UNIVERSITE DE PARIS-IV - SORBONNE
DEPARTEMENT DE PHILOSOPHIE
THESE
de
DOCTORAT
du
-"--------
TROISIÈME
CYCLE
1
de .
Me DIAGNfE OUMAR
SUR
LE .SUjET:
'EST~4ETIQUE
ET
ONTOLOGIE:
LE
SENS
DE
L' œUVRE D' ART DA~~S
LA PENSEE DE MARTIN HE~DEGGER
i
.
Sous
la Di re ct ion
du Pr'ofesseu r :
HENRY
SIRAULT
_ 1979 _

A mes maitres

REMERCIEMENTS
' ... -----~-.
Nous tenons à manifester très vivement notre
profonde gratitude à l'égard du
Professeur Henry SIRAULT, d'une part pour
son am2bilité d'avoir accepté la direction
du présent travail, et d'autre part pour ce
que ce travail lui doit, au surplus, en fond.
- Nous ne saurions également passer sous
"
silence l'amicale collaboration du
Professeur Miklos VETO dont je dirai cor-
dialement que ce travail lui doit beaucoup.

AVERTISSEMENT
Pour un abord commode du présent travail, l'atten-
tion est requlse principalement sur les différents points
suivants
1)
-
Les ouvrages de référence cités aux notes en bas de
pages sous la forme abrégée
:
-
Chemins,
"De l'origine de l'oeuvre d'art"
-
l'Etre et le temps
- Heidegger et l'expérience de la pensée, corres~ondent
respectivement et exactement aux références plus
complètes' ci-dessous
:
-
Heidegger:
Chemins qui ne m~nent nUlle part,
"De l'origine de l'oeuvre d'art", Gallimard, Paris,
1962, traduction de Wolfgang BROKMEIER.
- Heidegger:
l'Etre et le temps, Gallimard, Paris,
1964, traduction de Rudolf BOEHM et Alphonse de WAELHENS .
...... ~-.
-
Henry BIRAULT : Heidegger et l'expérience de la
pensée, Gallimard, Paris, 1978~
Le système d'abréviation utilisé quant à l'énoncé
des dits ouvrages se justifie de leur plus grande fréquence
de citation
2). -
Le numérotage des notes en bas de pages n'est pas continu
sur tout le long du texte,
Ces notes sont seulement numérotées de manière
continue dans le chapitre qu'elles éclaircissent, et sont
renumérotées à partir de 1, d'un chapitre à l'autre.
3) - Les mots latins ou allemands, figurant dans la présente
étude, faute de pouvoir s'écrire en italique, sont soulignés.
4) -
La traduction difficile, VOlre impossible, de certains mots
et expressions allemands, nous a poussé. parfois à recourir
à des néologismes que nous nous sommes efforcés d'éclaircir
avec le contexte au sein duquel ils s'insèrent.

"Il était une fois un vieil homme
du nom de Nahokoboni.
Il s'affli-
geait de ne pas avoir de fille
tar qu~ pourrait veiller sur lui
puisqu'il n'aurait pas de gendre?
Et comme i l était sorcier, il se
fabriqua une fille en sculptant
le tronc d'un prunier ... " x
x Conte de fées du folklore des Indiens de la Guyane, cité
par E. H.
GOMBRICH dans l'art et l'illusion.

-
6 -
AVANT-PROPOS
La question de l'oeuvre d'art en général soulève
la question de l'art, et la question de l'art à son tour,
ne peut faire l'objet de considération sans recours à
l'esthétique qui est définie plus communément comme la
science du beau.
L'esthétique se voulant donc comme sClence, au
sens général de saVOlr sur un domaine précis, doit s'àssi-
gner un certain nombre d'objectifs et de visées qu'on ne
saurait séparer d'un ensemble de structures, de principes
ou prémisses constituant le fondement même de la science
du beau, son bien-fondé, sa légitimité.
Cet ensemble de
structures, de principes ou de prémisses sera donc la cons-
titution de ladite science
;
"constitution" sera entendue
lCl au sens juridique du terme.
Cette constitution néces-
saire a toute science va donc avant tout, dans son rôle
de fondements, s'établir comme une pré-face '(pre'-fari) ,
un pro-logue d'où part, dont vit, et où retourne constam-
ment le discours scientifique. Ce trait de caractère propre
à la science ne fait pas problème quant à sa raison d'être,
si l'on sait que toute SClence exerce par et dans la régio-
nalisation de l'étant, la délimitation d'un objet ou d'une
classe d'objets, et que, pour autant que le discours
scientifique est aussi centré, aussi spécifié, i l doit se
donner pour règles d'or la cohérence et la rigueur.
Que les SClences en général s'assignent un tel
but, cela est digne d'éloge; mais là où une problèmati-
sation semble inévitable, c'est quand nous re-descendons
aux structures principielles ou aux princip~s structurels
d'une science pour voir en quoi, par quoi, elle veut et
peut se "constituer", s'établir corrüne science.
Il existe une summa divisio des sciences en géné-
ral en deux catégories distinctes
: les sciences de la

- 7 -
nature et les sciences de l'homme.' Point ne sera be~oin ici
de rappeler longuement que les sciences de la nature portent
'sur le monde physique matériel environnant, sur ce qu'on
appelle d'une manière générale les choses, et que les sciences
de l'homme s'occupent uniquement de l'homme dans ses mani-
festations spirituelles et comportementales.
A partir de cette dichotomie, surgit nécessairement
une problèmatique duelle, cette fois-ci relative aux pré-
faces des sciences, aux vues à partir desquelles elles voient
leur objet.
La question reste la même depuis toujours, elle
est celle de l'objectivité ~t de la subjectivité.
Les SClences de la nature ont affaire à une cer-
taine catégorie de l'étant dont l'approche semble épisté-
mologiquement plus favorable, plus aisée que l'autre caté-
gorie de l'étant sur laquelle nous reviendrons de suite.
Les choses matérielles ou physiques dans leur nature, leur
mode d'être, présentent une certaine fixité, une permanence
d'état observable à travers une inertie pure ou le règne de
lois immuables, rapports constants et nécessaires entre les
phénomènes.
Les choses matérielles et physiques se donnent
donc à voir sans pouvoir user de liberté, d'une liberté qui
pourrait les rendre subitement autres que ne laissent manl-
fester leur inertie ou leurs déterminations internes. Pour
autant donc que ces choses ne compliquent pas leur saisie,
elles demeurent objectivables, c'est-a-dire saisissables
comme ob-jets - qu'il faut penser a travers le latin
"ob-jacere" qui signifie "jeter devant".
"Devant ll est important parce qu'il implique lIhors
de soi ll •
De la se comprend l'extériorité, le détachement
des objets des sciences de la nature par rapport a la cons-
cience qui tend vers eux.
Il y a donc objectivité s ' i l est
reconnu que le discours scientifique sur la nature rend
compte de l'objet en tant que tel, c'est-a-dire, en tant
qu'il apparaît devant le sujet dans la négation même de
celui-ci comme somme et diffusion de tendances, de croyances

-
8 -
et de valeurs. Et là seulement, nous pouvons reprendre
avec Lénine que les faits sont têtus.
S'il est certes reconnu un certain état d'objec-
tivité au discours scientifique relatif à la nature, ce
ne sera pas sans embarras que nous ferons une approche
du discours scientifique sur l'homme comme esprit et com-
/ portement ; embar'ras vécus à partir d'une double difficulté.
D'abord l'homme, tel que nous venons de le définir,
apparaît avant tout comme esprit, c'est-à-dire comme liberté.
Citoyen du monde sensible par son corps, l'être humain est
aussi citoyen du monde intelligible, c'est-à-dire - pour
reprendre Kant dans les Fondements de la métaphysique des
moeurs -
sujet de volonté et d'autonomie.
Or la liberté,
dans sa forme volontaire et autonome, demeure l'expression
de l'impermanence, de l'insaisissabilité, donc le signe de
l'inconceptualisable, ou mieux encore, de l'anti-concep-
tualisable. Une première tentative, légitime par ailleurs,
de suppression de la métaphysique se laissait déjà trans-
paraître derrière l~ CritiqU~ d~ la r~ison pure dans
laquelle Kant statuait sur notre pouvoir de connaître
le phénomène nous est accessible, mais le noumène, la
chose en-soi, nous demeure à jamais inaccessible. C'est
pourquoi Kant pour les besoins de sa morale, connaissant
\\
son indigence discursive devant la liberté qui est pur
noumène, va simplement postuler celle-ci. Que l'homme,
dans ses idées et ses comportements se laisse appréhender,
fixer, conceptualiser par l'esprit, cela est contre-nature
car la liberté d'où et dont se définit l'être humain est
par essence même la négation, ou mieux encore, l'ignorance
de la détermination:
donc refus catégorique de l'esprit
corrnne synthèse, identité, unité d'aperception condition-
nantes et déterminantes, quant à son application à l'homme,
"'
Si une première difficulté d'approche de l'homme
dans les sciences humaines demeure imputable à ce que
l'homme lui-même est pure liberté, une seconde difficulté

-
9 -
surgit au se1n de la même préoccupation, à saV01r que
l'esprit comme quête et sujet de saV01r ne peut s'inté-
resser à l'esprit comme idées et comportements, sans que,
inéluctablement, ces deux genres d'esprit ou ces deux mani-
festations de l'esprit ne s'influencent et se déterminent
mutuellement. Nous avons précédemment posé l'homme comme
somme de tendances, de croyances et de valeurs, ensemble
de caractéristiques fondant une manière d'être qui se veut
d'abord et avant tout comme vision-du-monde, perspective
sur le monde, c'est-à-dire une philosophie à double carac-
tère : conceptionnel et explicatif. Quand l'homme observe
l'homme, quand l'homme se propose de définir l'homme,
l'intention est déjà viciée, l'opération est déjà piégée
par cette toute première définition qu'on a soi-même de
l'homme, première définition inséparable de ce que soi-
même on est par la culture, l'histoire, première définition
inséra~able des temps et des lieux à partir desquels on
se propose de définir.
Le chercheur en SC1ences humaines, suivant sa
manifeste ou latente considération de l'ho~ne en général,
suivant sa consciente ou inconsciente définition de l'huma-
nité, a ce sentiment, cette pulsion inéluctable à se
donner son objet par la sympathie ou bien par l'antipathie,
ou bien par l'indifférence qui est au demeurant une manière
\\
de différenciation
: dogmatisme des sciences humaines qui
ne peuvent s'empêcher de poser en termes d'être ce qui en
fait relève proprement de l'avoir, dogmatisme des SC1ences
humaines qui ne peuvent qu'affirmer plus qu'elles ne
savent prouver.
C~développement qui vient de s'établir au sujet
du statut objectif ou bien subjectif des sciences en gé-
néral, loin d'être une digression superflue, reste un
point~clef de notre étude dans la mesure où il nous pré-
pare à ce que nous pouvons appeler sans risque d'exagé-
ration l'épistémologie de l'esthétique~ Sl nous savons

- 10 -
que celle-ci se laisse communément définir comme science,
forme de savoir relative à un objet ou à une classe d'ob-
jets bien précise.
Que l'esthétique soit définie comme science du
beau, cela ne fait aucun problème, si l'on sait que le
beau est une "réalité" avec laquelle vivent les hommes,
dont parlent et ont toujours parlé les hommes. Mais ce
qui reste à circonscrire, c'est le sens, l'essence de ce
beau, réalité universelle quant à sa reconnaissance
,
comme objet de préoccupation, comme existant positif.
Sans plus tarder, on fera ici immédiatement
incursion au coeur du débat en posant que le beau, dans
la tradition de la pensée en Occident, a fait l'objet
d'une appréhension ambivalente:
il a été tant6t vu et
considéré dans l'objet comme extérieur au sujet, il a
été tant6t vu et considéré dans le sujet comme antérieur
à l'objet. Ambivalence conceptionnelle~;'Qu~~~ption

",.
,tf;)\\,
~ ô't.;"
amblvalente du beau. Houleux debat ~~ùp/le c~a~~~ment
,
",..
,
, / i o {,.,
\\ <,,~
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gories de sciences.
.
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~'''--:;~
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e,"
,
oS'l;>i
0\\'
Platon considère positivemenT~éctivement
le beau, c'est-à-dire dans l'objet.
Pour lui, le beau
réside dans les choses, cohabite avec elles comme les
étoiles avec le noir ciel de la nuit.
Plus profondément
encore, le philosophe d~ Ph~dbn estime que le beau est
une réalité en soi résidant sous la forme idéelle et
idéale dans le monde intelligible, et que tout ce qUl, ici-
bas, se donne comme beau, ne fait que participer du Beau
en soi, archétype de toute beauté, d'oü part et à laquelle
renvoie toute beauté, Plus qu'une objectivation, une ré-
alisation du beau. Plus qu'une ré-alisation, double idéa-
lisation du beau
le beau comme idée en soi, le beau
comme idéal pour toute beauté.

-
11 -
L'esthétique des peuples ou des cultures, sans
se compliquer de l'altitude des vues piatoniciennes, ins-
taure a sa façon une manière d'objectivation du beau. En
Occident, beau est dit l'athlète grec, beaux également
sont renommés les fleurs, les coquillages, certains cou-
chers de soleil et la Joconde.
Il y a une concertation
tacite, 'une unanimité de vues, une co-perspective néces-
saire qui rallient tous autour de l'inéluctable recon-
""------.
naissance de l'objet comme beau, et beau de la même ma-
nière et pour ~s mêmes raisons chez chacun.
Le beau culturel tèl que nous venons de l'évoquer
aVOlSlne avec ce que nous pouvons appeler le 'llbeau' de ca-
binet" quant a leur prétention a l'objectivité: un but
ou un plongeon peut être dit beau pour une certaine caté-
gorle de sportifs, une idée ou une solution mathématique
peut être dite belle chez une certaine catégorie d'intel-
lectuels, un comportement ou un geste peut être dit beau
chez une certaine catégorie d'éducateurs.
Toutefois a y VOlr de près, qu'il s'agisse du
beau en soi, du beau culturel ou du beau de cabinet,
l'objectivation du beau reste toujours inséparable d'un
certain nombre de valeurs, croyances et principes dont
la structure bien tissée et le fondement bien raSS1S
\\
ouvrent a une manière de voir le monde, a une vue sur le
monde, c.'est-a-dire, assurément, a "une" philosophie.
"Une" requiert l'attention pour autant qu'une fois au moins,
il se refuse d'être un article indéfini parce que se posant
comme trop défini, trop défini dans l'unicité et l'uni-
vocité de la singulière philosophie qu'elle définit.
Double caractère défini de cet article dit indéfini :
"une" philosophie bien précise et pas une autre,
"une"
philosophie dans sa portée et son exercice spécifiques.
Le platonisme dans sa division des deux,mondes comme base
spéculative ne pouvait pas donner une autre forme d'esthé-

- 12 -
tique
; les peuples regroupés autour de mêmes croyances
et valeurs ne peuvent pas ne pas secréter des formes
reconnues unanimes du beau ; des gens ayant la même pré-
occupation avec les mêmes schèmes et catégories de pensées
ne peuvent s'empêcher de reconnaître belles les mêmes
choses avec les mêmes ralsons.
De là, i l est à conclure que le beau objectif est
toujours le beau d'une philosophie, relatif aux exigences
et nécessités d'une vue sur le monde, c'est-à-dire d'une
manière de voir le monde.
Plus profondément encore, nous pouvons remarquer
que, Sl une analyse critique fait transhumer le beau
jusque dans le voisinage ou la filiation à une philosophie
spécifique au sujet ou à l'esthète simplement, un coup
de sonde plus abyssal révèle que toute philosophie au
sens de vision-du-monde est l'expression d'un système
d'intentionnalité, d'une volonté de rayonner vers le monde
et les choses pour les geler dans un compact bloc de
sens et significations
;. bloc reconnu justement tel dans
la stricte mesure o~ il répond et correspond aux conditions
et requêtes de mon épanouissement, de ce voeu de conti-
nuité entre le monde et moi-même, c'est-à-dire entre ce
qui n'est pas moi et mOl.
\\.
Marx et Nietzsche se sont largement employés à
thématiser cette violence des philosophies, c'est-à-dire
de la philosophie en général dans sa vocation réductionniste.
Chez Nietzsche, toute vision-du-monde est avant
tout exercice d'une volonté de puissance.
Celle-ci, regardée
chez l'homme, caractérise le désir de vivre du corps comme
théâtre de pulsions et d'instincts, comme avant tout Vle,
frénésie.
Nietzsche reconnaît une telle primauté et une
telle priorité du corps sur l'esprit,que celui-ci s'en
verra marginalisé avec mépris
"Le corps est un grand

-
13 -
système de raison, une multiplicité en une seule, une guerre
et une paix, un troupeau et un berger" (1). Après quoi i l
ajoute immédiatement:
"Instrument de ton corps, telle est
aussi ta petite raison que tu appelles esprit, mon frère,
petit instrument et petit jouet de ta grande raison" (2).
Nous assistons donc chez Nietzsche à la suprême minimi-
sation de l'activité spirituelle devant nos mouvements et
/ élans corporels. Et Nietzsche d'étayer davantage sa pensée
à travers ce mot : "Le travestissement inconscient de
-''''''----- ..
besoins physiologiques sous la marque de l'objectivité, de
l'idée, de la pure intellectualité, est capable de prendre
des proportions effarantes -
et je me suis demandé assez
souvent si, tout compte fait,
la philosophie jusqu'alors
n'aurait pas absolument consisté en une exégèse du corps et
un malentendu du corps" (3),
Le caractère masquant et masqué de la philosophie
se laisse aussi dénoncer chez Marx, qui à un niveau plus
superficiel que Nietzsche, va pointer l'index sur l'idéo-
logie.
D'une manière générale, Marx entendra par idéologie
toute démarche de l'esprit entâchée d'une subjectivité
indissociable des déterminations économiques et sociales
que vit le sujet. A cet égard l'idéologie sera entendue
comme le contraire de la science qui, en dépit de tout
impact social et politique, vise l'objectivité dans le
monde et les choses à travers des lois immuables,
universelles.
Sans risque de mésinterprétation, nous pouvons
affirmer que l'idéologie est la forme pensée ou discourue
de la volonté de puissance dans son exercîce social ou
politique.
(1)
Nietzsche
Ainsi parlait Zarathou'stra, les contempteurs
du corps, Mercure de France, 1952, traduction
Henry Albert, p.
37.
(2)
Ibidem
(3) Nietzsche
Le Gai Savoir, 2ème aphorisme de l'intro-
duction, édition 1018, 1957, traduction
P.
Klossowski, p.
41
(Club français du livre).

Freud se voulant plus technique ne nous serait pas
aUSSl d'inutilité quand on sait et accepte avec lui que
toute vision-du-monde reste profondément tributaire de
pulsions inconscientes qui pour autant qu'elles nous
restent méconnues et méconnaissables, exercent une con-
sidérable emprise sur nos pensées et actions dont nous
avons constamment l'illusion d'être les souverains et
libres initiateurs. Nous signalerons au passage que chez
Freud, la trilogie distinctive du ça, du moi et du surmoi,
n'est recevable que dans son projet pédagogique:
la per-
sonnalité humaine est une et totale et repose finalement
sur la souveraine déterminatîon du çà qui nous échappe au
point de pouvoir nous donner l'illusion du mOl et du surmoi
réputés plus conscients et plus lucides.
Si Marx, Nietzsche et Freud ont contesté le carac-
tère fiable et convaincant de l'objectivité en général,
c'est Kant qui le plus systématiquement a dénoncé le mythe
de l'objectivité et l'illusion de l'homme à pouvoir tout
connaître
: la théorie du sujet transcendantal replace
la connaissance dans ses ra6ines profondes et originelles
en posant le connaître comme une activité purement relative,
inséparable de l'homme comme ensemble de facultés bien
précises et bien limitées.
Subtile et originale paraîtra ainsi la théorie du
beau chez Kant, beau qu'on ne peut plus distinguer dans
l'objet comme extérieur au sujet, qui ne peut plus faire
l'objet d'un discours, malS qui slege
co-nativement dans
le sujet. Avec Kant le beau a complètement transhumé dans
le sujet transcendantal au sein duquel i l se laisse pro-
duire par la faculté du goût. Avant de présenter l'esthé-
tique Kantienne, digne d'attention particulière au demeu-
rant, prenons soin, pour récapitulation, de résumer comment,
dans l'espace de définition sujet/objet,.et dans le sens
de la mobilité objet/sujet, le beau a opéré une double
migration:
vu dans l'objet d'abord, le beaU a été' ré-visé

-
15 -
dans les visions-du-rnonde, d'où i l s'est vu enfin ré-installé
dans le monde de la
vision, c'est-à-dire dans le sujet
transcendantal.
Pour grec que soit le mot "esthétique" dans sa
signification étymologique, c'est Kant qui pourtant, très
tard au XVIII ème siècle, lui donnera son sens le plus
, approprié. Esthétique signifie la sensation par laquelle
"---_.---.
le monde extérieur se donne à nous par l'intermédiaire
de nos organes de sens.
C'est donc avant tout d'un vécu
physique que s'occupe l'esthétique.
Comme ce vécu physique
est source de connaissance, Kant va l'étudier à partir du
sujet transcendantal chez qui i l trouve trois sortes de
facultés:
"en effet, toutes les facultés ou toutes les
capacités de l'âme peuvent être ramenées à trois qu'on ne
peut plus déduire d'un fondement co~~un : la faculté du
. "--...
désir" (4).
Ces trois facultés constituent ce que Kant
appelle la sensibilité au sens large.
Kant revalorisera
cette sensibilité en la-concevant d'une manière non-sen-
sualiste, c'est-à-dire qu'il va lui trouver un mode-,
d'être pur, a priori:
"la sensibilité, entendue de la
marrière la plus large, pourra se révéler trois fois capable
de pureté: dans l'ordre théorique, dans l'ordre pratique,
dans l'ordre esthétique.
Il y a des sensibles purs ou a
priori:
l'espace et le temps.
Il y a un sentiment pur,
pratique et non pathologique
: le sentiment du devoir.
Il
y a un plaisir pur, désintéressé et désintéressant
: le
plaisir esthétique" (5). Ainsi le sujet transcendantal
porte déj~ en lui les conditions a priori d'appr~ciation
du beau, et selon Kant,ces conditions sont effectives
grâce à l'imagination, faculté qu'il faudra comprendre
également dans un sens non fantastique, mais dans le sens
d'un réceptacle qui conserve les images et schémes des
objets, ceux-ci présents ou absents.
(4)
Kant:
Critique du juge~ent, cité par H. Birault dans
Heidegger et l:'expéri:ence. de la :pens-ée, p.
51
(5) Heidegger et l'expérience de la pehs~e p. 52

- 16 -
Cette invention Kantienne concernant la faculté
du goût nous intéresse ici à un double point de vue :
-
Le sentiment du goût constitué par le plaisir
ou le déplaisir, conférera de manière autonome la beauté
ou la laideur à l'objet:
le beau ou le laid n'est plus
dans l'objet regardé comme les étoiles appartiennent au
ciel de la nuit, mais réside dans la manière même dont
l'objet est regardé'
-
Le sentiment du goüt est désintéressé: i l n'est
suscité par aucun intérêt, i l n'en crée non plus aucun;
l'objet dit beau doit nous être donné d'une manière pure,
avec l'indifférence la plus absolue et l'absence totale
d'é-motion.
De la conception Kantienne du beau, se dégagent
deux principales conclusions rapportables aux vues
heideggeriennes
:
-
Pour autant que le sentiment du plaisir et du
déplaisir reste une opération purement trancendantale,
Heidegger reprochera à Kant d'avoir vu l'essence du beau
dans le sujet qui ne saurait être pris comme mesure,
sujet lui-même relativisable au sein de l'étant intramondain •
-
Pour autant que le beau nous est donné sans
inclination ou intérêt à l'égard de l'objet, et pour autant
que cet objet nIa rapport avec nous que dans son pur
apparaître, sa simple présentification, Heidegger en saura
gré à Kant d'avoir reconnu l'autonomie de l'objet et de la
primauté de sa facticité avant toute approche humaine.
Ce culte du désintéressement Kantien dans l'appré-
ciation esthétique a exercé une profonde influence sur la
plupart des conceptions ultérieures sur le beau; nous
citerons en exemple Mikel Dufrenne qui a admis sans réserve

- 17 -
cette thèse du désintéressement.
Pour lui, l'imagination
doit se donner l'objet esthétique dans un comportement
passif simplement contemplatif:
"un tableau, dira-t-on,
peut être obscur.
Soit,mais nous n'avons pas alors à le
dêchiffrer, c'est-à-dire ~ chercher la représentation
exacte en lui d'un objet comme nous cherchons le mouton
ou la bergère dans une devinette; nous n'avons pas à
/
redresser les apparences qui nous sont offertes, pas plus
que nous n'avons ~ chercher l'artichaut derrière les
feuilles d'acanthe ou l'antilope sur les dessins stylisés
des poteries élamites
; nous n'avons ~ percevoir que ce
que nous percevons. Si Cézanne pose la bouteille de tra-
vers, nous n'avons pas à la redresser; si Renoir fait
passer la chevelure d'une femme dans le fond du tableau
au point que les frontières sont indiscernables, nous
n'avons pas à les tracer comme si nous avions à peigner
le portràit" (6).
Une rapide récapitulation précisera en plus conClS
l'ensemble du développement qui précède: d'une manière
générale, la division du savoir en scienc~de la nature
et en sciences de l'homme n'est pas sans susciter la saisie
du monde et des choses sous la catégorie, le schème sujet!
objet, principe analytique qui nécessairement expliquera
les notions d'objectivité et de subjectivité.
Le beau,
\\
comme objet de science, n'a donc pu échapper à cette sécu-
laire et traditionnelle per-spective, à travers laquelle
la philosophie l'a toujours thématisé
Platon et Kant
nous ont été suffisants comme exemples.
Si d'une manière générale il a été fait allusion,
sans intention ou tentation de digression, à la philosophie
et son rapport ~ l'esthétique, ce n'a été qu'une manière,
(6) Mikel Dufrenne
Phénoménologie de l'expérience esthétique,
Tome 2, P.U.F, Paris, 1967, p.
458;

- 18 -
entre autres possibles, d'appeler et de présenter "la
chose même" de notre préoccupation, la pensée de Heidegger
appeler une pensée pour la présenter ne saurait se faire
plus ajsément qu'en apprêtant préalablement ce par rapport
a quoi se définit cette pensée, ce contre quoi elle se
pose, si l'on sait qu'une position n'est authentiquement
telle que dans une "opposition a",
Evocateurs a cet égard seront les points suivants
de notre développement : le statut dogmatique de la science
comme forme particulière d'intentionnalité à l'égard de
l'étant, la croyance au dualisme sujet/objet.
Les sc~ences comme manière institutionnalisée
d'approche et d'explication de l'étant feront chez Heidegger
l'objet d'une profonde m~se en question~ au point de s'en
voir revêtir un statut péjoratif.
L'auteur de Sein und Zeit ne supportera pas que
l'étant soit artificiellement morcelé, compartimenté, pour
pouvoir enfin se donner comme objet d'étude.
Cette pratique
de régionalisation du savoir, cet effort de délimitation de
l'objet a étudier, loin d'être la perfection d'une méthode,
sont au contraire l'expression d'une incapacité de l'homme
a pouvoir se situer convenablement par rapport a l'étant
afin de l'appréhender dans sa totalité.
Cette manière
d'approche de l'étant donne celui-ci dans une multiplicité
et une fluidité qui laisseraient poser d'emblée une non-
essence du monde, une non-consubstantialité du monde. Cette
~gnorance, ce détournement vécus a l'égard d'une unité
possible du monde apte a possibiliser une étude globale
qui rendrait compte de l'essentiel même à comprendre,
restent fortement imputables a ce que l'homme lui-même
est dans le monde, c'est-a-dire ce pour quiiil se prend
devant le monde, et Heidegger dira très justement:
"en
tant que comportements de l'homme, les sciences participent

- 19 -
au mode d'être de cet étant" (7). Et cette parole de
Heidegger nous fera glisser aisément vers notre deuxième
point qui est le dualisme sujet/objet.
Assurément, l'homme s'est toujours pris et con-
tinue à se prendre pour le centre de l'Univers, même si
Kant a contribué à la dénonciation de cette croyance, en
rapport avec la révolution Copernicienne. Et pour autant
, -..
que l'homme se prend pour centre de l'Univers, il est cor-
---.
rélativement convaincu de son état, sa situation de sujet.
Le sujet représente le centre, la référence sur laquelle
tout est réglé, la source, l'initiateur, la condition de
possibilité et d'effectivité de la connalssance comme
telle. Ainsi)dès lors que le sujet est posé et institué
tel, il sup-pose l'objet distancié et différencié, n'ayant
d'autres sens et signification que pour ce qu'il se donne
dans la perspective et la définition du sujet. Cette illu-
Slon de l'homme à se poser toujours comme sujet devant
l'objet nous fait VOlr que toute connaissance est fonda-
mentalement croyance. Toute connaissance est connaissance
de
( génitif subj ectif) quelqu'un
; quelqu'un de bien précis
dans ce qu'il croit et ce qu'il se croit.
Significative à cet égard se révélera cette inter-
prétation du scepticisme nietzschéen
"Tous les jugements -
\\
et les jugements dits de réalité non mOlns que les juge-
ments de valeur -
sont, en définitive, des jugements de
valeurs, c'est-à-dire des croyances.
Or par principe,
rien de tout cela ne peut être ni ne doit être objecti~
vement démontrable.
Croire, c'est croire absolument à la
vérité absolue d'une vérité absolument invérifiable. D'où
ce point de rebroussement à partir duquel, au lieu di la .
confirmer, elles la dénaturent" (8).
(7) L'Etre et le Temps, p.
27
(8)
Heidegger et l'expérience de la pensée, p.
580

-
20 -
Paul Valéry ne dit pas également autre chose à
travers ce bref aphorisme, même si son scepticisme ne
semble pas aUSSl poussé que celui de Nietzsche
"Un état
bien dangereux:
crOlre comprendre" (9).
A s'en tenir au strict et à l'essentiel, il ressort
de tout ce qUl précède que les sciences, dans leur consti-
tution et leur quête, ne constituent pas une approche con-
vaincante de l'étant, et que la question de l'esthétique,
telle qu'elle est restée longtemps soumise aux catégories
"mataphysiques" ci-dessus dénoncées, requiert elle aussi
et à part, sa propre problématisation.
Il faudra d'abord, et d'entrée de Jeu, s'excuser
de parler d'une esthétique heideggerienne, si l'on sait
que le penseur de la Forêt-Noire n'a jamais parlé d'esthé-
tique à part, dans l'unique but de la poser comme science,
dans la spécifique intention d'une étude du beau.
L'esthé-
tique chez Heidegger ne fait pas non plus figure d'une
lubie, expression de l'affinement ou l~a
sB®À~i~~.·~é d'une
\\V" ''''-4/~
vue, ni d'une contribution tumul tueuse ~-;~e':5iJlrb.iJV{40nniste
à un débat à l'ordre du J·our. C'est ass~li'r,ément ~~~~une
yo 1 ~1J1
l·'
volonté de pensée radicale et strictem~n( ont~gQq~e que
.
,
' ' ' ' fl"
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. J ~1
t
Heldegger s est propose de re
echlr a\\~etap ys~qpemen
et
+:~ ~ ,.0\\jf
anti-métaphysiquement sur le monde, réfl~~~:~~~~ein de
laquelle s'enclave inéluctablement la question du beau.
Chez Heidegger, compte doit être tenu plus de la beauté
de sa réflexion que de sa réflexion sur le beau.
(9)
Paul Valéry
Tel qu~l, tome 2, Idées, Paris, 1971, p. 63,

-
21 -
l N T R 0 DUC TI. 0 N
L'esthétique heideggerienne se trouve essentiel-
lement exprimée dans un' certain nombre d'ouvrages qu'il
--"
conviendra avant tout de présenter.
Le Der Ursprung des
Kunstwerkes
(l'origine de l'oeuvre d'art)
constitue un
recueil de conférences dites en 1936, conférences qui
ont été une sorte d'introduction à Holzwege (Chemins qui
ne mènent nulle part) publié en 1950.
Est d'importance aussi un autre ouvrage écrit
en 1936, Erlâuterung~n zU HBlderlins Dichtung (Approche
.~--.
de HBlderlin) publié en 1951, avec la remarquable étude
HBlderlin und das wesen der Dichtüng (HBlderlin et l'es-
sence de la poésie) .
On ne saurait tair·e également le'Wozu Di'ch"ter
(Pourquoi des poètes ?), un essai sur la poésie de Rainer
Maria Rilke, écrit en 1926, publié en 1950, étude qui a
été aussi insérée dans Holzw~ge.
D'une manière générale l'ensemble des réflexions
de Heidegger sur la poésie se trouve rassemblé dans le
grand recueil Aüs der Erfahrung des Denkens écrit en 1947,
publié en 1954.
Toutefois, l'abord de ces ouvrages que nous venons
de citer ne saurait être aisé sans une connaissance solide
de la théorie de la vérité chez Heidegger, théorie d'ail-
leurs d'où rayonne et où retourne constamment toute sa
pensée.

-
22 -
Un exposé primitif de cette théorie se rencontre
d'abord dans Sein und Zeit (l'Etre et le Temps) ouvrage
qui est la pièce maîtresse de l'oeuvre de Heidegger et
qui fut publié en 1927
; mais là où la thématisation de
la vérité rencontre son parachèvement, chez Heidegger,
c'est Vom Wesen der Warhait
(De l'essence de la vérité)
publié en 1943, mais écrit en 1930.
Ainsi si la réflexion sur l'art, chez Heidegger,
n'est que l'appendice d'une pensée plus globale et plus
englobante, celle-ci requiert d'emblée à être présentée
d'abord afin de pouvoir par la suite mettre à nu, donner
dans la clarté, son implication esthétique.
Ce qui est frappant au prlme abord dans l'inter-
prétation heideggerienne de l'Oeuvre d'art, c'est ce
refus souverain de tomber dans le cercle vicieux qui
fait expliquer l'oeuvre d'art par l'artiste et l'artiste
par l'oeuvre d'art. Expliquer l'oeuvre par l'artiste et
inversement, c'est se mouvoir dans un monde de rapports
et de significations, commode au demeurant, où chaque
donnée reste impliquée dans l'autre, où tout est d'emblée
expliqué donc, s ' i l ne s'agit plus que de mettre en
oeuvre notre mince et limitée raison causale, notre
pauvre sens du déterminisme.
C'est pourquoi Heidegger
décide, à titre très légitime, de fonder les deux termes
du dualisme circulaire sur un terme "tiers", plus ra-
dical et plus éclaircissant:
"L'origine de l'oeuvre
d'art c'est l'artiste. L'origine de l'artiste c'est
l'oeuvre d'art. Aucun des deux ne va sans l'autre. Néan-
moins aucun des deux ne porte l'autre séparément.
L'ar-
tiste et l'oeuvre ne sont en eux-mêmes et en leur réci-
procité que par un tiers qui pourrait bien être primor-
dial
: à savoir ce d'où artiste et oeuvre d'art tiennent
leur nom, l'art".
( 1 )
(1)' Chemins, l'origine de l'oeuvre d'art, p. 11
\\.

-
23 -
L'art surgit donc dans la pensée du philosophe
comme le principe explicatif de ce qu'il a produit, de
ce qu'il fait être, l'artiste et l'oeuvre. Que cela soit,
i l y a déj~ une descente en profondeur dans le sujet.
Mais l'art lui-même comme fait, manifestation, activité
positive, est encore donc quelque chose, une chose bien
précise~ Or, si nous restons dans le commode et euphorique
tourbillon au sein duquel une chose ne demande à être
expliquée qu'en se laissant rattacher à une autre chose,
nous ne sortons pas justement du monde des choses, enlisés
dans l'antique exiguité d'une vision inconsciente de son
dogmatisme, car incapable de justifier sa légitimité, de
poser et d'expliquer son propre fondement.
Cela signifie
que l'artiste et l'oeuvre qui s'expliquent et se com-
prennent par le fait de l'art, se donnent mieux à expli-
quer et comprendre si nous arrivons à poser l'essence
même de l'art, ce qui fait justement que l'art est art
d'où se possibilisent l'artiste et l'oeuvre.
Cette
recherche de l'essence de l'art nous invite au coeur de
la pensée ontologique dans son opposition à la pensée
ontique, c'est-à-dire métaphysique.
D'une manière générale, l'oeuvre d'art est une
chose, l'artiste est un homme, l'art est un fait.
Une
différenciation d'appellation ou une classification nomi-
nale clarifiante, poussée à la limite, ne saurait toute-
fois faire que la chose, l'homme et le fait ne soient
pas des réalités, c'est-à-dire des existants concrets
et positifs. Et pour autant qu'ils ont cette communauté
de réalité, de positivité, ils "sont" avant tout, c'est-
à-dire qu'il~·~~ donnent a priori à travers la catégorie
de l'être. Est donc ce- qu'il y a, ou bien ne peut pas
être ce qu'il n'y a pas. Le "il y a" est la catégorie
'ultime sous laquelle se recueille tout mode d'être, et
toute pensée voulant infailliblement rendre compte de
quelque chose dans son essence, se voit obligée de partir
,

-
24 ..;
d'une part de la condition et détermination première
qu'est le "il y a", et d'y revenir d'autre part.
Recon-
naî:tre ce qu'''il y a", c'est-à-dire qu'il y a de l'étant,
et que quelque chose ne peut avant tout qu'''y avoir",
c'est d'emblée aborder le monde et les choses dans une
pensée exempte de tout parti-pris. Re-naissance de la
philosophie à partir de la simple impression, de la
simple attention devant le dévoilement, le déroulement
du monde et des choses vécus d'abord, immédiatement et
simplement comme constatés.
L'adhésion, par la simple impression, à la
vérité du monde comme parution, manifestation, c'est
reconnaî:tre justement la vérité primitive, le socle
abyssal de toute chose, qu'elle se veuille fausse, vraie
ou douteuse.
Le faux,
le vrai et le douteux sont déjà
vrais dans cette vérité primitive qui justement les donne
pour faux, vral, ou douteux.
Plus profondément encore, Heidegger confèrera
à la métaphysique ses lettres de noblesse en lui fai-
sant apparaî:tre son questionnement premier dans son
premier et strict rapport avec le monde comme manifes-
tations "Pourquoi y a-t-il de l'étant et non pas plutôt
rien ?". Cette question, limite et début du questionne-
ment, constitue le leitmotiv de l'illustre texte de
Heidegger Introduction à la métaphysique au cours duquel
i l pose et consacre sa rupture définitive avec la méta-
physique traditionnelle qu'il reconnaît s'étendre de
Platon à Nietzsche; métaphysique traditionnelle qui,
pour autant qu'elle s'est limitée à la surface du ques-
tionnement sur les étants, ne marque aucune originalité,
aucune démarcation par rapport aux autres sciences quant
à leur mode d'approche du monde.
Voici comment Heidegger
consacre lui-même le caractère total de son question-
nement
:
"Notre question est la que'stion de toutes les

-
25 -
questions véritables, c'est-à-dire qui se fondent sur
elles-mêmes et, qu'on s'en rende compte ou non, elle
est nécessairement co-demandée (mit
gefragt) en
toute question" (2).
Dans une perspective explicative, Heidegger
reprendra cette question en ces termes autres:
"d'où
vient que partout l'étant ait prééminence et revendique
pour soi tout "est", tandis que ce qui n'est pas un
étant, le rien compris de la sorte comme l'être lui-même,
reste oublié? D'où vient qu'il n'en soit proprement
rien de l'être et que le rien proprement ne déplore pas
son essence? Est-ce d'ici que vient à toute métaphysique
cette fausse certitude inébranlée que l'''êtir'e'' se corn'"
prend de lui-même et qu'en conséquence le rien se fait
plus facile que l'étant. Ainsi en est-il en fait de
l'être et du rien""(3) .
.-•...
Cette question est donc le faite, c'est-à-
dire la plus haute fête de la pensée.
Qu'elle reste
abyssale et fondative de tout questionnement, cela est
l'expression d'une ferveur de la pensée elle-même, de
la pensée en tant que pure activité, c'est-à-dire d'une
pensée qUl pense pour penser, dans son unique et noble
destin de tout penser, depuis la chose pensée jusqu'au
\\
penser qui pense les choses. Une fête est habituellement
un moment d'arrêt, donc un instant; cet instant de la
pensée qu'est la question des questions telle que le
penseur de la Forêt-Noire l'a posée, cet instant total
en lui-même dans la ré-jouissance, se suffit déjà à lui-
même au point de ne pouvoir et devoir rester que ques-
tionnement ; questionnement donc sans besoin de réponse.
(2) Heidegger
'IntrodUction à la métaphysique, Paris,
Gallimard, 1967, trad. Gilbert Kann, p. 18, 19,
( 3) Heidegger·
QU'est-ce qUe la métaphysique, in Question 1,
Paris, Gallimard,
1976, trad.
Corbin, p.
45.

-
Lb
-
A la fin de la conférence Qu'est-ce-que la méta-
physique, Heidegger emploiera le mot "énigme" pour dé-
signer là où peut nous mener une telle question; l'énigme
est quelque chose d'incontournable; on ne peut ni la
cerner, ni la discerner. Toutefois en nous référant à
Gabriel Marcel, nous pouvons dépasser le caractère sim-
plement énigmatique de ce à quoi nous ouvre la question
fondamentale de la métaphysique
:
"Pourquoi y a-t-il de
l'étant et non pas plutôt rien ?". En effet, trans-
énigmatique est le mystère, troublant et déroutant est
le mystère si l'on sait, par rapport à la juste défi-
nition de l'existentialiste chrétien, que le mystère
fait empiéter sur leurs propres données les questions
qu'il peut susciter. Cela est à dire que toute réponse
à cette question de Heidegger porte déjà le soubassement
de la même qucstio~,
c'est-à-dire la même question
comme soubassement. Toute réponse étant, la question
"Pourquoi y a-t-il de l'étant et non pas plutôt rien ?"
reste toujours sans réponse parce que questionnant
dans une sphère où toute réponse se voit encore et
d'emblée questionner par et dans la seule et même
question.
La question de l'art, par delà celle de l'oeuvre
d'art, va être pensée à partir et en fonction de l'être
et du rien.
Sans même anticiper sur le vif du sujet,
nous pouvons d'emblée poser que, pour autant que l'art
est réputé activité de production, de création, il est
immédiatement concerné par la question de l'être et du
rien ; car toute production ou création est manière
d'enfantement de quelque chose; quelque chose comme
étant, comme faisant surgir de l'être. Et que rien ne
fût avant toute production ou toute création, i l s'avère
l'existence d'une relation de coessentialité entre
l'être et le rien. Donc, en plus concis, on peut dire
que l'art fait apparaître de l ' être;Vque fait surgir l'art
porte en lui-même l'implication du rlen d'où tout étant
jaillit.

-
27 -
L'art nous apparaît donc, par le jeu de' l'être
et du rien, qu'il pro-pose, comme devant s'inscrire en
priorité au centre de la problématique du "Pourquoi y
a-t-il de l'étant et non pas plutôt rien ?".
La question fondamentale de la métaphysique que
nous venons d'évoquer, et telle qu'elle reste le coeur
de la problématique dans Qu'est-ce que la métaphysique
et Introduction à la métaphysique, reste le sommet de
l'altitude des vues heideggeriennes, la tour de contrôle
d'où part et dont s'effectue toute la pensée de Heidegger.
C'est pourquoi i l s'avère absolument impossible de rendre
compte en profondeur d'un aspect de la pensée de
Heidegger sans l'éclairer au préalable de la vive lumière
qui rayonne de la mystérieuse problématique que cèle
cette question fondamentale de la métaphysique
:
"Pour-
quoi y a-t-il de l'étant et non pas plutôt rien ?".
Toutefois l'intensité du questionnement ou
l'abstraction de la recherche ne doit pas nous éloigner
de la réalité que nous vivons quotidiennement, de l'es-
pace de mouvance, d'accomplissement et de signification
.
f
de nos actes et pensées. Autrement dit, nous avons une
expérience du monde s'inscrivant dans le contexte précis
de l'univers qui est le nôtre.
Cet univers, c'est celui
de la terre avec le monde qu'elle porte sur elle. Ce
mode d'approche valorisant le monde et la terre comme
lieux de la manifestation - au sens le plus étendu du
mot -, dans son style simple, nous paraît néanmoins
être le plus en mesure de fonder authentiquement une
analyse relative à l'être humain.
Et pour autant que
monde et terre jouissent
de la commune existence qui est
la leur, un questionnement doit nous faire soupçonner
une appartenance bilatérale de l'une à l'autre.

-
28 -
C'est pourquoi, la question, en l'occu~nce de
l'oeuvre d'art, nous poussera à questionner en direc-
tion du monde et de la terre, et en direction de leurs
stricts rapports.
Pour clair et circonscrit qu'apparaisse notre
sujet d'étude libellé ltEsthétique et Ontologie: le sens
de l'oeuvre d'art dans la pensée de M. Heidegger", i l
,-----
nous semble convenir toutefois de fixer ici l'attention
sur le mot H sens Il qui nous paraît revêtir une grande
importance dans ce sujet.
Car i l importe beaucoup de poser le bien-fondé
du sens, c'est-à-dire ce à partir de quoi le sens d'une
chose peut être posé tel.
Nous devons dès lors nous
entendre au sens du mot l'sens 1: pour TIlleUX faire ressortir
l'oeuvre d'art comme pensée bien définie ou définition
bien pensée.
Nous Vlvons dans un unlvers de choses, de phé-
nomènes et d'évèmenents
; et pour autant que le mode de
rapport que nous entretenons avec notre entourage et
notre environnement requiert que nous nous posions comme
la mesure, le régulateur des choses, nous avons la natu-
relle tendance à faire justice, à rendre justice à l'étant
\\
nous'entourant. Cette justice, partielle et partiale du
reste, s'exerce et s'exprime dans notre acte de consi-
dérer chaque chose à sa place".
La place qu'occupe une
chose dans notre univers, c'est le sens que nous recon-
naissons et donnons ~ cette chose. Multiples peuvent
être les modalités par lesquelles un sens est porté aux
choses; mais le rapport de l'homme au monde étant, en
priorité, et par nécessité, à bien-fondé utilitaire,
le sens d'une chose dépend ordinairement de son pOUVOlr
à servir à quelque chose. L'utilité de la chose prlme
sur sa notion, et ceci à tel point que, nous qui sommes
ordinairement engagés dans le flux de la préoccupation

-
t.:1
-
au seln des objets, sommes parfois incapables de définir
un objet adéquatement, intelligiblement, et sommes tentés
de répondre paresseusement comme l'enfant qui réplique
"c'est pour jouer !" à la question "qu'est-ce qu'un
ballon ?"
Sous ce rapport, nous nous garderons d'entrée
de jeu, de définir l'oeuvre d'art comme quelque chose
'----.
qui sert d'ornement ou pour l'agrément de quelque cir-
constance que ce s o i t ; et nous nous efforcerons de
creuser plus en profondeur pour poser une définition
plus adéquate de ce mode de produit. Ainsi, s ' i l est
admis que philosopher c'est tenter de décrypter l'essen-
tiel caché du monde et des choses en dépit de leur appa-
rence, i l reste alors indéniable que tout questionnement
philosophique se voulant auttentique doit questionner
.......
vers le fond des choses, c'est-à-dire vers leur fonde-
ment. Et cela se justifie d'abord de la nature et la
fonction mêmes du "pourquoi ?" qui vise avant tout la
raison.
C'est pourquoi l'esprit philosophique dans son
projet de questionnement est rationnel dans sa forme
et génésiaque dans son fond.
Qu'il ne soit pas donc
étonnant qu'un pourquoi appelle un autre pourquoi, ce
dernier un autre, et ainsi de suite jusqu'à l'origine
même de ce sur quoi il est initialement questionné. En
effet, le sens d'une chose reste en priorité tributaire
de l'origine même de la chose, étant donnée déjà la forme
questionnante de la pensée, cette pensée qui elle seule
peut parler de sens et donner un sens.
A cet égard, notre instrument principal d'ana-
lyse sera, dans le cadre de la présente étude, l'ouvrage
où Heidegger aborde l'origine de l'oeuvre d'art:
Der
Ursprung des Kunstwerkes.
S'il est admis que l'explication d'un auteur
tient en priorité dans le juste commentaire qu'on donne

-
30 -
de sa pensée, i l importe également de poser que commenter
c'est penser avec, avec la double signification de la
lf
préposition "avec :
avec par l'accompagnement, avec par
la médiation.
/
Pense~ en compagnie de Heidegger signifie aller
'''-......~.-
avec lui dans sa direction, avoir avec lui la même vue,
la même perspective. Et penser par la médiation de
Heidegger signifie user de ses vues pour faire voir
quelque chose qui, si ;:tant est qu'elle ne figure pas
ouvertement dans ses propos, demeure implicite à ses
vues
; ce qui du reste est toujours une manière de
penser en sa compagnle.
\\
..';,.
i
i
'1

,CHAPITRE l
DENONCIATION DES CONCEPTIONS TRADITIONNELLES
DE LA CHOSE ET DE LEUR EVENTUELLE INFLUENCE
SUR L'INTERPRETATION DE L'OEUVRE D'ART.
Platon raconte dans le Théétète (174 a, sq.) qu'une
jeune servante Thrace s'est malicieusement moquée de Thalès
un Jour où le mathématicien rêveur se retrouva dans un
puits à force de contempler les "choses du ciel" et de
se voir ainsi cacher celles
"de la terre".
La raillerie de la jeune servante a reçu l'agré-
ment de Heidegger lorsque celui-ci, d'entrée de jeu dans
Qu'est-ce-qu'une chose ?, nous invite à ne pas agir que
corrune Thalès, et à nous tourner souvent vers les "choses
de la terre" qui nous concernent parce que nous con-
cernant immédiatement.
Nous vivons donc avec les choses, et bon gré,
mal gré, l'interaction avec elles, et leur connaissance
nous incombent. Et notre dé-tournement des "choses de
la terre" en faveur de celles
"du ciel" ne peut être
digne de mérite et d'éloge que si justement les "choses
de la terre" par lesquelles, dans lesquelles et avec
lesquelles nous vivons, nous sont d'abord connues et
nous ont fait nous connaître; tout cela afin que, nous
connaissant nous-mêmes, nous soyons en mesure de définir
nos rapports avec "les choses du ciel" qui ne peuvent
enfin s'en voir que mieux connues.
Philosopher doit commencer donc par un intérêt
envers ce qui nous entoure directement, ce avec quoi nous
sommes d'emblée installés dans la préoccupation.

-
32 -
Que donc la jeune Thrace ne se mît pas à rire si
nous nous demandons d' :aboPct ce qu'est une chose pour
trouver ce qu'est en réalité l'oeuvre d ' a r t ; souhait
d'autant plus justifié que nous savons tous que dans
l'univers simplement instrumentaliste de la servante,
les choses ne sont telles, que dans leur stricte dis-
ponibilité à l'usage et non à la spéculation. Pourtant
une oeuvre d'art peut se donner sous la forme d'un
texte, d'une statuette, d'une gravure, etc ... Texte,
statuette, gravure nous sont d'emblée donnés comme des
choses au sens quotidien et habituel du mot, si nous
savons que la chose est un étant de notre entourage,
dont nous nous préoccupons, par sa présence, sa maté-
rialité. Et plus généralement, Heidegger posera
"En somme le mot "chose" désigne ... tout ce qui n'est
pas rien" (1).
Toutefois, avant que l'oeuvre puisse ne pas se
dire seulement qu'une chose, voyons d'abord avec
Heidegger ce que peut être une chose en général.
Une première délimitation de l'étude sur la
chose va d'abord être posée par l'auteur de l'origine
de l'oeuvre d ' a r t ; délimitation à laquelle i l ne serait
pas injuste de donner l'appellation mathématique de
\\.
"domaine de définition".
En effet, Heidegger précisera
"Il s'agit de comprendre en quoi la chose est pourvue
de ce caractère d'être chose.
Pour cela, i l faut con-
'1
naître la région où serassemblent tous les étants que
nous désignons par le terme de chose" (2).
Il y a là
un vaste projet de travail d'abstraction, si l'on sait
que l'immense extention de la chose peut ne rendre pas
aisée sa concise et précise compréhension.
(1)
Chemins, de l'origine de l'oeuvre d'art, p. 14.
(2)
Ibidem

-
33 -
A trois se ramèneront les différentes manières
d'interprétation de la chose, au sein de la pensée
Occidentale.
La chose est d'abord dans son ipséité et son
autonomie, le support d'un ensemble de propriétés.

elle est coupéé de nous autres hommes - ou sujets - et
se donne pour ce qu'elle présente d'elle-même. Et
.....~,--
Heidegger de préciser:
"Chose tout court est, par
exemple, ce bloc de granit.
Il est dur, lourd, étendu,
massif, informe, rude, coloré, tantôt mat, tantôt
brillant. Tout ce que nous venons d'énumérer, nous
l'avons remarqué sur le bloc" (3),
Il n'est pas alnSl surprenant que dans les
premières leçons à l'enfant sur les choses, dans ce
qu'on a souvent appelé
"leçons de choses", on commence
toujours par énumérer les propriétés de la chose comme
avant tout caractères de reconnaissance.
Toutefois, Heidegger prendra SOln de spécifier
le statut et le rôle des propriétés de la chose par
rapport à ce que la chose peut être en réalité
:
"Manifestement, la chose n'est pas seulement l'agglo-
mération de telles qualités marquantes, non plus que
l'accumulation des propriétés, d'où seulement un ensemble
surgirait. La chose est ce autour de quoi ... se sont
groupées de telles qualités" (4),
i
'1
Cela est à dire que les qualités distinctives
ou marquantes de la chose ne constituent pas justement
la chose parce qu'elles se sont réunies, se sont com-
posées pour donner finalement
(nuance de but)
la chose.
( 3)
Op. ci t. p.
15
(4)
Op. cit. p.
16

-
;)4
-
Autrement dit, la chose n'est pas née de la production
et de l'agencement de ses propriétés. Mais c'est au con-
traire la chose comme noyau déja constitué qui fait
apparaître presqu'a posteriori ses propriétés et marques
la chose est déjà quelque chose en elle même et en son
fond avant de donner a distinguer des propriétés et
des marques.
Ce noyau premier de la chose, c'est ce que les
c.
".
Co
1
Grecs ont appelé
\\jTTol(~lLl~vo" (vITo - K~ILl"'\\: s'étendre
,
en des sous). Et (lU}!~"i ~ 1 r. os
dés ignai t·· chez ce même
peuple les qualités marquantes de la chose.
Cette signi-
fication grecque de la chose, pense Heidegger, reste
la vive expression de la pensée grecque devant l'être
de l'étant; et comme telle, cette signification est
celle qui a marqué, par la suite, toute la pensée Occi-
dentale, principalement a partir des Romano-latins qui
ont
repris la parole grecque, mais non sans trahison.
En effet, les Romano-latins ont donné la tra-
duction suivante de la· parole grecque
c
,
u\\iO~~(.lL\\."o\\)
= subjectum
c::
,
UT[ oS "to'6'd
= substantia
,
6'\\1 J4 ~ 't ~ 1" 0 s
= a cci den s
\\.
La pensée romalne a repris
"les mots grecs,
sans l'appréhension originale correspondant à ce qu'ils
disent, sans la parole grecque.
C'est avec cette traduc-
tion que s'ouvre, sous la pensée occidentale, le vide
qui la prive désormais de tout fondement"
(5). Autrement
dit, la pensée Romano-latine a non seulement trans-posé
le sens du langage proprement grec, mais elle a aussi
déterminé la manière Occidentale de parler de la chose,
de l'étant. Quand nous parlons de la chose, nous employons
des propositions; or une proposition "se compose d'un
sujet -
ce qui est la traduction latine, c'est-a-dire
c.
1
automatiquement, l'interprétation latine de
\\.l n 0 ~n J,-lt 'l)rJ'I)
( 5) Op.
ci t. p.
16

-
35 -
et d'un prédicat, qUl enonce les qualités marquantes de la
chose" (6).
Il Y a ainsi une similitude morphologique ou
une morphologie similaire entre la pensée de la chose et
le discours sur la chose, entre la structure de la chose
et la structure de la proposition.
Heidegger s'interroge sur le lien de causalité
et le rapport de nécessité entre la structure de la chose
et la structure de la phrase
; toutefois i l préfère sus-
pendre cette question et s'abstient de se prononcer
définitivement là-dessus; à côté de quoi i l n'est pas
aussi sans supposer "une origine commune plus ancienne"
d'où remontent la parenté et la réciprocité des deux
structures (7).
Cette remarque à propos de la chose et à propos
de l'énoncé étant faite, Heidegger poursuivra sa pensée et
problématisera le concept de la chose comme support de
propriétés, même s ' i l reconna~t que ce concept différencie
déjà ce qui est une chose de ce qUl n'est pas une chose.
En effet, Heidegger estime que ce concept de la chose à
structure purement ratio-disCursive présente une énorme
insuffisance à rendre compte de ce qu'est réellement la
chose dans son "spontané", son "dru", son "intime". C'est
ainsi que le philosophe laissera tomber cette conception,
(6) Op. cit. p. 16
(7) On peut se référer ici à une remarquable étude de
Benjamin Lee ~~orf linguiste et anthropologue qui,
à partir
d'une analyse de la cosmologie Hopi - les
Hopi sont des Indiens d'Amérique - arrive à démontrer
comment les structures du langage restent le reflet,
et réciproquement, de la structure d'une vision du
monde.
Là où par exemple un Français peut dire "ici
il y a une maison", le Hopi dira "ici i l "maisonne".
Autrement dit, là où l'occidental met l'accent sur
la présentification matériel quantitative et numérique,
le Hopi verra l'effectuation d'une événementialité,
une déclos ion dans son activité. C'est pourquoi
B.
L. Worf dira :
"Chaque langue comprend des termes
qui en sont venus à exprimer un champ de référence
cosmique, qui cristallisent en eux-mêmes les postulats
de base d'une philosophie informulée". -
B.
L. Worf
Linguistique et anthropologie, Denoël, Paris, Trad.
Claude Carme, p.
12.

-
36 -
conception-déception de la chose, moulée à travers les
maigres dispositions de notre mince raison qui, très
souvent déraisonnable,
"insulte" la réalité. Heidegger
n'a pas justement hésité à employer le mot "insulte ll
pour caractériser l'attitude de la raison comme ratio
devant la chose.
Evocateur à cet égard sera le recours de Heidegger
au sentiment pour une appréhension plus authentique de la
chose:
"Il se pourrait ... que ce que nous appelons ici,
et dans d'autres cas analogues, un sentiment ou un état
affectif, soit plus raisonnable et plus sensé, c'est-à-
dire plus sensible, parce que plus ouvert à l'être, que
toute raison qui, devenue entre-temps ratio, a été faussée
par l'interprétation rationnelle" (8).
Qu'il nous soit permis ici d'opérer un recul sur Sein
und Zeit
qui thématise assez clairement la place du sen-
timenLdaill notre connalssance du monde.
Ce paragraphe est
intitulé "l'être -
"là" comrne sentiment de la situation".
Le sentiment de la situation est en fait, plus qu'une
simple révélation du monde, une révélation de l'existence
comme telle. Et en nous révélant ainsi l'existence dans
sa profondeur, l'humeur (Stimmung) qui nous habite au
sein de la situation nous donne déjà les choses telles
qu'elles sont dans leur rapport direct et intime avec
nous; car au fond l'essentiel de l'existence peut se
ramener à l'être-au-monde
(In-der~W~lt-Sein) qui à son
tour est essentiellement être-avec-les-choses et être-
avec-autrui.
Ainsi le sentiment de la situation CBefindlichke'it)
s'avère être l'état d'âme constant du Das"ein, qui d'humeur
'en humeur, s'accorde au monde et aux choses dans leur
sympathie ou dans leur antipathie; accord d'autant plus
(8) Chemins, l'origine de l'oeuvre d'art, p. 17, 18.

37 .;.
objectif justement, que bon gré, mal gré, i l donne le
monde tel qu'il est, c'est-à-dire dans son essence.
Incomparable à cet égard demeure l'irrationnel
par rapport au rationnel, et ces lignes de Heidegger en
disent assez:
"Sur le plan de l'ontologie existentiale,
on n'a pas le moindre droit d'énerver l'''évidence'' du
sentiment de la situation en la mesurant à la certitude
~podictique d'un savoir théorique touchant un étant
subsistant" (9).
Qu'il nous ait été perm1S d'avoir mis l'accent
sur le concept du sentiment chez Heidegger, pour diffé-
fencier ce mot de ce par quoi i l est habituellement
entendu.
"Sentiment", mot frivolement et superficiellement
employé par l'homme de la rue, sans pouvoir jamais rendre
-~.
compte justement de la profonde sentimentalité, de l'ori-
ginelle disposition d'humeur dont il est nommé comme
simple mot ou vécu comme fugitive réalité.
La mondanéité
du monde comme totalité nous est d'emblée et en priorité
donnée par la totalité .du sentiment positivement vécue
à travers le sentiment de la situation.
Qu'il nous soit, à cet égard, naturel d'admettre
l'approche de la chose comme telle plus facile par le
\\
biais du sentiment que par la raison instituée corrune
"ra tio" .
Signalons tout de suite que l'apteur de Der Uns-
prunq des Kunstwerkes
n'établit pas une différence fron-
talière entre la sentimentalité et la sensorialité, Sl
nous savons qu'immédiàtement après son voeu d'aborder la
chose par le biais du sentiment, i l pose celle-ci comme
.,
1
.
~(08l;LoJ
. Que Heidegger ne se soit pas justifié quand
au bien-fondé épistémologique ou gnoséologique de sa non-
distinction entre le sentiment et la sensation, cela se
comprend et peut se tolérer:
en effet, il sera aisé
(9)
L'Etre et le Temps, p. 170

-
38 -
d'admettre qu'il n'existe pas une différence de nature
,~
entre le sentiment et la sensation, mais uniquement une
différence de degré
car pour que le sentiment puisse
prendre forme et se constituer tel, il faut d'abord que
ce à l'égard de quoi il éprouve nous soit donné par le
corps sans justement lequel le monde ne nous serait que
fadeur et évanescence. Or le corps c'est avant tout les
organes de sens.
Notre rapport d'intimité au monde par le
sentiment demeure nécessairement tributaire de l'univers
de sensations que nous procure ce monde.
Cette mise au
point faite,
voyons maintenant comment Heidegger théma-
')
1
tise son concept de la chose comme
~l~g~ lOV

"La chose,
;)
1
c'est l'~l~~~!O~ , ce qui est perceptible, dans les sens
de la sensibilité, grâce aux sensations" (10). Cela étant,
Heidegger dira les mérites de cette conception devant
celle initialement examinée -
à savoir la chose comme
support de propriétés - en laissant comprendre qu'une
saisie discursive de la chose est une distanciation
insultante de la chose.
C'est pourquoi le philosophe
proposa : "Toute conception et tout énoncé qui font écran
entre nous et la chose même doivent d'abord être écartés.
C'est alors seulement que nous pourrons nous abandonner
à sa présence immédiate
(unverstell tes Anwesen)" (II).
Dès lors, ce rapprochement de la chose signifie que sa
\\
connalssance authentique, pour autant qu'elle ne requiert
que la disponibilité de nos sens, reste le propre et la
possibilité de tout un chacun, sans distinction de niveau
intellectuel ou d'appartenance culturelle.
Nous pouvons donc affirmer à juste titre que l'uni-
versalité de la saisie de la chose réside dans l'''esthé-
sique" comme ouverture primitive de l'horrnne au monde ou
comme présentation première du monde à l'homme.
1
'I
:1
!
(10)
Chemins, l'Origine de l'oeuvre d'art, p.
18
(II)
Ibidem

-
39 -
Toutefois, i l est à établir une clarification au
sujet du mot "sensation" dans son application à la: chose.
L'auteur de Der Ursprung
des Kunstwerkes nous invite
en effet à VOlr que les sensations qui nous proviennent
des choses ne constituent pas une affluence d'impressions
sous la forme de sons et bruits. Autrement dit, le son
ou le bruit nous parvient toujours enveloppé d'une slgnl-
fication plus englobante qui au lieu de nous donner la
chose comme simple phénomène acoustique nU~fade et vague,
nous la donne plutôt comme totalité vivante, expression
positive d'un vécu prenant forme et sens dans le cadre
de notre vie quotidienne ou' dans le cadre du type de rap-
port que nous entretenons avec le monde par l'interpo-
sition de la chose. Ecoutons Heidegger lui-même sur cette
question:
"c'est le vent que nous entendons hurler dans
la cheminée, c'est l'avion trimoteur qui fait ce bruit
là ~haut, et c'est la Mercédès que nous distinguons immé-
diatement d'une Adler.
Les choses elles-mêmes nous sont
beaucoup plus proches que toutes les sensations" (12)
le
hurlement du vent par exemple appartient, dans son vécu
direct, à une co-production pensée de la cheminée comme
masse fixe avec le vent comme masse en mouvement
; et
le hurlement du vent dans la cheminée n'est pas le chu-
chotement du vent qui passe entre la gravure et le mur.
De même, le bruit de l'avion trimoteur, de par l'univers
\\.
qu'il suscite, se différencie fondamentalement de celui
de l'hélicoptère qui chaque soir passe pour acheminer le
courrler postal. La Mercédès aussi qui passe signifie
un autre univers de pensée qui n'est pas celui que sus-
cite une Adler, les deux marques de voitures pouvant
donner à penser différemment, à travers leur simple
i
bruit au passage, depuis l'usine d'oü elles sont nées
,
"
:1
jusqu'aux "classes sociales" qui en usent.
,
(12) Ibidem

- 40 -
Les choses sont ainsi tellement rapprochées de nous
que les sensations qu'elles nous procurent ne finissent par
être qu'un moyen terme, un terme intermédiaire et vite omis
pour le vécu immédiat de la chose comme avant tout signifi-
cation existentielle.
Et justement, pour autant que la chose est aussi
rapprochée, Heidegger reconnaîtra le péril de son concept
..
~
1
le posant comme définitivement et uniquement dtS
1l0~
et le philosophe de résumer sa pensée comme suit
:
"Tandis
que la première interprétation tient les choses à distance
~
en les éloignant trop de nousJdans la seconde, elles nous
serrent de trop près.
Dans les deux interprétations la
chose disparaît.
Il s'agit donc d'éviter les excès de ces
deux interprétations"CI3).
Ce mot se passant de commentaire nous ouvre immé-
diatement à la troisième conception heideggerienne de la
chose, naturellement l'intermédiaire entre les deux ex-
trêmes, là où les choses se voient laisser à "leur im-
manence intime" Clnsichruhen), là où elles prennent léur·
"propre consistance".
Cette troisième conception est celle qui pose la
chose comme matière C~ô'x 1) et forme C poe Cf ~
).
1
\\
i,l,
Il reste indéniable que l'origine de cette con-
ception se justifie de ce qu'une chose nous est d'abord
...
donnée par son aspect C ~i~os
). Evocateur est le mot
"aspect" si nous en remontons à l'origine ab-spectare
qui signifie "regarder à partir de ". L'aspect est donc
avant tout ce à partir de quoi une chose se donne à voir,
la condition et la preuve de son surgissement.
(13)
Op. cit. p.
19

...
- 41 -
Signalons en rappel tout de suite que l'auteur de
Der UrsprUng des KUn'st'we'rkes se préoccupe avant tout de la
question de l'oeuvre d'art, et que, quelque allusion tar-
dive qu'il puisse faire a la chose, c'est en dernière
instance l'oeuvre d'art qui est visée,
Ce rappel nous
met la puce à l'oreille devant l'introduction dans l'ana-
lyse du'philosophe ou son alignement aux deux prem~eres
conceptions, de la définition de la chose comme matière
.,,----_..
informée. Cette dernière conception reste en fait une
articulation très subtile qui nous rapproche de la notion
d'utilité, et de cette notion, nous ouvre a la probléma-
tique proprement dite de l'oeuvre d'art. Cette avancée de
Heidegger se l i t clairement ici :
"La synthèse de matière
et forme nous livre enfin le concept de chose convenant
aussi bien aux choses de la nature qu'aux choses de
l'usage (Gebrauchsdinge) fI
(14),
-.'---.. ,
Et comme le projet du philosophe est avant tout
de regarder la chose par rapport a l'oeuvre d'art ou ~nver­
sement, cette nouvelle conception de la chose lui permet
justement de déceler d'abord "le c6té chose de l'oeuvre
d'art".
Ce c6té chose est la matière, c'est-a-dire le sup-
port matériel par lequel sied l'oeuvre, dans lequel con-
siste l'oeuvre.
\\
Il est à se demander dès lors pourquoi, depuis
le début de son analyse, l'auteur de Der UrsprUng des
Kunstwerkes a fait des détours et des détours pour trouver
quelque chose qui en fait semblait moins caché, plus a
nu que les moyens m~s en oeuvre pour découvrir. C'est
justement parce que le concept de la chose comme matière
et forme appelle méfiance co~~e les deux précédents.
La perplexité de Heidegger vient de ce que le schème
matière/forme s'applique aussi bien à l'oeuvre d'art comme
(14)
Ibidem
1
1
1

-
42 -
à la chose tout court.
Vue d'abord du côté de l'oeuvre d'art,
"la dis-
tinction entre matière et forme sert ... et dans toute sa
variété, de schéma conceptuel par excellence pour toute
théorie de l'art et toute esthétique" (15). Tout semble,
à cet égard, donner à croire que le schème forme/matière
est avant tout une détermination intrinsèque à l'art.
Et Heidegger d'appuyer son argumentation en énonçant la
double similitude secrétée d'une part entre la forme,
le rationnel et le logique, puis d'autre part entre la
matière, l'irrationn~l et l'illogique. Cette dualité
distinctive et associative à la fois ne peut être sans
sous-entendre le couple sujet/objet. Et Heidegger de
reconnaître que dans ce "ghetto" schématique et catégoriel
où prédominent les couples forme/matière et sujet/objet,
tout peut passer pour explicable.
Signalons avant d'aller plus loin que la forme
comme détermination inhérente à l'univers de l'art revêt
le sens particulier d'une idéalité abstraite coupée jus-
tement de toute morphologie sensible. Nous emprunterons
ces lignes de Kandinsky pour présenter l'idéalité de la
forme:
" •..
la forme demeure abstraite, c'est-à-dire
qu'elle ne représente aucun objet réel, mais qu'elle
constitue un être purement abstrait"
(16). Cette parole
considérée à elle seule pourrait conduire à une inter-
prêtation malversative ou simplement vague si l'on sait
que l'expression "être purement abstrait", p01,1r autant
qu'elle ne précise justement rien de circonscrit, donne
à tout penser. C'est pourquoi l'abstrait de la forme se
saisit mieux à travers les lignes suivantes de Kandinskv
(15)
Ibidem p.
19
(16)
Kandinshy
DUs'pi'ritUeldans l'art et dans la' peintur~
en~articulier, Médiations, Paris, 1979,
tra
. Pierre Volboudt, p.
98.

-
43 -
"A cette catégorie d'êtres qui, tout abstY'aits qu'ils
soient, vivent, agissent et font sentir leur influence,
appartiennent le carré, le cercle, le triangle, le losange,
le trapèze et les innombrables formes de plus e~ plus com-
pliquées, qui n'ont pas de nom en mathématiques. Toutes
ces formes sont citoyennes du royaume de l'abstrait et
leurs droits sont égaux" (17).
Si le sohème matière/forme conditionne la VlSlon
traditionnelle de l'oeuvre d'art et semble trouver sa déter-
mination même dans l'art ou l'univers esthétique en général,
ce même schème s'applique à la chose tout court:
le bloc
de granit se présente par sa matérialité et son aspect
spatio-dimensionn.el.
"Forme signifie donc ici la répar-
tition spatiale des particules de matière s'ordonnant en
un contour déterminé, à savoir celui du bloc" (18). Ce qui
est une autre définition de la forme, retrouvable aussi
chez Kandinsky:
" . . . la forme, considérée en tant que
délimitation, sert, par cette délimitation même, à découper
sur la surface un objet matériel, par conséquent à dessiner
un objet matériel sur cette surface",
(19)
En résumé donc, la forme se rencontre avec la
matière dans l'oeuvre d'art comme dans la chose tout court.
\\
Mais parmi les étants qui nous entourent immédia-
tement, à côté de l'oeuvre d'art et de la chose tout court,
nous rencontrons aussi les outils
par exemple la cruche,
la hache, la paire de chaussures, outils qui également
sont de la matière "prise dans une forme".
Et précisemment
dans ces outils, i l y a une primauté et une priorité de la
forme qui t1détermine l'ordonnance de la matière Il (20)
( 1 7)
Op. cit. p.
9 9
(18) Chemins, l'origine de l'oeuvre d'art, p.
20
(19)
Kandinsky:
Op. cit. p.
98
(20) Chemins, l'origine de l'oeuvre d'art, p.
20

-
44 -
Cette dernière phrase appelle l'attention car au
mo~ns pour une fois, depuis le début de l'analyse àu phi-
losophe, surgit une co-essentialité, une co-appartenance
de la forme avec quelque chose, à savoir l'outil.
La
source lumineuse d'où jaillit fondamentalement la forme,
c'est justement l'utilité, ou comme certains aiment à
l'employer, l'outilité
; le latin utor (j'utilise) ayant
donné "outil" (ce qui se destine à l'utilisation et a été
.'..........~--.
fini,
finalisé pour) avec tous les autres mots de la
même famille.
Dans le produit comme outil, l'utilité cohabite
s~
intimement avec la forme qu'on peut se demander si
ütilité et forme ne sont pas des degrés inaperçus d'une
même nature. C'est l'utilité qui permet de fixer par
exemple l'imperméabilité de la cruche, la dureté de la
hache, la solidité et la flexibilité des chaussures. Ici
l'utilité comme forme fixe l'instrument ou l'outil dans
sa finalisation et dans sa matérialité. Heidegger semble
s'opposer ici à Aristote (Cf: Hét~physique, livre H, 4)
qui dans le produit pose distinctement la cause formelle
par rapport à la cause . finale
; alors que chez Heidegger
forme et finalité s'expliquent et s'identifient mutuellement.
1
il
De
là,
Heidegger conclut que le complexe formel
,
!
\\
1
matière n'est pas originellement lié à la choséité de la
1
chose, ni à l'opéréité de l'oeuvre, mais elle demeure
i
dans l'utilité de l'outil qui est sa propre détermination.
Qu'il soit donné au philosophe lui-même la parole
pour qu'il apporte la clarification:
"Quant au complexe
forme-matière, qui détermine tout d'abord l'être du pro-
duit, nous concevons aisément qu'on l'ait pris comme struc-
ture immédiate de tout étant, parce que l'homme produisant
y participe lui-même, c'est-à-dire participe à la manière
dont un produit vient à l'être. Dans la mesure où le produit

-
45 -
occupe une place intermédiaire entre la chose pure et
l'oeuvre, on n'a eu que trop tendance à comprendre choses
et o~uvres, et finalement tout étant, à l'aide de l'être-
produit (complexe forme-matière)".
(21)
Cette parole de Heidegger, du double intérêt
qu'elle nous offre, nous donnera à penser doublement.
'-------
D'abord considérons la première phrase de cette
citation. Elle explique l'origine de ce que tout étant
est devenu regardé et considéré à partir du complexe forme-
matière; l'origine de cette mésappréhension est liée à
l'homme qui fabrique d'une part, et pense le monde d'autre
part. Et pour autant que l'homme comme Dasein médiatise
la venue de l'être à l'étant, comme par déformation - mot
emprunté à la psychologie ouvrière -
i l considèrera tout
l'étant sous le schème à la fois explicatif et compréhensif
de forme/matière. Ainsi la propre activité de l'homme res-
tant inséparable de sa pensée -
i l conviendra ici de rendre
hommage a Marx -
le monde ne peut se donner pour compris
et expliqué qu'à travers les modalités de notre rapport
avec l'étant; rapport avant tout de domination, de maî-
trise et de transformation, pris dans le sens "homme-
nature", c'est-a-dire "sujet-objet".
\\.
Le deuxième intérêt que suscite cette parole de
Heidegger ci-dessus citée est la topologie du produit au
sein de l'espace scénique de l'étant matériel
"Le produit
occupe une place intermédiaire entre la chose pure et
l'oeuvre",
Double figure du produit:
le produit dans sa
figure de chose pure, le produit dans sa figure d'oeuvre.
Heidegger cite l'exemple du produit "chaussures" qUl surgit
d'emblée comme une chose, sans pour autant avoir la
(21) Op. cit. p.
21

-
46 -
spontanéité chosale du bloc de granit. Mais aUSSl, pour
autant que le produit a reçu le cachet de la main de
l'homme, après la synthèse de l'esprit, i l assure une
parenté avec l'oeuvre d'art.
Heidegger n'en arrivera pas au dogmatisme hegelien
qui volontiers aurait classé la chose tout court au-dessous
du produit et de l'oeuvre d'art simplement pour la présence
de l'esprit dans le produit et dans l'oeuvre.
Toute hié-
rarchisation ou tout parti-pris chez Heidegger serait une
rechute, de sa part, dans ce qu'il dénonce comme imper-
fection au sein de la métaphysique traditionnelle.
Toutefois Heidegger demande excuse pour s'être
"permis de se livrer à de tels arrangements géométriques"
(22) en établissant une topologie de la chose, du produit
._---.. ...
et de l'oeuvre d'art.
Que cette topologie nous soit admise
donc comme à caractère purement didactique.
Heidegger ne conclura pas de la mésinterprétation
de tout l'étant à travers la catégorie forme/matière sans
indexer la foi biblique qui pose l'étant commeens creatum
à partir de l ' unité de la forina et de la'ma't'eria, foi
biblique qui détermine et entérine le soubassement de la
pensée occidentale dans 69n avancée de plus en plus nihi-
\\
liste.
L'évanescence progressive de cette foi biblique au
cours des temps n'a en rien empêché son subreptice et
irréversible glissement dans la vision du monde en Occi-
dent.
"C'est ainsi que l'interprêtation de la chose par
la matière et par la forme, qu'elle reste médiévale ou
qu'elle devienne kantienne ou transcendantale, est devenue
courante et comme "naturelle", Mais pour cela elle n'en
est pas moins que les autres interprétations de la cho-
séité ~e la chose une insulte(Ueb~rfall) à l'être-chose
.ges choses" .(23)
(22) Ibidem
(23) Op. cit, p.22

-
47 -
A s'en tenir au strict et à l'essentiel, le déve-
loppement que constitue ce chapitre l
se résume dans son
titre. Un titre n'est authentiquement tel que dans la
mesure où, introduisant une étude, il est à même aussi
d'en justifier la conclusion. A cet égard, cette récapi-
tulation s'impose: Heidegger a pris soin d'abord et
d'entrée de jeu dans son étude sur l'oeuvre d'art, d'énu-
mérer et de dénoncer progressivement toutes les concep-
tions que nous avons traditionnellement de la chose, afin
que, une fois cette tâche accomplie, l'oeuvre d'art
qu'on est souvent tenté de regarder comme une chose - ne
tombe pas dans ces habitudes et cécités mésinterprétatives,
et pUlsse, sauve des virus de la tradition, se donner pour
ce qu'elle est dans son essence. On assiste là chez
Heidegger à une prudence et une prévention dignes d'éloge,
si l'on sait que le nettoyage préalable de son appareil
conceptuel lui évite, chemin faisant, les éventuels crocs-
en-jambe de la tradition philosophique qui appréhende la
chose à partir de trois différentes perspectives
:
1°) La chose comme support de propriétés:- con-
ception refusée parce que non distincte encore de la struc-
ture du langage, et nous donnant la chose trop à distance.
2°) La chose comme donnée sensible - conception
\\
récusée car les impressions sensibles ne peuvent faire
figure d'abstractions isolables considérées pour elles-
mêmes
: nous vivons avec les choses dans une totalité de
rapports ou dans un rapport de totalité
: ce qui (deuxième
critère de récusation) nous rapproche trop des choses.
3°) La chose comme matière informée - conception
non admise d'une part parce qu'émanant de l'homme qui, dans
son activité productrice de' Da.'s'e'in, irradie inconsciemment
le monde de ses schèmes et catégories; conception non admise

-
48 -
d'autre part parce qu'issue de l'esprit de la foi biblique
qui pose le dogme de l'être-créé de toute chose.
Ce souci de l'assainissement du matériel concep-
tuel chez Heidegger nous apparaît désormais comme une pré-
caution d'usage, plus même, comme un rite, si ~'on sait
que, toujours au seuil d'une étude, le philosophe pose
immanquablement ce en dehors de quoi ou ce contre quoi
i l va écrire. On se rappelle déjà comment, dès le début de
l'analytique de l'être-l~ au chapitre II dU Sein und Zeit,
i l a écarté la méthode des sciences humaines
(la psycho-
logie philosophique, l'anthropologie, l'éthique, la poli-
tique, la poésie, la biographie, l'histoire)
jugée super-
ficielle et sectorielle, pour s'interroger sur la vie des
primitifs tout court ou la banalité quotidienne dans leur
pouvoir de révéler, à la simple observation de l'homme a
-"-.,
priori et distinctement comme' Dasein, c'est-à-dire dans
son être originel.
Déblayer les scorles, proscrire les habitudes et
les sédimentations, voil~ le travail de préparation pour
et à toute étude se voulant objective.
Et qu'il nous soit permis de citer ce mot de
Mikel Dufrenne pour illustrer l'attitude de Heidegger
devant l ' a r t :
"La phénoménologie de l'expérience
esthétique
( ... ) peut encourager la
révolution de l'art en décrivant une
perception et une création sauvage
au moins comme cas limite, car la
culture, et singulièrement les
codes, nous ont depuis toujours
investis, informés, conditionnés;
mais les habitudes et les sédimen-
tations peuvent être par.moment
écartées, comme elles le sont dans
'--

-
49 -
le rêve où opèrent des processus
primaires, ou dans la fête où les
interdits sont levés.
Cette remontée
vers l'originaire est pleine de sens.
Dans les parages du fond,
libéré des
formes qui l'emprisonnent, l'homme
est remis en liberté, comme les mots
le sont dans la poésie, les sons dans
la musique, i l est rendu a. sa nature,
une nature qui, loin de le spécifier
et de le déterminer, le joint a la
Nature" (24).
Qu'il nous soit maintenant loisible d'aborder
la question de l'oeuvre d'art comme telle.
\\.
(24) Mikel Dufrenne
EsthétiqUe et Philosophie, ed.
Kincksieck, 1
Paris, 1976, tomme II, p. 44.

-
50 -
CHAPITRE II
L'OUTIL ET L'OEUVRE D'ART:
EMERGENCE DU CONCEPT DE VERITE DANS LA
PENSEE ESTHETIQUE DE HEIDEGGER
Il est une tâche -difficile, VOlre impossible de
suivre ici la pensée de Heidegger telle qu'elle se donne
libre cours dans Der Ursprung des Kunswerkes, car le phi-
losophe, au lieu d'y adopter une conduite rigoureuse,
continue, systématique, y procède au contraire co~me par
errement, du louvoiement à l'impulsion, de l'impulsion
au louvoiement. Nous n'ignorons pas le caractère de fête
que doit revêtir la pensée en général chez le philosophe,
pensée qUl se cherche en cherchant
: en effet chez Heidegger,
penser est une activité en soi indépendante et autonome,
une activité sui generis ne se voulant que d'elle-même et
pour elle-même.
Penser, chez Heidegger coordonne l'agré-
ment à l'utilité, l'utilité à l'agrément, dans la recherche,
par un apprivoisement secret de la fin dans le moyen, et
\\
du moyen dans la fin.
Cette conception de la pensée éclaire
la manière de la démarche dans cet ouvrage qui nous inté-
resse particulièrement, Der Ursprung des Kunswerkes dans
lequel, comme nous l'avons dit, la continuité pensante
fait famille avec la discontinuité - ou mleux l'aconti-
nuitéerrante.
Il nous paraîtra dès lors indispensable de
recueillir l'essence de la pensée du philosophe dans une
lecture ou une relecture de synthèse capable de reproduire

- SI -
le discours philosophique sous un aspect plus ramassé
mais aussi expressif. Qu'il soit admis donc pour les
besoins et exigences de notre travail, que l'ordre de
la pensée du philosophe soit trahi.
Après la dénonciation des visions métaphysiques
qui ont longtemps concouru à occulter fallacieusement la
chose, visions qui ont maintenu la pensée dans une lourde
torpeur qui a eu racine et puissance de tradition,
Heidegger est particulièrement - et favorablement sur-
tout -
frappé par l'importance historique du concept de
la chose comme matière informée. On sait déjà comment i l
a expliqué la venue d'un tel concept de la chose sur la
scène de la pensée:
l'homme dans son destin de Dasein
producteur pose le monde avant tout à travers le schème
de matière et forme qui est à l'origine de toute fabri-
cation; une tendance généralisante s'est donc produite,
à considérer toute chose comme avant tout matière et
forme.
L'univers~lité de ce concept de la chose ~ poussé
le philosophe ·à porter une attention particulière au pro-
duit, et à vouloir comprendre l'être-produit du produit.
C'es~ pourquoi cette partie de notre étude requiert par-
ticulièrement la prise en considération du produit comme
t~l, produit dont l'analyse de l'être-produit nous ou-
vrira à la réelle problématique de l'oeuvre d'art. Pour
introduire son analyse du produit, Heidegger considérera
un produit en se gardant de tout discours sur lui, c'est-
a-dire en le laissant parler lui-même, se donner dans ce
qu'il est et a de produit.
Le produit considéré est une
paire de souliers de paysan.
Il existe un rlsque de malversation ou de mésin-
terprétation dans la lecture et la compréhension de cette

-
52 -
partie glissante de De~ U~~prung des Kunswerkes
o~
Heidegger introduit les souliers de paysan pour pouvoir
expliquer l'être-produit du produit et l'opéréité de
l'oeuvre. Ces vices de compréhension proviennent essen-
tiellement de ce qu'on est tenté de confondre les sou-
liers de paysan comme simple produit avec sa p~ace dans
le monde et les .souliers de paysan comme tableau peint
par Van Gogh. Des confusions sont d'autant plus inévi-
tables que cette parole de Heidegger, entendue sans Clr-
conspection, risque de donner à comprendre que les sou-
liers de paysan dont i l est question sont ceux que pré-
sente le tableau de Van Gogh:
"comme exemple, prenons
un produit connu
une paire de souliers de paysan. Pour
les décrire, point n'est besoin de les aVOlr sous les
yeux.
Tout le monde en connaît. Mais comme i l y va
d'une description directe, i l peut sembler bon de faci-
liter la vision sensible.
Il suffit pour cela d'une illus-
tration. Nous choisissons à cet effet un célèbre tableau
de Van Gogh qui a souvent peint de telles chaussures ll (1).
Il est éviden~ que ce mot de Heidegger, sans
avoir besoin d'être plus éclairci, laisse comprendre que
les souliers du tableau comme oeuvre d'art sont, pour la
description, les réels souliers du paysan comme produit
utile.
Ou du moins, aucune différenciation spécifique
n'est faite explicitement sur les souliers dans leur
statut d'oeuvre ou dans leur statut de produit, quant à
leur possibilité de se donner à
décrire·
Néanmoins le développement qui suit à ce mot
ci-dessus cité nous apprendra à faire le départ entre
~
les chaussures comme tableau - ou le tableau comme "chaus-
sures ll -
et les chaussures comme outil.;t::t c'est d'ail-
leurs sur la nécessité de cette distinction que le projet
(1) Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
24

-
53 -
de Heidegger comme pensée centrée sur l'oeuvre d'art
trouve un déblocage et une impulsion décisifs pour
l'acheminement vers le vif et la fin du sujet. Heidegger
regarde d'abord le tableau en lequel i l reconnaît des
chaussures-outil.
Cette description le prouve suffi-
samment :
"Chacun sait de quoi se compose un soulier.
S'il ne' s'agit pas de sabot ou de chaussures de filasse,
i l s'y trouve une semelle de cuir et une empeigne, assem-
blées l'une à l'autre par des clous et de la couture. Un
tel produit sert à chausser le pied" (2).
Cette descrip-
tion porte indéniablement sur des chaussures concrètes,
c'est-à-dire issues d'une fabrication, et en vue d'une
utilisation:
"chacun sait de quoi se compose un soulier",
"un tel produit sert à chausser le pied".
Il existe une
interdépendance profonde entre la composition des sou-
liers et son utilité finale, entre la matière informée
et la destination des souliers "ou bien au travail des
champs ou bien à la danse".
Autrement dit, l'utilité
de la chaussure doit correspondre à sa solidité et réci-
proquement.
Le mot "solidité" mérite attention. Une
chaussure n'est pas fabriquée
"comme ça", "pour rien",
elle est toujours fabriquée pour.
Et ce pourquoi elle
est fabriquée requiert justement sa solidité, car l'usage
de la chaussure ne s'appuie que sur cette solidité pour se
poser tel.
Mais l'usage même du produit, comment se mani-
\\
feste-t-il ? Heidegger nous le d i t :
"c'est la paysanne
aux champs qui porte les souliers. Là seulement, ils
sont ce qu'ils sont.
Ils le sont d'une manière d'autant
plus franche que la paysanne, durant son travail, y pense
moins, ne les regardant point et ne les sentant même pas.
Elle est debout et elle marche avec ces souliers" (3).
Cette parole qui se propose de décrire l'usage des sou-
liers, semble, de façon curieuse et inattendue, n'en
poser simplement que l ' i n u t i l i t é ; ces chaussures aux-
quelles on ne pense pas, qu'on ne regarde point, qu'on
(2)
Ibidem
(3)
Ibidem

...
-
54 -
ne sent même pas; pourtant c'est dans cet état de délais-
sement, d'oubli et d'inattention que les souliers sont
justement en plein usage. Ou encore:
les souliers ne sont
réellement en plein usage que quand, se donnant pour
utiles présentement, elles s'effacent, comme magiquement,
de la conscience de la paysanne.
Ecoutons encore cette parole de Heidegger qui
nous présente l'utile présence des souliers dans leur
absence:
"Quand, tard au soir, la paysanne bien fatiguée,
met de côté ses chaussures; quand chaque matin à l'aube
elle les cherche, ou quand au jour de repos, elle passe
à côté d'elles, elle sait tout cela, sans qu'elle ait
besoin d'observer ou de considérer quoi que ce soit" (4).
Présentes donc sont toujours les chaussures, mais oubliées
aussi elles sont le plus souvent.
Sont-elles faites pour
être toujours présentes simplement et le plus souvent
oubliées? Oui, certes
!
Mais que signifie en fait cette présence souvent
oubliée mais nécessaire" des souliers ? Il se donne
d'emblée, à cette question, à penser que la présence des
chaussures ne semble indispensable que dans la mesure où
elles se laissent dépasser comme simple présence pour
servir à autre chose ou servir autre chose. Juste pensée
\\
que celle-ci qui relativise la présence des chaussures au
profit d'une autre présence plus cachée parce que moins
facilement perceptible. Cette autre présence, plus essen-
tielle parce que plus finale
justement, c'est le monde
de la paysanne, un monde de totalité, de significations,
un univers de pensées et d'actions tournées vers l'exté-
rieur qui, avec aisance et sécurité, doit demeurer la
continuité, le prolongement de la paysanne comme aussi
(4)
Op. cit. p.
25

-
55 -
unit~ totale et distinctive, Dasein d~finissable exclu-
sivement dans son ~tat d'être avec les autres ~tants in-
tramondains.
Les chaussures, donc, comme produit, m~dia­
tisent et coordonnent la paysanne avec son monde de paysan
qui est d'autant plus pleinement v~cu, senti, ~prouv~
comme sûr et stable, que les chaussures pr~sentent les qua-
lit~s d'une fabrication soigneuse et durable: nous reve-
nons à la solidit~. Cette solidit~ qui semblait être le
seul et simple but de la fabrication; fabricatibn sus-
cit~e elle-même par l'utilité, ne doit plus être justement
regard~e comme but, car elle est une cons~quence, la
cons~quence d'un jeu permanent d'adéquation, d'une cons-
tante volont~ de composition de la paysanne avec son
monde.
"Ce produit appartient à la terre, et il est à
l'abri dans le monde de la paysanne" (5). Le produit est
.,"-
donc loin de jouir du statut final qui pourrait lui être
reconnu par et pour sa fabrication, il reste englob~ et
d~pass~ par quelque chose de plus total et de plus
final, quelque chose auquel i l "appartient", quelque chose
"à l'abri" de quoi il demeure. Toutefois lors même que le
produit ne surgit que comme moyen d'actualisation et
d'effectuation d'un monde, il renferme aussi ce monde
en lui-même car il rend celui-ci possible
; et ce monde
ne peut se faire créditer comme monde, univers total de
s~jour paisible et de s~curit~ que dans le produit que
sont les chaussures, et plus essentiellement dans leur
être-produit, c'est-à-dire leur solidit~ : "Grâce à elle
Cla solidité), la paysanne est confiée par ce produit à
l'appel silencieux de la terre; grâce à la solidité du
produit, elle est soudée à son monde. Pour elle, et pour
ceux qui sont avec elle comme elle, monde et terre ne
sont là qu'ainsi: dans le produit ... Car c'est seulement
(5) Ibidem

-
56 -
la solidité du produit qui donne à ce monde Sl simple une
stabilité bien à lui, en ne s'opposant pas à l'afflux
permanent de la terre" (6).
Que le produit soit regardé avant tout comme
solidité dans sa destination finale d'ancrer et d'enra-
ciner la paysann~ dans son monde, cela donne à penser
l'autre face du produit qui, circonstanciellement, peut
venir, à force - ou à faiblesse - de non-solidité, de
dépérissement, à ne plus assurer justement son rôle de
destination.
Mais la menace que fait miroiter le produit
dans son état de dépérissement, cet indice d'un "relâ-
chement" éventuel du monde de la paysanne, est la preuve
indéniable que l'être-produit du produit prend source
et racine dans la symbiose de la paysanne avec son monde
et non dans la fabrication du produit à partir de la réu-
nion matière/forme. Qu'il soit fait attention ici, en
passant, à cette mé-fiance de Heidegger à l'égard de la
frénésie de la fabrication, et surtout à l'égard de la
technique et technologie qui prend de plus en plus, à
notre époque, le devant de la philosophie de l'agir et
du penser; technique et technologie qui demeurent l'ex-
preSS10n d'une situation historiale née de la vision méta-
physique traditionnelle du monde avec tous les avatars de
\\
sa poussée nihiliste (7).
(6)
Ibidem (la parenthèse est de nous)
(7)
La science et la technique comme mode moderne d'approche
de l'étant sont des émanations de la métaphysique occi-
dentale qui s'est déployée sous l'empire de la raison
comme ratio et de l'homme comme sujet
(face à la na-
ture-objet).
Elles constituent l'expression et la fi-
gure la plus rugueuse du nihilisme, d'une part pour
ce qu'elles sont une désacralisation, une dévalorisa-
tion des valeurs anciennes, d'autre part, pour ce
qu'elles brandissent la menace inouie de la destruction
du monde. Les points de vue de Heidegger sur le nihi-
lisme moderne se rencontrent, entre autres travaux,
dans son étude "le mot de Nietzsche IlDieu est mort"
étude insérée dans Hol~wege ; Ils se rencontrent éga-
lement dans rntroductionà la métaphysique et dans sa
remarquable conférence lue par J.
Beaufret à l'occasion
du cent-cinquantième anniversaire de la naissance de
Kierkegaard-c f
Kierkegaard Vivant, Idées, Paris, 1966, p. 167.

-
57 -
Jusqu'ici, nous avons considéré seulement les
chaussures de paysan comme un produit qui, à partir d'une
description directe facilitée par la vision sensible, nous
a mené à l'être-produit du produit que nous faisons résider
dans la solidité de l'outil, solidité qui elle-même est
le symbole de la sécurité et de la stabilité de l'univers
total de la paysanne. Nous concédons ainsi à l'outil que
sont les chaussures son aptitude et sa disponibilité
immédiate à nous révéler l'outilité de l'outil en général.
Toutefois si "au long du processus de l'usage
du produit, le côté véritablement produit du produit doit
réellement venir à notre rencontre"
(8), à quoi au con-
traire pouvons-nous nous attendre, si nous nous conten-
tons simplement de nous représenter une paire de souliers
"comme ça",
"en général" ?
Cette question nous mène, comme i l fallait s'y
attendre, au tableau de Van Gogh, tableau dont on n'isole
plus les chaussures pour ne les considérer qu'à travers
leur processus de fabrication. ou d'utilisation, mais qui
est considéré seulement pour l'oeuvre qu'il est, c'est-
à-dire, pour les chaussures qu'il a peintes et qui ne
donnent justement rien d'autre à voir immédiatement que
\\
d'avoir été peintes.
Ces chaussures simplement peintes,
voici comment Heidegger en a vu la simplicité :
"Autour
de cette paire de souliers de paysan, il n'y a rigoureu-
sement rien où ils puissent prendre place: rien qu'un
espace vague. Même pas une motte de terre provenant du
champ ou du chantier, ce qui pourrait au moins indiquer
leur usage.
Une paire de souliers de paysan, et rien de
plus" (9). Nous nous trouvons décidément en présence d'un
~ableau où ce qui nous captive est justement l'absence,
(8)
Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
24.
( 9)
Op.
ci t. p.
24.

-
58 -
la grande absence qui plonge les seuls souliers dans une
vacuité, une solitude, une nudité qui donneraient même
à penser l'artiste comme déraisonnable, lunatique parce
qu'il peint quelque chose qui exclut le monde.
L'expres-
sion du philosophe en dit assez:
"n' ... rien",
"rien
qu' ... ", "même pas",
"au moins",
"rien de plus".
Plus profondément encore, l'expression de cette
"-~--.
vacuité avec laquelle cohabitent les souliers ~emeureen
même temps la négation d'un temps et d'un espace comme
cadre du tableau, comme une,manière de quotidienneté
des souliers. Déraisonnable et lunatique encore pourra
nous paraître cet artiste qui veut peindre des souliers
"comme ça", sans leur installation dans un cadre spatio-
temporel.
Toutefois, i l nous incombe de reconnaître que
chercher à trouver le cadre de quotidienneté des chaus-
sures à travers la présence d'une autre chose dans le
tableau, c'est simplement et banalement s'installer
dans la superficialité d'un questionnement qui ne sort
pas ou ne s'éloigne pas du processus d'usage de la chaus-
sure. C'est pourquoi i l convient de se demander avec
prudence si le tableau tel qu'il se donne seulement
comme tableau dans sa nudité et ses seules chaussures,
ne peut pas signifier autre chose auquel i l ne faut point
s'attendre avec la simple perception sensible. Et voici
la révélation que Heidegger nous fait de cette non-révé-
lation subtilement dissimulée derrière la solitude des
chaussures
:
"Dans l'obscure intimité du creux de la
chaussure est inscrite la fatigue des pas
du labeur. Dans la rude et solide pesanteur
du soulier est affermie la lente et opi-
niâtre foulée à travers champ~, le long
des sillons toujours semblables, s'éten-
dant au loin sous la bise.
Le cuir est

..
-
59 -
marqué par la terre grasse et humide.
Par-dessous les semelles s'étend la
solitude du chemin de campagne qui se
perd dans le soir. A travers ces chaus-
sures passe l'appel silencieux de la
terre, son don tacite du grain mûrissant,
son secret refus d'elle-même dans
l'ariqe jachère du champ hivernal. A
travers ce produit repasse la muette
inquiétude pour la sûreté du pain, la
'--.---
joie silencieuse de survivre à nou-
veau au besoin, l'angoisse de la nais-
sance imminente, le frémissement sous
la mort qui menace" (rO).
'Nous concédons tout de suite à cette trans-lecture
du tableau de Vàn Gogh le caractère d'une individualité et
totalité de vue telles, que toute critique ou Lout amen-
dement s'y rapportant serait superflu et empreint d'une
cécité esthétique.
Qu'il soit donné une autre interpré-
tation du même tableau parallèle ou juxtaposable, cela se
conçoit néanmoins, si l'on sait que l'oeuvre d'art est le
champ même du possible quant à la diversité de ses figures.
Dans ce cas du tableau de Van Gogh qui nous
intéresse, quelque multiples et diversifiées que s'avèrent
les interprétations de l'oeuvre, celles-ci parlent toujours
\\
à partir d'un monde où également cette même parole revient
constamment; ce monde qui est la source d'émergence et
de dynamisme d'une possibilité interprétative multiple,
c'est le monde auquel appartiennent les souliers et à
l'abri duquel ils ont séjour. Ce monde, c'est donc le monde
de la paysanne tel qu'il se laisse dévoiler par-delà les
souliers comme oeuvre
; mais les souliers seulement comme
oeuvre; car pris comme produit, les souliers donneraient
une lecture spécifique et pourquoi pas personnelle d'eux-
(IO)
Ibidem

-
60 -
mêmes: le creux de la chaussure, sa pesanteur, la terre
grasse et humide sur le cuir, les semelles usées n'offri-
raient à voir que l'état des souliers comme vieux et en
plein dépérissement.
Ces caractères extérieurs des sou-
liers ouvrent simplement à penser sa solidité, c'est-à-
dire l'instance de remplacement des chaussures par d'autres
neuves, où leur possibilité d'être encore utilisées.
Toutefois ces mêmes caractères extérieurs observés
sur les chaussures du tableau ou comme tableau, miroitent
d'insinuations qui révèlent et totalisent le monde de la
paysanne dans son âpreté et sa rudesse : le creux de la
chaussure dans son "obscure intimité" prouve "la fatigue
des pas du labeur"
; la pesanteur de la chaussure fait
penser à "la lente et opiniâtre foulée à travers champs"
la "terre gr-asse et humiàe" sur le cuir fait penser au
pied souvent enfoncé dans les mottes jusqu'à la cheville.
Le tableau donc, par-delà sa présence physique,
pose une présence autre, abstraite; l'autre présence de
l'oeuvre représente le monde authentique de l'oeuvre,
c'est-à-dire le monde concret où l'objet représenté dans
l'oeuvre a place et abri.
C'est pourquoi Heidegger précise
que "la toile de Van Gogh est l'ouverture de ce que le
,
produit, la paire de souliers de paysan, est en vérité.
/
Cet étant fait apparition dans l'éclosion de l'être" CIl).
L'essence de la paire de souliers n'est donc pas
définie dans le seul espace de perception des chaussures
comme phénomènes, mais elle réside plus originellement
dans le monde même de l~ paysanne. La paire de souliers
est donc révélée dans son sens profond à travers le tableau
l'oeuvre qui en est dressé~. C'est donc dire que l'oeuvre
peint le produit pour le trans-figurer dans son vrai monde.
CIl)
Op.
ci t. p.
2 7

-
61 -
L'oeuvre donc trans-figure le produit pour justement le
figurer dans ce qu'il a d'unique et d'essentiel.
Cette
éclosion dans laquelle l'oeuvre donne le produit, les
:>
' "
Grecs l'appelaient
~).~\\:1~\\a. ; mot que nous avons souvent
traduit précipitamment par "vérité", sans mesurer adéqua-
tement la portée, la profondeur de son dire.
Toute traduction étant trahison, on ne peut
mesurer aujourd'hui l'ampleur de la dépréciation du sens
:>
,
d'origine du mot
a~~G'ld . Ce mot signifie ce qui advient
à l'évidence à partir d'une déclosion, d'une ouverture à
.')
'n
.
l'extériorité. Le sens de
~~~O~(~ donne donc inéluc-
tablement à penser l'autre face avec laquelle i l fait
dos, à savoir le caché, le clos, le non-encore-dévoilé
c'est cette deuxième face que les Grecs appelaient l'oubli
( À~G~ ). "A'\\~e~ld. provien~ donc de ~ qui est un degré
du ~\\1
privatif et de
Àn B'YI
. D'où nous traduisons
;>
'
1
.,
j ustement
C:;(~ ~ 9 ~(~
par dévoilement, déclosion, éclosion,
déroulement, manifestation, évidence, clarté, nudité.
Et
dès lors nous comprenons pourquoi i l est dit que derrière
l'oeuvre se dévoile le monde de la paysanne, si nous
savons justement qu'un regard promené patiemment et profon-
dément sur le tableau de Van Gogh a donné chaque point
révélateur des chaussures com~e source de jaillissement
d'un aspect du monde de la paysanne, jusqu'à ce que fina-
\\
lement i l en surgît ce monde lui-même dans son unité et
sa totalité.
Il s'avère donc un faux sens de traduire le grec
par vérité, s ' i l n'est pas connoté dans le mot
"vérité" l'idée de dévoilement ou de déclosion.
Plus grave encore apparaîtra, la traduction vou-
=>
,
lant rendre ~À~ end
à travers l'idée de conformité
,
l ' adaequatio médiévale ou l ' O}A 0 ( w flJ
aristotélicienne.

-
62 -
Cela reviendrait à poser, hors de toute profondeur d'ana-
lyse, que l'oeuvre d'art recopie froidement un objet quel-
conque, tout en essayant de le rendre le plus adéquatement
possible.
Il faut se défaire de ce concept post-hellénique
de la vérité, surtout en parlant de l'oeuvre d'art, si
l'on sait que, par exemple, la toile de Van Gogh a ses
déterminations de venue à l'étant plus profondes et plus
originelles que la simple volonté d'une copie conforme
de souliers bien précis
la toile de Van Gogh ne peint
assurément aucune paire de souliers précis, existant en
tel espace et en tel temps, elle peint simplement, mais
profondément, l'univers de la paysanne; la paysanne aussl
au sens le plus indéfini parce que figurant extensivement
toutes les p~Y3annes.
L'abstrait et le général, voilà en définitive
et en dernière instance ce que vise l'art, comme la phi-
losophie ; et les considérations particulières et con-
crètes ne constituent qu'une voie devant conduire à l'ins-
tance abstraite et générale de ces deux activités.
L'oeuvre d'art posant donc une superstructure
qui est le dévoilement de l'étant, la vérité dans son
authenticité, on s'amène à se poser un certain nombre de
questions, légitimes par ailleurs, relatives à l'esthétique,
la logique et leur statut dans la pensée ontologique. Tou-
tefois, comme mentionné dans l'avant-propos, Heidegger
déplore énergiquement ce morcellement de l'étant par les
sciences particulières et spécialisées, et l'assassinat
de la part de celles-ci, de la totalité du monde ou du
monde comme totalité. C'est ainsi que l'auteur de Sein und
Zeit change catégoriquement de perspective et fait appa-
raître ainsi, après coup, d'énormes et nombreux boulever-

-
63 -
sements au seln de la pensée traditionnelle. Ce qui était
divisé devient relié et repartagé avec l'assignation
d'une redéfinition.
Beau devient ainsi le produit de l'art comme
déclosion, coupé'de toute présence sensorielle ou subjec-
tive
; donc belle peut être, à la rigueur, dite l'oeuvre
/
si le monde auquel elle donne à déclore s'ouvre inépulse
et inépuisable à travers la seule oeuvre. Subtile migra-
tion du Beau -
si on puit continuer à l'appeler ainsi -
qui échappe aux yeux et aux mains de l'homme, pour n'avoir
demeure que dans l'être originel du monde.
L'esthétique
divorce d'avec l'esthésique.
Quant à la logique qui prétend poser les fonde-
ments du Vrai, elle s'est vue mise en question à travers
son propre fondement, le principe de raison ,qui s'énonce
i l n'existe rien sans ralson. Autrement dit, toute chose
nécessairement repose sur une ralson.
Le principe de rai-
son suppose donc la raison dont i l ne rend pas compte du
bien-fondé. Et ceci est d'autant plus grave que si nous
nous demandions
: "Où et comment trouver une information
,
..
sûre touchant ce qu'est au fond, une raison ?" "Vraisem-
)
~
.•
blablement par le principe de raison.
Mais il est remar-
quable que le principe de raison ne traite aucunement de
la ralson comme telle" (12), répond Heidegger à sa propre
question.
Il apparaît ainsi que ce qui se propose de fonder
la vérité reconnaît son indigence explicative devant la
première vérité de son propre fondement.
Le principe de
raison est donc une simple proposition de fond (Grundsatz),
avec tout ce que la proposition véhicule déjà comme présup-
posés. Une proposition de fond incapable de poser clai-
rement le fond à partir duquel elle propose ne peut, à vral
dire, se constituer le fond de toutes les propositions
(12) Heidegger
Principe de raison, Gallimard, Paris, 1969,
Trad. André Préau, p.
55.

-
64-
C'est pourquol, strict, très strict, demeure
l'auteur de Von Wesen der Wahrheit qui pose dès l'ouver-
ture de ladite étude :
"Il est question de l'essence de la
vérité.
S'interroger sur l'essence
de la vérité ce n'est pas se soucier
de savoir si la vérité est la vérité
de l'expérience pratique de la vie
ou celle de la conjoncture dans le
domaine économique, la vérité d'une
réflexion technique ou d'une sagesse
politique et plus spécialement la
vérité de la recherche scientifique
ou de la création artistique, ou
même la vérité d'une méditation phi-
losophique ou d'une foi religieuse.
S'interroger sur l'essence, c'est
s'écarter de tout cela et porter
son regard vers ce qui uniquement
caractérise toute "vérité" en tant
que telle" (13).
,
:
1
Et comme nous l'avons déjà évoqué, ce qui carac-
rérise toute vérité en tant que telle, c'est l'être de
l'étant dans son déploiement originel. Cette VlSlon grecque
de la vérité, dans son apparence terre-à-terre et superfi-
cielle, est pourtant et pour toujours la seule valable,
car, à vrai-dire, peut-on poser autre chose pour plus
vrale.que ce qui est déjà ouvert, exposé à la clarté?
Nietzsche s'en est déjà entendu à la parole grecque lors-
,
qu'il écrivait
"0 ces Grecs!
Ils s'entendaient à vivre
ce qui exige une manière courageuse de s'arrêter à la sur-
face, au pli, à l'épiderme; l'adoration de l'apparence,
la croyance aux formes, aux sons, aux paroles, à l'Olympe
tout entier de l'apparence!
Ces grecs étaient superfi-
ciels - par profondeur !" (I4).
(13) Heidegger
Questions I, De l'essence de la vérité,
Gallimard, Paris, 1968, trad. A de Waelhens
et W.
Biemel, p. 161.,
(14) Nietzsche
Le Gai Savoir, introduction, aphorisme nO 4.

-
65 -
La retrouvaille de la parole grecque, et par
delà elle, l'univers cosmologique grec, nous soustrait,
en l'occurence, des torpeurs de notre traductive tradition
et de nos traditionnelles traductions, pour nous donner
les sens et les significations dans leurs surgissement
et vérité premiers. La retrouvaille de la parole grecque
nous fait trouver autre chose que ce que nous venons
"---_
d'évoquer, autre chose que Jean Beaufret nous confie
..
"Retrouver le sens de la parole grecque, ce n'est pas seu-
lement retrouver une antériorité explicative, c'est nous
retrouver nous-mêmes dans l:unicité du partage qui est
notre partage, celui dont cette parole fut initialement
saisie, et d'on .il ne cesse de nous advenir dans le clair-
obscur d'une tradition" (15).
Ces considérations étant tenues d'une manière
très générale, sur la vérité chez les Grecs, nous verrons
maintenant dans le chapitre qui suit le rapport intime
de l'oeuvre d'art avec ce concept de la vérité.
-1
(15) Jean Beaufret
Préface à Principe de raison.
: ~
Op. ci t.
p.
31.
. !

....
-
66 -
.' CHAPITRE III
VERITE ET OEUVRE D'ART
.., .........
Le sens de l'oeuvre d'art comme déploiement d'un
monde derrière l'apparence installée de l'oeuvre, nous a
conduit à un certain nombre de révélations, dans le cha-
pitre précédent
; révélations que nous pouvons résumer
essentiellement comme suit
:
- D'abord, le support chosique de l'oeuvre,
comme tel, ne fait aucunement partie de l'oeuvre dans
son
rôle et son essence allégorique
(1).
- Ensuite, et surtout, l'oeuvre nous ouvre à un
monde qui, pour autanL qu'il se dévoile et fait surgir à
la clarté divers événements, représente la vérité comme
:>
1
elle s ' entendait derrière le grec ~~ ~ ~~l.2 .
Ces points étant acquls, nous allons devoir,
dans ,le chapitre actuel, approfondir les rapports intimes
de l'oeuvre d'art avec la vérité, et ceci essentiellement
par l'explicitation du concept du monde que nous avons
déjà sommairement évoqué dans le chapitre précédent.
'('
Ce chapitre présent posera, en l'occurence, le
rôle de la Terre dans l'être-monde du monde.
(1) La notion de "support chosique" nous renvoie à la matière
qui est le sensible même de l'oeuvre.
Celle-ci se distingue'
du matériau qui le présente ou l'actualise. Par exemple, la
matière de la musique est le son, et non l'instrument au
moyen duquel le son s'engendre; la matière de la poésie
est le verbe et non la voix ou le texte qui le dit ou l'écr
Le matériau est donc "au service de l'expérience esthétique
mais en principe comme un
serviteur disêret, il n'y appara
pas: ainsi l'orchestre, à l'opéra,
se dissimule dans la
fosse ... " Cf M.
Dufrenne
: Phénoménologie de l'expérience
esthétique, P.U.F, Paris, 1967, tome l, p.
377,378.

-
67 -
Mises à part les catégories métaphysiques tradi-
tionnelles qui ont confiné l'oeuvre d'art dans les
carcans de l'isthétique, et qui pendant longtemps ont
favorisé le fourvoiement de la vision de l'art, nous
nous trouvons encore aujourd'hui devant une situation
historique qui présente le même art sous un jour
exagérément fallacieux et avilissant. En effet, l'af-
fairement autour de l'art est devenu si intense, si
dense, que l'on est souvent amené à se demander si
cette besogneuse préoccupation milite, à proprement
parler, en faveur de l'art, ou bien en faveur d'autre
chose.
Les oeuvres, de nos jours, sont l'objet de somp-
tueuses collectio~s privées Gont on peut agrémenter
la visite d'hôtes ou d'invités.
Plus solennelles sont
les expositions qu'on en fait, avec tout ce qu'elles
comportent de cérémonial, d'administration, sans
oublier le déploiement de sérieux et de gravité des
"connaisseurs" au calme et silence d'approbation pro-
fonde devant les oeuvres. Les oeuvres connaissent
aussi l'avilissement du cOITmerce, elles sont centre
d'intérêt dans "le monde des affaires" où l'intensité
de leurs transactions les mène depuis la bourse des
valeurs jusqu'aux coffres des banques.
On parle,
encore d'une industrie artistique (Kunstbetrieb). De
leur côté, les musées constituent l'expression suprême
de la manière d'intégration de l'art à la société:
ils trient, rangent, classent les oeuvres pour l'agré-
ment et le plaisir des visiteurs, et aussi pour le
prestige de la "nation".
Le musée est alors l'instance
suprême de l'administration et la conservation des
oeuvres et de l'art en général. Tout entre sous l'empire
et le coup à la fois de la vision organisante et clas-
sifiante du monde.
L'école aussi n'a pas oublié sa

-
68 -
part de l ' a r t : non contente de l'esthétique institu-
tionnalisée discipline, elle fonde l'histoire de l'art
qUl traite des oeuvres avec la prétentieuse munitie
des sciences.
Et les critiques, nommant "les écoles" comme
Adam les animaux, foisonnent de tout horizon, prêts à
se laisser dépasser pour faire place à d'autres plus
"subtils '.' et plus "profonds", parce que plus "à la
mode".
"Ecoles" et critiques ne durent qu'aussi long-
temps qu'ils savent se maintenir dans l'ouvert histo-
riaI de la mode.
Il Y a là à méditer sur le sort de l'art, si sa
consistance et sa vlgueur ne peuver.t s'affirmer telles,
que dans leur
strict rapport avec les goGtsou les
exigences d'une époque. L'art serait-il la forme d'une
humanité historiale, ondoyante et diverse, qui seule,
dans ses errements et ses choix, est habilitée à poser
et définir une essence de l'art avec ses oeuvres.
Super-
ficielle et hâtive nous paraît une pensée qui donne
l'art comme une affaire de mode; plus radicale et plus
véridique, par contre, nous paraît la pensée qui vise,
par-delà les différences scolastiques et historiales,
'1
une essence de l'art, essence qui justement a pu faire
de l'art de chaque époque ou de chaque école art comme
tel. Et la recherche d'une essence de l'art semble
1
d'autant plus impérative et urgente que nous ne perdons
pas de vue que quelque chose qui est lié à l'homme, qui
est une secrétion naturelle de l'homme depuis le règne
de l'histoire, est une manifestation qui, en dépit des
variations spatio-temporelles, possède un caractère
profond, essentiel, propre justement à la maintenir dans
son cheminement· avec l'humanité.
C'eqt précisément parce
que l'art est présent dans l'humanité et dans l'histoire,

-
69 -
qu'il faut en rechercher le bien-fondé de la pérennité,
et prendre les modes artistiques non comme des arts en
S01, mais comme des figures différenciées de l'art en
tant que tel. La multifiguration de l'art comme acti-
vité historiale se comprend et s'explique aisément
par le caractère de l'existence - ek-sistence - dont
est 'investi l'homme dans sa vocation de Dasein.
Le mode de préoccupation des peuples est fonda-
mentalement lié à l'utilitarisme, un utilitarisme à
la fois paresseux et calculateur qui exploite le
monde et les choses toujours comme moyens, instruments,
dispositions devant composer et cadrer avec le mode
d'intersubjectivité en place. Que la vie comme volonté
suprême pose d'abord ses exigences, cela se comprend
et s'admet; mais que la vie comme telle veuille se
poser comme la mesure, la valeur qui donne sens et
fonde les essences, cela est récusé, si l'on sait que
l'esprit, qui est aussi le partage de l'homme, le par-
tage le plus privilégiant et le plus exclusif, milite
aUSS1 non seulement dans la quête de la compréhension
et de l'explication, mais aussi dans l'ouvert de la
critique; critique qui s'effec~ue du questionnement
à l'exégèse ou l'herméneutique.
C'est pourquoi nous devons apprendre à penser
sans l'école, c'est-à-dire sans nos connaissances et
habitudes de pensée. Et c'est dans cette optique que
le penseur de la Forêt-Noire nous invite à une nouvelle
vision du monde et des cho~es en général, et en l'oc-
cur~nce, à une nouvelle vision de l'art et des oeuvres
d'art en particulier.
Le mode d'appropriation privée et le mode d'admi-
nistration étatisée des oeuvres d'art constituent les

-
70 -
actes de profanation les plus manifestes contre l'art.
Cela annonce déjâ que l'oeuvre d'art a une place, un
monde, un univers en dehors duquel elle ne parle plus.
Les oeuvres d'art sont capables aussi de dépaysement
"placées dans la collection, elles sont retirées de
leur monde" (2).
Et plus étonnant encore est ceci:
certaines oeuvres d'art trouvées sur leur propre place,
leur place géographique d'origine, peuvent n'être plus
elles-mêmes, si le monde qui les signifie oeuvres d'art,
auquel elles répondent et correspondent, n'est plus.
Heidegger cite â ce propos les exemples du temple de
Paestum et de la cathédrale de Bamberg. D'une oeuvre
et son monde, nous pouvons affirmer que le monde sans
l'oeuvre n'est pas, et que l'oeuvre non plus, sans le
monde, n'est pas.
C'est pourquoi, le plus souvent, les
oeuvres dont nous disposons dans nos collections privées
ou nos musées nous apparaissent tout superficiellement
comme des objets de tradition : tradition comme trans-
duction dans l'espace, tradition comme trans-mission
dans le temps. Et pour autant que l'oeuvre peut, en
quelque manière, être traditionnelle, elle ne peut se
donner que comme objet; et l'intensité de l'affairement
autour de l'art n'atteint les oeuvres que dans leur
être-objet, "mais l'être-objet n'est pas l'être-oeuvre" (3).
Une comparalson entre l'homme et l'oeuvre ne serait pas
superflue, pour une meilleure saisie de la question
l'homme ne se trouve dans son monde d'homme qu'au sein
d'un espace d'intersubjectivité; une fois cet espace
nul, .. l , homme , lors même qu' i l est en 1?ossession de tO\\.ltes
ses facultés et aptitudes, ne se trouve plus dans un monde
humain.
Facultés et aptitudes ont leur origine lointaine
( 2), Chemins;
de l'origine de l'oeuvre d'art, p.
31
(3) Chemins,
de l'origine de l'oeuvre d'art, p.
31


-
7I -
dans l'intéraction des individus. Un espace "comme ça"
n'existe pas, un espace est toujours espace de rapports,
d'inter-implications et d'inter-significations.
L'enfant qui veut jouer et s'accroche au rebord
du buffet pour s'emparer de la statuette de Bouddha plus
élevée que lui,- n'a pas moins raison que le parent qui
l'en empêche pour "sauvegarder" ses objets d'art agréables
et décoratifs.
La statuette, soustraite de son monde
d'origine, ne constitue plus une oeuvre d'art, et pour
autant qu'elle ne sert plus son essence, elle peut servir
à tout: son usage est ouvert au champ du possible. Et
dès lors, aucune raison n'est plus solide qu'une autre
pour faire de la statuette quelque chose plutôt qu'autre
chose.
Comprendre donc l'essence de l'oeuvre d'art c'est
avant tout pouvoir rencontrer son monde.
Toutefois une question peut venir à demander
comment un monde fixe dans l'espace concret peut être
conféré à une oeuvre comme la toile de Van Gogh qUl
représente lesSoulie~i de paysan, si l'on sait que
cette toile transportée en quelque lieu que ce soit,
demeure la même et ne donne à voir à qui sait regarder
que l'univers de la paysanne. Et là i l conviendra de
\\.
répondTe que les oeuvres installées dans leur monde et
les oeuvres figuratives se différencient
: celles-là
sont donc à l'abri de leur monde, celles-ci, dès lors
qu'elles se veulent figurantes, exposantes, elles s'a-
joutent en même temps un miroitement
d'invitation à
les comprendre comme oeuvres d'art, et à trouver der-
rière elles ce qu'elles veulent dire. Ainsi donc l'ins-
titutionnalisation de l'art comme discipline ou activité
sociale a été la cause de sa transportabilité et de son
rple figuratif.
Et la peinture passe pour l'un des vi-
sages les plus fréquents de l'art comme figuration.
Mais
les avatars de notre propre socialité ne doivent pas

..
-
72 -
nous pousser ~ nous fourvoyer dans des insuffisances ou
incomplétudes de saisie et de vision.
Le chapitre précédent nous montrait donc les
Souliers de paysan de Van Gogh comme ayant abri et séjour
dans le monde de la paysanne, monde qui, trans-perçu
derrière l'oeuvre, se produit sur le mode d'un déploie-
ment, d'un dévoilement.
Ce dévoilement du monde de la
paysanne à la clarté, cette rétraction hors de la dis-
simulation, c'est ce que les Grecs nommaient la vérité
:>
1
(
è\\~~e~tcÀ).
Il nous faut maintenant approfondir notre com-
préhension de la vérité et poser explicitement son mode
d'advenance. Heidegger nous propose cette fois-ci le
modèle d'une oeuvre non figurative:
un temple grec.
Pour le respect de la pensée du philosophe, nous
ne modifierons aucunement son interprétation dudit temple
"Il est là, simplement, debout dans
la vallée rocheuse.
Il renferme en
l'entourant la statue du Dieu qui,
en un tel enclos, peut s'ouvrir, à
, .
travers le portique, sur l'enceinte
sacrée.
Par le temple, le Dieu peut
être présent dans le temple. Cette
présence du Dieu est, en elle-même,
le déploiement et la délimitation de
l'enceinte en tant que sacrée. Le
temple et son enceinte ne se perdent
pas dans l'indéfini. C'est précisément
l'oeuvre-temple qui dispose et ramène
autour d'elle l'unité des voies et
des rapports, dans lesquels naissance
et mort, malheur et prospérité, vic-
toire et défaite, endurance et ruine
donnent ~ l'être humain la figure de
sa destinée.
L'ampleur ouverte de
ces rapports dominants, c'est le
monde de ce peuple historiaI. A partir
d'elle et en elle, i l se retrouva pour
l'accomplissement de sa destinée" (4).
(4) Chemins, de l'origine de l'oeuvre d'art, p.
31,32.

-
73 -
1
Cette V1Slon du temple grec demande d'elle-même
à être reportée comme telle, toute diminution ou addition
à son unité pouvant porter préjudice non seulement à la
singularité de la pensée du philosophe, mais aussi à la
totalité du monde qui y est évoqué.
Le choix d'un temple est très évocateur devant
cette volonté chez Heidegger de rendre compte de la signi-
fication du mot "monde".
Car le monde n'est pas seulement
un ensemble de structures observables à travers l'opacité
d'une civilisation purement matérielle, née du mode de
contact physique entre l'homme et la nature. Un monde,
c'est aussi un tissu, ou mieux, un système de super-
structures immatérielles installant un peuple dans
l'éclaircie d'une culture, d'une croyance, d'un mode
de symbiose entre l'esprit et la nature, entre l'esprit
et la transcendance. Un monde au sens authentique du
terme doit constamment être capable de poser avant tout
et en priorité son peuple comme tournure ou état d'es-
prit. Nous n'ignorons pas le r61e de la transcendance
dans l'être-peuple des ·peuples, l'impact du Dieu dans
l'être-homme de l'homme.
C'est pourquoi Heidegger fait entrevoir, der-
\\
rière "l'oeuvre-temple ", les états d'âme dominants du
peuple grec confronté à une déclos ion historiale au
sein de laquelle le Dieu est encore présent
; le temple
pose la destinée du grec telle que celui-ci habite un
monde de naissance et de mort, de "rrlalheur et prospé-
rité", de "victoire et défaite", d'''endurance et ruine".
L'histoire est donc la forme humaine du déploiement de
l'être comme étant matériel et superstructurel, en
dépit de toute réédification ne voulant voir en l'évo-
lution humaine qu'un mode "progressif" de rapport entre
l'homme et la nature et du rapport subséquent qUl est
celui de l'homme à l'homme.
Et le déploiement de l'être


-
74 -
comme étant, en 'l'occurrence dans son mode historiaI,
est '-infiniment plus mystérieux dans sa production et
sa saisie, que le monde auquel nous croyons habituel-
lement. Nous supprimons volontairement et paresseusement
tout "ce qui gêne", les énigmes notamment, pour fonder
et agrémenter notre séjour dans l'ouvert de l'être
comme histoire, ,et par-delà, comme monde.
"-.
La perception sensible traditionnellement con-
sacrée fondement de la connaissance, a donné l'image
hâtive et habituelle du monde comme le rassemblement
de toutes les choses.
Partielle et partiale vision d'un
monde dont l'homme s'exclut d'emblée dans sa naîve et
euphorique illusion de sujet; fixiste et, anesthésique
vision-du-monde rendant compte d'un monde gelé dans le
simple et froid agrégat d'objets sourds et muets.
Il
Il faut assurément entendre par le monde trans-
lu derrière l'oeuvre, un univers de signes, de symboles
et de significations, un système fermé et total de ren-
vois et d'implications ,tissant un univers humain, pour
autant justement que l'homme comme Dasein ne peut s'ins-
~
tituer tel, que si la mondanéité du monde correspond et
1
1
répond
à l'existence - ek-sistance
dont est investi
en ~~iorité et en exclusivité l'étant que nous sommes.
\\
L'existence caractérise l'être-là" c'est-à-dire celui
qui est à la fois ici et là, un ici et là qui s'im-
pliquent et se déterminent réciproquement'pour fonder
et justifier la totalité que cèle le
"Da" du Dasein.
Cela s'induit de lui-même Sl l'on sait que les fatigues,
lassitudes et craintes de la paysanne restent corréla-
tives à son espoir de récolte fructueuse, à la joyeuse
promesse du grain de semence. Evocateur à cet égard
sera ce mot de Heidegger qui nous clarifie davantage
ce que le mond'e veut vraiment dire
:
"Un monde, ce n'est

-
75 -
pas non plus un cadre figuré qu'on ajouterait à la
somme des étants donnés. Un monde s'ordonne en monde
(Welt Weltet), plus étant que le palpable, et que le
préhensible où nous nous croyons chez nous.
Un monde
n'est jamais un objet consistant placé devant nous pour
être pris en considération" (5).
Le mot "consistant"
attire l'attention et inspire un approfondissement d'ex-
plication concernant le mot "monde". En effet, à y voir
de près, on remarque aisément le rôle et le statut du
consistant dans l'existence en général: notre mode de
rapport au monde en généra~ se veut déterminé par le
consistant, et ceCl principalement à un double point de
vue: du point de vue phénoménal, le monde nous est tou-
jours en quelque manière rapporté par l'intermédiaire de
nos sens, et sous la forme d'un vécu positif, concret,
perçu et senti. Autrement dit, le monde est toujours
quelque chose et non pas rien, et quelque chose qui immé-
diatement signifie ou bien se laisse signifier bon gré,
mal gré par les sens
l'emploi de la disjonction "ou
bien" peut indisposer, mais celle-ci se justifie de ce
que le doute péut émerger ici : la consistance du monde
vient-elle de ce que le monde comme réalité effectivement
consistante s'imprime telle à nos sens, qui s'en trouvent
ravalés à une suiviste et suiveuse caisse de résonance
loin de tout pouvoir de raisonner ; ou bien cette consis-
tance du monde est-elle une 'pure émanation. de l'activité
'1 .
des sens producteurs donc de sens_e~signification ?
1 .
Subjective ou' objective,' la consistance du monde en tout
cas est, par une médiatisation de la sensorialité.
Si du point de vue phénoménal le monde se donne
comme consistant, i l peut aussi se donner tel du point
de vue existentiel
en effet, nous abordons toujours le
monde dans le voeu d'en faire notre séjour, le lieu de
(5) Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
34.

-
76 -
notre sécurité et de notre stabilité; le monde doit
toujours nous être co-ordonné pour ne rester que nôtre.
Consistance, à cet égard, sera dite cette totalité
unique, unifiée, et unifiante, figure du sens un et de
la signification une de ma vie; les notions d'unité
et de totalité traduisent quelque chose, quelque chose
de précis et ferme, c'est-à-dire quelque chose qui n'est
nl rien, ni incomplétude, ni impuissance, ni hésitation.
Telles sont donc les deux conceptions que nous
sommes tentés de nous faire du monde
: sa matérialité
définie, significative et ia totalité existentielle
comme séjour. Cette tentation de se donner le monde
comme tel est fortement liée à la nature utilitariste,
simplifiante et simpliste de l'homme, être qui s'ouvre
au monde plus souvent dans un rapport d'intérêt plutôt
que dans une intention de saisie profonde, de connais-
sance pour elle-même.
C'est pourquoi, seule une vision ontologique
s'avère apte à nous donner le monde dans sa mondanéité
authentique; et voici ce qu'a révélé le coup de sonde
de Heidegger :
"Un monde est le toujours inconsistant
que nous subissons, aussi longtemps que les voies de
la naissance et de la mort, de la grâce et de la malé-
\\
diction nous maintiennent dans l'éclaircie de l'être" (6).
Il surgit alors, à travers le mot "monde", de l'instable,
du mouvant, du fluide ou mieux même, de l'évanescent.
Cette évanescence du monde est justement son inconsis-
tance, son absence d'unité et de totalité; absence
qu'il faut s'éloigner de prendre pour une inanité ou
un mode quelconque de non-être, car, c'est précisément
en elle que réside l'être même du monde comme tel.
L'in-
consistance est la consistance du monde dans son authen-
tique et nécessaire mondanéité.
Le monde" se donne monde,
inconsistant, dans une double distanciation donc:
(6) Ibidem

-
77 -
distanciation d'une part par rapport à nous-mêmes - éloi-
gnement et différenciation de l'homme dans ses habitudes
et illusions -
; distanciation d'autre part par rapport
à lui-même - éloignement et différenciation du monde en
mondes toujours surgissant pour disparaître ou dispa-
raissant pour resurgir encore, d'un monde donc qui échappe
continuellement à sa propre mondanéité -
Le monde alnSl comme énigme, loin d'être un dé-
fini et un posé, demeure pour toujours un senti, un pensé
ou vécu trébuchant de l'apparaître au disparaître - la
naissance et la mort -, de la sérénité à la peur - la
grâce et la malédiction -
Et c'est là qu'on remarque en fait que l'outil
comme signe de solidité et voeu de stabilité n'est pensé
tel, que dans l'esprit utilitariste et optimiste de l'uti-
lisateur
mais qu'au fond l'outilité de l'outil, loin
de pouvolr stabiliser et sécuriser le monde pour fonder
ou prouver sa mondanéité originelle, est simplement la
manifestation d'un espoir d'accrocher au monde, une ten-
tative de cadrage et de composition avec les surprises
énigmatiques de la mondanéité.
L'outil d'ailleurs manque
à son outilité, trahit sa destination, dans le cas précis
o~-~l est fait autre usage de sa présence ou quand cette
présence devient tout bonnement inutile pour ne pas dire
nuisible:
ce gros dictionnaire de grec cesse d'être lui-
même quand, posé sur une pile de feuilles, i l lutte
contre l'effet du vent; ce même dictionnaire devient
nuisible quand il cache le capuchon de stylo que je
cherche; et néfaste alors s'avère-t-il quand je bute
sur lui et tombe, dans l'obscurité.
Autre à cet égard est assurément le monde, par
rapport à ce que nous croyons et voulons. Désiré ou non,
le monde demeure une singulière donation qui bon gré, mal

..
-
78 -
gr~,
'~, fait notre facticit~, notre pr~sence veule qui
ne peut se constituer illusoirement histoire que par rap-
port à notre pouvoir de choix, notre disponibilit~ ou
~ontrainte à l'acceptation ou au refus. Et Heidegger de
noter très justement : "Là où se d~cident les options
essentielles de notre Histoire, que nous recueillons ou
d~laissons, que 'nous m~connaissons ou mettons à nouveau
en question, là s'ordonne le monde" (7). Ce qui nous
enjoint de poser finalement et raisonnablement que seul
l'homme comme possibilit~ de choix et conscience de situa-
tion - ou situations - est ouvert au mode d'être his-
toriaI. Nous sommes donc grands et privil~gi~s seulement
par "notre Histoire"
; "seulement", toutefois cette hu-
maine histoire peut apparaître comme une enclave d'ins~­
curit~ et d'inconsistance devant le grand flux myst~­
rleux de l'~v~nementialit~ comme manière de manifestation
-" ... ~
et de diffusion de l'être, C'est pourquol nous penserons
avec l'auteur de Der Ursprung des Kunstwerkes
: "Une
pierre n'a pas de monde.
Les plantes et les animaux, ~ga­
lement n'ont pas de monde, mais ils font partie de l'af-
flux voil~ d'un entourage qui est le leur" (8).
L'ensemble de ces consid~rations tenues sur le
mot "monde" doit être compris comme devant nous permettre
\\.
de comprendre ad~quatement non seulement à quoi nous
mène l'oeuvre d'art,mais aussi le sens même de l'oeuvre
comme telle.
La trans-mondanisation de l'oeuvre nous pose
celle-ci comme quelque chose à la fois de pr~sent et
d'absent, absent parce que plus pr~sent ailleurs ou pr~­
sentifiant autre chose qu'elle même comme simple pr~sence
pour la sensation et la perception.
Notre question de saVOlr comment le monde se
donne monde ne nous lâche pas encore. Le monde de la
paysanne et le monde du peuple grec, nous ont ~t~ donn~s,
(7)
Ibidem
(8) Ibidem


-
79 -
par Heidegger, à travers les oeuvres considérées, comme
des réalités "inconsistantes", mais effectives et vécues.
Ces mondes sont d'autant plus "inconsistants" qu'ils de-
meurent le théâtre d'un désarroi, d'une inconstance et
d'une inquiétude, au sein duquel a séjour la paysanne
ou le peuple grec
l'espoir cohabite avec le désespoir,
l'optimisme avec le pessimisme, la présence "avec l'ab-
sence. Et la présence de ces couples antithétiques, dans
le monde de l'homme, renvoie à la notion d'alternative
qui, à son tour nous donne à penser la succession. Le
sentiment ou l'idée de succession, tels qu'ils nous
habitent, nous rendent présent le temps. La conscience
du temps vient justement de ce que l'événementialité
se donne à nous suivant un certain ordre de succession.
Or co~~e le monde demeure le théâtre ouvert de cet~e évé-
nementialité, nous comprenons donc que ce monde ne se
donne pas à nous unitairement, totalement, définitivement
et simultanément.
Notre conscience du monde comme tel fait notre
conscience du temps
et cette conscience du temps, comme
elle transparaît dans le monde de la paysanne ou celui
du peuple grec, se manifeste dans le sentiment de sta-
bilité et d'instabilité, de sécurité et d'insécurité
donnant au monde le caractère d'une ambivalence dont
les constantes pesanteur et menace
font appeler la trans-
cendance. La transcendance dans ces deux mondes représente
la suprême croyance - croyance pure ou savoir simple -
qui, pour autant qu'elle échappe à l'ambivalence du
monde, veut contrôler celui-ci et s'identifier du même
coup au monde authentique souhaité.
La reconnaissance
du monde dans sa coulée et la secrétion du "fixe nor-
matif" chez l'homme demeurent des manifestations simul-
tanées de l'esprit:
Id contemporanéité de Héraclite et
Parménide en figurent l'expression éloquente.


-
80 -
Le Dieu donc accompagne l'histoire, et fera
chemin avec elle aussi longtemps que l'énigme' du monde
ne cessera de hanter l'être-là; c'est pourquoi la "fuite
du Dieu" n'en est pas une, n'en déplaise à une forme
d'historialité voulant se mener "athée" ; le Dieu fugitif,
c'est le Dieu qu'on ne voit plus. On ne le voit plus
parce qu'il est 'trop rapproché de nous, c'est-à-dire
qu'il s'est laissé as-similer : nous nous sommes "rendus
se:mblables" à Dieu parce que nous nous sommes faits lui
et il s'est fait nous.
La transcendance dans le monde
moderne réside essentiellement dans cette législation
universelle et universalisante qui, posant l'un, le
fixe, dans la seule loi, statue définitivement sur le
mode de contact de l'homme avec son univers, et sur le
modèle de la connaissance et de l'explication.
Le Dieu
est dans la loi, la religion est dans la science comme
-'-, .
Einstein les y mettait, dans une lettre à Max Born:
"Tu crois au Dieu qui Joue au dé,
et moi au règne parfait de la loi
dans un monde où quelque chose
existe objectivement".
Le Dieu fugitif, c'est donc le même Dieu de la
même métaphysique qui s'est résolument cristallisée
dans la science et là technique
; science et technique
qui semblent trouver elles-mêmes leur apogée dans la
cybernétique décisive quant à son rôle dans le nouveau
visage du monde:
"Il n'est pas besoin d'être prophète
pour reconnaître que les sciences modernes dans leur
travail d'installation ne vont pas tarder à être déter-
minées et pilotées par la nouvelle science de base, la
cybernétique. Cette science correspond à la détermination
de l'homme comme être dont l'essence est l'activité en
milieu social. Elle est en effet la théorie qui a pour
objet la prise en main de la planification possible et

- 81 -
de l'organisation du travail humain. La cybernétique trans-
forme le langage en moyen d'échange de message, et avec
lui, les arts en instruments eux-mêmes actionnés à des
fins d'information" (9).
Le Dieu est toujours présent sous la pensée de
l'un et du fixe; et sous quelque manière qu'on puisse
le poser, i l est toujours pensé comme ce qui doit un jour
effectuer la pleine réalité et la réelle plénitude du
monde.
Le monde, comme c~ché et dévoilé à la fois,
est vécu en présence du Dieu à qui on demande et qui
donne espolr, ou dans la planification optimiste du
monde de l'homme comme monde social organisé par et dans
la loi. Et les institutions sociales elles-mêmes ne sont
capables de légiférer que dans leur stricte mesure de
se donner pour avant tout "légales" ; et ceci, d'autant
que les sciences humaines qui se veulent de plus en plus
"exactes" demeurent, de nos jours, la source et l'abreu-
voir de l'activité de l'homme en société.
Toutefois le mot planification lui-même, qui
est la désignation de l'activité sécurisante de l'homme
assimilé Dieu ou à Dieu, ,demeure encore l'expression de
\\.
l'insécurité du monde comme sucession imprévue et impré-
visible d'événements; car celui qui planifie annonce
moins l'effectuation rigoureuse d'un
futur qu'il ne
d /
...
.
.
/
l
d
tY'
ecrete a contrarlo, une modallte de
utte et
e con a-
vention devant la future advenance d'une événementialité
de surprise. Ne pouvons-nous pas ainsi affirmer que ce
qui est entendu comme la fuite des dieux, n'est rien
d'autre qu'une manière de poser leur présence, mais une
(9) Heidegger
Kierkegaard vivant, la fin de la philoso-
phie et la tâche de la pensée, idées,
Paris, 1966, p.
1978.

-
82 -
présence combattue constarnment sans être jamais tota-
lement battue? (rO).
Cette allusion digressive à la divinité, loin
de venir à encombrer, explicite au contraire la néces-
sité de la présence d'une transcendance dans le monde
de l'homme, de -quelque mode historial(e) qu'il fasse
parti. Et la nécessité de cette transcendance se com-
prend de ce que le clair-obscur du monde s'obstine à
demeurer. La cosmogonie grecque s'était déjà entendue
au mystère du monde - ou au monde comme mystère - à
~
~
travers ce que voulait dire
CPt! 6' tJ . Le grec CPV5'l J
a tôt attiré l'attention de Heidegger parce qu'il
exprime la vision de l'étant comme totalité, et pose
ainsi un mode représentatif de l'être de l'étant tel
qu'ontologiquement visé.
Heidegger a consacré une profonde analyse au
,
mot
,\\,u~t ~
,dans sa remarquable étude intitulée : "Ce
,
qu'est et comment se détermine la ~U~ l j
" .
Et à la
lumière de cette étude~ nouS pourrons mieux comprendre
le phénomène du monde.
<t>UÔl~ signifie d'abord la nature, malS la
nature entendue dans sa déclosion, son ouverture à la
clarté de l'étant. Il y a lieu de comprendre îci déclo-
Slon et ouverture dans leur sens dynamique, générique.
,
rI y a du mouvement dans l'&ffectuation de la CPO~lj
comme telle. Et la notion de force nous vient à l'esprit
:>
,
si nous pensons au concept de l'énergie ( CZ"J ~ f y rt~ )
( rO) Nous ne nous méprenons guère ici st.rr' le sens où Heidegger entend
souvent l'expression "fuite des dieux" : il veut surtout faire
apparaître l'absence de sacré authentique dans le rronde rroderne.
C'est nous-rnêrre qui essayons de récupérer cette absence de sacré
corrrne contrebalancée par l'activité de l'homrœ à travers science
et technique, tout en reconnaissant toutefois ce vide de la cons-
cience, ce désarroi de l 'homne rroderne, qui dans sa cosrrogonie, si
l'on puit l'appeler ainsi, exclut la pensée d'W1e transcendance au
sens où elle est extérieure et supérieure: l'expatriation de
l'hornrœ, hors de la terre profanée par la mesure et le quadrillage,
constitue W1e évanescence de l'expression chargée de sens"terre-mère':

-
83 -
chez Aristote,
, tel qu'il demeure expressif du mode d'être
de la
q'U6'tS
,
La
CPlJ6'lJ
est présente dans la fleur qui s'éclot,
dans le volcan qui charrie, ou dans la source qui jaillit.
,
Le latin "natura JI qui s'efforce de traduire ~ Q6"LJ
nous
/
renvoie déj~ ~ l'idée de naissance en tant qu'elle s'oppose
,
à l'idée de mort.
Or la naissance demeure le mode originel
----.---
d'effectuation et d'actualisation de tout ce qui est ou
est appelé à venir ~ être.
,
C'est pourquoi ·la
Cfll,)(j'(5
comme force et dyna-
"1
':>
1
Jnlque constitue ce que le Grec a nommé
eX eXl'J
,mot qui
,
revêt une double signification, applicable toujours ~
~0~tJ .
j
,
\\
Afx~
signifie le commencement~ et puis le commandement.
,
La
cr\\,) G'LJ est commencement en ce qu'elle est la source
productive, générique de l'étant.
Elle est commandement
,
en ce sens que l'étant qui sort de la ~~~lj comme force
d'enfantement, demeure toujours dans sa présence ou son
,
.
évolution, soumis ~ l'empire de la
e:ruG'll
comme dynamlque
ou stabilité sur laquelle se règle et se détermine tout
• •
J
I
.
.
~
ce qUl est
la
fU~\\j
enfante et malntlent
; et tout
étant pris dans son "maintenant" est ~ la fois réponse
/
et correspondance à la ~I,)6'l~ productrice.
;>
/
Ainsi pour les Grecs, la vérité comme,
C;>À~ e<\\l~
a son sens et son essence premiers dans la ~0tL~
qUl
engendre et conserve le monde.
,
Cette puissance de la
~O&\\j
comme telle a
révélé aux Grecs le caractère secondaire, accessoire et
subséquent de nos pensées - et de nos actions possibles
elles-mêmes par nos pensées - devant l'immense empire de
1
la q~~lJ
~ laquelle, en dernière instance, tout répond
et correspond. C'est pourquoi très tôt, le métaphysique
"
/
( ....u ~\\o? - -CD{
<1'\\J 6' \\. \\( 0{
)
dont nous sommes tant fiers

-
84 -
et avec laquelle nous prétendons prendre contrôle de tout
l'étant, n'apparaît que comme un épiphénomène, une post-
,
évolution de la 90~l)
sous sa forme immatérielle, malS
plus que jamais dynamique.
La métaphysique est regardée
donc la gardienne de la ~IJ~Ô à travers l'idée.
C'est pourquoi une attention non profonde peut
,
donner à penser la
~Ù~lj
comme le physique, et notamment
"~~--..
comme le physique dans son caractère primitif ; alors que
q'1J 6'lJ
est d'une part le mot d'une langue dont le mode
d'approche de l'étant est total et totalisant, d'autre
part et surtout le mot même à travers lequel justement
cet étant comme totalité se donne à penser. Ecoutons
,
Heidegger à ce sujet
"CPVG'LJ
désigne . . . . originai-
rement aussi bien le ciel que la terre, aussi bien la
pierre que la plante, aussi bien l'animal que l'homme,
' ..... ~ .. --
et l'histoire humaine en tant qu'oeuvre des hommes et
dieux, enfin, et en premier lieu, les dieux mêmes dans
le pro-destin" (11). C'est donc dire que tout est nommé
,
et pensé à travers
e..t'lJ ~U
,aus si bien l'étant en général,
que les oeuvres humaines, lès hommes et les, dieux eux~ -
mêmes.
Les dieux comme pro-destin caractérisent la puis-
,
sance de la
~ù ~lJ
,dieux qui en pUlssance détiennent
les voies de la naissance et de la mort.
\\
1
La
'\\'ll6'U
est donc ce dans q\\,loi l 'homme fonde
son séjour. Mais ce dans quoi l'homme fonde son séjour (12),
(11) Heidegger
Introduction à la métaphysique, chap.
l,
Paris, 1967, Gallimard, trad.
G.
Kahn, p.
27
(12)
Le séjour se dit en grec ~~os, mot qui signifie l'univers
total de l'homme, où cohabitent l'homme, avec la divinité.
L'univers de pensée de l'homme se complète par la religion i
dans la stabilité de l'~eo}
. Et pour mieux nous entendr
au vouloir-dire de ce moi, écoutons cette anecdote que
.
nous propose Heidegger:
"D'Héraclite, on rapporte un
mot qu'il aurait dit à des étrangers désireux de parvenir
jusqu'à lui. S'approchant, ils le vlrent qui se chauffait
à un four de boulanger.
Ils s'arrêtèrent, interdits,
et cela d'autant plus que,
les voyant hésiter, Héraclite
leur rend courage et les invite à entrer par ces mots
"Ici aussi les dieux sont présents".
C'est Heidegger.
qui cite Aristote dans Parties des animaux, As.
645 a 17
- cf.
Lettre sur l'humanisme, Questions Ill,
Gallimard,
Paris, 1966, trad.
R.
Munier, p.
139.

-
85 -
c'est aussi ce sur quoi i l se fonde et sur quoi i l fonde
- -
,
- -
ce même seJour ; donc la
10~\\~
serait-elle la terre? Oui
Mais pas la terre comme masse matérielle déposée en couches.
"La Terre, c'est le sein dans lequel.l'épanouissement re-
prend, en tant que tel, tout ce qui s'épanouit. En tout
ce qui s'épanouit, la Terre est présente en tant que ce
qui héberge" (13).
'-------.. .
Pour récapitulation partielle, posons que, parti
de l'oeuvre d'art comme dévoilement d'un monde nous sommes
arrivés à la vérité comme càractère essentiel de ce monde,
,
vérité qui s'est laissée éclaircir par le grec
cru 6'("\\
qui présentement nous met en présence du concept de la
Terre.
Le cercle se referme si oeuvre d'art et Terre se
~etrouven~ dans la pensée ou se pensent dans la retrouvaille.
Le monde dans lequel nous Vlvons est tout ce qUl,
au sens le plus vaste du mot, organisé ou non, nous con-
tient, nous environne. Le monde imaginaire par contre, pur
champ du possible, se différencie du monde concret juste-
ment pour son caractère imaginé.
Le monde imaginaire est
soit la déformation du monde réel, soit la production d'un
monde tout à fait autre. Toutefois, ce que tous les mondes
ont en commun, réels ou imaginaires, c'est d'être fondés
\\
et enracinés dans le socle commun de la Terre. Et s ' i l est
toléré de penser l'art comme anti-nature ou anti-destin
en général, i l reste reconnu que l'art ne peut toutefois
se passer de la Terre où et par laquelle s'effectuent
toute événementialité et toute historialité. Donc même Sl
l'art est dit innover, rénover, réformer ou révolutionner,
s"r
i l s'appuie toujoursvla Terre comme le fondement,
la base,
le. socle de tout monde.
Les oeuvres figuratives, pro-posant
un monde passé, futur ou simplement éloigné dans l'espace,
donnent leur monde toujours comme dévoilement lI s 'originant ll
de la Terre.
L'oeuvre d'art est donc par essence terrienne.
(13) Che~ins, de l'Origine de l'Oeuvre d'art, p. 32

-
86 -
Mais comment
oeuvre d'art et terre restent-elles
liées ?
La terre est ce qui laisse éclore l'étant, et
pour autant elle demeure le réservoir qui se referme sur
lui-même et plonge ainsi l'autre partie de l'étant dans
l'oubli (
Àl') e~ ). La Terre est la scène deI' être. Cette
Terre comme théâtre où se produit l'étantité de l'étant
nous familiarise avec l'être qui s'appuie sur les choses~
les phénomènes et les hommes pour s'actualiser; mais la
Terre comme mystère également est ce qui cèle en son seln
le possible de l'étant, et qui ne réalise ce possible
jamais totalement. Et c'est
justement ce mystère et cette
énigme de l'être qui font que demeure le clair-obscur du
mo nde, ,..,l.::>;r>_f"'Ih",,",,,.,..,
_ _ c. .. _ ....
....... ~'-'_'-"'.J..
" , , ;
'-1""""-..J,..
à son tour sU3cite la présence
divine.
C'est pourquoi l'oeuvre d'art, hors de toute
pensée psychologisante la posant comme reflet d'un désir
intérieur, d'une volonté fondatrice,
révolutionnaire ou
destructrice, demeure avant tout l'expression de cette
tentative d'arrachement de l'être à la Terre, l'expres-
sion de ce combat, ce dialogue frénétique entre le monde
qui veut se présentifier monde et la Terre qui se referme
jalousement sur elle-même, sur la possibilisation de cette
présentification. Dès
lors,
l'autre monde que propose
\\.
l'oeuvre d'art est résultat d'une conquête du monde en
général sur la Terre, victoire matérialisée précisément
par le "faire-venir" cette Terre.
Ce refus de la Terre à
la venue à la mondanéité, voici comment Heidegger l'entend
"Ouverte dans le clair-obscure de son être, la Terre n'ap-
paraît comme elle-même que là où elle est gardée et sauve-
gardée en tant que l'indécelable par essence, qUl se
retire, devant tout décel, c'est-à-dire qui se retient
en constante réserve"
(14-).
(14-)
Chemins, De l'Origine de l'oeuvre d'art,
p.
36.

-
87 -
Sous ce rapport, l'oeuvre d'art, plus que simple
beauté, demeure une sublimité. Dépassant le rôle d'agré-
ment et de plaisir que les sens veulent commodément et
paresseusement lui conférer, et plus grande que le rôle
qui lui est dévolu quand elle est pensée comme anti-
nature, anti-société ou anti-destin, l'oeuvre d'art
revêt la sublimité de ce par quoi nous devons penser
avant tout et en priorité la dialectique commune du monde
et de la Terre.
Et l'oeuvre figurative, dans son impulsion ima-
ginante et futuriste, demeure le mode inégalable de figu-
ration de l'autre histoire par laquelle nous tentons
d'esquiver notre histoire proprement historique; histo-
ri~ue histoire qui apparaît dès lo~s cow~e quelque chase
que nous accomplissons par nécessité, mais qUl ne nous
répond, ni ne nous correspond tout à fait.
En effet, la
civilisation bâtie dans le bois, le ciment ou le fer,
c'est-à-dire dans la fixité de l'architecture, ou bien
bâtie dans le droit, la religion, la morale, la mode,
c'est-à-dire dans l'ordonnance des institutions, apparaît
donc comme un artefact plus enclin à défaire l'homme qu'à
le faire;
car celui-ci, par essence mouvance et imperma-
nence, ne compose jamais définitivement avec ce qui le
\\
détourne de sa condition d'être-des-lointains (Sein der
Ferne),
et cherche précisément son éloignement dans l'art.
Alors l'homme comme avant tout être-là historial, confondu
avec le clair-obscur de l'être, renferme dans sa condition
originelle le don de l ' a r t :
l'origine de l'oeuvre d'art
est dans l'ek-sistence qUl s'''origine ll elle-même de l'art
comme ruse de l'être.
La vérité, en tant qu'épanouissement de l'oeuvre
d'art et caractère premier du monde, s'explique donc de

-
88 -
l'ek-sistence qui à son tour procède de l'art. Alors, Sl
art d~termine ek-sistence, vérité et oeuvre~ il pose lui-
même la nécessité de sa propre herm~neutique ; ce qui
nous conduit naturellement à la question: Qu'est-ce que
l ' a r t ?

-
90 -
Cette reconsidération de l'artiste appelle exten-
sivement et nécessairement l'idée de fabrication car l'ar-
tiste ne peut créer l'oeuvre d'art comme telle qu'en la
fabriquant d'abord à partir de premiers éléments: en
l'artiste habite déjà et en priorité un artisan; ce qui
déjà nous met en présence de la proximité des conditions
de l'artiste et de l'artisan, dans la vie courante: ils
sont tous les deux producteurs.
Mais Heidegger se demande:
"En quoi ... la pro-
duction en tant que créatioD se différencie-t-elle de la
production sous la forme de fabrication"?
(1).
Le recours à la pensée grecque comme d'habitude
apporte un éclaircissement à la question du philosophe :
,
"Les Grecs . . . usaient du même mot
l<t.X'JY)
pour métier
aussi bien que pour art, et appelaient du même nom de
,
't"i:X\\fl'L'1 5
l'artisan ainsi que l'artiste" (2). Cette
référence aux Grecs nous met en présence de la réalité
de la vision-du-monde (Weltanschauung) de ce peuple comme
autre que celle qui a cours maintenant, et nous met en
demeure de toujours revenlr puiser à la source, l'origine,
pour éclairer ce qui dans la tradition peut faire problème.
1
Cela entendu, comprenons donc que le mot l~XV~ n'a jamais
signifié seulement l'activité de la fabrication, comme
\\
semble i'indiquer le mot "technique" qui désigne présen-
tement la fabrication dans son état d'apogée.
Artiste et artisan se retrouvent dans la prOXl-
mité du savoir-faire. Et c'est ce savoir-faire que les
1
Grecs appelaient
't 'l: Xv~
. Mais que faut-il entendre par
savoir-faire ?
Dans la vision grecque du monde, le savoir de-
meure fortement lié à l'expérience concrète à l'égard de
(1)
Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
46.
(2)
Ibidem

-
89 -
.. CHAPITRE IV
ART ET CREATION
Nous avons jusqu'ici parlé de l'oeuvre d'art
comme l'ùnique et spécifique centre d'intérêt de notre
étude.
D'analyse en analyse, nous avons suivi l'auteur
de Der Ursprung des Kunstwerkes qui nous a finalement
mené à la découverte essentielle de l'oeuvre d'art comme
trans-figuration d'un monde, c'est-à-dire comme une ma-
. ....
d
~ /
l '
..... d l ' ~t
d l ' /t
t
D
....
nlere
e uep_olemenL
e _ e re
e
e a n .
onc, a y
être attentif, on remarque que nos analyses précédentes
nous ont conduit à une conception de l'oeuvre d'art
entendue exclusivement dans son rapport avec un monde
en particulier et le monde donc en général.
C'est donc dire que jusqu'ici notre approche
de l'oeuvre d'art a écarté, sinon minimisé l'artiste,
c'est-à-dire celui par qui justement l'oeuvre est
venue
à son être-oeuvre.
Il pourrait s'avérer hâtif et même
dogmatique de vouloir poser le bien-fondé de quelque
chose sans un compte tenu de celui par qui ou ce par quoi
ce quelque chose surgit cow~e tel. C'est pourquoi impé-
ratif et urgent s'avère le besoin - ou la nécessité -
de questionner vers l'artiste lui-même afin de voir en
quoi i l peut contribuer à constituer ou approfondir
notre connaissance de l'oeuvre d'art.
C'est à cet égard que Heidegger, dans sa re-
cherche de l'origine même
(Der Ursprung) de l'oeuvre
d'art, se voit obligé de reconsidérer celui dont, en tout
cas~ l'oeuvre est vue s'engendrer du moins immédiatement.
..'

-
91 -
l'étant comme dévoilé.
Le saVOlr se justifie du voir. En
,
effet, c'est par l'idée
( «80S) que se constitue le sa-
l
"V
voir, or l'idée (<i.l~()J ) nous renvoie à "i( 0'0"
qui est
~
1
l'aoriste de
0eo{vJ
qui signifie concrètement voir.
Voici donc que la cosmologie grecque fonde l'essence du
connaître' dans le voir:
"Savoir, c'est avoir-vu, au sens
large de voir, lequel e s t : appréhender, éprouver la pré-
,--,
sence du présent en tant que tel" (3). Le français ne fait
~"
pas autre chose que se remémorer la parole grecque, quand
dans les conversations courantes, i l remplace voir par
savoir, comme dans les expressions "il faut voir que",
"nous voyons là que" etc ... Inconsciemment, on fait dis-
paraître le savoir dans le pur voir, comme s ' i l n'y avait
de savoir que par le voir.
Cette conception du savoir chez le Grec ne nous
surprend point si nous nous souvenons que la vérité déjà,
pour ce peuple, apparaissait comme ce qui s'est soustrait
de la dissimulation pour venir à la manifestation.
Dès
lors, Sl nous savons que le savoir se veut Ïondé avant
tout sur la vérité comme prlnclpe et norme ratifiant le
savoir savoir, la co-essentialité du su et du vu nous
restera légitime. On pourrait ici faire une objection à
la parole grecque pour le privilège qu'elle accorde à la
vue , s i nous savons que compte peut ~ous être rendu de la
présence de l'étant comme telle par les autres organes de
sens aUSSl. Heidegger nous donne déjà la contre-objection
dans Sein und Zeit ; en commentant la parole de Parménide
,...
,
4
"
~
....

énoncée"
""Lo 'fd.{
qut'ù
'i"6'l:'l
~o~("
t:"ite..cl
<ï:l\\'c:h.";
i l affirme
"l'étant est ce qui se manifeste à une appré-
hension purement intuitive, et ce voir seul découvre
l'être.
La vérité originelle et authentique réside dans
l'intuition pure" (4).
Nous comprendrons ici "intuition"
dans son sens premier:
in-tueri (voir au-dedans). Et pour
(3)
Ibidem
(4)
L'être et le Temps, p.
210,211

-
92 -
appuyer son propos, Heidegger évoquera St-Augustin qui
écrivait :
"Neque enim dicimus
: audi quid
rutilet
; aut olfac quam niteat
aut, gusta quam splendeat
; aut
palpa quam fulgeat
: vide ri enim
dicuntur haec omnia"
(5).
Cela étant, comprenons donc pourquoi le saVOlr
";li
'!'l
' " , '
...
se -justifie de l '
~~,dt(~
, c est-a-dlre la declosion
de l'étant.
Donc la L~XV'
comme savoir-faire sera avant
tout l ' apti tude à faire venir, à la manifestation ce qUl
jusqu'ici était dans la dissimulation. Pour le Grec donc,
,
l'artiste ,comme
L"i:X \\IlL '1 ~
ne dispose pas de savoir-
faire
(L'i XV '1
) parce qu'il est artisan fabricateur, mais
simplement et surtout parce qu'il fait-venir les oeuvres,
les oeuvres étant elles-mêmes scène de dévoilement de la
vérité; et ceci d'autant que "ce qui, dans la création
de l'oeuvre, a un air de fabrication artisanale, est d'un
autre genre" (6). C'est pourquoi il est nécessaire que
l'activité de l'artiste soit comprise comme régie et dé-
terminée par l'essence de la création, et non de la fabri-
cation comme opération purement mécanique.
C'est donc à
partir de la création comme telle que nous sommes en me-
\\
sure de faire une approche exhaustive de l'oeuvre, et
par delà elle, de l'art.
Donc, à partir du savoir-faire dont est an~mé
l'artiste, nous constatons qu'au sein de l'oeuvre, à côté
de l'être-oeuvre, se trouve l'être-créé. Et si l'être-
oeuvre réside dans l'avènement de la vérité, la création
sera comprise avant tout comme
"faire advenir à un état
de produit", ce qui toujours lie l'artisan à la création
(5) St-Augustin
: Confessions , livre X, chap.
35 , cité par
Heidegger. L' être et le temps, p.
211.
(6) Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
47.

...
-
93 -
comme telle. Dès lors, le devenir-oeuvre de l'art ne réside
que dans la vérité.
C'est pourquoi une analyse de l'essence
de la vérité s'impose, pour une approche plus adéquate de
l'oeuvre dans son être-oeuvre même. Et cette question de
Heidegger demeure décisive dans l'amorce de cette phase
de notre réflexion
: "Dans quelle mesure la vérité déploie-
t-elle du fond de son être quelque chose comme une aspl-
rat ion vers l'oeuvre" ?
(7).
--..---
Si nous avons sommairement mentionné dans le
chapitre précédent le statut de la vérité comme dévoilement
de l'étant, nous ne devons plus maintenant oublier l'autre
face de la vérité, car à celle-ci, appartient aussi la
non-vérité, c'est-à-dire la sphère du non-déclos. Donc
penser la vérité seulement p~r sa face manifestée, dé-
voilée, serait ne la penser qu'en partie, qu'à moitié.
Ces deux faces de la vérité nous mettent en présence
d'une dynamique dialectique qui s'opère au sein de la
vérité et qui présentifie ainsi l'essence même de cette
vérité.
Plus complexe et plus subtile demeure l'opération
ou l'opérationnalité de·la vérité qu'un simple surgis-
sement, un dévoilement tout court.
La vérité qui surgit
et se déploie s'installe dans l'ouvert qui demeure princi-
piellement la condition de possibilité de l'étant. Mais
à côté de cet ouvert, et dans sa familiarité, demeure la
réserve où se retire la vérité non-encore-vérifiée. Et
Heidegger de préciser:
"La vérité se déploie en tant
que telle dans l'opposition de l'éclaircie et de la double
réserve ...
Où que ce combat éclate et advienne, par lui,
les deux du combat, éclaircie et réserve, se distinguent
et prennent leurs distances l'un par rapport à l'autre".
(8).
La vérité nous apparait ainsi comme une clai-
rière CLichtUng) de l'être à partir de laquelle tout étant
(7) Chemins, De l'origine de l'art, p.
47
(8) Ibidem

-
94 -
se montre comme découvert, comme ouvrant quelque chose
tout en laissant son "autre chose" caché
"L'ombre et
la lumière, le clair et l'obscur,
mais aussi le silence
et la parole, et finalement toute absence et toute pré-
sence se jouent dans la clairière de l ' ê t r e : ils la pré-
~upposent, ils ne sauraient la remplacer ni encore moins
l'instaurer" (9). Nous comprendrons ici que toute pré-
sence au sein de la clairière de l'être, y présentifie
du même coup son côté "oublié", côté "oublié" qui, pour
autant qu'il donne à penser son absence apparente, se
donne lui-même à penser comme pleine présence au sein de
la même clairière.
Le clair-obscur de l'être demeure
aussi la marque de tout étant, étant qui ne peut se donner
tel qu'en se retirant opposé à lui-même; et la clairière
de l'être est justemen~ la ~otalité de l'espace où se
donnent à penser simultanément clair et obscur.
Et si la métaphysique traditionnelle est dite
s'être fourvoyée dans sa recherche et son instauration
de la vérité, c'est parce qu'elle a constamment oublié
l'oubli de la présence, l'oubli à côté de la présence,
et a aussi é-nervé la vérité dans son caractère de combat,
;>\\
c'est-à-dire dans ce qu'elle détient de l '
~ITOJ
etde
/
la iT()~~~lS
\\.
Il nous paraît convenable ici, avant la pour-
suite de notre étude, d'apporter plus d'éclaircissement
au mot "Lichtung", pour mieux appréhender son rapport à
l'être. Heidegger nous aide dans cette entreprise, recours
fait à sa conférence à l'occasion du cent-cinquantième
anniversaire de la naissance de Kierkegaard organisé par
l'D.N.E.S.C.O.
Le mot allemand LichtUng, vu sa formation lin-
guistique, traduit adéquatement le français
"clairière".
(9)
Heidegger et l'expérience de la pensée, p.
476

-
95 -
Il est du même modèle de formation que Waldung et Feldung.
La Waldlichtung comme clairière de la forêt fait contraste
en fait et en pensée à la Dickung qui désigne l'épaisseur
dense de la forêt.
Lichtung et Lichten se renvoient l'un
à l'autre, si l'on sait que lichten signifie rendre quel-
que chose plus léger, le rendre ouvert et libre au sens
de dégager, désencombrer une forêt de ses arbres. Toutefois
---. ---.
licht qui signifie clair ou lumineux n'a aucune communauté
' ....
sémantique ou morphologique avec licht qui signifie libre
et ouvert, bien que dans une conneXlon ontologique les
deux "licht" puissent se renvoyer, l'un à l'autre: la
lumière peut visiter la Lichtung comme espace ouvert, et
pour autant, y susciter l'obscur. D'où i l faut tirer que
la Lichtung se pose d'abord comme telle pour pouvoir à la
suite s'ouvrir à la lumière, mais cel~e-ci ne fonde pas
celle-là comme une perception non raisonnée pourrait le
laisser penser. Toutefois si la lumière rend visite à la
Lichtung de temps à autre, la voix qui retentit par son
écho parfois aussi transite par cette même Lichtung, et
même peut y faire abri momentanément avec la lumière.
"La
:
1
Lichtung est clairière pour la présence et pour l'absence"
(10}
1
L'oeuvre d'art, de par son être-oeuvre, actualise
la vérité, et créer l'oeuvre, c'est avant tout y faire sé-
\\
journer la vérité.
Cette vérité apparaît alors comme quel-
que chose qui surgit à partir du combat que mène le monde
contre la Terre. Et l'oeuvre se pose alnSl comme une con-
quête du monde sur la Terre qui s'obnubile dans son retrait
comme réserve. Le résultat de cette conquête se pose comme
thèse ( eef~{J)
"Imposer et disposer sont ici partout
pensés à partir du sens grec de la
G~ G'( J , qui signifie
une installation dans l'ouvert"
(11).
(ID)
Kierkegaard Vivant, op. cit. p. 191
(11)
Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
48

-
96 -
L'imposer demeure l'acte par lequel la vérité
s'implante dans l'ouvert pour s'y maintenir vérité aussi
longtemps qu'elle suscite une certaine manière de déploie-
ment de l'étant.
Il y a de l'entêtement dans l'imposer,
comme on y voit aussi de la liberté: et c'est dans ce
caractère de la vérité comme liberté et volonté de péren-
nité, c'est-à-dire retrait hors de toute hétérénomie, que
, '~'"'-...
réside la vérité en tant que ne se justifiant et se déter-
----.
minant d'aucune autre vérité préalable.
Le vrai principe
de raison, c'est le principe de la raison se posant seu-
lement comme imposer dans la liberté ou liberté dans
l'imposer.
Le disposer représente le caractère actif et
autoritaire de la vérité, par lequel elle occupe, asservit
et met au service de son épanouissement l'ouvert au sein
.~~ .
duquel elle surgit.
Cette image quasiment épique et anec-
dotique de la vérité vient renforcer l'activité de celle-ci
comme pure liberté dont l'effectuation et la présence
obnubile toute autre forme d'effectuation ou de présence.
L'ouvert donc se tient au service de la vérité, et cette
disponibilité demeure encore l'expression d'une primauté
de la vérité dont l'être fait s'aligner derrière elle
toute autre réalité:
dans le disposer figure déjà la
nécessité de la conformité et la référence à la vérité
comme pur surgissement et pur déploiement (12).
(12)
Le caractère disponible de l'ouvert joue en effet un
rôle de premier ordre dans l'apprivoisement de la
vérité au sein du langage comme avant tout descrip-
t i f et rendant compte:
" . . . Cette exposition dont
l'initiative nous échappe est toujours encore une
position immédiatement singulière à partir de laquelle
le laisser-être accomplit un certain mouvement de
recul devant tel ou tel étant afin que celui-ci se
manifeste en ce qu'il est, comme i l est : unité de
mesure pour la représentation prédicative qui pro-
pose de lui être conforme".
Cf. Heidegger ét l'expé-
rience de Ta pensée, p.
495;

-
97 -
D'une manière générale, le caraètère actif de
la vérité tel que perçu dans l'imposer et dans le disposer,
se résume et se résout dans la thèse - du grec
eCï~lj .
.
Ce mot signifie installation dans l'ouvert, et pour équi-
voque qu'il puisse sonner -
si l'on sait que la thèse
s'admet généralement comme le point de vue qu'on présente -
" Ge{ G'l S "ne parle pas un autre langage que celui que
parle la langue dont i l est issu, et par delà cette langue,
i l n'actualise pas une autre cosmologie que la grecque où
la vue, l'expérience concrète de l'étant témoignent d'une
ex-position première sur laquelle se règle justement tout
exposé; l'affaire est entendue, audition eue d'abord de
1
ce que,
l<l: XVl)
veut réellement dire - cf. début du chapitre.
La
S~~lj est donc l'émanation de l'activité de celui qUl
1
a le don de la l~XV~
corrune avant tout savoir-faire,
c'est-à-dire savoir-faire -
venlr.
-.. ,--.
,
La
e~ 6'( S , à partir de sa double caractéri-
sation, nous ouvre à un caractère fondamental de la vérité
l'institutionCdasSicheinrichten).
L'institution traduit
l'acte par lequel la vérité comme résultat d'un combat
entre l'ouvert et l'éclaircie s'installe, prend forme.
C'est dire que la vérité,n'est pas une émanation ex nihilo,
mais elle est bien issue d'un évèmement dont la fin
Cachè-
\\
vement ou finalité)
est la venue d'un étant dans l'espace
de l'éclaircie.
L'appellation "institution" dénote un
statut de souveraineté de la vérité qui s'installe d'elle-
même comme pouvoir originaire.
Cette conception institutionnalisante de la
vérité peut revêtir diverses formes historiales de manl-
festations.
Nous donnons à ce sujet la parole à Heidegger
,1 ui -même
"Une manière essentielle dont la
vérité s'institue dans l'étant qu'elle
a ouvert elle-même c'est la vérité se
mettant elle-même en oeuvre. Une autre

....
-
98 -
manlere dont la vérité déploie sa
présence, c'est le geste qui fonde
une cité. Une autre manière encore
pour la vérité de venir à l'éclat,
c'est la proximité de ce qui n'est
plus tout bonnement un étant, mais
le plus étant des étants. Une nou-
velle manière pour la vérité de
fonder son séjour, c'est le sacri-
fice essentiel.
Une dernière ma-
nière enfin pour la vérité de
---
devenir, c'est le questionnement
..
de la pensée qui, en tant que pensée
de l'être, nomme celui-ci en sa di-
gnité de question" (13).
La vérité sous forme d'institution réside donc
dans l'oeuvre d'art, dans la fondation d'une cité, dans
le Dieu qui sécurise le séjour, dans le rite qui annonce,
dans la question qui questionne vers le fond.
Historiale
est la vérité surtout quand elle se manifeste en insti-
tution fondamentale ou fondatrice, comme dans les exemples
ci-dessus évoqués. L'artiste, le roi, le Dieu, le prêtre
ou le sorcier, le philosophe détiennent tous le pouvoir
de mettre la vérité en oeuvre sous sa forme instituée,
de présentifier chacun un monde, à sa manière. Un monde
issu de l'avènement de la vérité porte déjà en lui les
marques du combat, les empreintes des combattants: tout
mondé naissant demeure le lieu du Jeu constant entre le
clair et l'obscur, la présence et l'absence, la sécurité
et l'insécurité, le connu et le méconnu.
Le monde a déjà
lieu et cours dans son énigmatique ambivalence, et les
sciences comme formes de curiosités et comptes rendus ne
viennent que trop tard pour ratiociner.
La compréhension
authentique du monde ne réside pas dans l'observation ou
le discours portant sur les événements comme sQ,cffision
linéaire, mais dans la saisie de l'avènement de la vérité
instituée avec ses deux faces
: le "y avoir" et le manquer.
(13) Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
48

- 99 -
On a souvent considéré la SClence comme pouvant
aVOlr un rôle inaugural à l'égard de la vérité, vu que,
les découvertes et les inventions d'une manière générale,
donnent à l'histoire concrète un cachet évolutif et même
llprogressifll. Toutefois cette activité de la science
n'oeuvre que dans une sphère.
qui est une région déjà
ouverte du vrai:
la justesse de l'exact avec la néces-
sité de la preuve.
Ce â quoi nous pouvons ajouter, sans mésinter-
prêter Heidegger : les découvertes techniques et
ethno-
logiques, pour décisives qu'elles paraissent dans le
devenir historique, oeuvrent, comme la science en général,
dans une sphère déj à découverte du vrai : la production -
entendue au sens industriel et commercial du terme. De là,
il est à déduire que tout changement, rebondissement ou
revirement, n'est pas avènement de la vérité comme acte
historiaI décisif.
La SClence, d'une manière générale, sera élevée
à la dignité de philosophie quand le dévoilement essentiel
1
de l'étant deviendra son objet de préoccupation (14).
il
(14)
Il est impératif de comprendre ici philosophie corome signifiant
avant tout ontologie, pensée qui questiorme vers le fondeITEnt.
La question philosophique est l'ouverL~e d'une éclaircie jus-
tement en ce qu'elle dégage un espace de cogitation où le possi-
bie d'une multihlde ce réponses se dessine déjà ; le question-
nement philosophique transforme déjà le monde parce qu'il a-
vertit la vision du monde, et dans cette transformation, réside
déjà l'oeuvre comme mise en oeuvre de la vérité. Outre le ques-
tiormeITEnt philosophique tout court, les réponses elles-mêITEs
revêtent concrèteITEnt un pouvoir constructeur, un pouvoir
positif de mise â l'oeuvre de la vérité comme fixation ou dévoi-
lement de l'étant. Le statut essentiellement créateur de la phi-
10sophie est nomné dans les lignes suivantes où Heidegger répond
à ceux qui veulent voir en ladite discipline une activité sté-
rile et superflue par conséquent : "la philosophie ne peut
jamais d'une façon inmédiate apporter les forces, ni créer les
formes d'action et les conditions, qui suscitent une situation
historique, ceci déjà pour la simple raison qu'elle ne concerne
jamais immédiateITEnt qu'unpetit nombre d'homnes. Lesquels?
Ceux qui transforment en créant, ceux qui opèrent une transmu-
tation. Ce n'est que médiateITEnt, et p3r' des détours que nous
ne pouvons j arnais tracer d'avance, qu'elle prend de l'ampleur
pour finaleITEnt dégénérer un beau jour - depuis longtemps
oubliée en tant que philosophie authentique - en évidence
banale de l'être-là ll . (Cf Intrcduction à la métahpysique,
Gallimard, Paris, 1967, trad. G. Kahn, p. 23,23.

- 100 -
Ces sortes de vérités inaugurales que nous venons
de VOlr à travers l'acte du Dieu, de l'artiste, etc ...
constituent ce que Heidegger appelle "création" (das
Schaffen). Création est donc une oeuvre distincte des
autres pour ce qu'elle n'a jamais existé avant et n'exis-
tera plus jamais; un étant qui, une fois, a déjà été,
ne participe plus maintenant d'une inauguration, et s ' i l
est à nouveau, i l ne peut que répéter quelque chose qui
lui est premier. Autrement dit, là où la vérité répète,
elle est incapable de créer, là où la vérité réside sans
créer, elle ne peut que répéter.
La création serait dite,
C'
par Platon, de l'ordre de l'
C{"t 0 If ~ V , vu son aspect
essentiellement ponctuel par rapport au flux du temps.
1
Pour une meilleure compréhension de la création,
examinons les deux caractéristiques es~entièlles qu'en
cite Heidegger.
La création est d'abord caractérisée par sa sta-
ture(die Gestalt), en différenciation d'avec le simple
produit comme forme matérialisée. Le mot "stature" s'ef-
force de traduire l'allemand Gestalt afin de mieux rendre
l'idée d'unité et de totalité que cèle celui-ci.
Le mot
"Form", pour l'équivocité et l'ambiguïté auxquelles il
peut prêter, serait impropre à traduire l'idée de stature
comme unité et totalité, d'autant qu'il peut facilement
donnèr à penser la forme au sens où celle-ci cohabite
avec la matière dans le produit.
La stature de l'oeuvre s'engendre du combat
mené entre l'ouvert et l'obnubilation; mais ce combat
est
caractérisé essentiellement par son voeu de rester
combat sans se laisser surmonter par l'étant produit qu'il
ne veut pas non plus comme abri.
Le combat "veut préci-
-sément être institué, inauguré, ouvert à partir de cet
étant" (15).
Le combat se veut donc lui-même, à travers
sa propre pérennité
; i l se refuse à tourner court comme

- 101 -
une fin en soi, et dans son caract~re inaugural, ,il ne
demande qu'à être poursuivi. Et tout étant surgissant
dans et par le combat, soit immédiatement, soit par
ajointement, porte déjà les traits du combat, en lui-
même.
Il y a comme un atavisme qui se poursuit de l~étant
paru en premier aux autres étants adjoints
(16).
Les traits du combat annoncent les caract~res
du monde qui subséquemment s'engendrera de l'av~nement
de la vérité. Et pour autant qu'un monde bien précis
naît donc du combat, c'est celui-ci qUl consacre l'unité
de la Terre et du monde.
On parlera ici mOlns d'un com-
bat disruptif que d'un combat unissant. Cette unité de
la Terre et du monde, la forme du combat, reste le carac-
tère dominant du peuple historiaI au rapport direct avec
la vérité naissante. Autrement dit, un peuple est pro-
prement historiaI en ce qu'il demeure le foyer du familier
affrontement entre le clair et l'obscur, le monde comme
donation et la Terre comme rétraction - prendre ici "dona-
tion" et "rétraction" non en ce qu'ils indiquent un état,
mais une activité, une effectuation.
L'ambivalence du peuple historiaI, le trait
comme l'unité des deux adverses du combat, nous pouvons
l'entrevoir dans ces lignes:
"Lorsque s'ouvre un monde,
(16)
L'idée d'atavisme ne nous semble pas ici exageree si
nous nous reférons au probl~me du mal - qui nous met,
au demeurant, en lumière la vérité comme institution
dans l'ouvert - tel qu'il est présenté dans la doctrine
ecclésiale. En effet, un exposé tr~s important - le plus
important d'ailleurs jusqu'ici -
du probl~me du mal est
donné par le décret du Concile de Trente qui "décide,
confesse et déclare", à la suite de l'Epitre aux Romains,
que le péché est entré dans le monde par la transgression
d'un seul hormne, Adam. Ainsi transmis par "propagation
hérédi taire" à chacun de ses de scendants, le pécP.é
d'Adam, qui est un par son origine devient propre à
chacun ... Cf. article de Miklos Vetë,
"Implications
philosophiques du dogme du péché originel", in Revue
de Théologie et de Philosophie, nO 110, 1978, p.
89.

-
-
102 -
une humanité historiale est appelée à la victoire ou à la
défaite, à la bénédiction ou à la malédiction, à la domi-
nation ou à la servitude.
Le monde naissant fait apparaitre
précisément ce qui n'est pas encore décidé et ce qui est
encore dépourvu de mesure"
(17).
Plus encore qu'une simple
retrouvaille des traits du combat dans la con-stitution
du peuple historial, c'est le combat lui-même qui continue
par et dans ce peuple.
--~.
Le Dasein sera tiraillé dans son oeuvre de monde,
aUSSl longtemps que, dans sa détermination d'ek-sistence,
~ "ici" se posera et se fondera dans son opposition à
un "là". Cette forme d'existence ou cette forme de l'exis-
tence est déjà inscrite, en pUlssance, en tout monde nais-
sant. Nous comprenons là qu'un monde naissant est plus
qu'un événement, c'est un avènement;
i l est autre qu'une
durée, c'est un instant.
Le monde naissant comme instant
est lui-même décision et mesure en ce que justement i l
voile toute décision et toute mesure au monde à venir.
C'est pourquoi la saisie de l'instant dans son essence
reste plus fondamentale que toute autre tentative de com-
préhension menée vers un événement.
Et les sciences, dans
leur projet vaticinant ne peuvent pas aller plus en pro-
fondeur que la pensée ontologique plus apophantique que
\\
logique, dans leur essai de saisie du monde.
Voici à cet
égard ce que nous dit Jeanne Hersch sur l'instant:
"l'ins-
tant a un caractère absolument décisif, au sens d'une
irréversibilité, d'une re-naissance, d'un passage du non-
être
à l'être, i l échappe à toute pensée objective . . .
L'instant est oeuvre, i l est à l'oeuvre, i l est la déci-
sion du Dieu se réalisant" (18).
Cette formule est assez
(17) Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
49
(18) Jeanne Hersch
: l'Instant", texte de conférence ln
Kierkegaard Vivant, op. cit. p.
98.


- 103 -
explicite du monde naissant dans son caractère décisif
d'avènement d'où part tout événement et où retourne tout
événement pour pouvoir se donner à expliquer.
Les évé-
nements subséquents, sous la forme de monde effectif,
secrètent mesure et décision, en canalisant l'étant dans
des voies post-instituées, la v~aie institution résidant
d'abord dans la vérité créante.
C'est là que l'histoire
décide de ses options et ses renon~ements, pour secréter
un monde à la (basse) hauteur de l'homme. Un regard antique
se laisserait abuser par ce que l'histoire semble menée
au moyen des institutions et valeurs, oubliant ainsi que
même ces institutions et ces valeurs comme étants positifs
pour le clair supposent (au sens étymologique :sUb-ponere)
le hasard et la contingence pomme étants adverses pour
l'obscur·
: l ' histoire n'est pas la Lichtung, elle est
dans la Lichtung, et y joue avec l'anhistoire qui se joue
.. -....~-
ironiquement d'elle .
Nous comprenons donc la stature de la création
comme intrinsèquement liée à la nature du combat d'où la
vérité a surgi sous forme de premier étant.
Cette stature
demeure la forme de prolongement du combat dans le monde
à venir; c'est pourquoi Heidegger l ' a appelée le "plan",
le "profil", la "coupe", le "contour". Et cette précision
supplémentaire n'en est pas moins superflue:
"L'être-
créé'àe l'oeuvre, c'est la constitution de la vérité en
1
sa stature . . . Ce qui s'appelle ici stature, doit toujours
!,
être pensé à partir de cette institution et constitution
(Ge~stell) en laquelle se déploie l'oeuvre dans la mesure
où elle se fait 'venir et s'installe" (19).
Que l'oeuvre créée s'appuie toujours sur la Terre
comme source et support, cela conduit à penser que celle-ci
(19) Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
50

-
104 -
ne participe de l'oeuvre que sous la forme exploitée,
utilisée.
La Terre peut donner a1nS1 l'image d'un maté-
riau qu'on détruit pour simple fin de consommation ou
d'usage menant à autre chose, et la création peut re-
vêtir dès lors l'aspect d'une activité artisanale ou
manuelle quelconque. Toutefois Heidegger pose la re-
marque que dans l'opéréité de l'oeuvre, la Terre se
libère et s'épanouit, car son geste final et décisif
ne réside pas dans le simple retrait, dans la réserve
tout court, mais dans son rôle de participation de la
stature comme commencement et commandement d'un monde.
La Terre comme telle ne peut donc ainsi se laisser
saisir dans une froide comparaison avec un produit, si
l'on sait que le produit -
qui est justement dit fini -
disparaît immédiatement et exclusivement dans l'uti-
lisation.
A partir de là, Heidegger nous précise la se-
conde caractéristique de l'être-créé de l'oeuvre.
En dépit de la ressemblance du produit et de
l'oeuvre par le côté éventuellement confondu de l~être­
fini et de l'être-créé, une différence très importante
s'établit entre ces deux éléments, en ceci que l'oeuvre,
en plus de son êt~~~prbduit, s'est vue incorpore~, insuf-
fler expressément l'être-créé. Autrement dit,
si l'être-
fini se résume dans la destination utile d'une matière
informée, l'être-créé demeure une addition à l'être-fini
de l'oeuvre et finalise
justement sa vocation de
"fina-
l i té sans fin".
La présence de l'être-créé dans l'oeuvre ne
doit pas constituer un nécessaire renvoi à un artiste Sl
"grand" soit-il, ou à une puissance de g~nie. Autrement
dit, ce qui est fondamental,
ce n'est pas N.
N.
fecit,

..
-
105 -
malS c'est le simple factum e s t ; car dès que l'oeuvre
apparaît déjà, la création comme activité effective ou
effectuation active disparaît derrière la création comme
état accompli ou accomplissement étant déjà.
C'est pour-
qUOl dans le "factum est" où nous pouvons distinguer
deux raClnes (facio et fio), nous devons faire fi du
/ côté faire, fabrlquer
(facio), et ne considérer que le
côté être (fio) déjà là
; en effet "factum est" est aussl.
bien le parfait passif defio que de f~cio.
Dès lors, le côté anecdotique de la création
ne présente plus aucune importance, et s ' i l vient à être
pris en compte, c'est seulement pour des besoins histo-
rlques, et non plus esthétiques, car l'histoire de l'art
1
ne figure dans l'espace épistémologique ni de l'art, ni
de l'esthétique même.
i
1
Le "factum est" biffe et bouffe l ' a!'_ecdote
qUl entoure la création qui est plus l'acte d'un dard
que l'aboutissement d'un montage ou d'un processus:
la création est un point et non une traînée de durée.
Et cette unité purement ponctuelle du moment, voici
comment Jeanne Hersch la pose
:
nCinstant apparaît ... singularisé
à l'extrême, déréifié, ramené à la
ponctualité de l'événement.
Il faut
d'ailleurs comprendre qu'''événement''
ici ne concerne pas le côté "faits",
l'aspect constatable de ce qui
arrivé, mais "que cela arrive".
Ce
qui est arrivé se laisse connaître
immédiatement, mais nullement que
c'est arrivé, ni même que cela
arrive, même si cela arrive sous
votre nez"
(20).
(20) Jeanne Hersch
Kierkegaard vivant, op. cit. p. 100

-
106 -
Et Heidegger d'ajouter très justement:
"c'est
justement là où l'artiste, le processus et les circons-
tances de la genèse de l'oeuvre restent ln connus , que
cet éclat, que ce quod de l'être-créé ressort le plus
purement de l'oeuvre" (21).
Et c'est dans ce "quod" comme calme éclat que
se tient l'être-créé de l'oeuvre en repos; un repos
magnanime par sa solennité et son exception.
L'oeuvre est d'abord par son être-créé qui
trouve, à son tour ses déterminations fondamentales
d'une part dans la stature de l'oeuvre même dans sa
guise d'originalité et dans son annonce d'un monde qui
lui est spécifique, et d'autre part dans l'insufflation
intentionnelle de l'être-créé dans l'oeuvre comme dif-
férienciée d'avec le simple produit qui s'étouffe dans
--
l'exigu ouvert de son utilité.
Toutefois, l'oeuvre dans sa stature et par son
être-créé, ne peut pas s'instituer oeuvre au sein d'une
/ '
stricte auto-suffisance.
L'oeuvre a un espace existentiel
où elle émerge avec d'autres étants, objets ou humains.
Cet espace est déjà en priorité l'univers du Das~in
comme vaste système de renvois et d'implications au
sein duquel, et seulement, tout peut avoir sens et Slgnl-
fications.
L'oeuvre parle du monde de l'homme dans son
être-oeuvre, mais i l faut que l'homme parle d'abord
d'elle dans une connaissance transcendantale de son opé-
réité comme justement habilitée à pouvoir parler de
l'homme.
(21)
Chémins, op. cit. p.
51

-
r07 -
Cette reconnaissance, condition sine qua non
de l'opéréité de l'oeuvre, c'est ce que Heidegger nomme
la sauvegarde de l'oeuvre
CBèwahrung des Werkes).
Comment donc faut-il comprendre l'être sauve-
gardé de l'oeuvre?
i ~
1
•1
1 .
1
, ,
c .

-
108 -
CHAPITRE V
SAUVEGARDE DE L'OEUVRE ET VERITE
.'''"-..._---
De la même manière qu'une oeuvre a besoin
d'être
cr~~e, l'être-cr~~ aussi a besoin de gardiens pour être
et demeurer tel. Et si l'être-cr~~ de l'oeuvre a fait
l'objet d'attention jusqu'ici, c'est pour nous mener à
••
i
l'être-sauvegard~ qui en dernière instance fait que
l'oeuvre est oeuvre.
La sauvegarde r~side d'abord dans un acte, ou
mieux, une attitude de retenue que Heidegger pose en ces
termes
"Transformer nos rapports ordi-
naires au monde et à la terre,
contenir notre faire et notre
~valuer, notre connaître et notre
observer courants en une retenue
qui nous permette de s~journer
dans la v~rit~ advenant à l'oeuvre.
Cette retenue dans le s~journement
permet à son tour au cr~~ d'être
l'oeuvre qu'il est" Cl).
Sauvegarde signifie donc avant tout distinguer
l'oeuvre en tant que diff~renci~e de tout autre chose,
et la regarder avec et par son v~ritable espace onto-
logique. Cela signifie que nous devons, en pr~sence de
l'oeuvre, taire les passions et les tendances, ~carter
les habitudes et les sédimentations, pour ne regarder
l'oeuvre que dans son strict et exclusif rapport avec
le. monde et la Terre
; monde et Terre qui seuls sont
(1)
Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
52

-
109 -
favorables à une compréhension et explication transcen-
dentale de la vérité en général, et de la vérité de de
l'oeuvre en particulier. Cette attitude d'esprit est la
condition Slne qua non pour que l'oeuvre reste oeuvre
et puisse perdurer t e l l e ; faute de quoi l'être-créé de
l'oeuvre se verra per-verti et mésinterprêté, pour ne
plus être être-créé authentiquement .
,-----,.
.
Une oeuvre cesse donc d'en être une si elle
n'a pas de gardiens. Et si tant est qu'une oeuvre soit
apparemment sans gardiens, elle est en instance d'en
avoir, elle en est à la quête, dans l'attente de les
inviter et les maintenir au sein de sa vérité. Et au'
surplus, Heidegger précisera:
"Même l'oubli dans lequel peut
sombr~r une oeuvre n'est pas
rien
: i l est lui-même encore
une sauvegarde.
Il vit encore de
l'oeuvre.
Car sauvegarde de
l'oeuvre, cela signifie:
instance dans l'ouverture de
l'étant advenant en l'oeuvre"
(2).
Nous assistons ici à une récupération de l'ou-
bli (de ce que nous entendons habituellement par oubli)
comme pure présence, pure consistance, pur être-mainte-
nant. Nous écartons donc d'emblée l'idée de l'oubli
passif de la bête où celle-ci se voit plongée dans une
torpeur quasi pathologique témoignant d'une inaptitude
foncière à sortir du "hic et nunc".
L'oubli dont i l
s'agit ici, c'est justement "l'oubli actif et tutélaire
qui vient de temps en temps fermer les portes et les
fenêtres de la conscience" (3).
L'oubli apparaît donc
comme la conjuration d'une certaine mémoire dont la mémo-
risation nous serait plus défaveur que faveur.
La sou-
(2)
Ibidem
(3)
Heidegge~ et l'eXp~~iencé de l~-péhs~e p. 613

-
110 -
venance est souffrance
; notre plus importante mémoire
est celle des coups; c'est pourquoi l'oubli demeure
cette secrète ruse de l'homme, qui inhibe la souffrance
du "il était", la souffrance du "plus jamais". Puissance
donc est l'oubli. Il est
"La puissance d'enrayer la puis-
sance enrayan~e dèla mémoire
'-.....
ruminante et insomniaque, ciné-
raire et nostalgique.
On le voit,
ce n'est pas trop dire qu'il y a
un protocole, une liturgie, un
cérémonial de l'oubli: ordon-
nateur clandestin des plus belles
fêtes de la vie"
(4).
Présent donc à cet égard est plus que jamais
ce qui est pensé tombé dans l'oubli, ou mieux encore,
ce qui est oublié comme non pensé. Silencieuse présence
ou silence présent qui rend possible le tumulte du pré-
sent ou la présence du tumulte.
L'oubli est agir en lui-
même et non être-agi, i l est agir dans le se-constituer
- oubli -
en - disparaissant.
L'oubli comme non-être
est donc plus que jamais être plein dans et pour la plé-
nitude du moment présent.
Et que l'oubli soit lui-même sauvegarde, cela
ne montre que l'effective garde de l'oeuvre dans la sé-
curité du moment présent, assurée par la présence effec-
tive de l'oubli dans son absence concrète.
L'oeuvre donc
oubliée - si elle est seulement et vraiment oubliée -
n'a pas encore perdu sa sauvegarde car elle donne encore
à vivre toujours en tant qu'oeuvre, les oublieux vivant
de l'oubli que justement elle dispense. Et si l'oubli
"vit encore de l'oeuvre" comme l'affirme Heidegger,
l'oeuvre aussi vit de l'oubli car être oublié, pour elle,
(4)
Ibidem

-
111 -
signifie qu'elle a fait l'objet de prise en compte et
de considération, c'est-à-dire qu'une fois au moins -
et depuis lors pour de bon - l'homme s'est placé dans
l'optique de l'ouvert qu'elle dégage comme monde et
comme vérité. C'est pourquoi i l faut prendre garde de
ne pas confondre l'oubli d'une oeuvre qui réitère et
maintient la sauvegarde de celle-ci, avec l'ignorance
séculaire d'une oeuvre qui, Sl tant est qu'elle fût
belle, subtile et profonde, ne peut jamais prétendre
au statut et rang d'oeuvre pour sa simple (et pourtant
fatale)
coupure d'avec l'ho~e ; cet homme qui se veut
le sens premier du sens de toute chose, la mesure pre-
mière de toutes les mesures (5).
Si l'oeuvre, en quelque manière, est encore
sauvegardée dans l'oubli, Heidegger nou~ précise, immé-
diatement après, dans quoi l'oeuvre trouve réellement
et foncièrement sa sauvegarde
~L'insistance de la sauvegarde est
un savoir.
Le savoir ne consiste
pas pourtant en une simple connais-
sance ou représentation de quelque
chose. Celui qui sait vraiment
l'étant, sait ce qu'au milieu de
l'étant i l veut" (6).
(5) Il a paru convenir ici d'insister sur l'aspect "sauvegarde
de l'oeuvre et oubli", quoique Heidegger lui-même ne s'y
soit pas attardé. En effet la vague et confuse notion que
nous avons habituellement de 1·' oubli peut favoriser un
rapide et inaperçu glissement de sens vers la notion d'igno-
rance. C'est pourquoi nous avons tenu à clarifier qu'une
oeuvre oubliée a connu la sauvegarde une fois, et depuis
lors pour de bon, alors qu'une oeuvre ignorée demeure
toujours dans la noire nuit de son non-être - encore -
oeuvre.
(6)
Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
53.


-
112 -
L'affaire est entendue, à condition toutefois
qu'une mise au point soit de mise ici.
Il n'est pas, en
effet, à ignorer, ici, ce que Heidegger doit à Nietzsche
ce Nietzsche tantôt vu comme le métaphysicien" le plus
débridé" s'efforçant de ne pas philosopher tout en philo-
sophant "au-dessus de ses moyens", tantôt vu comme "élevé
à la dignité ontologique".
Plus qu'une édification est
en effet, pour Heidegger, la théorie de la volonté de
puissance chez Nietzsche ; volonté de puissance qui de-
meure une authentique approche transcendantale du savoir.
Un aperçu succint du concept nietzschéén du savoir nous
paraît de mise ici.
Ce f;ragment de La Volonté de pUlssance
est déjà très évocateur
:
"N
Il
î + "
.
h /
on pas
conna Lre
) malS sC .. ema-
tiser,
imposer au qhaos autant de
régularité et de formes q~iil est
nécessaire pour satisfaire notre
besoin pratique.
"Dans la formation de la raison,
de la logique, des catégories,
c'est le besoin qui a donné la
mesure
: non .pas le besoin de
"connaître", mais celui de subsumer,
de schématiser, afin de comprendre
et de rendre compte . .. " (7).
\\
Voilà que tout en l'homme travaille à favoriser
le travail de l'homme pour la v i e ; tout en lui est mené
par et pour la volonté de puissance, même notre art le
plus spirituel.
Et Nietzsche d'ajouter au demeurant
"L'homme, en dernière analyse,
ne
retrouve dans les choses ,que ce
:
qu'il y a introduit lui-même:
l'acte de retrouver s'appelle art,
religion, amour, orgueil.
Dans les
deux cas, et quand bien même i l ne
s'agirait que d'un jeu d'enfant, i l
faudrait continuer à jouer de bon
(7)
Nietzsche ci té dans Heidegger et l'expérience de la
pen sée, p. 74.

-
113 -
coeur, les uns pour retrouver
leur mise, les autres - nous
autres!
- pour l'y introduire"
(8).
La vérité n'est donc rien d'autre que ce qui
est tenu pour vrai, ce que nous avons fait valoir vérité,
ce qui est cru vrai.
De là, nous comprenons pourquoi "la
connaissance doit faire ce qu'elle ne voudrait pas faire
imposer le sens là où elle voudrait seulement découvrir
l'essence" (9).
Sous ce rapport, toute connalssance incline
inconsciemment à décliner la vérité devant la vie.
Il
n'existe pas de savoir en-soi, de savoir absolu, ou de
savoir "comme ça", tout savoir est savoir pour, même le
saVOlr qui prétendrait au contrôle de tous les saVOlrs
car l'affaire n'est pas de procédé, de méthode ou de
processus, mais elle est de fondement, comme Nietzsche
le pose très justement.
Ce bref aperçu de la théorie nietzschéenne du
savoir nous met en condition pour mieux rendre l'idée
heideggerienne de la sauvegarde de 110euvre à travers
le savoir.
Rappelons surtout le mot
"insistance" dans la
\\
phrase déjà citée:
l'insistance de la sauvegarde est un
savoir"
; cette phrase veut dire que c'est dans un saVOlr,
un savoir bien précis, que l'oeuvre voit sa pleine sauve-
garde réalisée.
Ce savoir, c'est le savoir de ce que l'on
veut. S'il est s.u et admis que sauvegarde signifie "ins-
tance dans l'ouverture de l'étant advenant en l'oeuvre",
on comprend aisément donc que savoir, savoir donc ce que
l'on veut, c'est s'installer dans l'ouvert de l'être
comme réalisateur de vérité.
Ce savoir est inhérent à
l'être-là qui, dans sa condition d'ek-sistence, reste
(8) Nietzsche cité op. cit. p.
74
(9)
Heidegger et l'expérience de la pensée, p.
74

...
-
114 -
fondamentalement ou "fondativement" non seulement un
champ ouvert de l'être, mais aussi une forme particu-
lière de l'être dans son pouvoir générateur d'étantCs).
Cette puissance de génération d'étant est un attribut
de la volonté. Et Heidegger de renforcer sa thèse en
précisant
"le savoir qui reste un vo.uloir qui sait
rester un savoir, c'est l'engagement ek-statique de
.'~-~--
l'homme existant dans l'éclosion de l'être"
Cl0). L'enga-
gement ek-statique de l'homme doit être compris comme la
visée constante de dépassement de soi-même, du divorce
permanent de l'''ici'' avec le "là", de la totale prise
en charge de sa condition d'être - des - lointains
CSein-
der-Terne).
L'art appartient à .l'ek-sistence, et les
deux constituent l'essence de l'oeuvre.
A cet égard, à cet égard seulement, nous sommes
disposés à comprendre le pourquoi d'une pseudo-sauvegarde
de certaines oeuvres dites "anti-nature" ,
lIanti-société"
ou "anti-destin".
"Pseudo-sauvagarde" parce que laissant
échapper l'être-oeuvre même de l'oeuvre dont la garde
ne tient que dans une manière di-vertie de regarder.
La
sauvegarde falsificatrice de l'être-oeuvre de l'oeuvre
tient dans une manière an-ontologique et foncièrement
antitranscendantale de considérer l'oeuvre: les habi-
\\
tud~~ et les décantations ne gardent en effet de l'oeuvre
que ce qu'elles-mêmes y regardent. Nous projetons pares-
seusement nos commodes catégories psychologisantes et
utilitaristes sur l'oeuvre d'art, oeuvre qui en fait
relève d'une tout autre profondeur, une profondeur plus
abyssale:
la simple vision de l'oeuvre dans ce qu'elle
donne elle-même d'abord à voir, avant tout intérêt et
toute préoccupation personnalisés.
Cl0)
Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
53

- 115 -
Donc que l'art soit anti-nature, anti-destin
ou anti-société, cela est d'abord imputable à la création
comme guise d'assumer la condition ek-sistante, c'est-à-
dire historiale
; car c'est dans l'historialité englo-
bante de toute histoire que l'ek-sistence, en priorité,
affiche et impose sa flexible figure.
Il faut donc saVOlr aussi sauvegarder la sauve-
garde de l'oeuvre, enseignement nous étant fait de ceCl :
"Quant au mode de- la saugegarde
rigoureuse de l'oeuvre, l'oeuvre
elle-même, et elle seule, le crée
et l'indique par avance.
La garde
advient à des degrés divers du
savoir, avec, chaque fois, une
portée, une constance et une lu-
mière différentes" (11).
De ce qui précède, nous sommes tentés de dis-
tinguer ici le créateur, là les gardiens, dans un par-
tage discernant qui attribuerait des fonctions et des
rôles, à la manière de nos habitudes sociales. Dogma-
tique et simpliste demeure cette manière de parler de
.,il,:1
l'oeuvre, si lIon sait qu'une réciprocité d'apparte-
1
nance unit subrepticement et plus fondamentalement créa-
\\
teur et gardiens, ceux-ci unis primitivement et ontolo-
giquement dans l'éclaircie de leur commune ek-sistence
;>
1 n
et dans l'ouvert de l'oeuvre comme procès de l'O?~'\\7rl~.
C'est donc dire que créateurs et gardiens
jouent leur rôle aussi longtemps que l'essence de l'oeuvre
les y autorise
or l'essence de l'oeuvre c'est l'art.
C'est pourquoi Heidegger posera :
(11) Ibidem

-
116 -
"Si l'art est l'origine de l'oeuvre,
cela veut dire qu'il fait surgir en
son essence ce qui dans l'oeuvre,
s'appartient dans la réciprocité:
la communauté des créateurs et des
gardiens" (12).
Cette conception de la sauvegarde de l'oeuvre,
telle que nous venons de l'examiner, peut être perturbée
dans son caractère proprement ontologique, si l'on sait
que l'oeuvre, dans son apparence de chose, peut être
rapprochée mentalement des choses de la Terre, de la
nature, et peut donner a penser l'origine de l'art comme
étant la nature elle-même, Heidegger nous cite l'exemple
d'Albert Dürer qui affirmait que l'art est dans la nature
et qu'il appartient à celui qui sait l'en arracher. S'il
est admis qu'arracher signifie ici "faire sortir", "tirer
..~"
à la lumière le trait, et le tirer avec le tire-ligne
sur la planche à dessin", Heidegger ne se voit plus em-
pêché de poser cette question
:
"Comment le trait peut-il être
tiré s ' i l n'appartient pas comme
trait de lumière, c'est-a-dire,
dès l'abord, comme combat entre
mesure et démesure dans la créa-
tion de l'oeuvre 7" (13).
-"" ..
Autrement dit, i l existe déjà une antériorité
du trait -
comme diffusion de lumière et surtout comme
possibilisation de l'idée du tracé -
sur la direction
vers la nature en vue d'un arrachement quelconque de
quoi que ce s o i t ; ce qui signifie encore que si un tracé
est possible, c'est parce qu'il procède d'abord de l'es-
pace de déchirure où le monde fait la Terre monde, et
( 12) Op. ci t.
p.
56
( 13)
Op.
ci t. p.
55

-
117 -
o~ se possibilise d~j~ toute mesure face ~ la d~mesure.
Et au demeurant, quelque art qu'il puisse se trouver dans
la nature, i l reste indéniable qu'il ne peut être dit
art que par l'oeuvre. L'art n'a pu se faire nommer ainsi
que par sa présence dans l'oeuvre, que parce que l'oeuvre
l'a actualisé art
; après quoi l 'homme' a tenté de le re-
placer dans la nature, par esprit analogiste, comparatif
et g~n~siaque. C'est pourquoi Heidegger pr~cisera : "Il
est certain que cet art dans la nature ne devient mani-
feste que par l'oeuvre, parce qu'il est originellement
dans l'oeuvre"
(14). Si ce propos risque de paraître
~qui vo que,
qu'il soit compris par "dans l'oeuvre" ceci
par l'être-oeuvre même dans son appartenance initiale ~
la v~rit~.
Les consid~rations ci-dessus tenu~s nous font
voir et admettre que l'art est "un devenir et un advenir
de la v~rit~" (15). Reste ~ savoir maintenant ce qu'il
en est proprement de la v~rit~, ce "quelque chose" qui
fait parler de lui depuis lors sans montrer son vrai
visage.
Les d~veloppements pr~c~dents n'ayant pas expli-
citement sp~cifi~ l~essence même de la v~rit~ (toujours.
prise comme
~},.16 Hcl
),
un manque d'approfondissement
pourrait finalement nous laisser croire que la v~rité
est une production sui generis ou ex nihilo, c'est-à-dire
pure substance se donnant dans sa libre et autonome acti-
'vit~, et n'ayant d'autre mode d'approche que par la des-
criptibilité de son dévoilement; que ce d~ploiement s'ac-
tualise concrètement par l'ext~riorit~, ou qu'il soit une
"transaction"de l'oeuvre, c'est-~-dire d'ordre putatif, la
v~rité doit être regard~e plus profond~ment que par le
(14) Ibidem
( 15) Op.
ci t. p.
5 6

- 118 -
donné préhensible et habituel.
C'est donc dire que l'ou-
verture du
vrai doit nous ouvrir à un ouvert plus fonda-
mental à partir de quoi ce
vrai même est ouvert.
Cette ouverture fondamentale ou ce fondement
ouvrant c'est ce que Heidegger nomme Poème (Dichtung).
Il faudra prendre garde ici de ne pas confondre le Poème
comme DichtUng et la poésie corrune Poesie
: celle-ci con-
, -----..
siste en une littérature artistique, donc un département
de l'art avec ses normes et exigences, c'est elle qui donne
1
ceux qu'on appelle habituellement les poètes; mais par
1 .
'i 1
celui-là nous entendons le fondement originel de la vérité
comme dévoilement.
Posons en passant que la terminologie
française est assez équivoque dans sa tentative de tra-
duire les mots allemands Dichtung et Poesie. En français,
la poésie comme département de l'art a son actualisation
.... ,.-.
dans ce qui est nommé le poème
: autrement dit les poèmes
sont le produit de la poésie. C'est justement cette poésie
qui est dite en allemand Poesie.
Le mot "Dichtung" qui
est traduit en français par Poème (cf : De l'origine de
l'oeuVre d'art, trad. W Brokmeier), ou bien par Poésie
(cf: H81derlih et l'~ssen~è de l~ pbésie, trad. H; Corbin),
signifie tout autre chose que ce que nomment les français
"poème" et "poésie".
\\
Nous examinerons plus en détail cette différence
entre Dichtung et Poesie plus loin. Mais demandons-nou.s
d'abord ce que signifie Dichtung dans son habilitation à
fonder la vérité.
La principale caractéristique de la vérité
comme Poème demeure son pouvoir de nous donner l'étant
présent comme pure apparence, par rapport à une réalité
moins présente et plus profonde. La présence de l'oeuvre
est déjà une forme de négation de l'étant jusqu'ici de

-
119 -
mlse
car la perception sensible que nous avons habituel-
., .
lement du monde et qui ne dépasse pas l'impression d'un
;
assemblage de choses organisées ou non, se voit subjuguée
par l'imagination créatrice qui pose une autre manière
et un autre niveau d'être. Et pour autant que l'étant de
mise ne peut atteindre la nouvelle mesure de l'être, i l
disparaît comme étant, c'est-à-dire qu'il devient non-
étant. Autrement dit, le Poème tel qu'il transparaît dans
l'oeuvre donne la réalité du monde dans le pur irréel.
Cet irréel est ce que doit atteindre la pensée pour re-
couvrer sa plénitude. Nietzs~he avait déjà senti, dans
son analyse de l'instinct apollinien chez l'homme, la
non-consistance du monde que nous Vlvons
:
"Tout homme
à tournure d'esprit philosophique a même le pressentiment
que sous cette réalité dans laquelle nous vivons et nous
existons, i l s'en trouve une autre cachée, toute diffé-
rente; notre réalité elle-même est apparence. C'est
dans ce don d'apercevoir parfois les hommes et les choses
comme de simples fantômes ou des rêves, que Schopenhauer
reconnaît la marque de l'aptitude philosophique" (16).
Il Y a donc une communauté de méthode entre l'artiste et
le philosophe, en ce qu'ils donnent d'emblée l'immédia-
'1
1
tement perceptible comme ce qu'on peut appeler un trompe-
l'oeil. Ce propo~ de Nietzsche que nous venons de citer
s'insère dans le cadre d'une étude sur le rêve, d'une
revalorisation de l'imaginaire dans son pouvolr d'engen-
drer en nous une approche plus profonde du monde.
Cette
revalorisation de l'imaginaire est a contrario une d€pré-
ciation du monde réellement vécu; et là Nietzsche n'est
pas très loin de Platon. En effet, l'auteur de la Nais-
sance de la Tragédie ira jusqu'à poser :
(16) Nietzsche
La Naissance de la Tragédie,
"Appolon
et Dionysos.
Le rêve et -l'ivresse",
aphorisme nO 1, Gallimard, Paris, 1949,
Trad. Geneviève Bianquis, p.
23.


-
120 -
"L'apparence de beauté qui règne
dans ces mondes du rêve que tout
homme sait créer en artiste con-
sommé, est la condition même de
toute espèce d'art plastique, et
aussi ... de la poésie, pour une
large part. Nous y jouissons de
visions directement contemplées
et comprises
; toutes les formes
nous parlent, rien n'y est indif-
férent ou inutile" (17).
Cette référence au Nietzsche de la Naissance
de la Tragédie reste foncièrement explicite du concept
de Poème chez Heidegger, toute proportion gardée entre
les fondements d'où parlent les deux philosophes.
Le Poème es~ donc le langage du monde ou le
monde du langage au sein duquel tout ce qui est habituel-
lement regardé et pensé comme fixe, permanent, consistant
et définitif, retrouve sa relative position de non-étant,
par rapport à l'inéluctable imposition de l'être dans sa
plénitude unitaire et dynamique. C'est pourquoi aussi le
Poème demeure l'effectuation de l'être comme pure activité.
L'oeuvre dans son opéréité donc per-vertit dans
et dès son simple surgissement la stabilité existentielle
\\
' " O i .
et transcendantale du monde jusqu'alors de mise. Toute-
fois cette action de l'oeuvre sur le monde, voici comment
Heidegger la pose plus précisément
:
"L'efficience de l'oeuvre n'a
rien d'un effet. Elle réside,
prenant origine de l'oeuvre,
en une commutation de la lu-
mière de l'étant, ce qui veut
dire de l'être" (18).
(17)
Ibidem
(18)
Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
57

-
121 -
Cela nous enjoint de comprendre que l'oeuvre
en elle-même n'a qu'un rôle accessoi~e et catalyseur,
dans sa médiation pour une nouvelle rayonnance de l'ou-
vert que dégage l'être. Autrement dit, c'est l'être qui,
en quelque manière, resurgit sous un autre cours, une
autre mise, à travers l'opéréité de l'oeuvre comme pré-
sence ; la présence physique de l'oeuvre se voit d'autant
plus relativisée que l'oeuvre elle-même comme pure fac-
ticité, pur être-ici, se voit d'emblée engluée dans la
soudaine et énigmatique houle de l'événementialité, dans
le mystère du monde se remondanisant, toujours en allant
monde.
Le monde se mondanise Poème, et le Poème se poé-
matise monde.
Poème et monde s'identifient aussi long-
temps que le mystérieux langage des choses nous donne
l'exacte idée inexacte du monde. et que le monde lui-
,
-
même nous donne les choses comme parlant toujours autre-
ment qu'elles ne parlaient ou parleront.
Le Poème est donc avant tout langage; c'est-
à-dire le langage qui possibilise tout langage, en l'oc-
i
1
1
curence, le langage de la poésie (Poesie) . La poésie
1
est un mode de nomination et de participation du (génétif
objectif et subjectif à la fois).
Poème qui par priorité
reste "la nomination des dieux et de l'essence des choses,
nomination fondatrice"
(19).
Cette primauté et priorité du Poème, Heidegger
nous la montre dans la "juste notion de la langue".
La langue nous est habituellement donnée comme
moyen de communication normalisant en quelque manière
l'intersubjectivité.
L'essence de langue dépasse ce rôle
exclusivement instrumental, car c'est elle qui fait ad-
(19) Holderlin cité par Heidegger
"De l'origine de
l'oeuvre d'art", in Chemins , p.
54

- 122 -
venir l'étant en tant qu'étant à l'ouvert.
La pierre, la
plante ou l'animal ne peuvent pas s'entendre à l'ouverture
de l'étant, a fortiori au retrait de l'étant, car chez
ces espèces citées, aucune langue ne se déploie.
Il faudra prendre garde ici de ne pas comprendre
ou critiquer trop hâtivement cette notion d'absence de
l'étant autour des êtres non humains.
En effet, la pierre,
..... '--~----.
la plante et l'animal, eux-mêmes étants; sont noyés dans
le grand assemblage de l'étant en général,
sous sa forme
organisée ou non.
Donc autour d'eux, i l existe de l'étant
toutefois cet étant concret, positif, ne peut être spé-
cifié et différencié étant, objectivement et distinctement
pensé; de telle sorte que la pierre, la plante ou l'ani-
mal demeurent englués dans la noire nuit de l'inertie,
la stéréotypie et la répétition comme modes exclusifs du
rapport qu'ils entretiennent avec leur milieu.
Donc reconnaître l'étant comme tel, c'est être
en mesure de s'en dégager et de le dégager comme diffé-
rencié, c'est-à-dire être en mesure de l'indexer, c'est-
à-dire de le nommer, c'est-à-dire d'en parler. La langue
est donc le "transit" de l'être pour arriver à l'étant.
Et dès que la langue nomme l'étant, un monde se lève, un
univers advient, un appel sollicite
le Dasein est invité
\\.
au comprendre, ensuite au prendre, ou bien au délaisser,
ou bien à l'abstenir.
La langue est, à cet égard, le sens
de l'étant, i l est "le projet de l'éclaircie où est dit
comment et en tant ~ue quoi l'étant parvient à l'ouvert" (20).
Les peuples, à travers leur culture, définissent
leur monde, s'engagent dans une forme d'histoire, monde
et histoire n'étant eux-mêmes que l'actualisation de
l'ouvert d'une langue qUl, intentionnellement et habilement
(20) Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
58


- 123 -
a nommé l'étant dans la direction et en faveur de ce
monde et de cette histoire propres. Le monde ou l'his-
toire d'un peuple ne sont pas des résultats unificateurs
issus du commun effort des différents membres et institués
au gré de ces membres.
L'unification est bien plus souter-
ralne, et préexiste même aux différents membres de la
communauté; elle est dans la langue, elle est la langue
même.
Toutefois, pour opérationnelle que s'avère la
langue pour fonder la substance mondaine et historiale
d'un peuple, elle demeure du même coup la réserve, la
rétraction qui abrite ce qui ne peut pas s'actualiser
pour ce peuple comme monde ou comme histoire. Autrement
dit, Sl la langue donne à un peuple les moyens de s'ac-
tualiser peuple, de se spécifier peuple par une certaine
manière qu'elle a de dispenser l'être à travers l'étant,
par un certain mode de nomination de l'étant, elle voile
et écarte en même temps d'autres possibles qui demeurent
réfractaires à l'histoire proprement historique de ce
peuple. Un mode de nomination de l'étant à travers une
langue demeure toujours corrélatif à un mode d'étouffement
ou de déviation de l'être, étouffement ou déviation étant
l'expression d'une détermination et d'une option uniques
et univoques de la langue tournée exclusivement vers et
dans l'ouvert qu'elle dégage.
La langue comme Lichtung
1
où se jouent le clair et l'obscur, voici comment Heidegger
la pose :
"Chaque langue est avènement du
dire dans lequel, pour un peuple,
~'ouvre historialement son monde,
et est celui qui, dans l'apprêt
du dicible, fait parvenir en
mêm~ temps au monde l'indicible
en tant que tel. Ainsi, en un
tel dire, se préparent pour un

-
124 -
peuple historial les notions de
son essence, c'est-à-dire de son
mode d'appartenance à l'Histoire
du monde" (21).
L'histoire a donc ses semences dans la langue
au sein de laquelle elle trouve également ce qui la con-
tient en elle-même et l'empêche d'avoir une autre figure.
Donc, aussi longtemps qu'un monde s'élèvera, la terre qui
lui fait support se renfermera sur ce que la langue de
ce monde n'a pas su arracher à l'obnubilation; les mondes
avoisinent, mais ne se ressemblent pas, ils demeurent
chacun tributaires du rapport de leur langue comme guise
de" désignation de l'étant avec la Terre elle-même comme
puissance d'occultation de l'être. Et chaque langue est
en quelque manière une représentation et une participation
du Poème.
De ce Poème, parole originaire du monde, procède
toute activité réfléchie de l'homme; et, en l'occuJence,
la poésie, l'architecture, la sculpture et la musique
demeurent déjà nommées originellement dans cette parole
des paroles.
Toutefois, pour commun que soit le même statut
.-
aux différentes formes d'art nommees quant à leur parti-
cipation originelle du Poème, i l n'en revient pas molns
....
.-
une place insigne a la poeSle (Poesie) .
La poésie est seulement dire
malS son seul
dire détient la priorité de ré-fléchir le dire originel
du monde dans sa forme advenue en la langue ; cette ré-
flexion ne doit pas être entendue comme une réaction
donnant en faqsimilé le Poème comme tel. La poésie est
dans sa simplicité un chant (der Gesang)" qui souffle ou
(21) Chemins, De l'origine de l'oeuvre d'art, p.
58

- 125 -
un souffle qU1 chante. Mais comment faut-il comprendre
ce chant et ce souffle. Voici ce que nous confie Rilke
I1Chanter en vérité est un autre
souffle. Un souffle pour rien.
Haleine en dieu. Un vent" (22).
De ce mot de Rilke, nous comprenons que le chant
....... _--...
et le souffle sont plus évocateurs que la parole pour
rendre compte du sens de la poésie. La parole est souvent
comprise comme l'acte de l'ho~~e ou du Dieu qui ordonne,
décide
; la parole signifie et sensifie toujours
; elle
est toujours parole pour ; alors que chant et souffle
sont pur jeu, pur badinage; ils disent seulement pour
dire, dans la proximité du Poème qui est le dire pur en
soi. L'innocence et le jeu restent le partage de la
poésie aussi longtemps que celle-ci l1échappe ... au sérieux
de la décision, laquelle engage ( ... ) toujours d'une
façon ou d'une autre l1 (23).
/
La poésie est -donc pur badinage
; et Sl tant
est qu'elle ne soit qu'un I1 sou ffle" ou une simple I1haleine
en mouvement Il , elle est déjà suffisamment représentative
du dire originel, pour ce que simplement elle ne fait que
dire et rien d'autre. Ainsi, pour autant que la poésie
I1 crée ses oeuvres dans le cadre du langage et ... les
crée de la matière du langage" (24), elle reste un art
ontologiquement privilégié par rapport aux autres.
La poésie est le chant du langage, c'est-à-dire
la forme artistique que prend le langage pour assurer et
assumer sa présence au rendez-vous de l ' a r t ; c'est pour-
(22) Rilke cité par Heidegger : Chemins , Pourquoi des poètes ? p. 259
(23) Heidegger:
HBlderlin et l'essencé dé l~ pbésie, in
Approche de Holderlin, Gallimard, Paris,
1974, trad. H. Corbin, p. 44
(24) Op. cit. p.
44

-
126 -
quoi elle est aUSSl la forme chantante du dialogue au sein
duquel chaque homme se reconnaît homme, dans son destin
d'homme et dans sa différenciation d'avec l'animal. Et
Herder nous dit ici l'illustre magnanimité de ce dialogue,
même dans sa forme simplement chantée ou soufflée :
"Un souffle de notre bouche devient
le tableau du monde, la frappe de
nos pensées et de nos sentiments
en l'âme de l'autre. D'une haleine
en mouvement dépend tout ce que
les humains ont jamais pensé,
voulu, fait,
et feront encore sur
terre d'humain; car nous tous,
nous serions encore en train de
parcourir les forêts si ce souffle
divin ne nous avait entourés de
son feu et ne planait comme un
son magique sur nos lèvres" (25).
-'---
Ce mot de Herder, sans aVOlr besoin d'être
plus éclairci, peut nous montrer comment à travers le
poème, s'exprime notre proximité avec les dieux et notre
distance de l'étant qui ne parle pas.
La poésie apparaît, sous ce rapport, comme le
souffle du Poème, le chant de la vérité.
\\
De ce qui précède, nous récapitulerons que les
peuples sont authentiquement tels, par la langue qu'ils
parlent, langue qui chantée à travers la poésie est elle-
même le reflet du Poème originel d'où s'effectue et s'ex-
plique l'activité mondaine et historiale de l'homme.
Toutefois, une question ne s'exclut pas ici,
celle de savoir comment, dans qu'elle mesure l'oeuvre
(25) Herder.: Ideen Zur Philosophie der Geschichte der
Merschheit. cité par Heidegger: cf.
"Pour-
quoi des Poètes ll ? in Chemins, p.
259.


- 127 -
de l'homme demeure une participation du Poème. A cet
égard, évocateur nous sera ce mot de Holderlin
"Riche en mérites, c'est poéti-
quement pourtant, que l'homme
habi te sur cette terre" (26).
Cette remarque constitue l'enseignement que ce
que nous appelons mérite, en parlant de l'homme, est slgne
d'une compréhension superficielle du monde, et de la place
de l'homme dans ce monde, car ce que fait, ou a l'homme,
est toujours une guise d'actualisation du Poème.
Ce Poème cormne actualisation de la vérité, demeure
en même temps une instauration à laquelle est conféré le
triple sens du don, de la fondation et de l'emprise.
Le don est ici l'acte par lequel l'homme est
comblé et se voit ainsi dépris de tout mérite personnel
la fondation est l'acte qui sous-tend,sous-tient l'hoIT~e
pour le faire et maintenir homme pour tel destin bien
précis plutôt que pour tel autre; l'emprise désigne le
pouvolr du Poème à demeurer présent dans 1'homme comme
destin, histoire et monde, à rester la matière même qui
,
fait et règle l'homme homme.
; ' -
Heidegger nous propose l'allemand Anfang pour
mieux expliquer l'unité de la donation et la fondation.
Par Anfang, i l faut "comprendre ce qui, ainsi, nous saisit
en une trame ... ce mot signifie mOlns annoncer par avance
quelque chose de futur, que convoquer, provoquer à ré-
pondre et à correspondre" (27).
(26)
Holderlin- cité par Heidegger : Holderlin et l'essence
de l~ po~~~e, op. cit. p. 41
'0
(27) Extrait de la note du traducteur commentant l'éclair-
cissement que donne Heidegger le 21 mars 1958, à Aix-
en-Provence, lors d'un séminaire qui ~'est tenu au
lendemain de la conférence "Hegel et les Grecs".
Cf.
Chemins, p.
60

.,. ,
- 128 -
Le Poème comme Anfang est donc la détermination
historiale d'où part et au sein de laquelle se maintient
toute oeuvre humaine.
Ce qui fonde et ne lâche jamais,
c'est le Poème dans son effectuation d'Anfang. Grand com-
mencement, authentique commandement, et constante main-
tenance de l'histoire, voilà comment i l faut entendre
l'acte Anfang.
'~ ~--...
Oeuvre d'art, art, langue, Poème, vérité et
Histoire demeurent co-épistémologiquement liés au seln
de l'esthétique heideggerienne.
Cette liaison, dont un
,1
manque d'attention peut dissiper la solidité, voici comment
i l faut l'entendre: l'art est la mise en oeuvre de la
vérité.
Ici vérité revêt une double compréhension:
elle
est sujet, elle est objet de la mise en oeuvre. La vérité
se met en oeuvre en se donnant (en partie et à l'ouvert)
---- ...-
dans l'oeuvre.
La vérité en rapport avec l'oeuvre d'art
doit donc être pensée dans son essence ambiguë, reconnu
toutefois que la catégorie métaphysique sujet/objet n'ar-
rive ici que pour la clarification de la pensée de cette
ambiguité. Cette vérité dans l'oeuvre comme ouverture d'un
monde émane de l ' a r t ; autrement dit, c'est grâce à l'art
comme activité que la vérité est insufflée dans l'oeuvre.
Cet art comme pratique a lui-même son origine dans le
\\.
Poème qui est le grand langage qui dicte tout dire et tout
faire
; dire et faire qui sont dictés aux peuples spéci-
fiquement par la langue qu'ils parlent; langue qui éga-
lement constitue l'origine de la genèse et l'instrument
d'édification de l'histoire de chaque peuple. Et pour
fermer le cercle, nous poserons que cette histoire qui
est ontologiquement langue, langage, est en même temps
l'origine, la source d'émanation des créateurs et des
gardiens de l'oeuvre d'art.

..
-
129 -
La profondeur des vues heideggeriennes sur
l'oeuvre d'art, remarquable pour ce qu'elle questionne
en direction du fondement, en direction de l'essence
qui donne toute oeuvre d'art avant tout comme telle,
avant toute appartenance à tel monde ou â telle histoire,
ôte â l'art et à l'esthétique leurs séculaires complexes
qui les ont longtemps relativisés comme des pratiques
purement spatio-temporelles. Avec Heidegger, nous sommes
loin d'une esthétique de mode ou de culture telle qu'elle
transparaît dans ces lignes de HEGEL, par exemple
"Si nous passons des individus
et de leurs goûts accidentels à
la considération des goûts qu'on
observe dans diverses nations,
on trouve également qu'ils varient
d'une nation à l'autre. On entend
souvent dire qu'une beauté euro-
' - ,
péenne ne pourrait que déplaire
à un Chinois ou à un Hottentot,
que le Chinois a une notion de la
beauté différente de celle du
Nègre, et celui-ci une autre que
celle de l'Européen. Si, en effet,
nous considérons les oeuvres d'art
de ces peuples extra-européens,
les images de leurs dieux, telles
qu'elles ont jailli de leur fan-
taisie et pour lesquelles ils pro-
fessent la plus profonde vénération,
nous trouvons que ces images, si
\\
sublimes à leurs yeux, ne sont que
d'affreuses idoles, comme, d'autre
part, leur
musique retentit d'une
façon non moins affreuse dans nos
oreilles, tandis qu'ils trouvent,
de leur côté, nos sculptures, nos
peintures, nos musiques insigni-
fiantes, voire absurdes et laides!!
(28).
Nous comprenons aisément à quel point la notion
de contradiction demeure chère à Hegel et reste un angle
de vue primordial dans sa philosophie. Toutefois, l'étude
comparative d'une forme d'art non occidentale avec l'oc-
(28)HEGEL: Introduction 'à 'Pesthétique, Aubier-l'bntaigne, Paris, 1964, p. le

cidentale, à travers la pensée de Heidegger, nous mon-
trera que les contradictions apparentes en matière
d'esthétique n'entament en rien le socle commun de l'art
dans sa communauté d'essence à toutes les cultures.
C'est pourquoi nous avons choisi le modèle africain de
l'art, afin de prouver la plus grande universalité de
la pensée heideggerienne par rapport aux autres formes
d'esthétiques.
Les oeuvres d'art de l'Afrique traditionnelle
l '
doivent être prises dans leur strict rapport avec la sau-
vegarde d'où ils ont surgi oeuvres, et par laquelle elles
sont maintenues authentiquement dans leur réelle opéréité.
Les masques, les statues et les danses n'ont alors de
sens que s'ils sont considérés dans et par la cosmogonie
où l'homme africain, à travers eux, restait en communion
avec sa nature et ses dieux.
Il est bien vrai que les
musées, dans leur style à l'occidentale, avec tout ce
qu'ils déclament comme école et mode d'expérience esthé-
tique, ont fait violence à ces oeuvres en les classant,
les exposant suivant une organisation de type géométrique
et décoratif, pour le simple agrément des visiteurs.
Toutefois, pour celui qui sait regarder une oeuvre d'art,
ces oeuvres devenues de musées sont déprises de leur
signification d'origine, pour n'être plus que des objets
décoratifs, é-nervés dans la coupure d'avec leur vrai
univers,
"posant" froidement dans une facticité délaissée
et solitaire, à la manière de la Cathédrale de Bamberg
ou du Temple de Paestum.
La sauvegarde des oeuvres d'art
de l'Afrique, de nos jours, doit s'opérer par une vision
récurrente ne considérant comme espace d'étude que
l'Afrique traditionnelle -
ce champ d'opération qui
malgré tout s'efforce encore de se maintenir dans cer-
taines contrées où la ralson comme ratio n'a pas encore
introduit le mètre, le litre et le kilogramme, c'est-à-
dire les instruments de profanation du sacré.

- 131
-
En Afrique proprement dite) les masques) les
statues et les danses ont une fonction d'office) d'admi-
nistration.
Ils symbolisent des valeurs dont ils sont à
la fois le législatif et l'exécutif) s ' i l nous est permis
de parler ainsi. Car) à travers un masque qui "sort")
une statue qui s'érige) ou une danse qui "chauffe")
s'effectue l'ordonnance d'une obligation à remplir) le
décret d'une situation à assumer.
La règlementation de l'existence du groupe
demeure originellement liée aux manifestations du masque)
de la statue ou de la danse.
Par exemple le masque
Guélédé - de la région de Porto-Novo au Bénin) ancien
Dahomey -
symbole du prestige et" du courage) décrète
déjà par sa simple apparition) les apprêts d'une bataille
imminente ou très prochaine
; la sortie et la danse du
"masque des circoncis" chez les Sérè'(es du Sénégal sont
l'ordonnance de l'ouverture de la période de circoncision
des enfants du village; l'érection d'une statue dans
tel endroit de la forêt) en pays Sénoufo) est invitation
à la retenue) l'attention) pour la non profanation du
proche endroit sacré.
Donc) ce qui, à titre posthume est nommé art
afri'~ain, replacé dans son vivant et authentique contexte,
est avant tout office religieux et administratif, symbole
"intellectuel" et moral. A travers ces oeuvres, surgissent
à la fois une cosmogomie, une anthropogonie et une théo-
gonie.
Les "oeuvres d'art africaines" donc, dans leur
caractère sacré, constituent la source à partir de la-
quelle s'effectuent le monde, l'histoire de l'Africain,
à partir de laquelle s'actualise la substance mondaine
"et historiale qui confère à l'Africain un certain mode
d'appartenance à l'être, une certaine manière de nomina-
tion de l'étant.
L'événementialité
africaine comme forme
de victoire du monde sur la Terre, s'est originellement
nommée, statuée dans le masque, la statue ou la danse.


-
132 -
C'est pourquoi i l sera juste de penser avec
Malraux, dans les voix du Silence, que c'est à la mort
des dieux que les statues deviennent belles. En effet
le beau, dans son application à l'esthétique pure, est
une catégorie occidentale, applicable au type d'art
occidental.
Et, si tant est que cette catégorie reste
encore fluide suivant les différ~nts sens qui lui sont
attribués, elle reste quand même au centre de la problé-
matique de l'art et de l'esthétique en Occident; cette
problématique atteignant son point culminant par le débat
autour de "l'art pour l'art" et "l'art pour le progrès".
En Afrique les oeuvres dites d'art, par leur caractère
fonctionnel et utilitaire, excluent toute idée du beau
et si cette idée du beau vient à faire l'objet de consi-
dération dans le langage de l'Africain, elle s'applique
ou bien au sacré, ou bien au perceptible ordinaire et
banal pour traduire simplement l'idée du joli. En Afrique,
le sacré est toujours beau, le vrai beau est toujours
sacré
: le beau et le sacré constituent les sources
d'énergie à partir desquelles l'Africain institue son
existence.
Masque, danse et statue s'érigent alors comme
sources, origines de déploiement de l'étant, de dévoi-
:>,,'r...
/ 0 /
lemeI).t de la verl te comme
~
\\
f\\ î v<i (d .
Ainsi, si le mode de préoccupation et d'exis-
tence en général des sociétés occidentales est étati-
quement régi par une législation administrative écrite,
codifiée, l'Africain de son côté s'organise, érige son
"cosmos" dans et par l'ordonnance du sacré de ses masques,
statues et danses;
"Cosmos" qui trouve également sa sau-
vegarde dans le mythe, le conte et la légende comme
nomination (et mode de proximité) de l'être, si l'on
sait que ces activités ludiques revêtent encore leur
authentique signification ontologique en Afrique tradi-
tionnelle. Et, en plus de ce que ces entités sacrées

-
133 -
(masques, statues et danses) produisent un mode de dé-
ploiement mondain et historial faisant figure de vérité,
elles expriment aussi toute la vérité, c'est-à-dire la
vérité sous ses multiples visage's.
Les "oeuvres d'art" africaines signifient au
demeurant la vérité pour ce qu'elles sont institutions,
-----
c'est-à-dire, ce qui est érigé comme inamovible, ce qui
..
est cru, ce en quoi on croit
et partant, elles slgnl-
fient encore la vérité comme conformité au réel, à ce
qu'''il y a", car l'agir ou le dire de l'Africain ne me-
sure sa justesse que par rapport à ce qu'il pose comme
fondement sacré.
C'est pourquoi la conception heideggerienne
de l'oeuvre d'art comme avant tout désignation d'un mode
,
'")
de déploiement de la vérité (
cQ)..1 (j.'i 1 cl
)
demeure
une manière adéquate -
la plus adéquate d'ailleurs -
d'approche de l'art africain. Et plus encore, l'esthé-
tique heideggerienne (s'il nous est permis de parler
ainsi) qui vient, dans son projet conscient, comme un
schisme foncièrement contestataire de la tradition esthé-
tique en Occident, demeure curieusement, à son propre
lnsu, une étude juste, l'étude même de l'"art africain"
dan~son authentique et réelle signification.
Sous ce rapport, la pensée heideggerienne nous
est d'abord donnée comme le pont spirituel entre l'Oc-
cident et l'Afrique. Ce pont bicéphale a une tête lCl,
une tête là.
Heidegger en effet, comme pensée, appartient
d'une part à l'Occident, à la tradition philosophique
Occidentale dont il est le produit légitime et nécessaire
car sa dénonciation de l'oubli de "l'oubli de l'être" qui


-
134 -
a longtemps et indélébilement marqué la métaphysique
depuis Platon, se justifie et s'explique de ce que la
pensée de l'être à partir du simple étant manifeste
s'étouffe de plus en plus, et ne se voit plus en mesure
de satisfaire aux exigences de l'esprit, à cette époque
moderne où le mode d'apparition de l'étant, corrélatif
à la fuite des dieux, fait problème. Donc Heidegger
s'inscrit dans la lignée de la tradition philosophique
à laquelle il veut apporter un nouveau souffle, et ceci
avec une telle ardeur qu'il tente de se déprendre de
son nom de philosophe, pour se placer sous le jour de
la "pensée", désignation plus globale et plus tutélaire.
D'autre part, l'appartenance de Heidegger à
l'Afrique, par delà même sa théorie de l'art qui demeure
applicable, point pour point, à ce qu'on a appelé l'art
africain, se justifie avant tout du caractère purement
et proprement pensant de sa pensée, c'est-à-dire de la
forme planétaire et universelle de la pensée qui ne
pense plus dans l'étouffement de quelque carcan ou ca-
nevas que ce soit, ni dans l'exigufé de quelque tradition
que ce soit, mais qui pense dans la largesse et la pro-
fondeur d'un questionnement qui questionne vers le fon-
dement ultime des choses, vers l'origine, vers l'''Un'',
donc vers ce qui préexiste à toute chose avant son appar-
tenance à une histoire ou un monde.
Ce caractère planétaire que prend la pensée avec
Heidegger après une longue période d'incubation sous la
lourdeur de~la métaphysique, marque le début d'une justice
de la pensée qui reste donc à sa place de pensée et qui
pense les choses à leur place de pensées.
Pour l'instauration d'une telle justice, il
a fallu qu'une telle définition - ou re-définition -

- 135 -
du penseur vînt éclairer ce qu'est réellement penser
"Penseurs sont gens qui re-pensent
et qui pensent que ce qui fut
pensé ne fut jamais assez pensé"
(29).
,~.,~..
(29)
Paul Valéry
Tel Quel, tome II, N.R.F., Paris,
1943, p.
332

- 136 -
CONCLUSION
La méditation de Heidegger sur l'art, telle
que nous venons de la présenter dans l'essentiel de son
contenu, pose d'emblée sa différenciation d'avec les
autres modes d'approche de l'esthétique.
Située dans
son contexte ontologique plus global et plus tutélaire,
cette méditation s'emploie à questionner vers l'essence
de l'art, c'est-à-dire vers ce que l'art possède avant
tout comme fondement unique, univoque et identique avant
d'être l'art de tel peuple ou de telle période.
Toutefois la spécificité et la profondeur de
la vision heideggerienne de l'art n'ont pas dépris le
modeste philosophe de son humilité et sa franchise intel-
lectuelles, et cela apparaît clairement dans ce propos:
"Une telle méditation de l'art
ne saurait forcer son devenir.
Mais ce savoir méditatif est
une préparation préalable et
par conséquent indispensable
-'.
pour le devenir de l'art. Seul
un tel savoir prépare à l'oeuvre
son espace, aux créateurs leur
voie, aux gardiens leur site"
(1).
Ce propos que nous pouvons lire à la fin de
Der UrSprung deS Kunstw~~kes, explique la volonté, chez
Heidegger, de réunir autour de l'oeuvre d'art tous les
facteurs qui doivent concourlr à la maintenir oeuvre,
et par delà ce voeu, de poser encore la nécessité d'une
approche totalitaire et unifiante de l'étant dont la
(1) themins, De l'origine de l'oeuVré d'art, p.
62

- 137 -
pensée ne peut plus supporter la séculaire souffrance
du morcellement à travers les sciences.
Tout doit entrer dans l'ordre de l'unité de
l'étant, et en l'occur~nce, l'art doit cesser d'être
cette défroque, cette froide vétille que nous so~~es
accoutumés à tr~îner derrière nous, comme les objets
d'une archéologie précieuse en quête de raretés et de
subtilités. C'est dans cette seule mesure que l'art
cessera de répondre et correspondre à des préjugés de
ce genre
:
"Les valeurs esthétiques peuvent
jouer un rôle dans la vie en ce
qui concerne l'élévation et l'or-
nement culturel, ou co~me manies
privées, mais vivre avec ces va-
- ~-.-.
leurs est le privilège des génies
ou la marque des bohèmes décadents" (2).
L'art n'est donc pas une banale affaire d'or-
nement, de décoration, ni une liturgie de cabinet, i l
dépasse l'immédiateté de la préoccupation et s'explique
par les profondeurs mêmes de l'existence. Et aUSSl,
quand les époques essaient de résumer paresseusement et
commodément le passé, ils le mutilent, l'é-nervent et
lui enlèvent toute consistance. L'art qui est souvent
résumé et pris en compte pour le plaisir des gens d'une
époque, trouve dans cet aphorisme de Paul Valéry un ar-
gument en faveur de sa sauvegarde
"Rien de beau ne peut se résumer.
Les barbares pédagogues résument
et font résumer des oeuvres dont
l'absurdité de les résumer est
(2) H. Marcuse
Eres et Civilisation, 1970, Editions de
Minuit, trad. Jean-Guy Nény et Boris
Fraenkel, p.
162

...
139
jamais une impulsion dans le sens du temps qui ne regarde
jamais en arrière. Et si l'expression "recours aux sources"
nous semble plus de mise parce que plus rationnelle, elle
ne demeure agréée que si, n'essayant pas de contrecarrer
inutilement et aveuglement l'histoire, elle demeure un
mot d'ordre pour redresser positivement une contingence
malencontreuse, ou même plus utilement, pour participer
'------
à l'édification de l'histoire mondiale qui est bâtie sur
et par le jeu des contradictions inter-populaires.
Il Y a alnsl que nous devons nous départir du
révolutionnarisme minable d'une certaine classe d'''intel-
_lectuels", sorciers vaticinant, qui journellement voci-
fèrent le haro et le tollé sur l'Occident . . . , avec la
profonde conviction d'un retour possible aux sources,
sans avoir aucune notion claire de la sauvegarde -
et
des modalités de cette sauvegarde -
de ce qui leur est
propre.
Marcher dans le sens de l'histoire -
cette iné-
luctable et irréversible histoire -
tout en gardant tou-
jours son pouvoir d'identification propre, c'est~à-dire
son "visa" de participation efficace au concert des na-
tions, voilà ce qui pour un peuple doit être la première
devise.
Et au surplus, i l y a un fondement commun de
l'humanité, dont i l ne faut point sacrifierl~ pen~ée,
au prix de quelque volonté d'action que ce soit,
fondement
lié à l'existence à la fois
comme pratique et comme
problème.
Heidegger demeure l'un des pionniers de l'ex-
ploration de ce fondement, et apparaît, pour autant, comme
le pont spirituel et intellectuel entre les différents
peuples.

-
138 -
l'essence même.
Les squelettes de
l'Enéide ou de l'Odyssée sont
privés des mouvements et des forces
et des grâces qui font tout le prix
de ces ouvrages aux yeux des per-
sonnes positives" (3)
Par ailleurs, à l'issue de l'interprêtation
-
fidèle autant que possible - que nous avons donnée de
l'esthétique heideggerienne, nous nous sommes employé
à faire ressortir, à travers une étude comparative
Occident/Afrique, le caract~re planétaire, et par delà,
universel de la pensée de Heidegger. En effet, les dif-
férences culturelles et ethniques, qui veulent donner
de l'art un visage trop personnalisé, perdent toute
profondeur épistémologique et tout pouvoir de persuaSlon
devant la radicalité et la force d'une analyse ontologique .
.. "-
Il n'existe pas plus un art occidental à part qu'un art
africain à part; l'art dans son pou#~oir de déploiement
de la vérité et dans sa profonde co-essentialité avec
l'existence reste le même, en dépit de toute contingence
historique localisante et différenciante.
Cette étude
comparative demeure en même temps une protestation contre
la déprédation dont les oeuvres sacrées en Afrique ont
fait l'objet au bénéfice Dieu ne sait de quelle moder-
\\
nisation. Toute modernisation s'effectuant en clivage
d'avec la sauvegarde du patrimoine traditionnel n'est
que copie, singerie. Un peuple demeure peuple contre
vents et marées historiques dans la sévère sauvegarde
de ce qu'il a en propre comme valeurs, de ce qui peut
donc le spécifier et l'identifier peuple.
Sauvegarde du
patrimoine ne signifie pas l'aveugle et absurde "retour
aux sources" : le temps temporalise sur le mode d'un
vecteur, et l'histoire fonctionne dans ce sens; d'où
tout effort de "retour aux sources" s'avère plus que
(3)
Paul Valéry
Tel Quel, tome II,
Idées/Gallimard,
19 l j.3, p'.
55


- 140-
L'ontologie heideggerienne est l'annonce d'un
dialogue désormais possible entre Rembrand et Cézanne
avec les Sénoufo et les Sérères, dans le temple d'une
pensée qui nomme le multiple apparent en l'Un essentiel.
Si une approche de l'esthétique heideggerienne
nous a permis de voir que les peuples ont une profonde
communauté d'existence et que la pensée (libre et uni-
verselle) demeure plus souveraine et plus tutélaire à
l'égard de l'action (déterminée et occasionnelle), nous
ne devons point oublier, par SOUCl de circonspection,
les déterminations profondes de la philosophie globale
au sein de laquelle s'enclave cette esthétique.
L'ontologie heideggerienne est une philosophie
il
dU Dasein qu'il s'avère superflu d'exposer en détail ici,
II
1
et qui peut nous être présentement d'un secours seulement
dans son rapport strict avec notre sujet.
L'analyse systématique dU Dasein dans l'Etre
et le Temps et dans Kant et le problème de la métaphy-
sique nous éclaircira mieux les arcanes de l'ontologie
heideggerienne.
Une méfiance liminaire doit nous garder de
prendre, comme on peut en être tenté, le Dasein pour
l'homme au sens vague où "homme" peut signifier toutes
les caractéristiques que lui confèrent les sciences en
général et l'anthropologie en particulier.
"Dasein" ,
traduit en français par "être-là" désigne le mode d'être
de l'homme au milieu de l'étant.
Le sens du Dasein est
strictement tributaire de ce mode d'être.
La caractéristique fondamentale de ce mode
d'être, c'est que, le Dasein au milieu de l'étant recon-
naît et "personnalise" l'étant qu'il est, tout en recon-
naissant les autres étants dans la distanciation et la

-
141 -
différenciation. Toutefois, il est à se demander comment,
de quelle manière le Dasein peut reconnaître les autres
étants comme tels. En effet le Dasein est supposé investi
d'un "lumen naturale" qui lui permette d'appréhender-et
de rendre intelligible l'étant autour de lui. Ce "lumen
naturale", c'est ce que Heidegger désigne sous l'appel-
lation de "transcendance".
Cette transcendance s'actualise donc dans le
pouvoir de l'homme d'organiser le chaos subsistant, de
lui insuffler une certaine intelligibilité, de l'instaurer
comme système de sens et significations.
Et c'est seulement à cet égard que l'être peut
apparaître tel
; autrement dit, si la transcendance
comme disposition fondamentale chez le Dasein n'existait
pas, ni l'être, ni sa notion n'existerait également.
L'~tre n'existe que par rapport au Dasein qui en est sa
mesure et sa référence primitive.
Et, au surplus, si la création est possible
chez l'homme, c'est que le Dasein, toujours dans son
investiture par la transcendance, est capable de faire
venir l'être à manifestation, d'engendrer de l'étant
\\
positif. Autrement dit, l'être-là est d'un mode d'être
tel que, par son intermédiaire, l'être peut s'actualiser
étant.
Toutefois, que l~ Dasein ordonne l'être être
et crée de l'étant, cela ne confère pas à l'ontologie
plus que le mérite d'avoir su bien observer et bien dé-
C>
crire le Dasein
; car si une chose est de pouvoir des-
~riptivement rendre compte du Dasein, une autre chose
est de pouvoir dire d'où i l vient que l'étant brut est,
y compris (dans cet étant brut) le Dasein lui-même.

- 142 -
Autrement dit, fondamentale est la question de savoir
l'étantité originelle de l'étant brut lui-même, c'est-a-
dire finalement l'étantité de tout l'étant. Nous débouchons
là inévitalbement sur une impasse.
Toutefois, pour inévitable que se présente cette
impasse, chemin nous est du même coup ouvert vers une
autre direction qui est celle de la question suivante
dans quelles conditions, dans q~el état de surgissement
et de déploiement le Dasein fait-il justement figure de
Da~ein au milieu de l'étan~ en général?
Déjà l'évocation de la transcendance comme exis-
tential nous faisait soupçonner la proximité de mlse de
la philosophie transcendantale
; et nous savons tous ce
que cette philosophie transcendantale doit à Kant
:
"Au commencement était Kant. D'une
certaine manière, en effet, tout a
commencé avec Kant. Tout, nous
voulons dire, la grande - et peut-
être la dernière - mutation des
temps modernes.
Kant vient de loin
et regarde loin, bien plus loin
que nous ne le croyons ordinairement" (4).
En effet, la prise en compte de la révolution
copernicienne par Kant a inversé la vision traditionnelle
du monde: l'anthropocentrisme se voit substituer l'hélio-
centrisme.
L'être du monde et des choses que nous croyions
réglé co-essentiellement sur nous alors centre du monde,
recouvre sa pure spécificité et sa pure autonomie.
Le
rapport de l'homme au monde et aux choses s'effectue sur
un mode Unilatéral qui pose l'homme comme le sujet qui
s'oriente vers l'étant, avec son pouvoir de connaître;
pouvoir qui n'est pas une puissance, une pleine capacité,
(4) Heidegger et l'expérience de la pensée, p. 51

-
143 -
mais une impuissance, une insuffisance qui se justifie
de ce que lui offre la structure originelle de son appa-
reil mental. A cet égard, ce témoignage relatif au sujet
transcendantal nous sera d'un éclaircissement:
"S'il est vrai qu'un monde de
phénomènes est le poème de l'ima-
gination transcendantale, s'il
est vrai que la connaissance ne
peut absolument connaître que ce
qu'elle peut faire, s'il est
vrai enfin que l'esprit de
l'homme retrouve dans les choses
ce qu'il y a lui-même introduit,
comment la connaissance ne se-
1
~ ,
1
rait-elle pas fausse pour être
vraie, initialement fausse dans
sa vérité même fausse dans sa
force et non plus seulement
dans sa faiblesse" (5).
Ce propos n'a pas besoin d'être plus éclairci
pour rendre compte de la relativité, de l'arbitraire,
et partant, de l'insuffisance qui caractérisent ce que
nous avons souvent appelé, non sans fierté, la connais-
sance.
De surcro~t,
le procès de la vérité comme éma-
nation de l'homme trouve son expression dans le criti-
cismeKantien : la vérité de nos jugements doit désor-
mais être vérifiée elle-même dans et
à partir de la
structure spécifique de notre appareil mental.
Kant pose déjà ainsi les implications philoso-
phiques de la révolution copernicienne en tant qu'elle
corrobore la finitude de l'homme dans son statut de sujet
connaissant. Le rapport de Heidegger à Kant nous devient
dès lors intelligible si l'on sait et rappelle que, pour
( 5)
Op.
ci t. p.
73

-
144 -
celui-l~, c'est le Dasein qui possibilisel'être, et que
sans le Dasein i l y a non-sens.
Cette signification du Dasein dans son affilia-
tion au sujet transcendantal de Kant, nous révèle le pro-
fond caractère de la métaphysique dans son déploiement
historique.
En effet cette métaphysique ne consiste pas
dans la succession absurde de points de vue doctrinaires
surgissant ici et l~ de yisionnaires inspirés ou illuminés.
L'histoire de la philosophie doit être regardée comme l'his-
toire de la vision de l'étant par le Dasein. Mais quelle
est l'essence du Dasein ?
Le Dasein est essentiellement, et en priorité,
caractérisé par sa finitude;
une finitude qu'il faut
penser plus profondément que par les limites gnoséolo~
giques du sujet transcendantal, c'est-~-dire une fini~
tude trouvant son ultime et totale expression dans la
mort.
Il n'existe donc pas de conna1ssance absolue,
toute connaissance portant déj~ en elle-même les semences
de la finitude pour ce qu'initialement et co-essentiel-
lement elle participe de la finitude du Dasein .
. '. -"~ .,
Et Sl, à l'époque de Der Ursprung des KUilstwerkes
(1935)
plus tardif que Sein und Zeit (1927) et Kant und
das Problem der Metaphysik (1929), la Terre apparaît, dans
son altérité, comme la transcendance qui cache la vérité
et son mystère,
il ne demeure pas moins que c'est toujours
le Dasein, opérant à travers Heidegger qui dresse la
théorie de la Terre comme transcendance et qui établit
a1nS1 le lien de dépendance entre le "il y a" et la Terre.
Penser le "il y al!, c'est penser l ' ê t r e ; or
l'être dans son dévoilement et son retrait, n'est rlen

- 145 -
'",1
d'autre que le temps. Etre et temps s'identifieront aussi
longtemps que l~ Dasein exp~rimentera l'~tant sur le mode
d'une emprise temporalis~e ; car la pensée du "il y a"
détermine celle du "il y a eu" et celle du "il y aura".
Or à y être attentif, nous d~couvrons que le "il y a eu"
1
i'
signifi~ le "ne plus être" et le "il y aura ll le "n'être
1
pas encore ll •
Le passé et le futur apparaissent ainsi
"~-.....-...---
comme les temps du non-être. Donc plus profond~ment qu'on
peut le penser, notre mode d'approche du temps, dans sa
pensée tripartite futur, pr~sent, pass~, demeure le reflet
et l'expression la plus p~r~mptoire de notre sentiment de
l'être et du non-être. Ainsi l'attitude du Dasein devant
l'étant est une attitude essentiellement temporialis~e
et
temporalisante. Notre pens~e de l'être, donc du
temps, demeure en corrélation avec notre pens~e du non-
être, qui elle-même trouve son fondement dans notre pens~e
de la mort. C'est assur~ment l'angoisse de la mort qui
est à la base de notre pensée, sous sa forme temporalisée
et temporalisante.
Ce n'est pas la mort qui surgit du temps, malS
c'est le temps comme notion et comme réalité qui s'en-
gendre de la mort dans son obstin~e présence au seln de
chaque moment de notre Vle, et des moments mêmes les plus
vivants de notre existence.
Nous évoquerons ce passage de Heidegger et l'exp~­
riencè de la pehs~e pour ~clairer et appuyer notre argument :
"Insurmontable et constante est
donc l'angoisse que l'être nous
dispense dans son néant ou dans
le retrait de sa différenciation.
L'homme, et l'homme seul, ne ces-
sons-nous pas de répéter, expéri-
mente la merveille des merveilles
que l'étant soit. Privilège, eh
v~rité, chèrement pay~ ! Car c'est
toujours seulement sur le fondement
de l'angoisse et dans l'imminence
de la mort qu'il peut connaître


-
146 -
cette stupeur et devenir ensuite
ce qu'il ne cessera plus jamais
d'être: animal meta}hysicum,
animal rationale lf C6 •
Quel grand malheur donc que d'avoir eu les hon-
neurs de l'homme!
Cet homme à la fois
"très grand" et
très petit par pensée.
Il ressort de ce qui précède que la philosophie
de Heidegger demeure une pensée de la finitude, de la fini-
tude du Dasein
;
une froide et inéluctable finitude qui
hante et atteint l'homme jusque dans ses plus grandes
oeuvres.
"Vivre comme si l'on ne devait jamais mourir"
dans la finalité de réaliser "du grand", voilà le signe
même d'une présence tétue de la mort dans l'esprit et
l'oeuvre des grands hommes.
La grandeur du Dasein réside
assurément dans l'inanité de l'existence
cette exis-
tence qui offre une tumultueuse opacité, mais qui n'a
pas -la moindre épaisseur.
Cela nous montre, dans un vis-a-vis qu'il serait
lâche de vouloir éviter, notre place dans et devant le
monde, la pure facticité de l'être humain qui, pendant
longtemps, s'est pris, non sans orgueil, pour le "lumen
naturale", participation divine normative et régulatrice
absolue du reste.
Ainsi, grand sera le jour où l'animal que nous
sommes voudra bien déposer son Vleux nom d'''homme'' pour
se laisser nommer et surtout se regarder "mortel". Deux
fois grand sera assurément ce jour s ' i l marque en même
temps le début de la pensée du "il" qui fait qu'''il y ail,
le début de la pensée de la donation donatrice de la dona-
tion donnée.
(6) Op. cit. p. 439


-
147 -
Préparons-nous dès maintenant à accueillir ce
jour, en apprenant désormais à écouter ce grand silence
qui circule dans l'univers, cette parole première qui
nous parle et nous fait parler, et que Lao Tseu prenait
pour la mère même de l'univers.
·......
\\
.,....

-
148 -
APPENDICE
Une étude sur ce qu'on pourrait appeler l'es-
thétique heideggerienne ne saurait être claire et radi-
cale si elle ne se donnait pas pour but, entre autres,
de lever le semblant d'équivocité qui fait souvent que
la notion même d'oeuvre d'art chez notre penseur est
sujette à caution.
Il ne s'agit pas évidemment d'une
ambiguité, insuffisance de clarté, inhérente à la pensée
même de Heidegger, mais d'une ambiguité insuffisance de
compréhension du lecteur non averti, ou tout simplement
de l 'honnête homme qui se mêl.e d'ontologie uniquement
à titre de culture générale, sans aucune ambition
d'aller plus loin.
Nous avons posé, dans le cadre de cette étude,
l'oeuvre d'art comme moyen d'actualisation d'un monde
qui n'est rien d'autre qu'un déploiement de l'Etre, une
manière de dévoilement de l'étant.
C'est alnSl que, au-
delà de Souliers de Van Gogh, nous entrevoyons le monde
de la paysanne, tout un univers à différentes colorations,
depuis le physique jusqu'au spirituel. De même le Temple
grec impose une translecture qui actualise non seulement
une forme de la culture grecque, mais plus profondément,
les racines de sa théogonie.
Cette notion de monde entrevue derrière l'oeuvre
d'art simplement présentée se renforce et se systématise
dans la théorie heideggerienne de la Terre
CErde), socle
et réservoir de l'événementialité, de tout monde et de

- 149 -
toute mondanéité.
Il est positif de rappeler ici qu'il
ne s'agi! pas de la Terre comme matériau, matière infor-
mable servant à fabriquer l'oeuvre d'art, encore moins
de la Terre comme scène ou surface sur laquelle les
choses sont posées, les oeuvres exposées.
La Terre qui
,
!
rend possible tout monde chez Heidegger, c'est la mère
féconde, prolifique, pourvoyeuse de secrets et de rl-
chesses dont l'obnubilation est une manière d'occultation
du monde, la donation, l'actualisation du possible
existentiel.
La première question qui germe dans l'esprit
de celui qUl l i t les théories heideggeriennes de l'art,
est du genre:
si l'oeuvre d'art (Souliers de paysan
de Van Gogh, ou le Terr.ple grec) est ~ne fenêtre Qui
ouvre sur un arrière-monde, une présence qui laisse se
dévoiler l'Etre, un étant qui permet un renvoi à l'infini
à d'autres étants, pourquoi ce réveil-matin, cette
épingle à cheveux ou même cette épluchure de banane ne
sont-ils pas des oeuvres d'art authentiques, si l'on
sait que derrière eux, nous pouvons imaginer tout un
monde, tout un univers auquel ils répondent et corres-
pondent, dans lequel ils sont insérés et dont ils restent
essentiellement solidaires? Autrement dit, pourquoi le
rév~il-matin - qui me fait penser à la boutique d~ il
est acheté, au commerçant qui me l'a vendu, au chèque
par lequel je l'ai acquis, au client VOlSln qui m'à con-
gratulé pour sa solidité,
jusqu'au tour qu'il m'a
joué un matin o~ il n'a pas sonné'et m'a fait reporter
un voyage important - n'est-il pas une oeuvre d'art, pour-
voyeur qu'il est non pas seulement de souvenirs, mais
de tout un univers qu'il et qui le fait?
A la position d'une telle question, on donne à
penser que Heidegger faute de pouvoir résoudre la di ffi-

-
150-
cul té, a fini simplement et commodément
par
la bâptiser,
en usant de subterfuges et de tours de passe-passe qui
attribuerait à l'oeuvre d'art l'exclusive habilitation
à faire dévoiler l'Etre, pendant que les autres objets
ne sauraient offrir autre chose à voir ou entrevoir si
ce n'est l'exigu espace de leur ustensilité, ou la con-
tingence du simple accident qu'ils constituent au sein
de la matière.
Pour prévenir - empruntons ici le sens médical
du terme - de telles malversations ou mésinterprétations,
apportons quelques précisions nécessaires à la pensée
du philosophe sur'l'oeuvre d'art.
D'abord l'art répond et correspond à la condi-
tion d' être..:..jes-lointains
(Sein-der-Ferne) du' Dasein.
En effet, doté du pouvoir d'existence, l'être humain
cultive la poursuite, la recherche obsessionnelle du
différent, de l'autre, de l'étrange, du transcendant.
Et cette plasticité océanique du DASEIN, faute de pou-
voir s'actualiser positivement dans le quotidien, vu les
limites qu'assigent le temps et les conditions maté-
rielles de réalisations des buts poursuivis, se présen-
tifie dans et par l'activité artistique, qui en dernière
instance est une anticipation de monde, une anticipation
sur un monde de pures idées. Nous savons tous jusqu'à
quel point l'art et la philosophie renvoient aux mêmes
critères et aux mêmes motivations, à la seule diffé-
rence des méthodes formelles de l'un et de l'autre.
Le fondement idéel de l'art appelle ainsi iné-
luctablement la nécessité de mise de la culture comme
fondement, critère et condition de genèse des idées en
général.
Les idées non immédiatement opérationnelles,
non pragmatiques pour autant qu'elles ne correspondent


151
pas à l'utilitarisme de l'action quotidienne, nourrissent,
stimulent et promeuvent d'une part l'action future

venir) et d'autre part la trans-pratique spirituelle ver-
ticale qui nous concilie et nous fait composer avec
l'infini.
La culture donc secr~te l'art qui en est un
détour, pour assurer à l'homme la possibilité de vivre
son autre histoire, l'imaginaire nécessaire.
Ainsi la beauté, la grandeur et parfois la
sublimité qui sont conférées à l'oeuvre d'art se jus-
tifient essentiellement de ce que l'oeuvre elle-même
n'ait pas d'autre finalité que de présenter comme mani-
festation des hauts lieux d'une culture, c'est-à-dire,
.:\\
occasion, circonstance et condition de la fête qui
exhibe et rehausse ce qu'un peuple peut le plus cordia-
lement hisser au faîte de sa pensée:
l'absolu, l'infini
et le transcendant. Ainsi les Souliers de paysanne sont
dans la réalité un outil, un moyen opératoire concret
qui prot~ge ou même embellit; mais peints, tels que
reproduits par Van Gogh, ces souliers quittent le re-
gistre de la reconnaissance utilitariste et pragmatiste
pour dissoudre dans l'énorme plasticité de l'imaginaire
qui refinalise leur sens, ou plus précisément finalise
"'"4,
leur nouveau sens, dans l'éternelle quête de l'absolu,
de l'infini et du transcendant.
L'art, pour passif ou contemplatif qu'il soit,
a son activité à part, qui lui conf~re par conséquent
un statut spécifique. C'est pourquoi i l est fondamental
de rappeler ou de faire savoir qtie ce ne sont pas les oeuvres
d'art qui sont noyées ou perdues dans l'immense flot de
toutes choses qui peuvent toujours donner à penser au-

-
152 -
delà d'une simple présence physique, mais que ce sont
!
'1
les choses elles-mêmes qui empruntent à l'art, à la
'1
ï
parole d'un peuple, à une culture son secret dialogique
de rencontre avec les autres mondes, les arri~re-monde
de ce qu'on pourrait nommer la méta-histoire. On est
donc déjà piégé dans l'obscur l'acis de l'art, quand on
commence à penser derri~re chaque chose un monde, et à
vouloir
alnSl que l'oeuvre d'art soit comme n'importe
quelle chose.
En substance, le fondement de l'art est la
, ;
1
'1il
religion, cette religion pure et naturelle qui s'en-
gendre de notre état primitif de déréliction et de
notre
condition d'ek-sistants, c'est-à-dire l'êtres-
des-lointains.
Si donc l'horizontalité est la forme
-:1
--._-.
de notre être quotidien, la verticalité représente
..l
notre rapport au haut et au lointain, rapport vécu et
actualisé dans la pensive
pratique de l'art. C'est
pourquol l'oeuvre d'art pose toujours le moment poi-
gnant et inoui, supérieur et sublime de notre autre
monde, cette histoire anhistorique, universelle et
;)\\
éternelle que Platon a appelé, non sans génie,
a'"Coiïov
J
1
(
~~o?t)V'1S . 1)
"
, ,
(1)
"Ce maintenant de nulle part".

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QUESTION l
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Qu'est-ce que la m~taphysique
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Ce qui fait l'être essentiel d'un fondement ou ralson
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Contribution à la question de l'Etre
Identité et différence
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QUESTION III -
Le chemin de campagne
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L'expérience de la pensée
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HebeI
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Lettre sur l'humanisme
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Sérénité
Trad.
Prévau, Hervier, Munier, 1966
QUESTION IV
- Etre et Temps
La fin de la philosophie et la tâche de la pens~e
-
Le Tournant
-
La phénoménologie et la pens~e de l'être
-
Les S~minaires du Thor
-
Les S~minaires de Zahringen
Trad.
Beaufret, F~dier, Lauxérois, Roëls, Gallimard, Paris 1976

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Qu'est~~e qu'une chose, Gallimard, Paris 1971


- 157 -
il1
TABLE DES MATIERES
AVANT- PRO p0 s. . . ._ . . . . . . . . .
p.
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INTRODUCTION
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• • • • • • • • •
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CHAPITRE l
Dénonciation des conceptions traditionnelles de
la chose et de leur éventuelle influence sur
l'interprétation de l'oeuvre d'art
.
p.
31
CHAPITRE II
L'outil et l'oeuvre d ' a r t :
émergence du
concept de vérité dans la pensée esthétique
de Heidegger
p.
50
Il
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• • • •
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CHAPITRE III
Vérité et oeuvre d'art
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66
CHAPITRE IV
At
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CHAPITRE V
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Sauvegarde de l oeuvre et. ve~~~,~
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p. 108
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CONCLUSION
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p. 136
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