UNIVERSITE PAUL VALERY - MONTPELLIER III
Arts et Lettres. Langues et Sciences Humaines
LES, TENSIONS DU RECIT
DANS LES NOUVELLES
DE THOMAS HARDY
THÈSE
PRESENTÉE ET PUBLIQUEMENT SOUTENUE
DEVANT L'UNIVERSITÉ PAUL VALERY DE MONTPELLIER
POUR LE DOCTORAT DE SPÉCIALITÉ (3E CYCLE)
DISCIPLINE: ETUDES AN'GLOPHONES
OPTION: LITTERATURE ANGLAISE
PAR
COULIBALV Oumar
JURY
M. PIERRE VITOUX, PROFESSEUR
PRESIDENT
M. JEAN SEVRY, PROFESSEUR
MME ANNIE ESCURET, MAITRE DE CONFERENCES
DIRECTEUR DE RECHERCHE
DECEMBRE 1985

':.

Que les
familles
Mc
KINNON
à
Leeds
et
GAVALDA
à
Castries,
ainsi
que
les
PERES
JESUITES
de
Montpellier
veuillent
trouver
ici
l'expression
de
notre
reconnaissance
pour
leur
amitié
et
la
joie
de
vivre
dont
ils nous
ont
si
généreusement
comblés pendant
notre séjour
en Europe.
Nous
n'oublions
pas
non
plus
de
remercier
vivement
TEEKEES,
MADOU
et
MIKE
qui
nous ont aidé à surmonter les moments difficiles par leur présence à nos côtés.
Mais, c'est certainement à Madame Annie ESCURET que nous devons le plus de gratitude.
Ce
modeste
travail
n'aurait
pas
vu
le
jour
sans
ses
encouragements et
sa
patience,
face à
nos
lacunes
méthodologiques.
Grâce
à
ses
conseils,
nous
avons été
initiés
à
la
recherche et
avertis des principes de rigueur et d'efficacité qu'elle exige.
Merci,
enfin,
à
Mademoiselle
HAENNI,
pour
tout
le
soin
qu'elle
a
daigné
apporter
à
la dactylographie de cet ouvrage.
**

SOMMAIRE
**

- 1 -
SOMMAIRE
**
1. - Avant-propos "méthodologique"
II. - Introduction "générique"
III. - Première partie : Analyse du récit
IV. - Deuxième partie: Analyse du discours
V. - Conclusion
VI. - Bibliographie
VII. - Table des matières
N.B. - Notes de l'auteur
- Pour le corpus primaire, cf. le chapitre bibliographique "Corpus matériel
intégral".
- La pagination directe renvoie à l'éditIOn "The New Wessex Edition of the
Stories of Thomas Hardy". London: Macmillan Ltd., 1977, Ed. F.B. Pinion.
- Sauf remarque contraire, les segments de texte soulignés dans J'analyse
le sont par nous.
- Liste des abréviations:
WT : Wessex Tales
GND : A Group of Noble Dames
LU : Life's Little Ironies
FFC : A Few Crusted Characters
CM : A Changed Man
OMC : OId Mrs Chundle
**

1. - AVANT-PROPOS "METHODOLOGIQUE"

- 2 -
AVANT -PROPOS "METHODOLOGIQUE"
**
La narratologie théorise sur le récit; son domaine est la nature de la narration,
non la conceptualisation générique. De la sorte, elle n'a pas eu, jusque là, à étudier
la nouvelle en tant que forme d'écriture et type de représentation. Gérard Genette,
figure éminente de cette discipline, se réclame davantage de la valorisation barthé-
l
sienne du scriptible , notion elle-même enracinée dans l'esprit critique littéraire
moderne qui caractérise la "dissémination" de Jacques Derrida ou la "sémanalyse"
de Julia Kristeva.
Pour Roland Barthes, l'analyste moderne doit refuser de placer le texte de
fiction dans un va-et-vient démonstratif formel, car la lecture n'est autre que dis-
sémination, évaluation et ré-écriture prises dans une théorie libératoire du Signifiant.
Au lieu de forcer les textes à rejoindre une copie existante dont elle les ferait en-
suite dériver, elle doit remettre chacun d'eux dans son jeu, le faire recueillir par
le paradigme infini de la différence, soit poser sa valeur. Cette évaluation est liée
à une pratique, celle de l'écriture, c'est-à-dire le texte en tant que Productivité,
Pratique signifiante. Ce qu'elle trouve, c'est ce qui peut être aujourd'hui écrit (ré-
écrit), soit le scriptible, dont l'enjeu est de faire du lecteur, non plus un consom-
mateur, mais un producteur du texte capable d'accéder pleinement à la volupté de
l'écriture. Ainsi pourrait-on résumer avec Barthes sa théorie:
[...] le tex.te 1>c!tipti.ble c'eot ftOlù en tf4Ül d'écUle, avant que
(1) Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil/Points, 1970, pp. 9-12.

- 3 -
le jeu i.Yl6iJû du mOYlde [ •••1 Yle -bOi.t t'UlveHé, c.oupé, aHêté,
pla6ti.6{é pa~ quelque 6lj6tème 6i.Ylguli.et lldéologi.e, GeYl~e, c~i.­
ti.quel qui. eYl 'Ulbatte 6u~ la plu'Ulli.té de6 eYlt~ée6, l'ouvettu~e
de6 ~é6eaux, i'i.Yl6{Yli. de6 fu.Ylgage6. Le 6C.~i.pti.ble, c.'e6t [ ...1 la
6t~uc.tU'Ulti.OYl 6aYl6 la 6ttuc.tu~el.
Genette abonde dans le même sens que Barthes, en postulant dans son Nou-
veau discours du récit que "la fonction de la narratologie n'est pas de recomposer ce
2
que la textologie décompose" , ni de se confiner à rendre compte des formes ou des
thèmes existants. Elle doit aussi explorer le champ des possibles, voire des "impos-
3
sibles" . En choisissant de placer notre lecture des nouvelles de Thomas Hardy dans
la perspective de la narratologie, nous bénéficions donc, du coup, de la théorie libé-
ratoire du signe telle que l'enseignent Derrida, Barthes ou Kristeva. Un tel rap-
prochement court le risque de la contradiction, dans la mesure où la narratologie
est fondamentalement structuraliste, tandis que les approches de la "dissémination"
et du "scriptible" n'acquièrent leur "sens" que dans l'''éclatement'' de la structure et
du signe. Mais, pour nous qui ne faisons qu'emprunter leur esprit, elles ne sont pas
irréconciliables. Par leur biais, nous revendiquons une écriture prise en elle-même et
se donnant à lire pour elle-même, en dehors de toute considération socio-historique
4
ou biographique .
L'objet de notre étude est donc le récit dans les nouvelles. De cet espace qui
forme un tout organique référé à lui-même, le sujet - écrivant - Hardy ne cesse de
disparaître, pour faire place à un "narrateur" qui nous informe de l'ensemble des
actions et des situations. La lecture que nous en proposons n'est tributaire d'aucune
méthode. Il ne s'agit pas pour nous de réhabiliter l'écriture de Thomas Hardy, de lui
rendre la dignité que lui auraient refusée les critiques du genre, pas plus qu'il n'est
(1) Ibid., p. 11 ; souligné par l'auteur.
(2) Gérard Genette, Nouveau discours w récit, Paris, Seuil/Poétique, 1983, p. 108.
(3) Ibid., p. 109.
(4) Néanmoins, une existence aussi indépendante n'exclut pas qu'elle soit hantée par le fantôme de quelque
texte. L'écriture, dit Derrida, ne peut échapper à l'opération de greffe: eUe garde toujours une ouverture
sur d'autres textes. In : La dissémination, Paris, Seuil/"Tel Quel", 1972, p. 230.

-
1+ -
question de prescrire un cheminement à suivre à travers ses nouvelles. L'organisation
générale du texte fonctionne d'ailleurs pour nous empêcher de poser le problème, de
dominer son système et de prétendre à l'exhaustivité. L'une des thèses inscrites dans
l'approche littéraire moderne, c'est justement ce que Derrida dénomme la restance,
c'est-à-dire la résistance d'une écriture fictive, magique, ambigue' et surprenante qui
ne se fait, pas plus qu'elle ne se laisse faire; d'où l'impossibilité de réduire un
l
texte comme tel à ses effets de sens, de contenu, de thèse ou de thème . La "dis-
sémination" pour laquelle il penche avec Barthes affirme la multiplication sans fin
2
du sens: "Elle-le laisse d'avance tomber'" .
A défaut de pouvoir entreprendre le décompte infini et de poser le problème
directement, le lecteur en est réduit à démembrer le texte, à y pratiquer une cou-
pure et à l'investir. C'est un principe ici qu'il ne saurait y avoir de lecture innocente
et objective, car cette intervention entraîne nécessairement la "contamination". En
fait, l'écriture nous est présentée comme une oeuvre soumise à notre appréciation,
et c'est nous qui lui donnons sa valeur, en l'absence du Dieu-créateur; elle ne va pas
sans qu'on y laisse quelques pennes/plumes, entendons avec Derrida, sans qu'on y en-
gage de soi et de sa culture. La récusation de tout système n'exclut donc pas, fina-
lement, une certaine marche à suivre, fût-elle arbitraire.
Cette étude qui repose nécessairement sur le texte sans jamais cesser d'être
personnelle revient à une écriture à la fois théorique et poétique. - Théorique, en
cela qu'elle vise à manifester ce qu'est le texte et notre compréhension de son fore-
tionnement. Que Hardy dispose ses nouvelles en "recu,~i1s" et en "volumes", laisse
entrevoir qu'une logique s'y articule. C'est cette lisibilité ou intelligibilité du texte
que le lecteur est tenu de garantir. Son analyse considère alors le texte comme un
(1) et (2) Ibid., pp. n et 300.

- 5 -
"tissu organique" doté d'une permanence, d'un programme, et s'efforce de recon-
naître (percevoir et respecter) rigoureusement l'articulation de ses références, le jeu
relationnel de ses termes. Dans cette optique, l'objet de l'étude est à examiner dès
la première séquence. Rien ne se perd ici: le "hors-texte" constitué par la préface
1
de l'auteur, l'épigraphe ou le titre n'est pas un "hors-d'oeuvre", mais déjà le texte
En complément à l'analyse théorique qui cherche à expliquer l'unicité de
l'oeuvre, la poétique arrive comme la rationalisation du message. Elle équivaut a
notre "lecture plurielle", c'est-à-dire les problèmes de signification dont nous in-
vestissons le texte. Riffaterre explique justement que "Le phénomène littéraire n'est
pas seulement le texte, mais aussi son lecteur et l'ensemble des réactions possibles
2
du lecteur au texte - énoncé et énonciation" . Si le texte est une marque offerte au
monde, s'il est fécond et qu'il prolifère de possibles imprévisibles jamais acquis a
priori, alors le lecteur que nous sommes en réclame la libre consommation qui est
l'entrée da1s son champ pluriel comme il veut, c'est-à-dire "s'il peut et par où il
3
peut'"
,muni de son intuition et de ses références culturelles.
Notre analyse s'exerce sur un corpus intégral de quarante-quatre textes iné-
gaIement répartis en trois "volumes" : Wessex Tales and A Group of Noble Dames en
4
compte dix-sept, Life's Littles Ironies and A Changed Man en dénombre vingt
,et
Old Mrs Chundle and Other Stories, sept. Intituler la lecture d'une oeuvre aussi vo-
lumineuse "les tensions du récit" est comme une gageure, surtout à considérer le
récit dans sa double acception genettienne de "récit comme histoire et diégèse", et
de "récit comme discours" générateur du premier. Un texte est parcouru dans tous
ses sens de différentes tensions qui en font d'ailleurs l'intérêt: que le phénomène
décrit soit diégétique ou discursif, physique ou psychique, appliqué à un individu ou
à un groupe de sujets, il implique généralement les notions d'écart, de distanciation,
(1) Derrida intime sa récupération: "11 n'y a rien avant le texte, il n'y a pas de prétexle qui ne sail déjà
un texte"• .!!!-: La dissbnination, p. 364.
(2) Michael Riffalerre, La production du texte, Paris, Seuil, 1979, p. 9 ; souligné par l'auteur.
(3) Paraphrase d"'Asepsie el intuition",C.LM.P.L. - MLT., 1973 :.!!!-: Analyse narratologique et analyse texlueIle,
cours de Claude Fleurdorge el Pierre Vitaux, Univ. Paul Valéry de Montpellier, p. 246.

- 6 -
1
d'effort ou de résistance
. Au sens concret, le terme signifie l'état d'un organe
distendu, ou la force physique qui agit de manière a en écarter les parties consti-
tutives. Placé dans un contexte abstrait, il renvoie à l'effort soutenu (intellectuel
ou psychique), orienté vers un objectif, dénotant une crise capable de mener à une
modification, et nécessitant donc une détente. Néanmoins, cette définition littérale
se prête davantage à une thématique ordinaire, et vouloir en rendre compte est une
entreprise vaine, car ce serait prétendre épuiser le texte qui se dérobe sans cesse.
La lecture ne se résume pas non plus à un exercice thématique. Dès lors, ce qui
importe, c'est la notion de deux polarités contradictoires ou conflictuelles dans un
texte: assimilation/distanciatio:l ; inclusion/exclusion; je, nous/il.
Le choix d'une telle problématique tient à la nature même du texte hardyen.
Le lecteur qui l'aborde pour la première fois est surpris par la présence de plusieurs
logiques qui coexistent de façon ambiguë - parallèles, sans pouvoir s'exclure ni se
confondre totalement. Dans cette perspective, le récit pourraÎt bien être ce que
2
Barthes appelle un "discours contestataire"
: s'y adossent l'un à l'autre deux lan-
gages qui n'ont pratiquement jamais le même point de fuite. Les histoires portent
cette combinaison particulière mais irréductible du fait et de la fantaisie, propre à
un monde imaginaire: elles réflètent une réalité diégétique confondue au souvenir
et aux croyances traditionnelles. La société qu'elles dépeignent est clivée en perma-
nence en noble/trivial et en autochtone/étranger, de sorte que l'atmosphère n'est
guère sereine: le tragique et le comique se partagent son champ qui va des moments
les plus pathétiques aux plus humoristiques et distrayants.
Tous ces termes thématiques et discursifs contradictoires,qui ne peuvent aller
les uns sans les autres, ont tissé dans les nouvelles plusieurs schémas irréconci-
liables que l'éditeur F.B. Pinion, entre autres, a considérés comme diverses formes
d'expression chez Hardy:
(l) Cette définition regroupe les différents sens donnés par le Petit Robert, éd. de 1979.
(2) S/Z, p. 183.

- 7 -
16 he. ù, not one. 06 the. g'1.e.at bho'1.t-btO'1.!f w'l.ite.H, hù, bho'1.t-
bto'l.ie.b 'I.e.6le.c.t a g'1.e.at W'1.ite. '1. i.n mtlnlJ moodl> 1.•
Mais peut-on y distinguer plusieurs "styles" sans altérer l'écriture du nouvel-
liste? Si le texte est une problématique, c'est-à-dire un ensemble de problèmes liés,
notre lecture se propose de voir la façon dont se résout la tension de ses tendances
profondes, et la finalité qu'elle sert. A cet effet, elle les a regroupées dans les deux
catégories constitutives de l'analyse narratologique, à savoir l'histoire et le récit,
auxquels est adjointe un6 titulature. Le titre hardyen participe à ces divers jeux
textuels. Il n'y a pas chej lui que la prétention propre à tout énoncé intitulant de
2
"marquer" un texte que rien, par ailleurs, ne saurait intituler
• A l'image du reste,

il parle haut, avec une telle autorité qui avait amene Mallarmé à prescrire la sus-
.
3
pension du tItre
C'est par lui que nous avons choisi d"'entrer" dans le texte.
Ainsi la titulature, les analyses du récit et du discours constituent les compo-
santes de notre lecture des nouvelles hardyennes. Mais l'appartenance de cet objet
à une forme d'écriture spécifique et son apparition à un tournant critique de l'histoire
littéraire nous amènent à esquisser au préalable les contraintes génériques auxquelles
il est soumis, afin de mieux délimiter sa place dans le courant et, partant, notre
champ de travail.
(1) F.8. Pinion, éd., dans son introduction au "volume" WT & GNO, p. B. C'est nous qui soulignons.
(2) et (3) Texte "Sans titre, ni chapitre. Sans tête, ni capitale", dit Jean-Joseph Goux, Numismat~ Il, "Tel
Quel" 36, p. 59 ; cité, avec Mallarmé, par Oerrida, pp. 203 et 204.

INTRODUCTION "GENERIQUE"
**

- 8 -
INTRODUCTION "GENERIQUE"
**
Dans l'histoire littéraire, la nouvelle paraît être l'un des genres les plus lus à ne pë.S
I
bénéficier de l'attention critique conséquente. De l'avis de lan Reid , sa popularité et
ses origines romantiques (qui l'associent à l'anecdote et au conte) sont responsables de
la relative négligence dont elle semble souffrir. Pourtant, dans sa conception moderne,
elle offre une forme d'écriture et un type de représentation en mesure de défier d'autres
genres.
1. - LA NOUVELLE : FORME D'ECRITURE
**
Jusqu'au xxème siècle, la nouvelle a presque toujours été la manifestation du phé-
nomène culturel de Protée, connu sous le nom de romance, forme orale dont le domaine
était l'extraordinaire conçu pour étonner et entretenir un auditoire, à la manière de
Scheherazade qui divertit si bien le sul tant à coups de récits qu'elle eut la vie sauve.
Pour atteindre son objectif, le récit recourait à la juxtaposition de matières in-
congrues inspirées de sources aussi diverses que la fable, la parabole ou le folklore,
le mythe et le mime grecs, ou encore la ballade médiévale, rassemblées par Beachroft
sous les deux catégories principales de l'''histoire contée" et du "mimodrame antique'.2.
Selon lui, la nouvelle descendrait presque exclusivement de cette narration orale. Cette
association avec le conte populaire a fait perdre au genre beaucoup de crédit que ne lui
rendront guère l'évolution des structures sociales et la forte expansion des périodiques
(1) (an Reid, The Short 5tory (London: The Criticai Idiom, Methuen, 1977), p. 3.
(2) T.O. 8eachcroft, The Modest Art : A Survey of the Short Slory in English (London: Oxford Univ. Pres...,
1968), p. 11.

- 9 -
au XIXème siècle. La nouvelle faisait alors figure d'écriture au rabais car, contrairement
au roman qui jouissait d'une solide réputation grâce à ses origines urbaines et bour-
geoises, les revues l'avaient vulgarisée et encouragé en elle les stéréotypes, les maniè-
rismes et les artifices, sans doute pour satisfaire leur public.
Toutes ces considérations génériques, sociales et commerciales expliquent la réti-
cence de certains critiques à apprécier la nouvelle comme un genre substantiel en soi.
1
Plus près de nous, Bernard Bergonzi
estime que le nouvelliste moderne est contraint de
percevoir le monde sous un seul angle: la forme qu'il utilise a un effet insidieusement
simplificateur, puisqu'elle tend à ramener l'expérience humaine à ses états primitifs de
"défaite et d'aliénation". Plus amère encore, est la remarque de Howard Nemerov, qui
réduit l'écriture à un dispositif artificiel de commérages:
sho'l.t I>to'l.iel> amount 60'1. the mol>t patt to patiot tt{c'.1zI>, po.tty
6avOtb with buitt-in Mappetb, gadgetl> 60t inducing 'I.ecognitionl>
and 'I.evetbafl> : a I>maU pump I>ewel> to buifd up the ptel>l>ute, a
tiny t'l.igge'l. 'I.efeal>e6 it, thete 60Uowl> a pu66 and a 6fu.6h al> 6'1.e-
edom and neceHity combine; 6inaUy a celluloid doll d'tOP6 6'tOm
the muzzie and de6cend6 by patachute to the 6100'1.. Thel>e thingl>
2
happen, but they happen to no-one in pa'l.ticufu.'I..
En réalité, et ainsi que l'explique Ian ReiJ, il n'y a que des contes ou des histoires de
magazine qu'on puisse expédier de la sorte. Néanmoins, il faut admettre que de telles
réactions sont liées aux problèmes de définition qui, pendant longtemps, se sont posés
au genre. En effet, son évolution à travers les siècles a continuellement altéré sa forme
et rendu aux critiques la tâche définitionnelle particulièrement difficile.
Suivant les époques et les modes, la nouvelle s'est diversifiée à l'extrême: elle
s'est attachée à la chronique quotidienne, à la reconstitution historique; s'est faite
(1) et (Z) Cités par Jan Reid, The Short Slory, pp. 1-Z.
(3) Ibid., p. Z.

- 10 -
aussi philosophique, moraliste ou satirique, puis a consigné quelques traits de moeurs,
tout en s'ouvrant régulièrement au merveilleux. Pour les classiques, elle est encore un
court récit historique par opposition au roman (long récit inventé) et au conte (récit
licencieux, fantaisiste ou moral). Après des confusions fréquentes avec l'anecdote, ses
grandes lignes commencent à se dessiner au XVlllème siècle et, dès le siècle suivant,
l'accent est mis sur La construction d'une intrigue ferme. Il faut attendre les premiers
nouvellistes du XXème siècle pour qu'un consensus s'établisse autour de la caducité du
conte, et sape le principe de l'intrigue soignée. Patrick Pearse dit dans des termes éner-
giques leur inadéquation à l'époque moderne :
We f.a.1j down the p'l.Op06iUon that a living iitetatu'Le cannat [...J
be bum up on the 60ill taie. The 60& taie i6 an echo 06 otd mljtho-
iogie6 : litetatu'Le i6 a deiibe'fate cûUci6m 06 actuat ii6e [..•J.
Thi6 i6 the twenUeth centu'Llj ; and no üte'fatu'Le can talle 'I.Oot 1
in the twenUeth centu'Llj which ü not 06 the twenUeth centu'Llj.
Depuis, se précisent de nouvelles techniques scripturales qui déterminent le genre de
façon formelle: la voix anecdotique du narrateur s'est dissoute dans la présentation
directe de la situation et du personnage; le langage va jusqu'à emprunter à d'autres
genres afin de se faire exigeant, figuratif et rythmique. Enfin, les essais récents sur
la poésie et le drame ont aidé à distinguer la nouvelle d'une histoire ordinairement
courte.
En somme, les questions portant sur la longueur du récit, sur la différence entre
l'oralité et l'écriture ne suffisent plus à déterminer la nouvelle par rapport aux autres
genres. Sa nature même est différente : la visée de l'auteur, la construction, le rythme
et le ton qu'il adopte, en ont fait un type de représentation d'une qualité artistique dé~
licate à obtenir.
(1) Patrick Pearse, "About Literature", in : An Clai<lleam Soluis, 26 May 1906, p. 6. Souligné par l'auteur et cité
par Fabienne Garcier, in : Cahiers Victoriens et Edouardiens, 14 (oct. 1981), p. 10, note 4.

- 11 -
Il.. - TYPE DE REPRESENTATION
....
Jan Reid resume la nouvelle de la façon suivante: l'''impression'' ou effet à
produire sur le lecteur; l"'incident" ou moment de crise pendant lequel le personnage
subit un changement décisif dans son attitude ou sa compréhension du monde
et
enfin l"'action", dite "intrigue symétrique". Ces données sont solidaires
[ ...] d ib a dibt{nc.tive. ge.n~e. WhObe. uniquene.bb l{e.b in th~e.e.
~e.Ra.te.d qualWe.b : d makeb a bingle. imp~e.bb<On on the. ~e.ade.~,
it doe.b bD by c.onc.e.nt~at{ng on a C.~Ùib, and d make.b thib C.~ibib
pivotai in a c.ontwiie.d piot. 1
Dans la représentation, l'incident et l'intrigue sont mis au servICe de l'impression,
pour converger sur un effet final à produire qu'Edgar Poe caractérisait si bien déjà
comme l'''unité d'impression", capable d'émouvoir le narrataire au point d'obtenir
son adhésion et la conserver à tout prix. Roland Bourneuf décrit ainsi le genre de
vertige qu'il doit faire naître en nous :
A Ra. le.c.tu~e. de. Mé~imée., de. Pouc.hkine. ou de MaupabbaYlt,
on ~e.bbe.nt le. choc de l' hibtoÙe. de.nbe., 6o~teme.nt bâtie. ; en
~e6e.~mant un ~ecue.il de Kathe.ûne Manb6ie.td ou de. Tche.khov,
on be dd pa.~6oib : c'ebt inbaùibbable., p~e.bque impalpable, maib
que.lque C.hObe. a bougé e.n nOUb, nOUb aVOl1b benti pabbe.t un pe.u
. 2
de. v<e.
(1) lan Reid, The Short 5tory (London: The Critical Idion. Methuen, 1977), p. 54.
(2) Roland Bourneuf et Réal Queliet, l'univers du roman, Presses Univ. de France/Littératures Modernes,
éd. de 1981, p. 27.

- 12 -
Du choix du "thème" et de la façon de le traiter dépend le sucees de cette impression
.
.
a communiquer.
Pour être en mesure d'émouvoir, l'histoire doit avoir une consistance thématique,
tonale et émotionnelle. La loi, ici, affirme Marcel Raymond, est de concentration
et de netteté; l'art est toujours de ne dire que le nécessaire, de caractériser fortemem
l
et d'une manière sensible
En général, la nouvelle est faite de peu de matière: une
anecdote curieuse, un pari, une rencontre sans lendemain, l'ébauche d'une biographie,
un petit drame caché ou simplement la couleur du temps qui produit chez un personnage
une émotion singulière, suffit à l'asseoir. Il ne reste plus que l'unité du temps, du
lieu et du sujet pour lui assurer l'essentiel. Ce triple motif constitue les "trois unités"
2
indispensables de Sean 0' Faolain , sur lesquelles elle doit se concentrer d'entrée de
Alors que Je roman peut se permettre variété et diversité, tandis qu'il développe.
prend son temps, fait détours et retours, laisse s'installer dans l'intrigue ou la caracté-
risation des zones presque vides, dans la nouvelle le principe est à la rigueur. Il
ne saurait y avoir de mouvement lent: la nouvelle est "grosse et alerte" à la fois
3
à ses débuts, dit 0'FaoJain . Une fois l'''idée'' énoncée, l'''atmosphère'' amorcée, elle
s'y tient avec une logique implacable qu'il compare à celle du sonnet. De la sorte,
la continuité n'est jamais rompue. Seule ce te homogénéité peut donner au lecteur
la sensation d'un effet d'unité. Elle est, pour Walter Allan, au-delà de la notion classic;,-,e
de brièveté, la norme distinctive de la nouvelle:
(1) Marcel Raymond, Anthologie de la nouvelle française, Lausanne, La Guilde du livre, 1950, p. 17. In :
l '....ivers du roman, op. cit., p. 27.
(2) Sean Q'Faolain, The Short Story (The Mercier Press, 1972 edn), p. 235.
(3) Ibid., p. 250.

- IJ -
[".] we. 'te.cognize. a bhO'tt btO't!J ab buch be.c.a.Ube. We. 6e.eJ that
we. a'te. 'te.ading bOme.thing that ib the 6'tuit 06 a ûngle. mome.nt
06 time, 06 a b{ngle incident, a ûngle pe'tce.ption. l
Pour l'écrivain, cette cohérence n'est pas une opération d'amputation en vue
d'une compression. Il s'agit plutôt de fondre toute une situation en termes de forme
car, plus qu'une séquence d'événements, c'est un état de choses que la nouvelle représente.
Aussi, ne connaît-elle, virtuellement, ni début ni fin imposables. Lan Reid appelle "motif
nomade" ce genre de récit ouvert à ses extrémités. Ainsi pourrait s'exprimer son artiste
1 begin whe.'te. 1 can, and e.nd when
2
1 bee the. whole thi.ng 'tetu'tYliYlg.
Dispensée de la structuration narrative du roman autour des principes de conflit, d'action
résultante et de résolut LOn ; débarrassée de ses longues et lourdes préparations explica-
tives, de ses conclusions souvent contraintes ou guindées, la nouvelle peut alors décou-
vrJr une liberté de mouvement et une vérité imaginative inhérente au genre.
La démarcation du texte par rapport à la complication structurale et thématique
lui permet de rassembler ses forces en direction d'une sorte de finale concentrant
autour d'elle toutes les scènes précédentes avec le maximum d'imprévu. Sa !'roê.:ression
trace, par opposition au "mouvement en masse" des chapitres et des paragraphes du
roman, un "mouvement unique", jusqu'à ce qu'elle amène l'histoire au point culminant
d'une perfection technique éloquente: l'épisode final révèle un aspect de la vie qui
a marqué l'artiste. Ce peut être une valeur humaine, une idée de civilisation, un principe
de société, ou simplement une scène, une image qui a valeur symbolique dans son
(1) Walter Allan, The Short Story in English (Oxford: Clarendon Press, Oxford Univ. Press, 1981), p. 7.
(2) Jan Reid, The Short Story, op. cit., p. 6}

- 14 -
esprit, et qUi nous donne une sensation déconcertante de réalité.
La nouvelle moderne est un genre essentiellement .réaliste, en rapport avec
la nature humaine, l'immédiateté, l'actualité et l'objectivité. Elle dépeint l'expérience
humaine à son ordinaire, c'est-à-dire avec ses subtilités psychologiques, le naturel
de son langage et de son comportement. Ce monde tangible qui évoque pour nous
comme une "tranche de vie", est décrit avec un sentiment profond que John Lehman
compare à "une ferveur presque mystique de réalisme"l
Mals sa conception n'exclut
pas le recours à des matériaux traditionnels. Référence est toujours faite au réc;t
biblique et au conte. On retrouve encore ce dernier dans des manifestations aussi primi-
tives que la "farce" et la "plaisanterie" (conçues pour étonner par une révélation inat-
tendue), le mystérieux, le fantastique ou la narration orale. Cela veut dire que, dans
la pratique actuelle du genre, la nouvelle peut être fortement anecdotique, inclure
une contrepartie mystique, surréaliste ou extravagante capable de bouleverser les
distinctions normales entre le véridique et l'imaginaire, sans pour autant perdre ses
quali tés. L'écriture complexe de Rudyard Kipling en est une forme probante.
En réalité, la conception moderne n'a pas une "pureté monotypique". Néanmoins.
si elle garde des ouvertures sur d'autres genres, elle a changé leur nature, et ne leur
donne plus la primauté. La variation et la multiplication des incidents à des fins esthé-
tiques ne lui sont guère indispensables, pas plus que l'anecdote ou le suspense ne consti-
tuent la matière première attendue du récit.On en veut pour preuve la nullité du sensa-
tionnel dans beaucoup de textes. Certains frisent la parodie dans leur façon de traiter
les "moments de crise". Le point culminant de leur histoire peut devenir impercepti-
ble quand, par exemple, il n'y a pas de changement substantiel dans l'esprit du person-
nage: la perception de la "vérité" peut lui échapper et devenir l'affaire du lecteur.
(1) Cité par T.O. Beachcroft, The ModesI: Art (London: Oxford Univ.Press, 1968), p. 261.

- 15 -
Ce qui peut donc nous impressionner dans le texte au point de rendre l'''incident signi-
ficatif" , la "fable" vivante et inoubliable, ce n'est plus le mécanisme de l'incident,
mais son effet sur J'individu, la personnalité innocemment révélée à travers l'action.
Le suspense, dit O'Faolain, est "intellectuel et émotionnel", une "aventure à travers
la jungle de la nature humaine"l
[ •••] unle.bb a bto'l.lj ma/<eb thib bubUe c.o m ment on human natU'l.e,
on the pe'l.marzent 'l.eRfltionbhipb between peoph, thei.'l. va'l.iety
2
thei.'l. expec.tednebb, it ib not a bhO'l.t-bto'l.Y in any modem benbe.
Il apparaît ainsi que le singulier dans le récit est l'oeuvre de l'écrivain. Il provient
de sa perspicacité, de sa capacité à agencer le texte en une force émotionnelle vraisem-
blable, à mener le lecteur au sommet de la prise de conscience que traverse le person-
nage. De telles révélations supposent le sous-entendu: la nouvelle met en scène un
incident qu'elle transforme en expression implicite. Walter Allan juge indispensable
la dissolution de l'anecdote dans une multitude d'implications. Rien, dans le texte,
ne doit être énoncé expressément:
Thebe implic.ationb beem to me to be the hall-ma'l./< 06 the mode'l.n
bhO'l.t btO'l.Ij and itb &ine. qua. non. 3
C'est ce pouvoir de suggestion qui rapproche le genre du mode poétique et lui permet
d'accomplir la fonction asymbolique attendue du récit moderne.
Comme toute fiction, la nouvelle est ouverte à la découverte de sens ésotériques
profonds qui nécessitent l'absence du "Père-créateur". Son approche de la "valeur
et de la vérité" - la "théophanie", ne peut s'accomplir que dans la vision créative.
Arnold Bennet formule le "sens de l'abnégation", et Katherine Mansfield le souci de
la transparence pour l'artiste:
(1) Sean Q'Faolain, op. cit., pp. 213 et 215.
(2) Ibid., p. 200.
0) The Short StOry ... EngIish, op.cit., p. 7.

- 16 -
LO'Ld make. me. c'lrj6tal de.a'L 60'l
1
Thy iight to ~how th'lOugh.
De sa confrontation avec le monde, doit apparaître "la conscience",dit Beachcroft.
"que la création est sa propre parabole,,2. Yeats, pense-t-i1, pouvait bien être en train
de concevoir la nouvelle quand il assignait à la fiction la qualité primordiale de la
suggestion :
Only that which doe.~ not te.ach, which doe.~ not C'lY out, w/;ic.h
doe.~ not pe.uuade., which doe.~ not conde.~ce.nd, which doe.~ I:ct
e.xpla{n, Ü ù'Le.~ütible..3
Les principes qui régissent actuellement la nouvelle l'ont érigée en un genre
aux conventions rigoureuses, subtiles et appréciables pour le critique littéraire. Soc!
approche essentiellement réaliste et objective du monde est propice à l'impersonnélité
prônée par le texte moderne: sa vérité exclut la préoccupation d'une thèse à dérn0ntrer,
pour reposer lourdement sur la révélation par l'implication et la suggestion. Les eXigences
de sa pratique la font apparaître finalement aux yeux de l'analyste comme l'oeuvre
séduisante d'un artiste. Ainsi pourrait-on conclure avec Q'Faolain :
We. 'Le.ad ~ho'Lt-~to'Lie.~ not only 60'1. the.ù matte.'l 0'1. conte.nt b,,-t fo" t~Q
ioy we. ge.t out 06 ~e.e.ing a c'la6tman doing a de.lic.ate. job 0: .vO'l-:.4
(1 à 3) ~ : T.D. Beachcroft, op.cit., pp. 259 et 263. La citation de W.B Yeats est tirée de son propre artic!le
"J.M. Synge and the Ireland of its time", in : Essays (Macmillan,1924), p. 423.
(4) O'Faolain, op.cit., p. 237.
-
- -

- 17 -
III. - HARDY ET LA NOUVELLE
**
Ainsi définie, la nouvelle moderne ne se prête pas à la conception que Thomas
Hardy en avait. Tandis que les écrivains se préoccupent de thèmes contemporains
littéraires et sociaux dans la construction à la fois de la structure et du contenu,
qu'ils privilégient l'immédiateté et l'unicité rendues impressionnantes par le pouvoir
créateur de l'artiste, ce nouvelliste tend à accentuer une intrigue fortement bâtie
à partir de facteurs extérieurs et d'éléments divers. Chez lui, le récit présente plusieurs
groupes de figures nettement opposées dans lesquelles la "vérité textuelle" vient se
perdre. Cet équipement apparaît bizarre, trop vaste et décousu pour les normes actuelles
du genre.
Alors que la nouvelle moderne stipule simplicité, clarté et logique, celle de
Hardy est étrangement voilée par le fantastique et l'arbitraire. Ses "moments de crise"
sont occupés par une multitude de coïncidences hasardeuses et de renversements de
situation qui remettent en cause sa limpidité et, finalement, sa cohérence. Le lien
qui relie les textes d'un même recueil est lâche, puisqu'il dépend beaucoup plus de
l'attitude des individus ou de la situation prévalente que de la construction elle-même
du récit. Ici, ce n'est plus l'''idée'' ou l'''image'' esquissée au début qui est la logique,
mais la coïncidence désastreuse. Introduite pour résoudre les conflits humains, elle
devient le sujet qui dicte au texte sa forme. Elle lui enlève son autonomie propre,
en rompant brutalement sa progression. Dans cette perspective, il est possible de dire

- 18 -
que le nouvelliste a abandonné toute forme de persuasion par le raisonnement, pour
se concentrer sur la création d'une atmosphère impressionnante. En fait, il semble
plus assembler et rapporter des matériaux que les construire, et traiter des événements
au détriment du détail psychologique convaincant. Plutôt que des individus reconnaissa-
bles, ce sont des "types-mécaniques" que découvre fe lecteur : socialement, ils sont
nobles ou pauvres, autochtones ou étrangers; moralement, ils sont pathétiques ou
réduits à des gestes méchants; enfin, par rapport à leur vie, des phénomènes extérieurs
affectent leurs sentiments et décident de leur sort.
Cette façon de déterminer les comportements, de nouer et de dénouer les
histoires à coups d'incidents imposés au personnage paraît plutôt artificielle dans la
perspective actuelle du genre. Aussi n'est-il pas surprenant que les critiques attendent
une plus
grande élaboration de f' intrigue. Certains croient y percevoir la volonté
de Hardy de conduire l'action: les personnages sont "visiblement" manipulés par l'auteur
qui les livre à la merci d'événements fortuits, pour les pulvériser dans une conclusion
systématique. Susan Hill rapporte son impression d'une première approche des nouvelles
Co<ncide.nce. oMe.n 1e.ache.b out a lonfJ a1m in Ha1dq' b 6iction.
LiVe.b a1e. alte.1e.d in the.ù COUHe.b, 6ate.b aŒ de.te.1mine.d and
plotb 1e.60lve.d bq chance., bad luck 01, ab bome. be.e. it, the. machina-
tionb 06 a male.vole.nt 6ate.. 50 it ib in li6e., and the. e.xte.nt to
which Ha!dq loadb the. dice. hab be.e.n e.xafJge.mte.d. 1
(1) Susan Hill, ed., Thomas Hardy: The Distracted Preacher and Oiher Tales (Penguin,1979) ; rpt. 1982,
p. 13. Trevor Johnson partage son avis: "As against Maupassant, or such modern masters of the form
as H.E. tlates, Hardy's work in this genre is too encumbered with plot and incident to make the impact its
imaginative fertility deserves." ln : Thomas Hardy (London: Litterature in Perspective. Evans Brothers
'_td., 1968), p. 154.

- 19 -
On ne trouvera donc pas ici cette "plasticité psychologique" caractér istique de la nouvelle
d'un Chekhov, encore moins la "stylisation muette" d'un Ernest Hemingway ou l"'écono-
mie impressionniste" d'un James Joyce.
Comme pour accentuer le contraste, les nouvelles de Thomas Hardy intègrent
diverses formes génériques traditionnelles. La superstition et les scènes mystérieuses
qu'elles comportent,
leur évocation par endroits du mythe, de la légende et du mer-
veilleux, les rattachent fortement au récit oral. Le conte leur fournit un mode narratif
à l'allure aimable et dégagée que n'admet guère le récit moderne. oeachcroft fait
remarquer que la présence de l'instance narrative s'y fait encore sentir: elle ramène
parfois le lecteur à la vieille sentence médiévale ou élisabéthaine, et enlève tout
intérêt au texte!. Cette voix s'avère être celle d'un "diseur de contes" traditionnel.
Indiscrète, tranquille ou désinvolte, elle est aussi riche en commentaires et en digres-
sions. Le suspense reste pour elle un objectif primordial, dépendant des tactiques
adoptées. Son récit réflète, par exemple, des relations avec la ballade anglaise tradi-
tionnelle. Il repose sur la définition détaillée de la scène et de l'arrière-plan. La grâce
du rythme et du mouvement suggère la proximité de la stance, et l'interpénétration
de la scène, de la nature et de l'homme crée une situation remarquable qui donne
vie au conte. Comme dans les ballades, la rencontre a souvent lieu entre l'homme
et le sort: les amoureux, le "natif" revenu à sa terre sont contrariés dans leurs senti-
ments, et leurs espoirs s'écroulent.
Cette forte impression anecdotique qui se dégage des textes a fait dire à maints
critiques, dont Trevor Johnson et Irving Howe, que Hardy était à apprécier comme
(1) T.D. Beachcroft, The Modest Art (London: Oxford Univ. Press, 1968), pp. 113-14. Pour lui,la phrase
initiale de ''for Conscience' Sake" qu'il oppose à celle de "The Son's Veto", manque particulièrement
de grâce.

- 20 -
un "excellent conteur" plutôt que comme un "artiste"l. En fait, si la nouvelle moderne
est un genre essentiellement réaliste, c'est par contre dans l'exagération volontaire
de la réalité que consiste l'art de cet auteur. Comme Scott, il croyait en une fiction
"exceptionnelle" et "palpitante" qui procure du plaisir au lecteur, en contentant son
désir de l'insolite dans l'expérience humaine. Il a pu écrire en 1983 :
We taie-teUeH ale aU Ancient Malinen, and nOne 06
Uô i6 waHante.d in ôtopping We.dding Gueôtô lin othe.l wOldô,
the. hUHljing public) unie.66 he. haô ôDme.thing mOle. unuôuai to
le.fute. than the. oldùlallj e.xpe.lie.nce. 06 e.vellj ave.mge. man Dl
2
woman.
C'est dans l'événement (la disproportion du fantastique et du réel, l'apport de coînci-
den ces et d'incidents malencontreux) qu'il trouve et communique cet extraordinaire.
Pour lui, "ce n'est pas l'improbabilité de l'incident qui compte" ; aussi ne cherche-t-il
pas à la voiler. L'intérêt de l'histoire réside plutôt dans le message qu'elle véhicule
et l'impression qu'elle peut exercer surie lecteur, écrivait-il dans son journal du 14
janvier 1918 : "the effect upon the faculties is the important matter". Le succès d'une
telle entreprise dépend de l'équilibre que l'artiste trouvera entre les éléments fondamen-
taux que sont "l'ordinaire et le singulier". Une oeuvre, estime-t-il, doit être suffisam-
ment enracinée dans la vie courante afin de donner une impression de réalité, mais
comporter en même temps assez de termes inhabituels pour retenir l'attention du
lecteur. Leur conjonction doit pouvoir susciter son intérêt autour d'un sens unique
(1) Henry W. Nevinson qui abonde dans le même sens, a pu écrire dans son oeuvre critique Thomas Hardy
(London: P.E.N. Books. George Allen and Unwin Ltd, 1941), p. 22 : "What, then, should we cali him?
[M.]. Perhaps "A Teller of Tales" wou Id serve; for the majority of his works are tales or stories [_Jo
Myths, mysteries, religions, supersitions, legends, fair y tales, histories, biographies, autobiographies,
gossipings ... ail of them, whether exact or inexact, have taken the form 01 stories, and have widely
retained their lorm [ •.•]."
(2) .!!!..= fA Pinion, ed., WT &0 GND, p. 7.

- 21 -
The. whole. 6e.C.'Ce.t 06 6{c.tion and the. d'Cama - in the. c.on6!'CUc.tional
r)(1'[t - lie.6 in the. adju6tme.nt 06 thing6 unu6ual to thing6 e.te.mal
and univa:,al. The. wûte.'C who Imow6 e.xac.Uy how e.xc.e.ptional
and how une.xc.e.ptional hi6 e.ve.nt6 bhould be. made., pOMe.66e.6
the. fle.y to the. a'Ct. 1
Cette id'~e de l'oeuvre où l"'événement" joue un rôle primordial dans le déroule-
ment de l'histoire est surannée. Elle donne de Hardy l'image d'un écrivain tradition-
na liste, et le présente dans la même convention que Fielding, Scott ou Dickens. Mais
par rapport au genre, il serait plus exact de dire qu'il occupe, avec Stevenson et,
sans doute aussi, Saki et Kipling, une position intermédiaire entre le moderne et le
traditionnel. En effet, ces nouvellistes sont plus ou moins attachés au surnaturel, à
l'irrationnel et au magique, sanctifiés parfois par les pratiques coutumières, sans jamais
cesser cependant d'être de fins observateurs de l'homme. Ils se sont démarqués par
rapport à la simple anecdote du XVIIIe siècle et la novella élisabéthaine, cnais
se sont vus dépassés par la sophistication contemporaine du genre. Dès lors, on comprend
la réticence des observateurs à apprécier l'écriture de Hardy dans sa totalité.
Très peu de critiques du genre reconnaissent aux nouvelles hardyennes une
grande valeur. Bien que George Wing, A.F.Cassis, Richard Carpenter et Irving Howe
les aient examinées avec beaucoup d'enthousiasme, la tendance à les négliger est
encore générale. Albert Guerard les traite avec déférence et perspicacité, sans toutefois
les considérer comme un "corpus de travail,,2. Douglas Brown fait simplement allusion
à
J
elles sur un ton condescendant dans son étude générale sur l'écrivain . :-revor Johnson,
lui, ne leur consacre qu'une "note" : il ne prendra pas au sérieux des textes destinés
(1) ~ : Florence Emily Hardy, The lat.", Years of Thomas Hardy : 1892-1928 (New York,1930), p. 16.
(2) Albert J.Guerard, Thomas Hardy : The Novels and Stories <Oxford Univ. Press, 1949), pp. 115-17.
0) Douglas Brown, Thomas Hardy (longmans, 1961), p. 115.

- 22 -
à être publiés dans des magazines qui leur donnaient souvent une allure anecdotique,
par la rapidité, la censure et les stéréotypes qu'ils imposaient à l'écrivain de l'époque}.
Les récentes publications sur le nouvelliste ne sont pas plus élogieuses: Jean Brooks
appelle ses textes des "contes" indiquant par là à quel point ils "souffrent de déséqui-
2
libre . J.I.M. Steward se contente de les ranger parmi ses ouvrages moins connus,
dont The Hand of Etheiberta (t876),The Trumpet-Major (1880), A Laodicean (1881)
et Two on a Tower (L 882), qu' il qualifie d'''oeuvres mineures,..3
Ceux qui veulent leur reconnaître quelque qualité les sélectionnent. Le recueil
Life's Little ironies fait généralement l'unanimité des critiques sur le talent artisti-
que de Hardy. Autrement, la préférence ne va qu'à une dizaine de textes. Pour Walter
Allan, "The Three Strangers" qui revient dans les anthologies est sans doute le meilleur,
suivi de "The Distracted Preacher". Ces deux anecdotes, dit-il, apportent la preuve
que de grandes choses peuvent encore être réalisées dans la forme orale tradition-
4
nelle . Beachcroft, de son côté, loue la qualité de "The Son's Veto" où il retrouve
un exemple frappant de la nouvelle moderne: l'auteur y mène l'histoire avec beaucoup
de sympathie, nous introduit graduellement dans la vie sentimentale des protago-
nistes, et construit le tout avec beaucoup d'adresse et d'économie; il n'y a pas de
longues descriptions, mais une concentration de scènes du passé et du présent s'interpé-
5
nétrant significativement • A.E. Coppard (qu'il cite) éprouve une pareille admiration
pour la nouvelle "To Please his Wife", une histoire de jalousie et de haine rendue émou-
vante par sa brièveté et la vision de Hardi. L'appréciation de Trevor Johnson, par
contre, est plus floue: elle renvoie en même temps à "The Three Strangers" pour
(1) Trevor Johnson, Thomas Hardy (London: Literature in Perspective. Evans Brothers Ltd, 1968), p. 153.
(2) Jean R. Brooks, Thomas Hardy: The Poetic Structure (London, 1971), pp. 143--49.
(3) "Minor Fiction", JJ.M.Steward, Thomas Hardy: A CriticaI Biography (Longmans, 1971), p. 147.
(4) Walter Allan, The Short Story in E:nglish (Oxford: Clarendon Press. Oxford Univ. Press, 1981), p. 13.
(5) The Modest Art, op. cit., p. 115.
(6) Ibid., p. 116.•

- 23 -
son humour et son ingéniosité, "The Withered Arm" et "The Fiddler of the Reels"
pour leur fantaisie macabre, et enfin "The Distracted Preacher" pour sa romance et
l
sa comédie satirique
En fait, ce que tous ces critiques auraient "bien" voulu, c'est que les nouvelles
de Hardy soient conformes à un certain "modèle", à savoir la nouvelle en tant que
genre dans sa modernité. Il faut leur faire justice en reconnaissant l'évolution de cette
forme scripturale par rapport à la conception que Hardy en avait de son temps.En
réalité, depuis les années 1895 où celui-ci a virtuellement arrêté d'écrire de la prose,
beaucoup d'auteurs ont atteint une expertise technique et imprimé au genre de nouvelles
perspectives inexpérimentées par lui. Toutefois, il est à noter qu'il ne démérite pas
pour autant, car ses anecdotes comportent l'essentiel de sa personnalité d'écrivain.
Tout lecteur exercé au "timbre de la voix" de Hardy ne manquerait pas de
reconnaître ses nouvelles comme une production uniquement sienne. Les thèmes abordés,
le ton et le rythme portent sa marque et le parfum indéniable de cette atmosphère
locale propre au W'=ssex dans ses heurs et malheurs, telle qu'on la découvre dans les
romans et les poèmes. Des trois genres réunis transparaissent la vision tragique que
Hardy a du monde, sa réponse sceptique, la poésie de son émerveillement et de sa
sympathie face à la nature humaine. Ce lien étroit qui unit l'ensemble des oeuvres
a amené George Wing à récuser toute dissociation entre les nouvelles et le reste de
la création fictive de l'auteur:
The.rj ate. pa'ct 06 the. 6um 06 the. whole. c.te.ation 06 Hatdrj' 6 wtiting6
and the.rj ate. 60 inte.gtal, inte.t-te.late.d, and vital, that a c.onbUmate.
unde.Htanding Ü not pOMible. i6 the.rj ate. e.xc.lude.d 6'COm the. total
L.

2
te.c.Konmg.
(1) Trevor Johnson, op.cit., p. 154.
(2) George Wing, Hardy (Edinburgh and London: Writers and Critics, Oliver and Boyd, 1963) ; éd. 1966,
p. 17.

- 24 -
Les lois de l'économie (qui gouvernent le genre) aidant, ces parallèles réflétés
se trouvent illuminés et cristallisés, à l'exemple des poèmes. En effet, par rapport
aux romans, longs, complexes et sombres, les anecdotes paraissent plus "digestes".
N'y tiendraient guère les débats qui ont, pendant longtemps, opposé chercheurs et
critiques autour des grands thèmes "pessimistes", "fatalistes", "déterministes" ou
"mélioristes". Hardy ne s'efforce pas de leur imprimer quelques spéculations philoso-
phiques ou luttes du sujet avec les dilemnes de l'aliénation. II semble plutôt se laisser
aller à l'anecdote, et s'ouvrir davantage à cette vie pastorale faite d'innocence, de
bonne humeur et d'acceptation. Au fond, la vie, l'humour, le jeu des forces de la nature
sont les composantes de ce monde.
Grâce à cette simplicité renforcée par la concision, les textes ont acquis une
originalité propre, dénotant les qualités réelles d'un artiste. Albert Guerard y a décou-
vert une description des personnages plus subtile qu'ailleurs: plus souvent que dans
les romans, les femmes échappent à la "typification systématique". Un tel phénomène
entourant la vie des protagonistes qu'il ne s'explique pas est, selon Beachcroft, la
nature même de la nouvelle qui traite du mystère des individus·
Mais, de manlere
générale, c'est le Wessex dans son ensemble qui est évoqué de façon plus piquante:
le commentaire sur les comportements humains est rendu avec beaucoup de perspi-
cacité, et la remarquable association entre la personne, l'incident, la situation et
l'attitude rappelle immanquablement le poète.
Ces valeurs rassemblées apportent la preuve que les nouvelles de Thomas Hardy
sont, à l'intérieur des limites de leur structure artistique, une justification à leur
(1) Albert J. Guerard, op.cit., p. 145. Cité par Beachcroft, p. 118.

- 25 -
propre existence; et ce sont ces textes pris en eux-mêmes qui retiennent l'attention
de l'analyste moderne. L'intérêt que peut leur porter le lecteur qui les découvre en
dehors des considérations génériques se trouve accru chez nous par leur révélation
d'un genre d'expérience que nous avons vecue, à savoir les mutations sociologiques
d'un monde agraire, et par la valeur initiatique qu'ils représentent pour nous. En effet,
si leur place dans le développement du genre est négligeable ; ils nous fournissent
néanmoins un lien instructif entre les intérêts narratifs du conteur traditionnel et
les exigences formelles actuelles. D'autre part, leur apparition à la jonction des XIXe
et XXe siècles nous sert d'introduction à la littérature anglaise moderne qui nous
concerne de façon générale.
**

- 26 -
IV. - L"'INTEN5ION" P05lTIVE DU TITRE 1
••
Lorsqu'on approche une oeuvre littéraire, on peut se demander
avec Roland Barthes "par où commencer ?,,2. Le titre semble le mieux indiqué pour
cette entrepris'~. Malgré son caractère elliptique et sa typologie qui en font appc1remmem
un élément déviant et étranger au texte, il n'en e:it pas moins ce que Leo Hoek appelle
sa "marque inaugurale,,3. Duchet, Mitterand, Grivel et Hoek entre autres, lui reconnais-
sent une légitimité, une poétique et une fonctionnalité indiscutables qui motivent
l'esquisse d'une tltrologie dans notre "lecture" des nouvelles hardyennes. De leur avis,
le titre ne peut plus être considéré comme une simple étiquette décorative servant
de réclame à l'oeuvre car, s'il n'avait aucun rapport avec elle, il serait lui-même
superflu; et si sa présence n'est pas gratuite, il faut admettre qu'il n'est pas choisi
arbitrairement: un texte ne peut pas commencer ni importe comment. Force est donc
de constater que l'intitulation relève non seulement de J'esthétique de la lecture,
mais aussi de l"'ordre scriptural". Métonymiquement, elle désigne le texte en entier,
le résume, le remplace. De même que le nom se substitue à la personne, il est l'oeuvre
même.
(1) Nous intitulons ce chapitre "Intension du titre", après Julia Kristeva, Polylogue, . Paris, Seuil, 1977,
pp.294-97. Lltlintensionll est à mettre en rapport avec la face "hors-texte" du titre, et ('''extension'' avec
la face "textuelle", telles que définies par Claude Duchet dans son analyse "[Iéments de titrologie roma-
nesque", in : Litterature 12 (déc. 1973).l"'intension" de l'énoncé cherche à définir le sens immanent
du syntagme intitulant, en faisant l'inventaire des sens possibles que peuvent revêtir ses éléments lexicaux.
indépendamment du contexte situationnel où il figure.
(2) Roland Barthes, "Par où commencer", in : le degré zéro de l'écritUfe, Paris, Seuil/Points, 1972, p. 145.
(3) le corpus instrumental de cette analyse est fondé sur les recherches de Loo H.Hoek, la marque du titre,
Paris, Mouton, 1981. la pagination directe y renvoie.

- 27 -
Parce qu'il intitule le récit, qu'il est en relation d' implication avec le co-texte
auquel il renvoie, on peut considérer le titre comme un signal comportant un signifiant,
un signifié et un référent, et lui assigner une intention de communiquer. C'est de
ce dessein que notre chapitre, formulé après Julia Kristeva, tire son intitulation :
l
l'intension du titre . Par ses diverses rela~ions de référence et sa position stratégique
en début de texte, l'énoncé intitulant acquiert l'autorité d'un discours sur d'autres
discours: le co-texte, la littérature, la société. Il participe d'une intertextualité que
Hoek nomme "intertitularité typologique" :
Tout ti.t'f.e. <'-orlYlote. un type. d'é<'-'f.du'f.e., une. hiotoùe. de. Ra li.t-
témtu'f.e. dan~ Raque.l.l.e. i.l ~'i.n~è.'f.e., un ge.n'f.e. auque.l {f. appa'f.ti.e.nt,
un médi.um pa'f. le.que.l i.l ~'e.xp'f.i.me. [.••], une. pé'f.i.ode. hioto'f.i.que.
où. i.l e.6t p'f.Odud et 'f.e.çu, e.t une. i.déologi.e. dan~ Raqull.l.e. i.l ~'i.n~<'-'f.i.t.
(p. 190).
Acte de parole, le titre cite le "récit textuel" qu'il intitule et complète dans la cons-
truction de la situation de discours. Acte performatif, il incite à la lecture et condi-
tionne le lecteur qui "entre" dans le texte:
[•••] i.e. ti.t'f.e. e.6t non ~e.ui.e.me.nt <'-e.t éléme.nt qu'on pe.'f.çoi.t le.
1J'f.e.mi.e.'f. dan!> un li.v'f.e. mai.~ auMi. un éléme.nt autO'f.i.tai.'f.e., p'f.Og'f.am-
mant Ra le.<'-tu'f.e.. (p. 2).
Ce point de vue avec lequel on aborde l'oeuvre peut être révélateur pour qUI
étudie les "tensions du récit", car la séquence intitulante est susceptible de modifica-
tion provenant de sa confrontation avec le texte référent, qui les transformerait tous
les deux en produisant de nouvelles significations. Elle peut être reprise entièrement
ou partiellement par le récit. La possibilité demeure encore pour elle de désigner
(1) Julia Kristeva, Polylogue, op. cit, in : La marque w titre, p. 98.

- 28 -
le contenu et le genre littéraire, ou de s'inscrire en fa<lx contre eux. C'est que la
relation entre elle et son co-texte n'est pas synonymique. Hoek remarque que "si le
titre renvoie au co-texte, le texte, pour se résumer dans le titre, n'y renvoie pourt2nt
pas" (p. 169). Sur quoi renchérit Ricardou : "Si le titre tend à unifier le texte, le texte
doit tendre à diversifier le titre"l. Ces réflexions qui formulent une mise en garde
contre la forte assertivité de l'énoncé intitulant ne font qu'attester son caractère
pluriel. Qu'il soit paradoxalement révélateur et dissimulateur à la fois, ne peut qu'e:-.~i-
chir la lecture, accroître la curiosi té et le plaisir du récepteur.
Cinquante-cinq énoncés incluant les titres de collections forment le corpus
de cette titraison sur les nouvelles de Hardy. Leur nombre et leur variété se prêter::
avantageusement à une approche titrologique, tant est grande la perspective qu'ils
offrent. Les structures aussi bien complètes qu'elliptiques se retrouvent dans leur
typologie. Le type phrastique apparaît avec "Enter a Dragon" (CM) qui a une forme
régulière et complète. Les relatives "What the Shepherd Saw" (CM) et "The Thieves
Who Couldn't Help Sneezing" (OMC) sont plutôt du type adjectif. "To Please His Wi:e"
(LU) se prête davantage à un gérontif ("En voulant plaire à sa femme"), et intègre
le type adverbial. Cependant, le titre spécifique (à caractère elliptique et nominal)
constitue l'essentiel du corpus. Formé par une séquence semi-grammatica[e, il se p,ésente
comme un nom, et a donc une fonction substantive. Todorow attribue à ce genre une
multifonctionnalité :
Bie.n de.6 tit'le6 de texte, qu'on comp'lend toujouH comme de6
6ub6tanti66 déc.'livant l' êt'le.-'lé6éte.nt, pou'{{aie.nt 6e. lite. a.u66i
comme. de.6 adje.c.ti66 quaii6ia..nt le. ton, le. 6tyle., lo. natu'le. du
2
t
A
e.xte. me.me..
(1) Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, Paris, Seuil, 1978, p. 146, in : la marque-, p. 168.
(2) Tzvetan Todorov, "Une complication de texte: les Illuminations", Poétique 34, p. 251, cité par Hoek.
p. 98.

- 29 -
Pour faire l'inventaire des sens possibles que peuvent revêtir ces différents termes
lexicaux, l'''intension'' centre l'intérêt de l'étude sur trois domaines : la situation narra-
tive de base du texte référent qu'anticipent les éléments diégétiques, le type de co-texte
que désignent les éléments génériques, enfin le mode de lecture que ces deux aspects
programment.
La situation que dépeignent les titres des nouvelles hardyennes évoque un contexte
agricole primitif agité, dit Wessex. Les syntagmes "A Tradition of Eighteen Hundred
and Four" (WT) et "The Marchioness of Stonehenge" (GND) en donnent l'époque et
la topologie: le sud-ouest de l'Angleterre au Xl Xe siècle. La série analogique "squire",
"shepherd", "milkmaid", "copyhold", "handpost" localise un espace champêtre, et rattache
le sujet à la terre. De même, l'intertexte religieux qui s'y laisse saisir participe à
la désignation de ce cadre. "The Superstitious Man's Story" (FFC) et "Destiny and
Blue Cloak" (OMC) offrent un support à cette interprétation mystique de la nature
propre au monde rustique: croyance aux présages, aux signes, en la fatalité. Elle
se situe, paradoxalement, dans une culture judéo-chrétienne restituée par la dénomina-
tion des personnages: "preacher", "parson", "c1erk", "Anna", "Laura", "George", "Andrey"...
Cette dénomination est marquee par un code ethnique et social. Elle traduit
non seulement une couleur locale, mais aussi une classification des sujets, puisqu'elle
leur attribue une valorisation différentielle. La disposition des nouvelles en collections
rend déjà compte de cette distanciation. Elle est éminemment idéologique, car elle
justifie les structures mêmes d'une société déterminée et hiérarchisée, où les titres
et les rangs connotent une certaine supériorité économique et sociale. Les séquences
principales A Group of Noble Dames et A Few Crusted Charaeters, qui affichent des
mondes à la fois homogènes en eux-mêmes mais différents les uns des autres, se prêtent
à cette caractérisation.

- 30 -
Une premlere catégorie sociale apparaît dans A Group of Noble Dames, ou
les personnages sont exclusivement désignés par une détermination de noblesse. Le
titre de cette collection définit une unité organique intègre ("group") et valorisée
positivement ("noble"). Il confère à l'être une hiérarchie sociale, économique, phy-
sique et morale. Ses sèmes "Dame" et "Lady", particulièrement, contiennent les qualités
de beauté et de finesse, auxquelles on peut adjoindre, d'après les codes de l'époque.
celles de générosité, de dignité et de respectabilité. L'appellation "The Honourable
Laura" résume tout le prestige rattaché à ce monde. Elle dénote ce qui est clair,
lumineux, beau et pur ("Laura"), mais également apprécié ("Honourable").Dans cette
perspective de supériorité, le quantificateur ("The First Countess of Wessex"), l'appJsi-
tion ("Anna, Lady Baxby" ; "Master John Horseleigh, Knight", CM), le déterminant
("The Lady Penelope", "The Lady icenway") qui opèrent une mise en relief, arrivem
comme d'autres marques exceptionnelles de la distinction aristocratique: ils singul",-
risent le protagoniste en le célébrant dans des termes hyperboliques. En fait, que p-eut
bien annoncer l'adjonction d'un article à un titre de noblesse qui n'en demande pas,
sinon une notoriété publique: The Famous Lady Icenway/Penelope.
Ce personnage remarquable se manifeste également dans le domaine économique,
car il porte des qualificatifs qui connotent l"'Avoir", en plus de la distinction socia~e :
"Heiress", "Countess", "Marchioness", "Duchess", "Duke", "Knight". L' opérateur "squ:re"
("Squire Petrick's Lady, LU), principalement, désigne un sujet propriétaire de biens
fonciers, et exerçant une puissance sur la terre. Enfin, les génitifs locatifs et identifica-
tifs compris dans les séquences "The First Countess of Wessex", "The Marchioness
of Stonehenge", "The Duchess of Hamptonshire" et "Barbara of the House of Grebe",
qui mettent en valeur une origine noble, attestent chez lui un bien-Etre auquel ne
peut prétendre la seconde catégorie sociale.

- 31 -
L'énoncé A Few Crusted Characters décrit le mieux la "psychologie" du groupe
rustique. En effet, le monde paysan tire son identité de la même qualification: "crusted
characters". Au sens propre, la racine "crust''! désigne une certaine rigidité ou irrégu-
larité, la partie extérieure ou supérieure d'un corps formant une surface dure, sèche,
et recouvrant une substance plus importante: c'est la croûte ou, par extension, l'écorce
de l'arbre, la carapace de l'animal, la couche durcie de l'aliment ou le dépôt qui donne
au vieux vin toute sa distinction. Au figuré, l'expression se rapporte à une personne
vénérable et distingué, mais elle conserve presque toujoursen virtualité un sens péjo-
ratif et humoristique. On y décèle notamment les notions de rigidité, de superficialité,
d'encroûtement ou d'encrassement. On entend ici une personne arriérée, d'esprit super-
ficiel et borné, empreint de préjugés, d'ignorance, d'égoïsme ou d'hypocrisie.
Cette définition négative semble prendre forme dans les titres "Tony Kytes,
the Arch-Deceiver", "The Superstitious Man's Story" et "Absent-Mindedness in a Parish
Choir" (FFC). Le laisser-aller de la "chorale" est incompatible avec la solennité reli-
gieuse. L'esprit retors de Tony implique une valeur négative dans un contexte où les
bonnes manières sont de mise, tout comme la superstition qui est une forme de spiri-
tualité déviante, vaine et irrationnelle. On la retrouve dans "Destiny and a Blue Cloak"
(OMC), où la contingence exerce la fonction de sujet actif. Ces caractéristes prédéter-
minent une atmosphère particulièrement familière, et aident à dissocier deux compor-
tements : la respectabilité de la noblesse d'une part, la superficialité dévalorisante
des paysans d'autre part.
Sur le plan socio-économique, les personnages de A Few Crusted Characters
ne jouissent d'aucune distinction. Ils sont simplement désignés par leurs noms propres
(Tony Ky tes, Andrey Satchel, Netty Sargent, The Hardcomes, the Winters, the Palmleys),
ce qui, par rapport à la noblesse, est une marque dépréciative. On mentionne tout
au plus leur état civil: Mr George Crookhill. Cette appellation triviale s'accompagne
(1) "Crust"/"Crusted", in :O.ED., 1970 edn.

- 32 -
d'une qualification physique négative: Old Andrey, Old Mrs Chundle (OMC). Elle sous-
entend un manque de privilège, perceptible dans l'indice de pauvreté qui est donné à trê'.ers
les activités champêtres. Ainsi, l'occupation de la terre ("Netty Sargent's Copyhold"),
l'activité pastorale ("What the Shepherd Saw", "The Romantic Adventures of a Milk-
maid", CM) deviennent précaires dès l'instant où l'objet "copyhold" installe le sujet
dans une situation de dépendance: celui-ci travaille la terre sans nécessairement
la posséder, comme le hobereau de A Group of Noblke Dames. Cette différentiation
apparente se manifeste également dans les rapports que les deux groupes entretiennent
avec le "Visiteur".
Une dernière catégorie sociale se forme dans les séquences du titre principal
Wessex Tales, autour de sèmes désignant un individu n'appartenant pas à la communau,é.
Elle présente plusieurs facettes qu'on peut regrouper sous la configuration de l'Etranger,
et auxquelles participent les énoncés "The Fiddler of the Reels" (LLO, "A Committe-
Man of the "Terror" (CM) et "Enter a Dragoon" (CM). On y relève le citadin ("FeUow-
~ -
- ~
Townsmen"), le soldat ("The Melancholy Hussar of the German Legion", "Enter a Dra-
goon"), l'artiste ("The Fiddler of the Reels") ou, symboliquement, le visiteur à l'identiré
problématique ("The Three Strangers"). L'opération de personnalisation qui porte sur
eux nomme des individus originaux, et se fait par une qualification négative.
L'étranger est explicitement désigné comme un imposteur ("lnterlopers at the
Knap"). Il traîne avec lui un lot de malheurs ("The Melancholy Hussar ..•,,) et exerce
une activité incompatible avec le labeur de la ferme. L'occupation dénomme un avenru-
rier singulier ("The Fiddler of the Reels"). Elle devient dangereuse avec "A Committe-
Man of the 'Terror''', qui fonctionne comme une antonmase
généralisante: un seul
aspect est suggéré
de la personne, qui est ainsi signalée par une dénomination générale.
L'action ou la situation dans laquelle elle est impliquée devient presque sa profession
la "terreur". En résumé, la détermination événementielle qu'implique l'apparition de
l'étranger sur la scène insinue une menace de danger. Elle asseoit la thématique

- 33 -
générale qui préside aux rapports des différentes catégories sociales, à savoir le conflit.
Le monde narratif que dépeint le corpus titrologique est saturé d'épreuves,
car les individus sont constamment aux prises avec eux-mêmes ou la société, et leur
constitution en classes rend compte d'un contexte de ségrégation: le noble et le rustique,
qui se différencient sur la base de l'Avoir, opposent une Ethnicité au type "étranger".
Sans doute ces tensions expliquent-e!l·~s les nombreuses "mutilations" que connaît le
personnage. En tout cas, le seul terme explicitement positif est d::mné par l'énoncé
à caractère apologétique: "Our Exploits at West Poley". Le reste des événements,
qu'ils soient statiques ou dynamiques, informent d'une situation diversement tragique.
Les événements statiques (traduisant une situation, un état) comportent ici
des termes négatifs valorisés comme un "malheur". Les séquences "The Grave by the
Handpost''', "A Committee-Man of the 'Terror''', "The Withered Arm" évoquent une
atmosphère lugubre, par leur connotation du mauvais sort, du crime ou du sang, et
conviennent volontiers à une "série noire". De même, les états d'âme que comportent
"The Melancholy Hussar ..." et "For Conscience'Sake" ont un contenu sémique négatif
dans leur renvoi à un état pathologique inconfortable. En fait, remords et humeur
noire sont significatifs d'une insatisfaction. C'est par contre la structure qui renseigne
sur le malaise dans "The Grave by the Handpost". Le paradoxe qu'elle contient témoigne
d'un conflit ouvert avec la collectivité. L'énoncé se trouve détourné de sa structure
attendue dans le rapprochement de deux objets opposés: la "tombe" et le "panneau
indicateur" appartiennent à deux espaces différents. Le premier signe fait penser au
cimetière, à proximité de l'habitation, tandis que le second renvoie aux champs, à
l'éloignement de la demeure. L'adjonction de ces termes contradictoires laisse supposer
la malédiction ou la proscription.
Les événements neutres n'indiquant ni l'alliance ni le conflit, ne sont pas pour

- 34 -
autant exempts de termes capables d'entraîner des conséquences dans les rapports,
tant ils tiennent de l'énigme. En réalité, ni le bonheur ni le malheur ne sont actualisés
dans "A Tryst At an Ancient Earthwork", "To Please His Wife" ou "On the Western
Circuit". Ces séquences établissent plutôt une relation cataphorique avec le co-texte.
Elles y renvoient pour leur déchiffrement, et gardent par là une certaine obscurité
ou incertitude. Par exemple, dans la relative "What the Shepherd Saw", la principale
est supprimée. Il en résulte ainsi une certaine force suggestive. Il en va de même
pour "The Duke's Reappearance : A Family Tradition" et "A Tradition of Eighteen
Hundred and Four", où les expressions "reappearance" et "tradition" construisent avec
insistance la répétition d'une même péripétie. L'indication temporelle donne au titre
"A Tradition of Eighteen Hundred and Four" une dimension historique. Elle évoque,
dans l'histoire britannique, la reprise de la guerre franco-anglaise avec Bonaparte,
et contient en virtualité une atmosphère tendue, voire sanglante. Un événement tel
que "Enter a Dragoon" porte la marque de cet éventuel "accroc", tant l'inversion dê.:Is
la syntaxe suggère toute une dynamique derrière l'action ("enter"). La mise en relief
s'accompagne significativement d'une force martiale ("dragoon") réputée destructrice.
C'est de cette façon que fonctionne "Incident in the Life of Mr George Croo'-:hill".
La suppression de l'article en début d'énoncé met en exergue un cas apparemment
anodin: "incident". Avec les autres événements dynamiques, ce segment traduit un
changement négatif dans la situation du personnage. C'est une prospection que nous
relevons dans les nouvelles "The Son's Veto", "The Waiting Supper", "A Tragedy of
Two Ambitions" et "Destiny and a Blue Cloak", dont les titres contiennent les dénoue-
ments. Leurs sèmes suggèrent l'épreuve à laquelle est soumis le sujet après l'échec
d'une entreprise. Le "destin" est une puissance négative liée au désordre, au malheur,
à la mort. Le "véto" exprime un désaccord de principe entre deux parties et l'entra~~e­
ment d'un projet jugé utile ou nécessaire, tout comme la "tragique ambition" et la
"suspension du souper" sont liées à un désir frustré.

- 35 -
Ce changement qui apparaît dans les états des personnages est également notable
dans leurs comportements. La religion est présentée sous un angle autre que celui
de la traditionnelle solennité. L'affolement du pasteur ("The Distracted Preacher",
WT) n'est-il pas en contradiction avec Je sérieux que demande sa profession? Mpis
c'est surtout la ferme qui est surprise, d'une manière manifeste, dans des activités
contraires à ses occupations laborieuses habituelles: Je divertissement ("Old Andrey's
Experience as a Musician" ; "Tony Kytes, the Arch-Deceiver", "The Romantic Adventures
of a Milkmaid"), J'étourderie ("Absent-Mindedness in a Parish Choir"), et même l'ina-
vouable ("What the Shepherd Saw") paraissent significatifs d'une situation singulière
attendue dans le texte. Ce qui peut y paraître Ja conséquence ou le résultat de cette
"déviation", peut être déjà expliqué au niveau de la titraison par un constat de transfor-
mation négative car, si le gérondif promet des circonstances pénibles à Ja limite
indéterminée ("The Waiting Supper"), Je participe passé, lui, tend à conférer aux faits
un caractère définitivement irréversible ("A Changed Man", "The Withered Arm").
De cette thématique, on peut d'ores et déjà retenir que la forme sociale de
l'expression humaine est empreinte de frustration et de violence, que Je corpus titro-
logique préfigure un espace conflictuel, violé, hypothéqué, où l'homme s'épanouirait
diffici !ement.
A côté des opérateurs événementiels et actantiels qui anticipent sur une partie
de l'univers diégétique, existent des termes précisant le mode de production littéraire
et l'attitude d'une instance narrative face à la matière discutée. Ils ont une fonction
valorisante, puisque la qualification des arguments travaille dans le sens d'une banali-
sation de la tragédie relevée dans la thématique, ou plutôt elle tend à lui donner
un caractère spectaculaire en accord avec les titres génériques où se lit le fantastique.
Ils suggèrent par là même un type de lecture.
Les éléments commentatifs mettent en valeur le co-texte par des procédés

- 36 -
laudatifs. La presence de l'article ("the") au pres du titre de noblesse est une agramma-
ticalité équivalente à une précision augmentée, et donc à une particularisation du
référé. Penelope et Icenway sont ainsi rendues exceptionnelles. L'énoncé "A Mere
Interlude" (CM) porte la marque d'une telle intervention car, si le sème "interlude"
désigne une action (interruption de deux choses de la même nature) ou le contenu
d'un espace (représentation, divertissement entre les parties d'un spectacle), l'appré-
ciation "mere", par contre, vient "vider" l'espace ou l'action de toute anomalie qui
pourrait leur être rattachée. Dans le même prolongement, l'ironie du sort que signifie
le titre principal Life's Little Ironies indique, par définition, des événements aussi
négatifs que le renversement de situation ou la déception. Or la qualification "Iittle"
semble minimiser sa signification: ici on appréhendera une situation aux conséquences
négligeables, là on jugera de la subtilité avec laquelle s'opère la contrarité, plutôt
que de la gravité.
Ce discours argumentatif qui cherche à substituer le sensationnel à la négati\\<ité
I
fonctionne comme "boniment", "appetizer" - dirait Barthes
: il vise à séduire le
le lecteur} à exciter sa curiosité; il est provocateur à la limite. En fait, il joue le
rôle d'un complément rhétorique servant à rehausser l'extraordinaire du titre. Dans
un contexte aussi tragique, l'argument rassure le lecteur et le prépare à la distracL0n,
traduisant ainsi une prise de position. Finalement, le titre annonce donc moins l'agent,
le lieu, le temps de l'action que le drame supposé, par la représentation fantastique
de ces éléments. Dans cette optique, les segments "At'sent - Mindedness in a Parish
Choir", "The Distracted Preacher","The Thieves Who Couldn't HelpSneezing" et "Tony
Ky tes , the Arch-Deceiver" perdent leur caractère sinistre pour ne désigner qu'un
"trouble mineur". En effet, la présence de termes incompatibles dans le même
énoncé <Comique/sérieux, vol/indiscrétion) contribue à transformer la faute (supercherie,
sacrilège, vol) en offense anodine. Elle promet une atmosphère comique autour
(1) Cité par Hoek, p. 278. Roland Barthes, "Analyse textuelle d'un conte d'Edgar Poe", ... : Claude Chabrol,
éd. Sémiotique narrative et textœlle, Paris, Larousse, 1973, pp. 29-54.

- 37 -
de la bouffonnerie et de la plaisanterie, en contraste avec le sérieux de la respecta-
bilité. Il existe déjà, dans le titre, des éléments narratifs pour corroborer cette
connotation agréable.
Les aventures romantiques, le conte, la légende, la superstition dans le folklore
préparent à une représentation dépaysante et extraordinaire, à travers les événe-
ments fantastiques qui les caractérisent. Leo Hoek appelle "métafictionnels" ces
opérateurs qui "précisent la forme ou le mode de production et/ou de réception
du récit, en lui attribuant une qualification de type générique" (p. 108). La dénomina-
tion métafictionnelle qui règle ici la perspective des nouvelles est transposée dans
l"'imitation", l"'historicité" et l"'authenticité". Le "faux" se retrouve dans les termes
génériques "conte", "légende", "récit". Cette forme se présente comme telle dès
le titre principal, Wessex Tales, qui ouvre la première collection et, partant, l'en-
semble des nouvelles. Elle réapparaît avec "The Doctor's Legend". On peut intégrer
dans cette catégorie "The Superstitious Man's Story", où le récit implique le surna-
turel, le magique: fait par un narrateur superstitieux, il se veut, par voie logique,
une histoire superstitieuse consistant à expliquer des faits véritables par des causes
irrationnelles.
La relation de cette fictionnalité à la "réalité" est assuree par la catégorie
"v ie", "histoire" et "aventure", qui vise à donner au récit une dimension vraisem-
blable. "The Romantic Adventures of a Milkmaid" offre des "aventures" ;"Old Andrey's
Experience as a Musician" et "Incident in the Life of Mr George Crookhill" annoncent
des "scènes" ou tranches de vie, tandis que "The History of the Hardcomes" se
rapproche de la "biographie". Mais c'est surtout par la "tradition" et la "révélation"
que le "vrai" est connoté. "A Tradition of 1804" et "The Duke's Reappearance :
A Family Tradition" fonctionnent comme des recueils de faits historiques vécus,
et tendent par là vers la chronique. Les indices génériques "confession" et "confidence"

- 38 -
que supposent les titres "Alicia's Diary" (CM) et "An Indiscretion in the Life of
an Heiress" (OMC) marquent cette "immédiateté de la représentation". Ils renvoient
à des histoires intimes et, par voie de conséquence, authentiques. Le "journal",
par exemple, présuppose l'existence réelle du récit, et contribue à l'illusion mimétique.
Dès lors, on peut dire que l'intitulation promet non seulement "plaisir", mais aussi
"savoir" et "vérité".
Dans le corpus titrologique des nouvelles de Hardy, le code littéraire oral,
la ferme et la tradition judéo-chrétienne délimitent le cadre socio-culturel et inter-
textuel où s'inscrit la réception du texte. La description qui en est faite accomplit
une fonction incitative dans l'attrait qu'elle exerce sur le lecteur, mais aussi idéolo-
gique dans la compartimentalisation des classes sociales et des espaces qu'elles
occupent. Elle reflète encore une situation d'insécurité dans l'apparition contrariante
d'une force étrangère. Cette information est fournie sur le code anecdotique par
des procédés modalisateurs dépréciatifs du danger. Les opérateurs commentatifs
tendent, en effet, dans leurs formulations hyperboliques ou euphémiques, à transfor-
mer la tragédie en spectacle. Même s'ils garantissent la "vérité" du texte, ces pro-
cédés stylistico-rhétoriques focalisent la lecture sur le sensationnel, qui devient
alors l'orientation dominante du corpus. Toutefois, cette perspective reste virtuelle.
Seule une confrontation du titre et du texte dans l'analyse du récit permettra de
vérifier sa cohérence et sa représentativité, car le titre n'a de sens que replacé
dans le co-texte avec lequel il entretient des rapports de complémentarité.
**

PREMIERE PARTIE
ANAL YSE DU RECIT
......

- 39 -
Par "analyse du récit" nous entendons, avec Genette, "l'étude d'un ensemble
d'actions et de situations considérées en elles-mêmes, abstraction faite du médium,
l
linguistique ou autre, qui nous en donne connaissance ." Cette étude relève de la
narratologie thématique, et porte sur l'histoire et la diégèse telles que Genette
2
les redéfinit dans son Nouveau discours du récit . L'histoire y reste le "signifié
ou contenu narratif,,3, c'est-à-dire l'ensemble des actions et des événements fictifs
racontés dans l'oeuvre littéraire et saisis dans leur évolution ou transformation :
passage d'un état antérieur à un état ultérieur et résultant, relation de succession, d'en-
chaînement, d'opposition ou de répétition; degré de complexité: noeuds, péripéties,
reconnaissance, dénouement. .. La diégèse, quant à elle, devient le lieu où advient
cette histoire, soit "l'univers spatio-temporel désigné par le récit,,4.
L'analyse consiste, pour nous, en une étude structurale et thématique. Elle
vise a rendre compte de l'ordonnancement par l'auteur des nouvelles en "collections"
et en "volumes", après qu'elle a exposé l'originalité des textes, les points de convergence
ou de divergence qui justifient leur juxtaposition ou regroupement en recueils. Ces
rapprochements vont désigner le contenu narratif et permettre de construire l'aspect
thématique.
(1) Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil/Poétique, 1972, p. 71.
(Z)
*
Nouveau discours du récit, Paris, SeuiI/Poétique,1983.
(3)
*
_ Figures III, p. 72.
(4) Ainsi définie aussi dans Palimpsestes, Paris, Seuil/Poétique,198Z, p. 341.

- 40 -
CHAPITRE J
WESSEX TALES AND A GROUP OF NOBLE DAMES
Le Déclin du Wessex
**
Le premier "volume" contient deux collections de dix-sept nouvelles: Wessex
Tales (1888) et A Group of Noble Dames (1891). 11 campe les deux groupes sociaux
qui forment la communauté du Wessex, à savoir les rustiques et la noblesse tradition-
nelle, et les montre dans un état de déclin.
J. -
WESSEX TALES
OU "LE PARADIS PERDU"
Wessex Tales dépeint le petit monde de paysans qui peuple l'Angleterre profonde
du Sud-Ouest, dans leur vie agricole quotidienne faite de simplicité, d'assurance et
de routine. La pureté de la nature, le folklore, l'intimité que l'individu entretient
avec son milieu sont les traits caractéristiques de ce monde pastoral. Mais cette exis-
tence sereine est vite bouleversée par l'apparition sur la scène d'éléments étrangers.
Leur intrusion et l'harmonie fondamentale de la ferme sont les thèmes principaux
que développe ce recueil.
L'environnement du rustique est primitif dans sa description. C'est une terre
sauvage de pâturages, de landes et de collines crayeuses irrégulières, parcourue de
sentiers peu fréquentés. Son climat est rigoureux et sa végétation luxuriante. Dans
ce contexte, la demeure du fermier apparaît calme et retirée du mode, tel un habitacle.
Illustration en est faite par l'habitation du jeune berger Selby et son oncle Job ("A

- 41 -
Tradition of 1804"). Elle est un "cottage" isolé, tout comme Higher Crowstairs ("The
Three strangers") :
Highe.f C'tOw6taù6, a6 the. hOU6e. wa6 caUe.d, Mood qu{te. de.tache.d
and unde.6e.nde.d [ ••• ].In 6p{te. 06 {t6 fone.Une.M, hOWe.Ve.f, the.
6pot, by actuaf me.a6Ufe.me.nt, wa6 not thfe.e. mile6 6'tOm a county-
town. Ye.t that a66e.cte.d it fiWe..
(p. 13).
Conformément à cet exemple, les autres fermes, Holmestoke ("The Withered Arm')
et The Knap ("lnterlopers at the Knap") se situent à J'écart du village. Voyons l'empla-
cement de la seconde, une maison en pierre :
It 6tood at the. top 06 a 6fope. be.6ide. King'6-Hintock. viliage.-
6tfe.e.t, onfy a mile. Of two 6'tOm King'6-Hintock. Couft, ye.t
qu{te. 6hut away 6wm that man6ion and il6 pfe.cinct6. (p. 131).
Il peut arriver que la scène focalisée soit comprise dans un espace communau-
taire. Mais, dans ce cas aussi, le personnage n'en partage pas la vie. Il est encore
perçu en retrait. Phyllis et son père ("The Melancholy Hussar •..,,) vivent au village,
mais retirés. De même, on ne saurait confondre Charles Downe, Lucy Sa vile et Charlson
("Fellow-Townsmen") avec le reste des citadins, bien qu'ils résident en ville. Ils présen-
tent plutôt l'aspect d'humbles gens en marge de la société, comme les fermiers. Avant
tout, ils doivent se battre pour s'y maintenir. En effet, Charlson et Charles, homonymes,
sont synonymes de cette classe de professions libérales qui luttent pour sortir du joug
des riches bourgeois représentés par Barnet, marchand de lin de grande réputation.
L'un est un médecin endetté; J'autre n'est qu'un petit juriste. Comme eux, Lucy est
aux antipodes du succès. Pauvre orpheline, elle vit dans un hameau enfumé, à l'orée
de la ville. Dès lors, il apparaît que c'est le mode de vie, la condition sociale qui,
avant tout, particularisent ces éléments. En fait, c'est la bonne humeur qui rapproche

- 42 -
Charlson des rustiques,et la simplicité qUi justifie le choix marital de Lucy. Sa préférence
de Downe à 8arnet est significative d'une reconnaissance de valeurs partagées. Nether-
Moynton ("The Distracted Preacher") porte la marque d'une telle attitude. C'est le
village dans sa conception traditionnelle: il est solidaire et fermé à l'étranger qui
y descend. Il ne partagera pas son secret de la contrebande avec le nouveau pasteur,
Richard Stockdale ; il préférera aussi se vider de ses habitants et s'enfermer dans
un mutisme opiniâtre, à la perquisition des douaniers.
Cette complicité des hommes transparaît également de la vie communautaire
à la ferme. Le sens du partage y prévaut effectivement. On boit ensemble, (m bavarde
et danse au son du violon dans une atmosphère familiale. Une telle chaleur humain,~
suppose, on n'en doute pas, une entente fondamentale. Dans ce sens, Fennel et sa
femme qui reçoivent ("The Three Strangers") se présentent comme un modèle. Ils
forment un couple parfait, sans histoires,issu de la même souche paysanne. Comme
eux, les Downe ("Fellow-Townsmen") constituent la cellule conjugale primitive riche
d'unité et de bonheur. C'est à eux que vient Mr. 8arnet, marié à une riche dame de
bonne connaissance mais acariâtre, pour prendre conseil et tenter de sauver son foyer.
Qu'une existence aussi euphorique tente l'adversité ne vient pas à l'esprit de fermiers
aussi simples et effacés. Maintes raisons peuvent expliquer leur assurance: les saisons
règlent leur rythme de vie; la tradition, la solidarité et le bon sens de la "communauté"
dictent leur conduite; par dessus tout, Conjurer Trendle les protèg" du mauvais sort.
Mais peut-il en être autrement quand la situation géographique de leur demeure et
les activités extravagantes auxquelles s'adonnent leurs enfants les exposent à la perver-
sion?
Le deuxième aspect que présente Wessex Tales est la pénétration de corps

- 43 -
étrangers dans le monde pastoral. Ceux-ci le transforment et le supplantent tragique-
ment. Ils viennent et vont, mais leur passage aura suffi à ébranler un système pourtant
stable par sa nature cyclique, mais paradoxalement vulnérable par son innocence.
Ce qu'ignore le paysan, c'est que la proximité de la ville constitue pour la ferme
une menace de contagion à long terme. Illustration en est faite par Higher Crowstairs
("The Three Strangers"), dont la position en attitude et à la croisée des chemins attire
la curiosité. Sa situation est une sorte d'invitation à l'étranger en quête d'abri par
un mauvais temps. Mais ce qui, dans l'immédiat, favorise l'ouverture sur l'extérieur,
ce sont les occupations fantaisistes et sentimentales auxquelles se livrent les enfants
de la terre. Farmer Lodge ("The Withered Arm") fait venir Gertrude d'Anglebury,
la ville, en vue de l'épouser à la place de Rhoda Brook, la laitière avec qui il a déjà
un enfant. Phyllis aussi ("The Melancholy Hussar of the German Legion"), s'éprend
d'un étranger, le caporal Matthaus Tina qui tente de s'enfuir avec elle. Lizzy Newberry
("The Distracted Preacher") est séduite à son tour par le pasteur méthodiste Richard
Stockdale.
Toutes ces aventures sont dangereuses pour le groupe, en cela qu'elles sont
impropres à sa nature laborieuse et autarcique. L'incompatibilité qu'elles transgressent
existe déjà dans la structuration symbolique de la scène en un "dedans" agréable et
sécurisant et un "dehors" obscur, hostile et rigoureux d'où vient l'élément allochtone
ou allogène~ L'étranger est désigné par les titres et leurs textes comme un corps qui
se trouve contre-nature dans le groupe social, à travers les parcours figuratifs de
la différence (dans les habitudes), de la violence physique (derrière l'idée d'opérations
douanières et militaires ) et de la violence morale (attribuable à la religion, à
(1) La tempête de pluie qui s'abat sur la région n'affecte en rien la fête de baptême des rennel ("The Three
Strangers). Mais elle est Il mettre en rapport avec l'''extérieur'' hostile, puisqu'elle est responsable de la
présence des "étrangers" Il Higher Crowstairs.

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l'intimidation et aux épreuves judiciaires). Toutes ces circonstances ont un caractère
corrupteur, dans la mesure où elles portent atteinte à l'intégrité de l'individu et du
groupe.
Ce qui distingue d'abord l'étranger de la collectivité, c'est son origine, con no-
tatrice de valeurs culturelles différentes. Matthaus Tina ("The Melancholy Hussar•••")
et Bonaparte ("A Tradition of 1804,,1) sont de nationalités allemande et française.
Il y a, attachée à leurs activités, l'idée de mal. Tina tente d'enlever Phyllis, tandis
que le "-grand tyran corse" inspire l'incertitude et la peur de l'invasion dévastatrice,
à un moment où la domination coercitive est valorisée:
Soldie'l6 we 'le monumental objec.t6 then [..•] ; and wa'l wa6
c.on6ide'led a glo'liou6 thing.
(p.40).
Le "visiteur" qui arrive d'une localité beaucoup plus proche n'est pas davantage assimi-
lable au fermier que ces militaires, puisqu'il représente autant de danger pour la commu-
nauté. Le pasteur Richard Stockdale séduit Lizzy Newberry, la persuade d'abandonner
la contrebande, puis l'amène loin de son village natal (Nether-Moynton), dans les "Mid-
lands" où il la convertit et l'épouse. Cette union qui a lieu en l'absence du fiancé
(Jim Owletl fait écho au mariage de Farmer Lodge avec la citadine Gertrude, qui
s'effectue au détriment de Rhoda Brook. On n'est pas surpris que la laitière jette
un "mauvais sort" à la citadine car, à travers la supplantation, elle est aussi indésira-
ble à Holmestoke que les "Trois Etrangers" et les officiers de justice en provenance
de Casterbridge (chef-lieu du comté), qui inspirent la terreur à Higher Crowstairs.
Avec Philip Hall ("Interlopers at the Knap"), ils sont des trouble-fête qui arrivent sans
invitation en pleines réjouissances.
(1) "A Tradition of 1804" renvoie à la reprise des hostilités franco-anglaises.

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Ni Philip Hall (qui rentre au bercail avec une misérable famille nombreuse)
ni Charles Darton (qui vient demander Sally Hall en mariage) ne peuvent se réclamer
du Knap, bien qu'ils soient originaires du comté. Le premier s'est aliéné le monde rural
en disparaissant du Knap pour contracter en Australie une nouvelle alliance avec Helena.
Il n'est plus un associé mais un "intrus", quand il revient, à en juger par l'indignation
que sa présence soulève et les risques auxquels il expose la famille. En effet, avec
sa femme et leur progéniture, ils ploient sous le poids de la misère qui compromet
les fiançailles de Sally avec Farmer Darton. En réalité, sa condition n'est qu'un facteur
secondaire dans une rupture rendue inévitable par le caractère limité et inconsistant
de l'amoureux, incompatible avec la rigueur et le sérieux des habitants du Knap. En
fait, Darton n'est fermier que de nom, aussi ne peut-il prétendre à la main de Sally.
Son incompétence se lit dans son incapacité à faire prospérer les biens hérités de
son père, et dans son manque tragique du sens de l'orientation propre, pourtant, à
tout enfant de la nature: il se perd en route et, en conséquence, arrive en retard
au Knap. Enfin, il délaisse Sally, sa fiancée, pour renouer avec la belle-soeur (Helena)
qui avait repoussé ses avances autrefois, et qu'il rencontre là, par hasard. Cette frivo-
lité, ajoutée à la contemplation du personnage, explique davantage la réticence de
Sally. Elle représente le genre de discordances qui génèrent les conflits dans le Wessex
primitif.
L'incompatibilité entre le comportement des éléments extérieurs et le mode
de vie innocente et paisible du monde rural laisse un pressentiment de malheur. Le
bourreau de Casterbridge s'adresse en énigmes à des simplets. Lui et ses compagnons
abusent de l'hospitalité des bergers, éveillent la suspicion, puis provoquent bientôt
le malaise et la confusion. Leur intrusion s'accompagne d'une violence morale et physique
qui tire les paysans de la sécurité de leur monde clos et les précipite dans l'incertitude

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du monde extérieur, sans qu'ils puissent y prendre garde. Ainsi, le bourreau, les officiers
de justice et le magistrat qui le suivent (liT he Three Strangers"), Latimer et son détache-
ment de douaniers ("The Distracted Preacher") provoquent-ils la débandade générale.
Mais la gravité de la situation ne peut être estimée à sa juste valeur qu'à travers
le rôle qu'ils jouent. En fait, ils représentent la loi, le Gouvernement qui décide à
présent et qui va substituer au code traditionnel de la morale un nouvel ordre rigoureux
et centralisé. Aussi, sont-ils en mesure de juger illicites des pratiques ancestrales
comme la contrebande d'alcool, de les bannir violemment, et de punir de la peine
capitale le larcin d'une brebis. Richard Stockdale leur procure du renfort avec ses
principes méthodistes. Ensemble, ils ébranlent la communauté, blessant ou tuant les
uns, forçant les autres au repentir ou à l'exil. Ceux qui restent au bercail sont encore
sous le choc de cette mésaventure.
De ce conflit, il apparaît que l'adversité affiche non seulement une dénaturation,
mais aussi un avertissement contre un danger imminent d'extinction, imputables l'un
et l'autre aussi bien à une force incontrôlable qu'aux rapports hétérogènes des ruraux
avec l'inconnu. Si Lucy Savile ("Fellow-Townsmen") survit, en repoussant les offres
corruptrices du riche Barnet, Downe, par contre, paie de la vie de sa femme (Emily)
l'ouverture de son foyer à cet autre intrus. Le cas de Phyllis n'est pas moins tragique,
car elle perd ses deux amants: Humphrey Gould la trahit au profit d'une autre jeune
fille, tandis que le déserteur Matthaus Tina est fusillé. Comme elle, Rhoda Brook
retourne seule à la ferme: son fils a été pendu, et son amant (Farmer Lodge) a disparu.
Ni Sally Hall, ni Lizzy Newberry, non plus, ne retrouveront leurs fiancés. Toutes ces
dames symbolisent, dans leur solitude relative, la Mère-Terre qui ne sera pas fécondée
pour assurer la survie du monde pastoral. En somme, lorsque l'humanité fait son entrée,

- 47 -
l
le Paradis
n'existe déjà plus. On pourrait en dire autant du second recueil, ou le groupe
subit pareille force contrariante.
II. -
A GROUP OF NOBLE DAMES
OU LA FIN DU REGNE
A Group of Noble Dames est le produit de dix récits sur l'autre face du Wessex,
la noblesse rurale, le pouvoir traditionnel tel qu'il côtoyait la vie pastorale du Wessex
Tales. Ses nouvelles sont dites sous forme de contes, par l'association "South-Wessex
Field and Antiquarian Club", un soir de pluie où elle ne peut plus poursuivre ses
activités. Les membres sont tour à tour conteurs de ces anecdotes qu'ils nomment
"histoires domestiques du comté" :"curious tales of fair dames, of their loves and hates,
their joys and their misfortunes, their beauty and their fate" (p. 246). L'amour est
leur thème favori, mais il n'est qu'un paravent à des scènes où se mêlent l'histoire,
la tradition et la tragédie: drames passionnels, cruautés bizarres, morts subites,
mariages désastreux, adultères et autres scandales s'y retrouvent, axés sur l'orgueil
nobiliaire, l'esprit d'exclusion et l'éclatement du groupe. De la sorte, le monde dépeint
dans ce recueil, se distingue de la communauté pastorale par la valorisation de l'éti-
quette sociale et du niveau de vie, mais le rejoint sur le mode de la désintégration.
Comme le rustique, le noble est rattaché à la terre par la description de sa pro-
priété. Sa demeure est dénommée d'après la nature environnante (Falls-Park, Yewshold-
Lodge, Knowllingwood), ce qui la situe dans un contexte rural. Mais, à la différence
de la ferme, elle connote l'extension, l'ancienneté et la solidité, vectrices d'un ordre
supérieur. Au "cottage", il faut opposer ici une résidence vaste ("Court", "Park", "Place",
(1) L'impression qu'on a du Wessex est bien celle d'une contrée riche, paisible et harmonieuse. C'est la terre
de l'opulence où coulent le lait, le miel et_ la bière, où l'homme et la nature s'accordent, comme nous le
verrons dans la t1diégèse".

- 48 -
"Wood") et imposante. C'est un château situé sur les hauteurs
KiYlg' b-HiYltod'l. Court ib, ab we. k.YlOW, OYle. 06 the. mobt impObiYlg
06 the. maYlbioYlb that ove.!look. OU! be.auti.6ul Blac.k.moo! O! Blac.k.-
more. Vale.. (p. 211).
Knollingwood ("Barbara ...") est également sur une élévation, suggeree par le lexème
"knoll" signifiant "tertre", "monticule". C'est une forteresse d'accès difficile, comme
Sherton Castle des Baxby ("Anna, Lady Baxby") que les troupes parlementaires assiègent,
ou Batton Cast le avec ses remparts à créneaux ("The Duchess of Hamptonshire"). Sa déno-
mination participe à la désignation de cette autorité.Deansleigh Park ("Lady Mottisfont")
est la résidence du doyen ("dean"). L'if de Yewshold-Lodge, dans la tradition insulaire,
est le plus ancien des arbres. Sa dureté lui confère aussi une caractéristique militaire.
Dans le même sens, le chêne de Chene Manor, traditionnellement arbre sacré investi
de privilèges divins, symbolise majesté et puissance, solidité, longévité, hauteur, voire
sagesse. Enfin, le lierre qui recouvre le manoir de Lady Penelope, symbole de la force
végétale,se trouve conjoint de façon significative au mythe lui-même de Pénélope, qui
renvoie à la permanence de la fidélité conjugale. La position de toutes ces propriétés
en hauteur, au milieu des champs et en dehors du village où habitent les petites gens
nous paraît à la fois stratégique et distanciatrice : poste de commandement et de super-
vision d'où on peut également veiller à la pureté du pouvoir sacré.
Nobles et petits nobles se retrouvent dans ces demeures imposantes de la domina-
tion, affublés de titres grandiloquents. Leurs noms font écho à cette transcendance topo-
graphique: Lord Uplandtowers de "Chene Manor" estla double éminence [up/tower], tandis
que Squire Okehall, père de Lady Mottisfont, a la puissance du chêne [oak/hall]. Ce sont
les maîtres tout-puissants du comté, héritiers de vieilles souches célèbres, comme
. le duc de Hamptonshire :

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He. c.ame. 06 the. anc.ie.nt and lotjai 6amiltj 06 Saxe.lbtje., whic.h,
be.60'le. d6 e.nnoble.me.nt, had numbe.'le.d mantj knightltj and e.C.de.6ia6-
tic.al c.e.le.b'litie.6 in d6 male. line.. lt would have. oc.c.upie.d a pain6-
taking c.ounttj hi6tO'lian a whole. a6te.'lnoon to take. 'lUbbing6 06 the
nume.'lOu6 e.66igie.6 and he.'laidic. de. ViC.e.6 g'lave.n to the.i'l me. mO'ltj
on the. b'la66e.6, table.t6, and aita'l-tomb6 in the. aüle. 06 the
pa'li6h c.hu'lc.h C... ].
(p. 339).
Ce sont ces différents biens qui les distinguent des rustiques et leur donnent les car2C-
téristiques d'une caste désoeuvrée, plutôt soucieuse de sa descendance.
Les fermiers et [es servantes se chargeant pour eux du travail manuel, les nobles
propriétaires terriens passent leur temps à défendre leur autorité, à résoudre des
problèmes de coeur et à mener grand train. Ils connaissent tous Londres et le "Conti-
nent" où ils vont se cultiver et agrémenter leur vie. Autrement, ils s'adonnent au
jeu. Le rendez-vous que donne Lord Baxby à la petite paysanne devrait le remettre
des fatigues de la campagne militaire l . Le duc de Hamptonshire, quant à lui, loue
particulièrement les vertus des combats de coqs et des combats de chiens contre
les taureaux. En revanche, Thomas Dornell ("The First Countess of Wessex") invite
ses amis, propriétaires terriens et membres de la chasse à courre, pour tuer le temps.
Sir John Grebe et la seconde duchesse de Hamptonshire aussi organisent des bals
pour amuser la noblesse et les fermiers. C'est à une orgie de ce genre que meurt
le noceur Sir George Drenghard ("The Lady Penelope"). Aussi tragique est la rencontre
de Signor Smittozzi (qui a enlevé 1"'Honorable Laura") avec le capitaine Northbrook
(l'époux) au Prospect Hotel (autre lieu de plaisance), pour mesurer leurs forces dans
un duel. L'honneur qui est ainsi défendu introduit ici un code de valeurs que se doivent
de respecter l'étranger et la basse classe des paysans qui voudraient escalader l'échelle
sociale.
(1) Cette attitude rappelle vaguement un certain droit de cuissage.

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Le mariage hors-classe aussi bien que la fuite de la maison paternelle avec l'amant
sont pure infamie, en cela qu'ils portent atteinte à ['éthique de la noblesse. L'achar-
nement et la ruse que déploie l'aristocratie pour préserver son prestige et s'en préva-
loir en sont une preuve; ils constituent une constante de A Group of Noble Dames.
En effet, il existe chez elle la ferme volonté de définir les limites du champ d'action
de chaque individu, et de maintenir une dialectique différentielle en sa propre faveur.
Cela revient à identifier pour mieux différencier. Signor Smittozzi, "Adonis désoeuvré"
dont on ne sait d'où il vient, et qui s'enfuit avec Laura, est un élém'~nt indésirable.
Sa non-appartenance à un quelconque groupe social et sa lâcheté au cours du duel
sont des infractions qui le disqualifient d'office de toute prétention à la main de
Laura. Celle-ci le quitte, d'ailleurs, pour renouer définitivement avec Northbrook.
Les parents de Barbara, par contre, ne connaîtront pas la satisfaction d'une telle
réintégration. Ils devront plutôt se résigner à accepter Edmond Willowes, à défaut
de pouvoir prévenir l'enlèvement consenti, et de peur d'aggraver une situation suffisam-
ment scandaleuse en elle-même. Tout au plus pourront-ils l'envoyer se cultiver à
l'étranger afin de mériter Barbara. Mais cette magnanimité n'est qu'une façon fort
discrète de proscrire du groupe un intrus, tout comme la "mutilation" du visage de
cet Adonis par un incendie à Venise n'est que la métaphore de la rupture recherchée
C••• ) hib blood wab, ab 6a.'t ab the.y Rne.w, 06 no dibtinc.tion whate.ve.t,
whilbt he.H, thwugh he.t mothe.t, wab c.ompounde.d 06 the. be.bt
juiC.e.b 06 anc.ie.nt bawnial dibtiUation, c.ontaining tinc.tUte.b 06
Maunde.ville., and Mohun, and Sywatd, and Pe.ve.te.l, and Culli60td,
and Talbot, and Pla.ntage.ne.t, and YOtR, and Lanc.abte.t, and God
Rnowb what be.bide.b, whic.h it wab a thouband pitie.b to thww away.
(pp. 252-53)·.
On voit aussi le duc de Hamptonshire et le recteur s'allier pour expulser de leurs
rangs le vicaire Allwyn Hill, le seul qu'Emmeline ait vraiment aimé au point de le

- 51 -
suivre à Boston où il est contraint de s'exiler. La mésaventure de ce couple permet
de comprendre que l'orgueil nobiliaire pèse autant sur l'étranger que sur les "démoi-
selles" de bonne naissance.
La lourde responsabilité qui incombe aux "Nobles Dames" de preserver et de
perpétuer la pureté de la race, puis de l'enrichir de sangs distingués, en a fait les
souffre-douleur de la société; et c'est ici que la collection trouve la justification
de son titre: A Group of Noble Dames, car c'est bien des "dames" qu'il s'agit. Pour
rester dans le système, elles devront se passer de sentiments amoureux et maternels
afin de servir les ambitions de leurs proches, soucieux de rivaliser avec leurs pareils
ou grimper l'échelle sociale. Le premier texte ("The First Countess of Wessex) s'ouvre
sur une polémique qui prend rapidement l'allure d'un marchandage: Thomas Dornell
et son épouse Susan ne s'embarrassent pas de scrupules dans le choix du futur époux
de Betty, leur fille unique encore adolescente. Pour la mère, les fiançailles sont un
investissement sûr auprès de Stephen Reynard :
[•••] hi6 6athe.'I. aYld e.lde.'I. b'l.Othe.u a'l.e. made. muc.h 06 at COU'l.t -
YlOYle. 60 c.oYl6taYlUy at the. pala.c.e. a6 the.y ; aYld with he.'!. [Be.tty' 6]
60'l.tuYle., who R.YlOW6 ? He. may be. able. to ge.t a ba'l.OYlY. (p. 212).
En revanche, Timothy Petrick ("Squire Petrick's Lady") trouverait beaucoup de fierté
en un fils adultérin, pourvu qu'il lui permette d'égaler son jeune frère Edward qui
a réussi un mariage aristocratique avec l'''honorable Harriet". Aussi, reproche..:t-il
à sa femme (Anneta, dépourvue de titres) de n'avoir pas connu le jeune marquis de
Christminster afin d'enrichir la lignée des Petrick, et exècre en son fils Rupert le
sang plutôt plébéien des Petrick :
"who' 6 the.'l.e. ?"
"Rupe.'l.t."
"l'li Rupe.'!.t the.e., you YOUYlg imp06te.'I. : Sa.y, OYlbj a pOO'l. c.ommoYlpkce.

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Pe.ttic.k. ~ [•••l. Why didn't you have. a voic.e. li/le. the. Matquib' b
! MW ye.bte.tday ? [•••l. Why have.n't you hib iook.b, and a way 06
c.ommanding, ab i6 you'd done. it 60t c.e.ntutie.b - he.y ?"
"Why ? How c.an you e.xpe.c.t it, 6athe.t, whe.n !'m not te.iate.d to
him ?"
"Ugh ~ The.n you ought to be "'
(pp. 322-23).
Sir Ashley, par contre, recourra au mensonge ct à la pression, pour amener Lady
Mottisfont à adopter Dorothy, une fille illégitime l •
Quand elles ne subissent pas les mâles, on s'attend à ce que les "Dames" prennent
des décisions dans le sens de l'éthique noble. L'exemple de Lady Maria Heymere est
particulièrement touchant. Cette démoiselle épouse Anderling, gentilhomme de souche
hollandaise, et découvre avec stupéfaction qu'il lui cache une autre femme. Mais,
vu la rigidité des lois maritales, elle ne peut dissoudre le mariage. Aussi, propose-t-elle
qu'ils ne se revoient pas et fait croire à sa mort. Devenue Lady Icenway quand Anderling
réapparaît pour revoir leur fils, elle l'en empêche froidement, dans {'intérêt de son
rang. Anderling ne surmontera pas cette exclusion. Lady Caroline aussi, pour devenir
la marquise de Stonehenge, doit se défaire du fils du clerc paroissial qu'elle aime
éperdument pourtant, mais dont personne ne veut: "a plain-Iooking young man of
humble birth and no position at all" (p. 277)2. Alors, elle use d'influence, d'intimidation
et de corruption pour amener Milly la paysanne à endosser la responsabilité de l'enfant
né de leur unionJ et du cadavre de son mari, tous deux compromettants pour sa répu-
tation. Tous ces calculs oppriment les "Dames" qui, pour s'en défaire, vont prendre
(1; Née hors-mariage de Sir Ashley (baron de Mottisfont) et de la comtesse anglo-italienne, Dorothy ne
connaltra pas ses origines: "a little waif 1 found one day in a patch of wild oats" (p. 291). L'ironie
veut qu'elle soit "doublement désirée" par sa mère et Lady Mottisfont (alors stérile), et qu'elle soit
"doublement rejetée" par les deux quand la première décide de se marier et que la seconde attend
un enfant légitime. Malgré son sang noble, elle éprouvera les privations et le froid.
(2) Le texte néglige même de le nommer.
0) Après Rupert et Dorothy, l'enfant de Lady Caroline apparalt comme une autre victime des considérations
sociales. Dans son cas, l'étiquette passera une fois de plus avant la morale.

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des décisions en dehors du groupe et désirer un amour extérieur à lui. Cette "émanci-
pation" oriente le récit vers un dénouement tragique pivotant autour de trois grandes
notions: l'épreuve que les jeunes filles font subir à leur entourage, le châtim~nt
exemplaire qu'appelle leur non-respect du code, et l'éclatement du groupe dû à la
brutale tentative de rétablissement de l'ordre.
L'attitude défensive des "Dames" dénonce sensiblement un système de valeurs
rigoureuses et brimantes. Ce qu'elle formule avant tout, c'est une liberté de choix.
Les enlèvements consentis, les mariages secrets et les bravades en fournissent la
preuve. Ainsi, Lady Caroline, fille du comte d'A von {"The Marchioness of Stonehenge'"
pousse l'audace jusqu'à recevoir dans sa chambre le fils du clerc paroissial, un simple
villageois d'humble origine et dont le père est employé chez les Avon: elle a fini
par se lasser du manque de naturel des nobles et gentilshommes, et aspire à présent
à un changement. En revanche, Laura manifeste sa frustration par une escapade.
Elle n'aime plus James Northbrook, homme brutal et peu galant qui l'a épousée à ;'in,,_
de son père (Lord Quantock). Alors, elle s'échappe de la maison familiale avec le
premier étranger venu: Signor Smittozzi. Barbara aussi, dans son propre intérêt,
fait fi de la colère de ses parents et du déshonneur auquel elle les expose. Elle se
réfugie à Londres où elle épouse Edmond Willowes, homme sans titre ni sous, pour
éviter Lord Uplandtowers qu'elle n'aime pas, mais avec qui elle doit se marier. Noton;;
que les réactions sont parfois plus violentes que ces fugues habituelles. Prenons l'exe:-r>
pie de Lady Mottisfont, à qui l'attente d'une naissance fournit un solide prétexte
pour refuser la machination de son mari. Sa décision est irrévocable:
1 cannot atgue., de.at Ahhle.y. 1 hhould pte.6e.t not to have. the. te.~pcn­
.l>a.bility 06 Vowthy again. He.t plac.e. i~ 6ille.d now.
(p. 302) .
Quant a Betty Dornell,elle dit sa désapprobation des tractations familiales en embrassêJ1t

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une varioleuse. Elle espere ainsi contracter la maladie et se voir refusée par Stephen
Reynard que lui impose sa mère, afin de réaliser son amour secret avec Phelipson.
Cet acte suicidaire, qui réclame la liberté de choix, s'accompagne d'une série de
réactions caractéristiques de la rébellion. Betty s'enfuit avec Phelipson, puis, après
s'être réconciliée avec Reynard devenu son mari, passe outre à l'interdiction mater-
nelle de le fréquenter avant l'anniversaire de la mort de Squire Dornell.
Comme on peut s'y attendre, ces différentes volte-face tendent l'atmosphère
entre les "Dames" et leur entourage, et menacent dangereusement de rompre l'harmonie
du monde aristocratique. Pour réprimer leur insoumission, parents et prétendants
de la haute classe mettent en oeuvre: harcèlement, brutalité, torture et cruautés
cyniques. En conséquence, des dix "Dames", seules Betty, Laura, Lady Mottisfont
et Lady Baxby restent dans le système après maintes tribulations, et y fondent un
foyer heureux - temporairement. En fait, nous sommes loin de la perfection, du couple
bien assorti, car l'époux est généralement plus âgé et ne tarde pas à mourir. Reynard,
par exemple, est de seize ans l'aîné de Betty.Celle-ci n'est venue à lui qu'à défaut
du jeune et beau Phelipson qu'elle préférait. Cependant, elle vivra heureuse, aura
beaucoup d'enfants et deviendra la "Première Comtesse du Wessex". Lady Caroline
a connu autant de désagréments: "Her Iife had been an obscure one" (p. 290). Elle
a même tenté de se suicider quand on lui a enlevé Dorothy, "l'enfant trouvée". Elle
ne doit son salut qu'à la naissance d'un adorable garçon et à un sursaut d'orgueil
"1 am not a beggar any longer" (p. 300). Anna est une autre femme de caractère
qui, comme peut le suggérer l'apposition dans le titre de la nouvelle, conserve
son identité (Anna), même après le mariage (Lady Baxby). Sa détermination et sa
fidélité à l'image de Baxby retarderont la prise de Sherton Castle (leur domaine),
et sauveront le couple de la frivolité du mari. Laura aussi voit ses vertus de fidélité
et de patience récompensées puisque, après douze années d'attente, elle est rejointe
par son cousin. L'enfant qui naît de cette réconciliation lui procure davantage de
stabilité et de bonheur.

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Il n'en va pas de même pour les autres "Dames", car chaque acte qu'elles posent
les frustre dans leurs espérances. La Femme-\\Ière qu'elles représentent et qui doi:
perpétuer la race a perdu son entrain et son charme, dévalorisée par l'inconsistance
et les mauvais traitements du mâle. Vieillissement du corps et mort précoces la Carac-
térisent. La forme possessive "Squire Petrick's Lady" et le diminutif "Anneta" du
prénom Anne déprécient cette dame, victime de la violence de son mari. Elle ne
jouit d'aucun titre de noblesse ("a plain burgher's daughter"), souffre d'hallucinations
et devient objet de haine. Quand l'histoire commence, elle fait déjà place (par sa
mort) à Petrick qui, en fait, en est le héros.Une existence aussi insignifiante est la
la vie insipide et courte de Lady Caroline avec son vieil homme. Elle se retrouve
seule, une veuve au coeur brisé par l'impitoyable indifférence de son fils qui la renie
à son tour, tout comme Lady Penelope désertée par ses "maris".Penelope est, au
départ, synonyme de perfection. Elle est non seulement la noblesse incarnée ("extraor-
dinary beauty", "of the purest descent", "a brave and buxom damsel, not easily put
ou" (pp. 330-31), mais aussi le symbole mythique de la fidélité conjugale par le nom
qu'elle porte et la réalisation de sa promesse d'épouser tour à tour trois galants homrres.
Pourtant, ses ressources s'épuisent dans l'échec de ses aventures amoureuses. Elle
perd tous ses amants quand le dernier (Sir William) avec qui elle a longuement atTendL
de refaire sa vie, la fuit comme le village. Abandonnée, injustement suspectée d'infidé-
lité et de meurtre à l'égard de Sir John Gale (son second mari), Penelope meurt de
chagrin après avoir donné naissance à un mort-né, fruit d'une peine perdue. Emmeline
Oldbourne (duchesse de Hamptonshire) est une autre terre fertile condamnée à rester
inculte ("lonely and insignificant as a mouse in a cell" (p. 342), le recteur Oldbourne
et le duc lui ayant interdit toute entrevue avec son amant Alwyn-Hill. Mais elle con-
tinue de pleurer cette séparation et de négliger le duc qui lui est imposé. Jaloux,
celui-ci s'emporte contre elle, la soupçonne d'entretenir des relations secrètes avec
Alwyn, et la torture pour le lui faire avouer. Emmeline, terrorisée, s'enfuit sur le

- 56 -
"Western Glory" pour rejoindre son amant à Boston, mais elle meurt de fièvre et
son corps est jeté dans le néant de la mer.
Toutes ces pertes prennent des proportions monstrueuses avec Barbara. Le châti-
ment que Uplandtowers lui inflige est des plus exemplaires et des plus désastreux.
Quand Edmond Willowes disparaît, défiguré par l'incendie, Barbara se résigne à retourner
dans les griffes du seigneur qu'elle redoute, mais ne peut se remettre de la fin tragique
de son idylle. Alors,Uplandtowers mutile la statue grandeur-nature d'Edmond pour
en faire une "figure allégorique de la Mort", puis la place dans la chambre de la dame
et la force à fixer l'objet trois nuits durant. L'horrible traitement lui permet d'obtenir
un serment d'amour et de fidélité, mais ruine la santé de Barbara: en neuf ans,
elle met au monde onze enfants dont seule une fille survivra, puis meurt névrosée
et épuisée par ses multiples grossesses. La mère. et le fils étant absents, on peut
se demander en quoi réside le salut de ce système aristocratique. En tout cas, il
n'est pas donné de compter sur le noble seigneur pour redresser cette situation déses-
pérée, car il ne répond plus à la traditionnelle idéalisation de la force masculine. Sa
virilité est démystifiée, et il assiste, vaincu, à la désagrégation de son environnement -
quand il n'y participe pas activement. De plus, l'héritier qui doit lui assurer une conti-
nuité est inexistant: mort, renié, ou dépossédé par un intrus. Il ne reste donc plus
à cet illustre personnage qu'un titre honorifique.
L'homme de A Group of Noble Dames se trouve en relation de disjonction avec
son objet-valeur "puissance". Son incapacité apparaît dans la décrépitude de son corps,
dans la stérilité, et dans la perte de sa dignité en même temps que de ses ressources
pécuniaires. Le cas de Uplandtowers paraît plus subtil, dans la mesure où c'est davantage
le penchant à l'annihilation du personnage qui est cause de sa destruction. Dès les
premières lignes du texte, Uplandtowers est désigné comme un idéaliste et une brute
incapable de conciliation:

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It Wa6 appœrently an ide.a, 'I.athe.'1. than a pa66ion, that iY!6pi.'l.e.d
LO'l.d Uplandtowe.H' te.60lve. to win he.'!. [Ba'l.bataJ [••• J. Hi.6 matu'l.e.d
and cynica.l dogge.dne.M at the. age. 06 nine.te.e.n, whe.n impul6e.
m06tly mle.6 ca.lculation, wa6 'I.e.ma'l.k.able., and might have. owe.d
it6 e.xi.6te.nce. a6 much to hi.6 6ucce.Mion to the. e.a'l.ldo m and it6
accompanying local honou'l.6 in chi.ldhood, a6 to the. 6ami.ly cha'l.acte.'1.
[•••J. Ve.te.'!.mination wa6 he.te.dita'l.Y in the. be.a'l.e.'I.6 06 that e.6cutchon
6Ome.time.6 60'1. good, 6Ome.time.6 60'1. e.vil.
(p. 248).
En mutilant horriblement la statut d'Edmond Willowes/ Adonis-Apollon-Phébus, il détruit
les dieux de la lumière, de la beauté et de l'amour parfaits, de l'harmonie des désirs.
Cette impassibilité devant le Beau et l'Idéal est renforcée par des fréquentations
stigmatisantes d'une part (son ami intime est un Drenghard, famille déchue), et par
un comportement auto-destructeur d'autre part: le texte lui attribue onze crimes
(Barbara et ses dix avortons) qui ne donn(~nt aucune lueur d'espoir de succession pour
Knollingwood Hall. C'est au niveau de cette régression que Uplandtowers rejoint
les autres protagonistes.
L'exemple de Squire Dornell est typique du processus de dégradation générale
auquel est astreinte la noblesse. Le personnage n'incarne plus la puissance du noble
seigneur, car il n'a pas de fils héritier et se trouve en perte d'autorité. Sa femme
a pris le commandement, inversant ainsi les rôles, grâce à ses richesses et à sa force
de caractère. Elle est la plus grande héritière du Wessex, et sa propriété (King's
Hintock Court) est sans commune mesure avec celle de son mari (Falls-Park)l. Faisant
de ce pouvoir une prépotence, Susan marie Betty a Reynard contre la volonté du
père et à son insu. Mis devant le fait accompli, Dornell s'évanouit en plein dîner,
(1) Lui-même quitte son domaine pour habiter chez sa femme, et admet son insignifiance: "his own unas-
suming liUle place at Falls" (p. 213). Le nom de la propriété pourrait évoquer ceUe médiocrité. En
effet, "Falls-Park" dénote la ruine: Fall/chute. La même interprétation se retrouve dans l'association
que Susan fait du domaine avec la rusticité (éloignement) et la déchéance (alcool) dans la description
du fiancé que son mari choisit pour leur fille: "some peUy gentleman who leaves down at that outlandish
place of yours, Falls-Park - one of your pot-companions' sons" (p. 212).

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puis se retire, loin de la risée des gens, dans sa résidence ou il s'adonne à l'alcool
au point d'y laisser sa dignité:
Ab a C.OIHe.que.nc.e. he. indulge.d ta.the.t 6te.e.llj in the. ple.abute. 06
the. table., be.c.ame. what wab c.a1le.d a thte.e. -bottle. man, and, in
hü wi6e.'b e.Mimation, le.M and le.M pte.be.ntabfe. to he.t poli.te. 6tie.ndb
6'1.Om town. (p. 213).
l
Bientôt, ses forces l'abandonnent et il meurt, terrassé par l'épreuve • C'est dans
cet état d'annihilation qu'on retrouve les autres protagonistes, frappés par une sénilité
générale. Après Dornell, Lord Quantock et Timothy Pet rick-père dont il ne reste
plus que des titres, ce sont Lord Icenway et le marquis de Stoneh'on,?,e qui voient
leur virilité mise en doute: ils sont de loin les aînés de leurs dames, et ne peuvent
les satisfaire s(~xuellement :
[...] the. Ladlj Ca'l.Oline. manie.d a noble.man - thz. Matquü 06 Stone.-
he.nge. - c.onbi.de.ta.bllj he.t be.niot, who wooe.d he.t long and phle.gma-
tic.aUIj. He. wab l'lot 'l.i.c.h, but bhe. he.M (t plac.id li6e. with him 60t
manlj lje.aH, though the.te. wab no c.hi.ld 06 the. maniage.. (p. 286).
Cette impuissance évid.~nte apparaît chez Icenway sous forme de stérilité. Le sujet
est affligé de ne pas pouvoir fa're de successeur et dt~ voir son héritage revenir à
un enfant qui n'est pas le sien:
AU will goto that doit 06 a c.oubm : [•••]. !'d 600ne.t be.e. mlj name. and
plac.e. at the. bottom 06 the. be.a. (p. 313)2.
(1) La ripaille, l'alcool, la drogue et l'évanouissement sont des marques de faiblesse et de dépravation qui, avec
l'insignifiance de la résidence, tendent li infirmer la virilité de Oorooll, quand elles ne le féminisent pas.
L'état de ce personnage rappelle celui de Barnet, également supplanté par sa femme ("Fellow- Townsmen").
(2) Son nom "Icenway" n'annonce-t-il pas déjà ce processus de déclination [ice-in-way] ? La glace ne signifie-
t-elle pas justement absence de chaleur caractéristique de la jeunesse et de la vie? Pareillement, la
cendre ("ash") dans le nom propre "Ashley" peut aussi suggérer l'extinction de la vie, dans la mesure où
elle a valeur résiduelle. A travers elle, c'est le Nom réduit à l'apparence/apparat :"Sir Ashley [_.] had a
certain distinction about him" (p. 290) (c'est nous qui soulignons).

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On ne peut pas, non plus, attendre de vertus procréatrices des hommes de "The
Lady Penelope". En effet, l'union de Penelope avec Sir George Drenghard, Sir John
Gale et Sir William Hervy se répète trois fois dans son caractère éphémère et infécond.
Elle engendre tout au plus un mort-né. Cela tient à l'état moribond même des per-
sonnages : Drenghard fait penser à "ivrogne" [drunk/hard] ; et George, le dernier
de la lignée, meurt de cette tare. John, aussi, bien que baronnet, ne fait plus figure
d'homme illustre, à cause de sa misérable demeure. Enfin, William s'exile,plein de
remords pour son injuste abandon de Penelope. Comme tous les autres, ils ne vivront
pas longtemps. Mais, si leur mort symbolise l'agonie du règne aristocratique, ce som
davantage les nouvelles "The Duchess of Hamptonshire" et "Anna, Lady Baxby" qui
donnent à lire le recul du pouvoir en tant que système. Le révérend Mr Oldbourne
et son vicaire Alwyn Hill qui incarnent l'ordre religieux, n'arrivent pas à se faire
valoir dans le comté. Ils sont supplantés par le duc qui, pourtant, n'est plus que l'om'xe
de lui-même. En réalité, Old-bourne est un veuf au visage austère que sa vieillesse
accable. Quant au jeune Alwyn dont la foi dans les principes religieux est solide,
il est évincé. Il s'exile à Boston où il démissionne de ses fonctions. D'autre part,
la reddition de Sherton Castle est le terme métaphorique du pouvoir royal que défenc
le général Baxby, et auquel va succéder l'institution parlementaire. l .
L'existence mouvementée de ces gens de bonne naissance, l'apparition d'un intru"
et la mort qui fait son entrée sont les indices d'une menace d'extinction. Ils permettent
de dire que, comme Wessex Tales, A Group of Noble Dames décrit un monde au bord
de la faillite. En effet, le statut de l'aristocrate, jadis illustre personnage, s'est dégré:dé,
tandis qu'un inconnu opère une dévastation dans le groupe. En enlevant sa fille, en
s'unissant à elle et en héritant impunément, il défie la noblesse en même temps qu'il
(1) "Anna, Lady Baxby" est un sujet historique qui évoque les guerres civiles de 1649 et 1688 opposant
le Parlement au Roi.

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souille sa pureté. La "fille-noble" se fait son complice en désirant un amour extérieur
à la communauté. Mais le rêve ne coïncide plus avec la réalité et, quand l'individu
ne meurt pas avec ses désirs inassouvis, il se prend à interroger son avenir incertain.
Au fond, l'amour (thème principal) n'est plus cette institution auréolée d'un culte
qui préside à la transmission de la vie. Au contraire, il est systématiquement voué
à l'échec, et devient tragiquement avilissant. Alors, des cris de détresse et de résigna-
tion se font entendre: "1 can live in England no longer. Life is as death to me here",
s'écrie Alwyn Hill (p. 342).
En résumé, A Group of Noble Dames complète Wessex Tales dans un même "vo-
lume" pour présenter, par la rupture d'une harmonie, la désintégration de la structure
rurale traditionnelle du Wessex, mais aussi l'impuissance à y remédier des paysans
et des propriétaires terriens qui forment cette société. Les personnages sont pris
de court; en fait, très peu ont compris comme Reynard que les temps sont révolus
et qu'il faut se réadapter :"The only constant attribute of life is change" (p. 241).
Ce caractère désastreux des événements revient dans le "volume" suivant: Life's
Little Ironies and A Change<! Man.
**

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CHAPITRE Il
LlFE'5 LITTLE IRONlE5 and A CHANGED MAN
ou LES CIRCONSTANCES DE LA TRAGEDIE
**
Deux recueils de vingt nouvelles forment le second "volume" de notre étude
sur Thomas Hardy, à savoir Life's Little Ironies (1894) et A Changed Man and Other
Tales (1913). Leur thème favori est encore la romance, dominée par un pressentiment
de malheur. Mais, cette fois-ci, ce ne sont plus les événements qui surprennent d'abord
le personnage. Celui-ci agit, aspire à quelque réussite d'ordre supérieur à la routine:
le pouvoir, les honneurs ou l'ascension sociale qui peuvent flatter son amour-propre.
Rivalité, séduction et influence sont mises en oeuvre pour réaliser ces programmes
aue le narrateur observe d'ailleurs d'un oeil critique: "a century wherein sordid
ambition is the master-passion that seems to take the time-honoured place of love"
(p. 86).
1 - Life's Little Ironies OU LA NATURE PERNICIEUSE
Life's Little Ironies contient huit textes dont A Few Crusted Characters, un
ensemble de neuf anecdotes. L'auteur a rassemblé ces récits autour de situations
ironiques, comme le suggère son titre collectif et sa note préliminaire:
06 the 60ilowing collection the 6iut, "An Imaginative Woman",
o'tiginalllj 6tood in Weuex Talu, but wa6 b'tOught into thio
voiume6 a6 being mOfe nea'tllj it6 place, tU'r.Yling a6 it doe6
upon a t'ticll 06 Natu'te, 60 to 6peak, a phlj6iC-al p006ibilitlj
that malj attach to wi6e 06 vivid imagining [...]. (p. 10).

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Pour mettre en exergue ces situations, il a conçu les nouvelles sur une base
conflictuelle associant deux forces incompatibles, ou simplement tenant isolés deux
éléments logiques. Le résultat est un vain désir, une force malicieuse s'évertuant
à déjouer les aspirations des personnages. Elle les réduit à l'absurde en provoquant
un désaccord entre ce qui est et ce qui devrait être. De ce point de vue, il est possible
de répartir les textes en trois groupes, en considérant les ambitions des personnages
dans leur ressemblance ou leur dissemblance, et A Few Crusted Characters comme
une même séquence à lire séparément.
"An Imaginative Woman", "The Son's Veto" et "For Conscience' Sake" opèrent
la disjonction de deux désirs complémentaires.
Ella Marchmill et Robert Trewe ("An Imaginative Woman") ont en commun
les traits caractéristiques de l'artiste solitaire. Tous deux souffrent désespérément
d'un manque d'affection, mais ne peuvent se rencontrer pour découvrir ce besoin
chez l'autre et le combler en liant éventuellement une amitié, de sorte que leur
désir reste inassouvi. Pourtant, tout est mis en oeuvre dans le texte pour que l'union
ait lieu. En effet, Robert est célibataire, et la vie conjugale d'Ella trouble. Poète
"en herbe", cette dame a des inclinations spirituelles, rêveuses et émotives ("a votary
of the muse"p. 12) qui la mettent en désaccord avec sa famille. Elle néglige ses
enfants et condamne en Mr Marchmill (armurier, homme pratique du monde des affaires)
la brutalité et la matérialité de la société qui empêchent le poète de "prendre son
essor". Ce dont elle rêve, en réalité, c'est un ami qui s'intéresse à son art ("1 wanted
a fuller appreciator, perhaps, rather than another lover -" (p. 32)). Aussi, se sent-elle
plus proche de Robert Trewe, poète dont elle apprécie l'oeuvre et occupe l'appartement
quand la famille passe ses vacances à Solentsea.

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Comme Ella, Robert mene une vIe marginale. Il est retiré des activités pratiques
de la vie courante, et le profane le trouve rêveur, solitaire, mélancolique, voire bizar~e.
Lui aussi espère vainement l'amour. C'est ce manque de tendresse féminine qui a
inspiré son dernier volume de poésie plutôt érotique et passionnée (Lyrics ta a Woman
Unknown) et qui, ajouté aux attaques virulentes des critiques littéraires, l'a poussé
au suicide:
Pe ~hapb had 1 been biebbed wi.th a mothe~, o~ a bi.bte~, o~
a 6emaie 6~i.end 06 anothe~ bO~t tende~ly devoted to me,
1 rni.Rht have thought i.t wo~th whi.ie to conti.nue my p~e~e;:~
exi.btence.. (p. 28).
Il ne3e doute pas un instant qu'une admiratrice l'a longuement et ,Jassionément poursuivi.
au mépris des devoirs conjugaux:
0, i.6 he had only known 06 me. [...l, i.6 1 had only once. met
hi.m - oniy once; and put my hand upon hi.b hot 60tehe.ad -
ki.Med hi.m - let hi.m Imow how 1 loved hi.m - that 1 wcuid
have bu66e.ted bhame and bcom, wouid have ii.ved and di.e,
60~ hi.m : Pethapb i.t wouid have baved hi.b dea~ li.6e : (p. 2-7).
Ainsi évoluent ces deux personnages, inconnus l'un de l'autre, toujours dans des espê.ces
différents et opposés. Quand Ella occupe l'habitation de Robert, celui-ci est ailleurs
("a Iittle cottage on the Island opposite" (p. 13». Il s'annonce à maintes reprises,
mais ne vient jamais. Ella prolonge vainement son séjour à Solentsea. Quand iJ retourne
finalement à son logis, la famille l'a déjà quitté. Enfin, le pseudonyme masculin de
"John Ivy" qu'emprunte Ella afin de s'affranchir des préjugés sociaux, contribue à
cet éloignement, car ni John Ivy, ni ses poèmes, ni sa correspondance ne passionnent

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vraiment Mr Trewe. C'est plutôt une compagne qu'il désire. Aussi, annule-t-il l'invitation
d'Ella une fois à la porte des Marchmill.
Finalement, la force ironique de ce texte réside dans le désaccord entre-le
réel et l'idéal. Le sort se joue de ce couple fictif de poètes en tenant à l'écart deux
tensions convergentes et en réalisant à leur insu leur désir de fusion, seulement après
leur mort. Il les mystifie dans l'identification de leurs goûts et de leurs aspirations,
décrit minutieusement ce qui devrait être (l'union et la conception d'un enfant des
poètes) et fait croire (à Mr Marchmill) que c'est précisément ce qui est: la ressemblance
entre Robert et l'enfant d'Ella ne suppose-t-elle pas l'infidélité d'Ella, surtout quand
elle est appuyée par une confession inachevée?
Then bhe did play me 6albe with that 6ellow at the lodgingb
Let me bee : the dateb - the 6econd week in Augubt •••
the thùd week in May ... Veb ••• yeb . ••• Get away, you
pOM litUe btat : Vou ate nothing to me! (p. 32, souligné
dans le texte).
Le rôle disjonctif que joue la "Nature" entre deux éléments semblables dans
"An Imaginative Woman" est tenu, dans "The Son's Veto", par le jeune Randolph qu'ani-
ment des principes aristocratiques. A la mort de son père (Mr Twycott), Randolph
s'oppose au projet de sa mère (Sophy) de se remarier au rustique Sam Hobson, malgré
la compatibilité des caractéres chez le couple. En effet, Sam et Sophy sont étrangers
à la ville et à sa culture, par leurs origines, leurs occupations, leur tempérament
et leur ambition. Ce sont des amis d'enfance originaires de la campagne. Cette nature
établit le point de convergence de leurs humeurs, puisqu'ils sont toujours présentés
en communion avec elle.

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Sophy incarne la rusticité par opposition au raffinement aristocratique de son
mari et de leur fils Randolph : "a child of nature herself" (p. 39). Elle est douce et
effacée ("a kitten-like, flexuous, tender creature" (p. 36», d'une innocence immaculée
("spotless character" (p. 37» et d'un caractère pragmatique:
She. bhowe.d a natufd aptitude. 60{ mue. dome.6tic. fe.6i.ne.me.ntb,
60 6af ab fe.late.d to thingb and manne.H ; but in what ib
c.aUe.d c.uitufe. bhe. wab le.M intuitive..
(p. 37).
Ses origines paysannes expliquent son ignorance des règles élémentaires de la grammaire,
et portent atteinte à l'orgueil de classe de Randolph. L'humiliation est à son comble
quand elle annonce son projet de mariage avec Sam Hobson. Randolph y oppose farou-
chement son "veto" en découvrant que Sam n'est pas un "gentleman" :
1 am abhame.d 06 you : It wW fwn me. : A mibe.'table. boo't
a c.hu'tl : a clown : It wW de.gtade. me. in the. e.ye.b 06 aU
the. ge.nUe.me.n 06 Engla.nd : (p. 45)1.
Il lui fait jurer sur la "Sainte Croix" et 1"'Autel" de ne point se marier sans son consen-
tement. C'est ainsi que Sophy est contrainte au cloisonnement, réduite à mener une
vie morne, soli taire, désoeuvrée et formaliste. Pour sauvegarder sa réputation de
"Lady", est doit se cacher pour sortir prendre l'air avec son amant, et prendre des
précautions avant de s'adresser à son fils présomptueux. Alors, elle se sent prisonnière
de son état et aspire à la simplicité de la campagne.
La campagne, objet de quête, est idéalisée de façon nostalgique ("dear old
(1) Remarquons que de pareilles considérations sociales avaient amené Twycott,
curé de Gaymead, à fuir la campagne pour la banlieue londonienne avec Sophy,
sa servante devenue sa femme: "Mr Twycott knew perfectly weil that he
had committed social suicide by this step". (p. 37).

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North Wessex" (p. 41)) à travers la rusticité de Samuel. Celui-ci est disposé à épouser
Sophy malgré son infirmité. Il travaille la terre, et n'est venu à la ville que dans
l'espoir de reconquérir son amie d'enfance. D'abord jardinier à Gaymead (leur village
nataI), puis marchand de légumes à Aldbrickham (chef-lieu du comté), il représente
l'élément naturel qui revitalise la ville en la ravitaillant de légumes frais. C'est ainsi
que son origine, associée à la beauté ("pretty village"), à la pureté, la fraîcheur et
l
la liberté, est valorisée au détriment de la ville
:
[ •••] the. c.ouple. [Sophy- Twyc.ott] 'I.e. move.d thithe.'I., abaYldoYlù!g
the.i.'l. p'l.e.tty C.OUYlt'l.Y home., with t'C.e.e.ô aYld ôh'l.Ubô aYld gle.be.,
60'l. a Yla'l.'l.OW, dUôty houôe. iYl a lOYlg, ôt'l.aight ôt'l.e.e.t, and
the.i.'l. 6i.Yle. pe.al 06 be.Uô 60'1. the. w'l.e.tc.he.de.ôt OYle.-toYlgue.d
dangou'l. that e.ve.'I. tO'l.tu'l.e.d mO'l.tai e.a'l.ô. (p. 37).
A travers la brutalité du fils, la ville opère dans le couple d'amants une tragique
aliénation de ce milieu naturel. En s'opposant à leurs projets d'union et de retour
à la terre natale, en reprenant à Sophy ses biens ("She was left with no control over
anything that had been her husband's beyond her modest personal income" (p. 38»,
elle les sèvre d'une source de vie. La mort de l'héroïne, qui en est la conséquence,
est aussi le terme d'une idylle avec la "nature" symbolisée par Sam et Gaymead.
"The Son's Veto" crée une impression d'illogisme et même de cynisme dans
l'observation obstinée d'un fossé infranchissable entre deux éléments de la même
espèce ("This pair, so wide apart, yet so near" (p. 38», et dans l'attribution sans
destinataire-de l'objet-valeur. En faisant de Sam un amant sincère, fidèle, et le plus
grand fruitier d'Aldbrickham, le texte indique de façon décevante à quel point Sophy
aurait pu être comblée si son idylle s'était réalisée. Comme par une ironie du sort,
(1) Le nom
du village évoque déjà cet état positif: Gaymead ou Gay-meadow,
n'est-ce pas l'éclat, la splendeur de la prairie?

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le retour à la terre natale qu'elle désire ardemment ne lui sera accordé qu'après
sa mort:
Ye.~, Sam. 1 long 6M home. - out home. ~ 1 6hould liRe. to
be. the.'le., and ne.ve.'l le.ave. d, and die. the.'le.. (p. 41, souligné
dans le texte).
Ce qu'elle n'a pu obtenir de son vivant, son corps inanimé le réalise
F'lOm the. 'la(iway-~tat(on a 6une.'lal p'lOee.Mion wa~ ~e.e.n
app'lOaehing : d paMe.d hü [Sam'~] dOM and we.nt out 06
the. town towa'ld~ the. village. 06 Gayme.ad. (p. 46).
"For Conscience' Sake" décrit aussi l'échec d'une union, en même temps qu'il
fait ressortir un autre paradoxe: la tentative de Mr Millborne de réparer une injustice.
acte noble en soi, est tenue en échec par la mesquinerie. Millborne est lié à Leonora
par une promesse de mariage et par leur fille illégitime, Frances. Mais, issu de noble
famille, il délaisse Leonora du fait de ses humbles origines. Poussé par le remords
et ses principes d"'honorabilité", il réapparaît vingt ans plus tard pour renouer avec
elle. C'est alors que son projet, en dévoilant son identité de mari et de père présumé
mort, outrage les bonnes moeurs. Il doit battre en retraite.
Leonora vit à Exonbury sous la fausse identité d'une veuve: Mrs Leonora Frankanc.
Avec l'aide de sa fille, elle donne des leçons de musique et de danse. Le déguisement
leur procure un bonheur certain, puisqu'elles prospèrent et acquièrent une position
sociale viable ("a typical and innocent pair" ; "blameless lives" (pp. 52 et 53». La
réconciliation avec le père ajoute à cette euphorie car, en ramenant les dames à

- 68 -
Londres, Millborne contribue à rapprocher le jeune couple que forme Frances avec
le révérend Percival Cope, et à facilité leur union rendue précaire par le commerce
des arts (taxé d'infamie en milieu féminin). Mais Percival a vite fait de tirer une
conséquence de ce rapport. Sa perception de traits communs entre Frances et Millborne
est la scandaleuse découverte de l' illégi timi té de sa fiancée. Aussi la déserte-t-il :
The. F'la.nl1.fu.nd6' pa6t had appate.nUy c.ontaine.d my6te.û.e.6,
and it did not c.oZnc.ide. with hi6 fudge.me.nt to many into
a 6amUy Wh06e. my6te.ty wa6 06 the. 60tt 6ugge.6te.d. (p. 57).
La famille jette le blâme sur Millborne ("the bringer of evil" (p. 60)) qui est contraint
d'abandonner les siens et de disparaître.
En comparant Mr Millborne à Antigone, le narrateur le représente comme le
symbole de l'abnégation, en même temp::; q.J'il annonce la chute du héros à la suite
l
d'une noble entreprise . En effet, comme Je personnage mythologique, le sujet désobéit
aux conseils de son ami (Doctor Bindon) de ne pas se rendre à Exonbury afin de reprendre
les relations avec sa famille délaissée, puis s'éclipse pour permettre le mariage de
sa fille. Ce faisant, il s'insurge contre les conventions et les règles qui lui interdisent
toute mésalliance, au nom de sa conscience (comme l'affiche le titre "For Conscience'
Sake"), et renonce à toute chance d'épanouissement personnel. L'exil sur le "Continent"
qu'il s'impose est aux antipodes de la sérénité recherchée dans la réconciliation ("to
recover my sense of being a man of honour" (p. 50)), puisqu'il le conduit à la déchéance
Millborne dissipe ses biens, sombre dans l'alcool et cesse du coup d'être un "gentleman" :
Oc.c.a.6ionally he. had to be. hdpe.d to hù, lodging6 by hù,
6Hvant 6wm the. Cucle. he. 6te.que.nte.d, thwugh having
(1) Antigone refuse d'abandonner son père (Oedipe) aveugle et désespéré, après la
révélation de son double crime contre son père et sa
mère. Elle l'entoure de ses
soins affectueux et l'accompagne jusqu'au sanctuaire des Euménides où il meurt
l'âme en paix. Revenue à Thèbes, elle désobéit aux ordres de Créon (l'Etat) en
faisant, sur son frère Polynice condamné, les gestes rituels des funérailles. Con-
damnée à mort à son tour, enfermée dans le tombeau familial, elle se pend.

- 69 -
imbibe.d a litUe tao muc.h liquot ta he able to take c.ate
06 himbeL6. But he. wab hatmlebb. and e.ven wheYl he had
be.eYl dÛYlkiYlg baid litUe.. (p. 61).
L'absurde prévaut encore dans "For Conscience'Sake" - dans le sens extensif
d'acte inopiné, qui contrarie les intentions et viole les règles de la logique. En résumé,
le mariage du jeune couple nécessite la dissolution de celui des parents. Il ne peut
être contracté que dans l'anonymat et, à la limite, dans l'illégitimité, c'est-à-dire
la non-reconnaissance d'une fille par son père. Paradoxalement, la réparation du crime
("to put a wrong right" (p. 50)) est punie.
Tandis que les trois premières nouvelles mettent en lumière la séparation de
deux éléments complémentaires, "A Tragedy of Two Ambitions", "On the Western
Circuit", "To Please his Wife" et "The Fiddler of the Reels", par contre, rapprochent
dans leurs discours les traits opposés ou les ambitions divergentes des personnages
pour mieux en faire ressortir le contraste.
liA Tragedy of Two Ambitions" dépeint un conflit irréconciliable entre Mr Halbo-
rough, père extravagant mais chaleureux, et ses fils Joshua, Cornelius, ascètes désireux
de se distinguer socialement, en dépit de leurs humbles origines. Le père et les enfants
entrent dans deux récits antagonistes mais qui convergent dans la tragédie de la mort
et de la désillusion. Le rôle du père est celui d'une dégradation. Le personnage débute
dans l'histoire comme un installateur de moulins déchu:
[•••] the millwight Halbo'[Ough, YlOW Mo'[(ng in the. bhed,
had been a thtiviYlg mabtet-mac.hiYlüt. (p. 64).

- 70 -
Sa description physique et morale est celle d'un gueux: alcoolique invétéré, il a dissipé
toutes les économies de sa femme, qui étaient destinées à assurer une solide éducation
aux-enfants. Il se laisse aller au jour le jour, et se trouve réduit à mendier pour subsister.
Cette conduite est stigmatisée par un environnement dépréciatif: le lieu de prédilection
du sujet est le bistrot ("The Cock-and-Bottle"), et ses fréquentations sont peu recom-
mandables. La bohémienne qu'il vient d'épouser est un stérétotype de mauvaise répu-
l
tation • On note qu'elle inspire l'obscénité et l'excès ("buxom", "taU gipsy-woman
wearing long brass ear-rings" (p. 68)). Ainsi, l'homme et la femme sont assemblés
dans une caricature de la démesure et de la légèreté. Il n'y a pas que leur aventure
sentimentale qui soit naïve:
She hefped me home 6wm matket one n<ght, and we came
ta tetm6, and 6t'tUc.k the batga<n. (p. 68).
De façon générale, leur comportement est des plus scandaleux.
Le manque d'éducation et de bonnes manières du couple offense la pudeur
et la bienséance à Founthall Theological College, lieu saint où Joshua est interne.
On les voit pénétrer dans la cathédrale, bras dessus bras dessous, sans s'être fait
annonce,- au préalable, Mr Millwright se montrant d'un grotesque achevé. Ses vêtements
sont grossiers ("a man in a fustian coat and a battered white hat with a much-ruffled
nap" (p. 68)). Lui-même est vulgaire dans son extraversion ("place his hand familiarly
on the sub-dean's shoulder" (p. 68)) et dans ses propos:
Bq Jeuq, hete'6 the vetlj c1uJ.p : WeU, IjOUrte a 6(ne 6ell.ow.
Jolo, l'levet ta 6end IjOUt 6athet a6 muc.h ab a tW<6t o'ba.c.c.q
(1) On lui accorde généralement une vie vagabonde et fainéante, sans loi ni souci
du lendemain.

- 71 -
on 6uc.h an oc.c.a6ion [•••l. Vammy, the. mio'e.66
You~ ote.p-
mothe.~ : (p. 68).
Les jurons qu'il profère ainsi sans retenue lui servent à narguer l' austéri té de l'établis-
sement ("A kind of house-of-correction apparently 7" (p. 68)). Son humour n'épargne
ni les autorités ni le séminariste:
Why, we.'ve. c.aUe.d to a61z ye. to C.Ome. wund and talze. pot-
fuc.lz with u6 at the. Coc.lz-and-BotUe. [•••l. By the. bye., who
wa6 that 6pindfe.-fe.gge.d, 6hoe.-buc.lzfe.d paHon 6e.Ue.~ we. me.t
by now ? He. 6e.e.me.d to thinlz we. 6houfd poioon him : (p. 69).
Enfin, Mr Halborough met le comble à la désinvolture en se faisant emprisonner pour
avoir défoncé des fenêtres à Founthall. Sa femme le quitte, et il finit, victime de
son alcoolisme, dans une rivière. En somme, il ne mérite pas d'être pris en considératio~.
Pour les enfants, ses effusions constituent un obstacle incompatible avec l'ascension
sociale qu'ils ambitionnent. On note effectivement qu'elles servent de repoussoir
à
l
leur détermination et à leur délicatesse . Le conflit se perçoit nettement dans
leurs références au personnage: elles sont chosificatrices et exclusives dans leur
forme elliptique ("that cursed, worthless -" (p. 67)) et impersonnelle ("he has called",
"he came to ask" (p. 68)).
L'action de Cornelius et de Joshua consiste à élaborer un programme ("plans",
"visions", "body of doctrine") d'''occultation'' d'un père aux humbles origines. Ils com-
mencent par s'imposer une discipline de fer (leur journée d'études débute à quatre
heures et demie du matin) et par changer de milieu. Ils quittent le village pour suivre
une formation d'instituteur, s'endettent pour envoyer leur soeur (Rosa) dans un internat
de grande renommée à Sandbourne, puis à Bruxelles, et la marient finalement au
(1) Halborough a quelque chose du clown shakespearien: il symbolise l'inversion
des nobles propriétés dans ses accoutrements, paroles et attitudes. A la majesté,
il substitue la drôlerie, le ridicule, l'irrévérence, la
défaite.

- 72 -
noble propriétaire terrien Albert Fellmer. Tandis que Cornelius devient instituteur,
Joshua continue à la faculté de théologie, lui prépare le terrain à Narrobourne où
il fait sensation, puis part dans une nouve~le paroisse. Là, il obtient l'attention des.
autorités religiew;es pour la promotion de Cornelius, et rêve de devenir lui-même
évêque. C'est ainsi, à force d'abnégation et de calcul, qu'ils se sortent de la misère
a laquelle les avait réduits leur père.
Pùu" s:~ maintenir au faîte de cette gloire incompatible avec leurs antécédents
("a small machinist's son" (p. 69)) autant qu'avec l'extravagance de Halborough ("fatal
drawback" (p. 69) ; "he ruins us ail :" (p. 79)), Joshua et Cornelius entreprennent
de se désolidariser de lui. Ainsi, ils en viennent à le cacher à la société, à le bannir
avec sa bohémienne au Canada, et à l'exclure du mariage de sa fille. Enfin, ils le
renient, en le regardant froidement se noyer dans l'étang, et en officiant à l'enterrement
d'un "inconnu" connu d'eux: "The Body of an Adult Male Person Unknown" (p. 82).
Cependant, la disparition du père n'entraîne pas pour autant l'épanouissement des
fils, et c'est à ce niveau 'lue réside l'intérêt du récit, que se comprend la double
dimension que lui donne le titre: "A Tragedy of Two Ambitions". En effet, la tragédie
de l'un va devenir la tragédie des autres. Par un renversement de situation, il se
trouve que l'objet "honte paternelle", dévalorisé par le sujet, lui est toujours conjoint.
Quand le père commet des infractions qui le font jeter en prison, c'est Joshua, respec-
table religieux, que les journeaux inculpent, par suite d'une erreur d'impression.
Halborough compromet davantage encore ses enfants en réussissant à leur faire absorber
de l'eau-de-vie, puis à les convaincre de leur illégitimité. Ainsi se retrouvent en eux
tous les principes qui l'ont mené à la déchéance: l'alcool, l'obscurité, la diffamation.
C'était cela son ambition: contrecarrer les prétentions des abstinents, honteux de
leur humble origine, afin de recouvrer sa dignité de père:

- 73 -
1 f<lle to talle my piac.e Ùl the 6am<ly, and 6tand upon my
'r<ght6, and fowe.'r people' 6 p'r<de : (p. 78).
Mais son entreprise, si elle aboutit, précipite également sa fin en dressant les enfants
contre lui.
La rivière reste, incontestablement, le point-clé du drame: lieu de crime mais
aussi de désillusionnement. La canne de peuplier de Mr Millwright qui a poussé au
bord de l'étang résume le tragique conflit en même temps qu'elle fait apparaître
la victoire paradoxale du père déchu:
F'Wm the 6edge 'r06e a 6t'ra<ght MUe 6dve'r-popia'r, and
<t wa6 the fe.ave6 06 thù 6apUng wh<c.h c.au6ed the 6üc.ke'i
06 wh<tene66. (p. 83).
L'arbre évoque un passé prospère mais entaché de crime, et augure un avenir incertain.
Mais il est d'abord le souvenir vivace d'un parricide. La double couleur de ses feuilles
(sombres du côté
extérieur, claires du côté tourné vers l'intérieur) contient une dualitÉ
renvoyant à deux états du sujet. D'après les légendes grecques, le peuplier est lié
aux Enfers, aux forces régressives de la nature, à la douleur. C'est la trajectoire
même du personnage dans le réCit, et à laquelle correspond la couleur sombre des
feuilles. Mais le blanc, la couleur argentée et la rectitude du tronc donnent une autre
dimension au jeune plan dans la nouvelle: la netteté de la conscience, la droiture
d'action de Halborough. Il gagne la sympathie du lecteur par son caractère inoffensif,
humble et chaleureux en contraste avec (et sans aucun doute préférable à) la passion
qui a déshumanisé ses fils pasteurs.

- 74 -
Encore adolescents, Joshua et Cornelius sont obsédés par la réussite ("am bi-
tions", "rise", "make
a good impression", "social prestige", "title", "position"),
marqués d'un air grave et d'une étroitesse d'esprit ("Iimited human sympathies",
"harsh faces;', "nervously formaI"). C'est dans une perspective satirique que le
texte fait de Joshua un guide, car l'écart est considérable entre sa folie des
grandeurs et la foi qu'il prêche ("The essence of Christianity is humility" (p.70».
Comme Josué, son homonyme biblique et chef des Hébreux après Moïse, il figure
le rôle de chef spirituel: il est pasteur et fils aîné!. Mais c'est plutôt au bien-
être social de la famille que veille l'ecclésiastique. Il est fermé à la charité,
et disposé à perdre des "âmes" pour sauver la "face". Il ne "donne" que dans
le cadre de la réalisation de son ambitieux programme: à sa soeur (Rosa) pour
l' Y intégrer; à son père pour le contraindre à y participer par la voie de l'exil.
L'assistance qu'il porte à son père est la liquidation (sous forme de chantage)
d'un opposant, puisqu'il la lui retire quand il ne remplit pas le contrat (""Not
a penny", said the younger firmly" (p. 69», et reste impassible devant sa noyade
Het [R06a'6] li6e and happineM, you know - Comeliu6 -
and YOU'l. 'l.eputation and mine - and out chance 06 ü6ing
togethe'1., aU thtee -. (p. 79).
En somme, Joshua ne perçoit l'Eglise qu'en termes de promotion sociale.
Ceci est, bien entendu, un réquisitoire non seulement contre lui, mais surtout
contre la société et l'Institution elle-même, qui en permettent un mauvais usage
T 0 6ucceed in the Chutch, people muM believe in you,
Mut 06 aU, a6 a. gentleman, 6econdly a6 a. man 06 metul6,
thi'l.dly a6 a. 6cltola.'l, 60utthly a6 a pteachu, M6thly,
pe'1.hapb, ab a. Ch'li.!>tian - but alwaJjb 6Ù6t ab a gentleman,
L'attitude passive de Cornelius est aussi complice de cette tragédie. En fait,
de tous les enfants de HalborDugh, seule Rosa qui accepte son père est qualifiée
positivement. Son nom, symbolique d'une certaine candeur, s'accorde bien
avec son comportement.

- 75 -
w<th aU the.ü he.a~t and bout and bt~e.ngth. (p. 69).
La paroisse conquise à ses sermons ronflants ne s'appelle-t-elle pas Narrobourne,
manifestation d'une étroitesse d'esprit [Narrow-bourneJ et d'apathie ("steeped
in indifferentism" (p. 70». Ainsi, pour la troisième fois (après "The Son's Veto"
et "For Conscience'Sake"), l'Eglise se trouve impliquée dans Je recueil Life's
Little Ironies. Mais, à la différence de ces nouvelles, "A Tragedy of Two Ambitions"
fait le constat de l'échec que le pasteur subit de par sa vanité. La sagesse qu'il
tire de son erreur est explicitée:
T0 have. endlned the. C.Wbb, de.&pi!>ing the. bhame. - the. ~e.
fu./j g~e.atne.bb ~ (p. 8'+, souligné dans le texte)l.
Ce thème de la vanité et de l'ambition revient dans "On the Western Circuit".
L'enjeu, par contre, est d'ordre sentimental.
"On the Western Circuit" joue sur le mauvais assortiment du couple, à
partir du contraste entre l'innocence de la campagne et le comportement maniéré
de la ville. Le texte est la superposition de deux énoncés d'états disjoints: comme
la mésalliance entre Miss Edith White et Mr Harnham qu'elle répète, l'aventure
romantique entre la petite paysanne Anna et le jeune citadin Charles Bradford
Raye est condamnée au désastre.
Harnham, riche négociant en vins à Melchester et sa femme Edith qui
vient de la "Grande Plaine" du Mid-Wessex, forment un couple qui ne s'accorde
(1) Hébreux 12 : 1-2. Oe façon significative, cet Epitre ouvre et referme la nouvelle
(pp. 62 et 84). Parmi les préceptes qu'il enseigne, se trouvent l'humilité et la
persévérance au milieu des épreuves que les préoccupations matérielles de Joshua
baffouent invariablement.

- 76 -
ni par l'âge, ni par le milieu d'appartenance ou les goûts. Autant Harnham trouve
sa femme irritante, autant Edith ne l'aime pas. Le mariage est un "pis aller"
pour elle. Elle n'est venue à Harnham (plus âgé qu'elle) que parce qu'elle vieil-
lissait et ne trouvait pas de meilleur parti. On comprend que les désirs de l'un
divergent de ceux de l'autre:
"1 want to bel'. the 6aù", bhe Mid ; "and 1 am going
to loofl 60f Anna [•••]. Wi.ll tjou Qome wi.th me ?"
"Oh, bhe'b aU ûght [•••]. But l'li go i6 tjou Wibh, though
l'd MthH go a hundfed mileb the othH watj". (p. 90).
L'expérience sentimentale d'Edith est une frustration. Elle n'a pas d'enfants
ni d'amis, à part Anna qu'elle a tirée de la campagne pour la civiliser au contact
de la ville.
Anna présente des similitudes avec sa maîtresse qui l'héberge, la protège
et l'emploi comme femme de ménage, par ses origines sociales, la légèreté qu'elle
observera dans son alliance avec Charles Raye et J'amère désillusion qui en décou-
lera. Il Y a à peine un mois qu'elle est arrivée à Melchester, en provenance de
la "Grande Plaine" où elle a été élevée, trop loin de la ville pour avoir pu béné-
ficier d'une éducation scolaire. Aussi est-elle fortement caractérisée par l'inno-
cence et la rusticité. Elle symbolise l'être dans l'état de nature brute ("fascina-
ting chi Id of nature", "pink and breezy", "artless creature", "trusting girl", "too
unreserved - by nature"). On la voit se fier à tout le monde et interpréter tout
service qui lui est rendu comme relevant nécessairement de la bonté ou d'une
galanterie désintéressée. Sa candeur attise la convoitise, et elle est vite séduite
par la ville.

- 77 -
La ville, c'est Melchester, mais aussi Londres qu'incarne Charles, jeune,
beau et galant avocat en mission dans {'Ouest. Son apparition participe de la
fascination que la ville exerce sur Anna. De fille pudique et désiré.e, celle-ci
devient une femme active et désireuse. Mais sa séduction est synonyme de dé-
naturation : elle perd sa pureté dans la pratique de l'amour ("kiss", "pregnant")
et la tricherie:
Anna ioolzed attw.c.tive in the bOmewhat 6abhionaMe
dotheb whic.h MH Ha~nham had hefped he~ to bUIj,
though not quite AD a.ttf.a.c.ti.ve ab, an i.nnoc.ent c.hiid,
bhe had appea~ed in he~ c.ount~1j gown on the bac.1z
06 the wooden hOHe at Meic.hebte~ Faù. (p. 102).
Pour conquérir Charles, Anna mêle la supercherie aux sentiments dans sa corres-
pondance avec lui. Elle instaure Edith comme scribe afin de masquer sa rusticité
("She could neither read nor write" (p. 95)). Mrs Harnham, soucieuse de J'intégration
sociale de sa "protégée", conseille, suggère, puis prend des initiatives en sa présence
ou en son absence, tout en imprégnant le courrier de son expérience amoureuse
et de ses fantasmes de dame frustrée.
La machination aboutit, puisque le destinataire est séduit, dévoile son identité
et envisage le mariage. Ainsi, Anna passe de l'état "nature" présumé négatif
à l'état valorisé "culture" où elle est qualifiée de "trésor", "tendre philosophe"
et "poétesse" :
[...1he 60und het a.ppa.tentiy c.a.pa.bie 06 exp~e!>!>i.ng the
deepebt benbi.bilitieb in the bi.mpiebt Watdb [••.1.

- 78 -
She 6eem6 6aidy educ.ated", MiM Raye ob6e.-rved. "And
bfi.ght in ide.M. she. e.xp-re.Me.d he.t6ei6 with a ta6te that
mU6t be. innate.. (p. 100).
Que la substitution soit découverte seulement après le mariage n'est pas surprenant.
Les figures du discours sélectionnent les "contraintes" du mariage ("safely tied
up", "chained") comme élément de base de la manoeuvre:
"0, mi6'eM, de.a-r mib'eM-plea6e. don't teU lrim now ~"
c.-rie.d Anna in di6t-reM. "16 you we.-re ta do d, pe-rhap6
he. would nat maHY me. [ •••]". (p. 101).
La performance requise étant factice, l'action conserve son caractère polémique
et aboutit à la dysphorie: résignation, infidélité et distanciation. Charles transfère
son affection sur le sujet compétent (Edith), contemple son courrier, lui fait
une déclaration d'amour et flirte avec elle alors que son mariage avec Anna
vient juste d'être célébré: "5he put up her mouth, and he kissed her long" (p.
lO5) . En revanche, il ne perçoit en sa femme qu'une charge émotionnelle et
sociale:
L..] be.6a-re. hi6 e.ye6 he beheld a6 it we-re a galley, in
whic.h he, the 6a6tidioU6 ufban wa6 chained ta wOfk
6o! the. femai-ndef 06 hib fi6e, with he.-r, the uniettefed
pea6ant, chained to 6ide.(p. 105).
La distance qu'il observe à son égard pendant le voyage de noce
dit encore
son rejet de cette alliance :

- 79 -
[•••] Anna and he.t hU6band we.'te. 6iWng at the oppoMte
window& 06 a 6e.cond-da66 caHiage. which 6pe.d ta Knd-
t6e.a [.••]. (p. 106).
Une méchante moquerie de la nature est perceptible dans la mésalliance
de ce jeune couple. En apportant son aide à leur roman, Edith condamne deux
êtres aux traits inégaux à une vie aussi misérable que la sienne avec Harnham.
Ainsi, l'amour, une fois de plus, se transforme en aversion tragique. Anna est
dévalorisée dans la tricherie, tandis que Charles est ruiné dans un amour non-
désiré qui se réalise malgré lui.
"To Please His Wife" partage avec "On the Western Circuit" le thème de l'échec
dans le mariage. La cause reste l'excès de désir, mais l'ambition porte ici la
marque négative de la convoitise. Le désir ardent de Joanna Phippard de supplanter
socialement son amie Emily Hanning lui fait perdre toute sa famille et ses biens,
et la précipite dans l'abîme de la folie. Il contraste avec l'innocence d'Emily
et de Shadrach Jolliffe par son caractère dévastateur. C'est sur cette antinomie
du bien et du mal qu'est construit le texte.
Jolliffe est investi de valeurs positives: simplicité, abnégation et savoir-faire
le définissent. Son zèle lui a valu de devenir capitaine et propriétaire d'un petit
bateau de pêche, mais il ne cherche pas pour autant à tirer vanité de ce succès.
On remarque plutôt qu'il se désintéresse des richesses matérielles, heureux de
ses activités maritimes:
Not that 1 CUte. a Wpe.'6 e.nd about mafûng a 6o'ttune. [.•.].

- 80 -
l am happy e.nough, and we. c.an 'tub on bD me.how. (p. 114).
Cette absence de prétention se lit également dans ses rapports sociaux, p~utôt
pétris d'humanisme et de droiture:
Shad'tac.h wab a 'te.iigioub and bc.'tup:tfoUb man, who 'te.bpe.c.te.d
hib wo'td ab hib fi.6e.. (p. 112).
Mais elle fait de lui une proie facile dans les mains de la rusée Joanna. Quand
Joanna fait semblant de souffrir d'amour pour lui, il abandonne Emily dont le
caractère épouse à merveille le sien, afin de la consoler. Il se soumet à ses caprices
et lui sacrifie volontairement ses propres intérêts, dans le but de lui plaire: "Jol-
liffe agreed with her, in this as in everything else" (p. 114) . C'est de ce dévouement
désintéréssé que le texte tire son titre ("To Please His Wife") et que le marin
périt.
Sur le plan sentimental, le texte dit l"'indifférence" de Joanna: "She had
never passionately loved her husband (p. 113). L'amour ne vaut pour elle que
par le statut social qu'il confère ("success", "fortune", "wealth", "profit", "dignity",
"triumph"), et ne poursuit qu'un but: rivaliser avec Emily; d'où la nécessiter
de s'identifier avec la rivale: contracter mariage, faire du commerce et habiter
"High Street", comme Emily. La préoccupation de Joanna explique son air grave
("said bitterly", "moved sadly about the house and shop"), en contraste avec la
jovialité du mari: "he said cheerfully", "good-humouredly" . Elle se traduit en
termes absolus ("green envy", "out of pure covetousness") et par des comparatifs
de supériorité dénotant l'avidité et la thésaurisation rapide: "to marry higher ;

- 81 -
"to get richer", (pp. 111-115). C'est ainsi que Shadrack devient l'instrument
des ambitions de Joanna : il est transformé en commerçant puis en "chasseur
d'or" à Newfoundland où il périt avec ses deux enfants.
Cette mort signifie aussi la fin de Joanna, puisque le bateau de pêche
conçu pour la réalisation du projet, et qui a englouti toute la fortune de la famille,
disparaît en même temps que l'équipage. En conséquence, Joanna devient une
sorte de ruine humaine. La perte économique s'accompagne d'une dégradation
physique et mentale:
HH haù gml}e.d and white.ne.d, de.e.p line.6 c.hanne.Ue.d
he.~ 6o~e.he.ad, and he.~ 6Mm g~e.w gaunt and 6toop<ng. (p. 121).
Les actes de l'héroïne relèvent de l'égarement, dans la mesure où elle peut encore
entendre les pas et les voix d'une famille logiquement disparue. Le chagrin ("apathy",
"Ioneliness", "grief"), l'inconscience du nudisme ("half-dressed") et l' hallucination
("The visionary forms") décrivent chez elle un état final de dépression nerveuse.
Notons que ce récit de perte côtoie rigoureusement l'ascension sociale d'Emily
avec qui Joanna rivalise.
Partie d'une situation de manque avec la privation de son amant Jolliffe
et sa pauvreté à Sloop Lane, Emily voit son rôle thématique se charger progres-
sivement d'états euphoriques depuis son mariage avec Mr Lester, riche marchand
de la ville:
L•••] Emal} de.da~e.d that 6he. had ne.ve.~ 6UPP06e.d that
6he. c.outd t<ve. to be. 60 happy. (p. 113).

- 82 -
En changeant de lieu, elle change de statut social. En effet, "Sloop Lane", lieu
d'habitation première et de commerce, connote la bassesse par sa ressemblance
graphique avec "Stoop", par son association à la petitesse ("Lane", "little cross-
street") et à l'obscurité: la papeterie qui fait vivre le personnage est située
au-dessous du niveau du trottoir, et les clients y sont rares. En revanche, High
Street où Emily emménage est valorisé comme le siège de la puissance et de
la gloire. Le lieu marque une certaine qualité par sa grandeur ("Hight Street",
"mansion") et par le genre de société qui le fréquente: "the gent lest people of
the town and neighbourhood" • Il est synonyme de richesse avec l'évolution positive
du personnage: Emily a une gouvernante à présent, et connaît l'oisiveté de la
noblesse. Ses enfants grandissent et prospèrent, tandis que ceux de Joanna dispa-
raissent et que ses affaires périclitent: "Her shop had, as it were, eaten itself
hollow" (p. 121). Par cette opposition frappante, High Street (qui rassemble les
protagonistes) se donne à voir comme un espace conflictuel.
Le domaine des Lester se dresse en contraste avec la pauvreté de la rivale
Joanna ("this dismal place"), avec pour effet de faire miroiter ses richesses à
ses yeux ("the big brick house opposite was reflecting the oppressive sun's heat
into the shop" (p. 114», puis de la résorber, inscrivant par là un renversement
de situation: l'individu qui veut éclipser son entourage est réduit à vivre de
sa charité:
[•••] Joanna c.ouid not a660~d to pay the. ~e.nt 06 the.
bhop and hOUbe. without an inc.ome.. she. [...] 'le.luc.tantly
c.onbe.nte.d to ac.c.e.pt the. abylum 06 the. Le.bte.'lb' hOUbe..
(p. 121).

- 83 -
Dès lors, "To Please His Wife" apparaît comme l'élévation de l'humilité et l'abais-
sement de l'orgueil. La caractérisation nous mène à la même déduction, car
il est possible, par association du rôle actantiel et du portrait physique, d'asseoir
Emily comme la "mesure", et Joanna comme l"'excès" :
"The little one i6 Emay Hal1l1il1g ; the toJ1 one Joal1l1a
Phippa'td [...l".
"Emily, you dOl1't Izl10W me. ?" Mid the. MilO'1., tu'tl1il1g
hi.A beaming btown €!.JjeA 011 he.'t.
"1 thil1lz 1 do, M't JoW66e.", Mid Emily Ahqbj.
The. othe.'t gùllooked Ahai.ght at him with hu dattz.
€!.JjeA.
(p. 108).
On remarque que la petitesse d'Emily et sa timidité font bien ressortir sa modestie
et la sensibilité de son âme de riche Dame ("1 want to help and soothe you, Joanna"),
mais que la grandeur physique de Joanna, son regard froid et dévorant se confondent
avec son orgueil et sa cupidité. Ces "valeurs" du personnage tranchent sur l'effa-
cement et la jovialité du couple bien assorti Jolliffe-Emily dont elles annihilent
le projet de mariage, et donnent une connotation péjorative au suffixe de déri-
vat ion populaire du nom Phipp-ard.
On retrouve le même contraste entre )' Innocence et la force malicieuse,
entre le gentil personnage et le séduisant "vilain" dans "The Fiddler of the Reels".
L'esprit malin qu'incarne Mop Ollamoor, violoniste satanique, ne s'oppose pas
seulement à la simplicité rustique que partage le couple de fiancés Car'line Aspent
et Ned Hipcroft ; il la corrompt aussi en s' interposant entre les amants.

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Mop est un personnage composite et énigmatique. Son identité ("Wat Ollamoor-
if that were his real name" (p. 123» et ses orIgines ("coming from nobody knew
where" (pp. 123-24» sont aussi indéfinissables que ses activités qui cumulent
les extrêmes et les contradictions: musicien en pratique, chirurgien vétérinaire
en théorie, écoeurant par son extravagance et sirène au charme fatal à ses heures:
Many a wo tthy vWage. t e.n vie.d him hib po we.t 0 Ve.'/:
unMphibtic.ate.d maide.nhood a powe.'1 whic.h M!.e.me.d
Mme.t{me.b to have. a touc.h 06 the. wei'l:d and w<za'1diy
iYl d. (p. 124).
Ce pouvoir magique est un signe maléfique, car il menace la cohésion de la com-
munauté rustique que représente le couple. Mop ruine leurs fiançailles en séduisant
Car'line. Il lui fait un enfant, la livre à elle-même en disparaissant, puis réapparaît
pour enlever l'enfant avant de s'éclipser définitivement.
A l'opposé de la silhouette fugitive, problématique et perverse de Mop,
se trouve la nature stable et innocente du couple :l'gentle and simple" (p. 123).
Leur culture est repérable: "Both being country born and bred" (p. 133) . C'est
cette unité qui lie Ned à la communauté villageoise et détermine son comportement
honnête artisan qui se suffit et n'a rien d'un séducteur rusé. Elle se retrouve
dans la constance de son amour pour Car' line. Malgré les hésitations de celle-ci
("her hot-and-cold treatment of him") et son inconduite scandaleuse avec Mop
dont Carry est le fruit, Ned reste fidèle à leurs fiançailles ("time could not efface
from his heart the image of litt le Car'line Aspent" (p. 128», et accepte de la
reprendre avec sa fille illégitime. Son comportement est celui d'un sage et modeste

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paysan: "Measured and methodical in his ways, he [...] was having "a good think""
(p. 128) . Ce sont ces mêmes traits, caractéristiques du milieu pastoral, qu'il
retrouve en Car'line, et qui expliquent son attachement: "he would marry her,
knowing what a good little woman she was at the core". (p. 129).
Mais cette vie paisible à laquelle le couple aspire est désormais compromise
par la présence néfaste de Wat Ollamoor, que ce soit à la campagne ou à la
ville. La séduction d;abolique de Wat réduit Ned à l'exil, en le privant de sa
co:npagne qui voit aussi sa nature primitive transformée en ambition. En effet,
depuis sa rencontre avec le violoniste, Car' line est portée à enfreindre les lois
mo·.-ales, à céder à la tentation de briller et de ruser avec Ned, se rapprochant
ainSI d'Anna, ambitieuse et sournoise paysanne de "On the Western Circuit".
Pour renouer avec Ned qu'elle a trompé, Car'line utilise le même moyen fallacieux
de communication à distance. Comme dans le cas d'Anna, la lettre est un aveu
incomplet: elle cache une faiblesse (l'infidélité dont Carry est le symbole), donne
une image parfaite de la femme ("5he would [.•.] be a tender litt le wife to him
till her life's end" (p. 128) et lui obtient la promesse de mariage désiré: "he
was pleased with her straight-forward frankness" (p. 129) . La supercherie consiste
toujours à dissuader l'amant de renvoyer la fiancée en le mettant devant le fait
accompli. Ainsi, Hipcroft, pétri d'humanisme, prend en pitié Car'line et Carry
après leur long et harassant voyage de 5tickleford à Londres. Cette tricherie
et l'air hautain de l'héroïne laissent des doutes sur sa sincérité. lis donnent plutôt
à croire que le but recherché, en rétablissant le contact avec Ned, est d'améliorer
sa situation sociale et de poursuivre Mop à Londres. Mais ils s'expliquent aussi
bien par l'influence du violoniste.

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Edward Hipcroft et Car' line Aspent provoquent une situation humoristique
par la contrariété à laquelle la présence maléfique de Mop soumet leur simplicité
rustique. Leur- réaction
est souvent un enchaînement de propositions contradictoires.
D'une part, Car'line rejette son fiancé et part à l'aventure avec Mop. Elle lui
revient quand l'artiste lui échappe et que ses besoins d'intégration sociale se
font sentir, mais dansera quand même au son du violon de Mop chaque fois qu'il
réapparaîtra. Elle ne désapprouvera pas non plus l'enlèvement de Carry, comme
heureuse de lui avoir laisser quelque chose d'elle-même. D'autre part, Ned est
tout autant affecté par l'intrusion de Carry que par sa disparitiolJ. Il paraît ainsi
beaucoup plus préoccupé de son sort que ses parents ne le sont: "That rascal's
torturing her to maintain him :" (p. 138) . Toutefois, son drame et celui des autres
protagonistes est quelque peu atténué par l'atmosphère bouffonne de A Few Crusted
Characters. En effet, ce recueil paraît plus divertissant par rapport à l'ensemble
des nouvelles de Life's Little Ironies, à cause de l'aspect comique de la représen-
tation. Celle-ci présente des similitudes avec A Group of Noble Dames, où le
cadre du récit est fortement oral et bénéficie de la participation d'un auditoire.
A Few Crusted Characters comporte neuf histoires racontées par une douzaine
d'habitants de Longpuddle à un des leurs, John Lackland, qui avait émigré avec
sa famille à l'âge de onze ans, trente cinq ans auparavant. Comme dans A Group
of Noble Darnes, les informateurs se connaissent tous, et sont à la fois conteurs
et auditeurs. L'atmosphère locale qu'ils recréent sur un ton détaché est faite
de scènes plaisantes et de détails pittoresques. Le lecteur voit des passagers
prendre la voiture de la ville à Longpuddle sans trahir le moindre sentiment
d'un besoin pressant. Il s'attend donc à une conversation familière agrémentée

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des petits événements anodins du train-train quotidien, comme le retard du vicaIre
il s'en est fallu de peu qu'on ['oublie.Mais quand un étranger fait son apparition
et demande des nouvelles de Longpuddle, on se prépare à un éventuel renversement
.
.
1
de sltuatlOn .
Les nouvelles A Few Crusted Characters sont une reponse a une question
'1...] to discover what Longpuddle is looking like, and who is living there" (p. 142).
L'information est essentielle, puisque d'elle dépend une ~cision capitale: s'instal-
1er sur sa terre natale ou renoncer à le faire:
[ •••] 1 ha.ve. c.ome. ba.dz to the. oid pia.c.e., hav{ng nouù6hed
a thought - not a deMnde. intention, but jU6t a thaugl1t -
that 1 6hould fike ta ~etum he ~e. {n a lje.a~ o~ two, ta
6pe.nd the. ~e.ma{nde.~ 06 mlj do..lj6. (p. 142).
Ainsi naissent les anecdotes, à partir de la curiosité de l'étranger. A l'exemple
de A Group of Noble Dames, elles jouissent du même cadre spatio-temporel
qui leur sert de point commun. Elles sont narrées au même moment (lia Saturday
afternoon of blue and yellow autumn-time"), à partir d'un même lieu ("the carricr's
van"), autour de la même activité ("the journey"), et concernent toutes un même
objet: Longpuddle, là même où se dirige la diligence.
Une autre notion d'espace sert ingénieusement de transition entre la situatior.
présente qu'est le voyage et le premier texte: "Tony Kytes, The Arch-Deceiver".
L'essentiel de cette histoire se déroule dans le même véhicule qui avait transporté
à Casterbridge les Lackland au cours de leur émigration, à travers les mêmes
(1) C'est aussi le point de vue de Richard C. Carpenter. Nous avons trouvé fort
éclairante la "lecture" qu'il propose de ce recueil: "How ta Read A F"ew
Crusted Characters", dans "oeuvre de Kramer Dale, Crilical Approaches
to the Fiction of Thomas Hardy (London: Macmillan Press Ltd, 1970), pp. 155-71.

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paysages que parcourt actuellement la diligence de Burthen. Tony Ky tes, beau
garçon et coureur de jupons, ne peut se contenter de sa fiancée, personnage
- valorisé pourtant par un nom dénotant une abondance de ressources (Richards)
et par des qualifications positives: "a nice, light, small tender little thing" (p. 143).
En conséquence, il se retrouve un jour avec ses trois amies: Uni ty Sallet, Milly
Richards et Hanna Jolliver. Sa légèreté et son ambition de les courtiser toutes
à la fois, dans la même diligence, scandalisent Longpuddle et créent un comique
de situation quand il est pris à son propre jeu d'amour sans discernement. Par
courtoisie et par souci de plaire à toutes, il fait fit de leur présence rivale,
offre de les conduire à leurs domiciles et leur fait successivement des promesses
et des révérences :
"dea'lebt Unitlj".
(p. 144).
"MIj dea'l Milly-mtj coming wi6e".
(p. 145).
"Mtj bweet Hannah ~". (p. 146).
Tony donne ainsi à chacune l'occasion de lui faire une demande de mariage.
Pour se tirer d'affaire, il recourt à une sournoiserie espiègle ("as mild as he
cou Id", "in a whisper", "Iow ta1k"), au mensonge et parfois au chantage.
Now, dea'lebt Unitlj [.••1, will IjOU lie down in the bacll
r:xat 06 the waggon [•••1 tW MWIj hab paMed ? [ •••1.
Vo ~ - and l'U think ove'l what we've baid, and pe'lhapb
l bhaU put a lov{ng quebtion to Ijou a6te'l aU, inbtead
06 to Mi1I.tj. 'riM't t'lue that it Ù, aU ~ettled between
he'! and me.
(p. 144).

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La farce atteint son paroxisme quand Tony s'arrête pour demander conseil
a son père, que le cheval s'emballe et déverse sa charge de trois jeunes filles
sur le chemin, le forçant à choisir. Elle contient en filigrane une pointe d'ironie
dans le dénouement où la fille la moins exigeante (Milly) obtient ce à quoi les
deux autres aspirent elles aussi. Unit y et Hannah se retrouvent dans une situation
telle qu'elles refusent à contre-coeur ce qu'elles désirent. L'humiliation, la présence
de témoins tels que le père d'Hannah, l'écorchure qui marque la face de cette
jeune fille sont autant de signes qui portent atteinte à leur réputation et les
amènent à renoncer. L'humble acceptation de Milly et le mariage qui s'ensuit
concluent heureusement cette romantique bouffonnerie.
"The History of the Hardcomes" entretient avec "Tony Ky tes ..•" un rapport
de causalité. L'histoire prend sa source dans le cadre spatio-temporel du texte
précédent. Elle débute avec le mariage de Tony et Milly auquel ont assisté les
protagonistes et qui est à l'origine de leurs tribulations: "And that party was
the cause of a very curious change in some other people's affairs" (p. 150). L'aven-
ture sentimentale qui en est le thème (et qui est un autre point commun au:;;
deux textes) se complique aussi dans son caractère ambitieux. La soudaine décision
par deux couples de changer de partenaires pour la vie est encore un revirement
romantique qui n'augure rien de bon.
Les Hardcome sont deux cousins germains, petits fermiers lancés dans
les affaires. Steve est fiancé avec Olive Pawle et s'accorde bien avec elle:
"they were of a more bustling nature, fond of rackE ting about" (p. 152). De leur
côté, James et Emily Darth s'entendent à merveille: "both [ ••.] were gent le,
nice-minded, in-door people, fond of a quiet life" (p. 152). Comme on le remarque,

- 90 -
ces deux couples diffèrent nettement par leurs goûts et leurs comportements
distincts. Dès lors, la décision prise d'un commun accord par les cousins d'échanger
leurs fiancées ne peut ~tre qu'une légèreté qui s'accorde, d'ailleurs, avec la folie
de Tony Ky tes. Mais, si les actes de Tony sont motivés par un caractère essentiel-
lement espiègle et ambitieux, ceux des Hardcome, par contre, accusent un sujet
manipulateur extérieur : l'enivrement des réjouissances ("a li having been done
under the hot excitement of that evening's dancing" (p. 153» et la nature extrava-
de Tony: "it really seemed as if his character had infested us that night" (p. 155).
Tous ces comportements transgressent des codes: j'attitude de Tony est interprétée
comme un manquement à une axiologie, en tant que relation anormale exclue
par une culture. En revanche, celle des Hardcome est davantage un défi ("to
marry crosswise") au bon sens, à la Nature: "straight, as was planned by Nature,
and as they had fallen in love" (p. 153). Elle se trouve conséquemment vouée
a l'échec, à l'exemple de la première.
Les goûts tels qu'ils sont partagés par les couples originaux remontent
naturellement à la surface, à Budmouth-Regis où ils sont venus passer leurs vacances.
Stephen et Olive s'accordent pour faire une promenade en canot sur la baie et
s'y noient. Leur tragédie apparaît comme une mise en garde contre la violation
des lois cosmiques, puisqu'il s'opère un retour à la situation première quand James
retrouve son Emily: "the marriage proved in every respect a happy one" (p.
159).
Le bonheur ne semble donc accessible que dans le r<spect de cet ordre universel
immuable. Remarquons la facilité déconcertante av( c laquelle ce conte à "caractère
érotique"l glisse dans la mélancolie. Il s'effectue un tournant décisif dans le
ton, loin de la farce de Tony, contre toute attente du lecteur. Vu l'étroitesse
(1) Ainsi caractérisé par Carpenter (op. cit., p. 151), en référence à la tragique
disparition de Stephen et Olive, qui donne à vuir une scène de possession
sexuelle: "[ ••• ] they had been found tightly locked in each other's arms, his
lips upon hers, their features still wrapt in the same calm and dream-like repose
which had been observed in their demeanour as they had glided along". (p. 156).

- 91 -
des rapports entre les deux nouvelles, on peut dire que "Tony Ky tes ..." et "The
History of the Hardcomes" fusionnent leurs tensions respectives dans un pressen-
timent de danger.
Des relations professionnelles lient les Hardcome aux Privett ("William
Privett used to be their odd man" (p. (59)), et justifient l'évocation du conte
"The Superstitious Man's Story". Cette anecdote intensifie l'atmosphère déjà
lourde de menace des textes précédents par sa brièveté et son étrangeté. C'est
une histoire macabre ("A rather melancholy story") contée par un narrateur super-
stitieux et triste ("sighed a melancholy man in the back of the van") sur un person-
nage lugubre.
La vie mystérieuse de William Privett participe à l'aspect sinistre de l'his-
toire. Le sujet a très mauvaise mémoire, une mine sérieuse et une approche glaciale
[•••1i.6 he wa6 {rI the hou6e Ot anywhe'le behind YOU'l
baek. without YOU1 6eeing hi:T:, the'le beemed to be bOme-
thing dammy in the ai'l, ab i6 a eella.'l dOM wab opened
dObe by YOU'l elbow. (p. 16U).
Cette étrangeté est mise en rapport avec de nombreux presages macabres: la
cloche de l'église s'est subitement alourdie et assourdie dans les mains du sonneur,
signifiant la mort d'un paroissien. Très vite, il apparaît que le paroissien n'est
autre que William. Sa femme Betty le voit sortir dz la maison le soir, et le retrouve
profondément endormi dans le lit d'où il n'a pas bougé. Les jeunes filles du village,
qui attendent les apparitions de fantômes à l'églis<, la veille de la Saint-Jean,
le voient entrer dans la galerie mais ne le voient pas en ressortir - un autre

- 92 -
signe de mort certaine.
La morbide superstition qui entoure la vie de William Privett le met à l'index
et le condamne à mourir en l'associant à maints motifs symboliques de la mort
la faux/faucille, l'inexorable égalisatrice; la termite, liée à la destruction lente,
clandestine et impitoyable. En effet, on voit une mite de meunier s'envoler de
sa bouche, alors qu'il se repose après avoir fauché la prairie de Hardcome :
John thought <t odd e.l1ough, ab W<U<am had WO'tize.d
<n a m<lf 60'[ be.ve.'1ai ye.aH whe.n he wab a boy. (p. 162).
Le tout se resume dans l'ombre fugitive, irréelle et changeante d'un revenant.
William a une "mine de déterré" : "Iooking very pale and odd". De plus, il a un
pouvoir d'ubiguité : on le retrouve à la source où s'est noyé son fils unique, et
dont il s'était interdit l'accès, alors qu'au même moment il gît mort dans la
prairie à deux milles de là. Qu'une croyance aussi irrationnelle, occulte et vaine
signe et actualise logiquement la mort de William paraît, on ne peut plus, ironique.
"The Superstitions Man's Story" est en effet la coïncidence du réel et du surna-
turel.
"Andrey Satchel and the Parson and Clark" tient de "The Superstitious
Man's Story" par son étrangeté, mais nous rapproche de Tony Kytes par son bur-
lesque. C'est l'histoire comique mais peu ordinaire de deux ecclésiastiques obsédés
par la chasse au renard au point de manquer à leurs devoirs - entre autres la
célébration du mariage d'Andrey et Jane. Billy Toogood leur refuse le sacrement
à cause de l'état d'ivresse du jeune homme. Néanmoins, Jane obtient qu'il les
enferme dans le clocher, le temps que son fiancé se dégrise. Entre temps, les

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deux pasteurs succombent à la tentation de se joindre aux chasseurs, et ne se
souviendront de leurs prisonniers que le lendemain matin. A partir de ce manque-
ment, le texte va entreprendre la caricature du clergé.
Billy Toogood et son clerc sont dépeints dans toute leur vulgarité et hypo-
crisie. On les voit cacher derrière une fausse magnanimité leur irrésistible plaisir
ils ne partent à la chasse que pour assurer une bonne condition physique à leurs
montures:
"Tha.t the.1e. ma.1e. 06 YOU16, 6i1, do wa.nt e.Xe.'C.C.i6e. ba.d,
ve.'C.y ba.d, thi6 m01Y!ing :" the. de.'C.k. My6 [•••J. (pp. 166-67).
Mais leur entrain, les clins d'oeil furtifs et sournois qu'ils échangent régulièrement
après chaque remarque, leur retour en rampant pour ne pas se faire voir des
paroissiens ne trompent pas sur leur faiblesse et le mobile de leur action. Ils
font de ces dévots des complices avertis de leur hypocrisie:
"Ah, 6Ü", Mtj6 the. de.1k a.ga.in, "thi6 i6 be.tte.1 tha.n
c1ying Ame.n to tjOU1 Eve.1-a.nd-e.ve.1 on a. winte.1'6 m01Y!ing '"
"Ye.6 inde.e.d, de.1k : To e.ve.1tjthing the.1e.'6 a. 6e.a60n",
Mtj6 Pa.'60n Toogood [•.•J. (p. 168).
D'autre part, comment les prendre au sérieux quand la sensibilité envers les
animaux dont ils se réclament ("A merciful man is r:1erciful to his beast") est
en désaccord avec leur massacre des renards:
Pa! Mn BWtj WIB the. li6e. 0' the. hunt C•••J he.'d be.e.n
in a.t the. dea.th 06 thte.e. thou1:Jand 60Xe.6. (p. 166).

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Dès lors, l'appellation "Toogood" qui célèbre en termes hyperboliques l'affabilité
du personnage et, par implication, son efficacité, se révèle ironique par antiphrase.
Elle ne l'autorise plus à moraliser ou à rudoyer Andrey Satchel :
"You are in liquor. And so early, too. l'm ashamed
of you ~ [...J. WeIl, I cannot marry you in this state
and I will not ~ Go home and get sober~" (p. 164-)1.
Il Y a autant d'humour dans la transformation dramatique de l'amour du couple
en prison, et dans l'opposition du sérieux de Jane Va liens au détachement de
son entourage. Jane est couverte de ridicule tout au long du récit. Elle est plus
âgée qu'Andrey et attend de lui un enfant. Aussi est-elle anxieuse de contracter
mariage. Mais l'état d'ivresse du partenaire ne pouvre-t-il pas son désintérêt
par rapport à cette alliance? Elle est prise à un autre piège (le sien), quand
elle demande et obtient du pasteur qu'il les enferme dans la tour de l'église.
Les témoins la désertent. Le bruit ne tarde pas à courir à propos des conditions
de son mariage. Enfin, la valeur de son mari s'avère douteuse: "what Jane got
for her pains was no great bargain after ail" (p. 170). Finalement, bien que le
texte soit une histoire humoristique dans le genre traditionnel de grosse gaieté,
la situation frise le pathétique avec Jane, puisque le comique est atteint au prix
de sa souffrance.
Une homonymie relie adroitement "Andrey Stachel and the Parson and
Clerk" et le court récit "Old Andrey's Experience as a Musician". Old Andrey
et Andrey Stachel sont père et fils j et en tant que tels, ils se trouvent caracté-
(1) On verrait plutôt en Billy Toogood un pharisien: il donne l'impression d'incar-
ner la perfection, juge sévèrement autrui, alors Que sa conduite n'est pas
plus appréciable.

- 95 -
nses par les mêmes traits de famille: leur laisser-aller et leur bouffonnerie
sont responsables aussi bien de l'aspect humoristique que du dénouement dramatique
des différentes scènes où ils évoluent. Old Andrey se fait passer pour un musicien
afin de goûter au réveillon de Noël. Le comique derrière cette opération se trans-
forme brusquement en une méprise. La futilité de la faute et la gravité de la
punition ("to leave his cottage") qui menace Andrey en font une tragédie, heureu-
sement vite résolue:
[...] when we got ta the 6e1vant'6 haU the1e Mt Al1d1el'c',
who had been let in at the badz d001 by the O1deg
06 the 6quùe'6 wi6e [...]. (p. 172).
C'est ce thème de la musique qUi unit "Old Andrey's Experience as a Musician"
et "Absent-Mindedness in a Parish Choir". Le choeur des musiciens pourraÎt bien
être le même dans les deux cas. L'atmosphère qu'il crée est à la fois amusante
et pathétique dans l'un comme dans l'autre.
L'orchestre est placé dans une situation telle qu'il ne peut éviter de commet-
tre une erreur scandaleuse: la semaine sainte de Noël a été mouvementée ;
de plus la galerie n'est pas chauffée. Alors, les joueurs qui meurent littéralement
de froid et de sommeil à J'office du dimanche consomment beaucoup d'alcool
pour se maintenir en forme. En conséquence, ils s'endorment pendant la cérémonie.
Quand ils se réveillent, c'est pour jouer, à la place de 1'''Hymne du Soir", la gigue
favorite des paroissiens ("The Devil Among the Tailors"), danser et les inviter
à se joindre à eux. La présence contrastante du côté profane (mais amusant)
dans un contexte sacré donne à la nouvelle sa force humoristique. L'ironie provient
du fait que l'alcool qui doit réchauffer les musiciens leur porte le coup fatal.

- 96 -
La dissolution de l'orchestre sans autre forme de procès comporte une forte
note nostalgique :
They loM thei!c. c.hamc.te't. ab 06Mc.e'l6 06 the c.hu'l.c.h
ab c.omplete ab i.6 they'd neve'l. had MY c.hamc.te't. at
1
ail.
(p. 173) •
"Absent-Mindedness ... " et "Old Andrey's Experience ..." ont l'avantage
de confronter en un espace restreint le comique et le tragique. Ce sont des aven-
tures drôles dont le caractère innocent propre au rustique prête plutôt à rire,
mais l'air autoritaire et grave de la noblesse les fait basculer dans le drame,
par une douloureuse prise de conscience des disparités sociales. La vanité des
propriétaires terriens qui ne craignent ni Dieu ni Diable les déshumanise ("this
hook-nosed old lady") et les élève au-dessus de tout pouvoir, comme cela peut
se lire dans l'énumération des personnalités offensées par la folie de la chorale
[...] not i.6 the Angelb 06 Heaven c.Ome down [.•.] bhall
one 06 you vWainOUb playe'l6 eve't. bound a note {rI thi.b
c.hU'l.c.h agai.n ; 60'1. the i.nbult to me, and my 6amilJj,
and my vibiton, and the panon, and God Almighty,
that you/ve a-pe't.petmted thi.b a6te'l.noon : (p. 175).
C'est cette notion de refus implacable et mortel que "Absent-Mindedness ..."
partage avec "The Winters and the Palmleys". L'histoire des Winter et des Palmley
s'en distingue cependant par son extrême violence: l'antipathie de plusieurs
années entre deux villageoises remonte à la surface sous forme de jalousie, de
haine et de vengeance.
(1) Ce traitement sans ménagement ni reconnaissance pour les services rendus
rappelle le sort infligé au "Mellstock Quire" dans le roman Under the Greenwood
Tree (1872) de Thomas Hardy.

- 97 -
Mrs Palmley en veut à Mrs Winter d'avoir séduit son amant, provoqué
la mort de son fils en l'embauchant comme garçon de courses, et d'être d'une
situation plus aisée. L'amour entre sa nièce (t\\\\iss Harriet) et l'enfant de Mrs
Winter (Jack) lui donne l'occasion d'assouvir sa haine. La citadine Harriet s'éprend
d'un cantonnier et abandonne Jack qui n'a que peu d'instruction. Celui-ci craint
le ridicule et lui réclame son courrier. Quand elle le lui refuse, il le vole en
emportant, accidentellement, des pièces d'or, et se voit condamner pour cela
à la peine de mort :
Jack' & act amounte.d to night bu~gla.~y-though he. had
ne.Ve1 thought 06 it - and bu~gla.~y wa& 6e.lony, and
a capital 066en&e in thoM', day &.
(p. 1g 1).
Les touches ironiques vont se multiplier dans le texte à partir de cet incident.
D'une part, la belle Mrs Palmley perd son amant, son fils unique, ainsi que son
mari qui ne lui laisse aucune fortune. D'autre part, l'exécution de Jack, si elle
assouvit son désir de vengeance, l'oblige à quitter, avec Harriet, Longpuddle
devenu invivable pour elles. Leur victoire} sur les Winter en est ternie, et révèle
par antiphrase une dégénérescence, puisqu'il ressort de la lutte une perte reclproque.
Paradoxalement encore, Harriet qui a plus ou moins encouragé Jack dans leur
aventure sentimentale, est celle-là même qui le condamne à la peine capitale
(par son refus de témoigner - poussée sans doute par sa tante). La dernière scène
où le corps de Jack est ramené à Longpuddle est des plus macabre/. Elle plonge
Mrs Winter dans la désolation, et la réduit à n'être plus qu'un spectre. Son nom
[Winter{Hiver] fait écho à son attitude hagarde ("dark-eyed", "hollow-eyed look")
(1) Figurée par le nom "Palmley", évocateur de la "palme", symbole du succès.
(2) Elle nous renvoie au sombre voyage funéraire de Fanny Robin dans le roman
rar rrom the Madding Crowd (1674) de Hardy, et s'insère dans le cadre arché-
type des innocentes victimes d'un système rigide.

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par son évocation de la souffrance, du dénuement, de la froidure et de la mort
métaphorique de l'hiver:
L•••] 1 can weU caU to m<nd how lonely 6he wa6, how
a6ta<d the c.h<ld'len we'le 06 he'l, and how 6he kept heHel6
a6 a 6tmnge'l among u6, though 6he l<ved 60 long. (p. 183).
Cette histoire d'une implacable vengeance est, de loin, la plus sombre du
recueil. Les motifs de la législation et la possession des biens autour desquels
son action est tissée réapparaissent dans les textes "Incident in the Life of Mr
lJeorge Crookhill" et "Netty Sargent's Copyhold". Mais ces derniers ont l'avantage
de comporter un dénouement moins douloureux.
"Incident in the Life of Mr George Crookill" est l'amusante anecdote du
trompeur trompé. George, honnête homme, se laisse influencer par les histoires
de travestissement que lui raconte Jol1ice, déserteur recherché par les dragons
de Cheltenham. A l'aube, il échange ses habits contre les siens et vole son cheval.
Confondu avec Jol1ice, il est arrêté et maltraité. Finalement, il échappe de justesse
à l'exécution car il ne répond pas à la description du déserteur:
A6 Geotgy had only wbbd the wbbe'l, h<6 6erzterzc.e
wa6 c.o mpamt{vely üght. (p. 186-87).
Son nom [crook/ill] rend bien la tournure dramatique qu'a prise la malice derrière
son désir de possession. "Netty Sargent's Copyhold" nous renvoie à la même notion
de propriété, avec Netty désireuse de conserver les biens fonciers de son oncle,
indispensables à son mariage avec Jasper Cliff. On relève beaucoup d'ironie dans

- 99 -
le mal que se donne la jeune fille pour atteindre son objectif d'une part, et la
légèreté de son entourage d'autre part.
Mr Sargent tard à renouveler le bail, tombe malade et meurt juste avant
de signer les documents. Pour se tirer d'embarras, Netty fait preuve d'un sang-
froid peu ordinaire: elle habille son oncle, le met à son bureau, obtient que
l'agent reste à l'écart, puis simule la signature du mort en tenant sa main. Elle
ne dévoile le décès que le lendemain, et peut ainsi entrer en possession de la
maison et du champ que lui exige Jasper. Ce tour de force entre dans la même
catégorie que la dissimulation de Crookill, bien que le motif en soit beaucoup
plus justifié: de lui dépend le bonheur de l'héroïne. Mais on ne saurait affirmer
que son entreprise est un triomphe absolu, puisqu'elle ne lui rapporte que mauvais
traitement de la part de son homme:
Two ye.aH a6te.'l the.y we.'le. mauie.d he. took. to be.ating
he.'1 [ •••l, and le.t out to the. ne.ighbouH what bhe. had
done. to win him, and how bhe. 'le.pe.nte.d 06 he.'l painb.(p. 192).
La brutalité et la mauvaise foi ("it was no house no husband for her") dont fait
preuve Jasper ne 's'accordent guère avec le cran de Netty et la noblesse de son
caractère :"Not any harm in her, but up to everything". L'identité du personnage,
en désignant doublement la dureté (Jasper/roche; Cliff/falaise), affiche un manque
de sentiment chez un sujet peu recommandable:
He. wab a be.i6i6h c.ubtome.t, aiwaYb think.ing ie.H 06
what he. wab going to do thaYl 06 what he. wab goiYlg
to gaiYl by hi6 doingb. (pp. 187-88).

- 100 -
C'est sur ce contraste entre deux attitudes que prend fin le récit des nouvelles
A Few Crusted Characters. Richard Carpenter remarque que la série s'achève
en une "chute" symbolique qu'il appelle "the dying fall"t. En effet, l'arrivée de
la diligence à Longpuddle au déclin d'un jour automnal et la descente des passagers
décrivent un mouvement descendant:
rhe.'le. wab l'Iowa lull in the dillCOutlle, and boon the
van dUcUlded the hiU te.ad<ng <nto the. long btmggi<ng
vnlage.. Whe.n the. hOUbe.b we.'le. 'le.ache.d the ptU6U1getl>
dtopped 066 one. by one., e.ach at h<b O'l he.'l own doo'l.(p. 192).
La courbe se prolonge avec la promenade nocturne de Lackland qui finit au C1me-
tière et donne l'impression d'une "descente aux enfers". Cette "chute" s'ajoute
à l'atmosphère violente des contes et l'altération de Longpuddle par le Temps
pour dissocier le sujet de l'objet "terre natale" avec lequel il s'identifiait.
Le voyage de Lackland simule une aventure picaresque manquee. 11 exprime
un désir profond de changement, un besoin d'expériences nouvelles, et témoigne
d'une insatisfaction qui le pousse à la recherche de nouveaux horizons: la perte
de ses parents en terre étrangère et la nostalgie. La terre natale est généralement
perçue comme une source vitale de régénération qui tient du persistant, voire
de l'éternel. Aussi,Lackland s'attend-il à ce que Longpuddle ressuscite ses jours
heureux disparus, ses ambitions envolées. Mais il se trouve que l'Ancien ("the
old place", "old village", "old country") est associé ici mentalement au périssable,
à la précarité du changement:
(1) "How to Read A Few Crusted Characters", op. cit., p. 169.

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[ •••] he pelC'.eived that in '1etu1Yling to thib bpot it would
be incumbent upon him to '1e- ebtablibh himbel6 6wm
the beginning, p'1ecüe.ly ab though he had neve'1 Iwown
the place, no'1 it him. (p. 193).
Un paradoxe dit la futilité de l'entreprise: la vie n'est possible que dans le néant
du cimetière:
[ ...] and now 60'1 the 6iHt time LacRland began to 6eel
himbel6 amid the village community that he had leM
behind 6ive-and-thùty yea'1b be60'1e. He'1e, bebide the
Salletb, the Va'1thb, the Pawleb, the P'1ivettb, the Sa'1gentb,
and othe'1b 06 whom he had jubt hea'1d, we'1e nameb
he '1emembe'1ed [ •••]. (p. 192).
En somme, le voyage de John Lackland n'est qu'un pèlerinage stérile, pUisque
la terre-mère est un principe chaotique, et qu'il ne s'y reconnaît pas. Son nom
[1ack/land] et la réduction de sa personne à l'ombre d'une âme inquiète disent
cette non-identification:
Thl!.. 6(gutl!.. 06 Mt Lacktand wab been at the inn, and
in the village bt'1eet, and Ùl the Me.ldb and laneb about
Uppe'1 Longpuddle, 60'1 a 6ew daYb a6te'1 hib aHival,
and then, gho6t-làz.l!... il. &i1entbj dillappl!..tu.ll..d. (p. 193).
Son départ de Longpuddle s'inscrit dans la profonde transformation que connaît
le village. Lackland est tout autant déçu par l'absence de chaleur humaine due
à la mort ou au départ de ses connaissances, qu'il est désil1usionné par les circons-

- 102 -
tances violentes qui ont provoqué leur disparition.
Les récits de A Few Crusted Charaeters sont tissés autour d'un incident
qui survient dans la monotonie quotidienne, bouleverse les habitudes, compromet
les réjouissances, les affaires sentimentales ou les projets. L'action s' assombr it
d'une nouvelle à l'autre, et le comique de l'une est vite rendu ambigu par la
morbidité de l'autre, de sorte qu'on n'a plus un conte drôle suivi d'une triste
romance, mais des contes "contaminés" par une ambiance de danger latent qui
leur donne toute leur signification. C'est à ce niveau que la série rejoint le recueil
Life's Little Ironies dont le thème principal est la contrariété, la mésaventure
et la frustration. Le dénouement des incidents, quand il n'est pas fatal aux person-
nages, les affecte profondément. Si Tony Ky tes s'en tire à bon compte, en revanche,
Old Andrey se voit humilié. George Crookhill échappe de justesse à la pendaison,
tandis que Jane Va liens, Netty Sargent, Anna et Car'line voient leur réputation
ternie par un mariage ardemment désiré. Il n'en va pas de même pour les autres
dont les rôles tournent à un tragique macabre: les enfants Halborough perdent
leurs illusions, tenaillés par le remords de leur crime, ainsi que Joanna Phippard,
ruinée par ses préoccupations matérielles. Comme elle, Ella Marchmill et Sophy
Twycott meurent de chagrin avec leurs désirs inassouvis, tandis que Steve Hardcome
et Olive Pawle se noient. Ni eux ni William Privett ne peuvent échapper au sort
naturel de la mort. Finalement, le départ de Lackland - personnage au second
degré, c'est-à-dire spectateur - semble confirmer cette crainte d'une terre inha-
bitable que ressent le lecteur.
Les textes attribuent ces différents drames aux malchances de la VIe,
ainsi que cela se lisait déjà dans le titre collectif : Life's Little Ironies. Mais,

- 103 -
on ne saurait négliger le rôle tenu par l'ambition et la fatuité, la vanité de l'éti-
quette, les considérations sociales et la rigueur législative victoriennes qui ont
miné Mrs Winter, entraîné la dé.chéance de Mr Millbourne, des musiciens, de
Halborough, Shadrach et ses enfants. C'est dans cette perspective que l'éditeur
accorde un dessein bien fondé aux anecdotes :
[•••] the. moM 6e.'[{OU6 06 the.m we.'[e. w'[dte.n "wdh a
pu'[p06e.", e.6pe.ci.a~~y agai.nM the. i.nhumandy e.nge.nde.'[e.d by
ambdi.on and daM con6ci.ou6ne.M .
'
Cette tragédie que complètent les rapports conflictuels et la romance désastreuse
donne une justification à la présence de Life's Little Ironies aux côtés de A Changed
Man dans un même volume.
Il - A Changed Man and Other Tales
SUR VOL RETROSPECTIF
La dernière collection de nouvelles de ce second volume compte douze
titres. Parmi les possibilités de lecture, celle que nous adoptons nous est suggérée
par son titre: A Changed Man. Elle consiste à envisager le personnage dans
une phase transitoire essentielle et à dégager les motifs de sa métamorphose
omis par le titre. De cette façon, on constate que la transformation subie par
le sujet est inattendue et générale, puisqu'elle touche aussi bien son statut que
son comportement: reconversion professionnelle, trahison sexuelle, revirement
d'opinion apparaissent comme des forces imposées de l'extérieur qui s'interposent
entre lui et l'objet de son désir, et menacent dangereusement de les dissocier.
"A Changed Man" est l'histoire d'une "romance militaire" manquée entre
le régiment des hussards que commande le capitaine Maumbry d'une part, et
la ville de Casterbridge qui le reçoit d'autre part. Laura représente Casterbridge
par ses sentiments, car ses aspirations matérielles sont aussi celles des autres
citadins. Elle est associée à un comportement frivole {"She was a born player
(1) F.B. Pinion,éd. lU & CM, p. 7

- 104 -
of the game of hearts" (p. 200)) et manifeste une préférence marquee pour la
pompe militaire au détriment des activités religieuses et civiles:
Fwm he.~ e.aûie.!>t YOUYlg womaYlhood C.i.vilia.Ylb, howe.ve.~
pwmi.bi.Ylg, had YlO c.haYlc.e. 06 wi.YlYli.Ylg he.~ i.Ylte.~e.bt i.6
the. me.aYle.!>t waHi.o~ we.~e. wi.thi.Yl the. hoûzoYl. (p. 200).
La célébrité du capitaine est tout indiquée pour la réalisation de ses rêves. En
effet, Maumbry est un militaire jeune, beau, galant et illustre. La ville qui revit
grâce à l'animation de son régiment est conquise par ses prestations. Elle déserte
l'église à l'occasion des parades et se laisse aller à des aventures sentimentales :
That the. Hu!>!>aH, Captai.Yl Maumb~y i.Yldude.d, we.~e.
the. c.a.ube. 06 bi.tte.~ te.a~6 to 6e.ve.~al YOUYlg womaYl 06
the. tOWYl aYld C.OUYlt~y i.6 UYlque.6ti.oYlably tme. [•••].(p. 199).
Ensemble, Laura et Maumbry symbolisent cette union recherchée par Casterbridge.
Ils forment un couple parfait ("They are excellently matched" (p. 200)), sont
beaux et partagent le même goût pour la vie mondaine. Ils sont présents à tous
les dîners et bals du comté qu'il impressionnent favorablement. Un tel train de
vie est le propre d'une existence profane. On voit le couple dévaloriser la religion
en la réduisant à une formalité:
[•••] the.6e. fi.ght-Ylatu~e.d, fti.t-o~-mi.66, mc.Ile.ty pe.ople.
we.nt to c.hu~c.h fi.lle. othe.H 60~ ~e.6pe.c.tabi.li.tY'6 balle..(p. 203).
L'option sacerdotale subite de Maumbry est aux antipodes de cette vie

- 105 -
laïque, et ne peut avoir que de fâcheuses implications. Parce qu'elle est contraire
à l'univers matériel privilégié, elle signifie la fin d'une carrière prometteuse:
"Such a dashing soldier-so popular" (p. 205) et, pour la ville, la ruine d'aspirations.
pratiques qui flattent son orgueil: "such an acquisition to the town-the soul of
social life here :" (p. 205). Dès lors, on comprend la colère des habitants quand
Maumbry se laisse persuader par le pasteur Sainway de l'effet néfaste de son
orchestre sur la religion:
[••.] i.t ü the. one. thing that e.nable.b the. 6e.w mtional
be.ingb he.fe.aboutb to k.e.e.p alive. 6wm Satufday to Monday
(p. 202).
Le refus de Laura de suivre Maumbry dans ses activités humanitaires détermine
pour tous une axiologie où la religion est qualifiée négativement, en même temps
qu'il exprime leur frustration collective et leur volonté de poursuivre le rêve :
He. had c.onbide.fably diminühe.d the. ple.aWte.b 06 a woman
by whom the. jOYb 06 e.afth and good c.ompany had be.en
appfec.iated to the 6ull. (p. 204).
Laura renoue avec l'armée par le biais de Vannicock (Ijeutenant d'infanterie
a Budmouth), et s'enfuit avec lui. Mais, cette aventure tourne aussi court que
la première, quand le pasteur est atteint du choléra qu'il tentait d'enrayer. La
mort de Maumbry, loin de libérer Laura, met fin à cette nouvelle activité en
s'interposant entre les deux amants sous forme d'obstacle immatériel obsédant:
"the insistant shadow of that unconscious one" (p. 212). Alors, Laura décide

- 106 -
de rompre avec Vannicock afin de rester fidèle à l'image de son mari. Par ce
revirement, elle rejoint son mari dont la reconversion a été des plus inattendues.
L'inconstance .des personnages s'explique ici par l'influence d'une force mystérieuse
incontrôlable. S'il est vrai qu'une "voix" et une "main" divines (p. 204) ont conduit
Maumbry au sacerdoce, il n'en reste pas moins que ses agissements imprévisibles
sont à mettre en rapport avec l'action du "fantôme" qui hante le régiment:
Some. c.üme. c.ommdte.d blj c.e.'l.tain 06 OU'l. 'l.e.gime.nt
in pa.6t ljeaH, we. 6Upp06e.. (p. 198).
Notons que la révélation précède la reconversion. En revanche, les réactions
de la femme tiennent à l'image de son mari. Laura, qui perçoit d'étranges coïn-
cidences dans ses rencontres avec les deux hommes de sa vie, est convaincue
du malheureux dénouement de ses affaires sentimentales. Par une ironie du sort,
il se trouve qu'elle joue le même rôle auprès de ses amants dans les deux repré-
sentations théâtrales organisées au bénéfice d'oeuvres de charité
que le point
de rendez-vous avec Maumbry au cours de l'épidémie est le même où elle rencontre
Vannicock, la veille de leur fuite à Bath:
"1 don't li/ze me.e.ting he.'l.e. - d Ù 60 uniuc.klj :" 6he. c.tie.d
to him. "Fo'l. GOd'6 w./ze. le.t u6 have. a pta.c.e 06 out
own". (p. 209).
Cette répétition d'événements précède également la brusque décision de l'héroïne
de rompre avec Vannicock. Etrangement, les désastres qu'elle prédisait ou pres-
sentait s'actualisent: Maumbry se reconvertit, puis meurt du choléra; et sa

- 107 -
disparition suffit à empêcher l'union de Laura et Vannicock. C'est le même type
d"'opposant" immatériel qui met fin aux rêves des protagonistes dans la nouvelle
suivante.
"The Waiting Supper" est l'histoire d'un autre amour impossible, où la conclu-
sion du mariage est ingénieusement symbolisée et conditionnée par la consommation
du repas de noce qui réunit les fiancés. James Bellston, qui a lu leurs bans dans
les journeaux, revient d'Irlande pour réclamer sa femme Christine (fille du proprié-
taire terrien Everard) au fermier Nicholas Long, après une absence de plusieurs
années pendant lesquelles il J'avait abandonnée. Sa décision subite fait ressortir
la frustration des protagonistes, qui en sont à attendre indéfiniment la consommation
de leur repas de noce. C'est à ce niveau que se dévoilent les multiples sens·
auxquels prêtait l'ambiguïté du titre: "The Waiting Supper", c'est aussi bien
Nicholas l'invité, Christine qui apprête le repas, que l'indésirable James. Mais,
c'est d'abord et avant tout le souper-aliment qui attend d'être consommé par
le couple Nicholas-Christine, la nuit du vingt-trois décembre, et que va interrompre
l'annonce de l'arrivée de Bellston. C'est autour de lui que se crée la situation
conflictuelle qui sous-tend le texte.
Nicholas Long, futur époux, est le convive présent qUi espere depuis des
années qu'on voudra bien de lui. Sa frustration peut se ramener à trois moments
forts: il attend que les Everard finissent de manger pour rencontrer son amie
Christine, puis hésite à entreprendre le voyage d'études à l'étranger qui doit
lui mériter la main de la jeune fille; finalement, elle et lui attendent de consom-
mer leur repas de noce à son retour d'Europe. De son point de vue, le récit est
(1)
Annie [scuret les a développés dans Son analyse
de ce texte: "Une nouvelle
de T. Hardy: "The Waiting Supper"", in : Cahiers Victoriens et Edouardiens,
nO 8 (avr. 1979), pp. 39-52.

- 108 -
chargé d'un conflit spatio-temporel qui tient en échec ses projets. La première
séquence le présente relégué à un plan inférieur: il attent dehors, sur la pelouse
de la propriété des Everard, dans ('obscurité et le froid automnal, tandis qu'eux
soupent dans le manoir, à la lumière et au chaud. L"'extérieur" où il évolue et
qui contraste avec leur "intérieur" est symbolique d'une situation de rejet et
de clandestinité, ainsi qu'on peut le lire dans sa remarque à Christine:
Onty think., thib bec/tet unde'tbta.nding between Ub ha.b
labted nea.-t th-tee yea-tb, eve-t binc.e yau Wa.b a. mUe
ave-t bixteen. (p. 216).
II se plaint de sa condition de mendiant: "you have kept me waiting a long time,
dear Christine" (p. 216). Dans un second temps, Nicholas tarde à entreprendre
le voyage qui doit polir sa rusticité et l'intégrer dans la noblesse de sa fiancée
("his long-deferred educational tour" (p. 220)). Il hésite à délaisser la ferme de
son oncle et manque de moyens financiers. Mais, en réalité, s'il n'ose pas, c'est
aussi de peur de perdre Christine en la quittant. Celle-ci Je comprend et lui
reproche son indécision :
But in!>tead 06 going to bee the wa-tld gOI! 6ta.q on and
on he-te ta !>ee me. (p. 217).
En effet, sa réticence à faire une promesse et à donner une réponse définitives
en faveur de leur mariage retient le jeune homme et justifie son recours à des
procédés persuasifs plutôt malhonnêtes: il la confronte avec une dispense de
bans que conteste Christine:

- 109 -
Vou would have. me. ba6e. e.nough in ljou'C t'Cap the.n
1 c.ouldn't ge.t awalj : (p. 219).
Quand, enfin, Nicholas rentre de l'étranger, il espere toujours en la recompense
promise. Pourtant, il ne consommera pas le souper de noce et, par conséquent,
ne possèdera pas sa fiancée. Christine a attendu en vain son retour, et a dû se
contenter du noble Bellston que lui imposait son père:
"Oh Nic." , bhe. c.'Cie.d te.pwac.h6ulllj, "how c.ould /jOU hf.ay
dWtllJ 60 long?"
(p. 241).
La décision de son mari de réintégrer le foyer la fait revenir une seconde fois
sur sa promesse de mariage à Nicholas. Pour celui-ci, elle ne connaît qu'une
banale amitié; "1 still have the old affection for you" (p. 242) . Mais, à Bellston,
i
elle donne le droit de consommation. Comme le remarque Escuret , il supplante
Nicholas, bien qu'il soit encore en route:
"And ib thib me.o.llaid 60'C him, Dt 60'C me. 7"
"It wab laid 60t Ijou".
"And it wW be. e.ate.n blj him 7"
"Ye.b". (pp. 250-51).
Cependant, Bellston n'atteint jamais la maison. Il se noie dans la rivière Froom,
entre les deux domaines des amants. L'annonce de sen arrivée (par les bagages
qui le précèdent) suffit, pourtant, à annuler leur alliance. Comme dans "A Changed
(1) Ibid., p. 46. [scuret (qui lit dans le lexème "supper" le sens péjoratif de "sucker")
l'appelle à juste titre un parasite, car il n'était pas prévu.

- 110 -
Man", l'image obsédante du mari ("the weight", "dim shape", "shadow", "myth")
s'Interpose entre eux et empêche leur union, jusqu'à ce que l'âge émousse en
eux le désir de l'amour. En effet, ils n'en ressentiront plus le besoin après que
le squelette de leur opposant est découvert et identifié, et que tout obstacle
l
à leur union est levé. Alors, ils décident de finir leurs jours en célibataires .
Pareille tragédie se répète dans "Alicia's Diary", quand Charles de la Feste
rompt ses fiançailles avec Caroline à la vue de sa soeur aînée (Alicia) mais ne
réussit pas à s'unir avec cette dernière. Le simulacre de mariage qui devrait
consoler Caroline de l'abandon et permettre à Charles de rejoindre sa favorite,
le rattache indissolublement à la fiancée dont il ne veut pas.
Caroline part pour Versailles avec sa mère qui s'y trouve invitée par les
Marlet. Là, elle fait la connaissance de Charles. Mais, une fois à Wherryborne
Rectory, celui-ci s'éprend d'Alicia, lui fait une déclaration d'amour, tout en
méconnaissant ses engagements vis à vis de Caroline. Il ne fait aucun effort
pour la retrouver quand il la perd de vue au cours de la promenade à Wherryborne-
Wood, et retourne en France sans même mentionner le mariage en vue qu'il
avait ardemment désiré et fixé pour novembre: "If M. de la Feste ever marries
he will" (pp. 259-60). Ses lettres se font de plus en plus rares et froides, puis
il finit par reporter indéfiniment la cérémonie, prétextant la mort de la mère
qui aurait arrangé leurs fiançailles:
(1) Malgré les sages réflexions de Christine sur leur âge avancé (nl s it worth
while, after sa many years ?"), Nicholas n'en démord pas vraiment: "occa-
sionally he ventured ta urge her ta consider the case" (p. 257). A partir de
là, et suivant son évolution tout au long du récit, il nous apparait cam me
un être frustré, condamné à vivre d'espoir: nthe creature of old hopes and
fears" (p. 2J9). On note que son nom est associt" à ses besoins: Long (for)
signifie "désirer ardemment" ou, comme dirait Escuret, "souhaiter de toutes
ses forces" (p. 42).
Le poème "Long Plighted n de Hardy tire Son sujet de cette situation finale.
Il cam mence de la même façon: "Is it worthwile ••• ?".

- III -
"Sinee the death of your mother ail has been indefinite-all ~" (p. 272). En fait,
c'est Alicia qu'il préfère. Celle-ci lui répond favorablement:
Ye.b, 1 love. him-that ib the. d,te.ad6ul 6aet, and 1 can
no longe.t paHtj, e.vade., Ot de.ntj il ta mtjbe.l6, though
ta the. te.bt 06 the. wotld il can ne.ve.t be. owne.d. (p. 272).
Ce revirement brise le coeur de Caroline. Convaincu qu'elle mourrait ou cèderait
sa place à sa soeur aînée, Charles manigance avec Alicia un simulacre de mariage
pour alléger sa peine. Mais, contre toute attente, Caroline recouvre la santé,
réclame ses droits ("1 am just going to my husband"), puis se ravise, indignée
devant la supercherie: "the marriage was not real" (p. 280).
Tout au long du texte, Caroline a fait figure d'enfant. Du pere au fiancé,
tous les personnages l'ont traitée avec condescendance. Charles l'abandonne pour
des raisons humanitaires: "it wou Id be a cruelty to her to unite her to me" (p. 271)
et se met à J'affectionner comme une soeur, la trouvant trop puérile: "he seems
occasionally to be disappointed at her simple views of things" (p. 286). De son
côté, Alicia se donne à l'égard de sa soeur, un air protecteur ("your guide, councellor.
and most familiar friend" (p. 262», tandis que le texte livre d'elle l'état d'une
innocente créature: "sweet face, "sensitive fragile child" . On la voit détachée
des préoccupations adultes de son entourage:
Pte.be.ntltj 1 60und that, ab uwal, he. and 1 we.te. the.
onltj talke.H, Ca-tOline. amubing he.tbe.l6 btj obbe.wing
bùdb and bquiHe.lb ab bhe. walke.d docile.ltj alongbide.
he.t be.t-tOthe.d. (p. 269).

- 112 -
Elle voue un attachement sans discernement à son fiancé: "her simple good faith",
"single-minded affection for him" . A présent, elle semble comme mûrie par
l'épreuve et surprend par une force de caractère inhabituelle. Dorénavant, elle
prendra seule ses décisions. Sans consulter la famille, Caroline poursuit Charles
à Venise pour lui demander des explications et le désarme par son sang-froid:
"She was very dignified - very striking" (p. 282). Par orgueil, elle s'efface, refuse
de suivre Charles et le libère en annulant le simulacre de mariage.
La renonciation de Caroline ne permet pas cependant l'union de Charles
et d'Alicia. Un nouvel obstacle sous les figures du "remords" et de l"'honneur"
fait son apparition. Alicia cède devant l'injustice faite à son innocente soeur
("it would be grievous sin in me to accept you") et Charles se résigne à la récon-
ciliation : "Very weil then, honour shall be my word, and not my love" (p. 284).
Mais, frustré de ne pouvoir réaliser son rêve, il se noie. Sa protestation contre
l'union indésirée est tragique par sa forme suicidaire et implique la légèreté
de l'Eglise qui l'a favorisée, en la personne du séminariste Theophilus Higham.
Le nom du personnage (Theou-philos-I-am/je suis l'ami de Dieu) est ironiquement
mis en rapport avec l'irrégularité de son acte, car sa complicité dans la duperie
de Caroline, pour les beaux yeux d'Alicia, est profanatrice du sacrement de mariage:
He. haljh atde.nUIj that he. will aMtht me. would do anljthing
60t me. (he. th, in tmth, an admi-lU o~ mine) ; he. he.e.h
no wtong in hUc.h an aet o~ cJuuitq. (p. 275).
La religion comme an ti-sujet responsable des tribulltions, l'honneur comme moti-
vation de l'action et le suicide comme constat de l'échec sont les points communs
à "Alicia's Diary" et "The Grave by the Handpost".

- 113 -
"The Grave by the Handpost" tire sa force de sa brièveté chargée de scenes
morbides. Luke Holway se reproche d'être responsable du suicide de son père
(Se-rgeant Samuel Holway) et décide de se racheter auprès de lui, en lui assurant
l'enterrement décent que la tradition refuse aux personnes suicidées. Un an plus
tard, il se donne la mort, en se rendant compte qu'il a manqué à son engagement.
La tragédie de Luke est celle d'un villageois simple et paisible ("a home-keeping,
peace-loving youth") que les rudes pratiques sociales du Wessex ont transformé
en farouche soldat et mélancolique suicidaire. La lettre de reproches à son père
qui l'avait persuadé d'entrer dans l'armée décrie ['apologie de la guerre, telle
qu'elle est faite par les siens:
The. a'l.my, Lulle. - that' 6 the. thing 60'l.'e.e.. 'Twa6 the.
malûng 06 me., and 'twill be. the. mailing 06 you. (p. 29G).
Elle témoigne de son désir de tranquillité en même temps qu'elle dénonce l'autre
face de la guerre - horrible et absurde :
Lulle. [•.•] 60und him6e.l6 w66e.'I.ing 6atigue.6 and illne.M
wi.thout gai.ni.ng glo'l.Y, and e.ngaged i.n a C1UL6e whi.c.h
he di.d not unde'I.6tand 0'1. appec.ia.te. (p. 291).
C'est autour de ce conflit que se noue l'action du texte.
"The Grave by the Handpost" emprunte à la symbolique chrétienne son
l
temps, son espace et ses actions pour acquérir une profonde signification . Le
suicide de Samuel Holway est ressenti à Broad Sidlinch comme un crime contre
(1) L'analyse d'Andreas Haarder apporte une explication riche et détaillée 11 ce
sujet: ·Fatalism and Symbolism in Hardy. An Analysis of "The Grave by the
Handpost"·, in : Drbis literarum, vol. 34 (1979), pp. 227-37.

- 114 -
la religion et la société. Par conséquent, le pasteur lui refuse la sépulture chrétien-
ne sans le moindre regret ni égard envers ses services d'ancien combattant dans
l'infanterie de Sa Majesté ("'a said if folk will kill theirse.lves in hot blood they
must take the consequences" (p. 293», et le village lui fait justice, en se débar-
rassant de son corps dans le "no man's land" du carrefour Chalk Newton-Broad
Sidlinch avec Long Ash Lanet. Le point de convergence de tous les évènements
reste le carrefour. L'endroit ouvre le texte, situe l'histoire (en tant que repère
de tous les drames qui s'ensuivent), en même temps qu'il évoque à la fois Noël
et Pâques. II se confond avec le Calvaire par sa situation en hauteur, le gibet
qui ressort de son tracé ("The road .••• crosses at right angles ..•• Long Ash Lane"
(p. 289» et le nom qui lui est donné: "The Cross". Cette image de la Croix du
Christ est renforcée par l'apparition de la lumière d'une lampe facilement compa-
rable à l'étoile qui guidait les pas des Rois Mages vers Bethlehem: "a light beyond
the houses, quite at the top of the lane" (p. 289).
Ces différentes associations font de la "Croix" un lieu expiatoire pour
old Sergeant et son fils Luke, comme Golgotha pour Jésus. Celui-ci avait commis
le crime de se faire passer pour le Fils de Dieu et le Roi des Juifs. Comme lui,
Holway est accusé d'impiété: il a volontairement mis fin à ses jours pour échapper
à une forte dépression.
Sa mise au ban de la société et le piel fiché dans
son corps doivent lui permettre de se libérer des suites de l'infâme péché. Ainsi,
il apparaît que "The Cross" joue, dans le processus dE' bannissement de Samuel,
la fonction symbolique incontestable du complexe carrefour-immondice. Lieu
de passage par excellence, le carrefour est l'endroit où l'on peut, préserver par
l'anonymat, se débarrasser des forces résiduelles, négatives et dangereuses pour
(1) Ce refus de la grâce fait écho, hors-texte, au refus du sacrement de baptême
à l'enfant illégitime de Tess, Sorrow, nom évocateur d'un cruel ostracisme.
(2) Il peut être mis en rapport avec la lance du soldat qui perça le côté de Jésus.

- 115 -
l
la communauté
N'est-ce pas dans un dessein de conjuration, de sacrifice expiatoire
et d'imploration que le monde chrétien a multiplié aux carrefours les croix, cal-
vaires, statues de la Vierge et des Saints, .oratoires et chapelles?
D'après la mythologie, c'est à un carrefour qu'Oedipe rencontre et tue
son père Laïos, et que sa tragédie commence. De même, "The Cross" représente
pour Luke la rencontre avec le destin: le lieu est son point d'arrivée et de départ,
mais aussi celui qui déterminera son sort. Son rapport avec le suicide est déjà
établi (par les fossoyeurs) quand il atteint la croisée des chemins: "It was ail
owing to that son of his, poor old man. It broke his heart" (p. 290). Luke se sent
responsable de la mort et la profanation du corps de son père : "Like a dog in
a ditch, and ail through me ~" (p. 293) • Alors, il décide de se racheter auprès
de lui en l'honorant d'une sépulture décente et de la gloire militaire qu'il attendait
de lui. La ligne de conduite qu'il adopte a des résonances bibliques. Elle est
mise en parallèle avec les motifs du chemin de croix de Jésus et la parabole
de l'enfant prodigue. D'une part, le serment de Luke est proche de la contrition
du fils prodigue revenu à son père:
l'li tty ta bhow mYbdn to be. what my nathe.1 w{bhe.d
me.. Ye.b, l ...] ta be. watth!/ a~ 6athu.(p. 294).
C'est le même conseil que lui donnent les musiciens oe Chalk-Newton : "Try
and be worthyof your father at his best" (p. 293). Une troisième forme d'expression
(1) Les Bambara d'A trique y déposent 'es ordures du village, les objets ayant
appartenu aux morts ou contaminés par les circoncis pendant leur retraite
initiatique, les nouveaux-nés dont la légitimité est douteuse, et y enterrent
les anormaux. Ils considèrent que tous ces éléments-souillure
sont chargés
d'une force impure que seuls les génies qui hantent le lieu peuvent neutraliser
ou transmuer en force positive.

- 116 -
de cet acte (de contrition) est inscrite sur la pierre qu'il destine à la tombe
1
de son pere: "1 am not worthy to be called thy son" (p. 295) . D'autre part,
le parcours de Luke rappelle la Passion du Christ. Lui et Jésus sont le fils qui
doit se sacrifier pour payer la rançon due au crime commis contre le père. Leur
but est de rétablir l'équilibre au moyen de l'expiation d'une faute:
C••• ] tty ta malle amendi> by YOUl 6utule li.6e. And maybe
IjOUf. &a1het w{ll i>m{le a i>m{le down 6f.Om hea.ven upon
'ee 6M 't. (p. 293).
Dans cette remarque de la chorale, le père qui est aux cieux peut être Dieu
ou Samuel Holway. Long Ash Lane est cette nouvelle direction que le pénitent
emprunte. Elle est qualifiée négativement: "the lonely monotonous old highway"
(p. 289). Son appellation est révélatrice d'une longue et douloureuse épreuve:
la cendre/ Ash est un symbole religieux de pénitence. E lie couve une force résidu P lle
qui prédit ia futilité de l'entreprise.
Les efforts de déculpabilisation et de rédemption du personnage sont vains.
Il revient couvert de gloire (Sergeant-Major Holway), mais son père gît toujours
2
à la "Croix" maudite
: l'enterrement sans cercueil et l'implantation du pieu
dans le corps ont rendu impossible le transfert au cimetière par les musiciens.
Les honneurs que Luke ramène du champ de bataille deviennent futiles et ironiques.
(1) C'est le même langage que tient le fils prodigue repentant, quand il se décide
à revenir d'une région étrangère, puis quand il arrive à la porte de son père:
"Mon père j'ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d'être
appelé ton fils" (Luc 15 : 11-32). La destination pour les deux fils (Luke et
le personnage biblique) reste la maison de la réconciliation et de la parfaite
ha r manie.
(2) Son espoir de voir disparaître la sépulture de Long Ash Lane ("Thank Gad
he's not there ~.. ) est en corrélation avec la résurrection du Christ, quand
l'ange dit aux femmes: "il n'est point ici" (Matthieu 28 : 5-6).

- 117 -
Alors, il se donne la mort sur la tombe de son pere. Son voeu d'être enterré
au carrefour auprès de lui n'est pas exaucé non plus, le vent ayant déplacé la
note qui le formulait. Finalement, il n'y a aucune réunion - ni dans la gloire
(militaire) ni dans la damnation (ostracisme, mort violente) - du père et du fils.
Du coup, "The Grave by the Handpost" se présente comme une parodie de la
Bible: il fait du retour de l'enfant prodigue une répudiation, de Noël une fête
des morts et de Pâques la victoire de la mort.
L'hymne de Noël qui chante la victoire de Jésus sur Satan arrive à des
moments critiques de la trame événementielle: une fois pour le repos de l'âme
de Samuel Holway, une autre fois quand son fils ne peut pas trouver la paix avec
son âme. Elle se rit ostensiblement des personnages, et particulièrement de Luke
qui ne peut pas réaliser son programme d'expiation:
He. c.ome.b the. plüone.H to le.fe.abe. IV! Satan' b bondage.
he.ld. (pp. 293 et 297).
L'inadéquation des vers à la circonstance est une autre expression de cette per-
version biblique: "we've ne ver played to a dead man ofore" (p. 292). Elle va
à l'encontre d'une autre perversion religieuse:
C•••] 'tü a balbawub e.ubtorn the.Lj k-e.e.p up at SidlùIC.h,
and ought to be. do ne. awaLj wi'. The. man a' otd wldie.l,
too. (pp. 293-94).
En somme, l'histoire ne peut pas répéter la Bible p2.rce qu'elle témoigne, non
d'une "profession de foi", mais d'un "conflit" (du sujet avec lui-même et la société)

- 118 -
et d'une "dépossession" : refus de la sépulture à un chrétien et des honneurs
militaires à un ancien combattant, impossibilité pour le père et le fils de s'unir,
perte, enfin, de la vie. Dans la romantique histoire de "Enter a Dragoon", on
retrouve les mêmes motifs: la guerre, la mélancolie et l'échec de l'union.
En surface, "Enter a Dragoon" est la violation d'une promesse de mariage.
Quand John Clark rentre de guerre où une confusion de nom le donnait pour
mort, il se marie en cachette dans le Nord du pays, pour ne revenir à sa fiancée
(Selina Paddock) qu'à la suite d'une altercation avec sa femme. Mais il meurt
subitement d'une crise cardiaque, la même nuit de son arrivée, et Selina apprend
de sa veuve qu'elle doit renoncer à ses prétentions sur lui.
L'inconsistance de John sert de repoussoir tant à la fidélité de Selina qu'à
la patience dont Bartholomew Miller fait preuve dans sa cour à Selina. Mais
ces personnages qualifiés positivement évoluent parallèlement sans vraiment
se confondre, de sorte, que tout au long du récit, la jeune fille apparaît comme
une âme meurtrie, broyée entre les deux hommes. Bartholomew est synonyme
d'effacement et de générosité. Maître charron, il est plus aisé que les Paddock.
Cependant, il accepte Selina et son enfant issu d'une première union. Quand
on lui apprend que le retour de John Clark annule leur mariage prévu dans une
semaine, il continue de les ménager généreusement au point de méconnaître
l'effet de la décision sur sa propre situation:
But, Selina. - youhe ~ight. Vou do belong to the c.hild'6
6a.the~ 6<nc.e he'6 a.live. l'il t~y to ma.lze the be6t 06
it. (p. 305).

- 119 -
On le voit, effacé et stoÎque, supporter la scene de retrouvailles des fiancés.
Ironiquement, les préparatifs de son mariage sont utilisés pour fêter l'événement.
Il se retire dans l'obscurité, à la fois ignoré et indésiré. On ne se réfère à lui
que dans de cinglantes boutades :
Thi6 i6 a bit 06 a tOppe.1 [60me.thing ha1d to be.atl to
the. btide.gwom, ho : ho : 'Twifi te.ach e.n the. fibe.1t/j
/jou' ft e.xpe.ct whe.n !fou've. manie.d e.n : (p. 309).
Quand, dix-huit mois plus tard, apres la mort de Clark, il est de nouveau éconduit,
il quitte la scène et part épouser la fille d'une laitière pour veiller sur sa rrère
âgée.
Si Miller sort de cet incident romantique sans grand dommage, magnifié
par son calme, sa patience et sa générosité de sage, il n'en va pas de même
pour Selina. Le texte est plein de rebondissement ironiques qui la ridiculisent
et bouleversent tragiquement sa vie. John Clark est brutalement séparé d'elle
par le service militaire, quand il est incorporé dans l'armée pour la Crimée,
à quelques Jours de leur mariage. Une confusion de nom (John Clark avec un
certain James Clark du même régiment) le donne pour mort à la Bataille de
l'Alma. De plus, John n'a pas correspondu avec elle depuis lors et n'est pas revenu
honorer son contrat, trois ans après la guerre. Son silence équivoque, son absence
prolongée et injustifiée ne font que corroborer la méprise sur sa mort. Alors, Selina
accepte la demande en mariage du vieux magnanime Bartholomew. Quand John annonce
finalement son arrivée, elle est convaincue de sa sincérité et rompt avec Miller. La
robe et le gâteau de mariage (vieux de trois ans qu'elle a soigneusement conservés)
sont les indices de son vertueux attachement au soldat. Clark observe combien la

- 120 -
conservation des objets rend la pureté et la permanence des sentiments
Whlj, Üme. 6hut6 up tage.the.l, and aU be.twe.e.n the.n
and naw 6e.e.m6 nat ta have. be.en ~ (p. 308).
Cependant, son retour inattendu fait apparaître une gamme de contrariétés de
mauvais augure. Il correspond, à une semaine près, à l'anniversaire de leur union
manquée et à la date du mariage avec Miller. Les mau\\iaises langues se délectent
de cette coïncidence d'événements:
EVelljthing 6e.em6 ta c.ame iU6t 'twixt c.u.p and lip with
'e.e-dan't it naw, MÜ6 Paddac.k ? Twa wedding6 blOke
a66-'tü add ~ (p. 303).
Pour parer à toute éventualité ("a strange fate of interruption hanging over me"
(p. 310»), Selina opte pour la "dispense de bans" plutôt que la "proclamation solen-
nelle" qui l'a déjà ridiculisée. Mais sa prudence n'empêche pas pour autant la
répétition du désastre, puisque Clark meurt subitement et brise leurs espérances
de refaire leur vie en Nouvelle-Zélande. Les honneurs militaires rendus à John
sont traités par le conteur avec une grande légèreté humoristique, pour mieux
détacher l'héroïne ("the only mourner") et mystifier son entreprise:
[...] it wa6 with wmething iike. a 6hac.k that 6he 6aund
the. m{litallJ e6c.Olt to be. moving at a quic.k malc.h
to the iiveiy 6t-tain6 a6 "066 6he goe6 ~" [...], the vef.1j
tune. ta whic.h they had b2.en 6aating when he. die.d,
and unabie ta beal it6 nate6, 6he ha6WIJ taid hel df.ivef.
ta d'tOp behind.
(p. 313).

- 121 -
Ainsi, Selina prend 'sur elle de porter une deuxième fois le deuil et de supporter
les sarcasmes des villageois irrités par son entêtement. EUe s'instaUe, sous le
nom de Mrs John Clark, à Chalk-Newton pour être plus près d'IveU où est enterré
Clark et refuse de nouveau la chance de refaire sa vie avec MiUer :
l'd tathe.t bide. a6 Mt6 CRatk L..J. 1 am not a6hame.d
06 my p06i.tion at ail ; 60t 1 am John'6 widow in the.
e.ye.6 06 He.ave.n. (p. 314).
La futilité de sa dévotion lui est révélée par l'ultime rencontre, sur la tombe
de Clark, avec sa femme légitime.
Les informations de la veuve font ressortir la médiocrité du garçon en
contraste avec l'attachement de la jeune fille. John n'est pas seulement négligent
("he spoke of you now and then"). En associant la mort de l'illustre soldat (Sergeant-
Major Clark) avec la noce ("a t some low carouse") et la pauvreté (" one who wasn't
left so very weil off"), la veuve décrit également un personnage dénué d'intérêt
pour l'amour obsessionnel de Selina. Le nom Paddock (enclos, parc) désigne, sans
aucun doute, un sujet prisonnier de son état: l'espoir dans lequel s'enferme Selina
s'avère un leurre, et la noblesse de son âme se ternit de façon émouvante en
débouchant sur une duperie. Ainsi, le lierre dont eUe recouvre la tombe n'est
pas seulement ornemental. Il symbolise toute son attention et sa tendresse pour
John (IIreverently planted there"). En l'arrachant, Mrs Clark non seulement sup-
plante Selina, mais aussi la ridiculise et banalise ses sacrifices: "that common
sort of ivy is considered a weed in my part of the country" (p. 316). Du coup,
Selina perd son titre d'épouse (" my husband's grave") et se retrouve avec un
enfant iUégitime, privée d'un bonheur certain avec MiUer (qui s'est marié entre

- 122 -
temps). Le manquement à la parole dont e Ile est tragiquement victime est le
thème qui relie "Enter a Dragoon" à "A Tryst at an Ancient Earthwork".
L'infraction dans "A Tryst ..." concerne la violation d'une loi, d'un serment
et d'un lieu sacré. L'impression mystérieuse qui se dégage de la grande forteresse
préhistorique de Mai-Dun peut aussi être mise en rapport avec l'émouvante situation
de Selina. L'endroit est rendu étrange par la création d'un contexte temporel
effrayant. En effet, la rencontre entre le narrateur et l'archéologue a lieu à
minuit, heure insolite, sous un orage. La solitude de la nuit et les éclairs infernaux
créent une atmosphère d'épouvante d'où surgit la forme imposante du château
("an obtrusive personality that compels the senses to regard it and consider")
et lui donnent l'allure d'un monstre:
lt may inde.e.d be. Wze.ne.d to an e.nOU'tmOLlb many-limbe.d
o'tganibm 06 an ante.dilLlvian üme.-pa'ttaking 06 the. c.e.pha-
lopod in bhape. [••.J. (p. 317).
Cette étrangeté est liée au caractère sacré du château. Les ruines que foule
le chercheur ont quelque chose d'un sanctuaire par leur isolement ("a long-violated
retreat", "deserted", "without an inhabitation") et les richesses divines d'une
vieille civilisation qu'elles renferment l''heathen altar", "deity"). Bien que la loi
y interdise tout accès, l'homme entre;:>rend des fouilles sans autorisation préalable
afin de vérifier sa théorie, d'après laquelle l'ancien monument contient la preuve
d'une occupation non seulement celtique, mais aussi romaine. En fait, le narrateur
(son ami) a sa parole de ne rien accaparer:

- 123 -
[.••] he. Mandb up and wle.mnly aMe.'1tb that he. [.•.]
me.anb to take. away nothi.ng - not a g'1ai.n 06 band [...].
1 i.nquüe. i.6 thü ü '1e.aUy a pwmüe. to me. ? He. '1e.pe.at~
that i.t i.b a pwmi.be., and '1e.bume.b di.ggi.ng. (p. 324).
Cependant, l'homme abuse de sa confiance et enfreint le serment, en dérobant
la statuette de Mercure.
A ce niveau, un rapport de caractères peut être établi entre le chercheur
et le dieu Mercure dont il a pris la statuette. Comme Hermès, un des symboles
de l'intelligence industrieuse et réalisatrice, l'archéologue est homme capable
et de grande renommée. Le "savoir", mobile de son action ici, le caractérise
essentiellement: "a professed and well-known antiquary with capital letters
at the tail of his narne" (p. 323). N'est-il pas le premier à prouver que les travaux
en terre sont aussi bien romains que celtes? Et si le dieu Mercure signifie éga-
lement une force facilement corruptible, l'intellect perverti, Je chercheur s'est
fait, lui aussi, remarquer par son habilité malicieuse en confisquant un objet
précieux sans être vu. En somme, pour prouver sa théorie, il a dû transgresser
une règle en foulant et fouillant un lieu sacré et interdit, en entrant illégalement
en possession de ses richesses, manquant de parole envers son ami par la même
occasion. L'honneur, le serment mais aussi la peur qui marquent "A Tryst at an
Ancient Earthwork" sont autant de termes essentiels à "What the Shepherd Saw".
Cette nouvelle est un exemple des abus de droit dont la noblesse use contre le
monde champêtre. Sa tragédie est construite sur le contraste entre la brutalité
aristocratique et la simplicité pastorale. Le duc de Shakeforest Towers se sent
humilié par l'entrevue que sa femme (Harriet), abusée, a accordée (sur les pâtu-
rages de Malbury Downs) au capitaine Frederic Ogbourne son cousin et admirateur
d'enfance. Il tue Frederic sans autre forme de procès et rachète le silence du

- 124 -
petit berger Bill Mills, témoin du crime.
"What the Shepherd Saw" partage avec "A Tryst at an Ancient Earthwork"
la même impression d'épouvante nocturne et d'atmosphère lourde de menace.
Le supplice des personnages est intensifié par la sensibilité du focalisateur-ado-
lescent (Bill) à un contexte spatio-temporel opprimant. En effet, toutes les scènes
se déroulent au cours de la semaine de Noël, aux environs de minuit, heure propice
aux apparitions de puissances occultes, et les quatre
nuits qui forment les quatre
séquences de la nouvelle se ressemblent toutes: glaciales et morbides, chargées
de mystère et de violence. La présence sur Lambing Corner de la "Porte du Diable"
(centre des esprits, d'après la superstition) et sa forme
monstrueuse ajoutent
à la terreur du solitaire Mills :
"And now, how do 'Jou Ule. bhe.e.p-ke.e.pi.ng ?"
"Not at ail. 'Ti.b ione.l'J wO'l.k 60'1. the.m that thi.nk 06
bpi.'l.i.tb, and l'm badi'J ube.d". (p. 340).
Le caractère redoutable du lieu est souligné par l'association qui en est faite
avec les pierres druidiques. Cet autel est sensiblement assimilé à l'oppression,
comme lieu dramatique. Le duc y apparaît la première nuit, après le passage
de Harriet et Ogbourne : "He came from behind the trilithon" (p. 331). Il Y revient,
la nuit suivante, pour affronter sa victime, la tuer, s'en débarrasser en la jettant
dans le gouffre et attendre sa femme: "He walked once round the trilithon,
and next advanced towards the clump concealing the hut" (p. 333). C'est là encore,
la troisième nuit, qu'il extorque au petit berger le serment de garder à jamais
le silence sur sa vie pastorale: "The trembling boy repeated the words, and kissed

- 125 -
the stone, as desired" (p. JI. 1). Il visite une dernière fois le temple païen, vingt-
deux ans plus tard, accablé par les témoignages du vieux berger mourant qui
avait également assisté en cachette à la ,tragédie:
The. Duke. we.nt .!>tta{ght on {nto the. hoUow. The.te. he.
kne.lt down, and be.gan .!>C.tatc.h{ng the. e.atth with h{.!>
hand.!> l{ke. a badge.t. (pp. 3/j./j.-/j.5).
Ce rapprochement entre le duc et le temple suggère un certain désir d'iden-
tification avec un pouvoir antique. En effet, les Druides étaient des prêtres influents
qui reflétaient la société divine et incarnaient tout le panthéon par leur sagesse
leur force et leur fonction judiciaire. Ils réglaient les rapports des humains et
de l'Autre Monde des dieux, dominaient le pouvoir politique et transcendaient
toute la société humaine; et cela, le duc le sait. C'est à eux qu'il recourt pour
donner plus de poids au serment :
An altat .!>tood he.te., e.te.c.te.d to a vl.I1e.table. 6am{ly
06 god.!>, who wh:z.te. known and talkqd 06 long be.6ote.
the. God we. know now. So that an oath .!>WOU! he.te.
{.!> doubly an oath.
(p. 3/j.1).
Comme les Druides, ce noble propriétaire fait figure de prêtre: le vêtement
blanc qu'il porte quand il "accède" au temple est assimilable à l'aube d'un officiant.
Mais, c'est davantage leur puissance qu'il incarne, car il est perçu comme un
l
<lieu par tous ceux qui habitent ses terres, y compris les enfants
Dès lors, on
comprend que Bill Mills tremble et se cache à son approche, que le vieux berger
(1) Le renom de ce puissant seigneur le précède partout où il va, de sorte qu'il
n'est plus besoin de le nom mer autrement dans le récit que par son titre de
noblesse: The Duke: "the Duke was Jove himselt to the rural population, whGm
to ottend was starvation, homelessness, and death, and whom to look al was
10 be mentally scathed and dumbtoundered" (p. 333).

- 126 -
ne dévoile le crime qu'au seuil de la mort, et que Bill n'en détaille les circonstances
que plus de vingt ans après, quand ils n'ont plus à encourir sa colère.
L'adolescent qu'est Mills a conscience du pouvoir du duc et lui est naturel-
lement soumis:
[...] he had no motai tepugnanc.e to hi6 c.ompanion6hip
on ac.c.ount 06 the gti6ilj deed he had c.ommitted, c.on6i-
deting that powet 6ui noble man to have a tight to do
what he c.h06e on hi6 own la.nd6. (p. 335).
La terreur que le personnage inspire lui délie la langue de façon fort émouvante,
de sorte qu'il proclame malgré lui le forfait qu'on lui demande de taire:
0, mlj LMd Duke, have metc.lj, and don't &tab me : [..•].
1 have nevet 6een ljou wallz.ing hue, Ot {{ding hue,
Ot lIjing-in-wail 60t a man Ot dfJlgging 4 heavq load : (p. 340).
Elle se perçoit dans son pas assuré, son oeil vif et terrible et sa stature imposante
qui lui confèrent une autorité incontestabie. En fait, le seigneur dispose à volonté
de la vie des gens qui habitent ses terres et ne recherche ni le dialogue ni la
persuasion, sûr de son bon droit et de son pouvoir. Comme Jupiter, il tonne.
Ainsi, il poignarde froidement et sans discernement Ogbourne qu'il a surpris
en compagnie de sa femme: "You havE' dishonoured her, and you shall die the
death you deserve" (p. 334). Pourtant, c'est seulement par la ruse que Frederick
est parvenu à obtenir un rendez-vous avec Harriet sur les pl<>.teaux de Lambing
Corner: "if my life and future are cf any concern to you at ail, 1 beg that you
will grant my request" (p. 337). Quand la duchesse se rend compte des intentions

- 127 -
amoureuses de son cousin, elle s'en indigne, les dénonce d'elle-même au duc
et lui propose de raisonner le jeune homme:
Now, 6ho..l1 we [ .••] 'lead hi.m a leMon on hü 6001i.6hne.M
i.n nou'lühi.ng thi.6 old paMi.on, and 6endi.ng 60'l me 60
oddl/f, i.n6te.ad 06 c.omi.ng to the hou6e ? (p. 337).
Dès lors, sa fidélité et son bon sens, en suggérant l'alternative de la dissuasion,
enlèvent tout fondement au crime pour n'y plus découvrir qu'un seul objectif:
faire prévaloir l'éthique de la noblesse. L' interroga toire d'intimidation et le chan-
tage auxquels le hobereau soumet l'adolescent Bill Mills pour taire son forfait,
font partie de ce système répressif dont usent les nobles pour asseoir leurs préro-
gatives. L'intrusion de ce personnage dans Marlbury Downs a pour effet de pervertir
l'innocente et paisible vie pastorale.
Lambing Corner est initialement le domaine de la réalisation spirituelle.
Loin de la vie mondaine (" folks have hollerdays"), cette pâture tranquille évoque
les moeurs champêtres. Elle garde l'état pur et sauvage de sa végétation (II roug h
pasture land ... of coarse furze") et se trouve associée aux éléments de la nature
on y observe le ciel et la lune; on y évalue le temps à partir de l'évolution
des ombres. C'est convaincu de son calme que le maître-berger prédit une nui t
paisible à Mills. Pourtant, l'apparition de sujets étrangers ("folks" = Duke, Duchess,
Captain qui devraient être en train de fêter Noël) suffit à l'altérer. Le milieu
se dévalorise avec le sang du crime qui souille sa pureté et la désintégration
de ses éléments: le maître-berger meurt et le duc adoptel ilIiam Mills en échange
de son silence. Il pourvoit à ses besoins matériels, l'envoie à l'école et, plus
tard, en fait son intendant pour mieux le contrôler. A sa mort, Mills s'exile au

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Cap où il meurt à son tour, écrasé par le poids trop lourd du serment. Notons
qu'en changeant de lieu, il change également de profession: "He died, a far mer
at the Cape, when still somewhat under forty-nine years of age" (p. 31f5». Symbo-
liquement, cela signifie la fin irréversible des activités pastorales.
Le conflit autour de l'honneur et du contexte allégorique de l'horreur,
qui ruine Mills et Lambing Corner, revient dans liA Committee-Man of "the Terror'..••
En toile de fond, cette nouvelle est l'histoire d'un amour impossible entre un
bourreau et sa victime. Elle raconte l'arrivée à Budmouth du Français Monsieur G-
(de son vrai nom Monsieur B-) pendant la cessation des hostilités entre la France
et l'Angleterre (1802-1803), et l'amélioration de ses rapports avec Mademoiselle V-,
autre émigrée dont il a fait exécuter la famille sous la Convention.
L'appartenance de Monsieur G- au "Comité" faisait de lui une célébrité
en France, le défenseur d'une juste cause: la "Liberté". C'est convaincu du bien-
fondé de son action qu'il refuse de se repentir:
1 Wa6 the {Y16t'tUtT,ent 06 a national p'tinc.iple. Vou't 6ûend6
whete not 1Ktc.'t(;ic.ed 60't an!! end6 06 mine. (p. 351).
Mais la fin de la Convention (1792-1795) et la reprise des hostilités entre la
France et l'Angleterre (en 1801f) coïncident avec la fin de son règne. Elles détruisent
ses jugements de valeur ("a matter of conscience", "reason", "princip le") et opèrent
chez lui un renversement de situation. De bienfaiteur ("Member of the Committee
of Public Safety"), il devient un ennemi public :

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He. ha.d be.e.Yl OYle. 06 tha.t t'C.a.gic Committe.e. the. 60UYld
06 Wh06e. Yla.me. Wa.6 a. hOHO'C. to the. civitize.d wO'C.td [•••J.
(p. 35?).
Sa présence suffit à faire évanouir de terreur Mademoiselle V- qui lui reproche
l'injustice et l'arbitraire de ses principes: il a décimé la famille de celle-ci
et fait exécuter la soeur de son amie, une religieuse à l'Abbaye de Montmartre
The.i'C. 6e.Yltime.Ylt6 we.'C.e. OYlty gue.Me.d. The.i'C. he.a.die.M
CO'C.p6e.6 we.'C.e. th'C.owYl iYldi6c'C.imina.te.iy iYlto the. ditch
06 the. MOUMe.a.uX Ce.me.te.'C.y, a.Yld de.6twye.d with lime..
(p. 350).
C'est cette transformation négative que le titre de la nouvelle donne à lire:
"A Committee-Man of "the Terror"". Les rapports du personnage avec son entourage
se désagrègent ("betrayed by comrades, as friendless as yourself" (p. 350», de
sorte qu'il doit se réfugier en Angleterre sous une fausse identité: Monsieur B-
à Paris, Monsieur G- à Budmouth. Mais, traqué par la Légion Etrangère et exécré
par les parents de ses victimes ("1 ha te you, infamous man :"), il doit se terrer -
pas pour longtemps, toutefois. En effet, quand Bonaparte arrête des touristes
anglais, et que l'Angleterre réplique par une campagne francophobe principalement
dirigée contre les précepteurs, Monsieur G-, qui en est un, doit encore subir
l'animosité de la population en terre étrangère. Il est cité parmi les "Ennemis
et Traitres invétérés de la nation" et recherché par les forces armées des deux
pays. L'aggravation de sa situation SE: traduit par des effets somatiques et écono-
miques désastreux: il est malade ("1 am here ill and alone") et démuni ("an exile
also, in poverty"). Pour subsister, il déménage de l'auberge "Old Rooms Inn"
dans le vieux quartier et se nourrit de restes:

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[•••1 one. 06 the. chi.idte.n thte.w awalj hal6 a oponge.-bio-
cuit that ohe had beeJ1 eating. PaMing ne.at it h,~ btoope.d,
pic.k.e.d it up c.ate6ulllj, and put it in hio poc.k.e.t. (p. 352).
Il est ainsi réduit à faire appel à sa victime - la seule personne qu'il connaisse
à Budmouth - pour l'aider à s'exiler en l'épousant.
La reprise des hostilités crée une situation doublement défavorable à Made-
moiselle V-. Elle l'expose à la xénophobie et l'affecte tragiquement - au sens
classique cornélien du terme - en la plaçant dans une situation conflictuelle entre
le sentiment et le devoir. En effet, Monsieur G- est responsable de son état
d'exilée solitaire. Mais la dégradation de leurs conditions sociales les rapproche,
au point que l'attendrissement de Mademoiselle V- sur la misère de son bourreau
glisse dangereusement dans l'affection:
Whlj no t, ao he. had ougge.ote.d, butlj memo·tie.o, and
illaugutate. a ne.w 2-ta blj thi.o union? ln othe.t wotdo,
whlj not indulge he.t te.ndeme.M, oinc.e. ito nuW6<c.a.tion
c.ould do no good. (p. 357).
De ce fait, elle refuse de le dénoncer et trouve même des circonstances atténuantes
à ses crimes ("He had no animosity tow&rds them, and profited nothing :"), sans
pour autant pouvoir oublier leur horreur. Ainsi, sa sympathie pour lui reste un
cas de conscience : l' héroïne est partagée entre l' honneur, les règles convention-
neHes ("her sense of family dut y") qUI (UI dictent (a haine p<'ur un homme qui
a exterminé les siens et l'a rendue malheureuse, d'une part, et l'amour grandis-
sant qu'elle éprouve pour lui dans la solitude de l'exil, d'autre part: "Was she

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not making herself a parricide after the event 7" (p. 356). Quand, enfin, elle
se décide à le rejoindre pour s'en aller au Canada ("l'li be firm-I'll be his- if
it cost me my immortal soul :"), le "temps", en retardant leur rencontre, favorise
son désistement :
[ •••] bC ~e.e.ne.d 6w m e.ach othe.~ blj the. da~k.ne.bb, the.1j
had le.6t the. town blj the. Mme. co nve.ljance.. "H e., the.
g~e.ate.t, pe.He.ve.~e.d ; /, the. bmaUe.~, ~e.tutY!e.d :". (p. 358).
Privée d'amour, déchirée entre l'horreur et l'honneur, Mademoiselle V- ne connaît
pas le bonheur. Sa condition physique se dégrade ("her hair grew white, and her
features pinched") et entraîne sa mort; "death came to her, at no great age" (p. 359).
Le sort des personnages de "Master John Horseleigh, Knight" se joue autour
des thèmes de l'honneur et de l'adversité, les mêmes motifs responsables du
conflit entre les protagonistes de "A Committee-Man of "the Terror"" et "What
the Shepherd Saw". Sir John fait figure d'anti-héros ; il transffesse les règles
matimoniales prescrites en épousant et fréquentant deux femmes à la fois: Edith
Phelipson (soeur du marin Roger> et Dame Horseleigh (veuve du rebelle Decimus
Strong). Sa duplicité sème la confusion Jans les esprits et indigne Roger qui
l'agresse pour faire justice à sa soeur et venger l'honneur des Phelipson. Pourtant,
Sir John ne semble qu'une victime de l'adversité car les évènements, en la personne
de Roger, ne lui laissent pas le temps de justifier sa conduite: l'annonce du
retour de Decimus, mari légal de Dame Horseleigh (qu'on disait mort à l'étranger)
l'a contraint à contracter une autre alliance avec Edith et entourer sa vie conju-
gale de mystère.

- 132 -
Cette nouvelle union, bien que légale, a été célébrée de nuit et dans le
secret, à Havenpool, ville natale de l'épouse. Elle méprise les traditions matri-
moniales locales et fait fi de la mémoire de Sir John Stock (mari défunt d'Edith)
en ne respectant pas les termes du veuvage :
He. had ~e.e.n he.~ moping on the. quay, had be.e.n att~ac.te.d
by he.~ youth and ~one.üne.~~, and in an e.xt~ao~dina~y
bûe.6 wooing had c.omp~e.te.iy 6a~c.inate.d he.~ - had c.a~ûe.d
he.~ 066, and, a~ ~e.po~te.d, had manie.d he.~ [•..J. (p. 361).
A cette irrégularité s'ajoute le mode de vie déplorable auquel il astreint sa
femme. L'habitation d'Edith, retirée et fermée au visiteur, évoque une dégradante
réclusion ("obscure lodging", "miserable ho le") et répugne à juste titre à Roger
"Why this mean and cramped
lodging in this lonely copse-circled town ?" (p.
363). En effet, son nom "Oozewood" dénote "le bois qui suinte", c'est-à-dire une
décrépitude incompatible avec le rang du personnage. Edith s'y morfond dans
la solitude avec son enfant, car son mari n", revient les voir qu'une ou deux fois
par semaine. Il habite, dans le comté voisin, une résidence dont elle ignore jusqu'au
nom} mais ou il entretient Dame Horseleii,h dont il a eu trois enfants. On le voit
emprunter les terrains communaux et le3 pistes pour s'y rendre incognito. Le
banal diminutif de "Jack" qu'Edith attribue à son noble maître ("Master John
Horseleigh, knight, of Clyfton Horseleigh") est une marque de ce mariage de
dupes.
Roger, conscient de cette clandestinité ("a double-tongued knave"), tente
de rétablir sa soeur dans ses droits. Mais son entreprise se retourne ironiquement
contre Edith, puisqu'elle désagrège la famille et lui fait perdre un mari légitime:

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C•••] John had in60tme.d the. King 06 the. 6ac.t6, who
had e.nc.outage.d him to we.d hone.6tfy, though 6e.C.te.tfy,
the. young me.tc.hant' 6 widow at Have.npoof, 6he. be.ing,
the.te.6ote., hù law6uf wi6e., and 6he. onfy.
(p. 139).
D'autre part, la mort de Sir John entraîne l'extinction des Horseleigh et des
Phelipson : Roger disparaît, fuyant les poursuites judiciaires et les reproches
de sa soeur, tandis que l'héritier légitime issu de l'union clandestine avec Edith
meurt. Toutes ces pertes provoquent la mort de l'héroïne elle-même:
The.te.6ote., Edith te.tùe.d with the. nUHe., he.t onfy c.ompanioll
and 6üe.nd, to he.t native. town, whe.te. ~he. üve.d in ab60fute.
Ob6c.uûty Wf he.t de.atl; in middle. age.. He.t bwthe.t
wa6 ne.ve.t 6e.e.n again in England. (p. 370).
Enfin, les derniers héritiers issus de Dame Horseleigh disparaissent avec le château
l'un tombe pendant le siège de Sherton Cast le, tandis que l'autre finit en prison
pour une dette de dix livres·. La dégradation, mais aussi l'honneur comme objet
de quête du sujet reviennent avec "The Duke's Reappearance". Autant le duc
de Monmouth perd de son crédit dans la r,uerre qui l'oppose au Roi, autant son
inconduite envers les fermiers Swetman bouleverse leurs habitudes tranquilles
en soulevant leur indignation, comme CE' fut le cas avec Ro{;er dans "Master
John Horseleigh, Knight".
La défaite du duc et sa fuite devant les forces royaliHes donnent, par
leurs implications, une image dépréciative (inhabituelle dans le Wessex) de la
(1) Le processus d'une telle déchéance nous renvoie inévitablement à GND.

- 134 -
classe aristocratique. Ce personnage qui incarne le pouvoir et la convenance
se trouve, paradoxalement, discrédité par les leçons de bienséance que lui donne
son hôte, Christopher Swetman. Bien que son identité ne soit par révélée, le
visiteur est supérieur à Swetman, car ses effets sont les objets-message d'un
illustre rang. Ils renvoient tous, l'épée particulièrement, à un "savoir" ("foreign
pieces"), un "avoir" ("go Id snuff-box", "fifty gold pieces") et une généalogie:
On the bRade we~e in6c.~ibed the wo~d6 "ANDREA FERA RA",
and among the. many 6{ne c.ha6ing6 WHe a W6e and
c.wwn, the. plume 06 the p~inc.e 06 Wale6, and two po~-
tm<t6 ; pMt'la<t6 06 a man and a woman, the man'6
having the 6ac.e. 06 the 6{Ht King Chœrfe6, and the woman'6
appa~enay that 06 hi6 Queen. (p. 376).
Mais, le sort qui l'accable transforme la considération due à son rang en un état
dépréciatif de mendicité. C'est ainsi que lui-même se décrit: "something more
common becomes me now", "1 am in a strait", "a friend in need". La déroute
de son armée ("at an early stage of the battle"), sa piteuse présentation ("pale
with fatigue and covered with mud") et sa demande d'hospitalité sont les indices
d'une déchéance que la rencontre avec Swetman illustre par une perte d'influence.
L'effacement du duc témoigne d'une certaine dépendance à j'égard du fermier:
"His meekness and docility struck Christopher much, and won upon him" (p. 374).
L'anonymat qu'il garde pour échapper à l'exécution lui enlève tout pouvoir de
décision, de sorte que sa cour à Leonard (qui aurait été encouragée en d'autres
circonstances) est enregistrée comme une inconduite et sév~rement réprimée
par Swetman :

- 135 -
C••• ) whoe.ve.'t rjOU be., the. ie.a6t 1 e.x.pe.c.te.d 06 'e.e. wa6
to t 'te.at the. ma{de.n6 wdh a 6e.e.mirj 'te.6pe.C.t. Vou have.
not done. d, and 1 no ionge.'t t'1U6t rjOU C••• ) ; and 1 mU6t
a6lz 'e.e. to go a6te.'t da'tk. th{6 n{ght : (p. 375).
L'ironie veut que le rustre paysan reproche une indélicatesse à son maître. Mais
une réaction aussi vive, qui contraste avec la nature tranquille du personnage,
ne peut que témoigner d'un tourment.
L'apparition du duc de Monmouth a apporté des changements brutaux chez
Christopher Swetman. Elle a marqué sa vie au point d'y être associée, comme
le suggère le sous-titre ("The Duke's Reappearance - A Family Tradition"), tout
d'abord en tirant le sujet de sa quiétude. Swetman vit retiré, à l'orée du village,
et se fait remarquer par son bon sens. On note, par exemple, que son discernement
s'oppose à la réaction instinctive des fermiers de King's Hintock à propos du
ralliement des troupes royalistes :
50 me. 06 the viJJa.geu. intox.i.cJd.ed brj the. ne.W6. haLl
thwwn down the.{'t 6c.rjthe.6, and m&hed to the. 'tank.6
06 the. {nvade.t. Cht.i.&tophu SuH>.tman haLl weighed both
&m{l..& 06 the que&i.i.on, and had 'te.ma{ne.d at home.. (p. 372).
Ses qualités se reflètent dans son caractère magnanime ("the yeoman's natural
humanity", "generous to people in trouble") et dans la rigueur qu'il observe quant
à la tenue de sa propriété. Celle-ci est bien entretenue, et ses filles (Grace et
Leonora) se distinguent par leur bienséance - preuve d'une aonne éducation qui
fait honneur à Christopher:

- 136 -
They abked no quebUonb and 'tec.ei.ved no i.n60'tmaUon ;
though the bt'tange't 'tega'tded thei.'t 6ai.'t c.ountenanc.eb
wi.th an i.nte.tebt afmobt too deep. (p. 373).
Mais Christopher n'est plus le même depuis le passage du duc et il n'y a plus
de cohérence entre la sagesse que le conteur lui attribuait au début du récit
et l'impopularité que lui vaut son refus de l'hospitalité au fugitif. La culpabilité
qu'il éprouve témoigne de cette disjonction survenue en lui:
[•••] hi.b hea'tt bmote at the thought that, ac.Ung w
ha'tbhfy 60'1. wc.h a bmaa b'teac.h 06 gooa 6ai.th, he mi.ght
have been the meanb 06 60'twa'tdi.ng the unhappy 6ugi.ti.ve' b
c.aptu'te. (p. 377).
La transformation est également prise en compte par le lexique: "a contented
yeoman" s'oppose à "anger", "sorry", "meditating moodily". EnIin, le nom lui-même
du personnage, par ses références au Christ (Christopher) et à la sueur (Swetman)
l
suggère un état de souffrance ou, du moins, une situation inconfortabie .
"The Duke's Reappearance" a en commun avec "A Mere Interlude" la présence
bouleversante d'un élément étranger dans la vie du personnage principal. Cette
dernière nouvelle décrit comment la brève aventure de Miss Baptista Trewthen
avec son ancien amant (Charles Stow) la transforme et la réconcilie avec son
fiancé (Mr David Heddegan) qu'elle fuyait.
Baptista n'aime pas Heddegan que lui ont choisi ses parents. Maintes raisons
(1) Avec Swetman, on retourne au monde pastoral de "What the Shepherd Saw"
et "The Three Strangers", initialement serein mais vite contrarié.

- 137 -
peuvent expliquer leur préférence. C'est un ami et un voisin de la famille mais,
surtout, le plus riche marchand de Giant's Town sur l'île Maria de Lyonesse.
De plus, une forme de sagesse se dégage de son comportement. Il est patient
avec sa fiancée et ne lui fait pas de reproches quand elle se fait attendre pour
le mariage: "What an unfortunate thing you missing the boat and not coming
Saturday :" (p. 392). Mais il est de vingt ans son aîné, et n'a rien d'un courtisan
cultivé et romantique pour l'institutrice qu'elle est:
[ •••] the 6e.'late.hlj, '1U6tlj haYldw'li.tùlg 06 Mi.M T'lewtlzeYl' 6
betwthed e.oYlveljed mUe mO'le mattH thaYl detai.t6
06 theü 6utu'le hou6efleepi.Ylg, aYld hi.6 p'lepa'lat{OYi6 60'1
the Mme, wi.th i.YlYlumHabie "mlj deau" ..,p'1i.Ylflled Ùl
di.6e.oYlYlee.tedllj, to 6how the depth 06 hi.6 a66ec.ti.oYl wi.thout
the i.Yle.OYlveYli.eYle.e6 06 6IjYltax.. (p. 381).
La rencontre fortuite avec Charles Stow, un vieil ami de l'Ecole Normale, offre
à Baptista une meilleure alternative. En effct, Charles a l'avantage sur Heddegan
d'être un jeune intellectuel intrépide. Aussi, n'a-t-il aucun mal à la convaincre
d'abandonner un vieillard décrépit qu'elle n'aime pas: "It is never too late to
break off a marriage that' s distasteful to you" (p. 386). Pour ce faire, il la tente
et la provoque en se valorisant positivement ("1 did at last rnean an honourable
engagement,,)l, en ridiculisant Heddegan ("a wretched old gaffer"), enfin, en
niant la compétence de la jeune fille: "1 thought you wou Id be a failure in education".
Sa hardiesse, qui tranche avec la nature effacée du couple, n'est jamais loin
de l'intimidation, de la tyrannie ou même du chantage:
(1) Souligné dans le texte.

- [38 -
16 we. we.'te. to mauy, it would have. to be. at onc.e,
ùtatantfy ; Ot not at ail. (p. 386).
Harcelée, blessée dans son amour propre, Baptista qui s'était résignée à rejoindre
Heddegan consent à épouser Charles. Mais l'aventure tourne court avec la noyade
de celui-ci à Pen-Zephyr, d'où ils partaient informer la famille Trewthen de
leur union. Dès lors, Baptista en est réduite à retourner à son fiancé et à contracter
un second mariage, le premier à peine consommé. Mais elle manque de courage
pour informer les siens de ses relations avec Charles. Il faut attendre l'immonde
chantage du malin vitrier (son témoin au premier mariage) pour l'amener à rompre
le silence.
La confession de Baptista se répercute heureusement sur la vie du couple
qu'elle forme avec David. D'une part, elle déclenche chez Heddegan l'aveu d'une
autre irrégularité qu'il cachait à sa femme pour ne pas la perdre: "1 am a widower
with four tragedies-that is to say, four strappling girls" (p. lt06). Ainsi soulagÉ,
il peut à présent se racheter auprès de ses filles qu'il gardait dans l'ignorance
des rudiments de l'éducation, malgré les facilités qu'offraient ses richesses. D'autre
part, la confession réconcilie Baptista avec les enfants qu'elle n'aime pas, de
façon générale. Rappelons que cette institutrice a fui J'enseignement principalement
parce qu'elle ne supportait pas les enfants:
We.li, 1 bimply hate. bchool. 1 don't cate. 60t childte.n-
the.y ate. unple.a.oa.nt, ttouble.bome. Utile. thingb, whom
nothing would de.light much ab to he.a.t that you had
6alle.n down de.a.d. (p. 380).

- 139 -
Ainsi, après Charles et le vitrier, les filles de Heddegan sont les dernières à
façonner Je comportement de Baptista.. Elles l'aident, par leur émouvante misère
et leur innocence naturelle, à percevoir la vie sous l'angle de la conciliation et
à les accepter avec leur père. Le lexique du dénouement résume cette évolution
de Baptista :
she. had, in t'lUth, di6cove.'le.d ... he.'l he.a'lt e.xpande.d
in 6ljmpa.thlj '" 6he. ie.amt .•• g'le.w to Wle. ••• got to
1
iove. ...
(p. 408) •
Il signifie que, malgré la disparité d'âges et de personnalités, la double confession
("the balance of secrets") et l'acceptation des enfants détendent l'atmosphère
et permettent d'envisager un bonheur possible pour le couple.
La note heureuse sur laquelle finit cette histoire romantique donne au
texte le caractère d'une comédie. Elle s'accorde avec le titre ("A Mere Interlude")
pour désigner l'aventure avec Charles Stow comme un entracte du même ordre
qu'un divertissement entre les parties d'un spectacle. En fait, la rencontre se
déroule entre les fiançail1es et le mariage avec David Heddegan. Elle les interrompt
sans pouvoir les disjoindre indéfiniment. C'est ce manque d'incidence réel1e sur
le rapprochement du couple que le texte désigne par la figure de la "précarité"
"Baptista's ephemeral, meteor-like husband impressed her yet more as a fantasy"
(p. 391).
Les thèmes de la menace de rupture exercée par une force extérieure
(1) Cette transformation, qui dénote une maturation, était déjà perceptible dans
l'identité du personnage. Son nom évoque le passage d'un état innocent à
un âge adulte par l'épreuve-initiation du "baptême" (BaptistaJ et par la décou-
verte de la "vérité" sur "humanité (si Trewthen peut se lire comme "Trulh").

- 140 -
tentatrice et l'heureux dénouement qui suit les vacillations du personnage revien-
nent dans "The Romantic Adventures of a Milkmaid". Cette histoire ressemble
a un conte de fée pour adultes, dans lequel l'innocente laitière Margery Tucker
jouerait le rôle d'une Cendrillon, et le baron Von Xanten celui de l'enchanteur. Margery
devient l'amie du baron après l'avoir empêché de se suicider par sa brusque apparition
sur ses terres. En récompense, elle se voit offrir la possibilité de réaliser son rêve
le plus cher: assister au bal des petits propriétaires terriens. L'aventure est extra-
ordinaire et charmante,en cela qu'elle équivaut à la découverte des merveilles du
monde et se déroule au clair de lune, à travers champs et bois.
Le baron est assimilable à un être surnaturel par la splendeur de son habitacle,
l'adresse avec laquelle il pourvoit aux besoins de la petite laitière et l'étrangeté
l
de son caractère • C'est un être d'humeur inégale. Sa solitude alimente la spéculation
et confond les fermiers qui le suspectent de quelque
crime. De la même façon,
le mystère qui entoure son identité fait de lui un objet de curiosité légendaire:
"Whence he came, whither he was going were alike unknown" (p. 345). 11 disparaîtra
du Lower Wessex aussi mystérieusement qu'il y était apparu, sans que les habitants
parviennent à percer son secret:
The'l.e. he. ù> 6tai {e.ga{de.d ai> one. who had 6Ome.thi.ng about
hi.m magi.cal and une.a{thly. In hù> mY6te'l.Y le.t hi.m {e.mai.n [•••].
(p. 487).
Mais ce qui le caractérise dans ses rJpports avec Margery, c'est davantage son in-
fluence sur les humains.
(1) L'excentricité du personnage et la complexité de son caractère le rapprochent
de Mop Ollamore de "The Fiddler of the Reels".

- 141 -
L'espace que le baron occupe le valorise et en fait un être supérieur. En effet,
la résidence Mount Lodge comporte une idée de transcendance par sa majesté, en
même temps qu'elle tient du double symbolisme de la "hauteur" et du "centre". Haut
perchée sur la colline, elle surplombe Silverthorn Dairy-house, la ferme des Tucker
nichée dans la Vallée d'Exe. Les deux demeures s'accordent selon une dialectique
oppositionnelle. Mount Lodge, comme le nom l'indique, résume la valeur symbolique
de la montagne-centre du monde. Par son élévation, elle implique un éloignement
de l'état primordial et un rapprochement du ciel-demeure des dieux. C'est un sanctual~e
pour Margerie: "she drew near the tabernacle of her demi-god, the Baron" (p. 452).
Le baron s'y est retiré dans une solitude claustrale, dieu repu et oisif. Ses occupations
diffèrent de celles des humains: la pêche, la promenade, la danse en sont les distrac-
tions quotidiennes, tandis que le Bas se signale rar une vie laborieuse et tumultueuse
"The noises ... the bark of a dog ... the slamming of agate ... the vociferations of
man an beast .••" (p. 409). Ce contraste instalie progressivement Mount Lodge au
sommet de l'évolution humaine. La grandeur et l'éclat de l'endroit émerveillent le
monde profane terrestre :
Eve.~lJthiYl 9 he.~e. i>e.e. me.d 06 i>uc.h a magYli6ic.e.Ylt tlJpe. to
he.t e.1Je.i> that i>he. 6e.it c.oYl6ui>e.d, dimiYlùhe.d to hai6 he.~
hight, hal6 he.t i>t~e.Ylgth, hala he.t r.ne.ttiYle.i>i>. (p. 458).
Son luxe disqualifie la décrépitude de la "Plaine" qu'illustre l'habitation de Jim,
le fiancé de Margery:
Not OYlly we.~e. the. c.hait!> !LYld tabl-2.i> que.e.~, but C••• ] the.
c.hie.6 omo_me.Ylti> 06 the. dwe.UiYlg wr_~e. a c.u~ioUi> c.oUe.c.tioy.

- 142 -
06 c.alc.inaUonb, that had be.e.n dibc.OVe.~e.d 6w m time. to
time. in the. lime. - k.i.ln - mibbhape.n ingotb 06 btmnge. bubbtanc.e.,
Mme. 06 the.m ii.k.e. Pompe.i.an ~e.mai.nb. (p. 441).
En ce centre, le baron s'est substitué au "Maître de l'Univers". Faiseur de charme
et redresseur de torts, il influence la destinée des humains de la vallée. "Messager
de l'Autre Monde", il vient combler les désirs les plus ambitieux de Margery: "To
go to the yeomanry Bali that's to be given this mon th" (p. 418).
Le contexte spatio-temporel choisi pour l'actualisation de ce programme n'est
pas moins fabuleux. Le rendez-vous au crépuscule, au carrefour de "The Three-Walks-
End" dans le bois de Chillington est, pour Margery, une rencontre fantastique. Autant
la croisée des chemins est un lieu d'attente dans les légendes, autant elle est ici
un lieu d'espérance: l'espoir de voir se réaliser une promesse capitale devant donner
une nouvelle orientation à la vie. Elle s'avère être un lieu "épiphanique" par l'''apparition''
du héros-prophète ("transfigured in dress"), par la "révélation" qu'il fait à travers
le magnifique colis offert pour le bal, et enfin par la "mutagénèse" qui s'opère en
Margery, l'arbre creux où elle se change pour le bal étant la matrice où a lieu la
gestation. La grandeur physique que la laitière acquiert après s'être débarrassée
de sa défroque de paysanne et revêtue de la robe, confirme son ascension sociale
"1 can't get out of this dreadful tree :" (p. 425). L'état euphorique du receveur est
résumé par la "sublimation" : "Margery was in Paradise", "hClw divine - what joy
to be here :" (pp. 421 & 428). Pour elle, le baron est un personnage féérique. Galant,
élégant, il a le physique attrayant d'un prince charmant: il veille sur elle ("like
the Angel Gabriel"), s'empresse de prévoir ses besoins et d'y pourvoir: "0, how could
he think of it :" (p. 425). Dès lors, on comprend que Margery déserte la Vallée et
désigne la compétence du donateur par des sèmes à valeur d'''exploit'' ("a hero in

- 143 -
her eyes") et de "divination" : "a magician", "her prophet". Mais il n'est pas moins
un chevalier errant pour elle. Quand Jim s'entiche de la veuve Mrs Peach pour provoc;uer
la jalousie de Margery et la reconquérir, Margery se sent humiliée. Tandis qu'elle
espère une apparition de son gardien pour la laver de l'affront, celui-ci est déjà
là. Il a suivi toute la scène, l'en éloigne, et lui propose de s'enfuir avec elle:
Now, Ma'lge.'llj, Ù1 6i.ve. mi.nute.6 we. can be. ab'lOad, and <J1
hai6-an-hou'l we. can be. Mai.ng aU the. wO'lid ove.'l. Wi.ft
Ijou come. ? (p. 485).
Ce revirement vient confirmer l'autre dimension du personnage qu'on entrevoyait
depuis le début du récit: la perversité de son esprit. Le baron a quelque chose d'un
dieu déchu par le côté obscur de sa personnalité et la préparation de l'héroïne à
une phase initiatique dé-naturante. Il joue sur la Vallée le rôle actantiel de la tentation
et de l'inquiétude car son attitude déconsidèrf' la vertu et couvre de ridicule le talent.
de sorte que l'humanité ne s'endormira plus dans la paix jusqu'à sa disparition définitiye.
Le caractère bizarre de Von Xanten fait ressortir comme un aspect de Méphist:o-
phélès. Autant celui-ci hait la lumière, autant le baron est d'humeur ténébreuse.
Il vit en permanence dans un état dépressif et se montre associé à la couleur sombre
de la mort :
Nothi.ng te.ndp.d ta di.M,i.pate. the. Ob6cuûtlj whi.ch ve.ae.d
the. li.6e. 06 U e. Ba.'lOn. (p. '152).
Même le blanc, contre-couleur, introduit dans son cas la couleur froide de la mort

- 144 -
Hi.b handb and hi.b nace. we.~e. white. - to he.t vi.e.w de.adiy
white.. (p. 412).
Elle indique une absence ("sleep-less foreign gentleman") destinée à être comblée
par la pureté primordiale de la "Plaine" dont est issue Margery. La Vallée d'Exe
est au pôle de la Nature: Lumière, Félicité et Fertilité la caractérisent. Ce centre
1
primitif se suffit à lui-même
et ne doit rien à personne:
Ma~ge.~y de.ii.ve.~e.d up the. butte.~, and bai.d "How i.b gmnny
thi.b mMni.ng ? 1 can't May to go up to he.~, but te.U he.~
1 have. ~e.tume.d what we. owe.d he.~". (p. 410).
Les sèmes de la "pureté" et de la "clarté" (en contraste avec l'obscurité diabolique
du baron) servent à le désigner. Ils sont présents dans l'environnement ("A dense
white fog", "its shining river"), dans la désignation de l'habitacle ("Silverthorn Dairy-
house") et l'activité humaine ("milk", "lime"). Ainsi s'oppose la vivacité de l'innocente
Margery (qui intègre cet état) à la pâleur de deuil de Von Xanten. Celui-ci recourra
régulièrement à sa source régénératrice:
Can you caU no~ 6ï.ve. mi.nute.b ab won ab pOb6i.bie., and
dÜpe.He. thObe. piaguy gioom6 whi.ch 1 am 60 unno~tunate.
ab to bUnne.~? (pp. 446-47).
Le pronom collectif dans le discours possessif que tient la laitière témoigne, d'autre
part, de son appartenance à ce centrE originel :
(1) Ainsi semble dire Margery au baron, quand elle le rencontre la première fois
"father is very weil off, and we don't want anything" (p. 415).

- 145 -
"1 have. ~e.tu~ne.d what we owe.d he.~".
"We don't want anrjthing".
Tant qu'elle y participera, elle restera en communion avec la Nature, et sa qualité
de "mère féconde" se lira dans sa compétence d'un savoir-faire interprétatif. En
effet, tandis que la nature répugne à l'étranger ("the fog was horrible this morning :"),
Margery s'y confond, s'en accommode ("this is only the pride of the morning :,,)
et sait déchiffrer ses signes :
The. darj, ab bhe. had pwgnobtica.te.d, tume.d out Mne. ; 6o~
we.athe.~-wibdom wab imbibe.d with the.ù milk.-Mpb brj the.
c.hild~e.n 06 the. Exe. Vafe.. (p. 417).
Mais l'aventure de Margery avec le baron va l'éloigner de ce milieu naturel et altérer
son innocence en éveillant en elle le désir du changement.
Von Xanten incarne la tentation par son "Avoir" et ['utilisation qu'il en fait.
Son approche des autres personnages est perverse, en cela qu'elle est difficile à cerner.
l
Au-delà du fait qu'il rend Margery à Jim et la lui reprend continuellement , on note
que ses rapports avec la laitière ont quek;ue chose de la tentation de Jésus dans
le désert par le démon. Celui-ci promet tous les royaumes du monde et leurs gloires
à Jésus, s'il se prosterne et l'adore. De même, le gentilhomr!le, du haut de sa colline,
promet le bonheur a Margery: "What "I,'ould you like "est in the world 7" (p. 415).
Mais il l'assujettit a certaines conditions ("do you trust yourself unreserwedly to
me 7" (p. 422)) et lui fait prendre de~ engagements:
(1) De même, il reprend et brOie la robe de sortie qu'il avait offerte à Margery. Cette
dépossession retourne la paysanne à un état dévalorisé qu'elle redoute: "Now
you look the milkmaid again". Elle vise (et réussit) à la maintenir dans un état de
dépendance: Margery revisit.era Chillington Wood.

- 146 -
Pw mib(!. d, Ma'tgHY - p'tO mib(!. d ; that, no matte't what
btandb in the way, you will c.ome to me i6 l 'tequüe you.
(pp. 431-32).
D'autre part, au lieu de la sortie à Exonbury, c'est à un bal diabolique qu'il amène
la paysanne. La soirée du colonel Toneborough se tient dans un contexte infernal.
Le cavalier de Margery est habillé de noir et conduit un attelage noir qui tient de
Lucifer:
(•••] 6'tOm thei't nObt'tiib the hot b'teath jetted 6O'tth li/ze
bmo/ze out 06 vokanoeb, att'tac.ting the attention 06 ait
(p. 421).
Les musiciens appartiennent également à ce monde surnaturel
Twenty 6{nùhed mUbic.iartb bat in the mUbic. gallHY at the
end, with wmantic. mop-headb 06 'taven hai't, undH whic.h
thei't 6ac.eb and eyeb bhone Wœ 6i'te undH c.oaib. (p. 429).
Toutes ces différentes prestations contribuent à mettre en valeur la prodigieuse
puissance d'envoûtement que le baron exerce sur Mareery et qui va conditionner
son comportement. Leur efficacité est ê!ttestée par la désertion de la ferme et les
retours obsessionnels de la laitière à CI,illington Wood. Ce n'est plus par hasard
qu'elle y rencontre son prince et que leurs relations se raffermissent: "He ... impul-
sively kissed her cheek" . Ses retours fréquents sur la même scène répondent à l'obéis-
sance aveugle à laquelle il la préparE' depuis le début.

- 147 -
La fidélité à Mount Lodge accapare Margery et la désolidarise de la vallée.
Elle s' accompagne d'une perte de valeurs primordiales. La tricherie est le premier
signe caractéristique de cette perversion. Margery ment à son père pour se rendre
au bal et renie son fiancé quand elle en revient. Son désir est une aspiration à la
transcendance ("high notions", "higher titles") et la sophistication: qualité au super-
latif ("The best :") ; matière rendue précieuse par l'éclat, la rareté et la douceur:
"glaces", "silver", "gold", "velvet" (p. 436). Elle est devenue, pour ainsi dire, mécon-
naissable. Jim voit en elle un être composite fait d'innocence ("pink") et de malice
("white,,)1, et interprète son revirement comme l'oeuvre d'une force maléfique:
Vou a 'te a pink-and-white c.onundw.m, ,Va'tge'tY [ •••]. Anybody
would think the devil had 6hown you aU the kingdom6 06
the wO'tld 6inc.e 1 MW you la6t : (p. 436).
Cette transformation subie par Margerie s'amplifie dans la Vallée en un bouleversement
général de l'innocence. Elle se répercute aussi bien sur Je père que sur le fiancé.
Tucker, qui se rend compte de la promotion sociale offerte par le baron à sa fille,
perd son humilité de fermier et lui sert d'adjuvant pour écarter Jim :
Begone, young man, and leave nobte.-men'& wive& alone
and 1 thank God 1 6haU be tid 06 4 num&lwll : (p. 480).
James Hayward, aussi, se caractérise initialement par sa simplicité rustique ("a plain
man", "Iack of a complicated experience"). L'ambition sociale de Margery compromet
leurs fiançailles. Pour la reconquérir, il va agir contre-nature en usant de ruse et de
(1) S'il est vrai que le "blanc" peut être considéré com me l'attribut du ténébreux
étranger.

- 148 -
violence, principalement au détriment de Mrs Peach. Les promesses légères faites
à cette veuve, sa parade avec elle pour se faire valoir aux yeux de sa fiancée consti-
tuent une supercherie inhabituelle chez le personnage et impropre aux moeurs de
la Vallée. Vexé par les intrusions intempestives dans ses amours, il menace dangereu-
sement d'abattre les chevaux du baron. Ce n'est qu'à ce prix que le couple retrouve
la sérénité. Ainsi se termine "The Romantic Adventures of a Milkmaid" (en même
temps que le "volume"), sur une note heureuse, avec la disparition du galant étranger
et le retour aux "sources" de Margery. La naissance d'un enfant symbolise cette
stabilité du couple.
Le titre de la collection A Changed Man, tout en suggérant une mutation
chez le personnage, ne nous informe pas sur la nature et le motif de la transformation.
Seule la lecture des nouvelles permet de découvrir que le chan'!;ement touche l'être
entier du personnage. Ses états et ses occupations sont pervertis dans leur essence
ses désirs sont frustrés et dirigés malgré lui dans un sens tragique prédéterminé.
Le revirement d'une décision antérieure, le manquement à la parole donnée, l'intrusion
d'un élément étranger dans un lieu originellement serein sont générateurs de conflits
et de tribulations. Les rapports entre les protagonistes sont stériles et dominés par
la violence. L'inconstance de Maumbry, Charles de la reste, John Clark, John Horseleigh,
et Christine Everard est décevante. Elle altère et ridiculise le noble sentiment de
fidélité de Laura, Nicholas Long et Selina Paddock. Le céli~at ou le veuvage, auxquels
ceux-ci sont réduits après qu'ils ont ardemment désiré une union, témoignent de
la futilité de leur entreprise. La violation d'un domaine paisible ou sacré est une
autre forme de violence, puisqu'elle aboutit à la désintégration. L'intrus souille de
ses crimes présents ou passés le lieu de son séjour, ou le bouleverse par son apport
de nouvelles valeurs. Il influence lèS consciences ("The Duke's Reappearance", nA Com-

- 149 -
mittee-Man of "the Tenor"", "The Romantic Adventures ...") ou les emprisonne ("What
the Shepherd Saw"). Cependant, si le caractère éphémère et la démystification de
sa domination semblent annoncer la fin de son pouvoir, les valeurs qu'il représente
attirent toujours: le désir de quitter son environnement immédiat pour un monde
présumé meilleur est manifeste chez Margery, même après le départ du baron. La
tension monte jusqu'à la révolte ouverte chez Laura, Roger, Swetman et Jim Hayward.
Le manque de réconciliation sc solde par le suicide de Charles, Luke et Holway,
ou par les meurtres commis contre Horseleigh et Ogbourne.
De ce fait, on peut dire que les collections de nouvelles Life's Little Ironies
et A Changed Man se comptètent dans un même "volume" pour décrire des personnages
frustrés dans leurs espérances. Que les protagonistes soient identiques, complémen-
taires ou dissemblables dans leurs états et leurs aspirations, que leurs intentions
soient bonnes ou mauvaises, contrecarrées par le caractère passionné de leurs désirs
ou la brutalité d'un élément allogène, le résultat reste le même: la contrariété,
la désolation et la mort sont le lot qui leur échoit et que le dernier "volume" répète.
**

- [50 -
CHAPITRE III : OLD MRS CHUNDLE AND OTHER STORIES
VERS UN ELARGISSEMENT DU CHAMP DE VISION?
Old Mrs Chunde and Other Stories ..• rassemble le reste des nouvelles que
Thomas Hardy n'a pu regrouper sous forme de "volume". L'éditeur les a recueillies
en une collection de sept nouvelles, y a joint les esquisses des dernières nouvelles
l
que l'auteur projetait d'écrire, et a arrangé le volume en cinq parties • Notre analyse
suit cette disposition. Mais [a constitution de ce troisième et dernier volume étant
['oeuvre de l'éditeur, il semble hasardeux d'avancer a priori un thème commun autour
duquel l'auteur aurait réuni les textes. Cependant, ceux-ci promettent, par leur
évidente variété, diverses réflexions sur la nouvelle de Hardy. On peut d'ores et
déjà noter que leur architecture et leur thématique les réintè'!rent dans l'ensemble
des nouvelles. Leur genre reste dramatique, et le cadre du récit oral. Les mésaventures
romantiques que sont leurs histoires, les rë:pports désastreux qui disjoignent les person-
nages et la présence du spectre de la mort dans un contexte agricole évoquent,
de façon pertinente, le même Wessex décadent.
L'intertexte biblique sert de point commun à la première partie qui compte
trois textes: "Old Mrs Chundle", "Destiny and a Blue Cloak" et "The Doctor's Legend".
"Old Mrs Chundle" raconte de façon humoristique l'histoire d'une leçon d'humi-
lité donnée par la fidèle Mrs Chund[e à son pasteur. Cette d2me est l'archétype
(1) Cf. bibliographie III, Volume III, OMC.

- 151 -
de la vie agricole traditionneUe. Les nobles sentiments d'hospitalité et d'effacement
qu'eUe manifeste, son existence autarcique, son parler dialectal et ses habitudes
culinaires témoignent d'une innocente rusticité qui contraste avec l'affectation mondaine
de son visiteur, le jeune pasteur nouvellement affecté à Kingscreech. Mrs Chundle
vit retirée du monde. Le cercle de ses activités est restreint à la ferme. Depuis
plus de trente cinq ans, elle vit dans la région de Corvsgate et ignore jusqu'aux
villages environnants. Pour toute référence, elle ne dispose que du discours des autres
"And whe~e do el> that wad ieadl> ?" [..•}.
"They tfl11 me. that it ieadl> ta Enck.wOtth".
"And how 6a't il> Enck.wa~th ?"
"Th'tee milel>, they 6aJj. But God k.nowl> i6 'tib t'tue". (p. 12).
Son attachement à la terre lui procure de quoi vivre et la porte à la modestie ("1
don't want to eat with my betters"), à la dépréciation de la valeur marchande de
l'argent, au partage généreux et spontané de ses repas avec tcus ceux de l'extérieur
qui en manifestent le besoin :
'Tib aU my gwwing, that' 1> t'tUe. But '1 don't tak.e money
60~ a bit 0' victuail>. l've nevet done I>uch a thing in my
ii6e.
(p. 12).
Sa méfiance de l'étranger relève de cet état primitif. EUe s'oppose à l'ouverture
et au zèle du visiteur.
Pour le jeune pasteur, Mrs Chundle est une fidèle égarée. Aussi, entreprend-il
de la reconvertir. La rusticité, la surdité et la vieillesse de cette dame de plus de
soixante-dix ans sont symboliques des efforts à investir pour racheter son âme. Il

- 152 -
la convainc de reprendre le chemin de l'église et parvient à susciter son intérêt
en palliant sa surdité à l'aide d'un cornet acoustique. Mais la "conversion" tourne
court quand, indisposé .par l'haleine forte de la dame, il lui retire son assistance.
Le texte tire sa force humoristique de cette contrariété conçue sur la base de l'anti-
thèse. De "brebis perdue", Mrs Chundle devient une "brebis galeuse" à proscrire au
moment même où elle est censee avoir été retrouvée par le "berger" : "1 cou Id hear
beautiful ~ ... Yes ; every word ~". Ainsi, le dévouement du vicaire s'estompe, et
il se met à détruire sa propre oeuvre. En bouchant le cornet de son mouchoir puis
du pouce, en le faisant démonter, il "sèvre" sa fidèle de la "Bonne Parole" et l'exclut
de la communication-communion avec l'Eglise. Il la renie encore en la fuyant après
la messe, en manquant volontairement à sa promesse de lui rendre visite. Sa dérobade
devant l'appel pressant de Mrs Chundle qui se meurt, exténuée par sa course effrénée
sur le chemin de l'église, prive une fervente chrétienne de l'Extrême Onction.
La nouvelle se fait ironique en érigeant le pasteur en soldat, non plus du Christ,
mais combattant pour le triomphe de ses intérêts personnels sur un champ de bataille
sans adversaire. Tandis qu'il est sur la défer;sive et qu'il se bat farouchement pour
éliminer la vieille dame, celle-ci, bien intl"ntionnée, l'attend impatiemment pour
lui remettre son testament, en considération de son altruisme. Comme l'offrande
de la pauvre veuve de l'Evangile qui donrle "tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle
avait pour vivre"l, le legs des effets mobiliers de la fermière a un caractère de
fortune:
[•••] 6he. had le.M him he.t bute.a.u.,:'.a6e.-doc.fl, 60ut-poM
be.d6te.ad, and 6-rame.d !>ample. t - in 6ac.t aH the. 6u'lY!{tute.
06 MY ac.c.ount that Ah«1. pOAAUllW. (p. 18).
(1) Marc 12
41-44.

- 153 -
Comme on peut le voir, l'orgueil et la mesquinerie du Jeune religieux servent de
repoussoir à la simplicité et la générosité de Mrs Chundle. Ils amènent le lecteur
à faire des réserves sur son activité pastorale. En effet, tandis que le bon berger
vient "afin que les brebis aient la vie et qu'elles soient dans l'abondance", tandis
qu'il laisse les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller chercher la
centième qui est perdue - et ce jusqu'à ce qu'il la retrouve!, le vicaire abandonne
non seulement la sienne, mais encore la renie. En tirant la dame de sa tranquillité
pour la confronter avec la mort, il met en doute l'efficacité de -sa mission.
La réserve de Mrs Chundle devant les visites du VICaire trouve ICI son fondement.
C'est d'abord le harcèlement et le mépris de l'étranger en lui qu'elle fuit:
"f...] 1 M,id ta mY6d6, he'U be he~e again 6u~e enough,
hang me i6 1 didn't. And he~e !Jou be."
"Ye6. 1 hope you don't mind ?"
"Oh, no. Vou 6{nd u6 a wughi6h lot, 1 maRe no doubt ?"
(p. 13).
Son indifférence à l'égard de l'entreprise éu jeune homme est une attitude sceptique
devant son pouvoir de rédemption:
"And you' li c.ome ?"
"Ye6. 1 may ~6 weil go the~r: a6 bide he~e, 1 wpp06e". (p. 14).
Elle eprouve le même détachement ar res le premier échec
l'U t~y d, e'en though 1 Mid 1 wouldn't.
(1) Jean 10
11.

- 154 -
1 ma.y a6 weil do that a6 do nothing, 1 te.ckon. (p. 15).
On remarque que le vicaire exploite la situation à des fins personnelles: le dispositif
d'écoute qui distrait l'assemblée et ridiculise Mrs Chundle témoigne d'une démonstra-
tion ostentatoire :
Mg Chundle wa6 di6coveted in the 6wnt 6eat 06 the nave L..],
6acing the te6t 06 the congtegation with an unmoved counte-
nance [.••]. She wa6 the centte 06 ob6etvation thwugh the
who!>. moming 6etvice. The ttumpet, e.ievated at a high
angle, 6hone and 6la.6hed in the 6itteg' elje6 a6 the chie6
object in the 6acte.d edibice..
(p. 14).
Si l'église de Kingscreech peut se transcrire King-Screech (avec la racine verbale
"screech" signifiant pousser des cris perçants, rauques), on peut trouver dans l'acti-
vité de ('ecclésiastique l'affectation, la recherche de l'éclat. L'incohérence entre
l'humilité que sa religion enseigne et son manque de naturel lui prête un air de phari-
sien que nous avons déjà relevé chez le pasteur Toogood (FFC). Sa répugnance à
l'égard de la rusticité de Mrs Chundle le disqualifie de juger sévèrement un mensonge
conçu dans la méfiance de l'étranger:
[•••] l think it wa6 a vu.lJ cu1pabte-unkind thing 06 Ijou
to tell me Ijou came to chutch e.VOIj Sundalj, when 1 bind
Ijou've. not be.en 6e.en thete 60t Ije!l..g. (p. 13).
Dès lors, on ne peut plus prendre au sérieux les louanges que le narrateur lui fait:

- 155 -
"The kind-hearted curate, at great trouble to himself, obtained the tube and had
it fixed" (p. 15).
L'ironie de cette nouvelle-est dévastatrice. En attribuant au pasteur une grandeur
qu'il n'a pas, Mrs Chundle ne peut que le désarmer:
l' ve 60UYld a 'leaf 6ûeYld at fa.6t [ •••J. He' 6 a maYl iYl a thou6a.Yld.
He' 6 Ylot a6hamed 06 a' oM WomaYl, aYld he hold6 that he'l
60ul i6 WO'lth 6aviYlg a6 weil a6 û<'-he'l peopfe' 6. (p. 18).
L'humour du texte consiste à présenter une âme rustique au mOinS tout aussi noble
que celle de son sauveur. En fait, l'impression que le lecteur retient ici est celle
d'un pasteur prêchant un converti. Tout au long du récit, le jeune homme apparaît
comme un être superflu. Il est le parasite qui vit aux dépens des autres en se faisant
inviter à manger ("Can you give me something for lunch ?") et en détériorant le
milieu où il pénètre. Son agenouillement à la fin de l'histoire est synonyme de l'humilité
qu'il retire de cette expérience. Comme l'apôtre Pierre qui avait renié son Maître,

il "pleura amèrement en y réfléchissant"'. L'anonymat dans lequel le texte le maintient
permet de généraliser sa culpabilité et d'étendre son inefficacité jusqu'à son supérieur.
Celui-ci devient complice de l'ostracisme de Mrs Chundle en reprochant à son second
sa hardiesse :
The 'le<'-to'l dfU<,-kied.
"qou've b'lOught it UpOyl Uou'l6el{ [ •••J. VOU dOYl't kYloW
thi6 pa.ti6h /0 weil a6 l. Vou 6hould have leM the oid woman
alOYle"•
"l J:,uppo6e l 6houid :"
(1) La référence (p. 18) nous renvoie à Marc 14
66-72.

- 156 -
"Thank He.ave.n, i>he. thi.nki> nothi.ng 06 my i>e.!moni>, and
doe.i>n 't co me. whe.n l p!e.ach. Ha, ha :" (p. 17).
A l'exemple de "Old Mrs Chundle", "Destiny and a Blue C[oak" fait apparaître
des rapports désastreux entre la ferme et l'Eglise. L'intervention du pasteur Davids
en tant que "conseiller matrimonial" d'Agatha Pollin va contribuer à la rupture de
ses fiançailles avec Oswald Winwood. Par ailleurs, cette seconde nouvelle présente
des similitudes avec "The Winters and the Palmleys" (FCe). Il s'agit, en fait,d'une
tragique histoire de vengeance. Comme les \\Vinter et les Palmley, Agatha t'ollin
et Frances Lovill sont deux amies qu'une aventure romantique va transformer en
rivales farouches. L'enjeu est encore ici un jeune homme que l'une détourne de son
premier amour. Agatha admire secrètement Oswald Winwood (amoureux de Frances)
et ne le désillusionne pas quand il se méprend sur elle. Frances, privée de son amant,
doit se contenter des offres du vieux Miller Humphrey (oncle d'Agatha). Cependant,
cette union la rapproche avantageusement de sa rivale et lui permet de se venger
d'elle en empêchant son mariage avec Oswald. Ses tractations vengeresses vont
s'ajouter à la duplicité de son amie pour faire de ce texte une grande mascarade
dans laquelle les acteurs ne dévoilent leur vraie identité qu'après avoir tragiquement
supplanté leur adversaire.
C'est par le "déguisement" qu'Agatha se substitue à Frances et conquiert
Oswald. Le manteau qu'elle porte est d'abord l'attribut de Frances, une sorte d'emblême
caractéristique qui accompagne ce sujet, puisque sa couleur voyante permet une
identification immédiate. On note que objet et sujet se confondent dans une valori-
sation positive. La beauté de Lovill est célébrée à travers la figure mythologique
grecque d'Hélène. Son vêtement attise la même convoitise ("exceptionally gay for

- 157 -
a vilJage"). Sur le corps d'Agatha, il est conçu pour recouvrir une individualité obscure
et exercer le même attrait:
Thi.b MÜb Loval [•••] wab 06 g'1eat and long 'le.nown ab the
beautq o~ Cloton Villa.ge, nea'1 Beami.nbtH. She wab 6i.ve
and twenty and 6u1bJ developtUl., whUe Agatha wab onbj
the ni.ec.e 06 the male'1 06 the Mme plac.e, ju!>t ninetee.n,
and 06 no 'lepute ab yet 60'1 c.omeli.nebb [•.•]. (p. 19).
La confusion à laquelle il prête est significative de J'attribution d'un mérite
l've been hopi.ng to meet you. 1 have hratd 06 yOU'1 - weil,
1 mUbt bay i.t - beauty, long ago, though 1 only c.ame te
Beami.nbte'1 yebte'1day. (p. 19).
Ainsi, d'attribut du sujet, l'habit est devenu un masque, objet d'emprunt. Agatha
se "dé-masque" seulement quand Oswald est définitivement pris au piège d'une longue
romance qui durera un jour entier. C'est à partir de cet instant que le titre ("Destin y
and a Blue Cloak") acquiert toute son impNtance.
Tout au long du texte, Agatha va faire figure d'objet. Dématurée par le manteau,
elle reste l'image représentée, un objet qui va nécess':lirement répéter la misérable
condition de Miss Lovill. Quand Winwood émigre en Inde pour y suivre une formation
juridique, le fermier Lovill tombe amoureux d'elle. Dès lors, sa nièce Frances va
oeuvrer a la réalisation de cet amour afin de se ven"!er de sa perte initiale. Elle
s'associe
son oncle Lovill, son mari Humphrey et le pasteur Davids pour reproduire
une situation identique à la sienne: substituer un vieillard au jeune prétendant.
Mr Lovill souffre de sénilité. Le crps desséché et tremblant, la vue trouble, le

- 158 -
dos courbaturé, le recours à la canne sont quelques signes de sa décrépitude. L'humeur
folâtre et la passion qui l'animent à soixante-cinq ans prouvent à quel point il est
retombé en enfance: "With my ra-ta-ta say, dear, shall it be' the first of November ?"
(p. 32). C'est la fraîcheur d'Agatha qui est conçue pour suppléer à cette défaillance,
comme on peut le voir à travers le comportement de Lovill. L'instinct domine son
amour et réduit Agatha à un objet de consommation. L'homme apparaît comme une
bête en rut captivée par la beauté et la jeunesse de sa partenaire. Qu'il la chosifie
ou l'assimile à une souris, elle est toujours conçue pour la satisfaction d'un besoin:
"Be.M itl> de.atlj-eatlj heatt : lt Ù, gaù/g ta !Jpeak ta me "'
Mid the aM man mO{l>tllJling hil> tipl> [ ••• J. (p. 27).
Dans ses rapports avec les autres personnages, Agath nous donne aussi l'impression
d'être un objet.
L'évocation par Frances Lovill d'une vieille dette n'est qu'un prétexte devant
servir sa vengeance. Humphrey doit l'importante somme de deux cents livres au
riche fermier Lovill. Les deux hommes, à l'instigation de Frances, concluent un marché
qui instaure Agatha comme l'objet d'une vile transaction. En cédant sa nièce comme
le garant de la dette, Humphrey réalise ".insi des économies qui lui permettent d'épouser
Frances et de payer le voyage de la famille en Australie. Il ne s'embarrasse pas
de scrupules pour persuader Agatha de contracter un maria~e peu prometteur. Non
seulement il encourage et rassure le vieil homme, mais il s'efforce aussi de vaincre
la résistance d'Agatha par la tentation et la menace. Il déprécie les qualités d'Oswald
que vantent les journeaux et sème la confusion dans l'esprit de la jeune fille en
mettant en doute le retour de son fiancé et son amour pour elle. Par contre, il valorise

- 159 -
positivement son prétendant qualifié négativement. Cette tentative de corruption
réduit encore Agatha à un "objet" : "He' li make you a comfortable home, and dress
ye up Iike a doll" (p. 28). Les exigences ("Lovill will marry you at once") que Humphrey
mêle aux interdits ("Write you must not") et au chantage ("after having the trouble
and expense of bringing you up") participent de ses man·::>euvres d'intimidation et
visent un but lucratif. Le goût du gain facile et rapide stigmatise ce personnage.
L'offre de remboursement qJe lui fait Oswald n'est pas une garantie suffisante en
son absence :"1'11 believe it when 1 see him and he tells me so" (p. 34). Ce n'est
pas par hasard qu'il choisit le pasteur Davids comme "directeur de conscience" de
sa nièce. En fait, il est sûr de trouver en lui un auxiliaire malhonnête. Son manque
d'égards envers l'ecclésiastique suggère un personnage peu recommandable:
M'( Vavid~ 6~aH God, 60'1. ~'(tin , 60'( h~ nev~'( ventu'(e~
to nam~ him outbid~ the puipit ; and ab 60'( th~ c.ommandmel1t~,
'tib k.nown how h~ bWO'(~ at th~ c.hu'(c.h-'(~btO'(~H 60'( tak.ing
th~m awatf 6wm th~ c.hanc.el. (p. 30).
La partialité de Davids dans ce conflit va affecter d'un poids mort les projets
d'Agatha. Lui aussi doute du retour d'Oswald, conseille à cette innocente jeune fille
d'encourager Lovill et vante les mérites d'un personnage dévalorisé par une débilité
détestable: "Wonderful sensitive man - a man 1 respect much as a godly doer" (p. 31).
L'engagement écrit ("If Mr Winwood doesn't come l'Il marry you") qu'il lui extorque
pour les beaux yeux de Miss Lovill tout en prenant l)jeu à témoin ("if it is the will
of Providence") et qui la condamne à épouser Lovill le premier novembre, confirme
la légèreté que lui imputait Humphrf'Y. Pour tout dire, Davids trahit l'ordre religieux
qu'il incarne par sa participation à un acte malfaisant et par son manquement à

- 160 -
son rôle de confesseur et de protecteur des faibles comme Agatha en quête de conseil
et de réconfort. Il abuse de la confiance de celle-ci :
will ag'l.e.e. to what M'I. Davidb advibe.b about m!J me.'I.e.
dai.l!J be.haviou'I. be.6o'l.e. Obwald c.ome.b C••• ] i6 !Jou Imow 60'1.
c.e'I.taiYl that he' b a. good man. who nuU. God and fleep6
the commandment&. (p. 30).
Le piège qu'il tend à cette jeune fille naïve rappelle ta complaisance du pasteur
1
Theophilus Higham dans l'affaire sentimentale entre Caroline et Charles de la Feste
Il est la pièce décisive de la ruse de Frances, puisqu'il suffira de faire croire à Oswald
(revenu de l'Inde le jour du mariage) que l'union est déjà consommée.
La complicité de l'Eglise dans l'arrangement matrimonial boucle la chaîne
de solidarité des opposants aux projets d'Agatha, que décrit sa rivale. Elle est d'autant
plus scandaleuse en soi qu'elle est inévitablement désastreuse pour l'héroïne:
Pa'l.6oYl Davidb IÛYldllj pe'l.buaded Ijou, bec.a.ube 1 IÛYldl!J pe'/.buade.d
him, and pe.'I.6uale.d !JOU'/. UYlc.le. to b?Yld Ijou to him. Mt
Va.vid!> i.f> an otd a.dmi.te'/. on mine. Now do Ijou bee a whezl
wi.thin a wheel, Agatha? (p. 39).
De cette chaîne, nous percevons un monde dénaturé et incapable de s'assumer. Dans
un premier temps, on voit Agatha PoUin porter un manteau bleu identique à celui
de son amie et "se faire passer pour" elle afin de pallier son infériorité. Dans la
même perspective, l'ecclésiastique n'est guide que de nom. Sa prise de position a
terni en lui sa mission religieuse. Elle est en partie responsable de l'accomplissement
(1) "Alicia's Dairy" (CM).

- 161 -
de graves méfaits. C'est ainsi qu'Agatha interprète ses tribulations: "The parson
and fate" (p. 39). Un rapprochement de cette assertion avec le titre de la nouvelle
qui impute J'épreuve au "manteau bleu et au destin" assJmile les personnages du
pasteur et du vêtement que nous qualifions de masque ou objet d'emprunt:
pafbon and oate = Vebtiny and a Blue Cloak.
pafbon = Blue Cloak.
Le rapport réduit l'ecclésiastique aux "apparences de l'habit". C'est comme SI, par
cette opération qui lui fait revêtir le manteau, il assumait un second rôle dont le
manteau (qualifié négativerrent) était l'emblème. Humphrey Pollin non plus n'échappe
pas à la caricature. Ce n'est plus un meunier mais un "spéculateur" qu'on perçoit
en lui: ruiné, endetté et avide de gain, il "vend" sa nièce afin de s'exiler en Australie.
Comme Jui, Mr Lovill ne paie pas de mine. Bien que riche, il n'est plus qu'une loque
humaine qui épouvante les jeunes villageoises de Cloton dont Agatha. Il lui faudra
"se déguiser en meunier" pour contrecarrer l'escapade de sa fiancée et mettre un
terme à son état de célibataire endurci. Finalement, Frances qui travaillait dans
l'ombre à la perte de son adversaire réapt'araît, non pour crier victoire, mais pour
identifier sa condition à la sienne. Si sa vengeance aboutit (comme celle des Palmley
sur les Winter), en revanche, elle ne lui apporte aucune sérénité. Son manteau qui
était l'identification du désir au début de l'histoire devient à la fin le symbole de
la défaite et de la frustration. Elle le réintroduit comme le dénouement à une mise
en scène tragique :
Vou 'temembe-r the van, Agatha, and how you made ube
00 my l'lame on that oc.c./lbion, ljeaH ago, now ? [•••J. lt wab

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6tHI to you.. ; what do you.. thirrk. it wa~ to me. - 6u..rr, too ? -
to lool>e the man 1 longed 60t. and to bec.ome the wi.6e
06 a man 1 Mte not an atom about? (p. 39).
Le nom Lovil( (Love-ill = le mauvais amour) caractérise assez bien cette insatisfaction
générale: Frances et Agatha ont perdu leur amant et doivent se contenter de vieil-
lards dont la décrépitude est métaphorique d'impuissance et de stérilité.
L'ambition, la vengeance et la déception sont les thèmes qUi unissent "The
Doctor's Legend" à "Destiny and a Blue Cloak". Toutefois, l'Eglise intervient dans
cette troisième nouvelle non plus comme sujet modalisateur, mais plutôt comme
1
objet de mauvais usage devant aider à servir la vanité d'un personnage. Le texte
décrit la suffisance et la chute d'un noble propriétaire terrien. Sa convoitise se conforme
à une conquête matérielle, spatiale et temporelle. Obsédé par le cérémonial et les
honneurs, il accapare les terres et les titres. On le voit se réclamer de toutes les
ascendances illustres:
[•••] orre. 06 the. Krright~ who ca.me. ove.t with William the.
C:orrqu..e.wt bote. a rrame. whic,1 6Ome.what te.~e.mble.d h{~
own, arrd 6wm th{~ he. corr6tmcte.d arr irrge.rr{ou..~ arrd cte.dible.
gene.alogicai tte.e.. (pp. 44-45).
A présent, il est en passe de devenir comte ce qui, à une échelle symbolique, équivaut
au seigneur d'un empire. En effet, Squire a consolidé sa gloire par une occupation
spatio-temporelle. De son union avec Lady Cicely (fille raffinée d'une famille de
vieille souche), naît un héritier qui doit lui assurer une longue et noble descendance.
(1) le début et la fin du texte fournissent un cadre narratif propre à GND. Le conteur ("the doctor")
s'identifie, par sa fonction sociale, au narrateur ("the Old Surgeon") de "Barbara ...... De plus, l'auditoire
fictif de cette collection ("The Wessex Field and Antîquarian Clubs") réapparaît autour de son feu. F.B.
Pînion explique (0Me, p. 228) l'exclusion de ce texte du recueil par le rôle mineur que joue lady Cicely
par rapport aux "Nobles Dames". En fait, ce qui caractérise Lady Cicely, c'est l'effacement et une
grandeur d'âme - qualités plutôt rares chez les "Nobles Dames".

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Enfin, l'immense fortune qu'il hérite d'un oncle lui permet d'aggrandir son domaine
d'une abbaye. Sans foi ni loi, il démolit l'établissement jugé trop lugubre et construit
à la place un magnifique château. Pour sa tranquillité, il vend les cloches, érige
la résidence en véritable forteresse-sanctuaire inaccessible au menu peuple et déplace
le village à plus d'un mille.
L'accumulation des biens au mépris des valeurs humaines et culturelles confère
a la présomption du Squire l'envergure d'une vraie conquête puisque, par son caractère
colossal et tyrannique, l'entreprise a des retombées désastreuses sur les paysans
aux antipodes de l'ascension sociale. La transplantation du village et la destruction
de l'abbaye les destabilisent, dans la mesure où le déracinement est synonyme de
perte de culture et de pratiques traditionnelles séculaires. Leur tragédie est exemplifiée
par la destruction de la famille qui habite à l'entrée du parc. A la suite d'une poursui:e
effrénée sur les terres seigneuriales, la fille unique de la pauvre dame est défigurée
en une carcasse allégorique de la mort - Death Head. Epouvantée, elle pique une
crise épileptique qui ruine sa santé:
[•••] the c.hifd'b haù came 066 and he~ teeth 6eU 6wm he,,-
gumb; tat no one c.ould have 1ec.ognàed in the mefe bc.a1e-
c.ww that bhe o_ppea1ed, the happy and laughing younbte"-
06 a 6ew weel2b be601e. (p. 42).
La mère assiste, impuissante, a la prospérité de l'aristocrate, puis meurt de désespoir
après sa fille.

- 164 -
La réputation de toutes ces exactions commises contre les fermiers est comparee
à celle de Lucifer, Hérode et le Roi de Babylone, noms bibliques péjoratifs évocateurs
de vice, d'audace, de cruauté, mais aussi de malédiction. Satan désigne, par antono-
mase, l'Adversaire, aussi arrogant que méchant. Dans ses rapports avec Dieu, il
figure l'orgueil et la rébellion: il a renié sa nature d'Ange pour aspirer a une plus
grande. Quant à Hérode, roi de Judée, il jugea Jésus et fit mourir Jean-Baptiste.
Lui non plus ne peut admettre l'existence d'un autre roi que lui. Pour faire périr
Jésus, roi des Juifs et chef d'Israël, il tua tous les enfants de deux ans et au-dessous.
A son anniversaire, il offrit la tête de Jean le Baptiste à sa nièce, fille d'Hérodias,
pour saluer ses qualités de danseuse. La symbolique biblique reconnaît également
au roi de Babylone la domination des nations au prix de la servitude, de la tyrannie
et de la terreur. Comme ces fameuses figures, le noble seigneur de ce conte est
animé par le désir d'assouvir ses passions à tout prix, comme oublieux de sa condition
de mortel.
Squire détruit toute vie humaine sous son autorité, ruine ses richesses et altère
son histoire de ses prétentions. Sa présomption est d'autant plus odieuse qu'elle s'ap-
plique à des enfants et à des pauvres êtres sans défense. Elle est rendue, dans un
jeu de mots, par une figure hyperbolique qui flatte ironiquement son caractère rigide
ln the. WO'ldb 06 a w'lite.'1 06 that timl!. who /we.w him we.ll,
he. wab "one whom anqthing would pet'lillJ but nothing would
&o&ten". (p. 41).
La susceptibilité et l'insensibilité morale qui l'ont déshumanisé ne peuvent que relever
d'un cas pathologique: la folie des grandeurs. En effet, la destruction de l'abbaye
et l'élévation de son trône sur ses décombres, la morgue av:oc laquelle il traite les

- 165 -
reliques sacrées ("those old rascals", "wormy rubtish") sont des signes profanateurs
que seul peut se permettre un être parodiant Dieu. En fait, pour le croyant, les
presbytres sont originellement des guides. Ils préfigurent un long acquis de sagesse,
de réflexion et de piété. Comme Jean-Baptiste qu'Hérode fait décapiter, Jésus qu'il
fait juger et les enfants qu'il extermine, leurs reliques (au même titre que Death
Head) intègrent une symbolique innocente, juste et sainte révérée de tous ceux qui
vénèrent Dieu.
De par son assimilation à la symbolique judéo-chrétienne, et comme le veut
la logique superstitieuse du Wessex, l'histoire du Squire doit nécessairement répéter
celle de Lucifer, d'Hérode et du Roi de Babylone. Elle condamne le personnage à
la chute comme le prix à payer pour ses crimes. Lucifer est maudit par sa rébellion
contre Dieu. Il est éternellement relégué dans les ténèbres parce que son existence
est une déviation de la lumière primordiale et représente une régression vers le
désordre et la dissolution. Hérode est bien mort, victime de son holocauste et de
sa condition humaine. Enfin, la prophétie d'Isaïe contre le roi de Babylone dont se
sert le pasteur dissident de "The Doctor's Legend" pour accabler d'invectives le
seigneur du Wessex était apocalyptique: la Cité doit crouler pour qu'Israël - la paix
et la justice - soit rétablie. Etymologiqu."ment Babylone signifie "porte de Dieu".
Mais le dieu sur lequel ouvre cette porte s'est perverti en homme, dans ce qu'il
y a de plus vil en lui, à savoir l'instinct de domination et de luxure érigés en absolu
dans la Cité. Cette ville, autrefois merveille du monde, est détruite, car elle est
le symbole d'une splendeur viciée, du triomphe passager d'un monde matériel sensible
qui n'exalte qu'une partie de l'hommE et en conséquence le désintègre. Ainsi, le
seigneur du Wessex ne peut préserv."r ses privilèges entachés de crimes ou échapper
à sa nature humaine et physique: tout ce qui s'élève retourne à la Terre-Poussière

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originelle, connotatrice de valeur nulle liée a la condition matérielle
"A'Lt thou af60 beeome weak. a6 we ? ••• Thtj pomp <6 b'lOught
down to the g'Lave, ••• the WO'Lm <6 6p'Lead unde'L thee, and
the WO'Lm6 eOVe'L thee.How a'Lt thou 6alfen 6'lOm Heaven ...
eut down to the g'lOund ..." (p. 49)1.
La chute du personnage prend forme dans la ruine de ses esperances, l'extinction
de la famille et l'altération de son domaine. Lady Cicely, de nature fragile, ne survit
pas à l'horrible choc que lui a infligé la mère vengeresse de Death Head. Son trau-
matisme s'est répercuté sur le fils héritier qu'elle portait au moment de l'accident.
Sa santé se délabre ("depressed", "nervous debility") et précipite sa fin. Il se suicide
à la vue d'un autre crâne servant de modèle à sa femme et provenant, ironiquement,
de l'abbaye profanée. Son père maintient temporairement sa domination, mais l'âge
finit par avoir raison de lui. Le voeu de conquérir, pour la descendance, le dernier
titre de noblesse ne se réalise pas et le "royaume" tombe dans la médiocrité ("occupation
by inferior tenants"). En somme, Squire perd tout son acquis à sa mort:
[...1 <n a 6ew tjea'Ll the ti.tle wa6 ext<net, and now not a 'Lelative
0'1 6e<on 'Lema<n6 06 the 6ami.ltj that bO'Le h<6 l'lame. (p. 49)2.
Les méfaits de l'aristocratie décriés par "The Doctor's Legend" réapparaissent
dans "An Indiscretion in the Life of an Heiress" et servent (j'articulation aux deux
textes. De plus, cette dernière nouvelle entretient de fortes consonances thématiques
et structurales avec "The Waiting Supper"(CM). Elle conte 12. transgression d'un code
(1) Isaïe, XIV, 10-23.
(2) A insi se réalise la prophétie d'Isaïe que cite le pasteur dissident: "1 will rise
up against him, saith the Lord of hasts, and eut off fro'TI Babylon the name,
and remnant, and son, and nzphew, saith the Lord". (p. 49).

- 167 -
social et l'inéluctable désastre qui en découle. Egbert Mayne, instituteur d'école
et d'origine modeste, s'éprend de Miss Geraldine, fille d'Allenville, propriétaire de
Tollamore House. Il doit entreprendre un voyage d'études à Londres pour accéder
à la haute société et mériter sa main. Mais Je père continue de s'opposer à leur
union et arrange un mariage pour sa fille avec Lord Bretton de Tosthill Park. Geraldine
se dérobe à ses obligations, s'enfuit avec Mayne et l'épouse en cachette. Le refus
du pardon paternel lui est fatal. Deux grandes parties régissent le texte: l'antago-
nisme et la désillusion.
Le conflit s'exprime à travers la distance de respectabilité que la société impose
aux classes symbolisées par les deux principaux personnages: Geraldine et Mayne.
Leurs différences sont construites sur les bases contrastantes de l'Avoir et du Manque,
et sont perceptibles dans les procédés d'éclairage de la scène, de cloisonnement
et de parcours de l'espace. La puissance des Allenville est rendue par l'assimilation
nominale de leur propriété (Tollamore House) avec la région (Tollamore Vale, Tollamore
Village). L'appellation contient une idée de possession et' de domination. En fait, la
terre appartient à ces nobles gens. Ils exercent sur elle le pouvoir d'attribution ou
de dépossession, et tiennent ainsi à leur merci les fermiers Greenman et Richard
Broadford. Ils sont riches et pourvoient aux besoins de l'école où enseigne Mayne. A
un moment donné, Geraldine offre même de lui payer son voyage: "1 have plenty"
(p. 83). Ils disposent également du pouvoir religieux, car l'é[lise participe à la propa-
gande de leur autorité en affichant leur arbre généalogique et en leur réservant
une place privilégiée:
The lady wab the btrlgle penon bebidf.b the p'teachet [ •••J.
Ove't he't hec.d lObe a vabt rnQ.'tble monument, etected to the
memo'tY 06 he't ancebton, male and 6emaie ; 60't 6he wab

- 168 -
one 06 high btanding in that patiôh. The debi.gn c.onôi.bted 06 [ ...]
anc.ient nameô, iineageô, and deedô [ •..]. (pp. 53-54).
Par rapport à Geraldine, Egbert Mayne est aux antipodes de l'Avoir. Le manque
de biens, d'ascendance, de perspective d'un brillant avenir, ajouté à l'ignorance des
principes aristocratiques ont une valeur dépréciative. I1s le disqualifient de prétendre
à la main de la jeune fille. En effet, contrairement aux Allenville, il n'a pas de
Nom. Ses origines sociales sont plutôt paysannes par sa mère (fille d'un petit fermier)
et par son grand-père maternel (Richard Broadford, tenancier de Allenville, le seul
être au monde qui lui reste). Elles se reflètent continuellement dans ses compétences
manuelles. Egbert les trahit en servant de "contremaître" à Geraldine lors de la
pose de la pierre commémorative: la maladresse et le mépris du contact avec la
terre-souillure que manifeste la demoiselle indiquent distinctement une classe qui
ne travaille pas la terre de ses propres mains. Egbert est démuni parce que son père
ne lui a laissé aucune fortune à sa mort. Le hobereau ne s'y trompe pas quand il
le reçoit à Tollamore House pour le remercier d'avoir sauvé sa fille lors de la démons-
tration d'une machine batteuse:
Mt Aiienvi.Ue thank.ed het pteôetvet, i.nqui.ted the. hil.to'U/ 06
hil. late. &athu, a paintet 06 good 6atl'i.tlf, but un60ttunate
and impwvident [ .••]. (p. 55).
A cette différence fondamentale s'ajoute le fait que la profession de Mayne
et ses requêtes l'enchaînent à la bienveillance de la noble famille: il est son employé,
occupe ses terres et demande la main de sa fille. Geraldine lui rappelle qu'il reste
leur serv iteur :

- 169 -
we. 6haU aU be. giad to le.am that out t.c.hoolmaJ..te.t {6 M-n{c.e.
wc.h a ph{loMphe.~. (p. 58).
Ce qui constitue le passe-temps de la jeune fille assure les ressources du jeune homme
l'école. L'animation que ses écoliers apportent à l'inauguration de la tour érigée
à la mémoire du général Allenville, les faveurs qu'il sollicite pour qu'on renouvelle
le bail de son grand-père, sont d'autres facteurs qui témoignent de sa dépendance.
Cette différence qui sépare Geraldine et Egbert existe invariablement dans leurs
comportements quotidiens.
Les deux protagonistes ne s'accordent pas sur les principes aristocratiques.
En bon paysan, Mayne manque de manières et d'ambition. Quand son père meurt
et le laisse sans soutien, il n'hérite pas de son don pour la peinture mais pense à
entrer dans les ordres ou embrasser une carrière littéraire. Contrairement à Geraldine
dont le mode de vie est dicté par un système de classe, c'est par "accident" qu'il
est venu à l'enseignement: "a stop-gap for a while". Le conflit d'opinions qui les
oppose éclaire sur des pratiques et des positions contrastantes. Il apparaît dans l'aspect
le plus trivial de leurs conversations pour rappeler l'impossibilité de leur union:
"Two hOUH to dti.ve. e.{ght m{le.6 - who e.ve.~ he.a~d 06 6uc.h
a th{ng :"
"1 thought IjOU me.arzt wallzing".
"Ah, 1je.6 ; but one. ha~dllj me.an6 walUng w{thout e.xp~e.Mly
6taüng {t".
"we.il, {t 6e.e.m6 jU6t the. othe.t way to me. - that wallûng {6
me.arzt unle.M IjOU 6O..1j düv{ng". (p. 77).
Ainsi, il semble que peu de choses unissent les deux personnages. Notons que c'est

- 170 -
par sympathie qu'Egbert jouit des faveurs des Allenville, par naÎveté que Geraldine
l'a encouragé à la courtiser et par faiblesse qu'elle est tombée amoureuse de lui,
transgressant ainsi les codes de bienséance: "disgrace", "crim~" et "sacrilege" sont
les termes qui qualifient leurs rapports. Finalement, la médiocrité de Mayne sert
de repoussoir au mérite de Bretton que valorise le père. Comme Allenville de Tollamore
House, Bretton a une réputation solidement établie sur une noble ascendance. 11
porte des titres ("Lord") rattachés à une propriété (Tosthill Park) symbolique de
la transcendance (Tost-hill). C'est pour acquérir ces qualités qu'Egbert part à la conquête
du "savoir" à Londres.
Les contrastes ombre/lumière, rapidité/lenteur sont des procédés utilisés par
le texte pour différencier l'illustre et l'obscur que représentent respectivement Geraldine
Al1enville et Egbert Mayne. La modeste condition sociale de Mayne est symbolisée
par la privation de lumière. L'espace qu'il occupe est invariablement détaché de
celui de l'être aimé. Enfin, la vitesse à laquelle les deux le parcourent est significative
de leurs origines sociales. La nouvelle s'ouvre sur la prière du soir à l'église de Tollamore.
La place que chacun y occupe suffit à l'identifier. Tandis que le jeune homme est
plongé dans l'obscurité et se confond avec la masse des fidèles, la jeune fille est
mise en relief par un espace privilégié symbolique de la priorité: il est éclairé et
délimité:
The. io.dy W<lb the l>ingle pe.UOft buidet. the pt~u [ ...l,
tl 6Olittl'UJ Whitll t.pot agaùHt the. bio.c.k. but6ac.e. 06 the. WaétHc.ot.
(p. 53).
Par contre, les ténèbres sont le lieu de prédilection de Mayne. Elles sont mises en

- 171 -
corrélation avec ses moments de frustration et de tourment. A la mort de son grand-
père, il se fige dans un silence et une obscurité atemporels:
Th~ CJl.Ildl~l> wu~ not IJd lighted, and Maljne. ab&t'fQ.C.t~dlJj
wa1ched upon the. pale. wall the. latte.'1 'lalj6 06 6Unl>~t [•••].
Th~ anciurt f/Lmibj c1ocJz. had l>topped 60'1 want 06 winding,
and the. int~6e. W~c.~ that p'le.vai.le.d 6e.e.me.d mo'le. like. the.
bodi.llj p'le.6e.nc.e. 06 60 me. quali.tlj than the. me.'le. ab6e.nc.e. 06
6Ound. (p. 73).
Quand Geraldine repousse ses avances, il devient une "bête nocturne". Il bouleverse
le cycle temporel en dormant le jour et en errant la nuit: "His first impulse was
to get into darkness" (p. 93). On le retrouve dans un état aussi désespéré à la cérémonie
de mariage de Geraldine avec Lord Bretton:
Re.ae-hing Fai'lland he. 6at awi.le. in hi6 ~mptq hoUl>~ without
a. light, and the.n we.nt to be.d. (p. 102).
En resume, l'espace de Mayne fonctionne comme l'''extérieur'' de l'obscurité,
de la solitude, de la frustration mais aussi de la solicitude, en contraste avec l'''inté-
rieur" constitué par la lumière, le confort et la bienveillance de Geraldine chaque
fois qu'il essaie de l'approcher. Il rôde autour de l'habitation des Allenville la première
fois qu'il se rend compte de leur présence à Londres. L'air qu'il entend ("The Messiah")
souligne bien son espoir de la délivrance après cinq années d'attente:
[.••] he 'le.tu'll1e.d pa6t he'l hou6e a6te'l duMl. The. 'IOom6 we.'le.
lighted, but the wmdOW6 wue. 6tiU open, and a6 he. 6t'lOlle.d

- 172 -
along he. he.a~d note.6 6wm a piano within. (p. 89).
Il l'attend encore impatiemment après le concert
A lamp btood ne.a.~tlJ oppobite. the. doowJay, and by f.ecedÛlg
Û1to the gloom to the. w.Wng oé the. 6qua~e. he. c.ouM 6e.e. wY:.ate.ve.~
we.nt on in the. po~c.h 06 the. hOU6e.. (p. 92).
Quand le couple retourne à Tollamore House pour se réconcilier avec le père, on
le voit de nouveau rejeté dans la nuit automnale, attendant qu'on veuille bien l'inviter
"the door shut her in, and al! was shadow as before" (p. III).
Tous ces différents espaces sont cloisonnés et hiérarchisés. De façon signifi-
cative, la distanciation est matérialisée par un objet-obstacle qui s'interpose entre
les amoureux, tandis qu'Egbert apparaît toujours derrière Geraldine. La nouvelle
s'ouvre sur cette différenciation lors de la prière du soir et la réédite au concert.
Ce n'est pas par hasard que toutes les places sont prises au spectacle, dans la rangée
des Allenville : le hobereau veille, assis derrière le groupe, à ce que les indésirables
de sa classe ne s'infiltrent pas dans leurs rangs:
On ta~ing hi6 Ile.at he. 60und himlle.l6 [•••] doIle. to a. f.ed COM
whi.c.h di.vided the gf.OUP 06 llea.tll he. had e.nte.1e.d 6wm 6taU6
06 a wme.what Wpe.ÛM ~i.nd. (p. 90).
Quand Egbert rentre du concert, c'est dessous la porte qu'il reçoit la lettre de rupture.
Enfin, dans la dernière scène, c'est Geraldine elle-même ou, plus précisément, son
corps qui matérialise l'antagonisme des deux classes:

- 173 -
He.t hU6band he.ld one. ti.ny hand, 'Ce.maining ail the. time. on
the. tight !>ide. 06 the. be.d in a noolz. be.6ide. the. w'Ctain6, whi.fe.
he.t 6athe. 'C and the. 'Ce.6t 'Ce.maine.d on the. 1e.6t !>ide., ne.ve.t 'Caibing
the.ù e.ye.6 to him, and 6c.a'Cc.e.ly e.ve.t add'Ce.66ing him. (p. 114).
Ensemble le corps, le lit, les portes à Tollamore House et Chevron Square, la corde-
signal d'interdiction ("red") au concert sont les obstacles à la communication-union
de Geraldine et Mayne. Cette structuration horizontale de l'espace est liée à une
autre, verticale, qui marque la même différenciation. En effet, la "hauteur", comme
la "vitesse", est une valeur rattachée à la noblesse. Son acquisition conditionne le
mariage.
L'espace du héros s'appelle "Tollamore Vale" ou Monk's Hut à "Fair land Vale".
Il est bas, hypothéqué, de sorte que la quête va se conformer à l'éloignement d'un
état primordial ("Vale") pour la conquête d'un sommet. C'est de cette élévation
que l'héritière l'observe avec mépris: "1 looked up to your old nook under the tower
arch" (p. 87). Egbert attribue à son objet une qualification d'ordre supérieur ("she's
an angel") et à sa romance une activité ascensionnelle ("to rise to her level", "sphere",
"station", "top"), tandis que Broadford et le narrateur de l'épigraphe qui ouvre la
deuxième partie du texte la compare à l'assaut d'une tour imprenable:
Ye may ab we.li love. a mountain, 60'C any 'Ce.tu'Cn you'il e.ve.'t
get. (p. 72).
Les notions d'altitude, de stabilité et d'immutabilité qu'exprime la montagne condamnent
l'entreprise de Mayne à l'échec.

- 174 -
Ses actions s'organisent autour de trois mouvements principaux liés à la frustration:
l'attente, la course et la retraite. Sa nécessité est symbolisée par le "guet" ("waiting",
"on the look out", "look about") et la "marche", par opposition au déplacement permanent
en voiture de Geraldine. On le voit marcher en lisant, se rendre à l'école à pied,
estimer la distance par rapport à l'allure du piéton. Par contre, le rapprochement
des valeurs aristocratiques s'accompagne chez lui de vélocité. Son ascension sociale
à Londres est comparée à la course: "It had been drive, drive from month to month"
(p. 84). Mais la réticence de Geraldine la dégrade en errance ("stroll", "wandering",
"lingering", "idling") et finit par l'immobiliser: "sat", "waited", "Iying". Cette dernière
phase de la défaite correspond au retour de Mayne à la vallée/chute. Sa retraite
s'appelle ironiquement "Monk's Hut", ermitage et purgatoire. C'est le lieu de refuge
et de recueillement, c'est-à-dire d'inaction au fond d'une impasse:
"A'te Ijou w'titing anothe't booll ?"
"1 am doing nothing. 1 am idli.ng at Monll'b Hut". (p. 100).
En fin de compte, ni les connaissances livresques, ni le mariage ne permettent
vraiment à Egbert d'accéder à la haute sphère de Geraldine car la mort de l'héroïne
signifie bien le rejet du mari par la classe aristocratique. En effet, Tollamore House
l
fonctionne comme une entité indissoluble • Allenville est dépeint sous des traits
rigides: "cold and hard" (p. 61). En provoquant la mort de sa fille, il reprend ce
qui lui appartient pour le préserver contre l'adversité, c'est-à-dire la pollution de
la noblesse par le sang plébéien :
(1) La fugue de Geraldine avec Egbert et sa mort paisible ont des ressemblances hors-texte avec la séquence
finale (UFulfilmentU) de la vie de Tess. Celle-ci fuit (tue) Alec d'Urberville pour vivre intensément
avec Angel qu'elle lui préfère avant d'être arrêtée à Stonehenge. De même, Miss Allenville délaisse
Lord Bretton. Les seuls moments heureux qu'elle connan sont les trois jours paradisiaques du couple
à Melport. Comme Stonehenge que connait Tess, Tollamore House, le bercail, engloutit l'enfant prodigue
et met un terme à sa romance.

- 175 -
He. fze.pt me. waiting a iittie. time. be.6O'te. he. wouid be.e. me.,
but at ia6t he. came. into the. '100 m. l 6e.it a 6uine.M on my
C.he.bt, l c.ouid not bpe.afz, and the.n thib [the. 'lUptU'le. 06 a blood-
Ve.Me.iJ happe.ne.d to me.. (p. -113).
Cet échec permet de rapprocher "An Indiscretion ..." et "The Waiting Supper". Les
deux nouvelles présentent une structure identique. Leur intrigue est une romance
tragique qui pose le conflit des classes sociales et l'inévitable désillusion qu'appelle
toute tentative d'assimilation. Egbert Mayne et Nicholas Long sont issus de familles
paysannes. Tous deux aiment l'héritière d'un noble propriétaire terrien. Le sacrifice
de l'aliénation qu'ils consentent ne suffit pas à satisfaire leurs ambitions, car la
société avec ses préjugés s'interpose dans l'union pourtant encouragée par la jeune
fille. "An Indiscretion ..." qui se présente ainsi, en accord avec l'ensemble des nouvelles,
est la dernière du genre dans ce "volume", car "The Thieves Who Couldn't Help Sneezing"
et "Our Exploits at West Poley" sont plutôt des séries d'aventures schématisées.
Le risque, la fantaisie, la stylisation de la réalité pour dépayser, amuser et
instruire que comportent les deux derniers textes nous permettent de les détacher
du reste des nouvelles et de les analyser comme des contes. Ils sont ce qu'on appel-
lerait des contes artificiels - créés à partir de nouveaux sujets, autres que le merveil-
leux, le mystique ou l'animalier classiques. Les techniques narratives, qui restent
conventionnelles, leur confèrent une allure d'histoires d'aventures:
Many ye.a'[b a[o, whe.n oafz-t'le.e.b now pabt the.i't p'lime. WHe.
about ab la'lge. ab e.ide.dy ge.ntie.me.n'b walJÛng-btic.fzb, the.'le.
live.d in We.Me.x ••• (p. 13 O.

- 176 -
011 a C.e.ttaill Mlle. e.ve.llillg 06 e.atbJ autumll - 1 wilf Ilot
Mlj how malllj lje.atb ago - ....
(p. 138).
Le conteur ne cherche pas à donner aux personnages une épaisseur conforme aux
lois de la vraisemblance. Les uns sont grossis pour caricaturer un aspect de l'homme
tandis que les autres représentent des symboles philosophiques. Le héros est une
création poétique qui évoque le rêve, le désir de la perfection et cristallise la sen-
sibilité. C'est un adolescent qui se voit attribuer les qualités exceptionnelles de
bravoure et d'initiative pour l'accomplissement d'une tâche plutôt gigantesque pour
son âge. En effet, Stephen et Leonard ("Our Exploits ... ") se hasardent dans les caves
inexplorées du Mendip, tandis que Hubert traverse seul la "vallée maudite" de Blackmore
en pleine nuit hivernale.
"The Thieves Who Couldn't Help Sneezing" est un conte à une séquence. Il commence
par l'exposition d'une situation initiale dans laquelle on a une information sur la
famille. Les membres sont énumérés ("yeoman", "son") et le futur héros présenté
par la mention de son nom (Hubert) et la description de son état:
He. wab about 60U'l.te.e.1l ljeJl'l.b 06 age., and wab a6 'I.e.ma'l./lable.
60'1. hib c.andou'l. (1Y!d lightne.b6 o~ he.a'l.t ab 60'1. hib phljbic.al
c.outage., of whic.h, inde.e.d, he. tl'ab a Utile. vain. (p. 131).
L'enfant s'éloigne de la famille pour faire des courses. Son retour tardif au domicile
est la transgression d'une interdiction sous-entendue:
He. tuve.lle.d 011 hOHe.bac./l, and wab d~to.ined. blj the.
bUûlleM till a late. hoUt 06 the. e.ve.ning.
(p. 131).

- 177 -
Il rend possible le méfait dont il est victime. L'agresseur ("the three robbers") fait
son entrée dans l'intrigue. Il profite de la nuit et de la solitude du voyageur pour
lui causer un préjudice: Hubert est brutalisé, ligoté, jeté dans un fossé et privé
de son cheval. Cette situation de manque, créée du dehors, est une forme rationalisée
l'enfant manque de moyens pour rentrer chez lui. Elle est le début de l'action contraire.
Le héros-victime devient héros-quêteur. Il rencontre par hasard un pourvoyeur amical
dans une résidence noble, en la personne de Sir Simon qui se met à sa disposition
et devient son auxiliaire. Il est délivré de ses attaches et invité à partager le réveillon
de Noël. Ensuite, le fils du baronet le soumet à une épreuve:
Teil the faidieb who !JOU a'te, what !JOU a'le made 06,
and what !Jou c.an do. (p. 135).
Hubert est seul détenteur d'un secret qui lui permet de prévenir un autre méfait
et de réparer son manque :
"1 am a t'laveUing magic.ian".
"1 c.an c.onju'ltz. up a tempebt in a c.upboa'ld". (p. 135).
Il démasque les voleurs en soufflant du tabac à priser dans le cabinet où ils se cachent,
attendant que la famille se retire pour lui nuire. Le véritable combat n'a pas lieu
dans ce conte humoristique. Le héros remporte plutôt la victoire grâce à la ruse.
Tandis que les agresseurs sont neutralisés, il retrouve son cheval et retourne chez
lui, comblé d'honneurs et sans autre incident:

- 178 -
Hubl!.tt [•••] Wab p'1.Onube.ly thanlze.d nOt the. bl!.tvic.e.b he.
had te.nde. te.d. Simon pte.bbe.d him to btay ove. t the.
night, and ac.c.e.pt the. ube. On the. be.bt be.d-'1.Oom the.
hOUbe. annotde.d, whic.h had be.e.n oc.c.upie.d by Que.e.n Elizabe.th
and King Chatle.b bUC.C.e.bbivdy whe.n on the.ü vibitb to
thib patt On the. c.ountty. (p. 136).
Si "The Thieves ..." est conte à une séquence, "Our Exploits at West Poley" est
par contre complexe. II comporte plusieurs séquences répétitives dans lesquelles
l'adolescent Stephen Draycot est le véritable héros tandis que Leonard son cousin
(qui est aussi le narrateur intradiégétique), Job Tray l'apprenti-fraiseur et "The Man
Who had Failed" du village de West Poley sont les auxiliaires qui se mettent à sa
disposition contre East Poley.
Ce second conte commence également par j'exposition d'une situation initiale
dans laquelle les membres de la famille sont énumérés (Leonard, Aunt Draycot,
Stephen) et le futur héros introduit:
He. wab tl'JO Ot thte.e. ye.atb my be.niOt, taU, lithe., tuddy,
and bOme.what mabtl!.tnul withaL Thl!.te. wab that nOtc.e.
about him whic.h wab le.bb bugge.6t{ve. On inte.Ue.c.tuai
powe.t than (ab Catlyle. baid on C'1.Omwe.W "Voughtine.bb-
the. c.outagf_ and nac.ulty to do". (p. 138).
A l'exemple du premier conte, la jeune génération s'éloigne de la maison familiale.
Leonard arrive d'un autre village pour rendre visite à sa tante et à son cousin de
West Poley. Alors, Stephen entreprend de lui faire découvrir les merveilleuses grottes
de la région, mais aussi ses exploits d'adolescent qui défient l'opinion publique:

- 179 -
Pe.ople. MY the.~e. a~e. many mo~e., only the.~e. ü no way
06 ge.tting into the.rr.c.; 1 we.nt the. othe.~ day i.nto one.
06 'e.m - Ni.c.k'b Poc.fze.t - that'b the. c.ave.m ne.a~e.bt he.~e.,
and 60und that what wab c.a.Ue.d the. e.nd WM not te.a.Uy
the. e.nd at aU • (p. 139).
Leur promenade transgresse cependant plusieurs interdictions. La défense de ne pas
quitter le domicile existe:
[...] my mothe.~ dOe.b not lifze. me. ta pwwl about bUc.h
pla.C.e.b, be.c.aube. 1 ge.t muddy. (p. 140).
C'est seulement par la persuasion qu'ils obtiennent l'accord de la mere. En fait,
ils dissimulent le véritable but de leur sortie: ""to show me the neighbourhood",
as he expressed it" (p. 140). On trouve par ailleurs une forme indirecte et affaiblie
de l'interdiction sous ['aspect d'un conseil doublement prodigué par une mère à son
fils et par un homme sage (The Man Who had Failed) à un enfant inexpérimenté.
La préférence de l'exploration à l'agriculture que manifeste Steve est contraire
aux exhortations de sa mère et de 1"'Homme" :
"And do you fznow, Le.ona~d [•.•], bhe. wantb me. ta be.
a 6a~ me. ~ aU my li6e., lifze. my 6athe. t".
"And whIJ not be. a 6a~me.~ ail fout fi6e., lifze. IJou 6athe.~ ?"
baid a voic.e. be.hi.nd ub. (p. 138).
Le personnage de l'fÎomme agit en pourvoyeur amical de valeurs morales qui doivent:
guider les actes du héros :

- 180 -
The btmi.ght eou'lbe Ü genemlly the bebt 60'1. bOYb [...].
Be bU'l.e that p'l.06ebb4.0nb you Imow li.ttle 06 have ab
many d'l.udge'l.i.eb attaehi.ng to them ab thobe you Imow
weil - i.t ü OYlly theù 'I.emotenebb that lendb them theù
eha'l.m. (p. 138).
Son intervention joue le rôle d'une épreuve que le héros ne réussit pas. Celui-ci
réagit négativement à l'action du donateur en dépréciant ses qualités:
"Oh - he.' b nobody [...]. He' b a man who hab been ail
ove'l. the WO'l.ld, aYld t'l.i.ed ail bO'l.tb 06 li.veb, but he hab
neve'l. got 'I.i.eh, and now he hab 'I.etùe.d to thü plaee
60'1. qui.etYlebb. He eallb hi.mbe.l6 the MaYl who hab Fai.led.
(p. 139).
La curiosité des adolescents donne lieu à une quête en vue de combler un manque
reconnu du dedans: percer le secret des grottes inexplorées qui hantent les enfants,
les touristes et les hommes de science. L'initiative vient d'eux-mêmes et occasionne
un méfait. En dérivant pour leur plaisir le ruisseau qui alimente West Poley, ils
provoquent une pénurie d'eau et une confusion générale: le moulin s'arrête de tourner,
au grand désarroi de Miller Griffin. Comme lui, la blanchisseuse est au bord de la
ruine. Le récit du malheur est fait par diverses personnes rencontrées au hasard. Il
attire l'attention des adolescents sur la nécessité de la réparation. Le héros devenu
quêteur décide de rétablir le cours d'eau. Mais il manque de compétence. Ainsi,
le méfait qui avait noué l'intrigue se répète sous la même forme et donne lieu à
un redoublement de séquences: la privation de West Poley comble le manque initial
de East Poley, et inversement. Il occasionne des méfaits de part et d'autre. Les plus

- 181 -
forts se mettent à tyranniser les plus faibles: Griffin bat son apprenti (John Tray)
qui menace de s'en aller, faute de travail et de pale, tandis qu'un grainetier nOIe
le jardin d'une pauvre veuve pour se construire une retenue d'eau.
Désillusionnés devant le genre humain, les cousins entreprennent de détourner
le ruisseau sur un terrain neutre. L'alternative est désastreuse, car cette troisième
rigole est un cul-de-sac qui refoule l'eau sur eux. Finalement, ils sont secourus par
Griffin et le cordonnier Cobbler Jones. Néanmoins, Stephen prend froid et tombe
malade à la suite de cet incident. De plus, son entretien avec les habitants de West
Poley est surpris par l'ennemi (East Poley), qui arrive incognito. L'obtention des
informations par l'imprudence du héros et par personnes interposées permet à l'adve~­
saire de combler son manque initial. Ses raids sur le ruisseau providentiel en vue
de sa conservation font subir des dommages à ifest Poley. Finalement, le héros
bouche l'accès à la source en provoquant une explosion. C'est la réparation définitive
du méfait. Elle coïncide avec la punition infligée à l'agresseur et s'accompagne d'une
amélioration de la situation initiale et de l'état physique et social du héros:
The. ÛVH Ù> ûght again [•••J. U'atH '[Un/> be.ttH than
e.ve. t - a 6uU, 6te.ady 6tte.am, aU on a 6udde.n - jU6t whe.n
we. he.a.td the. '[Umble. undHgwund. (p. 179).
"Our Exploits ..." accomplit une fonction didactique à travers la réflexion morale
faite au sujet de l'acte du héros, la caricature du personna;ie de Miller Griffin et
l'idéalisation oppositionnelle de l'Homme. Steve et Griffin s'opposent à l'Homme
comme l'instinct contre le bon sens I,éroique. Le meunier est dépeint sous des traits
grotesques et animaliers, et l'espièzlerie des enfants lui est une rude épreuve qui
le dénonce comme un personnage reu recommandable. En effet, ses plaintes contiennent

- 182 -
un discours pharisaïque
1 don't d'[ink ha'ld ; 1 don't 6tay away 6wm ehu'C.C.h,
and 1 oniy gûnd into Sabbath hOUH when the'[e'6 110
getting thwugh the wo'[k othe'C.wi6e, and 1 pay my way
iike a man : (p. 144).
En réalité, Griffin a une forte tendance égocentrique. Il s'arroge un droit exclusif
sur un objet public :
The wate'C. that '[un6 down Ea6t Poiq bottom Ü the
wate'l that ought, by ûght6, to be wnning thwugh my
miU. (p. 156).
Il brime plus faible que lui pour sauvegarder ses intérêts:
A ma6te'C. ha6 a '[ight ove'C. hi6 'p'[enüce, body and
bOu! : L ..l, and 1 have a '[ight ove'[ you [•••l. (p. 165).
Son humeur irascible J'assimile à une brute: "raved", "stormed the frantic miller",
"waving a stick". Sa chute accidentelle dans le ruisseau, sa perte de contrôJe, sa
volonté de remonter avant les adolescents, les réprimandes et le marchandage auxquels
ceux ci le soumettent pour soustraire Job de ses griffes achèvent de stigmatiser
sa conduite. Ils permettent aux enfants de rabattre son orgueil et de lui apprendre
à rendre le bien pour le mal.
Steve porte également la marque d'une étroitesse de vue, puisqu'il incarne le
courage, l'agilité et l'imagination fertile dépourvus de calcul. Les résolutions dont il

- 183 -
scande son discours au mépris des conseils d'hommes avertis contiennent en virtualité
les sèmes de l'imprudence et du désastre :
"1 iXûd 1 wouRd 6how you the in6ide 06 the Mendip6,
and 60 1 wiU". (p. 141).
"1 c.any out my pian .•• Now - thi6 hout - thi6 moment".
(p. 178).
Son intrépidité finit par bouleverser la tranquillité de la communauté, par mettre
en péril sa propre vie et celle de ses compagnons, faisant de lui un anti-héros. Ses
méfai ts ("erratic exp loi ts") viennent infirmer ses mérites. L'apport du "bon sens"
que symbolise l'Homme lui permet de compenser son ardeur juvénile et d'acquérir
ainsi l'équilibre nécessaire à une vie sereine.
L'importance de l' Homme est prise en charge par une qualification, une distribution
et une fonctionnalité différentielles. Le nom métaphorique "The Man who had Failed"
n'est négatif dans sa formulation que pour mieux enseigner une conduite positive.
Le personnage du "Râté" qu'il est se révèle par antiphrase un "sage" - le héros,
en fait. Personnage fort dont la présence affaiblit et transforme fonctionnelle ment
les autres protagonistes, il apparaît fréquemment et souvent seul, aux moments
marqués du récit. Personnage médiateur, il résout les conflits, tempère les excès,
assiste les faibles et les gens en désarroi. Toutes ces qualités lui permettent d'être
le support des prédicats valorisés qui encadrent la nouvelle:
"He i6 olle who ha6 6aifed, not 6wm want 06 6Vl&e,
but 6to m want 06 U1U91j ; and people 06 that 6Ott, when
/ûndiy, ate bette'[ wotth attending to than thobe bUc.c.e666ul
oneb, who have nevet been the beamy bide 06 thmgb

- 184 -
1 would advi6e /jou to li6ten to him".
Steve p'tObabl/j did ; 60'1. he i6 now the la'l.ge6t gentleman-
6a'l.me'l. 06 th06e pa'l.t6, 'I.ema'l.fzable 60'1. hi6 a.voidanc.e
0& an!fthing lib.e ~pecu1a1.ive uploitt.. (p. 181).
Au-delà de cette morale explicite, le conte se veut également instructif par son
intertexte culturel. Il se propose, par ses références à l'histoire anglaise et romaine,
de participer à la culture des jeunes esprits auxquels il s'adresse. Il les invite à par-
tager, entre autres, la philosophie "utilitaire" de Jeremy Bentham visant au "plus
grand bonheur du plus grand nombre d'hommes" et à combattre la résignation:
[ •••] the'l.e came into m/j mind du'ling thi6 6u6pen6e the
WO'l.d6 1 had 'I.Md 6omewhe'l.e at 6chooi, a6 being tho6e
06 Flaminiu6, the con6ui, when he wa6 penned up at
Th'l.a6/jmene : "F'liend6, we mU6t not hope to get out
06 thi6 by VOW6 and p'l.aye'l6 aione. 'T i6 by &ottitude
and ~ttength we mU6t e6cape". (p. 163).
Cette réalité repérable dans le contexte géographique ("in Somersetshire"), his-
torique ou culturel ("Bentham", "Shakespeare") que renforce le réalisme avec lequel
est traitée l'anecdote "Old Mrs Chundle", semble donner une nouvelle dimension
à ce dernier "volume". Mais, en fait, on n'est jamais loin du fantastique habituel.
"La légende du docteur" en témoigne et les événements extraordinaires sont admis
dans les deux derniers contes dans le but d'éveiller l'imagination et la sensibilité
du jeune lecteur. Ce qui caractérise plutôt "Our Exploits ..." et "The Thieves •••",
c'est une situation euphorique dominante. En effet, la présence du sorcier "blanc"
du folklore dont se réclament les héros au lieu du sorcier "noir" évocateur d'esprits

- 185 -
malfaisants, l'amélioration de l'état des sujets et le dénouement heureux des histoires,
enfin la préservation des festivités de Noël contre l'adversité introduisent une note
rassuran~e en rupture avec le ton tragique de l'ensemble des nouvelles. Les scènes
inspirent tout au plus la peur ou une menace de danger.
Les nouvelles de la collection Old Mrs Chundle and Other Stories s'avèrent redon-
dantes dans leur traitement des thèmes de la violence et de la mort, exceptés les
deux essais de fiction enfantine. Ceux-ci laissent saisir, au-delà de leur aspect ludique.
une fonction didactique qui les rapproche plutôt du récit "à thèse". En revanche,
les autres textes convergent avec ceux des collections précédentes sur le déclin
du Wessex.
Dans ce dernier volume, on revoit la disparition de deux forces essentielles:
la ferme et l'autorité aristocratique. La ruine du monde paysan est symbolisée par
le mariage stérile que les jeunes filles Frances et Agatha contractent bon gré mal
gré avec les vieillards Humphrey et Lovill ("Destiny and a Blue Cloak"). Elle se concré-
tise par le déplacement de la communauté de son lieu d'origine: le village dans
"The Doctor's Legend" est transplanté tandis que Richard Broadford et Greenman
sont dépossédés de leurs terres. Leurs noms qui évoquent une réalité agricole ("green",
"broadford") exubérante ("Richard") deviennent dérisoires dans ce contexte détérioré.
Le meunier Humphrey Pollin, ruiné et endetté, ne songe plus qu'à s'exiler. La mon
violente de Mrs Chundle et de Richard Broadford témoigne du caractère brutal et
irrémédiable des transformations advenues dans la ferme. La fin de la noblesse terrienne
est également signifiée par la désillusion et la mort de ses représentants. Le seigneur
de "The Doctor's Legend" est en perte d'autorité et la famille se désagrège avant
de pouvoir lui assurer ses conquêtes. L'alliance des Allenville et des Bretton dans

- 186 -
"An Indiscretion .••" échoue. L'insoumission fatale de Miss Geraldine rend impossible
la continuité de la suprématie qu'elle représente.
Ainsi, la tragédie qui frappe du même coup l'aristocratie et la paysannerie, en
ne suggérant aucune relève, laisse entrevoir l'extinction du Wessex. C'est en cela
que OId Mrs Chundle répète Wessex Tales and A Group of Noble Dames qui dépeint
la rupture de structures sociales harmonieuses et Life's Little Ironies and A Changed
Man qui expose l'échec des désirs des personnages. Ces trois "volumes" qui rassemblent
les nouvelles de Thomas Hardy annoncent une société condamnée à disparaître parce
que les lois qui la gouvernent sont corrompues et les ambitions de ses sujets irréali-
sables. En somme, le Wessex est un monde sans a venir.
**

- 187 -
CHAPITRE IV : LA DIEGESE CHAOTIQUE
**
Les collections de nouvelles s'accordent sur un même thème: la perversion
et la destruction du Wessex par [' intrusion d'une puissance étrangère. Parallèlellen:
aux états du personnage, le contexte où advient l'histoire s'est considérableme:1t dë:érioré.
Genette redéfinit comme diégèse cet "univers spatio-temporel désigné par le récit" 1
Bien que le régime ordinaire du récit n'exige pas la distinction entre l'histoire et 5·:>0
cadre, comme il l'explique, l'environnement mérite une attention particulière chez Hardy
car les tribulations du personnage s'accompagnent dans les nouvelles d'une dégrad~:lOn
du site et des conditions climatiques, tandis que le temps, dans ses aspects rituels ~t
historiques, est empreint de menace et de violence. Ce rapprochement des trëgédies
humaines avec l'altération de la diégèse peut paraître dérisoire si on manque cie percevoir.
dans la corruption des éléments naturels, la manifestation symbolique d'un phénom~ne
cataclysmique. En effet, la dégradation générale du site, le pourrissement du tem!="5
et la rupture du cycle saisonnier aboutissent à un même désordre - une sorte de degéné-
rescence qui fait que l'on manque de cette sérénité et de cette pureté natureHes qui
sont propres au monde primitif. En d'autres termes, ces phénomènes décrivem une rupture
entre l'individu et son milieu. La dichotomie produit le vide au lieu de la plénitude pas-
torale et aristocratique, et met en lumière une époque révolue.
Le point d'ancrage du récit reste le Wessex. Les limites spatio-temporelles sont
données d'emblée au lecteur: l'Angleterre profonde du sud-ouest agricole, soit le !Dorset
(1) Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil/Poétique, 1982, pp. 341-42.

- 188 -
dans son évolution du XVIe au XIXe siècle. L'endroit est serein, coupé de toute civilsisation,
et l'étroite relation que le personnage entretient avec la nature justifie son caractère
superstitieux, fataliste et rustre. Dans le Wessex l'être vibre au même diapason que
l'univers des choses. Paysages et sentiments s'accordent: l'homme est la nature. Un
lien étroit de communication-communion nécessaire est établi entre les deux dans la
nouvelle "Interlopers at the Knap" où il apparaît que les fermiers Darton, Japheph et
Ezra ont été comme imprégnés de ce sens de la nature dès leur naissance. En effet,
ils ne sont point contrariés par les variations climatiques au crépuscule, sur leur route
pour le Knap :
C ont~ymen ab they wete - boU'!, ab may be Mid, with
onlIj an
open doot between them and the 60ut 61l.tUOn6 - they ~ega~ded
the müt but ab an added obbcuûty, and igrtO~ed itb humid quali.ty.
(WT, p. 128).
Personne ne semble non plus se plaindre de la rigueur des saisons à Higher Crowstairs
("The Three St rangers"), pas même les animaux domestiques sans étable. Si les visiteurs
lancent les fermiers à la poursuite du malfaiteur, c'est parce que, mieux que tout autre,
ils connaissent le "terrain" et savent déjouer ses "pièges". La solitude, le veille ou l'hiver
n'empêchent guère les bergers Selby ("A Tradition of 1804") et Bill Mills ("What the
Shepherd Saw") de garder les moutons. Tout comme le maître-berger de Mills, la laitière
Margery sait déchiffrer les signes de la nature, prédire le temps et apprécier ses chan-
gements. Le baron remarque que la rosée matinale ne fait qu'un avec la fraîcheur innocente
de son visage: "Nature's own image" (CM, p. 143). Ce reflet de la nature se lit encore
dans les comportements de Sophy Twycott ("a child of nature" LU, p. 39) et d' Anna :
"a fair ••• product of nature" (LU, p. 87). On le retrouve sous la métaphore du teint rose
de la peau.

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Une caractéristique différentielle entre les personnages est la couleur qui leur
est affectée. Suivant qu'ils appartiennent ou non à la communauté, ils seront différemment
colorés. C'es.t que, dans le Wessex, les nuances et les états se répondent. Une réflexion
de Margery en établit le lien :
C ont'l.QJ:>Ung c.ofouH he.i.ghte.n e.ac.h othe.'1. by be.i.n 9 juxtapo J:>e.d ;
i.t i.J:> the. Mme. wi.th c.ont'laJ:>Ung fi.ve.J:>.
(CM, p. 416).
Les couleurs locales sont le rose du corps humain, symbolique de la rosa candida, de
la Vierge, le bleu du ciel pur, et le vert de la végétation luxuriante. Entre elles, règne
une harmonie stable: elles connotent toutes la vie à l'état pur, la fraîcheur de l'univers
paradisiaque. Le rose sert de référence à la Fille-Mère. Les notions de délicatesse,
de fragilité, mais aussi de vitalité, de beauté et d'arôme derrière ce sème floral justifient
son attribution à la fermière, gardienne des valeurs traditionnelles. En fait, la paysanne
est celle qui communie avec l'univers et se trouve dans un état d'innocence, étrangère
au Mal et à la culture extérieure.
Symbole de régénération, le rose accompagne bien ici le vert de la nature qui
a la valeur mythique de "verts pâturages". Ce vert s'adjoint au bleu du ciel pour caracté-
riser l'état paradisiaque du Wessex profond, loin de la corruption de la ville. Aux enfants
égarés, ces deux couleurs fournissent l'impression de repos terrestre et de contentement.
Chemin du rêve, elles éveillent l'espérance, le désir de pureté, la soif de la paix et
de J'immortalité. Par exemple, le monde auquel aspire Sophy Twycott, la paysanne frustrée
et séquestrée à Londres, est idyllique: il est idéalisé en un substitut de la Mère, et
répond au besoin de retour à un environnement naturel: campagne nourricière et tonifiante
avec son air pur, ses légumes frais, son ciel paisible, qui doivent panser les blessures
de ('héroïne, lui redonner vie, l'aider à recouvrer dignité et plénitude. Il contraste avec

- 190 -
le contexte opprimant de la ville dont l'atmosphère annonce déjà la grisaille de l'ère
industrielle, violente et inhumaine: "their plain suburban residence, where lite was
not blue but brown" (LU, p. 44).
Le bleu est donc une couleur heureuse dans le Wessex. Comme dans la symbolique,
il est affecté à la couleur de l'oiseau de bonheur car, ainsi que nous le signale Jean
Chevalier:
Entfef dan6 le bleu c.'e6t un peu comme Alice au PaJj6 de6 MefveWe6,
paMef de l'autfe côté du mùoù J.
Il annonce ici le beau temps et la sérénité, connote l'espoir et se trouve dans l'objet
valorisé. Darton le choisit avec le vert du règne végétal pour résoudre ses contradictions
avec sa fiancée (Sally Hall), quand il remet sa romance en accord avec un temps riant
"Spring had come and heavenly blue consecrated the scene" (WT, p. 153). La robe de
mariée soigneusement gardée par Selina Paddock porte la même marque de pureté et
d'espérance: elle doit concrétiser les rapports de l'héroïne avec son fiancé (Je sergent
John Clark). Mais, ayant subi les atteintes du temps, elle annonce la rupture tragique
des relations: "a bluish, whitish, frothy thing" (CM, p. 308). De même, l'objet désiré
par Agatha Pollin (et contre lequel se joue son sort) fournit au personnage une forme
d'évasion de la platitude quotidienne, par la beauté hellénique qu'incarne Francis Lovill.
Toutefois, la nuance criarde qui lui est affectée dans un temps décadent ("autumn")
désassortit la couleur et contient, de façon latente, le drame d'Agatha: "a blue autumn
wrapper, exceptionally gay for a village" (OMC, p. 19). Enfin, le bleu est un trait de
bonne naissance, dans "Squire Petrick's Lady", où il est assimilé au sang pur de la race
noble. Les yeux bleus du petit Rupert sont un argument décisif pour la vanité du père
Petrick. Ils permettent à celui-ci d'établir un lien heureux de parenté avec le jeune
(1) Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Lallont/
Jupiter, éd. 1982, p. 129.

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marquis de Christminster, issu d'une famille de politiciens réputés et aisés: "He is
of blue stock" (GND, p. 319). Ainsi, le mariage du bleu, du rose et du vert de la nature
symbolise l'harmonie entre l'homme et son environnement. Cette union s'avère indispensa-
ble, compte tenu du rôle que la nature joue dans l'existence humaine.
L'univers produit, règle, ordonne la vie agricole et les comportements humains
dans le Wessex. La succession des saisons symbolise l'alternance cyclique et scande
leur rythme de vie, dont les étapes conviennent au développement de leur société. Son
mouvement décrit un cercle fermé où la fête rituelle de Noël illustre le mythe de l'éternel
retour et les perpétuels recommencements: la naissance ou la renaissance. La chorale
de Chalk-Newton célèbre, dans la boucle qu'elle ferme, un événement heureux: "annual
harmonies" (CM, p. 288). En fait, le cycle saisonnier est une activité providentielle qui
rejoint ici le symbole de la divinité penchée sur la création. Considérée d'un point de
vue métaphysique, la nature a valeur de cosmos, système bien ordonné, totalité organique,
énergie créatrice, en somme présence de Dieu au monde. Dans ce contexte rigoureusement
organisé, aucune place n'est faite à la rêverie, et tout mouvement en dehors du milieu
rural devient une transgression des lois naturelles et culturelles établies. Ainsi, la mer
engloutit Shaddrach et ses enfants pour punir Joanna Phippard de sa concupiscence.
Elle soumet au même sort Stephen et Olive quand les cousins Hardcome "badine" avec
l'amour en échangeant leurs fiancées. Ainsi, dirait-on, les vivants sont mis en garde
contre la violation des lois de l'univers cosmique: ce que la nature a uni, l'homme ne
doit ni ne peut le désunir. Enfin, le bonheur n'est accessible que dans le respect de
cet ordre immuable. Cette ordonnance structure également l'espace.
L'espace est compartimenté en trois lieux "métaphoriques" : la "colline" et la
"vallée" correspondent aux habitations des classes nobles et paysannes tandis qu'un espace
intermédiaire est occupé par tous ceux qui, comme l'armée, viennent de l'extérieur.

- 192 -
Toute tentative de franchissement de ces "barrières" est interprétée comme une autre
forme d'infraction, et dûment sanctionnée. Le narrateur de "The Melancholy Hussar ..."
dit le caractère sacré de ces lois sociales:
ln tho-l>e. dalj-l> une.qlUll maHiage.-I> We.le. le.galde.d lathe.l a-l> 4 violation
06 the. ta.W& 06 ft4tu.te. than a-l> a me.le. in6üge.me.nt 06 c.onve.ntion,
the. mOle. mode.lrl vie.w. <WT, p. 42).
Ainsi, dans un esprit régulateur, le "Ciel" mate la passion licencieuse et contre-nature
de Barbara avec le plébéien Edmond Willowes. Un incendie dévore le visage de l'Adonis
qui a tenté Barbara hors des chemins de la vertu et de la noblesse, livrant ainsi l'héritière
à Lord Uplandtowers - le "droit chemin" dirait Christine Everard <CM, p. 250). Comme
on peut le constater, l'harmonie qui régnait entre l'homme et la nature a été rompue
et une ombre de dégénérescence assombrit l'histoire. Le temps gris et maussade s'accorde
avec l'état mélancolique du personnage et le cosmos ne se contente plus de son rôle
de justicier ou de régulateur des comportements humains dans la mesure où il s'érige
en "instrument" oppressif. Cynique, il regard,~ les hommes souffrir et s'en délecte.
Dans les nouvelles de Hardy, le temps est indissolublement lié à l'espace comme
le seraient des agents destructeurs. L'élément aqueux a perdu ses valeurs les plus anciennes
de source vitale, purificatrice et féconde pour n'être plus qu'un principe actif de déperdi-
tion. La mer et la rivière sont de grands lieux tragiques, formant un complexe d'eau
qui participe du piège et des situations ironiques: elles ne se contentent plus de
servir de réceptacle aux désespérés, mais éliminent, déçoivent les ambitieux et gâchent
1
le plaisir des amoureux • "The History of the Hardcomes" illustre assez bien leur
cynisme: le fond sur lequel se joue la tragédie des Hardcome est une plage
(1) On comprend que Joanna personnifie la mer dans ses moments de détresse: "a
treacherous, restless, slimy creature, glorying in the griefs of women" (lU,
p.120).

- 193 -
romantique: promenade au son de la fanfare par une belle journée estivale, sable
velouté, mer calme. C'est ce moment paradisiaque que choisit la mer pour engloutir
les amoureux :
[•••] they had !>at iooking in eac.h othe~'6 6ac.e6, a6 i6 they
wete in a d~eam, with no c.on6c.ioU6neM 06 what they we~e
doing, o~ withet they we~e 6tee~ing. (LU, p. 158).
On voit aussi la mer mettre Baptista Trewthen à rude épreuve. Elle lui prend son
mari Charles Stow, la contraignant ainsi à rejoindre Mr Heddegan qu'elle n'aime
pas. De son côté, la rivière Froom, boueuse et traîtresse, se fait complice de l'adver-
sité, pour séparer les amoureux Nicholas Long et Christine Everard. En dissimulant
soigneusement le corps de Bellston, elle les laisse dans le doute sur l'existence
de ce dernier, jusqu'à ce que l'âge émousse en eux le désir d'amour et de mariage
"To think': Mid Nic.hoia6 [•••J"now we vüded him ~ How w{'
vi6ded him ~ How we Mt ove~ him, hOU~6 and hOU~6, gazing
"f 1./-
I.".,'~/'i.• - o·,~ I,,~~
.,.1_ ••,
, , " ... ,. . . . . ; ....
1. • . ',,'
;'0··;.·..,:·
\\,........."...,.... _".~"""'.::I _.. u"""""'~' w ...c.,' ""''''''' \\oHe.. \\""'UIIlC., 'u~. W""O ... '" ,,'\\.~.(,~
hiMing at u6 6wm the 6pot, in an unknawn tangue, that ()J{'
c.ouid maHY i6 we c.h06e ~"<CM, pp. 256-57).
Dans la même perspective punitive, le rapprochement de personnages aussi opposes
que les Barnet et les Downe produit comme un choc, une perturbation qui déchaîne
les éléments naturels et provoque la tragique noyade de Mrs Downe, malgré la compé-
tence du canotier :
[...] a 6udden bia6t 06 ai", c.a.me ove ~ the hil!. .• , and 6poiit
the pte.ViOUb Quiet 06 the. Ac.ene. The wind .•• 6hi6ted wdh
a 6udden gMt, the boat lùte.d ovet•••• (WT, pp. 96-97).

- 194 -
A travers ces différentes manifestations, le complexe d'eau se donne à voir
dans les textes comme un abîme redoutable représentant l'infinité des possibles.
L'immersion en tant que phase définitive de dissolution fait penser au déluge,~'est-à-
dire à une résorption cataclysmique d'où naîtra une nouvelle époque - ainsi que le
définit Jean Chevalier:
Un diluge. ne. dit'lUit que. pa~c.e. que. kil 60tmu bOnt ullie.1l
e.t ipuüie.b, maü {le.bt toujouH buivi d'une. nouve.lle. humanite:
e.t d'une. nouve.lle. hütoùe. 1.
En plus de cette impression diluvienne qui exprime une dégradation, on remarque
que le temps climatique s'est singularisé par son degré d'extrémité et que le cycle
saisonnier, entité parfaitement représentative du changement continuel de l'univers,
est corrompu par un état atmosphérique décadent. La chaleur et le froid sont excessifs
et, de façon significative, le pourrissement du temps est mis en relation avec le
caractère nébuleux et castrateur de l'étranger. Le malheur des bergers est précédé
par une averse dans "The Three St rangers". On note que le temps est stable jusqu'à
ce que le visiteur fasse son apparition à Higher Crowstairs :
By the. time. that he. auive.d ab~e.abt 06 the. bhe.phe.~d' b p~e.müe.b
t:LiZ_ -la':', Came. down, o~ 1athe.~ c.ame. c.along, with ye.t mo~e.
de. te. unine.d viole.nc.e.. (WT. D. 16).
Que ces phénomènes cataclysmiques suivent un mouvement régulier n'est certai-
nement plus le fait du hasard.
(1) Dictionnaire des Symboles, o~., p. 343; souligné par l'auteur.

- 195 -
La tragédie qui frappe l'individu est encadrée par un cycle décadent dont
les pôles sont occupés par l'automne ou l'hivers, saisons de pourrissement, de stérilité
et de mort. "To Please His Wife" évolue d'un hiver à l'autre, au déclin du jour, signalant
à chaque fois une situation tragique. Quand Shadrach apparaît à l'église St. James
de Havenpool, un soir d'hiver, il vient d'échapper à un naufrage. Le ciel couvert
("under the clouds of a winter afternoon") qui s'ajoute à l'incident semble lourd de
menace, et les retours à la mer du personnage ne sont guère rassurants. En effet,
le marin finit par se noyer avec ses enfants, et sa femme perd la raison dans l'attentE"
désespérée des siens. On constate que le caractère morbide de l'atmosphère épouse
à merveille le délabrement mental de Joanna :
It wab a damp and da.tI:z. Ve.ce.mbu night, bix. ye.aH a6te.t the.
de.pattute. 06 the. btig Joanna. (lU, p. 122).
Ce cycle dégradé coïncide également avec le dénouement malheureux des rapports
conflictuels entre les protagonistes. L'incident qui déchaîne les passions entre les
Winter et les Palmley prend place en hiver. Mrs Winter dont le nom évoque la profonde
tristesse qui trouble l'histoire, envoie le petit Palmley faire des courses un soir
de décembre. L'enfant est frappé d'une frayeur qui lui est fatale. La revanche de
Mrs Palmley aboutit l'année suivante à la même saison. Enfin, le temps lugubre
s'accorde avec l'horrible pendaison de l'adolescent Jack Winter et le macabre retour
du cortège à Longpuddle, une autre nuit:
The. clay 0' young Jac.k' b e.x.e.c.ution wab a. c.old. dLu.tIj SahJ.tdaJj
in Ma.œh [.••J. About e.ight o'doc.k, ab we. he.atke.ne.d on OUt
dOOt-btone.b in the. c.old. bfight lJ:a.di.ght, we. c.ould he.at the.
6aint c.mc.kle. 06 a wagon 6tom the. dite.c.tion 06 the. tutnpike.-
'toad. (FFC, p. 182).

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La rivalité entre Francis Lovill et Agatha Pollin s'inscrit dans un autre cheminement
vers la ruine. La romance d'Agatha avec Oswald Winwood débute par une tricherie
sous un ciel maussade ("on this foggy September morning") et s'achève toujours dans
la tromperie, à la même saison ("the first of November") par un matin gris: "watching
the dark grey sky". Le cycle automnal qui encadre la nouvelle la couvre d'une obscurité
symbolique du déclin dans laquelle Agatha est acculée, horrifiée et frustrée.
Les conflits de classes portent également la marque de ce cycle corrompu.
Ainsi, on peut voir que les étapes qui scandent les romances des personnages coïncident
avec des moments de pourrisement et d'hibernation. Elles s'achèvent le plus souvent
par la destruction des familles concernées et la frustration des amoureux. Le départ
à l'étranger de Nicholas Long en automne et son retur à Froom-Everard en automne
annulent toute promesse de renouveau. Effectivement, l'hiver vient s'adjoindre à
ce temps décadent qui se répète pour mettre en veilleuse sa tentative de réconcilia-
tion avec Christine Everard. Sa tragédie est comparable à celle de Mayne dans "An
Indiscretion..." qui s'ouvre sur la même note maléfique: une nuit hivernale, à la
prière du soir, avec, rapportée en analepse, une menace de mort sur Geraldine Allenville.
Le texte dessine à ses débuts les barrières sociales qui séparent l'héritière de Mayne
aux humbles origines, de sorte que le voyage automnal de Mayne à l'étranger en
vue d'acquérir le savoir nécessaire à la conquête de Geraldine semble, comme celui
de Nicholas, prédire une vaine espérance. En effet,la reprise des relations est mouve-
mentée et éphémère, et l'histoire se referme sur une autre période décadente, par
une nuit d'automne, avec le retour de l'héritière au bercail d'où elle ne ressortira
pas vivante. Le temps hardyen devient explicitement un contre-temps, par la rupture
contrariante de moments heureux.
De façon ironique, les fêtes et les célébrations rustiques servent d'amorce

- 197 -
aux incidents qui vont détruire le personnage et la communauté,et mettre fin à
leurs pratiques séculaires, donnant ainsi aux nouvelles une allure dramatique. Le
soleil ne brille, semble~t-il, que pour mieux frustrer les hommes en fête, et le temps
leur manque pour goûter aux plaisirs de l'été. Ella Marchmill, préoccupée par ses
amours déçues, ne profite pas des vacances familiales à Solentsea ; ni Sophy Twycon.
des concerts et des matchs de cricket sous le doux soleil de juin, tellement elle
est molestée par son fils ambitieux. Aussi tragique, la lune de miel de Baptista Tre"'tnen
à la plage de Pen-Zephyr se passe dans des conditions hystériques, quand la femme
se retrouve entre deux maris: l'un vivant, l'autre mort. Enfin, la trêve historique
entre l'Angleterre et la France en 1802-1803 est encore plus brève pour Mademoiselle V-,
avec la réapparition du bourreau, Monsieur G-, membre du Comité de Salut Public.
La rencontre éveille chez l'héroïne l'horreur de la Convention, qui vient contraster
avec l'ambiance estivale sur l'Esplanade et au théâtre. De la même façon,les réjouis-
sances sont malencontreusement perturbées par un incident. La célébration du baptê:T.e
d'un enfant à Higher Crowstairs est interrompue par l'intrusion de "trois étrangers".
De même, c'est à la "Foire" de Londres que Car' line Aspent entrevoit Mop Ollamoor
et que ses tourments reprennent. A l'auberge "The Quiet Woman" (- nom ironiquement
serein -), elle est envoûtée par sa musique, pour le malheur de son mari Edward
Hipcroft. Les récurrences accidentelles sont parfois si régulières qu'elles finissent
par imprégner les nouvelles d'une influence néfaste. Les fêtes de Noël dessinent,
d'une année à l'autre, le cycle saisonnier de la ferme. On y célèbre, avec la naissance
de Jésus, un monde nouveau et meilleur fait de promesses heureuses. Or, les incidents
violents qui éclatent au début et à la fin des récits tendent à décrire (par leur ressem-
blance) non plus une évolution, mais un cycle statique symbolique de la mort, où
l'hiver a valeur de période stérile.
La fête de Noël garde son sens canonique et culturel d"'avènement" dans les
nouvelles de Hardy. Elle appelle à la réjouissance, à la paix et à la bonne volonté.

- 198 -
L'occasion est synonyme de "relâche", valable également pour le monde pastoral
dont le dur labeur exclut la distraciton. Dans "What the Shepherd Saw", le maître-berger
prédit une nuit paisible; et Bill Mills peut, alors seulement, observer une trêve:
C•••] ab 'ti.!> Chti.!>tmab week, and the Ume that 60lk have hollet-
daJjl>, 1J0u ca.n urjo!j !jetl>el6 blJ 6a.f.fing abieep a bit in the
c.haù inbtead 06 biding awake ail the Ume. (CM, p. 328).
La duchesse Harriet l'évoque comme une période de charité, et en appelle à l'indulgence
de son mari pour épargner Frederick Ogbourne :
"It would be no mote than Chul>trrvu. fz.indnel>l> to a man who
unQue!>tionabilJ ib vetlJ mi.!>etabie 6wm bome c.aube Ot othet".
(CM, p. 338).
Tony Ky tes exploite également Noël comme un prétexte pour tenter de se réconcilier
avec Milly sa fiancée molestée:
"You bee, we ought to live in pea.ce and goodwill binc.e 'ti.!>
almo!>t Chû!>tmab, and 'twW ptevent angtlJ paMionb ti.!>ing,
whic.h we alwalJb bhouid do".
(FFC, p. 145).
Ces différents discours qui manifestent un code culturel n'ont cependant plus
d'effet dans les textes et Je respect des traditions y est menacé. Un incident intervient
qui perturbe les réjouissances et déçoit les espérances de "libération messianique".
L'absence de miséricorde pendant la semaine de Noël dévalorise la fête en tant
que cérémonie pacifique. Paradoxalement, la semaine apparaît chargée de frustrations,
de violence et de crimes qui nient tout espoir de paix et de "rachat". Aucun voeu

- 199 -
n'est exaucé, les projets restent irrésolus et l'atmosphère oppressante tue la jovialité
bon-enfant du fermier. Le repas de noces à la veille de Noël doit concrétiser l'idylle
de Nicholas Long avec Christine Everard. L'événement vise à mettre fin à leurs
longues privations. Christine, ruinée et abandonnée, reprend enfin goût à la vie car
Nicholas, devenu riche lui offre le confort rêvé: l'argent, un logement et une servante
pour ses travaux ménagers. C'est à ce moment prometteur qu'apparaît Bellston pour
réclamer sa femme, empêchant ainsi l'union et le bonheur du couple. "A Tragedy
of Two Ambitions", "Old Andrey's Experience as a Musician" et "Absent-Mindedness
in a Parish Choir" mettent l'accent sur la même déception dans les rapports humains.
Le hobereau refuse à Andrey le repas de réjouissances, le menace d'expulsion et
dissout la chorale sans manifester la moindre pitié, tandis que, à deux jours de f\\oël,
les fils ambitieux Halborough refusent leur assistance à leur père et le regardent
froidement se noyer.
Les contretemps se répètent de façon si obsédante que le retour à la sérénité
semble compromis. Par la régularité de leurs récurrences, ces déséquilibres construi-
sent un cycle infernal dont les pôles sont occupés par une fête de Noël profanée.Dans
"The Grave by the Handpost", le récit s'ouvre et se referme, une nuit de Noël, sur
les hymnes de la chorale de Chalk-Newton et sur les suicides de Samuel et de Luke.
La répétition de la pratique traditionnelle ("an nuai harmonies") par les musiciens
pour qui le point de départ d'un lieu est toujours le début d'un autre, comme remarq,Je
Haarder l ; leur évocation du passé et du présent relient la fête aux fêtes des années
précédentes et décrivent le cycle rituel de paix et de liberté messianiques. En interrom-
pant régulièrement les habitudes séculaires et en imposant à la sérénité un rythme
cyclique de violence, les suicides annoncent une période révolue: "The Christmas
(1) Andreas Haarder, "Fatalism and Symbolism in Hardy. An Analysis of "The Gra,e
by the Handpost'"'. in Orbis litterBrum, 34 (1979). p. 236.

- 200 -
cheerfulness of next morning was broken at breakfast-time" (CM, p. 297). Dans le
même contexte, les quatres nuits de la semaine messianique de "What the Shepherd
Saw" se ressemblent, hivernales et macabres. La dernière (qui advient vingt-deux
ans plus tard) s'identifie aux précédentes de façon absolue, dans la mesure où elle
porte les séquelles des crimes passés, respecte la diégèse ("Lambing Corner"/"on
a winter evening") et conserve son caractère événementiel: "midnight drama". Tout
comme le suicide de Luke répétait celui de son père à la Croix, la tragédie qui
a transformé le site pastoral et ses habitants continue de tourmenter le berger Bill
Mills, et ce jusqu'à sa mort précoce:
The. night, ab he. had Mid, wab ju~t web an one. a.~ the. night
06 twe.ntlJ-two IJe.dU be.60te., and the. e.ve.ntb 06 the. e.ve.ning
de.bt'tOIje.d in him ail 'te.ga'td 60'1 the. be.abon ab one. 06 che.e.'t6uine.M
and goodwiii. (CM, p. 344).
Si les fêtes rituelles bornent le temps, leur rupture décrit donc une échappée hors
du temps. Mais,en sortir ne signifie-t-i( pas quitter l'ordre cosmique paisible, immuable
et connu pour entrer dans un univers violent et in-connu?
La notion de temps détraqué nous est encore donnée par le dérèglement des
horloges à la ferme. Le mouvement de l'horloge prend figure de roue et de cercle,
dès lors qu'il s'inscrit dans une courbe évolutive. Il mesure le temps, marque l'évolution
de l'univers et de la personne. Résumé magique qui permet la maîtrise du temps,
c'est-à-dire la prédiction de l'avenir, sa rotation constitue un renouvellement permanent.
L'horloge fait partie des objets hérités par les représentants des classes paysannes
et nobles. Elle règle leur existence et les rassure, comme étant le signe de la création
continue. Son arrêt qui signifie donc le périssable, introduit à la ferme le mystère
de la mort et ce, de façon fort angoissante. La mort physique de Richard Broadford

- 201 -
se couple de l'arrêt de la pendule au coucher du soleil, pour marquer la fin définitive
de sa condition sociale. Dépossédé de ses terres, et comme coupé de ses racines,
le personnage entre dans une phase contingente. La solitude de Mayne manifeste
pour lui et les paysans de "The Doctor's Legend" cette crainte de l'inconnu qu'ils
éprouvent tous :
The anciUlt fta.millj c10cl. haLl !ltoppetf 60'1 want 06 winding,
and the. intUl!le wUlc.e that p'le.vaile.d 6e.e.me.d m0'le. W<.e. th,~
bodily p'le.6e.nce. 06 60 me. quaidy than the. me.'le. ab6e.nce. 06
60und. (OMC, p. 73).
La noblesse, non plus, n'est pas épargnée par ce drame évocateur de déclin. L'horloge
qui s'écrase à Froom-Everard prédit la fin du règne aristocratique car le temps,
qui n'est plus réglable, échappe au contrôle humain. Christine, démunie et livrée
à elle-même, affronte, dans l'angoisse, l'inconnu:
Eve.ty inch 06 giaM wa6, 06 COUHe., 6hatte.'le.d, but ve.'lY little.
M'lm be.6ide.6 appe.a'le.d to be. done.. The.y pwppe.d it up te.mpo'la-
'City, though il. would not go again. (CM .. p. 248).
Le dernier espoir que l'héritière fonde sur le retour de James Bellston pour réintégrer
la noblesse est vain. Son mari s'annonce, mais il n'y a pas de "retrouvailles". Alors,
Christine meurt, veuve abandonnée, tandis que la propriété familiale tombe entre
des mains étrangères. Dans tous ces cas, la forme ronde de l' hor loge est rompue
et l'immobilité mécanique est signe de désordre apocalyptique. Elle prédit une échappée
hors de l'ordre C05mique connu - (le cercle), une confrontation avec une forme d'exis-
tence inconnue - la périphérie, et une résorption dans le néant. En d'autres termes,
le temps humain est fini et non pas à l'image de l'Ordre Divin chargé de Sens.

- 202 -
Au coeur de l'activité agricole se tient à présent un nouveau Souverain. Le
centre du cercle est considéré dans la mythologie co,nrne l'aspect immobile et immuable
de l'Etre. Ce moyeu est le point d'application de l'Activité Céleste pour faire tourner
le monde. Son occupation par une force étrangère figure donc un cercle dés-axé.
Le visiteur qui arrive à "Higher Crowstairs" est un étranger. Les bergers terrifiés
se rapetissent et font le vide autour de lui:
Inbtinc.tive.ly the.y withdte.w 6utthe.t and 6utthe.t 6wm the.
gtim ge.nUe.man in the.i'l midbt, whom bOme. 06 the.m be.e.me.d
to taRe. 60t the. Ptinc.e. 06 VatRne.bb himbe.l6, tW the.y 60tme.d
a te.mote. c.Ùc.le., an e.mpty bpaC.e. 06 Moot be.ing kM be.twe.e.n
the.m and him - "•.•C'ite.uluJ... cujru. c.enttum diabolu!,".
(WT, p. 25).
L'être maléfique qui occupe dorénavant le centre sécurisant et chaud de la plece,
s'est substitué à l'autorité. Il détient le pouvoir de décision et se fait menaçant,
exigeant. Il distribue les ordres et envoie les fermiers capturer le fugitif dans une
Nature réputée hostile:
"The.n PUtbue. the. c.timinal at onc.e.".
"l' m a Ring' b man mYbe.l6".
"1 de.mand it". (WT, pp. 26-27).
Le château seigneurial, siège de la puissance agricole, est soumis à la même altération.
Sa possession par les Wake dans "The Waiting Supper" signifie bien la passation du
pouvoir à l'étranger: "a non-resident". En conséquence, l'héritière, ruinée et dépossédée,
est reléguée au second plan et ses déplacements "dans tous les sens" viennent dire
ici la perte de la "Maison" symbole de "Centre" fixe: "1 am obliged to walk everywhere
now" (CM, p. 242).

- 203 -
L' habitant du Wessex devient donc un être périphérique dans la mesure ou,
sur la notion de "périphérie" vient se greffer celle du "départ" : départ pour un autre
Monde. C'est la Mort, l'Exode Rural, l'Exil - termes signifiant l'extériorité, l'éloigne-
ment du centre ou la dérive dans le vide et le néant aventureux. Le retour à la
sérénité ne peut pourtant s'effectuer que par le passage de la circonférence au centre.
Or, les figures utilisées par le personnage pour décrire sa tragédie dépeignent toutes
une situation désespérée. Pensons au roman de Hardy intitulé Desperate Remedies l .
Cette première oeuvre montre combien sont insolubles les problèmes auxquels est
confronté le protagoniste. Dieu, comme dirait Tess, a désestré son ciel, et les cris
de détresse des humains ne l'atteignent pas. La fin tragique de Shaddrach est caractér:s-
tique d'un monde cruel et sourd. Pourtant, Shaddrach rend grâce à Dieu et s'en remet
toujours à lui :
Heaven ha.d p'te6etved him hithe'tto, and he had utte'ted hi~
thank.6. God would Ylot 6o't6a.k.e tho6e who wete 6ai.th6ul to
him. (LU, p. 118)
Néanmoins, la ferveur ne le preserve guere du péril marin. Autant qu'on puisse el'
juger, les remèdes appliqués aux maux sont inadéquats au rétablissement de l'équilibre
nécessaire à la survie; car ils sont soit inefficaces, soit pires que le mal. Le bras
atrophié de Gertrude est une infirmité irréparable et la malheureuse meurt sous
le coup d'un choc "en trop" car le pendu auquel elle doit la guérison n'est autre
que l'enfant de son mari. On voit également que le processus de désintégration dans
lequel est prise l'aristocratie est irréversible. La mort de Geraldine Allenville est
lente, douce mais sûre: "Powerful remedies were applied, but none availed" (OMC,
p. 114). Ni la torture ni le crime n'apportent au personnage ambitieux le résultat
(1) Thomas Hardy, Desperate Remedies (1871), où Ambrose Graye meurt chagriné
de ne pouvoir conquérir Miss Aldcliffe, où celle-ci tente en vain de persuader
Cytherea Graye d'abandonner son amant Edward Springrove afin d'épouser son fils
illégitime (le signistre Aeneas Manston), enfin où Manston tue sa femme Eunice afin

- 204 -
honorifique escompté. En effet, les sévices que Lord Uplandtowers inflige à Barbara
ruinent non seulement la santé de celle-ci mais aussi toute chance de succession
au titre de noblesse.
D'une façon générale, les nouvelles de la collection Life's Little Ironies répondent
le mieux à ce genre de situations ironiques où les entreprises énergiques s'avèrent
futiles, mais aussi où les craintes perçues par le sujet se réalisent infailliblement,
donnant ainsi à la superstition une forme active. L'échec de la romance de Darton
en est bien la démonstration exemplaire. Les visites du personnage au Knap passent
nécessairement par Long-Ash Lane, route pénible et maudite, et par la même auberge.
Pendant cinq ans, elles se répètent à intervalles réguliers, une nuit d'hiver, à la
même heure. Le soupirant perçoit dans le concours de circonstances un mauvais
présage, et change d'itinéraire afin de faire coïncider sa romance avec une période
gaie, à savoir le printemps avec toutes ses promesses de renouveau. Néanmoins,
son échec auprès de Sally vient dire ici la vanité de son entreprise de "rajeunissement"
Though bpting had eome. and he.a.ve.nly blue. eonbe.etate.d the.
bee.ne., Datton bueee.de.d not. "No", baid Sally 6itmly.
(WT, p. 153).
Le discours que tient le personnage sur l'état désastreux de ses désirs véhicule
les sèmes de la chute, du piège et de l'obscurité éternelle en accord avec la diégèse
décadente. Les situations maritales de Barbara et de Penelope contiennent en germe
leur fin malheureuse et rappellent, par leur caractère réflexif, le cul-de-sac ou le
dédale: le début amorce déjà la fin de l'aventure, et le dénouement équivaut en
fait à un retour au point de départ. Le dernier des trois amants que Lady Penelope
attend impatiemment la soupçonne d'homicide et la quitte quand vient le moment
de parler mariage. Penelope a aussi des doutes sur le choix qu'elle a fait: "1 began

- 205 -
at the wrong end" (GND, p. 334). Barbara, par contre, voit son aventure amoureuse
avec le plébéien Willowes glisser sur une pente tragique assimilable à une "descente
aux enfers"-:
[•••] the debc.ending bc.aIe whic.h ••• ib ta bay ••• 6ùbt a hot
c.oal, then a wa~m one, thi'..n a c.roli.ng c.inde~, then c.hilly -
(GND, p. 253).
Ce sème de l'obscurité revient dans l'évocation biblique de Nicholas Long pour décrire
ses espoirs déçus. Le repas de noces avec Christine rappelle à quelques égards la
Cène de Jésus. Mais, dans "The Waiting Supper", le Maître est absent pour sceller
l'Alliance. La citation comporte deux temps symétriques ("good and light" VS "evil
and darkness") où les termes forts restent les ténèbres sataniques. L'attente du "Sau-
veur", c'est-à-dire de la "Lumière" ("good and light") n'en finit plus; et, au bout
du tunn~l, Nicholas replonge dans l'obscurité perpétuelle:
When 1 Iook.ed 60t good then evii c.ame unto me, and when
1 waited 6o~ li.ght the~e came da~k.ne6b. (CM, p. 250)1.
Alicia, par contre, recourt à la mythologie pour décrire la futilité de sa stratégie
visant à supplanter Caroline:
o what a tangied web we weave
When 6ùbt we pmc.tibe to dec.eive
(CM, p. 267).
(1) Job 30
26.

- 206 -
La toile d'araignée comporte ici une double dénotation évoquant le piège mais aussi
une certaine fragilité inhérente des choses humaines car, tel un boomerang, l'artifice
vient retomber sur son artisan, si bien que le plan d'Alicia débouche sur une tragédie
il prive les deux soeurs d'un mari quand Monsieur de la Feste se suicide, désespéré
de ne pouvoir rompre avec Caroline afin d'épouser l'aînée. La figure de l'enchevêtre-
ment est reprise dans la revanche de Francis Lovill sur Agatha Pollin dans "Destiny
and A Blue Cloak", où la roue symbolise le piège. Originellement la roue tient de
la perfection suggérée par le cercle, et le cercle lui-même tire son efficacité de
la régularité cyclique et de la simplicité naturelle. Ici, cependant, la roue doit sa
qualité au redo'Jblement artificiel: " a wheel within a wheel" (OMC, p. 39). Tout
comme la texture de la toile évoquée par Alicia, l'architecture même de la roue
présente ici une image assez expres:;ive du dispositif infaillible.
Finalement, les métaphores de l'obscurité perpétuelle, de la toile d'araignée
et de la roue "truquée", dans lesquelles le point d'arrivée revient au point de départ,
tracent une structure labyrinthique OIJ le personnage se trouve "piégé". Les cercles
artificiels viciés qu'elles décrivent rejoignent les figures de la ligne droite ("the
descending scale") ou de la Croix-Passion ("The Cross"), les cercles corrompus et
brisés dessinés par le temps décadent, pour imposer au cycle saisonnier naturel et
parfait de nouvelles figures géométriques en accord avec une diégèse apocalyptique.
Ainsi se complètent "diégèse" et "histoire", pour rendre compte d'un monde au bord
de la faillite.
Le récit comme histoire et diégèse découvre ce qui passe et que Barthes désigne
sous le thème de la vanitas, c'est-à-dire "l'attirail classique des vanités humaines"l :
(1) Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil/Points, 1972, p. 107.

- 207 -
les aristocraties s'éteignent, la pureté pastorale est pervertie, les amours se fanent,
les châteaux et les hameaux tombent en ruine, enfin les terres et les pâturages
sont abandonnés. Dorénavant, un nouveau maître règne sur ce monde. L'interprétation
que le personnage et le narrateur font de cette situation tend à privilégier, au détriment
de la réalité diégétique, le fantastique ou l'usuel, quand ce n'est pas le détachement
amusé; et c'est précisément ce désaccord que notre étude du discours vise à élucider.
**

DEUXIEME PARTIE
ANALYSE DU DISCOURS
**

- 208 -
Le discours a une nuance plurielle, comme l'explique Genette: "le récit consiste
ll1
moins en un
discours qu'en des discours, deux ou plusieurs
• Pour rendre compte
de la façon dont l'histoire est perçue par le personnage et rendue par le narrateur,
nous appréhendons le récit dans les deux instances qui le composent exhaustivement
IItexte de narrateurl! et IItextes de personnages". Nous y observons une perception
illusoire, une narration orale qui se veut objective et une focalisation plutôt déceptive.
CHAPITRE J
DISCOURS DU PERSONNAGE
**
J. - L'Illusion
Le "destin,,2 est le mode d'expression du personnage sur ses propres états négatifs.
Il est au coeur de la vie quotidienne du Wessex, ainsi que le résume la pensée de
Darton : "Hanging and wiving go by destiny" (WT ,p. 128). C'est un principe actif,
personnifié dans la transcription des lettres capitales qui lui sont souvent affectées
et dans l'attribution du pouvoir contrariant qui lui est reconnu. Il sert principalement
une fonction de Justice Divine, puisqu'il veille au respect des lois morales et à leur
application. De la sorte, aucun crime ne reste impuni; ainsi conclut Mr Millborne,
à la fin d'une vie mouvementée:
Ou-t evil acti.onb do not -tema.in iboiated in the pabt, wainting
onl/j to be -teveued : like locomotive plantb the/j bp-te.ad and
-te-wot, till to debt-tO/j the o«ginal btem hab no mate-tial
e66ect in killing them.
(LU, p. 6 I)~
(1) Gérard Genette, Nouveau OISCOUl'S du récit, Paris, Seuil/Poétique, 1983, p. 9.
(2) Le thème du "destin", plutôt complexe et diversément interprété, n'est pas neuf dans l'oeuvre littéraire
de Hardy. Aussi ne l'approfondirons-nous pas ici. Nous ne l'évoquons que pour introduire le leurre
du personnage
à lui-même.

- 209
Dans cette perspective, un mauvais sort flétrit les charmes de la citadine Gertrude
dont s'est épris Lodge, pour rappeler à ce fermier ses devoirs de famille:
He though 06 Rhoda B'I.Ook aYld he'l. Wyl ; aYld 6ea'l.ed thi& might
be a judgemeYlt 6'1.Om heaveYl UpOyl him. (\\l'T, p. 70).
De même, le destin met fin aux badinages de Tony Ky tes, qui transgressent la bien-
séance, en lui imposant le bon choix, la norme: Emily:
[•••] i.t do &eem a& i.fJ 6ate ha& O'I.daiYled that it &hould be you
aYld 1, 0'1. Ylobody. AYld what mu&t be mu6t be, 1 &u.ppo&e. Hey,
Milly?
(LU, p. 150).
Le crime n'est pas nécessairement connu, comme c'est le cas dans "A Changed
Man" où les dragons sont harcelés par un fantôme. Mais, le sort réglant à l'avance
le cours des évÉnements, toute contrariété que le personnage ne s'explique pas y
trouve sa justification. Ainsi, la fortune place les personnages dans des situatons
inconfortables et imprévisibles, se joue d'eux en ruinant leurs projets, tels ceux que
Mrs Dornell manigance pour le mariage secret de sa fille Betty :
He'l. hu&baYld had, a& i.t wue, beeYl aMüted by de6tiny to make
hü objec.tioYl, o'l.igiYlaliy t'l.ivial, a valid OYle.
(GND, p. 224).
Elle fait de Barnet le souffre-douleur de sa femme acariâtre, en lui refusant l'union
prometteuse avec la douce Lucy Savile :
Then 1 &u.ppo&e it wa& de6tiYlY - ac.c.ident - 1 don't Iznow what,
that &ep(Hated U&, de.a'l. Luc.y [ ...]. (\\l'T, p. 90).

- 210 -
Elle pose au frère de Lady Baxby le dilemme d'un cas de conscience: le choix tragique
entre le devoir militaire et l'honneur familial pendant le siège de Sherton Castle :
C•••] by a bttange. 6te.ak. 06 de.!>tiny, it had c.Ome. ta pal>!> that
the. btwnghoid he. wab be.t ta te.duc.e. wab the. home. 06 hi!>
own bi!>te.t, whom he. had te.nde.tiy iove.d duting he.t maide.nhood.
(GND, p. 324-).
De même, l'amour pervers d'Alicia avec son beau-frère n'est pas désiré, mais imposé
Some. 6atality ha!> be.e.me.d to mie., e.ve.t binc.e. he. c.ame. to
the. hoube., that thib di!>abtwUb inve.Bion 06 thingb bhould ati!>e..
(CM, p. 270).
Autant est grande la frustration de Ned Hipcroft, quand il se retrouve avec une
famille toute apprêtée pour lui par son rival Mop : "he tacitly acquiesced in the
fa te that Heaven had sent him" (LU, p. 132). Cynique, le Temps entretient l'amour
de Nicholas Long et de Christine Everard, tout en émoussant progressivement leur
passion, sans jamais les unir définitivement (CM, p. 255). JI use encore les ressources
physiques de Lucy Savile (WT, p. 122), et le docteur Charlson le rend responsable
de sa déchéance: "The Fates have rather ill-used me (WT, p. 120). Helena, qui ne
connaît le bonheur ni en Australie où elle a rejoint son mari Philip Hall, ni dans
le Wessex où la misère les a reconduits, attribue également les malheurs de sa famille
au sort: "we are the sports of fa te" (WT, p. 14-1).
En résumé, le "destin" prend forme dans les figures de l'élément aqueux (la mer
ou la rivière qui absorbent pour punir les transgresseurs), du mauvais sort, de l'accident
ou de l'incident qui contrarient, du temps qui use, bref de toute coïncidence désastreuse.
Il s'appelle indifféremment: ''Destiny'', "Fate(s)", "Heaven", "Providence", "God",

- 211 -
"whimsical god", "Ti me" ... Les exemples en sont multiples car l'attribution des
désordres de l'univers à une puissance supérieure est le fait d'une voix collective.
Elle comporte une note de fatalisme et d"'ignorance", puisque le "destin" signitie
toute forme de tragédie mais aucune en particulier. Cette généralisation, en le privant
d'un pouvoir distinct de désignation, lui enlève toute crédibilité, et la "vérité" du
discours se perd dans l'indétermination. Dès lors, on comprend le refus du narrateur
d' Y souscrire.
L'hésitation du discours des personnages à identifier de façon absolue un agent,
la modalisation posée sur leurs réflexions, et que nous soulignons, dénoncent une
"illusion". La distance du narrateur par rapport à cette "sanction" est explicitée
dans les nouvelles "The Lady Pene/ope" et "The Doctor's Legend", où la modalisation
fait place au commentaire neutre. La fin misérable de Penelope est interprétée
par les sujets comme le châtiment mérité d'une promesse légère de mariage:
[•••] that the unt'1ue bUbpic.ion mi.ght have bee.n o'ldeted by
Ptovide.nc.e (who oMen wO'1kb indùec.tly) ab a punibhment
60'1 he.t be16-indulgenc.e. Upon that point 1 have no opinion
to o"et. (GND, p. 338).
Celle du hobereau est également perçue comme l'intervention punitive d'une puissance
justicière: "1 give the superstition what it is worth" (OMC, p. 49).
L'abstention,
si elle a pouvoir de récuser la superstition, ne conduit cependant pas au dévoilement.
Elle inscrit un vide sémique devant être comblé par le lecteur virtuel, car celui-ci
découvre dans le récit du personnage un déchiffrement partiel.

- 212 -
II. - Vers la "Reconnaissance" ?
Un processus d'apprentissage de la "vérité" est entamé dans les textes "Destiny
and a Blue Cloak" et "The First Countess of Wessex". Il apporte des révélations
marquées sur l'action et évacue la vision collective comme fausse. A la suite de
la poétique classique, Todorov nomme cette phase reconnaissance:
[.-l ac.tiorr c.o mpléme.rrtaùe. de. 'li(rrte.'lp'létaUorr, de. dé.c.ouve.'lte.
de. la vé.üté [.•.l, paMage. de. l'igrrO'l.arrc.e. à la c.orrrraiMarrc.e.. l
Une référence anaphorique est établie entre le titre et son co-texte "Destiny and
a Blue Cloak". L'énoncé est repris dans la fin, mais le renvoi se fait par substitution
lexicale. La responsabilité des tribulations du personnage y est attribuée à la fois
au destin et à la partie humaine: "The parson and fate" (OMC, p. 39). Cette perception
a, sur les précédentes, l'avantage de refuser la pure contingence et d'inclure le réel
vécu. D'autre part, dans la nouvelle "The First Countess of Wessex", la remarque
de Stephen Reynard sur le succès de sa romance auprès de Betty Dornell est également
pertinente pour le déchiffrement de la vérité textuelle. Elle nous en rapproche en
indiquant un "changement" et en proposant, face aux circonstances défavorables,
un réajustement - celui-là même qui fait défaut à une paysannerie déclassée par
une agriculture moderne:
A c.orrt'livirrg, &agac.iou&, ge.rrtle.-marrrre.'le.d marr, a philo&ophe.'l
who &aw that the onbj c.onl>tant athibute 06 1i6e (Il c.hange,
he. he.M out that, a& lorrg a& &he. live.&, the.'le. ü rrothirrg n<rrite.
m the. moM <mpaMiorre.d attitude. a womarr may take. up.
(GND, p. 241).
(1) Tzvetan Todorov, Le structuralisme: Poétique 2, Paris, Seuil/Points, 1968, p. 89.

- 213 -
Reynard court sciemment le risque de contagion en embrassant sa fiancée varioleuse.
Son caractère entreprenant lui permet ainsi de conquérir Betty, de supplanter son
rival Phelipson et de vaincre la résistance de ses beaux-parents. Dans une expression
tautologique, Lord Baxby l'appelle emphatiquement et à juste titre: "cunning Reynard",
ou le "renard rusé". En effet, Reynard donne de lui-même l'impression d'un être
supérieur par rapport à son entourage, qui a enfin compris que le monde a évolué
et que, pour survivre, il fallait de l'audace et de l'habileté.
Comme on peut le constater, les réflexions de Reynard et d'Agatha sont des
cas isolés dans le régime d'expression des personnages car elles s'éloignent de la
causalité physique systématique du Wessex. Toutefois, leur déchiffrement reste partiel,
comme une approche timide de la "réalité" qui réussit seulement à nous donner l'impres-
sion de la connaissance. En fait, la remarque du premier appartient au code gnomique
car elle se présente sous forme de sentence, de conseil pratique à caractère philoso-
phique - témoin le présent de vérité intemporelle dans l'énoncé. En somme, elle
propose une ligne de conduite et envisage les faits à un haut degré général et, de
ce fait, se perd dans la généralisation, tandis que la formulation d'Agatha se réclame
toujours de la voix collective du Wessex: "fate". De plus, la double définition ("fate"/
"parson") qu'elle propose d'une même situation produit une signification floue. En
somme, il n'y a pas, à proprement parler, de "phase de reconnaissance" dans le monde
du Wessex. Ainsi s'explique le refus du narrateur à parapher le texte du personnage.
La distance qui sépare ces deux instances relève autant de la perspective que de
l'ordre spatio-temporel et psychologique.
**

- 214 -
CHAPITRE II : RECIT DE NARRATEUR
••
li faut entendre la narration au sens pragmatique que lui donne Genette, à savoir
"l'acte narratif fictif qui produit, instaure l'histoire et son récit"i. Elle utilise ici
des méthodes orales. La situation de discours dans laquelle elle est proférée, les
caractéristiques de l'instance narrative et la fonction distractive que celle-ci s'est
asslgnee par rapport au climat tendu de l'histoire évoquent un genre discursif proche
du conte.
L'instance narrative est due Ile. Elle est dédoublée en un narrateur-scripteur et
un conteur. L'informateur de qui le lecteur tient le récit s'est déchargé de sa fonction
sur une autre instance, se contentant de l'organisation du récit.Son activité, qui
se perçoit au niveau de la situation narrative et de la destination du message, le
confond avec l'auteur induit. Elle consiste à rendre compte de l'entourage physique
et social où l'acte narratif prend place. Ainsi, le narrateur introduit le texte, assoit
l'auditoire qui écoute et conte à la fois l'histoire, indique les changements de voix
des interlocuteurs et rapporte leurs réflexions finales. Son rôle est donc celui d'un
créateur responsable de la continuité du texte fictif. Il se précise comme celui
d'un scripteur ou auteur induit dans l'identification de la source informante et le
choix du destinataire. D'une part, l'organisateur du récit tient son histoire du conteur,
auquel il se réfère comme l'énonciateur ("sa id the narrator") ou l'informateur ("my
authority for the particulars of this story"). D'autre part, il adresse son récit à un
(1) Nouveau discours du récit, Paris, Seuil/Poétique, 1983, pp. 10-11.

- 215 -
narrataire métadiégétique défini comme le lecteur induit à travers l'interpellation
"the reader". En fin de compte, sa fonction se resume en un rapporteur qui ne fait
que retranscrire une histoire recueillie auprès d'instances informantes et la transmettre
au lecteur: "the writer", "the present narrator".
Tandis que le narrateur demeure une image fugitive, l'informateur à qui il a
légué ses pouvoirs est identifié, "connu" : il porte un nom et impressionne le lecteur
de sa forte personnalité, qui est une présence désinvolte. Cette seconde figure énoncia-
trice est généralement extradiégétique. Elle crée autour d'elle une atmosphère gaie,
en s'entourant d'un groupe d'amis jouant le rôle de narrataire extradiégétique. Sa
prédilection pour le sensationnel et l'énigmatique, son détachement amusé et la
présence d'un auditoire lui servant d'interlocuteur lui valent d'être perçu par le
lecteur davantage comme un conteur, un raconteur plutôt qu'un narrateur. C'est
donc abusivement que nous lui attribuons le titre de "narrateur".
Le récit de fiction que nous livre le couple narrateur-conteur est historique,
car il est explicitement situé, daté dans un passé historique. Par cette indication,
l'instance narrative se pose en témoin-ultérieur et en observateur neutre. Une distance
maximale de quatre siècles sépare le récit du discours qui le produit. La différenciation
entre l"'ici-maintenant" dit "moderne" et l'''autrefois, dans le Wessex" dit "traditionnel
et rustre" fournit l'indice d'antériorité. A cette situation correspond une narration
orale et figurale. En effet, la plupart des textes sont conduits en narration hétérodié-
gétique de type actoriel, c'est-à-dire avec dominance du personnage comme réflecteur
ou foyer de la narration. Mais, que la relation soit extra-diégétique ou intra-homodiégé-
tique, l'écart demeure entre le récit et son discours, de sorte que la situation du
narrateur est toujours celle de l'historien qui raconte après coup des événements
qui se sont produits sur sa terre natale, qu'il connaît par témoignages interposés
ou qu'il a vécus du temps de son adolescence. Cette position secondaire mais d'homme

-- 216 -
mûri qu'il occupe l'autorise parfois à la condescendance, car il prétend à une perception
et à une narration objectives. Le mode de présentation qui correspond à cette objec-
tivité est la distance, portant aussi bien sur la focalisation que sur l'interprétation
des événements et l'appréciation morale des comportements.
J. - La narration objective
Le mode utilisé par le narrateur pour conter l'histoire lui permet d'entrer dans
l'expérience de ses personnages, de J'actualiser et de combler le vide spatio-temporel
qui l'en sépare. Il est basé sur la réminiscence: le narrateur visite "à nouveau"
la scène et la reconstitue à partir de souvenirs, de vestiges ou de témoignages vécus.
La précision d'enregistrement est telle, qu'elle donne aux faits une grande immédia-
teté, comme s'ils se déroulaient devant les yeux du lecteur. Elle passe par le mimétisrr,e,
la sélection rigoureuse du conteur et le renvoie à des preuves formelles sur l'existence
des faits. On remarque que le narrateur précise toujours avec force détails et insistance
l'origine de l'information, et que le discours du personnage est rendu avec ses onomato[:·ées,
ses agrammaticalités et expressions dialectales. Les nuances humoristiques y apparaisse-a
teintées de la naÎveté rustique, donnant ainsi du récit une impression de "vécu", et du
narrateur l'image d'une instance bien informée. Pourtant, le narrateur n'est pas tenu à
toutes c~s précisions, comme l'explique Genette:
En Metion, le. nauate.u't hétéwdiégéti.que. n'e.bt pa.b c.omptable.
de. bon i.n6o'tmation, l"'omnibc.ie.nc.e." 6a.it pa.'ttie. de. bOn c.onttat,
e.t ha. de.vibe. pou't'ta.i.t êt'te. c.e.tte. 'téplique. d'un pe.tbonnage.
de. P'téve.'tt : "Ce. que. je. ne. ba.i.b pa.b, je. le. de.vine., e.t c.e. que.
je. ne. de.vine. pa.b, je. l'inve.nte.. J
(1) Nouveau discours du récit, 0 p. ci t ., p. 5 2.

- 217 -
En fait, le tèxte hardyen se veut un récit de personnages assumé par un discours de
narrateur, et vise à une forte crédibilité.
Quand il n'a pas participé à la scène, le narrateur tient son information d'une
source fiable. Les propos sont révélés par le protagoniste lui-même ("Phyllis told
me the story with her own lips" WT, p. 40) ou recueillis auprès d'un proche du héros:
"According to the kinsman who told me the story" (CM, p. 372). Par rapport au contenu,
la narration commence par épurer le récit de la superficialité spéculative, afin de
ne livrer qu'un texte original et vraisemblable:
lt ü adde.d that •••• But thü ü oM W{ve.b gObb{P, and not cOHobo-
'Ulte.d.
(GND, p. 329).
Ainsi, elle refuse le jugement hâtif des villageois sur les comportements de Baptista
Trewthen et en propose une étude approfondie et réaliste, à la manière d'une instance
bien informée qui en sait plus que les autres:
Pe.ople. we.{e. wwng [u.] whe.n the.y bu{müe.d that Baptüta
T{e.wthe.n wab a young woman w{th bca{ce.ly e.moUonb O! cha{acte.{.
Thue. wab noth{ng {n he.! to love., and noth{ng to hate. - bO
'Uln the. ge.ne.{al opm{on. That bhe. bhowe.d 6e.w pObWve. qua1We.b
wab tme. [.u]. But MW wate.H mn de.e.p [...] . (CM, p. 379).
De même, là où Rhoda Brook affirme avoir aperçu Gertrude Lodge dans son rêve,
le narrateur ne retient que la version d'un cauchemar (WT, p. 16).
Pour être fiable, le discours ne se prononcera pas sur une information incertaine:
••• l cannot baY •••
••• l do not 11YIow w{th any e.xactne.bb •••
(GND, pp. 287 & 289).

- 218 -
Dans le doute, il s'abstient et décharge la responsabilité de l'information sur la source,
selon la formule consacrée:
••, 1 t~li th~ U011f a6 'twa6 totd m~•••
••, a6 1 hav~ b~~Yl totd ••,
Cette source est connue ("said the gentleman who is answerable for the truth of
this story" CM, p. 299), ou alors elle remonte à la légende:
••• ac.c.01diYlg to th~ ioc.ai C.h1OYlid~6 •• ,
.•• ac.c.01diYlg to th~ tai~ ...
A cette tradition se réfère le "on" impersonnel
P~opt~ Mlf '"
... th~1f 6a1j ...
... {t Ü M<d that
En fait, cette précision de l'origine équivaut à un recul du narrateur par rapport
à la matière discutée. La réserve signale l'absence du narrateur comme témoin,
mais prétend toujours à la même littéralité.
Quand l'histoire est un témoignage vécu, elle bénéficie de la présence du narrateur
en tant qu'observateur impliqué. Ainsi, Mr Proffit est un témoin à part entière de
l'incident malheureux survenu à Andrey ("Old Andrey's Experience as a Musician") :
"1 was one of the quire-boys at that time" (FCC, p. 172). Le clerc et son vicaire
qui se relaient dans l'histoire des Hardcome offrent une information complète sur
les personnages de par leur profession ecclésiastique. Il les ont suivis dans leurs
moments de bonheur ("the very best wedding-randy that 1 ever was at") et de tragédie
"1 solemnized the service" (FeC, pp. 151 & 159). L'intervention approbatrice de

- 219 -
l'allocutaire vient, sous la forme d'un cliché, accréditer le discours: '''Tis true as
the light ... 1 was just passing by" (FCC, p. 189). Tous ces efforts de "reproduction"
intégrale qui visent la crédibilité sont soutenus par la "compétence" du conteur.
En effet, la narration en tant qu'acte producteur du discours est, plus que jamais,
un rôle, une affaire de talents dans les nouvelles de Thomas Hardy. Pour cela, une
relation est presque toujours établie entre cette activité et l'identité du sujet qui
la produit car, suivant son humeur, son rang social et son âge, le conteur sera plus
ou moins apte à se forger un style vivant ("in his own terms") capable de recréer
un récit objectivement convaincant. Témoin le relais narratif entre le clerc et son
vicaire, dans lequel le manque d'information de l'un est comblé par la présence effec-
tive de l'autre sur la scène :
He'le the c.le'll2. tU'lned to the W'late.
"But (jou, ~i'l, I2.now the 'leM 06 the ~t'la.nge pa.'ltic.uia.'lb
06 that ~t'la.Ylge evening 06 thei'l live~ bette'l than an(jbod(j
elbe, hal1mg had much 06 i.t 6tom theit own li.P6, whi.ch l had
not i and pe'lhap~ Ijou'll oblige the gentleman ?"
"Ce'lta.i.nbj, i6 it ib wibhed," ba.i.d the c.U'late. And he tool2.
up the cie'l/l' ~ tale [•••]. (FCC, p. 154).
Au niveau professionnel, une harmonie est recherchée entre l'occupation du narrateur,
la thématique du récit et l'activité principale du personnage. Les conteurs de A
Group of Noble Dames ne sont-ils pas des chercheurs,
c'est-à-dire des hommes
de science, de qui on peut escompter un résultat objectif? Qui conterait mieux
que les médecins de "The Doctor's Legend" et de "Barbara..•" les répercussions d'un
choc psychique sur l'organisme? Et qui serait plus habilité qu'un pasteur à commenter

- 220 -
une
cérémonie de mariage ou de funérailles? La source informante de "A Mere
Interlude" ("the traveller in scholbooks") est aussi sûre, puisqu'elle se trouve à la
jonction des mondes de l'éducation et du commerce auxquels appartiennent respective-
ment les protagonistes (Baptista et Heddegan). Autant l'histoire de Tony Ky tes,
transporteur, est dite par un autre transporteur (Burthen), autant le siège de Sherton
Castle qui est une affaire militaire revient logiquement à un homme de métier:
"the Colonel". C'est dans le même souci de cohérence que les récits d'escroquerie
(de George Crookhill) et de bail foncier (de Netty Sargent) qui relèvent de la justice
sont dévolus à des hommes de loi : "the registrar" pour le premier texte et Mr Day
pour le second :
Te.ll him [John Lac.l<.la..nd], Mt Vay. Nobody C.arl do it be.ttl!.'L
than you, and you I<.now the. le.gat patt be.tte.t than 60me On
u6. (FCC, p. 187).
Un rapprochement est encore fait entre le ton du récit et l'humeur du narrateur.
Ainsi, l'émotion sert de trait d'union entre le "sentimental" et l'anecdotique dans
"Lady Mottisfont". Le site romantique de Wintoncester et l'atmosphère solennelle
dans laquelle a eu lieu le mariage idyllique du couple assorti Philippa et Sir Ashley
Mottisfont sont évoqués par une âme sensible (the SentimentaJ), capable d'émouvoir
un auditoire à la souffrance gratuite des victimes de l'étiquette (Dorothy et Philippa).
De même, l'humeur triste du grainetier ("a melancholy man in the back of the van"
FCC, p. 159) convient à merveille à l'histoire macabre ("a melancholy story" FCC,
p. 162) qu'est "The Superstitious Man's Story". Pour un conte tirant son comique
de l'oubli ("Andrey Satchel and the Parson and Clerk"), le lecteur a droit à un narrateur
distrait et plein d'humour:

- 221 -
[•••] the. maote.t-thate-he.t, a man with a ~pa..{k 06 ~ubdue.d live.-
line.H in hib e.tje., who had hithe. tto ke.pt hib atte.ntion mainltj
upon ~mall obje.e-t~ a long watj ahe.ad L..]' (FCC, p. 163).
Dans tous les cas, vecue ou rapportée, l'histoire est corroborée par un apport
de preuves tangibles. Le narrateur dispose de références topographiques ou scripturales
auxquelles il renvoie pour donner du crédit au récit. A titre indicatif, on peut encore
aller voir la fosse où était enfouie la contrebande de Mrs Lizzy Newberry, les tombes
de Penelope et Sir William ou celles de Matthaüs Tina et Christoph Bless, hussards
déserteurs dont les noms figurent dans le registre des décès. Le manuscrit est une
autre pièce à conviction. La véracité de l'histoire "Master John Horseleigh, Knight"
est triplement attestée par le registre des mariages de Havenpool, un manuscrit
et le calepin que fait circuler le conteur. En revanche, l"'historien" commente "The
First Countess of Wessex" à partir d'un texte. Mais, à la lecture du document, l'auditoire
de "A Committe-Man of 'the Terror'" préférera le récit oral, pour des raisons non
moins appréciables: le talent de Mrs H- et sa prodigieuse mémoire parfaitement
fiable à quatre-vingts ans. Dans le même cheminement, le refus délibéré d'identifier
pleinement la comtesse italienne dans "Lady Mottisfont" et le hobereau de "The
Doctor's Legend" pose l'existence de faits précédents enracinés dans la réalité, et
dont le dévoilement peut influer sur le présent.
Finalement, le récit que nous livre le narrateur est un témoignage "vivant". La
précision et la richesse de l'information visent à rendre compte objectivement des
paroles du personnage et des événements, tels que le conteur les tient de ses informa-
teurs. Autrement dit, le narrateur ne fait que rapporter, mot pour mot, une histoire
"authentique". Ses incursions, quand il en existe, se veulent explicatives. Elles viennent
apporter un supplément d'informations sur un personnage secondaire ou élucider
des aspects qui pourraient échapper à l'attention de l'auditeur "moderne" : dialectaux

- 222 -
"wuzzes and flames (horses and phlegms)" (WT, p. 14)
ou faits de civilisation
{pe.ople. dine.d e.a.'Clrj the.nl (GND, p. 229).
(d'Cinizing in tho&e. da.rj& wa& one. 06 a noble.man'& ac.c.omplühme.nt&)
(OMC, p. 48).
A ce discours objectif correspond une perception des événements de loin et sans
parti pris, à partir du point de vue d'un personnage témoin, identifié ou observateur
impersonne 1.
Le récit des nouvelles est mené en focalisation interne, et la vision se veut neutre
et objective. Elle s'exprime en un détachement spatial symbolique d'un refus d'appré-
ciation morale. D'une part, l'innocence et l'anonymat du réflecteur en font un organe
de perception fiable. D'autre part, le point de vue que le narrateur emprunte pour
la description de son objet est celui d'un observateur détaché, qui se trouverait
là, par hasard: "the listener", "the observer". Il se réclame de la neutralité ("a casual
observer" GND, p. 260 ; "whoever", "an- eye from without", "any traveller", "the
merest st ranger" CM, p. 214) ; et proclame sa perspicacité (" a recruiting sergeant
WT, p. 16 ;; "old eyes" GND, p. 250 ; "an exceptionally sensitive ear" CM, p. 327).
L"'invalide" de "A Changed Man", l'arpenteur de "The Romantic Adventures•••", les
bergers Bill Mills ("What the Shepherd Saw") et Selby ("A Tradition of 1804") sont
tous dotés des qualités de cette instance.
La position focale est identifiable à ce que Hillis Miller appelle le "motif d'espion-
nage"l - activité pour laquelle Bill Mills sera d'ailleurs puni. Le réflecteur est un
spectateur privilégié, invisible, un témoin oculaire qui voit et entend les autres
(1) J. Hillis Miller, Distance and Desire (The Belknap Press of Harvard Univ. Press, 1970), p. 7 ; "the Illoti!
of espionage", dit aussi "the c inematic technique", p. 50.

- 223 -
personnages jusque dans leurs moments prives, mais ne peut être en retour ni vu
.
,1
L'
ni Juge.
espace que le sujet occupe est stratégique: il se situe généralement
sur une élévation qui permet d'embrasser toute la scene. C'est du haut de la colline
que le "géomètre" observe le réveil de la ferme Tucker et les déplacements de Margery.
De même, les bergers épient le crime du duc et le débarquement de Napoléon depuis
leurs huttes situées sur des collines. Enfin, de sa demeure, l"'invalide" a une vue
d'ensemble (lia raking view") sur les activités des habitants de Casterbridge. Sa fenêtre
en "saillie" donne sur l'habitation de Laura, la caserne militaire de Maumbry et
la "rue principale", coeur du quartier ("Top o'Town") par où passent nécessairement
les principaux personnages et le reste des habitants. Le handicap qui le désoeuvre
lui permet de s'intéresser aux détails et de fournir une information particulièrement
riche:
[•••] time. hung he.av{irj an hib handb unle.bb he. maintaine.d a
c.anbtant inte.'1.e.bt in p'Wc.e.e.dingb withaut. (CM, p. 198).
Ce détachement spatial est renforcé par la reserve psychologique que la séparation
physique rend possible. De plus, l'adolescence confère à Bill et à Selby une certaine
innocence synonyme d'écart. En fait, ces "foyers de perception" ne sont que des
spectateurs involontaires de scènes violentes. Bill, observateur silencieux, portera
plusieurs années le lourd fardeau du crime dont il a été témoin à Marlbury Downs
et qu'il ne dévoilera qu'à la mort de l'assassin. De son côté, l'''invalide'' est une
sage autorité qui ne fait que constater: il enregistre les événements sans exprimer
son point de vue, refuse toute implication et ne partage avec personne son scepticisme
sur le mariage de Maumbry et de Laura; et s'il y assiste, ce n'est que par simple
curiosité:
(1) Bill n'est puni de son "activité d'espionnage" qu'une fois sorti de son "poste d'obser-
vation".
r-""l

- 224 -
The. man in the. o'[ie.f went to the. we.dding ; not a6 a gue6t
[ ••• ] but mainfy be.cau6e. the. chu'[ch wa6 cfo6e to hi6 hOU6e..
(CM, p. 206).
Par deux fois, le spectateur qu'il est, refuse de se prononcer" sur la reconversion
de Maumbry quand Laura, aux abois, lui demande son point de vue:
It wa6 dio6ieuft ta an6We.'[, and with a wifoufne.66 that wa6
too 6twng in he.'[ 6he. '[epe.ate.d the que.6tion [ •.• ]. Hi!.'[ fi6tefle,
6ympathize.d tao [a'[ge.fy wi..th both 00 the.m to be. anything
but un6ati60actO'1Y in hi6 '[e.pllj.
(CM, p. 206).
L'invalide, par son inactivité, les bergers et l'ar;.--:I1Lur par leurs professions
- réflecteurs parmi d'autres, sont des organes de pcr.::eption fine. Leur détachement
est également l'attitude du narrateur qui observe la scène de loin, avec beaucoup
de réserve. Certains critiques, dont Miller, ont souvent rapproché cette distanciation
des réflecteurs et narrateurs hardyens des comportements réels de l'auteur: les
l
contacts humains répugnaient à Hardy depuis son enfance . Mais, pour le lecteur
qui pratique une "écriture parricide" et qui considère la littérature comme "un discours
qu'il faut connaître pour IUi-même,,2, les distances focales et narratives peuvent
bien signifier ici une recherche d'objectivité devant servir d'asymbolie. En effet,
la distance spatio-temporelle qui sépare le narrateur de la scène favorise un certain
recul par rapport à la matière discutée. Elle est renforcée par une réserve psycholo-
gique et par une distance modale face au récit superstitieux du personnage.
Une première distance du récit par rapport au discours du personnage est perçue
dans la désignation de la "vérité" textuelle. Elle consiste à réfuter le "destin" comme
agent destructeur du Wessex. Mais le récuser, n'est-ce pas prétendre détenir la clef
de la vérité? Or, l'ambivalence que le narrateur offre au lecteur ne fait que contribuer,
(1) Hillis Miller, Distance and Desire, p. 55 ; en rélérence à la biographie de Hardy [Florence Emily Hard"
The Lile 01 Thom... Hardy: 11140-1928 (London: Macmillan and Co. Ltd, 1962)] où on peut lire: "Ali
his Iile Hardy hated to be touched. To be touched is to be incarnated, to cease to be a spectator, and
to be brought physically into the world 01 others, to become vulnerable to the;r energy and will. He
wanted to remain invisible, untouchable, a disembodied presence able to see without being se en or lelt".
pp. 209-10.
("1'
"T"_. __ L __
"T'"_...I
• •
_
_ &.
.. ~~_.:
n_..ca.:
~
_
nn

- 225-
au même titre que ['illusion du personnage, à voiler la réalité construite par le texte.
Elle participe au leurre en proposant plusieurs alternatives aussi valables les unes
que les autres ou, du moins, jamais entièrement démenties. Ainsi, le refus de mariage
de Margery est expliqué par un système duel: l'ingérence du baron et le choix délibéré
de la laitière. Ces éventualités se valent dans la mesure où elles sont rendues plausibles
et complémentaires par une évacuation du doute dans les deux cas:
Thue UIa& no doubt that in he.f he.aft bhe. had rne.6e.He.d obe.ljin9
the. appafe.ntllj impoftant mandate. that mMning to be.c.oming
Jim' b wi6e. ; but thue UIa& no le&& doubt that had the. Bawn
le.nt he. f alone. bhe. would quie.tllj have. gone. to the. altaf. (CM, p. 448).
En d'autres termes, j'influence du baron sur Margery tient à deux phénomènes possibles:
J'un fantastique et J'autre réaliste mais non confirmé, à savoir le désir du sujet et l'en-
chantement que J'étranger exerce sur elle. Mais, l'infirmation de la solution objective
par l'introduction du doute amène à considérer les deux éventualités:
lt wa& that 06 P'lO&pe'W OVe.f the. ge.ntle. Afie.l.And /jet i.t UIa& pto-
babbj onbj tha! 06 the c.o&mopolite ove.t: the. fe.dube., 06 the. e.xpe.-
fie.nc.e.d man OVe.f the. !:>impie. maid. (CM, p. 448).
Cette confusion est entretenue par l'attribution à l'étranger de traits diaboJiques. Comme
le personnage littéraire Prospéro, le baron est doté de pouvoirs occultes. Ainsi placée
sous une inf luence néfaste, Margery est, aux yeux du lecteur, innocentée de toute
perversité.
Christophe Twink, conteur de "Absent-Mindedness•..", introduit une notion importante
dans le démantèlement de l'orchestre: la mode. Mais, comme les autres narrateurs,

- 226 -
il attribue l'effet à une cause duelle
la mode, mais aussi et d'abord la bêtise
We.il, Jxutlq be.caube. 00 Oa!>hion, ptutlq be.cau!>e. the ofd
mu!>ician!> got into a !>Ott 00 !>ctape.. (LU, p. 173).
Son récit présente les malheurs des musiciens comme un scandale ("wickedness",
"insulting", "disgraceful") mais souligne aussi leur inefficacité appelant le remplaceme-1.
La légèreté des joueurs et leur penchant pour l'alcool transgressent les bonnes mcnières
et les principes religieux, et exigent, en quelque sorte, une punition préventive conTre
le mal: "We shall be consumed Iike Sodom and Gomorrah (LU, p. 174-). La "mode"
n'en serait donc que la conséquence, comme le suggère le titre de l'anecdote ("A::sen:-
Mindedness in a Parish Choir") dans lequel l'accent est mis sur la distraction. Ainsi,
le hobereau ne démet les joueurs de leurs fonctions que parce que le nouvel artisTe
et son instrument sont infaillibles: la machine est efficace et l'homme, un respec:a-
ble abstinent :
That ve.ty we.e./l he. !>ent oOt a banet - otgan that woufd pk!
two-and-twenty ne.w pMim-tune!>, !>O e.x.act and patticulat

that, howe.ve.t !>inoui indined you wa!>, you coufd play nothiq
but pMim-tune.!> what!>Ome.ve.t. (LU, p. 175)..
Face à l'hésitation du discours à formuler une réponse unique, le lecteur est
amené à compter avec les multiples termes proposés. Finalement, le vide laissé
par l'écartement du "destin" comme mode de désignation de la vérité textuelle n'est
pas comblé, car l'ambivalence que propose le narrateur contient une part de vériTt

- 227 -
et de leurre, et produit toujours J'équivoque. En un mot, ['herméneutique consiste
ici dans une infirmation sans affirmation. Cette abstention porte également sur
l'appréciation morale des comportements. Le lecteur découvre ici un discours rassurant
et compatissant, parfois même élogieux, en contradiction avec la conduite et j'état
"réels" des personnages. Le refus de la condamnation est pleinement attesté dans
la nouvelle "The Doctor's Legend", où le conteur s'abstient de souscrire aux dénoncia-
tions des abus de la noblesse que fait le pasteur dissident:
whethe'C. a6 a Ch'C.ütian mo'C.alüt he wab jUbti6{ed in doing
thib 1 lea.ve otheH to judge.
(OMC, p. 49).
Cette attitude signifie, en quelque sorte, que le récit doit comporter ses propres
appréciations morales.
Le discours amoral consiste pour le narrateur à se réfugier derrière des observations
générales, et même à trouver des qualités ou des justificatifs sympathiques aux sujets
discrédités. Ainsi, les remarques sur les comportements violents et hypocrites, les
tricheries et les exactions, sont vagues et distantes. Leur généralité les rapproche
de la réflexion philosophique, leur enlevant par là toute appréciation personnelle.
A travers les actes criminels de la Marquise de Stonehenge, ce sont davantage les
institutions, plutôt que l'individu, qui sont visées:
The bentimental membe'C. Mid that Lady CawUne'b hüto'C.y
a66O'C.ded an in6tance. 06 how an honut human a66ection will
become bhame6aced and mea.n undu the. 6w&t 06 c14u-di.vil>ion
and &oci.al pte.judic.e.&. She pwbably due'C.ved bome pitY [...J.
(GND, p. 289).

- 228 -
Même dans la compassion ("poor thing :"), aucune prise de position ne se laisse appré-
hender. Le sort tragique et touchant des enfants abandonnés ou brutalisés (tels que
Dorothy, Rupert ou l'enfant de Lady Caroline) est banalisé dans la rationalité:
Thete wa6 no path06 li/,e the path06 06 childten, when a chi.M
60und it6et6 in 4 wof1d whete it wa6 not wanted, and couM
not unde'f.6tand whlj. (GND, p. 289).
Comme on peut le voir, c'est une époque et non pas une personne en particulier
qui accuse le coup. La même réflexion est faite à John Lackland : "Yes, they were
cruel times :" (FCC, p. 182).
Ce discours raisonné vise à rassurer le destinataire sur l'existence d'une normalité
dans le Wessex. A l'auditoire de A Group of Noble Dames, on fait l'éloge d'un monde
beau, pieux et puissant; à Lackland, le récit d'une création continue. Rien n'a changé
à Longpuddle et la Nature, qui a horreur du vide, joue efficacement son rôle d'harmoni-
sation :
Weil, 46 60'1. Longpuddte, we tub on 46 u6U.a1. Old MgUte6
have dwpped out o'theù 6tame6, 60 to 6pealz it, and new
one6 have been put in theit place6. (LU, p. llt2).
En somme, le sort malheureux des personnages n'est qu'un exemple par rapport au
lot du commun des mortels. Les vicissitudes de l'existence disent sans doute une
vie mouvementée, mais il n'y a point de rupture définitive. Les hauts et les bas
("we must take ups and downs" p. 162), les bons et les méchants ("Good and bad
have lived among us" p. 183) ont toujours et partout coexisté, depuis les origines,

- 229 -
et Longpuddle ne fait pas exception. Mais ce discours qUI vise à attendrir le narra taire
ne "prend" pas, à cause de son désaccord avec la réalité diégétique que découvre
le "natif". En effet, le départ de Lackland est la reconnaissance d'une transformation
générale à Longpuddle (microcosme du Wessex), touchant aussi bien l'individu que

le cadre où il évolue et où l'on observe une absence de chaleur humaine que vient
couronner de façon générale un triste dénouement.
II. - La narration subjective
Les qualités que le narrateur attribue à ses personnages leur manquent tragiquement.
Entre elles et l'état lamentable des sujets se creuse l'écart de la raillerie qui n'épargne
personne. L'ironie est l'arme favorite du narrateur pour stigmatiser les travers et
la vanité moribonde de son monde. Elle s'opère à travers la parenthèse digressive,
la pause descriptive, l'euphémisme et l'éloge grandiloquent. Ces figures qui laissent
dans le récit des traces du narrateur sont en désaccord avec le détachement objectif
recherché, car l'ironie est une marque personnel.le d'appréciation, et la pause descriptive
relève de l'ordre du commentaire ou de la réflexion plutôt que de la narration. Leur
présence modifie le tempo de la narration, altère la perspective et fonctionne finale-
1
ment comme une paralepse •
Le ton du discours flatteur nous est donné par le récit nostalgique qui idéalise
le Wessex dans A Group of Noble Dames. Le texte tourne à la dérision en associant
tromperie, cruauté, hypocrisie ou insignifiance de la noblesse avec la gloire et le
bonheur de la localité:
[...] dUt. delight6ul W~Me.x, whobe. l>tatue6qu~ dqna1>tiel> ate.
e.ve.n now onltj jUbt be.ginning ta 6e.e.l the. bhalzing 06 the. ne.w
(1) Genette appelle ainsi les infractions ou altérations qui consistent à "donner une information qu'on
devrait laisser". In : figures III, Paris, Seuil/Poétique, 1972, pp. 211-12.

- 230 -
and 6t'l.ange. 6PÜ{t without, li/ze. that whieh e.nte.'I.e.d the. lone.ly
valle.y 06 Eze./ûe.l' 6 vi6ion and made. the. d'l.Y bone.6 move. :
whe.'l./? the hone.!>t 61jui'l.e.6, t'l.ade.6me.n, pa'l.60n6, de.'I.k6, and
people. Min p'l.ai6e. the. LO'l.d with one. voiee. 60'1. Hi6 but 06
a1l po~t>ible. wotld&. (GND, p. 246).
Les révérences ("my lord", "my lady") que le conteur paie à une noblesse moribonde
et peu honorable sont de fausses déférences car la familiarité qui les entoure ne
permet pas de considérer leur sincérité. Appeler un malfaiteur "honest Georgy" (FCC,
p. 184) ne paraît pas non plus flatteur, et le nom CrookhilJ qui dénote l'escroquerie
en accord avec les actes du personnage ne semble guère lui avoir été attribué par
hasard.
La parenthèse à laquele le conteur recourt régUlièrement pour ses incursions
explicatives déborde largement le cadre du commentaire neutre et accessoire. Ainsi,
la trace de "instance narrative est forte dans l'euphémisme qui appelle "humour"
les mensonges de Sir Ashley à Philippa sur [' illégitimité de Dorothy, l'''enfant trouvée"
l6ueh wa6 thi6 WO'l.thy ba'l.One.t' & humou'l./. (GND, p. 291).
De même, la parenthèse qui fait du hobereau de "Absent-Mindedness.••" un fervent
chrétien tente de le racheter de sa méchanceté :
{he. wa& a wiekedi6h man, the. Squi'l.e. wa6, though now 60'1.
onee. he. happe.ne.d to be. on the. LO'l.d'6 llide./. (FCC, p. 175).
Mais la reconnaissance de cette qualité intervient au moment où le personnage manque
d'humilité et de miséricorde: il refuse son pardon aux musiciens au cours de la

- 231 -
semaine sainte de l'Epiphanie, prend Dieu à témoin de son intransigeance et se place
au-dessus de lui dans le catalogue qu'il dresse des personnes offensées par la folie
des joueurs.
Blasphémer le nom de Dieu est un péché capital, et le lecteur a de la peine
à souscrire à la thèse du maître-couvreur en chaume:
IPa-twnb ube.d to WM in the.m daljb W~e. p.fa..in hone.!>t me.n).
(FCC, p. 169).
D'ailleurs, le juron est explicitement condamné par le pasteur lui-même, quand son
clerc se laisse aller à l'excitation de la chasse:
"Whlj, da.mml/, the.-te.'b two 60Xe.b -"
"HUbh, de.-tk ••• : Von't le.t me. he.a-t that wo-td again
Re.me.m6e.t
ou-t c.aUing". (FCC, p. 167).
Même s'il ne critique pas les actions de Billy, le narrateur réussit parfaitement
à attirer l'attention du lecteur sur la vulgarité, l'hypocrisie et l'inefficacité du pasteur,
en banalisant la gravité de ses actes:
la ve.tlj bt-tic.t man inbide. the. c.hu-tc.h, whate.ve.-t he. wab outbide.).
(FCC, p. 164).
Ces exemples suffisent à démontrer que le ton du contenu sémique de la parenthèse
introduit une incursion discursive subjective dans le récit prétendument conduit du
point de vue de la source informante. La narration n'est donc plus neutre, car la
raillerie y est trop claire, et l'ironie tourne au sarcasme.

- 232 -
L'insistance avec laquelle le récit s'attarde sur les scènes malheureuses porte
également les traces complaisantes du discours en opérant une pause digressive de
l'ordre ~de la réflexion. L'effort déployé par le narrateur pour rajeunir un personnage
aussi décrépit que le vieux Lovill ne peut être qu'ironique, et l'euhémisme qui cherche
à déguiser son apparence désagréable ne réussit qu'à attirer l'attention par son insistance.
L'effet de l'atténuation, trop clairement perçu, s'inverse dans la caricature:
He. wa6 an oid man - ~e.aily and naùiy oid - 6i.xty-M-Ve. ye.aH
on age. at le.a6t. He. wa6 not ua.ctbj ne.e.ble., bu.t he. nound
a 6ti.ck u6e.nui whe.n waiking in a high wind. e.ye.6 we.~e.
not lJe.t bie.a~e.d, bu.t in the.ù come.H wa6 occa6ionaily a mciotu:c
[.••]. Hi6 nace. wa6 not 6hûve.ile.d, but the.~e. wa6 unmütakabie
PUCke.H in 6ome. pfu.Ce.6.
(OMC, p. 25).
Le conteur de "The Waiting Supper", par contre, se complait à disséquer la veine
attente de Christine Everard:
She. Mt down and waite.d ••• ohe. wa6 not 6u~e., and waite.d
on .... Chû6ti.ne. 6tW 6at on, and 6tW hll.'l. hU6band p06tpone.d
e.nt~y.... In he.~ 6e.at 6he. continue.d ; and 6ti.ll the. 6Uppe.~
waite.d, and 6Wi he. did not co me.•••• she. 6ighe.d and Mt dou.:n
again ... 6ti.ne.d the. M~e. and Mt on .... (CM, pp. 251-52).
Celui de "A Mere Interlude" semble éprouver le même plaisir à regarder Char les
Stow se noyer sous l'oeil rassuré de Baptista. Le manque de discernement de l'héroine
et le site attrayant qui l'absorbe contrastent fortement avec les signes de détresse
du nageur pris dans un courant d'eau:
Once. in the. wate.~ he. 6e.e.me.d le.M incime.d to huny than be.~o'[e. ;

- 233 -
he. 'te.maine.d a long time. i and unable. e.ithe.'t to app'te.c.iate.
hib blliil o't c.'titicùe. hib want 06 it at that dibtanc.e., bhe. withd'te.w
he.'! e.lje.b 6wm the. bpot, and gaze.d at the. btiU ouWne. 06 St
Mic.hae.l'b - now be.auti6ul1lj tone.d in g'talj. (CM, p. 388).
Dans ces situations, le narrateur détient une information qui échappe à ses personnages
et qui ['autorise à railler: il sait que Charles se noie, que Bellston n'atteindra pas
Froom Everard et que le pouvoir dont se prévaut Lovill est moribond. Cette connaissance
implique fortement sa présence dans le récit, et se confond aisément avec l'apprécia-
tion du réflecteur qui nous fait découvrir la scène.
Le savoir de ['''observateur'' neutre et extérieur coïncide avec l'état réel des
personnages. Il révèle un accès à la conscience et ne semble plus, par là, le fait
du hasard. Ainsi, [es prédictions de l"'invalide" ("To a Hast y Wedding") se réalisent
tragiquement quand Maumbry décide d'entrer dans les ordres. De même, l'instance
focalisatrice de
"The Fiddler of the Reels" est seule à pouvoir expliquer l'hystérie
de Car' line Aspent j la cause n'est point naturelle, mais réside dans l'apparition
de Mop sur la scène :
[.•.] onllj an e.xc.e.ptional1lj be.nbitive. e.a't bituate.d in the. c.himne.lj-
nook c.ould have. c.aught 6wm down the. 6lue. the. be.at 06 a
man' b 600ibte.p along the. highwalj without. But it wab in tha.t
600t6all, 60'[ whic.h bhe. had be.e.n waiting, that the. o'tigin 06
Ca't'l{ne.'b involunta'tlj bp'ting la.1j. The. pe.de.bt'tian wab Mop
Olla.moo't, ab the. gid we.il kne.w [•••]. (LU, p. 126).
L'information ne s'écarte de la perspicacité dont se réclame l'organe percepteur
que pour dévoiler une désinvolture ironique. Ainsi, le "spectateur anonyme" de la
foule, qui décrit Sophy Twycott au concert et Charles Bradford à la foire, donne

- 234 -
aux personnages de fausses apparences pour mieux dépeindre leur condition sociale.
La tragédie de Sophy se joue dans la duplicité dans la mesure où elle est une paysanne
obligée par son fils à se comporter comme une dame de la haute société. C'est
sur le même contraste que sont construitp.s d'une part l'apparence heureuse de bonne
naissance qu'elle présente dans un décor estival et, d'autre part, sa profonde tristesse
To the. e.lje.b 06 a man vie.wing it 6'lDm be.hind the. nut-b'lDwn
hai'l Wa6 a wonde.'l and a mljbte.'llj. Unde.'l the. blac.k be.ave.'l
hat [•••l, the. tong tOC.kb, b'laide.d and twibte.d and c.oite.d tike.
the. wbhe.b 06 a babke.t, c.ompobe.d a 'la'le., i6 Mme.what ba'lba'lic.,
e.x.ampte. 06 inge.nioub a'lt.
(LU, p. 33).
Il existe le même décalage entre l'apparence respectable des nobles intentions de
Charles Rayes et son implication dans la tragédie je "On the Western Circuit" :
lnde.e.d Mme. would have. c.aUe.d him a man not aUoge.the.'l
tljpic.at 06 the. middte.-C.laM mate. 06 a c.e.ntu'llj whe.'le.in bO'ldid
ambition ib the. mabte.'l-paMion that be.e.mb to be. taking the.
time.-honou'le.d plac.e. 06 tove.. (LU, p. 86).
La légèreté de Charles concourt, cependant, à enf lammer de désir le coeur de l' inno-
cente Anna et à conduire le couple au désastre. Enfin, le passant ("whoever", "an
eye from without", "any traveller") qui aperçoit par hasard Nicholas Long attendant
Christine sur la pelouse des Everard ne fait que décrire la condition sociale du person-
nage, car la négligence avec laquelle il le montre correspond bien au mépris de la
noblesse pour le petit fermier, et le manque d'identification ("the yeoman", "the
watcher", "the tall farmer", "the loiterer")n'est autre que la marque de l'insignifiance

- 235 -
du sujet en attente. Il dramatise le conflit qui oppose les gens aux humbles origines
à ceux de bonne naissance. Ainsi, l'extériorité ("on squire Everard's lawn"), l'obscurité
et lE:' froid ("in the dark of that October evening") dans lesquels est complaisamment
maintenu Long contrastent avec l'intérieur chaud, éclairé et garni de victuailles
des Everard, pour mieux signifier la frustration (Long,"wait") de Nicholas et son
rejet par la noblesse (CM, p. 214).
La coïncidence entre l'état réel des personnages et la description détachée qui
en est faite, la précision du détail chez l'instance focalisatrice, dévoilent une connais-
sance approfondie chez l'observateur. Ce spectateur neutre, perspicace, privilégié
mais goguenard, qui sait tout des personnages, n'est autre que le narrateur dissimulé
derrière la vision d'un témoin quelconque. Regardant de loin, il voit la vie humaine
futile, triviale. Le ton qui convient à son détachement est un mélange de scepticisme,
d'ironie, mais aussi de compassion que Miller appelle la "pitié à distance"l.
**
(1) "PitY at a distance", dit Hillis Miller,~: Distance and Desire, p. 7.

- 236 -
CHAPITRE III : PROBLEMES DE FOCALISAnON
....
L'objet focalisé dans les nouvelles est romanesque. Le récit produit un leurre en
privilégiant l'extraordinaire, le fantastique à travers des scènes romantiques, féériques,
superstitieuses et diaboliques, mais aussi le spectacle à travers la mort en série, l'accider:
et la col"ncidence désastreuse. En focalisant le sensationnel, il tend à occulter l'objet
"réel" construit par l'histoire, de sorte que, finalement, le texte comporte plusieurs
lectures possibles. En effet, au-delà de la contingence que le lecteur déchiffre comme
la vision illusoire du personnage, mais également comme une technique narrative, on
découvre la responsabilité de la société dans son propre destin et la Révolution IndustrielJ~
du XIXème siècle qui surprend et démantèle la communauté.
1 - LE ROMANESQUE DECEPTIF
1
Une lecture linéaire donne du Wessex ce que Barthes dénomme une scène , c'est-à-dir~
de l'usuel, de l'évident, du familier. En effet, nous découvrons des pâturages abandonnés,
des châteaux seigneuriaux et des hameaux en ruine, liés à une certaine évidence tranquillE:.
Du moins, aucun rapport n'est établi entre la dégradation du site ou le déclin du Wessex
d'une part, et le dénouement désastreux, la présence de l'étranger d'autre part. La distance
d'un à trois siècles, parfois, qui sépare la situation narrative de l'univers diégétique
contribue à cette impression de norrr,alité car elle aussi, livre un effet sans la cause
et rassure le lecteur sur ce qui n'est qu'un phénomène naturel, à savoir l'usure du temps.
Cette perception ~st favorisée ou imposée par l'explication superstitieuse des faits et
(1) Roland Barthes, le degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil/Points, éd. 1972, p. 100.

- 237 -
par l'occurrence d'accidents plutôt naturels. Ainsi, il apparaît que, si la mort du hobereau
de "The Doctor's Legend" et l'éclatement de sa famille se placent dans un cadre expiatoire,
beaucoup de protagonistes, par contre, meurent de vieillesse ou succombent, victim es
d'épidémies (Maumbry et la duchesse de Hamptonshire) ou d'inattention. Mrs Cnundle,
par exemple, déploie des efforts excessifs pour son âge avancé, sur le chemin de l'église,
tandis que Charles se noie par ignorance: il ne connaît pas les plages de Pen-Zephyr
"A man drowned - swam out too far - was a st ranger to the place" (CM p. 391). De
même, dans "An Indiscretion ..•", les protagonistes sont victimes de causes "naturelles"
si Geraldine meurt d'une hémorragie, c'est bien la chute physique et non la délX'ssession
de ses terres qui est fatale à Richard Broadford.
La fonction de l'étranger semble également dépourvue de tout caractère excep-
tionnel. Dans "The Waiting Supper", par exemple, le rôle déceptif est tenu par
la mise en exergue du repas de noce qui doit unir Nicholas Long et Christine
Everard, au détriment des vrais protagonistes (les Wake, nouveaux propriétaires
de Froom-Everard), qui sont maintenus dans l'ombre. On sait seulement du mari
qu'il est riche et qu'il a racheté la propriété. Quant à Mrs Wake, qui est en contact
avec l'héritière, elle apparaît dans le texte comme un personnage secondaire,
au service de Christine. Cn la voit s'affairer dans la cuisine à l'organisation de la
réception, superstitieuse, soumise ("Mrs Wake did as was suggested, made up the fire,
and went away" CM, p. 252), révérenckuse ("Thank you, ma'am" p. 247) et plutôt
rustre: "bouncing open the door in her morning manner" (p. 252).
Dans le domaine artistique, l'accent est mis sur l'effet merveilleux que la musique
étrangère produit sur le sujet du We~sex. C'est ainsi que le narrateur de "The Romantic
Adventures ..•" nOU$ situe dans un contexte euphorique et harmonieux, avec une
réflexion métaphorique qui vient développer une antithèse entre la polka et la machine

- 238 -
a vapeur. La relation d'opposition désigne quatre termes forts à caractère duel,
pris dans un rapport de transformation ("power") : la musique et la poésie d'une
part, la machine à vapeur et la prose d'autre part. Cette relation conclut à la dis-
sociation de la musique étrangère et de la machine sur la base différentielle des
catégories discursives: la polka est à la machine ce que la poésie est à la prose:
A new motive powe~ had been intwduc.ed into the WMld
06 pOeMj - the poika, ab a c.ounte~poibe to the new
motive powe~ that had been intwduc.ed into the WMtd
06 pWbe - bteam.
(CM, p. lt29).
Mais, identifier la polka à la poésie, c'est limiter son effet à une influence émotion-
nelle positive, car la poésie est, étymologiquement, rêve, image, rythme, harmonie
créateurs; et si elle éveille en l'homme les affections les plus vives et profondes,
c'est en accord avec les beautés de l'univers qu'elle réfléchit, par opposition à
la prose, discours plutôt plat "qui va en ligne droite" et tend à relever du commun.
La fonction pourtant fondarnentale que la Tusique joue dans le texte est ainsi rendue
distante par son rattachement au prodigieux. On voit Margery exulter au bal de
Lord Toneborough ("How divine - what jo)' to be here ~" CM, p. lt28), s'ém.'rveiller
devant le défilé de la cavalerie et donner l'impression d'être devenue raisonnable,
puisqu'elle se fait moins exigeante avec Jim :
[..•] bhe düc.emed him in one oS the ~ankb, looking
~ema~kaiJly new and b~ight, both ab to uni60~m and
c.ountenanc.e [•..]. Hib bhapely uptight 6igute wab Quite
notewotthy in the -tOW 06 wtund yeomen on hü tight
and ie.it ; white hü c.hatget Tony expteMe.d by hib beaûng,

- 239 -
e.ve.n mo'le. than Jim, that he. kne.w nothing about lime. -
ca'lt!> whate.ve.'l, and e.ve.'lything about t'lUmpe.t!> and
glo'lY. (CM, pp. 475-76).
Comme Margery, Geraldine, sous l'emprise du concert, oublie ses principes de noblesse
et revient momentanément à Egbert Mayne, ainsi qu'elle le confesse dans son revi-
rement :
It wail whe.n unde.'l the. in6fue.nce. 06 much e.motion,
kindle.d in me. by the. powe.'l 06 the. mu!>ic, that 1 hal6
a!>!>e.nte.d to a me.e.ting wdh you tonight ; and 1 be.lie.ve.
that you al!>o we.'le. e.xcde.d whe.n you a!>ke.d 60'l one..
(OMC, p. 93).
De façon générale, l'activité musicale est idéalisée. Remarquons que ce n'est
pas tant l'harmonie instrumentale qui retient l'attention, mais l'apparat, l'air martial
et nouveau. L'attrait du somptu~ux est exercé par les Hussards, ainsi qu'on peut
le voir dans "The Melancholy Hussar ... " :
C••• ] the.ù b'liWant uni60'lm, the.ù !>ple.ndid ho'l!>e.!>, and
above. ail, the.ù 60'le.ign and mu!>tachio!> 1{(t'le. appe.ndage.!>
the.nl, d'le.w C'lOwd!> 06 admùe.'l!> 06 both !>e.xe.!> whe.'le.ve.'l
the.y we.nt. (WT, p. 43).
Ce thème est repris dans "A Changed Man" : "crack quality", "splendid band", "dashing
soldier". L'engouement du Wessex pour cette nouveauté s'explique par le fait qu'elle
fournit à l'individu une forme d'évasion de la platitude quotidienne. Ainsi, pour
échapper à la réclusion, à la solitude et à l'ennui oppressifs de la ferme, Phyllis

- 240 -
désobéit a son pere et tente une aventure excitante avec le caporal Matthâus Tina.
L'armée est, pour elle comme pour les autres, une divinité salvatrice, un "monument"
de divination (WT, p. 40) et la source de vie où Casterbridge puise son entrain:
"the soul of social lite here" (CM, p. 204). Ainsi qu'on peut le voir, la ville comme
le village sont conquis par ses prestations et lui vouent une admiration absolue, à telle
enseigne que Laura, séduite, n'échangera son amour que contre une romance militaire:
"the only ones worthy of a woman's heart" (CM, p. 200).
Dans ce contexte euphorique et rassurant, la présence des nouveaux riches est comme
"naturalisée" et celle de la machine "normalisée". L'objet "machine", particulièrement,
joue le rôle d'un effet de réel - fonctionnellement inutile, sans lien apparent avec
l'évolution de la ferme. Ce qui paraît moins évident, cependant, c'est l'ébranlement
de l'ordre paisible de la vie rustique, l'idée obsédante de la mort qui confond les
bons et les méchants sans distinction d'âge ni de classe, l'impossible retour du "fils"
à la terre natale et son désenchantement, la dégradation du site, le dénuement
des fermiers et leur départ forcé des terres. Ces différents éléments sont des indices
qui ,dans leur ensemble, donnent au récit une nouvelle dimension. Ils s'ajoutent au
refus du narrateur de souscrire au discours superstitieux et résigné des personnages,
pour récuser l'interprétation d'un phénomène naturel, normal ou passager et, par
là, doubler le monde expliqué par un phénomène nouveau devant se substituer à
l'ère primitive agricole du Wessex.
Il - LES FACTEURS ESSENTIELS DE LA DESINTEGRA TIOI J
Il Y a, dans la vie éclatée du Wessex, derrière la Dépossession, l'Exil, la Mort
et le Désir, quelque chose d'inapaisé
et d'apocalyptique que seule la présence d'un
corps étranger peut expliquer. En effet, l'argent, la machine ou l'étranger existent

- 241 -
dans ce ressassement brisé comme un objet gênant, non assimilé mais attrayant -
tout comme le pharmakon de Derrida qui est à la fois médecine et poison - avec
lequel le personnage local entretient des rapports magiques qui débouchent sur
une tragédie. Cette "substance" tend à justifier les transformations et les compor-
tements inhabituels: tensions, laxisme, évolution des mentalités.
Le réveil de la ferme laitière Tucker un matin des années 1840, l'épidémie de
choléra dans "A Changed Man" (peu importe qu'elle soit celle de 1849 ou celle de
1854), la "Grande Exposition" de Hyde Park à Londres en 1851 dans la nouvelle
"The Fiddler of the Reels", la victoire de l'Alma en 1854 ("Enter a Dragoon") sont,
entre autres, des événements qui coïncident, dans l'histoire britannique, avec la
période victorienne, plus tard dénommée l'Age d'Or de l'Angleterre. Or, cette société
victorienne est particulièrement mouvementée. Elle se définit essentiellement par
une expansion économique vertigineuse, la Révolution Industrielle du XIXème siècle,
dont la société britannique actuelle est issue, et une contestation des hiérarchies
traditionnelles. Elle succède à l'Angleterre encore rurale des années 1830, et la
transforme en un grand pays industriel. Ses routes et ses chemins de fer désenclavent
les régions agricoles et les confrontent avec une nouvelle réalité: l'automobile,
le bateau, le train à vapeur, puis l'électricité, imposent au rustique un mode de
vie moderne et attrayant.
L'ère victorienne est celle de la machine et de l'argent, qui bouleversent les
structures sociales et économiques, et qui entraînent l'essor des classes moyennes.
Mais, l'Age d'Or où s'épanouit la grandeur impériale est aussi l'époque des déracinés,
des marginaux, des "laissés pour compte", où le prolétaire SE: substitue à l'artisan
et au paysan, le bourgeois et l'intellectuel au noble propriétaire terrien. C'est seu-
lement dans ce contexte historique, qui fait intertexte, que prend sens la notion

- 242 -
obsédante de perte, figurée au niveau des nouvelles de Hardy par la Mort, le Départ,
la Dépossession de biens fonciers, la Crise sentimentale, la Dégradation de la diégèse
et le Désir d'Autre Chose.
Dans le monde agricole du Wessex se dessine la montée de nouvelles classes
moyennes et bourgeoises qui remettent en cause les pouvoirs civil et religieux incarnés
par le squire et le parson, la vieille aristocratie terrienne et cléricale. Le "visiteur"
et l'autochtone déshabitué
de la ferme par ses séjours à l'étranger symbolisent
cette nouvelle féodalité économique et sociale. Leurs fortunes, leurs pensées révo-
lutionnaires et l'art de vivre qu'ils cultivent les particularisent comme des êtres
excentriques et annoncent les couleurs.
Le type bourgeois apparaît d'abord avec les figures du baron et de Wake, qui
se signalent par leur Avoir. L'argent permet à l'un de corrompre la ferme, et à
l'autre de la racheter. Von Xanten, particulièrement, attire par son oisiveté et
sa générosité. Ses moyens le dispensent des travaux agricoles et lui permettent
de mener une vie de loisirs. Le nom "Wake" porte en lui-même la marque de cette
génération ascendante, en cela qu'il dénote un "avènement". En effet, la lexie "wake"
ne signifie-t-elle pas "éveil", "réveil" ou "sillage" - trace laissée par quelque chose
d'invisible? La culture extensive que le personnage entreprend sur "Froom-Everard",
bastion du pouvoir traditionnel, sous-entend l'expropriation dans le cadre d'une révo-
lution agricole. Oswald Winwood ("Destiny and a Blue Cloak") et le pasteur dissident
de "The Doctor's Legend" se veulent les chantres de cette ère, par les courants
de pensées religieuses et administratives réactionnaires qu'ils représentent à l'encontre
des idées recues.
L'invective du pasteur contre la vanité du hobereau est une voix discordante

- 243 -
dans le Wessex car son impudente ironie, qui accuse ouvertement un pouvoir abusif,
tranche sur l'acceptation fataliste et apathique des fermiers,et refuse la connivence
habituelle du clergé avec la noblesse:
A velle-tabLe diMellte-t, a 6eadeM a6c.etic. 06 the Ileigh-
bou-thood, who had beell dep-tived 06 hi6 oppo-ttullitie6
thwugh Mme objec.tioll6 tal'lell blj the pee-t, p-teac.hed
a 6e-tmon the SUlldalj a6te-t 6ulle-taL, alld mentiolling
110 name6, 6f.gni6ic.alltflj tool'l a6 text 16aiah, XlV,
10-23 [•••J. (OMC, p. 49).
A l'inverse, le choix de Oswald Winwood est aristocratique. Il désavoue, en un style
aussi déclamatoire que celui de l'ascète, la bureaucratie, l'hérédité et l'esclavage
comme clef du succès, au profit du talent:
Thanl'l6 to Mac.au.ia.Ij, 06 honou-ted me.mO'Llj, 1 have
a6 good a c.hallc.e a6 the be6t 06 them : [ •••J. What a
g-teat thing c.ompetWve e.xamillatioll i6 ; it wiLL put
good men in good pia.c.e6, and mal'le in6e. -tiO'L men move
Lowe-t down ; aiL bu-teau.c.-tatic. jobbe-tlj wiLL be 6wept
away. (OMC, p. 23).
Si le terme "aristocratie" signifie, étymologiquement, "gouvernement des meilleurs",
c'est-à-dire ceux qui sont les plus cultivés et non pas ceux qui jouissent nécessairement
de quelque droit de naissance ou privilèges sociaux transmis héréditairement, Oswald
fait bien partie de cette catégorie, car il ne dispose que de ses connaissances intel-
lectuelles pour se frayer un chemin. Ce sont plutôt ses qualités individuelles que
vantent les articles de journaux: "first", "top", "best", "competition". L'entrée dans

- 244 -
l'administration par concours, dont bénéficie ce plébéien, est une des réalisations
de cette aristocratie, car la loi promulguée en 1870, c'est-à-dire en pleine époque
victorienne en vue d'instaurer une plus grande justice sociale, signe une autre perte
certaine de pouvoirs traditionnels:
[•••] the. 6iut on the. li6t wa6 06waid Winwood. Attache.d
ta hi6 name., a6 6howing whe.te. he. wa6 e.ducate.d, wa6
the. 6imple. tiUe. 06 w me. ob6cu1e. ldUe. ac.ade.my, while.
unde.1ne.ath came. public 6chool and coiie.ge. me.n
in
6hoal6.
(OMe, p. 24).
On remarque également que les vertus combattives proclamées par Winwood se
rapprochent des principes fondamentaux du capitalisme qui a partie liée avec le
machinisme et qui célèbre le talent, l'esprit d'entreprise privée et la libre concurrence
nécessaires à une expansion dynamique et de qualité.
Prend place dorénavant dans cette équipe d'hommes forts l'autochtone revenu
au Wessex après une longue absence, car il jouit d'une ferme réputation matérielle
et intellectuelle qui le classe dans la bourgeoisie avec les nouveaux propriétaires
terriens. Ainsi, devenu riche, Nicholas Long peut à présent s'acheter une propriété,
vivre sans avoir à travailler la terre de ses mains et prétendre épouser l'héritière
Everard. Ensemble, le "natif" et l'''étranger'' introduisent dans le Wessex une inversion
de valeurs notables, par leur ascension qui démythifie la nolAesse et par leurs noms
qui révèlent chez eux une absence de traits héréditaires. En effet, les appellations
"Dissenter" et "Wake" sont des antonomases généralisantes qui signalent la "déviance"
par rapport à la norme traditionnelle. La première renvoie à un état de "désaccord"
de principes, tandis que la seconde annonce, plutôt qu'un tYl·e, une ère, celle-là

- 245 -
même où peuvent s'inscrire ceux qui n'avaient pas de Nom, ou plutôt qui n'avaient
pour Nom que le désir, la frustration: Mayne, Winwood, Long .••
Dans ce contexte d'une nouvelle classe dominante et de nouvelles valeurs, s'expli-
quent mieux les tribulations de la ferme et le fait qu'une machine s'érige en un
dispositif meurtrier contre Geraldine, plutôt que contre tout autre personnage.
Geraldine n'est-elle pas l'héritière chargée de perpétuer le système agricole tradition-
nel ? Sa mort signifie alors celle de sa classe battue par une nouvelle puissance,
la machine à vapeur. C'est cette agriculture moderne qu'AlIenville entreprenait
déjà désespérément, en reprenant ses terres à Richard Broadford :
Oh it ib be.cn.ube. he. ib tite.d 06 be.e.ing old 6abhione.d
6atmùlg Wze. mine.. He. W1.e.b the. young ge.ne.tatton' b
bYbte.m be.bt, 1 buppabe.. (OMC, p. 61).
C'est donc, par relation transitive, ce même modernisme qui tue Broadford et qui
dépossède de leurs terres les paysants de "The Doctor's Legend". L"'accident" quelque
peu spectaculaire (-l'hémorragie et la chute physique -) et la cupidité du noble
seigneur ne suffisent plus à justifier la disparition de l'héritière et des fermiers.
Disons plutôt qu'ils sont, avec le fantastique, le terme voilé, la dramatisation du
conflit qui oppose la ferme à la nouvelle société.
Dans "The Fiddler of the Reels", la "Foire de Londres" est définie comme l'avène-
ment d'une ère de "grand espoir" devant changer la face du monde par l'industrie.
Notons qu'elle coincide avec le départ de Ned Hipcroft pour la ville. Mais l'orienta-
tion systématique du personnage vers Londres n'est pas un fait de hasard, car Ned
est un artisan déclassé, et la grande ville (pôle d'attraction et centre de travail)

- 24-6 -
doit subvenir à ses besoins. L'insécurité qu'il ressent s'exprime dans la condition
aventurière, misérable et criminelle des petites gens. Tony Ky tes, après une vie
mouvementée, à déserté Longpuddle pour s'installer à Lewgate. En revanche, le
docteur Grove, métaphysicien ruiné et désillusionné, a fui la ville pour mener une
vie cloîtrée à la campagne ("The Melancholy Hussar ••."). Leur situation prend une
tournure tragique chez le clochard du Wessex, figure des "laissés pour compte"
de l'Age d'Or.
La condition d'alcoolique endetté à laquelle est réduit Charlson ("Fellow-Townsmen")
contraste avec sa qualité de médecin, et la bonne humeur rustique est le seul élément
positif qui l'identifie encore au Wessex. En effet, le titre social de Charlson est
ironiquement remplacé par une nouvelle activité non moins fameuse: la mendicité.
Du médecin de campagne, il ne reste plus qu'une épave humaine:
[•••1a 6hamblùlg, 6tooping, u.n6have.d man, who at 6{'l6t
6ight appe.a'ce.d lille. a pto6e.uwnal tump, hü 6hou.lde.'l6
having a pe.'1.c.e.ptible. g'1.e.a6ine.M a6 the.!! p4Me.d u.nde.'1.
the. ga6light. (1fT, p. 120).
Les structures sociales défaillantes ne pouvant plus [es prendre en charge, les démunis
se livrent à des tours de force inhabituels pour survivre. Ainsi, Humphrey Pol lin,
meunier ruiné de "Destiny and a Blue Cloak", "échange" sa jeune nièce Agatha avec
le vieux Lovill contre ses dettes, et tente l'aventure en Australie. Le maître chanteur
de Baptista Trewthen est un vitrier déchu, et le condamné à mort de la toute premlere
nouvelle, un horloger ruiné recherché pour vol; son acte est désespéré:

- 247 -
[ •••] - Timothlf SUmmeH, whobe 6amillf we'te a - bta'tViYlg,
and bo he weYlt out 06 Shottb60'td blf the high'1Oad, aYld
took a bheep iYl opeYl dalftight, de6lfiYl9 the 6a'tme't aYld
the 6a'tme't'b wi6e, aYld eve'tlf maYl jac.k amoYlg 'em.
(WT, p. 24).
A côté de l'appauvrissement, s'inscrivent de multiples comportements controversés,
apparemment dénués d'intérêt au niveau diégétique, mais qui peuvent prendre corps
dans un système révolutionnaire, tels le relâchement des moeurs, l'évolution des
mentalités et l' instabili té du "natif". Si f' insertion du "fils" revenu à la terre na tale
ne peut plus s'opérer, ce n'est pas seulement parce que le personnage lui-même
est dénaturé par les connaissances qu'il a acquises "au dehors", mais aussi parce
que le milieu originel est perverti par la machine. L'omnibus et, principalement,
le chemin de fer qui a envahi Port-Bredy ("Fellow-Townsmen") ont valeur de puissance
destructive, puisqu'ifs ne font pas de place au visiteur Barnet. En fait, une nouvelle
génération est née, celle de la machine, qui trouve désuet le style avant-gardiste
du "Château Ringdale", qui ridiculise et renie ce riche marchand et fabricant de
lin :
The 6i'tm Ù btill goiYlg OYl, bi't, but thelf have d'1Opped
the Ylame. 06 Ba.'1YIe.t. 1 be.tieve tilat wab a bQ'tt 06 6aYlc.lf
Ylame. - at le.abt, 1 Yleve.'t kYle.w 06 anlf liviYlg Ba'1Ylet.
'Tù YlOW B'1OWbe. aYld Co. (WT, p. 119).
De même, le Havenpool que Roger Phelipson redécouvre après une absence de deux
ans sur Newfoundland n'est plus le paisible petit port de pêche, car les sentiers
sont devenus de grandes routes et les pratiques morales sont perverties ("Master

- 248-
John Horseleigh, Knight"). La "bigamie" de John Horseleigh dénote ici un laxisme
général érigé en principe, à en juger par l'accord tacite des autorités religieuses.
Les efforts déployés par le vicaire (Sir William Byrt) pour étouffer le scandale illus-
trent une certaine complicité avec l'aristocratie, et le personnage historique Henry
VIII, chef de l'Eglise qui a encouragé l'acte, est peu crédible en matière maritale.
L'honnête "re-mariage" de Decimus Strong (qui sert d'antithèse à la clandestinité
de Horseleigh) trace la norme à suivre.
On pourrait en dire autant de "The Grave by the Handpost" où se découvre,
au-delà des accusations que Luke porte contre son père et de leur querelle sur
la valeur marchande de la guerre, l'évolution d'une mentalité ou, plus précisément,
un conflit de génération. Si le sergent Holway, ancien combattant du Premier Empire
britannique, glorifie la guerre, son fils (soldat des campagnes de l'Inde et de Waterloo.
qui appartient donc au Second Empire), par contre, n'en retient que le côté absurde.
Il est également significatif que Luke, ayant commis la même transgression que
son père - le suicide, n'encourt plus cependant la même peine. Il ne sera pas enterré
à la "Croix", car cette période est révolue. Enfin, le chercheur de "A Tryst at an
Ancient Earthwork" apparaît comme un autre sujet en conflit avec la société, dans
la mesure où ses révélations remettent en cause un savoir partagé. La démonstration
de sa théorie, à savoir que les trésors sont aussi bien celtes que romains, revêt
un caractère de progrès révolutionnaire, de performance scientifique. Toutes ces
différentes manifestations scientifiques, morales ou économiques se rejoignent dans
leur excentricité et cadrent avec le désir du fermier d'Autre Chose, en tant qu'origi-
nalités im-propres au Wessex qui participe du stable et de l'unicité.
L'influence de l'extérieur sur le paysan équivaut au charme de la nouveauté

- 249 -
qu'exerce sur lui la ville et tout ce qui en provient: le "gentleman", l'''étranger'',
la "machine" et les valeurs qu'ils véhiculent. Par l'aisance et l'autorité qu'elle peut
lui conférer, la ville éloigne le rustique du milieu originel. Le bref séjour à Londres
éveille en Car' line Aspent des sentiments de vanité:
To 'tetu'lYl to whe'te 6he had once. be.e.n de.6pi6e.d, a 6miling
London wi~e. w<th a diotinct London accent, wa6 a t'tiumph
which the. wO'tfd dM not witne66 e.ve.'tY day. (LU, p. 133).
L'héroïne se croit à présent de taille à défier le pouvoir ensorceleur de Mop, son
amant:
[...) 6he 60und that 6he could con6wnt him quite c.a.lmly -
mi6t'te.66 06 he.He.l6 in the. dignity net London li~e. had
g<ve.n he.'t. (LU, p. 134).
Comme elle, Anna, paysanne de "On the Western Circuit", entretient avec la ville
des rapports magiques. Elle rêve de plaisir et de distraction que pourraient lui procurer
aussi bien l'argent que la machine. Le détail des comptes pécuniaires dans ses réflexions
rend compte d'une obsession matérielle:
She., the. 6pe.a.ket, üke.d Me.iehe.6te.-t bette.-t tha.n the.
lonely count'ty, and ohe. wao going to have a new hat
~o't ne.xt Sunday that wa6 to C06t 6i6te.en and ninepence.
(LU, p. 88).
Le cirque forain séduit Anna au même titre que l'argent car il a une valeur paradi-

- 250 -
siaque : "It had been quite unlike anything 1 have ever felt in my life before ~"
(LU, p. 88). Dans "Old Mrs Chundle", on observe chez le personnage principal la
_même a"dmiration pour l'objet. La fermière observe un détachement critique face
aux activités religieuses des pasteurs. Seul le cornet acoustique éveille vraiment
son intérêt pour l'église. La fascination qu'exerce sur elle cet objet justifie la course
effrénée de la dame à l'office. Devant l'émerveillement, Mrs Chundle fait fi du
ridicule et oublie de ménager ses forces:
Neve'l. did 1 know wc.h a wonde'l.6ul mac.hine ab that the'l.e
pipe. [•.•] 1 bhaU c.ome eVe'l.1J SundalJ mO'/.nil1g 'l.eg'la'l. now,
pleabe God. (OMC, pp. 16-17).
La coexistence du paradis et de l'enfer dans ce monde du machinisme ne paraît
pas contradictoire car Satan n'est-il pas cette puissance qui tente pour mieux perdre"
En fait, elle sert déjà d'amorce à la fin tragique des récits où sont rassemblés des
personnages aussi antithétiques que le baron et Margery, Mrs Chundle et le pasteur,
ou encore Charles Bradford et Anna. Ainsi, le cirque qui attire Anna est un élément
corrupteur qui aliène des valeurs primordiales:
The bpec.tade wab that 06 the eight c.habm 06 the bl6uIlo ab
to c.oiou'l. and 6lame, and, ab to mi'l.th, a deveiopment 06 the
Homuic. heav(l.ft. (LU, p. 85).
L'étranger et la machine à vapeur présentent des similitudes en ce qu'ils sont extérieurs
à la ferme et qu'ils exercent sur elle une influence néfaste. Ils véhiculent les mêmes
valeurs, à savoir le plaisir et la facilité matérielle. On remarque que la Foire de Hyde
Park est intimement liée à l'introduction du train à vapeur dans le Sud-Wessex et
à l'apparition du violoniste Mop Ollamore. L'exposition célèbre un tournant décisif

- 251 -
dans {'histoire anglaise. Aussi, son impact est-il rendu par une figure dynamique, celle
d'un phénomène physique: "an extraordinary chronological frontier or transit-line,
••. a precipice in Time, ••• a geological fault" (LU, p. 123). Ensemble, la machine et
le musicien changent la face de cette paisible contrée. Autant Hyde Park émerveille
("the sense of novelty it produced in us"), autant la locomotive séduit ("the unwonted
sight") et autant le style étrange de Mop est irrésistible ("his acoustic magnetism")
et profane les pratiques traditionnelles.
L'effet que la musique produit sur l'individu déborde largement le cadre du simple
émerveillement, dans la mesure où le spectacle enflamme les passions, substitue la
rêverie au travail et porte atteinte à l'art traditionnel. Disons plutôt que, en tant
que valeur étrangère, ce nouvel objet artistique présente la double fonction du pharmakon:
médecine et poison, il agrémente la vie et corrompt à la fois. Magique, il envoûte,
dissocie la sensibilité de l'être de la plénitude cosmique. Ainsi, le violon de Mop, qui
a un pouvoir surnaturel, met Car'line en transe. De façon significative, l'art extérieur
est placé dans un contexte de séduction sexuelle où la Fille-Mère est impliquée au
plus haut degré, pour symboliser la corruption qui va souiller l'innocence du Wessex.
Ainsi se perçoit un certain vice dans l'effusion de la gent féminine à Casterbridge
("A Changed Man") que le pouvoir séducteur de la musique a conduit à un relâchement
général des moeurs. Les habitants désertent l'église pour les parades militaires, les
jeunes filles y perdent leur dignité et l'action sociale de Maumbry est dédaignée. D'autre
part, Car' li ne et Margery rompent leur contrat de mariage, tandis que Phyllis et la
laitière désobéissent à leur père et tentent de s'enfuir avec l"'étranger". Dans "Absent-
Mindedness..." où elle a un caractère solennel, la musique ne signe pas moins une perte
d'identité puisqu'elle démantèle la chorale. Contraignante et froide, elle est devenue
déshumanisante :

- 252 -
{...] the young teetotane! baYb he ca.n't a1waYb thww the t:HOp"-"
6eeling into the tune without weffnigh wo!k.ing hib a!mb 066.
(FCC, p. 172).
L'époque à laquelle cet art renvoie est déterminante pour l'évolution du personnê.ge.
La polka fait son entrée en même temps que le baron, à un moment historique signiflca-
tif: "in the eighteen-forties" (CM, p. 409), connoté plus tard par te costume d'appar2.:
que porte Jim : "the young Queen Victoria's uniform" (CM, p. 472). Au même titre
que la machine à vapeur et le visiteur, la musique étrangère au Wessex participe des
valeurs extérieures qui vont bouleverser les vieilles habitudes rustiques et y mettre
fin. En effet, les objets "Drun Polka", "barrel organ", "splendid band", entre autres,
entrent dans un système: la mode: "fashion" (FCC, p. 173) ; "new ••. style" (LU,
p. 124), manière de vivre et de penser propre à désigner une époque, à suggérer et
imposer un "monde" et, dans ce monde, un modèle: la machine, castatrice. C'est
en cela que la mode conserve ici le caractère fort que lui reconnaît Barthes dans
son Système de la Mode. Elle n'est pas seulement euphorique, mais tyrannique: elle
n'exprime pas le goût collectif ( "'tis not quite such good music as in old times" FCC.
p. 172) et n'est nullement passagère: "the old players played no more" (FCC, p. 175).
S'il est vrai que l'instrument musical, la machine de façon générale et l'homme
sont liés, on ne saurait toutefois les confondre dans la façon dont les conçoit l'autochtone.
En réalité, le sujet étranger n'est pour l'habitant du Wessex que le symbole de cette
nouvelle époque. Il occupe une situation mitoyene, intermédiaire entre l'objet désiré
et le sujet désirant, équivalente à celle d'un moyen devant permettre de réaliser les
rêves. Aussi, l'image qu'il projette signifie-t-elle davantage que son individualité en
tant que telle, et les considérations sentimentales sont-elles reléguées à un second

- 253 -
plan chez le désirant. En somme, ce n'est point tant la réalité physique du sexe, a
vrai dire, qui intéresse, mais le principe actif, la signification dont le sexe est affecté.
Ainsi, on remarque que l'amour est pratiquement inexistant entre Margery et le baron,
que Car' line est séduite par la musique ensorcelante, plutôt que par le violoniste (per-
sonnage répugnant en soi: "his rank hair and rather c1ammy") et que les désirs d'Anna
et de sa maîtresse pour Charles sont construits sur des préjugés. Charles ne les intéresse
que parce qu'il vient de la ville: il est le citadin, une potentialité financière pour
la paysanne (" you are so gentil that you must have plenty of money") et sexuelle pour la
sentimentale Mrs Harnham :
She wühed bhe had maHied a London man who Imew the wbtletieb
06 love-malûng ab thetj we1e evidentltj I2nown to him who had
mibtal2enltj c.œr.ebbed he1 hand.
(LU, p. 92).
Finalement, l'aventure avec l'étranger peut se lire comme une idylle, un flirt avec l'ère
industrielle, celle de l'argent, du loisir, du plaisir ou de la facilité matérielle.
Le pouvoir à la fois séducteur et castrateur que le gentleman-citadin exerce sur
le rustique lui vaut d'être assimilé, au même titre que la machine, à un être maléfique.
S'il bénéficie des lois de l'hospitalité, l'étranger demeure un rival potentiel, une dange-
reuse incarnation. Ainsi s'explique la "tache noire" dont il est généralement affublé
dans les nouvelles, et qui se veut le symbole d'une puissance infernale ou, tout au
moins, le ton de la contrariété et (par son aspect changeant) une complexité qui
contraste avec la simplicité de l'autochtone. Le noir, contre-couleur et absence de
lumière, est la couleur du chaos originel, du néant. Il symbolise de façon accablante
le deuil en Occident. Dans le Wessex, il est aussi rattaché à la mort et les personnages
le portent en signe de deuil. Mais il y comporte, entre autres, une notion de violence

- 254 -
destructive. Ainsi, la mallette d'où le capitaine Northbrook sort les pistolets du duel
est significativement noire ("The Honourable Laura"). Charger de cette nuance les
traits physiques d'un personnage, c'est désigner en celui-ci un germe nocif.
L'étranger, qui est un intrus dans le Wessex et qui va bouleverser les habitudes
tranquilles de la ferme, porte de façon pertinente cette marque négative: pâle, grise
ou noire. Le noir conserve chez le baron Von Xanten (prototype de l'élément allogène)
son aspect froid et infernal car le personnage est mélancolique et associé à la mort
par ses tentatives de suicide. La pneumonie, la dépression et l'insomnie dont il souffre
sont les variantes d'un caractère malsain en contraste avec la pureté fermière. De
façon significative, elles sont campées sur la même teinte: "plaguy glooms", "great
c1ouds", "obscurity". Prisonnier de l'obscurité, le baron évoque S<l.tan, le prince des
ténèbres. Sa description physique évoque un deuil permanent. Même le blanc, couleur
positive, comporte chez lui une nuance cadavérique:
The pa1tDt 06 hi!> 6ace ne.i1tilj matc.hed the white bed-iinen,
and hi!> cUulz. hait and heavlj blacb. mou!>tache we te iike da!>he!>
06 ink on a dean page. (CM, p. 459).
L'environnement du personnage est chargé de la même négativité. Mais, à ce niveau,
la "marque" se joint au rouge pour évoquer chez lui un être diabolique: rideau rouge
et noir à Mount Lodge et cigare qui accompagne invariablement le personnage démoniaque
dans l'oeuvre de Hardy. Elle sert de support à des représentations symboliques analogues,
tels que les chevaux de la mort. Semblable au cheval noir du Cavalier de l'Apocalypse,
l'attelage de Von Xanten est noir et démoniaque: "coal-black horses" (CM, p. 479).
Cette polychromie (noir, rouge, blanc-pâle) figure la nature caméléonesque du baron
et lui confère une identité problématique en accord avec son caractère imprévisible:

- 255 -
"1 am a man of more than one mood" (CM, p. 431).
D'une façon générale, l'intrus revêt la couleur de la malédiction. Ainsi, l'oeil
malicieux, séducteur et ensorcelant de Mop Ollamoore indique la condition perverse
de l'artiste :
The'le wa6 that Ùl the look. On Mop' 6 one datll. fUJe whic.h 6a.id
"You c.annot leave 066, dea'l, whethe'l !Jou would 0'1 not :"
(LU, p. 136).
Le "gris" des trois visiteurs à Higher Crowstairs est davantage évocateur du chaos.
Il est synonyme de confusion et de désordre, s'attache à l'idée du Mal contrariant
sur fond paradisiaque, tranche sur les couleurs vives des danseuses en fête et, comme
absence de lumière, estompe l'exubérance pastorale. Le premier intrus, le "criminel"
recherché pour vol, est l'adversité incarnée car, non seulement le temps se gâte à
son arrivée, mais aussi son regard furtif et fouineur dénote une certaine malice dramati-
sante. Aussi est-il stigmatisé par une nuance péjorative: couleur foncée maléfique
( "a gauntish fel1ow, with dark hair and eyes WT, p. 30), sournoiserie antithétique
à la simplicité pastorale et voix grasse de la roublardise: "rich deep voice", "deep
bass volee" (pp. 18 &. 23). Le visiteur ne prétend-il pas être charron quand il n'est
qu'un réparateur de montres recherché pour vol? Ces traits conjoints suffisent à le
négativiser par le noir, bien que cette couleur soit absente des attributs qui l'accompa-
gnent :
C...] the'le wa6 60mething about him whic.h 6ugge6ted that he
natu'lall!J belonged ta the bla.cl2.-eoated. t«bu 06 men. IWT,
P. 161.

- 256 -
Le second visiteur est Je bourreau de Casterbridge. Le sombre, doublement négativisé,
sied à son activité fumiste. Il dénote à la fois le gris (qui est une marque maléfique
en cela qu'elle est noire en partie) et la cendre (qui est un symbole résiduel). De façon
significative, cette teinte est son unique terme de désignation: "the cinder-gray stranger"
(p. 21). Telle la peste dans la bergerie, il est un sujet tabou qu'on fuit et qu'on n'ose
pas nommer. Le dernier étranger participe également du trouble par la consternation
que provoque son propre malaise et, comme les précédents, mérite la couleur de la
malédiction: "dressed in a decent suit of dark clothes" (pp. 24-25).
L'idée de perversion et de mal derrière le "noir" justifie la presence de cette
couleur chez d'autres personnages négativisés dans le Wessex. Néanmoins, si cette
nuance est une marque d'emprunt chez l'autochtone innocent qui la porte en signe
de deuil, elle est devenue un élément d'identification chez le sujet impur qu'elle accom-
pagne comme le tic extérieur caractéristique d'un intérieur négatif. Ainsi, l'ambition
castatrice de Joanna Phippard est perceptible dans ses yeux avides: "dark eyes" (LU,
p. 108). L'attitude malhonnête du vitrier déchu à J'égard de Baptista Trewthen est
pareillement dénoncée comme une dépravation: "a personage clad in a greasy black
coat and battered tall hat" (CM, p. 40 1). Le noir vient aussi stigmatiser la vanité
ecclésiastique et aristocratique. La brutalité et l'ambition maladives de Randolph
qui ont détruit une mère douce et effacée discréditent les valeurs religieuses d'un
pasteur déshumanisé par ses principes "aristocratiques". Tel un sépulcre qu'on aurait
blanchi, les apparences nettes de Randolph contrastent avec la noirceur de son âme:
C••• ) 6wm the moœc.ning-c.ol1c.h 11 young -6mooth -6hl1ven pti.e-6t
in 11 high Wl1ùtC.Ol1t loolzed blaclz. tU a. cloud I1t the -6hoplzeepet
-6tl1nding thete.
(LU, p. 46).

- 257 -
Appliquée aux tenants de la foi, la couleur noire est connotatrice d'incohérence, dans
la mesure où la foi occulte la lumière qu'elle devrait diffuser. Le cas peut être illustré
par l'arrivée -de l'ambitieux vicaire àKingscreech, qui précipite la mort de Mrs Chundle
et annonce (' intrusion dévastatrice d'une force négative ou d'une ombre chaotique
qui estompe la lumière et la chaleur de la vie à la ferme:
[•••] he. le.ma.ine.d bome. minute.b Dl b~, a. blaclz. l>1ra.pe on the
hot white 06 the. bunne.d t!a.c.k.walj.
(OMC, p. 18).
On observe également que le sème noir est migratoire. Tous ceux qui approchent les
sujet négativisé en sont contaminés. Ainsi, Mrs Chundle et Sophy Twycott meurent,
tandis qu'une violence inhabituelle se manifeste chez Jim Hayward et que l'innocence
de Margery gagne en valeur supplémentaire: le rose de la pureté s'entache de blanc
(après le bal où elle a été initiée aux plaisirs mondains) et leur somme réalise la couleur
sombre décadente: lia pink-and-white conundrum" (CM, p. 436).
En un mot, la couleur sombre est métaphorique de l'adversité dans les nouvelles
de Thomas Hardy. Autant elle contraste avec les couleurs franches locales, autant
les personnages qu'elle stigmatise diffèrent de leurs hôtes. En tant que valeur négative,
elle symbolise une époque, celle du chaos et du néant, qui va résorber la pureté paradi-
siaque de la ferme. Néanmoins, sa présence chez l'autochtone permet de dire ici que
le principe industriel que représentent I"'étranger" et la "machine" n'est pas l'unique
justificatif de l'éclatement du Wessex. En effet, le rôle que la société joue dans son
propre destin tend à se perdre dans l'extraordinaire. Pourtant, les conventions et les
tensions sociales, le manque de personnalité de certains protagonistes et leur désir
d'Autre Chose sont déterminants dans les drames qui les touchent.

- 258 -
Beaucoup d'incidents adviennent aux personnages, précisément à cause du genre
d'individus qu'ils sont. A la première lecture, "A Mere Interlude" et "Interlopers at
the Knap" semblent dépendre fortement du hasard et de la coïncidence, à cause du
fait que le temps climatique y est une force active qui joue le rôle essentiel d'opposant
par rapport aux projets de Darton et de Baptista. L'orage qui éclate quand Darton
se prépare à quitter le Knap donne à ce fermier l'occasion de renouer avec son ancienne
maîtresse (Helena) et justifie la rupture de ses relations avec sa fiancée (Sally). On
peut en dire autant des tribulations de Baptista, car s'il n'y avait pas eu du brouillard,
cette institutrice n'aurait pas manqué le bateau parti plus tôt que prévu de Pen-Zephyr
pour les Iles de Lyonesse où Mr Heddegan l'attendait pour le mariage. Ainsi, elle n'aurait
pas eu l'occasion de rencontrer Charles Stow pour une autre aventure dont se servira
un maître-chanteur. Enfin, s'il n'avait pas fait chaud, Charles n'aurait pas entrepris
de se baigner et sa mort n'aurait pas livré de nouveau la jeune fille à un fiancé qu'elle
redoute. C'est la même canicule qui explique les conditions macabres dans lesquelles
Baptista passe sa lune de miel avec Heddegan : les touristes et les commerçants ont
rempli les hôtels, obligeant ainsi la mariée à cohabiter avec un mari mort et un autre
vivant. Pourtant, une étude du type de relations que personnage entretient avec son
entourage montre, au-delà de cette causalité physique, une faiblesse de caractère.
En fait, Baptista est encline à la résignation, et Darton à la passivité.
La mauvaise posture de la jeune fille relève d'un manque de personnalité, comme
peut en témoigner le caractère impassible de son visage:
The. COlOUH and tone.6 which changing e.ve.nt6 paint on the. 6aCe.6
06 a.ctive. woma.nkind we.te. looke.d 60t in vain upon he.H. (CM,
p. 379).

- 259 -
Baptista mène ses affaires par à-coups. Une fois, elle semble se contrôler en décidant
de quitter l'enseignement afin d'épouser Mr Heddegan :
AU th{ngb c.onb{de!c.ed, bhe dediL'c.ed, the unc.ettainty 06 the
bc.hool, the fabou~, Baptüta' b natu-tal düüke 60-t teac.h{ng, {t
would be ab weU to tak-e what 6ate 066e~ed, and make the bebt
06 matteH [ •••]. (CM, p. 381).
Une autre fois, elle donne l'impression d'avoir compris l'erreur de ses fiançailles,
en suivant les conseils du jeune et énergique Charles Stow :
"[...] and bO you wouMn't w66et a ü6elong müe~y by be{ng
the w{6e 06 a w~etc.hed oM ga66et you don't l{ke at aU.Now,
honebUy ; you do Uke me bebt, don't you, Baptibta ?"
"Yeb". (CM, pp. 336-87 ).
En dehors de ce cas précis, elle se laisse aller au fil de l'eau, acquiesçant aux demandes
des autres ou, comme Oarton, s'en remettant au destin. Aussi, accepte-t-elle Heddegan
non par amour, mais par peur du scandale que pourrait provoquer son refus:
The otage 06 6athe~ wouM be 60 c.~ubh{ng ; the -tep-Wac.heb 06
he~ mothe~ bO b{tte~ ; and pethapb Cha-tleb would anbwet hoUy,
and pe~hap~ c.aube ebt-tangement to death. (CM, p. 389).
En revanche, elle suit Charles par impulsion
1 met my oM bwee.thea-tt. He bc.o-tned me, c.h{d me, da-ted me,
and 1 went and mau{ed h{m.
(CM, p. 405).

- 260 -
Enfin, elle prétexte l'euphorie de la fête et les sermons d'une mere loquace et sourde
(qui ne lui facilitent pas la communication) pour garder le si lence sur son mariage
secret avec Charles. Mais, la maladie de la mère, par exemple, n'est que superficielle
et, par conséquent, ne suffit pas à justifier l'effacement de Baptista :
Thù might have been patUy atttibutable ta the tJight dea.6ne44
n'tom whi.c.h 6he wn6e'ted. (CM, p. 393).
Que Baptista n'en vienne aux aveux que sous la contrainte du chantage auquel la soumet
le vitrier (témoin du premier mariage), prouve bien que les causes de cette situation
sont ailleurs.
Un trait déroutant revient dans les rapports de l'héroïne avec son milieu: l'indif-
férence. On remarque qu'un détachement total la sépare du monde, qu'elle s'ennuie
dans un site touristique aussi attrayant que Pen-Zephyr et que, face à une décision
aussi capitale que le mariage, son apathie dénote presque le sacrifice de soi. Charles
dénigre justement son refus d'assumer ses propres responsabilités:
Why - ta be 6OmebadY'6 wi.ne Dt athet - anythùlg'6 wi.6e tathet
than nobady' 6. (CM, p. 385).
En un mot, la vie de Baptista est faite d'acceptation, ses décisions servent plus un
compromis qu'un désir, et son manque d'enthousiasme dévoile une décevante aboulie
qui fait penser à la léthargie d'Edith Harnham ("On the Western Circuit") et à la médio-
crité de Darton. En effet, l'échec du mariage de Darton avec Sally Hall ("Interlopers
at the Knap") s'explique également par la faiblesse de caractère du fermier. Dans
ce couple, les personnages sont antithétiques, et leurs dissemblances rendent leur
union impossible.

- 261 -
Sally Hall et Mrs Lizzy Newberry incarnent la "femme forte" à la campagne,
dans la mesure où elles sont jeunes, énergiques et resplendissantes. Lizzy fascine et
"distrait" Stockdale, puis se montre d'un sang-froid peu commun au cours des opérations
douanières de ratissage. Le discours admiratif que la petite servante (Martha Sarah)
tient sur sa maîtresse semble dépasser l'entendement de l'enfant et relever de l'opinion
courante à Nether-Moynton : "Nothing ever happens to her" (WT, p. 164). Tout
comme Lizzy, Sally Hall se signale par sa beauté, sa vigueur et son indépendance.
Les qualités dont elle est pétrie lui valent d'être idéalisée par Johns Japheph, le "garçon
d'honneur" : "She was a woman worth having if ever woman was" (WT, p. 145). On
peut citer en exemple un sens de la famille, plus fort que la creuse respectabilité
dont se targue le Wessex: Sally ne reniera pas Philip dont la misérable condition sociale
risque de ruiner ses fiançailles avec Darton :
1 won't be abhamed 06 m!f own 6lebh and blood 60'1. an!f man
in Engfu.nd - not 1: (WT, p. 136).
Sally dispose également d'une certaine clairvoyance qui lui permet de déceler la médio-
crité de Darton et de conclure à l'échec des relations, dès leur première rencontre:
"1 shall never marry him" (WT, p. 144). Helena, la belle-soeur, dont s'éprend Darton,
lui sert de repoussoir. L'opposition se joue entre le manque et la plénitude. D'une
part, la prospérité dont jouit Sally lui procure une indépendance matérielle suffisante
(que n'a pas Helena) pour repousser les avances flatteuses du fermier incompétent:
Helena' b 6ace wab 06 that bO'l.t which beemb to abk- 60'1. aMi&tanc.e
without the owne'l.' b k-nowledge - the ve'l.!f antipodeb 06 Sall!f' b,
which wab ~-t:elianc.e e.JC.ptt&&ed. (WT, p. 141).

- 262 -
D'autre part, l'opposition est métaphorisée par l'antithèse ombre/lumière dans la mesure
où le bonheur de Sally illumine l'obscure condition d' Helena:
He.ie.na had be.e.n a waman ta ie.nd path06 and te.6{ne.me.nt ta
a home. ; Sally wa6 the. waman ta bli.ghten iL
(WT, p. 147).
Que Darton préfère finalement Helena à Sally, malgré les qualités de l'héroïne,
ne peut être qu'une marque de faiblesse ou un manque de discernement. En réalité,
cette déviation fait en partie la pusillanimité du fermier que décrie Japheph, compagnon
et juge ("were's your wisdom 7" WT, p. 145), et que nous retrouvons tout au long
de l'aventure romantique où Darton fait figure d'être limité et inconstant. Son impuiss.=.nce
se lisait déjà dans son incapacité à mettre à profit les richesses héritées de son père.
Elle se manifeste aussi dans la veulerie ( "Darton was not a man to act rapidly" WT,
p. 147), la préférence marquée du personnage pour la "femme maladive" au lieu de
la "femme forte"
("No
more superior women for me" WT, p. 129) et, enfin, dans
la recherche de la facilité: "Better go with the tide•.• than stem it at the risk of
a capsize" (WT, p. 146). Ce manque d'audace explique le harcèlement que Darton fait
subir à Sally. En fait, la peur de la perdre et de devoir entreprendre d'autres affaires
sentimentales est à l'origine de sa longue aventure amoureuse au Knap et de sa tentative
de corruption :
Why 1 have. de.cide.d to maHY he.t C••• ] i6 not oniy that 1 lille.
he.t, but that 1 Cart do no be.tte.t, e.ve.n 6wm a 6ai.tiy ptactic.a1
point 06 vie.w. (WT, p. 129).

- 263 -
Peu romantique, Darton se fait attendre en se perdant en route, et envoie a sa
fiancée un cadeau de mariage qui ne lui parvient pas et qui échappe à toute classifica-
tion : ni "robe de mariée", ni "habit de voyage", ni "manteau d'hiver" : "lt is rather
serviceable than showy" (WT, p. 129). La multifonctionnalité de l'objet et son attribution
à un destinataire autre que le sujet en question rejoignent l'indétermination et l'incapa-
cité du soupirant qui est obligé de recourir à la corruption, à défaut de ressources:
He. would d'Û.ve. he.'t to ~e.e. he.'t mothe.'1 e.ve.'trj we.e.k. - tak.e. he.'1
to London - ~e.ttie. ~o much mone.rj upon he.'1 - He.ave.n k.now~
what he. di.d not p'1Omi.~e., ~ugge.6te.d, and te.mpt he.'1 wi.th.
(WT, p. 153).
Sally, qui est au pôle de la prospérité, de la compétence et de la rigueur, refuse sa
proposition, tandis que Japheph l'abandonne et devient, à l'occasion, son rival. En
un mot, on peut dire que l'inconstance, la contemplation et l'émotion, plus que le
l
"destin" ou la causalité climatique, justifient l'échec des projets du fermier .
(1) En résumé, "Interlopers at the Knap" met en scène une inversion des pôles sexuels
qui rappelle le contraste frappant des couples Mr Barnet - Mrs Barnet ("Fellow-Towns-
men"), Stockdale - Lizzy ("The Distracted Preacher") et Dornell - Susan ("The First
Countess of Wessex") où apparaissent une "femme phallique" et un "hom me émasculé".

- 264 -
Si Darton est victime de sa pusillanimité et Baptista de sa passivité, les "Nobles
Dames" de façon générale, Edith Harnham, Ella Marchmill et Mr Millborne en particulier,
souffrent par contre de conformisme. Leur obéissance aveugle aux conventions sociales
engendre drames et frustrations, ainsi qu'on peut le voir dans "On the Western Circuit"
où l'acceptation par Edith d'un mariage non-désiré avec Mr Harnham est responsable
de la solitude de l'héroïne. Sa tentative de compenser ses désirs par des amours imagi-
naires avec le cosmopolite Charles Raye vient dire ici sa reconnaissance d'une erreur
blâmable:
In61ue.nc.e.d btf the. be.iie.6 06 the. B'l.i-ti.6h pa'l.e.nt that a bad maui.a.ge.
wéth ih avetbion!. i!. be.ttu. than 6{e.e. womanhood with it!.
intu.utl>. dignitq. and le.ibU.{e., 6he. had c.on6e.nte.d to mautf
the. e.lde.'I.ltf wi.ne.-me.'I.c.hant a6 a pi!. aUet, at the. age. 06 6e.ve.n-
and-twe.nttf [•••] - to 6ùzd a6te.'I.wa'l.d6 that 6he. had made. a
mi!.tak.e.. (LU, p. 97).
Pour n'avoir pas eu au préalable un regard critique sur le caractère et la profession
de son mari, Ella doit aussi affronter une vie insipide:
Inde.e.d, the. ne.c.e.!>&itq 06 ge.tting li.6e.-letue.d a.t aU C.OM. a
c.a.tdina.l virtue. whic.h aU good mothe.U te.a.c.h, k.e.pt he. '1. 6'1.cm
thi.nk.i.ng 06 it at ail Wl 6he. had d06e.d wi-th Wi.Wam, had
pa.Me.d the. hone.tfmoon, and 'I.e.ac.he.d the. 'I.e.61e.c.ti.ng 6tage..
(LU, p. 12).
Son salut (qui pourrait résider dans une union avec Robert Trewe, poète en mal d'amour)
est rendu impossible par les préjugés et la division du travail entre les sexes. Les
conventions sociales n'accordant pas de crédit à la femme artiste, Ella ,pour réaliser
ses fantasmes d'écrivain, doit recourir à un pseudonyme (John Ivy) dont le masculin

- 265 -
l
produit un quiproquo et l'éloigne irrésistiblement du poète
Hardy accomplit un coup de maître en combinant ces frustrations des personnages
avec leur désir d'un "Ailleurs" prometteur mais également corrupteur. En fait, les
occupations imaginatives et les passions sexuelles ne sont que les expressions de cette
violente aspiration, et ce qui est perçu comme une transgression n'est souvent que
l'envie de cette "Autre Chose". "The Romantic Adventures of a Milkmaid" se prête
à la description de ces jeux textuels entre la volition et l'influence exercée par une
force à la fois attrayante et aliénante. Le récit, qui pourrait bien être conduit du
point de vue des habitants, privilégie le pouvoir charmeur de l'étranger sur le personnage
et ne présente le couple que dans ses rapports extérieurs. Néanmoins, le lecteur (qui
a accès aussi bien à l'intériorité qu'à l'extériorité) n'a pas de mal à découvrir chez
l'héroîne des signes de désir, qui sont responsables de la rupture de la sérénité dans
la Vallée de l'Exe, à cause de l'incompatibilité qu'ils créent. En fait, l'envie d'un Monde
autre que celui de la ferme existe déjà chez Margery avant même la rencontre fortuite
avec l'étranger, sous forme de projets secrets: "intentions" et, plus tard "plans", "secret
dreams", "ardent desire and aim".Ce sont ces tâches gigantesques qui absorbent la
jeune fille et la poussent à livrer le beurre à sa grand'mère de Rook's Gate en toute
hâte :"1 can't go up to her" (CM, p. 410). Remarquons que la direction empruntée
implique un besoin urgent (la ville et ses merveilles: "the draper's") et que l'entreprise
est délibérément transgressive, puisque Margery sort du cadre de la Nature pour accom-
plir un désir personnel, en passant outre à l'ordre formel du père de rentrer à la ferme
après la livraison. En fait, il y a chez le personnage un refus de la platitude ("the
light labours of skimming-time"), redoutée après l'excitation du bal : "aIl will be the
same as usual" (CM, p. 432).
(') On peut évoquer ici les pratiques artistiques (la musique et la danse) de Frances, qui sont également
citées comme des occupations peu honorables pour la femme et qui risquent de compromettre les fian-
çailles de Francis avec le pasteur Percival Cope (dans "For Conscience' Sake").

- 266 -
Quand Margery apparaît à Mount Lodge, l'image hétéroclite qu'elle projette
n'est plus que l'apparence de sa nature innocente, car la mosaïque de couleurs signale
déjà la dispersion et la complexité de l'être:
[•••] he. gtanc.e.d with inte.'Ce.6t at the. c.o me.iy pi.c.tu'Ce. 6he. p'Ce.-
6e.nte.d ; he.'C 6tuh 6ac.e., btown hai.'C, c.andi.d e.ye.6, unp'Cac.tic.e.d
manne.'C, [b'Cight pink] c.ount'Cy d'Ce.M, pink hand6, e.mpty wiC/ze.'C-
ba6fze.t, and the. [white] handlze.'Cc.hie.6 ove.'C he.'C bonne.t. <CM,
p. 413).
Si la gaucherie symbolise sa rusticité, si la fraîcheur, la roseur et la candeur de son
teint expriment son innocence naturelle, par contre le blanc et le brun font une "mésal-
1
liance" qui nous rapproche du monde du baron
et introduit par là une nature perverse
où les actes sont mûris, parfois prémédités. L'assurance avec laquelle la laitière les
pose dénote une pleine conscience:
16 the. baton c.ould di.66i.muiate. on the. 6ide. 06 6e.ve.'City 6he.
c.ould di.66imuiate. on the. bide. 06 c.aim. <CM, p. 449).
Les choix renvoient à un goût pour l'élégance. En effet, les sèmes "draper's", "dress",
"bail", "the best" et "sweet word Baroness" entrent dans la même configuration <que
le sujet dénomme "Society"), correspondent à son moyen d'évasion de l'immédiateté
et formulent une préférence. C'est toute sa condition rustique que Margery renie quand
elle se passe de l'autorité parentale, ment à son père, cache l'existence de son fiancé
('0, he's nobody" p. 432), fuit les fermiers lors de la revue militaire ("keep among
(1) A considérer que le "blanc" est aussi l'attribut du baron, que la couleur brune tire sur le "noir" et ""
trouve généralement perçue comme un substitut, avec tout le symbolisme de la dégradation. Ce noir
accompagne aussi l'étranger.

- 267 -
the select company, and not mix with the common people at ail :" p. ~73) et se met
à soigner sa toilette en vue de séduire le baron. Ces différentes attitudes signifient
bien qu'elle ne se contente plus de recevoir passivement une transformation, et qu'elle
n'ignore pas les implications de son geste quand elle retourne au baron le présent
de mariage:
L•••] the. 'te.tU.'CYl 06 the. loc.k.e.t de.note.d not OYlly YlO we.dd{ng
that day, bu.t YlOYle. tomoHow, M at aYlY Ume.. (CM, p. ~52).
Le rejet du mariage est donc motivé, dans la mesure où il comporte une préférence
et peut encore réclamer le libre arbitre: .
A th{Ylg c.aYl't be. le.gal whe.Yl {t Ù aga{n6t the. wùhe.& 06 the.
pe.'1&OYl the. law& a'te. made. to pwte.c.t. (CM, p. ~6~).
L'existence de raisonnements et de projets dans la vie de l'héroïne permet de
voir en elle un être mûr et responsable, conscient de ses désirs et soucieux de les
réaliser, et de dénoncer (avec le baron) non plus les contradictions d'une adolescente,
mais le calcul et l'habileté sournoise de la Femme: "when shall a straightforward
one of your sex be found :" (p. ~32). En un mot, l'attachement de Margery aux titres
de noblesse, l'intérêt secret qu'elle nourrit pour les rubans et la vaisselle précieuse
participent du même attrait que l'objet étranger exerce sur la ferme ou, si l'on préfère,
ils tiennent de la nature du même culte pour ces valeurs propices à l'amélioration
de la condition sociale, et dont le baron, Charles Raye et Mop, entre autres, sont
les pourvoyeurs.
Le désir, les conventions sociales, mais également le caractère humain sont

- 268 -
autant de facteurs qui s'ajoutent au contexte historique industriel pour expliquer les
malheurs des personnages. Il n'y a donc pas que l'illusion du protagoniste qui éloigne
le lecteur de la réalité diégétique et l'on peut dire que l'explication équivoque du
narrateur, la focalisation du récit sur le sensationnel et le ludique jouent aussi un
rôle de diversion. Le lecteur soupçonnait déjà le "conteur" de perversité dans ses rappcrts
avec JohnLackland dans les anecdotes A Few Crusted Characters où le sérieux derrière
la quête du visiteur contraste avec la désinvolture de ses informateurs. En effet, si
Lackland suscite la conversation par ses questions, les conteurs restent les maîtres
qui en choisissent les thèmes. Au réalisme qu'il attend d'eux, ils livrent des histoires
à leur goût: le "remarquable", le sensationnel et l'évocation de scènes tragiques particu-
lièrement violentes.
La fonction distractive que s'est asslgnee la narration et le contenu du recu
coexistent sur le mode ambigu qui met en cause la fiabilité de l'instance informante.
Celle-ci justifie la rupture de la sérénité comme le fait qui motive la narration
("the remarkable was better worth telling than the ordinary" 'FCC, p. 187), répondant
par là-même au rôle que lui a assigné son créateur car, pour Hardy, un événement
ne mérite d'être conté que si sa singularité est "accrocheuse". Pourtant, le sensationneL
que produit le narrateur n'est pas particulièrement distrayant, et sa prédilection pour
les scènes malheureuses, sa complaisance à camper certains protagonistes tels que
Netty Sargeant, Baptista Trewthen ou Gertrude Lodge dans des situations morbides
laissent entrevoir chez lui un esprit plutôt retors. En effet, si la caricature d'un person-
nage aussi décrépit que Lovill est romanesque et prête à rire, la lune de miel de Baptisil:a
àPen-Zephyr, les foires de pendaison, les exécutions militaires, les scènes de vengeance
acharnée, de torture et d'intimidation sont par contre macabres et d'une violence
extrême. De même, le lecteur accepte avec une certaine réserve l'association qui
est faite de la comédie avec la tricherie, l'humiliation, l'injustice ou le crime, thèmes
dominants des contes "Destiny and a Blue Cloak", "Absent-Mindedness.•.", "The Grave

- 269 -
by the Handpost", "Andrey Satchel and the Parson and Clark" qui se veulent drôles,
car le comique s'obtient au prix de la souffrance des personnages. De ce fait, l'humour
du narrateur devient noir tandis que la bonne humeur et la bouffonnerie rustiques
s'estompent et tournent au grotesque.
La citation intégrale fait l'effet d'une création vivante dans ces scènes comiques.
Le discours s'y déroule avec la simplicité émouvante, la philosophie terre-à-terre et
résignée du fermier, tandis que l'humour naît de l'inconfort des personnages placés
dans des situations alarmantes qui dépassent leur condition et leur entendement. Ainsi,
le baffouillage du citoyen assermenté de "The Three Strangers" exprime le désarroi
de toute la ferme dans la mesure où son incapacité à discerner les bons visiteurs des
méchants dit l'incapacité des innocents bergers à déterminer la tragédie qui les frappe
[...J he.' b the. man we. we.te. in be.atc.h 06, that'b tme. ; and
ye.t he.' b not the. man we. we.te. in be.atc.h 06. Fût the. man
we. we. te. in be.a'1c.h 06 wab not the. man we. wante.d, bÙ, i6
you unde.Htand my e.ve.'1y-day way [•..J. (WT, p. 30).
En revanche, Gertrude Lodge, affligée par un mauvais sort, se laisse aller à la malédic-
tion ; ses propos sont contraires à sa compassion habituelle: "0, Lord, hang some
guilty or innocent person soon ~" (WT, p. 73). Par ailleurs, la description naive que
Milly la paysanne fait du rôle fictif auquel l'astreint Lady Caroline, perd de sa saveur
dans l'intimidation: "1 feel as if 1 had become a corpse's bride ~" (GND, p. 283). L'an-
xiété de Jane Va liens d'épouser Andrey trahit une autre situation désespérée. Autant
son âge avancé et sa grossesse nécessitent une union urgente, autant la légèreté du
fiancé réduit ses chances de la contracter: "if he don't come drunk he won't come
at ail" (Fee, p. 165). De même, la nouvelle "Interlopers at the Knap" est rendue très
humoristique par les commentaires naïfs de Philip Hall sur sa propre existence misérable
et sa fâcheuse intrusion au Knap :

- 270 -
Mothe!/., 1 have. not toid IjOU aU •••, the.'le.' b WOHe. be.hind••• ,
1 am not the. onllj one. in thib me.bb •••• 1 have. a wi6e. ab de.btitute
ab 1 •••• And be.bide.b [••• ]1 have. two litUe. c.hi.fd'le.n •••• 1
did not fille. to b'ling the.m indooH UU 1 had [•••] b'lOlle.n the.
bad ne.Wb a bit to Ijou. (WT, p. 135).
Avec la même négligence à l'égard du cérémonial, telle l'extravagance de Halborough-
père, il confisque le présent de mariage destiné à sa soeur:
1 thought to mljbe.i6 "Be.tte.'l Saillj c.'llj than He.le.na 6'le.e.ze.".
We.il, ib the. d'le.bb 06 g'le.at impo'ltanc.e.? (WT,p. 13l).
Ainsi qu'on peut le voir à travers ces exemples, l'innocente franchise des personnages
est déroutante tandis que leur désespoir et leur acceptation presque philosophique
du sort sont émouvants. Ces situations sensationnelles, qui se veulent "palpitantes"
et humoristiques, sont plus tristes que risibles. A trop s'y complaire, le narrateur
finit par donner de lui-même une image perverse, voire cynique.
Dans ces chapitres sur le discours, le lecteur découvre un récit fortement structuré
à partir de leurres et d'illusions. D'une part, l'interprétation fataliste que le sujet
fait de la transformation négative de ses états et actions ne coïncide pas avec la
réalité diégétique décryptée, car les pratiques traditionnelles et les conventions sociales
(avec ce qu'elles comportent de rigidité, de violence et de vanité), mais aussi les
faiblesses humaines, la Révolution Industrielle du XIXe siècle et l'émerveillement
du personnage à son égard, sont autant de phénomènes qui justifient la dysphorie généra-
lisée. D'autre part, la prétention de l'instance narrative au mimétisme et à la neutralité
ne débouche pas sur la narration objective attendue. Non seulement elle ne conduit
pas au dévoilement, mais elle s'en éloigne irrésistiblement en proposant une vérité

- 271 -
équivoque et une perspective qui privilégie le sensationnel au détriment de la tragédie
et de ses causes. Finalement, l'humour, l'ironie, le sarcasme et la désinvolture qui
ridiculisent les personnages laissent dans le récit des traces qui altèrent la neutralité.
visée et substituent le jeu à la tragédie. La confrontation de l'énoncé intitulant avec
son co-texte, qui constitue le chapitre "extension du titre", comporte autant de phénomè-
nes contradictoires: explication du "réel" par la contingencde, discours assertif des
personnages en contradiction avec leurs états, mais aussi coexistence du drame et
de la comédie.
**

- 272 -
CHAPITRE IV : PROBLEMES DE TlTULATURE
L"'EXTENSION" NEGATIVE DU TITRE
**
L"'extension du titre" correspond au re-examen de l'ébauche "intension du titre",
à la lumière du texte. Leo Hoek la définit comme la "mise en relation de la représen-
tation sémantique de l'énoncé avec les choses dont il parle"l. La démarche revient
à une vérification des rapports entre le dire du titre et le faire du texte. Elle analyse
les multiples variations de l'intitulation, plus qu'elle ne vise à isoler un sens univoque,
comme l'explique Hoek :
Il ne !,'agit pa.b bimplement de templace.-t leb benb pOMibleb
du titte pat un beu1 benb, le jUbte, ni de dé.bambigu"ibet ce
titte, maib plutôt de voù comment leb di66é.tentb benb pOMible.b
Mnt con6ùmé.b danb le co-te.)(te et comment (lb conttibuent
à 60ndet le benb pluûe.l du titte. 2.
Dans leur ensemble, les titres hardyens ne sont pas représentatifs des nouvelles
car ils subissent, au cours de la lecture, des transformations de conjonction ou de
disjonction, d'addition ou de substitution. De plus, leur ton plaisant et rassurant ne
s'accorde pas avec l'air grave du co-texte. Enfin, ils nécessitent un travail d'interpréta-
tion de la part du lecteur pour être compris. Ricardou défend la thèse que le titre
colle difficilement à son texte:
(1) LeD Hoek, La marque du titre, Paris, Mouton, 1981, p. 99.
(2) Ibid., p. 43.

- 273 -
Un ti.t'te., banb doute., c.'e.U c.e. que., patadoxale.me.nt, le. texte.
066'te. de. plub oppobé à lui.-même. [•••J. Ti.t'tet, C.'e.bt t'tahù :
pa't dÜbi.mulati.on e.t bi.mulati.on [••.J. Le. tappo'tt du W'te. à
la 6{c.Uon e.U un c.on61i.t, non un ac.c.o'td. En c.e. be.nb, le. texte.
tomane.bque. ptodui.t l'i.mpi.toyable. c.'ti.Uque. du W'te. qui. le. c.ou-
1
tonne..
Si l'énoncé intitulant ne peut être considéré comme un simple résumé textuel, il faut
admettre que ses équivoques, contradictions et feintes, au-delà de l'aspect esthétique
même, sont loin d'être superflues car elles servent à marquer le sens général. Hoek
trouve au moins deux fonctions à sa non-représentativité:
La dÜpobi.t{on pa'tUc.uli.è.te. de.b t'taitb valo'tüantb c.onnotant
la poûti.vi.té ou la négati.vi.té, pwdui.t un e.66e.t te.xtue.l e.t
un e.66e.t i.déologi.que. 1.
Chez Thomas Hardy, les rapports et les situations affirmés au titre comme équilibrés,
conformes et positifs débouchent sur un démenti, et l'on enregistre une inversion de
pôles dans les relations logico-sémantiques entre titre et co-texte.
1. - Résorption de l'euphorie
De façon significative, les titres dénotatifs <C'est-à-dire en harmonie avec le
texte) sont ceux qui annonçaient le malheur et la tragédie ("The Withered Arm", "The
Son's Veto", "The Grave by the Handpost" ou "A Committe-Man of 'the Terror"'),
(1) Jean Ricardou, Pour une théorie du ......eau roman, Paris, Seuil, 1971, pp. 227-28, in : La marque, p.
176.

- 274 -
tandis que les titres connotatifs (en discordance avec le co-texte) sont ceux qui
promettaient des contes drôles ou une situation euphorique et normale: "The Distrac-
ted Preacher", "Absent-Mindedness in a Parish-Choir", "A Mere Interlude" ou "ThE'
Romantic Adventures of a Milkmaid". On peut trouver à cela une justification.
En fait, le bilan du Wessex ne peut être que négatif, car ce monde primitif est
appelé à disparaître. Les groupes humains s'affrontent et se défont, et leurs exploits
sont devenus futiles parce que l'agent responsable de la destruction est tout autre
que le "destin" annoncé. En d'autres termes, les énoncés "Destiny and a Blue Cloak"
et Life's Little Ironies dissimulent le vrai protagoniste et laissent espérer un é\\'entue 1
retour à la normalité, en attribuant les contretemps subis par les personnages à
l"'ironie des circonstances" et aux "malchances contrariantes de la vie", qui font
que les sujets se battent pour leur perte. Mais le texte en fait une vision illusoire,
de la même façon qu'il vide de son sens ludique la notion de "conte" comprise dans
les titres Wessex Tales, "The Doctor's Legend" ou "The Superstitious l\\'lan's Story.
Ces récits sont plutôt sombres ou macabres. Le bonheur y est menacé et s'effondre.
La
retenue d'information opérée par l'ellipse dans les énoncés, quand elle ne
débouche pas sur des scènes de violence et de déception, est déterminante pour
la survie du personnage. Par exemple, le titre "The Waiting Supper", 'qui a un sens
pluriel, subit une transformation mixte d'addition et de substitution à travers le texte,
et se trouve désambiguïsé en quatre sèmes: souper, convive, intrus et héros, tous
placés dans une situation d'attente. Le repas de noce, qui doit concrétiser l'union
longtemps projetée de Nicholas Long et de Christine Everard, est interrompu par l'appc.ri-
tion inattendue de Bellston venu réclamer sa femme au convive Long. A ces premiers
sens, est ajouté celui d'un personnage fort, attendant dans l'ombre de phagocyter
la noblesse traditionnelle. Cet autre sens tend à rendre superflu les premiers, parce
qu'il en assume en même temps les fonctions: Wake est le nouveau riche et proprié-
taire terrien en train de gommer la puissance de la vieille aristocratie; il est, en

- 275 -
fait, le héros du texte, au-delà de la réalité diégétique. En revanche, le mystère juste-
ment passé sous silence dans l'ellipse "What the Shepherd Saw" est innommable, car
le sens auquel supplée le texte est une série de crimes qui vont ruiner les paisibles
pâtures de Marlbury Downs. De même, "On the Western Circuit" mène à une désillu-
sion, puisque les personnages Charles Raye et Anna, antithétiques par leurs origines
citadines et paysannes, sont condamnés à une coexistence stérile par les liens d'un
mariage conçu dans la ruse et la vanité. Dans le même sens, la noblesse de coeur
saluée dans les énoncés "To Please his Wife" et "For Conscience' Sake" est pervertie
par la concupiscence et la fausseté aristocratique. Le capitaine Shaddrach paie de
sa vie et de celle de ses enfants les caprices d'une femme insatiable. A l'exemple
de "To Please his Wife", le titre "For Conscience' Sake" laisse entrevoir une noble
motivation à la démarche de réconciliation que Mr Millborne effectue auprès de sa
famille abandonnée. L'astuce consiste à jouer sur les deux sens de la notion de "cons-
cience" : aspect psychologique ou retour sur soi-même, aspect moral ou discernement
du bien et du mal. Mais, le texte, à travers les paroles du personnage, désambiguïse
le titre et substitue à la valeureuse exorbitance le sens restreint de "devoir aristocra-
tique". En fait "For Conscience' Sake" se lit d'abord "For Honour's Sake" (LLI, p.
54), puisque les raisons morales ne sont évoquées qu'après l'échec de la tentative d'union
sur les bases du formalisme conventionnel. Ce sont ces mêmes considérations de classe
qui ruinent les chances de mariage du couple antithétique Egbert
Mayne et Geraldine
Allenville dans "An Indiscretion ...". Une telle inversion de valeurs se produit à travers
la banalité, la familiarité, le fantastique et le merveilleux. Le texte résorbe cette
euphorie et lui substitue une tragi-comédie.
Les éléments diégétiques qui sont la banalisation du malheur, la romance, la
comédie dans les énoncés, sont orientés vers quelque chose de plus souriant que le
sujet des textes. L'intitulation "A Mere Interlude", par exemple, refuse l'émotionnel

- 276 -
et le pathétique. Mais, les expériences folles et impulsives de Baptista Trewthen avec
Charles Stow dévoilent toute une évolution positive de l'héroïne. Elles affectent l'intrigue
en ce qu'elles instruisent le personnage et lui permettent d'acquérir une stabilité.
On ne saurait, alors, affirmer que le passé dont Baptista tire un enseignement et qui
justifie le récit du conte, est négligeable. En somme, la rencontre de ces deux amis
de l'Ecole Normale, si elle est hasardeuse et éphémère, n'est point banale. Par ailleurs,
une réserve est émise sur les "exploits spéculatifs" de Steve dans l'assertion "Our
Exploits at West Poley" et sur la romance de Margery ("The Romantic Adventures... "),
qui s'effectue au mépris des valeurs traditionnelles. Dans la même perspective, un
terme est mis à la bonne humeur d'Andrey ("Old Andrey's Experience as a Musician"),
à la désinvolture de Tony ("Tony Ky tes, The Arc-Deceiver") et à la liesse de la chorale
("Absent-Mindedness in a Parish-Choir"). La peine qu'appellent leurs fautes légères
est déterminante pour l'existence de ces personnages, dans la mesure où la jovialité
qui les définit se meurt autant que leurs pratiques séculaires. Ainsi, la plaisanterie
du vieil Andrey est sévèrement réprimée, tandis que les musiciens sont démis de leurs
fonctions et que la contrebande dont vit le village de Nether-Moynton est démantelée
par la douane dans "The Distracted Preacher".
Cette négativité touche également la qualification du personnage. L'appellation
"crusted" que nous empruntions à la collection A Few Crusted Characters pour caracté-
riser ses états est devenue péjorative. Les notions de sagesse et de vénération auxquelles
s'attendait le lecteur sont vidées de leur sens, perverties par la brutalité dans les
pratiques coutumières ("The Grave by the Handpost"), la cruauté des hommes ("The
Winters and the Palmleys") et l'étroitesse de leur esprit fataliste et superstitieux ("The
Doctor's Legend"). Du point de vue du protagoniste extérieur, le manque de manières,
la niaiserie et la grossièreté sont les traits à travers lesquels le fermier est perçu:

- 277 -
"simple-minded souls" ("The Three Strangers" p. 28), "offender" ("A Tragedy of Two
Ambitions",p. 75), "deceiver" ("Tony Ky tes, the Arch-Deceiver", p. 150), "vile imposter"
("Old Andrey's Experience...", p. 172), ou encore "villainous players" ("Absent-Mindedness",
p. 175). En d'autres termes, la simplicité, l'expression terre-à-terre, la désinvolture
du paysan l'ont rendu grotesque dans ce contexte où la civilité est de mise. L'écart
est davantage considérable entre le monde homogène et solidaire tel que le
représentent
les titres des nouvelles d'une part, et l'éclatement auquel le soumet le texte d'autre
part.
Le co-texte substitue aux promesses d'une solide organisation sociale le sens
de la désintégration valable aussi bien pour la paysannerie que pour la noblesse. A la
conjonction s'est substituée la disjonction, ainsi qu'on peut le voir dans l'évacuation
de la coordination au niveau des concaténations "The Winters and the Palmleys" et
"Andrey Stachel and the Parson and Clerk". D'une part, les Win ter et les Palmley
sont de farouches rivales dont la destruction de l'une entraîne l'exil de l'autre. D'autre
part, Andrey n'est qu'une victime dans les mains du clergé. La structure du titre semble
en rendre compte, puisque la suppression du second article ("the Clerk"), si elle fait
gagner l'énoncé en économie, érige deux groupes distincts et antagonistes: le civil
d'une part, l'ecclésiastique de l'autre. Par là, elle cède la place au premier article
qui devient un dénominateur commun aux pasteurs: "the parson and Clerk". On remarque
le même phénomène d'opposition dans "Fellow-Townsmen", où les protagonistes ont
peu d'expériences communes. Ils se différencient sur les notions antithétiques de l'Avoir
et du Manque, aussi bien économiques que sociales. Barnet est riche et noble ("well-
educated", "liberal-minded", "gentleman-burgher"), alors que Downe est négligeable
("with only one-tenth of my income and chances" WT, p. 90) et au bord de la faillite

- 278 -
"a struggling young lawyer" (p. 82). La différence se lit dans les comportements:
à la familiarité presque condescendante des puissants ("Hullo , Downe"), répond la
déférence des petites gens: "good evening, Mr Barnet (p. 82). Elle est latente dans
l'onomastique Barnet ("Barn") connote le plein: réserve, ressources excédentaires
de la grange j tandis que Downe ("Down") a la résonance du vide: bas-fond, chute,
ruine. L'addition du vide et du plein ("Fellow-Townsmen") égale la résorption. En effet.
la tentative de rapprochement des personnages qui se solde par la désagrégation de
la famille Downe, est significative de cette incompatibilité. Lucy est l'enjeu diégétiqu"",
autour duquel se définit le contraste car, si Barnet s'éloigne d'elle par ses principes
aristocratiques ("Ambition pricked me on", p. 90), Downe, par contre, s'en rapproche
jusqu'à l'identification par sa simplicité: "the last man in the world to feel pride"
(p. 94). On note que cette désintégration qui touche les petites gens n'a pas épargné
la noblesse en tant qu'entité sociale.
Il - VOMISSEMENT DES CODES
Les titres du recueil A Group of Noble Dames formulent les lois d'un monde
cohérent et déterminé axiologiquement. Mais les concepts de noblesse sont dévalorisés
dans les textes, et le discours éminemment idéologique ridiculisé. La Beauté, la Vertu
et la Puissance sont les principes superlatifs qui fondent la noblesse des "Dames".
Ces qualités assoient leur réputation, les élèv,ent au-dessus de la vulgarité et leur
valent l'admiration et la révérence paysannes.
La beauté est ici synonyme de perfection. Elle est canonique, souvent dite, plutêt
que décrite et idéalisée à la ferme. Les Paysans aiment les dames à J'adoration. Pour
Egbert Mayne, par exemple, Geraldine représente un type: "the specimen of English

- 279 -
girlhood" (OMC, p. 78). La qualité est superlative chez Lady Icenway ("exceeding great
beauty" GND, p. 305), chez Lady Penelope ("the beauteous Penelope" p. 331). Elle
compense le manque de noblesse d'Annetta ("she was a very pretty woman", GND,
p. 315) et d'Emmeline, duchesse de Hamptonshire :
[•.•] he'l becw..ty wa6 di.6c.ove.'led, mea6u'led, i.nven-
to'li.ated by aimoot eve'lybody i.n that pa.'lt 06
the c.ount'lY [ •••l. (GND, p. 340).
Lady Caroline y puise son prestige
[...l a lady wh06e peHol1ai c.ha'lm6 we.'le 60 'lMe
and unpa.'laiieied that 6he wa6 c.ou'lted, 6iatte'led,
and 6poi.it by aimoot ail the young nobiemen and
gentlemen in that pa'lt 06 WeMex. (GND, p. 277).
Les manières qui accompagnent cette beauté physique distinguent une race forte:
savoir-faire équestre de Lady lcenway ("a fearless horsewoman" GND, p. 305) ; savoir-
faire amoureux de Lady Caroline ("She had '" "all the craft of fine loving" at her
fingers' ends", GND, p. 277) ; majesté chez la même dame ("proud and masterful lady",
GND, p. 307) j caractère chez Penelope ("a brave and buxom damsel, not easily put
out", GND, p. 331) et chez Lady Baxby, dont l'audace sauve le château. La femme
de l'héritier dans "The Doctor's Legend" rassemble toutes ces qualités: remplie de
connaissances, artiste, belle, talentueuse et cultivée:

- 280 -
[ •••] a 6e.auti.6uf woman, WhObe. 6e.auty ne.ve.fthele.bb
wab gfe.ate.f than he.f tabte. and ac.c.ompfi.bhme.l1t.
She. c.oufd 'le.ad Lati.n and G'le.e.k, ab we.ff ab one.
0'1 two mode.'ln· ia.nguage.b ; a6ove. aU, bhe. had
g'le.at bkW ab a bc.ufptfe.M i.n maf6le. and Othe.f
mate.'li.alb.
(OMC, p. 46).
La vertu des "nobles dames" se mesure à leur pureté de coeur, à leur générosité
et à leur force morale. Sur le plan social, leur activité est faite d'assistance à la
paysannerie. Elle confirme la puissance de la noblesse et crée une situation de dépe:l-
dance en assurant le plaisir et le bien-être du fermier. La duchesse de Hamptonshlre
amuse ses tenanciers en organisant pour eux le bal coutumier de Batton Cast le. De
même, Lady Cicely se distingue auprès des paysans par sa disposition au bien et sor,
dévouement à leur cause :
[ •••] bhe. wab c.ha'li.ta6le., i.nte.Ui.ge.ntly e.nte.'li.ng
i.nto the.i.'l fi.Ve.b and hi.btO'li.e.b, and e.nde.avou'li.l1Ç!
to 'le.fi.e.ve. the.i.'l c.a'le.b. (OMC, p. 43).
Dans la même perspective, Mrs Dornell reconstruit ['église de King's Hintock et organis-o'
des oeuvres de charité dans les villages de ce nom, à la mort de son mari. A Tollanore.
ce sont les Allenville qui assurent la scolarisation du village. Cette assistance sociéle
justifie la soumission totale des communautés religieuses et paysannes à la noblesse.
et la présence des arbres généalogiques dans les lieux de prière .
Au moral, les "dames" sont remarquables par leur délicatesse et leur probité.
Si Lady Mottisfont est "aimable" et douce, c'est plutôt la bienveillance qui apparaî:
chez Emmeline et Barbara. Autant la première est candide ("a natural inappetancy

- 281 -
for evil things", GND, p. 340), autant la seconde est en butte à la calomnie
[•••] a good and p'/.e.tty gùl, who ne.ve.'/. 6p0l<.e. iU
06 anyone., and hate.d p'/.e.tty wo me.n the. ve.'/.y
le.aM pOHibie.. (GND, p. 250).
Une certaine intégrité se perçoit derrière le tour de force par lequel Lady Baxby met
fin au libertinage de son mari, mais aussi dans l'honnêteté et la fidélité de la duchesse
Harriet qui défend sa dignité contre les emportements amoureux du capitaine Ogbourne
et en informe le duc. Laura mérite également son titre de dame "honorable", par
son abnégation exemplaire et sa pureté presque originelle: "child-like in her maiden
innocence and vertue" (GND, p. 356). Sa réconciliation avec le capitaine Northbrook
et la naissance d'un héritier, qui viennent couronner ses efforts de patience et de
repentir, symbolisent la "ver tue récompensée".
Les notions de vertu, de beauté et de puissance, les titres de noblesse - intitulé
archétype aristocratique - sont issus d'un discours social. Les nouvelles reprennent
ce langage pour le pervertir, en désignant des personnages qui ne s'accommodent plus
de leur situation sociale.
L'aspect que le titre cherche à mettre en vedette n'a plus cours, parce que
vide de signification face à une force supérieure. Le pouvoir séculaire de l'aristocratie
terrienne est démystifié par la notice nécrologique, la liste des crimes et des exactions
que contiennent les textes, et par le spectacle désolant fait de pleurs, de misère et
de mort auxquels nous ont habitués les "dames". Ils tendent à rendre superflus le discours
absolu et le sens fort suggérés par les titres de noblesse ("Dame", "Duchesse", "Marchio-

- 282 -
ness" ••• ), les hyperboles ("The Lady Icenway", "The Lady Penelope") et les appositions
("Master John Horseleigh, Knight"). En réalité, les "nobles dames" ne forment de "groupe"
que dans la souffrance. Les pratiques courantes qui les caractérisent ne sont mentionnées
que brièvement et déviées de leurs vraies intentions. Ainsi que Lady Cicely nous en
donne l'exemple, l'aumône est un don désintéressé, fait avec amour. Mais Susan Dorne!l
ne fait la charité que pour se racheter auprès d'un mari qu'elle a détruit. De la même
façon, les réunions, cercles d'amis auxquels on s'attend dans la formulation A Group
of Noble Dames sont insignifiants dans les textes.
Les rencontres de ces illustres personnages sont, paradoxalement, de brèves
séquences qui ne se passent jamais dans la sérénité, mais servent plutôt d'amorce
aux crises qui vont mettre fin au règne de l'aristocratie. A ce propos, on peut renvoyer
aux bains saisonniers de Bath qui réunissent les familles distinguées du Wessex, mais
son déterminants dans les tribulations de Lady Mottisfont et de la petite Dorothy :
un incident sert de prétexte à Sir Ashley pour séparer la mère adoptive de la fille
adorée. Lady Mottisfont tente de se suicider, puis finit comme son mari, par renier
Dorothy qui se retrouve subitement livrée à elle-même. On remarque également que
le dîner de Squire Dornell à King's Hintock ne célèbre aucune rejOUISSance particulière
car le hobereau reçoit pour surmonter le chagrin et la solitude auxquels le soumet
sa femme autoritaire:
C••• ] he. would invite. 6Ome. 6tie.nd6 to dinne.t and
dtown hi.-!> c.ate.6 in g'C.Og and wine..(GND, p. 215).
De même, il n'est fait état du bal de Batton Castle que pour fournir à Alwyn Hill
des renseignements peu réconfortants sur sa fiancée (la malheureuse duchesse Emmeline)

- 283 -
qui a disparu. C'est d'un autre bal que Barbara s'enfuit avec le plébéien Edmond Willowes
(déshonorant ainsi sa noble famille), et d'une fête de baptême que se répand l'infâme
rumeur d'une union secrète entre Christine et le fermier Long, au grand désarroi de
Everard. Ainsi qu'on peut le voir à travers ces exemples, les concepts de noblesse
sont dévalorisés dans les textes, et le discours éminemment idéologique ridiculisé.
La situation devient ironique, tant est dérisoire l'importance des personnages. Ceux-ci
perdent leur pouvoir et sont réduits à une existence misérable. Cette transformation
fournit un point de vue significatif sur l'oeuvre.
Le titre positif s'avère pertinent à la fin des nouvelles. En fait, il reflète la
vision du monde agricole qui croit encore en sa toute puissance et en ses liens indis-
solubles avec la terre protectrice. C'est à ce niveau que les énoncés qui privilégient
une situation euphorique et comique se recoupent avec le discours social tenu par
la noblesse dans le texte, pour confirmer le leurre du personnage devant une situation
catastrophique. Le duc de "What the Shepherd Saw", qui ne survivra pourtant pas aux
rumeurs sur son crime à Marlbury Downs, se vante d'être immortel et capable de
les étouffer
Stop hi.b [the. Vi.c.a't' b] tangue. 60'1 6ou't-and-twe.ntlj
Ije.a.H - ti-U 1 am de.ad at ni.ne.tlj-6ou't, W'l.e. the.
bhe.phHd [•••]. l'U Mop hi.b tangue., 1 balj : (CM, p.
344).
Comme lui, Lady Caroline meurt de la futilité d'un discours intimidateur qui ne "prend"
plus: "1 am in a position in which 1 can defy the world's opinion" (GND, p. 287). Son
fils abandonné lève le défi en la reniant dans des termes énergiques et ironiques:

- 284 -
No, my lady [•••], you we.-te. onc.e. a6hame.d
06 my pOO'l 6athe.'l., who wa6 a 6inc.e.-te. and hone.6t
man; the.'le.60'1.e., 1 am now a6hame.d 06 you. (GND,
p. 288).
Ce renversement de situation est similaire à celui qui s'opère dans "An Indiscretion
"
où Egbert Mayne et son grand-père (Richard Broadford) subissent les représailles de
Geraldine Allenville que les rumeurs n'inquiètent pas:
[...] the.y cfa.tll.. not 6pe.ak 60 di.He.6pe.c.t6ulfy 06
me., 0'1 06 any one. 1 c.ho06e. to 6avoU'1. (OMC,
p. 79 ; souligné dans le texte).
Néanmoins, les journaux ne se privent pas de dénoncer son infamante escapade
"her
father is left to mourn the young lady's rashness" (OMC, p. l09).
La non-représentativité du titre équivaut à ce leurre réflexif du personnage.
Mais le contexte historique et les caractéristiques que présentent l'intrus nous informent
d'une révolution en train de mettre en péril la vie primitive de la ferme. Le changement
est général. L'énoncé "A Changed Man", qui donne à toute un recueil de nouvelles
son intitulation, et qui impose une transformation singulière, nécessite une reformulation
plurielle car la conversion religieuse de Maumbry ne ruine pas seulement la romance
militaire de sa femme Laura j elle bouleverse aussi la vie à Casterbridge, et les habitants,
déçus, en font un bilan négatif:
[•.•] to the. di.6a.ppoi.ntme.nt 06 mu6ic.i.an6, the g'li.e.6
06 out-walki.ng 10Ve.H, and the. -te.g-tll..t 06 the iuni.o-t
population 06 the town and c.ount-ty -round, the

- 285 -
band-playing on Sunday a6te.'l:~nOOn6 c.e.a6e.d in
Ca6te.'l:b'l:i.dge. baHac.k-6qua'l:e.. (CM, p. 203).
La contrée entière subit une mutation au cours de l'épidémie de choléra que Maumbry
tente d'enrayer. Les citadins, sensibles aux sacrifices du pasteur, finissent par renoncer
à leurs plaisirs mondains pour lui apporter leur soutien. Ce qui vaut pour ce texte
est aussi valable pour le recueil auquel il prête son titre, et pour le reste des nouvelles
le bouleversement est un phénomène social généralisé.
Partant des différents écarts entre le titre et son co-texte, le lecteur est tenté
de voir dans l'intitulation un énoncé imposteur, qui dissimule la portée réelle du texte.
En effet, le titre joue un rôle déceptif en désignant un personnage central autre que
l'agent destructeur réel construit par le texte, en mettant en évidence un monde cohérent,
et en s'orientant vers quelque chose de plus aimable et souriant que le sujet effectivement
"traité. Le co-texte résorbe cette perspective et cette euphorie, et leur substitue une
illusion et une tragédie. Finalement, les valeurs de puissance et de sagesse proclamées
par les énoncés sont vaines car la noblesse et la paysannerie perdent leur crédibilité,
leurs titres et leurs terres, et sont réduites à une existence misérable et moribonde.
Dans ce contexte, la bonne humeur du rustique est devenue grotesque, et la "parole
sociale" absolue de l'aristocratie terrienne ridicule.
La non-représentativité du titre correspond donc, chez Hardy, à une perspective
illusoire et à une narration parodique. Ces deux aspects qui relèvent du discours justifient
la présence de ce chapitre sur le titre dans "l'analyse du discours". Les problèmes
de titulature qu'ils posent complètent les oppositions relevées dans la thématique,
les jeux de focalisation, de narration et de discours pour constituer ce que nous avons
dénommé "les tensions du récit dans les nouvelles de Thomas Hardy".

CONCLUSION
REFLEXION SUR HARDY ET LA NOUVELLE
**

- 286 -
En intitulant cette lecture des nouvelles de Thomas Hardy "Les tensions du récit",
nous voulions rendre compte, dans l'histoire et le discours, des principales lignes
de force qui traversent le texte. A ce niveau de l'étude, force est de constater que
la nouvelle hardyenne repose sur les contrastes et les antithèses, les équivoques,
les illusions et les leurres. Les termes de ces phénomènes donnent au texte le caractère
d'un champ conflictuel, par la structure binaire qu'ils y tracent en permanence.
L"'écriture" et le "style" sont les expressions que nous empruntons à Roland Barthes l
pour tenter de résoudre, en guise de conclusion à notre analyse, la problématique
que ce système duel inscrit dans la nouvelle, c'est-à-dire dégager la finalité qu'il
sert.
Selon Barthes, les auteurs s'individualisent dans le style et l'écriture. Ces deux
aspects font leur originalité dans la forme littéraire par rapport à leur époque, puis-
qu'ils font apparaître le ton, le débit et la finalité de la parole
qui distinguent les
écri vains. L'écriture est une créatio:1 artistique qui lie l'auteur à la société : l'expé-
rien:::e du sujet-écrivant l'engage dans le choix d'un comportement humain, c'est-à-
dire d'un ton, d'un éthos, en vue de la communication d'un bonheur ou d'un malheur.
Sa production qui émane de l'aire sociale est donc un acte de solidarité historique:
c'est le langage littéraire transformé en une fonction par sa destination sociale, la
réflexion de l'artiste sur son époque, sa "façon de penser la littérature", et le choix
qu'il en assume (qui est "un choix de conscience,,)2. Le style, par contre, est une
opération d'origine biologique, supra-littéraire, étrangère au langage. Il est "la transmu-
tation d'une "Humeur" qui impose l'écrivain comme une "fraîcheur" au-dessus de l'Histoire,,3.
(1) Roland Barthes,"Qu'est-ce que l'écriture ?", in : Le degré zéro de ('écriture, Seuil/Points, éd. de 1972,
~
pp. 11-17.
(2) Ibid., p.14.
(3) Ibid., p.13.

- 287 -
Ensemble, le style et l'écriture qui définissent les qualités de l'écrivain, vont nous
aider à déterminer la particularité de Thomas Hardy (J 840-1928). Mais il convient,
pour mieux apprécier son importance, de le confronter avec ses con~emporains nou-
vellistes, principalement Joseph Conrad (J 854-1924), Rudyard Kipling 0865-1936)
et James Joyce 0882-194 J) qui ont considérablement marqué le genre dans la litté-
rature anglaise.
L'expression artistique de Hardy p:Jrte la double postulation propre a toute écriture
ainsi définie par Barthes, à savoir: "le mouvement d'une rupture et celui d'un avène-
ment"l. Elle manifeste non seulement l'aliénation de l'Histoire du Dorset par la Révo-
lution Industrielle du XlXe siècle, mais aussi le détachement de l'auteur par rapport
à cette culture. On la qualifierait volontiers de "mauvaise conscience", en cela qu'elle
s'érige, paradoxale, contre l'opinion et la pratique artistique courantes : l' écri ture
dérange, et le style défie par son pouvoir imaginatif. Les termes d"'écriture éclatée"
et de "style inimitable" caractériseraient assez bien cette originalité.
**
(1) Ibid., p. 64.

CHAPITRE 1
UNE ECRITURE "ECLATEE"
**

- 2SS -
CHAPITRE 1
UNE ECRITURE "ECLATEE"
**
Dans le récit hardyen, la problématique est donnée comme une antithèse. La
figure de l'antithèse, dit Barthes, a pour fonction apparente de consacrer, par un
nom, par un objet métalinguistique, la division des contraires et, dans cette division,
son irréductibilité même:
[•••] i'antithè.6e e6t le combat de deux piéni.tude6, mi.6e6 'ti.tuellement
6ace à 6ace comme deux gue.Hi.e't6 tout a'tmé6 : [...] l'Anti.thè.6e
e6t la. 6i.gu'te de l'oppo6i.ti.on donnu, étemelle, éte'tnellement 'téc.u't-
'tente [•••]. Toute aUi.a.I1c.e de deux te'tme6 antithéti.que6, tout mihnge,
toute c.onci.li.a.ti.on, en un mot tout
paMIXge du mu't de l'A1ti.tliè.'6e.
con6ti.tue donc une t'tan6g'teMi.on [•••] : c.'e6i le patat1oxi.l>me. (ou
aUi.a.nc.e de mot6) [•••]. 1
Dans les nouvelles de Hardy, ce sont les contrastes qui figurent une situation de crise,
et toute tentative de réconciliation de ces oppositions mène à une modification profol\\de.
1. - LE RECIT DE LA "DESINTEGRATION"
"Le récit comme histoire" fait du Wessex un "organe distendu", pris dans un proces-
sus irréversible de détérioration, par la présence en son sein de forces contradictoires
irréconciliables. Le phénomène se saisit à deux niveaux principaux: d'une part, une
situation conflictuelle éclate entre les différents groupes et, d'autre part, les individus
(1) Roland Barthes, S/Z, Seuil/Points, 1970, p. 34 ; souligné par "auteur.

- 2&9 -
voient leurs projets contrariés. Il repose lourdement sur les personnages pour ses
effets, car la nature des relations que le sujet entretient avec son entourage détermine
le sens. L'écriture apparaît alors comme une structure de personnages opposés, de
type agissant les uns sur les autres et se révélant les uns par les autres. Ils sont
tous utiles à l'action car, même bouffons, ils sont pris dans un système soit de conver-
gence avec leurs semblables, soit d'opposition avec les autres types. C'est que la
lutte est avant tout un rapport de forces antagonistes. Chaque moment de l'action
constitue une situation conflictuelle où les différentes catégories se poursuivent,
s'affrontent et finissent par se défaire. Leurs divergences reposent sur des valeurs
et des modes de vie antithétiques. Par rapport à chaque communauté, les rapports
se jouent dans les paires oppositionnelles appartenance/non-appartenance, inclusion/exclu-
sion et avoir/manque où se résument les caractéristiques de trois groupes nettement
clivés et de deux mondes distincts: l'un est traditionnel et agricole; l'autre est
moderne et cosmopolite.
Le type agricole comporte deux entités: les petits fermiers, artisans, commerçants
ou entrepreneurs d'une part et, d'autre part, les gros propriétaires terriens, le pouvoir
noble aristocratique ou ecclésiastique. Ensemble, ils forment les "patients" de Claude
Bremond: ils se présentent dans le récit comme affectés par un processus modifica-
teur, les "agents" initiateurs de ce phénomène étant la catégorie cosmopolite, véhicule
de valeurs perverses. Morales ou matérielles, elles symboliseOit un mode de vie nouveau
et séduisant, et c'est leur incompatib:lité avec les contraintes rurales qui disloque
le groupe. L'a'::tion du protagoniste naît du désir: l'envie d'autre chose ou d'un "Ailleurs",
le besoin de s'affirmer ou de conserver son hégémonie créent ce que Souriou appelle
la force thématique. L'objet désiré ou force d'attraction est toujours incarné par
"l'Autre". Ce peut être la "Noble Dame". Mais, de façon générale, c'est le musicien,
le soldat ou le citadin, en somme le "Visiteur" venu de 1'''Extérieur''. Perçu de façon
fort différente par les autres personnages, l'étranger est impliqué dans une dynamique

- 290 -
par l'image idéale qu'il projette et les réactions de désir qu'il fa't naître. Riche et
séduisant, il produit sur la ferme un cho:: moral, une explosion destructive. Son app2.~ i-
tion négative se couple de l'intervention contrariante d'un Arbitraire sous la forme
du Destin ou du mauvais Sort, la force antagoniste qui empêche la force thématique
de se réaliser, et la fait basculer dans le tragique.
La figure dominante de l'histoire est la Mort - paroxysme des conflits, des cont~as-
tes et des transgressions. Le contact des substances exclusives produit une catastro-
phe. Voilà ce qui se passe, dit Barthes, lorsque l'on abolit la séparation sacrée des
pôles paradigmatiques, lorsque l'on efface la barre de l'opposition et qu'un corps
supplémentaire est produit qui vient s'ajouter à la distribution déjà accomplie des
contraires. Ce supplément (le sort, l'étranger et ses valeurs, le désir qu'il génère,
la machine industrielle) est maudit
[...J te hop idate : te taMembtement be tetoutne en ipa.tpale.mev:~
et bttUc.tutalement, il ebt di.t que la 6{gute majeute iMue de. la
bageMe thétotique, à bavoit t'Antithè.be, ne peut be ttanbgtebse. t
impunéme.nt : te 6eJl6 [...J ebt une quebtion de vie ou de mott
[...J. 1
Ce "trop" constitue le contenu diégétique des nouvelles hardyennes. C'est à partir
de lui que quelque chose peut être raconté. C'est par lui que commence le récit.
Par le paradoxisme qui s'opère dans le mariage des "inconciliabilia", la nou\\ elle
de Hardy entre dans la veine de ce qui, dans le contexte classique, est communémecT
appelé le récit de la désintégration, qui se manifeste ici à travers le point de vue
ironique du narrateur, la structure textuelle brisée, le processus diégétique de dlssolu-
tion, et le choix salutaire limité qui est offert au personnage dans ses moments de
tribulation. La confrontation avec le monde extérieur entraîne le sujet dans un systiome
de désintégration inéluctable. Pour lui, progrès et détérioration sont devenus synonYr:les.
(1) Ibid., p.72 ; souligné par l'auteur.

- 291 -
Ce mouvement qui l'entraîne vers le chaos et l'incertitude prend forme dans l'échec
de ses projets personnels, dans l'altération de son mode de vie, des croyances coutu-
mières et des structures sociales. Il est figuré par le mode disjonctif du texte conçu
en termes de rupture de l'intrigue, version disloquée du mouvement picaresque et
du cycle saisonnier.
La Mort qui exprime une évolution irréversible vient le plus souvent signifier
la fin d'un système révolu. Le Wessex est un monde en mutation, et l'espèce des
ruraux est vouée à la disparition à cause de la Révolution Industrielle du XIXe siècle.
De nombreux motifs viennent dire ici la "perte" essentielle à la période victorienne,
et l'intensifient par sa juxtaposition avec l'évocation des promesses d'''espoir'' et
d'''harmonie'' offertes par l"'Age d'Or".
Dans le discours, la "tension" a valeur de distanciation: écart entre le présent
narratif et le passé diégétique qu'il recrée, entre le contexte et la figure, la réalité
ordinaire et l'insolite conté. Elle vaut également pour l'incohérence de l'humour
divertissant dans une situation macabre, et la distance prise par le locuteur par rapport
à sa propre énonciation, qui laisse au lecteur un vide à combler. Ces différences
tiennent à la perspective qu'a le personnage de ses propres états et actions, à la
conception par l'énonciateur du récit comme un acte ludique, et à son scepticisme
quant aux valeurs proclamées. En effet, le récit qui crée le Wessex refuse complaisance
et sentimentalité et vide les codes sociaux de leur signification par le discrédit:
il n'y a plus de "Sens", et cette subversion est, d'une certaine manière, aussi mortelle.
Elle permet de déduire que l'écriture de Thomas Hardy n'est pas une création nostal-
gique. L'univers fictif dans lequel nous plongent les anecdotes n'a rien d'idyllique.
Bien que pastoral, il abonde en scènes brutales et insensées. La rigueur des lois qui
le régissent, le recours systématique à la violence aussi bien physique que morale
pour résoudre les rivalités, punir les transgressions sociales ou assurer la "respectabilité",
ne font pas de cette paisible contrée une terre paradisiaque. Dans la description qui

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en est faite, aucune classe sociale n'est à l'abri du regard critique de l'auteur.
Les lois traditionnelles qui punissent de la peine capitale le moindre larcin, sans
distinction d'âge, en vue d'assurer la cohésion sociale sont trop rigides pour ne pas
friser la barbarie. Les exécutions de déserteurs ou les pendaisons d'adolescents soulèvent
l'indignation du lecteur par leur violence sommaire et aveugle. Dans tous ces cas,
il apparaît que la peine encourue n'est jamais proportionnelle à la faute commise:
Jack Winter ("The Winters and the Palmleys") est pendu pour être entré par effractio,-;
chez Mrs Palmley, afin de récupérer ses propres billets doux adressés à Harriet Palm ~ey.
L'enfant de Rhoda Brook ("The Withered Arm") est simplement "suspecté" de crime
d' incendie, et la compassion du bourreau pour sa victime est chose inhabituelle, com r· e
en témoigne le sadisme de l'exécuteur dans "The Three Strangers" :
o my tta.de. it i.b the. ta.'le.bt Olle.,
Simpte. bhe.phe.'ldb aU -
My t'lade. i.b a bight to be.e. ;
Fot my c.ubtome.H 1 tie., and take. the.m up 011 high,
Alld wa6t 'e.m to a 6a'l c.oullt'lY : C••• ]
My tootb a'le. but c.ommoll Olle.b C••• ] :
A mue. he.mpe.1l btti.llg, and a pObt whe.'le.oll to bwillg
A'le. impte.me.lltb e.llough 60'l me. :
(WT,
pp. 23-25).
Dans ce contexte de violence, le comportement du fermier n'est pas idéalisé non plus_
L'innocence naturelle qui est rattachée à son espèce est devenue un mythe, à cause
de l'inflexibilité de ses croyances coutumières et la teneur vindicative de ses agis-
sements. Le vieux thème de la jalousie villageoise acquiert du relief dans les nou\\"elles
"Destiny and a Blue Cloak" et "The Winters and the Palmleys". Si la rivalité qui oppose
Francis Lovill à Agatha Pollin se ressent à un degré moindre, l'implacable haine de
Mrs Palmley qui mène à l'exécution de Jack Winter est rendue avec intensité, sans

- 293 -
observations de la part du conteur pour atténuer son caractère morbide. De façon
générale, ce sont les pratiques traditionnelles qui sont mises en cause, car elles sont
aussi entachées de violence. Ce n'est pas tant l'ostracisme de Samuel Holway qui
émeut dans "The Grave by the Handpost", mais le supplice expiatoire auquel est soumis
le cadavre: le lecteur ressent comme une abomination la privation de sépulture,
le pieu fiché dans le corps et son abandon dans la froidure hivernale. Toutefois,
cette cruauté est davantage inhérente aux coutumes qu'elle ne relève du caractère
humain. Aussi, le rustique bénéficie-t-il de la compassion du narrateur ("with their
rough but honest ways"
OMC, p. 65), beaucoup plus souvent que le clergé et la noblesse
terrienne dont la vanité est meurtrière. La Société du Wessex se condamne au recours
à la force afin d'assurer sa stabilité. Sa structuration en compartiments est génératrice
de conflits, et la fatuité de la noblesse terrienne à laquelle participe activement
le clergé, rendent impossibles les relations humaines.
Bien des crimes sont commis au nom de l'étiquette. L'oppression des enfants
sans défense par l'adulte qui cherche à se prévaloir aux yeux de la société est émou-
vante et absurde. Ruppert est dédaigné par les siens pour être l'image vivante d'une
aristocratie décadente. Dorothy et l'enfant de Lady Caroline sont abandonnés par
leurs parents soucieux de préserver leur image de marque que menace l'illégitimité
des enfants. Bill Mil1s et "Death Head", terrorisés par le hobereau avide de prestige,
meurent prématurément. La poursuite effrénée que le seigneur ("The Doctor's Legend")
livre à "Death Head" et qui va ruiner toute une famil1e est rendue ignoble par l'absence
de remords chez le "bourreau" :
C•••] he walk.ed 066, by no mea.n& plea.&ed with him&el6 at the unmanly
and undigni6ied pa.'lt whic.h a violent tempe'l had Led him to play.
(OMC, 42).

- 294 -
Deux crimes dénotant les mêmes actes d'inhumanité et d'abus de pouvoir sont dénombrés
dans la seule nouvell,~ "What the Shepherd Saw", à savoir le meurtre absurde du duc
sur Frederick Ogbourne (simplement soupçonné de déshonneur) et ['asservissement
mortel infligé au témoin Bill pour lui faire taire le fodait. Font écho à de telles
exactions les manoeuvres d'intimidation de Lady Caroline sur la paysanne Milly, ou
encore le sadisme de Lord Uplandtowers. On ne peut s'empêcher de voir en ce seigneur
un tortionnaire éprouvant un réel plaisir à faire souffrir sa femme: "Only a joke,
sure Barbara - a splendid joke :" (GND, p. 272). Les avortements qui suivent cette
cure sentimentale sont significatifs du degré d'ignominie auquel peut s'abaisser la
noblesse. C'est encore tout un comportement inhumain que l'on découvre derrière
la froide intransigeance de Lady Icenway envers Anderling, son premier mari. La
souffrance gratuite mais mortelle que la "noble dame" lui fait subir pour présener
son prestige du scandale, est inqualifiable.
Toutes ces punitions exemplaires sont des facteurs de destruction et de déstabi-
lisation dans le récit. S'y ajoutent les obstacles faits aux mariages entre différents
groupes sociaux sous le prétexte de garantir la "noblesse de sang". La dépossession
des fermiers de leurs terres vient dire aussi la suffisance des propriétaires terriens
et l'impossibilité d'une quelconque paisible cohabitation. La reprise fréquente des
terres pour des activités aussi futiles que l'agrandissement d'un parc, offre souvent
un contraste violent avec la misère qu'elle génère.
L'Eglise est aussi impliquée dan5
cette prééminence nobiliaire. Elle a sacrifié les valeurs religieuses et morales de
justice, d'amour et d'humilité au service des principes aristocratiques, et s'est alliée
à la noblesse contre les opprimés: la partialité du clo~rgé dans les différents conflits
et son hypocrisie la discréditent comme une institution salvatrice.
Les tenants de la foi se caractérisent par un manque de rigueur généralisé. Tou-
tefois, si la passion sportive de Billy Toogood (qui est présentée comme une faiblesse

- 295 -
bien humaine) est comique, l'intervention des pasteurs dans les affaires sentimentales
est plutôt tragique, car elle génère des catastrophes. Pour les "beaux yeux" de Lizzy
Newberry, Alicia et Francis Lovill, les ecclésiastiques Richard Stockdale, Teophilus
Higham et Davids méconnaîtront les principes religieux pour participer à des opérations
de contrebande, ou à des scènes de rivalité et de vengeance en prenant partie contre
les faibles. Leur complaisance réduit Agatha ("Destiny and a Blue Cloak") à épouser
contre son gré un vieillard repoussant, et pousse Monsieur de la Feste au suicide
("Alicia's Diary"). Comme on peut en juger, il existe presque toujours un décalage
entre le comportement du pasteur et la "Bonne Parole" qu'il prêche. Le cloisonnement
que Randolph impose à sa mère (liT he Son's Veto"), l'exil auquel les prétentieux fils
Halborough soumettent leur père (liA Tragedy of Two Ambitions"), et Percival
Cope son beau-père ("For Conscience' Sake"), ou encore le rejet de Mrs Chundle par
son vicaire sont des compromis aussi irréligieux que criminels, dictés par l'orgueil
ou la peur du scandale. Ces agissements disloquent invariablement des familles et
ruinent de nobles projets. Finalement, la déchéance des victimes est ressentie par
le lecteur comme un prix trop élevé pour la vanité humaine.
C'est l'inexistence d'une ligne de démarcation entre la religion et le prestige
social qui est à l'origine de tant de reniements et de parricides. En effet, que le
charme et l'éloquence soient fort prisés dans le sermon, que la respectabilité soit
exigée pour entrer dans les ordres, ou que l'Eglise confère pouvoir et influence à
ses tenants, ne peut qu'engendrer ambition et drames. Toutefois, au-delà de la confusion
des valeurs et de la complicité, le lecteur est forcé de voir la domination de l'Eglise
elle-même par la noblesse, ainsi qu'en témoigne l'exposition des arbres généalogiques
dans les lieux de prière. De même, l'opposition de Mr Bealand au mariage de Nicholas
Long avec Christine Everard (tlThe Waiting Suppertl), le refus de Byrt d'assister Edith
Phelîpson à la mort de son mari bigame ("Master John Horseleigh, Knight") signifient
non seulement la connivence, mais aussi la peur d'un pouvoir supérieur.

- 296 -
Toutes ces faiblesses sont perceptibles dans l'écart entre l'onomastique héroïque
des personnages et leurs comportements réels, dans lequel se dissimulent l'hypocrisie
et la vanité, mais aussi le scepticisme du narrateur quant au pouvoir rédempteur
de la foi enseignée. La mort de Mrs Chundle est symbolique de ce Verbe creux et
stérile, puisque c'est par orgueil que le berger laisse la brebis galeuse "courir" à sa
perte. Le nom "Percival Cope" semble désigner un personnage perspicace (si "Percival"
peut se lire "to perceive") qui sait s'accommoder aux circonstances ("to cope").
Il conviendrait d'ailleurs pour désigner le bon sens nécessaire à l'activité du jeune
vicaire ("a scrupulous correct clergyman and lover" (LU, p. 59). Pourtant, la vérité
que découvre "Cope" (le lien de parenté entre Francis et Millborne) le dérange et
il l'esquive. Disons que la sainteté du pasteur est trop criarde (Toogood) pour ne pas
être suspecte, et que ses exactions discréditent sa fonction (Higham = Iam) d'homme
de Dieu (Theophilus).
Ces incohérences et conventions sociales qui mènent au drame font l'objet d'une
critique sévère dans les nouvelles. Hardy semble dire que la tragédie est inévitable
dans une société cloisonnée et construite sur les valeurs creuses des apparences,
et réussit à nous faire partager ce sentiment. En effet, son lecteur ne saurait prendre
au sérieux ce qui s'appelle ici "le bon vieux Wessex".
Il. - LE GROTESQUE COMME "FORME DECHIREE"
Thomas Hardy est considéré, avec Henry James et Joseph Conrad, comme l'un
des grands ironistes du XI Xe siècle. L'ironie est son attitude face au monde, la vision
qu'il en a, et sa réponse à la vie. Cette figure dit sa façon de penser la littérature.
En le confrontant comme artiste avec la société, elle l'engage socialement, et ouvre
le chapitre de J'écriture.

- 297 -
La fonction que Hardy assigne à ses nouvelles est comparable à celle de Conrad
et de James Joyce. L'écriture de ces trois nouvellistes est produite par un mouvement
identique, qui est le choix critique dans l'usage social de leur forme. Elle atteste
une rupture avec la société et la communication d'un malaise dans la désintégration
des formes humaines et sociales qu'elle donne à lire. Le Wessex est à Hardy ce que
Dublin est à Joyce, la Mer et les Tropiques exotiques à Conrad: une entité fictive
qui permet à son créateur d'exprimer un certain nombre de choses sur la société ;
elle porte le cachet d'une authenticité indéniable, rendue vivante par la connaissance
profonde qu'a l'artiste d'une réalité culturelle spécifique, mais elle est loin d'être
une "élégie". Cette distance établie par l'écriture est l'ironie, ou remise en question
l
eironeia, explique Barthes, veut dire interrogation . Hardy et Joyce y ont trouvé
refuge. La distance ironique observée entre le discours du personnage et le récit
du narrateur leur permet de saper les valeurs morales de leur création. Mais l'angle
à partir duquel elle est inscrite les différencie: Dubliners entreprend la destruction
de l'intérieur, par le jeu du contrepoint, c'est-à-dire le dédoublement du sujet par
ses silences révélateurs de positions énonciatrices, ou par le décalage entre ses pratiques
rituelles et le sort qui lui est dévolu. A l'inverse, les nouvelles de Hardy le font de
l'extérieur au moyen d'une focalisation à distance et de contretemps désastreux et
ridicules. Ce dernier procédé est aussi fortement prisé par Conrad, et chez les deux
nouvellistes, il a valeur de grotesque.
Le grotesque (synonyme de tragédie ici) est la figure scrupturale dévastatrice
avec laquelle Hardy confronte la société de son époque. Il est présent à tous les
niveaux du récit: dans la situation de base de l'histoire, dans son encadrement, ou
encore dans la rétrospective opérée par le protagoniste ou le lecteur, le texte est
structuré de sorte à faire ressortir "les petites ironies de la vie" ou "seemings or
provisional impressions", ainsi que les appelle l'auteur. Cette "image" de l'ironie
S!Z, p. 120.

- 298 -
s'exprime dans une persécution sans rémission du personnage par le sort qui révèle
ses frustrations beaucoup plus souvent que la satisfaction de ses désirs. Elle fonctionne
en permanence dans les récits comme un leitmotiv, ainsi que le fait remarquer A.F.
Cassis:
Su66ic.e .it to bay that .it ü weU nigh impoMible to 6ingle out
a 6ho'l.t 6tO'l.Y 06 Ha'l.dy' 6 wh.ic.h .i6 not 6t'I.Uc.tu'l.ed w.ith a view
to b'l..ing out itony ; .in 6ac.t, one may go 60 6a'l. a6 ta 6ay what
1
w66e'1.ing i6 to t'l.agedy, itony Ü to Ha'l.dy'6 6ho'l.t Mo'l..ie6.
Les formes courantes qu'elle emprunte sont variees: elles vont de la conjonction
des contraires à l'ironie du sort qui opère des renversements de situations et de valeurs,
en passant par l'humour et la parodie qui sont déjà cette ironie au travail.
La tournure sans doute la plus courante que prend l'ironie du sort réside dans
la déception sentimentale. Le thème de l'infidélité et des alliances malheureuses
2
si bien analysé par Georges Wing , se répète à l'infini, comme une préoccupation
majeure de Hardy. Si l'on excepte le repentir de Lizzy Newberry ("The Distracted
Preacher"), la vertu récompensée de Laura ("The Honourable Laura") ou encore les
concessions de Baptista Trewthen à Mr Heddegan ("A Mere Interlude"), la plupart
des textes nient plutôt toute conclusion heureuse. Il y a presque toujours rattachée
à cette disphorie, l'influence néfaste d'un sort malicieux. La trahison sexuelle est un
acte imposé au sujet par une force hostile qui l'empêche de contrôler ses sentiments ou
la situation. L'ironie est à son comble quand il s'avère que l'amant attendu n'en vaut
pas ta peine, quand il se rétracte au dernier moment ou meurt subitement, abandonnant
son partenaire avec sa ridicule vertu.
(1) A.r.cassis, "A Note on the Structure of Hardy's Short Staries", in : Colby li)[ary Quarterly, Series X,
nO 5 (March 1974), p. 288.
(2) George Wing, "Betrayal and the Grotesque", in : Hardy (Writers and Critics, Oliver and Boyd : Edimburg
and London, 1963, éd. de 1966), p. 16.

- 299 -
Quand elles ne sont pas le simple constat d'un bonheur inaccessible, les circons-
tances dérivent d'une incompatibilité de caractères ou de classes. Les obstacles dressés
par un esprit de caste irritent visiblement Hardy, à en juger par le manque de réserve
et la moquerie cinglante avec lesquels il les traite. Les comportements frisent la
bêtise humaine, et sont saisis dans des moments absurdes particulièrement boulever-
sants : l'amour vrai est nié au profit de codes sociaux creux. Ni la bonne foi, ni les
richesses intellectuelles ou pécuniaires réunies ne suffisent à le racheter. L'issue
est pathétique, et elle devient abjecte quand le bonheur est détruit par un attachement
aveugle aux codes de conduite exemplaire. Le sentiment de révolte qu'engendre Charles
Raye ("On the Western Circuit") ne réside pas tant dans la séduction d'une innocente
paysanne par un citadin, que dans le conformisme obstiné à la parole d'honneur, fût-
il au prix de plusieurs vies.
L'un des procédés diffamatoires utilisés par l'auteur à l'encontre d'une telle
vanité est de présenter une personne "normale" dans une situation "anormale". Le cas
est illustré par le pasteur Percival Cope ("For Conscience/Sake") et le hobereau Petrick
("Squire Petrick's Lady") qui semblent tirer vanité de la bâtardise: le premier n'épou-
sera pas sa fiancée tant qu'elle a un père, et le second ne reconnaîtra son fils que
s'il est illégitime. Un autre protagoniste qu'on retrouve dans une situation aussi absurde
est Lady Icenway, riche et altière "noble dame" réduite à demander une curieuse
faveur à son jardinier méprisé, pauvre et mourant: Anderling doit assurer la descen-
dance de la famille, le mari étant impuissant. Comme elle, Barnet, riche industriel,
est contraint de recourir à une négligeable tierce personne p·:>ur sauver son foyer.
L'avocat Downe et l'orpheline Lucy Saville qu'il cherche à s'allier vivent péniblement,
et sont issus de basse classe. Le sort veut que, dans ces récits les peIlteS gells dlent
ce que ne peut obtenir l'autorité: le phallus, l'hymen et la sagesse, symboles de
puissance et de vertu. Une telle inversion de codes est visiblement subversive, comme
la valorisation par la couleur que Hardy aime à tourner en dérision.

- 300 -
Dans le Wessex, le rose et le bleu sont des principes de pureté et de noblesse.
Comme pour les corrompre, l'auteur les fait contraster avec les comportements absurdes
des personnages, de sorte que le lecteur en arrive à leur préférer d'autres teintes.
Le bleu que désire vainement Petrick coûte à sa femme le prix de l'infidélité et
réclame l'illégitimité. Le rose, également, perd de sa valeur avec les vices des sujets.
De toute façon, les protagonistes qui véhiculent ces codes ne surmontent pas les
incidents pour les faire valoir. A travers l'altération des principes de pureté, Hardy
- l'artiste apparaît comme un peintre qui a une prédilection pour les mixtures et
les teintes pâles: les couleurs à l'état pur sont absentes de ses toiles, ou du moins
s'aperçoivent presque toujours sur un fond sombre, comme si l'artiste voulait inférer
l'imperfection de la nature humaine: complexe, absurde, voire bestiale. La mort
figure ici l'ultime décomposition de corps prétendument innocents et nobles. Ainsi,
les renversements de situations et de valeurs permettent à Hardy de rabattre l'orgueil
de ses personnages.
Une variante de cette ironie est la remontée intempestive en surface d'un phéno-
mène passé: l'éclatement au grand jour d'une alliance secrète que le sujet a longtemps
cherché à dissimuler, la hantise d'un cauchemar, la réapparition indésirable d'un amant
porté disparu donnent à déduire qu'aucun crime ne reste impuni, ou que le monde
évolue en un cercle vicieux dans lequel les ténèbres éternelles, tel un étau, se res-
serrent impitoyablement autour du sujet. L'image du cercle infernal est communé-
ment utilisée par Hardy, Kipling et Conrad. Elle évoque chez eux le piège et la prison.
Kipling fait de ce thème impérieux un usage constant. Le sentiment angoissant de
l'encerclement du sujet par l'adversité, si puissant dans son idéologie, convient parfai-
tement à la représentation de l'aventure cauchemardesque de Jukes ("The Strange
1
Ride of Morrowbie Jukes"). Evelyne Hanquart
y relève de multiples échos réminiscents
(1) Evelyne Hanquart, "Une descente en enfer: 'The 5trange Ride of Morrowbie Jukes"', in : Sludies in
Rudyard Kipling, Cahiers Victoriens el Edouardiens, nO 18, nov. 1983 (Revue du Centre d'Etudes et
de Recherches Victoriennes et Edouardiennes, Université Paul Valéry de Montpellier), pp. 9-20. Dorénavant
les ''Cahiers'' s'abrègeront C.V.E. ou CmVE.

- 301 -
de la descente en Enfer de Dante : la lune est à son plein ; les chiens sauvages encer-
c1ent le campement, comme les 'norts-vivants le nouvel arrivant; les tanières, les
piécettes par lesquels Jukes tente de préserver son statut de sahib, la plaie béante
du cadavre, le cratère même où il tombe sont autant d'évocations de ce cercle par
leur forme ronde.
Mais tandis que Kipling met cette circularité au service de son idéologie en faisant
sortir son héros du cratère in extremis, Conrad et Hardy n'en retiennent que le carac-
l
tère immuable et fixe de l'existence. François Lombard
remarque que Conrad repre-
sente ses îles rondes chaque fois qu'il en décrit une, en accord avec l'isolement de
ses personnages et avec l'encerclement de leur existence par des forces hostiles.
Cette vision circulaire est une autre image de ce qu'il convient d'appeler la fatalité,
celle-là qui, comme chez Hardy, est liée à la récurrence mathématique d'un mal
prenant sa source dans le passé, et à la nécessité de tourner continuellement sur
soi-même. Souvent, aussi, Hardy va au-delà de cet état stagnant en faisant éclater
le cercle dessiné par l'existence des personnages, non pour les en délivrer, mais pour
mieux les propulser dans le néant. Quand ce n'est pas la conjonction du passé et
du présent, c'est la disjonction de ces termes temporels qui les pulvérise. L'instabilité
du "natif" revenu à la terre est particulièrement frappante. Son retour trace dans
l'histoire une situation parodique du récit biblique de l'enfant prodigue qui suggere,
selon Hillis Miller, l'aspiration à une foi à jamais perdue:
rhü, c.ontta&t be.twe.e.n pa&t and p'l.e.&e.nt 'l.e.aiitie.& &how& the.
vüito'l. that you c.an't go home. again, O'l. [ •••] "nought happur
twice". 2
(1) François lombard, "Conrad and Buddism", in : Sludïes in .Joseph Conrad (C.V.E 2, 1975), p. 105.
(2) J. Hillis Miller, Thomas Hardy : Distance and Desire (The Belknap Press of Harvard Univ. Press, 1970),
p. 49 ; "nought happen twice" est une référence au poème "On the Departure Platform", in : Collecled
Poerns de Thomas Hardy., p. 206.
-
---
.

- 302 -
En réalité, le mythe, la sagesse, l'amour matrimonial ou patriotique n'ont guere
de sens dans le récit hardyen, de même que la mort de soldats qui ont ironiquement
bravé les dangers des champs de bataille pour venir ternir la gaieté pastorale
n'a rien d'héroïque. Avec elle, s'estompe la grandeur de l'Empire dont les conquête-;
et les médailles n'apportent ni la gloire ni le salut escomptés. Elle donne au récit
la forme d'une tragédie grecque dans laquelle les héros tragiques sont aussi grotes-
ques que les personnages extravagants à l'allure d,~ clochards et d'épouvantails,
ou les musiciens dans le rôle de choeur. Leur naïveté vient, avec toute sa grandeur
humaine, se plaquer incongrûment sur l'affectation aristocratique, et créer une
atmosphère particulièrement bouffonne sur fond tragique. Cette opération qui
intervient dans la conjonction du noble et du trivial, du réel et du sensationnel
permet à l'auteur d'introduire des germes de corruption et de discrédit dans la
communauté ostentatoire du Wessex. Par ce jeu de contrastes frappants, Hardy
met à nu les prétentions et la bêtise humaines: les barrières sociales, les principes
conventionnels de pureté, de respectabilité et de noblesse volent en éclats. Le
lecteur qui doit déduire une conclusion de ces prémisses se découvre un faible
pour le rustique qui mène une existence sans fard, avec ses craintes et ses désirs,
ses vices mais aussi cette simplicité faite de franchise, de courtoisie et de bonté
réflétant toute une grandeur humaine ouverte à la vie. C'est sur ce petit monde
que Hardy campe la majorité des scènes, n'entrant dans le milieu noble que pour
rabattre son orgueil et lui faire découvrir sa vulnérabilité.
Les formes communes et ultimes que revêtent toutes ces différentes manifesta-
tions de l'ironie du sort sont la futilité de l'entreprise et son tragique dénouement.
Un incident éclate presque toujours, qui vient clore les textes, dissolvant le groupe,
désillusionnant le sujet ou provoquant sa disparition de la scène. Les romances, les
rêves et les projets prennent fin avec l'infidélité, la traîtrise, la dissimulation et

- 303 -
la brutalité, quand ce n'est pas avec le mauvais sort, les accidents, les exécutions
et les suicides. On voit les vies glisser aisément dans le déclin et la solitude stérile.
La détresse et la mort irrémédiables impriment le sens de déperdition et de perte,
une sorte de négation de la vie qui a valu à Hardy l'étiquette d'écrivain déterministe
ou fataliste. Sa perception du monde, selon David Cecil, s'apparente à une théologie
sérieuse qui ne se limite pas à une croyance particulière: elle est celle d'un "athée
jouant avec un vocabulaire chrétien"l C'est d'un "athée" aussi que parle George
2
Wing . Il est vrai que son écriture considère la vie avec beaucoup d'amertume: d'elle
émane le sens fort d'une prédestination à l'échec et à la ruine, car l'humanité est
impliquée dans une lutte tragique et généralement dérisoire avec le sort. Les choix
qui lui sont offerts sont réduits, et rendus absurdes par le caractère irréversible du
processus qui le condamne à disparaître. Les solutions énergiques apportées aux problèmes
s'avèrent aussi futiles que l'exil, le retour à la Terre-Mère, le recours à la religion
ou le repli sur soi.
L'échec et la frustration caractérisent les relations humaines dans une bonne
partie des nouvelles modernes où trouvent place les textes hardyens. Chez Joyce,
toute une "paralysie" morale et spirituelle inhibe l'activité dublinoise. Chez Kipling,
3
Jachy Martin
relève la difficulté d'une liaison interraciale ("Without Benefit of Clergy"),
l'impossibilité d'une relation passionnelle entre hommes et femmes ("Mrs Bathurst",
"By Word of Mouth", "Love O'Women"), la soumission entière d'une amitié virile à
un pacte excluant toute relation avec l'autre sexe ("The Tomb of his Ancestors",
"In the Same Boat", "The Man Who Would Be King"). De même, dans l'univers conradien,
l'homme se trouve aliéné, ridicule et coupable. La conscience de soi comme absurde
(1) David Cecil, Hardy the Novelist (Constable, 1943), p. 22 ; cité par Beachcroft,
The Modest Art (London: O.U.P., 1968), p. 112.
(2) George Wing, "The Village Atheist", in : Hardy, op. cn., pp. 1-15.
(3) Jacky Martin, "L'énigme: clef des relations de personnes dans les nouvelles de
Kipling", in : Studies in Rudyard Kipling (C.V.E. 18, nov. 1983), pp. 69-81.

- 304 -
aux yeux des autres gouverne ses rapports aux humains; il se découvre étranger
à la nature qui lui est indifférente, et confronté à un mécanisme implacable contre
lequel il vient régulièrement buter.
Si toutes ces écritures se recoupent dans le sort réservé aux personnages, la solution
envisagée aux dénouements des drames et des tragédies les différencie. Kipling, par
exemple, a érigé pour ses personnages toute une idéologie fondée sur la résistance
humaine et sur des "structures fondamentales" capables de parer aux coups portés
par la nature ou les hommes. Jacky MartinI découvre chez lui que l'union essentielle
souhaitée mais irréalisable est déviée sur une "relation idéale" régissant l'existence:
Clem se retrouve dans une situation éternelle de fils, l'unissant pour toujours à sa
Tante-Mère, Armine, devenue une référence suprème dans sa vie au détriment de
sa fiancée ("A Madonna of the Trenches"). De tels schémas fondamentaux sont adaptés
à des "relations substitutives" de façon à atténuer les conséquences désastreuses:
le personnage de la Mère-Amante se trouve remplacé par des machines fascinantes
et inébranlables, ou par des animaux familiers à l'affection indéfectible ("The W'Jrnan (:)
in his Life", "That Dog Hervey", "The Maltese Cat"). Des mariages de raison nai,sent
également, dans lesquels le dévouement et le respect tiennent lieu de passion amoureûse
("The Brushwood Boy", "William the Conqueror", "The Courting of Dinah Shadd").
Ainsi, par de telles neutralisations, la "relation virile" se voit dégagée de la menace
que fait peser sur elle la permanence du désir. Cautionnée par une institution, elle
redevient licite: 'Jne Loi fixe le cadre (la jungle, l'école, l'armée ou la Loge Maçonnique)
dans lequel elle peut normalement s'exercer. La culpabilité qui pouvait s'attacher
à la "déviation" se dilue dans le respect de la Règle qui, dès lors, se fait le garant
du comportement et de la stabilité. Elle généralise la Faute en la transformant en
(1)
Jacky Martin, op.cit., pp. 69-81.

- 305 -
un Mal Nécessaire et Universel, de sorte que l'individu ne se sent plus coupable,
et le sacrifice qui s'exerce d,~ façon parfaitement anonyme n'est plus condamnable.
A l'intérieur de cette structuration, se trouve la notion complémentaire d'Action,
également conçue pour assurer la survie des personnages. Les agressions que l'extérieur
et les ténèbres exercent sur l'individu et sa capacité à leur résister sont un thème
fondamental chez Kipling. Seuls le travail de l'homme, son savoir ou son esprit créateur
peuvent assurer sa conservation. Mais, à l'exemple de la réglementation des "relations
humaines", ces actions doivent être fondées sur les valeurs suprêmes de la loyauté,
du courage, de l'honneur et de la discipline, qui dépassent l'individu.
LOI'Empire Anglais",sorte de mythe que Jean-Pierre Vernier l compare à l'image
de la Rome antique est, pour Kipling, le véhicule idéal du dépassement de soi. Il
est symbolisé par des petits univers clos dans lesquels l'individu trouve refuge contre
les Forces du Mal. L'armée, la Loge Maçonnique, le monde des administrateurs et
des ingénieurs constituent toujours des catégories professionnelles dont les membres
sont unis par un rituel, un savoir et un langage communs. Ces personnages-types
sont les bâtisseurs et les gardiens de l'Empire. On comprend, dès lors, que Morrowbie
ne puisse faillir malgré sa "chute infernale" ("The Strange Ride of Morrowbie Jukes"),
que le jeune officier John Chinn réussisse là où ont échoué l'administration lointaine
("The Tomb of his Ancestors"), les prétentieux aventuriers Dravot et Corneham, peu
respectueux du "Contrat" ("The Man Who Would Be King"). Par leur humilité, leur
oévotion, leur efficacité et leur héroïsme, ils appartiennent à la race dominante et
"
conquérante chargée de porter le "fardeau de l'homme blanc", c'est-à-dire les forces
positives de la lumière, de l'Ordre et de la Loi; et leur action, quand elle est bien
menée, se mue en une mystique. Jean-François Gournal fait remarquer qu'elle reçoit
(1) Jean-Pierre Vernier, "Kipling, l'Imaginaire", in : Studies in Rudyard Kipling, p. 4.
(2) Jean-François Gournay, "Charisme et Pax Britannica dans 'The Tomb of his Ancestors"', in : Studies
in Rudyard Kipling, p. 41.
-

- 306 -
l'approbation aussi bien des hommes que des dieux autochtones et immémoriaux
de l'Inde dans "The Tomb of his Ancestors". L'alliance presque familiale qui s'est
tissée entre le jeune officier et la population primitive des Bhils, les rapports
harmonieux qui unissent Jukes le bon maître à Dunnoo le serviteur loyal et désinté-
ressé, sont des témoignages vivants du succès de cette entreprise charismatique
et pacifique. L'avatar suprême de cette communion rituelle est sans doute constitué
par le groupe clos que forment conteurs et auditeurs. Kipling transforme égalemen;:
leurs réunions en cérémonies sacrées. De l'analyse de Vernier, il ressort que racon,er
est devenu pour eux une expression de fraternité, le signe distinctif du groupe
qui accepte, résiste, subsiste et tente, par la parole, d'avoir prise sur la réalité 1
Si les Codes dictent une ligne de condui te aux personnages kiplinguiens, et trouver,:
une solution à leurs frustrations, aucun subterfuge par contre ne paraît envisageable 2. la
condition humaine fictivisée par Hardy, de sorte que le mal qui frappe le Wessex de-
meure un phénomène irrémédiable, simplement constaté. L'homme y est livré à lui-même,
sans espoir de rédemption. A l'opposé de l'idéologie enthousiaste de Kipling, c'est
plutôt un scepticisme profond lié à la conscience d'un univers vil, vide ou indifférent
que Hardy partage avec ses contemporains. Aucune évasion vers quelque forme de
religion, d'esthétique, de politique ou de réforme sociale n'est esquissée dans son
oeuvre. Au coeur de la vision hardyenne et conradienne se trouve le grotesque, assoclé
à l'absurde ou a la caricature, à la déception, à la découverte de sa propre bassesse
ou à la mort.
Conrad dépeint un monde envahi par le néant et l'irrémédiable que Jean-Jacques
Mayoux trouve "absurde jusqu'à l'inexplicable,,2 : il n'y a ni morale, ni connaissance,
(1) Jean-Pierre Vernier, "Kipling, l'Imaginaire", pp. 7-8.
(2) Jean-Jacques Mayoux, "L'absurde et le grotesque dans l'oeuvre de Joseph Conrad", .. : Studies .. Joseph
Qrrad, p. "1).

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ni espoir d'amélioration. Aussi l'auteur considère-t-il avec reserve des notions
telles que la civilisation ou la domination de l'univers par l'homme, SI prisees
par Kipling. L'idée de progrès lui paraît d'ailleurs la plus absurde de toutes, car
si l'homme est étranger à la nature, et que celle-ci lui est indifférente, aucune
explication n'est définitive. Pour Conrad, la nature humaine est faible, basse et
stupide, et la vie n'est que mascarade. Aussi doute-t-il de pouvoir persuader les
hommes de se laisser guider, dans un monde matérialiste, par quelque valeur aussi
essentielle que la foi, la justice, la liberté, la pitié ou la fidélité à la vérité et
à l'honneur.
Mais la bassesse de l'homme ne suffit pas à expliquer les enchaînements sinistres
qui constituent toute l'oeuvre conradienne. Il faut aussi que, comme chez Hardy,
une obscure méchanceté métaphysique se joue de lui. Toute action (dont le sujet
est fatalement prisonnier) est par définition dérisoire. De sa relation à la situation
que Mayoux dénomme le rapport absurde, "l'apparence visuelle ne correspond pas
à ce qui se voudrait la dignité ou le décorum de l'acte"l : elle diminue jusqu'à l'insi-
gnifiance la réalité dont elle est soigneusement séparée. Cette réduction, dit-il, donne
à la situation son aspect de dérision, et finalement de critique des valeurs. Tels sont
la description du pendu "faisant la grimace" au Directeur de la Compagnie ("An Outpost
of Progress"), ou le voyage sur le navire français le long des côtes africaines ("Heart
of Darkness"). Le spectacle offre à chaque fois une cupidité médiocre et futile:
les scènes où le navire de guerre entre en action contre une côte apparemment déserte,
où les blancs affrontent avec leurs fusils les peuplades primitives armées de flèches
et de javelots, frisent quelque "drôle de guerre".
Ces deux "contes africains" sur la colonisation pourraient bien servir de réplique
a la doctrine impériale prêchée par Kipling. Déjà, dans le recueil Tales of Unrest
(1) Ibid., p. 72.

- 308 -
(incluant "An Outpost of Progress"), Conrad présentait, avec le même réalisme qui
lui est connu, les Malais comme des êtres moralement supérieurs aux blancs. En fait,
dans les notions de civilisation, de progrès et de science, il ne dénonce que contradic-
tions, et s'intéresse à ce qu'il advient des Européens plutôt que des autochtones seule-
ment. De leur mission, il ne retient qu'exploitation et destruction ; d'eux-mêmes,
il ne renvoie que la piètre mais surprenante image de victimes. Paradoxalement,
ce sont les prétendues notions de "philanthropie" et de "progrès" qui perdent Kayerts,
Carlier ("An Out post of Progress") et Kurtz ("Heart of Darkness"). Au départ mission-
naires, pionniers, marchands d'ivoire ou d'esclaves,ils se découvrent finalement une
condition d'esclaves et d'hypocrites ratés, incompétents, physiquement et mentalement
diminués, contrairement aux "ingénieurs" et aux "administrateurs" - types de Kipling
dont l'oeuvre est toujours constructive. Cette prise de conscience (la conscience de
soi comme absurde) entraînera leur dissolution et la fin de leur quête. L"'horreur"
que découvre Kurtz à la fin de son aventure symbolise pour tous le sombre abîme
sur lequel est construite la civilisation qu'ils représentent.
C'est avec un réalisme aussi sombre que Hardy fait sa satire sociale. Ses histoires
immorales, irréligieuses et brutales jusqu'à la consternation reflètent la conception
joycienne ou conradienne de confronter la société avec sa propre image repoussante
qu'elle cherche à fuir, en retournant les préjugés, en défiant la censure et les conven-
tions. Hardy refuse l'écriture de son passé en s'érigeant contre les théories qui privilé-
giaient les apparences: pour beaucoup de critiques littéraires de son époque, une
oeuvre peignant la haute société était naturellement meilleure à une autre décrivant
la vie des basses classes. Mais l'élément dominant dans la caractérisation reste pour
lui la nature humaine avec ce qui lui est propre, à savoir son instinct et ses passions,
de quelque origine que soit l'individu

- 309 -
[...] the physical condition of the characters rules nothing
of itself one way or the other. Ail persons who have thought-
fully compared c1ass with c1ass [...] are convinced that educa-
tion has as yet but little broken or modified the waves of
human impulses on which deeds and words depend. 50 that
in the portraiture of scenes in any way emotional or dramatic
[...] the peer and the peasant stand on much the same level
the woman who makes the satin train and the woman who
wears it.l
Du coup, Hardy secoue la complaisance du public victorien avide de retrouver les
mêmes étiquettes dans la littérature. Les lecteurs aimaient un mélange de sentimen-
talisme et de suspense, avaient une prédilection pour les dénouements heureux et
l'élévation morale. Ce qu'ils redoutaient le plus, c'étaient la mort et la pauvreté
dont l'effet misérable pouvait provoquer une révolution sociale. Anxieux d'oublier
leur passé afin de devenir "respectables", ils voulaient des anecdotes reflétant leur
propre mode de vie, leur monde solide et confortable. Or, le récit que les nouvelles
font du Wessex atteste
une rupture essentielle avec ces conventions. L'inversion
des principes qu'il opère démontre la pratique d'une forme "déchirée" de l'écriture,
conçue pour "déranger" et non pour illustrer quelque loi: aux valeurs de pureté, de
noblesse et de perennité se substituent les notions de perversité détestable, d'impuis-
sance et de mort redoutables. L'hypocrisie, la vanité et la cruauté de la nature humaine
sont mises à nu par la dénonciation d'une noirceur inégalée derrière la netteté des
traits extérieurs, et de comportements violents se trouvant paradoxalement du côté
des sujets réputés "respectables".
L'ironie, poussée jusqu'au grotesque, apporte la preuve manifeste que la nouvelle
hardyenne n'est pas une "élégie" : le texte n'évoque guère un "bon vieux passé" devant
(1) Thomas Hardy, "The Profitable Reading of Fiction [FOIUIl (New York), March 1888, pp. 57-70], in-
Harold Orel, Thomas Hardy's Persona! Writings (Macmillan : London, Melbourne, 1967), p. 124.

- 310 -
un "vilain présent" ; il n'est ni nostalgique ni passéiste, car Hardy élude sans cesse
toute forme de sentimentalité en alliant la compassion au détachement critique.
III. - LE RECIT "ASYMBOLIQUE"
Cette attitude critique qui refuse la complaisance et vise à rendre compte objecti-
vement d'une situation prévalente fait de l'écriture de Hardy une forme éclatée neutre
qui rappelle la pratique de Joyce et de Conrad. Les récits de ces nouvellistes s'organi-
sent suivant un ordre causal, mais garde leur causalité implicite, obligeant par là
Je lecteur virtuel à accomplir le travail d'interprétation auquel s'est refusé le narrateur.
A ce genre de neutralité, Barthes reconnaît une forme moderne de l'écriture. Il ne
s'agit pas, dit-il, de condamner ni de prendre parti; c'est le langage qui représente
la catégorie de la morale, dans la mesure où Abraham sacrifiant est condamné à.
ne pas par Jer :
L'éc.'liva..Î.n mode'lYle e!>t et n'eM pab Ab'l.a.ha.m : il lui 6a.ut
êtte à. la 60ib ho'l./> de la mO'l.a.le et da.nb le langa.ge, il lui
6a.ut 6a..Î.'te du géné'ta.i a.vec. de l'inéduc.tible, 'tet'tOuve't l'a.mo'l.a.li.té
de bon exibtenc.e. à. t'l.a.Ve'tb la génùa.lité mO'l.a.le du langa.ge.
c.'ebt c.e. paMa.ge. ullqué qui e.bt la litté'l.a.tu'te. 1
Hardy respecte cette finalité, puisque c'est au lecteur qu'il incombe de restituer
le texte. Néanmoins, par rapport à l'''impersonnalité du ton" de l'écrivain dans le récit,~
il occupe une position intermédiaire entre Joyce et Kipling: sans pouvoir prétendre
à ce qu'il est convenu d'appeler "les silences de Dubliners,,3, ses nouvelles sont
(1) Roland Barthes, le degré zéro de l'écriture, p.119 ; souligné par l'auteur.
(2) George Moore appelle ainsi l'effacement de l'instance narrative dans le récit: "Absolute impersonality
01 diction", in : "Turgueneff", publié dans The Forthnightly Review du 1er lévr. 1BBB ; cité par
Fabienne Garcier, C.E.R.V.E. 14, oct. 19B1, p. 9.
(3) Jean-Michel Rabaté, "Le silence dans DublinelS",~: StUlfoes in the Eorly Joyce, C.E.R.V.E. 14, oct.
1981, p. 13 ; Ezra Pound qu'il cite comme l'un des meilleurs commentateurs de Joyce en parlait déjà.

- 311 -
cependant déjà loin de signaler une forte presence de l'auteur.
Chantre de l'énergie, du devoir et du dévouement, Kipling s'écarte de la neutralité
de Hardy qui ne cherche guère à communiquer quelque théorie. De l'avis de Beachcroft,
sa stridente voix politique et mystique a fini par faire de lui le porte-parole officiel
des Puissances et de l'Empire, et à donner de son écriture l'impression d'un usage
l
paradoxal de cet "art modeste" qu'est la nouvelle . Kipling tend, effectivement, à
voir les gens et les événements de façon "violente et dramatique". Quand il veut
paraître drôle, il se laisse aller à la farce. On le sent aussi impressionné par la tran-
quillité d'une campagne, intéressé par les espiègleries d'un ivrogne ou les causeries
d'un médecin. Mais surtout, il aime à raconter avec beaucoup de commentaires et
de remarques faites en aparté, et finit par nous paraître l'homme du savoir, versé
dans le secret des hommes et des Puissances, réglant les différends et répondant
de l'amitié d'un personnage ("Mrs Bathurst"), promettant d'honorer sa mémoire (Life's
Handicap), impliqué dans des scènes de torture ("The Mark of the Beast"), ou encore
théorisant sur une organisation sociale idéale. Pas même le jeune lecteur de ses contes
animaliers ne se tromperait sur le compte de récits prédicateurs: Stalky and Co.,
Kim, la littérature enfantine, les livres de la jungle expriment par des fables sa philo-
sophie politique centrée sur les deux concepts de la Loi et du Jeu. Le premier définit
les termes du devoir, de l'obéissance, du contrat et du travail. Le second apprend
a Kim à améliorer son jugement sur la nature humaine.
A la différence de Kipling qui prescrit des codes de conduite, Hardy pratique
une écriture asymbolique : sa pensée est déduite à partir de l'action des personnages
et du ton ironique du narrateur, plutôt qu'elle n'est directement énoncée j comme
chez Joyce et Conrad, elle n'est guère partisanne : elle ne revendique aucune idée
générale, pas plus qu'elle ne privilégie une quelconque classe sociale par rapport
à une autre, ou ne moralise. Par cette attitude, Hardy apparaît comme un créateur
(1) T.0. Beachcroft, The Modes!: Art (London : Oxford Univ. Press, 1968), p. 132.

- 312 -
absent de sa création, se contentant d'observer avec détachement et sympathie des
scènes d'où il n'y a d'autre ennemi que la nature humaine et l'ironie du sort. Il se
démet de toute fonction appréciative sur la double instance narrative "narrateur-
conteur" qui, par la focalisation à distance et la limitation de son pouvoir omniscient
à une activité énonciative, crée un récit neutre: le narrateur s'est déchargé de sa
fonciton sur un conteur, pour se constituer en "organisateur de récit" dont l'activité
rappelle le "personnage-anaphore" de Philippe Hamon l . Le conteur, à son tour, s'est
réfugié derrière les réflexions des sources informantes et des personnages qu'il se
contente de citer: c'est à eux que revient la fonction appréciative.
Dans les nouvelles de Hardy, ce sont les petites gens qui jouent la fonction mora-
lisatrice. Le fermier, le "natif", le pasteur dissident, la "chorale" ou le spectateur
anonyme qui apprécient pour nous la valeur morale de ces récits sont des sujets sociale-
ment défavorisés dont personne ne fait cas dans le Wessex. Les civilités que s'adressent
par exemple les conteurs, et la lettre majuscule qui est affectée à leurs noms (the
Président, the Reverent, the Vice-President, the Colonel... dans GND) ne renvoient,
en réalité, à aucune valeur d'honorabilité ou de noblesse viable. Elles ont, en fait,
un rôle parodique dans le récit, à en juger par les sobriquets hu Tloristiques péjoratifs
qui sont adjoints à leur sur- qualification: un membre âgé du "Club" s'appelle "The
Bookworm", tandis que le "respectable marguillier" se signale par une anomalie visuelle
"the chink-eyed churchwarden". Avec les personnages secondaires, les conteurs consti-
l
tuent la catégorie des "personnages-embrayeurs" de Philipe Hamon
: choeurs de
tragédies, souffre-douleur des personnages conventionnels, "porte-parole", ils sont
les marques de la présence de l'auteur.
En adoptant le point de vue des petites gens, Hardy cesse d'être un témoin de
l'universel pour devenir une "conscience malheureuse", la voix de ceux qui n'avaient
(1) Philippe Hamon, "Pour un statut sémiologique du personnage", in Roland Barthe
et al, Poétique du récit, Seuil, 1977, p. 123.

- 313 -
pas voix au chapitre dans le Wessex. Cette perspective riche de l'humour bon-enfant
de la ferme lui permet de stigmatiser les travers de la société avec une saveur originale,
sans avoir à le dire lui-même. Sa défense de~opprimés, son scepticisme quant à la
nature humaine et son refus de mettre l'écriture au service d'une "pensée", l'éloignent
irrésistiblement de Kipling.
**

CHAPITRE II
UN STYLE "INIMITABLE"
**

- 314 -
CHAPITRE Il
UN STYLE ''I NI MITABLE"
Si Hardy, Joyce et Conrad refusent d'exposer quelque doctrine ou morale, et tiennent
les idées à distance, il reste que le type de thèmes sélectionnés et l'intensité de
l'énonciation varient d'un auteur à l'autre: au sujet caractéristique de Joyce, Hardy
préférera le fantastique kiplinguien, et plutôt qu'une instance invisible, il optera pour
une envahissante.
I. - LA COMPLEXITE EVENEMENTIELLE
Dans un style franc, réaliste et presque naturaliste, Joyce décrit la vie de
gens saisis dans leurs occupations habituelles ou les lieux publics. De ce monde, il
est absent. Beachcroft le perçoit davantage comme un miroir renvoyant un reflet
I
de Dublin, qu'un microscope disséquant la ville
: les scènes qu'il présente ressemblent
à des "tranches de vie". Elles sont esquissées brièvement, avec une simplicité rendue
déroutante par l'ordinaire des situations. La technique consiste à narrer des histoires
dans un langage sélectionné et limité, proféré comme à voix basse au point de ressem-
2
bler à une méditation. Fabienne Garcier , qui abonde dans le même sens, est impression-
née par le contrôle émotif dont fait preuve le narrateur: celui-ci s'est retiré derrière
sa création, donnant à voir l'espace dublinois tel qu'il le perçoit en son "for intérieur".
Dans sa retraite, il apparaît au début comme un "je" en attente d'identification,
personne grammaticale sans contenu, puisque sans nom ni famille proche. lei se perçoit
(1) T.O.Beachcroft, The Modest Art (London: Oxford Univ. Press, 1968), p. 178.
(2) Fabienne Garder, "James Joyce et la nouvelle", in : Studies in the Eorly Joyce, :C Y.E -14, (oct. 1981),
p. 4.

- 315 -
l'un des meilleurs moments de ce que George Moore a introduit comme l'''imperson-
na lité du ton" dans le discours critique sur la nouvelle. Ce "moi" vide est vite condi-
tionné par les discours ambiants des personnages, au point de se confondre avec eux
et de produire un récit éminemment paraleptique : il n'y a pas de frontière sensible
entre la voix du narrateur et le discours intérieur du personnage focalisé. Le récit
imite sa voix, fait siens et sa parole et les contours de sa pensée, sans toutefois
lui déléguer l'initiative de la parole.
L'effacement de l'énonciation et la limpidité du langage font du texte ce eue Jeëln-
Michel Rabaté appelle "une résonnance morte, un écho mat" produits sur le fond
l
bruyant des bavardages de la ville .
A partir de ce contraste et la restriction de
champ que s'impose le récit, Joyce parvient à des implications fâcheuses: le narrateur
adopte le point de vue intérieur à la conscience d'un personnage dont l'éducation
ou la clairvoyance paraissent limitées. Le sujet est incapable d'établir certains rapports
logiques de cause à effet, de déduction analogique que le lecteur devine. Cette inadé-
quation qui repose sur l'''élément vide et mouvant,,2 est révélatrice de la nature para-
lytique dublinoise. En el.le se joue la question de l'interprétation textuelle. Le processus
est amorcé dès la première page par la suspension délibérée d'éléments qui flottent
dans Je vide, attendant d'être interprétés. Les personnages tels que le vieux Cotter,
qui semblent informés ou posséder une opinion, se refusent au dévoilement et à l'expres-
sion; leurs paroles se font rares, hésitantes, allusives, quasi inaudibles, quand elles
ne se perdent pas dans les points de suspension. Ceux-ci se multiplient et finissent
par déborder sur le discours des autres qui s'avère aussi incohérent: la confession
du père Flyn ("The Sisters") est murmurée, et la conversation de "lvy Day..." décousue.
Ce caractère vague qui se joue dans les termes antithétiques du dicible et de
(1) - (2) Jean Michel Rabaté, "Le silence dans Dtnliners", in : 5tudies in the Early Joyce, p. 13.

- 316 -
l'indicible, traduit l'attitude des personnages à l'égard de leur condition et des con ven-
tions sociales. Il devient alors le lieu d'une transgression ou d'un mystère angoissant.
Ce vide laissé par la suspension d'énoncés insuffisants ou hésitants n'est pas rempli
par le récit. L'énonciation, paradoxalement, ne renvoie pas davantage à une proféra-
tion de plus, car le narrateur ne prend pas part à la conversation, pas plus qu'il ne
cherche à résoudre les paradoxes. Le décalage entre la pratique des rites et leur
valeur réelle, entre le discours ou l'attitude des personnages et le récit qui les prend
en charge, suffit à produire un "contre-discours" ou "contrepoint ironique" révélateur
des "épiphanies satiriques". Le "silence", conclut Rabaté, est alors constitutif du dis-
cours: il démasque les positions énonciatrices en divisant l'énonciation. Par son écoute
se perçoit le mieux le sens du texte, car il est à la fois "symptôme et interprétation"l
Il est remarquable comme Joyce se saisit de niaiseries pour les arracher à ce
que Pierre Vitoux appelle "l'enfer de l'évident,,2, c'est-à-dire pour communiquer le
profond et le sublime. Cette simplicité naturelle construite sur un langage ordinaire,
inspirée de scènes et de vies presque banales rendues mystérieusement vivantes, lui
a valu d'être considéré par Beachcroft comme un auteur pratiquant "l'art de la dissi-
4
mulation,,3. L'expression est également appliquée à Thomas Hardy , mais dans un
contexte différent.
Tandis que, par les yeux de son génie, Joyce parvient à rendre impressionnants
des incidents ordinaires, Hardy, lui, atteint la profondeur de la perception humaine
au moyen d'une complexité événementielle défiant l'entendement. Au "contrepoint"
joycien, il a adjoint un "contretemps" fâcheux, des éléments fantastiques devant expli-
quer le "réel", et des commentaires énonciatifs. S'il est vrai que son texte, également,
(1) Ibid.
(2) Pierre Vitoux, "L'esthétique de Joyce: de l'épiphanie à la déconstruction de "objet", in : Studies in
the Emir Joyce, p. 90.
0) (4) "an art which coneeals art", dit Beachcroft, The Modest Art, p. 176 ; "the art of concealing art",
dit f .B. Pinion de Hardy, dans son introduction aux nouvelles.

- 317 -
se constitue techniquement sur un décalage ironique entre le récit d'une part, et
les discours ou les attitudes des personnages d'autre part, il demeure que peu de
place en creux comparable aux "silences" joyciens est laissée au lecteur. La fusion
des instances narrateur-personnage n'a pas lieu chez lui, car son énonciateur, bien
qu'il présente son récit du point de vue des protagonistes, n'en endosse jamais le
contenu. Personnag-bavard généralement connu et nommé, il sature le texte de témoi-
gnages, de ragots et de scènes fantastiques. Ne tarissant pas d'éloges flatteuses et
de commentaires sur la situation discursive, le signalement de sa position contextuelle
et de son appréciation neutre, il finit par installer le lecteur dans la confusion. Cette
présence envahissante, contraire à la nature effacée du narrateur joycien, pose un
problème d'interprétation textuelle.
Alors que les "silences" de Dubliners suffisent à démasquer les positions enoncla-
trices en dédoublant le sujet, traçant par là la voie de la lecture, le texte hardyen
n'est essentiellement reconstituable qu'à partir d'une atmosphère engendrée par les
situations et les attitudes. Plus qu'il n'est question de combler un vide, il s'agit avant
tout de "faire taire" le conteur et de ramener le texte à une "plus simple expression",
puisque, pour accéder au sens, il faut d'abord résoudre les équivoques et les énigmes,
démêler le "vrai" du "faux" dans le récit, le discours et la focalisation. C'est cette
complication qui donne au récit son caractère anecdotique irréconciliable avec Dubli-
ners, mais particulièrement proche de l'énigme kiplinguienne. En effet, un trait récurrent
dans les histoires de Hardy et de Kipling est la forte présence du mystérieux, du
magique ou du surnaturel. Par la variété de leur régistre thématique et la complexité
de leur écriture, ces nouvellistes entraînent le lecteur dans des domaines aussi diversi-
fiés que l'irrationnel, le désagréable et la compassion, dont la forte structuration àéue
par moments l'entendement.

- 318 -
L'oeuvre de Kipling comporte une grande richesse de connaissances et d'expériences.
S'y côtoient soldats, marins ou artisans, cercles anglo-indiens, coranniques ou franc-
maçonniques, utilisant le jargon de leurs différentes professions ou confessions, de
sorte que le récit qui en naît a la forme d'un "reportage documentaire". Ce matériel
domine le caractère humain et se trouve souvent placé dans un contexte inexplicable
l
relevant, selon Jean-Pierre Vernier , d'un mélange de l'imagination historique avec
les profondeurs du subconscient. L'invasion du subconscient plonge le sujet dans le
fabuleux ("The Tomb of his Ancestors"), dans les lieux obscurs ("The Strange Ride
of Morrowbie Jukes", "The End of the Passage", "The Wish House") et le confronte
avec des êtres mystérieux ou même extraordinaires ("The Gardener", "Uncovenanted
Mercies", "The Brushwood Boy"). Cette part de l'élément fantastique est généralement
liée au cauchemar et à l'horreur. Elle ne va presque jamais sans quelque vengeance
ou cynisme ("The Mark of the Beast", Dayspring Mishandled", "Sea Constables") qui
rappelle les effroyables anecdotes "Barbara of the House of Grebe", "The Winters
and the Palmbys" et "The Grave by the Handpost" de Hardy.
L'incursion dans la cruauté gratuite, le subconscient, le fabuleux donne aux nouvelles
de Kipling leur complexité, et les dote d'une énigme à déchiffrer: l'intrigue suit
son cours, mais les allusions à une expérience autre, mystérieuse, irrationnelle se
multiplient jusqu'à la fusion du réel et du surnaturel. La subtilité du codage
est
telle que le message semble parfois définitivement perdu: un sens enfoui est mis
en valeur alors que l'intérêt du récit est ailleurs. Le but de cette énigme est, selon
Jacky Martin, de construire le schéma des relations humaines et la théorie kiplin-
guienne de l'accomplissement du "devoir,,2. En effet, les circonstances surnaturelles,
si elles expliquent la "névrose coloniale" sont particulièrement liées au dépassement
de soi. Les ténèbres et les épreuves générales auxquelles l'auteur soumet ses personnages
(1) Jean-Pierre Vernier, ''Kipling, l'Imaginaire", in : Studies in Rudyard Kipling (CVE 18, nov. 1983), p. 5.
(2)
,Jacky Martin, "l'énigme: clef des relations de personnes dans les nouvelles de R. Kipling",~:
Studies in Rudyard Kipling, pp. 70-72.

- 319 -
constituent un poids, et la capacité de l'individu a leur résister est mIse en parallèle
avec son oeuvre de bâtisseur.
Cet irrationnel intègre une thématique adaptée, dans une large mesure,a partir
des motifs romanesques de l'époque victorienne où se retrouve Hardy. Il double le
monde réaliste d'un univers imaginatif, intensément folklorique, paÎen ou rituel. Jacky
MartinI voit dans de tels récits la conjonction entre l'expression et la représentation:
le secret, le Mensonge, l'Enigme sont autant de formes représentées dans les_oeuvres.
Ils affichent dans la structure cette dualité du Dicible et de l'Indicible, puisqu'ils
comportent invariablement une fable qui ne débouche pratiquement jamais sur la
production d'un sens univoque, mais dont les éléments vont servir au décryptage d'un
message soigneusement dissimulé. Ce phénomène de dédoublement textuel est général
chez Hardy. Il consiste pour l'auteur à juxtaposer les aspects d'un même élément
diégétique, discursif ou focal.
la duplication est liée à la pratique hardyenne de la nouvelle, conçue en termes d'é-
paississement jusqu'à la complication de l'intrigue.Le procédé,ainsi vu par George
2
Wing, est "une agglomération d'incidents, de cOÎncidence" et de mondes divers .
La complexité crée une situation exceptionnelle faisant appel au concours de circons-
tances alarmantes, à l'étrange, à la superstition, à ['horreur, au démoniaque et au
surnaturel, que Albert Guerard a caractérisés comme de ''l'anti-réalisme,,3. En fait,
il ne s'agit que d'un insolite montrant, sous une perspective malveillante et sensation-
nelle, l'intrusion de l'éducation et de la sophistication dans un monde paysan, leur
pouvoir subversif sur sa simplicité ancienne et sa sagesse traditionnelle. Non seulement
il se joue paradoxalement contre le fond paisible et presque monotone du Wessex
ordinaire, mais aussi il s'y déploie des forces malsaines inhabituelles, et la façon
(1) Jacky Martin, ilL 'énigme : clef des relations de personnes dans les nouvelles de R. Kipling", in : Studies
in Rudyard Kipling, pp. 70-72.
(2) George Wing, Hardy (Writers and Critics, Oliver & Boyd : Edimburgh & London, 1963, rpt 1966), p. 26.
(~) Cité par George Wing, p. 22.

- 320 -
dont Hardy les structure viole régulièrement les canons de la probabilité. La musique
envoûte jusqu'à la crise épileptique ("The Fiddler of the Reels"). Le degré d'improba-
bilité est élevé dans la tragédie, la cruauté et l'horreur ("Barbara of the House of
Grebe"). Il l'est davantage encore quand, en plus du conflit attendu des personnages
antithétiques, interviennent des phénomènes de sorcellerie et d'hallucination ("The
Doctor's Legend"), des maladies infligées surnaturelle ment ("The Withered Arm")
et des accidents arbitraires. Enfin, le concours de circonstances qui donne pourtant
à la plupart des textes leur structure, et gâche la joie de vivre des personnages,
n'est pas toujours crédible, car il éclate trop souvent. On le saisit sous les multiples
formes de l'incident qui interrompt le cours normal des événements, la réunion inopinée
de divers sujets sur un même lieu à un moment inopportun, le retour inattendu d'un
indésirable dans la vie d'un groupe solidaire, ou encore la résurrection de circonstances
malheureuses qui reviennent obséder le personnage. Le récit s'en trouve encombré
à tel point qu'il nécessite l'intervention active du lecteur pour le rendre vraisemblable.
La lisibilité du texte hardyen passe par la reconnaissance en son sein de plusieurs
formes d'expression. L'écriture suit les deux traditions distinctes exposées par Beachcroft
dans son essai sur le genre, à savoir le récit anecdotique et la nouvelle littéraire
artistique l . On y trouve d'une part, la tradition du raconteur, une extension de la
ballade ou du conte traditionnel dit yarn, où un narrateur simule le "degré parlé"
de l'écriture. L'usage de ce phénomène anecdotique est commun à Conrad, Kipling
~t Hardy: leurs récits empruntent beaucoup à l'oralité, au fantastique ou au conte
animalier, et comportent un cercle d'amis jouant la fonction de "diseurs de contes"
en présence d'auditeurs partageant avec eux une idée, un savoir ou une expérience;
la complicité qui les unit aide à asseoir une ambiance sympathique. Le conte apparaît
(1) Beachcroft, The Mode5t Art, pp. 4-5.

- 321 -
chez Conrad dès ses premières oeuvres: Lago0l!. et Karain contiennent déjà des "racon-
teurs" repris dans Youth (1898) et "Heart of Darkness" sous la forme d'un groupe
d'amis ayant tous appartenu à la marine. Il est également possible de voir dans un
texte comme "The Strange Ride of Morrowbie Jukes" de Kipling, une histoire entendue
un soir au club, lorsque le jeune Kipling écoutait ses aînés évoquer leur vie de servi-
teurs du Raj. Souvent aussi, leurs récits procèdent par relais: Youth et "Heart of
Darkness" sont annoncés par un narrateur anonyme "je", qui se retire après avoir
introduit son successeur. Kipling et Hardy, quant à eux, utilisent ouvertement plusieurs
conteurs: chacun connaît une partie de l'histoire et, de leurs nombreuses réminis-
cences, émerge une entité aussi importante que le Wessex ou une anecdote aussi
bizarre que "Mrs Bathurst". Leurs récits portent plus ou moins la marque d'un témoi-
gnage a communiquer, et leur souci d'accréditer son authenticité est particulièrement
fort.
Mais, sans doute, est-ce chez Hardy que le cadre du conte se dessine le mieux.
Son conteur ne partage plus la même entité géographique et culturelle que le personnage.
Visiblement fermé à l'émotion (et ce, parfois, jusqu'à l'indifférence sournoise), étranger
à toute évolution intérieure ou aspiration nostalgique, il veut donner de lui l'image
d'un simple instrument énonciateur pour qui le récit n'est que l'expression d'un état
antérieur. Plus qu'un conteur, cette instance est un "raconteur" : elle aime à raconter.
Encline à la familiarité, elle se délecte de propos peu sérieux, mais présente également
des dispositions au divertissement. Bien informée, elle sait captiver son auditoire.
Bonne historienne, elle évoque de façon convaincante un monde vieux de plusieurs
siècles ou générations. Le contexte dans lequel se déroule son activité rappelle l'atmos-
phère traditionnelle du conte: l'acte vise l'occupation d'un temps-mort: on se raconte
des histoires en attendant que la pluie cesse (GND) ou que se termine le voyage (FFC).
La réunion apparaît sous un éclairage faible, le soir, au coin du feu, par un temps

- 322 -
de pluie, parfois autour d'une bière, tandis que certains fument tranquillement
leur pipe. A côté de cette tradition, se perçoit la veine de l'écrivain, qui est celle
de la nouvelle littéraire consciente, artistique. L'utilisation et l'adaptation que Hardy
fait de ces différentes formes narratives défient le pouvoir imaginatif du lecteur
à percer le secret de la structure et de la méthode qui véhiculent la thématique.
II. - LA PUISSANCE IMAGINAIRE ET SUGGESTIVE
Le fond sur lequel se joue la tragédie hardyenne est mystérieux, parfois impéné-
trable, car le récit est régi par les concepts de "masque" et de rupture reflétant
la discontinuité et la dissimulation à tous les niveaux. De la sorte, tout message ne
peut y être défini que si l'on précise d'où il part et où il va.
Relativement à ce qui se passe dans le Wessex, le texte met en oeuvre deux axes
principaux de communication: allant du personnage (le paysan, le natif, le noble)
à lui-même, et du narrateur-conteur à son narrataire (l'auditoire ou le lecteur). Celui
qui va au lecteur est une feinte, une imposture car, à la place d'un récit prétendument
objectif et "réaliste", nous avons un texte subjectif truffé de preuves fallacieuses,
d'une ironie dévastatrice et d'une focalisation déceptive où le sensationnel l'emporte
sur la réalité diégétique. Ce stratagème qui privilégie le spectacle semble destiné
à amuser la galerie des conteurs complices, avides d'anecdotes exquises pour passer
le temps, plutôt que d'instruire sur l'état réel du Wessex. Le second axe va de la
collectivité à elle-même. Ce qui est transmis, c'est l'opinion courante, c'est-à-dire
les préjugés et les prétentions dont le personnage s'abuse - par ignorance ou par
intérêt vital: ses observations et sa perception révèlent un manque de justesse dans
son approche du monde. Le message est alors constitué par des illusions, des tourments

- 323 -
et des désillusions. L'attribution des désordres humains à l'action d'une puissance
surnaturelle, la croyance de la noblesse en un pouvoir aristocratique et ecclésiastique
éternel, l'incapacité du sujet à déterminer la cause de ses tribulations, sont autant
de manifestations de ces leurres.
Ce m3.nque d'uniformité crée différents espaces d'écoute qui ne peuvent que "brouil-
1er" la communication du message. Les retenues et les sous-entendus du narrateur
opèrent un retard ou un refus de dévoilement et suspendent la "vérité textuelle".
Le romanesque en éloigne et laisse Je lecteur dans un état d'appréhension spéculative.
l
L'équivoque , quant à elle, crée une double entente: elle tresse dans le texte deux
écoutes reçues à égalité. Le détachement critique contribue aussi à cette duplicité
l' ironie2, citation explicite d'autrui, subvertit l'opposition du vrai et du faux, et détruit
la voix
qui pourrait donner au texte son unité. Elle est renforcée par la parodie3
qui joue au simulacre tout en prenant ses distances. Cette division de l'écoute constitue
ce que Barthes appelle une "impureté", un "bruit", qui rend la communication obscure,
fallacieuse, risquée, incertaine. Une telle discontinuité est aux antipodes mêmes du
style joycien.
Dubliners jouit d'une grande unité thématique, structurale et symbolique. Les
4
nouvelles sont arrangées selon un schéma. D'après l'analyse de Jacky Martin, on
découvre, d'entrée de jeu, les diverses composantes du récit à venir. Le triple motif
"paralysie", "simonie" et "gnomon" en assoit le cadre dès la première page ("The Sister")
le caractère bizarre de ces termes s'ajoute à l'étrange contemplation de l'enfant
et à l'image lamentable d'agonie, pour suggérer le mystère, l'angoisse et la menace
(1) Il (3) L'équivoque, l'ironie, la parodie, ainsi définies par Roland Barthes, ... : S/Z, Seuil/Points, 1970,
pp. 51-52.
(4) Jacky Martin, ''Paralysie'', "Simonie", "Gnomon" : les conditions de représentation du désir dans Dtbliners",
in : Studies in the Early Joyce, p. 29.

- 324 -
d'une situation de crise qui va devenir morteJie dans le dernier récit ("The Dead"h
Ainsi, l'ensemble des textes évoluent de la représentation des hommes en société,
jusqu'à la reconnaissance par le solitaire et frustré Gabriel Conroy de la vérité sur
lui-même et sur la condition humaine. Cette unité assurée par la frustration, l'échec
et la mort n'est jamais rompue, de sorte que "The Dead" arrive comme l'ultime avatar
des Dublinois, l'aboutissement logique des textes précédents, la somme finale d'une
série. Walter AJian se réfère à cette dernière histoire, merveilleusement construite
autour du thème de l'anéantissement, comme "l'évocation de l'union des vivants et
des morts"l. L'image unifiante est celle de la neige, symbole ultime de l'oubli dans
lequel les hommes et les choses tombent après la mort.
Ce parcours de l'animé vers l'inanimé, ou de l'action vers la paralysie, est orienté
à la fois dans le temps et dans l'espace. Les nouvelles traitent progressivement de
la jeunesse, de l'adolescence, de l'âge adulte, et finalement de la maturité - seuil
de la mort qui sera effective à la fin du recueil. L'évolution spatiale, quant à elle,
est doublement linéaire et circulaire. Elle est assurée par un mouvement aJiant du
privé vers le public, et donnant une forte impression de prison ou de piège. L'inéluc-
table fin de Gabriel est mise en relation avec l'aboutissement de toutes les contraintes
auxquelles les habitants sont soumis, au moyen de leur appartenance au même cadre.
Ainsi donc, la traversée du spatio-temporel s'accompagne de la répétition des mêmes
schémas. Fabienne Garcier voit dans l'encerclement, l'arrêt du mouvement et le démenti
sans cesse apporté aux rêves d'évasion, aux tentatives de déplacement et de régénéra-
tion spirituelle, autant de fuites impossibles qui figurent en négatif l'itinéraire de
2
"exïl .
(1) Walter Allan, The Short stol}' in English (Clarendon Press, Oxford: Oxford Univ. Press, 1981), p. 119.
(2) Fabienne Garcier,"James Joyce et la nouvelle", p. 5.

- 325 -
L'attitude de Hardy face à la tragédie du Wessex est contraire à une telle approche
l
calculée, savourée et différée (comme dirait Fabienne Garcier) du style joycien •
Elle reflète plutôt la construction de schémas discontinus et transparents. Autant
la dégradation est morale et psychologique, lente et interne chez Joyce, autant elle
est externe, physique et brusque chez Hardy. L'errance, le suicide ou la mort subite,
J'intimidation, le crime ou la contrariété sont le fait d'affrontements spectaculaires
entre le sujet d'une part, et les humains ou la nature d'autre part. Leur enchaînement
repose rarement sur une organisation syntagmatique progressive, car la rupture est
brutale à chaque incident, et le style imprévisible. Une telle écriture heurtée rappelle
la pratique de A.E. Coppard dont les textes sont aussi fortement imprégnés de "senteur
rurale" : les tribulations de Harvey Witlow avec ses fiancées Sophie Daws et Mary,
sa désillusion finale ("The Higgler") sont typiques de cette instabilité des personnages
hardyens, qui disloque continuellement les nouvelles. Le texte conserve cette brèche
ouverte par les vents de l'érosion que le récit ne colmatera pas. En effet, la multi-
plicité des conteurs apporte des variantes au texte, et le cercle d'amis n'est qu'un
prétexte conventionnel pour rassembler plusieurs éléments différents. Mieux que le
récit dont la perversion est évidente, ce sont les situations et les attitudes qui suggèrent
le mode de lecture. Le dilemme central est celui de la survie, et [es mêmes types
de personnages réapparaissent d'une histoire à l'autre. Leur appartenance au même
contexte, et l'usure que subit celui-ci répètent dans les différents recueils une atmos-
phère de malaise généralisé qui assure la continuité et l'intelligibilité du texte.
Par rapport aux transformations négatives qui adviennent au fermier, la lecture
reconstruit au moins trois niveaux d'interprétation. Il y a, avant tout, cette croyance
des personnages en une Puissance Supérieure réglant à l'avance le sort des humains.
Elle semble illustrer dans toute l'oeuvre de Hardy, de façon générale, la vision d'un
(1) Ibid., p. 3.

- 326 -
monde regl par le hasard. Un tel déterminisme n'est pourtant pas donné a priori dans les nou-
velles. Il est l'aboutissement de tout un cheminement, inconnu sans doute des victimes, mais
logique pour le lecteur pris dans le secret du récit: à la vision d'un sort ironique impito-
yable et d'une nature humiline perverse, s'ajoute la considération que les structures sociales
sont usées, puisque la Révolution Industrielle au tournant du siècle oriente fatalement
l'évolution de la ferme traditionnelle vers la chute. Les valeurs corruptrices qu'introduit
le visiteur sont symboliques de ce nouveau mode de vie.
La double perspective sur la révolution agricole et l'incident spectaculaire tient
a l'inconscience du personnage du temps historique qui l'absorbe. Tous les habitants
du Wessex vivent dans un présent en mutation au futur imprévisible. Ils se découvrent
précipités avec leur naive assurance, à partir de leur immédiateté connue et maîtrisée,
dans une réalité énigmatique et hostile, sans qu' i ls puissent y remédier. Ce manque
de perspicacité leur donne une double dimension qui dessine dans le récit deux histoires
menant une coexistence ambiguë: une part leur est familière; une autre, symbolique,
est seulement perçue par le lecteur avec la complicité du narrateur. lJ justifie le
manque de profondeur psychologique dans la caractérisation: dans un contexte où
l'évolution du sujet lui est extérieure, il paraît (sans doute) inadéquat de construire
des êtres introspectifs.
C'est dans le "respect" de cette ignorance que les nouvelles sont tissées d'illusions
et de leurres, qu'elles s'écartent continuellement de la réalité diégétique qui ronge
Je Wessex, que les titres de noblesse affichés ne répondent pas toujours à l'attente
du lecteur, que la machine dévastatrice et ses agents ne sont pas appréciés à leur
juste valeur corruptrice. Plutôt que des personnages-types marqués en qui se résume-
raient les caractéristiques d'une classe, ces nouveaux héros du Wessex évoquent un
phénomène naissant inconnu de l'autochtone. Aussi apparaissent-ils souvent sous un
éclairage faible, à l'arrière-plan. Un de ces agents qui s'appelle significativem.=nt
"Wake" ("The Waiting Supper"), résume les sèm,=s de cette germination. Ce jeu

- 327 -
qui consiste a maintenir l'habitant dans ['illusion fait en partie l'intérêt du texte.
Le destin du personnage se Joue en lui, puisque a travers la dissimulation s'ourdit
(pourrait-on dire) sa "mise à mort".
Ainsi donc, une lecture conséquente prenant en considération la logique du récit
hardyen n'a guère de mal à lui rendre sa cohérence, car comme tout fait littéraire,
il comporte nécessairement une "grammaire" qui assure sa "lisibilité" et contribue
à son originalité. Il s'agit d'abord, pour mieux l'apprécier, de reconnaître à l'auteur
l
la liberté de choix, du "possible - à chaque - instant" comme dirait Genette , signifiant
par là que la narratologie porte le texte fictif au-delà de la grammaire et de la ratio-
nalité où il a droit à une existence indépendante. Todorov et Ducrot lui trouvent
2
un pouvoir génératif et transgressif . Houbedine, Kristeva et Barthes jugent son Glrac-
3
4
5
tère éminemment subversif , trans-linguistique
et parada--<loxaI . Cette "illégalité".
dit Riffaterre, fait son unicité:
[•••] le pwpte de l'expé:ûenc.e Uttùaùe c.'ebt d'ê.tte un dé:pay~e­
ment, un exetc.ic.e d'aUé:nati.on, un bouleveHement de nCb
penbé:eb, de nob petc.epti.onb, de nOb expé:ti.enc.eb habi.tuelle.b.
Tel ebt le benb de la té:pli.que d'Andté: Bteton à Paul Valé.~fj ;
le poème doi.t ê.tte une dé:bâde de l'intellec.t. Il ne peut H'Le.
autte c.hobe.',6
(1) Gérard Genette, "Vraisemblable et Motivation", .. : Communications 11, 1968, p. 18.
(2) Oswald Ducrot, Tzvetan Todorov : "le texte a toujours fonctionné comme un champ transgress;!' au
regard de notre perception, notre grammaire, notre métaphysique et jusqu'à notre science" ; dan, "LE
texte comme productivité", .. : Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Seuil/Point" 19-;-2,
p. 444.
0) Jol. Houbedine : "le caractère du langage poétique est éminemment subversif et transgressif" ; dans
"La notion de texte", .. : Théorie d'ensemble, Seuil/"Te! Quel", 1968, p. 273.
(4) Julia Kristeva : "le texte est un appareil trans-linguislique, qui redistribue l'ordre de la langue" ; dan~
"Problèmes de la structuration du texte,.!!-Théorie d'ensemble, Seuil/"Tel Quel", 1968, p. 300.
(5) R. Barthes: "le Texte se porte à la limite des règles de l'énonciation (la rationalité, la lisibilitÉ" denière
!a limite de la doxa (l'opinion courante) ; le Texte est toujours para-doxal, dans "De l'oeuvre au texte",
~ : Revue d'esthétique 3, 1971, p. 227.
(6) Michael Riffaterre, "L'explication des faits littéraires", in : La pfOlkJction du texte, Seuil, 1979, p. 8.

- 328 -
Dans la même perspective, Hardy réclame pour l'artiste la libération de l'esprit
inventif :
[•••] the. -!lhi6ting 06 -!lc.e.ne. -!lhouid be. mani6e.-!ltllj a-!l c.o mple.te.
a-!l i6 the. 'le.ade.'l had take.n the. hind -!le.at on a
witc.h'-!l b'lOom
-!ltic.k [•••]. The. nanative. mU-!lt be. 06 a M me.what abM'lbing
kind, i6 not abMlute.llj 6a-!lc.inating. 1
Par cette assimilation de l'écrivain-créateur de fiction avec la sorcière et son balai,
Hardy - le père répond à l'appellation de magicien, d'empoisonneur que la "dissémina-
tion" attribue à l'artiste: "L'illusionniste, le technicien du trompe-l'oeil, le peintre,
l'écrivain, le pharmakeus,,2, qui envoûte avec sa représentation: "l'écriture, le phar-
makon, le dévoiement,,3 qui fait violence à l'organisation naturelle de la mnèmè,
de la vie, de la complaisance, de la fiction. Pour que l'écriture produise son effet,
il faut donc, selon Derrida, "que son efficace, sa puissance, sa dynamis soit ambiguë,,4.
Dans cette logique fictive, Hardy se préoccupe moins du "réalisme" que de la
"manière de présenter l'objet", son "traitement", c'est-à-dire la "qualité structurale"
de ['oeuvre. En fait, cet auteur conçoit le texte d'abord comme un "organisme" dont
la beauté de la forme doit pouvoir séduire au même titre que n'importe quelle oeuvre
d'art. Le texte relève de l'esthétique, et l'écrivain est avant tout un artiste:
stljle., M 6a'l a-!l the. wO'ld Ü me.ant to e.Xp'le.M Mme.thing mote.
than lite.tatlj 6{nüh, c.aJ1 onllj be. tte.atme.nt, and tte.atme.nt
de.pe.nd-!l upon the. me.ntal attitude. 06 the. nove.lüt [••.]. A wtite.'l
who Ü not a me.te. imitatot look-!l upon the wotld with hü
pe.Honal e.lje.-!l, and in hü pe.c.uiia.t mood-!l ; the.nc.e. g'lOW-!l up
hù. -!ltljle., in the. 6uil ben-!le 06 the. te.tm. 5
(1) Thomas Hardy, "The Profitable Reading of Fiction", p. 111.
(2) Jacques Derrida, La dissémination, p. 161, Seuil/"Tel Quel", 1972, p. 161.
(3) Ibid., p. 80.
(4) Ibid., p. 117.
(5) Thomas Hardy, "The Profitable Reading of Fiction", p. 122.

- 329 -
C'est cette liberté vertigineuse du récit d'adopter telle ou telle orientation, de se
dilater à loisir en vue d'inscrire sa propre problématique, que réclame Hardy, et
que Genette nomme l'arbitraire de direction et d'expansion. L'arbitraire du récit,
ainsi qu'il le définit, c'est justement sa fonctionnalité, cette "détermination des moyens
par les fins [...], des causes par les effets·. Ainsi, la cohérence d'un texte aussi com-
plexe que celui de Hardy tient-elle à plus d'un enthymème et d'une preuve pour justi-
fier le bizarre derrière le mystère, le surnaturel et l'enchevêtrement des structures
coïncidentes.
Un des premiers phénomènes qui déroutent ici, est le concours de circonstances
répété à l'infini. Les questions que se pose le protagoniste au sujet de ces retournements
sont interceptées par le lecteur avec la même appréhension, car il se déroule dans
le texte le jeu incompréhensible d'un sort implacable et malveillant qui nie toute
sérénité aux humains et se rit d'eux, ne leur offrant le bonheur que pour mieux le
reprendre. Mais Hardy réussit à rendre ses anecdotes acceptables, en les construi-
sant sur une causalité suffisamment logique pour ne pas être mise en question. L'inci-
dent répond à la nature même de la thématique: le texte hardyen est avant tout
tragique. Ainsi, ce qui peut
paraître arbitraire, une détermination unique, obsession-
nelle chez l'auteur est en fait justifié par le nécessaire, l'inévitable. Le malaise,
l'embarras et le scandale qui génèrent les imprévus ont valeur d'épreuves, et sont
propres à représenter une atmosphère de crise généralisée et irrémédiable, car après
l'accroc, rien ne sera plus comme avant, et c'est en fonction de ces situations déses-
pérées qu'est choisie la multiplication infinie des rebondissements ironiques. Le rythme
saccadé et abrupt de l'écriture n'est que l'écho des projets ruinés, des coeurs brisés
et des renversements désastreux. II rend compte à merveille d'une échappée hors
(1) Gérard Genette, "Vraisemblable et motivation", p. 18.

- JJO -
du cercle pastoral sécurisant de vies contrariées, transformées, éclatées, et s'inscrit
logiquement à la suite d'un enchaînement d'événements inévitables.
Hardy justifie
les coincidences en faisant d'elles les éléments d'une concaténation, et recourt, quand
il le faut, à de longues explications au début de l' histoire pour asseoir la si tua tion
conflictuelle. Ces descriptions aident à établir l'humeur et l'atmosphère où va prendre
place l'action, et permettent de lui assurer une progression naturelle et logique. Par
exemple, en préparation à la convergence des visiteurs à Higher Crowstairs dans
la toute première nouvelle ("The Three Strangersll)l, Hardy isole la scène, situe le
"cottage" en hauteur, à la croisée des chemins, et crée une situation climatique défa-
vorable, d'où l'inévitable concours des protagonistes en quête d'abri. Ainsi oeuvre
le texte à rendre vraisemblables la résurrection intempestive des souvenirs malheureux,
le retour impromptu des sujets indésirables, ou la mort brutale et contrariante, en
créant auparavant un contexte favorable à leur occurrence. De la sorte, ils ne paraissent
plus hasardeux: le bourreau et sa victime se rapprochent dans leur tentative de survie
(liA Committee Man of the 'Terror"'). La publication des bans a alerté et attiré Bellston
sur le domaine des Everard ("The Waiting Supper"). L'arrivée inattendue de John Clark
("Enter a Dragoon") tient à ses disputes avec sa femme légale; par ailleurs, la fatigue
des longues danses et des campagnes militaires, sa maladie, l'annonce de l'union de
sa fiancée avec Miller, ont suffit à provoquer sa crise cardiaque spectaculaire.
A côté de cette logique acceptable, il faut remarquer que, de façon générale,
c'est la réalité par rapport à quoi le sujet vit et s'adapte qui fait l'essentiel de cette
littérature fantastique. En effet, dans un contexte agricole superstitieux, ce qui peut
nous paraître extraordinaire est considéré avec une philosophie et un fatalisme crédules
comme tout à fait ordinaire. Il y est admis qu'une pauvre femme offensée jette un
(1) Les nouvelles "The Melancholy Hussar•••", "For Conscience'Sake", ''On the Western Circuit" en font égaie-
ment l'illustration.

- 331 -
mauvais sort sur sa rivale fortunée, et lui fasse subir une consomption physique ("The
Withered Arm") ; que les méchants et les profanateurs encourent la colère de Dieu
("The Doctor's Legend") ; et qu'un personnage ténébreux ait partie liée avec la mort
("The Superstitious Man's Story"). Dans ces cas, le comportement humain explique
le bizarre sur quoi repose l'anecdote, et se trouve à son tour expliqué par des exempla :
la multiplication des reliques, l' hallucination de l' héritier, puis J'extinction de sa famille
("The Doctor's Legend") sont perçues dans le Wessex d'abord comme une mise en
garde et, finalement, une sanction contre la fatuité, la profanation de la chose sacrée
et la cruauté envers les innocentes gens. Dans "The Withered Arm", Rhoda Brook
présente bel et bien les caractéristiques d'une jeteuse de sort: ne s'est-elle pas retirée
à l'orée de Egdon Hearth,
bois maléfique, et le tout-puissant guérisseur Conjuror
Trendle n'a-t-il pas décelé en elle des traits de sorcière? (pp. 68-71). Le tempérament
mystérieux de William Privett ("The Superstitious Man's Story"), son pouvoir d'ubiquité
et divers autres témoignages sont autant de termes qui dénoncent chez lui une nature
extraordinaire passible de mort. Ce qui fonde ces syllogismes et exempla, c'est l'opinion
courante ; et grâce à cette endoxa, le romanesque n'est plus en contradiction avec
l'écriture. Au contraire, il intègre la perspective d'une société qui a sa propre vision
d'un monde changeant. Aux preuves superstitieuses s'ajoutent le vraisemblable psycho-
logique et psychique pour rendre opératoire le sensationnel récurrent dans les nouvelles:
la conception d'un enfant ressemblant a un amant absent, par le simple pouvoir de
l'imagination fertile de la mère ("An Imaginative Woman") ; le délabrement mental
et physique des personnages Barbara des Grebe, "Death Head", Lady Cicely et son
fils héritier ("The Doctor's Legend) sous les coups de la brutalité et de l'horreur;
l'hystérie de Car'line Aspent au son du violon ("The Fiddler of the Reels"), relèvent du
probable psychosomatique. Une vive émotion peut d~g~nérer en trouble, avoir des

- 332 -
répercussions désastreuses sur l'organisme et le système génétique. La fragilité même
des personnages en établit le cadre pseudo-logique: Car'line est sensible ("of impressio-
nable mould" (LU, p. 126), Ella Marchmill d'une nature imaginative excessive ("a
woman of very living ardours", "ethereal emotions", "nervous and sanguine" (LLI,
pp. 11,12, 18)), et Lady Cicely est victime de sa délicatesse :'''a perfect necrophobist
by reason of the care with which everything unpleasant had been kept out of her
dainty life" (OMC, p. 44)). Le thème unifiant de toutes ces scènes étranges reste
la probabilité, à laquelle le lecteur est préparé grâce aux commentaires rassurants
d'un narrateur désireux d'authentifier son récit.
L'ultime justification du fantastique est donnée par le conteur lui-même, pour
qui le sensationnel est en soi une preuve irréfutable de véracité. Il n'est conté que
parce que son étrangeté en imposait à son énonciateur, parce qu'il a frappé son imagi-
nation. Ainsi, la "Croix", lieu d'abomination, reste-t-elle (pour le narrateur de "The
Grave by the Handpost") un endroit maudit inoubliable:
1 ne.ve.-t paM thwugh chall<.-Ne.wton without tu-tning to -te.ga-td
the. ne.ighbou-ting upla.Yld, at a point whe.-te. a la.YIe. C.WMe.b
the. tone. bt-ta.ight highwdY dividing thib 6w m the. ne.xt pa-tibh
4 t.ight which doe.lI Ilot fIU1 to te.caU the. e.ve.nt that 01lC.e.
happene.d thue. [•••l. <CM, p. 288).
Beaucoup de récits commencent de cette façon, c'est-à-dire par l'évocation d'un
événement dont ['exceptionnalité provoque la réminiscence et la communication.
Ainsi débute "Enter a Dragoon" ou, mieux encore, "The Fiddler of the Reels", qui
décrit la foire internationale de Londres:
Tal/ûng 06 Exhibitionb, Wo-tld' b Fa.i.H, a.nd what not [•••l, 1
wouid not go wund the c.o-tne.-t to be.e. a doze.n 06 the.m nowa.da.tjb.

- 333 -
The. onbj u.hibition that e.vu made.. 01 e.vu will malle.. MY
imptu!>i.on upon my imagination (.()(t<\\ f••.l the. GI{'JLi Exhibition
06 U5'. in Hyde. P-a.dz.. London. (LU, p. 123>'
Ailleurs, c'est la forte personnalité ("Tony Ky tes, The Arch Deceiver", "Netty Sargem's
Copyhold") du protagoniste, ou la découverte d'une autre dimension dans sa vie ("A
Mere Interlude"), qui fait l'originalité du texte. Pour tout dire, la singularité des
anecdotes motive leur narration.
Comme on peut le voir, il Y a dans ces textes un effort déployé par le récit pour
"se justifier", "se faire prendre au sérieux" et convaincre, à travers la génération
de sa propre "grammaire", de ses propres lois de lisibilité. Ce cercle où le récit s'en-
ferme avec scrupule, où "tout se tient", est celui du lisible, ainsi défini par Barthes:
Le libible [•••] ebt 'légi pa.'l le p'l{yzc.ipe de non-c.ont'ladic.ti.ol1,
maib en multipliant leb bOlida'litéb, en ma'lquant c.haque 6cü
qu'il le peut le c.a'lac.tè'le compatible. deb c.Ùc.onbtanc.eb, el1
joignant leb événementb 'le.ia.téb pa'l une bO'lte de "c.olle" logique,
le dibc.ou'lb pouMe c.e p'linc.ipe jUbqu'à l'obbeMion ; il p'lel1d
I.a. déma'lc.he p'léc.a.utionneube et mé6iante d'un individu qui
c.'l.aint d'êt'le bU'lp'lib en 6l.a.g'lant délit de c.ont'ladic.tion, ü
bU'lVeWe et p'lépa.'le banb c.eMe, à tout haba'ld, ba dé6errbe
c.ont'le l'ennemi qui l'ac.c.ule'l.a.it à 'lec.onnait'le I.a. honte d'un
Wogibme, un t'l.Ouble du "bon bel1b".1
Ainsi semble fonctionner le texte hardyen. Malgré le degré d'improbabilité qui pese
lourdement sur lui, il a su produire ses propres lois de lisibilité, rendues acceptables
par la réalité contextuelle en vigueur, la description scénique, la preuve et la "sincérité"
du conteur.
(1) Roland Barthes, S/Z, op.cit., p. 162 ; souligné par l'auteur.

- 334 -
C'est dans le plausible que les incompatibilités trouvent leur solution d'unité:
le réel et le bizarre glissent ensemble avec une congruence étrange qui reste vrai-
semblable, si le lecteur les laisse dans leur contexte fictif et sait reconnaître la fonc-
tionnalité qui leur est assignée. L'incident qui naît de leur conjonction accomplit
une fonction esthétique essentielle à valeur critique et symbolique. Dans une situation
aussi invraisemblable que "Netty Sargent's Copyhold", le "bail à ferme" représente
le "bail sur la vie" que cherchent les jeunes Netty et Jasper Cliff, mais que l'ancien
et le sort conspirent à leur contester. De même, on comprend facilement que Betty
Dornell ("The First Countess of Wessex"), émotionnelle ment acculée par l'ignoble
pression familiale, choisisse de sacrifier sa vie en embrassant une varioleuse, et que
les sévisses ruinent la santé de Barbara. Ces histoires évoluent dans la sphère d'une
plausibilité effrayante et mordante, où se démontre le talent artistique de Hardy.
La confrontation des codes antithétiques qui ne va jamais sans celle du simple et
du prétentieux, du noble et du trivial, du sincère et du mensonger, ou de la pauvreté
et de la richesse, cristallise l'intérêt du texte, car c'est d'elle que naissent les actes
d'inhumanité, l'horreur et la vanité. Elle donne plus d'intensité aux traits humains,
qui apparaissent crûment, avec plus de signification et de sévérité. Ainsi, dans "Bar-
bara...", horrible version du thème de Pygmalion, la brutalité masculine finit par
prendre une tournure plutôt féminine qu'héroïque.
Cette dureté vécue ramène l'écriture du monde surnaturel à la réalité fictive,
et apporte la preuve que Hardy, bien qu'il passe pour un écrivain plus "imaginatif"
que "réaliste", ne s'envole complètement jamais dans la fantasmagorie. Ses événements
ne sont sans doute pas crédibles, mais ses créatures le restent fermement. En fait,
ils ne sont que des moyens pour accéder à la conscience des personnages. George
Wing voit juste, en centrant l'intérêt du texte sur l'individu: le thème principal
demeure universel puisqu'il s'agit toujours de l'homme:

- 335 -
C••• ] man i~ the. ~tMY and the. ~tMY i~ man : man e.mb~acing
woman bath li.te.~lly and 6i.gu~ati.ve.ly, with hü loc.ali~e.d
~e.tting and unive.ual p~Qble.m~, i~ p~e.~e.nte.d oMe.n ~tiûc.alllj,
occ.a~ionaUy be.nignly, but alway~ e.nte.~tainingly. 1
Il est vrai que tout lecteur devrait pouvoir sentir dans les nouvelles la "présence
humaine" du fermier, du clochard, du musicien avec sa bouffonnerie, son dialecte
pittoresque, et son lot de misère. La peinture qui en est faite est convaincante et
bouleversante. L'émotion qu'elle parvient à nous arracher donne aux personnages
la dimension de créatures vivantes, ainsi que les perçoit F.B. Pinion :
With Ha~dy we. oMe.n 6e.e.l we. a~e. ~ha~ing the. thought~, 6e.e.li.J1g~,
and vi.6ion 06 a g~e.at mind, whe.the.~ we. ag~e.e. with hi~ philc' oc-
phical p~e.~uppo6i.tion~ o~ l'lot. He. ha~ the. c ~e.ative. giM whid:
make.~ cha~cte.u and vi~ible. ~ce.ne.~ live. a~ imaginative. {witie!>
2
C••• ].
Le pouvoir de Hardy de transmettre un message cohérent et fascinant à partir
d'un matériel fantastique relève de l'habileté artistique. La riche capacité suggestive
qu'il appelle n'est pas le simple reflet d'une nécessité du genre qu'est la nouvelle j
il fait l'originalité du producteur et de son produit: la puissance imaginative particL:-
larise Hardy - le nouvelliste, et dote son écriture d'un style sans aucun doute "inimi-
table", du moins "incomparable". Saki, peut-être, présenterait le plus d'affinités avec
lui: il appartient à cette période de renaissance de l'écriture comique et satirique
suggérée par des auteurs comme Stevenson ou Evelyn Waugh, qui avait pour cible
principale le culte des conventions. La situation comique et magique qu'il crée à
(1) George Wing, Hardy, p. 26.
(2) F.S. Pinion, édit., dans son introduction à Wessex Tales and A Group of Noble Dames, p. 7.

- 336 -
l'encontre de cet objet, et qui peut donner un caractère artificiel à son écriture n'est
pratiquement jamais hors de propos, pas plus que le mépris avec lequel la réalité
est approchée n'est exempt de sympathie. Llne production aussi excentrique est au
coeur même de l'esthétique de Hardy. L'écriture de ce nouvelliste se signale également
par sa complexité extravagante: elle est à la fois critique des moeurs, sensible et
asymbolique : le détachement critique qui lui permet d'éviter toute forme de sentimen-
talité n'est pas entièrement fermé à la compassion; de plus, structurellement, elle
refuse l'unicité thématique, discursive et focale.
De la combinaison des modes narratifs traditionnel et moderne, transparaissent
une condensation formelle et une force suggestive qui évoquent le talent poétique
de Hardy. Beachcroft s'en émerveille:
C••• ] at hi!. mObt buc.c.eM6ul he i!. a. poet 06 the &ho'lt l>t0'Uj.
Hi!. c.'teative wutÙlg began and ended with poet'tlJ, 'tathe't
than with 6ic.tion. 1
L'esthétique du temps et du souvenir, la juxtaposition des contraires, la fusion du
mystère et de l'absurde avec l'ordinaire, le mince cloisonnement maintenu entre la
tragédie et la farce atteignent une construction disproportionnée de la réalité qui
offre au lecteur un regard singulier sur l'expérience humaine répondant à la définition
conradienne du but visé par l'auteur: "nous faire voir,,2. La méthode est
sans doute
simple, voire grossière, mais le produit est original, et sa saveur "corsée". L'esthétique
hardyenne ne peut s'apprécier qu'ainsi, dans la dualité et la duplicité, le contraste
et l'antithèse, car c'est cet amalgame qui donne aux histoires leur vitalité et leur
(1) T.0. Beachcraft, The Modesl: Art, p. 11 B.
(2) Cité par Walter Allan, in : The Short 5tory in EngIisto : "ta make yau see", p. 15.

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qualité distinctive aussi bien thématique que formelle. Il en fait des anecdotes qui,
une fois entendues, restent inoubliables.
Ce que nous avons dénommé "les tensions du récit" à partir de cette structuration
n'est donc pas à résoudre. Il ne s'agit pas de contradictions proprement dites ou de
"styles multiples" qu'il faut réduire à l'homogénéité d'un seul modèle, car notre lecture
ne se veut pas une explication de texte, et une telle indécidabilité ne peut que définir
un faire: la performance du conteur et de l'écrivain est, pour Barthes, une preuve
l
d'écriture
:
[•••] choibi!r., décide.'!. d'une. hié'!.a'!.chie. de.b code.b, d'une. p'!.é-déte.'!.-
mination de.b me.bbage.b, comme. le. 6ait l'e.x.plication de. te.x.te.b,
e.bt im-plZ.'ltinVlt, ca'!. C'e.bt éc'!.abe.'!. la t'!.e.bbe. de. l'éc'Citu'!.e.
bOub une. voix. unique. [•••]. Bie.n plub, manque.'!. le. plu'Cie.1 de.b
code.b, C'e.bt ce.nbu-te.'!. le. t'!.avait du dibcou'Cb [•••].2
Dans la dualité, le récit apparaît à Barthes comme un jeu obsessionnel du sens: une
litanie, un jeu alterné qui fait du monde crée et anéanti sans cesse un simple jouet,
et de la différence répétée, le jeu lui-même, "le sens comme jeu supérieur"J. L'oppo-
sition duelle, difficile à recenser ici dans sa totalité, organise un champ conflictuel,
ouvre sans fin cet accroc de l'écriture qui ne se laisse plus recoudre, car c'est dans
cette coupure là que germe et prolifère le sens, et que le lecteur prend son plaisir.
Le plaisir ne vient-il pas de ruptures, demande Barthes:
L'e.ndwit le. plub éwtiQue. d'un CO'!.pb n'e.bt -il pa.b là. où le
vitemVlt baille ? Vanb la pe.'!.Ve.'!.bton [•••] c'e.bt l'mte.'!.mitte.nce..
comme. l'a bie.n dit la pbljchanalybe., Qui e.bt éwtiQue. : ce.lle.
(1° Roland Barthes, S!Z, p. 170.
(2) Ibid., p. 84j; souligné par l'auteur.
0) R. Barthes, S!Z, p. 183.

- 338 -
de la. peau. qui 6c.iYltWe eYlt'te deux pièc.e6 [ •••l, eYlt'te deux
bO'td6 [ •••l ; c.'e6t c.e 6c.iYltWemeYlt même qui béduit, ou eYlc.o'te
la. mibe eYl 6c.èYle d'une appa'titioYl-dibpa'titioYl. 1
De même, chez Hardy, deux bords sont toujours tracés, qui dessinent une sorte de
coupe de plaisir équivalente à un lieu de crise, de perte puisqu'elle signe la fusion
et la confusion. C'est de cette faille-hymen que le lecteur prend sa "jouissance".
Nous disons "jouissance" car, mieux qu'un "texte de plaisir" qui "contente, empli t,
donne de l'euphorie", on lui offre un "texte de jouissance" conçu sur le mode du jeu
[...l c.elu.i qui met eYl état de pe'tte, c.elu.i qui déc.oYl6O'tte (peut-
êt'te jUbqu'à. Uyl c.e'ttaiYl eYlYlui), 6ait vac.We't le6 aHibe6 hibto'ti-
que6, c.uitu'teUe6, p6yc.hologique6 du lec.teu't, la. c.oYl6<6tanc.e
de be6 goût6, de 6e6 valeuH et de 6e6 6OuveYliH, met eYl c.'tibe
2
60Yl 'tappo'tt au. langage.
1lI. - "LE TEXTE DE JOUISSANCE".
L'enjeu de la multiplicité thématique, discursive et focale dans les nouvelles de
Thomas Hardy nous paraît évidemment le spectacle, le texte qui s'offre en spectacle
à son lecteur afin de l'entretenir et lui procurer du plaisir, et lui donne la preuve
qu'il le "désire". Ce jeu se déroule dans la dissimulation, la perversion et le divertis-
sement.
(1) R. Barthes, Le plaisir du texte, Seuil/Points, 197J, p. 19 ; souligné par l'auteur.
(2) R. Barthes, Le plaisir du texte, pp. 25-26. Ce chapitre ("Le texte de jouissance") est intitulé à partir
de cette oeuvre de Barthes. Notre pagination directe y renvoie.

- 339 -
Le récit en tant qu'acte narratif accomplit dans les nouvelles une fonction distrac-
tive, à caractère essentiellement atopique : s'il existe un "message", il est implicite
et n'est que la reconstitution du lecteur. C'est plutôt au dépaysement, à "l'errance-
même" (ainsi que dirait Derrida) qu'il invite le narrataire, dans la matière sensationnelle
qui lui est servie. Son imagination est continuellement sollicitée pour l'interprétation
d'anecdotes énigmatiques, et son attente est régulièrement déjouée par l'ironie de
situations dont la multiplication évite à la tragédie une structure monotone. La présence
envahissante du conteur qui produit ce "discours d'assistance", qui ne manque pas
d'esprit, et pour qui l'énonciation est liée àla compétence, entretient plus qu'elle
ne lasse. Un aspect de cette forme ludique est l'ambiance amicale du conte. On peut
l
également ajouter, à la suite d'Alexander Fischler , une structuration évocatrice
du théâtre. Il est effectivement possible de concevoir une nouvelle telle que "The
Three Strangers" comme une "scène de théâtre", à partir de la convergence de tous
les protagonistes sur les mêmes lieux. Les rôles seraient tenus par des "marionnettes"
jouant une pièce tragi-comique. Ferait fonction de "metteur en scène" un narrateur-
conteur envahissant qui refuse les "coulisses", et manifeste une prédilection pour
l'énigme et les "coups de théâtre", les rebondissements et l'ironie de situation qUI
entretiennent chez le lecteur-spectateur une situation d'attente angoissée.
Mais le théâtre et le conte ne font qu'intégrer une structure générale reposant
sur la perversion, qui est déjà le jeu. Le plaisir est ici dans la subversion. Tout est
attaqué, déconstruit dans les nouvelles: les édifices idéologiques s'écroulent, le plaisir
des personnages est mis "en pièces", et le "genre" démonté. Un rythme s'établit,
désinvolte, peu respectueux à l'égard de l'intégrité du texte. L'histoire est "occupée"
par un énonciateur envahissant qui liquide tout méta-langage. Aucune institution n'eST
(1) Alexander fischler, "Theatrical Techniques in Thomas Hardy's Short Stories",~: Studies in Short fiction,
vol. III, nO 1, fall 1965 (Newberry College : Newberry, South Carolina), pp. 435-445.

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en arrière de ce qu'il dit, et c'est en cela que sa production a valeur de Texte. Des
codes antipathiques entrent constamment en contact. Des discours pompeux et déri-
soires sont créés, des récits réalistes et fantastiques sont juxtaposés. Deux bords
sont toujours tracés qui assurent la jouissance: "Le plaisir, dit Barthes, est semblable
à cet instant intenable, impossible, purement romanesque, que le libertin goûte au
terme d'une machination hardie, faisant couper la corde qui le pend, au moment
même où il jouit" (p. 15, souligné par l'auteur). De cette faille, le texte prend et
communique un état bizarre, à la fois exclu et paisible. Dans le texte de plaisir défini
par Barthes, les forces contraires ne sont plus en état de refoulement, mais de devenir
"rien n'est vraiment antagoniste tout est pluriel" (p. 52) :
Le. texte. a be.-boin de. -bOn omb1e. : ce.tte. omb1e., c'e.-bt un peu.
d'idéologie., un peu. de. 1e.p1é-be.ntation, un peu. de. wje.t-b :
6antôme.-b, poche.-b, t1aZnée.-b, nuage.-b néce.-b-bai1e.-b : la -bubve.1-bion
doit p'tOdui1e. -bOn p'tOp1e. c1ai-l-ob&CU-l. (p. 53, souligné par
l'auteur).
Cette opposition n'est pas seulement entre des contraires consacres, nommes
elle est partout, entre l'exception (l'écriture) et la règle (le langage consistant, la
réalité consistante), et ce débordement est déjà le plaisir :'
La 1è.gle., c'e.-bt l'abu-b, l'exce.ption, c'e.-bt la jouùMnce.. (p. 67).
Le texte hardyen détruit jusqu'au bout, jusqu'à la contradiction, sa propre catégorie
discursive, sa référence socio-linguistique, ce qu'il est convenu d'appeler son "genre".
Il est le comique qui ne fait pas rire, la jubi lation sans âme, l'ironie qui n'assujettit
pas (p. 51), le genre sans la structure conventionnelle. En fait, la loi du genre qu'est

- 341 -
la nouvelle est la dislocation d'un tout (l'oeuvre) en plusieurs morceaux (les nouvelles),
et la neutralisation de cette rupture par une cohésion renforcée de la part de l'écriture.
Or, le texte hardyen ne cherche nullement à triompher de cette fragmentation. Au
contraire, il s'avère être l'expression de cette désarticulation à surmonter. Jamais
semble-t-il, principe du genre n'aura été appliqué avec autant de rigueur. Rien, appa-
rem ment, ne "tient" ici : la continuité est à rétablir, et la communication à "dépara-
siter", afin d'assurer au texte sa logique et sa fonctionnalité. Sans nul doute aussi,
jamais récit n'aura prouvé à quel point la lecture est l'écriture.
Mais, pour le texte de plaisir, cette défection n'est en réalité qu'une "cacographie
distincte"l, dans laquelle l'écoute n'est jamais brouillée entièrement. L'écriture met
en scène une communication impure, mais "ce bruit" n'est pas confus, massif, innomma-
ble. Il est donné ainsi auleceur pourqu'il s'en nourrisse:
[ l ce que ie iecteU'[ M, c'e6t une cont'le-commun{cat{on
[ l, ce que ie iecteu'l con60mme, c'e6t ce dé6aut de let commu-
n{Cctt{on, ce manque de meMage ;: ce que let 6t 'lUctu'lat{on
éd{6{e POU'l fu{ et iu{ tend comme let piU6 P'léC{W6e de6 nou'['[{-
tute6, c'e6t une eontte-c.ommunication ; ie iecteu'l e6t compüce
[...l du dücou'l6 iu{-même en ce qu'a joue let d{v{6{on de
i'écoute, i'impu'leté de let commun{cat{on [ •••l. 2
Cette destruction de l'art ne s'arrête pas chez Hardy aux seules formes paradoxales,
c'est-à-dire, celles qui, contestantes et contestées,
vont contre la doxa (p. 84). Elle
n'est pas littérale et directe: il existe chez cet auteur un troisième terme, excentrique
et inouï, qui esqui ve le paradigme doxa/paradoxa, et qui est la subversion subtile
par le jeu. Son ironie et sa parodie ne prétendent-elles pas exorciser les codes culturels
(1) R. Barthes, S/Z, p. 139.
(2) Ibid., p. 151 ; souligné par l'auteur.

-- 342 -
vomis? Ne déjouent-elles pas merveilleusement le discours idéologique par des éloges
inattendues, où prennent place le vice et la fatuité? Et, au lieu du sérieux, n'oppo-
sent-elles pas à la tragédie l'humour, le jeu et le rire?
On reproche à Hardy d'utiliser des schémas sinueux, trop voyants ou trop enfouis,
pour camper la réalité humaine. Mais c'est oublier que le texte est atopique, que
le système en lui est débordé, défait et ce débordement, cette défection, c'est la
signifiance même. A travers la présence envahissante de l'énonciateur et la multiplica-
tion à l'infini des rebondissements, ce que le lecteur goûte est un excès dont il doit
s'accommoder. La perversion ne suffit pas à définir la jouissance, car c'est son extrême
qui la détermine:
[...J ext'lême toujoU'lb dépla.c.é, ext'lême vide, mobile, imp'lévi-
bible. Cet ext'lême ga.'Ul.ntie la. jouibbanc.e : une pe'lveHion
moyenne b'enc.omb'le t'lèb vite d'un jeu de 6ina1itéb buba.ite'lneb
p'lebtige, a.66ic.he, -tiva.iité, dibc.ouH, pa.'la.deb, etc.. (p. 83).
En référence au caractère systématiquement désastreux des coïncidences chez Hardy,
Richard Carpenter ne parle-t-il pas d"'uniformité thématique"l ? Or, ce genre de
répétitions n'est pas dépourvu d'intérêt. Pour le lecteur barthésien, c'est la lecture
tragique qui, de toutes, est la plus perverse :
[...J je p'lendb pla.ibi'l à m'entend'le 'la.c.onte'l une hibtoi.-te dont
je. c.onnai& la. 6in : je baib et je ne ba.ib pab, je 6a.ib vib-à-vib
de moi-même c.omme bi je ne bavaib pab [ ...J. Pa.'l 'la.ppO'lt
à i'hibtoi.-te d'Ul.ma.tique, qui ebt c.elie dont on igno'le i'ibbue,
il y a. e66a-c.e.ment du pia.ibi.-t et pwg'lebbion de la. jouibbanc.e
[...la(pp. 76-77, souligné par l'auteur).
(1) "thematic sameness", dit Richard Carpenter, "How to Read A Few Characters", dans l'oeuvre critique
de Kramer Dale, Critical Approaches to the Fiction 01 Thomas Hardy (London: Macmillan Press Ltd,1979),
p. 155.

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Contrairement au plaisir du texte (qui est friable, délité par l'humeur, l'humour,
la circonstance), cette jouissance du texte n'est pas précaire. Pire, elle est précoce:
[...) Ule ne vient plU en loon templo, elle ne dipend d'auCèun
mÛÛMement. Tout b'emyJo'Cte en une 60ib [•••). Tout be joue,
tout be jouit danb la yJ'Cemi.è.'Ce vue. (p. 84, souligné par l'auteur).
Ainsi se consomme le texte hardyen, d'un coup, avec un narrateur pervers.
Les nouvelles de Hardy acquièrent une partie de leur saveur dans leur representa-
tion de scènes érotiques. Elles se dévoilent dans leur majorité sous forme de corps
clivés en lieux érotiques et en objets fétiches "excitants". Ce sont les femmes, signifi-
cativement, qui tiennent ici le rôle de baromètre aidant à fixer cette atmosphère
de désir. La vie leur paraît insipide, aussi revent-elles, impulsives ou langoureuses,
mais toujours voluptueuses. La beauté et l'art des hommes les ravissent et les mettenr
en état de perte. Le séjour à Solentsea d'Ella Marchmill ("An Imaginative Woman")
est plein de moments obscènes: cette dame dort sur un lit qui induit la forme de
l'hymen: "les lèvres d'un poète", et elle se trouve séduite. Tous les effets de l'artiste
(dans lesquels elle se vautre) ont les caractéristiques d'objets-fétiches. Une scène
non moins lubrique réside dans la "possession sexuelle" figurée par la rencontre entre
Agatha et Lovill ("Destiny and a Blue Cloak"), pendant laquelle le vieillard repêche
le linge de corps de la jeune fille à l'aide de sa canne-phallus. Grâce à la proximité
des corps, ces femmes croient posséder l'objet de leur désir, et "s'abandonnent" à
lui. A la foire, profitant de la foule, Edith White succombe aux caresses et au charme
d'un galant inconnu ("On the Western Circuit"). Transportée par la musique du concert,
Geraldine Alienville cède aux sollicitations d'un amant socialement inférieur à elle
("An Indiscretion in the Life of an Heiress") et, que peut bien être la fierté de la

- 344 -
paysanne Car' line devenue citadine, sinon un autre ébat amoureux avant la reddition
son hystérie sinon un délire sexuel rendu obscène par la présence de l'enfant (Carry)
et des danseurs.
Tous ces moments attestent une figure du texte, nécessaire à la jouissance du
lecteur: orgasmes solitaires après lesquels les amoureux vidés, tristes, frustrés rompent
ou disparaissent. La représentation que Hardy en fait est une figuration embarrassée
(p. 89), c'est-à-dire encombrée par d'autres sens que celui de l'acte lui-même et
dont l'espace d'alibis est occupé par une crise socio-économique. Il est remarquable
de voir comme il a su fondre l'herméneutique dans le symbolique, en muant l'aspiration
des personnages à des valeurs culturelles étrangères en une envie sexuelle. Le désir
est rendu d'autant plus intense qu'il est inassouvi: le plaisir suspendu n'est-il pas
particulièrement intenable? L'une des caractéristiques du texte hardyen, c'est juste-
ment cette tension permanente vers un objet inaccessible. Après les codes culturels
et littéraires, c'est le plaisir des protagonistes qui tombe en "pièces", nié.
Le narrateur qui assiste à ces scènes érotiques, de loin et sans être vu, présente
l'aspect d'un voyeur. Il fait du narrataire son complice. Sur la scène textuelle de
Hardy, telle que la verrait Barthes, il n'y a pas de rampe séparant un sujet d'un objet,
un producteur actif d'un spectateur passif. Le lecteur est invité à participer à ce
plaisir critique, au commentaire pervers du narrateur, à s'en faire "le voyeur au second
degré" comme dirait Barthes (p. 29), et c'est en cela que réside le plaisir: perversité
de ['artiste, double perversité du lecteur. Leur plaisir est d'autant plus vicieux qu'il
est hors de toute finalité imaginable: les conteurs se dispersent à la fin de leur
activité énonciatrice et le récit s'achève en même temps que le prétexte qui l'avait
occasionné, à savoir le voyage (FCC) ou la pluie (GND). Chacun retourne alors à
ses occupations habituelles, sans aucune perspective de retrouvailles (GND, 371),

- 345 -
comme si de rien n'était, tirant ainsi le lecteur de son rêve.
Telle est l'optique du texte, compris sous la catégorie innocente et inoffensive
de l'amusant, du divertissant. Comme dirait Barthes, il procure un "rêve" gratuit:
Auc.un alibi ne tient, '[{en ne 6e 'Cec.on6tttue, 'lien ne 6e 'Céc.upè.'Ce.
Le texte de jouiManc.e e6t ab60lument intmn6tti6. (p. 83).
Cette dé-composition qui ne donne lieu à aucune activité démonstrative, à aucun
discours chargé de "Vérité" ou de "Sens" n'est rien car elle est alogos ou atoposl.
Elle se révèle plutôt en accord avec le jeu de l'hymen, à la fois vicieux et sacré
"un milieu, pur, de fiction" où il ne se passe rien, où rien n'est, mais où tout est
jeu, allusion, mime, artifice: "scène qui, n'illustrant rien hors d'elle-même, n'illustre
rien".2. Non-étant, non-réel, non-présent, elle rappelle à quel point l'écriture est
"un accessoire, un accident, un excédent,,3, une "trace perdue, semence non viable 4,
puisqu'impuissante à répondre aussi bien de soi-même que du père.
Tel que nous l'avons esquissé ici, "le texte comme spectacle gratuit", conçu dans
la perversion et la fusion des contraires en vue de divertir, dit l'intérêt que peuvent
encore comporter les nouvelles de Thomas Hardy. La perspective qu'il ouvre sur "l'amu-
sant" pourrait bien être occupée par la dissémination de Jacques Derrida. Cette disci-
pline se produit dans le jeu, qu'elle sacre "le meilleur, le plus noble,,5, et identifie
l'écriture à "fête, jeu,,6, à cause de son organisation savante et vivante de figures
ambiguës, de déplacements, de répétitions. Une étude du sens selon ses principes
nous démontrerait certainement comment la tension des contraires relevés dans cette
(1) J.oerrida, La dissémination, p. 1BD.
(2) Ibid., p. 236.
(3) Ibid., p. 147..
(4) Ibid., p. 176.
(5) Ibid., p. 75.
(6) Ibid., pp. 163-64.

- 346 -
étude s'apaise en de nouvelles notions synthétiques, c'est-à-dire en des formes concrètes
où se réalisent des équilibres satisfaisants. De plus, sa théorie des Nombres qui affirme
la génération toujours déjà divisée du sens, nous confirmerait l'irréductibilité ou restance
du texte: "Pages inépuisables, lecture sans cesse à reprendre"l. Il ne peut en être
autrement.
**
(1) Ibid., p. 310, note 63.

- 347 -
BIBLIOGRAPHIE
**
PREMIERE PARTIE: CORPUS MATERIEL INTEGRAL
**
LES NOUVELLES DE THOMAS HARDY
Ed.F.B. Pinion. The New Wessex Edition of the Stories of Thomas Hardy.
London: Macmillan, Ltd, 1977.
**
Lel. datel. wnt c.ellel. del. p'Lemiè.'Lel. publicationl.
**
1. - Volume 1 : Wessex Tales and A Group of Noble Dames.
1. - Wessex Tales (WT), 1888.
- The Three Strangers, Longman's Magazine et Harper's Weekly (mars 1883).
sera adaptée à la scène, sous le titre "The Three Wayfarers".
- A Tradition of Eighteen Hundred and Four, Harper's Christmas (1882). Se troUVe:!
dans LU (1894) jusqu'en 1912 où elle rejoint WT.
- The Melancholy Hussar of the German Legion, Bristol Mirror and Times (janv.
1890).
- The Withered Arm, Blackwood's Edinburgh Magazine (janv. 1888).
- Fellow-Townsmen, The New Quarterly Magazine et Harper's Weekly (printemps
1880).
- interlopers at the Knap, The English Illustrated Magazine (mai 1884).
- The Distracted Preacher (avr. 1879).
Avant de paraître sous cette forme définitive, Wessex Tales comptait, en 1888,
cinq histoires: "The Three Strangers", "The Withered Arm", "Fellow-Townsmen",
"interlopers at the Knap" et "The Distracted Preacher". L'édition de 1896 inclura
"An Imaginative Woman" qui fera place, dans l'édition de 1912, à "A Tradition of
1804" et "The Melancholy Hussar ...", pour rejoindre LU.

- 348 -
2. - A Group of Noble Dames (GND), 1891.
- The First Countess of Wessex (by the local Historian), Harper's New Monthly
Magazine, déc. 1889.
- Barbara of the House of Grebe (by the üld Surgeon).
- The Marchioness of Stonehenge (by the Rural Dean).
- Lady Mottisfont (by the Sentimental Member).
- The Lady Icenway (by the Churchwarden).
- Squire Petrick's Lady (by the Crimson Malster).
- Anna, Lady Baxby (by the Colonel).
- The Lady Penelope (by the Man of Family), Longman's Magazine, janv. 1890.
- The Duchess of Hamptonshire (by the Quiet Gentleman), 1878.
Cette nouvelle est la première de Hardy à être publiée en Angleterre,
par le quotidien Light (avr. 1878). Un mois plus tard, elle parut
dans Harper's Weekly (New York, mai 1878). Elle s'intitulait alors
"The Impulsive Lady", et avait pour héroïne, nons pas Emmeline
de Batton Cast le, mais Lady Saxelbye de Croome Cast le. En février
1884, elle devient "Emmeline, or Passion vs Principle" dans la revue
The Indepent (New York),avec Lady Emmeline de Stroome Castle
pour héroïne.
- The Honourable Laura (by the Spark).
Publiée en décembre 1881, sous le titre "Benighted Travellers". Avant
sa parution dans GND, l'héroïne (Laura) s'appelait "Lucetta". Mais
ce changement n'est pas très important, dans la mesure où les noms
Laura et Lucetta connottent tous deux, par leur étymologie, les
mêmes sèmes (lumière, pureté et vertu) que l'histoire cherche à
mettre en valeur.
Le recueil A Group of Noble Dames, qui compte dix histoires, parut pour la pre-
mière fois sous cette forme en mai 1891. Avant cette date, il comprenait six textes
seulement ("Barbara..•", "The Marchioness of Stonehenge", "Lady Mottisfont", "The
Lady Icenway", "Squire Petrick's Lady" et "Anna, Lady Baxby), publiés par The Graphie
(1890), dans son numéro de Noël. Les quatre autres ("The First Countess of Wessex",
"The Lady Penelope", "The Duchess of Hamptonshire" et "The Honourable Laura")
ne s'adjoindront à eux pour produire le volume final que l'année suivante. Pour ce
recueil, Hardy se serait inspiré de l'oeuvre de Hutchins, History and Antiquities of

- 349 -
the County of Dorset, mais aussi d'informations fournies par des personnes âgées
qui ont connu ces grandes familles et leurs servantes, d'une façon ou d'une autre.
II. - Volume II : Life's Little Ironies and A Changed Man
1. - Life's Little Ironies (LLO, févr. 1894.
- An Imaginative Woman, The Pail Mail Magazine (avr. 1894).
- The Son's Veto, The lliustrated London News (déc. 1891).
- For Conscience' Sake, The Fortnightly Review (mars 1891).
- A Tragedy of Two .'\\;,1bitions, The Universal Review (déc. 1888).
- On the Western Circuit, Harper's Weekly et The English Illustrated Magazine
(1891).
- To PLease his Wife, Black and White (juin 1891).
- The Fiddler of the Reels, Scribner's Magazine (mai 1893).
- A Few Crusted Characters (FFC), mars 1891
- Tony Ky tes, the Arch-Deceiver (by the carrier, Mr Burthen).
- The History of the Hardcomes (by the parish clerk, Mr Flaxton,
and the cura te).
- The Superstitious Man's Story (by the seedsman's father, the registar).
- Andrey Satchel and the Parson and Clerk (by the master-thatcher,
Christopher Twink).
- Old Andrey's Experience as a Musician (by the Scholmaster, Mr Profitt).
- Absent-Mindedness in a Parish Choir (by the master-thatcherl.
- The Winters and the Palmleys (by the aged groceress).
- Incident in the Life of Mr George Crookhill (by the registrarl.
- Netty Sargent's Copyhold (by "the world-ignored local landscape-painter", Mr
Day).
Quand le "recueil" A Few Crusted Characters parut pour la première fois, en
février 1894, dans Harper's New Monthly Magazine, il s'intitulait "Wessex Folk".
A cette date, il faisait déjà partie de Life's Little Ironies (publié en 1894) qui comptait

- 350 -
neuf histoires: "The Son's Veto", "For Conscience'Sake", "A Tragedy of Two Ambitions",
"On the Western Circuit", "To Please His Wife", "The Melancholy Hussar of the German
LegiQn", "The Fiddler of the Reels", "A Tradition of 1804" et FFC. La forme définitive
de la collection LU remonte à l'édition de 1912, quand les textes "The Melancholy
Hussar..•" et "A Tradition of 1804" furent déplacés dans WT et remplacés par "An
1maginati ve Woman" qui présente plus d' affini tés avec LU, ainsi que Hardy le fait
remarquer dans sa préface à la collection: "turning as it does upon a trick of Nature,
so to speak". (p. 10) .
II. - A Change<! Man and Other Tales (CM), 1913.
- A Changed Man, The Sphere et The Cosmopolitan (LU.) (printemps 1900).
- The Waiting Supper, Murray's Magazine (Angleterre), janv. et févr. 1888 ; et
Harper's Weekly (E.U.), 31 déc. et 7 janv. 1887-8. Une version de
cette nouvelle parut dans le Dorset County Chronicle les 25 décembre
1890 et 23 déc. 1937 sous un titre complètement différent: "The
Intruder, A Legend of the 'Chronicle' Office". Dans la seconde version,
on notera que le protagoniste Nicholas Long se nomme Nathaniel
Ardent. Annie Escuret (CER VE 8, avr. 1979, p. 51, note 3) justifie
ce changement de noms par le souci d'accorder l'onomastique avec
l'herméneutique: "Ardent connote Ardent, qui dénote un certain
nombre de qualités comme la dévotion, le zèle, la fidélité, la passion.
Long a sans doute été préféré en dernier ressort, car le héros est
certes dévoué mais sans passion. Il désire mais sans jamais se compor-
ter en révolutionnaire pour atteindre son but".
- Alicia's Diary (1887), le seul texte épistolaire qu'ait écrit Hardy.
-The Grave by the Handpost, publiée comme une "histoire de Noël" dans St Jame's
Budget et Harper's Weekly en déc. 1897.
- Enter a Dragon, Harper's Monthly Magazine (déc. 1900).
- A Tryst at an Ancient Earthwork, The Detroit Post (mars 1885), puis The Illustra-
ted London News (déc. 1893).
- What the Shepherd Saw, The Illustrated London News (noël 1881).
- A Committee-Man of "the Terror", The Illustrated London News (nov. 1896).
- Master John Horseleigh, Knight, The Illustrated London News et Mc Clure's
Magazine (New York), été 1893.
- The Duke's Reappearance : A Family Tradition, The Saturday Review et The
Chap-Book (Chicago), déc. 1896.
- -

- 351 -
- A Mere Interlude, The Bolton Weekly Journal (oct. 1885).
- The Romantic Adventures of a Milkmaid, The Graphie et Harper's Weekly (été
1883).
Ces douze histoires que compte A Changed Man parurent entre 1881 et 1900,
et furent rassemblés pour la première fois en 1913.
III. - Volume III : Old Mrs Chundle and Other Stories (OMC)
Ce dernier recueil a été l'oeuvre de F.B. Pinion. On y trouve:
.. Trois histoires pour adultes:
- Old Mrs Chundle, The Ladies' Home Journal (Philadelphie), févr. 1929.
- uestiny ana a Ijlue Cioak, The New York Times (oct. IS74).
- The Doctor's Legend, The Independent (New York), 26 mars 1891.
.. Une histoire romantique adaptée de The Poor Man and the Lady, le premier roman,
inédit, de Thomas Hardy:
- An Indiscretion in the Life of an Heiress, The New Quarterly Magazine (London)
et Harper's Weekly (New York), juil. 1878.
.. Cinq plans de nouvelles, publiées pour la première fois en novembre 1958. Leur
aspect schématique ne nous permet pas de les mentionner dans notre étude•
.. Deux histoires d'aventure, les seuls essais de fiction pour enfants de Hardy:
- The Thieves Who Couldn't Help Sneezing, The Illustrated London News, dans
Father Christmas: Our Little Ones' Budget (1877).
- Our Exploits at West Poley, publiee en feuilleton, de nov. 1892 à avr. 1893,
par The Household (Boston), puis en entier en 1952, par Oxford Uni\\'.
Press.
.. Une pièce poétique - unique drame épique de Hardy
- The Famous Tragedy of the Queen of Cornwall, parue en nov.
1923. Apparaît ici sous sa forme définitive, qui est la seconde édition
de 1924. Son appartenance à un autre genre ne nous permet pas
de l'inclure dans notre étude.

- 352 -
DEUXIEME PARTIE: CORPUS INSTRUMENTAL
1. - Critique (sur Thomas Hardy)
**
- Bor/and, Russel Ernest,"Thomas Hardy's Short Stories : Varieties of Imaginative
Power." DAI, 40.1 Oui. 1979), 866-A (Univ. of Washington).
- Brady, Kristin More, "The Short Stories of Thomas Hardy: A Study by Volumes."
DAI, 40.1 Oui. 1'779), 264-A (Univ. of Toronto, Canada).
- Browne, William F., "Diversity and Unit y in Thomas Hardy's Short Stories." DAI,
39.9 (Mar. 1979), 6139-A.
- Carpenter, Richard C. "How to Read A Few Crusted Characters." ln : Critical Approaches
to the Fiction of Thomas Hardy. Ed.Dale Kramer. London: Macmil-
lan Press Ltd, 1979, 155-71.
- Cassis, A.F., "A Note on the Structure of Hardy's Short Stories." Colby Library Quarterly,
X.5 (Mar. 1974),287-96.
- Escuret, Annie, "Une nouvelle de T. Hardy: 'The Waiting Supper"." ln "Articles
on Ch. Brontë, Newman, Stevenson, Hardy, Joyce, l'Imaginaire mélan-
colique, etc." Cahiers Victoriens et Edouardiens, 8 (avr. 1979), 39-52
(Univ. Paul Valéry, Montpellier).
- Fischler, Alexander, "Thomas Hardy's Short Stories : Their Major Trends and Interests
in the Criticism of his Works." DA, 22.3, n° 7 (1962), 3199-200 (Univ.
of Washington).
*
* "Theatrical Techniques in Thomas Hardy's Short Stories." Studies
in Short Fiction, 111-1 (Fall 1965), 435-45 (Newberry College, South
Carolina).
- Green, David Bonnel, "A Source for Hardy's 'The Duchess of Hamptonshire'." Notes
and Queries, 201 (1956), 86.
- Haarder, Andreas, "Fatalism
and Symbolism in Hardy. An Analysis of 'The Grave
by the Handpost'." Orbls Lit'erarum, 34 (j 979), 227-37 (Munskgaard,
Copenhagen).
- Hartwdl, Patrick Max, "The Prose Style of Thomas Hardy's Fiction." DA, 30.10
(Apr. 1970), 4986-A - 4987-A (Univ. of California, Los Angeles).
- Higgins, Elizabeth Jean, "Class Consciousness and Class Conflict in the Novels
and Tales of Thomas Hardy, O.M." DA, 25 (1966), 5279-80 (Univ.
of California, Los Angeles).
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Thomas Hardy. Frome, Somerset : D.R. Hillman and Sons Ltd, 1968,
75-83.

- 353 -
- Johnson, Trevor, Thomas Hardy, London: Literature in Perspective, Evans Brothers
Ltd, 1968.
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Remedies, 'An Indiscretion in the Life of an Heiress'." Notes and
Queries, 222 (1977), 32-34.
- Miller, J. Hillis, Thomas Hardy: Distance and Desire, The Belknap Press of Harvard
Univ. Press, 1970.
- Nevinson, Henry W., Thomas Hardy, London
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- Orel, Harold, Thomas Hardy's Personal Writings, London
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DA, 38.11 C""2Y 1Q 7S), 67i+7-A (Indiana Univ.).
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- Pinion, F.B., A Hardy Companion, London: Macmillan, 1968, 58-100.
- Rice, Phyllis Ann, "Hardy's Irony with Particular Reference to the Short Stories."
DA, 26 (Nov. 1965), 2759 (Univ. of Illinois).
- Spencer, Gloria Blakeley, "The Characterization and Use of the Rustics in Thomas
Hardy's Works.", DA, 29.9 (1969), 3621-A (Univ. of Texas, /\\ustIn).
- Stewart, J.I.M. Thomas Hardy: A CriticaI Biography, Longman, 1971, 147-53.
- Summer, Rosemary, "Hardy Ahead of his Time : 'Barbara of the House of Grebe'."
Notes and Queries, 225 (1980), 230-31.
Wing, George, Hardy,1963 ; rpt., Edimburgh and London
Writers and Critics, Oli\\er
and Boys, Ltd., 1966.
- Yow, Paula Put man, "Hardy, his Art and his Critics : the Traditional Aesthetic c,f
Wessex Tales.", DAI, 41.4 (Oct. 1980), 1621-A - 1622-A (Univ. of
Texas, Austin).
II. - Générique
- Allen, Walter, The Short Story in EngIish, Oxford, Clarendon Press
Oxford L'ni\\'.
Press, 1981.
- Beachcroft, LO., The Modest Art : A Survey of the Short Story in EngIish, London
Oxford Uni v. Press, 1968.

- 354 -
- Martin, Jacky, gen. ed. "Studies in Rudyard Kipling." Cahiers Victoriens et Edouardiens,
18 (nov. 1983), Montpellier: Univ. Paul Valéry.
- 0' Faolain, Sean, The Short Stories, 1948 ; rpt. London: The Mercier Press Cork,
1972.
- Reid, Jan, The Short Story, London: Methuen; New York: Barnes and NB, 1977.
- Thomas, Claude, gen. ed. "Studies in Joseph Conrad". Cahiers d'Etudes et de
Recherches Victoriennes et Edouardiennes, 2 (J 975), Montpellier:
Univ. Paul Valéry.
- Vitoux, Pierre, gen. ed. "Studies in the Early Joyce." Cahiers Victoriens et Edouardiens,
14 (oct. 1981).
III. - Méthodologique
- Barthes, Roland, Le degré zéro de l'écriture, 1953 ; rpt. Paris: Seuil, 1972.
*
et al.,
L'analyse structurale du récit. Communications, 8 (J 966)
rpt. Paris : Seuil, 1981.
*
S/Z, Seuil, 1970.
*
Le plaisir du texte, Paris: Seuil, 1973.
- Derrida, Jacques, La dissémination, Paris: Seuil/"Tel Quel", 1972.
- Ducrot, Oswald, et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du lan-
~ Paris: Seuil, 1972.
- Fleurdorge, Claude, et Pierre Vitoux, Analyse narratologigue et analyse textuelle;
cours, Univ. ?aul Valéry,: i~:ontpellier.
- Genette, Gérard, Figures III, Paris: Seuil,1972.
*
Nouveau discours du récit, Paris: Seuil, 1983.
- Todorov, Tzvetan, "poétique", in Qu'est-ce que le structuralisme, 1968
rpt. Paris
Seuil, 1973.
*
Poétigue de la prose, Paris: Seuil, 1971.
**

- 355 -
TROISIEME PARTIE: OUVRAGES GENERAUX
**
- Charlot, Monica, et Roland Marx, La société victorienne, Paris
Armand Colin/ U.
Prisme, 1978.
- Chevalier, Jean, et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, 1969
rpt. Paris
Robert Laffont et Jupiter, 1982.
- Escuret, Annie, gen. ed. "Studies in Thomas Hardy.", Cahiers Victoriens et Edouar-
diens, 12 (oct. 1980).
- Hardy, Florence Emily, The Life of Thomas Hardy: 1840-1928, London
Macmillan
and Co. Ud., 1962.
- Hoek, Leo H., La marque du titre, Paris: Mouton, 1981.
- Newby, Howard, et al. Property, Paternalism and Power: Class and Control in
Rural England, London: Hutchinson Univ. Library, 1978.
- Propp, Vladimir, Morphologie du conte, 1928 ; rpt. Paris: Seuil/Poétique, 1965 et
1970.
- Seamn, L.C.B., Victorian England : Aspects of English and Imperial History, 1837-1901.
London: Methuen and Co. Ud., Univ. Paperback, 1973.
**

TABLE DES MATIERES
Pag~s
SOMMAIRE ..............•••••......••••••••...•..............••.......•................................
AVANT-PROPOS "METHODOLOGIQUE"
2
INTRODUCTION "GENERIQUE"
8
1 : La Nouvelle: Forme d'écriture
8
II : Type de représentation
II
II
Hardy et la nouvelle
17
III: L"'lntension" positive du titre
26
PREMIERE PARTIE: Analyse du Récit
40
Chapitre
1 : Wessew Tales and A Group of Noble Dames
Le déclin du Wessex
40
1
Wessex Tales ou le "Paradis Perdu"
40
II : A Group of Nobles ou la fin du règne
47
Chapitre
II: Life's Little Ironies and A Changed Man
Les circonstances de la tragédie
61
: Life's Little Ironies - la nature pernicieuse
61
II : A Changed Man - Survol rétrospectif
103
Chapitre
Ill: Old Mrs Chundle and Other Stories
Vers un élargissement du champ de vision?
150
Chapitre
IV: LA Diégèse CHAOTIQUE
187

DEUXIEME PARTIE
Analyse du discours
208
Chapitre
1 : Discours du Personnage
208
1 - L' illusion
208
II - Vers la "reconnaissance" ?
212
Chapitre
II : Récit de Narrateur
214
1 - La narration objective
216
II - La narration subjective
229
Chapitre
III: Problèmes de focalisation
:..
236
1 - Le romanesque décept if........
236
II - Les facteurs essentiels de la désintégration
240
Chapitre
IV: Problèmes de Titulature
L"'extension" négative du titre ..........................•..
272
1 - Résorption de l'euphorie
273
II - Vomissement des codes sociaux ..............••....•.......
278
CONCLUSION
Réflexion sur Hardy et la nouvelle
286
Chapitre
1 : Une écriture "éclatée"
288
1 - Le récit de la "désintégration"
288
II - Le grotesque comme "forme déchirée"
296
III - Le récit "asymbolique"
310
Chapitre
II: Un style "inimitable"
314
1 - La complexité événementielle ..•...........................
314
II - La puissance imaginative et suggestive ......•....•.....
322
III - "Le texte de jouissance"
338
BIBLIOGRAPHIE
347
PREMIERE PARTIE: Corpus matériel intégral
Les Nouvelles de Thomas Hardy.............................
347

1 - Wessex Tales and 1\\ Group of Noble Dames ..•.......
347
II - Life's Little Ironies and A Changed Man •...•.••••.•••
350
III - OldMrs Chundle and Other Stories •••••
••••
351
DEUXIEME PARTIE: Corpus Instrumental
352
1 - Critique (sur Thomas Hardy) ....................•.......•••.
352
11 - Générique
353
III - Méthodologique
354
TROISIEME PARTIE: Ouvrages généraux
355
* *
*

A l'exemple des romans et des poemes, les nouvelles de Thomas Hardy (1840-
1928) sont tragiques. Les coïncidences malheureuses qui ruinent arbitrairement les
ambitions des personnages imprègnent fortement les fextes des notions de "perte"
et de futilité absurdes, mais ne suffisent pas à décrire le déclin du "Wessex" agricole
en plein Age d'Or victorien. Le sens du destin auquel supplée le lecteur est pluriel.
Il prend en compte la Révolution Industrielle du XI Xe siècle tout autant que la
perversion de la nature humaine. Les figures du récit (placé dans le contexte du
conte) sont cel1es de l'antithèse et du contraste: conflits générés par les différences
de classes sociales, perspective superstitieuse et discours social des personnages
en désaccord avec la réalité diégétique et le détachement ironique de la narration.
Thomas Hardy
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Analyse narratologique
Tensions
Discours
Récit
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