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UNIVERSITÉ DE POITIERS
FACULTÉ DES SCIENCES HUMAINES
DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE
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CONSEl1. AFRICAIN' "~-
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L'HOMME SELON HEGEL
Thèse de Doctorat d'Etat de Philos0I;P~~~5p-'CAiNE.'<,
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17-
Présentée par Monsieur DIBI Kouadio ~ E C A, nn
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SOUS la direction de Monsieur le Professeur Jacques D'HONDt
PO ITIERS 1987

"Das Wissen kennt nicht nur sich,
sondern auch das Negative seiner
selbst,oder seine Grenze.
Seine
Grenze wissen heisst,sich aufzu-
opfern wissen".
HEGEL, (Phânomeno-
logie des Geistes,Hoffmeister,
p.563).

-1-
AVERTISSEMENT
.-

-2-
Le pr~sent travail n'acc~de au milieu de lumière,
sus cep t i b1 e
d e'
1 ui
c on f ~ r e r un d e 9 r ~ d' i mma n en c el à soi ,
que s'il est saisi comme un moment,au sens pleinement hégé-
lien du terme.L~ th~me de l'existence humain~ est la pro-
bl~matique qui a toujours anim~ notr~ ssprit,et notre iti-
néraire philosophique semble consister dans l'effort d"~le­
ver nos r~flexions sur ce thème à un niveau spéculatif,
au point pur dans l'~paisseur sans ~paisseur duquel vien-
nent se nouer les choses,pour ~tre posées comme ~lles sont,
en
liberté.C'est en tentant d'approfondir ces r~flexions
que nous avons ~t~ conduit à HEGEL. Que le vent qui souffle
dans sa pens~e,en nous imposant "le travail du concept"
(der Arbeit des Begriffes)
(1) ,par lequel se' rend fluide
la conscience pour gagner en profondeur,aide a
nous con-
duire à bon port,c'est la conviction qui nous habite, et
a
laquelle nous chercherons ici à donner un contenu et
un fondement.
Sans doute,nous avons largement profit~ des ~tudes
sur HE~EL,faites par d'excellents auteurs,qui jou~rent
un rôle important dans notre propre r~flexion,.t sans
lesquelles la pr~sente ~tude n'aurait pu voir le jour!
Aucune oeuvre sérieuse ne
peut se r~aliser,en se coupant
de tout apport extérieur.Cependant,parce que notre objet
propre est de ~ HEGEL lui-m~me,afin
de voir ce qu'il
en est de l'homme dan. sa pensp~,nous citerons volontiers
(l)Phanomenologle des Gelstes,Ed.Hoffmelster,Melner,Phi-
losophische Bibliothek,Hamburg~e.hsteAurlage,1952,p.57;
Traduction française de Jean HYPPOLITE:Phénoménologie de
l'Esprit, Tome1 ,AUBIER,1941 ,p.60.

-3-
les textes mêmes du philosophe,et limiterons les référen-
ces à des commentateurs, fussent-elles riches et
intéres-
santes.
Une connaissance effective de la langue allemande,
dont HEGEL aime à souligner la vertu spéculative,aurait
pu,sans nul doute,nous apporter une nourriture solide
pour un meilleur séjour dans la chose même.Mais,pour par-
ler comme les Latins,on ne peut pas sauter par dessus son
ombre!Parce que,de mani~re
essen~ielle,nous saisissons
notre rapport ~HEGCL dans la perspective d'une appropri-
ation méditante,notre commerce avec sa pengée ne fait,
en esprit et en vérité,que commencer.Aussi,espérons-nous,
avec le temps,pouvoir ré~oudre le probl~me de la langue,
grâce à la bienveillance d'un "destin amical"(freundliches
Schicksal),pour mieux servir cette pensée dans notre
vie,et nous acquitter ainsi très pauvrement d'une dette
à l'égard de l'intemporalité de l'acte philosophique,du
comprendre tout court,comme l'instance où l'homme se
trouve honoré dans son essence,en émergeant de la
vie
naturelle pour tourner son regard vers le point pur de
l'exigence de sens.
Il sera fait
fréquemment référence ici à des textes
tels que la Phénomélogie de l'Csprit,l'Encyclopédie des
Sciences Philosophiques,la Raison dans l'Histoire,les
Principes de la Philosophie du Groit,et les Leçons sur

-4-
la Philosophie de la Religion.Dans leur expression,ils nous
semblent contenir,de façon particulière,des idées suscepti-
bles d'aider à l'élaboration et à la conduite de notre pro-
blématique.L'on ne devra point penser qu'à procéder de la
sorte,nous faisons une incursion dans des textes,à la recher-
che des passages venant
justifier et conforter une position
préalablement conçue!U'n tel faire,parce que mécanique,n'a
aucune chance de rejoindre son objet.Ne se voit-il pas d'ail-
leurs renié immédiatement par l'esprit même qui habite tou-
te recherche hégélienne?Celui-ci exige,d'une certaine ma-
nière,le libre "laisser-aller"de soi au mouvement de la cho-
se même.C'est alors une sorte d'intuition,prenant peu a
peu corps à l'obscur d'une réflexion pendant les l~ctures,qui
finit par devenir une étincelle de lumière,conduisant à
insister sur des textes déterminés. Aussi, faut-il entendre
tout entier le choix comme être-devenu.
la pensée de HEGEL peut se lire comme une totalité
unifiée.Elle nous paraIt présenter une continuité aux dif-
férents niveaux de son expression.Il existe une complémen-
tarité et une cohérence des diverses affirmations,On peut
sans doute relever des variations concernant une question
précise,et m~me parvenir à la distinction entre un"HEGEL
tardif" et un "HEGEL jeune".Pareille distinction nous sem-
ble toutefois privée de pensée,lorsqu'elle tend à se muer

-5-
en
une opposition radicale!Ne conviendrait-il pas,au con-
traire,de saisir l'ensemble de la pensée de HEGEL comme
une prise en
charge progressive de la totalité du réel
dans l'élément du concept,qui tend vers une organisation
systématique, ?Le philosophe,vers la fin de sa vie,ne vient
pas renier,comme des égarements propres à la jeunesse et
à l'inconsistance d'esprit,tout ce qu'il avait écrit au-
paravant!
Les variations ne sont-elles pas les variations
du m~me en mouvement? Que serait d'ailleurs un philosophe
dont la pensée ne s'appréhenderait pas comme l'effort d'ex-
primer une intuition unique? Aussi bien,attentif à l'unité
et à la continuité de l'oeuvre,passerons-nous d'un texte
a un autre,en puisant en chacun d'eux les ressources al-
lant dans la direction de notre visée.
Les références à HEIDEGGER,en particulier dans le
sixième moment de notre progression,ne doivent point lais-
ser entendre que nous ramenons
~ t'identique deux grandes
pensées qu'il faut respecter,chacune en son lieu et en son
dynamisme propres!
HEIDEGGER lui-même ne se plaît-il pas
à souligner une différence importante,concernant le"propos"
de la pensée et le dialogue avec l'histoire de la philoso-
phie (1)111 nou~ p8ralt ~eulement que certaines int~itions
se croisent,que nous sommes en présence de deux pensées
soucieuses du destin de l'homme,de son enracinement au
monde sous la forme d'un habiter historique.
( 1)
V0 i r r•• n t i t é e t Di f f ~ r e n c e in Que s t ion s
l,GALLIMARD,
1968.

-6-
Les références aux ouvrages de HECEL,moins fré-
~uentes,seront indiquées sans abréviations. Pour ceux
fréguemment cités,nous utiliseronsipar contre,des abré-
viations.Ainsi:
Ph.G.
=Phanomenologie des Ceistes,herausgegeben
von J.Hoffmeister,Philosophische Bibliothek,
Hamburg,sechste Auflage,1952.Nous écrirons
Phénoménologie. 1 lit Phénomélogie II pour la
traduction française
de cette oeuvre par
J.Hyppolite,en deux tomes,chez AUBIER,1939
et 1941.
~.c~clopédie des Sciences Philosophiques,BOUR-
GEOIS =Encyclopédie des SIlences Philosophiques,I
La Scle~ce de la Logique,trad.B.BOURGEOIS,VRIN,1971.
Précis de l'Encyclopédie des Sciences Philosophi-
ques,GIBELIN=Précis de l'E~cyclopédie des Sciences
Philosophiques,trad.J.GI8ELIN,VRIN,1952.
Principes de
la Philosophie du Droit,KAAN -=Princi-
pes de la Philosophie du Droit,trad.A.KAAN,Collec-
tion IDEES, 1940.
La Raison dans l'Histoire,PAPAIOANNOU =La Raison
dans l'Histoire,trad.K.PAPAIOANNOU,Ed.UGE,10/18,
1965.

-7-
INTRODUCTION

-8-
C'est une étrange aventure que celle qui consi~te
a vouloir tenter de mettre nos propres pas dans ceux d'un
autre penseur,et à risquer,à la suite d'une incursion dans
ses textes qui ne
peut que confesser sa finitude intrinsè-
que,d'étudier un thème que l'on croit susceptible de con-
duire à l'articulation globale d'une pensée.
l'aventure
est encore plus étrange quand il est question de suivre
un penseur comme HCGEL!
Qui aborde la lecture de ses tex-
tes ne
se trouve-t-il pas en
présence d'un style inhabituel
et déconcertant? On connaît les jugements de SCHOPENHAUER
présentant HCGEl comme un charlatan qui se complaît dans
un jargon inintelligible!
le style du philosophe ne peut
laisser en effet indifférent.
A la trop grande densité
de la pensée vient s'ajouter ùn langage abstrait,comme si
l'obscurité insondable était préférée à la lumière.
Ct pour-
tant,personne ne saurait dire que HEGEL refuse de se faire
comprendre,qu'il cherche,de façon délibérée,à tenir les
esprits médiocres à l'écart de sa pensée,pour n'en permettre
l'accès qu'à un nombre .réduit!
Un effort soutenu de lecture
ne rend-il pas familier
à ce style qui nous entraîne vers
son pathos, son élan intérieur:
l'amo~r du systématique?
HEGEL cherche toujours à tout ramener en direction
du profond,en sorte que l'obscurité présumée doit être
saisie comme liée sans doute à la nature de la chose mê-

-9-
me,~ui ne saurait nullement s'exprimer sous mode immé-
diat,dans un étalement spatial de soi!
La chose même,
dans l'illocalité de son contenu,exige,pour sa venue à
la lumière,un esprit entièrement capable de la lier à
elle même et en elle même: ce qui n'est possible que
dans un tissage s'effectuant dans l'obscur,s'il est vrai
que ce par quoi une chose est éclairée n'est
jamais lui-
même visible,mais se maintient dans la nuit. Une pensée
n'est sérieuse que là eù celui qui pense se trouve cons-
tamment saisi par le mouvement même de ce qui est à pen-
penser,en sorte que c'est,au fond,ce mouvement qui le di-
rige.
Ne faut-il pas,de ce point de vue,lier le style
lui-même à l'antériorité essentielle d'un tel mouvement?
Ceci est encore plus vrai de HEGEL:
si l'on désespère de
son style,c'est l'accès à sa pensée qui risque de nous ê-
tre interdit.
Certes,il est toujours loisible de vouloir
penser sans se soucier de lui,de lire seulement des phi-
losophes jug~s plus "accueillants",mais ce serait peut- .
être se fermer à l'intelligence de la modernité philoso-
phique car,pour qui la veut comprendre,HEGEL est un passa-
ge obligé.
~n outre,ne serait-ce pas philosopher à moin-
dre frais que de vouloir éviter le commerce avec sa pensée?
Quittons ces remarques extérieures,selon notre point
de vue,et cherchons plutôt à faire un pas en avant,dans
la mise en lumière de notre objet même.

-10-
La philosophie de HEGEL est généralement considé-
rée comme une pensée abstraite,résorbant tout dans la
mobilité du concept et ne laissant aucune place à la con-
tingence comme contingence.
KIERKEGAARD ne pensait-il pas
que le concept étant sans enracinement dans le réel,la
dialectique hégélienne aboutit à un morcellement total
de l'existence humaine? Ce point de vue trouve son pro-
longement et sa reprise chez M.Micbel HeNRY qui soutient
que la pensée hégélienne ne laisse pas de place à Hune
ontologie positive de la subjectivité"(1):le concept,dans la
négativité
de
son ~tre,ne contient pas les conditions
de l'ipséité,et l'immanence de l'universel dans la déter-
mination,affirmée par HEGEL,ne peut que demeurer spécula-
tive,aussi longtemps qu'elle n'est pas vécue.
Dans cette perspective,parler d'une conception
~. ,:--~;'~'fr<~4l.>.
. y'\\.J'.I <t: 0'.~
,
de l'homme chez HEGEL ne pourq3cLt::':i.l-p.a'S'.:lJJ;araitre tout a
»: ~-~
fait hasardeux? Pourtant,
la r1;'?éa'Usa~Lon\\d(:i1Jn tel projet
Rul~).~
n'est-elle pas possible,à par\\~;~e~~ùre tentant
de prendre en compte ce qu' est'\\i~s~concr\\e~t~hez le philoso-
~~
phe? HEGEL ne ramène jamais le concret à l'~tre-là dans
sa seule immédiateté,qui;sous C8t aspect,n'est qu'une
existence indifférente.
Est concret l'être-là en tant que
devenu,dans un procès de négativité.
Parce que toute néga-
tivité vient de l'essence,on peut dire que le concret est
(1)
"Mise en
lumigre de l'essence originaire de la Révé-
lation,par opposition au concept hégélien de la Manifes-
tation"
: Appendice à l'Essence de la Manifestation,tomeII,
PUF,1963,p.906.

-11-
ce qui a,.vant tout, accepté de séjourner dans l'essence
comme source universelle de toute consistance,de toute
subsistance,c'est-à-dire,de toute existence authentique.
Sous cet aspect,comment le retour perpétuel du
particulier à l'universel pourrait-il être jugé comme
la perte de tout contenu,la réduction à une ombre? Si
le mouvement dialectique semble volontiers accorder plus
d'attention au procès faisant surgir une détermination
nouvelle qu'à la déterminatton elle-même,c'est que l'au-
tonomie de celle-ci est seulement apparence d'autonomie!
L'attitude consistant à considérer une détermination dans
l'unique sphère de son isolement,n'est que méprise,car
réduit~à la condition de la fixité du point,comment une
réalité peut-elle encore être réelle,avoir une valeur?
Une détermination ne reçoit son contenu que du mouvement
qui l'a fait être,en sorte que,chez HEGEL,c'est ce mouve-
ment qui,d'abord,est essentiel.
Est premier le mouvement
du devenir,conduisant le réel à son propre achèvement.
Cet ach~vement n'est-il pas pr~cisément la vie,«~me du
monde,sang universel qui,omniprésent,n'est ni troublé
ni interrompu dans son cours par aucune différence,qui
est plutôt lui-même toutes les différences aussi bien que
leur être-supprimé"(1)? La vie,HEGEL la saisit comme l ' i -
mage de l'infini qui ,dans une sorte d'éclair,vient déchQ-
rer les choses afin de les rappeler à leur origine,de les
(1)
Ph~noménologie,I,p.136; PH.G. p.126.

-12-
maintenir de cette façon dans l'unité.
Dès lors,la seule manière de penser l'homme n'est-
elle pas d'appréhender les différentes modalités de son
existence dans la relation à la fluidité de la vie? Con-
sidéré comme individualité,l'homme,en sa contingence même,
ne témoigne-t-il pas déjà d'une telle relation? HEGEL sou-
ligne que l'individualité implique à la fois opposition
et liaison avec la richesse infinie de la vie.
Comme in-
dividu,je suis immédiatement séparé des autres éléments
de la vie.
Parce qu'elle procède du tout de la vie ,cette
séparation n'implique ~-elle pas alors ma liaison imma-
nente avec ce tout? Il convient de dire que je suis un
avec tous les éléments en dehors de moi.
C'est la vie
elle-même qui s'est déchirée afin de me laisser exister
comme une de ses parties et je ne puis donc me comprendre
qu'en elle.
L'individualité,en sa figure prapTe,uient,
confesser l'antériorité et l'immanence de la vie univer-
selle à laquelle elle renvoie comme à son propre sol,son
milieu de lumière,de transparence:
"Un homme n'est une vie
individuelle qu'en tant qu'il est autre que tous les élé-
ments,et que l'infinité de la vie individuelle est en de-
hors de lui.
IL n'est une vie individuelle qu'en tant qu'il
est un avec tous les éléments,avec toute l'infinité de la
vie en dehors de lui.
Il n'est qu'en tant que le tout de
la vie est partagé.
Il est une partie,tout le reste,l'autre.

-13-
Il est seulement en
tant qu'il n'est aucune partie et
que rien n'est séparé de lui"(1).
Image de l'infini,la vie,en sa réalité ultime,
coïncide avec l'Absolu.
Aus8i,1'homme est-il essentiel-
lement rapport à l'Absolu.
Sans doute,HEGEL n'est pas
le seul philosophe à affirmer une telle idée!
La dif-
férence réside dans la manière de concevoir et d'expli-
citer la densité de ce rapport.
En bonne logigue,ji l'on
pose que l'homme est relation à l'Absolu,pour le compren-
dre,ne faut-il pas se placer au point de vue seul capa-
ble de rendre compte de
la diction interne de l'Absolu,
de l'intemporalité de son auto-constitution? C'est la mé-
thode adoptée par HEGEL.
On a pu croire et soutenir que
pareille méthode finit par n'attribuer pratiquement au-
cune valeur ;.JrGpre à 'l'homme dont l'ipséité se trouve,
pour ainsi dire,dissoute.
N'existe plus,finalement,au fond,
qu~ l'Absolu tirant plaisir à se servir de l'homme,par
un jeu dont lui seul détient le secret! Certains textes
de HEGEL pourraient laisser penser effectivement cela:
"C'est le particulier qui s'use dans le combat et est en
partie détruit. C'est de ce combat et de cette disparition
du particulier que résulte l'universel.
Celui-ci n'est
point troublé.
Ce n'est pas l'Idée qui s'expose au conflit
au
combat et au danger;
elle se tient en arri~re hors de
t.ute attaque et de tout dommage et envoie au combat la
passion pour s'y c on s ume r v f Z},
L'être de l'individu se
(1)
System Fragment,NOHL,p.346,cité par R.GARAUDY in
Dieu est mort,PUF,1970,p.96
(2)
La Raison dans l'Histoire,trad.PAPAIOANNOU,10/1B,1965,p~~

-14-
consumant pour l'Idée,
tout étant ainsi sans cesse récapi-
tulé et repris à l'intérieur de l'absoluité de l'Idée, dans
son identité a soi, n'est-ce pas la finitude humaine qui
se trouve en fin de compte escamotée, méconnue dans ses
droits? N'est-ce pas méconnaître l'homme comme subjecti-
vité en situation? Selon Francis GUIBAL,
"l'aspect insatis-
faisant du discours hégélien vient de ce que ne s'inscrit
pas suffisamment en
lui la reconnaissance du mystère de
l'individu en
son originalité et en
sa singularité inef-
façables ainsi que celle de la raison comme exigence et
intention toujours inchoative,
inachevée et menacée, au coeur
de l'existence humaine"(1).
Ainsi,
la raison spéculative
serait-elle sourde à l'altérité: elle ne permet pas un
respect authentique de la finitude humaine aussi bien que
de l'Absolu.
Sans doute,
à un niveau existentiel,
la question
de l'homme renvoie toujours à la reconnaissance et à l'ac-
cueil de l'irréductibilité de l'individu. Mais HEGEL veut
penser ce qui est, avec la conviction que ce qui est, pour
autant qu'il est, a du sens. Sans cette présupposition,
il nous semble que tout acte d'intelligence s'abolit, et
avec lui peut-~tre, l'~tre-au-monde. Si la singularité de
l'individu,
la contingence qui signe son ~tre, échappait
radicalement à l'ordre même de la raison comme effort
(1) Dieu selon HEGEL, AUBIER,
1975,
p ,
332.

-15-
d'intelligibilité,
pareille irréductibilité ne se conver-
tirait-elle pas en absurdité? L'idée même d'une contin-
gence relève toujours d'un point de vue humain.
Elle vient
sans doute de ceci qu'en vérité, quelque chose se trouve
posé en dehors de Dieu,
l'homme dans le monde, et qui n'est
pas immédiatement Dieu.
Ici se trouve un point lourd d'un
mystère pour la conscience humaine.
L'homme dans le monde
pourrait être interprété comme un don survenant sans cesse
du jaillissement de la liberté de l'Absolu.
Mais si le don
relève de la gratuité, ce caractère de gratuité en lequel
semble se fonder l'idée d'une contingence, empêche-t-il
de le comprendre? Dans son inépuisabilité même,
le don
n'aurait-il pas une raison,
un sens qui le fonde~même si
cette raison peut échapper à l'homme?
HEGEL ne nous semble pas abolir toute reconnais-
sance de la contingence de l'existence humaine,.car le phi-
losophe ne dit pas platement que l'homme est Dieu.
Avec
lui,
se dégage une nouvelle manière de saisir la contin-
gence et la finitude de l'exister qui ne doit plus signi-
fier une opacité fermée en soi à l'acte de l'intelligence
ce qui est se ressource dans un sens ultime qui lui rend
raison, même si nous ne parvenons pas à la saisie de ce
sens
! Ce point ne se trouve-t-il pas clairement signifié
dans la Phénoménologie de l'Esprit dont le but est de nous

-16-
aider à percevoir "le mouvement logique qui structure,
jusqu'en sa contingence,
le devenir de toute réalité enga-
gée dans l'histoire"
(1) ? L'entreprise hégélienne veut
viser à saisir l'homme, dans toute l'épaisseur même de son
être, comme ce point où est venu se concentrer le logos.
N'est-ce pas ce qui rend compte de la démarche tout à fait
conceptuelle adoptée par le philosophe, et que l'o~ consi-
dère comme venant escamoter l'existence,
étrangère à l'ordre
du discours? L'on sait pourtant que ,pour HEGEL, le concept
n'est pas quelque chose d'abstrait:
il est le mouvement
même du réel dans son auto-déploiement, dans l'auto-mouvement
de son contenu. Entendu comme l'acte de comprendre
(das
Begreifen),
le concept est ce qui vient servir l'immédia-
teté du réel ~ans une reprisa,en le rattachant à cela seul
qui l'ouvre à sa plénitude intrinsèque. En ce sens, n'y
a-t-il pas une relation fondamentale entre le présent et
le concept? En effet,
le présent est abtuel,au sens d'une
profondeur.
Est profond ce qui,
pour ainsi dire, a signé
la paix avec le temps,à travers un mouvement pour se main-
r
tenir comme tel. C'est ce qui s'est repris
et ressaisi.
Tl s'agit d'un mouvement propre au concept.
Or, c'est dans
cet acte de se
reprendre,de se ressourcer perpétuellement
dans le substantiel que HEGEL semble comprendre l'homme.
Ceci n'apparaît-il pas d'ailleurs dans une lecture patiente
(1)
HEGEL:
Science de la logique,
tome
T,
Livre
T,
l'Etre, Ed~~
d e 18 12 , AUB1ER, 1972
, n ote des t rad uc t e ur s
p~ J • LABAR RT[R E,
et Gwendoline JARClYK,p.XVTII.

-17-
du Savoir absolu,
texte qui fait voir, dans sa densité
même, le rapport de l' homme à l'Absolu? Le savoir absolu
est la totalisation ultime de la marche de la conscience.
Moment dans lequel se trouvent dépassées toutes les figures
antérieures dans leur vérité dernière,
il pose par excellence
la nécessité pour la conscience de comprendre sa propre
histoire, de saisir le dynamisme caché qui op8re l'unité
intérieure de ses figures:
"l'esprit doit passer dans le
concept, pour résoudre en
lui tout à fait
la forme de
l'objectivité, en
lui qui renferme en
soi-même aussi bien
ce contraire de soi"
(1).
Cette résolution de la forme de l'objectivité
ne signifie-t-elle pas l"arrachement de l'!e:xp:érrience~a! srm.
éparpillement chronologique, pour que soit assurée à la
conscience une attention plus vraie à l'unité de son
parcours? Le savoir absolu vient dire que si le sens peut
,
apparaître, c'est dans l'exacte mesure ou, toujours-déjà,
il était au commencement:
en
sorte que l'expérience
globale consiste a
le reconquérir réflexivement.
C'est
pourquoi l'on ne
saurait interpréter ce qu'apporte ce savoir
comme un impérialisme du concept, mais plutôt l'ouverture
de l'expérience à elle même. Comme
t e l ,
cet acte d.1in-
telligence est aussi le retour à l'immédiateté même de
l'expérience. Ce retour à l'immédiateté première, s ' i l a
(1)
Phénoménologie,
II,
p.
211
Ph. G.,
p.
480.

-18-
pour but de délivrer le vrai de sa figuration contingente,
annonce aussi, par là même, que l'Absolu n'atteint à sa
richesse qu'en se disant
soi - mê me, dan s I ' i mm éd i a te té.
Une
fois parvenue au sommet de son parcours qui est l'Absolu,
la conscience doit redescendre, comme pour accompagner
maintenant l'enfantement de sa propre vérité. Désormais
éclairée par la lumière de
l'Absolu, elle doit assumer
pour elle-même la douleur du commencement. Sans ce retour
effectif à l'immédiateté,
l'Absolu ne serait-il pas "la
solitude sans vie"
(d a s leblose Einsame)
(1)
?
HEGEL affirme lui-même que l'Absolu veut "être
en
soi et pour soi depuis le début p r s s de nous", en no-
tre vie.
Dans son ~tre seulement abstrait, l'Absolu ne
signifie rien. Dans sa transcendance lointaine et inac-
cessible, seulement au-delà,
il est une" étrangèreté" sans
référence pour l' homme et le monde.
Par là,
il 's'aboli t
lui-m~me comme Absolu. Dans cette perspective, on comprend
pourquoi HEGEL accorde une importance à l'idée de la créa-
\\
tion du monde par Dieu.
Le philosophe -d ép a s s a cette idée
dans sa forme représentative.
Celle-ci en effet la donne
à entendre comme un acte qui s'est produit une
fois pour
toutes et qui,
sous cet aspect,
aurait la détermination
d'un événement contingent, arbitraire.
Bien au contraire,
la création est le contenu m~me de l'Idée divine. C'est
(1) Phénoménologie,Ir,
p.313
Ph. G., p.564.

-19-
Die u lui - mê me, par i mm an en ce, qui s e d é ter min e ,
Lem 0 n d e
ne viendrait pas"comme de l'extérieur,.s'ajouter à Di e u,
mais il
est Dieu lui-même se déterminant dans sa propre
nécessité.
Le monde est la manifestation de Dieu: non
pas l'autre que Dieu, mais l'autre de Dieu, Dieu lui-même
comme autre. HEGEL aime à dire qu'un Esprit qui n'est pas
manifeste n'est pas un Esprit:
"sans le monde, Dieu n'est
pas Die u"
(1).
Tou t e foi s , dan s lem on d e Die un' est pas
encore véritablement manifeste comme Esprit. En lui ,l'Esprit
sommeille. Cette quiétude limite son contenu,et il ne
sortira de son sommeil, ne pourra se recueillir dans sa
vérité que dans l'homme comme conscience de soi. En l'homme,
Dieu prend conscience de lui-même,
se réalise.
Ainsi, c'est
par la médiation de l'homme, de l'Esprit fini que le
divin,
l'infini prend connaissance de lui-même.
Si donc l'homme n'est réel que relié à l'Absolu
qui est fin et principe,
l'Absolu lui-même ne laisse son con-
tenu s~ manifester,
en vérité,que par l'homme comme sa
médiation incontournable.
Aussi,la relation de l'homme à
l'Absolu ne saurait être de type instrumental,dans la con-
notation péjorative du mot:
il s'agit d'une relation
réflexive,dans laquelle s'expose conjointement leur contenu.
L'on p-ourra sentir, à
travers cette introduction,
que, b i en qu' i l
t rai te d e l ' ho mm e, cet r a v ail n fi' ". u t
lai s ser
(1)
Leçons sur la Philosopnie de la Religion, 13re Partie,
Traduction Gibelin, VRIN, 1959, p .. 130.

-20-
nullement supposer une réduction anthropologique de la
pensée de HEGEL, à la manière de KDJEVE. Ce point sera
thématisé,pour lui-même~à un moment de la progression,
vers la fin.
La première partie de ce travail se voit in-
troduite par l'opposition de
i<UCRKEGAARD à HEGEL, au lieu
que celle-ci soit réservée pour les discussions devant
venir seulement à la fin.
Nous voulons procéder de cette
façon, pour une raison fondamentale:
la longue polémique
du penseur danois contre le système hégélien dans sa
totalité,peut conduire à penser qu'il est peine perdue
de parler de l'homme chez HEGEL.
Parce que notre objet
est précisément de montrer que l'homme se trouve au coeur
de la pensée du philosophe allemand,
il nous faut d'abord
considérer ce point, afin que la. ç;~?ne~ultérieurement,
te.)" ~ 6>(~1'
puisse 5e déployer dans son proJ~f~/~léme~\\,7~è\\près avoir,
'Iv ( CA
\\ ~l~
pour ainsi d i r e s a f f r on t
ce qu.i!';-se~J!,A,g~~5~~briquement
é
comme son autre radical.
~;";)~v;./
"&/9
~\\\\Q~'jf'
I)~n~~
,
Ce n'est point dire. que, de 'cette maniera, ne sub-
sistera plus aucune ambre
,et que tout brillera enfin d'une
clarté absolue!
Pareille prétention ne serait-elle pas
tout à fait contraire à l'essence même de la réflexion
philosophique? Que vaut d'ailleurs la lumière sans une
,
. .
certaine ombre? Comme le Marin qui,
avant de partir très

-21-
tôt le matin, se demande dans quelle mesure les vents de
la mer peuvent le conduire à bon port, nous voudrions seu-
lement donner un fondement à notre objet,en commençant
d'abord par entrer en discussion avec ce qui.historique-
ment,·se pose volontiers comme son oppos~ radical.
Parce qu'il est essentiellement approche,le premier mo-
ment'qui' va suivre; rassemblera à une sorte de tâtDnne-
ment,de répétition.
L'on ne devra point interpréter cette
circonstance comme si l'intuition elle-même venait à s'é-
puiser pour ne plus que tourner en rend!
Il s'agit de pré-
parer les conditions d'un séjour,et don~ de laisser êtr~
comme elles se présentent,toutes les occasions suscepti-
bles de permettre,se,lan leur régime interne,la venue de
la lumière •..

-22-
PREMIERE PARTIE :
APPROCHES DE LA PROBLEMATIQUE

-23-
I) EXISTENCE ET DIALECTIQUe
KIERKEGAARD est le penseur qu'on oppose habituel-
lement à HEGEL. Le philosophe danois est le chevalier de
la subjectivité: il affirme avec force que le vrai rési-
de dans l'intériorité de l'individu, cette intériorité
étant irréductible à l'abstraction. KIERKEGAaRD porte l'é-
preuve de l'intériorité à son extrême point de tension,
afin d'expérimenter la solitude: "si je devais d eman de r
qu'on mette une inscription sur ma tombe,
je n'en voudrais
pas d'autre que celle-ci:
Il fut l'Individu; et si ce
mot n'est pas encore compris, il le sera vraiment un jour".
La pensée systématique construit un monde i~personnel où
l'individu ne peut vivre, où je ne peux trouver une véri-
té qui soit vérité pour moi
: "justement parce que la pen-
sée abstraite est sub sRecie aeterni, elle fait abstrac-
tian du concret, du temporel, du devenir de l'existence,
de la détresse de l'homme, posé dans l'existence par un
un assemblage d'éternel et de temporel"
(1).
L'existence
n'est pas de l'ordre de transparence, elle ne se ramène
pas à la logique : ellè est dense
de difficultés. L'abs-
traction précisément "escamote la difficulté de l'existen-
ce, et la met de c5té, puis se vante de tout expliquer" «21.
pensée,qui se vAnte de tout expliquer, n'atteint
(1) Po~t-scriptum aux ~iettes philosophiques, NRF, GALLI-
MIl.RD, 1 941,
p-..
2IT1.
(2)
Idem.

-24-
pas la réalité même
transformant la réalité en possibi-
lité, elle abDlit par là même la réalité. Tout savoir sur
la réalité, selon KIERKEGAARD, est possibilité,et la seu-
le réalité dont l'individu ne saurait avoir une connais-
sance abstraite,est la sienne propre, à savoir qu'il exis-
te
:
ceci constitue son intérêt absolu.
Aussi,HEGEL ne peut-il construire un syst~me
qu'en escamotant l'existence, en en faisant un ob-jet.
Les pages ne manquent pas où KIERKEGAARD s'attaque à HEGEL.
En tant qu'elle se déploie dans la pensée pure, la philo-
sophie hégélienne supprime le mouvement même de l'existen-
ce.
HEGEL présente le passage d'une détermination à une
autre comme une assomption logique ~lors que nous sommes
ici en présence de l'irréductible. Comment comprendre, par
exemple,le processus par lequel la détermination purement
abstraite de l'Existence en vient à s'éclater en une mul-
tiplicité d'existences? De mani~re plus fondamentale,
comment l'Idée logique s'aliène-t-elle ? La pensée abstrai-
te peut-elle en rendre compte? Dans son système, HEGEL
s'oublie lui-même comme un individu en situation: il
ne peut parfaitement élaborer un système du réel que par-
ce que lui-même, en vérité, n'est plus un existant
"la
philosophie hégélienne, en tant qu'elle s'abstient de dé-
terminer ses relations avec l'existant, en tant qu'elle

-25-
ignore l' éthique, introduit le désordre dans l'existence" (1).
L'éthique consiste à prendre sur soi l'existence,
à s'intéresser à elle infiniment,
à l'expérimenter jusque
dans son opacité intrinsèque.
KIERKEGAARD affirme sans
c 8 s 5 e que l' e xi ste nc e n e peu t
s a v ivre- san spa s s ion.
l l
lui semble que cette dimension essentielle qui est au coeur
même de l'acte existentiel, est évacuée dans la tentati-
ve hégélienne de tout systématiser, d'intégrer sans cesse
tout acte
~.
un proc~s de totalisation en cours. L'éthi-
que a affaire à l'individu et à chaque individu. Elle ne
se réalise que par le sujet particulier qui seul peut sa-
voir ce qui l'habite: l'éthique "ne prend pas l'humani-
té en tas, pas plus que la police n'arrête l'humanité
pure"
(2). En universalisant tout, HEGEL abolit la subjec-
tivité individuelle: celle-ci ne peut jamais être l'au-
tre, elle est même séparée de l'autre d'une mani8re tran-
chante. Cette subjectivité se vit dans l'instant qui est
le point pur de surgissement et de naissance de la véri-
té. Dans l'instant, cesse la cohérence pensable, l'univer-
sel abstrait. En lui, vient seulement au jour ce qui n'o-
béit à aucune nécessité logique, ce qui est plénitude
vécue en acte. KIERKEGAARD appelle l'instant une "décision
de l'éternité". L'instant ne saurait se prêter à une dia-
lectique qui pourrait en déployer la structure constitutive,
(1) Post-scriptum aux Miettes Philosophiques, bp.ci~., ~.207
(2) Post-scriptum aux Miettes philosophiques,
Op ..cit. ,p.214

-26-
qui en ferait la description comme en miroir. Selon
KIERKEGAARD, la description est objectivante : elle ex-
tériorise ce qui est de l'ordre de la densité intérieure
et qui, précisément à cause de cela, ne peut faire l'ob-
jet d'une juxtaposition, d'une analyse et d'une synthèse
totalisantes. En résorbant tout dans la fluidité du deve-
nir, HEGEL fait éclater l'essentiel de l'existence qui
jamais ne saurait être transparence totale. C'est seule-
ment par et dans le vécu que peut être établi le rapport
de la transcendance à l'immanence.
L'existence
est vécue
et assumée
sur le fond de l'alternative qu'on ne saurait
contourner dialectiquement,car l'individu est unique et
absolu:
l'individu se trouve toujours dans la situation
d'avoir à choisir, il n'est jamais que sur le mode d'avoir
à être son être.
Il n'y a pas de solution valable pour
taus:
l'existence est tourment sur soi. KIERKEGAARD in-
siste beaucoup sur ce besoin que chacun de nous a d'entrer
en lui-même,pour se mettre à l'écoute de l'indicible, de
l'inobjectivable, d'une parole qui le concerne.
L'indivi-
du n'est attentif à lui-même que s'il retourne à FOn intério-
rit~. Cette attention à soi,selon KIERKEGAARD ,le met en
état de voir Dieu. C'est pourquoi la solution qu'il trou-
,
va a la dialectique est au fond religieuse.
L'attention
a soi, l'intériorité secrète,ouvre à l'omniprésence et à
l'invisibilité de Dieu dont la parole est un message exis-
tentiel : le seul au fond qui s'adresse authentiquement

-27-
au coeur de l'individu et qui demande à être vécu.
Au fond, ce que KIERKEGAARD reproche à HEGEL,
c'est de vouloir constituer une d~ctrine du vécu. La sub-
jectivité ne saurait être déterminée dans le déploiement
d'un raisonnement spéculatif Z "il peut y avoir un syst~-
me logique, mais il ne peut y avoir de système de l'exis-
t en ce"
(1).
Kl ERKEGAARD me t
1e pen s er s p écu 1a ti f h é 9 é 1 i e n
aUX ~riseg avec
1~exist8r, dans sa revendication la plus
irréductible, la r-a Ldq Lon v.e t çd e manière singulière ,la
religion chrétienne.
Rien ne lui semble plus scandaleux
..
que l'intégration du christianisme
a
un système ration-
nel, car la vérité apportée par le Christ est l'ineffable
par excellence : vouloir comprendre le christianisme, cela
revient à détruire son caract3re d'événement décisif qui
vient prendre en charge l'existence humaine.
A v 0 i r 1e s c ho ses d e PTès.,. dan s 1a pers pe c t ive
kierkegaardienne, penser l'existence,c'est l'abolir. Ce
point de vue n' a-t-i 1 pas une raè ine bea uc oup plus psycho.-
logique et subjective que philosophique? L'effort pour'
penser l'existence n'est-il pas à saisir comme l'acte par
lequel l'existence est restituée à sa propre présence,
advient à soi • DESCART~
parlait de la raison comme lu-
mière naturelle. La pensée est donnée seule à l'homme dans
le monde,et c'est parce qu'elle doit peut-être aider l'hom-
me à éclairer son propre cheminement qui,5ans d o ut e- s '."'ec-
( 1 )
Post-scriptum
_
aux Miettes Philosophiques'
_
_
" O
p .."
c l t ... p.
72 •

-28-
tue
dans
une sorte de nuit. Sans l'effort de penser
l'existence, de s'élever à un point qui procure à notre
itinéraire une étincelle de lumière, que serait l'homm~
sinon une ombre évanescente? La pensée n'escamote pas
nécessairement l'existence. Sans doute, penser l'existen-
ce suppose une prise de distance par rapport à son carac-
tère d'immédiateté primitive. L'existence ne s'en trouve
pas pour autant abolie dans sa texture propre.
La prise
de distance est commandée par l'essence même de la pensée,
c'est-à-dire,de l'homme comme puissance de division et
d'élévation. Elle signifie la possibilité que l'homme a
de s'élever au-dessus du naturel.
L'homme ne trouve pas
sa propre détermination dans ce qui est seulement naturel
l'immédiat demeure étranger, l'autre radical confiné à
une sorte d'obscurité toujours renaissant~ tant qu'il n'est
,
pas intégré
a
un procès de compréhension.
La pensée
veut éclairer l'existence, afin que l'homme se saisisse
dans l'unité vivante du monde, échappe au non-sens. Elle
permet à l'homme de marcher avec une certaine assurance
dans la tempête même de l'existence. En ce sens, penser
l'existence n'est pas un acte objectivant, au sens péjo-
ratif du mot.
Selon KIERKEGAARD, il ne peut y avoir de systè-
me de ce qui est mouvement. L'existence étant mouvement,

-29-
HEGEL la détruit en la systématisant, en l'intégrant à
un parcours systématique: "l'existence est ce qui sert
d'intervalle, ce qui tient les choses séparées, le systé-
matique est la fermeture,
la parfaite jointure" (1). Ce
qui est ici en jeu, c'est la compréhension même du projet
de systématicité. Chez HEGEL, systématicité ne signifie
pas clôture.
Le philosophe ne s'est-il pas lui-même oppo-
sé au logicisme abstrait et statique de WOLF pour affir-
,
mer le dynamisme concret du réel,
la marche vivante de
l'Esprit,surmontant sans cesse la contradiction? HEGEL
a été,au plus haut point,sensible au mouvement silencieux
qui parcourt toute réalité, il ne saurait alors abolir ce
mouvement,car c'est précisément en lui que s'enracine sa
pensée. Rendre compte de ce qui est, comprendre ce qui
est n'a-t-il pas été son plus grand souci? Or, rendre
compte de ce qui est, c'est tenter de descendre en lui,
de le ramener à cela par quoi il s'affirme comme il est
c'est l'aborder en sa totalité.
HEGEL conçoit la philoso-
phie comme l'effort pour laisser venir au jour les rela-
tians en profondeur dans lesquelles s'abîment les choses.
Un tel effort ne peut être sérieusement assumé que dans
ce qu'il appelle syst~me. En cherchant à saisir le réel
tel qu'il est en sa totalité,
le système vient,pour ainsi
dire,donner vie aux différents éléments qui le constituent.
(1) Post-scriptum aux Miettes Philosophigues,Op.cit.p.79;

-30-
Il ouvre le réel à l'infinie diversité de ses spécifica-
tions ,parce qu'il vient expliciter lB lien qui les unit
à la totalité comme leur vérité.
Le mouvement n'est pas
arrêté dans une telle tentative : il est compris dans le
principe qui l'anime,et alors il devient vivant. Ainsi,
le système chez HEGEL n'est pas une construction mor t e s-
enfermant le réel dans des cadres réducteurs.
Il vient
prendre en charge l'immédiateté du vécu: c'est le "néces-
saire effort de cohérence qui consiste à lier ensemble
les éléments dispersés de ce vécu"
(1).
HEGEL se représente difficilement une philoso-
phie qui ne serait pas systématique.
Une telle philosophie
ne manquerait-elle pas son objet qui est de saisir ce qui
est en sa totalité? Elle ne serait pas conséquente avec
soi. Comment peut-on en effet vouloir quelque chose d'ab-
solu,sans se donner la peine de pénétrer le réel,jusque
dans sa source secrète ? Ne pouvant pas aller au fond de
la chose même,
une telle philosophie ne présentera de la
chose que des points de vue contingents, parcellaires,
qui ne font pas honneur à la philosophie comme désir de
totalité: "la crainte devant un syst~me réclame une sta-
tue du dieu, qui soit sans aucune forme.
La philosophie
non systématique est une pensée contingente, fragmentai-
re, et c'est justement la conséquence avec soi qui est
(1) P. J.
LABARRIERE :
Introduction à une lecture de la
Phénoménologie de l'Esprit, AUBIER, 1.979, p.31', note If.

-31-
l'âme formelle pour le contenu vrai"
(1).
KIERKEGAARD
fera remarquer sans doute que le système est impossible
pour un esprit fini.
L'homme ,situé dans l'espace et dans
le temp~ne peut saisir de la vérité qu'une parcelle, Ron
pas la totalité: "l'existence est elle-même un système
-
pour Dieu, mais ne peut l'être pour un esprit existant"(2).
HEGEL dira volontiers que son système n'est pas ~
système, au sens où il appartiendrait à une conscience
subjective. Système absolu, il est système de l'Absolu
en tant qu'il se produit lui-même dans l'élément du pen-
sere A une admiratrice qui restait sans voix devant le
génie de HEGEL, le philosophe aurait répondu: "ce qui
vient de moi dans mes livres est faux". Pour HEGEL,. c'est
l'essence même de la philosophie de s'élever au point de
vue de
l'Absolu. Ceci est présupposé dans tout effort de
connaissance authentique. Dès que je m'engage à penser
je m'arrache ~ la finitude comme fixité pour m~ins~ier-
dans un procès dépassant ma propre subjectivité:
j'affir-
me moi-même que l'Absolu est mon but,
je veux quitter la
s Phère des cha ses fin i e s, pou r a Il e r à 1 a sou r c e u l t i me
,a partir de laquelle tout s'éclaire. Si la pensée déclare
,
elle-même qu'elle n'a pas pour objet de s'élever a l'Ab-
solu, autant dire qu'elle se nie elle-même comme pensée,
et n'est pas à la hauteur. de son essence ! HEGEL pense
(1) HEGEL: Textes pédagogiques, &OURGEOIS,VR1N,!978,p~142
(2) Post-scriptum aux Miettes Philosophiques~p.cit. p.235

-32-
d'ailleurs que Dieu ne se trouve pas honor~ d'avoir pour
enfants des têtes vides et des âmes ~troites qui ne peu-
vent accoucher que d'une souris! Au contraire, il exige
qu'on s'élève à lui,car la vraie humilité est celle de
l'esprit qui, pauvre en soi, est riche par son élévation
à la connaissance de l'Absolu.
Ne pourrait-on pas dire que la critique kierke-
gaardienne en reste paradoxalement à des abstractions ?
Le philosophe oppose constamment pensée et existence,alors
que c'est plutât leur unité qui exprime la vie. A opposer
radicalement l'abstrait au concret, ne tombe-t-on pas dans
des déterminations abstraites auxquelles on voudrait pré-
cisément échapper ? KIERKEGAARD refuse tout savoir cons-
titué. En faisant intervenir les distinctions bien-connues
de l'esthétique, de l'éthique et du religieux comme sta-
des existentiels, n'est-ce pas une manière d'introduire
des figures élaborées? D'une manière plus fondamentale,
en uoulant exp~rimenter le subjectif à son point extrême,
sa pensée ne semble-t-elle pas se ramener à l'expression
chiffrée d'une existence solitaire, le subjectif devenant
par là même une sorte de région insulaire? KIERKEGAARD
ne s'interroge pas sur la question de la vérité objecti-
ve du christianisme. Selon lui, la question de ce qu'est
le christianisme ne doit pas être confondue avec la ques-
tion objective de la v~rité du christianisme. Cependant,

-33-
par quelle méthode peut-on distinguer l'être du christia-
nisme de sa vérité objective? Quelle pensée fonde-t-elle
une telle distinction? Sans doute, le message chrétien
doit être assumé par chaque individu. Mais cette assomp-
tion individuelle relève du fait que nous sommes en pré-
sence d'un message universel à intérioriser, à étendre
au tout de notre être. Le message chrétien vient ouvrir
à l'homme un nouvel horizon,
il vient annoncer un temps
nouveau,en invitant l'humanité totale à une conversion.
La vie du Christ est certes la vie d'un individu: mais
cet individu est tout entier le lieu où s'incarne le souf-
fle même de l'universel, puisqu'il a mission de sauver
l'humanité, de l'arracher à la misère spirituelle qui la
guette. Comment l'Absolu pourrait-il se sacrifier,si ce
geste n'avait une vérité objective,
lui donnant un sens
valable pour tout le monde, en dehors de toute contingen-
ce ? L'être du christianisme ne nous semble pas dissocia-
ble de sa vérité objective, si par être KIERKEGAARD entend
le subjectif.
Le désir même d'exprimer une vérité subjec-
tive, de risquer une parsle,ne traduit-il pas l'intention
de murmurer un sens? Ce désir ne signifie-t-il pas que,
de façon souterraine,dans le subjectif se dit quelque cho-
se d'objectif, qui peut être intégré
à
un parcours de
médiations. Sans doute,
la compréhension ne remplace pas

-34-
la vie et comprendre le christianisme ne signifie pas né-
,
cessairement vivre en chrétien. Cependant si l'on arrive,
à travers de longs textes, à la conclusion que cette com-
préhension désincarne le message que le christianisme nous
apporte, autant se demander pourquoi l'Absolu ne s'est
pas révélé à des êtres dépourvus de raison, mais seulement
à l'homme!
La lumière brille seulement pour des êtres
qui peuvent voir, qui peuvent la comprendre : elle invi-
te donc l'intelligence à l'accueillir avec lucidité et
liberté, à la lire en profondeur, l'intelligence étant
bien intus-legere.
Notre propos n'est pas de ramener au néant les
reproches adressés à HEGEL par KIERKEGAARD qui, au fond,
prennent leur source dans une saisie de la philosophie
comme une manière de vivre, de marcher dans l'existence,
et mettent ainsi l'accent sur la primauté de l'éthique.
Nous voulons simplement dire qu'un retour à HEGEL est pos~
sible malgré ces reproches.
Le dernier mot du philosophe
ne semble-t-il pas d'ailleurs être la vie, non pas comme
abstraction vide, mais comme ce mouvement sans cesse re-
pris de séparation et d'union, de naissance et de mort
qui lui-même ne na!t ni ne meurt, ce "délire bachique dont
il n'y a aucun membre qui ne soit ivre"
(1) ?
La conception que HEGEL a de la dialectique ne
(1) Phénoménologie de
l'~sprit, l, p. 40. PH. G. p. 39.

montre-t-elle pas d'ailleurs que le philosophe s'oppose au
formalisme vide,pour se mettre à l'écoute de
la vie? Ce qu'il
appelle dialectique n'est pe.'apporté de l'extérieur aux
choses par le sujet pensant,n'est nullement "un faire exté-
rieur et n~gatif qui rr'appatt~~ndrait pas à la Chose m~me,
et qui aurait son fondement dans la simple vanité,(entendue)
comme une simple tentative subjective pour ~branler et di!-
soudre ce qui est ferme et vrai,ou du moins comme un faire
qui mènerait au néant"(1). Ne s'agit-il pas,bien plutôt,de
l'auto-diction du contenu,de la manière dont le réel se dit
en lui-m~me,de "l'âme propre d'un contenu de pensée' qlÙi pro-
page organiquement ses branches et ses fruits"(2)?
Loin d'~tre une pensée ~ les choses,la pensée dia-
lectique a pour tâche d'exprimer leur mouvement!
Son objet
est ce qui est:
la réalité,dans sa vérité concrète.
Comment
saurait-elle alors se détacher du contenu concret,ou l'aban-
donner sans le comprendre? Rien ne déconcerte davantage HE-
CEL que cette sorte de"peur de l'objet"(Angst vor dem Objekt)
consistant à tourner autour de lui pour,finalement,lui ap-
porter de l'extérieur un point de vue,car "au lieu de péné-
t.er dans le contenu immanent de la chose,cet entendement
surpasse toujours le tout et se fixe au-dessus de l'être-là
singulier dont il parle,c'est-à-dire qu'en fait il ne le
voit pas"(3).
Cela ne laisse-t-il pas bien voir que H[GEL
(1)Science de la Logigue,tomeI,LivreI,L'Etre,.d.de 1812,
trad.LABARRIERE' et JARCZYK,AUBIER,p.28.
(2)Principes de la Philosophie du Droit,trad.KAAN,Idées,
1'40,§31,p.79
(3)Phénoménologie de l'Esprit,
I,p.47
PH.G.p.45.

-36-
veut une pensée capable de surmonter cette peur et de sai-
,
sir le logique et le rationnel dans la concrétude même
de ses objets? Comment alors la dialectique saurait-elle
être formelle ? EIle est d étermin ée par le rRel même,. et
le réel est vivant.
Si la pensée a pour tâche d'exprimer le mouve-
ment de ce qui est comme il est, l'homme n'apparaît-il
pas alors, au coeur même de la pensée de HEGEL, comme son
souci permanent ? La pensée ne peut exprimer le mouvement
du réel que dans la mesure où elle est,depuis toujours,
en soi, ouverte à la vérité. En exprimant le contenu im-
manent des choses, elle se réfléchit, pour ainsi direrdans
son essence originelle: elle s'installe pour soi dans
la vérité, ce qui lui permet d'être présente à elle-même.
Puisque c'est l'homme qui pense, ne faut-il donc pas dire
que la dialectique maintient l'homme dans la dimension
du vrai,pour lui assigner un lieu métaphysique, apte à l~
rendre présent à soi? Elle suggère qu'être homme ne con-
,
siste pas à affirmer l'immédiateté de notre être, a nous
mettre en quête d'un chemin radicalement autre, qui n'exis-
terait pas d'abord;c'e~t chercher à nous installer dans
ce qui toujours est.
Cette idée ne demande-t-elle pas à être élabo-
rée pour elle-même,afin de montrer la relation profonde

-37-
entre existence humai~e et dialectique ? Le r~el est en
lui-même contradictoire,
brisé dans soi. La contradiction,
pour une chose consiste dans le fait d'avoir le non-être
,
dans son être,.t
l'être dans son non-être, d'être ce qu'el-
le n'est pas,et de n'être pas ce qu'elle est. Cela ne si-
gnifie pas que la chose n'a. aucune réalité, mais qu'elle
subsiste grâce à un principe immanent, qu'elle est portée
par une pulsation dont elle doit laisser percer la véri-
té.
La fameuse triade, exprimée par la position,
la néga-
tion et la négation de la négation, traduit cette contra-
diction toujours renaissante qui est au coeur même du réel,
et que le réel lui-même cherche à résoudre, à chaque ins-
tant. Comme l'écrit
~.fff~üA:IRr,. "c'est en se réfléchissan'!t"
sur lui-même au sein de l'acte infini de détermination
que chaque moment per~et au suivant d'en faire autant,
celui-ci profitant de la continuité opérée par le précé-
dent pour se rejoindre en ralliant les autres à lui, con-
f é r a n t
à 1a t 0 t al i t é s a d é ter min a t ion pro pre"
(1). Un no u-
veau moment ne surgit que dans la mesure où ce qui le pré-
cède a épuisé son être par auto-réflexion,jusqu'à ne plus
pouvoir se contenir soi-même. En ce sens,
la négation de
soi est une manière de confesser sa finitude
mais elle
traduit aussi l'ouverture originelle à l'autre que soi,
au tissage silencieux d'un mouvement plus vaste. Ce mou-
vement souterrain dans lequel vient s'articuler le réel
(1)
Logique et Religion Chrétienne dans la Philosophie
de HEGEL, SEUIL, 1,.9.64, p ..89.

-38-
est à la fois principe et fin. En ce sens, il est pour
lui-même un cercle.
Or,
il n'y a de monde que pour l'hom-
me ,et d'homme qu'au monde.
Il n'y a pas ,d'un côté l'hom-
me ,et de l'autre le monde ,en rapport d'extériorité radi-
cale. Ce qui est, c'est l'homme au monde et le monde en
l'homme, l'unité d'une dualité étant là ,comme en devenir
ainsi que l'~crit le P~re LABARRIERE, homme et monde "sont
là comme unité avant que l'esprit ne vienne à les disjoin-
dre" (1).
Ainsi, le cercle du mouvement souterrain struc-
turant le réel, vient. ramasser
aussi l'homme pour le lier
à la vérité des choses: de la sorte, en cherchant à sai-
sir le réel tel qu'il est en totalité, en l'exprimant dia-
lectiquement,
l'homme prend sur soi de se lier à la libre
étendue de ce qui toujours a été. Dans cette liaison, le
monde est véritablement posé comme son monde, il ne s'y
sent plus étranger:
l'homme se sent chez soi. Bien loin
de le désincarner, de
le morceler, la dialectique instal-
le l'homme dans une harmonie avec le monde. Elle rend
l'homme attentif à l'unit~ à partir delRquelle est sau-
vegardée sa propre continuité ontologique. Vient alors
au jour ~ans la dialectique ~n état de paix, de soi au
mond e , principe d'une orientation ontologique ,en foi duquel
l'hom~~ ~st
~.
l'aise dans son propre univers. En S8
(1) Discours de l'Altérité, PUr,198~,p~1'3

-39-
réconciliant avec le mouvement qui pose éternellement les
choses, l'homme sign~ pour ainsi dir~ la paix avec le mon-
de. R~concilié avec le monde, il est r~concilié avec soi-
même.
HEIDEGGER parlait de
la pensée comme sérénité
(Gelassenheit) et l'on peut se demander si la dialectique,
,
dans son essence même,n'est pas précisément cela. Gelas-
senheit,c'est l'égalité d'âme en présence des choses. Se-
rein et confiant, l'homme laisse être les choses. En les
laissant être, il laisse le vrai se dévoiler,
se manifes-
ter.
libéré
de toute précipi tation,
tourné seulement vers
la chose même, devenu fluide,
l'esprit peut s'ouvrir au
secret du temps, à l'imprévisible des choses.
Ouvert au
secret, il peut séjourner alors dans le mande.
HEGEL af-
fectionne beaucoup le mot séjour qui a une connotation
existentielle. Ainsi, ce terme est utilisé dans la Phéno-
ménologie pour parler de la vie de l'esprit qui est "la
vie qui porte la mort, et se maintient dans la mort même".
Un tel séjour, HEGEL le compare au "pouvoir magique qui
convertit le négatif en être". Ce séjour est un pouvoir
magique (Zauberkraft) parce qu'il lance un défi à l'enten-
dement. Par lui,
les déterminations fixes et unilatérales sont
sursumées (1).
Elles se retournent contre elles-mêmes
pour donner quelque chose de simple : la vie comme lien
(1) "Sursumer" est la traduction que le Père LABARRIERE
propose du terme aufheben. Voir sur ce point P.-J. LABARRIERE
Structures et mouvement dialectigue dans la Phénoménologie
de l'Esprit de HEGEL, AUBIER, 1968,p.~09~

-40-
du lien et du non-lien.
Le séjour est l'intimité advenue
entre soi et un espace: c'est se donner un lieu.
Or, le
lieu consiste précisément dans l'unité accomplie de l'in-
térieur et de l'extérieur:
le lieu est l'extérieur deve-
nu intérieur. De l'extérieur à l'intérieur et de
l'inté-
rieur à l'extérieur, il s'agit,dans ce va-et-vient,d'un
mouvement souple,posant l'homme comme toujours relié dé-
jà à quelque chose qui est ,et dont il àoit pour lui-même
à nouveau déployer le contenu intrinsèque pour advenir à
soi comme homme.
Cette unité de la dialectique et de l'existen-
ce ne SB trouve-t-elle pas exprimée dans la Phénoménolo-
~ ? HEGEL d'ailleurs identifie dialectique et expérien-
ce : "ce mouvement dialectique que la conscience exerce
en elle-même en son savoir aussi bien qu'en son objet,
en tant Que devant elle le nouvel objet vrai en
jaillit,
est proprement ce qu'on nomme expérience l1 (1). La conscien-
ce part d'abord d'un point de vue qui va se révéler fini,
limité dans l'expérience qu'il fait de lui-même, et con-
duire alors à d'autres déterminations. Cet espace qui se
creuse chaque fois, dans un déploiement dialectique, entre
certitude et vérité,n'est-il pas l'épaisseur même,du réel
gisant dans son infinie richesse? Or, cet espace, tout
en permettant à la conscience d'accéder à une saisie plus
consistante du réel,
lui permet aussi de se comprendre
(1) Phénoménologie de l'Esprit,
I, p.
75.
PH. G. p. 73.

-41-
soi-même.
Sans doute, en se trouvant perpétuellement ar-
rachée à une figure pour une autre, la conscience ne sait
pas très bien comment les choses se passent : les figures
défilent et
,
la dialectique du mouvement de leur surgisse-
ment se passe, pour ainsi dir~ derrière le dos de la con-
science, comme le note HEGEL lui-même.
Il ne faut pourtant
pas croire que l'arbitraire préside à ce mouvement. Cha-
que figure en appelle une autre, non pas sous mode d'ex-
tériorité, mais de mani3re immanente, par la force des
choses. Cette force des choses, n'ayant d'autre nécessi-
té que de laisser le vrai s'exprimer en totalité, est ce
qui permettra à la conscience d'atteindre "un point o~
elle se libàrera de l'apparence" et "o~ le phénomène de-
vient égal à l'essence" (1). Ce mouvement, HEGEL le sai-
sit comme l'acte par lequel la conscience se pousse vers
"son existence vraie". Que veut dire cette existence vraie,
sinon le fait de se sentir enfin chez soi, parce que dé-
sormais rle-encilïé' avec le mouvement qui s t ruc t ur e le mon-
de ?
L'homme ne saurait véritablement exister,si sa
nature était radicalement différente de celle du monde:
un lien primordial doit les unir,qui fondera l'entrée en
SC9ne de ce qui est proprement humain:
langue, culture,
(1) Phénoménologie de l'Esprit, 1, p. 77.
PH.
G.
p.
75.

-42-
technique, art, science et religion ••• Toutes les initia-
tives de l'homme dans le monde ne sont rendues possibles
que p~rce que le monde est déjà ordonné comme son lieu
de séjour, ouvert à lui. Cet être-ordonné, ce lien imma-
nent entre l'homme ~t le monde est une présupposition.
Rester à ce ~eul niveau ne fonde véritablement rien ~t
nous savons que HEGEL critique "une maniàre de philosophie
naturelle" qui se considère comme "une pensée intuitive
e t p 0 ét i que" (1) ,et qui pen s e que 1e con t en u v rai set r 0 u-
ve dans le coeur ! Le sentiment devenu oracle intérieur,
n'est-ce pas l'image même de l'homme, liée à la raison,
qui s'~fface ? Ce qui est présupposé, pour servir de fon-
dement consistant, doit être posé,et ce poser ne vient
au
jour que dans l'élément du penser. C'est la pensée
dialectique qui nous fait voir ce lien originaire entre
l'hom~e et le monde. L'effort pour coincider avec le prin-
cipe ~es choses et l'accompagner dans la variété multifor-
me de ses déterminations, renvoie l'homme à lui-mêm~ pour
lui faire voir qu'une âme unique parcourt tout ce qui est.
Ne pouvant se soustraire à ce mouve~ent, saisi alors en
une trame,
l'homme se frotte les yeux pour mieux regarder,
étonné,autour de
lui,et ae regarder. Dans la mesure où
ce regard est éclairant, nous pouvons dire que l'homme
est pénétré,et peut-être d'autant plus qu'il est lui-même
(1) Phénoménologie de l'Esprit,
r , p. 58. PH. G. p. 55.

-43-
regardé par le monde.
A un niveau proprement existentiel, ce mouvement
souple qui saisit l'homme et le monde en unité,et que seul
nous révèle le penser dialectique, n'apparaît-il pas clai-
rement dans la relation entre le crime et le châtinent
appréhendée par HEGEL? La loi est le devoir-être univer-
s e l , Par sa forme, elle laisse ,pour ainsi dire, en dehors
d'elle ,le caractère contingent et particulier de l'action
réelle. Toutefois, comme loi, elle ne l'exclut pas. Ain-
si, "le criminel peut bien briser la matière de la loi,
mais la forme,
l'universalité demeure, et la loi au-dessus
de laquelle il croyait avoir ~levé sa domination, subsist~(').
Cett.
loi subsiste pour affirmer son droit face au par-
ticulier qui a voulu se poser seulement comme particulier,
c'est-à-dire,comme un sens propre
(eigne Sinn) qui équi-
vaut à un entêtement (Eigensinn)
Et alors, le crime ap-
pelle le châtiment de la loi qui a été transgressée. Cet-
te unité du crime et du châtiment,
HEGEL la saisit dans
la nation de destin qui n'est pas une réalité étrangère
à nous,
au-dessus de nous, mais déterminée d'une certai-
ne manière par notre nature même, puisque c'est nous qui
l'avons appelée.
A la réflexion,
l'existence du destin
ne traduit-elle pas précisément le droit absolu de la vie?
En accomplissant son acte,
le criminel croyait
(1)
L'Esprit du Christianisme et son Destin;rr;HL•. j.MAR'TIN,
1 gcS,
p-.4c8.

-44-
seulement supprimer une vie particulière qui lui est étran-
gère, ce qui veut dire qu'il croyait que l'autre peut être
considéré comme un atome, isolable de tout et de so~ et
que lui-même est aussi la ponctualité du pur Un, sans re-
lation à l'être-autre. En réalité, en croyant détruire
une vie individuelle qui lui serait étrangère, le crimi-
nel, "n'a détruit que sa propre vie". C'est que l'autre,
en vérité, est l'autre du même: "la vie n'est pas dis-
tincte de la vie,
la vie est dans la divinité-une; et
dans sa présomption, il a bien détruit, mais seulement
l'aménité de
la vie:
il l'a changée en un ennemi" (1).
Comme vivante, la vie est le milieu fluide universel.
Elle n'est pas multiple, mais une.
Il est donc impossi-
ble de tuer une vie.HDLDERLIN écrivait que "ce qui vit
est indestructible, ce qui vit reste un, et aucun coup,
si dur soit-il, ne peut le blesser".
On ne peut que s'ex-
clure soi-même de la vie. N'est-ce pas pourquoi le senti-
ment de la vie détruite devient aussi le sentiment de la
perte de soi? Après l'acte du criminel, la vie ne s'ar-
rête pas, elle continue. Totalité premigre, grand fleuve
immémorial, elle suit son cours paisible tandis que le
criminel, même si aucun regard ne l'a surpris dans son
geste, ne se sent pas tranquille ! Le criminel se sent
précisément regardé par l'oeil intérieur de la vie. Coupé
(1)
L'Esprit du Christianisme et son Destin, Op.. c Lt , " tr, 5u.

-45-
de la vie, il se trouve ainsi coupé de soi-m~me,et il lui
faut désormais assumer, dans une solitude effroyable, ce
qu'il a tissé lui-même imprudemment:
la vengeance de la
vie "sous les traits de son fantôme terrifiant qui dé-
ploie toutes ses ramifications, qui déchaîne ses Euméni-
des" (1).
L'acte du criminel op~re une rupture du nexus
avec la vie ,et ceci équivaut à la mort sur terre.
Ce qui doit nous faire réfléchir, c'est ce "fan-
tôme terrifiant" de la vie ,poursuivant le criminel apr~s
son acte. La lut te enga9 ée con tre la v ie ,à travers le cr i-
me ,vient s'installer au sein de la conscience même, fon-
damentalement décentrée désormais ,et réduite à l'errance.
Une fois brisée l'infinité de la vie, ce qui maintenant
s'instaure, c'est la mauvaise infinité,car le criminel
va d'une détermination à une autr~.ans· jamais réellement
avancer: il tourne sur soi. Ce vertige n'est-il pas jus-
tement .Lt e xp r Lan c a de la vacuité du moi, pour autant qu'il
é
a voulu lancer comme un défi à la dialectique, en se po-
sant comme pur Un ? Le criminel n'a nullement voulu prê-
ter attention à l'espace qui va de lui au monde et du
monde à lui, et dont nous avons dit qu'il est constitutif
de l'épaisseur du rée~ en son infinie richesse. Source
sacrée donnant à toutes choses l'être, fluidité indiffé-
renciée, cet espace peut-il être insulté par l'hommersans
que l'homme en vienne à s'insulter et se combattre soi-même
( 1) L' Es prit duC hris t i a n i sme e t son Des tin ,Op . c i t. "P. 4 9 •

-46-
en même temps? Fluidité infinie, la vie n'est que comme
articulation, échange réciproque
de déterminabilités,
et l'imprudence consiste à vouloir en isoler un moment
sans tenir compte de sa relation à un autre, et finalement
à la totalité qui est leur source commune. Le criminel
croyait que la vie est une réalité abstraite, s'offrant
à des manipulations extérieures, et à laquelle on pour-
rait facilement soustraire un vivant sans que cette atti-
tude ait la moindre répercussion sur le tout de la vie
même ! Dans son essence même, celle-ci est dialectique,
et on ne sa ura i t
fai re sa part à la dia lect iq ue, comme le
disait PLATON! Nier la dialectique, c'est nier la vie.
Aussi,
faut-il dire que la dialectique permet
à l'homme de comprendre sa relation au monde. Dirigeant
le regard vers la réalité de
la circularité de la vie,
dans ce mouvement sans cesse renouvelé qui va de l'homme
aux choses et des choses à l'homme, la dialectique inau-
gure proprement l'espace humain comme ce désir infini de
dépassement de soi qui, en son sens ultime, coïncide avec
l'effort pour saisir la réalité de l'autre, source infi-
nie d'interrogation.
La dialectique pose l'existence hu-
maine dans sa dimension la plus intérieure comme éveil,
ouverture à l'autre que soi, ressouvenir (Erinnerung) du
mouvement qui, de manière souterraine, la fait être,

-47-
comme elle est,c'est-à-dire,lui donne pleinement sens,
s'il est vrai qu'être consiste essentiellement à être
dans le sens,dans la recherche de la sauvegarde de l'in-
tériorité.

-48-
II) CRITIQUE DE LA FIGURATION ET SA SIGNIFICATION
Le regard sur la dialectique nous a permis de
comprendre qu'elle est au coeur même de l'existence humai-
ne apparaissant comme une réalité toujours en devenir,
dans sa relation à l'autre. Ne nous faut-il pas à présent
tenter de montrer la nouvelle façon de voir qui vient au
jour avec le penser dialectique ? Ce qui nous permettra
sans doute d'élucider les conséquencesee d~gageant pour
la compréhension de l'homme.
HEGEL est considéré comme un penseur abstrait.
N'est-ce pas peut-être parce qu'il envisage la nature du
réel d'une façon différente de l'expression commune? Le
sens commun a tendance à saisir le réel sous la forme du
visible.
Habitué au ceci sensible, au voir, il ramène le
réel à ce qui a une solidité compacte: est réel pour lui
ce qui a valeur d'un contenu positif trouvé. Voilà pour-
quoi il ne peut saisir le réel que par référence à une
présentation. Dès lors, penser consistera à trouver des
déterminations et à les fixer comme des étants,car c'est
dans cette fixation que l'on croit tenir le réel, que l'ê-
tre a la signification du Sien.
Ainsi,par exemple, l'ob-
servation à laquelle se livre la raison dans la Phénomé-
nologie, pose les moments de la réalité comme des déter-
minatiori~
permanentes.
Isolant de la sorte les parties

-49-
de l'objet,à travers cette faille de l'objectivité,comme
des points autonomes, elle croit tenir l'essentiel, le
vrai.
La description des choses, selon la raison elle-meme,
veut rendre compte d'elles comme elles sont, et alors elle
distinguera des signes caractéristiques, comme autant de
déterminabilités autonomes dans lesquelles peut se lire
et se dire l'essentiel d'une chose.
Or, selon HEGEL, cet-
te attitude reste au niveau du viser.
L'acte de décrire
devient un acte extérieur, une "extraction superficielle
hors de la singularité" (1). Voilà déjà qui laisse enten-
dre que l'opération de la raison observante, à trop vou-
loir prendre le réel comme une chose étant-là, échoue.
Les signes distinctifs, pris comme des ~tants autonomes,
ne peuvent paradoxalement rendre aucunement compte de ce
qui est singularité ! La raison de cela est fort simple.
Dans le pur
d'écrire, "l'objet aussitôt qu'il est décrit
a perdu tout intérêt" parce que précisément le mouvement
ne se trouve pas dans l'objet même:
il lui est extérieur.
L'acte de décrire n'épuise pas le contenu de l'objet en
sa diction intérieure, n'est pas l'expression de son dé-
veloppement intrinsèque.
En fixant des déterminations rigides, en procé-
dant à l'égard de la chose, comme si en elle pouvaient se
voir de
calmes déterminabilitée,constitutives de son
(1) Phénoménologie,
I, p.
207.
PH. G. p. 185.

-50-
essence ultime, ne lui enlève-t-on pas ainsi toute vita-
lité,et donc toute réalité? La réalité ne réside-t-elle
pas dans autre chose que cette attitude qui croit la sai-
sir sous le mode de la figuration sensible,à travers des
fixations et urre
isolation
? La raison observante sera
elle-même désabusée
! Dans le déploiement effectif de l'ob-
jet, elle vient en effet à "voir les principes chevaucher
le s un s s ur les a ut r es". Ce qu'elle te n a i t . pxru r ab sol umanb- d-ï-
visé se montre comme lié, et ce qu'elle croyait lié, di-
visé: "en conséquence ce ferme attachement à l'être en
repos restant égal à lui-même doit ••• se voir tourmenter par
des instances qui lui ravissent toute détermination, ré-
duisent au silence l'universalité à laquelle il s'était
élevé et le ramènent à une observation et à une descrip-
tion privées de pensée" (1).
La raison observante pensait que le réel consis-
te dans le "ferme attachement à l'être en repos restant
égal à lui-même" : voilà que les déterminations fixées
se dissolvent d'elles-mêmes, passent dans leur contraire,
défiant ainsi la logique qui voulait initialement les con-
tenir.
Par où il appert qu'il faut cesser de croire que
le réel réside dans l'être calme, sans mouvement, aux con-
tours définis et bien arrêtés. Sans doute, l'objet n'est
rien sans ses déterminations qui, d'une certaine manière
(1) Phénoménologie, I, p.
210.
PH. G. p. 188.

-51-
le donnent à être comme quelque chose qui est. Toutefois,
les déterminations ne sont pas des êtres rigides, isolés
dans l'élément de l'indifférence. Seule leur conjugaison
pose l'objet comme un réel.
L'objet n'est compris dans
sa vérité, dans son dynamisme propre comme être-réel que
da~s la liaison ou le jeu des différentes déterminations.
l'identité vraie réside dans l'unité des différentes dé-
terminations.
Or, cette conjugaison, cette articulation
intérieure est précisément cela même qui échappe à l'in-
tuition immédiate, à la sphère du voir. Ainsi, l'être-réel
ne se comprend que si la conscience s'élève à un niveau
qui est celui-m~me de l'effacement de la présence sensi-
ble. Comme la lumière qui, sans ~tre vue elle-même, rend
visibles les objets qu'elle éclaire, c'est de l'invisibi-
lité même du jeu des déterminations, assurant un échange
de vie, que l'objet tire fondamentalement ce qui le pose
arr sa vérité
• Toutefois, si la lumière vient de l'exté-
rieur pour éclairer les choses, ici ce qui assure à l'objet
l'être-soi émerge de son propre fond.
Cette critique de la figuration se trouve repri-
se avec beaucou~ plus de précision au sujet de la repré-
sentation religieuse. Dans la religion manifeste, l'Abso-
lu "s'est soumis à la dialectique de
l'immédiat pour mieux
médiatiser l'homme et faire apparaître en lui l'universel

-52-
concret" (1). Toutefois, la lumi~re qui est n~a risque
da s'~vanouir an se refermant dans l'obscurit~,parce que
la conscience religieuse n'arrive pas à lui r~server une
intelligence appropri~e ! La fi~ure humaine que se donne
l'Absolu,est comprise par cette conscience dans des rela-
tions emprunt~es à l'image naturelle de l'engendrement.
L'ali~nation de la substance, son devenir-
conscience de soi et sa disparition sont saisis comme des
~v:nements qui se succ~dent dans le temps. En soi, il
s'agit d'un seul et unique mouvement: celui de l'auto-
r~flexion de l'essence absolue, signifiant la v8nit~ de
toute fixité,et passant sans reste dans son autre, tout
en maintenant l'~galit~ avec soi-même. Que la figure de
l'Absolu ne soit pas à saisir comme un sensible étant-là,
un singulier pour soi, cela est signifié dans sa dispari-
tion m~me : comme "Dieu imm~diatement présent", "son ~tre
trépasse dans l'avoir-été" (2). La disparition de la fi-
gure signifie :ce dont elle' est figure n'a nulle trace,
parce qu'il est ce qui a toujours été, et implique de re-
noncer à tout lieu: son ~tre consiste dans l'Dbergehen,
le passer.
L'Absolu ne deviendra vivant pour la conscien-
ce que si elle arrive à supprimer l'extériorité ou l'iné-
galité de l'objectivité, à la reprendre dans la pure pen-
sée. Si l'Absolu demeure toujours un dans ses différentes
(1) Jean WAHL:
Le Malheur de la Conscience dans la Phi-
losophie de HEGEL, PUr, 19'29, p-.92.
(2) Phénoménologie,
II, p.
270.
PH. G. p.
531.

-53-
déterminations, n'est-ce pas que celles-ci sont le passa-
ge incessant dans l'unité, signifiant ainsi qu'elles n'ont
nulle réalité sensible?
Tout ceci ne suggère-t-il pas qu'au lieu de cher-
cher le vrai sous le mode de la fixation propre à une con-
science non encore libérée de
l'enveloppe du sensible,
il faut plut5t comprendre que ce qui assure à un objet
se réalité, c'est pour ainsi dire sa manière de circuler
, '
,
en lui-même, de se parcourir? Ce parcours de soi est un
mouvement fluide ~ans épaisseur spatiale ni temporelle.
Que la présence doive être cherchée non dans une présen-
tation, sous le mode du Aussi, de la simple subsistance
étant-là d'un point, comme en miroir, cela ne montre-t-il
pas que l'être-réel participe de la souplesse et se ré-
vèle comme illocalité essentielle? N'étant jamais là où
la conscience ordinaire le croit localiser immédiatement,
il réside dans le mouvement qui fait à la fois apparaître
et disparaître l'objet, dans l'identité du naître et du
périr.
Il importe au plus haut point d'insister sur ce
caractère d'identité. Naître et périr ne sont pas comme
une succession d'images: ils sont toujours-déjà passés
l'un dans l'autre,en sorte qu'il les faut saisir dans
une unité qui est constitutive de la structure immanente
du réel.
Aussi, et pour tout dire,
le réel consiste-t-il

-54-
dans le passer. Ce passer est le rapport négatif à soi
qui est un mouvement réfléchissant, "le mouvement de rien
à rien
et par l~ ~ soi-marne en retour" (1). Mouvement
qui ne cesse de s'affirmer et de se déployer, le passer
signifie le point nul de la médiation,donnant à ce qui
est de pouvoir s'épanouir dans l'universalité comme sa
source inépuisable. Aussi, si le réel n'est point à cher-
cher dans l'être en repos, est-ce parce que naître et pé-
rir disent, dans leur unité, la relation de l'universel
aux choses.
HEGEL a voulu chercher à expliciter cette rela-
tion dans la plénitude de sa signification et assurément,
la manière habituelle de voir les choses ne peut compren-
dre le philosophe! Ne lui reprochera-t-elle pas d'ailleurs
de faire marcher le monde la tête en bas? Et pourtant
c'est, au vrai, le réel lui-même qui de la sorte marche
Totalité articulée, il n'est affirmé comme il est que
dans sa relation à ce "mouvement de rien à rien"
le par-
courant éternellement dans un éclair (Blitz) et disant
la vanité de tout spectacle. Comme le souligne LEBRUN,
"l'une des tâches les plus difficiles du hégélianisme est
justement d'élaborer un concept de présence qui soit li-
béré de toute référence à une représentation"
(2). Saisir
le réel exige que l'on meure à l'immédiateté sous toutes
(1) Science de la Logigue, tome l, livre II, L'Essence,
éd. de 18 12, trad.
LABARRIERE et JARCZYK, AUBIER,1975, ~.18.
(2)
La Patience du Concept, NRF, GALLIMARD, 1972, p.
50.

-55-
ses formes, parce que, précisémentrrien n'est à tenir com-
me une proie. Le réel n'est pas à chercher dans un lieu
qui serait sa demeure ultime. Ce qui est n'est affirmé
dans son être-réel qu'à se dessaisir toujours de sa vie,
a se faire souple à travers le mouvement de la négativi-
té, lequel vient lui signifier l'ouverture nécessaire à
la médiation de l'universel dont l'écoute et le respect
permettent de gagner une vie plus haute,parce qu'ayant
ainsi signé la paix avec ce qui l'entoure et pourrait
entraver son d'veloppement. On comprend d~s lors que HEtEL
ne cesse d'affirmer le devenir comme ce qui est la véri-

"ce qui est la vérité, ce n'est ni l'~tre ni le néant,
mais le fait que l'~tre - non point passe - mais est pas-
sé en néant, et le néant en être ••• Leur vérité est donc
ce mouvement du disparaître immédiat de l'un dans l'autre
le devenir" (1). Affirmation incisive venant indiquer qu'il
ne saurait être question d'un mouvement localisable dans
le temps, mais de c~ qui toujours s'effectue, est intem-
porellemsnt en acte dans la profondeur m~me de toutes
choses.
Pareille approche du réel ne vient-elle pas in-
diquer une mani~re d'appréhender l'être de l'homme? Nous
aurons l'occasion d'y insister plus à propos dans des dé-
veloppements à venir: l'homme n'a vraiment de réalité
qu'à confesser l'universel qui est en
lui.
Il s'éloigne,
(1) Science de la Logique, tome l, Livre l, L'Etre, éd.
de 1812, trad.
LABARRIERE et JARCZYK, AUBIER, 197~ p.59.

-56-
de façon paradoxale, le plus de lui-même quand il veut
se poser dans la seule particularité de sa subjectivité,
abstraction faite de toute relation à l'universel.
La
consistance de l'homme est de passer, de développer sa
propre vie dans le mouvement de l'universel. HEGEL ne ces-
se de reven ir s ur l'en têtement, POUD en mon t r ezr le ca-
ractère de vanité. S'entêter consiste dans le fait de vou-
loir poser le particulier seulement comme particulier,
sans tenir compte de sa relation à autre chose. Une telle
opération ne rend nullement service au particulier : elle
aboutit, bien au contraire, à sa déchéance. En effet, l'en-
foncement de soi dans la seule particularité ne conduit
pas à la profondeur pomme le pourrait croire l'absence
de réflexion !
Il conduit à tourner sur soi. Or, tourner
sur soi ne peut produire qu'une réalité rigide, car le
particulier ayant,dans sa solitude,épuisé toutes ses res-
sources, ne peut plus circuler en soi-même avec souplesse.
Aussi,finit-il par se cristalliser en un point mort. La
profondeur ne se renverse-t-elle pas alors en vacuité,
1. particulier se consommant soi-même dans sa propre pré-
cipitation ?
HEGEL aime à critiquer une attitude caractéris-
tique de l'époque moderne: celle de l'individu qui croit
n'avoir de vérité qu'à affirmer sa seule subjectivité,

-57-
en somme,~ rechercher ce que le philosophe appelle p~jo­
rativement l'excellence.
Ainsi, "le plus mauvais tableau,
c'est celui où le peintre se montre lui-même. L'origina-
lit~, cela consiste à produire quelque chose de tout à
fait universel.
La marotte de penser par soi-même, elle
consiste en ce que chacun produit quelque chose de plus
inepte que ne le fait l'autre" (1).Penser par soi-même
et produire en propre en dehors de toute relation m~dia­
tisante, cela conduit seulement à laisser surgir un Aussi
faisant face à un autre Aussi, dans une comparaison tou-
te d'ext~riorité, car chacun se fixant comme tel, absolu-
ment irr~ductible, est convaincu de sa propre excellence.
En vérité, ce n'est qu'opinion, demi-pens~e, pensée boî-
teuse et ind~termin~e ! Le substantiel ne s'acquiert que
par la relation à l'universel~et cette acquisition exige
que soit expulsée la particularité de l'opinion, de l'ex-
cellence.
Dans le domaine de la connaissance comme celui
de l'art, l'individu a derrière lui la riche diversit~
d'une tradition qui l'a d'abord nourri silencieusement
et continue de le nourrir. C'est sans doute en ce sens
que l'on pourra
dire de l'individu qu'il n'est jamais
qu'un fragment de
lui-même.
Or, la tradition elle-même
n'existe pas comme quelque chose de rigide. Procédant
(1) Geschichte der Philosophie,
III, éd. GLOCKNER, STUTT-
GART, 1965, p. 645,
.a1t'p.r~r
Œ'HONDT in HEGEL Textes
et Débats, Livre de Poche, 1984, p. 122.

-58-
d'un mouvement qui l'a fait être, il faut la saisir dans
son être-devenu. Elle est en effet le résultat du mouve-
ment par lequel des hommes, ayant précédé notre existen-
ce, ont voulu se libérer de l'être-là, affirmer leur hu-
manité, se donner un monde
: ce qui est fondamentalement
visée d'universalité. Comment saurait-on d'ailleurs retra-
cer l'histoire de l'humanité s'il n'y avait en son fond
une telle visée, si elle était seulement la succession
indéfinie de moments en rupture radicale, chacun n'ayant
aucun lien avec un autre? Comment, dans ces conditions,
l'humanité elle-même aurait-elle pu exister?
Aussi, la tâche de l'individu,dans tous les do-
maines de la vie,consistera~t-Blle à se situer dans une
continuité active, à ramasser ce qui est,pouI le laissBr-al-
Aer,dans un mouvement qui ne se limite pas à sa seule
particularité. Pour tout dire, c'est seulement en se des-
saisissant de sa particularité, en s'oubliant le plus pos-
sible que l'individu a chance de produire non quelque cho-
se qui soit simple agitation,"bouillie du coeur"et de
l'enthousiasme, mais être effectif! Ainsi que le souli-
gne HEGEL lui-même, la part qui, dans l'oeuvre totale de
l'esprit, revient à l'individu "peut être seulement mini-
me ; aussi, doit-il, comme d'ailleurs la nature de la
science l'implique déjà, s'oublier le plus possible et

-59-
faire et devenir ce qui lui est possible; mais on doit
d'autant moins exiger de lui qu'il doit peu attendre de
soi et réclamer pour soi-même" (1). Comme le dit le tex-
te, l'individu doit "s'oublier le plus possible". A titre
d'anticipation qui ne trouvera qu'ultérieurement son éla-
boration pensante, ce~t~ remarquff ~, dans une perspecti-
ve éthique, laisse apparaître le sens de la modestie chez
HEGEL? Ceci sera thématisé en son temps. Pour l'instant,
il nous faut dire, et de façon paradoxale, que c'est de
cette passivité qu'émerge le plus haute activité.
Il n'est
oeuvre d'esprit authentique et durable que si le particu-
lier se dessaisit de son immédiateté première pour faire
inscrire en son creux l'universel.
En effet, toute activité se trouve animée par
le désir d'inscrire quelque chose dans le réel, de donner
jour à quelque chose.
Un tel désir ne saurait se tradui-
re comme un sentiment s'épuisant dans l'instantanéité im-
médiate d'un acte,car alors le monde humain ne saurait
continuer d'exister. Rien n'assurant sa continuité, il
serait aboli. Ce que cherche le moi, c'est cela qui peut
durer:
un objet réfléchi.
Ainsi donc, ce désir ne se li-
mite pas à la ponctualité de l'instant. Bien plut5t rne
conviendrait~il pas de parler de volonté, celle-ci étant
"la particularité réfléchie sur soi et par là élevée à
(1) Phénoménologie de l'Esprit,
r , p. 62. PH. G. p. 59.
j

-60-
l'universel"
(1). !!J:ans la volonté,
le moi opère sur soi
une médiation pour rentrer dans soi : ce qui le détermi-
ne comme relation de négativité à soi-même. La volonté
est ainsi arrachement de soi à l'immédiat, à ce qui tend
à une particularité figée.
Voilà qui annonce qu'une oeu-
vre qui croit pouvoir trouver ressaurce dans la seule
exaltation du particulier, s'abolit elle-même comme
a~v~,
car ella étouffee , pour ainsi dire ,le mouvement originai-
re de la volonté qui est son essence interne.
Ce rappel incessant de la nécessaire médiation
pourrait être senti comme une contrainte exercée sur le
particulier qui entre dans un rapport d'unilatéralité
dominante,ne lui attribuant aucune voix:
les différences
se trouvent comme abolies et réduites au même! Or, ce
n'est point de cette manière qu'il faut entendre les choses.
HEGEL ne cherche pas, par une passion scandaleuse et as-
servissante d'uniformité, à sacrifier les différences en
ramenant habilement
l'autre au m~me dans une sorte de
magie.
L'universel n'est pas un terme fixe auquel doit
se plier le particulier.
Il n'est point quelque part dans
un lieu, mais au creux même du particulier, prononçant
le ressourcement médiateur dans ce qui donne vie.
Il s'a-
git d'une "réalité de médiation, s'épuisant dans la fonc-
tion qui fait de lui une puissance relationnelle"
(2).
(1) Principes de la Philosophie Du Droit,
.Trad.KA,oN,Op.cit.,
§
7,
p.
61.
(2) P. -
J.
LABARRIERE
Le Discours de l'Altérité, PUF, 1983,
p. 47.

-61-
Aussi,l'universel n'a-t-il pas un êtra propre à préserver
par rapport au particulier,~omme s'il s'agissait de deux
termes en lutte. Ce qui du moins est à sauver, c'est seu-
lement la vie comme mouvement infini.
L'universel est le
dynamisme intérieur même du particulier. C'est lui qui
fait apparaître les différences dans leur vérité de dif-
férences. Des termes différents sont des réalités réflé-
chies dans soi.
On ne peut les comprendre dans leur dif-
férence que reliés à une origine unitaire de laquelle il
leur a été donné de pouvoir émerger comme différents.
La différence est toujours d'abord différenciation.
Il
faut l'entendre comme un acte: celui par lequel un élé-
ment se particularise. Or, tout procès de particularisa-
tion ne se comprend que dans sa relation intérieure à un
mouvement d'origine duquel il tire l'effectivité et le
sens de sa différence.
Les différences procèdent d'une
diffraction de l'unité. Voilà qui peut nous conduire à
comprendre pourquoi l'individu doit "s'oublier le plus
possible" : c'est que la vie consiste peut-~tre dans une
certaine manière de respirer.
L'homme ne peut se tenir
dans la particularité des choses qu'en prêtant attention
à ce qui les pose dans leur particularité même, c'est-à-
dire, à ce qui les relie: en sorte que vivre consiste
dans l'effort de tenir ensemble les chosee.La figure du
(

-62-
vivre est l'être-soi-ensemble-avec les choses.
Il Y a bien des différences dans la vie ,et HEGEL
est le premier à penser que sans les différences, la vie
serait sans vie: elle serait monotone. Ee qui toutefois
demande à être souligné est que, même à un niveau "prati-
que", de vivre les différences comme des différences abso-
lues, la vie elle-même devient impossible et l'on meurt
d'une sorte d'asphyxie.
Il n'est que de jeter un regard
sur l'expérience quotidienne pour s'en convaincre. A exa-
cerber les différences, on aboutit à des positions trop
tranchées, exclusives et excluantes.
Leur caractère d'uni-
latéralité, parce qu'elles refusent d'entrer dans le jeu
riche et varié de la confrontation, ne peut tout au plus
que les conduire à l'affrontement. Ne pouvant souffrir
la présence d. l'autre, chaque différence cherchera à sup-
primer l'autre dans une négation abstraite, sans aucune
portée intérieure, "sans plus de signification que de tran-
cher une tête de chou ou d'engloutir une gorgée d'eau" (1).
Ce sera
alors le règne de la force et de l'arbitrai-
re. Par où se laisse voir l'essence même de tout fanatis-
me théorique ou pratique: on voulait affirmer le droit
propre de l'individu à la différence et cette différence
pensait trouver le sentiment de son existence dans une
(1) Phénoménologie,
II, p. 136.
PH. G. p.
419.
1
~

-63-
rigidité exclusive de toute altérité. Voilà pourtant que
cette affirmation trop rigide de soi se révèle n'être
qu'une "représentation abstraite" et sa réalisation "une
furie de destruction"
(1). Ceci ne montre-t-il pas assez
que la différence, pour être effective, doit pouvoir aider
a assurer la continuité de la vie qui est une?
Assurer la continuité de la vie, c'est être soi-
même signifiant dans sa différence.
La différence tire
son être du parcours qu'elle fait d'elle-même.
Or, ce par-
cours réflexif de soi procède de l'unique réflexion de
laquelle participe toute réalité vivante.
Il n'y a pas
deux réflexions: d'un côté ,celle de la vie ,et de l'autre,
celle de l'individu,en rapport d'extériorité radicale.
L'individu lui-même est un vivant. Du reste la vie, dans
son être intérieur, n'est pas divisée au point de laisser
subsister deux choses contradictoires.
L'individu ne s'af-
firme donc en vérité que si sa différence est humainement
signifiante. Voilà qui laisse entendre que tout procès
de particularisation a sa source dans une universalité
médiatisante, laquelle prononce simplement qu'à l'origi-
ne des choses se trouve la relation.
Aussi,n'a-t-on pas à opposer l'homme au concept.
Il n'y a pas à chercher avec tendresse un être propre de
l'homme ,existant substantiellement sous la forme d'une
(1) Principes de la Philosophie du Droit"irad.KA,I\\'N,Op.cit.,
remarques au § 5, p. 59.
1
,

-64-
chose en soi,et irréductible au mouvement du concept. Pa-
reil être propre, en se coupant de manière radicale de
tout procès de conceptualité, ferait de l'homme une réa-
lité absolument étrange.
L'homme serait renfermé en lui-
même, ce qui le rendrait tout à fait inintelligible, ce
renfermement signifiant sa fermeture. Si Ithomme échappe
au procès de l'intelligence, que devient-il sinon un mons-
tre ?
HEGEL remarque qu'il existe une hiérarchie des
êtres qui fait qu'il estdifficile,p~r axemple,
à l'hom-
me de comprendre les animaux, de "pénétrer par l'imagina-
tion dans une nature de chien ou se la représenter".
Si
l'homme ne peut pas comprendre l'animal, ce n'est pas en
vertu d'une quelconque finitude! C'est que l'animal lui-
même, dans sa nature,
est l'inintelligible, l'inconcevable.
Ce qui ferme l'animal à tout procès de raison et de rela-
tion à l'homme, c'est
qu'il lui manque le moment de l'9s-
prit.
Or,
l'homme,
HEGEL ne cesse de l'affirmer, est pré-
cisément esprit,et ce qui est esprit est concevable,
intelligible: "le propre de l'esprit consiste justement
à se manifester à lui-même,
l'esprit comprend et saisit
l'esprit"
(1).
Il existe une relation profonde entre es-
prit et manifestation. S'il y avait un être propre de
l'homme, substantiel, irréductible à toute manifestation,
( 1)
Phi los 0 phi e deI' His toi r e ,1': rad. GlB 1[ LI N, VRI N, 1 963 , p. 16 1 •
(
/

-65-
,
c'est-à-dire incapable
,
de s'intégrer
a
un parcours dont
la source est précisément le mouvement du concept, alors
l'homme ne serait pas esprit. C'est une contradiction d'af-
firmer à la fois l'être-spirituel de l'homme et son irré-
ductibilité au procès conceptuel, ~ar l'esprit est toujours
-déjà cela: parcours de soi, mouvement de soi à l'autre
et de l'autre à soi-même en retour. Seul ce dont l'être
ne contient pas l'esprit échappe au concept.
La différen-
,
ca qu'il pourrait alors connaître,est la différence comme
fixation de soi en un point exclusif: c'est la différen-
ce indifférente. Ce qui caractérise une telle différence,
c'est qu'elle semble fuir perpétuellement la lumière du
jour avec la conviction intérieure que dans cette fuite
,
même se trouve l'excellence de son être. t~ retrait, ce
refus d'un parcours
de soi dans une relation médiatisan-
te n'est-il pas bien plutôt le signe d'une pauvreté inté-
,
rieure ? S'enfermer en un point sans pouvoir s'ouvrir,
cela traduit le fait qu'on n'a rien à donner. N'avoir rien
à donner hors de soi signifie fondamentalement qu'on n'est
,
rien en soi-même, qu'on n'a aucune richesse intérieure.
En effet, de même qu'une lamp.
ne perd rien et ne s'éteint
pas en servant à allumer d'autres lampes, ce qui a une
profondeur véritable ne perd rien à se manifester, à se don-
ner (1).Son être ne s'épuise pas à se dévoiler et ne perd
(1) Sur l'image de la lampe, voir:
Leçons sur la Philo-
sophie de la Religion, 1ère Partie: La Notion de la
!
Rel i g ion, Trad. G1Brt, 1N, VR1N', 1 959 , p. 1 71 •

-66-
nullement de son authenticité. En s'ouvrant à l'autre,
il ne se trouve pas aboli parce que, comme réflexion in-
finie en soi, il a assez de force pour supporter l'éprŒu-
ve de l'autre. Comme l'écrit HEGEL lui-même, "la liberté
de l'être-pour-soi se prouve au contraire seulement dans
la facilité à entrer en relation avec toute chose et à
se maintenir soi-même dans cette variété multiforme"
(1).
Auss~ est-ce sans doute la vacuité intérieure qui cherche
à masquer sa propre pauvreté ~n proclamant tout haut que
l'être véritable réside dans l'irréductibilité de soi,en-
tendue comme une sorte d'insularité que jamais ne saurait
atteindre le concept !
Cette méprise ne porte-t-elle pas au fond su~
le statut du discours considéré comme une réalité abstrai-
te que l'on oppose à l'immédiateté du vécu? Or, pareil-
le opposition ne saurait, à la réflexion, avoir de consis-
tance. Dans son essence intérieure, le discours vise à
la saisie de la différence, de ce qui est autre. En ce
sens, c'est à la source de l'autre qu'il s'alimente, cet
autre étant une réalité singulière, un contenu d'expérien-
ce ou le vécu. Partout où s'exerce la raison, elle se trou-
ve en mouvement et en recherche de signification de ce
qui est, d'un contenu. Le discours se nourrit de ce qui
fonde sa propre universalité, sa relation immanente
(1) Phénoménologie,
r , p. 240. PH. G. p. 214.

-67-
d'origine à cela même qu'il n'est pas immédiatement, fai-
sant de lui une totalité articulée en elle-même et hors
d'elle-même. Ce
que le discours n'est pas immédiatement,
le vécu, est en lui-même aussi parcours de soi vers l'au-
tre.
Le vécu est déjà en chemin vers une signification
dans laquelle il puisee se nouer: en lui même,il est sensé,
et c'est cet être-sensé que veut tenter de dégager le dis-
cours.
L'intelligence du vécu fait partie du vécu lui-meme
au lieu qu'elle soit considérée comme ce qui viendrait
le morceler. En s'engageant dans le procès du discours,
le vécu n'est pas dilué au profit d'une quelconque abstrac-
tion : il brise seulement, pour ainsi dire, la relation
~ son immédiateté premi~re ~our se pOSQr en figure -de vérité,
laissant de la sorte venir au jour ce qui le constitue
intérieurement. Car,la relation immédiate à soi est la
relation à soi comme à une image ~t l'image n'est pas
l'effectif. C'est en se laissant parcourir par un proc~s
de raison, lequel la met comme à distance de soi,que l'im-
médiateté du vécu en vient à s'éveiller à elle-mêm~ pour
se manifester comme une immédiateté devenue. En mour'At
à sa propre immédiateté au travers du proc~s discursif,
le vécu s'éveille à ce qu~ de l'intérieu~ l'organise de-
puis toujours pour l'exposer comme un vécu d'homme, c'est-
à-dire,comme l'expérience dans laquelle le sens, en de-
venir de lui-même, se trouve en tissage silencieux et

-68-
cherche douloureusement à se dire. Par où se laisse voir
que c'est en prenant d'abord de la distance par rapport
à son immédiateté première que le vécu a chance de se re-
prendre en lui-même, de coïncider avec ce qui le consti-
tue en vérité. Ceci n'est-il pas d'ailleurs une règle fon-
damentale, partout où il est question d'une réalité concer-
nant le régime humain? Comme l'a si bien vu MERLEAU-PONTY,
"la recherche de l'immédiat ou de la chose même, d~s qu'elle
est assez consciente, n'est pas le contraire de la média-
tian;
la médiation n'est que la reconnaissance résolue
d'un paradoxe que l'intuition, bon gré mal gré, subit:
pour se posséder, il faut d'abord commencer par sortir
de soi, pour voir le monde-même, il faut d'abord s'éloi-
gner de lui"
(1). Sans doute, peut-on critiquer la préten-
tion d'une rationalité s'occupant de
~hème~ formels et
désertant le vécu, à pouvoir rendre compte de l'expérien-
ce humaine dans ses modalités concrètes. Cependant ~onsi­
dérée dans son épaisseur intrinsèque,
la raison a fonction
de médiation; chercher à comprendre ce qui est, c'est,
de façon concrète, intérioriser les choses pour déployer
à nouveau leur contenu,afin de les insérer de manière dy-
namique dans la vie et dans l'histoire.
Le procès de la
raison se situe dans le prolongement de la vie,pour accom-
pagner celle-ci dans la variété de ses déterminations.
(1) Eloge de la Philosophie,
Idées, NRF, 1953,p.237.
r

-69-
Liant le vécu à autre chose que sa propre immédiateté,
il vient l'arracher à la ponctualité de l'instant pour
l'intégrer
à
un mouvement total,
lequel vient dire
qu'aucune expérience d'homme, considérée dans sa singula-
rité, ne peut jamais être limitée au hic-et-nunc, mais
s'organise toujours en direction
'd'une
affirmation plus
synthétisante de l'homme: ce qui signifie que l'~ est
toujours en devenir de lui-même sur la ligne qui le con-
duit, de façon immanente, de soi à soi comme à son autre.
A la base de tout vécu, se trouve déjà l'acte de médiation,.
pour autant qu'il s'agit d'inscrire le sens au coeur du
réel,et que le sens n'est pas une chose que l'on pourrait
immobiliser en un point mort.
Toujours en dépassement de
lui-même,
le sens vient manifester le passer comme cons-
titutif de l'expérience humaine.
Le vécu est intérieure-
ment organisé:
il s'articule autour d'un sens qui le dé-
passe,et c'est la raison, en affirmant la présence de la
médiation au coeur de toute réalité, qui nous rapelle cet-
te vérité. Ainsi, n'y a-t-il pas d'un côté,le vécu,et de
l'autre,la raison:
ce qui est à la fois,
c'est un vécu
déjà porteur de signification et une raison,toujours-déjà,
ouverte à l'intelligence du vécu.
Leur unité constitue
le monde même comme lieu de la relation,
où le retour à
r
;

-70-
soi permet de se saisir soi-même comme toujours-déjà rat-
taché à autre chose~soi-même comme n'étant le même que soi
que dans la présupposition de la relation à un autre~

-71-
III) LE SOUCI DU CONCRET
La critique de la figuration a révélé que l'uni-
versel est au fond de toutes choses comme ce qui, dans
sa présence sans nulle trace,
les fait passer dans l'autre
d'elles-mêmes,constitutif de leur vérité.
Passer ne signi-
fie pas venir à extinction, mais entrer dans un parcours
qui, plongeant ses racines dans la dimension de totalité
qu'est le monde et animant de la sorte le particulier,
lui donne de pouvoir s'élever à plus de richesse.
Ainsi,
le procès de l'universel, en arraehant le particulier à
lui-même.en se tendant et s'étendant vers la richesse in-
finie de l'imprévisible du réel, ne traduit-il pas chez
HEGEL le souci du concret ?
Abstrait et concret se trouvent généralement
opposés dans la pensée commune,comme deux déterminations
absolument exclusives l'une de l'autre,et l'on classe vo-
lontiers la pensée de HEGEL du côté de l'abstrait, vou-
lant par là même dire que celle-ci s'occupe de l'Idée
absolue, qu'elle se met au-dessus des choses sans arriver
à les pénétrer dans leur plénitude, dans leur intimité
essentielle.
HEGEL pourtant ne cesse de montrer que l'af-
faire
(die Sache) de la philosophie.c'est le concret mê-
me qu'exige d'ailleurs le sain bon sens: "ce n'est pas

-72-
l'abstrait, ou ce qui est privé de réalité effective qui
est son élément ou son contenu, mais c'est l'effectivement
réel, ce qui se pose soi-même, ce qui vit en soi-même,
l'être-là qui est dans son concept"
(1).
Que la philosophie ait le goût du concret,
HEGEL
le fait assez voir ,en donnant même souvent au mot abstrait
un sens péjoratif. Sera abstraite la réflexion de l'enten-
dement qui .apr è s avoir dégagé une détermination,
l'isole
de man Lè r e rigide ,et en vient à lui attribuer une autonomie
absolue,sans comprendre qu'une détermination distincte
vie n t
pré c i s é men t d' une dis tin c t ion ,8 t don cd' un pro c è s
qui n'a de signification que relié à un tout,fait d'une
multitude de déterminations.
Ains~par exempl~ c'est avoir
la pensée abstraite que de voir dans l'assassin rien d'au-
tre qu'un assassin ~t de dissoudre en
lui, simplement
par cette unique détermination, ce qui fait le reste de
son humanité. Tout aussi abstraite sera l'attitude du
maître qui ne retiendra de son valet que le seul prédicat
de valet ~t en viendra à se comporter a son égard selon
cette seule qualité.
L'esprit cultivé sait ,selon ti{GEL ,qUI!
l'assassin n'est pas seulement assassin,et que le valet
de chambre n'est pas seulement valet. :ce dernLer ~st a~
courant des nouvelles de la ville, connaît les bons théa-
tres et sait apprécier les filles
!
La pensée abstraite
( 1) P h é nom én 0 log i e,
l, p • 4 O. PH.
G.
p • :3 9 •
(

-73-
consiste dans l'absolutisation d'une détermination, d'un
caractère, ce qui conduit à l'effacement et à la destruc-
tion des autres déterminations. Si,dans une réalité, se
trouve seulement privilégiée une détermination en forme
de
fixité,
toute intelligence authentique de cette réali-
té devient pratiquement impossible.
La détermination ab-
solutisée devient une surdétermination.
La surdétermina-
tion ne signifie pas ce qui,
par abondance, coule par
dessus lui-même et se surpasse, ce qui reflue vers soi-
même, poussant inépuisablement devant son être la sève nour-
ricière,constitutive de son être-soi.
Ce n'est pas le déve-
loppement
de l'un en l'inépuisable de son unité; il
s'agit ici d'une invasion incapable de contenir son propre
principe, parce que,précisément, l'essence de son principe
est de ne pouvoir être contenu: ce qui n'est aut~e que
l'égoïsme.
Une détermination absolutisée occulte'
dans une
réalité les autres déterminations car,elle les in~•• tit
unilatéralement de sa
furie.
Le mouvement qui enchaIne
les déterminations les unes aux autres,se trouve brisé
dans sa liberté.
Le parcours perd de sa fluiditépcar tout
vient s'immobiliser en
un point, incapable de reconduire
proprement le tout du mouvement qu'il veut garder jalou-
sement pour soi.
Alors nous ne sommes plus en présence
d'une réalité.
Une réalité se révèle toujours comme un

-74-
divers unifié, ce qui suppose un jeu, un échange récipro-
que de déterminations.
Il nous arrive dans la vie quoti-
dienne de trouver que tel individu n'est plus un homme,
n'est plus réel
Ce que nous traduisons par cette remar-
que est le fait qu'un caractère se trouve en lui de maniè-
re surdéterminée,au point qu'il n'est plus que l'homme
d'un seul côté: son principe intérieur est l'unilatéra-
lité. En lui ne subsiste plus qu'une seule perspective.
Ne pouvant plus se parcourir soi-même dans l'enchaînement
multiforme des déterminations, cet individu n'est plus
capable d'un échange authentique avec l'autre: ce qui
équivaut pratiquement à une atrophie de son humanité même.
Rien ne révolte plus HEGEL que les positions
extrêmes.
Or,
la réflexion nous montre qu'une position
extrême est toujours une attitude qui n'a pas le sens du
concret. En effet, a durcir les déterminations, chacune
d'elles devient un point autonome,
fermé sur s.a! dans une
sorte d'indifférence. Elle ne cherche plus désormais qu'à
préserver son seul être.
Or, si une détermination n'a si-
gnification que par rapport à une totalité,
une telle pré-
servation n'équivaut-elle pas à l'abstraction de l'être?
A chercher l'extrême, on découvre ,non pas quelque chose
de concret, mais le vide:
où l'on rencontre le sain bon
sens qui sait fort bien que l'excès en toute chose nuit
La critique hégelienne du moralisme du devoir-être ne

-75-
révèle-t-elle pas ce souci du concret
! La conscience
morale pose le devoir comme une exigence,
uns tâche à
accomplir qui est son essence. Cependant, son attitude
à l'égard du monde rend impossible l'actualisation même
du devoir,car le monde lui apparaît toujours comme la sphè-
re du fini qui ne saurait se
réconcilier de manière par-
faite avec l'infini de la loi morale. Par crainte de souil-
ler la pureté de son intériorité, elle s'abstient de tou-
te action dans la seule contemplation de l' intuition du "1'1OI
_MOIli,
devenue pour elle toute essentialité. Devenue
une bŒlle âme,
fuyant toute aliénation pour se retirer
dans la seule subjectivité, la conscience aboutit à un
objet creux
"son opération est aspiration nostalgique
qui ne fait que se perdre en devenant objet sans essence,
et au-delà de cette perte retombant vers soi-même se trou-
ve seulement comme perdue;
-dans cette pureté transparente
de Bes moments elle devient une malheureuse belle âme,
comme on la nomme, sa lumière s'éteint peu à peu en elle-
même, et elle s'évanouit comme une vapeur sans forme qui
se dissout dans l'air"
(1).
La belle âme a voulu fuir la
réalité récalcitrante du monde pour se retirer dans la
seule jouissance de son intériorité qu'elle veut mainte-
nir pure.
Mais comment peut-on avoir la certitude de sa
propre pureté si l'on refuse la lumière du jour? Ce qui
(1) Phénoménologie,
II,
p.
189.
PH.
G.
p.
463.

-76-
est pur ne prouve et n'éprouve la vérité de son essence
qu'à traverser un parcours qui équivaut à une conquête
de soi.
Le lieu de ce parcours, c'est la réalité vivante
du monde dans laquelle il faut chercher à inscrire un être
effectif.
Les bonnes intentions, restant seulement des
intentions qui répugnent à toute extériorisation, sont
vaines: elles se dissolvent d'ellee-mêmes,.puisqu'il leur
manque le courage d'affronter et de transformer en effec-
tivité ce à l'égard d. quoi elles se déterminent comme bon-
nes,
la variété multiforme et récalcitrante du monde.
Ce sens hégélien du concret se retrouve aussi
dans des pages vivantes sur la loi du coeur.
Certain d'a-
voir en
lui l'universel ou la loi qu'il oppose à l'ordre
d'une humanité faite selon lui de violence et de contrain-
te,
l'individu va chercher à actualiser ce que son coeur
ressent subjectivement,afin de délivrer l'humanité de ses
chaînes.
Or, comment puis-je être certain que mon plaisir
singulier est en même temps le plaisir de tout le monde,
que l'individuel a immédiatement valeur de nécessité?
Moi,comme particulie~,j'affirme telle détermination de
mon coeur comme étant la loi, mais un autre coeur parti-
culier paut affirmer que la loi consiste dans telle autre
détermination et,selon l'économie propre à la loi du coeur,
il a aussi raison.
Or,
comme loi certaine de soi,
je ne

-77-
puis tolérer un autre ordre en dehors de celui que me dicte
l'immédiateté de mon coeur : "~e'm~me que l'individu trou-
vait précédemment abominable seulement la loi rigide, de
m~me maintenant, il trouve abominables et opposés à ses
excellentes intentions,
les coeurs m~mes des autres hom-
mes"
(1).
Il suffit de reconnaître qu'à la base de cette
situation, se trouve un défaut:
la considération de l'im-
médiateté du coeur comme la loi universelle devant régir
le cours du monde.
L'ordre social ou spirituel n'a pas
attendu ma naissance avant que d'exister:
il apparaît
comme un ordre toujours déjà vivifié de l'intérieur par
des déterminations que ne saurait contenir ma seule sub-
jectivité, en sorte que c'est toujours à partir de lui
que quelque chose de neuf peut surgir, si l'on ne veut
pas en rester au niveau d'une universalité seulement vi-
sée ,et donc abstraite.
A vouloir créer un autre ordre
à côté de l'ordre qui déjà est,
l'individu risque de som-
brer dans la folie.
La folie ne consiste pas dans le fait
que ce qui est essentiel pour moi est inessentiel pour
l'autre,et que ce qui m'est inessentiel lui est essentiel,
car le seul niveau d'une indifférence mutuelle liée au
non-savoir de l'autre,ne saurait conduire à un boulever-
sement tragique du mouvement intérieur par le~~al .a fait
Itre la consei-ence.
La folie,
c'est d'~tre encore un
(1) Phénoménologie,
l,
p. 307.
PH.
G. pp. 269-270.

-78-
homme en général et de ne vouloir pas admettre la réali-
té effective de ce qui est essentiel pour tout homme,
sans pourtant que l'Dn parvienne à abolir cette réalité
II s i
quelque chose est vraiment effectivement réel et es-
sentiel pour la conscience en général, mais ne l'est pas
pour moi,
alors dans la conscience de son néant, moi, qui
suis aussi conscience en général,
j'ai en même temps la
conscience de sa réalité effective, -et quand ces deux
moments sont fixés,
c'est là une unité qui est la folie
en général"
(1).
La folie est une contradiction vécue
tragiquement au sein de la conscience,com~e un déchaîne-
ment des forces du réel contre ce qui le voulait nier.
Voilà qui indique que l'individu ne saurait sauter par
dessus l'ordre du monde dans lequel il se trouve:
il en
est le fils.
Toute atti tude contraire ,relevant d'une sor-
te de subjectiviame sentimental, impatient de voir réa-
liser ses idéaux sans aucune médiation,
traduirait en vé-
rité un manque de réalisme,
une méconnaissance du sens
du concret: "lorsque la réflexion,
le sentiment et en
général la conscience subjective sous une forme quelcon-
que considèrent le présent comme vain,
le dépassent et
prétendent savoir mieux, ils se trouvent dans le vide et
comme ils n'ont de réalité que dans le présent ils sont
eux-mêmes v an i t
(2).
A ce subjectivisme qui "gonfle sa
é
"
(1) P hé nom é no log i e,
1, p. 308 • PH.
G. p.
270.
(2) Principes de la Philosophie du Droit, Préface,atAAN',
p.
41.

-79-
tête et celle des autres", mais dont la consistance n'est
que "boursouflure vide"
(1),
HEGEL aime opposer la vertu
antique qui sait se lier à l'ordre éthique concret, qui
a son contenu,non dans un idéal propre à un élan incontrô-
lé du coeur, mais dans la substance vivante du monde com-
me essence spirituelle.
Ce qui vient d'être dit ne montre-t-il pas la
manière dont il convient d'appréhender l'être-concret?
Le concret n'est pas l'être-là considéré dans sa fixité,
sans aucun mouvement, et qui pourrait se laisser, pour
ainsi dire, encapsuler et tenir une fois pour toutes:
est concret ce qui se meut, ce qui vit en soi.
Ce qui est
mouvement en soi-même prouve qu'il ne peut se satisfaire
d'un point fixe en lequel son être se trouverait réifié.
Toujours en dépassement de lui-même, il manifeste ainsi
qu'il faut le saisir dans le mouvement qui l'a d'abord
laissé être et de la vie duquel il continue de respirer.
Or ce mouvement, en sa densité intérieure, est l'idée.
Celle-ci ne désigne nullement une notion en
soi,
une es-
sence suprasensible.
Elle est ce qui est au fondement de
toutes existences, ce qui domine et embrasse toutes cho-
ses. Ce qui est concret, ne l'est que dans la relation
intérieure qu'il entretient avec son idée,
laquelle le
vivifie de son parcours.
Une réalité sans idée est une
(1)
Phénoménologie,
r , p. 319. PH. G. p. 280.

-80-
réalité sans âme.
Elle est maintenant devenue un être
muet: d'elle s'est enfuie la vie.
C'est l'idée qui,
tout
en réconciliant avec la souplesse et la densité de la vie,
tout en
s'affirmant co••• la flamme intérieure,
l'atten-
tion et la tension bienveillantes, assure concrétude à
toute particularité.
L'idée d'une chose, c'est ce qui fait
que cette chose subsiste en
soi-même, est adéquate a son
concept. Etre adéquat à son concept, c'est exister comme
on est, correspondre à soi.
Aussi, n'imposant au réel aucun sch~me pré-établi,
l'idée ne saurait être tenue pour une nécessité extérieu-
re.
Elle articule le réel de par le mouvement même qui
constitue celui-ci en son intériorité.
Voilà pourauoi
"évoquer le fait que le réel soit rebelle à l'idée, c'est
faire montre d'une singulière mécompréhension à propos
de l'un ou de l'autre de ces termes
soit que l'idée une
fois encore,
soit sensée exister en
elle-même, de façon
abstraitement autonome,
soit que le réel s'impose sous
la raison d'une opacité et d'une différence en
forme de
rupture"
(1).
Partout où il est question de vie, de con-
cret,
se dit l'articulation du réel et de l'idée sous
mode déployé. Dans leur expression intérieure,
les diffé-
rentes idées s'organisent en
un système qui est l'Idée.
Celle-ci en sa détermination ultime, est l'Absolu.
Avec
(1) P.
J.
LABARRIERE
Le Discours de l'Altérité, PUF,1983,
p.
315.
(

-81-
HECEL, il faut dire que rien n'est concret que l'Idée
"l'Idée, comme pensée pure, est abstraite sans doute, mais
en
soi absolument concrète"
(1). En sa véri té intérieure,
le réel lui-même n'est que l'être-là de l'Idée,
l'Idée
entrée dans l'existence extérieure et ayant de la sorte
acquis une richesse infinie de formes,
d'apparences et
de manifestations. Pris seulement en
lui-même,
le singu-
lier a un caractère borné manifestant sa propre dissolu-
tion.
Il n'est en unité réelle avec lui-même, n'acquiert
vie et actualité que seulement relié à l'Idée, en
sorte
qu'il faut dire que l'être effectif proc9de d'un partage,
d'un jugement de l'Idée:
"Tout être effectif, pour autant
qu'il est un être vrai, est l'Idée et n'a sa vérité que
par l'Idée et en vertu d'elle"
(2).
Voilà qui peut conduire à croire que l'Idée ne
laisse aucune place à la contingence,
toujours arrachée
à soi et considérée seulement comme moment. C'est d'ail-
leurs le reproche que l'on fait souvent à HEGEL.
Pour com-
prendre la chose, ne conviendrait-il pas simplement de
prendre en compte,de façon sérieuse,
la détermination mê-
me de la philosophie ? Savoir qui vise à comprendre ce
qui est,
la philosophie convoque chaque réalité à se ren-
dre fluide,
à se parcourir soi-même pour laisser se dire
ce qu'elle contient.
Un tel mouvement fluide,
parce qu'il
(1)
Leç on s sur l '..~1 5 t.oireë ,de:: la. ph:i l os op hi.!!:'!
In t rod uc t ion,
t rad.
Gl 8 ELIN, GAL LI MARD 1 9 54,
P• 1 D5 •
( 2 ) En c y c l 0 Pé die des Scie n ces Phi los 0 phi gue s, .I. laS- cie n c e,
d e lat. 0 g i que , Ir ad. 8 0 URGET) I S , 1 9 7 0 , VRIN, p. 26 7 •

-82-
permet d'entrer en authentique dialogue avec soi, est ce
qui libère. En ce sens,
la philosophie doit être dite
science de la liberté. En elle,
la raison est absolument
auprès d'elle-même. Or être auprès de soi,
c'est habiter
tout ce qu'on parcourt, c'est ne laisser être aucune ex-
tériorité,car celle-ci signifierait une réalité opaque,
étrangère, ne permettant pas au soi de se détendre.Aussi,
la tâche de la connaissance est de sursumer . le contingent,
entendu en général comme ce qui n'a pas le fondement de
son être en
soi-même, mais en un autre.
Surmonter le contingent ne veut point dire ne
lui accorder aucune importance. HEGEL remarque d'ailleurs
que le contingent se fait valoir dans le monde de l'esprit.
Ainsi par exemple,
le langage, existence même de l'esprit
en tant qu'en lui entre dans l'élément de l'universel la
singularité de la conscience, contient dans sa formation
le contingent.
La langue n'est jamais construite à partir
d'un schème formel,
d'un cadre rigide subsistant pour soi.
Elle ne se définit et ne s'enrichit que par son déploie-
ment dans la vie, en intériorisant les données qu'elle
rencontre, en se tissant dans l'histoire variée de la cul-
ture à laquelle elle appartient.
Sans perdre son identi-
té substantielle, une langue évolue cependant à travers
le temps,st cette évolution est liée à l'imprévisible des

-83-
choses.
Il en est de même des formations de l'art et du
droit.
L'artiste ne crée pas un tableau à partir de sa
seule imagination subjective.
A partir d'une réalité in-
signifiante dont l'existence ne dépend pas de lui et n'é-
tait nullement prévisible,
peut ee donner à lui une intui-
tion qui ouvrira à un monde.
HEGEL remarque que les circonstances peuvent
faire qu'une détermination juridique se révèle en
soi plei-
nement fondée,
cohérente et pourtant injuste et irration-
nelle en elle-même. Si le droit devait se définir seule-
ment de manière formelle,
peut-être serait-ce la vie
elle-même qui deviendrait impossible. Ce qui n'est point
signifier que l'on en vienne à donner libre cours à l'ir-
rationnel,
à l'arbitraire, mais que le juridique lui-même,
en sa fondation,
s'articule dans le contingent.
Il n'y a
pas de système juridique valant véritablement en et pour
soi pour tous les peuples.
Les moeurs interviennent. Les
circonstances extérieures font souvent la vie : elles la
nourrissent et lui permettent de
demeurer eu-dedans d'~lle­
même.
HEGEL ne critique-t-il pas d'ailleurs une attitu-
de abstraite qui consiste à aborder avec des apriori le
domaine historique, lieu substantiel
de la diction de
l ' Ës prit, de l'Id é e en
tan t
que v i van tep 0 u r l a con sc i en -
ce de soi? Chaque peuple a son irréductible individualité

-84-
que l'on ne saurait déduire a priori: elle se constitue
au fil du temps,dans un dialogue sans cesae repris avec
l'imprévisible des choses.
Il est impossible de détermi-
ner la durÉe d'une figure de l'histoire,parce que ,préci-
sément nous sommes ici en présence de la vie qui n'obéit
,
pas à un schéma mécanique.
Les conditions temporelles im-
posent à la marche de l'esprit des contenus, ce qui peut
conduire à un changement des formes mêmes que prend l'es-
prit dans son déploiement. C'est alors "un petit jeu vi-
de et un pédantisme guind~" de vouloir absolument écarter
du réel le contingent: "il est tout à fait exact que la
tâche de la science et plus précisément de la philosophie
en général consiste à connaître la nécessité cachée sous
l'apparence de la contingence; ce qu'on ne peut,
toute-
fois,
entendre comme si le contingent appartenait simple-
ment à notre représentation subjective et pour cette rai-
son, était à écarter absolument pour qu'en parvienne a
la vérité"
(1).
Si, pour parvenir au vrai,
le contingent n'est
pas à écarter, ne faut-il pas alors le considérer comme
un moment du vrai, de l'Idée, puisque seule existe réel-
lement l'Idée? Une contingence absolue est pratiquement
impossible car ,fermée sur son être, la raison ne pourrait
même pas en soupçonner l'existence. C'est toujours la raiso~
(1) Encyclopédie des Sciences Philosophiques, BOURGEOIS,add.
~145,p.579.

-85-
et elle seule,qui peut en une réalité lire la contingen-
ce, ce qui est signifier proprement que le contingent se
lie, de l'intérieur, au même monde que la raison, car un
monde ne peut se révéler à un autre que si, tous deux,
d'une certaine manière,
présupposent un commun engendre-
ment.
Si l'on ne veut pas se trouver dans l'étrange situa-
tion d'avoir deux absolus,
il convient de restituer au
mot contingent son sens profond : ce qui survient (guod
contingit). Ce qui survient ne doit pas avoir le sens de
quelque chose venant s'ajouter à l'Absolu.
Il plonge ses
racines dans la structure même de l'Absolu. e'est en l'Ab-
solu, dans ce qu'il est, que l'on peut trouver la source
et la raison de ce qu'il n'est pas immédiatement, de ce
qui sur-vient:
le contingent,
l'homme dans sa facticité.
Il faut donc comprendre le contingent comme le jeu de l'I-
dée avec elle-même.
L'Idée libère,pour ainsi dire,le con-
tingent pour le reconquérir, comme contingent, comme l'au-
tre d'elle-même, constitutif de son altérité. L'Idée n'est
que comme vivante,et il n'y a de vie que dans le particu-
lier.
C'est seulement en s'éprouvant soi-même, en se déve-
lop~ant dans un parcours, en se donnant en image pour en-
suite se récupérer immédiatetement, que l'Idée manifeste
qu'elle est la substance infinie que rien ne pourrait
abolir.
La plénitude ne réside pas dans la jouissance

-86-
immobile de
soi, mais dans la possibilité d'entrer dans
l'expérience la plus radicale de soi-même: celle qui con-
siste à s'arracher à son propre être et à s'abandonner
à l'autre jusqu'à ne plus pouvoir se reconnaître. Devenir
complètement étranger à soi-même et s'assumer dans cette
différence, est le signe d'une puissance authentique. Est
puissant ce qui est de nature synthétique, ce qui,pour
ainsi dire,a au moins le temps de se scinder pour se res-
saisir par la suite.
Si, comme nous l'avons déjà souligné,
la vie
consiste dans une certaine manière de respirer,
le contin-
gent peut être compris comme l'élément que se donne l'I-
dée afin de ne pas étouffer en elle-même.
Respirer sup-
pose à la fois distance et reprise en soi.
Le contingent
permet la distance,et la reprise en soi n'est rendue pos-
sible que parce que le contingent n'est pas dans un rap-
port d'extériorité radicale face à l'Idée, mais l'autre
d'elle-même dans lequel elle se ~étend • De la sorte ,nous
pouvons dire qu'il existe une nécessité du contingent com-
me contingent : il faut que le contingent existe ,afin que
l'infinité de l'Idée expose sa réalité en
actualité.
Le
contingent est un moment logique exigé par l'Idée elle-
même dans l'intemporalité de sa structure.
Voilà pourquoi, dans leur contingence radicale,

-87-
il faut lier toutes choses à l'universel. De lui rien ne
saurait être isolé.
La vision rationnelle ,qui apporte la
ré::onciliation avec ce qui est, n'est pas une vision sub-
jective. Elle est requise par la nature même des choses.
Dans la croix du contingent ,il faut voir la rose de la
raison, "regarder avec l'oeil du Concept qui pénètre la
superficie des choses et transperce l'apparence bariolée
des-évlnements"
(1).
L 'être qui pense est celui qui sait
d'avance que la vérité ne réside nullement dans la super-
ficie sensible.
Il veut voir le monde avec la réflexion,
la raison.
Une telle option ne prend tout son sérieux que
si c'est le monde lui-même qui est confessé comme étant
en soi rationnel : ce qui est signifier que tout en
lui
est intérieurement lié à la raison.
Il est contradictoire
d'user de la raison et de refuser la relation immanente
de chaque élément particulier du monde à la raison, d'iso-
ler le particulier jusqu'à lui attribuer un être propre,
une autonomie.
C'est manquer de rigueur logique.
La rigueur logique ne désigne pas une simple
attitude formell~ car ici se trouve précisément en cause
l'assomption même de
la réalité dans
toute sa texture
propre.
Le manque de rigueur logique signifie qu'on
intro-
duit
une disharmonie dans le rythme à travers lequel
le s moment s dur éel
s' e xp rl merrt'", ce qui pe ut cond uire
(1)
La Rai s on dan s l' His toi r e ,
PA PAl 0 1\\ NNOU, P • 51.

-88-
à pervertir tout à fait
l'ordre même du réel.
Nous abou-
tissons à un point qui nous montre clairement comment
ce qui est d'ordre logique en vient à se réfléchir soi-
mêm~ dans une attitude existentielle.
Aussi,nous faut-il dire que le concret réside,
non dans l'isolement du particulier en forme d'une fixi-
té jouissant de soi, sans aucune relation à l'universel,
mais dans ce qu'il faut appeler une authencité logique,
consistant à accompagner sans reste la raison,
à la réflé-
chir dans la perspective d'être réfléchi par elle,car
"voir le monde rationnellement, c'est aussi être vu ration-
ne Il e men t
l2...ê..!.. lem 0 n de:
i l
Y a un e ré ci pro ci té"
( 1 ) •
(1)
La Raison dans l'Histoire,
PAPAIOI\\'N!'!CU,.p~50•

-89-
IV)
LE GESTE SPECULATIF
Cette authenticité logique qui consiste sans
cesse à être attentif à la manière dont se conjoignent
la logique et le réel, exige un type de pensée qui est
le penser spéculatif.
HEGEL remarque que dans la vie courante,
le mot
spéculation est employé dans un sens très vague et même
péjoratif. On l'entend en effet comme une activité simple-
ment subjective, une façon très belle et très juste d'ap-
préhender des rapports naturels ou spirituels, mais qui
se révèle sans enracinement dans l'expérience. Spéculer
en ce sens, c'est oublier la sphère du réel pour ne plus
s'abandonner qu·au jeu de l'idée avec elle-même, prise
dans son être abstrait. Pour notre philosophe cependant,
la chose est tout li fait autre: "il faut dire, au contrai-
re, que le spéculatif, suivant sa vraie signification,
n'est ni provisoirement ni non plus définitivement quel-
que chose de simplement subjectif, mais bien plutôt expres-
sément ce qui contient en soi-mê.e comme supprimées ce~
oppositions auxquelles s'en tient l'entendement (par con-
séquent, aussi celle du subjectif et de l'objectif), et
précisément par là se montre comme concret et comme tota~
lité"
(1). Avec le spéculatif,
se trouvent sursumées les
(1) Encyclopédie des Sciences Philosophigues, ~rURG[OIS,
add.§B2, ~517.

-90-
oppositions et vient alors au jour selon HEGEL la totali-
té concrète.
Voilà qui est assurément difficile à saisir pour
l'entendement! C'est que le principe de l'entendement
est l'identité abstraite,
l'identité dans la forme de la
fixité.
Or,
ici se trouve en cause le réel, ce qui est,
et le réel est parcours de soi, mouvement. Ne le peut sai-
sir qu'une pensée qui cherche à épouser la naissance des
choses.
Si la naissance signifie émergence de soi à par-
tir d'une origine,
épouser la naissance des choses veut
dire comprendre ce qui est comme le "laisser-aller"d'une to-
talité organique, d'un être-un se faisant vivant, par la
médiation de la diversité, et résolvant soi-même immédia-
tement cette diversité.
La tâche de la spéculation consis-
te en général, comme savoir du contenu,
à appréhender dans
l'opposition l'unité: "penser spéculativement, c'est
résoudre une réalité et l'opposer en soi de sorte que les
différences s'opposent suivant des déterminations de la
pensée et que l' objet soit conçu comme leur uni tél!
(1).
Il s'agit de faire retourner les différences dans ce qui
précisément les pose comme différences, dans la source
u l t i me d e la q uell e e Il es é mer g e nt, c' est - à - di r e ,d an s le ur
fond:
ce qui est inviter l'objet à se parcourir soi-même
en sa totalité intérieure,
à se dire dans l'auto-mouvement
(1)
Leçons sur la Philosophie de la Religion,
1ère Partie,
trad. GIBELIN, VRIN, 1959,p.36.

-91-
de son contenu. En rigueur de pensée hégélienne,
saisir
l'opposé dans son unité ne conduit pas à une négation ra-
dicale des différences.
Bien plutôt, en retournant dans
ce qu'elles présupposent et qui les pose, elles acc~dent
véritablement à elles-mêmes comme différences ,car ce sou-
venir intériorisant (Erinnerung), source de transparence,
ouvre.les YlnJx,pourainsi d i r e , ' et permet désormais de
s'assumer dans un libre déploiement.
En ce sens,
l'élément
spéculatif est ce où les différences se trouvent respec-
tées précisément en tant que différences,
honorées.
Si le respect implique effectivement une distan-
ce, cette distance ne doit pas conduire à un abîme situant
l'autre par rapport à moi ,dans une sorte d' et rangèreté
radicale.
A instaurer une distance infranchissable, nous
aboutissons à des autonomies conçues sous mode d'opposi-
t ion, d' ex c 1 us ion ,e t
al 0 r s l' au t r e de vie n t
pou r moi
une
zone obscure pouvant même boucher l'horizon de mon propre
,
mouvement, : ce qui fait de lui une réalité à craindre.
Or le respect n'est pas la crainte. Respecte~ c'est admi-
r e r ,e t
l' ad mir a t ion pe rd s on sen s s i e 11 en' est pas 1e
fait d'un mouvement dont la source est la liberté.
L'au-
tre que je respecte est sans doute différent de mo~ et
c'est cette différence qui inspire mon sentiment à son
égard; mais sa différence est une différence humaine,

-92-
c'est-à-dire,
le fait d'une conscience de soi ,assumant
dans sa singularité et dans le monde,l'universel dont elle
est lourde. En ce sens,
la distance qui me sépare de l'au-
tre,
bien loin de nous laisser exister dans une solitude
réciproque, est l'invite à un parcours, en tant qu'en elle
se dit l'universalité potentielle de mon propre être. Voi-
là qui est signifier que le respect suppose relation,
par-
ticipation à une réalité commune.
Ceci ne constitue-t-il pas d'ailleurs une pré-
suppossition fondant tout acte ayant trait à la vie humai-
ne ? La lutte contre la discrimination raciale ,par exem-
ple implique, en
bonne logique,
un sens spéculatif du réel
humain. Proclamer l'égalité des races, c'est laisser en-
tendre qu'au fond,
elles sont les rameaux de la même vi-
gne, se ramènent au même: non pas qu'elles en viennent
a se recouvrir les unes les autres ,sans distinction aucune,
sans que chacune tienne un lieu propre, mais au sens o~
en chaque race se recueille sous mode particulier l'uni-
versel
appelant a un déploiement.
Les différences des
races ne peuvent être saisies comme différences qu'en tant
que différences des races, renvoyant comme telles à une
unité principielle -l'universalité de la condition humaine
vécue sans doute sous mode particulier- en et par laquel-
le elles se posent.
Le dialogue des races,
s'il est une

-9T-
nécessité historique pour consolider les liens entre les di-
v s.r s pe-üpl",S'
., ne prend son sens que si les races sont
confessées comme étant toujours déjà en dialogue,
comme
unies dans un présent intemporel.
Le devant-être est l'ayant
à être comme toujours ayant-été. Chaque race, dans sa par-
ticularité et dans les limites que lui imposent ses con-
i
ditions de vie, dit l'universel qui la convoque et qui
l'appelle à une actualisation plus riche.
Si l'universel
n'a de vie que dans le particulier et si son mouvement
ne s'arrête nullement à un point,
les différentes races
dans leur linéarité apparente,
se rassemblent,pour ainsi
dire, en
un faisceau dans lequel elles viennent se briser
et coïncider, pour manifester l'unique réalité. En sorte
que chacune est à la fois elle-même et l'autre d'elle-même.
L'existence est fondamentalement coexistence.
Celle-ci ne signifie pas la fusion indistincte des termes,
car l'on sait que HEGEL critique par ailleurs cette nuit
dans laquelle toutes les vaches sont noires ! La coexis-
tence appelle à une conversion du regard par laquelle,
dans l'auto-réflexion, chaque terme se laisse habiter par
son autre,comme constitutif de sa propre dimension.
L'uni-
vers humain ne saurait nullement fonctionner s'il était
fait d'oppositions incapables de toute résolution, s'il
n'existait l'égalité des différents. Voilà la vérité

-94-
élémentaire fondant toute la structure même du réel, que
vient simplement révéler le penser spéculatif!Savua est
p!ouJttarTt parrfoi s
juqée· comme n'étant pas conforme au réel
et ne faisant aucun droit à la finitude humaine.
N'est-ce
pas une tentative absolument impossible que de vouloir
penser une finitude radicale? Comme notion appartenant
à la sphère du fondement,
la finitude est un terme réfle-
xif.
L'homme n'est pas fini au sens d'une qualité inva-
riable,
figée ~ui l'enfermerait dans l'unilatéralité de
ses limites: il l'.st par rapport à une infinitude qui
sans cesse le convoque, en sorte que la finitude a la si-
gnification d'un élément nié, de l'idéel.
L'infini se don-
ne à sentir, s'offre à une expérience au coeur même de
la finitude humaine.
L'homme est fini comme pressentiment
de l'infini, en
sorte qu'il est sous le même rappor~ fi-
ni et infini: il est l'infini,sous le mode du fini.
De
son être aucune relation immédiate ne peut rendre compte.
Encore une
fois,
si l'on veut réellement penser,
il convient d'éviter la situation contradictoire d'être
en présence de deux absolus,
et seule une logique immanen-
te,
sachant lire dans les différences l'unité pet n'abolis-
sant pour autant pas les différences sans lesquelles d'ail-
leurs l'unité manquerait de vie, nous permet d'honorer
cette authencité.
N'est-ce pas cela le geste spéculati~

-95-
seul capable de permettre une compréhension adéquate de
l'homme? Une telle visée ne se trouve-t-elle pas d'ailleurs
chez HEGEL au coeur même de la Phénoménologie de l'Esprit?

-96-
v)
LE DESIR DE COMPRENDRE L'HOMME
L'IDEE D'UNE
"P HE NCIME NDL DG lE"
La Phénoménologie de l'Esprit peut être dite la
description de l'itinéraire de la conscience en quête d'elle-
même,
de l'être et de son être,
son élévation de l'im-
médiateté dans laquelle elle est préalablement engluée
~ l'universalité comme sa vérité: " .•• mais, de ce point
de vue,
cette présentation peut être considérée comme le
chemin de la conscience naturelle qui subit une impulsion
la poussant vers le vrai savoir,
ou comme le chemin de
l'âme parcourant la série de ses formations comme les
stations qui lui sont prescrites par sa propre nature
ainsi,
en se purifiant, elle s'élève à l'esprit et,
~
travers la complète expérience d'elle-même, elle parvient
~ la connaissance de ce qu'elle est en soi-même" (1). Se
trouve donc pleinement en cause dans cette oeuvre l'his-
taire de la formation de la conscience, c'est-~-dire,
l'existence humaine en
tant qu'effort soutenu d'être soi-
même et son opposé en
unité, de consommer en
soi-même sa
nature
inorganique et de se l'approprier. Ainsi que
l'é-
crit f'I. Bernard ROUSSET, "il s'agit toujours pour HEGEL,
comme le prouve sa correspondance, de trouver une solution
~ cette difficulté d'être sai-même qu'est l'existence dans
(1) Phénoménologie,
r , p. 69
Ph.
G.,
p.
67
(j
r.

-97-
le monde,
l'existence dans la distributivité temporelle
et la dispersion spatiale,
l'existence dans l'altérité
et la différence d'avec soi-même"
(1).
Que la Phénoménologie traite de la formation de
l'individu singulier, Qui ne le concéderait? Toutefois,
on risque d'en rester à un niveau superficiel .s i
l'on
s'arrête à l'homme comme te~.sans aucune visée de profon-
deur!
HEGEL veut comprendre l'existence humaine. Comme
il l'écrivait à SCHELLING
"Dans ma formation scienti-
fique, Qui a commencé par les besoins les plus élémen-
taires de l'homme,
je devais nécessairement être poussé
vers la science, et l'idéal de ma jeunesse devait néces-
sairement devenir une forme de réflexion,
se transformer
en un système"
(2).
Comprendre l'existence humaine
signifier~ alors la saisir sous forme réfléchie: ce Qui
veut dire la lier à elle-même dans une totalité.
Or,
l'idée de
totalité laisse entendre Que l'existence humaine
ne se trouve comprise Que dans une relation à l'autre
d'elle-même,pourtant constitutif de son altérité, à un
lointain Qui est à la fois tout proche,
à un extérieur
Qui ,se révèle précisément comme intérieur.
Auss~ verra_
t-on Que le terme homme ne figure pas ,en tant Que tel ,dans
la Phénoménologie: c'est l'être de la conscience, dans
ce Qui fait sa structure immanente, Qui nous révèle peu
(1)
Le savoir absolu,
AUBIER,1977,p.48.
(2) Correspondance, trad.
J.
CARRERE,
tome I, GALLIMARD,
1962,p.60.

-98-
a peu, au travers des figures successives, ce qu'est
l'homme.
La Phénoménologie est dite en
effet "science de
l'expérience de la conscience".
Sa possibilité réside donc
dans le caractère de son objet : expérience de la cons-
cience. Cette experience de la conscience en tant que telle
ne peut être transcendantalement objet d'une science qu'à
la condition d'être objet universel.
Celui-ci est toutefois
spécifique, car le mouvement de la conscience n'a pas le
même sens et le même contenu que le type d'universalité
trouvé par le botaniste qui analyserait une série de plantes.
L'objet dont il s'agit de faire
ici la science, est en
lui-même l'être multiplement diver~ parce qu'il est cons-
titué de plusieurs figures.
Qu'il soit objet d'une science,
cela n'est donc possible que dans l'exacte mesure ou, en
sa diversité même, S'exprime
une logique interne unifiante,
un principe de synthèse.
En passant d'un point de vue a
un autre,
la conscience ne doit pas changer radicalement
de nature: car si cela était, nous ne pourrions rien
dire à son sujet.
Si les différentes figures constitutives
de l'expérience n'avaient, dans leur succession même,
aucune continuité, aucun
fond commun,
l'idée d'une
Phénoménologie s'écroulerait!
Pour qu'elles puissent dans
leur multiplicité, être reliées les unes aux autres,
il

-99-
faut que la conscience soit une.
Le mouvement qui a lieu
n'est objet d'une science que parce qu'il a un déroulement
signifiant,et celui-ci n'est tel que parce qu'il renvoie
à l'être-un de la conscience,comme à ce qui la sous-tend.
Si c'est l'être de la conscience qui donne une
signification à l'expérience,
on peut alors suggérer que
dans son essence, cet être est le point pur,
tenant
rassemblée en
lui en tant que mouvement,
l'unité du logique
et du temps, de l'essence et de l'existence~ L'être de la
conscience,
parce qu'il est en
soi le rassemblant, n'est-
il pas tissé de l'élasticité de la pure vie qui est amour,
réconciliation,
lien du lien et du non-lien? Quand après
un premier terme, surgit dans le temps un autre, nous
sommes en
presence du "deux".
Toutefois,
le "deux" dont
la conscience fait l'expérience, n'est pas la coexistence
simplement spatiale obtenue par addition,
laquelle, comme
différence de grandeur, est la différence sans profondeur,
"la relation inessentielle et privée de concept"
(das
un.'" esentliche,
begrifflose Verhaltnis)
(1), parce que la
relation n'est pas opérée par l'objet lui-même se déployant.
Au contraire,
l'instant pur dans lequel naît le "deux" de
la conscience,
l'être-autre, se trouve engendré à partir
d'un mouvement interne, d'une dialectique immanente:
c'est l'instant de la scission, non représentable dans le
(1)
Phénoménologie,
r , p. 38
Ph. G.,
p.
37
(/

-100-
temps,
parce que l'égal à soi-même est toujours quelque
chose de déjà scindé,
l'unité est déjà "un moment de la
scission"
(1).
Due la scission ait toujours été,
signifie
qu'une unité absolument absolue est tout à fait inconce-
vable et est le contraire même de la vie.
PLATON déjà
faisait remarquer que si l'on entendait l'Un en
un sens
absolu,
exclusif,
s ' i l répugnait à l'être-autre, nous
ne pourrions de lui rien dire,
pas même qu'il est
"Cette identité de l'un et du multiple, effectuée par la
dia le c t i que,
se gl i s sep art out, en a ut an t
qu' i l Y a
d'objets du discours, maintenant et depuis toujours, et
jamais elle ne cessera,
pas plus qu'elle n'a commencé,
car elle est,
à mon sens,
une propriété essentielle des
objets du discours,
un effet que nous ne finirons pas
d'éprouver avec l'âge"
(2).
Cette élasticité de l'être de la conscience qui
lui conf~re la possibilité de rassembler ce qui est épars,
de demeurer dans la certitude de soi-même dans son extension
à la dualité, ne vient-elle pas indiquer que l'histoire
de la formation de la conscience l'entraîne bien au-delà
de ce que l'on pouvait soupçonner au départ? Elle permet
en
tout cas de voir que l'homme ne saurait jamais être
envisagé seul, mais dans une relation au rythme des
choses, que "le réel est toujours homme et monde, monde
(1)
Phénoménologie,
I,
p.
137
Ph. G., p.
126
(2) Philèbe,
15 d ,

-1lJ1-
et homme"
(1), et que c'est fondamentalement cela que
HEGEL cherche à nous faire entendre dans sa Phénoménologie,
en nous invitant à déchiffrer,
avec beaucoup de précaution,
dans ce qui survient comme c-ontJ-irrgent, la densité iné-
puisable de l'existence,
l'épaisseur du présent.
Au s s i, fa ut - i 1 d ire que 1a ~ o nna i s san Cel' de
1 ' ho mme pré oc c u p e HE GEL, e t
qu' e Il e n e s e ra p 0 s 5 i b 1e c he z
le philosophe que comme système.
(1)
P.-J.
LABARRIERE
Introduction à une lecture de la
Phénoménologie de l'Esprit de HEGEL,
AUBIER,
1979,p.66.

-102-
DEUXIEME PARTIE :
L'HOMME DANS LE MONDE
u

-103-
I)LA NUIT DE L'HOMME
Toutes les tentatives de vouloir comprendre l'hom-
me dans l'immédiateté d'une détermination,de le ramener à
la seule positivité d'un étant,aboutissent toujours à un
échec.Etant ce qui sur-vient,l'homme ne saurait jamais s'ex-
cliquer de soi-même.5a compréhension exige une sorte de
plongée dans les profondeurs de tout l'avant préfigurant sa
propre émBrgence
à ~oi: comme homme,cet avant n'ayant
nullement un sens chronologique,mais ontologique. Aussi,
arrive-t-il souvent à HE~EL d'employer,dans la traditon
du romantisme allemand,l'image de la nuit,pour caractéri-
ser l'être de l'homme.
Qu'il nous soit permis de citer un peu longue-
ment un texte en ce sens:"L'homme est cette nuit,ce néant
vide qui contient tout dans la simplicité de cette nuit,
une richesse de représentations,d'images infiniment mul-
tiples dont aucune précisément ne lui vient à l'esprit
ou qui ne sont pas en
tant que présentes.C'est la nuit,
l'intérieur de la nature qui existe ici- pur soi - dans
les représentations fantasmagoriques:c'est la nuit tout
autour; ici surgit alors subitement une tête ensanglantée,
là,une autre silhouette blanche,et elles disparaissent
de même.C'est cette nuit qu'on découvre lorsqu'on regar-
de un homme dans les yeux- on plonge son regard dan~ une

-104-
nuit qui devient effroyable,c'est la nuit du monde qui
s'avance ici à la rencontre de chacun"(1).La nuit traduit
l'idée d'obscurité,de ce qui apparaît comme une limite
pour la conscience habituée à des distinctions. Avec la
nuit,ce n'est plus le clair déploiement du jour o~ l'hom-
me a l'impression d'inventer sa propre histoire,de domi-
ner le cours des choses.C'est le royaume du silence,
loin du tumulte du monde.Ce silence,qui semble signifier
l'extinction de toute activité,est cependant le moment
dans lequel se nouent toutes choses. Etant désormai~ "reti-
rées de la lumière du jour qui ,d'une certaine manière,
divertit,les choses rentrent maintenant comme dans el1es-
mêmes. Symbolisant l'intériorité,la nuit est bienveillan-
ce;ramenant les êtres à l'identité primordiale,el1e assu-
re la garde des puissances
bienveillantes. La nuit qui
tombe contraint doucement au recueillement.Aussi,traduit-
elle l'origine,ce o~ l'être s'est comme retiré.Dans la
nuit,se tisse l'histoire de l'être;en elle,toutes choses
viennent se briser,comme dans la source ultime à partir
d e la q ue 11 e est r end u po s s i b l el t 0 u t
j a i 11 i s s ern e nt, t 0 u t e
puissance authentique,toute éclasion au jour.
Selon HEGEL,cette nuit est ressentie lorsque nous
regardons un homme dans les yeux.Sans vouloir ici entrer
(1)La Philosophie de l'Esprit,1805,Traduction Guy PLANTY-
g ON JOU R , PUF , 1 98 2 , p. 1 3.

-105-
dan. des détails phénoménologiques, si l'oeil est ce qui
voit, voir ce qui voit et être ainsi soi-même vu en retour
par ce qu'on voit, nous saisit en une trame et renvoie ,dans
un instant sans temps,à ce qui, dans son absence même,
rend possible le voir:
la lumière qui ne se voit pas,et
dont l'histoire est précisément celle de l'homme. PLATON
déjà signifiait cela en notant que les yeux sont porteurs
d'un feu en nous,frère~d'un autre en dehors de nous, qui
a la propriété de ne pas brûler et de ~ournir une lumière
douce (1). Ce feu n'est pas en dehors de nous dans une
sorte d'extériorité puisque notre être en porte l'emprein-
te ; mais,fournissant une lumière douce de façon éternelle,
source de tout voir qui elle-même ne saurait être vue, n'ouvre-
t-il pas
è
une sorte de nuit qui est précisément la nuit
de l'origine de l'homme? Que l'homme soit comparé à la
nuit, à "ce néant' vide qui contient tout"dans sa simpli-
cité, cela signifie qu'il témoigne, par sa toute positi-
ve existence, que son être est le visible d'un invisible
et qu'il est le lieu dans lequel vient se retirer, dans
un abîmement ultime, le tout de l'histoire du monde. Voi-
là deux points qu'il nous faut développer.
Ce qui est visible ne s'explique jamais de lui-
même. Comme manifestation, i l est essentiellement être-
surgi et ne se peut comprendre que lié au surgir. On se
prive de penser de façon sérieuse quand on se limite à
la phénoménalité des choses,sans chercher à comprendre
(1) Timée, 45 b.

-106-
ce dont elles sont phénomènes. Les Grecs semblaient avoir
une vision authentique du réel quand ils saisissaient la
nature comme Physis. Physis traduit le s'épanouir hors
de soi qui est maintien dans soi, l'appara1tre sur le fond
d'un voilement de soi. HEIDEGGER fait remarquer qu'il y
a des aveugles de la Physis tout comme il existe des aveu-
gles de la lumière. La nature est ce qu'il y a de plus
présent,et pourtant nous ne pourrions jamais la compren-
dre si nous la considérons comme une chose.
Il en est ainsi
de l'homme dont l'intelligence est absolument impossible
dans une pensée qui croit faire une oeuvre excellente en
récusant toute relation à une réminiscance,pour ne pren-
dre en compte que la positivité de son être-là.
Un matérialisme immédiat ne se dissout-il pas
devant le fait de l'impossibilité pour le sujet d'être
mémoire de soi par rapport à l'histoire de sa conscience?
Si je m'efforce dans une génétique retrospective de recons-
truire l'histoire du moi, je me perds inéluctablement dans
les souvenirs de l'enfance. Sans doute,
je rencontre la
diversité des rait~ que j'ai vécus avec toute leur chaleur
affective, mais ces faits n'unt nullement la valeur d'un
commencement absolu. Eléments déterminés de la vie de ma
conscience, comment sauraient-ils constituer le point ori-
ginaire da sa naissance ? Par où il appara1t que le moi
ne peut pas expliciter son origine, de même qu'un homme
ne saurait se cacher derrière son dos. Le moi est donc
~ '
.J
comme la lumière qui, dans son briller, maintient derriè-
re soi une obscurité, une ombre. SCHELLING avait exprimé

-107-
cela dans un passage c~l~bre : "La c~nscience de soi est
le point lumineux dans le syst~me total du savoir mais
qui ne brille que vers l'avant et non pas vers l'arrière"(1).
Vers l'arrière, se trouve une zone opaque, obscure, cel-
le de la nuit et selon le philosophe, si l'homme devait
savoir quelque chose de cette nuit, sa conscience elle-
même devrait rentrer dans le n~ant, dans la liberté illi-
mit~e, et cesser d'être alors conscience. Une nuit pr~cè-
de la conscience de soi, nuit dont la densité est signi-
ficative de toute son histoire.
On pourrait être surpris de voir KEGEL employer
le terme de nuit, symbolisant une opacité irr~ductible,
alors que sa philosophie semble professer que rien n'échap-
pe à la raison!
Il faudrait immédiatement dire que l'i-
mage de la nuit ne renvoie pas à une réalité qui serait
en soi inintelligible, fermée à tout procès logique. Le
lien nuptial de l'homme·avec la vie signifie qu'il est
tout entier une réalité de profondeur. Se trouve utilisé
un terme spatial, donc relevant de l'extériorité, mais
qui ici r~f~re à l'intériorité: car la profondeur de
l'homme n'est pas celle d'un trou dont il est d'ailleurs
possible d'éclairer la béance avec une lumière assez for-
te ! Il s'agit de la profondemr comme épaisseur, réalité
s'affirmant dans un tissage pour se ram.sser en et hors
d'elle-même, lieu sans lieu du déploiement duquel se nourrit
tout lieu. Aussi faut-il dire que son trait essentiel est
~/
(1) ·Système de l'idéalisme transcendantal,Trad.P.GRIMBLOT,
légèrement modifiée,Librairie Philoso~hique LADRANGE,
1842,p.23.

-108-
la simplicité (Einfachheit). E&>t simple ce qui, dans son
libre mouvement, coïncide avec toutes choses tout en main-
tenant son soi, ce qui, n'étant entravé par aucun résidu
de pesanteur, est seulement tourné vers soi comme vers
la libre étendue des choses, serein et veillant : dans
sa simplicité, l'homme contient tout, en un sens essentiel.
Comme la jeune fille synthétisant "dans l'éclat de son
oeil conscient de soi et dans le geste qui offre les fruits"
leurs conditions naturelle~ (1), en l'homme vient, pour
ainsi dire, se recueillir l'intimité du monde. Voilà pour-
quoi la nuit de l'homme est la nuit du monde.
Ce n'est pas conclure à une sorte d'identité
immédiate entre l'homme et le monde: ce qui serait tout
à fait privé de sens et ne saurait venir à l'esprit d'une
conscience pensante ! Se trouve seulement indiquée par
là une identité réflexive d'origine: la réalité dans la-
quelle s'enracine le monde, et qui constitue tout à la
fois sa raison d'être et sa densité, est la même qui ar-
ticule l'homme en lui-même. Qui arrive à comprendre le
monde comprend l'homme, et inversement. Puisque l'homme
est la nuit dans laquelle toutes choses se sont retirées,
ce néant vide qui contient la vérité du monde, il est ce
où le monde s'accomplit comme monde. Le mouvement dont
le monde est sourd vient, pour ainsi dire, se recueillir
(1) Phénoménologie de l'Esprit, II, p. 262. PH. G. p. 524.
~j
(

-109-
en l'homme, les tenant alors dans une unité. Voilà déjà
qui signifie que l'homme doit avoir une place privilégiée
dans le monde. Au stade de notre cheminement, c'est une
idée que nous ne faisons que simplement soupçonner. Mais
il ne s'agit pas d'une idée au sens de quelque chose d'abs-
trait qui peut se révéler par la suite comme absolument
ineffectif ! Si nous soulignons le "doit", c'est pour in-
diquer une nécessité, une condition transcendantale au
sens kantien: l'homme étant la nuit du monde, tout sem-
ble s'écrouler si l'on ne présuppose pas que son être est
voué à une destination privilégiée par rapport aux autres
êtres, cette destination étant sans doute confessée de
manière encore pleinement indéterminée aussi bien dans
sa forme que dans son contenu, et ayant à se ~ire
dans
l'ouverture à l'imprévisible des choses.
L'image de la nuit laisse entrevoir le mode de
traitement requis pour la compréhension de l'homme. Puis-
que dans la nuit, tout est comme en suspens, les choses
reculant et se refermant vers l'arrière, pour saisir l'hom-
me dans sa vérité, c'est à une sorte de. dépliement. qu'il
conviendrait de procéder. Si la nuit forme un noeud, seul
un regard
lntérïeur,apte à
le parcourir et à . aller jus-
qu'à la jointure, rà' le déplier, pourra alors comprendre
l'homme ~ar ce regard, comparable à l'éclair qui transper-
ce les choses, est source de transparence, permet d'accé-
der à la clarté. La nuit est l'être-retourné dans soi,

-110-
loin de toute finitude et de toute précipitation, veil-
lant désormais sur le tout d'un oeil spirituel. Mais en
tant qu'elle est fondement, elle est l'être-retourné dans
soi comme retourné dans l'autre.
Il faut donc la dire,dans
son être intérieur,unité de la réflexion en soi et de la
réflexion dans l'autre. Point pur de l'unité dont l'épais-
seur sans trace contient ainsi tout, voix secrète des cho-
ses cherchant à se manifester, la nuit appelle, pour la
compréhension de l'homme qui est sa figure vivante, à un
regard capable de se poser à la jointure des choses, au
lieu à partir duquel, pour ainsi dire, tout s& dilate,
se détend.

-111 -
II) DE LA NATURE A L'ESPRIT
L'articulation de la nature à l'esprit est un
moment essentiel dans la philosophie de HEGEL. Ce que HEGEL
veut au fond saisir, c'est l'émergence, l'advenir à soi
de l'homme comme homme. L'homme n'étant intelligible que
dans un procès dialectique, on ne peut l'appréhender que
dans le mouvement de son être-devenu (Gewordensein) et
ce mouvement contient comme moment la nature.
L'Idée est pour soi désir infini de se donner
à soi-même une existence afin de jouir de son propre con-
cept. Sans une telle manifestation, réduite à une solitu-
de sans vie, elle n'est qu'une vacuité contemplant sa pro-
pre vanité et a vite fait de se dissoudre en soi-même
La nature est la première réalité que se donne l'Idée.
La détermination en laquelle existe la nature est l'exté-
riorité : elle est l'Idée sous la forme de l'extériorité,
ceci non pas simplement du fait d'un arrachement à soi
de l'Idée pour laisser venir au jour une particularité
étant-là, mais du fait de l'inadéquation de cette parti-
cularité au concept même de l'Idée. En ce sens, il fau-
drait parler d'une double extériorité. HEGEL insiste beau-
coup sur cette détermination. Dans la nature, les différences
lj

-112-
ne sont pas immanentes les unes aux autres. Chaque diffé-
rence semble former pour elle-même une unité se refermant
sur soi dans une sorte d'égoisme : "En cette extériorité,
les déterminations de la notion ont l'apparence d'être
indifférentes les/unes des autres et séparées et pour cet-
te rai son, la notion y est comme intérieure. La nature
ne manifeste par suite dans son être-là, aucune liberté,
mais bien la nécessité et la contingence" (1 ) •
Que la nature ne contienne aucune liberté, cela
signifie qu'en elle l'Idée n'est pas encore parvenue à
une plénitude qui lui rende raison, mais se trouve plutôt
abandonnée dans une sorte d'indifférence absolue. Aucune
manifestation de la nature ne contient le moment d'un rap-
port a soi universel et libre. On ne trouve que des exis-
tences privées de leur concept. Le mouvement infini qui
anime l'Idée, s'éparpille et se cristallise,pour ainsi
dire,en des points fixes dans lesquels l'Idée ne retrouve
pas pleinement son soi. Sans doute, la nature a pour fon-
dement l'Idée; mais , pour employer des métaphores spatia-
les, l'Idée s'y trouve enlisée dans l'horizontal comme
,
si elle avait perdu ce qui fait sa puissance authentique
la dimension du vertical , par laquelle elle s'éveille éter-
nellement à son concept pour traverser toute réalité. La
nature a reçu la lumière de l'Idée, mais elle la reflète
d'une manière qui ne lui permet pas de retrouver sa res-
piration intérieure. En ce sens la nature est la contradiction
(1) Précis de l'Encyclopédie des Sciences philosophiques. GI8E~
, [. IN, i
248, P •
1 38 •

-113-
non résolue, car pouvoir réfléter la lumière est plus beau
que simplement la recevoir ! La nature a la détermination
d'une immédiateté qui n'est qu'être-posé, dont le rapport
à sa présupposition est toute extériorité.
HEGEL remarque que le plus haut point atteint
par la nature en son existence, c'est la vie. Toutefois,
si la vie est la fluidité simple et universelle, elle n'est
pas l'universel pour soi, en son point suprême. Mouvement
Se se briser et de revenir à soi à partir de l'être-autre,
la vie ne peut cependant pas retenir pour elle-même dans
un seul point le tout et son moment : "mais la nature or-
ganique n'a pas d'histoire; de son universel, la vie,
elle se précipite immédiatement dans la singularité de
l'être-là, et les moments unifiés dans cette réalité ef-
fective, la déterminabilité simple et la vitalité singu-
lière, produisent le devenir seulement comme le mouvement
contingent dans lequel chacun de ces moments est actif
dans sa partie et dans lequel le tout est bien maintenu
.
...
mais cette mobilité est pour SOl.-meme limitée seulement
à son propre point parce que le tout n'est pas présent
en ce point, et il n'y est pas présent parce qu~il n'est
pas ici pour soi comme tout" (1).
En dépit d'une formulation qui semble lourde,
le texte soulign~ avec précision et profondeur la déter-
,
mination qui constitue la nature: le tout n'est pas présent
(1) Phénoménologie, 1, p. 247.
PH. G. p.
220.

-114
dans chaque moment de la natur& parce qu~ précisémen~ en
celle-ci le tout n'est pas pour soi comme tout : l'Idé~
en sa totalit~ ne se trouve pas
exprimée en plénitude dans
la nature. Ne pouvant se satisfaire d'une figuration con-
tingente de soi, étant en elle-même la plus haute réalité,
l'Idée résout nécessairement le contradiction sous la for-
me de laquelle elle existe dans la nature.
Il faut que
le tout soit présent comme tout: ce qui n'est possible
que si chaque moment reprend sur soi, jusque dans sa par-
ticularité et sans reste, la totalité de l'Idée. Une telle
reprise suppose un éveil de soi à l'essence intérieure.
L'Idée n'accède pleinement à soi comme Idée, ne s'assume
en vérité qu'en étant adéquate à son concept: il lui faut
séjourner en profondeur dans la totalité de ses détermi-
nations, conférer son intériorité substantielle à chaque
particularité, en sorte que chacune en puisse devenir,
dans sa contingence même et au degré qui lui sied, le foyer
vivant. Est-ce autre chose que signifier le passage de
la nature à l'Esprit?
Avec l'esprit, tout le mouvement dont la nature
était lourde, et dont la vérité lui échappait parce que
son principe est l'extériorité de soi à son concept, vient
maintenant se ramasser, s'articuler pour se maintenir dans
sa propre unité. L'esprit vient réveiller,pour le porter
en avant,le principe pour lequel la nature elle-même est,

-115-
faisant ainsi d'elle un moment, dans un procès dont on ne
saurait dissoudre l'e'xpiession,. par unilat~ralit~ et ab-
sence de réflexion. Avec l'esprit, la nature se trouve
maintenant pos~e comme nature, comme devant se sursumer
pour laisser pleinement venir au jour ce par quoi elle
a pu elle-même exister.
Il faut donc dire que l'esprit
est la vérité de la nature: "pour nous, l'esprit pr~sup-
pose la nature, dont il est la v~rité et par suite, le
principe absolument premier. Dans cette v~rité la nature
est disparue et l'esprit s'est r~v~l~ comme l'Id~e parve-
nue à son être-pour-soi"...(1).
Dans la nature chaque degré inf~rieur se pr~sen-
te comme une imm~diateté close sur elle-même, à l'~tat
brut, s~par~tdes d~terminations ult~rieures. Les niveaux
m~canique, physique et biologique se suivent ~ans un ~chan-
ge de déterminabilit~s, sans que l'intelligence d'un ni-
veau fasse appel à un autre. Dans le régime de l'esprit,
il en va autrement. Chaque degr~ inférieur annonce d~jà
dans son être ce qui surgira ultérieurement. Toute immé-
diateté contient tous les moments ayant pr~exist~ à sa
naissance particulière: ce qui ne signifie pas que ces
moments ss trouvent en elle comme des réalit~s ~tant-là,
quantitativement. Elle les contient virtuellement, sous
la forme de la simplicit~, du point de vue de son être
en soi. Pour tout dire, chaque moment a la détermination
~
(1) Pr~cis de l'Encyclopédie des Sciences philosophigues':GIBC_
J
(
'LIN<;.~:381, p. 216.

-116-
de l'idéalité et HEGEL insiste sur la nécessité de retenir
cette détermination de l'idéalité si l'on veut comprendre
le déploiement propre de l'esprit.
Le mouvement ici ne se trouve régi par aucune
extériorité : il y a absolue immanence des déterminations
spirituelles les unes aux autres. Dans la sensation comme
forme d'activité obscure de l'esprit dont le contenu n'est
que limité et passager, pointe déjà le sentiment ; dans
le sentiment, s'annonce déjà le sens de la particularité,
laquelle comme sentiment de soi annonce la conscience de
soi, puis la raison. Chaque détermination déborde pour
ainsi dire d'elle-m~me : "la nature concrète de l'esprit
offre à l'observation cette difficulté singuliàre que les
degrés et les déterminations particulières du développement
de sa notion ne demeurent pas en m~me temps en arrière,
comme existences particulières et en face de ses formations
plus profondes, comme c'est le cas dans la nature extérieu-
re" (1). Au lieu qu'elles se suivent les unes les autres
comme des points, les déterminations de l'esprit se trou-
vent tissées entre elles dans un tout. Chaque détermina-
tian est toujours l'autre d'une autre et l'on comprend
pourquoi HEGEL parle d'une "difficulté singulière". Com-
prendre cette difficulté singulière comme ayant sa source
dans la nature m~me de l'esprit et l'assumer dans la pensée,
voilà la condition requise pour qui veut entrer dans
~/
MP.:dfl'Encyclopédie des Sciences philosophiques, [j18EtNJ:::;~:~;
/
§3'8 0, p .. 216.

-117-
l'intelligence du monde spirituel.
Un tel parcoursd~ soi-d~ l'~sprit en son ;tre,dans
la mesure où le concept même de l'esprit est d'être mani-
festation, trouve sa traduction dans le monde avec l'hom-
me. En l'homme, l'esprit se trouve actualisé sous la for-
me de la singularité, intuitionne sa propre essence dans
la nécessité. L'Idée ne tombe plus en dehors d'elle-même.
Elle trouve son assomption dans un point qui la réfléchit
pour soi. Depuis toujours, l'Idée cherchait une demeure,
un centre où transparaisse sa propre immanence. Principe
du réel, elle est le sujet absolu et ne peut donc retrouvar
son
centre
que sous la forme de la subjectivité. L'hom-
me est le point singulier où vient se nouer le tout du
mouvement.
Dans le passage de la nature à l'Esprit, HEGEL
veut dire l'instauration de l'homme au monde, saisir son
surgissement, assister à son émergence dans l'élément du
penser. Dans le développement antérieur, nous avons parlé
de l'homme comme cette nuit, ce point pur de l'unité dont
l'épaisseur dit toute l'histoire du monde. Cette idée n'ap-
paraît-elle pas avec toute son évidence à présent ? La
connaissance de l'homme, dans cette perspective, s'avère
capitale pour qui veut comprendre le fondement même des
choses et l'on doit prendre garde qu'elle soit abandonnée
à la contingence, à l'empirisme le plus radical. Tout
f j
r

-118-
traitement d'un objet, en rigueur de pensée, doit emprun-
ter sa méthode à l'objet qui est en cause. L'homme étant
esprit, son intelligence ne sera possible que dans un sa-
voir empruntant son procédé au régime même de l'esprit.
Dans la connaissance de l'homme, une des métho-
des habituelles consiste à le
considérer dans son princi-
pe comme âme,et à s'imaginer qu'en celle-ci se trouvent
réfléchies, sous la forme d'une diversité de points, ce
qu'on appelle ses facultés. Cette méthode'
est la "psycho-
logie de facultés".
HEGEL la critique avec acharnement,
car il lui semble qu'elle n'a pas encore compris que l'hom-
me est esprit ! L'esprit est tout entier devenir, parcours
ae soi, sujet. Engendrant sa propre unité dans un parcours
de médiations, il tiant unies ses déterminations.dans un
proc~s de sursomption : "Dans la conception philosophique
de l'esprit, on le consid~re comme se formant et s'élevant
lui-même en sa notion et l'on en considère les manifesta-
tians comme les moments de sa production de lui-mime, de
son union avec soi, par lesquelles seulement il devient
vraiment esprit" (1). L'esprit humain, dans son être in-
térieur, n'est pas
éparpillé au point de laisser libre-
ment subsister une diversité de facultés sous forme d'au-
tonomie,car l'esprit "est déjà en lui-même cette contra-
diction qui est revenue dans son unité absolue, savoir
le concept, dans lequel les différences ne sont plus à
(1) Précis de l'Encyclopédie des Sciences philosophiques GI-
,
LIN, i
387, Remarque, p. 219.

-119-
penser comme (moments) autonomes, mais seulement comme
moments particuliers. dans le sujet, de l'individualité
simple" (1).
Au contraire, le principe de cette "psychologie
des facultés" est un schématisme privé de pensée, pour
autant que l'âme y est représentée comme décomposable en
diverses matières se trouvent dans un rapport d'extério-
rité radicale. Pareil schématisme fait des facultés des
sacs
Elle les appréhende sous forme
de réalités-étant-
pour soi qui seraient dans l'âme humaine comme dans un
sac dont il conviendrait de vider sans plus le contenu
pour connaitre l'homme dans une sorte d'énumération. Elle se
représente ainsi qu'ici agit pour soi l'entendement,
la mémoire et l'imagination, etc, hypostasiant de la
sorte ce dont la vérité est d'être moment d'une totalité.
Les facultés hypotasiées, on tombe dans l'objectivisme
le plus desséchant, rendant impossible la compréhension
même de l'homme : ca~ comment toute cette multiplicité
de points peut-elle exister dans un même être? L'homme
en effet est un, et l'on comprend mal que puissent exister
en lui divers points n'ayant aucun lien entre eux! Si
l'on ne vaut pas que l'homme soit un monstre, ces points
doivent se laisser ramener à une synthèse intérieure. L'ac-
tivité d'une faculté est bien acte de l'homme comme sujet
accompagnant son propre déploiement, sa propre détente,
en sorte qu'il existe nécessairement des liens dialectiq~es
(1) Science de la Logique, Tome l, Livre II, La Doctrine
de l'Essence, éd. de 1818, Trad. LABARRIERE et JARCZYK,
AUB IER,1 976, pp176-1 77.

-120-
entre les différentes facultés, le sujet demeurant le me-
me !
ARISTOTE déjà parlait de la connaissance théo-
rétique comme sensibilité pensante,et insistait sur le
lien entre le désir et l'intellect dans la volonté ou dé-
cision. Cette profondeur de vue conduit HEGEL lui-même
à penser que parmi les écrite sur l'âme et ses ptats, ceux
d'ARISTOTE constituent encore le seul et le meilleur ouvra-
ge ayant un intérêt spéculatif. Le fondateur du Lycée écri-
vait que "le choix délibéré est ou bien l'esprit animé
par la tendance, ou bien la tendance éclairée par la ré-
flexion, et c'est là un principe humain"
(1). Ceci vient
souligner
. qu'il existe des concrétions dialectiques
entre les diverses facultés, chacune étant immanente à
l'autre et, pour reprendre ARISTOTE, le principe de cette
sorte, c'est l'homme. N'est-ce pas indiquer alors que l'hom-
me est en et pour soi totalité? Si l'on peut distinguer
en lui plusieurs facultés, c'est pour la commodité de
l'analyse. Mais l'analyse elle-même ne se trouve pleine-
ment accomplie comme analyse que si elle se promeut en
synthèse, laquelle est en réalité sa vérité. On analyse
pour comprendre et la compréhension est toujours compré-
hension d'un être-un.
Cette saisie de l'homme comme totalité anime
la philosophie de l'esprit de HEGEL
"Connais-toi toi ma-
(1) Ethique à Nicomague, Livre VI, chap.
II, Trad. J. VOILQUIN:
FLAMMARION, p. 155.

-121-
ma,oe·~-o~~d~t.ab!oll;1!n"a ni en soi, ni là où il 8
-été prononcé historiquement, la signification d'une sim-
pIe connaissance de soi, c'est-à-dire des aptitudes, du
caractère, du penchant et des faiblesses particulières
de l'individu; mais il signifie la connaissance de la
vérité de l'homme-comme du vrai en et pour soi, - de l'es-
sence même comme esprit" (1).
Il ne s'agit aucunement d'une
connaissance de l'homme entendue comme connaissance de
ses capacités particuli9res, mais bien de l'universel et
du substantiel en lui. Ce qui est en cause ,c'est l'homme
comme totalité, la saisie de ce par quoi il est toujours
en échange perpétuel avec soi-même. Actualité de l'esprit,
point pur en lequel transpara!t l'esprit en son effecti-
vité, l'homme est tout entier chez soi dans les différentes
déterminations qui le manifestent.
Il est au centre de
toutes ses déterminations. Le centre d'une chose est ce
qui ne laisse pas subsister à la périphérie de façon au-
tonome les éléments qui lui appartiennent : il ramène à
soi les éléments récalcitrants qui veulent se disperser
et ne plus se lier à leur source. Le centre contient ses
propres éléments comme sursumés en lui, il est leur pul-
sation immanente. En abordant l'homme en totalité, le sou-
ci de HEGEL est
d'éviter de le morceler en son unité on-
tologique. Le philosophe ne supporte pas une pensée qui con-
c erid u i r a i t au 'déssèchement
de l'homme et l'abandonnerait
(1) Précis de l'Encyclopédie des Sciences philosophigues~JBE_
LII\\J,;
8 377,
p.
215.

-122-
ainsi dans l'extériorité la plus affligeante. Ce souci
nous semble être coeur même de sa pensée.
Il n'y a pas
meilleure pensée qui sauve l'homme que celle qui invite
à l'intuition du substantiel en lui comme le point lumi-
neux d'où partent et auquel retournent ses diverses mani-
festations.

-123-
III}
L'ETRE DE
L'HOMMe COMME
LIBERTE-
Parce qu'il e5t le point dans lequel vient se
nouer l'histoire du monde,
l'homme nous est apparu comme
un être de profondeur. La dimension de l'esprit dans la-
quelle il s'enracine, vient à présent expliciter cette pro-
fondeur.
Débordant toujours de lui-même, ne se laissant
jamais réduire à un point fixe,
perpétuellement en quête
de soi,
l'homme est essentiellement liberté,et cette dé-
termination se donne à lire dans les modalités concrètes
de son existence.
A le représenter dans sa manifestation la plus
immédiate sur le plan des besoins,
l'homme diffère de
l'a-
nimal et fait apparaître un horizon qui lui est propre
~L'animal a un cercle limité de moyens et de modalité~
de satisfaire des besoins également limités, mais l'hom-
me,
dans cette dépendance même,
manifeste son pouvoir de
s'en échapper et son universalité, d'abord par la multi-
plication des besoins et des moyens, et ensuit~ par la
division et la distinction des besoins concrets, en par-
ties et en aspects particuliers qui deviennent divers
besoins particularisés, donc plus abstraits"
(1).
Les be-
soins de l'anima~ aussi bien que les moyens pour eatisfai-
re ces besoins, se situent dans la seule sphère immédiate
(1) Principes de la Philosophie du Droit,K~AN
, § 190,
pp.
224 -
225.

-124-
de la nature. Sans doute,
la nature est vaste, mais on
ne peut trouver en elle que des besoins fixes pouvant se
prêter à une énumération, à un inventaire: n'allant pas
au-delà d'eux-mêmes,
ils se ramènent à la ponctualité
figée de l'instant.
Or,
là où il y a fixité et rigidité,
il y a aussi finitude,
limitation.
Il en va autrement en ce qui concerne l'homme.
Etre situé dans la nature, ses besoins dépassent cependant
le cadre naturel. Débordant de l'immédiat, ils se multi-
plient, font naître d'autres besoins qui n'existaient pas
initialement. Chaque besoin concret n'est jamais lui-même
réalisé immédiatement.
Il engage un processus qui le dé-
passe infiniment:
l'homme l'analyse,
le divise en plusieurs
aspects, examine les angles particuliers sous lesquels
il convient de le saisir,afin de le réaliser avec plus
de satisfaction et d'efficacité, en sorte que ce qui est
concret devient de plus en plus abstrait!
Un besoin com-
me celui de se vêtir, est immédiatement un besoin concret.
Pourtant, dans la réalité, il prendra des dimensions qui
dépassent le simple fait de ne pas vouloir se trouver nu,
d'être protégé contre l'air.
L'homme confectionnera des
habits fort variés, en
insistant sur les couleurs, la qua-
lité du coton, la présentation esthétique, s'éloignant
finalement du con~Bnu simple du besoin initial, en même

-125-
temps que vont se complexifiant les moyens déployés, car
à ce besoin correspondront des tâches déterminées qui vont
nécessiter des spécialités. De même,
le besoin alimentai-
re et les moyens mis en oeuvre pour le satisfaire dépas-
sent le simple fait du besoin de nourrir le corps
il
faut des techniques améliorant la qualité du sol et aug-
mentant la productivité,
l'effort de l'imagination pour
inventer des mets plus nourrissants et ayant une bonne
saveur.
Ici, l'homme ne se contentera donc pas de l'immé-
diatement donné, mais de ce qui est raffiné.
Ce devenir-abstrait du concret est important
pour la saisie de l'homme.
Il y a,pour ainsi dire ,une flui-
dification du premier concret .a Ll an t
jusqu'à sa dünsolu-
tian même ,pour faire place à un être
abstrai t
réfléchi
dans soi.
Une telle dissolution,
en abolissant le mode
de l'immédiateté, manifeste l'homme comme u~ être dont
l'essence est détente. Cette détente apparaît déjà dans
les moyens utilisés par l'homme pour la satisfaction d'un
besoin déterminé.
Pour réaliser une fin singulière,
l'hom-
me use de son intelligence et de son imagination en inven-
tant des moyens. Ceux-ci, non seulement peuvent l'aider
à obtenir des résultats autres que ceux à quoi leur inven-
tion les destinait immédiatement ,mais leur usage quotidien
agit sur l'homme pour susciter en
lui de nouveaux besoins.

-126-
HEGEL note que le moyen est, quelque chose de plus excel-
lent que le but singulier du désir.
Tandis que celui-ci
est vite consommé dans le temps et oublié,
le moyen se
maintient, demeure.
Ainsi,
l'homme peut lire en
lui sa
présence au sein de la nature.
Portant le sceau de l'hom-
me, il est le signe que cet être n'est pas enfoncé de la
manière la plus radicale dans le flux perpétuel du deve-
nir jusqu'à perdre tout être-soi, toute identité.
Le moyen n'est-il pas le signe de la ruse de
l'homme qui s'abandonne d'abord à la dialectique de l'ob-
jet afin de le mieux commander, de tirer de lui ce qu'il
veut? Si la pointe de la ruse, comme activité médiati-
sante dont la figure est l'instrument,
laisse s'user les
objets de la nature les uns au contact des autres pour
qu'ils produisent une fin,
elle a aussi le sens métaphy-
sique de permettre à l'homme d'inscrire dans le temps qui
passe son propre temps:
car les différents instrument~
qu'il utilise peuvent constituer un ensemble témoignant
de ce qu'il laisse une trace au sein du monde.
On peut
dire que les besoins avec leur caractère fugitif et ins-
tantané, voulaient enfermer l'homme dans l'immédiat,
lui
arrachant ainsi toute identité. Mais ils se trouvent à
leur tour fluidifiés et dœssous par l'homme lui-même dont
la présence est de plus en plus affirmée à travers

-127-
les instruments qu'il invente.
Il y a ainsi dissolution
de ce qui voulait dissoudre l'homme,
en
l'enfermant dans
le seul instant.
L'homme ne se laisse pas écraser sous
le poids de ses besoins.
Il sort de cet enlisement qui
le guette, comme le nageur valeureux dont la tête émerge
des vagues récalcitrantes de la mer qui
peuvent le noyer
La finitude du besoin singulier,qui pouvai~ enfermer l'hom-
me dans des cadres rigides, dans la contingence naturel-
le et ainsi le nier,
se trouve à son tour niée.
Le conte-
nu du besoin est réduit au simple. Par là même,
l'homme
se simplifie:
il s'intériorise et s'idéalise. Ne se lais-
sant pas entraîner par le besoin,
l'homme veut au contrai-
re en posséder la forme pure : i l veut en posséder la
possibilité, c'est-à-dire, le contenu en tant que contenu
universel.
Les besoins se trouvent niés dans leur immé-
diateté pour s'organiser en un système,
lequel,dans son
immanence, conduit au pur surgir d'un monde, non plus sim-
plement naturel, mais se disant
dans l'universel,
se
voulant séjour du spirituel, du rationnel en et pour soi.
Où nous voyons que l'homme désire une ré81ité dans laquel-
le il puisse se sentir chez soi,
une réalité portant l'em-
preinte de sa subjectivité.
N'est-ce pas précisément ce-
la la liberté?
Cette détermination de la liberté est impliquée

-128-
dans la nature même de l'Esprit dont nous avons dit qu'il
ne laisse pas en arrière ses propres moments, mais les
contient tous virtualiter. HEGEL ~crit lui-même qu'"une
des connaissances qu'apporte la philosophie sp~culative,
c'est que la Li be r t
est l'unique v r i t
de l'Esprit"
(1).
é
é
é
Ce qui signifie que la libert~ est l'essence int~rieure
propre,la trame même detout l'être de l'Esprit: en elle
s'enracine pour s'exprimer',non pas seulement tel ou tel
aspect de l'Esprit, mais l'Esprit en
sa t ot a Li t
Elle
é
,
est la dimension de profondeur de l'Esprit dans sa tota-
~it~, sa substance. L'opposition de la matière et de l'Es-
prit permet de comprendre la nature même de la libert~.
Lam a t i ère est l' ê t r e qui a .8-0 n con cep t
end B ho r s d B soi.
Juxtaposition d'~l~ments tendant continuellement vers le
bas, elle cherche son centre en dehors d'elle-même sans
jamais pouvoir d'ailleurs y parvenir: elle est l'être-
en-dehors-de-soi.
Quant ~ l'Esprit, au contraire il "a
justement en lui-même son centre ; il tend lui aussi vers
le centre - mais il est lui-même ce centre.
Il n'a pas
son unit~ hors de lui, mais la trouve en lui-Même" (2).
Avoir son centre en soi-même ou, ce qui signi-
fie la même chose, demeurer en son propre él~ment, voil~
comment HEGEL conçoit, dans sa forme g~n~rale, la liber-
t~,et la dialectique de besoins montre pr~cis~ment que
(1)
La Raison dans l'Histoire,
PAPAIOANNO~,p.75.
(2)
Lb i d ; ,
p.
76 •


-129-
l'homme est ce désir de mourir à toute immédiateté don-
née pour se constituer soi-même une sphère. Comme être
donné,
l'homme veut être un être donnant, un être se don-
nant une forme et un contenu qui ne soient plus liés a
la pesanteur de l'immédiat. Cette dissolution du mode de
l'immédiateté pour devenir celui qui se donne a soi-même
sa propre substance, signifie que l'homme n'est pas un
être instantané. SCHELLIN~ avait noté que les choses du
monde sont une fois,
seul l'homme est deux fois.
Etre deux
fois, c'est s'arracher à l'instant pour ne plus être un
être posé comme déposé, mais se posant soi-même
"La li-
berté est seulement là où il n'y a pour moi aucun Autre
que je ne sois pas moi-même" (1).
Ce désir d'être auprès de soi, d'être partout
en intimité avec soi-même ne traduit-il pas l'intuition
que l'homme a de
lui-même comme MOI? Comme le dit HEGEL
"Penser, penser qu'il est un MOI, voilà ce qui fait la
racine de
la nature de l' homme" (2). Lorsque je dis "MOI",
j'ai la certitude de me viser moi-même comme ce singulier-
ci. Cependant, il ne se trouve énoncé par là rien de par-
ticulier,car chacun des autres est aussi un MOI. Le MOI
est l'être simple de la conscience saisi comme un point.
Dr,le point n'est nullement une réalité-étant là, il est
une abstraction,
la négation de l'espace comme état
(1) Encyclopédie des Sciences Philosophigues,BOURGEDIS,add.
§
24,
p.
477.
(2) La Raison dans l'Histoire, PAPAIOANNOU,p.78.

-130-
d'indifférence sans médiation: en sorte que ne peut é-
noncer "MOI" que l'être capable d'abstraction, donc d'uni-
versalité et de pensée.
Le MOI traduit la pure possibili-
té pour l'homme de se rendre fluide,
de se retirer de
toute expansion dans l'être-là naturel.
Il est ce où l'hom-
me vient se contracter comme en une pointe. Etant pointe,
ne faisant pas nombre avec ce qui se laisse simplement
enliser dans l'horizontal,
l'homme peut mieux regarder
ce qui l'entoure et circuler entre les choses avec une
sorte de souplesse.
Une telle souplesse est précisément la liberté.
Le MOI est la même chose que la liberté : il est la dis-
solution de toute immédiateté,
le désir de n'être lié à
rien d'immédiat,
pas même à soi. C'est le point pur de
la médiatio~ et HEGEL remarque que dans le MOI, se trou-
ve le premier exemple de l'être-pour-soi
"Lorsque nous
disons:
"MOI", c'est là l'expression de la relation in-
finie et en même temps négative à soi-même.
On peut dire
que l'homme se différencie de l'animal et donc de la na-
ture en général, en ce qu'il se sait comme MOI, et par
là est alors exprimé en même temps que les choses de la
nature ne parviennent pas à l'être-pour-so! libre, mais,
en tant que bornées à l'être-là, ne sont jamais que de
l'être pour un Autre"
(1). Ce qui n'est pas borné à l'être-
là, ce qui est libre a sa propre réalité comme idéalité.
(1)
Encyclopédie des Sciences Philosophigues'aDURGEOIS,add.
§
96,
p.
529.

-131-
Tandis que les choses sont immédiate.ent comme elle doi-
vent être, l'homme par contre doit devenir ce qu'il est:

"ce que l'homme est réellement, il doit l'être idéellement"1).
Relation infinie à soi comme négativité, n'étant
donné à rien, l'homme ne peut-il pas apparaître dans cet-
te situation comme un être essentiellement pauvre? En
effet, le fait de n'être donné à aucune positivité immé-
diate, peut être interprété
comme le signe d'une indigen-
ce radicale, d'une participation à un degré moindre de
réalité. Mais l'homme a d'autant plus de réalité qu'il
est précisément moin~ en rapport avec un positif étant-là,
car dans ce "moins", il ne perd rien: il gagne l'essen-
tielle pauvreté qui se lit paradoxalement comme richesse,
celle qui dit, en intériorité, la possibilité simple de
s'ouvrir à la libre étendue de l'imprévisible du temps
et du monde.
Dans des passages antérieurs, nous avons vu que
l'homme n'est intelligible que comme être-devenu par la
médiation da l'Idée. Son essence en tant que liberté ne
semble-t-elle pas venir dire cette immanence de l'Idée
en lui? "L'Idée est le vrai en et pour soi, l'unité ab-
salue du concept et de l'objectivité" (2).
Or, la liber-
té traduit bien ce désir d'être a l'intérieur de tous les
La Raison dans l'Histoire,
(1)......;;;..;;~~;..;;;;..;...;......;;;..;;;..;..;..;;;........;;;....;..;.;;;..;;;;..,;;",,;;,,;~ P'APAIOA~'NOU"
.
.,~
, p.- 77 •
(2 ) Encyclopédie des Sciences Philosophiques, èDURGEDIS,
~ 213,r. 4 46•

-132-
moments de sa propre extension, de ne rien laisser subsis-
ter qui n'ait été, pour ainsi dire, innervé par soi. Dans
la liberté, se trouve le désir de reprendre sur soi le
mouvement de l'Idée, de boucher toutes les portions du
réel. Ceci ne doit pas être entendu dans un sens spatial,
mais temporel ,car il est question ici de la profondeur
de la subjectivité dont l'épaisseur est une intensité sans
étendue. Si l'on se représente la liberté comme une flè-
che traversant l'espace,
on tombe dans la mauvaise infi-
nité,
l'indéfinité ! Nous parlons de l'essence de l'hom-
me,
ce qui signifie que nous sommes dans la sphère de ce
qui est retour infini dans soi.
Il s'agit moins de traver-
ser un espace que de sonder sa propre profondeur, de des-
cendre en soi-même. C'est, pour ainsi dire, d'un mouvement-
source qu'il est questio~. Voilà pourquoi ici "le progres-
ser est un retour dans le fondement et un retour à l'ori-
ginel, dont dépend ce qui servit de commencement" (1).
La liberté signifie la pure
identité de la conscience
de soi avec soi-même.
Une telle identité équivaut au dé-
sir de se com-prendre. Un être qui cherche à se compren-
dre est un être cherchant à expliciter ce qui le fonde,
son passé intemporel. Ce que l'homme a se plus sublime,
comme le note HEGEL, c'est la conscience de son essence (~).
L'on
peut dire que c'est cela qui poussa l'homme a
(1) Science de la logique, Tome l,' Livre 1, l'Etre, ~d~
d e 1 8 1 2,
t rad.
LA BAR RIE R[- a t
JAR CLY K, AUB,1 ER, 1;97 2 , p. 4 2 •
(2)
Précis de l'Encyclopédie des Sciences Philosophiques,
GI BE LI N, P ~ 8.

-133-
vouloir être libre. Cette conscience de l'essence ne traduit-
elle
pas
la
désir de renouer avec le commencement idéel
même de l'existence?
Il Y a une relation entre liberté et fondement.
Se sentir chez soi, c'est d'abord pouvoir dans la lucidi-
té accompagner tous ses actes. Si l'homme agit en se re-
présentant dea fins,
cela témoigne d'une volonté d'être
en propre ce qu'il a à être.
Or, être en propre ce qu'il
a à être, veut dire pouvoir soutenir l'ouverture de la
dimension d'apparition de ce qui est sa racine affirmati-
ve, ce qui le fait advenir à soi
ceci n'est rien d'au-
tre que désigner l'essentiel.
L'essentiel, ce qui nous
tait être et ce vers quoi nous tendons,
est déjà d'avan-
ce par delà
tout ce qui vient, tout ce qui est à venir,
et ainsi également,par delà nous-même:
il est cela qui
fonde. Désir d'être pleinement présent à soi, d'être su-
jet et objet de sa propre détente, de pouvoir initier,
la liberté est une manière de s'éveiller à ce qui nous
fonde, de récapituler l'idéel. Tout se passe comme si
l'homme voulait s'arracher à son immersion dans une sor-
te d'obscurité primitive.
Un tel éveil peut être comparé
à l'acte de se frotter les yeux afin de mieux voir, d'ac-
céder à la clarté.
On peut dire de l'homme qu'il est es-
sentiellement un animal qui se frotte
les yeux, comme le
fait si bien remarquer BUYDENTIJK : "l'homme, c'est pour

ainsi dire, un animal qui s'étant frotté les yeux, regar-
de étonné autour de lui,
parce qu'il aperçoit l'autre,
perce qu'il a en face de lui un monde qui lui fut donné
en don inexplicable"
(1). Cette image traduit l'éveil de
soi à tout ce qui est,
le retour réflexif à soi venant
arracher à l'enlisement dans l'immédiateté première pour
nous mettre en présence de ce qui s'impose comme une tâ-
che à accomplir:
une existence d'homme.
Si l'on se frotte les yeux, si l'on veut être
aupres de soi, ce désir
traduit formellement
le vouloir-
être qui n'est toutefois que pure possibilité. Comme pu-
re possibilité,
la liberté peut être en soi soumise à tou-
tes sortes d'actualisations d'être,
parce que rien ne
la
retient: c'est la forme qui peut devenir ceci ou cela,
parce qu'elle n'est pas déterminée à quelque chose de pré-
cis.
Autrement dit, si l'homme veut s'arracher à l'immé-
diateté naturelle, cet arrachement ne détermine pas, ipso
facto,
la manière dont
est constitué le contenu qu'il
se donne.
Ici apparaît la racine même de l'ambiguité de
l'homme, cet être à la fois capable de bien et de ma~ par-
ce qu'il est précisément libre!
HEGEL ne parle-t-il pas
d ' un" my st ère",
"1 e car a c t ère s p écu lat i f d e l a lib e r té"( 2) •
Grâce à
la réflexion sur soi et l' intériori té de la vo-
lonté,
l'homme doit s'opposer à la volonté naturelle de
( 1) L' Hom me e t
L' Ani mal,
Id é es, NRF, 1~57 _' , P• 8 2 •
(2)
Principes de la Philosophie du Droit, KI~AN., § 139,
p.
171.

-135-
laquelle il doit sortir.
La naturalité peut cependant ve-
nir à l'existence, parce qu'elle ne parvient pas à se ré--
concilier avec l'objectivité intérieure déterminée comme
l'universel. Cette contradiction desoi-m~me:caracit~rise
l'essence de la liberté: dans l'acte par lequel vient
à l'existence la volonté naturelle,
l'homme est toujours
libre parce que tout entier esprit, il est fondamentale-
ment un.
Cette intuition de l'indivisibilité métaphysi-
que de l'homme le pose comme un être responsable de ses
actes.
C'est pourquoi HEGEL établit un lien indissoluble
entre l'acte singulier d'une conscience et les conséquen-
ces qui en découlent.
Les conséquences auxquelles conduit
un acte déterminé,ne sont pas à attribuer a une nécessi-
té extérieure, mais elles -sont impliquées intérieurement
dans mon acte même: c'est l'expression de mon vouloir.
Par suite,
la punition qu'appelle mon acte doit être sai-
sie dans sa vérité comme le fait de ma volonté: "L'afflic-
tion qu'on impose au criminel n'est pas seulement juste
en soi; en tant que juste, elle est aussi l'être en soi
de sa volonté,
une mani~re d'exister de sa liberté, son
droit.
Il faudra dire encore qu'elle est un droit par rap-
port au criminel lui-même, qu'elle est déjà impliquée dans
sa volonté existante, dans son acte"
(1).
En quel sens?
(1) Principes de la Philosophie du Droit, KAAN,
s 100,
p.
135.

-136
J'agis ~on pas avec la conscience d'@tre un a-
nimal,
une chose contingente, dépourvue de pensée, mais
en tant qu'@tre raisonnable. En ce sens, mon acte impli-
que l'universalité de laquelle seulement il reçoit une
signification.
Or, dans le crime ou le vol,
je ne nie pas
simplement un droit particulier,
je nie le droit en géné-
ral qui n'est autre que l'universalité.
Je foule aux pieds
la racine commune de l'humanité, c'est-à-dire aussi,ce
.e
qui
fait @tre. Cela signifie que je ne me suis pas conduit
en homme:
j'ai donné à mon essence une existence qui la
contredit.
Or,
l'@tre-homme demeure toujours mon essence
Il faut donc supprimer ce qui existentiellement est venu
contredire mon essence: c'est le sens de la punition qui
vient mE
r~oncilier avec la sphère de l'universel que
j'ai lésée, c'est-à-dire,avec moi-m@me. Ce qui, d'un point
de vue naturel,
peut être saisi comme une limitation, une
contrainte exercée sur le sujet, est d'un point de vue
spirituel, ce qui lui permet de gagner la conscience de
soi substantielle, ce qui le pose comme homme.
Dans l'ac-
te criminel,
je n'honore pas mon essence comme homme.
Je
m'enfonce ,pour ainsi dire ~ans la pesanteur, loin de la
raison, de ce qui a consistance. Si je demeure dans cet
élément,
je me coupe du substantiel et deviens pour moi-
même
. . mon~tre (n.
La punition, en entrant a son tour
(1) Par "monstre",nous entendons ce qui n'arrive plus à
se signifier soi-même comme en relation d'origine à une
essence propre qui l'authentifie,ce sur le visage duqu.l
ne resplendit plus la trace mime de son provenir originel.

-137-
dans l'existence après l'acte, vient dire le souvenir de
l'essence qui a été violée J elle rétablit l'universel
1
dont la réalité n'est aussi autre que sa nécessité se re-
conciliant avec elle-même par la suppression de sa viola-
tion. Si l'on réfléchit au fait que seul un être pensant
peut être soumis à la punition et non
un animal ou un ob-
jet, on comprend aisément qu'elle est liée au sens aigu
de la liberté de
l'homme.

-138-
IV)
LA DIV ISICIN CONSTITUTIVE- DE L'HOMME
Si la liberté signifie pour l'homme mourir à
l'immédiateté sous toutes ses formes pour se détendre dans
le monde en ayant son propre centre en soi-même, se d8plo-
yer dans son propre élément, être auprès de soi, n'a-t-alle
pas pour conséquence de poser essentiellement l'homme com-
me un être qui se divise, dont l'essence est division
(Entzweiung)
?
Cette détermination ne se manifeste-t-elle pas
déjà dans l'acte de connaissance? D'une certaine maniè-
re, connaître c'est saisir dans l'unité
mais dans la
mesure où il s'agit de l'unité vivante de l'objet, ce qui
l'anime, elle ne peut être effective que si l'objet se
trouve divisé en plusieurs moments,
lesquels reçoivent
ainsi d'abord un être-là propre pour se mouvoir ensuite.
Sans cette division première qui confère un être-là au
séparé,
on reste au niveau de la relation immédiate et
la connaissance ne peut s'effectuer. Si l'on veut compren-
dre,_par exemple, une réalité IOCJale, i l est impos~ibl. de
l'embrasser tout d'un coup.
Il faut la diviser d'abord
en plusieurs données à la lumière desquelles le tout se
comprend.
On divise ce qui est et on essaie de voir quel-
le est la place de chaque détermination ainsi isolée dans
le tout ••• Ce qui divise au niveau de l'activité cognitive,

-139-
c'est ce que HEGEL appe-~le
l'entendement: "L'activité
de diviser est la force et le travail de l'entendement,
de la puissance la plus étonnante et la plus grande qui
soit,
ou plutôt de la puissance absolue.
Le cercle qui
repose en soi fermé sur soi, et qui, comme substance, tient
tous ses moments, est la relation immédiate qui ne susci-
te ainsi aucun étonnement. Mais que l'accidentel comme
tel séparé de son pourtour, ce qui est lié et effective-
ment réel seulement dans sa connexion à autre chose, ob-
tienne un être-là propre et une liberté distincte, c'est
là la puissance prodigieuse du négatif,
l'énergie de la
pensée, du pur moi"
(1).
Où l'on voit que les critiques maintes fois a-
dressées par HEGEL à l'entendement, ne sont pas une con-
damnation radicale.
Ce sont des critiques nuancées:
le
reproche fait à l'entendement est de déterminer une réa-
lité par différenciations et de vouloir fixer ensuite ces
différenciations une fois pour toutes.
L'erreur ne consis-
te donc pas dans le fait de déterminer, de diviser, mais
de tenir ces déterminations pour absolues, autonomes
Dans le texte que nous venons de citer, n'est-il pas ques-
tion de l'entendement comme la puissance absolue
(der ab-
soluten Macht), l'énergie de la pensée (die Energie des
Denkens)
? En décomp~sant l'objet en plusieurs moments dont
(1) Phénoménologie,
r , p. 29. PH. G. p. 29.

-140-
chacun acquiert
par

même "un être-là propre et une
liberté distincte",
l'entendement
eemble aboutir ainsi: a
des déterminations mortes, chacune n'étant plus en con-
nexion avec le tout. En fait,
il s'agit d'une mort appa-
rente:
l'unité immédiate du tout, en laissant briser sa
propre vie, ressurgit de manière dynamique, renaît à la
vie, si le processus se développe pour rendre fluides les
moments fixés.
La vie ne consiste pas dans cette "beauté
sans force" qui méprise la mort et veut tLoujours se gar-
der pure de toute destruction.
Bien plutôt,c'est "la vie
qui porte la mort, et se maintient dans la mort même" (1),
la mort traduisant ici la division.
Si la connaissance, dans sori déploie~ent. a pour
moment essentiel la division, on peut aussi faire remar-
quer que son statut métaphysique même est d'être division.
La connaissance ne brise-t-elle pas le première
relation
de l'homme au monde? L'homme se trouve d'abord dans une
sorte de naïveté. Tout lui paraît simple, englué qu'il
est dans la sphère des choses : pour lui,
le monde est
tout entier comme il s'étale.
Il sait seulement qu'ici
il y a des choses et elles sont telles qu'il les éprouve.
En outre, en tant que pur sentir, il n'est capable d'au-
cun sentiment propre. Avec la connaissance~l en va aU~
trement. En intériorisant le monde,
l'homme se rend
(1) Phénoménologie,
r , p. 29. PH. G. p. 29.
1
1
,)

-141-
compte que depuis longtemps il était à la superficie des cho-
ses, ne faisait que végéter.
Il découvre alors que son
essence véritable ne se trouve pas dans l'immédiateté
première de sa relation au monde.
Dans cet instant de la
découverte, qui est éveil à soi, il est comme transfigu-
ré et veut s'arracher désormais de manière radicale à sa
première attitude à l'égard du monde.
Quand on découvre
dans un instant pur que l'on a longuement séjourné dans
l'inauthentique, on se sent déchiré en soi-même.
La lumiè-
re de l'essence, avec sa clarté, nous invite désormais
à décoller, à lever la tête, à délaisser la sphère de l'hori-
zontal pour inaugurer
alors
une nouvelle aventure. Point
pur, d'épaisseur nulle, n'empruntant son être qu'à soi,.
l'acte de connaissance est fondamentalement l'éveil à l'au-
tre dont nous ne aoupçonnions pas du tout l'existence.
Comme tel, il vient introduire en l'homme une rupture
d'avec lui-même.
Ceci ne se trouve t-il pas déjà nettement signi-
fié chez PLATON ? Le prisonnier, une fois sorti de la ca-
Derne qui ne lui permettait pas de soupçonner l'existen-
ce d'une réalité autre, où il était l'ami des ténèbres,
ne veut plus lier commerce avec son existence passée.
Il
la considère bien plutôt avec dédain. Comme le héros~
d'HOMERE, désormais le prisonnier sorti de la caverne

-142-
"ne préfère-t-il pas mille fois n'être qu'un valet de
charrue, au service d'un pauvre laboureur, et souffrir
tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions
et de vivre comme il vivait"
(1)
? La montée dans la ré-
gion supérieur~ entendue comme ascension de l'ime vers
la connaissance du fondement des choses, ouvre désormais
l'oeil à un nouvel horizon plus riche et plus profond,et
qui ne semble avoir aucune commune mesure avec l'univers
passé. En nous faisant prendre conscience de la vanité
de ce que nous avons toujours considéré consistant, en
venant éclairer des zônes profondes auxquelles notre es-
prit,à cause de son caractère encore borné, ne pouvait
aucunement accéder,
la connaissance instaure en l'homme
une division, comme une épée qui vient le couper en deux.
HEGEL voit en cette séparation même l'émergen-
ce de l'être-homme,
le point pur qui ouvre l'homme à lui-
même comme à la possibilité de soi en tant qu'histoire,
esprit. C.tte scissiori se trouve. traduite ava6 ses cons'-
quences dans la repr~sentation du mythe de la Chute. Ce
mythe vient exprimer de manière g~nérale la relation de
la connaissance à la vie de l'esprit. Avec la connaissan-
ce du Bien et du Mal,
l'homme so~t du jardin dans lequel
d'abord il était ~our s'éveiller à soi. Un tel éveil le
fait entrer dans l'opposition. Cette opposition est
(1)
Républigue,
517 b.

-143-
1
nécessaire, car dans l'innocence et la confiance naïve,
l'homme n'est pas encore esprit: "il est impliqué dans
l'essence de l'esprit que cet état immédiat soit suppri-
mé,
car la vie de l'esprit se différencie de la vie 9atu-
~elle et plus précisément de la vie animale, en ce qu'elle
ne persiste pas dans son être-en-soi, mais est pour soi"nl.Au
rond, L'acte de l'homme qui consiste à vouloir connaître
dans une sorte d'orgueil,
le vrai par sa propre force,
1e brise dans lui-même:
il s'agit en effet d'un passage
violent,
étant l'ouverture à un ordre nouveau,et cette
violence est un moment nécessaire pour que l'homme accè-
de à soi-même:
la connaissance, entendu~ comme ce qui vient,
pour ainsi dire, blesser l'homme, est aussi ce qui le gué-
rit.
Cette scission d'avec l'immédiateté naturelle,
caractéristique de l'être-homme, se trouve encore tradui-
te dans le sentiment de la pudeur.HEGEL souligne que la
première réflexion de la conscience s'éveillant à soi fut
la découverte de la nudité des hommes,et qu'il s'agit là
d'un trait fort naïf et profond. En se découvrant nu, l'hom-
me se sent soudain ébandonné à la nature, à l'opacité et
au jeu du sensible. Saisissant de manière sans doute en-
core vague son être comme idéalité, il a le sentiment d'un
intime qu'il faut ar~acher à la platitude de l'être-là,
(1) Encyclopédie des Sciences Philosophigues, BnURGEOIS,add.
§
24,
p. 481.

-144-
qu'il faut sauvegarder comme ce sans quoi il n'est plus
qu'une chose parmi les choses.
Le corps est intuitionné
non pas dans son simple être-là empirique, mais comme
étant peut-être le visible d'un invisible, d'un intime
que l'on ne doit pas exposer dans la misère de l'être-là
objectif où se trouvent enfoncées les choses sensibles.
L'homme veut arracher son corps aux forces ténébreuses de
l'extériorité, au~ basses vitalités qui, en le banalisant,
lui enlèvent tout soi, tout être authentique.
L'habille-
ment écarte du corps l'opération déshonorante de l'exté-
riorité sensible pour lui conférer une profondeur. Avec
la pudeur, se trouve déjà l'intuition du besoin immanent
d'une sphère de l'intime, du propre. En ce sens,
l'habil-
lement a une signification spirituelle.
Il participe de
ce désir de s'élever au-dessus de la nature, de pouvoir
enfin se contempler dans un espace où l'on est vraiment
chez soi: "Dans la pudeur, en effet, réside l'acte par
lequel l'homme se sépare de son être naturel et sensible.
Les animaux, qui n'arrivent pas à cette séparation,
sont
pour cette raison sans pudeur. Dans le sentiment humain
de la pudeur il y a alors à rechercher aussi l'origine
spirituelle et éthique de l'habillement;
le besoin sim-
plement physique est par contre seulement quelque chas.
de secondaire"
(1).
(1) Encyclopédie des Sciences Philososphigues,BOURGrOIS,add.
S 24,
p.
482.

-145-
C'est seulement en s'élevant au-dessus de l'im-
médiateté naturelle que l'homme accède progressivement
à un sentiment de soi, ce qui lui permet de se situer dans
le monde. Dans une telle élevation,
les relations à la
nécessité extérieure sont posées comme finies et limitées.
Alors,
l'homme cherche un chemin par lequel il peut éprou-
ver sa subjectivité véritable.
Ce chemin est celui de la
culture.
La culture est scission d'avec les buts simple-
ment na t ur e.Ls ,
En elle,
la particu lar i té se prend soi-même
comme objet et veut se donner comme contenu l'universali-
té pour êt.re vraiment chez soi.
HEGEL voit dans la cultu-
re un processus de libération,car,avec elle,
s'opère,pour
ainsi dire ,une éclosion de soi : "Dans sa détermination
absolue,
la culture est la libération, et le travail de
libération supérieure,
le point de passage vers la subs-
tantialité infinie subjective
de la moralité,
objecti- -
ve substantialité non plus seulement immédiate et naturel-
le mais spiri tuelle et élevée à la forme de l' un i ve r s e Lvü},
. .
Alffil, en soumettant l'immédiateté naturelle à un travail
de défrichement,
la culture ,entendue comme scission, ou-
vre la subjectivité a elle-même.
La critique faite par HEGEL de la subsistance
de soi abstraite signifie que sans la séparation ou la
division,
l'homme appartient encore a un mode immédiat
d'être dont le contenu n'est qu'apparence de richesse.
(1)
Principes de la Philosophie du Droit,K)A~
, add.
§
187,
p.
222.

-146-
L'homme n'émerge vraiment à lui-même qu'en se montrant
comme pure abstraction de sa manière d'être objective,
en risquant sa vie: "c'est seulement par le risque de
sa vie qu'on conserve la liberté, qu'on prouve que l'es-
sence de la conscience de soi n'est pas l'être, n'est pas
le mode immédiat dans lequel la conscience de soi surgit
d'abord, n'est pas son en f on cemen t dans l'expansion de
.
la vie , on prouve plutôt par ce risque que dans la con-
science de soi,
il n'y a rien de présent qui ne soit pour
elle un moment disparaissant,
on prouve qu'elle est seu-
lement un pur être-pour-soi"
(1). Ainsi, c'est en extir-
pant de lui tout être immédiat, en s'abandonnant à cette
expérience douloureuse de n'être "attaché à aucun être-
là d~termin~, pas plus qu'à la singularité univeraslle
de l'être-là en général", que la conscience de soi peut
accéder à sa plénitude. Cette expérience acquiert toute
sa valeur dans l'angoisse de la mort. Dans cette angoisse,
tout vacille au sein de la conscienca,
l'intégralité de
son essence se trouve intimement dissoute: c'est la flui-
dification absolue de toute subsistance.
Avec elle,
la
conscience se rend compte de la fragilité de son essence
et de la vanité du fini.
Sans cette angoisse primordiale
absolu~, chiffre de l'essence de l'homme comme scission,
la conscience ne peut s'éveiller à la dimension d'elle-même
(1) Phénoménologie,
I,
p. 159.
PH. G. p.
145.

-147-
comme essence, être de profondeur:
elle resterait seule-
ment à la superficie, ne ferait que végéter,
le moment
de la négativité lui restant extérieur.
L'accès à la con-
science de soi passe par le chancellement de toute natu-
ralité,
par l'expérience du vacillement de soi: car ce
moment nous fait aller au fond des choses pour ressurgir
avec un nouveau regard,
celui de l'esprit qui,
parce que
déjà déchiré, est désormais vigilant et sensible à la né-
cessité de l'union.
En tant qu'elle est marquée par la division,
l'existence humaine ne saurait être sous le mode de l'in-
nocence
(Unschuld). Du fait qu'il est scission, acte de
se poser soi-même pour soi-même,
l'homme introduit tou-
jours en
soi et dans le réel une sorte de lésion. Ce qui
est esprit,
universalité ne saurait jamais se contenter
d'une existence indifférente:
il cherche toujours à se
constituer une sphère pour soi.
A un niveau existentiel,
il fait naître un conflit au sein du réel,
il le blesse.
HEGEL 88 demande d'ailleurs comment l'homme comme conscien-
ce de soi peut éviter une telle situation qui semble liée
a son essence originelle.
La conscience de soi,
pour au-
tant qu'elle n'est pas une chose fixe étant-là, est néces-
sairement coupable: "Innocente est donc seulement l'ab-
sence d'opération,
l'être d'une pierre et pas même celui
1)
~

-148-
d'un enfant"
(1).
Où nous voyons que l'être-coupable n'est
pas le résultat d'un acte coupable qui a lieu dans le temps.
La division, caractéristique de l'homme, n'est pas l'ef-
fet d'un acte à partir d'un vouloir temporél.
L'homme ne
peut diviser et se diviser que parce que toujours-déjà
la division est constitutive de sa nature intérieure, du
fait même qu'il doit exister.
Si l'on peut s'exprimer de
la sorte, avant la division,
l'homme se trouve dans la
simple continuité naturelle de l'immanence de l'ordre on-
tologique. C'est par la division qu'il se trouve arraché
à cette continuité pour se constituer en conscience de
soi, en individu authentique. Etre divisé constitue la
relation propre de l'homme à l'essence absolue, ce par
quoi il lui est possible de se former une idée authenti-
que de son fondement.
La scission connote
l'idée de violence,car il
s'agit d'un acte par lequel vient a exister ce qui d'abord
n'était pas là. Par l'arrachement a l'immédiateté naturel-
le ,se trouve inaugurée une sphère de réalité où l'homme
se pose comme se posant soi-même ,et non plus simplement
dé-posé.
Or,
si l'on veut s'ass~mer soi-même, cela ne peut
se faire sans violence par rapport à son propre être.
La
violence a généralement un caractère négatif: elle fait
penser a l'activité dévast.nt
tout sur son terrain, qui
(1) Phénoménologie,
II, p. 35.
PH.
G.
p.
334.

-149-
réduit le réel à la simple condition d'une ombre afin de
ne laisser être que son égoïté ! Mais ici,
la violence
de la division n'est pas à entendre dans la perspective
de la destruction de l'autre ou de sa réduction à une om-
bre ! Il s'agit d'une violence faite à soi-même, de l'ac-
te par lequel se consume ce qui ne permettait pas la ve-
nue a u j 0 u r deI a l umi ère
0 n
che r che ,P 0 ur a in s i
d i r g: ,à c on-
sumer toute pesanteur,
la première pesanteur étant soi-même.
En ce sens,
la scission a un sens moral: c'est le désir
de s'auto-constituer, de se faire synthèse pour soi.
Res-
ter dans la sphère de la nature immédiate, c'est s'engour-
dir,
s'embourber: ce qui équivaut à tomber dans la con-
dition des choses qui est sommeil éternel.
Avec la scission,
l'homme ne veut plus se contenter de dormir:
il veut au
contraire s'élever, c'est-à-dir~ se donner le temps de
se faire une idée de soi-même.
Si l'on n'a aucune idée de
soi,
la vie se réduit à l'expansion dans l'élément de
l'être-là. Avec l'.xpansion de soi, on croit gagner en
richesse parce qu'on a l'impression d'annexer successive-
ment des régions.
En réalité, ce n'est qu'apparence.
La
docilité avec laquelle ces régions sont annexées corres-
pond à une ruse de l'extériorité.
En nous tendant sa main,
l'extériorité nous demande en retour de payer le prix de
sa "générosité" : elle finit par nous envahir et nous vider
/

-150-
de notre être.
Alors, nous ne sommes plus que son escla-
ve.
Cette dimension morale n'appartient
pas à 18 8eule
sphère de la division.
Nous aurons l'occasion de dire plus
a propos que le sens moral traverse toute la pensée de
HEGEL.
Le nécessaire abîmement de soi dans la substance ,
qui est l'acte de se fluidifier, est c on s t amrnetr t. présenté
comme un sacrifice (Aufopfern) dont le sens est que l'in-
dividu ne gagne sa vie que d'abord en la perdant.

-151-
v)
VERS UNE ASSOMPTION DE L'EXTERIORITE
Avec la division,
l'homme se manifeste comme
différent des choses naturelles:
Il est l'être s'éveillant
perpétuellement à sa propre immédiateté. Ceci ne vient-il
pas indiquer que de manière générale,
son existence, en
soi, consistera à réfléchir l'extériorité en
intériorité?
L'acte de réfléchir dirige vers l'idée de ce
qui est sensé,
fondé.
Le sens existe,
pour ainsi dire,
comme un point lumineux qui contient en lui le principe
des autres pfJint'!i,comme
l'idée
vivifiant le tout d'une
réa lit é. ~ i n s i don c , rie n ne lui est é t ra n ge r : le sen s sai t
en effet chaque chose dans ce par quoi elle est présente
à elle-même. Dans cette mesure, 18 réflexion de l' exté-
riorité visée par l'homme,
comme pressentiment du sens
sans doute encore de façon
obscure, ne doit nullement
signifier le simple passage d'un point à un autre, mais
l'effort pour assumer ce qu'on vient d'atteindre:
c'est
d'une transfiguration du premier point, dans le principe
même qui l'habite, qu'il est question.
Aussi ne convient-
il pas de parler d'approfondissement, d'une extension qui
est en même temps intériorité?
Si chaque point de la réflexion n'était pas
articulé dans l'autre, ne lui était pas lié dans le sens,

-152-
le mouvement total serait seulement une expansion désor-
donnée,
radicalement contingente!
Sans contenu propre
parce que non articulée,
ouverte à l'indéterminé parce
que cherchant seulement à s'étendre comme dans une conta-
gion,
pareille expansion finirait par disparaître sans
espoir de résurrection dans une nuit totale, envahie
qu'elle se trouve par les caprices de l'extériorité.
L'homme ne serait plus alors qu'abandonné à la dimension
du seul spatial. Dans le spatial,
il n'y a pas d'unité.
Le passage à l'autre n'y est pas un passage parce qu'il
ne s'agit pas de la prise au sérieux de chaque élément
en
tant gue t e l ;
on envahit chaque point pour le faire
ainsi disparaître sans s'être donné la patience de s'ar-
rêter réellement à lui.
Pure possibilité de s'éveiller à soi, de chercher
à se retrouver dans ce qu'il trouve, de faire retour sur
soi,
l'homme échappe ainsi à l'indifférence,
à l'homogénéité
sans profondeur. Cette détermination ne
fait-elle pas de
lui
un ':.'re
capable d'initiative?
Initier signifie retenir un moment du réel et le
faire devenir pour soi-même: ce qui n'est possible que
dans la mesure où on ne se laisse pas soi-même emporter
par le flux du réel.
Plus un être est spatial, moins il est
capable d'initiative.
Aussi~ne pourra-t-il que répéter la
/

-153-
A
meme chase.
C'est la simple identité,
l'identité morte,
en
tant que l'être-là seulement cristallisé et sans fond,
qui devient pour lui la catégorie absolue.
Une telle
situation a sa dialectique vertigineuse. Si l'an s'étend
simplement aux choses sans le souci de les articuler, de
les réfléchir pour se trouver sai-même réfléchi,
pareille
extension, parce qu'elle manque de pénétration, n'arrive
pas à se contenir et l'an finit par tomber dans les
chaînes de l'extériorité la plus misérable.
Ce n'est pas soutenir ici de façon
unilatérale
la thèse d'une priorité métaphysique de l'intériorité
sur l'extériorité.
Nous voulons seulement indiquer que
la manière dont l'homme entre dans le mande ~aisse voi~
en filigrane, qu'il sera question d'élever l'extérieur à
l'intérieur, parce que seul est profond l'être qui, dans
san déploiement, est capable de revenir à sai. C'est dans
cette assomption que l'être de l'homme comme ce qui se
divise, va révéler progressivement san contenu.
On peut
déjà retenir en tout cas qu'en l'absence de toute pos-
sibilité de synthèse à l'égard de san propre être par
laquelle puisse être réfléchie l'extériorité,
l'homme ne
serait même pas homme:
la lumière sans fond,
l'être sans
visage du nan-sens radical ne le rendrait-il pas en effet
tout à fait aveugle?

-154-
Que l'homme soit conduit à une prise en charge
de l'extériorité comme extériorité, cela signifie au fond
oue rien n'a de valeur pour lui qui n'ait auparavant été
senti,
éprouvé dans la conformité à son propre être.
Assumer l'extériorité ne sera-t-il pas alors une tâche qui
est le contraire de
la précipitation et qui aura pour
âme intérieure le souvenir,
l'engendrement incessant de
soi dans une reprise des différentes médiations? HEGEL
lui-même insiste sur cette dimension essentielle du sou-
venir qu'il oppose à la frivolité du papillon ~volant
seulement d'une fleur à une autre, dans une lettre à
Nanette ENDEL
"Un papillon voltige de fleur en
fleur,
mais ne prend pas connaissance de leur âme ;
il trouve sa
jouissance dans le rapt fugitif de quelque douce saveur;
mais il n'a aucune notion de ce qui est impérissable"
(1).
Se contenter d'un "rapt fugitif" est le signe de ce qui
est seulement existence ponctuelle, sans épaisseur aucune.
La ponctualité ne peut donner qu'une progression droite.
Celle-ci n'est pas une tension maintenue par une source
interne, mais la simple successivité monotone de moments
incapables de
tisser des liens.
Il manque à de tels
moments la réflexivité propre au même dont est seulement
capable ce qui a l'esprit pour être.
Dans la Phénoménologie de l'Esprit,
se trouve
(1)
Correspondance,
trad.
J.
CARRERE,
tome
r , GALLIMARD,
1962,p.58.

-155-
déjà indiqué que l'assomption de l'extériorité est l'oeuvre
à laquelle est vouée la conscience.
La conscience empirique
a le sentiment de progresser par sauts et bonds, sous le
schème de la ponctualité,
incapable qu'elle est de saisir
la relation interne entre la disparition d'un objet et le
surgissement d'un autre. Dans son mouvement,
il lui
semble être "entachée de quelque chose d'étranger qui est
seulement pour elle et comme un autre"
(1). Cela n'est
qu'apparence.
Il lui faudra renoncer a penser que quelque
facticité vient s'introduire dans sa progression pour
la violer. C'est en effet par la propre puissance de la
conscience que le nouvel objet surgit, non pas banalement
à la place de
l'ancien dans une négation extérieure, mais
dans une nécessité immanente:
le nouveau n'est venu à
l'être que "par le moyen d'une conversion de la conscience
elle-même"
(durch eine Umkehrung des 8ewusstseins s e l.bs t )
(2).
Aussi, faut-il parler d'un échange de déterminabilités,
d'une appartenance réciproque des contenus par quoi la
pure extériorité s'évanouit progressivement dans sa prise
en charge par ce qui est subjectivité.
On pourrait sans doute soutenir qu'il s'agit
d'unB assomption seulement théorique consistant pour la
conscience à faire que l'extériorité lui devienne trans-
parente, d'un opérer abstrait dont l'objet est simplement
(1)
Phénoménologie,
r , p. 77
Ph.
G.,
p.
75
(2)
Phénoménologie,
r, p. 76
Ph.
G.,
p.
74

-156-
la vérité. C'est oublier que par "vérité" HEGEL ne dési-
gne point quelque chose d'abstrait, mais "une certaine
façon qu-a la réalité de se présenter
(sich darzustellen),
de se manifester selon son essence"
(1).
Aussi, le chemin
par lequel ce qui est d'abord un autre pour la conscien-
ce devient pour elle, est-il le proc9s par lequel elle
s'invente en liberté pour chercher à séjourner pleinement
dans le monde, pour assumer tout l'extérieur.
(1)
Gwendoline JARCZYK : Une Approche de la vérité logique
chez HEGEL in Archives de Philosophie,
tome 44, cahier 2,
Avril - Juin 1981.

-157-
rnCI5IEME" PARTIE
L'HOMME ET L'HISTOIRE

-158-
1)
L'INTUITION DU TEMPS COMME UNITE DE L'ESSENCE
ET DE
L'EXISTENCE
Etre orienté, dans san épaisseur propre, vers une
prise en charge de l'extériorité ,n'indique-t-il pas une
manière d'accueillir le temps en
tant qu'idéalité?
Chercher à se trouver sai-même dans les différents moments
de san
auto-dévéloppement,signifie que le sens n'est pas
devant sai ,dans l'indéfini d'un viser, mais qu'il est ce
qui, de l'intérieur,
structure le mouvement lui-même.
Etant forme de tout mouvement,
le temps peut donc être
dit porteur de sens: ceci n'est passible que s ' i l est
en
sai unité de l'essence et de l'existence.
Les choses passent, emportées par le flux per-
pétuel du temps.
Toutefois,
pour que nous puissions af-
firmer qu'une chase passe, que c'est elle qui
pesse,
n'est-il pas présupposé un point qui,
lui, ne passe pas?
Si l'an se représente par une chaîne le devenir d'une chase,
les différents chaînons doivent être liés les uns aux
autres dans une articulation qui,
quoique dans le devenir,
n'est cependant pas soumise à la contingence: autrement,
comment la chase elle-même pourrait-elle être? Le
devenir, en san idée, n'est passible que vivifi~
par un
orincipe qui ne devient pas. Celui-ci est le temps même,

-159-
égal a soi dans la diversité des moments traversés.
Ce n'est point faire du temps une abstraction,
l'écorce vide des choses.
Il est l'abstraction comme
"l'abstraction existante"
(1), celle qui est aussi bien
production qu'anéantissement.
Si le temps peut faire
devenir les choses, être la matrice qui les maintient en
continuité avec elles-mêmes, n'est-ce pas parce que lui-
même ne devient pas, ayant déjà parcouru tout ce qui est?
Parler de
temps, c'est parler de mouvement,
lequel signifie expérience, recherche,
but à accomplir.
Une fin ne peut être atteinte que si le temps, comme mou-
vement, n'est pas la course vers l'indéterminé, mais
contient en soi la possibilité de cette fin.
Ne comprendrait-
on pas mal en effet comment émergerait, dans un processus
ayant le temps comme son idée,
un résultat qui serait le
résultat conforme à ce processus ,si le temps ne tenait pas ra-
massée
en soi la nécessité de ce qui n'est pas encore?
Cela signifie que le temps lui-même ne se perd pas, n'a
pas son être dirigé vers un abîme. Comme tel,
soudé à lui-
même,
il manifeste l'unité fondamentale du réel,
l'identité
réflexive du commencement et de
la fin.
Forme pure, d'épais-
seur nulle,principe conditionnant de toute réalité,
toujours
égal à soi dans sa complète aliénation, portant chaque
chose à sa vérité,
le temps n'est-il pas unité de l'essence
(1) Précis de l'Encyclopédie des Sci~nc.8 philosophigues,GIBE-
LIN
,
s 258, p. 145

-160-
et de l'existence? Simone ~EIL écrivait en une belle image
que "le temps est l'épée qui coupe l'âme en deux"
(1).
N'est-ce pas l'essence qui s'est scindée, cherchant dans
l'autre seulement soi-même?
Si le temps est unité de l'essence et de l'exis-
tence, cette unité est toutefois seulement en soi.
Il
reste à l'accueillir en la faisant devenir pour que soit
pleinement assumée l'extériorité. Faire devenir cette
unité signifie l'inscrire au coeur du réel comme la trame
même du monde ou, ce qui est la même chose, en faire un
objet pour soi. C'est la tâche que l'homme s'assignera
dans l'existence, dans le refus de rester simplement tel
que la nature l'a fait.
(1)
La Connaissance Surnaturelle, GALLIMARD, 1950,p.182.

-161-
II)
!:-'AGIR EN SON ESSENCE
Etre de liberté, cherchant sans cesse à émerger
de toute immédiateté et à engendrer sa propre unité dans
un parcours de médiations,
l'homme se trouve dans un rap-
port avec le monde qui est l'agir. Nous avons déjà fait
remarquer que les besoins de l'homme ne sauraient jamais
être satisfaits dans le simple cadre naturel qu'ils dépas-
sent infiniment. Pour éviter l'extinction de soi ou le
retour à une vie animale,
il lui faut agir dans le monde
et sauvegarder son u~ité. Nous voudrions dégager ici le
sens immanent de l'agir,au plan métaphysique,pour l'intel-
ligence de
l'homme.
L'action consiste a faire passer dans le monde
un but qui d'abord n'était que dans la conscience de soi,
à rendre extérieur l'intérieur, objectif le subjectif:
elle "consiste justement à mouvoir l'immobile, à produire
extérieurement ce qui n'est d'abord qu'enfermé dans la
possibilité, et ainsi à joindre l'inconscient au conscient,
ce qui n'est pas à ce qui est" (1) .0" un point de vue:
.
subjectif, ceci signifie immédiatement que l'intérieur
ne doit pas rester seulement intérieur, et s'il ne doit
pas seulement demeurer tel, c'est sans doute qu'il ne s'ac-
complit comme intérieur que dans l'extérieur.
Considéré
(1) Phénoménologie,
II, p. 36. PH. G.
p. 336.

-162-
du point de vue objectif,
le sens immédiat de cela est
qu'aussi longtemps que l'intérieur, ce qui est secret noc-
turne, ne peut parvenir à l'extérieur, à la lumière du
jour en
faisant mouvoir le monde, celui-ci ne sera pour
la conscience de soi qu'une réalité étrangère. Ce qui est
étranger,
je l'intuitionne par rapport à moi comme quel-
que chose d'indifférent,
une différence indifférente. En
fait,
son indifférence n'est qu'apparen\\e ! Son existen-
ce n'étant nullement posée par moi,
il demeure pour cette
raison un point opaque que je ne puis réduire, et puisque
je dois quotidiennement sentir sa présence, il est l'in-
contournable
(das
Unumgingliche). Par là m~me, il me li-
mite. CQ qui me limite me trouble et finit par devenir
pour moi une puissance hostile,
une opacité désorganisant
ma transparence,
instaurant en moi
un déséquilibre dans
la manière dont mon être cherche à s'exprimer.
Voilà qui laisse entrevoir que la liaison de
l'in-
térieur et de" l~extérieur: s~:po8e comme uns nécessité que
vient établir l'agir humain: "opérer signifie: poser
son essence comme réalité effective libre, c'es\\-à-dire
reconnaitre la Déalité effective comme son essence"
(1).
En terme plus spéculatif,
la réalité effective est l'idéa-
lité de l'essence de l'homme, c'est-à-dire,la réalité mê-
me de cette essence comme elle est en elle-même. L'essence
(1) Phénoménologie,
r, p. 306.
PH. G. p. 269.

-163-
n'a pas la signification de la fixité d'un point: elle
est puissance, ce qui est en tant qu'il se pose,
la con-
servation de soi-même dans son autre.
L'homme- ne vient
à s'accueillir soi-même comme homme que dans le monde,par
la médiation de l'action où il laisse être ~n immédiat
existentiel dans lequel se réfléchit,pour ainsi dire,son
essence. Toutefois, si l'essence de l'homme doit se fai-
re effective, si l'intérieur doit passer dans l'extérieur,
c'est dans l'épreuve de la dure réalité du monde qui ne
se plie pas facilement à mes désirs ou inclinations. La
jonction qui doit s'effectuer,est celle du devoir-être
à l'être.
Or,
les deux ordres ne viennent jamais s'unir im-
~~diat~men~
• Les exigences de la conscience ne corres-
pondent pas à la réalité du monde qui peut les contredire,
et contre laquelle elles viennent souvent se briser. En
outre,
il ne s'agit pas de mettre l'un à côté de l'autre
les deux ordres, encore moins de les
juxtaposer de la ma-
nière la plus plate!
Agir, c'est faire passer dans la
réalité extérieure un but intérieur,de telle manière que
l'homme se sente chez soi dans cette réalité.
Un tel pas-
sage n'est autre chose que l'unité des opposés.
L'homme se demande souvent comment ce qui lui
est simplement intérieur peut s'incarner dans le monde,
comment le subjectif peut devenir objectif, et ceci parce

-164-
qu'ayant pris ces deux r~alit~. dans leur autonomie exclu-
sive,
les ayant fixées chacune pour soi,
un abîme
(Abgrund)
naît entre elles, qui rend pratiquement impossible tout
espoir d'unité.
L'action est ce qui vient r~soudre en pra-
tique ce qui semble insurmontable en
th~orie, et elle le
résout en le dissolvant! Dans l'action,
l'homme devient
le point du monde qui nie les oppositions unilat~rales,
le point de la négation absolue surmontant toutes contra-
dictions,
réconciliant les extr~mes. Point ici a la signi-
fication de ce dont l'épaisseur,
parce qu'elle est m~dia­
tion,
fait mouvoir l'une dans l'autre les oppositions fixées
en les tranfigurant.
En ce sens, il faudrait parler du
point comme pointe, ce qui, vigilant et rusé,
surgit tou-
jours de manière secrète quand on veut l'oublier. Or, ce
qui véritablement arrive à conjoindre les opposés, à sur-
sumer les contradictions, n'est autre que l'Absolu,
lien
du lien et du non-lien. Voilà qui indique qu'au coeur mê-
me de l'action,se trouve la dimension de l'Absolu qui vient,
pour ainsi dire,traverser toute l'épaisseur de l'homme.
Dès lors,
l'action ne r~vèle-t-elle pas pour lui une si-
gnification profonde?
Dans la mesure où le mouvement de l'action por-
te en
son fond
le signe de l'Absolu, agir n'est-il pas
pour l'homme,
une manière de reprendre sur soi la n~gativi­
té absolue ? La scission,cBr8ct~r18tique
de la nature de

-165-
l'homme,
pouvait faire penser qu'avec elle l'homme venait
revendiquer une indépendance ontologique, et l~
f o rme-:
que prend l'action dans le monde moderne,
semble corrobo-
rer cette idée:
l'homme cherche à devenir de plus en plus
maître et possesseur de la nature, aussi bien de la na-
ture extérieure que de la nature en
lui.
Il vide tout ce
qui est de tout sens propre pour se poser soi-même comme
donateur de sens et, ipso facto,
comme le Sens. Prométhée
ne se contente plus de vouloir maîtriser la nature.
Par
son action,
l'homme veut parvenir à une refonte totale
de sa condition, ce qui est une entreprise ontologique
àont l'essence es\\ pour ain~i dire,démiurgique! Pourtant,
la vérité la plus élémentaire est qu'agir part toujours
d'un ceci, d'un immédiat que l'homme n'a pas posé de sa
propre initiative.
L'homme se surprend soi-même à existe~
sans être la cause de son existence,dans un monde dont
la réalité ne dépend pas non plus de lui.
Aussi,
son sta-
tut ontologique est-il celui d'un être-en-situation, pour
employer un terme de JASPERS.
Ceci ne vient-il pas mieux
indiquer le sens même de l'agir? L'action n'est pas une
lutte où l'homme triomphe en anéantissant sa nature ori-
ginaire
, Ce n'est pas créer à la place de sa nature
,
originaire et du monda axtérieur,une réalité autr~ tomme
si la
premi~re n'avait aucun sens ~t qu'il fallait la

-166-
radica18ment détruire, en oubliant qu'on peut tout détrui-
re sauf les conditions à partir desquelles la destruction
,
elle-même est rendue possible!
Par l'action,
l'homme tend
plutôt à seré concilier avec sa condition, au lieu de s'im-
poser une destination indéfiniment au-delà de ce qu'il
est.
L'homme agit tant qu'il ne s'est pas totalement trou-
1
v é : il s'agit, en partant de sa condition, de se recon-
ci lier avec le fait que cette condition n'a pas été posée
par soi.
L'action contient en ce sens la scission et la
nécessité de sa propre résolution.
Le désir de se trouver
signifie surmonter la scission.
Surmonter la scission,
c'est être en
paix avec la négativité absolue qui est fon-
dement de son existence ,et cette paix ne veut dire rien
d'autre que chercher à lui donner un site authentique,
un séjour dans le monde.
Ainsi,
l'action est liée au fondement originai-
re de l'homme.
La négation qu'elle apporte dans le monde
est le chiffre même de la négativité absolue de laquelle
émerge toute réalité. L'homme ne crée pas de sa propre
autonomie la négation. Voilà pourquoi l'action perd tou-
te signification si elle oublie sa relation immanente a
ce fondement qui la fait être.
Un tel oubli finit par l'a-
bandonner fatalement au milieu absolu de l'extériorité. ~n
voulant devenir à soi-même son propre sens, elle se mécon-
naît dans son essence: "alors,
le sens propre est simplement

-167-
entêtement, une liberté qui reste encore au sein de
la
s e r vit ude"
(1). L' a c t ion n e d e vie n t
plu s qu'un fa ire mé-
canique.
Un tel faire,
parce qu'il n'a plus d'essence au-
thentique,
se trouve suspendu à un vide. Dès lors,
il ne
fait que tourner en rond,
répéter le même. Répéter le me-
me, c'est tomber dans la monotonie et devenir soi-même
vulgaire, car si l'on a perdu le sens du dynamisme inté-
rieur qui sans cesse recrée,
on se trouve soi-même perdu,
sans aucune direction enrichissante,
pour ne plus que
végéter, errer à la superficie.
(1) Phénoménologie,
r, p. 166.
PH.
G.
p.
150.

-168-
III) LA DETERMINATION DE L'ESSENCE HISTORIQUE DE L'HOMME
LA DIALECTIQUE DE L'OEUVRE ET DE SA DISPARITION
Dans le paragraphe précédent, nous avons essa-
yé d~ montrer que l'essence de l'action consiste en une
sorte de reprise par l'homme de la négativité pour lui
donner un séjour dans le monde.
Que peut suggérer cela
pour l'essence même de l'homme? C'est ce que nous voulons
à présent voir,à travers la dialectique hégélienne de l'oeu-
vre et de
sa disparition.
Pour se maintenir dans le monde et ne pas demeu-
rer un simple être naturel,
l'homme doit agir,et le résul-
tat de son action est toujours une oeuvre déterminée.
Por-
tant un regard sur son oeuvre,
l'homme trouve souvent qu'il
aurait pu faire mieux,
il n'a pas l'impression d'avoir
totalement réalisé ce qu'il avait voulu: c'est un senti-
ment d'incomplétude, d'inachèvement qu'il éprouve. Son
oeuvre peut lui paraître même dérisoire,au point de le
conduire à penser qu'il a perdu son temps pour rien.
Et
pourtant,
l'homme ne renonce jamais à agir,
il va constam-
ment d'une oeuvre à une autre,sans jamais s'arrêter. Quel
est le sens profond de ce mouvement perpétuel, de cette
finitude de l'oeuvre? Exposée dans le monde extérieur,

-169-
détachée de la conscience de soi qui l'a laissé venir au
jour,
l'oeuvre n'est plus qu'une existence abandonnée,
une chose morte,
baignant dans la profonde misère de l'être-
là-objectif. Son destin est d'être soumise à la contingen-
ce,alors que c'est le désir de
manifes~er une réalité es-
sentielle qui en a suscité la naissance.
L'oeuvre est un
résultat du travail du négatif, mais ce travail dépasse
infiniment la déterminité du résultat.
La négativité a
été inscrite dans l'oeuvre,
mais de façon particulière,
sans qu'elle puisse s'y épuiser. En ce sens,
la conscien-
ce ae soi dont l'essence est négativité, ne peut se retrou-
ver tout à fait chez so~dans
la particularité de l'oeu-
vre accomplie. C'est pourquoi elle s'y retire toujours
pour réaliser autre chose.
Ainsi,
une inégalité naît en-
tre l'oeuvre dans son existence déterminée et son fonde-
ment,
son milieu ontologique.
C'~st l'inégalité exist~nt' entre la substance
et l'existence, et l'on serait tenté de croire que l'in-
dividu n'a aucune réalité, ayant perpétuellement à voir
ses oeuvres disparaître, au profit de quelque chose de plus
profond que lui. Réfléchissant sur ce problème, M".
Michel
HENRY a pu penser que chez HEGE~l'homme est abandonné
au "milieu absolu de l'extériorité", et qu'il manque chez
notre philosophe une ontologie positive de la subjectivité,

-170-
une ontologie adéquate faisant droit à l'être de l'indi-
,
.
vidu, cet être étant considéré comme irréductible. Ne fau-
drait-il pas appréhender dans une autre perspective la
signification de la séparation entre l'individu et son
oeuvre? Car,il nous semble que dans cette séparation se
trouve reflété le devenir de l'homme en
sa vérité essen-
,
tielle comme demeure de l'absolu.
Avec l'action,un but
vient au jour dans la réalité effective, mais ce but est
fini,
comparé à la nécessité même de l'agir comme t e l :
"Dans l'oeuvre se montre bien comme résultat la contingen-
ce que l'être-accompli poss~de à l'égard du vouloir et
de l'accomplir"
(1).
Une fois accomplie,
l'oeuvre devient
une réalité fixe.
Tout se passe comme si en elle venait
se clore,pour se cristalliser a jamai~, un mouvement, celui
de l'infini du vouloir. Voilà pourquoi elle possède une
contingence "à l'égard du vouloir et de l'accomplir". La
nature profonde de la chose contingente,
finie, implique
qu'elle s'ach~ve. Sans doute, être fini veut dire avoir
des limites et des termes, mais il implique, eo ipso, que
l'on soit conduit effectivement à son terme. Ce qui est
fini doit être posé comme fini,
c'est-à-dire ,conduit à
sa fin immanente. Comme résultat contingent,
l'oeuvre ac-
complie disparaît. Dans son existence, elle semblait étouf-
fer le proc~s infini de l'accomplir, mais celui-ci la
(1)
Phénoménologie,
r , p. 334. PH. G. p. 293.

-171-
fait disparaître pour montrer sa vanité. Dans cette expé-
rience de sa propre vanité, elle éprouve sa fin,
sa véri-
té. En quoi consiste cette vérité?
Ce qui est vu, c'est l'oeuvre, mais cet être-vu
procède d'un non-vu:
le sens même de l'agir comme compé-
nétration de l'individu et du monde. Cette compénétration
est le point pur qui appelle sans cesse l'individu à sor-
tir de lui-même: elle est la sphère de l'universalité
vivifiant toutes les déterminations particulières. HEGEL
l'appelle "la Chose même"
(die Sache selbst), "'l'essence
de toutes les essences"
(1). Chaque individu, pris isolé-
ment, prend conscience des limites propres à ses oeuvres,
mais il sent toujours qu'il doit agir. En se réfléchissant
an
lui-m~me, il appréhende la nécessité de se lier à d'au-
tres consciences de soi pour une oeuvre commune, une opé-
ration qui soit "opération de tous et de chacun", ne pâ-
tissant plus de l'opposition de l'universel et du singulier.
Nous pouvons alors comprendre le sens profond de la dis-
parition de l'oeuvre. Sans une telle disparition,
l'essen-
ce absolue se verrait crucifié~ comme en un point mort,
la négativité étant éteinte à jamais. L'individu ne se
sentirait appelé à aucun dépassement de soi, et chacun
serait enfermé dans son égoïté. N'est-ce pas la vie elle-
même qui deviendrait impossible,
étant désormais devenue
(1) Phénoménologie,
I,
p. 342. PH. G.
p. 300.

-172-
négation d'elle-même dans la plate suffisance à soi? Où
l'on voit que la disparition ne signifie pas que l'oeuvre
soit insignifiante en elle-même, ce qui enlèverait tout
sens à l'agir même! Car,que vaut l'agir si son résultat
n'est que simple vanité? Dans l'oeuvre, disparaît seule-
ment ce qui tend a solidifier son mouvement d'origine dans
un enfermement sur soi. Si l'on se représente le dynamis-
me de l'agir par le mouvement d'une flèche,
on peut dire
que ce qui disparaît, c'est cette sorte de paresse qui,
parce qu'elle n'a pa. la force de supporter ce mouvement,
voudrait l'arrêter,comme si le tout de la vie venait d'être
atteint!
L'oeuvre ne disparaît donc pas dans une négation
radicale: sa disparition est le retour à ce qu'elle pré-
suppese, ce qui la pose. Dans cette perspective,
i l f8Ut dire
que le disparaître a la signification d'un laisser paraî-
tre : celui de la flamme intérieure dont se nourrit l'agir,
et qui est le lieu où se trouvent accueillies toutes les
consciences de soi.
Ce désir de s'enraciner dans un pur réceptacle
qui soit la Chose de tous, signifie vivre le temps,non
plus dans la ponctualité figée de l'instant, mais en sa
continuité même. Pour employer des images,
l'individu veut
dépasser la successivité non synthétisante des points du
temps afin que, ceux-ci se prenant par la main et retour-
nant à leur fondement,
puissent constituer un temps qui

-173-
dure.
Il s'agit moins de cueillir que d'instaurer une per-
manence. N'est-ce pas qui conduit à la déduction de l'es-
sence historique de l'homme? C'est sans doute la raison
pour laquelle aucune personne, réellement saine, n'accep-
terait d'agir en dehors d'une communauté humaine, d'une
communauté des consciences de soi:
l'action ne saurait
se mouvoir dans l'irréel. Comme le note Gabriel MARCEL,
"le subjectif, dans sa structure propre, est déjà, et fon-
cièrement, intersubjectif"
(1). En dehors de la communauté
de l'intersubjectivité,
l'individu se couperait des autres,
c'est-à-dire profondemen4 de soi.
L'expérience humaine
se .réalise fondamentalement comme histoire. Par l'histoi-
re,
l'empreinte d~terminée que je laisse sur la face du
monde, peut avoir la chance d'être portée loin, de lais-
ser venir au jour d'autres fruits.
L'histoire me permet,
pour ainsi dire,.de survivre à ma mort en me liant à des
générations.
Il s'agit d'un déploiement articulé du temps
qui intègre l'individu
à
une dimension dépassant la
subjectivité de son être
celle où les hommes,
organisés
en communauté, cherchent un site à leur destin, à leur
existence.
(1)
Le Mystère de l'Etre,
r , AUBIER, p. 198.

-174-
IV)
L'UNITE DE L'HUMAIN DANS L'HISTOIRE
Le tableau de l'histoire nous montre des géné-
rations qui se succèdent comme dans un défilé : elles nais-
sent, fleurissent et disparaissent,sans qu'aucune relation,
semble lES lier, comme si chacune d'elles entrait dans
la danse,de manière tout à fait isolée,avant de s'éclip-
ser définitivement. De même,si l'on considère les civili-
sations qui existent à une même époque,
l'on est frappé
par leur variété et par les différences ou oppositions
qu'elles présentent, au point qu'on croirait à des diffé-
rences radicales de nature. En effet, des premiers hommes
jusqu'à nous,
le mouvement n'est-il pas de rupture totale?
Comment pouvons-nous nous reconnaître en eux, et qu'y a-
t-il de commun qui puisse prétendre lier les différents
peuples vivant dans l'univer$ ?
Pourtant,
à travers ce paysage disparate, tissé
de contradictions, n'est-il pas possible de lire la pné-
sence d'une continuité? PASCAL déjà notait en son temps:
"Toute la succession des hommes,
pendant la longue suite
des siècles, doit être considérée
comme un seul homme
qui subsiste toujours et qui apprend continuellement" (1).
Ce qui est souligné ici au niveau du savoir, ne pourrait-
il pas s'appliquer à la vie humaine en général, pour autant
(1) Fragment d'un Traité du vide, Ed. BRUNSCHVICG ~inor,
p. 80.

-175-
qu'elle s'exprime historiquement.?
Voilà ce qu'il nous
faudra essayer d'examiner,en nous demandant ce qui fait
qu'un peuple arrive à s'inscrire dans l'histoire.
Selon HEGEL, "d'une façon générale,
un peuple
ne participe à l'histoire que dans la mesure où il a iden-
tifié sa nature fondamentale,
sa fin
fondamentale, avec
un principe universel, et c'est dans cette mesure seule-
ment que l'oeuvre qu'il produit constitue un organisme
éthique,
politique"
(1). Pas plus qu'un ensemble de pier-
res ne constitue une maison,
un peuple ne saurait consi~­
ter dans un sim~le agrégat d'individus. Il n'est affirmé
comme il est que si les éléments qui le composent,
peuvent
se laisser ramener à un centre,
lequel est le foyer qui
le vivifie. Pour exister, i l lui faut au moins un idéal
interne autour duquel et pour lequel s'organisent les in-
dividus.
Un tel idéal,
puisqu'il a pour but de pouvoir
servir de racine,
ne doit pas être simplement quelque cho-
se d'éphémère, à la manière d'une
jouiss-anclJ: inatantl!lnéa.
Comment des jouisseurs pourraient-ils former un peuple,
se contentant de cueillir sans jamais avoir le temps de
planter et la patience d'attendre? L'idéal qui anime un
peuple, doit être un principe universel, ce qui suppose
que nous ne sommes plus dans la sphère du simple désir
"si c'est seulement le désir qui pousse les peuples à l'ac-
tion,
leur agitation passe sans laisser des traces. Le'
(1)
La Raison dans l'Histoire, P'A·P·A!OP;~H\\!OtJ,.p.207,.

-176-
fanatisme
par exemple n'est pas une oeuvre et ses traces
ne sont que ruines et destructions"
(1).
Que la participation d'un peuple à l'histoire
requière sa propre articulation autour d'un principe uni-
versel, cela veut dire que l'histoire se présente comme
le cheminement, a travers le temps, des hommes s'élèvant
à la conscience de leur essence.
Or, comme nous l'avons
déjà établi,
l'essence profonde de l'homme est la liber-
té,et HEGEL ne cesse de dire que la liberté n'est jamais
une donnée immédiate. Elle comprend la nécessité infinie
de se conquérir soi-m6me, de devenir savoird'elle-m6me.
Sa nature consite, comme tout procès dialectique, à se
déterminer soi-m6me et à sursumer ses propres détermina-
tions,pour s'élever à une appréhension plus riche et plus
concrète de soi. Aussi,
l'histoire est-elle approfondis-
sement de la conscience dé la liberté: "l'histoire pré-
sente le développement de la conscience que l'Esprit a
de sa liberté, et de la réalité produite par cette con-
science. Le développement se révèle 6tre un processus par
étapes,
une série de déterminations de plus en plus con-
crgtes de la liberté émanant de son concept m6me,
c'est-
à-dire de la nature m6me de la liberté devenant consciente
d'elle-même"
(2). Le texte nous parle d'un "processus par
é t a PEfS "
( 5 tuf e n 9 a n 9 ). Ce c i
n e soli l i'g n e·- t :.. i 1.. pas
que
(1) La Raison dans L'Histoire,op.c·it.
p. 207.
( 2 )
rb ide m, !!l. 1 97 •

-177-
nous sommes en
présence d'une réalité d'essence dialecti-
que? En effet, HEGEL ne parle pas des histoiresJmais de
l'histoire, signifiant de la sorte qu'il est question,
par delà la disper~on chronologique des époques, de la dic-
tion d'une
réalit~ unique. Sans doute, chaque peuple
est distinct des autres et organise sa vie selon des res-
sources ~i lui sont propres. Mais cela ne fait pas de
lui un peuple isolé des autres,dans la mesure où ceux-ci
ont la même déterminité d'être distincts!
La distinction
a le sens d'un acte par lequel un peuple se donne un prin-
cipe particulier dont on peut lire l'empreinte dans sa
religion,
ses moeurs, son système juridique, etc. Ce prin-
cipe particulier constitue l'Esprit d'un peuple, expres-
sion concrète de sa conscience, de son vouloir et de tou-
te sa réalité. Cet Esprit, dans son être, vient traduire
la manière par laquelle un peuple se conquiert soi-même
en
tant que communauté humaine. C'est le principe de son
auto-affirmation,
la forme même dans laquelle se trouve
appelée à l'existence sa possibilité existentielle. Expé-
rience de soi comme détermination de sa possibilité exis-
tentielle,
l'Esprit d'un peuple est à saisir en
tant que
moment participant dans le temps à l'approfondissement
de la conscience de l'eSSEnce, ce qui rait être l'homme
comme il est : la liberté comme sa racine affirmative.

-178-
Aus s i l e s d i f f é r en t ses prit s des peu p les son t - i Ls
les chaînons dans le processus par lequel la liberté s'in-
tériorise, acquiert beaucoup plus de réalité pour se don-
ner un site dans le monde des hommes.
Un tel processus a
un caractère irréversible. Ce qui a été accompli s'inscrit
dans le temps, pour servir de
base
a une oeuvre ultérieu-
re,
en sorte que le nouveau qui va surgir lui est toujours
lié,de quelque façon, et se déploie sur sa base. Une fois
son principe déterminé épuisé,
un peuple ne
peut plus
subsister. Cet épuisement signifie que d'autres sollici-
tations se font plus pressantes, que l'heure est à un~ss­
prit nouveau.
L'esprit ancien ne peut plus
supporter la
lumière du soleil qui veut briller: il n'a pas la force
nécessaire pour l'accompagner.
L'histoire passe alors à
un autre peuple. Voilà pourquoi HECEL souligne qu'un peu-
ple ne saurait passer par plusieurs stades,
faire époque
deux fois.
Il arrive au philosophe de parler de la succes-
sion des différents stades,en termes naturels, en les com-
parant à des individus : "Chaque Esprit populaire déter-
miné n'est qu'u~ individu dans la marche de l'histoire
universelle.
La vie de chaque peuple fait mûrir un fruit,
car son activité vise à réaliser complètement son principe.
Mais ce fruit ne retombe pas dans le giron du peuple qui
l'a produit.
Il ne lui est pas permis d'en
jouir. Au

-179-
contraire, ce fruit devient pour lui une boisson amère
il ne peut la rejeter car il en a une soif infinie, mais
goûter à ce breuvage est sa ruine et en
même temps l'avè-
nement d'un nouveau principe.
Le fruit redevient germe,
germe d'un autre peuple qui mûrira"
(1).
Où l'on voit qu'à l'intérieur de l'Esprit d'un
peuple, se trouve un moment idéel: ce pour quoi un peu-
ple se dépasse, n'est jamais immédiatement pour lui-même.
Vouloir goûter au
fruit de son propre dépassement conduit
à un rapport d'immédiateté qui est celui d'une contempla-
tion de soi narcissique. En goûtant à
ce fruit,
le peu-
ple, désormais rempli, tombe dans une ivresse qui le dé-
sarticule. Aucune attention n'est plus prêtée au principe
qui le met toujours en avant de soi. Ce principe, se con-
fondant avec le fruit,
devient une "chose", au sens d'une
réalité déposée. Dès lors, c'est le mouvement général
même qui tombe dans une sorte d'immobilisme, car l'ivresse
conduit à une expansion sans résistance.
Une expansion
n'a de valeur que si elle trouve sur son chemin des obs-
tacles à surmonter. Ce sont ces obstacles qui la fortifient
et lui font prendre une pleine conscience de soi. Sans
obstacles, il n'y a plus d'élan intérieur et c'est l'ha-
bitude qui s'installe: "L'habitude est une activité qui
ne rencontre pas d'opposition -une activité qui se déploie
(1)
La Raison dans l'Histoire,PAPAIO~NNOU,p.95.

-180-
dans une dur~e formelle et o~ la pl~nitude et la profondeur
du but ne sont plus 8.nties w (1). Ceci n'a-t-il pas une
connotation proprement morale ?
Un peuple qui cherche à jouir du fruit qu'il a
fait mûrir, tombe dans l'expansion sans r~sistance dont
l'image est l'habitude. Sans doute,
il continue à durer,
mais il s'agit d'une durée qui ne pr~sente plus aucun
intérêt, qui n'a pas de vie parce que tout est devenu mo-
rosité.
Le sens de cela est que la jouissance imm~diate
de soi ~touffe tout élan int~rieur pour conduire à une
existence priv~e de profondeur, laquelle ~quivaut à la
destruction même de soi.
O~ l'on voit que la vie des peu-
ples à travers l'histoire n'est possible que par le sens
du sacrifice, du renoncement.
La grandeur d'un peuple se
lit à la volonté par laquelle il s'engage
à laisser dans
le temps une oeuvre dont pourront bénéficier des g~n~ra­
tions à venir: elle se lit à sa volont~ d'apporter des
pierres pour la construction d'une oeuvre solide dans le
temps.
N'est-ce pas
suggérer
qu'il y a une unit~
du genre humain ? HEGEL le souligne avec assez de force
:
"Lorsque nous parcourons le pass~ le plus recul~, nous
avons toujours affaire à quelque chose d'actuel"
(2).
Actuel ne signifie pas ce qui n'a valeur que dans la
(1)
La Raison dans l'Histoire, PAPAlqANNOU FP.~1.
(2) Ibidem,p.215.

-181-
ponctualité de l'aujourd'hui d'un temps ,car alors ,s'épui-
sant et se consommant avec ce même temps, ne disparaitrait-
i l
pas rad i cal e men t
a v e c lui ? ,1'; ct ue Ive ut di r e ,n 0 n pas ce
qui est d'hier, d'aujourd'hui ou de demain, mais présence
absolue.
Il a donc la signification de la profondeur de
l'essence. Quelles que soient les différentes époque~ tra-
verséea dans l'histoire, n'est-il pes toujours ~uestion
de l'homme en quête d'une harmonie, d'un enracinement dans
le monde comme son monde, de l'homme cherchant perpétuel-
lement à émerger de soi ? Là où se trouvent des hommes
vivant au sein d'une société organisée,
là aussi se dit,
sans doute sous la forme d'un désir obscur, une relation
au profond. Dans le procès historique, est fondamentale-
ment en cause l'humain dont chaque époque participe à
l'articulation en vue de sa promotion. Le terme articula-
tion
(Gliederung) est ici important pour souligner l'unité
profonde de l' e xo r e s s i bn e'ss,entiel1ement p Lu r Le-Ll e de! l' hu-
main:
l'humain se présente chaque fois de manière déter-
minée dans l'histoire ;c~la peut conduire l'observateur à
ne voir que la particularit~qu'il finit pa~ absolutiser.
Dès lors se créent des clôtures qui rendent même impossi-
ble l'intelligence des particularités! Celles-ci ne sont-
elles pas avant tout oeuvre de l'homme? En tant que tel-
les, elles sont toujours en dépassement d'elles-mêmes vers

-182-
l'universalit~ de la libert~ qui est leur v~rit~,et pr~­
sentent souterrainement des relations entre elles. Encore
une fois,
comme cela a ~té d~jà soulign~ dans des pages ant~­
rieures (1), là o~ il est question de l'homme, le seul type
de compr~hension qui puisse être ad~quat est celui d'une
lecture en profondeur ,permettant de lier entre eux ,en les
respectant ,les ~l~ments dispers~s de la vie.
Si la libert~ est l'idéalit~ du procès histori-
que, ne doit-on pas se demander ce qui fonde cette id~a­
lit~ elle-même? L'homme se faisant histoire, c'est l'ex-
pression d'un vouloir qui d~passe l'avoir pour chercher
à s'accomplir dans l'être. Parce que l'Absolu est la rai-
son même de l'homme, ce vouloir ne signifie t-il pas pour
l'homme tenter de rendre transparent l'Absolu dans le
monde,sous la forme d'une articulation du temps? Il s'agi~
pour ainsi dire,d'assumer
le tout du mouvement du temps,
en y inscrivant comme la trace de l'Absolu,afin de se
trouver soi-même enfin rapport~ à sa propre racine. Ou
encore:
l'essence de l'homme doit lui devenir tout a
fait objective sous la forme d'oeuvres accomplies ,afin
qu'il se sente maintenant chez soi. Cela n'est rendu pos-
sible que par le temps, m~diation par laquelle la substan-
ce entre dans la conscience pour se faire être. Sans dou-
te,
l'homme est d'essence relation à l'Absolu, mais il
(1) Voir Deuxième Partie:
L'Homme d~ns le Monde, 1) La
nuit de l'homme.

-183-
a besoin de parfaire cette relation parce qu'il est fini-
tude. C'est pourquoi le temps doit être saisi comme "'le
destin et la nécessité de l'esprit qui n'est pas encore
achevé au-dedans de soi-même"
(1). Cette incarnation tem-
porelle de Lt Absolu exige patience, comme en toute chose
où il est question du devenir même de l'homme: "Ce deve-
nir présente un mouvement lent et une succession d'esprits,
une galerie d'images dont chacune est ornée de toute la
richesse de l'esprit, et elle se meut justement avec tant
de lenteur parce que le Soi doit pénétrer et assimiler
toute cette richesse de sa substance"
(2).
( 1 )
Phénoménologie,
II,
p. 305. PH. G.
p.
559.
(2) Phénoménologi.,
II,
pp. 311 -
312. PH.
G. p.
563 •
. _=S

-184-
v)
L'IND'·IVIDU DEVANT L'ABSDl!..U DANS L'HISTOIRE
L'histoire nous a été révélée comme approfondis-
sement de la conscience de la liberté. La conscience de
la liberté coïncidant avec la saisie de soi comme relation
d ,.à rI 9 ! n 8 à l' Ab s 0:1: Li, cet a pp r 0 f 0 n dis sem en t n' est pas a u-
tre chose que le processus par lequel l'Absolu vient ha-
biter patiemment l'expérience huma i n e sd an s les conquêtes
des générations qui se succèdent dans le temps. Si le sens
ultime de cette marche est l'Absolu,
on peut se poser la
question de savoir la place qui revient à l'individu dans
l'histoire.
La réalité quotidienne nous montre les hommes
s'activant à la construction de leur existence historique.
Le spectacle de leur activité semble avoir pour seuls mo-
biles leurs intérêts,
leurs besoins et leurs passions.
HEGEL insiste beaucoup sur la puissance des passions et
des intérêts dans l'histoire:
"Les lois et les principes
ne vivent pas et ne
s'imposent pas immédiatement d'eux-
mêmes.
L'activité qui les rend opératoires et leur confè-
re l'être, c'est le besoin d~ l'homme, son désir, son in-
clination et sa passion'"
(1). Toute oeuvre comporte le
droit infini de l'individu d'y trouver satisfaction.
Je
dois me sentir dans la fin pour laquelle je dois agir.
Cette fin doit m'intéresser,si
je ne me trouve pas dans
une sphère simplement mécanique!
Autrement, rien ne
(1)
La ~aison dans l'Histoire, PAPAIOANNOU,p.1~4.

-185-
S'aurait
jamais être entrepris au monde
L'individu, HEGEL
le souligne avec assez de
force, n'est pas l'homme en gé-
Déral, mais un existant,
ce qui signifie un homme déter-
miné,
avec sa manière de vouloir et de réaliser un but.
Une grande oeuvre ne vient le plus souvent au jour que
lorsque l'individu, refoulant et sacrifiant tout autre
intérêt, concentre toute son énergie intérieure sur un
objectif déterminé. C'est ce que HEGEL appelle positive-
ment passion,et selon le philosophe, "rien de grand ne
s'est accompli dans le monde sans passion". En ce sens,
on peut dire que le mouvement général de l'histoire s:erait
impossible sans l'élément de la volonté subjective. HEGEL
ne parle-t-il pas d'ailleurs des héros, des grands hommes
qui, d'une certaine manière~ invoquent et convoquent le
sens profond de l'histoire? Ils sont grands, non pas
nécessairement au sens où ils représenteraient des valeurs
morales exemplaires, mais au sens où ils sont les seuls
à saisir l'esprit encore suuterrain d'une époque qui cher-
che à surgir à la lumière,pour apporter un sang nouveau,
mais qui se trouve étouffé par la carapace des traditions
et habitudes sclérosées.
Pour parler comme HEGEL lui-même,
les grands hommes viennent,pour ainsi dire,porter à la
conscience l"'intériorité inconsciente" de tous les autres
individus en disant et faisant savoir ce qu'ils veulent
sourdement.
Voilà qui montre que notre philosophe ne néglige

-186-
nullement l'homme,et qu'il dirait même que ce sont les
hommes qui font l'histoire. Cependant ne convient-il pas
de s'entendre sur la chose? Certes,
les hommes font
l'his-
toire, toutefois non pas avec une essence d'amibe ou de
loup, mais bien d'homme.
Or l'essence de l'homme se trou-
ve dans une relation d'origine à l'Absolu, au substantiel
en et pour soi,
~ l'Id~e. Cette relation' n'est-elle pas
d'ailleurs ce qui cherche ~ affirmer son droit sous la
forme de la ruse de la Raison ?
Les hommes satisfont leurs int~rêts particuliers
dans leurs actions-, mais,malgr~ Bux,des cons~quences sur-
gissent,qu'ils n'avaient pas prévues,et qui peuvent même
se tourner contre eux.
L'universel,que le pathos du par-
ticulier semblait enfouir dans l'oubli total, ressurgit
en toute puisgance,comme le destin incontournable:
"La
raison est aussi rus~e que puissante. La ruse consiste
en
gén~ral dans l'activité médiatisante qui, en laissant
les objets, conformément ~ leur nature propre, agir les
uns sur les autres et s'user au contact les uns des autres,
~ans s'immiscer immédiatement dans le processus, ne fait
pourtant qu'accomplir ~ but.
On peut dire dans ce sens
que la Providence divine, vis-~-vis du monde et de son
processus, se comporte comme la raison absolue. Dieu lais-
se faire
les hommes avec leurs passions et intérêts par-
ticuliers, et ce qui se produit par l~, c'est la r~alisa­
fion de ~ intentions, qui sont quelque chose drautre

-187-
que ce pour quoi s'employaient tout d'abord ceux dont il
se sert en la circonstance"
(1). M~me les grands hommes
dont il a été déjà question, n'échappent pas à cette ru-
se de la Raison
!
HEGEL fait remarquer que leur mérite
consist~ non pas dans l'accomplissement d'une chose ima-
ginée et présumée,
mais de ce qui est
juste et nécessaire.
L'affaire (die Sache) des grands hommes n'est pas d'ima-
giner ou d'inventer l'universel qui existe de tout temps,
mais de connaître la manière dont il se détermine dans
le cours présent des choses et da l'honorer dans l'action
"Les gr8nds hommes de l'histoire doivent ~tre compris en
fonction de leur situation. Ce qu'il y a de plus admira-
ble en eux, c'est qu'ils sont,devenus les organes de l'es-
prit substantiel: c'est en cela que réside le véritable
rapport de l'individu à la s ub s t an c a universelle"
(2).
Cette situation. n'est certainement pas donnée
à tous les êtres. Etre organe de l'esprit substantiel n'exi-
ge-t-il pas que l'homme ait bon dos? Il faut de sa part
de la réflexion, de l'intelligence, de l'ingéniosité et
la détermination da la volonté : ca~ il s'agit d'ajouter
à la causalité naturelle quelque chose de nouveau, de don-
ner au monde naturel la forme de la conscience de soi, en
partant de ce monde lui-m~me. En ce sens,
s'il existe une
ruse de la Raison,
il faut parler d'une ruse de l'homme
par laquelle celui-ci intervient dans la causalité natu-
rell~ pour y inscrire ce qui n'existait pas d'abord.
(1) Encyclopédie des Sciences Philosophigues',BOURGEOIS,add.
au § 209,
p. 614.
(2)
La Raison dans L'Histoire,P,!\\PAIOANNOU,p.122.

-188-
Sans cette ruse de l'homme,
les intentions secr~tes de
la Raison ne pourraient jamais se réaliser. Cependant,
dans la mesure où une même âme parcourt tout le réel,
la
ruse de l'homme ne demande t-elle pas à être intégrée,
en
tant que moment,
a
la ruse de la Raison? Car au
,
fond,
l'homme ne
peut être rusé que parce qu'avant tout,
il se trouve dans son essence disposé à cette possibili-
té. HEGEL d'ailleurs ne cesse de nous
faire comprendre
qu'il n'y a qu'une seule et même réflexion. Dans cette
perspective,
là où se trouve authentiquement honorée la
Raison,
là aussi se trouve accompli l'homme.
Inversement,
là où l'homme cherche une véritable réalisation de soi,
l~ aussi vient à être implicitement convoquée la Raison.
Ceci ne
montre";'t-il pas alors'~ue,po's'ée 'dei 'là façon la plus
naive,comme si l'homme et la Raison ~taient en rivalité
dans l'histoire et qu'il les fallait paser pour savoir
,
lequel vaut le plus,
la question de la place de l'homme ne
peut avoir un
examen sérieux ouvrant a une perspective ?
Souligner cela ne signifie pas qu'il suffit d'établir une
relation de réflexion entre l'homme et la Raison pour ré-
soudre la question et se trouver ainsi dispensé d'un ap-
profondissement de la chose
!
Appréhendée du point de vue de l'existence de
la violence dans l'histoire, cette problématique de l'hom-
me devient plus délicate. Dans leur existence quotidien-
ne,
les ho mmes 0 nt r e cou r s à l a v i 0 l e n ce; , lad éc i sion
~ la cohérence de la raison par laquelle ils s'affirment

-189-
comme êtres raisonnables, semble ainsi lIi59' en échec
et ~ime Qubliée! raut-il intégrer cette violence
la
ruse de la Raison,en disant que,de toute manière, tout
s'arrange à la fin et que la violence elle-même n'est ~ue
relative? Ceci serait une sorte de vision esthétique de
la violence qui pose le mal en général comme nécessaire
à l'harmonie essentielle du monde et qui, négligeant et
méprisant les individus,
tire ainsi plaisir à les voir
se consumer pour laisser être une te~le harmonie! Pareil-
le vision nécessitariste ne vient-elle pas au fond
brouil-
1er la différence entre le bien et le mal,comme s'ils
étaient dans l'absolu une seule et même réalité?
HEGEL conçoit que le mal existe, qu'il n'est
pas seulement relatif à notre façon de voir.
Le philoso-
phe refuse toutefois de le regarder comme "une réalité
positive ferme, alors qu'il est le négatif qui n'a pour
lui-même aucune consistance mais veut seulement être pour
lui-même et en
fait n'est en lui-même que l'apparence ab-
solue de la négativité"
(1).
On peut dire que la violen-
ce est
précisément ce qui"
montre-
que l' homme ne se trou-
ve pas dans une relation de passivité à la Raison! Com-
ment la violence saurait-elle être possible,si les hommes
n'étaient que des pions que la ~aison poussait comme sur
un jeu d'échecs? Dans la violence,
se trouve, pour ainsi
dire,vécue la liberté dans toute sa radicalité. C'est la
conséquence qui surgit, quand on veut vivre en dehors du
(1)
Encyclopédie des Sciences Philosophiques,BOURGCOIS,add.
au § 35, p. 490.

-190-
fondement,
quand on veut faire
l'expérience de l'autre
que la Raison,posé pour soi comme une catégorie autonome,
et
il s'agit d'une possibilité offerte à l'homme. En
ce sens précis,
la violence vient de la liberté abyssale
de l'individu:
en effet,
si l'homme se définit essentiel-
lement comme un être raisonnable,
il n'est cependant pas
la raison,et c'est cette possibilité d'une ouverture a
l'autre,
jusque dans ses conséquences les plus extrêmes,
qui le pose à la fois dans sa finitude et son infinitude.
Que l'homme dans son être puisse faire l'expé-
rience de l'autre que la Raison, de ce qui "veut seulement
être pour lui-même et en fait n'est en lui-même que l'ap-
parence absolue de la négativité", cela ne signifie-t-il
pas que HEGEL est loin de supprimer pe manière magiqu~
les questions de l'existence finie et historique? Pouvoir
vouloir ce qui nie la Raison même, est le fait de l'hom-
me,
d'une existence qui n'est pas celle d'un ange, mais
se trouve liée à l'irréductible de la chair.
L'homme n'est
reconnaissable qu'à cette épaisseur qui le constitue,et
que HEGEL n'a nullement l'intention de magiquement effacer
Il reste que cette existence finie et historique ne se
comprend cependant,
jusque dans son irréductibilité même,
que par rapport à la Raison-qui ne l'abolit pas-, à une
Raison qui s'est incarnée.
La finitude,
avec toutes ses
conséquences, n'est envisageable qu'à partir du"laiss~r­
être" de la Raison c he r c han t
un séjour dans le monde, et
ceci peut se comprendre dans une perspective métaphysique.

-191-
La Raison se faisant être au monde, c'est la
Raison quittant son être abstrait. Abandonner son être
abstrait, c'est se déprendre de
la vie paisible de ce qui
était seulement un,pour désormais connaître le "deux".
Ceci équivaut à l'entrée de soi dans l'élément du divers.
Sans doute, avec le divers on n'a pas forcément son être
opposé de mani~re radicale à la cohérence intérieure de
la Raison. Cependant, le divers peut donner
jour à ce qui
est opacité, ce qui, s'opposant à la transparence de la
Raison,
cherche à se constituer en terme autonome. De ce
point de vue, si sa possibilité peut être déduite de l'un
entrant dans le divers,
la réalité de la violence ou du
mal en général ne
saurait être liée à la Raison en tant
gue telle,
mais au surgissement de l'homme. Certes,il est tou-
jours possible de ~ire que l'existence humaine,en soi,aurait
dû être envisagée sans la possibilité de la violence. Mais,
pour ce faire,
il aurait peut-être tout simplement fallu
que l'homme ne fût pas homme, c'est-à-dire au fond, qu'il
n'existât pas!

-192-
·
·o
QUATRIEME PARTIE:
l'HOMME COMME VOULOIR DU SUBSTANTIEt
o
o
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
0

-193-
1)
LE DROIr ABSTRAIT EN SON ATOMISME COMME PERTe DE LA
SUBSTANTI.ALITE
Dans le passage de 12 Nature à l'Esprit qui dit
l'émergence à soi de l'homme comme tout entier réalité
spirituelle, nous avons vu comment pour HEGEL il est de
haute importance d'appréhender l'homme en
tant que tota-
lité concrète. Que cette vue constitue la force même de
sa pensée, cela apparalt dans la critique que le philoso-
phe fait du droit abstrait qui, selon lui, mutile l'homme,
le dépouille de sa concrétude pour le réduire finalement
à la vacuité du point.
L'élément du droit est la simple relation de
soi avec sa propre individualité. En ce sens,
son princi-
pe est la personnalité:
"l'impératif du droit est donc:
sois une personne et respecte les autres comme person._
nes."
(1). Pu i.s qu ten e·lle:,
ne se trouve pas pris en comp-
te le contenu en
tant que tel,
la nécessité de la règle
juridique se limite seulement au négatif,
à des interdic-
tions. Si la relation qui lie les hommes entre eux est
basée sur les interdictions, alors .p a r c s que ,prévaut une
méfiance mutuelle,
une telle relation s'abolit soi-même
comme relation ,et aucune coexistence authentique n'est
possible. Les individus ne sont o Lus que de:s ~tres inca'pa-
bIe s d'l!parvenir à un échange de vie ,les articulant dans
un tout consistant:
tout au plus,
ils ne peuvent que se
bousculer,et ceci est le commencement d'un conflit. La
( 1) Pri n c i p e s de la Phi 1050 phi e, d u Dr 0 i t ,K AAN, S 36,
p. 84.

-194-
règle qui énonçait de respecter la personne et ce qui en
résulte,
fait l'expérience de sa propre abstraction en
,
se tournant en
son contraire,par la suppression même de
toute limite! C'est qu'à l'origine se trouve en cause
la manière même d'appréhender l'individu:
"L'universel
fragmenté en atomes constituant l'absolue multiplicité
des individus, cet esprit mort, est une égalité dans la-
quelle tous valent comme chacun, comme personnes"
(1).
L'universel n'est pas un être fixe étant-là que l'on peut
fragmenter,pour obtenir qUO chaque individu en prenne pour soi
une partie,dans une sorte de redistribution !Etre fluide,
il ne vit et ne s'éprouve soi-même que comme médiation,
êtr~articulé. C'est ce qui circule entre les individus
et se trouve à leur jointure,parce qu'il les nourrit déjà
intérieurement. En ce sens,
la fragmentation de l'univer-
sel en atomes individuels engendre un~~pr1t mQrt! Quand
l'unité de soi avec l'essence,dans laquelle tout se res-
s o ur c e s s e voit
pulvérisée et éparpillée en des essences
autonomes, c'est l'âme animatrice même qui s'est ainsi
enfuie de toutes:: choses. Sans doute,dans la putréfaction
d'un corps physique, chaque point vient par là même acqué-
rir pour soi une vie propre. Toutefois cette vie, comme
le fait remarquer HEGEL, n'est que la vie mésérable des
vers! De même,
la fragmentation de l'universel en des
essences individuelles autonomes n'aboutit à rien de con-
sistant : c'est seulement la vie misérable des personnes.
HEGEL ne prise guère la notion de personne. Selon
(1) Phénoménologie,
II,
p. 44.
PH.
G.
pp.
342-343.

-195-
le philosophe, "désigner un individu comme une personne
est l'expression du mépris"
(1)Lertes ,par personne, on
veut bien essentiellement désigner l'homme comme substan-
ce individuelle de nature indivisible, cette indivisibi-
lité venant signifier qu'il s'agit d'un être d'esprit dont
l'essence est par conséquent liberté.
HEGEL est loin de
négliger ou même d'ignorer toute cette médiation! Mais r
cette désignation ne nous permet pas de
saisir l'homme
en vérité dans toute sa densité. C'est une désignation
d'entendement, toute froide,
seulement attentive à la sim-
ple relation abstraite de la conscience de soi avec elle
même.
La personne est l'abstractiorr de l'individu:
rrCff
moi vaut désormais comme l'essence étant en
soi et pour
soi ; un tel ~tre-reconnu est sa substantialité, mais el-
le est l'universalité abstraite,
parce que son contenu
est ce Soi rigide,
et non
le Soi qui est résolu dans la
s ub s tan ce"
(2).
Let e r me p ers on n e est mé pris a b le 8 n c e
qu'il pose les individus comme des particules pour-soi,
et a,dals sorte, une connotation de rigidité. Rigide est
ce qui s'est fixé en un point et ne vaut plus désormais
que comme un pur Un.
Il a pour figure
le nombre. Etre fi-
gé,
ponctualité instantanée d'une
limite donnée,
le nom-
bre est l'~tre comp12tement à l'extérieur de soi. Ce qu'il
peut produire, c'est le quantitatif.
Or, n'étant pas syn-
thétique,
comment le quantitatif saurait-il ~tre réel?
Est réel ce qui est de nature synthétique, ce qui a le
temps de se poser pour soi-même.
Au contraire,
l'essence
(1)
Phénoménologie,
II,
p. 47.
PH.
G. p. 345.
(2)
Phénoménologie
II,
pp. 44-45.
PH.
G. p.
343.
L

-196-
du quantitatif est d'aller toujours plus loinrsans jamais
pouvoir s'arrêter à une réalité concrète, même la plus loin-
taine.
On peut l'augmenter ou le diminuer. S'il se prête
à une telle opération extérieure,
c'est parce au'il est
8~S sen t i e Il e men t cet "e nv 0 i a u- deI à des 0 i - mê me Il ( die ses
Hinausschicken über sich selbst). Etre rigide est donc
le propre de ce qui n'a pas de soi, c'est-à-dire, qui n'a
plus de temps intérieur. Finalement,en désignant l'homme
comme personne,il
n'est plu~ du tou~ que~tiDn d~ lui:
on le réduit plutôt à une
irréalité,
une ombre. Le para-
doxe de ce qui est rigide, est qu'il lui faut bien gérer
sa propre vacuité, son absence de soi en se donnant un
contenu,
ou çp Lut ô t, l'illusion d'un contenu.
On ne
peut
en effet continuer indéfiniment d'être rigide!
Puisqu'on
n'a aucun soi dynamique pour s'y réfléchir,
la seule pos-
sibilité offerte sera celle de l'enfoncement en soi.
Comme on peut le pressentir, cet enfoncement n'.
pa~ le sens d'un approfondissement de soi, mai~ bien plu-
t ô t, cel u i d ' un r e pli sur soi qui, en sec 0 u pan t d e t 0 u t
rapport à l'autre, aboutit à la disparition de tout rap-
port à soi. En effet, en se repliant sur soi, en
étant
jaloux de sa propre indépendance, on finit par se solidi-
fie~ et cette solidification, en son extrême résultat,
n'est rien d'autre qu'une sorte d'ossification.
L'ossifi-
cation n'est que l'apparence de la consistance: ce qui est
dur l'est précisément parce qu'il n'a pas de durée. N'ayant
plus de temps intérieur,
il se contente désormais de la

-197-
seule couverture de l'espace et ne subsiste plus que com-
me Il r e po 9' 0 b j e ct i f d e l ' é t end ue " ( die g e g e n s t'ci n d l i che RU he
der Ausdehnung)
(1).
Un tel repos ne
présente aucun inté-
rêt,puisqu'il n'est pas ce qui renoue avec des racines
pour une reprise plus épanouissante, mais ce dont le des-
tin est devenu l'indifférence. Etre devenu indifférent,
c'est être sur la voie de l'extinction de soi.
Traduite dans le langage de la coexistence hu-
maine,
l'abstraction de l'individu comme personne aboutit
à l'égoïsme.
L'égoïsme n'est pas simplement une indiffé-
rence à l'8gard de l'autre, mais a l'égard de soi-même.
En effet,
en se fermant à l'autre,
on devient de plus en
plus obscur pour soi :
on entre dans une sorte de tourbil-
lon parce qu~ du rapport immédiat de soi à soi ne saurait
sérieusement naître aucun mouvement,toute r-19- création étant
impossible.
A défaut d'une relation véritablement média-
tisante,
les individus,
livrés à l'existence privée, ne
se définiront plus que de manigre extérieure par la pos-
session de la propriété.
Ils cherchent ,pour ainsi dire,
a se donner un intérieur en
s'entourant de choses, à être
sous le mode du seul avoir. "Noyés dans la présence 8xté-
r i e ur e de la possession"
(2),
ils se trouvent dans une
situation proprement aliénante ca~ au fond Jes choses qu'ils
poss2dent finissent par acquérir plus de réalité qu'eux.
Si je n'ai de valeur que par rapport aux choses que
je
poss~de, celles-ci, s'accumulant indéfiniment et prenant
de l'importance, tendent à se constituer en région autonome.
( 1 )
Phénoménologie,
II,
p. 307.
E.t!..:..Q.• p • 56 0 •
(2)
Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé,
t rad. M. d e CAND 1LLAC, NRF, 1 97 0 ,§ 546, p . 4,64 •

-198-
Dès lors, elles échappent non seulement à ma maîtrise,
,
mais elles étouffent mon être et consacrent SB dissolution.
En outre,
le procès de la possession étant sans but imma~
nent puisque son principe est le nombre, il est absenc&
,
de norme. Personne ne peut dire quand il doit arrêter d~
posséder. Aues\\ ce procès entraîne-t-il nécessairement
l'inégalité. Voilà qui signifie que le formalisme du droit
n'a au fond affaire qu'à l'égalité abstraite ~arce qu'il
se méprend dès le début sur le contenu véritable de la
chose.
Comme simple être-posé dans un mouvement sans
essence, la personne est ce qui ne
s'est pas encore par-
ticularisé. Sous cet aspect,
étant toutes absence de dé-
terminations,
les multiples personnes sont équivalentes.
Cela veut dire qu'elles se ramènent à des numéros inter-
changeables,
l'égalité étant ici l'identité abstraite de
l'ent2ndement. Cette abstraction,
laissant dans l'indif-
férence le contenu,
ouvre la porte à toutes sortes de rem-
plissement de soi. N'ayant pas de lieu propre, chaque per-
sonne voudra chercher à s'étendre, et rencontrera sur son
chemin une autre qui 'précisément ,nourrit un désir "égal".
Au fond,
ce n'est pas tellement d'une rencontre qu'il s'a-
git, mais d'une bousculade conduisant à une tension. Con-
crètement, puisqu'il s'agit d'êtres humains, à la place
du droit il n'y aura plus que malice. Dès lors, c'est le
r2gne de l'inégalité et de l'injustice.
Sans doute,
on peut chercher à dompter le mou-
vement de dispersion et de frénésie de ces atomes personnels,

-199-
mais cela conduit a un formalisme qui se traduit existen-
tiellement par le despotisme. En recueillant la plurali-
té des personnes dans une conscience de soi qui embrasse
en même temps en
soi-même toute réalité,
on obtient un
point qui,
comme personne, ne se trouve pas simple~8nt
séparé de cette pluralité, mais fait
face à tous. Puisque
le Soi de ces puissances autonomes "déchaînées comme es-
sences élémentaires dans une débauche sauvage"
(1),
lui
fait contraste, cette conscience de soi ne
trouve la cer-
titude de sa propre consistance qu'en utili~ant la violen-
ce contre e Ll e s, C'est ainsi seulement qu'elle ~ pose
comme ce qui est au-dessus d'elles.
Cette violence sera d'autant plus accentuée qu'il
s'agit d'une hauteur seulement spatiale qui,
parce qu'elle
n'est pas puissance synthéti$8nte et vit dans l'angoisse
perpétuelle de sa chute dans le vide, voudra tout saisir
a v 8 c ra 9 e pou r
se don n e r deI' ê t r e ,
Le' p a i n t
qui,
c 0 mmB'
Soi, devait unifier la pluralité des personnes,
tombe dans
une jouissance de soi qui,
en tant qu'opération de déva~­
ter, est la "débauche titanique"
: "5". puissance, en effet,
n'est pas l'unification spirituelle dans laquelle le~ per-
sonnes connaîtraient leur propre conscience de soi
; com-
me personnes, elles sont plutôt pour soi et excluent de
l'absolue rigidité de leur ponctualité la continuité avec
d'autres. Elles sont donc e~gagées dans une relation
seulement négative,
tant l'une envers l'autre qu'envers
lui, qui est leur rapport ou leur continuité'"
(2). Cette
(1) Phénoménologie,
r r, JT. 4;7-. PH. G. p. 345.
(2) Phénoménologie,
II, P. 48.
PH.
G.
p. 346.

-200-
situation est facile ~ comprendre. On ne peut véritable-
ment parler de continuité que là où viennent à être des
contenus qui, en entrant dans un échange de déterminations,
laissent surgir une intimité qui les recrée et leur assu-
re mutuellement protection.
La continuité ne
s'applique
ainsi qu'à la vie.
Or ici, nous n'avons pas affaire à des
contenus véritables,
à des vivants, mais à des êtres des-
quels s'est retirée toute chaleur et qui n'ont en réalité
pl~s de visage. Que peut alors être le point qui doit les
unifier ,sinon le contenu de leur formalisme,
"le contenu
qui leur est étranger,
l'essence qui leur est hostile,
celle qui supprime plutôt cela même qui pour eux vaut com-
me leur essence,
l'être-pour-soi vide de contenu" et qui,
"en tant que la continuité de leur personnalité,
finit
précisément par détruire cette personnalité"
(1)
?
(1) Phénoménologie,
II,
p. 48.
PH.
G.
p.
346.

-201-
II)
LA FAMILLE COMME PRESSENTIMENT DU SUBSTANTIEL
En posant l'individu sous la figure de la
personne enfermée dans la rigidité de son être pour-soi,
le droit abstrait consacre sa dissolution.
A ce droit
fait défaut l'attention à la vie,permettant de s'élever
à l'authenticité.
Une telle attention est susceptible de
dévoiler que l'individu n'est véritablement uni à soi-
même et dans soi-même qu'en tant que membre d'une vie
substantielle.
Cela ne se donne-t-il pas déjà à sentir
dans la famille?
~oment qui exprime la substance dans l'élément
de l'immédiateté,
la famille, dans son concept immédiat,
trouve son accomplissement comme mariage.
Certe5,
le
mariage vient assumer en
premier lieu la vie biologique
dans son moment naturel,et se trouve lié à la vie en sa
totalité,
laquelle s'objective dans la réalité et le
maintien de l'espèce.
Toutefois,
il ne trouve pas la
plénitude de sa signification en cette sphère
"Mais en
second lieu, dans la conscience de soi,
l'unité des sexes
naturels qui n'est qu'intérieure à soi ou existante en
soi et qui, par suite, dans son existence n'est qu'unité
extérieure,
se transforme en
une unité spirituelle, un
amour conscient"
(1).
(1) Principes de la philosophie du droit,KAAN
,
§
161,
p.
199

-202-
Dans la vie animale,
le rapport des sexes ne
dépasse pas la génération.
L'union a pour but l'engen-
drement,
finalisée qu'elle est par la seule propagation
de l'espèce. Dans l'existence humaine, ce niveau ne
vient sans doute pas à radicale extinction, mais la
distinction et l'unité des sexes reçoivent la détermi-
nation de l'idéalité:
l'opposition comme opposition
de soi avec soi-même par laquelle le même se cherche
,
et se trouve dans un autre. Cette opposition s'élève a
un sens spirituel dans l'amour.
Il ne faut pas entendre
par amour l'inclination particulière de deux individus,
laquelle peut sans doute constituer le point de départ
subjectif du mariage, mais n'en saurait jamais être le
fondement spirituel. Celui-ci réside dans "le consen-
tement libre des personnes et plus précisément,
le
consentement à constituer une personne"
(1). Le consen-
tement
(Einwilligung)
à constituer une personne signifie
que la subjectivité individuelle renonce à son être pour-
soi, à la particularité de la personne pour soi t8t
accepte d'exister comme membre dans cette unité sentie.
HEGEL souligne que se trouve ici exigée une "disposition
d'esprit", ce qui montre que nous ne sommes plus dans
la sphère immédiate de la nature.
Le consentement a le sens d'un sacrifice par
( 1) Pri n ci pes d e la ph i l os 0 phi e du d roi t, KA~ N ,. S 16 2,
p.
200

-203-
lequel l'individualité singulière meurt à son immédiateté ,
dans la conscience d'une unité posée comme but substantiel.
Voilà qui révèle que le mariage ne saurait s'entendre
comme une relation de contrat. Produit de la volonté
identique de personnes considérées seulement dans leur
indépendance,et n'entrant en
relation que par la médiation
d'une chose extérieure,
le contrat n'a pas de contenu
universel en et pour soi. Au contraire,
le mariage a la
détermination de l'universalité.
Il est proprement un
engagement dans le substantiel, devant les PENATES
sa
nature est spéculative.
Son caractère substantiel se
trouve déjà dans son accomplissement "par un signe,
le
langage, qui est la forme d'existence la plus spirituelle
de l'esprit"
(1). Que le langage soit le mode d'expression
le plus pur sous lequel se dit l'esprit,
HEGEL y insiste
à plusieurs reprises:
c'est "l'être-là élevé à la
limpidité spirituelle"
(2), parce qu'en lui la singularité
pour soi du moi s'accomplit en disparaissant comme ce
moi-ci,pour se maintenir dans l'universel.
Avec le signe
du langage,
le mariage devient manifeste.
Il est le lien
qui est là, et qui est là comme conscient de soi, c'est-
à-dire,
comme passé dans un autre qui est sa vérité:
la vie substantielle.
Cette destination substantielle de la communauté
(1)
Principes de la philosophie du droit,KAMJ!
, § 164
p.
202
(2)
Phénoménologie,
II,
p.
72
Ph.
G.,
p.
365

-204-
familiale ne se voit-elle pas révélée dans l'enfant?
Bien que fruit de la procréation naturelle,
l'enfant
manifeste l'unité des parents. Comme unité qui est inté-
riorité et sentiment,
l'unité des parents, dans l'enfant,
"devient aussi une existence pour soi et un objet en
tant
qu'unité.
Les parents aiment les enfants comme leur amour,
comme leur être substantiel"
(1).
La reproduction naturelle
se voit arrachée à la contingence et à l'arbitraire du
sensible par la nécessité d'éduquer l'enfant venu au
monde pour en
faire un être pleinement spirituel.
Où les
parents se rendent compte que leur destination consiste
à être organes d'une réalité qui
les dépasse,
à posséder
leu r
e f f e c t i vit é dan s un au t r e qu' eux - mê me s
t
un au t r e
v
dans lequel leur relation' vient à disparaître dans le
fleuve
infini de la suite des générations.
La communauté
familiale trouve sa destination dans l'épanouissement
des enfants,
leur élévation à la liberté où elle parvient
à sa dissolution éthique,
laquelle "résulte du fait que
les enfants,
élevés à la personnalité libre,
sont recon-
nus à leur majorité comme des personnes juridiques
et deviennent capables, d'une part, d'avoir librement
leur propriété particulière, d'autre part de fonder une
famille"
(2).
Aussi,
la famille ne se trouve-t-elle
accomplie dans son concept que dans son passage à un autre
principe,
lequel,pour cette raison,doit être considéré
(1) Principes de la philosophie du droit,KAAN
, i 173,
pp.
208-209
(2)
ibidem, S 177, p.
211

-205-
cmmme sa plus haute vérité,son idéalité,le milieu de
lumière grâce auquel elle peut échapper à l'enlisement
dans la contingence.

-206-
III) LA CONSCIENCE DE LA SUBSTANCE
LA SIGNIFICATION
ETHIQUE DE LA GUERRE
L'abstraction de l'individu comme un atome pri-
vé,enfermé dans la rigidité de son droit,at qui n'a plus
d'espace que "la pr~sence extérieure de la possession",
équivaut à la mort de 'eute relation authentique de soi
à
80i,et de soi aux autres.
C'est finalement l'existence
elle-même qui devient impossible,car pareille abstrac-
tion conduit à l'oubli de la substance,laquelle,comme
réFlexion dans soi,est la force du tout,seule capable de
procurer la fraîcheur de la vie.
Cette nécessité de la
substance ne se trouve-t-elle pas affirmée,de manière
expresse,dans la pensée de HEGEL sur la guerre?
Une lecture,qui ne se donne pas le temps d'al-
ler à la chose même et en reste à la superficie,verrait
dans les textes du philosophe sur la guerre,une passion
viscérale et une apologie d'une réalité dont le seul plai-
sir semble être la ténébreuse compagnie du néant! Comment
penser que HEGEL puisse aimer lss~èrc.s du mal,la vio-
lence,et que sa pensée soit proche du nihilisme? Il est
trop facile de partir du caractère systématique d~ sa pen-
sée,pour affirmer que le résultat ne pourrait être autre
que le totalitarisme avec tous ses- dérivés,dont la guerre,

-207-
le pathos de la conquête dévastatrice
! La moindre réfle-
xion peut faire voir qu'un sens profond de la tranquilli-
té et du calme dialogue de l'âme avec elle-même, condition
nécessaire de la vie de l'intelligence,
est requis pour
que puissent être écrites les pages puissantes de la Phé-
noménologie et de la Logique. Une pensée,reflétant avec
autant de vigueur toute l~ puissance
intérieure de l'es-
prit, s'enracine nécessairement dans un sens moral de la
vie, et ne peut être le
fait d'un homme dont la passion
serait la guerre
Le philosophe de
Iéna s'intéresse à
quelque chose de plus profond:
l'idéalité de la guerre.
Gans un état de paix,
les individus vaquent a
leurs occupations quotidiennes,
avec le seul souci de leurs
besoins et intérêts particuliers. Chacun se retirant de
plus en
plus en soi, dans le désir de satisfaire sa seu-
le subjectivité, c'est dès lors le développement des sys-
tèmes fermés.
En l'absence de toute réalité supérieure,
chaque système, exarcerbant son autonomie et se donnant
pour soi la valeur de l'absoluité,
la vie sociale se trou-
ve nécessairement conduite à un blocage.
Les biens tempo-
rels sont des choses finies.
En ce sens,
leur essence con-
siste a disparaître.
Qui s'attache a eux de
façon
ferme
comme a des réalités absolues, ne poursuit donc que des
ombres et vit dans une il~usion permanente.
Les hommes
ne cessent de répéter cette idée mais ils ne s'engagent

-208-
guere à la prendre véritablement au sérieux.
Ils affir-
ment théoriquement la vanité du
fini,et se comportent
toutefois comme si le fini
était substantiel!
L'essence
du fini ne leur sera véritablement révélée que s'il vient
se poser soi-même dans sa contingence:: "Il est nécessaire
que le fini,propriété et vie,soit posé comme contingent
parce que cela fait partie du concept du
fini"
(1).
C'est avec la guerre que cette nécessité devient
transparente en s'exposant.
En ce sens,la guerre elle-
même ne devrait point être considérée comme une simple
contingence extérieure! Sans doute,parce qu'elle arrive
"un beau jour",elle acquiert la forme d'un événement qui
s'inscrit dans un temps déterminable.
Cependant,sa nature
intrinsèque ne s'épuise pas dans l'instant de sa manifes-
tation.
ll.a guerre n'est pas contingente,elle est la con-
tingence elle-même exposée comme la nature du
fini:
"la
guerre comme état dans lequel on prend au sérieux la va-
nité des biens et des choses temporelles qui,d'habitude,
n'est qu'un thème de rhétorique artificielle,est donc le
moment où l'idéalité de l'être particulier reçoit ce qui
lui est dû et devient une réalité"
(2).
En quel sens?
Dans la guerre,tout ce qui s'est posé pour soi en
forme de
fixité,commence à vaciller, pour voir finalement
tout son être se dissoudre irrémédiablement,puisque le
(1)Principes de la Philosophie du Droit,KAAN,§ 324,p.354.
1
(2)
idem.

-209-
moi
risque, non
1J·.ulR~IIi.n't de perdre 'ses possessions ac-
quises,mais aussi,sa propre vie.L~plus grand de tous les
biens est la vie,parce qu'elle est la condition à partir
.de
laquelle a lieu pour moi
toute activité.
Que c ert t.e
vie puisse m'être arrachée,signifie finalement la préca-
rité même de mon existence.
La guerre fera prendre cons-
cience aux individus de la fragilité intinsèque de leur
être et,eo ipso,de la puissance du négatif;
Cette puis-
sance éveille et rappelle les individus à la conscience
d'un tout,comme le souffle en dehors duquel,en s'entê-
tant à se durcir,ils ne peuvent que s'effondrer:
"Pour
ne
pas les laisser s'enraciner et se durcir dans cet iso-
lement,donc pour ne pas laisser se désagréger le tout et
s'évaporer l'esprit,le gouvernement doit de temps en
temps les ébranler dans leur intimité par la guerre;
par
la guerre,il doit déranger leur ordre qui se fait habi-
tuel,violer leur droit à l'indépendance,de même qu'aux
individus,qui en s'enfonçant dans cet ordre se détachent
du tout et aspirent à l'être-pour-soi inviolable et à la
sécurité de
la personne,le gouvernement doit,dans ce
travail imposé,donner à sentir leur maitre,la mort.
Grâ-
ce à cette dissolution de la forme de la subsistence tl'e5-
prit réprime l'engloutissement dans l'être-là naturel
loin de l'être-là éthique;
il préserve le Soi de la con-
sc i en cee t
l' é 19 v e dan s 1 a 1 i ber té e t dan s sa for ce"
(1 ~ e ,
il'
( 1) P t'1 én 0 mé no log i e,
I I , p. 23.
PH. G. p.
324.

-210-
Ce texte nous oaraît résumer l'essentiel de l'enseigne-
ment hégélien sur la guerre.
Le durcissement des indivi-
dus qui consiste dans l'abandon à leur nature immédiate,
désagrège le tout.
L'esprit qui les animait s'pvapore.
Cette situation ne doit pas être
Il est nécessaire de
préserver l'esprit,
le lien profond qui lie les individus.
En sauvegardant le substantiel,
les individus se trouvent
eux-mêmes sauvés:
le Soi de la conscience se voit élevé
à la dignité spirituelle. Ceci ne vient-il pas montrer
que la guerre renferme un sens profond8ment moral?
S'installer dans l'être-là naturel,
suivre son
propre cours, c'est laisser être un ~rocessus S4ns limi-
tes et sans bornes.
On trouve une diversité infinie qui,
n'Gtant rFQlée par rien, n'est que démesure.
Cr,
la déme-
sure n'éclaire pas,
elle entraîne vers l'obscur. Finale-
ment,l'individu s'enfonce dans ce qui est bas:
il devient
lourd.
Le naturel acquiert ici un sens moral,car devenir
lourd signifie ne plus être capable d'~l~vation, dt~v~il,
de réflexion sur soi.
C'est se perdre à jamais, exilé de
toute puissance authentique, et telle est précisément la
racine du mal. Ce qui ne peut plus s'élever gît dans la
mis3re ténébreuse de l'extériorité : désormais~il ne peut
connaître que l'indigence morale.
L'impératif caté~orique
kantien ne cesse de
répéter à l'individu la nécessité de

-211-
lier la maxime
qui dirige son action a la loi universel-
le ~ar la volonté devient mauvaise en suivant ses incli-
nations. Sans donner de cours théoriques,
la guerre vient
elle-même souligner cette dimension d'universalité en de-
hors de laquelle il n'y a plus que déchéance!
Le calme
et la tranquillité de la paix font que les individus ont
tendance à oublier l'universel et alors, au niveau de la
vie sociale,
les liens se trouvent relâchés. La guerre
effectue un mouvement qui oblige chaque particularité à
retourner au sein du tout comme sa destination. Par elle,
les individus se sentent liés à un tout substantiel.
Ils
sont ramenés à leur liew propre:
celui d'être chacun
partie d~un tout. Ce tout se donne à sentir soi-même sous
la forme vivante d'une communauté dont les individus sont
des membres.
On ne cesse d'affirmer que l'homme est un être
social et qu'en dehors de la société,
il n'est rien. Tou-
tefois, cette idée tombe le plus souvent d3ns une sorte
d'empirisme qui empêche l'accès à une intelligence véri-
table de l'homme quand la relation de celui-ci à la socié-
té est conçue sous la forme d'une c8usalité mécanique,
laquelle aboutit à une parfaite négation de la liberté
Ceci n'est-il p3S d'ailleurs l'esprit de notre époque qui
finit par attribuer à la sociétp. la cause de tous les ac-
tes de l'individu? Un tel mpcanicisme du penser ne se

-212-
méprend-il pas au fond
sur l'essence de l'homme comme être
social? C'est qu'il saisit la société dans sa seule réa-
lité phénoménale comme une société constituée qui,
préexis-
tant
à l'individu, 1& déterminerait dans toute son exis-
tence, dans une relation de cause à effet.
Ainsi ce qui
,.
est essence se trouve appréhendé en terme chronologique
Or,
l'homme n'est pas social secondairement, mais d'ori-
gine, en sorte qu'il faut dire qu'aucune sociét~ consti-
tuée ne détermine ni n'épuise son essence.L'~tre-~ociaL
n'est pas la création d'une société temporellement cons-
tituée :
c i e s t j-au c on t r a i r e ,.parce qu'il est essentielle-
ment que celle-ci peut exister. La guerre vient souligner
cette essence de l'homme comme être social, être-soi-
ensemble-avec les autres dans une communauté,
et elle la
fait comprendre dans le sens qu'il convient,' libérant
notre vue de la causalité mécqniqu~ pour la mettre en
présence de ce qui est densité:
l'être social n'est plus
v~cu comme un accident, mais comme la vo~~tion profonde
de l'homme,
sa destination intérieure.
La guerre invite
à mieux entendre ce qu'est l'essence, et elle visnt-'Mettre l!l
garde contre toute tentative de vouloir la négliger, de
la contourner,
ou de
la r e f a i r e çc ornrne s',il s'agissait d'une
chose
Elle est la
réponse de l'essence à ce qui l'a
oubliée.

-21~-
On comprend mieux a prÉsent que HEGEL ne fait
pas une apologie de la guerre en
tant que telle.
Il impor-
te beaucoup de souligner ce point.
HEGEL ne parle jamais
de la guerre abstraitement.
Il y voit toujours le rÉsul-
tat de ce que l'homme lui-même a laissÉ être: c'est le
destin de la solidification. En ce sens, c'est une rÉali-
té devenue qui a la signification de l'essence.
La guerre
est la conséquence logique de
l'enlisement des individus
dans l'extériorité de la vie naturelle, de leur fixation
et solidification loin du tout substantiel.
Quand elle
arrive, c'est que,quelque part,se sont posées en
forme
de rigidité des unilatéralités qui empêchent la iéalisa-
tion même d'une existence véritablement spirituelle.
La
guerre pourrait alors être évitée,si chaque individu était
conscient de sa substance propre, de son appartenance a
un tout,à la vie duquel il doit oeuvrer, car,de cette ma-
nière,on obtiendrait une fluidité spirituelle, écartant
tout enlisement mortel dans la particularité.
Aussi ~e
tout spirituel auquel les individus, dans la société, sont
liés doit-il avoir la
forme d'une conscience de soi qui
,
est vouloir du substantiel.

-214-
IV)
L'ETAT-COMPlIr RfALl5ATION D~ L'INDIVIDLI EN, SON; IDr:~
CONCRETE
Les individus ne se trouvent arrachés à leur
dispersion qui signifie leur mort que dans le mesure où
ils s'articulent dans un tout dont la substance est vou-
loir, consciente de soi-même, comme du spirituel.
Ce tout
est l'Etat.
Le vouloir humain acquiert la pleine satisfac-
tion de son essence seulement dans un peuple organisé en
Etat.
L'image organiquerqui fait penser au biologique,
revient souvent chez HEGEL;mais elle a une signification
spi rit ue 11 e , Ens' 0 r g a n i san t
en Et a t,
lep e up l en' a
p-a s
ses divers moments posés le~ uns à c~té d~~ a0trea;
en
t~nt
qu'il se donne un but conscient,
il est le tout
art icul é en d irec t ion du profond et capa ble par là même d1un
dt'!\\I.,lopp-errmnt,reque;l, comme maintien dans soi,
se ramas-
se dans une sorte d'éveil.
La réflexivité est le propre
de ce qui est posé comme se posant soi-même, de ce qui
contient en soi sa oropre norme,
et c'est là le trait es-
sentiel de toute réalité spirituelle. Cette réflexivité
se retrouve d8ns l'Et2t comme ce où l'homme en
tant que
v o Lon t ri ,
intériorise le vouloir,
l'interroge .,pour finale-
ment comprendre qu'il ne peut être laissé à l'arbitraire

-215-
de la subjectivité indigente,
toujours sur la voie de
s'évanouir en néant, mais qu'il lui
faut prendre corps
dans le rée~ parce qu'il y va du devenir même de l'homme.
Sans doute,
l'homme est volonté,
mais cette dé-
termination risque d'être simplement psychologique et / i -
nalement ~ontingente si elle n'a pas la conscience d'elle-
même. Avec l'Etat,
la volonté comme racine de
l'ho~me se
trouve reconduite auprès de soi pour épuiser le
vouloir,
le réaliser en acte. Dans la vie quotidienne,
je veux ce-
ci ou cela sans aller au fond du vouloir lui-même.
L'Etat
est la volonté se voulant désormais soi-même de mani2re
organisé~ parce qu'elle sait ce que vouloir veut dire:
"L'Etat est la réalité en
acte de l'Idée morale objecti-
ve -
l'esprit moral comme volonté substantielle rév21ée,
claire à soi-même, qui se connaît et se pense et accomplit
ce qu'elle sait et parce qu'elle sait"
(1). Ce qui est
devenu clair à soi-même par son propre déploiement ,l'est
en vertu du fait que son essence est clarté. En effet,
si l'on ne reçoit pas sa clarté d'une réalité extérieure,
elle n'a pu venir que de soi-même.
La figure parfaite de
la clarté étant la raison, ne
fauàrait-il pas alors dire
que l'Etat est "le rationnel en
soi et pour soi" ? (2).
La pensée de HEGEL est toute entière traversée
par l'exigence essentielle d'effectuation du sens.
Le
(1)
Principes de la Philosophie du Droit pK/\\.AN
,
§
257,
p. 270.
( 2) 1 b ide m, ~ 258, p. 270.

-216-
sens se dit selon l'économie propre de sa vie interne,
sans aucune extériorité. En s'enfonçant dans la particu-
larité des intérêts privés,
les individus perdent de vue
le tout.
Parce qu'aucun but substantiel,
profond n'est
cherché, cette attitude n'est rien d'autre que la perte
même de la raison ,et l'homme se trouve ainsi abandonné
loin de son essence.
Or, nous savons que l'essence est
idéalité. Comme telle, elle est ce qui,
parce qu'étant
au coeur de l'expérience, ne
peut jamais s'éteindre, ayant
la forme de la nécessité.
Avec l'Etat,
la raison vient
affirmer cette exigence de son effectuation. C'est la vo-
lonté et la pensée de tout homme en
tant qu'il veut et
pense raisonnablement.
Où l'on voit que l'Etat n'est nullement une réa-
lité contingente ~réée par les hommes ~our garantir leur
sécurité et la protection de leur propriété.
H[GEL ne le
distingue-t-il pas d'ailleurs nettement d'une relation
de contrat? L'Etat ne résulte pas d'une somme de volon-
tés individuelles qu'on peut à tout moment dissoudre!
C'est l'universel se posant soi-même,
se prenant en char-
ge.
Considérer l'Etat comme un contrat, c'est se montrer
incapable de f~ire la distinction entre genèse temporel-
le et genèse conceptuelle. Sans doute,
les hommes créent
des Etats dans l'histoire, mais la nécessité de vivre

-217-
dans un Etat,
l'idée de l'Etat n'est pas une décision sub-
jective : elle est ce qui,
comme force originaire de sur-
gissement, saisit la volonté elle-même en une trame pour
la conduire au vouloir du substantiel. Se situant avant
toute décision,
étant elle-même ce qui vient décider à
une existence organisée rationnellement,
point originai-
re de l'ouverture à soi de l'homme,
l'idée de 11~tat ne
saurait surgir d'une expérience sensible.
S'il faut aux hommes un Etat,
il cunvient d'abord
de regarder à quoi ressortit cette exigence. Celle-ci n'a
pas le sens d'un besoin subjectif. Elle se ~rouve dans
une transcendance absolue par r app o r t
au besoin.
Le l'il
faut" n'est véritable que là où cette présence n'est pas
réclamée par les hommes, mais par le "il faut"
lui-même,
qui les réclame alors pour cette présence. En créant des
Etats,
les hommes répondent comme à la convocation du ra-
tionnel en tant que structure immanente de leur être, en
sorte qu'ils sont eux-mêmes les moments du devenir de la
rationalité de l'Etat. En étant moments de l'Etat,
les
individus obtiennent,non pas la liberté abstraite,
imagi-
née dans le seul sentiment, mais la liberté concrète,
la-
quelle "consiste en ceci que l'individualité personnelle
et ses intérêts particuliers reçoivent leur plein dévelop-
pement et la reconnaissance de leur droit pour soi (dans

-218-
le syst9me de la famille et de la société civile), en mê-
me temps que d'eux-mêmes ils s'intègrent à l'intérêt gé-
néral,
ou bien le reconnaissant consciemment et volontai-
rement comme la substance de leur propre esprit,
et agissent
pour lui, comme leur but final"
(1).
Cela signifie que l'exisfence de la liberté par-
ticuligre de l'individu se trouve dans une relation a la
réalité substantielle,
laquelle lui donne à la fois
for-
me et contenu.
Un vouloir qui n'est pas celui du substan-
tiel, du rationnel ,S"abolit soi-même comme vouloir. En
suivant l'~rbitraire, le contingent,
l'individu croit se
réaliser pleinemen~ parce qu'il a l'impression d'avancer
sans aucune résistance, de nier toute limite ~t ainsi d'ê-
tre maître de toutes choses.
Ce n'est là au fond qu'illu-
slon ~ar en devenant ami de l'immédiat, l'homme en vient
tout à fait a se défigure~ et ce qui n'a plus de
figure
n'est plus qu'un monstre pour soi-même.
Si l'homme ne s'é-
panouit qu'en voulant le rationnel,
il trouve alors dans
l'Etat comme réalité de la vie organispe, son lieu d'ac-
complissement. Autrement dit,
la liberté de l'individu
ne se trouve r~alis~e que dans la nécessit~ de l'Etat.
La liberté consiste à être chez soi, mais être chez soi
c'est parvenir à l'unité de son intériorité essentielle
et de l'objectivité.
L'individu n'est libre qu'à se poser
(1)
Principes de la Philosophie du Droit,K~AN
, s 260,
p.
277.

-219-
égal aux conditions objectives de l'Etat,
lesquelles tra-
duisent la nécessité du rationnel.
L'Etat ne
peut être contraire à l'individu que
s'il n'est pas l'inc~rn2tion de la r~ison, de l'universel
ou si l'individu lui-même ne devait être que la grossi3-
reté du désir immédiat.
L'individu ne saurait tr'Y_\\,''-'I'sa
réalisation dans un Etat coïncid3nt avec la barb~rie et
l'arbitraire,
un Etat qui n'acquiert la certitude de lui-
même que dans la répression exercée sur ses membres. Un
tel Etat ne
réalise pas le concept de l'Etat,
s'étant mis
en dehors de l'universel, du rationnel.
La réalité histo-
rique nous montre malheureusement que le monde se trouve
rempli d'Etats qui ont perdu la conscience de leur essen-
ce pour se mouvoir volontiers dans la violence et l'irré-
flexion.
Mais on ne
saurait s'attacher à des côtés isolés
peur condamner radicalement la chose même et en
oublier
l'idée!
Comme le fait remarquer HEGEL lui-même:
HL'Etat
n'est pas une oeuvre d'art
il se tient dans le monde,
partant, dans la sphère de l'arbitraire, du hasard et de
l'erreur, et une mauvaise conduite peut le défigurer sous
beaucoup de rapports. Mais l'homme le plus laid,
le cri-
minel,
l'estropié et le malade sont encore des hommes vi-
vants ; la vie,
le positif dure malgré le défaut, et il
s'agit ici de ce positif"
(1).
(1)
Texte cité par Eric WEIL comme une des additions que
les premiers éditeurs des oeuvres comp13tes de HEGEL ont
tirées de ses oeuvres. Voir sur ce point HEGEL et l'Etat,
V R" IN, 19 5 0, p • 2 9 et lire la n ote 1 4 •

-220-
Quand on oublie le positif,
la nécessité de l'E-
tat parce que celui-ci, dans la sphère de l'existence, est
devenu infidèle à son idéal,
il ne reste plus que le re-
tour à la certitude int~rieure, IJintériorité idéelle.
Mai~ si dans ce retour à la subjectivité formelle, se trou-
ve toujours cherchétnon pas le particulier comme particu-
lier, mais l'universel,
la conséquence avec soi exige que
l'on pose l'universel comme la fin de tous les individus
ce qui conduit nécessairement à sa prise en charge sous
une forme rationnellement organisée, c'est-à-dir~ finale-
men t, à l' Eta t.
0ù l' 0 n v 0 i t
que l' ho mme,
s' i l pen ses é rie u-
sement,
s ' i l s'engage véritablement à comprendre ce que
cela signifie d'être une existence morale,
ne voudra plus
désormais que la chose même à laquelle il cherchera à
donner une existence incarnée pour en
jouir pleinement,
pour se retrouver soi-même, et l'homme ne se retrouve qu'en
retrouvant des hommes.
Ne s'agit-il pas au fond,
avec
l'Etat, d'une médiation par laquelle se trouve affirmée
la nécessité de sauver le sens,
le rationnel en
lui don-
nant une figure dans le monde des hommes ?
On ne saurait aborder la question de l'Etat chez
HEGEL sans penser à la critique de ROSENZWEIG. Pour
ROSENZWEIG,
il est impossible de réaliser l'éternité dans
le temps.
Or,
"l'Etat représente la tentative, nécessaire-

-221-
ment toujours à reprendre, de conférer aux peuples une
éternité dans le temps"
(1).
Là où un peuple aime davan-
tage le sol de sa patrie que sa propre vie, et cherche à
s'enraciner dans un Etat,
le danger est toujours imminent
d'une perte de soi: car,si la terre nourrit,
il faut
souligner qu'également elle enchaîne, et, pour survivre, il
ne reste plus d'autre issue que la violence et la guerre
Nous ne saurions minimiser et négliger ces critiques
adressées à HEGEL. Cependant,
on peut se demander comment
le monde qui,
selon ROSENZ~EIG lui-même, n'est pas créé
comme un monde achevé dès le commencement, mais avec la
détermination de devoir l'être par la Rédemption,
peut
effectivement le devenir,si l'homme ne participe à son
achèvement en donnant à l'Etoile une figure concrète,
par
la médiation d'un Etat rationnel, qui ne signifie pas sa
cristallisation négative et étouffante!
L'Etat, comme
réalité en
acte de l'Idée, est-il véritablement à opposer
au visage de l'Etoile? Si la Rédemption est l'ayant-à-
venir comme le devant-venir du monde, quel prix pourrait-
elle
représenter pour l'être spirituel qu'est l'homme
si celui-ci, dans l'aujourd'hui et l'ici de sa présence,
ne cherchait à préparer le terrain de son accueil,en don-
nant corps à l'Idée absolue sous la forme d'un Etat?
(1)
Franz ROSENZ~EIG : L'Etoile de la Rédemption "tditions
du ~[UIL,1982,p.392~

-222-
La relation d'un peuple au sol de sa patrie ne doit-elle
pas être saisie comme une nécessité à convertir en liber-
té,
le désir
inte~se de la raison de s"incRrner dans des
lieux ?
'/
~

-223-
v)
LE SEJOURNER COMME DESTIN DE L'HOMME
Les paragraphes précédents nous ont permis de
voir comment la puissance du rationnel répugne à toute
dispersion.et veut se poser comme le "d61ire bachique"
qui est aussi "repos translucide et simple"
(1) .en cher-
chant une prise en charge de soi dans l'existence organi-
sée des consciences. Cette nécessité drune affirmation
concrète du rationnel ne
suggere-t-elle pas que la pensée
de HEGEL est une pensée
du séjourner?
Chacun de- n o u s n er cesse d e- dire que l'homme
ne
i
.aurait vou~oir
sauter par dessus le monde, tout en ajou-
tant qu'il y est~non pas à la mani~re des choses, de fa-
çon simplement spatiale.car il réalise toujours une émer-
gence par laquelle il échappe à la captivité de l'être-là
immédiat. Toutefois.l'être-au-monde de l'homme demeure
seulement une affirmation dogmatique.si on n'arrive pàs
a le saisir comme être-devenu dans un procès qui est lié
a la vie même du rationnel.
,",vec HECEL, nous pouvons com-
prendre que tous les efforts de l'homme.pour assumer dans
la liberté son existence,
pour faire du monde naturel un
lieu où l'on puisse lire l'esprit, ne sont pas le fait
du hasard.
Le rationnel est une rpalité de médiéltion. En
(1)
Phénoménologie,
r , p. 40.
PH.
G.
p.
39.

-224-
tant que tel,
sa vérité c on s Lsrt e dans le passer.
Il serait
donc illusoire de prétendre le localiser et en déterminer
par avance le surgissement et l'affirmation. Toutefois,
son
illocalité ne signifie pas qu'il ne serait que pure
fiction,
simple création de l'imagination:
HEGEL ne ces-
se d'affirmer que ce qui est, c'est le rationnel.
en ~eut
donc dire qu'en soi le rationnel Est ce qui 8st.sans ~tre
un étant. Etre et non-ét8nt forment ici l'unit~ d'une réa-
lité unique qu'il convient au plus haut point d'inscrire
au coeur du monde ,pour ne pas la donner à entendre comme
une illusion. Si nous suivons le procas du
rationnel, nous
v 0 y on s t 0 u j 0 urs co mmen t .e n rn êmet e mps qu' i 1re fus e t 0 ut e
chosification ce soi,
il s'affirme comme ce qui constitue
le
fond du réel, ce qui est la réalité même. Voilà qui
vip,nt dire que le rationnel n'est pas plus à chercher
hors du monde que le monde n'est à vivre hors du r~tion-
n e L, Monde et sens se trouvent donc .pour ainsi dire ,ori-
ginairement ordonnés à s'accueillir mutuellement.
S'affir-
mer dans le monde comme son lieurtout en
laissant voir
qu'en dehors de lui,
le monde ne peut que sombrer dans
le n é an t,
telle est la na t ur e mê rn e dur a t i on n el, dus en s ,
et chez HEGEL,
comme il a été déjà souligné,
cette affir-
~ation obéit à une nécessité, à une poussée interne. Rien
ne peut arrêter la marche du rationnel.parce que
jouir

-225-
pleinement de
soi est sa destination.
On pourrait penser qu'il s'agit là de simples
mots,
mais c'est oublier que chez HEGE~ le mot vient tradui-
rI
to~te la densité même de la vie. Si le sens ne parve-
nait pas à séjourner au monde et y mûrir des fruits,
s'il
devait rester seulement une abstraction, alors tout ce
qui constitue la valeur même de l'humanité, sa respiration
intérieure, ne serait plus qu'une
image assez pâle qui
finit trgs tôt par disparaître comme dans un songe. Autant
dire que la vi~ non seulement ne vaudrait pas la peine
d'être vécue, mais ne pourrait même pas être.
Or,
l'homme est le point de l'existence par le-
quel le sens advient à soi. En lui s'exprime le désir cons-
cient de prendre en charge le sens, de le déployer dans
toutes les dimensions de la vie. Cela ne se lit-il pas
d'ailleurs dans sa structure même? L'homme est
corps
e t e a p r i t en
unité,
en sorte que de lui il faut dire
qu'il n'est ni une existence empirique,
ni une essence
métaphysique, mais une existence métaphysique,
une essen-
ce sensible:
il est le séjour du concept. Déjà même,
HEGEL
voit dans le corps de l'homme "ce noble vase où l'~me est
renfermée"
(1). Que l'âme se trouve "renfermée", cela ne si-
gnifie-t-il pas qu'elle est destinée à avoir une rési-
dance ? Ca~ être renfermé traduit ce qui e~t descendu et
(1)
Leçons sur la Philosophie de la Religion,
23me Partie
1
La Religion déterminée, 1)-Religion de la Nature, VRIN,1959,
ri
p.
184.

-226-
cherche à s'épanouir.
Auss~ la vacation propre de l'hom-
mes est-elle d'assurer le r3gne de l'esprit sur terre.
Concr9tement, cela signifie faire descendre le sens dans
l'articulation de l'espace et du temps,
pour tout dire,
habiter le monde: non pas assez banalement au sens où
il viendrait occuper une place dans l'espace, mais dans
celui de
s'y installer dans une attention patiente au sens,
a l'esprit.
H[GEL ne cesse de revenir sur une conduite- que
l'homme doit tenir
la modestie.
La modestie consiste
pour l'homme a ne pas chercher à glisser le regard au-delà
du monde,
mais à faire ce qui est possible dans le monde
qui lui appartient. L'homme ne doit pas se fixer des buts
au-delà da ses limite~ pour ne
finalement accoucher que
d'une souris dont le monde ne saurait que
faire pour son
devenir! C'est ici, dans ce monde même, qu'il doit dan-
ser" car précisément ici est la rose! Cette attitude ne
doit nullement raire penser a un opPDrtunisme, mais il
s'agit de rappeler l'homme à une attention plus vraie à
la relation qui le lie au monde où il se trouve,
relation
qu'il lui
faut sonde~ parce que constitutive de son être:
c'est à séjourner dans le monde auprès des choses,
en
of-
frant
un siège au r o t i onn e I, que l' homme parvient à confes-
ser sa propre essence, pour se trouver en
paix chez soi.
Habiter est la manière dont l'homme est au mon-
de,et cet habiter est proprement un séjourner par lequer

-227-
se trouve sauvegardé le sens. Sauvegarder le sens, c'est
le laisser revenir à son être propre.
On ne peut sérieu-
sement comprendre le sacrifice constant que l'homme doit
faire de sa particularité pour l'universel que si, de ma-
niera ultime,
il s'agit de bâtir un monde où le sens rBs-
pire pleinement. Le refus hégélien des unilatéralit8s,
des
fixations rigides, de toute ascension immédiate qui
étoufFe le mouvement de la vie, nous paraît lié à la nÉ-
cassitR pour le sens de s'installer pleinement au mond~
de se faire la chair de tout ce qui e s t : "le IJrai exige
que chacun veuille la chose même et élimine ce ~ui est
inassentiel"
(1), et la chose même correspond a l'univer-
381
objectivé,
l'essence du vouloir étant de s'effectuer
en mettant au monde un monde r~tionnel, sensé.
On peut aimer le ~onde de diverses manières.
La manière la plus banale consiste à suggérer à l'homme
de chercher seulement à vivre intensément sa vie sans
se poser des questions relatives aux vdleurs,
au fondement
de l'existence et des chose~ puisqu~ dans tous les cas,
il mourra un beau jour comme un chien
Le bon sens évi-
te pareille p La t i t ud es e t
l'on conçoit en
général qu'il
faut 2 l'homme une existence conforme à la raison,
orien-
tés vers le sens. Le probl~me est de savoir comment éta-
blir cette conformité.
La plupart du temps,
on aboutit
(1)
La Raison dans L'Histoire,
PAPAIOANNOU,p.136.
1
. /
'.

-228-
à des
un i 1a t é r a I i tés :
0 u
b i en, 1 e sen s , a f f i r mé t r 0 p ab s-
traitement, n'est plus du
tout sensret se trouve à l'ex-
térieur de l'homme qui en
est devenu l'esclave;
ou bien
alors, la tendresse pour l'homme finit
par conduire à une
autonomie qui trouve contraignant le mouvement du
sens.
Dans les deux cas, il s'agit d'une méprise à la fois sur
Id réalité humaine et la réalité du sens. Pareille mépri-
se ne se trouve évitée que si l'on parvient à saisir que
le sens est déjà au monde,
sans doute de mani~re encore
pleinement indéterminée ,et que l'oeuvre de
l'homme estœ
le faire devenir. Homme et sens, c'est d'eux seuls qu'il
s'agit dans le réel.
Le sens est pour l'homme et l'homme
hors du sens ne peut que se précipiter dans le néant. Le
monde est le lieu où doit advenir leur unitérBt la pensée
de HEGEL invite l'homme à une prise en compte sérieuse
de sa relation au monde.
Tel nous semble être le sens profond du procas
du rationnel chez HEGEL: arriver à habiter le monde. Fi-
nalement,
le reproche d'idéalisme, compris dans le sens
d'une sorte d'impérialisme du rationnel,
peut-il av oi rr
un fondement consistant7
Nous venons de souligner que le souci du
philo-
sophe semble être en
effet de lier le rationnel à la né-
cessité d'un séjour dans le monde. C'est d?ns cette pers-
pective que les moments se trouvent constamment arrachés
1
/

a leur singularité,
faisant ainsi sacrifiae de leur limi-
te au profond qui doit venir, car "savoir sa limite signi-
fie savoir se sacrifier"
(1)
• Si tout ceci est idéaliste,
nous devons avouer qu'il s'agit d'un idéalisme de bon goût~
parce que l'acte par lequel l'homme habite le monde dans
la sauvegarde du sens~est identiquement celui par lequel
il voit son être mis en
sûreté.
On pourrait se demander comment l'homme, de ma-
ni~re concrète, doit habiter au mGnde dans la sauv8g~rde
du sens. C'est exiger du philosophe qu'il r~gle des situa-
tiens propres 3 la matière infinie de l'extériorité. Or,
selon HEGEL,
cela n'est pas son affaire,et la philosophie
doit se montrer tr~s libérale à propos des détails, comme
"PL,n1TC~J aurait pu se passer de recommander aux nourrices
da ne
jamais rester tr~nquilles avec
lBS enfants, de
les
balancer sans cesse sur leurs bras, de même que FIC~TE,
de vouloir perfectionner la police des passeports au point
de souhaiter que l'on mît sur le passeport des suspects,
non seulement leur signalement, mais encore leur portrait"(2),
(1)
Phénom2nologie,
II,
p.311.
PH.
G.
p.
563.
(2)
Principes de
la Philosophie du Droit, Préface, KAA~ ,
p.
("2.'

-230-
•·
CINQUIEME PARTIE
:
•·
l'HOMME:
UNE EXIGENCe DE PRESENCE:

-231-
1) L~ PRESENT COMME ETRE-RECUEILLI
Il nous a semblé dans les pages antérieures que
le procas infini du rationnel sursumant sans cesse les
formes et les contenus qui ne l'accomplissent pas en tant
que totalité, auait pour signification de permettre une
pleine actualisation du substantiel.
Aussi,apparait-il
que le sens ne s'atteint soi-même que comme présence. Nous
voudrions ici tenter de penser cette présence.
"Selon ma façon de voir, qui sera justifiée seu-
lement dans la présentation du syst3me, tout dépend de
ce point essentiel: apréhender et exprimer le Vrai, non
comme substance, mais précisément aussi comme sujet"
(1).
Tout le propos de HEGEL consiste à montrer qu'il ne s'agit
aucunement là d'une simple "façon de voir", d'un point
de vue qui n'aurait de vérité que celle d'une conscience
subjective dans le sens péjoratif du terme:
la subjecti-
,
vité du Vrai, du Sens est liée à sa nature même, et le pro-
cessus de la marche de la conscience dans la Phénoménolo-
gie de l'Esprit nous permet de comprendre la réalité qui
par là se trouve en jeu. Ce qui frappe immédiatement le
lecteur en cette oeuvre, c'est le mouvement de passer
(übergehen).
La conscience se trouve embarquée dans un
mouvement qui la conduit sans cesse d'une figure a une
(1) Phénoménologie,
1, p. 17. PH. G. p. 19.

-232-
autre et le tout donn~ l'impression d'un défilé dont il
est difficile de déterminer la fin.
Pourtant, ce défilé
n'est pas un chaos puisque les figures se suivent d~ns
,
une progression,
signifiant ainsi qu'il existe une unité
organique du mouvement.
Chaque figure en appelle une au-
tre, non pas sous un mode d'extériorité, mais d'immanence.
Si,en soi,la suite du parcours est nécessaire,
HEGEL sou-
ligne que cette nécessité cependant se passe,pour ainsi
dire derrière le dos de la conscience (1).
Ainsi, comme
,
certitude sensible,
la conscience avait posé que l'immé-
diat était le vrai. Cette visée se trouve dépassée avec
la figure de la perception où la conscience s'élève à
l'idée de relation, donc de négation et de médiation. Tou-
tefois,
la conscience phénoménologique ignore l'économie
interne qui rend possible une telle effectuation. C'est
dans la réflexion sur soi,
en
puisant dans ce qui consti-
tue sa source initiale,qu'une figure passe à une autre,
en
sorte qu'il faut comprendre le passer comme le devenir
du
A
meme.
L'essentiel est donc à chercher dans cette réfle-
xian sur soi, mouvement propre à ce qui est sujet.
Si je
m'écoule indéfiniment sans le moment
d'un retour sur moi, sans que cet écoulement ait le sens
d'un procès immanent,
le mouvement ne saur~it nullement
être une progression.
Il n'existe de progression que là
(1) Phénoménologie, r , p. 77.
PH.
G.
p. 74.

-233-
où l'on peut envisager un tout articulé en direction du-
,
quel se déterminent des points qui ont alors la signifi-
cation de stations d'approfondissement.
Autrement dit,
l~ progression n'est possible que là où quelque chose, en
v é rit é , che r r:: he
;'t r e p
à -
05' R,
e t
à
ê t r e p 0 s é c 0 mm e s ' é tan t
soi-même posé, par retour sur soi, dans un acte consistant
à aller,
pour ainsi dire, chaque fois en arri3re de soi.
,
Progresser,
c'est arriver à ••• On ne peut arriver a •••
que si une émergence est réalisée par laquelle la marche
évite de se perdre dans une ténébreuse extériorité. Emer-
ger suppose un mouvement secret, se tissant ~8ns l'intime.
Ce mouvement a la signification d'un "s'abriter". Or,
s'abriter, n'est-ce pas durer dans une présence?
Le retour sur soi ressemble à un mouvement en
cercle,
lequel traduit le désir d'auto-constitution.
HEGEL
compare le cercle à une ligne qui a réussi à se rejoindre
soi-même,
close et parfaitement actuelle,
sans commence-
ment ni fin.
Pour qui sait l'importance de cette imaQe
dans sa pensée, ne signifie-t-elle pas que l'idéal consis-
te à se rejoindre soi-même? Se rejoindre ~oi-même ne si-
gnifie pas se retrouver en
revenant sur ses propres pas,
comme si l'on renversait sa direction première, ce qui
équivaut à tourner sur soi, aucun mouvement sérieux ne
se trouvant de cette manière effectué.
Il ne s'agit pas

-234-
non plus d'un retour à un soi originel dont on aurait per-
du la richesse.
Se rejoindre traduit l'acte de se consti-
tuer comme une totalité r8fléchie.
Il y a un mouvement
vers l'intérieu~ en vue d'une sorte de réappropriation
de soi pour se
d~veloDPer
en
souplesse. Sans le retour
à soi,
la conscience se trouve seulement entraînée dans
l'élément du chronologique dont le sens lui échappe,
le
temps étant vécu dans la simple successivité des instants
qui ne parviennent pas à une synthèse.
L'absence de
syn-
thèse fait que le flux du temps n'est rien d'autre que
la dissolution de la conscienc~ jusqu'à une extinction
totale.
Cette situation se trouve seulement évitée dans
l'effort de revenir à soi pour se constituer comme sujet.
Se faire sujet, cles~ pour ainsi direr s'appro-
cher de son propre mouvement et venir à paraître dans soi-
même.
S'abandonner à la seule linéarité du mouvement en
cours, c'est entrer dans le vertige de l'indéfini en l'ab-
sence de
tout centre, car c'est le sens du mouv.ment qui
se perd de
plus en
plus.
Une telle frénésie ne se trouve
évitée que si l'on essaie de tenir la marche tournée vers
son propre commencement pour comprendre que celui-ci, étant
déjà un médiatisé, conduit le regard vers ce qui l'a i-
nitié pour ensuite se retirer de lui.
Le retrait n'a pas
le sens d'un abandon:
il veut dire ce qui ne se laisse

-235~
pas voir en
tant que tel,tout en étant puissance d'origi-
ne. C'est en demeurant sans cesse comme ramassé auprès
de son commencement que l'on assume son propre parcours,
que l'on accède à ce qu'il convient d'appeler la présence.
En étant soi-même tiré vers ce qui se retire,
il devient
possible de progresser avec un peu plus de lumière ,et l'on
acquiert par là même de la richesse.
Le mouvement ne fu-
yant plus vertigineusement à la manière d'une flèche, dé-
sormais son déploiement se vit comme épaisseur.
Il ne s'a-
git pas de l'épaisseur d'un mur, mais celle qui nourrit
et vivifie,
l'épaisseur comme étoffe.
Si la continuité du parcours n'est assurée dans
son effectivité que par le retour sur soi,
l'être-recueilli
dans soi, ne convient-il pas de s'interroger sur ce qui
constitue la force même de ce mouvement? En tant qu'il
signifie éveil,
le retour sur soi ressemble à un mouvement
d'éclair.
En ce sens,
il s'opgre dans l'instant. Or,
l'ins-
tant présente un visage bien étrange comme le remarquait
déjà PLATON: "il y a cette étrange entité de l'instant
qui se place entre le mouvement et le repos, sans être
dans aucun temps, et c'est de là que vient et de là que
part le changement, soit du mouvement au repos,
soit du
repos au mouvement"
(1).
L'instant est étrange en ce qu'il
est difficile d'en préciser de manière déterminée la nature.
(1) Parménide, 156e.

-236-
~'~tant ni mouvement, ni repos, n'~tant dans aucun temps,
il est ce qui pourtant peut introduire dans le temps un
changement, autrement dit, cela même qui parvient à poser
un réel.
Unit~ en soi du mouvement et du repos,
l'instant
est alors ce qui se tient tourné vers l'universel de l'es-
sence,
permettant ainsi l'accès à une authentique expres-
sion de soi.
Le retour perp~tuel à soi traduit la néces-
sit~ de s'accueillir soi-même dans une immédiatet~ restau-
r~e, dans l'identit~ v~cue entre l'essence et l'existence
qui n'est autre que le présent.
)

-237-
II) LA PRESENCE COMME RECONCILIATION
Si la conscience ne se retrouve pleinement soi-
même qu'à
parvenir à une immédiateté restaurée,
il faut
entendre celle-ci comme devenue dans un mouvement par le-
quel la singularité s'intuitionne au-dedans d'elle-même
en continuité fluide à l'universel. Cg~i ne se trouve-t-il
pas exprimé dans la di8lectique de la conscience jugean-
te et de la conscience agissante ?
Cette dialectique se situe à l'intérieur du dé-
veloppement du monde de la moralité caractérisé par l'op-
position de la nature et du devoir. Considérant comme con-
tradictoires la pureté du d8voir et l'aspérité du monde,
la conscience ne veut pas se confier à la différence ab-
solue. Dans le refus de toute aliénation, elle finit par
se replier sur elle-même. N'étant plus désormais que "pu-
reté transparente", elle est devenue une belle ~m~ seule-
ment remplie de l'illUsibn de pl~nitude~Cette belle&me
va engendrer, à partir de son être propre, deux attitudes
possibles: d'un côté,
l'individu, enfermé dans l'abstrac-
tion de son intériorité, méprisant l'agir concret comme
limi tation ,et ,de l'autre ,l'individu acceptant de se lier
au monde dans l'action.
Refusant l'action pour conserver sa pureté, la
premi3re conscience traite l'autre selon sa loi et sa

-238
bonne conscience. Elle la rejette comme engluée dans l'ex-
tériorité, dans la banalité et la pose comme étant le mal.
Son lieu de séjour est "l'universalité de la pensée"
:
elle "se comporte comme conscience qui appréhende intel-
Le c t ue Ll ernan t , et sa première action est seulement le ju-
gement"
(,). La conscience jugeante a refusé l'action par-
ce qu'elle pense que celle-ci instaure toujours l'inégalité
de l'être intérieur avec l'universel ~t est alors le mal.
Toutefois,
passer son ~emps à juger et prendre pour effec-
tif le seul .fait de ju~~r, c'est tom6er dans une unilaté-
rité nen moins mo r t e Ll e qua l'on peut, à juste titre, con-
t
sidérer aussi comme le mal ! La conscience jugeante se
pose s implemen t
à côt é de la con s ci ance ag is san te et, sous
cet aspect, elles sont égales, de l' égali té de leur abs-
traction mutuelle. C'est la conscience agissante qui dé-
couvre la première' cette vérité et s'engage à confesser
sa finitude:
"Contemplant alors cette égalit' et l'expri-
mant, elle se confesse ouvertement à l'autre, et attend
de son côté que l'autre, comme il s'est en rait mis sur
le même plan qu'elle, répète aussi son discours, et expri-
me dans ce discours son égalité avec elle; elle attend
que se produise l'être-là effectuant la r e c onna Ls s anc ev P},
La conscience jugeante cependant refuse toute conti-
nuité avec l'autre, certaine de "la beauté de sa propre
(1) Phénoménologie,
II, p. 193.
PH. G. p. 466.
(2) Phénoménologie,
II, pp. 195-196.
PH. G. p.
468.

-239-
~me" : à cette confession, elle oppose "l'attitude obsti-
née du caractère toujours égal à soi-même et le mutisme
de celui qui se retire en soi-même et refuse de s'abais-
ser jusqu'~ un autre" (1). En se maintenant dans l'~tre-
pour-soi séparé dont la finitude a pourtant été déjà con-
fessée par l'autre,
la conscience jugeante ne renie-t-elle
pas l'esprit? Dans la mesure où l'esprit est la réalité
absolue,
le fleuve immémorial, "maître sur tout fait et
toute effectivité",
le renier, n'est-ce pas s'insulter
soi-même et être renié par lui en
retour pour se consumer
dans les ténèbres ?
En se confessant,
la conscience agissante re-
connaît la limite de l'agir en tant que celui-ci conduit
toujours à un but déterminé n'épuisant pas le tout de l'es-
sence. Cela signifie qu'elle reconnaît que le mal consis-
te à s'enfoncer dans l'unilatéralité :"l'insistance unila-
térale sur un extrême se dissout soi-même" (2h puisque
se fermant à toute relation médiatisante, elle ne peut
avoir la chance de jouir d'une fraîcheur épanouissante.
La confession est donc confession de la vanité de l'uni-
latéralité.
On pourrait y voir "une humiliation,
un avi-
lissement relativement à l'autre", mais ce serait se mé-
prendre sur la valeur essentielle d'un acte qui relève
d'une profondeur de l'esprit, sur la signification de ce
(1) Phénoménologie,
II,
p.
196. PH.
G. p.
469.
(2) Phénoménologie,
II,
p.
192. PH.
G. p. 465.

-240-
qu'elle laisse venir au jour. Qui peut s'abaisser en se
confessant,ne manifeste-t-il pas par là même qu'il s'est
d~j~ ~levé ? Pouvoir renoncer ~ son ~tre-pour-soi séparé r
exige en effet un effort int~rieur, une réflexion sur soi
que seul peut faire celui qui ne veut plus se contenter
de l'imm~diat, qui sait que l'immédiat doit être posé d~ns
la détermination de l'id~alit~. La beaut~ vraie consiste
~ pouvoir se donner congé ~ soi-même dans un instant su-
blime,pour intuitionner l'être-autre au-dedans de soi-
même,et ceci se trouve apporté par la confession. La con-
science se fait
fluide.
Par là même, elle s'ouvre à la
fluidit~ de la vie pour se rendre disponible ~ une exis-
tence autre. Dans une telle disponibilité, il lui devient
possible d'accueillir l'autre conscience de soi. D~sormais,
celle-ci n'est plus appr~hendée comme un Moi ~tranger,
exilé dans une diff~rence irr~ductible, mais comme l'autre
de moi-même: "C'est ce qui est parfaitement intRrieur
qui, de cette façon,
est passé
en face de soi-même et
est entr~ dans l'~tre-là" (1).
Il nous faut insister sur ce moment. Pour peu
que chaque conscience accepte de se réfléchir, elle intui-
tionne l'autre en elle-même. Aussi, ce qu'elle a saisi
au préalable est-il seulement un côté de la réalité. Celle-
ci, à cause de sa richesse infinie, ne saurait rien laisser
(1)
Phénoménologie,
II,
p.
199.
PH.
G. p. 472.

-241-
en dehors d'elle: non pas qu'elle cherche à juxtaposer
en son sein toutes choses,de manigre quantitative;
elle
les contient simplement dans leur principe,quand le regard
veut aller en direction de leur fond.
Sans doute,
la li-
mitation signifie que chaque conscience est effectivement
limitée, mais il faut la comprendre dans une perpective
idéelle. Si l'on est limité, c'est qu'il y a autre chose
et la limitation pose réflexivement,
par immanence,
la
nécessité d'un dépassement de soi, d'un aller vers l'autre
qui a le sens d'un sacrifice.
Ce sacrifice est la perte
de la singularité r~tablissant le lien nuptial avec la
vie. En s'omettant soi-même au cours de ce sacrifice de
l'unilatéralité,
la conscience réémerge et renaît. Toute
pesanteur ayant désormais été consommée,
la conscience
est ouverte à la libre étendue du monde,
à l'espace inen-
gendré de tout engendrement, au milieu sans lieu qui se
donne comme la racine de tout
jaillissement à la plénitude.
Sachant sa limite et la sacrifiant,
la conscience peut
offrir le pardon à autrui, c'est-à-dire,se réconcilier
avec lui.
La réconciliation ne trouve pas son sens dans
une décision qui relèverait du psychologisme. Cette sphère,
ne l'épuisant nullement, est incaoable d'en permettre la
moindre intelligence. Avec la r'conciliation, c'est l'esprit

-242-
absolu se manifestant,
entrant dans l'élément de l'être-là
"Le mot de la réconciliation est l'esprit étant-là qui
contemple le pur savoir se soi-même comme essence univer-
selle dans son contrair.~ dans le pur savoir de soi comme
singularité qui est absolument au-dedans de soi -une re-
connaissance réciproque qui est l' espri t absolu"
(1).
La
reconnaissance réciproque, comme contemplation de soi dans
son contraire, n'est pas la contemplation d'une chose
elle est la contemplation du point pur de cette réalité
d'être toujours passé en face de soi-même tout en demeu-
rant dans soi. C'est la reconnaissance de l'élasticité
de l'esprit, capable d'un arrachement extrême à soi par
lequel il pose l'altérité,
la différence en même temps
qu'il la nie comme distance infranchissable de l'indiffé-
rence. Dire oui à l'autre est un instant qui libère.
Il
s'agit d'un parcours intemporel de 504 renouant avec la
source où s'alimente tout mouvement d'individuation, avec
l'unité infinie des différences. Manifestation de l'éter-
nelle présupposition de l'histoire de l'homme comme média-
tian,
le oui de la réconciliation est "l'être-là du Moi
étendu jusqu'à la dualité"
(2), une étendue toute pure
qui est densité,
parce qu-elle est naissance du singulier
a l'universel.
Cela ne vient-il pas signifier que la présence
(1) Phénoménologie,
II, p. 198. PH.
G.
p.
471-
(2) Phénoménologie,
II,
p. 20a. PH.
G. p. 472.

-243-
n'est que comme réconciliation? La présence n'est pas
le repli sur soi comme en un point. Nous avons déjà sou-
ligné qu'elle est épaisseur,et le contenu de cette épais-
seur semble à présent se révéler à nous. HEGEL parle de
la présence comme l'entrée dans "le jour spirituel" (1).
L'homme ne peut être présent à soi-même que s'il reconnaît
d'abord la finitude qui le signe. Cette reconnaissance
vient effectuer la dissolution de l'unilatéralité. Alors,
l'homme voit au-dedans de lui-même son être étendu à la
fluidité simple du réel, à l'absolue réalité de l'existen-
ce comme médiation,et dont le témoignage vivant se trouve
exprimé sous la figure d'une autre conscience de soi en
face de lui.
Aussi ~aut-il dire qu'il n'y a de présence
authentique que là où,se désistant de leur être-là borné
pour en faire sacrifice,les consciences viennent s'accueil-
lir mutuellement, là où se laisse exprimer l'esprit absolu.
(1) Phénoménologie,
I, p. 154.
PH. G. p. 140.

-244-
III)
LA PRESENCE VISEE SOUS LE MODE DU SENSIBLE SPIRITUALISE
DANS L'ART
Que l'homme cherche à se sentir chez soi dans
le monde en
se contemplant soi-même dans une transfigu-
ration de l'ext~riorit~, c'est cela qui apparatt d'abord
dans l'art.
On pourrait penser que l'art c r e
des apparences
é
dans lesquelles il
t a b Li t
son règne, et ,qu'en ce sens ,il
é
a une existence seulement illusoire.
Ce jugement relève
d'un point de vue qui a tout int~rêt à revenir à soi pour
se donner un contenu plus solide,car il ignore tout à
fait
les rapports de l'apparence à l'essence!
Celle-ci,
pour ne pas rester une abstraction sans consistance, a
pour vérit~ d'apparaître: "Mais l'apparence elle-même
est loin d'être quelque chose d'inessentiel, elle cons-
titue,
au contraire,
un moment essentiel de l'essence.
Le vrai existe pour lui-même dans l'esprit, apparaît en
lui-même et est là pour les autre S"(1). Dans l'art,
la
conscience a d~jà le sentiment de l'id~alit~ du sensible
dont elle veut sauvegarder la libert~, au contraire du
d~sir qui cherche sans plus à dissoudre son objet :
"C'est la surface sensible,
l'apparence du sensible comme
tel qui est l'objet de l'art,
alors que le d~sir porte
( 1)
Est h ~ t_i que" Trad. S • JAN K[L EV. I TC H, en 8 tom es, Tom el 1 , In t r 0-
duction à l'Esthétigue,AUBIER,1964,p.37

-245-
sur l'objet dans son extension empirique et naturelle,
sur sa matérialité concrète"
(1).
Qu'est-ce à dire?
Le désir a pour sphère l'objet considéré comme
une masse compacte faite d'une multiplicité de détermi-
nations. Cette masse se trouve réduite à son être-là
spatial,st la conscience désirante croit gagner en riches-
se en
l'engloutissant ponctuellement.
La suppression
instantanée de l'extension de l'objet donne l'impression
à la conscience d'avoir,
pour ainsi dire,
élargi le
champ de sa propre extension.
Tout à fait différente est
la manière dont l'objet est regardé dans l'art.
Il y est
appréhendé, non du point de vue de "sa matérialité concr9te",
mais de "la surface sensible,
l'apparence du sensible
comme tel", ce qu'il faut comprendre comme le sensible
lui-même s'apparaissant à soi.
Si la surface est le chif-
fre pur par lequel quelque chose est rendu visible, avec
elle nous ne sommes plus dans la sphère de la simple
extension quantitative, mais de celle le spirituel vient
donner un baiser au sensible,dans la recherche d'un
séjour.
La surface est donc l'être-là visible de l'invi-
sible : "La matière sur laquelle s'exerce l'art est le
sensible spiritualisé ou le spirituel sensibilisé.
Le
sensible n'entre dans l'art qu'à l'état d'idéalité, de
sensible abstrait"
(2). Qu'il y ait du sensible, autrement
( 1)
Introduction à l 'Esthétique, op. c i t., p.
91
( 2 )
OP • C l T • ,p. 92.

-246-
dit, que quelque chose puisse s'offrir dans l'élément de
la phénoménallté, c'est cela qui intéresse l'art. En ce
sens,
il proc~de de l'intériorité de l'homme cherchant
à exprimer ce qu'il ressent, à représenter ce qui s'agite
en son âme.
Aussi, faut-il dire que l'art ne saurait être
imitation de la nature,
reproduction du monde extérieur.
L'imitation de la nature relève d'une habileté dont le
résultat peut satisfaire seulement un esprit qui croit
ainsi s'être élevé à la hauteur d'un démiurge. En fait,
ce résultat ne pouvant nous offrir toute la fraîcheur
vivante de la nature,
il lui reste tout à fait inférieur!
C'est dans une production surgissant de l'esprit, non
dans l'imitation de la nature, que l'homme peut manifester
son intelligence. De cette manière en effet,
il s'arrache
à l'immédiateté de l'être,
se distingue des choses qui
ne sont qu'une fois,
et c'est précisément en
ce lieu
qu'il convient de saisir l ' a r t :
"Il faut donc chercher
le besoin général qui provoque une oeuvre d'art dans la
pensée de l'homme,
puisque l'oeuvre d'art est un moyen
à l'aide duquel l'homme extériorise ce qu'il est"
(1).
En extériorisant ce qu'il est, en exprimant sa
conscience sous le mode du sensible comme tel,
l'homme
transfigure la réalité extérieure qui reçoit ainsi le
(1)CP.CIT. ,P.SO.

-247-
baptême de l'esprit. Dans cette transfiguration, n'est-
ce pas l'impérissable qui se trouve visé? L'art cherche
a rendre transparent ce qui, dans la réalité ordinaire,
a pour essence de s'évanouir.
L'existence extérieure se
contente seulement de venir à la surface pour s'en aller
à pas furtifs,
sans savoir que le fait pur de venir à
la surface signifie en
soi une relation à la profondeur.
Il lui est alors tout à fait
impossible de fêter cette
relation pour ce qu'elle est. C'est pourtant une telle
fête qui enracine dans la durée:
"Les événements ar-
rivent, mais, aussitôt arrivés,
ils s'évanouissent;
l'oeuvre d'art leur confère la durée,
les représente dans
leur vérité impérissable. L'intérêt humain,
la valeur
spirituelle d'un événement, d'un caract3re individuel,
d'une action, dans leur évolution et leurs aboutissements,
sont saisis par l'oeuvre d'art qui les fait ressortir
d'une façon plus pure et transparente que dans la réalité
ordinaire, non artistique"
(1).
Aussi,faut-il dire qu'en l'art,
l'homme cherche
une plénitude,
une présence à soi. Son apparence dépasse
l'apparence pour mettre l'homme en
présence d'une réalité
supérieure qui est sa racine affirmative. Toutefois, dans
sa suprême destination,
l'art est incapable de satisfaire
ce besoin de présence dont la profondeur ne saurait être
atteinte dans la figuration sensible. Celle-ci n'épuise
(1 ) OP. C I T. , P .7 b •

-248-
point le besoin d'absolu éprouvé par l'homme.
C'est pour-
quoi
~~ est seulement un aspect d'un proc~s beaucoup plus
p r o f on d s Le q ue I signifie fAourthomme
infiniment se faire en
se ~onnaissant et se conna1tre en se faisant,dans un· com-
bat et un débat avec lui-même,avec autrui et avec le monde.

-249-
III) LA RELIGION~
DIMENSION DE PROFONDEUR DE L'HOMME
Si la présence effective ne vient au jour que
dans le mouvement par lequel la conscience renonce à sa
fermeture sur ea particularité et s'étend "jusqu'à la dua-
lité",
la question se pose de savoir ce qui rend possible
une telle élasticité, ce qui est au coeur du "oui" de la
réconciliation.
Que "l'~tre-là du Moi" puisse &tre étendu "jus-
qu'à la dualité", ceci n'est-il pas une réalité venant
confesser la présence du sens dans la finitude même du
monde T Les différentes partialitée viennent éprouver leur
propre
abstraction et s'accueillir dans l'unité de leurs
différences. Le lieu sans lieu de leur ablmement récipro-
que, c'est l'absolu du sens. Désir ardent d'être vérita-
blement auprès de soi, d'être dans le sens, l'homme ten-
tera d'accueillir pleinement pour elle-même la réalité
de ce qui est venu au jour. En un tel acte de reconnais-
sanc~consistera la religion.
La religion apparaît comme "conscience de l'J:LS=
sence absolue en général" (1). Elle est ce o~ l'expérience
humaine, en sa totalité, cherche à se recueillir pour s'ac-
cueillir dans la plénitude du sens,
l'instant dans lequel
l'homme contemple le monde et son contenu propre d'un oeil
(1) Phénoménologie.!.!I, p. 203.
PH. G. p. 472.

-250-
spirituel, libéré de la contingence. La religion est une
interrogation radicale portant sur le tout de
l'homm~ et
il nous faut insister sur cette radicalité. En elle, ce
n'est pas seulement tel ou tel aspect de l'existence hu-
maine qui se trouve en cause, mais tout l'homme ~ans sa
densité même. S'arrachant à l'obscurité de l'extériorité
dans laquelle il ne peut éprouver son centre,
l'homme
cherche un principe radical lui permettant d'accéder à
une appréhension unifiant. et synthétisante de la globa-
lité de son expérience.
Il s'agit de ramener et d'articu-
ler, dans une descente en profondeur, la totalité de l'exis-
tence autour du point qui brille sans jamais s'éteindre
et qui la fait être continuellement. L'homme, conscient
de la pauvreté de son être, veut se ressourcer dans l'ori-
gine de son propre engendrement ,afin
que l'immédiateté
de l'existence, désormais arrachée à une solitude dissol-
vante et à la platitude du seul être-là, se reçoive comme
une immédiateté sensée. La religion surgit chaque fois
que les aspects particuliers de l'existence tendent à se
rassembler et à s'unir dans la quête d'une visée fondamen-
tale assumant le tout de l'existence. Ainsi ~es questions
que l'homme se pose concernant le monde et l'être-ici,n'ac-
quièrent de sens que comme un effort d'intériorisation r
venant prendre en charge la totalité de l'extériorité.
Chaque question relative à l'exister, pour autant qu'elle

-251-
accepte de s'éprouver véritablement comme question, sent
s'évanouir son immédiateté première et se rend compte
qu'elle n'est authentique que dans le mouvement qui la
détend
en direction
d'un
enracinement dans l'intério-
rité essentielle de l'homme. Dans cette direction, c'est
désormais le fond des choses qui s. révèle, l'origine u-
nitaire des questions vécues sous le mode du déchirement
dans la diversité du monde.
Ceci ne laisse-t-il pas apparaître la religion
comme la dimension de profondeur de l'homme? C'est ce
que HEGEL lui-même laisse d'ailleurs entendre. Avant que
de trouver leur assomption totale dans le savoir absolu,
les différentes étapes parcourues par la conscience dans
la Phénoménologie de l'Espri~ ont leur fondement dans la
religion à laquelle elles retournent: c'est "le plein
accomplissement (Vollendung) de l'esprit dans lequel les
moments singuliers de cet esprit, conscience, conscience
de soi, raison et esprit, retournent et sont retournés
comme dans leur fondement"
(1).
Les différente actes posés par l'homme dans son
expérience quotidienne, contribuent sans doute à le main-
tenir dans la continuité de la vie, mais nous avons vu
qu'ils dépassent le simple cadre naturel. D'elle-même en
effet, la nature n'est point capable de l'existence humai-
ne comme langage, désir et liberté. La religion vient
(1) Phénoménologie, II, p. 208. PH. G. p. 477.

-252-
éveiller à cette détermination spécifique de l'homm~ en
invitant à une interrogation radicale sur l'exister comme
tel.
Il s'agit d'une interrogation transfiguratrice. Les
moments de l'expérience humaine tendent à s'éparpiller
dans la diversité du temps, chacun s'enfonçant dans une
singularité propre en
forme d'irréductibilité. Si l'on
s'arrête à une telle diversité, il devient tout à fait
impossible de reconnaître qu'il s'agit au fond d'une ex-
périence de l'homme. Chaque moment particulier naît de
ce qu'est l'homme,et ne peut se comprendre alors que rat-
taché à une unité de base. Avec la religion, ce qui tend
à l'irréductible se fluidifie dans la mêmeté essentielle
de l'origine, désormais conscient de sa relation intem-
porelle à l'unique source de laquelle se reçoivent toutes
les choses. En elle, les hommes trouvent "le dimanche de
leur vie où s'évanouissent les soucis des fins terrestres,
les occupations de ce monde et où dans le sentiment ac-
tuel du recueillement ou dans l'espoir de ce recueillement,
l' e s pr i t
s' a pa i se en ~'Heu"(1) •
L'homme donne congé à la dure réalité, à la fi-
nitude de l'existence temporelle;
il se débarrasse de
son être éphémère,et dans son recueillement, toute rudesse
étant désormais dissoute, c'est sa seule fin absolue qu'il
cherche à contempler. Fin absolue signifie ce pour quoi
(1) Leçons sur la philoso~hie de la Religion, 1ère Partie,
trad. Gibelin, VRIN, 1959,p.1D.

-253-
on est essentiellement, la dimension d'intériorité vers
laquelle se trouve intemporellement tournée l'existence,
ce qui en dernière inst~nce, donne une raison de vivre.
,
L'homme veut faire retourner toute son existence à ce sans
quoi son être sombre inévitablement dans le néant : le
sens ultime du réel. Voilà qui signifie qu'il est en re-
lation à Dieu, qu'il ne peut se comprendre, jusque dans
la question qu'il est pour lui-même ,que dans le mouvement
qui l'élève au sentiment et à la pensée de Dieu. Le mou-
vement de
l'homme vers l'homme comme vers sa propre inté-
riorité,le conduit à la confession de la réalité ultime
qui, toujours-déjà dans l'imprévisible des choses, s'est
manifestée. HEGEL aime citer avec prédilection la phrase
de Maitre ECKHART: "L'oeil avec lequel Dieu me voit est
l'oeil avec lequel je me vois, mon oeil et son eeil sont
une même chose".
Ceci ne souligne-t-il pas encore une
f ois
qu'il
n'existe pas en l'homme un contenu absolument irréductible
à tout mouvement de com-préhension dans l'universalité
du sens qui correspond au concept? Tout acte de l'homme
témoigne d'un effort pour assumer le contingent ,et cette
.ssomption renvoie, comme à son sens dernier, au désir
d'éprouver l'existence en toute sa radicalité même, de
ne plus rien laisser derrière soi qui baigne dans l'obs-
curité. Tous les contenus particuliers de l'existence

-254-
humaine tirent leur signification de leur relation à la
conscience exposée à la finitude d'un monde qui lui pa-
rait d'abord hostile, mais qui finit par se révéler à el-
le comme la dimension incontournable avec laquelle elle
doit composer dans l'ouverture à une expérience sensée.
Il Y a ainsi un mouvement silencieux de tissage par lequel
le particulier reçoit toujours un enracinement dans une
réalité plus profonde que lui. C'est cette réalité qui
vient
s'exprimer dans la religion.Cn celle-ci, l'homme,
dans le sentiment de l'infinité, se sait désormais justi-
fié dans sa finitude et dans sa vie,comme relation intem-
porelle à l'essence divine. Désormais, s'ouvre à lui le
domaine du propre.
Le propre est ce qui toujours demeurs,parce qu'o-
,
1.
riginel
, toujours pr~t a re&merger~comme l'invariant
enveloppé dans l'existence humaine, et qui malgré les ap-
parences, ne peut connaître d'altération dans sa structu-
re fondamentale.
Tourné vers l'intérieur, vivifiant de
sa substance l'homme, le propre est ce qui, en fondant
et maintenant, donne visage. Ne faisant pas nombre avec
la surface de la réalité humaine à laquelle cependant il
assure la dimension intérieure de l'8uthen'~cLté qui le po-
se dans l'extérieur, il est de puissance silencieuse. Aus-
si, le propre se caractérise-t-il par la simplicité. Voilà
qui fait que l'homme, enfoncé dans les exigences immédiates

-255-
de la vie, peut l'oublier ou ne même pas en pouvoir soup-
çonner l'existence. Pourtant, c'est en sauvegardant ce
propre, en reconnaissant pleinement le droit de l'essenc~
divine dans l'existence, en laissant le regard éblouir
par "la splendeur de
f~te de l'Eternel" (1) que peut être
rendue à l'homme sa terre natale.
On ne saurait dans cette perspective expliquer
la religion selon de simples déterminations psychologiques.
ILe psychologique est d&? l'ordre de la contingence et, en
ce sens, ne contient aucune nécessité immanente.
Il n'a
pas de pouvoir effectif lui permettant de tenir perpétuel-
lement tourné vers soi ce qui s'indique toujours soi-même
comme ca en quoi l'homme vient
se signifier. Sa sphè-
re est l'extériorité. Or, la religion ne relève aucunement
de l'extériorité.
Il est difficile de soutenir, comme 1.
pense MARX, qu'elle vient de l'impuissance pratique et
matérielle de l'homme à l'égard de la nature, qu'elle est
le sentiment de soi de l'homme ne s'étant pas encore con-
quis soi-même ou s'étant déjà reperdu. Pareille lecture
ne fait-elle pas tomber la religion sous les lois généra-
les de la production, oubliant ainsi que l'Absolu ne peut
relever d'un faire, d'un produire?
Contre elle, ne f.ut-il pas faire remarquer que
(1) Leçons sur la philosophie de la Religion, 1ère Partie,
trad. Gibelin, VRIN, 1959,p.11.

-256-
le produire lui-même déborde toujours de soi pour chercher
à s'épuiser comme dans l'au-delà de son immédiateté? L.
seul produire se résout dans la multiplication indéfini.
des objets dont l'homme ne peut se satisfaire, car en lui
il finit par sm mettre à la remorque des choses dont la
prolifération l'oblitère et l'efface en son humanité. Que
l'homme veuille un produire sensé, cela ne signifie t-il
pas la relation du produire lui-même à une réalité qui
lui est immanente
et qui le fonde, et dont le destin est
de ne jamais pouvoir rencontrer d. lieu assignable dans
l'aujourd'hui immédiat d'un produire? Faire du sentiment
religieux quelque chose d'illusoire, d'imaginaire, c'est
avoir perdu le sens de la conversion du regard qui rend
disponible à un séjour dans l'inactuel, c'est-à-dir~ dans
l'actualité en tant que permanence de l'origine, toujours
jaillissante.
N'y a t-il pas d'ailleurs une logique de la re-
ligion ? Comme être-pour la conscience, la religion est
d'essence dialectique. Elle se déploie d'abord dans l'élé-
ment de la figuration,à travers des formes naturelles et
esthétiques. Cependant ni la nature ni l'art ne peuvent,
comme tels ,être le lieu ad~quat de l'expression du fonde-
ment. L'expérience ne saurait sans perversion se clore
arbitrairement sur ces sphères qui ne se comprennent

-257-
elles-m~mes que comme ".~S9s~bl~es dans une attente arden-
tes" (1)
: parvenir ~ une pleine intuition de ce qu'est
l'essence absolue et se recueillir en elle. Cmtte attente
voit son objet dans la religion chrétienne qui est la
~religion absolue" parce que révélée. L'Absolu n'est pas
,.
pure indétermination, être absolument caché, dénué de tout
mouvement,comme s'il était universalité abstraite et né-
gation indifférente. Son essence n'est pas une abstraction
vide. Dieu lui-même descend de son abstraction pour re-
joindre parfaitement l'immédiateté, réalisant par là m~me
son essence suprême comme communication, diffusivum sui.
HEGEL insiste beaucoup sur cette dimension de
la révélation,car elle traduit "l'élasticité infinie de
la substance", "la subjectivité infinie, substantielle
qui se fait objet et contenu" (2).
La révélation vient
signifier que l'Absolu a une réalité: c'est son acte
éternel,en et pour lui-m~me,qui vient se dire dans l'im-
médiateté, pour l'hommB~ ~ignifiant par là même que le
désir de lier l'expérience humaine,en sa globalité,.à un
sens ultime, ne relève pas de l'utopie. Saisie en sa pu-
reté intrinsèquB, l'instance de la révélation vient dire
une logique de l'Absolu,et donc,du sentiment religieux
lui-même: "Sous sa forme pure, c'est 1. Logique (das
Logische)" (3').
(1) Phénoménologie,
II, p. 262 •. .E.!::!.....li. p. 525.
(2) Leçons sur la Philosophie de la Religion,
IIIème Partie,
La Religion absolue, trad. Gibelin, VRIN,
1954,p.26.
(3)
Lb Ld ; ,
p. 45.

-258-
Cette dimension du Logique ne vient-elle pas
pleinement au jour dans la manière même dont l'essence
absolue rejoint l'immédiateté ? L'es~ence absolue vient
elle-même à être sue comme conscience de soi, autrement dit,
1. figure sous laquelle elle se manifestŒ à la conscience
de soi est elle-même une conscience de soi, ce qui n'est
,
pas autre chose que souligner l'identité de la nature di-
vine et de la nature humaine: "la nature divine est la
même que la nature humaine et c'est cette unité qui devient
donnée à l'intuition" (1). Cette proposition ne signifie
nullement, dans une perspective tout à fait plate et ir-
réfléchie, que Dieu est l'homme et que l'homme est Dieu.
Si dans un sens plat, Dieu est la même chose que l'homme,
alors ,justement ,Dieu n'est plus Dieu, et l'homme n'est
plus homme! L'erreur consiste à poser comme une réalité
vraie et s o Li d a ,.une forme abstraite telle que "le même""
et à s'appuyer sur elle ,en oubliant qu'elle indique un
mouvement: celui dans lequel les différences sont posées
comme différences supprimées, se trouvant ainsi réfléchies
dans leur vérité d'être moments d'une unité spirituelle.
L'être du Christ exprimera cette unité spirituel-
le dans la disparition même du médiateur qui vient arrs-
cher le divin et l'humain à leur fixité,et les promouvoir
dans l'instance intemporelle de leur propre pésupposition.
(1) Phénoménologie,
II, p. 267.
PH. G. p.
529.

-259-
~a disparition signifie que l'unité n'a pas le sens d'une
immédiateté étant-là sous le mode de
la plate uniformité,
ma i s le mouvemen t de cine uler
en soi -même, le mouv emen t
de devenir comme suppression de son objectivité. Ainsi
que le souligne le P~re LABARRIERE, "Dieu et l'homme ne
disent leur profondeur dernière que par le jeu de leur
émergence commune en celui qui, n'étant ni l'un ni l'au-
tre,peut être reconnu comme étant l'un ~ l'autre" (1).
La figure du Christ est ce qui pose Dieu dans la profon-
deur de l'homme et l'homme dans la profondeur de Dieu,
dans leur différence même,
laissant ainsi apparaître qu'ils
se présupposent réciproquement dans leur épaisseur comme
l'éternelle histoire du sens: Dieu n'est Dieu qu'à venir
se dire en l'homme, comme l'homme n'est homme qu'à toujours
pouvoir s'ouvrir à l'accueil de Dieu.
(1) Le Christ Avenir, DESClfI,
1983,p.28.

-260-
IV)
LA PHILOSOPHIE,
UNITE DE L'EXIGENCE DE PRESENCE ET
DES EXIGENCES DE LA RAISON
Si la religion est ce où l'homme s'élève à la
conscience de la réalité fondant tout entier son être,
cette élévation,
parce qu'elle a encore pour élément la
représentation, n'assure pas à l'homme une présence lui
permettant de se sentir vraiment chez soi.
Sans doute,
l'homme se sait désormais relation
à l'infini. Toutefois,
l'infini lui est seulement dans la
forme de quelque chose de donné et d'extérieur,
un au-delà,
comme s ' i l avait la signification d'un accident. S'il faut
que l'homme se représente seulement, comme dans un lieu
inaccessible, ce qui pourtant est sa vérité, ne se trouve-
t-il pas ainsi abandonné à une existence nostalgique,
ayant déclaré d'avance impossible sa propre aventure?
Pourtant,
il a la certitude que l'identité de la nature
divine et de la nature humaine n'est nullement abstraite,
mais bien concrète.
Aussi,
l'homme n'adviendra-t-il à soi
pleinement qu'en prenant
sur lui-même cette identité, ce
qui signifie:faire que la vérité soit dans la forme de la
vérité.
Un tel faire est l'affaire
(die SACHE) de la
philosophie qui,
comme puissance de fluidification,
est
le savoir maintenant le Soi auprès de soi.

-26'-
HEGEL parle d'un "besoin" de la philosophie.
Cependant, il ne s'agit nullement d'un besoin ordinaire,
lequel peut trouver une fois et accidentellement son rem-
plissement instantané dans l'élément de l'immédiateté,
pour ne plus avoir à renaître ou pour ne renaître qu'après
une durée relative
C'est un besoin qu'il faut dire in-
temporel car il est question, sans nul doute, du "com-
,.
prendre" comme tel en son intemporalité,en tant qu'acte
de mettre ensemble, de lier, de ramasser pour &tre soi-
même ramassé.
La philosophie vient de l'harmonie déchirée
qu'il faut rétablir:
"La scission est la source du besoin
de la philosophie, et, en tant que culture de l'époque,
l'aspect nécessaire et donné de la figure concrète. Dans
la culture, ce qui est la manife~tation de l'Absolu s'est
isolé de l'Absolu et fixé comme élément autonome. Mais en
m&me temps,
la manifestation ne peut renier sa source, elle
doit tendre à constituer la multiplicité de ses limitations
en un tout"
(1).
Le réel n'est vivant qu'à se rendre d'abord plu-
rie~ sous la forme d'éléments qui entrent en opposition.
Une fois dans l'élément de l'existence, ceux-ci tendent à
se fixer et à s'isoler,
oubliant ainsi la source qui les
a d'abord laissés être. Certes,
on peut prendre l'option
de renier sa source;
mais ,peut-on éviter le fait d'avoir
(1)
Premières Publications,
trad.
Marcel MERY,
OPHRYS,1952.
p.
86.

-262-
soi-même eu une source? A fixer absolument la scission,
comment peut-on d'ailleurs comprendre la scission elle-
même et l'autonomie qui s'est constituée? Une fois perdu
le souvenir de la vie,
seule capable de les activer,
com-
ment des oppositions seulement formelles sauraient-elles
avoir consistance ?
L'exigence de maintenir la vie dont on peut,
par
in a u the nt ici té,
ses é par e r
p a ur mou ri r __
s an s qu' e Il e mê me
puisse mourir,
tel est ce qui rend raison à la philosophie
"Lorsque la puissance d'unification disparait de la vie des
hommes et que les oppositions, ayant perdu leur vivante
relation et leur action réciproque,
ont acquis leur indé-
pendance, alors nalt le besoin de la philosophie"
(2).
Que l'unification soit intérieurement liée à l'idée de vie,
n'est-ce pas qui suggère déjà qu'elle n'est pas simplement
théorique, dans le sens trop souvent péjoratif du mot?
C'est la vie elle-même en effet, en tant qu'être-là de
l'Absolu, qui exige unification,
laissant ainsi voir que
la raison qui unifie se présuppose, en
sa propre épaisseur,
comme unité du réel et du théorique.
Auss~ faut-il dire
que la tâche de la philosophie est celle d'une assomption.
Chercher à assumer n'est pas autre chose que dire ceci : 6~
d é v e l a p pe r env ue d' une t 0 t a l itLé •
(2)OP.CIT.
p.
88.

-263-
La philosophie est visée de totalité.
Avec elle,
les éléments dispersés du réel se ramassent et SA lient
entre eux dans une prise en
charge de l'extériorité.
La
conscience s'éparpille et demeure esclave de l~extériorité
plurielle,aussi longtemps qu'elle ne parvient pas à arti-
culer celle-ci dans une totalité.
La philosophie sera la
pensée à la fois tendue vers l'avant et vers l'arrière
d'elle-même parce qu'elle a pour objet la saisie du tout.
,
Par une telle saisie,
chaque élément isolé 58 trouve pris
dans un mouvement fluide l'élevant à son lieu d'origine.
c'est le courage de la raison ne voulant rien laisser
subsister en dehors de soi.
Chiffre métaphysique de toute synthèse,
la raison
est essentiellement rapport synthétique à soi, retour à
elle-même comme à sa propre substance. C'est cela qui
vient pleinement au jour dans la philosophie.
Celle-ci
est l"Idée qui se pense elle-même,
la vérité qui se
sait"
(1).
Aussi ,faut-il dire qu'elle est totalement ré-
flexivité,
mouvement de soi à soir~ns nulle trace spatiale
ni temporell~ comme mouvement de soi en soi-même? La
philosophie tire sa force de cette réflexivité qui fait
d'elle la science suprême: non pas qu'elle se situe au-
dessus des autres régions du savoir ,dans une sorte d'orgueil
prométhéen, mais parce que,
comme cercle revenant en lui-
(1)
Précis de l'Encyclopédie des Sciences philosophigues,GI_
BEL IN .s 574, p. 3 1 5.

-264-
même et se présupposant éternellement, elle vient signi-
fier l'exigence fondamentale de renouer avec soi.
Renouer
avec soi, c'est descendre dans l'obscure région où les
cho-
ses s'enracinent,
avant qu'elles ne puissent être ex-
posées à la lumière du jour.
Le connaître de la philosophie n'est-il pas en
ce sens un reconnaître,
sa tâche étant de dire la néces-
sité du contenu? On aurait bien tort de considérer qu'un
tel reconnaître est passif!
A restaurer la nécessité qui
semblait perdue,
la vie, ayant retrouvé le mouvement qui
l'accompagne et lui rend raison, ne devient-elle pas plus
vivante? Il s'agit, pour ainsi dire, de s'éveiller dans le
réel à l'autre du réel qui constitue le réel lui-même.
Aussi,la philosophie est-elle un souvenir-intériorisant
(Er-innerung)
non pas un souvenir nous renvoyant à l'image
déjà pâle d'une bribe de réalité passée, ce qui serait
retomber fatalement dans la représentation, mais le sou-
venir comme concevoir de l'intériorité,
"révélation de la
profondeur"
(Offenbarung der Tiefe)
(1).
Intelligence de la profondeur qui vient donner
vie aux figures et moments dispersés du réel,
tournée vers
le simple,
la philosophie est l'intelligence réconciliatrice
qui permet de "reconnaître la raison comme la rose dans la
croix de la souffrance présente"
(2).
Ce n'est pas à dire
( 1 )
Ph én om én 0 l og i e ,
II, p. 31 2. PH. G. p. 564.
(2)
Principes de la Philosophie du Droit, Préface, KAP.N
p.
44.

-265-
qu'elle justifie et accepte platement tout.
Parce qu'elle
jette toujours un regard en arrière sur son savoir,
se
tourne vers la sph~re de l'intérieur pour confesser l'ex-
térieur comme réalité devenue, n'est-elle pas certainement
l'âme secr~te pouvant aider l'homme à exister, à supporter
le poids du présent ?
Voilà qui nous permet de saisir a présent le sens
de la puissance d'unification pour l'homme.
Parce qu'en elle
la nécessité se trouve posée comme nécessité,
et qu'ainsi
le réel est articulé pour rendre possible l'imprévisible
d'un accueil,
la philosophie n'assure-t-elle pas à l'homme
un rapport authentique au présent? Par elle,
se trouve a
chaque fois rappelée la puissance de l'esprit dans son
~tre intarissable et inusable,in~tant l'homme à dépasser
les unilatéralités ~fin de les ouvrir à l'épaisseur de la
vie comme le milieu qui est leur raison d'~tre. L'esprit
peut-il être autrement honoré dans son essence ?
Sans doute, de ramener le contenu de ce qui est à
la nécessité,
la philosophie ne crée pas les choses ni
les
actes
! Simplement,
elle les pose comme création à chaque
fois renouvel~ , toujours continuée : ce qui est une façon
de les confirmer, de leur donner une présence dépassant
l'immédiateté de l'extériorité phénoménale. Mémoire du réel
au sens du réel lui-m~me se mémorisant, la philosophie

-266-
peut être dite cette mémoire vive de l'esprit par
laquelle
l' homme s'éveille a soi comme intrinsèquement di fférent
d'une chose, d'un ceci.
La philosophie dévoile l'être de
l'homme comme capable de fidélité,
car reconnaître lanac.8~
sité, n'est-ce pas se saisir comme n'ayant pas à fuir le
monde ?
L'arbitraire ne cannait pas de nécessité.
Son
acte singulier jaillit seulement de l'humeur passagère d'un
moment avec lequel il se confond sans reste, niant du même
coup le moment précédent dans une négation qui n'a pas plus
de signification que l'acte de "trancher une tête de chou (1).
Par là même,
il donne l'impression de se refuser à tout
échange de vie avec ce moment par lequel pourrait être créé
un précédent l'engageant pour le moment qui va suivre.
L'essence de l'arbitraire est alors de fuir tout engagement.
L'engagement naît de la reconnaissance d'une nécessité,
d'un lien.
Or,
l'arbitraire ne connait aucune nécessité,
pas même la sienne! En posant la nécessité comme nécessité,
en délaissant l'arbitraire,
la philosophie donne à l'homme
de pouvoir accueillir le monde comme son monde,
plénitude
pétillante sensée de l'esprit.
En effet,
le monde na peut
être unifié par l'esprit que parce qu'il s'est déjà pressé
vers l'esprit, comme la harpe d'Appllon ne peut assembler
en mur les pierres qu'uniquement parce que celles-ci sont
(1) Phénoménologie,
II, p.
136.
PH.
G. p.
419.

-267-
sont des éléments miraculeusement pleins des dieux.
Dans l'allocution à l'ouverture de ses leçons de
Berlin,
le 22 Octobre 1818,
HEGEL considérait la philosophie
comme "cette lumière sacrée" dont la vocation est de veiller
à ce que "la conscience de son essence",
"ce que l'homme
peut posséder de plus sublime",
"ne s'éteigne ni ne dis-
paraisse"
(1).
Que la philosophie soit intuitionnée comme
une lumière sacrée, voilà qui vient lier l'homme dans une
relation à la nuit de l'exigence d'une intimation. Déjà,
SOCRATE mourant se souvient encore d'un coq à offrir en
sacrifice au dieu guérisseur ASCLEPIoS. C'est que la phi-
losophie est le savoir comme conscience de l'homme en dette
de quelque chose dont l'accomplissement est le chemin de la
liberté.
HEGEL Y voit en
tout cas "la science de la
liberté"
(2).
(1)
Précis de l'Encyclopédie des Sciences philosophigues,GI_
8E LI N', p • a. '
(2)
Encyclopédie des Sciences philosophigues,
B;OURG[OIS~
s 5, p. 1 56.

-268-
SIXIEME PARTIE
L'HOMME EN QUESTION

-269-
I)
UNE PHIL050PHIE DE5TINALE
Les pages antérieures ont montré que HEGEL com-
prend l'homme comme exigence de présence.
Nous voulons
main-
tenant
dégager le sens même de cette préoccupation en
cherchant à la lier à ce où elle s'assume proprement:
une
pensée du destin de l'homme.
Comme nous l'avons déjà vu,
HEGEL conçoit que la
tâche de la philosophie, c'est de "reconnaître la raison
comme la rose dans la croix de la souffrance présente et
se réjouir d'elle"
(1).
Dans ce texte très souvent cité,
n'importe-t-il pas de prêter attention à l'exoression
"croix de la souffrance présente" ? La croix suppose deux
plans dont l'un e s t vertical,l'autre her1'Z,onte1. On peut
dire que 16
premier
figure
la transcendance, et le-
second,
la contingence,
la finitude.
L'être de la croix elle-même
est le point pur de l'intersection de ces deux sphères.
Dans la croix, deux ordres,de nature bien distincte,vien-
nent pourtant s'embrasser comme des amoureux,dans un ins-
tant sublime,que l'entendement ne peut concevoir.
Une
telle articulation qui se pose comme une nécessité,
ou
plutôt, qui est la nécessité en
tant que telle, voilà ce
que HEGEL appelle précisément le destin
(5CHICK5AL).
C'est la puissance ténébreuse qui
fait
irruption au sein
(1)
Principes de la Philosophie du Droit, Préface, KAAN
p.
44

-270-
même de la vie, affirmant la présence du Non-Su dans le Su.
Que le présent forme une croix ne signifie-t-il
pas que le destin se trouve à l'oeuvre dans le temps même?
La nature même du temps vient le suggérer:
"Ce n'est pas
dans le temps que tout se produit et passe, mais le temps
même est ce devenir, cette production et cet anéantissement,
l'abstraction existante,
KRONOS, qui engendre tout et
détruit tout ce qu'il procrée"
(1).
Or, ce qui n'est pas
une simple matrice où tout passe, mais est lui-même pro-
duction et anéantissement, c'est l'esprit.
On peut donc
dire que c'est comme temps que l'esprit se donne à nous.
Comment comprendre que l'extériorité du temps soit le
lieu de diction de ce dont le concept est négativité
absolue? Le temps et l'esprit seraient-ils structurés de
façon analogue? Il ne s'agit pas de chercher à donner ici
réponse à ces questions. De les poser simplement, cela
nous fait prendre conscience du caractère proprement
destinaI du présent qu'il revient à la philosophie de com-
prendre.
Dès lors,
si le réel est rationnel,
sa rationa-
lité est loin d'être l'apanage du schématisme d'une raison
formelle qui trouve de bonnes raisons à tout~dans une
sorte de distribution de déterminations ponctuelles sur
mesure!
Se trouve en
jeu un type de rationalité s'enracinant
(1)
Précis de l'Encyclopédie des Sciences philosophiques,
&1-
Bt:llN ,'i 258,
p.
145

-271-
dans l'obscur du destinal du temps.
Il est sans doute
nécess~ire chez HEGEL que l'esprit vienne s'assumer dans
le temps, mais cette chute nécessaire demeure impensée
dans sa nécessité,
peut-être parce que celle-ci, comme la
racine à laquelle tout se confie et qui recueille tout,
trouve dans la nuit sa fidèle compagne. C'est pourquoi la
philosophie de HEGEL se trouverait vidée de tout son sérieux
si l'on voyait dans le savoir absolu un acte par lequel
la conscience en venait à prendre la place de l'Absolu
HEGEL n'a lui-même jamais prétendu posséder le savoir
absolu qui viendrait mettre fin à tout, mais il en parle
seulement à sa façon
habituellement spéculative et l'évoque
comme ce où la conscience de soi serait enfin dans un
repos heureux,
translucide et simple.
De ce point de vue,
on pourrait se demander si
le déploiement sous forme nécessairement systématique de
la philosophie, n'est pas lié comme à un appel silencieux
du destin auquel HEGEL veut répondre dans l'élément du
penser.
Comment comprendre cette puissance spéculative et
intellectuelle tout à fait exceptionnelle,dirigée vers la
compréhension de la vie ~i elle ne dépassait la formalité
d'une exigence seulement théorique, pour se lier à la
conviction personnelle que les choses viennent 5eulement à
être éclairées dans la mesure où elles sont articulées dans

-272-
une unité qu'il faut saisir comme un noyau,
ou plutôt,
un
noeud? Le destin amical qui nous apporte la vie et les
choses ,est seul à détenir leur secret,comme une main fermée
tenant en
son creux un présent dont la nature nous demeure
encore cachée. Cela signifie que le_destin ne tient pas
les moments du réel irrémédiablement éparpillés et à dis-
tance radicale de lui.
Pour les comprendre,
il faut donc
être soi-même tourné vers lui.
Etre tourné vers lui veut
dire : adopter un point de vue en dehors de tout point de
vue, celui de la systématicité.
Se tenir à la jointure des
choses, c'est peut-être la manière de se tenir dans la croix
du présent et de l'honorer. Est-ce autre chose au fond que
la fidélité à une injonction?
Voilà qui doit conduire a éviter toute interpré-
tation platement anthropologique
! Le th~me de notre travail
porte certes sur l'homme.
Cependant, qui suit notre démarche
se rend bien compte que ,contrairement à KOJEVE qui pense que
le sujet hégélien serait l'homme dans sa condition existen-
tielle - comme si le vrai avait à être conçu sous les caté-
gories de l'homme
il nous semble qu'en l'homme HEGEL
s'intéresse à la profondeur dont il ne cesse d'émerger et de
renaître.
Dans les sphères variées et multiformes de
l'existence humaine explorées par le philosophe, il veut
s'attacher à l'homme comme carrefour, autrement dit,
à

-273-
l'homme dans cette trame du destin tissant tout son être.
On pourrait évidemment penser qu'à procéder de cette manière,
l'être humain individuel n'est qu'un simple agent et se
trouve oublié au profit de ce qu'on estime être sa profon-
deur
! ADORNO,
par exemple,
pense qu'il y a chez HEGEL une
suprématie de l'universel et que "sa philosophie ne prend
aucun intérêt à ce que l'individualité proprement existe"
(1).
On peut se demander ce que l'homme gagne à être désormais
pensé selon une dialectique négative désignée comme la
conscience rigoureuse de la non-identité.
Si la totalité
est plutôt négative,
le non-vrai
(UNWAHRE), que reste-t-il
a penser
(2)?
Il e~t étonnant de voir que des philosophies
rejetant la métaphysique et l'idéalisme, en viennent para-
doxalement,
les dépassant même,
à vouloir sauvegarder une
région absolument propre et individuelle,
ineffable et
irréductible à tout procès de résolution dans une totalité
ce
qui finalement,
selon nous, n'est peut-être pas autre chose
que faire de l'individualité un fantôme de réalité,
une
réalité de fantôme!
Affirmé dans l'exclusive identité à
soi du non-identique pour se retirer de ce qui est jugé
comme une contrainte de l'universel,
l'homme ne vaut même
plus une seconde d'attention.
A la place de la chaleur
authentique d'un Soi propre à laquelle il voulait communier
(1) Dialectique Néqati-ve, PAYOT, 1978,p.267.
(2)
Ce point de discussion sera traité pour lui-m~me dans
le septième moment de notre progression.

-274-
en exclusivité,
il découvre que la communion elle-même est
d'essence dialectique, qu'il serait fatalement conduit à
ne
pratiquerppour ainsi dire, qu'un tarissement désespéré
s'il ne concevait sa source comme quelque chose d'autre
que lui, quelque chose de plus intérieur à lui que lui-même~
et que l'affirmation du non-identique dans son exclusivité
ne saurait être longuement soutenue,sous peine de devenir
soi-même un monstre.
Le secret de la puissance de la pensée hégélienne
réside certainement dans le fait de ce regard constamment
dirigé vers la profondeur des choses~qui prend chez l'homme
la figure du destin.
C'est pourquoi l'homme ne peut être
envisagé sans la question de son fondement.

-275-
II) LA QUESTION DE L'HOMME COMME QUESTION DU rONDEMENT
L'expérience globale de l'homme fait apparaître
qu'il se saisit toujours dans sa propre immédiateté comme
,
,.
un être de question.
Jamais l'homme n'arrête de se poser
des questions sur les choses,
le monde qui l'entoure et
dans lequel il se trouve.
Par un choc en retour,
les
questions qu'il se pose,
relatives au réel, rejaillissent
sur lui-même:
ce qui le conduit alors à s'apparaître à
soi-même comme un être en question.
Cette détermination
signifie qu'à l'intime de son être,
l'homme se surprend
soi-même à exister comme présupposant autre chose que sa
propre immédiateté. Du coup, n'est-ce pas la question du
fondement qui apparaît ?
Cette question n'advient pas a l'homme comme
l'inévitable résultat d'un état de choses.
Sa nécessité
ne saurait non plus être formelle~u sens de l'élément
nécessaire d'une consécution logique.
Une simple néces-
sité formelle ne peut fonder une existence,
étancher cette
soif de l'homme qui s'inquiète de la raison ultime de
son être-ici.
Poser la question du
fondement est pour
l'homme un éveil par lequel le monde et lui-même se
trouvent,
pour ainsi dire,
mis en suspens. Cette mise en
suspens n'a rien d'une théâtralitp, car alors elle aurait

-276-
la signification d'un
jeu banal:
elle coïncide bien plu-
tôt avec l'instant dans lequel tout divertissement
s'arrête'
.L'on veut chercher à prêter attention au noyau intérieur
sans lequel le monde lui-même ne peut vibrer.
En effet,
sans la question du fondement,
l'homme, à l'obscur arrière-
plan du monde,
sent basculer l'être des choses et son
propre être dans le néant qui,
de son dard
"."illleux,
les
réduit tout à fait en poussière, dans leur autre radical
et inépuisable.
Sans fondement,
tout,
en
un clin d'oeil
(AUGENBLICK),
sombre dans le néant duquel rien ne peut
sortir! En ce sens,
la question de l'homme et celle du
fondement ne constituent pas deux questions, elles sont
finalement la même question: n'est-ce pas l'unicité de
la question du sens ?
De l'homme à son fondement,
on ne passe pas
d'une région à une autre qui lui serait tout à fait étran-
gère.
A vrai dire,
il n'y a pas passage,mais le mouvem~nt
du même en
lui-même à son autre, constitutif de sa réalité
substantielle et ontologique.
Il nous faut encore reprendre
une idée déjà soulignée dans d'autres développements:
l'homme ne se peut comprendre que comme être de profondeur
toute autre visée nous semble condamnée à perpétuellement
aller de finitude en
finitude,.sans
jamais réellement
avancer,
car la figure de l'espace est ici impropre.
Le

-277-
passage au fondement est un mouvement qu'il faut dire
réflexif.
C'est le mouvement de l'homme en
lui-même comme
vers sa propre intériorité,
à travers lequel il surprend,
indiscernable de sa vérité, en
lui-même, quelque chose de
plus intérieur à lui que lui-même.
Réalisant, pour ainsi
dire,
une plongée dans le cours souterrain de son être,
l'homme découvre,
inséparable de lui et pourtant le dépas-
sant,
une réalité intarissable qui l'alimente, qui est
indissolublement puissance et acte.
Auss~ faut-il dire que
l'homme se découvre en
tant que posé.
Ce poser (SETZEN)
ne se comprend peut-être plei-
nement que s'il est saisi comme un donner (GEBEN).
Le fon-
dement en effet ne vient pas dire une simple relation
il est la relation même,
la relation comme telle.
Les
choses ne peuvent être en relation entre elles ~t l'homme,
dans son aventure quotidienne, ne peut relier et se relier
aue sur le fond de la pureté simple de cette relation
originaire qu'est le fondement ,venant signifier que ce qui
est est seulement comme ne s'étant pas donri@ à soi-même
l'existence.
La conscience de la finitude qui renvoie à
celle du fondement,
n'échappe à la distraction et à une vue
dépourvue de profondeur que dans le sentiment de quelque
chose d'obscur à notre origine, donnant de l'être, donnant
à être: uN 'être pas sa propre origine est l'aveu d'une

-278-
tache aveugle à ma racine, d'une auto-détermination qui n'est
pas auto-constitutive.
Toute l'existence sera donc inter-
rogative de l'origine,
en nostalgie ontologique qui,
iden-
tiquement,
sera requête q'une destinée personnelle me res-
t i tua nt à l' Avan t de mon a v è ne men t
" (1).
"1 nt e r r 0 g a t ive
de l'origine",
l'existence humaine sera toujours conscience
de cette obscurité à sa racine,qui nous la fait saisir
comme unité du poser et du donner,.dans l'instantanéité de
l'éclair (BLITZ) déchirant toutes choses.
On se méprendrait
à interpréter cette obscurité comme une absurdité!
Simplement, elle veut dire la conscience de l'être-provenu
comme conscience d'un Avant
jamais transparent et ob-
jectivable.
La condition de possibilité même de l'existence
n'est-elle pas l'impossibilité d'assister à propre nais-
sance ?
c'est en effet de naissance qu'il sagit ici,.dans
un sens proprement ontologique et il nous semble que ce
mot est le point autour duquel tourne toute réflexion.
La philosophie ne devra pas éprouver du scrupule à utiliser
ce mot,
sous prétexte que sa connotation renvoie à l'idée
d'un donateur, et donc qu'il s'agirait d'une image reli-
gieuse, comme s'il n'avait pas déjà été indiqué que se trouve
seulement en cause l'unité fondamentale se déployant du
réel,
invitant à une compréhension globale ! Etre né est
(1) Claude BRUAIRE
L'Etre et l'Esprit, P.U .F. ,1983,p.83.

-279-
l'essence de ce qui existe,
pour autant qu'il s'agit d'un
être-issu.
Etre issu, c'est,
pour ainsi dire, venir au jour.
Pour ce qui vient au jour,
un matin frais commence dans une
inauguralité radicale qui déterminera toute son histoire.
Il vient d'être ouvert à la vie comme n'ayant pas toujours
été soi-même et comme ne pouvant pas faire que les choses se
fissent autrement: constat de l'impossibilité radicale
d'assister à sa propre émergence au monde qu'il ne faudrait
pas lire comme une fatalité!
Tout simplement, ce qui existe
,
ne saurait exister en étant en même temps origine de cela
par quoi il vient au monde:
ceci nous est montré par le
moindre degré de réflexion ,et penser autrement serait sans
doute être sur la voie de perdre toute logique
Toutes les grandes philosophies ne semblent-elles
pas d'ailleurs toujours revenir à l'idée de fondement?
Déjà PLATON,
s'interrogeant sur la pos~ibilité de la con-
naissance,
se rend compte que l'Egal qui n'est rien qu'Egal,
ne peut aucunement relever d'une expérience sensible.
Si
l'homme peut avoir connaissance de l'intelligible, c'est
donc que l'âme a dû vivre dans un autre monde avant que
d'être dans le monde sensible.
Cet avant n'a pas un sens
chronologique, car ce serait témoigner d'un degré d'irré-
flexion proprement affligeant qu'on ne saurait attribuer en
tout cas à PLATON! C'est un avant sans temps ni lieu, ayant

-280-
le sens de la dimension ontologique constitutive de l'épais-
seur de l'homme.
La connaissance n'est possible à l'homme
que sur le fond de sa relation
intemporelle à un déjà-là,
in in s t i tué, et in in st i tua b lep a r lui.
Ré min i sc en c e deI' in-
telligible qui la rend active et actuelle dans la totalité
de son essence,
la connaissance ne vient-elle pas ainsi dire
que l'homme est fondamentalement relation à quelque chose
ne relevant pas de sa propre initiative ontologique?
Ce qui fonde n'est-il pas par là même ce dont on
ne peut se séparer? Toute séparation vient en effet ren-
contrer à chaque fois
la pointe de sa présence comme sa pré-
supposition incontournable.
En ce sens,
le fondement maintient,
tient tourné vers lui et en
lui ce qu'il fonde.
Si les
choses,
une fois venues au monde,
continuent de voir le jour,
d'exister,
c'est en vertu du fleuve du
fondement qui ne cesse
de les irriguer, de leur apporter assez de ressource pour
supporter l'être.
Ainsi maintenu dans une irrigation perpé-
tuelle,
le fondé n'est-il pas l i é ? La relation de l'a*is-
tence à ce qui la fonde ne résidant pas dans une simple
relation extérieure,
il convient en effet de l'entendre dans
le sens d'une co-préseace.
Clest l'aventure du
fondement
même qui vient se dire dans l'existence,
liant alors celle-
ci a sa propre histoire intérieure, à son destin.
Où l'on
se rend compte que la trace du fondement se trouvera toujours

-281-
inscrite dans la manière même dont l'existence fera son
chemin. Voilà qui laisse penser que le fondement lie dans
l'intime d'une exigence. Dans des développements à venir,
nous essaierons de demander plus à propos si pareille
relation, dans une perspective éthique et existentielle,
n'est pas déterminante de l'être de l'homme,s'il est vrai
que celui-ci est essentiellement l'être-devenu ,de l'absolu
de
l'Idée par la médiation de la Nature.
Au niveau du cheminement actuel, n'est-il pas
possible de dire que la question du fondement est la seule
question qui vraiment importe, qui mérite le sceau de
l'éternité? L'homme peut vider le contenu du monde et de sa
conscience de toutes les questions possibles, mais toujours
pointe à l'horizon,
irréductible à toute mise entre paren-
thèses,
la question du fondement dont l'oubli le conduirait
inévitablement a se découvrir sans plus comme un monstre,
un déchet dans un cosmos d'ailleurs impensable dans ces
conditions!
On peut réduire tout en
silence, mais ne reste-
t-il pas toujours soi-même pratiquant la réduction, et donc
en exigence d'un sens sans lequel il ne reste plus qu'une
nuit ténébreuse sans fin et sans fond? L'homme ne saurait
se regarder soi-même sans un fondement. Même le non-sens,
dans l'extrême de son être,
s'il peut en avoir un, a besoin
d'être fondé!
En sorte qu'en vérité,
si initialement l'homme

-282-
croit avoir une raison de poser la question du fondement,
il finit toujours par se rendre compte dans une transfi-
guration qu'il ne s'agit nullement d'une simple raison:
c'est le fondement même qui se manifeste à travers cette
raison.
Le fondement
fonde
jusqu'à sa propre question et
l'homme ne serait pas à se poser la question du fondement
si le fondement n'était pas.

-283-
III) LA CRISE SPIRITUELLE DE LA MODERNITE
Si l'homme est fondamentalement exigence de pré-
sence,
une telle exigence nous semble avoir perdu ce qui
la signifie pour désormais être tout à fait méconnue dans
la modernité.
N'est-elle pas de plus en plus vidée de son
épaisseur propre par les conquêtes de l'homme moderne qui,
en s'étendant dans un délire prométhéen à toutes les
choses du monde, ne se soucie nullement de jeter un regard
en arrière sur son propre parcours ?
La civilisation moderne est celle de la raison
en tant qu'elle conquiert le monde, cherchant ainsi à
réaliser le rêve de l'homme de devenir maître et possesseur
de la nature.
La raison se trouve investie d'une mission
expansionniste déterminée:
s'étendre à toutes les choses
pour les dominer,
les soumettre à la seule subjectivité
du moi.
Le moi ne cherche point à entrer dans une franche
collaboration avec les choses du monde. Certain d'être
toute réalité,
il veut au contraire s'implanter en
toutes
choses. Dès lors, dans son opérer n'est tolérée aucune
récalcitrance.
La rationalité technologique veut se contem-
pler soi-même dans le monde et elle ne lit sa propre
effectivité que dans la docilité avec laquelle les choses
se plient sous sa puissance.
Pareille attitude veut dire

-284-
que les choses n'ont pas de valeur en elles-mêmes, mais
seulement par rapport au moi. En dernière instance, cela
ne conduit-il pas à affirmer que c'est le moi qui les
pose, qui constitue le principe de synthèse les affirmant
comme choses dans leur substance même ?
Devenu seulement le terrain d'exercice d'une
raison dominatrice,
le monde n'a plus de valeur propre.
H(IDEGGER n'a-t-il pas bien vu que "l'écorce terrestre
se dévoile aujourd'hui comme bassin houiller,
le sol
comme entrepôt de minerais"
(1)
? Le philosophe de FR IBOURG
note en quel sens la technique moderne est en vérité une
provocation
(HERAUSFORDERN)
mettant en demeure la nature
de livrer une énergie pour une utilité consommante.
Provoquer la nature, c'est lui retirer tout sens propre,
car elle ne vaut plus désormais que pour autant qu'elle
nous procure des biens en vue de la satisfaction de nos
besoins.
La logique de cette attitude est que seul a de
la valeur ce qui a été médiatisé par la puissance de
l'homme.
L'on aboutit à une sorte de mépris de la nature
qui pourra d'ailleure s'exprimer dans l'idée selon
laquelle la terre n'étant pas le produit du travail humain,
elle n'a pas de valeur!.
Pareille attitude ne traduit-elle pas la perte
du sens d'un lieu métaphysique? Chaque réalité qui existe
(1)
Essais et Conférences, G'ALL U'l,l\\ RD , 1958,p.20

-285-
a une raison d'être qui est à la fois
le principe qui la
fait être dans l'espace et qui la fait être comme elle est
dans le temps,
c'est-à-dire, dans son identité à soi.
A existe comme A en vertu de sa raison d'être qui le pose
essentiellement comme le même avec lui-même, qui le
vivifie.
La vivification traduisant une activité, elle ne
se peut comprendre qui si entre A et sa raison,
il existe
une relation de participation.
La raison vient s'imprimer
dans A,et A n'est A qu'en maintenant cette trace. Maintenir
une trace, c'est séjourner en elle,
la sauvegarder. En ce
~ens,la raison d'être d'une réalité ne la destine-t-elle
pas à une finalité qui est son lieu propre? Pour autant
qu'elle est,
chaque chose a un lieu propre qui consiste
dans le retour à sa raison, dans l'acte de laisser revenir
celle-ci pour lui assurer vie et effectivité. En affirmant
son lieu propre et en
se maintenant en
lui, chaque réalité
sauve l'ordre même du réel,et se trouve aussi s a uv
e
é
s
Sd
je sors de mon lieu,
je sors de ma raison pour en vouloir
une autre.
Le nouveau lieu désiré ne m'étant pas destiné
originellement,
je ne peux l'occuper que par la loi du
coeur qui,
en
tant qu'ascension non médiatisée du parti-
culier à l'universel,
bouleverse la configuration du tout
et lui fait violence.
Une fois le désordre installé dans
le réel,
il faut l'assumer, c'est-à-dire,
le gérer.
La

-286-
perte de tout lieu propre,au bénéfice de la seule extension
sans intériorité ou ressourcement,
fait place à un vide
qu'il faut bien combler parce que, pour continuer a se
maintenir soi-même dans le désordre,
il faut tout de même
un certain ordre! Est-ce finalement autre chose que chercher
a se mettre soi-même en
sécurité?
Ayant ainsi perdu le sens d'un lieu propre,
le
moi se trouve décentré. Décentré,
il va dans toutes les
directions, non pas tant pour chercher un centre trans-
cendant son propre être que pour soi-même être centre de
tout •••
Tout le problème n'est-il pas de savoir si ce
centre pourra assurer un ordre universel authentique?
Si le monde n'a pas de finalité intrinsèque,
s ' i l est seulement le moyen de mon auto-affirmation, sa
valeur ne consiste plus qu'à être réduit à l'ensemble des
étants.
Or,
l'étant n'est jamais saisi par le moi que sous
la forme de l ' u t i l i t é :
sa vocation n'est rien d'autre
que d'être consommé. Dès lors,
la fonction du moi consis-
tera à organiser sans cesse l'étant ,en vue d'assurer la
permanence de la consommation.
Toutefois, dans son essence,
la consommation a pour principe ce qui n'a pas de soi:
le nombre.
Celui-ci,
ouvert au vertige de l'indéfinité,
puisqu'il ne peut produire que le quantitatif sans norme
substantielle,
la suspend à l'absence de devenir, au vide.

-287-
Aussi,
l'organisation de l'étant en vue d'une utilité
consommante, devient-elle un calculer qui utilise tout
étant comme le dénombrable.
En manipulant sans cesse l'étant,
le moi pensait
aller loin et embrasser la totalité du monde.
Parce qu'il
suspend son propre opérer à ce qui a été vidé de tout soi
propre, et ne cherche que ce dont l'essence immanente est
de perpétuellement s'envoyer au-delà de soi,
le moi en
fait s'occupe seulement d'une abstraction, dans le sens
,
péjoratif ou HEGEL emploie parfois le mot:
l'être sans
soi, vide de toute médiation.
Le moi moderne ne ressemble_
t-il pas ainsi à CHRONOS,
le père de ZEUS qui enfantait
et dévorait en même temps ses propres créatures? Le moi
n'est point attentif aux produits réels de sa propre
activité dans le monde: ce qu'il cherche, c'est la pure
productivité, érigée par là même en catégorie autonome.
Le procès auquel il se livre, au lieu d'avoir un sens im-
manent, n'a tout au plus qu'un but immédiat:
la produc-
tivité. Celle-ci n'est aucunement normative.
D'elle-même,
elle n'impose rien.
Pure indétermination, comment à elle
peut-il advenir l'être-soi? Aussi, faut-il dire qu'en
dernière instance,
le moi ne fait que répéter le même,
tourner en
rond.
Parce qu'il poursuit ce qui n'a pas un
être-soi authentique, ne finit-il pas lui-même par perdre
toute consistance ?

Un proces sans sens positif,
parce que ne pouvant
poser aucun soi, s ' i l est un procès "naturel", ne
f i n i r a c,
t-il pas par s'éteindre peu à peu en
soi-même pour
s'évanouir? Car, "il lui manque la force pour s'aliéner,
la force de se faire soi-même une chose et de supporter
l'être"
(1).
Ici, nous n'avons pas un pr oc è s "naturel",
son principe étant le moi,~t bien loin de s'éteindre,
il
continue,au contraire,avec plus de vigueur et de frénésie,
donnant l'impression qu'une flamme intérieure l'entretient!
Au fond,
cette flamme n'a-t-elle pas comme source les
ténèbres? Si l'on continue de marcher tout en
survolant
le réel auquel l'on ne veut nullement s'arrêter pour le
poser comme réel, comme étant de nature synthétique,
l'indéfinité de la marche n'a-t-elle pas le sens d'un
enfoncement dans les ténèbres? Envoi perpétuel au-delà
de soi,
l'indéfinité de la marche a la figure du feu
dévoran~ abandonné à un délire titanesque. En son fond,
un tel feu équivaut au ténébreux,
son désir secret étant
de ne donner visage à rien.
Il ravage tout sur son passage,
sans laisser subsister aucun réel.
Ainsi,
l'ordre qu'il
instaure est le même sous la forme de l'uniformité. Pareille
uniformisation n'est nullement le procès de sursomption
du particulier comme particulier dans l'universel:
il
s'agit bien plutôt d'un procès de déréalisation.
Le feu
(1) Phénoménologie,
II,
p.
189
PH.
G.,
p.
462

-289-
du proces technologique nivelle tout et
ram~ne tout ~ la
plate superficie. Comme l'a bien vu HEIDEGGER, parlant
de l'époque qui est la nôtre,
"toutes choses sont tombées
au même niveau, qui est semblable ~ la surface ternie
d'un miroir qui n'est plus réfléchissant, qui ne renvoie
plus rien"
(1).
Est-ce l'idéal d'égalité qui ainsi se
trouve réalisé?
Deux choses ne sont pas égales en parvenant ~
l'uniformité, car sous cet aspect, elles n'existent que
sous la forme du Aussi, de la position de soi extérieure
comme simultanéité non synthétisante!
L'égalité rel~ve
de l'intérieur, renvoyant ~ une identité de convergence
fondée sur un principe actif de participation. Si l'on
enlève toute vitalité aux choses en
les ramenant au seul
dénombrable,
on leur retire par l~ même le principe
dynamique deleu~ auto-mouvement:~~s"lors, se perd pour
elles la notion même de l'égalité. Elles n'existent plus
que sous la forme du point, de l'abstraction vide,
la
médiation du temps,comme source de tout être-soirs'étant
retirée d'elles.
Le régime auquel l'on aboutit n'est pas
celui de
l'égalité comme coexistence authentique, mais de
l'indifférence
(GLEICHGULTIGKEIT).
L'indifférence est tou-
jours indifférence des termes différents ~ l'égard de leur
différence, chacun se tenant fermement et fixement en soi,
(1)
Introduction ~ la métaphysigue, GALLIMARD, 1967 ,p. 57

~290-
exclusion faite de toute altérité.
L'indifférence a l'égard de l'autre traduisant
au fond
une indifférence a l'égard de soi-même, ne sommes-
nous pas dans un régime d'extériorité radicale? Nous ne
sommes pas en
présence d'une relation dialectique où les
termes liés engendreraient eux-mêmes leur propre liaison
dans un parcours réflexif d'eux-mêmes.
La relation éma-
nant d'un tiers,
il s'agit d'un monde régi par des rela-
tions abstraites.
L'abandon hors de toute puissance
authentique au profit de la seule subjectivité fiévreuse
du moi,
fait du monde même une irréalité,car le moi
échoue à en
faire un lieu d'habitation procurant une chaleur
vivifiante, capable d'abriter l'être d'une chose en
lui
permettant d'être chez soi
(bei sich).
Finalement,
l'existence n'est-elle pas devenue une sorte d'errance?
Cette situation n'est-elle pas liée à l'oubli
de l'essence même de la raison? Faculté qui permet à
l'homme de pouvoir comprendre le monde et de se comprendre,
la raison a pour destination d'éclairer. DESCARTES ne
parlait-il pas à juste titre de lumen naturale ? Toutefois,
si la raison éclaire en nous aidant a marcher avec as-
surance en cette vie, elle suggère, comme naturelle,
l'idée
de gratuité: en effet, qu'avons-nous fait pour la mériter?
N'y a-t-il pas ainsi l'idée d'un ordre des choses, traduite

-291-
dans la Physis chez les Grecs qui ne signifie pas la
simple nature, mais au fond
la présence permanente du
même dont procède toute histoire,et à l'écoute de laquel-
le doit se mettre la pensée comme pensée de ce-qui-est ?
L'idée d'un ordre des choses conduit l'homme
au sentiment de la finitude,car elle vient dire que le
principe de sa propre continuité dans l'être ne dépend pas
de lui. Si l'on se représente l'existence par une ligne
comportant des points,
la manière dont ceux-ci s'agencent
les uns dans les autres et se compénétrent, ne relève pas
entièrement de l'autonomie
du Moi. Sans doute,
j'existe
comme une synthèse active.
Toutefois,ce qui m'affirme
continuellement comme le même dans l'espace et dans le
temps n'échappe-t-il pas à moi? Cette vérité élémentaire
ne se trouve-t-elle pas révélée à l'homme par la réalité
de la mort? Le médecin grec ALCMEON de CROTONE avait
dit que "les hommes doivent mourir parce qu'ils sont
incapables de relier leur fin
à leur commencement". D'un
point de vue éthique-existentiel, ce sentiment de la
finitude élève à l'humilité. En effet, quand tout ce qui
était fixe a vacillé en l'homme, quand dans l'angoisse
de la mort comme expérience du néant,
il a tremblé dans
les profondeurs de lui-même, ne se frotte t-il pas, pour
ainsi dire,
les yeux pour se faire humble? Désormais

-292-
l'homme sait que la raison dont il est doté, a pour
vocation originelle de l'éclaire~ parce qu'il ne saurait
marcher par lui seul.
N'est-ce pas cette vérité ~l~mentaire que semble
avoir perdu la modernité ~ans la fi~vre de ses propres
conquêtes conduisant, dans la multiplicit~ indéfinie des
objets produits, a un matérialisme envahissant, en rédui-
sant la raison a l'unique sphère de l'instrumentalit~ qui
se r~sout dans la gestion de l'usure de l'étant? L'humi-
lité suppose la reconnaissance d'un ordre des choses qui
me dépasse et qui me nourrit,
d'une antériorité.
Elle est
donc liée au sentiment du profond.
Or,
la réduction de la
raison à la simple instrumentalité signifie précisément
qu'aucune profondeur n'existe.
Le moi regarde seulement
devant lui,
jamais en arrière,
pouss~ par la fièvre de
tout investir de son empreinte.
Comme conséquence, c'est
l'absence de toute obligation, celle-ci signifiaht que, je
suis en devoir d'être, en dette d'être. Diverti de soi,
prisonnier de ses propres conquêtes,
le moi ne sait plus
s'il a un être.
Ne compte plus pour lui, en l'absence de
toute possibilité du sentiment de la dimension du profond,
que la surface des choses.
Le commerce continu avec une
telle sphère le conduit très tôt à la certitude que son
être lui-même n'est que surface, ce qui n'est pas autre

-293-
chose que dire cette proposition qui donne à l'être mort
la signification de l'esprit: "l'être de l'esprit est
un os"
(das Sein des Geistes ein Knochen Ls t )
(1).
Cette proposition nous paraît en effet résumer
exemplairement la manière dont l'homme,
pri~onnier de
l'avoir, dans le sentiment de
tout devoir à soi, se saisit
de plus en
plus.
Ne semble-t-il pas désormais plus facile
de montrer à l'homme que son être essentiel n'est rien
qu'un os que de lui dire qu'il est une conscience de soi?
Comme si un os pouvait penser, être capable de
joie et
de douleur, d'amour et de haine!
Ainsi que le dit HEGEL,
avec son ironie habituelle, "la riposte devait aller
jusqu'à briser le crâne de celui qui
juge ainsi pour lui
montrer d'une façon aussi grossière que grossière est sa
sagesse, qu'un os n'est rien d'en soi pour l'homme, et
encore moins sa vraie réalité effective"
(2).
Le refus de
tout lien nuptial, de toute profondeu~ pour affirmer que
mon être tout entier se résout dans l'élément du monde
humain et naturel, en coupant l'homme de tout ressour-
cement dans l'infini de l'esprit, dévitalise l'existence
humaine. Désormais réduite à une réalité contingente, à
la vacuité d'un point, n'ayant plus d'habitat intérieur,
elle peut être soumise à toutes sortes de manipulations.
Dès lors, n'est-ce pas la notion même de vie qui est avilie?
(1)
Phénoménologie,
r , p. 284
Ph.
G.,
p.
252
(2)
Phénoménologie,
r , p. 281
Ph.
G.,
p.
249

-294-
Comme conséquence,
le monde sonne creux, et c'est la
prolifération des idéologies proposant, de leur voix
semblable à celle des marchands et plus forte que celle
des prophètes,
une refonte presque ontologique de l'homme.
l'J'est-ce pas oublier que "c'est à mimer le divin,
a
construire l'homme en
illusoire miroir de Dieu, que toute
volonté de puissance s'exerce, criant l'homme auteur de
l'homme,
l'homme "créateur" qui n'est rien et doit être
quelque chose"
(1) ?
(1)
BRUAIRE
L'Etre et l'Esprit, pur,
1983,p.133.

-295-
IV)
LA NECESSITE DfUN HABITER AUTHENTIQUE
Désormais englué dans la matérialité des choses
avec la certitude de trouver son fondement dans sa propre
immédiateté,
l'homme n'est plus que livré à une fête
absolu~ de l'extériorité, laquelle vient instaurer le
règne d'une errance indéfinie.
Ne faudrait-il pas carac-
tériser cette situation comme la perte de tout enraci-
nement ?
L'enracinement n'est pas à entendre comme une
notion spatiale. Venant dire un mode d'être,
une manière
de s'articuler, de se tenir,
il n'est intelligible qu'en
tant que réflexif. C'est la recherche d'un lien sans lequel
on devient méconnaissable,
le lien ayant le sens de ce à
quoi l'on fait retour dans la c on f Lan c aç pa r c e qu'il pr o t s qe
contre l'invasion de l'extériorité.
L'homme ne se retrouve
nullement en effet à s'écouler indéfiniment, sans chercher
a pousser des racines, dans la patience et l'endurance
d'un cheminement.
L'existence ne doit-elle pas être
comprise comme l'acte de croître? Ainsi que le note
HEIDEGGER, "croître signifie: s'ouvrir à l'immensité du
ciel, mais aussi pousser des racines dans l'obscurité de
la terre
j
tout ce qui est vrai et authentique n'arrive
à maturité que si l'homme est disponible à l'appel du ciel

-296-
le plus haut, mais demeure en même temps sous la protec-
tion de la terre qui porte et produit"
(1).
Aussi,
l'homme ne se trouve-t-il vraiment auprès de soi que s'il
voit son être propre
dans l'habiter.
Habiter ne consiste pas dans le simple fait
d'occuper un logement où quotidiennement se déroule la
routine de la vie humaine. Ramené ainsi à un espace indif-
f~rencié, ~bstrait qui peut accueillir en son sein toutes
choses,
le logement tombe tout à fait
loin de ce que
laisse entendre l'habiter.
Il n'est que de penser au
sentiment parfois éprouvé de ne pas être vraiment à
l'aise dans une maison qu'on occupe,
pour soupçonner la
densité de l'habiter. Ce sentiment ne révèle-t-il pas
que la construction elle-même de la maison n'est telle
dans sa vérité que si son être est ordonné à un appel
lointain, au pur déploiement du "se laisser habiter" qui,
de sa constance, assure l'habitation? Voilà qui montre
que nou~ ne sommes point ici dans une relation d'exté-
riorité. Se voit souligné le trait fondamental de la
condition humaine : "Etre homme veut dire : être sur terre
comme mortel, c'est-à-dire:
habiter"
(2).
Habiter a le
sens de sauver (retten), et sauver une chose signifie la
reconduire dans l'essence,
la laisser aller vers son être
propre.
Aussi, l'habiter de l'homme consistera-t-il à tenir
(1) Questions
III,
Le Chemin de campagne,G-At.lIMARD,'~66,p.11.
(2)
HEIDEGGER:
Essais et Conférences, Bâtir, Habiter,
Penser, GALLIMARD, 1958,p.267.

-297-
le monde tourné vers son essence. Tout le problème ne
réside_t-il pas dès lors dans l'être même du monde?
La moindre réflexion nous conduit à l'évidence
du fait que le monde ne saurait être vu comme un simple
réceptable,contenant en
son sein une infinité d'êtres, dont
l'homme!
Le monde n'est pas une chose, il ne vient jamais
devant nous à la manière d'un ob-jet. Dès que nous naissons,
il est déjà là ; et pourtant, nous avons l'impression de
lui être contemporain, parce que nous portons en nous sa
structure intime, dans une sorte de destin amical. Ceci
apparaît dans l'expérience de la solitude où, dans l'éga-
lité d'âme en
présence des choses désormais laissées à
leur libre être,
il ne nous reste plus que ce rien du
monde qui sourd en nous : ce qui nous est offert comme
présent dans le présent, dispara1t derrière le geste de
faire présent. C'est l'expérience du monde ~omme de ce
qui n'est pas un donné, mais surprise, plénitude pétil-
lante qui, de son regard discret, sait assister à la venue
au jour de toute réalité.
Nous nous rendons compte qu'il
existe une science des choses qui sont dans le monde
cependant, du monde lui-même aucune science, au sens
ordinaire du terme, n'est possible. La science elle-même,
dans le sens d'un savoir ayant pour élément l'objectivité-
étant-là du réel, n'est possible qu'à présupposer le monde,

-298-
non point simplement comme un point de départ qu'elle peut
d'ailleurs laisser tomber à loisir dans le cours de son
processus, mais comme le sol irréductible à toute objec-
tivité, condition de position de tout objet.
Aussi,être ici pour l'homme n'a-t-il jamais la
signification de la ponctualité locale.
Je me trouve ici
présentement à cette table dans un ici médiatisé par toute
l'histoire du monde.
Pareille situation n'implique-t-elle
pas une attitude existentielle qui consiste pour l'homme
à mesurer son habitation selon la mesure du monde? Ainsi
que le souligne HE IDEGGER : "C 'est seulement pour autant
que l'homme de cette manière mesure-et-aménage son habita-
tion qu'il peut être à la mesure de son être.
L'habitation
de l'homme repose dans cette mesure amRnageante
(Vêrmessung)
qui regarde vers le haut, dans cette mesure de la dimen-
sion o~ le ciel, aussi bien que la terre, a sa place"
(1).
L'homme est l'être dont les pieds reposent sur la terre,
mais à qui il arrive de lever la tête vers le ciel pour
regarder les étoiles.
Il lui faut
intimement lier ces deux
sphères, ciel et terre, qui constituent ensemble la mesure
mesurant son être.
Il n'existe pas plusieurs manières pour
lui d'accomplir son essence.
Sous cet aspect, ne convient-il pas de dire que
fait défaut à la modernité de notre être-là une certaine
(1)
Essais et ConfRrences,
"
L' Homme habi te en
poè te'! ;
GALLIMARD, 1958,p.2J4.

-299-
authenticité? Etre homme consiste à savoir se tenir parmi
les choses: ce qui signifie s'atteindre par la médiation
du monde.
La réduction du monde à un objet manipulable
éteint toute médiation, et, désormais, l'homme se trouve seu-
lement abandonné à la contemplation de sa propre ombre.
Une fois dissoute sa relation spéculative au monde,
l'homme
n'est plus capable de faire l'expérience de cette lumigre
qui transfigure le regard sur nous-mêmes et fait découvrir
la joie de devenir présents à l'inépuisable de notre condi-
tion.
Fermé à l'imprévisible des choses,
il le devient
aussi à soi.
Ici se trouve peut-être l'origine de l'impa-
tience qui veut imposer unilatéralement sa temporalité
subjective au rythme du déploiement du réel qu'elle ne
cherche nullement à écouter.
L'impatient est celui qui ne
sait pas attendr~ parce qu'il a réduit l'autre à une exis-
tence d'ombre. Comment pourra-t-il dans ces conditions
marcher lui-même,
ce qui est ombre fermant toute possibi-
l i té de p r o cè s
?
L'essence de l'attente laissant ouvert ce vers
quoi elle tend,
elle seule apporte l'instance de l'éveil
permettant à l'homme de demeurer dans la vigilance à son
statut ontologique, celui d'un itinérant:
"Peut-être un
ordre terrestre stable ne peut-il être instauré que si
l'homme garde une conscience aiguë de ce qu'on pourrait

-300-
appeler sa condition itinérante"
(1).
Etre itinérant ne
signifie point que l'homme serait un simple aventurie~ à
la manigre du routier qui boucle son sac et s'en va
tr~s
t ô t, dan s la r 0 sée d u mat in, pou r une des tin a t ion in d é ter-
minée!
La terre n'étant nullement une chose,
une région
géographique parmi d'autres régions, comment saurait-elle
d'ailleurs être un espace à traverser? Par condition
itinérante,
il faut entendre l'effort de l'homme, sans cesse
repris,
pour assumer la finitude de son être-ici dans
l'ordonnance du monde.
Là où se trouvent en cause et se
décident les options essentielles de notre existence,

aussi s'ordonne un monde comme le sein qui héberge, dans
lequel se reprend ce qui s'épanouit.
(1)
Gabriel MARCEL
Homo Viator,
AUBIER,
'944,p.202.

-301-
v)
L'UNITE ONTOLOGIQUE DE L'HOMME
Un tel habiter, cherchant à sauvegarder l'infini
de l'être-ici, n'est rendu possible que si l'homme lui-même
est toujours saisi en
son essentielle unité ontologique.
N'est-ce pas avec HEGEL que cette exigence se trouve affir-
mée avec beaucoup de vigueur?
L'homme ne peut être éveillé à son lien substan-
tiel au monde,.pour exister dans une habitation authentique,
que si l'on ne considère pas les différentes modalités de
son être de manière isolée.
Posées seulement les unes à
côté des autres ou saisies dans un rapport d'exclusion et
d'hostilité, ne finissent-elles pas par se dissoudre d'elles-
mêmes ,dans l'oubli de leur propre présupposition d'où elles
tirent ce qui les promeut mutuellement ? Les instances
fondamentales dans lesquelles se dit l'être de l'homme,sont
le penser et le croire.
Sans chercher, du haut d'une abstrac-
tion vide,
à les ramener lesunes aux autres,dans une iden-
tité extérieure qui n'est rien d'autre que plate uniformité,
la pensée de HEGEL les laisse entrer dans un dialogue qui
fait apparaitre leur unité souterraine sans laquelle l'homme
lui-même serait tout à fait
incompréhensible.
Un tel dia-
logue ne se trouve-t-il pas clairement exprimé dans le
conflit entre la foi et la pure intellection?
\\
~

-302-
La conscience croyante affirme le droit du divin,
mais sous le mode d'une extériorité aliénante.
Son ascen-
sion au divin est l'ascension seulement immédiate,
sans la
patience du concept, car elle pose ses propres moments les
uns en dehors des autres.
Situant sa propre essence dans
l'au-delà et vivant toutefo:i!s dans ce monde-ci,
elle devient
une conscience déchirée.
Contre cette attitude va s'élever
l'AUFKLARUNG qui affirme le droit de la raison,
"remémore
à la conscience croyante à l'occasion de chacun de ses moments
les autres qu'elle a aussi, mais dont elle oublie toujours ..
l'un quand elle a l'autre"
(1). Cette opération de l'AUFKLARUNC
lui gonfle la tête dans une sorte de sagesse qui aboutit
ainsi à un mépris de la foi vue dès lors comme un tissu de
superstitions, d'erreurs et de préjugés. En condamnant la ..
foi,
en ne voyant dans son monde que superstition,
l'AUFKLARUNC
se comporte comme si le vrai consistait dans le savoir de la
finité,
de ce qui est étant! Pareille attitude ne correspond-
elle pas à une parfaite négation de la pensée? Dans la pensée!
le fini
lui-même fait l'expérience de sa propre consistance
comme inconsistance et, dans la fluidificatio~ de soi, se
pose dans la détermination de l'idéalité, en
sorte que tout
savoir de la finité est savoir de ce en quoi elle consiste,
de son fond qui n'est nullement donné sous le mode d'un étant.
Qui
ignore ce destin de la finité devra commencer à s'initier
(1) Phénoménologie,
II,
p.
114.;
Ph.
G.,
p.
401.

-303-
a une sagesse de laquelle même les animaux ne sont pas exclus,
"car ils ne restent pas devant les choses sensibles comme
si elles étaient en soi, mais ils désespèrent de cette réa-
lité et dans l'absolue certitude de leur néant, ils les
saisissent sans plus et les consomment"
(1).
S'il ne reste plus que le domaine de la réalité
finie,
l'homme, confiné à la seule positivité de l'étant,
tombe dans la platitude. N'étant certain que de ce qui est
étant,
il est plus facile de lui expliquer qu'il est un
morceau de lave dans la lune que de lui faire comprendre qu'il
..
est un Moi!
Le paradoxe est que l'AUFKLARUNG se garderait
bien pourtant d'accepter cette conséquence qui est son propre
fait.
Certitude d'être toute réalité en
tant que catégorie,
elle est consciente d'elle-même comme le pouvoir du concept,
l'effort de pénétration
(Einsicht) qui veut tout saisir dans
l'unité de la raison;
elle ne peut supporter une seule
seconde de s'entendre dire qu'en méprisant la foi,
elle se
fait la fidèle compagne d'un réalisme vulgaire! C'est que
l'AUFKLARUNG,
à la vérité, n'arrive pas à assumer dans le
concept son propre concept.
Elle est bien la volonté de
pénétrer toute réalité,
ce qui implique que dans son être
en-soi, elle est conscience de soi du concept absolu.
Or,
le
concept absolu est soi-même et son autre en
unité.
Rien en
effet ne saurait être extérieur à la raison, car ce qui lui
(1)
Dhénoménologie, r,
pp 90-91
Ph.
G.
,
p.
87

-304-
....
est négatif se rapporte en meme temps à elle.
Quand donc
.,
l'AUFKLARUNG voit en
la foi "quelque chose d'Autre"
(etwas Anderes), elle se méprend tout à fait sur sa propre
essence:
"Ce qui n'est pas rationnel n'a aucune vérité, ou
ce qui n'est pas conceptuellement conçu n'est pas. Donc quand
la raison parle d'un autre qu'elle,
en
fait elle parle
seulement de soi-même;
ainsi faisant,
elle ne sort pas de
soi"
(1).
."
L'erreur de l'AUFKLARUNG ne consiste pas en ce
qu'elle critique la foi,
mais en ce qu'elle adopte une
attitude unilatérale.
La foi en effet ne saurait être exempte
de toute critique!
En faisant de l'essence absolue un au-del~,
abstrait du monde de l'effectivité,
sans part à l'ici-main-
tenant,
la conscience croyante,
se contentant d'une conver-
sion à la nuit de son intimité, est seulement l'aspiration
nostalgique, dans la consécration d'une séparation radicale
entre le fini et l'infini.
Sans doute,
elle proclame bien
que le fini n'a pas son sens et son origine en
lui-même,
qu'il ne reçoit sa valeur que de la bonté de l'infini.
Toutefois, en
faisant de l'infini un au-delàrdans une trans-
cendance lointaine et radicale,
elle se comporte comme si
fini et infini étaient deux essences étranggres l'une à
l'autre:
ce qui vient contredire visiblement ce qu'elle
proclamait et faire du fini une région absolue!
En outre,
,J,71
(1) Phénoménologie,
II,
p.
100
Ph.
G.,
p. 389.

-305-
parce qu'elle ne saurait itre ailleurs que dans l'imm~dia­
teté de ce monde,
la conscience croyante est le mouvement
contradictoire dans lequel le contraire ne peut parvenir à
un repos de soi dans son contraire. Mouvement intérieur sans
terme, conscience s'empêtrant indéfiniment de cette manière
dans la contradiction,
son objet lui étant désormais un
objet oui a d~jà fui,
la conscience croyante ne connaît
désormais d'autre destin que celui d'une âme sentante :
la
certitude du droit de l'infini dans l'existence est devenue
un pur sentir.
Voilà qui indique nettement que doivent être
évitées a la fois
l'unilatéralité d'une pensée réduisant
l'homme a la seule positivité de l'étant et celle, non
moins mortelle, d'un spiritualisme qui ne conseillerait a
l'homme que la seule intériorité du coeur.
Réduire l'univers
de la foi à celui de la naïveté comme s'il existait un
progrès de la raison qui devait,
tel "un esprit invisible et
imperceptible"
(1),
pénétrer et dissoudre tout rapport de
l'homme à l'essence absolue, c'est itre tout à fait
fermé
à ce qui constitue l'épaisseur même de l'homme!
La culture
elle-mime n'est plus dès lors que simple survivance,
parce
que vide, dans la mesure où lui fait défaut le regard
permettant à l'homme de renouer avec ce qui l'affirme comme
différent de la matière. Dissoute l'essence absolue, coupée
(1)
Phénoménologie,
II,
p.
98
Ph.
G.,
p.
388.

-306-
de tout breuvage spirituel (geistige Trank)
pour ne plus
vivre que dans un ~esg9chement,la culture tombe dans la
misgre des temps et offre "le spectacle étrange d'un peuple
cultivé dépourvu de métaphysique, - comme il en
irait d'un
temple doté par ailleurs d'ornements variés, mais privé
de sanctuaire"
(1). Considérer la raison comme une réalité
envahissante qui est à écarter d'elle, conduit la foi à
une misère analogue, car nous avons le spectacle étrange
d'un peuple certain de sa relation à l'essence absolue, mais
qui au fond renie cette relation,
puisqu'il a laissé tomber
hors de lui ce par quoi précisément en l'homme l'essence
absolue se sent honorée.
Si la raison est à écarte~. parce
que jugée hostile, menaçante,
il ne reste plus rien de
la
relation à l'essence absolue,
pas même le simple sentiment,
puisque seul un être qui pense peut éprouver un sentiment !
Alors,
la sphère de l'essence absolue tombe dans l'irration-
nel, dans ce qui est absence radicale de fondement,et l'on
peut se demander pourquoi ne pas inviter les animaux et les
choses à venir communier à cette sphère!
En ces instances que sont le penser et le croire,
c'est l'homme qui se trouve en cause, dans les moments
fondamentaux
qui disent, son être.
Aussi ,convient-il de
comprendre leur lutte,en tant que la lutte amoureuse en
vue de
la chose même:
l'exister humain comme un exister
(1)
Science de la Logique, Tome I,
livre I,
l'Etre, Ed. de
1812, trad.,
présentation par P.-J.
LABARRIERE et
Gwendoline JARCZYK, AUBIER,
1972,p.}.

-307-
qui honore à la fois l'homme et le sens,
un exister qui
ne soit pas simplement un "vivre".
j
~I

-308-
SEPTIEME PARTIE
DISCUSSIONS

-309-
Dans l'introduction à ce travail, nous avions
indiqué que HEGEL apparaît comme un passage obligé pour
qui veut s'ouvrir à l'intelligence de la philosophie dans
sa modernité. Que ces mots ne relèvent pas de l'unilatéra-
lité d'un simple point de vue
(Standpunkt), cela est rendu
manifeste par le développement des attitudes fort diverses
qu'a pu susciter sa pensée.
Peut-on trouver preuve plus
éclatante du dynamisme intérieur d'une pensée? La démar-
che suivie laisse voir que nous avons cherché à l'accueil-
lir en
son intimité essentielle dans la perspective d'une
appropriation méditante. Celle-ci ne peut voir le jour
que si nous nous engageons pleinement à lui préparer un
site. Préparer un site veut dire pour notre objet, entrer
en discussion avec les critiques adressées à la pensée de
HEGEL qui mettent en cause sa saisie de l'homme.
Une telle
discussion, soucieuse en cela du respect de l'autre, est
le laisser-être de l'esprit,certain, dans l'extrême dif-
férence,
de se reprendre en soi-même, d'être au-dedans de
soi-même.

-310-
1)
TOTALITE ET LIBERTE
Une critique persistante faite à HEGEL est celle
selon laquelle le souci de totalité conduit à une dissolu-
tion de l'individu et,finalemen~ à la négation de toute
liberté:
le fleuve de
la totalité ne se soucie guère de
l'individu;
ne tolérant aucune récalcitrance, ayant le
regard seulement tourné vers son propre cours,
il vide la
singularité de tout contenu en
l'arrachant perpétuellement
à elle-même.
La tendresse pour la prétendue liberté conduit
Karl POPPER à des attaques brutales.
L'auteur ne va-t-il
pas
jusqu'à dire qu'il "éprouve un mélange de mépris et
d'horreur"(1)
pour la philosophie de HEGEL? Celle-ci est
considérée sans plus comme ayant encouragé un mode de
pensée totalitaire, parce qu'elle consolide l'historicisme
et identifie force et droit,.dans des formules ronflantes
et un verbiage creux!
Son caractère rationnel n'est que
simple apparence, car l'homme y est conçu comme animal
hérolque plut5t que comme doué de raison : auss~ se r~sout­
elle dans l'irrationalisme, dans une célébration absolue da
la passion et même de la brutalité.
Une telle philosophie
se dresse nécessairement contre l'humanisme. Avec elle
disparaît la conscience.
Règnent désormais l'obéissance
(1)
La Société ouverte et ses ennemis, Tome 2, HEGEL et MARX,
SEUIL, 1979,p.205.

-311-
aveugle,
la morale de la gloire et du destin ••• Selon POPPER,
"HEGEL va même
jusqu'à démontrer que les rapports person-
nels peuvent tous se ramener aux relations entre maître
et esclave, à la domination et à la soumission.
Chaque
individu doit s'affirmer, et celui auquel manque le courage
ou la capacité de préserver son indépendance doit être
réduit à la servitude" (1). Nous serions bien curieux de
savoir dans quel texte de HEGEL se trouve démontrée une
telle idée!
POPPER veut-il faire allusion a la fameuse
dialectique du maître et de l'esclave
(Herr und
Knecht)
?
Ne faudrait-il pas alors dire que cette dialectique a une
signification tout a fait autre, et qu'il faut prendre au
moins le temps de la lire ?
HEGEL nous montre en effet que la conscience
se r vil e est en
réa lit é la plu s ha ut e v é rit é ,.ca r "1 e cou r age
ou la capacité de préserver son indépendance" n'est que
s impIe en têtement
(E ig ens inn)
"quand t out le c on tenu de la
conscience naturelle n'a pas c han c e Lé "
(2)!
L'indépendance
n'est nullement une chose, avec la signification de l'être-
là déterminé. Oui lui donne pareille signification prouve
qu'il gît encore dans les limbes de la servitude! Parce
qu'elle a tremblé en elle-même dans l'angoisse de la mort
où elle a senti le tout de son essence vaciller,
parce que
lui est devenue fluide toute subsistance immédiate dans
1
,
)
t:
(1)
La Société ouverte et ses ennemis, Tome 2,
HEGEL et MARX,
SEUIL, 1979,p-.14.
(2) Phénoménologie,
I,
p.166
Ph.G.,
p.
150;

-312-
l'instantanéité du regard,
la conscience servile sait, dans
l'intimité de son âme,
ce que représente l'absolue néga-
tivité qui vient mettre l'existence en
face de sa propre
finitude.
Riche de cette épreuve,
sa tentative de donner
une forme aux choses, dans le travail,ne sera pas une opé-
ration privée de l'essence. Dans le travail comme "désir
réfréné, disparition retardée"
(1),
la conscience servile
reprend,en et sur elle même, l'absolue négativité dans un
façonnement de soi et du monde. Comme oeuvre humaine, ce
façonnement n'est authentique qu'à savoir rester humble,
c'est-à-dire, a se souvenir de la finitude de l'existence
révélée dans l'angoisse de la mort. Voilà qui nous semble
suffire pour souligner que la dialectique du maître et de
l'esclave ne vient pas dire que les rapports entre les
hommes peuvent se laisser ramener banalement à la domina-
tian et à la soumission!
Le maître ne saurait véritablement
être reconnu par un être sans âme.
Une reconnaissance dont
la causalité n'est pas la liberté,
se dissout immédiatement
d'elle-même
HEGEL ne saurait ignorew pareille évidence!
Ne veut-il pas nous montrer que la conscience servile est
un moment que le maître ne sau~ait supprimer, sous peine
de se supprimer soi-même, et qui, en tant que tel,
est
nécessaire? Bien plus,
parce que tourné vers la profondeur
de l'essence,dans le secret de l'expprience de la finitude,
1.//
~'
(1)
Phénoménologie,
r , p. 165
Ph.G.,
p.
149.

-313-
ce moment éveille à l'être-homme et permet l'inscription de
soi dans la continuité du monde.
Dans sa manière de procéder qui consiste à accumuler
beaucoup plus de textes qu'il ne les explique, POPPER se
réfère à un passage de HEGEL sur le courage, où il croit avoir
la preuve que notre philosophe méprise même l'individu
"Exposer sa vie est s an s doute plus que de craindre la mort.
Mais c'est quelque chose de simplement négatif, cela n'a pas
de destination ni de valeur pour soi. Ce qu'il y a de positif,
le but et le contenu, donnent au courage sa signification.
Des voleurs, des assassins dont le but est le crime, des
aventuriers dont le but est fabriqué par leur opinion ont
aussi le courage d'exposer leurs vies.
Le principe du monde
moderne,
la pensée et l'universel, a donné au courage sa
forme supérieure
en effet sa manifestation apparaît comme
mécanique, n'est pas l'acte d'une personne particulière,
mais du membre d'un tout. De même il n'est pas dirigé contre
des individus mais contre une totalité hostile, si bien que
le courage personnel apparaît comme impersonnel. Ce principe
a d'ailleurs trouvé l'arme à feu et ce n'est pas un hasard
que la découverte de cette arme ait transformé la forme
purement personnelle du courage en cette forme plus
abstraite"
(1).
Une lecture attentive de ce texte ne mon t r e c,
t-elle pas précisément la connexion nécessaire entre l'être
(1) Principes de la Philosophie du droit, KAAN
, § 328,
p. 358.

-314-
individuel et la totalité? Une cause ne peut mériter
que l'individu expose sa vie que si elle est noble.
C'est
conscient de la profondeur inhérente à cette cause que,se
liant courageusement à elle,
il acquiert un contenu
consistant.
Le courage ne
reçoit donc son dynamisme propre,
et par suite,une détermination haute,que du contenu de la
cause pour laquelle lutte l'individu.
un combattant dont
le courage consiste à surmonter à tout prix tous les obs-
tacles qu'il trouve sur son chemin,pour seulement réduire
tout à néant et se réjouir de son exploit,en comptant le
nombre de ses victimes, ne sait plus du tout pour quelle
raison il combat. Engagé dans une relation négative dont
l'objet consiste dans la seule destruction des autres
singularités,
son acte prend la signification d'un délire
titanique. Tourné seulement vers soi, dans la contemplation
de sa propre abstraction,
sans un contenu propre posé
comme tel,
son courage,
parce qu'il nie toute spécification
ou objectivité, est la liberté en tant que liberté du vide.
Ainsi que le souligne HEGEL,
une telle
liberté négative,
n'ayant le sentiment d'elle-même que dans la destruction,
a pour figure effective le fanatisme qui n'est nullement
une oeuvre, dont les traces ne sont que ruines,
c'est-à-
dire,absence de traces:
"ce qu'elle croit vouloir peut
n'être pour soi qu'une représentation abstraite et sa

-315-
réalisation n'être qu'une furie de destruction"
(1).
Sans doute, comme "vertu formelle pour soi",
le
courage implique le moment de la réflexion sur soi de la
singularité,
le retrait en
soi hors de toute immédiateté
pour se faire violence.
Toutefois, cette abnégation de soi,
cet effort exercé sur soi-même ne signifie pas que le
courage reçoive sa valeur de la simple relation de la cons-
cience à sa propre individualité. Si l'on accepte de se
faire violence, de renoncer à l'immédiateté, c'est pré-
cisément pour laisser venir au jour un contenu,
pour ac-
tualiser un but.
En dehors d'une telle fluidité qui signi-
fie la présence de l'universel, sa volonté d'être toujours
depuis le début aupr9S du particulier,
le courage n'est
rien d'autre que celui du criminel tuant froidement,
comme
le dit si bien
l'expression, traduisant ainsi précisément
l'absence de cause sérieuse!
Quand la liberté se retire de
tout contenu, dans la prétention de faire valoir en un tel
formalisme son seul contenu, elle devient, dans cet oubli
de l'un iversel,
sa propre mesure ; et,. parce que sa propre
mesure est l'absence de toute mesure, elle n'est plus que
la puissance dévastatrice:
"mais ce Soi n'est que l'opé-
ration de dévaster, par conséquent il est seulement en dehors
de soi et plutôt le rejet de sa conscience de soi
(das
Wegwerfetl seines Se Lbs t be uu s s t s e i n s ) "
(2).
Il faut donc
(1) Principes de la philosophie du droit,
KAAN' ,
§ 5,
p •
5 9 •
(2)
Phénoménologie,
II,
p.
48
; Ph.G.,
p.
346.

-316
soutenir que le courage personnel, quand son objet est une
cause sérieuse,
se rend fluide pour celle-ci, au point
qu'il "apparait comme un courage qui n'est plus personnel".
Au fond,
se trouve ici en cause la liberté indi-
viduelle.
Il semble à POPPER que HEGEL n'en tient nullement
compte!
La philosophie de l'identité n'a-t-elle pas
d'ailleurs "encouragé un mode de
pensée totalitaire"
(1) ?
Nous ne devons pas rester trop au niveau de POPPER lui-même.
Il convient de montrer que ces accusations ne sont pas du
tout fondée~ et cela peut être établi par les textes de HEGEL
lui-même.
Une idée fondamentale chez HEGEL est celle selon
laquelle l'homme n'est véritablement homme que dans l'acte
par lequel il s'élève au-dessus de l'immédiateté naturelle.
Celle-ci en effet est "l'état de sauvagerie et de non-liberté,
tandis que la liberté n'existe que dans la réflexion du
spirituel en
lui-même, dans sa distinction d'avec la nature
et dans son action réfléchie sur elle"
(2).
L'essence de la
liberté est à saisir dans cette détermination même sans
laquelle l'homme n'appartient plus qu'à la pure extériorité!
Par suite, cela signifie que la liberté réside dans la rela-
tion de soi à l'universalité.
En dissolvant les buts bornés,
limités, une telle relation permet à l'individu de se former,
de s'éduque~ parce qu'elle l'établit dans la vérité, celle-ci
(1)
La Société ouverte et ses ennemis, Tome 2,
HEGEL et MARX,
SEUIL,1979,p.206.
(2)
Principes de la philosophie du droit,
K~,AN , 9194, p. 277.

-317-
étant le mouvement de soi à soi comme mouvement de soi à
l'universel: "C'est l'union de l'Universel existant en
soi
et pour soi et de l'individuel et du subjectif qui consti-
tue l'unique vérité: c'est là la proposition spéculative
que nous avons développée dans la Logique"
(1). Nous avons
déjà vu que cette union
trouve dans l'expérience quotidienne
sa figure en ce que HEGEL lui-même appelle ruse de la
raison.
L'individu agit en
tenant compte de sa propre
décision;
surviennent toutefois des déterminations, comme
dans "un choc en
retour", qu'il n'avait pas prévues, mais
dont il ne peut toutefois attribuer le contenu à quelqu'un
d'autre! Cela est bien son acte. Voilà qui indique que la
substance de l'agir ne peut se borner à l'immédiat
par
suite, se trouve à l'intérieur de la liberté quelque chose
de plus intérieur à elle qu'elle même.
Ne jamais perdre de vue cette substance, c'est ce
à quoi HEGEL veut habituer notre regard.
Le reproche d'un
impérialisme ou d'un totalitarisme de l' lliée vient cer-
tainement d'une méprise sur la signification même de l'en-
raciment de l'individuel dans le substantiel entendu comme
totalité.
HEGEL pourtant ne cesse de nous dire que l'Idée
n'est que comme vivante ~t elle n'est vivante qu'en con-
naissant la finit~ dans une relation à la nécessité extérieure
rendue seulement possible Dar la médiation des hommes,
par
(1)
La Raison dans l'Histoire, P~PAIOANNOU,p.110.

-318-
leur activité:
"C'est l'activité des individus qui met en
action cet universel et le fait sortir à la surface;
c'est
elle qui l'extériorise dans la réalité et transforme ce
qu'on appelle faussement réalité, et qui n'est que pure
extériorité, en
une image conforme à l'Idée"
(1).
L'universel n'est jamais une abstraction exerçant une do-
mination sur l'être individuel. C'est l'individuel lui-même
qui, dans la prise en charge de soi,
pose de mani3re imma-
nente l'universel dans lequel il trouve la vérité et la
légitimation de son propre contenu,
le milieu de lumière où
transparaît sa vérité. En ce milieu seulement,
son être se
trouve sauvegardé,
parce que protégé contre les ténèbres
de l'extériorité.
Le passage de la moralité subjective à la moralité
objective ne montre-t-il pas tout l'intérêt que HEGEL
accorde à la liber~é ? Par ce passage,
le
8ien,comme
substance universelle de la liberté,veut se rendre vivant
sous la forme d'un monde.
C'est le concept de la liberté
qui, de son existence immédiate comme Droit et par la
médiation de sa détermination comme le Bien dans la certi-
tude morale subjective, veut pleinement séjourner dans le
monde, montrant par là même qu'il est ce qu'il y a de plus
haut. Par le devenir-monde de la liberté, celle-ci se trouve
précisément affirmée comme une valeur que l'on ne doit pas
(1)
La Rai son dan s I ' His toi r e , crp '. c i t • , p. 1 13 •

-319-
dissoudre,
réduire à néant.
Bien au contraire,
il convient
de lui assurer un site:
"La moralité objective est l'Idée
de
la liberté en tant que bien vivant, qui a son savoir
et son vouloir dans la conscience de soi, et qui a sa
réalité par l'action de
cette conscience ••• C'est le
concept de
liberté qui est devenu monde réel et a pris la
nature de la conscience de soi"
(1).
Que le concept de la liberté devienne pleinement
présent à soi, dans l'unité de son objectivité et de sa
subjectivité, en prenant "la nature de la conscience de soi"
dans le monde, cela signifie que HEGEL ne veut pas abandonner
l'individu à l'abstraction,
à
l'absence de contenu:
il cher-
che. à 1.
lier dans l'objectivité à ce o~ il se réalise.
Aussi, au lieu de la liberté entendue dans le sens subjectif
de l'indétermination du libre-arbitre qui peut aboutir au
contraire même du rationnel,
le philosophe développe-t-il
le concept d'une liberté substantielle qui se réalise dans
le devoir.
On pourrait penser que celui-ci limite la liberté
individuelle. En fait,
il limite seulement l'arbitraire,
la vanité, ce qui est"bouillie du coeur"et simple enthou-
siasme!
Le devoir,
parce qu'il permet à l'individualité
de se lier à un contenu n'ayant nullement la signification
d'une chaîne, vient donner consistance à la liberté.
Celle-
ci en effet ne réside pas dans le fait d'aller d'une fleur
(1) Principes de la philosophie du droit, KAAN
, §142, p.
189.

-320-
a une autre,
à la manière du papillon,
sans chercher a
prendre connaissance de leur âme.
La liberté n'a pas de
sens sans l'idée d'un
lien ou se dit l'union de l'uni-
versel et du particulier: "Mais l'individu trouve en
réa-
lité dans le devoir une double libération: d'une part,
il
se libgre de la dépendance qui résulte des instincts naturels,
aussi bien que de l'oppression où il se trouve comme sub-
jectivité particulière soumise à la réflexion morale du
devoir-être et du possible
j
d'autre part,
il se libère
de la subjectivité indéfinie qui n'arrive pas à l'existence
ni à la détermination objective de l'action et qui reste
enfermée en soi, comme de l'inactuel. Dans le devoir
l'individu se libère et a t t e i n t
la liberté substantielle"
(1).
On pourrait longuement insister sur ce lien de
l'individu à l'universalité entendu comme la totalité où
il se trouve vraiment auprès de soi. C'est la singularité
elle-même qui se développe
jusqu'à la totalité. Nous pensons
avoir suffisamment montré cela pour défendre HEGEL contre
les accusations de POPPER.
Il nous semble que les critiques
de POPPER n'atteignent même pas du tout HEGE~ parce qu'il
manque à l'auteur la force de soutenir la puissance de
la
chose même. Ne finit-il pas d'ailleurs par tomber dans le
ridicule, en
trouvant comme sa jouissance dans des critiques
tout à fait superficielles? Le vide conceptuel fait en
(1)
Principes de la philosophie du droit,KAAN
,
5"-1 49,
p.
1 93 •

-321-
effet place à des injures ~uand POPPER parle la "profonde
malhonnêteté" de l'hégélianisme qui est "une des pires
escroqueries intellectuelles de notre époque", de la
"farce hégélienne" qui selon lui "a assez duré"
(1).
Il
croit ironiser en affirmant que la grandeur de HEGEL lui
a toujours échappé malgré ses efforts ••.
A quoi il convien-
drait certainement de répondre que de tels efforts, s'ils
existent par hasard,
ont encore besoin d'une nourriture
plus solide en
retournant sans tarder à l'école!
Comme le dit HE IDEGGER, "un dia log ue a v e c un
penseur ne peut porter que sur la "cause"
(Sache) de la
pensée"
(2).
POPPER nous semble en
tout cas infiniment
loin de cette "cause".
Ses critiques ne sont que des
mésinterprétations témoignant d'un degré d'immaturité spé-
culative, et on ne
peut leur accorder l'honneur du regard
que pour satisfaire à la simple exigence de courtoisie!
C'est pourquoi il nous faut considérer d'autres critiques
reflétant une connaissance beaucoup plus sérieuse de la
pensée hégélienne.
Pour ADORNO,
la philosophie de HEGEL trouve la
consistance de son contenu dans le respect de l'expérience
dont elle se nourrit. Cette expérience se voit cependant
trahie dans le pathos de la totalité qui cherche à réduire
et à ramener en son sein tout ce qui est singulier.
La
(1)
La Société ouverte et ses ennemis,
Tome 2,
HEGEL ET MARX,
SEUIL, 1979,p.55.
(2) Questions l,
GALLIMA.RD, 1968,p.277.

-322-
totalité hégélienne qui s'imagine maîtriser le singulier
au moyen du concept, est tout à fait
inacceptablercar
l'expérience n'est pas réductible à autre chose. Ce qui
est, c'est le non-identique et la totalité est le non-vrai
elle ne peut prétendre à l'être qu'au prix d'une violence
exercée sur la non-identité de l'antagonique.
HEGEL hâte
philosophiquement la réconciliation,
faisant ainsi outrage
à la réconciliation réelle,au lieu de la laisser se déployer
dans sa vie propre,car "c'est uniquement en devenant ab-
solue et non en s'atténuant en Absolu que la contradiction
pourrait défaire l'apparence, et permettre peut-être de
trouver le chemin vers cette réconciliation que HEGEL
devait faire miroiter parce que sa possibilité réelle lui
était encore cachée"
(1).
La référence assurée au tout
donne l'impression que le système a abouti à l'apaisement
de la vie des pulsions,dans la suffisance absolue à soi.
Parce qu'elle étouffe et emprisonne ainsi tout ce qui est
singulier,
une telle référence est la négation de l'auto-
nomie, de la liberté individuelle,puisque se trouve sup-
primée la différence entre le conditionné et l'Absolu.
Au
total,
il semble à ADORNO que le système de HEGEL, comme
système ~ la totalité, traduit dans sa forme intérieure
la vérité de la société moderne administrée où s'exerce
la domination du tout sur les parties, dans "l'impuissance
1
(1) Trois Etudes sur HEGEL, PAYOT, 1979,p.40.

-323-
désespérée de chaque individu"
(1).
On peut partager le souci d'ADORNO qui est la
nécessité d'une sauvegarde de la liberté. L'enjeu de la
dialectique du tout et du particulier, c'est la question
de la liberté face à la violence qui guette les synthèses.
Une synthèse,
seulement soucieuse de parvenir au sommet,
et qui se contente de considérer de haut son propre mou-
vement en vidant les singularités de toute valeur interne,
ne peut qu'aboutir au règne absolu de la violence. Comme
abstraction des individus,
sa propre réalité devient
l'abstraction d'elle-même, et dans l'absence de contenu,
elle n'est plus que la violence aveugle de l'expansion
insatiable. Seulement, il faut se demander si la totalité
hégélienne présente pareille figure.
Parlant de HEGEL,
ADORNO lui-même souligne bien que "chez lui,
le Tout n'existe
vraiment que comme ensemble de tous les moments partiels
dont chacun tend à son propre dépassement et qui procèdent
les uns des autres; au-delà d'eux,
il n'est rien. C'est
a in s i que s' e n t end sac a t é g 0 rie d e t 0 t a lit é FI
(2).
0n
comprend alors mal que notre auteur considère que la
totalité soit destructrice des singularités!
Saisir le par-
ticulier n'est-il pas en effet l'obéissance à son propre
concept dans une attitude qui, chez HEGEL, consiste en
Il le
pur acte de voir ce qui se passe"
(das reine Zusehen),
( 1)
Troi sEt udes s ur HE GE L, Op • ci t, ,p. 3 6
(2)
ibidem, p.
12.

-324-
sans une intervention extérieure qui aurait forcément la
signification d'une violence?
Parce qu'elle témoigne d'une connaissance consi-
dérable de HEGEL et qu'elle ne prend nullement l'allure
d'une attaque,
la critique d'ADORNO ne ressemble-t-elle
pas a l'entreprise d'un penseur qui,
demandant trop à
l'autre, se trouve déçu de ne pas le voir enfanter ce que
lui-même aurait souhaité ? Quelque chose se glisse en cette
critique, qui en c on st i t ue la nourriture intérieure,et qui
ne relève pas de la sphère philosophique. C'est contre la
réalité de la domination dans le monde de l'administation
de tout étant, y compris l'homme,
mettant chaque fois en
échec toute chance de liberté, que se révolte ADORNO,
réclamant une reconnaissance du non-identique dans l'ef-
fectivité sociale historique.
L'on peut se demander si
le "système" de ce monde de l'administration est comparable
au système ,compris organiquement chez HEGEL comme liaison
et être-lié de tous les moments partiels,dans l'immanence
du tout en
chacun d'entre eux!
"Préparer un concept modifié
de la dialectique"
(1) n'aurait de sens que si avec HEGEL
se trouvait éliminée dangereusement la liberté de l'homme.
Ne faut-il pas se demander si ce concept préserve la
liberté plus que ne le fait HEGEL lui-mim.?
Ne court-il
pas d'ailleurs le risque de se dissoudre de lui-même comme
(1) Trois Etudes sur HEGEL,Op. c i t , , p.
8.

-325-
dialectique? Car, en vérité,
l'idée d'une "dialectique
négative", entendue comme l'exigence de l'affirmation ri-
goureuse de
l'irréductibilité du non-identique,
bien loin
d'être fondée conceptuellement, nous semble relever d'une
lecture sociologique du réel où se trouve empiriquement
constatée la domination qu'on ne veut plus supporter; et
c ' est peu t - ê t r e ,a u f 0 n d ,l a mé t a p hYs i que que l' 0 n v eut
chercher à remplacer par la sociologie, dans la certitude
qu'on répond mieux ainsi aux sollicitations du présent.!
Avec ROSENZWEIG, nous nous trouvons en
présence
d'une pensée revendiquant la condition de créature de
l'homme qui ne se prête à aucune déduction,
parce que
d'emblée donnée:
l'homme a été éveillé à l'existence ,et
il naît à lui-même dans le lieu sans lieu de cette expé-
rience originelle qui
le met en
face de sa finitude. Cet
évei~ sans lieu ni instant a~signables, appartient à l'in-
timité :
le Soi est par essence solitaire, "c'est ADAM,
l'homme lui-même"
(1).
L'ipséité de l'homme
(die Selbstheit)
vient se révéler de manière transparente et radicale dans
son ultime figure qui est la mort:
"Mais au moment où l' in-
llUviefu rsnence
aux derniers vestiges de son individua-
lité et retourne a son origine,
le Soi s'éveille à l'ultime
singularisation et à l'ultime solitude.
Il n'y a pas de plus
grande solitude que dans les yeux d'un mourant, et il n'existe
(1)
L'Etoile de la Rédemption,
~rad. Alexandre DERZANSKI
et
J. - L. SC HL EG[L,
SCU IL, 198 2 ,p";, 85.

-325-
pas de singularisation plus fière et plus orgueilleuse que
celle qui se peint sur le visage figé d'un mort"
(1).
ROSENZWEIG trouve que cette ipséité est niée chez HEGEL
par la violence de la totalité enfermant l'homme dans un
système de vérités anonymes,
indifférentes à son destin
personnel.
Toute l'architecture de l'oeuvre de ROSENZWEIG
témoigne d'une extraordinaire rigueur qui aboutit à une
pensée manifestement systématique!
Au système hégélien ne
se trouve donc pas opposée une pensée non systématique, mais
au fond, une pensée de la Révélation saisie en
tant que
facticité,
une vision essentiellement religieuse du monde,
celui-ci étant métalogique. Alors que HEGEL comprend la
Révélation comme manifestation, chez ROSENZWEIG,
c'est dans
la Révélation que toute manifestation trouve son origine.
L'auteur pense peut-être que le systgme hégélien abolit la
facticité de l'être-ici.
HEGEL ferait de la création du
monde quelque chose de nécessaire.
L'idée d'une nécessité
de la création ferait de celle-ci un besoin éprouvé par
l'Absolu:
ce qui lui enlèverait toute liberté. Ne faudrait-
il pas dire que chez HEGEL, l'Absolu se donne une expression
librement nécessaire ? La création est pensée comme néces-
saire, quoique libre.
On aura vu que toutes ces critiques faites à HEGEL
(1)
l'Etoile de la Rédemption,Op.cit., p.
89.

-327-
partent d'une conception de la liberté hostile à la totalité
systématique ~omme si celle-ci supprimait la vie! Nous
savons pourtant quel prix HEGEL accorde à la vie:
"Dans le
vivant, c'est immédiatement que l'individuel existe comme
organe,
où l'universel comme tel est présent, et non pas
comme partie.
Ainsi, dans le meurtre,
ce n'est pas un morceau
de chair comme quelque chose de singulier qui est lésé mais,
a v e c lui,
l a vie mê me"
( 1 ).
Lat 0 ta lit é n' est pas un e t 0 t a-
lité des morts, mais des vivants, de ce qui est liberté.!
Toute la pensée de HEGEL n'est-elle pas l'effort de montrer
la conciliation de la totalité et de la liberté?
Il nous semble que cette conciliation aurait pu
être établi~ de la mani~re la plus transparent~ si HEGEL
avait présenté une doctrine de la liberté déduisant spécu-
lativement l'être particulie~ en tant que tel,de l'histoire
éternelle de l'Absolu.
HEGEL lui-même accorde une grande
importance a la déduction et à la démonstration en
philo-
sophie.
Il souligne que ceux qui croient pouvoir se passer
d'elles ,"montrent qu'ils sont encore loin de la moindre
idée de ce qu'est la philosophie et peuvent bien par ailleurs
discourir, mais n'ont aucun droit de participer à un dis-
cours philosophique, eux qui veulent discourir sans concept"(2
Sans doute l'Idée s'aliène,
laisse être l'infini de son
être, et c'est d'une telle aliénation que se saisit l'essence
(1) Principes de la philosophie'du droit,KAAN
,
§119,
p.
153
(2)
ibidem,
p.
188.

-328-
du fini en
tant gue fini.
Mais une "construction" explicite
de l'histoire du âevenir-autre de l'Idée aurait mieux établi
le statut de la liberté. Sans laisser croire qu'il s'agit
d'un appel au secours,
il nous semble que la pensée de
SCHELLING présente,
sur ce point,un exposé spéculatif
profond de la liberté.
SCHELLING cherche à déduire, à
"construire" le réel dans une génèse transcendantale.
Il
élaborera une métaphysique pratique qui donne au particulier
en
tant gue tel
un statut propre, qui cherche le lieu
métaphysique du négatif.
L'Absolu est manifestation de soi.
Il est habité par un désir d'expansion, d'exposition de soi.
Il lui faut des existences finies afin que sa réalité soit
exposée en actualité, dans un mouvement revenant inlassa-
blement sur lui-même et recommençant sans cesse comme une
diastole et une systole. Cette aventure de l'Absolu livré
à l'abîme de sa nature est ce que dit la doctrine du fon-
dement, du Grund,
ce terme désignant ce sans quoi un être
ne saurait exister comme tel,
le facteur particulier,
la
condition d'existence ou de détermination individuelle
d'une chose.
SCHELLING distingue trois puissances qui sont
le pouvoir-être
(Seynkonnende),
la nécessité d'être
(Seynmüssende),
le devoir-être
(Seynsollende).
La première
puissance est la volonté pouvant vouloir ou ne pas vouloir
la seconde est la cause qui n'est
jamais pour elle-même,

-329-
mais seulement en vue d'autre chose qu'elle-même;
la
troisième est le repos de la sucession des puissances,
le
demeurer-auprès de soi
(bey-sich-bleiben).
Cette exposition permettra à SCHELLING de déduire
l'origine du négatif, du mal et par conséquent, de comprendre
le lieu et le statut de la liberté.
Le négatif survient
quand une des puissances se met en dehors de l'ordre.
Le
Seynkonnende, comme le pouvoir-être toutes choses, est la
puissance pouvant aller dans toutes les directions, rien ne
la retenant. Pure potentialité, absence de centre,
privé de
tout soi propre,
il est ouvert à toutes sortes d'actuali-
sations d'être.
Ici se trouve "l'ambivalence du fondement
qui est mat i 9 r e t é n é br eus e e t
rai s on l i mp ide"
( 1 ), r e le van t
alors d'une spéculation qui est système de la liberté.
Au
lieu de demeurer dans sa potentialité,
le Seynkonnende,
comme un vouloir ténébreux d'être soi,
se déchaîne dans
l'être et bouleverse la configuration des puissances:
"Ce qui dans chaque être constitue le premier commencement,
c'est le fait de se vouloir soi-même, et c'est ce "vouloir-
soi-même" qui devient ensuite la base de l'égoité, ce par
quoi un être s'isole et se détache des autres choses, ce
grâce à quoi il est soi-même et une négation de l'extérieur
et des autres"
(2). Ainsi la liberté a-t-elle son lieu dans
l'acte par lequel le lien des puissances cède pour laisser
'/
(1) Miklos VETD
Le fondement selon SCHELLII\\lG, B~tlUCHESNE,
1979,p.414.
(2)
SCHELLING
Les Ages du Monde,Trad.S.JANKELEVITCH,1949,
p.40.

-330-
être le particulier qui "doit par conséquent chercher à former
ou a composer une vie propre et singuli3re
partir des
ces forces disjointes,
à partir de l'armée révoltée des
convoitises et des appétits" (1).
Ce qui a quitté le centre
ne peut s'établir à l'extérieur de façon absolue,
oubliant
qu'il n'existe que comme posé, car il ne connaîtra que la
finité érigée en être-so~ dan~ cette avidité de la passion
du propre, c'est-à-dir~ une vie fausse,
toujours plus indi-
gente et plus mi~érable. Le dualisme du fondement et de
l'existant se trouve dépassé dans ce que SCHELLING lui-même
appelle un "dualisme supérieur",
jour absolu de la trans-
parence où est fêtée la victoire de l'Absolu sur les forces
ténébreuses qui ont voulu préparer sournoisement une
révolte, conduisant fatalement au r s qn e de l'indigence éthique
et métaphysique sous toutes ses formes.
Parce qu'il déduit la liberté en
la liant à
l'éternel commencement de l'Absolu en
lui-mêm~ dans sa
tension et son retrait,
cet exposé spéculatif de SCHELLING
nous permet de saisir la liberté comme relation à la totalité.
Une telle relation ne
signifie point que la liberté humaine
n'est rien. Au fond,
si celle-ci n'est rien, n'est-ce pas
alors absurde de soutenir que dans le syst3me elle se confond
2vec une totalité, dans la mesure où pour se confondre
avec un autre, il faut au moins être? Il ne restera rien
(1)
SCHELLING:
Oeuvres métaphysigues
(1805-1821), Trad.J.-F.
COURTINE et E.MARTINEAU,GALLIMARD,1980,p.151.

-331-
d'autre qu'une totalité pure et sans mélange dans une abs-
traction oisive,
sans vie aucune, comme une statue à qui il
manque le souffle et la chaleur de l'amour. De façon fon-
damentale,
il nous semble que la relation à la totalité
sauve l'homme en venant signifier le lien du temps et de
l'éternité. Ainsi que le souligne SCHELLING,
"l'homme,
bien
qu'il soit né dans le temps,
a pourtant été créé au début de
la création
(au centre).
L'acte par lequel sa vie est déter-
minée dans le temps n'appartient pas lui-même au temps, mais
à l'éternité;
il ne précède pas non plus la vie en
un sens
temporel, mais il la précède à travers le temps
(sans lui
donner prise), comme un acte éternel de par sa nature.
Par
cet acte,
la vie de l'homme remonte
jusqu'au commencement
de lac réa t i on ; il est a in s i e n de ho r s duc réé,
lib r e, e t
lui-même éternel commencement"
(1).
Souvenir de l'éternité qui permet le parcours
toujours nouveau de soi,
invitant constamment à l'insertion
dans l'essence intérieure,
la totalité est cela même qui
réchauffe comme un foyer
elle laisse le singulier aller
à lui-même, retrouver ce qui fait qu'il est tel qu'il est.
Ce n'est donc pas en elle que l'on doit chercher l'origine
ou l'essence du
totalitarisme!
Ne faudrait-il pas même dire
que "c'est la pensée la plus systématique, celle qui vise
le moins à une transformation active du réel qui semble
f f
s'éloigner le plus de toute idée de contrainte"
(2)
?
(1)
Oeuvres métaphysigues
(1805-1821),OP.cit-J!J.169.
(2)
Luc FERRY et Alain RENAUT:
Université et Système,
in
Archives de Philosophie,
Tome 42, Cahier 1,
Janvier-
Mars 1979, p. 89.

-332-
La totalité hégélienne nous semble simplement viser le
pur mouvement par lequel l'être individuel advient à soi
comme liberté,en faisant retour à soi, par une sorte de
plongée dans l'universel?

-333-
II)
HEGEL ET LE REPROCHE MARXIEN D'UNE SAISIE ABSTRAITE
DE
L' HOMME
Reconnaissant la grandeur et la profondeur de
HEGEL,en ce qu'il a développé une pensée cherchant à sai-
sir le réel comme étant d'essence dialectique, MARX
trouve toutefois que le philosophe a appréhendé l'homme
de façon seulement abstraite, non dans le mouvement réel
qui le manifeste concrgtement.
Selon MARX,
HEGEL identifie l'essence humaine a
la conscience de soi. Pareille identification est déjà
l'abstraction de l'être humain,
car c'est laisser entendre
que celui-ci n'a de valeur que comme "être pensant abstrait"
elle ne saurait nous permettre de saisir l'homme en tant
qu' "ê t r e 0 b je ct if, na tu rel,
sen s i b le",
é pro uv an t des
besoins dans le monde vivant, "l'homme réel, en chair et
en
os, campé sur la terre solide et bien ronde,
l'homme
qui aspire et expire toutes les forces de la nature"
(1).
C'est que'celui-ci n'est pas véritablement considéré en
et pour lui-même, mais par rapport à un autre en
lequel
résiderait sa vérité:
l'Idée!
Lieu privilégié où vient
se recueillir et se dire l'Idée,
la conscience de soi a
valeur de moment, de résultat.
Saisi en qualité de mou-
vement de pensée,
l'homme, de cette manière, n'est plus
(1) Manuscrits de 1844,
Trad.E.BGTTIGELI,Ed.Sociales,
1968,p.136.

-334-
qu'un simple prédicat de l'Idée absolue
"le sujet qui
se connait lui-même comme conscience de soi absolue, est
Dieu,
l'Esprit absolu,
l'Idée gui se connait et se manifeste.
L'homme réel et la nature réelle deviennent de simples
prédicats, des symboles de cet homme irréel caché et de
cette nature irréelle"
(1).
Parce qu'en l'Idée absolue se résout la vérité
de l'être humain,
parce qu'en sa profondeur sacrée se trouve
scellé le sort du singulie~ l'activité concrète de l'homme
par laquelle il produit sa propre existence en
reproduisant
toute la nature, n'est plus vue que comme manifestation de
cette Idée.
N'est-ce pas oublier aue la vie et l'activité
humaine s' .Ln s èr en t dans un monde qui n'est nullement le
royaume de la pensée pure? C'est toujours dans un monde
historique que les hommes cherchent à se réaliser,
à
conquérir leur vie.
Or,
les lois en cours dans l'histoire
peuvent-elles être celles de l'Idée absolue? Pour autant
aue l'activité concrète se voit considérée de haut selon
un penser qui la développe comme existence de l'Idée, elle
se trouve vidée de sa substance personnelle, de
tout le
mouvement réel,
social constitutif de sa concrétude.
La
lumière de l'Idée n'éclaire rien ,car aucun point du réel
humain ne se sent véritablement auprès de soi ,dans une
clarté qui est consomption, effacement de ce qu'elle prétend
(1) Manuscrits de 1844, Op~~it.p.144.

-335-
éclairer!
Bien au contraire, elle entretient l'illusion,
parce qu'elle vient enfouir dans l'ombre la complexité de
ce qui est, dans l'acte même par lequel elle cherche à la
saisir.
Ce qui est, c'est la réalité de l'aliénation:
l'homme ne se retrouve plus chez soi dans son monde.
Le
résultat de sa propre extériorisation lui est,non seule-
ment extérieur
il devient une puissance autonome qui lui
fait
face,dans une opposition hostile et étrangère.
HEGEL
saisit cette aliénation comme essentiellement liée à
l'objectivation de soi de l'homme,
à l'acte par lequel il
se fait être au monde.
L'engendrement de soi ne peut,
selon le philosophe, s'effectuer sans comporter dessaisis-
sement, aliénation de soi, et en cette situation il voit
l'expression de l'Idée comme négativité dans son essence
la plus intime: "L'activité substantielle, vivante, sen-
sible, concrète de l'objectivation de soi devient donc sa
pure abstraction,
la négativité absolue, abstraction qui,
à son tour, est fixée comme telle et qui est pensée comme
une activité indépendante, comme l'activité à l'état pur.
Or,
comme la dite négativité n'est pas autre chose oue la
forme abstraite et vide de cet acte vivant, réel,
son
contenu ne peut être aussi qu'un contenu formel,
produit en
faisant abstraction de tout contenu"
(1).
(1) Manuscrits de 1844,Op-.cit.p.145.

-336-
Que la vie que l'homme a prêtée au monde naturel
par sa propre activité,lui devienne hostile,
étrangère,
la raison est à chercher,non dans la dialectique divine
de l'Idée, dans la transcendance de l'Esprit absolu, mais
dans le monde historique. C'est le développement des rap-
ports de production
dans le monde du travail,
qui a pu
conduire historiguement à une existence aliénée et alié-
nante :
les ouvriers,
réduits à vendre leur force de
travail, se voient séparés de leur production,Bu profit de
la riche société bourgeoise qui a la propriété privée des
moyens de production. Coupé de sa source, cherchant à
réduire à néant le mouvement de son être-devenu,afin de se
poser sous forme d'autonomie,
le produire se réifie dans
le capital, prenant ainsi
la figure d'une monstruosité.
Il est l'être ingrat, devenu menaçant et semant la terreur
sur ce qui l'a laissé venir au jour. Dès lors, s'établit
un monde de l'inégalité,
un monde où l'égalité n'est
qu'abstraction ,car l'universel n'y est que comme un parti-
culier universalisé, cherchant à réduire au silence la
voix des autres particuliers liés par le destin :
une
objectivité monstrueuse se dresse face à la subjectivité
humaine, avec ses lois asservissantes.
HEGEL n'a pu saisir cela et en est resté à
l'abstraction, parce outil "veut faire agir l'essence de

-337-
l'homme pour soi, en
tant que singularité imaginaire plutôt
que dans son existence réelle,
humaine"
(1).
En exprimant
le fait réel comme action de l'Idée, la spéculation se
prive de comprendre l'action concrète, vivante: elle se
condamne soi-même à tourner en rond en elle-même,
loin de
tout contenu. Mais on ne
peut indéfiniment rester au niveau
de l'abstraction:
la conscience est bien désir d'un contenu.
C'est pourquoi l'Idée absolue décide de poser hors de soi
son être-autre,
le particulier sous la figure de
la
nature pour s'y contempler: "Le sentiment mystique, qui
pousse le philosophe à quitter la pensée abstraite pour la
contemplation, est l'ennui,
la nostalgie d'un contenu"
(2)
Au total,
HEGEL, victime peut-être de son génie,
n'a pu,
selon MARX, saisir la subjectivité humaine que de
manière abstraite,
formelle,
parce que ce qui confère a la
subjectivité son effectivité, est renvoyé à un autre,
à
une objectivité idéale.
Le reproche d'abstraction de l'homme ne deman-
derait-il pas à être relativisé? Nous avons déjà essayé
de montrer comment la pensée de HEGEL témoigne d'un sens
profond du substantiel:
la critique du droit abstrait
indique bien que c'est l'existence humaine qui se perd
quand l'individu n'a plus d'aut~e signification que celle
d'un atome privé,
sans contenu. D'une façon générale,
toutes
(1) Critique du droit politique hégelien,T~ad.&ARAOUI~,
ED.Sociales,1975,p.81.
(2) Manuscrits de 1844,Op.cit.,p.146.

-338-
choses deviennent moroses quand "l'âme animatrice s'est
enfuie"
(1). Ce qui intéresse HEGEL, c'est bien le .savoiT
du concret et il ne donne
jamais lui-même à l'Idée la
signification de quelque chose qui serait un au-delà
abstrait. Chez lui,
jamais l'Idée ne vaut qu'elle ne s'ex-
pri me dan s la na t ure et dan s l' es prit : " Lor s qu'on par le
de l'Idée,
on n'a pas à se représenter par là ouelque
chose d'éloigné et de situé dans un au-delà.
L'Idée est
bien plutôt ce qui est absolument présent et de même elle
se trouve aussi en chaque conscience, quelque troublée et
gâ t é e qu' e 11 e soi t "
(2).
Que l'on r e jet t e l ' 1d é e, j ug é e
comme n'ayant pas de puissance réelle dans l'activité
concr~te des hommes, cela ne se fait-il pas sur la base d'une
autre lecture de la réalité? Tandis que chez HEGEL,
l'objectivation de soi ne saurait être envisagée sans
aliénation .p a r c e que l'être-au-monde est expérience de
l'infini de l'Idée ~oujours en devenir d'elle-même comme
négativité absolue, MARX donne à l'aliénation une signi-
fication seulement privative.
Le fondement est pensé
comme étant dans la réalité humaine elle-même qui n'a nul-
lement besoin de
se référer à un autre, qui est pour soi
sa propre raison. C'est la vie des individus qui fonde le
réel humain. AINSI
que le note M.Michel HENRY,"la vie des
individus est la raison parce que c'est elle qui explique
(1) Phénoménologie,
II,
p.
261
; Ph.C.,
p.
523
(2) Encyclopédie des Sciences philosophigues,BOURCrOIS,
ad d , §
213, p.
615.

-339-
et qui produit la formation de la famille et de la société
civile.
La vie des individus est la raison véritable parce
que son explication n'est pas un explicat,
le laisser
s'étendre ce qui est,
une simple théorie et, comme le dit
Mo,RX,
une "considération",
une interprétation qui laisse
inchangé ce qu'elle interpnte, mais précisément parce
qu'elle produit ce qu'elle explique et qu'elle en est ainsi
la raison au sens ontologique de fondation,
de fondement"
(1).
HEGEL ne se demanderait-il pas si les individus
puisent et épuisent en eux-mêmes leur vie? Cette vie a-
t-ellé en
soi-même sa propre respiration? Ne renvoie-t-elle
pas à un sens qui la dépasse et en
laquelle elle s'enracine,
à quelque chose d'autre que ce qu'elle est? Sans doute,
le
procès par lequel les individus s'objectivent dans le
monde en vue de la conquête de leur humanité, peut leur
d ev en i r
é t ra n g e r eth 0 s t i le h i s t 0 r i que men t, par c e qu' une
classe sociale,
soucieuse uniquement de ses intérêts, dans
lem 0 u v e men t a v e ug le deI a r i che s se,
f i xe cep roc è s ,d ans
l'expansion et la préservation de son propre contenu.
Le
problème est de savoir s'il suffit de faire disparaître
cette situation historique pour que l'on parvienne à une
transoarence absolue,
à la résolution de toute tension.
~J'y a-t-il pas "une tension inséparable de l'existence" ?
Comme le souligne Jean HYPPflLITE," le mérite de HEGEL est
/
( 1 )
De HEGEL à MARX;
essai sur la critique de la philosophie
de l'Etat de HEGEL de MARX,
in Hommage à Jean HYPPOLITF,
P • U. F , 1 971 , p. 89.

-340-
d'avoir insisté sur cette tension, de l'avoir conservé au
centre même de la conscience de soi humaine.
Une des grandes
difficultés du marxisme est par contre de prétendre sup-
primer cette tension dans un avenir plus ou moins proche,
de l'expliquer trop rapidement par une phase particulière
de l' histoire"
(1).
HEGEL pense qu'un mouvement souterrain
habite la
vie et constitue l'intimité même de l'essence de l'homme.
Ce mouvement est la présence de l'Idée au coeur même du
réel,et c'est ce qui explique que l'objectivation comporte
aliénation, dessaisissement de soi. Si l'Idée est jugée
comme une abstraction par rapport à la vie concrète des
hommes, n'est-ce pas au fond cette vie "concrète" qui risque
de s'avérer abstraite,
péjorativement, par épuisement
d'elle-même? Aussi,ne sommes-nous pas en
présence d'une
opposition simplement ponctuelle qui, comme telle, ne
saurait être qu' inessentielle, pour autant qu'elle ne vient
pas inquiéter le sol solide de la chose même,
mais d'une
divergence sérieuse, dans la manière d'apprécier le destin
de
l'homme. Sans doute,
on peut toujours soutenir qu'il
s'agit,dans les deux cas, d'une pensée moniste:
HEGEL dé-
veloppe un monisme de la substance, et MARX, un monisme de
la matière.
La différence n'est cependant pas négligeable
car HEGEL,
s'il ressuscitait, se reconnaîtrait difficilement
(1)
'.tudes sur MARX et HEGEL, Librairie Marcel RIVIERE
et Cie,
1955,p.101.

-341-
dans une dialectique qui développe tout à partir de la
matière,à laquelle se trouve ainsi conférée la valeur mê-
me de la subjectivité infinie .•.

-342-
III)
DUEL HUMANISME?
La pensée de HEGEL se présente comme l'effort
constant de lier la diversité du réel à une totalité grâce
à laquelle est assurée aux choses un degré de présence
à elles-mêmes. Cette totalité n'est
jamais un au-delà,
car le Logos est toujours passage de soi sans reste dans
l'ici-maintenant. Cette pensée de l'immanence serait-elle
la fin
radicale de toute transcendance? Comment faut-il
alors comprendre l'homme?
KOJEVE a pu faire sur ce point une interpréta-
tion anthropologique qui nous paraît tout à fait abusive,
parce au'elle n'est nullement suggérée par les textes de
HEGEL lui-même. Réduire la Phénoménologie de l'Esprit
à un discours humain qui atteint son sommet dans le savoir
absolu où il s'agirait de décider pour soi
(c'est-à-dire
contre Dieu)
ou pour Dieu
(c'est-à-dire contre l'homme),
n'est-ce pas oublier tout le long et patient cheminement
qui a conduit à l'éclatement de
la vérité? Savoir absolu
et savoir théologiaue ne sont pas exclusifs l'un de l'autre,
en
tant que le savoir de soi de l'esprit dans le concept
absolu passe par la prise de conscience de la forme
extérieure dans laquelle le contenu de l'Absolu se trouvait
oosé dans la Religion révélée.
Il s'agit, dans le savoir

-343-
a b sol u,
d e dép as s e r cet é l é men t d' ex t é rio rit é, a fin que
le contenu vrai transparaisse dans sa forme authentique.
On ne
peut donc pas soutenir qu"'il suffit de dire de
l'Homme tout ce que
le Chrétien dit de son Dieu pour passer
de la théologie abstraite à la philosophie absolue ou
Science de HEGEL"
(1).
Contre cette idée, ne faudrait-il
pas rappeler que la vérité consiste dans "le mouvement de
soi-même en
soi-même", dans "l'égalité avec soi-même se
mouvant", c'est-à-dire dans la réflexion? Comme telle,
elle n'est en
rien
un coup de thé~tre, un tour de presti-
digitation,
une substitution d'un
type de savoir à un
autre par on ne sait quelle intervention miraculeuse!
C'est trahir au plus haut point le sens du savoir absolu
que de voir en
lui un acte par lequel la conscience en
viendrait a prendre la place de Dieu.
Bien
loin d'être un
tel acte, ne serait-il pas plutôt l'accès à un savoir
rendant manifeste la présence du divin dans l'expérience
vécue par la conscience? La vérité n'existe pas sans
"le mouvement de son être-devenu", et la conscience est
seulement authentique si elle sait manifester sa solidarité
a ce mouvement,
lequel,
en
sa contingence même,
est stuc-
turé par l'auto-réflexion de l'essence absolue.
C'est à
engager la conscience à saisir un tel mouvement spirituel
que consiste le savoir absolu. Celui-ci ne serait-il pas
(1)
Introduction à la lecture de HEGEL, Idées, 1947,p.267.

-344-
abstrait, dépourvu de r ri a Li t
sans aucun
fondement
é
,
substantiel,s'il devait venir supprimer dans une négation
radicale la Religion révélée pour faire de la conscience
l'absolu d'elle-même, comme si l'infinité,en son sens
ultime,était chez HEGEL l'infinité de l'homme? C'est,
au total,
la pens8e même de HEGEL qui nous semble vid~e de
son esprit propre,quand KOJEVE
écrit ces mots:
"Si
l'on
veut parler de Dieu chez HEGEL, il ne
faut donc pas oublier
que le passé de ce Dieu est l'homme: c'est un homme devenu
Dieu et non
un Dieu devenu Homme"
(1).
Il nous paraît en
tout cas difficile de soutenir
l'idée d'un HEGEL qui serait athée.
Le philosophe n'in-
siste-t-il pas sur l'idée que l'homme n'est véritablement
honoré en
lui-même que dans la conscience d'un être infini
en qui
il trouve sa racine affirmative? La relation de
l'homme à l'Absolu est au coeur de la pensée de HEGEL.
Si
l'Absolu n'était pour lui que simple projection de la cons-
cience dans l'au-delà,
le réel humain substantialisé et
projeté dans un autre monde,
il n'y aurait plus de relation
qu'imaginaire et non substantielle. Dieu devenu un simple
résultat de l'homme, dans la mesure où celui-ci est confessé
comme son passé, c'est en dernière
instance l'homme qui
le poserait, qui en détiendrait tout le secret.
Ouelle
différence
pourrait-il alors se trouver entre HEGEL
(
(1)
I~troduction à la lecture de HEGEL, Op.cit.,P • .642.

-345-
et cette pensee selon laquelle "l'homme est Dour l'homme
l'être suprême"
(1)
?
HEGEL se garde bien de faire de
l'homme l'absolu de lui-même, de l'idolâtrer, parce que
l'homme en solitude, dans sa relation
fermée avec soi-
même ou avec autrui,
lui semble absolument impensable.
Comme le souligne Jean HYPPOLITE,
"HEGEL a toujours senti
que l'humanité réduite à elle seule,
se prenant elle-même
pour fin,
était sa propre perte.
Ce qu'elle porte, et qui
n'est pourtant que par elle, est
le Logos même de l'être,
et non l'humanité-Dieu"
(2).
Etre fini.en qui se dit
l'infini, être-là naturel qui est le point de médiation de
l'Absolu, c'est comme un "carrefour" qu'il convient de
saisir l'homme:
"L'homme n'est pas l'Absolu ou la fin
sUDrême,
il est un carrefour,
il n'existe authentiquement
~u'en tant que par lui l'Etre se comprend et se manifeste.
Le Logos n'est pas l'homme,
il le dépasse infiniment, mais
l'homme, dans l'enceinte fluctuante de l'esprit fini~ est
l'existant par le moyen duquel seul le Logos est là"
(3).
Si la conscience de soi du Logos ne vient au jour
qu'à travers l'homme,
celui-ci ne devrait pas êtrs considéré
comme un simple moyen,
mais une
trace indispensable. Cette
déter~ination toutefois ne saurait conduire à expliauer
toute la sphère du réel a partir de l'homme et en direction
de l'homme,
comme si l'on venait de lui découvrir un mérite!
(1)
MQRX
: Critique de la philosophie du droit de HEGEL,
T:r ad. M. 5 r MDN ,A UBlE R, 19 7 1 , p. 8 1 •
(2)
Figures de la Densée phi losophique,
r , PUF,1971, p.1 55.
(3)
ibidem,
p.
157.

-346-
Ce qui peut sembler un mérite n'est-il pas au fond
l'es-
sence toujours-déjà déployée,
la bienveillance du destin?
Chercher à isoler un seul instant l'homm~ pour le poser
dans une suffisance à soi, ne peut paradoxalement jamais
être la prise au sérieux de sa réalité,parce que celle-ci
a été déjà vidée du lien susceptible de lui conférer un
visage qui peut supporter la lumière du jour, et est devenue
seulement une ombre évanescente. On peut sans doute dire
qu'il est déjà lui-même son propre lien,
et dans le refus
de toute idée de création,
l'on
fera appel à la génération
spontanée estimée comme "la seule réfutation pratique de
la théorie de la création"
(1)!
Ou' une génération spontanée
puisse produire une vie qui se développe ,pour donner jour
à un monde complexe ,cherchant à se bâtir et à se conquérir
selon les exigences de l'esprit, n'est-ce pas un fait
difficile à comprendre? Il faut en
tout cas que la spon-
tanéité d'une telle génération soit bien divine secrètement
pour que puisse
.voir lieu
tout le processus ultérieur!
On ne rend compte de rien ,à recourir à une telle théorie
qui n'est qu'une manière de fuir
la question incontour-
na b l e., par ce que f 0 ndam e n ta le, du" pou r quo i " !
Parce qu'elle saisit l'homme comme l'esprit en
tant qu'expérience de lui-même dans l'élément du monde,
la pensée de HEGEL nous permet d'aller à la racine de tout
(1)
Mo,RX
Manuscrits de 1844,[}JF.cit.• ,.p.98

-347-
humanisme. Elle est le regard discret et bienveillan~
invitant constamment l'humanisme à se penser,
a devenir
intelligence de soi.
Auss~ permet-elle d'éviter toute
fixation de l'homme en
un absolu, dans
le miroir de soi,
pour rendre libre une pensée capable d'être à sa mesure,
le situant à la place qui lui revient. C'est en ce sens
pTécis que P'f... , Bernard BOURGEOIS a pu écrire
ilLe hégé-
lianisme ne se présente pas comme une philosophie de
l'homme,
mais comme une philosophie de l'homme et de Dieu.
Assurément,
l'esprit humain,
fini,
est le moment réel,
réalisant, de l'unité de lui-même et de l'esprit infini
ou divin,
mais il ne réalise cette unité en son absoluité
qu'en
tant qu'il accomplit par là sa propre réalité dans
l'auto-négation de celle-ci:
il n'est qu'en se sacrifiant_
C'est pourquoi l'abstraction humaniste est toujours fatale
a
I t homme!'
(1).
Auss~ ne devrait-on pas dire assez rapidement,
sans précision aucune, que HEGEL cherche à réaliser le
divin sur terre,
avec l'idée que ciel et terre ou,
pour
employer des images spatiales auxquelles nous aimons re-
courir,
la vertical et l'horizontal en viennent à se rabattre
immédiatement l'un sur l'autrs,dans l'absolue indistinction!
Une telle
indistinction consacre finalement le seul règne
de la terre,car elle ne fait rien d'autre en réalité
(1)
"L'homme hégélien ll ,
in Cahiers Philosophiques, n ?
26,
Mars 1986, Ministère de l'Education Nationale,
Centre
National de Documentation Pédagogique,
p.
37.

-348-
qu'avouer que
l'on aurait bien pu se passer de
la médiation
de Dieu qui vient au fond
rendre
le chemin plus long et
cGmoliquer les choses
A vouloir un chemin plus court,
n'est-ce pas son être même que l'homme condamne à une
atrophie? On ne saurait,
bien évidemment,soutenir eue la
pensée de HEGEL aimerait secrètement une telle conséquence
fatale à la conscience de
soi qui a voulu s'ériger comme.
mesure absolue et centre de
l'étant ..•

-349-
IV)
L' IDE 0LOG l EDE L' ACT ION ET SES LI 1'1 Ir E5
La critique du spéculatif et de ce qui en consti-
tue le fondement,
l'Idée,
en ne reconnaissant au réel
aucune prpsupposition,
laisse entière à l'homme la tâche
de le faire devenir, de lui conférer forme et contenu.
Parce qu'en
lui et par lui le monde doit trouver un sens
répondant aux seuls besoins de l'homme,
un tel devenir ne
s'effectuera que dans la conformité absolue à un univers
propre:
ce qui nous situe dans la sphère de l'idéologie.
N'ayant à se référer à aucun être transcendant
son existence,
l'homme doit désormais assurer le fait
d'être devenu l'absolu de lui-même.
L'action est dès lors
ce qui a pour lui valeur suprême
:
le seul sens oui puisse
exister étant celui qu'il donne à lui-même et aux choses,
tout est à construire ex nihilo.
Cette construction se
fait à partir d'un système d'explication dont il s'agit
d'imposer la cohérence au monde, d'une logique des idées.
On refuse sans doute de lier le monde à un fondement ultime
duquel il recevrait de la lumière,
indépendamment de la
subjectivité;
on ne veut pas accepter l'idée d'un ordre
des choses renvoyant à la présence permanente de l'Idée
absolue de laquelle procède tout sens.
Toutefois,
cela ne
signifie pas le refus de tout sens,
l'abandon à l'arbitraire

-350-
et au hesard
: ce que
le regard ne veut plus supporter,
c'est une clarté venant illuminer le monde de
l'homme comme
du dehors.
A cette clarté vient se substituer l'idéologie
qui, de son dynamisme interne, cherche
inlassablement a
rendre compte du réel, en même temps qu'elle l'oriente vers
elle: elle se fait
le véhicule matériel du réel humain.
Ce qui constitue la force de l'idéologie, c'est
son enracinement dans l'avenir.
Le passé est déjà quelque
chose d'accompli oui ne peut plus revenir.
Le présent est
bien là, mais son actualité est faite de souffrances,
d'horreurs.
Les hommes n'ont pas la conscience de
trouver
en
lui cette nourriture qui puisse les combler,et ils
esp~rent le vivre comme un moment ayant sa véritable fin
dans un avenir qui les réalisera en
réalisant un monde où
fleuriraient
la raison et la liberté.
La seule perspective
qui reste à l'homme quand
il a tout perdu,
c'est bien
l'avenir. N'étant pas encore,
ayant seulement à venir,
il
échaope pour l'instant à toute détermination précise. Ce
qui n'est dans l'immédiat déterminé à rien, me laisse une
entière liberté:
j'ai l'impression qu'il dépend uniquement
de
ma volonté et Gue
je p.ourrai lui donner un visage
conforme à mes désirs. C'est le terrain encore vierge,
n'étant contaminé par rien,
où ma liberté pourra désormais
se d8ployer dans son propre élément.

-35'~
Aussi,sera-t-il f~cile aux grands idéologues
d'exercer une sublime
fascination
sur des groupes humains,
en
faisant miroiter,
par les
jeux du discours,
la pers-
pective d'un avenir radieux, d'une existence meilleure

les prob19mes auxquels se
trouve confrontée actuellement
l'humanité, verront leurs solutions,
pourvu seulement Due
chacun paye sa part de sacrifice en se pliant à la logique
d'une
idée.
Bien entendu,
on prendra soin de souligner
que
le procès par lequel pourra enfin naître une telle
existence,
ne pourra éviter de
zones obscures, des points
noirs,
lesquels ont leur explication dans une sorte de
récalcitrance du réel et des mentalités
En ce sens,
il faudrait
les considprer comme inessentiels et contingents
par rapport à la chose même a laquelle ce serait une grave
méprise de vouloir les lier
Que
la vie soit une tension vers l'avenir grâce
a laquelle
l'homme peut respirer et avoir la force de conti-
nuer d'agir malgré ses échecs en espérant un mieux-être,
qui ne
le concéderait? L'avenir peut-il toutefois être
l'avenir de
l'homme,
s ' i l est construit sans que l'on
tienne véritablement compte de
la profondeur, de
la totalité
complexe de cet être?
Parce qu'il s'agit en
fait d'élaborer le réel
historique en
le subsumant sous une
logique sans faille,

-352-
l'idéologie est nécessairement attentive à sa seule cohérence.
Elle ne saurait supporter d'être remise en question par
le cours des choses,
car pour elle cela signifierait un
manque de consistance interne, d'immanence à soi.
Or,
s'en
tenir à la seule cohérence n'a-t-il pas pour d~stin de
conduire à un formalisme dont les conséquences existentielles
sont graves? L'essence du procas idéologique est de ramener
le divers du réel humain è l'homogène.
Chaque moment de
ce réel se trouve ainsi vidé de sa temporalité,
de son
~uto-mouvement;ce oui veut ·dire,de son contenu. Celui-ci
ne se trouve pas simplement survolé et oublié,
mais sa-
crifié,
parce que
le proces ne
jouit de son effectivité
qu'en contemplant la docilité avec
lequelle le réel se
plie sous lui, dans la réduction à néant de tout contenu.
Une chose ne peut émerger que pour autant qu'elle a un
contenu,
celui-ci
lui servant de milieu pour se replier
sur soi,
se retirer en
soi afin de pouvoir supporter
l'extériorité.
Le contenu est donc principe de sponta-
néité. En tant que
fondement de toute
initiative,
la
spontanéité est essentiellement un
laisser-être.
Comme
laisser-être,
elle signifie la possibilité d'une pluralité.
C'est cette pluralité que
le proc~s idéologique cherche
à
tout prix à abolir pour obtenir un monde sans obscurité,
où tout brille de
la clarté du cristal.
Le prix à payer

-353-
pour une telle clarté est que les individus eux-mêmes n'ont
plus de soi intérieur,
c'est-à-dire, de liberté.
N'est-ce
pas qui montre que le totalitarisme,
loin d'avoir son
essence liée à l'Idée absolue de HEGEL, est a chercher du
côté de l'idéologie?
Pensée cherchant a se dépasser elle-même en vue
des totalités historiques existantes,
l'idéologie se trouve
le plus souvent conduite à oublier celles-ci,pour se com-
plaire de sa seule immanence à soi, dans l'unique sphère
d'une raison devenue désormais formelle.
Elle se coupe
ainsi de ce qui fait sa propre raison d'être, de l'autre
d'elle-même,constitutif de son altérité,
pour se poser
immédiatement en
forme de totalité.
Parce qu'elle oublie
que la pensée authentique n'est que comme la pensée de
la chose elle-même se pensant,
une telle totalité se
caractérise par son unilatéralité : elle ne peut donc être
qu'une mauvaise totalité qui se traduit dans l'existence
concrète par l'intolérance. Celle-ci vient toujours de la
certitude d'une suffisance à soi, d'être le milieu où
tout est déjà totalisé en
pureté.
L'intolérance consiste
à juger ce qui est autre comme règne de
la pauvreté, à
ne tenir nullement compte de la temporalité intrinsèque
de ce oui est en dehors de soi. C'est pourquoi elle
aboutit en
pratique à la violence,car il lui est impossible

-354-
de supporter l'existence de l'autre qu'elle doit réduire
au statut d'une ombre,
à une réalité sans réalité.
Là ou
la pensee se clôt sur elle-même,dans la contemplation de
sa propre cohérence,et cherche à s'emparer du réel,
là se
trouve essentiellement le risque d'une violence exercée
sur ce qui est.
La violence nous semble être la consé~uence
de toute pensée voulant prendre en charge
le réel his-
toriaue,dans le refus de l'antériorité essentielle du sens
oui est intemporel: ce que HEGEL appelle l'Idée.
Sans doute,
on ne devient pas nécessairement
tolérant par le fait de la présupposition de l'Idée comme
la source que ne cesse de confesser le réel pour s'y
recueillir:
car la conscience pourrait,
dans l'existence
concr~te, fixer une telle source et la solidifier. Pareille
solidification
fait que
l'Idée devient abstr~ite. Dès lors,
elle est extérieure aux choses et leur fait
face,dans
une hostilité.
Seulement,parce qu'elle invite toujours le
regard à une plongée dans le cours souterrain du réel,
l'Idée permet de ne
jamais oublier que chaque attitude
humaine doit être entendue comme être-devenu, résultat d'une
partition:
elle peut,en ce sens précis, favoriser la compré-
hension.
Si l'on ne peut, dans une certaine mesure,
éviter
l' idéologie,parce qu'elle "est indispensable à toute
sociétp pour former les hommes,
les transformer et les mettre

-355-
en
état de répondre aux exigences de leurs conditions
d'existence"
(1),
une telle transformation ne doit pas
perdre de vue qu'elle n'est authentique qu'à être humaine,
attentive aux sollicitations de l'universel articulant le
temps. Seulement soucieuse de la ponctualité immédi3ta
des nécessités du moment,
la transformation du monde
risque de
se résoudre dans le simple activisme, parce qu'elle
est arrachée à ses grandes références
inspiratrices, pour
devenir servante des besoins du jour.
On ne doit
jamais
oublier que l'action a pour but le Bien comme ce qui peut
enti~rement la combler.
Or, si le Bien est lié au vouloir,
il présuppose aussi l'attitude théorique,
le savoir de la
substantialité et de
la vérité de l'objet.
L'action n'est
donc ce qu'elle est que commandée et déployée à l'obscur
par le mouvement de l'unité du théorique et du pratique,
mouvement oui n'est autre que celui de l'Idée absolue:
"La v r i t
du Bien, en tant qu'il est un but, est,
par
é
é
conséquent,
l'unité de
l'Idée théorique et de l'Idée pra-
tique,
à savoir que le Bien est atteint en et pour soi, -
que le ~onde objectif est en et pour soi le concept. Cette
vie revenue à elle-même à partir de la différence et finité
de
la connaissance, et devenue,
grâce à l'activité du
conceot,
identique avec lui,
est l' Idée spéculative ou
absolue"
(2).
(1)
Jean HYPPOLITE
Figures de la pensée philosophique,
I,
PUF,
1971,p.371.
(2) Encyclopédie des Sciences philosophiques, BOURGEOIS,
~ 184,p.276.

-356-
Où l'on voit que dans sa destination
la plus
haute, dans sa vie suprême,
l'Idée absolue est
l'agir
doublé de la pensée,
la pensée agissante. C'est retirer
à la pensée et à l'agir le lieu où
ils viennent s'accomplir
p18inemen~ et les livrer à l'abrutissante fascination de
l'efficacit~ que de se soucier uniquement d'une transfor-
mation du monde,~gli~eant tout à fait cette médiation de
l'Idée, cette articulation essentielle,à l'oeuvre à
l'intime du réel,et qui signifie que
le vrai est toujours
de l'ordre de l'universel,
l'universel s'ordonnant.
En
n'accordant à la pensée d'autre valeur que
l'efficacité
au service du monde,
en abandonnant
l'homme à l'esprit
de la terre,dans l'attitude consistant "à lui proposer un
avenir oui,
quoique
indéfiniment repoussé,
a son lieu
dans l'ici-maintenant,
l'idéologie perd à la fois
le sens
authentique de
la pensée et de l'action,pour tomber dans
l'identité plate de soi à soi,
nécessairement mortelle.
N'est-ce pas la philosophie qui se trouve elle-
même ainsi dangereusement en cause? L'une des méprises
dont ne cesse d'être entourée cette discipline, vient de
l'idée selon
laquelle elle ne s'occupe pas des probl~mes
de son temps:
attentive à la seule sphère de l'idée,
elle
vivrait en dehors du temps,
sans se soucier des problèmes
liés à la contingence de
l'être-ici. Comme réflexion,
la

-357-
philosophie est le retour à soi,
l'acte de revenir a soi,
de
s'arracher à l'immédiateté.
L'image d'un corps en
putré-
faction ne nous permet-elle pas de comprendre ce qu'est
l'absenc~ de réflexion? Désormais abandonné à soi sans
aucune possibilité de synthèse, ce corps n'a d'autre destin
que de s'étaler spatialement, de se déposer.
Absolument
incapable de s'éveiller dans une assomption d'ordre vertical,
il ne peut connaître qu'une expansion horizontale. Nous
disons d'un tel corps, en
le voyant, qu'il ne vaut plus
rien
ce qui signifie qu'il s'est délaissé, en
proie aux
basses vitalités de l'extériorité. Ceci n'est-il pas le
sort de l'être qui s'abandonne à son temps,au point de
se
confondre avec lui? Si
je m'abandonne au temps sans pouvoir
lever la tête,
me frotter les yeux,
le temps devenu
désormais mon compagnon fidèle,
finit très tôt par se
montrer ingrat! Continuant inexorablement son cours,
il ne
peut longuement se soucier de moi
il éteint en moi
toute
spontanéité,
toute conscience,
pour m'attirer vers ce qui
est bas, vers une vie ténébreuse!
Ouelles ressources ~8
reste-t-il alors dans ces conditions,pour prétendre le
servir?
Pour être de son temps, ne faut-il pas pouvoir
sortir de
lui,
s'arracher au cours immédiat des choses?
Au fond,
le monde ne oeut être véritablement vu que si l'on

-358-
peut d'abord, d'une certaine manière, s'éloigner de lui.
La coïncidence immédiate ne permet nullement d'être dans
la chose
bien
loin de la servir, elle la dessert. C'est
pourquoi on ne peut être de son temps qu'en
laissant
exister une sorte de détente.
La philosophie n'est-elle pas
ce qui permet une telle détente,
elle qui est l'oeil inté-
rieur du concept,
rappelant les choses au souvenir de l'es-
sentiel d'elles-m~me~,
en
soulignant la vanité de tout
enlisement dans l'immédiat? Dans une Ath3nes en décadence
ou règne désormais l'esprit de la terre comme dirait GOETHE,
et ou les sophistes, ces marchands du savoir,
proposent
aux jeunes esprits une connaissance sur mesure ,en vue d'une
réussite purement mondaine, Socrate affirme l'impératif
intprieur d'une conversion,
le droit absolu de l'esprit,
seul capable d'assurer une vie chaque fois nouvelle,
un
libre procas d'engendrement sans cesse recommencé. Prison-
nière
de son temps,
parce que totalement ordonnée à lui,
son époque ne l'a pas compris!
La philosophie ne saurait se confondre avec le
temps, devenir servante des besoins immédiats,
prête à être
consommée comme un effet de mode.
La mode est la pensée
paresseuse livrée à l'humeur de l'instant. Pareille pensée
n'en est plus une,car l'acte de penser réside dans la pos-
sibilité d'une émergence.
Pussi bien,la mode est-elle ce

-359-
qui a fini de penser,
ce qui, devenu
lourd, n'a plus les
ailes de l'esprit assurant une élévation,
parce que rendant
léger.
La philosophie ne demeure dans son
élément propre
que quand
il lui est assuré une
in-actualité essentielle,
non pas qu'elle se trouve sans aucun
lien avec
le monde:
nous voulons dire qu'une certaine distance est essentielle
pour que puisse être assumé le présent. c'est pourouoi,
en un sens profond,
elle est ce qu'il y a de plus actuel
elle est l'actuel comme
tel.
Oue
la transformation du
monde soit une néces-
sité,
personne ne le saurait contester. Seulement,
on peut
se demander si le monde
lui même a été suffisamment inter-
prété comme
il convien~ pour oue l'heure soit désormais
venue de le transformer
Car,
en
une
telle transformation
se
trouve en
jeu le destin même de
l'homme,dont le sÉrieux
exige que soit sans cesse repris le mouvement de l'inter-
rogation sans
lequel on tombe nécessairement dans une
pleonexia mortelle,
par une sorte d'identité immédiate entre
le tout de l'essence et
la sph~re de l'étant
Si c'est à
un monde humain que doit aboutir la transformation qu monde,
cette oeuvre ne refait donc pas l'essence de
l'homme,
mais
cherche seulement la manière de
lui assurer un libre être,
dans la relation à l'ici-maintenant.
Parce que l'essence ne
aeut se dissoudre dans l'action transformante,
l'homme

-360-
demeurera
toujours pour lui-m~me une question. Par ou se
voit
fondée
la philosophie qui ne saurait disparaître au
profit de la seule gestion de
l'étant!
L'intelligible ne
se ramgne pas immédiatement au sensible, celui-ci étant
absolument
incapable de
l'épuiser. En venant dire 8nti~re­
ment que le sens n'est pas une chose,
leur distinction est
le lieu m~me permettant à la philosophie d'être, de
s'exercer.
La philosophie n'est elle-même qu'à confesser
l'altprité, ce qui fait oue
le m~me est même. Chercher,
c'est toujours chercher un autre qui donne sens au même,
cet autre ne pouvant nullement se rencontrer dans le domaine
de
l'étant, dans
le physique.
C'est pourquoi la philosophie
ne se retrouve pleinement chez elle que comme méta-ohysioue.
Il y a un sens de la recherche de la vérité et une vérité
de
la recherche du sens qui s'enracinent tous deux dans le
même mouvement:
celui de
l'infini du sens en son essentielle
illocalité.
L'homme ne chercherait pas la vérité s ' i l ne
l'avait déjà trouvée, de m~me qu'il ne la trouverait point
s ' i l n'avait
la réminiscence de
lui-même comme ayant
toujours le devoir de chercher encore.
Auss~ est-il lui-
même
pleinement métaphysicien par sa nature.
Une fois effacée
l'instance métaphysique,
la philosophie perd
la substance
qui
la nourrit:
désormais,les ouestions qu'elle se pose

-361-
s'éteignent d'elles-mêmes,
par effacement radical de leurs
propres présuppositions.
nuand des philosophes en viennent
eux-mêmes à dire que la métaphysique est sans aucune
consistance, qu'elle n'a nulle existence vérifiable, n'est-ce
pas le signe qu'ils ont perdu toute
foi en ce qu'ils font?
Ne sont-ils pas devenus étrangers à leur propre être, des
monstres quêtant désormais l'essentiel dans l'unilatéralité
d'un agir qui,
en tant qu'absence de
tout enracinement
dans
le substantiel,
leur réserve seulement la réalité de
l'illusion,
l'illusion comme réalité? De ce qui cherche
à l'étouffer,
la philosophie a toujours la
force de se
retirer secrètement pour retourner à l'intemporalité
du comprendre.

-362-
v) NECESSITE D'UN RETOUR A L'ESSENCE DU PENSER
Les discussions que nous venons d'engager ne
montrent-elles pas qu'il importe,au plus haut point,de
revenir à l'essence même du penser, si l'on veut pviter
à l'homme le risque d'un divertissement sans fin?
L'homme pense toujours,et il reconnaît que ce-
la constitue sa racine affirmative.
La plus haute expres-
sion du mépris ne serait-elle pas de dire d'un individu
qu'il n'est pas un être pensant? Quand même il se laisse
aller,
par étroitesse d'esprit,
à la pensée la plus indi-
gente,
l'homme veut toujours être reconnu dans son essen-
ce pensante! En celle-ci,
il se pose comme différent d'une
pla nt e, d'un an i mal : "rn ais s' il est e xa c t
( e t c e se r a
bien exact) que l'homme se différencie de
l'animal par
la penspe,
tout ce qui est humain est humain en ce que,
et seulement en ce qu'il est produit au moyen de
la pen-
sée"
(1).
Si la pensée ne
peut être affirmée que de l'hom-
me,
ne convient-il pas de prendre en compte cette dRter-
mination singulière afin d'y réfléchir? Car ,il nous semble
qu'en elle se trouve scellé un destin.
Le destin a peut-
être son lieu dans ce qu'un être a de propre,
le propre
ne signifiant point une réalité absolument fermée sur elle-
même et,
par là même,
tout à fait inintelligible, mais
(1) Encyclopédie des Sciences Philosophigues,BOURGEOIS,
§2,p.164.

-363-
le point qui retient et sauvegarde l'essentiel auquel on
est confié. Les hommes pensent quotidiennement sans vrai-
ment,
à la vérité,
penser cette singularité d'être pensants!
Celle-ci n'est pas une qualité parmi diverses autres.
L'hom-
me n'est pas pensant,à la manière du sel qui est sapide,
aussi cubique, aussi blanc.
Une réalité peut perdre une
de ses qualités sans pour autant cesser d'exister.
Par
contre,
l'homme cesse d'être s ' i l perd la pensée, parce
qu'il n'est plus rien.
Lui supprime-t-on la pensée,
il
n'est plus envisageable comme t e l :
ce qu'il faudrait pro-
prement entendre dans le sens d'une extinction de son vi-
sage, de ce par quoi il se signifie, peut supporter le
regard discret et bienveillant des choses. Si le visage
est ce par quoi on émerge à la surface pour être ouvert
à l'ouvert du monde,
à la libre étendue des choses,
l'hom-
me doit être attentif au domaine dont provient la pensée,
afin d'être comme il est;
autrement,
il ne sera pas à
la maison dans sa propre maison, pour parler comme HEIDEGGER.
HEGEL attire notre attention sur la parenté
profonde qui unit "penser"
(denken)
à "recueillement"
(Andacht)
(1), ces deux attitudes renvoyant à la dimension
d'intériorité où se trouve en jeu la cause de ma propre
substance. Penser est une manière de se recueillir.
Or,
le recueillement témoigne de ce point nul de la médiation,
venant dire le nécessaire ressourcement dans l'essentiel,
l'instant pur où je me trouve réfléchi en moi-même comme
(1) Leçons sur l~ Philosophie de la Religion, 1ère Partie,
La Notion de la Religion,
trad.
GIBELII\\I, VRIN,1959,p.128.

-364-
en ce qui est digne d'intérêt.
Une telle réflexion,
comme
l'acte de se retirer de l'immédiateté première,
signif~e
que l'élément du vrai n'est pas la superficie des choses.
Ce n'est pas en effet à ouvrir grandement les yeux,jusqu'à
les faire éclater que l'on parvient à découvrir la véri-
,
,
t e
.
On a beau avoir de grands yeux,
ce n'est pas pour
cette raison que la vérité s'offre à nous: car, si cela
était, certains animaux seraient des divins métaphysicie~s
Aussi~convient-il de dire que l'instance du penser est
ce où l'homme s'apparaît à lui-même comme ssvant apparte-
nir à une sphère autre que le hic-et-nunc.
Si l'homme avait
pour unique sphère de réalité ce qui est étant,
la pensée
n'aurait aucun sens pour l u i : elle serait même quelque
chose de tout à fait superflu! C'est pourquoi il faut con-
Fesser absolument l'origine spirituelle de la pensée.
On
peut à loisir s'évertuer à élever l'étant sensible à la
quinte5senc~ par toutes sortes de chimisme ou de gymnas-
tique,
jamais de lui ne pourra sortir ce que nous appelons
"penser"
! Point pur de l'exigence de sens,
témoignant
du désir de l'homme d'être auprès de soi qui équivaut à.
l'affirmation du droit de l'esprit dans le monde,
la pen-
sée peut-elle alors être chose qu'idéalisme? Penser com-
mence avec la reconnaissance que le fini n'est pas posé
pour lui-même.
Une philosophie qui n'est pas capable

-365-
d'admettre cette essence idéelle du
fini,
ne mérite pas,
selon HEGEL,
le titre de philosophie! La proposition que
le fini est idéel constitue l'idéalisme: "Cette idéali-
té du fini est la proposition capitale de la philosophie,
et toute vraie philosophie est pour cette raison idéalis-
me.
Il importe seulement de ne pas prendre pour l'infini
ce qui en sa détermination même est aussitôt constitué
en quelque chose de particulier et de fini"
(1).
L'étant singulier comme tel est en
perpétuel
devenir:
cela veut dire qu'il ne se contient pas lui-
même,
n'est pas adéquat à son propre concept. Dans tout
son être,
il manifeste qu'il se trouve dans une faim éter-
nelle d'être.
Aussi,ne doit-on
jamais le prendre comme
une immédiateté se suffisant a elle-même, en
forme d'abso-
lue rigidité, mais seulement ce qui se rend fluide,
se
pose soi-m~me comme un moment ~out entier tourné vers la
pulsation dont il provient.
Etre essentiellement posé,
le fini ne
trouve sa vérité qu'à laisser être ce qui l'a
posé,
l'infini, et c'est en
ce sens que HEGEL le dit idéel.
Les choses du monde ne célèbrent pas une fête dans laquel-
le elles viendraient glorifier leur propre être: elles
célèbrent seulement l'idéalisme même du monde.
La vie elle-
même ne nous enseigne-t-elle pas au fend, a sa manière,
cette vérité élémentaire? HEGEL remarque que la vie n'est
(1)
Encyclopédie des Sciences Philosophigues,
BOURGEOIS,
§95,p.360.

-366-
nullement "réaliste" : son action continuelle est l' idéa lis-
me absolu {1)! Elle consiste toujours dans le processus
de convertir l'objectivité extérieure en objet pour elle-
même,
en
utilisant les puissances qui cherchent à la dis-
soudre,et c'est de cette façon seulement qu'elle parvient
à se reproduire et à se conserver dans son universalité.
La vie n'est jamais en extase devant la réalité des êtres
extérieurs.
Elle ne les tient point pour des figures con-
sistantes de l'éternel reposant désormais en
soi-même!
Bien plutôt, elle
s'oppose à leur extériorité et finit
par la transformer en sa substance. En l'objectivité ex-
térieure comme l'Autre, elle s'unit ainsi avec soi-même.
La mort d'ailleurs vient manifester d'exemplaire façon
cet idéalisme absolu de la vie. Dans l'anéantissement des
individus, c'est le genre qui se trouve posé comme leur
substance concrgte,
leur vérité.
Le vivant meurt de ce
qu'il est vivant,
c'est-à-dire,précisément,parce qu'il
doit laisser être l'universel du genre sans lequel lui-
même n'aurait pu venir au jour: "le vivant meurt parce
qu'il est la contradiction d'être en soi l'universel,
le
genre, et d'exister pourtant seulement en tant qu'être
singulier. Dans la mort,
le genre se montre comme la puis-
sance disposant de l'être immédiatement singulier" (2) •
Dans cette perspective,
il conviendrait de se
(1)"Ce n'est pas en effet seulement la philosophie oui,est.
i2éaliste,mais,en fait
la nature en tant que vie est la
meme chose que la ~hilosophie idéaliste dans son domai-
ne spirituel".Voir Esth~tigue,Tome 2,AUBI[R,1964,p.54.
(2) Encyclopédie des Sciences Philosophiques,BOURGEOIS,add.
au paragraphe .221 ,p.618.

-367-
demander si une pensée "matérialiste" n'est pas contradic-
toire dans ses termes mêmes •••
Il nous semble qu'elle ne
se préserve elle-même qu'à dilater tout à fait le concept
de matière,pour y faire entrer subrepticement des déter-
minations propres a l ' Idée! Comment en effet comprendre
que d'elle même,
la matière puisse se mouvoir et devenir
principe fondateur? C'est penser sans penser que de re-
nier l'idéalisme, car c'est peut-être le signe que l'hom-
me ne peut plus supporter son propre visage,
son enraci-
nement dans l'intime des choses,et que le penser lui est
même devenu comme un accident!
L'on peut se demander si
l'invasion du positivisme n'est pas la manifestation de
pareille déchéance (Verfallen)
! En perdant tout lien nup-
tial avec l'intime de l'Absolu, en
fuyant toute conversion
à l'intime de l'Idée,
la pensée tombe loin de son essence.
On lui demande désormais de se vérifier dans le rpel, de
lier son propre contenu à quelque chose qui soit "concret",
ce qu'il faudrait entendre dans le sens de "matérialisa-
ble".
Ne s'agit-il pas là d'une pauvre sagesse 'J Car,
ra-
menée à la différence extérieure, à la simple comparaison,
que reste-t-il de la pensée,sinon l~ simple mot? Réduite
a un tel ordre d'extériorité, elle "ne vaut pas beaucoup
plus cher qu'une manipulation de bâtonnets d'inégale lon-
gueur dans le but de les assortir et de les combiner selon

-368-
leur grandeur -
pas plus cher que ce jeu auquel se livrent
les enfants, et qui consiste à partir de tableaux découpés
de façon variée à rechercher les morceaux qui s'adaptent
l ' un à l' a u t r e"
(1).
Qua n d l ' id é e, en
son év ide n ce i n t i me,
s'est tarie pour ne
plus devenir que chimère, c'est le
penser lui-même qui,
arraché à son instance inspiratrice,
se voit abandonné à la simple extériorité.
Les conséquen-
ces ne sont pas minces pour l'homme qui n'a plus la force
de supporter son essence,et qui se contentera désormais
de "vivre", dans la certitude absolue de mourir un jour
comme un chien !
(1) Science de la logique, Tome I,
Livre I,
L'Etre, Ed.
de 1812, Traduction LABARRIERE et JARCZYK,
AUBIER,
1972,p.23.

-369 -
HUITIEME PARTIE
RErLEXIONS ET PERSPECTIVES OUVERTES

-370-
La continuité d'une réalité n'est assurée que
si elle se donne une consistance interne pour supporter
l'être. Aussi bien,
la pensée risque~t-elle de devenir
la simple subsistance indifférente et de se perdrE dans
la nuit de l'extériorité,si elle ne revient à elle-même
pour accomplir dans sa vérité l'âme a laquelle elle doit
son déploiement. Parce que le terrain de la science est
"la ~ reconnaissance de soi-même dans l'absolu être-
autre,
cet éther comme tel"
(1),
il nous faut chercher
a assumer le oarcours effectué,en
le laissant venir
librement vers nous:
ce qui n'est rien d'autre Due chercher
à lui réserver un accueil sensé.
( 1)
Ph én om én 0 log i e,
l ,
p.
23
PH.C.,
p.
24.

-371-
1)
LA REFLEXION DE
L'ESSENCE,
FONDEMENT DE L'ETRE-SDI
Une fois venu au jour le savoir absolu après le
parcours phénoménologique, caractérisé par la différence
entre la certitude et la vérité,
le sujet et l'objet,
le
point de vue de la Science se trouve acquis.
Le vrai se
déploie désormais en
son propre élément,
dans les caté-
gories de l'Etre,
ensuite
,de
l'Essence et du Concept,
formes pures en
lesquelles se disent les choses.
En cet
univers,
le mouvement de
l'essence ne montre-t-il pas
bien que c'est du concret qu'il s'agit toujours chez HEGEL,
de l'in-formation du réel?
Dans l'ordre de l'exposition,
l'essence vient
apres l'être. Mais,
elle ne vient pas après lui comme un
second terme dont le surgissement soudain annoncerait la
vanité du premier. Ce n'est point signifier que l'être
demeure sans richesse aucune,
et au'il importe de le
considérer maintenant simplement camme un vestige.
Le
savoir trouve l'essence comme l'intériorité du devenir de
l'être,
l'être immédiat s'étant soi-même sursumé,
laissé
aller à la profondeur de sa propre nature.
L'être ne passe
donc pas à l'essence, à la façon d'un passer ordinaire.
Il
passe sans passer,
accède au lieu de son enracinement:
!'l'essence est l'être oassé, mais intemporellement passé"
(1).
(1)
Science de la Logigue,
Premier tome, Deuxi9me livre,
La Doctrine de l'Essence, Ed.
de 1812, Trad.
LAB.ll,RRIERE
et JARCZYK, Aubier,
1976,p.2.

-372-
Un tel mouvement qui invite au'fond, dans la négation de
toute temporalité immédiate,
finie,
est essentiellement
réflexion.
Que l'essence est réflexion, c'est l'idée oui
se trouve affirmée et démontrée dans la première section
de la Science de la Logique.
Bien loin d'être réduite a
une faculté simplement psychologique,
la réflexion a
valeur ontologique.
HEGEL la détermine comme le rapport
de l'essence à elle-même dans l'infini de la médiation,
dans son auto-mouvement.
Ce rapoort est négativité,
mais
il est cette négativité comme sa propre négation, acte-
de-n ier de soi qui demeure dans soi : "Car l'essence est
l'autonome qui est comme se médiatisant avec soi par sa
négation qu'elle est elle-même; elle est donc l'unité
identique de la négativité absolue et de
l'immédiateté"
(1).
Aussi
bien ,convient-il de dire oue l'être-en-soi propre
de l'essence est
la simplicité. C'est le devenir en
tant
seulement que devenir dans soi, caractérisé ainsi par une
sorte de nullité,
une absence de devenir,
car l'essence,
pour ainsi dire,
y est seulement en dialogue avec elle-
même
"Le devenir dans l'essence,
son mouvement réflé-
chissant est par conséquent le mouvement de rien à rien
et oa r
là à soi-même en
retour"
(2). Ce rien du mouvement
vient dire, au plus haut ooint, que la réflexion est
(1)
Science de la Logique,
Premier tome, Deuxième livre,
op.
cit., p.
12
(2)
ibidem,
p.
18.

-373-
éternellement l'acte de faire retour et de
commencer. Certes,
il est bien question de mouvement
mais parce que celui-
ci est le parcours réflexif de soi,
on ne
saurait un seul
instant parvenir a le fixer comme un ooint et lui assigner
un lieu.
Un mouvement seulement linéaire est tout 9ntier
attentif à ce qui s'étend devant soi et vers lequel il ne
lui reste plus qu'à se tirer de façon
indéfinie. Son
indé-
finité est en réalité finitude,
limitation.
Il ne s'agit
nullement d'une infinité,parce qu'elle traduit,au fond,le
fait de ne pas pouvoir se contenir soi-même.
Aller seu-
lement en avant sans possibilité aucune de faire retour,
est signe d'indigence:
car ,ce n'est rien d'autre oue se
fuir soi-même.
Tout
le contraire est le mouvement réflé-
chissant. Comme échange du négatif avec soi-même,
son
rien n'est pas un néant, mais seulement l'indice de
ce qui
se contient absolument,
pleinement
le rien est ici le
rien de ce qui se trouve satisfait d'être simplement
auprès de soi-même, dans soi-même,car c'est en cela que
consiste la
jouissance authentique.
On aurait bien tort
d'y voir une relation narcissique,
laquelle est la contem-
plation de soi comme d'une image figée,
le soi devenu
chose
ce qui ne saurait nullement s'appeler jouissance,
mais la crucifixion radicale en
un point mort.
Mouvement qui est le our acte de se poser comme

-374-
faisant
éternellement retour dans soi,
étant en unité le
tout et son moment,
la réflexion ne doit-elle pas être dite
fondement de l'être-soi? En sa nature essentielle, elle
est selon HEGEL "fondement-originaire déterminé de toute
activité et auto-mouvement"
(1). Etre "fondement-originaire
déterminé"
(bestimmter Urgrund)
signifie que la réflexion
est ce qui, dans l'intemporalité de
la médiation, ne cesse,
pour ainsi dire, d'innerver le réel et de
le laisser être.
Nulle chose ne peut exister comme elle est qui n'ait sa
forme exprimée en
ce mouvement.
Une réalité n'est ce ou'elle
est oue dans la mesure où elle est ouverte sur elle-même
dans la reconnaissance de l'origine; mais si l'origine
est ce qui, d'une certaine manière,
précède,
il faut
l'entendre aussi - et en
un sens fondamental -
comme ce
oui déjà se trouve en mouvement vers un telos
:
tel est
orécisément la réflexion,
mouvement qui se déploie et s'ins-
talle en
son épaisseur intrinsèque en
s'y ramassant tout
entier, dans l'unité de
l'origine et du sens. Ce mouvement
seulement permet d'avoir un soi. En quel sens?
L'essence comme réflexion,
négativité apparemment
ne pose rien.
L'on a pu penser que, soucieuse uniquement de
son propre flux,
la négativité dissout tout,
réduit toute
existence singulière à une simple ombre.
C'est le moment
de souligner,de façon
fondamentale, que pareil reproche ne
(1)
op.
cit.,
p. 48.

-375-
ne serait fondé que si le mouvement de l'essence était en
soi celui de la simple linéarité dont nous avons vu que
le
destin est l'indéfinité,
l'absolue indétermination qui ne
peut nullement avoir un sens du réel comme tel.
N'ayant
aucun sentiment d'elle-même ,parce que seulement a ban d onn e
é
à soi de façon vertigineuse,
comment la linéarité saurait-
elle d'ailleurs poser quelque chose de réel? Or,
le mou-
vement réfléchissant n'a aucune commune mesure avec celui
vertigineux de la pure flèche.
La réflexion de l'essence,
ce "mouvement de rien à rien",
précisément parce qu'elle
ne
pose rien sous la
forme d'une immédiateté-étant-là,
mais traduit le mouvement qui ne cesse d'aller et de venir
de la surface vers le fond,
du fond vers la surface,
le
plonger perpétuel qui est immédiatement un émerger, est
cela qui assure concrétude,
ipséité.
Un être ne parvient
à avoir un soi,
à être réel que dans l'acte par lequel
il fait,
pour ainsi dire,
le tour de soi en
se parcourant.
Ce parcours de soi est un mouvement
intemporel grâce
auquel il n'a plus rien à craindre du procès du temps ,parce
qu'il a déjà intériorisé son essence pour coïncider avec
lui.
"Image mobile de l'éternité toujours immobile" ainsi
que le notait PLATON,
dansant perpétuellement en
rond,
le temps lui-même, dans son essence est réflexion.
Un être
ne
parvient donc à se tenir en
lui,
à se Doser comme un soi

-376-
que dans la reprise incessante de la réflexion dans soi,
mouvement par lequel il se constitue comme n'étant d'aucun
te mp s f i xe, par ce qu' i l s e
d é t. n d
dan s 1e t 0 u t dut e mp s •
Acte qui ne saurait se r~duire ~ aucun temp~.
parce que s'accomplissant de nouveau ~ chaque instant,
la
réflexion conserve sa causalité intégrale dans
le présent.
On ne
peut exister oue si l'on possède en soi un principe
capable de nous comprimer, c'est-à-dire, nous permettant
d'être en
tension sans pour autant nous casser. De cette
manière,
on ne
s'éparoille pas dans la discontinuité,parce
qu'il s'agit de l'affirmation de son propre centre.
Un
tel acte est précisément ce oui permet de durer.
Etre
consiste essentiellement à durer,
à être synthétisant
à l'pgard de moments discontinus:
ce qui signifie, non
pas se déposer,
mais se poser soi-même en
soi-même, être
en repos dans soi, mais d'un repos qu'il faut dire en
mouvement.
En effet, durer est le propre de ce qui est
su jet ,e t
1e pro ces sus par 1e 0 u e 1 0 n d e vie n t
s u jet con sis t e
dans un acte qui ne saurait cesser d'avoir lieu, mais
l'acte constant de se poser soi-même comme le même avec
soi-même. C'est pourquoi dans ce qui est sujet,
l'extension
est tout aussi
bien
intensité
"Chaque étape nouvelle
dg
l'aller-hors-de-soi, c'est-à-dire de
la détermination
ultérieure,
est aussi un a Ll e r e-d an s s o i , et l'extension
e

-377-
plus grande tout aussi bien
l'intensité plus haute.
Le
plus riche est par conséquent
le plus subjectif,
et ce
qui se reprend dans la profondeur la plus simple est
le plus puissant et ce qui a
la plus large influence"
(1).
Cette reprise de soi "dans la
profondeur la plus simole",
absolument
illocale et atemporelle, ne vient signifier
rien d'autre que
l'essence comme réflexion •
.Il us s i
b i en, con vie n t - i l d e d ire 0 u e l ' h 0 mmen ' est
lui-même que dans sa relation à une sorte de mouvement
Lrnrnrirno r i a Lae dieant à l'obscur des c ho s e s ç qu i
c on f
r e un
à
enracinement de soi dans l'essentiel.
Par un tel enraci-
nement,
l'étonnement oue le monde existe et qu'il existe
comme
il est, devient un
p.tonnement redoublé,
un étonnement
au sujet de l'étonnement qui conduit à accueillir le
monde dans son être-devenu.
En com-orenant
le monde,
l' homme cherche à se déterminer soi-même ,dans la conscience
désormais acquise d'une destination -p a r c e que
le ressour-
cement médiateur pose l'origine et
la
fin en
unité.
Aussi,
la réflexion de l'essence permet-elle d'avoir des cont8urs
métaphysiques. Par ceux-ci,
on se délimite
pour s'assigner
un lieu et s'y tenir.
Puisque
la réflexion,
échange du
négatif avec lui-même,
redoublement de négation,
est
l'ouverture sur l'universel,
sur la
jointure des choses,
cha~ue être comprend alors ou'un autre puisse exister en
(1)
Science de
la Logique, Deuxi9me tome,
La logique
Subjective ou Doctrine du concept,
Trad.
LABARRIERE
et JP,RCZYK,
AUBIER, 1981,00.386-389.

-378-
dehors de lui, qu'il y ait un divers.
Ce divers ne s'entend
nullement comme la simple pluralité extérieure indiffgrente,
s'envoyant perpétuellement au-de12 de soi-même ,dans
l'absolue
indétermination
i l est ,bien plutôt ,saisi
comme le débordement de
l'essence,
l'expansion gén~reuse,
son
libre laisser-aller dans l'absolue certitude d'elle-
même. Comme telle,
la réflexion de l'essence n'est-elle
pas le fondement même de la coexistence?
La coexistence suppose identité et différence
une
identité qui est différence et une différence qui
est identité.
L'autre est posé pour ce qu'il est ~ans
la distance,
non
point toutefois sous la forme du pur
l1/l u s s i l1,
de
la "d i f f
r-en ce indifférente",
mais comme
é
s'accomplissant tout entier, en son
intériorité, dans la
raison même par laquelle se pose le même.
La reconnais-
sance de l'unicité de la réflexion est la reconnaissance
de la différence comme différence,
c'est-à-dire, comme
différence essentiellement devenue,
et qui,
en
cela,
se
trouve en
relation
immanente à l'identité.
En tant que la
simultanéité synthétisante,
la coexistence est le même
étant avec
l'autre, mais avec
l'autre comme toujours-déjà
en
lui,
comme soi-même parfaitement devenu,
s'étant laissé
aller à sa vérité et la laissant désormais exister pour
ce qu'elle est,
en
autonomie.
Où l'on voit que
la coexistence

-"179-
du
A
meme et de l'autre n'est rien d'autre que le résultat
de la réflexion se réfléchissant elle-même en
elle-même
de l'essence,
sans commencement ni fin,
ou plutôt,
étant
elle-même son commencement et sa fin.
Ne faudrait-il pas alors dire qu'en
l'essence
comme négativité,
réflexion,
tout est déjà là ? Le concret
nous semble pré-contenu dans l'épaisseur sans épaisseur
du mouvement de
l'essence, nouant en
soi toutes choses,
étant seul le souvenir de leur origine.
Si le parfait
retour à soi chez HEGEL coïncide paradoxalement à une
perte de soi, n'apparaît-il pas maintenant, et de façon
pleine, qu'il est question d'une perte réalisatrice?
Car, c'est se laisser aller au mouvement de rien à rien
de la réflexion qui,
parce qu'il est, dans son extension-
i~tensité, la mémoire du réel, est à même de laisser les
choses venir à elles-mêmes, de les libérer,
dans la
richesse de leur contenu.
Aussi, la tâche de la philosophie,
entendue comme le penser spéculatif,
consiste-t-elle au
fond
à déplier le contenu de la réflexion, car c'est de
cette man i s r e seulement que son savoir est "l'immédiateté
rétablie"
(1).
(1)
La Philosophie de l'Esprit,
1805,
Trad.
Guy PLANTY-
aONJOUR,
pur, 1982,p.,120.

-380-
II)
L'ETRE DE L'ESPRIT DANS SA RELATIDN AUX STRUCTURES
INTEMPORELLES DE
L'ESSENCE COMME FONDEMENT DE TOUTE
~THIOUE
PCSSIBLE.
Si l'acte infini de l'absolue négativité de
l'essence comme réflexion,
en
tant que principe oui assure
concrétude au réel,
est le fondement même de toute
ipséité,
ne peut-on pas suggérer qu'en son être intérieur comme
éternel parcours de lui-même,
il est ce qui permet de
penser l'homme comme un être en exigence de soi, en
obli-
gation
?
Une idée fondamentale chez HEGEL est celle selon
laquelle l'Esprit est absolue négativité. En sa nature
intrins9que,
l'Esprit est le même que soi, mais il n'est
cela qu'en oarvenant à porter et à soutenir la mort,
l'extrême déchirement:
"l'esprit est cette puissance
seulement en
sachant regarder le négatif en
face,
et en
sachant séjourner p r
s de lui"
(1).
Etre-près-de-soi dans
è
l'altérité la plus radicale en apparence,
identique dif-
férencié comme se différenciant en
soi-même,
il est cette
puissance qui ne cesse de parcourir à nouveau son proore
contenu,
intensifiant son activité et se consumant infi-
niment en
soi-même.
Cet être-soi-même dans le négatif
arrache perpétuellement toute existence particuligre à
(1)
Phénoménologie,
r , p. 29
PH.G.,
p.
30

-381-
elle-même pour la renvoyer a ce qui constitue sa pulsation.
Conversion
jamais achevée de soi à sa propre
identité,
cercle du npgatif concluant de soi a soi,
l'Esprit est
ce qui vient toujours reconduire
le oarticulier a l'uni-
versel.
Selon Mr BRUAIRE,
cette
infinie négativitp de
l'Esprit laisse l'esorit humain,
fini dans
la désolation,
car la réflexion de celui-ci,
oarce qu'il lui manque la
puissance de nier le négatif, ne peut oroduire une réconci-
liation effective.
La réconciliation lui demeurant une
fin qu'il ne saurait
jamais atteindre,
l'esprit humain
n'a aucune conSlstance intérieure.
Il na peut en
lui-même
trouver un lieu où se reposer.
En tant qu'absolue néga-
tivité,
l'Esorit "op~re comme une infinie frustration
par écartèlement de
l'universel impersonnel et du parti-
culier déterminé"
(1).
I\\~' ayant "de puissance opératoire
que dans l'absolu de
lui-même",
sans pouvoir devenir
"acte d'effusion, de positif engendrement,
de don de ce
qu'il est, de surabondante confirmation du don originaire
de soi"
(2),
comment pourrait-il parvenir à donner l'être
à l'esprit humain? A celui-ci il ne reste plus que la
contemplation de sa propre vérité,
laquelle est absolue
vacuit8, vide ontologique
L'infinie négativité de
l'Esprit, en son auto-réflexion,
abandonne
la
liberté
( Î )
L'=tre et l'Esprl"t,
,
P • UF . , 1983 ,p. 176 •
(2)
ibidem,
p.
177.

-382-
humaine à un néant d'être.
C'est pourquoi fait défaut
chez HEGEL une ontologie adéquate de l'esprit humain.
Mr 8FlUi\\IRE conclut:
"En rigoureuse conséouence,
l'homme
ne saurait s'éprouver en
obligation morale, n'étant pas
un être d'esprit en dette de soi. Abstraite du monde ef-
fectif,
sans part a l'universel,
la conscience singuli~re,
fermée en
sa nuit intime, n'a rien à donner,
son devoir-
être n'est
jamais un être en devoir. Pas d'éthique conce-
vable pour la personne comme telle"
(1).
Ne nous faudrait-il pas encore une fois souligner
que l'infinie négativité de l'Cosprit ne veut point dire
"une infinie
frustration"
? Si
le mouvement de la néga-
tivité perdait de sa fluidité pour s'immobiliser un seul
instant,
la vie, désormais coagulée, ne tomberait-elle
pas dans un système de répétition
indéfinie? La négativité
nous semble avoir la signification de l'inquiétude.
Une
fois celle-ci abolie,
il n'y a olus rien de nouveau
autant dire,
plus de vie.
L'Esprit n'est-il pas d'ailleurs
lui-même et son être-autre en unité? Comme tel,
il est
aussi bien négativité
que
positivité:
car,comment le
comprendre même comme mouvement s'il ne posait rien?
Seulement, ce qu'il pose,
il le pose en l'invitant toujours
3 s'inquiéter,pour que ne tombe pas en
oubli cela même
que présuppose l'être-posé.
Un tel mouvement qui invite le
(1)
L'Etre et l'Esprit, Op.cit.,p.179.

-383-
particulier à se mettre lui-même en
mouvement, vient pre-
cisément dire que
l'Esorit est ce qui fait
retour sur
soi,
ce dont la fin
suprê~e consiste à se poser soi-même.
Par où l'Esprit confesse lui-même sa nature comme réflexion,
comme enracinée dans le mouvement propre à l'essence:
"C'est seulement comme réfléchie en
soi-même que
l'essence
.8\\ L' e s o r i t "
(1).
Aussi bien,faut-il affirmer que comme
enfant lui-même de l'Esprit,
l'esprit fini de l'homme
procgde de l'auto-réflexion absolue de l'essence en
sa
négativité,et c'est seulement en reprenant par lui-même
la réflexion qu'il est ouvert et transparent au monde,
en
tant que volonté libre,
comme le souligne HEGEL:
"En effet,
seule la conscience est l'Ouvert
(das ûf f e n e )
ce à Guai Dieu et toute chose peuvent se révéler
(offenbaren)
et ils ne peuvent se révéler dans
leur vérité
et leur universalité étant en
soi et pour soi que seule-
ment à la conscience devenue r éf Lé c n i s s an t e "
(2).
Ainsi,
le mouvement de rien à rien de l'essence comme réflexion
ressemble à une sorte de nuit dans laquelle tout se tisse
dans le secret,pour venir
innerver tout
l'homme.
Le secret traduit l'être de ce qui,
se ramassant
toujours au creux de soi-même, ne s'étale pas dans la
spatialité, ne s'expose pas dans la
banalité et se réserve
à
l'intimité. C'est la sphère où l'on se retire,
où l'on
(1)
Phénoménologie,
II,
p.
282
; Ph.G.,
p.
541
(2)
La Raison dans l'Histoire, PAPP.IOtl,NNOU,p.192.

-384-
fait,
pour ainsi dire,
un clin d'oeil à soi-même.
Ce qui
assure l'intimité n'est-il pas
fondamentalement
l'horizon
d'où peut venir une
intimation,parce qu'il installe et
mriente? Lié à l'essence dans le secret de la réflexion,
l'esprit humain ne reçoit-il pas par là même une densité
le destinant à déployer tout son être en direction de
l'essence? Si nous devons prendre le mot "éthique" dans
son sens fondamental en tant que "cette discipline aui
pense le séjour de l'homme"
(1),
il nous semble alors
qu'elle ne tire sa puissance et sa réalité que de l'essence
comme réflexion. En l'intemporalité de la réflexion se
trouve orécontenue la forme gpnérale de toute éthique,
s'il est vrai que la valeur n'est pas banalement une pro-
duction sociale,
mais l'émergence de cela même qui sou-
terrainement se dit en
l'homme.
Le "je dois" ne
peut avoir
de sens que dans
la conscience de quelque chose qui se
dit à l'intime de
l'homme,et dans
la sphère duauel il
lui revient de maintenir son être. Se sentir en
obligation
est la venue au jour,
l'émergence d'une réalité voulant
déborder d'elle-même,
non pour s'éteindre dans
l'extério-
rité,
mais pour se parcourir a nouveau et donner à voir
au'elle est ce qui est digne d'attention, de question.
Nous savons avec KANT que
l'impératif moral
oblige sans condition. Ceci veut dire au'il n~ tire
(1)
Heidegger
Questions III,
N.R.F. ,1966,p.141.

-385-
nullement sa puissance de l'empirique, qu'il n'est subor-
donné à aucune particularité étant-là. En tant qu'exigence
d'universalité,
il est pleinement adéquat a son propre
concept.
Aussi,doit-il uniquement à lui-même sa propre
n~cessité. Cette inconditionalitéque l'on aurait tort
d'interpréter dans le sens d'une indétermination, vient dire
que l'acte par lequel l'obligation est déterminée dans
le temos, n'appartient pas lui-même au temps.
Elle
traduit l'être de l'esprit humain comme ~'.xpriman±tout
entier dans l'absolue négativité de l'essence qui est
réflexion,
laquelle n'a pas d'espace et de temps assignables.
Affirmer la dignité humaine,
tenter d'indiquer
une option existentielle dont le principe est le respect
de
l'homme dans ce qu'il a d'irremplaçable, de non-
quantifiabe, n'est possible qu'à présupposer que l'homme
n'est pas objectivable, qu'il maintient en lui un secret
par lequel il n'est pas tout à fait exposable comme une
chose. Point de la réflexion,
l'esprit humain est sans
aucune
~paisseur spatiale ni temporelle; c'est ainsi
qu'il oeut être en caoacité de confirmation de soi, d'actes
de liberté et mériter qu'on
le respecte.
L'exigence de
traiter l'homme comme une fin et jamais simplement comme
un moyen,
de ne pas le violer, ne peut trouver de fonde-
ment effectif que dans la nuit de la réflexion de l'essence

-386-
de laquelle procède l'histoire de
l'Esprit ,et dont l'homme
a à être le berger. Mouvement simple du passer qui est un
devenir dans soi,
négativitA qui ne saurait se satisfaire
d'aucune manifestation,
la rpflexion peut être dite ce
qui a toujours-déjà saisi l' homme comme en
une
trame ,pour
lui p e r me t t r e d' a 11 e r d e l ' in t é rie ur ver s
l' ex t é rie ur, e t
de l'extérieur uers l'intérieur, dans un accomplissement
de soi.
Si l'on avait la patience de scruter l'essence
comme réflexion,
"l'être passé,
mais intemporellement
passé"
(zeitlos vergangene Sein)
(1)
qui, de
la richesse
de son mouvement de rien à rien,
vient parFumer l'homme,
a l 0 r 911 peu t - ê t r e, pou rra i t - on
l ire en
e 11 e d é j à t 0 u t e l a
présence du concret, ce sous la puissance de quoi se fonde
notre être-là, non pas comme "passion
inutile" selon le
mot de SARTRE,
mais comme passion du Sens, en
attente de
sa propre résurrection,à partir de son fondement le plus
intime.
(1)
Science de
la Logique,
Premier tome, Deuxième livre,
La Doctrine de l'Essence,
Ed.
de 1812,
Trad.
Ln8,~RRIERE
et
JIlRCZYK,IlUBIER, 1976,p. 2.

-387-
III)
U~JE ECOUTE DE HEGEL POUR U~JE ASSOMPTION DU PRESDJT
PFRICAIN:
LA CRISE DE L'IDOJTITE ET LA "CAUSE" DU
D:= Ij ELOP PEMEN T
La philosophie ne vaut peut-être une minute
d'attention que parce qu'elle est le regard sur 195 choses
qui t r ans fig ure,
qui in vit e à
s e reg a rd e r s 0 i - mê me,
are -
garder au-dedans de soi-même. Point pur de la médiation
indiquant la nécessaire réflexion de tout dans le fonde-
ment, elle est l'homme lui-même qui,
réfléchissant, ne
peut s'empêcher de faire un clin d'oeil à soi-même pour
réoondre présent à son être-là,
lequel s'enracine toujours
dans un sol culturel.
La lecture de HEGEL nous semble d'un
grand
intérêt pour saisir et accompagner le mouvement dans
leauel se dit la modernité de l'Afrique en sa complexité.
Proposer ici une écoute de
HEGEL peut, à
première vue, paraître une entreprise,non seulement hasar-
deuse, mais déolacée et insensée
Le philosophe n'a-t-il
pas eu sur l'Afrique un
jugement péjoratif interdisant
toute oossibilité pour ce continent de dialoguer avec lui,
de diriger même le regard vers sa pensée? N'a-t-il pas
écrit que "l'Afrique, aussi
loin que remonte l'histoire,
est restée fermée,
sans lien avec le reste du monde;
c'est
le pays de l'or,
replié sur lui-même,
le pays de l'enfance

-388-
qui, au-delà du jour de l'histoire consciente, est enve-
loppée dans la couleur noire de la nuit"
(1)
? Sans doute,
il s'agit bien
là de queloue chose d'écrit,
et l'écrit
demeure toujours,
même si l'on prend la décision commune
de
l'effacer,
car la facticité de son avoir-été est
ineffaçable!
Toutefois,
on ne
doit pas oublier oue ce
qui a été écrit a toujours des déterminations,
peut être
lié a certaines circonstances,
surtout lorsqu'il s'agit
d ' un j ug emen.t. qui n e s a ur ait a v 0 i r l' i mp 0 r tan cee t la
teneur d'un texte systématique!
HEGEL ne s'est jamais rendu en Afrique~et il
n'a pu avoir sur elle que des informations fournies par
des récits de missionnaires. Evidemment,
l'on
peut dire
que de tels récits, même s'ils viennent de personnes fort
honorables,
parcourant des contrées pour prêcher l'Evangile,
ne sont pas nécessairement parole d'Evangile, et notre
grand philosophe n'aurait pas dû se fonder sur eux pour
juger un peuple!
Ceci est certainement vrai
mais ne
faut-il pas au fond se demander si HEGEL condamne l'Afrique
à rester dans l'immobilisme,
si son
jugement relève du
mépris? L'on sait qu'il conçoit l'histoire de
façon
dynamique,
comme processus par étapes
(Stufengang), réalité
jamais donnée,mais toujours à la conquête de soi, allant
du plus immédiat au plus riche.
Sous cet aspect,
il peut
(1)
La Raison dans l'Histoire,PAPAIOANN~U,p.247.

-389-
bien se faire que,
pour des raisons quelconques,
un peuple,
considéré à un certain moment donné de son évolution
intgrne, n'arrive pas encore à donner à l'universalité de
l'Esprit une figuration
lui faisant honneur:
ce qui n'est
point soutenir que ce peuple demeure hors de l'huma~ité
Ne convient-il pas donc de situer le
jugement de HEGEL
sur l'Afrique dans tout son contexte? Nous pensons qu'il
existe d'ailleurs chez le philosophe des choses plus
intéressantes ,et les intellectuels africains ne sauraient
se priver d'un commerce bienfaisant avec
lui ,en s'abandon-
nant 3
un psychologisme paralysant •••
HEGEL est reconnu
pour un auteur difficile.
Un tel psychologime,
en deve-
nant un prétexte pour ne pas le lire, ne contribuerait-il
pas à renforcer le préjugé d'une infirmité intellectuelle
de l'Africain,
incapable d'abstraction et trouvant sa
jouissance dans le seul sensible?
L'être-là de
l'Africain, dans sa modernité,
se
trouve marqué par un régime d'extériorité radicale:
exté-
riorité de soi à soi, de soi aux autres,
de soi à son
monde, car ce par quoi il se médiatise et s'affirme lui
vient,
pour ainsi dire, d'autres cieux
l'Occident.
L'histoire d'une telle extériorité est liée à l'être-
colonisé. Son
espace ayant été désarticulé,
son unité tem-
oorelle brisée pour le r~qne d'une sphère dans laauelle

-390-
elle ne se reconnaît pas, ne sent pas chez soi,
l'Afrique
ne peut qu'être existentiellement déracinée,
sans iden-
tité propre.
Aussi,le problème auquel elle se trouve
sérieusement confrontée actuellement,
est-il la crise de
son
identité.
Dans cette quête de l'être-soi,
l'attitude
"naturelle" pourrait consister à vouloir refuser tout ce
qui vient de l'autre dont on ne désire plus supporter la
présence envahissante et aliénante.
Il ne reste plus
d'autre voie que le retour aux sources, aux traditions,
dans la découverte retrospective d'un passé où l'homme
aurait vécu en
parfaite unité avec soi
En donnant au
passé la valeur d'un étant, en
l'hypostasiant pour en
faire
la référence absolue de ce qui est valeur, ne se
rend-on pas victime de la représentation, de l'imaginaire?
Entendu de la sorte,
le retour aux sources est un repli sur
soi.
En se murant dans le oarticulier,
on ne cultive que
la vanité qui finit par se résoudre dans l'extinction de
tout être. Chaque peuple a sans doute sa particularité.
Toutefois,
quand celle-ci se trouve affirmée seulement
comme particularité, ne tombe-t-on pas dans une différence
mortelle? En orenant la particularité comme une
immédia-
teté étant-là,
on érige la différence naturelle en
une
sorte de différenc9 ontoloqique. N'est-ce pas alors donner

-391-
inconsciemment force au racisme? Le repli sur soi,
par
une sorte de ségrégation murée dans la particularité,
est
l'exil dans la fausse
identit~ parce qu'il est fixité,
immobilité et unilatéralité. C'est se méprendre sur la
na tu r e de l ' identité ,
laque 11 e JI est en même temps r 8 la -
tion et, à la vérité,
relation négative à elle-même,
ou
différenciation d'elle-même d'avec elle-même Jl
(1).
Sans
la relation négative à soi, on demeure seulement en soi
dans une unité non devenue, amorphe, dans l'absence abso-
lue de toute i n oul t ud e ,et l'on se prive ainsi du sérieux
é
de la vie comme fluidité simple.
Il ne s'agit nullement
de se poser en
forme de
rigidité devant l'Occident et de
lui faire désormais face,
comme si l'on veut exiger de
lui. un certificat d'humanité,
car Jll'essentiel n'est pas
de découvrir et de révéler aux autres ce qui nous sin-
gularise,
l'essentiel est de déterminer notre possibilité
existentielle, de l'appeler à L' e x i s t en c e "
(2).
Cette détermination, comme le mouvement qui va
du particulier à l'universel, ne saurait signifier une
dilution de soi dans une homogénéité. Ce n'est pas renoncer
à soi-même et se contenter seulement de tourner le regard
vers les valeurs de l'Occident s'affirmant comme le lieu
de l'universel en et pour soi. Dans une telle attitude,
l'Afriaue ne ferait que recevoir.
Qui reçoit sans être
(1)
":ncyclopédie des Sciences philosophiques, BOURGEOIS,
a d d ,
§
116,
p.
551
(2)
ELUNGU PENE ELUNGU : Eveil ohilosophique africain,
L'HARM.I\\TT,!l,N,
1984,p.121.

-392-
capable de donner en
retour,
ne
saurait apprécier le sens
et
la valeur du recevoir, parce Gue sa main même,
devenue
un simole organe de préhension, a perdu pour lui toute
signification
En effet,
"la main ne fait pas que saisir
et attraper, ne fait
pas Gue serrer et pousser.
La main
offre et reçoit,
et non seulement des choses, car elle-
même elle s'offre et se reçoit dans l'autre.
La main
garda,
la main porte"
(1).
Si le recevoir procède d'un
donner,
il ne réalise pleinement son sens qu'à effectuer
et reconduire lui-même le mouvement grâce auquel il a
pu venir au
jour; autrement,
rpduite à saisir immédia-
tement en vue d'une consommation non moins immédiate,
la
main devient lourde Dour notre être qu'elle rend esclave.
Il faut donc dire que l'enfermement dans le particulier
et la dilution dans l'universel conduisent tous deux 3
une situation mortelle.
L'Afrique ne peut connaître une voie de salut
qu'en affrontant son propre prpsent. Elle doit se savoir
embarquée dans un mouvement Gui ne dépend pas tout à fait
d'elle-même, mais qu'il lui faut pourtant assumer:
ce qui
signifie,
faire que la nécessité devienne liberté, que son
existence soit libre, quoique nécessaire.
Le mouvement dans lequel se trouve embarquée
l',/'\\frioue est le "c1pveloo08ment".
Entendu le plus souvent
(1)
HEIDEGCER
Qu'appelle-t-on Penser? p.U.r.,1973.p'.90.

-393-
dans le sens d'une accumulation,
d'un accroisement quan-
titatif,
le développement n'est olus saisi que dans la
dimension de l'économique.
Son arme est
la technique dont
le mode de relation
à la nature est la domination.
N'est-
ce pas en
ce
lieu précis que doit
intervenir la rpflexion,
quand
l'idéal de la vie consiste dans la domination de la
nature,
l'abandon au vertige du quantitatif,
la gestion
de l'étant en vue d'une utilité consommante ? L'Afrique
doit-elle se
laisser aller sans réflexion à un tel procès
qui croit être le dire de l'universel,
alors qu'il ne
s'impose
lui-même qu'à défigurer l'universel,
à le rendre
méconnaissable de part en
part? Il nous semble tout à
fait nécessaire de repenser le développement, c'est-à-dire,
de le reconduire au sol de crédibilité qui puisse
le
fonder.
Parce que son concept oropre ne traduit rien d'autre
que le même en devenir de
lui-même,
le développement est
seulement comme syst~me,totalité.
C'est l'engendrement de
soi par soi dans un parcours de médiations,
l'unité se
posant soi-même oar la différenciation et
la détermination
de ses différences.
Tel est
l'unique processus par lequel
on 0 eut a 11 e r
à lac ho sem ê me, "p arc e que
lev ra i
en
tan t
que concret est seulement en
tant qu'il se déploie en
lui-
même et se recueille et retient dans
l'unité,
c'est-à-dire
en
tant que
totalité"
(1).
Aussi, le développement suppose-t-iJ
(1)
Encyclopédie des Sciences philosophigues, BOURGEOIS,§14,
p.
180.

-394-
l'idée d'enveloppement,
mouvement par lequel on gagne de
l'épaisseur.
Comme tel,
en
lui se trouve manifestement en
jeu une réalit8 d'essence dialectique.
Considéré au niveau d'une société humaine o~ est
fondamentalement en cause un procès de liberté,
le d~velop­
pement ne peut-être que d'organicité spirituelle. De ce
point de vue,
il ne saurait se ramener à la construction
d'un monde gigantesque de choses et d'objets o~ manque une
certaine chaleur propre à la vie,
o~ le bruit du fer et
de l'acier étouffe les sollicitations du coeur pour réduire
les individus à de simples atomes privés qui n'ont plus
d'autre destin
immédiat que l'indéfini de la richesse, de
la consommation , en attendant de se voir eux-mêmes consommés
à leur tour par la mort
Ce qui est en
développement, c'est
la relation d'une société humaine au monde comme quête
intense d'une vie sensée.
Il s'agit donc de
la relation
d'une communauté au monde qui l'entoure, comme de cette com-
munauté à elle-même,
o~ l'universel cherche patiemment à
pousser des racines,
a se donner une
figure effective per-
mettant de respirer dans la dignit8.
Recherche d'un
équilibre
o~ s'effectue la vie même de la liberté, le développement
est
une réalité plurielle, ne devant négliger aucun aspect
de l'être-au monde. Venant de ce qui est libre et conduisant
1
vers ce qui est libre,
il doit s'entendre comme une

-395-
"esthétique" a l'écoute de la polyphonie de
la vie.
Cette
"esthétique" n'arrive pas encore à émerger en Afrique ,car
le pragmatisme,
le souci de
l'efficacité immédiate prenant
le dessus,
la conscience africaine accuse une très grande
faiblesse
théorique et s'enlise le plus souvent dans
la
morosité du dogmatisme officiel •••
Pour soutenir et laisser aller à elle-même la
polyphonie de la vie,
est avant tout nécessaire une cons-
cience théorioue exercée et ouverte au penser dialectique.
Oans un univers complexe ou des réalités ne cessent de
surgir et de défiler à une vitesse vertigineuse qui déso-
riente
l'homme,
la force
essentielle n'est-elle pas celle
qui oermet de nous tenir à la
jointure des choses, d'effec-
tuer leur articulation
(Gliederung), d'élever le contenu
à la nécessité? L'homme ne se maîtrise et ne maîtrise son
environnement qu'en donnant fondement aux réalités que ne
cessent de produire les progrès de
la vie moderne,
c'est-
à-dire ,en faisant appel à l'esprit comme puissance authen-
tique dont l'essence propre est la pensée.
La pensée est
l'instant sublime où
l'esprit renoue avec sa propre pro-
fondeur,
est vraiment chez s.1 : en cet élément,
"il donne
satisfaction à son intériorité la plus haute" et "vient
ainsi à lui~même, au sens le plus profond du terme, car son
o r i n c i o e ,
son être-un-Soi pur de tout mélange est la pensée'!(l
(1)
Encyclopédie des Sciences philosophigues,BOURGEOIS,t11,
p.
17C:;.

-396-
Dans l'aliénation la plus radicale en apparence ou tout
semble perdu,
retentit encore en
l'esprit
l'appel ~ réaliser
un sursaut,
~ se ressaisir, a demeurer fidèle à ce qui cons-
titue sa racine
penser.
V0 i l ~ c e
quo i d 0 i t
p lei n e men t
s' 0 uv r i r
l r C: f r i q u 8,
à
pour être ouverte à l'actualité du monde moderne comme
à elle-même,
sans le risque d'une perte de soi, dans la
vigilance,
s ' i l est vrai que penser est une manière de
veiller.
L'ouverture au penser dialecti~ue permet de
oénétrer les traditions pour les situer dans leur vérité.
Elles n'ont plus la valeur de "choses", de réalités
constituées une
fois
pour toutes,et servant de référence
absolue pour le présent et l'avenir.
Dpsormais,
elles
s'entendent comme ce qui,
ayant
été, doit à nouveau se
mettre en
mouvement,
se fluidifier pour être restitué à
soi-même comme un être-devenu. Dans c e tt e fluidification,
les éléments lourds se dissolvent d'eux-mêmes, n'ayant
oas la force de supporter l'actualité.
Ne constituant plus
un poids paralysant,parce que s'étant élevé à la recon-
naissance de son essence, désormais capable de cette
mani9re d'offrir pleinement un accueil à l'unité du fleurir
et du flétrir,
le passé traditionnel rend
possible un
libre laisser-~tra,intriris~quem~~touvert a l'impré-
visible des ch~ses.

-397-
A s'ouvrir au penser dialectique,
la conscience
africaine se retrouvera pour bâtir un monde à sa hauteur,
car l'esprit,
riche en
lui-même,
rencontre toujours dans
l'extériorité de quoi se donner un monde. De cette manière,
l'existence historique lui sera une fête:
"Fêter,
c'",st
devenir libre pour recueillir l'insolite de ce
jour oui
vient non pas terne et morne comme tous les
jours, ce
jour lumineux"
(1).
(1)
HEIDEGGER:
Questions
II,
in Approche de HOLDERLIN,
GALLIMARD,
1968,p.131.

-398-
CONCLUSION

-399-
Le but de ce travail était de lire HEGEL afin de
donner forme et consistance
à nos propres interrogations
sur l'homme.
Un tel désir ne pouvait nous laisser d'autre
méthode que celle en
laquelle ne cesse de se déployer la
pensée même de HEGEL. L'on aurait tort d'interpréter ce
destin comme une contrainte.
Pour nous,
il est au contraire
la nécessité posée pleinement comme nécessité, c'est-à-dire,
en
assomption
libre d'elle-même,
car il nous semble avoir
tiré de cette répétition une nourriture substantielle pour
notre propre rapport au penser philosophique,
pour l'intel-
ligence du réel dont l'unité se trouve vécue par la cons-
cience de façon déchirée.
Sans doute,
ce qui a été bien digéré à force de
travail, de maîtrise et de maturité, doit venir au jour
dans un déploiement tout à fait
personnel,
original.
Nous
reconnaissons en
toute humilité que nous sommes loin de
l'accomplissement d'un travail ayant pleinement creusé
une pensée aussi dense.
Cependant,
pour emprunter l'image
à SCHELLING, nous ne sommes pas le roseau qui plie à tous
les vents de
la penspe
Nous avons simplement le sen-
timent que
le vent qui souffle à travers la démarche hé-
gélienne,
peut conduire à bon port. Sous cet aspect,
il ne
saurait s'agir pour nous de vouloir être original.
La
conscience ne se vante
le plus souvent d'avoir produit

-400-
quelque chose d'original qu'en oubliant tout
le
long et
silencieux tissage de
la culture oui l'a patiemment nourrie
et ne cesse de la nourrir.
Ne s'agit-il pas toujours, au
fond.
pour l'individu de reprendre,
au niveau qui est le
sien et autant qu'il le peut,
l'effort d'explicitation du
sens déjà entrepris par d'autres penseurs? Si
l'on veut
à tout prix être original,
nous pensons que
la meilleure
manigre
serait de
produire
une
oeuvre

l'on chercherait
en vain un signe de
l'esprit, de
l'essence de l'homme.
Absolument
indéchiffrable,
tout à fait
inintelligible et
renvoyant à sa seule
immédiateté que n'a pu jamais habiter
le sens,
une
telle oeuvre constituerait un monde à part.
Elle élgverait ainsi son auteur à l'originalité absolue,
laquelle ne peut se fêter que comme folie
! Pour notre
part,
il nous suffirait seulement de pouvoir être dans
la chose même, de reprendre,
au niveau qui .ncus sied,
ce mouvement déjà initié par d'autres dans la quête per-
pétuelle du sens,
afin de répondre présent à ce point
ultime de
l'infini de
l'être-ici ,où toute démarche objec-
tivante confesse très tôt sa propre finitude
pour faire
appel a l'esprit.
Dans cette perspective,
l'on ne saurait
point s'attendre
ici à une conclusion comme à un paint
final,
une clôture.
Le chemin même, ainsi que
la chose
fut confessée au d~but de cette étude dans la note

-401-
d'avertissement, exige d'être parcouru à nouveau:
"le
sprieux qui se consacre a une Chose grande en elle-même
et ne se satisfaisant qu'au moyen du long et difficile
travail d'un dpveloppement achevé,
se plonge longtemps
dans celle-ci en une calme occupation
(1).
Ce travail a tenté de montrer que c'est la pensée
jugée la plus abstraite,
celle où
la puissance de
la nsga-
tivité semble dissoudre tout être singulier, qui sait nous
parler de l'homme de mani~re tout à fait concrète!
L'abimement perpétuel de l'homme dans
l'Absolu a pour
signification de le manifester comme un être de profondeur J
et c'est de cette manière seulement qu'il parvient a une
situation où
il se trouve vraiment respecté,
parce que
sauvegardé • .1\\ussi bien ,sommes-nous avec, HEGEL en présence
d'une abstraction concrète,
ce en quoi consiste absolument
la nature même du spéculatif.
HEIDEGGER attirait notre attention sur l'essen-
tielle parenté qui unit penser
(denken)
et remercier
(danken)
:
penser est au fond
une manière de dire merci.
Conscient d'avoir contracté en
le lisant une dette dont
nous ne pourrons jamais pleinement nous acquitter, nous
ne saurions retourner provisoirement au silen~e sans lever
l'3s yeux vers HEGEL pour le remercier,
"de ce remerciement
oui ne remercie oas de quelque chose,
mais seulement de ce
qu' il lui est p e r mis der e mer cie r "
(2).
C" est lem e r ci
(i)
Encyclopédie des Sciences Dhilosophigues,80URGECr5,p.14~.
( 2)
HE IDEGGER
:
0 uest ion 5
l l 1,
GAL L l IV] ARD, 19 6 6 , p. 21 9.

-402-
comme la patienc~ pressentant,dans la durée,à la fois
l'étendue de la Chose même qui s'éclaire et s'obscurcit,
et la proximité du lointain.

-403-
B1BLI DG RA PHI E-
1)
0 UV RA GES DE
HE GEL :
- Phanomenologie des Geistes, herausgegeben von J.HOrrMEISTE~
Meiner, Philosophische Bibliothek, Hamburg, sechste
Au fla 9 e, 1 9 52 •
Traduction française
Phénoménologie de l'Esprit, par
J.
HYPPOLITE en 2 tomes,
AUBIER, 1939-1941.
- E~cyclopédie des Sciences Philosophiques,
l,
La Science
de la Logique,
trad.
B. Bourgeois, VRIN, 1970.
- Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé (1830),
Trad. M. de GANDILLAC, GALLIMARD, 1970.
- Précis de
l'Encyclopédie des Sciences Philosophiques,
Trad.
J. GIBELIN, VRIN,
1952.
- Science de la Logique, Tome 1 L'Etre, Tome 1
La Doctrine
de l'Essence, Tome II
La Logique Subjective ou Doctrine
duC on cep t, Trad. P.
J.
LA BAR RIE RE et G. JAR CZy K, AU 81 ER,
1972-1976-1981.
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Textes Pédagogiques,
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La Science du Particulier de KANT à
SCHELLING, in Etudes Philosophiques,
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Cohérence et Terreur.
Introduction à
la philosophie politique de Hannah
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tome 45, Cahier 4, OcL-Déc.
1982.
La Piété et la Patience.
Une apologie
de l'extériorité, in Revue de Méta-
physique et de Morale, n02, 1982.

YABLE des MATIERES
AVERTISSEMENT
• • • ••
1
INTRCloue TI ON
• • • ••
7
PREMIERE PARTIE-:
APPROCHES DE LA PROBLE-MATIQUE • • • •• 22
I - E- x i ste n cee tOi ale c t i que
23
11- La critique de la figuration et sa signifi-
cation
48
111- Le souci du concret
• • • •• 7 1
IV- Le geste spéculatif
• • • •• 89
V- Le désir de comprendre l'homme
l'id ée
d'une Phénoménologie
• • • •• 96
.
DEUXIEM[ PART l E
L'HOMME DANS LE MONDE
102
1- La nuit de
l'homme
·.... 103
I I- De la-Nature "àl'E-sprit
·.... 11 1
l l 1- lOêtre de l'homme comme liberté
· . . . . 123
IV- la division,constitutive de l'homme
138
V- Vers une assomption de l'extériorité
· .... 1 51
TROISIEML PARTIE:
L'HOMME ET L'HISTOIRE
• • ••• 1 57
1- L'intuition du temps comme unité de l'es-
sence et de l'existence
158
11- L'agir en son essence
161

III- La détermination de l'essence historique de
l'homme:
la dialectique de l'oeuvre et de sa
disparition
168
IV- L'unité de l'humain dans l'histoire
174
V- L'individu et l'Absolu dans l'histoire
184
QUATRIEME PARTIE
L'HOMME COMME VOULOIR DU
~UBSTANTIEL
· . .. . 192
I- Le droit abstrait en son atomisme comme
perte de la substantialité
·.... 193
II- La famille comme pressentiment du substan-
tiel
·.... 201
III- La conscience de la substance:
la signifi-
cation éthique de la guerre
·.... 206
IV- L'Etat comme réalisation de l'individu en
son idée concrète
·.... 214
V- Le séjourner comme destin de l'homme
· .... 223
CINQUIEME PARTIE
L'HOMME,UNE EXIGENCE DE
PRESENCE
· . . .. 230
I- Le présent comme être-recueilli
· .... 231
II- La présence comme réconciliation
· .... 237
III- La présence visée sous le mode du sensible
spiritualisé
dans l'art
·.... 244
IV- La religion,dimension de profondeur de
l'homme
·.... 249
V- La philosophie,unité de .l'exigence de pré-
sence et des exigences de la raison
•..••
260
SIXIEME PARTIE
L'HOMME EN QUESTION
268

-415 -
1- Un e philosophie destinale
·.... 269
Il- La question de l'homme comme question du
fondement
·.... 275
IIl- La crise spirituelle de la modernité
283
IV~ La nécessité d'un habiter authentique
295
V- L'unité ontologique de l'homme
·.... 301
SEPTIEME' PARTIE: DISCUSSIONS
308
1- Totalité et
liberté
• • • ••
31 0
Il- HEGEL et le reproche marxien d'une saisie
abstraite de
l'homme
·.... '133
II 1- Quel humanisme?
·.... 342
IV- L'idéologie de l'action et ses limites
349
V- Nécessité d'un retour a l'essence du pen-
ser
·.... 362
,HUITIEME PARTIE
REFLEXIONS ET PERSPECTIVES
OuVERTES
369
1- La réflexion de
l'essence,fondement de
l' être-soi
"~"
~~/i:.
371
_, " ,
... IL AI
s;
."
~ ~'
.r
11- L'être de l'Esprit dans s'§\\>~re~rat'i-od"àux
structures intemporellesfde71'esse~~~\\
comme fondement de t out li:é(t tü,q u\\eE: poss~\\ble
!Iv
v r·' V
380
--
1
~
\\\\u
-------------- 1 . i
III -
Une é cou t e d e HE GEL pou r\\:;sm e a S som ~it i~'n d u
pré sen t a f ri c a i n :
lac r i\\§"e"'d e l '...-rd e~·t i t é
~'(
~";;J"
et la"cause"du développeme'~l'
387
CONCLUSION
398
BIBLIOGRAPHIE'
403'
TABLE QES MATIERES
413'