UNIVERSITË DE LA SORBONNE
NOUVELLE-PARIS III
U,E,R, LITTËRATURE COMPARËE
THE S E
POUR
LE
DOCTORAT DE 3E CYCLE
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Présentée et soutenue par NOUTOUA YOU~!-:';~:~',:;~"
Sous la direction de Monsieur le Professeur Roger FAYOLLE
PARIS. OCTOBRE. 1979

L1université n'entend donner aucune approbation ni impro-
bation aux opinions émises dans cette thèse, ces opinions
doivent être considérées comme propres à leur auteur.

Nous nous ferons l'insigne honneur de rappeler que ce modeste
travail n'aurait jamais vu le jour sans la bienveillance de
notre maître, Monsieur le Professeur Roger FAYOLLE. Lorsqu'à,
la fin de notre année de D.E.A., en Juin 1977, nous avons fait
part à M. FAYOLLE de notre intention de travailler sous sa
direction, celui-ci n'a pas hésité à nous suggérer l'étude de
cet aspect, peu exploré, de la littérature négro-africaine.
Depuis, il n'a cessé de nous accompagner de ses en-
couragements et de ses conseils discrets avec le souci, jamais
mis en défaut, de nous laisser la responsabilité de ce travail.
Nous l'assurons de notre très profonde gratitude.

Le 27 mai 1979, à Rouen, nous avons eu l'immense plaisir de
rencontrer Mongo BETI. En cet homme, nous avons découvert un
"aîné" que ses trop nombreuses charges (écrivain, professeur,
directeur de Peu~les Noirs/Peuples Africains dont il assure
également le secrétariat avec son épouse) n'ont pas empêché de
nous accorder, quelques trois heures durant, un entretien qui
a permis l'illustration de beaucoup de points de notre analyse.
Notre dette de reconnaissance envers Monsieur et
Madame BIYIDI reste grande et elle ne s'effacera jamais de
notre coeur.

A nos anciens professeurs de l'Université Nationale d'Abidjan
dont les encouragements et conseils nous ont conduit, fort
heureusement, à reconsidérer certains de nos jugements, nous
disons encore merci. Ce modeste travail inaugure une collabo-
ration que nous souhaitons longue et enrichissante.

A la mémoire de mon père, Jean NDUTDUA
de mes frères Victor TIN-HDUYE et Ludovic TDUAZAMA
de mon ami de toujours, Pascal A. BAI

A ma mère
A mes enfants et petits compagnons, Jeanne et Jean-Sylvestre,
A leur mère, Suzanne ZDUEU.
A mes amis Denis GDUKANDU Toma et Jonas DULAI DEDN
Leur compagnie m'a été d'un précieux concours.
Notre sensibilité commune nous a permis de partager de
très fécondes expériences lors de ce difficile séjour
parisien.
A Henry PEHE, mon jeune frère
son dévouement ne m'a jamais fait défaut
A toute la famille KUY Benoît
sa sollicitude me restera longtemps gravée au coeur.

A mon oncle METOUA NOUTOY Ibsen
il a tout sacrifié à mon épanouissement scolaire.

INTRODUCTION:
L'IMPASSE
DE
LA
CRITIQUE
AFRICAINE

Il est des solutions plus étranges que les problèmes.
Car le problème du moins n'était qu'une question;
mais la solution en pose mille.
Jean PAULHAN)

- 1 -
Malaise! impasse! tatonnement ! Voici quelques
unes des exclamations, toutes alarmistes les unes et les au-
tres qui ont ponctué et escorté les communications, toutes les
communications du premier colloque consacré à la critique
littéraire africaine, le colloque de Yaoundé (Cameroun) en
1973. (1) Depuis, les mêmes sons de cloche n'ont cessé de
retentir, en d'autres endroits et à d'autres dates, aux collo-
ques de Lumumbashi (Zaïre) en 1975 et de la Sorbonne Nouvelle
(Paris III-France) en 1978. Et peut-être resonneront-ils
encore davantage, troublant notre fragile quiétude intellec-
tuelle qui se serait bien contentée d'appliquer mécaniquement
à
la littérature négro-africaine les techniques et méthodes
d'analyse de textes élaborés ici et là, au monde. D'ailleurs
pourquoi verrait-on inconfort éreintant, là où il ne pourrait-
y-avoir finalement que manifestation consciente d'un héritage
capable de féconder, d'irriguer les sens du critique africain
de tout son panache cartésien? Pourquoi cet héritage reven-
diqué avec raison et lucidité ne poursuivrait-il pas de couvrir
de son voile protecteur et sécurisant nos hésitantes disponibi-
(1) Les actes de ce colloque de Yaoundé (16-20 Avril 1973) ont
été publiés par Présence Africaine sous le titre
"Le critique africain et son peuple comme producteur de
civilisation." Présence Africaine, 1977.

- 2 -
lités techniques? Après tout, l'électricité, la voiture,
l'avion, les systèmes politiques et économiques inventés dans
ces "ailleurs" ne semblent nullement être abhorrés par notre
authenticité nègre. Bien au contraire, cette authenticité non
seulement les digère assez bien, mais les réclame quelquefois
à cor et à cri; et cela, malgré quelques recriminations dont
elle les assaisonne de temps à autre, dans des forums interna-
tionaux et dans des amphithéâtres, au gré des fréquents
changements de cap idéologique à la faveur des constantes
remises en cause des institutions politiques.
D'où viendraient donc ce malaise, cette impasse et
ce tatonnement ? Est-ce par simple goût de l'authenticité? La
revendication de la différence culturelle est-elle un luxe, un
passe temps oise~x pour intellectuels?
En vérité, le problème semble beaucoup plus sérieux
et ces différentes. exclamations, loin de constituer de plats
et vains constats, drainent dans leur sillage de nombreuses et
complexes questions que résumerait, en substance, la communica-
tion de Maryse Condé au Colloque de Yaoundé:
"L'écrivain africain, s'exprimant en langue
européenne s'adresse d'abord et avant tout
à l'Europe.
Il vitupère contre elle; il la
renie; il lui lance un défi; il ne l'ou-
blie jamais. A la suite donc de l'écrivain,
le critique africain se voit forcé de se
placer dans le champ de l'Europe. Un triple
mouvement se produit. Le regard que le cri-
tique africain portera à la suite de
l'écrivain sur l'Afrique, sera amené à
diverser d'avec sa terre pour la reconstrui-
re en fonction d'une compréhension étrangère
et peut-être hostile." (1)
Et comment soutenir, par ailleurs, qu'il suffit qu'un texte
(1) Maryse CONDE, "Impasses de la critique africaine" in Le
critique africain et son peuple comme produc-
teur de c;v;l;sat,on, Actes Colloque Yaoundé,
Présence Africaine, f977, pp. 418-419.

\\
- 3 -
littéraire soit écrit par les Négro-africains pour qu'il
devienne à priori une chasse gardée des négro-africains et
dont seraient exclus tous ceux, critique et public, qui ne
sont pas africains? (1) Pourquoi d'ailleurs une critique
spécifiquement africaine? Et quelle critique? Nous voici au
point de départ à nouveau, comme condamné à tourner en rond
dans le vaste piège de la revendication de l'authenticité.
On le voit bien, les réponses à ces questions suggé-
rées par cette revendication ne se trouvent pas, ne peuvent
pas se trouver dans les seules mains des seuls intervenants
immédiats dans le projet littéraire, à savoir l'écrivain,
l'éditeur, le critique et le lecteur ou le public.
Sur ces intervenants immédiats dans le projet littéraire,
s'exercent, en effet, de multiples pressions explicites et
implicites, des pressions idéologiques bien évidemment, des
préjugés, des allégeances, des pressions
linguistiques, la cen-
sure ou l'auto-censure. C'est pour toutes ces raisons qu'il
n'est pas possible de juger ce malaise comme étant un phéno-
mène de mode d'autant plus que ce malaise est allé croissant
au fur et à mesure que la littérature africaine gagnait en
importance, en consistance, en maturité. Mieux, ce malaise
s'inscrirait même dans la génèse de notre littérature en lan-
gues étrangères. Aussi, en confiant, dans les années trente,
sa rubrique de la littérature africaine francophone à René
Maran, la revue La Dépêche de Toulouse entrevoyait-elle déjà,
confusément peut-être, les trops particuliers contours de
cette critique et par conséquent de l'objet littéraire sur
(1) B. ZADI ZAOUROU et Christophe DAILLY, "Langue et Cr,tique
Littéraire en Afrique noire" Colloque
Yaoundé, Présence Africaine, 1977.
"Cette bataille (de la langue), si elle est menée avec
tenacité, devra permettre à long terme une recultura-
tion complète et totale, cette fois des intellectuels
en général et des écrivains et critiques en particu-
lier; bien plus, leurs oeuvres échapperaient au
regard indiscret des critiques étrangères." p. 478.

- 4 -
lequel elle était appelée a s'exercer. Se faisant, pensait-on
que sa sensibilité nègre doublée d'une riche expérience colo-
niale et qui lui valut d'écrire le premier "véritable roman
noir", Batouala, suffirait-elle a fonder René Maran, "cet
aîné qui veut aider ses cadets (Bakary Diallo, Ousmane Socé
Diop, Paul Ha zoumé ) même s'il réal ise leurs insuffisances" (0,
comme le plus capable, le plus apte a suggérer la meilleure
approche possible de la littérature africaine? En tout cas,
René Maran s'acquitta de cette tâche conformément a l'attente
de ses mandants, c'est-a-dire que son éclairage de la littéra-
ture nègre se fit par référence au goût du public français,
par référence et donc par le rapprochement des écrivains
négro-africains des célébrités françaises. Pour René Maran,
l'auteur du Cahier d'un retour au pays natal, Aimé Césaire
serait tout naturellement le
"Victor Hugo du surréalisme qui a mis le
lyrisme de sa démesure verbale au service
des revendications raciales et sociales
les plus justes." (2)
Cette époque d'avant la seconde guerre était bien l'époque
florissante et paisible de l'assimilation initiée dès le début
de la colonisation et dont avaient une tranquille conscience
aussi bien les colonisés que les colonisateurs: Des Antilles
à l'Afrique, les oeuvres d'imitation, les oeuvres inscrites
dans les courants littéraires occidentaux de l'époque avaient
quelque chance de recevoir quelque écho, de bénéficier de quel-
que accueil favorable et paternaliste - C'était donc bien,
comme le dit M. Fabre
(1) R. CORNEVIN, Actes du Colloque sur "Critique et Réception
littérature négro-africaines", Sorbonne Nou-
velle les 10 et 11 mars 1978, in Revue
L'Afrique littéraire et artistique n° 50.
(2) Michel FABRE, "René Maran, critique de la littérature
africaine francophone", in Revue L'Afrique
littéraire et artistique n° 50, p. 30.

- 5 -
"une époque dlintense mélanophonie" (1)
Mais le Cahier dlun retour au pays natal ne slinscrivait déjà
plus dans cette tradition assimilationniste. Il vibrait en
cette oeuvre singulière, à travers son mode de construction,
à travers son influx verbal et les problèmes qu'elle soulevait,
quelque chose de bien authentique, de bien dérangeant, de bien
inquiétant.
D'ailleurs la subite accélération de 1 'histoire des
colonies, après la seconde guerre mondiale, conduira à dlautres
attitudes, chez l'écrivain négra-africain et chez le critique
européen
Le sujet littéraire négra-africain prenant conscience de son
rôle dans le devenir commun de son peuple martyrisé par des
siècles de domination, et se sentant lui-même impliqué dans ce
devenir, détourriera son oeuvre de la pure imitation esthétique
et thématique pour en faire une arme de combat, pour en faire
un instrument de dénonciation et de conscientisation.
Ce revirement désarçonna les milieux intellectuels occidentaux
qui non contents de se détourner de cette littérature "propa-
gandiste", lui prédirent une mort inéluctable:
u • • •
Comme il fallait s t y attendre, on nia
pas manqué de déplorer une orientation qui
amènerait, pour des raisons dlutilité immé-
diate à se détourner de 11 image de 11 homme
en qénéral, plus psychologique que social
ou
politique, à laquelle les oeuvres lit-
téraires véritables se devraient de rester
fidèles, faute de quoi elles tomberaient
dan s le" j our na lis me Il a u 1a Il pro pagand e Il ( 2)
(1) Ibidem, p. 31.
(2) Bernard MOURALIS, Les contre-littératures, P.U.F., 1975,
p. 180. Cf. notamment le chapitre v. in-
titulé, De la manifestation à la Diffé-
renciation. L'exemple de la littérature
africaine.

- 6 -
Malheureusement pour les prophètes annonciateurs de déluges,
cette littérature a poursuivi son petit bonheur de chemin,
tout en ne s'éloignant pas véritablement du péché mortel du
"p r opa qa nc i s me ? • Mieux, les prophètes de malheur d'hier y
reviennent petit
à petit, en en faisant de surcroît leurs prin-
cipales activités de recherches universitaires.
La vague de tempête indépendantiste passée et le monde négro-
africain ayant, par le subtil jeu du néocolonialisme, perdu
de ses illusions autonomistes, la mélanophonie pouvait
reprendre ses droits! Mais entre-temps, ce Regard, pas tout
à fait semblable à celui d'avant-guerre
(Histoire oblige), se
doubla de celui des Négro-africains sortis des universités
occidentales. Les deux consciences se ruèrent sur la littéra-
ture négro-africaine, avec des desseins divers, sans que pour
autant, ni l'un ni l'autre, s t e xe r ca nt à travers l'écran
exclusif du discours critique occidental, ne parviennent à
nous dispenser encore de la grave question de la spécificité
de la littérature et de la critique négro-africaines. Natu-
rellement, en émergeant dans la situation particulière de la
rencontre de deux cultures, de deux II civilisations entières
et vi va nte s " (1), la littérature négro-africaine s'inscrivait
à priori en une Réalité autre et que sa compréhension, son
analyse et son interprétation nécessitaient un discours
critique autrement propres à elle. Cependant, proclamer la
II vol onté de créer une critique africaine que ne soit plus le
fac-similé presque mécanique du discours critique de l'occi-
de n t "
(2)
ne signifie pas que les voies authentiques sont
proposées pour cette légitime tâche de libération.
(1) Pathé DIAGNE, IIRenaissance et Problèmes culturels en
Afrique ll in Introduction à la Culture Afri-
caine, U.G.E., 1977, p. 216.
( 2 )

- 7 -
Cette proclamation, aussi progressiste soit-elle, aussi
engageante soit-elle, ne nous maintient toujours qu'au stade
surchargé des recommandations, des déclarations d'intention
ou aux professions de foi. Plus concret cependant, le Congrès
Constitutif de "l'association africaine des critiques afri-
cains" tenu le 24 mars 1975 à Lumumbashi, envisageait, entre
autres réso1utions'conformes à cette prise de conscience
générale, un enrichissement, voire un renouvellement de tout
l'art littéraire par le langage, le mode d'expression, l t e s t hë-
tique propres à l'art traditionnel africain. Il est vrai qu'il
nlest plus possible de revendiquer, en toute quiétude aujourd'-
hui, l'héritage raciste de l'auteur des "Mentalités primitives",
un certain Lucien Levy-Bruh1, pour décider de l'inaptitude du
Nègre à accéder à la logique (1).
(1) Lucien LEVY-BRUHL, La mental ité primitive, préface de
Louis-Vincent Thomas, Retz-C.E.P.L,
Paris, 1976.
Cf. surtout Jean CAZENEUVE, L. Levy-Bruh1. Sa vie et son
oeuvre, P.O.F., 1963.
J. CAZENEUVE atténue, dans son ouvrage, le dégoût
que nous inspire ordinairement les positions racistes de
L. Levy-Bruh1 en évoquant les ultimes précisions par les-
quelles Levy-Bruh1 semble renoncer, sinon dépasser la
"Mentalité primitive" :
"Les premiers livres posaient le problème
des différences entre les deux mentalités
sur le terrain de la logique ... Dans les
derniers ouvrages, il semble que la décou-
verte de la Catégorie affective modifie la
manière même de poser la question ..• Dans
les Carnets, Levy-Bruh1 abandonne sans
appel le terme "prélogique". Il affirme
désormais que la structure logique de l'es-
prit humain est partout la même. C'est
pourquoi, au lieu de ré1ever comme autre-
fois les "contradictions" auxquelles la
mentalité primitive serait indifférente, il
préfère parler seulement des "incompatibi-
lités" (pp. 56-57).

- 8 -
Dans tous les cas, cette esthétique Nègre a prouvé sa vitalité
par 11 influence qu'elle a exercée, au début de ce siècle, sur
des célébrités artistiques occidentales comme Matisse et
Picasso.
Cité par Pierre Daix, Vlaminck qulon slaccorde à
être le premier à avoir répéré cette influence de l t a r t nègre
sur Picasso, écrit:
"Ce qui a distingué Picasso, dit-il, clest
que, comprenant le premier le parti qu'on
pouvait tirer des conceptions plastiques
des Nègres d'Afrique et des îles océanien-
nes, il les fit progressivement entrer dans
sa pe f ntur e ;" (1)
torsque Diagne évoque cette influence de l'art Nègre sur Picasso,
il ne parle plus comme Vlaminck de conceptions plastiques,
mais bel et bien dlune influence directe et totale:
"Liart Nègre a exercé une influence manifes-
te sur Matisse et Picasso. Cette influence,
ajoute Diagne, a élargi les perspectives du
peintre et du sculpteur européen. Elle les
a contraints à réinventer espace, regard et
langage." (2)
Dans la foulée, Diagne observe la possibilité d'un rapproche-
ment entre le roman moderne inauguré par Joyce et le
"récit oral traditionnel du conteur et du
griot négro-africain (qui) utilise une
technique de caractérisation et un mode de
dramatisation qui s'articulent sur une
structure souvent simple." (3)
(1)
Pierre DAIX, "Picasso et l'art Nègre" in Actes du Colloque
sur "Picasso, Art Nègre et civilisation de
l'universel" mai 1972. Dakar. N.E.A., Dakar-
Abidjan, 1975, p. 13.
(2) Pathé DIAGNE, op. cit., p. 221.
(3)
Ibidem, p. 216.

- 9 -
Quoique merveilleux, cette influence directe et ce rapproche-
ment possible, même "scientifiquement" prouvés ne suffirait
pas pour autant à éclaircir la littérature négro-africaine
é cri tee n 1an gues e ur 0 pée nne s. Le cha mpin te 11 e c tue 1, a f f e c tif
et moral de l'écrivain négro-africain est bien sûr nourri par
son passé africain, mais cet écrivain est également le
produit conscient et inconscient du système éducatif occiden-
ta1. Aussi, la tâche du critique qui consiste avant tout à
sou1 igner l'original t t
esthétique de l'oeuvre 1ittéraire
é
devra s'articuler toujours sur le double fond culturel de
l'écrivain négro-africain. En d'autres termes, l'activité du
critique s'efforcera de dégager les éléments esthétiques rele-
vant de l'un et l'autre héritage.
Il semble à présent que le critique (européen et
négro-africain), après avoir retenu cette leçon capitale de la
double influence exercée sur l'écrivain négro-africain, oriente
son métadiscours principalement vers les contingences histori-
ques, sociologiques environnantes de l'oeuvre 1 ittéraire. En
effet, jusqu'alors, des quatre activités (la projection, le
commentaire, la poétique et la lecture) (1), seule la première
et dans une certaine mesure scolaire, la seconde et la
quatrième semblent avoir été souvent retenues par notre
critique littéraire.
Plusieurs justifications éclairent ce(s) projet(s)
qui ignore(nt) la Poétique. Une d'entre elles ne manque pas de
pertinence et c'est sans doute pourquoi elle fait si bonne
recette, surtout chez les théoriciens de la sociocritique :
L'Afrique a des tâches si gigantesques et toutes
prioritaires que toute activité - y compris la littérature et
la critique -
qui ne s'aviserait pas de s'inscrire dans la
(1) TOOOROV, "Comment lire 1" in Poétique de la Prose, Seuil,
1911, pp. 241 à 253.

- 10 -
recherche des solutions immédiates et pragmatiques aux problè-
mes de l'Afrique serait mal venue. Au nom de cette efficacité,
le sujet littéraire est considéré ici comme le Reflet de la
société, c'est-à-dire qu'il est un héritage social dont le
champ intellectuel, affectif, moral, son code linguistique,
esthétique, ses comportements lui viennent de la société.
C'est donc la société globale qui lui fournit les catégories
à travers lesquelles il pense et se comporte. Nul place, ici,
pour le sujet écrivain comme un cas pathologique unique. Il
est tout simplement le sujet conscient et son oeuvre, une
vision du monde, reflet de l'ensemble des aspirations, des
sen t i men t s , des i dées, des comp0 rte men t s.._des 0 n gr 0 upe .
'; :'," :~'~~~._"
Enumérant les différents o6~~~~1'è~'~(il en dénombre
"
/
t , ,"
\\
six) qui empêcheraient, à son avis,'1..!~àtè,~ement d'une critique
,
".
de s lit t é ra tu r e s af r i ca i neset d~f i't'l i~ san"t);~r./ l a mê me occa -
s ion ce que de vrai e nt ê t r e ces l l t t é r ,~~o<'j.';d • P. Ma k0 ut a
M'Boukou s'exclame :
·ln:2.~~~
..
Ces littératures 'ne sont pas bourgeoi-
ses. Pas de temps, pas de pages à perdre.
Les littératures négro-africaines sont
engagées ou devraient toutes l'être. Chacu-
ne de leurs lignes, chaque terme qui les
composent, portent comme la marque de la
misère des hommes qu'elles défendent. A
chacun dieux l'écrivain a confié comme une
ambassade, comme des lettres de créance à
présenter à leurs destinataires: Les
Nègres, bien entendu, mais aussi les autres,
y compris les occidentaux."
(1)
Les congrès (Paris 1956 et Rome 1959) des écrivains et des
artistes négro-africains n'affirmaient pas autre chose et qui
assignaient à l'écrivain et à l'artiste négro-africain de
mettre leur talent au service du peuple africain qu'il s'agis-
(1) J.P. MAKOUTA M'BOUKOU, "Tatonnements de la Critique des
Littératures africaines", Revue
Afrique littéraire et Artistique
nO 50, p. 12.

- 11 -
sait de libérer du joug colonial. C'est que, et pour en
revenir à la citation précédente, aujourd'hui comme hier, bien
que
"comme une nuée de sauterelles, les indépen-
dances se soient abattues sur l'Afrique" (1)
en 1960, l'Afrique et le monde Négro-africain, en général,
poursuivent leur calvaire, et leurs souffrances non seulement
demeurent inchangées mais, pire encore, elles se sont accrues.
Dès lors, comment le critique pourrait-il, sans se dérober à
ses devoirs et égarer ainsi
"ceux qui ne savent pas lire ou qui ne peu-
vent le faire sans le concours de gens mieux
i nfor mé s qu' eux Il (3)
s'aventurer sur une voie aussi aride que celle, par exemple, de
la poétique. L'objet de celle-ci étant constitué plus que par
des oeuvres, par
"des procédés littéraires, c'est-à-dire,
précise Todorov, par les concepts qui décri-
vent le fonctionnement du discours litté-
raire. 1I (4)
Une seconde raison, beaucoup plus littéraire qu'affective a
été avancée par Todorov lui-même et qui serait la désagréga-
(1) Ahmadou KOUROUMA, Les Soleils des
Indépendances, Roman,
Seuil, 1970 (1968).
(2) Sur les Indépendances Africaines, voir Yves BENOT, Indé-
pendances Africaines, Idéologies et Réalités, Paris-,---
Maspéro, 1969, 427 p.
Dan s 1e Tome 1 ( p. 37) de cet 0 uvra ge, lia ut eu r donne
un tableau saisissant de ces indépendances. On y relève 17
indépendances dans la seule année 1960 dont 9 dans le seul
mois d'août.
(3) J.P. MAKOUTA M'BOUKOU, op. cit., p. 12.
(4) J. TODOROV, Poétique de la Prose, Seuil, 1971, p. 243.

- 12 -
tion actue~le des genres. Todorov évoque justement cette
raison assez solide d'ailleurs pour montrer en quoi son interro-
gation sur l'origine des genres pourrait pa r e t t r e
"un passe-temps oiseux sinon anarchronique"(1).
Pour revenir à la littérature négro-africaine, il faut recon-
naître que cette volonté commune d'inscrire d'emblée l'oeuvre
littéraire dans le projet global de la libération du monde
négro-africain, aura entraîné des analogies galopantes, à des
vues s~loptiques, panoramiques, au récensement des problèmes
généraux, ou à des études thématiques du genre, le Refus dans
l'oeuvre de tel ou tel écrivain, les missionnaires, le Pouvoir
colonial et que sais-je encore. Or, si la littérature négro-
africaine est perçye comme différente des autres littératures -
y compri s de 1a littérature européenne -
il f au dea peut-ëtre
chercher cette authenticité ailleurs, dans le fonctionnement du
discours littéraire, dans 1 'histoire singulière de cette litté-
rature, c'est-à-dire dans les efforts qu'entreprend l'écrivain
négro-africain pour transformer tous les matériaux que lui
destine son double héritage esthétique.
Nous savons aujourd'hui, par exemple, que la littérature orale
traditionnelle ignore la distinction des genres. Et c'est ce
qui a fait dire, à juste titre, à Jean Mayer que:
"La séparation des genres est le dogme d'une
certaine littérature classique européenne,
et non une règle universelle de la littéra-
ture. Epopée, réalisme, confessions lyriques,
satire se mêlent souvent dans le roman négro-
africain, car toutes les tendances correspon-
dantes existent dans l'âme africaine." (2)
(1) T.
TODOROV, "L'origine des Genres", in Les Genres du
Discours, Seuil, 1978, p. 44.
(2) Jean MAYER, "Le Roman en Afrique Noire Francophone, Tendan-
ce et Structures" in Etudes Françaises,
Montréal, Vol. III, n° 2, 1967, p. 187.

- 13 -
Evidemment, l'on pourrait objecter à cette conclusion de Jean
Mayer que reconnaître que la littérature orale traditionnelle
ignore cette distinction des genres n'implique aucunément que
la littérature négro-africaine écrite ignore celle-ci.
Autant, n'est-ce pas ces littératures ne sont plus aujourd'hui
assimilables aux littératures européennes, autant, elles ne le
sont pas à l'art du conteur ou à celui du griot. Cependant,
il parait toujours avantageux de savoir ce trait de la litté-
rature orale car sa présence dans l'écriture n'est pas aussi
i nno ce nte ni i nut i 1e pour l' her me un t i que. En e f f et s i
é
l'univers imaginaire créé par l'écrivain est toujours orienté,
consciemment ou non, vers une perspective, il nlest pas
possible d'évacuer de cette perspective les systèmes succes-
sifs qui organisent cette perspective, nous la rendent
cohérente et ordonnée. Par ailleurs, ces éléments esthétiques,
ces systèmes récurents entretiennent des rapports féconds et
consistants avec les époques qui les ont vues naitre ou ont
marqué leur évolution:
"Chaque époque, écrit Todorov livrant la
conception qu'aurait l'historien du genre,
a son propre système de genres, qui est en
rapport avec 11 idéologie dominante. Comme
n'importe quelle institution, les genres
mettent en évidence des traits constitutifs
de la société à laquelle ils appartiennent. Il
(1)
Faut-il mettre au compte du hasard ou bien est-ce par effet de
. la mode, qu'après la seconde guerre mondiale, période à laquel-
le se situerait l'envol véritable et définitif de la l ittératu-
re négro-africaine écrite, la Poésie en tant que Parole
Essentielle ait dominé (La Négritude) la production littéraire
négro-africaine?
Comment expliquer, par ailleurs, que la seconde séquence de
(1) TODOROV, op. cit., p. 51.

- 14 -
l 'histoire littéraire négro-africaine, la séquence des années
1950, ait accordé sa préférence au genre Romanesque?
Pourquoi enfin, l'élan dramatique cultivé à l'Ecole William-
Pont y siest-il vite émoussé sous la colonisation pour ne
réapparaître qu'après les indépendances, avec de nouvelles
expériences théâtrales enrichissantes?
A l'intérieur de chacun de ces trois genres (1),
une évolution siest faite et qui elle non plus ne peut être
mise également au compte, ni du hasard, ni du suivisme béat
des modes occidentales, ni dlune quelconque spontanéité.
Parmi ces trois genres (La Poésie, Je Théâtre, le
Roman), nous choisirons le genre romanesque comme lieu privi-
légié de nos investigations, ou comme lieu d'illustration des
quelques interrogations que nous initions sur la littérature
négro-africaine. Ce choix est arbitraire et même gênant (nous
le verrons plus loin) mais il a sa petite histoire:
Nos travaux de maîtrise sur le Roman Colonial de
l 'entre-deux-guerres, ceux entrepris dans le cadre du Diplôme
d'Etudes Approfondies (DEA) sur les romans occidentaux et
africains, ces différents travaux ont exercé sur nous cette
sorte d'attrait que nous avons mal aujourd'hui à nous défaire.
Ce choix est aussi loin d'avoir une quelconque justification
qualitative ou quantitative. En effet, il nous a été impossi-
(1) Le conte en tant que genre littéraire est abondamment pra-
tiqué par les écrivains négro-africains. Nous ne
les retenons pas dans nos interrogations présentes
à cause notamment de leur "statisme" formel
qui ne
peut vraiment les distinguer, esthétiquement par-
lant de leurs correspondants d'occident ou d'Asie.
Pour se convaincre cependant de sa floraison,
il suffira de consulter la Bibliographie qulen
donne O. Paulme à la fin de son ouvrage, La mère
dévorante, Essai sur la morphologie des contes
africains, Gallimard, 1976.

- 15 -
ble, faute de temps et de moyens, d'établir en quelconque
rapport numérique entre les différentes productions littérai-
res, entre les différents genres; encore qu'ici nous nous
bornons à une part infime de la production littéraire
africaine, en l'occurrence celle qui est écrite en langue
française.
Si la routine et la quiétude des lieux connus nous
ont maintenu dans la fidélité au genre romanesque, le choix
de la "se ul e" oeuvre de Mongo Béti, comme point d'ancrage,
comme point d'appui et de référence à cette analyse nécessite
quelques justifications d'où il me sera difficile d'évacuer
la subjectivité.
Pourquoi donc l'oeuvre romanesque de Mongo Béti
plutôt que celle"de ses " contemporains" Cheik Hamidou Kane,
Sembène Ousmane, Ferdinand Oyono, Bernard B. Dadié ? Pourquoi
l 'oeuvre romanes~ue de Mongo Béti plutôt que celles de
Kourouma et de Yambo Ouologuem qui, de l'avis des observateurs
attentifs de l'objet littéraire négro-africain, inaugureraient
une ère nouvelle du roman négro-africain et qui de ce fait
auraient pu mieux servir de bases de réflexions et de justifi-
cation à notre sujet portant sur les problèmes d'Esthétique
romanesque? Mongo Béti, savons-nous depuis toujours, pratique
cette écriture "classique" balzacienne et qui ne comporte
apparemment pas d'éléments nouveaux pertinents.
La subjectivité, avons-nous avoué, a guidé notre
choix de l'oeuvre romanesque de Mongo Béti, massivement, mais
la subjectivité ne manque pas d'intérêt dans la recherche,
dans toute recherche scientifique.
"La recherche positive est une constante
rencontre dialoguée et dialectique avec un
homme déterminé, lié par la recherche ou
par l'amitié: L'étude était dirigée à son
adresse, chaque ligne doit témoigner de sa

16 -
présence, doit l'invoquer et le provoquer."(1)
Que l'auteur de Mongo Béti, l'homme et le destin se
rassure, nousne nous apprêtons pas à reproduire un fac-similé de
son oeuvre. Nous n'en avons ni la compétence ni l'envie.
Anecdotier impénitent, nous nous contenterons encore
de quelques raisons conjoncturelles qui nous ont amené à re-
tenir cette oeuvre, qui ont provoqué notre "sympathie" pour
l'auteur.
La censure qui a frappé, pendant près de quatre
années, "Main Basse sur le Cameroun" a, contrairement à son
objectif IId lenterrer ll définitivement l'auteur, ramené les
projecteurs de l ~actualité politique et littéraire sur Mongo
Béti. En effet, deux années après cette interdiction, soit en
1974, cet écrivain a réalisé le Come-back le plus extraordi-
naire de l 'histoire de la littérature négro-africaine,
rompant un silence qui durait depuis seize années, avec la
parution de Remember Ruben et de Perpétue.
Comment ces faits, d'une certaine notoriété n'auraient-il pas
suffi à justifier un intérêt quelconque pour l'oeuvre de
Mongo Béti, donné finalement comme un martyr, parmi bien d'au-
tres, de l'Impérialisme Français toujours vigilant sur tout ce
qui concerne sa chasse gardée africaine? Ce n'est pas cepen-
dant pas l'avis de Lucien Laverdière qui, tentant d'expliquer
les raisons de l'intérêt que cette oeuvre suscite dans les
milieux africains (pourquoi seulement africain) écrit
"Il est souverainement important de prendre
conscience que des miliers d'Africains
posent le problème religieux dans les termes
simi1itaires à ceux de Mongo Béti. Pour un
très grand nombre, ce qui est dit et cru
(1) Léo SPITZER, Etudes de stlle précédé de Léo Spitzer et la
lecture styl,stique de J. Starobinski,
Gallimard, 1970, p. 33.

- 17 -
vrai a plus de poids et d'influence que la
vérité elle-même. D'ailleurs, quantité
d'Africains, n'ont ni le goût, ni les
moyens de contrôler si les faits exposes
sont vrais ou non. Ils lisent Mongo Béti et
adhèrent d'emblée à ses opinions par intui-
tion ou par réactions personnelles qui
échappent à l'analyse c l a i r e ;" (1)
Faut-il rappeler au bon père Laverdière que notre peuple qui
ne sait ni lire ni écrire dans sa grande majorité, ignore cer-
tainement jusqu'au nom de Mongo Béti. Les malheurs, il les vit
quotidiennement quand, par exemple, à la place des denrées
alimentaires qu'il produit-ô
paradoxe néo-colonial -
mais
qu'on lui prend jusque dans ses champs, on le gave de slogans
chantant les louanges d'un Dieu miséricordieux et juste ou les
louanges de ses nombreux Baba Toura; Quand, sous-peine d'une
très forte amende, on incite les jeunes filles à se rendre dans
une maternité dont on n'ouvre généralement les portes qu'aux
familles solvables, et non aux quidam insolvables. Insolvables?
Et le café, le cacao, le coton, direz-vous que fait-on du prix
de leur vente? Et bien, mon Père, vous qui aimez tant l'analy-
se claire, sachez une fois pour toutes que le vil prix auquel
on parvient difficilement à l'écouler lorsqu'on a plus de
chance qu'un Banda (Les contrôleurs de cacao n'ont pas disparu
de nos campagnes), ce prix modique servira, entendez bien, à
payer une carte de parti unique et une carte d'identité ces,
"morceaux du pauvre dans le partage et (qui)
ont 1a séchéresse et 1a dureté du taureau."
( 2) •
Aussi, plus que par intuition ou par simple réaction person-
nelle, nos petits yeux de fils de IIdamnés de la terre" décou-
vrant les témoignages même médiatisés (par l'écriture) de
(1) Lucien LAVERDIERE, Spiritain, Peut-on être chrétien et
Africain? Thèse de 3e cycle, Nanterre,
1976, inédit.
(2) Ahmadou KOUROUMA, op. cit., p. 23.

- 18 -
cette tragédie, ne peuvent s'empêcher d'y "boire" avec avidit~
d'y boire avec engouement. Que ceux qui rendent ces témoignages
soient des Noirs, des Blancs ou des Jaunes, nous importe peu.
Peu importe qu'ils se nomment André Gide (Voyage au Congo),
Jean-Louis Calvert (Linguistigue et Colonialisme), Jean
Ziegler (le Pouvoir africain). Peu importe que vous soyez vous-
même celui qui rend ces témoignages, c'est avec autant d'avi-
dité que nous avons goQté à votre "Comment vivent les Noirs à
Paris et ailleurs".
La proximité de cette oeuvre et des malheurs du
peuple africain, cette sensibilité de damné que l'écrivain
partage avec ses frères d'infortune, tout ceci a certainement
guidé les nombreux "t hé s cr ds " dans leur choix de l'oeuvre de
Mongo Séti.
Voici pourquoi, (qu'on nous pardonne notre goQt anec-
dotier) la venue du signataire de Main basse sur le Cameroun,
par un
après-midi de mai 1977, a drainé dans la petite salle
des Résistants de l'E.N.S. (rue d'ULM) un nombre considérable
d'étudiants africains et non africains. Bref, voici, entre
autres faits, quelques indications qui, dans d'autres perspec-
tives, eurent largement suffi à justifier notre propre adhésion
à cette oeuvre de Mongo Séti si nos préoccupations initiales
ne s'étaient situées ailleurs. Cet "ailleurs" qui pourrait être
considéré comme un parti à la fois ingrat ou tra1tre si l'on
préfère, se situe au niveau du Genre, au niveau des systèmes
Récurents, au Niveau des matérieux de construction de cette
oeuvre. C'est que, nous pensons que cette démarche nous condui-
rait beaucoup plus surement au grand dialogue que l'un des
contemporains de Mongo Béti, comme lui, ardent défenseur de la
Race Noire Opprimée, René Depestre, prône dans son ouvrage dont
le titre constitue en soi un programme, "Bonjour et Adieu à la
Négritude"
"La Négritude permit aux intelligentsias
"nègres M de réveiller et d'alimenter l'esti-

- 19 -
me de soi, la confiance en leurs propres
forces chez des types sociaux qui en
Afrique comme en Amérique s'étaient battus
pour donner un nouveau contenu historique
à leur identité d'hommes à part entière.
Cet objectif atteint, il n'y a pas lieu,
comme la Négritude a de plus en plus ten-
dance à le faire, d'évaporer ces types
sociaux dans un essentialisme romantique ou
une métaphysique somatique. Il nous semble,
poursuit Dépestre, que 1 'heure d'un dialo-
gue intercu1ture1 entre les peuples est
aussi le moment (après avoir longtemps dit
bonjour à 1a Négri tude) de l'Ad ieu à 1a
Négritude." (1)
Par ailleurs, nous disions ci-avant que seize longues années
séparent les deux séquences de la production littéraire de
Mongo Séti. Cette oeuvre recouvre près d'un quart de siècle
(1953-1979) de l'histoire de notre jeune littérature écrite en
langues européennes. Cela pourrait fonder un tant soit peu
l'oeuvre de Mongo Séti, comme représentative de cette littéra-
ture dans sa forme romanesque. Non pas parce que cette oeuvre
consigne les différences majeures de l'évolution du Genre
Romanesque négro-africain! En effet, si l'avènement des indé-
pendances a entraîné l'extinction (momentanée) des voix des
écrivains qui "avaient jeté les fondements de cette littérature
et en avaient assuré la réputation internationale" (2), une
nouvelle génération de romanciers (Kourouma et Ouo1oguem notam-
ment) ont imprimé un souffle nouveau, un rythme dynamique à
cette littérature. Et c'est à juste titre que les oeuvres de
ceux-ci
"permettent d'augurer que (la production
littéraire en langue française) va enfin se
débarasser de son passéisme, de son exalta-
tion périmée d'une négritude mythique, de
son agressivité désuète à l'égard d'un
colonialisme aboli pour se tourner vers
l'expression, l'analyse et la critique des
(1) René DEPESTRE, BONJOUR et Adieu à la Négritude, Compte ren-
du dans le quotidien Le HONDE, 1er Août 1979, p. 2.
(2) A. Gérard, Etude
de littérature Africaine francophone,
N.E.A., ABIDJAN-DAKAR, t977, p. 64.

- 20 -
situations existentielles qui prévalent
réellement dans l'Afrique contemporaine. 1I (1)
Ici, le renouvellement nécessaire des thèmes n'est pas allé
sans le renouvellement de l'écriture, des techniques et autres
procédés littéraires. Le mérite de Kourouma n'est pas tant
d'avoir saisi son personnage central, Fama, dans un drame qui
est finalement celui de toute la II vi e i l l e ll Afrique, mais sans
doute son mérite est encore grand d'avoir posé les problèmes
de l'Afrique indépendante enun langage nouveau. Ce langage
qui fuse comme le langage du griot malinké avec ce que ce1ui-
ci a de
savoureux, de pittoresque et de saisissant. C'est
justement cet "é ca r t e s t hé t t que " d'avec toutes les règles
antérieures qui ont présidé à la création romanesque négro-
africaine qui
instaure l'originalité et la valeur artistique
du roman de Kourouma.
..::r _...~ •\\ ~ "-- " , '.,
Notre ambition est<:i'èl~---moi'npre, conformément au
• • ' .
1
; / / ' _ -
_'-~' '',
corpus retenu (7 romans) dan'S')equel \\Jà\\~onception du genre,
./ C.,..~ ".
\\
1

de l'écriture, des systèmes ~·"'1:.g.t~~e.~'nt en rupture avec
1es conceptions cl a s s i que s dÙ,ge nr e ft6i~h e s que . La r e pré sen ta -
t i v i té de l' oeu vre de Mongo Bé:t:ç~~~t~e donc au niveau même
de ce "classicisme" encore bien"tttfânt, et massivement, dans
l'Afrique 1 ittéraire d'aujourd'hui. Et ce "c l a s s t c t sme " qui se
nourrit aussi bien de l'héritage de la littérature orale et de
la littérature occidentale, se déploie dans un ordre, dans une
cohérence qui ne se trouvent pas seulement au niveau de l'idéo-
logie de l'écrivain. Cette constance relève (en effet) de la
conscience des forces en présence, au niveau même du Récit, au
niveau même du fonctionnement du discours littéraire où les
personnages sont plus des fonctions que des entités psychologi-
ques d'emblée saisissables. Les diverses relations qu'entre-
tiennent ces personnages ne nous parviennent pas directement.
Ils transitent nécessairement par une perception médiane qui
(1) Ibidem, p. 72.

- 21 -
est la perception du Narrateur, le point ce vue et la V1Slon
du Narrateur qui se char~e de les filtrer, de les agencer, de
les assaisonner selon SOl1 "c oû t " propre, avant de nous les servir.
Au regard de cette vision qui non seulement organise le Récit,
mais entretient des rapports divers avec les autres personna-
ges, y compris et avant tout avec ses destinataires, il sera
possible de dégager quelques traits caractéristiques du roman
négro-africain. L'essentiel, faut-il le rappeler, étant ici
d'indiquer en quoi ces traits singuliers, non seulement relè-
vent de l'Idée du Beau (qui nlest pas opposé au social) dans
1 lart traditionnel négro-africain, mais inscrivent la littéra-
ture négro-africaine dans le projet dialogique de la
civilisation de l'Universel.
Le rep1 i sur soi paraît désormais ré1ever de 11 utopie,
ne serait-ce que du fait des grands moyens techniques, politi-
ques et financiers -- Ces moyens ne sont pas innocents, on s'en
doute -- que le monde se donne pour transformer notre planète
terre en un lieu commun. Alors, la question de la survie de la
littérature et de la critique, et même de toute la culture
négro-africaine doit être posée, à mon sens, en direction de
cette inévitable ouverture vers l'Autre, dans le sens des
échanges, des interférences, et de la confrontation entre
l'esthétique de l'autre, des Autres et notre propre esthétique.

PREMIERE PARTIE
LA LOGIQUE D'UN RECIT

- 23 -
Faut-il s'en désoler? L'aspect référentiel de la to-
talité de la production littéraire négro-africaine -- cette
1 ittéraire était, lors de son émergence et peut-être l'est-elle
encore en l'étape présente de son évolution, une 1ittérature en
" situation" comme dirait Jean Paul Sartre -
concerne les réa-
lités sociales, politiques et culturelles du monde nègre dont
elle tenterait, avec plus ou moins de réussite, de se faire le
Reflet (1 i •
Dans cette production littéraire, l'on soutiendrait
sans grande peine et en prenant, par exemple, appui sur la
théorie du Reflet, que le Récit de Mongo Béti se laisse traver-
ser en tous les sens par l'expérience commune des négro-
africains. Il suffirait, pour cette tâche d'analogie directe,
de s'arrêter, dans ce Récit, à quelques exemples constitués
par ce que Philippe Hamon appelle les personnages référentiels
- Historiques (Ruben, N'Krumah, Degau11e, etc, etc,)
- socio-professionne1s (administrateurs, chefs tradi-
tionnels, missionnaires, commerçants grecs, boys,
cuisiniers, paysans, anciens combattants, "intel-
lectuels", etc, e t c , }.
Ces personnages référentiels, rappelle Philippe Hamon,
"renvoient à un sens plein et fixe, immobilisé
par une culture et leur lisibilité dépend
directement du degré de participation du
lecteur à la culture. Intégrés à un énoncé,
ils serviront essentiellement d'ancrage ré-
férentiel en renvoyant au Grand Texte de
(1) La théorie du Reflet qui marque la seconde étape de la
sociocritique, celle qui précède la sociologie dialectique
de l'écriture de Lucien Go1dman, relève de la sociologie
analogique et déterministe qui établit un lien immédiat en-
tre le texte et la société: Relation de transparence donc
et où les textes littéraires sont lus comme documents
sociaux et non objets esthétiques. La littérature est vue
comme l'image du Monde. Le signe esthétique désigne directe-
ment un lieu historique, sociologique, idéologique comme un
feu rouge désignerait l'arrêt, le réel causant ainsi son
effet.

- ,24 -
l'idéologie, des clichés ou de la culture;
ils assureront donc, ajoute Hamon, citant R.
Barthes, un effet de "réel" et très souvent
participeront à la désignation automatique
du héros." (1)
Mongo Béti, écrivait lui-même, en une sorte de préface à son
Pauvre Christ de Bomba, versant ainsi inexorablement dans cette
transparence de la littérature:
"Les noirs dont grouille ce roman ont été
saisis sur le vif. Et il nlest pas ici anec-
dote ni circonstance qui ne soit rigoureuse-
ment authentique ni même contrôlable." (2)
A ces personnages référentiels, il faudrait adjoindre les dates
historiques qui elles aussi renvoient à des moments précis de
l'histoire commune des protagonistes du "drame" négra-africain.
L'importance de ces dates demeure capitale et elle l'est ainsi
également à l'esprit des personnages et plus singulièrement à
celui du narrateur généralement omniscient (nous verrons com-
ment et pourquoi dans la seconde partie de notre analyse) dans
ce grand Récit bétien •..
Toutes ces considérations, cependant, qui nous con-
duiraient du littéraire (l'imaginaire) à la Réalité en une
sorte de correspondance rectilinéaire, en une sorte d'analogie
directe, si elles peuvent, dans une certaine mesure, contribuer
à
la compréhension du fait littéraire négra-africain, elles ne
sauraient lui rendre sa totalité, toute sa dimension et aussi
toute sa particularité vis-à-vis des autres énonciations dis-
cursives élaborées sur llunivers négra-africain. Nécessité
absolue donc de marquer la ligne de démarcation entre le fait
littéraire et les autres discours (politiques, économiques,
philosophiques, sociologiques, etc, etc) mais aussi entre le
fait littéraire négra-africain et les autres faits littéraires.
Philippe HAMON, Pour un statut sémiolOQique du personnage
Revue Littérature, na
l, 1972, p. 95.
(2 ) Mongo BETI, Le Pauvre Christ de Bomba, Présence Africaine,
1976, p. 8.

- 25 -
Cette seconde différence généralement plus affirmée que démon-
trée, pourrait se laisser cerner davantage encore en s'attar-
dant sur les modes de compositidn, les structures et pour tout
dire sur l'esthétique (peut-être) singul ière du Récit négro-
africain.
En effet,
"comme tout artiste, le romancier
n'appréhende jamais son objet de manière
directe. Entre sa pensée (la conception de la
vérité, fondée sur une expérience) et l'oeuvre
qulil veut écrire s'interpose un langage esthé-
tique déjà élaboré dont il rejette certains
aspects qui lui paraissent caducs, d'autres
étant au contraire à ses yeux des références,
des exemples à exploiter ou surtout à transfor-
mer ... Dans l'univers réel, le romancier
novateur trouve une matière, non un modèle. Il
y découvre des structures, non des "formes." (1)
Le romancier négro-africain n'échappe pas à cette loi
fondamentale de l'innovation qui caractérise tout créateur
véritable. Mieux, dans l'activité de transformation des expé-
riences (transformation consciente et inconsciente), l'écrivain
négro-africain a l'avantage historique de disposer souvent d'un
double héritage linguistique, esthétique, d'un double héritage
culturel qui suffisamment maîtrisé inaugure des oeuvres fortes.
Ramené à la proportion relativement restreinte du récit qui
nous intéresse dans cette analyse, ce double héritage s'articule
autour des deux pôles suivants :
- Le récit oral traditionnel se caractérise générale-
ment par sa linéarité, c'est-à-dire par l'enchaînement des
séquences qui le composent.
- A l'inverse de ce récit traditionnel
(le conte), le
récit écrit est surtout fait d'enchassement et d'alternance.
(1) Michel ZERAFFA, Personne et Personnage (le romanesque des
années 1920 aux années 1950)
Edit 1 0 n K[ 1Ne KSI ECK, 1969. Avan t - propos, p. 9
Dans cette étude, M. ZERAFFA tente de concilier la
psychosociologie (la personne) et l'esthétique (la vie des
fonnes) •

- 26 -
La conséquence la plus immédiate, pour nous, de
l'irrigation du fait littéraire négro-africain par ce double
héritage culturel, pourrait consister à altérer quelque peu
notre fidélité aux règles d'analyse sur lesquelles nous prenons
appui pour l'approche de ce récit Bétien.
Ainsi, par exemple et principalement, de la Logique
du Récit (Claude Bremond) qui non seulement fournit son titre
à
la première partie de notre étude, mais en même temps en
influence fondamentalement les différents compartiments. Ceux-
ci sont a~ticulés autour de ces véritables rôles régulateurs
du Récit, ~e tout Récit, que sont les Agents, les Patients et
les Informateurs.

CHAPITRE
1
AGENTS
ET
PATIENTS

- 28 -
Dans la premlere partie de la logique du Récit (1),
partie qu'il intitule 111 'héritage de Pr-o pp
Claude Bremond
c
" ;
entreprend de parcourir tout le cheminement de la théorie de
l'analyse du récit depuis la Morphologie du Conte russe (2) de
V. Propp jusqu'à la Grammaire du "De c ame r on" (3) de T. TODOROV
en passant notamment par le "Modèle Constitutionne1 11 de A-J
Greimas.
Nous retiendrons, à propos de cette partie, que C.
Bremond formule ici et là des réserves, des critiques avant de
retenir ce qui mérite de l'être, à son avis: Les notions de
fonction et de séquence chez Propp; les notions d'agent et de
prédicat chez TODOROV.
La seconde partie de cette étude est consacrée à la
formulation de la théorie de Claude Bremond lui-même, à partir du
Modèle logique et dans laquelle il articule les rôles narratifs
des personnages autour de deux pôles principaux: L'Agent et le
patient.
A la fin de l'étude, il procède à un recensement des
alternatives possibles de ces rô1.es. Nous ne retiendrons, pour
notre part, que les deux rôles narratifs principaux (l'Agent et
le Patient) pour tenter de ramasser dans une même dynamique
dialectique le vaste Récit bétien, pour tenter aussi de resti-
tuer l'univers inévitablement antagoniste de ce Récit.
En effet, comme le suggère TODOROV, à l'issue de son analyse
des Liaisons dangéreuses, établissant par la même occasion un
rapprochement entre les différentes règles (opposition, dévia-
tion, action, etc,) qui régissent les rapports des personnages
du récit et celles qui gouvernent la vie d'une société
"Il est évident qu'une description qui ne
peut en même temps nous fournir d'ouverture
(1) Claude BREMOND, logique du Récit, Seuil, 1973.
(2) V. PROPP, Morphologie du conte eopu1aire russe, traduction
française, Paris, Seull, 1970.
(3) T. TODOROV. Grammaire du Decaméron, la Haye. Mouton, 1969.

- 29 -
sur les interprétations intuitives que les
lecteurs donnent au récit, manque son but." (1)
Un jugement a été très souvent formulé à propos de certains pro-
~
tagonistes du récit de Mongo Séti: C'est le Refus ou, plus
exactement, le Double Refus, comme le suggère l'auteur lui-même
qui définit ses personnages comme étant =
• "en proie à ce que Sartre appelle le Double
Refus, je veux dire, précise Mongo Séti,
aussi bien le Refus d'une oppression occiden-
tale que le Refus d'une oppression interne à
la faveur des traditions absurdes maintenues
par le seul esprit de routine ou d'autorité".
( 2 )
Pour des raisons diverses, avouées ou non, les critiques de
toutes les chapel~es qui se sont intéressés un tant soit peu à
l'oeuvre de Mongo Béti partagent ce jugement émis par l'auteur.
Même la diatribe de T. Melone contre cette oeuvre et son créa-
teur et que sanctionne, comme obéissant à quelque logique
total itariste, le ver di ct sans appel de l'Initiation manquée,
reconnaît, implicite~ent du moins, cette caractéristique essen-
tielle des personnages du Récit de Mongo Béti =
"L'enlissement, écrit T. Melone, a conduit
Kris au silence des hors-la-loi, le désenga-
gement a conduit Bitama au silence de l'exil.
Faut-il voir dans cette retraite anticipée
des deux intellectuels~ alors que la lutte du
peuple continue, l'ultime message de Mongo
Béti qui depuis la publication du Roi Miracu-
lé en 1958 ne nous a plus donné de roman et
comme Bitama a quasi définitivement élu
domicile en Europe loin de la "comédie"
camerounaise ?" (3)
La caducité de cette remarque (Mongo Béti, nous l lavons dit, a
publié, depuis, trois autres oeuvres = en 1974, Perpétue et
(1) T. TODOROV, Littérature et signification, Larousse, Paris,
1967, p. 65.
(2) Mongo BETI, Identité et Tradition in Négritude: Traditions
et Dévelopsement, ouvrage col1ectlf présenté par
Guy Michau , Edltions-Complexes, Bruxelles, 1978
p. '3.
(3) Thomas MELONE, Mongo Béti, L'honne et le Destin, Présence Africaine, 1971
p.

- JO -
Remember Ruben et en 1979, La Ruine presque cocasse d'un poli-
chinelle) n'enlève rien ~ notre perspective. En. tout cas, la
fuite présumée de Kris et Bitama que T. Me10ne assimile, de
manière galopante ~ celle de Mongo Béti, fait suite ~ un Refus
de voir transformer leur Etat initial (A) en un Etat non A. En
dehors de tout jugement d'ordre éthique (Kris et Bitama ont-
ils eu raison de fuir? Entre l'exil et une "mo r t " certaine,
quel combattant avisé ne choisirait-il pas l'exil, surtout
quand cet exil peut servir à acquérir la "c omp t e nce " ?), cette
é
fuite résulte du juste refus, pour les deux personnages, d'as-
sister impuissants à la dégradation de leur Etat.
Que l'on nous pardonne, par ailleurs, de revenir,
comme à un lieu obsessionnel, à l'étude de Lucien Laverdière.
La seule raison visible à notre référence fréquente à cette
étude, c'est que ce travail, par ailleurs assez fourni, est
révélateur, dans son ton, d'un certain ethno10gisme que l'au-
teur partage certainement avec beaucoup d'autres négrologues
lI a ut oco nf i r m
é s ll•
Ecoutons M. Lucien Laverdière
IIQue signifient finalement l'anticlérical isme
tenace et l'agressivité constante de Mongo
Béti envers la religion Catholique? Serait-
ce un simple défoulement? un compte à régler
à la suite de conflits personnels? ou plutôt
un écho de l'inconscient collectif camerou-
nais ?II (1)
Et Laverdière, en conteur adroit, en pêcheur d'âmes avisé,
d'égréner, sous un paravent d'hypothèses, une série de réponses
en réalité définitives, exclusives:
liOn s'est demandé si Mongo Eéti ne serait pas
111 'amoureux dé cu " qui dans sa jeunesse, a vu
dans le christianisme un idéal supérieur, il
(1) Lucien LAVERDIERE, Spiritain,
Peut-on être chrétien et Africain?
Thèse de 3e cycle, Nanterre, 1976, lnédit.

- 31 -
y a cru naïvement, puis constatant qu'il
était impossible à réaliser, a tourné sa dé-
ception en ironie, en amertume ••• ou encore,
si on pourrait le comparer à un prêtre dé-
froqué malgré lui, rejeté par les autorités
écc1ésiastiques et qui, par dépit et par
vengeance, s'acharne désormais à salir et à
détruire l'Eglise. Les deux hypothèses repo-
sent sur une même vérité psychologique:
l'amour et la haine sont les deux versants
d'une même pa s s i on ;." (1)
Les préoccupations du spiritain ne pouvaient se dévoiler davan-
tage : Il s'agissait bien de séparer le bon grain de l'ivraie,
de séparer le peuple camerounais qui, selon les sources d'in-
formation de Laverdière (témoignages inédits de prêtres, écrits
de Monseigneur Jean Zoa-, adhérerait par milliers au christia-
nisme, d'éloigner donc ce peuple potentiellement chrétien de
Mongo Béti, 111 'amoureux dé cu? , le " prêtre dé r r oq ué ? , 1I1'idéa1is-
te rêveur ll et le II c he r c he ur d'abso1u ll •
Cependant, il ne s'agit plus déjà ici de fuite
éhontée, mais bel et bien de lutte, même si cette lutte se
traduit pour les personnages du récit de Mongo Béti ou pour
Mongo Béti lui-même, ce qui est tout un pour notre spiritain,
par l'ironie.
Cette forme de lutte, disons plus modestement cette
forme de résistance, nécessairement consécutive au Refus, se
retrouve également dans la thèse de notre compatriote Marcellin
Bok a , thèse qu'il intitule d'ailleurs "Le Refus dans la littéra-
ture négra-africaine chez Mongo Béti et Ferdinand Oyono" (Lille,
1976). La troisième partie de cette thèse, "L' e t r tr-met t on de
soi", recense les différents moyens (Ironie, Humour, etc) mis
en oeuvre par les Patients pour lutter contre les Agents.
Dans l'un et l'autre des deux travaux précités, le
Patient refuse une situation non A qui résulterait d'un proces-
(1) Lucien Laverdière, Spiritain, Peut-on être chrétien et
Africain? Thèse de 3e cycle, Nanterre,
1976, inédit.

- 32 -
sus engagé par un Agent et destiné à transformer sa situation
initiale A. Il décide alors d1affronter l'Agent ou de lutter
contre ce processus de déstabilisation par les moyens dont il
dispose. Il n'est donc pas erronné d'institutuer le Refus
comme constituant la caractéristique essentielle des personna-
ges du Récit de Mongo Béti. Nous anticiperons sur notre
développement pour dire que toute son oeuvre s'organise autour
de cette constante, autour de cette position principielle et
qui est une position juste
IILes vraies pensées sont des pensées de refus,
refus de la pensée naturelle, de l'ordre
légal et économique, lequel s'impose comme
une seconde nature, de la spontanéité qui
n'est qu'un mouvement d'habitude, sans recher-
che, sans précaution et qui prétend être un
mouvement de liberté. Les vraies pensées
questionnent, et questionner, c'est penser en
s tt nt e r r onp a nt ;" (1)
Mais qu'est-ce donc que le Refus sinon la Réaction d'un patient
contre un processus engagé par un Agent et destiné soit à le
maintenir dans un Etat qui lui répugne soit à lui faire perdre
un Etat qu'il juge satisfaisant? Et le Refus serait précédé
d'une prise de conscience par le Patient d1un Etat non A. La
prise de conscience elle-même serait "précédée par le Doute
(Etat A ou/et non A) provoqué généralement par des événements
importants auxquels le Patient a été mêlé de près ou de loin.
On pourrait, pour des raisons didactiques évidentes, matériali-
ser ce cheminement par le schéma suivant:
SITUATION _>
OOUTE ~>
Prise de
_
1 Rj:>"f'IIC:
1
~
STABLE
conscience
> ~-> ~~> Libération
(1) Maurice BLANCHOT, L'entretien infini, Paris, Gallimard,
1969, p. 499.

- 33 -
Evidemment, un tel trajet unilinéaire ne peut être
que théorique et plus d'un chercheur l'a dénoncé dans l'analyse
de V. Propp qui pose non seulement la séquence des fonctions
comme toujours identique mais aussi que
"Tous les contes de fées, envisagés dans leur
structure, appartiennent à un seul et même
type."
Dans sa Morphologie du Conte Africain (1) (rapprocher ce titre
de celui retenu par V. Propp), Denise Paulme modifie la méthode
de Propp en jugeant 11 ordre des séquences non né ce s s a ire et en
établissant la possibilité du gonflement d'une séquence élémen-
taire jusqu'à constituer un récit enchassé. La typologie des
narrations (surtout l'ascendance vs. descendance selon que le:>
récit se dirige vers Euphorie vs. dysphorie) pourrait mieux
s'appliquer à notre schéma de base. A propos de ce schéma» on
remarque déjà que tous les personnages ne partent pas, loin de
là, d'une situation stable.
Certes, le héros de Mission Terminée» Jean-Marie
Medza, collégien, "aborde" Kala et ses, pequenots avec un évi-
dent complexe de supériorité que justifieraient à ses yeux et
à ceux des siens, ses connaissances livresques. Ces connaissan-
ces, cependant, se révèlent être illusoires d'autant qu'elles
ne tardent pas à slécrouler comme un chateau de cartes, dès la
première alerte, dès les premières interrogations opérées par
les paysans Kala.
"
(1) Denise PAULME, La Morphologie du Conte Africain, Cahiers d'Etudes Afri-
caines, Vol. XII, nO 45» 1972, pp. 131 à 163.
(2) Mongo Séti, Mission Terminée

- 34 -
Le jeune Denis dans Le Pau\\re Christ de Bomba semble, lui aus-
si, à première vue, partir j'une situation stable. Mais cette
apparente stabilité co~por:~ en elle-même son propre détonateur,
sa "mo r t e l l e " contradictior interne, l'indice qui préfigure une
issue peu sécurisante. En E·fet, s'il ne peut s'e~pêcher
d'exulter de joie à l'annor:e de la tournée dans la "fameuse
tribu des Ta l e s ? , son a ppr ére ns t on est déjà assez visible dans
cette interrogation :
"Je me dE"lande pourquoi la perspective de
cette tOJrnée m'impressionne, m'inquiète à
ce point. Quinze jours de tournée !" (1)
Aussi, à quelques variantes d'ailleurs non définitives (Medza
et Denis), les personnages Jartent plutôt d'une situation ins-
table pour se diriger, en principe, vers ce que Denise Paulme
nomme l'Euphorie, c'est-à-dire le comblement du Manque initial,
après plusieurs épreuves cOuronnées de succès.
Les rapports qu'entretiennent les personnages sont assez com-
plexes cependant et c'est sans doute pour cette raison que
Claude Bremond, dans un souci didactique évident, en a dressé
tout un index couvrant une dizaine de pages de son étude préci-
tée (p. 335 à 344).
De cette complexité toute théorique, relevons quel-
ques situations pertinentes pour notre analyse
D'abord, la pos s i bi l ité pour un personnage de passer
d'un rôle à son contraire: Un Agent peut devenir un Patient et
vice-versa. Puis un processus de stabilisation ou de déstabili-
sation d'un Etat peut être suivi d'effet ou demeurer sans suite,
à la faveur d'une intervention d'un protecteur ou d'un frustra-
teur. Ainsi, par exemple, les prêtres Drumont et Leguen perçus
au départ comme jouant des rôles d'Agents dans leur récit
(1) Mongo Béti, Le Pauvre Christ de Bomba, Présence Africaine,
1976, p. 20.

- 35 -
respectif, deviennent, à la fin, des patients mais qui parais-
sent bien incapables de faire suivre le Doute qui les envahit
par une prise de conscience nette et encore moins par l'étape
suivant généralement la prise de conscience, c'est-à-dire le
Refus (la Rupture).
Plusieurs autres personnages s'arrêtent à ce stade du
Doute qu'on pourrait caractériser par les nombreuses questions
que se pose le Patient éventuel (potentiel) sur son propre Etat
et, éventuellement sur l'Etat de son groupe social, de sa com-
munauté ou plus largeMent sur sa race, comme le fait le jeune
Denis à la fin de son journal. De même, la prise de conscience
d'un Etat A ou non A par le Patient ne conduit pas nécessaire-
ment au Refus, mais à la Résignation par exemple. Nous dirons
même que la Résig~ation caractériserait l'attitude de plusieurs
personnages· : les jeunes de Kala, malgré quelques frondes,
s'accommodent plus ou moins d'un chef qu'ils :haissent! en fait
La population d'Ekoumdoum, jusqu'à l'avènement des Rubenistes,
subit, sans rechigner, les exactions du chef grabataire et de
son fils le Bâtard.
Par ailleurs, si l'alternative à la Résignation sem-
ble être le Refus, celui-ci, même lorsqu'il est consommé,
n'implique pas nécessairement le combat ou la lutte. Son refus
légitime de croupir dans les bas-fond~ miséreux de Kola-Kola,
au lieu de porter Jean-Louis vers l'alternative de la scolari-
sation présentée comme seul critère de sociabil ité, le pousse
plutôt vers la traitrise, le mouchardage et la "collaboration",
bref vers un raccourci finalement nuisible à l'intérêt des
siens.
Quant au processus de la lutte lorsqu'il est engagé, il ne
débouche pas obligatoireMent sur la victoire, sur le comblement
du manque initial dirons-nous, en parodiant Denise Paul me.
Alors que la témérité de Koumé (comme justicier, celui-ci a
vaincu le méchant Monsieur T.) l'eût porté, dans un conte, sur
le trône, il est ici contraint de quitter le lieu de son ex-
ploit, Tanga, de nuit et de mourir noyé.

- 36 -
Le bouillant et contestataire footballeur Zéyang, les chefs
révolutionnaires Ruben, Bifana ne connaissent pas un sort meil-
leur à celui de Koumé. Pour nous resumer, nous admettrons donc
avec Claude Bremond et Denise Paulme que les "bifurcations" des
fonctions sont non seulement possibles, elles traduisent même
la réa1ité ambiante, la réalité ordinaire des récits.
Après ces quelques précisions élémentaires, nous
pouvons à présent revenir à notre couple de base, Agent-Patient,
autour duquel s'organisent les relations des personnages.
Claude Bremond définit le Patient comme étant:
"Toute personne que le récit présente comme
affectée d'une manière ou d'une autre, par
le cours des événements relatés." (1)
et 11 Agent comme
" un Patient virtuel dans la mesure où le pro-
cessus qulil déclenche aura pour résultat
une modification de cette situation, donc un
état nouveau de sa propre personne." (2)
Il dégage ensuite quelques types d'agent:
- Le Modificateur qui peut se spécifier en
Améliorateur ou Dégradeur
- Le Conservateur qui peut se spécifier en
Protecteur ou Frustrateur.
Cette distinction entre les Agents nous conduit.à une remarque,
sans doute capitale pour le Récit de Mongo Béti et peut-être
même pour le récit négro-africain écrit: C'est le déterminisme
des lieux et espaces diégétiques dans la qualification des
personnages. Il est en effet aisé, dans le Récit de Mongo Béti,
d'observer la triade de cet espace
(1) Claude BREMOND, Logique du Récit, Seuil, 1973, p. 139.
(2) Claude BREMOND, op. cit., p. 174.

T
- 37 -
D'abord le village qui constitue généralement ici le
cadre initial d'où sont issus la plupart des personnages et
aussi d'où ils partent (Banda part de Bamila dans Ville cruelle
Abena et Mor-Zamba partent d'Ekoumdoum dans Remember Ruben, etc).
A ce premier cadre correspondrait un type précis
d'Agents que nous nommerons les Conservateurs-Frustrateurs. Nous
excluons de ce groupe les conservateurs-protecteurs qui pourtant
sont légion dans ce cadre traditionnel. En effet, cette société
traditionnelle a pu, par moments, s'offrir comme un refuge aux
Patients traqués dans le second cadre: La ville. Mais, nous
savons tous que ce refuge est plutôt illusoire dans le récit de
Mongo Béti, contrairement à une
"certaine négritude (qui} tient à l'honneur
de chanter toute· tradition africaine." (1)
Les Agents conservateurs-frustrateurs seront donc
- Le pouvoir traditionnel représenté par les vieux et
les chefs de clans ou de 'famille (Tonga, Mana, etc,
etc.). L'âge, garant de l'expérience et aussi de la
sagesse, confère aux aînés une autorité qu'ils vou-
draient irréfragable, surtout avec l'aide des sor-
ciers.
Il Y a également les femmes dont les larmes, les supplications
pourraient dissuader les Patients éventuels d'engager un quel-
conque contre-processus susceptible de faire échec au processus,
disons stabilisateur du pouvoir traditionnel et déstabilisateur
du pouvoir "moderne".
Que l'on se souvienne des femmes qu i a va i ent accompagné
Banda à Tanga pour le contrôle du cacao. Leurs pleurs arrêtent
(1) Mongo BETI, Identité et Tradition, op. cit., p. 17.

- ~ -
Banda dans son élan vengeur. La mère du même personnage dissua-
de celui-ci d'affronter son oncle Tonga. Quoique chrétienne,
elle n'hésite pas à recourir au sorcier pour disculper son fils
accusé par Tonga.
Rappelons, par ailleurs, la mère de Perpétue, Maria,
qui bien sûr dans une intention contraire à celle qui anime la
mère de Banda, conduit sa fille chez le sorcier NKomedzo dont
la caution mystique lui semble nécessaire pour empêcher Perpétue
d'engager tout contre-processus susceptible de la soustraire aux
agissements d'un mari
imprevenant.
Les éventuels patients de ce cadre traditionnel sont
bien évidemment ceux qui vivent en permanence dans ce cadre et
que leur âge (les jeunes) ou leur sexe (femmes) désignent à une
exploitation constante conséquente à leur dépendance vis-à-vis
des aînés.
Le second espace, en principe antithétique au premier,
est la ville: Tanga, Oyolo, Fort-Nègre et leurs grouillants
faubourgs Toussaint-Louverture, Kola-Kola et Zombotown. A ce
second cadre correspondrait aussi un type bien précis d'Agents
que nous appelerons les Agents Modificateurs-Degradeurs. Ceux-
ci regroupent tous ceux qui participent directement ou indirec-
tement, conscie~ment ou inconsciemment, au pouvoir colonial et
néocolonial :
Les administrateurs (Vidal, Lequeux, Sandrinelli, etc), les
missionnaires (R.P. Drumont, le Guen, Dietrieh, Van den Rietter,
etc), les commerçants, les Saringalas et les militaires, les
chefs imposés par le colonisateur.
Contrairement aux premiers agents (conser.vateurs-frustrateurs)
dont le pouvoir reste limité dans l'espace (le cadre villageois)
et même dans le temps (la période précoloniale surtout), les
seconds agents dits Modificateurs-Dégradeurs étendent leur pou-
voir non seulement sur les éventuels patients vivant dans le

- 39 -
cadre urbain (ouvriers, écoliers, boys, etc) mais également
sur toutes les composantes, agents et patients confondus, du
cadre initial villagois. Ce cadre villageois, on le sait,
contient en son sein même des représentants des Agents Modifi-
cateurs (chefs de village, missionnaires) ou les reçoit, par
moments, à la faveur des tournées ou visites ponctuelles occa-
sionnées par des événements majeurs comme ceux qui changèrent
définitivement la physionomie politique d'Essazam (le Roi
Miraculé).
La séquence historique des indépendances permettra le renforce-
ment du contrôle du pouvoir moderne sur le cadre initial
villageois: Les patrouilles militaires se systématiseront et
deviendront plus régulières. Elles sillonneront les routes et
le couvre-feu s'institura comme le moyen le plus sûr de contrô-
ler tout le territoire.
Dans sa Critique, R. Fayolle nous mettait en garde
contre le risque évident de voir
"L'intrigue ainsi décomposée en ses éléments
constitutifs, de se figer en une série de
situations successives dont la succession
dynamique échappe." (1)
Nous reconnaissons d'ailleurs la minceur du résultat que nous
procurerait notre randonnée dans les bifurcations possibles des
différents rôles des personnages. Cette randonnée, cependant,
nous aura permis de justifier et peut-être de clarifier ce qui
aurait pu paraître, au début de notre analyse, comme un a
priori, à savoir le Double Refus comme caractéristique de la
plupart, sinon de la total ité des héros bétiens. Tous, plus ou
moins, parviennent en effet à ce stade du Double Refus.
Nous le disions plus haut, ce double Refus implique-
(1) Roger Fayolle, La Critique, Armand Collin, 1978, p. 214.

- 40 -
rait ou plutôt constituerait le contre-processus initié par le
Patient contre un double processus engagé par les deux types
d'agents et destiné dans le premier cas ~ maintenir le Patient
dans un Etat initial traditionnel et dans le second cas, ~ mo-
difier cet Etat en le dégradant: l'assimilation par l'Ecole,
la Désintégration par l'exploitation, la Dépersonnalisation
par la Religion chrétienne.
Par ailleurs, il a été aisé d'indiquer que cette
contre-offensive, lorsqu'elle se
déclenche, engage le Patient
sur différentes voies toutes possibles: La Corruption, la
"collaboration" et la Lutte. Et la lutte, individuellement me-
née ou inscrite dans la logique d'une organisation révolution-
naire (le P.P.p), ne débouche pas absolument sur la victoire.
L'on se souviendra, à ce propos, des fréquents et
toujours sanglants affrontements entre les rubenistes de Ko1a-
Kola, Toussaint-Louverture et les forces de l'ordre. A ces
occasions, la détermination, la foi en une cause plus que juste,
le nombre aussi n'ont presque jamais suffi à assurer aux
premiers la victoire sur les seconds. Cette impossibilité de
parvenir à une victoire re1everait-e11e d'une quelconque fatali-
té, la marque indé1ébi1ile d'un quelconque signe indien? Bien
sûr que non !
Des raisons objectives, vérifiables militent en faveur de ces
échecs repétés, de ces victoires toujours reportées: Citons
entre autres raisons, l'ignorance (les jeunes gens de Toussaint-
Louverture incapables de comprendre le langage de la guerre et
que se jettent, en dépit des sommations, au devant des .mitrai1-
leuses). Citons aussi l'inexpérience (les Sapaks revenant sur
les lieux de leurs exploits pour se faire cueillir par les
Saringalas revenus, entre temps, en force), la méconnaissance
des armes, l'incapacité des cellules révolutionnaires à coor-
donner leurs actions et à définir une stratégie d'ensemble;
toutes carences qui, pour être plus ou moins comblées, néces-
siteraient un nouveau type de rôles, les Informateurs.

- 41 -
"Nous convenons, écrit Bremond, de nommer
Information toute influence tendant à commu-
niquer à un patient la conscience d'un aspect
de la situation où il se trouve engagé à cet
instant de 1 'histoire racontée. Si le récit
impute à un Agent la responsabilité de cette
influence, celui-ci joue un rôle d'informa-
teur." (1)
C'est à ce troisième rôle, véritablement incontournable dans ce
Récit bétien, que nous consacrons le second chapitre de cette
Première Partie de notre analyse.
(1) Claude BREMOND, op. cit., p. 259.

CHAPITRE
DEUX
LES
INFORMATEURS

- 43 -
Si le Devoir faire s'impose à la conscience (lucide) du
Patient comme conséquence inéluctable de la situation qui lui
est faite, le Vouloir faire et encore davantage, le Savoir
faire et le Pouvoir faire constituent des étapes difficiles de
l'acquisition de la compétence. C'est pour cette raison fonda-
mentale qu'intervient l'informateur qui se charge donc, confor-
mément à son expérience singulière, d'aider le Patient affecté
par un processus déstabi1isateur à engager son contre-processus
1ibérateur.
Pour le récit de Mongo Séti, en effet, les informateurs appar-
tiennent tous à la même collectivité que les Patients qu'ils se
donnent pour mission d'informer. Ajoutons déjà que l'information
dont ils disposent ainsi n'est pas revé1ée. Contrairement à
1 'univers du conte qui attribue ce rôle d'informateur à des
génies, en tout cas à des puissances extra-humaines, ici les
informations sont apparemment accessibles à tous. Cependant,
celles-ci s'acquièrent dans des expériences singulières et dif-
ficiles, généraiement dans un cadre autre que les deux premiers
évoqués plus haut. En fait, ce troisième cadre n'est jamais
clairement décrit, il constitue même une sorte d'arrière plan
dont la perception nous est offerte par les récits de ceux qui
en viennent ou tout simplement par des allusions rapides. Il
regrouperait notamment l'Europe, le Vietnam, la L'ibye et
l'Algérie.
Nous retiendrons trois types principaux d'informateurs dont
les actions, dont les informations assurent également à la lo-
gique du récit, sa dynamique interne et aux patients (in)formés
une certaine consistance idéologique qui les rend plus perfor-
mants.
Il faut preclser simplement que l'ordre dans lequel nous pré-
senterons ces trois rôles ne recouvre aucune pertinence
préétablie, ni hiérarchique, ni même chronologique:
Le premier type d'informateurs est constitués par

- 44 -
les "a nciens combattants" militant dans le Rubenisme et dont le
prototype reste le Vieux Joseph. Rappelons que cette catégorie
de Nègres (les anciens combattants) a eu pendant les deux
grandes guerres et bien d'autres guerres coloniales, à cotoyer
des Blancs, dans les mêmes tranchées, dans les mêmes bivouacs,
essuyant ensemble le même feu ennemi, subissant les mêmes hor-
reurs, les mêmes humiliations, les mêmes privations. Forts de
cette situation de privilégiés, les survivants africains de
ces séquences horribles de l'histoire mondiale, .. représentent
les têtes de pont avancées et vivantes de la civilisation occi-
dentale dans leurs contrées respectives. Dans ce mariage que
les colonialistes voudraient plus de coeur que de raison, la
voix du Vieux Joseph résonne comme une fausse note, comme le
grain de sable qui s'introduit malencontreusement dans une
machine bien huilée. C'est à ce titre que ses révélations sont
plus qu'importantes, du fait de leur sincérité et de leur hu-
milité. Parlant de la vie des soldats noirs, il soutiendra
contre les sornettes mystificatives destinées à fouetter 11 ima-
gin e rie env i eus e de Il ce ux qui nié ta i e nt j ama i spa r t i s "; que ces
soldats n'étaient rien moins que des
" réclus, mis en quarantaine comme des perti-
férés, ne sortant que pour le coup dur, mais
toujours exclus des défilés de victoire." (1)
En dlautres termes, le Vieux Joseph détruisait le
mythe de la fraternité d'armes et dont l'objectif final nlétait
rien d'autre que la célébration de la générosité de la France,
sa gratitude, sa reconnaissance à tous ses fils égaux, dans
(1) Remember Ruben, p. 168.

- 45 -
leur droit et leur devoir (1). Ayant ainsi souffert dans sa
chair propre de cette discrimination, et en tant que témoin de
la vulnérabilité du Maitre Blanc, le Vieux Joseph, par ses
confidences politiques aux jeunes rubenistes, insuflait A ceux-
ci un certain Pouvoir faire: Malgré ses prétentions, malgré
ses allures ergotiques, le maître blanc est vulnérable.
le second type d'Informateurs est constitués par les
étudiants et autres "intellectuels" qui par des tracts concour-
rent A dévoiler des pans entiers de la politique officielle
(Remember, p. 270), à dénoncer les injustices (Perpétue,
pp. 83,84) ; Bref, toutes les informations, aussi déterminantes
les unes et les autres pour le devenir des Patients, mais aux-
quelles ceux-ci ne pouvaient prétendre accéder par eux-mêmes.
On pourrait appeler ces informateurs du nom flatteur d'idéolo-
gues, c'est-A-dire finalement ceux des Patients que leurs
connaissances autorisent A assurer l'éducation politique des
autres patients.
(1) THARAUD (Jean et Jerôme), la Randonnée de Samba Diouf,
Paris, Plon, 1930.
Samba Diouf, blessé et décoré par son colonel (blanc)
laisse éclater sa gratitude:
"Je ne sais pas si Dieu donnera aux Toubabs
la puissance dans l'autre vie, mais certainement il
leur a donné la puissance sur cette terre; Dieu a
donné aux Toubabs les trois moyens de posséder le
monde: Avoir, Savoir et Pouvoir- Rien ne leur est
inconnu des secrets de l'univers.' (p. 123)
Considérés comme les rares rescapés du naufrage collectif de
leur race noire, les "t i r a t l l e ur s sénégalais" acquièrent
toujours dans cette littérature coloniale l'image d'une cer-
taine réussite, une sorte d'avant-goût du changement positif
que le Blanc entend apporter dans les conditions de vie du
Nègre.
Cf- Richet Etienne, Nos colonies pendant la guerre
conférence prononcée à la Sorbonne,
le 22 décembre 1916.
Girandet Raoul, l'idée coloniale en France 1871-1962
Paris, La Table ronde, 1972.
Yacono Xavier, Histoire de la colonisation française,
P.O.F., 1973.

- 46 -
Ce type d'Informateur ne diffère pas fondamentalement
du premier type. En effet, l'un comme l'autre fournissent a ul x )
Patientf s ) des informations destinées à accroître la compréhen-
sion des Patients des processus politiques, économiques,
culturelles qui l'affectent durablement. Cependant, il faut
convenir que les connaissances du vieux Joseph se fondent sur
une expérience quotidienne, durement accumulée, à la faveur de
son séjour dans l'armée coloniale. Quant au second type, ses
connaissances s'acquièrent tout aussi durement, mais dans l'ins-
truction. Ses réflexions sien trouvent plus approfondies et
plus englobantes de la situation politique. Clest également à
cause de cette profondeur des analyses que le petit peuple au-
quel se destinent ces analyses éprouve beaucoup de difficultés
à sly retrouver véritablement.
Le dernier type d'informateurs s lattè1e à des tâches
plus pratiques, plus concrètes: 1 linstruction militaire des
militants. Ces instructeurs militaires qui assurent aux Patients
le Savoir faire et aussi le Pouvoir faire, sont ici des anciens
combattants dlun type nouveau. La génération des Abena et
Maisonneuve est généralement ~ieux instruite que celle des deux
grandes guerres. L'effervescence politique qui agite les colo-
nies où les Métropoles livrent leurs derniers barouds d'honneur
ne laisse pas cette génération indifférente. Mieux, lorsqu'ils
regagnent leur pays, Abena et Maisonneuve entreprennent, en
tant que nouveaux chefs révolutionnaires, de réorganiser les
structures trouvées sur place et dont Abena (Ouragan-Viet)
pouvait dire :
"Comme organisation, ce nlest pas fameux;
il manque un chef, quelqu'un dont on sente
je ne dis pas la poigne, nous nlen avons pas
besoin, mais la patte, le style, la person-
nalité." (1)
Quant à 11 initiation proprement dite des "troupes" au manie-
(1) Remember Ruben, p.
310.

- 47 -
ment des armes, elle sleffectue, faute de temps, d1une man;ère
sommaire et grottesque
"Ils étaient environnés des claquetis des
armes légères que des adolescents
manipulaient dans des pièces contigues .•.
Il leur (Abena à Mor-Zamba et Jo-le-Jongleur)
expl iqua patiemment comment démonter llarme
de façon que, glissée même dans un baluchon,
elle n1y fit point soupçonner sa présence." (1)
C1est, en quelque sorte, forte de cette
triple information qui resti-
tue aussi bien le devoir faire, le savoir faire que le pouvoir
faire, que la petite troupe de Rubenistes IIfait mouvementll vers
Ekoumdoum qu1elle libèrera de ses tyrans traditionnels et moder-
nes, à l lissue d1une lutte qui ne manqua ni de cocasserie, ni
de rebondissements.
Pour recapituler l'action des informateurs sur les
Patients, on pourrait dire, schématiquement, que Mor Zamba a
écouté le vieux Joseph en compagnie de Jean Louis; Jo-Le-
Jongleur et Mor-Zamba ont lu ensemble les tracts des étudiants
arrivés de France et tous les deux ont rencontré le chef révo-
lutionnaire Ouragan-Viet qui les a iristruits des choses des
armes à feu avant de les doter de deux carabines dont une à
lunette et d1une petite pharmacie portative.
Les patients ainsi (in)formés et, de ce fait, devenus
compétents procèderont à leur propre libération et bien sûr à
la libération de tous ceux avec qui ils partagent la situation
initiale de manque.
Revenant à la victoire des rubenistes à EkJumdoum,
il faut souligner qulil slagit ici d1une double libération.
En effet, si les représentants à Ekoumdoum de ce que nous avons
nommé les Agents-Modificateurs-dégradeurs ont été vaincus
(1) Remember Ruben,
p. 312.

- ~ -
(l'expulsion du missionnaire Van-den-Rietter et la ruine SU1Vle
de mort du vieux chef grabataire), les femmes et les jeunes qui,
souvenons-nous en, ont pris une part active et déterminante dans
cette libération, recouvrent à leur tour leurs propres libertés
vis-à-vis des agents conservateurs-frustrateurs du cadre tra-
ditionnel.
Mais cette double libération qui dans le cadre tra-
ditionnel siest traduite par le libre choix par les femmes de
leurs partenaires, la répartition des tâches dans la cité, la
réorganisation de toute la vie même à Ekoumdoum, nlaura sa
véritable consécration que le jour où, partout, à Oyolo comme
à Fort-Nègre et à Tanga, les Patients, tous les Patients deve~
nus compétents viendront à bout de tous les Agents, de tous les
bourreaux.
Ce n'est nullement faire preuve de pessimisme que de suggérer
que cette victoire totale et définitive sera longue et difficile
à obtenir car le Récit de Mongo Béti a délibérément choisi
d'avancer en explorant les multiples sentiers, les diverses al-
ternatives des rôles narratifs, comme par un souci aigu de
réalisme (1).
Et clest ce souci du réalisme, cette prudence mili-
tante qu'il ne faut pas confondre avec un quelconque fatalisme,
et encore moins avec un quelconque pessimisme, qui conduit
Abena à prophétiser à la petite troupe des Rubenistes qulil
s'apprête à expédier à la reconquête d'Ekoumdoum :
"Dans dix ans? dans vingt? Dans trente?
Qui peut savoir ( ... ) Le temps ne compte pas
pour nous. LIAfrique est dans les cha'n~s
pour ainsi dire depuis l'éternité, nous la
libérerons toujours assez tôt. Notre combat
sera long, très long. Tout ce que vous voyez
en ce moment dans Kola-Kola et dans toute la
(1) Au-delà des contreverses sur le statut de la littérature en
Afrique, écrire reste, surtout pour Mongo Séti, le besoin
de témoigner.

- 49 -
colonie n'est qu'un prélude puéril. D'ici
quelques années, quelques mois peut être et
même après la prochaine destruction de Kola-
Kola au cours de laquelle pourtant seront
immolés des milliers et des milliers des
nôtres, y compris des femmes et des enfants,
il se trouvera des gens pour sourire au souve-
nir de ces préliminaires brouillons; ainsi
fait-on en songeant aux jeux innocents de
l t enf ance ;" (1)
On s'en doute, et le choix de l'oeuvre romanesque de Mongo Séti
comme 1I1 a bor a t o i r e ll d'analyse, comme échantillon de tout le
roman négro-africain y trouverait quelque justification, notre
souci premier aura été de souligner l'ampleur d'un projet lit-
téraire. Ce projet littéraire, nous semble-t-il, serait sans
doute l'un des plus vastes qu'ils nous ait été donné de connaî-
tre, en matière de romans négro-africains -
Même écrits à des
périodes souvent éloignées les unes des autres, ces romans ne
sauraient être tenus pour de simples et autonomes illustrations
de thèmes choisis au gré du temps ou au gré d'une inspiration
ponctuelle.
Il y aurait, en ce Grand Récit, constance dans l'affirmation
d'une certaine conception de l'individu. Il ne s'agit pas bien
sûr d'un individu figé, immobilisé dans un temps et dans un es-
pace. Il ne s'agit pas non plus d'un individu "ob j e c t i v
par
é
"
une conscience supérieure ou qui se voudrait représentative.
Cet individu et sa communauté d'origine ou d'intérêt IIprogres-
sent ll , en parfaite harmonie avec l'évolution globale historique
de la société qui les a secrétés, et ce, en se projetant vers
une finalité d'avance largement envisagée par l'écrivain:
['affranchissement total vis-à-vis de toutes les oppressions,
d'où qu'elles viennent; qu'elles soient le fait d'une tradition
plusieurs fois séculaire, qu'elles soient le fait de l'hégémonie
de l'impérialisme occidental et de son prolongement néocolonia-
lis te .
(1) Remember Ruben, pp. 312-313.

- 50 -
Cette mobilité historique, cette dynamique bien carac-
téristique des personnages de ce Récit et qui ne rompt cependant
pas le fil conducteur de toute l'oeuvre, aurait dû nous inter-
dire de prendre appui sur l'analyse structurale, si desséchante
(structures figées) par essence. Cependant, nous pourrions, ~
la suite de Denise Paulme et de Claude Levi-Strauss, calmer les
justes appréhensions qui ne manqueront pas de se manifester,
soul igner que l'analyse structurale
"n'est pas une fin en soi, mais un moyen
(parmi tant d'autres, ajouterons-nous) pour
mieux comprendre la démarche de l'esprit
humain tel qulil s'exprime ~ travers une créa-
tion particul ière." (1)
D'ailleurs, et pour taire notre propre culpabilité, quelle que
soit la voie choisie, quel que soit l'outil d'approche retenu
par le critique, la compréhension de cette oeuvre comme de toutes
les oeuvres ne sera jamais totale ni définitive.
Se rebellant contre le purisme méthodologique, Léo
Spitzer pouvait s'exclamer à bon droit
"La Méthodologie est la description d'un che-
minement de l'esprit: elle n'est pas une
recette, un mode d'emploi, un procédé, mais
une réflexion portant sur les étapes progres-
sives où se modifie, de proche en proèhe, la
relation du lecteur au texte, à mesure qu'il
en saisit mieux le sens global." (2)
Aussi, l'organisation du Récit autour de deux pôles principaux,
Agent/Patient nous aura permis de découvrir un univers romanes-
que vaste mais rigoureusement structuré et au sein duquel
règnerait une certaine homogénéité répondant à une nécessité de
type organique. En effet, les événements y sont articulés sur
une logique qui le plus souvent échappe à leurs propres initia-
(1) Denise PAULME, op. c i t . , p.
157.
(2) Léa SPITZER, Etudes de style, précédé de Léo Spitzer et la lecture sty-
l1stlque de Jean STAROBINSKI, Gallimard, 1970, pour la
traduction française, p. 29.

- 51 -
teurs (les personnages), ce qui n'empêche pas ceux-ci de parti-
ciper pleinement, chacun en son rôle, à la lente et difficile
mise en place de cette visée totalisatrice. Mongo Séti reste
donc le grand architecte de ce Récit, qui n'est rien d'autre
qu'une structure significative, une vision du monde et une
conscience possible. Et c'est précisément Mongo Séti qui tisse
le fil secret et souterrain qui tient toute cette production et
les personnages qui la peuplent dans une même et singulière
logique.
,
Cette visée de la totalité ne nous empêche pas cepen-
dant de décéler au niveau de chacun de ces romans la présence
d'une instance narrative autonome (vis-à-vis de l'auteur) et
qui assure la relation des événements, organise les relations
entre les différents protagonistes de son récit. Ce sujet de
l'énonciation, appelé ordinairement narrateur, s'interpose non
seulement entre l'écrivain et sa création, mais aussi entre les
lecteurs que nous sommes et les événements qu'il relate. En
effet, notre perception des événements relatés dans ce Grand
Récit ne s t pas directe et elle ne saurait l'être. Entre notre
propre perception et les événements relatés, se pose le regard
de celui qui relate ces événements. C'est donc ce regard inter-
médiaire, cette "vision", ce " point de vue" singuliers par
définition que nous tenterons de déterminer.
Cette image du narrateur n'est pas solitaire. Dès qu'elle ap-
paraît, il se met en place simultanément l'image réceptrice de
l'énonciation, c'est-à-dire le Narrataire.
Nous consacrerons justement la seconde Partie de no-
tre travail à saisir ces deux images capitales, dans tout projet
littéraire; ce qui, nous l'espérons, nous fera descendre d'un
autre degré, au coeur du Récit de Mongo Séti.

DEUXIE~E
PARTIE
LE SUJET D'ENONCIATION ET LA RECEPTION

CHAPITRE
l
LE(S)
SUJET(S)
n'ËNONCIATION

- 54 -
En tant que ·procès d'énonciation" (1), le récit
bétien, comme d'ailleurs tout récit digne de cette appe1ation,
Dose essentiellement le problème de "vision"
La vision, suggère T. Todorov
"reflète la relation entre un il
(sujet
de l'énoncé) et un je (sujet de l' énon-
ciation)."(2)
La vision constitue donc 11 écran nécessaire à tra-
vers lequel le narrateur "interpe11e" les autres personnages.
Il slagira donc ici de dégager le statut particulier de ce
narrateur qui
se refuse, théoriquement du moins, à être con-
fondu aussi bien avec T' aut e ur qu va ve c les autres personnages,
tout en entretenant avec eux-ci des rapports multiples et
féco nds .
Que, par exemple, le récit du Pauvre Christ de Bomba
soit assuré par un narrateur jeune, Denis, relève d'un choix
significatif et tout autant formel
de l'auteur. Aussi, il
nous sera donné de nous pencher sur 11 importance de cette
perception médiane qui est celle du narrateur et qui se dresse
en permanence entre notre propre perieption et les évènements
que l'oeuvre romanesque décrit.
De même, il sera important, toujours à propos de
c et exemple, de remarquer que ce récit est fait par à-coups,
sous forme d'un journal. Dans celui-ci le narrateur, cet ado-
lescent de quinze ans, consigne, jour après jour, les évènements
a uxque1s il assiste l'lu participe, pendant une vingtaine de
j 0 u rs .
(1) Dans Littérature et Signification, Larousse, 1967, Todorov
désigne par ce terme "procès d'énonciation" le côté évè-
ne me n t i e 1 dur é c i t qu' i l s i tue à 1a sui te de" l'a s pe ct
référentiel" (ce que le me s s e qe évoque) et "l'aspect 1 it-
té ra 1" (c e qu' est 1e me s s age en 1 ui - mê me ) .
(2) Ibidem, P.79.

- 55 -
En d'autres termes, la perception du narrateur! le
pouvoir de "fi1trer U plus ou moins les évènements et ce "fil-
trage- se re v l e a. nous par l'analyse de la façon dont le nar-
è
rateur expose, présente son récit. Cependant, ce narrateur
peut-être étranger à l'histoire qu'il
raconte ou bien il
peut
en être un protagoniste.
"Le choix du romancier,
indique G. Genette,
n'est pas entre deux formes grammaticales,
mais entre deux attitudes narras ives (dont
les formes grammaticales ne sont qu'une
conséquence mécanique)
: faire raconter
l'histoire par l'un de ses personnages,
ou par un narrateur étranger à cette his-
toire.
La présence des verbes à la
pre-
mière personne dans un texte narratif peut
donc renvoyer à deux situations très diffé-
rentes •..
: La désignation du narrateur
en tant que tel
par lui-même et l'identité
de
personne entre 1e narrateur et l'un
des personnages
de 11 h i s toi re." ( 1)
Pour al térer quel que peu ce qui
précède,
il
faut
remarquer que la littérature orale traditionnelle n'offre pas
une oarei11e double perspective. En effet, le conteur,
personne
de chair et de
sang, reste, en général, étranger à l'histoire
Qu'il
raconte et donc ne se met jamai s en "scène" en
tant que
protagoniste de son récit. D'ailleurs, l'autobiographie
n'existe pas
dans la littérature orale traditionnelle. Nous
verrons
pl us loin l'importance de cette remarque concernant
le récit oral. Pour l'heure, avançons seulement qu'elle se
réve1era déterminante quand il
s'agira de saisir un certain
aspect des rapports entre le narrateur et les personnages de
son
récit. Deux catégories de narrateurs se dédagent donc
au regard des deux attitudes
narratives offertes au romancier
- La première catégorie qui
se caractérise
par
l'absence du narrateur comme protagoniste dans l'histoire
qu'il
raconte, catégorie que G. Genette définit par le terme
Hétérodiégétique. Cette catégorie regrouperait les narrateurs
de Ville cruelle, du Roi
miraculé et de Perpéture.
(1) G. Genette, Figures III, Seuil,
1972, P.251

- 56 -
- La seconde catégorie se caractérise par le fait
que le narrateur se confond avec l'un des personnages de l'his-
toir e et sa marque çrammaticale est généralement la première
personne du singulier ou du pluriel
(Je ou Nous). G. Genette
la nomme Homodiégétique.
Cette seconde catégorie de narrateurs connait
deux sous-catégories
1°) Selon que le narrateur est héros de son
histoire, on le définira par le terme autodiégétique. Un
seul exemple dans notre corpus, il s'agit du narrateur du
récit autobio graphique, Mission Terminée: Jean-Marie Medz·a.
2°) Selon oue le narrateur est simplement un obser-
vateur ou un témoin. Nous y regroupons le narrateur Denis du
Pauvre Christ de Bomba et le Nous, narrateur de Remember Ruben
et de la Ruine presque cocasse d'un polichinelle.
Pour une vue pl us synthétique de notre corpus au
regard des deux catégories annoncées pl us haut, nous recou-
rons au schéma ci-dessous :

1
l
LE
NARRATEUR
1
/
\\
/
\\
\\
1
\\
HEJEROOIEGETIQUE
HOMDDI EGETI QUE
....
• Ville Cruelle
}
• Le Roi Miraculé
Il
AUTODIEGETIQUE
ll.t'l
• Peroétue
(récit focalisé)
• Le Pauvre Christ
• Mission Terminée
de Bomba
(J.M. Medza : Je)
(Denis: Je)
• R.emember Ruben
}
• La Ruine presque cocasse
NOUS
d 1 un po 1i chi ne 11 e

- 58 -
En dehors des exigences narratives. cette classifi-
cation des narrateurs en deux catégories ne saurait être con-
sidérée comme étanche. et ce. à cause des nombreuses inter-
férences que l'on ne manquerait pas d ' o bserver entre les
deux catégories (hétérodiégétique et homodiégétique) :
Le Roi miraculé et le Pauvre Christ de Bomba sont deux des
"ro men-To ur na l " avec des implications sur le plan modal sur-
tout. Par ailleurs. deux narrateurs, J. M. Medza de Mission
Terminée et Denis du Pauvre Christ de Bomba sont les deux seuls
nommément désignés et ayant par conséquent un coutour physique
un tan t soit pe IJ ce r r. ab le; De ni ses t un a dol es ce nt d' une
quinzaine d'années. boy de son état et enfant de choeur du
R.P. Drumont. Medza. narrateur se caractérise par l'écart qui il
met entre lui. entre le présent de la narration et ce qui il fut
au moment des évènements qu'il
relate, conformément à la
singularité du récit autobiographique.

-
59 -
I.
LES NARRATEURS HETERODIEGETIQUES
Les narrateurs de cette première catégorie de la
classification adoptée plus haut se caractérisent. rappelons-
le. par le fait qu'ils demeurent étrangers. physiquement du
moins. à l'histoire quf l s racontent. Par opposition à la
forme 9rammaticale (Je et Nous) qui caractérise les narrateurs
homodiégétiques. la marque formelle de la première catégorie
den arr a te urs est l a t roi s i è me pers 0 nne (Il) - Cet te uni t é
formelle dégagée. il faut indiquer cependant que les trois
romans où se manifestent ici les trois narrateurs hétérodié-
q t i ques , diffèrent les uns des autres. et ce. sur plusieurs
ê
points. En effet. Perpétue a l'allure d'un conte ou d'une
enqu~te policière avec ses deux niveaux bien distincts : Le
premier niveau (diégétique) qui regroupe les segments narratifs
se rapportant à l'arrivée d'Essola. à son enquête proprement
dite et au meurtre de Martin. A ce niveau. comme nous le
verrons plus loin. le narrateur se fait très discret comme
abondonnant la direction du récit pour se cantonner dans la
position sécurisante du spectateur neutre. à supposer que
cette position soit possible.
Le second niveau (métadiégétique) concp.rn~ en auel-
que sorte le rapport détaillé de l'enquête menée par Essola
sur le martyre de sa soeur Peroétue. Par sa longueur relati-
vemen t plu s 9ra nde que celle dur é c i t d i é 9é t i que. ce ré ci t
métadiégétique est non seulement expl icatif du premier niveau
mais il devient même le premier motif du récit tout entier.
Ici. en effet. nous observons un narrateur plus bavard.
Ville Cruelle que nous avons choisi de nommer
microdialogue (1) par
reférence au terme retenu par Bakhtîne
( 1) No us pro met ton s den 0 use x pli que r plu s loi n sur les rai son s
du choix de ce terme du microdialogue.

- 60 -
pour décrire la poétique de Dostoievski (1) et repris récem-
ment encore dans son Esthétique et technique du roman
(2),
nous situe au coeur d'un débat existentiel qui se déroule
pour l'essentiel dans l'esprit de Banda, le personnage cen-
tra 1 .
Quant au troisième roman de la prem1ere catégorie,
1e Roi miracul é, à cause même de sa forme, un roman-journal,
son narrateur se contentera de faire office de chroniqueur.
Il
rapportera donc des faits dont il est, par principe, exclu,
cela avec une certaine imoartial t t
du moins s'évertuera-t-
ê
,
il
de nous en donner l'illusion à travers l'écran de la poly-
phonie.
A- LE NARRATEUR-CONTEUR nE PERPETUE
Le con te ur a f r i ca in, 1e con te ur Il p ro f e s s ion ne 1 Il no us
voulons dire, cel ui qui est admis à se produire devant un large
auditoire, est l'homme qui mêle à son art la connaissance plus
ou moins parfaite des sensibilités de son
public, les "e p-
oet i t s " de cet auditoire. Les sensibil ités et appetits sont
ce que Hans Robert Jauss nomme l'horizon d'attente (3). Cette
connaissance est facil itée Dar l'appartenance de l'artiste
et de son publ ic à une même communauté, à une même ère cul-
ture.
(1) M. Bakhtine, Poétique de Dostoievski, Paris, SEuil, 1970
(2) M. Bakhtine, Esthétique et technique du roman, Gallimard,
1978.
(3) Hans Robert Jauss, Pour une esthétigue de la Reception,
Gallimard, 1978. Traduit de l'allemand par Claude Maillard.
Préface de Jean Starobinski.
La notion"d'horizon d'attente ~s'app1ique prioritai-
rement (mais non exclusivement) à l'expérience des premiers
lecteurs de l'ouvrage, telle qu'elle peut être perçue "ob je c-
tivement- dans l'oeuvre même. sur le fond de la tradition esthé-
tique. morale. sociale sur lequel celle-ci se détache.

- 61 -
L'artiste conteur et son publ ic
"appartiennent a la même tribu. tous
communient par le ",ème héritage culturel.
le conteur peut se reférer à des évènements
connus de tout le monde, mettre en cause
des membres de l'assistance. Il
ne dit
pas seulement SOrt récit. il lui arrive
de miner l t a c t t o n . Il
incarne tour à
tour les divers protagonistes. Il égaie
et actualise son propos par un va et vient
continu de l'univers merveilleux du conte
a celui de la vie de tous les jours.
La voix domine tout, crée tout".(I)
Le narrateur de Perpétue ne manque 1 ui
non pl us 1a
moindre occasion de montrer qu l i ] se trouve dans un espace qui
1 ui est entièrement famil ier. Cette famil iarité, il 1 a par-
ta ge avec les autres personnages de son récit. Les moeurs,
les pratiques et autres usages de cet espace culturel commun
ne lui sont nullement étrangers. Et il affirme sa connaissance
comme pour revendiquer une certaine légitimité, une certaine
représentativité. $i le conteur ne recoure
jamais à ce pro-
cédé superfétatoire, le narrateur, ici, et parce que cette
légitimité nlest pas expl icite ni automatique, reclame à
chaque occasion cette léqitimité :
"Très superstitieux, voyant partout
des signes de la malédiction céleste,
qu'ils redoutent plus que de raison,
les gens, chez nous (2), se laissent
terrorlser et abattre durablement par
des vétilles." (3)
( 1) S url es" F0 rm esT rad i t ion ne 1 1e s Il duR 0 man a f r i c a in,
Mohamadou Kane Revue de Littérature comparée, 1974
n° 3 et 4, P. 563
(2) C'est nous qui soulignons, ici et dans les citations qui
suivront. les éléments explicites de la revendication de
la reDrésentativé.
( 3) Pe r pé tue. Buchet - Cha s te 1, 19 74, P. 4 2

- 62 -
"Pour désigner celui qui donne des soins
aux malades dans un dispensaire ou hôpital,
les petites gens de chez nous recourent
au mot pidgin dok,ta, terme ambigu Qui
s'apo1ique autant à l'aide soignante, à
l'infirmier de santé et au docteur en
médécine." (1)
Mieux, le narrateur poussera sa quête jusqu'à la
désignation des traits physiques et psychologiques caractéris-
tiques des gens de l'espace considéré:
"S a grâce, sa sveltesse, son extrême pudeur,
une application anstère même dans les
moindres besognes, un détachement sans
exemple qui faisait croire à tort à de
l' insensibi1 ité, tranchaient sur le tour
commun de nos filles, homasses, tur-
bulentes, impudentes et sottes"(2)
Il
faudra se garder cependant de déduire de cette
parentée revendiquée, une quelconque volonté d'identification
entre le narrateur et ses personnages. Cette parenté ne sert,
en réal i t
qu1à accroître l'omniscience du narrateur, à
ë
,
légitimer son ascendant sur les autres personnages. Ainsi
donc, par ce procédé, le narrateur a un droit de regard sur
les éventuels et inévitables agissements ou "égarement" des
personnages. Pl us l onq ueme nt , l' histoire ancienne et récente
de cet espace où évoluent les protagonistes du récit n'échap-
pe pas non plus à l'attention toute particulière du narra-
teur. Ainsi, par exemple, lorsqu'au terme d'une laborieuse
enquête qui l'aura conduit en compagnie de son cousin
Amougou, successivement à Ngwa-Eke1eu chez Crescentia, l'amie
d'enfance de Perpétue, puis à Oyolo auprès d'autres " pa rti-
cipants", sans oublier la viSite au sorcier Nkomedzo, lorsqu'à
(1)
Perpétue, P. 94
(2) OP. cit., PP. 98-99.

- 63 -
l'issue de toutes ces randonnées, Essola, le rescapé du
camp de torture de Baba Toura, jeta sur les vieux
cahiers de
sa soeur défunte les circonstances de la mort de cette der-
nière, le narrateur s'empare littéralement de ce compte ren-
du, s'en approprie même. Ce qui constitue le niveau métadié-
gétique du récit n'est plus assuré alors
par le seul
rapport
d'Essola. Le narrateur vole au secours du détective pour
éclairer certains
"mys t êr e s " (ils sont nombreux) que
la
longue absence d'Essola (six ans en
prison) ne l'autorisait
pas à élucider tout seul. les marques formelles
de cette
intrusion du narrateur dans le récit d'Essola sont nombreuses
la plus pertinente et aussi la plus fréquente est sans doute
cette forme de discours rapoorté par lequel
le narrateur va
jusqu'à scruter les sentiments d'Essola
:
"Songeait amèrement Essola" (1)
Il
Il
semblait à Essola que" (2)
Il
Décidément, se persuadait le frère de
Perpétue ll (3)
Il
Pensait Essola" (4)
Il
Songeait Essola ll (5)
Par ailleurs, ce narrateur omniscient s'autorise
quelquefois à rompre le temos ou récit, grâce notamment à des

fTlétaleoses qui lui permettent de .l a i s s e r le héros baigner
longtemos dans le doute, dans la oerplexité. Par exemple,
( 1 ) Perpétue, P.131
( 2 ) Ibidem,
P.132
( 3 ) Ibidem,
P.132
(4)
Ibidem,
P.138
( 5 ) Ibidem,
P • 214 .

- 64 -
cette question angoissante qui ne laisse pas de hanter
l'esprit d'Essola dès son retour à Ntermelem et que même
la révélation faite par Anna-Maria ne semble pas avoir él uci-
dée entièrement! :
IlQue s'était-il
passé? Il était tenté de
penser que cette disparition (des petits
artisans) était liée de quelque façon
à
la repression des Rubenistes, comme
chacune des
singularités qui pouvaient
alors s'observer dans tout le pays" (1).
A cette question obsessionnelle, le narrateur
repondra sentencieusement, en s'appuyant sur une visée englo-
bante de la situation du pays, pour éclairer le singulier qui
tracasse Essola
:
"Sommés de prendre une carte du parti
unique ou de renoncer à maints avantages
brusquement remis en cause après l'Indé-
pendance, comme d'utiliser, moyennant
une taxe d'ailleurs élevée, les terrasses
des bazars, propriété publique, les artisans
couturiers.surtout, très nombreux dans
toutes les villes, stupéfièrent longtemps
la pleutrerie de~ fonctionnaires ficelés
par leurs maigres privilèges: ils aimaient
mieux renoncer et se repl ier dans 1e ur s
maisons. Dans certaines villes comme
Ntermelem, cette rebuffade collective fut
même sans retour: car de longues
années plus tard, la lassitude, la misère
mê me n' a va i e n t pas pers ua dé 1e s art i san s de
5 e
r e me t t r eau t r a vail en a c cep tan t 1e s
conditions du Gouvernement." (2)
(1)
Ibidem, P.10
(2) Ibidem, PP. 167-168.

- 65 -
A chaque point que lui
seul
est a même de juger
opportun, le narrateur intervient pour trancher, pour mettre
fin aux supputations, pour conclure. Cependant, au niveau
diégétique de ce récit, comme nous l'avions sou1 igné, le nar-
rateur observe un "s i l en ce " neutre mais qui
dissimule à
oeine sa sympathie, sa comp1 icité à l'égard de tel
ou tel
évènement. Ainsi
par exemple dans ce scenario macabre où,
avec un sang-froid digne d'un tueur à gage, Esso1a, après
avoir abreuvé sa victime d'alcool
de tout acabit, l'entraTne
jusqu'à l'arbre de Mamy N'dola auquel
il
l'attache et le lais-
se dévorer par les fourmis
r o uce s ! Au cours de ce segment
qui couvre une journée (le 15 AoOt), le narrateur se contente
de laisser défiler sous nos yeux hagards, c o mme les séquences
d'un film d'épouvante, l'effroyable ultime face à face des
deux frères ennemis. Cette attitude, cette sorte de
neutra-
lité
au début et à la fin
de l'intrigue,
rappelle celle du
conteur tradi tionne1, pour qui
:
"L 'intrigue d1une histoire est structurel-
lement simple et peut souvent être révélée
au début
( ... ) Ceux qui écoutent peuvent
de vin e r que 11 e s e r.a 1 a co n c 1 us ion, s i
elle n'est pas déjà donnée dans la ohrase
du début; mais ils ne
peuvent deviner
les détails de l'histoire et ceci retient
leur intérêt pour entendre comment tout
est arrivé. Le narr~teur met alors la
chair sur le squelette,
et son habi1 ité
sera révélée
par la façon
dont il
réalise
c el a " (1).
Tout comme le conteur traditionnel
qui attend le
déve1opoement de l'intrigue
pour manifester ses p ro pr e s con-
naissances, ses propres dons oratoires et intellectuels, sa
s u péri 0 rit é a us s i s url e s
pers 0 nn age s peu pla nt
l' uni ver s d u
(1)
John Mbéti, La littérature orale africaine, colloque
1er Festival
mondial
des Arts nègres,
Dakar,
1-24 Avril
1966 P.
270.

- 66 -
conte, en se faisant a la fois historien et témoin privilé-
gié (1), le narrateur dePerpêtue fait ici appel
a. son ex-
périence personnelle pour assumer, au n i ve a u second surtout,
la direction totale du récit:
" Il était de coutume dans Zombotown de
séparer les hommes avant qu'ils en arri-
vent a. l' horreur du pugilat; on consi-
dérait que deux adultes en bonne santé
et de sexe masculin, se frappant de toute
force de leurs poings comme il
arrive
nécessairement quand la bataille les
aiguillonne, courent grand risque de
s'entretuer. En revanche, on permettait
aux femmes et aux enfants. jugés inof-
fensifs.
de vider leurs querelles dans
les rixes dont les vicissutudes pittores-
que s , en
rompant la monotonie de la vie
ordinaire,
réjouissaiert les badauds.
comme font, ailleurs, les combats de
coqs." (2)
En soul ignant les derniers éléments de cette cita-
tion, nous souhaitons s ino l eme n t
insister sur l'idée que l'exoérience
du n arr a t e ur ne sel i mite 0 a s à celle
a c c umu l é e dan s l' es pa c e
où se rnl'>:uvent les personnages. Cette expérience est variée
et s'étend à d'autres
"ailleurs" culturels. politiques. etc.
Par ailleurs ce récit itératif- ici, à l'irnparfait-
Que nous
venons de citer succède au récit singulatif (parfait)
de la rixe entre Edouard et le footballeur Zev a n o et il
en-
tretient avec lui
une relation thématique de contraste. sorte
d'exemplum par lequel le narrateur cherchera à persuader de
la logique de l'action:
(1)
Dans
le conte Dogbowradji recueilli
par le G.R.T.O.
(Côte
d'Ivoire). le contenu reoète à chaque articulation
"Koukoua et moi. étions présents ... 11
(2)
Perpétue. PP. 248-249.

- 67 -
IlC'est que, selon la coutume, le moment
de la naissance de l'enfant avait une
importance capitale, son fils, ni c'était
bien un fils, ne pouvait appartenir à
Zeyang que si, au moment de sa venue,
le footballeur avait arraché sa
më r e ;." (1)
Ou bien encore, cette assertion ethnologiste :
Il Les
f e mm e s de lia r r i ère - pay sn' a nnon ce n t
jamais leur grossesse; elles en rejettent
même avec indignation tout souoçon aussi
10natemDs que la nature n'a pas fait
éclater leur état." (2)
Dès lors, et fort de cette connaissance aussi
variée
que compétente, le narrateur peut assener cette verte semonce
à Es s ol a qui
prendrait à ses yeux l'attitude d'un cancre,
d'un démeuré, toujours désarçonné face à des questions pour-
ta n t sim ples :
IlDans ce tumulte d'hypothèses,
pourtant
faciles à démêler, il
croyait nien aperce-
voir point qui s'imposât d'elle-même à sa
s o i f de vérité, comme si l'amour fraternel
à:lui seul n'eût pu suffire à précipiter
Perpétue dans n'importe quel océan de boue
pour insuffler un peu d'espérance au pri-
sonnier du camp de Baba Toura, elle qui,
d'ailleurs, était avide de justification
à son re no nceme nt
dés 0 r mai s con sommé . Il (3)
Si sa longue absence (six ans) peut constituer une
excuse valable et suffisante pour son ignorance des véritables
raisons des profonds changements intervenus depuis, par con-
tre son incaoacité à
(1) Perpétue, P. 25~
(2) Ibidem, P. 259.
(3) Ibidem, P. 214.

- 68 -
"Lma o i ne r l'acharnement mis par Perpétue
à
tenter d'alléger son sort, bien que cette
ardeur t r a ns oa rüt quasi à l'évidence dans
le récit d'Anna ~aria" (1)
est jugée comme une déficience par le narrateur.
Voilà donc le narrateur de Perpétu
confortablement et définiti-
vement assis sur le siège du grand juge. Les rapports avec
Essol a cOJTIme ceux qu'il entretient avec l es autres personnages
sont des rapoorts de dépendance. E
conséquence de cette iné-
galité de rapports, le narrateur e treprend différentes
"transgressions" de l'ordre du r cj t , tout ceci participant
ê
intimement de l'idée précédemment
mise et que nous matéria-
lisons par cette formule empruntée à Jean Pouillon (2).
N
> P
B.-
VILLE CRUELLE OU LE PSEUDO-MICRODIALOGUE
Le narrateur de Ville cr elle se manifeste par les
même sin di c at ion s sur l ' es pace d u
ci t qui ont été relevées
ë
à propos du narrateur de Perpétue. Ces indications, avons-nous
dit, sont destinées généralement à dégager une certaine
"parenté" entre le narrateur et le
autres personnages. Cette
parenté, faut-il le rappeler, n'es
pas identification ni
même adhésion a priori aux idées e
points de vue exprimés
par les différents personnages du
écit.
(1) Ibidem, P. 215
(2) Jean Pouillon, Temps et Roman, Gallimard, 1946, distingue
trois équations resumant les r pports entre le narrateur et
le personnage.
A. NP: vision "par derr ère" (le narrateur en sait
davantage que les personnages)
B. NP: vision "du deh o r s " (le narrateur en sait moins
que n'importe lequel des personnages).
C. N P
vision "avec" (le narrateur en sait tout
autant que les personnages).

- 69 -
Aorès ce rapide rappel
qui inscrit d'emblée les deux
narrateurs de. Perpêtue et Ville cruelle dans les mêmes perspec-
tives narratives. il
nous faut donner quelques explications
concernant ce sous-titre (microdia10gue) que nous avons tenté
de coller à Ville cruelle. Nous empruntons cette terminologie
à "1. Ba k1 di ne, nous 1 ' avons déi à di t , Qui l' a ')')1 i que au héros
de Cri~e et C~atiment. ~asko1nikov.
"(Dans le micro-dialogue). tous les mots y
sont bivocaux. dans chacun se disputent
deux voix.
( ... ) Le dialogue pénètre profon-
dement à l'intérieur de chaque mot e r y
provoquant 1 a 1 utte et les dissonances
entre les voix." (1)
Cette définition arrachée à sa destination linguistique,
trouverait quel ques
cn o s dans le nersonnage central de Vi1~
ê
cvue l l e , c'est-à-dire ~anda. E.n effet. B
da, avec toutes les
réserves que notre analyse se devra d'émettre plus loin et dont
la principale serait que le roman psychologique tel
qu'il est
connu en Europe ne semble pas avoir fait encore recette dans
la littérature négro-africaine. Banda donc réunit en lui toutes
les voix de tous les personnages. nous dirons plutôt les voix
de toutes les forces contre lesquelles Banda est en lutte dans
le roman
D'un c.ôté. la tradition dont le représentant est
l'oncle Tonga de Bami1a. De l'autre, la ville moderne et
cruelle. la ville-mirage avec son cortège de contrôleurs de
cacao. de Saringa1as. de gradés Blancs. de commerçants grecs.
de patrons b1anc~ ses curés mais aussi son mystérieux et
tenace
attrait. Ainsi. par exemple. reproduisant la voix
du vieil oncle Tonga avec le que celle-ci a de doucereux.
(1) M. Bakhtine. La Poétique de Dostoievski. Traduction du
russe par Isabelle Ko1irchaff.
Présentation
de Julia Kristeva. Se ul L, 1970. P. 116.

- 70 -
mais aussi et surtout de réprimande, d'invective, Banda y
replique avec
ironie, haine et dédain:
"Ton qa se disait vieux et plein d'expérience.
Mais alors pour qui me prend-il? Pour un
parfait imbécile incapable de
voir clair?
aua i s ! i l a bi e n fa i 11 i me pos s é de r tan tôt
avec ses belles déclarations:
"Fils,
je te
jure, je ne t'ai
jamais voulu de mal. Je ne
voulais
que ton bien ... Je parie que tu ne
l 'e st pas ... Il ad' a ut re s
! 0 ua i s
! dire que
j'ai bien failli m'y laisser prendre. Croit-
il
donc que je manque de mémoire à ce
Doint? infect vieillard'
• (1)
Et Banda d'énumérer tous les griefs qu'il
fait au
vieillard avant dê vo que r à nouveau un autre reproche formulé
par celui-ci à son encontre:
Il . . .
Est-ce que tout un village, comme
Bamila,
peut t'en vouloir sans
raison ?1I(2)
A quoi Banda répl ique,
toujours à part-soi, bien sûr
"C'est faux!
infect vieillard! tout Bami1a
ne lui en voulait pas; c'est faux. Et ces
femmes-là, Sabina ..
Regina .•. et tant
d'autres, est-ce qu'elles lui en
voulaient
a us s i ? Au con t rai r e, e 11es l' a i ma i en t
comme un fils.
Est-ce qu'elles n'avaient
pas déployé tous leurs moyens pour l'ar-
racher aux griffes des gardes régionaux ?"(3
Le principe de ce micro-dialogue s'articule
sur deux temps. Comme le plaidoyer d'un avocat, qui
reprend les
charges retenues contre son client, avant de les recuser l'une
après l'autre. Banda est ici
son propre défenseur, ce qui
ne le
(1) Ville cruelle, P. 128
(2) Ibidem, P. 129
(3) Ibidem, P. 134.

- 71 -
tourmente pas outre mesure puisqu'il
va jusqu'à r e conn a t t r-e
le bien fondé de certaines charges:
"0 uais ! mais il avait raison pour les
Blancs, Tanga! c'est tout juste pour
gagner de l'argent sur ton dos. Et ~are à
toi s t tu regirrbes. Zut! là il avait
raison, Tanoa ..• Même les missionnaires
avec leur robe, leur croix et leur longue
bar be . .. Se u1e me nt eux cie s t plu s
ma1in ... u (1).
Rejetant
avec véhémence, argument après argument,
cette sagesse avilissante
à laquelle on veut le soumettre,
Ba n ca tend 1 'oreil1 e vers ce qu'il c ro t t être son sa1 ut, ou
ru moins son avenir, c'est-à-dire la voix de la ville, la voix
de cette envoûtante ville!
:
"La grande ville de la côte! Il
devrait
être olein d'immeubles. A quoi pouvaient
bien ressembler les quartiers noirs de 1à-
bas? Ils n'étaient certainement oas aussi
laids que Tanga Nord. Et peut-être qu'on
vi va i t 1a r ge me nt à For t - Nè g r e, a ve c t 0 ut
l'argent qu'il y avait là-bas 1. .. On
n'était peut-être pas obligé de se disputer
deux cents kilos de cacao avec les contrô-
1eu r set 1es Gre cs ( ..• ) Et 0 n ne pay ait
pas une grande somme pour avoi rune
femme ( ... ) Peut-être que c'est là qu'il
irait, après la mort de sa mère, à
Fo r t
Nè qre " (2)
e
Avec cette voix mielleuse qui tente de lui imposer une
vision idyllique de Fort-Nègre, Banda par ignorance et, de sur-
croit, plongé dans son rêve, ne parviendra guère à engager
un dialogue franc du genre de celui qu'il
initia avec la voix
de l'oncle Tanga. Faute d'éléments de rep1ique, Banda recevra
cette voix de la usirène u qui le submergera petit à petit,
inexorablement. Aussi, si l'amour de Odilia peut lui éviter
(1) Ibidem, P. 132
(2) Ibidem, PP.
39-40.

- 72 -
un moment de ngoGter au fruit défendu n, il est prévisible que
l linsistance de c~tte douce et mielleuse voix qui ne cesse de
bourdonner, toujours obsédante, viendra à bout de sa résistance
déjà si faible.
"Banda qu'attends-tu donc pour partir?
Est-ce que tu nias pas honte? Lève-toi,
prends ta femme et va-t-en ... " (1)
Ces différentes voix se retrouvent déjà en Banda au
moment où celui-ci entre "sur scène". En effet, s'il veut se
marier c'est pour sacrifier à un rite, satisfaire à la dernière
volonté de sa mère.
Après la mort de cette dernière, il sien
irait à la ville où il entend se "débrouiller", loin de Bamila
où il est détesté. Dès lors, aucune action importante (le con-
trôle du cacao, l'.argent soustrait des poches du cadavre de
Ko umê , la cassette du Grec De me t r-o po ul os }, aucune pensée
essentiell e
de Banda ne se réal isera en-dehors de ce dialogue
où s'affrontent, en lui, tradition et modernité, Bamila et Tanga,
ou pl ut t
Bamil a et Fort-Nègre.
ô
Cette digression (notre propos, en fait, concerne es-
sen t i e l l e me nt l e narr a te ur) vis e à sou l i gne rd' une par t les
différences entre les narrateurs dlune même catégorie et de
l t a ut r e , ce qui est la conséquence de la première rmarque,
les procédés auxquels s l s ont recours pour as s ume r leur récit.
No us ne pré te n don s g uère déc é 1er ici une que l con que
ressemblance psychologique entre les deux personnages principaux
des deux romans, Crime et Chatiment et Ville cruelle.
D'ailleurs, comme nous le remarquions dès le début, le narrateur,
ici, sait tout et bien avant de "lâcher" Banda sur scène. La
10 ngue description de Ta nqa qui occupe entirèement le second
chapitre (PP. 16 à 26) ne semble guère accompagner le regard
d'aucun personnage, pas même celui de Banda. Cette des c r t pt f on
précède Banda car ce dernier ne découvrira les "mystères"
(l) Ibidem. P. 224.

- 73 -
de
Tanga, son marché, Moko, le rremier quartier de li!nga-Nord
avec ses débits de boissons au chapitre IV.
UImaginez
une
immense clairière dans
la forêt de chez nous, la forêt équato-
r t a l e " (1),
dit le narrateur, comme s'adressant à un auditoire étranger,
introduisant ainsi un long récit métadiégétique qui
tranche par
son ton démonstratif et par sa forme avec le reste du récit
au mil ieu duquel
il
vient s'insérer et o
il nous est donné de
ü
voir se mouvoir les personnages. Jouant les guides touristiques,
averti, comme il l'est, de l'histoire et des menues pièces du
monument qu'il a charge de présenter aux curieux, le narrateur
nous promène dans les deux Tanga:
Ta nga-Sude :
"Le Tanga commerçant et administratif.
Tanga des
autres, Tanga
t r an qe r " (2)
ê
puis T~nga-Nord
Il Le
Ta nga san s s pé ci al i té. 1e Tan 9a
auquel les bâtiments administratifs
t 0 ur nen t 1e do s • •. Le Ta ngai ndi gè ne,
le Tanga des c as e s " (3)
Et pourtant, les pratiques, les moeurs en cours dans
ce Tanga sont inconnus de Banda, car le narrateur prend soin
de les lui cacher soigneusement, quitte à nous les souffler
pa r
derri ère 1 e héros, t r e te us eme nt , di rons-nous. Ainsi
î
après l'énumération méthodique des trois verdicts possibles
au contrôle de cacao comme le narrateur du Procès (F. Kafka)
annonçant sentencieusement les différents modes d'acquittement,
le narrateur de Ville cruelle, annonce une quatrième solution,
non officielle et qu li1 n'est donc pas donné de connaître aux
péquenots genre Banda
(1)
Ibidem, P. 17
(2) Ibidem, P.
17
(3) Ibidem, P. 20

- 74
"En fait. une quatrième solution. tran-
sactionnelle celle-là. avait cours; Banda
aurait bien fait de la connaître. u (1)
Cette quatrième solution. Banda ne la saura que trop
tard. après qu'il
aura entendu le contrôleur ordonner la "mise
à feu" de son cacao. Banda l'apprendra. cette vérité. de la
bouche de son oncle tailleur que sa longue expérience des
choses de la "Ville cruelle" (il y a passé vingt années) auto-
rise à se substituer au narrateur-traître
"Tu ne sais donc pas ce que l'on raconte?
Les contrôleurs. il
faut leur mouiller
la barbe ... Mais oui. leur mouiller la
barbe ... C'est ça qu'ils veulent. Et ton
cacao sera toujours de la meilleure qua-
lité. On ne l'enverra pas au feu. ( ... )
Pourquoi n'as-tu oas essayé. fils? Il
par a î t que t 0 ut l e mo nde l e fa i t ."
(2)
On pourrait donc reprocher au narrateur son
sadisme
à l'égard de ce naufragé. de ce pauvre Banda qu'il laisse ainsi
se débattre désespérement et vainement dans une mare de voix
co ntradictoires. La froideur avec laquelle ce narrateur. inter-
venant vers la fin du récit. révèle à Banda (ou plutôt à nous)
la vanité de son combat, de ses combats. suffit à elle seule
pou r no us fi xe r dé fin i t i ve me nt sur l 1 i n~ gal i t
des ra pp
ë
0 r t s
tissés entre le narrateur et le héros de son récit. Et cette
phrase mi-moqueuse. mi-compatissante qui ravale à jamais le
raté de1 'école communale et la terreur de Bamila à sa véritable
dimension de piétre ambitieux. victime. comme tous les siens.
de son ignorance des phénomènes qui secouent cette Afrique
coloniale:
(1) Ibidem. P. 35
(2)
Ibidem. P. 54.

- 75 -
"S'il avait pu voir plus clair en lui-
mais ce n'était guère possible, il
(Banda)
aura; t constaté que ce qui 1e poussai t à sen
aller de Bamila, c'était surtout une force
qui le dépassait, unesorte d'exigence ex-
térieure à 1 ui et même à Bamila, et qu'exa~
géraient son tempérament et son passé."(l)
~algré donc l t i l l us t on du micro-dialogue, l'omniscience
cu narrateur de Ville-cruelle demeure implacable devant lligno-
rance et la naiveté notoires des autres personnages. Cette igno-
rance conduira le mécanicien Koumé à une aventure suicidaire,
lui qui voulait se prévaloir d'une liberté "syndicale", liberté
que la colonisation, à travers les patrons blancs de la trempe
de Mon sie urT ., s 1 a pp l i qua i t t r ès s cru p u1eus e me nt à dé nie r a ux
ouvriers noi rs.
Tout se passe ici comme si le narrateur, fort instruit
des moeurs et des coutumes de la forêt équatoriale, sa "forêt
équatoriale", averti également des vicissutudes de l'ère colo-
niale, savait déjà, avant même de lâcher ses personnages dans
"l'arène" de son .récit, les limites à leur imposer.
L'amour de Sonia avait permis au héros de Crime et
Chatiment, Raskolnikov de "voir plus clair en lui-même, puis
de se revéler à lui-même et ainsi donc de sauver son âme.
le narratuer de Ville cruelle n'offre pas pareille
chance à son héros. En effet, malgré l'amour d'Odibia, la voix
de la ville coloniale, cette ville artificielle et cruelle
comme nous l'avons dit, cette voix ne cessera de résonner aux
oreilles de Banda, cet:
"Africain colonisé ( ... ) Un homme laissé à
1 ui -même dans un monde qui ne 1 ui appar-
tient pas. un monde qu'il n'a pas fait.
51) Ibidem. P. 168.

- 76 -
un monde où il ne comprend rien ( ••• ) Un
homme sans direction intellectuelle, un
homme marchant à l'aveuglette, la nuit,
dans un quelconque New-York hostile. Qui
lui apprendra à travers la Cinquième Avenue
qu'aux passages cloutés? Qui 1 ui apprendra
à
déchiffrer le "Piétons, attendez" ?
Qui 1 ui a pprendra à 1 ire une ca rte de métro,
à
prendre la correspondance ?" (1)
Ici, dans Ville cruelle, comme dans Perpétue, mais
avec des moyens narratifs tout autres, le narrateur en sait
davantage que les personnages, ce qui nous autorise à trans-
cri re :
N
> P
C.- LA PSEUDQ-POLYPHONIE DU "ROI MIRACULE"
Nous disions pl us haut, à propos du chapitre II de
Ville cruelle que cette description faite en marge de toute
conscience des protagonistes du récit, repond visiblement à
une préoccupation qui serait la mission dont se serait investi
le narrateur, à savoir la mission d'informer et de témoigner.
Dans le Roi Miraculé, il en va tout autrement. En effet, ici
et pour citer encore M. Bakhtine,
liCe ne sont pas les traits de la réalité,
cell e du personnage 1 ui -même et de son
environnement quotidien, qui servent
d'éléments constitutifs pour l'élabora-
tion de son portrait, mais la signification
de ces traits pour le héros 1 ui-même, pour
sa conscience de soi "(2)
Le village d'Essazam, ce village où le Roi Essomba
a visiblement passé toute sa vie, il le redécouvre avec des
( 1 )
(2) M. Bakhtine,La Poétique de Dostofevski, P. 83

- 77 -
des yeux nouveaux. avec une conscience -dern;ère u • re1atiye
à son état "a c t ue l " de malade:
"Après lui avoir toute sa vie dissimulé
le vrai visage des choses. le voile du
quotidien. qui s'envolait en lambeaux.
le jetait comme une tempête dans une
île inexplorée où il se retrouvait
sol itaire comme jamais il ne 1 ui étai t
arrivé. Il était un na uf r a q
(1)
ê
; . "
Tou t s e mb 1 e don c ê t rel i é à 1a con s cie nc e d u Il na uf ra 9 é Il :
Des s1prs au'il
découvre enfin o u redécouvre dans d'autres
traits: Ses enfants. Maurice et Isabelle qui vivaient en
ville "0 Ù', ils faisaient Dieu seul savait quo i ", Makrita, la
première épouse. Anab a , la vingt-troisième épouse. Mekenda.
son jeune frère, le missionnaire Le Guen. Ainsi
par ce qui
pour-
rait être considéré comme de simples amorces, de II s i mp1e s
pierres d'attente ll sans anticipation, même allusive. qui ne
trouveraient leur signification que plus tard et qui relèvent
de l'art classique de "or pe r e t i on " (2-. le chef Essomba ou
ê
plutôt sa conscience ou son inconscience plantent le d~cor de
1 a grande tragédie dont il
sera 1 ui-même le oersonnage central
et où les personnages qu'il
fait apparaître "na t n t e nan t "
seront des protagonistes. L'entrée effective en scène de ces
personnages et de bien d'autres (l'administrateur l.e que ux ,
son adjoint Pa1meri. le médécin noir, les différents clans
Essayam) après l'acte-charnière que constitue la guérison mira-
culeuse du chef Es s o mb a , à la suite de son baptême par la
vieille Yosiba. nous révélera d'autres con~ciences. c'est-à-
dire la total ité des vo i x qui vont s'affronter dans
cette
chronique. G. Genette définit la focalisation interne
multiple comme étant le point de vue de plusieurs personnages
évoquant plusieurs fois le même évènement.
(1) le Roi mi re cut
PP. 14-15
ë
,
(2) G. Genette. Figures III. P. 112.

-
78 -
Nous nommerons Polyphonie, la multi~ude des voix,
représentatives des divers groupes protagonistes que la
conversion du chef Essomba aura réunies finalement en un duel
épique (sens propre et figuré) à Essazam. Chacun de ces groupes,·
par la voix de son ou de ses représentants, interprète la gué-
rison du chef conformément à l'idéologie dont ils relèvent.
Le Père Le Guen, désespérant sans doute déjà de ne
pouvoir ramener à l'Eglise ce que Essazam comote d'âmes au bout
de dix ans de "campagne", salue ce miracle comme un coups de
pouce de la Providence
"En ce maudit siêcle 00 le temps était
mesuré al/X ap'Ôtres du Seigneur, quell e
excuse eût-il
eue de négliger ce qui
était certainement une aide de la
Providence? Pour la première fois, il
allait appliquer les méthodes expéditives
préconisées par l'Evéché." (1)
A cette voix du clergé, représentée ici par le R.P. Le
Guen repondent deux autres voix contradictoires, elles-mêmeS
an.ti thétiques
Aux yeux de la population des Essazam la décision du
chef, f r-a t ch eme n t converti, de renvoyer toutes ses épouses pour
n'en garder qu'une seule selon les saintes recommandations de
l'Eglise est perçue comme une catastrophe. En effet, si telle
décision s'exécutait, elle couperait le lien ombilical qui a
toujours rattaché le chef à son peuple. Pour les Essazam, l t qui
é
v
libre séculaire de tout le clan ·constituait le dramatique enjeu
de cette conversion. L'altercation des jeunes Elibot (PP.184 à
187) avec le Père Le Guen, au)delà de la "bouffonnerie" de la
scène, constitue l'ultime tentative de dialogue que de ux voix,
contradictoires en leur essence malgré leur cohabitation
(1) Le Roi miraculé, P. 182.

- 79 -
s'accordent avant la rupture définitive signifiée à l'adminis-
trateur Lequeux. au grand enchantement de ce dernier :
"Recommande bien 1 ton frère de laisser
notre chef en
paix. Pourquoi s'est-il
four-
ré dans l'esprit de le convertir à sa
rel i gion. eh -. 1 Nos pères ont bien vécu
sans tout cela. Les femmes ne partiront
oas. Comment oourraient-elles s'en aller 1
et où 1 Recommande-lui bien de laisser
no t re che f e n pa i x. QUi i 1 pre n ne les en-
fants et les initie à ses pratiques!
Nous lui laissons nos enfants, mais le
chef, qu'il
n'y touche plus:
il
nous
empêcherait de vivre en
paix; il
trou-
blerait nos traditions ... 11 (1)
Cette recommandation marque,
pour un instant, l'alliance
objective entre les deux dernières voix (Les Essazam et Lequeux)
liguées, Dour des
raisons diverses, contre la menace que cons-
titue le R.P. le Guen.
Fidèle à son
image, la dernière voix (Lequeux),
reoré-
sentante de l'administration coloniale, se fait d'abord persua-
sive, mielleuse et démagogue
"Voyez-vous,
Père, cette maudi te
période( ... )
Qui
peut dire jusqu'où nous entraînerait
la moindre agitation? Plus que la conver-
sion des âmes à
Dieu,
pluq que tout autre,
ce qui
importe le plus, à vous comme à moi,
Père, n'est-ce pas la perennité de notre
p r s en ce ici ?II (2)
ê
~ais dès que le procédé démagogique se revèle inopérant,
la "voix" (administrative) revèle sa véritable face en
déployant
son hab i tue l
ars e n al
de me nace, de cha nt age, t 0 ut ce c i
i mm é dia -
te me n t
sui vi
die x écu t ion dia ill e urs
:
(1)
Ibidem. PP. 223-224
(2)
Ibidem, P.
241.

- 80 -
"Au fonds. qu'est-ce qui vous différencie
de l'agitateur communiste? Hein. en quoi
différez-vous du rouge? Comme 1 ui. vous
êtes le mauvais génie de populations paci-
fiques et débonnaires et qui
ne demandent
pas mieux que de rester ainsi. croyez-
moi ( •.. ) Pourquoi ne pas leur fiche la
paix. puisqu'ils ne demandent que ce1a."(1)
la lettre annonçant la mutation - sorte d'épilogue
du récit - que recevra Le Père Le Guen est le prolongement de
cette voix de l'administration coloniale.
La pluralité des voix constatée ici ne saurait rendre
compte de la totalité du problème de vision dans Le Roi mira-
culé. D'abord parce que les différentes voix représentées ici
ne jouissent que d'une relative originalité. d'une relative
liberté. Visiblement "prisonnières" de leurs groupes sociaux
respectifs. ces voix semblent tenir un discours qui leur ait
été imposé de l'extérieur. ce Qui les rend suffisamment im-
personnalles. N'est-ce pas à cause de leur inauthencité que ces
voix ne parviennent pas à influencer outre mesure leurs pro-
tagonistes respectifs? En effet. le oeup1e Essazam semble avoir
o ub I i é tout ce qui vient de se oasser comme SI il
Si étai t
agi
d'un banal incident. Il
retourne tout bonnement à ses préoccupa-
tions
: Il s'offre une grande fête pour célébrer le mariage
de Mekenda et de Medzo en même temos que l' expi ation des enfants
du chef. ~aurice et Cécile. ignorant la menace qui pèse désor-
mais sur le clan par l'érection d'Essazam en district. Le père
le Guen lui aussi. quoique très averti des méthodes de 1 ladmi-
nistration. espère encore. dans la lettre qu'il
adresse à sa
mère. une protection de la hierarchie ecclésiastique qui lui
permettra la tranquille poursuite de sa mission d'évangélisa-
tion à Essazam.
( 1) l bide m. P. 24 1.

- 81 -
Fermées ou presque les unes aux autres, incapables
tels des objets inanimés de communiquer véritablement, les
.
différentes voix engagent entre elles un pseudo-dialogue,
un dialogue vain. Le narrateur, par la subtilité de ces dialo-
gues, offre en spectacle des "types" que des circonstances
extérieures (la colonisation) ont précipité dans un même espace
(la colonie) et 00 chacun semble jouer le rôle qui
lui est
assigné, strictement. C'est pourquoi, nous pouvons écrire que,
ici encore,
N > P.
Remarques
partiell es
Les
trois narrateurs de la premlere catégorie (hétéro-
diégétique) entretiennent des
re ono r t.s de d oe nda n c e avec le
ê
ou les personnages de leur récit. Cette omniscience, cependant,
connait quelque hierarchie, du moins sur le plan modal.
Dans Perpétue, le narrateur, surtout dans le dévelop-
pement de l'intrigue ne cache guère son jeu: Présent à chaque
a rticulation du récit, il
devient 1e véritable informateur.
Déoassant les conclusions fort
passionnelles d'un Essola hanté
par l'idée de la soeur perdue, le narrateur n'hésite oa s à
fa ire a ppe1 à des réf é r e n t shi s t 0 ri que s (1 a chu t e deN' Kru ma h ) ,
généralisant des phénomènes locaux, interprétant lui-même les
faits, en marge des interprétations jugées étroites des autres
per sonnages. Bref, le narrateur de Perpétue ne cherche guère
à dissimuler son omniscience, bien au contraire,
il
l'étale,
avec outre cuidance, est-on tenté de nenser.
P1us discrets, pl us subtils. les deux autres nar-
rateurs semblent accorder une relative autonomie à leurs oer-
sonnages. D'où l'utilisation de procédés dont seule une ana-
lyse minutlieuse permet de dévoiler la vanité:

- 82 -
L'illusion du micro-dialogue par lequel Banda, héros
de Ville cruelle, intériorisant les différentes voix qui l'as-
saillent, tente de trouver, avec un semblant de 1 iberté, une
issue la moins dommageable.
Le narrateur-chroniqueur du Roi miraculé donne l'impres-
sio n de relater un évènement avec tout ce que sa prétendue fonc-
tion de chroniqueur 1 ui impose comme distance et recul. Il
sem-
ble s'en remettre aux interprétations que les différents prota-
gonistes donnent de l'évènement, dissimulant son propre point
de vue. en vain cependant.
Cette illusion de la direction du récit abandonnée
par le narrateur pmniscient à ses personnages, ne sera même plus
nécessaire, dès lors que ce narrateur entrera totalement dans
le récit, en tant que protagoniste.
Ce type de narrateur, présent en tant que personnage
de son récit, est le narrateur homodiégétique que nous nous
a norêtons à voir, en la seconde articulation de notre chaoitre.

- 83 -
Ir. -
LES NARRATEURS HO~ODIEGETIQUES
Nous distinguerons ici deux sous-groupes:
D'abord le narrateur du roman autobiographique,
Mission Terminée, Jean-Marie Mezza qui est protagoniste en même
temps qui il est le héros du récit retrospectif de ses vacances
à
Kala.
Ensuite, les narrateurs observateurs ou temoins :
1. L'adolescent Denis qui tient un journal quotidien
dans le Pauvre Christ de Bomba.
2. Le No us, na rra t e ur col l e c tif deR e me mber Ruben et
de l a Ru i ne pre s que co cas se d' un pol i chi nelle.
a) Le narrateur autodiégétique
Il
faut remarquer d'emblée la juste distinction que
fait Philippe Lejeune entre autobiographie et roman autobiogra-
ph i que :
"Pour qu i l y ait autobiographie,
v
dit-il, il faut qu'il ait identité
de l'auteur, du narrateur et du
personnage." (1)
Alors que le roman autobiographique est, lui un récit
fictif où le narrateur est à distinguer de llauteur quoique le
lecteur puisse
"a vo i r des raisons de soupçonner, à partir
de ressemblances qu'il croit deviner,
qu'il ya identité de l'auteur et du
personnage." (2)
(1) Philippe Lejeune,
Le Pacte autobiographique, Seu,",,1975, P. 15.
(2) Ibidem, P. 25.

- 84 -
Jean-Marie Medza n'est pas Mongo Béti, auteur de
~ission Terminée, quoique que puissent en penser Thomas Melone
et Lucien Laverdière.
Ces orécisions liminaires nous conduisent à considérer
les rapports du narrateur J.M. Medza avec J.M. Medza, héros
de Mission Terminée. En effet, ce récit du genre autobiographi-
Que que fait ~~edza, il le fait longtemps après les événements
relatés. La "l on que distance" qui sépare le narrateur du héros
dans le temps et aussi sans doute dans 11 espace, confère
dlentrée de jeu, une nette suprématie au premier sur le second.
Naturell~ment Medza a gagné en maturité et a perdu toutes
les illusions et erreurs dans lesquelles a dû baigner Medza
collégéen, en "compagre" chez les "Bus hmen " de kala. Sur le
plan de l'écriture, cette maturité se traduit par de nom-
breuses "intrusions" du narrateur dans li univers diégétique
"C0 mm e j 1 é t ais nia; s !" (1)
Cette exclamation impromtue qui
vient interrompre
le cours du récit des souvenirs (récit au parfait) suffirait
à
elle seule pour nous fixer sur la profondeur du "fossé" qui
sépare le narrateur du héros qu'il met en scène:
"Je ne devais pas avoir l'air malin,
jlétais certainement quelque peu abruti".('2)
En effet, c t e s t un regard nouveau qui, pour le moins
qu'on puisse dire, est celui d'un homme devenu sage, aguerri.
Ce regard s'efforce de se poser sur un passé qu'il
juge avec
indignation, pitié, comoassion, sympathie, humour ou avec
i ro nie.
(1) Ibidem, P.49
(2) ~;ssion Terminée, P. 154

- 85 -
Par ailleurs l'antériorité des évènements par rap-
port à leur relation permettra à Medza narrateur d'anticiper
très souvent, en prenant le risque de proposer les conclusions
des faits avant même que ceux-ci aient été exposés
IILes quatre jeunes gens avaient vu si
grand que leur entreprise, pour être
pleinement réal isée, dut s'échelonner
sur plusieurs jours, jusqu'au quatrième,
où elle se termina en une aoothéose d'in-
jures, de pots cassés, de vin répandu sur
le sol, d'ivresse générale et peut-être même
de coups de poings. 1I (1)
Il
faudra attendre quelques dix-sept pages pl us loin
pour que le narrateur prenne le parti de nous exposer les rai-
sons de la bagarre:
Il Ri en
ne vin t t ro ub1 e r cet t e a 11 é gr es s e
jusqu'au moment où le jour se mit à
déc1 iner. Soi t qu 1 à force de danser
1 es jeunes se fussent irrités progres-
sivement, soit qu'il y eût des griefs
véritables, l'atmosphère se gâta
soudain ..• 11 (2)
Plus longue encore est cette anticipation par laquelle
le narrateur nous met lien contact ll avec le chef de Ka1a :
IIC'était un cas le chef, et je devais
m'en rendre compte pl us tard à mon
dé tri men t . n (3)
Près d'une centaine de pages plus loin et l'insérant
dans le cadre contextuel approprié et dans la suite logique
du récit, Medza nous donne enfin le motif de ce jugement qui
semble être un préjugé simple sur le chef Ka1a :
(1) Mission Terminée, P. 154
(2) Mission Terminée, P. 171
(3) Ibidem. P. 117

- 86 -
Il Lor s que
je me ré ve i 11 ai. je ml a pe rç us
que le chef avait pris Edima par la
mai n , qu' i l s ' a ppr o. cha i t de rn 0 t , tir a n t
sa fille. et qu'il joignait nos deux
mains. Il tint un long discours,
do nt je ne me rappelle pas la' lettre:
Je sais seulement que ce discours ressem-
blait comme un frère jumeau au discours
prononcé quel cue s jours pl us tôt par la
délégation de la belle tribu du
chef. 1I (1)
Ainsi, sans crier gare et profitant d'une banale pala-
bre orovoquée par le retour de la dame Niam flanquée de son
ami, le chef organise une grandiose fête pour manier sa fille
Edima et Medza. En effet, l'instantanéité de la connaissance
(de son passé) offerte au narrateur s'oppose à 1a "t e mpo r a l ité
de la narration e xpl icative nécessaire à l' intell igence
humaine. 1I (2)- Le narrateur Medza pour rendre son récit cohé-
rent et donc compréhensible doit l'exposer dans un ordre chro-
nologique viable et ecceotable, en étalant les évènements dans
leur enchainement successif. Le narrateur semble d'ailleurs
conscient de cette nécessité et, chaque fois que les souvenirs
affluent à son esprit de manière désordonnée. il tente d'un
revers de la main, de les classer en attendant de leur donner
la olace qui est la leur, une place convenable dans la logique
du récit. C'est pourquoi le limais n'anticipons pa s " (3) qui
ponctue chaque souvenir inopportunément parvenu à l'esprit du
narrateur. pourrait ici prendre valeur d'excuse à l'adresse de
l'auditoire. à l'adresse du narratàire.
A cette sorte de "Le i t vmo t t v" caractéristique du
récit autobiographique, répond en écho. un autre leit-motiv
tout aussi recurent. Par ce dernier, le narrateur tente d'éviter
(1) Ibidem. P. 211
(2) Jean Starobinski, Le Style de l'autobiographie.
Poétique 3, 1970 P. 261
(3) Mission Terminée. PP. 114. 117. 140. 154. etc. etc

- 87 -
de prendre le fil
du récit qu'il a décidé de faire en ne
s'étendant pas sur d'autres évènements qui auraient marqué la
séquence antérieure de sa vie:
liMais çà, c'est une autre histoire."(l)
En définitive, le narrateur de Mission Terminée,
le Jean-Marie Medza "a c t ue l " capable, par la somme des expé-
riénces accumulées depuis les évènements qu'il
relate. de jeter
un regard nouveau et critique sur ce qu'il
fut dans le passé.
ce narrateur est nécessairement supérieur à Jean-Marie Medza
héros. Cel a nous autorise donc à poser l'équation:
N > P

- 88 -
NOUS, NARRATEUR OU CONSCIENCE COLLECTIVE
Le Nous, pr em i e re personne du pluriel, fait office de
'narrateur dans Remember Ruben et sa suite La Ruine presque
cocasse d1un polichinelle. La présence de ce narrateur dans le
récit et qui lui vaut d'ëtre classé dans la seconde catégorie
(homodiégétique) correspondrait cependant à la période des
deux séjours de Mor-Zamba à Ekoumdoun.
Aussi, le présent de la narration et les évènements
du premier séjour de Mor-Zamba adclescent à Ekoumdoun sont
séparés par près d'une vingtaine d'années. Ici comme dans le
récit autobiographique, cette période de vingt-ans constitue
un décalage suffisant entre le "pr s en t " et le passé évoqué et
ë
cela permet de disqinguer Le Nous "actuel" de ce qu'il fut
dans le passé.
En effet, jetant un regard nouveau sur ces évènements
et sans doute aidé en cela Dar la nouvelle situation créée à
Ekoumdoun par le retour de Mor-Zamba en co~pagnie des Rubenistes
Mor-kinda dit Jo-Le-Jongleur et le Sapak Evariste, le narra-
teur "actuel" juge avec sévérité et sans ménagement un passé
qui lui est dévenu répugnant et indigne:
IIAvec 1 e recul, combien nous revol te
aujourd 1 h Ul ••• " (1)
Ce regard diffère de cel ui, individuel et hautement
subjectif de ~edza. Ce nouveau regard est, lui, collectif. Qui
traduit, à première vue, une tentative du narrateur de noyer
sans doute sa propre culpabilité en une plus collective à la
manière de Clamence, juge pénitent dans la Chute de Camus,
ou plutôt de montrer clairement que ces "égarements" furent
caractéristiques de tout un clan, celui du narrateur Nous bien
sOr.
(1) Remember: Ruben, P. 9

- 89 -
Comme encore ces longs dialogues (Vidal-Drumont
dans le Pauvre Christ de Bomba et Lequeux- R.P. Le Guen dans
le Roi miraculé) par lesquels le narrateur se dispense de
juger lui-même ses personnages, les laissant s'auto-censurer
par endroits, le narrateur collectif (nous), par cette auto-
critique, porte un jugement sans rémission sur son clan, sur
la tranition et sur la prétendue sagesse de ce clan:
"ü e qu'avait fait Mor-Zamba ? Il avait
commis le crime (1) de ne pas consacrer la
cl eux i êm e mi - j 0 ur née à ~ bol 0, d\\J t - i l en
mourir. Sur cet étranger voué à la peine,
sur cette brute, l es mères oubl iées et
bafouées, toutes les déchéances du clan
pouvaient décharger leurs rancunes
recuites par des années d'humil iation
et de vexat to ns ;." (2)
LI ingratitude de ce clan,
même lorsque Mor-Zamba
l'eût sauvé d'une évidente et humil i a nt e défaite face à un
autre clan au cours d'une séance de lutte, même quand Mor-
Zamba, l'enfant errant se fût usé à dispenser les vieilles
personnes des durs travaux menagers et champêtres que leur
âge leur interdisait, cette ingratitude caractéristique de
tout le clan ne pouvait que révolter toute bonne conscience
à
qui il re s te un peu dl huma ni té .
/lNous disions par exemple: /Ide tous les
adolescents de notre cité, et sans comp-
ter Mor-Zamba, bien sûr (3) c'est le fils
Engamba le plus viril, le plus vaillant
en lutte." Pourquoi mettions-nous ainsi
(1) C'est nous qui soulignons cette formule très ironique par
laquelle le narrateur feint d'adopter le point de vue
qu'il s'apprête à détruire.
(2) Remember Ruben, P.31.
(3) C'est encore nous qui soulignons cet adverbe qui manque la
sérénité que le clan mettait dans erreures. dans son
çynisme coll ectif et dans l'excl usion qui frappait l'enfant
apatride.

- 90 -
Mor-Zamna !
part? Nous ne manquions pas
de justificat1onspour faire para'tre légi-
time et m~me naturelle cette habitude.
{ .•• } La vérité n'était-elle pas que le
mystère de ses origines, malédiction plus
déplorable que la lèpre, séparait à
jamais Mor-Zamba des autres enfants 1"(1)
Comme toujours Clamence dans la ~hute, le narrateur
collectif entend d'abord assumer pleinement ses fautes et autres
préjudices à l'encontre de Mor-Zamba, mais aussitôt pour ten-
dre le "miroir" à tout le clan pour que celui découvre ses
propres hideurs, hideurs que les Rubenistes changent ainsi
en de malheureux regrets pl us ou moins récents l or squ ' il s au-
ront reconquis Ekoumdoum. Et pourtant dans ce Sodome et
Gomor-
rhe, une voix insolite s i
t a t t levée pour jeter à la face du
ê
clan toutes ses plaies morales, tout son ethnocentrisme, cela
en und i sc 0 urs pro ph é t i que. que n i l ' é po que n i 1es a s sur an ces
du clan ne permirent dlentendre ; ce fut la voix du bon vieil-
lard qui adopta Mor-Zamba et 11 initia en compagnie d'Abena
(PP.75-76)
:
"Comment des hommes sains d'esprit vous
qua1 ; fie ra i en t - ils sic'e t te hi s toi rel e ur
était contée? Vous demandez-vous seulement
parfois comment on vous juge et sous quel
jour on vous voit dans les autres cités?
Vous avez coutume de vous prétendre les
plus beaux, les plus vaillants, les plus
hospitaliers, les plus avisés, les plus
générpux, l~s meilleurs, les plus orivi-
1égiés de la race humaine, 1 es favoris de
la Providence. Imaginons ensemble ce que
les autres peuples et les autres cités
pensent deux-mêmes. Doutez-vous qu'il s
nourrissent à leur propre endroit une opi-
nion non moins flatteuse que vous mêmes
à votre
propre égard? Convenez-vous avec
moi que c'est à la seule lumière de l'obser-
vance des règles de conduite qu'ils se sont
imposées que nOIlS devons apprécier la vertu
des autres clans ?"(2)
(1) Remember Ruben, P.29
(2) Remember Ruben, P. 29

- 91 -
Cet eth noc en tri sm e (1) a us s i é t roi t que 1 e ..nat ion a -
1 isme" des jeunes de Kala qui
répugnait au narrateur de Mission-
Terminée, a été la source de tous les maux dont avait souffert
~or-Zamba lors de son premier séjour à Ekourndoum : La haine
co ntagieuse des Engamba, la fronde des jeunes, la corruption
des vieillards se prévalant oartout du qual ificatif de sages
et garants du clan, la neutral ité toute compli-ce et coupable
des adultes.
Confortabl ement assis dans une tradition qui il
pré-
tendait hisser au-dessous de tout soupçon, le clan d'Ekourndoum
pouvait en toute quiétude et impunité, tourmenter un enfant
don t 1 e se u1 cri me fut d1 ê t r e é t ra n9e r a u cl an. C0 mm e Ban da,
dans ce que nous avons dénommé le micro-dialogue, malmenant
cette même tradit,ion dans son fondement, c'est-à-dire la pré-
sUPDosée sagesse des vieux, de tous les vieux, le Nous,
nar-
rateur
collectif dresse contre les siens et contre 1 ui-même
un implacable réquisitoire que seul autorise d'ailleurs l'écart
suffisant pris avec le passé: Dans cette même intention, il
rapporte le dialogue Que le chef du détachement de soldats,
changé
de conduire les captifs engagea avec le tout Ekoumdoum
viril, au moment où ses subordonnés venaient tout juste de
maîtriser Mor-Zamba
"Vous seriez impardonnables d'ignorer
que, même dans votre pays reculé et sau-
vage, l'autorité du Blanc doit être
vé né ré. Eh b i en, l e Rl anc nIa i rn e pas
les vagabonds, ces gens qui quittent
leur famille et leur pays et viennent
vivre a u mil i e u d' un paysou dan s
le sein d'un clan qui n'est pas le leur.
(1) Maurice Godelier, Horizons, trajets marxistes en
Anth'topol ogie.

- 92 -
liCe genre d' hommes perturbent l'ordre
naturel et- sèment 1e troubl e dans 1es
esprits; comprenez-vous cela? D'ail-
leurs que fuient-ils? Car s'ils·
ont abandonné les leurs. c'est bien
qu'ils fuient n'est-ce pas? Quels
crimes ont-il pu commettre dans 1eur
pays? Comprenez-vous cela?
"Mais bien sQr. nous comprenons cela.
leur répond'mes-nous lâchement.
en choeur (1)" (2).
Même physiquement absent des évène~ents des vingt
années d'errance de Mor-Zamba et tenu éloigné à l'instar de
"toute la gent virile d'Ekoumdoum". des évènements importants
qui marquèrent le retour des Rubenistes. évènements dont les
protagonistes furent. d'un côté. le R.P. Van den Ritter. le
frère Joseph et le chef. et de l'autre les trois Rub en i s t e s ,
les femmes conduites par Ngwane-El igui et 1 es jeunes. le
narrateur ne continue pas moins d'assumer le récit. Cependant
un certain souci d'objectivité amène le narrateur à "inter-
roger" les témoins. à chercher en quelque sorte la caution
de ses princioaux informateurs tels Mor-Zamba. Jo-le-Jongleur.
le Sapak ou Ngwane -Azombo représentante des jeunes fill es
parties quérir les Rubenistes un moment retirés à Tambona
après leur première tentative manquée.
(1) C'est nous qui soulignons cet adverbe lâchement par lequel
le narrateur encore une fois se désol idarise ce de qu'il s
furent lui et son clan.
(2) ~emember Ruben P. 79-80.

- 93 -
"Comment le vertige slempara-t-il
dlEdoukou ? Bien des versions ont
circulé. plus improbables les unes
que les a ut r e s " (1)
Et le narrateur d'explorer chacune des versions
avancées pour expliquer les raisons qui ont fait exploser la
nouvelle de la présence des Rubenistes dans la cité. quitte
à
donner lui-même. immédiatement a pr sç l e version qu
è
t
i l croit
la plus probable:
"Po ur o uoi chercher si loin une vérité
~ertainement jetée à nos pieds? ( ... )
Tout ne concourait-il
pas à ébruiter
leur présence? Les mères des oetits
malades s'interrogeaient et s'encou-
rageaient mutuellement avec des
intonations de voix inconnues auparavant
de leur famille et des voisins." (2)
En effet. si le narrateur. par moments. offre
l'image d'un fidèle transcripteur. humble même comme l o r s q u i l
t
déclare
1/
A par tir d 1ici. les é vè ne me n t s von t
être marqués par une sorte de démence
qui fait de leur récit une gageure.
à telle enseigne que
nous ne nous
1e s exp l i quo n spa sen core t r ès b i en
nous-mêmes" (3).
(1) La Ruine Presque Cocasse d1un
Pol ichinelle. PN/P.A
P.133
(2) Op. cit. P. 133
(3) La Ruine Presque Cocasse d1un Polichinelle. P. 132

- 94 -
par ses mises au point, toujours discrètes mais vivaces et
pertinentes, par l' util isation d'adverbes appréciatifs accom-
.pagnant la relation des évènements, par les diverses recti-
,fications apportées aux déductions tenues auparavant pour
définitives par 1 es personnages, bref Dar cette 1 ucidité
dans la perception du tourbillon politique dans lequel
sem-
blaient plongés Mor-Zamba et tous les siens, le narrateur
demeure bien la voix qui informe et juge.
"Er. réalité (1), par la force des
choses, les syndicats, ainsi que leurs
fédérations, s'étaient transformés
en organisations clandestines de
Résitance et d'Action" (2)
En somme, le Nous, narrateur collectif, auditeur
co mm e t 0 ut 1e cl and u ré c i t de l' 0 dy s sée des de ux en fan t s
d'Ekoumdoum, Abena et Mor-Zamba, témoin passif comme tous
les mâles d'Ekoumdoum au moment de l'assaut victorieux
contre l'autoritaire Père Van Der Ritter et le chef impos-
teur, ce narrateur s'accablant pour mieux confondre son
cl a r., e t 1 u ira ppe1 ers a ~ âche t é qui a co ût é tan t des a ng
et de souffrances à ses enfants, ce narrateur est sans nul
doute supérieur aux personnages de son récit. Il
faut cepen-
dant insister sur la particularité qui fait de ce narrateur,
une conscience collective, une voix suffisamment représen-
tative de tout le clan, en cela qu'elle traduit toutes les
sensibilités, toutes les aspirations, tous les désirs.
C'est cette raison fondamentale qui nous conduit, ici
encore, à étab1 ir l'équation
N >
P
(1) Clest nous qui soulignons
(2) Remember Ruben P. 249.

- 95 -
C.
DENtS, NARRATEUR DU PAUVRE CHRSIT DE BOMBA
Nous avons indiqué plus haut que Denis est avec
J.M. Medza, les seuls narrateurs dont on nous donne quelque
contour physiologique. Par ailleurs, Mong Béti confie le
récit du Pauvre Christ de Bomba a un adolescent, comme pour
rompre
quelque peu ici avec la tradition orale où seuls.
"Son appartenance a une classe d'§ge
déterminée, le fait qu'il ait passé
des rites d'initiation donnant accès
a la sagesse traditionnelle, et
enfin ses qual ités oratoires
personnell es" (1)
asssurent au conteur sa notoriété et un vaste et intéressé
auditoire.
En effet, Denis, §gé seulement de quinze ans et élève
du C.M.l. est le narrateur en quelque sorte "inattendu" de
cette chronique. Compensant cependant sa naïveté par une
(prétendue) prodigieuse mémoire, Denis dans un journal quo-
tidiennement tenu, enregistre les évènements marquants de
la tournée qu'il entreprend en compagnie du R.P. Drumont
dans l'arrière-pays Tala. L'écart trop mince entre les
évènements et leur relation, ajouté à la naïveté du narrateur,
ne peut oermettre à celui-ci de s'attribuer toutes les préro-
gatives dont ont joui les autres narrateurs analysés jus-
qu'ici et donc d'imposer une "distance" entre ce qu'il était
au moment des évènements et son état "actuel" puis de s'of-
frir vis-à-vis du récit quelques libertés observées par
exemple chez Medza, libertés qui se traduisaiert par des an-
ticipations et des rétrospections. D'ailleurs, la datation
rigoureuse de cette chonique :

- 96 -
"Mùmbêt, preililere étape, lundi,
2 février" (1)
"Timbo, 3 février" (2), etc ...
servant comme une sorte de notation obligatoire et contrai-
gante, n'offre que peu de liberté de mémorisation. A chaque
étape correspondent ses évènements et strictement. Ainsi donc
les évènements s'imposent au narrateur plutôt qu'il ne les
organise lui-même.
Le voile ne se lèvera sur les énigres que très pro-
gressivement et le lecteur, s'il nia dévancé le narrateur sur
le chemin de la vérité, la découvrira en même temps que lui:
l'énigme Cathérine par exemple!
Slétant d'abord convaincu que les fréquents bruits
émanant de la chambre du cuisinier Zacharie étaient dus à un
incessant va-et-vient provoqué par la diarrhée, le narrateur
apprendra la vérité, partiellement d lail1eurs, à la faveur
dlune rencontre avec la compagne de Zacharie:
IIPeu avant que nous la quittions, ils
se sont parlé à l'oreille, Zacharie
et elle: j'ai cru comprendre qu'elle
viendrait ce soir. Je me demande
depuis combien de temps dure leur sale
peti te combi ne ... Peut-être depui s
cette nuit où, entendant Zacharie
s'agiter dans le lit, je crus qu li1
s'agissait d'une nouvelle diarrhée.
(1)
Le Pauvre Christ de Bomba, P.22
(2) Op.
c i t . P.33

- 97 -
Ouais! ce doit être depuis cette-la ...
Zut! et moi qui ne me rendais compte
de rien ... Quel imbécile je peux être
Dire que je n'avais Jl'-ien vu ... 11 (1)
Autant dire pourtant que Denis n'était guère au bout
de ses peines ni de ses surprises, même après qu'il eût su
le nom de la compagne de Zacharie, devenue entre temps sa
propre IIcompagnell, l'idée de celle-ci ne cessa de tourmenter
le pauvre Denis qui ne parvenait toujours pas à trouver où
il avait déjà rencontré cette Cathérine. Jusqu'au jour où
Clémentine, la femme de Zacharie, fit irrupation.
1I0 ua i s ! Tu n'as pas honte? Alors
c'est comme ça : Zacharie trimbale les
filles de la Sixa en tournée et il vient
coucher avec elles dans la case du R.P.S.·
Tu regardes ça et tu ne préviens même
pas le R.P.S. ?II (2)
Comment et par quelle combine Zacharie réussit-il à
soustraire Cathérine de la Sixa, Denis ne l'apprendra encore
que très tardivement, au cours du long interrogatoire de
Cathérine (PP. 220 à 230) par le R.P. Dumont:
III1s ne se voyaient plus, Zacharie et
elle, depuis plus d'une semaine, quand
le cuisinier lui annonça qu'il allait
accompagner le R.P.S. en tournée.
Zacharie demanda à Cathérine de
venir avec lui. Elle refusa, alléguant
que les femmes de la Sixa pourraient
ébruiter la chose et mettre la puce
à l'oreille du R.P.S. Mais un soir
(1) Le Pauvre Christ de Bomba, P.89
(2) Le Pauvre Christ de Bomba, P. 157

- 98 -
Raphaël l'appela dans sa case et lui
fit fermement entendre qu'elle devrait
accepter d'accompagner Z2charie en
t 0 ur née. E11 e y consent i t , mai s clé t ait
plutôt un acte de résignation"(l)
Le Pauvre Christ de Bomba, avons-nous dit, est un
récit fait par à-coups et de surcroît par un adolescent dont
les yeux naifs mais étrangement curieux scrutent d'importants
problèmes (2). Témoin, attentif plus que de mise, il enregistre
avec même un souci certain d'objectivité. Revenant avec obs-
tination sur les évènements marquants de chaque étape de
la tournée, avant de s'endormir, le narrateur ne peut slempê-
cher, conformément à sa conscience d'enfant de choeur, dévoué
corps et maître à son idole, le R.P.S. Drumont, de cautionner
tout ce qui émane de celui-ci: Condamnant les Tala quand le
Père Drumont stigmatise l'insouciance diabolique ce cette tribu,
prenant le parti du Père Drumont quanG celui-ci brise les xy-
lophones des danseurs du Vendredi Saint (P.77), quand il ridi-
culise et humilie le sorcier Sanga Goto (PP.lOS à 107). Pre-
nant quelquefois son maître en pitié~ Denis est encore incapa-
ble de saisir les raisons profondes de la "morosité" crois-
sante de celui-ci, raisons pourtant 1arge~ent exposées par
le R.P. Drumont lui-même dans son dialogue avec l'administra-
teur Vidal dans cette belle image:
(1) Le Pauvre Christ de Bo~ba, P. 230.
(2)
Denis se comporte ici un peu comme Toundi (Une Vie de Boy,
F. Oyono) qui, dans sa naiveté découvre l'univers de
la société blanche (l'adultère, l'incirconcision)
jusqu'à perdre les illusions.

- 99 -
"( ... ) Prenez donc un vase déja cuit (1)
essayez de lui imposer votre forme a
vous et venez m'en dire des nouvelles" (2).
Denis, lui ,attribue cette tristesse croissante du
R.P. Drumont a l'inconduite, a l'ingratitude notoires des Tala,
c'est pourquoi il ne peut contenir sa joie a l'annonce faite
par Vidal du prochain tracé de la route qui constituerait
une punition divine infligée a ce peuple de satans et en
même temps sera une occasion en or pour enfin ramener au ber-
cail les brebis égarées. Pourtant la voix a la fois proche
et lointaine de son compagnon Zacharie, froide et a la limite
du sadisme comme d'ailleurs tout ce qui est vérité, n'avait
cessé, tout le long de cette tournée, de rappeler a l'adoles-
cent les véritables aspirations de la population Tala, comme
de toutes les autres populations relevant de la mission ca-
tholique de Bomba:
"Eh bi en quo i ? C' est norm al
non ?
Qu'est-ce que tu veux que ça leur foute,
vos histoires Je tonfesse, de communion,
et de ... je .ne sais plus quoi, hein? Je
te demande, qu'est-ce que tu veux bien
que ça leur foute? Ils sont occupés
a autre chose, mon petit père.
L'argent, l'argent ... ça, c t e s t le
grand problème de la vie, mon pote!
Mais ouvre donc les yeux et regarde
autour de toi. Oh ! C'est vrai que tu
es trop jeune". (3)
Il était trop jeune en effet, ce Denis qui ne
pouvait même jouir de l'expérience d'un Banda qui pourtant,
assiste, faute d'information, a la mise a "feu" de son cacao.
(l)C'est nous qui soulignons
{2)Le Pauvre Christ de Bomba, p.sa
(3)Le Pauvre Christ de Bomba, P.31

- 100 -
Et ce nlest pas la diversité des évènements, tous, assez
reve1ateurs, les uns et les autres, de la vanité des efforts
initiés depuis vingt ans par le Père Drumont pour évangéliser
les âmes de Bomba qui eOt suffi à ouvrir les yeux à Denis.
Evidemment, les édifiantes révélations de Cathérine, de Mar-
guérite et de leurs congénères de la Sixa concrétisées par
les "d couve r t e s " du Docteur Arnaud, arrachent, un moment,
é
au narrateur le douloureux cri de la (re)naissance, de la
(re) decouverte du monde aans lequel il vivait, avant cette
tournée, comme un véritable étranger
1I0 ua i s , je pense à la sévérité
avec laquelle je jugeais les
Tala au cours des quinze jours
qu'à duré cette tournée. Je me
rappelle que je les considérais
même comme des monstres. Co~me
j'étai~ injuste! ou plutôt,
comme j'étais naïf !II (1)
Cependant "l'écart" entre ie Denis au départ de
Bomba et le Denis au retour à Bomba semble encore mince et
cette distance, si brève, ne peut constituer, dans le meil-
leur des cas, qu'une amorce dans la conscience de soi et
de son environnement et non un reononcement total à sa
foi de chrétien ni même un désaveu de "l'autre". Peut-être
peut-on parler de douloureuses questions précédant toujours
la remise en cause àe soi et de sa vision du monde:
(1) Le Pauvre Christ de Bomba, P.245.

-
101 -
MMoi aUSS1 Je commence à me demander
si la religion chrétienne convient
vraiment aux Noirs, si elle est
bien faite â notre mesure~" (1)
Aussitôt après l'expression de cette inquiétude,
le narrateur ne peut s'empêcher d'ailleurs d'ajouter comme
confirmant son incapacité de trancher le cordon ombilical
qui l'attache à ce qu'il était, hier encore:
"Bon Dieu ,! Si hors de la barque de
Pie r re, poi nt des a 1au t. .. Sic' est
vrai cela, les Noirs ne sont donc pas
au ciel ? .. Nous n'allons pas au
ciel! Zut! Voilà que je me mets
à radoter. Je ne devrais pas me
laisser aller à de pareilles idées
Je ris que d 1 Y Pe rd re ma foi. Il (2)
Repoussant ainsi avec énergie les douloureux
questionnements qui, comme la voix de Zacharie, tomme les
révélations des femmes de la Sixa, comme l'implacable diagnos-
tic du Docteur Arnaud, auraient pu, auraient dû le guérir
de sa naiveté, le narrateur Denis demeure toujours, en dépit
de quelques soubresants, en deça de la vérité des personnages
qu'il côtoie. Aussi, pensons-nous pouvoir établir entre lui
et les autres personnages, le rapport
N ce:
P
(l)Le Pauvre Christ de Bo~ba. P. 245
(2) Ibidem, P. 246

-
102 -
Il est possible de ramasser toutes les observations
et remarques précédentes en un seul tableau qui aura certaine-
,
me nt lia van t il 9e d lof f r i r, d' uns e ul cou p d 1 0 e il, les car a ct é-
ristiques formelles des instances narratives de ce vaste et
aussi les rapports de ces 1nst,nces ~arratives avec les autres
personnages.
·•
ROMANS
PERPETUE:
LE ROI
VILLE
MISSION :REMEMBER
:LE Pt\\,lIVRE:
.
.
:
+
:CHRIST DE:
MIRACULE
CRUELLE
TERrHttEE :LA RUINE
·
.
.
.
.
.
·
·
.
.
.
.
. BOMBA :
------------------------------------------------------------------------------
:Récit à
:Réci t à la
Récit à
NARRATEUR
:la 3éme
3ème
3ème
J.M.
Nous
Denis
: personne :personne
:personne
Medza
·
.
.
.
.
.
.
·
.
.
.
.
.
.
------------------------------------------------------------------------------
.
.
J.M.
: Mor-Zamba: Le R.P.S;
HEROS
:Essola
:Le Guen
: Banda
.
.
:lequeux
: Tonga
Medza
Denis :
PERSON-
:Le Roi
:La ville
:JO-Le-
Les Tala:
NAGES
:Les Essazan:
:Jongleur
:Evariste
------------t---------t-----------t----------~----------~----------~---------t
VISION
N> P
N > P
N > P
N~ P
QUELQUES REMARQUES A PROP OS DU TABL EAU RE CA PLI LAT 1F
L'on ne manquera certainement pas de constater que
dans la case réservée aux personnages, nous avons été amené
à inciquer soit un seul personnaçe (Essola) soit des groupes de personnages

-
103 -
(les Essazam), (les Talas) ou m~me simplement la métonymie
(la ville). Il ne serait pas vain de rappeler â nouveau qu'il
s'agit ici des différentes voix par rapport auxquelles nous
avons défini le statut du narrateur. En effet, que Perpétue
ou plutôt son martyre soit le ftotifpr1nc1pal du récit qui
porte d'ailleurs SGn nom, cela ne fa1tauCNn doute. Mais
c'est bien Essola, son frère, qui reconstitue ce martyre avec
un point de vue que le narrateur se chargera d'infirmer ou de
co nfi rmer.
De même dans"Re'member'Ruben, 'Ion s'étonnera de
l'absence d'Abena dans la case des personnages principaux.
Ici encore nous n'avons retenu que les voi x qui ont l 1 acca-
sion d'émettre un point de vue sur les évènements décisifs
du récit et sur lesquelles le narrateur est amené à se pronon-
ce r.
En somme, à la place des personnages, il faudra
lire plutôt: voix.
-0-
Ceci dit, il nous faut à présent dire quelques
mots sur le statut général du narrateur dans le récit de
Mongo Béti. Peut-on parler d'un type de narrateur qui réu-
nirait en une définition toutes les ressemblances observées
dans l'analyse précédente? La première observation et de
loin la plus importante est l'omniscience des narrateurs-
exeption faite de Denis, qui, à cause de son très jeune âge
(15 ans) et de l'écart très réduit séparant les évènements
de leur relation, en sait finalement moins que n'importe

-104 -
quel autre protagoniste de son rêcit. Nous dirons même
qu'avec son idole le R.p.S. Drumont, Denis a êté le seul
dupe de cette fresque que constitue Le Pauvre Christ de Bomba .
. ~
,
Au-dérl de cette dfffêre~ce de vision entre Denis
et les autres narrateurs. le narrateur du récit de Mongo a
une autre caractéristique essentielle: il est entièrement
intégré dans le temps et dans llespace de son récit. Il nlest
en rien comparable au nàrrateur omniscient de Balzac qui
.sI1ntrodD1t- dans la pension Vauquer sans dire comment. Individu
autant que tous 1es autres personnages, le narrateur. ici
est également et surtout membre d'une collectivité dont il
demeure étroitement solidaire. malgré le regard critique qu'il
ne se prive pas d1y poser.
Il serait même très intéressant de remarquer à ce
propos le subtil jeu du passage du ~e par lequel le narrateur
prend soin d'affirmer d'abord son statut d'individu au nous
collectif qui le réintègre dans la collectivité (le groupe).
A la fin de son récit, Denis abandonne le ~e pour
le Nous; le narrateur de Remember Ruben et de la Ruine
Presque Cocasse d1un Polichinelle slinstalle d'emblée dans
la collectivité par le Nous.
Par ai lleurs ce nous ne renvoie guère à l' humani té
toute entière ni à cette notion vague et généreuse qu'on ap-
pelle 1I1 a condition hum at ne ? , 1e~. ici, est parfaitement
défini dans l'espace et àans le temps. Ses contours sont
visibles et ce. gr!ce à des signes caractéristiques propres
à la collectivité dont il
se réclame.

- 105 -
Aussi le Nous Utotalisant", synthèse des connais-
sances de toute une com~unauté, se revêle immanquablement su-
périeur à l'individu. C'est que l'individu dans la société
traditionnelle - c'est généralement le milieu d'où sont issus
·-les narrateurs-est avant tout -social, fgnorant le II moi Il géné-
rateur, ailleurs, de conflits avec la société (1) - Participant
à toutes les manifestations culturelles, sociales et écono-
miques, cet individu est donc totalement intégré dans sa
société. (2)
Dès cet instant, l'autonomie qu'exigerait le "mo i "
ne lui paraTt plus nécessaire sur le chemin de l'affrimation.
Ici donc, tout ce qui est dit et fait, toute parole prononcée
ou tout geste accompli sont destinés à consolider les acquis
de las 0 ci été. Tou tes t comm uni 0 n 0 u du moi ns t 0 ut l' é ta i t
jusqu'à l'intrusion d'un corps étranger dans cette harmonie,
intrusion dont la conséquence première sera l'échec du dia-
logue. Désormais, les voix s'entendront mais ne se compren-
dront plus. Le narrateur, témoin omniscient, en a, plus que
tout autre personnage, une conscience aigUe. Fermées les unes
par rapport aux autres, culturellement surtout, ces voix,
comme embarquées sur des rails, se déploient parall~lernent,
sans jamais communiquer: Le Père Le Guen est incapable de
comprendre le langage revendicatif des Essazam. Leur pseudo-
dialogue est voué d'emblée à l'échec. Les Tala dont le Père
(1) Bernard Mouralis, Individu et collectivité dans le roman
négro-africain
Annales de l'Université
d'Abidjan, 1969
(2) C'est une question importante autour de laquelle bon nombre
de critiques et d'écrivains africains piétinent. Qu'il suf-
fise de citer Maryse Condé, L'individu et La Société
cf. cours sur l a cul ture. Evol uti on du mo i .

-
106 -
Drumont. brise les xylophones ne peuvent comprendre en quoi
un jour peut être différent dlun autre, pourquoi on peut
danser les autres vendrèdis et non le premier vendredi du
mois, sinon que parce que, encore une fois, le Blanc voulait
défier 1 'homme Noir dans la "Case" même de ce dernier.
On comprend dès lors que ces personnages, même
endossants par moments les statuts d'individus avec des con-
tours cernab1es, demeurent en réalité des types et ne peuvent,
de ce fait, prétendre à une quelconque autonomie.
Par ailleurs, l'omniscience du narrateur ne s t pas
revé1ée et si elle refuse aux personnages un destin individuel
et authentique, clest principalement parce que dans cet
espace et ce temps, il n'y a pas de place pour pareil destin
individuel et solitaire.
Jacques Chevrier écrit:
"On sait que le conteur ou le griot est
étroitement intégré à la société dont il
a fonction d'exprimer et de maintenir
les valeurs fondamentales." (1)
Nous disons que parce que le narrateur du récit de
Mongo Béti est "étroitement intégré à la société" dont il as-
sume, par le va et vient du ~E au Nous, les désirs, les aspi-
rations, les malheurs et aussi le passé, ce narrateur peut s'ins-
tituer de bon droit comme le seul et véritable interlocuteur
du narrataire.(2) C'est à cette notion du narrataire que nous
entendons consacrer le second chapitre de cette partie de
notre analyse.
(1) Jacques Chevrier, Littérature nègre Armand Collin,
Paris, 1974, P.229.
(2) cf. Pour une esthétique de la reception, Hans Robert Jauss.

CHA PIT R E
II
L E ($)
NARR ATAI R E ($)

- 108 -
LE NARRATAIRE
1.
LA NOTION DE NARRATAIRE
a) LE NARRATAIRE ET NOTIONS VOISINES
Main Basse sur le Cemeroun (1) s'achève sur ce cons-
tat amer et qui est en même temps un véritable "plan de sau-
ve t açe ", un programme aussi ambitieux que vaste mais sans llac-
complissement duquel, 11 est vrai, llAfrique Noire restera
condamnée à vivre en marge de l'histoire, seule en face de
son drame.
1111 faut bien convenir, écrit Mongo-Béti,
que, dans le monde comme il va, toute la
vaillance révolutionnaire des peuples
opprimés sera peut-être vaine si,
en même temps, ne s'établit pas soli-
dement en Occident un minimum de vraie
démocratie et slil ne se développe
une véritable information. Un bon
journal à cincinnati, Birmingham,
Stockholm ou Tokyo, c'est un début
d'émancipation pour tous les peuples
dominés" (2).
( 1 ) Est-il besoin de présenter Main Basse sur le Cameroun?
cette oeuvre qui fit couler tant d'encre. Saisi dès sa
parution en 1972, Main-Basse sur le Cameroun, parce qu'il
dénonça i t , fa i ts fi lia ppui, l e blac k- 0 ut fa i t par l a
France sur ses chasses gardées d'Afrique Noire, attendit
quatre longues années de spéculations, de manoeuvres sour-
noises et policiêres, avant de reparaftre, chez Maspero,
en 1977.
(2) Op. cit. P. 207.

- 109 -
Le black-out exercé sur l'Afrique, la strangulation
dont elle souffre, sans qu'ils soient des phénomènes nouveaux,
conservent toute leur a'cut të . Leur actualité toujours déconce-r-
tante continue de préoccuper tous ceux que le sort du peuple
Noir con.cerne un tant soit petl. Aussi.atl regard de ce qu'il
.
.
n'est pas exagéré dlappeler le blocage idéologique de la
presse occidentale qui se refuse à revéler la moindre vérité
sur l'Afrique Noire, la création de la Revue Peuples Noirs
Peuples Africains parl'écrivain.Mongo-Béti en 1978, constitue,
pour lui, une première tentative de réponse à cette angois-
sante question: Comment alerter l'opinion francophone et
internationale sur le dr~me que vit l'Afrique Noire sous les
bottes des dictateurs eux-mêmes sous la férule de l t t mp r t a-
ê
lisme ?
Sur le plan littéraire qui est notre préoccupation
première ici, cette louable motivation n'est pas évidemment
nouvelle. En effet, des pionniers illustres comme le Marti-
niquais René Maran dans son Batonala, André Gide dans Voyage
au Congo et Albert Londres dans Terre d'Ebène, entre autres,
tentèrent de secouer, déjà à une époque où l'unanimité sur
l 1 0 PP0 r t uni t é de lac 0 l 0 ni s at ion é t ait r equi se, l a l é t ha rs i e
dans laquelle baignait cette même opinion francophone, en lui
révélant certaines horreurs de la Colonisation. Mais lion
tenta aussitôt dlétouffer ces courageuses voix qui ne deman-
daient cependant que l'amélioration dun système auquel ils
avaient foi, en tant que seul susceptible d'arracher la Race
Noire à sa barbarie. Mieux, on parla de haine raciale à
propos de René Maran, faisant allusion à l'origine noire de
ce dévoué fonctionnaire colonial. A propos de André Gide, on
parla de calomnies injustifiables et même d'ingratitude à
l'égard des compagnies forestières qui lui offrirent ou lui
facilitèrent
ce voyage dans l'Oubangui-Chari. La carrière
journalistique d'Albert Londres sien trouva durement altérée.

- 110 -
Autant dire tout de suite que les mqftres delq CQlonisation
n'~ntendaient guère lever ,e moindre voile sur les réalités
c~loniales sinon pour éxalter la grand~ur, pour encenser
l'humanisme de la très douce et généreuse France dont les
-enfants. '·d"6vo"és ~et désintére_Sés, valeureux. se battaient
dans les col~nies à faire reculer les fronti~res de la mala-
die, de la famine, du dénuement, de l'ignorance, et pour tout
dire de la barbarie. (1)
(1) La France et ses colonies, Extrait de Mamadou et Bineta
lisent et écrivent couramment: le livre de français à
l'usage des écoles africaines de A. Davesne, Librairie ISTRA,
Paris-Strasbourg, 1933 ;
1."Dans ses colonies, la France traite les indigènes comme
ses fils. Elle essaie de rendre leur vie plus agréable.
Elle constuit des écoles pour instruire les enfants, des
hôpitaux et des dispensaires pour soigner les malades, des
routes pour permettre aux commerçants d'aller acheter aux,
indigènes les marchandises qu'ils ont à vendre, et pour
leur donner en échange des vêtements, des outils, des
parures. Elle poursuit les voleurs et les bandits; elle
lutte contre la misère et contre la famine."
2."Autrefois, les Noirs ne pouvaient vivre en paix dans
leur pays. A tout instant des guerriers cruels arrivaient,
brûlaient les villages et les récoltes, tuaient les ha-
bitants ou emmenaient comme esclaves.
Maintenant, le cultivateur est sûr de récolter tranquil-
lement le fruit de son travail : le berger ne craint plus
de voir disparaître ses bêtes; les mères ne trembent plus
pour la vie de leurs enfants."

- 111 -
(suite note)
3.
"Et sais-tu ce que la France te demande en échange
de 'tant de bienfaits TElle te dit : IITravaille j
je_tlaiderai et tu deviendras riche. Habille-toi
mieux; construis des cases plus belles et plus
grandes: soigne-toi bien; écoute les conseils
du médécin. Tu vivras plus longtemps, et tu trou-
veras la santé sans laquelle il ny a pas de joie !" •..
4. "Lian prochain, quand tu seras capable de lire
un livre plus difficile que celui-ci, tu
apprendras tout ce que la France a fait dans
ses colonies pour les enfants noirs et pour
leurs parents.
Alors tu comprendras encore mieux que maintenant
combi en tu do i s l' a i me r. Tut â che ras de de ven i r
ce qu'elle veut que tu sois: un homme robuste,
travailleur, instruit et juste."
(.98).

- 112-
La très florissante littérature colonialedlentre les
- -
-
deux guerres se consacra à cette joyeuse tâche dlexalt~tion
de lloeuvre coloniale, 'comme pour sleffacer à coup de "pinceaux·
le mauvais souvenir ou llécho de plus en plus lointain de
ces voix d~scordante~, celles donc de Maran, Gide et Albert
Londres.(1)
Puis intervient la seconde guerre monde dont la
fin cOlncide, non accidentellement mais par un processus his-
torique vérifiable, avec un vaste mouvement de prise de cons-
cience chez les peuples colonisés dlAsie et dlAfrique. Dès
(1) Par référence surtout à Batouala, de nombreux romans
écrits principalement par les coloniaux viendront "remet-
tre les choses en place" dans llesprit du public français
et montreront le héros blanc civilisateur, soutenu par
une majorité de la population indigène qui découvre en
lui la possibilité de slépanouir. Parmi ces titres,
retenons les plus explicitement liés à Batouala
René Trautman, Au pays de Batouala
Gaston Joseph, Koffi Roman dlun vrai Noir
(Batouala, véritable roman nègre)
Encore quelques réactions :
Pierre Mille: "Batouala, clest une description d'après
nature dlune race tellement primitive qulon
peut dire qulelle nous offre quelques lu-
mières sur la mentalité des races préhis-
toriques."
OElafosse, administrateur colonial : "Batouala, oeuvre de
haine, Batouala ou la calomnie."
Toutes ces citations ont été faites par M. Jean Derive, dans
son cours de littérature comparée. Université dlAbidjan,
30-01-75.

-
113 -
lors, les colonisés se chargèrent eux-m~mes de dénoncer les
plaies hideuses de la colonisation, réssenties en leur chair
propre, et leurs cris de révolte ne pouvaient avoir d'autre
destinaire que l'occident. Il serait .o t se ux
de s'attarder
sur la génèse <lecesmouvelRents derev."éHcation, littiraires
.
'
et pe l t t i que s ou les deux i la fois, auquels d'importants tra-
vaux ont été consacrés. Nous rappelerons seulement que dès sa
naissance, la littérature africaine, à cause même de 1 'histoire
spécifique de 1 'Afrique qu'elle s'était donnée comme princi-
pal objet de référence, se trouva comme prise dans une inextri-
cable contradiction: En effet, les congrès de Paris et de Rome
assignaient à 1 1écrivain noir la seule et primordiale mission
de faire de sa plume une arme de combat contre le colonialisme,
en révélant à ... l occ
t
t de nt les malheurs dont celui-ci conti-
nuait de couvrir le peuple noir et en favorisant, parallèlement
ou plutôt à la même occasion, l'engagement politique du peuple
noir. Difficile entreprise en effet que celle-ci qui consiste-
ra à s'adresser à ses "frères" pour la plupart analphabètes en
une langue étrangère qui de surcroit est celle du colonisa-
teur. Il faut ajouter à cette difficulté, une autre, plus
tenace d'autant plus qu le11e tenait à la nature même de ce
public quasiment occidental. Le public occidental nlavait
guère perdu le goOt de l'exotisme que les délirantes feuilles
de Pierre LOTI, à la fin du siècle dernier, avaient contribué
à aiguiser. Comme A.
GIDE, s'abandonnant, entre deux scènes
d'une intensité dramatique accrue, à quelques notes impres-
sionnistes (duel entre le serpent et la mangouste; les fleurs
et leur senteur) destinées à la délectation du lecteur,
comme R. MARAN qui, entre deux accusations capitales savam-
ment placées dans la bouche du chef Batouala conte la
colonisation, s'attardait à dessein sur les ébats amoureux
du chef Batouala, comme ceux-là en effet, l t cr t va t n noir se
ë
devait de tenir compte de ce même goOt du même public, tou-
jours curieux de savoir ce qui le différencie de l'Autre

- 114 -
plutOt que ce qui le rapproche de llAutre. Une vingtaine
dlannées environ après que les Indépendances se sont abattues
sur l'Afrique Noire francophone, les exigences de ce public
ont-elles évolué? Peut-on dégager une typologie de ce pu-
blic 1 Est-il demeuré au centre d~1ntérêt du roman négro-
africain 1 A ces questions et a bien d'autres ayant trait
au probl ème des rapports de 11 écr1 vai n avec son publ i c , d' au-
cuns ont tenté de répondre avec souvent assez de bonheur,
mais toujours au niveau de l'instance littéraire plutôt qu'au
niveau narratif. Aussi sont-ils parvenus, en interrogeant
des phénomènes périphériques mais assez importants comme l'al-
phabétisation en Afrique, l'importance des prix litté~aires
attribués généralement par Paris, qui est demeurée la métro-
pole culturelle, les maisons d'édition toujours maintenues en
dehors de l'Afrique, exceptions faites de quelques tentatives
plus ou moins concluantes, entreprises en Afrique même (Clé,
N E A e t CEDA' à 1a con c 1us ion que, san s être t 0 ta 1emen t se 1:1-
blable à ce qui existait en période coloniale, la situation
a très peu évolué.
Nous nous proposons d'analyser ces mêmes rapports,
mais d'un point de vue totalement littéraire, c'est-à-dire
en posant comme préalable, comme hypothèse que dans l'oeuvre
littéraire qui est avant toutfiction, la notion de personnage
doit être perçue dans son immanence. C'est dans l'oeuvre
même plutôt qu'ailleurs, c'est dans le récit lui-même plu-
tôt que dans les contingences sociales, politiques et écono-
miques, que nous nous attacherons d'abord à décrire ces rap-
ports, non plus entre l'écrivain et son lecteur qui eux sont
des personnes réelles mais entre le diseur (le narrateur)
et le narrataire.

- 115 -
Que nous puis$ions nous identifier â tel lecteur,
constamment sollicité par Mongo Béti dans Main-Basse sur le
Cameroun (1) ne semble poser aucune difficulté majeure. Les
seules conditions pour aeclder à cett. t.de~·tif:itation étant
la nécessité de tenir son livre entre nos mains et la possi-
bilité de le lire. Il s'agit ici non d'une oeuvre de fiction
(1) En moins de dix pages, nous avons relevé trois interpel-
lations en direction du lecteur que l'auteur cherche â
convaincre du bien fondé de ses prises de position person-
nelles et invite à suivre le fil de son exposé:
"Détrompez-vous, cher lecteur. cette lettre nia pas
paru dans un grand journal de "gauche". mais dans Rivard
du 28 Janvier 1971. Cher lecteur. si vous voulez con-
naître le vérité sur l'Afrique. lisez donc désormais la
presse d'extrême droite ... " (P. 250)
"Il faut que le lecteur conserve bien dans sa mémoire
cet échec de M. Ahmadou AHIDJO. sur lequel nous revien-
drons tout à l'heure ... " (P. 256)
"Il faut que le lecteur suive bein cette affaire, sans
laquelle ce qui se passe aujourd'hui au Cameroun est inin-
inintelligible. de même que l'embarras lourd tantôt de
contradictions et tantôt de déclarations cyniques du
thuriféraire Président Camerounais ... " (P. 258.

- 116 -
mais de la relation de faits et d'évènements historiquement
vrais. Les figures qui se croient dans ce livre ne sont pas
imaginaires, elles ont
ou elles ont eu une existence civile
vê.,r1 fi ab 1e.
En revanche, avons-nous le droit de nous sentir
concernés par les interpellations du narrateur MEDZA, même si
d'aventure, nous nous découvrions quelques ressemblances avec
son ou ses narrataires, vers qui il se tourne pour évoquer
des souvenirs qu'il partage avec eux, exclusivement?
"Ce mois de Juillet-là, vous souvent-il?
Je venais d'être recalé à l'oral de mon
bachot - avec quelques autres de notre
promo t ion ... " (1)
Il est évident que nous ne sommes pas les condisciples
de MEDZA ni que nous avons été témoins de son échec au bachot.
En effet, de même qu'il ne faut pas confondre le
narrateur avec l'auteur, de même il faut éviter de confondre
le narrataire avec le lecteur ou le public. L'auteur, le
public ou le lecteur sont des personnnes réelles, relevant
de telle ou telle communauté humaine, de tel ou tel groupe
social défnissable sociologiquement dans le temps et dans
l'espace.
(1) Mission Terminée, P. 13

- 117 -
Le narrateur et son corrélatif le narrataire, sont,
quant à eux et â l'instar de tous les autres personnages,
des "êtres" imaginaires, des rôles et ne sauraient prétendre
à aucune réalité, pans le chapitre précédent, nous avons tenté
de cerner la not·1ofdu narrateur,':'-Cette notion, en réalité,
s'accompagne de celle du narrataire, clest que, pense TODOROV
à juste titre.
"Cette image du narrataire nlest pas
une image solitaire; dès ~u'el1e apparatt,
dès la première page, elle est accompagnée
de ce que l t cn peut appeler "l'image du
lecteur". Evidemment cette image,
rappelle encore TODOROV - ce que nous
souligions tout a l 'heure- a aussi peu
de rapports avec le lecteur concret
que l'image du narrateur avec 11 auteur
v rit a ble, t
pen dan ce
ê
0 utes de ux son t
end ë
étroite, et dès que 11 image du narrateur
commence à ressortir plus nettement,
le lecteur imaginaire se trouve lui
aussi dessiné avec plus de précision ( ... ).
Cette dépendance confirme la loi sémio-
t i que selon l aque l le" Je" et" tu Il ,
l lémetteur et le récepteur d'un énoncé,
apparaissent toujours ensemble" (1)
(TOOOROV, Littérature et Signification,
Paris,
Larousse, 1967
PP.81-82.

- 118 -
Par ailleurs" les caractéristiques du narrateur,
personnage assez privilégié ici, nous révèlent, essentiel-
lement, son adhésion a son groupe social ou plus exactement
à sa collectivité; cette collectivité, déterminée dans les
contours écologiques plus ou moins étroits, est également
définie par une sorte de vision du monde qui lui est parti-
culière et que le narrateur dresse en face de la vision du
monde d'autres protagonistes de l'univers romanesque, ou
bien alors qu'il précise tout simplement pour en faire res-
sortir les traits négatifs. En outre, malgré son omniscien-
ce qui lui assure une certaine unicité à travers les dif-
férents récits, le narrateur se présente sous plusieu~ facet-
tes, étant donné les formes romanesques très diverses aux-
quelles a eu recours Mongo Béti. Ainsi, nous avons distingué
des narrateurs homodiegétiques qui, rappelons-le, sont pré-
sents dans leurs récits. Evidemment il s'agit dans cette
distinction de souligner le choix préalablement effectué par
l'écrivain, choix qui consiste donc à faire raconter une
histoire par un personnage présent ou non dans cette histoire.
Ce rappel nous semble nécessaire pour la caractérisation
du narrataire. En effet, le narrateur homodiegétique MEDZA
dans son récit autobiographique tentera de convaincre son
ou ses narrataires de l'importance de son récit tandis que
dans Le Pauvre Christ de Bomba, Denis semble ~tre le premier
è~stinataire de son journal fait par à-coups, ce qui
lui
confère une certaine sincérité. Cette impression est encore
renforcée par le fait que Denis est un adolescent qui offre
à nos yeux ses erreurs, ses naïvetés, ses hontes et ses
hésitations. Les deux exemples dûment choisis dans la même
catégorie de narrateurs (homodiegétiques) montrent combien
la forme du roman joue un rôle important dans la détermina-
tion du narrateur et de son corrélatif, le narrataire.

- 119 -
Un autre angle de vue, complémentaire au précédent,
permet de cerner cette notion du narrataire. Il s'agit en
effet de l' ang le de vue le pl us perti nent prce que propre
â notr'<:,p.rspective d'analyse, et qui concerne les niveaux
na rra t1 fs .
Dans tout récit, on distingue trois niveaux
le récit extradiegétique qui est l'acte.nar-
ratif producteur du récit;
- le récit diegétique ou intradiegétique qui
est au premier degré dans le récit;
le récit métadiegétique qui, lui, est au
second degré.
A chacun de ces niveaux, on retrouve un type precls
de narrateur (intradiegétique et extraiegétique principele-
ment) et qui ne peut s'adresser en principe qu1au type corres-
pondant de narrataire (intradiegétique, extradiegétique).
Nous dirons par exemple à la suite de GENETTE (1) que MEDZA
en tant "qu'auteur" de Mission Terminée est extradiegétique,
(1) Pour caractériser les différents niveaux narratifs,
G. GENETTE dans Figures III ch. V P. 239, a eu recours aux
exemples des Mémoires de PREVOST et Robinson Crusoe de DEFOE.
Il nous semble superflu de pr2ciser que cette étude, avant
tout théorique, reste valable Dour tout récit.

- 120 -
c'est-à-dire que quoique fictif, il s'adresse à un public
réel et que ce même MEDZA en tant eue hëros de la même Mission
Terminée est diegétique 10u intradiegétique, c'est-à-dire
qu'il ne peut s'adresser qU'à un narrataire fictif, intra-
diegétique, de même que le narrateur du récit métadiegétique
,'.
~. "'."'.'1".
contenu dans Perpêtue n~,~,.eut s'adresser qu'à un narratai re
extradiegétique. Ces na~fateurs sont des auteurs fictifs
de récits dont nous savons par ailleurs que l'auteur réel
est Mongo Béti. Faut-il rappeler encore que ce dernier
relève de l'instance littéraire qu'il est nécessaire de dis-
tinguer de l'instance nàrrative qui nous intéresse au pre-
mier chef ici?
L'on nous pardonnera cependant de mettre souvent
une sourdine sur cette capitale distinction de niveaux. Nous
estimons que l'intérêt de l'étude d'une si importante notion
qu'est le narrataire résiderait ailleurs que dans un simple
et plate distinction entre les narrataires des différents
niveaux narratifs. En effet, les contours théoriques de la
question ayant été, certes brièvement, fixés et la très juste
séparation de la notion du narrataire de celles plus ou
moins proches du lecteur et du public ayant été opérée, le
but recherché à présent sera la caractérisation du ou des
narrataires spécifiques du récit de Mongo Béti.
Cette caractéristique venant à la suite de celle,
précédemment entreprise, du narrateur, contribuerait à fixer
à peu près définitivement le "statut sémiologique du person-
nage" (1) du récit de Mongo Béti, c'est-à-dire sa conception
du personnage et aussi de l'univers où il le fait "vivre".
(1) Expression empruntée à Ph. HAMON dans "Pour un statut
Sémiologique du personnage" Littérature N°6, Mai 1972,
PP. 86 à 110.

- 121 -
B)
LA METHODE DE GERALD PRINCE
Pour cette caractérisation du narrataire, nous
avons trouvé en llétude de G. PRINCE (1) un apport fort pré-
cieux. Cependant, parce que cette étude se veut avant tout
théorique et donc générale, son interprétation ou plutôt
son adaptation à notre objet particulier, le narrataire du
récit de Mongo Séti, s'avère nécessaire.
Tout d'abord, il yale fait important et signalé
par G. PRINCE lui-même justifiant le d'attention portée par
certains critiques au problème du narrataire, que
"Bien des problèmes qui auraient pu être
abordés par le biais du narrataire l'ont
été par celui du narrateur" (2)
En effet, notre étude siest longuement penchée sur
le problème du narrateur et la reprise systématique de la
démarche de G. PRINCE risquerait de nous
conduire à des re-
dites. Ainsi, par exemple, des six fonctions du narrataire
(1) Gérald PRINCE, Introduction à l'Etude du Narrataire in
Poétique n014, 1973, PP. 178 à 196
(2) Op. cit P. 178.

- 122 -
dégagées par G. PRINCE, celles qui, respectivement, servent
à préciser le cadre de ,la narration, a faire progresser l'in-
trigue ou tout simplement à caractériser le narrateur ne sau-
raient retenir notre attention. Et pour cause! Les deux
premilres ont été plus ou moins abordAes dans notre première
partie consacrée à la logique du récit et qui précisait le
cadre triple de la narration et décrivait la progression
du récit grâce à la logique des actions et à la temporalité.
Quant à la dernière, elle ne se justifie guère après notre
premier chapitre.
Ceci nous amène à ne retenir que trois
fonctions
1.
La fonction qui fait du narrataire le
relais entre le narrateur et le lecteur.
Evidemment, il serait intéressant de
voir le comportement de ce relais.
"Certains valeurs doivent-elles être
défendues, certaines équivoques, dissipées,
elles le sont facilement par l'entre-
prise d1interventions auprès du nar-
re t a t re ;" (1)
2.
La fonction qui permet de mettre certains
thèmes en valeur.
Ceci nécessiterait une certaine constance
dans la caractéristique de ce narrataire,
,constance dans des situations semblables.
(1) G. PRINCE, Op. cit. P. 190.

-
123 -
3.
La fonct1on du narrataire comme porte-
parole de la morale de l'oeuvre.
Avant les fonctions, il y a les signaux qui,
eux, permettent de dépeindre le ou les narrataires.
ULe portrait d'un narrataire, rappelle
G. PRINCE, se dégage avant tout du
récit qui lui est fait. Si nous consi-
dérons, précise-t-i1, que toute nar-
ration se compose d'une série de
signaux d'un narrataire, nous pouvons
distinguer deux catégories de signaux
ceux qui ne contiennent aucune réfé-
rence venant différencier celui-ci
du narrataire degré zéro et ceuix qui,
au contraire, le définissent en tant
que narrataire, spécifique, ceux
qui le font dévier des normes
établies" (1)
Il est évident que seule, la seconde catégorie
nous intéresse, mais là également il faut dire que certains
signaux n'existent pas dans le récit de Mongo Séti. Ainsi par
exemple, ceux qui consistent en des références directes au
narrataire par les vocables "Le c te ur ", "eud t t e ur ? , limon
cher", "mon ami", etc. Reste les autres signaux qui ne semblent
pas d'ailleurs s'exclure les uns et les autres et qui bien
au contraire méritent qu'on les regroupe sous des dénominations
communes. Retenons a ce niveau encore, les plus pertinents
et qui permettront de cerner de plus en plus près le nar-
rataire spécifique du récit qui nous intéresse.
(1) Gérald PRINCE, OP. cit. P. 183.

-
124 -
La caractérisation directe
Sous cette dénomination nous retiendrons la carac-
térisation dunarratair.;:,a'r ,a "prof es s'1o,n " pa r exemple, sa
dês i qua t f cn par les~,,",JIOIIis èt formes de la seconde personne,
par la première personne du pluriel nous ou par le pronom
indéfini ~. C'est que le narrateur, ici, est un personnage
social plus qu'un individu. 'Il est, comme ses protagonistes,
intégré dans une société déterminée qui est sa collectivité
propre avec laquelle il prendra des distances ou il se liera
intimement selon certains évènements relatés. Le passage
fréquent du Je au Nous, du Vous au Je ou au Nous, du Il au On,
etc, ne correspond pas obligatoirement à un changement de
protagonistes du récit. Vous, Nous, On, Je et Tu peuvent en
même temps définir le ou les mêmes narrataires.
Les questions ou pseudo-questions
Dans cette série, nous regrouperons principalement
les pseudo-questions et ce que G. PRINCE nomme les "négations".
Il est évident que ces pseudo-questions si elles dépeignent
la curiosité qui anime le narrataire, et donc le dépeignent
lui-même, elles peuvent également
"contredire ses croyances, dissiper ses
préoccupations et mettre fin à ses
questions" (1)
(1) G. PRINCE Op. c t t . P. 185.

- 125 -
Comparaisons~~nBlogies et surjustifications
Comme signaux, ces div~rs êlêments du récit peuven~
appartenir â un même registre. la, dans le récit de Mongo Bêtl.
les comparaisons dépassent en pertinence le simple parallé-
lisme entre les éléments ayant quelques ressemblances ou
dissemblances, pour atteindre une dimension supérieure et
significative pour la compréhension de l'univers diegétique
du récit, c'est-à-dire par exemple en dressant l 'uœ face à
l'autre, deux visions de monde, deux types de société. En
établissant par ailleurs que le narrateur appartient
à une des
deux collectivités représentées ici, ses surjustifications
iront principalement à l'adresse de l'Autre et permettront
de caractériser ce dernier.
"Tout en surmontant ses résistances,
tout en triomphant de ses préjugés, tout
en calmant des appréhensions" (1)
(1) G PRINCE Op. cit. P. 183.

- 126 -
II.
LES SIGNAUX
A.
LA CARACTERISATION 'EXPLICITE
Certes, tout récit s'adresse toujours à quelqu'un
et la présence même d'un narrateur appelle nécessairement celle
de son narrataire. Mais dans la plupart des oeuvres étudiées
ici ce destinataire demeure virtuel et donc plutôt implicite.
En choissant de donner à la première catégorie de signaux l'ap-
pellation de : la caractérisation explicite, nous continuons
de considérer toutes ces oeuvres comme parties intégrantes
d'un seul et même récit. Les raisons de cette unicité ont
été largement exposées dans la première partie et nous n'en-
tendons pas y revenir. Précisons cependant que puisque, comme
le dit G. PRIN{E,
"Au cas où la narration aurait indiqué
telle ou telle caractéristique du narra-
taire, il faudra aussi retenir tous les
passages concernant cette caractéri-
sation" (1),
Nous partirons du narrataire explicite du récit autobiogra-
phique Mission Terminée, puis retiendrons tout ce qui, dans
ce récit ou ailleurs dans d'autres récits, caractérise ce
narrataire.
(1) G PRINCE Op. cit P. 183.

- 127 -
A priori, le jeune Denis ne semble pas, comme
1
dans le récit autobiographique de MEDZA, livrer son expérience
à un destinataire quelconque.
Il nlest pas certain en effet
de retrouver en .ut....i l'6,t.ho de, ses troubles, de ses doutes,
de son cheminement propre vers la I/ vér ité11 ,
Cependant, il
faut convenir que le narrateur Denis s'adresse à quelqu'un,
que ce quelqu'un soit lui-même ou autrui. Ce que nous retenons
clest ce qui rapproche ce narrataire de celui qu'interpelle
le narrateur de Mission Terminée, sur des problèmes précis
"Le narrateur étant avocat, rappelle
encore G. PRINCE. tout ce qui concerne
les avocats en général sera pertinent" (1)
Quelle est alors la caractéristique de ce narrataire
intradiegétique de Mission Terminée? Avant de répondre à cette
question, rappelons que le récit autobiographique obéit à une
volonté quasi incontournable. celle de persuader quelqu'un
d'une vérité que le narrateur croit ou sait essentielle, en
vue de modifier éventuellement son comportement. Aussi ce récit
exigerait de son destinataire une interprétation qui, le plus
souvent. renvoie à un sens autre que le sens immédiat des évè-
nements racontés. Autant dire que les différents évènements
des vacances de MEDZA a Kala, pour que ce dernier éprouve le
besoin d'en faire le récit, ont certainement revêtu une signi-
fication beaucoup plus générale et dont la pertinence dépas-
serait largement sa propre "personne".
(1) G. PRINCE? OP. cit. P. 183.

- 128 -
IIVOUS rappelez-vous l'époque? Les
për es mena i ent 1eurs enfants à 11 col e,
ê
comme on pousse des troupeaux vers un
abattoir. Des villages de brousse,
el01 9 nés de plu s de c1nqua" te kilo mèt r es •
. a~r1vaient de tout jeunes enfants, con-
duits par leurs parents. pour s'inscrire
! une école, n'importe laquelle.
Population pitoyable, ces jeunes enfants?
hébergés par de vagues parents autour
de l'école ou de vagues relations de
leur père, mal nourris. faméliques,
rossés à longueur de journée par des
moniteurs ignares. abrutis par des livres
qui leur présentaient un univers
sans ressemblance avec le leur, se bat-
tant sans cesse, ces gosses-là, c'était
nous, vous rappelez-vous 1 Et catéchisés,
confirmés, gavés de communions comme de
petites oies
du bon Dieu, confessés à
Pâques et à Trinité, enrôlés sous les
bannières des défilés de quatorze Juillet,
militarisés, présentés à toutes les commis-
sions nationales et internationales comme
une fierté, ces gosses-là, c'était nous,
vous souvient-il 1" (1)
Cette très longue citation nous offre un éventail
important des traits de ce narrataire. S'il est vrai qu'au
préalable le narrateur intradiegétique MEDZA s'adresse à
se s condisciples, à ses camarades de l'internat indigène, il
n'hésite pas à ouvrir son message à tous ses semblables,
élèves ou lycéens, tous ceux qui, enfants. avaient été arrachés
à leurs jeux, à leurs joies pour être livrés à de multiples
soucis de IIbachot ll • de tuteur. etc. Les jeux et les joies
parce que lui et tous ses semblables semblent les avoir perdus
à jamais, MEDZA les enviera aux jeunes Kala.
(1) Mission Terminée, PP. 231-232.

- 129 -
Dans le Roi Miraculé, Kris revenu chez les siens
fait le récit de ces pénibles moments de la vie scclaire ;
les écoliers insolvables de la mission catholique d'Oyolo
doivent fournir de la bouse de vache au Père PIETRICH en
. .
..
,
compensation de leur êcolage (R~m~~ber P. 89) ; d'autres, tel
Denis dans Le Pauvre Christ de Bomba et Gustave dans le Roi
Miraculê se mettront tout simplement au service de la mission,
en qualité d'enfants de choeur, de boys ou même d'aide-cuisi-
niers, ce qui bien s ûr a l'avantage de les tenir à l'abri des
inévitables soucis de nourriture et d'hébergement mais n'est
pas sans dommage pour leur rendement scolaire:
"Il va encore suffoquer de colère,
mon pauvre père. Il se plaint qu'à près
de quinze ans j'en suis seulement au
cours moyen première année, alors que
Zama, Bella, Medza et tant d'autres
qui sont de notre village et de mon
âge se sont présentés ou vont se pré-
senter au certificat d'études primaires.
Au vrai, je ne comprends pas mon père.
Lui qui est catéchiste, il ne peut pas
ignorer comment les choses se passent ici.
Est-ce que c'est ma faute si je gâche plus
de la moitié de mon année scolaire en
tournées à travers le pays, accompagnant
un des Pères ? .. On lui avait pourtant
dit que les boys de la mission n'avaient
jamais le temps d'aller à l'école." (1)
Certains, avec un peu plus de chance, trouveront
refuge chez les leurs, proches parents comme l'oncle Tailleur
pour Banda à Tanga ou leurs parents même comme pour Jean-Louis
et ses frangins à FortNègre, pour Bitama à qui Kris ne manque
pas de rappeler.
(1) Le Pauvre Christ de Bomba, PP. 18-19.

-
130 -
"Qu'il penserait a autre chose slil devait
lu1-même se procurer un trousseau, son
argent de poche, ses fournitures
sc 0 lai re s ". (1)
On le voit, ce r.arrataire auquel MEDZA narrateur fait
souvent appel soit comme têmoin afin de garantir la véracité
de ses propos soit comme destinataire direct de ce récit, ce
narrataire explicite donc, partage certaines de ses caracté-
ristiques avec bien dlautres personnages d'autres récits.
Leurs caractéristiques communes résultent en premier lieu
d'une certaine analogie de situation. L'élève, dans l'univers
diegétique du récit de Mongo Béti est immanquablement confronté à
d'inextricables difficultés matérielles et
sur le lieu de sa
formation scolaire, ce qui naturellent le contraint à adopter
vis-à-vis de ce milieu surtout des attitudes variées. Le nar-
rataire progresse dans sa logique interne vers un certain
objectif, il nlest donc pas figé et ses coucis, ses préoccupa-
tions, ses positions, se précisent de plus en plus pour devenir
de véritables caractéristiques, généralisables à l'ensemble
de ce type de narrataire. Disons encore que dans l'univers die-
gétique (village et ville principalement) on retrouve ce nar-
rataire dans des rôles différents, du narrateur au personnage"
"secondaire" (Denis est narrateur et narrataire de son récit,
Perpétue, Kris ; Bitama, Essola, Jean-Louis et autres, sont
des personnages de plus ou moins grande importance).
Elèves et lycéens, ou pour tout dire les lettrés
constituent une catégorie sociale avec ses problèmes particu-
liers. Cette catégorie sociale se situe entre le peuple et les
Blancs qui la craignent ou l'admirent. Fierté de l'administra-
tion coloniale, cette classe ne tarda pas à devenir la bête
\\1) Le Roi Miraculé, P. 129

- 131 -
noire de cette même administration coloniale. L'administrateur
colonial, Lequeux, fort de son expérience indochinoise, nia
de cesse de mettre en garde son adjoint Palmeri contre cette
classe qu'il considère comme le ferment de la révolution
future :
..
Mais Gustave justement, cher
Palmeri ! Oui Gustave! A cause précisément
de Gustave, Monsieur Palmeri, je crains que
ce ne soit tout de même dur pour vous-
plus dur encore, infiniment plus dur que
ce ne fut pour moi." (1)
Clest que l'objectif, latent dans la démarche de
ce narrataire et quoique se r~vélant progressivement au lettré,
serait de remplacer le Blanc à plus ou moins longue échéance.
Evidemment, la clairvoyance précoce de Perpétue lui faisait
entrevoir, étant encore à l'école primaire, lléventualité
du remplacement de Soeur Ernestine à la tête du dispensaire
de Ngwa-Keleu. Les autres par contre et même au seuil de la
vie civile ne savaient pas exactement ce qu'ils feraient. Ce
nlest pas sans embarras par exemple que MEDZA doit répondre
à une question relative à son avenir. Sachant cet embarras
unanimement partagé par ses semblables, il leur dit:
"Vous souvient-il, nous avions plusieurs
fois envisagé des tas de carrières: médecin
professeur, avocat, etc., mais y croyons-
nous ?" (2)
(1) Le Roi Miraculé, PP. 232-233
(2) Mission Terminée, P. 115.

- 132 -
Si les intéressés (les élèves) ne peuvent percevoir
clairement cet objectif, leurs parents, eux, l'ont clairement
,
â l'esprit, aussi
ils ne reculent devant aucun sacrifice, comme
cette très laborieuse famille Lobila a Fort-Nègre, pour ins-
truire leurs enfants. dean-louis, s'était-on convaincu dans
la famille Lobila,
"étudiait dans les mêmes livres que
les enfants Blancs, assis à leur côtés
à la même table" (1)
justification suprême de tous les égards dont pourrait béné-
ficier le lycéen qui, s'il parvenait à acquérir des diplômes,
arracherait les siens a la misère. En "accolant", avec plus
ou moins leur gré certes, MEDZA et sa fille Edima, le Chef
Kala ne faisait pas d'autre calcul que celui que Zambo soup-
çonne :
" I l (1 e che f) est ce r ta i n dia v0 i r dés 0 rm ais
quelqu'un à la ville pour l'aider plus
efficacement dans ses sales combines.
Et quelqu'un d'instruit, s'il te plait.
Et puis vous allez voir, il ne tiendra plus
en place, il sera tout le temps à rendre
visite à sa fille ou à son gendre:
il adore se fai re recevoi r. Il y a
des imbéciles qui s'imaginent qu'il est
généreux: mais il ne l'est qu'avec des
gens dont il escompte une générosité" (2)
(1) Remember Ruben, P. 122
(2) Mission Terminée, PP. 215-216.

- 133 -
Pour leurs proches, ces lettrés représentent non
seulement une source certaine de profits mais également des
"armes de dissuasion". Les amis de MEDZA, très lucides et qui
perçoivent clairem~nt ce dernier ~spect. mettent en garde
celui-c1.eÔ1Î'tn l·usage êventuel.Lq:uè le vieux chef pourrait
en faire. Par ailleurs, le sage Bikoko ne pensait pas â autre
chose, lorsque, â coups de récit mêtadiegétiques propres â
secouer l'orgueil de MEDZA, 11 lui disait:
"Fils, ( ... ) tu es un homme terrible 1
Et tu parles toi aussi avec la voix du
tonnerre, sais-tu ce que c'est?
Tes diplômes, ton instruction, ta con-
naissance des choses des Blancs. Sais-tu
ce que s'imaginent sérieusement les
bushmen de l'arrière-pays? Qulil te suf-
firait dladresser 4ne lettre écrite en
français au chef dela subdivision
la plus proche, pour faire mettre
en prison qui tu voudras ou pour lui
faire obtenir n'importe quelle faveur.
Voilâ ce que s'imaginent ces péquenots
chez lesquels nous t'envoyons ... 11 (1)
Dans les deux cas, que ce soit en face du Blanc ou
en face du peuple, le lettré suscite des sentiments divers
na rfo i s co nt ra tic toi re s. Par ai 11 eu r s , i l par tic i pe é t roi -
tement à l'élaboration de l'univers romanesque et le plus
souvent, au centre
de L' t nt r t eue . C'est que sasituation
même (il vient du peuple et pas sa connaissance il tend â
intégrer le monde du Blanc dont le nom est synonyme dans ce
cas de bonheur et de puissance) lui pose de délicats problèmes
dont les solutions détermineraient non seulement sa propre
destinée mais celle des autres personnages. Ainsi par exemple
(1) Mission Terminée, PP. 30-31.

-
134 -
se justifierait l'inquiétude de l'administrateur Lequeux
de voir s'ébranler l'édifice colonial au fur et a mesure que
d'autres "Gustave", d'autres Kris, d'autrés Bitama sortiront
des écoles chrétiennes ou communales. Ainsi s'expliquerait
également l';mplacaO:tJftê dela question de cette vieille
femme Kala, question ~~1 pose en des termestrês pathétiques
le problème des rapports entre le peuple et les lettrés. Tous
ces problèmes ne trouvent pas véritablement leurs solutions
dan s l' uni ver s die 9é t i que. Pou r tan t , l e na rra ta i re "e xpli ci te"
.prend une part effective a la lutte pour la libération de
l'individu et de sa société, objectif prioritaire de toute la
logique du récit. Si Jean-Louis, Edouard et bien d'autres
choisissent de collaborer avec l'oppresseur Blanc ou avec leurs
substituts noirs, afin de combler leurs égoïsmes personnels;
les lycéens du collège Fraternité avec à leur tête Dessalines
se précipitent pour libérer Ruben fait prisonnier au groupe
scolaire du 18 Juin; les étudiants venus d'Europe participent
au combat en "émettant" des tracts qui ouvrent la conscience
politique du peuple aux évènements politiques extérieurs.
"Selon eux, dit Jo-le-Jongleur a Mor-Zamba,
il y a de par le monde une foule de pays
qui ont des présidents de la République,
des ministres et même des généraux, des
tanks et des avions, et qui sont quand
même les colonies d'autres pays plus puis-
sants ( ... ) Eh bien, nous autres, nous
serons comme ces pays-là." (1)
Certains s'engagent encore plus à fond en rentrant
au maquis, aux côtés du peuple, pour la libération totale:
(1) Remember Ruben, P. 269.

-
135 -
Le jeune Evariste slengagera comme volontaire
dans la petite troupe de Rubenistes chargée de libérer Ekoumdoum.
Plus illustre sera encore l'exemplede Bifanda
docteur d'uni-
t
ve r s t t
qui sera capturé par l'ennemi
ê
,
"al or s qu'il créait un nouveau front
de guérilla dans le Sud-Est." (1)
Essola
lui aussi rubeniste, purgera six années de camp de
t
concentration.
Eclairer et former politiquement le peuple
son
t
peuple
combattre à ses côtés afin d'extirper le Mal Colonial
t
semblent être les préoccupations majeures du "Te t t r ê "

Mais ce peuple pour lequel et au nom duquel t l'on
engage la lutte contre l'oppresseur étranger
ce peuple nlest
t
pas exempt de reproches. Et pour cause. Le narrateur (nous)
de Remember Ruben et de la Ruine Presgue Cocasse d'un Polichi-
nelle
comme Denis dans le Pauvre Christ de Bomba, ne peut être
t
certain de retrouver les déficiences de son peuple chez d'autres
communautés. Clest pourquoi il est en même temps et avant tout
son propre destinataire
c'est-à-dire sa communauté. Banda
t
concède à 1 'institution scolaire qu'il avait pourtant désertée
de le prémunir contre les assauts répétés de la tradition
avilissante.
(1)
Pe r p t ue , P.
85.
ê

- 136 -
"Oh L d1t-11, ça m'aura servi tout
de m~me d'avoir été & l'école: j'y aurais
appris, au moins, 4 ne pas me laisser
tromper par des vi~i11ards ...
Ils n'aiment p~5 '.$ gens qui
remuent et surtout si ces derniers
slavisent de ne pas en toute chose faire
comme eux". (1)
La hardiesse du combat que mène Esso1a pour pros-
crire cette autre perversion traditionnelle qui consiste â ven-
dre les filles, n'est rendue possible, implicitement du moins,
que par sa formation scolaire et politique.
Ainsi donc, ce narrataire que nous avons choisi
d'appeler Ille 1ettré ll , plus ou moins intégré dans son milieu,
préoccupé sans doute plus que tous les autres personnages par
son propre sort qu'il n'entend pas dissocier de celui de sa
communauté, ce narrataire, quoiqu'il ne soit pas à l labri
de certaines erreurs ou tentations (acculturation, égoisme,
etc.), participe étroitement à l'avènement d'un ordre nouveau,
d'un monde nouveau qui prendrait en charge tout ce que les
deux communautés entre
lesquelles il IIba1ance ll (traditionnelle
et moderne) ont de positif, sans fanatisme ni préjugé.
B.
QUESTIONS OU PSEUDO-QUESTIONS
Alors que dans les premiers signaux, la désignation
du narrataire par le narrateur se fait de façon explicite
grâce aux pronoms nous, vous, ou ~' le narrataire ici ne peut
(1) Ville Cruelle, P. 130

- 137 -
être perçu et saisi dans sa spécificité que dans 111 1 inter-
prétation ll des questions que lui prête le narrateur ou la nar-
ration elle-même. Il est évident que, comme le rappelle
Judith MILNER qui se propose de réfléchir sur les premières
·imp1ications d1une analyse de 'If·nterrogation sur 'l e s concepts
avec lesquels opérer en linguistique,
IIDescriptivement, la formulation des
questions comporte la mise en place
simultanée du locuteur et de 11auditeur
sous la forme de la proposition de ce
que sait (ou croit savoir) ou pense le
locuteur de la situation, ou de l t e ud t t e ur ,
et de ce que suppose, ou croit savoir,
ou es père de l' audi teur (de 1a réponse
de celui-ci) ce même locuteur. 1I (1)
Le couple narrateur-narrataire qui apparaît en même
temps et qui, dans le cas de signaux explicites, parait indis-
sociable (MEDZA s'adresse à ses condisciples et finalement
à
lui-même; Denis narrateur et Denis narrataire constituent
la même "personne"), est ici divisible en deux "personnes"
différenciées, irréductibles l i une à l'autre. Le rapport qu t i l s
entretiennent est un rapport intersubjectif, nous dit encore
J. MILNER.
(1) Judith MILNER, Eléments pour une Théorie de l'Interroga-
tion. Notes sur le 1I1ocuteur-récepteur" idéal ou fictif?
COMMUNICATIONS 20, 1973, Seuil, P. 19.

- 138 ~
"Les croyances du narrataire que le
narrateur contredit, ses préoccupations
qu'il dissipe, ses questions auxquelles
il met fin" (1)
Tout ceci parfois sans grand ménagement, ne peut que rendre
leurs liens de plus en plus "distendus". En effet, en plus du
choix volontiers varié des formes narratives par lesquelles
il assumme son récit et qui conditionnent largement ses rap-
ports avec son narrataire, le narrateur, ici, n'adopte pas
toujours une attitude de "neutralité" qui pourrait avoir
l tavantage de le tenir à égale distance entre tous ses narra-
taires. Mieux, il a un un parti pris qui est celui de sa collec-
tivité. Cette situation apparemment peu confortable et qui fait
de lui un sujet impliqué et directement engagé dans l'univers
diegétique, le privera certainerr.ent de la distance et du déta-
chement nécessaires à une certaine "objectivité". Ayant pris
fait et cause pour sa collectivité, il se dressera avec celle-
ci en face du narrataire "étranger" à qui il se chargera donc
d'expliquer son univers, lui en révélant les secrets et les
"mystères". Dès lors, la description devient, comme le sou-
ligne G. GENETTE,
"un élément majeur de l "e xpos i t t on" (2)
Ouvrons ici une parenthèse pour dire que s'il fal-
lait un jour écrire l 'histoire du roman négro-africain, le
phénomène de la description devra y occuper une place de choix.
Les descriptions plus ou moins ëtendues ne remplissent nul-
lement une fonction décorative au purement esthétique, elles
(1) G.PRINCE, Op. cit., P. 184
(2) G. GENETTE, Frontières du Récit, COM. 8, 1966, P. 157.

- 139 -
sont explicatives, révélatrices d'un monde "singulier", qui
a son mode de vie, ses moeurs, son passé mais aussi son
présent, bref sa civilisation.
Les descriptions sont généralement introduites par
des pseudo-questions que nous pensons suscitées plus ou moins
directement par le narrateur lui-même. Ce dernier devinan~
eupposant l'embarras de son narrataire devant certains phé-
nomènes diegétiques ou extradiegétiques. se hâte de lui ap-
porter des explications qu'il juge adéquates; ou bien que ces
questions sont posées plus ou moins naïvement par un personnage
de l'univers diegétique et alors elles provoquent de la part
du narrateur des réponses qui, visiblement, dépassent l'en-
tendement de "l'auditeur" immédiat pour atteindre un narrataire
implicite.
Tout compte fait, le phénomène des questions ou pseudo-
questions répond ici à deux soucis dialectiquement liés: le
souci du narrateur de dévoiler son univers et celui du narra-
taire de comprendre cet univers. L'attitude du narrataire
nlest pas passive. Ses goOts sont respectés et c'est sans doute
dans cette dernière perspective que G. PRINCE écrit:
"Qu'il faut attribuer (ces pseudo-questions)
au narrataire et noter le genre du curio-
sité qui l'anime, le genre de problème qu'il
aimerait résoudre". (1)
(1) G. PRINCE, Op. cit., P. 184.

-
140 -
La littérature coloniale répondait A cette attente
par des clichés exotiqu~s qui avaient le "don" de confirmer,
en tous points, les préjugés du narrataire. Ici cependant,
le parti pris du narrateur pour la société qu'il se donne
pour mission de dévoiler impose ~ ~.lui-c1 un objectif dif-
férent de celui du narrateur de la littérature coloniale:
il dévoile, non pour confirmer les préjugés du narrata1re, mais
pour rétablir la "vérité".
Cette vérité, nouvelle, ne se
greffe pas sur le corps du récit comme une superstructure,
mais elle vient justifier la "démarche" des personnages.
Les très longues descriptions des villes coloniales
ou de leurs faubourgs (Tanga qui occupe tout le second chapitre
de Ville Cruelle, Oyono et Zombotown, Fort-Nègre et Kola-Kola)
si elles répondent aux questions du narrataire étranger,
expliquent objectivement le comportement de Banda, Jean-Louis,
de Jo-le-Jongleur, etc. L'insécurité, l'insalubrité, l'étran-
geté des moeurs de ces villes motivent et déterminent les
actes des personnages.
En effet, le narrataire dont le narrateur de Ville
Cruelle, par exemple, sollicite l'imagination ne peut être
qu'étranger à l'univers qu'il s'apprête à lui décrire:
"Imaginez, lui dit-il, une immense
clairière dans la forêt de chez nous,
la forêt vierge équatoriale - comme
disent les explorateurs, les géographes
et les journalistes). Représentez-vous,
au milieu de la clairière, une haute
colline flanquée d'autres collines
plus petites". (1)
(1) Ville Cruelle, P. 17.

-
141 -
Outre le fait notable que le pronom personnel ~
désignant l'univers auquel appa-rtient le narrateur s'oppose
implicitement au (chez) vous du narrataire, la description de
la ville coloniale Tanga (divisée en deux parties avec d'un
cOté la blancheur des .aisons, 1a ~ettetê des r~es, l'êclai-
rage et de l'autre les débits de boisson,'1'ohscur1té,) est
annonciatrice des conflits à venir dans la logique du récit,
conflits qui opposeront justement les membres des deux commu-
nautés des deux Tanga (Blanche et Noire). Koumé tuera Monsieur
T. ; Banda sera maltraité par les contrôleurs de cacao.
De même il faudra, nlest-ce pas, s'interroger sur
l 'opportunité de certaines scènes si elles devaient être adres-
sées à la sensibilité d'un narrataire appartenant à la même
collectivité que le narrateur. A quelle sensibilité autre
que celle du narrataire étranger sont-elles destinées ces
piquantes notes qui caractérisent surtout les récits de la
première série (Ville Cruelle, le Pauvre Christ de Bomba,
le Roi Miraculé, Mission Terminée) ? Il est remarquable, en
effet, que le roman négro-africain, à sa naissance, fOt,
en général, si r i che en détails "e t nol oqt que s ". Aussi, sans
que ces détails soient sollicités explicitement par un nar-
rataire étranger curieux, leur exposition ne l'ignore pas,
elle lui est même spécifiquement destinée. Ainsi par exemple,
lorsque le jeune narrateur Denis consacre, curieusement
et malgré sa pudeur toute chrétienne, la feuille du lundi
10 février de son journal â son "initiation" amoureuse avec
Cathérine ; ainsi, l'accouplement de Kris avec l'adolescent
HEDZO dans
"l'aube humide ... de la brousse ëpa t s s e "

- 142 -
et aussi les ébats amoureux de MEDZA et d'Edima, cette
adolescente que lui a ftlivrée" son cousin Zambo, un peu ca-
valièreme~t ; ainsi les jeux dont les caractéristiques es-
senti~àlt:es sont 1. virilité et la rusticité
"Je me souviens encore d'un incident,
dit MEDZA, qui arracha des cris d'an-
goisse à la plupart des spectateurs.
Laboule, lancée par le costaud
de service de l'équipe adverse,
roulait en grognant à une vitesse
fantastique à l'assaut de l'équipe
de Kala. Tous les jeunes gens prirent
le large à l'approche du rhinocéros
vert, sauf Zambo qui, gambadant sur
place, comme une antilope géante,
l'ajustait avec un sang froid héroique.
Mais juste au moment d'arriver à la
hauteur du jeune homme, la boule,
ayant heurté un caillou ou un minuscule
accident de terrain, bondit si haut
qu'elle eOt décapité Zambo qui
était très grand, si celui-ci ne
s'était baissé à temps non sans
avoir lâché sa sagaie en direction
du ciel ... 11 (1)
Ainsi des séances de lutte (entre les clans Essazam,
PP. 180 et 188, Mission Terminée; entre Ekoumdoum et les
Zolos, PP. 56 à 61, Remember Ruben);
ainsi de la danse
(cérémonies de la présentation de la nouvelle épouse du chef
Kala, Mission Terminée, PP. 182 à 187 ; le mariage Edima-Medza,
Mission Terminée, PP. 210 - 211).
(1) Mission Terminée, PP. 42-43.

- 143 -
La description de ces différentes manifestations
s oc i a1es e t cu 1t ure 11 es con tri bue à pré c i 5 e r donc l' uni ver s
diegétique spécifique de ce récit, univers auquel le nar-
rataire n'a certes pas accës mais avec lequel il :entretient
tout de même des rapports, par "personnes" 'interposées.
En effet cet univers diegêtique n'est pas uniquement peuplé
par les membres de la communauté du narrateur, il s'y trouve
des Blancs, représentants en quelque sorte de la communauté
du narrataire étranger. Le narrateur, en répondant aux
pseudo-questions, ne se contente pas de dévoiler, en réta-
blissant la vérité, il sollicite à son tour le narrataire ;
il fait appel à son bon sens, à son sens de la justice, aux
valeurs humaines et universelles qu'il soupçonne en lui, à
travers les questions qulil lui concède quelquefois.
Cette sollicitation reclproque entre deux personna-
ges (le narrateur et le narrataire) ontologiquement irréduc-
tibles l'un à l t a ut r e , pourrait constituer un des traits
originaux du récit négro-africain en général et du récit de
Mongo Séti en particulier. On pourrait même ajouter que le
narrateur existe dans ce récit parce que son narrataire
existe d'abord. "L'existence" de ce dernier semble, en effet,
déterminer tout ou presque tout dans ce récit. Clest sans
doute pour cette raison que le narrateur, gr3ce à divers
procédés où la description tient le premier rôle, dévoile des
vérités qui, toutes, viennent "bousculer" l'assurance de ce
narrataire, remettre en question sa quiétude et l'inviter
donc ainsi à voir l'Autre et sa civilisation avec de nouveaux
yeux, avec de nouvelles dispositions intellectuelles.

-
144 -
Entreprise ardue, en réalité! car le narrataire,
,
malgré l'émerveillement que pourrait lui procurer la décou-
verte de l'univers du narrateur, est susceptible de demeurer
t'tujou·rs impertul"bableda,ns; $_, forteresse' de préjugés.
Aussi, les comparaisons et les analogies, en dressant quel-
que parallèle assez rigoureux entre les deux univers (celui
du narrataire sceptique et celui du narrateur), achèveraient
de convaincre le narrataire non seulement de la viabilité
de l'autre société mais également des égarements et autres
erreurs d'appréciations dont celui-ci est coupable.
C. COMPARAISONS - ANALOGIES - SURJUSTIFICATIONS
L'on reprocherait à notre démarche d'utiliser cha-
que série de signaux pour caractériser exclusivement un type
de narrataire, qu'on n'aurait pas du tout tort. Il est
évident en effet que le procédé des pseudo-questions carac-
térise tout aussi bien le narrataire étranger que le narra-
taire appartenant à la même collectivité que le narrateur.
De même qui ici, à propos de la troisième série de
signaux, la comparaison tout comme l'analogie, peuvent bien
mettre en rapport deux éléments ou deux termes relevant
d'un même milieu socio-culturel. Il suffirait par exemple
que le narrateur, fort de son omniscience, puisse éclairer
une action
d'un personnage en se référant aux valeurs ou
autres normes du milieu dont est issu le personnage. Comme
on le voit donc, seul le souci de méthodologie a pu nous
guider dans notre choix. Nous disions alors que la troisième
série de signaux-comparaisons, analogies et surjustificatons

- 145 -
aurait pour mission d'enfoncer définitivement le mur de la
méfiance et du sceptici$me derrière lequel se tiendrait le
narrataire "étranger". Précisions encore que dans ces com-
paraisons. les sec~nds termes ne sont pas généralement
exprimés car 1. taall1arité du na'rrataire avec son propre
univers les rendrait redontants
ilLe second terme d'une comparaison,
dit G. PRINCE, est toujours censé
être mieux connu que le premier." (1)
D'autre part, les premiers termes de ces comparai-
son s son t ce ux dont l' é v0 ca t ion a vait permi s a u na rra te ur
d'asseoir sa légitimité, d'affirmer et de justifier son au-
tori té sur tous les autres protagonistes. Il connaft, en
e f f et, toute s les m0 e urs etc 0 utu 01 e s de l' uni ver s qu' i l e nte nd
"exposer". Il en est de même un membre, il est un échantil-
lon, une composante de cet univers. Les expressions "il
était de coutume", "selon la coutume", "à la mode de chez
nous", "les gens de chez nous" qu'affectionne tout particu-
lièrement le narrateur ne sont donc ni fortuites ni gratuites.
En face de chacune d'elles, il est implicitement exigé du
narrataire qu'il puisse dresser des pratiques analogues en
cours dans son propre univers.
(1) G. PRINCE, Op. cit. P. 185.

- 146 -
Mener ce narr~taire "par la main" (gr!ce aux des-
criptions
aux comparaisons) n1enraye pas
totalement le
t
t
risque de le voir s'êgarerdans ~e~.un1vers qui lui est
étranger en principe. Aussi le recours aux surjustifications
conti tue le dernier procédé par lequel le narrateur tente de
surmonter des difficultés du niveau métadiegétique.
nTout narrateur
écrit G. PRINCE
explique
t
t
plus ou moins le monde de ses personnages t
motive leurs actes
justifie leurs
t
pensées. SIi1 arrive que ces explica-
tions, ces motivations se situent au
niveau du métalangage, du métarécit, du
métacommentaire, ce sont des surjustifi-
cations." (1)
III.
LES FONCTIONS DU NARRATAIRE
La mise en place du narrataire se fait donc de
manière explicite ou alors implicite. Défini dans ses carac-
téristiques essentielles plus ou moins originales, le nar-
rataire du récit de Mongo Béti joue un r01e déterminant dans
la logique du récit. Ses fonctions sont aussi diverses que
celles attribuées au narrateur par G. GENETTE (2). Parmi
(1) G. PRINCE, Op. cit., P. 185
(2) G GENETTE, Figures III, PP. 261 à 263, attribue cinq
fonctions au narrateur:
la fonction narrative
la fonction de régie
la fonction de communication
la fonction testimoniale ou d'attestation
la fonction idéologique.

- 147 -
celles-ci nous avons retenu trois, principales, et qui
per-
mettront certainement de tenter une ouverture en direction
des notions que nous nous sommes efforcés, avec beaucoup de
peine d'ailleurs, de tenir êloignêes de notre propos, à sa-
voir le lecteur et l'auteur.
A.
LE NARRATAIRE COMME RELAIS ENTRE LE
NARRATEUR ET LE LECTEUR
Evidemment, le passage de l'instance narrative à
l'instance littéraire ou vice-versa ne se fait pas automati-
quement. Nous avons exprimé à ce propos et à la suite d'au-
tres voix certainement plus autorisées, que le choix ef-
fectué par Mongo-Séti de rendre compte des réalités socio-
politiques et des problèmes éminement graves du monde africain.
non pas par le discours politique mais à travers les romans
est un choix capital que
toute analyse, sous peine de se
laisser choir dans du sociologisme pur, ne doit guère
ignorer.
Notre médiation des divers évènements et autres
problèmes exposés dans un récit nlest pas directe. Elle
transite nécessairement par celle des personnages qui sont,
eux, imaginaires. 0'00 l'importance accordée ici au narra-
teur, diseur principal des évènements et ce avec une vision
"personnelle". c'est-à-dire à la mesure de son identité
propre et en recourant à des modes divers et variés (roman-
journal, roman autobiographique. etc.) qui obéissentà des
lois internes plus ou moins rigoureuses.

-
148 -
La particular1té. nous dirons plutôt le privilège
du conteur est qu'il s'adresse à un auditoire qui lui est
: familier, avec qui il partage les mimes soucis. les mêmes
joies et pour tout dire, la même vision du monde. L'auditoire
du conteur serait donc très proche sinon identifiable au
narrataire degré zéro dont les deux caractéristiques positives
sont, selon G. PRINCE, que celui-ci ait dlune part la même
connaissance linguistique que le narrateur et d'autre part.
"Une mémoire à toute épreuve, du moins
en ce qui concerne les évènements du
récit qu'on lui fait connaître et les
conséquences qu'on peut en tirer". (1)
La totale communion entre le conteur et son auditoire trouve-
rait, dans cette double caractérisation du narrataire degré
zéro, son extrême justification. Leurs rapports sont, en ef-
fet, fondés sur 11 authenticité et cette
authenticité
paraît
inamovible.
"Sans doute, dit J. CHEVRIER, le conteur
peut-il prendre une certaine
liberté vis-à-vis de son texte,
l lenrichir de nouvelles péripéties
et de digressions ou bien y inclure
des faits d'actualité qui établissent
le lien entre le présent et le pas-
sé, mais la liberté doit toujours se
maintenir dans le cercle étroit d'une
tradition stricte." (2)
(1) G. PRINCE, Op. cit. P. 184
(2) J. CHEVRIER, OP. c i t . P. 216.

-
149 -
Le narrateur et le narrataire dans le récit de
Hong Séti et sans 4~te dans tous les récits négra-africains
.
. . ' .
~ -,
ne sembl.nt pas jo:uir des mêmes pr1vl1êges que le conteur et
son auditoire. Leurs rapports ne manquent ni de complexité
ni de difficulté car leurs sensibilités. leurs visions du
monde sont parfois inconciliables.
Et pourtant ce récit présente une certaine cons-
tance qui semble être le véritable fil conducteur de toutes
ses composantes. L'autonomie de ses composantes nlest que
formelle - ainsi nous avons dégagé des caractéristiques com-
munes à des narrateurs apparemment différents les uns des
autres- ; les différents procédés narratifs-dialogues, ora-
lité théatralité par exemple- sont
"autant de moyens de manipuler le
lecteur, de guider ses jugements,
de contrôler ses réactions." (1)
Par ailleurs. les diverses interventions auprès
des narrataires. l'obstination à les convaincre sur la logique
ou la vanité de certains traits de caractère. sur la validité
d1une certaine vision du monde. bref toute cette démarche
imprégnée par l'idée de la justice et de la sollicitude à
l'égard des plus déshérités, des plus spoliés. cache dif-
ficelement l 'angagelDent personnel de l'auteur Mongo Béti
(1) G. PRINCE. Op. cit. P. 190

- 150 -
contre tout ce qui a pu'ou peut avilir l'homme noir africain
la colonisation et ses multiples facettes, le mirage des
Indépendances octroyées, mais aus$i'la s oc.i ët
tradition-
ë
.
. '
nelle et ses avatars, ses forces ~trogrades, désuètes.
B.
LESTHEMES
Cet univers que révèle le récit de Mong Béti n'est
pas un monde bien nouveau. Ce qui semble nouveau, nous vou-
lons dire original, par rapport aux nombreux autres récits
traitant de ce même univers c'est la spécificité des person-
nages qu'il y introduit. Ceux-ci en effet refusent la mysti-
fication et le leurre qui voudraient que cet univers paraisse
idyllique. Même lorsqu'ils ont adopté, parfois naïvement,
un ton élégiatique à propos de cet univers, ses personnages
ont vite fait de l'estomper par quelques réserves, assez signi-
ficatives cependant pour éviter de leurrer leurs narrataires
virtuels ou même réels. Un seul exemple: à l'heure du bilan
d'un voyage qu'il proclame ne pas pouvoir oublier à cause des
joies qu'il lui a procurées, MEDIA ne peut s'empêcher de
s'interroger sur la destinée de ces pauvres paysans de Kala,
comme le narrateur de Ville Cruelle sur celle du colonisé,
comme le narrateur de Perpétue sur celle de l'Afrique
pseudo-indépendante.
Il
Le drame dont souffre notre peuple,
c'est celui d'un homme laissé à lui-même
dans un monde qui ne lui appartient pas,

- 151 -
un morde qu'il n'a pas fait, un monde
où il ne comprend rien. Clest le drame
dlun homme marchant à l'aveuglette, la
nuit, dans un quelconque New-York hostile.
Qui lui apprendra a ne traverser la
Cinquième Avenue qu1aux passages cloutés?
Qui lui apprendra a déchiffrer l e " '
"piétons-attendez" 1 Qui lui apprendra
à lire une carte de métro, à prendre
les correspondances 1" (1)
Malgré donc le bonheur apparent dans lequel le
peuple de Kala semble baigner, aux yeux du collégion MEDZA,
ce peuple souffre beaucoup et de beaucoup de maux, tous
"mortel s" l es uns et l es autres. Pl us ta rd cependant, les
sauveurs de ce peuple viendront; ils ne seront ni révélés, ni
parachutés ils naîtront en son sein. Certains tomberont sous
les coups de l'ennemi, tels Ruben, Bifanda, les jeunes Tous-
saint-Louverturois, zeyang ; n'empêche, d'autres tiendront
bon tels Abena, Mor-Zamba, Jo-le-Jongleur, Evariste, etc.
Aucune facilité, aucun détour, aucune concession ne viendront
habiller les tristes vérités de ce récit. Le mal est partout,
au sein du peuple qui vend ses enfants, qui baisse les yeux
quand l'oppresseur 1ut arrache ses enfants pour 1es jetter
en prison, dans des camps de concentration, dans des camps
de travaux forcés ou tout simplement pour les massacrer;
ce peuple qui exploite les plus jeunes et les femmes; le
mal est en face du peuple, dans cette pseudo-modernité qui lui
enlève inexorablement ce qulil, a de plus authentiquement
viable: son "socialisme", sa solidarité, qui lui fait parta-
ger les joies et les peines; ce socialisme qui ignore la
(1) Mission Terminée, P. 251.

- 152 -
corruption, l'arrivisme~ la cupidité, autant de tares qui
lui feront encore couler beaucoup de larmes (Edouard est lais-
sé en liberté, à proximité de Zombotown qu'il tient à la
merci de ses basses manoeuvres; pour acquérir d'autres gra-
des, toujours des grades, il n'est pas permis d'espérer qu'il
renoncera à sacrifier d'autres zeyang. Comme l'épée de
Damoclès, la menace qui a nom Jean-Louis et tous ceux qui lui
ressemblent reste suspendue sur la tête de tout Kola-Kola).
Au bout du cheminement à travers le récit de Mongo
Béti, une volonté essentielle qu'il serait très difficile
d'enfermer dans une stérielle et caricaturale opposition
entre la modernité et la tradition dont on gratifie générale-
ment, un peu hativement parfois, les récits négro-africains.
Cette volonté essentielle qui est celle de l'auteur consiste
à assumer un homme,
pas l'homme universel, mais l'homme noir,
contre ses propres traditions retrogrades et contre les for~
ces déprimantes inscrites dans l'illusoire moernité. La cu-
riosité expressément très poussée des narrataires ne peut que
favoriser la revélation de problèmes complexes escortés de
risques évidents de solutions faciles auxquelles l'auteur
renonce en définitive.
C
LE NARRATAIRE COMME PORTE-PAROLE DE LA MORALE
DE L'OEUVRE.
La morale de cette oeuvre, nous l'avons dit plus
haut, elle se trouve dans les exigences du narrataire. Celui-
ci ne refuse pas les plus dures vérités, même relatives aux
pratiques répréhensibles du groupe dont il semble relever.

Il provoque même au besoin ces vérités par ses questions.
,
Nous ne savons pai, par exemple, si Jean-Baptiste Clamence,
héros de la Chute est parvenu à convaincre son auditeur,
avec ce récit de SI vie passée qu'il lui fait. ~ar contre,
nous pouvons affirmer que le narrateur et son narrataire,
ici, parce qu'ils se confondent souvent (Denis, Le Nous)
dans leurs doutes, dans leurs interrogations, parce que
même différents, ils entretiennent des rapports imprégnés de
sincerité, tous les deux participent donc à l'élaboration d'un
vaste dialogue qui ne manquera pas d'être salutaire, pour
l'un et l'autre. Car si le narrateur, très lucide, conna t les
î
souffrances de son peuple, il en sait également les causes
les plus profondes dans lesquelles sont impliqués le narrateur
et le narrataire. C'est pourquoi nous dirons, au risque de
nous répéter, que la seule et véritable morale de ce Récit
et que le ou les narrataires ont permis de révéler est
1I1'objectivité ll ; objectivité dans l'établissement des faits,
objectivité dans l'établissement des responsabilités de ce
drame du monde noir.
D'aucuns parleraient de réalisme, de pragmatisme.
Comment en pouvait-il être autrement dans ce récit où le nar-
rateur, en dépit d'une omniscience qui l'écrase lui-même quel-
quefois, semble se soucier beaucoup des divers II poi nt s de
vue ll des autres protagonistes? Excluant très souvent le
dogmatique, propagandiste qui eat nécessité le mode obligatif
(Il faut) et en écartant la simple standardisation des person-
nages selon leurs groupes sociaux respectifs, le narrateur
du récit de Mongo Béti inaugurait déjà le roman moderne
(africain) et qui fait une place importante à l'oralité dont
l'essence particulière reste la multitude des voix.

TROISIEME
PARTIE
LE RECIT NEGRO - AFRICAIN
QUELQUES
TRAITS
CARACTËRISTIQUES

- 155 -
"On observe chez les écrivains d'Afrique
Noire, depuis la fin des années cinquante,
un intérêt de plus en plus marqué pour le
théâtre. Cette orientation ( ••• ) a contribué
à instaurer un certain type d'écriture,
fortement marqué par le thé4tre, et dont
les indices sont sensibles en particulier
dans le domaine du roman" (1)
Cette observation d'un des observateurs les plus aver-
tis de la littérature négro-africaine, B. MOURALIS, ouvre la
voie à des questions sous-jacentes, en tout cas pertinentes
pour la dernière partie de notre analyse qui tentera de rendre,
massivement, les différents traits caractéristiques du roman
africain
On pourrait se demander quel type d'écriture avait
marqué le roman africain avant cette date mentionnée par
B. MOURALIS ?
Pourquoi un nouveau type d'écriture?
L'analyse du récit de Mongo BETl nous aura révélé des
personnages groupés autour de deux pôles antithétiques (agent/
patient) et entretenant de ce fait des relations conflictuelles
(Première Partie) dans un univers en évolution permanente, un
narrateur qui assumerait d'une main ferme sa fonction de choix
et de direction d'un récit pourtant riche en "scènes" (dialogues,
monologues) et enfin des narrataires divers mais tous également
exigeants et participant curieusement à l'élaboration du récit
qui leur est destiné (Seconde Partie). Voici donc, à grands
traits, ce qui assurerait au récit de Mongo BETI ce visage à
la fois constant, multiple, voire contradictoire.
(1) B. MOURALIS, Le Théâtre dans le Roman in Negritude: Tradi-
tions et Développement ouvrage collectif publié sous la
direction de Guy MICHAUD, Bruxelles, Edition Complexes,
1978, p. 99 à 118.

Et ce conflit observé dans les relations inter-
personnages se répercute au niveau de l'écriture. entre la
DESCRIPTION et le récit notamment.
On le sait. cette opposition (Description/Récit)
n'est pas nouvelle et elle pourrait mê~e passer pour banale
car elle est nécessaire à 1 'élaboration même de tout roman.
"So i t un roman. Pour l'essentiel. observe
J. RICARDOU. il s'élabore d'une part dans
l'ordre du récit. puisqu'il propose événe-
ments et actions. d'autre part dans l'ordre
de la description. puisqu'il dispose objets
et personnages. Cette coexistence. conclut
RICARDOU. ne saurait surprendre. ( ••• ) il
n'y a pas de récit sans description ll (1).
Malgré sa fragilité. sa vanité même (2). cette oppo-
sition entre les deux catégories acquiert dans le roman africain
une pertinence nouvelle. Ici. en effet, chacun des éléments de
cette opposition jouirait d'une certaine autonomie et étendus
à toute l 'histoire (jeune) du roman africain. ils marqueraient
peut-être deux époques différentes. deux étapes successives.
Dans un ordre chronologique que nous nous ferons fort de
res-
pecter dans notre analyse. disons que le roman africain dans sa
première phase a été. comme l'observe J. RICARDOU à propos du
roman flaubertien.
II systématiquement tissu de description"
(1) J. RICARDOU. Nouveaux Problèmes du Roman. Seuil. 1978.
(2) Jean RICARDOU en un sous-titre assez significatif "Le Récit
inénarrable ll par lequel il qualifie la DESCRIPTION écrit
notamment :
IINous voulons écrire que toute description suscite
par elle-même un récit. un récit intra-descriptif
en somme"
Jean RICARDOU. Nouveaux Problèmes du Roman. Op. cit. p. 32.

_ 1 r,'
_
Par la suite, et c'est ce que la citation de B.
MOURALIS suggère, le roman négro-africain aurait adopté une
nouvelle forme d'écriture que nous baptiserons, un peu inno-
cemment c'est-à-dire s~ns présupposés
théoriques, nous fon-
dant sur nos impressions, la "thé§tralité".

CHAPITRE
1
LA
DESCRIPTION

- 1S9 -
1.
LA DESCRIPTION
==============
7
Une certaine anticipation révélatrice du tâtonnement
qui caractérise tout notre cheminement, tâtonnement que nous
n'avons en aucun-e façon cherch' à dissimuler • •oui avait fait
observer dans la précédente partie de notre étude que s'il
fallait un jour entreprendre d'écrire l 'histoire du roman
africain, l'on devra absolument réserver une place de choix au
phénomène de la description. C'est que le lecteur le moins
averti des premières oeuvres de nos romanciers de la "généra-
tion" des années cinquante n'hésiterait pas à relever ce
phénomène comme primordial dans l'écriture romanesque.
Concernant l'oeuvre romanesque de Mongo BETI, nous
avons souligné de nombreux passages qui en tant que "temps mort"
viennent arrêter souvent le cours des actions. L'exemple le plus
typique étant la description de la ville de Tanga qui occupe
tout le second chapitre de Ville Cruelle!
Dans l'étude que nous avons citée plus haut,
Jean RICARDOU définit en ces termes la description:
"C'est, intrigué ou issu du désoeuvrement
le Regard-Avec le regard, l'action se fait
contemplation (action vide) et l'achronie
de l'objet se fait diachronie de l'observa-
tion (temps mort)" (1).
Disons pour notre part que ce Regard que le narrateur
omniscient de Ville cruelle pose sur la ville de Tanga nlest
nullement intrigué ni même conséquant à un quelconque désoeuvr~
ment et il est encore moins contemplatif. Sa pratique ou sa con-
naissance manifeste du milieu autorise ce Regard à précéder
celui des autres personnages. Ce Regard serait plutôt à rappro-
(1) Jean RICARDDU, op. c i t , , p. 27.

- 160 -
cher de celui du metteur en scène qui ayant longtemps étudié son
scenario se décide
à planter le décor de la pièce de théâtre.
On le sait sans doute et c'est pourquoi ces descriptions, au-
delà des problèmes esthétiques qu'elles drainent et dont nous
devons tenir compte, constituent un phénomène à la fois singu-
lier (par rapport au roman occident peut-atre) et général (sa
récurence
dans tous les romans négr~~afr1cains). Ce phénomène
mériterait donc une attention particulière, du fait que le nar-
rateur, ici, tient son omniscience de son intégration dans l'es-
pace culturel, écologique, économique, politique d'une communauté
dont il ne parvient vraiment pas à se démanquer, malgré le Regard
critique dont il l'escorte.
Habitué de cet univers dont il s'affirme volontiers
membre à part entière, le narrateur ou son regard, plutôt qu'il
ne contemple, dévoile un monde, son monde avec un mode de vie,
une vision du monde, une civilisation singuliers.
Rappelons encore que dans la chronologie que nous
avions tenté d'établir dans l'Introduction générale, le roman
africain ferait suite à deux héritages littéraires d'importance
majeure et qui l'auraient, quoiqu'on dise, marqué d'une manière
ou d'une autre: Le Roman colonial et La Négritude des annees
1940.
Le roman colonial écrit, souvenons-nous-en, principa-
lement par des coloniaux dont la seule préoccupation, avouée
ou implicite, fut de justifier la prétendue supériorité de la

-
1f;1
-
civilisation occidentale sur ce qu'on n'osait même pas nommer
encore civilisation nègre (1).
Les détails ethnologiques qui truffèrent ce roman
colonial ne manqueront pas aujourd'hui de faire sourire, mais
replacés dans l'idéologie dominante qui les a générés, ils
étaient largement justifiés, m.19r4 le dégoQt, la révolte qu'ils
nous inspirent. Cette Révolte, les générateurs du Mouvement de
la Négritude la manifestèrent à leur façon, disons massivement,
en chantant 1 1Homme NOIR.
(1) L'Evo1utionisme qui se fondait sur des arguments pseudo-
scientifiques du genre de l'atavisme du sang, du primitivis-
me inhérent perdit, non sans reticence d'ailleurs, de sa
scientificité après les horreurs de la seconde guerre mon-
diale. On admet aujourd'hui que le mot civilisation est un
concept descriptif et analytique et qu li1 se situe dans le
domaine du culturel. On admet également que du point de vue
ethnographique, chaque groupe humain, chaque société a sa
civilisation, du moins sa culture plus ou moins ancienne,
plus ou moins avancée ou riche.
Décrire donc la civilisation
dlun peuple, clest évoquer bien sûr sa vie culturelle mais
aussi le contexte socio-économique et politique dans lequel
vit celle-ci.
Cf. Kagame Alexis Abbé, La Philoso~hie bantu-rwandaise de l'ê-
tre, Bruxe les, Accadémle royale des
SCTences coloniales, classes des scien-
ces morales et politiques, 1956, 448 p.
Frantz Fanon, "Racisme et cu1ture", Présence Africaine,
n° 8-9-10, Juin-Novembre 1956, pp. 122-131.
Hountondji Paulin, Sur la "phi1oso~hie Africaine"
Cnt1que de 1 te hno-phllosophle
Paris, Maspero, coll. "Textes à l'appui"
1976, 259 p.

..
162 -
Plus d'un écolier africain a exercé et continue sans
doute
dlexercer son esprit à ces poèmes qui restituaient à nos
femmes leur beauté, à nos iuerriers leur hardiesse, à nos féti-
ches leur puissance tut~laire. Il slagissait, et on ne saurait
le leur reprocher, pour les signataires de ces poèmes de rele-
ver un défi racial (1), mais avec le même aveuglement extrémis-
te qui avait marqué la littérature coloniale. Contre 11 idée (Jl un
monde pire que 1 1enfer, sléleva ainsi 1 1idée dlun univers idyl-
lique. Dlun côté, la perversion au service dlune idéologie do-
minante, de l'autre, l'exaltation anachronique, mystificatrice
et démagogique.
"L lesthétique de la Négritude, écrit
S. ADOTEVI, c'est avant tout 1 1esthétique
du bizarre. Ce que 1 Ion nomme ce nlest
pas le présent donné, c t e s t 1I1 1ai11eurs ll
c'est la grande nuit noire à la folle
démarche de mythe ll (2).
Ce présent, clest celui que le narrateur omniscient
se chargera de nommer, de décrire: ainsi des villes coloniales
greffées comme des poches de douleur sur un univers essentiel-
lement rural et où viendront échouer comme des épaves les
personnages; ainsi des villages étendant leurs rangées de cases
et où s'exerce un pouvoir fondé sur la gérontocratie; ainsi des
différents personnages dont le pittoresque participe étroitement
(1) Sartre Jean-Paul, "ür phé e noi r "; préface à L. S. Senghor,
ANTHOLOGIE de la Nouvelle poésie nègre et
malgache de langue française, Paris, 1969,
2e édition.
"Qulest-ce donc que vous espériez, quand nous ôtiez
le bâillon qui fermait ces bouches noires? Qu'elles
allaient entonner vos louanges? Ces têtes que nos
pères avaient courbées jusqulà terre par la force,
Pensiez-vous, quand elles se relèveraient, lire
1 1adoration dans leurs yeux? Voici des hommes noirs
debout qui nous regardent et je vous souhaite de res-
sentir comme moi le saisissement dlêtre vus. Car le
blanc a joui trois mille ans du privilège de voir
sans qu'on le voie ••• "
(2) Stanislas ADOTEVIS, Né2ritude et Négrologues, Union Générale
dlEdltions, Coll. "10/18, p. 17.

.... '.',
;
,-' .
du drame auquel ils prennent part, en tant que des agents
et des patients. La bouffonnerie de la tenue vestimentaire
du chef, 1 'extravagance de ses traits sont autant de signes
indicatifs d'un pouvoi~ tout aussi grossier dans sa férocité
II s a ns
ambages".
Aussi, ces détails descriptifs ne viendraient pas,
dans un but esthétique, assurer seulement une certaine épais-
seur au récit, ils constituent ~a substance "vitale". D'autant
que ces descriptions, surtout celles reiatives aux différentes
coutumes et aux modes de vie spécifiques à l'univers du narra-
teur, sont faites en rapport explicite ou implicite avec les
coutumes et les moeurs de l'Europe colonisatrice. A. -NORDMAN-
SEILLER n'a pas tort lorsqu'il observe que tel passage de Mis-
sion Terminée relatif à l'adultère s'adresse avant tout et es-
sentiellement au lecteur européen (1).
Venant donc à la suite du Roman Colonial et du mouve-
ment de la Négritude (une certaine Négritude, faut-il admettre !),
le Roman négro-africain des années cinquante se donnait donc
comme mission de rétablir la "vérité ll •
Dans son article De la Structure Textuelle à la Struc-
ture Sociale oD il regrette le rejet mutuel dont chaque courant
(formaliste et sociologique) couvre l'autre, Pierre ZIMA écrit:
"Par sa contestation de la norme esthétique
établie, considérée en même temps comme norme
sociale, une nouvelle écriture influe sur la
structure normative acceptée par la collecti-
vité et inextricablement liée à ses systèmes
normatifs sociaux et politiques" (2).
(1) A. NORDMAN-SEILLER, La Littérature néo-africaine, P.U.F.,
1976, p. 69.
(2) Pierre ZIMA, De la Structure Textuelle à la Structure Socia-
le Lire, Revue d'Esthétique, 1976, publiée avec le concours
du CNRS, Union Générale d'Editions, 1976, p. 210.

La contestation exprimée ici va au-delà de la norme
esthétique pour s'attaquer directement au contenu et mettre
ainsi en place, implicitement, les structures d'un monde nou-
veau sans complaisance~ juste et digne, ceci sans doute en
parfait accord avec le militantisme de ces jeunes romanciers
qui, à des degrés divers. riv~lisaient d'ardeur pour rendre
au monde noir sa dignit' politique, c~lturelle, consciente et
non mystique. La description s'est révélée comme une norme
esthétique apte à soutenir leur entreprise jusqu'à ce que de
nouvelles données politiques surgirent et qui nécessitèrent
une réadaptation, un renouvellement des normes esthétiques, le
remplacement de la description par l'écriture.théâtrale par
exemple.

CHAPITRE
DEUX
L'ECRITURE
DRAMATIQUE

II.
LA "THEATRALITE"
================
L'on s'étonnera de nous voir retenir ici la "thé§-
tra1ité" (la diction dramatique) comme un des traits carac-
téristiques du Rëci t deM011go BETI dont 'l t a na 1ys e nous aura
révélé une instance narrative partout présente. Ceci aurait
donc da nous conduire logiquement à conclure à la prédominance
de la diégesis plutôt qulà la mimesis d'autant que, comme le
rappelle G. GENETTE:
"Les facteurs mimétiques proprement textuels
se résument à (. •• ) la quantité de 11 informa-
tion narrative (récit développé ou plus dé-
taillé) et l'absence (ou présence minimale)
de llinformateur, clest-à-dire le narra-
teur" (1).
Il ne serait pas peut-être vain de revenir sur notre
analyse du narrateur (Première Partie) pour rappeler que les
relations que le narrateur entretient avec ses personnages sont
extrêmement variées, même si elles aboutissent la plupart du
temps à l'omniscience de celui-ci sur ceux-là.
Le narrateur autodiegétique de Mission Terminée doit
son omniscience principalement à la "distance" qui le sépare
des événements qu t i l relate. Aussi, par principe même de l'au-
tobiographie, il nlest pas assimilable à Medza collégien, pro-
tagoniste dans ce récit.
Le narrateur de Perpétue est contraint au silence
dans les séquences introductive et finale de son récit.
Est-il besoin de rappeler que Denis dans Le Pauvre
Christ de Bomba ne dispose que du temps de la "transcription",
par ailleurs fidèle, du discours de ses personnages.
(1) G. Genette, Figure III, P.

- 16 7 -
Sorte de chroniqueur. le narrateur du Roi Miraculé,
se devait de présenter objectivement les différents points de
vue des véritables protagonistes du récit.
Le rappel s'étendrait à tous les narrateurs qulil
n'enlèverait rien à l'idée que la mimesie est bel et bien
présente et même massivement dans le récit de Mongo BETI. La
lecture la plus innocente suffirait à l'attester. Refus donc
de l'opposition que GENETTE dit millénaire entre diegésis et
mimesis ? Nous ne saurions le dire avant d'avoir analysé ce
phénomène de la mimesis qui serait. selon GENETTE toujours, le
troisième état possible du discours du personnage: le Discours
rapporté :
Il
La forme la plus "m l mé t i que " et où le
narrateur feint de céder littéralement la
parole à son personnage adopté, dès Homère,
par le genre narratif mixte (diegesis et
mimesis) qu'est l'épopée - et que sera à la
suite le roman - comme forme fondamentale
du dialogue (et du mono l oque ) " (1).
Le lecteur de l'oeuvre romanesque de Mongo BETI ne
peut qu·être frappé par l'utilisation massive qui y est faite
du dialogue: le dialogue qui s'engage entre personnages anta-
gonistes, le dialogue que le personnage engage avec sa collec-
tivité qu'il tient pour responsable de ses malheurs, le dialogue
qui, enfin, s'engage entre conceptions divergentes. En effet,
et c'est le moins qulon puisse dire, tout semble ici être motif
à II pal abre", le dialogue est vie ou plutôt preuve manifeste de
vitalité. de dynamisme dans l 'univers trouble qu'est celui du
récit de Mongo BETI et plus généralement du récit négro-afri-
cain. G. GENETTE explique l 'origine de l'influence de la diction
dramatique sur les genres narratifs par:
IILa canonisation de la tragédie comme genre
suprême dans toute la tradition classique,
mais aussi ( ... ) par l'emploi du mot "s c ne "
è
(1) G. GENETTE, Figures III, op. cit., p. 192.

- 168 -
pour désigner la forme fondamentale de la
narration romanesque" (1).
Il serait peut-être tendancieux de nier de telles
,
influences sur le genre romanesque négro-africain, mais l'art
oral traditionnel cu1ture11ement plus proche de l'écrivain
négro-africain, offre 6 celui-ci pareilles ouvertures du récit
vers la diction dramatique.
C'est que dans cette société traditionnelle, sans
écriture, oD la nécessité de la communication ne saurait être
envisagée autrement que par le "verbe", le dialogue acquiert
un statut privilégié de régulateur de toute la vie communau-
taire. Il en est même l'essence: exemple, le "palabre", au-
thentique tradition africaine que Mongo BETI décrit comme étant
"L'expression pittoresque de l'esprit démo-
cratique africain, manifestation de l'atta-
chement traditionnel de nos ancêtres et même
de nos pères au débat, à l'échange pacifique
des arguments. Le lecteur de mes romans,
précise Mongo BETI, est familiarisé avec les
mécanismes du palabre; certains sont fran-
chement bouffons, mais quelle forme de
démocratie ne comporte une part de burles-
ques ? u (2).
Le palabre précède toute décision importante concer-
nant la vie de la communauté ou de l'un de ses membres. Ainsi
les préparatifs de l'expédition de ::edza en pays Ka1a, dans
Mission Terminée, réunissent en une sorte de débat avec d'un
côté Medza et sa tante Amou opposés à cette mission et de l'au-
tre, l'époux Niam et le patriarche Bikoko10 partisans de cette
mission devant réintégrer la famille dans ses droits. Entre les
deux "clans", le public qui par ses rires, son silence aussi,
(1) G. GENETTE, Op. cit., p. 193.
(2) t1ongo BETI,

- 169 -
ses gestes, jouerait le double rôle de spectateur-arbitre, un
rôle en fin de compte déterminant et
dont
le protagoniste
(attentif) ne doit se passer, slil veut infléchir sa position,
foncer, vaincre enfin.
Au demeurant plaisant, agréable surtout avec des ini-
tiés comme le patriarche Bikokolo, le palabre permettrait à la
communauté de demeurer en accord avec elle-même par la recherche
obstinée de solutions adéquates à toutes les situations suscep-
tibles dlébranler son équilibre, ici la fuite de llépouse Niam
"
Cette affaire nlest pas seulement la
mienne, déclare Niam, c'est l'affaire de toute
la tribu. Cette femme n'est pas seulement la
mienne, clest notre femme à tous. C'est donc
nous tous que la situation actuelle affecte"
( 1) •
L'importance de la femme dans la société rurale nlest
plus à démontrer et lorsqu'à coups dlarguments puisés tantôt
dans la mythologie tribale, tantôt dans la vie communautaire,
le patriarche vint à bout des objections de la partie "adverse",
le héros s'exécuta, sans le moindre sentiment de frustration
"Je convains avec moi-même (dira Medza) que
dans le fond, je n'étais pas si fatigué que
cela. J'acceptai la mission le coeur léger.
Je préparai fébrilement mon armure, clest-
à-dire que je choisis mes nippes les plus
belles; Je délestai ma valise de tout poids
inutile, les livres notamment" (2).
Evidemment, l'univers diegétique que notre analyse a
révélé comme étant essentiellement trouble, voire conflictuel
ne peut s'accommoder de cette "civilité" pure et simple par
laquelle le vaincu accepterait avec tant de joie sa défaite .
.
(1) Mission Terminée, p. 26.
(2) Mission Terminée, p. 32.

- 170 -
Nous avons par ailleurs souligné le décalage de ce roman par
rapport aux autres (Medza part d'une situation relativement
stable, contrairement à la majorité des autres patients vir-
tuels ou "réels").
Retenons donc simplement, au-delà de sa fonction
démocratique indéniable, et pour revenir à nos préoccupations
présentes, que le palabre en fournissant le maximum d'informa-
tion, éclipse quelque peu la "voix" du narrateur. En effet, il
réunit, en une "s cëne ? , sans l'arbitrage de l'instance narra-
tive, différents protagonistes du récit.
Quant au dialogue classique, il remplit ici d'autres
fonctions. Le dialogue entre le Père Drumont et l'administrateur
Vidal et son prolongement entre Le Père Le Guen et Lequeux ne
sont pas du tout tendres. Ils constituent même une sorte de
boomerang par lequel les représentants des deux entreprises
évangélisatrice et coloniale en dressant le procès l'une de
l'autre, se condamnent toutes les deux en même temps, dispensant
leurs victimes de le faire, levant quelque voile sur la II co11i-
sion" de leur mission respective, car, rappelle Lequeux, lucide,
au Père Le Guen :
IIp1us que la conversion des âmes à Dieu, plus
que tout autre chose, ce qui nous importe le
plus, à vous comme à moi, Père, nlest-ce pas
la pérennité de notre présence ici. Je veux
dire la pérennité de cette paix bienfaisante
que nous avions les uns et les autres, bien
que sur des plans différents, réussi à instau-
rer parmi ces peuplades déshéritées, frustres,
ignorantes du bien et du mal ?II (1).
En stigmatisant l'oeuvre coloniale, le Père Drumont et
son successeur Le Guen oubliaient leur appartenance commune à
cette oeuvre et leurs propres exactions contre le peuple noir
qu'ils s'étaient préalablement fixés comme mission de ramener à
(1) Ibidem, p. 240.

- 171 -
la grande famille chrétienne. Un tableau succinct de ces
exactions nous est offert grâce à la tournée que le Père
Drumont entreprend dans l'arrière-pays Tala: les Chrétiens
insolvables à qui l'on 'refuse les sacrements; les païens
dont les femmes son impunément retenues à Bomba. livrées aux
durs travaux de la Sixa et offertes à la débauche par les
soins d'un catéchiste cupide; les xylophones brisés des dan-
seurs de la nuit du vendredi Saint; l'humiliation infligée
à Sango GOTO. etc.
Le micro-dialogue ou monologue de Banda. disons plu-
tôt. à la suite de GENETTE. son discours immédiat c'est-à-dire
"émancipé de tout patronage
narratif (et
occupant) d'entrée de jeu le devant de la
scène" (1)
ne manque pas de tragique. En tout cas. l'empressement dont il
fait montre à se rendre à Fort-~ègre. cette autre ville cruelle
en tout semblable à Tanga. ne constitue pas, loin de là. une
solution clairvoyante à une situation qui dépasse sa pauvre
personne.
Bref, en feignant de s'effacer le plus possible,
l 'instan~e narrative n'est encore que plus présente. Le dialo-
gue (Boomerang surtout) a le mérite. et il nlest pas mince du
tout. d'éviter la médiation du narrateur dont l'engagement ex-
plicite aux côtés des siens ne rendrait la position que plus
délicate. plus suspecte. plus subjective. Ceci ne signifierait
pas cependant que le dialogue serait ici simple artifice narra-
tif. Il permet de restituer l'atmosphère très peu sécurisante
des différentes périodes que traverse ce Récit: l'époque colo-
niale d'abord. puis 1 1ère des Indépendances qui ont été des mo.
ments d'intenses interrogations. de confrontations d'idées, de
remise en cause des valeurs et de bouleversements débilitants.
(1) r. GENETTE. op. cit .. p. 194.

- 172 -
C'est donc 1I1égitemement U que l'écriture théâtrale,
sans doute la plus qualifiée pour rendre cette atmosphère
dramatique, cette ambiance de II s cène ll oD s'affrontent divers
personnages, a fait son apparition dans le genre romanesque
négro-africain. N'a-t-on pas d'ailleurs souvent parlé pour
caractériser la situation du peuple africain, de tragédie, de
drame ?
Plutôt que d'avoir suivi le roman moderne dans
III 'une de ses voies d'émancipation qui aura
consisté à pousser à l'extrême, ou pl utôt à
la limite, cette mimesis du discours, en ef-
façant les dernières marques de l'instance
narrative et en donnant d1emblée la parole
au personnage" (1).
Le roman africain pourrait avoir trouvé la IIdramati-
sation ll de son écriture dans un fait social et politique (les
Indépendances) qui a achevé, eût-on dit, de transformer le con-
tinent africain en une gigantesque scène de théâtre: Les rôles
se répartireraient entre le pouvoir, burlesque dans sa cruauté
et sa démagogie démentielle et le peuple, condamné à le subir,
mais qui semble avoir accepté de jouer le jeu.
Il
La force la plus forte d'un pouvoir d'op-
pression, de domination, n'est certainement
pas la force violente, mais au contraire un
consentement des dominés à leur domination.
C'est tout le problème alors d'un paradoxe ou
d'un paradigme de la légitimité et de la légi-
timation du pouvoir" (2).
Concrètement, il suffirait de s'arrêter sur toutes les
épithètes et autres superlatifs dont slaccompagnent les noms de
ces dictateurs de triste renom. André Badibanga nous en offre
(1) G. GENETTE, op. c i t , , p.
193.
( 2 )

- 173 -
tout un éventail dans un article dont le titre est assez
revé1ateur, la presse africaine et le culte de la personna-
lité.
"le Président-Fondateur du (initiales du
parti unique), Président de la République,
Le Général d'armée (vient le nom du Prési-
dent) l'
"Guide (nom du Président, Président-Fondateur
du (initiales du Parti) et Président de la
République (etc)" (1).
Il nlest par ailleurs pas besoin d'être sociologue
pour comprendre que les trop bruyantes manifestations de joie
par lesquelles le peuple acclame ses princes sanguinaires et
affameurs ne sont rien moins qu'un jeu, certes troublant et
masochiste pour un esprit non averti, un rite auquel tout le
monde sacrifie sans grande conviction.
Et, très souvent, pour couronner ce jeu, pour le por-
ter à son paroxysme, lion n'hésitera guère à réclamer la tête
d'un dictateur prébiscité quelques semaines ou quelques jours
plus tôt par un vote positif à 99,99 %, mais déchu, à la faveur
dlun de ces nombreux coups de force qui composent l'ordinaire
du menu politique en Afrique Noire.
Tout dans cet univers est donc jeu et tout le monde y
tient un rôle, comme les acteurs d'une pièce de théâtre. Mieux,
dans le Récit de Mongo BETI, quelques "scènes" sembleraient
avoir été initialement destinées à un jeu théâtral plutôt qu'au
genre romanesque: Que l'on songe par exemple à la "s c ne " du
è
mariage de Perpétue dans l'oeuvre du même nom. L'intervention
de l'instance narrative se limite dans cette séquence à quelques
(1) tndré Badibanga, la Presse Africaine et Le Culte de la per-
sonnalité, in Revue française d'études po-
litiques africaines, mars 1979, n° 159
pp. 40 - 57.

- 174 -
indications scéniques ou didascalies. placées entre des paren-
thèses et destinées à l'utilisation éventuelle qu'en feraient
des acteurs :
"Maria (1) (d'une voix suppliante. comme une
servante s'adressant à son seigneur et maî-
tre) : Qu'y a-t-il encore 1
Qu'est-ce qui
t'attriste donc. mon pauvre enfant 1"
"Martin (d'une voix tonnante et entrant suc-
cess1vement dans les diverses pièces) : rien
ne m'exaspère autant que cet incroyable man-
que de soin. Incroyable, vraiment incroya-
ble ••• "
MLe vénérable zambo (manifestement désireux
de couper court ••• ) : c'est bien cela"
nKatri (chuchotant)
"Edouard (d'une voix défaillante qu'il est
obligé d'assurer en toussotant plusieurs
fois) : mais oui, Mamy, c'est tout à fait
exact : on me défraie de toutes mes dépenses
de voyage" (2)
Outre les marques formelles de la théâtralité (noms
de personnages en italique. indications scéniques. la brièveté
des répliques nécessitée par l'importance toute scénique du
nombre de personnages) les personnages ici ont conscience de
tenir véritablement un rôle: Edouard qui veut donner à ses
hôtes l'illusion d'être le chef de famille; sa mère Maria qui.
de sa voix et de ses gestes, s'efforce de parfaire cette illu-
sion qui pourtant ne trompe personne. ni même leurs destinatai-
res : le vénérable Zambo et Edouard; le vénérable Zambo qui
s'acharne par ses mensonges à donner de son frère cadet une ima-
ge de grand bénéficiaire du régime, image qu'Edouard est bien
(1) Les noms soulignés sont en italitique dans le texte origi-
nal.
(2) Perpétue, p. 106 à 110.

- '75 -
obligé d'accepter; enfin Katri qui tente d'introduire Perpétue
dans ce jeu en la taquinant par exemple sur les traits "indi-
ciels" du prétendant Edouard:
"Les petits maigres sont infidèles et insa-
tiables - moins, toutefois, que les grands
maigres -, mauvais coucheurs, jaloux à en
mourir et surtout. ma pauvre petite mère,
autoritaires. Gare au fouet qui cingle le
dos" (1).
En effet, dans cette "scène" oD transperce le jeu
théâtral au niveau de toutes les instances (structures, person-
nages), Perpétue semblerait seule incapable de jouer un rôle,
celui que lui destine la société traditionnelle, et donc d'adhé-
rer A cette comédie, la "comédie humaine". Elle en mourra.
Son discours, par son ton et par sa teneur, tranche
avec les autres discours et constitue une fausse note dans cette
harmonie conventionnelle, artificielle.
"Perpétue: Qulon me laisse quelques mois,
quelques semaines pour me retrouver. Une
chance qu'il y ait tout ce monde ici en ce
moment. Il faudra bien qu'on me consulte,
alors je clamerai très fort: "Non ! non!
Je ne veux pas me marier. Je refuse de me
marier" Peut-être alors qu'on me laissera
le temps de me retrouver" (2).
Evidemment, cette liberté que Perpétue réclame et
espère n'a pas cours dans l'univers qu'on veut lui faire parta-
ger. Sa voix résonne comme une voix lointaine, venue d'une épo-
que et d'un univers ignorés ici. C'est d'ailleurs ce que
s'évertue Katri à l'enconvaincre :
(1) Perpétue, p. 107.
(2) Perpétue, p. 110.

, ;
"Katri (compatissante) : trop tard, ma petite
mère. Personne ne te consultera, n'y compte
surtout pas. Ta mère t'a piégée. Nous sommes
toujours piégées, et par les nôtres enco-
re Il (1).
Mais lorsque longtemps plus tard, en acceptant les
avances du footballeur Zeyang, Perpétue se résoudra enfin à
entrer dans ce jeu, dans cette vaste comédie qui proscrit
toutes vertus, il sera bien tard, son destin s'était déjà joué
et déterminé à son insu.
Sa mère avait conclu son mariage à son insu afin que
l'argent de sa dot servft à marier son frère Martin; Edouard,
son époux, la jettera dans les bras du commissaire M'Barga dont
il sollicite la protection.
Comme la scène de son mariage, les scènes des premiè-
res rencontres de Perpétue avec le commissaire ne manquent pas
de comique. Faites plutôt de gestes que de discours. ces scènes
imposaient donc la présence de l'instance narrative. Elles ne
semblent pas moins s'inscrire dans cette théâtralité qui dans
une certaine mesure ne tient pas seulement de l'écriture théâ-
trale (notre préoccupation) mais également du jeu, du comique
des situations.
D'ailleurs la phrase nominale et minimale (silence de
Perpétue) qui vient ponctuer chaque intervention du commissaire
assurée certes par la voix du narrateur, tiendrait lieu d'indi-
cation scénique. L'évolution rapide des situations, les change-
ments les plus inattendus observés dans ces séquences inscrivent
celles-ci dans une préoccupation manifeste de théâtre. Qu'on en
juge: le commissaire M'Barg'Onana est, de par sa fonction une
personnalité importante de la ville d'Oyo10 et de ce fait même
très sûr de lui et confiant en son ascendant sur une femme qui
(1) Perpétue, p.
110.

- 177 -
de surcroît lui a été offerte par l'époux opportuniste, Perpé-
tue constituait donc pour le policier une proie toute facile
et le ton détaché de ses déclarations conforte cette position.
Mais le silence glacé q~e lui oppose Perpétue en guise de ré-
ponse fait perdre rapidement au prétentieux commissaire et sa
prolixité et son panache. Il ne tarda pas à sombrer dans un
profond sommeil, offrant ainsi un lamentable et aussi comique
spectacle, le spectacle du vrai visage d'un de ces piètres am-
bitieux dont les Indépendances ont gratifié l'Afrique
"Comme elle allait ouvrir la bouche pour
crier, elle fut stupéfaite et se figea en
constatant que le policier dodelinait de
la tête et que de sa lèvre pendante tombait
un filet de bave ( ••• ). Elle ne sut jamais
quand le policier quitta la maison" (1).
Le second assaut du commissaire contre la "fortesse"
de Perpétue faillit être concluant; en effet la combine parut
plus raffinée, elle n'en est que plus comique: le policier
devrait, en profitant de la demi-obscurité (qu'on pourrait
croire qu'elle est destinée à d'éventuels spectateurs, car rien,
en fait, n'empêchait Edouard d'éteindre la lampe, c'eût été mê-
me plus prudent) et du sommeil de Perpétue, se glisser furtive-
ment dans les draps que l'époux complice venait d'abandonner.
Nouvelle déconvenue car Perpétue se réveille
"Quand, stupéfiée, elle se dressa à moitié,
l 'homme à la hâte, inversa son opération, se
rhabilla avec une précipitation qui, en d'au-
tres circonstances, eût prêté à rire" (2).
Le réveil prévisible (pour le spectateur que nous
sommes) de Perpétue amène l'entreprenant mais trop peu chanceux
policier à se répandre en excuses en tentant de justifier sa
présence insolite, bredouillant presque pour lui-même:
(1) Perpétue, p. 209.
(2) Perpétue, p. 210.

_
, 7 ':
_
"J'étais venu t'annoncer que je sais dans
quel camp se trouve ton frère: Moundongo,
dans le Nord. Si tu veux lui faire parvenir
une lettre ou un colis, je suis prêt à t'ai-
der. ,Voilà ce que j'étais venu te dire" (1).
Généreux pol icier ! Il est évident que l'offre, à
laquelle croit d'ailleurs Perpétue (elle demeure décidément en
dehors du jeu), si allécbante fut-elle, ne pouvait justifier
ni la présence à cette heure indue ni la posture indécente du
policier; ce que notre homme est le premier à savoir d'ailleurs
puisqu'il s'enfuit aussitôt sans attendre la réponse de Perpétue.
No usn' i nsis ter 0 nspa s da van t age. En t 0 ut cas 1er0 ma n "
de Mongo BETI qui dans sa première phase (des années cinquantej
et ceci à l'instar de toute ou presque toute la production roma-
nesque négro-africaine de cette époque se caractérisait, nous
l'avons dit, par de très longues descriptions où l'instance nar-
rative aVàit beau jeu de tenir son rôle, aboutit ici à cette
nouvelle forme d'écriture dramatique. Dans ce récit, non seule-
ment le discours du personnage s'affranchit de l'autorité du
narrateur mais l'écrivain va jusqu'à adopter des marques for-
melles du genre théâtre. Les changements des perspectives
(littéraires et même politiques) ne seraient pas étrangères à
pareille évolution: sans aucun doute, plus dynamique, plus
expressive peut-être, l'écriture théâtrale si elle rompt la mo-
notonie du récit pur ou même du discours narrativé, traduirait
également la volonté de l'écrivain négro-africain de retrouver
enfin son public, africain, dont il a toujours rêvé mais qui
pour des raisons diverses (économiques, sociales, politiques,
culturelles et surtout linguistiques) pratique peu la lecture.
Nous paraîtrons sans doute na~f en disant que cette écriture
théâtrale rend la lecture moins fa~tidieuse et les "scènes"
plus expressives. Mais, il ne fait pas de doute que le handicap
majeur que constitue l'écriture pour le genre romanesque a
(1) Perpétue, p. 210.

contraint certains romanciers à le déserter. Dans sa communi-
cation au colloque "Critique et Réception des Littératures
Négro-Africaines" tenu en mars 1978 à la Sorbonne nouvelle,
J. Chevrier établissait les rapports des écrivains africains
avec la langue française en trois catégories: Les incondition-
ne l s , les réa l i 5te set les ré t 1cent5 (1). Ile s t a vanta geux de
,
. ; '
,
constater que l'avis de nos éc~ivafns est partagé quant à l'a-
doption de la langue française. Il nlest pas moins vrai que
tous, à des degrés divers, se sont trouvés désespérés de ne
voir leurs oeuvres atteindre le public africain en sa totalité.
Condamnée, du moins pour un bon moment encore, à demeurer "mi-
neure" (malgré les déclarations tapageuses des responsables
scolaires, l'analphabétisme atteint encore des proportions dé-
concertantes; les institutions culturelles restent dans les
mains des anciennnes métropoles), la littérature négro-africai-
ne est bien en quête de son public virtuel. C'est peut-être de
ce côté de la difficulté (financière et intellectuelle) du pu-
blic à accéder à la lecture, qu'il faudra chercher la reconver-
sion de certains de nos romanciers, en dramaturges et en
cinéastres.
ilLe contact par le théâtre entre le public et
l'écrivain (semble) plus facile et, dans une
certaine mesure, plus productif que le même
contact par le roman ou par le po ëme " (2).
(1) Jacques Chevrier, L'écrivain africain devant la langue fran-
çaise, colloque "Critique et Réception des
Littératures Négro-Africaines" tenu à la
Sorbonne-Nouvelle, Paris, 10 et 11 Mars
1978.
in Revue L'Afrique Littéraire et artistique
n° 50, pp. 47 a 52.
(2) Jacques Audiberti, Entretiens avec Georges Charbonnier
Gall1mard, 1965, p. 95.

~
- {
-
1
L'écriture théâtrale serait donc l'expression de
cette recherche, rendue vaine à cause des barrières linguis-
tiques, de livrer, en une sorte de caricature, son expérience
,
personnelle du pouvoir traditionnel et moderne à l'Afrique.
Et si 'linstance narrative cède ici la parole à ses personna-
ges n1elt-ce pas parce que son destin.taire a changé? Le nou-
veau narrataire de son récit retrouverait sans peine ses propres
traits dans les "scènes" qui lui sont servies.

CONCLUSION GENERALE

-
187 -
Faut-il conclure ce modeste travail qui nlest même
pas parvenu (l'intention ne vaut pas toujours l'action) à sor-
tir des lieux communs dans lesquels se débat la littérature
négro-africaine depuis Son émergence? Tout au plus faudra-t-
il retenir ici l'initiation d'un certain "dialogue" qui ouvre
des voies. diverses et quelquefois contradictoires, plutôt
q'uil ne t~~~~he dffinitiv~~ent entre celles-ci:
Dialogue d'abord entre différentes approches du texte
littéraire, approches qui se définiraient en des projections
biographique, sociologique. anthropologique, psychologique et
linguistique. Et l'on a pu vérifier la constance de ce dialogue
éclectiste, dans notre tentative (vaine) d'élucidation de l'oeu-
vre romanesque de Mongo BETI, par des incursions plus ou moins
prolongées dans une certaine adéquation entre l 'histoire litté-
raire et l 'histoire politique, économique, sociale et culturel-
le de l'Afrique contemporaine. L'on retiendra également le
rapprochement (nécessaire) entre les notions comme auteur et
narrateur, comme lecteur (public) et narrataireo
La grande difficulté, le défi recurent, auxquels la criti-
que négra-africaine reste confrontée est l'apparente transoarence de cette
littérature. Ne pas succom.ber à ce piège suppose, chez le critique, une
consistance intellectuelle certaine, pour l'heure bien au-delà
de nos espérances.
En effet, l'omniscience parfois écrasante du narrateur
de ce Récit bétien, son implication évidente dans l'univers cul-
turel, idéologique qu'il décrit, constituent une réalité incon-
tournable. Cette réalité accroft encore davantage la ressemblance
de ce narrateur et de l'auteur qui l'a genéré ; ce qui, par con-
séquence, altère un tant soit peu notre position méthodologique
initiale.
Il n'est donc pas besoin d'aller plus loin pour se con-
vaincre de la nécessité, pour la critique africaine, de définir
ses conditions d'énonciation qui lui seraient propres. En d'au-

..! ", ."~
tres termes, si cette critique ne peut être de commande comme
certaines déclarations ont tendance à le faire admettre, elle
ne peut être non plus une critique dlabandon. Llessentiel pour-
rait-on avancer, consis~erait à savoir:
"Sur quelles positions scientifiques et épis-
témologiques le critique sett"ouve. sous q.ue1
jour il présente les problàœe,s de la cu1t~re
contemporaine, comment il se refère aux d1ff~
rentes oeuvres et aux phénomènes déterminés
de recherches et dlexpérimentation, sur quels
principes méthodologiques et philosophiques,
il fonde la cohérence et la logique de ses
interprétations. Bref, au nom de quoi par1e-
t-il ?II (1).
Au nom de quoi parlons-nous lorsque nous osons poser
comme un a-priori la singularité de la littérature négro-afri-
caine? Voici la terrible question à laquelle sluse~t aujour-
d'hui bien des carrières universitaires, en Afrique et ailleurs
En vérité, nous nlavons pas pu soutenir la pesanteur de cette
interrogation fondamentale. Nous l lavons contournée, tout en
sachant qu'elle déboucherait toujours, obsessionnelle, à chaque
croisement de notre analyse
La singularité de la littérature négro-africaine a été
et est voulue en tant que légitime revendication de la différen-
ce culturelle, ou bien elle a été imposée à 1 1écrivain négro-
africain à la faveur dlinfluences culturelles diverses. Et nous
nlavons retenu que cette hypothèse contraindrait le critique à
un
double dépassement qui constitu~ en soi, une gageure.
Dlune part le dépassement de sa propre condition de
sujet impliqué et idéologiquement engagé dans le champ de ses
investigations. Cet engagement pouvant réduire, dangereusement,
la distance et le détachement un tant soit peu nécessaire dans
(1) Charles Haroche, Les Langa2es du Roman, Les éditions Fran-
calS réunls, 1976.

-
1ji~ .-
l 'herméneutique. D'autre part, cela chacun le sait et se le
repète, le dépassement des outils conceptuels, des principes
éthodo1ogiques forgés en occident et en général pour la lit-
térature occidentale, q'abord et avant tout. Ce double dépas-
sement est une gageure, avons-nous dit. Se le chercheur, si
le critique littéraire doit nécessairement disposer d'une am-
pleur du champ de connaissances et une adéquation de la méthode
à son objet, Léo Spitzer ajoute qu'il devra se libérer métaphy-
siquement à travers la science et se consacrer intérieurement
à un destinataire (1).
En effet, il serait vain et même dangereux d'espérer
une critique neutre, une critique au-dessus de tout soupçon et
derrière la scientificité de laquelle il nous aurait été impos-
sible de distinguer le critique, son idéologie, son "ethnie".
Les allégeances politiques dont l'auteur de Mongo
BETI, L'homme et Le destin fait massivement preuve, n'empêche
nullement d'inscrire son étude dans la trajectoire des études
les plus denses et les plus consistantes réalisées sur l 'oeuvre
de Mongo BETI. De même, s'il est aisé de déviner que son état
de prêtre, obsédé par l'évangélisation, a largement influencé
Lucien Laverdière dans son étude, il initie d'enrichissantes voies
d'interprétation qu'il n'est pas possible d'enjamber, comme il
n'est pas possible d'enjamber les outils théoriques élaborés
lI a i l 1e ur s ll•
Ainsi notre timide tentative d'échapper à l'écueil
d'une trop grande passion, tj'U:1e trop grande implication n'a été
finalement que vaine, même notre analyse s'est articulée autour
de la préoccupation de rechercher la singularité de la littéra-
ture négro-africaine en général et de l'oeuvre de Mongo BETI en
(1) Léo Spitzer, Etudes de style précédé de Léo Spitzer et la
lecture stylistique de Jean Starbinski. Galli-
mard, 1970, p. 17.

particulier, dans le fait littéraire lui-même, dans la litté-
ralité comme le disent les formalistes russes, c'est-à-dire
dans les structures mêmes de cette oeuvre.
L'analyse successive des rapports entretenus entre
les différents personnages que nous avons groupés, à la suite
..
de Claudetaremond,
autolfr::des deux fonctions d'agent et de
Patient et surtout du problême de "vision", nous aura permis
de dégager un premier trait du récit de Mongo BETI. Mais ce
trait, l'omniscience du narrateur, observable dans la plupart
des récits négro-africains. appelle une série d'observations
capables de nous conduire au coeur de cette singularité. de
cette authenticité artistique:
Gérard Genette. à l'issue de sa distinction, par des
marques formelles. entre MIMESIS et DIEGESIS, observe que la
Recherche du Temps perdu (Proust) "constitue
"constitue à elle seule un paradoxe - ou un
démenti - tout à fait inassimilable pour la
"norme" mémétique tl•
parce que. selon lui.
"d'une part le récit proustien consiste ex-
clusivement en tlscènes" (singulières ou ité-
ratives). clest-à-dire. précise-t-i1. en une
forme narrative qu'est la plus riche en infor-
mation. et donc la plus mimétique. Mais d'au-
tre part. la présence du narrateur y est
constante" (1).
En dehors du fait, notable. que le narrateur de la
Recherche du temps perdu se posant comme "créateur" (écrivain)
de son récit pousse nettement loin son omniscience par rapport
aux narrateurs observés dans notre étude, nous dirons que ce que
C. GENETTE considère comme un "paradoxe" ou un démenti. consti-
(1) G. GENETTE. Figures III, pp.
187 - 189.

tuerait ici, dans le récit de Mongo BETI, un trait régulier des
narrateurs. En effet, "scènes" et récit pur se succèdent dans
les romans de Mongo BETI, sans que pour autant la présence du
narrateur s'affaiblisse. En analysant le narrateur, nous avions
souligné que contrairement à celui, également omniscient, de
Balzac, le narrateur ici reste intégré dans son groupe social,
dans la communauté dont il se, réclame d'ailleurs en permanence.
les marques formelles de cette intégration sont nombreuses;
indiquons seulement ce cheminement constant et presque inévita-
ble qui mène le narrateur du JE par lequel il affirme son moi
au Nous ("chez nous", "notre race", "nous autres Noirs", ect ••• ).
Et cette union entre l'individualité du Narrateur et
sa collectivité semble s'être scellée définitivement par l'adop-
tion par l'écrivain du Nous comme narrateur des deux derniers
romans. Le Nous comme nous l'avons déjà souligné, représenterait
symboliquement bien sûr, la mémoire collective du peuple. Et
cette mémoire collective "écrit" sa propre histoire, crée ses
récits, invente ou rescucite ses mythes, ses rêves. La parole
abandonnée aux personnages ou assumée directement par un narra-
teur s'inscrirait dans la même et intense communion qui réunit
l'artiste et son public, le conteur et son auditoire:
L'individu ne vivant que pour sa collectivité et ses
actes particpant étroitement à la vie de cette même collectivi-
té.
Nous nous trouvons là, au seuil de la littérature ora-
le traditionnelle. Pour le franchir, cependant, l'on devra s'as-
surer de la permanence de ce trait, à savoir l'omniscience du
narrateur au-delà des différentes formes d'écriture dans les
autres littératures écrites négro-africaines (anglophones, luso-
phones, hispanophones et indigènes).

En attendant que s'effectue un jour une telle tâche,
gigantesque certes, mais non impossible surtout dans le cadre
des activités de l'Association des critiques africains, par
exemple. observons que la "performance" du conteur (récit, dia-
loque, mimes, chant, danse) ne lui fait nullement perdre la
direction de son conte. Sa présence, si elle se fait apparemment
discrète surtout au moment des interventions d'ailleurs fréquen-
tes de son auditoire, n'est que toujours massive.
D'autant que le conteur en tant que membre de la col-
lectivité partage avec celle-ci la même vision du monde, les
mêmes préoccupations, et pour tout dire le même "destin".
Ne pourrait-on voir dans cette communauté de destin
d'une part entre le conteur et son auditoire et de l'autre en-
tre le narrateur du récit de Mongo BETI et de ses personnages,
un début de rapprochement vérifiable entre la littérature orale
et la littérature écrite négro-africaine. Une telle perspective
ouvrirait certainement grand la porte à d'autres considérations
La temporalité, la chronologie des actions, l'intégra-
tion des genres et dont les répercussions dépasseraient certai-
nement le récit négro-africain pour atteindre le récit tout court
et en modifier certaines règles d'analyse.
Encore un mot! Des critiques, avant nous se sont es-
sayés à l'interprétation de ce Récit bétien ; nous avons tenté
de dépasser leurs conclusions et éclairer, de ce fait, l'oeuvre
par des faisceaux discursifs nouveaux, vainement. D'autres exé-
gètes prendront le re1ai et qui énonceront plus clairement leurs
méthodes d'approche de cette oeuvre, qui en désigneront le pu-
blic, qui en cerneront davantage l'environnement, avec au bout
de tout cela ce même sentiment inéluctable d'insatisfaction qui
est le lot ordinaire du critique:

- 1~0 -
"Comprendre n'est pas nécessairement mieux
lire. ni préparer à une meilleure lecture.
L'expérience du commentateur rejoint celle
de l'écrivain: quelque chose est à dire
qui n'a pas encore été dit. mais ce qui n'a
pas ,ncore été dit ne le sera pas" (1).
(1) Maurice Blanchot et Ta Question de l'écriture. Françoise
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B 1 B LlO G R A PHI E

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TABLE DES MATIERES

Pages
INTRODUCTION GENERALE: L'IMPASSE DE LA CRITIQUE
AFRICAINE........................
8
PREMIERE PARTIE
LA LOGIQUE D'UN RECIT
22
CHAPITRE 1
AGENTS/PATIENTS
~..
27
CHAPITRE 2
LES (IN}FoRMATEURS
42
DEUXIEME PARTIE
LE{S) SUJET{SrD'ENONCIATION ET LA
RECEPTION
:...
52
CHAP 1TRE 1
LES NARRATEURS
S .'. .
53
1 - LES NARRATEURS HETERODIEGETIQUES.
59
a} Le narrateur-conteur de
Perpétue
60
b} Ville Cruelle ou le pseudo-
microdialogue .......•.........
68
c) La pseudo-polyphonie du Roi
miraculé......................
76
Remarques partielles
81
II - LES NARRATEURS HOMODIEGETIQUES
83
.0) le narrateur autodiégétique
83
b) Nous, Narrateur collectif ou
Con s cie nce colle c t ive ••••.....
88
c) Denis, narrateur du Pauvre
Christ de Bomba •••••.••.. ~....
95
CHAPITRE 2
LES NARRATAIRES
107
1 - LA NOTION DE NARRATAIRE
108
a) Le narrataire et notions
vo t s i ne s
108
b ) Lamé th 0 de de Gé ra 1d Pri nee ...
121

Pages
II - LES SIGNAUX .•.• •••.•.•• .••.......
126
'A. La caractérisation explicite..
126
B. Questions ou pseudo-questions.
136
c. Comparaiso~s - AnaloJ1Is -
Surjustifications ••••••••. .•.•
144
111- LES FONCTIONS.DU NARRATAIRE......
146
A. Le Narrataire, Relais entre
Narrateur et Lecteur
~.
'47
B• Le s Thème s ..........•.........
,t 50
C. Le Narrataire, porte-parole de
la morale de l'oeuvre ..••.....
152
TROISIEME PARTIE
LE RECIT NEGRO~AFRICAIN : QUELQUES
TRAITS CARACTËRISTIQUES
154
CHAP 1TRE
1
LA DESCR 1PT 1ON ...·~:~r:,-=..·7:·:~'...............
158
/'
- .
.
.
.
CHAPITRE 2
L' ËCR 1TU RE D~AMAt!~.V,Ec' .~\\
.
165
'.- ~~~
:
/ ,
CONCLUSION GENERALE
\\~,'
- _----_.,/ ..,"'/
..............-, ~
'-':,'. ,.,.
.
181
_ "Î.'l:î.:?Ht :\\\\(~ ,
.'r,' q",." ,
BIBLIOGRAPHIE ............................................
189