UNIVERSITÉ DE BORDEAUX III
.~
,
Centre de. Recherches Mentalités et Civil.isations antiques
L'IDÉE D'INTÉRIORITÉ·
DANS LA PENSÉE ANTIQUE
DEPUIS .LES ORIGINES
JUSQU'A SAINT AUGUSTIN
. Thèse de Doctorat de 38 Cycle
soutenue en Avril 1980
.
Mention Philosophie .
Par Bonaventure MVÉ-ONDO
Directeur cfe Recherches:
M~ J.-C. 'FRAISSE
Directeur de l'U.E.R. de Philosophie
de Bordeaux III

Au seuil de cette thèse de Doctorat, qu'il
me soit permis de remercier ceux qui, par leurs pensées comme
par leur présence, ont pu déterminer cette réflexion.
D'abord à M. Jean-Claude FRAISSE, Directeur
de l'U.E.R. de Philosophie de Bordeaux III, qui a bien voulu
diriger ce travail avec l'autorité et le sérieux qu'on lui
connait. Ensuite à-Michel ADAM, Maitre-Assistant à l'U.E.R.
qui par son souci d'une philosophie éritique trouvant sa for-
ce dans les textes, a su donner un sens pratique à nos recher-
ches.
Je remercie enfin mon ami Joël GERMAIN qui a bien
voulu lire d'une façon rigoureuse et critique tout le manus-
crit.

,.
A ma femme et à ma mère .


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-~1
"Que regardes-tu là avec tant de soin ? Que
cherches-tu dans les yeux de cet être ? Y vois-
1
tu l'heure, mortel prodigue et fainéant?
!
Oui,
je vois l'heure;
i l est l'Eternité 1"
1
c. BAUDELAIRE, Le SPLEEN de PARIS
XVI,
"L' Horloge".


"Ab exterioribus ad interiora,
ab inferioribus ad superiora"
Saint-Augustin, En~in Ps 145,5

'( .
2.
-'
L'homme peut-il trouver en lui-même le li~r
d'un sens susceptible de satisfaire à ~a fois sa raisol-e~.:
son coeur? Qu'en est-il du "discours intérieur .•• de l'âme
avec elle-même"
(1)
dans la pensée antique? Qu'en est-il
donc de l'intériorité? A toutes ces questions, i l n'est pas
toujours aisé d'apporter une réponse. Depuis le XVIIe siècle,
l'idée que l'homme doit être considéré comme un sujet
(2)
conscient devant lequel se déploie le. monde a été théorisée,
mise en valeur non seulement par la philosophie, mais aussi
par le droit, l'histoire ou la psychologie. C'est en ce sens
,que, pour donner le ton à ses Confessions, Rousseau écrivait
"Je me suis montré tel que je fus : méprisable
et vil, quand je l ' a i été, bon, généreux, subli-
me, quand je l ' a i é t é :
j'ai dévo{lé mon inté-
rieur tel que tu l'as vu toi-même""
(]).
"
A nos yeux, c'est bien cette identification de moi) à moi-même
qui définit l'intériorité. Celle-ci apparaît donc comme une
sorte de subjectivité secrète, plus ou moins accessible et
plus ou moins étrangère
à la personne humaine. Or si l'homme
est le sujet ~ondateur de la vérité, autrement dit le . sÛbj~
sur lequel repose l'ordre de la connaissance, xes philosophies
mettent en oeuvre des voies d'accès si divergentes qu'aucune
n'a le droit de fonctionner comme un absolu. C'est pourquoi
(1)
-
Platon, Le Sophiste,
263e Trad. G. Budé P~ 383
(2) -
Heidegger, notamment, analyse dans "l'époque des concep-
tions du monde" l'EGO COGITO cartésien comme l'av~nement du
"SUBJECTUM •• " in Chemins
qui ne mènent".nùlle part, Gallimard
Trad. française 1971 p. 80
(3) J.J.
Rousseau, Les Confessions: La Pléiade Tome l, Livre l
p. 5.1959 Paris.Gallimard. Cependant dans la conscience morale,
i l y a un principe d'unité de la personne humaine qui est ou-
vert à la transcendance chez Rousseau. "
\\

.. .
,
3 •
se demander ce que sont l'intériorité et la s~jectivité dans.
1
l'histoire de la pensée. antique occidentale, c'est oser, par-
1
delà chaque philosophe et par_delà les difficultés de langue
l
et de langage propres à chacun, analyser ce dedans que 1 "hom-
j
me cro~t appréhender en lui-même. Ainsi la question de l'inté-
riorité,
si elle est possible, dépasse celle de la nature hu-
maine pour tenter de découvrir l'essence humaine gar le biais
l
de l'histoire de la pensée antique.
l'
1
i
Toutefois avant d'aborder proprement cette étude,
1
".
J
i l nous faut cerner de plus près l'idée d'intériorité. Pour
nous, cette idée évoque le double problème de l'essence
humai-
ne et de la subjectivité. En effet, si la vie intérieure est
ce qui situe l'homme au-dessus des choses sans âme et au-des-
fi~d'un ordre qui le rattache à Divinité (1), l'intériorité
humaine ne peut être que difficilement aliénable et extériori-
sable. Le message du Christianisme, par la voix
de Saint-Au-
gustin, ne définit-il pas la vie intérieure comme approfond~s­
sement de soi et comme le lieu de l'expérience divine? Or si le
.......-...
problème dé l'intériorité s'éclaire par pelui~
de la subjec-
tivité, i l est non seulement impossible de les séparer, mais
aussi de les confondre. D'abord,
i l est impossible de les sé-
parer parce que l'intériorité trouve. dans la subjectivité
le lieu de son expression, de son extériorisation tout autant
que le rapport qu'elle entretient avec l'Absolu, de telle
sorte que, hors de toute subjectivité, i l n'y a que des choses
(1)
-
E. Gilson dit fort. justement :
"Le dernier mot de la con-
naissance de soi est le premier mot de la connaissance de Dieu"
in l'Esprit de la philosophie médiévale. Tome II p. 14

.....
..
r
4 .
sans intériorité et qui, même si elles en ont une, c'est uni-
quement parce que nous leur prêtons une subjectivité compara-
ble à la nôtre. Ensuite,
i l est impossible de las confondre
parce que personne ne saurait récuser l'existence de la sub~
jectivité dont i l a une expérience intime
au lieu que l'in-
tériorité donne à cette expérience elle-même un fondement et
une signification. Cette définition moderne, si elle trouve
son explicitation chez Descartes
et Bergson,reste pour la
pensée antique extrêmement limitée. En effet, chez ces philo-
sophes,
l'avènement de la spiritualité inèérieure accompagne
la découverte du moi.
En centrant toutes choses sur l'inté-
riorité, en proclamant le Cogito comme vérité première, Des-
cartes voue.le monde à une extériorité sans remède et inau-
gure une nouvelle façon de. philosopher
(1). Face au matérialis-
me, Bergson fait de l'intériorité le refuge ultime. En ce
sens, l'expérience de la Durée nous initie à l'intériorité
parce qu'elle exige une conversion de l'esprit et un effort
de dépassement du monde spatial. Ainsi Descartes et Bergson (2)
(1) - Méditations métaphysiques .~.f~ Voir le commentaire de
Martial Guéroult : Descartes selon l'ordre des raisons.Tome l
L'Ame et Dieu P. 50 et suivantes. L'itinéraire métaphysique
de Descartes passe par le doute, .par la révocation de toutes
les certitudes naturelles en vue de dégager une âme séparée, un
cogito tout intérieur face à une étendue toute extérieure. Il
faut avertir ici que cela n'a rien de commun avec l'intériorité
telle que
la pensaient les Anciens c'est-à-dire cette sorte
de "charnière" entre le monde des corps et celui des "réalités
divines". Ainsi pour les Anciens,
à l'image surtout de Platon,
Aristote et Plotin, l'intériorité sera toujours définie comme
cette démarche progressive qui n'est possible que parce qu'il
y a" une norme, un tout qui la ploie à la loi du Tout.
(2) - L'intériorité bergsonienne apparaît comme "une donnée im-
médiate de la conscience". Il importe pour l'atteindre de dé~
passer l'individualisme et l'esthétisme de la dunée.
J

1
5~
.:.
.
,
obéissent'en fait à une exigence d'intériorité qui transcende
finalement toutes les oppositions dans l'unité de leurs pen-
sées et de leurs vies morales. Mais une telle définition de
l'intériorité en rapport étroit avec la subjectivité n'est
ja-
mais
explicitement posée dans la pensée antique. Pour elle en
effet, intériorité et subjectivité apparaissent déborder
le
cadre de la simple expérience individuelle. Ici, ni l'intério-
té,ni la subjectivité, ni la simple conscience de soi ?'appa-
raissent
indépendantes de la pensée religieuse. Alors, com-
.
\\
ment les définir? Jusqu'à quel point intériorité et
présen-
ce divine
se trouvent~-elles en état d'interaction ? Avant
tout, i l faudrait maintenant dire ce qu'il en est de l'intério-
ri té, si et conunent elle peut se définir., pour ne pas trancher
sur le fond,conune une quasi-expérience de la subjectivité.
La question est donc posée une seconde fois
:
l'intériorité est-elle le propre de l'essence humaine ou au
contraire une notion culturelle dont l'avènement n'a été pos-
sible qu'à un moment donné de l'histoire? Pour les uns, i l
ne saurait y avoir de dedans de la conscience vécue de fa~on
intrinsèque (1). Selon Gerhard Von Rad ;.}
dans l'Univers de
(1)
- Les philosophies de l'histoire nient l'existence de l'in-
tériorité. Pour A. Comte, l'esprit ne peut se connaître par
introspection mais se révèle à postériori dans le reflet de ses
oeuvres, à travers l'histoire des sciences qui n'est
autre
qu l l'.une biographie de l'intelligence". Il en est de même pour
Hegel pour qui l'esprit ne se dévo~le que dans le "monde de la
culture". Chez Marx,
l'intériorité est la négation même de la
vocation de l'esprit humain. L'honune n'est humain que dans la
praxis :
"Ce·:.n lest.e..pas la conscience des hommes qui détermine
leur existence, mais au eantrairec' est leur existence sociale
qui détermine leur conscience"
{Préface de la Contribution à
l'Economie politique}. Pour Sartre,
"la conscience n'a pas de de-
dans". SituationsI Paris 1947 p. 33. Pour Merleau-Ponty,
"il
n'y a pas d'fionune intérieur" Ehénoménologie de la perception,
Paris 1945 p. V

6.
l'Ancien Testament, parce que l'homme vit à l'ombre de Dieu, i l
n'éprouve aucune tension entre l'intérieur et l'extérieur et
1
vit en harmonie avec la
Loi "I.ivine
(1). Dans un tel univers,
--
!
.
J
i l Y a fondamentalement un sentiment d'unité qui préside à l'har-
1
1
monie du groupe humain dans lequel les lois du culte et 'de la
1
1
j
i
vie sociale ·transcendent
tout
élément personnel. Or, à nos
1
yeux, dans l'Ancien Testament, non seulement tout n'est pas
1
aussi simple, mais surtout i l y a une expérience autre de la
l1
subjectivité
qui fait que l'intériorité n'est pas le lieu
secret de l'individu mais d'abord c~lui q'où il reçoit l'appel
1
divin. Par exemple, le récit du sacrifice d'Isaac dans la
l
Bible (2) (Genèse XXII,l~),qui peut apparaître comme celui de la
soumission d'Abraham à l'ordre divin, est révélateur d'une
certaine idée de l'intériorité. Certes, Abraham se soumet et
obéit à l'ordre divin, mais cette obéissance est toute inté-
rieure. Et le texte lui-même ici nous invite à le lire de cette
façon •.• En effet, il ne contient ni la description des objets
employés, ni celle du paysage traversé, ni les problèmes
posés par les serviteurs et l'âne. En réalité, il nous ouvre à
la conscience d'Abraham comme une silencieuse progression à
travers l'indéterminé et le préalable, comme un souffle qui se
retient, comme un processus sans présent intercalé entre le
passé et le futur proche. Autrement dit, ce ne sont ni les
(1)
- G. Von Rad : Théologie de l'Ancien Testament, Labor et
Fides p. 119 Tome I.
(2)
-
R. Schaerer,
Philosophie et fiction. L'Age d'Homme
1978p. 19
1

7.
.-
évènements, ni son caractère qui expliquent la conduite d'Abra-
haro, mais bien le so.uvenir â l'intérieur de sa conscience de .
la promesse de Dieu, même si son âme est profondément divisée
entre une révolte qui doute et une attente qui espère. Ainsi
l'obéissance ou l ' intég!"atioil~â:_la loi divine n'est pas un obs-
tacle majeur â la prise de conscience de soi, au contraire elle
'permet de saisir l'expérience
intérieure comme l'in~ervalle es-
sentiel qui â la fois nous sépare et nous unit â Dieu.
Ainsi Gerhard Von Rad,l,n'a ni bout â fait rai-
son, ni tout à fait tort,
i l importe'donc de nuancer son juge-
ment. Le 'problème de l'intériorité, au regard de cet exemple,
n'est pas tant un simple épi-phénomène qu'articule lè champ
culturel, social ou 'historique qu'un problème personnel dans
lequel est mise à l'oeuvre toute 'la dynamique individuelle.
Dans l'Antiquité, même si la représentation que
l'nomme se fait de lui-même est inséparable de celle du Cosmos
au sein duquel i l conçoit sa place et sa fonction, cela ne
doit pas nous empêcher d'étudier l'histoire de l'intériori-
té en rapport avec celle de la subjectivité. Comme on le voit,
la difficulté de définir le statut de l'intériorité est vain-
cue. C'est pourquoi désormais étudier la question de l'intério-
rité dans la pensée antique, ce ne sera plus seulement définir

.:. .
,
8.
"les genres de vie"
(1) que le grec réalise ou veut réaliser,
mais dire, par~delà chaque penseur, ce qu'.il en est en réa-
lité de l'homme, de son essence et non de ses appétits natu-
reIs. Ainsi, c'est donc bel et bien analyser l'évolution de
cette prise de conscience autonome face à l'ex~ériorité ou
dans l'intériorité, c'est-à-dire analyser cet "effort de, la
part de l'homme pour se libérer du sensible" et
en même tèmps
cet "'effort de l'homme pour se libérer. de cette libération mê-
me qui a été souvent un emprisonnement dans le lac gelé de
l'idéalisme"
(2). Comme on le voit, le problème de l'in~ério-
rité deviendrait le problème métaphysique par excellence dans
la mesure oü i l ne débouche pa5 sur "l'apothéose du sujet",
mais
au contraire sur la "conscience des limitations ·de notre
être"
(3). En effet, les penseurs de l'antiquité, tout en
suivant les impulsions de leur raison, ne portent-ils pas leur
réflexion sur l'homme tout entier, c'est-à~dire non seulement
sur sa conscience religieuse et sur ses appétits mais aussi et
surtout sur l'analyse des démarches hurnaines(4)
? Or pour sai-
sir l'intériorité dans la pensée antique, i l convient d'analyser
(1)
-
R. Joly traite dans son excellent ouvrage du "thème des
genres de vie" dans la pensée antique et analyse celui que cha-
que penseur tient pour le mieux.Parallèlement à; cette thèse,
i l importe de montrer que la pensée antique inaugure à la fois
une histoire "de"~l'intériorité et celle "vers" l'intériorité
dont l'analyse des "genres de vie" ne serait qu'une étape
nécessaire.
(2)
- J.. Wahl, Traité de métaphysique, Paris 1953 p. 317
(3)
- J. Moreau,
"l'Idéalisme platonicien et la transcendance
de l'être"'in Mélanges offerts à Mgr DièS p.·206-207.
(4)
-
Parlant des Grecs, Simone We~l n'hésitait pas à écrire ;
"Hommes heureux, en qui l'amour, ,l'art et la science n'étaient
que trois aspects à. peine différents du même mouvement de l'âme
vers le bien". Sur la Science 1966 Ed. Gallimard p. 139 Coll.
Espoir.

9.
les fondements et les limites de la conscience humaine et
d'étudier la spécificité de l'essence humaine comme le moment
de la conscience réflexive. C'~st pourquoi i l ne s'agira pas
..
ici de reconstater comment la pensée antique depuis les ori-
gines réalise la coincidence du monde extérieur et du monde
intérieur mais au contraire de montrer comment une histoire de
ce monde intérieur prend spn envol,et se différencie de celle
du monde extérieur. Il ne s'agira plus de dire que le mythe
découvre une région ontologique inaccessible à l'expérience 10-
gique traditionnelle comme l ' a montré G. Gusdorf (1) ou de!.'
montrer à la suite de J.P. Vernant (2) qu'il y a déjà de la
pensée dans le mythe et inversement. Il s'agit simplement de
voir comment à partir d'Homère,
l'idée d'intériorité se déve-
loppe au point qu'elle n'est plus seulement un simple "double",
mais le lieu d'une prise de conscience de la difficile condi-
tion humaine entre le monde extérieur et le monde divin. Pour'
cela, i l ne faudra pas chercher ici une étude sur "le drame
de la conscience religieuse" dont
parlai c Léon Brunschvic-g
lors d'une séance à la Société Française de Philosophie, dra-
me qu.'.imposerait "une alternative entre le Dieu des Croyants
et le Dieu des :.philosophes .et des savants", c'est-à-dire en
somme entre la religion et la raison
(3). En effet, selon
Brunschvicg, l'avènement de la pensée scientifique occidentale
n'a pu être possible que grâce à un dépassement des visions
(1) ~ G. Gusdorf - Mythe et métaphysique.Flammarion~Paris1953
(2) - J.P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs.Maspéro~
Paris, 1971.
.
.
(3) - Léon Brunschvicg,
"La notion de la philosophie chrétienne"
in Ecrits philosophiques Tome 1. P.U.F. 1951 p.
295-303~
J
1

ta.
subjectives ou mieux à une négation de l'anthropomorphisme (l).
Or le problème ne saurait être aussi simple. Chez les Anciens,
l'intériorité hUmaine, parallèle à la conscience du monde ex-
térieur, n'apparaît-elle pas_~omme le dynamisme de l'esp~it
aspirant à l'être et aspiré par lui? Autrement dit, parce
que toute connaissance de soi renvoie à une connaissance de
la divinité et inversement, ne peut-on pas dire que l'intério-
rité est à la fois ce qu'il y a de plus proche et de plus
lotntain pour l'homme? Qu'en est-il réellement?
L'expérience de l~intériorité est ce qu'il y a de
plus proche, car elle est plus intime au sujet que le sujet
lui-même, elle est le "divin" ou le "supérieur" en nous. Ex-
pliquons-nous ! Pour qu'il y ait connaissance du moi, i l
faut que par une expérience intérieure, l'individu
saisisse
ce qui le fait être. De cette façon,
l'intériorité reste le
fond même où la subjectivité toute entière plonge ses racines,
mais dont elle est toujours "séparée4'1 parce que l'expérience
subjective est comme dans un état de perpétuel
"divertisse-
ment". Il importe donc dans la saisie de l'intériorité, de
récuser la subjectivité
(2). Le propre de l'intériorité serait
alors d'être ramassée sur elle-même dans l'unité de sa pure
essence. Mais l'intériorité est en même temps pour nous ce
qu'il y a de plus lointain, et par là même d'inaccessible dans
la mesure où tout s~jet ne serait que la somme de ses actes.
(1) -
Du même auteur voir surtout : Le progrès de la conscien-
ce dans la philosophie occidentale P.U.F. 1953 Tome 1. 2e.
édition.
Introduction générale p. VII à XVI,
"L'Humanisme
de l'Occident" in Ecrits philosophiques Tome l
p. 1 à 10 et
\\\\ l'Expérience humaine et la causalité physique" P.U.F. 1949
p. 588-592
(2)
- C'est aussi ce que propose Louis Lavelle, l'erreur de Nar-
cisse - Grasset 1939 p. 233-235.

.>
,
Or si l'intériorité ne se situait que dans ledépassém~nt même
de,i.la simple conscience de soi, elle échapperait par là même
à l'expérience subjective. Elle serait alors ce qui est au-
delà de tous les efforts que le moi peut entreprendre pour la
saisir parce qu'elle est précisément à la fois le principe et
l'exigence interne du développement temporel du sujet. Toute-
fois, i l ne faut pas s'y tromper: ce n'est que parce qu'elle
est ce qu'il y a de plus proche que l'intériorité
est ce qu'il
y a de plus lointain. En ce sens, elle est éloignée de la
simple conscience de soi réflexive non seulement parce qu'elle
est extérieure à celle-ci et séparée d'elle par un intervalle
infranchissable, mais aussi parce qu'elle est la perfection
, /
même d'un moi intime, authentique et inégalable. Ainsi la sub-
jectivité s'éloigne de l'intériorité non seulement parce
qu'elle est constamment "divertie" mais surtout parce qu'elle
aspire à. sa propre autonomie. Par conséquent, l'intériorité
ne serait donc plus un simple objet, mais bien la puissance
même qui sous-tend cette subjectivité. Comme on le voit,
i l
n'y a pas tant une histoire "de" l'intériorité qu'une histoire
"vers" l'intériorité en ce sens que la pensée antique est à
l'origine d'un débat sans cesse renouvelé. Et i l n'y a que
de cette fa~on que nouspo~~ ce qu'il en est de l'in-
tériorité chez ces philosophes qui n'opposent pas comme les
modernes
science et métaphysique, science et religion, scien-
ce spéculative et action.
Ainsi, la notion d'intériorité n'est ni un leurre,
ni une idée vague. Parce que toute définition de la subjectivi-

12.
té rènvoieà ll.idée dl intériorité, on le voit,. cette notion
reste fondamentalement humaine. Or la pensée antique,
à ses
origines, ne propose pas une .définition rigoureus~ de la sub-
jectivité. Par conséquent, qulen est-il de l'idée d'intério-
rité avant Socrate ?Telle est la question
qui se posera dans
notre première partie. On s'efforcera d'y analyser' comment
l'idée d'intériorité se révèle non seulement dans les rap-
ports que l'individu entretient avec le monde extérieur (l),
mais aussi à partir de la IISYNGENEIA II qui indique la distance
sans distance de l'honune avec la "divinité. Autrement d i t , l J i n -
tériorité ne serait-elle qu'une façon de composer avec tou-
tes les formes d' extériori tésd,';où qu'elles viennent ? Chez
Homère, llexpérience intérieure trouvera son lieu dans
"l'Avoir ll humain, ,mais i l ne supposera pas véritablement l'ar-
rière-plan métaphysique
nécessaire qui permettrait d'opposer
intériorité et extériorité. En ce sens, elle ne serait que
le simple reflet de la Divinité. Chez Hésiode,
la constitu-
tion d'une histoire de l'honune comme hi&toire de la décadence
nous permettra d'analyser conunent a surgi l'écart qui sépare
l'être humain de l'être divin. Pourtant, chez
Hésiade, pour re-
.
situer l'homme dans la perspective divine, tout se passe com-
me
s ' i l s'agissait d'écouter le message divin à partir d~lUne
relecture des cycles historiques, des saisons etc .•• Qu'en est-
(l) - cf. surtout Charles Mugler, sur la notion de SYNGENEIA
et l'analyse da monde extérieur chez Homère dans son ouvrage,
les origines de la science grecque chez Homère, Klincksieck
Paris 1963.

13.
i l vraiment? Et les tragiques, de leur côté,en représentant
l'individu comme situé à la frontière du sens
et du non-sens,
ne nous invitent-ils pas à choisir entre connaissance de soi
et conscience de soi ? En effet, si la connaissance dé soi
suppose la connaissance de la Divinité, la conscience de soi
ne saurait être que celle de la misère fondamentale· de l'être
humain. Ainsi alors que, d'Homère aux tragiques, l'homme ne
trouve son sens qu'en s'insérant
à l'ordre du monde et en
cherchant surtout à se rapprocher de la Divinité, chez les
.
premiers philosophes, le problème, s ' i l est posé, reste assez
flou. Cela voudrait-il
dire qu'il ne faille pas chercher
chez eux, comme le croît A.J. Voelke
(1),
les signes d'une
réflexion sur l'intériorité? Nous ne le pensons· pas. Des tex-
tes surtout d'Anaximandre, d'Héraclite, de Parménide!., d'Ana-
xagore, d'Empédocle et de Démocrite permettent de soupçonner
qu'il y a chez eux, non certes pas d'une façon directe,
l ' i -
dée d'une opposition entre l ' humain, ,lé di vin et le Cosmos
de telle sorte qu'apparaîtrait chez ces"physiciens"
la pos-
sibilité d'une pensée intérieure (2). Toutefois, au niveau de
cette première partie qui se voudra, somme toute, suggestive
et liée souvent au peut-être
(à cause du manque de textes
portant directement sur la question), i l ne faudra retenir
que ce qui en constitue l'intention fondamentale. Pour nous,.
(1) - A. J. Voelke, les rapports avec autrui dans la philoso-.
phie grecque d'Aristote à. Panétius.Vrin 1961 p. 19
(2)
-
Nous sommes donc de l'avis de R. Schaerer,"L'homme anti-
que.et la structure du monde intérieur - Payot 1958
p. 167-168

.~
",
r
~4.
les Grecs ont vu dans leur religion, dans leur "histoire" et
dans leur connaissance de la ~'fNature" autre. chose qu'une sim-
pIe extériorité vide de sens. En effet, les Grecs, Len défi-
nissant l'homme à partir de la totalité cosmique ou sociale,
s'opposent à l'idée d'une intériorité entendue comme repli
sur soi et comme expérience primordiale du moi. C'est pour-
quoi l'idée d'intériorité ne trouvera sa force que dans la
volonté humaine de rechercher sa parenté perdue avec le mon-
de divin.
L'homme·est-il donc d'essence divine? La deuxiè-
me partie, par une sorte de~etour à la subjectivité humaine,
permet de reposer le problème de l'intériorité. En effet, l'é-
poque qui va des Sophistes à Aristote se o:j:~tingue,de la pré-
cédente par son souci d'amener plus réellement à une connais-
sance de l'homme ou de ce qu'il y a d'essentiel en lui. Les
Sophistes, à leur façon,
proposent différentes techniques du
savoir-faire et du savoir-dire pour nous mettre en présence
non pas de l'Homme en général, mais de l'individu concret bai~
gnant dans 11 extérior i té qui lui renvoie son ombre. Ainsi le
propre de l'intériorité serait simplement d'être tournée vers
l'extérieur. Avec Socrate et Platon, au contraire, l'idée
d'intériorité apparait comme ce qu'il y a d'essentiel dans
l'homme. Mais i l ne faudra pas confondre cet àvènement de
l'intériorité avec les philosophies du sujet qui, avec Des-
cartes, considèrent l'homme comme le centre de leurs démarches.
A partir de Socrate en effet, i l ne s'agit pas encore ,de

15.
reconstruire la totalité du savoir sur un principe premier
absolument indubitaThle,
le COGITO, mais seulement d'indiquer
comment l'intériorité se sa.:isit. dans la relation réclpr9gue
entre moi et l'alter-ego c'est-à-dire dans l'analyse de la
conscience. Certes,
la réflexion platonicienne et la sagesse
cartésienne font de l'intériorité ce qui est au-delà de la
réalité sensible, de la simple subjectivité. Cependant ni la
méthode, ni l'objet visé ne sont les mêmes. Pour Platon, l'exi-
gence intérieure eSt
exig_ence suprême '. en ce qu'elle allie
t l'harmonie intérieure de l'âme et. la parfaite unification de
\\
la conduite. Ici l'intériorité, c'est la conscience de cet
élan de l'âme vers ce qui est pun, éternel et immuable. Et
plus l'âme rentrera en elle-même, plus elle se transportera
vers l'Absolu. Chez Descartes, ~u contraire, même s ' i l y a
aussi une conscience de l'intériorité liée à la transcendance,
'c'est cette volonté de chercher au-dehors la vérité
du dedans
à tel point que le Cogito n'est pas la fin en soi mais, se-
ion le langage Kantien, un simple impératif catégorique. Clair
est donc le dessein de Socrate et de Platon qui introduisent,
conjointement à. l'affirmation d'un anti-personnalisme qui
permet de dépasser le matérialisme subjectiviste des ,Sophi.stes
et la pure subjectivité cartésienne,
l'idée d'une intériorité,
objet de contemplation et d'une connaissance intuitive, qui
est voisine de la Réminiscence. Ainsi parce que toute connais-
sance est reconnaissance et que rien d'absolument extiêrieur
ne nous
advient, la Réminiscence devient le pur principe'de
l'intériorité. En ce sens, ce n'est plus "l'homme qui est la

..
r
16 •
1.
mesure de toutes choses ; mais le tldi vin tI en
l ' homme
Cl) ~ Au-
,
trement dit, chez Platon, i l faudra montrer non seulement com-
ment les conditions "épistémologiques" de la connaissance
de
soi renvoient en fait vers un sujet universel mais aussi com-
1
f
ment l'intériorité se définit comme l'au-delà du copps à tra-
1
\\
vers la contemplation et la Réminiscence..• Pourtant si l'on
1
\\
t
trouve chez Platon l'idée d'une philosophie à la fois "spé-
culative" et "pratique", Aristote nous apparaîtra comme èelui
qui organise réellement les rapports entre la divinité et
les choses, entre les choses et nous, et entre la divinité,
les choses et nous. De cette façon,
i l s'agira alors d'éta-
blir comment l'activité contemplative qui est l'activité
par
excellence de l'homme ne nous amène pas à une intériorité
autonome.
(2). En e.ffet, si le
-
Nous est à l'ombre de la divi-
nité, quel rapport l'être humain entretient-il avec le monde
et lui-même? Que sera alors que
"vivre selon ce qu'il y a
.
,.
1
de supérieur en nous" ?
(3). Que sera aussi la "SUNOIKEIOUN"
l
1
(4), c'est-à-dire cette relation étroite que l'homme entre-
1
tient avec lui-même ? Comme on le voit, la deuxième partie, en
li
posant
de façon intrinsèque
intériorité et subjectivité, nous
il
1
1
(1)
- Platon, Lois 716 C :
"La divinité ..• est la mesure de
1
toutes choses".
(2)
- J.C. Fraisse, Philia, la notion d'amitié dans la pensée
antique. Vrin 1974, p.
275 et surtout p. 450.
1
(3)
Aristote, Ethique à Nicomaque. VIII, 12,4
(4)
- Aristote, Ethique à Nicomaque. X,
7, 1
1
i

.~ .~
..
17 •
• •
1.
propose
en fait une réflexion sur la notion d'''OIKEIOS''
(1) .
. (le proche). En définissant l'intériorité comme la nature con-
1
1 .
1
\\.crète du sujet, elle insisté sur
la polarité circulaire de
1
l'intérieur et de l'extérieur, de l'être et de l'apparaître.
Mais par là même, elle refuse à l'essence humaine son indé-
1
1
pendance véritable, annonçant ainsi la crise d'une pensée oü la
maîtrise de soi
(AUTARKEIA)
n'est pas
synonyme dé liberté
1
intérieure. Le débat de l'intériorité chez Platon et chez Aris-
1
!
tote articulera bien ce souci. Comment révéler l'être que nous
.
1
1
portons en nous si ce n'est par ce souci chez le premier de
dépasser notre subjectivité et chez le second de montrer
l'articulation entre connaissance de l'extériorité et contem-
platioi1? La pensée
héllénistique ,-
":"ne~retiendra cette démar-
che reflexive et progressive que parce qu'elle seule peut nous
orienter vers une maîtrise de soi, une sagesse proprement indi-
viduelle.
L'individu doit-il trouver son sens intime dans
sa séparation avec la divinité ou au contraire dans une "con-
version", dans une alliance à la fois ontologique et méta-
physique avec la divinité? Telle est la question qui à. nos
yeux organisera la troisième èt dernière partie. En effet,
quel type d'expérience intérieure est désormais possible qui
tentera de situer l'individu dans la perspective divine sans
-----------------
(1) - C'était déjà à l'oeuvre chez Platon. Voir plus précisé-
ment l'étude du Lysis
ou du Banquet par J.C. Fraisse. in
La Philia (p. 128-149)
la notion d,'amitié dans la philosophie
antique - Vrin 1974.

~.~~.
" ( "
po~ autant l'y enfermer? Pour les Epicuriens, en rompant
tout lien entre les hommes et les Dieux, tout se passe comme
s ' i l s'agissait de mieux assurer non seulement la radicali-
té de l'essence de l'homme en·dehors de ses besoins mais sur-
tout et en même temps la transcendance divine
(1). Pour cela,
i l faudra analyser comment la vraie intériorité n'est pas cel-
le qui apparaît au moment de la simple jouissance" , mais bie~
celle qui dépasse·le plaisir pour en saisir l'ultime bonheur
(2). Pour les Stoïciens, parce que vivre selon la nature, c'est
vivre selon la vertu,
l'intériorité se comprendra désormaïs
comme "OIKEIOSIS"
c'est-à-dire comme une volonté de se ren-
dre familier à soi-même. Ainsi l'autonomie du sage, l'AUTARKEIA
- - - - - 1
nous permettra
de comprendre l'expérience intérieure éomme
"l'appropriation initiale grâce, à laquelle le vivant s'ap-
partient et saisit S0n être connue le sien propre"
(3). Or si
l'~nténiorité devient le domaine par excellence de l'homme,
n'y a-t-il pas ici une sorte de "rétrécissemen~' de la cons-
cience humaine dans cette volonté de prendre ses distances non
seulement vis-à-vis du monde extérieur mais aussi de la Divi-
nité ?
(4). C'est pour résoudre
cette difficulté que Plotin
dépassera la coupure déjà platonicienne du sensible et de
l'intelligible, de l'homme essentiel et du corps pour nous pro-
poser une expérience du. moi i
intérieur comme reflet de la
(1)
- L'athéisme des Epicuriens ~eqt pas radical puisqu'il
permet désormais de penser l'êtrexèomme le seul être divin. Il
a suffi auparavant de faire échec à la Déisidaimonia et de, ~ne
pas craindre les dieux (cf. Fest· gière, Epicure et les dieux
p. 82-86 P.U.F. Paris 1968).
(2) - cf. J.C. Fraisse, La Philia P. 329 sur l'Epicurisme com-
me philosophie de l'intériorité.
(3)
-
A. J. Voelke, ouvrage cité p. lU8.cf aussi Arts·tote.
(4)
- J •. Moreau, Plotin ou la gloire de la philosophie antique
V~in 1970 p. 14-15.

l~ •.
Divinité. En orientant
son "âme inférieure vers cette lumiêre
d'en haut et vers l'âme supérieure", l'individu réalise son
î1
être authentique
(1).
L'in:tér,iorité humaine alors.# c'est
1
l, .
l'AUTOS
divin en l'homme,
réalisé d'abord par la contempla-
1
tion de 11 Un
ou comme disai t
Homère, par la vie avec les dœeux
(OdY$sée XI,
601-~06) et ensuite par la mémoire qui n'est que
le Nous survivant en l'homme. Mais l'intériorité ne serait-
elle simplement que la pureté même de l'âme? Une telle défi-
nition apparaîtra à
Saint_Augustin comme une illusion dans
le chemin des intensités intéri~ures de la conscience car
comment parvenir à une telle pureté dans un monde où le mal
semble s'être vautré en principe absolu? Aussi pour l'auteur
des Confessions, pmisque l'âme vit sous le régime de l'exté~
riorité, elle devra d'abord éprouver la "disténtio" pour se
saisir
consciente d'elle-même et en tant que force
unie et
unifiante
("intentio"). Par l'''extentio'', elle va retrouver
l'.appel divin. Le chemin de l'intériorité exige une conversion,
une sorte de "transfiguration". L'intériorité devient alors
le centre
de toute conscience subjective. Comme on le verra,
entre l'homme et la Divinité, il n'y aurait pas seulement une
simple alliance ontologique où Dieu jouerait le rôle moteur et
où l'homme ne serait que le reflet de la Divinité, mais encore
une alliance métaphysique qui ferait
de l'intériorité la ten-
sion naturelle de l ' homme vers Dieu, son "poids.'~, sa "tempora-
lité" dans la perspective de l'éternité.
(l)
-
"Duplex in humani ta te", l ' homme qui aspire à la trans-
cendance est "simplex in deitate". Plotin, Enneades IV, 7.4.
j

....
r -
20.
Désormais, si connaitre, c'est jeter un pont
entre la Divinité, le monde extérieur et nous, qu'en est-il
de l'intériorité? Ne serait-elle pas le point (1) de jonc-
tion entre le monde divin et le monde humain ? Autrement dit,
pour la pensée antique,
l'intériorité n'est pas une impulsion
aveugle qui se superposerait à une subjectivité, mais une dé-
marche éclairée par la divinité. Parce que la pensée antique,
dans toute son intégralité, n'oublie aucune dimension ni
aucune relation de l'homme dans son expérience intérieure,
parce qu'elle fait de l'intériorité la force qui déborde le
moi et qui permet en même temps de lui donner son sens, .elle
nous invite, dans le désarroi
idéologique du monde contempo-
~ain, à dépasser le solipsisme et l'égotisme qui font figures
d'a priori de la science. Le vieil Héraclite ne disait-il pas:
"L'homme le plus savant;
comparé à la divinité, apparaît comme
un singe pour la science, comme pour la beauté 'et tout le reste".
(HippiaSMajéafi~289 B
) Ainsi si l'on veut saisir philosophi-
quement la notion d'intériorité dans la pensée antique"
i l
importe, par une analyse historique indispensable, de ressai-
sir chez chaque auteur, en quelque sor~e du dedans, les intui-
tions fondamentales qu'elle recouvre
et qui nous révèleront
sous l'identité des mots d'irréductibles oppositions. C'est
en ce sens et en ce sens seulement que nous tenterons ici,
en nous servant des principales oeuvres morales de la pensée
antique, de préciser ce qu'il en est véritablement.

21 •
.'
r
.~
~---------------------------------------------~--l
1
1
1
PREMIERE PARTIE:
A LA RECHERCHE DE LI INTE- 1
1
1
1
RIORITE
1
,
.
1
L------------------------------------------------1

.-
.
22 •
"Je n'ai rien. yu-, et pourtant i l y a·· quelque
chose:
Jules Verne, l'Ile mystérieuse
Ile Partie, Chap. XI
Il faut que l'homme soit un être bien problé-
matique pour que l'élucidation de sa propre essence ou plu-
.
tôt la saisie de sa force intérieure à travers toute l'his-
toire de la pensée se soit posée et se pose encore comme un
des problèmes~clés en philosophie. Aussi importe-til, avant
de montrer comment les principaux philosophes de la Grèce
antique abordent cette question) ou plutôt comment'leurs
réflexions ont pour objet fondamentalement l'être vrai ou
l'homme essentiel,
de chercher et de saisir les intubtions
(
de leurs initiateurs.
En effet, ayant même d'avoir défini
l'intériorité en termes de conscience réflexive, de
cons-
cience fondamentale du moi, la pensée antique présente durant
l'époque
archaïque quelques signes révélateurs qu'il impor-
te d'analyser. Ce sera donc par une analys7 des exigences
de
la conscience humaine et de la situation de l'homme dans
l'univers que nous aborderons cette recherche.' Auparavant i l
nous faut répondre à deux questions préliminaires: qu'en est-
i l de l'intériorité
dans la pensée grecque archaïque? De
quelles façons analyseT.t-elle et situe-t-elle le problème.
de l'intériorité?

23.
Dans cette première partie qui est tant néces-
saire en son fondement qu'en ses développements, nous ne sau-
,
rions trop insister auprès du lecteur 'sur l'obligation de
s'imprégner, non seulement de la proximité de l'homme grec;
mais encore et surtout de la force de ses incertitudes, âe
ses
soucis et de ses visées'.
Il importe pour répondre à
ces questions de_bien se mettre cela dans l'esprit. En ce
..
sens, i l s'agira de montrer comment la pensée grecque archai-
que est porteuse d~ premiers
signes
d' appari tion de l'idée
de l'intériorité. Autrement dit.-; et notre question s.e fera
plus précise -, l'épopée homérique, la th~nie
hésiodique,
la tragédie classique et les soupçons présocratiques, qui
ne relèvent pas-à proprement parler du genre philosophique
le plus strict, ne ,~ournissent-ils-pas une importante matiè-
re à réflexion philosophique dans la mesure où ils seraient
à la fois la traduction de l'interrogation et les essais de
réponses surgies des consciences face à l'énigme du mystère
humain? L'idée d'intériorité ne serait donc pas l!apanage
exclusif des "philosophes" dans la mesure où elle faisait
déjà. battre,.
les coeurs bien avant que ceux-ci en aient ,':
précisé le sens ou que le mot fût inventé. Pourtant, puisque
la réflexion
philosophique postérieure
(cf. surtout Platon
et Aristote)
vouera à la naïveté cette volonté
bien archai-
que de poser
l'intériorité comme le reflet de la divinité
dans l'homme, i l importe désormais d'en saisir la portée.
La pensée archaïque grecque ne définit pas le
1

24.
problème
de l'intériorité de façon intrinsèque. En ce sens,
l'histoire de l'idée d'intériorité, d'Homère aux présocra-
tiques, peut ressembler fort· à une gageure si nous ne tenons
pas compte ici des méthodes différentes d'analyse. Pour le
Grec archaïque, les notions de liberté et d'aliénation, aè
divinité et de conscience, d'intériorité et d'extériorité
ne s'opposent jamais, .au contraire tout se tient (1). A.insi
la Vie
intérieure ne sera jamais entendue comme la réalisa-
tion consciente des appétits relatifs-proprement humains,
mais comme la révélation de l'absblu en l'homme. Comment s'ef-
fectue , dans la pensée
archaïque, le passage de la simple
appréhension du monde à la saisie de la conscience divine
en nous? Rien n'est si simple. Nous dis~ns
ici deux
orientations. Dans,la première, qui va d'Homère aux tragiques,
tant par l'affiliation des genres d'écritures que par la
façon dont la conscience humaine est assumée,
l'intériorité
se~a considérée comme la manifestation du divin en l'homme,
.
donc comme ûne sorte de double extérieur plus ou moins éloi-
gné de l'individu qui lui révèle les contradictions du monde
et le révèle à. lui-même. Dès cette première étape,
l'inté-
riorité nous apparaîtra à la fois comme ce qu'il y a de pro-
prement humain et ce qui est aussi le moins incontrôlable.
En.ce sens, que
serait l'homme courageux si ce
n'est celui
à. qui la divinité donne sa force ?
(1)
-
Ici, l'homme "doit son individualité à l'évènement où
i l se manifeste". cf. P.M. Schuhl, Essai sur la formation
de la pensée grecque. P.U.F. Paris 1949 p. 142 2e Edition.
l

25.
1

1
Dans la seconde étape, de Pythagore à Anaxagore,
la découverte du logos et la possible perCeption de l'Etre
permett~de .trouver dans l'homme lUi-même l'idêe d'une con-
version spiribuelle qui orientera l'intêrioritê vers la Trans-
cendance. Pourtant si la conscience hWMine ne saurait être
confondue avec celle de la divinité, qu'en ~st-il de l'inté-
riorité chez Pythagore, Anaximandre, H6raclite, Parménide",
Empédocle, Démocrite et Anaxagore? ~~t-elle une conséquence
directe du ~-YkJL__ dont ils POJ:tent les germes ou au
contraire d'une nouvelle sensibili~ propre à l'êtr~ humain?
Peut-elle être considérée,conune une ~imple retransposition
de la pensée mythique (1) ou au contraire correspond-elle
à
une exigence rationnelle ? A nos ye~%, toutes les réponses
seront
possibles aussi lon~temps ql;~ le problême de l'inté-
riorité sera considéré comme une éY~~ion hors de la subjec-
tivi té humaine vers le monde divin %11 lieu dt engager l'indi-
vidu à un
détour sur lui-même. AI~(~, la pensêe archaïque
grecque définirait l'intériorité crh.~~ ce qui dans l'être
humain n'est rien d'humain. C'est ç~ qu'il reste à analyser.
(1)
-
Pour J.P. Vernant, à la suitk 1~ Conford, "La physique
ionienne"' • ••
.. transpose, dans. une :J'fL'le lalcisée et sur le
plan d'une pensée plus abstra:te, ~ ~'lstêœe de réprésenta-
tion que la religion a élab~re .•• ·,-~f. Mythe et pensée
chez les Grecs. p.
287 ~aspero.19~~ ~t Principium Sapientiae.
The origins of Greek philosophlcal t;~ught 1952 Oxford
p. 159-224.

26.
r-------------------------------------------------~
1
1
1
1
1
CHAPITRE I.
:
LI HOMME ALI OMBRE DU DESTIN
1
1
1
1
1
L
~--------------------------------------I
1

.. '.
27 •
r
"L'homme est le rêve d'une ombre. Mais quand
les dieux dirigent sur lui un rayon, un éclat
brillant l'environne, et son existence est
douce" •
Pindare,
Pythiques VIII Ve~s 95-98
Si "l'homme est le l:êve d'une ombre", comment."l
à partir de l'idée de la subordination de l'existence à un
destin (lJ. <lu à. toute force. trans.cendante,r.évéler l'.idée qu'il
se fait de lui-même? Qu'en est-il réellement de l'homme
grec? En ce qui concerne la conscience
qu'eurent
les Grecs
de l'essence humaine, de l'intériorité, i l ne semble pas
qu'elle corresponde exactement à la tonalité qu~ suscite,
auprès du lecteur moderne,
la seule évocation "poétique'· de
l'existence grecque. A nos yeux, l'intériorité grecque n'est
pas dépourvue de cet aspect de la "conscience malheureuse"
par lequel Hegel caractérise l'esprit du judéo-christianisme,
tandis qu'il prête à l'âme grecque la faculté de concilier;:
le sentiment de la finitude et de la sérénité obtenu par
consentement à cette finitude et au destin
(2) qu'elle impose.
(l) - La MOÏRA, dans la pensée antique, c'est le destin, la
part qui revient à chaque homme. cf. Odyssée l, 33-34. Tou-
tefois elle s'oppose au daimon qui lui est posi tif ~ i:cf Co'n-
ford, From religion to philosophy paragraphe 44.
(2) - Hegel, Phénoménologie de l'Esprit. Trad. J. Hyppolibe
Aubier TOl'tt:--.e II p.
242:-254
.

28-.
Hegel sait pourtant
.quelle place tient la dou~eur dans l'ex-
périence de la vie que traduisent pensée et art: grecs. Mais
cette expérience ne comporte pas, selon-lui,
l'état de dé-
chirement qui fait de la conscience judéo-chrétienne le type
même de la conscience malheureuse, dépossédée qu'elle est
de la complaisance en la finitude du monde par le sentiment
de la transcendance divine. Chez les Grecs,
la contemplation
esthétique de l'ordre du destin, si tragique soit-il, détour-
ne l'individu d'une subjectivité
insatisfaite pour l'inté-
grer à. la totalité suffisante de l'univers.
Ainsi la séré-
nité leur viendrait par acceptation de la nécessité.
Pénétrante à bien des égards, l'interpriétation
hégélienne de l'âme héllénique reste pourtant tributaire
d'une certaine stylisation goethéenne de la Grèce antique
(1).
Et elle porte aussi la marque du système dialectique de l'his-
"
toire. Du moins nous rend-elle attentifs au processus par
lequel ce peuple a tenté, dans la mesure du possible, de
sublimer sa conscience du malheur grâce à une contemplation de
la logique du destin. Ici, devenue l'objet d'un beau specta-
cle, la douleureuse condition humaine se nimbe de grandeur.
Cela est vrai pour le spectateur, mais d'abord pour le po~te
et le dramaturge. Il y a loin de l'existence plutôt proté-
gée, et apparemment satisfaite, de Sophocle par exemple, à
1
celle qu'il donne à contempler. à travers Afi~igQneet à tra-
- (1) -- Sa philosoph.ie consi.ste à. dissoudre
l'individuel qa.ns
le général, elle dilue les contrastes de l'existence coricrète-
en une continuité -4~
drame, en un "infini positif, ré-
servé c< 'ordinaire,
à la divinité,
à
l ' éterni té etaux morts".
cf. - I<ier-1ëegaard, - sta<;les. sur le ch.emin de la vie. Lettre a~.
. a~lecteur, Paragraphe 3.

29.
".~
"-
,.
vers Oedipe. Les plus effroyables coups du destin, les gron-
dements les plus sinistres en provenance du tréfonds de l'âme
humaine, les machinations prêtées à une société.de dieux tou-
jours en pleine discorde,
tout cela bénéficie
finalement
d'une sorte de transmutation psychologique lorsque la mesure
du verbe poétique et des formes plastiques vient humaniser,
sans en désacraliser le mystère, l'impénétrable " na tur.e" pri-
mordiale qui re~it
l'existence. Alors l'angoisse se tem-
père de sécurité,I'ho~ d'admiration. Car le
poème qui
?
.
.
commente le destin tragique et le théâtre qui le rend pré-
sent en sYmbôles concrets, parce.qu'ils·permettent d'en
objectiver l'élément maléfique, introduisent momentanémént
l'ordre dans le désordre. Telle est la vertu ~~~~
qu'Aristote reconnaissait à la représentation tragique.
En projetant dans le monde fantastique des
dieux ou des héros de l'époque troyenne, les conflits réels,
mais non identifiés, engagés dans les obscurités de l'âme
humaine, le
théâtre, nous le verrons, permet d'oublier un
instant la trop réelle souffrance d'exister sous la loi
d'une transcendance aux dispositions imprévisibles et aux
interventions arbitraires. Mais l'oubli d'une situation fon-
damentale ne suffit pas à restituer l'équilibre intérieur
qu'il a perturbé. En trompant le sujet sur la relation qu.~.il
entrètient avec le mal, l'objectivation esthétique du drame
spirituel maintient la conscience dans une certaine extério-
rité à. l'égard d!:elle-même •. Lorsque Nietzsche remarque, au

30.
sujet
des personnages tragiques, qu'ils s'expriment en ~
langage dont la clarté appollinienne est telle qu'on se
sent surpris de pénétrer du premier regard jusqu'au fond
de cette limpidité, i l cara~térise bien la perfection d'un
art. Mais i l nous suggère aussi indirectement les limites
spirituelles des personnages apparemment impuissants
à
accéder, par leur expérience tragique, à une certaine pro-
fondeur d'intériorité. N'est-ce pas ce que traduit l'obser-
vation
souvent faite de la relative imperméabilité de l'âme
grecque au sentiment et à l'idée même de péché? Pourtant,
si nous voulons restituer l'avène~ent historique de la no-
t10n d'intériorité, il n'y a pas lieu de s'enfermer dans
une interprétation de la pensée antique qui s'évade de cel-
le-ci (1). Il faut au
contraire, saisir comment ces au-
1
teurs, d'Homère aux tragiques, nous révèlent le fond d'une ex-
périence identique et invariable qui,
sous le jeu mouvant des \\
situations et le glorieux vêtement des associations poétiques,
laisse transparaitre l'essence permanente de l'homme.
(1)
-
Nous pensons ici au débat qui oppose Hegel et Nietzsche
dans leurs compréhensions de l'homme grec. Pour Hegel, la
marque de l'âme grecque, c'est sa luminosité. Pour lui, l'âme
grecque est intérieure parce qu'elle est extérieure, c'est-
à-dire parce qu'elle accepte la nécessité. Il suffit alors
de,lire l'extériorité (par exemple l'esthétique grecque)
pour en saisir la profondeur intérieure. Pour Nietzsche, l'âme
grecque est
"superficielle par profondeur", elle est imper-
méable à, toute interprétation parce qu'elle est à la fois
appollinienne et dionysiaque. Cf. Hegel, La Phénoménologie
de l'Esprit. Trad. Hyppolite Paris Aubier. 1939-1941 surtout
'Ieçpns sur la philosophie de l ' histoire trad. J.
Gibelin Paris
Vrin 1963 oü il est dit expréssement : "l'esprit grec •••
part de la nature et la~ retourne, de
façon à se poser lui-
même". p. 181. En ce sens, la naturalité habite d'abord la
conscience, de tellé sorte que seul un renversement intérieur
t.•
permet la libération du possible. cf. aussi Nietzsche, La
i
Naissance de la tragédie. p. 24 Gallimard. Idées Trad. G.
1
Bianquis. 1949 Paris.
:
fi~

"'
31.
.,' .
Comment l'homme se révèle-t±il à lui-même dans la pensée my-
thique et le théâtre antique? Et si la~vie
intérieure
peut être entendue conune une' quasi..-expérience de '"la subj ec-
tivité,' comment donc comprendre la difficile situation de
l'individu face au destin?
SECTION.;:I.- DIVISION DE SOI ET CONSCIENCE" DIVINE CHEZ HOMERE
------------------------------------------------
Les poèmes homériques sont caractéristiques
de la difficulté devant laquelle se retrouve l'historien. de
la pensée pour tenter d'analyser la profondeur de l'âme grec-
que. Pour Werner Jaeger par exemple, ces poèmes mettent en
place un ordre ambivalent où intériorité et extériorité se
combinent et délivrent le même sens pour l'homme. Il convient
de souligner le caractère hégélien d'une telle interpréta-
tion
(1) mais celle-ci reste étrangement limitée. Pour
Starobinski (2)
par contre,
"l'espace du dedp.ns"":":~<:il1Iténi"eur
du corps -
est le lieu où l'honune rusé dissimule ce qu'il
ne dit pas ( ••• ) l'acte de cacher une pensée,
un dessein, un
discours, en constituant la dimension d~ non-dit, constitue
du même coup une "intériorité", une abstraite région menta-
le,
.•• , le "f6ndJdu coeur"!,. Autrement dit,
i l Y aurait dès"
Homère, une pensée proprement intérieure qui était "le ré-
(i)"- cf. Regel : EsthétiqueITI in La Subjectivité poéti-
sante.
(2)
-
Jean Starobinski, uJe hais conune les
portes de
L'Hadès •• " in Le Dehors et le Dedans. Nouv.elle revue de
Psychanalyse. N° 9. Printemps 1974 Gallimard. p. 10 et
suivantes.
' -
c


sultat d'une action séparatrice". Mais une telle "intériorité"
ne serait-elle pas un simple redoublement de l'extériorité
ou alors un pur produit ~psychologique ? A nos yeux, se révèle
ici une difficulté majeure dans la mesure où l~ poète ne nous
dit jamais réellement ce qu'il en est de
l'intériorité. Et
"l'intériorité" homérique dont parle Starobinski reste du do-
maine du psychologique dans la mesure où chez Homère la pensée
et la définition de celle-ci' sont toutes pratiques. Il suffit
de voir avec Victor LAROK (1)
comment les termes tels que
..
-'\\
.A
..
"
,...,
MENOS, THUMOS, ETOR, KER, KRADIE, ~HRENES et NOUS ne renvoient
pas à une définition rigoureuse de l'intériorité humaine mais
plutôt à une notion virtuelle et indéfinie. Car si, par exemple,
le
'"
MENOS
peut
être entendu comme une "puissance d'énergie
nerveuse" située à.l'intérieur du corps, i l ne saurait être
l'intériorité même c'est-à-dire le principe véritablement hu~
main qui confère à l'individu son autonomie. Il en est de même
pour le THUMOS, c'est-à-dire le souffle intérieur de l'homme,
pour le COEUR entendu comme le moteur des émotions, pour le
/
'-
PHRENES,
l'organe où la parole et la pensée prennent naissan-
ce, et enfin pour le
-
NOUS
qui définit à la fois la perception
visuelle et la réflexion que celle-ci détermine. De cette fa-
çon, on voit se dessiner chez Homère au niveau des mots un
soup~on sur le problème de l'essence de l'homme. Pourtant, il
ne faut pas
en rester à ce seul niveau. En effet, puisque
(I) - V. Larok, "Les premières conceptions psychologiques des
Grecs" in Revue belge de Philo:eo~ - et d'Histoire. Torne IX,
1930 p. 377-406.
j
ff
1

r
..r
33 •
c'est l'idée même d'intériorité qui fait
problème, i l faut
désormais entreprendre en quelque sorte un travail de préhis:'"
toire à travers les rapports qu'entretiennent l'h~nité homé-
rique, le monde des objets et celui des dieux (1). Bour analy-
ser le problème de l'intériorité chez Homère, i l convient donc
d'une part, de chercher comment l'homme se révèle à lui dans
le monde des objets, d'autre part comment ce moment de la
conscience de soi renvoie automatiquement à la conscience de
la divinité en nous. Qu'en est-il réellement?
S'il faut en croire.Charles MUGLER, l'humanité ho-
rnéri.que est "douée d'une réceptivité exceptionnelle pour les
t
excitations sensorielles du monde extérieur", à tel point
r
1
qu'elle s'y définit. du même coup
(2). Sensible à la fois à
la force musculaire qui se manifeste dans le THUMOS comme aux
forces qui sont dans les éléments ~ieurs
(corps solides,
ea~, vents, nuages,
feu,
etc ••• ), dans l'homme
"
(MENQS) et
enfin à. l'univers sonore,
l'humanité homérique ne se situe
pas de
fa~on objective face à celles-ci. Même si les sensa-
tians extérieures sont porteuses d'un sens évident, elles ne
représentent pas pour l'homme homérique des moyens d'appré-
hension et d'observation des phénomènes naturels.
Ici, l'indi-
vidu n'observe pas les objets pour eux-mêmes mais seulement
pour s'ori.enter.
"L'homme homérique se demande donc presque
!
toujours en présence d'une
manifestation de la nature, s ' i l
---------------
(1)
- A ce propos, le lecteur pourra consulter les ouvrages de
R. Schaerer, l'homme intérieur et la structure du monde anti-
que. Payot Paris 1958 et de Ch. MUGLER, les origines de la
science grecque chez Homère. L'homme et l'univers. Klincksieck
Paris 1963.
l
(2)
-
cf. Ch. Mugler, opus cité. Introduction p. X.
1

. . .
0.
r
34.
n'est pas lui~même un dieu, s ' i l ne trouve pas sa force à son
1
insu et contre sa volonté,
inséré avec son corps et sa person-
ne dans une chaîne de causes et d'effets déclenchée par une
divinité ~ la suite d'~e négligence de sa part ou d'une priè-
re prononcée par un de ses ennemis"
(1). Les phénomènes, pour
lui, font presque toujours partie d'une séquence divine. Tout
~e passe comme si un ordre de causalité surnaturelle interfé-
rait dans le déroulement d'une causalité naturelle. Mais ce
souci de la causalité surnaturelle n'implique pas toujours
l'affirmation d'une conscience réflexive.
A titre d'exemple,
reportons-nous à l'épisode de
l'Iliade oü Aclûlle
aveuglé par la colère, s'élance sur son'
roi Agamemnon pour le tuer (2). Cette attitude humaine
(la co-
1ère) a l'avantage de nous permettre de saisir comment s'ef-
fectue la rencontre de l'homme~t du d~eu. En effet, devant la
"colère" d'Achille, Athéna,
(3)
"la déesse aux yeux p~rs" tombe
du ciel (4), le retient par les
cheveux et lui parle. Cette
apparition divine, si inattendue, vient contrebalancer la co-
1ère d'Achille et marque la situation-limite du héros. En effet,
absorbé par l'univers des sensations et par le feu de l'action,
Achille obéit, sans y réfléchir, à des sollicitations, à des
impulsions extérieures qui le divisent et le mettent hors de
lui-même. Il subit l'ambiance du moment, se noie dans la cbn-
tingence des "séries causales If quiélles-mêmes 'SOiltsuspendues
(1) - œ.. Mugler, opus
cité, p.
202.
(2)
Homère,' Iliade Chant l
vers 188-217. Trad. P. Mazon
(3)
- Homère,
Iliade ~ I, vers 168 •••
(4)
-
Dans
Odyssée
(Chant IX, vers 142), Homère écrit textuel-
lement :
"un dieu nous pilotait".

-------------------
35.
à la divinité
(1). Il est ainsi divisé au plus profond -de lui-
même. Mais pour contrebAlancer cette division ~ntérieure
d'Achille (2), Athéna intervient afin de permettre au héros
'.
d'opter librement pour une solution meilleure. Il ne s'agit
plus ici d'une simple perception visuelle extérieure,. mais
1
surtout d'une pensée intérieure
(3) même si la déesse y a di-
. i'
rectement accès. Mais cette pensée intérieure se déroule en
•••
dehors de l'espace et du temps terrestres dans la.mesure' oU
seul le héros voit la déesse. Cette parenthèse inaperçue par
l'assemblée institue et réalise en-tre le
héros et la divini-
té une liaison verticale. ~'. tout en s'inclinant sur la déèsse,
Achille s'équilibre sur lui~même. Il est à remarquer déjà avec
Homère que le souci du surnaturel et du divin n'affirme p~s
/ '
la négation de l'homme, mais définit au contraire sa pointe ex-
trême. Parce que le monde extérieur divise l'homme à l'inté-
rieur de lui-même et l'oriente par là même à commettre le pé-
ché de l'HUBRIS, l'homme qui veut atteindre la. sagesse
'.: 'j<
doit s'ouvrir à la transcendance car seul' "le divin s'articu-
le étroitement à l'humain"
(4). Qu'en est-il'donc de l'intériori-
té chez Homère ?
Achille, parce qu'il renonce à son élan de fureur
(THUMOS)
pour obéir à Athéna, est pieux et par conséquent ou-
vert au divin. Dans cette interaction du divin et de l'humain
(1) -Ch. Mugler, op. cit. p.
214
(2) - DIANJ)IKHA ME.ID-1ERIXEN ••• Vers 189-192.
(3)
- Ch. Mugler parle d'ALLO op. cité Ibidem.
(4) -
R. Schaerer, op. cité p.
16

...
"
.
36.
se découvre une sorte de tempo humain qui n'est pas la cons-
cience réflexive du sujet mais l'équilibre réalisé·
dans la
tension avec la divinité. L'intériorité d'Achille ce n'est pas
la possession, l'envoûtement divin mais simplement la reconnais-
sance du meilleur
sous les:conseils d'Athéna (l). A l'aube
de la pensée grecque,
i l faut remarquer que l'intériorité se
définit par ce souci de la verticalité et par cet équilibre
atteint en soi dans la libre reconnaissance de la Norme di-
vine. Cette démarche ascensionnelle se retrouvera, avec
ses étapes et ses problèmes particuliers, comme le souci pre-
mier chez ces penseurs qui s'engagent dans le débat de l'in-
tériorité.
SECTION II.
MISERE HUMAINE ET CONSCIENCE REFLEXIVE CHEZ
HESIODE
La question primordiale chez Homère, comme nous
venons. de le constater, était bien:
"Qu'en est-il de la puis-
sance hUI'\\laine, proprement humaine ?
Il C ' es t
cette question qui, à nos
yeux, pouvait éclairer la réponse des poèmes homériques au
problème
de l'intériorité. Celle-ci, en tant que puissance
humaine, n'était en fait considérée que comme un don divin)
plutôt que comme un pouvoir humain. En ce sens, à la suite de
(l) - Max Scheler établit la même distinction entre l'ordre
de l'autorité et l'ordre ~gog~ ou faux ordre. cf. le for-
malisme en éthique •••
trad.
française p.
220.

37.
Ch. Mugler, de V. Larok, de ~. Graz et de R. Schaerer, i l a
.
été "loisible de montrer comment, dans les poèmes homériques,
1
tout acte proprement humain niétait rien d'autre que l'ex~
pression de la divinité
en ...·.nous, même si cette expression de
la divinité ne se présentait que sous forme de conseils. Ain-
si, hors de la divinité,
l'homme ne bénéficie d'aucùne auto-
nomie et demeure
noyé sous le feu de l'évènement. Seul le
message divin lui révélait l'ibinéraire de son âme même si,
à la fin,
i l succombait à
la loi du destin. Une telle profon-
deur humaine cachait donc en réalité sa propre raison d'être,
sa maladie : son absence de conscience réflexive. Or pour
Hésiode, s ' i l est possible aux hommes d'écouter le message di-
vin, l'homme
n'en est pas moins atteint d'une cécité fondamen-
tale (1)
dans la mesure oü i l vit comme les rois mangeurs de
présents sous le régime de l'extériorité. Chez Homère, pour
trouver son "sens",
l'homme n'avait qu'à obéir à la divinité,
qu'à tendre à la surnaturalité, à la SYNGENEIA.
Mais une tel-
le analyse n'expliquait pas la misère humaine ou l'apparente
et actuelle cécité des hommes.
Il nous faudra donc chercher
avec Hésiode les réponses à deux questions fondamentales
:
1° - Qu'est-ce qui est à l'origine de la déchéance humaine?
2° - Comment réconcilier l'homme avec la divinité?
Ces' deUx- questions ont l'avantage de nous a.ider à comprendre
ce qu'il en est de l'intériorité humaine réelle et de la cons-
(1)
- Hésiode : Les Travaux et les Jours. Vers 108-204

38.
cience réflexive.
Il convient dès le départ de souligner chez
Hésiode à l'encontre du message homérique le besoin d'une
réponse pratique et personnelle pour l'être humain.
1
1. -LA~THEOGONIE OU L'HISTOIRE DE LA DECHEANCE HUMAINE
1
Nous l'avons montré, Homère, en f~isant de l'inté-
riorité, de la conscience humaine, l'expression de la divini-
té, condamnait l'individu à l'obéissance pour se réaliser. Aux
yeux d'Hésiode pourtant, l'human~té homérique n'avait rien de
proprement humain. et aboutissait à réduire l'intériorité à
une h~ d'~pparence divine. L'homme apparaissait ainsi comme
la "doublure" misérable, le pantin de la divinité. Or si
tous les hommes ont autant droit au bonheur qu'à la vérité,
1
comment alors restituer à l'homme sa "puissance" ? Cornrrient
la misère humaine n'est-elle que l'expression de la misère
religieuse ?
La Théggozi1±e sepréserite comme l'histoire des dieux
ou plutôt le classement "rationnel" de la multitude des dieux
que célèbrent les mythes grecs. Et ce classement apparaît com-
me une façon de penser l'int~riorité humaine
à
travers l'étu~
de
du lien (DESMOS)
rompu entre les hommes et les dieux (1).
Tout l'intérêt
de la Théogonie est qu'elle insiste sur le fait
(1) - A nos yeux,
la possibilité de décéler un code intellec-
tuel propre au mythe comme le fait J.P. Vernant
(in Mythe et
pensée p. 19-47)
ne doit pas nous faire oublier chez Hésiode
le souci d'une pensée religieuse (= RELIGARE) •

39.
que le poète
ne renv6~e plus à un dehors, n~ s'adresse plus
à une humanité atteinte de cécité totale mais
son discours
s'ouvresur;'la'-conditionhumaine
(1) et sur la séparation des
deux mondes. Mais avant d'expliquer plus
lo~t le chemin
d'Hésiode,
i l faut d'abord s'atteler à l'analyse de l'ouvrage.
Ici, Hésiode raconte, après un long prologue consa-
cré à. la gloire des Muses et oü i l se présente lui-même comme
leur "inspiré", i l raconte, disons-nous, comment l'Enfer et
la Nuit, puis l'Ether et le Jour, sortirent de l'abîme origi-
nel et comment, de la Terre, naquirent Ouranos (le Ciel)
et
la Mer.
Il nous dit ensuite pourquoi Ouranos engendra la. race
des redoutables Titans dont le dernier CHRONOS
(Saturne) mu-
/"
tila son père et régna sur les autres dieux. Or i l s'agit sur-
tout de décrire et d'expliquer le passage de la Souveraineté
des Titans c'est-à~dire du monde de la violence et du dés or-
dre à celle de Zeus qui incarne la paix et la justice. L'avè-
nement de Zeus, c'est celui de la raison transcendante. En
effet, tout d'abord, Zeus prend le commandement suprême non
parce-qu'il est puissant mais en raison de son savoir-faire.
C'est donc la justice qui fonde le pouvomr alors que la tou-
te-puissance n:'·est que le couronnement de l'intelligence.
Ensuite, cette intelligence, Zeus "l'épouse", mais il n'en dé-
v~ent le maître que lorsqu'il "l'engloutit dans ses entrail-
les".
(cf Vers 890)-. Désormais, Zeus dépasse la simple coha-
(1)- Pour être heureux,
i l faut être
l'\\..Lbt-tk _, disponible et
non envieux.(
Telle sera la leçon d'Hésiode à son frère Persès
dans les Travaux et les Joursl.
.

40.
bitation avec la sagesse universelle pour en devenir le maître.
Maintenant i l importe de
montrer la nouveauté de la pensée
d'Hésiode sur la notion d'intériorité humaine. Si, dans la
Théogonie, une telle recherche apparaît, à première vue, vai-
ne, i l faut toutefois montrer ce qu'il en est réellement. Ce
poème met en scène l'idée de la chaîne d'or
("Aurea catena .
"
homeri)
ou du DESMOS qui relie le poète aux dieux par-delà
les muses. Dire alors que l'intériorité humaine est accessi-
ble par le biais de la relation divine, i l n'y a qu'un pas.
Nous relevons déjà ici une constante du cogito g~ec qui ne se
révèle que par le biais d'une expêrience divine. C'est ce que
visait Achille à sa manière lorsqu'il se laissait guider par
Ath.éna.
(cf. Homère). Chez Hésiode, i l en est de même. En
\\
effet, si l'homme -
le poète-peut parler en "inspiré", c'est
/
parce que les muses lui apportent le souffle divin dont Zeus
reste le premier pourvoyeur,
la figure centrale.
(Théogonie.
Vers 135 p~~ 37 et vers 915 p. 64). L'homme
en sa
vérité,
c'est celui qui accepte la transcendance divine. Entre Homère
et Hésiode, i l y a une progression. Chez
Homère, l'intériori-
té humaine n'était pas le contenu matériel des démarches pro-
prement humaines, mais leur signification spirituelle. Chez
Hésiode, dans la Théogonie, entre les dieux et les hommes,
i l
y a une distance infranchissable qui ne se résorbe que par
la sincérité et la simplicité des seconds. Et la question qui
se pose désormais est de savoir comment les hommes pourront
retrouver cette sincérité
(1)
et cette simplicité qui les ren-
----------------
(1)
- J.C. Fraisse, la Philia p.
48

draient aptes à entendre le message divin. Tel est 1'01
Travaux et les Jours.
2 0
-
TRAVAIL ET CONSCIENCE REFLEXIVE'.:
"TravaJiJ.l bien
ordonné est pour les mortels le:
pre-
mier des biens, travail mal ordonné le pire. ~ des
maux" •
(Hésiode, Théogonie. Vers 471-472)
Pourquoi et comment en.est-il ainsi.? Pour Hésiode,
une voie directe conduit sans transition, en dépit des apparen-
ces, de la théologie à l'agriculture, de l'histoire de la sou-
veraineté nouvellement acquise par Zeus aux heurs et aux mal- r
heurs du paysan. En effet, chez lui l'art de nouer une gerbe,
de façonner un timon de bois dur, d'interroger les ascensions
saisonnières des escargots, tout cela s'inscrit dans une per~-
pective de salut spirituel. Qu'en est-il réellement?
La Théogonie, en établissant l'histoire de la sou-
veraineté de Zeus, déor.i~ait par contre coup celle de la dé-
chéance humaine. Or cette déchéance, si elle existe, n'est
point éternelle. L'homme peut atteindre le bonheur et retrouver
la paix intérieure. Pour cela, Hésiode nous invite au bonheur
à. la faveur d'un large détour en s'élevant au travail et à
la justice (1). Car, sans eux, i l n'est rien de durable. L'hom-
me est placé devant deux genres de vie : ou i l devient oisif
(1)
-
C'est ce que pense aussi Léon Robin: La pensée grecque
et les origines
de la pensée scientifique. Albin Michel Ed.
1973 3e édition. Paris p. 35.
il"
1

"..
42.
et tend ainsi vers le chaos
(vers 397~404), OU i l travaille,
pour s'engager vers l'avenir et' oeuvrer pour son. bonheur.
V01ci ce qu'en pense Hésiode .:
"Ne disons plus qu'il est une
seule sorte de Lutte:
sur cette terre, i l en est deux. L'une
sera louée de qui la co~prendra, l'autre est à condamner.
Leurs coeurs sont bien distants. L'une fait grandir la guerre
1
et les discordes funestes,
la:méchante
. Chezle$ mortëls,.
1
nul ne l'aime; mais c'est contraints et par le seul vouloir
des dieux que les hommes rendent un culte à cette Lutte cruel-
le. L'autre naquit avec son ainée de la Nuit ténébreuse, et
le Cronide, là-haut, assis dans sa demeure éthérée, l ' a mise
aux racines du monde et faite bien plus profitable aux hommes.
Elle éveille au travail même l'homme au
l,bras indolent: i l
sent le besoin du travail le jour où i l voit le riche qui
1
s'empresse à. labourer,
à planter, à faire prospérer son: bien:
1
tout voisin
envie le voisin empressé de faire fortune. Cette
1
~
,
\\ Lutte-là. est bonne aux mortels. Le potier en veut au potier,
1
le charpentier au charpentier, le. pauvre est jaloux du pauvre
et le chanteur du chanteur"
(Vers 11-26).
1
Ainsi l'homme est condamné à la lutte, soit dans le
1
sens destructeur de la discorde,
soit dans le sens cons truc-
teur de l'émulation. Et c'est pour éviter la discorde
que
1
le titan Prométhée enseigna aux hommes à duper les dieux et
déroba pour eux le feu céleste. A cela,
Zeus réagit en leur
1
donnant,
à. la place du feu, un mal, Pandore (Vers 57~·58). En
f
~f
effet, l'amour d'une femme est un bien fallacieux,
un piège
1
1
1
1

< '4.'.'
...
,
43.
car il invite l'homme à se complaire sur son propre mal. Mais
une telle situation, si elle prive l'individu de toute trans-
cendance divine, lui accorde une relative autonomie. Désormais
..
c'est la rupture et le retour progressif vers le chaos. Or
comment ret~ouver la Justice? Quelle démarche reste possible-
à l'homme qui cherche le bonheur?
Pour Hésiode, i l n'y a pas. une justice, mais-la
JUSTICE. De même qu'il faut passer de la Discorde à l'Emula-
tion, de même i l faut passer de ~'injustice à la Justice. Et
cela est possible, nous confie Hésiode, par le travail, par
un travail intelligent et acharné, qui représente pour l'hom- \\
me la porte de salut. Sous l'effet du travail, l'homme peut
tendre à son bonheur (cf. Vers 471-472 cité
plus haut).
Que sont donc les Travaux et les Jours si ce n'est
"une sorte de Discours de la méthode pour bien conduire son
travail sous le regard des dieux".
(cf. R. Schaerer, L'homme
intérieur, opus, cité., p. 78). L'homme réalise son essence
".
..
divine par le travail
(THEIOS ANER)
mais i l n'est pas et ne
sera jamais un dieu. En effet, la séparation de l'homme avec
y
les dieux affecte son statut ontologique. Désormais l'avène-
ment à la souveraineté de Zeus
trouve son pendant dans l'acte
de lrachat _de:",l' homme. C'est donc bien la même aspira tian re--
ligieuse qui articûle la Théogonie
et les Travaux et les Jours.
Le travail des champs permet de faire du comportement humain
la résultante spirituelle essentielle qui rend possible la

44.
réconciliation entre deux mondes et la Justice
(1). Il Y a
donc
~nJprogrès de l'intériorité chez Hésiode. La consciencè de la
lutte devient par contrecoup' la conscience réflexiv.e et la
manifestation ici - bas de la transcendance. Ainsi ,la conscient
ce humaine permet l'ouverture au divin grâce à une démarche
ascensionnelle et créatrice (le travail). Tout se passe donc
comme si en séparant l'homme d'avec la divinité, Hésiode le
préparait à coïncider authentiquement avec lui-même. En invitant
l'homme à. se situer au-dessus de lui-même, l'auteur des Travaux
et les Jours analyse ~'une des premières conversions intérieu-
res de la pensée antique.
En conclusion, Hésiode articule une position ambi-
1
valente. D'un côté" i l dresse le tableau du monde et situe his-
1
toriquement la décadence de l'homme. De l'autre, i l trace le
\\~
chemin de la véritable prise de conscience pour marquer ainsi
le moment de l'anti-décadence. ~Réconcilier l'homme e~ les dieux
par le biais de la conscience réflexive,
tel est le sens de
la pensée hésiodique. De même que l'ascension de Zeus fut légi-
time ; de même est légitime le rayonnement que le dieu projette
d'en haut sur le monde humain. Pour l'homme, une fausse ascen-
sion fondée sur la démesure, sur l'HUBRIS ne peut conduire
qu'à sa perte. Seul le travail en ce qu'il est d'abord muta-
tion, peut lui permettre de trouver sa grandeur parce que, en
son essence, i l conjoint les impératifs du monde apparent avec
1
f
(1)
-
"C'est contre soi-même qu'on prépare le mal préparé pour
autrui ~ la pensée mauvaise est surtout mauvaise pour qui l'a
f
conçue". Les Travaux. Vers 265-266.
(
"
1


45.
~ ceux du monde divin. En fait, à proprement parler, -. il
n'y a pas une simple conscience de soi, mais une conscience
du lien qui relie l'homme à l a divinité, l ' intériorl té n' éta.nt
..
~aà encore synonyme 'de dependance ina~s. plutÔo-t- le ..~eso~pde la -
transcendance. 1\\ins.i., ~e,,-i1lanffëite2.d~Jà.)
.. ' idée .' queT·' hOnmle /
.
n'est pas d'emblée apte à écouter l'appel divin ou à saisrr
la vérité.
Il importe avant tout qu'il y
Il
partièipe"- d'une
façon gén~rale.
SECTION III.
: PENSEE TRAGIQUE ET CONSCIENCE DE SOI
Si Hésiode ne fait que nous donner une meilleure
compréhension de la pensée mythique, s ' i l propose à sa manière
l'une des premières approches de l'intériorité humaine, i l
maintient un lien dei.·.~dépendance directe entre la crise religieu-
se et la crise agraire et nous oblige à poser un regard cons-
tructif sur le monde des dieux.et celui des hommes. Toutefois,
malgré sa dimension personnelle voire subjective, la poésie
d'Hésiode ne pénétrait pas réellement dans le coeur de l'homme.
Quand elle croyait dire l'humain, elle ne pensait en fait qu'au
1
divin. Pour l'auteur de la .Théogoniecomme pour Homère d'ail-
leurs, la profondeur humaine se révélait, non pas dans le men-
1
1
,
~onge, ni dans la vérité, mais dans la reconnaissance du divin,
dans l'horreur de l ' HUBRIS. Or i l en est de même chez les tragi-
f1
-1
ques. Nous le verrons, quelle que soit la complexité des pro-
~i
l
!
l

46 ..
blèmes posés dans un drame. d'Eschyle, de Sophocle-ou d'Euri~
pide, la condition nécessaire pour dégager le sens profond de·
l'oeuvre consiste à faire jouer la référence essentielle,. à.
,
conquérir la position des dieux, à tout comprendre ·selon lÊmr
perspective. Ceci permet de séparer d'une part, la relativité
des opérations humaines dans leur développement discursif,
et d'autre part, l'importance première du rapport au divin.
Ici aussi la question de l'intériorité humaine, c'est précisé-
ment celle du fondement c'est-à-dire celle qui ose,quelles que
soient
les justifications psychologiques ou politiques, s'at-
tacher à. la référence divine dans l'homme. De cette façon,
et plus que chez Homère et Hésiode, la tragédie campe déjà
1
dans le domaine de la philosophie: Antigone, Pélasgos, Phèdre
ne sont plus des héros transfigurés par la divinité à la ma-
nière d'Achille,
ils représentent à nos yeux le symbole d'une
existence plus profonde que celle acquise par l'homme au moyen
de la culture (1).
S~, dans toute démarche humaine, ce qui compte,
c'est le détour par en haut c'est-à-dire, d'une part. l'ouver-
ture de l'âme aux valeurs transcendantes et son ascension
vers elles, d'autre part, l'établissement d'un lien rattachant
à. ces valeurs toutes les réalisations particulières, cela ne
saute-t-il pas aux yeux
à_la lectu+"e d'une des pièces les plus
(1)
-
cf Nietzsche, la naissance de la tragédie, opus cité,
p.
24.
cf aussi A.J. Festugière, de l'essence de la tragédie grecque,
Aubier Montaigne, Paris 1969, p.
Il et suivantes.

47.
célèbres d'Eschyle, les Suppliantes
(1)
? Qu'en est-il plus.
précisément ?
? '-!Pé],asgo~ 1 roi d'Argolide, voi t
arriver 'chez lui
' ..
cinquante fugitives éperdues et pourchassées qui implorent sa
protection, tel est 1.I,.argument de la pièce. Or la question im-
portante n'est pas de savoir pour quelle solution se décidera
le roi mais de savoir par quelle démarche i l y parvient. Dès
le début, i l hésite
(vers 339, 378, 380) (2)
et cette hésitation
atteste d'emblée sa valeur (cf Ach~ille Iliade l, 189). Elle
est, dans son âme, comme ce liell~'.d"absence par où la divinité
surgira. Et plus i l hésite, plus' longtemps dure l'incertitude
\\
des jeunes femmes. Pour celles-ci, i l n'y a aucune division
intérieure dans la mesure où la souffrance et~e danger les rat-
tachent aux dieux. Elles incarnent "Zeus suppliant" même quand
elles menaceront de se pendre à ses statues
(Vers 465). Leur"~
démarche part donc d'en haut et descend nécessairement vers
la protection concrète du roi Pélasgos.En effet, Zeus ne peut
directement protéger
les Danaïdes. Il importe donc de lier
Pélasgos et Zeus. Or quelle est la démarche de Pélasgos?
Dans un premier temps, i l décide de s'en remettre
au peuple mais cette précaution ne le sort pas de son
"angoisse"
---------------------
(1)
~.c'est c:tte démarche pourtant qui caractérise le mouvement
de 1 1ntérior1té dans la pensée antique. Nous nous proposons
.
d'en analyser ici les principales variantes.
(2~ - Vers 339 : "Comment puis-je, avec vous satisfaire à la
;01 des dieux ?".Tra~. P. Mazon. P.U.F. 1966; p. 25
; •• Vous.secour1r,
Je ne le puis sans dommage. Et pourtant il
m est ~én1ble,aussi de dédaigner vos prières. Je ne sais
que fa 7re?Î l.an~oisse prend mon coeur: dois-je agir ou ne .
pas ag1r . D01s-Je tenter le Destin ?" Vers 378-380, p.
26-27.

.......
. .
~
r
(v. 379-380). C'est en lui-même, non au-dessus, ni au-dessous
de lui qu'il 'veut chercher la solution. Telle est la raiSon
pour laquelle i l renonce à s'en remettre au peuple. Ensuite,
i l demande au choeur de le convaincre non de la primauté de
Zeus, dont i l necr6it pas douter, mais du caractèI;"e légitime
de la requête des fugit}ves
(V.
390-391). Une telle situation'
est embarrassante car les femmes insistent,
l'invitent au
respect de la volonté de Zeus.
(v. 396). Désormais, ce qu'il dé-
sire, c'est "une pensée profonde ~qui sauve ••• , un clair rle-
gard où le vin n'ait pas mis son trouble"
(1),
(v. 407-409-417).,
Et c'est .ici que commence le recueillement,
la sîmple intros-
pection qui lui révélerait la décision à prendre. Mais cette
démarche elle aussi ne conduit qu'à une impasse jusqu'au moment
où les Suppliantes menacent de se pendre aux statues. Ce geste
n'est pas un argument mais les évàcations qu'il entraine dans 1
l'esprit de pélasgos l'obligent à opérer un choix. En sauvant
les statues de Zeus' de la souillure,
i l découvre l'absolu et la
situation lui parait renouvelée. Car en s'ouvrant à la trans~
cendance,
i l réalise du même coup sa dimension d'''insecte
humain"
(2).
(1) -
"Qui,
j'ai besoin d'une pensée profonde qui
. ): ,
.sauve, et que,
te 1 un plongeur, descende dans l'abîme
un clair regard, où le vin n'ait pas mis son trouble,
lafin que
l'affaire d'abord ne crée point de maux à notre côté, pour
moi-même ensuite se termine au mieux ;
je veux dire : afin
qU'Argos échappe aux atteintes d'une guerre de répresaillffi
et afin que moi-même,
je n'aille pas, en vous laissant
lainsi
agenouillés aux autels de nos dieux, m'attacher pour rude
compagnon le dieu
de ruine,
le génie vengeur. qui, même
dans l'Hadès, ne lâche point le mort. Dites, n'ai-je pas
besoin d'une pensée qui sauve 1"
Vers 407-417 p.
27-28.
(2) - Eschyle résoudra ainsi à sa façon le problème du déter-
minisme divin et du libre arbitre de l'homme. cf. aussi sur
Agamemnon.
--;:""~----------------------------------------

49.
En conclusion, chez EJchyle,
le .progrès
vérs
l'intériorité consiste en une résultante de deux lign~s
de force,
l'ordonnée divine et l'abscisse humaine. Comme
nous le voyons sur le graphique ci-desl?9-u9' -;;chaque évènement
des Suppliantes trouve sa place dans cet espace et doit à
la
position qu'il y occupe sa signification véritable. Et la cour-
.
be engendrée par ces points détermine l'itinéraire spirituel
de la pièce. Tout commence avec les prières des Suppliantes
et le risque d'une guerre qui contraignent le roi à hésiter.
1
.1
Z EUS
.Q
j
Les Suppliantes
Vote
Le Droit
Intros-
Suicide
demandent la.
populaire
pection
Pendaison
protection
1
1
Mais pour sortir de ce dilemne, il cherche l'approbation
1
morale du peuple. Toutefois ce souci de la référence reste
1
inopérant même lorsqu'il se traduit par une volonté de s'a-
f
dresser à la loi. La crise de conscience de Pélasgos atteint
son point culminant lorsqu'il se rend compte de son incerti-
1
1

50.
tude malgré sa démarche introspective. Et c'est la crainte
de la souillure de Zeus qui lui permet désormais de patti-
ciper à une" démarché ascendante définitive et satisfaisante.
Ainsi, c'est dans la conjonction de Zeus et de Pélasgos, dans
la compénétration du divin et de l'humain que la tragédie
eschyléénneàmorce un léger progrès vers l'intériorité. Alors
,
que chez Homère, les conflits humains trouvaient leur solu-
tion dans le vouloir divin, à la suite d'Hésiode,"
.Eschyle
/
nous présente l'homme vivant dans le risque et aux prises
1
avec son destin mais, au lieu d'qnnuler le risqùe, tout se
passe comme si l'individu cherchait à voir clair dans sa cort-
dition et à construire avec plus ou moins de bonheur un
univers à sa mesure. Certes, un ordre
règne 1 qui vient d'en
haut, mais l'important c'est la démarche humaine, le souci
de l'intériorité,
le respect de la verticalité.
Avec Sophocle, c'est le renouvellement de>la pro-
blématique intérieure qui est posé. Car si le héros eschyléen
ne v·it jamais
l'Absolu d'une façon intérieure (1),
au niveau d'une réalisation interne et concrète, chez Sophocle,
l'obstination par exemple d'Antigone a'" des racines plus pro-
fondes qu'elle-même. Et c'est donc bien le problème de la
référence à .la Norme qui surgit ici à nouveau : Comment sans
déranger l'ordre cosmique atteindre et réaliser notre désir
d'absolu?
-----_._---------------
(1)
- Comme nous
venons de~voir, l'introspection du~i
1
Pélasgos ne nous amène pas à son "INTIMO INTERIOR" mais à
l'incertitude.

51.
Pour répondre à cette question, i l impor'be de nous
tenir à l'une des pièces les plus prestigieuses .. 'de Sophocle,
l'Antigone.Avec Sophocle en effet, le chemin de l'intériori-
té passe non seulement par la. perception du destin mais
surtout par la volonté de se l'assimiler c'est-à-dire de nous
le rendre présent par une véri table l~intussusceptionIl
(1) •
Or comment le destin peut-il se constituer en objet.pour un
sujet c'est-à~dire en objet à la fois intimement présent et
apparemment séparé de celui-ci ?
Le thème de la célèbre pièce porte sur le refus
ou l'octroi d'une sépulture aux deux frères ennemis, Etéocle
et Polynice qui se sont entretués. C'est sur ce point que le
f
désaccord va surgir. Or à travers Antigone et Créon, Sophocle
nous présente une tragédie sous la loi du double destin.
En effet, pour Ant~gone
i l importe
de donner une sépulture
décente à ses frères morts. Aux yeux de Créon, les deux
frères s'opposent irréductiblement l'un à l'autre non pas
du point de vue de la transcendance céleste ou souterraine
(celle des Anciens) mais selon la trop humaine raison d'Etat.
C'est pourquoi toute vélléité d'ensevelir l'impie sera punie
de mort. Or à des circonstances inhumaines, Antigone répond
par
une décision surhumaine. Comme on le voit, et Sophocle
i
reste ici très clair, ·trois démarches se précisent
d'un
côté, celle d'Antigone qui part d'un absolu moral et tend
1
i1
à une fin possible;
de l'autre, celle de Créon qui, lui,
~t~
(I) - Karl Reinhardt,
Sophocle. Trad. E. Martineau Éd. de
1
Minuit 1971 Paris, p.
99.
1
1

~ --~ --------------------:----------------_....-...---~
52.
".' ".
~
part d'un absolu contestable fourni par l'opportun~té poli-
.
.
tique ~; enfin celle d I~I'nène:(.·.
1
l ' hésitante soeur (d' Anti~oI?-e,~
qui demande aux résultats la justification qu'elle ne trouve
f
ni dans un postulat moral à la manière d'Antigone, ni dans
l'intérêt du moment à la manière rle Créon. La sympathie du
lecteur va d'emblée à Antigone. Et l'amour de Créon pour
Thèbe"s,
s ' i l n'est pas blâmable, reste cependant bloqué sur
lui-même. En effet, Créon, pour parler le langage de Male-
branche, honore d'un amour d'union ce qui ne mérite qu'un
amour d'estime.
Il demeure ainsi .fermé à toute transcendance ;
i l n'est ni sensible à la justice de Zeus, ni à la sainteté
du droit familial,
ni même à la mort. C'est cela qui le con-
duira
à sa perte.
Ismène, elle, ne réalise qu'un accord de
complaisance avec sa soeur et n'est sensible qu'à la pitié.
Avec Antigone seulement la démarche devient toute intérieure
elle consiste à remettre en question l'apparente légalité
pour retrouver l ' ordrè divin.
(Et c'est ce qui l'oppose à
Créon). El~e est conforme à cette définition de la sagesse
comme trésor intérieur:
" ••• Ne laisse donc pas r~gner seule
en ton âme l'idée que la vérité, c'est ce que tu dis et rien
d'autre. Les gens qui s'imaginent être seuls raisonnables et
posséder des idées ou des mots inconnus à tout autre, ces
gens-là, ouvre-les : t u ne trouveras en eux que le vide". (Vers
705 -
709). Or désormais qu'en est-il de l'intériorité che2
Sophocle? Elle se traduit dans l'âme d'Antigone par sa plé-
l
nitude et par sa simplicité. Créon, lui,
finit ses jours sous
r
f
1
1

1
i
1
53 •
.. '
r
les espèces multiples ·de la nullité. A nos yeux, i l n'est
pas victime de sa responsabilité mais bien de son inauthen-
ticité
(1). Seule l'humilité ~emeure proprement h~aine pour
qui vèut ::s' évader de l'extériorité. Certes Antigone est pro-
fonde parce qu'elle est sensible à i'ordre qui lui vient
d'en haut. Mais elle nous montre ainsi que le bonheur ne se
situe
plus à la conjonction de l'homme et de la divinité
(comme chez Homère et chez Eschyle). Le véritable bonheur
dépend désormais de la mutation intérieure, de la fibre qùi
.
guide le coeur de l'homme. Nous avons donc affaire ici à
une pensée qui envisage l'intériorité comme un sentiment,c'est-
à-dire comme une relation avant tout spirituelle et volontai-
re et qui nous propose un idéal supérieur à tout idéal hu-
main, trop humain.~2).
Un progrès important s'accomplit avec Euripide. Si
~
Homère et Hésiode nous avaient habitué à une idée de l'inté-
riorité-sans épaisseur ou plutôt considérée comme le-simple
reflet de la divinité, avec Eschyle et Sophocle, nous avons
montré l'avènement d'une réflexion sur l'essence humaine
"séparée"
des influences sociales. Or avec Euripide, c'est
le surgi.ssement de la c.onscience tragique c'est-à-dire de
l'homme libéré des excentricités divines. Comme l'a montré
(1)
-
Antigone retrouve son authenticité dans sa quête de
l'Absolu. Toutes les autres démarches ne sont qu'illusions.
(2)
- cf. R. Schaerer, Opus cité. p. 210.
1

54.
"L,-,
~~ de Romilly (1), et comme nous l'avons expliqué, si chez
1
Eschyle, le héros ne fait jamais un pas à proprement par-
1er vers une existence propre, chez Sophocle, i l y a un
1
renversement des perspectives. Antigone, même si elle peut
1
être interprétée comme une monade, se révèle douée d'une'
épaisseur humaine toute constituée de souffle divin. Désor-
mais l'intériorité, c'est la solitude, la grandeur humaine.
Alors que, chez Eschyle, le personnage s'abandonne à son
destin, Sophocle, lui, instaure la parole d'un "JE" dissocié
Et désormais avec Euripide, il né s'agit plus de mettre en
scène des individus exceptionnels, prisonniers de· leur in-
transigeance, mais d'exprimer de la façon la plus naturelle:~
les grands mouvements de l'âme.Qu'en est-il réellement?
Pour Euripide, qu'en est-il de l'homme authenti-
que si ce n'est celui qui surmonte sa fatalité en l'assu-
mont? Et l'examen de IPHIGENIE
à Aulis va nous révéler
cet aspect fondamental de la pensée d'Euripide. Le thème de ;~
la pièce est le suivant : Agamemnon est obligé par un sort
implacable,
soit de renoncer à l'expédition de Troie,
soit
de sacrifier sa fille Iphigénie. L'ambition l'emporte d'a-
bord sur l'affection ,paternelle et i l écrit à Clytemnestre
une lettre qui l'invite à venir à Aulis avecI~~ pour
présenter la jeune fille à Achille en vue d'un mariage: car
---------._-----
(1) -
Pour tout ce passage consulter
"Le Temps
dans la
tragédie grecque" Vrin,
1971 Paris.

"
55."
tël est le prétexte.P.uis l~.affection prend sa revanch~et·le
malheureux père écrit une seconde lettre contraire à la
première. Sous l'effet de ce déchiremen~ intérieur, il lui
apparait que les grandeurs humaines portent en elles un prin-
cipe négatif qui les annule. Ainsi les honneurs ne.sont qu"é-
clat trompeur" et "douceur affligeante"
(Y-~·21-23). Malgré les
reproches que lui fait Ménélas, Agamemnon, désespéré, laisse
éclater son être intérieur. Ménélas comprend désormais "ce
que c'est que de tuer ses enfants". Mais le chan~ernent ici
est d'importance. Si chez Sophocle, d'un bout à.l'autre de
la pièce, Créon restait identique à lui-même, chez Euripide,
i l Y a conversion intérieure
(1). Comme l'écrit R. Schaerer,
"ce moi qu'Eschyle subordonnait aux valeurs divines,que So!,ho-
cIe déroulait dans sa continuité temporelle"Euripide le fait
éclater sur la scène"
(ouvrage cité:p. 275). Sophocle' croyait à
la fidélité int~rieure. Euripide~lui,nous fait passer d'un Mé-
nélas impitoyabl~ ·à·unMénélas compatissant. Certes, il n'a pas
à p~prement parler de vie intérieure et tout se passe ici dans
la zone intermédiaire des vécus de conscience, au point d'in-
terférence des évènements et du moi.
Comment donc assurer l'expédition de Troie sans
tuer 4phigénie ?
(1409-1410). Tel est en substance le pro-
blème. Et à. la suite de Ménélas, Achille offre l'aide de
son bras et de son
armée et Iphigénie s'offre elle-même.
Mais ces hypothèses ne résolvent pas la difficulté, i l faut
(1)
- M. Croiset pense la même chose. Cf. Littérature grec-
f
que Tome: III p. 331.
f
1
1

56.1
"_...
,
une action directe du ciel pour que tout soit sauvé.-Et les
dieux
exigent d'abord que l ' homme se soit haussé- . au presque
pour achever ce presque en tout.
Se réalise donc ici
.
/
l'union du meilleur (AMEINON)
et du nécessaire
(~omme chez
P1aton,Tfimée 75 d, Lois 858 a), qui est la condition pre-
mière de toute véritable solution. L'instabilité initiale
d'Agamemnon, la dissonance d'Iphigénie au sein de leur uni-
vers, tout cela nous met en face d'un dilemme. Seulement Iphi-
génie et Agamemnon remontent à -la source de toutes les réus-
sites possibles : en réalité; ils demeurent ouverts sur ce
qui les dépasse, non seulement aux valeurs inter-humaines
des relations sociales, aux valeurs souterraines du monde des
morts, mais aussi aux valeurs intérieures du moi profond.
L'expérience ·spiritue11e des deux héros articule la trans-
ce~ance supérieure, i.nférieure, intérieure, céleste, sou-
terraine et personnelle. Il y a donc un progrès de l'inté-
"
riorité chez Euripide. En effet qu'est-ce que c'est qu'agit"
1
en homme selon la volonté des dieux si ce n'est faire tout
son possible dans le sentiment d'une insuffisance à la fois
relative et totale : relative, car la bonne volonté humaine
compte beaucoup dans le résultat;
totale; car sans l'apport
divin rien ne se réalisera? Agamemnon, en découvrant l'hor-
reur de la mort-sacrifice, remonte en-deçà
de lui-même,
à l ' origi_ne divine de toute démarche valable. Ainsi même
si les dieux font tout puisque, sans eux, rien ne s'achêve-
rait, ils attendent, pour tout achever, que l'homme ait
tout préparé. Le véritable sage,
c'est celui qui attend
1

57.
1
tout des dieux, de lui-même et du sort (Vers 8947899) :(!).
Tout se décide donc à ce point de convergence. Alors que
chez Eschyle, i l suffisait d'obéir à la' juridiction~:;suprême,
que chez Sophocle, la norme se révélait dans la fidélité
religieuse,
familiale ou simplement intérieure, Euripide
nous invite à une intégrité personnelle qui engage llhonune
à se choisir lui-même en acceptant une situation de contin-
gence et de finitude radicales~ ilLe sage nlest plus celui
qui obéit à. une règle extérieure ou intérieure, mais celui
.
qui découvre le sens profond de ce qu'il est" ••.
(R. Schaerer,
p. 287). En conclusion, même si la référence au Transcendant
's' est .;.·~aff.~ée Ila conscience de soi s'affirme. Alors l' in-
tériorité humaine ne trouve plus son point d'appui ni dans
le ciel, ni même dans la conscience, mais désormais dans le
faisceau de
significationsl que la conscience projette sur le
monde. Et tandis que le héros de Sophocle ne song~it qu'à
recouvrer son honneur par une mort volontaire (Antigone),
le héros d'Euripide passe dfune révolte réfléchie à une ré-
signation réfléchie. Le dernier mot de la paix intérieure
n'est plus conune dans Antigone,
"espérer quand même"
(Vers
897), mais obéir en esclave du destin
(Vers 475-478.
Iphigé-
nie en Tauride). Il faut désormais constater à la fin de
ce premier chapitre, à travers toutes les étapes, le souci
de l'exigence cosmique. Le Grec, dans l!analyse de son inté-
,
riorité, éprouve le besoin
dl insérer son moi personnel à
(1)
-

...
58 •
' .
..
l'intérieur d'une structure finie pour mettre fin à son
angoisse (1). Ainsi Ulysse n'est vraiment lui-même qu'au
milieu de ses compagnons ou dans son île, Hésiode entre son
frère et les Muses, Pélasgos entre Zeus et les Suppliantes,
Antigone dans le cercle de ses frères morts et de la divi-
n1té, Agamemnon entre Zeus, lui-même et le sort. L'essentiel
pour l' homme est de!erapporter à l'axe directeur, qui traver-
sant l'univers et leurs coeurs, reliant le soirunet du ciel à la
la base du monde, détermine une référence absolue. Tout se
passe pour ces poètes comme s'il s'agissait
de constituer
une structure (2). Or pour les premiers philosophes, la ques-
tion change de sens. Il ne s'agit plus de révéler la super~
structure du monde. Il s'agira de rechercher ce qui est pre-
mier par simplicité (3). Une nouvelle question apparaît
Qu'en est-il du salut de l' honnête. 'horrime dans ce monde où
le Pour et le Contre se détrônent alternativement? Aupara-
vant il convient de se demander si les philosophes présocra-
tiques se sont posés la question de l'intériorité.
\\
(1)
-
A ce propos, J.P. Vernant écrit: " .•. l'individu éta-
blit son rapport avec le di-vin par sa participation à une
communauté". Mythe et Pensée ... opus cité, p. 268.
(2) - La tragédie grecque se présente comme une structure
que constituent l'homme et la divinité même si parfois les deux
perspectives s'opposent.
.
(3) - La tragédie cherchait à définir l'intériorité comme une
puissance installée au coeur de l'être humain et qui trouve
son fondement dans son rapport â la divinité. Avec les préso-
cratiques, il s'agit par un souci d'objectivité et de simpli-
cité originaire, en constituant le monde de la nature de dé-
finir l'extériorité et par conséquent de poser quelques jalons
dans le chemin de l'intériorité humaine.

59.
".ô
".
,
,------------------------------7----------------------r
,
.
•.
1
,
,
:
CHAPITRE II.
: LES PRESOCRATIQUES ET LE SOUCI
:
:
DE LA REFERENCE
:
,
,
,
,
,-----------------------------------------------------r
,
I(

60.
o.
,
La philâsophie présocratique s'est-elle intéres-
sée au problème de l'intériorité? Nous ne saurions
en être
très sfir à cause de la ranèté des textes portant directement
sur la question. Mais est-ce une raison suffisante pour dire
que les premiers philosophes ne se sont pas, d ~ manière.
ou d'une autre, engagés dans
une réflexion sur la conscience
humaineisa portée et ses
limites? Il importerait donc de
nous replonger au creux de ces philosophies pour saisir
L'.originali té de leurs pensées même si cette démarche ne fe-
rait que nous ramener au débat des interprétations dont eiles
sont l'objet. Pour les uns,
les présocratiques sont à
nl'ori-
gine de l'esprit scientifique ll dans la mesure où ils distin-
guent le mythe de la raison
(cf. Burnet, Gomperz, Rivaud,
Conford, Robin, 1annery,', A. Rey et Brunschvicg). Pour d'au-
tres
(E. Rhode "
A. Diès, W. Jaeger), seul.
le problème du
"divin" est au centre de leurs spéculations. Ainsi pour les
premiers, les présocratiques ne seraient que de purs "phy-
siologuesll"et ne s'intéresseraient nullement au problème de
la conscience humaine, de la pensée réflexive. Or à nos yeux,
une telle interprétation est abusive dans la mesure où elle
oblige ces penseurs à n'être que de précurseurs de la pensée
scientifique moderne. A leurs façons,
les présocratiques
renouvellent la question de l'intériorité et la portent sur
un autre plan même si le problème fondamental demeure iden-
tique.
Il
, reste maintenant à ~ délimiter l'importance de
ce renouvellement.
1

•,
,61.
1
1
1
l
D' Homère aux Présocratiques, 'il, Y a à la fois' con-
j
tinuité et rupture. Continuité, parce que les uns et les au-
".
l
,
~tres reconnaissent la nécessité de 'l'étude de la "nature"
de l'homme. Mais celle-ci reste encqre toute reliée à la
puissance divine. Ainsi cette philosophie apparemment tour-
1
née vers l'extériorité, vers le dehors,
(1)
ne serait que
i
la marque d'un "Soi occulte d'origine divine"
(2).
(cf E.R.
i
Dodds, les Grecs et l'irrationnel)" C'est ceci qui révèle
1
~
par exemple chez Anaximandre l'exigence d'un substrat, de
l'Apéiron pour maintenir l'ordre universel. Chez lui comme
,
chez Hésiode; i l suffira pour réaliser l'essence humaine de
se conformer à l'équilibre. C'est ce même souci de la réfé-
rence suprême qui permet de penser une "harmonie invisible"
entre le Zeus accompli d'Homère et la loi de l'Etre chez
Héraclite,(cffrgt~H.54 et Iliade chant VI, 146-149). Il Y a
aussi rupture parce que les présocratiques éprouvent la né-
cessité d'élargir le débat au niveau métaphysique. Hésiode~
dans la Théogonie, cherchait le fondement ontologique et
chronologique de l'homme mais ne ,~raitait véritablement que
du second. Les présocratiques, tous autant qu'ils sont, ne
se posent plus le problème
sous l'angle de l'antériorité
~relative mais bien sous celle du principe premier qui régit
les choses et les êtres. Or comment une telle question re-
nouvelle-t-elle le débat de l'intériorité?
(l)
':L
F. Copleston , Histoire de la philosophie f
Tome ~ l?
9,1~
92. Casterman 1964.
(2)
- Ceci s'adresse surtout aux Ioniens qui ch'erchent "une
nature fixe et stable comme substrat de ce qui naît et pé-
rit" cf. E. de Strycker, Précis d'histoire de la
philoso..-
phie ancienne. Ed. Peeters et Ed. de l'Institut' Supérieur
de Philosophie Louvain, 1978.
'

62.
Les poètes et les tragiques, dans leurs ana-
--
lyses ou dans leurs compréhensions de l'intéri9rité, se sou-
ci:a.iènt·:avant tout de la nature du lien qui reliait l' homme
à
la divinité. Tout se passait comme si l'intériorité humai-
l
ne ne trouvait son sens que lorsqu'elle parvenait à "relier"
le centre et la périphérie, le monde d'en haut et le monde
d'en bas. Ainsi Achille,
Hésiode, Ulysse, Pélasgos, Antigone,
1
Agamemnon et Iphigénie ne· trouvent leurs sens qu'en dehors
i
d'eux-mêmes. Excentriques, ils ne se réalisent que dans leur
l
souci de la transcendance. Etrang~ cogito qui déclare : la
1
divinité est don! je ne suis que le reflet.
Or les présocrati-
1
1
ques, en parlant
comme des inspirés, mêlent étroitement
philosophie, poésie et mystique. Ils ont conscience de la
transcendance divine mais celle-ci vit, d'une façon harmoni-
que dans la Nature. Il suffira donc de décrypter le Sens
de l'Etre pour ramener l'homme "à son état primitif de fils.
du soleil".
(cf. Heidegger). Désormais, et le changement
est important, i l ne s'agira plus simplem~nt de réaliser le
lien pour fonder l'intériorité h.umaine mais de chercher le
SUBSTRAT, c'est-à~dire ce qui est premier par simplicité.
Et c'est la saisie de ce substrat qui permettra d~atteindre
grâce à une sorte de conversion interne, la conscience ré-
·a flexive. Si la découverte de l'ARCHE, du Principe 1er ou
-~.'":J
-
' , .
1
du Nombre peut être entendue comme le triomphe de l'homme
théorique (1) ,
i l importe de souligner qu'elle est d'abord
(1)
-
C'est ce. :que pensent en substance les positivistes.

63.
entendue chez ces philosophes comme la solution à l'angoisse
et à la misère fondamentale de l'homme, comme la volonté de
relier le sommet à la base, l'être à l'existence par une
sorte de moyen terme où l'individu prend désormais de plus en
plus part (1). Et cette découverte elLe-même est progressive.
Elle trouve sa première forme dans le nombre pythagoricien.
Celui-ci réalise en effet le principe premier commun à la
fois au monde sensible et au monde intelligible. Or si la
conscience du Nombre passe par l'expérience du Daïmon, qu'en
est-il de la subjectivité ? Ne devient-elle pas alors le
fondement de cette tension verticale qui nous pousse à aller
au sommet ? A sa façon,
la philosophie milésienne nous ouvrira
à la nécessité d'une expérience intérieure, qui, parce qu'elle
est en contradict~on avec le monde extérieur,
invite l'indi-
vidu à une démarche généalogique. Une question jaillit alors
et qui oblige~a tous les philosophes à la réponse : comment
conquérir un point de départ qui assure à nos démarches leur
ancrage dans l'être, comment remonter de ce qui est prem~er
pour
nous à ce qui est premier en soi? D'Héraclite à Saint-
Augustin,
la question de l'intériorité se fait plus pressante.
Si en guise de réponse/Héraclite nous invitera à découvrir
l'unité profonde de l'être en
dépassant la connaissance par
attribut, ce sera bien pour affirmer l'idée d'une purifica-
tion nécessaire pour atteindre le principe même de la cons-
cience humaine.
Pour Parménide, dispensé d'une faveur divine,
(1)
-
Il Y a ici un souci d'individuation qui se réalise con-
tre l'HUBRIS cf. R. Schaerer, philosophie et fiction Ed.
L'Age d'Homme 1978, Lausanne, p.
34.
t

64.
i l suffira
d'effectuer l'ascension d'un seul ~ian. AnaxagOre)
Démocrite et Empédocle,
en po~tes inspirés, voudront nous ini:-
tier à la perception de ce nécessaire substrat. Mais les uns
et les autres ne nous fournissent pas les garanties d'une
mé-
thode universellement efficace qui permettrait de relier véri';"
tablement subjectivité et expérience intérieure. Comme nous
l'avons montré, d'Homère à Euripide, conscience de l'intério-
rité humaine et
connaissance de la divinité se promouvaient
l'une l'autre. Les présocratiques à la fois sont tributaires
de ce mouvement religieux et annoncent d'une autre façon la
liaison de l'Idée et de la conscience humaine
(Platon). Bientôt,
et ce sera sensible à partir de Platon,
pour faire l'expérien-
ce de l'intériorité,
il ne suffira plus d'enrichir l'âme humai-
ne de son propre sens historique
(Hésiode)
ou de lui faire
sentir son souci de l'ouverture vers le
ha\\/t, mais d' ini tier
son regard vers la Justice et la Sagesse en soi.
SECTION I . . NOMBRE ET EXPERIENCE DU DAIMON CHEZ PYTHAGORE
"Si nous enlevions le nombre à la race humaine,
nous n'aurions jamais aucune sagesse".
Platon, Epinomis, 977 b.
L'idée d'intériorité humaine depuis Hom~re repose
sur la croyance en une conduite appropriée ou en un rapport
possible entre
un être naturel,
l'homme, et une réalité
surnaturelle,
une ou multiple,
Dieu ou les dieux, qui inter-

65.
viennent dans la destinée humaine,
durant la vie ou après
la mort. Or c'est cette idée qui est à la base de la philoso-
phie de Pythagore et le fait capital est qu'elle surgisse
dans la philosophie.
En effet, avec Pythagore, c'est la
philosophie elle-même qui propose un idéal religieux et s ',ef-
force de le faire reposer sur elle
(1). D'Où la phrase de
Platon que nous venons de citer en exergue. Désormais la
question qui se pose est
la suivante : si la philosophie
n'est pas seulement une instruction mais surtout une initia-
tion, comment la compréhension pythagoricienne du nombre
peut-elle nous amener à une expérience du daïmon,
la seule
nécessaire pour nous rendre"semblable au divin" ?
Chez Euripide,
d'après ce que nous avons dit plus
haut, c'était (2)
bien dans l'expérience de la transcendan-
ce que l'individu ressentait ce souci de la verticalité qui
caractérisait le mouvement profond de son être. Mais une
telle expérience ne nous ouvrait pas à la compréhension de
l'être même des choses. Au contraire, parce qu'elle risquait
de déboucher sur la Démesure,
toute pensée qui tentait de
fonctionner par elle-même était bannie. Or avec œythagore,
-----------~-----------
(1)
- L'individu doit particulièrement prendre garde d'être
un homme digne au dedans et au dehors,
d'être une oeuvre
morale. cf. Aristote, Métaphysique.
l,
1.
981 B 23-24 p.
9-10
(2)
~ Ici .nous'employons l'imparfait uniquement dans la me~u­
re ou nous auans,parlé d'Euripide avant les Présocratiques et
non dan~ ~n SOUCl chronologique. Ce deuxième chapitre d'une
façon gene:ale peut se comprendre comme une relecture autre
de l~ pensee, grecque. C'est pourquoi il ne s'oppose pas au
premler chapltre
mais au contraire le complète.

66.
c'est l'expérience humaine
(1)
qui effectue la liaison entre
la pensée religieuse et la pensée philosophique.
Il n'y a
donc
pas séparation mais conjonction des deux mouvements.
Philosopher, c'est d'abord se purifier,
libérer l'âme du
corps.
A la suite de W. Jaeger,
nous dirons que
"rien n'est plus faux que de considérer ces phf-
losophes héroïques que nous rencontrons à l'auro-
re de la philosophie grecque comme une bande de
pieux doctrinaires ou de
scholastiques qui vou-
draient
démontrer, par la raison,
les idées
auxquelles ils croient a priori.
Il n'y eut jamais
de profession de foi fixée dogmatiquement et uni-
versellement au sujet des divinités telles qu'el-
les étaient vénérées dans leur culte. Leur signi-
fication et leur nature se transforment en même
temps
que la mentalité,
les besoins et l'esprit
du temps i
la vie et l'expérience humaine révélaient
graduellement de nouvelles
possibilités pour décou-
vrir dans la
réalité la présence du divin.
Pour
cette raison,
nous devons veiller à ne pas aller
à
l'autre extrême, et à ne pas nous opposer,
en
les isolant totalement,
la pensée pure et la reli-
gion, comme aujourd'hui on distingue les domaines
de là scienœ et de la foi.
Les Grecs n'avaient pas
encore conscience qu'on pût établir de telles
distinctions dans le monde de l'esprit
( . . . ) A
l'origine,
les problèmes religieux avaient nourri
le désir de savoir i
réciproquement la réflexion
philosophique sur tous les aspects de l'être al-
lait exercer une fonction religieuse et donner
naissance à une forme originale de la religion".
la
naissance
de
la Théo':"-
log~e . . . . Ed. du Cerf Paris 1966 p.
100). Or,
à nos yeux,
ce que Jaeger nomme "forme originale de la religion" n'est
rien d'autre que de la philosophie c'est-à-dire cette philo-
sophie toute ouverte à
la vie intérieure,
à
la vie contem-
(1)
"""' Diogène Laerce,
à propos de Pyt,-, agore
:
"L' homme est
apparenté aux dieux, parce qu'il participe du chaud.
Les
dieux ont donc soin de nous . . . " Livre VIII,
paragraphe 26-28
p.
126 Trad. Genall1e G.F.

67.
plative.
Et dans ce mysticisme que Platon élargira à la phi-
losophie en y
voyant un formaI isme au sens oU les figures.;·)
géométriques sont les signes et la marque du divin,
pythagore
abonde déjà dans ce même sens si l'on veut bien comprendre
la"strùcture" arithmétique du "futur" Cosmos comme l'équiva-
lent de cette tension intérieure qui nous rend sensible à la
vérité.
Selon Claude Elien , compilateur tardif, mais bien, ~
informé,
(Ile siècle) ,"Pythagore disait
qu'il n'y avait
rien de plus sacré que le Nombre, et, après le Nombre,
le
premier rang appartenait à celui qui avait donné des noms
aux choses". Ainsi Pythagore, cet "amant de la Sagesse", en
prônant la "contemplation" qui restera le but de la philoso-
phie grecque,
introduit déjà une dichotomie entre "scientis-
me" et moralisme
(1).
L'expérience du "daïmon" répondrait ainsi au pro-
blème de la médiation entre le divin et l'humain. On passe
désormais de notre soumission tragique
au"démon" pour se
confondre avec lui. Celui-ci est à la fois intérieur à l'être
humain et extérieur à son corps. Mais aucune Contradiction n'appa-
rait dans la
mesure oU i l est avant tout incorporel
(Platon,
Phèdre.
114 C).
Et cette incorporalité du daïmon va dans le
sens d'une individuation si l'on veut bien croire 1. Meyerson
lorsqu'il écrit que le verbe "AVOIR", verbe d'état actif
(1)
-
D'oU la séparation de la philosophie ultérieure en
"scientistes" et en "humanistes".

68.
désigne "la première zone qui entoure le cercle central" et
par conséquent est tout extérieur alors que le verbe "ETRE"
verbe d'état négatif,
"indique le point central ~e notre
sphère personnelle est intéressé tout à fait,
il a un carac-
tère d'identification".
Les fonctions psychologiques
et leurs oeuvres. Paris 1948 p.
177). Ainsi se fonde l'inté-
riorité humaine. Toutefois pour la rendre "semblable au divin",
Pythagore a recours à l'expérience du Nombre
(1)
dans la me-
sure où seule elle réalise l'homologie entre le cosmos) la
Divinité et l'Anthropos.
Parce que "toutes les choses qu'il
nous est donné de connai tre possèdent un nombre ; et "que.
rien ne peut être conçu,
ni connu
sans le nombre",
(Diels,
fragt.
B4 et Il),
l'âme humaine doit donc trouver son nombre,
son état d'harmonie avec le corps. En effet, c'est elle qui
"apporte dans le corps le nombre et l'harmonie"
(Diels,c 32,
B 22).
De cette façon,
l'expérience intérieure devient avant
tout purificatrice, elle devient méthodique. L'individu peut
désormais s'initier à la sagesse au lieu simplement d'en
être atteint comme d'une "folie"
(Platon,
le Phèdre)(2).
(1)
-
Pour Pythagore, comme on le voit,
le Nombre n'est pas
une simple quantité,
un intervalle métrique, mais un inter-
valle ontologique qui nous invite à réfléchir sur les rela-
tions de l'individu et de l'Etre,
du multiple et de l'Un-Tout.
cf Matila GHYKA, philosophie et mystique du nombre. Paris
1952 et E.
Bindel, les éléments spirituels des nombres, Trad.
de Mazé, Paris 1960.
(2)
- Voir à ce propos CH. BALLY,
l'expression des idées de
sphère personnelle et de solidarité dans les langues indo-eu-
ropéennes, Festchrift Gauchat Aara."
1926 p.
68 et suivantes
et aussi J. Van Guinneken,
"Avoir et Etre" in Mélanges Bally,
Genève 1939 p.
83.

Grâce au Nombre, Pythagore enlève "son mystérieux à l'expé-
rience intérieure. De cette façon,
en même temps qu'il inter-
roge le Nombre pour trouver une explication objective du
monde extérieur, Pythagore lui confirme à l'intérieur de
l'être humain son rôle fondamental pour accéder à la sagesse
Cl). Désormais,
l' intériori té possède non seulement une va+
leur religieuse, mais aussi une valeur morale. Ouvrant l'ex-
périence du daïmon au-delà de la simple~~bjectivité, l'ex-
périence du Nombre nous initie à la "contemplation" dans la
mesure où elle est
"l'état de vie dans lequel l'horrune,
se désinté-
ressant des biens matériels, se consacre à l'étu-
de des sciences et à la poursuite d'un bien intel-
lectuel et moral dont la possession est le privi-
lège des dieux : la Sagesse"
(
A.
Delatte, Etu-
de! sur la littérature pythagoricienne, étude 4).
Avec Pythagore,
penseur essentiellement religieux,
i l ne s'a-
git pas tant d'affranchir l'individu de son existence terres-
tre que de réaliser un lien entre l'horrune et le divin. L'ex-
périence du "daïmon" nous ouvre au souvenir du Nombre et nous
permet de connaître notre PSYCHE
(pour plus de préci-
\\
sions, voir E. Rhode,
Psyché, p.
397 et P.M. Schuhl, Essai. ..
p.
257)
elle conjoint le sommet,
la base et l'entre-deux.
Expérience du "Oaïmon" et théorie du Nombre et de
l'Harmonie universelle,
tels sont les principes de l'itinéraire
-----~------------
(l~ ~ L'un des principaux mérites de Pythagore serait, selon
Arls.toxène,
d'avoir "élevé l'arithmétique au-dessus des be-
soins des marchands", envisageant désormais le Nombre non
seulement du simple point de vue empirique et utilitaire mais
surtout
dans une perspective religieuse et mystique. cf
aussi Atistote, Métaphysique Tome l p.
50-51
987 A 13-19. Trad. Tricot Traité du Cl'el l
l
268 A
"
.

70.
qui &xme
son statut à la conception pythagoricienne de l'in-
tériorité. Parce qu'il refuse·de considérer l'ord~e humain
comme
radicalement distinct de celui de la nature ( I?ytha."..
gore annonce déjà le souci platonicien de fonder la vertu
de l'homme dans l'idée de Souverain Bien (1).
Mais par l'expért.ence du Daïmon,
i l est à l'origine
de la célèbre théorie de la Réminiscence à partir de laquelle
Platon soulignera l'ouverture intérieure de l'être humain
aux secrets du cosmos.
Au préalable,
i l convient désormais de voir com-
ment chez les autres philosophes présocratiques,
l'expérien~
(1) - Toutefois,
i l convient,
à la lueur de l'ouvrage de C.J.
de Vogel,
de rappeler,
malgré le caractère décisif de notre
interprétation,
nos limites. Les grands historiens de la phi-
losophie du XIXe siècle attribuent à Pythagore des problèmes
propres au IVe siècle. Mais de là à dire que tout ce que nous
savons de la philosophie pythagoricienne n'est que conjectures,
i l n'y a qu'un pas que nous n'avons pas osé franchir. Le mérite
de C.J. de Vogel est de nous amener à l'unité de la pensée
pytnagoricienne et à celui de l'authenticité des principaux
témoignages portant sur ses aspects politiques
Pythagoreas
and early Pythagoreanism,
Assen 1966 p.
1-19}

11.
ce de l'intériorité s'habille encore de l'étoffe du divin à
travers une "physique"
laicisée
(1).
SECTION r I . :
LA PHILOSOPHIE
i4ÏLESIENNE ET SES QUESTIONS
D'Homère à Pythagore,
tout se passe comme si pour
résoudre le problème de l'intériorité humaine i l suffisait
de dire ce par quoi elle est possible ou encore de révéler la
nature même du lien qui
relie l'homme à la divinité. Certes
avec Pythagore,
la question se fait plus pressante:
il s'agit
désormais de montrer la nécessité d'une conscience réflexiveJ
d'une expérience de la conscience qui permet dèuendre à
la
divinité, en somme de montrer comment l'individu,
à
l'aide
de la théorie du Nombre,
peut vivre ce "daimon" qui est en
lui. D'Homère
à Pythagore,
c'est bien le problème de la
structure du monde intérieur qui est posé. Or si un tel gro-
blème est important en lui-même,
i l ne nous permet jamais de
(1)
- A la suite de Nietzsche,
le célèbre physicien Hei~enberg
consid8rait la physiq~e d'Héraclite comme une.sorte~de
trans-
psycro~ogie
du savoir spéculaire propre au mol.. cac~e. Er; ce
sens
elle nous ouvre non seulement à une expll.catl.on meca-
nist~ du cosmos mais surtout à la représentation du sujet en mon
corp;s.
(cf Physique et Philosop~ie, la science mo~erne en
révolution trad. J. Hadamard Parl.s 1961). La questl.on de
l ' intériori té serai ':.-elle
ainsi à l'origine de tout dislnuri ?

1
~

révéler
ce qui est à. sa base,
l'origine ontologique de tou-
te
structure. C'est la raison pour laquelle la philosophie
milésienne ne cherche plus tant à prouver l'existence d'une
structure que l'origine de celle-ci.
Avec
Thalès,
la recherche de l'intériorité naît
d'une rupture dans la continuité des activités or_~ina±res.
Cette rupture, nous l'avons vu,
la pensée antérieure la con-
naissait déjà sous la forme de l'invocation qui monte au ciel
et de l'intervention divine qui en descend.
Il n'y avait à
proprement pas parler
"d'expérience~ d'une conscience de soi-
au-delà de cette structure. Ce qui est nouveau dans le cas de
Thalès, c'est son souci d'articuler les deux composantes de
la structure,
l'horizontale et la verticale,
le monde des
dieux et le monde des hommes. Ainsi si Thalès affirme que
l'eau est "l'origine de toutes choses", c'est parce qu'celle
est le seul
élément qui puisse ordonner les deux mondes
(1).
S'il est vrai comme l'écrira Cicéron que
"son dieu, c'est
l'Intelligence qui façonne toutes choses à partir de l'eau"
(De natura deorum,
l,
la,
25),
il n'en est pas moins vrai
comme l'affirmera Saint Augustin que le mot de Thalès prou-
ve d'abord son monisme:
l'
l'eau était le principe des choses,
( . . . )
c'est de là que provenaient
les éléments du monde,
le monde lui-même et tout ce qui y naît, et il
(1)
-
Selon M. de Diégue z,
Science et .fescience, Paris 1970,
tout se passe ici comme si Thalès le physicien faisait au
cosmos l'offrande de l'unification par le verbe, afin que
le cosmos renvoyat au sacrificateur,
en retour,
sa propre
image unifiée' par la parole. Ainsi si les présocratiques ap-
paraissent comme les pionnie~s de la pensée scientifique, rien
ne nous empêche de voir à travers leurs formules un certain
regard sur l'intériorité. Chateaubriand ne disait-il pas de
la même manière:
"La campagne n'est pas sur le Monte Vecino,
mais sur la palette de Claude le Lorrain" ?

73.
n'y a préposé aucune intelligence divine à cette
oeuvre si admirable du monde.
(De civitate Dei,
VIII,
2).
Pour parvenir à la ~onnaissance de l'eab,
"princi-
pe de toutes choses", il faut dépasser le vécu le plus ordi-
naire pour s'élever à une expérience spirituelle (1).
Mais si chez Thalès,
il y a le.risque d'une inter-
prétation dualiste, d'un hétéron à l'origine de tout, Anaxi-
mandre obéit à une exigence légitime en posant àJl'origine
'.
des temps un substrat distinct - L'APEIRON -auquel tous les
êtres sont redevables de leur existence et devant lequel ils
ont à comparaître pour rendre compte des relations qu'ils
entretiennent l8s uns avec les autres. L'APEIRON est donc
cet-
te
Norme qui transcende et juge l'opération:
"c'est de là que proviennent les êtres et c'est en
cela qu'ils se dissipent,
en vertu de la nécessité
car ils paient et expient les uns aux autres,
selon
l'ordre du temps,
leur injustice". O.K. 12 B 1
Ce texte nous ouvre à un véritable cycle des élé-
ments,
il nous ouvre à l'ordre universel.
(2)
Ainsi si l'eau absorbe le feu,
elle se condamne à
".
être absorbée par lui le moment venu. De cette façon,
l'APEIRON
assure l'équilibre parce qu'il transcende les éléments.
Il
(ï)-:-~~h~t;d~-Thalès
dans le puits ne serait que l'image
renversée de son envol.
(2)
- cf. W. Jaeger, Paideia. p.
199

74.
est à la fois le père et l'arbi..tre comme dans l'allégorie
hésiodique des deux luttes. Or qu'en est-il désormais de
l'intériorité?Anaximandre
refuse la démesure
parce qu'elle
affecte l'ordre et parce qu'elle conduit à une émancipation
illégitime. La vraie sagesse, c'est celle de l'Apeiron qui
nous conduit a l'émulation constructive (cf. Hésiode), c'est
donc celle qui subordonne à l'unité du principe la dualité
des "contrariétés". A la question de savoir conunent saisir l'inté-
riorité, comment remonter de ce qui est premier pour nous à
ce qui est premier en soi, Anaximandre nous invite à le faire
par l'obéissance à la Justice et à se référer à la Norme
pour sentir naître en nous la sagesse intérieure. De cette
façon,
la question de l ' intériori..té n'est plus résolue comme chez
Euripide par exemple au niveau de la démarche ascensionnelle
mais à travers une démarche généalogique.
Seule l'Apeiron,
ce qui est à l'origine donne son sens il l'intériorité humai-
ne car i l est d'essence "divin"
(Aristote. Physique III,
4.
203 b 6). La phrase d'Anaximandre n'est pas purement physi-
que. Elle n'est pas, comme le pense Cl. Ramnoux,
(R.M.M. 1959
p.
233-252)
une pure observation des faits.
Elle révèle au
contraire ccmœntAnaximandre,
tout en étudiant le problème
du Cosmos, dépeint le drame de la vie humaine hantée par le
problème de l'injustice ou même par le sentiment du "péché"
originel,
lié à toute existence particulière
(1).
il)
-
A.
Rivaud a lui aussi souligné le fait
: il y a ici
"beaucoup plus qu'une physique,
un traité de morale ascétique
et mystique" cf ouvrage cité.
Paris 1906 p.
92

75.
Dans l'expérience du "drame intérieur" de l'homme,
les Milé-
siens et ici surtout Thalès et Anaximandre, ne nous initient
pas à découvrir le "dieu personnel" qui est en nous
(comme le
faisait Pythagore), ils nous invitent simplement à l'expérien-
ce de la séparation pour obéir à. la Norme d'oU découle la vé-
rité.
SECTION XXI.
LA PHUSIS ET LE SOUCI DE L'lNTERIORITE
"La sagesse consiste en une seule chose : con-
naître la pensée qui gouverne tout et partout"
Héraclite (fragrrent)
41.
O.K.
"Je me suis cherch.é moi-même"
Héraclite~ragment) /101. O.K.
,
Comment aller vers ce qui est premier en soi ?
Telle est la question qui
est à la base de la ~uête prés~crati~
que de l'intériorité. En effet c'est ce souci de l'être pre-
mier qui se manifestait déjà chez Pythagore
(1)
dans sa cons-
cience du Nombre. Le plus important chez lui n'était pas
la connaissance quantitative du nombre mais la qualité ré-
vélée qui initiait l'individu à cette même recherche de la
qualité en lui. Thalès et Anaximandre nous proposaient à
leurs façons à. travers des propositions toutes. physiques ce
----------------
(1)
- Mais Héraclite lui reprochera son souci des détails,
cette polymathie qui l'empêche
d'aller à l'essentiel. cf.
surtout là magnifique explication de J.
Burnet. L'
-"
de
la philosophie grecque p. 160.

76.
souci de la sagesse intérieure. Or c'est bien dans cette
perspective que s'oriente la réflexion d'Héraclite et de
Parménide.
La. philos.ophie d' Héraclite déborde largement le ca-
dre d'un simple discours .anthropologique, elle s'ouvre toute
entière à la question de l'intériorité
pourvu qu'on sache
la lire et se rendre sensible à son message. Mais qu'appor-
'f-
te-t-il comme sol:ution pour "réveiller" en nous "l'enfant
endormi" ? Deux réponses opposées ~ d'une part,
l'idée que
Dieu,
le Logos,
la Justice sont les manifestations d'un prin-
1
cipe souverain d'équilibre qui "gouverne tout et partout"
(fr 41),
qui "jugera
et dévorera toute chose
«( r. 66).
Hé-
raclite proclame donc,
au-delà des contraires,
l'unité
législatrice du Logos.
D'autre part,
l'idée que ce principe
n'est plus aussi stable que l'était l'Apeiron d'Anaximandre,
désormais celui-ci est 1j é à son contraire (l). Par rapport à
Anaximandre,
l'innovation héraclitéenne consiste à substituer
au dieu personnel
(2)
qui assure l'équilibre des contraires,
-
1
-
. -
l '
Chaque réalité s'efface
cet esui ib~e wême, erlge en
o~.
devant la relation qui l'unit à son contraire.
"Le bien et
" (f
66
(Trad. Battistini D.K.
58)" La rou-
mal sont un...
rage
(1)
- C'est bien ce qu'il pense lorsqu'il dit au paragraphe 53
que "le conflit est le père de toutes choses et le roi de tou-
tes choses Il •
(2)
-
Il n'y a pas de "dieu personnel" chez Héraclite. Nous
partageons en cela l'avis de Heidegger qui éclaire ici ce
débat:
"l'homme habite,
pour autant qu'il est homme, dans
la proximité du divin"
(cf Lettre sur l ' humanisme. Tra.d.
R.
Munier Paris 1964).Il lui suffitde s'y maintenir.

77.
te qui mon te et descend est une et la même"
(.• fragment
69
l

D. K.
6).
S'il en est ainsL,
cela veut-il dire qu'il faille
refuser la perception sensible?
(fragment
55 KD). Pour
Héraclite,
les sens ne nous trompent pas en nous montrant les
choses telles qu'elles sont.
Seulement,
il faut dépasser les
permanences relatives
pour découvrir l'équilibre
fondamen-
tal
qui est la loi de l'univers et la manifestation du di-
vin (1)
L fragment
80
.6.7 OK).
C'est pourquoi
si un arc est un
arc, si une lyre est une lyre,
tous les deux sont non seule-
ment appelés à disparaître sous l'effet destructeur du temps
mais encore chacun d'eux n'existe dans l'immédiat que par
la tension qui l'oppose à lui-même et qui constitue
l'unité
profonde de son être. En effet l'un et l'autre meurent en
naissant et naissent en mourant (§
51).
Il Y a une
"harmo-
nie invisible"
( fragment
54)
et il ne faut plus s'attacher

aux attributs qui endorment nos sens dans le monde des rêves
(fragment
89). Pour ne plus trouver "étrange" ce qu'ils
rencontrent chaque jour"
( fragment. 72),
les hommes doivent
s'attacher à l'Un.
Héraclite nous propose à sa manière cette
tendance de l' espri t grec ;:Jour parvenir à l ' intériori té de
réduire à l'alternative les données des sens tout en leur
trouvant comme point d'ancrage cette intuition de l'être ultime.
(1)
- Aristote, Traité du Ciel.
III,
1.
298 B 29-32 et de
l'âme.
1.2 405 A 25-27. Trad. E. Barbottin C.U.F.
"Pour
Héraclite,
le principe, c'est l'âme" p.
10.

Désormais ...,et telle est l'originalité du philosopheiEphèse,
pour supprimer la distance qui sépare les deux termes, i l
faut annuler le moyen terme pour s'attacher à l'équivalence.
Parce que les contraires sont les "formes variées" que le
Logos se donne à lui-même
(~fragment
67), parce que "tout
est beau,
juste et bon"
(, l'. 102), il faut .t:ejeter
les ef-
fets de surface et la polymathie, qui est une forme de déme-
sure, pour interroger
notre être véritable. Sous l'apparen-
te stabilité de notre individualité visible,
sous l'invisi·
ble tension de nos propres contraires se révèle l'unité pro-
fonde de notre être c'est-à-dire
notre équilibre et notre
intériorité. Celle-ci n'est, ni, hurnaine connue le développ<...··
,t
les sophistes
(cf. Gorgias)
ni divine connue chez Homère
mais seulement la liaison de l'une et de l'autre
(1). Ainsi
(1)
- cf fragment 119 DK trad. Battistini
(c~ 133)
:
"Le sé-
jour de l'honune est séjour du divin".
Il n'y a pas à. propre-
ment parler de théorie du sujet chez Héraclite. C'est du moins
ce qu'en pense J. Bollack
.
dans son chapitre "la
Raison du discours':' Il
s'agit pour "~éraclite
de dépasser le
masque suprême de l'Etre. Et pour bien mo~trer que chez Hé-
raclite l'honune n'est pas encore au centre du Cosmos
(et'par
conséquent que l'harmonie n'existe pas),
Bollack·étudie la po-
sition du sujet dans les constructions de phrase. A ses yeux,
plusieurs phrases nous montrent . . . "La troisième personne, ano-
nrme et dure conune l'objet au dehors . . . " de telle façon que
"l'agent se confond avec l'action, vivant connue il vit, com~
mençant avec les autres, célébrant le rite". Dans d'autres
fragments,
la même
troisième personne
(le Ils pluriel)
"dis-
paraît dans le nombre, dans la masse,
(HOI POLLOI,
2,29,104,
voir 57), dans tout un chacun
(cf POLLOI 17), dans l'honnue
(~nthropo~. l, cf 26, 87, 119). Ainsi le sens du Moi héracli-
téen
ne présupposerait pas une théologie naissante mais tra-
duirait "l'écart, soit
(parce)qu'il se détache pour reprendre
les dits et les faits des autres,
soit
(parce)
qu'il écoute
les mots pour saisir le discours
(108). Le moi n'appartienârait
donc à aucun sujet de droit,
revenan~ de fait à celui qui
se saisit de lui. Le sujet n'aurait d'existence que dissocié
abstrait et ponctuel~ puisqu'il déc6uvre l'autre en soi (101),
en même temps qu'il identifie les sujets autour de soi.
"Ainsi
la séparation qui fonde l'intelligence du dire forme le conte-
nu principal de tous les fragments". Mais ceci n'est à nos
yeux que pure conjecture. Cf Héraclite ou la séparation Ed. de
Minuit p.
10-12.
!

79.
".
avec Héraclite, c'est l'équilibre de la relation "HUM','N
DIVIN" qui fonde l'unité,
l'intériorité (1). Ce qui était
chez Euripide décision personnelle devient ici rapport d'é-
J'
quivalence
(2).
Il n'y a pas ici à proprement parler une con-
liIl1
version intérieure mais une exigence telle de l'unité qui
r
élève jusqu'à la loi de l'équilibre
(3)
(fragment B 57).
/1
:~
;
...'
L'attitude de Parménide est tout autre. En effet,
dès le départ,
le philosophe
d'E~ée opère une conversion
radicale. Pour atteindre "ce qui est identique à soi-même'!
(VIII,
22), pour parvenir à l'Un, ne faut-il pas renoncer
au multiple et aux sentiers mouvants de toute connaissance
qui fait appel ou qui fait confiance à toute logique inscrite
dans l'individu? L'originalité de Parménide c'est donc bien
d'orienter sa quête vers la sagesse
(1,29)
sans passer par
l'intermédiaire du pour et du contre. En effet, si la déesse
-----------------
(1)'- cf fragment G2
(et 77). Ce fragment se trouve dans les
Allégories d'Homère d'un auteur mal connu du 1er siècle après
J.C. environ, Héraclite, parfois appelé -Héraclite du Pont ou
Héraclite Junior.
In C.U.F. Texte établi et traduit par F.
BUFFIERE p.
30,
"Dieux, mortels; honunes inunortels, vivant
la mort des premiers, mourant leur vie".
(2)- Selon A. Di~s (in le Cycle mystique Paris 1909), il Y a
équivalence dans l ' imm:.'·1".1cl et dans la transcendance du Logos.
Non seulement i l nous relie aux dieux, mais encore i l résume
la vérité divine. La loi de l'équilibre se fonde sur
le Logos.
(cf.
fragment 12,
21,
75, 110, Ill.)
(3)
-
J. Brun
(Héraclite Seghers. 1965 p.
65 ; en précise
le sens :.
"... les hommes purifiés qui offrent aux di.eux de
véritables sacrifices
(fragment 69)
sont ceux qui comprennent
que le LOGOS ne fait qu'un avec la sagesse divine; ce sont des
morts qui, par avance,
sont déjà vivants
parce que prêts à se
rallumer à l'autre monde. Le drame cosmique du Feu qui gouver~
ne
l'univers en s'allumant et en s'éteignant avec mesure
est en même temps le drame de l'homme,
ce microcosme dont l'âme
est elle-même un feu.
Les palpitations de l'homme ne font
qu'un
avec celles du monde, car le deèans de l'int~riorit~
s'ouvre au ~ans du cosmos où chaque individu se trouve déplo-
yant les dimensions de son existence".

80.
le prend par la main droite
(1,23), ce n'est pas pour réser-
ver une part égale ou moindre à la main gauche, c'est pour
l'éloigner de toute autre "voie de recherche ll •
Il y a un
chemin et aucun autre (VII). Mais qu'en est-il réellement?
Le poème de Parménide comprend deux parties dis-
tinctes,
l'une est consacrée à la vérité,
l'autre à l'erreur.
Nous ne reviendrons pas sur la question des liens qui unis-
sent l'une et l'autre partie.
Il nous suffira de montrer sim-
plement comment Parménide ne fait quelles juxtaposer sans les
articuler. La simple lecture des premiers vers du poème nous
met sur une sorte d'envolée spirituelle effectuée dans un
fulgurant élan de ferveur,
affranchi des servi tudes empiriques
et s'achevant sur une rév:élation
si éblouissante que l' opéra-
tion se confond entièrement avec son objet. Ainsi penser,
c'est être
(1).
Il n'y a pas de milieu à l'expérience spiri-
tuelle ou à la pensée. En rompant définitivement avec l'ap-
parence, Parménide se refuse à l'équilibre héraclitéen.
Il se
détache de tout ce qui retenait la pensée en de~à d'elle-même.
Il nous ouvre à une expérience ô combien mystique de l'être.
Ainsi l'intériorité, c'est bien le souci de la commùnion di-
vine comme chez Homère
(Iliade 1), Eschyle et Sophocle. En
effet,
seule cette référence totale au divin donne son assise
Ala raison.
Parce que "c'est la même chose que penser et
(1)
-
Parménide ne fait que transposer la philosophie pytha-
goricienne
~ l'affirmation de la Vérité
(rationnelle)
va de
pair avec le chemin du salut. Mais la l.ai'::ion reste ouverte.
1

81.
et être"
(III) ( il suffit de bien penser pour atteindre la
"vérité bien arrondie"
(1,29). Or bien penser l'être, c'est
s'assurer au ciel de l'intelligence un point d'ancrage
infaillible. Pour parvenir à l'être,
i l faut sortir de la
périphérie dans laquelle l'homme est enfermé,
i l fiaut aller
à. l'uni té :
"Ce.m' est tout un par oü je commence, car je re-
l
viendrai au même endroit"
(V).
Dans la quête de l'Un,
il n'y a à proprement par-
1er pas de C',mtràdi'd:t· r;.~
puisqu'elle sort de la bouche divine.
Ên effet, d'tme part p:Jur atteindre la.vérité,
i l faut Si isoler et se
livrer au seul logos. D'autre part,
i l faut s'informer de
tout, aussi bien des opinions humaines que de la vérité
bien
arrondie.
(l,
25-32 et II). Les chemins de la sagesse sont
divers mais seule l'expérience intérieure dans la mesure oü
elle ouvre l'homme à l'être
l'élève à la révélation de ce
qui est. Désormais le chemin de l'intériGrité n'est plus un
simple bricolage pour parvenir à
"l'harmonie invisible",
i l
exige de nous une ascension,
une expérience exceptionnelle
don t
le secret nous échappe. C'est bien cela que signi.fient le
voyage et l'expérience de la révélation.
Il faut se dépayser,
s'évader du monde comme si notre esprit se faisait enlever
par des puissances bénéfiques. Parménide annoncerait déjà
la "conversion "platonicienne.
Mais la "vérité" à atteindre
est moins le discours articulé par l'homme que le discours
de l'être proféré par lui-même.
Et c'est cette: découverte de
la "vérité" qui guérira le philosophe de l'''errance'' des mor"'"

82.
"-
tels. Les ONTA d'Anaximandre ne sont pas l'être,
il faut en
sortir mais par quelle méthode ? Héraclite supprimait le 10-
gos immobile au profit d'un rythme si rapide qui donnait l ' i l -
lusion d'une Unité substantielle. Pa:rménide,
au contraire,
supprime le rythme
au profit de l'univocité de l'être pour
dénoncer l'incohérence de la nature. Or, ce qui leur manque
à. tous les deux, c'est le critère d'articulation,
le lien
qui permet de relier l'esprit aux choses et de fonder le
logos. Chez l'un et c~ez l'autre, l'expérience intérieure
est à l'opposé de la pluralité sensible, mais dans un cas
elle se fonde sur la volonté d'assumer l'impermanence voire
même de la dépasser, dans l'autre cas, par rejet de l'imper-
manence et du divers, elle s'affirme comme absolue. La dia-
lectique platonicienne héritera de ces deux démarches
: com-
me Parménide,
il s'agira de dépasser
le sensible pour attein-
dre l'absolu; mais comme Héraclite,
i l faudra revenir cons-
tamment au sensible pour en dégager la nature ambivalente,
et l'Idée ne s'af.firmera qu'à la faveur des contradictions
reconnues et surmontées.
Et c'est bien pour tenter d'articuler, de relier
l'esprit aux choses tout en réfléchissant sur l'être qu'Empédo~
cle, Dérr,ocri te et
p.nàXagore vont essayer de ré futer l'un par
l'autre.

83.
SECTION IV.
MULTIPLICITE EXTERIEURE ET UNITE DE L'ETRE
t
j
r1i
Après Anaximandre, Héraclite et Parménide, appa-
\\
rait une modification dans les termes du problème de l'inté-
riorité.
Il ne s'agit plus de _~ctk ~\\quelle est la chose
unique qui devient toutes les autres", c'est-à-dire ce qui est
premier en soi et qui donne son sens à tout, mais l'effort por-
te désormais sur la nature de la pluralité essentielle qui peut
se concilier avec l'unité vraie de l'Etre
(1). Anaximandre,
Héraclite et Parménide avaient réussi
à inscrire l'intériori-
té dans l'effort même qui est l'origine de toute démarche ra-
tionelle, celui qui consiste à dépasser la réalité sensible pour
s'éveiller à l'invisible. C'est bien ce souci de l'essence et
de la co' ',-("
;:-~'Çllli'marquait la difficulté du statut de l'in-
tériorité chez Parménide. S'il y avait démarche intérieure chez
le philosophe d'Elée,
c'est bien parce qu'il opérait une sous-
traction
de l'Etre à l'être
(2), soustraction bien paradoxale
puisqu'elle consistait à maintenir une sorte d'''équidistance''
entre la temporalité et la Mémoire.
Zénon explicitera ce pro-
blème en le
comparant à l'immobilité de la "flèch.e en plein
vol". Or il ne suffit pas de résoudre "physiquement" le problè-
me de l'intériorité,
il faut avant tout s'attacher à l'esprit.
(1)
- cf. Léon Robin,
la pensée grecque et les origines de l'es-
prit scientifique. Albin Michel 1923 éd.
1973. Paris p. 157.
(2)
- cf. Kojève,
Introduction à la lecture de Hegel, 1947 Pa-
ris p.
491.
Il souligne lui aussi cette difficulté:
"ce qui dis-
tingue l'Etre du concept Etre, c'est uniquement l'Etre de l'Etre
lui-même, car l'Etre est en tant qu'être, mais i l n'est pas
dans le concept Etre
(tout en y étant présent par son "contenu",
c'est-à-dire en tant que sens du ~a:mcept
être ... )"
- -
.

.'
,
84.
Quand l'homme pénètre dans son coeur et s'y tient dans la
paix, il éprouve la nostalgie du semblable pour son semblable.
Comment pourrait-il en être autrement dans la mesu~e où seul
le feu ne peut être vu que par le feu ?
La pensée d'Empédoc~e trouve son unité dans cette
volonté de combler la distance qui sépare l'homme de la divi-
nité. Et c'est ce même souci de l'unité, de son unité intérieu-
re qui nous le présente non pas comme un "pur" plUlosophe à l' i-
mage de Zénon
mais plutôt conune un personnage de légende
(f~J.12), un magicien, un thaumaturge, une sorte de ph.iloso--
phe "inspiré" et un homme politique
(cf.
Burnet,
l'aurore de la
philosophie grecque p.
233).
C'est cette même articulation,
qUi,selon Wilamowitz a,ux dires de J.
Bollack, permet de compren-
dre ses oeuvres_ écri tes. Si dans lo?s Physika, c'est le savant et
et le physicien qui nous ouvrent à
l~ connaissance, dans les
Purifications, c'est le message du prophète qui révèle à l'hom-
me ce qu'il doit croire et surtout comment i l doit vivre pour
redevenir dieu
( fragment 112). Ains i
c'est à la. fois da.ns un
itinéraire d'incarnations et de réincarnations et par une cri-
tique de la réalité sensible
(fragment 2)
que l'homme peut par-
venir à une vision plus profonde des choses et à l'idée qu'il
est habité par l'être. Mais c'est surtout la méthode qu'il im-
porte d'analyser ici. Pour retrouver l'unité originelle sur
laquelle tout repose,
Empédocle tente de préserver la parenté
de
l'être humain et de l'être cosmique
(comme chez Hésiode)
par l'Amitié
(1). Parce que connaître
l'univers, c'est connaî-
(1)
- Aristote, Métaphysique. 1.4.,
985 A 4-10 Trad. Tricot l,
p. 37 :
" ..• l'amitié est le principe du bien".

85.
tre l'homme,
l'homme intérieur parvient ainsi à la connaissan-
ce de soi par la connaissance de la loi, par le SphaIros qui
régit l'univers. Désormais le mystère de la vérité devient le
mystère de l'Amitié. Il suffit de se référer au témoignage
d'Aristote (De anima 427 a 21)
pour bien montrer comment chez
Empédocle i l y a conjonction entre vérité et amitié, entre ex-
tériorité et démarche intérieure. Pour Aristote, celui-ci ne
distingue pas la pensée et la perception,
la démarche réflexi-
ve et la réalité objective. De même que dans la perception
sensible s'opère la rencontre entre un élément intérieur et
un élément extérieur (1), de même dans la conscience de l'hom-
me intérieur,
intériorité et extériorité fusionnent. ~our y
parvenir, - et le chemin est difficile, -
i l faut nous débar~
rasser de notre "démon", symbole de notre exil
(2). Et seule
la conscience de l'Amitié nous permet d'en sortir. Le chemin
de l'intériorité vise à la fois le dépassement de soi afin de
nous rendre sensible au logos divin et la conscience divine
de soi, au-delà du simple moi. De l'extérieur à l'intérieur
s'élève le chemin de la Joie qui est fait non pas de ruptures
mais seulement de métamorphoses. Ainsi,
dans un univers soumis
au mouvement
alternatif, la vie intérieure nous invite à cul-
tiver la sympathie et l'amitié. Seule elle peut nous élever à
(l)
-
En effet,
les dieux, selon Platon
"ont fait en sorte
que le feu pur qui féside au-dedans de nous et qui est frère du
feu extérieur, s'écoulât à travers les yeux d'une façon subtile
et continue"
(cf le Timée. 45 hc)
(2)
- Tel est l'avis de M. Détienne,
in "La démonologie"
d'Empédocle R.E.G.t 72. 1959 p. 9 et suivantes et surtout le
fragment 115 :
"Et moi,
je suis un de ceux-là (un démon) 1 un
vagabond exilé des dieux" ...

86.
1
l'Amitié
(fragment 128-130), elle nous pe~met ainsi d'échap-
per à la dominante négative du cycle de la Fatalité. Aux
. i .
\\ , '
; .
yeux d'Empédocle,
seule la voie
ide l'Amitié nous élève à la
r
conscience de l'unité parce que non seulement elle rassem-
1\\
hIe mais encore elle est toute intérieure à ceux qu'elle
Il
affecte et elle leur est innée
(fragment 17) .De~,Physika
Il
aux Purifications réapparaît la même contradiction qui ani-
mait déjà le poème de Parménide. Pour l'un et pour l'autre,
la grande équation de l'univers nous invite à. une option
i
dans la mesure où la contradictoine loi de l'univers ne
1
parvenait qu'à nous diviser
en nous-mêmes
(1). Même si
1
l'
,
notre Noblesse intérieure ne s'affirme que dans du provisoi-
i
f
!
re,
il est loisible de la cultiver parce qu'elle s'inscrit
dans la: perspective d'un retour au Non-Etre.
x
x
x
Ainsi les structures sont essentiellement transi-
toires, mais non vaines.
Elles ont cette puissance de nous
éveiller à l'itinéraire du dedans. Cette recherche des struc-
tures qui se manifeste dès Homère confère à l'individu une
dimension cosmique. Certes,
les uns et les autres, avec leurs
doutes,
leurs problèmes,
leur désespoir et leurs instants
de sérénité sont des hommes comme les autres. Mais
ils
(1)
-
cf.
fragment 136 :
"Ne cesserez-vous jamais re doulou-
reux carnage? Ne voyez-vous pas que c'est
vous-mêmes que
J
vous égorgez ?"

87.
sont plus que cela: ils sont en chemin vers l'intériorité
car ce qu'ils nous apprennent n'est pas tellement le souci du
divin mais la reconnaissance totale de la volonté divine. Par
leurs pensées,
ils sont disponibles
(1)
et c'est ce qui,
à
nos yeux, nous a peDnisde montrer combien ils nous ouvrent dé-
jà au mystère de l'intériorité. Révenons un peu sur le chemin
parcouru depuis le début.
S'y révèlent, sous la diversité
des auteurs, des genres et des intrigues,
le fond d'une expérien-
ce identique,
la courbe élémentaire d'une même destinée spi-
rituelle et l'essence permanente de l'homme. Certes, par la
suite, avec Platon d'abord il s'agira de poser les vrais concepts
qui sont à l'oeuvre dans le problème de l'intériorité. Ce qui
est certain désormais, c'est que, d'Homère aux présocratiques,
i l Y a bien
l'expression de la vie intérieure à travers la
saisie d'une Norme. Chez les uns et les autres,
le rôle de
l'homme consiste z. t.:.::availler hwnainement à sa venue, L'essen-
tiel, c'est donc qu'une réalité/quelle qu'elle soit,se rappor-
t~ à l'axe directeur qui, traversant
l'univers et le coeur du
sage,
reliant le sommet du ciel à la base du monde, détermine
une référence absolue. En effet nos actions, en nous enfonçant
dans l'hwnain,
nous engagent dans les servitudes du temps. Or
comment faire durer ce qui relève maintenant du transitoire ?
Si les héros de l'Iliade aspirent à la gloire posthume, d'un
élan si total de leur être, c'est pour éterniser, non simple-
ment la vie, mais l'état le plus parfait de réussite auquel
elle atteignit par instants. C'est bien l'exemple d'Achille
(1)
- Les uns et les autres réalisent combien la question
de ce qui est premier en soi est reliée à celle de ce qui est
premier en nous.

88.
qui, en sacrifiant
sa vie à l'honneur, retrouve celle-ci au-
delà de la mort sous ~a forme éternelle. Un sentiment analogue
1
1
inspire Hésiode qui l'invite à substituer la lutte destructive
à
l'Amitié, principe de la vr~ie émulation (cf l~ Théogonie ..• )
Il faut comprendre de la même façon"
dans la perspective de
la réalisation de la démarche intérieure, la conscience du pac-
te chez Eschyle qui permet de conjoindre l'humain et le divin
(cf les Suppliantes p.
24-25 plus haut).
En reliant ces deux
extrêmes, Eschyle ne nous initie pas moins déjà à l'idée que
l'homme est responsable de ses actes.
Il lui im~orte simJ?le-
ment d'être tendu
vers la divinité. Chez Sophocle,
l'homme
est appelé par les dieux à se transcender relativement lui-
même en portant ses virtualités à leur pleine-épanouissement.
C'est donc l ' homme entier
qui est
remis en question tant dans
la démarche d'Antigone que dans celle de Créon. Mais Antigone
nous apprend infiniment plus
elle maintient son coeur dans
le plan de la verticale maîtresse qui lui permet de dépasser
le comparatif et d'intérioriser la référence absolue. Chez
Euripide, c'est l'alternative subjective qui permet de dépas-
ser le champ:dè:':r' i:ncer'.:.itude. ELle nous élève ainsi à l' objec-
tivité et surtout à la conscience de la verticalité qui est
en nous. C'est elle qui, pour aller au-delà du transitoire,
de l'apparence,
s'inscrit dans la problématique présocratique
de l'Un.
Seulement avec Pythagore, liée à l'expérience du Nom-
bre, elle opère une révolution
intérieure pour l'élever à
ce qui est premier. Notre compréhension du message des préso-
cratiques.silimitati.ve qu'elle soit,
nous a permis de sai:sir
1

· ~
B9.
chez
eux,
à
travers ce souci de la Norme, de la Cause, la
nécessité d'une démarche intérieure qui invite l'homme à se
chercher lui--même. Nous nous sommes tenus ici à expliciter
les pensées de Thalès, d'Anaximandre, d'Héraclite, de Parménide
et d'Empédocle.
Il est à remarquer simplement que c'est à la
fois le
désir de l'unité et surtout celui de relier les
extrêmes dont Héraclite et Parménide sont les porteurs qui
est le souci permanent non seulement d'Empédocle mais aussi
de Démocrite et
d"Anaxà,I:JOre.En effet quelle est la force qui,
transcendante,
permet de distinguer le léger du lourd, le
sec de l'humide, le froid du chaud ou le métal du bois? Pour
Démocrite, c'est l'Atome parce qu'il met fin au balancement
et permet de surmonter le temps.
Le cosmos tel qu'il apparaît
n'est plus qu'une parenthèse dans le cours éternel des cho-
ses.
Il suffit désormais d'employer nos énergies à
embellir
notre raison d'intelligence, de vertu,
de mesure et de piété
(fragments 58-119 -
290,
277.
104,
181)
(1).
Pour
Anaxagore,
c'est le
-
Nous,
intelligence transcendante. C'est lui qui nous
permet de ne plus tâtonner "dans les ténèbres"
(Phédon 99d)
pour approcher le Bien. Anaxagore ouvre ainsi la voie à Socrate
(1)
-
Les fragments B 40 et B 171 nous renforcent dans cette
conviction :
"Ce ne sont ni les forces physiques ni les ri-
chesses qui rendent heureux, mais la droiture et la pruden-
ce".
"Le bonheur ne consiste pas dans la possession de trou-
peaux et de l'or. C'est l'âme qui est le siège de la béatitu-
de" .

90.
et Platon pour, dans la conquête de l'intériorité, nous ap-
prendre,
par-delà la simple subjectivité
(t), ce qui est
"divin" en l'homme. D'Homère aux présocràtiques, l'intério-
rité en tant que "force de l'esprit" est "seulement aussi gran~
de
.. que son extériorisation,
sa profondeur,
profonde seule-
ment dans la mesure où elle ose s'épancher et se perdre en se
déployant"
(2).
Il ne s'agit pas encore de penser l'intério-
rité grâce à une définition de la subjectivité, comme nous
y invite'"rPlaton et Aristote, mais simplement à partir des
~!712é~~~+fs q~. la cO:lscie.r~ce. Ici, l ' intériorité n'implique
pas la connaissance de soi mais le dépassement du moi dans
le lien qui nous unit au divin ou au Logos. Et ces penseurs
antérieurs se différencient les uns aux autres
d'une part,
dans la volonté de séparation du drunion de leurs intuitions
originaires et le sens du monde,
le destin ou la nature des
choses
(3) ,et d'autre part dans cette laïcisation qui est à
l 'oeu-
vre à partir surtout de Thalès
(4)
étl~'Etiripide (5). Cepen-
dant ils restent pour nous ceux qui sont à l'origine de cette
(1)
-
Pour Anaxagore, il suffit de "contempler le ciel, et ses
astres, et la Lune et le Soleil, car tout le reste n'a aucune
valeur".
fragment Il.
(2)
-
Hegel,
Phénoménologie de l'esprit,
Préface. p.
Il
T~ad. Hyppol~te. Aubier Montaigne Paris
(3)
- cf. {:).M. Schuhl, Essai sur la formation de la pensée
grecque.
p.
305.
(4)
-
A.
Rey,
la jeunesse de la science grecque. Paris 1933
p.
37-38.
(5)
-
cf. Cl.
Ramnoux.
Héraclite, ou l'homme entre les
mots et les choses p.
74.
f
(

91.
volonté,
non d'aller à un moi intérieur séparé de toute réa-
lité extérieure, mais de saisir l'intériorité à mi-hauteur,
de l'échelle des êtres et de nous en faire sentir la valeur
que parce qu'elle se si tue à_ l'ombre du Tout. Platon, Aris-
tote et surtout ~lotiù hériteront d'eux
ce souci qui ne
vise la rentrée en soi et la maîtrise de soi que pour corres-
pondre à
la loi du Tout.
Il est significatif ici de voir que
la connaissance de soi,
vantée par Socrate,
n'implique à ses
yeux,
aucun narcissisme,
aucun psychologisme, qu'elle inau-
gure au contraire "la chasse" à l'idée,
à l'essence, à l'uni-
versel, dont Platon ne SODt victorieux que grâce à sa réfle-
xion sur la géométrie,
à sa découverte des invariants de
pensée, des rapports immuables. Chez Aristote, nous nous em-
ploierons à montrer comment l'âme intellectuelle se définit
non par le pouvoir de dire "Je", mais par la capacité de de-
venir toute chose, en vertu de la double appartenance corporel-
le et divine et de là situation intermédiaire qui est célIe
de l'animal raisonnant. Ainsi nous nous sommes donc tournés
à travers l ' histoire de la notion d' intériori té
dans cette pre-
miàre partie/au profit d'un progràs vers l'intériorité.
E~
effet,
la pensée grecque archaIque,
meme si elle utilise d'au-
tres méthodes pour penser l'intériorité,
nous met sur la voie
que tenteront de retrouver Platon et Aristote.

92.
L
- -
L
1
1
1
1
:
DEUXIEME PARTIE :
INTERIORITE ET SUBJECTIVITE:
:
1
1
:
LES EXIGENCES CRITIQUES
:
t
L
L
~
1

93.
Depuis Homère, c'est relativement au conflit qui op-
pose le Ciel et la Terre que l'individu prend conscience
de. sa dimension intérieure. C'est ce conflit qui introdui-
sait en lui l'hésitation et le souci même de la réflexion.
Il
convenait donc dans toute démarche intérieure de conjoin-
,
dre la Norme idéale et la situation concrète pour reconcilier
en l'homme la colère et le respect
(cf Achille) ou plus sim-
plement pour réaliser l'harmonie entre le monde humain et
le monde divin. D'une façon générale, on pou \\f ·ai t
penser que
l'individu retrouvait sa tension intérieure grâce à la con-
clusion d'une sorte de traité de coexistence pacifique sous
le regard de Zeus. Mais cela ne pou~ait
avoir lieu que par-
ce qu'un progrès vers l'intériorité était possible. Et ce
progrès se trouvait moins dans l'acte
lui-même, dans le
souci de l'harmonie que dans la continuité du lien qui re-
liait l'individu à la Norme. C'est pourquoi, d'Hésiode aux.
1
Présocratiques,
il était indispensable de comprendre toute
1
action comme liée à cette volonté de s'enfoncer dans l'univers
des malentendus possibles avec le souci de revenir à la Nor-
me pour renouveler l'intuition originaire. Mais revenir ~
la Norme, c'était aussi perdre de vue le but un instant.
Ainsi l'articulation du Ci.el et de la Terre posat.t ~ l' ham....

94.
me un problème redoutable
(l). Corrunent faire coïncider en
l'homme le centre géométrique et le centre métaphysique!
Toute la difficulté de la démarche intérieure dans
.
la pensée antésocratique, .Iconsistait à trouver dans le Ciel
1
un point d'ancrage aussi culminant et axial que possible. Car
la hauteur corrunande l'avenir. La vraie Norme est toujours au
zénith. La Théogonie,
l'Iliade,
les Suppliantes,~Antigone
et 4f lphigénie à Aulis nous ont offert, chacun à sa façon,
l'exemple d'une ascension spirituelle qui aboutissait par de-
grés à Zeus. L'aménagement de la vie contemplative
(Pythagore),
la découverte dans l'homme d'un principe supérieur à la ma-
tière et qui le relie à la divinité et à l'Etre
(Anaximandre,
Héraclite,
Parménide et Empédocle),
tout cela visait à assu-
rer, à fonder l'homme en l'obligeant à regarder devant lui le
monde dans le souci de la transcendance.
L'homme ne pouvait
parvenir à l'intériorité qu'en réalisant ce qu'il est pour
s'abandonner à ce qui le dépasse. En effet,
le souci du Transcen-
dant l'engageait à un détour, mais non
à
une évasion. Et toute
la difficulté consistait à réaliser ce détour. Ainsi le moment
de la conscience de soi se retrouvait tout entier dans le sou-
1
ci du transcendant. Or à partir des sophistes,
la problématique
de l'intériorité change, même si. la ques.tion primordiale reste
la même.
(1)
- Cette dualité,
nous le verrons,
jouera un rôle considéra-
ble chez Platon et Aristote corrune dans toutes les grandes philo-
sophies :
"Lorsque je ne pense qu 1 à Dieu et que je me t<UUlme
tout entier vers lui,
je ne découvre en moi aucune cause d'er-
reur ou de fausseté
i
mais puis après revenant à moi,
l'expé-
rience me fait connaître que je suis néanmoins sujet à une in-
finité d'erreurs". Descartes, Méditations métaphysiques IV.

95.
Comment parvenir à ce qui est premier en soi, ,à ce qui
est vrai
en soi_à travers ce qui est premier et vrai en
nous et selon nous ? Pour répondre à cette question, les so-
phistes, Platon et Aristote proposeront malgré le biais de
nouveaux concepts et malgré le souci de maintenir une orien-
tation nouvelle, à peu près la même réponse que la pensée an-
térieure. En effet, qu'est-ce que l'intériorité si ce n'est
cette volonté de dépasser les simples limites du sujet humain
pour se rendre sensible à l'intelligible?
Certes,
il ne s'agit plus de définir l'intériorité
par la place qu'occupe l'être humain entre les espaces infi-
nis et le monde fini,
i l s'agit de saisir son authenticité,
. ,.
son (OIKEIOS} Mais que dire de cette volonté de revenir à
l'homme dans son authenticité? Apparemment le problème est
fort simple à dél imi ter. Pour les sophis tes
(surtout Protagoras
et Gorgias),
la seule démarche qui permettra de retrouver l'au-
thenticité humaine,
son intériorité, consistera à. conjoindre
le relativisme et le phénoménisme pour affirmer qu'il n'y a
d'intériorité que subjective.
En effet,
puisque rien ne peut
être défini
(en soi),
i l n'y a de vérité que relative au su-
jet humain c'est-à-dire subjective
(l).
Or en liant subjecti-
vi té et intériorité,
les sophistes remettent en question non
seulement le statut de l'objet, mais aussi celui du sujet.
(1)
- cf. E.
Zeller,
la philosophie des Grecs Tome If
2 p~ 1349-
56 : .11 Il n' y a pas de vérité obj ecti ve, mais seulement une ap·-
parence subjective de la vérité i
i l n'y a pas de science va-
lable pour tous, mais seulement des opinions".
1

Yb.
Il ne s'agira plus de couper l'homme en deux, mais de l'obli-
ger à vivre à la périphérie de lui~même. Au contraire, pour
Platon et Aristote,
ce sera en déliant intériorité et subjec-
tivisme que nous pourrons, gr~ce à la contemplation, perce-
voir notre être propre, notre "OIKEIOS",
par-delà le temps et
par-delà les choses. Car,
à leurs yeux,
comment confondre la
périphérie avec le Centre, avec le Soi intérieur sans confondre
du même coup l'apparence et la réalité? Et ce qui intéresse
le sophiste, ce n'est pas de poser le
problème d'une façon
logique
(1)
mais simplement psycho-logique. Tout
cela veut
dire que l'homme ne doit pas prendre "assurance sur le témoi-
gnage de sa propre conscience( ni davantage sur le .jugement
dernier d'un Dieu omniscient ( ... ) i l dépend de l'image que
les autres forment de lui, ou des discours tenus autour de
son nom"
(
C. Ramnoux,
les Présocratiques in Histoire de
la philosophie. La Pléiade N.R.F. Gallimard 1969. p.
443).
La pensée
antésocratique
aux yeux de Gorgias et de Protagoras,
échouait dans sa volonté de dire l'intériorité parce qu'elle
en établissait une représentation positive
(entre le Ciel
et la Terre).
Or pour dire l'intériorité, i l ne s'agit plus
d'une simple objectivation de "ce que nous sorrunes" au niveau
des lois de la vie ou au niveau des rapports entre le Ciel et
la Terre, mais simplement d'une reprise de ces lois dans l'obli-
cité où elles se donnent à. la conscience c' est-à.-dire de mon-
trer comment une telle objectivation de notre moi se confond
avec l'extériorité, avec l'apparence.
(1)
-
Protagoras s'oppose à la fois à Parménide, aux pythagori-
ciens, à. Empédocle et à. Démocrite. cf. E. Dupréel, les Sophis-
tes p.
53 Ed. Griffon Neuchâtel 1948.
1

97.
----------------------------------------------,
1
1
1
1
:
CHAPITRE 1.
: SUBJECTIVISME ET INTERIORITE
:
:
1
~-_-_----_------------------------------------J
1

98.
Comment penser l'intériorité humaine sans oublier
que l'être se réalise
grâce à l'expér±ence ? Telle est la
question préalable qui oriente le débat chez les sophistes.
.Selon Untersteiner et J.P. bumont
(les Sophistes,
frag-
ments et témoignages P.U.F.
196~) tous les sophistes sont
sensibles à la nécessité de repenser les rapports de l'homme
avec lui-même à partir d'une remise en question des rapports
de l'homme avec la nature.
rIs suivent en cela ~gore et
Démocrite. ~gore
(1),
en plaçant le Principe suprême tout
près de l'homme, affirmait la promotion intellectuelle de
l'individu. Démocrite
(2), parce que l'homme de son éthique
a pris conscience de soi-même, et de sa singularité, en se
définissant contre le dieu, voulait rémédier à la précarité
de sa condition. Avec les sophistes,
il faut s'occuper de~l'ani-
mal humain tout en évitant de tomber dans les pièges de la
problématique des Milésiens, d'Héraclite et de Parménide qui
consiste à casser l'homme en deux,
à distinguer deux hommes
dans l'homme, l'un, visible,
vulnérable, chose parmi les cho-
ses,
l'autre,
invisible à tous sauf à lui seul et à la divi-
nité.
Afin que l'intériorité ne soit plus l'extériorité de
l ' extériori té, les sophistes nous proposent un retour à. l ' ex-
périence vécue qui seule nous permet de dépasser toutes les
""'t - _ .
- - - . - - - - -
(1)
-
cf pl us pIlécisément fragment 10.
~
"Conunen t du non-che-
veu le cheveu proviendrait-il, ou la chair de ce qui n'est pas
chair ?".
.
1
(2)- L~J"contentement réside dans l'âme.
"La pai)Ç de l'âme"
(ATHAMBlë)est un trésor de joie cf. aussi fragment 125 .

j
99.
j
1
1
J
imaginations infraphilosophiques. Or l'expérience vécue n'est
1
4
}
pas objective, elle est toute entière marquée du sceau de
1
la subjectivité
(1).
Il n'y a donc plus d'être universel con-
1
j
nu en lui-même dans la mesure où subjectivité et expérience
1
~
1
j
se renvoient
l'une à l'autre. D'où la formule "l'homme est la
1
j
mesure de toutes choses"
(trad. générale). Untersteiner tra-
duit autrement:
"L'homme est lé maître de toutes choses".
Mais abordons de plus près les textes.
Selon Sextus Empiricus,
"certains ont rangé Pro ta-
goras d'Abdère dans le coeur des philosophes qui ont aboli
le critère
(de la vérité),
puisqu'il soutient que toutes les
images et toutes les opinions sont vraies et que la vérité
est relative
attendu que tout ce qui frappe l'imagination ou
l'opinion existe relativement à chaque sujet. Au début de
ses Discours terrassants,
i l a proclamé :
"De toutes choses,
t
l'homme est mesure, de l'existence des existants, et de la
non-existence des non-existants"
(2).
Que signifie cet aphorisme? Qu'entend Protagoras
par l'Homme? S'agit-il de l'individu ou de la collectivité,
de tout un chacun ou du savant (3)
? Avant d'y répondre,
i l
faut remarquer que devant cette thèse les historiens de la
(l)
cf. La phrase de Zeller que nous
citions plus haut.
(2)
-
Sextus Empiricus, Contre les Logiciens,
1,60.
(3)
-
Platon,
le
Théétête,
:
"Le Phénomène est la vérité"
156 E -157 B C.U.F. p.
178-179 :
"Le vrai n'est précisément
que cet apparaître".

100.
philosoph.ie jusqu'à Zeller retenaient l'interprétation subjec-
tiviste et individualiste. Mais cela ne suffit pas à compren-
dre le fond
de la pensée de Protagoras. Dire que Protagoras
prOne une sorte d'individualisme nihiliste, c'est s'en tenir
uniquement au fameux texte du Théétête
(152
A6)ou du Cratyle
"L'homme est la mesure de toutes choses:
telles les
choses
me paraissent être, telles elles me sont :
telles elles te paraissent,
telles elles te sont"
La suite du Théétète nous permet de penser qu'il en
va autrement.
Il suffit pour cela de nous référer à l'un des
textes oü il est question des sensations visuelles :
"Toute
couleur dont nous affirmons l'être singulier n'est ni ce qui
rencontre,
ni ce qui est rencontré, mais quelque chose d'in-
termédiaire, produit originel pour chaque individu".
(153 E\\5)
Platon,
lui-même ne se trompe pas lcrsqu'il déclare qu'il y
a une "vér i té cachée dans la pensée" de Protagoras
(155 D 9).
Ici,
nous sommes devaQt un relativisme
sérieux. Protagoras
n'est pas a..ux dires de A. Croiset "un de ces adversaires dont
r
on se débarrasse avec une plaisanterie"
(1). Et il ne faut
pas s'étonner que Platon résume à sa manière l'idée de l'Abdé-
rien :
"La conclusion de tout cela est celle que nous formu-
li.ons dès le débllt i
rien n'est r à titre d'unité détermîné
en soi
tout ne fait que devenir et devenir pour autrui"
(2).
Il n' y a donc pas ici d'individualisme mais
·une sorte d'hu-
manisme
(3)
parce que l'honune-mesure, c'est "l'homme général,
(1)
- Notice du Protagoras.
Ed.
Budé p.
6. C.U.F.
(2)
-
Thé' -.:'.;.
157 A 7.
(3)
-
Léon Robin,
La pensée grecque ••. p.
160

101.
en tant qu'il est œpable de oormaitre la réalité".
Et nous sommes
d'accord
avec E. Dupréel,
lorsqu'il écrit que :
"le sophiste
d'Abdère fut,
à coup sûr,
le moins "individualiste",
le plus
"social" de tous les penseurs de l'Antiquité,
et la phrase
sur l'Homme-Mesure,
loin de n'exprimer qu'une théorie de la
perception et de l'apparence brute,
enveloppe aussi - et c'est
l'essentiel -
une conception sociologique de la connaissance et
de sa valeur"
(1). Ainsi lorsque Protagoras parle des objets
sensibles ou mieux des "KREMATA",
i l désigne plutôt l'Etre au
sens parménid;en du mot. Elles désignent en effet ce qui est
supérieur à l'individu et même à la communauté et règlen~
la vie de l'homme. La formule de l'Homme-mesure est avant tout
la reprise du problème posé par les générations précédentes
(2),
problème qui concerne à la fois
l'Etre ou la PHUSIS et
la valeur de l'intériorité humaine en quête de se réaliser dans
l'être. Selon Th. GOMPERZ,
au lieu de confondre Protagoras
soit dans un "subjectivisme à la manière Kantienne,
soit un
empirisme naturaliste",
i l vaudrait mieux s'attacher à une ex-
plication allant dans un sens objectif et universel qui consi-
dère
le mot "HOMME" dans le sens d'"Humanité"
(3). Et
Untersteiner
(4)
abonde dans cette voie qui cherche d'abord
à élucider le sens de chaque mot avant de comprendre la signi-
fication véritable
de la formule.
(1)
-
E. Dupréel,
Les Sophistes p. 19
(2)
-
Pour la relation à établir entre les thèmes él~titiques et
la doctrine de Protagoras,
on n'est nullement obligé de reprendre
telle quelle la thèse de Antonio CAPIZZI :
"Protagoras,
le testi-
monianze e j
fragmenti.
Florence 1955 cf le compte-rendu de cet
ouvrage par P. Aubenque,
Revue philosophique 1964 p. 249-252.
(3)
-
in les Penseurs de la Grèce,
trad. A. Reymond,
2e édit.
Paris. Lausanne. 1908 p.
447 et p. 480. cf la note expl~cative
de J. de Vogel,
Greek philosophy. Leiden,
1963,
l parag.
173.
(4)
-
Les Sophistes,
T, 'II'
1949. Chap.
III.
2e partie.

102.
Mais revenons plus précisément aux textes de Platon
afin de les confronter avec celui de Sextus Empiricus déjà
cité
"Moi
(Protagoras),
je soutiens que la vérité est
comme je l'ai écrit: mesure est chacun de nous de
l'existence de ce qui est et de la non-existence (de
ce qui n'est pas). Par des milliers de points
diffè-
re celui-ci de celui-là, par le fait même qU',autres
sont l'être et l'apparence des chose5, relativement
à l'un ou relativement à l'autre. Quant à la science-
et au savant,
il s'en faut de beaucoup que je nie que
leur être m'apparaisse; mais celui-là même que je
dis savant,
c'est celui qui sait, pour n'importe le-
quel d'entre nous,
à qui appartiendrait la repré-
sentation et partant l'existence de choses mauvài-
(',:
ses, opérer la transmutation en choses bonnes de
;'~
ces représentations et existences
( ... )"THéétête 166 d.
i;
\\I~
rI poursuit plus loin :
"Oui,
je pense qu'alors le
I~
l\\
mauvais état de l'âme
formait des opinions qui étaient filles
I\\
de ce qu'est leur mère,
à r~s '~n bon état de l'âme aura for-
mé des opinions bonnes,
produits de l'imagination que certains,
par inexpérience,
appellent vrais: pour moi,
il y en a qui
'sont
meilleurs que d'autres mais pas plus vrais"
(Théétête 167
B).
Ce long texte de Platon nous confirme dans l'idée
que pour Protagoras,
n'importe quel homme n'est pas mesure
de la vérité,
même si tout objet n'est appréhendé que comme
phénomène à travers son image. Certes,il y a un phénoménisme
qui conduit à penser l'intériorité humaine relativement à son
1
ii
1
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
1
-

103 •.
extériorité
(cf Aristote, Métaphysique K,6, 1062 b 13) mais
un tel
phénoméN~~écoule avant tout du relativisme des sen-
sations et non de celui pour qui la sensation est
(1). Comme
le révèle Sextus Empiricus
(2)
(~xpotyposea pyrrhoniennes l,
216), un tel relativisme est simplement matérialiste. Il im-
porte donc,
si l'on veut interroger la pensée de Protagoras
à propos de l'idée d'intériorité, de ne pas tomber dans le
traditionnel travers.
Il ne s'agit pas de lire Protagoras et
les sophistes en général selon la méthode parménidienne ou
plutôt platonico-aristotélicienne qui hiérarchise les oeuvres
et les pensées par rapport au point fondatif qui reste toujours
une position ontologique. Pour Parménide, la vérité ne se
situait ni dans le réalisme, ni dans l'idéalisme, mais dans
une sorte d'idéalisme absolu qui identifiait l'être et la
pensée .(Cf. plus haut première partie chapitre II,
2ème sec-
tion.)
Protagoras,. Gorgias et les autres sont à leurs façons
(1)
- Aristote résume bien cette difficulté de la doctrine de
Protagoras ~
"Ce philosophe prétendait, en effet, que l'homme
est la mesure de toutes choses,
ce qui revient à dire que ce
qui parait à. chacun est la réalité même. Cela posé, i l en
résul te que la même chose est et n'est pas, est à. la fois bonne
et mauvaise,
et que toutes les autres affirmations opposées
sont également vraies, du fait que souvent la même chose paraît
belle à. ceux-ci, et tout le contraire de ceux-là., et que ce
qui apparait à chaque homme est la mesure des choses". Méta.-
physique K,6,1062 b 13-19 Trad. J. Tricot Vrin p.
598-599
Tome Ir. 1 966
(2)
-" Protagoras ·jveut que l ' homme soit mesure de toutes choses,
de l'existence de celles qui existent et de la non..-exist~nce
de celles qui n'existent pas;
"mesure" désignant le critère,
choses
désignant les "réalités" ••. Cet homme dit donc
que
la matière est labile,
et que s'écoulant continuellement il
se produit des additions à la place des choses qui disp~rais­
sent. .. " Trad. J.P.
Dumont Op. cité p. 34.

104.
des philosophes "sérieux"
(1).
A propos de Gorgias, pour bien montrer le parti
pri.s des historiens de la philosophie à propos de sa pensée,
nous ne l'aborderons pas par le Traité du Non-Etre car,
à
nos yeux,
i l ne contient pas les premiers principes de sa
sophistique (2). L'anthropologie de Gorgias n'est pas
une
anthropologie de la substance et de l'accident, mais une ap""
a proche de l' homme compris comme la totalité de ses passions et
de ses comportements (3). L'homme, aux yeux de Gorgia$, n'est
pas
la mesure du tout, même pas de la loi
(4)
( à l'inverse,
ce qui se dit au travers de la loi.c'est une certaine expé-
rience de l'homme et de ses possibilités. Autrement dit,
la
loi est une forme de mesure de l'homme, mais une mesure im-
parfaite qui parfois s'oppose à ce que l'individu fait
ou dit
de soi:
"en vérité",
elle ne dit rien.
Comment,
s ' i l est impossible de dire l'être de l'hom-
me
(5), parler d'intéri.ori.té humaine? De même que pour fa,ire
l'Eloge d'Hélène il ne faut la faire évanouir ni dans le
passé ni. dans le futur,
pour saisir ce qu'il en est de l'in-
tériorité humaine,
il ne faut
ni la confondre à. l ' Etre,
ni
(1)
-
Contrairement à ce qu'en pense G.
Legrand pour qui. le
commentaire onto~ogique en conduisant à une impasse nous obli-
ge à. les éliminer du cortège des "vrais" philosophes. in Pour
Connaître la pensée des Présocratiques Bordas p. 136-137.
(2)
- Commencer par ce Traité invite quasiment à. une interpré-
tation fausse de sa pensée. cf. Hegel,
Le~ons p. 266 ( Guthrie,
Les Sophistes p. 192. Gompend p. 507, ZelleJ~' Tr p. 479 ( E.
Dupréel, p.
61-116.
.
(3)
cf. Cl.
Ramnoux, Etudes présocratiques p. 186
(4)
- C'est
ce qu'en pense J. de Romilly,
l'idée de loi p. 75
(5)
- cf fragment B l
cité par DU,'mont p.
71.

105.
la faire évanouir dans le phénoménisme
(cf aussi Antiphon
B 53 a
Dumont
P·182). Pour parler d'Hélène,
il ne faut fai-
re confiance qu'à Hélène elle-même c'est-à-dire oublier ce
qu'en a retenu l'Histoire ou ce qu'en avait fait la cité.
Aussi pour Gorgias,
il ne faut pas s'étonner qu'il y a·
bien
chez lui une pensée fort originale de l'intériorité. La
,-
PHRONEMA gorgéenne, ce n'est pas la conscience de soi qui se
révèle par rapport à la problématique de l'Etre, mais le lieu
dans l'homme où s'assure la présence au présent en même temps
que s'y fixent les effets de l'expérience des sens. Elle est
donc plus entendue à, .ses yeux conune la manière' d'être et
comme l'équilibre psychologique que comme la conscience abs-
traite de soi.
Ici, c'est le sujet avec ses intérêts qui est
le centre.
La conduite intérieure se découvre dans l'intimité
de soi-même. Ainsi, comme on le voit: Gorgias ne met pas
l'Etre entre parenthèses comme on a pu le dire
(1),
il le
déplace et défait le lieu métaphysique dans lequel ses pré-
décesseurs l'avaient enfermé,il le replace dans l'expérience
et dans les conditions de l'existence. L'Eloge à Hélène et
la "Défense de Palamède"
fàu~issent les meilleurs exemples
de ce refus d'une vérité qui se recueillerait dans son identi-
té à soi-même.
Ainsi toute connaissance qui vise l'intériorité hu-
maine doit éviter d'être purement actuelle ou simplement im-
-------_.__.-
(l)
-
M. Détienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce ar-
chaïque p.
134.

106.
muable. L'intériorité est toujours plurielle, partielle voi-
re médiée par les modes d'appréhension. Et le discours qui
s'efforce de la dire ne portera ni sa totale réalité, ni son.
éclatante vérité. Elle n'est donc que la figure de l'activi-
té humain~ c'est-à~dire de la subjectivité
(1).
Ainsi de Protagoras à Gorgias,
la recherche de l'in-
tériorité humaine n'est ni scientifique, ni métaphysique par-
ce qu'elle ne prétend ni ne veut isoler son objet ou dire
ce qu'il en est. Par rapport à Platon, i l y a ici comme un
discours d'opinion sur l'opinion. Pour les sophistes, l'in-
tériorité ne saurait être une sorte de subjectivité au
second degré car l'une et l'autre portent toujours les marques
du mouvement et de la mouvance. L'Homme-mesure, comme on peut
le voir, c'est donc cet homme intérieur dont la subjectivi-
té condamne à l'irréalité toutes les importances - divinement
sociales ou socialement divines - qui fondaient jusqu'alors
l'idée même
, d'intériorité. L'Homme-Mesure de Protagoras
et de Gorgias ne propose-t-il pas par conséquent une sorte
d'a-ontologie c'est-à-dire une cmto1:ogiJe' 'incapable de s' ar-
racher du divers ? Si le propre de toute ontologie est de
dépasser
la mesure de celui qui l'énonce, de s'éloigner de
ce qui est vérifiable, l'a-ontologie des sophistes nous pla-
ce devant l'impossibilité de séparer intériorité et subjec-
tivité, de définir l'intériorité en dehors des possihilités
(1)
-
Hegel résume bi.en cette difficulté des. Sophi.stes ~
" •••
chez eux,
l'intérêt du sujet dans sn.. particularité n'est pa,s,
encore distingué de l'intérêt du suj~t dans sa ratiQnalit~
suhstantielle".
in Leçons. s.ur l'histoire de la philcsophie.
Vrin Trad. P. Garniron. 1971 -Tome 2 p.
262.
.

107.
de l'expérience. La pensée des Présocratiques nous avait
habitué à trouver l'intériorité humaine à travers la cosmo-
logie et l'ontologie c'est-à-dire en en faisant un' être du
milieu,
la charnière qui articulait le monde d'en bas et
celui d'en haut. Avec Protagoras et
Gorgias,
l'expérience
intérieure constitue la base incontrôlable de toute démarche,
elle est fondamentalement a-ontologique c'est-à-dire qu'elle
évite toute distinction,
toute hiérarchie entre les
essences
et les existences, entre l'être et les apparences
(1). Or -
et c'est désormais la question -, comment délier subjectivis-
me et intériorité pour que l'homme puisse répondre à. l'appel
qui souriliau fond de lui ou même sentir la nostalgie violen-
te qui le ramènera à la vérité? Comment sortir l'homme dans
l'exil oü i l se tient par rapport ~ l'Etre ? Tel sera le
sens de la démarche platonicienne.
(1)
-
Hegel ne dit-il pas la. même chose :
" .•• le moi est ce
qui se conserve, mais i l est seulement comme quelque chose
qui supprime, -
par là précisément i l est un singulier
(unité négative),
- et non pas un universel réfléchi en soi.
( •.• ) ce qui est objectif disparaît" ? Opus cité p.
273.

108.
------------------------------------------------------------t
1
1
1
1
1
1
1
1
1
CHAPITRE II.
: PLATON ET LE DEPASSEMENT DU SUBJECTIVISME
1
1
1
1
1
t
L
1
_

109.
"
pour nous,
la divinité doit être la.mesure
de toutes choses, au degré suprême, et beaucoup
pl us
( ... ) que ne l'es t
( •.• ) l ' homme" .
Platon, Les Lois
IV-716 C
C.U.F. Les Belles Lettres. Paris 1951 p.
66
Trad. E. des Places.
L'histoire de l'idée d'intériorité est marquée
par des progressions et des retraits. Si, d'une fa~on géné-
rale, l'étape qui nous~conduit d'Homère aux philosophes
présocratiques marquait une évolution sensible de la notion,
le moment de la Sophistique, par sa critique impertinente,
a mis en cause cette idée d'intériorité qui se situait, hors
de toute
subjectivité, dans la coïncidence aveC la trans-
cendance. En effet, en refusant de faire
de la démarche in-
térieure la résultante de deux dimensions, humaine et divi-
ne, qui intervenaient jusque-là ensemble,
les sophistes et
surtout Protagoras et Gorgias nous invitaient au contraire,
dans une sorte d'a-ontologie,
à. rechercher l ' intériori té
dans
la subjectivité même. Et, comme nous l'avons montré,
c'est cette subjectivité ou plutôt cette volonté de lier in-
tériorité et subjectivité qui leur permettait de ne pas
séparer individu et société,
l'être de l'homme et l'homme.
Socrate et Platon, philosophes du "connais-toi. toi.-mêmel'
vont nous rendre sensibles à leur connaissance autre de
l'homme,
à leur conception supra-terrestre de l'norrme.
Il

110.
s'agira uniquement ici, pour saisir la portée de la révolu-
tion socratique à propos de l'idée d'intériorité, de montrer
comment s'effectue le dépassement du subjectivisme.
Mais avant de montrer ce qu'il en es.t chez Platon
de l'idée d'intériorité,
i l importe d'établir maintenant
un
parallèle entre la pensée antique et l'histoire de l ' a r t
grec. A l'époque archaïque,
au moment oü les présocrati-
ques recherchaient l'HARMONIE CACHEE ou le PRINCIPE ultime
des choses qui leur permettait de conjoindre la base et le
sommet
(1),
les statuaires grecs saisissaient d'abord dans
la conscience humaine "l'approbation d'un instinct"
(2) et
traduisaient dans le marbre", une vie intérieure qui fait
de la statue une personne bien différente des simulacres ••• "
(3). Comme les· :philosophes présocratiques,
le statuaire anti-
que,
"uniquement préoccupé d'établir l'architecture des en-
sembles avant de pénétrer dans le monde touffu des gestes
et des sentiments, a trouvé la loi des profits,
fixé la mas-
se entière dans les plans qui la définissent et fondé~ ce
faisant,
la science scripturale. Mais l'élément qui anime
le hloc et lui donne le mouvement y manque, ou du moins i l
y prend une signification hermétique qui l'écarte tous les
jours de la route
sui vie a.i.lleurs par l ' homme et le conduit
fatalement au désert de l'abstraction pure,
fermé de tous les
0)
~. R. Schaerer, l'homme antique et la structure du monde
intérieur, p. 150-154.
(2)
-
E. Faure, Histoire de l'art. Tome 1 Livre de Poche p.
2ml.
(3)
- François Chamoux, La civilisation grecque à l'époque
archaïque et classique. ARTHAUD 1963 p.
95

111.
cotés"
(1). C'est cet écueil qUê critiquent les sophistes)eux
qui, après avoir découvert les relations des plans, définis-
sent le sujet comme celui qui est au départ de tous les phé-
nomènes
(2). Désormais l'intériorité humaine~ ce n'est ni
l'atome de la conscience, ni cette infrastructure spirituel-
le qui permettait de relier les hommes et les dieux : Inté-
riorité et subjectivité sont inséparables.
Tout le problème de Platon sera d'évincer le rela-
tivisme et le phénoménisme des sophistes qui ne font que lier
avec vraisemblance n'importe quelle
idée à n'importe quelle
autre
(3).
Mais,
selon Platon, ce travail de la langue, cet te
manipulation des idées ne supposent~ils pas un au-delà qui
les dépasse? N'y a-t-il pas une "connaissance de la vérité
des choses"
(4)
qui serait "première par rapport à celle
des mots qui en sont les images"
(5)
? Pour le prouver, Platon
va nous inviter à une .démarche intérieure qui n'est pas la
projection de nos désirs mais d'abord "le dialogue de l'âme
avec elle-même"
(6).
En effet, comment passer du
règne de
l ' extériori té à la prise de conscience d'une vérité à la. fois
intérieure à nous-mêmes et immuable.
? Toute la philosophie
(1)
-
E.
Faure, opus cité p.
201-202.
(2)
-
Platon, Le Cratyle 408 A.
"C'est au pouvoir du discours
que se rattache toute •.. activité" p.
87
C.U.F.
0) - Comment parvenir à. la substantiali té rationnelle, tel
est le problème de Platon !
.
(4)
Platon, le Cratyle 385 E -
390 E C.U.F. p.
53-61
(5)
Léon Robin, La pensée grecque •.• p.
216
(6)
Platon, Le Théétête.
189 E. C.U.F. p.
229

112.
de
Platon est orientée vers cette fin.
Et il suffira de mon-
trer alors comment, chez lui, conjointement la méthode dia-
lectique et la théorie de la ,Réminiscence nous élèvent au-
delà de la simple subjectivité humaine dans le monde de
l'Etre
(1).
SECTION 1.
LES CONDITIONS DE LA CONNAISSANCE DE sor
"Je m'interroge: suis .... je un reptile aUX enrou-
lements plus compliqués que Typhon, et plus enf~­
mé d'orgueil,
ou bien suis-je un animal moins
féroce et plus' simple, qui récèle une part de di-
vinité, pure de toute violence fumeuse
?"
Platon,
Phèdre.
230 A.p.
6
C.U.F. Les Belles Lettres.
Cette phrase,
tirée de la bouche de Socrate,
pose
admirablement la problématique de la connaissance de soi
chez Platon. Aux yeux des sophistes,
le plus important, c'est
la complexité des "enroulements". Pour Platon,
i l importe
désormais de connaître l'homme dans son intériorité. Cela
suppose deux refus: d'abord celui de relier intériorité et
cosmoLogie comme le faisaient en particulier les M!..lésiens
ensuite celui de faire de l'intériorJ..té une simple consé-
i
~ .
1
quence psychologique du plaisir corrnne le voudraiènt les so-
--
1
_.- - -- -.- - -- _.-,--
,(1)
-
Pour Platon, tout se passe comme s ' i l s'agissait de
s!tue~ l'intériorité dans le connaître. A ses yeux, dans la
1
. philosophie, la raison humaine est proche de Di,eu et; en uni-
té avec lui. cf.
E~thyphron. 7 A.
(C.U.F. p.
191).
L'amour des Idées, c'est l'ENTHOUSIASME.
i'1~I

113.
phistes . . Mais Platon reste l'héritier des Présocratiques
au sens où l'entend P.M. Schuhl
(1)
dans la mesure où ce
sont les Idées qui exerceront désormais la fonctiop de Norme
comme les notions d'ARCHE, d'APEIRON,
d'UN dans la quête de la
Vérité.
Il se
constitue ici ce que A.
Dies a appelé la
"transposition platonicienne" et qu'analyse avec toute la ri-
gueur J.M.
Paisse
(2).
Pour atteindre l'Idée,
i l importe de
procéder à une "réforme personnelle"
(3),
à une"conversion
spirituelle"
(4)
qui permettent de dépasser la simple intros-
pection et la simple connaissance physique de soi. Le dépas-
sement du subjectivisme supposerait donc la théorie des
Idées dans la mesure où cette dernière évoque à son tour
l'ascension intérieure du sujet connaissant. Qu'est-ce donc
que l'Idée?
Dans le Phédon,
Platon définit l'Idée comme "le vé-
ritablement étant"
(66 C), comme "ce qui est réellement"
(6SC)
c'est-à-dire comme ce qui possède l'être véritable.
Elle.' s'oppose donc au phénoménisme des sophistes en ce qu,' elle
est non seulement le fondement de la dénomination mais surtout
en ce qu'elle est divine
(5).
"L'Idée est divine,
immortelle
(1)
-
cf le sous-titre de l'Essai sur la formatton de la pen-
sée grecque "Introduction à la ph~losoph~e de Platon".
(2)
- J.M.
Paisse,
L'essence du platonismei
p.
69
(3)
- C'est ainsi que J.C.
Fraisse
a saisi le mouvement de
la Philia dans le Lysis.
(4)
-
R. Bastide, La conversion spirituelle. ~.U.F.
(5)
-
Platon, cf le Phédon 80 B i (la République 476 At
490 B,
532A). Le Phèdre,
246 D.

114.
"
et ;f:'ntellî.gîble"
~ ce n'est pas le noumène Kantien strictement
i'nconna..î.S'sa.ble ma;f:s au contraire ce qui peut et doit être
connu. Mais pour connaître l'Idée, i l nous faut transcender
l'essence corporelle et s'élev~r jusqu'au plan intellectuel
(1). Qu'est-ce que cela veut dire?
A chaque fois que Socrate v~ut dégager l'essence
d'une chose, il commence par ramener à l'unité la diversité
des objets, par réduire le donné concret à une alternative
en montrant que les deux termes en présence ne
pouvaient man-
quer de s'entre-détruire si l'on ne faisait appel, pour les
mettre d'accord,
à, un moyen terme,
à une "hypothèse", à une
"Idée" irrécusable
. En ce sens,
il suffisai t pour empêcher
deux ennemis de se battre, qu'ils retrouvent en eux la voix
éternelle d'EROS. Cette ouverture de l'âme n'est possible
que par la purification qui "habitue l'âme à se séparer du
corps pour se recueillir en elle-même"
(2).
Il Y a une ini-
tiation ph~losophique" (69 C)
qui est le préalable à la posses-
sion du Bien. C'est pourquoi Socrate fait de l'Idée, àe la
Vertu le moyen-terme qui doit mettre fin à l'hésitation qui
divise l'âme de l'homme.
Il ne s'agit donc plus de se laisser
atteindre par la "grâce divine" comme Achille pour contenir
nos impulsions(), mais avant tout de nous en rendre disponible.
(1)
-
L'homme est donc excentrique en tant et pour autant
qu'il est métaphysique ou "divin". Et Platon traduit cette ex-
centricité par les images de la ligne spirale ou encore du
chemin escarpé. Alors que pour l'homme il s'agit de retrouver
son centre intérieur dans la mesure oü l'excentricité de sa
nature le lui permet, pour l'animal fermé à toute transcendance,
i l n'y a de démarche qu'horizontale.
(2)
- Léon Robin,
Introduction au Phédon p. XXVI. Les Belles
Lettres 1965.
(3)
-
Homère,
Iliade Chant l
Vers 8-224 C.U.F. p. 3-12

115.
Pour connaître les "Idées",
i l faudra non seulement s'évader
vers le lieu intelligible,
vers la "plaine de vérité"
(Phèdre)
"
et réaliser ainsi une "fuite",
une évasion d'ici-bas vers
le haut"
(Phédon, Théétête),
une "anabase"
(République) mais
d'abord être mûr et vraiment initié (1).
Or,
si donc on veut atteindre les Idées, si l'on
veut s'évader,
n'est-ce pas parce que nous sommes fermés à
leur
expérience, que nous "sommes en captivité", déchus et prison-
niers des apparences
(Phédon,
Phèdre,
Banquet,
République)
?
Il Y a une misère fondamentale
(2)
qui nous
rend insensibles
à la vérité dont i l nous faut nous débarrasser.
Il y a une "con-
version spirituelle" chez Platon qui invite non seulement à un
.
/
,
retour à soi,
à
l'origine
(EPISTROPHE)
mais encore à une re-
"
.
naissance
(METANOIA). La conversion philosophique est donc
radicale chez Platon.
Elle consis'te d' l..me façon générale
à dé-
tourner son regard du monde sensible pour le tourner vers la
lumièreqm émane de l'idée du Bien. Platon propose donc un re-
tour à soi,
à sa véritable essence par un arrachement violent
à l'aliénation de l'inconscience
(3). Comme l'écrit P. Ricoeur,
"il ne s'agit pas seulement de réserver la réponse vraie et de
mettre à nu la question elle-même, de décaper et de,:décrasser
1
~
1
en quelque sorte l'interrogation
i l ne s'agit même~de joindre
1
1
(1)
- C'était aussi le souci de Parménide cf plus haut.
(2)
- Cette misère, c'est notre inconscience. Elle apparaît
1
comme une sollicitation périphérique,
une dispersion,
un "ver-
nis superficiel". Gorgias 465 B. Mais elle n'en reste pas
moins fondamentale,
elle est non seulement p3ychologique mais
1
encore métaphysique.
(3)
-
Platon, Le Phèdre 245 B - C.
1

116.
à cette
fonction cri tique une fonction éthique, en brisant
par "l'ironie" les prétentions des faux savants;
il s'agit
d'instaurer dans l'âme un vide,
une nuit, une impuissance,
une absence,
qui prétendent
à' la révélation"
(1). "La vérita-
ble conversion,
la condition sine qua non
du chemin de l'in-
têriorité, consiste donc à perdre le monde pour \\
trouver
son âme et la Vérité.
Tâche est donc pour le philosophe d'ap-
prendre à mourir
(2)
c'est-à~dire
de passer de l'ordre de la
simple subjectivité à l'ordre de la Divinité. Or, chez Platon,
pour parvenir à l'intériorité,
les méthodes ne manquent pas.
Que ce soit par le biais de la dialectique ou par celui de la
réminiscence, une connaissance de soi qui
se définit d'abord
comme une expérience au-delà de la simple subjectivité reste
donc possible. Si 1:d' une part le souci de la méthode dialecti-
que sera de nous détacher des apparences,
de nous élever du
corps aux Idées,
le même élan d'autre part se retrouvera
dans l'amour
(EROS), dans l'aspiration au Beau en soi à tra~
vers l'expérience de la réminiscence.
rI .iJmporte maintenant de
montrer comment les deux méthodes nous conduisent à une expé~
rience autre de l'Idée d'Intériorité, .
SECTION IL
DIALECTIQUE ET EXI>ERIENCE INTERIEURE
-~--~~,--~._--.---~._~.~-~~-~.~---:---_._--"",:""
~~-
Le chemin de l'intériovité n'est jamais celui
de l'édification d'un système abstrait, En cela, Platon
- - ~- ~ ---.~-"",:"._~.- --.- -~--
~(2) ~ Platon: Le Phédon 64 A ~ Cr 65 A.
N{l)
-
Etre,
essence et substance chez Platon et Aristote C.D.U.
Cours 1953-1954 - publié 1970, p. 74.
[

117.
annonce toute la philosophie antique jusqu'à Saint Augustin
en ce qu~il nous initie déjà à une réflexion sur la notion-de
conversion (1),
en ce qu'il en souligne la radicalïté et
la nécessité
(2). Nous aurons l'occasion d'y
revenir. Dans
la mesure où la conversion est nécessaire au départ et à la
fin de l'acte connaissant,
i l ne s'agit donc plus de se dé-
sintéresser du savoir authentique comme les sophistes mais
d'abord et surtout d~CRER NOTRE'·MGI'DANS L',~'R,È. Platon
< < < c
(
< < c
,
< ,
< ,
<
< c
,
4
< Q < <
< < < ,
• ,
~
est donc plus qu'aucun autre " ••• hanté du désir de découvrir
une vérité éternelle". Sa "doctrine atteste un effort déses-
péré pour atteindre par-delà les apparences l'immuable réa-
1
lité"
(3). Telle doit être comprise l'orientation générale
1
de la méthode dialectique.
1
La àialectique platonicienne,
à la suite de la
tradition poétique et philosophique, développe magistralement
le souci du moyen terme, d'une Norme qui permet de relier
le sensible et l'intelligible. ~lle procède elle aussi par
ce détour qui permet de conjoindre l'ordre humain et l'ordre
divin.
"La méthode dialectique est la seule à rejeter les
hypothèses et à remonter au principe même où elle s'assure
la
""':" -
-- -.--
~
~.~._-~._~_._"",!"",.-
(1)
- ?laton
République 518 C
J
f
(2)
-
La connaissance de l'Idée, de ce qui est extérieur se
r
présente en réalité comme une sorte de rentrée en soi-même,
elle unit la singularité du moi et de l'universalité de l'Idée
pour reprendre le langage hégélien.
(3)
""" A.
Rivaud,
Notice du Timée. Coll.
Budé
Les Belle'.::'
t
Lettres. p. XIII. C,U.F.
l

118.
seule effectivement à tirer l'oeil de l'âme du bourbier gros-
sier où i l est enfoui et à l'élever en recourant à l'aide
et au service des arts .•. "
(1): La dialectique n'a 'donc pas
pour objet le sensible mais l'intelligible
(2).
Certes elle
s'applique aux objets sensibles:.·
ce n'est pas pour s'y
fixer mais simplement pour les réduire à des couples d'oppo-
sés et raisonner sur eux.
Aussi le véritable dialecticien
n'est ni celui qui s'absorbe dans la contemplation du ·monde
sensible,
ni celui qui joue à
tout "déchirer à coups d'argu-
ments"
(République 524 E), mais celui qui réfléchit sur ce
que l'intelligence seule peut atteindre
(République 523 C -
524 D ;
529 A ... 530 C),
"celui qui est capable d'une vue
d'ensemble .•. "
(République 537 C voir aussi 510 A -
511 E,
504 B-D).
Dans la mesure où elle est le "juge"
(République
524 E),
le rôle de l'Idée est d'éviter le choc en retour,
la
perversion du sensible dont étaient victimes les sophistes.
C'est pourquoi la dialectique platonicienne traduit un effort
qualitatif et exige la réci,p:r;-ocîté des âmes. Parce qu'elle
s'effectue à. l'intérieur de l ' â.me f.
parce qu'elle confronte
le pour et le contre non pour leur permettre de s'annuler mais
pour les obliger à s'éclairer mutuellement,
la dialectique
.
entraîne la, conversion spirituelle
: elle est accès à la
,~~,,~~-.::::.~~.~~~.~,
..,",:,---~
.'2.)
,- L~ dt.a.lectique ne HéÇj,liae f?~~~' CQITlIl}e l'enthQu~üÇl,Wl)e
ou
l'e~t~s~ myatique, une substitution du d~eu à. l:hQ~e ( elle
li.hèr~ le pl?incil?e. divin q.ut.~);'é~de_ en nQus'r ~u:j.~ e~t n~~~~ên)e~.
1\\lcib.ia,de, en devenant tout ~er nE7 cesserÇl d être }\\lcIol-(J,d.e,
(1.,130- A,~E.), "L'â.rDer. e.t elle $.eule.! CQn$titue· ce. qu'es.t 9?~9,!n
de nous ..• Chacun de nous est ré~le.ment ce qu'on appelle une
âme".
Lois XII 959 1\\ g p.
73 cf aussi Phédon 1Œ6 D ~ la7 1\\.
(1)
,
Platon,
La République VII 533 C ~ 534 B, p, 174 C,U,F,

liberté intérieure,
à une nouvelle perception du monde,
à

l'existence authentique. En effet,
"ce n'est que lorsqu'on
\\
\\
a péniblement frotté les uns contre les autres, nâms ,défini-
\\
\\
tions,
perceptions de la vue et impressions des sens, quand
"
on a discuté dans les discussions bienveillantes oü l'envie
\\
ne dicte ni les questions ni les réponses, que,
sur l'objet
étudié,
vient luire la lumière
de la sagesse et de l'intel-
ligence avec toute l'intensité que peuvent supporter les for-
ces humaines"
(1).
Mais le chemin de
la dialectique ne se
parcourt pas indifféremment,
i l suppose la passion,
le souci
de la conversion
(2). C'est cela que n'ont pas compris Kéra-
clite et Parménide.
Certes Kéraclite avait raison lorsqu'il
disait que l'eau s'échange contre la terre mais i l a
tort lors-
qu'il conclut que les qualités elles-mêmes sont réversibles
(fragment 126).
N'y a t.,..il pas une passion qui est nécessai ...
re à l'intuition philosophique,? Pour Platon, ceci est d'au-
tant plus vrai qu' Héracli te se réfute luL"..même dans la mesure
où i l utilise des·concepts stables pour affirmer l'instabi ...
lité J11adicale
(3).
l I e n est de même de Parménide qui pour
affirmer l'immobilité de l'être ôte à
l'être "le mouvement,
la vie,
l'âme et la pensée" car c'est bien se contredire que
d'employer
des propositions attributives pour affirmer que
--~~-~---~~-~----
(1)
_ Platon,
Lettre vrr,
344 B cf aussi le Sophiste 230 D-E
C.U,F, p,
54
(2)
~ D, Duha.rlé, (Di.alecti.que et ontologie chez Platon, Paris
19-56: p, l41)
écrit notamment :
"on entre en philosophie comme
dn:entre en ~eli9ion ftU prix d'une conversion de la vie et
d'une discipline non seulement intellectuelle, mais morale et
gpirituelle".
t3)
- Platon, Le Théêt~te, 179 E ~ 180 A C.U,P. p, 213,

t
'I~"
I~
120.
Ir
it
If
\\
l'être ne peut s'attribuer qu'à lui-même. Héraclite et Parmé-
nide "logent en leur sein l'ennemi et lecontradicteur~. (L).
Et même Anaxagor~,
celui qui a~firme que "C'est l'Esprit qui
a tout mis en oeuvre",
ne fait que "tâtonner dans les ténèbres"
car s ' i l y a une "cause nécessaire"~ elle n'est que ce sans
quoi la vraie cause
"ne serait jamais cause"
(2).
Ainsi si l'on refuse de réduire la démarche ré-
flexive
à l'immobilité,
au contre~sens ou au non~sens, si
l'on refuse de dire avec Protagoras que chacun de nous est
la mesure de toutes choses,
i l faut que notre pensée soit tou~
te entière tournée vers l'Idée de Bien. Et à ce niveau,
le
véritable apport de l'Allégorie de l~ Caverne~ allégorie,
d'ailleurs centrale
dans l~ philosophie de Platon, ce n'est
f
1
pas d'opposer les prisonniers et le philosophe, mais d'éta~
blir une ,continuité entre une attltude de servitude et d'ex~
clusion qui ne connaît que l'apparence des choses et une
attitude de liberté qui réveille en nous la Vérité intérieure,
la Vérité oubliée. Le propos de la dialectique n'est donc
pas d'exclure
mais de préférer;
elle recherche en toutes
t
choses l~ mesure et le bien (3), elle nous invite à_ une prise
de conscience
(4).
(1)
Platon, Le Sophiste.
248 E ~ 252 C.
(2)
- Platon, Le Phédon.
97 B -
98 B,
99 B -
103 B,
(3)
~ Il Y aurait donc une personnific~tion du Logos par le
biais de la dialectique. cf à ce propos ce qu'en pense R.
Schaerer,
la question platonicienne
(P.
38~40) lorsqu'il ana-
lyse l'effet bienfaisant du Logos sur Thrasymaque. in Répu-
blique 336 B ~ 35Q B et aussi Brice PARAIN, Essais sur le
logos platonicien. Paris 1942 p. 165.
(4)
- La dialectique permet de dépasser toute explic~tion
anthropologique ou physique Ju
moi pour nous ouvrir à
l'Etre. En prenant conscience de ma radicalité~
je prends
conscience de l'Etre.

121.
"c'est de cela,
Phèdre, 'que je suis pour mon
compte,
oui ,fort amoureux: de ces divisions
et de ces rassemblements,
en vue d'être capa-
ble de parler et de penser. En outre, si je
crois voir chez quelqu'un d'autre une aptitude
à porter ses regards
dans la direction d'une
unité et qui soit l'unité naturelle d'uneap-
tibude, cet homme-là,
j'en suis le poursuivant,
sur la trace qu'il laisse derrière lui, comme
sur celle d'un Dieu lU
(1).
Mais si la méthode dialectique est la plus connue pour sor-
t i r l'âme de la sujétion des choses,
la théorie· de la Réminis-
cence
ou l'expérience platonicienne de la Mémoire, par cer-
tains côtés,est plus à même de nous montrer comment,par-delà
la simple connaissance civile de soi ,une autre connaissance
est possible qui nous ouvre au monde de la transcendance. Com-
ment l'expérience de la Mémoire
(2)
peut-elle assumer à
la
fois notre personnalité et notre intériorité? Comment est-
elle transcendante à la simple conscience ?
SECTION III.
REMINISCENCE ET EX12ERIENCE INTERIEURE
---------~~
--.- ---.- -.- --_.- -_._----.------- --~--_._~~...,...
L'avantage de la dialectique,
aux yeux de Pla~
ton, c'était d'être un exercice pro~utrique
et nécessaire
dans le chemin de la liberté intérieure.
Elle nous ouvrait
à la réalité profonde dans la mesure où
l'arœ opérait un détour
~~~~~!~=~~~~~_dans la mesure où une
secrète affinité
(1)
-
Platon, Le Phèdre.
266 A C.U.F.
P.
73
(2)
-
Pour J.P. Vernant,
l'expérience de la Mémoire chez
platon est singulière
~ elle joue un rôle dans la destinée
de chaque honune.
En effet .•• " elle est liée désormais à l'his-
toire mythique des individus,
aux avatars de leurs incarna~
tions successives.
Du même coup,
ce r,'est plus le secret
des origines qu'elle apporte aux créatures mortelles mais
le moyens d'atteindre la fin du temps,
de mettre un terme
au cycle des générations".
in Mythe et Pensée chez les Grecs.
p.
60-61 Maspéro

122.
ontologique se découvrait progressivement entre elle et l'u-
nivers idéal. Le dessein de la dialectique était donc
de
ntenter d'introduire au coeur même de l'existence totale,
saisie par l'intuition première,
les discriminations logi-
ques qui permettront de sauver le mul tiple"
(1) • .
Si donc la dialectique est un effort de ratio~
naliser la réalité,
elle jouait cependant un rôle important
dans la purification morale,
elle était donc à la foiso~to-
logique et logique
(2). Elle mettait ainsi un terme à toutes
les formes du subjectivisme en ce qu'elle s'ouvrait au-de~à
et au~delà de la simple conscience de soi sur une donnée
transcendante,
prônant de cette fa~on la na~ure supra~ter~
restre de l'homme
(3). Mais la dialectique se fonde elle-même
(
sur la Réminiscence,
tel est du moins ce que nous apprennent
le Ménon
(85 Cl,
la République
(534 A) t
le Banquet (202 A }
Qu'en est~il donc de la Réminiscence ? Est~elle simplement
psychologique ou proprement philosophique ? En quoi est ....€lle
une notion cent1!ale dans la médi.tati.on platonicienne de
l'intériorité?
Des
cosmogonies
Qrphiques
et au~i de la
tradition antique en général,
Platon emprunte la double ori-
gine de la connaissance et de l'appartenance de l'âme à deux
.,
lI) - M, De Corte, La que5tion platonicienne, in "Reyue de
philo s.ophi.e" 1 <13 8 P.
514..,....5
(2)
~ cf. R, Schaerer
Philosophie et ftction p.
48~4~
e·~ aUSs.i. G. Rodier, Etudes. da philos.oph..r c' ~recque PÇl,r~S
1926.
p. ·37-73.
.
.
(3)
.... Platon,
La République VrI: SCIO C~ :: "Le ph,il.osophe qUJ-
vit avec ce qui est divin et ordonné,
devient, d1V1net ordonné,
!
autant que le comporte la nature humaine",
C.U.F. p.
125
\\

123.
mondes
: céleste et terrestre
(1). Mais le thème de la
Réminiscence se situe en dehors de toute forme d'incarna-
tion dans la mesure oü le souvernir tel qué l'évoquera Pla-
ton permettra avant tout de dépasser l'existence ~ragmentai-
re et éphémère de l'individu pour saisir la véritable iden~
tité qui,
elle, survole les générations
(2). Mais le thème
de la Réminiscence, celui pourtant qui cherche à fixer,
à
dire ce qu'il en est de •••
"l'âme,
immortelle et plusieurs
fois renaissante .•• "
(3), aussi paradoxal que cela puisse
paraître ne fait pas l'unanimité des comrnentateu~s tant
pour sa fonction que pour son sens dans la philosophie de
Platon.
Certains le passent sous silence
(4)
ou l'envisa-
gent comme une création du génie poétique de Platon (5).
D'autres,
comme A.J.
Festugière,
E.
Zeller, M. de Corte,
Conford,
Kucharski et Y.
Brès, .tout!.en lui reconnaissant un
rôle dans la doctrine des Idées~ ne s'accordent point sur
sa signification. Y. Brès. en parle simplement comme d'une
expérience du rêve.
Or i l y a des textes du Timée qut ana~
lysent les rapports de l'enf~nce et de l'état de rêve. D'au~
tres enfin y ,voient
l ' éxpression de l'" A PRIORISME" de
(1)
-
Platon,
Le Timée.
9Q A. C.U.F.
p.
225
(2)
-
P. M.
Schuhl, Ess~i sur l~ formation, •• p.
3aa et ss~'
et J.P.
Vernant, Mythe et pensée.,. p.
S5.
(3)
-Platon,
Le ménon.
81 c~. C.U,F. p.
250~251,
(4)
-
Notamment A.
Diès,
"L'rdée de la science chez Platon"
in Autour de Platon.
Paris Bea,uchesne. 1927.
2 vol. p. 45a~
522 et B.
Russel, Histoi.re de la, philosophie occident~le.
NRF G~llimard.
Paris 1953 p.
157~lu1.
(5)
-
cf. E. Gilson,
Jntroduction à. la philosophie de saint
Augustin Paris 1931 p.
95 et surtout Hegel, Leçons sur
l'histoire de la philosophie. Tome 3. Vrin P.
420.

124.
la connaissance humaine et de l'innéisme des Idées contrai-
rement à B.
Russel. Celles-ci ne jouiraient certes d'aucu-
ne réalité propre, mais elles n'auraient qu'une existence
purement logique
(1).
Ainsi. tous ces commentate~rs ne s'ac-
cordent ni sur la place de la
Réminiscence dans le système
platonicien,
ni sur son sens
(psychologique ou logique), ni
sur son rôle. Pour montrer comment cette notion est étroi~
tement liée dans le débat de l'i.ntériorité chez Platon,
i l
importe maintenant de revenir aux textes mêmes.
Parmi les textes qui abordent le thème de
la Réminiscence,
i l y a d ' une part ceux qui cherchent à.
prouver son existence et d'autre part ceux qui montrent COm'"
ment ce thème organise toute la. philosophie de Platon. Le
texte du Ménon
(80 E -
86 B)
revêt donc une importance par~
ticulière,
lui qui cherche a nous montrer d'oU vient la ver~
tu et ~omment celle ...-ei puise son origine au-delà de la
simp le conna,issance ciyi le de soi..
Ici Pla ton montre qu' au~
dela
de l'expérience sensible, au~delà de l'?Einion V:t;'~~~,
i l est possible de trouver la vérité, Ain~i pour faire trou~
ver à l'esclave de Ménon qui n'a jamais appris les véri~
tés géométriques,
i l suffit ~ Socrate de l'interroger pour
l'amener à retrouver en lui-même des souvenr,rs oubliés
(1).
Ainsi parce que "l'âme de l'horome est iroroortelle.,," et ", ••
qu'elle n'est jamai.s détruite, •• ",
le Ménon prouve l'exis-
e <
(1)
..,.. Surtout J.
Wa.hlr. Traité de méta.physique. Pari.s 1933.
p.
393.
"
(2)
-
Se souvenir aux yeux de Pla. tQn~ c' est prendre cons..,.
cience de notre intensité et non pas des apparences, c'est
donc prendre conscience de soi 'Çl,u-delà de notre subjectivi té.

125.
tence d'une Mémoire éternelle dans l'&me,
de cette Mémoire,
qui est le témoin de notre ~tre véritable. Comme l'écrit
Léon Robin
" S i nous IX>uvons. ( ... ) tirer de notre propre fond
des vérités que personne ne nous a apprises,
c'est que,
pendant l'éternité du temps qui
a précédé notre vie présente,
l'âme ]es a
apprises,
ce qui donne à penser qu'elle est
immortelle"
( l ) .
Mais si le Ménon cherchait à
prouver l'exis~
,tence même du thème de la Réminiscence et à poser ainsi
les fondements du rejet du phénoménisme et du relativisme
des sophistes,
le Phédon
cherche lui à prouver l'immorta-
lité de l'âme afin désormais de fonder la primauté de l'in~
tériorité.
Pour ce faire.
Platon reprend et réinterprête à
sa façon l'argument hêraclitéen des contraires qui
stipu-
lait que si la mort vient de la vie,
la vie vient de la
mort. Ainsi l' Hadès existe et quand ]' ~me pure y va, elle
n'est pas anéantie mais rassemblée en elle~~me et orientée
d'une façon
inéluctable vers ce qui. est invisible,
immortel
et sage.
Pourtant si l'âme est antérieure au corps~ si elle
est divine,
rétorque en substance Cébès à Socrate,
doit~n
pour autant conclure qu'elle est immortelle d'autant plus
qu'elle trouve un début de corruption lorsqu'elle s'instal~
le dans le corps?
(2), Aux yeux de Socrate,
i l ne faut
pas confondre ici la cause apparente d'une chose et sa con~
dition nécessaire,
autrement dit.
i l faut distinguer le
fait et le droit.
La méthode expérimentale,
lorsqu'elle
~ ,
<
~""'~~','-~'- ---------.
(1)
~ Léon Robin
La pensée grecque", p,
215 et surtout
f
le Ménon al C~D,
(2)
~ Platon, le Phédon 73 A - 76 C.
1

126
recherche pourquoi l
+ l = 2, souligne une sensibilité aux
'"
symboles, à l'apparence du nombre f
elle s'attache aux "étants"et
par conséquent son
objet n'est que purement quantitatif. Or
!=Our
Socrate et Platon,
i l faut se rendre sensible non à. la
condition matérielle du nombre Deux r mais à ce qui lui donne
son existence
(1). L'Idée
(2)
de Deux
contient donc en elle
une certaine qualité qui se révèle à nous dans l'expérience
de la Réminiscence. Nous sommes donc entièrement d'accord ~vec
J.
Moreau lorsqu'il écrit:
"La vérité n'est point dans les données des
sens : elle ne se découvre que 'dans l ' inté,' . -
rioté,
par un effort pour s'affranchi.r des
influences sensibles, pour répondre à. une
exigence transcendante ; de l~f le caractère
de nécessité propre
aux objets
de la con~
naissance intellectuelle ;
le réalisme de
l'intelligible n'est qu'une expression méta~
physique de la transcendance du vrai. Mais
c'est dans l ' intéri.ori té que se découvre la
transcendance; et c'est ce double aspect de
II....
transcendance et d'intériorité, ce double

aspect du vrai, que se traduit dans l'associa-
tion de deux métaphores,
celle du monde intel~
1
ligible et celle de la Réminiscence, dans
l'affirmation de la connaturalité de l'âme et
de l'Idée"
(3).
Autrement dit,
qu'est~ce donc que l'intériorité si ce n'est
c~tte tension de l'individu sur lui-même qui l'invite ~ trou~
ver son fondement ultime et sa raison d'être hors de lu:ï:'"<"ll\\ême ?
Parce que la dialectique et l'expérience de la Rémintscence
tious élèvent des signes aux Idées, du sensible à l'intelli~
gible,
l'intériorité platonicienne ne se définit plus comme
--
...
...
--~-
"",-::-,~.~-~."""
-~,..,..--
(1)
~ Le pI;"opre de la. réminiscence sera donc de montrer que
ce n'est pa.s l'homme qui instruit l'hQnune, mais la vérité" tn-
térieure.
œ
(2)
- Voir à~propos L. Robin, La théorie platonicienne des
Idées et des nombres d'après Aristote I9U8, p. 64I~'654
et
p.
431-468,
(3)
-
Le sens du platonisme, Paris tes
Belles Lettres 1967.
p.
109.

127.
chez Sophocle da,na l 'h.éai~tÇl.ti~on, d~ns :LÇ\\ ~r.j.~se de conscÎ,ence
(l)
du hallottement "entre la, route du l'l)a,l et la route du
bien"
(2),
L'effort conjugué de la, diÇ\\lectique et 'de la, réIlri-~~'
niscence permet ~u philosophe de remonter en~deçà de l'a,lte~~
native tragique et de considérer les deux ~oies danS la pers~
pective ra meilleure ~ L~ plus" î.m~?fta~t, n' e7it donc pas seut~~~p~
de choisir mais de bien choisir. L'erreur des Sophistes 2. été
de paralyser l'esprit dans l'étape d' a.mhivalence et de confon..,.
dre l'intérieur et l'extérieur,
l'ame et le corps, Et c'est
grâce à la conversion spiriuuelle que Socrate peut entrer en
contact avec l'univers intelligible. M~is il n'y a véritable-
ment pas séparation entre la di,a,lecti.CI,ue et la réminiscence
chez Platon dans la mesure où la comhinaison de l'une et l'au~
tre est non seulement possible mais encore rend à
l'expérien~
ce intérieure toute sa dimension métaphysique.
C'est du moins
ce qui se passe dans le Phèdre,
Lci,
la dialectique, ce n'est
pas de la rhétorique,
mais cette volonté qui nous met sur la
voie de la vérité dans la mesure oa elle peut redonner vie à.
l'amour philosophique ou à l'enthousiasJl)e
(3).
A.insi si la dialectique va du mul tiple à
l'uni.té
selon le principe même de l'Idée, de "ce qut est réellement
~ --,_.~~--~ -.--.- -~- "':""'-
(1)
- Certes Platon et les tragiques font de l'intériorité hu~
maine une incessante tension,
un effort de se rapprocher de
la divinité.
Mais. tandis que les tragi.ques conduisa,i.ent 1 'hoI!).ITle
à
l'impasse dont i l est incapable de sortir pa,r ses. propres
moyens
(APORIA) r
Pldtcn met fin au pessimisme dans la mesurQ oa
i l fait appel au bouillonnement intérieur(
à
la dynamique de
l'effort.
(2)
'"" Sophac le 1 Antigone. Vers 332..,.375.
fIl
.. :..
(3)
-
Platon,
Le Phèdre.
249 B~C. C,U,F.
p,
42
"le délire

d'amour".

128.
réel, , ," et st la, :r:-émi,niscence s,uppose la préexistence de
l'âme, c'est désormais à la faveur d'une "conversion spiri-
tuelle" qu'un progrès vers l'intériorité est possiple chez
Platon.
Il Y a ici un progrès de l'intériorité
(1)
dans la
mesure où i l ne s'agit plus de se laisser gu~der par les Muses
mais de me rendre disponible à l'app~l divin, Ce progrès sup-
pose une ascension rude et dure où rien n'est définitivement
acquis.
Le plus important est de
disposer
d'une Norme qui
me permet de me retrouver dans la perspective divine. Socrate
le sai t bien qui accuei Ile sa mort COmIlle le moment de sa li":,,
berté(
l'instant où son âme ne sera plus asservie et pOUrra
goû ter de l'inspiration divine,
La rémi,niscence peut désorIl}ais
se définir comme un processus de connai,ssance d 'ordre mysti~
que qui se distingue de l'activité ra,tionnelle mais qui lui,
est aussi complémentaire
(2).
1
!l
Il Y aura,i t
donc deux niveaux d'explication de
l'idée d'intériorité chez Platon, D'une part,
dans le Banquet
par exeTIlple
(3),
elle est défi,ni,e cOIT).ITle le moyen"terme entre
la nécessité qui fixe les règles du jeu et la d~vi,nité qui
demeure "hors de cause".
Nous avons yu comment l'expé.r~ence
de la réminiscence qui cherchait à. rappeler l' homme à lui-mêll}e
- ~-- -::'" --~ -~.-......~.~-~
(.~) ..,. Chez Platon, il y a une philosophie religieuse gui pro....-~~ •
........ c,.'''''i,:o..de la reli,gion.
Certes Dieu est extérieur à moi dans la,
mesure oQ il est la Rigueur mais il est surtout intérieur à moi
i
parce que c'est à l'intérieur de moi qu'il manifeste son auth~n­
!,
ticité.
~f plus loi~
l'intérêt
qu'en retiendra saint~~ugustln
i
Confessions X.
(2)
- Comme la dialectique,
elle "n'admet
plus
d'hypothèses"
cf.
Lettre VII.
341 D ;
République,
51Q B _ 511 B,
(3)
-
Platon,
le Banquet, :,202 B -
203 A,

129.
la révélait(~), D'autre partf' cette expérience intérieure
n'est paS seulement mystique puisque le ~hilosophe initié
, /
1
est invité à ne pas s'oublier' dans la contemplation, 1tla.is
surtout à redescendre dans le monde de la Caverne
(2), . NQu~
sommes donc d'accord avec Victor Gold~ lorsqu'il note ~
"La pensée religieuse de Platon se rattache aux
sectes orphiques et S" en dt,stingue à la fois,
Elle
s'en éloigne très nettement en substitu~nt(dans
le domaine de l'acti.on(
l'exercice de la vertu et
la recherche de la ~agesse à des pnatiques ascéti~
ques ou magique$,
et dans le domaine de la connaiS~
sance en accompagnant la contem~lation mXstique
d'une recherche di:alectîque de la vérité, Mais
elle s'en rapproche au?sj: parce que la dialectiq,ue
r,etrQuyé,
coItlp~end,et =e'là,lorise les images et les
opinions qu'il a 'fallu mettre en doute pour accom-
~lir
la montée jusqu'au Bien,
Le dialecticien
(, •. )
pourra,
législateur
rattacher ces traditions au
f
Principe intelligible d'où elles procèdent ( " , ) ,
La redescente dialectique ordonne et restaure les
pratiques aveugles"
(3).
Platon est donc bien le maître de l'intériorité,
par son souci de simplicité et d'ouverture à
l'Etre. Le pro~
pre de l'intériorLté c'est de nous rendre notre simplicité
originai,re qui est au.,..delà de notre apparence. Elle suppose
la plus radicale des conversions,
la conversion s:piri tuelle .•.•
Comme l'a clairement montré J.C.
Fraisse dans sa thèse,
l'in~
tériorité chez Platon consiste dans l'idée d'oikEIos dans la
mesure où elle postule une
ap:propriation du sujet par lu~~
même et une répugnance spontanée :pour tout ce qui lui est
étranger,
La véritable conversion spirituelle est celle qui
renvoie aU-.:dedans. . Et le philosophe est le type même du héros
-._.- --,-~.-~-~-_._~.-.~-
(1)
~ Platon, La, Ré:publique VI.:( 496 B ~ 50.Q D.
(2)
.,. Platon(
La République VIt',
519 Df'
539 E et suivantes
(3)
... v.
Goldse1~;.Lt, La religion de Platon, I,>,U,F. :p, 123.
l

130.
(cf Ulysse, Antigone(
Prométhée)
qui. parvient à
la Sagesse
et à la V~rité
en soi au prix d'un effort personnel,
.Etre
initié, c'est donc avoir senti cette simplicité qui nous donne
réellement notre dimension, qui nous ouvre ~ l'Etre. C'est
pourquoi si l'on veut connaître la vérité,
i l importe de mourir
au sensible,
de se détabher des apparences et de dominer par
l'amour intelligible le monde des sensations, Cet amour intelli~
gible, c'est l'intériorité;
i l exige la conversion contempla-
tive. Parce que l'âme porte la responsabilité de l'ignorance
qui l'affecte et qui est à l'o:r;igine de sa déchéance{l},
parce
qu'elle vit sous le règne du "mensonge qui trompe la partie
suprême de nous-mêmes et se rapporte aux choses suprêmes"
(2) (
la conversion spirituelle a sa source dans un évènement exté-
rieur à l'âme, mais dont les effets se transmettent de proche
en proche,
de la périph~rie au cent~e, C'est pourquoi elle
peut
être dite non seulement spirituelle mais aussi contempla-
tive. Mais l'intériorité,
si apparemf1"r"-f'r.telle a besoin de ce
qui es t
le plus éloigné de nous,
es t
aussi ce qu' i l Y ÇI., de
plus proche, Dans la mesure o~ l'homme est un dieu tomhé
(3)
qui se
souvient
de sa
patrie céleste,
la. dO.ctrine de la Réminis-
cence devient donc
ce qui permet
d'atteindre non pas un aU~
- - - -="'-- ~-- ~ ~.- -:-._~--:-.
(1)
~ Platon, La République VIII 567 A~D,
Le phèdre 246 D ~ 25Q E,
Le Gorg ias 5~ 8 D
Le Phédon 9Q D,
(2)
-
pla.ton,
La République lJ.,l 382 l\\~~ p,
8,8
(3)
~ Il n'y a donc pas, à propre~ent parler, d'anthropologie
pla tonicienne.
L' homme i.ci, ne SUI,'git pa.s comme une substÇl.nce.
première
mais comme un mélange instable de matière et d' espri t,
C' est à. Ari,stote et aux philQsophes héllénîstiques qu' i l aPI?il:t;'~
tiendra de fixer l'homme au point de départ de leurs réf~ex~ons
comme entité psycho ...physique, Alors aucune image discu~s~ve
ne pourra tradui.re notre destin,
L'homme ne se déplaceril plus:
i l deviendra autarcique.
\\

131.
delà du dehors m~is bien un au~elà du dedans, Parvenu à ce
double au ....delà., Platon échappe au vertige, à l'anéanti~c;ement,
au suicide métaphysique dans l·a mesure où l'âme est structurée
et hiérarchisée. Le dép~ssement du subjectivisme est donc dou ....
blement et définitivement atteint, Le sophiste, en définiss~nt
l'homme comme "la mesure de toutes choses", croy~it dés~rmer
l'évènement en affirmant la primauté du sujet. Or aux yeux
de Platon,
il ne réussit qu'à. briser l'homme,
.3.. le
confondre
avec les choses. C'est pourquoi il importe à l' homme de retrou ....
ver le divin
(1)
en lui, de se ~endre m~ltre des circonstances
grâce à une démarche intérieure
qui lui permet de se situer non
seulement au-delà. des choses, m~i.s aussi. au--delà de toute for ....
me de subjectivisme. Certes,
l'itinér~ire pl~tonicien annonce
d'une part le Cogito cartésien,fruit
lui aussi d'une longue
(2)
ascèse,
qui oblige l'erreur à se faire l~ servante de la Véri~
té et d'autre part l'intention morale de Kant
(3) qui suffit
toute seule à transformer l'échec en réussite. Mais chez Platon,
l'idée d'intériorité occupe une pl~ce centrale en ce que
non seulement elle prolonge le r~tionali.SIl)e épistémologique
sur un irrationalisme mystique, mais encore elle éta,blit une
circularité entre la théorie des Idées et les préoccupa,tions
-------.---.~~---~~
(2)
- cf le parallèle que f~it J, Combès dans le Dessein de
la sagesse 'cartésienne, E, Vitte Ed, Lyon 1960 p,
34~37,
(3)
- Kant,
Fondement de l~ mét~physique des moeurs, Première
Section. p.
37.
Ed.
Delagr~ye, 1971 Tr~d. V, Delbos.
(1)
-
Platon,
le Timée,
75 B. ,- Ct
71 A~Dr
72 E '" 73 J\\,

132.
morales, politiques,
religieuses et métaphysiques
(1), ~ci,
comme 1: écrit R, Schaerer, ,II le vrai, choix r:e s'opère pas entre
-lI!:\\.. l--(f,Lll'c( C ,... "-,-,<",, J' 1 .~LLl::< -C•. "~~: lee". "l-. < t,-'ct l'''.(L~.«L
1
t-...
la libre disposition des deux ~t un état d'indfspopibilité qui
ruine l'un par l'autre"
(2).
Le chemin de l'intériorité se
fonde non seulement sur la simplicité originaire qui incite
l'âme à réaliser la "distance infini.e" qui sépare le bi.en et
le mal,
la Justice et l'Injustice,
l'homme et la Divinité It.lais
encore sur la sincérité, gage de l'authenticité
(3). Comme nous
le précise le Gorgias,
la vertu n'est pas autre chose que
l'accord et l'harmonie de l'ame avec elle~ême, Le rôle de
l'intelligence est de déjouer le piège de l'Ego i.nférieur (4)"
de l'égoïsme,
sinon l'intelligence, utilisant ses propres
forces,
non seulement
est mise au service des intentions
basses et obscures,
mais elle les justifie~ ce qui est beau~
coup plus dangereux et grave.
Ainsi la :ehiloso:e!ùa est un élan,-
une ascension qui est aussi une science d'Amour comme nous le
lisions dans le Phèdre,
et dans le B~~quet (philosop??~,
philokalos, philomol'sos,
Erotikos).
Platon est le père de • t ~
\\\\
ceux qui tâchent de rendre l'humanité meilleure,
et divine
en quelque manière,
en réveillant en elle le désir inassouvi et
-- -- - - ~.-.-~~ ~- ~.-~ - -- - --.-
Cl)
- J. Moreau,
La construction de l'idéali5me~.• Chap. VI,
paragraphe 222 ... 223 p.
278--282
Note l
p.
280
(2)
... in la Question platonicienne, Paris Neuchâtel, 1969.
p.
33o_...,.331 • .
(3)
- La victoire du centre sur la périphérie est totale
le
tyran ne possède ni moi,
ni intériorité. cf. République
571A .... 58Q O"
(4)
- Par la conyersion~ cf ?épublique 518 C - )0.

133.
la recherche sans fin de ce Bien si.tué par-delà les horizons
humains
,èt qui est seul capable de combler notre amOl"L· humain
par le don de l'éternelle Vérité"
(1). Ainsi avec Platon,
la
vérité n'est jamais conforme à des impressions extérieures~
elle trouve son critère dans une exigence intérieure définie
comme l'aspiration de la conscience à
la transcendance
(2),
comme sa connaturalité avec
le divin,
Autrement dit,
plus la
conscience rentre en elle-même,
plus elle est transportée
vers l'Absolu!
(1)
- J'. Cheyali.e~( Histoire de la Pensée. Tome 1. FlaJllIYlariQn
Paris 1~25 P.
264,
Et même si Platon défin~t l'individu généralement
en fonction de son cadre social
(Rép.
368 D ~ E et V~~I) ,
l'essentiel chez lui est moins ce qu'on est que ce qu'on de-
vient,
moins la halte que le voyage.
(2)
-
Platonr
la République.
rX Ed.
Pl~iade. 591 D ~ E. p. 1023,

134.
_ _ ."'t""'-_ ...-. _ _. _ - . _ - __ ..........
-.. _ _
~-,"""","f""',_~
-_~.
~ - ~ - - : " " _ - .
- . _ ~
- - _ . _ . _ - - - _ . _ ~
'11
CHAPITRE XII.
: CONSCIENCE DE sor ET INTERIORITE
1
1
CHEZ ARrSTOTE
,
i -- --.--
_.-_.-.-.-
...,..._._--
_.-
...- -
- . - - --~.-...-. - _.-_.- "'":""'--
--.~-.-- ...,...~-~-_ .
_._._.~---
~.- ~

135.
Comme Platon, Aristote se situe tout entier dans
la tradition philosophique grecque en ce que son oeu~re ap-
porte une certaine réponse au problème de l'intériorité.
Chez lui comme chez les autres, le problème fQndamental res-
te le même : comment retrouver une dimension intérieure en
nous qui nous fasse participer à l'être? Comment passer de la
simple expérience subjective à l'expérience de l'être en soi?
Nous avons vu comment chez les sophistes,
l'intériorité se
confondait avec la subjectivité à tel point qu'une sorte d'~-,
ontologie était possible qui réduisait l'être au non-être. Le
mérite de Platon a été de dépasser le relativisme des sophistes
grâce à une méthode indirecte qui assurait, à la faveur d'un
détour dialectique et de l'expérience de la Réminiscence, une
meilleure compréhension des rapports de l'homme avec l'Etre.
Chez lui, le chemin de l'lntériorité consistait à conjoindre
l'ordre céleste et l'ordre terrestre grâce à une
conversion
totale, à ee souèi de "tourner·l'âme toute entière" vers; le
Bien (l).
Chez Aristote, si le but reste le même
(2), i l
importe avant tout de trouver une méthode efficace qui per-
mette à l'individu non seulement de retrouver le "divin ll en
l'homme mais aussi de continuer à vivre dans le monde. En ef-
(1)
- Platon, La République 518 C -
519 A.
(2) - Aristote, Physique If
184
A 16. S\\.....:k ~ \\0. 00~L <{'--Csl)
("\\9'r t... ..2. .
1
1

136.
~et ce qu'A~tstote reproche à la phllosophie antérieure et
surtout à flatonF c'est leur "surhumanisme 'l
(1). Chez Parménide,
par exempleF st l'ascension intérieure s'effectuait d'un seul
él~n, comment cela était~il possible pour
le
commun des
mortels? Cnez l?laton r m~e si la progression était graduelle,
en voulant mettre les vérité~ les plus hautes à la portée des
âmes ·persévérantes,
ne substituait .....i l pas la pédagogie à
la mys-
tigue(
l'tntelligence à l'intuition? Tous deux manifestent
donc un "a.rcfia.ïsme:J
(2)
tel qu 1 on ne sent pas chez eux une vo-
y.
f
lonté de penser l'intériorité dans les limites humaines. Qu'en
, .
1
est~tl de l'archa~~e si ce nlest cette tendance
à prendre
leurs dêstrs pour des réalités,
à confondre
l'intention et
l'acte? Toute la problématique de Platon consistait à faire
de l ' intért'orité
cette conversion de soi qui permettait à
l 1 homme de se situer dans la perspective du Souverain Bien.
Autrement dit, je ne parvenais à
mon être
intérieur que lors-
que j'avais réussi à interpréter ma subjectivité sous la lu-
mière de la conscience et de la raison.
Seulement une telle
intériorité était devenue un "modèle" situé dans le ciel et
dont i l importait peu de savoir s ' i l était réalisable ou non,
"un songe" que le philosophe vivait en "suivant son idée jus-
Cl)
..... Hegel résume bien cette différence ;
ilL 1 élément pl.atoni-
cien est d'une fa~on générale l'élément objectif, mais i l lui
manque le principe de la vitalité,
le principe de la subjecti-
vité ; c'est ce principe de la vitalité, de la subjectivité,
non pas au sens d'une subjectivité contingente,
seulement par-
ticulière, mais de la pure subjectivité, qui est spécifique à
Aristote", Le~ons sur l'histoire de la philosophie. Vrin 1972
Tome 3 Trad. p,
Garniron.
p.
511.
(2)
.,.. Aristote,
~taphysique • 997 B, 8 et suivantes; 1089,Al-6.

137.
qu'au bout et s'accordant en tout avec lui-même"
(1).
Or pour
Aristote,
parce qu'il ne faut pas confondre l'int2ntio~ avec
l'acte,
la seule façon de parvenir à l'intériorité consiste-
rait à distinguer ici le droit et le fait en prenant appui sur
l'impression sensible.
Puisqu'il est impossible de parvenir
intuitivement à la connaissance de l'intériorité,
comment par-
venir à un humanisme radical qui tenterait d'abord de définir,
de compter les pouvoirs limEnents~ et intrinsèques à l'homme
avant de le situer par rapport à l'absolu? Pour définir l'in-
tériorité chez Aristote,
i l importe maintenant de revenir
aux textes,
de montrer en quoi i l y a
ici une position radica-
le qui n'est ni platonicienne,
ni même cartésienne.
SeCTION 1.
CONNAISSANCE DE SOI ET CONSCIENCE DE SOI CHEZ
ARISTOTE
Lorsqu'Aristote ~éfinit la conscience humaine,
i l
cherche avant tout à ne pas confondre l ' homIne tel qu'il nous
apparaît dans ses actes et l'homnie conscient de son acte et (2)
surtout de sa fin.
D'une façon générale i l retrouve ainsi l'an-
cienne distinction des tragiques et de Socrate entre l'acte
et la conscience de l'ignorance qu'avoue l ' homme qui agit.
(2)
-
"Or,
la marche naturelle,
c'est d'aller des choses les
plus connaissables pour nous et lesplus claires pour nous à
celles qui sont plus claires en soi et plus connaissables ... "
C.U.F.
Texte établi et traduit par H.
CARTERON.
1926,
p.
29.
1
(l) - Platon, La
République,
592 B.
t

138.
Ce qui importe au Stagirite
ce sont surtout les dispositions
intérieures de l'homme c'est-à-dire ce qui fait que l'être hu-
.
main n'est pas l'esclave de ses actes mais au contrair~ leur
nécessaire principe
(1). Aux yeux d'Aristote,
le chemin de l'in-
tériorité ne serait possible sans préalablement, par une con-
version intérieure, dépasser l'alternative dans laquelle vit
l'homme du commun:
i l consiste à être orienté dans le sens de
la justice
(2). Autrement dit,
l'intériorité aristotélicienne
retrouve bien cette caractéristique platonico-"parménidienne
\\
d'être située au-delà de la simple corporéîté, au-delà de la
subjectivité, au-delà des apparences extérieures
(3). Mais
comment Aristote se sépare-t-il de cette tradition?
Pour Aristote,
le débat de l'intériorité chez
Platon ne constituait qu'une sorte d'explicitation des données
de la tradition grecque. En opposant l'âme et le corps et
leurs fonctions
respectives 4), en faisant de l ' intériori té l ' ex-
pression même de notre antériorité,
de notre immortalité (5),
Platon proposait un double argument à savoir : un argument de
"fait" selon lequel,
d'après la loi générale du devenir,
la pro-
pre de l'âme est d'être immortelle; et un argument de "droit"
(1)
- Ethique à Nicomaque : 1110 1 17/18 -
1150 B 29-34
(2)
-
"Les actions justes n'existent qu'entre les êtres qui
ont part aux choses bonnes en elles-mêmes . . . " E à N.V,
1137
26-27.
(3)
-
Il faut juger l'homme non d'après ce qu'il fait mais
d'après ce qu'il est.
(4)
- cf Apologie.
240,
30A ; Alcibiade 130 r. ; Phédon 70C-72C.
(5)
- Phédon 72 .: -
77 A ;
78 B -
80 C ; la 5 B - 107 A.

\\1:
139.
\\
selon lequel l'Idée,
est pensée de l'Intelligible (1). Aux
yeux d'Aristote,
la philosophie de Platon apparaît comme étant
à la fois le plus lucide et le,plus grand des rêves. Or dans
le chemin de l'intériorité,
nous ne sommes jamais en présence
de'l'rdée pure.
Dans les rapports que nous entretenons avec
~
l'objet,
intervient "le~ "NOUS" pour produire la sensation en
extrayant
de ce donné brut une forme immatérielle, comme dans
le cas de la cire qui retient l'empreinte du cachet, et lais-
se le métal. Cette forme,
l'intellect ne la crée ni ne l'appor~
te
(2)
: i l la demande à la matière elle-même pour faire du
donné subi,
un donné senti"
(3).
Aux yeux d'Aristote,
si la sagesse doit être ~le
but suprême de la vie morale,
c'est que la perversion humaine
est possible.
Elle ne se confond donc pas avec la vertu qui
est le fruit de l'éducation.
Platon se trompait lorsqu'il fai-
sait de l'ignorance le principe de l'injustice,
le p~incipe de
l'homme qui vit sous le règne de l'extériorité.(4). Pour Aristote (
une ignorance relative on le sujet sait sans
sàvoir, c'est-à-
dire joue un rôle,
est beaucoup plus pernicieuse. Désormais
savoir, ce n'est plus réciter,
dire par habitude, c'est être
(1)
- Menon 86 A.
,_
(2.~ '~ L.a. l?e:.us;ê~'l' même. si elle est au départ de tout acte moral
(ARCHÉ Ê NOÉSÎS) Métaphysique l072 à 29-30
i
E à N,
1150 à 5), ne
trouve sa force que grâce à la faculté désirante qui l'oriente
vers une fin
(E à N 1139 B 4).
Nécessité de distinguer le sou-
hait raisonné
(BOULESiS)
qui a pour objet le bien
(Méta.
1072
à
26-30)
qui est susceptible du mei lleur c,")ml":'\\e ""u pire,
la dé-
libération
(BOULEUSIS)
qui cherche les moyens d'atteindre la
fin souhaitée
(E à N 1112 b 11-20),
le jugement
(SUNÈSIS)
qui in
dique à l'intéressé le meilleur de ces rroyens
(1143 à 1-10)
et
la décision
(PROAIRESIS)
(1113 à 2-11)
(3)
- R.
Schaerer, philosophie et fiction.
p.
56.
(4) - E à N1146 B 3 - 1147 A 23.

140.
responsable de son savoir, c'est se révéler à soi-même (1).
,
Ainsi, Aristote, même s ' i l critique Platon et ses prédécesseurs,
n'oppose pas l'individu et la société,
la loi morale e~_'la vo-
cation intérieure (2),
la logique et le désir, dans la mesure
où il ne perd jamais de vue l'homme concret,
l'homme réel
(3).
Seulement parce que la passion peut obéir à la
raison,
i l n'est plus comme chez Platon nécessaire de séparer
la raison et la sensibilité humaine, même si elle peut fausser
le jugement
(4).
Désormais, chez Aristote apparaît
une sorte de subjectivité morale qui fait que l'homme est
responsable de ses actes.
On peut donc dire déjà que ce qui
sépare Aristote de Platon,
ce n'est pas tant une opposition
de doctrines qu'une différence de niveau,
dans le problème qui
nous occupe. Mais si l'homme est responsable de ses actes,
si
la subjectivité peut être découverte par une sorte d'analyse
de la conscience,
peut-on dire pour autant qu'il y aurait chez
(1)
- E à N.
1103 B 8 -
25 : "
C'est en accomplissant tels
ou tels actes dans notre commerce avec les hommes que nous de-
venons,
les uns justes,
les autres injustes;
( ... ). E à N.
II,
1. 1103 B 8-25. Ainsi le véritable savoir,
c'est celui qui me
permet de vivre dès ce monde-ci et de nous rendre meilleur.
Il
est normatif et pratique.Il
y
a un double sens. de SAVOIR chez Aris-
tote
" ... de celui qui possède la science mais qui ne s'en
sert pas,
tout aussi bien que de celui qui en fait usage,
nous·
disons
qu'ils savent".
(2)
- Le contraire sera le souci de Kieckegaard . Crainte èt
Tremblement; Aubier 1935.
p.
82.
(3)
-cf Fraisse, ;:.ri~tote et la réfutation de l'idéalisrre ... Revue
philosophique 1969 N°
2
p.
256.
(4)
- Voici le texte d'Aristote:
" ...
nous devons orienter
nos désirs dans un certain sens,
car la diversité qui les
caractérise entraîne les différe~ces corresponèantes dans nos
dispositions. Ce n'est donc pas une oeuvre négligeable de con-
tracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude,
c'est au contraire d'une importance majeure,
disons mieux to-
tale·~. Voir ce qu'en pense Léon Robin, la morale antique P .110-
111.(A~"L -0 \\l'J\\tP"'o._.::;\\...... ~ ,-~ .-i .hto3 0- .,,\\4.'01.6 ..} ~,.,...,'\\ <R
~
.
T
\\
.
l
1
1
1
1


..
" .
A
1'\\
\\....c1.

141.
-.
Aristote une "forme archaique du Cogito ergo sum" ?
(1).
E. Bréhier, a
cru découvrir dans le
De Sensu
une telle forme.
Partant d'un "texte" qu'il juge pourtant
"assez
élliptique", i l a enco.uragé ·1' idée d'un rappr0chement
entre Aristote et Descartes (2). Or voici le texte dont i l est
question :
"Si quelqu'un se perçoit lui-même
(lui ou un au-
tre)
en un temps continu,
i l n'est pas possible
alors qu'il ne sache pas qu'il existe"
De Sensu. VII,
448 à 25.
Commentant ce texte, Bréhier remarque chez Aristote l'union
entre la perception de soi et la conscience d'exister dans le
temps continu comme dans· toutes les plus petites portions
de ce temps et souligne cependant chez Descartes le fait que
c'est la répétition du Cogito qui forme sa durée. Mais cela
ne l'empêche pas de conclure que "pour Aristote,
l'immédiateté
est au fond dans une Pensée éternelle et totèle, et la vérité
du Cogito,
pris dans l'instant,
en est infinie". A nos yeux,
i l n'y a p~s chez Aristote comme chez Descartes, la même
union
indîssolublede la perception de soi et de l'existence. Dans
le texte cité plus haut,
il n'y a en fait qu'une simple percep-
tion de soi
sans aucune définition de son objet. Elle n'est
donc pas la perception de soi percevant mais la simple connais-
sance de soi,
le simple renvoi à soi. Nous sorr~es €n
présence
ici d' une simple proposition de type
déductive. Certes, la dérronstration
(I)
E. Bréhier,
"une forme archaïque du Cogito ergo sum" in
Revue philosophique 132
(1942-3)
p.
143-144.
(2)
-
P.M. Schuhl suivra cette voie :
"Y a-t-il une source aris-
totélicienne du "cogito" "in Ecrits platoniciens et Revue philo-
sophique 138 (1948 p.
191-4). Pour lui Descartes se serait ins-
piré du texte de la Physique où Aristote définit le mouvement
cf. Physique VIII,
3,
254 à 22 tome II p.
110.

142.
cartésienne du Cogito peut apparaître elle aussi de type dé-
ductive (1) mais Descartes se défend d'un tel raisonnement
(2) .
.
Certes, "pour penser,
i l faut être" mais le cogito n'es~ pas
le produit d'un syllogisme. Nous suivons en cela M. Guéroult
lorsqu'il déclare:
"Le Cogito est l'appréherision d'une vérité néces-
saire,
singulière,
de même nature que celle d'une
vérité mathématique.
Cela va de soi parce qu'il
est une intuition de la pensée intellectuelle et
que celle-ci est le domaine des liaisons néces-
saires de type mathématique. Mais son évidence
l'emporte encore sur celle des mathématiques,
par-
ce que son objet n'est plus l'idée d'étendue,
in-
capable d'attester immédiatement son existence
objective, mais la pensée pure qui pose ipso
facto une
telle existence"
(3f.
Que veut dire tout cela aux yeux de Descartes ? Ici, ma cons-
cience surgit dans l'isolement de son être comme substance
première.
En effet, . . .
. . . " lorsque je dis que j'existe puisque je pense,
je suis en possession d'une connaissance,
non
seulement subjectivement nécessaire, mais objec-
tivement valable,
car la chose que j'affirme exis-
tante n'est rien d'autre que le sujet qui affir-
me. Mais dès que j'essaye de savoir
ce que je
suis,
surgit le dédoublement entre cette connais-
sance de moi-même comme nécessairement vraie
pour moi et ce qui est hors de cette connaissance
de moi-même comme réellement vrai en soi :
je
ne sais pas encore si la nature purement pensante
et in te llec tuelle que je~m"àttribue-nécessairemen t
est bien celle que
je possède en soi"
(4)
Il Y a ici une même exigence de purification que chez Platon
qui consiste à écarter l'objet sensible pour libérer et faire
(1)
-
Discours de la Méthode.
IVe Partie.
A.T.
VI,
p.
33 et
Çl.USSl,
X(
p. 5,1.5.
(2)
-Médïtàtiôns métaphysiques
II Réponses,
VII;
p.
140.
(3)
-
"Le Cogito et la notion "pour penser,
i l faut être"
in
Descartes selon l"ordre des raisons Tome II.
Appendice p.
307-
312 Aubier Montaigne.
(4)
- M.
Guéroult,
Descartes selon l'ordre des raisons p.
279.
Il

143.
apparaître l'objet intelligible. Mais pour Arisbote, même si
le texte du
De Sensu affirme la conscience que des êtres per-
cevants ont d'exister,
i l n'y'a pas ici une "forme du cogito"
dans la mesure où être,
c'est percevoir. Certes, Aristote
et Descartes s'accordent seulement dans la mesure où ils cons-
tatent la conscience de soi qu'a le sujet percevant
(1).
C'est
du moins ce que l'on peut dire à propos d'Aristote grâce à un
texte de l'Ethique à Nicomaque qui a
le mérite de nous faire
comprendre le style de la démonstration aristotélicienne.
Dans
ce texte,
il s'agit de prouver que la félicité parfaite ne
peut se passer de l'amitié d'une façon scientifique ou plutôt
dialectique. Aristote nous d,
la proposition lemmatique
suivante :
"
celui qui VGit sent qu'il voit,
celui qui en-
tend,
qu'il entend,
celui qui marche,
qu'il
marche,
et de '11ême partout ailleurs i l y a quel-
que chose qui sent que nous exerçons une activi-
té,
qui sent par conséquent,
si nous sentons, que nolli
sentons, et si nous penson:. :::rue nous pensons."
"Mais sentir que nous sentons ou que nous
pensons,
c'est sentir que nous sommes
(puisque
être,
c'est,
nous l'avons dit,
sentir ou penser)".
E.
à
N IX,
1170 A 29-32.
Comme i l est dit dans cette parenthèse,
no~s
sommes en présence d'une affirmation qui n'est que le terme
d'une opération syllogistique,
dont la majeure a fait l'ob-
jet d'un préliminaire fort copieux
(1)
- J.C.
Fraisse rappelle que " . . .
La pensée se révèle su-
périeure à
tous ses contenus
et qu'elJè ne fait qu'ùn
avec l'être" . . .
(p.
258)
même si Aristote saisit dans "le
flux du sensible,
et même à
travers lui,
la permanence des
substances et leur existence".
p.
257.
1
(

144.
"
On définit la vie,
( . . . ),
s ' i l s'agit des
hommes par celles
(les puissances)
de la sensa-
tion et de la pensée. Mais la puissance se ramène
à l'activité et l'essence d'une chose ne S~ réa-
lise pleinement que dans l ' activi té. ~rat' consé.~ .
quent,
vivre,
au sens plein du mot, cela a tout
l'air d'être sentir ou penser".
(E a N IX
1170 A 16-18)
Ainsi on ne saurait donc confondre la jémarche
d'Aristote avec celle de Oescar1::es.
Chez Aristote,
... " la
sensation Pt la pensée sont accompagnées par
la conscience
d'elles-mêmes . . . "
(1).
,Z\\.utrement dit,
dans
la perception,
puis-
que c'est l'esprit qui éprouve,
on peut dire alors que la
conscience devient le lieu de la prise de conscience.
Connaî-
tre, C'2st connaîtr~ avec soi-même, c'est avoir conscience de
quelque chose.
Il faut donc constater avec Mondolfo
(2)
que,
pour Aristote,
être c'est agir.
Ainsi la conscience,
instru-
ment d'appréciation du sujet,
n'a ni la fonction de prése
du doute,
n~ de nous assurer que l'existence du sujet est
illusoire
(3),
parce qu'il n'y cl pas pour Aristote je doute
sur l'existence:
celle-ci est impliquée dans la saisie de
l'essence
(4).
Puisque' l'homme ne se reconnaît qu'à travers
ses actes et que l'activité de l'intellect est dépendante en
sa source de l'activité des sens,
i l n'y a
donc pas chez
Aristote l'affirmation radicale d'un Cogito de type
carté-
------.:-.---~-._-.-':'"'--------
(1)
-
C'est ce que disent Joli f
et Gauthier dans l~ur commen-
taire Tome II,
2e partie.
p.
758.
(2)
- Mondolfo,
l'unité du sujet dans la gnoséologie d'Aristote ..
Reyue philosophique 1953 N°
7 à 9.
p.
359-378.
~
(3)
cf Mondolfo op. cité.
p.
377 parle d' "auto-conscience
du "Cogito aristotélicien".
(4)
-
cf J.C.
Fraisse, Aristote et la réfutation de l'idéalis-
me . . .
p.
258
:
"Une représentation substantialiste du sujet ... ".

145.
sien (1). Au contraire,
la révélation de soi n'est possible
que par le biais des choses
(2).
La réflexivité est le pro-
pre du Cogito aristotélicien comme elle
manifestait à tia
fa~on chez les tragiques l'apparition d'une conscience de
soi "malgré soi". Ainsi pour le Stagirite connaître, c'e~t
se connaître, c'est-à-dire prendre conscience de soi. (3) .
SECTION II.
CONSCIENCE DE SOI ET CONTEMPLATION
Chez Platon,
le moment de la conscience de soi
était purement intuitif.
Chez
Aristote i l est devenu une
exigence opératoire et formelle qui vise uniquement à nous
élever au-delà de:~ui est premier en soi. La conscience en soi
du sujet est donc un acte,
voire une "pratique intérieure
même si au départ elle est d'abord toute extérieure. Elle
bénéficie en réalité de cette réflexivité qui nous conduit
de l'obscur au clair,
de l'inconnu au connu.
Autrement dit,
-~------~,-_.~---_.-
(1)
- Comme l'a
d'ailleurs noté P.i1.
Schuhl,
la méthode d'Aris-
tote est exactement contraire à celle de Descartes. Le cogito
aristotélicien
est à la fois conscience de soi et conscience
du sensible,
c'est en cela qu'il diffère du Cogito cartésien
qui est la vérité première saisie en dehor s du sens ible et du temps.
Il a donc manqué à" Aristote la distinction d'une mémoire pure,
entièrement spiri tuelle comme chez Descartes et surtout Bergson:
(2)
- C'est du moins ce que conclut J.
Tricot dans une note
explicative in Métaphysique Tome II p.
704
"La métaphysi-
que aristotélicienne est essentiellement réaliste ... " Voir
aussi J.
Blondel,
l'Etre et les Etres Paris 1939 p.
185 et sui-
vantes,
à
propos d'Aristote,
Métaphysique L
9,
1074 b 20 -
lQ75 a 5. Trad.
J. Tricot p.
700-705.
(3~
- La cause de nos prreurs tient donc à
la faiblesse de notre
regard : "De même, en effet, que les yeux des chauves-souris
sont éblouis par la lumière du jour, ainsi l'intelligence de
notre âme est éblouie par les choses les plus naturellement
évidente~~ Métaphysique.
993 B 8-11.

146.
l'intériorité demeure secrète même si petit à petit elle se
révèle
par le biais de l'expérience.
La conscience ne serait
alors qu'une puissance d'être qui s'ignore dans la mes~ce oü
la persévérance dans l'action permet sa continuité. Apparaît
alors l'importance de la contemplation,
tenue pour l'activi-

la plus continue
(1),
activité essentielle dans le dé-
bat de l'intériorité.
En effet,
lorsqu'Aristote affirme que le bonheur
parfait réside dans la contemplation
(2), c'est d'abord et
surtout parce qu'elle exige une démarche intérieure, une prise
de conscience de la conscience elle-même.
Ce que démontre l'au-
teur de l'Ethique à Ni~--ue, c 1 est que la conscie:'1ce est la condition sine
qua non
du bonheur.
L'être humain doit s'attacher par une in-
lassable activité immanente à son achèvement mais cet achève-
ment ne saurait exister
sans la conscience -
agréable - qu'en
a
l'individu,
Autrement dit,
le bonheur de l'homme découle de
la conscience qu'a
Le NOUS de sa perfection et non de cette
perfection
noétique par elle-même. Aristot~ s'oppose donc à
"l'idéalisme
dogmatique" de Parménide
(chez qui
le moment de
l'intériorité humaine ne dépendait que de l'illumination divi-
ne)
et au "naturalisme psychologique" des sO!Jhistes.
Il
insiste
sur la nécessit_é d"lne démarche intérieure dans
la voie de la
vérité. Aristote est peut-être cartésien si l'on entend par là
que sa "gnoséologie"
renvoie à un sujet uni mais un tel sujet
res te uniquemen t que lque chose d~ "~;'bj ec ti vernen t
nécessaire"
(1)
-
E à N.
X,
1177 A 19-22. Aristote dit de la contemplation
qu'elle est "l'activité la plus haute",
"la plus continue" et
"qui nous procure le plus de plaisir".
(2)
-
E. à N 1177 B l -
1178 A 7.

147.
,
et non COnID\\e il en est chez Descartes aussi d'"
" cbjective-
ment valable"
(1).
Le cogito aristotélicien,
si cogito i l
y a, est atteint gr8ce a une sorte
de "définition seconde"
c'est-à-dire par une méthode d'observation et de comparaison
des faits qui se substitue à la méthode sy11ogistique.: C'est
pour cela qu'un tel cogito necsera,it
point autonome,
étant
donné qu'il dépend entre autres choses de la science et dei
la politique.
"Ce n'est pas parce que nous pensons en vérité
que tu es blanc, que tu es blanc, mais c'est
parce que tu es blanc qu'en disant que tu l'es,
nous disons la vérité"
(2).
Ainsi aux yeux d'Aristote,
le cogito cartésien,
en ce qu'il n'est qu'une "vaine universalité",
c'est-à-dire
une simple abstraction de l'esprit,
oublie la "multiplicité"
de l'inconnaissable".
Le cogito aristotélicien,c'est le moyen-
terme,
c'est lui qui amorce la démarche déductive et
le retour à
la substance.
"
Etre,
c'est être uni,
c'est
être un"
(3).
Ce qui rend désirable la vie de l'''homme parfait",
c'est la conscience qu'il a de sa propre perfection et une
telle conscience est agréable par elle-même.
Mais pour attein-
dre un tel bonheur,
il faut"
s'inuTIortaliser dans la mesure du
po s s i b 1 e "
( 4) .
----~---~--------
(1)
-
cf. M.
Guéroulc,
Descartes scion l'ord~ des raisons -
surtout conclusion générale Tome II p.~"L0
(2)
Métaphysique 1051 B 6-9.
(3)
-
E.
à
N 1051 B 12 .... 13)
(4)
-
E
à
N.
1177 R
l"L

148.
certes, toute pratique humaine est finie au regard de
celle de Dieu mais la pratique contemplative,
la seule qui per-
mette à l'homme de vivre son intériorité,
est un effort conti-
nu vers l'
~JeAru:.r-/
(1) .
Il faut donc bien faire ici la différence entre Pla-
ton et Aristote à propos de l'idée d'intériorité.
La figure pla-
tonicienne de l'intériorité ne consistait pas dans une sorte de
subjectivité simplement psychologique,
elle était transcendante
à la simple conscience.
Ici en effet l'intériorité ne prenait
son sens que relativement au mouvement dialectique et à la ré-
miniscence,
c'est-à-dire sous la double exigence d'un accord
de la pensée avec elle-même,
et avec son objet intelligible.
Chez Platon,
"l'âme raisonne le mieux lorsqu'elle n'est trou-
blée par aucune impression,
ni par l'ouïe ni par la vue ni par
le plaisir et quand,
rendue autant que possible à elle-même,
elle congédie le corps,
se dégage de toute relation et de tout
contact avec lui,
pou~iser qu'à ce qui existe d'une véritable
existence"
(2). Chez Aristot2 au contraire.
' 'c.~tériorité c'est,
d'une part la conscience de soi séparée des autres consciences
du même genre. Ainsi l'expérience intérieure devra manifester ma
subjectivité.
Mais d'autre part,
mon souci de l'intériorité trou-
ve tout son sens dans la mesure où je suis séparé de l"Etre
d'une façon ontologique
(3).
En résumé alors que chez Platon
le refus du subjectivisme,
du narcissisme,
du psychologisme
inaugure la démarche intérieure dans une sorte de
chasse à
l'idée,
à 1" essenCE
a l' Lmiversel par le biais de la dialectique asso-
1
(l) -
E à N 1177 à 27" ...
ce qu'on appelle la pleine suffisance
'
aTPPèartiendTr~ au plUS haut point à l'activité de contemplation".
l
ra . J.
r lCot P.
5 10.
1
(2)
-
Platon,
Phédon 65 C
.
(3)
-
C'est pourquoi chez Aristote il y a
un "conflit toujours
1
renaissant de l'individuel et de l'universel"
(E.
Boutroux.
[.•l
Etudes d'histoire de la philosophie p.
132.)

149.
ciée à la réminiscence, (1),
chez Aristote,
i l est signifi-
catif que l'âme intellectuelle se définisse·'non par le pou-
voir de dire JE, mais par la capacité de deveni~ to~te
re-
t
lative en vertu de la situation intermédiaire de l'animal
raisonnable.
D'Où la définition
"La substance d'un
individu est celle qui lui est
propre et qui n'appartient pas à un autre;
l'universel,
au contraire,
est quelque chose de
commun,
puisqu'on nomme universel ce qui appar-
tient naturellement à une multiplicité.
De quoi
sera-t-il donc la substance? Il devra l'être
de tous les individus auxquels on l'attribue,
ou
i l ne le sera d'aucun. Mais qu'il le soit de tous,
ce n'est pas possible,
et s ' i l est la substance
d'un seul individu,
cet individu sera tous les
autres aussi,
puisque les êtres
dont la substance
est une,
autrement dit dont la quiddité est une,
sont aussi n s
si un seul et même être.
De plus
substance se dit de ce qui n'est pas toujours pré-
dicat d'un sujet; or,
l'universel est toujours
prédicat de quelque sujet"
(2).
Ainsi le logos aristotélicien ne trouve son :~cu
ni dans l'empirique,
dans les choses comme chez Protagoras
et Gorgias,
ni dans l'inné,
ni dans
les essences com~e chez
Platon.
Parce que l'être ne peut être saisi que négativement
dans nos efforts et
dans la convergence de nos visées,
Aris-
, tote reste ancré sur des réa li tés
irT(~uctibles, à ses yeux.
Il
renoue
par la même occasion avec c~~tains raisonnements so-
phistiques.
Mais en vGrité,
i l s'agit pour
lui d'ouvr~r l~
sophistique sur des possibilités iné,lites.
En effet à ses
yeux,
si l'être ne peut être atteint par la simple puissance
du logos,
ni même par une Mémoire de Soi,
qui se situe au-
(2)
- Aristote, Métaphysique.
Z 13 1038 B 10.
(1)
-
Etc 1 es t
bien cela le S lJRH lJHAN l SME de P la ton.

150.
delà de la simple mémoire
(1),
i l demeure pourtant ici à la
fois le principe d'orientation, d'actualisation et de dé-
passement. La pensée d'Aristote se révèle ainsi dans toute
son ambiguïté. Elle apparaît plus proche de Kant que de Pla-
ton dans la mesure où ils partageraient la même ~xigence in-
térieure/à savoir,
restituer l'homme total dans l'observa-
tion de ses limites,
dans l'exercice
de ses pouvoirs et dans
la réalisation de ses fins
(2).
Désormais la question
consiste à savoir ce qu'il en est de l'intériorité humaine
par rapport à Dieu.
SECTION III.
CONSCIENCE DE SOI ET THEOLOGIE
Comment l'éternité divine peut-elle révéler à
l'homme toute sa dimension intérieure? "Si donc,
déclare
Aristote,
l'intellection est analogue à
la sensation ... "
(3)
le sens commun,
qui nous rend consciente la sensation,
pos-
sède sur le plan de l'intellection un analogue qui doit re-
tenir notre attention. Si comme nous l'avons vu,
la conscience
qu'a le sujet pensant de penser est une forme singulière
d'intellection, c'est-à-dire une sorte de connaissance au
second degré,
qu'en est-il de cette pensée qui se prend 011e-
même pour objet et qui
d~meure étrangère non seulement au
(1)
-
Aristote,
De la mémoire et de la réminiscence in PARVA
Naturalia,
Vrin 1951 p.
S7~75. cf surtout l'explication de
H.O.
Ross, Aristote.
Trad.
française.
p.
202.
"La réminis-
cence se distingue à la fois de la mémoire continue actuelle
et du recouvrement de ce qui a été complètement oublié".
(2)
~ cf. Kant, Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée? l
et surtout Critique de la raison pratique.
Introduction III,
VII et IX ; livre II,
p.
23.
(3)
- R.
Schaerer, philosophie et fiction,
p.
59.

151.
monde extérieur mais aussi à
tout ce qui,
dans le sujet pen-
sant,
n'est pas son acte de penser? Que se passe-t-il ?
Il semble ici qu'Aristote "hésite entre une
théologie impossible car i l n'y a de science de :Jieu que
pour Dieu, et une ontologie résignée,
car les genres de
l'être sont irréductibles les uns aux autres,
et une exi-
gence empirique sans point d'appui dans les choses,
car
l'individu,
qui constitue le réel,
échappe à la science"
(1).
En réalité,
il n'en est rien dans la mesure où le Cogito
aristotélicien retrouve l'intuition divine
(2)
tel est l'intellect humain
( ... ) à cer-
,
tains
moments
( . . . ) ,telle est elle-même cette
Pensée de soi éternellement"
(3).
!
Autrement dit,
l'intériorité du sage est sem-
1
!
blable à celle de Dieu à ses moments de perfection. La le-·
'r
çQn des Anciens philosophes n'est pas seulement négative
!
.i
dans la mesure où ils ont visé et atteint la cible du vrai.
1
i
"Il en est de la vérité,
semble-t-il,
comme de ce que dit
le proverbe: qui ne mettrait la flèche dans une porte ..... "(4)
Ces philosophes pour Aristote ont été plus sages qu'ils
n'en eurent conscience.
Tel Anaxagore,
qui "n'a pas compris
le sens de ses propres paroles"
et. dont on peut penser
qu'il aurait certainement délivré la vraie méthode si on
(1)
-
R. Schaerer,
philosophie et fiction,
p.
59.
(2)
- Aristote adopte ainsi comme l'a noté W.
Jaeger
(Huma-
nisme et Théologie)
contre l'humanisme anthropocentrique
des sophistes un humanisme théocentrique qui fait de Dieu
la mesure de l'homme et de toutes choses.
(3)
- Métaphysique,
1075 A 6-10.
(4)
- Métaphysique,
993 B 4-5.

152.
lui en avait donné l'idée
(1).
Mais la différence entre le
sage et Dieu se trouve dans l'éternité. La conscience qu'a
le contemplateur de sa perfection noétique
(c'est-à- Jire de
sonbonheur )
se trouverait atteinte dans l'idédÎcontempla-
tif.
Mais un tel idéal est-il accessible à l'homme?
Voici ce qu'en pense Aristote
"Nous concevons les dieux comme jouissant de la
suprême félicité et du souverain bonheur. Mais
quelles sortes d'action devons-nous leur attri-
buer ? Est-ce les actions justes ? Mais ne
leur donnerons-nous pas un aspect ridicule en
les faisant contracter des
engagements,
res-
tituer des dépôts et autres opérations analo-
gues ? Sera-ce les actions courageuses,
et les
dieux affronteront-ils le danger et courront-
ils des risques pour la beauté de la chose ?
Ou bien ce sera alors des actes de libéralité?
Mais à qui donneront-ils? Il serait étrange
aussi
qu'ils eussent à leur disposition de
la monnaie ou quelque autre moyen de paiement
analogue!
Et les actes de tempérance,
qu'est-
ce que cela peut signifier dans leur cas?
" 1 '
'st-ce pas une grossi0reté de les louer de
n'avoir pas d'appétits dépravés? Si nous pas-
sons en revue toutes ces actions,
les circons-
tances dont elles sont entourées nous apparaî-
tront mesquines et indignes des dieux comme
possédant la vie et par la suite l'activité,
car nous ne pouvons pas supposer qu'ils dor-
ment,
comme Endymion.
Or pour l'être vivant,
une fois qu'on lui .1 ôté l'action et à plus
forte raison la production,
que lui laisse-t-on
d'a u tre que la con t'_'mp la tion ? Par conséquent,
l'activité de Dieu
1ui en [6licit~ surpasse
toutes les autres,
~e saurait être que théoré-
tique"
(2).
Ainsi comme l'a écrit S.
Mansion,
Aristote
lia bien vu que ce serai t
une imperfection pour
Dieu de rerevoir dps choses la connaissance
(1)
- Métaphysique 989 A 32.
( 2 )
-
E à
~~. X, 8, 1178 B 8 - 2 2 "

153.
qu'il en aurait et il l'enferme par consé-
quent dans la pensée de sa propre pensée"
(1).
L'auto-contemplation est le propre de la perfe~tion divine,
elle est comme la projection de la conscience humaine
dans
l'éternité.
En réalité,
le bonheur suprême de l'homme, même
s ' i l est tout entier dans la conscience qu'il a de sa per-
fection,
de sa pensée,
ne peut faire abstraction des objets
de contemplation
(2),
ni faire fi des conditions ex té-
rieures requises pour contempler
(3},mais ces différences
qui le singularisent face à
la félicité de Dieu, ces obs-
tacles pourtant multiples
(difficultés d'élever sa pensée
au-dessus du mortel,
nécessité d'un secours extérieur ... etc;
.. )
ne sont en définitive que les conséquences nécessai-
res à la corruptibilit(. '-fui l'affecte,
...Wjj(.<ic..nt à sa pen-
sée le repos. A ces moments de bonheur,
l'homme qui se
saisit soudain comme pensée devant l'incorruptible,
per-
du dans cette conscience qu'il a de sa perfection théo-
./
rttique,
n'est-il pas,
dans cet état divin,
un comme-Dieu?
Ainsi l'intériorité se situe doublement chez Aristote,
\\ (
d'abord en droit dans
la vie surhumaine,
dans cette vision
contemplative accoLd~e par intermitt~nces Et ensuite en
fait dans l'effort de connaissance qui se prolonge au-
(1)
-
s. r'lansion, "Les posi tions mai tresses de la phi loso-
phie d'Aristote"
in Aristote et saint Thomas d'Aqùin. Jour-
nées d'études internationales. Chaire Cardinal Mercier.
Lou-
vain 1957 p.
65~66.
(2)
-
E à N.
X,
7,
1177 B 31-32
(3)
-
E à
N.
X,
8,
1178 A 23-24.

154.
delà de lui-même. Selon Jean BRUN :
"Aristote a tenté de rendre compte du statut
ontologique de l'individualité, or ce qui
caractérise l'individu c'est qu'il est pré-
sence dans le monde et distance à l'Etre qui
demeure toujoùrs séparé"
(1).
Autrement dit,
le problème de
l'intériorité chez Aristo-
te nous situe en face de l'aporie fondamentale:
"Résou-
dre l'aporie au sens de "lui donner une solution", c'est
la détruire; mais résoudre l'aporie,
au sens de "tnavail-
1er à sa solution", c'est l'accomplir. ( . . . ) ,Les apories
de la Métaphysique d'Aristote n' (ont)
pas de solution en
ce sens qu'elles ne
(sont)
pas résolues quelque part dans
un univers des essences i
mais c'est parce qu'elles n'ont
pas de solution qu'il faut toujours chercher à les résou-
dre et que cette recherche de la solution est la solution
elle-même.
Chercher l'unité, c'est l'avoir déjà trouvée.
Travailler à résoudre l'aporie, c'est découvrir.
Ne ja-
mais cesser de rechercher ce qu'est l'être,
c'est avoir
déjà répondu
à la question:
"Qu'est-ce que l'être ?"
"
(2).
La conception aristotélicienne de l'intériori-
té est en rupture avec toute la tradition antérieure.
Contre les présocratiques pour qui le logos participe dans
(1)
- J.
BRUN,
Aristote et l'Ecole.
P.U.F.
p.
22.
(2)
- Aubenque,
le problème de l'être chez Aristote p.
508.

155.
leur conscience à la révélation de la Vérité, contre
Platon pour qui l'intériorité humaine est d'essence divine,
Aristote,
en montrant la séparation de l'homme et de Dieu,
établit une différence ontologique (1)
qui fait qU~'liintério-
rité serait
l'expression à la fois des étants qui sont
et de l'Etre par qui ils sont mais qu'ils ne sont pas.
Contre les sophistes et surtout Protagoras qui définit
l'individu comme celui qui doit imposer ses désirs au mon-
de et à n'importe quel prix mais aussi comme celui en qui
il n'y a aucune transcendance, Aristote fait de l'intério-
rité un moyen subtilement détourné d'imiter l'immobilité,
la plénitude autarcique de Dieu. En termes clairs pour
Aristote,
"si l'on veut défendre la possibilité de la vé-
rité,
il faut
chercher son domaine dans une réalité
substantielle, et son principe dans une pensée qui s'en
distingue réellement.
En posant la connaissance comme une
rela t.lorJ entre subs tu. .. '-.- _ ,:._nsan te et subs tance, ou essen-
ce pensée,
Aristote dénonce toute philosophie qui rédui-
rait la conscience à une collection d'impressions vécues,
et le monde à un apparaître,
c'est-à-dire l'esprit à une
nature,
et la nature au phénomène"
(2).
En conclusion,
bien qu'elle s'oppose au dua-
lisme pla tonicién des id·;u: et des choses sensibles,
la
(1)
- C'est cette différence qui invite Aristote à donner
de l'importance à une anthropologie réaliste même s ' i l
oppose les passions à
la raison.
Nous sommes donc en pré-
sence d'un humanisme radical qui s'oppose au surhumanisme
de Platon et au subjectivisme des sophistes
(cf E.N.
III
Chap.
l
à
8.
et surtout 111,1,1110 A 17-18).
(2)
- J.
C.
Fraisse, Aristote et la réfutation de l'idéa-
lisme.
Revue philosophique N° 2 (1969)
94e année p.
258.

156.
figure aristotélicienne de l'intériorité reste doublement
métaphysique.
En effet,
l'analyse ontologique du réel, avec
tout son jeu de distinctions,
tend essentiellement à faire
prévaloir au coeur même de celui-ci le déterminé,
l'intelli-
gihler
l'immuable: c'est ce qu'impliquent non seulement le
primat de la substance sur les autres catégories
(1)
mais
aussi la définition de la substance par la forme
(2).
En ce
sens, Aristote ne proposerait que l'idée d'une intériorité
sous~tendue par l'extériorité et en même temps extérieure à
celle~·ci. Kistoriquement, c'est bien ainsi que l' aristotélis-
me a agi: la théorie des formes substantielles, la distinc-
tion de l'acte et de la puissance et même la théorie des ca-
tégories ont cessé d'animer une analyse vivante du réel pour
s'enliser dans un dogmatisme paresseux qui a barré la route
de l'expérience.
Mais i l n'y a pas que celQ,
nous passons de
la philosophie à la théologie c'est-à-dire que l'intériorité
reste à l'ombre de la sphère divine qui carQctérisait déjà
l~ Cogito grec soucieux avant tout d'un équilibre entre la
bas€
et le sommet tout en refusant la voie de l'Hubris, de
la démesure.
Toute la problématique de
l'intériorité dans la
pensée antique atteint sa phase èe non-retour avec Aristote.
(1)
-
cf.
texte cité plus haut Métaphysique Z 13 1038 B 10
(2)
-
cf Hétaphysique Z 17 1041 B 8,
et surtout De l'Ame,
II,
1,412 A 27.

157.
Orienté par son souci pratique,' i l revient aux premières intui_
tions de l'intériorité grecque sans toutefois sacrifier son
originalité.
Il suffit alors
de rappeler le progrès de
l'idée d'intériorité depuis Homère.
Chez Homère,
c'est par ce
refus
de l'HUBRIS, ce souci de subordonner la
colère 11)
à
l'obéissance que se manifeste la dimension intérieure du
sujet.
En effet, chez Homère comme chez Parménide et Platon,
l'idée d'intériorité se définit grâce à cette quête de l'ab-
solu par la conjonction incessante du souci de la verticali-

(c'est-à-dire de ce qui
extérieur à moi ne cesse de me
donner un sens)
et de celui de l'équilibre individuel. Cette
démarche ascensionnelle qui définit l'intériorité humaine à
la fois par cette tension saisie en nous,
par le refus de
la Dé~esure et par l'acceptation de la perspective divine
trouve son expression
dans le théâtre d'Eschyle et de Sopho-
cIe ct d'une façon
générale marque toute la pensée antique.
Chez Hésiode,
tout se passe comme si le moment de l'intério-
rité devenait celui de la conscience de la relation qui nous
unit j
la Divinité. Autrement dit,
être,
c'est ~tre tendu à la
Divinité, c'est être
en harmonie avec le divin.
"Conscience
et Respect,
délaissant les hommes,
monteront vers les dieux
éternnls.
De tristes souffrances resteront seules aux mor-
t e l s '
cortre ]e mal,
il ne sera point de recours" (2).
Ici,
l'intériorité,
c'est bien l'art de participer au Sens,
à la
(1)
- cf.
Iliade Texte expliqué plus haut p.
15 B à
17.
(2)
-
Uésiode,
les ~ravaux et les Jours. Vers 197-201.

158.
Transcendance en s'assumant essentiellement comme non-sens,
comme oubli.
Et c'est ce même souci de la Transcendance,
de
l'exigence cosmique qui fait de la tragédie class~que cette
volonté de saisir l'axe directeur 'qui nous permet de tendre
vers l'absolu.
Il ne s'agit plus d'être à la périphérie de
nous-mêmes comme Créon et Pélasgos mais de laisser être en
nous ce lien puissant qui nous rend sensibles
à
la Trans-
cendance.
Pour Pélasgos et Antigone,
être, c'est atteindre en
soi, dans la profondeur
abyssale de la transsubjectivité
--!,,'ê. ")t-
la force de la divinité en nous-mêmes~s'il est vrai que les
tragiques n'ont pas toujours insisté sur la tension propre
au sujet humain.
Héraclite et Parménide semblent dépasser
cette difficulté dans la mesure où l'un et l'autre n'admet-
tent pas d'étapes intermédiaires entre le monde d'en bas et
le monde d'en-haut.
Pour H~raclite, c'est par la raison et:
la justice que nous !:--vuvons atteindrL -'- l.dll.té,
celle
qUl don-
ne sa loi au monde.
Pour Parménide,
au contraire,
aucune
transition n'est possible entre l'être et le non-être,
il
suffit d'un envol sublime.
Plotin
y reviendra à
sa façon.
Mais il importe de noter,
malgré cette différence de méthode
entre ces deux philosophes présocratiques,
que,
d'une ~a-
çon
générale:,
tous sont
sensibles à
la nécessité d'une dé-
marcile in téLieure aans la uesu re ou .LlS~ mdIll f es ten t,
à
leur
façon,
ce t te v() 10n té de ce lier l' Homme et les Dieux,
la
base et le somme t
pa r-de Li
l' expér ience de la subj ecti vi té.
Ainsi,
d'Homère aux Présocratiques,
l'intériorité se révèle

159.
par le souci du Principe transcendant qui seul unifie la
perspective humaine.
Avec les Sophistes,
ce schéma trouve à la fois
sa première critique interne et externe.
Interne,
dans la
mesure où l'absence d'une [€rsp2ctive
intérieure est défi-
nie par une impossibilité de parvenir à un statut purement
objectif du sujet.
Externe en ce que le sujet demeure essen-
tiellement fluctuant.
Autrement dit,
dans la mesure où i l
n'y a ni essence,
ni sujet permanent,
le chemin de l'intério-
rité est ruiné à l'infini.
Nous sommes ici en présence d'une
sorte d'a-ontologie basée sur la non-transcendance des va-
leurs.
Une telle position,
une telle "misologie" apparaît
à
Platon et à Aristote comme un crime de
lèse..majesté,
comme
le plus affreux des crimes.
C'est pour cela qu'il importait
à Platon de
rétablir
le lien qui rattache
le non-être à l'être
et surtout de fonder cette liaison par une double méthode
d'ascension vers les Idées et de redescente vers les choses.
Et si la dialectique et la réminiscence définissent à nos
yeux l'itinéraire philosophique par excellence,
c'est dans
la mesure 00 elles sont à
l'origine de la démarche intérieure.
En délivrant
l'homme ,je
la prJsun du sensij)l.e,
de la prison
du corps,
elles lui permettent {e se sentir 0n q~ête d2 l'ab-
solu dans
12 contemplation du Souverain Bien.
La dialectique
et la réminiscence,
comme nous
l'avons vu,
se fondent sur
l'examen de conscience,
sur la conversion spirituelle et
dans
le même moment relient l'absolu de
l'identité à

160.
l'absolu de l'altérité. Mais cette démarche, malgré son
bien-fondé et sa rigueur,
pose elle-même un nouveau problè-
me.
Il ne suffit pas de dépasser le subjectivisme et le re-
lativisme des sophistes,
par le souci de l'intériorité,
i l ne
suffit même plus de savoir que l'objet de la philosophie se
situe non seulement au-delà mais surtout en _~eçà
de la
sophistique,
i l faut maintenant trouver une Idéf ini tion de
l'intériorité humaine qui ne se confonde nl avec l'empiris-
me,
ni avec la simple théologie.
Tel sera l'objectif d'Aristote,
lui qui ne veut
pas tomber dans la Démesure,
dans l'HUBRIS. Ainsi
la vie hu-
maine,
l'intériorité se doublent en droit d'une vie surhumaine,
d'une activité contemplative.
Etre,
c'est être un au travers
du multiple et non en être séparé comme le proposait Platon.
l'TC'U~ sommes donc
i r' i
~T' présence d'une dc's versions du Cogi ta
grec.
l'lais peut-on réellement définir l'homme par ce
seul cogito qui s'Slève au-dessus de l'objectivité et de
la subjectivité? 2tsitJar hasard
il en est ainsi,
cor~l.i11ent
lui procurer une méthode simple qui
lui
uvrirait les portes
du bon,eur dans ]1 vje nrésente ? Certes pour Aristote,
l'in-
tér ior i té consi s te d'une par t
'"1
ce que l 1 homme re trouve son
propre poids,
son équilibre dans
les trois fonctions
(1)
(1)
-
A savcir la ~agesse, la v~rtu et lp plaisir.

161.
humaines et d'autre part dans l'activité contemplative où
l'honune peut s'irmnor'ro..liser, mais seulement "autant que pos-
sible"
(1).
Ainsi i l y a ch~z Aristote non seulement un
dépassement de toute la tradition antérieure et surtout de
Platon dans la mesure où l'intériorité ne se révèle plus à
l'occasion d'une expérience singulière de la Mémoire
(2)
mais bien un retour à cette même tradition par le biais de
l'activité contemplative
(3).
P.
Aubenque a
remarquable-
ment analysé ce double rapport.
Il éclaire cette difficulté
"L'idéal platonicien d'une assimilation de l'honune au divin
subsiste bien,
au moins littéralement,
chez Aristote
; mais
i l n'est plus
justement qu'un idéal,
un principe régulateur,
une idée-limite,
et ne peut plus être l'objet d'une expérien-
ce, même exceptionnelle.
Aristote,
au demeurant,
a consacré
moins de
temps cl décrire cet idéal que la distance qui nous en
sépare et l'effr:>rt proprement humain Four la combler. Aris-
tote sera moins préoccupé
destriomphes possibles de la con-
templation,
désirée plus que possédée ou même possédable,
que des moyens c;' y suppléer par
les médiations laborieuses
de la dialectique
(dans l'ordre éthique),
de la vertu
(dans
l'ordre prcltique),
du
travail
(dans l'ordre ";Joétique")
1
l,Il
Aristote retr)u'",~, par-delà ce qu'il croit être un certain
échec du ~latonisrne, la sage3se des limites, qui avait été
( 1)
-
Ethique cl Nicomaque.
X,
7,
1177 B 33-34.
( 2 )
-
cf.
J.P.
Vernant,
Mythe et pensée chez les Grecs.
Mas-
péro,
1965 Ed.
1978. tome l,
p.
107.
(3)
~
"'L~ sace "Jours '1it l'absence de doule'.Πct ',on le plai-
sir"
Etnique à Nlcomaque VIII,
12.

162.
le premier message de la Grèce
: humanisme tragique qui
invite l'homme à renoncer aux ambitions démesurées,
mais
aussi,
selon le vers de Pindare,
à
"épuiser le champ du
possible "( 1). Ar is tote se situe donc à
la charnière de La
pensée antique.
D'une part,
i l rejoint l'inspiration généra-
le dont nous avons tenté de révéler les étapes importantes
d'Komère à Platon dans la mesure où i l insiste sur l'in-
tériorité entendue comme l'unité de
l'homme atteinte par-de-
là la scission et l'aliénation
(2).
D'autre part,
i l annon-
ce la problématique de toute la philosophie postérieure au
moins jusqu'à Plotin dans
la mesure où i l inaugure une phi-
losophie pratique,
"une anthropologie de la médiation"
(3),
de l'autarcie humaine à
travers
le rapport à Dieu.
La ques-
tion nous revient alors plus claire et plus: élaborée:
l ' in-
tériorité procède-t-elle d'une expérience du connaissable,
est-elle finalement projet,
pro~et ou bien au contraire
consiste-t-elle d'abord à
se
lib~rer de toutes les servitu-
des idéo log ique s ou ph i 1C) ,;,-)phi'Tdc S qu i
jusqu' ic i
1 imi ta ien t
le champ de l' "expérience'
hlHètdl11C
?
Comment
le problème
de l'intériorité est-il lié à
12 pratique
individuelle,
à
la maîtrise de SOL à
tel point~6sormais qu'il se définira
comme l'attitucie
La plus :èer:S')r~
le de
l' inàiv;du,
telle
est la questiun qui occupc~rd ::')\\
îroisième ?artie.
Si d'-
Homère à ArisT:<)te,
l'idée j'i:l"~,lorité peut être comprise
(1)
-
P. Aubenque
"Aristote et
j o
Lycée"
in r1istoire de
la
philosophie.
Callimard La Pléiaù~ p.
679-680.
E.
Gilsor dit ~ peu près la même chose in L'Etre et l'es-
sence Paris 1948 p.
56,
(2)
-
P, Aubenque
Le problème
j e
l'Etre chez Aristote,
P.U.F.
1972 p.
58-68.
(3)
-
Ibid.
p.
505.

163.
comme une continuité linéaire jalonnée de choix intuitifs
situés à des niveaux variables d'attitude et de profon-
deur, désormais l'intériorité se définira chez les Epi-
curiens et chez les Stoiciens par une volonté de dominer
souverainement le temps comme ce "proprement humain" qui
est l'égal de 0ieu mais qui en est radicalement séparé,
différent. Ehez Plotin et saint ~ustin il s' agira de nous
mettre à l'ombre de la Divinité dans une alliance à la
fois ontologique et méta~hysique.

164.
1 - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
1
1
1
1
:
TROISIE~~ PARTIE .. : LES PHILOSOPHIES PRATIQUES DE
:
1
1
1
L'INTERIORITE
1
1
1
1
1
~
1

165.
D'une façon générale,
l'idée d'intériorité s'est
manifestée, d'Homère à Aristote/comme un thème fondamental
dans. des
spéculatirn5de moins en moins religieuses et de
plus en plus morales,
psychologiques et même à proprement
parler philosophiques.
Elle a
surtout
joué un rôle médiateur
dans la mesure où elle visait essentiellement à situer l'hom-
me moins en lui-même que dans
la perspective divine.
Chez
Homère,
l'intériorité humaine ne se définissait-elle pas
comme cet équilibre que l'être humain trouvait à l'ombre
de la divinité? Ainsi se précisait une tension humaine,
pas
toujours radicale, mais qui consistait foruellenent à conjoindre le monde
d'en-œs et le monde d'en-haut. Ce rôle rréCiiateur que jouait l'hame
par le biais de sa conscience se révélait surtout avec Hé-
siode,
les
tragiques et surtout avec Héraclite et Parménide.
Ce que ces -".J-..." ,-
~ont apparaître dans
l'histoire de la
pensée,
c'est une forme
spécifique de méditation centrée sur
le mystère de l'hoIT\\F1e,
méditation toute
nourrie de substance
mythique,
mais conduite avec une
intelligence et une luci-
dité merveilleuse.
Et l'homme dont ils parlent n'est pas
Jépourvu du sens de
l'intériorité si pour
les stoIciens,
..:omme nous essayerons dE? le
mon~~cer, la résignation sera
l ~ sigre .nê.'2 de -:..' int5riori té. Four ces penseurs archaïques,
:' est en projetant
J 1 homme
hors de lui-même qu' ils la révè-
lent.
La grande leçon d'Héraclite et de Parménide à propos
de
l'idée d'intériorité a consisté bien sûr à
la définir

166.
comme
le divin en nous mais i l faut surtout se rappeler
ici combien l'un et l'autre ont souligné la difficulté de
s'en rendre maîtres par notre simple vouloir.
Platon re-
prenait cette définition mais pour montrer qu'à ses yeux,
ce qui menaçait sans cesse l'harmonie raisonnable de l'hom-
me et ce qu'une éducation philosophique se doit de réformer,
c'est cette part de l'homme qui succombe à la loi bestiale
de l'instinct et à l'affectivité anarchique.
Aussi pour Pla-
ton,
le chemin de l'intériorité consistait avant tout à
dépasser le subjectivisme pour enchaîner à
l'ordre
objectif des
Id2es les forces esclaves qui bouillonnent au fond de l'âme hunaine. Mais
ici la èoctrine de l'imrortalité de l'âme, en ce qu'elle justifiait l'exis-
,
'
,
.. 1"""
t t
tence de l'idee d' interiorite humaine, ne
nous recentriHt,pour au an
/sur l'individu.
Autrement dit,
en dehors de toute considération religieuse,
l'intériorité restait toute intellectuelle dans la mesure
où elle débordait le cadre d'un individu particulier.
Nous
l'avons rappelé,
Platon reprenait le "Connais-toi
toi-même"
socratique non pas au sens d'une simple
instrospection psy-
chologique, mais comme une prise de conscience
(1)
qui ou-
vrait à l'homme les portes de l'Etre.
rl visait ainsi à une
sorte d'approfondissement de la condition humaine,
non Dar
un souci puremen~ anthropologique mais plutôt par cette
puissance intérieure qui se révélait en moi en tant que
(1)
-
C'est cela qui distingue chez Platon la simple remémo-
ration de la véritable réminiscence.
Voir infra Ile partie
p.
54 et suivantes.

".~ _.'.~ ..
167.
Norme transcendante. Mais alors comment expliquer l'origine
des contradictions constatées entre l'idéal et l'empirique?
Comment vérita,blement comprendre la position de l'homme,
ce '''jouet des Dieux"
? Aristote se devai t
donc de corriger le
dualisme et le pessimisme cosmologique de Platon.
A ses yeux,
l'âme humaine n'est pas étrangère
au monde.
Elle s'éveille
en lui,
et par lui s'élève jusqu'à l'ordre de l'universel. Mais
l'être humain ne perd pas pour autant sa dimension cosmique.
Autrement dit,
pour Aristote,
l'activité contemplative s'accor-
dait avec une
conciliation rationnelle des passions
(1).
Le
Cogito restait donc lié ici à la recherche d'un FONDAMENTUM
INCONCUSSUM VERITATIS et à l'assentiment de la volonté de tel-
le façon que l'extériorité reproduisait l'intériorité. Cette
philosophie pratique traduis~it à la fois le souci de l'équili-
bre et celui de la contemplation.
Il n'y avait donc pas ici
de pré-cartésianisme dans la mesure où le Cogito aristotéli-
cien ne se sélJarait ni de la r;a\\1Sf' efficiente,
ni même de la
cause formelle:
i l y
~vait une sorte de corporéité au ni-
veau des sphères célestes,
à
l'image de laquelle i l se mode-
lait.
Pour Aristote,
annonçant par là Epicure et les Stoïciens,
dans la mesure où l'ordre impersonnel du monde a
toujours
raison de l'homme,
i l n'y a pas lieu d'envisager,
comme ce
sera le cas chez Descartes,
Je finalité individuelle transcen-
dante à celle dE
:a nat~re. Son 3~thropologie manifestait les(Z)
(1)
-
Mais Aristote se refuse à suivre la sophistique qui
n'est qu'''une philosophie apparente et sans réalité"
(cf Méta-
physique 1004 B 25 ;
Réfutations sophistiques.
171 B 28).
(2)
- Aristote,
E à N 1096 B 27-30
:
L'être nossède une unité
réelle
(cf Platon)
mais cette unité reste in~ccessible à
l'homme.

168.
audaces de son intelligence pure en même temps que les limi-
tes de son expérience personnelle. Avec les
Epicuriens et
les Stoïciens,
i l ne s'agira plus de situer l'homme dans la
perspective divine,
d'intégrer les choses du corps aux cho-
ses de l'esprit,
i l s'agira au contraire de se demander com-
ment l'idée d'intériorité peut être entendue ou saisie à
propos ou à l'occasion d'une expérience individuelle et per-
sonnelle.
Autrement dit,
pour eux,
l'idée d'intériorité sera
désormais entendue comme un idéal de conduite pratique. En
définissant l'intériorité comme une sorte de repli sur soi,
d ' Autarkeia
les uns et les autres reprennent mais d'une fa-
çon plus radicale l'analyse aristotélicienne de l'être humain
et l'étude de la Sagesse en s'efforçant de revenir aux intui-
tions socratiques.
Il s'opposent donc radicalement d'abord
au surhumanisme de Platon qui a
fait du Souverain Bien le
fondement de la contemplation et le modèle de l'équilibre
intérieur.
En effet alors que le platonisme refusait de li-
miter l'intériorité humaine en elle-même
(1),
et qu'il af-
firmait
la
liaison de l'homme avec l'Ordre universel
(2),
les Epicuriens et les Stoiciens,
tout en réfléchissant de
façon rlus
intense et plus exclusive sur le sens humain de
l ' ordre C,'~~i;l l'-lue semblent rar",;Ler
au premier plan de la phi-
losophie une probléma tique du destin
(3)
indivi,iue1.
Il Y
aurait donc un véritable changement de sens.
D'Homère à
(l)
-
J.C.
Fraisse,
La Philia,
p.
186.
(2)
-
J.
Moreau,
la construction de l'idéalisme platonicien,
Paris 1939 [J.
278-=:82.
(3)
-
Philosophies du cdnsentement,
ce sont aussi des philo-
sophies tragiques.

169.
Aristote,
en substance,
on est passé de l'intériorité située
à
l'ombre de la divinité à une intériorité utopique et idéalis-
te.
D'Aristote aux Stoiciens,
désormais s'effectue le passage
d'une philosophie de l'être humain tourné vers l'absolu à une
philosophie autarcique à dimension plus humaine,
même s ' i l s'a-
git
de "vivre conformément à la nature"
(1).
Mais ce retour
à
l'homme,
au sujet/s'oppose à
la définition aristotélicienne
de l'intériorité qui,
même si elle se souciait de l'expérience
pratique,
n'en restait pas moins excentrique.
Che~ les Epicu-
riens et les Stoïciens, même si seul compte le point de vue
véritablement intérieur à l'homme,
i l importe de le soumettre
à une vraie thérapeutique qui vise à guérir
l'âme de la peur de
la mort et de la crainte des
dieux pour révéler l'homme en sa
vérité,
pour mettre l'homme en face de lui-même.
Autrement dit,
si
le problème du statut exact de
l'intériorité dépend de la d6finition que l'on donne de la na-
ture de l' homme,
de è>on li en avec
la Na ture,
il apparaît dé jà
clair que les épicuriens,
en s'occ pant uniquement de recentrer
l'intériorité sur l'homme ne Vlsenc pas le subjectivisme des
sophistes mais plutôt retrouvent
i(~i à leurs façons les intui-
tions
fondatrices et permanent('c3 (~i
Cogito grec.
Comment re-
-
7
trouver ce qui eS~Lcmier ~n sc)i
3i
ce n'est
2n
nOLl,s-memes.
(1)
-
Nous sommes donc d'accord avec V.
Goldschmidt quant au
sens de cette formule qui recouvre dCLX attitudes dans la vie
morale qu'il convient de conjoindre
:
"Vivre,
c'est bien une ac-
tivité, mais qui doit se conformer ~ la nature,
laquelle,
elle
aussi,
agit et même,
est l'unique agent véritable".
Cf.
Le sys-
tème stoicien et l'idée
de temps.
1969 Vrin 2e édition p.
77.

170.
Et comment être heureux si ce n'est en trouvant en nous-mêmes
les conditions de notre bonheur? D'une autre façon,
-
et la
question apparaît avec insistance -,
comment l'épicurisme,
cet-
te philosophie apparemment t0urnée vers le plaisir, peut-elle
être à proprement parler une philosophie de l'intériorité sans
qu'il y ait une contradiction
dans les termes? Comment une
phi IQsophi e de la, o\\&1-,'SSCI.f\\lt- peut-elle nous permet tre de parvenir
~
à notre être le plus profond? C'est ce qu'il importe maintenant
de montrer.

171.
-----------------------------------------------------------1
1
CHAPITRE 1.
:
L' EPICURISME,' PHILOSOPHIE DE L' INTERIORITE 1
1
1
,
-----------------------------------------------------------

172.
"Se suffire à soi-même est la plus grande des
richesses"
Clément d'Alexandrie.
Stromates VI,
2
Usener.
476.
Trad.
J.Brun
. Epicure et les Epicuriens
P.U.F.
1964 p.
156.
Comment tout à
la fois conjoindre la recherche du
Souverain Bien et une vie de plaisir? Comment rendre à l'homme
le sens de la mesure et de la conscience ? Tel est le problème
qui se pose aux épicuriens,
à
ceux qui veulent relier recher-
che intérieure et vie de plaisir,
autrement
dit intériorité et
subjectivité
Nous ne voudrons pas revenir sur la légitime
polémique
(1)
qui
oppose
les commentateurs de la pensée d'Epi-
cure à ce propos.
Il nous faut simplement,
à
l'aide de quelques
textes, montrer comment l'épicurisme renouvelle toute la pro-
blématique de l'intériorité (2)et en chJnge la portée. Pour cela,
il
est utile de revenir
au célèbre texte de Cicéron
00
\\.\\
Torquatus,
porle-parole des épicuriens crie
Oh ! vers la
vie heureuse quelle route lumineuse et sans obstacles,
et sim-
ple et toute droite
Puisqu'cn effet
il
ne peut certainement
(1)
-
Pour les uns A.
Grillé par exemple,
l'épicurisme se révèle
être le
point
de départ d'une diffusion de la vie contemplative.
Pour Boyancé ("les épicuriens et la contemplation"
in Epicur4!a
Bignone,
p.
89-99),
i l n'y a
pas de souci de la "vie contemplati-
ve" chez Epicure.
A notre avis,
rejoignant ici J.C.
Fraisse
(Là Philia),
la philosophie
d'Epicure est fondamentalEment une
philosophie intérieure même si
le moment contemplatif occupe
une place restreinte dans la vie du sage.
(2)
- Nous n'avons pas pu avoir ~
le précieux ouvrage de
Mondolfo intitulé Moralistici greci où est longuement analysée
là même
probléma tique cf. G. cZoàis -Ll"tlis,
Epicure et son'
école.
C;> )
1 i ma rd .
1975. p.
16 no te
9.

173.
y avoir pour l'homme rien de meilleur que d'être libre de toute
douleur et de tout tourment,
ainsi que d'avoir la pleine jouis-
sance des plus grands plaisirs de l'âme et du corpsy
voyez-vous
comme rien n'a été oublié de ce qui peut soutenir la vie,
pour
nous permettre d'atteindre plus aisément ce,qui est notre ob-
jet,
le souverain bien?
( . . . ) i l est impossible de vivre agréa-
blement,
si l'on ne vit sagement,
noblement,
justement,
et
( ... )
i l est impossible de vivre sagement,
noblement ,justement sans
vivre agréablement"
(1).
Pour Epicure,
il importe de relier le
plaisir et le
bonheur,
la vie de jouissance et la vie contem-
plative. Il ne s'agit donc plus de séparer l'être humain et le
plaisir,
la contemplation et la joie,mais véritablement de les
relier au point désormais qu'ils seront la véritable caractéris-
tique du bonheur humain.
Toute la tradition antérieure,
d'Ho-
mère à Platon,
était d'accord pour assigner comme fin à
l'homme
la recherche du souverain bien mais celul-ci se situait le plus
souvent
à
l'autre extrémité d'une vie de plaisir. C'est pour ce-
la qu'ils n'étaient pas d'accord sur la définition de ce Souve-
rain Bien mais uniquement sur sa fonction
: conjoindre le mon-
de d'en-bas et le monde d'en-haut.
Pour PlatGn,
par exemple,
le
propre de l'intériorité,
c'était avant tout
l'échapper aux dé-
terminations naturelles grâce à
la conte!;'pL,7_ion
(2). C'est
(1)
- Cicéron,
Des termes extrêmes du bien eL du mal. Trad. J.
Martha. C.U.F.
1961 Les Belles Lettres.
I,
XVIII,
57 p. 38-39.
et aussi Diogène Laerce, Vies et sentences d.;s hommes illustres.
Livre X, Lettre à Ménécée 132.
(2)
-
J.C. Fraisse,
La Philia.
p. 318.

174.
pour cela que chez lui la quête du souverain Bien
ne pouvait
consister ni même être liée à la jouissance des biens,
des
richesses
(CHREMA)
extérieures. A ses yeux,
et,
reprenant
l'hypothèse de Socrate,
l'homme possède à l'intérieur de lui-
même le seul véritable bien, un guide sûr,
le Démon,
auquel on
peut se fier.
Autrement dit,
l'individu est marqué dans son
moi spirituel du sceau d'une puissance extra-terrestre, divine,
mais saisissable grâce à la réminiscence et à la dialectique
(1)
Désormais,
pour atteindre l'intériorité,
il faudra user de la
"raison", du Logos qui seul peut nous mettre au contact des
règles de valeurs intemporelles et éternelles. Mais une telle
intériorité était difficilement conciliable avec la vie en so-
ciété. Et c'est d'ailleurs cette inconciliation qui était à
l'origine de la mort de Socrate. Or l'épicurisme/en proposant
de réunir plaisir et souverain bien en vue d'une véritable ex-
périence inLfrieure,ne propose-t-il pas une possib10 concilia-
tion entre une vie en société faite de plaisirs et de
souffran-
ces et une vie ascétique fondée sur l'auto-suffisance de l'être
humain? Qu'est-ce donc que "Vlvre conformément à
la nature"
-)
SECTION 1.
PHILOSOPHIE DE LA NATURE ET PLAISIR D'EXISTER
Principe fondamental commun à l'épicurisme et au
(1)
-
cf.
infra Ile partie. Chap.
II.

175.
stoïcisme,
"vivre en accord avec la nature",
c'est d'abord
et surtout recentrer l'homme en lui-même
(1).
Il s'agit donc
de retrouver le proprement humain,
l'''OÎKEIOSÎS''
(2) •. L'épicu-
risme, en prônant la volonté de se
conformer à la Nature, nous
mène donc à l'opposé de la recherche platonicienne. Chez Platon,
même si l'idée d 'OllŒIOTES
semblait" fonder une universelle pa-
renté entre les hommes ... " l'intériorité n'était jamais atteinte
par le biais d'une "explication naturaliste ou anthropologique".
Il s'agissait avant tout,grâce à
la réminiscenc~ et à la dialec-
tiqueJde retrouver l'intériorité, ce lieu inexpugnable qui uni-
fie toute la personnalité humaine. Mais chez Platon, parce que
l'intériorité c'est ce qui est à l'oriqine de la volonté humai-
ne,
il convient de remarquer qu'il était tout à
fait naturel ici
d'opposer le plaisir,
cause de l'aliénation,
et la recherche
intérieure. Or l'épicJrisme,
en tant que philosophie naturalis-
te,
cherche avant tout. dans l'expérience Id mesure du vrai et du
bien,
autrement dit ce qui fait que le moment du plaisir peut
être celui de la prise de conscience de soi. Qu'en est-il vrai-
ment ?
i\\[)pdrC"'l
' i i t ,
la recherche épicurienne de l'intério-
rité demeure pcoton(;l'nt antiplatonicienne.
Parce qu'il s'agit
de "vivre en accord avec .La Nature",
pour Epicure,
il n'y a pas
(1)
-
"La sagesse ressemble plutôt au jeu de l'acteur et à la
danse:
car son sommet est en elle-même,
en tant qu'art accompli,
sans visée d'une fin extérieure". Cicéron, Des termes extrêmes ...
III,
24. C.U.F.
p.
20.
(2)
cf. J.C.
Fraisse,
La Philia. p. 340-346.

176.
de réalité transnaturelle, de réalité intelligible et non-visi-
ble dont l'âme serait parente comme dans la tradition parméni-
do-platonicienne, mais simplement la matière. C'est pour cela
qu'à ses yeux,
il n'y a de réalité que corporelle' (1), que
matérielle,à tel point que le proprement humain qu'est la rai-
son est une partie de la nature
(2)
"La substance de l'esprit et de l'âme est maté-
rielle. Car si nous la voyons porter nos membres
en avant,
arracher notre corps au sommeil,
nous
faire changer de visage, diriger et gouverner le
corps humain tout entier, comme aucune de ces ac-
tions ne peut évidemment se produire sans contact,
ni le contact sans matière,
ne devons-nous pas
reconnaître la nature matérielle de l'esprit et
de l'âme ?"
(3).
'-(L
Ainsi Epicure s'oppose donc à Platon et Aristote
qui ont fondé l'intériorité sur l'équilibre entre "ce qui est
supérieur" en nous et "ce qui est divin en nous"
(4).
Pour lui,
l'un et l'autre,
en professant un surhumanisme et un antinatu-
ralisme si irréels,
ne faisaient que cendre plus manifeste et
plus dramatique la misère humaine
(5).
Philosophes de l'abso-
lu,
ils ne pouvaient être des philosophes populaires, marqués
par le souci des communautés. Mais Epicure s'oppose formelle-
ment aux Sophistes,
à ceux qui ali~'r.er;t
l'homme à ses besoins
et aux plaisirs quels qu'ils soient.
C'est pour cela que chez
(1)
-
Lucrèce,
De la nature. II, Vers 865 et suivants. C.U.F.
pp.
73-74.
(2)
- Diogène Laerce.
X,
63 Lettre ~ Hérodote.
in Epicure, Doc-
trineSet Maximes Hermann 1965. Trad.
Solovine p.
66.
(3)
- Lucrèce, Op. cit.
III, Vers 161-168. Trad.
A. Ermont. CUF
p.
92.
(4)
- G.Rodis -Lewis. Op. ciL,
p.
36 et p.
56.
(5)
- Grimaldi a
établi le même
rqJpcochement in Revue de Hét'l-
physique et de Morale;
"le platonisme, ontologie de l'échec"
1968.
p.
269.

177.
lui i l Y a une expérience de la nature qui est restrictive.
En effet,
la nature n'est plus le lieu où se dégradent les es-
sences, mais le lieu où surgissent les évènements
(1). Ainsi
" . . . ce que se propose Epicure,
c'est d'enseigner 'à l'homme
à garder un contact permanent avec le réel,
de façon à lui don-
ner la possibilité de se comporter librement à l'égard de ce
qui se présente à
lui"
(2).
Rappelons simplement pour Epicure
que le monde est un système où tout est lié ou délié dans le
temps.
En effet,
toutes t
rel ié par des "foedera na turae"
(3)
selon Lucrèce/qui sont les seules lois de développement des
choses et des évènements. Aussi,
parce que la loi de la nature
contient en elle celle du devenir,
pour Epicure,
l'harmonie
de la nature et du temps est possible.
Désormais,
"le temps
n'est ~s un être subsistant par lui-même"
(4), mais vérita-
blement le mode d'être de tout étant:
il accompagne toutes
choses,
i l est "l'accident des accidents"
(5).
Autrement dit,
Epicure s'oppose à
la science aristotélicienne et à
la dialec-
tique platonicienne toutes entières orientées vers l'6viJencc
intellectuelle. Aux yeux d'
Epicure,
comme nous l'avons déjà
dit;
la seule véritable démarche qui nous mettrait sur la voie
(1)
-
Sextus Empiricus,
Contre les mathématiciens. VII,
216
(Usener 247)
"L'évidence est le fondement et la base c' tClt"
Trad. ~,
Brun.
p.
30.
in Epicure et les Epicuriens.
(2)
- .J. Brun,
l'épicurisme.
P.U.F.
1969.
4e éd.
p.
32
(3)
-
Lucrèce, Op.
cit.
Livre I, Vers 584-586
:
" ... Les contrdts
de la nature . . . "
(4)
-
Ibid. Vers 459.
(5)
-
Sextus Empiricus,
Op.
cit.,
IV,
219 Usener 294 J.Brun
p.
91.

178.
de notre intériorité consiste avant tout à s'attacher à l'évi-
dence sensible.
La sensation est bien à la fois ce qU~lie
à ce qui est et ce qui nous guide dans notre rech~rche de la
joie intérieure. Autrement dit,
si le sensible et le devenir
deviennent la mesure et le mode
d'être de ce qui est,
la'
recherche de l'intériorité,
loin de se situer en-deçà ou au-
delà de la nature,
va prendre celle-ci pour norme.La véritable
autarkeia
n'est plus saisie dans la nécessaire rupture avec
la nature,
mais bien d'abord grâce à la nature, à la sponta-
néité naturelle qui est à la fois vertueuse et heureuse
"Si
tu ne rapportes pas en toute circonstance chacun de tes actes
au but de la nature
"
(1), "si tu vis conformément à la
nature,
tu ne seras
jamais pauvre . . . "
(2).
La recherche du
plaisir occupe donc ici une place décisive dans la mesure où
elle engage toute la morale. Mais qu'est-ce que le plaisir?
Le plaisir se présente comme Ull accord imméd:i. cl li,;.;; l 1 homme à
la nature.
Exigence de toute vie et norme de tout bien,
il
est "le commencement et la fin de la vie heureuse;
c'est
lui en effet que nous avons reconnu comme bien principal et
conforme à notre nature,
c'est de lui que nous partons pour
déterminer ce qu'il
faut choisir et ce qu'il
faut éviter, et
c'est j
lui que nous avons
fInalement
recours lorsque nous
nous servons de la sensation conIDIe d' une règle pCiur apprécier
(1)
-
Epicure
Maximes XXV Trad. J.
Brun.
p.
143 in Epicure
et les Epicuriens.
(2)
-
Sénèque,
Lettres sur la morale.
16,7. Usener 201 p.
143
Trad. J.
Brun.

I!i1
179.
1
1
tout bien qui s'offre"
(1).
Le plaisir pur est celui qui per-
met
l'ataraxie. Mais pour conserver le repos
intérieur de
l'âme,
il importe d'aller au fondement du désir,
de la vraie
possession.
SECTION 2.
LE DESIR ET LES
DESIRS
: QU'EST-CE QUE
LA POSSESSION ?
Pour bien saisir comment une philosophie du plai-
sir comme celle d'Epicure cherche à
fonder l'idée d'intério-
rité dans le coeur des hommes,
il faut,avant de revenir à
la
notion de plaisir véritable, montrer comment,
par sa cri ti-
que des dieux et de la mort,
elle peut re-situer l'homme en
face de lui-même.
La physique d'Epicure tire tout Son poids de
l'atomisme de Démocrite. Mais alors que chez Démocrite
(2),
i l s'agissait de trouver une réponse à la question de savoir
quelle est la matière dont sont
faites
les choses,
chez Epicure,
l'atomisme est utilisé à des
fi:1S
pratiques.
Parce que le pro-
blème de l'intériorité est dC'/0i1U désormais avec Socrate et
Platon le problème le plus urgent,
il ne s'agit plus de deman-
der à la Physique "un fondement exaltant pour la force de
(1)
-
Epicure,
Lettre à Ménéc~c.
in Diogène Laerce X.
129.
Trad. J.
Brun p.
128.
in Epicurc et les Epicuriens P.U.F.
(2)
-
G.
Bas tide,
"l'Esthétisme de Lucrèce" in Etl:des philo-
sophiques.
1967 22.

2 p.
144.

180.
l'âme, ou la révélation d'un sens pour la rectitude de l'ac-
tion", mais de lui demander de libérer l'âme de toutes les
contraintes" que fait peser sur elle l'animisme cosmique
avec son cortège de grossières superstititions et d'in jus ti-
ces pratiques"(l). Autrement dit, la Physique doit servir
non pas à intégrer notre sagesse au monde, mais pour donner
à
l'âme, par cette libération, l'intime jouissance de notre
véritable intériorité. Par elle, il importe donc de nous li-
~d~
bérer\\(la crainte des dieux et de la terreur de la mort. En
effet, c'est en se situant par-delà les idéologies et les pré-
jugés sociaux que l'être humain peut retrouver sa propre
force.
Ne pas craindre la mort et les dieux,
c'est enfin être
libre, c'est pouvoir
se recentrer sur soi et découvrir la
condition du bonheur, de l'ataraxie
(2). Et il n'y a rien de
plus vrai que les célèbres vers qui ouvrent le deuxième
chant de Lucrèce pour révéler les dimensions d'une sagesse
qui échappe au trouble des passions qui nous accablent et
~t-I\\t..-
qui nous empêchen t de jouir de notr~: Suave mar i magna ...
"Il est doux,
quand la vaste mer est soulevée
par les vents, d'assister du rivage à la détres-
se d'autrui;
non qu'on trouve si grand plaisir
à
regarder souffrir ; mais on se plait à voir
clels maux \\rous épargnent.
Il est doux aussi
G'assister aux grandes luttes de la guerre, de
(1)
- cf plus haut Première partie chap.
II 4ème section.
(2)
-
"Se suffire à soi-même est la plus grande des richesses"
dit Epicure. Clément d'Alexandrie.
Stromates VI,2
(Usener 476).
cf. Trad. J.
Brun. p.
lOS fragment 44.

181.
suivre les batailles rangées dans les plaines, ,
sans prendre sa part du danger. Mais la plus gran-
de douceur est d'occuper les hauts lieux forti-
fiés par la science des sages . . . "
(1).
Comme on le voit, à travers ce prologue,
i l ne s'agit pas,
pour
jouir de soi, de consacrer notre vie à la science mais simple-
ment de retrouver cet intraduisible SUAVE, cette liberté du
coeur après avoir saisi la grande loi du monde. Pour jouir de
soi,il ne suffit pas de montrer que l'âme est mortelle
(2),
/\\
il faut chasser de notre esprit tous les sophismes grace
auxquels cherche à se dissimuler notre amour immodéré de ce
moi que nous sommes.
Parce que nous sommes constitués d'ato-
mes, notre moi ne survit pas après la mort
(3). Or que faut-
i l faire pour être Aeureux ?
Pour Epicure,
"l'effort vers la sagesse .consis-
te beaucoup moins ~ se parfaire qu'à éviter de se défaire,
moins à
trouver
et à saisir son bien qu'à ne pas le laisser
~chapper" (4). En effet si le bonheur c'est "vivre selon la
(1)
-
Lucrèce. Op. cit.,
LLvre II.
1-8. Trad. H. Clouard
G.F. Corrigée et soulignée par nous.
"Suave, mari magno turbantibus,
aequora ventis,
et
terra magnum alterius spectarc labo rem ;
non quia vexari quemquamst jucunda voluptas
sed quibus ipse malis careas q':ia cernere suave est.
Suave etian, belli certamina magnCl
tueri
per campos instructa tua sine parte pericli.
Sed nil dulcius est bene quam munita tenere
edita doctrina sapientum templa serena, ... "
(2)
- L'âme est mortelle parce qu'elle est composée d'atomes
avant tout. C'est la preuve décisive de Lucrèce. Op. cit. Livre
III.
425-444 et pour les autres preuves cf Livre III.
445-829
et surtout l'explication de M.
Conche,
Lucrèce. Seghers 1967
p.
94-98.
(3)
-
Lucrèce op. elt. Vers 878-924.
(4)
-
J.C.
Fraisse,
La philia . . . p. 319.

182.
nature",
i l ne faut pas oublier que c'est parce-qu'une falsifica-
tion de la nature a été rendue possible. Cette falsification de
la nature s'objective à nos yeux dans l'épicurisme autour de deux
thèmes qui la rendent patente. D'une part, 'la nature ou le monde
1
extérieur est pensé selon les termes alternatifs de possession _
dépossession. Parce que le monde est un destin,
i l peut être à la
fois le lieu où je sUi~imple prisonnier et celui où je vis mon
AUTARKEIA.
D'autre part,
l'homme est un être de passions. Pour re-
trouver la paix intérieure,
i l importe de méditer sur nos désirs.
(1l).»
C'est la seule façon PouiY1ibérer de la dénaturation de la nature.
"Au lieu que celle-ci constitue en quelque sorte une demeure adap-
tée à notre usage,
image dégradée de notre véritable patrie
et
construction rationnelle d'un démiurge
( . . . ),
elle est ce contre
quoi nous travaillons à trouver un équilibre par une communauté
lucide. La nature est ce en face de quoi tous les ho~nes décou-
vrent non la transcendance divine,
non l'excellence de certaines
de leurs propres dispositions,
mais leur corrunune solit_ude . . . "
(1).
C'est par l'analyse des désirs que l'on peut reconnaître l'exis-
tence de désirs non naturels et non nécessaires
(2).
Tout désir pro-
vient ~'un manque,
d'un besoin;
la nature cherche à récupérer
sa plénitude,
et le plaisir quj. résulte de la satisfaction n'est
que le signe
de la suppression de la douleur ou plutôt le
signe du retour à la pl~nitude.
l l
importe donc dE:
(1)
-
J.C.
Fraisse,
op.
cit.,
p.
321
(2)
-
Epicure,
Lettre à Ménécée.
in Diogène Laerce.
X,
p.
127.
"Parmi les désirs,
les uns sont naturels,
les autres vains et par-
mi les premiers,
i l y en a qui sont nécessaires et d'autres natu-
rels seulement".
,
1

183.
reflliXT
les plaisirs cinétiques et tous les désirs de posses-
sion (1) qui sont par nature insatiables et nous éloignent de
toute plénitude. Ceux qui s'abandonnent à ces désirs "irréels"
dit Lucrèce,
. . . " cherchent toujours sans savoir ce qu'ils dé-
sirent et changent sans cesse de place .•. Chacun se fuit sans
cesse, mais on ne peut s'éviter,
on s'importu~e, on se tour-
mente toujours"
(2). Les désirs de possession,
selon les épicu-
riens,
ont donc un statut purement négatif
7 et ce n'est qu'en
niant cette négativité que l'on peut retrouver la positivité,
la
,
plenitude de la vie naturelle.
Il y a donc ici une démarche inté-
rieure essentiellement ascétique qui permet de nier la négativi-
té et de retrouver l'attitude naturelle. Ainsi retrouver la na-
ture,
c'est se retrouver soi -même dans l'ascétisme.
En effet,
dans l'alternative
possession-dépossession,
on ne peut
opposer à la possession qui est non naturelle,
que la déposses-
sion ou la restrlction.
Et
dans cette alternative de possession-dépossession,
se soustraire
au temps(qui est le mode d'être de toute possession et de toute
dépossession)
(3)
exige de "ne pas varier" et exige surtout de
posséder le moins possible.
Le véritable bonheur découle alors
de
la restriction des besoins (4), de la répression des désirs
(1)
- cf. V.
Brochard,
La Théorie du plaisir chez Epicure in
Etudes de philosophie antique eL de philosophie n~derne. Paris
1926 p.
252 et suivantes
(2)
- Lucrèce.
III,
Vers 1053 et suivants.
(3)
-
Epicure dit
"Toi qui n'es pas maitre du lendemain,
tu
diffères de jouir
".
Epicure fragment 14 cf.
j.
Brun p.
135
P . U . F.
1 ~'4 .
(4)
-
"Si tu veux enrichir Pytoclès,
diminue ses besoins,
n'a-
joute pas à ses richesses".
Epicure à Idoménée.
Stobée,
Florilège,
XVII,
24 et 37.

184.
non réels et de la régulation.
Nous sommes donc en chemin vers
l'intériorité, chez les épicuriens,
vers ce dedans de nous sai-
si
en dehors des passions. Et désormais on peut se demander si
l'épicurisme en tant que philosophie de l'intériorité n'est pas
en réalité une nouvelle mystification? N'y a-t-il pas dans cet
ascétisme
(1)
épicurien la répétition du dualisme platonicien
qui parvenait à
un surhumanisme par-delà les passions ? Ppur
les épicuriens,
la passion n'est nullement positive,
automotri-
ce corrune "l'enthousiasme",
elle est un faux discours,
un dis-
cours aveugle et non un savoir réel. Autrement dit,
la passion
ne découle pas des sensations mais des anticipations et des af-
fections
(2).
Epicure ne dit-il pas:
"Ce n'est pas le ventre
qui est insatiable, mais la fausse opinion"
(3)
?
La passion est
donc une méconnaissance du monde
: elle ne provient pas du mon-
de mais de la signification que
je donne au monde.
Désormais
puisque je ne peux modifier le monde,
i l faut que
je me livre

l'étude de la
natuLt'"
(4). Certes dans l'épicurisme i l n'y a
pas encore comme dans
JE'
stoïcisme la nécessité de constituer
l'intériorité face à
un monde de choses,mais simplement l'idée
d'intériorité y est rê v 0lée par la réduction des signifiés
(5).
(1)
-
Il Y a
un souci \\_:,_
"contemplation" chez Epicure qui se ma-
feste en partie dans
le refus de l'extériorité.
cf.
G.
Rodis-
Lewis,
Epicure et son école.
Idées Gallimard 1976 p.
357
(2)
-
Diogène Laerce,
Vers
. . .
X,
31
(3)
-
Sentences
Va:: i ca n r;,
59.
( 4)
-Luc:rèce,
III, V&.~s
L 0 6 0 et
sui van t s .
(5)
-
Epicure
"Dieu n'est pas à
craindre,
la mort n'est rien
pour nous,
le bien est facile à obtenir,
la souffrance est aisée
à
supporter".
Philodème.
Cité par J.
Brun p.
165. op. cit.

185.
La mort et les dieux ne sont que par ma peur et non réellement,
ils ne sont que par l'opinion que
j'en ai. Ainsi la scission
platonicienne entre le sensible et l'intelligible ~st dépassée
au profit de celle entre être et signification. Le moment de
l'intériorité devient celui où je me mets à l'écart de toutes
les extériorités et où je jouis de moi-même. Le plaisir d'exis-
ter,
c'est cela seul qui signifie pour moi car cela seul sai-
sit ma nouvelle condition d'être "sans maître". La véritable
liberté,
c'est se posséder soi-même, c'est refuser toutes les
aliénations. Ainsi la vie du sage c'est l'AUTARCIE dans les
limites de la nature.
"Maître de soi, comme de la temporalité
qu'il domine et aménage pour son plus grand bonheur,
le sage
épicurien
( ... ) pratique l'effort,
l'ascèse"
(1).
Désormais
\\,.
a vec les Epicur iens,
être, ce n'
tY-
pl us être rel ié
; être
tendu vers le Ciel, ce n'est plus relier le monde d'en-haut et
le monde d'en-bas,
c'est simplement être.
La véritable sagesse
ne consiste pas à séparer l'honwe de la nature pour le
resi-
tuer en face des dieux.
Alors que chez Platon c'était la loi
divine,
structure inconsciente en l'ho!T1ITle qui donnait à l'être
son existence et sa vérité,
chez Epicure,
la conscience n'est
plus l'arbitre mais cc qui perrn,c·t d'échapt)er à
l'extériorité.
C'est désormais l'avènement d'u:l hUf'lanis;;1c recentré sur soi.l?-)
Il Y a donc une double démarche chez les épicu-
riens.
D'une part, il s'agit de libérer l'homme de la douleur

186.
fondamentalement révélatrice de la difficulté d'être pour
lui faire goQter le plaisir,
lieu de la conicience de soi
temporelle
(1). Mais tous les plaisirs ne nous amènent pas~
une "connaissance authentique de nous-mêmeS (2) . Aussi im-
porte-t-il de s'accrocher au seul vrai plaisir,
le plaisir
catastématique qui est véritablement celui qui nous initie
à
la sagesse. D'autre part,
cette liberté n'est possible
que si l'individu refuse l'enchaînement nécessaire des cau-
ses et des effets. L'ataraxie n'est possible que lorsque nous
avons découvert notre vrai désir et notre suffisance inté-
rieure. Tout le problème du sage épicurien consiste donc à
préférer la joie intérieure qui se situe en dehors du temps
et de l'espace
(3).
L'ataraxie
(4),
le lieu de la paix in-
térieure procède donc d'un mouvement de fixation,
d'ancrage
de l'intériorité par le biais d'une raison critique voire
thérapeutique et d'une raison pratique.
Epicure,
repuisant
l'intuition originaire de Socrate,
affirme la plénitude de
soi face aux effets d'opinion. C'est en -maitrisant le temps que
le sage se rend présent à l ' ê t r e :
le Kairos est en nOus-
mêmes.
Cependant,
il n'y a pas ici un simple retour à Socrate
mais bien la
fin de la problématique ontocosmologique de l'in-
tériorité.
Epicure prane le ~etour à une intériorit~ centrée
(I)
-
"
En cueillant la plaisir qui s'offre à lui,
le
sage
demeure bien en possession de soi
: EKHO,
OUK EKHOMAI
(Je
possède,
mais
je ne suis pas possédé)
disait Aristippe en
parlant de Lais". V.
Brochard,
La
théorie du plaisir ...
p.
259.
(2)
-
KOURSANOV,
"Le problème de la connaissance authentique ... '
.. " in Revue de l'Association G.
Budé p.
279.
(3)
-
Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens.
X,
219.
Usener 294, "rad.Solovine
,et aussi Lucrèce,
l,
vers 459.
(4)
-
Diogène Laerce,
Vies . . .
X,
paragraphe 142-43 Maxime XI.

.~
187.
sur soi, à la subjectivité obtenue non par l'émoussement
mais par la haute culture. Cette nouvelle subjectivité, c'est
le divin en l'homme qui vi~ accordé à la nature.
Il ne faut
donc pas s'étonner si l'intériorité épicurienne est beaucoup
plus déterminée par l'ailleurs qu'elle cherche que par l'ici
qu'elle fuit.
Toutefois Epicure, en enfermant l'homme dans
l'intériorité, ne l'ouvre vers aucune transcendance:
"L'hom-
me n'est plus tenu de saisir et de tenir son rang dans le
système des réalités cosmiques. L'univers n'est plus exem-
plaire pour la conduite humaine,
il ne la contraint ni l'in-
cline,
il ne lui suggère aucun contenu"
(1).
En conclusion,
il y a donc bien eu progrès de
"int6riorité. Epicure a retenu de Platon l'idée de repli
sur soi
(2)
mais il ne fait pas de l'intériorité le lieu de
l'ouverture à des réalités transcendantes.
D'Aristote,
Epicure
a retenu la notion d'AUTARKEIA liée à l'activité théor~tique
mais il ne la sépare pas de l' expér ience
(3).
Le trésor du
sage,
c'est
"de se suffire à.
lui-m€'me"
(4).
Autcement djt,
(1)
-
V.
C.)Ldschmidt,
"Epicurc"
in les iJ!lilosophes célèbres.
Paris 1956 sous la direction de M. Merleau-Ponty. p.
81
(2)
- J.C.
Fraisse,
La philia p.
449-450.
(3)
- J.C.
Fraisse,
La philia p.
453.
(4)
-
Sénèque dira:
"Stulti vita ingrata est,
trepida est,
tota in futurwn futur".
(La vie du sot est avide,
inquiète,
tournée toute entière vers l'avenir). Lettres XV.

188.
i,:
!
"vivre selon la nature",
c'est pratiquement se
défaire de
i
,
toutes les aliénations, de toutes les extériorités sociales
1
ï
(consommatrices,
passives donc superficielles)
qui attirent
1
1
notre moi afin de goûter aux II. joies simples de la vie".
Il
1
faut sortir l'homme d'une vie de sottiseS
pour lui faire
1
1
connaître le simple plaisir de vivre sa vie.
Il s'agira donc
1
de lui faire retrouver le
"connais-toi toi-même" socratique
sans s'évader du monde,
ni envier les dieux.
f
1
!
Ainsi c'est Epicure,
à la suite d'Aristote et
1
surtout peut-être aussi contre Aristote,
au niveau de l'éla-
!
boration de la notion d'intériorité, qui
assure le dépasse-
1
men t
du surhumanisme pla t.onicien au prof i t
d'un humanisme
1
centré sur soi.
Epicure,
par delà Platon et Aristote,
revient
1
1
à
Socrate et surtout aux pythagoriciens.
Pour ces derniers,
1
l'intériorité t~moignait de cette harmonie de l'âme qui nous
permettait de vivre en accord avec la nature
(1). Mais
aux
1
yeux d'Epicure,
il y a eu une dénaturation de la nature,
ce
qui lui pe>:met de condamner les concèptions cosmologiques
et mystiques de
l'intéric'1"it0 Gui
sont elles aussi une èea
1
formes de l'a]j0nation ct de la misère hunaine.
Désormais
1
l
chez Epicure,
L' intériori'8 c' ,;,;t la
trani{uil] itè de l'âme
f
graee à une certaine pureté de la conscience et de ses re-
[!
présentations,
nais c'est
surtout ce souc~ de simplicité
r
( l '
-
Tel était bien l ' oLj et d(
la théori:o du nO'7lbr\\:' chez
Pythagore.
cf. plus haut Première partie chap.
II.
1
,
l

189.
originaire qu'il ne
faut pas confondre avec la naïveté.
Et
c'est pour réaliser ce même but que les stoïciens ont fondé
leur philosophie.
Eux aussi- s'efforcent de réconcilier l'hom-
me avec la nature et avec
le temps contre l ' "irréalisme"
métaphysique de Platon. Mais alors que les Epicuriens fon-
daient la leur sur la notion de plaisir c'est-à-dire fai-
saient de l'intériorité le __ lieu d'une jouissance pure de soi, les Stoi-
ciens visent la plénitude instantanée (1) qui consiste à reconnaitre le
temps et à s'y soumettre. Autrement dit, alors que les épicuriens parve-
naient à l'intériorité par la restriction de nos désirs, c'est-à-dire par
économie
(2),
pour les stoïciens,
i l s'agira "de vivre d'une
manière conséquente,
c'est-à-dire selon un principe de rai-
son unique et harmonieux"
(3).
Il ne s'agira plus de décou-
vrir
l'intériorité par le biais d'une
"vie naturelle"
comme
l'entendait Epicure mais de
faire de
l'intériorité
le lieu
de la clarté de soi,
de
la conscience de
soi.
Que sera donc
la liberté si ce n'est
la véritable maitrise de soi en
face
des évènements et des choses ?
(4).
(l)
-
cf Sénèque
"Ne pas
s' ég arer
10 in de
la
na turc,
se
conformer à
sa loi et â
son modèle,
c'est
là que
r~sjde la
sagesse".
De
la vie heureuse.
III,
(2)
-
Lucrèce
:
"N'en tendez-vou:.; pas
1 e
cr i
de la na tilLe
?
Elle""'dernande qu'un corps exempt de
sOllffr.---tnces,
une âr::e
l i -
bre de
terreurs
et d'inquiétudes.
Les besoins du corps sont
bornés
:
peu de choses suffisent pour le garancir de
la dou-
leur et lui procurer des
sensations agréables".
Il,
Vers
16
et suivants et aussi
Epicure,
Lettre à
Ménécée X,
132.
(3)
-
Cicéron,
Des
termes . . .
III,
9,
31.
(4)
-
"Faiblesse d'âme que de ne pas
savoir supporter
la ri-
chesse".
Sénèque,
Lettres à
Lucilius.Li~re l, V,6 p.
IS.
C.U.F.
1

,
\\
190 .
• ---------------------------------------------------1
1
1
:
CHAPITRE II.
: OIKEIOSIS ET AUTARKEIA STOICIEN~
1
1
1
1
1
~---------------------------------~------------------

1
191.
1
1
"De toutes .choses du monde,
les. unes dépen-
dent de nous,
les autres n'en dépendent pas.
Celles qui en dépendent sont nos opinions,
nos mouvements,
nos désirs,
nos inclinations,
nos aversions
:
toutes nos actions. Celles
qui ne dépendent
pas de nous sont les corps,
les biens,
la réputation,
les dignités".
Epictête
, Manuel l
in J.
Brun, les Stoï-
ciens.
Textes choisis.
P.U.F.
1968 p.
114.
Si l'intériorité se manifestait chez les Epi-
curiens comme une notion fondamentale,
comme une exigence
éthique qui consistait à
tout recentrer sur la sagesse hu-
maine et sur "le plaisir d'exister",
c'est parce qu'il
leur importait avant tout de réconcilier l'homme et la na-
ture,
de faire coïncider la vie vertueuse et la vie natu-
relle. Chez eux "le recours au plaisir"
ne pouvait se con-
fondre avec
"l'éloge de la passion dans
la mesure où leur
réflexion était fondée
sur l'ascétjsmc
(1).
Il ne fallait
donc pas s'étonner qu'une telle philosophie abordât le
thème de notre étude non pas par accident mais de façon
intrinsèque.
Elle retrouvait donc en elle certaines intui-
tions des ph i lo~,ophies an tér leu res ~ t e ssayc., i t
de résou-
1
dre 18urs contradictions d'un poin f. de.' vue dogmatique.
Au-
tant dire que l'intériorité épicurienne n'était pas acquise
1
au terme d'une démarche ascétique comme chez Platon,
mais
il Y avait bien chez eux ce souci de la dépossession,
cet-
1
te exigence du dppassement,
du dépouillement qui faisait
(1)
-
J'.C.
Fràisse,
La philia op. cit.,
p.
334.
1
1

192.
de leur doctrine un refus de l'abondance,
un refus de la
chose au profit d'une éthique de la restriction, de la ré-
gulation
(1). Comme nous le verrons dans le Stoicisme, il
s'agit déjà de trouver en soi un refuge afin d'échapper aux
coups du sort. Certes avec les Epicuriens, par le souci de
l'ascétisme,
nous sommes presque au coeur d'une conception
platonisante de l'intériorité ,mais ici l'individualisme ne
s'étale plus avec complaisanceetdésormais se replie sur une
"position de défense" pour rester "libre" en notre for inté-
rieur.
Il en est de même pour les Stoïciens. A leurs yeux,
il s'agit bien de retrouver l'idéal du Phédon, ce projet
d'anabase de l'âme séparée
cette attitude d'arrachement à
l'empiricité naturelle et ce mépris pour la vie naturelle,
faisant désormais de l'intériorité le seul but de la purifi-
cation.
Pourtant,
le stoIcisme,
pour reprendre la célèbre
formule de Zénon de Cittium,
se présente con@e une philoso-
phie qui veut concilier l'homme et la nature.
Hais n'y a-t-il
pas ici une position paradoxale
(la même d~ailleurs que chez
les Epicuriens)
qui nous oblige à aller au-delà des formu-
les pour en percer le sew-, ? Autrement dit,
comment le fait
de
"vivre conformém,:;nt à
La
nature",
de
"suivre la nature"
inaugurc- t-il vraiment un retour à
l ' humani S[~le et non au
"surl1urtdnismc" de P la ton.'
(1)
-
Epicure
:
"Cc ne sont pas les beuveries et les orgies
continuelles,
les
jouissances
( . . . . ) qui engendrent une vie
heureuse, mais la raison vigilante,
qui recherche minutieu-
sement les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il
faut éviter et qui rejette les vaines opinions,
grâce aux-
quelles le
plus grand trQuble s'empare 1es
âmes".
Lettre
à
Ménécée X,
132. J.
Brun,
Epicure et les Epicuriens -
Textes choisis P.U.F.
1964 p.
129.
1

193.
SECTION 1.
LES NECESSITES DE LA CONQUETE DE SOI
L'histoire de l'intériorité jusqu'à Aristote,
si l'on peut nous permettre cette simplification,
liée à
celle de l'eudémonisme
(1), apparaît comme une histoire du
surhumanisme grec. Celle-ci,
nous l'avons noté,
trouvait
déjà son origine dans les textes les plus archaïques
(cf
Homère,
Hésiode,
Pythagore,
Eschyle).
L'homme y est déjà
défini non pas d'après ses appétits naturels,
mais dans son
fond,
dans son essence même.
C'est cela même qui marquait
toute l'originalité du COGITO grec:
ce n'est pas le corps
qui distingue l'homme car l'homme se sert du corps et donc
s'en distingue, mais bien autre chose.
En effet, de même
que l'artisan travaille avec ses mains et se sert de ses
yeux et s'en distingue,
de m~me l'hon%e,
à
plus forte
rai-
son,
n'est pas ce dont se sert le cocps ou même l'instru-
ment èes instruments mais ce qui,
au-delà du corps,
au-
delà des membres,
lui pecmet d'être et de contempler
(2)
C'est pourquoi le
"Connais-toi toi-même" socratique se si-
tuait au-delà des richesses et visRit fondamentalement l'ê-
tre hU7ain dans son essence
(3).
Et cette essence de l'~om-
me,
CE:
n'est
riel' d'autre qu,::: l'âm",
ce Nolis qui lui permet
(1)
-
R.A.
Gauthier,
"Eudémonisme".
in Dictionnaire de Spi-
ritualité.
IV,
2.
Paris 1961 Coll.
1660-1674.
(2)
-
Aristote,
E à N Livre X,
7,
1177 B 31-34 Vrin p.
512-
514.
(3)
-
Platon, AlcibiadE
130 c.

194.
de contempler le Bien. Autrement dit,
le surhumanisme
grec, dont nous parlions plus haut, n'est rien d'autre que
cette volonté de vivre conformément au Nous,
c'est-à-dire
la primauté de la vie conte~plative. Et les Epicuriens,
dans leur refus de la contemplation platonicienne, dans
leur refus de ce surhumanisme,
nous avaient conduit à une
prise de conscience de l'homme à l'intérieur d'une vie na-
turelle et raisonnable.
Certes ils insistaient surtout sur
la joie que procurent les plaisirs naturels et nécessaires,
mais réussissaient-ils vraiment à donner un statut cohé-
rent à propos de l'intériorité humaine? En réalité,
n'y
avait-il pas ici une ambiguïté qui consistait à accepter
dans un premier momènt tout ce qui provenait de la nature
et dans un second moment à s'en préserver
(1)
? Telle est
du moins la question de ceux qui n'ont vu
dans l ' Epicuris-
me qu'une philosophie centrée sur les plaisirs,
sur l'ex-
tériorité,
une philosophie bassement matérialiste. Nous
venons de montrer
qu'il n'en était rien.
Il importe main-
tenant de montrer comment 2e stoïcisme atteint le même
but mais par une méthode touLe différente.
::Ji
jusq'_ie-là
L'idée d'int-Scinrité se défin~s-
sait dans ce
trouble que les Dieux mettaient au coeur d~
l 'homme da"l~; leur souci de conjoindre le monde d'en-haut
et le monde d'en-bas,
avec les StoIciens désormais i l n'en
(1)
- C'était bien cela qui marquait le sensualisme et
l~hédonisme
épicuriens.

195.
est plus ainsi.
Ils inaugurent une nouvelle façon de philoso-
pher :
"Demander à l'homme de vivre en accord avec la nature,
c'est, d'une part le définir comme un être-dans-le-monde,
c'est
d'autre part l'inviter à faire reposer sa sagesse sur un savoir"
(1). C'est véritablement dans le rapport de l'homme à la nature
ou aux évènements qu'il faut situer la problématique de l'in- (2)
tériorité.
Pour les Stoïciens,
l'intériorité ne pourra être
atteinte que lorsque l'homme aura réalisé son unité avec la na-
ture ou avec Dieu. Or si l'on sait,
d'une part, que l'Univers
est pénétré de raison,
et d'autre part, que l'homme,
être rai-
sonnable par excellence, participe à
l'intelligence divine,
la
conquête de l'intériorité ne passe plus par la voi~ de la véri-
té à laquelle nous avait habitué Socrate et qui maintenait no-
tre âme dans la perspective divine,
mais par une sorte de con-
centration du moi à
l'intérieur de mon âme,
face aux choses et
aux évènements.
Et si l'ho~nc est le roi du mond~ qui est orga-
nisé autour de lui et pour son service
(3),
la conquête du moi
consiste désormais à
limiter ses dêsirs
(OREXIS),
ses propen-
A
sions
(ORJ'.'IE),
ses assentiments aux représentations
(SUGKATATHESIS)
(4)
pour découvrir
et définir son êtr~ véritabl~1 son AUTOS
(5).
(l)
-
J.
BRUN,
Les conquètt<31C l'ilUfi,;12 et
LI
sép,(t~ation ontolo-
gique.
P.U.F.
1961
p.
44-45.
(2)
- C'est ce qu'affirment à propos des Stoïciens notamment V.
Goldschmidt
(in le Système stoïcien et l'idée de
temps. Vrin
Paris 1969 p.
101
et 151)
et R.
Scha~rer
(in le Héros,
le sage
et l'évènement dans l'humanisme grec Paris 1964.
p.
186).
(3)
-
Cicéron in Stoïcorum veterum fragmenta.
1,
516
;
II,
527
(1152-1167)
(4)
-
Epictête,
Entretiens III,
12,
4-15
;
III,
2,
1-5
III,
22,
13.
(5)
-
Epictête,Entretiens
l,
28,
21
;
II,
10,
12-20.
1

· ,
196.
,1
Cet être véritable "s'accomplit par l'insertion de sa rationa-
lité, qui est sa marque propre, dans la rationalité du tout"
(1).
Il Y a donc un changement dans la définition même d~ l'idée
d'intériorité, de ce qui est proprement humain, de l'OIKEIOSIS.
Alors que celle-ci désignait chez Platon une sorte de dedans
intellectuel situé au-delà de la conscience, de la simple
conscience de soi, chez les Stoïciens, elle désigne maintenant
le "sens du Soi", c'est-à-dire ce souci de se concilier
(con-
ciliare, commendare)
ce
qui est nécessaire au maintien et à
l'épanouissement de notre moi
(2). Les Stoïciens opèrent aussi
un véritable renversement par rapport à la conception aristo-
télicienne de l'intériorité humaine.
Nous avons vu en effet com-
ment le COGITO aristotélicien, même s ' i l désignait la forme gé-
nérale de l'être humain,
n'était pas moins ce fait
du hasard,
cet accident irrationnel qui invitait au surhumanisme. Chez
les Stoïciens, au contraire,
l'individu se constitue par une
tension int0rieure
(TONOS)
qui
trouve son lieu dans l'esprit
(NOUS)
et quj
est en hariè\\unie a'~c le corps.
Autrement dit,
la
véritable OIKEIOSIS,
c'est ce qui permet à l'homme de vivre se-
lon sa nature raisonnable et son instinct et qui constitue le
domaine de la moral i té et de l' humani té. ~X~US §~I-, J~~}:KE~.g~c;J.~
(1)
- M.
Spanneut
Permanence du Stoïcisme. Duculot Ed. Gembloux.
1973 p.
37.
(7)
I~VON ARNIM,Stoi~orum veterum Fragmenta 1903-1905 Ed.
lY64
Tome l,
197-198
II,724,
p.
206
i
p.
48-49.
111,178-189
p.
43-45.

apparaît comme une esquisse de la conscience vécue ou même exis-
ten tielle
( l ) .
Ainsi vivre conformément à la nature, c'est "vi-
vre selon l'expérience des évènements qui surgissent naturelle-
ment"
(2)
et c'est aussi vivre selon sa nature
(3). Epictête
ne dit-il pas
"Ne demande pas que les choses arrivent comme
tu le désires, mais désire que les choses arri-
vent comme elles arrivent,
et tu seras heureux"
(4).
C'est pourquoi la véritable intériorité ne peut être atteinte
que lorsque l'homme se conforme~ l'HEGEMONIKON c'est-à-dire
lorsqu'il n'y aura plus de distance entre le sujet et l'objet
(5). Ainsi, alors que chez Platon, l'intériorité n'était attein-
te qu'en maintenant la nécessité d'une telle distance,vérita-
blement chez les Stoïciens,
le refus de la distance indique le
souci de la concentration intérieure.
Et alors que l'ascétisme
platonicien débouchait sur un au-delà de nous-mêmes,
l'ascétisme
stoïcien consisterait à se prémunir contre la séduction des
objets pour aboutir sur un véritable Cogito moral. Qù'en est-il
réellement ?
SECTION 2.
-
POSSESSION ET DEPOSS~SSION
"Je n _ltJI:Jclle pas S~lSC' ccluj
·,:ui est soumis à
quelque
chose". Sén€-quc.
De la vie hec.reuse. X-,
l
"Ld vertu suffit au bonheur"
Sénèque,
Lettre à Lucilius LXXXV,
17.
(21)
cf.
P. Aubenque: et .LM. André,
Sénèque op.
cit.
p.
92.
( )
-
1. Von Arnim,
Stoïcorum Veterum Fragmenta Tome 111.4 p.3-4.
(3)
-
Sénèque,
De la vie heureuse.
I:r 1,1 p.
4
"Une vie heureu-
se est celle qui s'accorde avec sa nature . . . ··
(4)
- Manuel VIII. Trad J.
Brun in Les Textes choisis PUF 1968
p.
117.
(5)
- V.
Goldschmidt dit
la meme chose in Op.
cit.,
p.
146.

198.
Ne pas être possédé,
telle est la clé de la morale
stoïcienne. Mais i l importe,pour bien comprendre la nature et
l'importance de ce mouvement, de distinguer les biens extérieurs
et les biens intérieurs
(1).
Il ne faut pas être possédé par les
Biens extérieurs
(2), par ceux dont dispose la Fortune c'est-
à-dire par les richesses,
les honneurs,
la santé. Ces biens,
ce sont les EXTERNA,
les ALIENA ou les ADVENTICIAE RES
(3).
Mais c'est bien cette volonté de s'assurer les vrais biens,
les
biens intérieurs, c'est-à-dire ce souci de revenir à ce qui dé-
pend de nous qui nous révèle la distance franchie depuis Platon,
Aristote et les Epicuriens.
Chez Platon,
nous étions
confron-
tés à une intériorité purement spirituelle même si elle avait
le souci de relier éthique et religion. Chez Aristote, dans la
mesure où il ne pouvait y avoir de bonheur, d'activité contempla-
tive sans un minimum de biens extérieurs, on aboutissait à une
intériorité centrée sur l'essentiel mais qui n'en était pas
moins soumise aux exigences des évènements.
Chez les Epicuriens,
(1)
-
G. Radis
-Lewis,
La morale stoîcl(~nnc. Chap. V.
p.
10S-109.
P.U.F.
1970
(2)
-
"Tu ne peux à la fois
prendn~~ soin de ton âme.:; et des cho-
ses extérieures': Epicc.êtc,
Entt-eLie'ls.
IV,
10.
cf aussi
1'1,9.
"~ot r-e salut et nott-'2 perte" sont en declûn:; de nous-mêmes".
(3)
-
cfSénÈq1..1C
, De la vic neuu:,usc.
in Dialogues Torties II,
1'e'{t~ éta!::lU et traduit par A.
BOURGt:R.Y.
C.U.f.
1966.
1'1,4
p.
6.
et aussi:
De la providence in Dialogues Tome
IV, Texte éta-
bli ct traduit par R.
ÇvALTZ,
C.U.F.
1965
II,
l
p.
12 et VI,
1
"Le:,; choses extérieures n'ont aucune valeur . . . " p.
26
1

199.
même s ' i l y avait déjà ici aussi cette volonté de guérir l'hom-
me du temps qu'affirmeront aussi les Stoïciens,
la conquête
de l'intériorité passe par la d~passionnalisation de soi
(1).
Mais pour les Epicur~ens, l'intériorité ne sera atteinte que
par restriction,
par la régulation de soi à l'intérieur du
monde des choses. Face à toutes les interprétations,
il faut
bie1 voir l'importance du stoïcisme en général dans sa volon-
té de libérer l'honune, de le "séparer" complètement de toutes
sartes
d'extériorités pour le faire entrer en lui-même, alliant
ainsi la recherche du
véritable bien à ce qui dépend de nous.
Mais à ce sens fort,
le stoïcien juxtap::>se
le sens faible
: i l
lui faut aussi posséder des biens extérieurs,non pas comme le
sage aristotélicien/mais seulement dans la mesure où il en
sera préalablement détaché. ou éprouvé au niveau de l'indifféren-
ce.
Il ne s'agit plus que d'une simple possession juridique
qui ne remettra pas en cause notre liberté intérieure. C'est
pour cela que P. :\\ubenque note chez Sénèque "la réconciliation
de l'humanisme,
trop limité par Cicéron aux "fonctions" socia-
les,
et d'un absolu qui
n'implique pas,
pour être atteint,
la
fuit,? hors du monde,
comme chez les platoniciens"
(2),
aulré::ment
clit,
"la conjonction de l'·:::<istenct: et du systèr;;.c"
(3). Ainsi
le sage stoïcien doit se r2'fugier en lui-,nên;e,
dans la citcJrh:l-
le intérieure où
il possèd~ tout
:
"Une âme purLfiée et sans tâche ne place rien
(1)
-
cf l'analyse
du
célèbre passage de Lucrèce du SUAVE
MARI MAGNO De la nature.
Livre II,
plus haut p.1-S4 -i85·
{2}
- P. Aubenque et J.M.
André,
Sénèque, Seghers.
1964. p. 88.
(3)
-
Ibid.
p.
92.
1

200.
d'elle-même hors d'elle-même"
(1). Aussi même s ' i l possède ju-
ridiquement, extérieurement un certain nombre de biens,
le
sage "renonce en fait à cette seconde possession,
il ce SUUS au
.'
sens
faible"
(2)
: car la seule chose qu'il possède est sa vertu
dont il est impossible qu'on le dépouille"
(3). Désormais, le
sage est "plus fort que tout ce qui est extérieur"
(4). La véri-
table sagesse commence donc lorsqu'on a supprimé toutes les
dépendances,
toutes les aliénations
(5)
et s'affirme désormais
lorsqu'on vit dans un absolu sans partage en tant qu'on devient
1
"possesseur assuré de soi-même"
(6)
(Lettre à Luci lius XII,9.
!
. ~.
c'est nous qui soulignons). Autrement dit,
la véritable sa-
gesse,
c'est de n'être pas
"soumis à quelque chose"
(7),
c'est
d'être son propre màître,
c'est de refuser tout ce qui ne dé-
pend pas de nous
(8).
(1)
-
Sénèque,
Lettre à Lucilius CXXIV,
23.
C.U.F.
(2)
-
P.
Thévenaz,
"l'in tér ior i té che z Sénèque" in ;'1élange s
offerts à Max Niedermann.
Neuchâtel 1944.
p.
189-194.
(3)
-
Sénèque,
De la constance du sage, op.
cit., V,S,
p.
42.
(4)
-
Sénèque,
De la providence ...
II,
1.
(5)
-
"Elle se tient dans une position imprenable,
l'âme qui a
quitté les choses extérieures et qui se retranche dans sa pro-
pre forteresse".
(Lettres à Lucilius.
LXXXII,5).
(6)
-
cr Epictête, Manuel LI Trad.
J.
BruIl,
Les StoIciens.
P.U.F.
1968 p.
134.;
Sén~que, Lettre à Luciliuo,.
IX,
4,
trad.
F.
2,ialherbe cité par J.
Brun, op. cit.
p.
113
"Le souvel-ain bien
tn)UVt' 0<1 la raison toute la pn'vision qui.
lui
fait
bcs~)jn
pour son service".
(7)
-De la vie heureuse.
XI,
1.
(8)
-
"Notre âme,
renonçant à tous les avantages extérieurs,
se
replie entièrement sur elle-même: qu'elle ne se fie qu'à soi,
ne
jouisse que de soi,
ne prise que ses propres biens,
elle
se détache le plus possible de ceux qui lui sont étrangers,
et se consacre exclusivement à elle-même".
Sénèque,
De la Tranquillité de l'âme. Dialogues Tome IV,
XIV,
2
p.
99.

201.
Mais comment cela est-il possible? Qu'est-ce
donc vraiment ce qui dépend de nous? Qu'est-ce qui est "pro-
prium et optimum in homine" ? Le vrai bien de l~homme, c'est
la raison
. Seule, elle peut nous élever de l'accident à
l'essence et ainsi nous révéler notre intériorité. Désormais,
on passe de BON'A
HABERE à BONUS ESSE, de l'avoir à l'être, de
l'appartenance à l'essence. Avec la raison,
je peux m'élever
à la condition de l'homme véritable
"Etre quelqu'un contre
qui la Fortune ne peut rien,
c'est appartenir à la république
du genre humain"
(1). La raison est donc le fondement de la
liberté: ce que veut la nature de l'homme, c'est ce que veut
j
1
1
la raison qui n'est rien d'autre que la perfection de son es-
j
Il
sence. Dans la possession intérieure,
le possédé coïncide avec le
le possédant:
il s'agit désormais de ne
"jamais regarder comme
sien rien autre chose que soi-même"
(2).
La conscience du sa-
ge se situe par-del~ les simples faits ~e posséder et d'être
possédé
: il lui importe
simplement de se posséder.
Et alors que l'éthique épicu"ienne s'inscrivait
dans une pratique de restriction,
pour les stoïciens et ici
surtout pour Sénèque,
la v6ritable dépossession exige de ne
posséder que soi.
"Le
souverain bien m'c~-;t (donc)
int;'r'ie:;t~,
il est mon ess~n~e e~ iJ
va de ~oj que lamais rien d'extérieur
ne rxmrra corrorrpre une essence" (3). Ainsi
pour reprendre
le
"
vocabulaire de Lavelle
(4),
l'ascétisme stoicien est une con-
quête de l'essence humaine"
c'est le passage de l'avoir à
Cl)
-
De la constance du sage XIX,
S p.
60.
(~) - De la constance du sage. VI,
3. p.
43 cf aussi De la tran-
q·c.illit~ de l'âme. 1.,12. p. 73."
que mon âme ne s'attache
qu'à elle-f!'.ême" p.
73
(3)
-
P. Thévenaz,
article cité p.
192
(4)
- L.
Lavelle,
De l'Acte,
p.
95 et lO~.
JI

202.
l'être,
de la simple joie d'exister à la joie intérieure
(1).
L'intériorité stoïcienne se situe donc non pas tant à l'opposé
de celle des épicuriens que véritablement au-delà . . En effet,
pour
les épicuriens,
comme nous l'avons vu,
l'intériorité même si
elle s'était constituée grâce à une sorte" de maitrise des ~ésirs,
à une sorte d'ascétisme,
ne visait que le seul souci de vivre
dans le monde,
de s'en accomoder. Au contraire pour les stoïciens,
l'intériorité se constitue en face d'un monde de choses.
Il y a
/ ici une sorte de métaphysique des essences qui s'oppose aussi
à
lamorale
hiérarchique d'Aristote
(2). Certes, les stoïciens
utilisent sur le plan moral et anthropologique les notions
d'essence et d'accident introduites par le Stagirite,mais dont
ce dernier n'avait pas su faire cet usage-là dans sa morale.
Seulement,
il faut voir que pour Aristote
(3), parce que l'essen-
ce d'un être définit son bien et sa perfection,
craque être,
de l'animal
a
lieu,
a
sa vertu particulière. Autremen t
di t,
chez Aristote,
il y avait des tensions intérieures en chacun
de nous que la contemplation du Bien pouvait
(ou ne pas)
révé-
1er. Or pour les stoïciens,
c'est le rapport traditionnel
qu'il s'agit à la fois de conserv~r et de renverser.
D'une
(1)
-
"Fouille en dedans.
C'est au-dedans qu'est la source du
bien et elle peut jaillir sans cesse si tu fouilles
touJours".
Marc-Aurèle,
Pensées VII,
5.
(2)
-
V.
Goldschmidt remarque aussi cette différerlcc
:
"Le
bonheur instantané n'est pas,
comme chez Aristote,
une trouée
faite dans le temps pour atteindre l'éternité,
même pour peu
de temps
mais bien un PLENUM temporel"
(p.
210)
(3)
-
Aristote,
Ethique
à Nicomaque. B,5,
1106 A 16 et suivantes.
(
1

203.
part,
ils aff~rment avec toute la tradition que c'est l'essence
\\
de l'homme
(sa raison),
qui définit son bien; d'autre part,_
et c'est là leur apport au problème de l'intériorité -, ce n'est
plus la nature d'un homme qui définit san bien mais c'est le
bien
qui définit l'essence de l'homme,
de tout homme. Désormais,
l'intériorité, c'est l'intention
première qui est en nous. Et
le véritable chemin qui nous ymène consiste maintenant en une
intériorisation du Destin. Mais il n'y pas encore ici,comme nous
le verrons chez Saint-Augustin,de progrès de l'intériorité dans
la mesure oQ l'âme stoïcienne est sans mystère et sans péché
(1)
Et la différence est de taille. Chez Saint Augustin,
aller à
l'intériorité sera s'élever vers Dieu,
se laisser inonder par
une lumière transcendante et s'ouvrir enfin à elle. Or l'inté-
riorité stoïcienne se fait d'un seul coup. Le sage, par une sou-
daine métamorphose qui est une apothéose,
s'élève au-dessus des
passions humaines
(2) ,au-ucssusde la Fortune (3) , et ITêrœ au-clessus. de
Dieu (4). Les stoïciens affinnent donc l'impxtance d'un CCClTO rroral (5) en ce
qu'ils prônent l'lmp0ctance de la disposition intérieure sur
l'évènement ou même sur toutes les autres formes d'extériorités.
(1)
-
cf. VERBEKE,
Saint-Augustin et le stoïcisme,
Recherches
augustiennes.
1958.
Selon lui,
l'intériorité stoici~nne marque
un nouveau style, mais il n'y a pas v0ritablement de conversion
intérieure.
(2)
-
L2ttre '1 Lucilius.
124,23.
(3)
-
De la CcJnstance du sagcI,
11
p.
36
;
VIII,
3
p.
46-47
xv,
4-5,
p.
55.
De la brièveté de la vil' V,3.
(4)
- De la brièvet6 de la vie XV,
4-5
; De la constance ~u sag~
VIIi,
2.
p.
46
; Oc la providence l , S .
p.
11
(5)
Nous sommes de l'avis de P. Grimal lorsqu'il é c r i t :
"Par-
t3nt des données les plus aisément saisissables,
la contradiction
apparente entre le paradoxe stoIcien
sur la Providence
(que l'homo
me de bien ne saurait être soumis au malheur)
et la réalité des
faits,
il s'élève,
par une sorte de dialectique ascendante,
jus-
qu'à la découverte de la vie intérieure véritable, qui se déroule
en un 1 ieu ol: le concc~pt d' ad'!ers i té perd son sens. Là encore,
c'est
la notion d'autonomie de l'âme qui permet cette transmuta-
tation." Sénèque ou la conscience de l'Empire. Les Belles Lettres
1978 p.
416.
1

204.
1
!
1t
1
L'inportant
dans la vie,
ce n'est ni l'événement brut
(contre
1
les sophistes),
ni la démarche théorique
(Platon et Aristote),
1
mais bien la relation qui les unit
sous forme d'un acte d'atten-
1
tion,
de concentration intérieure dont le mouvement sponnané
1
!-~
s'applique à toutes les circonstances. Cependant i l ne faut pas
l1
oublier que ce Cogito moral,
relativement indifférent au monde
extérieur ne met pas entre parenthèses la sensibilité humaine
_
Ce n'est pas pour rien que la IXe lettre à Lucilius insiste sur
le fait que même si le sage se suffit à lui-même il a besoin
d'amis.
En conclusion,
avec les Stoïciens,
il ne s'agit
plus comme dans toute la tradition grecque de faire de l'inté-
riorité cette force qui provenait de la divinité et qui trou-
vai t
son siège dans le coeur de l ' homme.
Désormais,
c'est biE-n le
Ici,
le chemin de l'intériorité consiste maintenant à
se his-
ser au-dessus de Dieu,
après s'être amputé de tout l'extérieur
c'est le chemin de
l'essence humaine. ~es philosophes manifes-
tent à
leurs façons,
dans leur volonté de dépasser l'eudémonis-
me grec traditionnel,
la nêcessit0 d'assigner à
l'hon~e une pla-
ce 3.utonone.
En hissant l'hom.rw; au-dessus de Dieu,
ne rcconnais-
sent-ils pas implicitement entre eux une différenc:~ sp0cifique ?
~jnsi â
la scissio.l platonicienne entre matérialité ct in@até-
rialité est substituée la scission entre l'être et toutes les
formes d'extériorités.
L'intériorité, c'est désormais au sens
dü mot le L~tour à soi.
"Revenez en vous-mÂme,
"di t
,

1
1
!l1
1
205.
1
~ii
d'ailleurs Epictête
(1). Prôner l'intériorité et la liberté,
1
1
c'est véritablement
se libérer par rapport à toute chose ex-
;
1
térieure. Ainsi i l y a eu une véritable révolution,dans la con-
l
1
ception de l'intériorité. Alors que chez Platon elle
se si-
-i
!1
tuait au-delà de l'être humain actuel,
que chez Aristote,
le
j
dedans de l'homme avait un
"caractère irrémédiablement donné"
-i
1
"
(2),
pour les StoIciens,
i l s'aqit désormais de faire coInci-
der la liberté intérieure par l'acceptation de la nécessité
cosmique
(3).
Les stoIciens annoncent Saint Augustin pour
qui la recherche du souverain bien ne sera plus le centre
; dans
la mesure oQ le sage a en fait besoin de la calamité pour réa-
liser son intériorité!
Avec les StoIciens s'affirme l'humanis-
me do savoir(4)
quia le mérite de nous détacher de notre
amour pour les choses extérieures,
de nouS montrer la vanité
du divertissement et de l'agitation pour nous convier à
l'ata-
raxle,
à
la concentration sur nous-mêmes et d une méditation
sur l'état de l'homme
~ t-1ais les StoIci.ens ne nous initient
pas à Plotin.
Pour eux,
lé,
dimension intérieure de l'homme ne
s' expr ime pas dans des ex lase~; fiors Ju temps,
dans des ra vis se-
~2ats dramatiques et solennels (5) où il s'agira de
(1)
-
Epictête,
EntretLen:;;
IlL,
22.
( 2) -
:~;. Gils 0 n,
l ' E: t r e
"~ t
l ' es s~' n ce.
Pa ci:·,
l 94 8 p.
5 l .
(3)
- cf P. Gri:-;:cd.
Op.
ciL.,
p.
22
ct ,;uivanLes.
(4)
- SJvoir',
c'est po:;:-~0:!ec, c'e:-c;t in'c2:~iol-iser: "Sa\\'oir ex-
i,
?loitcr le présenc
, c'est se retirer en soi-même".
"Chaque
point du temps,
dit R.
Schaerer,
est un K.lI.IROS,
c'est-à-dirE;
un point d'insertion de l'éternité dan:=, la durée"
{cf le Héros,
12
saae et
l'évènement ...
p.
167).
Il Y a
ici. un humanisme d'es-
péran~e : "Il viendra :102 nouveau un jour qui nouS ramènera à la
lumière"
(Lettres à Lucilius.
XXXVI,
10.).
(5)
-
E.
Bréhier dit la même chose in Chrysippe
et l'ancien
stoIcisme p.
215.

\\i
206.
1
t
Ï
t
percevoir
le proprement humain en réfraction par rapport à la
divinité.
Il ne s'agit pas pour eux comme pour les néo-platoni-
ciens de fonder la condition humaine sur une préterrdue origine
divine mais simplement de nous rendre sensible à cette condi-
tion
(CONDICIO)
de l'homme,
à ces pouvoirs que les épicuriens
par exemple ont sous-estimés, qui seuls peuvent élever l'homme
"au-dessus de
l'humain"
(1)
et à
"surmonter sa mortalité"
(2).
1l
\\
(1)
-
Sénèque,
Questions natur,>}},:;.Jo
l,
1-2 p.
f)
C.U.t'.
Sénèque,
De la Providence,V,
10-11 p.
26 C.U.F.
(2)
-
Sénèque,
Consolation à r-lc1rcia.IX,
Dans Textes choisis de
l'ouvrage de P.
Auben~ue et J.M. André.
p.
95-96.

207.
r-----------------------------------------------------
--~---i
1

1
:
CHAPITRE III.
:
PLOTIN ET LES
"METAMORPHOSES DU MOI"
(l)
:
1
1
1
1
~-----------------------------------------------------------~
(1)
-
Nous empruntons à J. Trouillard cette expression.
in la
Purification plotinienne. p.
208.
1

208.
L'histoire de l',idée d'intériorité dans la pen-
sée antique présente donc l'évolution de cette idée à partir
des problématiques différentes, dont la logique nous apparaît
maintenant. Dans un premier moment, d'Homère aux tragiques,
d'une façon générale,
l'idée d'intériorité s'est présentée com-
me ce point d'appui,
comme ce lieu qui fondait l'homme et qui
pourtant se trouvait non pas dans la simple subjectivité humai-
ne mais auprès des dieux immortels. Cette subjectivité apparais-
sait toute rèlative à la Divinité à
tel point que la soumission
humaine semblait tout à la fois
tragique et absolue.
Dans un
second moment qui marque l'avènement philosophique de l'idée
d'intériorité
(de Platon à Aristote),
tout se passe comme si pour
garantir son humanisme/l'idée d'intériorité avait encore besoin
do sur-humanis~p de la Divinité,
condamnant à
l'irréalité et
à
l'erreur la subjectivité.
Désormais l'intériorité humaine,
c'est l'âme!
Cependant -
et c'est l~ le sens de la Ille
Partie -,
comment pourrait-on se fier à
une
intériorité qui se
manifeste grâce à ce qui nous appa raI t. comr:'E.? d' abord étrangère,
à
savoir la Divinité? L';i)i(::uri_ôi:'C l'L le Stoïcisme appacüs-
1·,'>',
déCE'ucions de
l'hot1\\me devant unf? extériorité int,:'r],-'ure qui
nc le satisfait
pas,
mais qui devrait lui a~porter la paix intérieure. C'est
pour cela qu'ils optent pour des philosophies absolues qUl
font appel à la subjectivité,
soit par le plaisir,
soit par la

209.
1
1
t
volonté
(1). Plotin reprendra l'esprit même de leur argumenta-
j
tion mais selon une méthode personnelle qui reconsidérant cer-
7
taines affirmations platoniciennes, a été considéré ~ juste
j
j
1
titre comme le prolongement critique de la philosophie anti-
i
~
que
(2). Autant dire tout de suite que ce qui intéresse Plotin,
j
ce n'est pas
"la hiérarchie des choses visibles et invisibles",
1
f
mais bien cette idée que l'intériorité se révèle dans
"la rela-
1

tion de l'âme avec l'absolu",
dans
"son ouverture à l a transcen-
1
J
dance"
(3).
Plotin reprend donc aux stoïciens et aux épicuriens
le radicalisme philosophique
qui nous ouvre les portes de l'in-
tériorité et aùssi de l'éternité. Seule la philosophie est la
t
vraie porte du salut. Toutefois il s'agit pour Plotin non pas
d'une
philosophique livresque,
répondant à des préoccupations
1
purement intellectuelles, mais bien comme chez les Stoïciens
et les EpicuriensJ~ne philosophie v{sue dans l'expérience d'une
1
(
crc)issante intériorité.
MalS Plotin est plus 2~Gche des Stoï-
ciens que des Epicuriens.
Il
reproche à ces derniers leur doc-
trine
de la contingence:
"Il ne faut laisser place ni à de
vaines déclinaisons,
ni ~ un mouvement subit du corps, qui a
Ijeu sans que rien ne pr6c~dcl ni à une inclinaison inconstan-
te de l'âuc,
qui
se produit
S;lns
que rien ne l ' a i t poussée
à
faire cc qu'elle ne
L:1i_;"iL
PEl';
1vant.
Elle suhirait par là
(1)
-
Tel est l'avis de A.J.
Voelke.
-
dans
l'idée de
-- -- - - _ . - - - - - - - _ . -
volonté dans l~stoïcisme, Vrin Paris.
p.
30.
(2)
-
J.Moreau,
Plotin ou 1~ gloire de la philo?oehie~tir~~.
Vrin 1970.
Paris.
(3)
-
Ibidem. p.ln.

210.
même une nécessité bien plus forte,
puisqu'elle ne s'appartien-
drait pas et serai t
mue de ITDuverrents
involontaires et sans mo-
tifs"
(1).
La contingence des. Epicuriens,
aux yeu~ de Plotin,
est un démenti à
la liberté. Or comment peut-on véritablement
atteindre l'intériorité si nous ne sommes pas libres dans le
monde? C'est donc bien une lecture originale que Plotin ins-
taure au niveau de ses prédécesseurs. Et même s ' i l se veut
n'être que "le commentateur de Platon",
i l retient de lui,
à
travers surtout le Panrénide
,
cette idée que c'est par la con-
version et la procession
que l'être humain peut aller vers le
2rincipe.
Du même coup,
il reprend le fondement même de l'idée
de l'intériorité chez les tragiques,
chez ceux qui avaient été
parmi les premiers à sentir que le fond de l'homme ne peut
être saisi que dans la persepctive de l'éternité
(2). Et aux
yeux de Plotin,
Aristote en ce qu'il a fait de
l'activité
contemplative la seule route vers l'éternel,
peut être consi-
déré COG~e un de ses maitres. Seulement Plotin ne cesse de
nous rappeler
que l'activité contemplative chez Aristote pos-
sade une valeur positive.
S'il en ~tait ainsi,
nous ne saurions
véritablement atteindre l'Un dans la mesure oQ nous confon-
drons
1d
fin et les moyeno>,
le
honheur et les
fdUX
bonheurs
('3)
,:1. i:1Si
on COf"mence à voir qu'c-- l' (O,-.:pÉ'rience intér i cun' seL:!
fon-
dl.iilentalement libre. Corrullenl donc atteindre ce qui est p.cufond
cn nous et nous Ste'n t i t- en commun ion a' 'ec ce qui es t
prernie r en
(1)
-
Plotin,
les Ennéades Texte et traduction E.
Bréhier.
7 volu-
mes Paris,
C.U.F.
1924-1938-111,
l
paragraphe l,
p.
6.
-\\2)
-
Plotin,
Les Ennéades.
III,
IX,
9 p.
176
:
"Penser, c'est
contempler le Premler".
(3)
-
Plotin,
Ennéades . . .
l, V,
10 p.
92.

211.
soi? Comment s'ouvrir au Soi?
SECTION 1.
LI EXPERIENCE
INTERIEURE 'ET L'OUVERTURE lA L'UN
-------------------------------------~--------
CHEZ PLOTIN
Le mouvement de la conversion se présente chez
Plotin comme une impulsion qui permet à l'être humain de mani-
fester sa liberté. Ce n'est pas pour rien que l'Un lui-même
passe par des HYPOSTHASES pour produire
!
"Il voit en se
tour-
nant
vers lui-même"
( l ) .
De même 11 Intelligence se retourne
vers l'Un qui l'a produite:
"La chose engendrée se retourne
vers lui"
(2). Enfin,
"l'Ame doit aboutir à
l'union avec llIn-
telligence,
si elle se retourne vers elle"
(3). Autrement dit,
le chemin de llintériorité est bien celui
de la conversion
personnelle. Mais pour expliquer la portée d'un tel che~in,
i l importe de définir l'homme,
de s'ouvrir à sa
"compl<i)(Ïté"
dans la mesure où
COITL'\\C
l' éi~
rme J. Trouillard:
"c:::lmprendre
une réalité,
ce n'est pas la
faire entrer dans une classifica-
tion,
ni en abstraire l'essence, mais la justifier
toute
entière,
avec son individualit>; et son développement au sein
de la procession"
(4).
_~lnsj cc sera dans la façon où la phi-
losophie nous oU\\/L-il~alll soi,
2,
l'Univcrsel,qu'elle nous re-
liera à notre PI-l'PU:: c·::,_cc.
L'interrO'Jdtion sur l'expérience intérieure
est donc d'abord orientée vers nous-mêmes,
vers l'homme. Aux
(1)
-
Plotin Ennéade~
V , I ,
7. p.
23-24.
(2)
-
Plotin Ennéades
V,
II,
1. p.
33.
(3)
-
Plotin Ennéades
IV,
IV,
2. p.
104
(4)
- J. Trouillard,
la purification plotinienne.
P.U.F.
1955
p.
13.
1

212.
yeux de Plotin,
traditionnellement la définition de l'homme
se fait à partir de deux termes qui ne sont pas sur le même
plan:
"âme et corps." Or ou bien l'homme est d'esse;nce divine,
ou bien i l ne l'est pas. Mais Plotin remarque vite que l'âme
et le corps ne sont pas des substances hétérogènes, mais des
expressions différentes et dissemblables de la même substance
"
si la "disposition" d'un être est
autre chose que son substrat et sa matièr~,
si elle est dans la
matière, et si elle est elle-rrêrœ
immatérielle parce qu'elle n'est pas à son
tour composée de matière,
i l y a donc une rai-
son qui n'est pas un corps mais une nature dif-
férente du corps"
(1).
Autrement dit,
pour Plotin,
l'essence d'un être individuel ren-
ferme en soi l'universel,
qui se singularise dans une succes-
sion de degrés et de hiérarchies de pensée.
Toute particularité
de conscience est la limite,
la fixation d'une pensée qui se
prolonge jusqu'à sa totalité et sa plénitude initiales. Tel
est le propre de la démarche intellectuelle. L'intêriorité ,
l'hoJ:'[W,e intelligible marquent donc l'homme par excellence qui
est divin et qui illumine l'hon:lfne empirique à
travers sa rai-
son et· son animalité
"Dan:; toutes le
,-:irconstdn(>~s de
la vie réelle,
ce n' est pas l'ii.ru' au-dec1,-Hls de nous,
c'est son
omor-c,
l'howsne (':-:'.,"rieur,
c:;'CJi
gérnit,
sc plaint
et
r,;r,lplit tous S_'~; rôles sur ce
chéâtrc à
scènes multiples,
qui est la terre entière. Tels
sont les actes dE:' l'honm\\c qui ne sait vivre que
d'une vie inférieure et cxtérieur n
;
il
ignore
que ses larmes et ses occup~tions les plus sé-
rieuses ne sont que des
jeux.
Seul l'honm1e sé-
rieux doit prendre au sérieux les choses sé-
rieuses;
le reste des ho~nes n'est qu'un
jouet"
(2).
(1)
-
Plotin,
Ennéades.
IV, VII,
4 p.
192 C.U.F.
(2)
-
Plotin,
Ennéades.
III,
II,
15 p.
43.
C.U.F.

213.
A travers ce texte,
la sérénité plotinienne
reprend le fondement même de la sagesse antique,
non seule-
ment héraclitéenne,
parménidienne,
platonicienne et·aristo-
télicienne mais aussi épicurienne et stoïcienne
(1). Le pro-
pre du sage consiste donc tout en vivant dans le monde des ap-
parences de pouvoir être situé au coeur même de la réalité.

1
,
Aux yeux de E.
Bréhier
(2),
avec Plotin,
nous sommes en plei-
1
ne métaphysique "lyrique" dans la mesure où le sage témoigne
d'une
"concentration spirituelle qui nous sauve de la dis-
persion".
Le rapport entre l'homme-modèle et l'homme sur la
terre est semblable à celui entre l'éternité et le temps. Com-
me l ' a montré J. Guitton
(3),
le temps chez Plotin est l'ima-
ge mobile de l'éternité,
ainsi l'éternel est toujours contem-
porain du temporel.
Les dimensions du temps passé,
présent
et à venir sont dirigées par un présent
invisible et supérieur.
Par conséquent,
le salut ost acquis par le redéploiement de
la singularité partielle e:1 l'unité identique à elle-même
(4)
Autrement dit,
si
la nécessité et la faute existent,
c'est par
une dislocation qui implique une méconnaissance et une alié-
niJ.tion du meilleur dans l'homme.
La question redoublc' donc:
(1)
P.
Fougeyrol1as net': dans sa
"philosophie en queslion"
Paris 1960 p.
167
:"Dans ci:. paL la rév6L'ltion philo.;,)phique,
l'homme vit une exuérienc'.:! complexe dEè libération puisqu'elle
comprend l'expérience-limite de la libération absolue el de
l'expérience aliénante-désaliéniJ.nte de l'affrontement des dog-
mes,
des mythes et des idéologies . . . "
(2)
-
E.
Bréhier,
"Sur le problème fondamental de la philoso-
phie de Plotin",
Bulletin G.
Budé 1924.
(3)
-
J.
Guitton,
le temps et l'éternité chez Plotin et Saint-
Augusti n p.
205.
(4)
-
E.
Dréhier note bien cette volonté de vivre en m2rge de
l'omnitude
:
"La philosophie change l'âme tout entière et don-
ne naissance à un genre de vie nouveau".
in Introduction aux
Ennéades de Plotin. C.U.F.
Paris 1960 p.
Il

214.
comment s'élever au Soi,
et comment en s'élevant
à soi nous ne
faisons que nous tourner vers nous-mêmes ?
Plotin reprend à sa façon la célèbre idée platoni-
cienne selon laquelle la dialectique ascendante marque le pro.
grès dans l'intériorité
(1). Tel est le propre de la proces-
sion plotinienne
!
La purification sera donc la suppression
en nous de tout élément étranger au Bien,
de toute subjecti-
vité déréalisante.
Le Bien exprime l'Union à l'Etre dont i l
tient sa filiation.
Dans ce processus,
la conversion s'accom-
plit et la purification ne cesse de se poursuivre.
Et c'est
dans cette "identité de la Procession et de la Conversion" (2)
que
le Soi se révèle comme une contemplation de l'Etre.
Cette
contemplation est posée en acte dans l'âme,
comme la vision
·Il
de l ' ,jù.h(,
est produite par l'objet visible.
Autrement dit,
le Soi ou le
-
l'Jous n'est pas étranger à l'âme,
et pour se li-
bérer de
l'extériorité,
i l suffit d'une façon permanente de
"Lorsque l'âme,
changée par les choses extérieures,
agit ou entrepcEènd une i'lction,
elle est mue comne
d'un mouvement aveugle,
et ni son ac~ion ni sa dis-
po s i. t Lon ne do LV C n t
a 10 r s
:;' ai? P e ; e r
'J u l () n L'li. r es. . .
~L3 i s
lorsque,
dar,:'; son élan,
elle pr,:·nd pour guide
la
raison pure et impassible qui
~ui appartient
en propre,
c'est ~lors seulement qu'il faut dire que.
cet élan dépend cle nous,
c;u'il
est volontaire,
et
qu'il est notre oeuvre;
il
ne vient
pas d'ailleurs
que de l'intérieur
de l'21:11e pure,
principe premier,
dominateur et souverain,
et non d'une âme
égarée
(1)
-
Sèlon P.
Janet,
"la dialecL.quf: n' est pas une méthode lo-
gique ;
sa force est tout entière dans l'intuition immédiate
de l'absolu,
qu'elle n'embrasse pas,
il est vrai,
tout entier,
du premier coup,
mais vers lequel elle s'élève progressivement,
en traversant tous
les degrés de l'idéal et de
l'être.".
in
Essai sur la dialectique de Platon.
p.
109.
( 2 )
-
J. H.
ABOUT,
plo tin et la quê_t_e_d_e_"_1_'_U_n p~.__4_8_.
~

1
1
f
215.
j
1
par l'ignorance,
abattue par la violence de dé-
sirs,
qui en survenant la mènent,
l'entraînent
et ne permettent plus qu'il vienne de nous des ac-
tions,
mais seulement des passions"
(1).
1
:1j
j
Que s'est-il donc passé? Par une vie compliquée
j
1
ou trop tournée à l'extérieur,
encombrée d'actions,
de mémoi-
J1i
res,
de superfluités,
l'homme s'est dissocié de l'être,
i l
1
l
vit dans l'errance.
Et i l faut bien comprendre ici que cette
1
déchéance a été librement choisie par l'homme et Dieu n'y a
J
aucunement part.
Autrement dit,
Plotin marque une "transfor-
1
mation profonde de l'héllénisme"
(2).
Il ne s'agit plus de
montrer comment l'âme de l'homme est capable de relier le
1
monde d'en-bas et le monde d'en-haut par une intériorité dé-
finie comme anti-subjective mais de montrer comment "une phi-
l030pie de la subjectivité"
(3)
peut nous ouvrir à
l'_"'-bsolu.
Et la différence avec Aristote
(4)
consiste en ceci qu'il
ne s'agit plus de prôner un surhumanisme,gui reste préoccu-
pé des actions humainesJmais bien une négation
de tout huma-
nisme dans la purification.
Aux yeux de Plotin,
pour retrouver
la ressemblance au Dieu,
i l faut fuir ce mode de vie centré
s~r l'extériorité.
La purification est cet acte par le~ucl
nous abandonnons ce qui n'est Das le "Tout"
pour nJUS
cc:,cJrc
(1)
-
Plotin Ennéades lIT.
l,
'J
p.
15-16.
(2)
-
E.
Bréhier,
La philosophie de Plotin p.
8
(3)
-
J.
Moreau,
Plotin ou la gloire de la philosophie anti-
que . . .
p.
15.
(4)
-
"Il ne faut pas,
comme on nous le recommande,
parce-qu'on
est homme borner sa sagesse aux choses humaines,
ni aux cho-
ses mortelles par--ee-qu'on est mort':l
; rais i l faut autant
qu'il se peut s'immortaliser,
faire
tous ses efforts pour
vivre selon ce qu'il y a de supérieur en nous".
E à N.
X,
7,
1177 B 31-34.
Vrin p.
512-514.

1
1
1
1
216.'
1
l
sensihles à l'Un.
A celui qui vit avec autre chose,
l'Un ne
se manifeste pas,
i l n'a pas à venir pour octroyer sa présen-
ce car i l nlest absent que dans la mesure où l'homme s'est
"distrait". Comme l'écrit J.
Trouillard,
"il suffit que la
conscience reconnaisse nécessaires les ordres qui la dépassent
pour se comprendre elle-même,
et qu'elle en saisisse obscu-
rément la présence"
(1).
"L'âme qui raisonne s'occupe des choses justes ou
belles,
pour se demander si telle chose est juste
ou si telle chose est belle.
Il faut donc qu'il
y ait une idée stable de la justice,
d'après laquel-
le l'âme raisonne
i
sinon,
comment raisonner? Et
puisque l'âme tantôt raisonne,
tantôt ne raisonne
pas,
ce ne doit pas être la partie raisonnable,
mais l'intelligence qui en nous garde toujours
l'idée du
juste.
Il
y a donc aussi en nous le prin-
cipe
et la cause de l'intelligence qui est Dieu i
non pas que Dieu se divise,
puisqu'il reste immo-
bile,
mais bien qu'il ne soit pas dans un lieu et
qu'il reste immobile,
on le voit dans les êtres
multiples,
selon que chacun est apte à
le recevoir,
et con~e s ' i l en avait des parties différentes.
De
même le centre reste en lui-même, mais chacun des
points du cercle le contient
en lui,
et les rayons
ra~portent à lui le~rs propriétés. C'est par cet
élément de nous-mêmes que nous touchons Dieu, que
nous sommes avec
lui et que nous nous suspendons
à
lu~ : et nous nous établissons en lui, dès que
nous nous
incli~,o;,s '/2rs Jui".
(2).
(1)
-
J.
Trouillard,
~a p~~ification plotinienne.
P.U.f.
1955
p.
14.
et surtout p.
205
"La purifjcdtion est donc
la dé-
macche par laqu-211e
]'5,:nc,
c·':,>,jclnt 6 \\1:1C illumination ct à
une
notion supérieure,
6carte tout ce qui
l'empêch~ d'accueillir
la vérité la ;?lus intérieure".
(2)
-
Plotin,
Ennéades.
V.I,
Il.
p.
29.
1

217.
SECTION 2.
LA DESAPPROPRIATION OU DE LA CONVERSION
A LA
PROCESSION.
Ainsi d'une part,
l'homme est capable d'être "pré-
sent"
à l'intelligible/et d'autre p:3rt l'intelligible lui est tou-
jours présent,
mais pour entrer dans
la présence de l'intel-
ligible,
i l importe à
l'homme de désencombrer sa vie du mul-
tiple dispersement.
Pour Plotin comme pour Platon,
l'intelli-
gible reste donc ce monde à
la fois
à
l'intérieur de nous et
au-dessus de nous.
"La vérité essentielle n'est pas accord
avec autre chose,
mais accord avec
soi-même
i
elle n'énonce
rien qu'elle-r.ê::le i
elle est et elle énonce son être"
(1).
Cette "vérité essentielle"
est donc CJùse de soi.
Pour l ' a t -
teindre COrl1.F-',e pOI~r réaliser notre ,2:<', rience intCL-i(::.u:c:~, i l
impocte désorlil:è. LS de renoncer
aux fdvours,
aux superstitions,
en un mot à
tout. ce qui
nous aliène.
La désappropriation est
le ressort cachS de la
libération de
l'ho~ne. Pour entendre
le son du Bien lui emplit le silence de l'espace,
pour aller
,'lt ,"}vant
tout sc dé-·
pou; 11er d·::,s
'L
nu.
La rév'':-:-
lation int~rieu~23e fait dan~ ùn silcn:c cnargé de plénitude,
une nontée aux raisons
idéales dont nous dérivons.
Désormais
tout Moi co~~ide avec le BienJavec l'absolue simplicité. On
ne se voit plus soi-même,
mais on le voit,
Lui,
et l'on n'est
(1)
-
Plotin,
Ennéades,
V,
V,
2
p.
94.
l
------------------~

218.
1
1
1
pas deux,
car en devenant cet autre,
on cesse d'être soi-
1
1
même
(1).
1
i
l
Tout se passe donc comme dans un processus d'iden-
tification.
Le contemplant
se voit lui-même,
i l se sent sem-
blable à son objet,
dans une union totale avec lui-même,
car
sujet et objet disparaissent dans l'union la plus intime.
La
saisie de l'intériorité passe maintenant par la parfaite
contemplation de l'être,
de l'âme entière dans une continui-
té sans rupture avec le corps et les
parties inférieures
de
la personnalité. Aux yeux
de Plotin,
i l y a donc deux degrés
de purification
d'une
part,
i l s'agit de dégager le juge-
ment des croyances ~nspirées par l'égocentrisme ou le
prag-
~atisme biologique
(2),
mais d'autre part i l s'agit de met-
ver l~ simplicité mystique par la médiation de la sagesse
(3).
Plotin récuse donc la dialectique
jans son dé~:;ir d'échap-
?CC
au corps pour véritahlement parlor de la conversion.
C'est bien cela que nous venons
de
constater.
Il Y a 'un sou-
ci de l'intériorité dans
la conversion parce qu'elle n'est pas
une connaissance réi'lexi\\/,
et mythii ~'::' mais parce qu'elle
(1)
-
Plotin,
Ennéades.
IX,
2.
u.
172-173.
(2)
-
Il s'oppose en ce C [:3 à ,\\.cistote,
aux 2:picuri'êèns et aux
Stoïciens.
(3)
-
Plotin,
Ennéades V,V ,
6 p.
98.
(4)
-
Ce Cogito n'est en vérité que pure ignorance de soi-
:ilême puisqu'il est à
'-'Combre de
l'extfriori,t8 :
"En cet état,
ce n'est pas le fond de
l'être,
ni la rai-
son qui poussent à agir;
le principe de l'action appartient
aux puissances irrationnelles,
et les prémisses à
la passion".
Ennéades IV,
4,
44 cité et traduit par J.
Trouillard,
la Puri-
~ication plotinienne. p.
41.

219,
Cogito qui saisit l'être
(1).
Mais i l ne suffit pas d'avoir
atteint l'être dans notre intériorité,
i l faut
vivre et
s'éloigner du Bien Suprême pour nous retrouver nous-mêmes.
Et la question se pose alors de savoir
si un tel éloigne-
ment,
un tel retour au sensible ne va pas
faire de nous
à nouveau des esclaves de l'extériorité.
Mais aux yeux de plo-
tin,
si l'extériorité reste certes un fléau,
i l n'empêche
qu'elle laisse le moi intact.
811e atteint le Moi super-
ficiel mais pas le Moi Intérieur
(Ennéades,
l,IV,
9).
La vraie
maîtrise de soi se situe au-delà des aléas de la vie
"Non
l'être humain et
en particulier
le sage,n'est pas double
la preuve,
c'est que
l'âme se sépare du corps et méprise les
prétendus biens corpore l s"
(2).
Ainsi au ni veau supér ieur,
la conv~rsion et la procession ne sont qu'une seule et même
expérionce
ineffable
"La conversion est suscité~ par une
coïncide;,",.
2SS~:1\\.iell~ l"OC
12 ~roc~ssion pourvoyeuse de dif-
férence
ne saurait. anéantir"
(3).
nais i l faut bien compren-
lire que ces dérnarch~s ne sont pas équivalentes.
En effet,
même S1.
le moi est. amphibie
("Al"lPHIBIOS"
si:Jnifie "à double
vie" ),
ru ê [:1 e siL e rn 0 i
est 0 b l i g é de v i v r ': cet te du a l i t é "
i l
(1)
-
Plotin,
Ennéades V,III,
13.
p.
67.
(2)
-
Ploti.n,
Enné',]Jcs,
l,
IV,
14.
P_'
83 et.
2.L:ssi Ill, .h, 2. p.G~;
III ,
VI,
1.
p.
67
VI,
III,
7.
p.
132- 133 .
(3)
-
P.J.
ABOUT,
Plotin et la quête de l'Un.
Seghers.
1973
p.
50 et voir aussi J.
Trouillard,
la purification plotinienne
qui affirme que procession et conversion sont "complémentai-
res et s'impliquent mutuellement.
La théorie de la procession
dessine les conditions de la chute et du rel~vement. Inverse-
ment,
la recherche du salut achève la procession . . . " p.
5
1

220.
l'autonomie
du Moi
(1). Ainsi Plotin refuse la distinction
aristotélicienne de l'action et de la contemplation
(2)
pour
retrouver l'union normale de l'attitude pratique et de l'atti-
tude théorique
(3).
"Mais si tout cela est vrai,
comment y aura-
~
!!
t - i l encore de la méchanceté? Où seront l'injustice et le
\\
péché ? Si tout est bien,
comment peut-il se commettre des
j
1
actes injustes et des péchés"
?
(4). Autrement dit,
comment
1
,
expliquer toutes ces extériorités qui travaillent à nous sor-
1
l
tir de nous-mêmes? Encore une fois,
l'extériorité n'atteint
1li
pas la partie supérieure de l'âme
(5J
mais celle où règnent
1
ll
les passions,
l'ambition personnelle.
Ici l'horrune se contente
1
j
des reflets brillants et tombe dans la nuit de son tombeau
(6). c'est donc l'action en ce qu'elle veut maîtriser la natu-
;
l
1
re qui fait de l'homme un esclave
f;
.,
1"
Nous sommes tous comme
1,1
une tête à plusieurs visages tourn~s vers le dehors,
tandis
qu'elle se termine,
vers le dedans,
par un sownct unique.
Si
l'on ;:Jouvait se retourner ou si
l'c)n
avait la chance "d'avoir
les cheveux tirés par Athéna
on
";crrait à
la fois Dieu soi-
même,et l'être universel"
(7)
Autrement dit,
dans la mesure
où l'origine de
la faute n'est
~,")
dans le sujèt mais dans
la DémC'suri..~ (3),
l'accE:ssion à
} 1 i :lt:ériorit(: CClClsiste à
évi-
cl c
c: 0 mi!, c' r lem'1 l, c' est - à - ci i r
à
fui r
( 1)
-
Plo t 1. '"1 , Ennéldes lIT,
l ,
f.·,

J
. ) .
15-16.
Text,·
c1é à:::ité plus
1
h3ut.
1
( 2)
-
plo tin,
Ennéades,
l ,
I I ,
1-.',
p.
51-54.
/1
(3)
-
Plotin,
Ennéades,
l , I I ,
3.
p.
54-55
i
i
(4)
-
Plotin, Ennéades,
I I I ,
I I ,
IG.
p.
43-44
(5)
- Plotin, Ennéades, V,
II,
1
sur tou t
p.
34.
(6)
-
Plotin,
Ennéades,
IV,
VIII,
4.
p.
221.
(7)
Plotin,
Ennéades,
VI,
V,
7.r.
204 cf.
aussi IV,
IV,
43-44
p.
150-152
(8)
-
Plotin,
Ennéades,
l,VIII,
8
p.
124 et V,
1,1. p.
15-16.
i11
i

1
1
221.
1

"Si on voit les beautés corlJ0relles,
i l ne faut
jamais courir à elles, mai; savoir' qu'elles sont
. des images,
des traces et des ombres ;
et i l
faut s'enfuir vers cette beauté dont elles sont
les images.
Si on· courait à elles pour les saisir,
dans l'idée qu'elles sont réelles, on agirait com-
me celui qui voulut saisir sa belle image portée
sur les eaux
(ainsi qu'une fable,
je le crois,
le
fait entendre)
i
ayant plongé dans le couranti
profond,
i l disparut ;
i l en est de même de celui
qui s'attache à la beauté des corps et ne l'aban-
donne pas;
ce n'est pas son corps, mais son âme
qui plongera dans les profondeurs obscures et fu-
nestes à
l'intelligence,
i l y vivra avec des om-
bres,
aveugle
séjournant dans l'Hadès.
Enfuyons-
nous donc dans notre chère patrie ... "
(1).
.
Mais sije me laisse entraîner,
c'est bien pour Plotin, parce
que je le veux
(2).
La purification condamne le sage en son
intériorité à être libre malgré les apparences.
Etre 1i-
bre, c' es t
désarmai s être "élevé
au-de là du choix"
(3).
G
o
o
o
En conclusion,
pour Plotin,
il n'est d'inlSriorité
véritable que socratique.
Il f~n:t comme Socrate ne jouer- que
1
"par l'extérieur ... " dans
la m'~::-;ure où "son vrai fTloi
r-cste
t
ho r s d u jeu 0 u l e s c' u l
jeu '=\\ u 1 i 2 con s e Il t
à
j 0 u e c s '0; )- i - 'l:':; c", ':' i1 l ,
c ' es t
le gr:and j eu de la Pro v ide nce".
( 4).
r-la i s a I O~ s CI u e
les Stoïciens trouvaient
lC:lrhmcnsion intérieure c"
s'ajus-
tant
au monde,
en acceptant l.:ès choses comme elles cî.crivent,
1
(1)
- Plotln, Enné~des, I.
VI,
8.
p.
104.
(2)
-
J.
Trouillard,
la purification plotinienne.
p.
22.
(3)
- J.
Trouillard,
la purification plotinienne.
p.
118-122.
(4)
-
Plotin,
Ennéades.
III,
II,
15 p.
43 cf.
l,
VII,
3.
1
p.
109-110.
1

222.
Plotin
au contraire si tue désOrmÇi,is l ' intériori té par~delà.
les évènements,
les êtres et les choses.
Il se donne du
champ et ainsi i l peut accueillir les évènemen~ en poète et
en mystique.
Ainsi Plotin "joint l'extrême
subjectivisme à
l'extrême objectivisme"
pour reprendre l'expression que
Merleau-Ponty emploie à
l'égard de la ph~noménologie (1)
c'est bien en ce sens qu'il faut comprendre la
plotinienne
:
elle est "une expérience spirituelle,
une dia~
lectique spéculative,
une phénoménologie des niveaux noétiques
~
et des champs d'intelligibilité,
une théoretique de la con~
version,
une sagesse qui est exigence dl uni té"
(2).
Avec
Plotin,
les intuitions
mystiques
du Platonisme retrouvent
leur cohérence et leur langage.
Etsi Plotin en reprenant
la
substance de la pensée philosophique de son temps a
su
assimiler "l'Ame immanente des Stoïciens,
l'Intellect aristoté-
licien,
l'Un üu
le Bien,
intelligible suprême de Platon"
(3),
i l les
intègr,- dans une hiérarchie et les oriente vers
la
transcendance
(4).
(1)
-
~.l.
'·;"Y-lc-,:tu--Ponty,
pt1 ;;nom0no1ogie de
la percepu('in.
?at:"is
1945.
~
X"
( 2)
-
?
J.
t', b C' il+- 1
P l. 0 t i ,-, e t ] " II li ê' t te' d e l ' Un.
p.
l 1 1..
(3)
-
,J.
r-lore-:Jù.
Op.
ciL.,
p.
19.
(4)
-
'l'el est notre a.Jis et celui de L.
J2RI'HAG:JON,
"Plotin
et la :lgure de c'" monde"
in Revue de è-Iétaphysique et de '·~(Jra.le
1971.
:.jO
2 p.
196 . .~\\ ses yeux,
Plotin effectue un "cléca1aj'_'"
. . . "qu i
déEJ lace chacune des no tians de l 1 in te llec tua l i sm"'
grec
dans
le sens de
la plus haute transcendance possible".
1

223.
1
j
l
!
1 - - ---~----_.- _._.- -- - - _.-.- - -,-._~-- _.-.- --_.-._._.- -,""".- _. -.-.-"'1'"".- _.- - _._.- -- ''''!''''".-.- -;
1
1
1
1
CHAPITRE IV.
SAINT-AUGUSTIN ET LA PASSION DE
1
1
~'1
L'INTERIORITE
:
1
1
.~
,
1
1
1
1------------------------------------------------------~
1
1
,1
1
1

224.
1
Il
l'abîme de
la conscience humaine".
1
J
Confessions X,
II,
2.
j
lj
Si
la philosophie de Plotin,
en se présentant com-
î
me un renouvellement de l'héllénisme,
nous permettait d'échap-
1
î
?er aux pièges du Cogito grec et manifestait vraiment à
l
travers
toute sa méthode les aspirations du moi
intérieur,
1
i
de ce moi placé en porte à
faux dès qu'on le sépare du Tout
i
ou du Soi,
i l ne s'agissait pas vraiment pour lui de réveil-
i
1er la sensibilité et l'angoisse humaines pour une si haute
1
1
1
fin.
Autrement dit,
l'originalité de la démarche
intérieure
1
1
chez saint-Augustin ne consiste plus comme dans
la tradition
1
grecque à
s'élever vers
la Divinité par une soudaine métamor-
i
~ho5e pour vivre en apothéose,
au-d~'ssus des passions humai-
1
:~cs, de 13 Fortune et même de Oie':
(1)
Ainsi alors que
'hôllénisffie nous avait habitu0 à
centrer
l'intériorit~ sur
f
,
:JCJ.u-del'-, de nous-mêmeJ)il
S ' é l y i " j
~)our saint-Augustin de
f
1
~eprendre c~ttp même intuition et
~~
l ~'intégrer A sa propre
1
lui-même ~our l'ouvrir à
l'Absulu
(2)
1
,,,n exigeant un mouvement
inUSric'uc
élu-delà de
not[~' pu-:,[,srencc;,
f
ont posé
Le problème philos()phiquc
dans une dimens ion or igi-
nale.
Pour eux,
i l n'y a d'intériorité humaine que dans cet
(1)
-
Telle était du moins
la réponse du stoïcisme.
cf.
plus
haut chap·II
o.
191- 206
(2)
"L'esprit des
jeunes gens toujours
flotte à
tout vent,
mais
quand un vieillard est avec eux,
i l voit à
la
fois
l'avenir
1
'::è t
le passé pour arranger
tou t
au "ll ':'l;{".
Homère,
Iliadc
Chant III,
vers
108-110.

225.
équilibre_ A sur + A qui à
la fois nous remet en question
et nous élève jusqu'à la Divinité. Rappelons-nous comment la
tragédie grecque manifestait les grandes certitudes de l'es-
pérance morale et religieuse
Ici,
l'intériorité se manifes-
tait par sa verticalité entre le Zeus culminant et les demeu~
res souterraines où grondent les
sombres déesses de la vengean-
ce.
Dans
la perspective philosophique,
mis à
part les Sophis-
tes,
i l s'agissait avant tout de relier l'absolu
de l'iden-
tité à l'absolu de l'altérité tout en définissant les rela-
tions entre l'être et le non-être.
Et tout se passait comme
s ' i l fallait interposer cette dimension humaine entre une
supra et une infra-transcendance.
Mais quelle réalité nous
délivrait une telle
intériorité
volontairement située au-
delà d'un subjectivisme même purifié? Ne manquait-il pas à
t
cette VlS i C:H1 de'
tYi't'
purement ,'lscétique un élan Dlu~ 5;>'::-
1
culatif et plus hum,lin qui nous permettrait de p0nétrec plus
profonc1éc i lt-:nt dans la vie de Dieu et d'être veritablement
1
1
à
l'écoute des méandres de la conscience?
1
,i1
L t 0 ê j t' i! : ,'l t l 0 n 9 é n~' cal c deI cl
pen ,~,-; C' an tic:
cl ,; -
1
~l(): in,cOl1sLstai,t
- ".-'
valeurs
les plus hau~es [la cle pensi"e,
2,U
1
le corps.
~ette élic;:Lnation,~eléguant le monde ext0rlcur à
'>(
un monde d'apparences,
en orientant l'1me humaine vers
la
Divinité,
n'ouvrait pas l'homme sur lui-méme.
Avec saint
,

226.
Augustin,
-
et c'est ce qui constitue son principal apport -,
i l ne s'agit plus, du moins théoriquement,
de renier son corps,
mais seulement de le si tuer e.t de le tendre vers Oieu. Il Y a donc
lieu de penser que si la conversion intérieure suppose la
maîtrise ou plutôt la reconversion des sens et des passions,
elle ne peut plus fondamentalement en être séparée. Aux yeux
d'Augustin,
la pensée traditionnelle,
en ne visant que l'ab-
solu,
en ne cherchant qu'à s'y arrêter,
ne réussissait qu'à
s'égarer
(1)
même si'ses intuitions s'avéraient fécondes.
Au-
trement dit,
chercher l'Etre suprême sans fin,
s'élever à
lui infiniment ou plutôt indéfiniment,
c'est véritablement
s'égarer infiniment
(2).
Comment désormais tendre à la véri-
té la plus intérieure sans s'égarer? Conunent donc se rendre
sensible à
l'af?~tf de Dieu et ainsj suivre le "droit chemin" ?
( 3) .
SECTION 1.
INTERIORITE ~T EXTERIORITE
:
LE ~ERITE
DE
Il : >,J n
C CH::; U Le. ~ (_
i n qui. {~ :
.! ;,1 ~; CI u 1 à
c (', c: U r j 1 r e p r) S C
12"
Toi".
Confessio~,.; VII,
8,1.2.
(1)
-
Saint-Augustin,
Les Soli1oqu,·
II,
20,
34.
(2)
-
Descartes,
en augustinien,
di ~,tinguera justement l' infi-
ni négatif, ou "indéfini" c'est-à-~:ire l'illimité d'une sé-
rie,
et l'infini positif,
qui conyi0nt seul ~ Dieu cf.
Réponses
aux Frem~èrec, o~jections )aragraph.' ::'C:t ;:n- ~n' il~e c'e la phi-
losophie l,
27.
(3)
-
Saint Augustin,
Les Soli loques
II,
20,
34.

227.
La certitude
de soi,
aux yeux de saint Augustin,
suppose la délimitation de ces deux termes et ne saurait
être comprise si on n'étudie pas les rapports que mon moi
entretient avec les dimensions de la mémoire et du temps.
Saint-Augustin, dans sa définition de l'intériorité,
reprend
à
sa façon l'intuition fondamentale de Platon. Mais pour
ce dernier,
sa définition restait liée à
sa conception de la
nature humaine.
Héritier de l'intellectualisme éthique de
Socrate,
Platon proposait une définition de l'intériorité
au profit
du surhumanisme.
Contre Protagoras,
i l affirmait
que la fin de l'homme consiste dans la plus grande ressem-
blance avec Dieu. Autrement dit,
l'intériorité humaine, c'est
bien ce souci de transcendance qui se révèle à nous.
Or,
aux
yeux de saint-Augustin,
une telle intériorité ne nous é2mène
janais au plus profond de nous-mêmc-s
!Tais semble au conLral-
re en rejeter une partie.
Certes,
saint-Augustin reprenJra
l'intellectualisme ouvert à
la transcendance de platon cout
co,nme il fera sienne la concEc2ption stoïcienne de l' intériori-
tSqu'il distinguera à
juste titre de leur panthéisme.
~ais
.3
sos yeux,
le mérite général de
la pensée ant.i,JUe a é:~.
de
situer l'extéy·i.orité dans
le r;lon,~1;:' des chosc~~, dans L' :·,unde
d'cn bas pour obliger l'homme 3. sc détacher de sa sLtlu'èon
de consommateur d ' objets et enf i n à dia loguer avec lu i -,ême.
La dépossession stoïcienne,
la désappropriation plotinL"nne ,
ne constituent à ses yeux qu'un préalable,
un heureux préalable

..~.
228.
i
1
à
la révélation
(1). A travers sa radicalisation del'expé-
·1
rience intérieure,
i l s'agit avant tout de refuser
1
l'existence inauthentique pour 'retrouver la certitude de
1
l,
soi. Celle-ci s'exprime non plus ~
chez Platon dans le souci
de la transcendance malS désormais dans le doute à
l'égard
li1;
de toute vérité :
ri
l'
fi
"Qui néanmoins douterCli t qu'il vi t,
se souvient,
t'
comprend,
veut,
pense,
sait et juge? Car même
s ' i l doute,
i l v i t ;
s ' i l doute de sa raison de
douter,
i l se souvient;
s ' i l doute,
i l comprend
qu'il doute
s ' i l doute,
i l veut être certain;
s ' i l doute,
i l pense;
s ' i l doute,
i l sait qu'il
ne sait pas
s ' i l doute,
i l juge qu'il ne faut
pas qu'il consente à la légère"
(2).
c'est
donc le doute qui prouve la vérité
et la portée du SUM,
du COGITO.
Car le doute n'est lui-même
possible que si
je suis.
Par rapport à
la tradition hélléni-
que,
il Y a donc
ici un changement de perspectives.
Avec saint
Augustin,
il
ne s'agit plus de cflébrer la partie intellec-
tuelle de
l'âme r1Urnaine
(3)
mais de s'atteler à
l'homme (~ans
son existence cunccête
(4).
Certes,
i l était utile de cons-
(1)
-
J.l'1.
LerJloncl précis(--~ c~tt~ idée:
"Ces
philosci~
~s (Plo-
tin et Aristote)
~e nient
pas la
liherte; sans d~Jutl"',
t
l'af-
firment même à
l'occasion,
mais
ils en parlent peu.
Ils r~s­
tent des physiciens,
et Platon lui-même qui a
le sens d':,ccè
intériorité intellectuelle, manifeste moins le sens ~'un~ in-
tériorité morale".
in Les Conversions de saint-,\\uau::;tin r).
8.
(2)
-
Saint-~ugustin, De la Trinit6, X, X, l~. rr~d. J.c~
Fraisse in la
lumière intérieure.
Textes choisis P.U.F'.
p.
88-39.
(3)
-
Plotin,
:::;nnéades,
l,
VI,
QU
V,
I,
1-3 et 5-6.
(4)
-
J.
Chevalier.
Saint Augustin et la pensée grecque.
Fri-
bourg 1940 p.
173.
"La pe:lsCe L'est. qu'un moyen,
12 foi
'st
une fin,
mais une fin secondaire prépare la vision,
terme ul-
time de la pe nsée" .
1

229.
1
tater la nécessité d'une intériorité humaine fondée en Dieu,
mais i l ne fallait pas poui autant nier l'importance de
notre prise de conscience,
de notre foi.
Il ne faut donc
pas confondre le
TERMINUS AD QUEM et le TERl1INUS AD QUO.
"
Nous sonunes et nous savons que nous sonunes,
et
cet être et cette connaissance,
nous les
aimons.
( . . . ) Nous ne les atteignons pas en ef-
fet,
conune les réalités extérieures par quelque
sens corpore 1. .. Il
(1).
Ainsi nous parvenons à
la certitude de ce qu'on
connaît par l'expérience intérieure,
par la conscience de
soi! Avec saint Augustin,
tout platonicien qu'il est,
i l
ne s'agit donc plus de faire
le constat d'une
intériorité à
l'occasion d'une recherche de l'Etre,
mais simplement de ré-
véler l'importance de la connaissance de soi dans le chemin
de la vérité.
La certitude d0 soi qui
naît du doute extrême,
renferme aut~e chose qu'un simple point d'être.
Elle m'indi-
que en mê~e temps ma signification, mon "poids" et ma néces-
saire: ocicntelt:ion.
Dans le S::'Jglta._E~, la conscience de soi
devient
] 'acte par lequel
l'âme se pense elle-~ême, non pas
dans son ind:-fi~l.L:.lité empi'-ic;ue,
m.}i.~') dans sa
naT~ure esscn-
le mouvement d'int~riorisatjon
un prc)cessus éthico-
noétique com[il"
chc:;; Plotin
(3),
i}
nc'
t:tut pas nublier que par
le péché,
l'h()rn,~1e a détruit le pouvoir de retrouver son Prin-
cipe et que désormais i l faut que Dieu
se révèle sur le chemin
( 1)
-
Saint Augustin,
La Cité
de Dieu.
Desclè e
Vol
35.
Livre XI,
26 p.
113
1959.
(2 )
-
Sàint Augustin,
Soliloques II,
1.
( 3)
-
Plotin,
Ennéades,
III,
IX,
4 et V,
V,
8-9.

230.
de la perdition
(1)
et se donne par sa grâce la force de
s'avancer sur le chemin du monde
la conviction de notre
intériorité ne peut venir que de Dieu.
"Au-delà des sens corporels,
nous possédons encore
un autre sens incomparablement plus élevé,
le
sens de l'homme intérieur,
en vertu duquel nous
ressentons le juste et le faux:
le juste parce
qu'il est en harmonie avec la forme supra-sensi-
ble,
le faux parce qu'il s'en écarte.
Pour con-
férer à ce sens une autorité,
point n'est besoin
qu'il ait l'acuité de l'oeil"
(2).
Ainsi la certitude intérieure devient plénitude
mais i l reste vrai qu'elle n'est jamais acquisedéfinitivement~
Le plus important,
ce n'est plus le résultat mais l'effort,
la démarche.
C'est elle qui donne à
l'homme intérieur son
"poids",
sa force.
Comme l'écrit R.
Schaerer à propos de
!
saint Augustin,
"on ne trouve donc pas sans chercher,
mais
c~ qu'on trouve,
ce
r'pst jamais la recherche elle-même,
c'est toujours quelque chose qui accomplit la recherche"
(J)
D'une autre
façon,
si
le propre de
l'intériorit~ ce n'est
plus de "voler çà et
là coûü"e l'abeiLle"
(4),
mal:; nDtre ou-
verture constante à
l'Etre,
i l y a
lieu de faire porter
le
SOllpçon è..éSC)rnLli.s
dar~s la c()încidenc,"
~:ntrc l·e:·:~st(?nce ~[~:)]-
.:: i que e L l' '2 X i 5 t cne e
é ter n ' ' 11 e,
e nt,"
L' a iJ [J é: t i t
c: ._~
v i v L' C ~
la soif d'éternité.
c'où vent don':: '-:2ite plénitud.e vérita-
ble,
qui seule donne son contenu à
la certitude que
l'homme
a de lui-même? D'où vient que
l'hon~e
est donn6 à
soi-même
(1)
-
"EtiëlIl\\ peccata".
(2)
-
Saint Augustin,
La Cité de Dieu.
l,
XI,
c
27,
nO
i.
(3)
-
R.
Schaerer,
philosophie et fiction.
L'Age d'Homme -
Lausanne ,1978 p.
73.
(4)
-Idem

1
231.
j
i
,
1
au lieu de ne
jamais s'appartenir? D'où provient la béa ti-
f
tu de au lieu du désespoir des incertitudes? A toutes ces
1
questions,
i l n'est qu'une seule réponse:
de Dieu seul.
1
L'être,
la connaissance de l'être en tant que progrès,
l'être
1
à
l'ombre du péché,
l'amour de l'être et de la connaissance
1
dans la certitude de soi,
tout cela est d'emblée en relation
J
1
avec Dieu.
Dans la certitude de soi,
dans l'intériorité hu-
f
maine réside la certitude de Dieu.
Car Dieu a
formé
l'homme
1
à
son image.
Seulement cette certitude augustinienne diffère
de la certitude philosophique de soi.
Alors que le but de
la philosophie plotinienne consistait à chercher le détache-
Aent de l'esprit de toute forme extérieure pour l'ouvrir à
la contemplation intellectuelle de l'éternel et de l'un,
chez
saint Augustin,
il faut se référer- au "maître intérieur" qui
i:1vite l'horrc:r;l-? à s'ordonner lui-même et i
s'adapter à
l'or-
dre universeL
~·1ais dans cette relation,
l'homme reste un
êtr-e de désir,non plus du désir- en tant qu'il est regret ct
r:.osta~_0ie, malS sculct'!,':;r
du d~si,- actif en tant qu'il rév'?-
le à
la fois ce qu'on a per-du et ce qu'on souhaite retrouver- .
.:\\insi alor-s que chez P1-,ton et Plotin,
la sagesse:' restait 1.1,<:
a t t i tu d e ph j i
S Cl ~) ft i Cl lJ('
\\ 1) 1
C il e z
'; a L nt Au gus tin , i l
faut
attitude int~~ieure et vêcue qui est le lieu de la
transfor-
(1)
-
Plotin disait
"L'âme,
une fois purifiée,
devient donc
une forme,
une raison
; elle devient toute incorporelle,
in-
tellectuelle,
elle è-P[Ja!tient tc.,ut enti'.::re au divin,
où est
la source de
la beauté" . . .
Ennéades.
l,
VI,
6.
p.
102.
cf
aussi P.
HENRY,
Plotin ~t l'Occident.
p. 1~9-130.

232.
mation totale de l'homme par la Grâce et par l'amour
(1).
Mais comment s'élabor~ette conversion, ces mouvemen~
de l'âme qui nous ouvr~la lumière intérieure?
A l'ombre de l'extériorité,
l'âme est toute en-
tière dominée par le péché:
"Mais moi,
je me suis éparpillé
dans le temps,
dont
j'ignore l'ordre;
de tumultueuses vicis-
situdes déchirent mes pensées et les profondes entrailles
de mon âme,
jusqu'où je m'écoulerai en vous,
purifié et
fondu au feu de votre amour"
(2.).
Tout le mouvement de l'in-
tériorité se résume en trois temps
:
DISTENTIO,
INTENTIO,
EXTENSIO.
Expliquons:
l'âme doit éviter la relation avec
l'extériorité
(DISTENTIO)
pour
tendre vers Dieu
(INTENTIO).
Elle découvre ainsi que son sens est à
l'extérieur d'elle-
même
(EXTENS 10). AB E".-:TERIORIBUS AD INTSRIORA,
AB IWfERIORIBUS
AD SUPERIORA,
telle e~t bien la progression de l'intériori-
t~ augustinienne.
Dés8rmais,
rechercher
l'intériorité,
c'est
':~2p:sseL l'extériorité pour parvenir à une prise de conscience
de
notre être essentiellement révélé au contact de la pré-
s2nce
divine
(3'). •
[.lais pour cela,
i l faut
se libérer de
l'''irrulloralité d'en-haut"
et de
"l'irnmocCl0ité d'en-bas".
(1)
-
La relation de
l'homme à
Dieu est
celle d'une créature
finie à un être infini.
Aussi pour combler
un tel abîme,
i l
importe de recourir à
la grâce:
"Quand
l'~omme essaie, par
ses propres forces,
sans l'aide de la graEe libératrice de
Dieu,
de vivre dans
la
justice,
i l est vaincu par le péché
;
mais i l a en sa volonté Ijbre le pouvoir de croire en son
libérateur et de recevoir la grâce".
Saint Augustin,
Quarum-
dam . propos.
ex Epist.
ad Rom.
Exp.
,
44.
(2)
-
Saint Augustin,
Les Confessions,
XI,
29,
p.
280 Trad.
Trabucco in G.F.
(3)
St Augustin,
Les Confessions X,
6,
9-10 Ed.
Desclée de
Brru wer p.
156.

1
1
j1
233.
l
j
Jj,
1
la concupiscence de la chair nous conduit à
l'expérience de
j
1
1
j
notre misère,
mais l'orgueil,
qui est la concupiscence de
l
l'esprit,
nous masque la
réalité de notre condition"
(1).
La saisie
véritable de l'intériorité passe par la réalisa-
1
-1!
tion d'une simplicité originaire qui est notre seule façon
'.
l
de nous arracher à
nous-mêmes.
Autrement dit,
le mérite de
i
sain~Augustin consiste véritablement à réussir à nous per-
1
suader que la conversion n'est possible non
plus seulement
J
comme chez
les Stoïciens en passant de
l'extérieur à
l'inté-
rieur malS à
nous obliger à
fouiller en nous.
Ici,
i l ne
s'agit plus de condamner le monde extérieur à
l'irréalité
(comme Platon et Plotin)
mais simplement de comprendre qu'il
v a une sorte de compén~tration du monde extérieur et du mon-
de
intérieur qui se définissent en fonction de
l'homme
(2),
Dans
la prupos i tion "l' hu:;une et le monde",
la conscience n'est
pas
indétachable de
l ' e:-:tériorité,
plus encore,
elle s'y
è. épI c) i e
a v,~ c
s <~ S
SOL, ': i s"
? 0 urS a i n t
!\\ u gus t: in,
l a
v é r i t ~ de
cett,::, relal~ion réside en son creux et non dans chacun des
ter-
r;~es. ~Jous somncs désorrnclls à l'autrtc'\\,.côté de la perspective
l'intér-iori",i,C' avec
l'ûv':'>nellF'nt du Christiani.'3me.
Ici,
"les ChOSè:S ne SOr'
Dl'ls mass i'.'t.'S ct.
fro i.el.es
chosc~~
(1)
1.
Gol:ry, Les nivc1'.!:<~ie la vie morale.
P.U.F.
1961
~.
7,
2ème :::<3i t j on.
(2)
-
Selon P.
31ancharc,
"l'espace
intérieur chez St Augus-
tin d'après le
livre X des Confessions~ in Augustinus Magister,
le monde extérieur et le ::Londe
intérieur sont
"réels mais
le
monde intérieur est plu:,
réel
".
p.
535.

234.'
créées,
elles deviennent des signes de la sagesse,
de la puis-
sance et de l'amour de Dieu,
des reflets de sa beauté;
elles
sont au service
de l'esprit et se trouvent entraînées dans
leurs manifestations"
(1). Autrement dit,
le
monde
des objets
n'est plus comme chez Platon ce monde dont nous devons nous
détacher, mais "le temple de Dieu"
c'est-à-dire le signe d'une
Inté~iorité Suprême. Et le monde des sujets devient celui
des "tET.lples vivnnts de Dieu".
La transfiguration intérieure
est alors acquise comme
l'écrit P.
31anchùrd "moins par renon-
cernent que par sublimation".
Fondamentalement changée estdonc
la perspective.
Autant dire aussi que la réalité du Cogito
augustinien n'a plus rien à voir avec celle du Cogito grec.
S2CTION 2.
LE COGITO AUGUSTINIEN,
SA NOUVEAUTE ET SES
Si.
le Cogito grec se TI\\dnifestait
fondamentale-
ment .corLl!"':'
1,':'(
ré,'iu1 tont:c' de
l 'ordo:tnéc divine el de l'abscis-
!'\\..uL ~~'Yl.'l-.-
se ,Elmainc,
il consi,c;tait nén";lJRoin,s
en dnt2
~';orte de respect
de
la vec,'
I l i t
démarche
int.écieure ne parvenait
jamais à
mOL
"inU_mo intérior"
l'-,ais débouc'~ail sur
j 1 ircertitude
contingente du Moi.
Elle

235.
ne débouchait pas non plus sur un Cogito de type cartésien.
Chez saint Augustin,
la transformation interne de la conscience
est contemporaine de mon effort pour comprendre Dieu.
"Choisir
la vie intérieure,
c'est choisir Dieu.
La connaissance de soi
est médiatrice pour la connaissance de 9ieu.
La connaissance
de Dieu est médiatrice pour la connaissance de soi"
(1).
Ici,
la conscience ne +ait que ressaisir une
relation à Dieu qui
lu i
étai t
immanente au moment de sa création et dont elle
découvre maintenant que malgré la contrainte du péché,
la re-
lation est restée.intacte.
Par la J1EMORIA SUI,
le mouvement
- - - - - - - -
ascendant de la conscience vers Dieu ne fait que retrouver
le mouvement descendant par lequel Dieu engendre la conscien-
ce de l'homme.
Alors que celle-ci,
au cours de son itinérai-
re,
croit d'abord
travailler,
par ses initiatives,
à une
promotion de son être au sens ~latonicien du terme,
elle ne
fait que retrouver un enchaîne!!~c_':"
dont
les moments sont fi-
xés de toutE' éternité.
DE:'
l'âme ,~, ::heu et de Dieu à
l'âme,
i l faut bien constater que le ~
ito augustinien ne s'enferme
ni dans
la simple conscience de soi ni dans Dieu.
Contre
[)r~sc"rtes, \\ln tel Cogito ne vi'cC'-- :,a5 l'oubli
du monde e:<té-
r~eur, ou pl':tÔi
S i
"n"'cllCdlis,[:
n H
mais vraiment sa r-:'ôe--
couverte.
La
'IéritabLe intériori'~' ressembte
donc à un ,rli--
::-oir à doubLe:> fond mai~~ dans l(':;,:.lo.ls ceux-ci sont indiEfé-
renciés
Con:me
le remarque
(1)
-
P.
B 1"'] n c ha rd,
art i c 1 e c i h-'
537.

r
1
236.
1
i
1
1
Solignac,
le cogito augustinien ne ressemble en rien à celui
1
il
~
;
de Descartes,
"il ne comporte ni doute méthodique,
ni mise en-
l'
tre parenthèses du monde;
ici,
en effet,
le monde est
soumisd'entrée de jeu à
l'esprit qui se sait supérieur à
lui
et inférieur à celui qui
l'a créé"
(1).
Ainsi le Cogito augustinien est plus humain que
le cogito cartésien:
i l y a ici une volonté de se
ressour-
cer en Dieu dans une expérience originaire. C'est pour cela
qu'il se manifeste
avant tout comme une expérience de la
mémoire,
de cette mémoire qui se situe au-delà de notre sim-
pIe moi
"Où séjournes-tu dans ma mémoire,
Seigneur? Où y
séjourn··;-tli '? (Juelle chambre de ~pos y as-tu
façonnée pour
toi? Quel sanctuaire y as-tu bâti
ooue
toi? Tu as accordé à ma m6moLre l'honneur
de s~journer en elle ; mais dans quelle partie
tu y séjournes,
voil~ ce que
j'exanine.
J'ai
dépassé
les parties dp la mémoice que possèdent
aussi
lE:'s bêtes,
qua rd
je -rappelais
ton souve-
nir
;
car je ne te tr'ouvais pas
là,
parmi
les cho-
ses corporelles.
JE:' suis arriv€
au:·: parties où
j ' a i
déposé lE:'s impressions de mon esprit
: et là
non
plus
je ne t'ai pas
t: 1 ouvé.
J'ai pénétré
jusqu'au
siège de mon esprit lui-môme,
celui qu'il
possède
jans ::1:1
mémoire,
puio;~:ue l'esprit se sou';jç'nt aus-
si d,'
lIli-môme
tu n'6tais pas ici
non p1 1,15"
(2).
Désormais ~ette expérl~nc0 pe~sonnelle de la pro-
fondeur
de l'âme consiste véritablement en un dépouillement
de soi,
en une purification de soi.
Ici une telle expérience
(1)
-
.; . .;oligna·-,
Ini roduction ill:{ Confe~sion~~, Ed.
Desclée
de fJrOuwer
1962.
Volume
13
p.
105
note l.
(2)
-
Saint Augustin,
Les Confessions X,
XXV,
36
p.
205-206.

237.
devient de moins en moins conceptualisable, voire communica-
hIe
(1).
Dieu est dans la mémoire,
i l est co-extensif à la
plénitude de la mémoire et i l est co-présence à
l'esprit.
Ce n'est donc qu'un simple problème de luminosité
l'oeil
du corps voit des corps illuminés,
l'oeil de l'esprit qu'est
la mémoire voit le maître intérieur dans toute sa beauté.
Ainsi pour St Augustin,
l'intériorité existe,
mais comme le
Cogito,
elle a
son centre
dans
les divers degrés de l'amour
de Dieu.
Mais comment véritablement en parler? Le Cogito au-
gustinien est-il vrai ou au contraire une simple métaphore ?
Si
l'intériorité augustinienne n'était qu'une
si~ple métaphore,
c'est-à-dire cette expérience intellectuel-
,qui se
réalise par le silence et
qU}
rarpelJeTéüt la ;:Juriflcation plotinienne,
l'homme augus-
tinicn n'aurait par cons0~uent aucune réalité.
Si
au contrai-
re,
une telle
intiS,-j ,,"i'2 éLëllt s~)atiale, rfell~"lla démarche
,
ascensionnelle consi3te r -a: t
al~rs
à desextérioriser
le corps,
à
d -5 g é 0 mé tri se r
l' es rl r i t~.
An, ~; 'y" eux,
ces de u x i nt cr pré ta -
a.
-
La conversion intécieurc,
dans
l'homme dominé par l'ex-
tériorité,
n'u été
ssible que parce que,
en lui,
il y avait
cette "NE:,10RIA SUI " i u i
rés i s t.3 i t
à la fermentation des péchés
(1)
-
"Quand j'aur,-;i ddhéré à
toi d,:! tout :'loi-même,
nulle part i l n'y aura pour moi douleur et labeur,
et vivante sera mu vie
toute pleine de toi".
Saint Augustin,
Les Confessions,
X,
XXVI,
39
p.
209.

238.
flf
et qui avait su conserver le souvenir
et la nécessité de l'in-
1
tériorité.
Autrement dit,
i l Y avait une sorte d'alliance
1
ontologique,
d'être à être entre le Créateur et la· créature.
1
"
l'impureté de notre esprit nous fait sombrer
!,
en bas par amour des soucis,
et la sainteté du
tien. nous relève en haut par amour de la sécurité
[
i
afin que nous tenions le coeur haut vers toi,

1:
!
où ton Esprit est porté au-dessus des eaux,
et
1
que nous parvenions au repos suréminent,
quand
!
notre âme aura traversé _le~~_~_ux_~i sont__s_a~~
substance"
(1).
1
~
Ainsi l'alliance ontologique permet de supprimer la cupidité
pour rechercher l'amour authentique.
Elle entretient donc la
métaphore intérieurepour éviter toute corruption par la sub-
jectivité.
Mais plus que métaphysique,
une
telle intériorité
est surtout intellectuelle.
Et i l Y a ici comme une reprise
1
de la tradition néo-platonicienne
(2).
1
b.
-
Certes,
l'intériorité est d'abord une cxpêriencc intel-
lCCtllcllE' rn.éliS avec saint :'\\ugustin,
elle
'.'
définit désorr;\\ais
conune une expérience èe
la
foi,
cOI'un·? cC.t:l.
est la ffia.nifcs-
ta tion
de nous-mées.
1
t
1
. ~J
,
!
/propre.
l
':l
;_)d.~:; mai:) ad
lic,tl
/prO~)Ll' .
f
DE-
feu. ler,d
vcrs
lchaut
la
pierre vers
le bas
:
Ils sont menés par
leur poids,
ils s'en vont à
leur
J
/lieu.
L'huile versée sous
l'eau s'él~vc au-dessus de
l'eau
L! eau versée sur l ' hui le Si enfonce a'J-dc3sou.., ùe l'huile
Ils sont menés par
leur poids,
i l s'en vont à
leur
/lieu.
(1)
-
Saint Augustin,
Les Confessions XIII,
VII,
8 p.
437.
(2)
-
J.M.
Lcblond,
Les Conversions de St ~ugustin, p.
181-224.
1
l

239.
S'il n'est pas à sa place,
un être est sans repos
Qu'on le mette à
sa place et i l est en repos.
Mon poids,
c'est mon amour
C'est lui qui m'emporte oU qu'il m'emporte"
(1)
A l'alliance ontologique se superpose une allian-
ce métaphysique.
Le poids de l'homme n'est pas séparé de son
être
i l se détermine par son amour,
c'est-à-dire par le
sens intérieur,
libee et personnel qu'il donne à son rapport
à
Dieu et aussi
à
son rapport aux autres hommes.
Ainsi saint Augustin dépasse la'perspective de
l'intériorité dans
la pensée antique.
Certes i l reprend la pro-
position générale de la pensée grecque selon laquelle connais-
sance de soi et connaissance de Dieu se mettent en mouvement
l'une l'autre.
['lais une telle conception ne nous permettait
jamais de saisie d' 'ne façon presque objective
les
limites de
notce "t:'é-opace int21'ieur".
Grâce à
la coexistence des cieux al-
liances,
le "Conna;,:-toi
toi-mê:me"
aUCJusLinicn permet- non seu--
le:nent de reliec
le lt\\onJ.e d'en haut et le monde d'cn bas mais
v2citablcment de cUlllPrendre le
situation de
l'hom!'1c dans
le
Gonde.
L'alliancc ontologique,
même si elle suffit ?our qu'un
St:jct retrouve sa \\,,"ritable dimension incériE"ure,
nous pcr-
met de comprcnclt-e
Li
situat:)n de
l'ho"\\ffi'è.' à
l'ombre,
iu péché.
De cette façon,
le :)éché,
s ' i l a corrompu
l'horrune,
ne
l'a
pas tué car même 501:S
le régime de
l'extériorité,
l' :wmme sem--
ble posséder les
id',cs de Bien,
de Justice et de Beauté.
Et
(1)
-
Saint Augusti l,
Les Confessions XIII,
IX,
la p.
441.
1

f
Ji
1
240.
Jj
ti
J
c'est à partir de là que
va se développer le sens de l'al-
1
liance métaphysique qui va permettre à l'homme de constituer
sa temporali té,
son poids. 'Répétons-le,
avec sa'int Augus-
tin,
les deux chemins de l'intériorité se rencontrent:
à
l'intensité du désir,
de l'amour, correspond le concours né-
cessa ire de la grâce qui assainit l'âme et lui procure le
sens de sa liberté et inversement
(1).
Ici,
l'intériorité est
atteinte dans toute sa densité et dans tout l'appareil théo-
rique qui permet de la constituer et de la comprendre
(2).
Par sa lecture originale des Ecritures et sa réinterpréta-
tion~ de la philosophie antique, saint Augustin réussit à
conjoindre dans l'intériorité,
la subjectivité,
le monde et
....,,:~.h.....o. Â .""-''"'':> - ~........-. .okJ,.., ~ ~cu. u
/
~,~
Dieu.
L'intériorité n'est plus ce qui nousXrelie à nous-mê-
mes,
au monde et à Dieu.
Désormais ressentie comme "Présence"
~
augustinienne se d?roule au coeur et 3U ~ de l' homme q'Ji
refuse de s'enfermer dans l'illusion du moi.
Ici,
plus
(1)
-
L'éthique de St Augustin a en COfl:t:'lun avec l'éthique
grecque d'être eudémoniste
elle PLO~OSC le bonheur comme
fin de l'activité humaine; mais ce bonheur ne sc
trouve
qu'en Dieu:
"Les E9icuriens placent le bien suprême de l'hom-
me dans le corps,
mettent leur bonhcur en eux"
(Sermors7,8)
ITL3is
"la créature raisonn,lble . . .
a été ainsi faite qu'elle
ne p,'ut elle-mêc;tc être l'objet de sa béatitude"
(Epistula,
l
140,
23,SG.
( 2)
-
"L a r c che )' c h fè de Die u es L cl 0 ncas p ira t i 0 [) ,~, l a béa t i -
tude,
la possession de Dieu est la béatitude"
Saint Augustin,
De moribus Ecclesiae l,XI,
18.

241.
qu'ailleurs,
dans le coeur de l'homme se situe l'autre rive de
<Q
l'océan de l'Etre où i l faut avoir pris pied pour remarquer
que l'horizon a changé:
Dieu,
l'homme intérieur et l'homme
extérieur sont une seule et même clarté. Ainsi la théologie
de Saint-Augustin a pour subscructure
la cosmologie
grecque
telle qu'on la trouve chez Platon,
les Stoïciens et Plotin;
elle s'applique moins à disserter des êtres qu'à les placer
par ordre dans la continuité du drame.
o
o
o
o
En conclusion,
il est loisible de constater
le radicalisme qui s'est emparé de l'idée d'intériorité
Certes,
i l ne s'agit pas encore d'un radicalisme absolu comme
dans la philosophie moderne et contemporaine.
Seulement i l
faut simplement compr~ndre qu'ici l'intéri.orité n'est plus
saisie à
l'occasion ,j'une rccf1c:che. de l'Etre
ou même dans
la simplc volonté d'être teW:'l .'i la Divinité.
Désoj~mais, l'idée
d'intérioritt" s'est immobilisée',
s'est recentrée à
l'inté-
rie u r
me: ~ t~~ d E:~
l 1 rIO ffiITU-'
e t
a 'L1
n.i \\T cau des c ~~
exp é rie ne es.
E n
effet,
le sage épicurien ou stoIcien,
nous
l'avons vu,
se cher-
che et s'~ffirme par dépouillement périphérique,
par la mise
entre parenthèses de
toutes
les formes d'extériorité.
Retran-
chant de lui-même tout le domaine indifférent des choses,
-1~
tout ce qui n'est proprementxà lui ou tout ce qui ne dépend
pas de lui,
le sage ~picurien ou stoïcien tente d~ se retrou·
ver dans le cercle de ses représentations ou de ses souvenirs.

.~
..', "
242.
Il ne s'agissait donc plus comme chez Platon de saisir l'in-
tériorité comme le moyen-terme qui permet de conjoindre la
base et le sommet, mais comme ce qui est d'abord logé dans
le coeur de l'homme
(1.
Von Arnim,
S.V.F.
236,
12
; Diels,
Kranz.
390 A 10-13).
Ici la raison n'est plus comme chez
l'auteur du Phédon un siège excentrique dans la tête,
mais
ce qui à l'intérieur de l'homme lui permet de s'épanouir.
Au-
trement dit et d'u~e façon générale, que ce soit chez les
Epicuriens,
les Stoïciens, chez Plotin ou chez saint Augustin,
l'individu n'est plus attiré hors de lui-même par un appel de
l'objet:
i l s'avance spontanément vers
l'objet par un effort
à
la fois
libre et volontaire.
L'intériorité du sage se si-
tue donc au centre de sa subjectivité.
Et son autarcie,
son
accord :lvec l'univers,
la nature ou les autres
(comIne l'avait
si bien montré J.C.
Fraisse dans la Philia),
rés~lJ tr'nt d'une
construction posi tive à partir du centrE::.
DésorI"l::; S
la volon-
té re!è\\;:J lace l'amour.
Pourtant si tous ces philosophes partagent dans
leur analyse ce souel de la radicalité,
Plotin Ci
saint Augus-
tin évitent d'enfcl-::1C'L l'int;riorité dan,,; une S::)I"'" de solip-
sisme pour l'ouvrir à la trapscendiln~e. L'itinéraire de plo-
tin apparaît alors comme
lié}i. à une introspectioil qui s'élève
au-delà de ses limites.
Avec lui,
i l ne suffit plus de circons-
crire l'expérience clu moi,
i l
faut
la pÉ'llétrer.
Seulement i l
faut bien voir qu'une
telle entreprise dé?asse
l~~ possibi-
lités de la pensée grecque traditionnelle car l'intériorité,

1
243.
loin de se préciser dans son irréductibilité foncière,
fina-
lement éclate en quelque sorte et le philosophe découvre
alors dans le sujet toute l ' inunensi té de l'objet., Plotin inau-
gure donc une nouvelle façon de penser l'intériorité qui ré-
sume la philosophie antique
: i l retrouve la complémentari-
té de l'objet et du sujet et échappe ainsi au radicalisme des
épicuriens et surtout des stoIciens.
Le mérite de saint
Augustin a
été de conjoindre ces deux mouvements
: comme le
sage stoïcien,
i l rentre en lui-même pour en éprouver les
li-
mites et,
comme Plotin,
i l échappe à ces limites en se dépas-
sant lui-même.
Désormais,
au-delà de son Moi,
i l ne trouve
plus l'Etre,
l'Un,
la Nature,
le Dieu mais son propre Dieu,
une Volonté accordée à sa volonté,
une Personne consonnante à
sa
personne.
Ici,
le sujet ne s'affirme plus en s'opposant
à
la réalit[, hétt5rosène d'un objet
(DISTENTIO),
mais en s'u-
nissant J
un autre s~ljet
(INTENTIO)
tout en s' élevarè': vers
lui
(f~:<':"<:.:;10). En :>ce de [;1on intériorLté,
i l y a l e Toi
i n fin i,
t·' . " i b 12 e t
pa ter n e Ide Die ll,
cel u i
san s qui
j è
n L:
peux rien.
Autrement dit
l~ salut de mon âme ne s'opère plus
::; cl i nt
.\\ll'j l;' t i Il :.: U nj 0 i nt
en r:: ::l lib";
lr- t) j s i n f lue nec s
:
l' i n -
fluence stoicicnn~ (la volonté personnelle),
l'influence
le
la Bible
(la Tra~scendance infinie)
et
l'influence pure-
ment chrétienne
(La Grâce rédemptrice)
TRANSCENDE TE IPSUM(l)
(1)
-
Saint Augustin,
De la vraiQ..religion.
72.

244.
chez saint Augustin,
le chemin de la conversion devient. tout
autre. L'homme s'est perdu et a perdu son Dieu en voulant
se trouver lui-même
(l). Ainsi son centre de grav~té n'est
plus situé au milieu ou même au haut de son être, i l est hors
de nous.
Aussi un long itinéraire,
une vraie conversion,
s'offre-t-elle à l'âme. Alors que pour Platon,
i l s'agissait
de trouver l'intériorité en s'inclinant sur Soi, que pour
les Stoïciens,
i l s'agissait de se centrer sur soi, pour
saint Augustin,
i l s'agit désormais de sortir de soi,
non
plus pour s'évader,
mais parce que hors de soi, c'est soi~
même qu'on trouve en Dieu.
Cl}
- Saint Augustin,
La Cit6 de
Dieu. XIV,
11~13.

245.
- --------------------------------------_._--------
CON C LUS ION
GENERI:..LE
1
. - - ---------------------------------------------_.

246.
La question que nous nous YJosions à l'aube de
cette thèse a donc trouvé un sens. La pensée antique révèle
qu'il y a un sens intérieur à
l'homme qui
l'ouvre à
la vie
et à la transcendance.
En effet,
à
travers toute son histoi-
re,
sous la diversité des auteurs,
des genres, des intrigues
et des
changements sociaux,
l'idée d'intériorité s'y mani-
feste de façon constante;
Elle consisteen une expérience i-
dentique sans cesse renouvelée.
Tout se passe comme si l'hom-
me à l'ombre de la subjectivité vivait dans une situation de
trouble et qu'il importe de résoudre cette situation en lui
révélant sa libe~té. Simplement la solution dominante est
verticale puisqu'elle marque l'intervention divine qui per-
met à
l' hornme de retcouver son origine et son uni té.
f
l\\
l'âS'-" héroïq',h:,
l'intériorité
humaine pour
1
l
êtce saisie a besoin de l'iniJ':'lontion divine.
L'intériorité
d'l'l.chille c'était en effet la raison et non la colère,
la
voix d'Athéna et non
la vo;x
de la simple subjectivité.
Elle
se définissait donc chez Hom~ro comme l(~ refus de la spun-
tanéité tumultueuse de l'homlnc au profil d'une loi supécieure,
d'une loi divine qui a
la force de l'équilibrer.
Ainsi Achille
s'élève à la vérité divine et cetrouve dès lors une sorte d'in-
tuition métaphysique qui a
la charge de transfigurer toute
sa per30nn~lit~. Et d~s H0~~re
il Y il rornrne le surgissement
de deux orientations opposées
Dieu assume la volonté et la

247.
loi. Et l'histoire de la pensée antique insistera tantôt
sur l'une,
tantôt sur l'autre,
Dans un premier moment,
sur-
tout avec Homère,
Hésiode et les
tragiques,
i l n,'y a que
Zeus qui agit par sa propre volonté.
L'homme est un "insecte
humain"
dont la seule tâche est de se plier à
la volonté de
Zeus,
au Destin
(l).
Dans un second moment,
surtout avec
les
l i
philosophes présocratiques,
c'est la raison,
par sa trans-
cendance qui donne son sens au tout.
Mais aux yeux de Platon
tout cela apparaît comme une certaine façon de réduire la
volonté divine à une volonté capricieuse et corruptible et de
limiter
l'action divine à une impulsion.
En effet,
n~-a~il
pas une autre façon de se rendre sensible à
la Divinité,
de la saisir "telle qu'elle est"
(République 379 A)
c'est-à-
dire dans son infaillibilité et dans sa providentialité ?
Toute
la straté1i~ platonicienne consistait donc en la né~
cessit8 de compo~
.>,::l1ectiqllement l'arbitrair€'
divin avec
la causalité physilue,
~t c'était pour conjoindre intuitive-
ment ces deux mOfficn~s que se révélait la part imooctante de
l'inté~i0rité hurn~ine dans le chemin de la vérit6. Mais
d'une façon générale,
celle~ci est toujours à
l'image de
la
Balance :le Zeus,
-,
la Ju st i c e dE' Zeus cl il ha ut l:.: son 0 l ym p e .
"""=' ~.-.~~-:- "'=",..,....-.-.-.-- "'1:"" -
-:- -..-_-:-.--
(1)
-
cf Eschyle:
"Le bonheur humain,
s' i l s 1 éi '2VC assez
haut,
ne meurt pas stérile
;
de
la prosp6rité n~it un insa-
tiable malheur".
in rigamemnon Vers 750 Trad.
p. :lAZON.

248.
Elle n'est jamais donnée d'emblée,
elle est toujours à re-
chercher. Certes,
c'est la justice de Zeus qui révèle la
nature intérieure de l'homme.
Hais c'est parce qU"il y avait
chez Platon une intériorité déliée de la subjectivité que
le bonheur de l'être humain se définissait
non pas en fonc-
tion des Biens mais seulement en fonction du Souverain Bien.
Aussi le souci premier de l'individu consistait-il à "se con-
naître soi-même",
c'est-à-dire à faire
l'expérience non seu-
lement de ses propres
limites
(1) mais surtout à s'élever au
principe unitaire de la pensée,
à
l'intelligibilité de l'âme.
Or le principe de l'intelligibilité de
l'âme,c'est cela même
que
nous
trouvions dans
le double chemin de
la participation
de l'âme à
la réalité du Bien,
à
savoir la réminiscence et la
dialectinuc ascendante.
Autrement dit,
pour atteindre IfA~_
solu je:'
la conscience humaine,
le Sage platonicien ch·2r-
:~:.sib les pour
>
ê t r e
r c } '( ,,,- ,J
l ' Id ÈS
de 3 i en,
:-; ccp r i Ile i pc"
que lf qui
est la sout-ce effectivE:: de
,011':
être.
Ainsi chez:
Platon,
la
sétJc1rat~on est faite:
la c~)ndamnaLion du monde sen-
s i b le e t
j ,-c
t 0 u t CO,) r me a 1 i 0 [l él n te d 1 iS:< :.2 rio r i t é s
su Il P 0 s e
la célfc>·d-.ion du :klnht~ur,.;·. la réal iJ':; intérieure de l'hom-
me.
L'i;.t'Sclorité .oc SiU.L
';"',-<llTlais a ,-delà de
la conscience
(1)
-
~J(jJ5 SOïmnes clone de l' J.vis de ,I.C:. Fraisse qui con-
clut dans
la Phili-;,
op.
cit.
p.
450
If
• • •
aux yeux de
Platon . . . ,
l'intériocité ne se ["(~vèle pas exclusivement
par un repli
sur soi-même".

249.
et résulte d'une contemplation de l'Etre.
Avec Platon,
tout se passe comme s ' i l s'agit avant tout de remplir l'écart
entre le Transcendant et lé moi,
de concilier r'au-delà et
le moi à partir de la réflexion de ce moi dans
le présent,
de
l'âme par-delà le corps.
Tel était aussi
le débat à
l'inté-
rieur de la tragédie qui s'efforçait de relier l'ici-bas et
l'éternel
(1).
Avec Aristote,
cette volonté de relier la base
et le sorrrœt
n'opère plus bilatéralement.
En effet,
ce n'est
plus la Divinité par son action qui doit pénétrer en nous
mais c'est nous qui allons à elle.
Ce qui compte ici,
c'est
l'ordonnance de mon action à
l'ordre du destin
(2).
La Nature
doit être conmk
pour être obéie.
Il est donc nécl"::,ssaire d'as-
surruner à
la
fois
nos propres servitude""; et celles de la Natu-
re.
Alors
l'activit~ contem~lative, en ce qu'elle nous élève
au divin,
consiste désormais en un effort intérieur
dU
n1-
veau du saVOlr,
et c'est elle qUI
nou,' éclaice d':lns
la con-
naissance du d~stin de la nature humaine.
Ainsi
de même que
che z Ar i s t 0 t c
~. 1 él ,11 i t i é déc 0 1 ! l c d ' '1 ne
oogue pratique et
devieni
un COf!te:Jtement,
\\~'l ~)laisir, '~e même
l' intécioci t.0
humaine se r0v01e par instant
dans cetLe activité contempla-
tive,
dans cette jouissance 'v~aljt:at.ivc
qui est le privilè-
(1)
"Le chemLn qui
conduit
à
notre propre ciel passe tou-
jours par 12 volupté de notre r-,roorE:: ~-el'fer: NIl::1ZSChE le Gai sa-
voir.
parag.
)38
(2).
Aristote,
Ethique à
Nicomaque.
1139 à
13 b4
1156 B :3-10
"La décision est intellect désirant ou désir réfléchi,
et
ce principe complexe,
c'est
l'homme".

250.
ge de Dieu (1)
et qui est cependant notre vraie vie
(~.
\\
A partir des Epicuriens et des Stoïciens, même
\\
si le problème a résoudre reste toujours la possible con jonc-
\\'
tion du monde d'en-haut et du monde d'en_bas,
a travers le
principe d'AUTARCIE,
c'est désormais l'idée d'une radicali-
sation de l'intériorité. Tout cela se précise a l'occasion
de deux refus:
d'une part,
celui de la transcendance exté-
rieure des dieux de l'Olympe et d'autre part celui de la
transcendance intérieure de l'examen de conscience.
Pour les
Epicuriens,
par exemple,
parce que l'ordre de la nature
préexiste,
l'homme qui cherche tous
les plaisirs ne saurait
faire ni ce qu'il désire,
ni ce qui lui plaît.
En ce sens,
le plaisir n'est que
l'indication du désir qui est situé au
fond de moi.
Aussi en se libérant des pl~isirs cinétiques,
le sage épicurien révèle la primauté de son intériorité ou
plu tô t
de cet au-delà de l'extériorité qui
lui donne son
sens
(3).
La
libect{~ du 5::1ge é!?icuri(~n cut1siste donc à ne
plus avoir ni désir ni crainte,
ou plutô~ à s'occuper de son
âme et a la soigner. Vivre le plus possible a l'abri des
désirs et des pLl;:i,-s,
r-=,Euser
toute fon:::tion ou tau:
rlai-
(1)
Aristote,
Métaphysique 1072 B 24-26
(2)
-
Aristote,
Ethique a Nicomaque. 1177 A 12 - 1179 A 30.
(3)
-
"Tou te vie rJJrrna le se présen te do ne sous la forme
d'une continuité lin0aire
jalonnée de choix intuitif situés
à des niveaux variables d'altitude et d'intériorité".
Tel
est l'avis de R.
Schaerer,
in le Héros,
le sage et l'événe-
ment dans
t'humanisme? grec ...
op.
cit.
p.
163.

251.
à la thérapeutique de l'âme,
voilà l'idéal de
la liberté in-
térieure tel que l ' a conçu l'épicurisme.
Par contre,
dans
la mesure oa tout ce qui arrive dans
le monde su~vient selon
les désirs divins et est donc par conséquent bon dans sa na-
ture et dans son être,
la sagesse ne consiste-t-elle pas dé-
sormais à s'accord~r au réel? C'est la solution stoïcienne,
qui a exercé une influence décisive sur la pensée humaine.
Le stoïcisme,
à vrai dire,
ne l'a pas
inventée.
Platon
l'avait déjà formulée dans le fameux
texte des Lois
( X,
903
B-D).
Nous souffrons,
et cette souffrance nous apparaît
comme un désordre.
Mais ce sentiment que nous avons d'un dé-
sordre vient de ce que nous
n'envisageons qu'une partie du
réel.
Nous n'avons pas regard au Tout.
Si nous considérons
le Tout,
celui~ci ne peut se présenter à nous que comme un
ordre.
Or qui dit ordre,
dit un ensemble composé de parties
r.éccss.J.irement inégaJ ..:.:~.
Inégales,
e1 l
ëC
distinguent par
,:l,:"c;
degrés diffi;rents de bonté.
Aucunc' d'elles
n'cst la bon-
«
pù.rFaite.
:iais ces p2rtiE:'s sont toutes nécessaires pour
(>_w,?oser
l'i::lr~~rc total qui
seul est par-fait.
En conséquE:'nce,
le désordre sc résorbe dans l'ordre et la sagesse est dès
;ors de regacder
au Tout
(1).
Ainc:;j
cl' unE:'
façon générale,
~a pensée antique dans toute: sa gClnôc',;c affinnc
l'E:':<:istenc::::
de l'idée d'intéricrité da:ls son suuCc
fOl1d~-'imental d'invi-
~cr l'être hu~ain à remonter au sens Ju sens.
Face à
la dis-
continuité de
l~ vie commune,
le sage oppose la continuité
intérieure qu~ rermet de relier une supra et une infra-trans-
cendance.
Ce
n'est p~s pour rien que les poètes par
(1)
-
Marc-Aurèle
XII,
18,2,
Plotin,
II,
9,
9,
75.

exemple décrivent toujours l'homme
en situation de contrain_
te ou plutôt hésitant
entre la Démesure et la Raison!
En
effet,
si cela est possible c'est justement pour nous pré-
s.enter la trop célèbre misère et grandeur de l' homme.
Face
au relativisme,
la voie de la vérité existe qui permet non
seulement aux poètes mais aux philosophes de conjoindre
l'Absolu personnel et l'Absolu de l'altérité.
Ainsi c'est la réconciliation de l'être humain
avec lui-même qui permet celle de l'homme avec le monde,
avec autrui et surtout avec Dieu. Autrement dit,
la pensée
antique témoigne de l'existence de liens 00n seulement logi-
ques mais m0~~physiques entre l'Absolu
transcendant et
l'Absolu rel~~if ou~lutôt l'absolu de la conscience. Et la
r6vélation d~ tels lieux passe par une conversion intérieure
du sujet.
L'~lstoire de la pensée occidentale,
ainsi fondée
sur cette vO~')nté d'accéder au Principe,
reviendra,
tout
en revisant
~ statut de la subjectivité,
sur cette
géniale
intuition.
Lors~u~ Descartes s'efforcera de relier logique
et ontologie,
philosophie naturelle et métaphysique,
~n
s'enfonçant
~3ns le doute,
en se heurtant au malin génie,
ce sera non seulement la volonté de raisonner juste sur des
possibles, "l!1Jis surtout celle de raisonner en v::rité sur
L'Etre. Certes,
contre la pEnsée anLiaue et plus précisément

253.
contre Platon,
Descartes affirme la nécessité de l'expérience ,
i l ne reste pas moins vrai que sa méthode débouche sur une
vérité plus haute qui nous donne un sens:
Moi -
l'idée de
perfection qui est en moi ~ Dieu existant hors de moi.
C'est
pourquoi "nous ne pourrons iamais connaître le triangle géo-
métrique par celui
, que nous voyons tracé sur le papier
si notre esprit d'ailleurs n'en avait eu l'idée"
(1).
Lorsque
Rousseau révélera dans
la conscience morale,
le principe
d'unité de la personne humaine,
en découvrant "le concept mo-
derne de la raison,
c'est-à~dire l'union de la raison théori-
que et de la raison pratique,
la relation précise de la rai-
son et du sentiment
(ou de la conscience)",
n'obéissait-il pas
à
la volonté socratique en faisant de l'intériorité ce qui est
antéri0ur à
la distinction du Moi et de
l'Autre?
(2).
(1)
-
Descartes,
Réponses aux Cinqui~mes objections
et
sur Lettre au ?
Gribieuf du 19
jan~jcr 1942.
(2)
~ L'int~riorité chez Rousseau,
c'est c~tce volonté de
co [[1 pre nd r e q u ('
l e v rai dés i r e s t
de
t ra n s p ,} r L' nc e :
"1 l
ne
faut pas confondre l';\\mour-profJre et
l'Amour de soi-même:
deux p'J.ssions
très différentes par leur nature et par leurs
effets.
L'Amour de soi-même est un SC:'iltiment naturel qui
porte tout animal à veiller sur sa propre conservation et
qui,
dirigé d,lns
l'homoe par la
raisoCl et T'codifié pd-C
la
pitié,
produit: l'humanité' ct I l VCCbl.
L·PL.\\our-propce n'c:.;t
qu'un sentiment
relatif,
factice,
et
n6 d~ns la société,
qui porte chaque
individu ~ fai re plus cas de soi que de
tout autre ... ".
Discours Sllr
l'origi:lc de l'inégalité.
Nute
Y.V,
1 1 l,
p.
~ 19 .J.L.\\~
Jv ~ ct . ~
,lA ....
i2.''v-~; lr
o~ J..~ ,'hv. J~,
0""-
~ , ("~-Ji (. cL.. If l';},.... 1 c<
.1), t!
v

.. ~.Jt
J L'"'-
C>.h~k..O-'~ r .Q... dJ c.:JJ- {'"c
f
7 j
~ ~Y"h.~~ ~
:r').,- C,,-,
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1
1
fJ
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Il
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12
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v-J-- L -ft'-~"'
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G.
J;:-,-_L cL. è.-w.~
C'
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C~~~'.
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i; .L ~ ~-~:J{'c(,~J' /"""" . ~.",- ~
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dJ-,
.
('
("
' .
(1
lA
C-J:..J- f0 CA
') 1" ~,t;. -f.
CN~h~L....... d) 1:,1. ~'{~ ~"A"'~\\..C
~
U

"-
Lorsque Kant operera sur les maximes de la
sensib.i li té un "renversement'" qui
les tour ne au p'rof i t
des
maximes de la morale,
lorsqu'il effectuera le passage entre
les affirmations de la Critique de la Raison pratique qui
font
consister la moralité dans
la soumission de la subjecti-
vité à l'objectivité et sa réflexion tournée vers le sujet
transcendantal,
n'est-ce pas cette même volonté de saisir
ce qui est universel c'est~à-dire ce qui est valable pour tout
être raisonnable ? Chez Kant et pour reprendre le langage
de DANTE,
entre la "descente aux enfers de la connaissance
de soi"
et la "voie de
l'apothéose"
s'interpose le "joyau"
de la bonne volonté, qui brille "de tout son éclat à elle
comme une chose qui a eu sa valeur tout entière"
(1).
Lorsque Huss~rl assigne à
la philosophie la
n~cessit0 de rechercher les
Lntuitions d'essences naIves,
c'est
-â-dire de mettre entre parenthèses les différentes cons truc-
tions qui
les supposent ma~s qui nous les masquent,
il
lui
demande d'op0rer ~n retour vers
l'originaire.
Parce que l'ab-
solu n 'est ~)as dins
le contl.'nu mai,'; cl.lns
l' in:ention,
la re-
cherche Je
l'SGO Tr':lnsc,,'ndantal coïncide a.vec
le
souci
pla to-
nicien du Phédon,
c'est-à-dire engager l'homme vers
l'authen-
tique" (2).
(1)
-
Dante,
La Divine ComE~ciie .. Enfer XXXIV,
139
(2)
-
"L'authentique est ce <"i, quoi
tend finalement la raison,
même dans son mode de décadence qu'est la déraison".
Husserl,
Logique formelle et logique
transcendantale.
Trad.
Française
p.
40-41.

255;;
Lorsque Heidegger
affirme que les considéra-
tions sur l'''étant'' nous cachent le problème de l'Etre,
i l
nous invite à nous initier à la-vérité de l'Etre c'est-à-
dire à refuser l'éparpillement,
l'oubli pour retrouver l'in-
tuition fondamentale qui nous relie à l'Etre.
Tel est bien
le sens des ques tions suivantes
:
"Dans quel so 1 les racine s
de
l'arbre de la philosophie trouvent-elles leur point d'at-
tache? De quel fond les racines,
et par elles l'arbre tout
entier,
reçoivent-ils la vigueur et les sucs nourriciers?
Quel élément
clé dans
le fond et le sol s'entrelace aux
racines qui portent l'arbre et le nourrissent ?"
(1).
Ainsi
malgré les différences de cheminements,
c'est lliien le souci
de l'intuition pure,
de cette intuition qui nous élève jus-
qu'à
l'absolu.
Remonter au principe,
c'est chercher,
au-delà
des
rel~tions, la vie intérieure qui nous oriente vers l'uni-
té substantielle.
Seulement,
SI
la
pensée a
que cherche
avan( tout à nous mener au principe,
il faut bien voir aussi
que
les méthodes sont toutes aussi divergentes
les unes que
les autres.
C'est le chemin des variantes.
;Ja r.::xemp le,
le mou--
l'intériorité se manifeste déjà par la conversion
La fou~ue
1
.
d'Achille contre Agamemnon ne sc
résorbe que
lorsqu
AchIlle,
après son tête-à-tête avec Athéna,
en vient non plus à vouloir
(1)
-
Heidegger,
'te
retour au l:on,wment de l a métaphysique
(introd.
à la 5è Ed.
de Qu'est-cè-que-IaInétaphysique ?)
trad.
R.
Munier.
in Revue des Sciences philosophiques et
théologiques . . .
Juillet 1959 p.
401.

256.
le tuer, mais simplement à l'insulter.
Ici
la démarche est
descendante au lieu d'être montante comme chez Descartes
(l).
Parménide,
Platon,
Aristote et surtout les Epicuriens et
les Stoïciens,
Plotin et Saint-Augustin,
certes,
affirment
que le chemin de la réalisation de soi passe par la volonté
de s'arracher aux ombres,
au mal.
Tout homme désire le bien,
(
!
tout homme tend au bien,
disent-ils!
Mais
l'opération progres-
Il1/
sive qui conduit du principe aux conséquences,
dans la mesu-
il
il
'1
'f
re où elle engage l'esprit dans l'action,
se révèle précieuse,
f
Il
1
parce qu'elle refuse l'inertie,
ce que Nietzsche appelle fll'es-
!
!I
/1
;1
,1
prit de pesanteur ~ L'originalité de la pensée antique, ce
n'est pas tant de nous inviter à chercher le principe ou plu-
tôt de nous inviter à remonter vers ce point d'origine où
tout sc rassemble et d'où tout procède,
que de nous inviter
à retourner aux chosc;s.
Sedler;-Ient,
il y a deux sori:es de
retour aux choses radicalement distinctes
qu'effectuent le sophiste et
le tyran
(Platon),
celui de
l ' hOièliTIC
fi p2 tho 10'] i qUi::men t
~ ... ~
' . - " . '
CCLernllne
qUJ_ 52 laisse entraîner.
par ses penchants
(AristoLe)
celui
du poète
inspiri'S qui
se
lais:: guider dr::~; :luses,
celui du philosophe
cro'!3.n t
qU],
ne C':'S~·_· de "sc resuuveni-c" que Dieu C':,:jstt~ en
retour aux choses est donc celui qui
refuse
la disDcrsion
dans
le multiple.
La véritable intériorité se situe en deçà
(1)
-
En effet,
Descartes ne cherche pas un point d'ancrage
dans
le ciel, mais un point d'appui"flferme et assuré"
en
lui-m0m~. cf Discours ~e la ~éthode. TTe p3rtie 3e règle.

257.
de la conscience de l'homme démocratique de Platon
(1) ou
de l'homme esthétique de Kierkegaard (2)
qui volent de plai-
sir en plaisir,
de femme en femme,
dans
un état de perpé-
tuel
distraction:
le sage seul est heureux parce qu'il
vit conformément à son intériorité.
Or s ' i l en est ainsi,
une histoire de
l'idée d'intériorité n'aura±t alors aucun
sens.
Comment mesurer ce qui est par définition non mesurable?
Comment parler d'une expérience qui est fondamentalement
indicible? En effet,
si l'intériorité c'est ce dedans de
l'homme qui se situe en lui,
i l faut désormais se demander
dans quelle mesure il est possible de la dire et dans quelle
mesure elle intéresse l'homme d'aujourd'hui.
Nous avons montré au début de cet ouvrage les
difficult~s relatives à
la notion d'int~riorité. La difficul-
té d'une telle notion consi~,_~: t- avanL- tout dans ses rapports
possibles ou nun avec la suhjeclivit~. Il faut d'abord noter
la leçon de la pensée antique à propos de =ette notion.
Elle
~ous apprend en effet pour la dire ou pour la saisir à
nous si-
tuer au-delà des mots.
Il faut dépasser ce qui dans le lan-
gage est du doruùlc "u positi.f,
d'une soctr:: de
logique de la
(1)
-
Pour Plata",
".:".ujourd'hui,
il
(l'homme démocratique)
s'enivre aux sons de
la flGte,
demain i l boit de l'eau et
s'amaigrit,
tantôt i l est oisif et n'a souci de rien; quel-
quefois on le croirait plongé dans la philosophie;
souvent
il est homme d'Etat,
et,
bondissant à
la tr:oune,
il dit
et fait ce qui lui
passe par la
tête".
République 561 A-E.
(2)
-
Kierkegaard dit ch~ l'hormne esthétique:
"Vois-les cou-
rir d'une
jouissance à
l'autre
le changement est leur mot ...
il veut une chose et tout aussitôt le contraire ... " Discours
re Ligieux
: La pureté du coeur.
.

258.
domination pour en saisir la fraîcheur ou l'agréable qualité.
Dire l' intériori té,
c'est donc oser comme le chef '. d 'ordhes-
tre,
par delà la simple partition,
donner la vie aux textes,
en saisir la "musique".
Il faut tout en l'interprétant pren...J
dre le recul nécessaire pour ne pas trop "écorcher"
l'oeuvr~.
Et la question se pose alors de saisir comment une telle mu-
sique peut intéresser l'homme du XXe siècle.
Nous ne saurions
apporter lCl une réponse définitive! Qu'il nous soit simple-
rrent pernù.s d'es;:>érer que le machinisme actuel,
la robotisation
de l'homme obligeront l'être humain à s'élever à la vérité
ou plutôt à s'orienter vers celle-ci!
Et si ce modeste tra-
vail d'histoire de la philosophie antique pouvait contribuer
à
l'aider dans cette voie,
notre but serait atteint.
1
1
1
f
ft
f
1
1

259.
l
N
D
E
X
Absolu:
2,
3,
18, 48,
50 -
52, 58,
82, 87, 88, 103,
133, 137,
157 -
160,
169, 176,
199,
208,
215,
217, 224,241,
248,
252,
255.
Action, acte,
activité:
10,
16,34,56,72,78,87,93, 106,
137, 140, 144 -
146,
156, 167, 169, 180, 187, 198, 210,
214 -
220,
249,
256.
Aliénation
24,
162, 175, 188,
213.
Anthropologie
76,
104,
120,
130,162,
166, 167,175,202.
Authenticité, inauthenticité
53,
54,
95,
117, 119, 186, 228,
238,
254.
Autonomie
8,
I l ,
16,
32,
37,
43,
147,
204,
220.
AUTARKEL'\\,
autarch~:
17,
19, 130, 155, 162,
169, 178, 182,
185,
187,
242,
250.
ATARAXIE
179 -
206.
Bonheur: 41,
43,
50,
53,
146,
147,
153, 160,
173,
180 -
184,
198, 210,
248.
Bien
(souverain)
70,
114,120, 132, 133,
135, 168,
172,
174, 178,
198 -
206,
214,
217,
219,
239,
248,
256.
Cogito:
2, 4,
15, 40,
62,
131, 141 -
145,
147,
151,
156,
160,
167, 183, 196,
197,
203,
204,
218,
219,
224,
229,
234,237.

260.
Contemplation: 15,
16,
18,
28,67,69,94,96,118,129,
130, 146, 148, 152, 153, 161, 167, 168, 172, 173, 194,
198,
210~ 214,
218,
220,
231,
249.
Conversion:
4, 17, 18, 44,
55,
62,
79,
81,
115 -
119, 127,
128,
130, 132,
135,
210,
211,
214,
218,
222,
226,
233,
244,
252,
255.
Désir
:
Ill,
155,
179,
182, 183, 189,
202,
215,
218,
240,
250.
Destin:
26 -
31, 37, 50,
51,
54,
65,
86,
90,
182, 203,
246,
249,
250.
Dépassement: 4, Il,
15,
56,
78, 82,
85,
94, 98, 109 -
131,
138, 150,
166, 191,
242.
Dialectique:
82,
116 -
122,
127,
129,
135,
148,
159,
161,
174, 175,
218,
222,
247,
248.
Expérience:
8 , ° ,
j'J,
63 -
69,
72,81,99,
104 -
107,
115,
126,
129,
156,
161,
168,
175,
187,
197,
209,
211,
224,
229,
236,
238,
242,
248,
253,
257.
Essence:
3 -
8,
10,
14,
17,
19,
22,
27 -
32,43 -
46,53,
58,61,
74,83,
il3,
114,
144,
148,
149,
154,
159, 177,
193, 198,
201 -
204,
211,
212,
219,
229.
Etre :
17,
22,
25,
38,
58,
61
-
73,
75,
77,
78,
80 -
84,
94,
96, 103, lOS,
107,
112,
119,
120,
125,
129,
130, 135,
138, 139,
143, 148,
154, 157,
158,
166,
170, 185, 193,
195, 196,
201,
202,
214,
217 -
222,
226,
229,
231,
232,
235,
241 -
244,
248,
249,
252,
254,
255.
Evènement
1,
19,
24,
37,
49,
55,
l30,
189,
197,
204,
222.
Existence:
4,
28,
29,
54,
63,
69,
72,
73,
78,
105,
119,
123,
125,
143,
148,
177,
182,
185,
197,
199,
228,
230,
251.

261.
Hannonie
6,
15,
62,
77,
81,
93,
132,
157,
177, 188.
Honune intérieur
5,
85,
98,
241.
Honune extérieur
98,
241.
Idéal
8, 53,
93,
103,
161,
169,
192,
217.
Intuition:
15,
20,
77,
90,
93,
119,
136, 137,
145,
151,
163,
168,
246,
252,
255.
Justice
39,
41,
39,
52,
64,
74,
86,
138,
216,
239,
248.
Liberté,
libération: 8, 17,
24,
48,
120,
128,
180,189,
199.
205,
210,
211,
219,
221,
240,
242,
251.
LOGOS
25,
76,
79,
81,
82,
85,
149,
154,
174.
Loi,
loi universelle:
6,
7,
29, 49,
52,
61,
76, 77, 85,
86,
96,
104,
110,
138,
166,
181,
189,
246,
247.
Maîtrise de soi
17,
91,
185, 189,
219.
Métaphysique:
4,
8,12,17,18,61,65,94,106,114,127,
131,
132,
156,
163,
202,
213,
238 -
240,
246,
255.
Mémoire, MEMORIA
83,
121,
149,
ISO,
161,
215,
227,
235,
237.
Moi:
4,
Il,
14,
15,
20,
40,
47,
56,
57,
78,
85,
91,
96,
117,
132,
166,
174,
181,
188,
195,
196,
217,
219,
220,
224,
22 7 ,234.
236,240,
242,
243,
249:
:'50,
253.
Monde extérieur: 9,
10,
12,
19,20,
33,
35,
81,
151,182,
204,
237,
235,
240.
j

\\
262.
Nature, naturel,
naturalisme:
8,
14, 18,
19,
29, 30, 33, 54,
61,62,64,82,90,98,155,167,169,174 -
206,220,
227,
229,
242,
243,
248 -
250.
Norme
36, 50, 57,
73 -
75,
87,
89,
94,
113, 117, 167, 178.
Objet, objectivité:
22,
29,
33, 51,
58,
69,
80,
95,
96,
99,
lOI,
106, 119, 126,
136,
139, 142, 143, 150, 159, 160,
197,218,227,242,243,254,256.
Ontologie:
17, 18, 43, 61,
68,
72, 103, 106, 110, 122, 151,
155, 156, 163, 238,
239.
Origine
72, 74,
233,
236,
256.
Passion
119, 140, 167, 182, 190,
203,
215,
218,
220.
Personne: 7, 45,
57, 75,
76,
79, 121,
162,
168, 175, 211,
218,
220,
243,
246.
philosophie, vie philosophique:
2,
3,
20 -
~3,
46,
61, 65,
66,
114, 122,
127,
132, 135, 136, 155, 159,
165, 166,
167, 175, 189,
208 -
213,
224,
225,
231,
255,
256,258.
Proche (OIKEIOSIS)
17,
19,
95,
96,
196.
Possession - dépossession
179,
206,
227.
Raison:
2, 37, 39,
51, 52,
60,
80,
91,
1~2.
136, 140, 142,
166, 167, 174,
186, 189, 192, 196,
201,
212,
146, 247,
252 -
254.
Rationnel:
25, 38,
80, 83, 128, 182.
Relation
16, 53,
56, 73,
Ill,
235,
255.

263.
Réminiscence
15,
16, 115, 121 -
133,
135,
148,
159, 174,
175,
248.
Sage, sagesse: 17, 40, 56, 57, 64 -
69,
74,
76, 81, 87, 119,
.
.
130, 139, 152, 161,
172, 175, 180,
181, 185, 186, 189,
199 -
206,
213,
218,
221,
234,
242,
248,
250,
251.
Subjectivité, sujet:
2 -
20,
29,
45,
51, 78,
95, 99,
100,
106, 109,
111,
113, 116, 122,
131,
136,
138 -
140, 143 -
148,
157 -
160,
172,
187, 197,
208,
214,
215,
218,
220,
234,
238 -
243,
246,
248,
252,
254,
257.
Temps: 18, 35, 36, 47, 83, 87, 89, 96,
126,
141,
163, 177,
183,
185,
186,
213,
227,
239,
Travail
41, 42,
43, 44,
161.
Transcendance:
2,
S,
15,
18, 19,
25,
27,
29,
35,
39, 43, 48,
51, 52,
56,
57,
62,
65,
73,
79, 94,
121,
126,
133, 155,
158, 167,
182,
187,
222,
225,
227,
242,
246,
247,
249,
250,
252,
254.
Valeur
46,
56,
159,
198.
vérité:
2,
4,
15, 45,
52, 67,
75,
79,
81,
85,
99,
101,
106,
107, 113,
115,
124,
131,
133, 146,
lS1,
155,
169,
195, 219,
226,
233,
247,
252,
253.
Vie, vie autnentique : 6, 8, 28, 55, 96,
111,
125, 139,
178,
178,
183, 188,
189,
212,
215,
225,
246,
258.
Vertu
70,
114,
124,
139,
161,
200,
202.
,J•..
~'
,

264.
B l B LlO G R A PHI E
I.
-
TEXTES ANCIENS,
COLLECTIONS DE FRAGMENTS, TRADUCTIONS ET
----------------------------_._--------------------------
COMMENTAIRES UTILISES
1° - Textes,
traductions et commentaires
Aristote,
- Ethique à Nicomaque Introd.,
trad.
et comment.
par R.A.
GAUTHIER et J.
-Y. Jolif.
4 volumes
Louvain-Paris 1958-1959,
rééd.
rev.
1970.
- Ethique à Nicomaque.
Nouvelle trad.
avec introd.
notes et index. par J.
Tricot. Paris 1959,
rééd.
1967.
- La Métaphysique.
Trad.
franç.
nvelle éd. entière-
ment refondue,
avec commentaire.
par J. Tricot.
Paris 1953.
- Traité de l'Ame.
Texte,
trad.
franç.
et comment.
par G.
Rodier Paris 1900.
- Traité de l'Ame.
Texte établi par A.
JANi.'lONE,
trad.
et notes par E.
Barbotin,
C.U.F.
Paris 1966.
-
0e
l'âme. Trad.
~CL~. et notes par J.
Tricot.
PariSl947.
- Organon.
Réfutations sophistiques VI,
Trad,
notes
Dar J.
Tricot.
Paris 1969.
-
Parva
naturalia. Trad et notes par J.
Tricot.
Paris 1957.
Saint Auqustin,
Oeuvres complètes.
Texte et trad.
Française. Bibl.
augustinienne.
Desc lée de RroU1œr ,
Paris 1936.
Cicéron
Des termes extrêmes des biens et des maux.
texte
établi et traduit par J.
~ffiRTHA. en 2 Vol.
C.U.F.
Paris 1961
Diogène Laerce Vies,
doctrines et sentences des philosophes illus-
tres.
trad.
française,
notice,
intro et notes par
R~ENAILLE, Classiques Garnier 2 Vol. Paris 1925
rééd.
1965.
Eur-,-pide
Théâtre complet.
Texte établi et traduit par L.
Méridier,
H.
Grégoire,
L.
Parmentier,
F. Chapouthier
et J.
Meunier,
en 6 Vol.
C.U.F.
Paris 1925-1969.

265.
Eschyle
Les Suppliantes,
les Perses,'etc . . . Texte établi
et traduit par P. MAZON 2 Vol.
C.U.F. Paris 1920
rééd.
1949.
Hésiode
La Théogonie -
Les Travaux et les Jours -
Le Bou-
clier. Texte établi et traduit par P. l1AZON 2 Vol.
C.U.F.
Paris 1928
Homère
- L'Iliade texte établi et traduit par P. MAZON
avec
la collaboration de Chantraine, Collart
Langumier. C.U.F.
4 Vol.
Paris 1937-1938.
-
L' Odyssée texte établi et traduit par V. Bérard. 3 va:
C.U.f. Paris 1924,
rééd.
1933.
-
L'Iliade et l'Odyssée trad.
R. Flacelière et,V.3érard
Coll.
La Pléiade Gallimard.
Paris 1956.
Lucrèce
De la nature, Texte établi et traduit par A.Ernout
2.
Vol. C.U.F. Paris 1924-1926.
Platon
Oeuvres complètes Texte et traduétion franç.
C.U.F
14 Vol.
Paris 1920-1964.
- Oeuvres complètes,
trad.
nouvelle et notes par
L:- Rob in avec la collaboration de J. t-lOREAU. 2 Vol.
Coll.
La PléIade Gallimard.
Paris 1940-1942.
Plotin
-
L~s Ennéades,
texte et traduction,
(avec La
vie de Plotin par Porphyre),
7 Vol. pi'"
P..
Bréhier. C.U.F. Paris 1924-1938
Oeuvres,
De la tranquillité de l'âme/Sur la brié-
veté-de la vie/Sur l'oisiveté/Lettres à Lucilius/
De la Constance du sage/Sur la vie heureuse/De la
Providence/Questions
naturelles . . .
texte 6tabli
et traduit par R. Waltz,
F. Préchac, A. Bourgery
et al.,
C.U.F.
Paris 1929-1972.
Sophocle
fragédies,
texte établi par A.
Dain et traduit par
par--icJ •
l'lAZON 3 Vol. C.U.F.
Paris 1958-1962.
Héraclite du Pont,
Les Allégories d'Homere.
Texte établi et tra-
dui~ par F.
BUFFIERE.
C.U.F.
Paris 1962.

266.
2° -
Collection de fragments,
textes choisis
Epicure
-
Doctrines et maximes.
trad et notes par M. Solovine
Paris 2281 après Epicure.
rééd.
avec introd. de
J.P.
FAYE.
Paris 1965
-
Epicure et les épicuriens.
Textes choisis par J.
BRUN 1964 P.U.F.
Paris.
La pensée du plaisir.
Epicure
Textes moraux.
Conunentaires 1975 Ed.
de Minuit Paris.
-
La lettre d'Epicure par J.
Bollack. M.
Bollack.,
H. Wisman.
La lettre à Hérodote.
Texte,
traduc-
tion,
notes-commentaire.
Paris Ed.
de Minuit
1971.
Les Présocratiques
-
Les penseurs grecs avant Socrate,de Thalès de
Milet à Prodicos.
Trad.
française par J.
Voil-
quin des ~rincipaux fragments.
2e éd.
Paris
1964.
Trois contemporains
: Héraclite,
Parménide, Em-
pédocle.
Trad et études par Y.
Battistini Paris
1955 i
rééd.
revue et augmentée sous le titre
Troisnprésocratigues..
Paris 1968.
-
Di~ragmente de_~~~Esokra:_iker,
Ed.
H.
Diels
1903-1910 remaniée par W.
K2J"\\NZ,
1951-1952.
Berlin.
Réed.
stéréot.
Vol.
1.
1971, Vol IT
1'?70
Vol III 1967.
- .Hérac:;lite ou la séparation
par J.
Bo1lack, H.
Wisman.
texte,
traduction,
notes-commentaires
Ed.
de Minuit Paris 1972.
-
Les fragments d'Héraclite Trad.
K.
AXELOS Paris
1958.
Héraclite et la philosophù~. La premlere saisie
de l'être en devenir de Id
totalité.
Traduction
et commentaire.
Ed.
de ~1inuit Paris 1962.
-
Le poème de Parménide Trad.
J. Bedufret Parls 1955.
Empédocle;
Les origines.
Texte,
traduction,
Notes-commentaires par J.
BOLLACK,
Ed. de Minuit
5.
Vol.
Par 1965.
1

267.
Les Sophistes
- J.P. DUMONT
Les Sophistes. ~ragments et témoignages. P.U.F.
Paris 1969.
- cf aussi Diels-Kranz opus déjà cité . . .
Les Stoiciens
-
Stoïcorum Veterum Fragmenta.
Ed. H. Von Arnim-
Leipzig Teubner,
1903-1924 Ed.
Stérist. Stuttgart
1
1964.
4 Volumes.
!
-
Les Stoiciens. Textes choisis et traduits par
J.
Brun.
P.U.F.
4e éd.
1968.
- Les Stoïciens. Textes traduits par E.
Bréhier,
édités sous la direction de P.M.
Schuhl, Coll.
La Pléiade
Paris 1962.
II.
-
PHILOSOPHES NODERNES ET CONTEMPORAINS CITES
G.
Bataille,
L'expérience intérieure.
in la Sorune Athéologique II
6euvr-es-complètes 1973 Paris.
Oeuvres et Lettres.
Textes présentés par A.
Bridoux
Cofl
liLa-~~CS-Càl·_e". Paris 1953.
Oeuvres philosoph~es
Textes présentés et annotés
par- F.~Alquié 1963-19-i3.
G. W. HeÇJel ,
-
Leçons sur la philosophie de l'histoire.
Trad.
J ~-G.ŒeTin -;--vi: i-n -Pa i is-196:L --_.
-
Le~n~_:>~E_l-'-I:~stoir_~~la_J2.hi losophie. La
philosophie grecque .. Trad.
P.
GAR~I~ON. 4 Vol.
Vrin.
Paris 1975.
-
Es!:.hétique.trad.
S.
Jankélévitch,
Paris
1965
-
La Phénoménologie de l'Esprit.
trad. J. Hyppolite.
2 Vol.
Paris 1939-1941 Aubier-Montaigne.
M.
Heidegger,
- Chemins qui. ne mènent .nulle pa~t_._Trad. W.
Brokmeier et F.
Périer.
Paris 1962
- Lettre sur l'humanisme.
Trad.
R.
Munier.
Paris
1957.
E.
:<an t
Fonde~ents de la métaphysique des moeurs. Trad.
V.
Delbos,
Paris 1951
- Qu 1 es t-ce que s'orienter dans la _p~.!1_~ée ? Trad.

268.
A.
Phi16menko.
Paris 1972.
MJ1eple~~ïPonty
Phénoménologie de la perception. Paris 1945
J.J.
Rousseau
Oeuvres complètes.
Ed.
B.
Gagnebin -
M.
Raymond.
Coll.
"La Pléiade". Paris 1959-1969.'
B.
Pascal
Oeuvres complètes.
Ed.
J.
Chevalier.
La Pléiade
Paris 1954.
S.
Kierkegaard Oeuvres complètes.
Ed.
J.
BRUN. Trad. P. H.
et E.M.
TISSEAU 1966-1977.
F.
Nietzsche
Oeuvres philosophiques complètes.
Gallimard.
Paris
1970-19781'
K.
Marx
Contribution à la critique de l'économie politique.
Trad.
M.
HUSSON et G.
BADIA. Ed.
Sociales Paris
1957.
Dante Alighieri La Divine Comédie in Oeuvres Complètes. Trad.
et
Co~~ent. A. PEZARD. Gallimard Paris 1968.
J.P.
Sartre
L'Etre et le Néant. Essai d'ontologie phénoménolo-
que.
Gallimard.
Paris 1943.
Hax.
Scheler
Le formalisme en éthique~~_l'éthique m~~~~Eiel~
aesvaTeurs.
Trad.
H.
de Gaudillac.
Gallimard.
-P a ris 19 5 5 .
~'l.
Heisenberg.
Phys lnue et phi losoph; ("',
1·,
science moderne en
révo1ü.tion-.-Trad :-J:--HADAMARD.
Par ls-----r9~{r~~·-~-
E.
Husserl
Méditations cartésiennes.
Introduction cl la~~~
noménologie.
Trad.
franç.
1969. Vrin Paris
"Logique formelle et logique transcendan~~le"
in Articles sur la logique.
Trad.
Franç.
P.U.F.
Paris 1975.
:1.
Heidegger
Int:...ro~uc~t~_o~_~~_~?- métaphysique. Trad.. franç. Gal-
--- -- -~-----_._--
Tlmard.
Par is
1967.
~-,._---
III.
- OUVRAGES OU ARTICLES DE CRITIQUE ET D'HISTOIRE OS LA
PHILOSOPHIE CITES OU UTILISES
J.M.
ABOUT
Plotin et la quête de l'Un.
Seghers.
Paris 1973.

269.
P. AUBENQUE et
Sénèque,
Paris,
Seghers 1964
J.M. André
P. AUBENQUE
"C.R. de "Protagoras" de A. CAPIZZI in Revue phi-
losophlque
19 S 4. '
G. BASTIDE
"L'esthétisme de Lucrèce."
in Etudes philosophi-
ques 1967. Vol.
22. N° 2.
La conversion spirituelle. P.U.F.
Paris 1956.
E. BOUTROUX
Etudes d'histoire de la philosophie. Alcan Paris
1897.
P. BOYANCE
Lucrèce et l'épicurisme.
Paris 1963.
E.
BREHIER
Chrysippe et l'ancien stoïcisme. Paris 1910.
rééd.
1950.
Histoire de la philosophie. Tome 1. Paris 1926.
V.
BROCHARD
Etudes de philosophie ancienne et de philosophie
moderne~~ris 1926.
J. BRUN
- Arjstote et le lycée.
P.U.F.
Paris 1961.
- Empédocle ou le philosa-f2h_~_de
__~~'nour et de
la Haine. Seghers.
Paris 1966.
- L'~picurisme.
P.U.F.
Paris 1969.
- Héraclite ou le philosophe de l'éternel retour.
Pa r is-19 65 .
- Les Présocratiques.
P.U.F.
Paris 1968.
- Socrate. P.U.F.
Paris 1960.
-
Le Stoïcisme.
P.U.F.
Paris 1958.
L.
BRUNSCHVICG -
Ecrits philosophiques.
Tome I.
P.U.f.
Paris
1951.
-
L'expérience humaine et la causalité physique.
P.U.F.
Paris 1949.
J.
BURNET
L'Aurore de la philosophie grecque.
Trad.
franç.
A.
Reymond.
Paris 1919.
F. t1.
CONFORD
From religion ta philosophy.
L

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J
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..sp~hiqUe
J. :CHEVALIER - Histoire de 1~~)pë'As~e. Tome l .F1âilUnariori."; Paris
1925.
"
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-
Saint Augustin. et la pensée grecque. Fribourg
"
'-.i..'..,
194:0.
.
" ' : ; ' "
"~~' ~.
F •. CHAMOUX
La civilisation grecque à l'époque archaïgue et
,c1,assique. Ed.ARTHAUD.
Paris 196.3.
.
J. COMBES
Ledes'sein de la;~agessecartésiërtne. Ed.E • Vitte.
Lyon 1960.
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TABLE DES MATIERES
Pages
INTRODUCTION
1
PREMIERE PARTIE
A LA RECHERCHE DE L'INTERIORITE
21
CHAPITRE 1. -
L'HOMHE A L'OMBRE DU DESTIN
26
Section 1 _ Division de soi et conscience de soi chez Homère
31 .
Section 2.
-
Misère humaine
et conscience réf lexi vechez Hésiode_;36
1.
-
La théogonie ou l'histoire de la déchéance
38
humaine
2.
-
Travail et conscience réflexive
41
Section 3.
-
Pensée tragique et conscience de soi
45
59
Section 1.
-
Nombre et expérience du daimon chez Pythagore
64
Section 2.
-
La philosophie milésienne et ses questions
71
Section 3.
-
La
Phusis
ç~ le souci de l'intériorité
75
Section 4.
-
Multiplicité extérieure et unité de l'être
83
Conclusion de la première partie
86
DEUXIEME PARTIE
LES EXIGENCES CRITIQUES DE L'INTERIORITE
92
CHAPITRE 1.
-
SUBJECTIVISME ET INTERIORITE
97
CHAPITRE II.
-
PLATON ET LE DEPASSBMENT DU SUBJECTIVISME
108
Sectionl.
-
Les conditions de la connaissance de soi
112
Section 2.
-
Dialectique et expérience intérieure
116
SE'ction 3.
-
R&miniscence et "xr6rience intérie'.lre.
121
,
....

277.
CHAPITRE III.
-
CONSCIENCE DE SOI ET INTERIORITE CHEZ ARISTOTE
134
-------~----
----------------------------------------------
Section 1. - Connaissance de soi e~ conscience de soi
137
Section 2. - Conscience de soi et contemplation
145
Section 3.
Conscience de soi et théologie
150
Conclusion
de la deuxième partie
156
TROISIEt1E PARTIE
LES PHILOSOPHIES PRATIQUES DE L'INTERIORITE
164
171
Section 1. -
Philosophie de la nature et plaisir d'exister
174
Section 2. -
Le désir et les désirs: qu'est-ce que la posses-
179
sion
CHAPITRE II.
-
OIKEIOSIS et AUTARKEIA STOICIENNES
190
Section 1.
-
Les nécessités de la conquête de soi
193
Section 2.
-
Possessions et dépossession
197
CHAPITRE III.
-
PLOTIN ET LES "METAMORPHOSES DU MOI"
207
Section 1.
-
L'expérience intérieure et l'ouverture à
L'Un
211
Section 2. -
La désappropriation ou de la conversion à la
217
procession
Section 1. -
Intériorité et extériorité
le mérite de
Saint August:ln
226
Section 2.
-
Le Cogito augustinien et ses problèmes
23"i
Conclusion de la Troisième Partie
241
;J
:·I··:.-.~.········
"~
.
,
:,.-".'
:..

278.
CONCLUSION GENERALE
245
INDEX RERUM
259
BIBLIOGRAPHIE
264
TABLE DES MATIERES
276