LA D~MOCRATIE COMME PRATIQUE
ET COMME MYSTIQUE DEPUIS ROUSSEAU
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Thèse préparée sous la direction
de Monsieur Franck TINLAND
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1982
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".)
A MA MERE
Là-bas de l'autre côté des mers
complainte vibrant dans la nuit des gémissements

Douleurs, douleurs de l'enfantement d'un monde neuf
Bonheur d'une oasis sacrifiée
sur l'autel de l'Ecole
Philosophie occidentale, OUi ! ta sagesse à toi :
'~ans les profondeurs de la forêt dense, le bruit des lucioles
Vérité, ô Vérité, tu appartiens au Tigre, au vainqueur!
Sois tigre car la lumière atteint ceux qui
sont debout" !
Maîtresse à l'allure altière dont la leçon s'efface
Cours d'eau des valeurs d'antan tari par le soleil blanc
A ma mère, une chanson de l'espoir et du souvenir
A
ma mère comme l 'hymne à la beauté inaltérable
Hier riche de la cacophonie du gamin
\\
Pauvre et lassée par la monotone symphonie de l'adulte.
Notre reconnaissance
au Professeur Franck TINLAND, qui,
malgré ses nombreuses charges, a eu la patience de nous suivre
dans ce travail de taupe.
Nos remerciements à tous ceux qui de loin ou de près
n'ont cessé de nous donner la preuve de l'intérêt qu'ils
portaient à nos recherches.

A V A N T - PRO P 0 S
Partout oü i l existe aujourd'hui une collectivité
de quelques centaines de membres, i l est question de démo-
cratiser. On démocratise - sinon on revendique la démocrati-
sation de -
l'entreprise,
l'Université, l'administration, et
tout Etat se targue d'être démocratique. Pratiquement aucune
sphère de la société actuelle n'échappe â l'exigence de
remettre les assises de l'autorité aux mains de ses membres.
Cependant, partout aussi, on dépossède le citoyen
de ses droits, on l'entraîne dans des guerres absurdes, sans
issue, on multiplie les camps de concentration, et les dic-
tateurs d'opérette alimentent les chroniques politiques.
Toujours au nom de la démocratie, on truque les informations,
on décrète les états d'urgence.
Ainsi,
jamais dans l'Histoire de l'humanité, on
n'a autant affirmé la liberté des peuples et leurs responsa-
bilités,
jamais on n'a autant fait d'eux les détenteurs du
pouvoir; mais paradoxalement, jamais aussi les peuples n'ont
été aussi dépossédés du pouvoir, ne se sont retrouvés aussi
asservis, aussi étrangers aux décisions qui les concernent.
Tout se passe comme si la déclaration de la souveraineté
populaire suffisait à la faire exister, signifiait sa mani-
festation ; donnait aussi le droit de spolier le peuple, de
l'ignorer, de le mépriser.
\\

- 4 -
Dans cette étrange posture de la démocratie, il
n'est pas déplacé de considérer qu'elle est devenue aujour-
d'hui une manière de vivre, une religion et presque acces-
soirement une forme de gouvernement. Pourrait-il en être
autrement,
lorsqu'avec l'accord tacite des peuples, du ci-
toyen,
l'Etat multiplie les fichiers au risque de créer
bientôt un fichier des pensées et des sentiments de l'indi-
vidu. Gestion totale de l'homme avec son consentement total
et soumission totale! En d'autres termes, notre siècle est
l'ère du totalitarisme.
Et là encore, c'est un paradoxe que d'apercevoir
l'origine de ce totalitarisme dans les pensées de Rousseau,
Marx et Fanon, qui furent les plus grands défenseurs de
l'homme, de sa liberté. Comment comprendre qu'~ls soient
devenus les créateurs des meilleures techniques pour asser-
vir l'homme?
Il faut peut-être chercher la raison d'une pareille
rupture entre l'intention et le fait, dans leur espérance en
la possibilité de l'avènement d'un ordre homogène, d'une
transparence intégrale dans la communication des hommes entre
eux, des hommes avec les institutions sociales, des hommes
avec l'être générique de l'homme. Ont-ils mal fait en pensant
bien faire ?

-
5 -
Pour tous ceux qui rêvent d'un monde sans
inégalité aucune, sans contraintes, une
société de liberté totale,
"Ce qlLi. 6ail la m.L.6èJte humaùte eAt la c.oYLtJuuL<.ction
qlLi. ~ e :tJr..ouve en:tJr..e no:tJr..e Ua:t et no~ déA.<M, en:tJr..e
no~ devo-i.M et no~ penc.harlh, en:tJr..e la na.:tuJt.e et
ieA i~tli:uti.o~ Mc.iaieA, en:tJr..e i' hormte et ie
c.itoljen.
~ ..J VOM paJLtagez Mn c.oe.uJt., VOM ie
déduJtez.
(...] Rendez ieA hommeA c.o~équent6 li eux-
mêmeA, étant c.e qu' i l i veulent pa!UÛ.:t/Le et paJt.tLU-
M.nt
c.e qu' i l i ~ont ; VOM aulLez m.L.6 la ioi Mc.ittte
au 60nd deA C.Oe.uJt.6 : hormteA uvileA pail ie.uJt. na.:tuJt.e
et utolje~ pail iel1JU> inilil'lllti.o~, ili ~eJtont u~,
i l i ~eJtont he.uJt.eux. et ie.uJt. 6éUc.ité ~eItLt c.eUe de
la République. CaIL n'étant Jt..i.e.n que pail eUe, i l i
ne ~ eJtO nt que pOWl eUe ; eUe awut tout c.e qu'i l i
Mnt et MJ[.a. tout c.e qu'ili Mnt."
(]. -]. ROMUau, ManMc.JLU de Neuc.hâ.:tei, Piéiade,
t. III, pp. 510-577)
c'est en ce sens que,
"1 Lel c.ommu~me ~e p.lléAente c.omme ~me
ac.hevé qlLi. eAt identiquement hwna.~me, et c.omme
huma~me ac.hevé qlLi. eAt ide.n.t<.quement ~me,
il eAt la véJL.Ua.bie M.e.u.:ti..on de la lutte en:tJr..e
i' homme et la na..tuJz.e et en:tJr..e i' homme et i' homme,
la
véJL.Ua.bie M.e.u.:ti..on de la lutte en:tJr..e ewtenc.e-
appaILenc.e phénoménaie- et eA~enc.e, en:tJr..e objecti-
vation de ~oi et mani6eA;ta;Uon active de Mi,
en:tJr..e Ube.llté et néc.eAûté, en:tJr..e individu. et
eApèc.e. "
(K. Ma.Ilx, ManM~pte 1844, MEGA, l, III, p. 114)
Cependant, c'est encore insuffisant disent-ils, car,
"Si noM vouio~ que i' hwna.nité avanc.e d!..u.n .('~,
~i nOM vouio~ la po.llteJt a un niveau di66~ent de
c.eitU où i'Eu.llOpe i'a mani6eAtée, afoM, il 6aut
inventeJt, il 6aut déc.ouvJÛJt.. POWl i' EuMpe, pOWl
nOM -mêmeA et pOWl i' humanité, c.ama.lladu, il 6aut
6ai.1le peau neuve, déveioppeJt une pe~ée neuve,
tenteJt de met:tJr..e ~Wl pied un homme neu6."
IF. Fanon, Lu damnéA de la teMe, MMp~O, P~,
1961, p. 241)

-
7 -
La démocratie, lorsqu'elle prend réellement forme
vers le Ille siècle, à Athènes, en Grèce, sous la houlette de
Périclès, est aussi une réponse, une tentative des hommes de
résoudre ce dilemme de la distanciation du pouvoir. Elle dési-
gne, ici, celui du "demos"
(1),
l'ensemble des citoyens poli-
tiquement organisés, autour d'un ensemble de techniques et
d'institutions comme l'''Ecclésia'', Assemblée générale de
tous les citoyens d'Athènes.
La démocratie matérialise ainsi l'idée -
qui devrait
être la première référence à la démocratie même si ce n'est
pas d'emblée ce qui vient à l'esprit - d'une organisation du
dialogue et des conflits sociaux, substituant des procédures
régulières de confrontation à la violence des affrontements.
En d'autres termes,
elle est "une technique" -
~igut! d'ail-
leurs, comme nous le verrons -
de gestion des différences et
des divergences, faisant émerger de la confrontation des vo-
lontés, prises dans leur statut de réactions concrètes à des
situations déterminées, une décision majoritaire, mobilisant
à son profit la puissance publique. Cette organisation du dé-
bat politique respecte et se construit sur tous les conflits
d'intérêts et des hommes, sur la multi-dimensionalité du tout
social.
Comme tentative et comme technique sujette à des
excès,
la démocratie se heurte à d'autres organisations du
débat politique, telle celle de Platon, et bien plus tôt,
celle d'Homère qui é c r i t :
"Le gouvernement de plusieurs
n'est pas bon. N'ayons qu'un seul maitre, un seul roi, celui
(1)
L'emploi du terme "demos", en langage politique, pour dé-
signer la masse par opposition aux riches ou aux aristo-
crates est impropre.
Il ne peut pas non plus signifier le
terme de peuple.

- 8 -
auquel le fils de Chronos a donné le sceptre et les lois
tutélaires". Elle fait partie de la typologie tri logique par-
fois précisée et affinée des auteurs grecs politiques avec la
monarchie et l'oligarchie.
Il semble que cette situation première soit en rup-
ture avec celle de la démocratie aujourd'hui, qu'elle se soit
imposée dans l'univers des formes de pouvoir comme l'unique
forme capable de mieux organiser le rapport gouvernant-gouver-
né.
L'idée démocratique parait avoir partie gagnée dans
les esprits. Nul, en effet, n'oserait s'inscrire en faux con-
tre le libre choix des gouvernants par les gouvernés. Nul,
individuellement, ce serait excessif, mais nuL gouvernement
où que se soit dans le monde.
Les théoriciens de la démocratie défendent partout
et envers tous,
"ses vertus morales"
:
"Vous ne voulez pas
voir le principe moral de la démocratie : cette idée du res-
pect de la personne, de la dignité du citoyen qui, bien plus
que sa diffusion de fait,
légitime la démocratie dans les
sociétés modernes et explique en partie cette diffusion"
(1)
Ils font son apologie en des termes poétiques, en
la comparant "à la flamme vacillante mais sans cesse renais-
sante consacrée par la raison, mais profanée par la vie"
(2),
et en trouvant qu'elle "livre depuis deux mille ans, contre
(1)
Boegner (Henri), Le danger moral de la démocratie,
Ed. du Maine, Laval, 1935, p.
3.
(2)
Labin (Suzanne),
Le drame de la démocratie, Ed. Pierre
Horay, Paris, 1954, p. 9.

-
9 -
l'absolutisme, un combat inégal qu'elle gagne toujours"
(1).
L'absolutisme, dans ce cas désigne et caractérise
toutes les autres formes d'organisation du pouvoir autre que
la démocratie. Est ainsi éludée la prétention historique de
tout pouvoir de posséder une origine populaire. Théologiens
et publicistes n'enseignent-ils pas déjà que le peuple est
le détenteur originaire du pouvoir, mais juridiquement mi-
neur, i l le délègue nécessairement à un monarque?
Il s'opère, à partir de la fin de la première
guerre mondiale et aussi de la seconde, une réduction de la
typologie grecque et classique à deux types
la démocratie
et l'oppression, cette dernière incluant tous les autres,
le premier positif, le second négatif comme l'envers et
l'endroit d'une médaille. S. Labin écrit:
"Dans l'ombre
des arcs dressés pour son triomphe, sous l'ondulation des
foules prosternées devant son image, et tout au fond des
urnes soumises,
l'oeil de la démocratie regarde le dictateur"
(2).
"Du seul fait que la démocratie permet la critique du
pouvoir, elle assure une protection bien meilleure que la
dictature contre la corruption"
(3). Pour Burdeau, elle est
l'unique force qui "durant des siècles fut le facteur le
plus agissant de l'histoire"
(4), mais aussi une option vo-
lontaire selon F. Paul-Benoit,
"non seulement un choix cons-
tamment voulu, un choix se faisant.
La démocratie
( ... ) s'a-
vère être, non une institution statique, mais une force vi-
vante, une action. La réalité profonde se situe dans sa
(1)
Labin
(Suzanne),
Ibidem, p. 259.
(2)
Idem, 0.259.
(3)
Idem, p.
77.
(4) Burdeau (Georges), La démocratie, PUF, Paris, 1956, p.
Il.

-
10 -
dynamique : on ne connait la vérité de la démocratie que
par l'étude de son mouvement, de son devenir, une procédure
de transformation permanente de la société"
(1).
Le triomphe de la démocratie ne s'opère pas seule-
ment dans l'ordre théorique, mais se manifeste aussi dans
l'ordre pratique. Dans l'univers international politique,
tous les Etats se prétendent démocratiques, sinon d'essence,
même si dans les manifestations concrètes du pouvoir, ces
Etats renvoient plutôt à des formes oligarchique, tyrannique
ou monocratique.
Il Y a bel et bien, un changement radical des di-
mensions de la démocratie, qui, en ces débuts du XXe siècle,
ne désignait que certains pays européens ou américains. Tra-
çant ces nouvelles dimensions du "véritable monde" de la
démocratie, Macpherson constate :
"la démocratie libérale
occidentale ne peut être, à elle seule identifiée à la no-
tion de démocratie, et que les systèmes nettement non-libé-
raux quelque peu différents de la plupart des pays en voie
de développement de l'Asie et de l'Afrique peuvent véritable-
ment et historiquement se réclamer du titre de démocratie"
(2) •
Reconnaissant l'extension du concept de démocratie
à des pratiques diverses et multiformes,
soulignant son excès
de signification, J. Madiran note qu'elle est l'inversion de
la maxime de Maurras
"La démocratie c'est le mal, la démo-
cratie c'est la mort", en une autre rigoureuse qui s'impose
comme un dogme,
"le seul dogme moderne d'un bout à l'autre
(1)
Paul-Benoît
(Françis), La démocratie libérale, PUF,
Paris, 1978, p.
33l.
(2)
C.B. Macpherson, Le véritable monde de la démocratie,
Presses de l'Université du Québec, Montréal, 1976, p. 6.

-
11 -
de l'univers, un dogme qui n'exige pas forcément la foi
mais qui ob~ient partout la révérence: la démocratie c'est
le bien, la démocratie c'est la vie"
(1).
Il lui semble que
la démocratie désigne aujourd'hui le progrès moral et poli-
tique.
Il est permis de préférer une démocratie a une autre,
de réclamer "davantage de démocratie" ou de "militer pour
la vraie démocratie"
(2). Il apparaît, continue-t-il, que
"le vocable de démocratie", a maintenant la même résonnance
que le mot "bien", dans le premier principe de la raison
pratique:
"Il faut faire le bien".
Il s'effectue dans ce sens, un glissement d'une
technique politique à un ordre éthique, qui en fait un en-
semble de valeurs morales, à partir duquel est envisagée
une homogénéité possible de la société, souhait~ble même.
De là la pensée sinon la conviction qu'il peut y avoir une
réconciliation de l'homme avec l'homme, qui suppose la sup-
pression de toutes les opacités sociales, de toutes les
tensions internes, de tous les conflits d'intérêts, que pré-
cisément la première référence à la démocratie se proposait
d'équilibrer. Ainsi selon S. Labin, la démocratie rétablit
l'ordre juste, réconcilie l'homme avec son univers, en le
débarassant des souillures du régime tyrannique.
"Vous êtes
appelés disait Barrère,
( ••. ) - propos rapportés par W.
Lippmann - a refaire l'histoire"
(3). La démocratie dans
ses principes et ses fins,
arrache les vêtements artificiels
de l'homme,
"toutes ces qualités fictives qui font de lui,
un ecclésiastique ou un laïque, un noble ou un plébéie~, .un
souverain ou un sujet, un propriétaire ou un prolétaire,
(1) Madiran (Jean), Les deux démocraties, PUF, Paris, 1970,
p. 161.
(2) Madiran
(Jean), Ibidem, p. 162.
(3) Lippmann (Walter), Crépuscule des démocraties, Fasquelle,
Paris, 1956, p.
97.

-
12 -
un ignorant ou un savant"
(1). Elle "recrée l'homme tel
qu'il est, toujours semblable dans toutes les circonstances,
dans toutes les situations, dans tous les pays et â tous les
ages"
(2).
Dès lors, au vu de ces citations, nous pouvons par-
ler de la constitution d'une "mystique" démocratique, c'est-
â-dire un ensemble de valeurs morales et politiques, posé â
priori, qui absorbe au point
d'éluder toutes les exigences
réelles,
toutes les conditions matérielles qui entravent sa
réalisation.
En d'autres termes,
le projet initial de faire ap-
paraître ce que veulent les hommes qui sont voués â exister
ensemble, â être concitoyens, s'est s'inscrit et ~'inscrit
dans un horizon toujours renaissant, comme nous le verrons,
qui tend â subordonner le politique au mystique, â partir de
l'idée d'une transparence souhaitable de l'opacité sociale.
Dès lors, à la lumière de cette visée eschatologi-
que la réalité sociale présente est d'une aliénation â laquelle
il faut mettre fin. Cette mystique reste à travers des modali-
tés différentes et des formes variées, le système de valeurs
qui nourrit les systèmes intellectuels de Rousseau, Marx,
Fanon particulièrement et des autres.
Il s'agit pour nous de dégager les pièces essentiel-
les de ce fond commun, de ce qu'on pourrait appeler l'absolu-
tisme démocratique articulé sur deux fonctions principales :
(1)
Lippmann
(Walter),
Idem,
p.
99.
(2)
Idem, p. 100.

-
13 -
-
La première c'est celle d'un idêal êthique qui
se connait comme tel, et donc n'apparait pas comme une possi-
bilité historique, mais comme une idée directrice pour l'ac-
tion. Telle pourrait s'interpréter la mystique dont est
"grosse" la pratique démocratique antique et qu'''enfante'' le
XVIIe et le XVIIIe siècle, si on analyse les fondements his-
toriques de la démocratie.
Il en est de même de l'oeuvre de
ces auteurs qui peuvent servir de principes à l'action con-
crète des hommes.
- Mais, parce qu'elle nait d'un êtat social forcê-
ment contradictoire, elle ne peut manquer de viser à sa trans-
formation.
Elle se propose ainsi comme une possibilitê histo-
rique. Dans ce cas, sa deuxième fonction est celle d'un Etat
politique à rêaliser, et à réaliser par les moyens de toute
réalisation historique, c'est-à-dire la force. Dès lors,
l'écart entre la visée mystique et la rêalitê sociale engendre
la violence qui doit le résorber. Ainsi se trouverait expliquê
le fait que celle-ci traverse de part en part la pensêe de
Marx, Rousseau et de tous les autres, comme une tension inter-
ne que dévoile la pratique de ceux qui s'en inspirent. Dans
sa seconde fonction,
la mystique dêmocratique aboutit à la
terreur.
"Dé-mysticiser" la dêmocratie revient donc pour nous,
à l'épurer de la violence, à la faire glisser de la pente
absolutiste, à la ramener à son idée originaire, c'est-à-dire
l'organisation d'une confrontation pacifique des volontês, sur
les bases acceptées par tous, et peut-être sans espoir d'une
annulation des différences
(homogénêité), voire des inêgalitês
de fait.
Est-il exclu pour autant la possibilitê et la nêces-
sité de s'inspirer,
à l'intérieur de ce cadre, de l'idée

-
14 -
éthique que l'on peut avoir de l'homme et son rapport à
ses semblables, pour faire entendre sa voix dans le concert
démocratique ?

CHA PIT REl
CONSIDERATIONS SUR LES FONDEMENTS HISTORIQUES
DE LA DEMOCRATIE.

-
16 -
Le XVIIIe siècle peut être considéré comme "le musée
des idées"
du XXe siècle. Les divers courants de pensée qui
modèlent les réalités d'aujourd'hui, y trouvent leurs ébauches
l'idée de l'Etat "prométhéen", la nature et le rôle des sciences,
mais et surtout, l'idée de la démocratie. Les multiples concep-
tions de la démocratie qui foisonnent dans l'univers des formes
de pouvoirs politiques et de sociétés, sont contenues en grande
partie, dans la pensée originale et générale du XVIIIe siècle.
"La ramification de la souche originale en
(divers)
types n'a
lieu qu'après que les croyances communes aient subi l'épreuve
de la Révolution."
(1)
Nous voudrions revenir sur la pensée générale de ce
siècle et analyser tout le système dit rationnel qu'il oppose
à la féodalité. Les divers éléments constitutifs de cette
pensée, tels la nature, le peuple, le droit, la loi etc •.•
ne sont-ils pas de simples croyances dans lesquelles chacun·
met sa propre émotion, et son propre sentiment ?
La revendication des penseurs du XVIIIe siècle,
n'est-elle pas une société de la transparence intégrale, dans
la communication des hommes entre eux, des hommes avec les
institutions politiques et sociales, et dans leur communica-
tion avec "l'essence" de l'homme?
(1)
J.-L. Talmon, Les origines de la démocratie totalitaire,
C. Levy, Paris, 1966, p. 14.

-
17 -
l
- Problème de définition.
Une telle idée de la démocratie, nous semble relever
d'une mystique. Et nous voudrions revenir ici, sur le sens que
nous donnons ~ ce terme employé déj~ par C. Péguy, et qui
pourrait se confondre avec le mythe de G. Sorel. Notre volonté
de nous démarquer par rapport à ces deux auteurs s'explique
par notre position, opposée à celle de G. Sorel, rejoignant
mais s'éloignant aussi de celle de G. Péguy; les deux auteurs
y voient plus ou moins un facteur social positif.
A. La mystique de Péguy et le mythe sorelien.
1) La mystique selon Péguy.
Péguy considère la mystique comme une foi, une
croyance en un ensemble de valeurs morales, guerrières, poli-
tiques, galvanisatrices des hommes dans leurs entreprises.
La mystique est un "idéal qui n'a de réalité que dans l'esprit
et n'a donc de perfection qu'en esprit,
(et qui)
pourtant
anime toute réalité"
(1). Elle s'oppose chez lui, ~ la politi-
que, qui est la défense consciente de certains intérêts et de
certains hommes; cette opposition n'est pas un vis-à-vis,
mais une perversion nécessaire de la mystique en politique qui
lui sert de cadre temporel :
"Tout commence en mystique par la
mystique et finit en politique. Tous les grands ordres se fon-
dent par la mystique et durent par la politique" '(2).
(1) Ch. Péguy, Oeuvres complètes, introduction d'A. Saurès,
N. R. F ., Paris, 1916, p. 20, t. IV.
(2)
Ch. Péguy, Oeuvres complètes, introduction d'A. Saurès,
idem, p. 26.

-
18 -
L'exemple le plus significatif dans l'histoire,
de l'opposition fatale entre la mystique et la politique,
est fourni par le christianisme. En effet, selon Péguy,
le passage de la religion pure chrétienne à l'Eglise figure
la chute même de la mystique à la politique. C'est par
l'Eglise que la religion dure. Ainsi,
"l'Eglise est la poli-
tique de la religion"
(1). Au plan politique, il y a une
perversion de la mystique républicaine, faite de l'héroïsme,
de la sainteté des soldats en quête de la gloire, en une
politique.
Pour Péguy, il faut dépasser cette fatalité de la
mystique. L'essentiel est donc "que dans chaque ordre, dans
chaque système, la mystique ne soit point dévorée par la
politique à laquelle elle a donné naissance"
(2).
2)
Le mythe sorélien.
Tout comme la mystique de Péguy, le mythe sorélien
trouve ses racines dans l'énergie créatrice de H. Bergson.
Selon G. Sorel, le mythe est la croyance en un renversement
eschatologique de l'ordre social. Il est identique aux con-
victions d'un groupe dont i l est l'expression en "langage
de mouvement et que par suite i l est indécomposable en par-
ties qui puissent être appliquées sur un plan de description
historique"
(3). Longtemps fondé sur des légendes et des
(1)
Ch. Péguy, Notre jeunesse, in Oeuvres compl~tes, N.R.F.,
Paris, 1916, t. IV, p. 26.
(2)
Ch. Péguy, op. cit., p. 60.
(3)
G. Sorel, Réflexions sur la violence, Ed. Marcel-Rivi~re,
Paris, 1972, p. 38.

-
20 -
B. Notre définition.
Sans discuter ces deux définitions - puisque tel
n'est pas le but de nos recherches -
nous tenons tout de
même
à préciser que nous ne nous accordons pas avec les
auteurs sur le sens de la perversion entre la mystique et
la politique. Y-a-t-il même une perversion? S'il faut à
tout prix concevoir une relation de dégradation entre la
politique et la mystique, i l faut alors la penser comme la
perversion de la politique par la mystique, dans la mesure
où toute société humaine est politique au sens large du
terme. Mais nous préférons laisser émerger la nature du
rapport que la mystique entretient avec la politique, le
long de notre exposé, plutôt que d'anticiper.
La définition que nous avançons tout de m~me, est
seulement destinée à engager la recherche, à déterminer la
chose, à étudier sans anticiper sur les résultats de l'étude.
Elle doit limiter le champ de l'observation et épargner
comme le dit si bien J.-P. Cot,
"les déplorables flottements
et ces interminables débats entre auteurs qui sur le m~me
sujet, ne parlent pas des m~mes choses"
(1).
Pour notre part, nous appellerons à titre provi-
soire, une mystique, un système et jeu, de valeurs, de
croyances posés à priori
; qui sert de régulateur aux actes
des hommes et qui influence profondément les réalit6s
sociales, économiques et politiques, qu'un systême intellec-
tuel peut aussi poser a priori et en développer les consé-
quences. Dans ce dernier cas, nous l'employons comme Ch. Péguy,
(1)
J.-P. Cot, Pour une sociologie politique, Seuil, Paris,
1974, p. 18.

-
21
-
dans un sens diminué, plus indéterminé que le sens habituel
la mystique désigne alors toute conviction humaine, quelle
que soit chez les uns ou les autres la valeur de ses fonde-
ments en raison, dans laquelle non seulement l'intelligence,
mais le coeur aussi est décidément engagé.
Il s'agit maintenant de repérer les traces de la
mystique démocratique, c'est-à-dire la visée essentielle de
la démocratie à savoir l'espérance d'une société transpa-
rente sans opacités, dans la pensée générale du XVIIIe siè-
cle qui marque un tournant décisif dans l'histoire de l'huma-
nité.
II - Le tournant décisif du XVIIIe siècle.
Il s'est déposé dans la tradition historique l'idée
que le XVIIIe siècle est un siècle de lutte intense entre
une nouvelle conception du monde et une ancienne pensée de
l'ordre social. Cette idée comporte une grande part de vérité,
même s ' i l est vrai qu'il s'impose quelques réserves.
Ce qui caractérise effectivement ce siècle, c'est
la révolte et la remise en cause de tous les fondements sur
lesquels les sociétés s'étaient jusqu'alors édifiées. En effet,
les découvertes de nouvelles lois scientifiques avec Newton,
l'apparition du mode de production capitaliste, a pour corro-
laire l'idée que les conditions dans lesquelles les hommes
vivent et qui résultent de la foi, du temps et des coutumes
sont anormales. Il faut leur substituer un ordre de choses
uniforme et délibérément concerté, fondé sur la nature et la
raison. C'est là le résultat du déclin du régime féodal en

-
22 -
Europe : la religion perd son emprise intellectuelle et
émotionnelle; l'ancienne conception de société, basée sur
le rang,
fait place à l'idée de l'homme abstrait, de l'in-
dividu.
A. La religion laïque.
Selon J.-L. Talmon, la pensée du XVIIIe siècle,
est une religion qui s'oppose à l'Eglise. Il écrit:
"Les
philosophes du XVIIIe siècle ne doutent aucunement qu'ils
prêchent une religion. Ils ont affaire à forte partie.
L'Eglise soutient qu'elle fournit un point de référence
absolu . . . , La philosophie du XVIIIe siècle ne se contente
pas de relever le défi ; Les philosophes sont si sensibles
au défi lancé par l'Eglise qu'ils considèrent-comme un de-
voir sacré de montrer non seulement que leur morale vaut
bien l'éthique religieuse, mais qu'elle lui est bien supé-
rieure encore"
(1). L'assimilation de la pensée de ce siècle
à une religion laïque n'est Fas erronée lorsqu'on se réfère
par exemple à cette assertion d'Helvétius:
"C'est unique-
ment du corps législatif, qu'on peut attendre une religion
bienfaisante . . . que des magistrats éclairés soient revêtus
de la puissance temporelle et spirituelle, toute contradic-
tion entre les préceptes religieux et patriotiques disparaî-
tra ... lorsque le système religieux se confondra avec le
système de bonheur national ; lorsque les religions
, ins-
trumen~habituels de l'ambition sacerdotale le deviendront
de la félicité publique"
(2). Est-il besoin de rappeler les
articles de foi de la religion civile de Rousseau, le culte
(1) J.-L. Talmon, op. cit., p. 34.
(2)
Helvetius, De l'esprit, in Oeuvres, dicours II, chap. XVII,
Paris, 1975, p. 314.

-
23 -
de l'Etre Suprême de Robespierre, pour être convaincu, que
la pensée du XVIIIe siècle, qui se veut une religion univer-
selle repose, comme toute religion sur des "principes éter-
nels, invariables, qui, susceptibles comme les propositions
de la géométrie des démonstrations les plus rigoureuses,
sont puisés dans la nature de l'homme et des choses"
(1).
On pourrait ainsi indéfiniment multiplier les ana-
logies entre la structure de la pensée du XVIIIe siècle et
celle de la religion chrétienne, et qui donnent raison à
J.-L. Ta1mon.
B. La nécessité d'une nouvelle sacra1ité.
Pour nos propos, nous tirons de la thèse de
J.-L. Ta1mon, l'idée que le siècle des Lumières s'est trouvé
dans la nécessité de remplacer l'ancienne sacra lité par une
nouvelle sacra1ité, afin de compenser le déclin de l'emprise
émotionnelle et intellectuelle du christianisme. Pour niveler
la fracture qui
s'agrandit dans ce siècle, entre l'ordre
ancien et l'ordre nouveau, la pensée du XVIIIe s'est consti-
tuée en un système de valeurs, de croyances visant à" rétablir
l'équilibre social, après avoir destitué et pris la place des
valeurs féodales. Ce système de valeurs constitue donc une
mystique, dans le sens que nous avons donné à ce terme, c'est-
à-dire qu'il repose sur la foi que les penseurs ont en cet
ordre à venir.
(1) Helvétius, op. cit., p.
383.

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24 -
Il ne s'agit pas dans le cas du XVIIIe siècle, de
valeurs morales qui ne serviraient qu'à réguler la société,
ni d'un idéal vers lequel les hommes tendraient. Les pen-
seurs de ce siècle sont convaincus de la possibilité de
réaliser une société plus homogène, plus transparente que
la société féodale. Le système de pensées qui se dégage
des diverses théories constitue bien un système cohérent qui
s'ordonne autour de l'idée centrale que l'histoire de l'homme
est celle de la dégénérescence de l'homme et qui en tire
toutes les conséquences logiques.
c'est d'ailleurs par une telle argumentation que
J.-L. Talmon rend compte des origines de la démocratie con-
çue comme l'idée d'une transparence sociale intégrale. Pour
lui, la destruction des valeurs et de la hiérarchie féodales
conduit nécessairement à les remplacer par la-croyance en
une société homogène, dans laquelle i l n'existe point de
distance entre les individus, entre eux et les institutions.
"Il
(le XVIIe sicèle)
écrit-il, postule un système unique et
seul valable qui naîtra lorsque tout ce que la raison et
l'utilité ne justifient pas aura disparu ( ••. ). Le déclin
de l'autorité implique la libération de la conscience de
l'homme; mais elle suppose également autre chose: la morale
religieuse doit être rapidement remplacée par une morale lar-
que et sociale. Une fois l'Eglise et la notion de justice
transcendantale rejetées, l'Etat reste seule source et seul
garant de la morale."
(1)
Il reste à montrer comment, en s'imbriquant les uns
dans les autres pour former un système, les principes direc-
teurs de la pensée du XVIIIe siècle constituent bel et bien
(1) J.-L. Talmon, op. cit., p.
14.

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25 -
une mystique que Rousseau, Marx et Fanon ne feront que re-
prendre dans des modalités propres à leur génie, et dans
des conditions socio-économiques différentes pour les deux
derniers.
III - Le concept de nature.
Bien que le concept de nature soit au carrefour
de nombreux courants de pensées, i l possède, dans la philo-
sophie du XVIIIe siècle, une certaine unité : la nature
n'est jamais perdue, elle est juste recouverte ou obscurcie
par l'histoire de l'humanité.
c'est en ce sens que Morelly, dès 1755, entreprend
dans le Code de la nature, de "laisser tomber le voile, afin
que tous puissent apercevoir avec horreur la source et l'ori-
gine de tous les maux, de tous les crimes, voir avec évidence
les plus simples et les plus belles leçons de la nature,
perpétuellement contredites par la morale et la politique
vulgaire"
(1). Selon lui, i l existe un ordre objectif des
choses qui se présenterait comme "un tout intelligent qui
s'arrangeât lui-même par un mécanisme aussi simple que mer-
veilleux ; ses parties étaient préparées et pour ainsi dire
taillées pour former le plus bel assemblage"
(2).
(1) Morelly, Code de la nature, Ed. Dolléans, Paris, 1910,
Préface, p. 5.
(2)
Idem, p. 12-13.

-
26 -
On peut avancer l'idée, d'après les assertions de
Morelly, qu'il existe un ordre naturel qui est l'origine de
l'humanité
(1), son repère d'intégrité et d'innocence.
L'utilitarisme de Helvétius abonde dans ce sens ainsi que
le déterminisme d'Holbach qui considère que la structure
du monde estrelle que, si toute la société était convenable-
ment agencée, tout ce qui est vrai serait aussi utile, et
tout ce qui est utile serait aussi vertueux. La société serait
épurée de toutes les inégalités et de tous les vices, si les
hommes ne s'écartaient pas de l'ordre universel.
Or il apparaît que cet ordre universel ne subsiste
nulle part, tout comme l'état de nature. La vérité est qu'il
"s'agit de figures théoriques et non de légendes dont i l im-
porterait de vérifier la véracité"
(2). Il faut plutôt consi-
dérer l'état de nature et tout ce qui lui est-lié comme un
élément d'investigation car le but essentiel des penseurs du
siècle des Lumières demeure la transformation des sociétés
humaines, dont l'atome principal est l'individu. L'état de
nature permet de soutenir que la société n'est pas spontanée,
mais aussi d'imputer toutes les opacités à l'homme. Si l'in-
dividu est la cause et la source de tous les maux et non la
nature, i l lui est donc possible de créer de nouvelles socié-
tés dans lesquelles ne subsisteraient pas tous ces maux.
Selon P.-F. Moreau, c'est "l'idée même de fondation qui ap-
partient en propre à l'état de nature"
(3).
(1)
Il faut noter que l'origine de l'humanité ne se confond
point avec un mythe religieux. Comme le note G. Mairet,
'les matériaux religieux comptent moins que la théorie
qui les organise ; on rendrait singulièrement pauvre le
droit naturel classique à n'y voir qu'une lalcisation
du christianisme".
(Cf. G. Mairet, Les idéologies,
Marabout, Verviers, 1981, t. III, p. 41).
(2) G. Mairet, op. cit., p. 41.
(3)
P.-F. Moreau, Les idéologies, p. 39.

-
27 -
La preuve que la nature ne possède aucune vérité
objective si ce n'est que de servir d'alibi à l'exigence
d'un nouvel ordre social peut être apportée par la théorie
de Rousseau. Rousseau prétend étudier la vraie nature des
choses, du droit, de la justice. Cependant, i l refuse d'ac-
cepter les inégalités et la dépendance des hommes comme
constitutives de la vraie nature, comme i l refuse de s'en
tenir à cette rupture entre les faits et l'ordre universel.
Il expose plutôt dans le Contrat Social, une société poli-
tique autonome, dépourvue pour ainsi dire d'antécédents et
sans point de référence extérieuIei le corps ainsi créé se
suffit à lui-même et demeure la source et le créateur de
toutes les valeurs morales et sociales.
Le principe de l'Etat de nature s'est mû avec
Rousseau, en un impératif catégorique. L'homme ne possède
d'autres valeurs que celles conférées par le Contrat Social.
Il est clair dans ce cas que l'Etat prend la place du point
de référence absolu renfermé par le principe de l'état de
nature universel.
Deux conclusions s'imposent ici, dans l'optique de
nos propos: d'une part que l'état de nature n'est qu'une
machine de guerre contre l'ordre traditionnel, et d'autre
part cette guerre a pour issue l'avènement d'une société
homogène. Les penseurs du XVIIIe siècle ne déploient les
évidences de la nature que pour les imposer, c'est-à-dire
pour écraser d'autres systèmes cohérents ou embryonnaires.
C'est ainsi que ces évidences ont servi tour à tour à com-
battre ce qui "restait de l'augustinisme et du thomisme,
puis les théories de la royauté de droit divin et celles
qui appuyaient les nostalgies seigneuriales"
(1).
(1) P.-P. Moreau, op. cit., p. 47.

-
28 -
D'ailleurs, la preuve que l'abstrait enchaînement des con-
cepts et des figures, de l'origine à la loi naturelle, ne
cesse jamais d'être ce qu'il fut à ses débuts, à savoir
une machine de guerre, se révèle au XIXe siècle. C'est en
l'invoquant, qu'on allait proscrire l'organisation des tra-
vailleurs, s'opposer au socialisme et au mouvement ouvrier.
L'autre conclusion est que l'Etat auquel aboutit
Rousseau par le biais de l'état d'innocence de la nature,
possède la même perfection que cet état auquel i l se subs-
titue. On peut l'imaginer comme débarrassé de toutes les
imperfections, comme l'avènement d'une société transparente
qui réconcilie l'homme avec l'homme et avec les institutions.
Seulement,
cet Etat ne possède aucune réalité objective,
aucun fondement objectif. Il s'érige, dans la mesure où au-
cune des hypothèses de Rousseau n'est vérifiable en raison
et en expérience, sur un tissu de convictions et de croyan-
ces. Nous sommes bien là, en présence d'une mystique de la
nature.
Tout comme la nature sert de principe et de pré-
texte à l'élaboration de systèmes intellectuels qui se veu-
lent des "pièces de rechange" de la société féodale en dé-
clin, les autres concepts, tel celui de peuple sont utilisés
aux mêmes fins.
IV - Le peuple.
Le peuple apparaît, selon la déclaration de
G. Mairet,
"comme le référent obligatoire, la source et la
norme de toute politique, depuis qu'ontrésonné en Europe et

-
29 -
dans le monde les "idéaux" comme on dit, de la glorieuse
Révolution française"
(1). Il s'érige dans la pensée poli-
tique comme une idée architectonique, disant la vérité
d'une pratique politique - d'un pouvoir politique - chaque
fois qu'on l'interroge. Et G. Mairet de poursuivre
"Le peuple n'est donc pas une population, c'est un principe
et l'idéologie du peuple est l'ensemble systématique de si-
gnifications de toutes sortes déduites de ce principe. Mais
cette idée du peuple n'est pas absolument transparente et
i l faut toujours se demander: qu'est-ce qu'un peuple ?"
(2)
A. La polysémie du concept.
Les réponses du XVIIIe siècle à cett~ interrogation
furent diverses : de la pensée française à la pensée alle-
mande, de la révolution américaine à la révolution française.
L'homogénéité du concept de peuple cache ainsi les divers
sens d'une mystique de la volonté populaire dont la vérité
réside dans l'ascension de la bourgeoisie vers le pouvoir
total.
1) Qu'est-ce qu'un peuple?
Saint-Thomas écrivait :
"Tout pouvoir vient de Dieu
par le peuple". Le peuple désigne chez lui la multitude, la
masse, qui par sa minorité, délègue le pouvoir à un roi ou
un monarque. Le peuple que consacre le siècle des Lumières,
ne renvoie plus à cette multitude et recouvre ainsi diverses
réalités selon les auteurs.
(1)
G. Mairet, op. cit. p. 51.
(2)
Idem.

-
30 -
Le peuple chez Montesquieu, c'est une unité
organique qui permet le maintien des institutions.
"Il y a
dans chaque nation un caractère général, dont celui de
chaque particulier se charge plus ou moins"
(1). Pour lui,
écrit B. Groethuysen,
"les peuples ne sont point les masses
inertes, mues par une force extérieure, ce sont des organis-
mes animés d'une vie intérieure"
(2). Si Hobbes et Rousseau
distinguent aussi le peuple de la multitude, le premier y
voit un corps structuré homogène soumis au souverain par
contrat, tandis que le second,
le définit par ce souverain
même. Il en est de même pour les Encyclopédistes, Mably et
tous les penseurs du XVIIIe siècle. G. Burdeau a pu ainsi
écrire:
"Que se soient les Encyclopédistes, les pères de
la République américaine ou Rousseau, rien ne fut plus
étranger
(au XVIIIe siècle)
que d'identifier les deux no-
tions de peuple et de masse. Non seulement l~ nombre est
écarté de la construction juridico-politique du concept de
peuple, mais la pensée pré-révolutionnaire s'est aussi cons-
tamment occupée à imaginer une volonté populaire qui ne fut
pas purement et simplement la loi de la majorité"
(3).
Il apparaît ainsi que le concept de peuple ne re-
couvre aucune réalité sociologique et fonctionne comme un
véritable mythe. Il reste tout de même à se demander ce qui
fait l'homogénéité du concept et quelle est sa véritable
(1)
Montesquieu, Mélanges inédits de Montesquieu, J. Rouan
et Cie, Paris, 1892, p.
137.
(2)
B. Groethuysen, Philosophie de la Révolution française,
Gallimard, Paris, 1956, p. 71.
(3)
G. Burdeau, La démocratie, Seuil, Paris, 1956, p. 27.

-
31 -
fonction dans la mystique politique du XVIIIe, et en
quoi i l est attaché à la démocratie, pensée comme trans-
parence sociale.
2)
Le contenu essentiel du
concept de peuple.
Le peuple, dans la pensée du XVIIIe siècle, renvoie
dans tous les cas à l'idée d'un corps politique. C'est en
tant que corps politique qu'il trouve son homogénéité. Le
peuple dont la Révolution française consacre l'avènement
est un peuple de citoyens. L'hypostase de l'individu réel
en l'entité du citoyen apparaît comme la preuve de la mé-
fiance que tous les écrivains de cette époque manifestent
à l'égard des hommes.
Le peuple dans la pensée de ce siècle
est une entité globale, indifférenciée et majestueusement
unitaire. Ce concept permet de négliger tout ce qui, dans
la collectivité vraie, divise, distingue, oppose les indi-
·vidus
: la naissance, la condition sociale, les ressources,
les gants, les possibilités.
"Que tous, déclare Target à la
Constituante, militaires, gens d'Eglise, gens de lois, com-
merçants, cultivateurs, déposant leurs préjugés, ne soient
plus que des citoyens"
(1).
Le peuple, produit de la réduction des hommes à
un dénominateur commun, peut devenir le siège d'un pouvoir
indiscutable parce qu'il procède de la volonté d'êtres li-
bres. Nous voyons ainsi comment le peuple devient le centre
d'imputation quasi mystique de toute une série d'attributs
(1)
Target, cité d'après A. Soboul, La Révolution française,
Akademie-Verlang, Berlin, 1969,p.27.

-
32 -
qu'il doit non à sa consistance ou à sa force quantitative,
mais à une qualité impondérable:
sa souveraineté. Selon
G. Mairet,
"le peuple est le fondement de la souveraineté
moderne, i l est si l'on ose dire l'âme du modèle étatique.
Mais surtout nous avons à le comprendre comme le signifiant
majeur de la domination moderne dans l'Etat
i l est par
conséquent à lui seul, un authentique mythe de puissance"
(1) •
Le membre de ce peuple comme nous l'avons noté,
n'est pas non plus un individu. Le citoyen est en dernière
instance le fruit d'une éducation. Helvétius é c r i t :
"On peut fabriquer le génie, on peut multiplier les hommes
de génie en fonction des besoins"
(2). Rousseau, Robespierre
insistent aussi sur l'éducation du citoyen. L'éducation au
sens le plus large du mot, y compris bien entendu les lois,
est capable de réconcilier l'homme avec l'ordre moral uni-
versel et la vérité objective. Elle peut lui apprendre à
surmonter les passions et les impulsions qui vont à l'encon-
tre de l'ordre harmonieux, et à développer en lui les vertus
utiles à la société. Pour J.-L. Talmon,
"Dans une société
d'où l'Eglise est exclue et où l'utilité publique est con-
sidérée comme le seul critère de valeur, l'éducation, comme
tout le reste, est forcément concentrée dans le système de
gouvernement. C'est une question qui regarde l'Etat"
(3).
La pensée du XVIIIe siècle croit que l'homme n'est en défi-
nitive rien d'autre que le produit des lois de l'Etat, et
qu'il n'y a rien qu'un gouvernement ne puisse faire dans
(1)
G. Mairet, op. cit., p. 70.
(2) Helvétius, De l'homme, in Oeuvres, vol. XII, section l,
chap. X, p. 63.
(3) J.-L. Talmon, op. cit. p. 46.

-
33 -
l'art de former les hommes. Helvétius est fasciné par la
puissance et la grandeur du fondateur d'ordre monastique,
qui peut manier le matériel humain à l'état brut, indé-
pendamment de la multitude de lois dont la tradition et
les nécessités l'accablent, et instituer des règles qui
façonnent comme de l'argile. Le législateur qu'adore
Rousseau dans le Contrat social n'est autre qu'un grand
Educateur.
Il ressort de cette analyse, pour la cause de nos
propos que le concept de peuple, tout comme celui de l'état
de nature est une mystique. Dès lors comme toute foi,
son
contenu varie selon les conditions matérielles et selon le
contenu émotionnel du penseur. Ainsi, si la démocratie est
le gouvernement du peuple, i l peut être requis que ce peuple
ne soit pas celui des individus, mais celui dès citoyens.
Cette position que critiquëra Marx tient dans l'arnbigüité
même du concept de peuple.
On peut aussi soutenir que si le peuple est le
fruit de l'éducation, i l est alors possible d'organiser
cette éducation afin d'éliminer entre les individus, toutes
les opacités pour que s'installe dans la communication,
une transparence totale. L'idée de peuple contient ainsi
en elle l'idée de la démocratie pensée comme une société
homogène.
Il appartient ainsi à chaque époque et à chaque
pensée, de déterminer la classe sociale capable de repré-
senter le peuple et de permettre l'accession de la société
à une transparence intégrale. Nous verrons ailleurs les
raisons pour lesquelles, la démocratie bourgeoise ou libé-
rale n'aboutit pas à cette transparence intégrale, n'assu-
mant pas ainsi les conséquences totales de la théorie de
l'état de nature et du peuple.

-
34 -
La preuve de l'ambiguïté du concept de peuple,
peut être apportée par la différence majeure qui existe
entre la Révolution française et la Révolution américaine.
"Contre la tyrannie et l'oppression, déclare
H. Arendt parlant des fondateurs de la nation américaine,
non contre l'exploitation et le paupérisme, ils avaient
affirmé les droits du peuple du consentement duquel tout
pouvoir doit tenir sa légitimité. Etant donné qu'ils
étaient eux-mêmes politiquement impuissants par nature,
donc dans le camp des opprimés, ils se sentaient du Peuple
et ils n'avaient pas besoin de déclarer une solidarité
avec celui-ci"
(1). Cette position contraste avec celle
de la Révolution française, dont les représentants et le
peuple n'étaient pas unis par les liens objectifs d'une
cause commune. Dans ce cas le peuple comprend plus que
les citoyens et désigne le bas peuple. Cette page saisis-
sante de H. Arendt, semble nous donner raison, lorsque
nous traitons le peuple de concept mystique :
"Le terme
devint synonyme de malheur et infortune. Il réside dans
l'immense capacité de souffrir avec l'immense classe des
pauvres,
jointe à la volonté de faire passer la compassion
au rang de la suprême passion, de la suprême vertu politi-
que."
(2)
Le peuple que consacre la Révolution américaine
garde toujours une signification de multiplicité, évoque
l'infinie variété d'une multitude dont la majesté réside
(1)
H. Arendt, Essai sur la Révolution, Gallimard, Paris,
1967, p.
104.
(2)
Idem, p. 106.

-
35 -
dans sa pluralité même. La conception américaine du peuple
s'identifiait à un tel point avec cette multitude de voix
et d'intérêts que Jefferson peut l'ériger en principe
"permettant de nous fondre en une nation unique en ce qui
concerne les questions de politique étrangère, et nous
laisser distincts en ce qui concerne les questions natio-
nales"
{1}.
La conception française du peuple impose "depuis
qu'elle existe l'image d'un monstre à plusieurs têtes,
d'une masse se mouvant, d'un seul corps comme animé d'une
volonté unique"
{2}. Analysant l'influence du concept de
peuple selon la Révolution française, H. Arendt écrit
"Si cette notion s'est répandue aux quatre coins de la
terre, ce n'est pas en vertu d'idées abstraites quelcon-
ques mais en raison de sa visible plausibilité dans les
conditions de la misère atroce. L'inconvénient politique
que réserve la misère, c'est que la multiplicité peut en
fait assumer les apparences de l'unicité, que la souffran-
ce, en réalité, produit des humeurs, des émotions et des
attitudes ressemblant à s'y méprendre à la solidarité, et
que, dernière nommée mais non la moindre, la pitié pour
la multitude se confond aisément avec la compassion pour
une personne unique quand le zèle compatissant peut s'at-
tacher sur un objet dont le caractère d'unité parait rem-
plir les conditions nécessaires à l'exercice de la compas-
sion, en même temps que sa démesure correspond à l'illimité
de l'émotion pure et simple. Robespierre a comparé la
{l}
Jefferson, A bill for a more General Diffusion of
Knowledge, Padover, 1943, p. 1048.
{2} H. Arendt, Op. cit., p. 105.

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36 -
nation à l'océan. C'était en réalité l'océan de la misère
et les sentiments qu'incitait cette dernière agissaient
ensemble Dour noyer les fondations de la liberté"
(1).
Cette page de H. Arendt est essentielle à nos
propos car elle marque bien les relations affectives qui
se dissimulent sous le concept de peuple. Elle permet de
comprendre les raisons pour lesquelles nous le caractéri-
sons comme une mystique, car le peuple ne s'appréhende
que du point de vue de l'émotion, du sentiment. Il y a là
une dégradation du politique en mystique, car cette notion
de peuple, correspond dans le cas des deux révolutions, à
l'avènement d'une classe sociologique et historique.
En effet, nous savons aujourd'hui, que la puis-
sance qui se cache derrière la notion apparemment homogène
était en réalité celle de la bourC]eoisie,
"cette nouvelle-
force apparue avec la renaissance du commerce, qui avait
permis depuis le Xe et XIe siècles, la mise en place d'une
nouvelle forme de richesse mobilière. Dès le XIVe siècle,
elle est admise aux Etats-Généraux ~ ce qui consacre son
importance parallèlement à la poursuite de son essor avec
le développement du capitalisme, aidée en cela par les
grandes découvertes des XVe et XVIe siècle et la mise à
sac des mondes coloniaux. On peut avancer, qu'à la fin du
XVIIe siècle, la bourgeoisie est à la tête de la finance,
du commerce, de l'industrie ~ elle fournit à la monarchie,
les cadres administratifs comme les ressources nécessaires
à la marche de l'Etat"
(2).
(1)
H. Arendt, op. ciL, p. 135.
(2)
A. Soboul, op. ciL, p. 4.

-
37 -
Tous les historiens sont unanimes à souligner la pertinente
corrélation qui existe entre le concept de peuple et le dé-
veloppement de la classe bourgeoise.
Ainsi, analysant les partis en présence dans la
Révolution française, M. Bouloiseau é c r i t :
"Quant à la
bourgeoisie, elle disposait à la fois d'une assise ter-
rienne et d'une fonction.
Son appartenance aux grands corps
de l'Etat lui procura l'argent qui la rendit possédante
Il existe dans la République, à la tribune des Jacobins
deux partis distincts : le parti des sans-culottes et le
parti des riches et des sylbarites."
(1)
M~me la République
jacobine ne fut pas radicalement populaire "En fait,
ni les
Jacobins, ni les sans-culottes n'entendaient proscrire la
propriété individuelle.
Ils la considéraient comme un fac-
teur d'émancipation, de cohésion nationale"-(2). Une asser-
tion d'A. Soboul marque bien le caractère bourgeois des
révolutions du XVIIe et du XVIIIe siècle malgré les diffé-
rences réelles qui existent entre elles :
"Les révolutions
de Hollande, d'Angleterre et d'Amérique prirent valeur
d'exemple
: révolutions de la bourgeoisie certes, mais dé-
bouchant sur un compromis conservateur qui sous le couvert
de la liberté bourgeoise, sauvegardait la prépondérance de
la richesse. L'aristocratie ayant accepté l'ordre bourgeois,
l'égalité des droits ne fut pas revendiquée. Si la révolu-
tion française fut la plus éclatante des révolutions bour-
geoises, éclipsant par le caractère dramatique de ses luttes
de classes les révolutions qui l'avaient précédée, elle le
(1)
M. Bouloiseau, La République jacobine, Seuil, Paris,
1972, p.
35.
(2)
M. Bouloiseau, op. cit., p.
42.

-
38 -
dut sans doute à l'obstination de l'aristocratie assurée
sur ses privilèges féodaux,
se refusant à toute concession
et à l'acharnement des masses populaires"
(1).
Cette citation d'A. Soboul illustre bien le fait
que la démocratie comme transparence intégrale trouve sa
source dans la Révolution française. En effet, dans la
mesure où la démocratie signifie le gouvernement du peuple
par le peuple, l'investissement du pouvoir par cette popu-
lation concrète, cette multitude conduit à la suppression
de toutes les distances, de toutes les inégalités, car son
pouvoir ne peut consister qu'à lutter contre les privilèges
et les avantages de toute nature. L'origine de la croyance
que la démocratie vise à l'avènement d'une société trans-
parente réside dans l'alliance historique entre les masses
populaires et la bourgeoisie. En effet, la société bour-
geoise a montré les limites de l'émancipation-qu'elle accor-
dait aux hommes, mais en même temps montré qu'elle ne cor-
r~pondait pas à la réalisation d'un gouvernement du peuple
par le peuple.
En effet, i l apparaît que la valorisation du gou-
vernement populaire correspond à la brusque valorisation
du Tiers-Etat dans les Etats-Généraux. Nous voudrions reve-
nir sur ce point afin de montrer que le peuple est une mys-
tique et que la démocratie consacrée, n'est qu'analogique
aux modèles anciens dont la valorisation permet de teinter
le pouvoir libéral de la bourgeoisie.
(1) A. Soboul, op. cit., p. 18.

-
39 -
Alors que la société, selon les cahiers de 1614,
est fondée sur le principe d'une inégalité voulue par Dieu
et inscrite dans la nature tout entière, en 1789, on pro-
clame partout que les hommes ont en naissant un droit égal
au bonheur et à la liberté, une origine commune.
"Les ca-
hiers de 1614 étaient tournés vers un âge d'or à restaurer,
ceux de 1789 vers un futur qui ne peut être que meilleur,
un monde que tous doivent construire"
(1). Ce changement de
ton dans les cahiers correspond à l'ascension de la bour-
geoisie aux Etats-Généraux.
"Trois étapes allaient marquer
le passage définitif de la société d'ordres à la société de
classes, en même temps que la disparition des états généraux.
Le 17 juin, par 490 voix contre 90, le tiers état se procla-
mait Assemblée nationale, et le 19, le clergé décidait de le
rejoindre. Le 23, dans une séance royale, Louis XVI ordon-
nait la répartition des députés suivant les ~rois ordres,
mais on connait le refus du Tiers et d'une partie qui décla-
rèrent continuer leurs travaux et qui décrétèrent l'inviola-
bilité des membres de l'Assemblée nationale. Le 27, le roi
cédait et invitait les deux autres ordres à se joindre au
tiers-état. Enfin, le 9 juillet, l'Assemblée se déclarait
constituante, et, après le 4 août, elle affirmait la supé-
riorité de son pouvoir constituant sur la volonté royale.
La société d'ordres comme la monarchie absolue se trouvaient
balayées."
(2) On comprend mieux cette page historique lors-
qu'on la rapporte à cette citation de Barnave:
"De même que
la possession de terres a élevé l'aristocratie, la propriété
(1)
Y. Durand, Les Etats-Généraux, in Encyclopédie universalis,
volume 6, p. 587.
(2)
Idem.

- 40 -
industrielle élève le pouvoir du peuple ; i l acquiert sa
liberté."
(1)
Evidemment pour Barnave, comme le souligne
A. Soboul, le peuple se confond avec la bourgeoisie
(2).
On peut comprendre le vif regain d'intérêt pour
la démocratie athénienne, l'égalité spartiate et la
République romaine, comme l'exigence dans laquelle se
trouve la classe bourgeoise de faire passer son pouvoir
pour celle de toutes les classes. Tous les auteurs n'ont
pas manqué de souligner ce fait. H. Arendt é c r i t :
"Aussi
ces hommes devaient-ils avoir recours encore plus à leurs
souvenirs de l'antiquité, et ils remplissaient les vieux
mots romains d' implications suggérœs plutôt par le langage
et la littérature que par l'expérience et l'observation
concrète. Ainsi le mot même "res republica",
"la chose po-
litique", voulait dire pour eux que sous le gouvernement
d'un monarque, i l n'existait pas d'affaire publique."
Elle ajoute:
"S'ils se tournaient
(les révolutionnaires)
vers les Anciens, c'était qu'ils découvraient en eux une
dimension que la tradition n'avait pas transmise. Ce n'é-
tait donc pas la tradition qui les rattachait aux débuts
de l'histoire de l'Occident, mais, au contraire, leur pro-
pre expérience, pour laquelle ils n'avaient besoin ni de
modèles ni de précédents. Et le grand modèle et le grand
précédent malgré toute leur rhétorique occasionnelle sur
la gloire d'Athènes et de la Grèce, c'était pour eux,
comme ce l'avait été pour Machiavel, la république romaine
et la grandeur de son histoire."
(3)
( 1 ) Barnave, cité par A. Soboul, op. ci t . , p. 35.
(2) A. Soboul, op. cit. , p. 35.
( 3)
H. Arendt, op. ci t. , p. 173.

-
41 -
Et la preuve que cette lecture de l'Antiquité ne visait
pas à copier la démocratie athénienne, mais plutôt à jus-
tifier le pouvoir de la bourgeoisie, peut être apportée
par cette assertion:
"Il est intéressant d'observer la
date relativement tardive à laquelle fit surface le mot
"démocratie", qui met l'accent sur le rôle du peuple, il
la différence du mot "république", qui insiste fortement
sur les institutions objectives. Et le mot "démocratie"
ne fut pas employé en France avant 1794 ; même l'exécution
du roi se fit aux cris de "Vive la république"
(1).
Il nous parait inutile de se demander si la démo-
cratie telle qu'elle apparaît au XVIIIe siècle est fidèle
il son modèle historique. Les divergences "infrastructurel-
les" que nous évoquons suffisent à rendre la réponse néga-
tive.
Il y avait certes une mystique de la cIté en Grèce
et à Rome, mais elle n'a rien à voir avec celle, fortement
marquée, par le libéralisme de la Révolution française.
Par contre, i l est essentiel pour nos propos de
conclure que lorsque le XVIIIe siècle utilise le mot peu-
ple, i l l'emploie dans un sens affectif. En effet, c'est
parce que la bourgeoisie a le sentiment profond de repré-
senter le peuple, qu'il confond politiquement ses intérêts
avec ceux de la foule. Cette position est conséquente lors-
qu'on sait la tendance universaliste qui anima la conception
bourgeoise du monde. Or, l'expérience révèle bientôt que
la bourgeoisie ne recouvre pas le peuple, mais plutôt une
classe. Il nous est apparu que la démocratie athénienne ne
(1)
H. Arendt, OP. cit., p.
174.

-
42 -
recouvrait pas celle de la bourgeoisie. Dès lors, i l devient
possible de concevoir qu'il faut nécessairement désigner le
peuple par les masses laborieuses. Telle sera la position
de Marx, lorsqu'il fera du prolétariat, la classe univer-
selle par sa position sociale. Mais là encore, ce ne sera
que par pure conviction et pur sentiment. La position de
Marx repose sur la croyance que les ouvriers sont effecti-
vement le peuple. Pendant la colonisation, ce peuple réel
de la démocratie devient le peuple des colonisés dans la
théorie de F. Fanon. Mais cette nouvelle croyance se double
d'une autre, à savoir que l'avènement des masses au pouvoir,
aboutirait à l'installation dans la communication, d'une
transparence intégrale entre les hommes, entre eux et les
institutions et à la réalisation de l'être générique de
l'homme, par la suppression du dualisme entre l'universel
et le particulier. Cette mystique de la société homogène
est contenue dans celle du peuple. En effet, si la foule
accède au pouvoir, i l va sans dire qu'il n'existe plus de
distance entre l'individu et le pouvoir, car i l est 1ui-
même ce pouvoir. L'hétérogénéité sociale est le fruit de
l'existence de deux classes: soit l'opposition bourgeois-
prolétariat de Marx, soit celle de Fanon: colons-colonisés.
En analysant ainsi les concepts de nature et de
peuple qui font partie du vocabulaire du XVIIIe, dans le-
quel nous voulons interroger les fondements de la démocra-
tie,
il apparaît que ces deux concepts sont très imprégnés
de sens affectif. Dans leur ambiguïté tient la possibilité
de considérer la démocratie comme la disparition de toutes
les inégalités, de tous les privilèges. Et cette croyance
surgit dans les coeurs lorsqu'il devient patent que le peu-
ple que consacre le XVIIIe siècle, n'est qu'une classe,
la classe bourgeoise. Non seulement cette classe ne recouvre

-
43 -
pas toute la population sociologique, mais aussi que sa
référence continuelle à l'antiquité ne sert qu'à masquer
ses intérêts et son pouvoir. Dès lors, naît la croyance
que le pouvoir doit être celui des déshérités, de la
foule. Dans la mystique du peuple est contenue celle d'une
société homogène, et elle est rendue possible par la posi-
tion historique de la Révolution française dans laquelle
la bourgeoisie associa les masses populaires à sa lutte
contre l'aristocratie.
S'il en est ainsi de la pensée du XVIIIe siècle,
l'analyse du concept de liberté devrait nous conduire aux
mêmes conclusions.
V - La liberté.
c'est par la liberté qu'Aristote caractérise la
démocratie.
"Le fondement du régime démocratique est la
liberté"
(1)
écrit-il, après son maître Platon:
"En pre-
mier lieu, n'est-il pas vrai qu'ils sont libres, que la
cité déborde de liberté et de franc-parler, et qu'on y a
licence de faire ce qu'on veut"
(2). Cette liberté, tous
les deux la jugent
comme la marque de la démesure, de la
disproportion, indigne du sage. En ce sens, la démocratie
signifie pour l'aristocratie la décadence, et pour le phi-
losophe, la ruine de l'homme. Paradoxalement, bien
(1) Aristote, Politique, z2 1317 à 20.
3
G
(2)
Platon, La Républigue, livre VIII, 557b , 502b .

-
44 -
qu'héritiers de Platon et d'Aristote, les auteurs politi-
ques consacrent la liberté qui désignait dans la Grèce
antique, le privilège du citoyen.
Ce paradoxe n'est qu'apparent, car il confirme
effectivement que l'intérêt pour l'Antiquité des penseurs
du XVIIIe siècle, visait à trouver juste un modèle qui
légitime le nouvel ordre qui s'élabore, et cette liberté
nouvelle que les hommes revendiquaient.
L'importance de la liberté pour le XVIIIe est
démontrée par le fait qu'elle structure, et la Déclaration
d'indépendance des Etats-Unis
(Philadelphie, le 4 juillet
1776), qui "Considère comme des vérités évidentes par
elles-mêmes, que les hommes naissent égaux 1 que le créa-
teur les a dotéé> de certains droits inaliénables parmi les-
quels sont la vie, la liberté, la recherche du bonheur 1
que les gouvernements humains sont institués pour garantir
ces droits"
et la Déclaration de 1789, qui stipule
(article 1)
"Les hommes naissent et demeurent libres et
égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être
fondées que sur l'utilité commune" :
(art. 2)
:
"Le but
de toute association politique est la conservation des
droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits
sont la liberté, la sureté et la résistance à l'oppression".
Au-delà des différences dans la formulation des
deux déclarations, c'est par le principe juridique que la
liberté, corrélativement à l'égalité est déclarée consti-
tutive de l'homme. La liberté et l'égalité sont les attri-
buts de l'homme, et par conséquent universels. L'anthropo-
logie juridique se double d'une autre politique, car les
attributs sont celui du citoyen. Comme le souligne G. Mairet,
"La liberté et l ' égali té existent par nature, elles sont le

-
45 -
fait de l'homme en tant qu'homme, mais c'est dans la vie
politique, sous la protection de l'Etat, que ces qualités
intrinsèques sont garanties, étendues et sauvegardées"
(1).
Il existe donc une différence fondamentale entre
la liberté acquise par le citoyen grec et celui des révolu-
tions. La liberté pour le citoyen grec désignait le privi-
lège de participer aux affaires de l'Etat; elle était un
critère qui permettait de différencier les hommes. C'est
parce que la liberté n'est pas un droit qu'il est très sou-
vent question dans l'Antiquité de la division entre hommes
libres et esclaves. Or, dans le cas des révolutions, la
liberté est une potentialité, actualisée par l'Etat. En
d'autres termes, la liberté en tant qu'être ne peut passer
à l'existence que dans le cadre d'un droit politique. L'hom-
mité appartient, sinon est liée à la citoyennèté. Seul le
citoyen est sujet de droit
L'homme est donc citoyen de
droit, même si ces droits ne sont pas immédiatement exercés
ou reconnus.
Il apparaît ainsi que la liberté que la démocratie
consacre est liée au contenu sentimental que ce concept peut
exprimer pour tout un chacun. Et cette conclusion est logi-
que parce que la liberté démocratique que revendiquent les
révolutions n'a rien à voir avec celle du demos grec.
Il existe bien une mystique de la liberté, dans la mesure où
i l n'y a pratiquement pas de similitude entre la mystique de
la cité grecque libre et la mystique démocratique telle
qu'elle s'est développée à partir de 1789. S'il se trouve
que le concept de liberté véhicule un contenu sentimental et
(1) G. Mairet, op. cit., p.
61.

-
46 -
émotionnel, i l est alors possible de changer ce contenu
affectif, selon les déterminations matérielles. C'est
donc par la réalité diverse que peut recouvrir le concept
de liberté, qu'il sera possible à certains auteurs qu'il
peut être la marque d'une société homogène. La liberté
peut ne pas être le privilège d'un individu, le droit na-
turel, mais désigner foncièrement toute une société ayant
supprimé l'aliénation de l'homme, et l'ayant réconcilié
avec le tout social. La mystique démocratique de la société
transparente tient en la liberté proclamée par le XVIIIe,
une de ses justifications, dans la mesure oft si la liberté
est un droit, on doit l'exiger, on doit résister à sa con-
sécration.
En fait cette résistance provient du fait histo-
rique que "La bourgeoisie, comme l'exprime A. Soboul, sou-
haitait se voir associée au pouvoir; contre le monarque,
elle réclamait la liberté. Mais à cette revendication par
le droit historique, elle opposait celle par le droit na-
turel"
(1). Ceci explique la profonde influence de Locke,
car i l transforme un accident historique
(l'accession de
la bourgeoisie)
en un évènement commandé par la raison
humaine. Cette résistance est aussi celle des masses pay-
sannes et urbaines, pour qui,
"à la haine de la féodalité,
s'ajoute la faim de terre"
(2)
rendue plus aiguë encore
par la poussée démographique qui marque le XVIIIe siècle.
Gramsci, a bien compris ce phénomène lorsqu'il note que
le jacobisme qui constitue l'essence même de la Révolution
française,
se caractérise par l'alliance de la bourgeoisie
révolutionnaire et des masses paysannes.
(1)
A. Soboul, op. cit., p. 19.
(2)
Idem.

- 47 -
Or, pour celles-ci les droits naturels sont â la
mesure des conditions économiques du temps :
"Conception
d'un droit limité de la propriété, action revendicative
contre la concentration des exploitations et des entre-
prises. Paysans et artisans, pour disposer librement de
leur personne et de leur travail, devaient d'abord cesser
d'être inféodés à autrui, attachés à la terre ou prison-
niers dans le cadre d'une corporation"
(l).
On voit bien que dans l'alliance, la liberté
telle que l'entend la bourgeoisie, ne correspond pas â
celle des masses paysannes. Elles signifient pour elles,
un affranchissement de la tutelle des seigneurs, une ré-
partition des terres. La liberté correspond dans ce cas
â une libération. Ainsi,
la résistance menée au nom de la
liberté ne conduisait pas dans les deux cas aux mêmes buts.
Ceci est encore la preuve que la liberté du XVIIIe siècle
est grosse de plusieurs interprétations parce que son con-
tenu est essentiellement affectif par rapport aux situa-
tions socio-économiques des individus.
L'autre plEuve qui peut être apportée, pour montrer
que la liberté renvoie à une croyance, possède un sens af-
fectif, mais aussi ouvre la porte à la démocratie conçue
comme transparence intégrale, réside dans la différence de
sens du concept, entre la révolution américaine et la révo-
lution française.
(l)
Idem, p. 20.

- 48 -
Selon H. Arendt, le concept de liberté, dans la
Révolution américaine a gardé son sens originaire, tandis
qu'il a pris le sens de libération dans la Révolution
française,
sous l'effet de la question sociale.
"C'est la
nécessité, écrit-elle, les besoins urgents du Peuple qui
déchaînèrent la Terreur et sonnèrent le glas de la Révolu-
tion. Robespierre, finalement, savait â quoi s'en tenir,
même s ' i l le formulait comme une prophétie, dans son der-
nier discours:
"Nous périrons parce que, dans l'histoire
de l'humanité, nous n'avons pas su trouver le moment de
fonder la liberté". Non pas la conspiration des rois et
tyrans, mais celle, beaucoup plus profonde, de la Nécessité
et de la misère devait distraire la Révolution assez long-
temps pour lui faire perdre de vue "le moment historique".
Entre-temps, la Révolution avait changé d'orientation;
elle ne visait plus â la liberté ; son but maintenant était
le bonheur du Peuple". Pour elle, c'est dans la Révolution
française qu'il faut chercher la démocratie pensée comme
la suppression de toutes les opacités sociales, et la visée
eschatologique qui pourrait en être le corro1aire
"La direction de la Révolution Américaine tendait vers la
fondation de la liberté, l'établissement d'institutions
durables, et, à ceux qui agissaient dans cette direction,
rien n'était permis qui fat en dehors des prescriptions de
la loi civile. L'orientation prise par la Révolution fran-
çaise fut déviée dès l'origine hors du chemin de la fonda-
tion en raison de la présence immédiate de la souffrance ;
elle fut déterminée par les exigences de la libération, non
de la tyrannie, mais de la nécessité, et fut entraînée par
les dimensions illimitées de la misère populaire, de la
pitié qu'elle inspirait. L'anarchie "du tout est permis"
naquit ici, également, du sentiment du coeur dont le carac-
tère illimité contribua au déchaînement d'une vague de

-
49 -
violence"
(1).
Si c'est donc du côté de la Révolution française
qu'il faut rechercher les fondements de l'idée de la démo-
cratie conçue comme l'avènement d'un ordre social homogène,
cette page d'Ho Arendt, nous permet de saisir toute l'af-
fectivité qui se cache derrière cette conception et qui
nous permet de considérer la démocratie comme une mystique.
Cette mystique apparaît comme la conséquence du
développement de la classe bourgeoise, de sa résistance
contre la féodalité et l'aristocratie. S'il faut forcément
concevoir que la relation entre la mystique et la politique
est une relation de dégradation, i l faut dire alors que
la mystique démocratique qui trouve ses racines au XVIIIe
siècle, est plutôt une perversion de la politique que l'in-
verse. Mais cette analyse permet de comprendre qu'il s'agit
entre la politique et la Mystique d'une corrélation, comme
le révèle le problème de la liberté au siècle des Lumières.
L'affirmation de la liberté ici est corrolaire des revendi-
cations concrètes de la bourgeoisie que les auteurs essayent
de rendre rationnelles. C'est ainsi qu'il faut appréhender
toute la théorie de la liberté de la Révolution ainsi que
sa justification affective pendant le règne de Jacobins.
Dans la théorie politique du XVIIIe siècle, être
homme, c'est être libre et cela s'atteste dans la condition
d'être par nature un sujet de droit. Or, c'est cette qualité
qui est refusée par la tyrannie. Il y a lieu pour l'homme de
(1)
H. Arendt, op. cit., p. 142.

-
50 -
revendiquer pour cette qualité, et la résistance devient
donc elle-même un droit imprescriptible. G. Mairet le
résume ainsi
"l'homme est un citoyen, c'est dire qu'il
est un sujet de droit, autrement dit, il n'est pas un
sujet"
(1),
créature soumise à une volonté étrangère à
la sienne. Etre sujet de droit, c'est jouir d'une volonté
libre, être franc de toute obéissance, de toute servitude.
La dépendance est le signe de la sujétion et l'indice de
la tyrannie. C'est pourquoi la nature -
le droit naturel -
est la meilleure arme contre le despotisme. Entre le sujet
du roi et le sujet de droit i l y a la même différence
qu'entre la liberté et la servitude.
Cette liberté signifie en réalité, et dans les
faits,
la liberté économique, comme en témoigne la loi
Le Chapelier
(2),
"véritable loi constitutive du capita-
lisme de la libre concurrence"
(3). Elle est la rationna-
lité du libéralisme. C'est pourquoi l'avènement d'une
telle liberté,
"accéléra la concentration des entreprises,
transformant les conditions matérielles de la vie sociale,
mais altérant en même temps la structure des classes popu-
laires traditionnelles: pour un artisan qui s'éleva à
l'industrie, combien furent, par la concentration capita-
liste, réduits au rang de prolétaires ?"
(4).
(1)
G. Mairet, op. cit., p.67.
(2)
La Loi Le Chapelier du 14 juin 1791, proclamait la
liberté économique et interdisait la grève et la coa-
lition des ouvriers, c'est-à-dire le droit syndical.
(3) A. Soboul, op. cit., p.
24.
(4)
Idem, p.
25.

-
51 -
Si la preuve est faite que la mystique de liber-
té est concomitante au triomphe de la bourgeoisie, i l faut
ajouter que ce triomphe engendre une classe de déshérités
de travailleurs, pour qui,
la liberté peut prendre un autre
sens. En effet,
"qu'importe que l'homme soit libre de pen-
ser, si l'expression de son opinion l'expose à un ostracis-
me social, qu'il soit libre de discuter les conditions de
son travail, si sa situation économique l'oblige à se plier
à la loi de l'employeur, qu'il soit libre d'organiser ses
loisirs, si le souci du pain quotidien absorbe tout son
temps, qu'il soit libre d'épanouir sa personnalité par la
culture et la contemplation d'un univers offert à tous,
s ' i l manque matériellement du minimum vital ?"
(1) On pour-
rait attribuer cette citation à Marx. Et ceci montre bien
que la liberté prend dans ce cas, le sens d'une libération
de l'homme à partir du processus de production.
Dès lors, i l apparaît que tous les droits de l'hom-
me et du citoyen que codifient les deux Révolutions ne mar-
quent pas encore l'avènement de la démocratie, si ces droits
ne désignent pas une société épanouie, dans laquelle n'exis-
te aucune inégalité matérielle entre les hommes. C'est donc
aussi une remise en question de l'isonomie que le XVIIIe
oppose à la tyrannie, comme un complément des autres droits.
Le contenu émotionnel de ces droits peut encore se
voir dans les accents rousseauiens de Robespierre lorsqu'il
déclare à la Constituante du 10 mai 1793 :
"L'homme est né
libre et pour le bonheur et pour la liberté, et pourtant i l
est esclave et malheureux. La société a pour but la conser-
(1)
G. Burdeau, op. cit., p.
26.

-
52 -
vation de ses droits et la perfection de son être ; et
partout la société le dégrade et l'opprime. Le temps est
arrivé de la rappeler à ses véritables destinées ; les
progrès de la raison humaine ont préparé cette grande
Révolution, et c'est à vous qu'est spécialement imposé
le devoir de l'accélérer. Jusqu'ici l'art de gouverner
n'a été que l'art de dépouiller et d'asservir le grand
nombre au profit du petit nombre ; et la législation, le
moyen de réduire ces attentats en systèmes. Les rois et
les aristocrates ont très bien fait leur métier, c'est à
vous maintenant de faire le vôtre, c'est-à-dire de rendre
les hommes heureux et libres par les lois"
(1). Et dans
son projet pour une nouvelle Déclaration, i l propose à
l'article 27
:
"La résistance à l'oppression est la consé-
quence des autres droits de l'homme et du citoyen"
(2).
Le contenu affectif de ces droits est supporté
par la violence, et ceci est significatif de l'irrationna-
lité dans laquelle baigne toute la révolution et est encore
une preuve de plus que nous sommes bien en présence d'une
mystique. Cette croyance est soutenue par l'appel constant
de Robespierre et Saint-Just à la vertu. Agir vertueuse-
ment en période révolutionnaire, c'est allier la terreur
et la vertu,
la terreur comme une résistance aux adversaires
de la liberté.
"Si le ressort du gouvernement populaire
dans la paix est la vertu,
le ressort du gouvernement popu-
laire en révolution est à la fois la terreur et la vertu.
(1)
Robespierre, Discours et Rapports à la Convention,
U.G.E.,
10/18, Paris, 1965, p. 131.
(2)
Idem, p. 127.

-
53 -
La vertu sans laquelle la terreur est funeste
; la terreur
sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n'est
autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible;
elle est donc une émanation de la vertu ; elle est moins
un principe particulier qu'une conséquence du principe géné-
ral de la démocratie appliquée aux plus puissants besoins
de la patrie"
(1).
Il apparaît essentiel pour nos propos de souligner
la confusion faite par Robespierre entre la vertu,
la jus-
tice et la terreur. Comment peut-on situer sur le même plan,
la terreur et la justice, la terreur et la vertu qui nous
apparaissent antinomiques? En outre, i l faut noter aussi le
contenu affectif et émotionnel, et avant tout moral que
recèlent les concepts de vertu et de justice. N'est-ce-pas
en ces mêmes termes que se sont trouvées légitimées les in-
quisitions et les guerres saintes musulmanes. Il est incon-
testable que la démocratie telle que la définira Robespierre
est fort bien une mystique :
"Non seulement la vertu est
l'âme de la démocratie; mais elle ne peut exister que dans
ce gouvernement"
(2).
La justification de la terreur par la vertu, et
ce au nom de la démocratie, délimite bien le champ théori-
que d'une liberté conçuecomme un droit naturel. La déclara-
tion de Robespierre signifie que la liberté comme un droit
est aussi un devoir. Le gouvernement révolutionnaire est
l'instrument de son règne. Elle est volonté caractérisant
idéalement la vertu. E1Jp. transcende de ce fait l'individu
(1)
Idem, pp. 221-222.
(2)
Idem, p. 79.

-
54 -
singulier. La liberté requiert pour son existence la société
des hommes. L'individu libre est celui qui place sa propre
liberté dans l'Etat. La vertu est une vertu publique.
G. Mairet écrit à propos de cette soumission de l'homme à
l'Etat:
"Cette leçon est aussi une solution, précisément
celle de la démocratie : la pensée politique est bien le
lieu où l'on tente de découvrir la formule susceptible
d'assurer la domination du peuple avec son consentement.
Ainsi la démocratie qui déclare que le peuple est le prince,
est cette formule toute trouvée:
l'individu n'y est-il pas
à la fois sujet et citoyen, par conséquent homme"
(l).
Mais rien ne garantit que cette solution est la
meilleure pour les sociétés. Il est alors possible, de rem-
placer cette croyance par une autre, à savoir, une société
et un Etat dans lesquels l'individu ou le peuple n'obéit
effectivement à personne, ni à aucune institution qui serait
au-dessus de lui.
Ici se trouve l'origine de la pensée d'un
dépérissement de l'Etat, une pensée qui s'aggrippe aussi à
la croyance que la liberté du peuple signifie la dispari-
tion de l'institution étatique dont l'existence perpétue
l'asservissement de l'homme. On peut considérer que la dispa-
rition de l'institution étatique équivaudra au règne de la
vertu puisque les hommes auront réalisé une transparence
intégrale entre eux dans la communication.
Cette espérance en une transparence sociale, les
Jacobins en sont les précurseurs, même s'ils ne tirent pas
toutes les conséquences de leurs pratiques et doctrines
politiques. Il n'y a qu'à se rappeler leur constante réfé-
(l) G. Mairet, op. cit., p. 56.

-
55 -
rence à la transparence du concept d'humanité et à l'avè-
nement duquel i l travaille. En effet, le cosmopolitisme
et l'universalisme de Robespierre transparaissent bien
dans cette pensée :
"On dirait que votre Déclaration a été
faite pour un troupeau de créatures humaines parqué sur un
coin du globe, et non pour l'immense famille à laquelle la
nature a donné la terre pour domaine et pour séjour"
(1),
ou dans cette autre :
"Les hommes de tous les pays sont
frères et les différents peuples doivent s'entraider selon
leur pouvoir, comme les citoyens du même Etat"
(2). Mais
là encore, i l est possible de considérer que l'avènement
de cette humanité ne sera qu'au terme d'une libération de
l'homme de l'aliénation dont i l est l'objet dans le proces-
sus de production.
Au terme de cette analyse les conclusions sui-
vantes s'imposent: La nature, la liberté, la loi, la vertu,
la terreur forment l'armature de la mystique politique du
XVIIIe siècle, renvoyant l'une à l'autre et transmettant
comme un télescope l'image des deux grandes révolutions de
l'histoire du XVIIIe. Toutes les deux se sont voulues la
restauration de la démocratie. Il demeure que par leur con-
tenu affectif, ces deux démocraties portent en elles, une
autre croyance, à savoir que la démocratie ne recouvre pas
le libéralisme et qu'elle désigne plutôt l'avènement de la
transparence intégrale dans la communication des hommes,
des hommes avec les institutions et avec l'être générique
(1) Citation d'après J.-Y. Guiomar, L'Idéologie nationale,
pp.
146-147.
(2)
Idem, p.
147.

-
56 -
de l'homme. C'est surtout la Révolution française, qui
par l'alliance de la bourgeoisie et des masses populaires
dans la lutte contre la monarchie, ouvre la possibilité
à une telle interprétation de la démocratie. C'est elle
qui montre bien que les racines de la démocratie ne se su-
perposent pas avec celle du libéralisme, en dessinant les
contours d'une démocratie qui vise à la disparition même
des inégalités sociales.
Et nous voudrions reprendre ici une très belle
analyse de C.-B. Macpherson qui abonde dans ce sens:
"Les
démocraties libérales, telles que nous les connaissons au-
jourd'hui furent d'abord libérales avant d'être démocrati-
ques. Avant de s'appuyer sur l'idéal démocratique, les
sociétés et les gouvernements occidentaux s'appuyaient
déjà sur une politique de choix, de concurrènce et de mar-
che"
(1). L'antériorité du libéralisme explique le fait
d'un suffrage d'abord censitaire,
"cette société n'était
pas démocratique dans le sens d'une égalité véritable des
droits, mais elle était libérale"
(2), imposé par la loi
de la concurrence, qui fait du pouvoir politique, un marché
à acquérir. Le suffrage reflète cette force politique,
capable de faire fonctionner la nouvelle société :
"Le suf-
frage ne devait pas nécessairement être universel, et i l
ne l'était d'ailleurs pas. Tout ce dont on avait besoin,
en fait, était que l'électorat regroupe toutes les person-
nes ayant un certain poids dans la balance économique :
ainsi le gouvernement pourrait se porter garant de leur
choix"
(3). Dans cette logique,
la présence des partis
(1) C.-B. Macpherson, Le véritable monde de la démocratie,
Presses de l'Université du Québec, Montréal, 1976, p. 5.
(2)
Idem, p. 9.
(3)
Idem, p.
10.

-
57 -
politiques ne sert que de caution démocratique au libéra-
lisme :
"Le système des partis politiques responsables
n'était pas forcément démocratique. Ce système fut crée
en Angleterre et i l y fonctionnait parfaitement cinquante
ans et même cent ans avant que le droit de vote ne devienne
presque démocratique. Il n'y a rien de surprenant à tout
cela, puisque le rôle de l'Etat libéral était de préserver
et de promouvoir la société libérale qui n'était ni démo-
cratique, ni égalitaire"
(1).
On considère à tort Rousseau comme le père de
la démocratie libérale. Si nous tenons déjà compte des
quelques réflexions éparses que nous avons faites sur
Rousseau, i l apparaît que la démocratie telle qu'il la
conçoit dans sa doctrine politique, dépasse dans sa radi-
calité, la démocratie bourgeoise.
L'analyse de sa doctrine devrait montrer qu'il
existe chez Rousseau, ce qu'on pourrait appeler un abso-
lutisme démocratique.
(1)
Idem, p.
9.

CHA PIT R E l l
J,-J. ROUSSEAU
LA REDEr1PTION DEr10CRATIQUE PAR LA VERTU.

-
59 -
Les prémisses et la conclusion de la pensée de
J.-J. Rousseau pourraient ainsi se résumer: Partout les
hommes sont soumis à des autorités
à quelles conditions
cette soumission est-elle légitime? La supériorité de force
peut bien contraindre, mais non obliger ; quel est le fonde-
ment de l'obligation? "Quel fondement plus sQ.r peut avoir
l'obligation parmi les hommes que le libre engagement de ce-
lui qui s'oblige" ?
(I).
La première des prémisses de cet apparent syllo-
gisme, devient le second terme - marqué au coin d'un sens
péjoratif - d'une double proposition qu'énonce en fanfare
le Contrat Social
"L'homme est né libre et partout i l est
dans les fers."
(2)
Mais la considération de la chronologie des oeuvres
de Rousseau révèle que son apophtègme est la conséquence de
l'affirmation préalable du second terme de la double proposi-
tion, à savoir:
"L'homme est partout dans les fers ... ".
(I) J.-J. Rousseau, cf.
la récapitulation du Contrat dans les
Lettres écrites de la montagne, Lettre VI, Pléiade, t.
III,
pp.
806-807.
(Toutes les références au texte de Rousseau
sont données par rapport à l'édition des Oeuvres Complètes,
Gallimard, collection La Pléiade).
(2) Du Contrat Social, t.
III, p. 351.

-
60 -
L'apophtègme est donc la confirmation de cette affir-
mation première. En ce sens,
la distance qu'il installe entre
l'être et le paraitre de l'homme, qui est aussi violence en lui
et hétérogénéité de sa constitution, rupture de son équilibre,
révèle par là-même,
la croyance fondamentale d'un auteur, en
la possibilité d'une homogénéité sociale, faite d'un ensemble
d'homogénéité individuelle. Cette croyance est le non-dit et
la condition de dire l'aliénation présente de l'homme et dans
la mesure où tout "tient radicalement à la politique", de dire
l'illégitimité de la société politique actuelle.
C'est donc un problème actuel, réel, qui sollicite
Rousseau
la nature actuelle de l'homme, l'inégalité qui fait
de l'un un riche et un puissant, de l'autre un pauvre et un
faible;
l'opacité des relations sociales qui cachent des re-
lations de domination, de soumission réciproque ;
la corruption
des moeurs et le règne de l'immoralité.
"L'analyse rousseauiste
part d'un problème pour en retrouver non le reflet au bout de
l'analyse, mais ce qui le rend possible dans son actualité
L'inégalité parmi les hommes aujourd'hui n'est pas le reflet
d'une inégalité naturelle, pas plus que le résultat d'un décret
divin."
(1)
Elle provient réflexivement de l'opposition actuel-
le en l'homme,de l'homme "naturel" et de l'homme de l'homme,
du passage conjecturé d'un état de nature supposé à l'état
civil.
Le but de l'analyse est de refaire cet itinéraire
-
comme un pélerinage et non un retour aux sources -
afin de
montrer un homme dans toute la vérité de la nature et décou-
vrir au bout, la vérité de l'homme,
l'origine et le principe
de sa dénaturation.
(1) C. Salomon-Bayet, Jean-Jacques Rousseau, Seghers, Paris,
1968, pp.
73-74.

-
61 -
l
- De l'homogénéité individuelle à l'hétérogénéité sociale.
A. De la nature.
Si "la première source du mal est l'inégalité"
(1)
comme ~écrit Rousseau au roi de Pologne, toute explication
radicale oblige tout de même de remonter aux origines. Si la
liberté est native, alors l'inégalité suppose un commencement
qui est une rupture de l'unité humaine, à partir de laquelle
s'installe l'hétérogénéité du tout social, faite de violence
et de domination. Si dans l'évolution sociale de l'homme,
<
"chaque nouveau besoin forme de nouveaux fers", on peut avan-
cer l'hypothèse qu'il y a un moment, préalablement à cette
rupture et à cet état de société, où l'unité de l'homme est
faite
; ce serait alors un état de pure homogénéité, de trans-
parence totale, dans lequel n'existe aucune relation de sou-
mission et de domination. Dans cet état, l'homme devrait être
réconcilié avec l'homme, et libre de tout engagement à un pac-
te social, qui jusqu'à présent n'est que la codification d'une
relation de dépendance mutuelle du Maître et de l'Esclave, et
de l'infériorité de ce dernier. Telle est l'hypothèse de
l'état de nature dans lequel vit l'homme de la nature, dont
Rousseau dit lui-même "qu'il n'a peut-être jamais existé"
(2).
1)
De la transparence et de l'idéal.
L'hypothèse de la nature découvre un univers mythi-
que "qui exprime la dimension du possible, au carrefour de
l'imaginaire et du réel"
(3). Malgré des liens avec l'univers
(1)
J.-J. Rousseau, Réponse au roi de Pologne.
(2)
Discours sur l'inégalité. t.
III, o. 123.
(3) E.M. Eigeldinger, J.-J. Rousseau, Neuchâtel, La Baconnière,
1978, p.
2
(couverture).

-
62 -
humain, calqué sur la même configuration de la nature et de
l'homme,
il s'en distingue par la qualité supérieure de sa
beauté, par l'équilibre qu'il instaure entre les choses.
"Sa cohéren6e, dans laquelle ne s'introduit aucune faille,
aucun écart, suggère le goût de la contemplation sereine et
la volonté de participer à cette totalité harmonieuse, per-
çue comme le royaume de la communication spontanée et des
jouissances immédiates"
(1)
Rousseau écrit :
"Figurez-vous
donc un monde semblable au nôtre, et néanmoins tout diffé-
rent
( ... ) Toute la nature y est si belle que sa contempla-
tion enflammant les âmes d'amour pour un si touchant tableau
leur inspire avec le désir de concourir à ce beau système la
crainte d'en troubler l'harmonie."
(2)
On croirait ici avoir affaire à l'idée platonicienne.
Il existe une différence majeure, dans la mesure oü l'état pri-
mitif de nature de Rousseau, n'est point dans l'ordre de la
transcendance. Il est un idéal immanent que l'individu découvre
au plus profond de son être. Il est plutôt dans l'ordre tempo-
rel. C'est un instant, l'instant zéro de l'humanité, dans le-
quel l'homme est une unité pure; c'est une pure durée sans
évènement, car elle est saisie immédiatement comme le point
alpha de l'histoire, avant toute société politique, qui comme
nous le verrons est déjà le commencement de l'aliénation. Dans
cet univers homogène, la violence ne peut point exister,
l'hom-
me étant alors poussé comme relation directe à la nature. C'est
une animalité primitive.
(1)
E.M. Eige1dinger, J.-J. Rousseau, Neuchâtel, La Baconnière,
1978, p.
2
(couverture).
(2) Citation rapportée par E.M. Eiae1dinger, p. 98.

-
63 -
2)
De l'instant à l'histoire.
Mais parce qu'il n'est qu'instant, l'état primitif
de nature, se dérobe à l'analyse qui ne peut s'articuler que
sur un commencement de société, ne serait-ce que l'association
libre, antérieure à la naissance de la société. J. Derrida
établit que le Discours sur l'Inégalité "veut marquer le com-
mencement dans l'état de pure nature, tandis que l'Essai sur
les langues veut faire sentir les commencements, le mouvement
par lequel "les hommes épars sur la surface de la terre"
s'arrachent continOment, dans la société naissante, à l'état
de pure nature".
(1)
Le mouvement marque déjà une rupture dans l'homogé-
néité et peut se penser comme un début de désharmonie. Il n'y
a plus une pure durée car la dispersion totale n'est plus pos-
sible :
"Dans les premiers temps les hommes épars sur la sur-
face de la terre n'avaient de société que celle de la famille,
de lois que celles de la nature, de langue que le geste et
quelques sons inarticulés"
(2).
Première étape de l'évolution sociale de l'homme,
i l n'en représente pas moins, un stade d'équilibre et d'harmo-
nie, car les désirs et les besoins s'y ramènent encore à l'ins-
tinct.
"Ces temps de barbarie étaient le siècle d'or;
( ..• )
nul ne connaissait et ne désirait que ce qui était sous sa
main
ses besoins loin
de le rapprocher de ses semblables
l'en éloignaient. Les hommes, si l'on veut, s'attaquaient dans
la rencontre, mais ils se rencontraient rarement. Partout~ré­
gnai t
l'état de guerre, et bute terre était en paix".
(3)
(1)
J. Derrida, De la Grammatologie, Ed. Minuit, Paris, 1967,
p.
358 et suiv.
(2) Origine des langues, o. 95-97.
(3) Origine des langues, p. 91.

-
64 -
Malgré une premlere transformation de l'état de
nature, qui prélude d'une évolution,
la distance, dans cet
éveil de la conscience, entre les individualités qui peuvent
encore se penser comme des unités humaines, régule encore
bien la violence et les besoins, dont la propension est le
signe même de la décrépitude de l'état de société actuelle.
Par la distance, toute relation est relation de liberté,
parce qu'elle s'inscrit en dehors de toute répétitivité, et
dans le hasard (1).
Mais ce glissement de la stabilité de l'état de
pure nature,
à l'apparition des premi~res sociétés encore
pré-historiques, qui portent déjà,
- par le fait du hasard,
des catastrophes -
les caract~res de la société naissante,
ne doit pas nous induire à la négation de l'éq~i1ibre et de
la constance, qui règlent la nature des relations humaines,
préservées de l'irruption du mal par la pitié. Car "rien
n'est si doux que lui
(l'homme)
dans son état primitif, lors-
que placé par la nature à des distances égales de la stupidi-
té des brutes et des lumières funestes de l'homme civil, et
borné également par l'instinct et par la raison à se garantir
du mal qui le menace, i l est retenu par la pitié naturelle
de faire lui-même du mal à personne,
sans y être porté par
rien, même apr~s en avoir reçu"
(2). Pour E. Eige1dinger,
l'état de nature, dans première évolution,
"est le temps my-
thique durant lequel l'humanité connaît la plénitude de l'har-
monie et du bonheur, découvre son assiette dans la complémen-
tarité du repos et du mouvement, de l'oisiveté et de l'action.
(1)
"L'homme aurait pu ne jamais être homme, si le hasard
n'avait pas concouru"
(C. Simone-Bayer, op. cit., p. 82).
(2)
Discours sur l'inégalité, t.
III, ~. 158.

-
65 -
Il est véritable jeunesse du monde où la félicité est vécue
dans la conquête de la mesure, dans la jouissance de la li-
berté et l'essor naturel de l'affectivité"
(1).
Moment de la transparence intégrale, dans lequel,
les premières organisations sociales sont faites sur l'homo-
généité totale de l'unité familiale,
l'état de nature est le
lieu d'une autre unité absolue, réconcilié en soi qu'est
l'homme de la nature.
B. L'homme de la nature.
Comme nous avons distingué deux états de nature,
i l nous faut distinguer deux hommes de la nature qui corres-
pondent l'un à l'état de pure nature, l'autre à l'état de
nature des premières évolutions.
1) Solitude et perfectibilité.
Selon R. Polin,
l'homme de la nature,
"l'homme
des origines est un solitaire"
(2). Il l'est, effectivement
parce que les hommes sont très dispersés dans l'immense éten-
due de la nature. L'homme est dans ce sens un point, une
unité absolue, dont l'existence se réduit à l'essence.
L'homme de l'état de pure nature, n'est même pas encore
l'humanité, mais virtualité de l'humanité qui ne peut se con-
cevoir que dans la première évolution. Dans ce premier cas,
tout ce qu'il porte comme caractères humains ne peut s'appré-
hender que négativement (3). Comme le mythe de l'état de
(1) M. Eigeldinger, op. cit., p. 100.
(2)
R. Polin, La politique de la solitude, Paris, Sirey,
1971, p.
1.
(3)
Non pas au sens hegelien, de virtualités portant en soi
la raison de leur développement, mais plutôt comme des
indéterminations venant à l'existence sous l'action de
conjonctures diverses.

-
66 -
nature, i l est aussi un mythe "atopique et achronique", avec
"une telle résonnance dans le coeur de l'homme qui l'écoute
qu'il suscite le sentiment de l'impossible retour et de l'iné-
luctable catastrophe"
(1),
"sentiment qui doit faire l'éloge
de tes premiers aïeux, la critique de tes contemporains, et
l'effroi de ceux qui auront le malheur de vivre après toi."
(2)
Et s ' i l peut être pensé co~me perfectibilité ce ne peut
être que comme pure perfectibilité, que pure possibilité, dont
l'homme de l'état de nature marquera les premières tendances
et non les premières manifestations.
L'homme de l'état de pure nature, est au-delà de
toute société politique; on ne peut pas parler d'aliénation,
de vertu, de contrat, qui ne peuvent se comprendre que dans
la trame d'une histoire humaine.
2)
L'homme de "la société naissante".
L'homme de la nature correspond à "cette période du
développement des facultés humaines, tenant un juste milieu
entre l'indolence de l'état primitif et la pétulante activité
propre, dût être l'époque la plus heureuse, et la plus durable.
Plus on y réfléchit, plus on trouve que cet état le moins sujet
aux révolutions,
le meilleur à l'horome, et qu'il n'en a dû sor-
tir que par quelque funeste hasard qui pour l'utilité commune
eut dû ne jamais arriver"
(3).
Il permet effectivement de comprendre que l'histoire
de l'homme est celle de sa perfectibilité dans son évolution,
car i l établit la différence entre l'histoire de l'homme et
(1)
C. Salomon, Bayet, op. ci t. , p. 78.
( 2)
Discours sur l'inégalité, t. III, p. 133.
(3)
Discours sur l'inégalité, t. III.

-
67 -
celle de l'animal.
"La perfectibilité, faculté conjecturée,
est prouvée par le fait même que l'homme n'est pas resté,
comme l'animal, dans le sentiment de son existence actuelle.
Ainsi l'homme est défini par l'animal, qui a dignité de ré-
férence"
(1).
L'ho~_e est donc libre, dans la mesure où cette
perfectibilité aurait pu prendre une autre direction que
celle de l'inégalité. Selon Polin,
la liberté "comme perfec-
tibilité fait de l'homme un être véritablement historique,
et de la succession des générations humaines, un développe-
ment historique, une histoire"
(2). A preuve, dans cette
société de la nature subissant déjà les signes de l'évolution,
les premières organisations que sont la famille,
s'effectuent
sur l'unité absolue des individus, dans la transparence inté-
grale de tous les rapports primitifs. Cette soèiété naissante
de l'homme, signe de sa possible sociabilité, est transparente
parce qu'il n'y existe point de relations prolongées, parce que
l'homme est isolé. O~ par cet isolemen~ on peut dire qu'ils
sont égaux.
L'égalité naturelle désigne une indépendance et une
autonomie purement négatives, l'impossibilité de rapports de
domination et de servitude, les limites imposées à la violence
p~r ~a discontinuité des relations. Inversement, le retrécis-
sement de la dispersion des hommes, est donc la cause de l'iné-
galité, issue sinon rendue possible par le développement des
facultés - de la perfectibilité -, par la création de liens
durables, ensuite des institutions et du politique.
(1)
C. Salomon, Bayet, op. cit., p. 82.
(2)
R. Polin, op. cit., p. 53.

- 68 -
En d'autres termes,
l'inégalité de la société
politique actuelle est un accident historique et non géné-
tiquement constitutive de l'humanité. Elle n'est qu'une 'actma-
lité partielle de toutes les possibilités qui s'offraient à
l'homme. Les opacités et la violence qui caractérisent l'alié-
nation actuelle de l'homme peuvent donc être disqualifiées
parce qu'elles ne sont pas le reflet du premier devenir de
l'homme,
l'état de l'âge d'or. Elles reprêsentent les intem-
péries qui ont défiguré la "statue de Glaucus", dont on peut,
à partir de la nature primitive, expliciter le mécanisme.
C. Sujétions et inégalités.
De la société naissante à la légalisation de l'iné-
galité par les contrats léonins,
la marche de l'histoire des
hommes - et non plus celle de l'homme qui n'existe pas parce
qu'elle n'est qu'instant et solitude - est une évolution du
mal au pire. Peu importe les voies par lesquelles Rousseau
rend compte de ce glissement, et les modalités par lesquelles
s'effectue cette dégradation.
L'intérêt réside plutôt dans l'analyse conjecturale
qui institue la propriété corome la marque de l'inégalité et
le ressort de son progrès dans "l'horrible état de guerre", et
la dépendance mutuelle qu'elle instaure entre le Maitre et
l'Esclave, à partir du premier contrat social, de nature per-
nicieuse.
Cette analyse que reprendra plus tard Marx, - dans
la description du processus d'aliénation - marque les diver-
gences et les convergences entre Rousseau et la science poli-
tique de son temps.
(1)
(1)
Pour une analyse plus pénétrante, cf. R. Derathé, Rousseau
et la science politique de son temps, PUF, 1950.

-
69 -
1) Par le travail et la propriété.
Selon M. Eigeldinger,
le siècle d'or chez Rousseau
"s'achève avec l'instauration du droit de propriété, avec
l'avènement de l'agriculture et de la métallurgie ~ lorsque
l'humanité a troqué son égalité primitive contre l'inégalité,
sa liberté naturelle contre la servitude, elle s'est séparée
de l'âge du bonheur et de l'harmonie pour s'engager dans la
vie irréversible de la décrépitude"
(1).
L'histoire humaine, est en effet,
l'histoire de
"l'homofaber". Elle instaure instantanément la rupture entre
.l'existence idéale de la nature et l'existence oppressive de
la nature.
"Dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours
d'un autre ... les vastes forêts se changèrent-en des campa-
gnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes."
(2)
Ainsi,
l'inégalité naturelle se transforme en désé-
quilibre des proportions ~
le fruit du travail se corrompt en
possession continue, puis en propriété du fonds
enfin le
travail lui-même devient une aliénation au sens propre, dans
la mesure où i l enchaine l'individu à un autre individu -
par la division du travail -, à partir du moment où "il est
utile à un seul d'avoir des provisions pour deux". Ce n'est
pas encore l'état civil, car i l n'existe aucune loi
c'est
plutôt un état anarchique dans lequel aucune limite naturelle
ne se donne à la propriété, à l'inégalité, au travail, aucune
limite d'institution ne vient limiter l'inflation du désordre,
de la richesse, de la domination. La propriété et le travail,
installent un conflit perpétuel, un "horrible état de guerre".
(1) M. Eigeldinger, op. cit., p.
101.
(2)
Discours sur l'inégalité, o.
171.

-
70 -
L'état de nature est donc dépassé par un autre état,
celui de la dénaturation totale de l'homme, qui aboutit à la
société du maitre et de l'esclave.
L'erreur de Hobbes, selon le Manuscrit de Génève,
n'est donc pas d'avoir étahli l'état de guerre entre les hOIDmes
indépendants et devenus sociaux,
mais d'avoir supposé cet état
naturel à l'espèce, et de l'avoir donné pour cause aux vices
dont i l est l'effet. L'état de guerre, n'est pas l'état premier,
i l est déjà une grande dénaturation de l'homme, que légitime le
Contrat.
La dénaturation de l'homme s'exprime par le désordre
des passions qui deviennent une contrainte: celle de l'amour-
propre, l'ambition, la cupidité des puissants ~ui arment la
violence i et par le jeu des rapports de force, cette contrain-
te inspire la crainte, l'obéissance, la passivité des faibles,
assujétis à la loi des riches, qui finissent eux 'aussi par ne
se situer que par rapport aux pauvres.
Sans mettre en rapport dans leur totalité, la pensée
de Rousseau et de Hegel -
à la réalité du progrès dialectique
vers l'avènement de l'esprit absolu chez Hegel s'oppose selon
Derrida, une "métaphysique de la présence ~- on peut avancer
que les relations de domination et de servitude se caractéri-
sent chez les deux par une double dimension. En effet, l'asser-
vissement à soi de l'Autre, son utilisation en vue de la jouis-
sance, qui expriment notre pouvoir sur l'autre, se retourne en
son contraire, c'est-à-dire la dépendance de l'Un, relativement
à la conscience de l'Autre, l'esclave, asservie
(1).
(1)
"Quiconque est maitre, ne peut être libre",
"régner c'est
obéir"
(Lettres écrites de la montagne, 8e lettre, t. III,
p. 841). Marx reprendra ce point, présent dêJâ chez Hegel.

- 71 -
Si, selon le second Discours,
la société humaine
porte les hommes à s'entre-haïr, c'est en fonction de facteurs
économiques et sociaux concrets: l'institutionnalisation de
la propriété privée,
la division du travail,
l'extension des
besoins liée au développement des techniques, par le contrat
léonin.
2)
Le contrat nernicieux.
Il permet comme nous l'avons dit,
l'institutionnali-
sation de la propriété : et paradoxalement, la légitimité de
ce que le riche possède est établie par ceux-là mêmes qui ne
possèdent rien, et qui perdent leur liberté naturelle, dans
la mesure où une situation de fait est prise comme une situa-
tion de droit. Ce contrat de l'iniquité est la ~arodie "du
pacte fondamental de tout gouvernement" que Rousseau se propo-
sera d'établir.
Le contrat pernicieux, n'est pourtant pas entière-
ment négatif dans l'ordre conceptuel. Il permet de dégager
négativement les principes fondamentaux, d'un Contrat Social,
qui supprime l'aliénation actuelle. On peut dire que ni la
conquête - Hobbes parle des conquêtes du plus puissant -, ni
la force - Contre d'Alembert qui parle de l'union des faibles -
ni l'autorité paternelle - contre Locke qui dérive la société
civile du pouvoir paternel - ne sont des conditions suffisantes,
pour légitimer un état de droit.
L'état de société actuel, évolution historique de ce
premier contrat, est une avancée dans l'inégalité. La société
est, par nature, en marche, vers l'extrême inégalité des rangs
et des fortunes.
Rousseau conclut ainsi le Discours sur l'Iné-
galité : "il suit de cet exposé que l'inégalité étant presque
nulle dans l'état de nature, tire sa force et son accroissement

-
72 -
du développement de nos facultés et des progrès de l'esprit
humain, et devient enfin stable et légitime par l'établisse-
ment de la propriété et des lois. Il suit encore que l'iné-
galité morale, autorisée par le seul droit positif, est con-
traire au droit naturel toutes les fois qu'elle ne concourt
pas en même proportions avec l'inégalité physique i distinc-
tion qui détermine suffisamment ce qu'on doit penser à cet
égard de la sorte d'inégalité qui règne parmi les peuples
policés i puisqu'il est manifestement contre la loi de nature,
de quelque façon qu'on la définisse, qu'un enfant commande à
un vieillard, qu'un imbécile conduise un homme sage et qu'une
poignée de gens regorgent de superfluités, tandis que la mul-
titude affamée manque du nécessaire."
(1)
L'état civil actuel, caractérisé par. l'inégalité
sociale,
la corruption des moeurs,
l'immoralité est la consé-
quence d'une dénaturation de l'homme dont les attributs essen-
tiels sont la faculté de perfectibilité et la solitude. C'est
de l'évolution négative de ceux-ci jusqu'au contrat de sécurité,
légalisant un état de guerre de fait, que s'expliquent l'asser-
vissement de l'homme à l'homme, la propriété et le tiraillement
des passions.
Mais si l'histoire des hommes est le résultat de
l'évolution de son humanité, sa négativité n'est pas une néces-
sité, mais une contingence, car cette évolution de l'homme au-
rait pu s'accomplir autrement.
L'homme peut-il pour autant retourner à l'état de
nature? Alors qu'il est évident "que la nature humaine ne
rétrograde pas et jamais on ne remonte vers les temps d'inno-
(1)
Discours sur l'inégalité, p. 193-194.

-
74 -
de là,
la nécessité d'une "restauration morale permettant
simultanément le salut du peuple et de ses chefs par la grâce
d'une éducation formant des hommes
dans le cercle d'une
réhabilitation du politique par la pédagogie de la vertu, et
réciproquement"
(1).
II - Homogénéité politique et éducation civique.
A. La sphère politique comme lieu de réconciliation
de l'homme avec l'homme.
Rousseau confesse:
"J'avais vu que tout tenait
radicalement à la politique et que, de quelque-façon qu'on
s'y prit, aucun peuple ne serait que ce que la nature de son
gouvernement le ferait être ; ainsi cette grande question du
meilleur gouvernement possible me paraissait se réduire à
celle-ci : quelle est la nature du gouvernement propre à for-
mer le peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage,
le meilleur enfin,
à prendre ce mot dans son plus grand sens."
La politique, en tant que champ, est le lieu de
révolution de tout problème humain, à partir de la perte de
notre nature primitive de solitude. Elle est la racine de tous
les problèmes de l'homme dans l'état de société. Sa fonction
est donc, au vu de cette citation, d'établir la moralité dans
le corps social.
(1)
F. Tinland, Dépendance des choses, dépendance des hommes
et communication sociale, in, Revue européenne des sciences
sociales et Cahiers V. Pareto, Genève, Droz,
1981, t. XIX,
n° 54-55, p. 250.

-
75 -
1)
La finalité morale de la politiaue.
Il ne s'agit pas d'une garantie, mais d'une formation
de la moralité dans l'état civil. La politique a une primauté
logique qui s'explique par son rôle de rendre à l'homme sa
dignité perdue. Rousseau marque une interprétation entre la
morale et la politique, pour restaurer l'action corruptrice de
la civilisation et de la société sur l'homme et sa vie morale.
Mais cette primauté de la politique et de sa finalité
morale, reviennent à subordonner l'éthique, qui vise un idéal
devant servir de régulateur à la pratique sociale, à la politi-
que
(1). Cette subordination de l'éthique à la politique est en
rupture avec la pensée chrétienne, qui maintenait encore une
séparation entre la réalité politique et la morale
(2). Détruire
cet écart ne peut conduire qu'à la possibilité de transformer
l'organisation socio-politique, en appliquant les principes mo-
raux. Rousseau aboutit ainsi au totalitarisme.
2)
Le totalitarisme de Rousseau.
En effet,
le dilemme de Rousseau entre l'impossible
retour à la nature et la disqualification de la réalité sociale,
ne peut se résoudre que dans le champ politique. S. Cotta note
ainsi:
"En soulignant l'incapacité de l'individu dénaturé à
rétablir par ses propres forces la condition primitive d'inno-
cence, Rousseau ne fait, de toute évidence que suivre la
(1) Mais cette subordination est une dégradation, car on con-
fie à l'instance politique, la finalité non plus de gérer
les différences et les inégalités entre les forces sociales,
mais de les faire disparaître, à partir de la conviction
morale qu'on peut arrêter la chute de l'homme.
(2) C'est aussi la position de S. Cotta, La position du problème
politigue chez Rousseau, Dijon, Les Belles Lettres, ouvrage
collectif, p.
187 et suiv.

- 76 -
conception chrétienne de la condition charnelle de l'homme
déchu. A cette seule mais fondamentale différence près : que
le christianisme attend de la grâce divine et de l'action ré-
demptrice du Christ, un salut ultra-mondain, tandis que le
Genevois attend déjà ici bas, un bonheur et une plénitude de
vertu de l'action politique et de l'Etat."
(1)
Si le retour à la nature est impossible, i l faut
donc créer une société nouvelle, mais "tous les penchants de
la nature sans en excepter la bienfaisance elle-même, portés
ou suivis dans la société sans prudence et sans choix, chan-
gent de nature et deviennent souvent aussi nuisibles qu'ils
étaient utiles dans leur première direction"
(2). D'Où la né-
cessité, pour obtenir une moralité analogue de l'état de nature,
de l'institution de principes diamétralement opposés à ceux qui
régnaient dans l'état de nature. Cette institution consiste à
remplacer l'individualité et la liberté négative qu'est l'indé-
pendance, par les liens indissolubles du tout social, par l'uni-
té du corps social et la soumission intégrale à la loi.
Cette solution de lier l'individu à la société se jus-
tifie parce que l'histoire des hororoes est celle de la destruction
progressive de la bonté originelle; i l faut que les hommes se
donnent une bonté nouvelle s'adaptant à leur situation nouvelle.
>
Celle-ci étant caractérisée par l'interaction sociale et par la
dépendance réciproque, elle exige une vertu totalement extério-
risée, une vertu dont la mesure soit exclusivement sociale, car
toute mesure intérieure renforcerait l'individualisme. Par con-
séquent,
le tout social, se substituant à l'indépendance de
(1)
S. Cotta, op. cit., p.
187.
(2)
Discours sur l'origine de l'inégalité, p. 935.

-
78 -
La société politique que propose le Contrat social,
obéit à cette orientation totalitaire et à ces voeux de régler
par la politique,
le problème existentiel des différences et
inégalités. Que la démocratie se propose de confronter dans un
débat, plutôt que dans la violence.
B. Le contrat de Rousseau: Directives de l'homogénéisa-
tion sociale par la politique.
Le Contrat de Rousseau définit avant tout une com-
munauté politique raisonnable, une cO~IDunauté exclusivement
politique. Il s'agit pour lui de créer une unité politique,
à partir d'une liberté collective permettant l'égalit~ de tous
devant la loi. Et c'est à partir d'un pouvoir pensé comme
liberté collective, que se mesure mieux l'idée totalitaire
chez Rousseau.
1)
Le Pouvoir comme Liberté collective.
La décomposition du mécanisme de la dénaturation a
révélé ce moment historique d'un "horrible état de guerre",
où chacun s'oppose à tous et réciproquement;
le contrat qui
le suit n'est que la codification juridique d'un fait, qui est
la dépendance de tous. Pour dépasser cet état de guerre dont
la société actuelle n'est que l'histoire, i l faut instituer
un autre contrat auquel l'homme participe, et qui fait de lui,
l'égal des autres.
Il faut qu'il participe au pouvoir. Ainsi
si on "écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence,
on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants. Chacun de
nous, met en commun sa personne et toute sa puissance sous la
suprême direction de la volonté générale."
(1)
(1)
Contrat social, op. cit. p. 361.

- 79 -
La puissance qui s'en dégage est ainsi le pouvoir,
qui permet en même temps, à l'individu de se retrouver libre.
Le pacte social réalise ainsi instantanément une société homo-
gène, dans laquelle se trouve évacués l'inégalité et l'asser-
vissement de l'un à l'autre. C'est au niveau politique seule-
ment que peut se réaliser l'unité sociale, en attendant que la
loi permette la réalisation totale de l'égalité sociale. Par
cela même on peut la qualifier d'artificielle, ne touchant pas
à ses conditions d'être situé. En cela Rousseau reste fidèle à
son époque
(1) dans laquelle la question de l'unité politique
ou du corps politique est prépondérante.
La volonté commune des citoyens - ni un composé de
volontés particulières, ni un compromis -
révèle un intérêt
commun, base psychologique de l'association et qui, de ce point
de vue, constitue le lien entre les associés.
"ee qui généralise
la volonté, dit Rousseau, est moins le nombre de voix que l'in-
térêt commun qui les unit"
(2). En effet, à partir de l'instant
du contrat le citoyen prend la place de l'individu. N'existant
que par le contrat qui restaure son humanité en le rendant libre
et inter-dépendant, le citoyen supprime ses intérêts particuliers
pour n'obéir qu'à l'impératif de l'intérêt commun. On peut dire
qu'il appartient à la communauté, comme l'organe d'un corps
humain (3). Dès lors, pour maintenir la cohésion de la société
politique, une contrainte peut s'exercer sur lui, comme la né-
cessité de soigner un organe malade du corps pour éviter la
mort de l'individu.
(1)
En effet, la pensée politique de Rousseau, comme celles des
autres, se double toujours d'une égalité des conditions.
socio-économiques, lorsque la loi et la vertu civique auront
épuré la cité de toutes les différences et inégalités poli-
tiques. C'est l'aboutissement logique de la dénonciation du
travail et des techniques, cowme instance suprême de la
dégradation de l'espèce humaine.
(2) Contrat social, p.
374.
(3)
"Le corps politique, pris individuellement, peut être consi-
déré comme un corps organisé, vivant et semblable à celui de
l'homme."
(Economie politique, t. III, p. 244).

-
80 -
Par cette analogie se trouve justifiée la citation
de Rousseau
"Quiconque refusera d'obéir à la volonté géné-
rale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie
autre chose sinon qu'on le forcera à être libre."
(1)
Le refus
d'obéissance ne peut s'expliquer que par le règne des intérêts
particuliers. Or toute volonté particulière signifie la destruc-
tion de la société politique. Elle se présente comme une opacité
qui mettrait fin à la transparence de l'organisation, et produi-
rait à la longue la résurgence des inégalités et des différences,
qui menace l'homogénéité artificielle.
Par cette analogie est aussi comprise ce sentiment
patriotique qui lie toute la société politique, comme la vie
d'un homme le lie à lui-mêI:le.
·La raison a des insuffisances comme l'a prouvé l'his-
toire des hommes. Ainsi "comme la raison a peu de force,
l'inté-
rêt seul n'en a pas tant qu'on le croit. L'imagination seule est
active. C'est une passion que nous voulons donner."
(2)
Si le
corps politique se présente comme un cor~s humain, il faut à ce
corps, à travers ses membres,
les mêmes réactions qu'un corps
humain devant la douleur. Ce n'est donc pas parce que l'individu
participe à la même raison que ses sewblables qu'il se trouvera
naturellement d'accord avec eux sur le bien général. C'est
plutôt parce qu'il participe à un même appareil sensible qu'il
se trouvera naturellement d'accord avec eux sur le bien de cet
ensemble.
(1) Contrat social, p.
364.
(2)
Idem, p. 364.

-
81 -
Dès lors,
la volonté générale peut s'interpréter
comme la force de conservation de cette société politique que
la décision de son existence rend homogène, en réconciliant
l'homme avec l'homme ~ar la participation de tous à l'intérêt
général et la soumission de tous à la loi. La volonté générale
conserve l'humanité du citoyen qui,
lui, est libre et l'égal
de tous les membres du souverain et non l'individu. On pourrait
à l'extrême la comparer à l'omnipotence d'une raison d'Etat.
2)
L'absolu de la volonté générale.
En effet,
la liberté collective qui s'exprime par le
pouvoir législatif n'a de substance que par les libertés compo-
santes des individus. Si cette liberté détient le pouvoir, ceci
équivaut à son exercice comme autorité supérieure à toute autre
et limitée par nulle autre: c'est-à-dire souveraine. L'abso-
lutisme démocratique de Rousseau,
se concrétise dans cette puis-
sance illimitée de la volonté générale, qui se présente comme la
condition du maintien d'une homogénéité artificielle.
En outre,
le pacte social relève purement d'un contrat,
d'une convention. Elle n'a donc pour garantie que la loi qui
l'instaure. La limiter supposerait l'existence d'une autre loi
transcendante à celle qui la fait exister. Ceci n'étant pas pos-
sible depuis la dénaturation de l'homme, i l est donc juste que
la nouvelle société politique n'a de limite que sa propre loi
qui l'a instituée, et qu'elle peut modifier dans la mesure où
c'est à elle seule qu'il revient de s'exprimer sur son intérêt
général.
La tendance totalitaire de Rousseau se dévoile dans
cette nécessité de maintenir une transparence entre les indivi-
dus que des intérêts particuliers poussent à s'entre-haIr.
L'impossibilité de l'existence d'une puissance transcendante

- 82 -
à la volonté générale obéit à cette exigence de protéger une
participation de tous libérés de tous les asservissements pos-
sibles pouvant altérer l'unité artificielle. L'omnipotence de
la volonté générale concrétise cette réconciliation de l'homme
avec l'homme, car c'est à ce niveau que l'individu acquiert la
liberté et l'égalité qui sont les attributs de l'humanité, au-
delà des situations effectives héritées de la corruption de
l'état de nature.
Mais n'étant plus couverte ~ar la loi naturelle, la
volonté générale pour demeurer telle, doit coincider avec le
bien moral,
juridique de la société politique, tout en expri-
mant les impératifs transcendants de l'idéal humain. Dans ce
cas, elle ne peut être que conforme à l'intérêt général et donc
nécessairement incapable d'une injustice.
La volonté générale ne peut nuire au citoyen, car
celui-ci membre du pacte ne peut nullement se nuire, car
l'inégalité de droit et la notion de justice qu'elle produit
dérive de la préférence que chacun se donne et par conséquent
de la nature de l'homme. La conformité à l'intérêt général
montre que c'est à l'intention qu'il faut juger les actes du
corps politique. Par elle, i l ne peut nullement vouloir autre
chose que l'unité réalisée et désirer que sa conservation.
Cette intention apparaît donc comme celle de maintenir l'éga-
lité et la liberté des citoyens, éléments essentiels de cette
homogénéité. Cette intentionnalité, que reprendra plus tard
Kant
(1), du point de vue moral, est la conséquence extrême
(1) Kant écrit "Agis de telle sorte que la maxime de ton action
soit universelle" dans la critique de la Raison pratique.
Kant a réalisé à partir des antinomies de Rousseau la possi-
bilité d'une histoire de woralisation indéfinie de l'espêce
humaine.

-
83 -
d'une théorie,
si elle prolongeait dans la politique ses
positions sur la conscience individuelle, révélatrice de la
volonté divine.
La bonté proclamée de la volonté générale tempère
cette tendance à la métaphysique de la th60rie politique.
Parce qu'elle est générale dans l'expression de la
loi, générale elle aussi dans son objet, la volonté générale
ne peut pas faire tort au citoyen. Dans la loi, le peuple
statue sur tout le peuple ; i l se forme alors un rapport de
l'objet entier sous un certain point de vue, à l'objet entier
sous un autre point de vue, sans aucune divisiQn du tout.
L'universalité de l'objet de la loi est ainsi unie à l'univer-
salité de la volonté. De cette union donc, on peut dire que la
volonté générale du corps politique vit sous la loi de la rai-
son. La société politique qui en est l'émanation, trouve sa
transparence, la réconciliation du paraltre et de l'être, dans
la raison adéquate à l'expression de la volonté générale.
Si celle-ci est limitée au formalisme de l'universa-
lité caractéristique de ces décisions,
i l est dès lors, impos-
sible qu'elle puisse nuire à ses membres, puisqu'elle n'est
rien que la totalité de ses membres. En outre puisqu'elle ne
peut s'exprimer que par des lois générales, elle ne peut nuire
particulièrement à aucun d'entre eux.
"Le Souverain, par cela
seul qu'il est, est toujours tout ce qu'il doit être."
(1)
(1) Contrat Social, p. 363.

-
84 -
La bonté ainsi que la rectitude de la volonté géné-
rale, manifeste cette volonté de Rousseau, de faire du corps
politique,
l'union de la raison théorique et de la raison
pratique. L'intégralité prononcée dans la nouvelle société
politique, est absolue parce qu'elle est fondée en raison,
et qu'elle n'est en fin de compte que le règne de la raison.
C'est donc la raison qui légitime l'absolutisme démocratique.
3) Des conditions de manifestation de la souveraineté
à l'éclatement de la volonté générale.
La société politique, dans laquelle n'existent plus
les inégalités, n'est réalisable que dans des structures particu-
lières. En effet pour manifester sa transparence et protéger
son homogénéité, i l est nécessaire que le cadr~ spatial ne soit
pas une grande ville, dans laquelle, la distance est réduite
entre les individus. Or,
la réduction de la distance est néga-
tive pour les hommes comme l'a enseigné l'état de nature.
"Les villes sont le gouffre où la nation presque entière va
perdre ses moeurs, ses lois, son courage et sa liberté."
(1)
En outre, pour conserver cette société politique,
artificielle, i l faut un petit nombre. Or la ville comporte
beaucoup d'habitants. L'absolutisme démocratique de Rousseau,
en nécessitant la participation de tous, suppose une cité dans
laquelle tous les hommes vivent en symbiose comme à la campa-
gne.
"Tout ce que Rome avait d'illustre vivait aux champs."
(2)
(1) Constitution Dour la Corse, p. 911.
(2) Contrat social, p.
374.

-
85 -
D'où la proposition d'une solution fédérative qui
résout non seulement la distanciation du pouvoir ou du gouver-
nement, mais aussi maintient l'unité morale d'une société
identique à la cité grecque.
Suivant dans ce sens Montesquieu, qui mettait, la
vertu aux principes des régimes démocratiques, Rousseau con-
damne la corruption des moeurs, qui tend à délier l'unité
faite de la société ~olitique, constamment menacée. Il con-
damne aussi l'extrêwe misère comme nous le verrons dans la
section de la classe élue, ainsi que les partis.
L'apparition des partis et des factions,
ne peuvent
être que le signe de l'éclatement de l'homogénéité réalisée
par le contrat, car tout intérêt particulier n~ vise qu'à
détruire l'intérêt général. Le parti rompt le pacte social en
y installant l'hétérogénéité des volontés.
"Il imoorte donc
pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale, qu'il n'y
ait point de société partielle dans l'Etat et que chaque ci-
toyen n'opine que d'après lui."
(1)
Les divergences d'intérêt que représentent les
partis, répètent sinon recommencent l'ancienne histoire des
hommes qui s'était arrêtée au Contrat Social. Elles manifes-
tent la ~rolifération des opacités conduisant à la destruction
de l'unité faite de l'howme, en ré-instituant l'horrible état
de guerre.
"Quand le noeud social commence à se relâcher
quand les intérêts particuliers commencent à se faire sentir
et les petites sociétés à influer sur la grande ... l'unani-
mité ne règne plus dans les voix, la volonté générale n'est
plus la volonté de tous."
(2)
(1)
Contrat social, p.
372.
(2)
Idem.

- 86
La critique de la représentation politique s'ins-
crit aussi dans cette voie de maintenir l'unité faite dans
la coalition des citoyens. La représentation de la volonté
équivaudrait à l'apparition d'un écran qu'est la volonté
particulière du député. Ce tremplin suppose qu'on peut vou-
loir pour un autre. Or nul ne peut vouloir pour un autre.
Pour F. Tin1and,
"Ce serait là,
l'occasion de voir reparaître
une forme de dépendance entre personnes, dont les objectifs
et stratégies individuelles diffèrent nécessairement, encore
que ces écarts puissent et doivent s'annuler lorsque ces per-
sonnes ont à se situer par rapport au projet d'une règle, qui,
érigée en loi, s'imposerait à tous."
(1)
Cette obsession d'éliminer des centres de décision,
toute manifestation individuelle, obéit à la_nécessité de
garantir une suppression artificielle des différences et des
inégalités, à la nécessité de ne maintenir dans la société
que l'unique dépendance à l'égard de la loi, instrument de
la réalisation d'une société démocratique, dans le sens d'une
égalité totale entre ses membres.
La loi seule permet de reproduire analogiquement,
la condition solitaire et indépendante de l'homme de la natu-
re, en y ajoutant, la liberté qui maintient l'homme exempt
de vices,
la moralité qui l'élève à la vertu.
Il s'agit pour Rousseau, au-delà des conditions
positives et négatives de la manifestation de la souveraineté
- sur lesquelles nous ne voulons pas nous étendre - d'évacuer
tout ce qui pourrait altérer l'unité retrouvée de l'homme et
(1)
F. Tin1and, OP. cit., p.
258.

-
87 -
de la société dans la sphère politique. Toute faille dans
l'absolutisme démocratique étant une remise en cause de
l'organisation politique, artificielle, dans laquelle se
trouve supprimées toutes les différences et les inégalités
constatées dans l'histoire. C'est ainsi qu'au despotisme de
la volonté générale, fait écho,
le despotisme de la loi,
instrument de la conservation d'une démocratie absolument
directe que le contrat à institué instamment.
C. La Loi, charnière de l'absolutisme démocratique.
La Loi est capitale, dans l'optique de résoudre
tous les problèmes humains sur la base d'une résolution poli-
tique. Elle compense l'impossibilité humaine de saisir direc-
tement sans médiation, la justice, qui "vient de Dieu, lui
seul en est la source."
(1)
Suppléant donc à cette carence
humaine, les lois qui définissent le rapport du tout au tout,
- qu'un moderne appeRerait lois constitutionnelles - devien-
nent fondamentales selon Montesquieu, parce qu'elles structu-
rent le corps politique que le pacte social a fondé.
Dans sa nature, comme dans son établissement,
la
Loi exprime la généralité du pacte social, et restaure par
analogie, les attributs de l'homme dans l'état de nature.
Elle révèle l'absolutisme de Rousseau, car elle traduit la
participation totale de tous à l'exercice du pouvoir politi-
que de décision, et nécessite la totale soumission de tous à
elle, dans leur condition de sujets.
(1)
Contrat social, p.
378.

- 88 -
1)
La nature de la Loi.
Le contrat social qui crée le souverain est un acte
de l'instant, une ponctualité, qui su~prime instantanément les
inégalités sociales en réalisant l'humanité dans l'homme, et
en conférant à tout un chacun la liberté. Pour traduire cet
instant en durée, - qui est forcément développement des contra-
dictions sociales et politiques -
i l faut un lien qui permette
de penser la durée comme un instant renouvelé -. La Loi est ce
lien qui donne "mouvement et volonté par la législation",
"au
corps politique"
(1).
En effet le souverain, en tant qu'être collectif,
n'a d'existence que pour autant qu'il agit: et cette action
souveraine, c'est la Loi. Celle-ci est donc, d~ns sa nature,
l'expression de la volonté du Souverain. La volonté du Souve-
rain étant générale, la Loi ne peut donc qu'être générale.
Comme l'écrit Ansart-Dourlen,
"Les lois sont formellement dé-
terminées par des fins rationnelles correspondant à l'intérêt
général : sécurité de la nation,
égalité civile, liberté po-
litique, indépendante des pressions exercées par des sectes
particulières."
(2)
La généralité de la Loi se manifeste dans sa confec-
tion qui requiert la participation de tous, et permet ainsi de
substituer à la libre décision de chacun,
la libre décision de
tous pris collectivement, elle se manifeste aussi dans son im-
position à tous. Par la généralité de sa nature, ainsi désignée,
la loi n'erre pas et n'est pas oppressive, et se prête plutôt
comme la conservation totale de la liberté :
"Quand tout le
(1) Contrat social, p.
378.
(2) M. Ansart-Dourlen, Dénaturation et violence, Paris,
Klincksieck, 1975, D.
98.

- 89 -
corps statue sur tout le corps, i l ne considère que lui-même."
(1)
Elle témoigne de l'existence et de la valeur juridique per-
manente du contrat social, en maintenant seulement dans la
sphère politique une liberté et une égalité, auxquelles s'op-
posent concrètement l'inégalité et l'asservissement, dans la
réalité sociale.
La nouvelle réalité politique, se créant permanernrnent
dans le travail législateur, ne peut de surcroit, dans cette
sphère politique, se maintenir que si la loi expression de sa
volonté générale est subie, pratiquement à chaque instant de la
vie sociale. Si tel n'est pas le cas, elle disparait, et la
société retombe dans l'aliénation et dans une organisation où
triomphe le droit du plus fort. Cette nécessité d'un despotisme
de la loi Rousseau le souligne bien :
"Afin donc que le pacte
social ne soit pas un vain formulaire,
i l renferme tacitement
cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que
quiconque refusera d'obéir à la volonté générale, y sera con-
traint par tout le corps, ce qui ne signifie autre chose sinon
qu'on le forcera à être libre."
Le despotisme et la prépondérance de la loi sont à la
pensée politique de Rousseau, ce que sera la dictature du pro-
létariat à la pensée de Marx, c'est-à-dire, cette difficulté
d'une résolution radicale de l'aliénation de l'individu, à par-
tir de la proclamation de la nouvelle organisation sociale.
Le despotisme,
la Terreur de la loi ou du prolétariat, est pen-
sée comme un moment nécessaire de la désaliénation totale réa-
lisée par l'éducation, pour réduire l'écart entre l'idéal et la
réalité.
(1)
Contrat social, p. 379.

-
90 -
Ce moment eschatologique, dans l'anthropologie,
cette anti-humanité dans l'humanisme, Rousseau tente de le
dépasser par l'intervention du Législateur, dont l'importance
dans la théorie de Rousseau,
s'explique par la double opposi-
tion présente dans la nouvelle organisation sociale et poli-
tique.
2)
Le législateur.
L'intervention du Législateur s'inscrit dans le
dépassement de l'écart au sein de l'individu entre son intérêt
propre et sa volonté de participation à la raison collective
- conflit virtuel qui menace l'intérêt général - et de la ten-
dance du pouvoir exécutif, d'empiéter sur la souveraineté DOpu-
laire. Elle vise aussi à instaurer cet "esprit des lois", au-
delà de toutes les contradictions humaines et sociales, qui
donnerait à la Loi,
la puissance désaliénante qui est la sienne.
Elle rend en même temps com~te du caractère artifi-
ciel et humain d'une société née d'un contrat social qui ne bé-
nificie pas de garantie divine. Elle est l'oeuvre d'un homme
sinon de l'homme, en tant qu'elle constitue une nouvelle nature
dont i l est l'inventeur et l'instituteur. Le Législateur est
par conséquent, selon R. Polin,
"l'intelligence même,
la puis-
sance de juger, guidée par la raison et 9ar l'entendement."
(1)
Son intervention est donc purement intellectuelle, et
se présente comme celle d'une intelligence qui juge en vertu
d'un bon usage de sa raison (2), mais qui prend dans l'élabora-
tion de la loi un caractère décisif. Elle est le contenu raison-
(1)
R. Polin, op. cit. p.
27.
(2) On pourrait rapprocher ici Rousseau de Montesquieu ; celui-
ci récuse l'idée d'un peuple incliné naturellement à la rai-
son, et admire le génie de Législateur pour éduquer les
peuples par des lois appropriées.
(Cf. Esprit des Lois,
Liv. II, chap. II, et Liv. IV, chap. VI).

-
91 -
nable qui rejoint la for~e universelle et rationnelle de la
volonté générale. Or celle-ci étant inaliénable, ne peut pas
être sous la domination d'un particulier. D'oü ce visage mys-
tique du Législateur qui permet d'assurer son impersonnalité
et de garantir son impartialité, dans une société oü la des-
truction des différences et des inégalités consiste en une
égalité devant la loi.
Mais l'impartialité de la loi suffit-elle à niveler
l'inégalité des conditions socio-économiques et à empêcher que
ces dernières ne continuent à détériorer les relations inter-
individuelles? Pour résoudre cette question, Rousseau fait
appel à la vertu, pour supporter l'absolutisme de la Loi.
Il écrit ainsi : "Formez donc des hommes, si vous voulez com-
mander à des hommes."
(2), ou "Celui qui ose d'-entreprendre
d'instituer un peuple, doit se sentir en état de changer, pour
ainsi dire,
la nature humaine."
(3) Le Législateur est de ce
fait un éducateur, qui recrée l'homme, à partir de l'intério-
risation par celui-ci des lois de la cité.
En effet,
le contrat social, acte primitif, dénature
instantanément l'individu, mais non pas à la longue. Il ne peut
se prolonger que par les lois, qui donnent une existence arti-
ficielle aux indivièus, qui les rend capable d'une éducation.
Pour R. Polin,
"Le deuxième moment de la dénaturation appartient
au législateur: c'est lui qui, par les lois qu'il propose, ,et
si elles sont adoptées par le Souverain, va dire comment déna-
turer l'homme et changer la nature humaine
. . . Les lois proposées
(1) L'isonomie dont i l est question, est déjà présente dans
Athènes et certaines villes grecques au IVe siècle avant
J.-C. En citant nomanément Platon, on peut dire qu'elle
est une preuve qu'il participe à cette foi sécutière née
à Athènes et que J. Maritain appelle la charte démocrati-
que.
(2)
Du Contrat social, p.
381.

- 92 -
par le législateur, qui est un pédagogue, tirent leur effi-
cacité éducatrice, non seulement de la raison qui leur sert
de principe, mais encore, mais surtout, de la liberté de
chacun des citoyens rassemblés dans l'unité et l'universa-
lité de la volonté générale. "
(1)
Ainsi pour dépasser et maintenir l'artificialité
d'une société homogène, l'intervention du Législateur est-
elle indispensable, pour remplacer la garantie divine perdue
avec la perte de l'Etat de nature. Par ailleurs elle se doit
d'être éducatrice, afin de traduire la soumission à une loi
en un amour de la l o i : Elle est donc par essence, un acte
violent et despotique, qui semble justifié par la nécessité
de la création, après l'homogénéité sociale, d'une unité in-
dividuelle vouée à la cause publique.
3)
L'unité du citoyen.
Or l'individu est un être dénaturé par le progrès,
qui selon Engels, est aussi recul
(2). Il s'oppose de ce fait
à la société dans une relation antagoniste. Bien plus, comme
nous l'avons vu,
les lois ont une fonction repressive vis-à-
vis de l'individu. Comment effectuer dans ce cas la réconci-
liation de l'homme avec l'homme et avec la société?
Si la loi rétablit la liberté et l'égalité des uns
et des autres, elle ne supprime pas pour autant la contradic-
tion entre l'individu et la société. D'où la nécessité d'un
Législateur-Educateur, qhL par son rôle éducatif permet de
recréer l'unité et l'homogénéité entre l'individu et la
société.
(1)
R. Polin, op. cit. p.
233.
(2)
F. Engels, Anti-Durhing, Ed. Sociales, Paris, 1950,
p.
170.

-
93 -
Il s'agit donc pour supprimer l'altérité entre les
deux termes, de faire en sorte que l'homme dans la société
fasse ce qui est bon à la société, aussi naïvement que, dans
la nature, i l faisait ce qui est bon pour lui-même. Pour ce
faire,
i l faut qu'il aime l'intérêt social du même amour spon-
tané qu'il aimait son intérêt propre. Le problème est de dé-
placer le centre des affections de l'individu à la collecti-
vité.
"Quand la force d'une âme expansive m'identifie avec
mon semblable ...
je m'intéresse à lui pour l'amour de moi,
et la raison du précepte est dans la Nature elle-même qui
m'inspire le désir de mon bien-être en quelque lieu que je
me sente exister."
(1)
Ainsi l'économie naturelle des affections, troublée
par le contact avec la société, se trouve-t-e~le rétablie dès
lors que l'identification à tous est rendue possible.
"Ce dé-
placement du centre des affections, commente B. de Jouvenel,
est l'ouvrage de l'éducation civique, qui dénature l'homme,
engendre le citoyen".
(2)
Le citoyen apparaît donc comme le produit artifi-
ciel de l'acte primitif institué qu'est le contrat social et
d'une éducation qui permet de le faire exister, en tant
qu'individualité politique
La loi et l'amour de la Loi sont
les constituants du citoyen. Fabrication de la décision col-
lective et de l'impartialité de la loi, n'existant que par
elles, i l va sans dire que l'affection du citoyen aura pour
centre la société et la loi qui la fait exister elle-même.
(1)
B. de Jouvenel, Essai sur la politique de Rousseau, in
Contrat social, Hachette, Paris, 1978, p. 87.
(2)
idem.

- 94 -
Il existe par la force des choses, une tendance
du gouvernement d'empiéter sur la puissance de la volonté
générale. Dès lors, ce n'est pas de l'action du gouvernement
qu'il faut attendre la réconciliation de l'homme avec la
société. Toute composition dans la société de deux volontés
détruirait le pacte social. Dès lors,
la solution consiste,
par la vertu, à réconcilier ces deux volontés en l'individu
elle revient à ce que le particulier prenne le bien de tous
pour règle intime de ses actions, et refasse par ce moyen son
unité morale. L'unité morale du citoyen se révèle lorsque
l'homme civil obéit, sans combat intérieur, sans contrainte
extérieure, et retrouve dans l'état social la spontanéité de
l'état naturel.
Pour que les maximes de son propre ~ugement relèvent
des préceptes de la raison publique, l'éducation civique doit
unir le citoyen de coeur à la nation,
"tellement qu'il ne se
connaisse plus que comme une partie indivisible du TouL"
L'amour de soi, passion naturelle, changeant d'objet se fixe
sur l'intérêt public, auquel i l participe et qui lui impose
des devoirs.
Le citoyen, créé par le contrat social et formé par
l'éducation à la vertu, rend possible "la réalisation inté-
grale" d'une organisation dans laquelle n'existe plus aucune
différence, aucune opacité. La collectivisation de l'amour de
soi ouvre l'horizon à "la démocratie directe,
la coincidence
du peuple souverain et du peuple sujet de la Loi". Peu importe
les inconvénients comme le souligne Rousseau, dans la mesure
où l'éducation par la formation civique réalise "la démocratie
véritable qui ne peut être que la démocratie directe, c'est-à-
dire la communication intégrale et la fin de la séparation en-
tre la société civile et les centres politiques de décision~"
( 1 )
(1)
G. Lapassade, Le corps interdit, Ed. ESF, Paris, 1976, p. 79.

- 95 -
Rousseau écrivait au début de l'Emile "Tout est
bien sortant des mains de l'auteur de la nature . . . " On peut
dire que le "Tout est bien", par le contra~ par la loi et
surtout par l'éducation, est retrouvé à un niveau politique
idéal qui achêve le système. L'être s'était perdu dans le
paraître. Or, voici que dans et par le contrat, s'effectue
la réconciliation de l'homme et de l'être, par l'homme, dans
un transparaître des consciences, dans des rapports de liber-
té qui sont médiatisés par la loi que le groupe s'est donné
lui-même. Certes, l'être humain n'est pas reconduit à sa pri-
mitive indépendance mais i l s'établit tout de même, dans la
nouvelle société, des rapports humains de non dépendance et
d'inter-dépendance.
Pour cette nouvelle société, i l s'i~pose de déter-
miner dans l'état actuel de sociétés, les individus qui peu-
vent en faire partie et prendre ainsi le titre de citoyen.
Qui est citoyen ?
Toute la population d'un Etat ne peut pas subir
l'éducation civique et devenir citoyenne. La dégradation
morale de l'homme est telle, que seule encore, une infime
couche peut encore prétendre à la reconversion. On doit dans
ce sens écarter les individus des grandes villes, car la cor-
ruption de l'homme y est irrémédiable.
"Les villes sont le
gouffre de l'espèce humaine", parce qu'elles altêrent l'homo-
généité sociale et politique:
"Les tribus de la ville ..•
vendirent l'Etat à ceux qui daignaient acheter les suffrages
de la canaille qui les composait."
(1)
(1)
Du Contrat social, p. 447.

-
96 -
A la distinction entre la ville et la cité, fait
pendant,
la distinction entre le citoyen et la canaille.
Cette dernière n'a point de moeurs, et sa dépravation depuis
l'aube
de l'histoire est telle qu'elle ne peut plus être
libre :
"Fière et sainte liberté ! Si ces pauvres gens pou-
vaient te connaître,
s'ils savaient à quel prix on t'acquiert
et te conserve, s'ils sentaient combien tes lois sont plus
austères que n'est dur le joug des tyrans, leurs faibles âmes,
esclaves de passion . . . te craindraient plus cent fois que la
servi tude."
(1)
Le Projet de Constitution pour la Corse, en divisant
la nation en trois classes permet d'entrevoir le citoyen:
"Tout aspirant marié selon la Loi, qui aura quelque fonds en
propre, indépendamment de la dot de sa femme,-sera inscrit
dans la classe des patriotes. Tout patriote marié ou veuf, qui
• aura deux enfants vivants, une habitation à lui, et un fonds
de terre suffisant pour sa subsistance, sera inscrit dans la
classe des citoyens."
(2)
Ainsi,
la suppression de l'altérité sociale, requiert
le privilège d'une classe qu'on pourrait appeler la classe élue.
C'est par elle seule que peut se réaliser l'absolutisme démo-
cratique permettant la réconciliation de l'homme avec l'homme.
La disparition des privilèges et des différences suppose donc
l'élection d'une classe qui introduit l'inégalité dans l'égalité
et l'hétérogénéité dans l'homogénéité. Selon B. de Jouvenel,
"cette inégalité est visiblement imaginée d'après celle qui règne
à Genève et contre laquelle Rousseau ne s'est jamais insurgé.
Il a défendu le droit des citoyens et bourgeois, i l n'a jamais
demandé le suffrage pour les habitants et natifs."
(3)
(1)
Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 974.
(2)
Constitution pour la Corse, p. 919.
(3)
B. de Jouvenel, op. cit., p.
96.

-
97 -
Rousseau ayant condamné la richesse excessive,
cause de tous les maux de l'espèce humaine,
la canaille aussi
comme nous venons de le voir, la classe élue, ne peut @tre
qu'un moyen terme entre ces deux extrêmes.
"Parlant de ci-
toyens, i l pense toujours à "cet ordre moyen entre les riches
et les pauvres, entre les chefs de l'Etat et la populace."
(1) A Soboul rapporte cette citation de l'abbé Barruel :
"Jean-Jacques Rousseau consomme l'oeuvre de Montesquieu; i l
raisonna en bourgeois démocrate sur les principes dont le no-
ble président n'avait tiré que les conséquences favorables
à son aristocratie."
(2)
Ces critiques qu'on pourrait encore multiplier,
sont justifiées, car Rousseau n'écrit-il pas lui-même pour
désigner cet ordre de citoyens :
"Cet ordre, c.omposé d' hommes
à peu près égaux en fortune, en état, en lumières, n'est ni
assez élevé pour avoir des prétentions, ni assez bas pour
n'avoir rien à perdre. Leur grand intér@t, leur intér@t commun,
est que les lois soient observées, les magistrats respectés,
que la constitution se soutienne et que l'Etat soit tranquille.
Personne sans cet ordre ne jouit à nul égard d'une telle supé-
riorité sur les autres, qu'il puisse les mettre en jeu pour
son intérêt particulier. C'est la plus saine partie de la répu-
blique, la seule qu'on soit assuré ne pouvoir, dans sa conduite,
se proposer d'autre objet que le bien de tous. Aussi voit-on
toujours dans leurs démarches communes une décence, une modes-
tie, une fermeté respectueuse, une certaine gravité d'hommes
qui se sentent dans leur droit et qui se tiennent dans leur
devoir."
(3)
(1)
B. de Jouvenel, op. cit. p. 96.
(2) A. Soboul, Rousseau et le jacobinisme, Dijon, Les Belles
Lettres,
1964, p. 368.
(3)
Lettres écrites de la montagne,
(1764)
pp. 889 - 890.

-
98 -
Telle est la description et la présentation de la
classe élue conforme â la réalité politique qu'élabore
Rousseau, une politique totalitaire, qui aboutit â un abso-
lutisme démocratique, par un glissement du politique â la
mystique, dont on pourrait dégager maintenant les divers
mythes qui la nourrissent.
D'abord le mythe de la bonté originelle et de
l'homme de la nature, qui permet d'appréhender non seulement
un degré zéro de l'humanité, mais de penser aussi l'histoire
comme celle d'un recul accidentel de l'homme. Cette disqua-
lification de l'histoire légitime la négation de la société
actuelle, et la tentative de la remplacer par un idéal, qui
ne se veut plus régulateur, mais transformateur du réel ac-
tuel. Ainsi se crée le second mythe d'une so~iété absolument
démocratique, â partir de l'affirmation d'une égalité et
d'une liberté politique. Elle s'organise autour de la loi,
requiert une classe élue qui est le citoyen ici, et perdure
par l'éducation chargée d'épurer la société des séquelles
d'une première histoire, et de graver en l'individu l'affec-
tion de cet ordre nouveau, transparent.
Ces mythes et ces thèmes - plus ou moins énoncés
ou explicités -
autour desquels s'articule l'anthropologie
de Rousseau, révèlent leur caractère despotique, lorsque la
recherche de la suppression de l'écart entre la réalité poli-
tique, sociale et l'idéal éthique, conduit â la Terreur
jacobine. Cette dernière doctrine montre bien les multiples
tensions qui traversent l'oeuvre du Genevois.

-
99 -
III -
Rousseau et l'histoire.
A.
Rousseau et l'idéologie jacobine.
De Rousseau au jacobisme, c'est de la théorie
politique à l'action révolutionnaire, c'est la praxis, dont
la théorie marxienne fera un des moteurs de la transforma-
tion sociale. Si Rousseau n'est pas un homme d'action,
le
Jacobinisme s'inscrit au coeur de l'action: i l ne s'agit
plus de préciser un idéal sans grand contact avec la réalité,
de définir des principes absolus, mais de remodeler la socié-
té et de construire un Etat nouveau. Il s'agit d'adapter
l'idéal au réel. Dans ce cas s'ouvre la possibilité de dépas-
ser les principes et les convictions, par la ~ogique des évè-
nements, décisive dans l'action. Ainsi s'expliquent les excès
et les déviations des Jacobins par rapport à Rousseau dont
ils sont des disciples. Il ne trahissent pas la pensée de
Rousseau comme le suppose A. Soboul
(1), ils la rectifie au
contact des faits, même au prix de la violence - d'ailleurs
provisoire -
Ainsi l'idéologie jacobine telle qu'elle s'exprime
en particulier chez Robespierre et Saint-Just, accorde comme
la pensée de Rousseau, une grande importance à l'unité patrio-
tique et à la vertu civique, points clés d'une possible récon-
ciliation de l'homme avec la société. Il en est de même, de la
méfiance et de l'hostilité à l'égard du progrès économique et
scientifique, de la sophistique philosophique considérés comme
les agents de l'opacité sociale et d'une dégradation de l'homme.
(1)
"La dictature jacobine de salut public fut instaurée de
l'été à l'automne 1793 : instituant le pouvoir d'une frac-
tion restreinte sur le peuple entier, elle allait exacte-
ment à l'encontre de la souveraineté populaire telle que
Rousseau l'exigeait". Oui, mais elle s'impose comme une
nécessité provisoire pour affermir définitivement la démo-
cratie.

-
101 -
La terreur se justifie dès lors, comme l'instrument
de la conservation de ce contrat social, artificiel, constam-
ment menacé par les vices d'une histoire dépassée mais encore
vivante dans les coeurs. ~1ais en même temps, elle apparaît
comme le moyen de réaliser cet ordre parfait dans lequel l'unité
de l'homme est faite,
à partir d'une épuration totale de la so-
ciété. Elle se présente donc comme une nécessité rationnelle,
d'identifier le projet pratique à l'existence affective et con-
crète des individus.
2)
L'éthique politique.
D'où la nécessité d'une morale politique supportant
la terreur. En effet la terreur disparaît lorsque la morale
politique est devenue assez forte pour faire ~usciter l'adhé-
sion affective du citoyen. Robespierre déclare à ce titre
"La vertu est naturelle au peuple, l'égalité et la justice sont
spontanément comprises par le sentiment populaire ; pour les
aimer i l suffit que le peuple s'aime lui-même."
(1)
Il reste
toujours fidèle à Rousseau, à la vertu civique de ce dernier
lorsqu'il s'exclame:
"l'immoralité est la base du despotisme
comme la vertu est l'essence de la république."
(2)
Il s'agit
dans un cas comme dans l'autre, de marquer les insuffisances
de la raison, et de susciter l'unanimité patriotique par la
sollicitation des sentiments tels que l'amour de la patrie,
l'horreur du fanatisme.
Si la terreur se justifie rationnelle-
ment, elle ne peut aboutir que si elle se double d'une éthique
politique, celle de la passion de la patrie. L'effacement de
l'individu devant les intérêts supérieurs de la nation chez
les Jacobins,
fait écho à celui de l'individu rousseauienà
partir de la décision du Contrat social, de donner l'individu
(1)
Robespierre, op. cit., p.
219.
(2)
Idem, p.
250.

-
104 -
Outre les accents rousseauistes, dans cette page
se révèle la loi comme fondement de l'homogénéité sociale,
et principe d'une dénaturation positive de l'individu. C'est
elle qui impose l'impartialité et l'impersonnalité aux actes
terroristes, qui sous son couvert deviennent des actes patrio-
tiques. Conformément à l'optique de Rousseau, pour garantir
ces caractères de la loi, le jacobinisme s'appuie donc sur un
détachement du législateur. Pour garantir l'universalité des
principes,
"ceux qui fixent la destinée des nations et des
races selon Robespierre, doivent être isolffide leur propre
ouvrage."
(1) N'est-ce-pas cette même condition que Rousseau
requérait chez le législateur. Robespierre et Saint-Just se
prennent donc pour les législateurs, ces hommes extraordinaires
conscients de vivre des moments historiques, et dont les actes
s'inscrivent dans l'universalité des maximes de la liberté et
de l'égalité.
On pourrait encore comparer d'autres points, des
oeuvres de Rousseau et de l'idéologie jacobine. L'essentiel
pour nous était de montrer comment l'absolutisme démocratique
de Rousseau, en pratique conduit à la terreur, qu'il aurait
certes condamnée
(2), mais qui est tout de même la conséquence
pratique de sa théorie. Sa théorie politique est l'intention
des actes jacobins face aux exigences de la lutte, comme i l en
sera de la théorie de Marx pendant la révolution soviétique.
Cette théorie de Marx s'alimente à la même source
que celle de Rousseau
ceci permet d'établir une filiation de
Rousseau à Marx.
(1)
Robespierre, Discours du 16 mai 1791, Ed. du Centaure, PariE,
1968, p.
18.
(2)
En écrivant que la force seule ne peut garantir une autorité,
nous sommes à même de dire qu'il n'aurait pas cautionner la
Terreur; le pacte social est d'abord le fait d'une liberté.
En outre l'écartement des villes et des grands Etats, pour
la matérialisation de son projet, obéit effectivement à cette
nécessité d'éliminer la violence qui serait nécessaire dans
de tels espaces.

-
lOS
-
B. De Rousseau à Marx.
L'absolutisme de Rousseau s'ordonne à partir de
l'indexation d'une aliénation actuelle de l'homme, dont la
mesure est l'état de pure nature, situation originelle dans
laquelle n'existe aucune inégalité. Dès lors, s'élabore une
société idéale.
La théorie de Marx envisage aussi cette aliénation
de l'homme dans le processus du travail, dont Rousseau avait
déjà signalé l'importance. La pensée politique de Marx
s'articulera autour des contradictions socio-économiques,
tandis que celle de Rousseau s'est faite autour de l'inégalité
poli tique.
Les modalités diverses que prend l'aliénation, la
révolution,
l'instrument de la société homogène, ainsi que
l'éducation dans la pensée de Marx, s'expliqueraient par la
différence de sens donné à l'égalité.
"Rousseau écrit à une
époque où l'inégalité la plus choquante est l'inégalité de-
vant la loi. Il pensera donc que l'égalité juridique suffira
à réaliser son idéal. Au contraire, Marx verra l'essentiel
de l'inégalité dans la distinction concrète, et non seulement
juridique, des capitalistes et des prolétaires. Au fond,
Rousseau pense à la suppression des classes au XVIIIe siècle.
Marx pensera en termes du XIXe siècle."
(1)
Il s'agit de voir comment, un siècle après, se
manifeste intellectuellement, dans l'oeuvre de Marx, cette
croyance, présente dans la pensée de Rousseau, d'une possibi-
(1)
G. Vedel, cité par R. Lacharrière, Etudes sur la théorie
démocratique, Payot, 1963, p. 65-66.

-
106 -
lité de réaliser une société dans laquelle la politique ne
consiste pas à régler des différences et des inégalités,
mais en une gestion d'une volonté unanime réalisée par la
disparition des opacités et des inégalités sociales. Comment
Marx réconcilie-t-il l'homme avec l'homme? 0-uelles sont les
conditions, chez lui, d'un changement de l'histoire des
hommes ?

CHA PIT REl 1 1
MARX
HOMOGENEITE SOCIALE
PAR LA DICTATURE DU PROLETARIAT.

-
108 -
Ce que décrit le second Discours, par-delà la
genèse des relations d'inégalité, c'est la dépendance mu-
tuelle du Maître et de l'Esclave. Cette dépendance pro-
gresse proportionnellement aux conditions socio-économiques
et est sanctionnée par un contrat qui légalise et légitime
ainsi la soumission d'une volonté particulière à une autre.
Mais ces conditions qui précipitent la dénaturation de
l'homme, préoccupent moins le citoyen de Genève que ne le
fait le contrat d'assuja±issement. Rousseau est plutôt con-
vaincu qu'une souveraineté qui serait l'oeuvre d'une liberté
collective mettrait fin aux inégalités sociales et économi-
ques. La Loi ayant stabilisé les avantages acquis et légali-
sé une inégalité de fait, c'est aussi par un recours à la
Loi, cette fois-ci rationnelle, - et promulguée par le corps
politique du nouveau contrat social - que ces avantages dis-
paraîtront, et que sera instaurée l'égalité juridique dans la
collectivité.
C'est pourtant, à partir du ces conditions socio-
économiques que Karl Marx bâtira son anthropologie qui se
présente comme "un humanisme ouvrier"
(l). La position de
Marx par rapport à celle de Rousseau pourrait s'articuler
ainsi :, si l'instance socio-économique fut le lieu de la
précipitation de la décadence de l'homme, c'est aussi en ce
(l) J. Lacroix, Karl Marx ou la reconstruction de l'homme
nouveau, in Eaux Vives, n° spécial, 1952, p. 8.

-
109 -
lieu qu'il faut le libérer et non dans la sphère politique,
dont la réalité n'est que la conséquence, le reflet des mo-
dalités ponctuelles de cette décadence. Certes, l'histoire
est celle de l'aliénation de l'homme -
le concept d'aliéna-
tion de Marx fait écho au concept de dénaturation chez
Rousseau -
; mais cette aliénation n'est pas le fait de cata-
clysmes naturels qui auraient poussé l'homme à nouer avec
l'autre des relations qui les assujdtissent. L'histoire de
l'aliénation de l'homme est principalement l'histoire de
l'écran qui a surgi entre l'homme et le produit de son tra-
vail.
Dès lors - à travers des modalités différentes -,
des conclusions différentes et surtout un approfondissement
de tous les thèmes majeurs de l'absolutisme démocratique de
Rousseau. Fidèle à l'idée d'une homogénéité possible de la
société, l'analyse est ici supportée par la vision eschato-
logique et mythique de la société communiste, de la société
de la liberté véritable et ultime pour l'homme. Temps parfait
de la contemplation du juste dans l'achèvement de la création,
espace parfait du déploiement des possibilités d'un "vivre-
ensemble"des hommes transparent, la société communiste est
comme celle des artistes, créant librement et consciemment,
oeuvrant ensemble en parfaite harmonie.
Dépeinte à la fin des Manuscrits philosophico-
économiques de 1844, Marx crut, selon E. Karnenka, que dans
une telle société, i l n'y aurait ni Etat, ni criminels, ni
conflits. Chaque homme serait intégré dans le travail produc-
tif avec, les autres hommes. La lutte serait une lutte commune ;
l'homme ne trouverait dans son travail et chez les autres hom-
mes ni dépendance et ni déplaisir, mais la liberté et le
bonheur, de la même façon que les artistes trouvent leur ins-
piration dans leur oeuvre propre et dans l'oeuvre des autres

-
110 -
artistes. Les véritables hommes libres n'auraient pas besoin
de règles imposées d'en haut, ni d'exhortation morale à faire
leur devoir, ni d'autorités prescrivant ce qui doit être
fait."
(l)
Par rapport à cette vision d'une civilisation hu-
maine intégrale, et à la conviction d'une possible réconci-
liation de l'homme avec l'homme, la révolution et la dictature
de la classe historique prolétarienne, le dépérissement de
l'Etat et le dépassement de la démocratie bourgeoise, sont les
étapes de l'accession "au royaume de la liberté"
(2), fin
d'une histoire des luttes de classes, et du coup, fin de
l'aliénation de l'homme.
l
-
Aliénation dans le processus de production et liberté.
Les commentateurs de Marx négligent très souvent les
fondements éthiques de sa pensée, s'en tenant à sa critique
matérialiste de l'histoire et à sa dialectique sociale.
Certes,
l'éthique de Marx n'est nulle part élaborée.
Seulement, elle est le nerf d'une théorie, d'un système qu'elle
nourrit de distinctions éthiques positives, de la différence
entre la coopération spontanée des valeurs du bien, et des al-
liances forcées, extrinsèques et temporaires pour les valeurs
du mal, de la tension entre la morale de liberté et d'initia-
tive du producteur, et l'intérêt du consommateur pour les buts,
la sécurité, les profits et les dividendes.
(1)
E. Kamenka, Les fondements éthiques du marxisme, Payot,
Paris,
1973, p. 9.
(2) K. Marx, Le capital, Ed. Sociales, Paris, 19
, livre III,
t.
3, p.
198.

-
III
-
Soulignœcomme la faiblesse fondamentale de la
pensée de Marx, par E. Kamenka, cette absence d'élaboration
"de la distinction entre liberté et servitude en des termes
positifs, en termes de caractéristiques des processus et
mouvements impliqués" n'empêche nullement la saisie de
l'émergence de cette éthique par-ci, par-là dans toute l'oeu-
vre.
c'est effectivement l'éludation du caractère posi-
tif des mouvements sociaux et des manières de vivre qui rend
possible la croyance en une société sans classe, une société
de la réconciliation de l'homme avec l'homme, dans laquelle
le conflit des mouvements et des particularités aurait dis-
paru, une société de l'essence universelle de l'homme, de la
liberté.
A. De la liberté à la société de l'homme.
Cet état de pure félicité, - mythe a-chronique
comme l'état de pure nature de Rousseau - s'enracine dans la
foi en des sciences objectives, transformant tout le proces-
sus de production et faisant miroiter l'espoir d'y réaliser
toutes les aspirations et les pulsions de l'homme.
Mais cette foi messianique en un état homogène et
l'acceptation réaliste d'un inévitable processus d'industria-
lisation toujours croissante, les utopistes et les anarchis-
tes s'efforcent de le rendre possible, tandis que Marx le
démon~e inévitable. Le travail industriel de l'homme conduit
à l'accomplissement de sa liberté, de ses facultés. L'histoire
ne semble que crucifier l'homme; en fait elle travaille au
rétablissement de son être générique, dans la société homo-
gène, débarrassée de toute servitude.

-
112 -
1) Lalibertê.
Marx êcrit : "La libertê est si pleinement l'essence
de l'homme que ses opposants même, quand ils luttent contre sa
réalité, la mettent par là-même en êvidence ••• On ne lutte
pas contre la 1ibertê, on ne lutte que contre la 1ibertê des
autres."
(1) La diffêrence que Marx établit ainsi entre la li-
berté et la 1ibertê individuelle marque son refus de jeune
hegelien d'accepter la rêalité prêsente existante. L'expêrience
enseignant l'existence d'une sociêtê conflictuelle, affirmer la
libertê comme l'essence de l'homme, revient à en faire la finali-
t~de toute action sociale. "J'appelle rêvolution la conversion
de tous les coeurs et la levêe de toutes les mains au nom de
l'honneur de l'homme libre qui n'appartient à aucun mattre,
mais qui est par lui-même un être public, qui n'appartient qu'à
lui-même." (2)
Pour Marx donc, la libertê est ce qui commande aux
luttes et à l'Etat. Pour ce dernier elle en est le principe.
Ici apparatt un êchos bakounien de "l'Etat dont maintenant le
principe est enfin rêellement l'homme". Mais par là-même, Marx
confère à son éthique une visêe eschatologique.
En effet, si la 1ibertê est l'essence de l'homme,
elle doit être le ce qui est partout et toujours. Or, si elle
ne se manifeste pas dans une rêalitê prêsente, la preuve est
faite que celle-ci avilit l'homme. Dès lors, i l est nêcessaire
de lutter pour rêvê1er la liberté, en dêtruisant cette réalité
faite d'opacitê et d'inêgalitê.
(l)
Marx-Engels, Gesamtausqal::e. Ed. de l'Institut Marx-Engels,
Moscou, Francfort, 1927, section M, vol. I, sous-volume i,
p.
202.
(2) Idem, p. 258.

-
113 -
La critique de Marx n'est pas dirigée contre la
démocratie, mais contre sa forme bourgeoise. Cette forme bour-
geoise de la démocratie contenue dans les pensées du XVIIIe
siècle, ne libère l'homme que dans la sphère politique. Elle
n'aboutit pas à une transparence sociale, mais à une transpa-
rence politique. Or, la liberté affirmée comme l'essence de
l'homme, lorsqu'elle se manifeste, suppose la disparition de
toutes les différences sociales, et l'apparition de l'homme
qui se reconnaît dans l'autre. La mobilisation de la puissance
publique par la volonté majoritaire traduit l'inexistance de
la liberté dont l'actualisation révèle la concorde de tous et
l'apparition de l'homme.
Ce principe d'une liberté originaire de l'homme,
sous-tend par exemple sa critique dans ses oeuvre. de jeunesse,
de la religion, et témoigne de la visée eschatologique 1 la-
quelle aboutit la pensée : "La critique de la religion débouche
sur l'enseignement que l'homme est l'être le plus él$vé pour
l'homme, c'est-à-dire qu'elle s'achève avec l'obligationca~é­
gorique d'abattre toutes les conditions dans lesquelles l'homme
est un être avili, délaissé, méprisable, contraint à la servi-
tude, condition à la servitude, conditions qui ne peuvent pas
être mieux décrites que par l'exclamation d'un Français enten-
dant parler d'un projet de taxe sur les chiens: Pauvres chiens
Ils veulent vous traiter comme des hommes 1" (1).
Selon Marx, la liberté n'est pas la liberté indivi-
duelle que consacre le siècle des Lumières, une liberté illu-
soire qui consacre les privilèges de la classe dominante. Selon
lui encore, toute conception de la liberté dans la société du
~.

XIXe siècle et antérieurement, exprime la position de classe
1
i
(1)
K. Marx, Pour une critique de la philosophie dudroi·t de
Hegel. Introduction, idem; p. 614-615.

-
114 -
de celui qui la professe : chaque classe dominante appelle
liberté le maintien de ses privi1êges de classe. "Un Yankee
arrive en Angleterre, est empêché par le juge de paix de
fouetter son esclave et s'écrie
peut-on appeler pays de
liberté un pays oil l'on ne peut pas corriger son nêgre 1" ,-(1) •
Marx reprend ici une thêse déjà soutenue par
Montesquieu qui écrit : "Ce mot de liberté dans la politique
ne signifie pas, à beaucoup prês, ce que les orateurs et les
poêtes lui font signifier. Ce mot n'exprime proprement qu'un
rapport et ne peut servir à distinguer les différentes sortes
de gouvernements: car l'Etat populaire est la liberté des
personnes pauvres et faibles et la servitude des personnes ri-
ches et puissantes, et la monarchie est la liberté des grands
et la servitude des petits •.• Ainsi quand, dans une guerre
civile, on dit qu'on combat pour la liberté, ce n'est pas cela,
le peuple combat pour la domination sur les grands et les grands
combattent pour la domination sur le peuple". Marx soutient que
l'erreur de la forme bourgeoise de la démocratie est l'identifi-
cation de la liberté avec la contingence et l'irrationnalité qui
ne sont en fait que les caractêres de régime capitaliste :
"Dans la concurrence la personnalité est un accident et l'acci-
dent est une personnalité"
(2)
Ces caractêres du régime capitaliste assurent la ser-
vitude et l'écrasement du non-possédant pour lequel les illu-

sions "démocratiques" sont un alibi pour les servitudes de fait.
r:
"Toute la société bourgeoise n'est que cette guerre mutuelle de
tous les individus qui ne se différencient plus que par leur

!
individualité abstraite ... L'opposition entre l'Etat reprêsen-
tatif démocratique et la société bourgeoise, c'est l'ach~vement
,
t:
de l'opposition classique entre la communauté publique et le
t.
systême esclavagiste. Dans le monde moderne, tout individu fait
(1)
Marx, L'idéologie allemande, in Oeuvres philosophiques,
Ed. Costes, t. VII, p. 20.
(2) Montesquieu, Cahiers, Grasset, Paris, 1942, P9. 100-101.

-
115 -
partie du système esclavagiste. Mais l'esclavage de la société
bourgeoise est, en apparence,
la plus grande liberté, parce
que c'est en apparence l'indépendance achevée de l'individu
pour qui le mouvement effréné
. . . est la manifestation de sa
propre liberté, alors que ce n'est en réalité que l'expression
de son asservissement absolu et de la perte de son caractère
humain."
(1)
En d'autres termes, pour Marx, ce que voit l'individu,
c'est l'apparence du droit légal alors que le jeu réel des pri-
vilèges se déroule en quelque sorte derrière son dos.
Il en

donne de multiples exemples. Sous le régime de l'aliénation,
tout ce qui est l'expression du pouvoir et de la richesse accu-
mulée par toutes les générations passées de l'humanité a pris
la forme de choses ou d'institutions, séparé de l'homme et le
dominant, depuis l'argent jusqu'à l'Etat.
L'homme individuel est libre lorsqu'il est habité par
l'humanité entière, par tout son passé qui est la culture, par
toute sa réalité présente qui est la coopération universelle.
Il n'y a pas de conquête individuelle possible de la liberté.
Il n'y a pas d'hommes libres dans un peuple d'esclaves.
Jamais Marx ne dégagera la signification de la liber-
té, et du "royaume de la liberté". Mais cette inconséquence in-
tellectuelle et sa vie de militant communiste, sont conséquentes
de la liberté définie comme essence de l'homme. Ceci dispense
de sa description dans la société communiste, de sa nature et
urge plutôt d'une lutte pour les conditions sociales qui pro-
duiraient l'homme libre. Sa proclamation est sa résolution et
la nécessité d'une création des structures par lesquelles elle
arriverait, et qui sont les vraies structures démocratiques :
"Il faut réveiller à nouveau dans le coeur de l'homme l'estime
(1) Marx, La sainte famille, in Oeuvres philosophiques,
, ,
Ed. Costes, t.
II, p.
208.

-
116 -
de soi-même et la liberté. Seuls ces sentiments, qui ont
disparu du monde depuis les Grecs et des voiles bleus du ciel
depuis le christianisme, peuvent recréer à partir de la socié-
té, une communauté d'hommes travaillant pour les fins les plus
hautes, un Etat démocratique."
(1)
La liberté équivaut dans la pensée de Marx à une
société transparente, dans laquelle ne subsiste aucune inéga-
lité, aucun privilège. La démocratie apparalt cOmme un ordre
social homogène qui est la destruction de toutes les distances
et de tous les écrans entre les hommes.
2) La société del'Homrne.
Dès lors, la société de l'homme telle qu'elle s'ima-
gine chez Marx obéit à cette nécessité d'y écarter toute struc-
ture oppressive; de maintenir cette transparence de l'unité
individuelle réconciliée avec l'unité sociale. La liberté est
l'essence-de l'homme. Et l'essence est toujours véritablement
universelle. La liberté caractérise tous les hommes : leur na-
ture éternelle. Comme telle, elle ne peut être que l'expression
d'une unité de l'homme après le dépassement de toutes les divi-
sions créées par les particularités empiriques. Donc la matura-
tion de l'homme, qui est raison.
En d'autres termes, puisque l'essence est universelle,
sa condition première et fondamentale est la société rationnel-
le, "concrétisation de la liberté humaine." (2) dans laquelle
toutes les contradictions traditionnelles sont détruites.
1
l'
(1)
K. Marx, Correspondances de 1843, idem, p. 561.
(2) Marx-Engels Gesamtausgabe, section l, vol. l, sous-volume i,
p. 248.

-
117 -
La critique de l'Etat, dans les oeuvres de jeunesse,
manifeste ce souci de la réalisation d'un Etat démocratique
pensé comme le règne de l'universel et du rationnel. La philo-
sophie dit-il "interprète les droits de l'homme, elle exige
que l'Etat soit l'Etat de la nature humaine."
(1) Ce dernier
est l'extrême de l'Etat de la servitude et de l'inégalité, car
il y règne l'universelle intelligence politique.
Point capital de la vision marxienne de l'homme et
de la société, il est marqué par la comparaison entre la so-
ciété de l'homme, et celle de l'animal que reproduit l'Etat
des opacités, des inégalités et des conflits. L'Etat divisé,
l'Etat dépendant est à l'Etat rationnel ce que l'animal dépen-
dant est à l'homme rationnel: "La condition servile du monde
demande une législation de captivité, car si la loi humaine est
l'existence de la liberté, la loi animale est l'existence de la
captivité. La féodalité, au sens large est le royaume spirituel
des animaux, le monde de l'humanité divisée opposée au monde de
l'épanouissement personnel de l'humanité, dont l'égalité n'est
que le spectre de l'égalité."
(2)
D'oü une disqualification de l'histoire considérée
par Marx, comme "l'histoire animale de l'humanité, sa zoologie."
(3) Même dans le réductionnisme économique, auquel aboutit l'au-
teur, dans la lutte pour les conditions sociales nécessaires à
l'accomplissement de la société et de l'homme homogènes, Marx
ne variera point: l'histoire présentée comme la lutte des
classes, l'Etat communiste s'articulent sur cette première con-
viction
La réconciliation de l'homme avec l'homme, dans un
~ .j
(1) Marx-Engels Gesamtausgabe, section l, vol. l, sous-vol. i,
p. 248.
L
(2) K. Marx, Discussion des lois sur les valeurs de
ois, idem,
p. 272. Trad. Molitor, p. 561-562.
(3) Idem, p. 499.

- us -
Etat rationnel est possible, et est le signe de l'humanité
accomplie. Seul, dans l'Etat rationnel fusionnent l ',indivi'Ciu _
et l'essence universelle de l'Etat, en l'homme, dans un uni-
vers stable, harmonieux, exempt de contradictions internes.
"Un Etat qui n'est pas la concrétisation de la liberté ration-
nelle est un mauvais Etat." (l)
Cette contestation de Marx justifie les premières
critiques de Hegel. Pour lui, la monarchie rationnelle hege-
lienne s'insurge contre l'essence de l'homme. "Dans la monar-
chie, une partie détermine les caractéristiques du tout". Toute
la Philosophie du droit de Hegel, lui apparalt comme une étude
des méthodes et institutions par lesquelles l'Etat peut garder
la société civile sous contrOle. L'unité ultime de l'individu
et de l'être universel, du citoyen et de l'Eta~, opérée par
Hegel, "est l',harmonie de la discorde avec l'harmonie." (2)
Selon Marx, l'avènement de l'essence de l'homme est
la disparition de tous les facteurs de conflits et de divisions
dans les activités humaines. La société rationnelle ne peut pas
donc répéter l'asservissement de l'homme à l'homme, - rejoignant,
ainsi les positions antérieures de Hegel -
(3).
(1) K. Marx, L'article de fond du nO 179 de la Gazette rhénane,
idem, p. 248.
(2) K. Marx, L'Idéologie allemande, section 5, vol. 1, p. 465.
(3) Je démontrerai que, de la même façon qu'il n'y a pas de
machine, il n'y a pas d'idée de l'Etat, car l'Etat est en
quel~ue sorte mécanique. Ne peut être appelé idée que ce
qui est objet de liberté. Il faut donc dépasser l'Etat.
Car chaque Etat est contraint de traiter les hommes libres
comme les rouages d'une machine. Et c'est précisément ce
qu'il ne devrait pas faire. Par suite l'Etat doit périr".
Hegel cité par H. Marcuse in Raison et révolution, p. 61,
tiré de Dokumen:tezu Regels Ent'N'icklung, éd. J. Roffmeister,
Stuttgart, 1936, pp. 219 et suiv.

-
119 -
La condamnation de la représentation (1) comme
Rousseau, vise à dépasser l'antinomie hégélienne, et s'ordonne
toujours sur la même pensée, de l'évacuation de toute dépen-
dance dans les relations humaines. Marx écrit: "L'antinomie
dans sa forme essentielle est la suivante : tous les individus
le font, ou bien les individus le font en tant que quelques-
uns, et pas tous. Dans les deux cas la totalité reste seulement
une multiplicité externe, une somme d'individus: La totalité
n'est pas une qualité essentielle, vitale, réelle de l'individu.
1
La totalité n'est pas une chose à travers laquelle il perd la
f '
l,
caractéristique de l'individualité abstraite; la totalité n'est
i
alors que le maximum de l'individualité. Un individu, beauco~p
d'individus, tous les individus. Un, beaucoup, tous, - aucune de
ces descriptions ne change l'être essentiel du sujet ou de~'in­
dividualité."
La distinction établie par Marx, entre l'universalit6
comme une simple collection, l'universalité extensive et l'uni-
versalité intrinsèque, prise dans son intérition est requise
par l'obligation de fonder une homogénéitê sociale et de la
garantir de toutes les corruptions pouvant briser son unité.
c'est la même méthode qu'emploie Rousseau pour garantir la 96--
néralité de la volonté. Dans les deux cas, le rejet de la repré-
sentation manifeste la décision d'empêcher tout êmiettementde
l'indépendance des centres de décision. C'est pourquoi, pour
Marx, l'Etat rationnel est l'Etat de cette universalité inten~'
tionnelle. Son universalité repose sur le fait qu'il est une
forme de l'essence humaine, de l'être essentiel de l'homme,
(1)
"Etre représenté est en général quelque chOSe de mêprisable ,.,
seules les choses matérielles, sans esprit, dépendante"îf1~
certaines ont besoin de représentation ; mais il n ·est~If,",
,
sible à auc~n élément de l'Etat d'être matêriel, sans • •~,~ût
dépendant, ~ncertain." Cf. Sur les conl1tés des 'états en!~."f
section 1, vol. l, sous-vol. i, p. 334 .;.~,':

-
120 -
qui est, de par son caractère même d'essence, commune à
l'espèce tout entière. Son universalité ne repose pas sur
quelque vote de ses membres, ou sur quelque décompte de ses
supporters et de ses opposants.
De là, la claire formulation d'une consubstantia-
lité parfaite par Marx, entre l'essence, l'Etat, et les hommes
particuliers. De là aussi, la confirmation de la récusation de
la représentation, indice d'une distance, d'un relais, entre
l'homme et l'Etat. La vie sociale et la citoyenneté, la socié-
té civile et l'Etat ne font qu'un; chaque action de l'homme
est une expression de l'essence universelle, et une partie de
son être civique.
Dans la répudiation de la représentation, les accents
rousseauistes se mèlent aux signes précurseurs du réductionnisme
économique : "La représentation ne doit pas être comprise comme
la représentation de quelque légume, qui n'est pas le peuple lui-
même, mais seulement comme l'auto-représentation du peuple.
L'Etat pénètre tout le naturel de nerfs spirituels, et il doit
devenir clair à tout endroit que ce qui domine n'est pas la ma-
tière, mais la forme, n'est pas la nature sans l'Etat, mais la
nature de l'Etat, n'est pas la chose déterminée, mais l'homme
libre" (1) et, "Dans un Etat véritable, il n'y a pas de proprié-
té foncière, pas d'industrie
"(2)
Ainsi, à travers des modalités différentes qu'il dé-
gagera plus tard, la vision de Marx, du but historique et poli-
tico-éthique de l'homme, est identique à celle de l'absolutisme
démocratique rousseauiste. Tandis que Rousseau fonde l'Etat
,
(1)
Idem, p. 335.
(2) Idem, p. 335.

-
121 -
démocratique, Marx l'affirme comme la permanence de l'homme,
le lieu de sa réalisation. Dès lors, la liberté de Rousseau,
chez Marx ne peut manquer de revêtir la nature d'une libéra-
tion. La liberté et la société libre seront au terme d'une
lutte émancipatrice qui révèle l'Etat rationnel, l'Etat de
l'essence de l'homme, qui est qualitativement et essentielle-
ment universel. Point chez lui de moment originaire qui serait
l'instant de perfection négative, qu'investirait ensuite l'his-
toire de la dépravation humaine, mais plutôt le projet de la
réalisation effective du ce qui est, de ce qui fait l'humanité,
c'est-à-dire une réconciliation totale, dans une ère homogène,
de l'Etre générique et de l'être individuel.
"La société pleine-
ment réalisée produit l'homme dans la pleine richesse de son
être, elle produit l'homme riche, authentiquement doté de tous
ses sens."
( 1 )
La liberté n'est pas à créer dans la société, comme
le suppose Rousseau, elle est à obtenir, à revendiquer dans
tous les iieux oft s'établit un relais entre l'individu et
l'Etat, dans tous les lieux oft se manifestent l'asservissement
de l'homme. La critique de l'aliénation et le cheminement de
Marx vers le communisme, s'éclaire par cette vision d'une lutte
pour la réalisation de la société transparente ~ l'idéal démo-
cratique ne se veut plus technique de pouvoir politique dans la
gestion des différences et des inégalités concrètes, mais foi
en l'homme, en sa dignité retrouvée.
i
!
i
!
Dès lors, la découverte - dans les oeuvres de maturi-
f
té - de la source de la dépravation sociale, à l'intérieur de la
l;
vie éconpmique, se doublera chez Marx, de la conclusion qu'elle
est aussi le lieu possible de la libération de l'homme, donc
(1) Cf. Manuscrits parisiens de 1844, Section 3, vol. l, p. 221
et Idéologie allemande, section 5, vol. l , p. 217.

-
122 -
le champ de combat. La liberté à venir sera ainsi le fruit
d'une harmonie entre les besoins de l'homme, son travail
producteur et les moyens de production dont le développement
intensif entretenu par les sciences et les techniques
permettrait- dans une distribution équitable des biens de
production -, l'avènement de l'homme.
B. Aliénation du travail et disqualification
de l'instance politigue.
L'absence de cet avènement demeure, pour Marx, le
fait d'une séparation entre la société civile et l'Etat poli-
tique, entre les intérêts égoïstes, privés et l'intérêt com-
mun (1).
Pour le Marx de La guestion juive, la dialectique
sociale sera le dépassement de la confrontation hostile de la
société éivile et de l'Etat politique, l'un et l'autre
(1)
"L'Etat politique achevé est par essence la vie générique
de l'homme en opposition avec sa vie matérielle. Toutes
les présuppositions de cette vie égoïste demeurent dans
la société civile, comme propriétés de la société civile
en dehors de la sphère de l'Etat. Là on l'Etat politique
a atteint sa véritable forme, l'homme mène une vie double,
une vie céleste et une vie terrestre, non seulement en
pensée, en conscience, mais en réalité dans la vie elle-
même. Il mène une vie à l'intérieur de l'unité commune,.
dans laquelle il est lui-même un être commun ou générique,
et il mène une vie dans la société civile, dans laquelle
il agit comme des moyens et se se conduisant lui-même en
moyen, de sorte qu'il devient le jouet de pouvoirs exté-
rieurs." Marx, Heilige Familie, in Nachlass, III, p. 227.

- 123 -
abstraits, partiels, instables et logiquement incomplets,
impuissants, à l'expression et à l'achêvement de leur déve-
loppement logique (1).
1)
L'aliénation de l'homme.
L'aliénation de l'homme, dans ce cas peut se penser
comme la rupture, le combat, entre la discorde et l'harmonie,
le conflit nécessaire et la véritable coopération. Elle serait
la trame de l'histoire humaine et de la vie sociale.
En cela, l'oeuvre de Marx n'est point originale.
Elle cautionne un idéal éthique, celui des moralistes, qui,
malgré des imprécations, saisissent avec réalisme, la sociêté
"comme la lutte entre l' égolsme et 1 ' altruisme; l ' am<>urél.1,.~i
': "'~:~'~~.~>-"
et l'amour de l'Etat, le bien et le mal, le chaos et l'h.~-
nie." (2)
Mais cette structure éthique d'une reconquêtède
l'homme - qui se disloque ainsi dans toute l'oeuvredite'scien-
tifique - lorsqu'elle s'appuie sur la vision hegelienned'une
histoire se développant vers la rationnalité s'injecte un
(1)
Dans La question juive, sa foi en la mystique démocratique
d'une société transparente, libre et égalitaire demeure
encore três philosophique. "Toute émancipation oonsistel
~~~~=~~~~~tî~nm~~:i~: ~~h~=: ~o~~~~~eq~:i;:::i:4~e.
li.:.',.•J
individuel existant réellement aura ramené en l~i~.~~.

ci tôyen abstrait, quand, en tant qu' homme indlYl<luei,' l'f
sera devenu un être générique dans sa vie de tous les
jours, dans son oeuvre individuelle et dans ses relations
individuelles, quand l'homme aura reconnu et organisA_èB
propres forces en pouvoirs sociaux, et ne séparera plus de
lui-même ce pouvoir social sous la forme de pouvoir poli-
tique." (Cf. Marx-Engels Gesamtausgabe, Section l, vol~ Ir
sous-vol. i, p. 599).
(2) E. Kamenka, op. cit., p. 134.

- 124 -
déterminisme. Rappelons la position de Hegel. Selon lui,
l'histoire est rationnelle. Elle ne contient aucun élément
négatif, car ce dernier s'évanouit dans le progrès de l'es-
prit. En d'autres termes le mal n'existe pas, il n'est qu'un
moment de l'Idée dans la plénitude d'une synthèse (1). Mais
cette substance active de l'histoire ne procède pas des hommes.
Elle constitue un principe supérieur ~ leurs particularités
passagères et ~ leur entendement, les anime, mais n'est pas
faite de leur décision. De l~, chez Hegel, le transfert de la
réalisation de la liberté ~ l'Etat, instance du triomphe de la
Raison.
Revenons-en ~ Marx. Le déterminisme de la Raison dans
l'histoire entraîne la disqualification de la position morali-
Il•..
sante qui est impuissante ~ l'agir et ne sert que de régulation
~ la pratique (2). L'abstraction, en outre, de la sphère poli-
tique, alimentée de l'énergie des particularités passagères,
invite ~ chercher dans la société civile, et dans le lieu de la
dialectique du maître et de l'Esclave de Hegel, le processus de
(1) En fait l'histoire ne contient plus aucun élément négatif.
Tout concourt dans la marche rationnelle A l'avènement
d'une transparence totale, d'une réconciliation de l'être
générique et de l'être particulier dans la monarchie cons-
titutionnelle.
(2) Outre la Ile thèse sur Feuerbach dans l'Idéologie allemande,
i
on pourrait ajouter cette citation significative d'un pri-
i,
vilège de l'action sur la pensée: "LA oil finit la spécula-
tion - dans la vie réelle - lA commence la science réelle
1
et positive; la description de l'activité pratique du pro-
cessus pratique et du développement des hommes. Le bavar-
~,
dage'vide sur la conscience réelle s'arrête, et la connais-
sance réelle doit prendre sa place."Idéologieallernande,
idem, p. 16-17.

-
125 -
l'aliénation de l'homme, des contradictions inévitables, et
de la dépendance de l'homme. D'oil la remise sur pied de l'Idée
hegelienne, et le travail comme instance de l'aliénation de
,
[.
l'homme.
1
Peu importent les voies par lesquelles Marx rend
compte du glissement de la réalisation (1) de l'homme dans le
travail, â son aliénation. Toujours est-il qu'il se dressent,
,
chacun â un bout de la chaine du processus de production, deux
hommes opposés dans une' dépendance et une dépravation mutuelles
(2) •
1l '
Leur lutte - chacun constitué en classe - est le
i
moteur de l'histoire (3). Elle se traduit au XVIIIe et au XIXe
siècle par l'opposition entre la bourgeoisie et lepJ!QJ.'''~
:;:>,' ,~, .,'~<:~':; ':~;' t-1~:?,~;ç?_:
(1)
Il faut noter ici la similitude entre la d6JnarohC!l.l~~"'·.
de Marx et celle de Rousseau. Il est inUr"~J1s~~,~',"Ii~é,"\\.
aboutit dans les deux cas â fonder une nouVélU·;~~t~'1f:.,,: ,
transparente et ;Lntégrale. Cette similitude mér1t.er'àitl '
elle seule des recherches approfondies.
(2) "L'homme travaille pour vivre f â la différence de Véni-
,
mal, il travaille pour arracher â la Nature les .. piepeq1:11
if
lui permettent de satisfaire ses besoins naturels: JP'''~a,
il ne le fait pas tout seul, mais avec les autr.$boJmaet~.
1
"Le milieu humain n'est pas une donnée de la natu~e,;~ls
1
1
une nature toujours â quelque degré transformêe,'h\\UGàlileêe.
!
Le rapport de l' homme avec la nature est un li..wac't:1~~.~.:/
\\_:'_("<~;'",u:~,<:;~~t'J~:.Œ~\\;<~':::~,;-; _;}~;;~;
(3) Jusqu'ici toutes les émancipations avaient pOur·'()n4~~·'
J.
!
des forces productrices limitées dont la production'in,suf'-
fisante pour toute la société, ne rendait un développement
possible que si les uns satisfaisaient leurs besoins aUx
dépens des autres." Cf. L'Idéologie allemande, in oeuvres
philosophiques, Ed. Molitor, vol. II, p. 96.
~:' ...

"':" 126 -
riat (1). La dépersonnalisation du travail de ce dernier et
sa quantification inhumaine objective sont la conséquence de
l'appropriation par les bourgeois des moyens de production.
Le travail aliéné et accaparé sous forme de capital vit désor-
r
mais d'une vie propre, inhumaine et dévorante, qui masque, sous
des apparences fantastiques, la réalité des rapports humains.
"L'intérêt en soi exprime précisément que les moyens de produc-
tion existent comme capital dans leur antinomie sociale, et
leur métamorphose en forces indépendantes vis~A~vis et au-
dessus du travail. Il résume le caractère aliéné des moyens de
production par rapport ~ l'activité du sujet." (2) Mais cet
accaparement des moyens de production permet A la bourgeoisie
d'imposer sa suprématie sociale et sa domination au prolétariat,
en tant que classe dirigeante de la production.
2) La perte d'autonomie de l'Etat.
L'Etat est une des instances asservie A la bourgeoi-
sie grâce ~ sa puissance matérielle et financiêre, et a partir
de laquelle elle vise la neutralisation - sans pouvoir y
arriver - du conflit social, tout en en faisant l'instrument
de la défense et du développement de leurs intérêts. L'Etat a
une nature de classe dit Marx : en ce sens elle est une super-
structure idéologique, reflet des insfrastructures. Il en est
de même des productions littéraires, religieuses et morales.
Il nous semble que cette division de la société en
1
deux classes s'impose ~ Marx par la nécessité dialectique d'un
1
. :+" --,':
t
(1)
"La société s'est jusqu'ici développée toujours dans le
cadre d'une opposition; chez les Anciens l'opposition
entre les hommes libres et les esclaves, au Moyen-Age
l'opposition entre la noblesse et les serfs, dans les
temps modernes l'opposition entre la bourgeoisie et le
prolétariat." Idem, p. 95.
(2) K. Marx, Le Capital, livre III, t. VIII, p. 172.
1

-
127 -
terme négatif et positif (1). Marx reproduit ainsi la logique
de Hegel : rendre la réalité tout entière de la nature et de
l'histoire transparente à la raison 1 nous faire vivre l'être
dans sa rationnalité. Mais par là-même il élude toutes les
classes intermédiaires, et de surcrott, les dimensions spiri-
tuelles de l'aliénation, pensée du point de vue matérialiste.
Elle introduit ainsi dans l'ensemble social, une cohérence
et lui fixe une fin homogène qu'il ne porte nulle part. Le
rejet de l'autonomie obéit à cette nécessité de l'affrontement
dialectique de deux termes, dont le dépassement réaliserait
l'unité sociale dans le processus de production.
En ce sens, la radicalité de Marx est plus profonde
que celle de Rousseau, et la vision eschatologique de la so-
ciété plus intense. Il ne s'agit plus de penser une histoU:.';iY·;;-', .
ff.~"&.';,I.i~ ,
contingente, dont le mouvement s'effectuera au niveal) pol*,.Ji.~.,.
:: '.;' , "",~' " -
que. L'aliénation est interne au processus de production.
Ce n'est donc pas un contrat spécieux qui aliêne l'bommell ... ' "".,',4
, ':.'(:." ~~~. . 1".:;': -';1~'>::tj'
l'homme, mais l'existence à un bout de la chaine de produc~~~, .
.
--
__._-
.._~._."-';,.....'"""d~~
li'
d'une classe dirigeante, et à l'autre bout d'une cla~se la);)Q~,.;:..
rieuse. L'homogénéité sociale par un contrat politiqQe qut.~.~~
drait l'unité à 1 'homme est donc un leurre, car ,u.reprodu~·
fatalement .1' opposi tion des classes et dêfendr~S:~_~_e:IJ_.intérêts'
d'une classe. L'homogénéité sociale ne peut se réaliser queclaJl8
le processus de production, dont l'Etat n'est qu'un reflet, dis-· .
paraissant dans sa valeur négative, avec la révolution.
(1) Pour'C. Van Overbergh, c'est la nécessité de la méthode
dialectique qui impose la réduction sociale à deux classes,
Marx ayant parlé de trois classes dans le troisième volume
du Capital et de six classes dans Luttes de classes.
Cf. Le marxisme, Office du livre, Bruxelles, 1950, p.

-
128 -
II - Critique de la démocratie et de l'Etat :
Aliénation politique.
La considération de l'instance politique comme un
reflet de l'instance économique, et donc son abandon comme
lieu de réalisation de la grandeur humaine est une position
tardive. D'ailleurs elle demeurera édulcor6epar.la vision
de Marx de la "véritable démocratie". La situation de l'Etat
et de la démocratie dans l'oeuvre de Marx, reflêtecette dif-
ficulté du systême intellectuel de traduire en touteclart6
la foi de l'auteur en une société transparente, rêail••tl6n
de l'universalité et de la rationnalité et la ~t.p~jQ
:' '. '- ;~-:'t,;~';:r'" ;::<b~<~:
d'une analyse hege1ienne de l'Etat, difficile aCo
'.
.
D'oft, la confusion dans la critique, d'un Etat·r~f
la démocratie est la technique de pouvoir int6grari~
ment les particularités empiriques et d'une soci't6;'
","~ ,/;~~{;.~;
tique, renvoyant au mythe d'une société int6grale!~
dans le travail.
'"
1) Marx et la démocratie.
~-,
.
Le terme de démocratie est employé par Marx,.~~j;~
, -,:" '.'-·~.;:)/~rt,~ (:';~t-__>\\- :',-,:
même déjà dans ses premiers écrits, la conception d~~~~~e
de Marx, ne vise pas l'idée d'une technique de pouvC).t1J~;' -
tant de substituer à la violence des affront_ente,'-,-'
sur les conflits d'intérêts entre des honunes concr.t:af'
sairement soumis à une coopération.
. >'-" __f~'~,:---~~
L'Etat démocratique tel que Marx l'envisa9ê~~
b1e étrangement à l'Etat hegelien, car il est le lieu de
réalisation de l'être générique et de l'être particuli.r
rique. Il permet le dépassement de l'opposition entre ta

-
129 -
société civile et l'Etat, pour "le monde humain de la démo-
cratie." (1) L'expression "le monde humain" montre bien qu'il
ne s'agit pas de l'idée première de la démocratie, mais de
celle qui prétend que la démocratie est la société de la ré-
conciliation de l'homme avec l'homme, et avec l'Etat. Mais il
est difficile de dégager une cohérence de la pensée de Marx
sur la démocratie, car elle est noyée dans une critique géné-
rale du volontarisme politique, et obscurcie par des formules
lapidaires et énigmatiques. Restituée tout de même dans la
ligne générale et par une confrontation des formules, la démo-
cratie envisagée par Marx, est effectivement cette vision d'une
société homogène et intégrale.
Il appara!t que la démocratie est pour Marx la rêa-
lité effective de l'universalité que vise l'Ete.t,_an. >1.1:8:,
pouvoir l~atteindre. Elle est comme il le ditiui~~~"
"l'énigme résolue de toutes les constitutions" (2), car
constitution, non seulement en soi, en essence, mals eneXi"..
-
.
-
.
.
tence en réalité, est constamment ramenée à son fond rh!"
l'homme réel, le peuple réel et posée comme son oeuvre ~ropre."
(3) Ainsi comprise, "la démocratie est le genre de la consti-
tution. La monarchie est une espèce et une maUVAise espl!oe""
(4) La démocratie est "contenu et forme" (5), tandis que 1~
monarchie n'est que forme "qui altère le contenu" (6).
i
1
;
i
(1 )
~BUl~~:;~@:;"t't±:
K.
tiarx, Correspondances, in K.' Marx-Eng'e'l's
j.
section l, vol. l, sous-vol. i, p. 564.
(2)
Critique de la philosophie de l'Etat de Hegel, ~, , ,
p. 434, trad. Molitor, t. IV, p. 69.
(3)
Idem.
(4)
Idem.
(5)
Idem.
i .
(6)
Idem.
i
1
1
t·!'

-
130 -
Cette vision de la démocratie, c'est nous qui la
dégageons de la pensée marxienne. Elle n'est nulle part
approfondie. Mais comme dans le cas des fondements éthiques
de sa pensée, elle supporte tout le système. Marx en ce sens,
demeure fidèle à la mystique démocratique, en considérant la
démocratie comme un type de société épurée de toutes les con-
tradictions et non pas comme une technique de traduction des
volontés antagonistes dans un débat.
Certes, Marx n'emploiera le concept de démocratie
que dans sa critique de la politique et des Etats succédant
aux révolutions française et américaine. Toujours est-il que
c'est l'idée d'une société démocratique intégrale qui supporte
toute sa critique de la politique et de l'Etat.
2) L'aliénation politique.
La critique de l'instance politique chez Marx ob6it
à l'exigence de l'idéal démocratique de fonder une 80ciêtê '
réconciliée. Ici encore son oeuvre n'est point non plus ori-
ginale.
Depuis Platon jusqu'aux penseurs du XVIIIe siècle,
les théoriciens politiques ont toujours disqualifié le pouvoir
politique. Ainsi Platon récuse la démocratie au nom de la
sophocratie, et Rousseau, la monarchie au nom de la République
(1). Toute théorie politique normative consiste à établir une
relation entre le parattre de l'Etat et l'Etre de l'Etat.
(1) Pour H. Arendt, "Le commencement et la fin de la tradition
(politique de Platon à Marx) ont ceci en commun que les
problèmes élémentaires de la politique ne sont jamais aussi
distinctement révélés dans leur immédiate et simple urgence
que lorsqu'ils sont formulés pour la première fois et lors-
qu'ils connaissent leur ultime relance". Cf. La crise des
des cultures, Gallimard, Paris, 1972, p. 29.
1
l
/1

-
131 -
Elle renouvelle toujours l'Etat au nom de son être véritable
que plagie toujours aussi la réalité présente.
Mais la critique marxienne de l'Etat ne vise plus
â la proposition d'une nouvelle structure étatique, mais la
création d'une société sans aucun pouvoir, une société dans
laquelle disparaissent les compartiments. C'est dans cette
vision eschatologique que s'articule sa double critique de
la politique, comme lieu de compensation de la misère sociale
et instrument de classe.
Hegel voit en l'Etat, l'expression d'une ratlonna-
lité universelle et absolue. Si Marx adhère l oett~id.e, .à
conviction d'une société homogène , l'oblige a r'à".~ri.~Î~t-'
':~,":"
.:--' ~> -
-",'..:.~-~~_t.::;""~')--' ',_
hegelien, car celui-ci est la dépréciationdtlS "fo
"",- ' ....'
: ~ _';~'.~i,/~>'b::;',} __.".'
,'r.
les non politiques, considérées comme des mdœent8 h••
ou inférieurs.
Selon Marx, l'Etat politique madet'ne ,-!#:*,i~~\\-}
les démocraties constitutionnelles établies par l ••~'~.;~i.~~ ,
tions française et américaine - incorpore les exi'e~~.';a~
la raison certes, mais seulement dans une ruPtur.,~".ç;~~
société civile : "Dans la mesure oil la vie rêellei~t/è~;.;jeu,
c'est seulement l'Etat politique, même quand iln'!l!l8t ~s
pénétré consciemment par les exigences socialistes quioon-
.
."
-
~
,
tient dans toutes ses formes modernes les ex1gencesd.~~'
li
raison. Et il ne s'en tient pas là. Il supporte
!
parto\\tt.)i~
raison devenant réalité. Cependant i l tombe '9a18lllcln~~~tOUt
dans la contradiction entre son caractère id6a1. et.è~'_i~e", ~~'~ ',,"
'-',
tions." (l )

(1)
K. Marx, Correspondances de 1843, op. cit. p. 574.

-
132 -
La critique de Marx de l'Etat doit s'entendre ici
comme le reproche fait â la religion. L'Etat politique, de
m~e que le christianisme - réalise l'homogénéité individuelle
dans une rationnalité spirituelle (1) - affirme la réconcilia-
tion de l'homme avec l'homme, la transparence sociale d'une
manière idéale. De ce fait, il est en lui-m~e un écran entre
l'homme et l'accomplissement de son essence universelle. Il
demeure une expression idéale de son être universel, impuis~
sante dans la conquête de la réalité de l'existence de l'homme.
Par suite, il est partiel, logiquement incomplet et incohérent,
précisément dans ces principes qu'il prétend appliquer a la
société humaine.
Certes, l'Etat politique achève l'émancipationJ?91.1..
.
. . " . . ,
<~ j;~f:·;".:~-j>- ,: ,.'.
tique de 1 ' humanité , proclame l'avènement de 1a11b.~t;.,;!~,
. . ,.,~:,~;,.;--;,'
ses liens avec la religion, manifeste la réconcil1at~bn"'t;/ .
l'homme avec la société en tant que citoyen politiqu'e '-lIii:i~~'
seulement, en maintenant une distance entre l'être pa~tiQPl~~r'
._ ~. ".,">,' ,_ :·..-'"~·,>~~;/~"t:~:.:> .,.'0:', <-', ~-'
empirique' et l'être politique, l'Etat politique cont:1X1ile'1~.jd••~{
tence, d'une hétéronomie sociale, de nombreuses contradictf.0b8.
i.
1 !
l '
1
(1)
"Religieux, les membres de l'Etat .politique1e.sontpar~e
dualisme entre la vie individuelle et la vie gênérique,
entre la vie de la société bourgeoise et la v1epolltlqu."
religieux ils le sont dans ce sens que l'holllmecor\\sidtre' '
1 ;
comme sa vraie vie, la vie politique située au-delà de 'sa
propre individualité ; religieux, ils le sont dans cee.n.
que la religion est ici l'expression de ce qui éloign~.t,
sépare l' homme de l' homme. Chrétienne, la ,dbocrat1e.~l,!0t.;F
j.·ll.·.·..
tique l'est en ce sens que 1 'homme, non seulement un'll,~,"i'1g,:~ .,

mais tout homme, y est un être souverain, un être8upr-'J!'C:-::,""
mais l'homme ni cultivé, ni social, tel que, par toute
l'organisation de notre société, il a été corrompu, perdu
pour 1ui-m~e, aliéné, placé sous l'autorité de conditi9ns
et d'éléments inhumains en un mot 1 'homme qui n'est pas ','
encore un véritable être générique. La création imaginaire, ,
le rêve, le postulat du christianisme, la souverainetf ~~
l'homme mais de l'homme en tant qu'être absolument d1f(f~
rent de l'homme réel, tout cela devient dans 1ad6Jaoc:U:
'
de la réalité concrète et Drésenteune_max~me.ste
.
Cf. : K. Marx, La question juive, oeuvres ph1l0S0Pb.lqdili~~t'4T",:
trad. Molitor, t. l, pp. 177-187.
.
. . :;

!
- 133 -
fI-r~,
1
La transparence intégrale régnant dans la sphère politique
est en fait une opacité. Elle introduit l'apparence d'une
unité dans un chaos.
Dès lors,o une similitude parfaite entre l'a11êna~'",
.
1.:
'~'-: _:-.;:" .:: .
tion religieuse et l'aliénation (1) politique. Cette derniGte
reproduit la tension réelle qui existe dans le monde cin1.,
entre le bourgeois et le citoyen, entre l'intérêt privé e~,',
l'intérêt commun, lorsqu'elle décompose 1 'homm~· ~n c1tOye~~::' ,',
et en être particulier empirique. En ce sens, l'-amqëiPatl()~,"
.
. ."t':-:"."': "-
-". . ,'.:?to.~c;.
politique est le simulacre au XIXe siècle, de l'a:cc~U.• '
.,', '.,;,.{ ',:,<"".c,~::;-f;::~;J,:'~-:~.· -"
ment de l'être universel de l'homme que propo.att"l.i·\\'~
.
'. -
"
.",.'
.''''.~'' '.- . ".':
dans l'Etat féodal. Marx apporte comme preuve~~
diction dans les principes de l'Etat po1itlqU.~~
établie entre les droits de l 'homme et ceux du-~t.
Nous pouvons dire que la
adresse à l'Etat est le fait de ne
ciale dans la sphère politique.
:.> >':~~i~t~:(~
' , '
,1
(1)
"De même que la religion est la table des matit!'
luttes théoriques de l'homme, de même l'~tat,~
celle des luttes pratiques. L'Etat po1itl~e' .
sub specie rei publicae par ses formes to~tEl8:
les besoins et les vérités sociaux. ft Cf.' ,CO 'l'"
de 1843, idem, p. 574.
(2)
"Quel est cet homme que l'on distingue du clt~
plus ni moins que le membre de la sociét6c"'~"
ce membre est-il appelé "homme ft, Simple_n,' ".'
quoi ses droits sont-ils appelés les dro~.'·,
Comment expliquerons-nous ce fait? Par 11Cr
l'Etat politique à la société civile, parle eâ'"
essentiel de l'émancipation politique. Nous af(l~nB'
tout que les droits humains ci-dessus, les droit_de
me, opposés aux droits égorstes, de l'homme s'~arê'dê'
me et de la vie et de l'être publics." Cf.' Lâ
e.tio
section l, vol. l, sous-vol. i, p. 593.

-
134 -
accomplit hors du processus réel de la société, la réconci-
liation de l'homme avec l'homme, et avec la société. La fidé-
lité de Marx à la mystique démocratique se confirme ainsi.
L'Etat politique ne permet un ordre transparent que dans une
abstraction des conditions d'inégalités réelles.
La découverte de l'aliénation de l'homme, dans le
processus de production rend la position plus radicale sans
aucune modification majeure. L'aliénation n'est;pluala di.-
tance entre la société civile et l'Etat, mais la co~sêquenoe
de l'existence des classes. Dès lors, la premi.rècri~lque
glisse, de l'Etat comme compensation des misêré8,1:J..~Jl:tat
comme instrument de classe, celui de la classe ~iJ:19~a~t!D~n~:,.•
le processus de production. L'Etat devient bou~'~('~f~;~{~~~~~~~~
donc penser que depuis 1830, c'est l'Etat bouJ;'q.tt:~
""Ji.{èf
poursuivre des fins universelles et faire par~l~l"'>
citoyens à un bien commun, en consolidant en r,.t1""·
tion d' une cl.sse (lI.
.
,%;~v~Jjr# ~,'
En d'autres termes l'Etat permet ala·bou~~"~l.~{,'N~,'.e(;,:f;
d'assurer son hégémonie économique, en voilant 18.o~.~'J.~••;i.~·';
les discordes du processus de production, et end'f"~~A~,;;,,""ir::"f,),::

_: i':',' _,~_., '~-- _:",,>,-9~~~;::o>..;:·:;i!-.;'~::' ";";.,""_ ~c~' ,~_,-;;;>',<',_: ':.
intérêts. L'Etat appara!t donc aux yeux de Marxc~.~i?»,."
tacle à l' homogénéité sociale et à la réconciliation dê~l(~~~!~.
';i.:
avec l ' homme.
(1 )
"Ce sont la nécessité naturelle, les propr.utêse.selltd~i'i
••·>
de l' homme, quelques aliénœs qu'elles puisll.n~,'~
, ' "
,
,"
c'est l'intérêt, qui servent de liens ent:t'.i~~I;{.:
la s~ciété civile : c'est la vie civile (bouJ:'féo4/$
.
.' ..... '. ,.
la vie politique qui est leur lien réel n. n (La bour~.Q.l.)·
réalisa en l'année 1830, ses désirs de 1789, avec ,cet~,·alf~:
férence toutefois qu 'elle était maintenant, éduquêepb1.J.:~~ " .
quement, qu'elle ne pensait plus poursuivre dans l'Eta:t:,."
le salut du monde et des fins humaines universelles,~~tI"<'i"J:
avait reconnu dans cet Etat, l'expression off1clell.A\\•.~st.~,.;;.\\,c'
puissance exclusive et la reconnaissance de son in~r.t-:±Yi,';h,;,;.
particulier". Section l, vol. 3, p. 2 9 8 . " '";;;;:;;-}:l;f'{:''' .
":"'::~";.>;;::;*'~

-
135 -
Lorsque Marx donne la primauté au processus de
production et non plus à la sphère politique, c'est encore
et toujours par rapport à la vision mythique d'une unité
intégrale. Il ne s'agit plus comme le souhaitait Rousseau
de libérer l'homme par la vie d'une société politique, mais
plutôt de le libérer de
l'aliénation économique. La dis-
qualification de la politique chez Marx est fondamentalement
tributaire de sa croyance en une possible reconquête de
l'homme être générique et être particulier, dans le processus
économique.
Nous pouvons ainsi consta1er que de Rousseau à Marx,
la visée eschatologique de la mystique démocratique s'accen-
tue: L'absolutisme démocratique se réalise dans une société
compartimentée. C'est de la sphère politique que Rousseau
attend une homogénéisation de la société. L'inégalité qu'il
combat est donc politique. Or, avec Marx,
la distinction en-
tre la sphère économique et la sphère politique s'évanouit.
Dès lors, c'est tout le processus social qu'il faut renouve-
ler d'un coup, afin d'accéder à un état de transparence par-
faite et d'harmonie totale. La pensée de Marx est encore plus
totalitaire que celle de Rousseau ainsi que sa conception de
la démocratie comme une société de l'unité de l'homme en par-
faite harmonie avec le tout social
(1).
(1)
H. Arendt,
juge que l'idéal de Marx d'une société commu-
niste transparente et intégrale est une reproduction de
l'Etat-cité athénien. Elle é c r i t :
"La polis athénienne
fonctionnait sans division entre gouvernants et gouvernés
et n'était pas un Etat si l'on emploie ce terme comme le
fit Marx,
... Les citoyens athéniens n'étaient d'ailleurs
des citoyens que dans la mesure où ils avaient du loisir,
où ils possédaient cet affranchissement du travail que
Marx prédit pour l'avenir." Cf. op. ci t . , p. 31.

-
136 -
Le dépassement des dualismes de l'universel et du
particulier, de la société et de l'individu, de l'autonomie
et de l'hétéronomie, par le rejet m~me de la sphère politi-
que, impose à la logique interne de Marx, un passage par la
valorisation, de l'action, de la violence commandée, elle,
par la nécessité dialectique.
Les contradictions soulignées depuis lors - de la
révolution à la société communiste - dans la logique interne
de l'auteur, sont significatives, du souci de ce dernier de
rompre à tout prix les tensions des dualismes, de la valori-
sation de l'action et de la violence (1).
III - De la révolution à la société communiste.
La révolution marxie~ne comme le moyen d'accéder à
la société communiste, reproduit comme l'a souligné H. Arendt,
la société démocratique antique, mais cette fois-ci en éten-
(1)
Une double contradiction est souvent notée dans la pensée
de Marx: d'une part, l'analyse "scientifique et histori-
que" du théoricien et le point de vue moral du prophète ~
d'autre part, l'historien prévoyant dans l'accumulation
du capital un moyen matériel pour l'accroissement des for-
ces productives et le moraliste qui dénoncent l'exploita-
tion et la déshumanisation du prolétariat. Il nous semble
que cette contradiction s'explique par la vision idéale
démocratique d'une société homogène. Tout le point de vue
dit scientifique n'est dans ce cas, qu'un instrument entre
les mains du moraliste, qui le manie aux seules fins de
rendre apparemment rationnel l'idéal démocratique d'un
univers harmonisé.
"La conjonction d'une société sans Etat
(apolitique)
et d'une société presque sans travail prit
dans l'imagination de Marx la place primordiale propre à
l'expression d'une humanité idéale en raison de la signi-
fication traditionnelle du loisir, comme une vie consacrée
à des buts plus élevés que le travail ou la politique."
H. Arendt, op. cit., p.
32.

-
137 -
dant ses privilèges à tous les individus de la Cité, par
le rôle messianique dévolu ici au prolétariat. Telle est la
synthèse de la combinaison de la croyance - demeurée intacte -
"en un être de l'homme universel, social et générique avec
son matérialisme historique en considérant cet être comme le
résultat de la production, ce qui socialise l'homme, l'intro-
duit dans l'union avec ses pairs, et pose les bases technolo-
giques qui permettent à l'homme de devenir le maître et non
l'esclave de la nature"
(1).
1) La révolution.
Alors dans cette synthèse, l'acte révolutionnaire
inaugurant la maîtrise de l'homme sur la nature se fonde et
trouve sa nécessité dans les contradictions sociales. Dès
lors aussi, le statut assigné à la théorie - de par la déci-
sion de renverser le rapport de la philosophie à la politique
est celui d'une explicitation de la dialectique historique
permettant l'avènement d'une société transparente, à l'inté-
rieur des forces de production matérielles (2). L'hostilité à
l'égard des révolutions antérieures s'explique par le fait de
s'être déroulées dans la sphère théorique et politique, tout
en récusant les contradictions sociales qui les ont rendues
possibles, perpétrant ainsi l'aliénation du travail.
(1)
R. de Lacharrière, Etudes sur la théorie démocratique,
Paris, Payot, 1963, p. 150.
(2)
"Dans la considération de tels bouleversements
(révolu-
tions)
i l faut distinguer entre le bouleversement, cons-
tatable exactement selon des critères de sciences de la
nature, des conditions de production économiques maté-
rielles, et les formes juridiques, politiques, religieuses,
artistiques ou philoso~hiques, bref, idéologiques, dans
lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit
et combattent jusqu'à sa suppression". Marx, Critique de
l'économie politique, Ed. Dietz, Berlin, 1949, p. 14.

-
138 -
"Toutes les appropriations révolutionnaires antérieures
étaient bornées"
(l).
Car "Sur quoi repose une révolution
partielle, simplement politique. Sur ceci : une fraction
de la société bourgeoise s'émancipe et accapare la suprématie
générale, une classe déterminée entreprend en partant de sa
situation particulière l'émancipation générale de la société.
Cette classe émancipe la société toute entière, mais unique-
ment dans l'hypothèse que la société toute entière se trouve
dans la situation de cette classe, qu'elle possède-donc:.oll
puisse se procurer sa convenance par exemple, l'argent ou la
culture"
(2).
Ici se dévoile la conviction de Marx en un espace
homogène, un temps parfait de la réconciliation de l'homme
avec l'homme. Elle pousse Marx â ignorer que si toute révolu-
tion est bornée et défend des intérêts de classe, alors i l en
sera de même de la révolution prolétarienne ; â intégrer la
violence toujours nécessaire, pour transformer des valeurs
particulières en valeurs universelles ; â créer â la limite
cette classe prolétarienne devant assumer la révolution (3).
(1)
Idéologie allemande, Ed. MEGA, l , V, p. 58.
(2) Contribution â l a critique de la philosophie du droit
de Hegel, trad. Molitor, l , p. 101.
(3)
L'unité essentielle du prolétariat apparatt comme une
création de Marx. Noyé dans une frange polémique, le
jugement de B. Henry-Levy considérant le prolétariat
comme une classe inexistante est juste. Le prolétariat
selon lui,
"c'est la croyance insensée que l'être qui
se dépouille, qui s'anéantit dans l'extrême ignominie et
manque s'abolir dans la mort absolue, est aussi celui
qui se retrouve, se régénère, se réapproprie, et, dépo-
sitaire par lâ-même de la plus humaine des essences hu-
maines, se fait le médiateur d'une providentielle libé-
ration." B.-H. Levy, La barbarieâ visage humain, Grasset,
Paris, 1977, p.
~OO.

-
139 -
2) La révolution prolétarienne
et la dictature du prolétariat.
La loi de développement auto-destructeur du sys-
tème capitaliste ne vise qu'à donner un cachet dialectique
et rationnel à la conviction que par l'action d'une majorité
s'appropriant les moyens de production i l est possible de
supprimer tout dualisme dans une société. La preuve de l'in-
tensité de cette conviction est donnée par l'anticipation
de la révolution prolétarienne de la loi de développement
auto-destructeur
(1).
En effet, l'intervention prolétarienne est une
rupture dans la loi de développement capitaliste. Comme
telle, elle ne peut être que violente. Toute la tentative
de Marx, de la définir comme la négativité en marche dans
l'histoire pensée d'une manière matérialiste, ne rend que
plus explicite, la relation entre la vision d'une société
homogénéisée et la rationnalité historique.
Selon Marx, la révolution prolétarienne réalise
l'émancipation de l'homme et de la société intégrale. Marx
pose cet avènement comme inéluctable. Mais l'anticipat!on
prolétarienne permet de se demander si Marx ne s'est effec-
tivement pas rendu compte que l'évolution capitaliste pou-
vait prendre d'autres directions que celle de l'avènement
(1)
"La ,révolution communiste par contre est dirigée contre
le mode d'activité antérieur, elle supprime le travail
et abolit la domination de toutes les classes en abolis-
sant les classes elles-mêmes, parce qu'elle est effec-
tuée par la classe qui n'est plus reconnue comme telle
et qui est déjà l'expression de la dissolution de toutes
les classes, de toutes les nationalités etc ••• , à l'in-
térieur de la société actuelle." Idéologie allemande,
MEGA, l, V, p. 59-60.

-
140 -
du prolétariat.
Dès lors, on est donc autorisé A consi-
dérer la révolution prolétarienne comme un mouvement externe
A la nécessité historique, inclus dans la rationnalité histo-
rique par la foi de Marx en une classe capable de réaliser
cette société démocratique harmonieuse. Ceci explique que la
révolution prolétarienne comme l'a remarqué Calvez, ne peut
pas être radicale, mais qu'elle s'effectue de surcroIt dans
la sphère politique, et se maintient par la violence.
M. Buber a bien vu que "la révolution comme telle,
c'est-A-dire la révolution dans sa fonction purement négative
de désagrégation est le dernier acte politique" (1). Mais
Marx lui-même n'a pas pu s'empêcher de le noter: "La révo-
lution en général, c'est-A-dire le renversement du pouvoir
établi et la désagrégation de l'ancienne situ~tion, est un
acte politique. Le socialisme ..• a besoin de cet acte poli-
tique" (2).
Mais la dimension politique de la révolution prolé-
tarienne permet en même temps de comprendre que la vision
mysti~ue
d'une société transparente se pense à travers les
schèmes de l'idée première de la démocratie, qui est la re-
production des inégalités dans un débat politique plutÔt que
dans un affrontement violent. "La première étape de la révo-
lution ouvrière, c'est la constitution du prolétariat en
classe dominante, la conquête de la démocratie." (3)
(1) M. ~uber, op. cit., p. 138.
(2) Idem.
(3) Le manifeste communiste, trad. Molitor, p. 94.

- 141 -
Si la classe prolétarienne utilise l'Etat sur le mode des
classes dominantes, anciennes, si elle utilise la force
et la puissance publique pour imposer sa domination (1),
seule la conviction en une société épurée de toutes les
contradictions et en un accroissement de la masse des
forces de production, permet à Marx de penser une finalité
différente de la dictature du prolétariat qui serait la
"désaliénation totale" et l'avênement de l'homme.
Hormis cette conviction, rien n'indique la fina-
lité positive de la révolution prolétarienne. Selon Marx,
sa téléogie positive est dictée par son statut majoritaire
(1)
"Le prolétariat usera de sa suprématie politique pour
arracher peu à peu à la bourgeoisie tout le capital,
pour centraliser entre les mains de l'Etat, c'est-â-dire
du prolétariat organisé en classe dirigeante, tous les
instruments de production et pour accroltreau plus vite
la masse des forces de production." Cf. : Le mahifes'te
communiste, trad. Molitor, p. 94.
"Dans les débuts, cela ne peut se faire naturellement
que par des empiêtements despotiques sur le droit de
propriété et les conditions bourgeoises de la production,
donc par des mesures qui, au cours du mouvement, se dé-
passent elles-mêmes et sontinévitables en tant que moyens
pour bouleverser tout le mode de production." Cf. : Le
,1
manifeste communiste, trad. Molitor, p. 95.
"Entre la société capitaliste et société communiste, se
situe la période de la transformation révolutionnaire
de la premiêre dans la seconde. A cette transformation
correspond aussi une période politique de transition pen-
dant laquelle l'Etat ne peut être rien d'autre que la
dictature révolutionnaire du prolétariat." Cf. : Critigue
.
du programme de Gotha, Ed. Adoratsky, Zurich, 1934, p.13-14.
Rousseau ne récusait point la dictature, mais elle se jus-
tifiait par des cas extrêmes. Dans la thêorie mârxienne,
la société communiste homogène se conçoit dans une intense
hétéronomie, d'intenses opacités. Il faut une puissante
dose de foi en l'homme, en la classe messianique pour
imaginer que la violence à l'extrême de son intensité
aboutit à un espace pacifique.

-
142 -
et par son humanité négative. Ils commandent le caractère
universel et rationnel de son acte. Certes 1 En ce sens,
on pourrait aussi appréhender la révolution bourgeoise
sous le même aspect. Elle était l'oeuvre de toutes la majo-
rité contre la noblesse de robe et la monarchie, classe
minoritaire. La bourgeoisie en tant que classe n'émerge
qu'à la suite d'une intensification de l'industrie. L'ex-
plication de cette contradiction dans la pensée marxienne
réside dans le transfert de sa propre conviction en une
suppression de tous les dualismes, à cette classe proléta-
rienne. C'est parce que le prolétariat est sentimentalement
convaincu de sa mission historique que sa dictature peut
faire place à la société communiste. La volonté de Marx de
remplacer le principe politique par le princiPe 8ocl~L"vec
des moyens exclusivement politiques - supposantuij,;b~~;j~i..
-:":'-,,:.'",<.'/ -' ê:,~."-:
cide du principe politique - aboutit à un aerolel~~Ji~Y.l
elle n'est pas supportée par la volonté sent1ment4Î:~;}~cl?~Ô­
létariat d'être effectivement la classe messIanI~e~:,>...;,
'2··:l'~~~~·~":f;~' ,
Mais cette volonté repose aussI sur l.~~
qu'un développement prodigieux des technique. etc\\te_)~n.
~':"_,.:.,, \\"",'_":1:' -<:'- ~;,"'-,"
de production permettrait la satisfaction d.tou'i;l.i~';';
..t;:.-<•. '/;\\~';i:'~~:,7~Z::"~~~~.
soins, donnant ainsi au travail un statut del()18t~.\\;;,."
.
-
.,{--
"La mesure de la richesse ne sera plus le tempsde:f:r"".ll
mais le temps libre".
(1).
Il ne peut qU'enêtrea.triSl':t»U1s-
que selon Marx, c'est par la satisfaction du ~.Q#i~,~~~, ..~a .
nature que naissent les relations antagonis~.;·{2};:;~:j;,·':,%>.·';
'.,"
.1
(1)
Marx, manuscrit inédit publié dans BOlche"lk,no'H."et
12, p.
63
(1939).
(2) Selon Y. Calvez, "le rapport à l'autre hoJameest:,,~••i
1
imprescriptiblement exigé comme élément dl! l·Unl~.;.xp.'~
l'....
rience humaine que le rapport à la nature.: 1.
.'
de l'expérience, c'est le rapport à la nature;,.
.
l'homme, à l'objet comme étant le sujet et oo~r
le rapport de l'homme à la nature comme êtant~:\\,'
.
moi." Cf. La pensée de K. Marx, Seuil, Paria, 'l~lor:'{p.~
1
f
1
n

-
144 -
Rousseau. Elle est requise et nécessitée par l'intensité
de la foi de Marx en cette unité sociale. En outre, la
libération devient avec Marx celle de la classe majoritaire
le prolétariat. Il y a ainsi, de Rousseau à Marx, un étale-
ment de la classe messianique dont la rationnalité de l'oeu-
vre rédemptrice est plus impérieuse. De là, le caractère plus
absolu, plus radical de la rupture entre la société idéale
et la réalité sociale présente, chez Marx que chez Rousseau.
3) La société communiste.
Comme nous l'avons déjà dit, la démocratie de
Marx renvoie à l'idéal de société dans laquelle se trouvent
supprimées toutes les opacités sociales, toutes les distan-
ces entre les individus, les choses et les institutions,
une société dans laquelle l'homme est réconcilié avec l'hom-
me, dans la transparence et l'intégralité de son ~tre.
Il est alors possible -
si cette hypothèse est
acceptée - de dire que pour Marx, l'effectivité de la démo-
cratie ne peut s'opérer qu'au-delà de la République bien
qu'elle soit - par rapport à son idéal - la forme politique
apparemment la plus démocratique.
La démocratie désigne donc, avec Marx, la société
communiste, parfaite et dépassant les aliénations politique,

-
145 -
sociale et religieuse de la République
(1). Selon lui,
l'avènement de la société communiste se caractérise par
l'abondance économique,
la disparition complète de l'Etat
et le plein épanouissement des capacités de l'homme. Elle
succède à la société de transition instituée par la dicta-
ture du prolétariat, forme encore historique mais passa-
gère, qui a pour but son avènement. Celle-ci est consécuti-
ve
au recul de la pénurie, au développement des capacités
humaines et au dépérissement - par suite d'une perte fonc-
tion - de l'Etat, ainsi que la fin de la domination de
l'économique sur l'humain.
Nous voyons ainsi que la démocratie de Marx
caractérisée par l'avènement de la société communiste est
un véritable mythe a-topique et a-chronique, comparable à
l'âge d'or que décrivait Rousseau
(2). Il en est de même
de cette société de transition qui porte les traits de la
(1)
"Le communisme est une réunion d'hommes libres, travail-
lant avec des moyens de production communs, et dépensant
d'après un plan concerté leurs nombreuses forces indivi-
duelles comme une seule et même force de travail social".
Cf.
: Le capital, t. l , p.
90.
"Le royaume de la liberté commence seulement là où l'on
cesse de travailler par nécessité imposée de l'extérieur
i l se situe donc par nature au-delà de la sphère de pro-
duction matérielle proprement dite". Cf.
: Le capital,
livre III, t.
III, p.
198-199.
"A la place de l'ancienne société bourgeoise avec des
classes et des antagonismes de classes, surgit une asso-
ciation où le libre développement de chacun est la condi-
tion du libre développement de tous". Cf.
: Le Manifeste
communiste, éd. Sociales, classique du marxisme, Paris,
1966, p.
97.
(2)
Cf.
: Le chapitre II de notre exposé sur Rousseau. Nous
rappelons que l'âge d'or de Rousseau décrit une société
dans laquelle i l n'existe pas encore tous les dualismes
présents dans la société du contrat "illégal".

-
146 -
société naissante de Rousseau. Marx renverse ainsi complè-
tement le schéma de Rousseau. Mais avant d'établir un paral-
lèle entre les deux auteurs, i l faut souligner les contra-
dictions marxiennes, qui éclairent un comportement de foi.
Selon Marx, l'humanité se définit par la distance
entre le besoin et sa satisfaction, que tente de réduire le
travail. En outre, que la violence inscrite dans ce proces-
sus demeure la dynamique de l'histoire.
Il reste à définir cette humanité qui ne se carac-
térise plus par le besoin, car l'abondance économique détruit
la distance entre le besoin et sa satisfaction. Elle signifie
la disparition de l'humanité ou la création de besoins qui ne
sont plus vitaux. Mieux que quiconque, Marx est le théoricien
de la société de l'abondance dans laquelle les médias,
aujourd'hui, entretiennent des besoins artificiels
(1).
(1)
L'erreur de Marx n'est pas d'avoir surestimé les crises
du capitalisme. Elle réside effectivement dans le fait
d'avoir considéré que le développement et l'accroissement
des forces productives réaliseraient une société homogène.
La disparition du "capitaine d'industrie" par l'éparpil-
lement des actions des sociétés entre les mains des classes
moyennes et même d'une partie de la classe ouvrière, ainsi
qu'une surproduction des biens de consommation conduit
inévitablement à la "société socialiste" avec la seule
réserve que l'homme demeure toujours insatisfait, prison-
nier qu'il est devenu des "objets inertes" techniques,
qui l'isolent des autres hommes. Il est donc utile à
l'homme qu'il demeure toujours une distance entre le be-
soin et l'objet de sa satisfaction s ' i l est vrai comme le
dit Marx que cette relation est constitutive de son être.

-
147 -
En outre, si le travail crée la conscience humaine,
quel est le statut du travail, dans un univers transparent
du loisir?
(1) Qu'est-ce que la conscience humaine qui
n'est plus le produit du travail?
Par ailleurs, dans une société pacifique,
fin de tous
les antagonismes, quel serait le moteur d'une histoire qui
n'est plus faite par la lutte des classes? Quel serait aussi
le statut de l'histoire qui n'est que répétitivité de l'iden-
tique, du même? De par sa position naturelle, l'homme ne
peut pas ignorer les cataclysmes,
les bouleversements - dont
Rousseau a fait un grand cas, à
juste titre -
susceptibles de
modifier tous les rapports humains.
Comment peut-on envisager de surcroît, une régulation
spontanée de la société qui ne siginifierait pas un retour à
l'animalité? Selon C. Castoriadis,
le dépérissement de l'Etat,
qui suggère "l'idée d'une société faite de spontanéités ré-
glées est simplement incohérente. Aristote lui rappeTherait
avec raison qu'elle ne vaudrait que pour des bêtes sauvages,
ou des dieux"
(2).
Pour nous, toutes ces questions sans réponse dans
la théorie marxienne sont significatives de la mystique de
Marx, foi profonde et intense en une société purifiée de tous
(1)
Selon H. Arendt,
la contradiction fondamentale dans la
pensée de Marx, est la glorification du travail, de l'ac-
tion et d'une société sans Etat, c'est-à-dire sans action.
Pour elle, cette contradiction relève de la résolution
d'un problème neuf en des termes anciens. Cf.
: La crise
de la culture, Gallimard, Paris, 1972, p. 36 et suiv.
(2) C. Castoriadis, Socialisme ou barbarie, Ed. UGE, coll.
10/18, Paris, 1979, p. 43.

-
148 -
les maux sociaux, foi en la classe messianique qu'est le
prolétariat dont le statut pourrait être comparé à celui
du philosophe-roi et de l'homme royal de Platon
(1).
La classe prolétarienne sait comme le philosophe-roi le
bien dont la contemplation s'effectue dans la société com-
muniste, et comme l'homme royal, elle sait édicter chaque
fois et dicter ce qui est juste et ce qui ne l'est pas,
décider sur le cas d'espèce sans l'écraser dans la règle
universelle abstraite. La différence entre les deux auteurs
réside seulement qu'avec Marx,
"l'homme total" a pris la
place de "l'homme royal". Dans un cas comme dans l'autre,
la contemplation d'un temps parfait et d'un espace parfait
conduit à la disqualification du réel.
La preuve de cette existence mythique proposée
par la société communiste est donnée dans cette page saisis-
sante du marxiste R. Garaudy :
"Cette création n'aura plus
pour inspiration l'angoisse. Les hommes se souviendront que
Dante a écrit aussi un Paradis et que son poème a inspiré
les danses du Printemps de Bottice1i. Pourquoi l'homme ne
(1)
Platon comme Marx relativisent la loi donnée. Ils rela-
tivisent cependant la loi comme tel. Ainsi de la consta-
tation évidente et profonde que toute loi est toujours
défectueuse et inadéquate de par son universalité abs-
traite, Platon tire la conclusion idéale, que le seul
pouvoir juste serait celui de "l'homme royal" ou du
philosophe-roi, et la conclusion "réelle", qu'il faut
arrêter le mouvement, mouler la collectivité une fois
pour toutes dans un moule calculé de telle manière que
l'écart, par principe inabo1issab1e, entre la "matière"
effective de la cité et la loi soit réduit autant que
faire se peut. Marx tire la conclusion qu'il faudra en
finir avec le droit et la loi, à une société de sponta-
néités réglées, soit que l'abolition de l'aliénation
ferait resurgir une bonne nature originaire de l'homme,
soit que conditions sociales objectives et dressage des
sujets permettraient une résorption intégrale de l'ins-
titution, des règles, par l'organisation. Dans les deux
cas est méconnue l'essence du social historique, et de
l'institution, le rapport entre société instituante et
société instituée." Idem, p. 42.

-
149 -
pourrait-il créer que sous l'aiguillon du besoin et de
l'angoisse quand les chrétiens ont reçu un Dieu dont la
Création ne serait pas une émanation nécessaire, mais un
don gratuit de l'amour? Le marxisme, fidèle à son inspi-
ration fichtéenne et faustienne initiale, est le créateur
d'un monde peuplé de dieux sans ennui, dont les créations
inaugurent une dialectique ouverte sur l'infini."
(1)
Cette page montre bien le parallélisme entre la
foi religieuse et la foi démocratique de Marx en une sphère
homogène, qui réconcilie l'homme avec l'homme. Seulement,
elle ne voit pas que ce n'est pas le marxisme qui est le
créateur de ce monde des dieux, mais le prolétariat. Il
est le messie de la théorie marxienne, car c'est par sa
clairvoyance, son abnégation que la société communiste est
possible. C'est la foi que Marx a en cette classe, qui lui
permet la construction de l'idéal démocratique qu'est la
société communiste. Elle est identique à la foi que Rousseau
avait en la bourgeoisie genevoise, pour réaliser la société
idéale que propose le Contrat social.
La classe messianique, Rousseau l'indique comme
l'une des conditions permettant l'effectivité de la société
de l'idéal démocratique. Elle est avant tout la minorité
sociale. Tandis que chez Marx, le prolétariat est l'artisan
même de la suppression de tous les dualismes sociaux ; i l
est l'humanité négative mais le nerf actif de la société.
La théorie marxienne ne fait qu'éclairer sa condition et
montrer la dignité de son oeuvre inscrite dans la rationna-
lité historique. En outre, le prolétariat est la majorité
(1)
R. Garaudy, Clefs pour le marxisme, Seghers, Paris,
1977, p. 148.

-
150 -
sociale. C'est donc quantitativement et qualitativement
que, de Marx à Rousseau, la classe messianique s'intègre
dans le processus conduisant à la réalisation de l'unité
sociale. De là aussi une différence fondamentale dans les
deux cas: Rousseau propose un idéal encore humain, c'est-
à-dire l'existence de la contrainte et des inégalités dans
une société homogénéisée seulement dans la sphère politique.
Marx aboutit à un idéal inhumain - l'humanité telle qu'il
l'a définie lui-même -, "desaliéné" totalement, sans compar-
timents. C'est pourquoi nous pouvons conclure que de Rousseau
à Marx, la visée eschatologique de la mystique démocratique
s'est accentuée parce que la foi du second en l'idéal démo-
cratique est plus intense et plus profonde que celle du pre-
mier. Et nous pensons que l'intensité de cette foi est pro-
portionnelle aux développements des forces productives ;
c'est un point que nous aurions aimé approfondir, mais qui
nous aurait probablement écarté de nos réflexions premières.
Comme dans le cas de Rousseau, nous avons cherché
à comprendre la manifestation matérielle de la théorie mar-
xienne à travers l'oeuvre de révolutionnaires se prétendant
explicitement marxites comme Lénine, Staline. Cette dernière
recherche vise à montrer les tensions contenues dans ~'oeu­
vre marxienne, mais aussi à
faire la preuve que de la théo-
rie idéale à la modification de la réalité présente, on
débouche sur la violence.

-
151 -
IV - Marx et les marxismes.
Les conséquences du messianisme historique.
Les marxismes sont la conséquence la plus manifeste
de l'éclatement historique des tensions et des contradictions
de la théorie marxienne. L'éparpillement de l'héritage mar-
xien apporte la preuve, malgré une critique pertinente de
l'économie capitaliste,
(du privilège) de sa croyance en une
société
transparente, homogène et réconciliée. F. Chatelet
écrit il ce propos :
"Le texte de Marx
(et de Engels)
est
fondateur d'une nouvelle conception totale du monde axée sur
une philosophie de l'histoire dogmatique et positiviste."
C'est à partir de cet aspect que la-pensée de Marx
est considérée comme religieuse. Et cette critique se justi-
fie par le traitement que Marx fait de l'histoire. Il y voit
comme Hegel, un progrès vers le mieux de l'humanité. Dès lors,
i l est conduit il poser un commencement et une fin. On pourrait
ainsi comparer toute l'oeuvre de Marx il une "bible ouvrière",
!
dans la mesure où cette fin de l'histoire se réalise par une
1
1

classe ouvrière, élément négatif de la dialectique. 'Ill y a,
~ ;
dans le marxisme, un messianisme du prolétariat"
(1), .qui
marque son caractère idéologique, mystique, abstrait. Il est
la réponse il la question de E. Kamenka : "Pourquoi n'a-t-il
pas pu voir la lutte pour la liberté comme une lutte histori-
que concrète entre des mouvements li~res et des mouvements
sans liberté, coexistant et se concurrençant il chaque moment 1"
(2)
(1)
F. Châtelet, Le travail et l'industrie : l e marxisme,
in Les idéologies, Marabout, Verviers, t. III, 1981,
p. 179.
(2) E. Kamenka, op. cit., p.
261.

- 152 -
Il nous semble que l'aveuglement de Marx résulte
de sa conviction en un idéal démocratique, en une société
intégrale qui supprimerait tous les dualismes. Cette convic-
tion, cette croyance inébranlable explique qu'il n'ait pas
vu que la lutte des forces opposées dans la société n'aboutit
pas à une fin ultime. D'une part parce que toute société pos-
sède une auto-régulation de cette crise fondatrice, l'empê-
chant de déboucher sur sa destruction totale ~ d'autre part,
parce que le mouvement de l'histoire est une répêtitivité
de l'identiqu~, du même ~ en d'autres termes l'histoire ne
fait que répéter cette lutte des intérêts opposés dans une
société ~ elle renouvelle les intérêts dominants mais elle
ne supprime point l'existence d'intérêts divergents, qui est
la marque de toute société humaine. C'est en ce sens, que la
démocratie ne peut être qu'une technique politique permettant
au mieux, - par l'alternance au pouvoir et l'impersonnalisa-
tion disons l'indépendance des centres de dêcision - d$ g6rer
dans un débat plutôt que dans un affrontement, ses int6rêts
et ses inégalités concrets et sociaux.
Cette méprise de Marx sur l'histoire et sur les
inévitables dualismes sociaux régulés, a conduit à des inter-
prétations terroristes, et son messianisme "sert, aujourd'hui
encore, à couvrir rhétoriquement les pratiques autoritaires
de l'Etat soviétique ou ses menées impérialistes" (1).
(1) F. Châtelet, op. cit., p. 179. Et l'auteur montre l'auto-
ritarisme des détenteurs du sens de l'histoire. Il écrit:
"Engels n'hésitait pas à vilipender les rêvoltes natio-
nales des Slaves du Sud, qui gênaient la bonne croissance
de la classe ouvrière ... Lénine et Trotsky condamnaient
les rebelles de Cronstadt ~ Staline "dékoulakisait" et
faisait instruire les procès de Moscou ~ l'Union sovi6-
tique se couvrait de camps de travail et les hôpitaux
psychiatriques sont nombreux".

-
153 -
Selon Marx, il y a un sens de l'histoire intelli-
gible, donc pouvant relever d'un savoir. Dès lors, ce savoir
peut permettre de déchiffrer le sens des actes humains s'ins-
crivant dans la marche de l'histoire. La théorie marxienne
introduit ainsi une légitimation de tous les actes politiques
violents faits au nom du sens de l'histoire.
La violence est donc inhérente au messianisme de
Marx, à sa conviction d'une fin de l'histoire qui serait
l'avènement de l'idéal de la mystique démocratique. "Qu'on
le déplore ou non, note C. Castoriadis, socialisme signifie
aujourd'hui pour l'écrasante majorité des gens le régime ins-
tauré en Russie et dans les pays similaires - le "socialisme
réellement existant", comme l'a si bien dit M. Brejnev:
un régime qui réalise l'exploitation, l'oppression, la ter-
reur totalitaire et la crétinisation culturelle à une échelle
inconnue dans l'histoire de l'humanité." (1)
Il est effectivement essentiel de (comparer) voir
comment l'incorporation de Marx, dans la situation histori-
que de la Révolution soviétique, montre le caractère abstrait,
évanescent de "l'après-préhistoire" marxienne.
Selon Marx, à la dictature prolétarienne, suècé-
derait "une association oil le libre développement de chacun
est la condition du libre développement de tous" ~ ce serait
alors la fin par perte de fonction de l'Etat. Mais il faut
dire que la doctrine du dépérissement de l'Etat a été élaboré
par Engels, sur quelques allusions de Marx.
(1) C. Castoriadis, op. cit. p. 8.

-
154 -
Marx n'a jamais été précis sur la période post-
révolutionnaire, et cette imprécision ouvre la possibilité
à plusieurs fluctuations. Lénine, militant et doctrinaire
peut ainsi louer Marx : "Il ne pose pas encore la question
concrète de savoir par quoi remplacer l'histoire"
(1),
parce que pour lui "Il est clair, que sur une détermination
du moment où le dépérissement commencera, on ne peut rien
dire" (2). Dès lors, la dictature du prolétariat se trouve
légitimée à l'infini. Seuls, les détenteurs du savoir sur
le sens de l'histoire pourront prononcer le moment de l'avè-
nement de la société communiste. L'Etat existe et fait donc
face à des situations pressantes, qui sont le développement
et l'accroissement des forces productrices et des biens de
consommation : "La question pressante et actuelle de la
politique d'aujourd'hui, déclare Lénine est la_transforma-
tion de tous les citoyens en ouvriers et employés d'un seul
grand syndicat" (3). Pour M. Buber, "le principe politique
s'est établi de nouveau, sous une forme transformée, toute
puissante, et le risque effectif encouru par la révolution
lui donna une large justification" (4).
Dans la mesure où le dépérissement de l'Etat est
indéterminé et le principe politique raffermi/-la société
communiste est releguée au magasin des antiquités (5). Le
dépassement de cet état de fait relève non plus du processus
rationnel de l'histoire, mais d'une éducation, qui comme
nous le savons est une dénaturation, une violence. Il est
(1) à
(5) Toutes ces citations sont tirées du livre de
M. Buber, Utopie et socialisme, Aubier-Montaigne, Paris,
1977, p. 171.

-
155 -
alors assigné à la politique un rôle moral
(1).
Comme la théorie de Rousseau avait permis la ter-
reur jacobine par son absolutisme démocratique organisé au-
tour d'une éducation civique, le caractère abstrait, imprécis
de l'avènement de la société communiste ouvrit la porte aux
excès de la révolution soviétique. E. Kamenka é c r i t :
"Le ré-
ductionnisme de Marx, sa proclammation d'un résultat ultime
soutenu par l'histoire et son incapacité à insister sur les
distinctions positives dans les façons de vivre ont fait
beaucoup pour faciliter le philistinisme et la servilité qui
caractérisent le marxisme contemporain"
(2).
Les marxismes et l'expérience soviétique montrent
ainsi bien le caractère mystique de la pensée de Marx. Ils
signifient pour nous, que l'idéal éthique d'une société pure,
transparente, débarrassée de toutes les inégalités est un ho-
rizon de violence vers lequel est tourné la technique poli-
tique démocratique, qui est l'organisation d'un débat sur
l'expression des intérêts concrets et fatalement divergents
des hommes nécessairement appelés à coexister.
(1)
Il est significatif de remarquer que dans les incarna-
tions de la mystique démocratique, le dépassement de la
violence jugée toujours provisoire, est confiée à une
éducation civique. N'est-ce pas le signe que la radica-
lité des révolutions est une illusion? La morale à notre
avis sert de couverture à une pratique politique qui est
obligée de gérer des inégalités de fait et de droit, à
partir d'un sol social proclamé transparent et homogène.
Ainsi, dans le cas du marxisme, l'existence du principe
politique qui est la preuve d'une impossibilité de dépas-
ser la technique politique démocratique, se double d'une
violence. Il y a donc une régression de la transparence
sociale que propose la démocratie politique, à l'incarna-
tion de son idée d'une société pure, débanassée de tous
les dualismes.
(2)
Op. cit. p. 264. Et l'auteur ajoute:
"La négligence des
distinctions positives, l'exaltation des fins historiques
permirent au Parti communiste
(soviétique) de se saisir
du pouvoir et d'exercer une tyrannie sans règles au nom
d'une nouvelle souveraineté métaphysique:
l'histoire
elle-même" .

-
156 -
Il apparaît ainsi que de Rousseau à Marx, le carac-
tère eschatologique de la mystique démocratique s'accentue.
Et cette accentuation est concomitante à un élargissement
de la couche sociale dite "opprimée". Dans un cas comme dans
l'autre, les violences, les barbaries, qui ont marqué les
situations historiques des révolutionnaires qui se réclamaient
de leur pensée, mérite que l'on s'interroge effectivement sur
"l'inhumanité de l'idéal démocratique"
: La dictature n'est-
elle pas la condition politique et le but d'une transformation
de l'hétéronomie en transparence intégrale?
Des textes de Fanon et de d'autres écrivains des
pays colonisés, renseignent sur la recrudescence de la vio-
lence proportionnellement à la couche sociale à libérer.
L'idéal démocratique y revêt l'idée fondamentale d'une so-
ciété à libérer de toutes les opacités, de toutes les inéga-
lités, plus que dans les cas de Rousseau et Marx.

CHA PIT REl V
FRANTZ FANON
LA MYSTIQUE D'UNE VIOLENCE LIBERATRICE

-
158 -
Lorsque Rousseau adhère à la démocratie, tout
comme Marx, ce n'est pas à la technique politique, mais à
cet horizon toujours renaissant de l'idéal démocratique,
à savoir une société débarrassée de toute hétérogénéité,
de toute distance entre les hommes, entre eux et les insti-
tutions. Certes,
le sens que Rousseau donne à ce terme ne
lui permet pas d'y être favorable; c'est qu'il y voyait,
lui, un régime de gouvernement et non de souveraineté.
Mais en faisant de la souveraineté populaire le fondement
du pouvoir d'Etat, i l a cautionné l'idée commune que nous
nous faisons de la démocratie, à savoir un peuple totale-
ment souverain.
"Rousseau, qui n'était pas démagogue, appe-
lait "aristocratie", à fort juste titre, les régimes que
d'autres ont sans doute la faiblesse d'appeler plus grossiè-
rement "régimes démocratiques"
(1).
Pour en revenir à nos propos, disons que Rousseau
voit dans l'évolution négative de l'humanité, dans la déna-
turation de l'homme légitimée par un contrat illicite, un
obstacle à la réalisation de cette transparence intégrale.
(1)
R. Polin, La politique de la solitude, Sirey, Paris,
1971, p.
197.

-
159 -
Aussi propose-t-il, pour rendre l'homme libre et digne,
une dénaturation positive qui serait le fait d'un contrat
reposant cette fois-ci sur ce que les juristes appellent
le volontariat démocratique. Marx, par contre, disqualifie
ce volontariat de la politique, lorsqu'il trouve que l'alié-
nation socia~e est fondamentalement liée à celle du travail
et partant, de tout le processus de production. L'aliénation
du travail conduit la société à posséder une double struc-
ture : la structure dominante des classes dirigeantes et la
structure dominée de la classe productrice, mais exploitée.
L'histoire, depuis lors, est le conflit antagonique de ces
deux structures.
Ce déterminisme n'étant pas total
(1), l'abolition
de l'aliénation et corrélativement l'avènement de la société
idéale démocratique n'est ~ossible que
seulement lors-
qu'il est le fait de la classe prolétarienne, dont la révo-
lution permet l'installation d'un nouveau processus de pro-
duction. Marx, par sa démarche matérialiste, détruit la
sphère politique que Rousseau considérait comme le lieu de
l'homogénéité sociale, et donne la primauté aux infrastruc-
tures économiques.
La démarche psychologique et thérapeutique de
F. Fanon considère les infrastructures économiques comme de
simples superstructures. Pour lui,
"l'aliénation intellec-
tuelle" des colonisés qui se manifeste notamment dans l'iden-
tification à un stéréotype raciste et implique des frustra-
tions et des complexes, déforme chez les exploités la vision
(1)
"Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font
pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux,
mais dans des conditions directement données et héritées
du passé."
(Cf. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte,
Ed. Sociales, Paris, 1948, p.
172)

- 160 -
des faits économiques et les empêche de penser en termes
conscients de classe. Aussi longtemps que leur conscience
est structurée par des catégories racistes, ils sont inca-
pables de développer une conscience révolutionnaire de
classe.
Dans la "situation coloniale" aliénée
(1)
qui
exige une reproduction permanente de l'oppression, i l faut
envisager la violence, non seulement comme politiquement
nécessaire, comme l'unique moyen de rompre les fers de la
domination coloniale, mais également comme un processus de
regénération sociale et morale des peuples encharnés. Le
flot de sang arrose l'aride désert colonialiste pour en
faire le sol fertile de la nation libre.
Là se trouve le point nodal de l'oeuvre de F. Fanon,
des Darnnés de la terre à la Sociologie d'une révolution, en
passant par Pour la révolution africaine : à la violence de
l'aliénation s'oppose la violence de la décolonisation, au
terme de laquelle le colonisé devenu libre se réconcilie
avec le colon, dans un univers de coopération pacifique et
de reconnaissance mutuelle.
(1) Cette expression se retrouve dans un sens analogue chez
Sartre, Memmi et Balandier. Elle révèle la dépendance ré-
ciproque des structures de la métropole et de la colonie,
à l'arrière-plan de laquelle se situent les rapports d'in-
terdépendance entre "colon" et "colonisé".
Cf.
: J.-P. Sartre, Situations V, Colonialisme et néo-
colonialisme, N.R.F., Gallimard, Paris, 1964.
G. Balandier, Sociologie de l'Afrique Noire, PUF,
Paris, 1963.
A. Memmi, Portrait du colonisé, J.-J. Pauvert Editeur,
Libertés 37, Paris, 1966.

-
161 -
c'est J.-P. Sartre qui, avec moins de passion,
systématise la pensée de Fanon :
"Cette violence irrépressible,
n'est pas une absurde tempête ni la résurrection d'instincts
sauvages, ni même un effet du ressentiment: c'est l'homme lui-
même se recomposant. Cette vérité, nous l'avons sue, je crois,
et nous l'avons oubliée
les marques de la violence, nulle
douceur ne les effacera
c'est la violence seule qui peut les
détruire. Et le colonisé se guérit de la névrose coloniale en
chassant le colon par les armes. Quand sa rage éclate, i l re-
trouve sa transparence perdue, i l se connait dans la mesure oU
i l se fait ; de loin nous tenons sa guerre comme le triomphe
de la barbarie; mais elle procède par elle-même à l'émancipa-
tion progressive du combattant, elle liquide en lui et hors de
lui, progressivement, les ténèbres coloniales. Dès qu'elle
commence, elle est sans merci. Il faut rester terrifié ou
devenir terrible; cela veut dire: s'abandonner aux dissocia-
tions d'une vie truquée ou conquérir l'unité natale. Quand les
paysans touchent des fusils,
les vieux mythes pâlissent, les
interdits sont un à un renversés: L'arme d'un combattant,
c'est son humanité. Car, en le premier temps de la révolte, i l
faut tuer: abattre un Européen c'est faire d'une pierre deux
coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé.
Le colonisé pour la première fois, sent un sol national sous
la plante de ses pieds. Dans cet instant la Nation ne s'éloigne
pas de lui
on la trouve oU i l va, oU i l est -
jamais plus
loin, elle se confond avec sa liberté."
(1)
f,•
(1)
J.-P. Sartre, préface pour Les damnés de Ta terre,
F. Maspero, Paris, 1961, pp. 19-20.

-
162 -
C'est là aussi que nous voudrions montrer essen-
tiellement comment la pensée de Fanon est tributaire de
l'idéal démocratique d'une société harmonisée et transpa-
rente en l'exposant. Durant cet exposé appara!tra aussi
la transformation subie par les éléments constitutifs de
la mystique démocratique: la décadence de l'homme dans
l'histoire, la regénération sociale, la classe élue pour
restaurer la société, l'instrument de cette restauration,
et enfin l'esquisse de la société "vraiment humaine".
l
- La violence aliénante.
Dans l'univers colonial, les opacités sociales,
les stratifications se ramènent à l'affrontement de deux
races
(1), dans un rapport structuré et réguié par la~lo-'
lence. Instrument et lieu de l'aliénation mutuelle (2) du
colonisé et du colon, la violence le sera aussi pour la
dissolution des ombres sociales et l'avènement d'un homme
neuf, dans un univers national caractérisé par la recher-
che d'une production massive de biens de consommation.
(1)
"Les communiqués triomphants des missions renseignent
en réalité sur l'importance des ferments d'aliénation
introduits au sein du peuple colonisé ••• L'Eglise dans
les colonies est une église de Blancs, une église d'é-
trangers. Elle n'appelle pas l'homme colonisé dans la
voie de Dieu, mais bien dans la voie du Blanc, dans la
voie du ma!tre, dans la voie de l'oppresseur".
1
(~. : Les Damnés de la terre, op. cit., p. 10).
~
Il faut signaler que le concept de race chez Fanon dé-
signe non seulement la couleur, mais aussi les civili-
sations des peuples colonisés par rapport a la culture
européenne.
(2)
"En d'autres termes, la violence est présente pour le
fils du colon dans la situation même, c'est une force.
sociale qui la produit : fils de colon et fils de musul-
man sont également les enfants de la violence objective
qui définit le système lui-même".
(Cf.
: J.-P. Sartre,
Critique de la raison dialectique, op. cit., p. 675).

-
163 -
Il n'y a que cette seule alternative dans la
situation coloniale expressément caractérisée par le ra-
cisme qui sanctionne idéologiquement la division de la
société en "hommes" et en "indigênes", une dualité déter-
minée par la nature même du procês de production colo-
nial. Selon Fanon, le monde colonisé est un monde mani-
chéiste, où ce n'est pas tant la position de chacun dans
le procês de production, que son appartenance à une race
qui est déterminan'le:
"Aux colonies, l'infrastructure
économique est également une superstructure. La cause
est conséquences: on est riche parce que blanc, on est
blanc parce que riche
Ce ne sont ni les usines, ni
les propriétés, ni le compte en banque qui caractérisent
d'abord la classe dirigeante"
(1).
La discrimination raciale supportée par la violence,
imprêgne toutes les institutions de la société coloniale,
détermine le comportement individuel et social du colonisé,
aussi bien que ses rapports avec le colonisateur (2). Le re-
fuge dans des coutumes et des traditions dévitalisées
(3),

(1) F. Fanon, op. cit., p. 9.
(2)
"L'histoire qu'il écrit (le colonisateur) n'est donc pas
l'histoire du pays qu'il dépouille mais l'histoire de sa
nation en ce qu'elle écume, viole et affame." Op. cit.,
p. 18.
(3)
Selon Fanon, pour échapper à la pression des réalités
coloniales, les colonisés ont recours à des mythes se-
crets et mystérieux, à l'envoûtement religieux et aux
danses extatiques:
"L'atmosphêre de mythe, écrit-il,
et de magie, en me faisant peur se comporte comme une
réalité indubitable. En me terrifiant, elle m'intêgre
dans les traditions, dans l'histoire de ma contrée ou
de ma tribu, mais dans le même elle me rassure, elle
me délivre un statut, un bulletin d'état civil." Op. ·clt.,
p.
21.

- 164 -
la méfiance vis-à-vis de la technique et de la civilisa-
tion du colon, les troubles psychosomatiques et la crimi-
nalité (1), ainsi que la négritude, sont autant d'indices
de l'aliénation de son activité sociale et intellectuelle
et une opposition impuissante à son asservissement.
Mais l'escalade de la violence institutionnalisée
qui maintient la dichotomie du monde colonial. et l'asser-
vissement du colonisé aboutit nécessairement à l'émancipa-
tion de la société, car dans sa recrudescence, elle s'ins-
talle dans le colonisé qui l'utilise comme instrument de
libération. "J'estime, écrit Fanon, que les minorités op-
primées et violentées ont le "droit naturel" de résister
et d'utiliser les moyens extra-légaux, lorsque les voies
légales se sont avérées impraticables. L'ordre et la loi
sont partout et toujours l'ordre et la loi de ceux qui
sont protégés par la hiérarchie établie .•• Il n'y a pas
d'autre juge au-dessus d'eux que les autorités établies,
la police et leur propre conscience. S'ils utilisent la
violence, ils n'inaugurent pas une série nouvelle de for-
faits, mais ne font que briser la force établie" (2).
On peut établir ici une similitude entre la pen-
sée de Marx et Fanon. Cette similitude révèle leur concor-
dance intellectuelle, et est significative de leur adhé-
(1)
"Alors que le colon ou le policier peuvent, !longueur
H
de journée, frapper le colonisé, l'insulter, le Laire
~
mettre à genoux, on verra le colonisé sortir son cou-
teauau moindre regard hostile ou aggressif d'un
autre colonisé. Car la dernière ressource du colonisé
est de défendre sa personnalité face à son congénère".
Op. cH., pp. 216-217.
(2) Op. ciL, p. 172.

-
165 -
sion aux mêmes convictions. Il est effectivement hors de
doute, certain que la pensée de Fanon ressemble par certains
aspects à celle de Marx. Le "jeune" Marx - si le terme jeune
a un sens ici - d'avant 1845 avait tendance à considérer
"l'homme" comme un problème d'anthropologie abstraite. Dans
les Manuscrits économiques et philosophiques, Marx traite
des "pouvoirs essentiels" de l'homme, de son "être essentiel"
et de sa "nature anthropologique véritable".
"Toutes les
formes d'exploitation se ressemblent, écrit Fanon, car elles
s'appliquent toutes à un même objet: l'homme. A vouloir con-
sidérer, ajoute-t-il, sur le plan de l'abstraction la struc-
ture de telle exploitation ou de telle autre, on se masque
le problème capital, fondamental, qui est de remettre l'homme
à sa place"
(1) Cette "place", pour Fanon, c'est l'équivalent
humaniste de la "vraie nature anthropologique" de Marx. Bien
que le "jeune Marx" qui voyait dans la condition humaine la
conséquence d'un conditionnement social, fût déjà matéria-
liste, i l avait tendance à
juger de l'aliénation de l'homme
selon les formes de sa propre aliénation. Fanon appuie sur
la même touche lorsqu'il déclare:
"Je veux vraiment amener
mon frère, noir ou blanc, à secouer le plus énergiquement la
lamentable livrée édifiée par des siècles d'incompréhension"
(2). Le sens d'''incompréhension'' est ici à peu près identique
à celui de "mystification" et de "conscience fausse" chez
Marx.
Certes, à cette idée que toutes les formes d'exploi-
tation sont d'une nature identique, des objections logiques
ou formelles peuvent être opposées. Les souffrances physiques
(1)
F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Ed. du Seuil, Paris,
1952, p.
94.
(2)
Idem, p. 28.

-
166 -
qui sont infligées à l'homme sont-elles toutes identiques
du fait que c'est l'homme qui doit les subir? Ce n'est
cependant pas en se posant des questions de ce genre que
Fanon parvient à dépasser cette première tendance à étu-
dier l'homme comme une simple abstraction anthropologique.
Chez Fanon aussi bien que chez Marx, on distin-
gue une ligne de progression qui de l'humanisme va vers
la sociologie. Les thèmes originaux ne sont pas abandonnés,
mais ils sont traités sur un autre plan, un plan plus con-
cret. Le recours à la raison ne doit plus servir qu'à pro-
mouvoir de profonds changements historiques et sociaux.
Aimé Cesaire, dans un hommage posthume à la mémoire de
Fanon, faisait remarquer que Peau noire, masques blancs
était une analyse cruciale des conséquences de la coloni-
sation et du racisme sur l'être de l'homme, tandis que
Les Damnés de la Terre fournissait la clé du processus
de décolonisation. Dans le premier ouvrage de Fanon, le
concept caractéristique, c'est la "libération", bien plu-
tôt que la "Révolution", et nulle part i l n'est question
de "socialisme". Autrement dit, nous pouvons parler, à
propos de Fanon, de trois stades d'évolution: celui de
l'homme libéré de l'aliénation
(Peau noire, masgues blancs)
celui du citoyen de l'Algérie libre
(L'An V de la Révolu-
tion), et le socialisme révolutionnaire
(Les Damnés de la
Terre). Selon R.-D. Laing,
"le but de la phénoménologie
sociale est d'établir un rapport entre mon expérience du
comportement d'autrui et l'expérience que peuvent avoir
les autres de mon propre comportement"
(1). C'est cela
(1)
R.-D. Laing, The Politics of experience, Penguin,
Londres, 1967, p. 46.

-
167 -
précisément que Fanon avait essayé de faire dans son pre-
mier ouvrage. Dans ses derniers ouvrages, toutefois, la
phénoménologie descriptive a fait place aux analyses
d'une dialectique de la révolution. Ce qui compte désor-
mais pour Fanon, c'est de parvenir à renverser par la
force l'Autre tyrannique, afin qu'au cours de ce proces-
sus le Moi colonisé parvienne à la liberté et à sa propre
authenticité. N'est-ce pas le projet de Marx, en ce qui
concerne le prolétariat lorsqu'il é c r i t :
"Les philosophes
n'ont fait qu'interpréter le monde de façons différentes
i l importe de le changer". La coupure, dans l'oeuvre de
Marx, s'est produite en 1845-46 ; pour Fanon, la période
cruciale de la restructuration fut celle des années 1954-56.
De même que, pour le Marx de la dernière période, l'alié-
nation procède de la division du travail et de la lutte
des classes, de même Fanon, après cette dernière expérience,
verra dans la division du monde entre nations pauvres et
nations riches, entre exploiteurs et exploités, entre diri-
geants et dirigés,
la source véritable de l'aliénation.
Pour le jeune Marx, le prolétariat industriel représente
la forme type la plus radicale de l'exploitation, pour le
"jeune Fanon" cette honorable position est réservée aux
Noirs. Fanon, comme le Marx de la dernière période, va
faire de la classe des sur-exploités une classe univer-
selle qui aura pour mission de renverser par la violence
l'ordre social qui engendre l'exploitation. Cette classe,
amenée sur le plan idéologique à la conscience claire de
sa propre situation et de sa mission collective, devient
elle-même incarnation de la vérité historique:
"Or, le
fellah,
le chômeur, l'affamé, ne prétend pas à la vérité.
Il ne dit pas qu'il est la vérité, car i l l'est dans son
être même."
(1)
(1) F. Fanon, Les Damnés de la Terre, Maspero, Paris,
1961, p. 35.

-
168 -
Certes, ce rapport entre la pensée de Marx et de
Fanon, n'intéresse pas directement l'objet de nos recher-
ches. Il a cependant l'avantage d'éclairer l'interprétation
que nous faisons de l'oeuvre de Fanon et du concept d'alié-
nation, dérivé de la théorie marxienne. Ainsi, si notre
interprétation de l'aliénation selon Fanon est fondée au
vu de ce rapport, toute son oeuvre peut se lire comme l'ap-
plication de la théorie de Marx, à la situation coloniale,
la différence de situation imposant une modification des
thèmes et concepts majeurs de la théorie marxienne.
En effet, tout comme Rousseau et Marx, Fanon récuse
la situation présente, et présente donc l'histoire "colo-
niale" comme une réification de l'espèce humaipe. Or, ce
rejet n'est rendu possible que par la conviction d'une suc-
cession à ce stade de l'homme, d'un autre stade plus digne
dans lequel l'homme se réalise pleinement, sans entrave.
Mais à la différence de Rousseau, et tout comme
Marx, l'histoire porte en elle, cette fin, cette nécessité
dialectique de résorber tous les conflits.
"La violence
fait la situation coloniale", revient à dire que la violence
crée l'homme et non Dieu. Cela signifie aussi que l'homme
se crée lui-même car l'humanité est le résultat de son ac-
tivité violente.
"Que la violence soit la sage-femme de
l'histoire"
(1)
indique que toutes les structures sociales
dépendent de l'action humaine libre et consciente, devien-
nent plus transparentes grâce à la violence des guerres et
des révolutions. Marx et Fanon détruisent la distinction
(1)
H. Arendt, op. cit., p. 34.

-
169 -
ancienne selon laquelle ""les hommes" dans une polis,
conduisaient leurs affaires, au moyen de la parole, par
persuasion, et non au moyen de la violence"
(1), en glo-
rifiant la violence.
Fanon ne souscrit pas à l'idée premi~re de la
démocratie qui consiste à "transformer le combat en débat
et à retenir ainsi les conflits sur la pente des fatalités
tragiques"
(2). Lorsqu'il écrit "Il n'y a pas d'autre juge
au-dessus d'eux que les autorités établies, la police et
leur propre conscience", i l demeure fid~le à l'esprit de
1789 : La loi est l'expression de la volonté générale, et
partant de là, i l n'y a rien qui soit supérieur à la souve-
raineté populaire et à la loi du nombre. L'homme, collec-
tivement émancipé, maître suprême de son destin, l'est
aussi comme juge du bien et du mal. Ainsi, Fanon déclare,
discrédite puis détruit les sociétés naturelles de la si-
tuation coloniale, pour les remplacer par l'unique société
coloniale de la violence. Ne reconnaissant aucune limite
qui soit extérieure à l'opprimé, aucune valeur qui soit
supérieure aux individus, aucune autorité qui puissent
leur résister, i l impose une extension indéfinie de la
violence et de l'Etat.
Comment cette violence peut-elle être l'unique
base de la transparence sociale, sans être un élément d'une
révolution socio-économique - comme le sugg~re la théorie
marxienne -, c'est ce qu'Il faudrait maintenant étudier.
(1)
H. Arendt, Op. cit., p.
35.
(2)
J. Madiran, Les deux démocraties, Nouvelles Editions
Latines, Paris, 1977, p. 169.

-
170 -
II - La violence de l'homogénéisation sociale.
Mais avant, nous apportons cette précision :
nous ne critiquons pas la condamnation de la colonisation
par Fanon. Nous voulons plutôt exposer les convictions,
les croyances, à partir desquelles i l la porte, et les
conséquences, les contradictions nécessairement liées à
elles. Pour nous, la conviction fondamentale de Fanon se
résume en ceci : la situation coloniale est une dégrada-
tion de l'homme, un obstacle à son unité. Puisque c'est
une dégradation dans et par la violence, c'est donc dans
et par la violence que l'homme peut se réhabiliter et
accomplir son humanité.
Pour Fanon, la violence du colonisé a un carac-
tère émancipateur. Elle est la réponse à une violence
qu'on lui a fait subir. Et comme telle elle tend essentiel-
lement à abolir les rapports de domination fondés sur la
violence et le cadre de l'aliénation. H. Marcuse illustre
bien cet aspect de la violence révolutionnaire :
"En outre,
la théorie et la pratique politiques reconnaissent des si-
tuations historiques, où la violence s'est affirmée comme
un élément indispensable et essentiel du progrès •••
S'exerçant dans l'intérêt général contre les intérêts par-
ticuliers de l'oppression, la terreur peut devenir une né-
cessité et une obligation"
(1).
De sa spontanéité à son organisation dans le mou-
vement de libération, la violence libère de la réification
(1) H. Marcuse, Kultur und Gesellschaft, Francfort-sur-le
Main, Didier Ed., 1965, p. 134.

-
171 -
et installe l'humanité. "La décolonisation est toujours un
phénomène de violence ... La décolonisation est véritable-
ment création d'hommes nouveaux •.. la "chose" colonisée
devient homme dans le processus même par lequel elle se
libère"
(1) .
1) La violence spontanée, première étape
de l'émancipation del'hoItlIne.
Dans la théorie de Fanon, le concept de violence
dérive implicitement de Hegel, au travers de la philosophie
sartrienne (2), mais dans une identification de l'acte de
violence avec le travail (3) par lequel l'esclave de la
théorie hégelienne s'émancipe. Chez Fanon, la réconciliation
de l'homme avec l'homme est au terme du procès-politique
l '
d'émancipation par la violence.
,
!
H
1 ;
l,
: )
En effet, la domination et l'asservissement colo-
i '
i i
nialistes sont une forme historique nouvelle du rapport en-
,
1 •
tre maître et esclave, analysé par Hegel. Chez ce dernier,
l'esclave peut se libérer en s'objectivant dans son travail
il s'élabore dans sa propre négativité, et parvient gr!ce à
ce moyen à s'émanciper. Hegel a découvert dans la bourgeoi-
sie cet élément peu héroIque. Le maître tombe dans la dépen-
dance et perd sa liberté, s'il ne se rattache aux choses
(1) F. Fanon, Les Damnés de la Terre, p. 6.
(2) R. Zahar, L'oeuvre de F. Fanon, Maspero/petite collec-
tion F.M., Paris, 1970, Cf. p. 86 et suiv.
(3)
"Pour le colonisé, la violence représente la praxis
absolue. Aussi le militant est-il celui qui travaille".
Le travail s'identifie ainsi à l'exercice de la vio-
lence active. Le colonisé doit "travailler à la mort
du colon". Cf. Les Damnés de la Terre, p. 44.

-
172 -
qu'au travers de l'esclave. Il a pour seule fonction de
diriger certains processus déterminés, qui doivent con-
duire à la reconnaissance. En revanche, l'esclave média-
tise la reconnaissance dans sa lutte contre le milieu
naturel ambiant, et devient ainsi un individu bourgeois.
Ce procès de la reconnaissance se fonde sur un
rapport manifeste de violence. Fanon estime que l'esclave
colonial se voit privé de la possibilité d'une reconnais-
sance au travers du travail émancipateur bourgeois. En
effet, i l vit dans un monde d'inégalités flagrantes et
non dissimulées, dont la cohésion et l'intégration ne
sont assurées que par la violence. Mais, Fanon admet aussi
que l'esclave colonial parvienne à devenir luirmême grâce
au travail, mais ce terme, i l l'entend dans un tout autre
sens que Hegel :
"Pour le colonisé, la violence représente
"
la praxis absolue. Aussi le militant est-il celui qui tra-
ii
l4
vaille"
(1). Le travail s'identifie ainsi à l'exercice de
Il
la violence active : le colonisé doit "travailler à la
mort du colon"
( 2) .
En identifiant ainsi l'acte de la violence spon-
tanée avec le travail en général, Fanon exclut l'élément
qui, dans la théorie hégelienne, permet seul d'émanciper
l'esclave: le procès de travail matériel, c'est-à-dire
la possibilité d'objectivation par le travail est écarté
au profit du procès politique d'émancipation au moyen de
la violence. Hegel voit lui aussi une possibilité d'acti-
vité de soi de l'homme dans la lutte de l'individu contre
(1)
F. Fanon, Les Damnés de la Terre, p. 44.
(2) Idem, p. 44.

-
173 -
les autres, mais i l écarte cette possibilité, parce qu'elle
ne s'appuie pas sur la durée. Son attitude à l'égard de la
révolution est ambivalente.
D'une part, les révolutions sont le principe de
l'histoire universelle, et leur justification historique
réside dans la destruction nécessaire d'institutions ayant
perdu toute subsistance :
"Ainsi, les révolutiçms agissant
de manière destructive, tout comme les philosophies qui les
préparent; mais, ce qu'elles détruisent était déjà quelque
chose de détruit en soi, à savoir un état intolérable de la
société: la misère, la bassesse, l'infamie et l'injustice
poussées au paroxysme, l'absence de droits des individus en
regard du droit, du politique, de la conscience et de la.
pensée."
(1)
En conséquence, la révolution est l'expression
de l'auto-détermination émancipatrice.
D'autre part, le terrorisme fait partie de l'expé-
rience de la révolution:
"Aucune oeuvre ni act1onp6a1tlv8
ne peut donc engendrer la liberté universelle f i l ne lui
reste donc que l'acte négatif, qui n'est que la rage de ce
qui disparaIt ... L'unique oeuvre et action de la liberté
universelle est donc la mort . . . C'est même la plus froide
et la plus banale des morts, sans signification autre que
celle de fracasser une tête creuse, ou de vider un verre
d'eau
Toutes ces notions s'évanouissent dans la perte
que subit l'être dans la liberté absolue f sa négation est
la mort absurde, la pure terreur de ce qui est négatif, non
positif et non accompli"
(2).
j
(1)
J. Ritter, Hegel und die franzësische Revolution,
Francfort-sur-le-Main, 1965, p. 22.
(2) G.W.F. Hegel, Phanomenologie des Geistes, pp. 418;..21.

-
174 -
Le terrorisme n'a pour Hegel, aucune fonction pro-
gressiste
ce n'est qu'une rechute dans le subjectivisme
abstrait. La violence révolutionnaire exprime l'impuissance
face à l'évolution historique, la subjectivité abstraite
s'efforçant de s'opposer au cours universel. La violence
révolutionnaire s'identifie à la liberté absolue, ainsi
qu'à la terreur.
Cette ambivalence vis-à-vis de la révolution a
deux raisons. Certes, la révolution concrétise le problème
de savoir comment la liberté politique peut s'instaurer de
manière durable, mais elle ne la réalise point. Chez Hegel,
la négativité de la révolution consiste en ce qu'elle ne
trouve ni ne réalise de solutions politiques durables. Qui
plus est, la violence et le terrorisme, en tant que moments
anarchiques, n'expriment que la pure subjectivité. En consé-
quence, ne voulant voir dans le processus révolutionnaire
que des moments objectifs, Hegel refuse d'admettre que la
violence soit une praxis adéquate de la conscience subjec~
tive.
En revanche, Fanon axe toute son analyse sur la
praxis consciente du révolutionnaire. Dans son interpréta-
tion de la violence, il met donc l'accent sur l'aspect sub-
jectif du procès de la décolonisation. Découlant de l'exer-
cice de la violence, les prises de conscience révolution-
naires sont à la fois cause et effet de la lutte de libé-
ration anticoloniale : "Cette praxis illumine l'agent parce
qu'elle lui indique les moyens et sa fin"
(1).
(1) F. Fanon, Les Damnés de la terre, p. 45.

-
175 -
Fanon conçoit la violence comme un procês carac-
térisé par deux phases différentes
la premiêre phase est
celle de la violence corruptrice, et la seconde phase, qui
va jusqu'à l'indépendance formelle est celle de son organi-
sation.
Dans sa premiêre étape, la violence spontanée,
inorganisée et encore privée d'une claire vision politique,
se tourne contre l'intrus étranger qu'est le colon. Elle
tend à abolir la pétrification et l'aliénation psychologi-
ques du colonisé (1).
Pour Fanon, la violence dans sa premiêre phase
réconcilie ainsi psychologiquement l'individu avec lui-
même. Elle est la preuve de son existence, ae sa capacité
humaine de résister au néant, à la destruction (2).
On peut donc l'interpréter comme la condition
préalable d'une société "vraiment humaine"
(3). Elle de-
meure la base de l'intégration dynamique des groupes.
C'est par elle que se trouve discréditée l'organisation
socio-politique du colon. Elle qualifie pour l'activité
politique dans le mouvement de résistance aux opacités
coloniales.
(1)
"Au début de l'insurrection, il faut tuer: abattre un
Européen, c'est faire d'une pierre deux coups, à savoir
éliminer à la fois un oppresseur et un opprimé. Ce qui
reste, c'est un homme mort et un homme libre".
Cf. : J.-P. Sartre, Introduction aux Damnés de la Terre,
p. 15.
(2)
"Dans ses muscles, le colonisé est toujours en attente".
Cf. : F. Fanon, Les Damnés de la Terre, p. 19.
(3)
"La violence assumée permet à la fois aux égarés et aux
proscrits du groupe de revenir, de retrouver leur place,
de réintégrer. La violence est ainsi comprise comme
médiation royale", op. cit., pp. 44-45.

-
176 -
Il ne s'agit pas avec Fanon de comprendre l'orga-
nisation du colon, ni de chercher à la remplacer. L'harmonie
sociale est au terme de la négation totale de la situation
h
coloniale. La violence spontanée ouvre directement sur la
possibilité d'une négation totale.
2)
La violence organisée.
Celle-ci surgit lorsque la violence des révoltes
sporadiques s'organise politiquement (1). La violence orga-
nisée fonde la réalité nouvelle, reconstruit l'espace pour
l'homme. Par elle, l'histoire du colonisé devient ration-
nelle. Et ce dernier en devient le sujet alors que jusqu'à
présent, i l n'en a été que l'objet (2). Pour Fanon, fonda-
mentalement la violence aboutit à une complète transforma-
tion psychique de l'homme grâce à la praxis violente de la
lutte de libération
(3). La praxis révolutionnaire a pour
effet de résoudre les conflits, après avoir dissous les
obstacles psychologiques que constituent les phénomènes de
l'aliénation sociale et intellectuelle:
"Et le colonisé se
guérit de sa névrose coloniale en chassant le colon par les
armes. Quand sa rage éclate, i l retrouve sa transparence
(1)
"Seule la violence exercée par le peuple, violence orga-
nisée et éclairée par la direction permet au masses de
déchiffrer la réalité sociale, lui en donne la clé".
Op. cit., pp. 109-110.
~f•.
(2)
"La, guérilla du colonisé ne serait rien comme instrument
.
de violence, si elle n'était pas un élément nouveau dans
le processus global de la compétition entre trusts et
monopoles". Op. cit., p. 24.
(3)
"Ces hommes prennent l'habitude de parler aux paysans.
Ils découvrent que les masses rurales n'ont jamais cessé
de poser le problème de leur libération en terme de vio-
lence, de terre à reprendre aux étrangers, de lutte na-
tionale, d'insurrection armée •.. Les hommes venus de la
ville se mettent à l'école du peuple et dans le même temps
ouvrent, à l'intention du peuple, des cours de formation
politique et militaire ..• La lutte armée est déclenchée"
Op. cit., p. 78.

-
177 -
perdue. Il se connaît dans la mesure même 011 il se fait"
(1). On pourrait comparer la violence de Fanon, à
"une
sorte de grand incendie de forêt qui s'allume et se pro-
page sur le territoire colonial" (2).
Le terme de "transparence" qu'emploie Fanon
est-il adéquat? Nous ne partageons pas le jugement d'A.
Césaire selon lequel la violence de Fanon "était sans
paradoxe, celle du non-violent, je veux dire la violence
de la justice, de la pureté, de l'intransigeance" (3).
Il nous semble que toute violence peut ainsi se trouver
légitimJt,. "On pourrait justifier de la même façon les
doctrines d'utilisation de la violence des futuristes
italiens de nuance néo-fascite" (4). L'opportunité du
terme de "transparence" par la violence est faible. En
effet, que se passera-t-il à la fin de la libération du
territoire ? La violence à laquelle les hommes se sont
trouvés confrontés pose autant de problêmes qu'elle a pu
permettre d'en résoudre comme le souligne Ngayen Nghe.
La violence maintient l'opacité parce qu'elle est essen-
tiellement une destruction de l'homme. Le dernier cité,
remarque qu'après neuf ans de maquis, de nombreux combat-
tants de la résistance vietnamienne, incapables d'une
réadaptation, reviennent à l'usage de l'opium. Ainsi qu'a
pu le constater Guevara, la construction d'une société
peut paraître lente et prosaique comparativement au pro-
cessus de destruction.
(1) J.-P. Sartre, Préface aux Damnés de la terre, p. 20,
reprenant une proposition de F. Fanon.
(2) D. Cante, Frantz Fanon, Seghers, Paris, 1970, p. 147.
(3) A. Césaire, Présence Africaine, nO 40, 1962, p. 119.
(4)
D. Caute, Frantz Fanon, Seghers, Paris, 1970, p. 147.

-
178 -
Il est paradoxal que Fanon, en tant que psychiatre,
ait pu imaginer que la violence réconcilie l'homme avec l'hom-
me. Un paysan ou un homme quelconque n'est pas simplement une
cellule sociale, un des membres d'une certaine classe, d'une
certaine race. En tuant un ennemi de classe ou un oppresseur,
un homme tue aussi un autre homme. Le meurtre dans sa réalité
même déshumanise. Tout triomphe du colonisé dans la violence
est aussi une défaite dans son être même. Les cas psychiatri-
ques que Fanon même expose montre bien comment la violence
aliène autant celui qui la subit que celui qui en est l'au-
teur
(1). Par la violence, i l est donc impossible d'arriver A
- -.- ---- -_. --_._._. -- ,- - -
une unité de l'homme autant qu'à une unité sociale. Lavio-
lience divise et rompt l'harmonie de l'être. Par la violence
ï1
l'individu répète son aliénation, sa dépendance vis-A-vis
d'une chose, d'un élément extérieur.
1
l',
Selon Fanon, la violence du colonisé est la négation
de la violence du colon. Cette position est soutenable lors-
qu'il s'agit d'un cas comme celui de l'Algérie, du Kenya. Mais
l'est-il dans les cas des pays de l'Afrique occidentale on
aucune colonie française ou anglaise n'exploite la terre,
n'est pas sédentaire? Si l'objectif de la violence du paysan
est de s'emparer de la terre comme i l le dit, pour réaliser
son humanité, quel mode d'action concevoir là on n'existent
ni colons, ni territoires cultivés par des "Blancs" ?
(1)
D. Caute rapporte ces cas cités par Fanon:
"Un militant
africain a placé une bombe dans un café tuant ainsi dix
personnes. Chaque année, à peu près à la même période,
i l souffre d'angoisses, d'insomnies et d'obsessions sui-
cidaires. Un algérien dont la mère avait été impitoya-
blement massacrée a tué lui-même sans pitié une femme
qui se trainait à ses pieds en demandant grâce ; i l fut
atteint par la suite, de ce que Fanon appelle l'angoisse
psychotique de la dépersonnalisation". Cf. Op. cit.,
p. 151.

- 179 -
Comment sera-t-il possible, en tel cas, d'éviter une
décolonisation inauthentique et la prise de pouvoir de
la bourgeoisie ?
Ces impensés de Fanon reposent sur sa ferme con-
viction, comme l'écrit J.-P. Sartre, que la violence est
accoucheuse de l'histoire: "Si vous écartez les bavarda-
ges fascistes de Sorel, vous trouverez que Fanon est le
premier depuis Engels à remettre en lumière l'accoucheuse
de l'histoire" (1). Fanon est dans la droite filiation de
Marx,même si la violence dans les deux cas n'est pas iden-
tique - La violence marxiste est pragmatique et non exis-
tentielle comme celle de Fanon -
; toutes les deux théories
se fondent sur la croyance que la destruction de la classe
dirigeante sera l'avènement d'une société authentique. En
glorifiant l'action, ils la nient tous les deux, pour en
venir au mythe a-topique et a-chronique d'une société inac-
tive et contemplative. Tous deux déprécient ainsi les
/ fi.;}
moyens qui conduisent à ce but, ne valorisant que ce stade
~
d'une société transparente, translucide.
1
1 ~
: Î
C'est dans cette optique d'un privilège des buts
l,;
au détriment des moyens que C.B. Macpherson juge "les sys-
tèmes politiques africains" de démocratiques: "Dire qu'un
tel système est démocratique, dit-il, cela signifie privi-
légier les buts aux dépens des moyens. Cela revient ~ pren-
dre comme critère la réalisation d'objectifs partagés par
la masse et placés au-dessus des objectifs individuels ; ce
qui correspond naturellement à la notion traditionnelle et
prélibérale de démocratie" (2). Pour nous, une telle façon

(1) J .-P. Sartre, Op. cit., p. 14.
(2) C.-B. Marcpherson, Le véritable monde de la dérnoc::ratie,
Presses de l'Université du Québec, Montréal, 1976, p. 38.
l,
H

-
180 -
de voir la démocratie, ne correspond pas à une notion
traditionnelle et prélibérale de la démocratie. Elle est
une idée concomitante à l'idée premiêre de la démocratie,
essentiellement politique, bonne ou mauvaise, qui consiste
dans une société d'intérêts forcément antagonistes, en la
désignation des gouvernants par les gouvernés et par l'al-
ternance au pouvoir de ces divers centres d'intérêts. Mais
cette idée s'articule sur un horizon toujours renaissant,
l'idée selon laquelle i l est possible et même souhaitable
de supprimer toutes les opacités sociales, tous les dualis-
mes afin d'aboutir à une société homogêne, dans laquelle
toutes les réconciliations sont opérées: celle de l'homme
avec lui-même et avec l'autre, celle de l'individu avec les
institutions qui ne sont plus distants de lu~.
j
f1
Cet horizon, cette idée nous l'avons associée à
1
la pensée de Rousseau. Cette croyance demeure le nerf de la
1
!
théorie marxienne, comme de la théorie de Fanon, et à tra-
f
vers lui des leaders africains. Macpherson écrit, abondant
1
\\
dans ce sens :
"On associe habituellement à cette doctrine
r
démocratique le nom de Rousseau, d'ailleurs les ouvrages
théoriques des dirigeants du Tiers-Monde retentissent de
propos que l'on pourrait attribuer à Rousseau. Comme ce
1
dernier, ils font remonter la cause de tous les maux de la
société, de la dépravation morale, de la déshumanisation
et de la perte de la liberté humaine
aux origines de l'iné-
galité. Comme Rousseau, ils croient que les hommes ne pour-
ront retrouver leur entiêre liberté et leur humanité que par
l'action de la volonté générale. Les hommes pourront attein-
dre à la dignité et à l'humanité lorsque sera rétablie l'éga-
lité entre eux, égalité qui leur avait été enlevée par la
-
-
force ou par la ruse. Un tel programme exige une révolution
1
!
à la fois politique et morale, une affirmation de la volonté
1
1
!

-
181 -
d'un peuple uni comme une seule source légitime du pouvoir
politique"
(1).
Il est significatif de noter que C.B. Macpherson
écrit:
"comme Rousseau, ils croient". Effectivement l'unité
d'un peuple, après la disparition des opacités sociales est
une croyance, car elle n'est qu'un compromis entre les inté-
rêts forcément divergents particuliers. Deux cas nous per-
mettent de le dire: d'une part, l'unité chinoise pendant
l'aggression japonaise et aujourd'hui le cas du Zimbabwe.
Lors de l'occupation japonaise, le parti de Tchang
Kai Tchek
et celui de Mao, se sont associés pour mener une
lutte commune contre les Japonais. Mais après la victoire,
les rivalités ont ressurgi, aboutissant au d~part de Tchang
Kai Tchek pour l ' î l e de Formose. L'homogénéité sociale n'a
duré que l'instant de l'occupation japonaise dans l'hétéro-
nomie de la Chine.
Ensuite, depuis l'avènement d'un pouvoir noir au
Zimbabwe (ex Rhodesie), la ZANU et la ZAPU, ne cessent leurs
luttes intestines malgré leur coalition au pouvoir. Les for-
tes personnalités de R. Mugabe et J. N'Komo ne s'entendent
pas du tout.
Ainsi dans un cas comme dans l'autre, la réconci-
liation du colonisé avec le colonisé s'effectue sur de pro-
fondes opacités sociales et des intérêts concrets opposés.
Cette mise en veilleuse ne peut durer que l'espace de
l'existence de la situation coloniale. La disparition de
,
celle-ci porte inéluctablement ces divisions internes au
premier plan.
(1) C.-B. Macpherson, Op. cit., p. 38.

-
182 -
Le non-dit du discours mystique de la démocratie
réside essentiellement dans la prépondérance accordée à
l'action, à la "fabrication" historique. Autant l'action
r
, .
possède une fin qui est l'objet, finalité de son déploie-
ment - par là-même cette action se détruit elle-même -,
autant il est possible d'assigner une finalité, qui est
aussi une fin à l'action révolutionnaire, à savoir la so-
ciété harmonisée, lieu de suppression de tous les relais
entre les individus, entre eux et les institutions. Selon
H. Arendt, Marx, a tiré les conséquences ultimes d'une
telle conviction, d'une telle croyance: "Dans cette vér-
sion de la dérivation de la politique à partir de l'histoire,
de la conscience politique à partir de la conscience histo-
rique, •.• ce qui distingue la théorie de Marx, de toutes
les autres oil l'idée de "faire l'histoire" a trouvêplace,
est seulement que lui seul a compris que si l'on considêre
l'histoire comme l'objet d'un processus de fabrication, i l
doit arriver un moment oil cet objet "est" achevé, et que si
l'on imagine qu'on "peut faire l'histoire", on ne peut
échapper à cette conséquence qu'il y aura une fin à l'his-
toire. Chaque fois que nous entendons parler de buts gran-
dioses de la politique, comme d~tablir une nouvelle société
oil la justice sera à jamais garantie, ou de faire une guerre
qui mettra fin à toutes les guerres, ou d'assurer la démo-
cratie au monde entier, nous nous mouvons à l'intérieur de .,
ce mode de pensées" (l).
Il est incontestable que Fanon se meut à l'inté-
rieur de ce mode de pensée parce que comme nous l'avons dit,
,
son concept de violence est un héritage hégélien, et aussi
(1) H. Arendt, Op. cit., p. 106.
t1i
1
,
i

- 183 -
qu'il est un marxiste, appliquant la théorie marxiste â
la situation coloniale. Mais et surtout, c'est parce que
Fanon adhère à cet idéal de la démocratie qu'il ne con-
çoit pas la violence comme le moyen d'un premier but dans
la série des buts infinis de l'activité humaine. Il ne
pose ainsi nullement "le problème du parti, de son orga-
nisation, de sa hiérarchie (1) et demeure vague sur les
lendemains de l'indépendance. Or, il écrit cependant lui-
même "qu'il arrive à des Noirs d'être plus blancs que les
Blancs, et que l'éventualité d'un drapeau national, la
possibilité d'une nation indépendante n'entralnent pas
automatiquement certaines couches de la population à re-
noncer à leurs privilèges ou â leurs intérêts" (2). Il en
est de même du problème du pouvoir qui reste.impensê par.
Fanon. Tout comme Marx l'est de la phase révolutionnairé
prolétarienne, au point de ne jamais traiter la question
de l'organisation sociale concrète de la période post-
révolutionnaire, Fanon reste prisonnier de la phase hêroI-
que de la lutte armée. Il est ainsi amené à refuser la
distinction du politique et du militaire, un refus iden-
tique à celui de la mystique démocratique de séparer la
démocratie en tant que technique de pouvoir permettant de
confronter dans un débat les intérêts antagoniques, et
l'idée seconde qu'engendre la pratique démocratique, à
savoir, celle d'une possible suppression de l'antagonisme
de ses intérêts. Tributaire de cette conception de la
démocratie et de la société, Fanon est ainsi convaincu
que l'avènement d'une société "vraiment humaine" sera au
terme de la lutte des peuples colonisés, qui en se libê-'

rant, libère aussi l'humanité~
(1) F. Châtelet, Les idéologies, Marabout, Verviers, 1981,
p. 281.
(2) Citation rapportée par F. Châtelet, Op. ciL, p. 281.

-
184 -
3) L'avènement de l' humanité par l'action
révolutionnaire du Tiers-Monde.
Fanon écrit : "Les pays sous-développés, qui ont
utilisé la compétition féroce qui existe entre les deux
systèmes pour assurer le triomphe de leur lutte de libéra-
tion nationale, doivent cependant refuser de s'installer
dans cette compétition. Le tiers-monde ne doit pas se con-
tenter de se définir par rapport à des valeurs qui l'ont
précédé"
(1). Selon Fanon donc, il ne s'agit d'imiter
l'Europe, mais de créer de nouvelles valeurs pour le monde,
par le tremplin des valeurs du Tiers Monde. Dès lors, il
rejette la division du monde en deux blocs : "Les pays
sous-développés, au contraire, doivent s'efforcer de mettre
à
jour des valeurs qui leur soient propres, des méthodes,
un style qui leur soient spécifiques. Le problème concret
devant lequel nous nous trouvons n'est pas celui du choix
coûte que coûte entre le socialisme et le capitalisme, tels
qu'ils ont été définis par des hommes de continents et
d'époques différents"
(2).
Contrairement à Marx qui attend du prolétariat
la suppression de toutes les opacités sociales, Fanon l'at-
tend plutôt de l'oeuvre des peuples du "Tiers-Monde" car
la classe ouvrière européenne est aliénée aux intérêts
bourgeois: "Face à tout péril "jaune", "noir" ou de tout
autre couleur, il se manifeste une solidarité, qui va des
grandes banques jusqu'au dernier fonctionnaire syndical.
(1) F. Fanon, Les Damnés de la terre, p. 56.
i
(2)
Idem.
~1
i
fi
,,!t
j

- 185 -
La lutte des classes s'arrête à l'intérieur, tandis qu'elle
s'aggrave à l'échelle internationale. La disqualification
du prolétariat européen le conduit à celle des pays colo-
nisés" (1). La libération sera l'oeuvre des paysans (2).
Elle est la classe majoritaire du Tiers Monde, sinon les
peuples du Tiers Monde. L'homogénéité de l'humanité sera
le fruit des paysans du Tiers Monde, qui après avoir re-
construit les nations opprimées, proposeront de nouvelles
valeurs que l'Europe n'a pas pu donner aux hommes. "Quand
je cherche l'homme dans la technique et dans le style euro-
péen, je vois une succession de négations de l'homme, une
avalanche de meurtres". "L'Europe, dit-il a pris la direc-
tion du monde avec ardeur, cynisme et violence •••
(3).
L'Europe s'est refusée à toute humilité, à toute modestie,
mais aussi à toute sollicitude, à toute tendresse •••
(~t~
(1) Cf. H.-M. Enzensberger, Europ8ische periJherie in
Kursbush, nO 2, Francfort-sur-le-Main, 1 66, p. 163.
(2) Pour Fanon, les masses paysannes possèdent un poten-
tiel révolutionnaire qui ne dépend d'aucune' forcè poU.-
tique organisée. Elles reflètent les conditions du pro-
létariat de Marx, cette fois-ci avec la misère accentuêe
et la différence de couleur. "Or il est clair que, dans
les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolution-
naire. Elle n'a rien à perdre et tout à gagner. Le pay-
san, le déclassé, l'affamé est l'exploité qui découvre
le plus vite que la violence, seule, paye. Pour lui,
il n'y a pas de compromis, pas de possibilité d'arrange-
ment". Cf. : Les Damnés de la Terre, p. 25 ou "Depuis
toujours, les paysans avaient relativement prêservê
leur subjectivité de l' imposition coloniale... .
L'orgueil du paysan, sa réticence à descendre dans~.s
villes, à côtoyer le monde édifié par l'étranger, ses
perpétuels mouvements de recul à l'approche des repré-
sentants de l'administration coloniale ne cessaient de
signifier qu'il opposait à la dichotomie du colon sa
propre dichotomie", op. cit., p. 87.
(3) F. Fanon, op. cit., p. 239.
(4) F. Fanon, op.cit., p. 240.

- 186 -
Donc, camarades, ne payons pas de tribut à l'Europe, en
créant des Etats, des institutions et des sociétés qui
".,.,,·',',
s'en inspirent ... Il faut faire peau neuve, développer
t"
une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme
i
neuf" (1).
De Marx à Fanon, le glissement qui s'opère est
celui d'un élargissement de la classe messianiqbe. La
lutte n'oppose plus les prolétaires et les bourgeois,
mais les riches du monde entier, aux pauvres de l'histoire.
Les vues de Lin-Piao, concordent bien avec celles de Fanon
J,orsqu'il écrit: "Prenons le monde entier. Si l'on peut
qualifier l'Amérique du Nord et l'Europe occidentale de
"villes du monde", on peut appeler l 'Asie, l ' Afrique,~,~. "
r;
l'Amérique latine les "campagnes du monde" ••• En un:}Oet..
" , -
tain sens, l'actuelle révolution mondiale offre l'image
de l'encerclement des villes par les campagnes"(2). LeS
~
Ij
peuples colonisés apparaissent ainsi comme le nê9'a~ifêle'
"'.\\
, i
l'histoire. Selon Fanon et les autres théoriciens des pays
i:
sous-developpés, l'intensification des contradictions anta-
goniques au sein des blocs impérialistes ainsi que dans
les rapports de ceux-ci avec les masses exploitées des
pays pauvres aboutira à un affaiblissement constant du
système de domination impérialiste : "La force du mouve-
ment révolutionnaire des colonies grandit en mIme temps
que s'accroissent les contradictions sociales vis-à-vis
des classes dominantes des pays impérialistes et qu'aug-
mente la conscience révolutionnaire des peuples du lliers-
Monde" (3).
(1)
Op.
cit., p. 242.
(2) Lin-Piao, Vive l~ victorieuse guerre du peuple, in
Pekin-Information, nO 37, 1965, p. 2.
(3) K. Steinhaus, Zur Theorie des ihternationlen Klassen-
kampfes, Francfort-sur-le-Main, p. 16.

-
187 -
Nous restons pessimistes devant une telle
croyance. D'abord parce qu'il n'existe pas une homo-
généité des peuples opprimés, et comme on l'a maintes
fois souligné, le concept de tiers-monde obscurcit
plus qu'il ne clarifie la réalité des pays pauvres
(1). En outre, l'organisation de la révolution paysanne
incombe aux intellectuels qui sont comme le dit Fanon
lui-même aliénés, tandis que la conscience de cette or-
ganisation appartient aux villes (2). Il apparatt ainsi
que la réconciliation de l'homme avec l'homme demeure
impossible dans un pays libéré, les diffêrents intêrêts
entrant systématiquement en conflits. Comment peut-on
imaginer alors une libération de l'humanitê, ! partir
d'une réalité opaque, confuse?
''l'f, '
··~')Ù ~i-~'f~"";:x
"'.";"'~~ ",." "'-'''~:''f- ;,;.t~ ;';·:,:_';~~~i~
.-
.-:",~;,:~";,,,~::.~,.~!'~':"'~;::'
.-, .~,,:.~/ t
Et un pays libéré est effectivement, une r6'~~f~:_<",:::,;;i?t
opaque, c' es t-â -dire, un inextricable noeud de tenslotij."':'"'''''~!~i1J
de conflits et d'intérêts divergents. D'abord lesten8J.~~'t;._/':'."
(1)
Nous sommes d'accord avec R. zahar, lorsqu'il 6c~it :
"On ne se préoccupe guêre dans les dimensions,d,CII'"
finir clairement le concept de "tiers-monde", qùe'
.
l'on utilise de maniêre généralisatrice sans enpr6~
~!Il
ciser les implications politiques et êconomiques·o
!i
Cf. Op. cit., p. 113. Du point de vue politique, le
Il
concept de "tiers-monde" n'exprime pas grand chose,
'1
étant donné que ce groupe de pays a des structures'
Il
économiques et sociales fort diverses. Ne considêr.rit
n
les conditions historiques communes - fin du 0010n:l._·-
, i
lisme - que sous l'angle formel, ce terme suqqêreiJn-
~
i . .
plicitement des traits politiques et -êCOnOm1,<Jm~',mI!~tJ''''''''\\\\;l'~;''''
~uns, si bi~n qu'il a une fonction plus mystifrcà.~~'fi.",,<;}.~t'.7L,;':·,,~.;,f:,?'i'
qu' explicatl.ve.
'-; ·,"'-'<·_~.h ,.;,>,.. ,
~
(2)
Il est clair que dans le contexte colonial, seules les
.~
villes sont en contact direct avec le colon ~ dês lors,
f
c'est â partir d'ellesque peuvent s'élaborer une orga~
,
nisation de la lutte. Selon Nguyen Nghe, "la classe
ouvriêre, dans les colonies, ne constitue pas une
classe privilégiée au sens oü l'entend Fanon, c'est-!-
dire choyée par les colons, elle est priviléqiêe
--,
sens révolutionnaire du mot, par le fait qu'elle
la mieux placée pour voir de prês les mécanismes
l'exploitation coloniale". (Cf. op. cit., p~ 31)

-
188 -
ethniques, entretenues et ravivées par la politique colo~
niale : ensuite les conflits entre les divers partis, par-
fois à coloration ethnique, et enfin les intérêts divergents
entre ceux qui ont profité de la colonisation et ceux qui
ont été lésés par elle, entre la bourgeoisie comprador
bureaucratique, les intellectuels et les paysans.
Certes, il faut supprimer toutes ces opacités
afin de créer une nation solidaire. C'est d'ailleurs l'argu-
ment qu'on avance, quand il s'agit de défendre le parti uni-
que. "Le parti unique a pour but de forger des élites nou-
velles, de créer une classe dirigeante neuve, de réunir et
de former les chefs politiques aptes à gouverner le pays,
car les masses ne peuvent pas gouverner elles-mbes.S_,fo
tion n'est pas tant d'administrer que d'assurer -le dY~Î.'"
.';".-,,:.
de l'administration et de vérifier sa fidélitén·.(l). O:'ûn
autre côté, le parti établit un contact direct et permanent,
entre le gouvernement et son pays. Il rompt l' isolem.i1tllE!l8,:;":;·:~
.-,-,'-'.
'
chefs par rapport aux masses par des milliers de cellules et
des sections dispersées dans l'ensemble du pays. Le parti
est à la fois un organe de l'Etat capable de comprendre ses
décisions de l'intérieur et d'y adhérer intégralement et un
groupe de citoyens qui ressentent en eux-mêmes et dans leurs
proches les réactions populaires qu'ils peuvent transcrire
r
dans les décisions de l'Etat. "La derniêre justification de'
~r i
l'unicité du ~arti résulte de l'abandon par l'Etat de la
r ,
neutralité politique. A l'Etat neutre classique s'est subs-
titué l'Etat porteur d'idéaux, l'Etat incarnant une foi,
~ :,.~
une morale, une éthique" (2).
.
- ~
.. ....
.:"'. ~.,::;'~-;.;.l
-. :...•.:...!...•.'\\
(!
(1) A. Mahiou, L'avènement du parti uniqUe en AfriqUe Noire,
L.G.D.J., Paris, 1969, p. 91.
(2) Idem, p. 92.
1
-_......--.-J

-
189 -
Or, tout change si l'Etat adhère lui-même à
une êthique prêcise : il ne peut alors accepter que le
seul parti qui la dêfend, car les autres ne luttent plus
dêsormais dans l'Etat mais cantre les valeurs qu'il in-
carne. Cependant, dans la mesure où la rêalitê colonlale
est ce tissu de conflits et de tensions que nous avons
signalês, l'Etat se devrait d'être neutre, ne serait-ce
que dans les diverses modalitês qui seront prQposêes
pour gêrer tous ces conflits et crêer cette nation. La
table rase que reprêsente le parti unique signifie qu'il
n'existe qu'une solution, qu'une possibilitê de rêsoudre
les problèmes
or, nous sommes conscients que devant
tout problème humain s'ouvrent de multiples possibilités.
Mais cette table rase a surtout l'inconvênient de créer
une unanimitê qui n'est pas rêelle, car les divers oôn-
flits ne sont que mis en veilleuse, attendant le moment
d'êclater d'une manière plus violente. Pour les mainte-
nir dans cet êtat de latence, l'Etat est obligê de durcir
sa position et sa rêpression.
L'idêal de Fanon d'un parti unique paysan,
authentiquement rêvolutionnaire conduit au totalitarisme
des Etats prêsents d'Afrique, et peut ainsi lêgitimer
toutes les violences exercêesau nom de cette unitê na-
tionale. En effet, l'homogênêitê sociale implique un ,
pouvoir fort dominê par un parti unique qui reprêsente
la conscience nationale, dont le rôle est d'êduquer les
masses en vue d'atteindre cette unitê, ultime but de la
rêvolution.
La distinction de Sekou Tourê entre la d6mo-
cratie populaire et la dêmocratie nationale est nulle
dans la mesure où toutes les deux reposent sur la convic-

-
190 -
tion qu'une transparence sociale est possible, â partir
de l'activité historique d'une classe élue. Il é c r i t :
"Le régime de Démocratie populaire reflète les contra-
dictions sociales préexistant â son établissement. C'est
en conséquence un régime lié â la lutte des classes anta-
gonistes, instauré, dirigé et contrôlé par un parti de
classes, en l'occurence le parti des masses laborieuses
( ..• ) Il s'agit d'un régime de transition vers la Démocra-
tie socialiste, conforme aux impératifs de la période
transitoire allant du capitalisme au socialisme. Le régime
de Démocratie Nationale, quant â lui, répond â des condi-
tions différentes. Sa caractéristique est d'être marquée du
sceau de l'unité des populations, indispensable dans les
nations de formation et plus spécialement dans les pays
ayant subi la domination coloniale et dont les frontiêres,
l'économie et l'organisation administrative dépendaient
de la fantaisie du colonisateur"
(1).
S. Touré ignore que dans un cas comme dans
l'autre, toutes les possibilités sociales se referment
sur l'unique finalité d'une transparence sociale, qui
nous apparait comme un mythe. Il demeure que dans cette
visée est supprimée l'alternance au pouvoir qui marque
effectivement le caractère ouvert d'un pouvoir et d'une
société. A notre avis, toute société porte en elle des
opacités, des divergences, des inégalités qui ne peuvent
pas être supprimées au risque de détruire cette société
dont l'existence même révèle que l'accord subsiste entre
(l) Sekou Touré, L'Afrique et la Révolution, Conakry,
Ed. P. D • G., p.
83,
t. 13.

- 191 -
ces divers intérêts sociaux. La suppression des disharmo-
f,
nies, des divers intérêts particuliers et naturels, rompt
aussi cet accord pour faire place à une société maintenue
~i
par la violence et la dictature.
f
C'est la violence et l'intolérence qui élêvent
leur tête hideuse lorsqu'aux regards de L.-S. Senghor,
toute opposition n'est que traîtrise et subversion:
"Se montrer indulgent dans ces circonstances serait tra-
hir la nation.". "Le parti, déclare S. Touré, représente
la pensée du peuple guinéen à son plus haut niveau et sous
sa forme la plus achevée". Pour N' Knemah, "le Parti c'est
la nation et la Nation s'identifie au Parti~Quedlrede
cette déclaration de J. Tettegah : "Nous contrÔleronlf.les
, :-
. -
:.~ ~-~';!r~}"-"" .:'
votes, bureau par bureau, et nous saurons en quelsl~x
se seront produites les abstentions, et vous pouvezi&e
sOrs que nous saurons prendre les mesures qu'il convient
d'employer contre ces traîtres à notre causeR (1).
La suppression des libertés individuelles, de
la créativité personnelle est nécessairement liée à la
pensée de Fanon, à la vision d'un monde neuf, épuré de
toutes les contradictions sociales. A elle reste fidêle
les leaders africains déclarant une unité à faire au-dessus
des individus. Mais cette vision porte en elle aussi l'idée
d'un arbître chargé de juger la légitimité et les excês
du pouvoir en place. Or, comme le pouvoir n'est pas garan-
ti par l'alternance au pouvoir, la constitution ne Peut pas
j
1
(1) Propos cités par D. Caute, op. ciL, p. 159.
1
t
f
f
L
,.\\

-
192 -
jouer ce rôle. Ainsi "à mesure que la dictature d'un parti
unique se durcit et que l'opposition des masses devient
plus forte, l'armée avec ses cadres animés d'un esprit de
corps intransigeant devient l'arbitre du conflit" (1).
Une preuve supplémentaire est ainsi faite que
de l'idée première de la démocratie, à savoir le débat
plutôt que le combat, dans l'existence d'intér@ts diver-
gents, à l'idée seconde de la démocratie qui est la possi-
bilité d'une unité parfaite par la suppression des diver-
gences, on est conduit nécessairement à la violence, à la
terreur.
Dans la théorie de Rousseau, l' absolutism~~~'::
mocratique et les violences qui lui sont inhê~entèB,,~t:.idé
~'~
-_'::~-'-"'~l#t-"?-~:(-;
dans le souci d'empêcher un émiettement de l'autonoml~0~è8
centres de décision. La transparence est requise pur~rit
dans la sphère politique, ce qui maintient uned18tll'\\C~t~n
entre la société civile et l'Etat. Mais Rousseau n'a pâB
manqué d'apercevoir dans le travail et dans le processus de
production, le lieu de la création des opacités sociales,
de la dépendance et de l'asservissement de l'homme. C'est
en ce lieu que Marx propose la réconciliation de l'homme
par l'homme à la suite d'une violence révolutionnaire du
prolétariat et la socialisation des moyens de production.
Cette vision d'un monde transparent repose sur la convic-
tion que l'histoire a une fin, et que seule la classe ex-
ploitée pouvait la réaliser. Marx radicalisait ainsi la
croyance en un univers harmonisé avec le,mythe de la
,
(1)
Idem, p. 159.

-
193 -
société communiste dans laquelle le travail prend un statut
.
, ' - '" ~~:..
.
de loisirs~· Mais Marx pense cette révolution à l'intérieur
de la culture européenne, et la violence est toujoursl~j".
utilitaire, mais non essentielle. Or, avec Fanon, il y a. un
renforcement de tous les éléments de la mystique dêmocra~· .
tique. En effet, de Marx à Fanon, la classe exploitée dpnc
élue, devient tous les peuples oppressés et coloniséB~ qUi
n'ont pas encore adopté le mode de production :Lndu.trie~l• .:
Dès lors, la violence ne s'exerce plus dans l~ conquOtedes
.
.
moyens de production, mais dans la quO te m&ne del'existènce.
;-,
.
La violence de Fanon est existentielle, d'oil be~u.cC?\\lP.P~ll~
intense comme pour suppléer à l'inexistence des mo1.nll·4~·'
production industrielle. Elle est en elle-mIme·II.#~:~'V.Jji"!:';!:','.
but car elle est l'humanité en marche.
En ce sens Fanon reste tributaire
selon laquelle l'humanité ne peut s'accomplir'dani
ciêté d'inégalités, d'intérêts divergents •. Ma19J:'6 i:'
diation des valeurs européennes, sa haine far.ou'Jh~i;~iI;, 'k"':;',.
,
,
'",':: ':-, .:'t' -~>'"~:·-i,y_t'<'~·: - -
cisme "blanc", i l reste prisonnier de cet idéal eu~lf!ij(~·.:
i
_1
"
,__,-~,
""_';~:':"'~:~(.1'lc_:.,;_,1~-'
!
Il est le nerf de toute sa théorie de la viol~nce.)I,loAA~
i
damna ainsi l'impérialisme européen, la colonl~ati~h;~~ti*~i
f!
se référant aux principes de la grande tradition rêv~iui:
tionnaire européenne. Il n'y a pas de solution de co~ti~
nui té dans l'évolution des idées : chaque croissanCl!!l~o~'7';
velle s'enracine dans des couches anciennes. Fanort h··a~~':
été infidèle à cette tradition, il l'a simplement .n~ichi6~~
(1)
(1)
Idem, pp. 167-168.

l..•.
CHA PIT RE
V
f:
LA DEMOCRATIE EST-ELLE UNE TRANSPARENCE SOCIALE ?
i:
1 ~
1
,
,
1 .
, .
~

-
195 -
Au terme de l'analyse des doctrines de Rousseau,
Marx et Fanon,
la démocratie est apparue comme le sceau de
la réconciliation de l'homme avec l'homme, dans une société
homogénéisée, édifiée sur une transparence totale dans la
communication des hommes entre eux, des hommes avec les ins-
titutions, des hommes avec "l'essence de l'homme". On peut
cependant se demander si telle est effectivement l'essence
de la démocratie lorsqu'on remarque qu'une telle conception
ne se départit pas d'une visée eschatologique, si l'on sait
que la démocratie a caractérisé dans l'antiquité des sociétés
de la parole politique. Une telle interrogation est rendue
possible par les nombreuses inconséquences que présentent
les théories démocratiques de la transparence sociale.
l
-
Inconséquences et dangers d'une possible transparence
sociale.
Tout au long de notre exposé, i l s'est révélé que
la théorie des trois auteurs visait à détruire toutes les
opacités qui empêchent les hommes de vivre pleinement leur
humanité. Elle considère ainsi que cette humanité ne serait

-
196 -
réalisée que si une société dépourvue de toute contrainte,
de tout asservissement voit le jour. Il apparaît que cette
humanité à atteindre, cette société à construire se dres-
sent comme des modèles qui peuvent paradoxalement conduire
par leur présence à des buts contraires à ceux que visent
Rousseau, Marx et Fanon.
A. La tendance totalitaire d'une telle conception.
1) La nécessité historique et le modèle.
L'idée véritablement révolutionnaire de la philo-
sophie de Hegel fut que le vieil absolu des philosophes se
révélait dans le domaine des affaires humaines, précisément
dans ce domaine des expériences de l'Homme que les philo-
sophes, unanimement, avaient écarté en tant que fondement
des normes d'absolu. Politiquement une telle position intro-
duit dans l'histoire une nécessité et privilégie le rôle du
spectateur que veulent être Marx et Fanon, et à un degré
moindre Rousseau.
"Le vrai problème, écrit H. Arendt, est
que tous ceux qui, tout au long du XIXe siècle, marchaient
sur les traces de la Révolution Française se sont considérés
non pas simplement comme les successeurs des grands ancêtres
de la Révolution, mais en tant qu'agents de l'histoire et
nécessité historique, avec ce résultat évident mais para-
doxal qu'au lieu de la liberté c'est la nécessité qui est
devenue la catégorie essentielle de la pensée politique et
révolutionnaire."
(1)
(1) H. Arendt, Essai sur la Révolution, Gallimard, Paris, 1967.

-
197 -
Mais cette nécessité dont se pare l'histoire -
et dont i l faudrait se méfier parce qu'elle vise en dernière
instance à déprécier la spontanéité des actes de l'homme -
se double d'une autre: celle que l'histoire possède une fin.
Or, si l'histoire possède une fin,
n'est-il pas possible de
l'atteindre, surtout si cette fin est la suppression de tous
les dualismes sociaux? Dès lors, cette fin peut servir de
modèle, de critère à
juger les actes de l'homme. Nous sommes
d'avis avec F. Châtelet, pour dire qu'il subsiste chez
Rousseau, Marx et Fanon, l'idée "qu'il faut réaliser ce que
l'homme est déjà"
(1)
ou si l'on veut, qu'il faut achever la
réconciliation de l'homme avec l'homme.
Ce que l'homme est déjà, c'est un modèle, c'est
quelque chose qui a une certaine stabilité et permet, en
outre de revenir sur lui pour se demander si ce que l'on
fait ou propose est valable ou non. Le modèle sert de critè-
re.
Il est à la fois permanent. En ce sens, les termes de
dénaturation employé par Rousseau et d'aliénation chez Marx
et Fanon sont significatifs. Alienus, c'est ce qui est autre,
ce qui est contraire. Ces termes son essentiellement "judéo-
chrétiens"
(2) et légitiment par ailleurs, notre décision de
considérer ces trois doctrines comme une mystique.
(1)
F. Châtelet, La révolution sans modèle, Mouton, Paris,
1975, p.
22.
(2)
Idem, p.
23.

-
198 -
Pour poursuivre nos propos, i l faut dire qu'à
partir du moment, où i l y a un modèle ou un but, i l y a
norme, i l y a aussi la certitude qu'un objet - que ce soit
~n homme nouveau ou une nouvelle société - est à fabriquer
selon des plans connus à l'avance, comme on fabrique une
automobile ou une maison.
"La fabrication se distingue de
l'action en ce qu'elle a un commencement défini et une fin
qui peut être fixée d'avance: elle prend fin quand est
achevé son produit qui non seulement dure plus longtemps
que l'activité de fabrication, mais à dès lors une sorte
de vie propre"
(1). Ce problème de la fabrication d'un
homme "vrai" ou d'une société nouvelle qui sert de modèle
est présent chez Rousseau, Marx et Fanon. Chez le premier,
le modèle se situe au début des temps, chez les derniers,
i l est placé après la résolution des contradictions. Dans
tous les cas la vision du modèle vise "à travers les déba-
cles et les épiphanies du temps à remplir le projet ini-
tial qui peut être soit le retour à la plénitude de la
Genèse, soit l'entrée dans le millénium"
(2).
2)
Les dangers d'une nécessité historique
et d'un modèle.
Les avantages d'un modèle et d'une nécessité
historique sont peut-être l'introduction d'une mesure et
d'un sens dans les actes désordonnés des hommes. Mais i l
reste toutefois qu'on peut demeurer perplexe devant un tel
!
(1)
H. Arendt, La crise de la culture, Gallimard, Paris,
1972, p.
81.
(2)
F. Châtelet, op. cit., p. 23.

-
199 -
scientisme dans les "affaires" humaines. L'homme est avant
tout imprévisibilité, irrationnalité, créativité. Une telle
conception de l'histoire, ne conduit-elle pas à restrein-
dre, à borner les expressions multiples de l'homme et les
divers possibles historiques que possède son acte ?
Une fin et une nécessité de l'Histoire articulées sur un
modèle semblent conduire à une aliénation de la liberté.
J.-L. Talmon est en droit de s'inquiéter:
"La liberté hu-
maine est-elle compatible avec un mode d'existence social
exclusif, même si ce mode tend vers un maximum de justice
et de sécurité sociales ?"
(1). Malgré les précautions
théoriques de Marx
(2)
et Fanon, une telle vision aboutit
à subordonner les désirs humains aux buts grandioses fixés
à l'histoire. Outre cette aliénation de la spoptanéité de
l'homme, le plus grave danger réside dans le fait que la
présence d'un modèle peut conduire à la violence. En effet,
"Dans la mesure où les hommes s'écartent de l'idéal absolu,
on peut les forcer à s'y conformer en feignant de les igno-
rer, en utilisant la force ou l'intimidation"
(3).
Ainsi le modèle d'une transparence sociale est

en lui-même une réduction des activités de l'homme, une
dangereuse tentative de séquestrer ce qu'il y a d'inconnais-
(1) J.-L. Talmon, op. cit., p. 13.
(2)
L'une des précautions théoriques que prend Marx, consiste
à introduire l'initiative humaine dans le déterminisme
historique :
"Ce sont les hommes qui font leur propre
histoire, -mais ils ne la font pas arbitrairement, dans
les conditions choisies par eux, mais dans les condi-
tions directement données et héritées du passé". Seule-
ment cette initiative de l'homme est tellement limitée
que nous sommes en droit de considérer qu'elle est pra-
tiquement inexistante.
(Cf. pour la citation, Le 18-Brumaire
de Louis Bonaparte, Ed. Sociales, p. 13).
(3) J.-L. Talmon, op. cit., p. 13.

-
200 -
sable dans le mouvement de l'homme. Mais simultanément, un
tel modèle ne laisse aucun domaine de l'activité de l'homme
dans l'ombre. En effet, s ' i l y a un modèle à atteindre, i l
est essentiel de vérifier constamment si tous les actes,
toutes les pensées sont conformes à la réalisation de ce
modèle. Il apparaît donc qu'avant l'analyse même de leur
contenu, les doctrines de Rousseau, Marx et Fanon sont con-
damnées parce qu'elles considèrent la démocratie comme le
modèle de société, parce qu'elles s'articulent aussi sur
l'idée que l'histoire possède une fin, qui serait aussi le
commencement d'une nouvelle Histoire. L'idée d'un renouveau
de l'histoire trouve son origine tout comme la démocratie
conçue comme une société homogène, au XVIIIe siècle.
"L'idée
que le cours de l'Histoire, brusquement recommence à nouveau,
qu'une histoire entièrement nouvelle, une histoire jamais
connue ou jamais racontée auparavant, va se dérouler, était
inconnue avant la fin du XVIIIe siècle"
(1). Cette simili-
tude des origines n'est pas une pure coincidence lorsqu'on
sait que ce siècle fut le moment d'une réduction de l'homme,
au principe d'un contrat qui permettait à l'homme de s'asso-
cier pleinement et de réaliser son être. Cette réduction fit
de l'homme essentiellement comme dirait Aristote, un animal
politique.
3) Le totalitarisme politique, but de la
démocratie.
Il nous semble que dans son essence, la démocratie
de la transparence sociale aboutit à un totalitarisme poli-
(1)
H. Arendt, Essai sur la Révolution, Gallimard, Paris,
1967, pp.
36-37.

-
201
-
tique.Çhez Rousseau, nul doute n'est possible lorsqu'on
sait que c'est à partir de l'institution du contrat que
surgit une nouvelle collectivité, qui doit tout à l'Etat
et particulièrement la liberté. Selon Rousseau, l'Etat
est proche de sa ruine lorsque le service public cesse
d'ètre la principale préoccupation des citoyens. Imprégné
d'antiquité, Rousseau éprouve intuitivement l'ivresse du
peuple rassemblé pour légiférer et définir l'intér~t géné-
ral. La république se fait tous les jours. Rousseau ne
prend pas garde au fait qu'une création des hommes, volon-
taire à l'origine, peut se transformer en Léviathan suscep-
tible d'écraser ses propres auteurs. Il ne se rend pas
compte qu'une absorption totale de caractère très émotion-
nel dans l'activité politique collective est faite pour
supprimer toute vie privée; que l'ivresse de la multitude
rassemblée peut exercer une pression des plus tyranniques ;
que l'extension de l'activité politique dans tous les do-
maines de l'intérèt et de l'entreprise humaine, et le fait
d'interdire à toute démarche fortuite et empirique de se
développer, sont le meilleur moyen d'aboutir au totalita-
risme.
Il nous semble que la liberté est plus en sûreté
dans un Etat où la politique n'a pas une importance primor-
diale, et où i l existe de nombreux secteurs d'activité pri-
vée et collective apolitique.
Il faut noter aussi que la position du législa-
teur dans la théorie politique de Rousseau, connote effec-
tivement cette tendance absolutiste de la politique chez
l'auteur. En effet, le législateur rééduque la "jeune
nation" créeepar le Contrat social pour qu'elle veuille
la volonté générale. Sa tâche est surtout de créer un nou-
veau type d'homme, doté d'une mentalité nouvelle, de

-
203 -
toute pensée et toute action humaines ont une signification
politique, et tombent par conséquent dans l'orbite de l'ac-
tion politique. Les idées politiques du totalitarisme, comme
nous l'avons montré, ne constituent pas une série de précep-
tes pragmatiques, ni un ensemble de moyens applicables à une
branche particulière du champ d'action de l'homme: elles
font corps avec une philosophie cohérente et tout embrassante.
Le totalitarisme définit donc la politique comme l'art d'ap-
pliquer cette philosophie à l'organisation de la société
le but final de la politique ne sera atteint que lorsque
règnera partout une transparence intégrale dans tous les do-
maines de la vie.
Le totalitarisme ou l'absolutisme auqael conduisent
les systèmes de Rousseau, Marx et Fanon, est une inconséquen-
ce ; une inconséquence entre l'espérance d'une libération
totale de l'homme de tout lien qui entrave son émancipation,
et son emprisonnement en fait dans la sphère unique de la
politique. De dramatiques évènements historiques peuvent en
témoigner, et entre autres, la terreur jacobine, le "fascisme
hitlérien", et les purges staliniennes. Mais ces évènements ne
sont devenus des réalités historiques que parce qu'il existe
dans les théories démocratiques de ces trois auteurs, de nom-
breuses inconséquences théoriques. Ces dernières expliquent
davantage les conséquences négatives de ces pratiques poli-
tiques qui se sont explicitement ou implicitement réclamées
de nos trois auteurs.

-
204 -
B. Inconséquences et preuves historiques négatives
""
des trois systèmes.
1) La violence et la transparence sociale.
De Rousseau à Fanon, l'histoire de l'humanité
se présente comme un vaste filet dont les maill"es seraient
tenues entre elles par la violence. La violence structure,
cimente les relations humaines. Selon ces auteurs, parce
que ces relations reposent sur la violence, elles sont né-
gatives, elles sont opaques; or il est possible à l'homme
de trouver de nouveaux fondements à ses relations avec au-
trui qui ne soient pas tissées par la violence. Mais para-
doxalement, c'est par un recours à la violence que Rouss~~M,
Marx et Fanon, rendent possible l'avènement des relations
transparentes entre les hommes.
Il apparait ainsi que les trois auteurs distin-
guent la violence négative de la violence fondatrice. Avant
de nous interroger sur la validité d'une telle distinction,
il est essentiel pour nos propos de dire que la violence
fondatrice est un mythe, une croyance aussi vieille que
l'humanité. En effet, les génèses de diverses religions
et de diverses légendes considèrent que l'homogénéité so-
ciale est le fruit d'une violence, que tout commencement
de l'histoire des hommes en société, a été précédé d'un
crime. H. Arendt résume bien une telle croyance: "Qu'un
tel co~encement doive être lié à la violence, les commen-
cements légendaires des antiquités tant biblique que clas-
sique semblent le prouver : Caien supprime Abel, et Romulus
tue Rémus ; la violence est le commencement ; aucun commen-

-
205 -
cement
ne pourrait se passer de violence ni de violation.
Les premiers actes enregistrés de notre tradition biblique
et laique, légendaires ou crus historiques, ont voyagé à
travers les siècles avec cette force que la pensée des hom-
mes acquiert dans les rares occasions où elle produit des
métaphores irrésistibles ou des apologues, une portée univer:-
selle. La légende parle sans équivoque : toute fraternité
dont les humains sont capables est issue du fratricide,
toute organisation politique que les hommes aient réussie
tire son origine d'un crime"
(1).
Le mythe de la violence fondatrice continue d'ali-
menter même les thèses modernes. Ainsi par exemple S. Freud
qui considère que la société est issue du meurtre d'un père
tyrannique :
"Les hommes avaient vécu originairement en
petites hordes, écrit-il, dont chacune était soumise à l'au-
torité tyrannique et brutale d'un mâle plus âgé qui avait
réduit à sa merci des jeunes hommes dont certains étaient
ses fils . . . Les fils révoltés se liguèrent contre leur père,
le vainquirent puis le dévorèrent en commun"
(2). En anthro-
pologie religieuse, R. Girard soutient la thèse du mécanisme
victimaire ; selon cette thèse, une victime quelconque cana-
lise sur elle, toute la violence destructive et négative
présente dans la société. Avec la mise à mort de la victime,
cette violence négative devient positive et comme i l dit ori-
ginaire
(3).
(1)
H. Arendt, Essais sur la Révolution, Gallimard, Paris,
1967, p. 23.
(2)
S. Freud, Moise et le monothéisme, Gallimard, Paris,
1948, p. 175.
(3) Pour plus d'information sur la théorie du mécanisme vic-
timaire, cf. La violence et le sacré, Grasset, Paris, 1972,
de R. Girard.

-
206 -
La psychanalyse de groupe de Freud et l'anthropo-
logie religieuse de Girard sont conséquentes. La distance
qui s'installe entre l'homme et la violence est toujours
éphémère car la violence demeure latente, comme endormie
par l'anesthésie du sacré. L'homogénéité sociale n'est donc
pas possible, car elle serait la rupture de la société et
sa précipitation dans la violence destructrice.
Si l'on considère, toute contrainte comme une
violence, on peut cautionner la théorie de la violence fon-
datrice et donner raison à tous ces auteurs. Dans ce cas,
on peut supposer que la morale comme force coercitive est
une violence qui hiérarchise les valeurs sociales et les
actes de l'homme. Même la politique peut se définir en ter-
mes de violence comme le fait M. Weber :
"Est donc politique,
toute institution dont l'existence et la validité des règle-
ments sont garanties de façon continue à l'intérieur d'un
espace déterminable par l'application et la menace d'une
contrainte physique de la part de la direction administra-
t ive"
(1).
Mais si l'on accepte que la violence structure
toute société, i l faut concéder que les structures et les
hiérarchies ne peuvent pas disparaître. La violence fonda-
trice ne règle pas son compte à la violence négative ; elle
réinstarre plutôt de nouvelles valeurs autant fondées sur la
violence que les premières. L'escalade de la violence ne met
:pas fin à l'Histoire des opacités sociales, elle les inter-
(1) M. Weber, Economie et société, Plon, Paris, 1971, t.
l,
p.
57.

-
207 -
change; l'Histoire sera donc la répétition indéfinie de
la violence. L'erreur de Rousseau, Marx et Fanon n'est pas
d'avoir pensé la violence comme le nerf des sociétés, mais
d.'avoir considéré qu'il y a une fin de cette violence, une
fin de la nécessité historique. C'est aussi l'erreur de
toutes les philosophies de l'Histoire, et peut-être la
cause de leur disqualification.
"Aujourd'hui, tout annonce
que les philosophies de l'histoire sont mises hors jeu pour
un bout de temps. Elles ont crevé de tous les côtés, bau-
druches vides et déchirées"
(1), ironise F. Châtelet.
Si la réalité de toute société est la violence,
cela implique que la violence est une donnée naturelle de
l'homme. Ceci signifie qu'une transparence intégrale qui se
veut la disparition de toute contrainte sociale, de toute
inégalité équivaut à une destruction de la société, car
cette transparence intégrale ne serait plus destinée à des
hommes. L'écran que représente la violence entre les hommes
ne s'épaissit que davantage si l'intensité de la violence
augmente.
Il est certes possible de postuler comme le font
Rousseau, Marx et Fanon, que les hommes sont les acteurs de
cette violence, qu'il leur est possible de détruire cette
violence qui est leur oeuvre négative. Seulement le problème
du critère de validité d'une violence demeure posé. Qui dé-
termine qu'une violence est positive ou négative? Au nom et
en vertu de quel critère peut-on fixer la fin de la violence
fondatrice ?
(1) F. Châtelet, op. cit., p. 23.

-
208 -
L'unique critère qui permet de mesurer la violence
est sentimental, affectif et d'ordre moral. Il n'est pas
objectif. Et ceci, entre parenthèse, est encore la preuve
que les théories de nos trois auteurs est une mystique au
.
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sens que nous donnons à ce mot. En effet, la violence qui
contraint le citoyen de Rousseau à être libre ou à maintenir
la république en cas de danger s'apprécie en mesure affec-
tive. C'est la conviction que cette violence s'exerce dans
l'intérêt du citoyen ou de la société qui la légitime, lui
donne valeur objective. Il en est de même de la violence
prolétarienne, qui est juste parce qu'elle celle d'un grand
nombre, d'une majorité. Mais la majorité est-elle un critère
objectif ou scientifique? La majorité qui posséderait les
valeurs positives sociales, est une règle morale, ensuite
une règle politique à connotation morale qui considère que
les dommages causés à la minorité sont moindres que ceux
causés au plus grand'nombre.
En outre, la détermination à faire entre une vio-
lence négative et une violence positive, la connaissance de
la marche historique, réintroduit socialement une hiérarchie,
donc une opacité. Elle signifie l'exercice de la contrainte
par ceux qui savent sur ceux qui font réellement l'histoire.
Elle privilégie le spectateur de l'Histoire au détriment de
l'acteur de cette Histoire. En effet, du fait même de l'alié-
nation de l'acteur, i l revient "au savant" de porter à sa
conscience,la vérité historiqu~qu'il est le moteur de l'his-
toire, et d'indiquer les modalités qui mèneraient à l'émanci-
pation de l'humanité. Le philosophe apparaît ainsi comme le
metteur en scène qui fait jouer à un acteur le scénario d'un
film que ce dernier aurait élaboré lui-même.

-
209 -
La thèse de Rousseau, Marx et Fanon, d'une trans-
parence sociale qui serait la vraie démocratie, implique
que la transformation est précédée par l'interprétation,
de sorte que l'interprétation philosophique du monde a in-
diqué comment i l devrait être transformé. La philosophie
a construit la "vraie" démocratie et i l ne reste qu'à la
réaliser.
"Il se pourrait comme le dit H. Arendt, que la
philosophie ait prescrit certaines règles d'action, quoique
aucun grand philosophe n'ait jamais tenu cela pour sa tâche
la plus importante"
(1). Essentiellement, la philosophie,
de Platon à Hegel, ne fut "pas de ce monde", qu'il s'agit
de Platon décrivant le philosophe comme l'homme dont seul
le corps habite dans la cité de ses semblables, ou de Hegel
admettant que, du point de vue du sens commun, la philoso-
phie est un monde à l'envers, un verkehrete welt. Le défi
à la tradition, non pas simplement impliqué, mais directe-
ment exprimé dans les trois thèses et particulièrement dans
la thèse marxienne, réside dans la prédiction que le monde
des affaires communes des hommes, oü nous nous orientons et
pensons en termes de sens commun, deviendra un jour identi-
que au royaume des idées oü le philosophe se meut, ou bien
que la philosophie, qui a toujours été seulement "pour
quelques-uns", sera un jour la réalité de sens commun pour
tous.
Mais cette espérance de la pureté idéelle dans les
affaires humaines est conçue en termes traditionnels. On
imagine sans peine, la violence qui peut découler d'un fait
nouveau - c'est-à-dire la montée sociale des organisateurs,
(I) H. Arendt, La crise de la culture, Gallimard, Paris,
1972, p. 36.

-
210 -
de la spécialisation de plus en plus intense requise à cause
de la division du travail - et sa conception dans les termes
anciens d'une transparence intégrale possible, consécutive
à une violence totale, dés intégrante et fondatrice. Les ter-
reurs dont les hommes ont été les proies dans l'histoire ré-
vèlen,t l'impossibilité de traduire matériellement et socia-
lement, la transparence intellectuelle à laquelle peut accé-
der le système philosophique. La dictature, la suppression
de toutes les libertés sont peut-être les résultats auxquels
on peut aboutir dans les affaires de l'homme lorsqu'on veut
les rendre transparentes comme les idées platoniciennes.
2) De la dictature jacobine aux purges staliniennes
Les conséquences historiques d'une théorie de
la transparence sociale.
En effet, à partir du moment où l'on a admis
l'existence d'un ordre homogène à restaurer ou à atteindre,
même la dictature, la terreur sont permises pour accéder à
cet ordre. Babeuf écrit :
"ce gouvernement fera disparaître
les bornes, les haies, les murs, les serrures aux portes,
les disputes, les procès, les viols, les assassinats, tous
les crimes ; les tribunaux, les prisons, les gibets, les
peines, le désespoir que causent toutes ces calamités; l'en-
vie, la jalousie, l'insatiabilité, l'orgueil, la tromperie,
la duplicité, enfin tous les vices ; plus, le vers rongeur
de l'inquiétude générale, particulière, perpétuelle de cha-
cun de nous, sur notre sort du lendemain, du mois, de l'année
suivante, de notre vieillesse, de nos enfants et leurs en-
fants"
(1). Cette action gouvernementale suppose que s'exerce
(1) Babeuf, cité par J.-L. Talmon, op. cit., p. 211.

-
211 -
d'une manière permanente la violence de l'avant-garde révo-
lutionnaire sur la masse.
"Je vous ferai donc malgré vous,
s ' i l le faut, être braves. Je vous forcerai à vous mettre
aux prises avec nos communs adversaires .•• Vous ne ,savez
point encore comment et où je veux aller. Vous verrez bien-
tôt clair à ma marche; et, ou vous n'êtes point démocrates,
ou vous la jugerez bonne et sûre"
(1).
Ces deux assertions de Babeuf sont un héritage
du jacobinisme dont la dictature repose essentiellement sur
la dévotion des fidèles et la rigueur de l'orthodoxie. Il
va sans dire que si la démocratie est cette transparence
sociale comme le souligne Babeuf, i l est normal que tous
les individus se sacrifient à sa réalisation. Cette dernière
nécessite que toutes les règles soient suspendues. Robespierre
formule bien la philosophie de la Terreur en disant qu'il est
"inutile d'accumuler des jurés et des juges, puisqu'il n'exis-
te qu'une sorte de délit au tribunal révolutionnaire: celui
de la haute trahison, et qu'il n'y a qu'une seule peine qui
est la mort"
(2). J.-L. Talmon résume aussi bien l'ambiance
doctrinaire du jacobinisme qui vise à la réalisation d'une
démocratie directe, totale:
"il ne tarde pas à devenir une
confrérie de fidèles qui doivent perdre leur ego dans la
substance objective de la foi pour reconquérir leurs âmes.
En temps utile, la soumission devient libération, l'obéissance
liberté, l'affiliation aux clubs jacobins le signe extérieur
de l'appartenance à la race des élus et des purs, et la parti-
cipation aux fêtes jacobines et aux rites patriotiques une
expérience religieuse. A l'intérieur des clubs se poursuit
un processus continu d'épuration qui entraîne dénonciations,
confessions, excommunications et expulsions"
(3).
(1) Idem.
(2) Robespierre, Discours du 25 août 1793, U.G.E./10-18,
Paris, 1963, p. 75.
(3) J.-L. Talmon, op. cit., p. 136.
'-

-
212 -
1
L'aboutissement du jacobinisme à la dictature et
j
à une confrérie réside dans le fait que le modiHe de la dé-
mocratie posé a priori comme une transparence sociale, né-
cessite aussi la transparence dans l'individu. Robespierre
écrit:
"Le patriotisme est une chose du coeur"
(1)
; or,
i l n'existe aucun critêre objectif qui permette.nt de dis-
1
tinguer les actes conformes au sens du modêle et ceux qui
i
ne le sont pas. Dès lors, seule la peur que suscite dans
i
1
les coeurs la violence, peut servir de mesure et de loi à
!
la vertu que demande Robespierre. Selon H. Arendt,
"le rêgne
de la vertu devait fatalement devenir, au pire, la dictature
de l'hypocrisie, au mieux le combat permanent contre les hy-
1
pocrites et pour déceler ceux-ci"
(2).
En effet, i l y a lieu de croire que dans la mesure
oft tout est soumis à la réalisation d'un but, les individus
1
qui ne sont pas du même avis ne peuvent qu'être jugés comme
traitres, le but à atteindre étant fixé une bonne fois pour
toutes. Il ne leur reste que l'hypocrisie.
"Il est impossible
de distinguer entre vrais et faux patriotes"
(3). En même
1
temps i l s'installe l'inquiétude de juger tout acte dans sa
conformité au modèle ; cette inquiétude réduit peu à peu les
éléments révolutionnaires qui se retrouvent dans une secte,
la méfiance s'aggrandissant entre eux et le peuple dont ils
1
sont pourtant les porte-parole.
1
j
Mais le plus grave, c'est qu'au lieu de conduire
à la transparence sociale, le pouvoir politique comme en
1
1
1
!
(1)
M. Robespierre, Discours et rapports à la Convention,
V.G.E.,
10/18, Paris, 1965, p. 113.
1
(2) H. Arendt, Essai sur la Révolution, Gallimard, Paris,
1967, p. 139.
(3) H. Arendt, idem.
\\

-
214 -
Car l'Etat fasciste est d'abord un Etat du regard: c'est
Jean Moulin l'homme de la nuit, ce sont ses tortionnaires
qui tiennent la torche. Car les sociétés totalitaires sont
des sociétés de transparence, gouvernées par des princes
insomniaques et rêvant de maisons de verre
que fait Lenine
quand i l accêde au pouvoir? i l électrifie la Russie •••
Hitler a gagné la guerre, disais-je; mais on s'est empressé
d'oublier ses messes noires et ses retraites aux flambeaux
on s'est empressé de les réduire â un cas particulier et
pathologique du fait totalitaire"
(1).
Malgré un ton virulent et polémique, cette page
montre d'une manière saisissante la corrélation entre l'es-
pérance en une transparence sociale et l'asservissement jus-
qu'aux pensées de l'individu. Et cet asservissement va de
pair avec une solitude profonde. Cette solitude est la con-
séquence logique d'une vérité arrêtée â jamais. En effet,
chaque membre du groupe évitera d'exposer sa pensée, pour
ne pas qu'elle soit jugée par rapport â cette vérité. Toute
communication avec autrui peut révéler que nos conceptions
sont opposées â celles requises pour atteindre le but social
fixé. Dês lors, le silence devient la rêgle d'or entre les
membres du groupe. Selon H. Arendt,
"le régime totalitaire
comme toutes les tyrannies ne pourrait certainement pas
exister sans détruire le domaine public de la vie, c'est-â-
dire sans détruire, en isolant les hommes, leurs capacités
politiques. Mais la domination totalitaire est un nouveau
type de régime en cela qu'elle ne se contente pas de cet
isolement, et détruit également la vie privée. Elle se fonde
(1) B.-H. Levy, op. cit., pp. 170-171.

-
215 -
sur la désolation, sur l'expérience d'absolue non-appartenance
au monde, qui est l'une des expériences les plus radicales et
les plus désespérées de l'homme. Ce qui rend la désolation si
intolérable c'est la perte du moi, qui, s ' i l peut prendre
réalité dans la solitude, ne peut toutefois être confirmé
dans son identité que par la présence confiante et digne de
foi de mes égaux. Dans cette situation, l'homme perd la foi
qu'il a eu lui-même comme partenaire de ses pensées et cette
~lémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expé-
rience. Le moi et le monde,
la faculté de penser et d'éprouver
sont perdus en même temps."
(1)
Or la perte de la faculté de penser et d'éprouver
signifie la fin de la production intellectuelle, de toute
activité créatrice. Il ne peut qu'en être ainsi, si la vérité
s'est déjà révélée et s ' i l n'y a qu'à se conformer. Il est
significatif de remarque que le totalitarisme vise toujours
à clôre le discours philosophique. Hegel considérait que son
système achevait la philosophie et en était le bilan. Et pour
Marx la philosophie matérialiste, en transformant le monde
fait place à la gestion des choses et non à la critique.
L'unité exigée par la transparence dans la communication des
hommes entre eux, conduit à une unité du savoir.
"Qui dit
pouvoir total dit en effet savoir t o t a l : i l n'y a pas d'au-
thentique transparence sans transparence à la Raison. Il donne
corps à l'hypothèse que l'unité d'un pouvoir suppose l'unité
d'un savoir. Quand un Etat nourrit le projet fou de se confon-
dre avec la société, i l lui impose un langage, son langage,
son discours, prétendant l'y avoir trouvé et n'avoir fait que
le transcrire"
(2).
(1) H. Arendt, Le système totalitaire, Seuil, Paris, 1972,
pp . 2 2 6 - 2 2 9 .
(2) B.-H. Levy, op. cit., p. 171.

-
216 -
Il apparait ainsi que les conséquences de la
démocratie conçue comme une homogénéité totale, sont intel-
lectuellement et historiquement négatives. Il en est ainsi
parce qu'il est difficile de concilier la soçiété, l'homme
et l'idée d'un but absolu. L'erreur de nos auteurs et des
hommes politiques qui ont fait sienne leurs idées, réside
dans le fait de ne pas considérer les hommes tels qu'ils sont,
mais en fonction de ce qu'ils devraient être et seraient,
étant donné les conditions socio-matérielles voulues.
Lorsque la démocratie est apparue dans la Grèce
antique, elle fut un espoir immense pour les hommes. Or, en
considérant les résultats auxquels aboutit une démocratie,
qui se veut une transparence totale et intégrale, on est à
même de se demander: qu'est-ce que la démocratie? Mais
avant, que fut la démocratie pour les Grecs ?
II - L'essence de la démocratie.
Comme le note F. Châtelet,
"de la démocratie
d'Athènes, on ne possède pas de traités théoriques". Dès
lors, les erreurs d'interprétation de la démocratie ont
été multiples, les générations postérieures exploitant le
concept dans l'intérêt de leurs causes. Les erreurs furent
entretenues par des positions partisanes, des leaders démo-
crates comme Périclès et des adversaires comme Aristote.
Il s'agit de voir les causes de ses erreurs afin de s'in-
terroger sur la réalité de la démocratie 0recqu"e, et enfin de
dégager son essence a,rjom~d'hui.

-
217 -
A. La dêmocratie grecque.
1. Les êlêments d'une mauvaisecomprêhension
de la dêmocratie grecque.
Outre l'inexistence de traités que nous avons
signalêeprêcêdemment, l'une des causes principales d'une
mauvaise comprêhension vient de la formule lapidaire de
Pêriclês qui dêclare
: "Notre politêia n'a rien à envier
aux lois qui rêgissent nos voisins; loin d'imiter les
autres, nous donnons l'exemple à suivre. Du fait que l'Etat,
chez nous, est administrê dans l'intêrêt de la masse et non
d'une minorité, notre rêgime a pris le nom de dêmocratie.
En ce qui concerne les différents particuliers, l'êgalité
est assurêe à tous par les lois, mais en ce qui concerne
la participation à la vie publique, chacun obtient la con-
sidération en raison de son mêrite et la classe à laquelle
i l appartient importe moins que sa valeur personnelle ;
enfin nul
n'est gêné par la pauvreté et par l'obscurité
de sa condition sociale, s ' i l peut rendre des services à
l'Etat"
(1).
Il est possible, à partir d'une formule pareille,
de faire dire n'importe quoi à la démocratie, de l'inter-
prêter comme le pouvoir des déshéritês, ou comme l'avêne-
ment d'une sociétê transparente. Cependant, la déclaration
de Périclès bien comprise marque la distance entre l'indi-
vidu et l'Etat, et maintient des opacités et des hiérarchies
entre les individus. Evidemment l'ambiguïté de cette décla-
(1) Thucydide, Vie de Pêriclès, 11, 1-3.

-
218 -
ration n'aurait pas certes été aussi intensément exploitée
dans l'intérêt de la bourgeoisie montante du XVIIIe siècle,
si elle n'avait pas été appuyée par ces déformations
d'Aristote qui é c r i t :
"Maintenant, la liberté consiste,
d'une part, dans le fait d'être tour à tour sujet et gou-
vernant - car la notion populaire de la justice, c'est
l'égalité des droits pour tous numériquement parlant et
non selon la valeur, et si telle est la notion de justice,
la masse est nécessairement souveraine: c'est la décision
de la majorité qui compte en dernier ressort et qui est le
droit ••• -, la liberté consiste d'autre part, dans le fait
que chacun est libre de vivre à sa guise: c'est là en
effet la fonction propre de la liberté, s ' i l est vrai que
ce qui caractérise l'esclave, c'est de ne pas vivre à sa
guise. Tel est donc le second signe distinctif de la démo-
cratie, d'où est venue la prétention à ne pas avoir de maî-
.
tre ; s ' i l se peut, à n'en avoir d'aucune sorte; si c'est
impossible, à être tour à tour maître et sujet: car c'est
de cette manière que l'on tend à réaliser la liberté dans
l'égalité pour tous."
(1)
On croirait reconnaître ici le
ton d'un démocrate moderne. Mais i l faut reconnaître que
la critique d'Aristote ne vise pas le fonctionnement des
structures de la démocratie athénienne, mais ce qu'elle
idéalise, ce vers quoi elle tend, et non ce qu'elle est
en réalité. Certes, aux origines de l'histoire, la démo-
cratie est une révolution dans le rapport gouvernant-gou~
verné, une belle conquête de l'homme. A la sacralité an-
cienne, fondée sur la religion et devenue caduque, la
démocratie grecque substitue une sacralité nouvelle ayant
pour légitimation le consensus social. C'est ce qui explique
(1) Aristote, Politique, z2, 1317 à 20.

-
219 -
d'ailleurs, le fait que le XVIIIe siècle, dans la nécessité
historique de remplacer l'ordre féodal décadent, s'est
tourné vers l'antiquité grecque et romaine.
Il demeure que la démocratie ne signifiait pas la
transparence intégrale dans la communication entre les hom-
mes, entre eux et les institutions sociales. Elle ne possé-
dait un but absolu â atteindre. En réalité la démocratie
grecque laisse intactes les inégalités sociales et indivi-
duelles. Ce qu'elle vise est l'isonomie, c'est-â-dire l'éga-
lité devant la loi. Et comme nous l'avons montré, la liberté
signifiait pour le grec un affranchissement des chaines de
l'esclavage.
"Par la démocratie, écrit A.J. Festugière,
l'homme s'est doublement affranchi: dans sa personne d'une
part, des chaines de l'esclavage qui le liaient en fait
sous la forme du servage, ou qui risquaient sans cesse de
le lier par la précarité de sa condition matérielle
(escla-
vage pour dettes)
; en tant qu'animal politique, de la domi-
nation tyrannique des premiers maîtres de la Grèce, les rois
ou les féodaux qui possédaient la terre. Inversement, i l
devient l'esclave de la loi et partant de la cité."
(1)
Mais cette liberté n'était pas le fait des esclaves
et des pauvres métèques. Elle caractérisait avant tout les
riches qui pouvaient avoir du loisir â se consacrer â la
chose politique. La démocratie n'était pas le pouvoir du
peuple, ni de la masse, mais le pouvoir du demos, c'est-â-
dire une fraction de la population qui avait réussi â ren-
verser l'oligarchie et la monarchie.
(1) A.-J. Festugière, La Grèce antique jusqü'â Constantin,
in Encyclopaedia Universalis, vol. 7, p. 994.

- 220 -
D'autres preuves peuvent être apportées que la
démocratie athénienne ou grecque n'est pas absolue, qu'elle
demeure même ambiguë. Par exemple Thucydide et Plutarque
ont montré que l'autorité de Périclès était telle dans la
cité que c'est lui et lui seul, surtout après l'ostracisme
de Thucydide d'Alopeke, qui prenait les décisions importan-
tes, et la politique athénienne du milieu du Ve siècle porte
incontestablement sa marque. En outre, bien qu'elle n'ait
rien de comparable à son statut dans les démocraties bour-
geoises "la représentation, note Franklin, n'y est pas
entièrement absente." (1) Non seulement l'assistance réelle
de l'Assemblée, censée constituer la cité au complet, ne
forme qu'une mince part de l'ensemble des citoyens, mais au-
dessus de l'Assemblée et disposant, en dépit du contrôle
qu'elle exerce sur lui, d'une marge considérable d'autono-
mie, règne le Conseil des Cinq cents (la Boule, première
magistrature à laquelle, malgré la loi qui les y autorise,
les citoyens pauvres n'accèdent pas car elle n'est pas ré-
tribuée) dont la compétence s'étend à tous domaines d'impor-
tance. Dans cette institution où règnent les mandataires
"du peuple", il suffit, écrit Glotz, "à un chef de parti
d'obtenir la majorité ( ... ) pour être à peu près sOr d'en-
trainer le peuple et d'imposer ses idées à tous les magis-
trats."
(2) De plus, malgré l'extension du tirage au sort,
l'élection restera la voie d'accès aux principales magistra-
tures qui confèrent à leurs titulaires des privilèges excep-
tionnels.
(1) J. Franklin, Le discours du pouvoir, U.G.E./10-18, Paris,
1974, p. 24.
(2) Glotz, cité par J. Franklin, OP. cit., p. 22.

-
221 -
Il va sans dire que dans ces conditions, la parole
du dialogue, la parole de la délibération sur les choses
publiques perd de sa neutralité, devient elle-même un pou-
voir. Son bon maniement et son exercice adéquat permet,
selon le sophiste Polos, de faire périr, spolier ou exiler
qui l'on veut. Elle devient le marchepied de toutes les
prérogatives, y compris la richesse que les orateurs heureux
tirent des postes qu'elle leur fait obtenir. Apanage absolu
de la classe des citoyens, elle est aussi l'objet d'un mono-
pole de fait de la part des chefs de partis et bientôt d'ora-
teurs professionnels. Au IVe siècle, alors que tout un peuple
de rhéteurs apparaît comme maître réel des institutions, les
membres de ce groupe se partageant les attributions et se
disputant la prééminence, la politique devient un véritable
métier régi par la concurrence, dont les protagonistes vont
de l'élite des rhéteurs aux sycophantes. Dès le Ve siècle
le discours public ouvre toute possibilité, l'éloquence est
condition nécessaire et le plus souvent suffisante de la su-
prématie politique individuelle.
"Il y avait presque conti-
nuellement un chef de parti à qui la confiance de la majorité
permettait d'exercer une sorte de magistrature spéciale non
inscrite dans la constitution, une hégémonie de la persuasion.
Sans titre officiel, ce personnage était comme le premier
ministre de la démocratie, le "prostate" du demos. Entouré
de ses lieutenants, i l défendait sa politique contre le chef
du parti adverse et restait maître du gouvernement tant qu'il
réussissait à obtenir pour ses propositions l'assentiment de
l'Ecclesia
(Assemblée)."
(1)
J. Franklin, op. cit., p. 25.

-
222 -
La parole de la dêlibêration dont on a dit qu'elle
caractêrise la dêmocratie athênienne -
"La civilisation grec-
que est une civilisation de la parole politique" -
(1) est
~ne institution au même titre que les autres canaux permet-
tant le fonctionnement du pouvoir. Comme nous l'avons vu,
elle possède des excès, des carences, lorsqu'elle se trans-
forme en art de la sêduction publique, en maniement de l'ar-
tifice à des fins de consêcration politique. Elle se perver-
tit, lorsque d'institution politique, elle devient avec les
rhêteurs comme Thisias, Corax, l'art de la conquête de la
puissance politique. Elle s'est dêgradêe en la croyance que,
seule la parole politique dêtermine la compêtence politique
et rêsoud les affaires publiques.
La conclusion que nous pouvons tirer de cette ana-
lyse est que la dêmocratie historiquement dêsignait un en-
semble de techniques de pouvoir permettant de mobiliser la
puissance publique de la citê. Et comme telle, la dêmocratie
possède ses imperfections. La leçon à retenir de la dêmo-
cratie athênienne ou grecque est la substitution de la parole
à la violence. Aristote a pu dêfinir ainsi l'homme comme un
animal politique et un être douê de discours. De là, i l appa-
rait que la violence exigêe par Rousseau, Marx et Fanon, est
un phênomène marginal de la dêmocratie. S'il nous faut dêfi-
nir la dêmocratie qui ne peut pas être aujourd'hui, ce qu'elle
êtait dans l'antiquitê, nous reprendrons celle que nous avons
avancêe dans notre introduction, à savoir l'idêe d'une
(1) P. Vidal-Naquet, La Grèce antique, in Encyclopaedia
Universalis, p. 1009.

-
223 -
technique d'organisation du dialogue et des conflits sociaux,
substituant des procédures réguli~res de confrontation à la
violence des affrontements. Elle permet au mieux la gestion
des différences et des divergences, faisant émerger de la
confrontation des volontés, prises dans leur statut de réac-
tions concr~tes à des situations déterminées, une décision
majoritaire, mobilisant à son profit la puissance publique.

-
224 -
CON C LUS ION
Nous voudrions dans cette conclusion, reprendre
l'itinéraire qui nous y conduit pour faire une sorte de bilan.
Certes, un bilan paraît toujours prétentieux, dans
la mesure où i l suppose que le texte est clos. Il néglige le
fait que tout texte demeure ouvert, susceptible d'une cons-
tante amélioration. En outre la clôture d'un texte fait croire
que le discours a totalement apprivoisé son objet alors que
tout discours reste certainement limité dans l'espace et dans
le temps par les positions que son objet acquiert dans ces
cadres. C'est pourquoi nous signalons que le bilan suivant
n'est que provisoire en attendant les nombreuses critiques.
La démocratie désigne-t-elle une transparence tota-
le dans la communication des hommes entre eux, des hommes
avec les institutions sociales, des hommes avec l'essence de
l'homme?
Il apparaît qu'une telle conception de la démocra-
tie trouve son origine dans la pensée du XVIIIe siècle, dans
l'idée d'un ordre naturel pris
comme but accessible, inéluc-
table même et résolvant tout. C'est cette idée qui introduit
dans le domaine politique, le sentiment d'une progression
ininterrompue vers le dénouement du drame historique, accom-

-
225 -
pagné par la conscience a~gue d'une crise structurelle incu-
rable de la société existante.
Dans une telle conception de la démocratie, l'homme
devient le point de référence absolu. Il n'est pas suffisant
de libérer l'homme des contraintes. Toutes les traditions
existantes, les institutions établies et les aménagements
sociaux doivent être abattus et reconstruits, dans le seul
but d'assurer à l'homme la totalité de ses droits et de ses
libertés, et de le libérer de toute dépendance. La démocratie
de la transparence sociale considère l'homme générique, dé-
pouillé de tous les attributs qui ne sont pas compris dans
son humanité commune. Elle le considère comme le seul prin-
cipe constitutif de l'ordre naturel, à l'exclusion de tous
les groupes et de tous les intérêts traditionnels. Pour arri-
ver à la réalisation de l'essence de l'homme, il faut éliminer
toutes les différences et toutes les inégalités. La nécessité
d'une homogénéité conduit les penseurs de la transparence so-
ciale, à mettre l'accent sur la destruction des inégalités,
sur la nécessité de ramener les privilèges au niveau de l'hu-
manité commune, et de balayer tous les centres intermédiaires
de pouvoir et d'affiliation. Rien ne doit plus s'interposer
entre l'homme et l'Etat.
L'exigence d'un ordre harmonieux repose sur l'idée
que l'homme est souverain. Elle accompagne le postulat de
l'existence d'un lieu géométr~ue où toutes les volontés coïn-
cideront nécessairement. Pour créer les conditions de cette
coïncidence, il faut éliminer les éléments qui empêchent sa
réalisation, ou leur retirer toute influence effective.
Il faut soustraire le peuple à l'influence pernicieuse de
l'aristocratie, de la bourgeoisie, de tous les intérêts par-
ticuliers, et même des partis politiques, de façon qu'il
puisse vouloir ce qu'il est destiné à vouloir. Pour y arriver,

-
226 -
i l faut créer un état de guerre intérimaire contre les élé-
ments anti-populaires et rééduquer les masses jusqu'au moment
où les hommes sont capables de vouloir librement et spontané-
ment leur volonté véritable.
Tel est le fond commun sur lequel repose l'idée
que la démocratie désigne l'avènement d'une société purifiée
de tous les dualismes sociaux. Cette croyance que nous avons
qualifiée de mystique parce qu'elle n'est vérifiable ni en
expérience ni en raison, prend des modalités diverses dans
les oeuvres de Rousseau, Marx et Fanon.
En effet, toute la théorie politique de Rousseau
repose sur l'espérance qu'un contrat politique créérait un
nouveau corps politique, qui, grâce à des lois et à une édu-
cation civique, débarrasserait la société de toutes ses impu-
retés. Chez Marx, cette croyance s'articule sur l'idée que
la libération de l'homme dans le processus de production con-
duirait l'homme à une pureté originelle. Fanon quant à lui,
considère qu'une violence spontanée, totale, libérerait le
colonisé de son asservissement, et en ferait un homme reconnu
sur la scène internationale.
Or, i l apparaît que comme la réalité sociologique
ne coincide pas avec la théorie, ces trois auteurs ont incor-
poré dans leurs oeuvres une visée eschatologique dont l'exploi-
tation conduit à la terreur jacobine, aux purges staliniennes
et aux dictatures africaines.
Mais la violence n'est pas l'unique élément consti-
tutif de la croyance en une transparence sociale. On peut
dégager tout un ensemble d'idées-forces sur lesquelles s'arti-
cule cette croyance. D'abord l'idée-force d'une classe sociale
chargée historiquement de faire accéder l'humanité à un univers

-
227 -
homogêne. Cette classe chargée d'humanité potentielle, réalise
par la révolution, l'humanité réelle de l'homme en détruisant
toutes les classes, et en créant une symbiose de tous les
champs sociaux, à savoir le politique, le social et l'écono-
mique. Dans une telle société régulée par la liberté et l'éga-
lité, la relation de l'homme à la nature, auparavant articulée
par la violence et le besoin se retrouve investie par la ra-
tionnalité.
Il faut cependant souligner que cette classe histo-
rique n'est pas explicite chez Rousseau. Elle n'est pas l'ar-
chitecture d'un projet socio-politique axé plutôt sur le fon-
dement de la soumission légitime. On peut toutefois la déceler
dans la bourgeoisie, classe montante à l'époque de Rousseau,
détentrice du pouvoir économique. Il émerge par-ci, par-là,
dans le texte de Rousseau, des indices qui permettent de con-
clure que c'est à elle que Rousseau confie la mission de re-
créer un ordre homogêne analogue à celui de l'état de nature.
Mais il demeure que de la fiction juridique à la réalité psycho-
logique, la magie de Rousseau ne confêre à la classe élue
qu'un rÔle secondaire dans l'acte créateur de la société har-
monieuse. Tel n'est pas le cas de Marx dont tout le projet a
pour colonne vertébrale une classe non plus minoritaire, mais
majoritaire : le prolétariat.
Cette derniêre classe donne consistance à la théorie
marxienne qui résout la crise sociale par la destruction de
la classe bourgeoise, vaincue dans une lutte révolutionnaire
par la classe messianique. En effet, cette lutte néantisante
et regénératrice de toute l'ambiance sociale procêde directe-
ment d'une loi historique qu'est le progrès des sociétés par
la lutte des classes, et de la loi fondamentale de l'auto-
destruction du système capitaliste. D'ailleurs, dans le sys-
tème capitaliste, le conflit des classes sociales ne peut pas

-
228 -
se résoudre politiquement seulement, car le pouvoir est lui-
même un instrument de classe.
L'Etat étant la re-présentation édulcorée du pou-
voir socio-économique, il s'agit pour la classe prolétarienne
de l'investir et d'imposer sa dictature, condition essentiel-
le pour la réalisation de son programme final, c'est-a-dire
sa propre disparition en tant que classe, et simultanément
la disparition de toutes les classes sociales. En d'autres
termes, comme le dit J.-Y. Calvez, "l'Etat comme abstraction
de notre réel, et comme abstraction incarnée en une particu-
larité empirique donnée, doit disparattre dans la vraie démo-
cratie. La vraie démocratie, ce serait la réalité effective
de l'universalité que vise l'Etat sans jamais pouvoir l'at-
teindre." (1) Le propre de la société de l'humanisme ouvrier,
c'est de représenter la fin de l'opposition binaire homme-
société, de réintégrer en l'homme individuel, les forces so-
ciales jusque-la extériorisées, aliénées, de rendre toutes
les forces de la société intérieures a l'individu. Cette
gravure qui prend déja forme par l'acte infiniment révolu-
tionnaire de la classe prolétarienne, configure la liberté
individuelle qui est habitation en l'homme de l'humanité
entière, dans tout son passé qu'orchestre et manifeste la
culture, dans toute sa réalité présente qu'est la coopération
universelle.
Cette coopération universelle, devient dans le
langage de Fanon, l'exigence d'une différence raciale. La
classe élue ici est une race, c'est-a-dire l'ensemble de
tous les peuples colonisés qui sont aussi de civilisations
différentes et très souvent d'une couleur de peau différente.
(1) J.-Y. Calvez, La pensée de K. Marx, Seuil, Paris, 1970,
p. 98.

-
229 -
Cette classe raciale doit libérer un espace homogêne envahie
par une force étrangêre qui installe un univers compartimenté,
dominé par la violence. Dépassant la classe marxienne, la
classe des paysans, des ouvriers et de tous les exploités vit
dans un univers social compartimenté, avec la classe exploi-
teuse venu de l'étranger. La violence du colonisé ne détruit
pas les classes, ni les races, mais dans sa spontanéité, elle
rend effective l'existence de sa différence culturelle.
Ainsi, nous voyons que la classe messianique, s'étale,
s'étend. Tandis que chez Rousseau, elle est minoritaire, elle
devient majoritaire, toujours au sein de la même société. Par
contre avec Fanon, la classe élue est une race, et partant
une civilisation de tous les pays du Tiers-Monde, à la quête
d'une identité perdue.
Mais il apparaît que la classe n'est qu'une pure
croyance parce qu'elle repose sur l'idée d'une humanité se
possédant elle-même en chaque homme, sur l'idée de l'homme
toujours fin, au sens kantien. Evidemment l'envers de la
médaille est l'homme particulier, un homme toujours aliéné.
Il est significatif de remarquer que la déclaration de l'alié-
nation de l'homme s'articule sur un ordre homogêne à restaurer
ou à atteindre. Ce qu'il y a de mystique dans une telle posi-
tion, c'est l'idée que l'homme désaliéné n'aurait plus besoin
d'un Etat
car l'Etat existe parce que l'unité transparente
n'est pas faite dans la société. Or existe-t-il une société
historique dans laquelle la contrainte de l'autorité ne s'est
pas exercée ?
La preuve que la classe messianique n'est qu'une
justification des idéologies démocratiques est toujours cette
nécessité de lui faire prendre conscience de son rôle histo-
rique. Ainsi la bourgeoisie est noyautée pendant longtemps

-
230 -
par la noblesse et le clergé, selon les penseurs du XVIIIe
siècle. Dans la théorie marxienne, l'illumination intellec-
tuelle de l'avenir d'une classe, ne se veut plus enfermée
dans l'idéo-structure, mais se veut active dans la construc-
tion de cet avenir. Il ne s'agit plus seulement d'éclairer
la conscience du prolétaire enveloppée dans les ténèbres du
capitalisme, mais d'être la manifestation de cette conscience
éclairée et d'être le bâtisseur de cet avenir.
De la théorie pure sur l'existence d'une classe,
à la théorie de la praxis, on aboutit à la pratique directe
dans la théorie de Fanon. L'intellectuel devient un homme
politique, car non seulement le peuple est aliéné, mais de
surcro1t, i l vit en marge de cette société qu'il doit détruire.
La classe messianique exclue de l'histoire, ne peut y entrer
que lorsque l'intellectuel aura accompli la lutte historique
qui restaure la société libre de l'égalité. La fin de la lutte
sera le début de la prise de conscience.
On est à même au terme de cette analyse de considé-
rer que l'unité de la classe est une pure fiction, car nulle
part, que se soit du point de vue matériel ou du point de vue
intellectuel, son homogénéité n'est réelle. L'exigence de son
existence, comme par exemple chez Marx et Fanon, a donné une
teinture humaniste aux violences nécessaires pour tout chan-
gement historique.
La violence qui constitue l'horizon de l'idée démo-
cratique d'une transparence sociale demeure le second élément
déterminant de la mystique démocratique. Nous en avons parlé
longuement. L'autre élément du fond commun de cette croyance
est l'éducation toujours requise pour permettre d'élever
l'homme au niveau de cet ordre harmonieux.

-
231 -
En effet, l'homme étant aliéné historiquement,
l'éducation est une dénaturation positive qui recrée l'in-
dividu dans toute sa pureté. L'idée d'une éducation curative
n'est pas nouvelle. Elle remonte à Platon. Dans l'allégorie
de la caverne, Platon enseigne comment l'éducation n'a d'au-
tre but que de permettre une bonne orientation de l'âme,
c'est-à-dire de la tourner des perspectives fuyantes du de-
venir vers les formes immuables de l'être. L'éducation pla-
tonicienne visait à faire accéder les meilleurs à la contem-
plation du Soleil de l'univers intelligible, et de les con-
traindre ensuite à présider ensuite, à tour de rôle, aux
destinées de la cité. De là la mise en place par Platon d'un
cycle d'études préparatoires destinées à provoquer le retour
de la pensée
sur elle-même et à l'arracher à la sphère du
devenir, pour pouvoir mieux aborder la dialectique, la science
suprême, la seule qui atteigne l'être dans toute sa perfec-
tion.
L'éducation du philosophe-roi est essentiel pour
nos propos, car elle est la première tentative théorique
d'une éducation pour l'exercice du pouvoir, lorsqu'on a dé-
terminé un modèle. Les lois, dans le système de Rousseau
jouent le même rôle pédagogique que les sciences propédeuti-
ques de Platon. Elles visent à dépouiller l'individu des ori-
peaux du contrat "illégal". Elles le dénaturent mais cette
fois-ci d'une manière positive. L'homme nouveau chez Marx
est éduqué par la dictature du prolétariat qui conditionne
l'ouvrier à vouloir l'ordre harmonieux communiste. Quant à
Fanon, i l considère l'éducation du colonisé comme concomi-
tante à l'exercice de la violence. La violence dans cette
optique, crée un ordre homogène et un homme libre qui accepte
sa liberté en se débarrassant de son aliénation psychologique.

-
232 -
En fait cette éducation requise pour accéder à un
ordre universel, opêre comme une force destructrice de la
spontanéité de l'individu, de tout ce qui est irrationnel
en lui. Elle supprime jusqu'à la pensée d'une autre valeur
que celle de la transparence intégrale. Si l'éducation vise
à créer
un homme nouveau, tel qu'il n'a jamais existé, on
peut s'interroger sur le bien-fondé de la société harmonieuse.
Si elle est l'idéal de l'homme, pourquoi n'y accéderait-il
pas spontanément? Qu'est-ce qui prouve que cet homme nouveau
est effectivement
le genre humain ? Le danger du totalita-
risme démocratique, c'est de considérer l'homme comme irres-
ponsable, comme un enfant qu'il faudrait guider. Elle répête
le mythe qu'un commencement nécessite une jeunesse de l'homme,
qu'on pourrait totalement maitriser. Nous ne sommes pas loin
du troupeau.
"La domination totalitaire qui s'efforce d'orga-
niser la pluralité et la différenciation infinies des êtres
humains comme si l'humanité ne formait qu'un seul individu,
n'est possible que si tout le monde sans exception peut être
réduit à une identité immuable de réaction : ainsi chacun de
ces ensembles de réactions peut à volonté être changé pour
n'importe quel autre. Le problême est de fabriquer quelque
chose qui n'existe pas: à savoir une sorte d'espêce humaine
qui ressemble aux autres espèces animales et dont la seule
"liberté" consisterait à "conserver l'espêce"."
(1)
Il apparaît ainsi que ni la classe désignée pour
accomplir la révolution définitive, ni la violence et ni
l'éducation ne permettent d'accéder à une transparence inté-
grale. On aboutit au contraire à une opacité plus intense,
(1)
H. Arendt, Le systême totalitaire, Seuil, Paris, 1972,
p. 173.
...
.~~.-

-
233 -
à des inégalités plus profondes. Et ceci parce que la pro-
messe d'un état de pure félicité, de liberté parfaitement
harmonieux est une contradiction dans les termes. L'impli-
cation fondamentale des trois théories, à savoir que la
liberté ne peut être établie tant qu'une opposition ou une
réaction éventuelles restent à craindre ou subsistent, ôte
son sens à la liberté promise. L'erreur ou l'illusion que
commettent Rousseau, Marx et Fanon est de réduire à l'absur-
de la conception rationaliste du XVIIIe siècle ; cette illu-
sion est articulée sur l'idée fausse, née d'une certitude
irrationnelle, que les éléments irrationnels de la nature
humaine, et même les expériences de vie différentes consti-
tuent de fâcheux accidents, fruits d'une aberration tempo-
raire qui fera place, le temps et les influences salutaires
aidant, à quelque comportement rationnel uniforme dans une
société intégrée.
Il faudrait se demander si une croyance en la trans-
parence intégrale a disparu. Probablement et sûrement non.
Il apparaît que certains théoriciens espèrent que l'avènement
d'une homogénéité sociale sera l'oeuvre des sciences et des
techniques, qui permettront la satisfaction de tous les be-
soins et l'évacuation de toutes les idéologies. N'est-ce pas
une telle idée qui permet cette déclaration naïve de
s. Moguillanes : "Jamais le problème humain ne recevra de so-
lution sur la place publique, ni au sein des comités de par-
tis, par la voix de tribuns ou de démagogues, mais il sera
résolu par les hommes de sciences assemblés
sous la coupole
de l'Université."
(1) Ceci revient à dire que les problèmes
(1) S. Moguillanes, Néodémocratie, Ed. Noguillanes, Paris,
1954, p. 13.

-
234 -
humains peuvent être investis par la rationnalité mathéma-
tique. Ils peuvent être traités objectivement lorsqu'ils
auront perdu tout leur caractère subjectif. "Des hommes de
sciences, Apolitiques, réunis dans ce seul but, sont capables
de résoudre le problème de l'organisation sociale et écono-
mique" (1).
Devons-nous nous attendre à une révolution des
technocrates sur la base de la mystique démocratique ? Nous ne
pouvons pas augurer de l'avenir. Cependànt, il est sûr que
nous n'adhérons pas à une telle idée car il nous est apparu
que chaque incarnation de la mystique démocratique a durci
l'exigence d'une plus grande rationna lité dans les affaires
humaines et jeté l'anathème sur la subjectivité. Elle a con-
duit chaque fois à affirmer davantage cette équation :
Raison = Bonheur, corrolaire de cette autre: Prospérité =
Liberté = Bonheur. Dans l'implacable développement de la
démonstration de la vérité de ces équations, on a ignoré
que l'être humain est complexe: il porte en lui le négatif
e~t le positif de toute chose avec laquelle il entre en re-
~a~~on ;
1L
es~ pure energ1e des COntraires,
pure asp1rat10n
de tout, à tout. Pourquoi faut-il traiter l'homme comme une
"chose" scientifique ? Existe-t-il une une science qui pour-
rait traiter efficacement la multidimensionnalité de l'homme
et de ses oeuvres? Nous n'y croyons pas et nous ne le vou-
lons pas car pour nous l'homme n'est pas un objet.
C'est pourquoi la véritable démocratie consiste à
renoncer à la visée eschatologique d'un ordre transparent,
surtou~ que les évènements historiques - de la dictature
(1) Idem, p. 14.

-
235 -
jacobine aux purges staliniennes ont enseigné la leçon qu'il
faut se méfier des incarnations de l'idée qu'une transparence
intégrale est possible. Il faut aussi renoncer à confondre
"mystique" et "histoire" et débarrasser le projet de régula-
tion démocratique du dangereux excês dont toute mystique
est porteuse. "Démysticiser" la démocratie signifie qu'il
faut se résigner à la considérer comme une technique de pou-
voir qui permet de confronter les volontés concrêtes et de
mobiliser la puissance publique au profit de la majorité.
Il n'en demeure pas que les doctrines de Rousseau, Marx et
Fanon peuvent constituer l'idéal éthique, qui sert à réguler,
à l'horizonrla pratique des hommes.
~..~,,'

;,-"-''-:''
- 236 -
B l
B LlO G R A PHI E
Cette bibliographie est sélective; n'y figurent pas
tous les ouvrages consultés ainsi que ceux auxquels nous
étions renvoyés par les fiches analytiques des biblio-
thèques et des principaux ouvrages consultés. En outre,
nous avons négligé toute la littérature du XVIIIe siècle
qui ne se rapportait pas directement à l'objet de nos
recherches.
Ansart-Dourlen (Michèle), Violence et dénaturation dans
l'oeuvre de J.-J. Rousseau, Klincksieck, 1975.
Arendt (Hannah), - Essai sur la Révolution, Gallimard, Paris,
1967.
Cet ouvrage nous a été surtout utile pour établir la
différence entre les deux révolutions du XVIIIe siècle ;
i l apporte aussi beaucoup de renseignements sur les causes
sociales de l'idée démocratique d'une transparence inté-
grale.
- Le système totalitaire, Seuil, Paris, 1972.
- La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972.
Cf.
les deux premiers chapitres qui comportent de
nombreux rapports entre la pensée antique et la pensée mar-
xienne.
Barzun (Jacques), L'homme libre, Nouveaux Horizons, Paris, 1968.
Boegner (Henri), Le danger moral de la démocratie, Edition du
Maine, 1 9 3 5 •
Brand
(Philippe), Le suffrage universel contre la démocratie,
PUF, Paris, 1980.
Burdeau
(Georges), La démocratie, PUF et Seuil, Paris, 1956.
Ouvrage politique qui se présente surtout comme un
bref historique de l'évolution de la démocratie.

-
237 -
Calvez
(Jean-Yves), La pensée de Marx, Seuil, Paris, 1947.
Cet ouvrage comporte un commentaire général de la
théorie marxienne, mais surtout, dans le chapitre XIX,
une critique pertinente de la pensée de K. Marx.
Castoriadis
(Cornélius), Socialisme ou barbarie, Ed. U.G.E.-
10/18, Paris, 1979.
Ouvrage polémique contenant tout de même quelques
critiques pertinentes de la société soviétique et de la
tentative d'une application de la théorie marxienne.
Châtelet (François), - Hegel, Seuil, Paris, 1968.
- Les idéologies, Marabout, Verviers,
Verviers, 1981, trois tomes.
Cf.
: surtout le tome I I I : de Rousseau à Mao:
dans cet ouvrage collectif, i.l faut noter les articles de
Moreau (Pierre-François), Nature, culture, Histoire, et
Mairet (Gérard), Peuple et Nation: Liberté, EC]alité.
- La révolution sans modêle, Mouton,
Mouton, Paris, 1975.
Cante
(David), Frantz Fanon, Seghers, Paris, 1970.
Cohen
(Carl), Cornmunism, Fascism and democracy, the theoretical
foundations, Ed. Random House book, New-York, 1969.
Cotta (Sergio), La position du problême politique chez Rousseau,
in Etudes surIe Contrat Social, Publications de
l'Université de Dijon, Ed. Les Belles Lettres, Paris,
1964, t. XXX.
Cf.
: dans ce même ouvrage, les interventions de
Starobinsky (Jean), Du discours de l'inégalité au Contrat
Social : Polin (Raymond), Le sens de l'Egalité et de l'Iné-
galité chez J.-J. Rousseau: Gilliard
(François), Etat de
nature et liberté: Soboul (Albert), J.-J. Rousseau et le
jacoilinisme ; Volpe (Galvano della), Critique marxiste de
RoUsseau.
Derathé
(Robert), Rousseau et la science politique de son temps,
PUF, Paris, 1950 .


-
238 -
Derrida
(Jacques), Dela grammatologie, Minuit, Paris, 1967.
Dewey (John), Liberté et culture, Aubier-Montaigne, Paris, 1955.
Eigeldinger
(Marc), J.-J. Rousseau, La Baconniêre, Neuchâtel,
1978.
Cf.
: le premier et le deuxiême chapitre qui traite
d'un rapport entre la transparence du.mythe et la transpa-
rence politique revendiquée par Rousseau.
Fanon (Frantz), - Peau noire, masgues blancs, Seuil, Paris, 1952.
- Les damnés de la terre, F. Maspéro, Paris, 1961.
- L'An V de la révolution algérienne, F. Maspéro,
Paris, 1959.
- Pour la révolution africaine, F. Maspéro, Paris,
1964.
Finley (Moses I), Démocratie antique et démocratie moderne, Payot,
Paris, 1976.
Flottes (Pierre), La démocratie entre deuxab!mes, Ed. Jules
Tallandier, Paris, 1929.
Fragniêres
(Gabriel), Le royaume de l'homme, Ed. du Mont-Blanc,
Genêve, 1973.
Franklin (Jean), Le discours du pouvoir, U.G.E.-10/18, Paris, 1974.
Cf.
: Cet ouvrage en ce qui concerne la transformation
de la parole en pouvoir dans la démocratie athénienne. La
ma!trise de la parole crée des hiérarchies dans la société.
Garaudy (Roger), - La liberté, Ed. Sociales, Paris, 1955.
Clefs pour le marxisme, Seghers, Paris, 1977.
Gaxie
(Daniel), Le cens caché, Seuil, Paris, 1978.

-
239 -
Groethuysen (Bernard), Philosophie de la Révolution française,
Gallimard, Paris, 1956.
Hegel
(Georg Wilhelm Friedrich), - Encyclopédie des Sciences
Philosophiques, Vrin, Paris, 1970.
- La phénoménologie de l'esprit, Aubier, Paris,
1966.
-
Leçon sur l'histoire de la philosophie, Vrin,
Paris, 1971.
- Principes de la philosophie du droit,
Gallimard, Paris, 1963.
Hobbes (Thomas), - Leviathan, Ed. Sirey, Paris, 1971.
- Oeuvres philosophiqUes et politiques,
2 volumes. 1787.
Jefferson (Thomas), On democracy, new American Library, New-
York, 1949.
Jouvenel
(Bertrand de),
- Du pouvoir, Constant Bourquin éditeur,
Genève, 1947.
- Essai sur la politique de Rousseau,
L.G.F., Paris, 1978.
Labin (Suzanne), Le drame de la démocratie, Ed. Pierre Horay,
Paris, 1954.
Cet ouvrage est le lieu d'une véritable apologie de
la démocratie. L'auteur confond démocratie et libéralisme
et dictature et socialisme.
Lacharrière
(René de), Etudes sur la théorie démocratique,
Payot, Paris,-r963.
Lacroix (Jean), K. Marx ou la reconstruction de l'homme nouveau,
in Eaux Vives, nO spécial, 1952.
Analyse très profonde en quelques pages de l'humanis-
me ouvrier de Marx et critique de l'athéisme de Marx.

-
240 -
Lapassade
(Georges), Le corps interdit, Ed. E.S.F., Paris, 1976.
Cf.
: cet ouvrage, en ce qui concerne le projet édu-
catif de Rousseau.
Lapierre (Jean-William), Vivre sans Etat, Seuil, Paris, 1977.
Lecky (William E. H.), Democracy and liberty, Longmans, New-
York, 1896. 2 volumes.
Leroy (Maxime), Vers une républiqUe heureuse, In-8°, Paris, 1922.
Levy (Bernard-Henri), La barbarie à visage humain, Grasset, 1977.
Ouvrage polémique contenant tout de même une bonne
critique de la théorie marxienne et de sa déviation sovié-
tique.
Lippmann (Walter), Crépuscule des démocraties, Fasquelle, Paris,
1956.
Litt (Theodor), Freihet und Lebensordnung, Quelle et Meyer,
Heidelberg, 1962.
Macpherson (Crawford Brough), Le véritable monde de la démocratie,
Presses de l'Université du Québec, Montréal, 1976.
Madiran (Jean), Les deux démocraties, Editions latines, Paris,
1970.
Mahiou
(Ahmed), L'avènement du parti unique en AfriqUe Noire,
L.G.D.J., Paris, 1969.
Marcuse (Herbert), - Raison et Révolution, Ed. de Minuit,
Paris, 1968.
- Le marxisme soviétique, Gallimard, Paris,
1963.
Marx
(Karl), - Oeuvres, MEGA, Dietz, Berlin, 1975.

-
241 -
Marx
(Karl), - OeuVres, Gallimard, coll. La Pléiade, 1963-68,
2 volumes.
- Oeuvres complêtes, Editions Sociales, Paris.
- Oeuvres complètes, Ed. A. Costes, trad. Molitor.
Nous avons seulement consultés les oeuvres philoso-
phiques en 9 volumes.
Mendes
(Joao), La révolution en Afrique, Préf. J. Suret-Canale,
Paris, 1970.
Moguillanes
(Serge), Néodémocratie, Moguillanes éd., Paris, 1954.
Moore
(Barrigton), Les origines sociales de la dictature et de
la démocratie, F. Maspéro, Paris, 1969.
Mosse
(Claude), Aspects sociaux et politiques de la Cité grec-
que au IVe siècle avant J.-Christ. La fin de la démo-
cratie athénienne, PUF, Paris, 1962.
Overbergh (Van C.), Marxisme, office du livre, Bruxelles, 1950.
Pareto (Vilfredo), La transformation de la démocratie, Droz,
Genêve, 1970.
Parodi
(Dominique), Le problème politique et la démocratie,
PUF, Paris, 1945.
Paul-Benoit
(Françis), La démocratie libérale, PUF, Paris, 1978.
Platon, - La république, Garnier-Flammarion, Paris, 1966.
- Politique, G. Flammarion, Paris, 1969.
- Oeuvres, Gallimard-Pléiade, 2 volumes, 1950.
Polin
(Raymond), - La politique de la solitude, Ed. Sirey, Paris,
1971.
- Ethique et politique, Ed. Sirey, Paris, 1968.

-
242 -
Robespierre
(Maximilien), - Discours, Ed. du Centaure, Paris,
1929.
- Discours et rapports à l a Convention,
U.G.E.-I0/18, Paris, 1965.
Romilly
(Jacqueline de), Problèmes de la démocratie grecque,
Hermann, Paris, 1975.
Rougier
(Louis), La mystique démocratique, Flammarion, Paris, 1929.
Rousseau
(Jean-Jacques), Oeuvres complètes, Gallimard-Coll. La
Pléiade.
Salomon-Bayet
(Claire), J.-J. Rousseau, Seghers, Paris, 1965.
Soboul
(Albert), - Histoire de la Révolution française, Gallimard,
Paris, 1962.
- Les Sans-culottes parisiens en l'An II, Seuil,
Paris, 1968.
Stimson (Frederic Jesup), The western way,
In-8°, London, 1929.
Talmon (J.-L.), Les origines de la démocratie totalitaire,
C. Levy, Paris, 1966.
Tinland
(Franck), Dépendance des choses, dépendance des hommes
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Sciences sociales et Cahiers Vilfredo Pareto, Droz,
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Vialatoux (Jean), La cité totalitaire de Hobbes, Chronique
sociale de France, Lyon, 1952.
Vigroux (André), Histoire de la souveraineté du peuple et des
crimes commis en son nom, Ed. F.B. de Mortier,
Bruxelles, 1850.
Woddis
(Jack), L'avenir de l'Afrique, F. Maspero, Paris, 1964.

-
243 -
Table des matières
Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3
INTRODUCTION
6
CHAPITRE l
Considérations sur les fondements historiques
de la démocratie
l
- Problème de définition
.
17
A. La mystique de Péguy et le mythe sorelien
.
17
1)
La mystique selon Péguy
.
17
2)
Le mythe sorelien
.
18
B. Notre définition
.
20
II - Le tournant décisif du XVIIIe siècle . . . . . . . . . . . • . . . .
21
A. La religion laïque
22
B. La nécessité d'une nouvelle société
23
III - Le concept de nature
25
IV - Le peuple
.
28
A. La po lysémie du concept . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • • •
29
1) Qu'est-ce qu'un peuple?
.
29
2)
Le contenu essentiel du concept de peuple
31
V - La liberté . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
43

-
244 -
CHAPITRE II
J.-J. Rousseau
La rédemption démocratique par la vertu.
1. De l'homogénéité individuelle â l'hétérogénéité sociale.
61
A. De la nature
.
61
1) De la transparence et de l'idéal
.
61
2)
De l'instant à l'histoire
.
63
B. L' homme de la nature
.
65
1) Solitude et perfectibilité
.
65
2)
L'homme de "la société naissante"
. • . . . . . . • . . .
66
C. Sujétions et inégalités . . . • . . . . . , . . . . • . . . . . . . . . . . .
68
1)
Par le travail et la propriété . . . . . . . . . . • • • . .
69
2)
Le contrat pernicieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • .
71
II -
Homogénéité politique et éducation civique . • . . . . . . . . .
74
A. La sphère politique comme lieu de réconciliation
de l ' homme avec l ' homme
.
74
1)
La finalité morale de la politique
.
75
2) Le totalitarisme de Rousseau
.
75
B. Le Contrat de Rousseau : Directives de
l'homogénéisation sociale par la politique
78
1) Le Pouvoir comme Liberté collective
78
2)
L'absolu de la volonté générale
. . . . . . . . . . . • . .
81
a)
La conformité au bien public
. . . . • . . . . . . . . .
82
b)
La bonté de la volonté générale
83
3)
Des conditions de manifestation de la souve-
raineté â l'éclatement de la volonté générale.
84
C. La loi, charnière de l'absolutisme démocratique . . .
87
1)
La nature de la Loi
88
2)
Le législateur
90
3) L'unité du citoyen
92
III -
Rousseau et l ' histoire
: . . .
99
A. Rousseau et l'idéologie jacobine
99

-
245 -
1)
La terreur . . . . . . . . . . • . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . • • . • .
100
2)
L'éthique politique . . . . . . . . . • . . . • . • . • . . . . . . • . •
101
3) La loi et le législateur . . . • . . • . . . . . . . • . . • . . . •
103
B. De Rousseau à Marx . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . • .
105
CHAPITRE III
Marx
Homogénéité sociale
par la dictature du prolétariat.
l
- Aliénation dans le processus de production et liberté .•
110
A. De la liberté à la société de l'homme
. . . • . . • . . . • • • .
III
1) La liberté . . • . . . . . . . . . . . . . . . • . . • • . . . . . . . • • . • • .
112
2)
La soc iété de l ' Homme . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . .
116
B. Aliénation du travail et disqualification de
l'instance politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . ,. ...••.
122
1) L'aliénation de l'homme . . . . . . . . . . . . . • . . . . • . . . .
123
2)
La perte d'autonomie de l'Etat .......•..••••••
126
II - Critique de la démocratie et de l ' E t a t :
Aliénation politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . .
128
1) Marx et la démocratie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . • . .
128
2)
L'aliénation p o l i t i q u e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
130
III - De la révolution à la société communiste . • . . . • . . • • . . .
136
1) La révolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
137
2)
La révolution prolétarienne et la
dictature du prolétariat . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . .
139
3) La société communiste •... . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . .
144
IV - Marx et les marxistes.
Les conséguences du messianisme historigue
151

-
246 -
CHAPITRE IV
Frantz Fanon
La mystique d'une violence libératrice
l
- La violence aliénante . . . ... . . . . .. . . . ... . . . . ... . . . ... . .
162
II - La violence de l'homogénéisation sociale ....•.•••.•••
170
1)
La violence spontanée, première étape
de l'émancipation de l'homme • . . . . . . . • . • • • • • . .
171
2) La violence organisée . . • . . • . . . • . • . . . . . . . • • • • .
176
3) L'avènement de l'humanité par l'action
révolutionnaire du Tiers-Monde . . . . . . . . • . • . • . .
184
CHAPITRE V
La démocratie est-elle une transparence sociale ?
'.
l
-
Inconséquences et dangers d'une possible
transparence sociale . . • . . . . . . . . . . . . . • . . . . . • . • . • .
195
A. La tendance totalitaire d'une telle conception . . . .
196
1) La nécessité historique et le modèle . • . . . . . . •
196
2) Les dangers d'une nécessité historique et
d'un modè le . . . . . . . . . . . • . . . . . • • . • . . . . • . . . • • • • •
198
3) Le totalitarisme politique, but de la
démocratie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • • . . . . . . . . • . . .
200
B. Inconséquences et preuves historiques négatives
des trois systèmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . • • . • • •
204
1) La violence et la transparence sociale
204
2)
De la dictature jacobine aux purges
staliniennes ; Les conséquences historiques
d'une théorie de la transparence sociale . . . . .
210
II - L'essence de la démocratie . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . .
216
A. La démocratie grecque . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . • •
217
1)
Les éléments d'une mauvaise compréhension
de la démocratie grecque . . . . . . . . . . . . . . . . . • • . •
217

-
247 -
CONCLUSION
• • . • • . • • . • • • • • • • • • • • . . . . . • • • • • • • • . . . • • . • . • • • • • • •
224
Bibliographie . • • • • • • . • • . • • . . . . . . . . . . • • . • . . • . . . . . . • . . • • • • . •
236
Table des ma tières • • • . . • . • . • . . . • • . . . . • . • . • • . . • . • . • • . • . • • . .
243
)
.1,
.~.

Si la démocratie a caractérisé historiquement une technique politique substituant le débat au
combat, elle apparaît à travers des modalités différentes daps les œuvres de Rousseau, Marx et
Fanon comme l'avènement d'une transparence" intégrale dans les rapports humains et sociaux.
L'idéal démocratique de ces trois penseurs, véritable mystique requérant une foi profonde en
l'homme, est articulée sur la croyance que la liberté est au prix d'une violence totale et fondatrice,
qui, non seulement est un achèvoment de J'Histoire mais aussi un nouveau commencement.
L'humanité passe ainsi de l'hétérogénéité à l'homogénéité sociale par la destruction de toutes les
inégalités, de toutes les ('\\nacités, et de tous les dualismes.
On demeure sceptique devant un tel projet totalitaire qui aurait pu servir d'idéal éthique - régu-
lateur de la réaction et de la pratique concrètes des hommes dans leur nécessité d'un «vivre ensem-
ble») - s'il ne se pensait pas comme un ordre possible, souhaitable, et voire même à réaliser.
~
Les mots clés: Rousseau - Marx - Fanon - démocratie - technique politique - transparence - mysti-
que -foi - violence - Histoire - totalitaire - idéal éthique.