'est, bien au contraire, dans un élan de réforme mentale -
Aufklarungsarbeit - invitant les Africains en général à s'arracher à toutes les (ormes
de pesanteurs faisant d'eux des éternels sous-développés, qu'il convient de situer \\a
perspective de la macro-éthique. Il s'agit notamment d'amener les Africains à
observer les points suivants:
1
Reconnaître sans complexe leur condition de sous-développés avec son
cortège de pesanteurs que représentent l'économie de traite, la personnalisation du
pouvoir, la «kleptocratic», la corruption et la paresse généralisées.
2
Combattrc la tendancc à consommer sans produire. tendance que
stigmatise l'anecdote (devenue classique) ainsi formulée: lorsqu'on vend une machine
à un Africain et à un A,iatique le premier, au bout d'un certain temps revient
demander des pièces de rechange ou commander une nouvelle machine tandis que le
second (l'Asiatique) nc se fait plus voir25 .
3_ Rompre avec les discours anticolonialistes propres à voiler l'oppression
exercée par les dirigcants africains contre leurs peuples.
25
Que l'Asiatique ne revienne plus parce que la machine achetée avec les
Occidentaux est reproduite à meilleur marché (il en vend dix pour une qu'il a
achetée), cela ne constitue probablement pas un bon modèle. Mais comparé à
l'Africain, l'Asiatique a au moins le mérite d'avoir compris qu'il vaut mieux
apprendre à pêcher plutôt que de se complaire à "recevoir" du poisson.

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277
A l'endroit des intellectuels africains à la recherche d'une VOle africaine
d'appréhension dc nos rapports à la civilisation technicicnnc planétaire (et la
mondialisation de l'économie qui en résultc), à ces intellectuels, il faut signaler que la
solution dc la déconnexion est illusoire.
Il cn va de même des démarches selon lesquellcs il faut une éthique et une
technique à la mesure des pays sous-développés. Celle éthique en ne se cantonnant
qu'à la stricte sphère des problèmes africains de misère, risquerait d'être une éthique
de misèrc si elle ne prend pas en charge la dimension planétaire de la civilisation
technicienne ct l'interconnexion de ses effets. Parler d'une technologie douce (à ne
pas confondre avec énergie douce ou sanfte Energie) ou technologie taillée à la
mesure des pays sous-développés, reviendrait aussi à réclamer pour les pays sous-
développés, une technologie sous-développée.
L'impertinence de ees" solutions apparaît clairement quand on sait que
l'ampleur des défis liés aux problèmes du sous-développement demande des solutions
radicales à la mesure de notre démographie galopante, de la désertification
progressive qUI gagne notrc continent et de la paupérisation de nos masses
laborieuses'6.
Ce dont il est question, e'est de créer les conditions de formation et de
«maîtrise" des technologies qui sont aujourd'hui les médiatrices universelles, ce sans
quoi on nc pcut maÎtriscr ni ses problèmes d'cxistcnce (banalc) ni scs problèmes de
souvcraincté encore moins faire face aux effets pervers de la pollution et des risques
26
Mais le problèmc n'est pas seulemcnt dc savoir cc qui convient à l'Afrique. Il
cst dc savoir cc qui convient à l'humanité, dans un monde qui est "unique".
Chacun sait que l'égalisation des niveaux de technicité à l'heure actuelle est
simplement impcnsable (sans destruction dc la biosphère). Chacun peut aussi
voir que les écarts Nord / Sud sur la base actuelle sont égalemcnt nuisibles.
Qucl modèlc de dévcloppemcnt à la fois en prisc sur les singularités et lcs
particularités "régionales" et sur l'unité de la biosphère (ésosphère,
technosphèrc) pcut-on envisager? Nul d'ailleurs nc le sait. Du moins peut-on
poscr la question.

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278
technologiques majeurs qui n'épargnent aucun continent ct qui sont les pendants de la
civilisation technicienne.
Il est également question d'injecter dans la conscience africaine, l'idée que
l'humanité aujourd'hui dans sa diversité, se trouve réunie dans un même combat,
celui de sa survie. Ce combat interpelle tous les peuples à une solidarité universelle
pour faire face à l'ampleur des menaces qui pèsent sur les vies humaines, la vie tout
court. Dans ce combat, ce qui compte, c'est moins le repli sur soi que son sens de
l'ouverture, sa capacité à coller aux événements, à taire ses rancoeurs ct à concevoir
les outils ct les concepL~ taillés à la dimension de la mégamaehine.
Cette indication n'est pas seulement valable pour les Africains; elle vaut
,
également pour ces Européens nébuleux au comportement vereux - conséquence
logique d'une ignorance grave - qui vont déverser dans les caux africaines des
déehets toxiques ct/ou radioactifs. A cette catégorie d'Européens doit s'étendre la
mission universelle du philosophe de réforme mentale. Il doit être en effet inculqué à
ces Européens qu'une activité polluante a des effets au-delà du point où elle a été
engendrée et s'étend à toute la biosphère. Aussi, faut-il développer dans la conscience
de ceux-ci, que nous vivons dans une maerosphère (Makrobereieh) où les gaspillages
auxquels sc livre l'Occident ne peuvent éternellement être compensés par la misère
des pays africains en particulier ct du Tiers-Monde en général27.
27
L'écrivain uruguayen Eduardo Galeano, dans un article percutant publié dans
Le Monde diplomatique, note à ce sujet: "Les six pour cent les plus riches de
l'humanité dévorent un tiers de l'énergie totale disponible ct un tiers de toutes
les ressources naturelles utilisées dans le monde. Scion les moyennes
statistiques, un Américain du Nord consomme autant que cinquante Haïtiens
<... > Que sc passerait-il si les cinquante Haïtiens consommaient soudain
autant que lcs cinquante Américains du Nord? < ...> L'American way of life,
fondée sur le privilègc du gaspillage, ne peut être pratiquée que par les
minorités dominantes dcs pays dominés. Sa généralisation impliquerait le
suicide collectif de l'humanité" (Octobre 199J, p. 16.).

279
Nous voilà donc placés devant l'universalité du phénomène technique et de
ses conséquences, et l'éthique qui en découle ne peut être qu'une macro-éthique; ce
qui justifie aussi le caractère universel de la mission du philosophe donnant ainsi
raison à Hegel qui disait du philosophe qu'il est le fonctionnaire de l'humanité.


-

280
CONCLUSION GENERALE
De la philosophie de la technique comme nouvelle exigence philosophique et
comme matière d'enseignement
De Saint-Simon à l'Ecole de Francfort, en passant par les "théories
contemporaincs de la techniquc", notre réflexion sur Ic phénomène technique scmble
maintenant achever son parcours.
Cc que nous avons cherché à mcttre en évidence tout au long de cette élude,
c'est la nécessité de prendre la tcchnique au sérieux, de la placer au centre de la
réJ1exion philosophique.
Nous savons aujourd'hui que la tcchnique cst l'un des faits dominants de notrc
époque, qu'elle constitue (en termes elluléens) l'enjeu du vingtième siècle. L<!
technique contemporaine est en effet l'une des dimensions fondamentales où se joue
la transformation de la planète, des savoirs et des pouvoirs des hommes. Par la
rapidité de son développcment et son impact croissant sur la vie des hommes voire la
vie tout court, la technique contemporaine non seulement frappe d'obsolescence les
manières usuelles de pcnscr et d'agir mais encore menace d'échapper au contrôle des
hommes. Plus: la technique contemporaine dans son développement exponentiel,
engcndre des déséquilibres ct de lourdes menaces potentielles au triple niveau des
relations internes aux sociétés soumises à des transformations profondes de la
production, circulation ct distribution dcs biens matériels ou immatériels (1); des
rapports liés aux distorsions de développement à l'échelle de la planète(2); et des
liens étroits dc l'cxistcnce humainc avec Ics grands systèmes de l'écosphère ou
biosphèrc (3).
"

281
Une telle situation appelle et interpelle l'urgence d'une réflexion à la hauteur
des défis et enjeux liés au développement technologique. Or, force est de constater le
décalage troublant entre la nature des problèmes auxquels nous sommes confrontés et
l'état des réflexions opérées à ce sujet. Ces réflexions partagées pour la plupart entre
le ressentiment et le pessimisme à l'égard de la technique, se révèlent incapables de
prendre la mesure des détis auxquels nous sommes confrontés et d'y répondre
convenablement. D'ailleurs, il nous faut souligner que celte altitude consistant à
osciller entre le ressentiment et le pessimisme relève d'un manque de recul par
rapport à notre situation dans l'univers socio-technicien.
Il nous incombe dès lors de prendre le recul nécessaire pour apprécier avec
sérénité "la situation qui nous est faite par nos «moyens» techniques!". Dans celte
perspective, nous nous sommes proposé de remonter à Saint-Simon don! l'oeuvre
penneltait non seulement de faire objectivement le point sur nos propres problèmes
mais aussi d'opérer une distanciation à l'égard de nos incertitudes voire de notre
pessimisme au sein d'un univers qui apparaît de plus en plus opaque à la conscience
humaine.
Le saint-simonisme comme industrialisme et comme axiologie nous a en effet
permis d'appréhender avec lucidité le rôle prépondérant de la technique dans le
développement moral, intellectuel et matériel des sociétés industrielles. Considérant
la technique au triple plan de la "technique intellectuelle", de la "technique sociale",
et de la "technique des artefacts", Saint-Simon ouvrit la voie à une approche
systémique du phénomène technique ainsi qu'à une prise en compte des dimensions à
la fois cognitives, sociales et matérielles de la technique.
Tinland (F.): La techno-science en question, Ouvrage collectif, Champ
Vallon, 1990, p. 6.

--
"",'
282
Toutefois, forcc a été dc constatcr que les analyses de notrc auteur ont non
sculemcnt omis de mettre en évidence la cohércncc «intra-technique», c'cst-à-<lire les
intcrconncxions entre les sous-systèmes techniqucs, mais aussi négligé Ic problèmc
dcs nuisances générées par le développemcnt foudroyant de la rationalité technique.
Evidcmmcnt, il nc pouvait cn êtrc autrcment puisque la société à laquellc
participait l'auteur était unc société à taille humaine; Saint-Simon en fait n'a pas vu ni
connu le gigantismc dc la société industriclle. Pour combler ces insuffisances qui ne
sont pas à mellre au compte d'une défaillance intellectuclle parce que relcvant d'une
simple limitation anthropologique, nous avons dû recourir à des auteurs qui, commc
Saint-Simon, ont tâché dc prcndrc la technique sérieux.
Dans cette perspective, furent invoqués G. Simondon, B. Gille ct J. Ellul qui,
par-<lelà leurs divergcnces internes, nous permirent de mettre en exergue la cohérence
particulière des ensembles téchniques. A l'appui de ces auteurs, nous eûmes
également recours à Bergson et Heidegger qui, plus que Saint-Simon, furent attentifs
aux effets négatifs du développement de la technique.
Mais sans doute un peu trop préoccupés par la menace que la technique dans
sa dimension ontique ou ontologique2 fait peser sur l'homme, ces auteurs sont restés
évasifS ct superficiels dans les réponses à apporter aux problèmes posés par la
technique. Bergson en effet s'est borné à implorer pour la société industrielle, "un
supplément d'âme3". Heidegger pour sa part nous a laissé dans le vague en sc
contentant de prôner la Gelassenheit entendez ici quiétude de l'âme ou sérénité qui
2
Celle précision nous semble importante surtout lorsqu'on se réfère à
Heidegger. Pour cet auteur en effet, "la technique n'est pas ce qui est
dangereux <... >. C'est j'essence de la technique, cn tant qu'clic cst destin du
dévoilement, qui est le danger" (Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958,
p. 37).
3
Bergson (H.): Les dcux sources de la morale ct de la religion, sixième édition,
Paris, Librairie Félix Alean,1932, p. 335.

283
permet de dire à la fois oui et non à la technique4• De fait, on ne trouve pas ehez ces
deux auteurs, et avec eux J. Ellul, une véritable théorie critique de la société
technicienne.
A cette insuffisance, est venue pallier l'Ecole de Francfort au sein de laquelle
deux tendances ont dû être distinguées: l'ancien style ou alte Kritische Theorie et le
nouveau style ou neue Kritische Theorie. L'ancien style en radicalisant la critique de
la technique dans une théorie critique de la société technicienne, a permis de boucler
l'horizon de la critique tout en perpétuant cependant la pénurie de théorie éthique à la
hauteur des défis que lance à l'humanité la technique contemporaine. Le nouveau
stYle en quelque sorte prédestiné à abandonner la voie de la dénonciation
apparemment épuisée par l'ancien style,
a dû
polariser ses efforts sur
la
problématique de l'agir éthique dans les sociétés techniciennes. De ce contexte naquit
le concept "édifiant" de macro-éthique (Makroethik) forgé et promu par Apel et
Habermas ambitionnant de hisser la théorie de l'agir éthique à l'échelle de la
macros phère (Makrobereich).
Faisant
nôtres
les
présupposés
fondamentaux
de
la
macro-éthique
(universalité ct intersubjectivité communicationnelle), nous sommes parvenus à
penser, dans une démarche systémique, la situation des sociétés contemporaines en
plaçant au centre de nos préoccupations la relation éthique et technique. De fait, cc
qui est en jeu par-delà cette réflexion éthico-technique, c'est la reconnaissance de
l'autonomie du discours sur la technique donnant lieu à ce qu'il est désormais
convenu d'appeler philosophie de la technique 011 Technikphilosophie.
Cette expression, "philosophie de la technique" connote une certaine attitude
de la philosophie à l'égard à la fois de cc qu'elle est et de ce qui est. La philosophie de
la technique doit en effet servir à situer la tâche de la philosophie par rapport à ce que
4
CL Heidegger (M.): Question Ill, Paris, Gallimard, 1966, p. 177.

=
=
284
révèle le "mode d'existence des objets techniques" (en lequel se manifeste également
quelque chose du statut propre à l'être humain) et par rapport aux menaces liées à la
prépondérance d'une relation technicienne à la Nature, avec ce qu'elle comporte
comme perspective ontologique. Il en résulte l'obligation de prendre en charge ces
aspects jusqu'ici négligés dans l'histoire de la Pensée et les exigences nouvelles
qu'imposent les temps contemporains.
La philosophie, si elle veut continuer d'exister, et consécutivement participer
à la résolution des problèmes de la civilisation actuelle, ne doit plus se borner à un
"vain exercice de réflexion sur soi-même (leer Exerzitium der Selbstreflexion),
s'appliquant aux objets de sa seule tradition5" disons de sa longue et vieille tradition.
Cette tradition qui part de Platon à Bacon (exclu) a toujours placé la technique
à la périphérie de la réflexion philosophique. Mais depuis, une nouvelle tradition s'est
fait jour accordant à la technique une place "philosophiquement focale". Bacon et
Descartes en ont ouvert la marche. Mais c'est surtout le XIXè siècle qui, en
thématisant la réflexion sur la technique, ouvrit de façon décisive et systématique
l'horizon de la nouvelle tradition qui définira la tâche de la philosophie dans les
sociétés contemporaines. Cette tâche consiste à penser le ou l'un des faits dominants
de notre époque. Or, ce fail dominant (de notre époque) est la technique ou du moins
la dynamique de la puissance technicienne qui se donne à la conscience des
contemporains comme opacité.
La technique en effet est aujourd'hui devenue une réalité si complexe qu'elle
échappe aux investigations pointues des technocrates, et autres experts de la
technique. Sa montée en
puissance et en complexité requiert un effort de
dépassement des appréhensions instrumentalisles ct technocratiques de son mode
5
Habermas (J.): Philosophisch-polilische Profile, Suhrkamp, Frankfurt/M.,
1981, pp.31-32.

--
285
d'être. Cet cffort est cclui déployé depuis environ deux déccnnies par la philosophie
dc la techniquc dont la tâchc primordiale est de pcnser la tcchnique. Pcnscr la
technique, c'cst avant tout ouvrir un champ de réflexions approfondies sur les
caractéristiques essentielles dc la technique et sur les dimensions sociales, cognitives
et politiques de la dynamique technicienne.
En se donnant pour tâche de penser la technique, la philosophie nous paraît
désormais qualifiée pour répondre aux sollicitations dc notre époque: elle peut
valablement "contribuer â donner à nos contemporains la conscience de leurs
responsabilités mutuclles - à l'échelle de la planète - et susciter la volonté de trouver
les moyens de contrôler la dynamique du système à travers lequel se réalise le projet
collcctif de dominer et dc maîtriser la nature - projet qui s'inscrit, aujourd'hui, dans
un contexte différent dc celui dans lequel Descartes le formulait en toute clarté voici
trois cents ans6 !l.
Mais cet apport de la philosophie et plus exactement de la philosophie de la
technique, pour êtrc opérant, doit être suffisamment vulgarisé sans pour autant étre
rendu vulgaire. Commcnt réussir pareille vulgarisation si ce n'est en passant d'abord
par les structures de formation, c'est-à-dire l'enseignement. Encore faudrait-il que la
philosophie de la technique soit instituée comme discipline à part entière pour
prétcndre pouvoir êtrc cnseignée. A celle question, l'expérience peut apportcr une
réponse légitime.
Il nous faut avant tout rappeler que la philosophie de la technique, comme
toute disciplinc naissantc, a connu un "long hiver". Depuis sa naissance en 1877 avec
Ernst Kapp l'auteur des Grundlinien einer Philosophie der Technik, jusqu'à la fin des
annécs (1960) soixantc, elle a oscillé entre la philosophie morale, la philosophie
socialc, l'anthropologic, l'épistémologie ct la sociologie. Mais à partir des années
6
Tinland (F.): La tcchno-scicnce en guestion, Ouvrage collectif, Paris, Champ
Vallon, 1990, p. 121.

286
(1960) soixante, avec la profusion en Allemagne, en France et aux USA de discours
philosophiques sur la technique, des effoI1s furent entrepris pour conférer à la
philosophie de la technique, l'ossature d'une discipline. Ainsi par exemple en
Allemagne, la philosophie de la technique ou Tcchnikphilosophie semble aujourd'hui
revêtir toutes les apparenccs d'une discipline à part entièrc; en plus des monographies
et encyclopédies disponibles dans cc domaine, il cxiste dans certaincs universités
allemandes dcs chaires de Technikphilosophie reconnues au même titre que celles de
la philosophie du droit ou du langage.
S'il est prouvé quc la philosophie dc la technique est admise comme matière
d'cnseigncmcnt, force est de reconnaître que son cnseignement (comme tout
enseignemcnt d'ailleurs) pcut varier selon que l'on vcuille insister sur l'un ou l'autre
de ses aspects que constitucnt l'histoire de la philosophic ct l'histoire des tcchniques.
La philosophic
de la· technique est d'abord
philosophie avant d'être
philosophie de... telle ou tclle branche d'activité dcs hommes. A ce titre, elle est
inséparable de la philosophie, laquelle à son tour est inséparable de son histoire.
Nous nous accordons ici avcc Hegel pour dire qu'on ne peut aujourd'hui prétendre au
label de philosophe sans unc connaissance de l'histoire de la philosophie. Mais cela
ne signifie pas pour autant qu'il faille faire passer l'historien de la philosophie pour
philosophe. L'histoire de la philosophie est en fait une condition nécessaire mais non
suffisante du philosopher. Il en est de même pour la philosophie de la technique qui a
pour condition nécessaire l'histoire de la philosophie. Il nous faut tout de suite fairc
celte rcmarque cssentielle: le programme d'histoire de la philosophie vraiment digne
d'«instruire» la philosophie de la technique nous paraît être l'histoire de la raison ou
mieux dc la rationalité. C'est donc l'histoire de la rationalité qui est à considérer
comme condition néeessairc de la philosophie de la techniquc, laquelle a pour
condition suffisante mais non nécessaire l'histoire des techniques. A ce niveau, une

287
précision s'impose. L'histoire des techniques propre à alimenter le discours de la
philosophie de la technique ne saurait être une simple périodisation des inventions
qui se sont succédées dans le temps. Cette histoire dans son déploiement doit être
respectueuse de la méthode propre (ou appropriée) à la philosophie de la technique à
savoir l'approche systémique qui recommande une insertion des différentes phases
(éoteehnique, paléotcchnique, néo technique) de développement de la technique dans
une totalité dynamique et interdépendante.
Nous avons vu que la technique contemporaine, dans son développement
exponentiel, soulève des
problèmes d'ordre éthique, écologique et politique.
Autrement dit, la technique conlcmporaine pose il l'humanité des problèmes à faccttes
multiples, disons des problèmes globaux. Or, les problèmes globaux ne peuvent avoir
que des solutions globales et systémiques. Ainsi, en lieu et place des catalogues
d'informations juxtaposées émàillées de dates, l'histoire des techniques conçues dans
les vues propres à la philosophie de la technique aura (entre autres) pour vocation de:
reconstituer le cadre socio-historique de l'avènement du phénomène
technique;
_ repérer dans
le
temps et dans l'espace les facteurs de blocage et
d'accélération de la dynamique des ensembles techniques;
_ faire le point du parcours dialectique du Savoir et du Pouvoir incarnés dans
la technique contemporaine.
Cette façon de concevoir l'histoire, est ce que nous convenons d'appeler
histoire philosophique de la technique et qui a l'avantage de garantir la liaison entre
technique et culture.
Fondée pour ainsi dire sur deux piliers, à savoir l'histoire de la philosophie ct
l'histoire philosophique de la technique et régie par une méthode (systémique) dont la
"fonctionnalité" est transdisciplinaire, la philosophie de la technique nous paraît


m
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2BB
prédestinéc à bénéficicr d'un auditoire plus vaste que cclui de la "philosophie
traditionnclle". Son objet, sa méthodc, ses objectifs font d'ellc unc <<interdiscipline»
propre à instruire:
_ l'ingénieur ou le tcchnicien qui constatc non sans avec impuissance d'une
part, quc la tcchniquc nc peut plus êtrc conçue cn tcrmes dc machines ou
d'instrumcnts isolés,
ct d'autrc
part que
la dynamique technicienne appclle
d'innombrables facteurs (sociaux, politiqucs ...) transcendants à ses compétences;
_ le Décideur ou homme politiquc éprouvant le besoin de comprendrc son
époque et d'éclaircr ses décisions concernant le développement;
_ l'intellectuel cn général cherchant à évitcr les écueils de la tcchnocratie, de
la tcchnophilie, ct dc la tcchnophobie pour concevoir d'un oeil critique et constructif,
une réponsc à la crise actuellc dc la civilisation tcchnicienne;
_ l'intellectuel africain' en particulier s'attelant non sans avec difficulté à
raccorder "spécificité africainc" et nouvelles exigences dc l'univers socio-technicicn.
A vrai dire, l'intellectuel africain nous paraît, cn raison dc son héritagc culturel
fragmenté et du contcxte socio-économico-politique nébuleux qui est le sien,
suffisamment désarmé pour évaluer la tcchniquc contcmporaine et apprécier avec
clairvoyance la nouveauté dc "notre" situation dans le système socio-technicien. C'cst
dire que l'Afriquc est dans le plus grand bcsoin dc philosophie de la technique. Ainsi,
contrairement aux croyances aujourd'hui répandues dans le monde, nous osons
avancer que J'Afrique a davantagc bcsoin de philosophie (de la technique) que de
simples produits de consommation: tant qu'clle n'aura pas compris le sens (au double
sens
de
signification
ct
d'orientation)
ct
les
implications
des
mutations
technologiques qui s'opèrent sous ses ycux, J'Afrique s'éternisera dans la misère ct
aeecntuera sa dépendance à l'égard de l'Occident.

289
On peut ainsi mesurer l'importance qu'il faut accorder à la philosophie de la
technique et par contrecoup à son enseignement dans les soeiétés contemporaines
(qu'elles soient du Nord ou du Sud) au sein desquelles le phénomène technique
apparaît de plus en plus complexe, de plus en plus "opaque en ses dimensions sous-
jacentes" selon l'expression de Tinland.
Celle opacité du phénomène technique est d'autant plus réelle qu'elle situe
tout discours sur la technique dans l'inachèvement, c'est-à-dire dans la mouvance
d'une dialectique continuellement ouverte. C'est donc dire que ces pages sanctionnant
notre réflexion sur le phénomène technique constituent moins une conclusion qu'un
premier bilan de recherche (r)ouvrant le débat sur les moyens de relever les défis et
enjeux liés au développement de la rationalité technique.

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· Lettres au Bureau des longitudes (1808), Anthropos VI.
- Histoire de ma vie (1808), Anthropos 1.
• Projet d'Enevclopéd ie (1809), Anthropos VI.
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300
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siècle (1810), Anthropos 1.
- Correspondance avec M. de Rcdern (1811 - 1812), Anthropos 1.
- Travail ,ur la gravitation universelle (1813), Anthropos V.
- De la réorganisation de la société européenne (1814) Anthropos 1.
- Opinion sur les mesures à prendre contre la coalition de 1815 (1815), Anthropos
VI.
- Profession de foi du Comte de Saint-Simon sur l'invasion du territoire français par
Napoléon Bonaparte (1815), Anthropos VI.
- L'Industrie (1816 - 1818), Anthropos 1 ct 11.
- Les communes ou Essai sur la politique pacifique par une société des gens de lettres
(1818), Anthropos VI.
- Naissance du Christianisme (1818), Anthropos II.
- Le parti national ou industriel comparé au parti anti-national (1819), Anthropos II.
- Sur la querelle des abeilles et des frelons (1819), Anthropos II.
- L'organisateur (1819 - 1820), AnthropO& II.
- Brouillons sur la misère du prolétariat (1821), Anthropos VI.
- Lettres de Henri de Saint-Simon à Messieurs les Ouvriers (1821), Anthropos VI.
- Du système industriel (1821 - 1822), Anthropos If] et VI.
- Des bourbons et des Stuarls (1823 - 1824), Anthropos III et VI.
- Quelques opinions philosophiques à l'usage du XIXè siècle (1825), Anthropos V.
- De la phvsiologie sociale (1825), Anthropos V.
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TABLE DES MATIERES
AVANT-PROPOS
2
INTRODUCTION:
TERMINOLOGIE, METHODE, GRILLE
D'INTERPRETATION ET D'INTERROGATION DES
THEORIES CONTEMPORAINES DE LA TECHNIQUE
7
PREMIERE PARTIE
RELECTURE DU SAINT-SIMONISME COMME
PHILOSOPHIE DE LA TECHNIQUE
22
1.
TECHNIQUE INTELLECTUELLE: LA PERSPECTIVE SAINT-
SIMONIENNE D'UN SAVOIR POSITIF
26
A)
L'ELABORATION D'UNE SCIENCE DE L'HOMME OU SCIENCE
DES SYSTEMES SOCIAUX
28
B)
LA PHYSIOLOGIE SOCIALE ET L'HISTOIRE
39
.~{':;~
II.
TECHNIQUE SOCIALE: LE PROJET SAINT-S~M0NIEND~UNE\\
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ORGANISATION RATIONNELLE DE LA SOCIETE INDUSTRIEBLE
66
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A)
OBJECTIFS ET STRUCTURES DE LA S~~~:~§,r,:LE
68
B)
LA DIRECTION DE LA SOCIETE NOUVELLE
75
C)
L'ETHIQUE SAINT-SIMONIENNE OU ETHIQUE INDUSTRIELLE
88
III.
LA TECHNIQUE ET LES ARTEFACTS: L'ESPACE DE PRODUCTION
COMME SYSTEME DE MEDIATIONS
98
' 0
absa.

DEUXIEME PARTIE
DU SYSTEME INDUSTRIEL SAINT-SIMONIEN
AUX THEORIES CONTEMPORAINES DE LA
TECHNIQUE COMME SYSTEME
lO5
I.
LA NOTION DE SYSTEME CHEZ SAINT-SIMON
] 06
1°_
LA COORDINATION
111
2°-L'UNITE TOTALISANTE
1] 6
1°_
LA NECESSITE IMMANENTE
]23
4°_
L'AUTO-CREATION
126
II.
SURVOL DES THEORIES CONTEMPORAINES DE LA TECHNIQUE
129
A)
G. SIMONDON ET B. GILLE OU LA COHERENCE
INTRA-TECHNIQUE
132
B)
DE LA TECHNIQUE COMME MONSTRUOSITE
INCOMMENSURABLE: BERGSON ET HEIDEGGER
]40
C)
ELLUL ET LA QUESTION DU SYSTEME TECHNICIEN
]4'6
li1.
L'ECOLE DE FRANCFORT: DE LA CRITIQUE DE LA CIVILISATION
TECHNICIENNE A LA DESCRIPTION DE LA TECHNIQUE COMME
SYSTEME ET/OU SOUS·SYSTEME
163
IV.
ESQUISSE D'UNE THEORIE GENERALE DES SYSTEMES
TECHNIQUES
189
.../...

TROISIEME PARTIE
EVALUATION DES DISCOURS SUR LA
TECHNIQUE ET PROJET D'UNE MACRO-
ETHIQUE
201
1.
EVALUATION DES THEORIES CONTEMPORAINES DE LA
TECHNIQUE: LES PERSPECTIVES DE SAINT-SIMON, D' ELLUL ET
DE L'ECOLE DE FRANCFORT
202
II.
LA RESPONSABILITE ETHIQUE FACE A LA THEORIE DES SYSTEMES ........ 232
A)
LES OBSTACLES ETHICOLOGlQUES
234
B)
LE PROJET D'UNE MACRO-ETHIQUE
242
C)
MACRO-ETHIQUE ET SPECIFICITE AFRICAINE
256
1°_
SENGHOR ET LA QUESTION DE L'IDENTITE CULTURELLE
NEGRO-AFRICAINE
259
2°_
KAGAME ET LE PROBLEME DE LA RECONNAISSANCE
D'UNE PHILOSOPHIE AFRICAINE
263
3°_
LA SPECIFICITE AFRICAINE: ELEMENTS POUR UNE
APPROCHE CRITIQUE ET DIALECTIQUE DE LA NOTION
267
CONCLUSION GENERALE
280
BIBLIOGRAPHIE
290
TABLE DES MATIERES
303
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RESUMES
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«Technique inassignable», «société unidimensionnelle», «ruine'de l'essence axiologique de l'homme...
,Tous, èes thèmes nous renvoient l'écho d'u~ malaise universell~~ent vécu l';duit, par la technique
contemporaine donf le développement rapide prend de cou~t :'et parfois à contrepied" les modes
usuels:<,Iepensée, les us et coutul11e~, les institutions et les "autorltés établies".
NQus '''oilà ainsi placés devant l'urgence d'une rénexion éthique à la hauteur des défis que lance à.
l'humanité tout e~~ièrê, le,développement foudroyant de la i-àtionalité technique.
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Conirrierii releve~ de tels défis, comment concilier croissance techniCienne et souci normatif, de quel
héritage ~~U~!~I dispo~ons~riouspour pouvoir y faire face ~onvenabïément.?;,
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ç'~st à ces interrogations que tent~ modestement de répondre cette éludé en:pienl!nt.pou~.étailÇO!l'
~>ÜoptimiS!~e et le "nair;~ saint-simoniens ainsi que les perspectiyeséthiqu~~D~itiées parl'~~lede:'
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Rationalité,technique, Système, Macro-éthique, "IX' siècle, Pouvoir politique. '


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